The Project Gutenberg eBook of Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 18/20)

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Title: Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 18/20)

Author: Adolphe Thiers

Release date: August 4, 2021 [eBook #65990]

Language: French

Credits: Mireille Harmelin, Keith J Adams, Christine P. Travers and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE, (VOL. 18/20) ***

HISTOIRE
DU
CONSULAT
ET DE
L'EMPIRE

TOME XVIII

L'auteur déclare réserver ses droits à l'égard de la traduction en Langues étrangères, notamment pour les Langues Allemande, Anglaise, Espagnole et Italienne.

Ce volume a été déposé au Ministère de l'Intérieur (Direction de la Librairie) le 3 décembre 1860.

PARIS. IMPRIMÉ PAR HENRI PLON, RUE GARANCIÈRE, 8.

HISTOIRE
DU
CONSULAT
ET DE
L'EMPIRE

FAISANT SUITE
À L'HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

PAR M. A. THIERS

TOME DIX-HUITIÈME

Emblème de l'éditeur.

Paris
PAULIN, LHEUREUX ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS
60, RUE RICHELIEU
1860

(p. 1) HISTOIRE
DU CONSULAT
ET
DE L'EMPIRE.

LIVRE CINQUANTE-QUATRIÈME.
RESTAURATION DES BOURBONS.

Dernières opérations des Français demeurés dans les diverses parties de l'Europe. — Campagne du général Maison en Flandre, et défense d'Anvers par le général Carnot. — Reddition d'Anvers, et conditions de cette reddition. — La désertion s'introduit parmi les troupes françaises. — Fermeté du général Maison en présence d'un mal qui menace de laisser la France sans armée. — Longue et mémorable résistance du maréchal Davout à Hambourg. — Conditions auxquelles il se rend après avoir sauvé une nombreuse armée et un riche matériel. — Noble conduite du prince Eugène en Italie. — L'armée française ramenée d'Italie par le général Grenier. — Événements aux Pyrénées. — Les nouvelles de Paris étant arrivées trop tard pour arrêter les hostilités, les Anglais et les Français en viennent aux mains une dernière fois. — Sanglante bataille de Toulouse. — Armistice sur toutes les frontières. — Situation du comte d'Artois après son entrée à Paris. — Question de savoir à quel titre il administrera provisoirement le royaume. — Le Sénat ne veut reconnaître sa qualité de lieutenant général qu'à la condition d'un engagement formel à l'égard de la Constitution. — Irritation de M. le comte d'Artois et de ses amis. — Le duc d'Otrante imagine un moyen de transaction qui est adopté. — Le Sénat se rend aux Tuileries, et investit le comte d'Artois de la lieutenance générale, à la suite d'une déclaration par laquelle le prince, se portant fort pour Louis XVIII, promet l'adoption des principales bases de la (p.~2) Constitution sénatoriale. — Premiers actes de l'administration du comte d'Artois. — Le gouvernement provisoire converti en conseil du Prince. — Composition du ministère. — Envoi de commissaires extraordinaires dans les diverses parties de la France. — Souffrances des provinces occupées, et soulagements qu'on s'efforce de leur procurer. — Nouveaux cantonnements assignés aux armées françaises. — La conscription de 1815 libérée. — Mesures financières de M. Louis. — Sa ferme résolution de payer toutes les dettes de l'État, de maintenir les impôts, et spécialement les droits réunis. — Rapidité avec laquelle le crédit commence à s'établir, sous la double influence de ce ministre et de la paix. — Changements transitoires apportés à nos tarifs commerciaux. — La souffrance des provinces occupées va croissant. — On entame précipitamment une négociation pour obtenir l'évacuation du territoire par les armées coalisées. — On ne peut parler de l'évacuation des provinces françaises sans provoquer une demande semblable à l'égard des provinces étrangères occupées par nos troupes. — Dans l'impossibilité de refuser la réciprocité, on consent par la convention du 23 avril à évacuer Hambourg, Anvers, Flessingue, Berg-op-Zoom, Mons, Luxembourg, Mayence, et en général les places les plus importantes de l'Europe. — On ne s'aperçoit pas d'abord de l'imprudence de cette convention, qui devient bientôt un sujet d'amers reproches. — Mouvement rapide qui s'opère dans les esprits depuis l'entrée de M. le comte d'Artois. — La masse de la population familiarisée avec l'idée du retour des Bourbons se donne bientôt à eux sans réserve, mais les emportements du parti royaliste irritent les révolutionnaires et les bonapartistes, et provoquent de la part des uns et des autres de vives récriminations. — M. le comte d'Artois commet certaines imprudences qui font désirer à ses amis éclairés la prompte arrivée du Roi. — Divers messages adressés à Louis XVIII, et peinture qu'on lui fait de l'état de la France. — Sur ce qu'on lui dit que son adhésion à la Constitution du Sénat n'est pas indispensable, il diffère de se prononcer, et s'achemine lentement vers la France. — Son séjour à Londres. — Enthousiasme que sa présence provoque chez les Anglais. — Imprudente allocution par laquelle il déclare qu'après Dieu c'est à l'Angleterre qu'il a le plus d'obligations. — Débarquement de Louis XVIII à Calais. — Son voyage à travers les départements du nord, et son arrivée à Compiègne. — Empressements dont il est l'objet surtout de la part des maréchaux, auxquels il fait l'accueil le plus flatteur. — Impatience qu'on a de le connaître. — Caractère de Louis XVIII et du comte d'Artois, et différences remarquables entre les deux frères. — Entrevue de M. de Talleyrand avec le Roi. — Soins de ce dernier à éluder tous les engagements. — Visite de l'empereur Alexandre à Compiègne, et inutilité de ses efforts pour faire écouter quelques conseils. — Louis XVIII n'est pas contraire à l'idée d'une constitution, même très-libérale, mais il veut la donner lui-même, afin de maintenir entier le principe de son autorité. — Il est convenu qu'avant d'entrer à Paris il s'arrêtera à Saint-Ouen, et fera une déclaration générale, confirmative de celle du comte d'Artois, et destinée (p.~3) à consacrer les bases de la Constitution sénatoriale. — Séjour à Saint-Ouen, et déclaration de Saint-Ouen datée du 2 mai 1814. — Entrée de Louis XVIII à Paris le 3 mai. — La population parisienne lui fait l'accueil le plus cordial. — Louis XVIII se saisit du pouvoir, et constitue le Conseil royal. — Première séance de ce conseil, dans laquelle on touche sommairement à toutes les questions. — Vues générales sur l'armée, la marine, les finances. — M. Louis persiste dans ses deux principes: respect des dettes contractées, et maintien des impôts nécessaires. — Proclamation royale relativement aux droits réunis. — Ajournement de la question de la conscription. — Louis XVIII se montre décidé à rétablir l'ancienne maison militaire du Roi, et même à l'augmenter considérablement. — Aucun membre du Conseil n'ose résister à cette imprudente résolution. — Nouveaux efforts pour faire cesser les souffrances des provinces occupées. — On s'aperçoit que la convention du 23 avril en nous privant de gages précieux, n'a pas avancé d'un jour le départ des armées coalisées. — Les monarques alliés promettent de donner de nouveaux ordres à leurs armées, et Louis XVIII fait une proclamation pour ordonner aux autorités locales de désobéir aux réquisitions des généraux étrangers. — Impatience de conclure la paix. — M. de Talleyrand reçoit mission de la négocier. — Nouvelle faute de précipitation semblable à celle qu'on a commise en signant la convention du 23 avril. — Il vaudrait mieux que le sort de la France ne fût réglé qu'à Vienne en même temps que celui de toutes les puissances, parce qu'on les trouverait divisées et qu'on pourrait espérer de l'appui. — M. de Metternich comprend au contraire l'intérêt qu'ont les puissances coalisées à traiter tout de suite avec la France, et à remettre la solution des questions européennes au congrès général qui doit se réunir à Vienne. — Le gouvernement royal ne devine pas ce calcul profond, et par impatience de se faire un mérite de la paix, s'attache à la conclure immédiatement. — Le retour aux frontières de 1790 posé en principe irrévocable. — Cette frontière adoptée, avec quelques additions. — L'île de France exceptée de la restitution de nos colonies. — Noble résistance du Roi à toute contribution de guerre. — Il l'emporte, grâce à la fermeté que lui et le gouvernement déploient en cette circonstance. — Conservation des musées. — Traité de Paris du 30 mai 1814. — Tandis qu'on négocie la paix, on s'occupe aussi de la Constitution. — Le Roi ne veut pas en confier le travail au Conseil royal, et la prépare avec MM. de Montesquiou, Dambray, Ferrand, Beugnot. — Ses vues libérales, dues à son séjour en Angleterre, mais toutes subordonnées à une condition, c'est que la nouvelle Constitution émanera exclusivement de l'autorité royale. — Diverses questions élevées. — Facilité du Roi sur toutes choses, le principe auquel il tient étant accordé. — Le projet de Constitution soumis à deux commissions, l'une du Sénat, l'autre du Corps législatif. — Titre de Charte constitutionnelle donné à la nouvelle Constitution. — Les souverains étrangers ne voulant pas quitter Paris avant l'entier accomplissement des promesses de (p.~4) Saint-Ouen, on fixe au 4 juin la séance royale où doit être proclamée la Charte. — Séance royale du 4 juin; effet heureux de cette séance. — Proclamation de la Charte, départ des souverains étrangers, constitution définitive du gouvernement des Bourbons.

Avril 1814. Dernières opérations des troupes françaises répandues en Europe. Le départ de Napoléon pour l'île d'Elbe avait débarrassé les Bourbons de la présence d'un redoutable ennemi, qui, bien qu'abattu, effrayait encore les puissances victorieuses. Mais si la tête avait été enlevée au monstre, ainsi qu'on appelait alors le gouvernement impérial, le corps restait, et ses fragments épars agitaient l'Europe de leurs mouvements convulsifs. De nombreux détachements de troupes, qui n'avaient point encore reçu les nouvelles de Paris ou qui refusaient d'y croire, se trouvaient répandus en Flandre, en Hollande, en Westphalie, en Italie, en Dauphiné, en Languedoc, en Espagne. Le premier soin du gouvernement provisoire avait été de leur dépêcher des agents pour les informer de l'entrée des coalisés dans Paris, de l'abdication de Napoléon, et du rétablissement des Bourbons sur le trône de France. On attendait leurs réponses avec une certaine anxiété, car le gouvernement provisoire n'aurait pas voulu ordonner, et les alliés n'auraient pas voulu être obligés d'exécuter des siéges tels que ceux de Strasbourg, de Mayence, de Lille, d'Anvers, de Flessingue, du Texel, de Hambourg, de Magdebourg, de Wurzbourg, de Palma-Nova, de Venise, de Mantoue, d'Alexandrie, de Gênes, de Lérida, de Tortose, etc... Ce ne fut pas en effet sans peine qu'on fit entendre la voix de la raison aux vieux soldats qui gardaient ces postes lointains, et à la tête desquels Napoléon (p.~5) avait placé des chefs énergiques, dévoués à sa cause et à celle de la France. Leurs derniers actes en 1814 méritent l'attention de l'histoire, et caractérisent parfaitement la situation que laissait Napoléon, et que venaient recueillir les Bourbons. Nous allons les retracer rapidement.

Défense d'Anvers par le général Carnot. L'illustre Carnot défendait Anvers, tandis que le brave et habile général Maison remplissait de son activité et de son audace l'étendue de pays comprise entre Anvers, Lille et Valenciennes. On se souvient sans doute que Carnot, resté volontairement étranger à l'Empire et à l'Empereur, dès qu'il avait vu nos frontières envahies, avait discerné avec son cœur plus encore qu'avec son esprit le danger qui menaçait la cause de la révolution et de la France, et avait écrit à Napoléon pour lui offrir son bras sexagénaire, disait-il, non comme secours, mais comme exemple. Napoléon avait dignement accueilli cette offre patriotique, et avait confié à Carnot la tâche dont il était le plus capable, celle de défendre Anvers, Anvers la plus magnifique création de l'Empire, le dépôt de nos richesses maritimes, le boulevard de notre frontière sur l'Escaut. Carnot avait établi l'ordre dans la place, inspiré à la garnison un sentiment de dévouement absolu, et ôté à l'ennemi tout espoir d'enlever autrement que par un siége régulier et fort long cet objet de toutes les haines de l'Angleterre. Restait aux assiégeants le moyen barbare du bombardement. Carnot, de concert avec l'amiral Missiessy, s'y était préparé. On avait couvert l'escadre de terre et de fumier, blindé les magasins et les ouvrages les plus menacés, puis, (p.~6) avec une impassibilité héroïque, on avait supporté pendant plusieurs jours une pluie continue de bombes et d'obus, en ayant soin d'éteindre à l'instant même les flammes qui s'élevaient çà et là. Les assaillants, après avoir épuisé leurs munitions, s'étaient vus réduits à un simple blocus, et Carnot, muni de vivres suffisants, leur avait montré clairement qu'on ne lasserait pas plus sa patience que son courage.

Les troupes actives enfermées dans Anvers par le mouvement des armées envahissantes faisaient faute au général Maison, qui n'avait pas plus de 6 mille hommes pour occuper la Flandre. Dans le nombre des troupes demeurées à Anvers était comprise une excellente division de jeune garde, forte de quatre mille hommes et de quelques centaines de chevaux, laquelle eût été d'un grand secours pour la défense de la frontière. Aussi Carnot et Maison s'étudiaient-ils à trouver, l'un le moyen de s'en priver, l'autre le moyen de la rallier à lui à travers une nuée d'ennemis.

Campagne du général Maison en Flandre. Le général Maison après avoir jeté à la hâte quelques bataillons de dépôt et quelques vivres dans les places de Berg-op-Zoom, d'Ostende, de Dunkerque, de Valenciennes, de Maubeuge, de Condé, de Lille, courait avec cinq à six mille hommes de l'une à l'autre de ces places, dégageant tantôt celle-ci, tantôt celle-là, détruisant de temps en temps de gros détachements ennemis, et occupant par une guerre d'embuscades le prince de Saxe-Weimar, qui, avec quarante à cinquante mille hommes, n'était pas parvenu à nous déloger du labyrinthe (p.~7) de nos forteresses[1]. Tandis que le général Maison exécutait ainsi de véritables prodiges de hardiesse et d'activité, plusieurs de nos commandants se couvraient de gloire, en résistant avec une poignée d'hommes à des attaques formidables. Le général Bizanet, réduit à défendre avec 2,700 hommes la place de Berg-op-Zoom, qui aurait exigé une garnison de douze mille hommes, n'avait pu empêcher les soldats de Graham, favorisés par un mouvement populaire, de s'élancer à l'escalade, et d'entrer victorieux dans la ville. Mais, sans se troubler, il avait fondu sur les colonnes anglaises, les avait culbutées l'une après l'autre, leur avait tué 1500 hommes, et leur en avait pris 2,500. Le prince de Saxe-Weimar ayant fait une semblable tentative sur Maubeuge, défendue par le colonel d'artillerie Schouller à la tête d'un millier de gardes nationaux et de douaniers, avait vu son artillerie démontée, ses soldats rejetés hors des ouvrages, et son entreprise déjouée de la manière la plus humiliante.

Belle opération de ce général pour tirer d'Anvers la division Roguet. Le général Maison qui cherchait le moyen d'attirer à lui la division Roguet, saisit l'occasion que lui offrait la tentative manquée contre Maubeuge, pour se porter sur Anvers à travers les masses ennemies. Réunissant les deux divisions Barrois et Solignac fortes de 6 mille fantassins, la division de cavalerie Castex comprenant 1100 chevaux, il sortit de Lille (p.~8) sous le prétexte d'aller au secours de Maubeuge, culbuta les détachements qui occupaient Courtray, feignit de les poursuivre sur Oudenarde et Bruxelles, puis se dirigea brusquement sur Gand qu'il enleva, et s'arrêta en avant de cette ville pour attendre le général Roguet qu'il avait fait prévenir de son approche. Carnot, informé à temps, fit sortir d'Anvers la division Roguet, laquelle rejoignit le général Maison à Gand, et lui amena près de cinq mille hommes de toutes armes. Le général Maison disposant alors de douze mille combattants, vit les nombreuses colonnes de l'ennemi se détourner du blocus des places pour marcher sur lui, et notamment le prince de Saxe-Weimar qui s'apprêtait à lui fermer la retraite avec une masse de trente mille hommes. Il ne perdit pas un instant, revint sur Courtray, passa sur le corps de Thielmann, auquel il tua ou prit environ 1,200 hommes, et à la suite d'une expédition de six jours rentra victorieux dans Lille, après s'être formé une petite armée, toute pleine de son esprit, et prête à recommencer les courses qui lui avaient si bien réussi. L'armée de Flandre, en apprenant les événements de Paris, accepte le gouvernement des Bourbons. C'est dans cette position que le général Maison reçut les nouvelles de Paris, mandées officiellement par le gouvernement provisoire. Ce général, ancien aide de camp de Bernadotte, vieux soldat de l'armée du Rhin, avait peu d'attachement pour Napoléon; mais exempt d'intrigue, bien que fort actif de caractère et d'esprit, il était incapable de se prêter à de sourdes menées. Aussi, quoique entouré par les agents de Bernadotte, il les écarta en menaçant de les faire fusiller s'ils revenaient. Cependant le destin ayant (p.~9) prononcé, il accepta ses arrêts, fit connaître à ses troupes les événements désormais irrésistibles qui s'étaient accomplis en France, et leur proposa d'y adhérer. Ses généraux partagèrent unanimement son avis, mais ce ne fut bientôt qu'un cri dans les rangs inférieurs de l'armée contre les traîtres qui, disait-on, avaient livré la capitale. Les soldats ne pouvaient se persuader que Paris eût succombé naturellement, par le seul effet des événements de la guerre, et la nouvelle vaguement répandue d'une grande défection venait encore exciter leur folle défiance. Ils étaient persuadés que la France et Napoléon avaient été les victimes de la trahison la plus noire. Les vieux soldats par colère, les nouveaux par indiscipline, s'ameutèrent, en disant qu'il fallait quitter des drapeaux souillés par la trahison. Ce mot imprudent: Plus de conscription, plus de droits réunis, prononcé par M. le comte d'Artois, avait pénétré jusqu'au fond des provinces.— La désertion s'introduit dans les rangs de l'armée. Allons-nous-en, rentrons chez nous, était le langage qu'on entendait dans la bouche de tous les soldats. On vit en effet des centaines d'hommes quitter les drapeaux en quelques heures. Le général Maison sentait que, quel que fût le gouvernement, il fallait une armée. Efforts du général Maison pour arrêter un mal qui menace l'armée de dissolution. Il assembla ses soldats, qui d'abord parurent sensibles à ses énergiques représentations, mais qui bientôt recommencèrent à s'en aller par bandes. Alors il convoqua ses officiers, et fit appel à leur patriotisme. Ceux-ci entendirent sa voix, et s'adressant à leur tour aux sous-officiers et aux vieux soldats, parvinrent à s'en faire écouter. On forma ainsi un noyau d'hommes fidèles, et avec leur (p.~10) secours le général Maison braquant son artillerie aux principales portes de Lille, annonça qu'il tirerait à mitraille sur la première bande qui se présenterait pour déserter. Cette démonstration vigoureuse imposa aux mutins, qui rentrèrent dans l'ordre. L'armée de Flandre avait perdu environ deux mille hommes sur douze mille, mais le reste était ferme, et on pouvait y compter.

L'exemple donné par le général Maison était nécessaire, car la désertion devenait une sorte de contagion. Profitant de l'irritation des anciens soldats contre ce qu'ils appelaient les traîtres, et cherchant à l'augmenter pour en profiter, les conscrits s'en allaient en masse, en disant qu'on n'avait plus rien à faire au drapeau, et finissaient par entraîner leurs vieux camarades, qui commençaient à être atteints du désir de revoir leur village. Dans la grande armée que Napoléon avait laissée à Fontainebleau, cette contagion de désertion s'était propagée d'une manière désastreuse, et on courait le risque de se trouver sans autres soldats que les soldats étrangers, ce qui était une déplorable situation pour traiter de la paix. Beaucoup de gens autour de M. le comte d'Artois regardaient la dispersion des troupes impériales comme un bonheur, mais les maréchaux lui firent sentir le danger de n'avoir bientôt plus de force publique. Marmont, le principal auteur de cette débandade, voulant faire excuser sa conduite par son zèle pour les intérêts de l'armée, se montra des plus ardents à adresser au gouvernement d'utiles représentations, et on décida M. le comte d'Artois à une manifestation significative. Il écrivit (p.~11) en effet au général Maison une lettre qu'on publia à l'instant même, et dans laquelle le remerciant de sa noble conduite, il lui annonçait qu'il allait la signaler à Louis XVIII comme un titre à l'estime et à la confiance du souverain.

Tandis que l'armée de Flandre se ralliait ainsi au nouveau gouvernement, Carnot, quelque répugnance qu'il éprouvât pour les Bourbons, ne pouvait tenir que la conduite d'un bon citoyen. Il sentait qu'il fallait subir la loi des événements, et accepter les Bourbons, puisque leur gouvernement était le seul possible. Reddition d'Anvers. Mais les Bourbons acceptés et reconnus, il restait les devoirs envers la France, et de ce qu'on ouvrait les portes d'Anvers aux envoyés de l'ancienne dynastie, ce n'était pas une raison pour les livrer à l'ennemi. Bernadotte s'étant adressé à Carnot pour lui faire part des événements de Paris, et l'engager à rendre Anvers aux alliés, Carnot répondit que les faits n'étaient pas encore assez démontrés pour que le fidèle commandant d'une ville assiégée dût les considérer comme certains, et que du reste en les tenant pour vrais, il ne remettrait les clefs de la place dont il était dépositaire qu'aux envoyés du Roi de France. Quelques jours s'étant écoulés, et les événements ne présentant plus de doute, Carnot en donna connaissance à la garnison, lui fit prendre la cocarde blanche, et continua de tenir ses portes fermées jusqu'à la réception des ordres de Louis XVIII.

Pendant que les généraux français placés sur l'Escaut et sur le Rhin se distinguaient par une conduite aussi sage que patriotique, un homme de (p.~12) guerre illustre s'honorait en Westphalie par des prodiges de constance et de fermeté, afin de conserver intact le dépôt qui lui était confié. Établissement du maréchal Davout à Hambourg. On doit se rappeler comment le maréchal Davout s'était trouvé investi dans Hambourg, à la tête du corps d'armée qu'il commandait. Chargé de ramener à la soumission les provinces insurgées du nord de l'Allemagne, et d'assurer la défense de l'Elbe, il n'avait exercé contre les personnes aucune des rigueurs prescrites par Napoléon, s'était borné à convertir les peines encourues en contributions de guerre, avait envoyé à la grande armée sous Dresde les ressources en vivres et argent dont elle avait vécu, et, après la désastreuse bataille de Leipzig, ne voyant venir à lui ni la garnison de Dresde, ni aucune autre, s'était solidement établi dans Hambourg, déterminé à s'y défendre contre les soldats de toute l'Europe, et à sauvegarder ce poste important, qui était un précieux objet de compensation dans les négociations de la paix future, le lien avec le Danemark, et le dépôt d'un immense matériel créé par la France.

Mesures qu'il prend pour s'y maintenir, malgré tous les efforts des armées européennes. Enfermé dans Hambourg au mois de septembre 1813, et dès le mois de novembre privé de toute communication avec la France, le maréchal Davout était demeuré inébranlable, résolu à tenir, tant qu'il aurait des soldats, des munitions et des vivres. Vers la fin de novembre une communication obscure, moitié en lettres ordinaires, moitié en chiffres, lui avait prescrit d'aller au secours de la Hollande, s'il le pouvait, sinon de rester à Hambourg, d'y garder cette place, et d'y occuper le plus d'ennemis (p.~13) qu'il pourrait. Toutes les routes de la Hollande et de la France étant interceptées, c'est le dernier parti qu'il avait pris.

Le maréchal avait près de 40 mille hommes de toutes armes, devenus dans ses mains des soldats excellents, mais desquels il fallait défalquer sept à huit mille malades. Il s'était procuré des munitions de bouche et de guerre, et, conformément aux ordres de Napoléon, il avait, au moyen d'ouvrages en terre, de palissades, de bastions rapidement restaurés, embrassé Hambourg, Harbourg et les îles de l'Elbe dans un vaste système de défense, où il aurait fallu cent mille hommes et d'habiles ingénieurs pour le forcer. Ne reculant point devant le mal nécessaire, mais n'allant jamais au delà, il avait ajourné jusqu'à l'investissement de la place la destruction des bâtiments nuisibles à la défense, avait averti les habitants de la terrible lutte qu'il s'apprêtait à soutenir, les avait invités à se pourvoir de vivres, et leur avait annoncé que toute famille dépourvue de moyens de subsistance serait inexorablement renvoyée de Hambourg. L'ennemi s'étant enfin montré, il avait fait évaluer les maisons à démolir, les avait immédiatement sacrifiées à la sûreté de la place, et de plus avait renvoyé vingt mille habitants sur quatre-vingt mille, pour ne s'être pas munis de vivres. Du reste ces malheureux n'avaient qu'une porte à franchir pour se trouver dans Altona, ville danoise et neutre, à moitié hambourgeoise, où de nombreux secours leur étaient assurés. Sept à huit mille Russes succombent devant Hambourg sans pouvoir l'enlever. Le maréchal s'était ensuite mis en défense, et dans divers combats avait tué sept à huit mille hommes au général Benningsen, (p.~14) qui avait fini par le laisser en repos. Il avait passé ainsi tout l'hiver de 1813 à 1814, n'ayant aucune nouvelle du gouvernement français, mais en recevant de nombreuses par l'ennemi, les unes fausses, les autres vraies et désastreuses, ne tenant compte ni des unes ni des autres, et résolu à résister jusqu'à ce que l'Europe se tournât tout entière contre lui pour l'accabler.

Toujours rigoureux, mais exact et probe, il avait résolu de payer les vivres qu'il prenait, les travaux qu'il ordonnait, les démolitions qu'il faisait exécuter, et de les payer sur la contribution de guerre à laquelle la ville de Hambourg avait été condamnée pour sa rébellion de 1813. Ayant la force en main, il aurait pu sans doute, à l'exemple de tant d'autres commandants de places assiégées, se dispenser de payer les dommages qu'il causait en prenant des vivres, en abattant des maisons, en requérant des bras. Quelques individus auraient ainsi supporté pour tous les malheurs de la guerre. Mais il répugnait à sa probité de faire peser sur quelques-uns des charges qui devaient être le fardeau de tous, et une contribution de guerre ayant été régulièrement frappée l'année précédente, il trouvait plus juste de l'employer à dédommager ceux dont on prenait les bras ou le bien. Le maréchal Davout s'empare des fonds de la banque de Hambourg pour payer les frais de la défense. Les Hambourgeois refusant d'acquitter la contribution de guerre depuis les revers de l'armée française, il assembla le commerce, lui déclara qu'il avait besoin de fonds pour acquitter les services exigés des habitants, et que si on ne payait pas ce qu'on devait, il s'emparerait des valeurs métalliques de la Banque sur (p.~15) laquelle étaient tirées les traites représentatives de la contribution de guerre. Cette déclaration n'ayant point reçu de réponse, il tint parole, prit la réserve de la Banque sur procès-verbal en règle, consacra les 13 millions qu'il y trouva à tous les services publics, sans en détourner un centime pour aucun emploi obscur ou équivoque, et continua de se maintenir avec une ténacité indomptable au milieu des boulets de l'ennemi et des calomnies des Hambourgeois, qui s'indignaient contre ce qu'ils appelaient les crimes des Français, oubliant ce que faisaient en Portugal les Anglais qui brûlaient les moissons, les arbres, les maisons, et forçaient les Portugais, sous peine de mort, à les brûler eux-mêmes.

Dans cette formidable attitude, le maréchal Davout, assailli par les armées russes et allemandes, tint huit mois entiers sans recevoir ni un ordre ni une nouvelle de son pays. Négociations entamées pour amener la reddition de Hambourg, en faisant connaître au maréchal Davout la révolution opérée à Paris. Vers les premiers jours d'avril le général Benningsen lui fit savoir par l'intermédiaire des Danois les événements de Paris, et le somma d'ouvrir ses portes. Le maréchal répondit par l'article du décret relatif aux places assiégées, article qui défend de croire aux bruits répandus par l'ennemi, et ajouta que son souverain pouvait avoir essuyé des revers, mais que les revers ne dégageaient pas un homme d'honneur de ses devoirs. Le général Benningsen ordonna alors une nouvelle attaque, qui fut exécutée au nom des Bourbons et avec le drapeau blanc. Le maréchal tira sur le drapeau blanc comme sur le drapeau russe, et culbuta les assaillants après leur avoir fait essuyer une (p.~16) perte considérable. Battu, le général Benningsen eut de nouveau recours aux négociations, toujours par l'intermédiaire des Danois, nos anciens alliés. Le maréchal ne refusa pas de s'y prêter, et offrit d'envoyer le général Delcambre en France, pour aller y chercher des nouvelles authentiques, promettant de les tenir pour vraies, et de s'y conformer lorsqu'elles proviendraient d'une source française. Le général Benningsen y consentit, mais à condition qu'on lui livrerait un des ouvrages importants de Hambourg. Le maréchal ne se rend qu'à un ordre du nouveau gouvernement français. Le maréchal s'y refusa de nouveau. Enfin un envoyé appartenant à sa famille étant arrivé avec des communications officielles du gouvernement provisoire, il assembla le 28 avril son armée qui était encore de 30 mille hommes valides, bien armés, bien vêtus, bien disposés, lui annonça la restauration des Bourbons, lui fit prendre la cocarde blanche, et lui déclara, ce qui fut approuvé et applaudi, qu'il ne rendrait la place que sur un ordre de Louis XVIII. Le maréchal Davout, par cette défense mémorable, avait conservé à nos négociateurs un précieux objet de compensation, et il avait sauvé à la France trente mille hommes, un immense matériel, et l'honneur du drapeau. Les calomnies que des intéressés allaient répandre dans toute l'Europe, et notamment en France, ne pouvaient obscurcir de tels services. En tout cas, c'est à l'histoire à les consacrer dans son impartiale justice.

Résistance du prince Eugène en Italie. En Italie, le prince Eugène avait vaillamment tenu tête au maréchal Bellegarde, et persisté à refuser toutes les propositions que lui faisaient parvenir les puissances alliées par le roi de Bavière, son (p.~17) beau-père. Napoléon, comme on l'a vu, après lui avoir ordonné de ramener l'armée en France, ordre qui, exécuté à temps, aurait pu changer le destin de la guerre, lui avait malheureusement prescrit, après les succès de Montmirail, de Champaubert, de Montereau, de rester en Italie, et le prince s'y était maintenu avec succès jusqu'au moment où Murat était venu le prendre à revers. Il avait alors détaché la division Maucune pour arrêter les Napolitains au passage du Pô. Le brave Maucune les avait en effet culbutés toutes les fois qu'ils s'étaient présentés, seuls ou en compagnie des Autrichiens, et était occupé à les contenir, lorsque la connaissance certaine des événements de Paris parvint à Milan. Ce prince ne se rend qu'après la certitude acquise des événements de Paris. Le prince Eugène consentit dès ce moment à entrer en pourparlers avec le maréchal Bellegarde, et le 16 avril signa un armistice dont les bases étaient les suivantes. Les troupes françaises disséminées dans les diverses parties de l'Italie devaient rentrer en France avec les honneurs de la guerre, et en emportant leur matériel. L'armée italienne, sous les ordres du prince Eugène, devait rester sur le Pô, et continuer de garder les places fortes jusqu'à ce que les puissances alliées eussent décidé du sort de l'Italie.

Évacuation de l'Italie par les Français. Après la signature de cet armistice, le noble prince devenu, grâce aux événements extraordinaires du siècle, prince étranger, sans cesser d'être soldat français, adressa de touchants adieux à l'armée dont il allait se séparer pour toujours, et en reçut les témoignages les plus expressifs d'attachement et de regret. L'armée française s'achemina (p.~18) ensuite vers les Alpes sous les ordres du général Grenier, recueillant en route les garnisons qui évacuaient les places d'Italie, et éprouvant une patriotique tristesse en quittant cette contrée où elle avait répandu tant de sang, acquis tant de gloire, et fondé si peu de chose.

Reddition de Gênes. À Gênes quelques mille conscrits sous les ordres du général Frezia, avaient disputé la place aux Anglais, et au peuple génois lui-même qui se flattait follement de recouvrer son indépendance en s'insurgeant contre nous. Obligés de céder, ils abandonnaient également l'Italie en longeant le pied des Alpes maritimes.

En Dauphiné le maréchal Augereau, qui n'avait su défendre ni la Franche-Comté, ni Lyon, ni sa dignité, s'était replié sur l'Isère, pendant que le général Marchand, après avoir beaucoup mieux défendu Genève et Chambéry, s'était retiré à Grenoble. La nouvelle de la capitulation de Paris, bientôt parvenue dans cette partie de la France, y avait fait cesser les hostilités en vertu d'un armistice local. Il en devait être autrement au pied des Pyrénées, à cause de la distance et des forces engagées, et même après que le canon s'était tu partout, une sanglante bataille allait signaler dans cette région les derniers jours de la guerre.

Le maréchal Suchet rentre en France, après avoir rendu Ferdinand VII aux Espagnols, et se dispose à rejoindre le maréchal Soult. Le maréchal Suchet, comme on l'a vu, s'était privé de la meilleure partie de son armée au profit d'Augereau qui n'en avait rien su faire. Réduit à quelques mille hommes, il s'était tenu d'abord en avant de Figuières, essayant de recouvrer ses garnisons de la Catalogne moyennant la remise de Ferdinand (p.~19) VII qu'il offrait en échange. N'ayant pu obtenir que les Espagnols écoutassent ses propositions, il avait fini par se dessaisir de Ferdinand VII, sur l'ordre exprès de Napoléon, et avait été obligé de s'en fier pour la fidèle exécution du traité de Valençay à la parole peu sûre du nouveau roi d'Espagne, et à la générosité des Espagnols fort altérée par la haine qu'ils nous portaient. Le maréchal était ensuite rentré en France, décidé à rejoindre le maréchal Soult, si les événements lui en laissaient le temps et le moyen.

Retraite du maréchal Soult sur Toulouse. Ce dernier après la bataille d'Orthez, à laquelle il n'avait manqué qu'un peu de ténacité pour être une bataille gagnée, s'était retiré sur Toulouse, se flattant d'attirer lord Wellington à sa suite, et de couvrir ainsi Bordeaux par une simple manœuvre. Lord Wellington ne s'était guère soucié de suivre un adversaire qu'il était sûr de retrouver, avait pris Bordeaux, ouvert cette ville aux Bourbons, et cela fait, s'était remis à la poursuite du maréchal Soult, en remontant la rive gauche de la Garonne.

Le général anglais avait 60 mille hommes, parmi lesquels beaucoup d'Espagnols et de Portugais animés par la victoire, et, sous l'influence de l'exemple et du succès, s'approchant du mérite des troupes anglaises quoique ne leur ressemblant en aucune manière. Sa résolution de s'y défendre. Le maréchal Soult ne comptait que 36 mille soldats, mais de la première qualité, et remplis en ce moment d'une véritable fureur patriotique. Malheureusement le maréchal, affecté par les événements, n'avait plus confiance ni en lui-même ni dans (p.~20) la fortune. Il s'était replié sur Toulouse, et s'y était savamment fortifié.

Cette ville considérable, qui partage avec Bordeaux et Marseille l'influence morale dans le midi de la France, était précieuse à conserver sous tous les rapports, militaires et politiques. Elle est située en entier, sauf le faubourg Saint-Cyprien, sur la rive droite de la Garonne, et il fallait, pour qu'elle fût attaquée, que le général anglais, opérant actuellement sur la rive gauche, exécutât devant nous le passage d'une rivière forte et rapide. Circonspect dans ses mouvements, ayant des soldats peu marcheurs, et chargé d'un immense convoi de vivres, lord Wellington ne pouvait guère déjouer par de promptes manœuvres la vigilance d'un adversaire qui aurait voulu l'empêcher de franchir la Garonne. Néanmoins le maréchal Soult, mettant exclusivement sa confiance dans la position qu'il avait choisie autour de Toulouse, ne songea point à lui disputer le passage de la rivière qui les séparait, et lui laissa la liberté d'en parcourir les bords au-dessous et au-dessus de Toulouse afin d'y jeter un pont. Efforts du duc de Wellington pour franchir la Garonne. Lord Wellington poussa ses recherches jusqu'au-dessus du confluent de l'Ariége et de la Garonne, entra même à Cinte-Gabelle, soit qu'il espérât trouver à cette hauteur un passage plus facile, soit qu'il se flattât, en menaçant les communications du maréchal Soult avec le maréchal Suchet, de décider les Français à quitter leur position. Cependant lord Wellington se sentant un peu hasardé à cette distance, redescendit le cours de la Garonne, et résolut de la traverser au-dessous de Toulouse, c'est-à-dire à Grenade.

(p.~21) Il la passe à Grenade. Le 4 avril, jour de la première abdication de Napoléon, le général anglais réussit, malgré le courant, à jeter un pont de bateaux près de Grenade, et transporta sur la rive droite le corps du maréchal Béresford. Ce corps était à peine au delà de la Garonne, qu'une crue subite et violente, comme on en voit souvent en cette saison, assaillit le pont et l'eut bientôt emporté. Quinze mille Anglais, composant la meilleure partie de l'armée ennemie, étaient donc livrés à nos coups, et une fois détruits l'armée anglaise tout entière était exposée à un véritable désastre. La cavalerie du général Soult, frère du maréchal, fut témoin de cet heureux accident; le général comte d'Erlon en eut aussi connaissance, et ils firent part, l'un et l'autre, au général en chef de cette faveur inattendue de la fortune, si rigoureuse pour nous depuis deux années. Le maréchal, déconcerté par ses revers, ne voyant sa sûreté que dans la forte position défensive de Toulouse, n'osa pas la quitter pour aller chercher les Anglais, qu'il aurait pu atteindre en vingt-quatre heures et précipiter dans la Garonne. Les Anglais restèrent quatre jours dans cette fausse position, mais les eaux ayant baissé, lord Wellington rétablit le passage, et réunit toutes ses forces sur la rive droite. Le 9 il parut devant Toulouse, et résolut d'attaquer les Français le lendemain, ayant soin de se faire suivre par son pont de bateaux à mesure qu'il remontait le cours de la Garonne, pour s'assurer en cas de revers un moyen de retraite.

Description de la position de Toulouse. La position adoptée par le maréchal Soult présentait de grands avantages. La Garonne qui descend (p.~22) d'abord perpendiculairement des Pyrénées, tourne brusquement à droite en arrivant à Toulouse, et, formant là un coude, coule ensuite presque parallèlement aux montagnes jusqu'à la mer. Quoique l'ennemi ayant passé la Garonne, menaçât la rive droite plus que la gauche, le maréchal Soult avait naturellement songé à défendre Toulouse sur les deux rives. À la rive gauche, c'est-à-dire dans le coude intérieur que forme la Garonne et que remplit le faubourg Saint-Cyprien, il avait élevé des bastions en terre, et une forte rangée de palissades, qui s'appuyait par ses deux extrémités au cours de la rivière. En arrière de cette première ligne d'ouvrages, le mur du faubourg, crénelé, flanqué de tours et hérissé d'artillerie, formait un second obstacle presque impossible à vaincre. Enfin, en supposant qu'on fût forcé dans le faubourg Saint-Cyprien, on n'avait qu'à passer le pont de pierre qui joint ce faubourg à la ville elle-même, et, en faisant sauter ce pont, on réduisait l'ennemi à rester confiné sur la rive gauche, après avoir perdu beaucoup de monde dans une attaque inutile. Une bonne division suffisait pour nous protéger de ce côté, et pour y rendre vains tous les efforts de l'armée britannique.

Il n'était donc pas probable que la principale attaque se dirigeât sur la rive gauche, où il y avait uniquement un faubourg à conquérir, et elle était bien plus à craindre sur la rive droite, où la proie qui s'offrait était la ville elle-même. Mais de ce côté l'abord n'était guère plus facile. Le canal du Midi, enveloppant Toulouse, et venant rejoindre la (p.~23) Garonne au-dessous de la ville, présentait une première ligne de défense qu'on pouvait vivement disputer, en ayant la ressource du mur d'enceinte pour prolonger la résistance. Tous les bords du canal avaient été soigneusement fortifiés; ses ponts avaient été couverts d'ouvrages et minés. Le canal couvrait ainsi tout le nord de Toulouse. En tournant à l'est, et se portant au sud, la position devenait encore plus forte, parce qu'en avant du canal se trouvait une ligne de hauteurs, s'étendant de la Pujade au Calvinet, et partout hérissée de redoutes et d'artillerie. C'était là que le maréchal Soult avait établi la masse de ses forces, et il n'était pas possible en effet que l'ennemi songeât à attaquer sérieusement une partie quelconque de l'enceinte, tant qu'il n'aurait pas délogé l'armée française des hauteurs. Il aurait fallu qu'il descendît au sud, prêtant le flanc à l'armée française pendant ce mouvement, et que passant le canal sur sa droite et ses derrières, il vînt attaquer la ville par le faubourg Saint-Michel. Mais de ce côté encore les précautions du maréchal étaient prises, et il avait couvert ce faubourg d'ouvrages et d'artillerie.

Le maréchal Soult avait établi la division Maransin, détachée du corps du général Reille, à la rive gauche, dans le faubourg Saint-Cyprien. C'était assez, comme on vient de le voir, pour cette partie de la défense. Il avait rangé le gros de son armée sur la rive droite. La division Darricau, du corps de Drouet d'Erlon, logée derrière le canal, au pont de Matabiau, défendait le nord de la ville. La division Darmagnac, du même corps, occupait l'intervalle (p.~24) entre le canal et les hauteurs. Les divisions Harispe et Villatte, du corps de Clausel, occupaient les hauteurs mêmes. Et enfin, en arrière des hauteurs et en réserve, se trouvait la division Taupin formant le reste du corps du général Reille.

Lord Wellington résolut de livrer bataille le 10 avril au matin. Il chargea le général Hill, avec les divisions Murray, Stewart et Morillo, d'attaquer les Français sur la rive gauche de la Garonne, devant le faubourg Saint-Cyprien, et c'était plus qu'il n'en fallait pour une opération qui ne pouvait être que secondaire. Il porta le reste de son armée sur la rive droite. Le général Picton, avec la division écossaise, avait mission de forcer le canal au nord de la ville, tandis que la division légère Alton lierait cette attaque avec celle que les Espagnols devaient tenter contre les hauteurs de la Pujade. Enfin le maréchal Béresford, avec les divisions Clinton et Cole, devait longer le pied des hauteurs, en se dirigeant du nord au sud, tâcher d'enlever la position du Calvinet, et puis se présenter par le sud devant le faubourg Saint-Michel. Il avait avec lui une notable partie de la cavalerie britannique.

Bataille de Toulouse. Dès le matin du 10 le général Hill, sur la rive gauche, attaqua la division Maransin en avant du faubourg Saint-Cyprien, mais avec circonspection, l'effort décisif ne devant pas s'opérer de ce côté. Il y rencontra une forte résistance, et comprit que ce serait chose sérieuse que de vouloir pousser plus loin sa tentative. À la rive droite, sur le véritable théâtre de la bataille, le général Picton aborda le canal avec audace. Le brave Darricau, l'ancien colonel du 32e, (p.~25) qui s'était illustré à Diernstein, à Hall, et récemment en Espagne, défendait avec sa division les bords du canal. Disposant habilement ses soldats derrière cette ligne de défense, et leur donnant lui-même l'exemple, il repoussa tous les efforts des Anglais pendant plusieurs heures, et couvrit la ligne du canal d'Écossais morts ou blessés. Pendant ce temps le général Freyre essaya d'enlever avec ses Espagnols les hauteurs de la Pujade, qui se liaient à la partie du canal défendue par le général Darricau. Les Espagnols, accueillis par un feu violent d'artillerie et de mousqueterie, s'avancèrent hardiment jusqu'au pied des retranchements. Mais arrivés là ils furent assaillis dans leur flanc gauche par le général Harispe, dans leur flanc droit par le général Darmagnac, ne purent tenir contre cette double attaque, et laissèrent sur le terrain un nombre considérable d'entre eux. Ils auraient même été complétement détruits sans la division légère Alton accourue à leur secours. À midi les Anglais avaient perdu près de trois mille hommes, sans avoir obtenu d'autre résultat que d'être partout repoussés, soit sur la rive gauche, soit sur la rive droite, le long du canal, comme devant les hauteurs de la Pujade.

À cette heure le maréchal Béresford offrait au général français une heureuse occasion de terminer la journée par un succès décisif. Ce maréchal, se portant du nord au sud, le long des hauteurs qui couvraient l'est de notre position, opérait devant nous un mouvement de flanc, périlleux mais nécessaire, car il fallait indispensablement qu'il descendît au sud pour s'approcher de Toulouse. (p.~26) Le danger de son mouvement était d'autant plus grand, que si, dans ce moment, on se fût jeté en masse sur lui, on l'aurait précipité dans le lit fangeux d'une petite rivière, celle de l'Ers, qui coule parallèlement à la ligne des hauteurs. La fortune nous souriait une seconde fois depuis huit jours, mais c'était sa dernière faveur. Les généraux Clausel, Harispe, Taupin, réunis autour du général en chef, le pressèrent de saisir l'à-propos, et de jeter la masse de ses forces dans le flanc du téméraire Béresford, qui, sentant le péril de sa position, se hâtait de terminer son mouvement. Le maréchal Soult, plein du souvenir des fautes qu'on avait commises devant les Anglais, en quittant mal à propos des positions défensives pour aller à leur rencontre, craignit d'en commettre une semblable en cette occasion, hésita plus de deux heures, et ne prit le parti d'arrêter la marche de Béresford que lorsque déjà celui-ci avait cessé de prêter le flanc, et que bien formé il marchait de front, contre l'extrême droite de nos positions, vers le point du Calvinet. La division Taupin, lancée trop tard, perdit inutilement l'appui d'un village où elle aurait pu se défendre longtemps, aborda l'ennemi impétueusement, fut reçue avec la vigueur ordinaire aux Anglais, et malheureusement vit tomber son général au moment le plus important. Elle demeura quelques instants sans chef et sans direction, et les Anglais profitèrent de son embarras pour s'emparer des redoutes du Calvinet. On voulut en vain les leur reprendre. Le général Harispe y fut mis hors de combat, et le maréchal Béresford franchissant alors la ligne des (p.~27) hauteurs sur notre extrême droite, vint se présenter au sud de la ville. Il y eut un peu de désordre dans la retraite, ce qui mit un moment Toulouse en péril. Par bonheur un capitaine de grenadiers du 118e, nommé Larouzière, réunissant sa compagnie derrière le remblai du canal, surprit les Anglais par un feu à bout portant, les arrêta, et donna à la division Darmagnac le temps de se rallier. L'ennemi fut contraint de borner là ses entreprises. Bien que sur tout le reste de la ligne on eût repoussé les Anglais aussi vaillamment que le matin, la position étant tournée par le sud n'était plus tenable.

Il aurait fallu se replier sur les murs de Toulouse avec toute l'armée, et prendre le parti de s'y défendre à outrance. Les trente-deux mille hommes qui restaient au maréchal Soult auraient été difficilement forcés dans cette position. Mais c'était une situation sans issue, et on aurait d'ailleurs exposé la ville de Toulouse aux plus cruelles extrémités. En se repliant au contraire sur Carcassonne, le maréchal Soult avait la certitude d'être rejoint par le maréchal Suchet, et tous deux ils devaient présenter au prudent Wellington une masse de forces devant laquelle celui-ci ne pouvait plus rien tenter. Il prit donc le parti fort sage de traverser Toulouse pour se retirer sur Villefranche. Résultats de la bataille de Toulouse. Il avait tué ou blessé environ 5 mille hommes aux Anglais, et en avait perdu 3 mille cinq cents. Comme toujours l'armée d'Espagne avait été malheureuse mais héroïque.

Tardive arrivée de M. de Saint-Simon au camp des armées françaises. Enfin la nouvelle des événements de Paris arriva sur les lieux. Avec plus d'activité le gouvernement provisoire aurait pu épargner la vie de huit mille (p.~28) braves gens, sacrifiés sans utilité pour une question déjà résolue ailleurs. C'est le 8 avril seulement que le gouvernement provisoire avait songé à envoyer un émissaire aux deux armées qui luttaient au pied des Pyrénées, et c'est à elles qu'il aurait dû songer d'abord, car c'étaient celles qui offraient le plus de chances d'une rencontre sanglante. M. de Talleyrand avait fait choix pour cette mission de M. de Saint-Simon, qui était parti accompagné d'un officier anglais, afin de pouvoir traverser les rangs de l'armée ennemie. Cet officier, destiné à le servir auprès des troupes anglaises, le rendit suspect aux troupes françaises, qui s'obstinaient à voir des traîtres partout. Retardé à Orléans, puis à Montauban par les Français, et enfin à Toulouse par les Anglais, M. de Saint-Simon n'arriva que le 14 au camp du maréchal Soult. Ce maréchal avait choisi à Villefranche une position inexpugnable; il y attendait les troupes de l'armée de Catalogne, et se flattait de prendre bientôt une revanche sur les Anglais. M. de Saint-Simon lui causa donc en arrivant tous les genres de déplaisir, car outre les affreuses nouvelles qu'il lui apportait, il l'arrêtait au moment où une victoire n'était pas impossible. La présence de M. de Saint-Simon produisit de plus une vive émotion parmi les troupes, qui ressentaient plus encore que les autres armées l'exaspération des vieux militaires. Inspiré par tous ces motifs, le maréchal Soult se défendit tant qu'il put contre les communications qu'on lui apportait de Paris. Se figurant même que ces communications pouvaient être un piége de l'ennemi, il voulut retenir M. de Saint-Simon. Mais (p.~29) celui-ci parvint à se dérober, et se rendit au camp du maréchal Suchet. Armistice sur cette frontière comme sur toutes les autres. Ce maréchal reconnut bientôt la véracité de M. de Saint-Simon, et se montra disposé à obéir aux ordres du gouvernement provisoire, mais à condition d'en attendre la confirmation définitive. Cette confirmation arriva bientôt, et un armistice, tout local, comme on l'avait fait ailleurs, suspendit les hostilités entre les maréchaux français et les forces ennemies qui avaient envahi la frontière des Pyrénées.

Fin de la longue résistance opposée par les armées françaises. Tandis que dans les régions les plus éloignées nos armées défendaient encore l'Empire dont elles ignoraient la chute, sur nos frontières, et aux portes mêmes de Paris de braves gens combattaient pour le pays jusqu'au dernier moment. Le comte Marmier, quoiqu'il n'eût jamais servi, avait formé et équipé à ses frais une légion de gardes nationaux mobiles, s'était établi dans Huningue, et avait héroïquement défendu la place pendant cinq mois entiers. De son côté le brave Daumesnil, si célèbre sous le nom de la jambe de bois, s'était enfermé dans Vincennes, résolu de soustraire à l'ennemi l'immense matériel qui s'y trouvait. Menacé des rigueurs de la guerre s'il n'ouvrait ses portes, il avait répondu par la menace de se faire sauter si on insistait, et on n'avait pas osé l'attaquer. Comme tous les autres il ne s'était rendu qu'à l'évidence de la révolution opérée à Paris, et au gouvernement régulier qui en était sorti. Ainsi avait fini depuis Anvers jusqu'à Hambourg, depuis Hambourg jusqu'à Milan, depuis Milan jusqu'à Toulouse, depuis Toulouse jusqu'à Vincennes, la résistance obstinée que nos soldats, dispersés en cent (p.~30) lieux, n'avaient cessé d'opposer à l'Europe coalisée. Dès lors le nouveau gouvernement, débarrassé de la présence de Napoléon, l'était aussi de la résistance de ses lieutenants, tous disposés maintenant à reconnaître les Bourbons.

Mais si la résistance des armées avait cessé, celle des passions allait commencer, et à celle-là il n'y avait qu'une force efficace à opposer, la sagesse. Pouvait-on l'attendre des princes de Bourbon et de leurs amis, les uns et les autres rentrant dans leur pays après vingt-cinq ans de proscription et de malheurs? Telle était la redoutable question qui naissait de la chute même de l'Empire.

Situation et manière d'être de M. le comte d'Artois depuis son entrée à Paris. M. le comte d'Artois, introduit dans Paris depuis deux ou trois jours (il y était entré le 12 avril), était comme emporté par un tourbillon qui aurait troublé une tête beaucoup plus ferme que la sienne. Établi aux Tuileries, ne se tenant pas de joie en se voyant dans un tel séjour, il aurait voulu communiquer à tout le monde le contentement qu'il éprouvait, et il cherchait à persuader aux partisans de l'Empire que rien ne serait changé, aux émigrés au contraire qui rentraient avec lui après vingt-cinq ans de souffrances, qu'ils auraient pleine satisfaction, pourvu qu'ils sussent attendre. Mais dès le premier jour il put s'apercevoir que les paroles bienveillantes ne suffiraient pas pour vaincre les difficultés d'une telle situation. Il lui fallait des aides de camp, et il s'agissait de savoir où on les choisirait. Les amis qui étaient venus de l'étranger avec le Prince, ou qui de l'intérieur avaient couru à sa rencontre, auraient désiré qu'en laissant les (p.~31) hautes fonctions politiques aux hommes de l'Empire, on leur réservât au moins à eux-mêmes les places auprès des personnes royales. Mais comment prendre des aides de camp ailleurs que parmi les militaires, et comment prendre des militaires ailleurs que dans les armées impériales? C'était difficile, et M. de Vitrolles, appréciant mieux l'état vrai des choses, conseilla à M. le comte d'Artois de choisir quelques-uns de ses aides de camp parmi les officiers distingués de l'Empire. Choix de ses aides de camp. Le prince suivit ce conseil, et nomma MM. de Nansouty et de Lauriston, qui convenaient parfaitement, car, honorés dans l'armée, ils avaient de l'affinité avec l'ancienne noblesse. Ces choix causèrent une vive rumeur parmi les amis du Prince, valurent de grands reproches à M. de Vitrolles, et révélèrent tout de suite les dispositions que les hommes de l'ancien et du nouveau régime apporteraient les uns envers les autres en se réunissant autour des Bourbons. M. le comte d'Artois, tout entier aux félicitations, aux visites, aux entrevues avec les souverains, ne donna pas beaucoup d'attention à cet incident, et continua de manifester sa joie en prodiguant les serrements de main et les promesses. Pourtant il fallait s'occuper d'une affaire grave et qu'on ne pouvait arranger avec de la facilité de caractère, celle du titre que le Prince prendrait pour gouverner. Nécessité de recourir au Sénat pour donner un titre légal à son autorité. Le titre de lieutenant général du royaume, exerçant l'autorité royale en l'absence du Roi, était naturellement indiqué. Mais comment oser se revêtir de ce titre en présence du Sénat, seule autorité reconnue en ce moment, se tenant à part depuis qu'il avait déposé (p.~32) Napoléon, n'ayant voulu figurer dans aucune des dernières cérémonies, et indiquant par son attitude ainsi que par le langage individuel de ses membres, qu'il n'investirait ni M. le comte d'Artois, ni le Roi lui-même du pouvoir royal, sans un engagement formel envers la Constitution décrétée? Le Sénat ne veut conférer la lieutenance générale du royaume à M. le comte d'Artois qu'à la condition que ce Prince prendra un engagement envers la Constitution. On avait peine à faire comprendre cette difficulté, soit à M. le comte d'Artois, soit à ses amis, tant il leur semblait qu'à la seule présence du souverain légitime, ou de son représentant, toute autorité devait disparaître devant la sienne, et tant ils étaient peu élevés à croire qu'en dehors du droit royal il pût y avoir un droit quelconque dérivant de la nation, ou remontant à elle. M. de Vitrolles, qui leur servait d'intermédiaire auprès du gouvernement provisoire, averti de la difficulté, et sachant qu'on ne pouvait la traiter légèrement, en informa le Prince, qui lui laissa le soin de la résoudre le mieux possible, en s'entendant avec ceux qui étaient chargés des affaires sérieuses.

Impossibilité actuelle de se passer du Sénat, et en même temps danger pour ce corps d'être universellement abandonné. Bien que le public continuât de poursuivre le Sénat de ses railleries, il le considérait néanmoins comme la seule autorité actuellement existante, et s'il avait supposé que les Bourbons ne voulaient pas recevoir de lui l'investiture, afin de rentrer en princes absolus, il se serait mis derrière le Sénat, l'armée aurait suivi son exemple, et les souverains alliés se seraient joints au public et à l'armée, par fidélité à leur parole, par bon sens, même par conviction, car l'empereur Alexandre en particulier approuvait hautement l'intention de ne rappeler l'ancienne dynastie qu'au prix d'une constitution (p.~33) libérale. On ne pouvait donc sans folie songer à contester l'autorité du Sénat. Le Sénat, de son côté, ne laissait pas d'avoir d'assez grands embarras. L'opinion publique une fois convaincue de la convenance et de la nécessité du rappel des Bourbons, se portait vers eux avec une sorte d'entraînement. Il résulte de cette double situation le besoin réciproque de transiger. Ce mouvement, produit de la raison et d'une sensibilité vraie chez les masses, de l'ambition, et parfois de la bassesse chez les individus, allait toujours croissant. Le succès personnel de M. le comte d'Artois y contribuait aussi, et le Sénat était exposé à se trouver seul sous peu de jours. Il était donc sage de transiger pour les uns autant que pour les autres. Mais, suivant l'usage, avant de transiger, on se plaçait aux termes extrêmes, et ce n'était pas M. de Talleyrand, éludant sans cesse les difficultés par paresse et ennui de la controverse, qui pouvait amener à une conciliation nécessaire les parties opposées. Il les laissait disputer, attendant tranquillement de leur fatigue réciproque une solution quelle qu'elle fût.

Le duc d'Otrante prend occasion des difficultés survenues pour se donner un rôle dont il avait été privé par son absence.

Il y avait un personnage dont nous avons déjà mentionné l'arrivée à Paris, le duc d'Otrante, qui cherchait la peine au lieu de la fuir, qui aimait par-dessus tout le mouvement, l'intrigue, l'importance, et regrettait amèrement d'avoir, par suite de son absence, laissé échapper le premier rôle. Depuis son retour, il avait manifesté sa présence en jetant les hauts cris contre le traité du 11 avril, et il avait vu avec une véritable joie, dans la question actuellement soulevée, un champ tout trouvé pour son activité brouillonne et hardie. Il était bien d'avis que le (p.~34) Sénat s'appliquât à lier les Bourbons, car en sa qualité de régicide il en avait plus besoin qu'un autre, mais il sentait l'embarras de ce corps, voulait l'en tirer, et rendre en même temps aux Bourbons un service dont il pût se prévaloir auprès d'eux. Il était d'ailleurs plus propre que M. de Talleyrand à surmonter la présente difficulté, parce qu'il était plus fertile en expédients, parce qu'il craignait moins de se mettre en avant, et qu'il maniait mieux l'intrigue au sein du Sénat. S'introduisant partout, il s'était presque établi au sein du gouvernement provisoire comme un de ses membres, et M. de Talleyrand, pour le ménager et s'en servir, n'avait eu garde de s'y opposer.

Discussion au sein du gouvernement provisoire sur la manière de conférer une autorité régulière à M. le comte d'Artois. Le gouvernement provisoire s'était transporté de la rue Saint-Florentin aux Tuileries, à la suite du comte d'Artois, sans avoir beaucoup mieux fermé ses portes, et en continuant à les laisser ouvertes aux officieux, aux donneurs de conseils, aux solliciteurs, même aux oisifs. Il était occupé à discuter avec un certain nombre de sénateurs la question importante du moment, celle du titre à donner à M. le comte d'Artois, et M. de Vitrolles, pour le compte du Prince, faisait valoir les droits de la royauté légitime, lorsque M. Fouché, avec un mélange de vulgarité, d'assurance et de bon sens, se leva brusquement, et, disant assez clairement à M. de Vitrolles qu'il ne comprenait guère ce dont il s'agissait, déclara qu'il fallait en effet que M. le comte d'Artois fût revêtu du titre de lieutenant général, mais qu'il le reçût du Sénat, qui le lui décernerait lorsque ce Prince aurait contracté un engagement (p.~35) quelconque envers la Constitution sénatoriale. M. de Vitrolles objecta le défaut de pouvoirs, car M. le comte d'Artois n'avait pas eu le temps de se faire autoriser à accepter la Constitution. M. Fouché traita cette objection fort légèrement. Il dit que la difficulté dont M. de Vitrolles se montrait embarrassé n'était pas sérieuse, que M. le comte d'Artois connaissait sans douta son frère Louis XVIII, et sa manière de penser, qu'il pouvait dès lors se porter fort pour lui, et déclarer qu'instruit de ses intentions, il était certain qu'il accepterait la Constitution, sinon dans tous ses termes, du moins dans ses bases principales. M. Fouché propose un moyen de transaction, c'est de conférer la lieutenance au compte d'Artois, pourvu qu'il prenne des engagements au nom de son frère. M. Fouché ne s'en tint pas là, il imagina sur-le-champ une rédaction qui, sauf les termes qu'on était libre de modifier plus ou moins, contenait un véritable engagement moral à l'égard de la Constitution, sans soulever la difficulté du défaut d'autorisation royale. D'après son plan, le Sénat se transporterait aux Tuileries, le comte d'Artois lui lirait la déclaration convenue, et après cette lecture le Sénat investirait le Prince de la lieutenance générale.—Mais, dit M. de Vitrolles, qui peut affirmer que le Sénat acceptera cet arrangement?—Moi, répondit M. Fouché avec son assurance accoutumée.—M. de Vitrolles qui n'avait jamais vu M. Fouché, semblait demander des yeux à tous les assistants quel était le personnage si sûr de lui-même et des autres avec lequel il discutait. L'ayant appris de ses voisins, il s'expliqua la présomption de son interlocuteur, et ne douta plus du résultat, sans paraître trop effrayé pour son Prince de devenir l'obligé d'un régicide. On tomba d'accord (p.~36) sur l'expédient proposé, et on alla chacun de son côté y préparer les parties intéressées. M. de Talleyrand laissa faire M. Fouché, selon l'usage ordinaire de la paresse de se laisser dépouiller par l'activité.

M. le comte d'Artois n'est pas d'abord contraire à ce moyen, qui est peu goûté de ses amis. M. de Vitrolles étant retourné auprès du comte d'Artois, fit part à lui et à ses amis de l'arrangement imaginé par M. Fouché. Le plus irrité ne fut pas le Prince. Enivré de ses succès, des applaudissements qui accueillaient partout sa présence, il était disposé à considérer les difficultés qu'on lui suscitait comme des subtilités de peu d'importance, dont le temps ferait justice, et il était prêt à consentir à tout, pourvu qu'on lui conférât immédiatement le titre de lieutenant général. Mais ses amis, moins distraits de leurs préjugés par la satisfaction personnelle, étaient révoltés de ne pas voir l'autorité légitime reconnue, et adorée en quelque sorte, dès qu'elle se montrait, de la voir au contraire marchandée par un pouvoir qui semblait se considérer comme supérieur à elle, sous le prétexte qu'il représentait la nation. Ces prétentions du Sénat les indignaient, et ils étaient d'avis de ne les souffrir à aucun prix. Comme ils avaient triomphé des couleurs tricolores, ils se flattaient de triompher aussi facilement de ce qu'ils appelaient les principes révolutionnaires. M. de Vitrolles, après avoir soulagé son cœur avec eux, ne voulait cependant pas les pousser à des imprudences dont il sentait la folie, et il comprenait qu'il fallait conclure. Or, que faire en cette occurrence? Rester à Paris sans autorité légale n'était pas possible; en prendre en face du Sénat, (p.~37) et malgré lui, ne l'était pas davantage, à moins de briser ce corps, en prononçant sa dissolution, et en fermant la salle de ses séances. Mais une telle résolution, comment l'exécuter? On était huit ou dix tout au plus dans Paris, on n'y connaissait personne, pas même un agent de l'administration à qui donner un ordre. On ne disposait d'aucune force organisée, car les soldats de Marmont, les seuls qui se fussent détachés de Napoléon, appartenaient au gouvernement provisoire. La garde nationale avait adopté la cocarde blanche avec une répugnance visible, et les soldats alliés étaient dans la main du trop libéral Alexandre. Dans un pareil dénûment, essayer de briser le Sénat et le gouvernement provisoire, eût été de la démence, et on se serait exposé à un immense ridicule, probablement à un désaveu de Louis XVIII, peut-être même à un retour universel des esprits vers la régence de Marie-Louise, si cette tentative contre-révolutionnaire fût devenue sérieuse.

M. le comte d'Artois amène ses amis à accepter la transaction proposée. Le comte d'Artois, disposé actuellement à bien prendre les choses, dit qu'il ne pouvait pas sans ordre de son frère, sans son approbation formelle, exposer à des chances si périlleuses la cause de la royauté miraculeusement gagnée; qu'il fallait accepter l'investiture des mains du Sénat, aux conditions les moins mauvaises qu'on pourrait, se saisir de l'autorité royale le plus tôt possible, et puis quand on l'aurait, l'exercer de son mieux jusqu'à l'arrivée de Louis XVIII, qui, une fois assis sur son trône, jugerait de ce qu'il aurait à faire. Les conseillers improvisés de M. le comte d'Artois, le voyant enclin (p.~38) à se soumettre, n'osèrent pas résister davantage, et ils furent d'avis de céder, en modifiant toutefois la déclaration dont M. Fouché avait donné l'idée, en atténuant surtout l'engagement exigé du Prince, et en ne mentionnant que les bases les plus générales de la constitution future. Ce travail achevé, M. de Vitrolles revint auprès de M. Fouché, qui se montra peu inquiet de ces changements de forme, pourvu que le fond restât, et qui alla ensuite préparer le Sénat à l'adoption de l'arrangement convenu.

L'empereur Alexandre fait signifier à M. de Vitrolles qu'il la faut accepter. Tandis qu'on était occupé de ces soins, l'empereur Alexandre, informé des difficultés qu'opposait le conseil du comte d'Artois aux conditions du Sénat, chargea M. de Nesselrode de voir M. de Vitrolles, et de lui faire connaître les intentions des souverains alliés. Dans la matinée du 14, pendant que le Sénat allait s'assembler, M. de Nesselrode eut avec M. de Vitrolles un entretien clair et concluant. Le ministre russe, dont en général le langage était simple, modéré, mais positif, déclara à M. de Vitrolles, au nom de son maître et des souverains alliés, qu'on devait tout au Sénat, et la déchéance de Napoléon, et le rappel des Bourbons; que sans ce corps on n'aurait pas trouvé une seule autorité avec laquelle on pût traiter; que, tout attaqué qu'il était, le Sénat contenait les hommes les plus éclairés, les plus expérimentés qui existassent dans le pays; que ce n'était pas avec quelques émigrés, ignorant la France, l'Europe et le siècle, qu'on parviendrait à dominer une nation aussi redoutable que la nation française; qu'il fallait donc se soumettre aux conditions du Sénat, lesquelles, après tout, n'avaient (p.~39) rien de déraisonnable; qu'au surplus, il n'existait que deux forces véritables dans le moment, l'armée de Napoléon, et les deux cent mille baïonnettes des souverains alliés; que l'armée de Napoléon ne voulait que le Roi de Rome, et que les deux cent mille baïonnettes des alliés ne serviraient pas à faire un dix-huit brumaire contre le Sénat, qu'elles serviraient plutôt à l'empêcher; que c'était là une résolution arrêtée, qu'il n'était pas chargé de discuter, mais de signifier.—

M. de Vitrolles, ainsi qu'il l'avait déjà fait, se retira indigné contre l'influence étrangère qu'il était cependant allé chercher à Troyes, et vint porter au Prince les communications dont on l'avait chargé. On se récria fort contre ce fou d'Alexandre, comme on appelait alors l'empereur de Russie, et on attendit avec une résignation forcée la résolution du Sénat.

Ce corps assemblé dans la journée même, écouta les propositions de M. Fouché, appuyées de toute l'influence de M. de Talleyrand. Ce n'était pas au moyen de bonnes raisons produites en séance publique qu'on dirigeait le Sénat, mais au moyen de paroles dites à l'oreille de chaque membre par des meneurs actifs et adroits. En fait de meneurs il n'y en avait pas de plus remuant que M. Fouché. Il dit aux sénateurs qu'il fallait sortir de cette impasse, et investir M. le comte d'Artois de la lieutenance générale, en maintenant toutefois les conditions précédemment stipulées, c'est-à-dire la Constitution sénatoriale, et le serment du Roi à cette Constitution.

Décidé par ce que lui dirent MM. Fouché et de Talleyrand, le Sénat vota séance tenante la résolution (p.~40) qui suit, laquelle cette fois faisait honneur à sa fermeté, et ne donnait aucune prise au ridicule.

Le Sénat adopte la résolution imaginée par M. Fouché. «Sur la proposition du gouvernement provisoire, et le rapport d'une commission spéciale de sept membres.

»Le Sénat défère le gouvernement provisoire de la France à S. A. R. Mgr le comte d'Artois, sous le titre de Lieutenant général du Royaume, en attendant que Louis-Stanislas-Xavier, appelé au trône des Français, ait accepté la Charte constitutionnelle.

»Le Sénat arrête que le décret de ce jour sera présenté ce soir par le Sénat en corps à S. A. R. Mgr le comte d'Artois.

»Délibéré à Paris le 14 avril.»

Revenu aux Tuileries, M. de Talleyrand y rencontra M. de Vitrolles, et lui dit, en jetant négligemment sur une table le texte de la résolution du Sénat, qu'il fallait s'en contenter, car le Sénat viendrait le soir même recevoir la déclaration du Prince, et lui lire son décret. M. le comte d'Artois, blessé par les termes de la déclaration du Sénat, veut d'abord résister, et finit par se rendre. M. de Vitrolles, retournant auprès du Prince, le trouva cette fois moins accommodant que la veille. L'orgueilleuse netteté des termes dans lesquels on lui déférait un pouvoir provisoire et conditionnel, le remplit de courroux. Il repoussa violemment la pièce qu'on lui avait remise, s'écria qu'il n'avait que faire de messieurs les sénateurs, qu'il ne les connaissait point, qu'il ne les recevrait pas, et qu'il serait lieutenant général du royaume en vertu de son droit, et non en vertu de leur déclaration.—Ainsi, le Prince plus raisonnable que ses amis le jour précédent, l'était beaucoup moins (p.~41) aujourd'hui, et chacun délirait à son tour. Mais la nécessité qui avait vaincu les amis de M. le comte d'Artois, devait le vaincre lui-même. On n'était pas plus fort le 14 avril que le 13, on n'avait pas l'armée qui obéissait à Napoléon, la garde nationale qui obéissait au Sénat, les soldats étrangers qui obéissaient à l'empereur Alexandre. On avait bien songé à se servir du Corps législatif, plus populaire que le Sénat, mais moins autorisé. On avait sondé quelques-uns des personnages influents qui le composaient, et ils n'avaient fait que des réponses timides, et peu encourageantes. Ce corps d'ailleurs comptait en ce moment si peu de ses membres à Paris, qu'il était impossible de le réunir. Il était tard enfin, le Sénat allait arriver, et il ne restait pas même le temps d'une esclandre. On relut la déclaration exigée du Prince, on atténua autant que possible les engagements, mais en laissant subsister le fond des choses, et ce fond c'était la royauté rappelée à condition de donner les garanties qui ont reçu depuis le titre de Charte constitutionnelle, c'est-à-dire, à condition d'admettre la révolution française dans ce qu'elle avait de plus légitime et de plus respectable.

Le Sénat se transporte aux Tuileries, et confère la lieutenance générale à M. le comte d'Artois. À huit heures du soir le Sénat se présenta aux Tuileries, ayant en tête son président M. de Talleyrand.

Ce personnage, si bien fait pour les représentations où il fallait tempérer la fermeté par une exquise politesse, s'approcha du Prince, et, selon sa coutume s'appuyant sur une canne, la tête penchée sur l'épaule, lut un discours à la fois fier et adroit, dans lequel il expliquait la conduite du Sénat (p.~42) sans l'excuser, car elle n'avait pas besoin d'excuse.

«Le Sénat, disait-il, a provoqué le retour de votre auguste maison au trône de France. Trop instruit par le présent et le passé, il désire avec la nation affermir pour jamais l'autorité royale sur une juste division des pouvoirs, et sur la liberté publique, seules garanties du bonheur et des intérêts de tous.

»Le Sénat persuadé que les principes de la Constitution nouvelle sont dans votre cœur, vous défère, par le décret que j'ai l'honneur de vous présenter, le titre de Lieutenant général du royaume, jusqu'à l'arrivée du Roi votre auguste frère. Notre respectueuse confiance ne peut mieux honorer l'antique loyauté qui vous fut transmise par vos ancêtres.

»Monseigneur, le Sénat en ces moments d'allégresse publique, obligé de rester en apparence plus calme sur la limite de ses devoirs, n'en est pas moins pénétré des sentiments universels. Votre Altesse Royale lira dans nos cœurs à travers la retenue même de notre langage......» M. de Talleyrand joignit à ces paroles fermes et respectueuses les protestations de dévouement qui étaient alors dans toutes les bouches, il y mit de moins la banalité et la bassesse qui se rencontraient dans presque toutes.

Le Prince répondit par le texte de la déclaration convenue. «Messieurs, dit-il, j'ai pris connaissance de l'acte constitutionnel qui rappelle au trône de France le Roi mon auguste frère. Je n'ai point reçu de lui le pouvoir d'accepter la Constitution, (p.~43) mais je connais ses sentiments et ses principes, et je ne crains pas d'être désavoué en assurant en son nom qu'il en admettra les bases...» Après cet engagement explicite, la déclaration énumérait les bases elles-mêmes, c'est-à-dire, la division des pouvoirs, le partage du gouvernement entre le Roi et les Chambres, la responsabilité des ministres, le vote de l'impôt par la nation, la liberté de la presse, la liberté individuelle, la liberté des cultes, l'inamovibilité des juges, le maintien de la dette publique, des ventes dites nationales, de la Légion d'honneur, des grades et dotations de l'armée, l'oubli des votes et actes antérieurs, etc.—J'espère, ajouta le Prince, que l'énumération de ces conditions vous suffit, et comprend toutes les garanties qui peuvent assurer la liberté et le repos de la France.—Cette allocution ayant réussi, le Prince enhardi par le succès, parla heureusement, d'abord au Sénat, puis à divers sénateurs qu'il entretint familièrement.—L'un d'eux ne put même s'empêcher de s'écrier: Oui, c'est bien le sang d'Henri IV qui coule dans vos veines.—Son sang coule en effet dans mes veines, repartit le Prince; je désirerais avoir ses talents, mais à défaut de ses talents, j'aurai son cœur et son amour pour la France.—Ces paroles provoquèrent des acclamations chaleureuses, et le Sénat et le Prince parurent deux pouvoirs tout à fait réconciliés. Après le Sénat vint le Corps législatif, pressé de donner son adhésion à l'acte qui se consommait sous ses yeux. Le Prince lui adressa quelques paroles qui indiquaient une certaine préférence, car il le complimentait d'avoir résisté à la tyrannie, compliment (p.~44) qu'il ne pouvait adresser au Sénat. Succès personnel de M. le comte d'Artois. Cette petite flatterie, vivement sentie par le Corps législatif, mais à peine aperçue par le Sénat, disparut au milieu du contentement général.

Le Prince avait obtenu un succès complet, et il en était extrêmement satisfait. L'idée de paraître devant un grand corps, composé des personnages les plus considérables de France, n'avait pas laissé de lui inspirer une certaine timidité. Il était ravi de s'en être bien tiré, et avec sa vivacité ordinaire il parut avoir oublié sa récente colère.—Ma foi, dit-il à ses intimes, l'engagement est pris; il faudra le tenir franchement, et puis, si après quelques années on s'aperçoit que les choses ne peuvent pas marcher, on verra comment s'y prendre pour les arranger autrement[2].—

Pour la première fois, M. le comte d'Artois songe à recourir à l'autorité de Louis XVIII, afin d'obtenir l'approbation de tout ce qui s'est fait depuis quinze jours. Dès ce moment le Prince pouvait se considérer comme légalement saisi de l'autorité royale, et il avait traversé assez adroitement l'une des plus graves difficultés de la situation. Tout à coup il se rappela que depuis quinze jours, emporté par le torrent des choses, il avait toujours agi à sa tête, ou d'après l'impulsion de ses amis, et qu'il n'avait pas songé à Louis XVIII. Il n'était certes coupable ni de négligence, ni d'usurpation, car il n'avait pas eu une heure de libre pour la donner à l'obéissance envers le Roi, et en chaque occurrence il n'avait fait que céder à la nécessité. Mais il craignait son frère, spirituel, jaloux et caustique. S'apercevant donc que dans tout ce qu'il avait fait depuis Nancy, il n'avait pas pensé une fois à consulter ce frère, qui pour (p.~45) lui était roi sans condition, il en fut presque épouvanté.—Et mon frère! s'écria-t-il, nous n'avons pas songé à lui, nous ne lui avons rien mandé. Que va-t-il dire?—M. de Vitrolles un peu surpris de ce remords si naïf et si peu fondé, lui répondit que d'abord il avait, au milieu de ce chaos, saisi la couronne, que c'était là un premier service dont Louis XVIII serait bien obligé de lui tenir compte, que d'ailleurs le temps avait manqué absolument pour en référer à Londres, qu'il y avait innocence démontrée dans la conduite qu'on avait tenue, qu'au surplus le moment était venu d'envoyer, et que Louis XVIII verrait bien que ce moment était le premier dont on avait pu disposer.—Un peu remis de sa frayeur, M. le comte d'Artois choisit le comte de Bruges pour l'expédier en Angleterre, afin d'exposer à Louis XVIII ce qu'on avait fait, de lui en donner les raisons, et de prendre ses ordres royaux relativement à ce qui restait à faire, et aux préparatifs de son voyage en France.

M. le comte d'Artois étant investi de l'autorité royale, il fallait mettre un terme à l'existence du gouvernement provisoire, sans toutefois éloigner ni les hommes qui l'avaient composé, ni leur influence. Ingratitude à part, l'imprudence eût été trop grande de se séparer d'eux si vite et si brusquement. Le moyen de satisfaire à toutes les convenances était clairement indiqué, c'était de faire du gouvernement provisoire le conseil de M. le comte d'Artois, car ce prince, lors même qu'il eût été plus au courant des hommes et des choses qu'il ne l'était, ne pouvait se passer d'un conseil. Le gouvernement provisoire converti en conseil royal délibérant avec le comte d'Artois. Le gouvernement (p.~46) provisoire fut donc converti en conseil de gouvernement, délibérant avec le Prince sur toutes les affaires de l'État. Les ministres, déjà parfaitement choisis pour la plupart, et quelques-uns dignes de gouverner la France en tout temps, devinrent ministres du Roi, en attendant que Louis XVIII, rentré en France, les confirmât dans leur poste.

Quelques personnages ajoutés à ce conseil. Cependant le conseil du Prince, uniquement composé du gouvernement provisoire, eût été trop incomplet sous plus d'un rapport. Il y manquait des représentants de l'armée, car on ne pouvait prendre pour tel le vieux Beurnonville, bon officier jadis, mais depuis si complétement oublié, que les glorieuses phalanges qui avaient parcouru l'Europe pendant vingt années ne pouvaient se reconnaître en lui. On songea d'abord à deux personnages, au maréchal Suchet, à cause de ses talents d'homme de guerre et d'homme de gouvernement, et au maréchal Marmont, à cause du service signalé qu'il avait rendu à la royauté. M. de Talleyrand ne voulut pas auprès de lui d'un personnage aussi considérable que le maréchal Suchet, et personne n'eut ni le courage ni le goût de s'adjoindre le maréchal Marmont. Cet infortuné qui avait cru s'acquérir le premier rang en passant du côté du gouvernement provisoire, était devenu odieux à ses anciens camarades, et importun à ses nouveaux amis. Impossibilité d'y adjoindre le maréchal Marmont. Les militaires attribuant à la défection du 6e corps plus d'influence qu'elle n'en avait eu sur le résultat de la guerre, se plaisaient à penser, et surtout à dire, que la trahison seule avait pu les vaincre, et au moment où ils abandonnaient Napoléon pour les Bourbons, ils prenaient grand (p.~47) soin d'établir une distinction bien tranchée entre l'acte de trahir et celui de se rallier. Aussi plus ils étaient ralliés, plus ils étaient sévères pour Marmont, qui était ainsi devenu le traître par excellence. Le malheureux, en s'apercevant de l'abîme où il était tombé sans s'en douter, se révoltait de l'injustice du sort. Plus il souffrait, plus il s'agitait, allait, venait, tantôt pour se donner de l'importance, tantôt pour rendre à l'armée des services dont elle lui sût gré, ce qui notamment lui avait inspiré tant d'ardeur pour défendre la cocarde tricolore, et pour provoquer des mesures contre la désertion. Mais sans réussir à se faire absoudre par ses anciens camarades, il s'était déjà rendu singulièrement incommode à ceux qu'il avait servis, par les mouvements auxquels il se livrait, par les prétentions excessives qu'il affichait, par le reproche d'ingratitude toujours près de s'échapper de sa bouche quand on ne faisait pas ce qu'il voulait. Sa vanité, sa légèreté, son courage même, ajoutaient encore aux inconvénients de son rôle, et il était devenu un pesant fardeau pour le parti dont il avait assuré le triomphe: terrible exemple pour tous ceux qui dans les révolutions sont tentés de sortir de la ligne des devoirs clairs et simples découlant de leur position. Le choisir comme membre du conseil suprême était réellement impossible, et on n'y songea que pour se dire qu'il n'y fallait pas songer. Adjonction des maréchaux Oudinot et Moncey, et du général Dessoles. On prit de braves gens, justement estimés dans l'armée, mais incapables d'exercer une influence politique, les maréchaux Moncey et Oudinot, qui avaient été des premiers à se rallier. Ces nouveaux collègues convenaient (p.~48) à M. de Talleyrand, auquel ils ne pouvaient porter ombrage. On fit encore un choix d'une tout autre valeur, celui du général Dessoles, qui n'affichait pas non plus de prétentions importunes. On savait depuis longtemps que ce chef d'état-major de Moreau était un homme distingué. On en fut convaincu bien davantage après quelques jours passés avec lui. Il montrait un esprit fin, cultivé, étendu, un caractère indépendant, et les convictions honnêtes de cette époque, c'est-à-dire la persuasion très-sincère qu'il fallait chercher désormais sous les Bourbons la paix et une sage liberté. De plus, le général Dessoles avait su en quelques jours acquérir la faveur de la garde nationale, qui, recrutée dans la bonne bourgeoisie de Paris, ayant ses opinions saines et tempérées, allait être pour le nouveau gouvernement une force des plus secourables, entre l'armée impériale déjà dévorée de regrets, et l'armée des alliés obéissant à des volontés étrangères. Le général Dessoles fut donc pour la garde nationale et pour lui-même appelé à faire partie du conseil royal.

Prétention de M. de Vitrolles de remplacer le duc de Bassano. Il y avait un personnage qui, après avoir servi d'intermédiaire entre les puissances du jour, et couru même pour la cause royale de véritables dangers, avait la prétention de n'être pas mis de côté comme un instrument désormais inutile; ce personnage était M. de Vitrolles. Devenu l'agent spécial et presque l'ami de M. le comte d'Artois, il aspirait à jouer sous la royauté des Bourbons le rôle de M. de Bassano sous l'Empire. C'était se tromper étrangement, car le rôle de M. de Bassano, (p.~49) recueillant les volontés d'un maître absolu, et les signifiant à des ministres commis, avait disparu avec Napoléon. Néanmoins M. de Vitrolles s'installa spontanément dans les fonctions de secrétaire du Conseil royal, pour tenir note des délibérations de ce conseil, ce qui déplut fort à M. de Talleyrand, lequel pensait avec raison que ce qu'il faut enregistrer dans un conseil de gouvernement, ce sont les volontés définitives, et non ces mille volontés fugitives, souvent contradictoires, par lesquelles passent les hommes même les plus fermes avant d'arriver à leurs dernières résolutions. M. de Vitrolles prit donc ce rôle de tenir la plume dans le Conseil royal, bien qu'on lui enjoignît plusieurs fois, non pas de s'en aller, mais de ne pas écrire.

L'abbé de Pradt nommé grand chancelier de la Légion d'honneur. Cependant on n'avait pas satisfait ainsi toutes les ambitions qui s'agitaient autour du nouveau gouvernement. Restait par exemple l'abbé de Pradt, qui s'imaginait être aussi utile qu'il était pétulant, dont personne n'aurait songé à faire un ministre, ni aimé à faire un collègue, et que par ce motif on plaça dans un brillant isolement, en le nommant grand chancelier de la Légion d'honneur. Il était un autre personnage, longtemps familier de Napoléon, dont il avait été condisciple, et qui ayant perdu sa confiance depuis plusieurs années, lui payait par une haine furieuse la disgrâce qu'il avait encourue, c'était M. de Bourrienne, qu'on avait dans le premier moment appelé à l'administration des postes. On l'y laissa, parce qu'il y était, et qu'on aurait été embarrassé de lui trouver un autre emploi.

Au milieu de tous ces choix on ne voyait pas encore (p.~50) figurer beaucoup de membres de cette émigration qui, rentrée à des époques anciennes ou récentes, regardait le règne des Bourbons non-seulement comme son triomphe, mais comme son patrimoine. Conseil particulier de M. le comte d'Artois. Déjà quelques-unes étaient arrivés d'Angleterre ou des provinces, et se pressaient autour du comte d'Artois, qui, ne pouvant leur donner place dans le gouvernement de l'État, se réduisait à en composer son gouvernement particulier, et en quelque sorte sa clientèle personnelle. Nous avons parlé de MM. de Montciel et de la Maisonfort, venus, l'un de Franche-Comté, l'autre d'Angleterre, gens de mérite, et de savoir, ne devant pas être confondus avec la tourbe des empressés qui cherchent à profiter de toutes les révolutions. M. le comte d'Artois les établit aux Tuileries, pour former près de lui une espèce de conseil secret, qui aurait toute sa confiance. Si M. le comte d'Artois n'eût admis auprès de lui que des hommes pareils, bien que les doubles influences soient toujours dangereuses dans un gouvernement, le mal eût été en partie corrigé par la qualité des choix. Mais tandis que son frère Louis XVIII, par prudence, paresse, dédain, avait constamment tenu à distance les agents du royalisme, qui venaient sans cesse de la Vendée ou de Paris en Angleterre, apportant de fausses informations et de fausses espérances, M. le comte d'Artois, par besoin de se mêler de tout, et par facilité d'humeur, s'en était toujours entouré, et déjà il en était assailli, autant du moins que le temps l'avait permis. Faiblesse de M. le comte d'Artois à l'égard des agents subalternes du royalisme. Les Tuileries commençaient en effet à se remplir d'hommes lui rappelant qu'ils avaient fait ceci ou cela, qu'ils (p.~51) avaient été chargés de telle ou telle commission, fort périlleuse à les entendre, et s'offrant à rendre de nouveaux services de quelque genre qu'ils fussent. Les uns proposaient d'aller dans les départements pour mettre hors de fonction les préfets ou sous-préfets récalcitrants de l'Empire, ou de courir après les membres de la famille Bonaparte pour leur arracher les richesses qu'ils emportaient, disait-on. D'autres offraient même, si on voulait, de débarrasser la France du tyran, qui, bien que détrôné, ne la laisserait jamais en repos si on le laissait en vie. M. le comte d'Artois, sans écouter, sans examiner surtout ce qu'on lui proposait, accueillait ces officieux, prenait la main à tous, ne contestait à aucun ses prétendus services, ne disait à aucun qu'il ne se souvenait pas de l'avoir vu, recevait les offres des uns et des autres, leur prodiguait en retour les promesses avec une abondance de cœur et de paroles qui tenait à sa bonté autant qu'à sa légèreté, n'avait qu'un souci, c'était de les renvoyer contents, traitait exactement de même d'honorables royalistes, fidèles à leur foi sans l'avoir jamais souillée d'aucun méfait, et des hommes couverts de crimes pendant la guerre civile. À tous sans exception il disait qu'il fallait prendre patience, que chacun aurait la récompense de ses œuvres, pourvu qu'il ne fût pas trop pressé, qu'on avait été obligé dans les premiers moments de s'entourer des gens de Bonaparte, lesquels d'ailleurs avaient rendu des services dont il convenait de tenir compte, mais que le tour des purs royalistes viendrait, et qu'ils n'auraient pas en vain souffert, aimé, attendu pendant vingt-cinq années.

(p.~52) Incapable de vouloir sciemment ce qui était mauvais, mais très-capable de le laisser faire, M. le comte d'Artois était donc, dès les premiers jours, devenu le centre de deux gouvernements, l'un régulier, composé d'anciens fonctionnaires de l'Empire qui lui avaient mis le pouvoir dans la main, l'autre, irrégulier et on dirait clandestin, s'il n'eût été universellement connu, composé des royalistes opprimés sous la révolution, annulés sous l'Empire, les uns ayant traversé honnêtement la guerre civile, les autres ayant contracté les vices qu'elle engendre. Il s'agitait entre l'un et l'autre, faisant bon visage à tous deux, rêvant de les concilier, et d'en tirer utilité pour sa cause, double rôle auquel aurait succombé l'homme le plus ferme et le plus sage.

Situation déplorable dans laquelle la guerre avait laissé la France, et nécessité d'y pourvoir d'urgence. Pourtant l'état de la France était lamentable, et il était urgent d'y porter remède. Dans la Franche-Comté, l'Alsace, la Lorraine, la Champagne, la Bourgogne, la Flandre, régnaient la désolation et la stupeur. Les troupes ennemies, et particulièrement les troupes prussiennes, commettaient des atrocités dont les armées françaises, quoique ayant souvent commis de déplorables excès en pays conquis, ne s'étaient jamais rendues coupables, du moins au même degré. Leurs monarques, à Paris, prescrivaient de bonne foi la discipline et l'humanité, mais leurs officiers, croyant qu'on pouvait désobéir à de tels ordres, et qu'en tout cas cette désobéissance resterait inconnue ou impunie, ne se refusaient rien, ni à eux-mêmes ni à leurs soldats. Ils prenaient ce qui leur convenait, et laissaient détruire encore davantage. En Champagne notamment, (p.~53) où la guerre avait été des plus actives, les villages étaient en cendres, les populations en fuite, les communications interrompues, les ponts coupés, les routes défoncées et infectées de cadavres. Les paysans pleins de rage égorgeaient sans pitié les soldats étrangers qui leur tombaient sous la main. Les autorités impériales avaient été remplacées par les individus qui s'étaient offerts, ou qu'on avait pris sur les lieux, et qui servaient à lever sur le pays ce dont l'ennemi avait besoin, genre d'extorsion préférable cependant au pillage. À ce spectacle désolant s'en ajoutait un autre, qui était de nature à exciter de vives inquiétudes. Les armées françaises, surtout celles qui avaient été le plus fortement engagées, étaient en face et très-près des armées coalisées. Leur premier sentiment avait été une sorte de satisfaction de voir finir une guerre horriblement meurtrière; le second avait été le regret, et ce regret s'était bientôt converti en une colère furieuse contre les traîtres, auxquels elles imputaient le malheur de nos armes. Dans leur effervescence, elles n'étaient pas loin de se jeter de nouveau sur l'ennemi, et elles n'échappaient à cette disposition que par la désertion, devenue, avons-nous dit, une contagion générale. Aussi les routes étaient-elles couvertes de militaires s'en allant en troupes, avec armes, bagages et chevaux, de manière qu'on était menacé ou de n'avoir plus de soldats, ou d'en avoir de trop fidèles, tout prêts à recommencer spontanément la guerre.

Incertitude et trouble des autorités dans les provinces. Dans les provinces où l'invasion n'avait pas pénétré, les autorités, incertaines, inquiètes, craignant (p.~54) à la fois ou de quitter Napoléon trop tôt, ou de rejoindre les Bourbons trop tard, avaient une conduite équivoque, et n'étaient pas capables de contenir les populations émues. Dans le centre de la France, pays ordinairement paisible, l'inconvénient n'était pas grand, et on en était quitte pour des hésitations dont s'amusait la malice publique. Mais dans la Vendée, dans le Midi, partout où les royalistes et les révolutionnaires se trouvaient en présence, la faiblesse des autorités devenait un véritable péril. Refus d'acquitter les impôts indirects dans le Midi. Enfin l'impôt était aussi réprouvé que la conscription. À l'exemple de M. le comte d'Artois, MM. les ducs d'Angoulême et de Berry avaient paru, l'un en Gascogne, l'autre en Normandie, au cri: Plus de conscription, plus de droits réunis!—On voulait que la seconde de ces promesses se réalisât sur-le-champ, et de Marseille à Bordeaux on refusait d'acquitter les impôts indirects. Invasion des produits étrangers à la suite des armées ennemies. Pour compléter ce triste tableau, il faut ajouter que les Anglais, fidèles à la coutume d'introduire leurs marchandises à la suite de leurs armées, avaient couvert le littoral de la Manche, de l'Océan et de la Méditerranée, de sucres, cafés, tissus de coton, fers, offerts à vil prix, ce qui menaçait de ruiner nos négociants et nos manufacturiers, car les uns n'avaient en magasin que des denrées coloniales ayant subi le tarif de 50 pour cent, et les autres ne pouvaient livrer aux consommateurs que des produits fabriqués avec des matières premières d'une excessive cherté. Une catastrophe commerciale pouvait donc se joindre à toutes les calamités d'une affreuse guerre. Enfin le Trésor n'avait pas un million disponible. Dans les (p.~55) provinces envahies les caisses avaient été vidées par l'ennemi, et dans les provinces où les troupes étrangères n'avaient pas pénétré, l'impôt avait cessé d'être perçu.

Quand on voit les embarras qui viennent assaillir tout gouvernement nouveau surgi d'une révolution, on est effrayé, et il semble qu'il ne puisse s'établir sans un génie prodigieux. Mais le génie n'est jamais nécessaire pour commencer, parce qu'une sorte de bonne volonté générale seconde les gouvernements à leur début, et c'est seulement d'après la sagesse qu'ils déploient plus tard, alors que les moments les plus difficiles semblent passés, qu'il convient de les juger.

Le gouvernement commence par envoyer des commissaires extraordinaires dans les provinces. On envoya d'abord dans les provinces des commissaires extraordinaires, chargés d'y porter ce qu'on appelait alors les actes du Sénat, de les y faire connaître, accepter et exécuter, de délivrer les prêtres ou royalistes détenus, de mettre un terme aux vexations qui avaient la conscription pour cause, de faire un examen attentif des autorités locales, préfets, sous-préfets, maires, de les rallier à la cause des Bourbons, ou de les destituer. Choix de ces commissaires, pris parmi les hommes de l'ancien et du nouveau régime. On choisit ces commissaires dans des vues de conciliation, et on leur donna des instructions fort sages. Leur choix fut un mélange de gens de Bonaparte (c'est ainsi qu'on appelait les hommes qui avaient appris les affaires à l'école de Napoléon, et qui avaient su le quitter à temps), et de grands seigneurs d'autrefois, modérés et bienveillants, comme on l'est ordinairement dans la première joie du triomphe. On y voyait confondus le maréchal Kellermann, envoyé dans la (p.~56) 3e division militaire (Metz); le comte Dejean dans la 11e (Bordeaux); le duc de Plaisance, neveu de l'architrésorier Lebrun, dans la 14e (Caen); M. Otto, l'ancien diplomate, dans la 21e (Bourges); le général Marescot, le compagnon d'infortune du général Dupont, dans la 20e (Périgueux); le comte Jules de Polignac dans la 10e (Toulouse); le comte Roger de Damas dans la 4e (Nancy); le comte Auguste de Juigné, neveu de l'ancien archevêque de Paris, dans la 7e (Grenoble); le comte Bruno de Boisgelin dans la 8e (Toulon); le chevalier de la Salle, fils de l'ancien gouverneur de l'Alsace, dans la 5e (Strasbourg); le comte Alexis de Noailles dans la 19e (Lyon), etc... Ces personnages si divers se mirent en route immédiatement pour porter dans les départements la bonne nouvelle du retour des Bourbons, de la paix, de la liberté constitutionnelle, et pour rallier tous les esprits à cette révolution.

Nouveaux cantonnements assignés aux armées françaises pour prévenir les collisions avec l'ennemi. On se hâta de répartir le mieux possible l'armée que Napoléon avait concentrée autour de Fontainebleau, et de changer les commandants qui inspiraient des craintes. On dispersa la garde impériale qui formait par sa réunion un foyer redoutable, et on la distribua entre les départements où son esprit ne pouvait devenir dangereux. On laissa la vieille garde à Fontainebleau, mais on envoya la jeune à Orléans. La cavalerie de la garde fut cantonnée à Bourges, Saumur, Angers; l'artillerie à Vendôme. Le 6e corps qui, sous l'impulsion du maréchal Marmont et de ses généraux divisionnaires, s'était séparé de la cause impériale, fut établi à Rouen et dans les environs. Le 7e corps, celui d'Oudinot, composé en (p.~57) grande partie de troupes tirées d'Espagne, fut dirigé sur Évreux, avec la cavalerie du comte de Valmy. Le 11e corps, celui de Macdonald, fut envoyé avec la cavalerie de Milhaud à Chartres. Le 2e corps, celui du général Gérard, fut envoyé à Nevers avec la cavalerie Saint-Germain. Ce qui restait de Polonais fut réuni à Saint-Denis, pour être mis à la disposition de l'empereur de Russie. Dans la même intention on réunit les Croates à Dijon, pour les restituer au prince de Schwarzenberg, et les Belges à Saint-Germain, pour les restituer au prince d'Orange. Dans ces cantonnements les collisions entre les troupes françaises et étrangères n'étaient plus à craindre. Le général Maison, qui venait de s'honorer par la campagne de Belgique, et par sa fermeté à maintenir la discipline, fut laissé à la tête des troupes de Flandre. Le maréchal Davout passait pour un partisan obstiné de l'Empire. Sa résistance à Hambourg avait exaspéré les monarques alliés; son nom faisait trembler en Allemagne tous les ennemis de la France; il n'avait pas hésité à tirer sur le drapeau blanc, parce qu'on le lui avait montré à côté du drapeau russe, et c'étaient là des actes qui, même sans une grande intolérance, le rendaient inacceptable pour le nouveau gouvernement. Le général Gérard fut envoyé à Hambourg pour le remplacer. On laissa le général Grenier ramener l'armée d'Italie, sans rien prescrire à son égard, et Augereau commander pendant la paix les troupes du Dauphiné qu'il avait si mal commandées pendant la guerre, mais qu'il ne semblait pas disposé à rendre à Napoléon, à en juger du moins par sa récente (p.~58) proclamation. Enfin, à l'égard des maréchaux Soult et Suchet, on se décida sous l'impression des rapports qu'on venait de recevoir. D'après ces rapports, le maréchal Suchet avait paru calme et modéré, le maréchal Soult, récalcitrant, hostile, attaché à l'Empire au delà de toute mesure. On prescrivit à ce dernier de céder son commandement au maréchal Suchet, qui réunit ainsi dans sa main les anciennes armées d'Aragon et de Castille.

Libération de la classe de 1815, et ajournement de la question de la conscription. Après ces mesures d'urgence il restait, relativement à l'armée, une résolution grave à prendre. Il s'agissait de prononcer sur la conscription, institution nécessaire, mais alors universellement détestée. On adopta la sage détermination, malgré les imprudentes promesses des Princes, de ne rien statuer quant à présent, et d'ajourner ainsi, sous prétexte de les réserver respectueusement à la royauté encore absente, toutes les questions d'une haute importance. Seulement, comme il fallait faire à la désertion sa part nécessaire, on décida que les conscrits de 1815, levés en 1814, selon la coutume impériale de devancer les conscriptions d'une année, pourraient rester chez eux, s'ils n'avaient pas encore rejoint les drapeaux, ou y retourner s'ils avaient déjà quitté leurs communes. Ce n'était que légaliser en quelque sorte un fait accompli presque partout. On comptait avec raison que les hommes qui rentraient en grand nombre d'Italie, d'Espagne, d'Allemagne, de Russie, d'Angleterre, à titre de garnisons rendues ou de prisonniers élargis, procureraient à l'armée une masse de soldats excellents, et en fourniraient même beaucoup plus qu'on ne pourrait en payer.

(p.~59) Les finances constituent la principale difficulté du nouveau gouvernement. Payer allait devenir en effet une des principales difficultés du nouveau gouvernement. Napoléon, dans les derniers jours de son règne, avait fait vivre le Trésor en lui prêtant de l'argent, qu'il prenait dans les économies de sa liste civile, depuis que le domaine extraordinaire était épuisé. Des 150 millions environ qu'il avait économisés sur ses diverses listes civiles, il lui restait, comme on l'a vu, 18 millions en janvier 1814, et on en avait trouvé encore 10 à Orléans, avec sa propre vaisselle, qu'on avait arrachés des mains de Marie-Louise. Les auteurs de cette expédition avaient voulu conduire aux Tuileries les fourgons contenant les 10 millions, comme une portion recouvrée du domaine public, dont ils désiraient faire hommage à M. le comte d'Artois. Et, effectivement, le dépôt avait été conduit intact jusqu'à la porte du Prince.

Fermeté que le ministre, M. Louis, met à faire rentrer les 10 millions trouvés à Orléans. Lorsque le baron Louis, ministre des finances, connut le fait, il en fut irrité au plus haut point. C'était, avons-nous dit, un esprit ardent, mais supérieur, imbu des principes financiers les plus sains, connaissant toutes les ressources qu'on pouvait tirer du crédit, et seul capable dans les circonstances où l'on se trouvait, d'en faire l'essai, et d'y réussir. À la hauteur, à la profondeur des vues, il joignait un amour de la règle poussé jusqu'à la passion. Il avait épousé la cause des Bourbons avec chaleur, non par conformité de sentiments avec l'émigration, mais par désir sincère d'une sage liberté qu'il n'espérait que des Bourbons. Néanmoins, malgré son dévouement au gouvernement nouveau, en apprenant qu'on avait transporté aux Tuileries les dix (p.~60) millions dont il avait un besoin indispensable, il fut courroucé de la privation et de l'irrégularité. Il assembla les principaux personnages composant le ministère et le conseil du Prince, leur dénonça le fait, et déclara que si les dix millions n'étaient à l'instant renvoyés au Trésor, il donnerait sa démission motivée. On s'efforça de le calmer, on lui conseilla d'aller chez le Prince, de lui faire connaître avec modération et convenance les règles établies depuis 1789 dans la gestion de la fortune publique, et on lui promit qu'il aurait satisfaction.

Le ministre un peu apaisé se rendit chez le comte d'Artois, le surprit, sans lui déplaire, par la vigueur de son langage, et le trouva facile à rendre un bien qu'il ne songeait nullement à s'approprier, et dont il aurait usé tout au plus en faveur de ses amis malheureux, si on ne lui avait pas dit que c'était le bien de l'État, indispensable d'ailleurs à l'acquittement des services publics. Les 10 millions furent rendus à 500 mille francs près, qui étaient nécessaires pour l'entretien de la maison du Prince.

Ferme résolution du ministre des finances de payer toutes les dettes de l'État, et de maintenir les impôts existants. Ce secours arrivait fort à propos, et, obtenu en valeurs métalliques, il n'en avait que plus de prix. Aucun homme peut-être n'a aussi bien compris que M. Louis, que le secret du crédit est dans la ponctuelle exactitude à tenir ses engagements. Le penchant des partis, presque à toutes les époques, est d'attacher peu d'importance aux engagements de leurs prédécesseurs, et il ne manquait pas alors de royalistes qui étaient tout prêts à traiter comme peu respectables les dettes de l'Empire et de la Révolution. Mais M. Louis dit hautement, que tout disposé (p.~61) qu'il était à défendre les deniers du Trésor, il ne les défendrait pas jusqu'à frustrer les créanciers de l'État de ce qui leur était dû, que par conséquent les dettes antérieures, quelle qu'en fût la cause ou l'origine, seraient rigoureusement acquittées, et il ajouta, ce qui pouvait seul rendre sa déclaration sérieuse, qu'il était résolu à maintenir les impôts existants, malgré les clameurs des partis et des masses populaires. Quelques mots irréfléchis, proférés par les Princes dans un premier moment, ne devaient pas être, selon lui, une raison de s'écarter des véritables principes financiers. Les droits réunis et la conscription étaient nécessaires, car à tout gouvernement il fallait des hommes et de l'argent, et on devait par conséquent avoir le courage de les maintenir.—La présence du comte d'Artois, qui avait été le plus prodigue des princes en fait de promesses imprudentes, n'imposa nullement au courageux ministre, et il déclara que si on ne prononçait pas sur-le-champ le maintien de toutes les contributions ordinaires et extraordinaires déjà votées pour 1814, il serait impossible de faire le service, et que quant à lui il ne s'en chargerait pas. Le conseil royal appuie le ministre, et le comte d'Artois le laisse faire. On lui donna satisfaction, en ajoutant que lorsque le Roi serait arrivé, on procéderait à un examen approfondi et définitif des impôts existants. M. Louis fit donc maintenir provisoirement les droits réunis, sauf quelques changements de forme concédés à la passion du jour. Ainsi le droit dit de détail, établi sur les boissons spiritueuses, a toujours été le plus odieux aux masses populaires, parce qu'il est perçu au cabaret. M. Louis en le maintenant accorda que pour les (p.~62) villes qui avaient un octroi, ce droit de détail pouvait être converti en une augmentation sur le droit d'entrée. Il accorda également quelques simplifications dans le droit dit de mouvement, qui se perçoit au moment du déplacement des boissons. Sauf ces légères concessions, M. Louis resta inébranlable sur le principe même de l'impôt, et mit tout le Conseil de son avis. M. de Talleyrand et ses collègues souriaient de la fougue du ministre des finances, mais tout en souriant, ils donnaient à M. le comte d'Artois l'exemple de respecter cette passion si rare du bien public, et d'y condescendre. M. le comte d'Artois, à la fois ignorant et facile, oublieux d'ailleurs de ses promesses, laissa faire le conseil et le ministre, étant encore très-disposé à écouter des hommes qui passaient pour savoir ce que lui et ses compagnons d'infortune ignoraient absolument.

Rapide confiance inspirée par M. Louis, et prompte naissance du crédit. Les intérêts ont le tact fin et prompt, et ils donnent rapidement leur confiance à qui la mérite. On sut bientôt qu'on avait un ministre des finances qui voulait payer sans exception les dettes légitimement constatées, et qui, pour y suffire, ne craignait pas de maintenir les impôts nécessaires, se souciant peu d'être impopulaire, pourvu qu'il établît le crédit de l'État. Ce crédit en effet fut créé comme par enchantement, grâce à la paix désormais assurée, grâce à un ministre dont les principes étaient si fermes et si hautement professés. Les gens d'affaires, premiers organes de la confiance publique, se montrèrent empressés à seconder M. Louis, et celui-ci put tout de suite recourir à une mesure qui auparavant eût été impossible, celle de créer des effets (p.~63) à courte échéance, c'est-à-dire des bons royaux.

L'usage a consacré dans les États modernes deux sortes de dette, la dette fondée dont les effets sont sans échéance, ou à échéance très-éloignée, et la dette flottante dont les effets sont à échéance rapprochée, et dont l'intérêt varie selon la situation du crédit. Ainsi en Angleterre et en France, il existe les titres de la rente perpétuelle, et les bons de l'Échiquier ou du Trésor. Le discrédit, résultat de la banqueroute, avait été si grand après le Directoire, que pendant l'Empire Napoléon n'avait jamais pu émettre des bons du Trésor, et qu'il lui avait fallu dissimuler le principal engagé, c'est-à-dire le Trésor lui-même. Ainsi on avait eu recours d'abord aux bons des receveurs généraux, puis, M. Mollien ayant sagement créé la Caisse de service, on avait converti les bons des receveurs généraux en bons de la Caisse de service. C'étaient en réalité des bons du Trésor, sauf qu'on n'osait pas leur donner leur nom véritable. En 1814 la Caisse de service était tellement obérée, qu'on n'aurait pu ajouter un seul effet à ceux qu'elle avait déjà en circulation. Création de dix millions de bons royaux. M. Louis n'hésita pas à créer une nouvelle dette flottante, en émettant 10 millions de bons royaux, à courte échéance, et à intérêt proportionné aux circonstances. Ces dix millions, grâce à la confiance que le ministre inspirait, furent accueillis sans répugnance. On avait reçu d'Orléans dix millions en espèces métalliques; les impôts maintenus, quoique non acquittés dans certaines provinces, avaient procuré quelques ressources, et on put, pour le premier mois, distribuer aux divers ministères 50 millions, (p.~64) acquittés comptant, ce qui permit de mettre au courant tous les services. Les affaires en reçurent sur-le-champ une heureuse impulsion, qui contribua beaucoup à ranimer le crédit dont l'État allait vivre désormais. Marche régulière de tous les services. Tandis que M. Louis commençait ainsi à fonder le crédit, il apporta une égale fermeté à maintenir l'ordre, qui avait été le principal mérite des finances impériales, et il fit continuer la coutume de présenter tous les mois au Conseil le tableau des besoins du mois suivant, pour les connaître et y adapter les ressources nécessaires.

État commercial de la France. Les finances, qui étaient la tâche la plus difficile du nouveau gouvernement, étaient donc tirées de leur premier embarras, grâce au ministre habile et vigoureux qui en avait assumé le fardeau. Il fallait encore dans cette partie de l'administration pourvoir à la grave difficulté qui naissait de la situation extraordinaire du commerce, et que nous avons déjà sommairement indiquée. Si par le blocus continental Napoléon, faute de patience, n'avait pas réussi à vaincre l'Angleterre, il avait au moins jeté les fondements de notre industrie. La filature et le tissage soit du coton, soit de la laine, le traitement et les emplois nombreux du fer, avaient fait des progrès remarquables. L'extraction du sucre des matières végétales propres à l'Europe, la coloration des étoffes au moyen des agents chimiques, avaient fait des progrès non moins étonnants. Nos produits pouvaient déjà se présenter sur tous les marchés, en état d'infériorité quant au prix, mais d'égalité et quelquefois de supériorité quant à la perfection, comparativement aux produits britanniques. (p.~65) Seulement Napoléon en voulant porter coup au commerce aussi bien qu'à l'industrie de la Grande-Bretagne, ne s'était pas borné à repousser les produits manufacturés des Anglais, il avait également prohibé les matières premières apportées par le pavillon britannique, telles que les cotons bruts, les indigos, les bois de teinture, les sucres, les cafés, etc. Puis à la prohibition il avait substitué en 1810 le fameux tarif de 50 pour cent, que toutes ces matières avaient payé. Néanmoins nos manufactures avaient pu supporter cette charge, garanties qu'elles étaient contre la concurrence anglaise par des prohibitions absolues. On comprend, sans qu'il soit besoin d'explications, quelle perturbation devait apporter dans une situation semblable la brusque invasion des produits britanniques. Changements provisoires apportés à nos tarifs commerciaux. Ainsi les sucres, les cafés, les tissus de coton, etc., si ardemment désirés par les populations du continent, répandus en abondance dans toute l'Allemagne dès l'année 1813, avaient fait irruption en France en 1814, à la suite des armées coalisées. Ils avaient passé le Rhin, l'Escaut, la Meuse, et suivi pas à pas les soldats de la coalition, ou bien débarqué tout simplement sur le littoral, car nos ports s'étaient hâtés, avant tout ordre de Paris, d'admettre le pavillon britannique. Il en résultait que nos toiles de coton étaient obligées de lutter avec les toiles anglaises, qui à l'avantage de leur fabrication économique joignaient celui de n'avoir pas acquitté le droit de 50 pour cent sur les matières premières; que le café anglais coûtant à Londres 28 sous, et revenant dans nos ports à 38, se trouvait en présence (p.~66) du café français, qui à ce prix devait ajouter un droit de 44 sous payé au Trésor, et devenait dès lors invendable, puisqu'il aurait fallu exiger de l'acheteur plus de 4 francs. Il en était de même pour le sucre, et pour toutes les denrées coloniales. Si on avait eu la paix sans l'invasion étrangère, la manière de procéder la plus naturelle eût été de supprimer ces droits graduellement, afin de laisser aux marchandises qui en étaient chargées le temps de s'écouler. Mais la double invasion des soldats et des produits étrangers s'étant accomplie simultanément, il fallait subir la conséquence de ce double fait, et ne pas prolonger le mal en prolongeant l'existence de tarifs désormais inapplicables. Il fallait par exemple affranchir les cotons bruts de tout droit, pour que nos manufactures eussent cette charge de moins à supporter dans leur lutte contre les produits britanniques. Sur le café, le sucre et les matières coloniales en général, il fallait diminuer sensiblement les droits, pour que le commerce français pût les fournir en concurrence avec le commerce anglais. Ainsi les cafés coûtant 28 sous la livre à Londres, pouvaient bien supporter un droit de 6 sous qui les élevait à 34 sous, et permettait au commerce de les donner à 38, prix courant à Paris depuis l'entrée des étrangers. Sans ces mesures nos marchés auraient été exclusivement approvisionnés par les fraudeurs, qui vendaient aux prix les plus bas les marchandises introduites en France à la suite de l'ennemi.

Ces motifs clairement exposés servirent de préambule à une ordonnance qui modifia provisoirement (p.~67) les tarifs. Par cette ordonnance le ministre supprima les droits sur les cotons et diverses matières premières, réduisit des sept huitièmes environ les droits sur les sucres et les cafés, promit de rétablir les lignes de douanes aussitôt que les armées coalisées auraient évacué le territoire, et annonça pour cette époque l'établissement de nouveaux tarifs, qui protégeraient suffisamment nos manufacturiers contre les manufacturiers étrangers, sans leur faire payer trop cher les matières premières, et ne grèveraient les denrées coloniales, cotons, sucres, cafés, etc., que des droits dont le Trésor avait un besoin indispensable.

Sans doute ces mesures, quoique fort sages, ne rassurèrent pas complétement nos villes manufacturières, qui redoutaient sous des princes venus d'Angleterre une extrême faveur pour le commerce britannique, mais elles atténuèrent les souffrances présentes, diminuèrent aussi les inquiétudes, et donnèrent lieu d'espérer un régime prudemment calculé, dès que les circonstances permettraient d'appliquer au commerce et à l'industrie une législation définitive.

Rétablissement des ponts, des routes, et de l'ordre matériel dans les provinces. À ces mesures d'intérêt général s'ajoutèrent des mesures de détail dans les provinces ravagées par la guerre. On envoya des agents pour relever les ponts détruits, réparer les routes impraticables, faire enterrer les cadavres, réorganiser le service des postes, rétablir l'ordre en un mot dans les choses usuelles et matérielles. De toutes parts les populations, affligées des malheurs du pays, mais consolées par la paix, commençant à espérer dans (p.~68) les Bourbons, se prêtaient à ce qu'on leur demandait, et fournissaient même leurs bras pour l'exécution des ordres venus de Paris. Cependant si on parvenait à triompher des principales difficultés du moins dans les provinces qui avaient cessé d'être occupées, il en était autrement dans celles où l'ennemi séjournait encore. Dans celles-là on trouvait l'obstacle des troupes étrangères, entendant exercer une autorité absolue, et commettant des excès de toutes sortes. Elles ne se bornaient pas à piller les châteaux, à ravager les chaumières, à outrager les femmes, elles s'emparaient des propriétés de l'État, et essayaient de vendre à leur profit les bois, les magasins de sel, les métaux contenus dans nos arsenaux. C'était une spoliation universelle, privée et publique, qui, outre qu'elle ruinait le pays, exaspérait les populations, et les rendait peu favorables au nouveau gouvernement, considéré injustement comme allié et complice de l'étranger.

Aussi demandait-on à grands cris la retraite des armées coalisées. Elles étaient venues, avaient dit leurs généraux en passant le Rhin, non pour humilier la France, mais pour la délivrer. Napoléon étant vaincu, désarmé et parti, les Bourbons étant universellement acceptés, quelle raison avaient-elles de rester en France?—

La souffrance des provinces occupées par l'ennemi, fait naître le désir ardent de l'évacuation du territoire. Ce raisonnement si juste, rendu plus frappant par les souffrances qu'on éprouvait, avait pénétré dans tous les esprits, et un vœu unanime parvenu aux ministres, des ministres au prince dépositaire de l'autorité royale, réclamait l'évacuation immédiate du sol de la France. Ce vœu si naturel, si général, (p.~69) si respectable, était pourtant irréfléchi. En effet, pouvait-on parler d'évacuation de territoire aux souverains étrangers, sans provoquer aussitôt de leur part une demande d'évacuation à l'égard des territoires que nous occupions encore? Or, ces territoires, c'étaient des places telles que Hambourg, Magdebourg, le Texel, Flessingue, Berg-op-Zoom, Anvers, Mons, Luxembourg, Mayence, Lérida, Tarragone, Figuières, Girone, remplies d'un matériel considérable, et quelques-unes de flottes magnifiques. Imprudence et danger de ce désir. Était-il possible de demander aux Autrichiens, aux Russes, aux Prussiens, aux Anglais, de quitter la Champagne, la Lorraine, l'Alsace, le Languedoc, sans qu'ils nous demandassent d'abandonner en même temps des places de premier ordre, qui n'étaient pas destinées à nous appartenir? Il devait en résulter le grave inconvénient de se dessaisir de gages d'une extrême importance dans la négociation de la paix future. Sans doute, les conditions de cette paix ne pouvaient pas beaucoup varier, car le principe des frontières de 1790 était tellement admis que l'épée victorieuse de Napoléon aurait pu seule le faire modifier. Mais en consentant à abandonner les provinces rhénanes et la Belgique, c'est-à-dire le Rhin et l'Escaut, il restait entre ces fleuves et nos limites de 1790 une belle et solide frontière à ménager à la France, comme on le verra bientôt, frontière qu'on aurait pu obtenir en négociant avec fermeté et patience, au nom des Bourbons, au nom de la bienveillance qu'ils inspiraient, au nom du désir qu'on éprouvait de les rendre populaires. Un moyen de réussir, c'eût été assurément la possession (p.~70) de gages tels que ceux dont on allait se démunir, car il est facile d'imaginer l'embarras qu'auraient éprouvé les souverains alliés, s'il leur avait fallu recouvrer par la force Hambourg, Magdebourg, Anvers, Mayence, etc. Mais était-il possible, nous le répétons, de réclamer l'évacuation de la France, sans provoquer à l'instant la même réclamation à l'égard des territoires que nous occupions au delà de nos anciennes frontières? Évidemment non, et aucun négociateur n'aurait été écouté s'il avait élevé l'une de ces prétentions sans accueillir l'autre.

On aurait pu à la vérité accorder l'évacuation des places les plus éloignées, telles que Hambourg, Magdebourg, le Texel, Flessingue au nord, Lérida, Tarragone, Figuières au midi, en essayant de retenir Anvers, Mayence, Luxembourg, Mons, comme plus rapprochées. Mais les puissances y auraient vu l'intention de contester le principe des frontières de 1790, et elles n'auraient pas plus écouté l'offre d'une évacuation partielle que le refus absolu d'évacuation.

Ce qu'il aurait donc fallu, c'eût été de patienter encore un ou deux mois, en demandant à l'empereur Alexandre et à ses alliés des ordres précis pour qu'on traitât moins cruellement nos malheureuses provinces. Si même, au milieu des souffrances qu'on endurait, on eût été capable de réfléchir, on n'aurait pas manqué de calculer que les armées étrangères, signassent-elles sur-le-champ une convention d'évacuation, ne seraient pas parties avant deux mois, surtout à cause de leurs prétentions sur quelques-uns de nos magasins, et qu'avant deux mois, (p.~71) comme l'événement le prouva, la paix pouvait être signée. Le Roi, il est vrai, était absent, mais son absence, qui n'empêchait pas de livrer les premières places de l'Europe, n'aurait pas dû empêcher non plus de commencer tout au moins à discuter les bases de la paix. Mais la douleur ne raisonne pas, et un vœu aussi impérieux qu'unanime obligea le gouvernement à entamer des pourparlers pour une évacuation qui devait nécessairement être réciproque. Ajoutons encore afin d'être juste, que les points qu'il s'agissait d'abandonner, Hambourg, Magdebourg, le Texel, Lérida, Tarragone et autres, étaient autant de témoignages d'une politique follement ambitieuse, qui était universellement réprouvée à cette époque, et dont on ne tenait nullement à conserver les restes.

M. de Talleyrand chargé de négocier l'évacuation du territoire. M. de Talleyrand, naturellement chargé de conduire la négociation, fut écouté par les représentants des puissances avec empressement, et avec une feinte bienveillance pour la France, qu'on avait hâte, disait-on, de débarrasser de l'occupation étrangère. En réalité, on était fort impatient d'obtenir la restitution des places que nous détenions. Sans doute la Prusse était assurée, un peu plus tôt ou un peu plus tard, d'avoir Magdebourg et Hambourg, l'Angleterre Anvers, l'Autriche Mayence: mais il y a dans le désir ardent une impatience qui ne se satisfait que par la possession immédiate de l'objet désiré. Conditions de cette évacuation. On promit donc d'évacuer la France sans aucun retard, à condition que nos garnisons évacueraient les points qui viennent d'être énumérés. Il ne fut pas même possible d'essayer de retenir (p.~72) Anvers, Mayence, Luxembourg, en restituant Hambourg, Magdebourg, etc. Pourtant les monarques alliés avaient promis de traiter la France sous les Bourbons mieux que sous les Bonaparte. Leurs ministres ne le niaient pas, et en restant fermement attachés au principe de la frontière de 1790, ils parlèrent d'une extension territoriale au delà des limites de 1790, qui pourrait s'exprimer par l'addition d'un million d'âmes. Dans l'impossibilité d'obtenir mieux, M. de Talleyrand fut obligé de se payer de cette promesse. Restait la question grave du matériel contenu dans les places qu'on allait restituer. Dans ces places, il y avait, outre l'artillerie de campagne, un vaste matériel de tout genre, qu'on aurait pu sinon sauver, du moins disputer. On ne s'en occupa guère, tant on était de part et d'autre pressé de conclure. On se contenta de stipuler que nos troupes sortiraient avec armes et bagages, et trois pièces de campagne par mille hommes. À la vérité, ce n'était qu'une perte d'argent, de trente, de quarante millions peut-être, fort peu comparable à la perte de territoire; mais enfin, c'était une perte. On ne fit attention qu'aux flottes magnifiques que nous avions construites, dans certaines places maritimes, et cette partie du matériel fut réservée pour devenir un objet de négociation, lorsqu'on traiterait de la paix définitive.

En conséquence, on convint que les troupes étrangères évacueraient le territoire français (celui de 1790), à mesure que s'effectuerait l'évacuation des places lointaines que nous occupions, celles du Rhin en dix jours, celles du Piémont et d'Italie en quinze, (p.~73) celles d'Espagne en vingt. Les plus éloignées devaient être livrées le 1er juin. Il était entendu en outre que les prisonniers de toutes les nations, dans quelques lieux qu'ils se trouvassent, seraient réciproquement et immédiatement rendus.

Convention du 23 avril, laquelle n'est d'abord le sujet d'aucune objection. Cette convention signée par M. de Talleyrand le 23 avril, fut le même jour soumise à M. le comte d'Artois et à son conseil. Chose singulière, et qui prouve l'influence ordinaire des préoccupations du moment, elle n'y fut l'objet d'aucune observation, parce qu'elle répondait à un vœu universel, celui de l'évacuation du territoire[3]. Le malheureux prince sur lequel elle devait faire peser plus tard une impopularité fort peu méritée, incapable d'en prévoir les suites, crut de bonne foi qu'il délivrait la France de la présence des soldats étrangers, et il la signa avec joie. On la fit publier à l'instant même, et le premier jour, elle n'excita pas dans le public beaucoup plus de remarques que dans le conseil royal. Mais la critique devait s'élever bientôt, et grâce au nouvel état des esprits devenir aussi acerbe qu'universelle.

Changement opéré dans les esprits depuis la déchéance de Napoléon. Un changement considérable en effet s'était produit dans les esprits, depuis la déchéance de Napoléon, c'est-à-dire depuis un mois. De la soumission absolue, du silence presque complet qui avaient régné pendant l'Empire, on avait passé tout à coup à une singulière vivacité de sentiments et de langage. Tandis que dans la masse du public l'idée d'abord nouvelle, et un peu surprenante, du retour des Bourbons, commençait à se propager, et à paraître sage (p.~74) et nécessaire, tandis que les Bourbons commençaient à devenir populaires par leurs malheurs et leurs vertus, une querelle vive et amère s'élevait tout à coup entre les partis subitement réveillés. La presse avait recouvré une certaine liberté de fait, non de droit, car les règlements impériaux sur la librairie avaient été maintenus. On s'était borné à rendre leur bien aux propriétaires de journaux dépossédés arbitrairement par Napoléon, et on avait exigé d'eux la désignation d'un rédacteur principal qui répondrait des actes de chaque feuille. Commencement de liberté de la presse. La liberté de la presse avait ainsi pris naissance sous cette forme équivoque, qui la faisait dépendre du directeur de la librairie. Comme d'usage elle était devenue la vive expression de la passion du jour, et cette passion c'était la haine de l'Empire, de ses guerres incessantes, de son gouvernement arbitraire. Il régnait donc un affreux déchaînement contre Napoléon, contre sa famille, contre ses ministres et tout ce qui lui avait appartenu. Bientôt, remontant en arrière, de l'Empire on avait passé à la Révolution, et elle n'avait pas été l'objet de moins de colères que Napoléon lui-même. Usage que les royalistes en font contre les hommes de l'Empire, et contre ceux de la révolution. Bien que le comte d'Artois en entrant dans Paris eût parlé d'oubli, bien que le Sénat en eût fait une condition expresse du rappel des Bourbons, cet oubli, plus facile à promettre qu'à tenir, n'était pratiqué par personne. On revenait sur la mort cruelle du duc d'Enghien, et plus violemment encore sur la mort inique de l'infortuné Louis XVI. Sous ce rapport le déchaînement était devenu tel, qu'on avait négligé un moment Napoléon pour s'occuper exclusivement des régicides, et pour verser (p.~75) sur eux un torrent d'injures. Assurément il eût fallu que la génération présente eût perdu toute mémoire, tout sentiment de justice et d'humanité, pour ne pas être saisie d'une pitié profonde en se rappelant le supplice infligé par des fanatiques à l'un de nos rois les meilleurs, et cependant pour le repos de la France, pour le développement de ses destinées, ce cri de la conscience publique était une souveraine imprudence. Le clergé, plus inconsidéré encore, s'il est possible, que le parti royaliste, et moins fondé dans ses emportements, avait aussi ses antipathies, et c'est le cardinal Maury qui en était l'objet principal. Des prêtres, dont bien peu avaient osé défendre la cause de l'Église pendant la révolution, dont pas un n'avait refusé les faveurs de l'Empire, ne pardonnaient pas au cardinal Maury, le défenseur le plus éloquent et le plus courageux de son ordre, d'avoir accepté le diocèse de Paris. On avait commencé par l'abreuver d'outrages, puis on avait déclaré le diocèse vacant, nommé des vicaires capitulaires, et fait tout ce qu'il fallait pour obliger le cardinal-archevêque à abandonner son poste. Poursuivi avec cette violence, il avait quitté Paris, et cédé la place à ses ennemis acharnés.

Les révolutionnaires et les partisans de l'Empire, attaqués simultanément, commencent à se rapprocher. Quand on recherche ainsi les partis, on les retrouve bien vite. Il avait suffi en effet de quelques jours pour ranimer et rallier tous les hommes que les royalistes attaquaient de la sorte. Dans le premier moment ces hommes, divisés et consternés, s'étaient tus. Les révolutionnaires, vengés de l'Empire par sa chute, avaient même éprouvé un instant de joie. Les (p.~76) fonctionnaires civils, les militaires, pressés d'assurer leur existence, n'avaient songé d'abord qu'à donner leur adhésion aux Bourbons, et l'avaient donnée en maudissant le Sénat qui avait détrôné Napoléon, et en applaudissant aux railleries des royalistes contre lui. Mais après quelques jours de réflexion, révolutionnaires, fonctionnaires civils, militaires, avaient senti que leur sort était commun, et que si le Sénat les avait frappés en frappant Napoléon, il les défendait aussi en stipulant des garanties constitutionnelles. Ils commençaient donc à se ranger derrière lui. En lisant dans les journaux du parti triomphant, les seuls qui usassent alors de la liberté de la presse, des déclamations furieuses contre tout ce qui s'était fait depuis 1789, en voyant surgir autour des princes, autour des commissaires extraordinaires tous les hommes d'autrefois, ils sentaient que sous le nouvel ordre de choses ils ne pouvaient manquer d'être en péril, ou au moins en défaveur. Affluence des militaire à Paris. Les militaires notamment (nous voulons parler des officiers), quittant les rangs à l'exemple des soldats, s'étaient transportés en masse à Paris. On ne rencontrait qu'eux dans les rues et les lieux publics, où ils venaient prendre part à l'agitation générale, et chercher à savoir ce qu'ils deviendraient. Le ministre de la guerre, le général Dupont, avait rendu une ordonnance pour leur prescrire de retourner à leur corps, seul lieu, disait cette ordonnance, où ils connaîtraient la destination qui leur était réservée. Commencement d'inquiétude et d'irritation chez eux. Au milieu de la confusion régnante, presque aucun de ces officiers n'avait obéi. Ils continuaient de remplir la capitale, où la présence des soldats (p.~77) étrangers les irritait profondément, et provoquait de leur part les propos les plus dangereux. Ils aimaient surtout à se déchaîner contre les traîtres, qui avaient livré, disaient-ils, Napoléon et la France.

La convention du 23 avril, d'abord accueillie comme naturelle, devient l'objet d'un déchaînement universel. La convention du 23 avril, dont nous venons d'exposer les conditions inévitables, d'abord reçue comme naturelle, et même comme très-désirable puisqu'elle stipulait l'évacuation du territoire, fut bientôt jugée autrement par ces esprits mal disposés. Bien qu'Hambourg, Magdebourg, Lérida, n'intéressassent guère la vraie grandeur de la France, ces noms pourtant rappelaient des souvenirs immortels, et d'ailleurs en voyant s'ajouter à la liste de ces postes lointains, ceux de Mayence, de Luxembourg, de Wesel, de Flessingue, d'Anvers, qu'on s'était habitué à regarder comme français, en voyant toutes ces forteresses cédées d'un trait de plume, sans aucune garantie de dédommagement, les militaires éprouvèrent une douleur sincère. Le public lui-même, le public raisonnable, désintéressé, malgré la joie de la paix, malgré la prévention très-fondée contre les conquêtes lointaines, finit par ressentir une profonde tristesse de l'abandon de tant de places importantes, ne cria pas à la trahison comme les militaires, mais sentit bien qu'on était sous la main de fer des étrangers, et que tout en flattant la France pour la rendre plus maniable, ils ne lui laisseraient de sa grandeur que ce qu'ils ne pourraient pas lui ôter.

Néanmoins une vive et universelle satisfaction de la paix était toujours le sentiment dominant, et si on entendait un blâme amer, c'était dans la bouche (p.~78) des hommes dont l'existence était mise en question par le changement de gouvernement, ou qui étaient troublés dans leur retraite par le déchaînement des passions royalistes. Efforts de M. le comte d'Artois pour plaire à tout le monde. Le comte d'Artois, du reste, faisait ce qu'il pouvait pour contenter tout le monde, et surtout pour gagner l'armée. Il invitait à dîner les maréchaux, les généraux, les colonels présents à Paris, déployait afin de leur plaire tout ce qu'il avait de bonne grâce, mais il était clair à leurs yeux qu'ils n'étaient aux Tuileries que des invités, et non des commensaux. Les hôtes véritables de ce palais, que tant de générations, diverses d'origine, d'esprit, de sentiments, avaient traversé et devaient traverser encore, les hôtes véritables étaient les royalistes, qui commençaient à affluer en grand nombre soit de la province, soit de l'émigration. Sa complaisance imprudente pour ses amis. Moins caressés, moins flattés sans doute que les chefs de l'armée, mais évidemment plus chéris, ils jouissaient seuls d'une réelle intimité. Ils entraient à toute heure, et quand M. le comte d'Artois ne pouvait pas les accueillir lui-même, il chargeait ses familiers de ce soin. On recevait, comme nous l'avons déjà dit, leurs témoignages, leurs offres de service; on recevait de plus leurs rapports, on les laissait se constituer en une sorte de police, qui simplement officieuse aujourd'hui, prétendrait bientôt à un autre rôle. Licence accordée aux hommes de main. Nous avons parlé déjà de ces hommes de main, que M. le comte d'Artois avait la faiblesse d'admettre auprès de lui, et à qui on avait l'imprudence de donner, ou de laisser prendre des commissions. Outrage commis envers la princesse Catherine de Wurtemberg. Quelques-uns de ces hommes s'étaient chargés de courir après la princesse Catherine, (p.~79) femme du prince Jérôme Napoléon. Cette princesse, fille du roi de Wurtemberg, objet par ses qualités personnelles d'un respect mérité, fut arrêtée près de Fossard, tandis qu'elle cherchait à se rendre en Allemagne. On la dépouilla complétement. Les hommes qui l'avaient arrêtée, se disant munis d'une commission officielle, dont le prétexte était de faire rentrer au Trésor les valeurs appartenant à l'État, vinrent apporter aux Tuileries les coffres à bagages qu'ils avaient enlevés, et qui, en apparence du moins, semblaient intacts. À peine l'acte était-il consommé, que l'empereur de Russie, informé et indigné de ce qui s'était passé, envoya son ministre se plaindre, et demander réparation de l'outrage fait à une princesse respectable, couverte par le traité du 11 avril, et de plus, sa proche parente. On se hâta pour première satisfaction de rendre les coffres, qui furent trouvés vides. Les diamants de la princesse, estimés à environ 1,500,000 francs, avaient disparu. Les hommes qui l'avaient arrêtée se défendirent en niant ce qu'on leur reprochait, et menacèrent, si on les poursuivait, de compromettre le gouvernement provisoire en déclarant de quelle commission ils étaient chargés. Cette commission, ils n'en faisaient pas mystère, avait été d'assassiner Napoléon.

La chose assurément était fort douteuse, mais au milieu de ce chaos, il était évident que beaucoup d'imprudences de langage avaient été commises, et que si on continuait de la sorte, les incidents fâcheux pourraient se multiplier. On commence à désirer l'arrivée de Louis XVIII, même parmi les amis du comte d'Artois. M. le comte d'Artois était à Paris depuis une vingtaine de jours, et déjà (p.~80) on désirait que Louis XVIII arrivât pour prendre en mains les rênes de l'État. C'était le vœu des amis éclairés du Prince, c'était le vœu du Prince lui-même, qui, bien qu'aimant à se mêler de tout, était cependant effrayé de la responsabilité qu'il assumait chaque jour sur sa tête. C'était, en effet, tantôt sur le sort des impôts, tantôt sur le sort du commerce ou du territoire lui-même, qu'il fallait prononcer, en l'absence d'un frère que M. le comte d'Artois craignait, qui était roi, et fort jaloux de son autorité. Ses deux fils l'avaient rejoint. Le duc d'Angoulême, prince modeste, courageux, peu spirituel mais sage et sensé, était depuis plus d'un mois descendu à Bordeaux. Le duc de Berry, doué d'esprit naturel, de sentiments généreux mais emportés, avait pénétré en France par la Bretagne et la Normandie. On était allé recevoir aux portes de Paris, avec beaucoup de pompe et de grandes démonstrations de joie, ces deux jeunes princes, qui avaient amené à leur suite un nouveau contingent de royalistes ardents, et ce n'était pas une garantie de plus d'unité et de sagesse dans le gouvernement.

Efforts de divers personnages pour prévenir louis XVIII dans le sens de leurs propres idées. La présence du Roi était donc justement désirée, parce qu'on espérait en sa prudence, et parce qu'on était impatient de voir résoudre le plus tôt possible une foule de questions laissées en suspens jusqu'à son arrivée. Comment ce monarque accueillerait-il les conditions que le Sénat prétendait lui imposer? Quelle valeur accorderait-il aux engagements pris en son nom par le comte d'Artois? C'étaient là des doutes auxquels il importait de mettre un terme, et en attendant chacun avait cherché à prévenir (p.~81) Louis XVIII en faveur de ses idées et de ses intérêts. Le comte d'Artois avait fait dire à son frère qu'on ne l'avait engagé que d'une manière très-générale, que par conséquent il restait absolument libre à l'égard du texte même de la Constitution sénatoriale, plus libre encore à l'égard du serment exigé; qu'il n'y avait d'obligation véritable, et même avec réserve de la volonté royale, que relativement aux bases générales de la Constitution, ce qui laissait une grande latitude. Évidemment M. le comte d'Artois, pour se justifier d'avoir beaucoup pris sur lui, cherchait à atténuer les engagements contractés envers le Sénat. M. de Talleyrand, qui avait d'abord envoyé auprès de Louis XVIII M. de Liancourt (lequel n'avait été ni accueilli, ni écouté, comme on le verra bientôt), et puis d'autres personnages moins dignes de cette mission, M. de Talleyrand, au lieu de tenir le langage de la raison, avait fait entendre celui de la complaisance, et voulant lui aussi persuader au nouveau roi qu'on avait ménagé son autorité, lui avait fait dire que moyennant des flatteries aux maréchaux, et une déclaration générale conforme aux idées régnantes, publiée au moment de son entrée en France, on satisferait à toutes les nécessités du jour. Ce qu'écrivent à Louis XVIII, M. le comte d'Artois, M. de Talleyrand, et M. de Montesquiou. M. de Montesquiou, tout en restant à son point de vue personnel, avait été plus véridique et plus ferme. Il avait montré en écrivant à Louis XVIII beaucoup d'irritation contre le Sénat et contre la prétention de ce corps d'imposer des conditions à la royauté, mais il n'avait dissimulé ni la gravité des engagements pris, ni la force que conservait le Sénat. Il (p.~82) avait dit que la France n'était pas aussi royaliste qu'on se plaisait à le supposer; que beaucoup de gens regrettaient l'Empire; que d'autres, fort attachés encore aux idées de la révolution, n'étaient pas décidés à en faire bon marché; que l'armée surtout était généralement hostile à la dynastie légitime; que ces mécontents de tout genre, ayant la force matérielle de leur côté, étaient prêts à se mettre derrière le Sénat et à donner à ce corps une puissance redoutable; qu'il fallait donc compter avec lui, quelque désagrément qu'on y trouvât; qu'on pourrait bien tirer quelque parti de la jalousie du Corps législatif, mais que ce corps était faible, incomplet, que le Sénat restait l'autorité principale, et qu'il fallait prendre dans sa Constitution ce qu'il y avait de moins mauvais, pour en composer un acte qui émanerait de l'autorité royale seule; que d'ailleurs la situation des finances était impérieuse, qu'elle exigerait probablement un emprunt considérable, et que, sans l'intervention des grands corps de l'État, on ne trouverait pas de prêteurs. Bien que ces notions fussent incomplétement vraies, elles représentaient plus exactement l'état des choses que celles qu'avaient fait parvenir M. le comte d'Artois et M. de Talleyrand. Du reste, les unes comme les autres furent à Hartwell un sujet de surprise.

Situation de Louis XVIII en Angleterre, et sentiments qu'il éprouve en apprenant les événements de Paris. Louis XVIII, qui, après la mort de Louis XVII, fils infortuné de l'infortuné Louis XVI, était devenu roi légitime, d'après les principes de l'hérédité monarchique, résidait depuis plusieurs années à Hartwell en Angleterre, où ses goûts studieux, son immobilité naturelle, l'avaient fixé. Il s'était pour ainsi (p.~83) dire endormi dans la paisible uniformité de son exil, lorsque les événements terribles de 1812 vinrent éveiller en son cœur l'espérance presque éteinte. Aussi eut-il soin de faire certaines déclarations un peu moins vagues que les précédentes, et contenant promesse de réformer les anciens abus, d'oublier le passé, de respecter l'aliénation des biens nationaux, ce qui constituait alors tout le programme de l'émigration la plus libérale. Ces déclarations répandues en Europe n'avaient guère pénétré en France. Il est porté d'abord à admettre la Constitution du Sénat. Lorsque Louis XVIII apprit les actes du Sénat, il en ressentit une joie tout aussi vive que celle qu'avait éprouvée M. le comte d'Artois, quoique moins expansive, et dans le premier moment il ne songea pas plus que son frère n'y avait songé à Nancy, à disputer sur les conditions de son rappel au trône. En conséquence M. de Blacas, devenu son homme de confiance et l'exécuteur de toutes ses volontés, reçut l'ordre de préparer l'acte de son adhésion à la Constitution sénatoriale. Il ne lui semblait pas en effet que ce fût acheter trop cher son retour en France, que d'accepter une forme de gouvernement qui, depuis qu'il était à Hartwell, se pratiquait sous ses yeux au grand avantage de l'Angleterre, et sans autre inconvénient que des désagréments quelquefois assez sérieux pour les ministres.

Les communications qu'il reçoit du comte d'Artois, de M. de Talleyrand et de M. de Montesquiou changent ses premières dispositions, et il se décide à attendre. Ce fut dans ces dispositions que le trouvèrent les émissaires de M. le comte d'Artois, de M. de Talleyrand, de M. de Montesquiou. Fort accommodant, comme on le voit, pour les choses, il le fut beaucoup moins pour les personnes, car les vieux préjugés cèdent plutôt aux unes qu'aux autres. Les choses (p.~84) n'ont pas de visage, les personnes au contraire en ont un, qui souvent réveille des impressions pénibles ou des rancunes implacables. Le respectable M. de Liancourt, odieux à l'ancienne noblesse pour avoir montré du bon sens dans les premiers jours de la Révolution, et chargé par M. de Talleyrand de se rendre à Hartwell, y fut accueilli avec une telle froideur qu'il repartit immédiatement, n'étant pas d'humeur à humilier devant des émigrés, de quelque rang qu'ils fussent, sa haute naissance, ses lumières et son honorable vie. L'accueil fut différent pour les autres messagers de M. de Talleyrand, et pour ceux notamment du comte d'Artois et de M. de Montesquiou. Dès que Louis XVIII eut appris par eux qu'on avait sauvé le principe essentiel de la légitimité royale, tel que l'entendaient les rigoristes du royalisme, qu'il pouvait non-seulement conserver les couleurs de l'antique royauté, mais ne point subir de condition, ne point prêter de serment, et qu'il suffirait d'une déclaration générale de principes pour satisfaire aux exigences de la situation, il se hâta de mettre de côté son acte d'adhésion, et de prendre une attitude tout à fait royale. Louis XVIII prend le parti de voyager lentement pour se rendre en France. On lui avait conseillé de marcher lentement en quittant l'Angleterre, pour recueillir sur sa route les hommages des populations, et de faire une station dans l'un des châteaux de l'ancienne royauté, celui de Compiègne par exemple, magnifiquement restauré par Napoléon. Là il pourrait voir, entendre tout le monde, faire connaissance avec les hommes et les choses, avant d'entrer dans Paris et de prendre des engagements qui cette fois (p.~85) seraient personnels et obligatoires. Il agréa ce conseil, et il décida qu'après avoir visité à Londres l'hôte auquel il était redevable d'une si noble hospitalité, le Prince régent d'Angleterre, il se rendrait par Calais à Compiègne, pour y recevoir un premier hommage de ses sujets.

Séjour de Louis XVIII à Londres. C'est le 20 avril que Louis XVIII fit son entrée à Londres. On devine, sans qu'il soit besoin de le dire, quels sentiments devaient éprouver les Anglais en voyant rétablie sur le trône de France la maison de Bourbon. Tandis que toutes les puissances de l'Europe avaient, l'une après l'autre, reconnu ce qu'on appelait l'usurpateur, et avaient même expulsé les Bourbons de chez elles, l'Angleterre seule n'avait jamais reconnu Napoléon en qualité d'empereur, avait accueilli les princes proscrits, et les avait couverts de son inviolable hospitalité. Au fond, bien que ses ministres le niassent au Parlement, elle avait toujours poursuivi le rétablissement des Bourbons, comme ce qui la vengerait le plus complétement de Napoléon et de la Révolution française. Quoiqu'elle eût plus d'une fois désiré la paix, quoiqu'elle eût été plus d'une fois prête à la conclure, et qu'elle n'en eût été empêchée que par l'obstination de Napoléon à l'égard de l'Espagne, elle oubliait actuellement ces heures de faiblesse, ne songeait qu'au dernier triomphe de la coalition, et s'en attribuait tout le mérite. Ce n'était pas, à l'entendre, aux généraux prussiens, autrichiens, ou russes, qui avaient eu affaire à Napoléon dans les terribles campagnes de 1813 et de 1814, qu'on était redevable (p.~86) du succès définitif, c'était à lord Wellington, qui cependant avait eu à se mesurer non pas avec Napoléon mais avec le maréchal Soult. Personne n'eût effacé ces idées de l'esprit des Anglais, en proie à une véritable ivresse de joie et d'orgueil. Il est certain qu'ils avaient eu au résultat une part considérable, et qu'ils étaient appelés à recueillir la plus grande part du profit. Ils se figuraient surtout, et beaucoup plus que cela ne devait être, que les princes de Bourbon, pénétrés de reconnaissance, formés à leurs mœurs, imbus de leur esprit, seraient les appuis les plus constants de la politique britannique. Accueil enthousiaste que les Anglais font à Louis XVIII. Aussi résolurent-ils de faire à Louis XVIII un accueil magnifique. Pendant les trois jours que ce prince passa dans la ville de Londres, tous les Anglais portèrent la cocarde blanche à leur chapeau, et il fut reçu avec autant d'acclamations qu'il aurait pu l'être dans sa propre capitale. Il entra dans le palais du Prince régent, ayant à sa droite ce prince sur le bras duquel il s'appuyait, ayant à sa gauche le duc d'York, et alla ainsi occuper le fauteuil royal, comme roi et comme hôte. À peine assis, entouré des deux familles royales, et d'un immense concours de seigneurs anglais, il écouta dans l'attitude la plus fière le discours du Prince régent, qui le félicita de son retour sur le trône de France, et l'en félicita comme d'un événement heureux non-seulement pour la France, mais pour l'Angleterre, pour l'Europe, pour le monde entier, événement dont les Anglais, en particulier, éprouvaient une vraie joie de famille. Remercîment à l'Angleterre dans un langage trop peu réfléchi. Louis XVIII répondit à ce discours en remerciant le Prince de (p.~87) ses témoignages d'amitié, de sa généreuse hospitalité, et ajouta ces paroles, tristement mémorables, que c'était à ses sages conseils, à ses nobles efforts, à l'infatigable persévérance de sa nation, qu'il attribuerait toujours, après la Providence, le rétablissement de sa famille sur le trône de France.

De telles paroles, répondant si à propos aux prétentions des Anglais, et même à leurs espérances, furent accueillies par eux avec transport. Propagées à l'instant avec la promptitude de la publicité britannique, elles produisirent un effet extraordinaire. Louis XVIII en les prononçant n'avait-il songé qu'à ses hôtes, auxquels il voulait témoigner sa juste gratitude dans les termes les plus propres à les toucher? ou bien avait-il songé au Sénat, qui prétendait le rappeler conditionnellement au trône, aux souverains du continent qui appuyaient le Sénat, et qui se fondant eux aussi sur les services rendus à la maison de Bourbon, prétendaient lui donner et lui faire écouter leurs conseils? Voulait-il dire aux uns comme aux autres qu'il n'était l'obligé que de Dieu et de l'Angleterre? On ne sait; mais il est probable qu'il n'avait été dominé que par un pur sentiment de courtoisie envers la nation dont il se croyait l'obligé plus que d'aucune autre. Quoi qu'il en soit de ces paroles, l'effet, ainsi qu'il arrive souvent, devait être plus grand que la cause.

Fêté à Londres pendant trois jours, applaudi avec frénésie partout où il paraissait, Louis XVIII avant de partir remit au Prince régent le cordon bleu, distinction la plus éclatante que pût accorder la royauté française, et qui supposait le rétablissement (p.~88) de l'ordre du Saint-Esprit, puis quitta Londres le 23 avril, arriva le même jour à Douvres, accompagné du Prince régent, de la plupart des princes anglais, et des premiers personnages de l'aristocratie. Arrivée à Calais. Le lendemain 24 il s'embarqua, et fit voile vers Calais, escorté d'une flotte de huit vaisseaux de ligne, de plusieurs frégates, et d'une multitude de bâtiments légers. La population de Douvres et des environs, portant la cocarde blanche au chapeau, agitant des mouchoirs blancs, et ayant à sa tête le Prince régent lui-même, salua le monarque français de ses cris, de ses vœux, et n'abandonna le rivage qu'après l'avoir perdu de vue. Le duc de Clarence accompagna Louis XVIII jusqu'à la côte de France, et le quitta au bruit du canon des deux nations, qui n'avait pas retenti en ces lieux depuis le camp de Boulogne! Quel contraste! quels changements! Hélas, dans notre siècle agité, il a suffi souvent d'une ou deux années pour assister aux spectacles les plus contraires et les plus étranges!

Le Roi reçu presque à genoux par les premières populations qu'il rencontre. En arrivant à Calais le Roi trouva une multitude considérable qui l'attendait pour ainsi dire à genoux. Une fois les esprits faits à l'idée du rétablissement des Bourbons, c'était à qui chercherait à jouir, à profiter, à s'émouvoir de leur présence. D'ailleurs toute ville de province qui reçoit le souverain, ravie de l'honneur qu'on lui accorde, vivement frappée d'un spectacle nouveau et rare pour elle, éprouve des transports d'amour, sincères mais pas aussi durables qu'elle le croit, qu'elle le dit, et qu'on voudrait l'espérer. Ce n'est pas avec de la joie, mais avec des larmes que Louis XVIII fut accueilli, car (p.~89) l'empire des souvenirs exerçait en cette occasion une immense influence, et en songeant à la longue et sanglante tragédie commencée en 1789, terminée en 1814, les Français pouvaient certainement répandre des larmes qui n'étaient pas feintes. La flatterie s'ajoutant comme toujours à l'émotion, on devine toutes les démonstrations dont Louis XVIII devint l'objet. Arrivée à Compiègne. Après avoir consacré une journée à la population de Calais et des environs, il alla coucher le 26 à Boulogne, le 27 à Abbeville, le 28 à Amiens, savourant lentement l'encens brûlé devant son autorité légitime, et le 29 enfin il fit son entrée à Compiègne, où l'attendaient ce que la France et l'Europe contenaient alors de plus grand et de plus illustre.

Impatience générale qu'on éprouve de connaître Louis XVIII. L'impatience de voir le Roi, de le connaître, était extrême, car au stimulant de la curiosité se joignait celui de l'intérêt. À quel maître auraient affaire ces nouveaux sujets, les uns originaires de la Révolution et de l'Empire, les autres de l'émigration? À quel allié auraient affaire ces monarques du continent, qui venaient de rétablir la maison de Bourbon sur le trône, et qui déjà entendaient contester leurs services? Telles étaient les questions que tout le monde s'adressait. À juger par l'attitude et les premières paroles de Louis XVIII, on aurait été tenté de le considérer comme le plus haut, le plus orgueilleux, le moins sage des émigrés. En effet, ses paroles au Prince régent avaient déjà fort inquiété les hommes qui avaient prêté la main à la dernière révolution, désagréablement affecté l'armée qui détestait l'Angleterre plus qu'aucune autre des puissances, (p.~90) et enfin désobligé les souverains alliés eux-mêmes, qui n'admettaient pas que l'Angleterre eût tout fait, et fût presque l'égale de la Providence dans les derniers événements. Pourtant on eût été injuste envers Louis XVIII si on l'eût jugé d'après ces premières manifestations.

LOUIS XVIII.

Caractère et aspect physique du nouveau monarque. L'impression qu'on éprouvait d'abord en le voyant, quand on connaissait déjà M. le comte d'Artois, c'était celle d'une extrême différence entre les deux frères. Autant M. le comte d'Artois avait de grâce et d'élégance dans sa tournure svelte et dégagée, autant M. le comte de Provence, devenu Louis XVIII, montrait d'embarras et de pesanteur. Affligé d'un embonpoint déjà incommode à soixante ans (âge dont il approchait en 1814), et de plus goutteux, il marchait avec peine, appuyé sur une canne. Il portait alors un habit bleu avec d'anciennes épaulettes de général, un petit chapeau de forme anglaise, et des guêtres de velours rouge enveloppant en entier ses jambes infirmes. Mais sur ce corps lourd et pesant se dressait droite et fière une tête belle et spirituelle quoiqu'un peu large, différant de celle des Bourbons en ce qu'il avait le nez peu aquilin, et surtout remarquable par un œil vif et dominateur qui aurait pu convenir à un homme de génie et de grand caractère. Autant il y avait de mobilité et d'affabilité dans l'attitude de M. le comte d'Artois, autant il y avait de calme, de hauteur dans celle de Louis XVIII. L'esprit différait chez les deux princes autant que la personne. Tandis que M. le comte d'Artois, profitant de ses avantages personnels, avait jadis cherché et trouvé les (p.~91) plaisirs du monde, avait mené ainsi une vie frivole à la cour de Marie-Antoinette, puis l'heure du malheur arrivant s'était repenti, était devenu dévot, et de son ancienne manière d'être n'avait conservé que la bonté, Louis XVIII, au contraire, privé des avantages physiques de son frère, avait cherché des dédommagements dans l'étude, s'y était appliqué, avait tâché de devenir un esprit sérieux, n'était devenu qu'un esprit orné, avait fréquenté les littérateurs de son temps, ceux de second ordre bien entendu, car ceux de premier ordre, tels que Montesquieu, Voltaire, Rousseau, auraient été trop compromettants pour un prince du sang, avait donné dans la philosophie, même dans la révolution, puis les mécomptes venus, sans se repentir comme M. le comte d'Artois, avait en philosophie conservé des opinions peu religieuses, en politique des opinions sages, et quand son frère se jetait dans les exagérations et les intrigues de l'émigration, avait évité les premières par modération naturelle, les secondes par aversion du mouvement, les unes et les autres pour se distinguer de son puîné, qu'il n'approuvait pas, qu'il aimait encore moins. N'ayant point la méchanceté du cœur, bien qu'il eût celle de l'esprit, volontiers railleur, quelque peu égoïste, recherchant par dessus tout le repos que ses infirmités lui rendaient nécessaire, tenant beaucoup moins à l'exercice qu'au principe de son autorité, dont il avait l'orgueil plus qu'aucun monarque au monde, toujours prêt à la déléguer à qui s'inclinait devant elle, détestant les affaires, les fuyant avec empressement pour le commerce de ses auteurs favoris qui étaient (p.~92) les Latins, qu'il citait souvent et à propos, bel esprit couronné en un mot, infiniment propre par ce qu'il avait et par ce qui lui manquait à ce rôle peu actif de roi constitutionnel, dont les souverains d'Angleterre ont si heureusement pris l'habitude pour eux et pour leur pays, Louis XVIII était garanti par ses défauts autant que par ses qualités, des excès dans lesquels son frère était menacé de tomber. Tel était ce prince, tel l'impartiale histoire doit, ce nous semble, le présenter aux générations futures.

On n'aurait pas fait connaître Louis XVIII tout entier, si on ne parlait d'un personnage qui passait alors pour exercer sur lui la plus grande influence; c'était M. de Blacas. Rôle et caractère de M. de Blacas. Les hommes atteints d'infirmités physiques, princes ou non, ont besoin d'intimité beaucoup plus que les autres. Ce besoin augmente, si, comme Louis XVIII qui était veuf sans enfants, ils n'ont pas de famille, et si, de plus, ils occupent un trône, ils ont le moyen de composer cette intimité d'amis assidus, obséquieux, soumis, qu'on nomme quelquefois des favoris, et auxquels, à tort ou à raison, on s'en prend volontiers de toutes les fautes du règne. Louis XVIII avait eu longtemps auprès de lui M. d'Avaray, et celui-ci étant mort, il l'avait remplacé par M. de Blacas. Issu d'une noble famille de Provence, émigré de bonne heure, partageant tous les sentiments de l'émigration française, y apportant au lieu de fougue une froide obstination, honnête homme, hautain, de grande taille, roide de corps et de caractère, ayant tout le bon sens compatible avec l'esprit de parti, du reste plus (p.~93) soucieux de dominer dans l'intérieur du Prince que dans l'État, ayant en outre comme son maître une utile distraction des affaires dans un goût délicat pour les arts, M. de Blacas pouvait être dans les mains d'un premier ministre habile qui aurait su plier la cour aux desseins du gouvernement, un instrument précieux, car il eût été un moyen de faire parvenir au pied du trône la vérité qu'il aimait quand il avait su la discerner. Quoi qu'il en soit, après avoir salué et flatté Louis XVIII, c'était à M. de Blacas que les courtisans de tous les régimes allaient bientôt apporter leur fade et grossier encens.

Lorsque Louis XVIII, amenant avec lui madame la duchesse d'Angoulême, sa nièce qu'il appelait sa fille, les deux Condé, père et grand-père du duc d'Enghien, affectant ainsi de s'entourer des grandes victimes de la révolution, approcha de Compiègne, la foule des courtisans, ceux qui ne pouvaient être autre chose, et ceux qui auraient pu être beaucoup mieux, les maréchaux par exemple, se précipitèrent au-devant de lui avec un empressement inouï, et s'ils l'avaient osé, si le prince l'avait permis, se seraient jetés à ses genoux. Les maréchaux vont au-devant du Roi. Les maréchaux avaient confié à Berthier, à cause de son âge, de sa situation, de son esprit, le soin de parler pour eux, et lui, brisé par les événements, préoccupé de l'avenir de ses enfants, avait accepté ce rôle, dont au fond du cœur il sentait l'inconvenance. Sans proférer une parole offensante pour le grand homme dont il avait partagé la gloire, il débita les banalités qui se trouvaient alors dans toutes les bouches.— Discours du prince Berthier. Les maréchaux représentants de l'armée, accouraient, (p.~94) disait-il, au-devant d'un père, que la France avait eu le malheur de méconnaître trop longtemps, mais auprès duquel, éclairée par l'expérience et l'infortune, elle revenait avec des transports de joie, bien sûre d'y retrouver le repos, la prospérité, la gloire même, dont elle avait joui sous le sceptre d'Henri IV et de Louis XIV. Les chefs de l'armée s'empressaient d'offrir à ce père leur cœur et leur épée, qui n'ayant jamais appartenu qu'à la France, étaient dus surtout au souverain légitime de cette France restaurée et régénérée.—Si ce n'est le texte même, c'est du moins le sens de la harangue prononcée par Berthier, sens qu'il faut reproduire parce qu'il était celui de tous les discours du moment.

Flatteries du Roi à l'égard des maréchaux. Le Roi bien averti que les maréchaux étaient de tous les hommes de la révolution ceux qu'il était le plus utile et le plus facile de flatter, adoucit par la grâce la plus parfaite tout ce que le rang et la nature lui avaient donné de hauteur. Il leur tendit la main, leur dit que dans son exil il avait applaudi à leurs exploits, que ces exploits avaient été pour son cœur paternel une douce consolation des maux de la France, qu'il était heureux de les rencontrer les premiers en rentrant dans le patrimoine de ses ancêtres, qu'il voulait s'appuyer sur eux, qu'il leur apportait la paix, bien précieux dû à sa famille, mais que si jamais cette paix pouvait être troublée, tout vieux, tout infirme qu'il était, il marcherait à leur tête sous la bannière du vieil honneur français. Scènes au château de Compiègne. Puis aux paroles conformant le geste, Louis XVIII prit le bras de deux des maréchaux pour se mouvoir dans les vastes appartements de Compiègne, distribua (p.~95) des saluts affectueux à la foule des empressés qui l'entouraient, revint toujours de préférence aux maréchaux, adressa à chacun d'eux un mot adapté à sa vie, parla de goutte au vieux républicain Lefebvre qui était goutteux, parla au malheureux Marmont de la blessure qu'il avait reçue à Salamanque, les présenta tous l'un après l'autre à sa nièce, à ses cousins, les retint à dîner, pendant le repas but à l'armée avec une liqueur anglaise, et ne les quitta pas sans les avoir charmés par un mélange de bonne grâce et de dignité, qui n'avait rien de commun avec l'amabilité du comte d'Artois, ni avec la brusquerie de Napoléon, dure mais pleine d'attrait.

Les esprits observateurs remarquèrent avec peine chez cette auguste famille des habitudes étrangères dont elle ne semblait pas même s'apercevoir; ils remarquèrent le costume tout anglais de madame la duchesse d'Angoulême, ainsi que sa froideur que le respect inspiré par ses malheurs faisait aisément excuser; mais les esprits observateurs sont rares, surtout en pareille circonstance. Enthousiasme des invités de Compiègne pour la famille royale. La masse des assistants fut ravie, et il faut avouer qu'il y avait dans ce qu'on voyait de quoi toucher vivement les imaginations, car on y rencontrait deux grands prestiges bien rarement réunis, l'antiquité la plus vénérable et la nouveauté. En présence de cette antique famille, les hommes anciens se retrouvaient à leur place, les hommes nouveaux se croyaient confirmés dans celle qu'ils avaient acquise. Si, à l'arrivée de M. le comte d'Artois, on avait fait des comparaisons désavantageuses pour l'Empire, ce fut bien pis à Compiègne! À entendre les hôtes réunis dans ce château, (p.~96) on savait enfin ce que c'était que la majesté, dont jusqu'ici on n'avait pas même eu l'idée. Et pourtant la plupart de ces hommes avaient eu l'honneur d'approcher le génie dans ce qu'il avait de plus grand et de plus saisissant! Avouons-le néanmoins, s'ils avaient voulu dire qu'entre l'autorité d'un prince destiné au trône par sa naissance, joignant à l'éclat de son origine l'esprit, le savoir, la noblesse du visage, entre cette autorité calme, sereine, ne doutant jamais d'elle-même, et le commandement impérieux, inégal, préoccupé, souvent dur et brusque du génie, il y a une différence très-réelle, ils auraient eu raison. Mais bien peu d'entre eux avaient le tact assez fin pour discerner ces différences, et il était singulier d'entendre Marmont, Ney, Kellermann, Oudinot, Moncey, Berthier, ne parler que de la majesté du roi Louis XVIII, et répéter à tout venant qu'ils n'avaient rien vu de pareil. C'est là l'éternelle comédie humaine, que les hommes ne se lassent jamais de jouer, l'eussent-ils jouée cent fois, et sur laquelle il faut passer rapidement, car on aura beau mettre et remettre ce miroir sous leurs yeux, on ne parviendra point à les corriger de leur idolâtrie pour la puissance qui s'élève! Il devait y avoir à Compiègne quelque chose de plus sérieux que les réceptions officielles, c'étaient les entrevues de Louis XVIII avec les grands personnages ayant dans les mains les ressorts qui faisaient mouvoir les choses.

Déjà le Roi, pendant son voyage fort lent de Calais à Compiègne, avait envoyé M. de Blacas à Paris, pour s'informer auprès du comte d'Artois et des royalistes les plus sûrs de tout ce qu'il avait intérêt (p.~97) à savoir. M. le comte d'Artois lui-même avait couru se jeter dans les bras de son frère, et avait été reçu plus affectueusement que de coutume par Louis XVIII, dont la joie attendrissait le cœur. D'ailleurs, ce qu'il lui apprenait avait de quoi le satisfaire. D'heure en heure les Bourbons étaient plus forts et le Sénat plus faible, et depuis le jour où ce corps, sur le conseil du duc d'Otrante, avait transigé en se contentant d'une promesse vague et générale, la royauté légitime n'avait cessé de gagner du terrain. Cependant il était impossible de contester le fond des choses, et bien que les purs royalistes eussent horreur de tout ce qui portait le nom de Constitution, on ne pouvait se dispenser d'en donner une. Satisfaction que le Roi éprouve en apprenant qu'on ne l'a pas trop engagé. La France, à chaque changement de régime, avait contracté une telle habitude de rédiger par écrit les conditions de son nouvel état, que cette fois encore on était forcé de prendre la plume, et un gouvernement analogue à celui d'Angleterre, avec deux chambres parlant et votant sur les affaires publiques, avec des journaux libres, avec une justice indépendante, avec le maintien des ventes nationales, de la Légion d'honneur, de la nouvelle noblesse, était inévitable. M. le comte d'Artois, M. de Montesquiou, tous les hommes enfin qui depuis un mois avaient mis la main à l'œuvre, étaient obligés d'en convenir. Mais on avait gagné les points auxquels Louis XVIII attachait le plus d'importance. Il n'était pas astreint à accepter le texte même de la Constitution sénatoriale, il était dispensé du serment, de tout ce qui avait l'apparence, en un mot, d'une Constitution imposée. Cette Constitution il pouvait la donner lui-même, (p.~98) la faire sortir spontanément de son autorité royale, ce qui sauvait le principe de la souveraineté légitime, telle que l'entendait le pur royalisme. De plus, il pouvait, quant au personnel, prendre seulement une portion du Sénat, celle qui lui déplairait le moins, la compléter avec une partie de l'ancienne noblesse, garder le Corps législatif dont on était plus content que du Sénat, et composer ainsi un gouvernement plus à son goût. Enfin, pour mieux marquer la différence entre cette manière vraiment royale de procéder, et celle que le Sénat avait d'abord voulu exiger, le Roi entrerait dans Paris sans donner de Constitution, en faisant une simple déclaration générale, à peu près semblable à celle de M. le comte d'Artois, ce qui laisserait le temps de bien peser les termes de la Constitution nouvelle.

Ces points désormais acquis répondaient parfaitement aux vues de Louis XVIII. Il n'avait aucune horreur pour ce genre de gouvernement, qui consiste en deux Chambres tourmentant les ministres et laissant le Roi tranquille, car il avait vu cet ordre de choses marcher très-convenablement en Angleterre. Mais son autorité, celle qui avec son sang coulait dans ses veines, qui lui venait de Louis XIV, d'Henri IV, de saint Louis, d'Hugues Capet, cette autorité était reconnue, et pour lui c'était le point capital. Accorder ce qu'on appelait des garanties écrites, les écrire dans tel style qu'on voudrait, pourvu qu'il fût supposé les avoir écrites lui-même, recevoir des serments et n'en prêter à personne, voilà ce qui convenait à son orgueil royal, et ce qui lui suffisait. Il laisserait ensuite gouverner dans un sens ou dans un autre, (p.~99) pourvu toutefois qu'on ne sortît pas de certaines bornes, et que, relativement à sa personne, on ne l'empêchât point de s'entourer des gens qui lui plairaient. Son frère, ayant sauvegardé tout cela, était le bienvenu, et pour la première fois, selon lui, n'avait pas commis de faute. Après les réceptions officielles commencent les entrevues avec les personnages importants, et le Roi s'y prépare. Bien fixé sur ces points par les renseignements que M. le comte d'Artois, que M. de Blacas, que M. de Montesquiou lui avaient apportés, il savait quelle attitude prendre avec chacun, et on allait le voir causant avec les uns, écoutant avec les autres, digne avec tous, ne promettant rien, mais laissant tout espérer de sa libre sagesse, et bien résolu à ne permettre à qui que ce fût des conseils ressemblant à des conditions.

Importance de sa première entrevue avec M. de Talleyrand. Le personnage essentiel, et avec lequel la première entrevue qu'aurait le Roi devait être de grande importance, était M. de Talleyrand, qui pour quelque temps encore était l'acteur principal de la scène politique. Louis XVIII et M. de Talleyrand avaient fort étudié leur rôle, car ils aimaient la représentation, et y excellaient. M. de Talleyrand avait le rôle le plus difficile, non qu'il fût, sous le rapport de l'esprit, le moindre des deux interlocuteurs, mais parce qu'il l'était sous le rapport de la situation. Les hommes à principes sont dispensés de réussir: le succès est au contraire pour les habiles une condition obligée. Jusqu'ici, entre les personnages qui avaient refusé tout pacte avec la révolution, et ceux qui avaient transigé avec elle, l'avantage avait paru être à ces derniers, car ils semblaient avoir compris où était la force du (p.~100) temps, et s'être associés à elle pour la diriger, tandis que les autres, aveugles et obstinés, n'avaient su que pousser à l'échafaud leur roi et leurs amis. Tout à coup l'aspect du monde avait changé, et c'étaient les entêtés n'ayant voulu se prêter à aucun accommodement, qui se trouvaient avoir deviné juste, et qui, si le dernier mot de notre longue révolution était dit (et l'on croit ordinairement que le mot du jour sera le dernier), semblaient avoir eu raison, et avoir été les habiles. Entre Louis XVIII revenant de l'exil, et M. de Talleyrand ayant servi tour à tour la République et l'Empire, pour retourner après vingt ans aux pieds de la légitimité, l'avantage de la situation était donc au premier. M. de Talleyrand, à la vérité, pouvait se vanter d'avoir contribué au revirement récent des choses, mais les services de cette espèce sont bientôt oubliés. Ces services d'ailleurs, aux yeux des purs royalistes, n'étaient qu'un aveu, une tardive réparation aux vrais principes, et pour le moment Louis XVIII était le vainqueur, M. de Talleyrand le vaincu, bien que celui-ci eût aidé à se vaincre lui-même. Cependant en fait de hauteur d'attitude M. de Talleyrand valait son royal interlocuteur. Il avait de plus un tact exquis, une connaissance parfaite des choses, l'art de les toucher d'un mot, l'art surtout de flatter sans s'abaisser, et de n'être nulle part le second, même en présence des princes et des rois. Louis XVIII et M. de Talleyrand pouvaient donc se rencontrer sans désavantage, et ils s'étaient au surplus fort préparés à une entrevue dont ils sentaient tous deux l'importance.

(p.~101) Première entrevue de Louis XVIII avec M. de Talleyrand. Louis XVIII reçut M. de Talleyrand avec une extrême courtoisie, le remercia de ses services en prince qui croyait tout devoir à son droit, lui fit entendre que ceux qui revenaient de l'exil n'avaient été, après tout, ni les moins avisés, ni les moins habiles, mais passa rapidement sur ce sujet pour en arriver à la situation présente. Au fond, le Roi et son futur premier ministre étaient d'accord, puisque des deux côtés l'essentiel était convenu. C'était d'une part une Constitution écrite, et de l'autre spontanéité dans la manière de la donner. Le Roi s'applique à la rendre polie, mais peu significative. Dès lors on ne pouvait se parler que pour échanger sur chaque chose un assentiment empressé.—Accordez ces deux Chambres qu'on ne peut refuser, et caressez les militaires qu'il suffira de flatter, car ils ne songent et ne s'entendent nullement à gouverner, tel est le langage que tint M. de Talleyrand, et le seul auquel le Roi n'eût aucune objection à opposer. De son côté, Louis XVIII fit entendre à M. de Talleyrand qu'un homme comme lui, maître dans l'art de traiter avec les puissances, et revêtu encore de l'éclat du grand Empire, que Louis XVIII sentait sans l'avouer, serait toujours son représentant auprès de l'Europe. C'était tout ce qu'il fallait à M. de Talleyrand. Contentement affecté de M. de Talleyrand. Le Roi et le ministre se séparèrent donc après une entrevue que la politesse royale avait rendue suffisamment longue, le Roi étant réellement satisfait, et M. de Talleyrand affectant de le paraître. Pourtant on pouvait supposer que ce dernier ne l'était pas complétement, car il ne dit à personne quels motifs il avait de l'être, et il garda sur les incidents de son entrevue une discrétion qui ne lui était pas ordinaire, (p.~102) et qui prouvait l'insignifiance au moins de l'entretien. Il se contenta de dire à ceux qui l'interrogeaient, que le Roi était un homme d'esprit, d'infiniment d'esprit, de cet esprit surtout dont la tradition était perdue depuis la fin du dix-huitième siècle.

L'empereur Alexandre songe à se rendre à Compiègne, pour donner quelques conseils à Louis XVIII. Cependant on annonçait une visite encore plus importante, celle de l'empereur de Russie. Jouant à Paris, avec sincérité et succès, un rôle de générosité, l'empereur Alexandre s'était mêlé de notre sort futur avec une chaleur et une bonne volonté qui auraient dû lui valoir la gratitude des Français, s'il n'était toujours fâcheux de devoir même son bonheur à des mains étrangères. Le roi de Prusse et l'empereur d'Autriche ne se créaient pas de tels soucis. Le roi de Prusse, pourvu qu'il revînt à Berlin avec une bonne paix et de grosses contributions de guerre, l'empereur d'Autriche pourvu qu'il retournât à Vienne avec l'Italie et le Tyrol, s'inquiétaient peu de ce qui adviendrait en France. Les Bourbons s'en tireraient plus ou moins bien, c'était leur affaire et celle des Français. Pourvu que ceux-ci ne songeassent plus à passer le Rhin ou les Alpes, on ne leur demandait pas autre chose. Quant à Napoléon, on l'aurait mieux aimé aux Açores ou à Sainte-Hélène qu'à l'île d'Elbe; mais il y était, on ne s'en occupait plus, du moins pour le moment. Alexandre pensait autrement. Libéral, peu exposé sans doute en fait de liberté à être pris au mot par ses sujets, sincère néanmoins, il aurait trouvé plus digne de sa gloire de laisser les Français libres, et plus sûr aussi de les laisser contents. Fréquentant les hommes (p.~103) qui souhaitaient de sages institutions, notamment M. de Lafayette, qui, à la première espérance d'un gouvernement libre, avait quitté sa retraite de Lagrange, il s'entretenait avec eux de la future Constitution, se confirmait ainsi dans ses tendances généreuses, s'engageait par ses paroles, et avait pris en quelque sorte à tâche de défendre les idées et les intérêts du Sénat, dont il aimait à se dire l'obligé, car c'était à ce corps que les souverains alliés devaient la déchéance de Napoléon. Mécontent, non pas de M. le comte d'Artois, mais de l'émigration accourue à Paris d'Angleterre et des provinces, Alexandre avait envoyé le comte Pozzo di Borgo à Compiègne, pour parler à Louis XVIII le langage de la raison. Mais, quoique fort habile, le comte Pozzo n'était pas parvenu à saisir ce roi, si lourd de corps, si agile d'esprit, se couvrant pour échapper aux étreintes des gens sérieux d'une légèreté à la fois réelle et feinte, et n'avait pu entrer avec lui dans aucune explication satisfaisante. Alexandre avait alors imaginé de se rendre en personne à Compiègne, démarche hardie, car ni le roi de Prusse ni l'empereur d'Autriche n'y étaient allés, mais démarche que l'âge, l'activité du jeune empereur, expliquaient, et qui ne pouvait après tout que flatter infiniment Louis XVIII. Alexandre voulait lui faire entendre qu'il fallait non-seulement donner une Constitution, mais s'entourer des hommes de l'Empire et de la Révolution, renoncer à dater son règne de la mort de Louis XVII, concéder beaucoup aux choses du temps, prendre bien garde surtout à l'armée. Louis XVIII, averti de cette (p.~104) visite, résolut de recevoir l'empereur Alexandre en conséquence, et de s'en tirer à son égard comme à l'égard de tous ceux qui prétendaient lui apporter des conseils, avec de la grâce, de la dignité et des professions de foi infiniment générales.

Accueil adroit et entièrement évasif fait par Louis XVIII à l'empereur Alexandre. À peine Alexandre fut-il annoncé que la foule s'empressa de s'effacer, pour laisser en présence le chef de la coalition européenne et le chef de la vieille dynastie française. Flatté d'une telle visite, et voulant paraître pénétré de gratitude, Louis XVIII ouvrit ses bras au jeune empereur, le reçut en père, mais en père que son âge, son rang, plaçaient au-dessus des souverains de son temps. Tout en le remerciant de l'appui prêté à sa famille, il affecta de reporter les prodigieux événements auxquels on assistait à des causes providentielles et supérieures, et particulièrement à la puissance du grand principe dont il était le représentant. Il parut aussi n'avoir rien à apprendre quand le czar lui parla de l'état nouveau de la France, écouta par politesse, mais en homme à qui un jeune prince n'avait rien à enseigner, ne contesta rien, n'accorda rien, indiqua sur chaque chose des résolutions arrêtées, conformes à son autorité qui ne relevait de personne, à sa sagesse qui n'avait pas besoin de conseils, laissa entrevoir quelles étaient ces résolutions sans les préciser, et en un mot resta presque insaisissable avec le monarque comme il l'avait été avec son ambassadeur. Mauvaise conduite du Corps législatif. Une circonstance acheva de déconcerter l'empereur Alexandre, ce fut l'arrivée du Corps législatif à Compiègne, venant par députation complimenter le Roi, tandis que le Sénat, recommençant (p.~105) avec Louis XVIII son rôle d'abstention et de silence, s'était dispensé de paraître. En voyant accourir au-devant du monarque, et se prosterner devant son autorité légitime avant qu'il eût rien promis, un corps qui avait la prétention de représenter la nation, et qui avait acquis quelque popularité par sa récente résistance à Napoléon, l'abstention du Sénat perdait beaucoup de sa force, et Alexandre devait sembler un conseiller importun. Mécontentement du czar. Ce prince renonça donc à toute insistance trop vive, et revint fort déçu quoique comblé de politesses, n'ayant pu dire que bien peu de paroles, en ayant encore moins obtenu de son auguste interlocuteur, pas plus content que M. de Talleyrand, mais l'avouant plus franchement. Disposant de deux cent mille soldats, et malheureusement maître de la France, il y avait plus de grâce à lui que de confusion à se donner pour éconduit.

Louis XVIII songe à se transporter à Saint-Ouen, et à y faire une dernière station avant d'entrer à Paris. Après avoir employé trois ou quatre jours à se reposer à Compiègne, et à y acquérir une première notion des hommes et des choses, Louis XVIII résolut de se rendre à Saint-Ouen, aux portes de Paris, où il ferait une dernière et courte station avant d'entrer à Paris même. Projet d'une déclaration générale qui doit tenir lieu des engagements exigés par le Sénat. Il était convenu avec son frère, avec les membres du gouvernement provisoire, qu'en publiant une déclaration générale, énonciative des principales garanties constitutionnelles, on en serait quitte avec le Sénat, qu'on obtiendrait même sa visite, et que tout serait dit à ce sujet. Trois semaines auparavant les hommes qui voulaient procurer à la France une liberté solide sous l'ancienne dynastie, auraient pu, en s'appuyant (p.~106) sur Alexandre, barrer le chemin à Louis XVIII jusqu'à ce qu'il eût accordé tout ce qu'on lui demandait. Mais l'entraînement était devenu tel en quelques jours, qu'on ne pouvait plus l'arrêter, et que si on avait voulu l'essayer on aurait semblé s'appuyer sur l'étranger pour arrêter un mouvement tout national. La France, en effet, après avoir mis quelques instants à se rappeler les Bourbons, avait bientôt compris qu'eux seuls étaient possibles, et une fois cette nécessité reconnue, l'attendrissement des uns, la bassesse des autres, avaient donné une telle impulsion aux esprits, que depuis la prise de la Bastille et le retour du général Bonaparte d'Égypte on n'avait rien vu de pareil. Le Sénat, qui s'était affaibli en cédant peu à peu, perdait chaque jour du terrain. Cependant s'il était battu quant à ses intérêts, il ne l'était pas quant aux principes dont il s'était fait le soutien. Il avait voulu une Constitution, et il était certain d'en avoir une, avec les clauses essentielles. Seulement il ne pouvait plus obtenir qu'elle émanât d'un accord réciproque de la nation et du Roi, ce qui aurait imprimé à cette Constitution une force et une inviolabilité qui auraient pu en assurer la durée; et sous ce rapport les Bourbons en croyant avoir gagné leur cause l'avaient perdue, car ils avaient fait prévaloir ce principe de l'octroi royal, duquel ils devaient tirer un jour un coup d'État et leur chute!

Mai 1814. La rédaction de cette déclaration abandonnée à MM. de Vitrolles, de la Maisonfort, Terrier de Montciel, sous la surveillance de M. de Blacas. On était donc convenu de s'en tenir à une simple déclaration générale, et tous les travailleurs de M. le comte d'Artois étaient à l'œuvre, M. de Vitrolles, qui était devenu son principal instrument, (p.~107) aussi bien que MM. de la Maisonfort et Terrier de Montciel, qui formaient un second conseil dans l'entre-sol des Tuileries. Le Roi les laissait faire, dédaignant fort ce genre de littérature, et s'en fiant à M. de Blacas du soin de surveiller et de réviser leur travail. La question entre ces divers rédacteurs était de savoir quelle part on ferait au Sénat, quelle étendue de gratitude on lui témoignerait, et à quel point, tout en faisant ce qu'on voulait, on se donnerait l'air de céder à ses vœux. On remit à s'entendre définitivement à Saint-Ouen même. Le Roi était tout entier d'ailleurs à la joie de rentrer dans sa capitale, et au plaisir de respirer cet encens royal qui n'avait pas depuis tant d'années brûlé devant lui, et dont on l'enivrait aujourd'hui sans mesure.

Arrivée à Saint-Ouen le 1er mai. Il partit pour Saint-Ouen, où il arriva le 1er mai. Dans cette dernière station le flot des empressés déborda de nouveau, et remplit la demeure royale. Présentation du Sénat à Louis XVIII. Le Sénat n'avait pas encore paru devant Louis XVIII. Il fallait faire cesser pourtant cet état de séparation entre le Roi et le corps constituant qui avait rappelé les Bourbons, des mains duquel M. le comte d'Artois avait reçu la lieutenance générale, et que, tout en le détestant, en le méprisant même, personne n'aurait osé dissoudre ou annuler, car ce corps avait derrière lui les fonctionnaires, l'armée, et les souverains alliés. Mais la transaction étant à peu près convenue, c'est-à-dire, étant admis qu'il y aurait une Constitution, que cette Constitution émanerait de l'autorité royale, et que les sénateurs composeraient en grande partie la Chambre haute, il n'y avait véritablement (p.~108) pas de raison pour le Sénat de s'abstenir plus longtemps. Il consentit donc à venir visiter le Roi, et M. de Talleyrand le présenta à Saint-Ouen à Louis XVIII, comme il l'avait présenté aux Tuileries à M. le comte d'Artois. Le discours de M. de Talleyrand, soigneusement rédigé, exprimait les idées qui avaient cours universellement.—Ce n'était plus le Sénat, disait-il, mais la nation entière, qui, éclairée par l'expérience, se portait au-devant du Roi, et le rappelait au trône de ses pères. Le Sénat, partageant les sentiments de la nation, accourait avec elle saluer le monarque. Celui-ci, de son côté, guidé par sa sagesse, allait donner des institutions conformes aux lumières de la raison moderne. Une Charte constitutionnelle réunirait tous les intérêts à ceux du trône, et fortifierait la volonté royale du concours de toutes les volontés. Or le Roi savait mieux que personne que de telles institutions, longtemps et heureusement éprouvées chez un peuple voisin, offraient des appuis et non des obstacles aux monarques amis des lois et pères de leurs peuples, etc...—

Le Roi fit à ce discours une réponse gracieuse, et qui emportait un plein assentiment aux idées émises par le président du Sénat. Chose singulière, le Corps législatif dont la conduite en ces circonstances, dictée par une puérile jalousie, fut peu honorable et assez nuisible, voulut se présenter une seconde fois au Roi, bien qu'il lui eût déjà porté ses hommages à Compiègne. Il répéta les banalités du moment, et après lui, les principaux corps de l'État recommencèrent à défiler et à haranguer. (p.~109) La journée du 2 fut consacrée aux réceptions, et il ne resta guère de temps pour les affaires sérieuses. La déclaration qui devait précéder l'entrée du Roi dans Paris, et qui était en réalité la condition de cette entrée, n'était pas même rédigée à la fin de la journée du 2, où pour mieux dire elle l'était trop, car il y avait cinq ou six projets, un de M. de Vitrolles, un de M. de la Maisonfort, et d'autres encore. Mais le Roi, fatigué et ne tenant guère aux termes dans lesquels on lui ferait dire des choses convenues depuis plusieurs jours, chargea M. de Blacas de veiller à la rédaction définitive de la pièce qu'on allait publier le lendemain. Rédaction de la déclaration de Saint-Ouen dans la nuit du 2 au 3 mai, sans que le Roi la lise avant sa publication. M. de Blacas assembla les divers rédacteurs, passa une partie de la nuit du 2 au 3 avec eux, reçut quelques donneurs de conseil qui apportaient chacun une phrase ou une idée, prit soin de les éconduire presque tous, et ensuite, les expressions qui sentaient trop la gratitude ou la dépendance à l'égard du Sénat étant suffisamment atténuées, adopta le projet de déclaration. M. de Vitrolles, qui en était le principal rédacteur, ayant demandé si on ne le soumettrait pas au Roi, M. de Blacas répondit qu'il ne fallait pas troubler un repos dont le monarque avait grand besoin à la veille d'une journée aussi fatigante que celle qui se préparait, et le texte de la fameuse déclaration de Saint-Ouen fut daté du 2 mai, envoyé à l'imprimerie royale, puis répandu le matin du 3 à un grand nombre d'exemplaires.

Préambule de cette déclaration. Voici le préambule de cette déclaration:

«Rappelé par l'amour de notre peuple au trône de nos pères, éclairé par les malheurs de la nation (p.~110) que nous sommes destiné à gouverner, notre première pensée est d'invoquer cette confiance mutuelle si nécessaire à notre repos, et à son bonheur.

»Après avoir lu attentivement le plan de Constitution proposé par le Sénat, dans sa séance du 6 avril dernier, nous avons reconnu que les bases en étaient bonnes, mais qu'un grand nombre d'articles portant l'empreinte de la précipitation avec laquelle ils ont été rédigés, ils ne peuvent, dans leur forme actuelle, devenir lois fondamentales de l'État.

»Résolu d'adopter une Constitution libérale, voulant qu'elle soit sagement combinée, et ne pouvant en accepter une qu'il est indispensable de rectifier, nous convoquons pour le 10 du mois de juin de la présente année le Sénat et le Corps législatif, nous engageant à mettre sous leurs yeux le travail que nous aurons fait avec une commission choisie dans le sein de ces deux corps, et à donner pour base à cette Constitution les garanties suivantes...»

Garanties qu'elle annonce. Après ce préambule venait l'énonciation des garanties sur lesquelles on ne variait pas: deux Chambres votant sur toutes les affaires de l'État, des ministres responsables obligés de comparaître devant elles, la liberté individuelle, la liberté de la presse, la liberté des cultes, le vote de l'impôt, l'admissibilité de tous les Français aux emplois civils et militaires, l'inamovibilité des juges, le maintien des ventes nationales, de la Légion d'honneur, etc...—Sauf la question fondamentale de l'origine, qui, (p.~111) au lieu d'un contrat, faisait de la future Charte une concession, l'engagement pris de la donner telle qu'on la voulait, était formel, et de plus il était pris envers le Sénat, ce qui consacrait l'importance et l'autorité de ce corps, et assurait l'adoption des solutions les plus désirées, sauf une seule, nous le répétons, que la dynastie aurait dû repousser moins que qui que ce soit, car il eût été bien heureux pour elle d'être engagée de manière à n'en pouvoir revenir.

Entrée de Louis XVIII dans Paris le 3 mai 1814. Sous le bénéfice de cette déclaration, Louis XVIII s'apprêta à faire son entrée dans Paris le 3 mai. Il partit de Saint-Ouen à onze heures du matin, au milieu d'une foule immense accourue à sa rencontre. Il était dans une calèche attelée de huit chevaux, ayant à ses côtés madame la duchesse d'Angoulême, devant lui les deux princes de Condé, à sa portière de droite le comte d'Artois, à sa portière de gauche le duc de Berry, l'un et l'autre à cheval, en arrière de sa voiture les maréchaux, puis la cavalerie de la garde nationale commandée par le comte Charles de Damas. En présence de ce grand spectacle tous les yeux se portèrent sur la garde impériale à pied, dont quelques compagnies avaient gardé le Roi à Compiègne, l'avaient suivi à Saint-Ouen, et l'escortaient encore à son entrée dans Paris. Le public regardait avec une extrême curiosité ces mâles visages hâlés par vingt-cinq ans de guerre, assistant respectueusement à une cérémonie contraire à tous leurs sentiments, ni joyeux ni empressés comme leurs maréchaux, mais fiers et en même temps soumis aux volontés de la France qui volait en ce (p.~112) moment à d'autres destinées. Au milieu des cris ardents et unanimes de Vive le Roi! se firent souvent entendre des cris de Vive la Garde, cris expressifs, qui prouvaient la sympathie des assistants pour ces nobles débris de nos guerres héroïques. Du reste, les royalistes raisonnables eux-mêmes leur tenaient compte de leur attitude à la fois fière et résignée[4].

Excellent accueil que lui fait la population parisienne. L'accueil fait à Louis XVIII fut des plus chaleureux. Cette profonde émotion des souvenirs que les Bourbons avaient le don d'exciter, avait été plus forte peut-être à l'aspect de M. le comte d'Artois, parce qu'on l'éprouvait alors pour la première fois. Mais la réflexion avait convaincu tous les esprits qu'on ne pouvait mieux faire que de rappeler les Bourbons, et qu'avec eux seulement on aurait la paix et un gouvernement tempéré. Cet avis était devenu celui des classes moyennes, juges sains et désintéressés des questions de gouvernement. Elles avaient particulièrement bonne opinion du Roi, à qui sa conduite réservée dans l'émigration avait valu une réputation de sagesse non contestée; elles étaient donc fort bien disposées, et ayant sur le peuple, imitateur de sa nature, une grande influence, elles firent vivement applaudir Louis XVIII en l'applaudissant elles-mêmes. La noble figure de ce monarque, adoucie par le contentement, et seule visible dans cette voiture où son corps disparaissait, (p.~113) plut à tous ceux qui la purent apercevoir. D'ailleurs, épris de la paix, comme on l'était à cette époque, on ne regrettait guère pour le prince appelé à régner la faculté de monter à cheval, et l'imagination du public se prêtait volontiers à cette image, tant reproduite alors, d'un vieux père rentrant au milieu de ses enfants. Madame la duchesse d'Angoulême, dont le visage ordinairement sévère se couvrit plusieurs fois de larmes dans cette journée, les princes de Condé, dont le malheur était présent à tous les esprits, excitèrent un intérêt général. Les acclamations les plus respectueuses accompagnèrent jusqu'à Notre-Dame cette voiture qui contenait presque toute la famille de Bourbon. Après la cérémonie religieuse elle se dirigea par le pont Neuf, où l'on avait relevé en plâtre la statue d'Henri IV, vers les Tuileries, et là tous les assistants se précipitèrent pour soutenir madame la duchesse d'Angoulême, qui, à la vue de ce palais d'où son père et sa mère étaient sortis pour aller au Temple, et du Temple à l'échafaud, tomba en défaillance. À ce touchant spectacle l'attendrissement fut universel. Ramenée ainsi dans le palais de ses pères, cette famille auguste pouvait s'y croire définitivement établie. Pour qu'il en fût ainsi, il ne fallait qu'une chose, c'est qu'en y rentrant, les Bourbons y fissent entrer avec eux les lumières du temps et du pays sur lequel ils venaient régner! On devait le souhaiter pour elle, et pour la France. Mais dans le moment même, ces infortunés émigrés donnaient une nouvelle preuve de la difficulté de les réconcilier avec cette France qu'ils avaient si peu (p.~114) habitée, et encore moins étudiée depuis vingt-cinq ans. Attitude de la garde impériale. Les grenadiers de la garde impériale, qui soit à Compiègne, soit à Saint-Ouen, avaient gardé le Roi, et qui ne songeaient qu'à faire leur devoir près de lui, occupaient les postes des Tuileries. Les gens de la cour, hommes et femmes, apprenant à quels soldats leur sûreté, et surtout celle de la famille royale, était confiée, furent saisis d'épouvante. Ils allèrent chercher le ministre de la guerre Dupont, et lui demandèrent s'il avait perdu l'esprit pour oser remettre la précieuse existence du Roi à de telles mains? On lui retire les postes des Tuileries, malgré l'avis du ministre de la guerre. Le général, habitué à la fidélité du soldat français sous les armes, comprenait à peine ce qu'on lui disait. Il voulut d'abord rire de ces craintes, mais on le ramena malgré lui à ce qu'on appelait le sérieux de la chose, et le soir même, sans aucun égard pour ces braves soldats, qui, le cœur plein de Napoléon, auraient cependant défendu Louis XVIII contre tout venant, on l'obligea de les congédier, et de les renvoyer outrageusement dans leurs casernes. Et voilà quels étaient les cœurs qu'il fallait rapprocher, fondre dans un même amour pour la même dynastie[5].

Le lendemain les corps de l'État recommencèrent à paraître devant la famille royale, répétant toujours les mêmes discours, puis les troupes alliées défilèrent en masse sous les yeux de Louis XVIII assis au balcon de son palais, et entouré des principaux souverains de l'Europe, qui lui cédèrent courtoisement la première place, voulant ainsi prouver à la (p.~115) France la considération qu'ils portaient à son Roi et à elle-même.

Après le temps donné aux cérémonies, Louis XVIII s'occupe enfin du gouvernement. Ces journées données aux cérémonies et aux félicitations, il fallait enfin mettre la main à l'œuvre si laborieuse de réconcilier le passé et le présent, d'accorder quelques dédommagements aux classes frappées d'une longue proscription, sans offusquer la nation qui ne voulait être sacrifiée à aucun intérêt particulier, d'aller chercher à travers vingt-cinq ans de querelles sanglantes, le vrai, le juste, pour en composer le système du gouvernement, œuvre bien difficile, bien près d'être impossible, à moins qu'une raison ferme et éclairée ne se rencontrât ou chez le Roi, ou chez un prince de sa famille, ou chez un de ses ministres capable de prendre sur la cour et le gouvernement un ascendant décisif! Ce phénomène heureux se réaliserait-il? Telle était la question, et elle était alors profondément obscure.

Le gouvernement n'avait eu, pendant la courte gestion de M. le comte d'Artois, qu'un caractère provisoire, et les ministres n'avaient porté que le titre de commissaires aux divers départements ministériels. Il fallait composer un ministère définitif. Louis XVIII, prenant les choses comme il les trouvait, maintint la séparation qui avait existé sous M. le comte d'Artois, entre le Conseil royal éclairant le Prince de ses avis, et les ministres exécutant ses volontés, certains ministres étant membres permanents de ce Conseil, les autres n'y étant appelés que pour les affaires spéciales de leur département. C'était une combinaison bizarre, et fort peu appropriée (p.~116) à la forme de gouvernement qu'on se disposait à donner à la France.

Composition du premier ministère de Louis XVIII. Pour qu'il y ait dans un État libre, fondé sur l'intervention des assemblées délibérantes, l'unité de volonté sans laquelle la promptitude et la vigueur de l'action seraient impossibles, et en même temps la lumière qui ne peut résulter que du concours de toutes les intelligences, il faut que les ministres, chargés de gouverner sous les yeux de la royauté et des Chambres, soient les conseillers uniques de la Couronne, qu'ils conçoivent les résolutions du gouvernement, les fassent agréer au Roi et aux Chambres, et les exécutent ensuite sous leur responsabilité à la fois collective et personnelle. Il faut même, avant de pouvoir amener les grands pouvoirs de l'État à cette unité si désirable, que les ministres y soient amenés eux-mêmes par l'influence de l'un d'entre eux, leur supérieur en intelligence, en caractère, en situation. C'est à cette condition seulement qu'on peut faire concourir toutes les lumières du pays à l'œuvre commune, ce qui est le privilége des États libres, et conserver l'unité d'action qui semble le privilége des gouvernements absolus, et qui ne l'est qu'en apparence, car ils sont souvent les plus tiraillés des gouvernements. Il ne faut donc entre la royauté et les corps délibérants d'autres intermédiaires que les ministres seuls, à la fois auteurs, démonstrateurs et exécuteurs, sous leur responsabilité, des résolutions qui constituent la série des actes du pouvoir. Tout rouage ajouté à celui-là est inutile, et dès lors nuisible. Mais en 1814 l'expérience ne nous avait rien appris encore sur (p.~117) ces graves sujets, et en Angleterre même on agissait bien plus par instinct que par réflexion. Le gouvernement libre était une science dont la pratique existait en Angleterre, et la théorie nulle part.

Le Roi maintient le Conseil royal supérieur, dit conseil d'en haut. Le Roi accepta purement et simplement le legs des circonstances, c'est-à-dire le Conseil royal supérieur, qui n'était, comme on l'a vu, que l'ancien gouvernement provisoire transformé en Conseil du lieutenant général, et au-dessous de lui les ministres, membres ou non de ce Conseil. Il se borna à faire pour chaque emploi des nominations définitives, en maintenant les possesseurs actuels des portefeuilles, ou en les changeant d'après les circonstances qui s'étaient produites. Voici quels furent ses choix.

M. Louis et le général Dupont confirmés, l'un comme ministre des finances, l'autre comme ministre de la guerre. Personne n'aurait voulu remplacer aux finances M. Louis, qui en quelques jours avait acquis la confiance générale. Il fut nommé ministre de ce département. Le général Dupont, connaissant suffisamment l'armée, faisant de son mieux pour la contenter, doué malheureusement de moins de caractère que d'esprit, et ayant de la peine à se tenir ferme au milieu du conflit des prétentions contraires, mais n'ayant pas encore perdu le prestige de sa longue disgrâce, fut maintenu au ministère de la guerre. M. de Malouet, honnête homme laborieux, resta ministre de la marine. On emprunta au Conseil royal pour les appeler au ministère, sans leur faire quitter le conseil, MM. de Talleyrand et de Montesquiou. MM. de Talleyrand et de Montesquiou chargés, l'un du ministère des affaires étrangères, l'autre du ministère de l'intérieur. M. de Talleyrand, bien que M. de Laforest fût commissaire aux affaires étrangères, avait seul dirigé la négociation de l'armistice, et pouvait seul diriger celle (p.~118) de la paix définitive. Il devint ministre titulaire des affaires étrangères, en restant après les princes le membre le plus important du Conseil royal supérieur, qu'on prit l'habitude d'appeler le Conseil d'en haut.

M. l'abbé de Montesquiou, malgré sa qualité d'ecclésiastique, ne voulait être ni cardinal, ni ambassadeur auprès du Saint-Siége; il voulait être ministre en France, et principal ministre. Il abandonnait volontiers la politique extérieure, qu'il croyait réduite par la paix à une longue insignifiance, qui d'ailleurs appartenait de droit à M. de Talleyrand, et il se réservait pour la politique intérieure, qui allait devenir fort active, fort difficile, fort orageuse. Il avait pour s'en mêler plus d'un avantage. Il exerçait une certaine autorité sur son parti; il savait être arrogant avec lui comme avec les autres; il avait quelque habitude des assemblées, et parlait facilement. Mais il était susceptible, n'avait pas assez de vigueur d'esprit et de caractère, et était fort inférieur à la tâche dont il allait assumer le fardeau, tâche qui à la vérité eût été bien lourde pour tout le monde. Du reste le parti royaliste n'avait pas à cette époque un meilleur candidat à offrir à la royauté, et le choix pour le ministère de l'intérieur était dans les circonstances le plus convenable. On dédommagea M. Beugnot, qui avait administré temporairement le département de l'intérieur, en lui confiant la police, sous le titre de direction générale, équivalant presque à un ministère.

M. Dambray nommé chancelier et ministre de la justice. M. Henrion de Pansey, tout respectable qu'il était, perdit l'administration de la justice. On voulait (p.~119) à la tête de la magistrature un homme qui eût appartenu aux anciens parlements, et on choisit un magistrat ayant du savoir, quelque peu de l'éloquence étudiée de d'Aguesseau, et d'ailleurs un caractère doux, honorable, avec toutes les opinions du vieux royalisme. Ce magistrat fut M. Dambray. Enfin on ne voulait pas laisser en dehors des membres du gouvernement officiel un personnage aussi influent à la cour que M. de Blacas, et les ministres désirant l'avoir avec eux, lui offrirent le ministère de la maison du Roi. M. de Blacas venait d'obtenir la charge de grand maître de la garde-robe, la seule des grandes charges de cour qui fût vacante, car toutes les autres avaient été rendues à leurs anciens propriétaires. Enorgueilli de cette insigne faveur, il croyait déchoir en acceptant un ministère. Il fallut beaucoup d'efforts pour le vaincre. On les fit, et on l'obligea d'accepter un portefeuille, qui en le laissant auprès du Roi, sans lui imposer aucune portion du fardeau des affaires, devait l'associer pourtant à la responsabilité collective des ministres.

Position de M. de Vitrolles, resté dans le Conseil malgré ses collègues. Le comte d'Artois avait admis dans le Conseil M. de Vitrolles à titre de secrétaire d'État. Ce rôle d'un secrétaire d'État, placé entre le souverain et les ministres, pour leur transmettre les ordres d'un maître qui ne délibérait qu'avec lui-même, avait dû disparaître en même temps que Napoléon. Dans le nouvel ordre de choses, ce rôle eût tout au plus appartenu à M. de Blacas, et eût été impossible même pour lui. En effet les ministres entendaient travailler directement avec le Roi, et ils avaient (p.~120) déjà refusé d'accepter M. de Vitrolles pour intermédiaire avec le comte d'Artois, ce qui était naturel et légitime dès qu'ils étaient auteurs responsables de leurs actes. Il ne restait donc plus au nouveau secrétaire d'État qu'une fonction, celle de tenir le procès-verbal des séances du Conseil. Mais ce procès-verbal les membres du Conseil n'en voulaient à aucun prix. M. de Montesquiou, M. de Talleyrand, disaient avec raison qu'un procès-verbal gênerait la liberté des délibérations, car la certitude de voir toutes leurs paroles enregistrées, exactement ou non, empêcherait de parler avec une entière franchise les hommes de gouvernement les plus sincères et les plus courageux. Dès lors n'étant pas intermédiaire du travail avec le Roi, ne devant point tenir de procès-verbal, le secrétaire d'État n'avait plus aucune fonction à remplir. Ses collègues firent ce qu'ils purent pour exclure M. de Vitrolles du Conseil royal, en le dédommageant au moyen d'une charge de cour. Mais il s'obstina, fut défendu par les princes, et resta dans le Conseil, ayant pour unique emploi de tenir note des résolutions adoptées, et de correspondre soit avec le Moniteur, soit avec le Télégraphe, peu aimé de ses collègues, les aimant encore moins, brouillé surtout avec M. de Montesquiou, qui ne s'était pas fait faute d'arrogance envers un personnage dont il dédaignait le rang, méconnaissait l'esprit, et niait les services[6].

(p.~121) On adjoignit à cet ensemble de personnages, à titre de ministre d'État chargé des postes, M. Ferrand, homme âgé, instruit, écrivain peu adroit, ayant tout l'entêtement et toute la passion des royalistes extrêmes. Il fut dans l'administration des postes ce qu'était M. Beugnot dans celle de la police, un directeur général, ayant presque rang de ministre.

Défaut d'unité et de direction dans le nouveau cabinet. Tel fut le cabinet définitif de Louis XVIII, si on peut donner le nom de cabinet à une réunion de ministres, où M. de Talleyrand, le plus considérable par la situation, ne devait se mêler que des rapports avec les puissances étrangères, où M. de Montesquiou, le plus important après M. de Talleyrand, ne devait se mêler que des rapports avec les Chambres, où M. de Blacas, le troisième en importance, ne devait se mêler que des rapports avec le Roi, où chacun d'eux enfin devait agir presque isolément, n'étant reliés les uns aux autres ni par un premier ministre qui n'existait pas, ni par le Conseil royal supérieur qui était sans chef, car un roi bel esprit, paresseux, uniquement occupé de lectures classiques, ne pouvait être ce chef. C'était une raison de craindre que ce chaos ministériel n'étant mené par personne, le fût par les passions du temps, fort déraisonnables, fort exigeantes et fort agitées.

Première réunion du Conseil sous la présidence du Roi. Le surlendemain de son entrée à Paris, le Roi convoqua le Conseil royal, auquel pour cette fois furent appelés tous les ministres, et en outre les princes, qui devaient habituellement en faire partie. Le Roi tint au Conseil, à titre de discours d'ouverture, un langage étudié, poli, affectueux. Discours du Roi. Il parla d'une voix (p.~122) claire, avec hauteur et infiniment de succès, touchant à tous les sujets d'une manière assez superficielle, et voulant que le premier jour on dît au moins un mot sur chaque chose. On touche sommairement à toutes les affaires. Il énuméra les objets auxquels on aurait à pourvoir, l'armée notamment qu'il s'agissait de réorganiser et de rattacher à la dynastie, la marine qu'il était urgent de refondre et de proportionner à nos ressources financières, l'ancienne maison militaire du Roi dont on annonçait le rétablissement, les finances qui seraient la mesure de ce qu'on pourrait faire pour l'armée et la marine, les impôts qu'il était indispensable de maintenir et de percevoir malgré d'imprudentes promesses, les souffrances des provinces occupées auxquelles il importait de mettre un terme prochain, les négociations qu'on était pressé de faire aboutir à une paix définitive qui ne fût pas trop humiliante, enfin la Constitution qu'on avait promis de donner au plus tard le 10 juin.

Ce qu'on se propose de faire pour l'armée. Relativement à l'armée la tâche était des plus difficiles. Il fallait se fixer d'abord sur le principe du recrutement, et adopter un parti raisonnable en présence de l'engagement pris par les princes d'abolir la conscription. Du reste, malgré la désertion, la difficulté n'était plus dans le manque des hommes, mais dans leur abondance au contraire, et dans les sentiments qu'ils manifestaient. Il allait rentrer d'Angleterre, d'Allemagne, de Russie, d'Italie, d'Espagne, cent cinquante mille hommes de garnison, et environ autant de prisonniers, tous vieux soldats. On aurait donc quatre cent mille hommes au moins, et plus de quarante mille officiers, (p.~123) au sort desquels on serait obligé de pourvoir. Or le ministre des finances déclarait qu'il pourrait, les dettes de l'État acquittées, consacrer tout au plus deux cents millions à l'armée, c'est-à-dire qu'il aurait à peine de quoi payer la moitié de ce qu'on allait avoir sur les bras. Quant à la marine il fallait bien renoncer aux cent vaisseaux de Napoléon, car si ce nombre était déjà excessif lorsque l'Empire s'étendait de Lubeck à Trieste, et qu'on avait presque le double de matelots, il eût été extravagant avec la France réduite aux frontières de 1790.

On échangea quelques mots sur ces graves sujets. On pressa le ministre de la guerre d'apporter un plan d'organisation qui satisfît autant que possible à tous les intérêts, en se conformant à la détresse temporaire des finances. Projet de grandes réductions dans la marine. On autorisa le ministre de la marine à préparer de larges réductions, car on comptait sur une longue paix avec l'Angleterre, et on ne voulait plus offusquer cette puissance par un coûteux et inutile étalage de nos forces navales. Le Roi, fort sensible à l'extérieur des choses, exprima le désir de changer les noms de plusieurs vaisseaux qui rappelaient des souvenirs révolutionnaires, en laissant à l'Austerlitz, au Friedland par exemple, les noms qui ne rappelaient que des victoires. Idées du ministre des finances en ce qui concerne son administration. Il questionna enfin le ministre des finances, qui ne se fit pas prier pour exprimer de nouveau ses intentions irrévocables. D'abord il posait en principe qu'il fallait payer toutes les dettes de l'État, quelle qu'en fût l'origine, même celles qu'on appelait les dettes de Buonaparte, et qui malheureusement avaient été créées pour soutenir des guerres folles. Mais que (p.~124) l'argent provenant de ces dettes eût été bien ou mal employé, elles avaient été contractées au nom de la France, et il serait aussi scandaleux qu'impolitique de les nier. Sans cette scrupuleuse exactitude à tenir les engagements du Trésor, on n'aurait pas de crédit, et sans crédit, quelque système qu'on adoptât, les impôts étant insuffisants pour plusieurs années, on ne pourrait satisfaire aux besoins les plus pressants de l'État. On y parviendrait, au contraire, avec le crédit, si on faisait ce qu'il fallait pour le mériter. Sa résolution persistante d'acquitter toutes les dettes de l'État, et de maintenir les droits réunis. Mais le crédit ne pouvant subvenir à tout, on devait en outre exiger l'exact acquittement de l'impôt. Or la ville de Bordeaux, en s'intitulant la ville du 12 mars, entendait ne pas acquitter les droits réunis, et encouragées par son exemple, toutes les villes du Midi prétendaient en faire autant. Si le Roi, maintenant qu'il était à la tête du gouvernement, ne parlait pas un langage très-ferme aux populations méridionales, on verrait la ressource de l'impôt disparaître, et par suite tout crédit avec elle. Tel fut le langage du ministre.

Cependant M. le comte d'Artois rappela qu'on avait promis d'abolir les droits réunis.—Il y a une autre promesse, répliqua M. Louis, que vous avez faite, c'est d'acquitter la dette publique, et cette promesse vaut l'autre.—

Le Roi donne son plein assentiment aux idées du ministre des finances. Le Roi, qui n'était jamais fâché de mettre ses neveux, et particulièrement son frère, dans leur tort, donna un plein assentiment aux paroles de M. Louis; il déclara que, sans ôter toute espérance d'adoucissement aux populations égarées par des promesses irréfléchies, il était prêt à leur adresser (p.~125) une proclamation pour les faire rentrer dans le devoir, et leur rappeler que l'impôt était comme la loi, égal pour tous, et que de bonnes opinions, quelque bonnes qu'elles fussent, ne devaient jamais être une dispense d'acquitter les charges de l'État. Il fut convenu que cette proclamation serait immédiatement rédigée, revêtue de la signature royale, et publiée.

Après avoir mis en présence un seul instant les ministres des finances, de la guerre et de la marine, il était évident que l'économie allait devenir une loi rigoureuse pour le nouveau gouvernement, car sans économie il serait impossible de suffire aux divers services, et notamment d'assurer le sort de l'armée, qu'il importait au plus haut point de s'attacher. Ce n'était donc pas le cas de songer à des dépenses, ou de luxe ou de parti, qui ne seraient pas d'une impérieuse nécessité. Malgré le besoin d'économie, Louis XVIII annonce l'intention de rétablir l'ancienne maison militaire du Roi. Pourtant Louis XVIII, du ton le plus simple et le plus arrêté, parla de l'ancienne maison militaire du Roi, comme d'une institution définitivement rétablie. Déjà, dit-il, les anciens titulaires des compagnies de gardes du corps avaient repris leurs titres. C'étaient MM. d'Havré, de Grammont, de Poix, de Luxembourg. Mais ce n'était pas assez, il voulait augmenter le nombre des compagnies, pour nommer deux nouveaux titulaires choisis dans l'armée impériale. Il voulait de plus rétablir les compagnies rouges. Son parti à cet égard était pris, car selon lui, c'était faute d'une maison militaire fortement constituée, que la royauté en 1789 avait essuyé tant de malheurs, et la France avec elle.—

(p.~126) Pour comprendre ce qu'il y avait d'imprudent dans le rétablissement de cette ancienne maison militaire, il faut savoir qu'il s'agissait, sous le nom de compagnies rouges, de réunir deux ou trois mille gentilshommes, les uns fort âgés, les autres au contraire à peine adolescents, incapables non pas de courage, il s'en fallait, mais d'un service militaire effectif; de leur donner à tous des uniformes somptueux, un grade d'officier qui ne serait guère au-dessous de celui de capitaine; de réunir en outre, sous le nom de gardes du corps, trois mille jeunes gens, qui auraient le grade de sous-lieutenants de cavalerie, d'y ajouter en artillerie et infanterie encore quatre mille hommes, ce qui ferait environ dix mille, coûtant comme quarante ou cinquante mille, dans un moment où on serait peut-être obligé de rejeter hors des rangs de l'armée deux cent mille soldats, avec trente mille officiers éprouvés, couverts de blessures, et condamnés à tomber dans la misère. Immense dépense de l'ancienne maison militaire, devant comprendre près de dix mille hommes.La maison du Roi ainsi constituée ne devait pas coûter moins de 20 millions, et, la Liste civile en payât-elle une partie, c'était une grande imprudence que de distraire une pareille somme du budget de la guerre, et de donner à l'armée, fort peu disposée à interpréter favorablement les suppressions qu'elle allait subir, l'occasion de comparer sa misère à l'opulence de la maison du Roi. Louis XVIII indiqua bien qu'on respecterait la situation de la garde impériale, mais comment concilier toutes ces choses, comment surtout suffire à la dépense des unes et des autres?

Ainsi les princes de Bourbon arrivaient avec des (p.~127) déterminations prises d'avance sur les sujets les plus graves. Ils voulaient dans ce cas-ci fournir de l'emploi à des gentilshommes pauvres (seule excuse spécieuse pour une telle faute), et ils en étaient à croire que six mille gentilshommes, bien armés, auraient arrêté la révolution française, opinion qu'ils n'étaient pas du reste les seuls à professer. Cette auguste famille devait bientôt éprouver ce qu'on peut faire contre une révolution, même avec les gentilshommes les plus braves! Le Conseil royal, par divers motifs, n'ose pas s'opposer au rétablissement de la maison militaire. En présence d'une résolution qui semblait irrévocable, aucun membre du Conseil n'osa élever d'objection. Le ministre des finances lui-même garda le silence. Il donnait l'argent qu'il pouvait donner, mettait son énergie à n'en pas accorder davantage, et s'en rapportait, quant à l'emploi, au ministre de la guerre, plus intéressé que lui dans la question. Ce dernier se serait bien gardé de se brouiller avec la noblesse française, qui voulait rentrer par cette voie dans la carrière militaire. M. de Talleyrand, M. de Montesquiou, étaient assez puissants pour ne pas la craindre, mais le premier aimait à la ménager, le second était de son avis en cette occasion, et de la sorte il n'y eut aucune résistance opposée à une mesure qui devait être fatale à la dynastie. Comme témoignage de sollicitude envers l'armée, comme preuve de l'attention avec laquelle on veillerait à ses intérêts, le Roi annonça qu'il formerait un Conseil supérieur de la guerre, composé des princes, de plusieurs maréchaux, et de quelques lieutenants généraux les plus distingués de chaque arme. Il ajouta qu'il le présiderait lui-même.

(p.~128) On parle aussi dans cette première séance des souffrances des provinces occupées, et on songe aux moyens d'y mettre un terme. Après ce sujet on parla des souffrances des provinces occupées. On pouvait déjà s'apercevoir que la convention du 23 avril avait été pour nous une insigne duperie. Les troupes étrangères qui auraient dû se retirer au fur et à mesure de la remise des places que nous avions promis d'évacuer, ne s'étaient pas même ébranlées. Les chefs entendaient faire vendre à leur profit le matériel contenu dans les magasins et arsenaux dont ils s'étaient emparés. Ils poussaient même leurs prétentions jusqu'à vouloir prendre des magasins de sel, jusqu'à vouloir opérer pour leur compte des coupes de bois, et cherchaient dans ces contestations un nouveau motif de retarder leur départ. Les sacrifices qu'on avait faits en évacuant tant de postes lointains de la plus haute importance, restaient donc sans compensation, et le soulagement immédiat qu'on avait espéré de la convention du 23 avril était reconnu tout à fait illusoire.

Le Roi s'exprima très-vivement sur ce point, et le duc de Berry, toujours fougueux dans ses sentiments, dit qu'il ne fallait pas souffrir qu'on dévastât la France sous des prétextes désormais sans fondement, Napoléon étant déjà rendu à l'île d'Elbe, et tous les commandants des armées françaises s'étant soumis au nouvel ordre de choses. M. de Talleyrand fut chargé de s'aboucher avec les souverains et leurs ministres, et de s'expliquer avec eux de la façon la plus catégorique. On le chargea également d'aborder l'important sujet de la paix, et enfin, quant à la Constitution, le Roi, comme nous l'avons annoncé déjà, n'en dit rien ou presque rien. Toutefois il était (p.~129) urgent de tenir l'engagement pris envers le Sénat et le Corps législatif, convoqués pour le 10 juin. De leur côté les souverains alliés témoignaient le désir de quitter la France, rappelés chez eux par leurs propres affaires, et pressés aussi de se faire leur part des dépouilles arrachées au grand empire. Louis XVIII, sans parler au Conseil du travail de la Constitution, témoigne le désir de le hâter, et fixe au 31 mai au lieu du 10 juin, la réunion du Sénat et du Corps législatif. Ils tenaient donc à la prochaine conclusion de la paix, et ils insinuaient souvent, Alexandre plus que tous les autres, qu'ils ne regarderaient leurs engagements comme entièrement remplis envers la France, et particulièrement envers ceux qui les avaient délivrés de Napoléon, que lorsque la question de la Constitution serait vidée. Pour ces divers motifs, Louis XVIII manifesta l'intention d'avancer le jour de la convocation du Sénat et du Corps législatif, laquelle fut fixée au 31 mai au lieu du 10 juin, ce qui entraînait l'obligation de hâter d'autant la rédaction de la Constitution nouvelle.

Succès personnel du Roi dans cette première séance. Dans cet examen tout préliminaire des grandes affaires de l'État, Louis XVIII parut à ses conseillers digne, bien disant, peut-être un peu superficiel à ceux qui comme M. de Talleyrand, M. Louis, le général Dessoles, étaient capables de pénétrer au fond des choses. Néanmoins les membres du Conseil furent satisfaits, et suivant l'usage affectèrent de l'être encore plus qu'ils ne l'étaient réellement.

Réclamations de M. de Talleyrand contre les excès commis par les troupes étrangères. À l'égard de tous les sujets qu'on avait abordés, il y avait urgence. M. de Talleyrand, à qui le ministre de l'intérieur avait fait connaître les horribles exactions commises dans nos provinces, en entretint les monarques alliés et leurs ministres. Il suffisait d'exhiber le texte de la convention du 23 avril pour (p.~130) les mettre dans leur tort, car il était dit qu'à la date de cette convention, les réquisitions cesseraient, que les troupes alliées commenceraient leur mouvement de retraite, et que les territoires traversés leur devraient seulement la nourriture pendant le trajet. Bien que les articles de la convention pussent dans leur application occasionner des abus, ce qu'on se permettait était si exorbitant, si odieux, qu'il n'y avait pas d'excuse à faire valoir. Alexandre en parut sincèrement indigné, assura qu'il avait envoyé des ordres, et qu'il allait les renouveler. Le roi de Prusse, avare, et aimant les petits profits pour son armée, fut réellement embarrassé, et promit aussi de donner de nouvelles instructions. Le prince de Schwarzenberg tint un bon langage, mais d'une sincérité douteuse. M. de Talleyrand dit aux ministres alliés, que puisqu'on était d'accord sur l'injustice de tout ce qui se passait, on ne trouverait pas mauvais que le Roi dans une proclamation qu'il adresserait à ses sujets, leur enjoignît de refuser tout concours aux exactions commises journellement, tant réquisitions que ventes d'objets appartenant à l'État. Ils n'osèrent pas contredire, car c'eût été s'avouer complices de la conduite de leurs subordonnés, et sur-le-champ on rédigea une proclamation conforme aux vérités qu'ils reconnaissaient, et qui fut portée au Conseil royal. On y porta en même temps celle qui avait rapport à la perception des droits réunis, toujours fort difficile, avons-nous dit, dans les provinces du Midi.

Proclamation aux provinces occupées pour les autoriser à résister aux réquisitions illégales des généraux étrangers. La proclamation destinée aux provinces occupées leur rappelait la convention du 23 avril, dont l'intention (p.~131) avait été de faire jouir la France d'une paix anticipée. Elle engageait les habitants de ces provinces à en remplir fidèlement les conditions, à bien traiter par conséquent les armées alliées, et à leur fournir pendant leur retraite les vivres dont elles auraient besoin. Mais elle leur rappelait aussi l'obligation contractée envers la France de ne plus lever de contributions de guerre, de respecter les propriétés privées et publiques, leur enjoignait de se refuser à toute exigence illégale, et leur défendait d'acheter les objets qui seraient mis en vente par les armées étrangères, comme bois, sels, objets mobiliers, déclarant d'avance ces ventes irrégulières et de nul effet. La précaution était bonne, car pour les bois par exemple, l'abattage, l'enlèvement, exigeant plusieurs mois, la déclaration de nullité empêcherait les acheteurs de se présenter, vu qu'ils seraient certains de ne pas obtenir livraison de ce qu'ils auraient payé. Il est triste de penser qu'on eût besoin de semblables moyens pour empêcher des Français de concourir à la spoliation du territoire, mais cette triste nécessité existant, la précaution, nous le répétons, était bien imaginée. Elle était de plus annoncée dans un langage digne, ferme, et nullement fait pour blesser les souverains, quoique sévère à l'égard de leurs généraux.

La proclamation fut adoptée et immédiatement publiée. Celle qui concernait les droits réunis fut moins unanimement appuyée, et rencontra beaucoup d'opposition de la part des princes. On était, quand il s'agissait de ce sujet, toujours en présence des engagements pris par le comte d'Artois et par ses fils. (p.~132) Ce prince en effet revint à la charge, rappela les promesses faites aux populations, et allégua l'excellent esprit des provinces récalcitrantes. Mais M. Louis ne se laissant point ébranler par ces considérations, répéta qu'en fait de finances il n'y avait de bien pensants que ceux qui payaient exactement les impôts, et qu'il était indispensable que tout le monde se soumît aux lois, sans quoi il faudrait renoncer à faire le service, et quitter la place pour la laisser à ceux qui se chargeraient de gouverner au milieu d'une pareille anarchie. Le Roi importuné d'entendre sans cesse parler des promesses faites par son frère et par ses neveux, fatigué de ce royalisme qui se manifestait par des refus d'impôt, dit que les Vendéens étaient aussi royalistes que les Bordelais, et qu'ils acquittaient cependant les charges publiques. Proclamation aux provinces méridionales pour leur recommander l'acquittement des droits réunis. Si le Roi eût été mieux informé, il aurait su que les Vendéens, à l'égard de l'impôt sur le sel, ne se comportaient pas mieux que les Bordelais à l'égard de l'impôt sur les vins. Pourtant l'argument restait bon pour d'autres que les Vendéens, et le ministre des finances, appuyé par le Roi et ses collègues, obtint la proclamation dont il s'agissait: elle fut publiée avec celle qui était destinée aux provinces envahies.

Le Roi s'adressant dans cette proclamation aux départements vinicoles, leur disait qu'il voudrait comme Henri IV, comme Louis XII, être appelé le Père du peuple, et pouvoir supprimer tous les impôts onéreux; mais que ces impôts, dont on avait déjà fort adouci la forme, étaient indispensables, jusqu'à ce qu'on eût trouvé le moyen de les remplacer, ou de s'en passer; qu'il y avait envers les créanciers (p.~133) de l'État, envers l'armée, des devoirs sacrés qu'on serait dans l'impossibilité de remplir si les finances étaient désorganisées; qu'il fallait d'ailleurs donner l'exemple du respect des lois, si on ne voulait pas tomber dans une affreuse anarchie; qu'il espérait donc que ses sujets des provinces méridionales, qui lui prodiguaient tous les jours les témoignages de leur amour, lui en donneraient une preuve effective, en se soumettant à des nécessités dont on tâcherait d'abréger la durée; qu'il aimait mieux les avertir que les punir, mais que si après avoir averti, sa voix n'était pas écoutée, il serait obligé de sévir, et sévirait en effet, pour empêcher à la fois la désorganisation des finances, le renversement des lois, et la ruine de l'État.

Ces deux proclamations n'étaient sans doute que des paroles, mais très-utiles à faire entendre, surtout par la bouche du chef de la maison de Bourbon. Les généraux ennemis, placés en présence du désaveu de leurs souverains, et de celui des Bourbons dont ils étaient les alliés, exposés de plus à rencontrer la résistance des populations, devaient être moins audacieux dans leurs exactions, et astreints à beaucoup plus de ménagements. Quant aux provinces révoltées contre l'impôt, le langage affectueux du monarque n'était pas capable assurément de les convertir, mais la résolution très-nette exprimée à l'égard de l'exécution des lois, devait prêter aux autorités une force morale qui leur avait manqué jusqu'ici, et hâter le moment où la perception pourrait être rétablie.

Après avoir expédié les affaires d'urgence, on s'occupe de la paix et de la Constitution. Ces affaires d'urgence une fois expédiées, il restait (p.~134) à s'occuper de la paix, à s'occuper de la Constitution, pour procurer à la France un état régulier et définitif, soit par rapport à l'Europe, soit par rapport à elle-même.

M. de Talleyrand est le négociateur principal de la paix. Deux ordres de questions: celles qui concernent spécialement la France, et celles qui concernent l'équilibre européen. Naturellement M. de Talleyrand devait être le principal agent du gouvernement dans l'importante négociation de la paix, et la tâche, même pour lui, n'était pas facile. On s'était beaucoup entretenu de ce sujet dans les conversations de chaque jour, avant d'arriver à des termes précis. Mais il y avait deux espèces de questions à résoudre, celles qui concernaient particulièrement la France, et celles qui concernaient l'Europe tout entière. Ainsi, bien que les principales puissances belligérantes fussent fixées dans leurs désirs, et tacitement déterminées à se donner licence les unes aux autres de prendre ce qui leur conviendrait; bien que l'Angleterre, notamment, eût résolu de s'attribuer la Belgique pour l'adjoindre à la Hollande et créer ainsi une forte monarchie qui nous éloignât de l'embouchure des grands fleuves; bien que l'Autriche, indépendamment de l'Italie, voulût une partie des bords du Rhin pour les céder à la Bavière en échange du Tyrol; bien que la Russie et la Prusse convoitassent la Pologne et la Saxe pour en trafiquer à elles deux, ce qui les décidait toutes quatre à nous ôter la frontière du Rhin, afin de rendre possibles ces divers arrangements, cependant, même en se permettant réciproquement ces spoliations, il restait tant de questions subsidiaires à trancher, et quant à la proportion à mettre dans les partages, et quant aux combinaisons à adopter pour qu'il subsistât une sorte (p.~135) d'équilibre européen, et pour que les petits États ne fussent pas entièrement sacrifiés aux grands, que l'accord n'était pas facile, et qu'il y avait même certitude de ne l'obtenir qu'après de longs et pénibles efforts. Motifs des puissances de remettre à un congrès général et ultérieur toutes les questions qui les concernent, et de décider immédiatement les questions qui regardent la France. On reconnut donc au premier aspect que, sans supposer les lenteurs du congrès de Westphalie (lequel avait duré plusieurs années), il faudrait au moins quelques mois pour concilier tous les intérêts, et ces quelques mois on ne voulait point les passer à Paris. On avait une autre raison de ne pas débattre ces nombreuses questions à Paris même, c'était de ne pas fournir à la France l'occasion de s'en mêler. Quelque envie qu'on eût d'être d'accord, on avait à peu près la certitude de ne pas l'être, de se brouiller par conséquent plus d'une fois avant de parvenir à une entente définitive, et on ne voulait pas donner à la France l'immense avantage d'assister à ces brouilleries. C'eût été, outre un triomphe moral, lui offrir l'occasion facile de reprendre une forte position, en se mettant avec les uns contre les autres, et en se ménageant ainsi de puissantes alliances. Bien qu'on affectât de vouloir la traiter mieux qu'à Châtillon, au fond on ne s'en souciait guère, et sous les Bourbons comme sous Napoléon, on tenait à la réduire strictement à ses anciennes limites, et de plus à l'exclure autant que possible des grands arrangements européens. Sous les Bourbons il y avait l'irritation de moins, mais il y avait de moins aussi la peur qu'inspirait Napoléon, et l'une compensait à peu près l'autre. M. de Metternich, depuis son arrivée, avait repris la principale influence sur les négociations, et grâce (p.~136) à sa profonde et redoutable sagacité, il avait vu qu'il fallait d'abord fixer les rapports avec nous, et qu'ensuite on en aurait moins de peine à régler les rapports des États de l'Europe entre eux.

Cette pensée prévaut, et on décide qu'on traitera tout de suite à Paris de la paix avec la France, et qu'on remettra toutes les questions européennes à un congrès qui doit se tenir à Vienne. Cette fine pensée avait bientôt pénétré l'esprit des cours alliées, et elles avaient décidé qu'elles concluraient à Paris les arrangements avec la France, et réserveraient pour un congrès, tenu dans une des grandes capitales du continent, les arrangements généraux qui devaient constituer le nouvel équilibre européen. Une extrême déférence étant accordée en ce moment à l'Autriche, qui avait assuré le salut universel en s'unissant à la coalition malgré sa répugnance et malgré la voix du sang, on était convenu que le futur congrès se tiendrait à Vienne.

Communiquées aux négociateurs français, les dispositions qui précèdent ne rencontrèrent de leur part aucune opposition. Au premier aspect en effet, elles paraissaient simples, et dépourvues de malice, car ce qui importait avant tout c'était de mettre fin à la guerre, et par conséquent de traiter d'abord avec la France, contre laquelle on avait pris les armes. Rien n'empêchait ensuite de réserver les questions nombreuses que soulèverait le nouvel ordre de choses à établir en Europe, pour une assemblée postérieure, tenue dans un lieu central, après que les divers monarques auraient eu le temps de rentrer chez eux, de mettre ordre à leurs affaires les plus pressantes, et de se rendre ainsi plus libres pour donner aux arrangements définitifs intéressant le monde entier, l'attention qu'ils méritaient. Il eût été difficile d'objecter quelque chose à un plan aussi (p.~137) spécieux, aussi fondé en apparence. Effectivement on n'objecta rien, car de notre côté nous avions hâte de nous faire honneur de la paix, qui devait produire un si heureux contraste entre le gouvernement des Bourbons et celui de Napoléon.

Conditions possibles de la paix avec la France. Ces résolutions furent donc adoptées, et il fut établi qu'on réglerait d'abord et immédiatement ce qui concernait la France. La question des frontières était la première, et sans comparaison la plus grave. On nous avait dit bien souvent qu'on entendait traiter la France sous les Bourbons tout autrement que sous les Bonaparte. On avait mieux fait que de le dire, on l'avait écrit, et on avait rempli de cette promesse une foule de proclamations publiques. On avait promis à M. de Talleyrand un million de sujets au delà des frontières de 1790. Depuis, dans les entretiens dont la convention du 23 avril avait été l'occasion, on avait parlé d'ajouter environ un million de sujets à notre état territorial de 1790, mais d'une manière vague, et sans engagement bien précis. Quant au principe lui-même des frontières de 1790, on ne s'en était jamais départi, ni directement, ni indirectement, et aucun négociateur au monde, si ce n'est Napoléon victorieux, n'aurait, sous ce rapport, obtenu une concession. En effet, pour l'Angleterre la création du royaume des Pays-Bas, pour l'Autriche la restitution du Tyrol et de l'Italie, pour la Russie l'acquisition de la Pologne, pour la Prusse celle de la Saxe, en dépendaient, puisqu'il était impossible de leur procurer ces satisfactions sans tout ce qu'on allait nous ôter à la gauche du Rhin. Il aurait donc été déraisonnable d'essayer de faire changer ce principe. C'eût été dépenser en pure perte une ténacité (p.~138) de caractère qui pouvait être mieux employée ailleurs. En conséquence on se garda de disputer sur un point aussi arrêté, et on porta son effort sur la manière de tracer cette frontière de 1790, dont l'amélioration nous avait été sérieusement annoncée.

Le Conseil royal recommande à M. de Talleyrand de se procurer le million d'augmentation au nord, et non au midi. On avait donné à M. de Talleyrand, en plein conseil royal, certaines instructions. On lui avait recommandé très-particulièrement de chercher à obtenir au nord de la France le million de sujets promis, et de ne point l'accepter au sud-est, c'est-à-dire en Savoie. La maison de Savoie, qui allait être restaurée en même temps que celle de Bourbon, était pour Louis XVIII une maison parente et amie, dont il lui aurait répugné de recueillir les dépouilles. Ajoutons que notre ancienne frontière avait bien plus besoin de se fortifier au nord qu'au midi. On avait en outre prescrit à M. de Talleyrand d'exiger la restitution intégrale de nos colonies, et de ne consentir à aucune contribution de guerre.

D'après ces instructions, nos négociateurs proposent un tracé nouveau et excellent pour la frontière française. L'idée de chercher au nord et non au midi l'augmentation promise, quoique inspirée en partie par des idées de famille, était du reste fort sage. On pouvait effectivement, sans dépasser la limite indiquée d'un million d'âmes, améliorer singulièrement notre frontière, et sans la rendre ni aussi riche en territoire, ni aussi forte à l'égard de nos voisins, que celle du Rhin, la rendre presque aussi défensive. En la portant un peu en avant, et en la faisant passer par les points suivants (voir la carte no 61), Nieuport, Ypres, Courtray, Tournay, Ath, Mons, Namur, Dinant, Givet, Neufchâteau, Arlon, Luxembourg, Sarrelouis, Kaisers-Lautern, Spire, on pouvait nous assurer (p.~139) une frontière non-seulement plus étendue, mais plus solide, puisqu'à la belle ceinture de places fortes que nous possédions déjà, elle aurait joint la ceinture des places fortes belges. À la célèbre forteresse de Luxembourg nous aurions ajouté l'importante position de Kaisers-Lautern dans les Vosges, et la place de Landau sur le Rhin. C'était un certain dédommagement de la ligne du Rhin, et une immense amélioration par rapport à notre état territorial de 1790. Une telle frontière aurait valu à elle seule qu'on livrât plus d'une bataille pour l'obtenir.

Les deux négociateurs qui assistaient M. de Talleyrand pour les détails, MM. de Laforest et d'Osmond, avaient dessiné avec beaucoup d'intelligence ce nouveau tracé sur la carte. Ils le proposèrent dans la première réunion des négociateurs, à laquelle M. de Talleyrand n'assistait point, parce qu'il se réservait pour l'action personnelle à exercer sur les monarques et les ministres alliés, et ils l'appuyèrent au moyen d'un mémoire très-solidement raisonné. Dans ce mémoire ils rappelaient qu'on avait publiquement et itérativement promis de laisser la France grande et forte, qu'on avait formellement parlé de lui accorder un accroissement d'un million de population, et ils soutinrent que si on ne voulait pas détruire tout équilibre, il fallait qu'en présence des agrandissements que s'étaient adjugés à elles-mêmes toutes les puissances de l'Europe depuis le partage de la Pologne, la France ne fût pas seule condamnée à rester ce qu'elle était à la fin du dernier siècle.

À peine les commissaires étrangers eurent-ils entendu cette lecture, et jeté les yeux sur la carte, (p.~140) qu'ils se récrièrent vivement contre nos prétentions, et en parurent surpris comme d'une chose tout à fait inattendue, et qu'ils n'auraient jamais pu prévoir. Étonnement affecté des négociateurs adverses quand on leur soumet le tracé proposé. On ne leur avait parlé, disaient-ils, que des frontières de 1790. Ils ignoraient si, de vive voix, il avait été question d'une augmentation quelconque; quant à eux, ils en entendaient parler pour la première fois, et n'en trouvaient aucune trace dans leurs instructions. Le commissaire anglais seul, entrant un peu dans le fond des choses, fit remarquer qu'on disloquerait ainsi la Belgique, ce qui serait contraire aux engagements pris envers les Belges de ne pas morceler leur territoire, et de ne pas les donner à divers maîtres. Nos négociateurs répondirent que si les Belges, sous la domination de Napoléon, n'avaient pas grand désir d'appartenir à la France, à cause de la conscription et des droits réunis, il en serait autrement sous les Bourbons; qu'aujourd'hui ils étaient totalement changés, et que ceux qui seraient laissés à la France ne songeraient nullement à réclamer; qu'il n'y aurait de réclamations que de la part de ceux qui seraient livrés à la Hollande, assertion devenue rigoureusement vraie depuis que les Belges avaient eu chez eux les troupes allemandes et anglaises, et qu'ils avaient réfléchi à ce que serait leur sort sous une puissance protestante. Nos adversaires ne répliquèrent rien, et ne donnèrent pas même la seule raison qui eût quelque valeur, c'est que la France aurait ainsi, outre la ceinture de ses places fortes, celle des places belges, et que le futur royaume des Pays-Bas se trouverait sans frontières. Ils ne se défendirent (p.~141) que par un immense étonnement, et en disant que nos prétentions étaient si nouvelles, si peu prévues, qu'il leur était impossible de les discuter, personne n'y étant préparé. Évidemment il fallait se séparer pour en référer chacun à ses supérieurs respectifs.

L'augmentation promise est contestée. Les commissaires français firent part à M. de Talleyrand de l'impression produite par leur première proposition, et celui-ci dut alors s'aboucher avec les personnages essentiels, monarques ou ministres, qui décidaient souverainement des affaires européennes. On lui avait bien fait des promesses au moment de la convention du 23 avril, lorsqu'il s'agissait d'obtenir l'évacuation des positions fortifiées les plus importantes, mais des promesses vagues, et si elles étaient contestées, il ne lui restait guère de moyens de réclamer contre un manque de foi, dont l'allégation seule ressemblerait fort à un outrage. De plus, tirant toute sa force contre l'émigration de la faveur des monarques étrangers, M. de Talleyrand n'était pas complétement à l'aise pour leur parler avec la dernière énergie, comme il aurait fallu le faire pour avoir chance d'être écouté.

M. de Talleyrand s'adresse à lord Castlereagh, à M. de Nesselrode, à M. de Metternich. M. de Talleyrand eut diverses entrevues avec lord Castlereagh, M. de Nesselrode, M. de Metternich, les trois personnages qui pouvaient seuls exercer quelque influence dans cette contestation. Lord Castlereagh représentait la puissance à laquelle Louis XVIII avait témoigné le plus de gratitude et de laquelle on aurait dû attendre un peu de retour. Il n'en fut rien. M. de Talleyrand trouva le ministre anglais simple, amical, mais entier comme le sont (p.~142) les Anglais lorsqu'il s'agit de leurs intérêts. L'Angleterre voulait constituer fortement la monarchie des Pays-Bas, et tout au plus croirait-elle atteindre son but en lui adjoignant la Belgique entière, et assurément elle n'aurait pas contribué à l'affaiblir en lui ôtant ses places fortes. Elle avait toujours présent le souvenir du blocus continental, et elle s'appliquait à nous fermer l'accès du littoral. Ajoutez que, sans le dire, elle voulait dédommager aussi la Hollande des colonies qu'elle s'apprêtait à lui prendre, et notamment du cap de Bonne-Espérance. Refus absolu de lord Castlereagh. Lord Castlereagh se montra donc absolu avec des formes polies, et se prononça de manière à ne pas laisser la moindre espérance. Froideur de M. de Nesselrode, provenant évidemment des mécontentements de l'empereur Alexandre. Le recours à M. de Nesselrode, à M. de Metternich, n'en laissait pas beaucoup plus, bien que l'un et l'autre n'eussent aucun intérêt dans cette affaire, car ni la Russie ni l'Autriche n'attachaient de l'importance à borner notre territoire du côté des Pays-Bas. Mais M. de Talleyrand trouva M. de Nesselrode peu zélé, et reflétant assez exactement les dispositions de son maître. La hauteur de Louis XVIII, son peu d'empressement à satisfaire la Russie dans diverses choses qu'elle avait demandées, l'esprit surtout qui semblait animer les Bourbons, avaient singulièrement déplu à l'empereur Alexandre. Ainsi, tandis que Louis XVIII s'était hâté de conférer le cordon bleu au Prince régent d'Angleterre, il n'avait pas même songé à l'offrir à l'empereur de Russie, qui cependant était le principal auteur de la chute de Napoléon et de la restauration des Bourbons. Alexandre aimait avec chaleur M. de Caulaincourt, et lorsqu'il avait cherché, (p.~143) sans sollicitation du reste de ce noble personnage, à appeler sur lui la faveur royale, Louis XVIII avait à peine écouté. Il avait été question d'unir le duc de Berry avec la grande-duchesse Anne, celle qui avait dû être mariée à Napoléon, et la famille restaurée ne paraissait pas mettre à cette union le moindre zèle, bien qu'on en parlât de temps en temps. Aussi Alexandre était-il devenu froid, et disait-il volontiers à ses alliés qu'il n'était pas bien assuré qu'on eût pris, en rappelant les Bourbons, le parti le meilleur pour la France et pour l'Europe.

Embarras de l'Autriche, toute dévouée à l'Angleterre, et refus qu'elle fait de nous aider. Il n'y avait donc que froideur à attendre du côté des Russes, et c'est effectivement ce qu'on rencontra chez eux. Du côté des Autrichiens nous aurions pu espérer mieux. Si en effet dans la nouvelle cour de France on aimait à dire qu'Alexandre, avec tout son esprit, n'avait pas le sens commun, qu'il était même beaucoup trop prodigue de ses conseils, on se louait au contraire de la sagesse et de la réserve de l'empereur d'Autriche, lequel n'était ni libéral, ni pressé de conseiller les gens qui ne s'adressaient pas à lui, et approuvait fort qu'on ne donnât aux Français que le moins de liberté possible. Aussi, depuis quelque temps, Louis XVIII s'entendait-il mieux avec le beau-père de Napoléon qu'avec aucun des monarques alliés. M. de Metternich se montra doux, amical, très-bien disposé pour les Bourbons qu'il fallait, disait-il, se garder de dépopulariser. Néanmoins il parut extrêmement embarrassé. L'Autriche s'était de nouveau et intimement unie à l'Angleterre son ancienne et constante amie, surtout depuis que la (p.~144) Russie avait acquis tant de prépondérance. Elle était en tout d'accord avec elle, et en attendait pour les affaires d'Italie un concours sans réserve. Or l'Angleterre ayant annoncé la volonté formelle de nous ramener aux frontières de 1790, elle ne pouvait avoir sur ce point un avis différent. M. de Metternich laissa bien voir que son maître n'avait aucune raison personnelle de nous refuser une extension territoriale vers la Belgique, ou vers les provinces rhénanes, mais il laissa voir aussi que la volonté de l'Angleterre serait de tout point celle de l'Autriche. Il ne nia pas absolument le million d'augmentation promis, mais il dit que c'était là une manière de parler, que le million pouvait ne signifier que cinq cent mille âmes; qu'il fallait y faire figurer les enclaves, comme Avignon et la principauté de Montbéliard, ajoutés au territoire de 1790; qu'on pouvait sans doute prendre quelque chose au nord, mais qu'on devait surtout s'étendre vers la Savoie, et que lorsqu'on aurait ramassé çà et là cinq cent mille âmes de plus, rien n'empêcherait de dire que c'était un million; que ce n'était pas pour les puissances une affaire d'amour-propre, qu'elles ne démentiraient pas le gouvernement français, si, pour populariser les Bourbons, il annonçait publiquement qu'il avait acquis un million de sujets au delà des frontières de 1790.

Il était évident que nous allions nous trouver sans appui, car la Prusse ne se mêlerait pas de cette question, ou s'en mêlerait contre nous. Elle se préparait à soulever des questions d'argent, auxquelles elle était particulièrement sensible, et elle ne voulait (p.~145) refroidir, en les contrariant, aucun de ses alliés. Il n'y avait donc, pour le moment du moins, rien à espérer de nos vainqueurs.

M. de Talleyrand a recours au Conseil royal pour lui faire connaître la situation. Il ne restait qu'à en référer au Conseil du Roi pour lui faire connaître cette situation, et prendre ses ordres. Déjà, depuis quelque temps, un déchaînement universel, et, il faut le reconnaître, injuste, s'était produit contre la convention du 23 avril, par laquelle nous avions abandonné la plupart des grandes places européennes. On s'en prend de tout le mal à la convention du 23 avril. À la vérité nous nous étions trompés, et en voulant faire cesser un peu plus tôt les maux de la guerre, nous n'avions pas abrégé d'un jour les souffrances des provinces occupées. Injustice à l'égard de cette convention. Mais l'intention avait été loyale, et de plus partagée par tout le monde, et on n'en tenait pas plus compte dans le public impartial que dans le public prévenu et mécontent. Mais ce qui est plus étrange, ces sentiments avaient envahi le Conseil lui-même, et lorsque M. de Talleyrand exposa l'espèce de manque de foi dont il avait à se plaindre, presque tous les assistants semblèrent s'en prendre à la convention du 23 avril, qui nous avait démunis de tous nos gages, comme si on n'avait pas été universellement d'avis alors de la conclure. Le duc de Berry, avec son impétuosité accoutumée, s'écria, sans songer qu'il accusait son propre père, qu'on recueillait là le prix de la faute qu'on avait commise, en signant si précipitamment ce funeste armistice. Le Roi regarda malicieusement son frère et son neveu, et parut approuver les paroles de ce dernier. Le comte d'Artois, vivement affecté, dit qu'on parlait bien à l'aise aujourd'hui de cette convention, (p.~146) que, dans les premiers instants, le gouvernement avait fait comme il avait pu, et que ceux qui le blâmaient n'auraient probablement pas mieux fait à sa place. Ce prince aurait pu ajouter que l'idée de hâter l'évacuation du territoire dominait alors tellement les esprits, qu'il ne s'était pas élevé une seule objection le jour de la signature de cette convention, ni dans le Conseil ni ailleurs. Il se contenta de témoigner une vive affliction, l'affliction d'un excellent homme qui reçoit le mal sans le rendre, et il resta établi qu'on avait tout perdu en signant trop tôt, et sans compensation, la convention du 23 avril. M. de Talleyrand, qui en était l'auteur, ne répondit aux attaques dont elle était l'objet que par un silence froid et dédaigneux.

Faute de ne pas appeler au futur congrès de Vienne du manque de parole commis envers nous. Pourtant ceux qui critiquaient la convention du 23 avril allaient commettre une faute à peu près semblable, c'est-à-dire une faute de précipitation. Dès qu'on ne pouvait rien obtenir de ce qui avait été promis, il ne restait qu'un recours possible, c'était de s'adresser au congrès lui-même, qui devait sous quelques mois résoudre à Vienne les grandes questions européennes. L'armistice suffisait pour le présent, car il traçait une frontière temporaire, celle de 1790; il exigeait que chacun se retirât sans combattre à cette frontière; il nous rendait 300 mille hommes qu'on pouvait tenir prêts, et si les puissances étaient pressées de trancher les questions qui nous concernaient, elles n'avaient aucune raison à alléguer pour tout décider à notre égard, en ne décidant rien à l'égard d'elles-mêmes. Nous, au contraire, nous avions une raison sans réplique à (p.~147) faire valoir, c'est que les sacrifices exigés de la France auraient une portée toute différente suivant l'usage qu'on ferait des territoires abandonnés par elle; c'est qu'en ce genre tout se réduisant à des questions d'équilibre, il fallait, avant d'accepter la situation qu'on lui destinait, qu'elle connût celle qu'on destinait aux autres. On n'avait rien à opposer à un tel argument, et la France avait un immense avantage à se présenter à Vienne sans que son sort fût fixé, car au milieu des divisions qui allaient inévitablement se produire entre ses oppresseurs, elle devait trouver des alliés qui l'aideraient à obtenir mieux qu'on ne lui offrait. Ce même motif, il est vrai, devait porter les puissances à vouloir régler tout de suite ce qui la concernait; mais le motif était difficile à avouer, et avec de la fermeté on aurait probablement obtenu que tout fût ajourné à Vienne. En tout cas il suffisait que la France ne voulût pas signer, pour qu'on fût dans l'impossibilité de la contraindre.

Aucun membre du Conseil royal, excepté le général Dessoles, ne songe à la ressource d'un appel au congrès de Vienne. Un seul homme dans le Conseil royal comprit bien la conduite qu'il aurait fallu tenir en cette circonstance, et cet homme fut le général Dessoles.—Pourquoi, dit-il, conclure aujourd'hui? Nous ne serons pas plus faibles à Vienne, parce que nous y arriverons sans un acte qui fixe irrévocablement notre sort. On ne sera pas d'accord certainement sur la part que chacun voudra se faire, on aura besoin de nous, et nous trouverons alors des alliés. Il y a donc quelques chances pour qu'on nous traite mieux, et il n'y en a pas une seule pour qu'on nous traite plus mal.—Cette remarque pleine de sagacité ne fut (p.~148) saisie de personne, parce que lorsqu'une préoccupation exclusive domine les esprits, elle les obstrue au point de n'y pas laisser pénétrer les idées les plus simples. Conclure la paix, la publier, en faire jouir le pays, s'en faire honneur, était la passion du moment, comme un mois auparavant régnait celle d'obtenir l'évacuation du territoire. Et pourtant, s'il restait un moyen de réparer la faute de précipitation du 23 avril, c'était une sage lenteur dans la conjoncture actuelle, et le courage de remettre à six mois une conclusion qu'on désirait amener à l'instant même. On renonce à la ligne qui nous aurait procuré les places belges. On ordonna donc à M. de Talleyrand de subir la nécessité, et de se départir du plan de délimitation imaginé par nos commissaires. Une fois la ligne en avant des places belges abandonnée, la question de frontière perdait presque toute son importance. Il ne s'agissait plus que de quelques rectifications, qui pouvaient procurer à notre frontière un tracé un peu plus régulier, et nous donner quelques cent mille sujets d'augmentation, avec une ou deux places fortes de troisième ordre, mais rien qui eût la valeur de Mons, de Namur, de Luxembourg.

Quelques rectifications de frontières accordées du côté de Maubeuge, de Landau, de Chambéry. Après plusieurs jours de discussion, on nous concéda ces rectifications de peu d'importance, qui cependant n'étaient pas à dédaigner. Entre Maubeuge et Givet notre frontière de 1790 formait un rentrant, qui laissait Givet tout à fait en pointe. (Voir la carte no 61.) De ce point de Maubeuge à celui de Givet on traça une ligne légèrement convexe qui supprimait le rentrant, et nous donnait deux places de plus, Philippeville et Marienbourg. En laissant (p.~149) Luxembourg en dehors, on alla joindre la Sarre de manière à nous conserver Sarrelouis. Enfin, sans atteindre le point important de Kaisers-Lautern, on prit un moyen terme entre la ligne que nous demandions, et celle de 1790, et on adopta le cours de la Queich, ce qui nous procurait une rectification de quelque valeur, car Landau, au lieu de rester isolé comme jadis au milieu du territoire allemand, se trouvait parfaitement relié à notre territoire.

Avec ces augmentations, avec les enclaves de Montbéliard et d'Avignon, qu'on ne voulait rendre ni à l'Empire germanique, ni à Rome, nous n'avions pas encore la moitié de ce million d'augmentation, dont il nous était permis de parler, à condition d'y renoncer. On chercha le complément à l'est et au midi, c'est-à-dire en Suisse et en Savoie. On nous donna quelques parties du pays de Gex autour de Genève, puis traçant une limite qui coupait la Savoie en deux, on nous attribua Chambéry et Annecy. Cette frontière valait beaucoup moins que celle qu'avaient demandée nos commissaires, et qu'on aurait pu nous accorder en dédommagement de tout ce que nous avions perdu; mais telle quelle, après tout, elle valait un peu mieux que celle de 1790, à laquelle nous avons été ramenés depuis, en punition des événements de 1815. Ces difficultés ayant disparu grâce à notre résignation, il en pouvait naître d'autres au sujet des arrangements généraux européens, auxquels on avait voulu nous laisser étrangers par le traité de Châtillon, mais desquels on ne pouvait plus avoir la prétention de nous exclure depuis le rétablissement des Bourbons. (p.~150) Certains principes généraux vaguement énoncés, relativement au futur équilibre européen. Sans doute on ne le désirait pas moins, mais on n'aurait plus osé l'avouer. On imagina donc quelques expressions générales, qui constituaient des garanties fort vagues relativement au futur équilibre européen. Ces expressions étaient les suivantes:

Les États de l'Allemagne seront indépendants et unis par un lien fédératif.

La Hollande, placée sous la souveraineté de la maison d'Orange, recevra une augmentation de territoire. Elle ne pourra jamais passer sous la souveraineté d'un prince étranger.

La Suisse indépendante continuera de se gouverner elle-même.

L'Italie, hors des limites des pays qui reviendront à l'Autriche, sera composée d'États souverains.

Les principaux partages de territoire entre les vainqueurs consignés dans des articles secrets. Mais dans ces arrangements européens, énoncés d'une manière si sommaire, il y avait une chose qu'on se serait gardé de faire connaître tout de suite au public, c'étaient les proportions dans lesquelles les territoires enlevés à la France seraient distribués aux principaux copartageants. On nous laissa le triste honneur de recevoir cette confidence, mais dans des articles secrets, bien plus destinés à nous lier qu'à consacrer notre influence. Voici quels étaient ces articles.

«La Hollande recevra les pays cédés par la France entre la mer, la frontière française de 1790, et la Meuse.»

«Les pays cédés par la France sur la rive gauche du Rhin serviront à des compensations entre les États allemands.»

(p.~151) «Les possessions autrichiennes en Italie seront limitées par le Pô, le Tessin, le lac Majeur.»

«Le roi de Sardaigne sera dédommagé de la portion de la Savoie cédée à la France par le territoire de l'ancienne république de Gênes.»

Ainsi, d'après ces bases, la Belgique tout entière devait revenir à la Hollande; la Bavière devait recevoir une partie des anciens électorats ecclésiastiques, en échange du Tyrol restitué à l'Autriche; l'Autriche devait acquérir, outre ses anciens États, tout le territoire de la république de Venise; enfin le royaume de Sardaigne devait absorber Gênes, et la liste des États indépendants allait ainsi se trouver considérablement diminuée. Il n'était pas dit un mot de la Saxe ni de la Pologne, car c'était un sujet auquel personne encore n'osait toucher, tant on prévoyait d'avidité d'un côté, de résistance de l'autre.

Questions relatives aux colonies. Restait à s'entendre sur les colonies. Là il semblait que nous obtiendrions le dédommagement de nos sacrifices sur le continent européen, et que si nous ne recevions pas d'agrandissement, nous n'essuierions pas au moins de diminution. La restitution de nos colonies devait, pour ainsi dire, couler de source. Mais nous n'étions pas au terme de nos sacrifices, et, comme le dit l'un de nos négociateurs, M. de Laforest, on nous versait l'absinthe goutte à goutte.

On parla d'abord de la Martinique, de la Guadeloupe (celle-ci allait être retirée à la Suède pour nous être rendue); on parla également de Bourbon dans la mer des Indes, on en parla avec aisance et (p.~152) comme de possessions dont la restitution n'était pas douteuse. Pourtant on ne disait rien de l'île de France, cette Malte de l'océan Indien. Qu'en voulait-on faire? On nous le laissait ignorer. Enfin on s'expliqua. L'Angleterre veut nous enlever l'île de France. La puissance qui avait pris le cap de Bonne-Espérance à son alliée la Hollande, qui, par un vrai manque de foi, avait pris Malte à l'Europe, déclara qu'outre le Cap et Malte, il lui fallait l'île de France, parce que c'était la route des Indes. On voulait bien nous laisser l'île Bourbon, qui était tout ouverte, mais l'île de France, la grande forteresse de ces mers, on entendait la garder absolument. Qu'opposer à une telle prétention, quand nous n'avions pas un seul allié, quand le seul que nous aurions pu nous ménager, l'empereur de Russie, nous l'avions blessé, mécontenté dans les grandes et les petites choses? Renoncer à traiter actuellement, renvoyer avec indignation ces nombreux dénis de justice à l'Europe assemblée à Vienne, à l'Europe mieux éclairée par l'examen approfondi de toutes les questions, et surtout par le débordement effronté de toutes les ambitions, eût été la seule ressource. Malheureusement on n'y songeait même pas.

On fit part de ces nouvelles exigences au Conseil royal, et la consternation y fut générale. On sentit alors ce que c'était que de dépendre de l'étranger, et de sa générosité. Les Anglais avaient exprimé aussi l'intention de nous enlever quelques-unes de nos Antilles, comme Sainte-Lucie et Tabago, ce qui était peu de chose en comparaison de l'île de France. Résistance de Louis XVIII. Louis XVIII ne pouvant pas prévoir alors ce que le développement du commerce apporterait de valeur (p.~153) à l'île Bourbon, dit avec une apparence de raison: Mais que veut-on que nous fassions de Bourbon sans l'île de France? C'est comme si on nous donnait une place sans la citadelle qui la commande. Qu'on prenne Bourbon avec l'île de France, si on le veut, et qu'on nous laisse tout ce qui nous appartient dans les Antilles.—Ces réflexions avaient un certain degré de justesse, mais à qui les adresser, à qui surtout les faire entendre? Il n'y avait qu'à se soumettre, ou à se livrer aux inspirations du désespoir.

Obstination de lord Castlereagh. Nous eûmes recours aux communications particulières avec le personnage qui disposait de tout dans les affaires maritimes, et de presque tout dans les affaires continentales, avec lord Castlereagh. M. de Talleyrand le trouva calme, et même doux, mais absolu, inébranlable comme un roc. Il n'en obtint rien. M. de Vitrolles, moins réservé, eut un entretien orageux avec ce ministre, et ne provoqua de sa part qu'un aveu presque cynique de l'ambition britannique.— Obligation de céder l'île de France. Toute position sur la route de l'Inde doit nous appartenir, dit lord Castlereagh, et nous appartiendra.—M. de Vitrolles rappela les belles déclarations qu'on avait faites en traversant le Rhin, et plus récemment encore en franchissant les murs de Paris, déclarations qui promettaient de respecter la France et sa grandeur, de lui ôter uniquement ce qu'elle avait pris aux autres, et ce qui, dans ses mains, menaçait la sûreté générale. Lord Castlereagh eut l'air de penser que les puissances remplissaient leurs promesses en ne traitant pas la France comme on avait traité jadis la Pologne.

Il fallait se soumettre encore, car il n'y avait pas (p.~154) moyen de résister à ces ambitions déchaînées, et toutes liguées contre nous. Il n'y aurait eu qu'une réflexion à faire à l'aspect de tels actes, réflexion dont nos oppresseurs ne tenaient aucun compte, c'est qu'on rendait, en agissant ainsi, Napoléon beaucoup moins coupable aux yeux du monde, et les Bourbons moins populaires aux yeux de la France.

Grave question des contributions de guerre. La Prusse demande une contribution énorme. Il ne restait à résoudre qu'une question, question grave aussi, mais surtout humiliante si elle était résolue contre nous, celle des contributions de guerre. Une seule des puissances belligérantes avait à cet égard des prétentions, c'était la Prusse, ce qui nous laissait quelques chances de nous soustraire à son avidité. Toutes les puissances de l'Europe avaient reçu depuis vingt ans la visite de nos armées, et subi les inconvénients attachés à la présence de l'ennemi, mais la Prusse, il faut l'avouer, plus que les autres. Elle entendait être dédommagée non seulement des contributions que Napoléon lui avait imposées, mais des effets de notre présence sur son territoire pendant la campagne de 1812. Elle demandait donc, outre la restitution des titres représentatifs des contributions de guerre non acquittées, et s'élevant à 140 millions déposés dans le domaine extraordinaire, une indemnité de 132 millions, ce qui n'excluait pas ce qu'elle réclamait pour sa part dans la vente de nos arsenaux et de nos magasins. Certes la Prusse avait beaucoup souffert pendant nos longues guerres, mais si on se rappelle qu'en 1792 elle avait pris l'initiative de l'agression, uniquement pour se mêler de nos affaires intérieures, qu'en 1806 elle s'était livrée à des passions folles (p.~155) contre la France, et que tout récemment pendant l'invasion la conduite de ses soldats avait été odieuse, on conviendra que les torts entre elle et la France étaient fort partagés. Aussi devions-nous être moins disposés à céder à ses exigences qu'à celles d'aucune autre puissance. Son roi, honnête mais avare, tenait aux demandes d'argent qu'il avait faites, comme l'Autriche aux provinces italiennes, comme l'Angleterre aux provinces maritimes. On nous présenta donc son compte avec invitation de l'examiner, et sinon avec sommation de l'acquitter, du moins avec un langage qui en approchait.

Refus péremptoire de M. de Talleyrand. M. de Talleyrand repoussa péremptoirement ces demandes, et déclara qu'on ne voulait ni ne pouvait y souscrire. Il en référa immédiatement au Conseil royal. Pour le coup personne n'y tint, et on ressentit enfin le mouvement de désespoir auquel plus d'une fois on avait été près de se livrer. Louis XVIII et ses neveux déclarent qu'ils préfèrent la guerre. Le Roi manifesta une indignation que tout le monde partagea, et dit qu'il aimait mieux dépenser trois cents millions à faire la guerre à la Prusse, que d'en dépenser cent à la satisfaire. Il ajouta qu'il savait combien la France attachait de prix à la paix, que ce désir de la paix était entré pour beaucoup dans l'accueil fait à sa famille; mais qu'elle ne voudrait certainement pas endurer l'excès d'humiliation qu'on prétendait lui infliger; qu'elle ne lui saurait donc pas mauvais gré de résister aux étrangers qui abusaient ainsi de la faculté avec laquelle on les avait reçus, et que pour lui, loin de se croire ingrat envers les cabinets européens, c'est eux qu'il croyait ingrats envers lui, car ils avaient eu autant besoin des Bourbons pour (p.~156) pénétrer en France, que les Bourbons avaient eu besoin d'eux pour y revenir. En conséquence il déclara qu'il refuserait tout net la nouvelle charge qu'on voulait imposer à ses sujets.

Le Conseil tout entier applaudit à cette résolution, en déplorant de nouveau la malheureuse convention du 23 avril. Le duc de Berry s'écria qu'on allait avoir avec les garnisons et les prisonniers rentrés 300 mille hommes, qu'il fallait se mettre à leur tête, se jeter sur les coalisés qui n'étaient que 200 mille, et que sa famille serait à jamais rétablie dans le cœur des Français, après cet acte de patriotique désespoir. M. de Talleyrand ne dit pas non, et se contenta d'ajouter que ces 300 mille hommes, avec lesquels on voulait se ruer sur les coalisés, on les devait à la convention du 23 avril si amèrement attaquée.

M. de Talleyrand trouve appui auprès de l'Angleterre, de l'Autriche, de la Russie, et la contribution de guerre est écartée. M. de Talleyrand, tout en repoussant nettement les exigences de la Prusse, sentait néanmoins que le moyen des 300 mille Français jetés sur les 200 mille étrangers, était bien grave, le général qui savait si bien se servir des Français étant à l'île d'Elbe, et il songea à faire parler la raison. Il vit lord Castlereagh, l'empereur de Russie, M. de Metternich. Il leur dit que le Roi et les Princes étaient résolus à faire échouer le traité de paix sur cette question, quoi qu'il pût en arriver; que c'était d'ailleurs pour une misérable affaire d'argent compromettre non-seulement le grand œuvre de la restauration de la paix, mais celui de la restauration de l'ordre en Europe, car il n'y avait pas un souverain qui ne fût fortement intéressé à la sûreté de Louis XVIII sur son trône; qu'humilier ainsi les (p.~157) Bourbons, les dépopulariser, c'était aller contre le but qu'on se proposait d'atteindre, et que sacrifier de si hauts intérêts à l'avarice de la Prusse n'était ni sensé, ni digne, ni honorable. Lord Castlereagh, toujours raisonnable quand il ne s'agissait plus du royaume des Pays-Bas, du cap de Bonne-Espérance, ou de l'île de France, M. de Metternich, toujours prêt à juger sans illusion flatteuse la conduite de la Prusse, donnèrent raison à M. de Talleyrand. L'empereur Alexandre, dont la délicatesse rougissait de l'avarice de son ami Frédéric-Guillaume, fut du même sentiment, et tous ensemble ils forcèrent le roi de Prusse à céder. L'esprit d'économie était chez ce roi une vertu qui finissait par dégénérer en vice, et il était capable de manquer de sagesse, pour satisfaire un penchant qui chez lui avait la sagesse seule pour origine.

Liquidation modérée relativement à la vente des magasins de l'État. La contribution particulière à la Prusse fut donc écartée. Restait la contribution commune, fondée sur le droit de conquête appliqué aux arsenaux, aux magasins et à certaines propriétés de l'État. D'après la convention du 23 avril les armées étrangères devaient, le jour même de la signature de cette convention, se dessaisir de l'administration des provinces occupées, ne plus lever de contributions, ne plus détenir enfin aucune de nos propriétés publiques. Mais elles prétendaient que pour effets militaires, pour magasins conquis, pour contributions arriérées, pour coupes de bois qu'elles avaient ordonnées dans les forêts de l'État, il leur était dû une somme qu'elles ne rougissaient pas d'évaluer à 182 millions. La Prusse avait dans cette (p.~158) somme la part la plus considérable, et l'Angleterre aucune, car cette dernière puissance, si elle avait été âpre en fait de territoire, était d'une facilité remarquable en fait d'argent. Par exemple, les troupes du duc de Wellington se comportaient dans le Midi avec une discipline parfaite, et un respect absolu des propriétés particulières et publiques. On voyait bien qu'avec les Anglais on avait affaire à une grande nation, ambitieuse mais point avare.

Sur cette autre contribution de guerre mal dissimulée, le Conseil du Roi se montra également absolu. Lord Castlereagh et M. de Nelsserode donnèrent appui à M. de Talleyrand; deux commissaires français, le général Dulauloy et le baron Marchand, chargés de cette liquidation, défendirent énergiquement les intérêts français, et on finit par s'arrêter à une somme de 25 millions, qui d'après les principes du droit de la guerre étaient à peu près dus.

Partage des flottes construites dans les ports étrangers. On avait ajourné à la négociation de la paix définitive le partage du matériel naval contenu dans les ports cédés par la France. Il est certain que tout ce matériel consistant en 26 vaisseaux de ligne à flot et 20 sur chantiers, en un nombre considérable de moindres bâtiments, et en grands approvisionnements, répartis dans les ports de Hambourg, Brême, Amsterdam, Rotterdam, Anvers, Flessingue, Ostende, Gênes, Livourne, Corfou, Venise, que tout ce matériel avait été créé avec l'argent de la France, que les lieux de construction n'avaient fourni que les bras et les matériaux qu'on leur avait payés très-exactement, ce qui avait été pour eux un avantage et non pas une charge, puisqu'on avait (p.~159) occupé la population, et ouvert un débouché aux produits du pays. Il n'y avait en dehors de cette catégorie que la flotte hollandaise, construite avant la réunion à l'Empire, et qui devait revenir de droit à la monarchie des Pays-Bas. Il fut donc stipulé que cette flotte serait rendue purement et simplement, mais que pour les 46 vaisseaux et autres bâtiments de rang inférieur répandus dans les ports précités, deux tiers appartiendraient à la France, et un tiers aux diverses localités maritimes qui les contenaient. Cette décision n'était pas complétement juste, mais la perte était peu regrettable, la France ayant déjà dans ses propres ports beaucoup plus de matériel naval qu'elle ne pouvait en employer.

Conservation des musées formés avec les chefs-d'œuvre conquis par nos armées. Une dernière question restait à régler, celle de nos musées. Il n'en fut point parlé, et avec intention. Les souverains s'étaient habitués à les visiter journellement, à les admirer tels que Napoléon les avait formés, c'est-à-dire avec les richesses de L'Europe civilisée, et ils se faisaient presque un devoir de respecter des collections où ils avaient été reçus avec beaucoup d'empressement, et où ils avaient témoigné une vive admiration. De plus il s'agissait particulièrement en ceci de l'Italie méridionale et de l'Espagne qui n'inspiraient qu'un médiocre intérêt aux puissances représentées à Paris, et de l'orgueil français qu'on tenait fort à ménager. On nous laissa donc les chefs-d'œuvre conquis par nos armées, on nous les laissa par prétérition, pour ainsi dire, en s'abstenant d'en parler. Mais dans les entretiens particuliers on ne manqua pas d'insister sur la concession importante qu'on nous faisait, et elle (p.~160) était effectivement d'un intérêt moral considérable.

Le traité de paix signé le 30 mai. Ce travail fut terminé le 30 mai, qualifié traité de Paris, et renfermé dans des instruments, identiques mais séparés, signés avec l'Angleterre, la Russie, l'Autriche, la Prusse, lesquelles s'engagèrent pour toute l'Europe. On joignit à ces signataires la Suède, à cause de la Guadeloupe qu'elle avait un moment possédée, le Portugal, à cause des portions de la Guyane qu'on nous restituait. La paix avec l'Espagne dut se traiter à part, cette puissance n'ayant aucun représentant à Paris, ce qui s'expliquait par la situation de Ferdinand VII qui n'avait pas encore fait son entrée à Madrid. Du reste la paix avec l'Espagne était, grâce aux Pyrénées, la plus facile de toutes à conclure.

Caractères essentiels de ce traité. Bien qu'on dût regretter l'excellente frontière que nous aurions pu avoir du côté des Pays-Bas en dédommagement de celle du Rhin, et qu'on aurait probablement obtenue, soit en ne se pressant pas de souscrire l'armistice du 23 avril, soit en renvoyant à Vienne la conclusion de la paix définitive, ce traité, dit de Paris, n'était pas aussi malheureux qu'on l'avait craint d'abord. Nous étions exempts de contribution de guerre, nous conservions les immenses richesses en objets d'art acquises au prix de notre sang, nous gagnions sur l'état de 1790 Philippeville et Marienbourg vers les Pays-Bas, le reliement de Landau à notre territoire vers le Rhin, enfin une moitié de la Savoie vers les Alpes. L'île de France était la seule perte grave, et dans les ports cette perte ne pouvait manquer d'être profondément sentie. Le traité de Paris ne devenait douloureux (p.~161) qu'en le comparant à ceux de Campo-Formio et de Lunéville, qui, sans être menaçants pour la sûreté de l'Europe, semblaient nous avoir acquis à jamais nos frontières géographiques, et en songeant que cette acquisition aurait pu, sans les fautes de l'Empire, devenir définitive, la douleur des Français devait être universelle et profonde. On verra tout à l'heure quelle impression le traité du 30 mai produisit sur les esprits.

Travail de la Constitution. On se proposait de publier les conditions de la paix en même temps que la Constitution elle-même, à laquelle on n'avait cessé de travailler pendant le cours des négociations. Les monarques alliés, pressés de retourner dans leurs États, tenaient à voir toutes les affaires de la France terminées à la fois, et insistaient pour que Louis XVIII acquittât les promesses de Saint-Ouen, dont ils se considéraient comme responsables à un certain degré, particulièrement envers les hommes qui s'étaient livrés à eux dans l'espérance d'être garantis contre les passions des émigrés. On travaillait donc à cette Constitution avec beaucoup d'activité, et même avec un esprit libéral, ce qui de la part de Louis XVIII était vraiment méritoire, surtout si on se reporte aux opinions du parti royaliste à cette époque.

Idées du parti royaliste à l'égard de la Constitution future. L'esprit ne manquait pas à ce parti plus qu'aux autres, mais l'étude, et les lumières naissant de l'étude, lui manquaient absolument. Il fallait descendre dans les derniers rangs du parti révolutionnaire pour trouver des préjugés aussi étroits, et aussi opiniâtres. Dans la vieille noblesse militaire, on ne rencontrait qu'une haine aveugle de tout ce (p.~162) qui s'était fait depuis trente années en France, et la conviction qu'il fallait tout ramener par la force à l'ancien régime. Dans la noblesse parlementaire, plus instruite mais pas beaucoup plus éclairée, on ne comprenait qu'une constitution, celle des anciens parlements, contredisant quelquefois les rois et ne les arrêtant jamais. Chez les esprits distingués du parti royaliste, que le malheur et l'inaction avaient portés à l'étude, l'amour du passé, l'aversion du présent s'étaient systématisés, et il s'était formé des théories singulières, sous l'influence de M. de Bonald, écrivain excellent mais paradoxal, ayant le mérite assez rare de rendre en un style sain des idées fausses. Ces théories, réaction inévitable et méritée contre les exagérations de la révolution française, consistaient surtout dans un mépris profond pour les constitutions écrites, qu'elles considéraient comme l'une des vanités les plus impertinentes de l'esprit moderne. Mépris des constitutions écrites. Il est certain qu'à voir le sort des nombreuses constitutions qu'on a mises par écrit depuis soixante-dix années, on ne peut s'empêcher d'éprouver à leur égard le sentiment que manifestaient alors les royalistes. Pourtant ce sentiment, poussé au delà d'une certaine mesure, avait bien aussi sa vanité et son impertinence. Ainsi les disciples de M. de Bonald prétendaient que les constitutions ne s'écrivaient pas, que, filles du temps et non des hommes, elles se formaient peu à peu, comme les grandes œuvres de la nature, et se composaient quelquefois de lois écrites, mais plus souvent d'usages, de traditions, d'habitudes, et que tout cet ensemble constituant la manière d'être d'une (p.~163) nation, était sa vraie constitution, la seule qui ne passât point comme un rêve. Chimère de l'ancienne Constitution française. Partant de ce point, ils soutenaient que l'ancienne France avait sa constitution, laquelle avait duré des siècles, tandis que les constitutions imaginées depuis 1789 s'étaient succédé comme les flots d'une mer en furie. Leur embarras était extrême quand on leur demandait de définir cette constitution, consistant dans une royauté sans limites, contrariée quelquefois par les parlements dont elle se délivrait par des lits de justice ou par la Bastille, convoquant une fois par siècle les États généraux qu'elle était obligée de congédier aussitôt après les avoir réunis, et pouvant si peu se servir de ces institutions quand elle avait à surmonter des difficultés politiques ou financières, que c'était pour avoir voulu en user en 1789 qu'elle en était arrivée aux bouleversements qu'on déplorait. Et effectivement cette constitution tant vantée, mise en œuvre en 1787 par la convocation des notables, en 1789 par celle des États généraux, avait donné, quoi? la révolution française.

C'était donc une assez singulière prétention que celle d'invoquer une constitution qui avait abouti à de tels résultats. Mais la confusion de ses admirateurs eût été bien grande, si on leur avait proposé d'y recourir de nouveau. Où étaient la noblesse, le clergé, les parlements, le tiers état, la nation de 1789? Au lieu d'une noblesse riche, jouissant de nombreux priviléges, et ayant l'armée dans ses mains, une noblesse dispersée, à moitié ruinée, destinée à ne redevenir riche que par les conséquences de la révolution française, étrangère à l'armée, (p.~164) ne l'aimant pas, n'en étant point aimée (nous parlons de 1814), n'ayant plus en un mot aucune influence; au lieu d'un clergé propriétaire, noble, éloquent, habile, et tellement distingué alors qu'il donnait les ministres les plus éminents, un clergé exproprié, fonctionnaire, sorti de toutes les classes de la société, et entièrement dépendant du pouvoir; au lieu d'une magistrature opulente, héréditaire, jugeant comme la noblesse combattait, par privilége, et jugeant bien, une magistrature sortie presque tout entière de la bourgeoisie, de fortune médiocre, nommée comme les autres fonctionnaires par le pouvoir exécutif, intègre mais incapable d'opposer d'autre résistance que celle d'une rigoureuse observation des lois civiles; et enfin au-dessous de tout cela, une nation entièrement transformée, arrivée à une sorte d'unité absolue, n'admettant plus ni distinctions de classes, ni priviléges, ayant le même esprit, les mêmes mœurs, les mêmes ambitions, telle était la France en 1814, et les systématiques du royalisme eussent été cruellement embarrassés, si, les prenant au mot, on les avait chargés de refaire l'ancienne constitution. Ils eussent été aussi embarrassés qu'un architecte ayant toute liberté quant à ses plans, mais condamné à faire usage de matériaux qu'on ne trouverait plus nulle part.

Aussi toutes ces théories n'étaient-elles au fond que des satires de la révolution française, satires souvent justes, éloquentes même, quand elles s'adressaient à ses excès, mais vaines comme la plainte ou le regret de ce qui n'est plus, quand elles tendaient au rétablissement d'un passé qu'aucune (p.~165) puissance au monde n'aurait pu tirer du néant.

Lorsqu'il fallait conclure, tout le monde en arrivait à peu près au même résultat. Parmi ces adversaires des constitutions écrites, ceux qui étaient les moins dépourvus d'esprit pratique, quand on les sommait de conclure, et de mettre la main à l'œuvre, en arrivaient comme tout le monde à la royauté, éclairée, contenue, fortement influencée par les Chambres, qu'on appelle la royauté anglaise, à cause de l'antériorité de l'Angleterre dans l'emploi de cette forme de gouvernement. Seulement ils auraient voulu qu'on ramassât dans les immenses décombres du vieil édifice, un certain nombre d'anciens matériaux, plus ou moins reconnaissables, pour les faire figurer dans l'édifice nouveau. Ainsi ils auraient désiré que, reconstituant l'ancienne noblesse et l'ancien clergé, on en composât la Chambre des pairs, et que prenant les anciennes professions qui formaient jadis le tiers état, et les laissant classées par métiers, on en composât la chambre basse. Là, et point au delà, allaient les prétentions de ceux qu'on forçait à sortir de leurs perpétuelles lamentations sur la ruine du passé. Or c'eût été s'imposer la peine de retrouver et de reconstituer des éléments détruits, présentant avec la société moderne un contraste ridicule, rompant cette grande unité nationale qui fait la force de la France moderne, et révoltant inutilement l'esprit actuel d'égalité pour un résultat absolument nul, car les chambres ainsi composées n'auraient pas eu une prétention de moins que les autres, et n'auraient pas moins engagé avec la royauté une lutte d'influence, tout aussi fatale si, dans cette lutte, la royauté s'était conduite comme elle l'a fait. Ce qu'ils (p.~166) voulaient se serait réduit en réalité à un édifice moderne, ayant extérieurement quelques ornements du moyen âge, sans influence réelle sur la distribution et la destination du monument.

Il n'y avait donc rien de sérieux dans ces théories, qui n'étaient que les préjugés du passé, systématisés après coup par certains esprits distingués et mélancoliques. Les Bourbons en 1814 plus libéraux que leur parti. Il faut reconnaître toutefois que le Roi et ses neveux, obligés d'être plus pratiques que leur parti, et revenant heureusement d'Angleterre, au lieu de revenir de l'un des États du continent, ne partageaient pas ces fausses doctrines, ou du moins se conduisaient comme ne les partageant pas. Sans reconnaître complétement, et sans aimer surtout l'empire de l'opinion publique, ils étaient bien résolus à ne pas la froisser dans les points vraiment essentiels. Or il y avait deux points sur lesquels aucune puissance au monde n'aurait amené l'opinion publique à fléchir, premièrement l'égalité civile, qui consiste à avoir les mêmes droits et les mêmes devoirs, à payer les mêmes impôts, à fournir le même service militaire, à être jugés d'après les mêmes lois, par les mêmes juges, à parvenir aux mêmes emplois, quelles que soient la naissance, la fortune, la religion des individus: secondement la royauté constitutionnelle, c'est-à-dire la royauté contenue, dominée plus ou moins par deux chambres. Le dix-huitième siècle avait formé la première de ces manières de penser, le despotisme de Napoléon la seconde, et l'une et l'autre étaient invincibles.

Il ne s'agissait plus dès lors que de questions de (p.~167) forme ou de rédaction. Le Roi n'était formel que sur le principe de l'octroi royal. Sur la forme, les Bourbons en rentrant en France, avaient, comme on l'a vu, apporté une sorte de préjugé presque insurmontable. Prétendant être rappelés à régner, non en vertu d'un acte du Sénat, mais en vertu de leur droit, ils voulaient octroyer, et non pas subir une constitution, et sur ce point le public, ne prévoyant pas plus que la dynastie elle-même le danger de ce principe absolu, lequel emportait la faculté de modifier arbitrairement la constitution octroyée, était prêt à admettre une prétention qui ne semblait qu'une subtilité de théorie, ou une affaire d'amour-propre. Pourvu que les dispositions essentielles de la constitution fussent accordées, on ne s'inquiétait guère qu'elle vînt du Roi ou du Sénat, d'en haut ou d'en bas. Arrivées à ce terme les choses devaient presque couler de source.

La rédaction de la nouvelle constitution confiée à MM. de Montesquiou, Dambray, Ferrand, Beugnot. Le roi avait confié à MM. de Montesquiou et Ferrand le soin de rédiger la Constitution, certain que le principe de suprématie monarchique, qui seul lui tenait à cœur, ne serait pas en péril dans les mains de ces vieux royalistes. Quant au reste, il s'en fiait encore plus à eux qu'à lui, car il ne s'en souciait guère. Il leur adjoignit M. Beugnot, qui avait la rédaction ingénieuse et facile, et qui était fort capable de trouver les expédients de langage propres à concilier les opinions diverses. Mais il recommanda à M. Beugnot le secret le plus absolu envers M. de Talleyrand. Bien que disposé à laisser ses ministres gouverner, plus que les rois n'y sont disposés ordinairement, Louis XVIII ne voulait cependant pas d'un personnage principal ayant la main à tout. Il entendait que (p.~168) M. de Talleyrand se renfermât dans les affaires étrangères, M. de Montesquiou dans les affaires intérieures, M. de Blacas dans les affaires de cour, et croyait diminuer ainsi leur importance en la divisant. Il ne voulait pas non plus que M. de Talleyrand, en cas de difficulté, appelât l'empereur Alexandre à son secours, et par ces divers motifs, il tenait à le laisser absolument étranger au travail de la Constitution.

La rédaction, ébauchée par M. de Montesquiou, est renvoyée à deux commissions, l'une du Sénat, l'autre du Corps législatif. La rédaction une fois ébauchée par MM. de Montesquiou et Ferrand fut soumise à Louis XVIII, qui sans y rien reprendre, ou presque rien, la renvoya à deux commissions, l'une du Sénat, l'autre du Corps législatif, conformément à la déclaration de Saint-Ouen. La commission du Sénat fut composée de MM. Barthélemy, Serurier (le maréchal), Barbé-Marbois, de Fontanes, Germain Garnier, de Pastoret, de Sémonville, Boissy d'Anglas, Vimar. La commission du Corps législatif fut composée de MM. Lainé, Félix Faulcon, Chabaud-Latour, Bois-Savary, Duhamel, Duchesne de Gillevoisin, Faget de Baure, Clausel de Coussergues, Blanquart de Bailleul. Il n'y avait rien à objecter au choix de ces personnages, qui répondaient aux idées modérées et libérales du temps. Le Roi recommanda de faire autant que possible le travail d'accord avec eux, et se réserva de décider les points contestés, plus encore pour l'honneur de sa prérogative que pour le fond des choses.

Le chancelier exposa le sujet devant les deux commissions réunies à la chancellerie, donna ensuite lecture du projet, et ouvrit la discussion sur la série des articles.

(p.~169) Les principes essentiels sur lesquels repose la royauté non mentionnés dans la Constitution, pour éviter toute rédaction qui pourrait les atténuer. On avait pris soin, dans la rédaction du projet, d'employer des expressions desquelles il résultât bien que la nouvelle Constitution émanait de la royauté seule, de la royauté éclairée sur les besoins du temps, et agissant par l'impulsion de sa propre sagesse, comme elle avait fait jadis en affranchissant les communes, en instituant les parlements, en réformant la législation civile. Aussi avait-on soigneusement évité de parler du retour des Bourbons au trône, des causes de ce retour, de la nature du principe monarchique, de ses conditions héréditaires de mâle en mâle et par ordre de primogéniture, toutes choses consignées dans la constitution du Sénat. M. Boissy d'Anglas en fit la remarque, et se plaignit de cette omission comme d'une lacune regrettable dans l'intérêt même de la royauté. On lui répondit sur-le-champ, et sans hésitation, que ces omissions étaient volontaires, que le droit des Bourbons au trône n'avait pas besoin d'être énoncé, qu'il était préexistant à tout autre droit, que même absents et matériellement remplacés en France par l'usurpation, ils n'avaient pas cessé d'y régner; que le principe et le mode de l'hérédité n'avaient pas besoin non plus d'être exprimés, car ils subsistaient avec l'ancienne constitution de la monarchie française; qu'il s'agissait seulement ici de modifier certaines parties de cette constitution, d'accorder aux Français des droits qui autrefois ne leur étaient pas reconnus; que par conséquent il suffisait d'énoncer les dispositions nouvelles, sans s'occuper de celles qui, au milieu de toutes les vicissitudes du temps, n'avaient pas cessé (p.~170) d'exister virtuellement. M. de Fontanes, jaloux de faire oublier ses complaisances envers Napoléon par ses complaisances envers les Bourbons, s'empressa d'appuyer cette doctrine, en disant qu'il fallait laisser dans l'ombre l'origine des pouvoirs, afin de leur conserver leur antiquité vénérable, et qu'en voulant s'en approcher de trop près on détruisait leur prestige! Comme si on pouvait refaire à volonté, et par convention réciproque, des prestiges évanouis! On ne répliqua rien, et on eut raison. Sans doute, si c'eût été possible, on aurait dû, dans l'intérêt même de la dynastie, insister sur les omissions dont on se plaignait, afin de lui ôter tout moyen de briser un jour le contrat qui l'unissait à la nation. Mais comment lui dévoiler l'avenir, que personne ne voyait alors, pas plus ses contradicteurs qu'elle-même?

Articles de la Constitution contenant les garanties générales. On passa ensuite à l'examen des articles. Les premiers avaient trait à ce qu'on appelait les droits publics des Français, consistant dans l'égalité devant la loi, dans l'équitable répartition des charges publiques, dans la liberté individuelle, la liberté des cultes, la liberté de la presse, dans le respect des propriétés de toute origine, dans la forme du service militaire, et enfin dans l'inviolabilité assurée aux actes et aux opinions depuis 1789. Sur la plupart de ces points on était d'accord. Pourtant sur quelques-uns il y eut discussion, et même changement de rédaction. Après avoir admis pour chaque culte une égale protection, le projet ajoutait que la religion catholique était la religion de l'État. MM. Boissy d'Anglas, Chabaud-Latour, voulurent (p.~171) qu'on précisât le sens de ces mots, et demandèrent ce qu'ils signifiaient, si, par exemple, ils n'emportaient pas quelque avantage de position pour le culte catholique, et si par suite de cet avantage les autres cultes ne seraient pas replacés dans une sorte de dépendance. Article qui déclare la religion catholique la religion de l'État. Il fut répondu que la France était catholique, et qu'il fallait oser le dire. C'était donc purement et simplement un acte de condescendance envers le culte catholique, pour s'excuser auprès de lui de l'égalité effective accordée aux autres. On n'insista pas, car les opposants n'auraient rien gagné à insister. Sur la liberté individuelle, sur la liberté de la presse, il n'y eut presque pas de contestation. Intention de l'article relatif à la liberté de la presse. Quant à la liberté de la presse tout le monde fut d'avis qu'il fallait l'accorder, mais en réprimant les excès auxquels elle n'est que trop disposée à se livrer. À cette époque personne, faute d'expérience, ne pensait aux distinctions qui ont été admises plus tard entre les journaux et les livres, et on ne songeait à soumettre ni les uns ni les autres à un examen préalable, c'est-à-dire à la censure.

Opposition à l'article qui garantit les biens nationaux. Le respect promis aux propriétés de toute origine souleva la question la plus grave de cette époque. Il s'agissait, comme on le devine, des biens dits nationaux, confisqués sur les émigrés ou enlevés à l'Église, vendus à diverses époques de la révolution, payés plus ou moins bien selon les temps, et possédés actuellement par quelques millions de Français. Les inquiétudes des possesseurs étaient naturelles à l'aspect des émigrés, fiers de leur triomphe, confiants dans leur force, et fort irrités (p.~172) contre les détenteurs de leurs biens, qui les avaient souvent acquis à vil prix, pour une poignée d'assignats sans valeur, quelquefois même par des moyens odieux. Mais au maintien de ces ventes tenait le repos de l'État, et ni le Roi ni les princes n'avaient de doute à cet égard. Leur désir de voir les émigrés remis en possession de leur patrimoine était aussi grand que pouvait l'être le désir des émigrés eux-mêmes; mais la certitude d'un bouleversement immédiat les arrêtait, et le Roi avait consenti à cette rédaction claire et positive: Toutes les propriétés sont inviolables, sans aucune exception de celles qu'on appelle nationales, la loi ne mettant aucune différence entre elles.

Intention secrète du parti royaliste à l'égard des biens nationaux, révélée par M. Lainé. Une pareille manière de s'exprimer était parfaitement suffisante, et on n'en pouvait souhaiter une meilleure. Mais elle parut trop significative à certains membres de la commission, qui dévoilèrent en cette occasion les secrets desseins du parti royaliste, et surtout la ruse au moyen de laquelle ce parti voulait échapper à la nécessité qui pesait sur les Bourbons, et qui était la condition principale de leur retour. M. de Fontanes, dans la voie d'expiation où il était entré, s'éleva beaucoup contre la rédaction proposée. Selon lui les mœurs établissaient une différence marquée entre les propriétés patrimoniales, et celles qui portaient le titre de nationales, et si cette différence existait dans la réalité, comment la loi osait-elle déclarer qu'il n'en fallait faire aucune? Jusqu'ici les lois de la révolution elle-même s'étaient bornées à proclamer le maintien des propriétés d'origine nationale, mais elles (p.~173) n'avaient jamais poussé le zèle jusqu'à s'efforcer de leur rendre une valeur morale qui leur manquait. Comment donc pouvait-on choisir le jour même où les Bourbons rentraient en France, pour empirer la condition des infortunés qui avaient été dépouillés de leur patrimoine?—

Il était facile de répondre que ces infortunés, non pas tous sans doute, mais un grand nombre, avaient porté la guerre dans leur pays, que l'intérêt qu'ils inspiraient ne devait donc pas être sans mélange, et que le retour des Bourbons réveillant naturellement leurs espérances, il fallait choisir le moment même de ce retour pour renforcer les garanties données aux acquéreurs de biens nationaux. Pourtant les auteurs du projet se turent, comme pour faire entendre qu'ils cédaient à une nécessité du temps, en la maudissant au fond du cœur. Mais M. Lainé déchira tous les voiles. Il avait vivement épousé la cause de la liberté vingt ans auparavant, et, comme beaucoup d'autres, il avait été violemment ramené en arrière par les excès de la révolution, jusqu'à éprouver presque les sentiments de l'émigration elle-même.—Parlons franchement, s'écria-t-il, nous reconnaissons qu'il faut ménager les acquéreurs de biens nationaux, mais tout en les ménageant nous désirons que les biens dont ils sont détenteurs reviennent à leurs anciens propriétaires. Ainsi le veulent la morale, la justice et le véritable esprit monarchique. Or cela ne peut s'opérer que par des transactions entre les anciens propriétaires et les nouveaux. Ces transactions commencent à s'effectuer en plusieurs endroits, et ce (p.~174) qui les amène c'est l'empire de l'opinion sur les nouveaux propriétaires. Pourquoi donc travailler à rendre moins forte l'opinion morale qui les porte à restituer?—

C'était déclarer tout simplement qu'on voulait par la crainte amener les nouveaux propriétaires à céder aux anciens, et à vil prix, les biens qu'ils avaient acquis. Parmi eux en effet beaucoup les avaient achetés presque pour rien; mais beaucoup aussi les avaient payés en argent, et à un taux approchant du prix réel. D'ailleurs des milliers de transactions avaient déjà fait passer une grande partie de ces biens dans des mains nouvelles, et à peu près sur le pied de leur valeur véritable. Le projet qu'on nourrissait de les faire revenir aux anciens propriétaires était donc moralement injuste, outre qu'il était politiquement insensé.

M. Beugnot fait maintenir l'article attaqué. Les auteurs du projet de constitution persistaient à se taire, lorsque M. Beugnot, ministre d'État, chargé de la police, et rédacteur de l'article en discussion, prit la parole pour le défendre. Il savait, par les rapports qui lui arrivaient journellement, à quel point les espérances indiscrètes des émigrés étaient devenues des menaces sérieuses pour les acquéreurs de biens nationaux, et il fit de l'état des choses un tableau qui alarma fort les deux commissions réunies. Pourtant il ne l'aurait pas emporté encore, s'il n'eût usé d'un subterfuge. La série des garanties générales renfermait l'article qui disait: L'État peut exiger le sacrifice d'une propriété pour cause d'intérêt public légalement constaté, mais avec une indemnité préalable. Il plaça cet article immédiatement après (p.~175) celui qui était contesté, et il le présenta ainsi placé comme pouvant donner ouverture plus tard à une indemnité, que l'État payerait lui-même aux anciens propriétaires. Ce subterfuge, prétexte pour les uns, raison pour les autres, termina la discussion, et la rédaction proposée fut adoptée.

À cette série des droits et des devoirs généraux on avait joint ce qui était relatif au service militaire dû par tous les citoyens. On adopta l'expédient déjà employé de l'abolition de la conscription, en annonçant une loi destinée à fixer ultérieurement le mode de recrutement, ce qui devait amener le rétablissement de l'institution abolie, sauf l'abus, qui tiendrait toujours bien moins à l'institution elle-même qu'au caractère du gouvernement appelé à s'en servir.

Formes du gouvernement du Roi. Les droits généraux une fois consacrés, venaient les formes du gouvernement royal. À ce sujet il n'y avait pas une seule divergence dans les esprits, quand on ne les prenait à aucune des extrémités de l'opinion. Un roi inviolable, chargé de toute la puissance exécutive, représenté par des ministres responsables devant deux chambres d'origine différente, était universellement admis. Tandis que les émigrés nourrissaient des pensées extravagantes, les hommes de la révolution, émigrés d'une autre espèce, n'avaient pas de leur côté des idées plus justes, et demeurés adorateurs fervents de la constitution de 1791, ils auraient désiré une chambre unique. Il n'y avait pas dans les deux commissions, et parmi les gens éclairés, un seul homme de cet avis. Il n'y eut donc pas de discussion à cet égard. (p.~176) Sens véritable de l'article 14. L'article 14 qui attribuait au Roi le droit de faire des règlements pour l'exécution des lois, fut pris dans son sens naturel et simple, et bien qu'on ajoutât ces mots: pour la sûreté de l'État, on ne voulait pas dire que le Roi se servirait du pouvoir réglementaire pour se mettre au-dessus du pouvoir législatif, et pour renverser la Constitution quand il lui plairait. Personne n'eut d'autre pensée que d'accorder à la royauté l'initiative de toutes les mesures de défense au dedans et au dehors qui lui appartient nécessairement, et d'ajouter le pouvoir réglementaire au pouvoir exécutif, ce qui n'est pas moins indispensable, les lois, quelque complètes qu'elles soient, laissant à régler une foule de détails, qu'il faut abandonner forcément à l'autorité chargée de les exécuter. La dictature ne fut donc pas cachée perfidement dans l'article 14, parce que, nous le répétons, on agissait simplement et de bonne foi.

L'initiative législative. Il y avait une question, celle de l'initiative législative, qui alors avait beaucoup plus d'importance qu'elle n'en aurait aujourd'hui, parce que l'expérience n'avait point encore appris que pour le pays la vraie initiative consiste dans la faculté de porter au ministère des hommes de son choix. Les ministres nommés de la sorte présentent les lois dont le pays sent le besoin. Manière indirecte et suffisante de l'assurer. À cette époque on tenait beaucoup à l'initiative, les royalistes pour le Roi, les libéraux pour les deux Chambres. Priver absolument les Chambres d'initiative, comme on le proposait, les réduire purement et simplement à adopter ou à rejeter les propositions royales, parut, même aux auteurs du projet de constitution, bien rigoureux. (p.~177) Pour sortir de l'embarras que tout le monde, jusqu'aux commissaires royaux eux-mêmes, semblait éprouver, une transaction fut proposée. Elle consistait à donner aux Chambres la faculté de s'adresser au Roi, en le suppliant de présenter les projets de loi désirés, avec la précaution, du reste fort sage, d'exiger que la supplique ne pût être transmise à la couronne que lorsqu'elle aurait réuni l'assentiment des deux Chambres. C'était l'initiative elle-même sous une forme infiniment respectueuse, qui ne diminuait ni sa valeur, ni son autorité.

Droit d'amendement. On apporta aussi quelques modifications au droit d'amender les lois soumises aux délibérations des Chambres, droit qui devait ne s'exercer qu'après discussion dans les bureaux, et après consentement des ministres ou commissaires royaux. Dans tous les cas la sanction de la loi devait appartenir au Roi. Ces précautions contre le droit d'amendement étaient excessives, car la discussion des lois, sans la faculté de les modifier, n'est qu'une agitation stérile. Placer les Chambres entre le rejet ou l'adoption pure et simple, c'est les réduire aux résolutions extrêmes, et détruire l'esprit de transaction qui doit être le véritable esprit des pays libres. D'ailleurs la sanction définitive laissée à la couronne garantit à cet égard toute l'étendue de la prérogative royale.

Naturellement les changements apportés par les deux commissions au projet de constitution devaient être soumis à Louis XVIII lui-même, et ne prendre place dans la série des articles qu'après son consentement. Les quatre commissaires royaux lui présentèrent ces amendements, et il les admit sans (p.~178) difficulté, disant qu'il voulait, à moins d'impossibilité démontrée, que le projet réunît l'unanimité des deux commissions.

Institution de la pairie. On adopta ensuite pour chambre haute, au lieu d'un sénat, une pairie, ce qui répondait mieux à l'ancienne monarchie française, étant bien entendu que le Roi choisirait dans le Sénat, non pas tous ses membres, mais ceux qui par leurs services, leur renommée ou leur situation, pourraient figurer sans inconvenance dans le nouvel ordre de choses, et que leurs dotations seraient conservées à ceux même qui ne figureraient pas dans les rangs de la pairie. Il fut établi que les princes seraient pairs par le seul droit de leur naissance. Sur la proposition de M. de Sémonville qui, pour plaire apparemment, désigna clairement M. le duc d'Orléans, il fut décidé que les princes ne siégeraient qu'avec la permission expresse du Roi. Le projet ne contenant point cette précaution, il fallut recourir à Louis XVIII qui l'adopta simplement, sans aucune observation désobligeante pour le prince qu'on avait en vue.

Organisation de la Chambre des députés. La seconde chambre reçut le titre de Chambre des députés. Elle dut pour le présent, et jusqu'à son renouvellement, être composée du Corps législatif tout entier, duquel on était fort satisfait, comme on l'a vu, parce qu'il était jaloux du Sénat, et qu'il s'était montré plus empressé envers les Bourbons. Il fut décidé que les députés seraient élus dans des colléges d'arrondissement, par des électeurs payant 300 francs de contribution, et qu'ils seraient tenus de payer eux-mêmes 1000 francs d'impôt. À ce sujet (p.~179) plusieurs questions avaient surgi. D'abord fallait-il exiger un cens de la part des électeurs et des éligibles, et quelle devait être la quotité de ce cens?

Cens électoral et cens d'éligibilité. Quant aux électeurs, il n'y eut d'hésitation dans l'esprit de personne. Pour les éligibles il s'éleva des doutes. M. Félix Faulcon, homme respectable et respecté, siégeant depuis vingt-cinq ans dans nos assemblées, combattit le cens pour les éligibles, et se cita lui-même comme exemple des inconvénients qui pouvaient résulter d'une condition pareille, car il ne payait pas le cens exigé. Avec tous les égards qui lui étaient dus, on repoussa ses observations, et on dit qu'en donnant au pays la liberté, il fallait chercher ses sûretés dans la grande propriété, et mettre dans les mains de celle-ci cette liberté si nouvelle et si étendue dont on allait faire le périlleux essai. Ces raisons prévalurent. Restait la nature du cens. On trouvait que le mot contribution foncière était un peu trop étroit, et on demanda d'ajouter mobilière, parce que la contribution désignée par ce dernier mot avait beaucoup d'analogie avec l'autre. Après discussion on substitua au mot contribution foncière celui de contributions directes, sans se douter qu'on changeait ainsi les destinées de l'ordre de choses, en introduisant parmi les électeurs la classe des patentables, qui payent non pour les propriétés qu'ils ont, mais pour la profession qu'ils exercent. On ne mit pas même en question la publicité complète des séances des Chambres.

Enfin, relativement à la manière de former la seconde chambre, M. de Montesquiou, agissant ici pour son propre compte, aurait voulu qu'on attribuât (p.~180) à la royauté le pouvoir qui appartenait au Sénat dans la constitution impériale, et qui consistait à choisir les membres du Corps législatif sur une liste de candidats dressée par les colléges électoraux. Pour prouver qu'une telle assemblée ne serait pas plus dépendante qu'une autre, il cita l'assemblée des notables, qui en 1787 avait rejeté toutes les propositions de la royauté. Mais il ne trouva personne pour l'appuyer. La proposition de M. de Montesquiou avait l'inconvénient d'ôter à la chambre la plus populaire, à celle qui était censée représenter le pays, l'apparence de l'indépendance, qui importe autant que l'indépendance elle-même, et la citation qu'il avait faite prouvait que dans les jours de révolution la désignation par le Roi n'était pas une garantie, tandis que dans les temps ordinaires elle avait tous les inconvénients qu'on lui reprochait, et qui faisaient dire qu'on redonnait à la France la constitution impériale. Cette pensée, propre à M. de Montesquiou, n'eut pas de suite.

Attributions des deux Chambres. Sans contestation aucune on attribua à la chambre basse l'initiative en fait de lois financières, et à la chambre haute le pouvoir judiciaire dans certains cas spéciaux, lorsqu'il faudrait, par exemple, juger les ministres. La Chambre des pairs, laissée à la nomination du Roi, devait être en général héréditaire, sauf les cas où le Roi ne voudrait accorder aux pairs nommés qu'un titre viager. Pas une voix ne s'éleva contre l'hérédité, que tout le monde regardait comme une garantie d'indépendance autant que de stabilité.

Il fut stipulé ensuite que le Roi convoquerait les (p.~181) Chambres tous les ans, pourrait dissoudre celle des députés avec obligation d'en convoquer une nouvelle dans les trois mois, et que toute pétition destinée à l'une ou à l'autre Chambre serait toujours présentée par écrit. Ces points réglés on passa à l'ordre judiciaire, constitué d'après les principes d'indépendance qui depuis 1789 n'ont pas varié en France, et enfin aux garanties, transitoires de leur nature, qui concernaient le maintien de la dette publique, de la Légion d'honneur, des grades et pensions de l'armée, des deux noblesses, etc....

Facilité du Roi sur toutes les questions, le principe de son autorité étant sauf. On fut presque toujours d'accord sur ces divers sujets, et sur certains points qui avaient entraîné des amendements, et exigé le recours au Roi, on trouva celui-ci d'une facilité extrême, le principe monarchique étant sauvé à ses yeux dès qu'il donnait la Constitution et ne la subissait pas. Il consentit même à ce qu'il fût dit que les rois, dans la solennité de leur sacre, jureraient d'observer fidèlement la Constitution, ce qui n'était pas un contrat avec la nation, comme nous l'avons vu depuis, mais un engagement envers Dieu, dont l'engagé ou son confesseur restaient juges. Pendant qu'on vidait les questions l'une après l'autre dans le sein des commissions, le Roi n'en dit presque rien au Conseil royal, se bornant à répéter que le travail avançait, et qu'il était content de l'esprit dans lequel il se faisait. Seulement sur deux ou trois points, tels que la conscription et l'initiative législative, il soumit la difficulté au Conseil, mais en peu de mots, comme chose qui le regardait essentiellement et presque exclusivement.

(p.~182) Juin 1814. Les souverains alliés insistent pour que la séance royale reste fixée au 4 juin. On avait accordé quatre jours au delà du terme d'abord fixé, c'est-à-dire jusqu'au 4 juin, pour la promulgation de la Constitution, et M. Beugnot demandait quatre jours de plus, c'est-à-dire jusqu'au 8, pour mettre les articles en ordre, donner un dernier poli à la rédaction, préparer le préambule, et surtout formuler quelques principes généraux qui serviraient de base à la loi électorale, laquelle restait à faire. Il allait les obtenir, lorsque les monarques alliés, pressés de partir depuis que la paix était conclue (elle l'avait été le 30 mai), exprimèrent le désir que tout fût fini le 4 juin au plus tard. Ainsi qu'on a pu le voir, ils se regardaient comme engagés d'honneur à faire donner cette Constitution, sans laquelle les hommes qui leur avaient témoigné confiance seraient sans garantie, l'émigration sans frein, et la France, c'est-à-dire l'Europe, exposée à de nouveaux orages. M. de Metternich dit que des affaires urgentes les rappelaient chez eux, que leurs troupes d'ailleurs ne gagnaient rien à séjourner en France, que leurs officiers s'y ruinaient, et qu'ils ne pouvaient attendre plus longtemps. On informa de cette exigence le Conseil du Roi, qui en parut surpris et offensé.—Qu'ils s'en aillent donc, s'écria vivement M. le duc de Berry; nous n'avons pas besoin d'eux pour constituer le gouvernement de la France, et s'ils sont partis, les concessions que le Roi va faire au pays n'en auront qu'un caractère plus élevé d'indépendance.—Ce prince témoigna surtout le désir d'être débarrassé de l'empereur de Russie, qui était le plus gênant des souverains alliés. Mais les ministres étrangers déclarèrent (p.~183) qu'ayant gardé le moins de troupes possible dans la capitale, ils n'en retireraient les dernières que le jour même où la séance royale serait fixée, et l'accomplissement des promesses de Saint-Ouen hors de doute. Il fallut se rendre, et laisser la séance royale fixée au 4 juin.

Ce qu'il y avait encore à faire importait peu aux yeux du Roi. Les articles relatifs au mode d'élection des députés pouvaient être renvoyés à la loi électorale elle-même; la révision des articles, la rédaction du préambule, étaient des détails à expédier dans une nuit, et ordre fut donné à M. Beugnot d'être prêt pour le jour désigné. Deux questions restaient à résoudre, la date de la nouvelle Constitution, et son titre. La nouvelle Constitution datée de la 19e année du règne, et qualifiée du titre de Charte constitutionnelle. Quant à la date, Louis XVIII n'admit pas de discussion. Suivant lui il avait commencé à régner le jour même où était mort le fils de Louis XVI, il avait régné même lorsque Napoléon, élevé à l'empire par le vœu de la nation française, remportait les victoires d'Austerlitz, d'Iéna, de Friedland, de Wagram, et signait les traités de Presbourg, de Tilsit, de Vienne. Ce n'étaient là que les divers incidents de l'usurpation qui disparaissaient devant l'immuable principe de la légitimité. En conséquence Louis XVIII voulut que la Constitution fût datée de la dix-neuvième année de son règne. Quant au titre il écouta l'avis de chacun. D'après M. Dambray il fallait qualifier la nouvelle constitution du titre d'ordonnance de réformation, comme les ordonnances que les rois rendaient jadis pour réformer certaines parties de la législation française. Ce titre plut d'abord à Louis XVIII. Cependant M. Beugnot en (p.~184) proposa un autre. Lorsque les rois de France avaient accordé une existence légale soit aux communes, soit à divers établissements civils ou religieux, ils leur avaient délivré un titre qui s'était appelé Charte, d'un mot emprunté au latin. Il y avait entre ce qu'on allait faire et ce qu'avait fait Louis le Gros, par exemple, une analogie qui plaisait à l'esprit autant qu'à l'orgueil royal de Louis XVIII, et il adopta le mot, devenu si fameux depuis, de Charte, en y ajoutant l'épithète de constitutionnelle, pour mieux caractériser son objet. Ces deux questions résolues, M. Beugnot n'avait plus qu'à s'occuper de détails de rédaction, et on s'en remit à sa facilité pour en avoir fini dans quelques heures. Le Roi avait écrit lui-même le discours qu'il voulait prononcer, l'avait appris par cœur, afin de le mieux débiter, et rien, excepté ce discours, ne paraissait l'occuper. Après lui le chancelier Dambray devait faire un exposé des principes de la Charte, et M. Ferrand en lire le texte. On devait ensuite promulguer plusieurs ordonnances royales en présence des deux grands corps, convoqués pour l'inauguration des institutions nouvelles. Ainsi on devait lire la liste des pairs, qui comprenait 83 anciens sénateurs, une quarantaine d'anciens ducs, et quelques maréchaux qui n'étaient pas membres du Sénat. Il y avait 55 sénateurs exclus de la pairie, dont 27 comme étrangers et 28 comme régicides ou trop signalés pendant la Révolution et l'Empire. Les anciens sénateurs, compris ou non dans la Chambre des pairs, conservaient leurs dotations à titre de pensions. Le Corps législatif devait être converti en (p.~185) Chambre des députés, et siéger jusqu'à son renouvellement successif.

Le 4 au matin un important déploiement de troupes françaises, et surtout de gardes nationales, précéda la séance royale où allait être accomplie la grande promesse de Saint-Ouen. La majeure portion des troupes étrangères était déjà en route. Le reste s'apprêtait à partir dans la journée, et les jours suivants. L'empereur Alexandre, pressé de rendre visite au prince de Galles avant de retourner dans ses États, n'avait pas attendu la séance royale pour quitter Paris. Départ des souverains étrangers. Le jour même de son départ il avait exigé que les enfants de la reine Hortense, dont il s'était fait le protecteur, reçussent le duché de Saint-Leu avec une dotation assez considérable. Il aurait voulu aussi une situation convenable pour le prince Eugène, mais cette question avait été renvoyée au congrès de Vienne. Il était parti, charmé des Français qu'il avait séduits par sa grâce et sa bonté, mais peu satisfait de la famille royale à qui la tournure de son esprit avait déplu. Le roi de Prusse, l'empereur d'Autriche, avaient quitté Paris presque en même temps. Le matin même de la cérémonie, il y eut grand trouble à la cour. On y répandit le bruit d'un complot ayant pour but de faire sauter la famille royale au moyen d'une forte explosion de poudre. Les agents officieux qui s'étaient empressés d'offrir leurs services au comte d'Artois, et qui commençaient à composer autour de lui une sorte de police volontaire, sous MM. Terrier de Montciel et de la Maisonfort, avaient aperçu sur le quai de la Seine des amas de poudre qui leur (p.~186) paraissaient suspects. Sur-le-champ ils s'en étaient émus, et avaient rempli le château de leurs rumeurs. On alla troubler M. Beugnot, qui se hâtait en ce moment de rédiger le préambule de la Charte, et on le somma de quitter la plume pour vaquer à ses devoirs de directeur de la police. Mais après examen, il fut reconnu que c'était l'artillerie russe qui chargeait ses poudres sur le quai de la Seine pour se mettre ensuite en route.

Cette émotion calmée on se réunit aux Tuileries. M. Beugnot voulut communiquer au Roi le préambule de la Charte. Mais ce prince tout occupé de se répéter à lui-même le discours qu'il allait prononcer devant les Chambres, refusa de l'écouter, disant qu'il s'en fiait à lui de cette rédaction. On partit donc pour le Palais-Bourbon, traitant légèrement des sujets bien graves, parce qu'on n'avait point encore appris par l'expérience d'un gouvernement libre l'influence des mots sur les esprits. À la crainte des poudres maintenant dissipée, en avait succédé une autre. On appréhendait que, soit dans le Sénat, soit dans le Corps législatif, il ne s'élevât quelque réclamation contre la forme dans laquelle la Charte allait être promulguée. Le chancelier avait ordre de retirer la parole à l'imprudent qui la prendrait, mais c'eût été une scène désagréable, fâcheuse pour la dignité royale, et qu'on avait raison de considérer comme très-regrettable si elle avait lieu. Cependant étourdi par les apprêts de la cérémonie, on se mit, sans plus penser à toutes ces éventualités, sur la route du Palais-Bourbon.

Séance royale du 4 juin. Le Roi, en voiture, entouré des princes et des (p.~187) maréchaux, traversa le jardin des Tuileries, et arriva au Palais-Bourbon vers trois heures. Il y fut reçu avec l'ancienne pompe royale, et entra appuyé sur le bras du duc de Grammont. Il prit place sur le trône, ayant à sa droite et à sa gauche, sur des siéges inférieurs, le duc d'Angoulême, le duc de Berry, le duc d'Orléans, le prince de Condé. Il ne manquait à cette séance que le comte d'Artois, malade d'une attaque de goutte et d'un chagrin dont nous dirons bientôt la cause. Le public, rassasié des grands spectacles militaires auxquels il avait tant de fois assisté, et commençant à prendre goût aux spectacles politiques, était accouru en foule. On avait admis dans l'intérieur de la salle tout ce que Paris renfermait de plus considérable, et sur les bancs des deux Chambres, d'abord les pairs nommés, puis le Corps législatif tout entier. Dès que le Roi parut il fut accueilli avec des acclamations unanimes, et pendant quelques instants il entendit les cris de Vive le Roi se renouveler avec une sorte de passion. Touché et rassuré tout à la fois, comptant sur un auditoire bienveillant, il prit la parole, et prononça de la voix la plus sonore et avec un art infini, le discours qui suit, adapté avec beaucoup de tact à la présente solennité.

Discours du Roi. «Messieurs, dit le Roi, lorsque pour la première fois je viens dans cette enceinte m'environner des grands corps de L'État, et des représentants d'une nation qui ne cesse de me prodiguer les plus touchantes marques de son amour, je me félicite d'être devenu le dispensateur des bienfaits que la divine Providence daigne accorder à mon peuple.

(p.~188) »J'ai fait avec l'Autriche, la Russie, l'Angleterre et la Prusse, une paix dans laquelle sont compris leurs alliés, c'est-à-dire tous les princes de la chrétienté. La guerre était universelle; la réconciliation l'est pareillement.

»Le rang que la France a toujours occupé parmi les nations n'a été transféré à aucune autre, et lui demeure sans partage. Tout ce que les autres États acquièrent de sécurité accroît également la sienne, et, par conséquent, ajoute à sa puissance véritable. Ce qu'elle ne conserve pas de ses conquêtes ne doit donc pas être regardé comme retranché de sa force réelle.

»La gloire des armées françaises n'a reçu aucune atteinte; les monuments de leur valeur subsistent, et les chefs-d'œuvre des arts nous appartiennent désormais, par des droits plus stables et plus sacrés que ceux de la victoire.

»Les routes du commerce, si longtemps fermées, vont être libres. Le marché de la France ne sera plus seul ouvert aux productions de son sol et de son industrie. Celles dont l'habitude lui a fait un besoin, ou qui sont nécessaires aux arts qu'elle exerce, lui seront fournies par les possessions qu'elle recouvre. Elle ne sera plus réduite à s'en priver ou à ne les obtenir qu'à des conditions ruineuses. Nos manufactures vont refleurir, nos villes maritimes vont renaître, et tout nous promet qu'un long calme au dehors, et une félicité durable au dedans, seront les heureux fruits de la paix.

»Un souvenir douloureux vient toutefois troubler (p.~189) ma joie. J'étais né, je me flattais de rester toute ma vie le plus fidèle sujet du meilleur des rois, et j'occupe aujourd'hui sa place! Mais, du moins, il n'est pas mort tout entier; il revit dans ce testament qu'il destinait à l'instruction de l'auguste et malheureux enfant auquel je devais succéder! C'est les yeux fixés sur cet immortel ouvrage, c'est pénétré des sentiments qui le dictèrent, c'est guidé par l'expérience et secondé par les conseils de plusieurs d'entre vous, que j'ai rédigé la Charte constitutionnelle dont vous allez entendre la lecture, et qui assoit sur des bases solides la prospérité de l'État.

»Mon chancelier va vous faire connaître avec plus de détail mes intentions paternelles.»

Ce discours simple, digne, adroit, aussi bien prononcé que bien écrit, et consacré à la paix non moins qu'à la Charte, écouté d'abord avec un religieux silence, fut ensuite couvert d'applaudissements. Succès personnel du Roi, et plaisir qu'il en éprouve. Le Roi parut enchanté d'un succès qui n'était pas seulement politique mais personnel. Après lui le chancelier lut un discours dans lequel il donnait les motifs de la Charte, avec l'intention évidente de la recommander aux royalistes comme inévitable, et de bien constater qu'elle émanait de la pleine et entière puissance royale. Puis M. Ferrand lut le texte de la Charte d'une voix un peu sourde, et, autant qu'on en pouvait juger à une lecture rapide, elle satisfit même les esprits difficiles, car sauf l'origine qui était devenue exclusivement royale, elle reproduisait à peu près la constitution du Sénat. Cette lecture terminée, le chancelier admit au (p.~190) serment les pairs et les députés, au milieu d'un silence profond, et d'une vive curiosité excitée tantôt par les grands noms de l'ancienne monarchie, qu'on n'avait pas entendu prononcer depuis longtemps, tantôt par les grands noms de l'Empire, qui avaient retenti tant de fois dans les glorieux bulletins de Napoléon, et qui venaient tout à coup s'inscrire sur cette liste d'inviolable fidélité aux Bourbons.

Heureux effet de cette séance royale. La cérémonie s'accomplit dans un ordre parfait, et sans aucun des incidents qu'on avait redoutés. Louis XVIII rentra aux Tuileries, bruyamment applaudi par les deux Chambres, et individuellement félicité par tous ceux à qui le respect permettait d'adresser un compliment au Roi. Dans cette cérémonie si solennelle il ne vit qu'une chose, son discours; il ne fut sensible qu'à un résultat, son succès personnel. C'est quelquefois une grande habileté aux peuples que d'applaudir les princes, comme c'en est une aussi de savoir se taire devant eux. Cette fois les applaudissements des Chambres et du public furent du plus heureux à-propos, et rendirent le Roi aussi content de la Charte que si elle avait été pour lui un ouvrage de prédilection. À qui doit revenir le mérite d'avoir donné la Charte. Il y avait consenti sans répugnance, ce qui était beaucoup, et il était prêt à l'exécuter de même, ce qui était encore davantage. Mais, pour être juste, il faut reconnaître qu'elle était principalement l'œuvre du Sénat, c'est-à-dire des vieux représentants de la révolution française, retrouvant leurs opinions véritables le jour de la chute de Napoléon, et ne voulant pas que la ruine de cet homme (p.~191) prodigieux fût celle des principes de 1789. Il faut ajouter que la Charte était à quelque degré aussi l'œuvre des monarques alliés, n'aimant pas sans doute les constitutions, mais mettant une sorte de point d'honneur à tenir parole au Sénat pour prix de ses services, craignant la folie de l'émigration, et croyant utile de lui mettre un frein, non-seulement dans l'intérêt de la France mais dans celui de l'Europe. De tout cela nous concluons que la Charte, comme les œuvres qui ne sont pas la fantaisie passagère d'un parti, était l'ouvrage de tout le monde.

Pourtant les apparences (trompeuses ou non) doivent souvent être prises pour la réalité, et on faisait bien d'attribuer la Charte à Louis XVIII, qu'il y eût plus ou moins de part. On lui en sut gré, et tous les hommes éclairés lui en tinrent grand compte. Le Sénat, quoique exclu en partie de la pairie, n'avait pas à se plaindre, car ceux de ses membres qui avaient été exclus ne pouvaient guère figurer dans le nouvel ordre de choses, à part cependant certains personnages dont l'omission était fort regrettable, comme le maréchal Masséna, omis parce qu'il était né à une lieue de la frontière de 1790 (circonstance qu'il aurait fallu feindre d'ignorer), et le maréchal Davout, parce que sa défense de Hambourg avait révolté les puissances. Du reste, exclus et admis, conservaient leurs anciennes dotations. Quant au Corps législatif, il était recueilli tout entier jusqu'au renouvellement par cinquième. La Charte enfin (en mettant de côté la question d'origine, qui alors semblait une pure querelle de mots), la Charte contenait tous les principes de la (p.~192) vraie monarchie représentative, et elle ne déplut qu'aux royalistes extrêmes. Elle reçut l'approbation du meilleur des juges, du moins suspect, car il était du nombre des sénateurs exclus, de Sieyès, qui n'hésita pas à dire qu'avec cette Charte, la France, si elle le voulait, pourrait être libre, et que rien de ce qui était bon de la révolution n'avait péri dans la catastrophe de l'Empire, excepté toutefois nos frontières, la seule perte vraiment grave, et digne de longs regrets.

Publication du traité de paix. Le traité de Paris, publié en même temps que la Charte, n'obtint pas le même succès. Certes on ne pouvait pas aimer la paix plus que la France ne l'aimait alors, et elle avait pour sentir ainsi de bonnes raisons; mais le traité du 30 mai qu'on venait de publier, n'était pas la paix elle-même dont on jouissait depuis le 23 avril, il en était le prix, et ce prix était douloureux. Ce traité réussit moins que la Charte. Aussi la lecture de ce traité produisit-elle un effet des plus pénibles, non-seulement parmi les hommes que la dernière révolution venait d'atteindre, mais parmi les classes impartiales et désintéressées de la nation. On reconnut la main cruelle de l'étranger, surtout dans le tracé de nos frontières. On ne s'était pas flatté sans doute de conserver nos limites géographiques, on n'avait pas espéré que l'Europe victorieuse, arrivée jusqu'à Paris, nous laissât la frontière du Rhin; pourtant, en entendant répéter sans cesse que la France sous les Bourbons serait beaucoup plus ménagée que sous les Bonaparte, on avait fini par se faire quelques illusions. Mais en voyant tout à coup apparaître la triste réalité, en voyant la France, seule (p.~193) entre les puissances, ramenée à l'état de 1790, en voyant surtout nos colonies, dont la restitution devait être le prix de ce que nous abandonnions sur le continent, disparaître en partie, on conçut une irritation profonde, particulièrement dans les ports, où cependant la paix était encore plus désirée qu'ailleurs. Regrets qu'inspire la perte de l'île de France. La perte de l'île de France fut la plus sentie, et on s'en prit à l'Angleterre, qu'on accusait de vouloir empêcher la renaissance de notre commerce. On se répandit en propos amers contre cette éternelle rivale. Après l'Angleterre la puissance la plus maltraitée dans les malédictions de la nation fut l'Autriche. La conduite de l'Autriche, si facile à justifier du point de vue de la politique, mais si peu du point de vue de la nature, avait jeté sur cette puissance une immense défaveur. On était toujours prêt à lui attribuer la plus mauvaise influence, et on le témoignait à son souverain qu'on recevait partout avec une froideur extrême.

Sentiment du pays à l'égard des limites naturelles. Le mieux assurément eût été de ne pas remonter à la cause plus ou moins vraie de nos maux, et de rechercher uniquement les moyens qui nous restaient de les réparer. Mais, suivant l'usage, on aimait mieux se les reprocher les uns aux autres, et y trouver des sujets d'amères récriminations. Injustice des récriminations que les partis s'adressent les uns aux autres en cette occasion. Les hommes de la Révolution et de l'Empire reprochaient aux Bourbons de revenir à la suite de l'étranger, et de ne rentrer en France que pour consommer son humiliation. Les royalistes, au lieu de répondre que s'ils étaient venus à la suite de l'étranger, ils ne l'avaient point amené, et que c'était Napoléon qui par son ambition lui avait ouvert les portes de la (p.~194) France, les royalistes, au lieu de se défendre par cette simple et incontestable vérité, s'attachaient à tourner en ridicule des douleurs patriotiques qu'ils auraient dû respecter, tout en ne les partageant pas. Ils se moquaient des frontières naturelles, de ce but fantastique, disaient-ils, qui coûterait tant de sang aux nations si elles le poursuivaient sérieusement: comme si les nations ne se proposaient pas toutes un certain but territorial, plus ou moins légitime, plus ou moins rapproché, auquel elles tendent avec plus ou moins de prudence, d'habileté, de ménagement pour autrui, mais qui est le mobile constant de leurs efforts! Comme si l'Angleterre n'avait pas toujours travaillé à confondre en un seul les trois royaumes britanniques, sans parler des Indes, et de toutes ses autres ambitions! Comme si la Russie n'avait pas toujours aspiré à se procurer la Finlande, la Bessarabie, la Crimée; l'Autriche à s'assurer le cours du Danube et les bords de l'Adriatique; la Prusse à s'étendre au centre de l'Allemagne, l'Espagne enfin à réunir sous son sceptre la plus grande partie possible de la Péninsule! Les royalistes disaient encore que si nous avions perdu certains territoires, nous aurions au moins une véritable paix avec nos rivaux, ce qui est l'avantage incontestable de tous les procès perdus; que nous serions débarrassés de ces Français aux allures gauches, à l'accent étranger, venant nous disputer les emplois, comme s'il fallait s'applaudir de perdre des Français tels que le financier Corvetto, le jurisconsulte Lasagni, le mathématicien Lagrange, le marin Verhuel, le guerrier Masséna! Ils disaient que si on avait perdu des terres (p.~195) à blé on allait acquérir des terres à sucre, à café, à coton, qui n'étaient pas moins nécessaires. Ils se riaient du commerce de l'Empire, condamné à cheminer péniblement sur des charrettes à travers la vaste étendue du continent, et ils lui comparaient avec orgueil ce commerce maritime, qui avait des ailes, et qui allait nous être rendu. Ils avaient ainsi le tort de railler de nobles douleurs, et de leur opposer leurs joies de parti, comme on avait tort de leur reprocher des désastres qui étaient l'œuvre de Napoléon et non point la leur. On aurait dû se dire que si Napoléon nous avait amoindris en voulant nous faire trop grands, il nous restait une gloire immense, notre unité puissante, les progrès de tout genre que nous devions à la Révolution et à l'Empire, enfin le vivace génie de la France, et qu'avec quelques années de paix et d'un gouvernement sagement libéral, nous aurions bientôt repris la supériorité morale et physique qui n'a jamais cessé de nous appartenir, et qui n'a jamais dépendu de la possession d'une province. C'était la véritable et même l'unique consolation à rechercher. Mais ce que, dans leurs maux, les hommes goûtent autant, quelquefois plus que le soulagement ou la guérison, c'est la plainte. La plainte les console, et d'autant plus qu'elle est plus amère. Il faut donc la leur laisser, en se réservant seulement de ne pas ajouter foi à ce qu'ils disent, surtout quand on a l'honneur de tenir dans ses mains les balances de l'histoire.

FIN DU LIVRE CINQUANTE-QUATRIÈME.

(p.~196) LIVRE CINQUANTE-CINQUIÈME.
GOUVERNEMENT DE LOUIS XVIII.

Changements opérés dans les esprits pendant les mois d'avril et de mai. — Renaissance des partis. — Les royalistes extrêmes se rangent autour de M. le comte d'Artois. — Ce prince, malade et chagrin, fait un long séjour à Saint-Cloud. — Rentrée en France du duc d'Orléans. — Les amis de la liberté espèrent en lui, tandis que les royalistes en font déjà l'objet de leurs attaques. — Grande réserve de ce prince. — Les bonapartistes; leur abattement et leur dispersion. — Les révolutionnaires d'abord satisfaits de la chute de Napoléon, sont rejetés vers les bonapartistes par la violence du parti de l'émigration. — Retour à Paris de M. de Lafayette, de M. Benjamin Constant, de madame de Staël, et formation du parti constitutionnel. — Sages dispositions de la bourgeoisie de Paris. — Les opinions de la capitale réfléchies dans les provinces avec diverses nuances. — État de la Vendée et de la Bretagne. — Les anciens insurgés se remettent en armes, refusent d'acquitter certains impôts, et inquiètent par leurs menaces les acquéreurs de biens nationaux. — Irritation des villes de l'Ouest contre les chouans et les Vendéens. — État de la ville de Nantes. — Situation du Midi. — Esprit qui règne à Bordeaux, Toulouse, Nîmes, Avignon, Marseille, Lyon. — La présence et les ravages de l'ennemi exaspèrent les provinces de l'Est, et les rattachent à Napoléon, qui est resté à leurs yeux l'énergique défenseur du sol. — Rentrée des troupes qui viennent des garnisons lointaines et des prisons d'Angleterre, de Russie, d'Allemagne, d'Espagne. — Exaspération et arrogance de ces troupes, persuadées qu'une noire trahison a livré la France à l'ennemi. — Embarras des Bourbons, obligés de faire subir à l'armée de douloureuses réductions, de ménager toutes les classes, particulièrement celles qui leur sont hostiles, et pour ainsi dire de gouverner avec leurs ennemis contre leurs amis. — Premières résolutions relatives aux finances, à l'armée, à la marine, etc. — Le ministre des finances Louis fait prévaloir définitivement la résolution de payer toutes les dettes de l'État, et de maintenir les droits réunis. — Limites dans lesquelles il oblige les ministres de la guerre et de la marine à se renfermer. — Projet d'organisation pour l'armée; conservation de la garde impériale, et rétablissement de l'ancienne maison militaire du Roi. — Difficulté de concilier ces diverses institutions, et surtout d'en soutenir la dépense. — Maintien de la Légion d'honneur, avec un changement dans l'effigie. — Grands (p.~197) commandements militaires assignés aux principaux maréchaux. — Mauvais accueil fait par l'armée à la nouvelle organisation. — Réunion à Paris d'un nombre immense d'officiers à la demi-solde et de fonctionnaires sans emploi. — Tandis que les militaires sont froissés par les réductions qu'ils subissent, et par le rétablissement de la maison du Roi, on indispose les hommes attachés à la Révolution par des manifestations imprudentes. — Services funèbres pour Louis XVI, Moreau, Pichegru, Georges Cadoudal. — Attaques du clergé contre les acquéreurs de biens nationaux. — Le Concordat n'ayant pas été garanti par la Charte, les Bourbons sont décidés à en demander la révocation. — Mission à Rome pour cet objet. — Tandis qu'on demande au Pape la révocation du Concordat, le Pape demande à Louis XVIII la restitution d'Avignon. — Ordonnance de police qui rend obligatoire la célébration des dimanches et jours de fête. — Effet produit par cette ordonnance. — En quelques mois le gouvernement, pour avoir cédé aux passions de ses amis, avait indisposé les militaires, les révolutionnaires, les prêtres assermentés, les acquéreurs de biens nationaux, la bourgeoisie. — La réunion des Chambres, animées d'un esprit monarchique et libéral, apporte un heureux tempérament à cet état de choses. — M. Durbach dénonce à la Chambre des députés l'ordonnance sur les fêtes et dimanches, et la législation qui place la presse quotidienne sous le régime de la censure. — La Chambre des députés, en condamnant le langage de M. Durbach, demande une loi sur ces deux objets. — Le Roi se rend au vœu de la Chambre; il fait présenter une loi sur la presse, mais une loi qui institue la censure. — Animation des esprits. — Goût naissant pour les discussions politiques. — Après de longs débats il est reconnu que la censure n'est pas dans la Charte, et la loi de la presse n'est admise qu'à titre de mesure temporaire. — Le Roi accepte les amendements présentés, et sanctionne la loi telle qu'elle est sortie de la Chambre des députés. — On renvoie à une commission spéciale la question des fêtes et dimanches. — Plusieurs écrits contre les ventes nationales ayant été dénoncés aux Chambres, la Chambre des députés condamne ces écrits, et confirme de nouveau et solennellement l'inviolabilité des propriétés dites nationales. — Projets de loi relatifs aux finances. — M. Louis présente le bilan financier de l'Empire. — Inexactitude de ce bilan, mais excellence des principes du ministre. — Il propose l'acquittement intégral des dettes de l'État, le maintien des impôts indirects, et la liquidation de l'arriéré au moyen d'effets temporaires, portant un intérêt de 8 pour cent. — L'opposition royaliste se prononce contre les projets du ministre, et, sans oser parler de banqueroute, veut qu'on paye les créanciers de l'État avec des rentes au pair. — Elle trouve quelque appui auprès de l'opposition libérale, qui, ne comprenant pas les projets du ministre, s'élève contre l'agiotage. — M. Louis, par son énergie et une éloquence inculte, triomphe de toutes les résistances, et fait adopter ses projets, qui deviennent l'origine du crédit en France. — Sages mesures commerciales (p.~198) destinées à opérer la transition de l'état de guerre à l'état de paix. — Quoique les libéraux accusent les Chambres de timidité, elles acquièrent par un mélange de modération et de fermeté le respect du gouvernement et la confiance du public. — Leurs délibérations produisent un certain apaisement. — Fête à l'hôtel de ville en l'honneur de Louis XVIII. — Les gardes du corps disputent à la garde nationale l'honneur d'entourer le Roi. — Effet de cette fête. — Défaut de direction dans l'administration de l'intérieur, par la faute de M. de Montesquiou. — Ce ministre spirituel, ayant l'art de plaire aux Chambres, malheureusement incapable de travail, ne sait ni modifier ni diriger le personnel administratif. — Les provinces livrées à elles-mêmes flottent au gré des passions locales. — Voyages des princes imaginés pour rallier les esprits aux Bourbons. — Danger de ces voyages, qui exaltent les passions au lieu de les calmer. — Voyage de M. le duc d'Angoulême en basse Normandie, en Bretagne, en Vendée et en Guyenne. — Accueil qu'il reçoit en Bretagne, et particulièrement à Nantes. — Ce prince se transporte au centre de la Vendée. — Sentiments et conduite des Vendéens du Bocage. — Bordeaux. — Changement opéré dans l'esprit de ses habitants. — Retour du prince par Angers. — Son voyage, mêlé de bien et de mal, se termine en août. — Départ de M. le comte d'Artois pour la Champagne et la Bourgogne. — Il promet de nombreux soulagements à tous les pays qui ont souffert de la guerre, prodigue les décorations, et encourage à Dijon l'intolérance de la petite église. — Son séjour et ses imprudences à Lyon. — Son arrivée à Marseille. — Enthousiasme des Marseillais. — Leur désir ardent d'obtenir la franchise de leur port. — Le comte d'Artois la leur promet, et les laisse dans un véritable état d'ivresse. — Son voyage à Nîmes, Avignon, Grenoble, Besançon. — Conduite inconvenante à l'égard de l'archevêque Lecoz. — Retour du comte d'Artois à Paris. — Son voyage n'a produit que du mal sans mélange de bien. — Voyage de M. le duc de Berry dans les provinces frontières. — Ce prince irrité de l'opposition qu'il rencontre dans l'armée se livre à des emportements fâcheux. — Après un moment d'apaisement en août, les passions sont réveillées en octobre et novembre par les voyages des princes, et par les mesures imprudentes du gouvernement à l'égard des invalides, des orphelines de la Légion d'honneur et des écoles militaires. — L'intervention des Chambres amène la modification ou la révocation de ces mesures. — Affluence et opposition croissante des militaires à Paris. — Incident fâcheux à l'égard du général Vandamme, et commencement de l'affaire du général Exelmans. — Disgrâce du maréchal Davout. — Grand effet produit par la proposition de restituer aux émigrés leurs biens non vendus. — Le principe même de la mesure est admis, mais le langage du ministre Ferrand révolte tous les esprits. — Les Chambres censurent le ministre, et votent la loi avec divers amendements. — Au milieu de ces agitations, le parti dit des chouans et celui des officiers à la demi-solde se font peur réciproquement, et s'imputent des complots imaginaires. — La police (p.~199) officielle s'efforce de réduire ces complots à la simple vérité, tandis que la police officieuse de M. le comte d'Artois s'attache à les grossir. — Fatigue et perplexité de Louis XVIII, obsédé par les rapports de son frère. — Rôle de M. Fouché en ces circonstances. — Le Roi devant assister à une représentation à l'Odéon, on se figure qu'il existe un complot contre la famille royale, et on prend des précautions extraordinaires. — Affectation de zèle de la part du maréchal Marmont, commandant les gardes du corps. — Déchaînement contre le ministre de la guerre et le directeur de la police. — Le Roi cède aux cris de la cour, et remplace le général Dupont, ministre de la guerre, par le maréchal Soult, et M. Beugnot, directeur général de la police, par M. d'André. — Il dédommage M. Beugnot par le ministère de la marine. — Grande confiance de la cour et des royalistes extrêmes dans ce palliatif. — État des choses en décembre 1814.

Juin 1814. État des esprits depuis la chute de Napoléon. Deux mois à peine s'étaient écoulés depuis le retour des Bourbons, et la France présentait déjà le plus étrange contraste avec ce qu'elle avait été ou paru être durant quinze années. Sous l'Empire en effet, au sortir d'une révolution sanglante, pendant laquelle les hommes s'étaient précipité les uns sur les autres avec une véritable frénésie, on les avait vus saisis tout à coup par la main puissante de Napoléon, rentrer dans une complète immobilité physique et morale, et bientôt désespérant de pouvoir rien entreprendre les uns contre les autres, tomber dans une sorte d'oubli d'eux-mêmes, de leurs passions, de leurs opinions, s'en distraire toutefois sans les abandonner, et renonçant au soin des affaires publiques, jeter tout au plus de temps en temps un regard curieux sur le roman héroïque qui se déroulait sous leurs yeux. La chute subite de Napoléon les délivrant de sa main de fer, leur avait fait éprouver à tous des sentiments divers comme leur situation, aux royalistes une joie inouïe, aux révolutionnaires une demi-joie mêlée d'inquiétude, aux bonapartistes enfin l'étourdissement d'un choc soudain et (p.~200) violent. Ces sentiments eux-mêmes s'étaient bientôt modifiés. Les royalistes, la première satisfaction passée, trouvaient la réalité bien au-dessous de l'espérance, étaient en proie à mille jalousies, et se disputaient à qui aurait la meilleure part de la victoire. Profitant de la renaissance de la liberté qui au lendemain de la Restauration n'existait que pour eux, et s'en servant pour exhaler leur haine contre la Révolution et l'Empire, ils avaient déjà fait regretter aux révolutionnaires leur joie d'un instant, et fait cesser chez les bonapartistes cet étourdissement de leur chute qui les empêchait de se défendre. De cette apparente union de l'Empire, on avait donc passé soudainement à une agitation singulière, et, comme si on avait été reporté à vingt ans en arrière, nobles et bourgeois, dévots et philosophes, prêtres assermentés et prêtres non assermentés, soldats de Condé et soldats de la République, se retrouvaient en présence, se mesurant des yeux, tout prêts à en venir aux mains, si le gouvernement, au lieu de les contenir et de les modérer par l'exemple d'une haute raison, les excitait, ou seulement les laissait faire.

Renaissance des partis. D'abord le spectacle de ces divisions se voyait dans la cour elle-même. Retraite du comte d'Artois à Saint-Cloud. M. le comte d'Artois, profondément affecté du blâme déversé sur sa courte administration, désolé d'entendre attribuer à la convention du 23 avril la fâcheuse paix qu'on avait conclue, et à ses promesses imprudentes la difficulté de la perception des impôts (reproches encouragés par le Roi lui-même), s'était réfugié à Saint-Cloud, où il était plus chagrin que malade, et laissait ses (p.~201) amis former un groupe de mécontents, autour duquel se ralliaient tous ceux qui trouvaient qu'on faisait trop de concessions à la révolution. On disait publiquement parmi ceux-ci que le Roi était une espèce de jacobin, revenu aux mauvaises idées qu'il avait eues dans sa jeunesse. Création, sous son patronage, d'un parti de royalistes extrêmes. La haute noblesse, qui, quoique largement pourvue des charges de cour, aurait voulu avoir encore celles de l'État qu'elle était réduite à partager avec les hommes de l'Empire, était loin de se montrer satisfaite. Elle se rencontrait dans un même mécontentement avec la noblesse de robe peu habituée cependant à sympathiser avec elle, mais offensée de ce qu'on ne lui avait pas donné à rédiger la nouvelle Constitution, qu'elle aurait voulu faire suivant ses idées et à son profit. Aussi les membres survivants des anciens parlements avaient-ils adressé à Louis XVIII une protestation secrète contre la Charte. La noblesse de province, du moins celle qui n'était pas riche, était venue en foule à Paris, pour demander la restitution de ses biens, et solliciter en attendant des places de tout genre et de toute valeur. Mais accueillie brutalement par le ministre des finances qui entendait laisser les emplois à ceux qui avaient l'expérience, fort dédaigneusement par le ministre de l'intérieur qui la trouvait ennuyeuse, elle se réfugiait auprès du comte d'Artois, disant qu'on livrait le gouvernement aux révolutionnaires, et que si on se conduisait de la sorte quelque temps encore, la royauté et la France seraient de nouveau perdues.

Formation d'un parti contraire, sous le nom et sans la participation du duc d'Orléans. Tandis que se formait aux Tuileries mêmes un parti de royalistes plus royalistes que le roi, comme (p.~202) on disait alors, il se formait au Palais-Royal un parti tout contraire, mais sans aucune participation du personnage qui devait en être le chef, et ce parti était celui de M. le duc d'Orléans. Caractère et attitude de ce prince. Ce prince, ancien et vaillant soldat de la République, instruit, spirituel, avisé, ayant recueilli dans une vie agitée une expérience précoce, connaissant bien les émigrés, s'en moquant volontiers dans l'intérieur de sa famille, était si heureux de revoir son pays, d'y recouvrer une situation princière, une grande fortune, qu'il ne pensait pas à autre chose, et ne songeait qu'à se garantir de la haine des royalistes, restée aussi violente contre lui qu'elle l'avait été contre son père. Pendant qu'il s'occupait uniquement de ses enfants, de leur éducation, de leur patrimoine dispersé, se gardant bien de chercher des adhérents, les royalistes lui en préparaient par milliers en le poursuivant de leur haine, et en le rendant à la fois intéressant et rassurant pour les révolutionnaires de toute nuance. Ainsi à droite du Roi se trouvait déjà M. le comte d'Artois, entouré de mécontents royalistes, et à gauche M. le duc d'Orléans, entouré de mécontents libéraux qu'il ne recherchait pas, ne faisant rien que ses affaires de famille, tandis que les royalistes sans le vouloir faisaient ses affaires politiques.

Conduite des hommes de l'Empire. Dans une tout autre région, les hauts dignitaires de l'Empire, ceux qui n'avaient pas pu se rallier aux Bourbons, ou qui ne l'avaient pas voulu, un peu remis de leur chute, commençaient à se réunir, avec beaucoup de prudence toutefois, et sans aucune démonstration hostile. MM. de Cambacérès, de Caulaincourt, de Bassano, etc. C'étaient M. de Caulaincourt, (p.~203) que l'empereur de Russie n'avait pu faire admettre à la pairie, et qui se tenait à l'écart, fort affecté des revers de la France et des calomnies dont il était l'objet à l'occasion de l'enlèvement du duc d'Enghien; le prince Cambacérès, plus silencieux que jamais, et se bornant à recevoir à sa table quelques anciens amis, aussi discrets et aussi sensuels que lui; les ducs de Bassano, de Cadore, de Gaëte, de Rovigo, les comtes Mollien et Lavallette, s'entretenant entre eux de la catastrophe à laquelle ils avaient assisté, regardant avec une satisfaction permise aux vaincus les embarras de leurs successeurs, et fréquentant avec beaucoup de ménagement la reine Hortense restée à Paris pour y défendre, sous la protection de l'empereur Alexandre, les intérêts de ses enfants. La reine Hortense et l'impératrice Joséphine. Cette princesse avait perdu depuis peu sa mère, l'impératrice Joséphine, morte d'un refroidissement auquel elle s'était exposée en recevant l'empereur Alexandre à la Malmaison, universellement regrettée de ceux qui l'avaient connue à cause de sa grâce et de sa bonté, regrettée du public lui-même qui voyait dans sa mort une ruine de plus au milieu de tant de ruines. Mort de Joséphine. En effet, des deux épouses qu'avait eues le prisonnier de l'île d'Elbe, l'une venait de mourir d'épuisement et de chagrin, l'autre s'en allait sans couronne, et avec un enfant sans patrimoine dans les États de son père, à peine reconnue princesse quoique archiduchesse d'Autriche par sa naissance, et déjà prête à oublier l'époux avec lequel elle avait partagé le sceptre du monde!

Les maréchaux Soult, Masséna, Davout, éloignés de la cour par divers motifs. À Paris étaient venus aussi, le maréchal Soult, privé de son commandement, fort irrité de la préférence (p.~204) accordée au maréchal Suchet, et s'en plaignant avec un défaut de prudence qui ne lui était pas habituel; le maréchal Masséna, oubliant presque les injustices de Napoléon en présence des malheurs de la France, offensé d'être traité comme un étranger qu'il fallait naturaliser pour qu'il devînt Français, vivant du reste dans le silence et l'isolement, et n'allant guère chercher aux Tuileries la part de flatterie assurée à tous les maréchaux; enfin le maréchal Davout, fier de sa résistance à Hambourg, s'inquiétant peu de ce qu'en disaient les royalistes et les généraux ennemis, et préparant dans sa terre de Savigny, où il s'était retiré, un mémoire dans lequel il s'appliquait à exposer avec une audacieuse franchise tout ce qu'il avait fait pour l'accomplissement de ses devoirs militaires.

Les révolutionnaires, leurs sentiments, et leur manière d'être. À côté de ces hommes, mais sans se mêler avec eux, on voyait les révolutionnaires de toute nuance, qui, nullement hostiles à l'armée, vivaient pourtant séparés d'elle, et surtout de ses chefs. Satisfaits un instant, ainsi que nous l'avons dit, de la chute de l'Empire, ils commençaient à s'en inquiéter. Les révolutionnaires les plus compromis, comme Tallien, Merlin, et autres, se réunissaient chez Barras, resté assez riche, et déploraient en commun la ruine de la liberté, qu'ils attribuaient à Napoléon. À eux se joignaient quelques rares militaires, tels que le maréchal Lefebvre par exemple, qui, bien que distingué et récompensé par l'Empire, avait conservé néanmoins ses vieux sentiments au fond du cœur, et sous l'habit doré de maréchal cachait une espèce de républicain. Ces personnages avaient dans les faubourgs (p.~205) un certain nombre de gens du peuple sympathisant avec eux, les vieux par souvenir, les jeunes par tradition, moins audacieux qu'ils n'avaient été jadis, mais prêts à le redevenir sous l'influence des événements et des discussions politiques. Au-dessus et à part, se trouvaient les révolutionnaires plus marquants, bien traités d'abord par Napoléon, puis séparés de lui par leurs convictions ou leur faute, la plupart sénateurs exclus de la pairie pour avoir voté la mort de Louis XVI, et par ce motif nommés les votants. Les votants. MM. Sieyès, Fouché, Barras, etc. Les deux plus importants étaient MM. Sieyès et Fouché, le premier toujours morose, solitaire, approuvant la Charte, mais doutant de son exécution; le second, au contraire, toujours actif, infatigable, fréquentant tous les partis, s'efforçant d'être dans la confidence de tous, et quoique mal récompensé des services qu'il avait rendus au comte d'Artois, recherchant en particulier ses amis, s'appliquant à leur persuader que lui seul, au milieu des écueils de la situation, était capable de guider et de sauver les Bourbons.

Le parti constitutionnel, MM. de Lafayette, Benjamin Constant, madame de Staël. Cependant la France n'était pas exclusivement composée d'hommes de parti, les uns rêvant le rétablissement de l'ancien régime, les autres regrettant les extravagances de la Révolution, ou les riches traitements de l'Empire. Il y avait soit parmi les hommes du passé, soit parmi les jeunes gens instruits, élevés dans les écoles impériales, un nombre considérable d'esprits distingués, tournant leurs regards vers l'avenir, n'ayant les préjugés et les intérêts d'aucune époque, et cherchant la liberté sous les Bourbons que les fautes de l'Empire avaient (p.~206) ramenés parmi nous, ce qui n'était pas à regretter si on savait vivre avec eux, et s'ils savaient vivre avec la France. Ces hommes se rencontraient plus particulièrement chez madame de Staël, revenue de l'exil où l'avait retenue l'ombrageuse défiance de Napoléon, ayant besoin de Paris qui avait besoin d'elle, car elle était l'âme de la société éclairée, recevant dans ses salons vaincus et vainqueurs, cherchant à leur prouver à tous avec une vive éloquence qu'il fallait conquérir sous les Bourbons restaurés la liberté britannique. M. Benjamin Constant, revenu aussi de l'exil, et s'apprêtant avec sa plume facile et brillante à répandre la lumière sur les questions constitutionnelles; M. de Lafayette sorti de sa retraite de Lagrange à la première lueur de liberté, revoyant non sans plaisir les Bourbons sous lesquels il avait passé sa jeunesse, et disposé à se rallier à eux s'ils se ralliaient au pays, étaient les membres les plus éminents de cette société, où se réunissait tout ce que Paris renfermait de plus brillant par l'esprit, de plus honorable par le caractère, et où commençait à se former ce qu'on a depuis appelé le parti constitutionnel.

Dispositions de la bourgeoisie. Plus en sympathie avec ce parti qu'avec aucun autre, la bonne bourgeoisie de Paris, paisible, modérée, désintéressée, ne recherchant pas les emplois, ne demandant que la renaissance des affaires, s'étant familiarisée avec l'idée des Bourbons depuis que la nécessité de leur retour était démontrée, espérant en eux, surtout dans le Roi, désirant avec la paix une liberté sage, celle qui consiste à pouvoir empêcher les gouvernements de se perdre, la bourgeoisie (p.~207) de Paris faisait des vœux pour les Bourbons, était prête à leur donner même un appui efficace au moyen de la garde nationale qu'elle composait en grande partie, pourvu toutefois qu'on ne blessât pas trop vivement ses opinions, ses sentiments, sa dignité. Elle incline vers les opinions du parti constitutionnel. Issue de la Révolution, ne s'y étant souillée d'aucun crime, n'y ayant contracté ni coupables habitudes ni dangereuse ambition, et n'ayant d'autre intérêt que l'intérêt public, elle était en ce moment l'expression de la France la plus vraie, la meilleure, la plus générale.

Sentiments et situation des provinces. En province on retrouvait avec des nuances plus tranchées encore, et avec moins de tempérament, les mêmes passions, bonnes et mauvaises. État de la Normandie, de la Bretagne et de la Vendée. En basse Normandie, en Bretagne, en Vendée, les campagnes, profondément tranquilles sous l'Empire, étaient aujourd'hui debout pour ainsi dire. Les chouans. Les chouans s'étaient réunis avec une promptitude incroyable, avaient remis à leur tête leurs anciens chefs, avaient remplacé ceux qui étaient morts, et avaient ainsi pris les armes sans savoir ce qu'ils en feraient, pour le plaisir de les prendre, d'en menacer leurs vieux adversaires, et puis aussi, disaient-ils, pour soutenir le Roi. Dans leur empressement à se procurer des armes ils avaient couru chez ceux qu'on désignait sous le nom de bleus, et s'étaient emparés violemment de leurs fusils. Les autorités locales les engageaient à se tenir tranquilles, en leur assurant que le Roi n'était menacé d'aucun danger, que par conséquent on n'avait pas besoin de leurs bras, mais de secrets meneurs, la plupart émigrés regrettant leurs biens ou ambitionnant des emplois, leur affirmaient (p.~208) qu'il ne fallait pas croire les préfets, et que les princes au contraire désiraient qu'on se tînt prêt. Leurs menaces dirigées surtout contre les acquéreurs de biens nationaux. Leur agitation était particulièrement dirigée contre les acquéreurs de biens nationaux. Ceux-ci peu répandus dans les grandes villes, où cependant il s'en trouvait quelques-uns qui avaient acheté d'anciens hôtels et des couvents, formaient une classe très-considérable dans les campagnes. Presque tous favorables en 1789 à la cause de la Révolution, regardant les prêtres et les nobles comme des ennemis, ils s'étaient fait peu de scrupule d'acquérir leurs biens, les avaient acquis à vil prix, et depuis les avaient mis en valeur. Alarmes de ces acquéreurs. Nombreux surtout en Normandie, en Bretagne, en Vendée, et dans les provinces du Midi, ils étaient alarmés pour leurs personnes et pour leurs propriétés. Peu confiants dans la sincérité des autorités, ils n'avaient pas encore pris les armes, mais étaient à la veille de les prendre. Les habitants des villes, grandes et petites, même sans être acquéreurs de biens nationaux, ayant la mémoire toute pleine des horreurs commises par les chouans, sympathisaient par ce motif avec les acquéreurs, et composaient ce que dans l'ouest de la France on appelait les bleus par opposition aux blancs. Les bleus et les blancs. Quant à ces derniers, ils faisaient, en attendant mieux, la contrebande, refusaient l'impôt du sel, et enlevaient des masses énormes de cette denrée dans les marais salants, sans acquitter les droits. Conduite imprudente du clergé. À toutes ces causes de trouble il faut ajouter les passions du clergé, plus imprudent cent fois que tous les hommes qui rêvaient le retour à l'ancien ordre de choses. La vieille querelle entre les (p.~209) prêtres assermentés et les prêtres non assermentés venait de renaître sous une forme nouvelle, celle de la soumission ou de la résistance au Concordat. Là où existait, comme dans le diocèse de la Rochelle par exemple, un ancien titulaire n'ayant pas donné sa démission à la demande du Pape en 1802, et étant demeuré en Angleterre, on refusait obéissance au titulaire actuel nommé par l'Empereur, et institué par le Pape. La Touraine, le Mans, le Périgord, offraient plusieurs cas de ce genre. Il attaque le Concordat, et prêche contre les acquéreurs de biens nationaux. Le Concordat y était foulé aux pieds et dénoncé comme une œuvre révolutionnaire. On versait la défaveur sur les prêtres qui lui étaient soumis, lesquels en général avaient été assermentés, et on disait que ce n'était pas étonnant qu'ayant accepté la constitution civile du clergé, ils trouvassent le Concordat de leur goût. Enfin on annonçait publiquement la restitution des biens d'église. Le clergé et la noblesse répétaient partout et tout haut que si les Bourbons en rentrant n'avaient pu leur rendre immédiatement justice, ils le feraient bientôt, et qu'en tout cas, le comte d'Artois, ses fils, le voulaient fortement, et finiraient par y amener le Roi lui-même.

Irritation des grandes villes dans l'ouest. Cette situation commençait à être inquiétante pour la bourgeoisie, même pour celle qui, désintéressée dans la question des biens nationaux, n'était pas désintéressée dans la question d'ordre public, et qui aurait vu avec effroi une tentative de retour à l'ancien régime. Nantes. Les choses en étaient arrivées à ce point en deux mois, que Nantes, l'une des villes maritimes les plus attachées à la paix et aux Bourbons, (p.~210) était devenue, à cause de la chouannerie qui l'enveloppait de toutes parts, presque hostile à la Restauration. Bordeaux. En descendant vers le midi, Bordeaux, qui s'intitulait la ville du 12 mars, parce qu'à cette date elle avait ouvert ses portes à M. le duc d'Angoulême, Bordeaux n'était pas changée, mais avait aussi ses prétentions exclusives, peu en harmonie avec l'intérêt général. D'abord elle refusait absolument d'acquitter les droits réunis, prétendant que l'on n'avait pas rappelé la légitimité pour se retrouver sous le régime de l'usurpation, se plaignait amèrement de ce qu'on avait abandonné l'île de France, et se déchaînait violemment contre les Anglais, qu'elle avait d'abord accueillis avec le plus vif enthousiasme. Toulouse. À Toulouse on retrouvait à peu près les mêmes dispositions, avec certaines différences cependant. Dans cette ville on manifestait moins d'animosité contre les Anglais, parce qu'on y était étranger aux intérêts maritimes, mais en revanche il y régnait une haine violente de classe à classe, de royalistes à révolutionnaires, parce que la noblesse, plus riche, plus puissante dans un pays de grande propriété que dans un pays de commerce, s'y était trouvée en rivalité plus constante avec la bourgeoisie. Nîmes. Dans le reste du Languedoc, à Montpellier, à Nîmes, c'étaient toujours les mêmes sentiments avec une fâcheuse aggravation, celle des querelles de religion. Querelle des protestants et des catholiques en Languedoc. Les catholiques avaient les protestants en aversion, se disaient privés par eux depuis vingt-cinq ans de tous les avantages attachés à la possession du pouvoir, et voulaient en venir aux dernières violences, ce dont on avait la plus grande peine à (p.~211) les empêcher. De leur côté les protestants commençaient à s'armer pour protéger leur vie. Nîmes était un véritable volcan prêt à lancer des flammes. Quelques individus de basse extraction, se faisant les séides de la noblesse catholique, les uns par emportement naturel, les autres par amour des places, avaient la prétention de dominer l'autorité elle-même, et de ne suivre d'autre volonté que la leur. Ils avaient lacéré publiquement la Constitution du Sénat, vomi contre ce corps mille imprécations, demandé la royauté absolue, et protesté contre la Charte. À Arles on ne se conduisait pas autrement, et dans les environs on ne s'était pas borné à menacer les acquéreurs de biens nationaux, mais quelques-uns des anciens propriétaires s'étaient réinstallés de force dans leurs biens[7].

Marseille. Passions et prétentions de cette grande ville. Marseille enfin dépassait, s'il est possible, tout ce que nous venons de raconter des villes du Midi. Naturellement elle ne voulait plus acquitter les droits réunis, mais en outre elle prétendait qu'on lui rendît l'ancien commerce du Levant, que pour cela on l'affranchît de la législation commerciale qui régissait le reste de la France, qu'on la constituât ville libre, et qu'elle pût commercer avec le monde entier sans supporter aucune des restrictions établies pour la protection de l'industrie nationale. Tout ce qui gênait l'accomplissement de ce vœu devait être brisé comme œuvre de l'usurpation, et pour que le Roi fût libre de faire ce qui convenait à ses sujets les plus fidèles, il fallait qu'il eût tout pouvoir, qu'il (p.~212) ne fût entravé ni par des Chambres ni par aucune autre institution d'origine révolutionnaire. Marseille maudissait donc la Charte, et avec la Charte les Anglais, qui nous avaient enlevé l'île de France. En réunissant les folies que le royalisme triomphant débitait en Vendée, à Bordeaux, à Nîmes et autres lieux, on aurait difficilement égalé les extravagances qui se débitaient dans cette ville de Marseille, aujourd'hui si éclairée et si prospère, mais jetée alors dans un vrai délire par vingt-cinq années d'affreuses souffrances.

Avignon. En se rapprochant du Rhône on trouvait à Avignon la même violence, avec une fureur de vengeance bien concevable dans un pays où avaient été commis les forfaits de la Glacière. Changement d'esprit en remontant vers l'est. Plus haut sur notre grand fleuve méridional, c'est-à-dire à Valence et à Lyon, ces sentiments se transformaient peu à peu en sentiments presque contraires. À Lyon, en effet, s'il y avait des royalistes ardents tout pleins du souvenir du siége de 1793, réunis sous M. de Précy qui avait glorieusement soutenu ce siége, et que par ce motif on avait fait commandant de la garde nationale, il avait aussi de nombreux partisans de l'Empire, que le souvenir des bienfaits de Napoléon envers leur ville, que la prospérité de leur industrie pendant son règne, lui avaient attachés, et que la présence et la mauvaise conduite des troupes ennemies confirmaient dans leurs dispositions. État de la Franche-Comté, de l'Alsace, de la Lorraine, de la Champagne, de la Bourgogne. Plus haut encore, en Franche-Comté, en Alsace, en Lorraine, en Champagne, en Bourgogne, provinces qui avaient été le théâtre de la guerre, on voyait le patriotisme horriblement froissé se transformer (p.~213) en bonapartisme. Dans ces provinces, plus calmes en général que celles du centre et du midi de la France, on s'était garanti pendant la Révolution des opinions extrêmes, et on s'était tenu dans les idées saines de 1789. Ces provinces ramenées à Napoléon par les souffrances mêmes de la guerre. Après avoir admiré dans Napoléon le réorganisateur de la France, le vainqueur de l'Europe, on avait bientôt déploré ses erreurs, et on n'avait pas hésité à se séparer de lui. Mais en le voyant en 1814 lutter avec tant de génie et de constance contre la coalition européenne, en partageant avec lui les anxiétés et les souffrances de la guerre, on s'était rattaché à son gouvernement. On avait pris en horreur les armées étrangères et on était froid pour les Bourbons, parce qu'ils étaient revenus avec elles.

Le gouvernement royal trouvait donc dans les provinces de l'Est une véritable froideur, moins embarrassante du reste pour lui que le zèle désordonné de ses amis de l'Ouest et du Midi. Esprit des troupes rentrées en France. À tous ces éléments fermentant à la fois, venait s'en ajouter un nouveau, c'était la masse des vieux soldats qui rentraient en France, les uns par suite de l'élargissement des prisonniers, les autres par suite de l'évacuation des forteresses étrangères. Il était rentré par Perpignan une vingtaine de mille hommes venus d'Espagne; par Nice et Toulon une dizaine de mille, venus de Gênes et de la Toscane; par Chambéry trente et quelques mille composant l'armée d'Italie; par Strasbourg, Metz, Maubeuge, Valenciennes, Lille, quatre-vingt mille au moins qui avaient évacué Wurzbourg, Erfurt, Magdebourg, Hambourg, Anvers, Berg-op-Zoom, etc. Il en était (p.~214) débarqué à Dunkerque, Calais, Boulogne, Dieppe, le Havre, Cherbourg, Brest, plus de quarante mille ayant survécu aux horreurs des pontons d'Angleterre. On attendait encore un nombre considérable de prisonniers que devaient nous rendre la Russie, l'Allemagne, l'Angleterre et l'Espagne. Tous ces hommes avaient à leurs chapeaux la cocarde tricolore qu'on s'efforçait en vain de leur faire déposer. Vieux soldats pour la plupart, conservant au fond du cœur les sentiments qui régnaient dans leur patrie lorsqu'ils l'avaient quittée, ils ne pouvaient s'empêcher, bien qu'ils eussent été plus d'une fois irrités contre Napoléon, de voir en lui le représentant de la France, de sa grandeur, de son indépendance, et dans les Bourbons, tout le contraire. Elles regardent les Bourbons comme amis et complices de l'étranger. L'idée qui s'était enracinée dans leur esprit, c'est qu'en leur absence l'étranger aidé de quelques nobles, de quelques prêtres, avait opéré une révolution désastreuse pour la France et pour l'armée. Injustice de ce sentiment. Cette idée les remplissait d'une véritable fureur, et d'un mépris profond pour un gouvernement, créature et complice, disaient-ils, de l'étranger, ce qui, vrai en apparence, était tout à fait injuste au fond, ainsi que nous avons déjà eu l'occasion de le dire, car si les Bourbons en 1814 rentraient à la suite de l'étranger victorieux, il fallait s'en prendre non pas à eux, dont c'était le malheur, mais à Napoléon, dont c'était la faute. On ne tenait aucun compte de cette vérité si claire, et les Bourbons passaient aux yeux de nos vieux soldats pour les fauteurs et les alliés de la coalition européenne.

On comprend dès lors la peine que le gouvernement (p.~215) royal devait avoir pour soumettre à son autorité les troupes qui rentraient en France. Insubordination des soldats et des officiers revenant de l'étranger. À Strasbourg, des officiers assistant à une représentation de circonstance, avaient sauté sur le théâtre, et fait cesser les chants royalistes qui leur déplaisaient. À Metz et dans d'autres villes ils avaient conservé les couleurs tricolores et les aigles aux processions de la Fête-Dieu. Sur le littoral où ils avaient débarqué d'Angleterre, ils poussaient la violence jusqu'à vouloir faire disparaître la croix de Saint-Louis de la poitrine de nos vieux officiers de marine. À Rouen ils avaient sifflé le général russe Sacken, qui cependant, comme gouverneur de Paris, s'était conduit avec une extrême modération. Partout où il y avait des marchands d'estampes, ils pénétraient dans leurs boutiques, lacéraient les caricatures dirigées contre Napoléon, et souvent ne respectaient pas même les portraits du Roi et des princes. Parfois aussi ils faisaient entendre des chants séditieux, et à Paris notamment il était presque impossible de les contenir. Les troupes autrichiennes ayant mis des branches de feuillage à leurs chapeaux, ils y avaient vu un signe triomphal offensant pour eux, et ils les avaient arrachées à ceux qui les portaient. Il avait fallu que le prince de Schwarzenberg publiât une note pour expliquer que ce n'était point là une manifestation offensante, mais un simple usage des troupes autrichiennes en campagne, qui allait du reste leur être interdit.

La plupart de ces hommes revenaient en France après avoir cruellement souffert. Il y en avait parmi eux qui n'avaient pas touché leur solde depuis six, (p.~216) douze, et dix-huit mois. Ils s'en prenaient non pas à l'Empire, mais à la Restauration, parce que les liquidations ne s'achevaient pas au ministère de la guerre aussi vite qu'ils l'auraient voulu, et qu'ils en auraient eu besoin.

Inutilité des flatteries prodiguées aux chefs de l'armée. Le système de flatter les chefs de l'armée était un faible moyen de la calmer et de la conquérir elle-même. En voyant les maréchaux Berthier, Oudinot, Ney, Macdonald, Moncey, Augereau, Serurier, Mortier, assis à la cour entre le Roi et les princes, et comblés des témoignages les plus flatteurs, nos soldats ne se tenaient pas pour honorés dans la personne de leurs généraux. Ils considéraient au contraire ces honneurs comme le prix d'une criminelle défection. Marmont, coupable sans doute, mais beaucoup moins qu'ils ne le supposaient, était pour eux le type de cette trahison imaginaire, à laquelle ils attribuaient nos revers, et tous les jours ils faisaient courir le bruit qu'il avait été tué en duel, bruit faux, sans cesse détruit, sans cesse renaissant, qui n'était que l'expression de leurs désirs. En caressant les chefs de l'armée sans les aimer, on n'avait donc rien fait que de perdre un peu de sa dignité, que d'en ôter un peu à ces chefs eux-mêmes, sans conquérir l'imagination égarée des officiers et des soldats.

Grand nombre d'officiers accourus à Paris, malgré les ordres du ministre de la guerre. Il s'était accumulé à Paris une multitude d'officiers qui s'y étaient rendus pour savoir ce qu'ils deviendraient, et pour avoir le plaisir de se plaindre en commun du changement de leur sort. Les ordres réitérés du ministre de la guerre leur prescrivant de retourner à leurs régiments, et les menaçant (p.~217) même de la perte de leurs droits si les inspecteurs aux revues ne les y trouvaient pas, étaient demeurés sans exécution. Leurs railleries et leur conduite presque séditieuse. Ces officiers profitaient du désordre général pour rester à Paris et s'y amasser dans les spectacles et les lieux publics, où ils prodiguaient aux Bourbons l'outrage et la raillerie. Misère des nombreux fonctionnaires revenus des pays ci-devant français. À côté d'eux on voyait de nombreux employés revenus des provinces lointaines, des douaniers, des agents des contributions, des commissaires de police, lesquels loin de se moquer et de rire, pleuraient de leur misère. À chaque instant il y avait des rixes dans lesquelles nos militaires n'avaient pas le dessous, et le gouvernement ne pouvant employer les troupes étrangères pour rétablir l'ordre, se servait de la garde nationale, qui, avec son uniforme pacifique et respecté, faisait renaître le calme par sa présence et ses conseils. On obéissait, parce qu'on voyait dans cette garde la nation assemblée pour protéger le repos public, partageant souvent les sentiments des jeunes gens dont elle réprimait les saillies, mais appréciant mieux qu'eux la nécessité de se résigner aux circonstances, et de demander à l'avenir, non au passé, le bonheur de la France.

Difficultés de la tâche imposée aux Bourbons, et obligation pour eux de résister aux sentiments les plus naturels. On devine à ce simple tableau de l'état des esprits, les embarras de tout genre qui allaient assaillir le nouveau gouvernement, les difficultés de la tâche qu'il avait à remplir, les fautes graves qu'il était exposé à commettre. Il fallait d'abord s'emparer de l'armée, lui faire subir les réductions inévitables qu'exigeaient le passage de l'état de guerre à l'état de paix, et le passage plus difficile encore d'un immense établissement militaire à un établissement (p.~218) militaire fort restreint, et en lui faisant subir ces réductions douloureuses, s'y prendre de manière qu'elle ne pût attribuer ses privations ni à mauvaise volonté, ni à partialité pour l'émigration. Il fallait ne pas blesser les révolutionnaires, dont la présence rappelait tant de calamités, car on courait le danger en les blessant de les rejeter vers les partisans de l'Empire, auxquels ils n'étaient pas encore réunis. Il fallait rassurer les acquéreurs de biens nationaux, composant une partie notable des propriétaires du sol, et n'en pas faire des bonapartistes. Il fallait contenir le clergé resté fidèle aux Bourbons, l'empêcher de maltraiter le clergé assermenté qui était le plus nombreux, ne pas alarmer ce dernier pour le Concordat, sa seule garantie. Il fallait enfin de toutes ces classes inquiètes, prêtes à devenir mécontentes, ne pas faire des ennemis implacables, regrettant l'Empire qu'elles n'aimaient pas, et surtout tandis que la bourgeoisie, sage, impartiale, ne formant que des vœux modérés, était le principal et presque l'unique appui sur lequel on pût compter, ne pas la rejeter vers les mécontents, en blessant son bon sens, sa justice, son amour de l'égalité. Mais soyons équitables, quelle tâche cruelle pour les Bourbons et les émigrés rentrés avec eux! Il fallait donc qu'ils préférassent les soldats de Napoléon aux soldats de Condé, les acheteurs à vil prix du bien de leurs amis, quelquefois leurs bourreaux, à ces amis eux-mêmes, en laissant ceux-ci dans la misère! Il fallait qu'ils préférassent les prêtres qui s'étaient soumis à la Révolution, à ceux qui n'avaient jamais voulu pactiser avec elle; il fallait (p.~219) qu'ils sussent si bien feindre à l'égard des classes nouvelles formées en leur absence, qu'ils parussent faire d'elles autant de cas, parce qu'elles étaient riches et spirituelles, que de la noblesse avec laquelle ils avaient vécu à la cour dans leur jeunesse, en exil dans leur âge mûr! Pour tout dire en un mot, il fallait qu'ils s'arrachassent la mémoire, le cœur, pour paraître à la France les hommes qu'ils n'étaient pas! On doit donc en relevant sévèrement leurs fautes, se dire qu'il était bien difficile pour eux de ne pas les commettre. Révolution, contre-révolution, choses, hélas! bien redoutables, bien loin du vrai, du juste, du possible! L'une dépasse le but, l'autre veut revenir en deçà, aucune ne s'arrête au point juste. Mais pour l'excuse de l'une et de l'autre il faut dire que si la première a le mérite d'être dans le sens du temps, la seconde a celui d'obéir aux plus nobles sentiments de l'âme humaine, le respect du passé, la fidélité aux souvenirs!

Nécessité urgente de s'occuper de l'armée. Ce qui pressait le plus c'était de s'occuper de l'armée. On songea d'abord à lui payer sa solde arriérée, qu'elle avait grand besoin de toucher, et que des agioteurs lui avançaient quelquefois en achetant ses titres à 50 pour cent de leur valeur, à la porte du ministre de la guerre. Même en voulant faire honneur à tous les engagements de l'État, comme c'était l'intention du ministre des finances, on ne pouvait avoir la prétention d'acquitter l'arriéré sur les ressources courantes, lesquelles suffisaient à peine aux services les plus urgents, et on avait composé de cet arriéré un total, qu'on se préparait à solder avec des moyens de crédit (p.~220) nécessairement dilatoires. On songe d'abord à lui fournir sa solde arriérée. Cependant on avait fait exception pour la solde, et M. Louis avait résolu d'y consacrer tout de suite 30 ou 40 millions d'argent comptant. Aussi avait-il ouvert au ministre de la guerre les crédits indispensables, mais deux raisons retardaient l'emploi de ces crédits: premièrement la difficulté de faire venir des lieux les plus éloignés les pièces de la comptabilité des corps, secondement la difficulté de réorganiser le ministère de la guerre. Trop pressé de rendre à son ancien possesseur l'hôtel de ce ministère, qui était un bien d'émigré non vendu, le général Dupont avait déplacé ses bureaux, et ce déménagement, joint à de nombreux changements d'employés, à la réunion en un seul des deux départements du personnel et du matériel, séparés sous l'Empire, avait occasionné dans l'administration un trouble momentané qui retardait ses travaux. Pourtant le général Dupont avait fait de son mieux pour payer quelques acomptes aux corps qui arrivaient des garnisons éloignées, et quelques secours aux prisonniers qui affluaient de tous les pays.

Depuis la rentrée des garnisons et des prisonniers, ce n'est plus le manque d'hommes, mais le manque d'argent qui constitue la difficulté principale. Ce premier soin donné à l'armée, il fallait procéder à son organisation définitive, et la ramener à des proportions plus assorties à notre territoire et à nos finances. Un moment, grâce à la désertion, on avait pu craindre de n'avoir plus de soldats. On avait, comme nous l'avons dit, autorisé les conscrits de 1815 à rester ou à retourner dans leurs foyers, et quant aux conscrits des classes antérieures qui avaient déserté en masse, on avait imaginé, pour n'avoir pas à sévir contre eux, et pour (p.~221) conserver le droit de les rappeler au besoin, de les considérer comme étant en congé limité. Bientôt la rentrée des garnisons et des prisonniers avait dissipé la crainte de manquer d'hommes, car elle devait en procurer 400 mille de toutes armes, lesquels dispensaient pour assez longtemps de recourir à la conscription, et permettaient de la déclarer provisoirement abolie, en remettant à plus tard la confection d'une loi sur le recrutement. En laissant une partie de ces hommes, les plus fatigués par exemple, en congé limité, et en retenant les autres au drapeau, on pouvait avoir une armée superbe, formée des soldats les plus aguerris qu'il y eût au monde. Mais pourrait-on la solder, et surtout assurer un sort à quarante ou cinquante mille officiers, glorieux débris de nos longues guerres?

Cette question fut vivement agitée dans le Conseil royal où siégeaient, comme on l'a vu, les membres de l'ancien gouvernement provisoire et les ministres. On somma le général Dupont de présenter son plan, et celui-ci renvoya la sommation au baron Louis, pour que ce dernier fît connaître le chiffre des ressources qu'il était disposé à consacrer à l'armée. Le ministre des finances déclare ne pouvoir pas consacrer plus de 200 millions au budget de la guerre. Le ministre des finances déclara ne pouvoir répondre tant qu'il n'aurait pas obtenu le budget des autres départements, et tant qu'il n'aurait pas réussi à rétablir la perception des impôts. Le duc de Berry, le plus jeune, le plus actif des princes de la famille royale, mettant à s'occuper de l'armée un goût sincère, un calcul légitime, pressa vivement le ministre des finances de s'expliquer, et celui-ci ne promit jamais plus de 200 millions. Pour (p.~222) un personnel militaire qui allait être de plus de 400 mille hommes, soldats et officiers, c'était bien peu, quoiqu'un soldat ne coûte point, et surtout ne coûtât point mille francs à cette époque[8]. Impossibilité de suffire à tous les besoins avec une pareille somme. Avec beaucoup d'économie, on aurait pu conserver 200 mille hommes sous les drapeaux; mais avec les charges inévitables résultant du passage de l'état de guerre à l'état de paix, c'était presque impossible, et c'est tout au plus si on pourrait en retenir 150 mille. Il fallait donc une économie rigoureuse, et ne rien donner ni au luxe, ni aux satisfactions de parti.

Est-il sage, avec des ressources aussi modiques, de conserver des corps d'élite? La première question qui se présentait était relative à la garde impériale. Qu'en faire? La dissoudre semblait bien difficile, et bien dangereux: la conserver pour ne pas lui confier la personne du souverain, et la tenir dans une espèce de demi-disgrâce, était plus dangereux encore. On se décide néanmoins à conserver la garde impériale. Pourtant le général Dupont, et avec lui les princes, crurent avoir trouvé une solution à la fois prudente et convenable, (p.~223) en conservant la vieille garde comme corps d'élite, avec sa haute paye, ses priviléges, et un titre honorifique, sans lui confier toutefois la garde du Roi, qui était réservée à la maison militaire. La jeune garde ayant été presque dissoute par la guerre, et ne consistant plus que dans un simple cadre sorti de la vieille garde et pouvant y rentrer, on réunit tout ce qui restait de l'une et de l'autre dans deux régiments d'infanterie, à quatre bataillons chacun, l'un de grenadiers, sous le titre de grenadiers de France, l'autre de chasseurs à pied, sous le titre de chasseurs à pied de France. On fit de même pour la cavalerie, qu'on distribua en quatre régiments, un de cuirassiers, un de dragons, un de chasseurs, un de lanciers, avec les mêmes avantages, et sous le même titre de cuirassiers, dragons, chasseurs, lanciers de France. Quant à la réserve d'artillerie, elle fut dissoute et renvoyée aux corps dont elle avait été tirée. Le total pouvait s'élever à huit mille hommes, infanterie et cavalerie, qui coûterait comme quinze ou dix-huit mille. On lui ôte la garde du souverain en lui laissant le titre et les avantages d'un corps d'élite. C'est une grave question de savoir si dans un grand État il convient d'avoir des corps d'élite, mais les hommes qui gouvernaient alors donnèrent, comme on va le voir, une solution singulière de cette question, en créant deux de ces corps, l'un pour garder le souverain, l'autre pour ne rien garder du tout, si ce n'est l'ombre du glorieux monarque qu'il avait servi, et qu'il devait rappeler sans cesse aux autres et à lui-même.

Nouvelle organisation de l'armée de ligne. Venait ensuite l'armée de ligne, dont il fallait, autant que possible, comprendre le total dans une (p.~224) organisation à laquelle nos finances pussent suffire. Le ministre proposa 90 régiments d'infanterie de ligne, à trois bataillons de six compagnies chacun, et 15 régiments d'infanterie légère, ce qui ferait 105 régiments d'infanterie, capables de contenir 300 mille fantassins sur le pied de guerre. Ces 300 mille fantassins existaient actuellement, et on allait les avoir réunis lorsque tout ce que nous avions de soldats au dehors seraient rentrés. Pouvant tout au plus en payer la moitié, on devait envoyer le surplus en congé illimité, et là les hommes seraient exposés à mourir de faim s'ils n'embrassaient pas une profession, et s'ils en adoptaient une, finiraient par se détacher de l'armée qui serait ainsi privée de soldats sans pareils. Le sort à faire aux officiers présentait des difficultés plus sérieuses encore.

Trente mille officiers restés sans emploi. D'après l'organisation proposée il devait en rester trente mille environ sans emploi. Le conseil de la guerre s'en préoccupa vivement. M. le duc de Berry insista pour qu'on trouvât une manière quelconque de les employer, et il ne vint à la pensée de personne qu'en s'épargnant la dépense de la garde impériale et de la maison militaire du roi, on aurait peut-être la possibilité de conserver 60 ou 80 mille soldats de plus sous les drapeaux, et d'étendre alors les cadres à proportion. Création de la demi-solde pour leur fournir les moyens d'exister. On adopta pour les officiers, comme on l'avait fait pour la garde impériale, un parti moyen: on laissa à la suite des régiments ceux qui ne pouvaient être compris dans l'organisation proposée, et on leur assura demi-solde avec droit aux deux tiers des places vacantes. C'était à la fois créer une classe de mécontents fort dangereux, et interdire (p.~225) presque tout avancement aux officiers maintenus dans les cadres. Le mal sans doute était à peu près inévitable, mais on n'aurait pas dû l'aggraver par des dépenses inutiles.

On procéda de même pour la cavalerie, en la traitant un peu moins étroitement. On admit 56 régiments de cavalerie à quatre escadrons, dont 14 de grosse cavalerie, 21 de cavalerie moyenne, et 21 de cavalerie légère, devant former un effectif d'à peu près 36 mille cavaliers. On conserva 12 régiments d'artillerie, dont 8 à pied, 4 à cheval, comprenant 15 mille artilleurs, et 3 régiments du génie, d'environ 4 mille hommes en tout. Pour ces armes comme pour l'infanterie on accorda aux officiers non employés la demi-solde à la suite des régiments, avec droit aux deux tiers des places vacantes.

Le total des diverses armes devait s'élever à environ 206 mille hommes, 214 mille avec la garde impériale, et entraîner une dépense que le ministre évaluait à 200 millions. Ce ministre, faute d'expérience administrative, s'abusait étrangement, comme on le verra bientôt, et ne pouvait pas à ce prix garder 150 mille hommes sous les drapeaux. Rétablissement, organisation, et dépense de la maison militaire du Roi. Ce n'était donc pas le cas de rétablir, comme on en avait le projet, l'ancienne maison militaire du Roi, et de créer ainsi un corps de noblesse à cheval et à pied, qui coûterait autant que cinquante mille hommes sous le drapeau, et fournirait par son luxe des termes de comparaison affligeants avec la misère du reste de l'armée. Mais on avait de vieux gentilshommes dévoués et malheureux auxquels un emploi était nécessaire; on en avait de jeunes, (p.~226) pleins de feu, qui voulaient par cette voie rentrer dans l'état militaire; on croyait que quelques mille braves gens de la noblesse seraient un préservatif infaillible contre les révolutions futures; on avait d'ailleurs laissé chacun reprendre le titre et le grade qu'il avait jadis dans la maison du Roi, et il n'y avait plus à discuter, il ne restait qu'à chercher les moyens d'accomplir une résolution déjà prise. Au surplus on se disait que la liste civile prendrait à sa charge une partie de la dépense, ce qu'elle était en mesure de faire assurément, car elle devait s'élever à 33 millions, qui en valaient bien 45 d'aujourd'hui. Mais c'était là une faible excuse, car si elle pouvait s'imposer un tel sacrifice, il fallait ou la réduire d'autant, ou, ce qui valait mieux, mettre à sa charge la garde impériale, qui serait demeurée fidèle si on avait pris soin de se l'attacher, et qui, transportée d'un chapitre de dépense à l'autre, aurait procuré un grand soulagement au budget de l'armée. Aucune de ces idées si simples ne s'était fait jour dans l'esprit fermé de ceux qui s'occupaient de ces graves matières.

Le général Beurnonville, qui avait servi avant et après la Révolution, fut chargé du travail relatif à l'organisation de la maison du Roi. Il s'en acquitta en copiant fidèlement le passé. Les compagnies rouges. On rétablit les anciennes compagnies rouges, sous les noms de mousquetaires gris, mousquetaires noirs, gendarmes et chevaux-légers, destinées à comprendre trois ou quatre cents gentilshommes chacune, pourvus du rang d'officier, ne faisant qu'un service d'honneur dans les jours de cérémonie, et commandés par les (p.~227) plus grands seigneurs de la cour. Les gardes du corps. À leur suite on rétablit les compagnies de gardes du corps, qui jadis étaient au nombre de quatre, et qu'on porta à six, parce que MM. d'Havré, de Grammont, de Poix, de Luxembourg, titulaires des anciennes, ayant repris leur commandement, on voulait en avoir deux à confier à des maréchaux de l'Empire. Les maréchaux Berthier et Marmont nommés capitaines des gardes du corps. Les deux maréchaux choisis furent Berthier, à cause de sa grande situation, et Marmont, qu'il fallait récompenser d'une manière quelconque du service qu'il avait rendu. L'infortuné se trouvait déjà bien assez déçu dans ses espérances, et c'eût été donner raison à ceux qui le condamnaient sans pitié, que de le laisser tout à fait à l'écart.

Les commandants des six compagnies de gardes du corps étaient chargés de les composer en prenant dans les royalistes de province, dans les gardes d'honneur licenciés, et même dans l'armée, des sujets jeunes, vaillants, joignant autant que possible de bons services à de bons sentiments politiques, et attirés par le grade de sous-lieutenant qui leur était assuré. Ces six compagnies, fortes de 3 à 400 hommes chacune, devaient faire un service effectif auprès du Roi, en se partageant les douze mois de l'année. On rétablit la compagnie des grenadiers à cheval, qui fut donnée à M. de La Rochejaquelein; on rétablit également les gardes de la porte, les gardes de Monsieur, etc... On devait en outre ajouter à ces troupes de cavalerie un corps d'infanterie d'environ quatre mille hommes, avec cinquante ou soixante bouches à feu. Ce cadre, s'il eût été rempli, n'aurait pas compris moins de neuf (p.~228) à dix mille hommes, ayant le grade d'officier dans la cavalerie, et de sous-officier au moins dans l'infanterie.

Effet de ces créations sur l'esprit de l'armée. On devine ce qu'un corps pareil devait par son luxe, par son orgueil, inspirer de déplaisance à la masse de l'armée, surtout en comparant la prodigalité dont il allait devenir l'objet, à la parcimonie avec laquelle il faudrait traiter nécessairement tout ce qui ne serait pas corps d'élite. Il ne fallait pas beaucoup de rencontres fortuites entre les officiers de la maison militaire et ceux de l'armée, pour amener des collisions malheureuses et des haines implacables. Si on ajoute à cette restauration celle des Suisses, qui sous l'Empire n'avaient existé que nominalement, et dont le rétablissement réel était du reste à souhaiter, car c'était le seul moyen d'associer à nos destinées une brave nation obligée par le droit public à demeurer neutre, on aperçoit tout de suite quelle quantité de griefs le gouvernement allait accumuler, les uns inévitables sans doute, les autres créés volontairement pour de pures satisfactions de parti.

On introduisit quelques autres changements dans l'armée afin de lui rendre les formes extérieures qu'elle avait avant 1789, et de faire oublier autant que possible l'Empereur et l'Empire. Tous les numéros des régiments changés. Il y avait des numéros vacants dans la série des régiments, parce que plusieurs d'entre eux avaient été détruits par la guerre, et administrativement dissous: on profita de l'occasion pour changer leur numéro à tous, en faisant prendre le numéro vacant au régiment le plus proche, le numéro ainsi abandonné au régiment (p.~229) suivant, ce qui devait amener un déplacement général dans la série, et entraîner pour tous les régiments la perte du numéro sous lequel ils s'étaient illustrés. C'était attenter à leur gloire, pour effacer chez eux et chez autrui des souvenirs ineffaçables. Rétablissement des anciennes dénominations de régiment du Roi, régiment de la Reine, régiment du Dauphin, etc. Dans l'intention de les rattacher à la monarchie au moyen de certains titres honorifiques, on attribua au premier régiment de ligne celui de régiment du Roi, au second celui de régiment de la Reine, au troisième celui de régiment du Dauphin, et ainsi de suite, autant qu'il y avait de princes du sang dont le nom pouvait être donné à des régiments. Les princes nommés colonels généraux de chaque arme. Afin de fournir à ces princes un motif de se mêler des affaires militaires, on maintint, en les leur conférant, les titres de colonels généraux des diverses armes. M. le comte d'Artois fut nommé colonel général des gardes nationales et des Suisses, M. le duc d'Angoulême colonel général des cuirassiers et dragons, M. le duc de Berry colonel général des chasseurs et lanciers. Le vieux prince de Condé devint colonel général de l'infanterie de ligne, le duc de Bourbon colonel général de l'infanterie légère, et enfin le duc d'Orléans colonel général des hussards. Ces titres avaient été accordés par Napoléon aux lieutenants généraux les plus distingués de chaque arme, et ceux-ci ne pouvaient manquer d'être fort blessés d'une telle dépossession. Pour diminuer leur mécontentement on leur laissa les appointements et les fonctions de la dignité dont ils étaient privés, en les chargeant d'être les premiers inspecteurs des diverses armes dont les princes devenaient colonels généraux.

(p.~230) Réduction considérable dans la marine, et application du régime de la demi-solde aux officiers de mer. Ce n'était pas seulement l'armée qu'il fallait réduire pour la proportionner à notre territoire et à nos finances, mais la marine, et dans cette partie du service public les réductions devaient être encore plus considérables et plus sensibles. Au lieu des cent vaisseaux de ligne et des deux cents frégates que Napoléon s'était appliqué à construire, et qu'avec son immense étendue de côtes il aurait pu, en deux ou trois ans de paix, armer convenablement, à peine pouvions-nous, dans l'état de nos finances, conserver en temps de paix deux ou trois vaisseaux, huit ou dix frégates sous voile, et il fallait dès lors réduire dans cette proportion le matériel et le personnel de notre marine. Quant aux constructions il n'y avait plus à s'en occuper de longtemps, car les vaisseaux construits dans l'ancienne France, et ceux qu'on allait retirer de la France impériale, devaient plus que suffire même à un armement de guerre. Pour les matelots, pour les ouvriers, il restait la ressource du commerce maritime qui ne pouvait manquer de leur fournir de l'emploi. Mais les officiers et les ingénieurs maritimes allaient se trouver dans une situation difficile et douloureuse. On établit pour eux comme pour les officiers de terre le régime de la demi-solde, avec droit aux deux tiers des vacances. On leur accorda en outre la faculté de servir à bord des bâtiments de commerce sans perdre leurs droits et leur rang dans la marine royale. Mais c'étaient là des palliatifs peu efficaces, et qui n'étaient guère propres à soulager la misère des deux armées.

Maintien de la Légion d'honneur, et questions qui naissent de ce maintien. Il restait à prononcer sur l'un des intérêts les plus (p.~231) chers aux militaires, sur la Légion d'honneur. La Charte en avait décidé le maintien, et personne n'aurait osé en proposer la suppression. Mais il y avait à concilier son existence avec celle d'autres ordres anciens ou nouveaux, sur lesquels il était nécessaire de prendre un parti. L'archevêque de Malines, M. de Pradt, devenu grand chancelier de la Légion d'honneur, voulait qu'on créât un ordre nouveau dit de la Restauration. Cet ordre qui serait en peu de jours devenu aussi ridicule que celui du Lis, déjà conféré à près de cinq cent mille individus, fut tout d'une voix repoussé par le Conseil royal. Une question plus sérieuse était celle que faisait naître l'ordre de Saint-Louis, ordre respectable, créé sous Louis XIV pour récompenser spécialement le mérite militaire, et figurant encore à cette époque sur la poitrine de vieux officiers qui avaient honorablement servi dans les guerres du dernier siècle. Il n'était guère possible aux Bourbons de l'abolir. M. de Blacas proposa de le confondre avec la Légion d'honneur, et de composer avec les deux un ordre nouveau, dont Louis XVIII serait le créateur, le patron, le législateur. M. le chancelier Dambray fit remarquer avec beaucoup de sincérité que ce serait violer la Charte, qui avait prescrit le maintien pur et simple de la Légion d'honneur. Le Conseil royal partagea cette opinion. L'ordre de Saint-Louis maintenu et conféré à un grand nombre de militaires de l'Empire. On décida que les deux ordres existeraient simultanément, et que pour rajeunir la croix de Saint-Louis on la donnerait aux officiers les plus distingués de l'armée impériale, qui auraient ainsi deux croix au lieu d'une, et obtiendraient la consécration de leur gloire nouvelle (p.~232) en recevant le signe justement honoré de la gloire ancienne.

On décida en outre que sans proscrire la croix de la Réunion, qui représentait un souvenir vain et même funeste, celui des réunions de territoires qui sous Napoléon avaient tant révolté l'Europe, on ne la conférerait plus à personne, moyen certain d'amener sa fin prochaine, et que l'ordre de la Couronne de fer, appartenant désormais aux souverains de la Lombardie, ne serait, comme les ordres étrangers, porté en France qu'avec l'autorisation du Roi.

Changement dans la décoration de la Légion d'honneur. En maintenant la Légion d'honneur, il fallait en modifier la décoration, car on ne pouvait obliger Louis XVIII et les princes de sa famille à placer sur leur poitrine l'effigie de Napoléon. M. de Talleyrand fut le premier dans le Conseil à prendre la parole sur ce sujet. Traité ordinairement par Louis XVIII avec une politesse où il n'entrait pas la moindre nuance de gratitude, il sentait que pour se soutenir il aurait besoin de plaire, et, malgré sa grandeur personnelle, il ne dédaignait pas de s'en donner la peine. M. de Talleyrand propose de substituer l'effigie de Louis XVIII à celle de Napoléon. Il proposa donc de substituer l'effigie de Louis XVIII à celle de Napoléon sur la plaque de la Légion d'honneur. Le maréchal Oudinot s'empressa naïvement de se ranger de cet avis. Les autres membres du Conseil, ayant de graves objections à faire à une telle proposition, mais ne l'osant pas devant le Roi, se turent. Ce silence devint bientôt embarrassant pour le flatteur qui trouvait si peu d'appui, et le fût devenu pour le flatté lui-même, si Louis XVIII avec un sourire assez malicieux n'avait paru jouir de l'embarras des assistants, loin (p.~233) de le partager. Il se tut donc à l'exemple de ses conseillers. Pour mettre un terme à la gêne de cette scène muette, le général Beurnonville demanda le renvoi de la question à une commission spéciale choisie dans le sein du Conseil. Cette demande de renvoi ne mit pas fin au silence, et on continua de se faire, comme si on avait eu à énoncer des choses impossibles à exprimer devant le Roi. Le duc de Berry repousse cette proposition, et fait adopter l'effigie de Henri IV. Un membre du Conseil qui semblait ne jamais éprouver d'embarras, et le seul que le Roi ménageât, par goût ou par crainte, M. le duc de Berry, prit hardiment la parole, et ne se fit pas scrupule de dire que tout le monde trouverait singulier de voir l'image de Louis XVIII sur un ordre créé par Napoléon, pour des services rendus sous Napoléon, et proposa l'effigie de Henri IV, qui pouvait, sans craindre aucune comparaison, succéder à toutes les effigies. La hardiesse et le bon sens du prince délièrent les langues, et M. Ferrand, avec une franchise qu'on devrait toujours rencontrer chez ses amis, adopta et soutint l'avis du duc de Berry. M. de Blacas alors proposa non pas une effigie de roi, ce qui établissait une comparaison peu agréable pour Louis XVIII, mais l'effigie de la France elle-même. La proposition rappelait un peu trop les idées républicaines. Louis XVIII rompit enfin le silence qu'il avait gardé jusque-là, remercia beaucoup son neveu, dit qu'il n'était pas de ces princes qui voulaient des statues de leur vivant, que s'il était capable d'une telle faiblesse, l'exemple de celui dont on cherchait à remplacer l'effigie suffirait pour l'en corriger, et qu'après avoir bien pesé la proposition de M. le duc (p.~234) de Berry et celle de M. de Blacas, il se prononçait pour l'effigie du roi Henri IV. L'habile flatteur qui avait cherché à plaire vit donc sa flatterie universellement repoussée, même par celui à qui elle était adressée, mais il n'était pas homme à s'embarrasser pour si peu. Il adhéra comme les autres à l'avis du Roi, et il demeura convenu que sur un côté de la plaque qui sert d'insigne à la Légion d'honneur, on placerait l'image de Henri IV, et sur l'autre trois fleurs de lis. Il fut convenu aussi que, dès que le changement aurait été opéré, tous les princes de Bourbon porteraient sur leur poitrine la croix de la Légion d'honneur.

Impression fâcheuse produite sur les troupes par les dernières mesures. Les diverses mesures que nous venons de rapporter, la plupart dictées par une impérieuse nécessité, auraient cruellement froissé l'armée, quand même elles n'auraient fourni aucun prétexte à la malveillance. Mais avec tout ce que les princes de Bourbon y avaient ajouté par complaisance envers leurs amis, avec l'irritation qui régnait chez les militaires, avec l'injustice que cette irritation leur inspirait, elles devaient être fort mal prises, provoquer partout des critiques amères, et souvent même de dangereuses résistances. La garde impériale n'avait pas cessé de résider à Fontainebleau. Elle sut qu'elle serait conservée, mais que privée de la garde du souverain, elle n'aurait plus la résidence de la capitale, si ambitionnée par les troupes en général. Le bruit se répandit même, ce qui était vrai, qu'on la trouvait trop rapprochée à Fontainebleau, que l'infanterie serait envoyée en Lorraine, la cavalerie en Flandre, en Picardie, en (p.~235) Touraine. Cette nouvelle produisit dans ses rangs la plus vive émotion, et une partie des soldats parcourut les rues de Fontainebleau en criant: Vive l'Empereur!

M. le duc de Berry, spécialement chargé de s'occuper de l'armée, va visiter la garde impériale à Fontainebleau. M. le duc de Berry était le prince que la dynastie réservait pour le mettre en rapport avec les troupes, et qui par ses allures convenait le mieux à ce rôle. Il se rendit à Fontainebleau afin de voir la garde, qui n'avait été honorée encore de la présence d'aucun des membres de la famille royale. Des officiers dont on avait flatté l'ambition s'étaient efforcés de lui préparer les voies. Accueil froid et respectueux fait à ce prince. Il fut reçu avec silence et respect. Quelques cris de: Vive le Roi! poussés par des hommes choisis, restèrent sans écho. Cependant le prince, accompagné par le maréchal Oudinot qui commandait l'infanterie de la garde, par le maréchal Ney qui en commandait la cavalerie, montra de l'aisance, de la familiarité, et caressa beaucoup les vieux soldats. Les soins qu'il prit n'aboutirent qu'à faire rentrer dans le fond des cœurs les sentiments qui en jaillissaient quelquefois imprudemment, mais sans les changer à aucun degré. Peut-être, en confiant franchement sa personne à la garde impériale, en lui réservant exclusivement les avantages et le titre de corps d'élite, le Roi serait-il parvenu à se l'attacher, et en tout cas il se la serait attachée assez pour être en sûreté dans ses mains. Mais en rétablissant son ancienne maison militaire, et en se confiant à celle-ci, il avait inévitablement rendu la garde impériale à Napoléon.

Depuis le départ des troupes étrangères on avait mis beaucoup de soin à composer la garnison de (p.~236) Paris avec les régiments favorisés de titres nouveaux, tels que les régiments du Roi, de la Reine, de Monsieur, etc. Ces précautions ne firent pas qu'un meilleur esprit régnât dans les casernes. Cris de Vive l'Empereur proférés dans les casernes. On y criait chaque jour: Vive l'Empereur. Le duc de Berry se donna la peine de les visiter fréquemment, mais cette attention ne lui épargna pas le désagrément d'entendre quelquefois de ses propres oreilles des cris séditieux. Réponse spirituelle du duc de Berry à un vieux soldat. Ne manquant ni de présence d'esprit, ni d'à-propos quand il savait se contenir, il s'approcha, dans l'une de ces visites, d'un soldat qui avait crié vive l'Empereur, et lui demanda pourquoi il proférait ce cri.—Parce que Napoléon nous a conduits cent fois à la victoire, répondit le soldat questionné.—Beau miracle, répliqua le prince, avec des braves comme toi!—La réplique eut du succès, et courut les casernes. Elle valut quelques compliments au prince, mais ne changea guère les sentiments de l'armée.

Les soldats refusent le salut militaire à la maison du Roi. Ce fut bien autre chose quand parurent dans les rues de Paris les jeunes gens de la maison militaire. On leur avait donné de beaux uniformes, qu'ils montraient naturellement avec plaisir, et comme ils jouissaient du rang d'officier, ils avaient droit au salut militaire. Plus d'une fois les soldats leur refusèrent ce salut, et les peines disciplinaires n'y purent rien. Ce qui fut plus grave, la garde nationale elle-même se mit de la partie. Dès que la première compagnie des gardes du corps fut organisée, elle remplaça la garde nationale dans l'intérieur du château, et ne lui laissa que les postes extérieurs. C'était en quelque sorte mettre celle-ci à la porte du palais, (p.~237) et il fallait lui tout ôter, ou lui tout laisser. Mais un accident fortuit aggrava cette exclusion de l'intérieur des Tuileries. Commencement de brouille entre la garde nationale et les gardes du corps. Le jour où les gardes du corps entrèrent en fonctions, ils se rendirent au poste qu'ils devaient occuper à une heure où la plupart des gardes nationaux s'étaient absentés pour prendre leur repas. Ils s'emparèrent du poste purement et simplement, en mettant dehors les armes des absents. Quand ceux-ci revinrent, ils trouvèrent la place prise, et leurs armes à la porte du poste, sans avoir obtenu aucun des égards que les troupes ont les unes pour les autres quand elles se transmettent le service. Ils se récrièrent fort, et allèrent communiquer leur mauvaise humeur aux détachements voisins. Bien qu'il y eût seulement de la maladresse, et nulle intention offensante dans ce qui s'était passé, néanmoins l'émotion fut générale dans les rangs de la garde nationale. La légion qui ordinairement était placée aux Tuileries déclara qu'elle ne monterait plus la garde, ni au dedans ni au dehors du palais, et l'effet produit fut tel que M. de Blacas dut écrire au général Dessoles une lettre dans laquelle il remerciait au nom du Roi la garde nationale de ses services, et lui adressait les choses les plus flatteuses. On organisa même un banquet entre les gardes du corps et un certain nombre de gardes nationaux choisis, mais tout ce qu'on fit ne contribua qu'à ébruiter le désaccord sans l'apaiser.

Redoublement de caresses envers les maréchaux, le maréchal Davout excepté. Le Roi, de son côté, continua de témoigner les égards les plus empressés aux chefs de l'armée. Il reçut le maréchal Masséna, le complimenta beaucoup sur ses grands faits d'armes, et lui annonça sa (p.~238) prochaine naturalisation au moyen d'une proposition aux Chambres. Il reçut également Carnot en qualité de premier inspecteur de l'arme du génie, et l'amiral Verhuel comme officier de marine resté au service de France, sans paraître se souvenir que le premier fût régicide, et que le second eût défendu le Texel jusqu'à la dernière extrémité. Cependant, après avoir fait tant d'efforts sur eux-mêmes, il semblait que les Bourbons eussent besoin de soulager leur cœur aux dépens de l'un des grands militaires du temps. Le maréchal Davout fut la victime dévouée aux ressentiments du royalisme. Sa résistance à Hambourg, comme nous l'avons dit, avait révolté les souverains étrangers, et, comme nous l'avons dit aussi, ce maréchal avait tiré sur le drapeau blanc en le voyant associé au drapeau russe. Par ces divers motifs on était fort irrité contre lui, et on le croyait d'ailleurs le séide de Napoléon, ce qui prouve combien on était mal informé, car le maréchal se trouvait en disgrâce depuis 1812. Il fut donc le seul des maréchaux que le Roi ne voulut point recevoir. Disgrâce de ce maréchal. Le ministre de la guerre fut chargé de lui annoncer qu'ayant compromis le nom français au dehors, il faudrait qu'il expliquât sa conduite avant d'être admis à la cour. Le maréchal accueillit assez froidement cette communication, et continua le Mémoire qu'il avait entrepris pour faire connaître à la France et à l'Europe sa conduite à Hambourg.

Subit enthousiasme des militaires pour lui. À partir de ce moment, le maréchal Davout, jusque-là très-respecté mais peu aimé des militaires, devint soudainement leur idole. Il y avait une espèce de forum pour les officiers qui avaient quitté leurs (p.~239) corps, et qui ne se pressaient pas d'y retourner malgré les ordres réitérés du ministre de la guerre, c'était le boulevard dit des Italiens et le Palais-Royal. Affluence des officiers à la demi-solde dans la capitale. Les uns ayant de l'aisance et consommant à Paris l'argent qu'ils recevaient de leurs familles, les autres n'en ayant pas et dévorant en quelques jours leur solde arriérée, aimaient mieux rester dans la capitale pour s'y livrer à leur dépit, que de rentrer à leurs régiments, pour y être ce qu'on appelait officiers à la demi-solde. Leur conduite imprudente et provocatrice. Ils faisaient donc foule au Palais-Royal et au boulevard, interprétaient à leur façon les actes du gouvernement, poursuivaient de leurs railleries le Roi impotent, comparaient sa pesanteur aux vives allures de l'homme dont ils maudissaient naguère l'activité diabolique, se moquaient de la maison du Roi, et surtout des vieux émigrés qui journellement se rendaient en députation aux Tuileries et ne donnaient que trop souvent prise au ridicule. Tantôt en effet, c'étaient des députations de l'une des armées vendéennes, ou de l'armée de Condé qui avait servi si longtemps sur le Rhin; tantôt c'étaient des représentants du fameux camp de Jalès, arrivant avec le costume de leur province et de leur temps, visitant le Roi, visitant Monsieur, s'épanchant volontiers avec ce dernier, remettant des placets, rapportant de leur visite la décoration du Lis ou la promesse d'une pension. C'étaient là pour nos jeunes officiers des sujets continuels de moquerie, et on en avait vu quelques-uns, se livrant à la folie de leur âge, emprunter le costume des militaires de l'ancien régime, et se promener dans Paris, suivis d'une foule de leurs camarades (p.~240) que ce déguisement faisait rire aux éclats. Les scènes n'étaient pas toujours si plaisantes, car il y avait quelquefois des duels, mais heureusement assez rares, peu de gens osant chercher querelle aux officiers de l'armée impériale, et les princes en empêchant ceux qui l'auraient osé. La tristesse, et une tristesse qui n'était que trop justifiée, se mêlait à ces folles plaisanteries. Affreuse misère des nombreux fonctionnaires revenus des départements ci-devant français. Nous avons déjà parlé de ces milliers d'employés de tout genre, douaniers, percepteurs des impôts, officiers de police, qui avaient suivi l'armée à son retour, en partageant ses dangers et son héroïsme, et qui mouraient de faim à Paris avec leurs femmes et leurs enfants. Naturellement ils se joignaient aux groupes des officiers mécontents, et à la gaieté de ceux-ci ajoutaient le spectacle désolant de leur misère. Le baron Louis, plus soucieux de rétablir les finances que de soulager leur infortune, avait le tort de leur refuser des secours qui sans beaucoup charger le budget auraient fait cesser des souffrances imméritées, et on en avait vu plusieurs terminer leur détresse par un suicide. Ce mélange de scènes, les unes burlesques les autres navrantes, produisait un effet peu favorable sur les esprits, et commençait à les inquiéter vivement.

Grands commandements imaginés pour disperser et satisfaire les maréchaux. L'un des moyens imaginés pour rétablir la discipline militaire, et pour fournir de grands emplois aux maréchaux qui n'avaient pas obtenu des charges de cour, fut de les placer dans les principales divisions militaires, avec des pouvoirs étendus et de riches émoluments. Premièrement on trouvait un certain avantage à les disperser; secondement on (p.~241) savait bien que s'ils n'étaient pas toujours contents d'une cour dans laquelle ils se sentaient étrangers quoique très-caressés, ils ne désiraient pas le retour de Napoléon, et que transportés dans les provinces, ils chercheraient à exercer leur autorité sur les troupes, et à les ramener au devoir. On prit donc le parti de les y envoyer. À Paris, le commandement de la division était trop près de l'autorité souveraine pour avoir beaucoup d'importance. Pourtant il y fallait un homme ferme, et on choisit le général Maison, qui à Lille avait fait preuve de la plus rare énergie, et ne passait pas pour ami de Napoléon. Ailleurs, au contraire, on mit des maréchaux. On plaça le maréchal Jourdan là même où il avait fait arborer le drapeau blanc, c'est-à-dire à Rouen; le maréchal Mortier en Flandre, le maréchal Oudinot en Lorraine, le maréchal Ney en Franche-Comté (ces trois derniers dans le pays où ils étaient nés); le maréchal Kellermann en Alsace, où il avait toujours été occupé des dépôts; le maréchal Augereau à Lyon, où il venait de commander; le maréchal Masséna en Provence, où la Restauration l'avait trouvé; le maréchal Macdonald en Touraine, le maréchal Soult en Bretagne. Le maréchal Soult, rentré en grâce, est mis à l'essai en Bretagne. Ce dernier, disgracié à la suite des événements de Toulouse, s'était montré d'abord fort irrité, puis cédant aux bons conseils du général Dupont s'était calmé peu à peu, et avait même fait parvenir au Roi les assurances d'un sincère royalisme. Il avait ainsi obtenu le commandement de la province la plus royaliste de France, où l'on avait cru pouvoir sans danger le mettre à l'essai. On verra bientôt quel fut le succès (p.~242) de ces brillants commandements, desquels on concevait dans le moment d'heureuses espérances.

Après avoir déplu aux militaires, on s'expose à blesser les hommes les plus modérés de la Révolution. Tandis qu'on réussissait si peu auprès des militaires, en faisant cependant tant d'efforts pour conquérir leurs chefs, on réussissait moins encore auprès d'autres classes d'hommes qu'il aurait fallu ménager avec soin pour n'en pas faire les alliés des militaires. À peine rentrée la famille royale avait songé à célébrer un service funèbre pour Louis XVI, pour Marie-Antoinette, et les victimes augustes dont la tête était tombée sur l'échafaud. Certainement aucun des événements de la Révolution ne devait inspirer de plus douloureux sentiments que la mort de l'infortuné Louis XVI, payé de ses nobles intentions par la condamnation la plus inique, et il était simple de rendre hommage à son malheur. Mais dans les temps de partis, ce que les uns font simplement, les autres le font malicieusement, et le public prend surtout garde à ces derniers. Il était donc à craindre que cet hommage si mérité à une grande infortune ne devînt une nouvelle occasion de discordes. Services funèbres en l'honneur de Louis XVI, de Marie-Antoinette, de Madame Élisabeth. Quoi qu'il en soit, on choisit le 16 mai, jour anniversaire de la mort de Henri IV, et on célébra dans les églises de Paris un service funèbre en l'honneur des victimes royales immolées en 1793. Pour se conformer à la doctrine de l'oubli, on lut le testament de Louis XVI, dans lequel, à la veille de mourir, il pardonnait en termes si touchants à tous ses ennemis. Mais en province l'exemple, suivi quant à la cérémonie, ne le fut pas quant à la manière de la célébrer. Le clergé prononça des oraisons funèbres, et fit entendre à cette (p.~243) occasion un langage incendiaire. La révolution tout entière fut présentée comme un long crime, où tout était coupable, hommes et choses, où tout était à condamner, même les principes de justice au nom desquels la révolution avait été faite, et qui venaient d'être consacrés par la Charte. Langage imprudent de la presse royaliste à l'occasion des honneurs funèbres rendus à d'augustes victimes. La presse royaliste envenima encore la querelle, en répondant à ceux qui invoquaient l'oubli promis par la Charte, qu'on avait promis de tout oublier, en ce sens que les auteurs des forfaits révolutionnaires ne seraient jamais recherchés judiciairement, mais qu'on n'avait pas promis de faire taire la conscience publique à leur égard, de regarder comme indifférent ce qui était atroce, de sécher dans les yeux de la France les larmes qu'elle devait à de nobles victimes; que si ces témoignages de douleur blessaient les auteurs de certains crimes, il n'y avait pas à s'occuper de leur susceptibilité; qu'ils devraient se tenir pour heureux de promener sur le sol de la France leur impunité effrontée, mais qu'on ne pouvait leur garantir ni l'estime ni le silence des honnêtes gens; et que si des journées consacrées à la douleur publique leur étaient pénibles, ce n'était pas à l'expiation mais au crime à se cacher durant ces journées d'ailleurs si courtes et si rares. On devine l'effet d'un tel langage et sur les hommes directement attaqués, et sur ceux qui leur étaient attachés non par la communauté des actes, mais par celle des principes.

Services funèbres pour Moreau, Pichegru, Georges Cadoudal. Une fois entré dans la voie des souvenirs inopportuns, on ne s'arrêta point. Après Louis XVI et Marie-Antoinette, vinrent madame Élisabeth, le duc d'Enghien, Moreau, Pichegru, et, le croirait-on, (p.~244) Georges Cadoudal lui-même, qui, devant les tribunaux, avait avoué le projet de frapper le Premier Consul sur la route de la Malmaison. On rechercha le prêtre qui l'avait assisté dans ses derniers moments, et on le chargea d'officier dans la cérémonie funèbre. On fit plus, on commit l'imprudence d'annoncer que le Roi payerait les frais de la cérémonie. C'était compromettre bien gratuitement Louis XVIII auprès des libéraux modérés, qui se plaisaient à le regarder comme plus sage que sa famille et son parti. Profonde irritation de l'armée. L'effet de cette cérémonie fut grand surtout chez les militaires, qui firent à cet égard éclater une telle indignation que la police alarmée crut devoir en prévenir le Roi.

S'y prendre de la sorte, c'était unir du lien le plus étroit les révolutionnaires, même les plus modérés, aux militaires et à tous les partisans de l'Empire. Attaques contre les acquéreurs des biens nationaux, dirigées surtout par le clergé. On ne ménagea pas davantage les acquéreurs de biens nationaux et les prêtres assermentés. Au fond les princes étaient désolés, en rentrant en France, de ne pouvoir pas rendre leurs biens aux émigrés, et de s'entendre dire, que rétablis aux Tuileries, ils ne songeaient plus à ceux qui mouraient de faim pour s'être dévoués à leur cause. Il ne fallait pour penser et sentir de la sorte qu'être des princes bons et reconnaissants. Mais la politique, sans être ni ingrate ni immorale, et uniquement parce qu'elle est la raison appliquée à la conduite des États, est souvent condamnée à de pénibles sacrifices. Or en considérant que les biens d'église avaient pu être légitimement aliénés, en considérant que beaucoup de biens d'émigrés avaient pu (p.~245) l'être aussi, car ces émigrés avaient fait la guerre à leur patrie, et la confiscation, justement abolie depuis, mais existant alors dans les lois, avait pu être appliquée à l'acte dont ils s'étaient rendus coupables, en considérant surtout qu'un bouleversement général de la propriété aurait suivi la révocation des ventes dites nationales, la politique qui n'était pas tenue de raisonner et de sentir comme les Bourbons, avait eu raison de consacrer ces ventes d'une manière irrévocable. Cependant les princes pensaient comme M. Lainé, et ils auraient voulu que les acquéreurs, garantis par la loi, mais vaincus par l'opinion, restituassent leurs biens aux anciens propriétaires, moyennant quelques arrangements pécuniaires. En pensant de la sorte, ils devaient naturellement encourager ou souffrir tout ce qui était entrepris dans ce sens.

Les prêtres, plus imprudents encore que les émigrés, commencèrent dans les provinces à tenir en chaire un langage des plus dangereux. Ils prêchèrent publiquement contre le Concordat, contre la vente des biens d'église, contre celle des biens d'émigrés, et poussèrent la témérité jusqu'à refuser les sacrements à des acquéreurs qui mouraient sans avoir restitué, suivant une expression qui devint alors usuelle.

Attaques contre les prêtres assermentés. Ils ne bornèrent pas leurs attaques aux acquéreurs de biens nationaux, ils les étendirent au clergé modéré, à celui que le Concordat avait institué, et rallumèrent la discorde dans le sein de l'Église. Omission regrettable du Sénat au sujet du Concordat, et projet de revenir sur ce traité parce qu'il n'est pas garanti par la Charte. Malheureusement le Sénat, dans son projet de constitution, n'avait pas songé à garantir le maintien (p.~246) du Concordat, et si quelque chose peut donner une idée du service que ce corps avait rendu en consacrant de nouveau les principes sociaux et politiques de la Révolution française, c'était le bouleversement dont on était menacé dans l'ordre religieux, parce qu'il avait négligé de mentionner le Concordat. Il ne s'agissait de rien moins en effet que de revenir sur tous les changements que la Révolution avait produits dans l'Église, et qui avaient été consacrés par le temps, par la législation, par le suffrage des hommes éclairés.

Ce qu'il y avait de grave à vouloir toucher au Concordat. On se rappelle sans doute dans quelle situation le Premier Consul avait trouvé la religion en 1800. Un nombre considérable de prêtres s'étaient soumis à la constitution civile du clergé, par douceur, par amour de la paix, par approbation sincère de ce que cette constitution offrait de raisonnable. Les autres s'y étaient refusés par scrupule religieux, et quelques-uns par esprit de parti. Les prêtres qui avaient prêté le serment avaient obtenu à ce prix l'administration du culte: ceux qui l'avaient refusé avaient encouru l'interdit du gouvernement, mais conservé la confiance des fidèles. Les premiers pratiquaient le culte dans les églises, et au milieu d'une véritable solitude, les seconds dans l'intérieur des maisons, et au milieu d'une nombreuse affluence. Ceux-ci frappaient de nullité les actes des assermentés, refaisaient les mariages, les baptêmes, tous les actes de la vie civile en un mot où la religion intervient. Là ne s'arrêtait pas le désordre. Beaucoup de siéges épiscopaux étaient demeurés vacants par le refus du Pape d'instituer les évêques que le pouvoir (p.~247) temporel avait nommés, et, dans cette confusion, les croyants sincères ne savaient à qui entendre, les non-croyants en prenaient occasion de mépriser également assermentés et non assermentés, et même de les proscrire tous, ainsi qu'on l'avait vu pendant l'époque dite la terreur. Enfin tandis que la Convention proscrivait les prêtres, le royalisme dans la Vendée se servait d'eux pour exciter, entretenir, fomenter la guerre civile. Confusion dans laquelle on était exposé à tomber en essayant de rétablir l'ancien état de l'Église. Tel était l'état de l'Église la veille du Concordat. Le Premier Consul fort de sa gloire alors sans tache, de son crédit sur les esprits alors sans limite, de son pouvoir sur l'Europe alors sans rival, avait amené le Pape à consacrer ce qu'il y avait de raisonnable dans la constitution civile du clergé, à changer les circonscriptions diocésaines, à les rapprocher des circonscriptions administratives, à diminuer le nombre des siéges qui était excessif, à le proportionner au nombre des départements, à accepter le double principe de la nomination temporelle des prélats par le chef de l'État et de leur institution spirituelle par le Saint-Siége, à reconnaître en outre les principaux changements sociaux accomplis, comme l'attribution de l'état civil aux magistrats civils, l'abolition des juridictions ecclésiastiques, l'aliénation des biens de l'Église, etc. Le Premier Consul avait promis en retour que l'État protégerait le culte catholique, lui fournirait un traitement convenable, lui rendrait en un mot tout l'éclat qui doit lui appartenir dans un pays à la fois religieux et éclairé. Enfin, dans le désir de faire cesser un schisme déplorable, le Pape et le Premier Consul étaient convenus de révoquer tout entier l'ancien (p.~248) personnel de l'Église française, pour le constituer de nouveau, en choisissant parmi les assermentés et les non assermentés tout ce qui était honnête, pur, attaché à la religion et à la France. Tel était le grand traité de paix avec l'Église, qui avait fait tant d'honneur au général Bonaparte et à Pie VII, parce qu'il avait fait tant de bien au pays et à l'Église, traité plus glorieux, plus solide que ceux de Lunéville, de Presbourg, de Tilsit, car tandis que ceux-ci, œuvres de la victoire et mobiles comme elle, ont disparu du droit public de l'Europe, celui-là, fondé sur l'immuable raison, subsiste, et malgré les exagérations de certains hommes, subsistera autant que le culte en France, parce qu'il est la seule règle que puissent accepter une religion éclairée et une politique à la fois pieuse et indépendante.

Causes de la haine des Bourbons pour le Concordat. S'il était un acte qui eût servi la puissance du Premier Consul, et eût abrégé pour lui le chemin au trône, c'était incontestablement le Concordat. La paix avec l'Église, la paix avec l'Europe, et le Code civil, avaient été ses trois titres éclatants à l'Empire. Les Bourbons, dans leur exil, avaient senti la portée du Concordat, ils l'avaient plus redouté, plus entravé, plus haï qu'aucun des actes de Napoléon, et ils avaient contribué par leur influence à empêcher beaucoup de prélats de donner au Pape la démission qu'il leur demandait. En effet treize de ces prélats l'avaient refusée, et sur ce nombre dix ou douze vivaient encore. Mais tel avait été le succès du Concordat sur les esprits, que ces refusants n'avaient conservé aucune autorité, et que les prélats nommés par Napoléon et Pie VII aux siéges (p.~249) dont les anciens possesseurs ne s'étaient pas démis, avaient été reconnus, vénérés, obéis, comme ceux qui s'étaient assis sur un siége vacant. Quelques prêtres implacables s'étaient bien obstinés à ne pas reconnaître les évêques dont les prédécesseurs, vivants et non démissionnaires, étaient à Londres, mais ils avaient encouru le titre ridicule et mérité de petite Église, parce qu'il répondait à son étendue et à son importance dans le monde religieux.

Napoléon ayant par sa faute rendu le trône aux Bourbons, son œuvre la plus sensée était menacée de ruine comme les plus folles. En effet, les princes de Bourbon, liés par la Constitution du Sénat, devenue la Charte, étaient obligés en politique, en administration, à respecter certains principes, mais libres en matière religieuse, parce qu'on avait omis de consacrer le Concordat, ils voulaient en cette matière rétablir le passé purement et simplement. Et cette disposition des princes de Bourbon n'était que trop naturelle, car, outre que leurs sentiments religieux les y portaient, ils y étaient contraints par les exigences de leurs amis, contre lesquels ils n'avaient pas ici pour se défendre la ressource d'un article de la Charte. Sévérité des Bourbons à l'égard de Pie VII. Ajoutez qu'ils détestaient non-seulement le Concordat par souvenir du mal qu'il leur avait fait, mais le Pape lui-même, qu'ils ne lui avaient pas encore pardonné ses complaisances envers Napoléon, qu'ils le regardaient comme une espèce de prêtre assermenté, auquel il fallait bien faire grâce, parce que lui aussi était légitime, mais en abolissant de ses œuvres tout ce qu'on pourrait abolir. Or se figure-t-on les conséquences d'une entreprise (p.~250) pareille, c'est-à-dire le Pape révoquant les circonscriptions actuelles pour rétablir les anciennes, demandant une seconde fois leur démission à tous les prélats pour replacer ceux qu'il avait jadis dépossédés, recomposant ainsi tout un clergé dans un esprit de réaction aveugle, c'est-à-dire revenant aux anciennes distinctions d'assermentés et de non assermentés, remettant l'Église en schisme, les prêtres en guerre, les fidèles en confusion, et tandis que le Pape, démentant lui-même son infaillibilité, se serait proclamé le plus faillible des princes, l'Église aurait revendiqué, l'excommunication à la main, les biens ecclésiastiques que les Bourbons s'étaient engagés par la Charte à laisser aux acquéreurs? Il fallait l'ignorance où les émigrés étaient de la France, pour se jeter dans une entreprise qui à chaque pas les aurait fait tomber dans d'inextricables embarras et d'immenses dangers.

Résolution arrêtée de révoquer le Concordat, et refus d'entrer en rapport avec les prélats en fonctions, lorsque l'ancien titulaire existait encore. Pourtant, libres de l'essayer, les Bourbons y étaient résolus, et ils commençaient par ne pas reconnaître certains prélats, par refuser tout rapport avec eux. Déjà le cardinal Maury avait été expulsé de son siége, parce que le comte d'Artois avait déclaré ne pas vouloir être reçu par lui à Notre-Dame le jour de son entrée à Paris. Le cardinal Maury à la vérité, même aux termes du Concordat, n'était pas dans une position régulière. Mais une semblable résolution était prise à l'égard de beaucoup d'autres que le Pape avait institués, parce que les uns étaient assermentés, parce que les autres occupaient des siéges dont les anciens titulaires vivaient à Londres, après avoir en 1802 refusé leur démission (p.~251) au Pape. Ces évêques non démissionnaires s'étaient hâtés de quitter Londres et d'accourir à Paris où on leur avait fait la confidence, qui n'en était plus une, du projet de revenir sur le Concordat. Ils n'avaient pas manqué d'en instruire le clergé tout entier, et sur-le-champ, dans les siéges où deux titulaires étaient en présence, le schisme avait recommencé. Ainsi, à la Rochelle, comme nous l'avons dit, le titulaire nommé par Napoléon en vertu du Concordat, institué par le Pape, réunissant par conséquent la double investiture temporelle et spirituelle, mais ayant pour antagoniste l'ancien titulaire non démissionnaire, avait vu s'opérer dans son clergé une sorte de rébellion. Scandale à la Rochelle. La plupart des prêtres méconnaissaient son autorité, et ne reconnaissaient que celle de l'évêque exilé, réfractaire au Concordat. Cette espèce de schisme avait fait des progrès rapides dans les deux Charentes, la Dordogne, la Vendée, les Deux-Sèvres, la Loire-Inférieure, le Loir-et-Cher, la Sarthe, la Mayenne, de manière qu'on ne savait plus à quelle autorité religieuse accorder obéissance. Par suite de ce désordre, les passions étaient la seule inspiration écoutée. On prêchait contre le Concordat, contre les assermentés, contre les acquéreurs de biens nationaux; on ajoutait ainsi à toutes les effervescences du zèle politique toutes celles du zèle religieux. Scandale à Besançon. À une autre extrémité de la France, dans la Franche-Comté, où l'esprit, quoique modéré sous le rapport politique, était ardent sous le rapport religieux, il se produisait un désordre un peu différent, mais tout aussi grave, et plus scandaleux, s'il est possible. L'archevêque (p.~252) de Besançon, Lecoz, ancien prélat constitutionnel, mais prêtre infiniment respectable, avait été imposé par la fermeté du Premier Consul à la sagesse de Pie VII, et accepté comme l'un des élus du Concordat. Il avait donc obtenu la double institution des pouvoirs temporel et spirituel. Il administrait son troupeau avec piété et décence, mais il avait offert asile dans son diocèse à beaucoup de prêtres assermentés, sans se montrer ni vindicatif ni partial envers les autres. Enfin, on n'avait pas même à son égard le prétexte tiré de l'existence d'un ancien titulaire ayant refusé sa démission et vivant encore. On avait néanmoins prononcé contre sa personne une sorte d'interdit, et, sans lui refuser l'obéissance matérielle pour l'accorder à un compétiteur qui n'existait pas, on le fuyait comme un coupable, on refusait de le voir, et non-seulement lui, mais tous les prêtres qui s'étaient trouvés dans la classe maudite des assermentés. Le préfet était le premier à donner cet exemple déplorable.

Quoique le clergé français dans la conduite inconsidérée qu'il tenait presque partout, ne fût que le complice du gouvernement, il poussait les choses au point d'embarrasser le gouvernement lui-même, et de le gêner outre mesure. Il était impossible en effet de défaire le Concordat sans le Pape, et ceux qui par zèle pour l'Église se mettaient en révolte contre ses actes, ne pouvaient cependant pas la méconnaître au point de vouloir agir sans elle. Il fallait donc, en attendant qu'on eût obtenu de Pie VII la révocation du Concordat, il fallait de toute nécessité reconnaître les autorités religieuses existantes, (p.~253) sous peine de tomber dans une véritable anarchie, car dans diverses parties de la France on était prêt à chasser violemment certains prêtres, et à déposséder les acquéreurs de biens nationaux[9]. Lettre trop vague de M. de Montesquiou pour rétablir l'obéissance envers l'évêque de la Rochelle. M. l'abbé de Montesquiou appréciant les conséquences d'une pareille conduite en signala au Roi le danger, et se fit autoriser à écrire à l'évêque de la Rochelle, titulaire actuel par la double nomination de l'Empereur et du Pape, une lettre dans laquelle on lui disait qu'il devait exiger l'obéissance des prêtres de son diocèse; que ceux qui avaient des scrupules n'avaient qu'à résigner leurs fonctions, et que s'il fallait le secours des autorités séculières pour assurer leur obéissance, ce secours ne lui ferait pas défaut. Mais au silence absolu gardé sur le Concordat dans cette lettre, il était évident que le gouvernement considérait ce traité comme un règlement provisoire, obligatoire en attendant qu'il fût changé, et qu'on ne voulait donner au malheureux prélat qu'une force purement matérielle et nullement une force morale. Aussi la lettre, écrite plutôt pour Paris que pour la Rochelle, ne fut-elle d'aucune utilité sur les lieux, et la police elle-même se vit obligée d'en signaler au Roi la complète inefficacité.

Négociation à Rome pour obtenir la révocation du Concordat. M. de Pressigny, évêque de Saint-Malo, chargé de cette négociation. Pendant ce temps on avait pris le parti de négocier à Rome. Le Roi avait fait choix de l'ancien évêque de Saint-Malo, M. Courtois de Pressigny, et (p.~254) l'avait revêtu de la qualité d'ambassadeur extraordinaire auprès du Saint-Siége. Ses instructions étaient les suivantes. Ses instructions. En conservant pour le Saint-Siége le respect que la maison de Bourbon ne pouvait pas lui refuser, on devait faire sentir doucement à Pie VII qu'il avait été bien faible envers l'usurpation, qu'on voulait l'oublier par égard pour son divin caractère et ses malheurs, mais que si on montrait une telle déférence, il fallait de son côté qu'il se hâtât d'abolir toute trace de ses faiblesses, et déclarât non avenu tout ce qui s'était fait, même avec son concours, depuis l'entrée des Français en Italie, ce qui entraînait la nullité pure et simple du Concordat. On lui demandait comme conséquence immédiate d'une telle résolution de rétablir les anciens siéges au nombre de 135, de remettre sur ces siéges les prélats qui avaient refusé leur démission en 1802, et qui vivaient encore, car, disait la cour de France, ils avaient été persécutés, exilés vingt-cinq ans pour la cause de la vraie foi, et ils avaient autant de titres à rentrer dans leurs diocèses que Louis XVIII à Paris, le Pape à Rome. On demandait donc à Pie VII de revenir à une circonscription que l'Église elle-même avait jugée déraisonnable; on lui demandait de déposséder ceux qu'il avait institués pour rétablir ceux dont il avait exigé la démission et qui lui avaient désobéi, et d'opérer ainsi deux fois en douze ans ce qu'on avait soi-même déclaré exorbitant et illicite lorsqu'il l'avait tenté une première fois! Quelles déplorables et scandaleuses contradictions à imposer à un infortuné pontife, dont l'autorité morale aurait pourtant dû être chère à (p.~255) des princes qui tenaient à placer haut le droit divin, dont ils faisaient découler le droit royal!

Tandis qu'on demande au Pape de révoquer le Concordat, il demande à Louis XVIII de lui rendre Avignon. Mais tandis qu'on préparait cette ambassade, la raison n'était pas beaucoup plus écoutée à Rome qu'à Paris, et Pie VII voulant modifier le Concordat sur quelques points qui touchaient vivement l'Église romaine, avait adressé au roi Louis XVIII un message qui arrivait au moment même où partait pour l'Italie celui que nous venons d'exposer. Après avoir félicité le chef de la maison de Bourbon du rétablissement de sa famille sur le trône de France, le Pape lui témoignait la plus grande confiance dans ses sentiments religieux, lui conseillait de ne pas admettre la Constitution du Sénat (on ne connaissait pas encore à Rome la promulgation de la Charte), le suppliait de repousser la liberté des cultes, et de rendre à l'Église française une dotation en biens fonds; il invoquait en outre sa protection auprès des autres puissances pour faire restituer au Saint-Siége les Légations, Ponte-Corvo, Bénévent (Bénévent appartenait à M. de Talleyrand, qui devait recevoir ce message); et enfin il lui redemandait Avignon, qui était actuellement dans les mains de la France, et que Louis XVIII, disait Pie VII, ne pouvait, en fils aîné de l'Église, refuser de rendre au Saint-Siége!

Certes les révolutions qui se jettent follement vers l'avenir, sans tenir compte du présent, sont souvent bien extravagantes, mais les contre-révolutions, qui veulent revenir vers un passé impossible, ne le sont pas moins, et on ne peut s'empêcher de le sentir en voyant Louis XVIII demander l'abolition (p.~256) du Concordat au Pape qui lui redemandait Avignon!

Heureusement ni l'une ni l'autre de ces prétentions n'avait des chances sérieuses d'être écoutée, mais il restait l'agitation excitée dans une partie du pays, et bien des imprudences commises en matière religieuse que la France était disposée à prendre en très-mauvaise part. On en eut dans ce moment même un triste et fâcheux exemple.

Ferveur religieuse des princes, et de madame la duchesse d'Angoulême. Le comte d'Artois, le duc et la duchesse d'Angoulême, avaient été blessés en rentrant en France d'y voir le dimanche si peu observé, d'y voir dans ce jour destiné au repos et à la prière les boutiques ouvertes le matin, souvent les chantiers remplis d'ouvriers jusqu'au soir, et les lieux d'amusements plus accessibles, plus fréquentés qu'en aucun autre jour de la semaine. Ils étaient surpris, eux qui revenaient d'Angleterre, où la vie est comme suspendue le dimanche, de trouver le catholicisme moins fidèle observateur des préceptes de l'Écriture que le protestantisme, et ils répétèrent plusieurs fois à M. Beugnot, directeur de la police, que c'était là un scandale révolutionnaire qui devait cesser avec le retour des princes légitimes. M. Beugnot, touché de ces reproches, et considérant d'ailleurs le dimanche comme une institution aussi respectable sous le rapport social que sous le rapport religieux, fouilla dans les vieux édits de la monarchie, et même dans les ordonnances de la république fort soigneuse de faire respecter les décadis, et y découvrit des dispositions qu'il crut avoir le droit de faire revivre. Les princes provoquent une ordonnance de police sur l'observation rigoureuse des dimanches et fêtes. En conséquence, le 7 juin il rendit (p.~257) une ordonnance de police prescrivant la rigoureuse observation des dimanches et jours de fête. En vertu de cet arrêté, les boutiques devaient être fermées le dimanche, du matin au soir; les échafaudages, les chantiers, devaient être abandonnés; toute voiture destinée à porter des fardeaux devait cesser de circuler. Les cabarets, les cafés, ne pouvaient être accessibles que l'après-midi, les lieux de danse que le soir, et il n'était permis qu'aux pharmaciens et aux herboristes de tenir leurs portes ouvertes toute la journée. Ces dispositions étaient prescrites sous des peines sévères, comme des amendes de 100 à 500 francs, et la saisie des objets en contravention.

Conséquences matérielles et fâcheux effet de cette ordonnance. C'était méconnaître l'esprit non-seulement de la France nouvelle, mais de la France de tous les temps, aimant la liberté privée plus encore que la liberté politique, ne voulant pas être gênée dans ses allures faciles, même négligées quand il lui plaît de les avoir telles; portée à fronder, à contredire dans les petites choses plus encore que dans les grandes, laissant quelquefois son gouvernement commettre un acte qui peut décider de son sort, et prenant feu tout à coup pour un spectacle frivole qu'on lui interdit; prête à devenir dévote sous un gouvernement incrédule, presque impie sous un gouvernement dévot, et heureusement plus sérieuse que ces singuliers travers ne le feraient supposer. Il y eut un grand émoi dans Paris lorsque le dimanche on voulut obliger à se fermer dès le matin des boutiques qui ne se fermaient que l'après-midi, faire vider des chantiers qui restaient ouverts une (p.~258) grande partie du jour, arrêter des voitures sous prétexte de leur chargement, et appliquer pour ces délits des peines assez graves empruntées à des édits oubliés depuis un siècle. Requérir pour cet office la garde nationale qu'on fatiguait déjà de tant de manières pour la répression de troubles d'un autre genre, n'était guère praticable. Ce fut la garde municipale de Paris, fort occupée elle-même, qu'il y fallut employer, en bravant les cris de la population remuante et laborieuse.

L'effet fut le même dans presque toutes les classes, et le gouvernement qu'on appelait un gouvernement d'étrangers, de nobles, d'émigrés, fut appelé en outre un gouvernement de dévots, et les frondeurs qui se ralliaient déjà de sa politique, se raillèrent bien davantage de sa dévotion. Blâme violent de M. le duc de Berry à l'égard de l'ordonnance sur les fêtes et dimanches. L'impression fut assez forte pour troubler le Conseil, et pour attirer à M. Beugnot de la part de M. le duc de Berry des reproches fort durs, en un langage tout à fait soldatesque.—Vous voulez, lui dit-il, nous faire passer pour des bigots, et vous ne pouviez pas choisir une manière plus sûre de nous dépopulariser en France.—Louis XVIII qui, sans être dévot, voulait la destruction du Concordat, dit lui-même qu'on avait été en cette occasion bien prompt, et au moins imprudent.

Les Bourbons, en trois mois, avaient déjà blessé l'opinion publique dans les points les plus essentiels. Il y avait à peine trois mois qu'on était revenu en France, et déjà, sans mauvaise intention, uniquement pour n'avoir pas su contenir ses amis et soi-même, on avait froissé l'armée par des réductions sans doute inévitables, mais maladroitement associées au rétablissement de la maison militaire (p.~259) du Roi; on avait, par des cérémonies pieuses et dues certainement à la mémoire de Louis XVI, mais accompagnées d'autres fort inconvenantes, blessé les hommes attachés à la Révolution, et on les avait déjà réunis aux bonapartistes qu'ils étaient loin d'aimer; on avait aliéné complétement le clergé modéré, de beaucoup le plus nombreux, par des attaques extravagantes contre les prêtres assermentés et contre le Concordat; on avait alarmé la classe redoutable des acquéreurs de biens nationaux, par les prédications qui avaient été permises en chaire contre la vente des biens d'église, et par une foule de propos qui avaient leur source aux Tuileries mêmes; on avait enfin, par des mesures de police irréfléchies, blessé cette puissante classe moyenne, qui, sans être impie, veut rester libre dans ses croyances et ses usages, être religieuse s'il lui plaît, ou le contraire s'il lui convient. On allait de la sorte en toutes choses au rebours non-seulement des intérêts et des lumières, mais des mœurs, des goûts, des travers même du temps et du pays.

La réunion des Chambres était un moyen prochain et salutaire d'arrêter le gouvernement dans sa marche fâcheuse. Ces divers actes, produits coup sur coup, devaient ressortir à un tribunal fort élevé, heureusement sage, et peu disposé à se laisser dominer par les influences de cour, celui des deux Chambres instituées par la Charte. Le Roi, comme on doit s'en souvenir, les avait réunies le 4 juin, pour leur communiquer la Charte, et les mettre en mesure d'entreprendre leurs travaux. Les Chambres, assemblées le 4 juin, commencent par s'occuper de leur règlement. Elles n'avaient pas cessé depuis de s'assembler, et elles s'étaient d'abord occupées de leur règlement, qui devait précéder tout autre travail, car avant de délibérer il fallait nécessairement (p.~260) qu'elles déterminassent la forme de leurs délibérations. Après quelques débats elles s'étaient entendues, et avaient adopté le système de règlement qui était reconnu le plus propre à favoriser l'examen paisible et sérieux des questions. Adoption des principes qui ont prévalu depuis dans la tenue des assemblées. Le terrible souvenir du comité de salut public avait rendu pour jamais odieuse l'institution des comités permanents, s'emparant de certaines parties du gouvernement, comme les finances, la guerre, la politique extérieure, la justice, la police, s'y établissant en souverains, et y exerçant un dangereux, quelquefois un sanglant despotisme. Mais comme il faut que toute assemblée se sous-divise pour examiner chaque question dans le calme des réunions particulières, les Chambres adoptèrent la division en bureaux de vingt ou trente membres, qui devaient se renouveler chaque mois au sort, examiner sommairement les affaires qui leur seraient soumises, et transmettre à une commission nommée par eux le soin de les approfondir et d'en faire rapport à l'assemblée en séance générale. Cette forme de travail adoptée, le règlement tout entier devait s'ensuivre, et c'est celui qui a prévalu, et qui prévaudra toujours, lorsqu'on voudra se soustraire à la tyrannie des partis.

Constitution des Chambres, et nomination de M. Lainé comme président de la Chambre des députés. Leur règlement terminé, les deux Chambres s'étaient constituées, et en avaient fait part à la royauté. La Chambre des députés, ci-devant Corps législatif, avait présenté cinq candidats, entre lesquels le Roi devait, d'après la Charte, choisir un président. Le Roi choisit M. Lainé, qui avait réuni le plus grand nombre de voix, et qui était redevable de cette double préférence à un talent élevé, (p.~261) à un caractère sérieux, et au rôle qu'il avait joué en décembre précédent, lorsque, rapporteur du Corps législatif, il avait excité à un si haut point la colère de Napoléon. La Chambre des députés ainsi constituée, commença immédiatement ses travaux.

Au milieu du réveil de toutes les passions politiques étouffées si longtemps, c'était une circonstance grave que l'entrée en fonctions des deux Chambres, ne voulant à aucun prix ressembler aux assemblées de l'Empire quoiqu'elles fussent ces mêmes assemblées, l'une continuée aux deux tiers, l'autre en entier, et bien résolues à ne pas retomber dans la soumission qu'on leur avait tant reprochée. Esprit des Chambres en 1814. Heureusement elles étaient composées d'hommes sages, expérimentés, et imbus de l'esprit dont le gouvernement aurait dû être pénétré lui-même. Ces hommes n'avaient pas désiré les Bourbons, mais Napoléon devenu impossible, ils les avaient rappelés comme nécessaires, et souhaitaient de bonne foi que ces princes fussent conciliables avec la France, telle qu'une immense révolution l'avait faite. Ils ne voulaient rien précipiter, ils étaient même décidés à tolérer beaucoup de fautes, mais à condition que la direction générale du gouvernement serait sensée, et tournée vers le véritable but auquel on devait tendre.

Juillet 1814. Le gouvernement de son côté, voyant le règlement terminé, ce qui avait pris le mois de juin, et sentant que divers actes fort irréfléchis allaient trouver auprès des Chambres des juges sévères, s'était demandé quelle conduite il convenait de tenir envers elles. Opinion de M. de Montesquiou sur la manière de se conduire envers les Chambres. M. de Montesquiou, qui avait la mission comme (p.~262) ministre de l'intérieur, et la prétention comme ancien membre de la Constituante, de se présenter aux Chambres et de s'y faire écouter, avait conseillé de se renfermer dans une extrême réserve à leur égard, de leur proposer peu de chose, d'éluder autant que possible ce qui viendrait de leur initiative, et le budget obtenu, le système des finances arrêté, de les ajourner pour leur donner du repos et en prendre soi-même. Il s'était fondé sur l'opinion plus fausse que vraie, mais très-répandue, que n'ayant pas les moyens de patronage qui existent en Angleterre, on ne pourrait pas conduire aisément les Chambres françaises, et que n'étant pas assez puissant, il fallait être prudent avec elles. Cette opinion bientôt déjouée par le résultat. M. le duc de Berry se récria fort contre une manière d'agir qui devait annuler ou amoindrir l'autorité royale, mais on le laissa dire, habitué qu'on était à ses saillies, et on accorda plus de confiance aux conseils de M. de Montesquiou, sauf à modifier selon les événements le plan de conduite imaginé par ce ministre.

Mais les Chambres allaient, quoi qu'on fît, obliger le gouvernement à se produire, à se manifester, en se manifestant vivement elles-mêmes. À peine la Chambre des députés était-elle constituée, que les propositions s'y succédèrent rapidement. Première proposition de M. Bouvier-Dumolard assez froidement accueillie. Un ancien préfet impérial, membre autrefois de diverses assemblées, homme de sentiments honnêtes et chaleureux, mais ami du bruit, et ayant le goût de parler plus qu'on n'avait alors celui d'écouter, M. Bouvier-Dumolard proposa d'adresser une supplique au Roi, pour réclamer une loi par laquelle on déclarerait que les deux Chambres étaient le vrai (p.~263) parlement de France, et le seul ayant droit de porter ce titre. M. Bouvier-Dumolard voulait par ce moyen assurer immédiatement aux deux Chambres françaises le rôle et le titre des chambres anglaises, et de plus répondre à une protestation dont on s'entretenait beaucoup, et qu'on disait avoir été faite contre la Charte par les membres survivants des anciens parlements. La proposition trop vague de M. Dumolard n'eut pas de suite, mais elle en aurait eu si la protestation dont on parlait avait présenté un caractère plus sérieux. Deux autres propositions suivirent celle-là, et obtinrent beaucoup plus de retentissement.

Proposition de M. Durbach, relative à l'ordonnance sur la presse, et à l'ordonnance sur les fêtes et dimanches. Un député de l'Alsace, M. Durbach, dépourvu de prétentions personnelles, mais animé de sentiments très-ardents, et fréquentant beaucoup les hommes de la Révolution, attaqua, comme contraires à l'esprit de la Charte, l'arrêté de police sur les fêtes et dimanches, et l'ordonnance royale qui avait placé la presse sous les règlements de librairie de l'Empire. Il soutint qu'un directeur de la police n'avait pas le droit de prononcer des pénalités, sous prétexte qu'on les empruntait à d'anciens édits, et que la Charte ayant promis la liberté de la presse, il n'était conforme ni à son texte ni à son esprit, de laisser la presse quotidienne sous l'autorité des censeurs. Effectivement, les journaux et les brochures étaient soumis à une inspection préalable, qui au surplus s'exerçait avec beaucoup de ménagement, car on avait mis à la tête de la librairie un professeur de philosophie illustre, appelé à devenir l'un des personnages les plus considérables de l'époque, (p.~264) et destiné à rester un écrivain du premier ordre, M. Royer-Collard, partisan décidé des Bourbons, mais esprit fier, indépendant et libéral. Il n'aurait certainement pas couvert de son nom un exercice tyrannique de la censure. Pourtant elle existait; le directeur de la police mandait quelquefois les principaux rédacteurs des journaux, et en se bornant à leur donner des conseils, les maintenait dans une certaine mesure qui n'empêchait pas les feuilles royalistes de se permettre souvent un langage des plus violents. M. Durbach dénonça l'ordonnance relative à la presse, et l'arrêté sur la célébration des fêtes et dimanches, avec une rudesse de langage à laquelle on n'était pas accoutumé, et qui lui valut le rejet de ses propositions. Cette proposition repoussée à cause de la violence de la forme, est adoptée quelques jours après, lorsqu'elle est reproduite par M. Faure en termes modérés. Toutefois on sentait que ces propositions étaient fondées, et on était généralement disposé à les accueillir lorsqu'elles seraient présentées et soutenues avec plus de modération. Quelques jours après, M. Faure, suscité par une partie notable de la Chambre, déposa une nouvelle proposition relative à la presse seulement, et tendant à supplier le Roi de faire préparer une loi sur l'exercice du droit d'écrire. C'était dire assez clairement qu'on regardait comme illégale l'ordonnance qui avait replacé ce droit sous la police de l'ancienne librairie. La proposition de M. Faure fut votée à l'unanimité.

Quant à l'arrêté relatif à l'observation des fêtes et dimanches, on était embarrassé de prendre un parti, car c'était une matière sur laquelle il était difficile d'adopter des prescriptions absolues. À faire une loi, il n'était guère possible d'y insérer d'autres (p.~265) dispositions que celles qui étaient contenues dans l'arrêté de M. Beugnot, car on ne pouvait pas déclarer officiellement que le dimanche ne serait qu'à demi observé, et on ne pouvait pas non plus reproduire des prescriptions qui avaient causé dans le public l'impression la plus fâcheuse. N'osant donc ni les abroger, ce qui eût semblé l'abolition du dimanche, ni les maintenir, ce qui eût froissé plus vivement encore l'opinion fortement indisposée, on renvoya la question à une commission pour l'examiner sérieusement et en silence.

Cette promptitude des députés à se saisir des sujets qui occupaient l'attention publique, prouva bientôt combien on s'était abusé en croyant qu'il serait aisé de mesurer aux Chambres leur participation aux affaires, qu'il suffirait par exemple d'un peu de réserve pour les tenir à distance, comme on fait avec un indiscret dont on se débarrasse en ne lui parlant pas de ce dont il est le plus pressé de parler. Lorsqu'on se décide à introduire les assemblées dans le gouvernement, il ne faut pas le faire à moitié, car elles forcent les portes qu'on ne voudrait qu'entr'ouvrir. Il faut, si on les admet, les admettre franchement, agir à leur égard avec confiance et résolution, et on parvient ainsi à les conduire, si on sait ce qu'on veut, si ce qu'on veut est avouable, si on le veut fortement, et si on a le talent de communiquer par la parole sa volonté aux autres. Alors les assemblées s'associent au gouvernement, s'y intéressent, se passionnent pour lui, et, d'obstacles qu'elles étaient, deviennent une force véritable.

Le gouvernement comprit qu'il était impossible (p.~266) d'éluder la difficulté, et que la Chambre des députés s'appuyant sur l'article 8 de la Charte, lequel déclarait la presse libre moyennant la répression légale de ses abus, ne pouvait pas être éconduite, comme l'auteur d'une proposition sans écho dans le pays. La première proposition, celle de M. Durbach, ayant été rejetée à cause de sa forme, la seconde, celle de M. Faure, présentée dans des termes modérés, ayant été votée à l'unanimité, il était évident que le vœu d'une loi sur la presse reviendrait sans cesse, que ce vœu serait accueilli par la Chambre des pairs, et qu'il arriverait irrésistible au pied du trône.

Le Roi reconnaît qu'il faut se rendre aux vœux manifestés par la Chambre des députés, et fait préparer un projet de loi sur la presse. Le Roi le sentit, et le Conseil ayant été convoqué à cette occasion, il lui dit: La première proposition a été repoussée parce que Durbach a cassé les vitres, mais la seconde, exposée avec modération, a été adoptée à l'unanimité. Il faut donc nous rendre de bonne grâce, si nous ne voulons avoir la main forcée.—On suivit l'avis fort sage du Roi. Il y avait d'ailleurs une manière de s'y prendre qui lui convenait fort, c'était de faire consacrer par une loi le régime existant. Ce régime était celui de l'Empire; il soumettait les livres à la censure, et quant aux journaux, les livrait comme chose vulgaire à la surveillance de la police, qui, pendant le règne de Napoléon, n'avait guère tourmenté leur insignifiance. Cependant, depuis la chute de l'Empire, les passions s'étant réveillées, et les journaux, qui en étaient l'expression quotidienne, ayant acquis une importance que les brochures partageaient selon leur degré d'à-propos, la police avait été obligée de (p.~267) s'en occuper beaucoup plus qu'elle ne l'avait jamais fait. Elle avait cherché, sans y réussir, à modérer la presse royaliste, elle avait traité avec assez d'indulgence la presse libérale, qui était encore fort timide, et dans l'un et l'autre cas elle avait été obligée d'intervenir souvent. C'était assez pour que cette intervention, fréquemment exercée, devînt incommode, et presque insupportable.

Dispositions essentielles du nouveau projet. M. de Montesquiou, chargé de rédiger le projet de loi, n'hésita pas à prendre pour base les règlements impériaux. Il établit une distinction en faveur des livres, qu'il proposa de traiter autrement que les brochures et les journaux. Il distingue les livres des journaux, et en accordant la liberté pour les livres, propose la censure pour les journaux. Pour distinguer les livres des brochures et journaux, il eut recours au volume des écrits, et adopta pour la limite qui les séparerait le terme de trente feuilles d'impression (480 pages in-octavo). Tout écrit de cette étendue était considéré comme livre, et à ce titre affranchi de l'intervention préalable de l'autorité, à cause du travail qu'il supposait, des lecteurs plus sérieux et moins nombreux auxquels il s'adressait. Les autres (ceux qui auraient moins de 480 pages), périodiques ou non, devaient être soumis à un examen préalable, c'est-à-dire à la censure, et ajournés, si on jugeait que leur publication immédiate offrît des inconvénients. Afin d'adoucir la rigueur de cet examen préalable, il fut dit que la défense de publier ne serait que suspensive, et qu'à l'ouverture de chaque session, une commission de trois pairs et de trois députés examinerait comment avait été exercée la censure des écrits. Ce tempérament était de peu de valeur, car pour les articles de journaux et pour (p.~268) les brochures, un ajournement de quelques mois équivalait à l'interdiction absolue. De plus les imprimeurs étaient soumis à la police administrative, et en cas de délit pouvaient être privés de leur brevet, ce qui les constituait eux-mêmes censeurs préalables des écrits qu'ils étaient chargés d'imprimer.

La loi n'eût soulevé aucune difficulté sérieuse, si elle eût été annoncée comme temporaire, et demandée en raison des circonstances qui étaient à la fois nouvelles et graves. Mais vouloir faire considérer la censure comme une institution fondamentale, contenue dans la Charte, était une prétention téméraire, que le présomptueux abbé de Montesquiou pouvait seul concevoir. Il se fit fort de réussir, et fut autorisé à présenter le projet de loi dont nous venons d'exposer les bases.

Le projet porté à la Chambre des députés par MM. de Montesquiou, de Blacas et Ferrand. Il le porta à la Chambre des députés accompagné de M. de Blacas, ministre de la maison du Roi, et de M. Ferrand, ministre d'État. M. de Blacas était là comme l'homme du Roi, M. Ferrand comme le publiciste du parti royaliste. On ne pouvait donc accorder au projet une escorte plus considérable. La Chambre des députés fut très-flattée de voir la couronne se rendre si vite à ses vœux, et même avant que ces vœux eussent été confirmés par la pairie. Elle accueillit gravement et respectueusement le projet de loi, qu'elle envoya tout de suite à une commission.

Vive et heureuse animation produite dans les esprits par le projet présenté. À peine connu, ce projet imprima aux esprits une commotion des plus vives. Jusque-là on n'avait été occupé que des querelles suscitées par la transition d'un régime à l'autre. C'étaient des militaires (p.~269) se plaignant de la partialité qu'on manifestait pour les soldats de Condé ou de la Vendée, des révolutionnaires s'offensant des récriminations des royalistes, des acquéreurs de biens nationaux s'alarmant des attaques auxquelles était en butte toute une classe de propriétés; et par contre on entendait des officiers de l'ancien régime, des prêtres, des émigrés, se plaindre de ce qu'on était trop caressant pour les militaires de l'Empire, trop indulgent pour des révolutionnaires couverts de sang, trop protecteur pour des détenteurs de biens usurpés. Enfin on était saisi d'une question de principe qui ne touchait ni aux intérêts ni aux passions des partis. Elle excita, nous le répétons, une animation d'esprit fort vive, mais non pas orageuse, et elle occupa particulièrement les hommes éclairés, qui étaient pressés d'entrer dans les voies ouvertes par la Charte.

Disposition des esprits en 1814 à l'égard de la liberté de la presse. La manière d'envisager les questions dépend beaucoup des impressions du moment. La liberté de la presse, qui en France a eu des fortunes si diverses, était alors jugée plus favorablement qu'elle ne le serait même aujourd'hui, parce qu'au lieu d'être au lendemain des agitations de la République, on était au lendemain du despotisme de l'Empire. On venait d'apprendre ce qu'un pouvoir non contredit était capable de faire, et on se disait que s'il y avait eu quelque liberté de langage dans les corps de l'État ou dans les journaux, un conquérant aveuglé n'aurait pas pu perdre en Espagne, en Russie, en Allemagne, un million de Français, nos frontières, et lui-même. En remontant en arrière, il est vrai, on trouvait les désordres de la Révolution. Mais ces (p.~270) désordres on ne pouvait guère les imputer à la presse. En effet, tandis que de nos jours nous avons vu la presse, au milieu d'un pays calme et peu passionné, soulever des tempêtes, en 1792 et 1793 le pays mu par ses propres passions n'avait dû ses égarements qu'à lui seul, et avait même rencontré dans la presse quelque résistance à ses fautes quand elle avait été libre. Les souvenirs soit de l'Empire, soit de la révolution n'étaient donc pas contraires à la liberté de la presse. De plus les grands événements qui venaient de s'accomplir, étaient un argument puissant en faveur de tous les genres de liberté. On avait vu effectivement la Révolution française partant des idées les plus simples et les plus justes arriver bientôt aux plus étranges conceptions, parcourir successivement le cercle entier des égarements humains, puis revenir aux vérités qui avaient été son point de départ, et pousser même le repentir jusqu'au rappel de la dynastie dont le chef avait été envoyé à l'échafaud. En présence d'un tel spectacle on se disait qu'après tout, en laissant la vérité et le mensonge aux prises, la vérité finissait par l'emporter, et on avait dans la liberté une confiance, hélas! bien altérée aujourd'hui.

Nous ne parlons ici ni des émigrés qui apercevaient dans toute institution libre un retour au régime de 1793, ni des révolutionnaires que l'aspect seul des Bourbons remplissait d'une sorte de fureur. Nous parlons de la masse paisible, impartiale, et en particulier des hommes intelligents, qui voulaient pousser la France dans les voies où l'Angleterre a trouvé la liberté avec la grandeur. Quant à ceux-là (p.~271) ils étaient assez confiants, et ne songeaient guère à enchaîner la presse. Les ennemis qu'elle avait se rencontraient plutôt parmi les hommes de gouvernement, qui, au nom de l'expérience, demandaient qu'on mît des bornes à son action. Mais ces derniers, issus en général de la Révolution et de l'Empire, semblaient plutôt défendre leur situation personnelle que soutenir un principe. Beaucoup de royalistes même étaient assez bien disposés pour la presse quotidienne, dont ils se servaient avec avantage contre les révolutionnaires, et on entendait de jeunes hommes, à la fois royalistes et constitutionnels, dire qu'il ne fallait pas sacrifier la plus précieuse des libertés du pays pour protéger quelques parvenus qui n'avaient d'autre souci que d'assurer leur importance et leur repos.

Dans les nombreux salons de la capitale, qui prenaient à la politique un intérêt tout nouveau, la question fut vivement agitée, et en général dans un sens favorable à la presse. Défense de la presse par M. Benjamin Constant et par le Journal des Débats. M. Benjamin Constant la défendit avec autant d'esprit que de force d'argumentation. Un journal qui s'était acquis une grande popularité sous l'Empire par le seul mérite alors possible, celui d'une excellente critique littéraire, et qui était ardemment voué à la cause des Bourbons, le Journal des Débats, soutint la liberté de la presse avec une extrême chaleur, et de ce point de vue, que la presse devait être particulièrement chère aux royalistes, car si elle avait été libre sous l'Empire et sous le comité de salut public, un million de Français n'auraient pas succombé dans des guerres folles ou sur l'échafaud.

(p.~272) Examen de la loi par la commission des députés. La commission de la Chambre des députés examina la loi dans cet esprit, et ne lui fut pas favorable. Prétendre trouver la censure dans l'article 8 de la Charte, parut une prétention peu sincère. Si on était venu dire franchement que l'auteur de la Charte avait entendu donner la liberté de la presse, qu'il l'entendait encore, mais que dans l'intérêt d'un ordre de choses tout nouveau, on demandait une suspension momentanée de cette liberté; si on était venu ainsi avouer qu'on regardait la censure non comme un régime permanent, mais comme la simple suspension temporaire d'un droit reconnu, on eût été écouté. Au contraire on blessa, on inquiéta la commission en soutenant que la Charte avait voulu instituer la censure par ces mots de l'article 8: Les Français ont le droit de publier et de faire imprimer leurs opinions, en se conformant aux lois gui doivent réprimer les abus de cette liberté. Discussion des mots prévenir et réprimer. C'était d'abord vouloir faire considérer la censure comme un principe de la Charte, c'était dès lors inspirer du doute sur la bonne foi qui présiderait à l'interprétation de cette Charte, c'était se livrer à une subtilité bien puérile que de soutenir, ainsi qu'on le fit, que par réprimer on avait voulu dire prévenir. En effet, suivant les défenseurs du projet, toute loi qui se bornerait à punir les délits, et ne songerait pas à les empêcher, aurait uniquement pour but la vengeance, et non la sécurité publique. Réprimer, dans la véritable langue législative, signifiait donc prévenir. Cette subtilité irrita par son défaut de franchise. On répondit que toute loi prévenait, par cela seul qu'elle réprimait; qu'en punissant les délits passés (p.~273) elle empêchait les délits futurs par la crainte du châtiment; qu'elle n'avait pas une autre manière de prévenir; qu'elle laissait accomplir chaque acte avant de rechercher s'il était bon ou mauvais, qu'autrement il faudrait arrêter toutes les actions humaines avant leur accomplissement de peur qu'elles ne devinssent coupables, il faudrait empêcher l'homme d'aller, de venir, de vivre pour ainsi dire, si on entendait exercer l'autorité de la loi non sur l'acte accompli, mais sur l'acte possible. Laissant d'ailleurs de côté ces arguties, on demanda ce qu'était la censure, si elle n'était pas exactement la négation de la liberté de la presse; si en tout pays où cette liberté était inconnue, le régime ne se bornait pas purement et simplement à soumettre les écrits à l'autorité avant leur publication, pour obtenir la permission de les publier; si donc, en imposant l'examen préalable, on ne refusait pas cette liberté de la presse, liberté fondamentale et presque inséparable de celle de la tribune, et si on ne venait pas, deux mois après la publication de la Charte, retirer un de ses articles les plus essentiels, et cela quand rien de nouveau ne s'était passé dans le pays, rien dont on pût justement s'effrayer, et si au contraire il ne s'y passait pas quelque chose de très-heureusement nouveau, c'est que malgré beaucoup d'intérêts froissés, malgré beaucoup d'imprudences du parti dominant, la France, d'abord étonnée du retour des Bourbons, revenait à eux et s'attachait à leur gouvernement.

Répugnance invincible à admettre que la censure soit dans la Charte. Ces arguments avaient une grande force, et c'était précisément l'obstination à soutenir que la censure (p.~274) se trouvait dans la Charte, qui blessait les membres de la commission, car indépendamment du mensonge, on faisait ainsi de la censure un principe, et une institution perpétuelle. On les eût apaisés sur-le-champ par l'aveu sincère de ce qu'on désirait, et par la demande d'une suspension momentanée de la liberté de la presse. Il y avait dans la commission un homme âgé, mais vert, plein d'esprit, de vivacité méridionale, de bonne foi, de courage, et jouissant d'une brillante renommée littéraire, c'était M. Raynouard. Rôle de M. Raynouard dans cette discussion. Il avait partagé avec M. Lainé l'honneur de la résistance à Napoléon, dans la session du mois de décembre précédent, et il avait tenu en cette occasion un langage aussi ferme qu'élevé. Il était de ces hommes éclairés, si nombreux alors, qui voulaient la monarchie tempérée par la liberté, les Bourbons liés par une constitution sage. Il était de plus écrivain, et en cette qualité fort attaché au droit d'écrire. Il exerça une grande influence sur la commission, et en punition de l'entêtement qu'on mettait à soutenir le projet tel qu'il était, il en proposa le rejet. Une partie de la commission, reconnaissant qu'il avait raison, mais craignant d'infliger au gouvernement un échec trop grave, proposa de faire ce que le ministère aurait dû faire lui-même, c'est-à-dire d'avouer que la liberté de la presse était en principe dans la Charte, mais de déclarer qu'en raison des circonstances on prenait le parti de la suspendre momentanément. M. Raynouard fait rejeter le projet par la commission à la majorité d'une voix. M. Raynouard ne se contenta pas d'une concession pareille, insista sur sa proposition, fit adopter le rejet pur et simple du projet à la majorité d'une voix, et fut (p.~275) nommé rapporteur de cette résolution. La minorité proposa au contraire l'adoption de la loi, avec les trois amendements qui suivent: La minorité de la commission l'accepte avec des amendements. 1o La limite entre les écrits affranchis ou non affranchis de la censure serait changée, et il suffirait qu'un écrit eût 20 feuilles au lieu de 30 feuilles (320 pages au lieu de 480), pour être dispensé de l'examen préalable; 2o la censure ne durerait que jusqu'à la fin de 1816; 3o enfin les opinions des membres des deux chambres ne seraient point soumises à la censure.

Août 1814. Affluence à la Chambre des députés le jour où M. Raynouard fait son rapport. Le jour où M. Raynouard présenta son rapport, l'affluence au palais de la Chambre fut considérable. On n'avait jamais vu pour les séances du Corps législatif un pareil empressement. Le public qui accourait ainsi était un public à mille nuances, comme la France depuis trois mois. C'était dans l'émigration la portion instruite, acceptant la Charte par nécessité, mais ayant pour les choses de l'esprit un goût aussi ancien que la noblesse française; c'étaient parmi les amis de la liberté, des hommes nouveaux, acceptant les Bourbons comme les autres la Charte, par nécessité, mais très-disposés à recevoir la liberté de leurs mains, et résolus à leur être fidèles s'ils étaient sincères; c'étaient dans les partis mécontents, les révolutionnaires, les militaires, les partisans de l'Empire, se déguisant en amis de la liberté, et le devenant sans s'en apercevoir. Les uns et les autres étaient attirés par des motifs divers, ceux-ci par l'intérêt qu'ils portaient au gouvernement, ceux-là par le plaisir de le voir contredire, beaucoup par zèle pour la question soulevée, tous enfin par la curiosité, et il faut le dire par un (p.~276) goût tout nouveau pour la discussion éloquente des affaires publiques, qui venait de se développer dans notre pays. Goût naissant en France pour l'éloquence de tribune, et pour les discussions politiques. Il suffit chez une nation vive qu'un goût l'ait longtemps dominée, pour qu'elle soit prête à en éprouver un autre. Si la France avait ressenti le goût des scènes militaires, elle avait eu, hélas, le temps de le satisfaire! Dix-huit ans de suite, elle avait eu les yeux fixés sur un seul homme, et au signal de cet homme elle avait vu le sang couler à flots, sans autre résultat final que sa propre ruine! Il fallait désormais d'autres tableaux à son patriotisme et à son esprit. Le spectacle d'hommes remarquables par le caractère, l'intelligence, le talent, pensant différemment les uns des autres, se le disant vivement, rivaux sans doute, mais rivaux pas aussi implacables que ces généraux qui en Espagne immolaient des armées à leurs jalousies; occupés sans cesse des plus graves intérêts des nations, et élevés souvent par la grandeur de ces intérêts à la plus haute éloquence; groupés autour de quelques esprits supérieurs, jamais asservis à un seul, offrant de la sorte mille physionomies, animées, vivantes, vraies comme l'est toujours la nature en liberté, ce spectacle intellectuel et moral commençait à saisir et à captiver fortement la France. Les militaires fatigués eux-mêmes de donner le spectacle de leur propre sang versé à flots, n'étaient pas les moins pressés d'assister à ces luttes, et de s'y mêler. On ne connaissait pas encore de grands talents; on les cherchait, on les espérait, on y croyait, par l'habitude de voir la France produire toujours ce dont elle a besoin. Elle n'avait pas manqué de généraux (p.~277) en 1792, on était certain qu'elle ne manquerait ni d'hommes d'État ni d'orateurs en 1814! Le rapport de M. Raynouard, un peu diffus, un peu académique, n'ayant pas encore la simplicité et le nerf du langage des affaires, que la pratique pouvait seule donner à l'éloquence française, fut écouté avec une religieuse attention. Il contenait du reste toutes les raisons, les médiocres et les bonnes, et il fit effet. Le soir on n'avait pas dans Paris d'autre sujet de conversation.

La discussion remise au 5 août. La discussion avait été remise au 5 août. Ce jour-là les tribunes se trouvant pleines, le public s'était introduit dans la salle même des délibérations, et avait envahi les siéges réservés aux députés. Sous l'impression restée très-vive des scènes de la Révolution, on avait, par un article du règlement, interdit à tout individu qui n'était pas membre de la Chambre l'entrée de l'intérieur de la salle. L'article fut invoqué par quelques députés alarmés du spectacle qu'offrait le palais de la Chambre, et le président ordonna la sortie des étrangers. Cet incident fit remettre la séance au lendemain, au grand déplaisir des nombreux assistants accourus pour être témoins de scènes si nouvelles, si recherchées des curieux.

Le lendemain 6 les débats s'ouvrirent. L'éloquence de tribune, alors inexpérimentée, ne pouvait pas encore se passer de discours écrits, et ne savait pas soutenir une discussion, en suivre toutes les évolutions imprévues, avec l'élocution prompte et inspirée du moment. Chacun apportait le développement écrit de son opinion, le lisait, et obtenait l'attention qu'on accorde à une lecture faite en (p.~278) commun. Mais enfin, quel que soit le mode de discussion adopté, toutes les raisons pour et contre parviennent à se produire, et avec de la patience un sujet finit toujours par s'éclaircir.

Arguments des adversaires du projet de loi. Les adversaires de la loi repoussèrent durement, et de manière à ne pas leur permettre de reparaître, les arguties dont les mots réprimer et prévenir avaient été l'occasion. Ils insistèrent sur cet argument que la liberté de la presse était bien réellement contenue dans l'article 8 de la Charte, que la censure en était la négation absolue, et qu'il était étrange de l'apporter un mois après la promulgation de la Charte. Ils demandèrent ce qu'il pouvait être survenu de nouveau, pour qu'on retirât si vite un droit spontanément accordé au pays par la royauté! Après ces observations empruntées à l'esprit et au texte de la Charte, la raison le plus souvent mise en avant par les orateurs du parti libéral, c'est que tout avait été dit depuis vingt-cinq ans, c'est que toutes les folies imaginables s'étaient produites, qu'on n'en pouvait pas concevoir une qui n'eût vu le jour, soit à la tribune des clubs, soit dans les journaux; que si l'esprit public avait pu tomber en démence il y serait tombé, qu'il était resté pourtant sage et sensé, et que la preuve c'était le retour actuel à tout ce qu'il y avait de vrai dans les opinions monarchiques et libérales de 1789, c'était l'adhésion presque universelle aux Bourbons et à la Charte. Ils soutinrent donc qu'il fallait se confier à la liberté, et n'être pas toujours à la craindre; que d'ailleurs dans les temps qu'on avait traversés la liberté de la presse, lorsqu'elle avait existé, avait servi de frein aux excès de la (p.~279) démocratie et du despotisme; que si elle avait été libre elle eût résisté à Robespierre comme à Napoléon; qu'en Angleterre même elle était une limite à l'omnipotence du parlement, omnipotence redoutable qui n'avait pas d'autre contre-poids possible, et qu'en France, au moment de se donner cette forme de gouvernement, il était sage de lui opposer ce puissant correctif, le seul qu'on pût imaginer.

Arguments de ceux qui veulent admettre la loi en lui faisant subir des amendements. Toute cette argumentation, en un mot, était fondée sur l'opinion que la révolution était finie, qu'on était au lendemain non à la veille de ses égarements. Les partisans du gouvernement se rangèrent derrière la minorité de la commission, qui n'osait soutenir le projet de loi qu'à condition de l'amender, et firent valoir sans beaucoup d'effet les raisons ordinairement données contre la liberté de la presse, contre cette faculté continuelle, disait-on, d'agiter les esprits et de les pousser à toutes les exagérations. Ils ne produisirent une sensation véritable qu'en alléguant l'intérêt des personnes, et en présentant à cet égard des arguments auxquels la presse malheureusement n'a encore répondu, sous aucun régime, par une conduite équitable et modérée. Qui est-ce qui protégerait, demandait-on, les personnes contre le débordement de la presse, si on ne la soumettait à l'examen bienveillant d'hommes sages, connus, soumis eux-mêmes au jugement d'une commission des deux Chambres? Fallait-il donc, pour exister en repos, être réduit à savoir se défendre avec la plume ou avec l'épée? Supposez, dit un député, supposez un pamphlétaire du talent de Beaumarchais, faudra-t-il, pour se soustraire à (p.~280) ses attaques, avoir son talent empoisonné? Supposez un écrivain spadassin, et il s'en trouvera, faudra-t-il être un maître d'armes éprouvé pour se faire respecter? Une décision des tribunaux est un faible dédommagement quand il s'agit de sa femme ou de sa fille, ou bien, quand il s'agit de soi, de ces accusations personnelles dont l'allégation seule désole l'âme, et y laisse des souvenirs ineffaçables!

La majorité de la Chambre, par des raisons fort sages, incline à voter la loi avec des amendements. Ces fortes raisons auxquelles il n'y a d'autre réponse que l'habitude qu'on acquiert avec le temps de mépriser la calomnie, habitude que personne ne pouvait avoir acquise alors, et qui du reste ne s'acquiert qu'au prix de cruelles douleurs, ces raisons produisirent un certain effet, mais furent impuissantes devant une idée entrée dans tous les esprits, c'est que la liberté de la presse était dans la Charte, que la censure n'y était pas, qu'il fallait par conséquent ne faire qu'une loi de circonstance. La majorité de la Chambre, conciliante de sa nature, ne voulant pas donner tort à la majorité de la commission qui avait raison, ne voulant pas non plus faire subir un échec à la royauté dans sa première proposition de loi, appréciant aussi à un certain degré le danger de déchaîner tout à coup la presse à une époque où beaucoup de passions étaient encore en présence, la majorité inclinait visiblement vers l'avis de la minorité de la commission, lequel consistait à adopter la loi après l'avoir amendée.

Le Roi, aussi sage que la majorité de la Chambre, admet les amendements désirés. C'est ce que tous les amis du gouvernement déclarèrent aux ministres, qui en instruisirent le Roi. En effet, deux ans de censure étaient, après tout, une assez grande ressource pour passer les premiers (p.~281) moments, et représentaient un espace de temps bien long dans notre siècle agité. C'était, de plus, une sorte de conciliation qui épargnait au gouvernement un échec grave. Le Roi, avec une modération dont il fallait lui savoir gré, car dans notre pays la royauté n'a pas souvent montré autant de sagesse, le Roi consentit aux amendements proposés par la minorité de la commission, et admit ainsi que la loi tomberait de droit en 1816, si les Chambres ne la renouvelaient point; que la limite entre les écrits affranchis ou non affranchis de la censure serait reportée de 30 feuilles à 20; enfin, que les opinions des membres des Chambres seraient exemptes de tout examen préalable. Discours de M. de Montesquiou sur la presse. M. de Montesquiou, prenant la parole, après une discussion de cinq jours, commença par annoncer l'adhésion du Roi aux amendements de la minorité de la commission, puis, dans un discours facile, modéré, débité de mémoire et avec aisance, éluda la difficulté principale, celle de savoir si la censure était ou n'était pas dans la Charte; revendiqua, dans le doute, la faculté d'interprétation pour la royauté; affirma que le gouvernement voulait la liberté, mais demandait seulement quelque prudence dans la manière de la dispenser, et finit par donner pour cette censure temporaire des raisons de circonstance assez plausibles. La loi, rendue temporaire, et améliorée dans diverses dispositions, est adoptée à une grande majorité. Le ministre de l'intérieur eut en cette occasion un véritable succès pour le gouvernement et pour lui. Le projet amendé étant devenu celui des ministres, fut adopté par 137 voix contre 80 sur 217 votants, et obtint ainsi une majorité de 57 suffrages.

Ce résultat était satisfaisant pour toutes les opinions (p.~282) raisonnables. La liberté de la presse était sauvée en principe; sa suspension était temporaire, et motivée d'ailleurs par les circonstances. Une majorité indépendante, ne voulant ni affaiblir le pouvoir, ni sacrifier la liberté, s'était manifestée. Le pouvoir avait été contenu, sans être humilié. Les partis avaient détourné les yeux de leurs sanglantes blessures pour les porter sur les intérêts généraux, et on avait senti naître chez eux une disposition commune à en référer à un arbitre équitable, ferme, indépendant, celui qui résidait dans les Chambres, lequel, ne partageant aucune de leurs colères, aucun de leurs vœux extrêmes, leur servirait à tous de modérateur, et ferait aboutir leurs différends à des transactions, non à des batailles.

Bon effet de ce vote. Ce vote, suivi de plusieurs autres inspirés par le même esprit, produisit dans les opinions un certain apaisement qui malheureusement ne devait être que momentané. Confiance naissante envers la Chambre. Avis de la commission chargée d'examiner l'ordonnance relative aux fêtes et dimanches. La commission chargée d'examiner l'ordonnance de police sur la célébration des fêtes et dimanches fit son rapport, et, balançant les raisons pour et contre avec beaucoup de sagesse, n'admettant pas l'usage imprudent qu'on voulait faire de l'article de la Charte qui proclamait la religion catholique religion de l'État, n'admettant pas que cet article autorisât à soumettre tous les cultes aux pratiques d'un seul, reconnaissant en même temps qu'il fallait dans la semaine un jour de repos, qu'il était naturel de l'emprunter à la religion de la majorité des citoyens, mais qu'il fallait de grands ménagements pour donner aux usages religieux et sociaux un caractère obligatoire, décida (p.~283) que la loi, la loi seule, et une loi nouvelle, conçue tout à fait dans l'esprit du temps, devrait régler cette matière si délicate.

Écrits de MM. Dard et Falconnet contre le maintien des ventes nationales. Deux avocats connus au barreau, MM. Dard et Falconnet, ardemment dévoués à la cause de l'émigration, avaient publié des écrits contre le maintien des ventes dites nationales. Ces écrits, rédigés avec une extrême violence et beaucoup de subtilité, prétendaient que le Roi n'avait pu déclarer irrévocables que les ventes faites régulièrement, mais que presque pas une ne l'avait été de la sorte; qu'en tout cas il y avait des choses que le Roi ne pouvait pas promettre, parce que lui-même n'aurait pas le pouvoir de les faire; qu'il n'avait point, par exemple, le pouvoir de dessaisir un de ses sujets de sa propriété, d'où il résultait que l'article de la Charte relatif aux ventes nationales était nul faute d'être fondé en droit. L'une et l'autre de ces brochures dévoilaient la vraie ruse de l'émigration, laquelle consistait à amener des transactions individuelles entre les anciens propriétaires et les nouveaux, en obligeant par la crainte ceux-ci de restituer à ceux-là, au moindre prix possible, les biens que l'État avait aliénés. Mais ces écrits, accueillis avec transport par l'émigration, avec inquiétude par la masse du public, avec colère par les intéressés, furent dénoncés aux Chambres dans de nombreuses pétitions. Résolution manifestée par la Chambre de faire respecter les ventes nationales. La Chambre des députés, appelée la première à se prononcer, déclara nulles et de nul effet toutes les atteintes qu'on essayerait de porter à l'irrévocabilité des ventes dites nationales, et se montra, par sa résolution unanime, fortement décidée à (p.~284) faire respecter l'article de la Charte. Pourtant des interpellations aux ministres étaient annoncées sur ce grave sujet, et le directeur de la police fit arrêter et poursuivre MM. Dard et Falconnet, comme accusés d'avoir troublé la paix publique, et mis diverses classes de citoyens en guerre les unes avec les autres. C'était une démonstration qui devait rester vaine, mais qui pour le moment dégageait la responsabilité du gouvernement, et était de nature à rassurer les intérêts alarmés. Presque immédiatement les questions de finances furent soumises à la Chambre des députés, et ce fut pour celle-ci une nouvelle occasion de manifester sa fermeté, sa justice et ses lumières.

Discussion financière. On n'avait cessé dans le Conseil royal de presser M. Louis d'apporter son budget, et de faire connaître les combinaisons à l'aide desquelles il espérait suffire aux charges de l'État. M. Louis fonde toutes ses propositions sur le double principe de l'acquittement intégral des dettes de l'État, et du maintien de tous les impôts existants. L'intrépide ministre, appelé à l'honneur d'être en France le créateur du crédit, avait communiqué son budget et son système dès que ses collègues lui avaient remis le tableau de leurs besoins. D'abord aidé de M. de Montesquiou, qui, chargé des rapports avec les Chambres, appréciait mieux leur susceptibilité en matière de finances, il refusa d'accroître le budget des deux ministères les plus dispendieux, et s'obstina à renfermer l'administration de la guerre dans une dépense de 200 millions, et celle de la marine dans une dépense de 51. En ce point seul il avait tort, et il eût mieux valu braver les plus grandes difficultés parlementaires, que de s'astreindre à un chiffre évidemment insuffisant, car c'était compromettre à (p.~285) la fois la puissance de l'État, et la popularité de la dynastie dans l'armée. Il ne s'agissait, il est vrai, que du budget de 1815, tandis que le budget de 1814, celui de l'année courante, restait ouvert à tous les besoins imprévus. Quoi qu'il en soit, le ministre des finances, les yeux toujours attachés sur son objet principal, qui était l'établissement du crédit, se montra inflexible, et maintint pour les deux grands ministères les sommes qu'il avait fixées comme un terme impossible à dépasser. Budget de 1815. On diminua ensuite les appointements de la diplomatie, on réduisit le ministère de l'intérieur à ce qui était indispensable pour l'entretien des routes, on attribua 33 millions à la liste civile, ce qui était excessif vu les valeurs du temps, mais ce qui s'expliquait sans qu'on le dît, par la dépense de la maison militaire du Roi, et par la bienfaisance des princes de Bourbon envers leurs anciens compagnons d'infortune. Le budget total de l'année 1815 fut arrêté au chiffre de 618 millions, frais de perception laissés en dehors. Dans ces 618 millions se trouvaient compris 70 millions pour l'arriéré, c'est-à-dire pour cette portion inacquittée des dépenses publiques de 1813 et de 1814, telle que la solde, les vivres, l'habillement des troupes, qui ne pouvait se payer avec des moyens de crédit, et qu'il fallait solder argent comptant.

La partie la plus importante des projets financiers du ministre avait trait à l'acquittement général des dettes de l'État, quelle qu'en fût l'origine. M. Louis avait fait prévaloir, avec une rare fermeté de principes, le maintien de toutes les perceptions, et l'acquittement (p.~286) intégral de toutes les dettes antérieures, qu'elles vinssent ou ne vinssent pas de Buonaparte, comme on disait alors. Système financier de M. Louis. Souvent par les emportements auxquels il se livrait dès qu'on essayait de le contredire, il avait provoqué les sourires du Roi, en obtenant d'ailleurs sa constante approbation.— Argumentation du ministre. Il ne s'agit pas ici, disait le ministre, il ne s'agit pas de pures théories sur lesquelles les économistes disputent sans fin et sans conséquence. Ici les effets suivront immédiatement vos résolutions. Je ne puis suffire à tous les services sans crédit, car je ne vis, et vous ne vivez que du crédit que je suis parvenu à me créer, les recettes étant fort au-dessous des besoins journaliers; or je ne puis soutenir ce crédit tout provisoire, et le convertir en crédit définitif, que par deux moyens: la perception inflexible des impôts, et l'acquittement intégral des dettes de l'État. Sans cette double condition, je suis obligé de fermer les caisses publiques, et de laisser mourir de faim à la porte du Trésor, les fonctionnaires de tout ordre, le clergé, la magistrature, l'armée elle-même.— Quelques objections de M. le comte d'Artois et de M. le duc d'Angoulême. En réponse à ces énergiques déclarations de principes, M. le comte d'Artois et le duc d'Angoulême, toujours embarrassés des promesses qu'ils avaient faites aux populations en rentrant en France, essayèrent de revenir sur la question des droits réunis. Réponse de M. le duc de Berry à ces objections. Le Roi se range à l'avis de M. le duc de Berry et du ministre des finances. Mais ils furent combattus par le ministre d'abord, poussant la véhémence aussi loin que le respect le permettait, par le Roi, qui s'inquiétait peu des promesses de son frère et de son neveu, par le duc de Berry lui-même, qui se constituant le défenseur de l'armée, et trouvant (p.~287) toujours quand il parlait pour elle l'obstacle de la détresse financière, ne voulait à aucun prix diminuer les ressources du Trésor. Ce prince dit tout uniment qu'il fallait répondre à coups de fusil aux royalistes du Midi qui voudraient abolir les droits réunis. Sauf quelques modifications illusoires, les droits réunis furent donc maintenus définitivement. Le monopole des tabacs qui commençait à donner des produits considérables, déplaisait aussi dans certaines provinces, et on le qualifiait là d'œuvre révolutionnaire. Le baron Louis s'obstina également à le maintenir, et réussit par les mêmes arguments. Pour les contributions directes, il proposa purement et simplement de convertir en lois les décrets par lesquels Napoléon les avait augmentées en janvier dernier d'un certain nombre de centimes additionnels. Ajoutés pour la guerre, il était naturel que ces centimes durassent comme l'une des conséquences de la guerre, même après la conclusion de la paix. Les droits réunis devaient peser sur les villes, les centimes additionnels sur les campagnes. C'était une leçon commune enseignant à tous qu'il faut éviter les grandes fautes, mais qu'il faut aussi, quand on les a commises ou laissé commettre, savoir en supporter les conséquences inévitables.

Bilan du déficit laissé par l'Empire. Quant à l'exact acquittement des dettes de toute origine, les apôtres d'une banqueroute ne se trouvaient pas dans le Conseil royal. Le sentiment de la nécessité du crédit était trop fort chez tous ses membres pour qu'il s'élevât parmi eux un seul doute. Mais en reconnaissant ces dettes la question consistait uniquement dans les moyens de les payer. (p.~288) M. Louis avait établi le bilan de ses prédécesseurs, MM. de Gaëte et Mollien, dont il avait recueilli les deux portefeuilles (celui des finances et celui du Trésor), comme on fait le bilan des gouvernements tombés, c'est-à-dire avec peu de justice, non pas quant aux chiffres matériels, mais quant à leur appréciation morale.

Exagération de ce bilan par M. Louis. Il avait évalué le déficit à 1308 millions, en convenant que sur cette somme il n'y avait que 818 millions qu'on dût considérer comme exigibles. Cet aveu seul suffisait pour prouver l'exagération, vraiment peu digne de lui, avec laquelle M. Louis avait présenté la charge laissée par ses prédécesseurs. Il avait en effet porté à l'arriéré 244 millions, que depuis dix ans le domaine extraordinaire avait successivement fournis au trésor de l'État, et qu'il lui devait assurément, car le domaine extraordinaire ayant été formé avec les bénéfices de la guerre, il était naturel que par compensation il en supportât les pertes. De plus, le domaine extraordinaire appartenant à l'État, c'était l'État qui devait à l'État, et il n'y avait aucune raison de comprendre cette somme dans le total de la dette exigible. Une autre somme de 246 millions y avait été tout aussi indûment ajoutée. C'était celle des cautionnements, laquelle depuis bien des années avait été considérée comme une portion de la dette perpétuelle, car chaque comptable qui se retirait était immédiatement remplacé par un autre qui versait un cautionnement équivalent. On n'était donc jamais obligé d'en rembourser le capital, et on n'en payait qu'un intérêt fort au-dessous de l'intérêt ordinaire. On ne (p.~289) pouvait raisonnablement comprendre dans l'arriéré exigible que les cautionnements dus aux comptables des territoires devenus étrangers, et leur chiffre était minime.

L'arriéré exigible se réduisait donc à 818 millions, dont il fallait encore déduire 12 millions en numéraire trouvés dans les caisses de l'État, et 70 millions inscrits aux budgets de 1814 et 1815 parce qu'ils faisaient partie de l'arriéré favorisé qu'on voulait payer comptant. Chiffre véritable du déficit immédiatement exigible. Restaient donc 736 millions immédiatement exigibles, et encore un examen attentif devait-il faire retrancher de ce total plus d'une somme qu'on y avait injustement comprise. C'est tout au plus si on pouvait considérer comme charge à laquelle l'administration précédente avait négligé de pourvoir, une somme de 700 millions environ, et si on considère que cette administration n'avait voulu augmenter les impôts qu'à la dernière extrémité, au moyen de centimes additionnels dont elle n'avait presque rien perçu à l'époque de sa chute, on ne saurait être étonné que deux guerres comme celles de 1813 et de 1814 laissassent un déficit de 700 millions. Il faut même, tout en déplorant la politique qui avait amené l'Europe à Paris, admirer le génie administratif capable de limiter dans de telles bornes la dépense d'une lutte affreuse, et reconnaître que l'ordre le plus rigoureux n'avait pas cessé d'être maintenu dans nos finances, au milieu des horreurs de la guerre.

C'est ce que M. Louis, grand administrateur mais homme de parti, n'avait pas voulu reconnaître, songeant plus à sa gloire qu'à celle de ses prédécesseurs. (p.~290) Quoi qu'il en soit, il fallait pourvoir à un déficit de 700 millions environ que les liquidations, successives de leur nature, ne devaient pas rendre exigibles avant deux ou trois années, et auxquels on pouvait aisément faire honneur avec 250 millions par an.

Moyens de faire face au déficit. Il y avait deux moyens d'y faire face, ou la rente perpétuelle, ou une création d'effets à courte échéance, comme les bons royaux par exemple, dont le ministre avait déjà émis quelques millions avec succès. L'emploi de la rente perpétuelle soulevait une question grave. Donnerait-on aux créanciers la rente au pair, ou au cours du jour? Au pair, on les aurait frustrés de 35 pour cent de leur créance, la rente cinq pour cent valant 65 francs le jour même où l'on délibérait: au cours, on aurait exposé l'État à payer plus qu'il ne devait, par l'élévation des effets publics qu'on pouvait certainement espérer de la paix, et du rétablissement du crédit. On aurait en outre condamné l'État à supporter à perpétuité un intérêt d'environ huit pour cent, sans compter l'inconvénient de jeter sur la place une masse de rentes qui, à cette époque, dépassait de beaucoup les forces du marché français. M. Louis propose des effets à courte échéance, et à un taux d'intérêt déterminé par les circonstances. Il y avait une combinaison infiniment meilleure, et beaucoup mieux adaptée à la situation, c'était d'émettre des effets à échéance déterminée, remboursables en trois ans, avec un intérêt proportionné aux exigences actuelles des capitalistes, et s'élevant à 8 pour cent environ. Ces effets, à la faveur de la paix et de la confiance inspirée par le ministre, avaient chance (p.~291) de se soutenir assez près du pair, et on avait le loisir, dans un intervalle de trois ans, de pourvoir à leur remboursement. M. Louis voulait aliéner peu à peu 300 mille hectares de bois (l'État en avait encore 1,400 mille); il comptait, de plus, sur la rentrée successive de quelques sommes provenant de la vente des biens communaux. En mettant de la constance à appliquer ces diverses ressources, à mesure de leur réalisation, au rachat des nouveaux effets, on avait la certitude d'en maintenir la valeur aux environs du pair, et dans trois ans le crédit de l'État s'étant relevé, il deviendrait possible d'émettre des rentes à un taux avantageux, et d'acquitter par conséquent à des conditions peu onéreuses la portion non remboursée de l'arriéré. Le ministre partait ainsi d'un principe, qu'il a eu l'honneur de poser le premier d'une manière parfaitement nette, et de vérifier par une belle expérience, c'est que lorsque le taux de l'argent est très-élevé, il vaut mieux emprunter en effets à courte échéance, qu'en rentes perpétuelles, car on ne fait supporter à l'État la surélévation de l'intérêt que pendant un temps très-limité.

Les effets proposés par M. Louis sont intitulés reconnaissances de liquidation, doivent porter un intérêt de 8 pour cent, et être remboursés en trois ans. M. Louis proposa donc de créer des bons temporaires, qualifiés du titre de reconnaissances de liquidation, et remboursables en trois ans, de leur allouer un intérêt de 8 pour cent, de les émettre au fur et à mesure des liquidations, et de leur donner pour gage une aliénation de 300 mille hectares de bois, plus ce qui restait à percevoir sur le prix des biens communaux. Il n'exclut pas complétement la ressource des rentes perpétuelles, et il proposa (p.~292) d'en accorder à ceux des créanciers de l'État qui en voudraient au pair, ce qui ne pouvait manquer d'arriver, lorsque par suite du rétablissement du crédit la rente parviendrait à des cours élevés. La combinaison attestait chez le ministre qui l'avait conçue un coup d'œil sûr et exercé. M. Louis avait déjà fait accepter par le public quelques bons royaux à 8 pour cent, mais lorsque par la présentation de son projet financier on annoncerait la résolution de payer intégralement les créanciers de l'État, lorsqu'on ajouterait comme garantie des valeurs émises pour les payer l'aliénation de 300 mille hectares de bois, aliénation facile en trois années, on devait inspirer une grande confiance, ce qui permettrait d'attendre le moment où un emprunt en rente serait possible à des conditions avantageuses. C'était une habile transition pour arriver au rétablissement du crédit, qu'on aurait compromis en voulant y recourir trop tôt, car on l'aurait ébranlé par un manque de foi si on avait forcé les créanciers à recevoir des rentes au pair, on l'aurait rendu onéreux si on les leur avait données au cours, et dans tous les cas on l'aurait retardé par l'émission simultanée d'une quantité de rentes trop considérable. Il était une dernière considération, celle-là toute politique, que le ministre s'était bien gardé de faire valoir auprès du Roi et des princes, c'est que l'aliénation des 300 mille hectares de bois, consistant en bois de l'ancien clergé, était de nature à rendre confiance aux acquéreurs de biens nationaux, et à faire cesser, ou à diminuer au moins beaucoup l'une des inquiétudes qui (p.~293) nuisaient le plus au gouvernement des Bourbons. Tout était donc supérieurement calculé dans le plan du ministre.

MM. de Talleyrand et de Montesquiou appuient le plan du ministre des finances. Communiqué à M. de Talleyrand, qui avait en finances des notions justes, à M. de Montesquiou, qui, sans s'y connaître, avait cependant assez d'esprit pour apprécier la sagesse des vues de M. Louis, le plan fut fort appuyé au Conseil royal. Le Roi, absolument étranger aux questions financières, voyant qu'on approuvait en général le projet, et résolu d'ailleurs de s'en rapporter à ses ministres pour les choses qu'ils savaient mieux que lui, accorda son approbation. M. de Blacas le combat. M. de Blacas seul éleva quelques objections. Motifs qu'il fait valoir. Il était, quoique très-galant homme, l'un de ceux qui voyaient dans l'arriéré le résumé des dettes de la Révolution et de l'Empire, qui à ce titre ne mettaient pas grand intérêt à y faire honneur, et qui, sans vouloir d'une banqueroute, auraient été charmés de payer les créanciers de Buonaparte avec tout autre chose que de l'argent. La rente au pair lui semblait bien suffisante pour de tels créanciers, et il la proposa. M. Louis s'anima fort à ce sujet, répondit avec raison que faire banqueroute pour la totalité ou pour une partie de la dette, c'était toujours faire banqueroute; qu'on était ainsi rangé parmi ceux qui donnaient cinquante pour cent à leurs créanciers, au lieu de ne leur rien donner du tout; que quant à lui, il ne voulait être ni des uns ni des autres; que si on agissait de la sorte, la rente tomberait à l'instant par deux causes, le manque de foi, et la quantité imprudente de l'émission, et qu'au lieu de rétablir (p.~294) le crédit, on le ruinerait irrévocablement. M. de Blacas répliqua que la baisse qu'on voulait éviter sur les rentes se produirait sur les bons de nouvelle création, et qu'on n'aurait changé que la nature du mal. Mais cette manière de raisonner, qui prouvait que M. de Blacas, étranger aux finances, n'avait pas bien saisi l'ensemble du plan, et le secours que chacune de ses parties apportait à l'autre, ne fut d'aucun effet. Le plan est adopté et envoyé à la Chambre des députés. Le plan de M. Louis fut adopté, puis présenté à la Chambre des députés, avec l'appui d'un bon exposé de motifs, mais moins bon que le plan lui-même, car ce ministre habile était plus capable de concevoir que d'exposer ses idées, bien que dans certaines occasions, lorsqu'on le poussait à bout, il devînt éloquent, en trouvant pour rendre sa pensée des expressions à la fois énergiques et pittoresques.

Bon effet produit par ce plan. Ce plan fut renvoyé aux bureaux de la Chambre, et des bureaux à une commission. Il était attendu avec impatience, et il produisit un grand effet. On y vit d'abord la véritable étendue des charges de l'État, et bien qu'elle fût considérable pour le temps, elle n'était pas au-dessus des forces de la France; on y vit la possibilité de mettre les dépenses du budget en rapport à peu près exact avec ses ressources, la résolution franche et sincère du gouvernement de payer ses dettes, et des ressources suffisantes pour le faire; on y vit enfin un ministre énergique, habile, connaissant à fond sa tâche, n'en étant pas effrayé, et ayant la conviction de pouvoir y suffire. Le jour de la présentation du projet, la rente cinq pour cent était aux environs de 65; quelques (p.~295) jours après elle était à 70, et montait bientôt à 75. Il était évident que le ministre avait bien jugé les dispositions de la place et la manière de lui inspirer confiance, et on peut affirmer que les moyens détournés d'agir sur les fonds publics, bien que souvent employés, ne furent pour rien cette fois dans la hausse rapide des valeurs.

Il est renvoyé à une commission. La commission examina le projet sous toutes ses faces, sans aucune complaisance pour le gouvernement, et avec le désir naturel aux commissions qui représentent les assemblées, de trouver mieux que ce qu'on leur propose. Mais après examen attentif et du budget de 1815, et de la liquidation de l'arriéré, elle fut obligée de reconnaître que ce qu'on avait imaginé était le moyen le plus assuré et le moins coûteux de tirer le Trésor de ses embarras. Sauf un ou deux détails de rédaction, le budget du ministre et son plan de finances furent adoptés intégralement.

Rapport et discussion. Le rapport fut soumis à la Chambre et discuté dans les derniers jours d'août. L'intérêt témoigné par le public ne pouvait pas être le même que pour la loi sur la presse, car la matière inspirait des passions moins vives, se prêtait moins à de brillants débats, et en outre était assez abstraite. Pourtant elle touchait fortement les gens d'affaires et les hommes politiques, qui appréciaient toute l'importance du sujet. Il y eut dans les tribunes de la Chambre des députés moindre affluence de gens de parti, plus grande affluence d'esprits sérieux. M. de Montesquiou accompagna M. Louis dans toutes les séances qui eurent les finances pour objet, (p.~296) afin de lui prêter l'appui de son influence personnelle, et au besoin celui de sa parole. La discussion dura une douzaine de jours, et fut fort animée, fort soutenue de part et d'autre, quoique se ressentant de l'inexpérience d'hommes qui étaient pour la première fois appelés à traiter d'intérêts aussi graves, dans une assemblée vraiment libre. On commença par une démonstration de zèle pour la royauté, et on mit à part la liste civile, qui fut portée à vingt-cinq millions pour le Roi, à huit pour les princes. Ensuite, par une sorte d'élan spontané, on offrit de payer les dettes contractées par la famille royale pendant l'émigration, et on accorda trente millions pour cette dépense, qui était purement accidentelle. Après ce témoignage de royalisme, on entra en matière, et on s'occupa du budget lui-même dans toutes ses parties.

L'attention se porte d'abord sur le budget lui-même. On parla d'abord du budget de 1815, car celui de 1814 était livré à tous les hasards d'une liquidation laborieuse, dont le résultat devait rester inconnu quelques mois encore. D'ailleurs l'arriéré chargé de solder cet exercice 1814 pouvait seul en être affecté, et 50 millions de plus ou de moins dans les 6 ou 700 qu'il fallait se procurer par le crédit, n'étaient pas à prendre en considération sous le rapport des ressources. Le budget critiqué en sens inverse de la vérité. On s'occupa donc exclusivement du budget de 1815, qui représentait l'avenir, et qui était le seul sur lequel on pût agir. Suivant l'usage des assemblées peu instruites encore des affaires de l'État, on se récria contre l'énormité de la dépense. Il y eut des députés comme M. de Flaugergues, homme d'esprit, constitutionnel très-sincère (p.~297) et très-honnête, qui se plaignirent de ce que ce budget de 618 millions était presque aussi considérable que celui de l'Empire en temps de paix, de l'Empire qui comptait cent trente départements. On se plaint de l'énormité de la dépense, tandis qu'il aurait fallu se plaindre de sa dissimulation. La plainte était peu fondée, car si on excepte ce qui concerne l'armée, quelques départements de plus ou de moins ne pouvaient pas apporter une différence bien sensible dans la dépense d'un grand État. Si les hommes de ce temps avaient eu la connaissance des affaires publiques, qui ne s'acquiert en tout pays que par la liberté, ils auraient critiqué le budget présenté tout autrement qu'ils ne le firent, car le reproche à lui adresser, c'était l'insuffisance des crédits affectés aux principaux ministères. Effectivement les deux ministres de la guerre et de la marine, mis à la gêne par le ministre des finances, avaient fini par se persuader qu'ils suffiraient à leurs divers services, l'un avec 51 millions, l'autre avec 200, ce qui était une complète illusion, due non pas à leur intention de tromper, mais à leur inexpérience. Il n'y avait pas moins de 100 millions de dépenses involontairement dissimulées dans ce budget. Mais peu importait dans le moment: l'essentiel était de rétablir la confiance par une discussion publique des finances, et par un tableau des ressources qui ne fût pas désespérant. Les années suivantes devaient amener des appréciations plus exactes et plus conformes à la réalité des choses. Le budget fut donc critiqué en sens inverse de la vérité, et du reste ces critiques ne produisirent aucun effet, parce qu'elles ne touchaient pas au sujet essentiel, celui qui remuait les passions, c'est-à-dire au plan (p.~298) de crédit. Il fut dit quelques mots sur les recettes. Certains députés, représentant les départements vinicoles, réclamèrent, mais sans trouver d'écho, contre les contributions indirectes. La Chambre, quoique formée plusieurs années avant la Restauration, avait essentiellement, comme on le verra tout à l'heure, l'esprit de la grande propriété, et elle était bien plus préoccupée de la charge des contributions directes que de celle des contributions indirectes. Elle fit taire en ne les écoutant pas les représentants du Midi, et elle ne se montra sensible qu'aux centimes additionnels, ajoutés par simple décret dans les trois derniers mois de l'Empire, et convertis en loi dans le budget de M. Louis. Le total de ces centimes soit pour les dépenses départementales, soit pour les dépenses générales, s'élevait à 60. La Chambre se montra disposée à les réduire, et remit à s'en expliquer définitivement au jour des amendements.

Discussion du plan de crédit. L'impatience des esprits les porta ensuite vers la grave question de l'arriéré, et du moyen imaginé pour y faire face. Le projet devait rencontrer deux espèces d'adversaires, les députés en petit nombre qui inclinaient vers les sentiments de l'émigration, et qui auraient voulu qu'on payât les créanciers de l'État avec du papier, non avec des bois appartenant au clergé, et les libéraux extrêmes, comme M. Durbach, qui avec de bonnes intentions, mais sans aucun discernement, prenaient pour de l'agiotage les moyens de crédit proposés, et ne voyaient pas qu'il n'y avait rien de plus contraire à l'agiotage que de payer exactement ses dettes. Les uns et les (p.~299) autres débitèrent donc avec emphase des considérations puériles contre le plan du ministre.

Objections des royalistes. Les premiers, ceux qui inclinaient vers les sentiments de l'émigration, n'osèrent pas proposer la banqueroute. Il faut dire pour l'honneur de ce temps, que les idées de probité financière avaient déjà fait assez de progrès pour que personne ne se permît de nier le principe de l'acquittement intégral des dettes de l'État, quelle qu'en fût l'origine. Il faut même ajouter, pour l'honneur du Corps législatif, qu'il ne l'aurait pas souffert. Mais on prit des voies détournées, et on soutint que payer les créanciers avec des rentes au pair était bien suffisant, qu'on les traiterait ainsi comme la masse des porteurs de la dette publique, et qu'il n'y aurait pas à les plaindre. On insinuait d'ailleurs qu'il y avait parmi ces créanciers beaucoup de fournisseurs qui avaient assez fraudé le Trésor, pour qu'on fût certain, en les payant avec cette monnaie, de leur donner plus qu'il ne leur était dû. Les opposants de cette catégorie s'élevèrent ensuite contre l'aliénation de 300 mille hectares de bois. Ils reproduisirent les arguments qu'on a souvent fait valoir contre la destruction des bois, et ils se gardèrent d'énoncer celui qui les touchait le plus, c'est que les biens qu'on se proposait de vendre provenaient du clergé. Ils dirent qu'on allait avilir la propriété forestière en mettant en vente une aussi grande quantité de bois, qu'on allait surtout singulièrement diminuer la masse des bois du domaine, car l'État possédait en tout 1400 mille hectares de forêts, qu'il en aurait 400 mille à rendre aux anciens propriétaires si on restituait aux émigrés (p.~300) leurs biens non vendus, qu'il en resterait par conséquent un million tout au plus, et que si on en vendait 300 mille, il n'en resterait que 700, que la propriété domaniale serait donc réduite de moitié, ce qui constituerait un véritable dommage pour le sol, car il n'y avait que les bois appartenant à l'État dont la conservation fût assurée. Tout cela fut dit avec un certain accent d'irritation, et assez peu de franchise. Le Corps législatif au surplus discerna très-bien les sentiments qui inspiraient les auteurs de cette argumentation.

Objections des libéraux extrêmes. Quant aux libéraux extrêmes, ils s'élevèrent contre la création d'un papier nouveau, et surtout contre l'intérêt de 8 pour cent, qui, à les entendre, était excessif. Ils oubliaient que le ministre avait déjà créé ce papier, qu'il en avait émis une somme de quelques millions sous le titre de bons royaux, qu'il avait eu le bonheur de le faire accueillir, grâce aux principes qu'on lui connaissait, grâce à un intérêt de 7 pour cent; que cet intérêt de 7 alloué à des effets à trois ou à six mois, supposait au moins 8 pour des effets à trois ans; qu'il était bien heureux après tout qu'un pareil choix eût été fait, et eût réussi, car le Trésor n'avait pas reçu 200 millions par l'impôt, et était parvenu à en solder plus de 350, à l'aide des combinaisons que le ministre avait imaginées. Ignorant ou négligeant ces faits, n'ayant ni le désir de les savoir, ni le talent de les rechercher, ils disaient ce que disent souvent les députés des provinces, qu'on allait multiplier les moyens d'agiotage, et sacrifier la substance du peuple aux spéculateurs de la capitale.

(p.~301) Plan consistant à donner 5 pour cent d'intérêt, et 3 pour cent d'amortissement. Un seul opposant proposa quelque chose de moins vain, c'était la délivrance aux créanciers de l'État de bons portant un intérêt de 5, avec un amortissement de 3 pour cent, qui devait rendre la libération plus prompte, et soutenir ce nouvel effet fort au-dessus de la rente, dont l'amortissement n'était que de 1 pour cent. Mais cette combinaison en favorisant en apparence le Trésor, qui, moyennant une dépense égale, devait se trouver déchargé plus tôt de sa dette, n'allait à rien moins qu'à faire échouer le plan financier du ministre. En effet, par la conversion d'une partie de l'intérêt en amortissement, elle réduisait l'intérêt à 5, et le fixait par conséquent au-dessous du taux commercial qui était 7 pour les valeurs à trois et à six mois d'échéance, ainsi que le démontrait le cours des bons royaux. Ce plan peu accueilli. C'était donc un effort puéril pour se soustraire à la loi commune du commerce, qui est de payer les choses ce qu'elles valent. Du reste, le plan dont il s'agit, assez subtil en lui-même, et appuyé sur des arguments plus subtils encore, ne rencontra pas grande faveur, et ne fut pas sérieusement soutenu.

Le projet du ministre chaudement défendu. Le projet de M. Louis eut pour défenseurs la commission et beaucoup de députés éclairés qui présentèrent d'excellentes raisons, mais par écrit, la plupart du temps sans suite, sans liaison, et pourtant pas sans effet, parce que les bonnes raisons finissent par pénétrer dans les esprits quelle que soit la forme employée pour les faire valoir. Le meilleur défenseur du plan ministériel fut le ministre lui-même, qui dans un discours écrit et substantiel, discuta toutes les parties de son système, (p.~302) de manière à porter la lumière dans les intelligences les moins ouvertes. Mais lorsqu'on en vint aux détails la discussion étant devenue plus vive, dès lors plus sérieuse et plus efficace, et chacun laissant de côté les discours écrits, le ministre produisit encore plus d'impression sur la Chambre. Argumentation du ministre. Quoique dépourvu du talent de la parole, et s'exprimant avec une sorte de bégayement qui était un effet de son extrême vivacité, il avait cependant une énergie de langage qui tenait à la force de sa pensée, et agissait puissamment sur ses auditeurs. Il commença par déclarer qu'il n'avait rien négligé pour réduire la dépense, et qu'on était arrivé en fait d'économies au dernier terme possible. Quant aux impôts, traitant dédaigneusement les orateurs qui s'apitoyaient avec affectation sur les charges des contribuables, il dit que le premier des devoirs était de suffire aux besoins de l'État, qui représentaient les besoins les plus impérieux des individus eux-mêmes, car on ne pouvait pas plus se passer de soldats, de juges, de routes, que de pain; que les impôts directs et indirects étaient indispensables dans leur assiette et leur quotité actuelles, et qu'il fallait les subir, la France étant d'ailleurs l'un des pays les moins chargés de l'Europe; qu'enfin il fallait savoir payer ses malheurs, et que c'était le moyen le plus sûr de s'en relever. Passant à l'arriéré et au plan de crédit, le ministre soutint qu'en principe il fallait payer ses dettes, les payer intégralement, que c'était d'abord le devoir d'honnêtes gens, et ensuite la conduite de gens habiles; qu'au lieu de s'appauvrir on s'enrichissait en agissant de la sorte, car on rétablissait le (p.~303) crédit public, par le crédit public le crédit privé, et avec le crédit privé la vie des affaires; qu'au surplus il n'y avait personne dans le gouvernement qui pensât autrement, et que le Roi entendait solder intégralement l'arriéré, n'importe l'auteur et l'étendue de cet arriéré. Cela dit avec toute l'énergie d'une profonde conviction, le ministre ajouta que ne pouvant payer ce qu'on devait avec les impôts actuels, ne voulant pas non plus les augmenter puisqu'on les trouvait déjà excessifs, il ne lui restait que les moyens de crédit; que ces moyens il en était sûr, les ayant éprouvés récemment, mais à deux conditions toutefois, c'est qu'on se montrerait digne d'avoir du crédit en faisant honneur à ses engagements, et que de plus on consentirait à payer l'argent ce qu'il valait; que si on prétendait s'acquitter envers les créanciers de l'État en leur donnant des rentes au pair, on les frustrerait de 25, de 30, de 40 pour cent, que si au contraire on consentait à leur donner des rentes au cours, on exposerait l'État à leur payer plus qu'il ne devait, qu'on lui ferait supporter en outre un intérêt de 8 pour cent à perpétuité, et qu'enfin on écraserait les cours par la quantité des émissions; que dès lors mieux valaient des effets temporaires, qui sans doute coûteraient 8 et même 9 pour cent, mais passagèrement, et ne frustreraient ni l'État ni les créanciers, car sous cette forme on débourserait exactement le capital qu'on devait; que ces effets n'étaient pas une chimère, mais une réalité, car il en avait déjà émis qui s'étaient soutenus avec un intérêt de 7 et 7-½ pour une échéance de trois et six (p.~304) mois, ce qui supposait 8 environ pour une échéance de deux ou trois ans; que les bois demandés étaient bien plus une garantie qu'une aliénation effective du domaine forestier, car lorsqu'on en aurait vendu pour cent millions par exemple, et qu'on aurait retiré pour cent millions des effets émis, le crédit serait tellement rétabli qu'un emprunt en rentes serait possible, qu'alors on liquiderait le reste de l'arriéré avec les produits de cet emprunt, qu'il n'était donc pas probable qu'on vendît plus du tiers des bois dont l'aliénation était proposée; que sous le rapport de la propriété forestière, on avait choisi les bois de petite contenance, difficiles à administrer par l'État, et faciles à administrer par les particuliers; que les bois intéressant la marine et la conservation du sol resteraient au domaine, et que les craintes qu'on avait conçues ou exprimées à cet égard étaient absolument chimériques; que les moyens imaginés formaient un tout fortement lié dans ses diverses parties, qu'en retrancher un seul, c'était les faire crouler tous; qu'enfin il ne savait pas une autre manière de s'y prendre, et n'en voulait quant à lui essayer aucune autre, étant certain, pour l'avoir déjà expérimentée pendant cinq mois, de l'efficacité de celle qu'il proposait.

Succès de l'argumentation du ministre. Ces raisons reproduites plusieurs fois suivant les occurrences de la discussion, avec une sorte de trépignement de la voix et du visage qui révélait chez le ministre toute l'ardeur de sa conviction, persuadèrent la Chambre. Voyant qu'elle avait en sa présence un homme de tête qui savait parfaitement ce qu'il faisait, elle ferma le débat, malgré (p.~305) les cris des opposants de diverses nuances. On passa ensuite à l'examen des articles, lequel fut remis à une séance suivante.

Nécessité de consentir à un amendement pour assurer l'adoption du plan ministériel. Après avoir consulté les véritables dispositions de la Chambre, les deux ministres avaient reconnu qu'il fallait faire une concession, non pas sur le budget ni sur le plan financier, mais sur les centimes additionnels. L'esprit de la propriété foncière, qui dominait cette Chambre, exigeait un sacrifice au profit des impôts directs. Il fallut consentir à réduire de 60 à 30 les centimes additionnels, mais sans diminuer le chiffre total du budget, qui restait fixé à 618 millions, ce qui supposait que la Chambre s'engageait à parfaire ce total l'année suivante, par un moyen ou par un autre. La chose convenue, l'amendement fut proposé à la séance finale, et accepté par M. de Montesquiou. Le ministre des finances sortit en ce moment, pour n'être pas responsable d'une concession qui répugnait à l'inflexibilité de ses principes, car il n'admettait pas qu'on votât la dépense, sans voter à l'instant même les ressources destinées à y faire face. L'amendement fut mis aux voix et adopté.

Efforts des opposants afin de réduire de 8 à 6 pour cent l'intérêt des effets de nouvelle création. Restait un dernier différend à vider. Tous les opposants avaient réuni leurs forces sur un amendement qui consistait à réduire l'intérêt alloué aux effets de nouvelle création. Il s'agissait de le ramener de 8 à 6, et l'amendement présentait un sérieux danger. D'abord tout terme moyen convient aux assemblées, qui cherchent en général la vérité dans les milieux. De plus, beaucoup de gens de bonne foi, mais fort ignorants en finances, (p.~306) croyaient par cette diminution d'intérêt défendre le trésor public, et enfin des adversaires malicieux y voyaient la ruine du plan du ministre, ce qui plaisait aux royalistes extrêmes qui ne voulaient pas qu'on payât les créanciers de Buonaparte, et plaisait en même temps aux ennemis des Bourbons parce que c'était pour ceux-ci un échec éclatant. Le ministre s'y opposa énergiquement, disant qu'en proposant 8 pour cent il n'avait pas fait une proposition arbitraire, mais nécessaire; que l'argent avait un prix commercial indépendant de la volonté des gouvernements, qu'on avait obtenu de l'argent à 7 ou 7-½ à courte échéance, que vraisemblablement on serait obligé de payer 8 pour une échéance plus longue; que s'il trouvait à contracter à meilleur marché il le ferait, mais qu'il demandait les latitudes indispensables pour agir, et que si on les lui refusait sur ce point, autant valait rejeter le plan tout entier et le budget lui-même, et alors charger les auteurs de l'amendement de chercher les moyens de faire face aux difficultés de la situation.

Majorité considérable en faveur des projets financiers du baron Louis. La sincérité courageuse chez un ministre visiblement attaché au bien public ne trouve jamais les assemblées insensibles. L'amendement, quelle que fût sa faveur, n'obtint que 101 voix, et fut repoussé par 122, ce qui ne présentait, il est vrai, qu'une majorité de 21 voix pour le gouvernement, mais n'exprimait pas les dispositions réelles de la Chambre. Lorsqu'il fallut voter sur l'ensemble des propositions ministérielles, 140 suffrages se prononcèrent pour leur adoption, et seulement 66 contre, ce qui constituait une majorité de 74 voix, (p.~307) majorité énorme en considérant le nombre des votants.

Bon effet de ce succès pour le gouvernement tout entier. Ce succès produisit un grand effet dans le public. D'une part on voyait une majorité forte et sensée décidée à soutenir le gouvernement, de l'autre on voyait ce gouvernement ferme, sage, habile en fait de finances, sachant ce qu'il fallait vouloir, et le voulant fortement. Le lendemain la rente cinq pour cent qui était montée de 65 francs à 75 par la présentation du projet, montait à 78 par son adoption, et la paix durant, il n'était pas chimérique de la supposer à 90 au moins, taux extraordinaire pour cette époque. Dans ce cas il devenait facile d'exécuter un emprunt, et de liquider immédiatement l'arriéré tout entier, en n'aliénant qu'une partie des bois dont la vente avait été ordonnée.

Mesures commerciales destinées à opérer la transition entre le blocus continental et la liberté des mers. Les questions de finances n'étaient pas les seules qui relevassent du ministre spécial de ce département. La chute du blocus continental, qui s'était accomplie en même temps que celle de l'Empire, exigeait qu'on pourvût sans différer à la situation du commerce et de l'industrie. Napoléon n'avait pas assez persévéré dans le blocus continental pour vaincre l'Angleterre par les moyens commerciaux, mais il y avait persévéré assez pour jeter les fondements de notre industrie, et naturellement le jour où toutes les barrières étaient tombées à la fois par l'invasion de notre territoire, il s'était produit une véritable perturbation dans nos manufactures, ce qui avait ajouté aux militaires, aux fonctionnaires civils, aux acquéreurs de biens nationaux, une nouvelle classe de mécontents portés à regretter l'Empire.

(p.~308) On a déjà vu que dans les premiers jours de la Restauration, M. Louis avait pris quelques mesures provisoires pour mettre notre législation commerciale en rapport avec le nouvel état des choses. Ainsi il avait réduit le droit sur les cotons bruts à un simple droit de balance, afin de donner à nos manufacturiers la possibilité de filer et de tisser à meilleur marché. Il avait réduit le droit sur les sucres et les cafés à un taux qui permît au commerce français de les vendre dans nos ports en concurrence avec le commerce britannique. Mais ces mesures n'avaient été que transitoires, et il en restait beaucoup d'autres à prendre pour assurer l'existence et le développement de nos manufactures. Prétentions des diverses industries.Ainsi qu'il arrive toujours, chacun demandait la prohibition absolue pour soi, en refusant la simple protection à autrui, et les Chambres étant devenues l'arbitre auquel s'adressaient tous les intérêts lésés, elles avaient été assaillies de pétitions pressantes par nos manufacturiers. Le ministre avait tâché de satisfaire à la plupart des demandes par des mesures modérées, et qui fussent de nature à obtenir l'assentiment des Chambres.

Rétablissement du service des douanes sur toutes les frontières. D'abord il avait rétabli le service des douanes sur toutes nos frontières, et il avait en même temps arrêté un genre de fraude qui était né des circonstances exceptionnelles du moment. Les additions à notre territoire de 1790, qui nous avaient été accordées par le traité de Paris, quoique peu étendues, étaient cependant suffisantes pour contenir des quantités considérables de marchandises. Ces additions situées à la fois vers la Belgique, le Rhin (p.~309) et la Savoie, avaient été remplies de produits anglais, qui devaient se trouver français de droit le jour où nous prendrions possession définitive des nouveaux territoires. À l'égard de ces produits, le ministre prescrivit la réexportation de ceux qui étaient prohibés, et exigea l'acquittement des droits pour ceux dont l'entrée était autorisée moyennant un tarif. La prohibition maintenue à l'égard des fils et tissus de coton, des draps et des lainages. Il prononça la prohibition à l'égard des fils et tissus de coton, à l'égard des draps, et n'eut pour cela qu'à maintenir la législation existante. Nos filateurs et tisseurs de coton ayant la matière brute, non plus au prix du blocus continental, mais au prix actuellement admis dans toute l'Europe, purent cette année même à la foire de Leipzig vendre quelques-uns de leurs tissus en concurrence avec ceux des Anglais, parce qu'on les trouva de plus belle qualité. Toutefois ils avaient éprouvé un dommage considérable au moment de l'abolition du droit sur le coton brut, car ils n'avaient pu débiter leurs produits fabriqués qu'au prix auquel les avait fait descendre la suppression de ce droit. Ils évaluaient la perte ainsi essuyée à 30 millions, et ils n'hésitèrent pas à en demander le remboursement aux Chambres, à titre de restitution d'un droit indûment perçu. Le ministre repoussa vivement cette prétention, et la Chambre se rangea de son avis. On considéra cette perte comme l'un de ces dommages de guerre qu'un gouvernement ne peut pas plus épargner à une industrie atteinte par un brusque renversement de frontière, qu'à une province occupée par l'ennemi.

Régime adopté pour l'industrie métallurgique. La plus importante des industries modernes avec (p.~310) celle du coton, était celle du fer. Ce métal, destiné à remplacer la pierre et le bois dans une foule d'emplois, était appelé à devenir l'un des instruments les plus actifs de la civilisation moderne. La production s'en était fort développée en France par suite du blocus continental, qui interdisait l'entrée des fers étrangers arrivant par mer. L'abolition de ce régime plaçait notre industrie métallurgique en présence d'une concurrence redoutable. Il venait en effet de s'accomplir en Angleterre une grande révolution dans cette industrie, c'était le remplacement du bois par la houille comme combustible, et le remplacement du marteau par le laminoir comme moyen de forger. Il en résultait que les Anglais étaient en mesure à cette époque de produire la tonne de fer à 350 francs, tandis que les Français ne pouvaient la produire qu'à 500. Il est vrai que le fer français fondu au bois, et forgé au marteau, avait d'incontestables avantages de qualité; néanmoins il était impossible qu'il supportât la concurrence. Aussi l'industrie métallurgique était-elle alors l'une des plus inquiètes et des plus agitées. Les maîtres de forges disaient avec raison que si on ne les protégeait pas contre le fer étranger, ils seraient contraints de renoncer à travailler, ce qui priverait la France d'une matière de première nécessité, et la rendrait dépendante des Anglais, qui bientôt lui feraient payer le fer plus cher que les Français eux-mêmes. Ils avaient pour appui les propriétaires de bois, qui ne pouvaient vendre leurs coupes qu'autant que les maîtres de forges s'en faisaient les acheteurs. Ils avaient pour adversaires les (p.~311) habitants des ports et des pays producteurs de vin, qui se flattaient de placer leurs vins dans le Nord, à condition de prendre ses fers. N'osant avouer leur véritable motif, ils donnaient pour raison que la France privée de la Belgique et des provinces rhénanes, ne serait pas en état de produire la quantité de fer nécessaire à ses besoins, allégation que l'expérience n'a pas justifiée. Les maîtres de forges demandaient la prohibition, et au contraire les commerçants et les propriétaires de vignobles réclamaient la liberté entière. Le ministre proposa d'établir sur les fers étrangers un droit de 150 francs par tonne, qui ajoutés aux 350 francs constituant le prix de revient des forges anglaises, égalait le prix français de 500 francs. Il pensa que cette protection serait suffisante. La discussion fut franche et vive au Corps législatif, et les deux intérêts en présence trouvèrent de chauds défenseurs. Un amendement qui portait le droit à 250 francs fut présenté, et obtint beaucoup de voix. Pourtant le droit de 150 francs eut l'avantage, et sur ce point encore la pensée du gouvernement prévalut complétement dans les Chambres.

La prohibition accordée en faveur de la raffinerie du sucre. Après cette industrie, celle du raffinage des sucres adressa aussi ses réclamations soit au gouvernement, soit aux Chambres. La raffinerie était une ancienne industrie française des plus étendues et des plus fructueuses, surtout lorsque la France possédant Saint-Domingue, et en tirant une quantité immense de sucre brut, le raffinait pour une notable partie de l'Europe. La guerre, qui en favorisant nos industries nationales avait servi quelques industries rivales, avait procuré de rapides progrès (p.~312) à la raffinerie étrangère. Les raffineurs français élevèrent la voix. Ils rappelaient de grands souvenirs de prospérité coloniale, ils furent écoutés, et obtinrent la prohibition.

Libre sortie des grains et des laines moyennant un droit. L'agriculture montra aussi des prétentions, et trouva dans le Corps législatif des oreilles favorablement disposées pour elle. Nos agriculteurs voulaient tirer parti de l'ouverture des mers pour exporter leurs grains et leurs laines. Les grains avaient été retenus en France à l'époque des dernières disettes, et quant aux laines, Napoléon avait interdit non-seulement leur sortie, mais celle des troupeaux, parce qu'il avait voulu que la grande importation des mérinos profitât exclusivement à l'amélioration des laines françaises. L'agriculture demandait donc le libre commerce des grains, des laines et des troupeaux, et elle avait contre elle le peuple du littoral, c'est-à-dire celui de la Normandie, de la Bretagne, de la Vendée, peuple ardemment royaliste. Elle avait contre elle également tous ceux qui emploient la laine, les fabricants de draps d'abord, et ensuite les fabricants de ces tissus si variés connus sous le nom de mérinos, qui sont devenus pour le peuple un vrai bienfait par leur propagation et leur bas prix. Pourtant l'agriculture avait de bons arguments à faire valoir, car s'il est naturel, dans l'intérêt de l'industrie nationale, d'interdire l'entrée des produits étrangers, il l'est moins de prohiber la sortie des produits nationaux. Elle semblait donc avoir raison; elle était en outre fort en faveur, et la Chambre des députés d'accord avec le ministre des finances, permit l'exportation des grains, en les frappant à (p.~313) la sortie d'un droit mobile qui s'élevait avec leur prix. On permit l'exportation des laines, en se bornant à soumettre à un droit celle des béliers.

Telles furent les principales mesures au moyen desquelles on essaya d'opérer la transition du blocus continental à la liberté des mers. On supprima, ainsi que nous venons de le dire, les droits sur les matières premières exotiques, telles que le coton brut, les teintures, les bois, que Napoléon avait surtaxées comme provenant du commerce britannique; on continua de prohiber les tissus de coton, pour assurer aux tissus nationaux une protection absolue; on frappa les fers d'un droit équivalant à la différence du prix entre le fer anglais et le fer français; et quant aux objets de grande consommation, tels que le sucre et le café, qui n'étaient imposés qu'au profit du Trésor, on diminua singulièrement le droit, pour ôter à la contrebande, devenue plus facile par le rétablissement de la paix, une partie de ses avantages. Enfin on prohiba la raffinerie étrangère, et on déclara libre ou à peu près libre la sortie de nos produits agricoles.

Succès de ces mesures. Ces mesures, conçues dans un louable esprit de modération, obtinrent l'approbation générale. Le gouvernement était ainsi tour à tour soutenu ou contenu par les Chambres, et les Chambres devenaient l'autorité tutélaire auprès de laquelle tous les intérêts froissés cherchaient un refuge. Autorité croissante des Chambres, bien qu'elles ne partagent pas toute la vivacité des sentiments du parti libéral. Cependant les hommes fortement épris des idées de liberté, regrettaient quelquefois que la Chambre des députés ne se prononçât pas d'une manière plus tranchée. Ils auraient voulu par exemple qu'elle (p.~314) rejetât purement et simplement la loi sur la presse. Mais en rendant cette loi temporaire, la Chambre des députés avait sauvé le principe de la liberté, et pour les hommes sages c'était assez, car pour aller au delà il eût fallu faire essuyer à la royauté un échec qui l'aurait singulièrement affaiblie, et qui de plus l'aurait profondément irritée contre le nouveau régime. Politiquement, cette conduite était évidemment la meilleure.

Attitude particulière de la Chambre des pairs, et à propos de quelques-unes de ses manifestations. La Chambre des pairs, de son côté, n'avait pas agi moins sagement que la Chambre des députés. Elle avait profondément discuté la loi de la presse, et ne l'avait admise qu'après en avoir retranché le préambule, qui semblait considérer la censure comme un principe existant dans la Charte. Elle avait adressé surtout au ministre de l'intérieur une excellente réponse, à l'occasion du rapport présenté aux deux Chambres sur l'état de la France. Napoléon, comme on s'en souvient, faisait chaque année présenter au Corps législatif un exposé de la situation de l'Empire, pour en constater les progrès successifs. Le gouvernement crut devoir suivre cet exemple, et profiter de l'occasion pour faire bien ressortir l'état de désolation où l'Empire et la Révolution laissaient la France. L'exposé du ministre de l'intérieur n'envisageant la France que d'un seul point de vue, n'était vrai que dans le tableau des misères produites par la guerre. La Chambre des députés répondit par un simple remercîment à la production de cette pièce, mais la Chambre des pairs, remplie aux deux tiers des membres du Sénat, ne voulut livrer ni la Révolution, ni même (p.~315) l'Empire, à cet excès d'injustice. Elle fit une réponse motivée, dans laquelle elle rappela les immenses bienfaits que la France devait à l'application des principes de 1789, à l'abolition des jurandes et de toutes les entraves qui jadis gênaient l'industrie dans l'intérieur du territoire, à la division de la propriété territoriale, à l'augmentation du nombre des propriétaires fonciers, à la mise en valeur d'une grande partie du sol, à l'établissement et au perfectionnement des manufactures, et après avoir rappelé ces bienfaits si divers, elle ajouta qu'elle y voyait, ainsi que dans la paix et la liberté dues aux Bourbons, des motifs d'espérer un prompt rétablissement de la prospérité publique. La réponse, sans cesser d'être respectueuse, était digne, vraie, et pleine d'à-propos.

Effet produit sur le Roi et les princes par l'esprit que manifestent les Chambres. Les deux Chambres, sans répondre à la vivacité des sentiments du parti libéral, méritaient donc la confiance des hommes éclairés, commençaient à l'obtenir, et acquéraient peu à peu, nous le répétons, la force de contenir et de soutenir le gouvernement, ce qui était pour lui également désirable. Malheureusement la contradiction que rencontrait le gouvernement, sans l'avoir encore irrité contre le régime constitutionnel, n'avait guère amélioré ses penchants. Le Roi demeure assez tranquille, tout en partageant certaines vues de l'émigration. Le Roi était à peu près le même, c'est-à-dire tranquille, envisageant les questions avec calme, et assez enclin à laisser faire ses ministres quand il ne s'agissait pas du principe de son autorité ou de quelques-uns des intérêts essentiels de l'émigration. Ces intérêts en effet lui tenaient fort à cœur. Ainsi, relativement aux biens nationaux, (p.~316) il se faisait une vraie violence, et, s'il l'avait pu, il les aurait rendus aux anciens propriétaires. Il avait notamment fort désapprouvé l'arrestation de MM. Dard et Falconnet, auteurs des deux brochures dirigées contre l'irrévocabilité des ventes nationales. Élargissement par l'influence du Roi de MM. Dard et Falconnet. Après une courte instruction ces deux avocats avaient été élargis, aux grands applaudissements de la haute émigration, qui les avait visités, comblés de soins pendant leur courte captivité, et qui continua de remplir leur maison après leur sortie de prison. Le Roi prit aussi fait et cause pour ses gardes du corps dans leurs querelles avec la garde nationale et avec l'armée, et manifesta l'intention de les soutenir à tout prix. Ses ministres sans le contredire se bornèrent à essayer de prévenir de nouvelles collisions, ou d'en corriger l'effet quand ils n'avaient pu les prévenir. Sauf ces exceptions, le Roi laissait ses ministres suivre le courant, à quoi ils n'étaient que trop enclins. Agitation continuelle de M. le comte d'Artois. Quant à M. le comte d'Artois revenu de Saint-Cloud à Paris, à la suite d'une absence motivée par sa santé et par sa mauvaise humeur, il se donnait comme toujours beaucoup de mouvement, écoutait les solliciteurs de province qui venaient demander des places en alléguant leur royalisme, leur faisait des promesses qu'il ne pouvait tenir, et abondait dans le sens de leurs passions extrêmes, ce qui le rendait de plus en plus l'objet des espérances et de l'amour de la faction dite ultra-royaliste. Il avait, par curiosité, par goût de se mêler du gouvernement, par la méfiance propre aux esprits faibles, laissé s'établir autour de lui une police composée des intrigants (p.~317) de tous les régimes, usés au service des polices antérieures, et cherchant, auprès de ce qu'on appelait alors le pavillon Marsan (celui que le prince occupait dans le palais des Tuileries), un emploi qui leur était refusé à la direction générale de la police. Ce prince se rend importun au Roi. Ce prince était charmé de recueillir ainsi des bruits ou piquants ou inquiétants, de les apporter au Roi, de pouvoir lui montrer qu'on le servait mal, ou qu'il ne savait pas se faire servir, et que tandis qu'il lisait ses auteurs classiques, la monarchie était minée, et menacée de nouvelles catastrophes. Louis XVIII, éclairé par M. Beugnot, qui s'appliquait à lui prouver le peu de fondement des informations de Monsieur, avait plusieurs fois enjoint à son frère de renoncer à ces commérages, et de le laisser vivre en paix. Monsieur n'en tenait compte, et continuait ce manège, se contentant seulement d'en parler moins souvent au Roi. Réserve de M. le duc d'Angoulême. Des deux fils de Monsieur, l'un, le duc d'Angoulême, peu spirituel mais sage et modeste, comme nous l'avons déjà dit, ne cherchait à se donner que le rôle qu'on lui accordait, et voyageait en ce moment dans l'Ouest pour y faire respecter l'autorité royale un peu plus qu'elle ne l'était; Emportements de M. le duc de Berry. l'autre, M. le duc de Berry, ne manquant pas d'esprit, mais emporté au delà de toutes les bornes, avait d'abord réussi auprès des troupes dont il s'occupait assidûment, mais commençait à les blesser par une violence qu'il avait contenue au début, et qu'il contenait beaucoup moins, à mesure que le naturel revenait, et que se révélait chaque jour davantage la difficulté de rattacher l'armée aux Bourbons. Ainsi, malgré d'assez grandes différences (p.~318) entre eux, ces trois princes partageaient beaucoup trop les penchants de leurs amis pour résister à leur influence, et se garantir de leurs fautes. À chaque instant quelque nouvelle manifestation de leur part venait ajouter aux incidents dont la malveillance des partis cherchait à profiter.

Procession le 15 août, pour rappeler et confirmer le vœu de Louis XIII. Le 15 août était le jour où sous l'Empire on célébrait la Saint-Napoléon. Il aurait fallu n'y pas prendre garde, et s'appliquer à laisser oublier cette journée. La famille royale voulut, au contraire, qu'elle continuât d'être une fête, mais en devenant une fête royaliste. C'était le jour où Louis XIII, en reconnaissance de la grossesse d'Anne d'Autriche, avait par un vœu solennel placé la France sous la protection de la Vierge. Quelque respectable que fût ce souvenir historique, il fallait bien consulter les circonstances avant de céder au plaisir de le réveiller. On n'en fit rien, et on ordonna une procession solennelle dans toute la France pour rappeler et confirmer le vœu de Louis XIII. Les princes à Paris la suivirent à pied, le cierge à la main, et ce spectacle ne produisit pas un effet heureux sur les esprits qu'offusquait le zèle religieux des Bourbons. Les officiers à la demi-solde, toujours très-nombreux dans la capitale, se raillèrent fort de ces princes si dévots, et les soldats achetèrent de la chandelle pour célébrer la Saint-Napoléon en illuminant leurs casernes. On eut même la plus grande peine pour faire éteindre dans la soirée cette illumination séditieuse.

Fête offerte au Roi par la ville de Paris. Le 29 août, une manifestation d'un autre genre produisit un effet non moins fâcheux. Le Roi, invité (p.~319) par la ville de Paris à une fête magnifique, alla dîner à l'hôtel de ville, ce qu'il n'avait pas encore fait depuis son retour en France. D'abord il fallut apaiser une querelle des gardes du corps et de la garde nationale. Les gardes du corps voulaient occuper seuls les appartements intérieurs, et reléguer la garde nationale au dehors. C'était une prétention inconvenante, car la garde nationale n'était que la ville de Paris elle-même prenant les armes pour rendre honneur au Roi, et à l'hôtel de ville elle était chez elle. La reléguer à la porte du palais municipal, pendant que les gardes du corps seraient dans l'intérieur, était un étrange oubli de toutes les bienséances. La querelle s'échauffant, le Roi partagea le différend, et il fut convenu que la garde nationale et les gardes du corps se distribueraient par moitié les appartements intérieurs.

Fâcheux caractère de cette fête. La fête commença par un dîner offert au Roi: un bal devait suivre. La magnificence, le goût furent dignes et de la grande cité qui recevait son roi, et de l'hôte auguste qui était reçu chez elle. Louis XVIII assis à la table principale avec les princes de sa famille, y avait admis trente-six dames par une sorte de dérogation à l'ancien usage. Dans le nombre il avait compris les premières dames de l'ancienne cour, méritant fort d'y être assurément, et trois ou quatre seulement de la nouvelle noblesse. Cette circonstance du reste ne devait pas être la plus remarquée. Le préfet, debout derrière le siége du Roi, servait le monarque, la femme du préfet, dans la même attitude, servait madame la duchesse d'Angoulême. Les membres du conseil municipal remplissaient (p.~320) le même office auprès des princes. Certainement on avait vu jadis des princes et même des rois servir des empereurs; mais on peut dire, sans céder à de vulgaires préjugés démocratiques, que le temps de ces spectacles était passé. Napoléon avec tout le prestige de sa gloire et de sa puissance, n'avait pu en corriger l'inconvenance, quand il avait voulu les renouveler, et il ne l'avait d'ailleurs jamais essayé aussi complétement. Le lendemain de la fête de l'hôtel de ville, les flatteurs de cette époque s'exprimèrent avec un vif enthousiasme sur la magnificence et la beauté morale des scènes de la veille. Ils parlèrent des fêtes de la Révolution et de l'Empire avec un profond mépris, dirent que ni les unes ni les autres n'avaient jamais rien offert de pareil à ce qu'on venait de voir, qu'à l'autorité légitime seule, reconnue, acceptée par tous, il était donné de présenter des spectacles semblables, et que ceux qui avaient eu le bonheur d'y assister en conserveraient un souvenir ineffaçable. Ils débitèrent ainsi les banalités qu'on répète à la suite de toutes les fêtes, et qui ne persuadent que les invités. Sans doute, et très-heureusement, il n'est pas de nos jours impossible à la royauté d'attirer encore le respect, mais c'est à la condition de beaucoup de vertu, de simplicité, de sévérité de goût, et d'un respect pour les hommes égal à celui qu'elle exige pour elle-même.

On rapproche la fête de l'hôtel de ville de certaines scènes qui se passent en province, et dans lesquelles d'anciens seigneurs montrent des prétentions ridicules. Les peuples jugent par les yeux, et c'est dans les représentations extérieures d'un gouvernement qu'ils vont chercher le plus souvent sa signification morale. On s'obstina à voir dans le rôle que les magistrats (p.~321) municipaux avaient accepté auprès du Roi, le rôle que certains hommes auraient voulu imposer à la nation elle-même, et on rattacha les scènes de l'hôtel de ville aux extravagances que quelques anciens seigneurs venaient de se permettre en Normandie, en Bretagne, en Languedoc, en Provence. Les uns avaient voulu que dans leurs églises de village on leur présentât l'encens, d'autres que le pain bénit leur fût offert avant de l'être aux autorités municipales, et ils avaient provoqué des conflits ridicules, recueillis avec empressement par les journaux, et même dénoncés aux Chambres. Du reste ce n'étaient là que des incidents qui auraient eu peu d'importance, si on avait possédé un gouvernement ferme, rigoureusement légal, conséquent avec les institutions qu'il avait données, et animé de l'esprit qui se manifestait dans les Chambres. Faiblesse de l'administration. Malheureusement ce gouvernement ne pouvait se trouver dans un ministère sans unité, sans chef, sans esprit de conduite et sans influence. Incapacité administrative de M. de Montesquiou. Celui des ministres qui avait avec le pays les relations les plus directes, le ministre de l'intérieur, M. de Montesquiou, aimable quand il n'était pas trop suffisant, raisonnable pour un homme de son origine et de son parti, parlant avec aisance et succès aux Chambres, était néanmoins le plus incapable des administrateurs, parce qu'il n'avait ni fermeté, ni application au travail. Après avoir rappelé les commissaires extraordinaires, il avait laissé une grande partie des préfets impériaux en place, sans s'expliquer à leur égard, sans leur faire savoir s'ils seraient maintenus ou congédiés. Qu'on laissât à leur poste les fonctionnaires spéciaux, (p.~322) tels que les agents des finances, des ponts et chaussées, de la guerre, de la marine, rien de mieux, car on n'aurait pas eu de quoi les remplacer. Mais quant aux préfets, personnages tout politiques, devant représenter exactement l'esprit et les sentiments du nouveau gouvernement, les conserver était difficile, et assez dangereux. Pourtant, faute de sujets capables, car le parti royaliste éloigné depuis longtemps des affaires en fournissait peu alors, M. de Montesquiou avait été obligé de laisser en fonctions un grand nombre des préfets de l'Empire. Il aurait dû au moins les changer de département, ce qui leur aurait donné une sorte d'origine royale, et leur aurait épargné le désagrément de se contredire sous les yeux de leurs administrés. Les préfets laissés sans direction. Il n'en avait rien fait, et s'était contenté dans les départements où il y avait quelques anciens nobles, réputés capables d'exercer une fonction publique, de les nommer préfets ou sous-préfets, et il avait livré les uns et les autres à leur propre inspiration, sans s'expliquer, nous le répétons, sur le sort réservé aux préfets de l'Empire. Il en résultait que les préfets royalistes se livraient à leurs passions, et que les préfets impériaux conservés étaient d'une faiblesse extrême, de peur de s'attirer la colère des royalistes. Ainsi les uns faisaient hardiment le mal, les autres le laissaient faire complaisamment, et souffraient qu'on dît publiquement que la Charte était un expédient momentané, que les Bourbons une fois raffermis compléteraient la restauration en rétablissant la dîme, en rendant les biens de l'Église et des émigrés, etc... Pour prévenir (p.~323) de telles fautes il aurait fallu lire soi-même une correspondance nombreuse, y répondre immédiatement, commander, agir en un mot, toutes choses dont M. de Montesquiou était incapable. À peine s'apercevait-il des accidents les plus graves, lorsqu'il en était résulté un scandale comme celui de l'évêque de la Rochelle, et alors il intervenait par une lettre froide et inefficace. M. Beugnot dénonce l'état de la France au Roi, qui se borne à rire avec lui des fautes des émigrés. L'homme d'esprit qui dirigeait la police, M. Beugnot, avait parfaitement entrevu cet état de choses, et avait envoyé dans les départements des agents intelligents et éclairés qui lui avaient adressé une suite de rapports extrêmement instructifs, et révélant l'étrange situation de la France à cette époque. Les communiquer à Louis XVIII était chose fort délicate, car c'était lui dénoncer comme insensés, et quelquefois comme très-coupables, ses amis les plus zélés. M. Beugnot, lorsque parmi ces rapports il y en avait de piquants et de capables d'amuser un roi railleur, profitait de l'occasion pour les mettre sous ses yeux. Louis XVIII les lisait, puis les rendait à M. Beugnot, et se bornait à rire avec lui de ce qu'il appelait les amis de son frère. Les choses n'allaient pas plus loin, et c'était là tout le gouvernement. Désir des princes de voyager, afin de royaliser la France. Cependant comme on sentait confusément la faiblesse de l'administration, les princes s'étaient persuadé qu'ils devaient se montrer, que leur présence rallierait et subjuguerait tous les cœurs, et répandrait partout la flamme du royalisme. Ils se trompaient étrangement, et ne voyaient pas qu'au lieu de diminuer le mal, ils allaient l'accroître. Bien gouverner alors c'eût été contenir les (p.~324) passions de ses amis, et envoyer des princes dans les provinces, c'était au contraire exalter ces passions au plus haut point, et recueillir pour unique bien quelques manifestations de royalisme, aussi vaines que le sont ordinairement les acclamations des peuples, qui crient toujours quand on les émeut, oublient le lendemain le cri de la veille, pour en pousser un tout contraire le surlendemain, si on les émeut dans un sens différent.

M. le duc d'Angoulême envoyé dans l'Ouest. Le pays le plus agité, l'Ouest, fut celui où l'on songea d'abord à envoyer l'un des princes. On choisit, et on fit bien, M. le duc d'Angoulême. Il employa les mois de juillet et d'août à ce voyage. Il fut décidé qu'en septembre et octobre M. le comte d'Artois visiterait la Champagne et la Bourgogne, le Lyonnais, la Provence, le Dauphiné, la Franche-Comté, et que dans le même temps M. le duc de Berry parcourrait les provinces frontières, où les militaires se trouvaient en grand nombre.

Les provinces de l'Ouest, c'est-à-dire la basse Normandie, la Bretagne, la Vendée, avaient déplu à Louis XVIII, parce qu'elles ne semblaient pas tenir compte de lui, et qu'elles parlaient beaucoup plus de M. de la Rochejacquelein, par exemple, et de quelques autres chefs royalistes, que du Roi lui-même. Les insurgés de ces provinces, comme nous l'avons dit, s'étaient réunis, armés aux dépens des bleus dont ils avaient pris les fusils, avaient rappelé leurs anciens chefs, en avaient choisi de nouveaux quand les anciens étaient morts, et suivaient leurs instructions beaucoup plus que celles du gouvernement. Le duc d'Angoulême fut chargé de leur faire (p.~325) entendre qu'il y avait un roi, qu'il n'y en avait qu'un, et que c'était celui-là dont il fallait reconnaître et respecter l'autorité. Pour ne pas trop afficher l'intention d'un voyage dans les pays autrefois insurgés, ce prince annonça qu'il allait visiter le littoral de la Manche, c'est-à-dire Brest, Nantes, la Rochelle, etc. Aussi laissa-t-il à gauche la contrée des chouans, et alla-t-il directement par la basse Normandie à Rennes et Brest. État des provinces de l'Ouest. Il fût accueilli avec un empressement et des démonstrations bien naturels dans des provinces où sa présence rappelait le souvenir de tant de souffrances endurées pour la cause des Bourbons, et où il y avait une foule de vieillards qui ne pouvaient se les rappeler que les yeux pleins de larmes. Il trouva les royalistes soit anciens, soit nouveaux, parlant de la Charte très-légèrement, considérant le maintien des ventes nationales comme un acte de prudence tout momentané, considérant le Concordat comme une autre espèce de Charte tombée avec Bonaparte. Il trouva le peuple porté à voir dans les impôts un reste de la tyrannie impériale dont il fallait promptement se débarrasser, et bien décidé à ne pas souffrir la sortie des grains quoique décrétée par les royalistes, les acquéreurs de biens nationaux alarmés et prêts à s'unir pour se défendre, la magistrature défiante et attendant avec anxiété la nouvelle investiture qu'on lui promettait, enfin l'armée triste, hostile et à peine respectueuse. Bonne volonté et sages discours de M. le duc d'Angoulême. Le prince n'avait pas assez de pénétration pour apprécier la portée de cet état de choses, mais il avait assez de sens et de droiture pour le juger contraire au bon (p.~326) ordre, contraire surtout aux promesses du Roi qui, selon lui, devaient être loyalement remplies, et il tint un excellent langage, excepté au sujet des affaires religieuses sur lesquelles la dynastie tout entière avait les plus dangereuses opinions. Il s'attacha partout à persuader qu'il n'y avait pas deux rois, l'un au pavillon de Flore, appelé Louis XVIII, ancien jacobin, disaient les gens de province, très-rusé, promettant pour ne pas tenir, et l'autre, le comte d'Artois, résidant au pavillon Marsan, ayant seul dans le cœur les vrais sentiments d'un bon royaliste; le premier représenté par les préfets, auxquels il ne fallait ni obéir ni croire, le second représenté par quelques chefs de chouans, qu'il fallait exclusivement écouter et suivre. Il leur déclara qu'il n'y avait qu'un roi, qu'on devait exécuter ses ordres, payer les impôts, permettre aux grains de sortir, ne pas inquiéter les acquéreurs de biens nationaux, en un mot vivre paisibles, jouir du repos public et en laisser jouir les autres. Il parla moins sagement aux prêtres, dont il parut partager les erreurs, excepté toutefois à l'égard de la dîme et des biens d'Église. Il donna force tant qu'il put aux autorités régulières, enthousiasma la masse du peuple par sa qualité seule de Bourbon, satisfit les honnêtes gens par sa modération et sa droiture, mais malheureusement ne séduisit personne, et après avoir traversé Laval, Rennes, Brest, Lorient, laissa le pays presque aussi troublé qu'il l'avait trouvé, parce que si ses discours étaient bons, sa présence néanmoins causait une vive émotion, et que dans le moment toute émotion était un mal, vu qu'elle (p.~327) réveillait les passions qu'il aurait fallu éteindre.

M. le duc d'Angoulême à Nantes. Nantes était un point important à visiter. On voyait là une très-riche bourgeoisie commerçante, aimant les principes de la Révolution, détestant ses excès dont elle avait eu sous les yeux de cruels exemples, mais haïssant tout autant l'insurrection vendéenne, et mécontente de l'arrogance de la noblesse des deux rives de la Loire. Esprit de cette grande ville. Elle avait pour le régime impérial, sous lequel elle avait été privée de tout commerce, une aversion qui l'avait naturellement portée vers les Bourbons arrivant avec la paix et la Charte. Mais d'une part les extravagances de l'émigration et des prêtres, de l'autre la peine qu'elle avait à rétablir le négoce, l'avaient indisposée. Elle regrettait amèrement l'île de France, imputait aux Anglais les calculs les plus pervers, et en voulait au gouvernement de sa partialité pour l'Angleterre. Nos colonies, sur lesquelles Nantes avait beaucoup compté, venaient d'être encombrées par le pavillon britannique de produits de l'Europe, et il n'y avait pas quant à présent grand trafic à espérer avec elles. Par tous ces motifs les Nantais étaient des royalistes sincères, mais déjà un peu déçus dans leurs espérances, et parfaitement constitutionnels. Les Vendéens ayant annoncé qu'ils mettraient sur la rive gauche de la Loire un poteau portant: Ici commence la Vendée, ils avaient déclaré qu'ils en mettraient un aux portes de Nantes avec ces mots: Ici échoua la Vendée.

Le duc d'Angoulême fut fort bien accueilli par les Nantais, leur tint un langage modéré qui leur plut, et les ramena à de meilleures dispositions. En quittant (p.~328) Nantes il entra en pleine Vendée, et se rendit d'abord à Beaupréau. M. le duc d'Angoulême dans le Bocage. Il était là dans le Bocage, dans ce pays coupé, presque inaccessible, où des nobles vivant patriarcalement avec leurs paysans les avaient jadis conduits au feu contre les armées de la République. Simplicité et honnêteté de cette partie de la Vendée. Il y avait dans ces campagnes beaucoup de foi, de simplicité, et très-peu de cet esprit d'intrigue et de brigandage qui avait signalé la chouannerie. Les paysans du Bocage étaient assez tranquilles, sous la direction de leurs seigneurs qui leur disaient d'attendre ce que le Roi ordonnerait, et d'y obéir. Leur seule insubordination consistait à payer lentement les impôts, dans l'espérance de les voir abolis. Il en vint cinq à six mille à Beaupréau, avec leurs seigneurs et leurs bannières blanches, vivement émus en présence du prince, comme ils devaient l'être en se rappelant tant de luttes, tant de douleurs et de ruines supportées pour la cause royale. Leur langage ne fut point inconvenant; d'ailleurs ils avaient le sentiment des améliorations obtenues depuis 1789, et peu de goût au rétablissement de la dîme et des droits féodaux. Dans ce centre du Bocage il y eut beaucoup de scènes touchantes et presque aucune de regrettable. À Bourbon-Vendée le prince trouva l'esprit moins simple et moins innocent des gens du Marais. Dans cette région moins agricole et un peu plus commerçante, on aimait le mouvement, on cherchait l'importance, on pratiquait la contrebande, on échappait volontiers à l'impôt, et on manifestait des passions assez turbulentes. Le clergé surtout s'y montrait dépourvu de toute raison. Le prince y redit (p.~329) à ceux qui vinrent l'entendre ce qu'il avait dit partout, et ce ne fut pas sans quelque effet. Il se rendit ensuite à la Rochelle, où il aurait dépendu de lui de faire beaucoup de bien en accueillant l'évêque titulaire, contre lequel le clergé local était en révolte au profit de l'ancien évêque non démissionnaire. Faute de M. le duc d'Angoulême à l'égard de l'évêque de la Rochelle. Malheureusement M. le duc d'Angoulême, qui était le plus dévot des princes de sa famille, refusa de recevoir l'évêque titulaire, et donna ainsi un démenti des plus déplorables à la lettre de M. de Montesquiou. La petite Église fut transportée de joie, et en devint plus arrogante que jamais, car on ne pouvait rien faire de plus significatif pour elle que de refuser de voir le prélat en fonction, pour lequel cependant le gouvernement venait de demander l'obéissance. C'était déclarer par la bouche du prince que le gouvernement officiel était une illusion dont il ne fallait pas être dupe.

M. le duc d'Angoulême à Bordeaux. À Bordeaux, le prince se trouvait pour ainsi dire dans sa capitale. C'était là qu'avait paru le premier des Bourbons, et ce Bourbon c'était lui. Mais là, comme ailleurs, on n'en était plus à la joie et aux flatteuses espérances des premiers jours. Après avoir considéré les Anglais comme des libérateurs, et aussi comme de riches consommateurs, car ils avaient bu et emporté beaucoup de vins, on en était venu à une véritable exaspération contre eux, depuis la perte de l'île de France, et depuis ce qu'on avait appris de l'état de nos colonies, remplies à l'avance de marchandises britanniques. Déceptions dont se plaint cette grande ville, et efforts de M. le duc d'Angoulême pour ramener le contentement dans les esprits. En outre les Bordelais étaient mécontents de quelques saillies imprudentes de la noblesse de Guyenne, et en particulier (p.~330) du maintien obstiné des droits réunis. La haine des Anglais, le mécontentement inspiré par la noblesse, l'irritation contre les droits réunis, étaient donc les trois sentiments à combattre et à modérer chez les Bordelais. Le duc d'Angoulême s'y appliqua de son mieux, soutint, ce qui était vrai, que les Anglais s'étaient conduits en vainqueurs peu généreux sans doute, mais qu'ils n'avaient rien fait pour empêcher la renaissance du commerce français, et qu'avec un peu de temps et de travail on le verrait refleurir. Il traita la riche bourgeoisie avec distinction, et enfin insista sur la nécessité absolue des impôts indirects, le budget de l'État ne pouvant pas s'en passer. Il exerça sous ce rapport une influence assez heureuse sur la partie éclairée du commerce bordelais.

De Bordeaux, le prince se rendit à Mont-de-Marsan, Bayonne, Pau, Toulouse, Limoges, tenant à tout le monde des discours assez sages, répandant çà et là quelques avis utiles, mais remuant, sans le vouloir, les passions royalistes plus qu'il ne convenait à l'intérêt de la France et de sa famille. Il opéra son retour vers Paris par Angers et le Mans.

Retour par l'Anjou et le Mans. Angers était une des villes les plus agitées de l'Ouest, et l'une des plus importantes. La bourgeoisie et la noblesse y étaient fort divisées sur tous les sujets qui partageaient les hommes en ce temps-là. En général, la bourgeoisie composait l'infanterie de la garde nationale, et la noblesse en composait la cavalerie, parce que celle-ci étant plus riche pouvait entretenir des chevaux. La cavalerie s'était donné un habit particulier, qu'on appelait l'habit (p.~331) vendéen, et que, malgré des ordres réitérés de Paris, elle n'avait pas voulu abandonner. De plus, elle affichait l'intention d'entourer exclusivement le prince, et de former sa garde personnelle. Scènes à Angers. Cette prétention s'était manifestée en plus d'un endroit, et au Mans notamment, au centre du pays des anciens chouans. Il s'était même révélé parmi ces derniers une prétention bien autrement grave, c'était de se réunir au nombre de vingt mille, avec leurs chefs et leurs bannières, et d'accompagner ainsi le duc d'Angoulême pendant son séjour dans la province. Il y avait plus d'un mois que les deux préfets d'Angers et du Mans étaient à l'œuvre pour empêcher des manifestations de ce genre, et ils n'avaient pu y réussir. Pourtant, à l'approche de M. le duc d'Angoulême, et grâce à plusieurs recommandations émanées de lui, ils parvinrent à faire entendre raison aux têtes folles, et particulièrement à Angers la garde à cheval promit de s'abstenir de toute prétention inconvenante, et de son côté la garde nationale à pied fit la même promesse. Malgré ces assurances de tranquillité, le prince étant arrivé aux portes d'Angers, et toutes les autorités étant allées avec les troupes à sa rencontre, une compagnie de la garde nationale à pied, qui se défiait des prétentions de la cavalerie, coupa le cortége, et environna M. le duc d'Angoulême qu'elle plaça dans une espèce de carré. Ni le prince ni l'autorité militaire n'osèrent sévir sur l'heure même, car le sentiment public était avec les infracteurs à la règle, et il fallut entrer dans la ville escorté de la sorte. Fermeté de M. le duc d'Angoulême. Une fois à Angers, M. le duc d'Angoulême voulut (p.~332) faire acte d'autorité envers l'un et l'autre parti; il prononça la dissolution de la compagnie d'infanterie qui avait troublé l'ordonnance de la fête, mais rétablit la balance par une vive remontrance adressée à l'un des principaux personnages de la noblesse. «C'est vous, monsieur, lui dit-il, qui voulez être ici plus roi que le Roi, qui voulez qu'on vous présente les armes, qu'on vous obéisse, qu'on n'obéisse pas aux autorités, et qui troublez par vos prétentions un pays où vous devriez donner l'exemple de l'union des esprits et de la soumission aux lois? Des royalistes tels que vous sont plus dangereux que les ennemis les plus redoutables; retirez-vous.»—Cette scène, devenue bientôt le sujet des entretiens de la ville, charma la bourgeoisie, et aurait produit le plus grand bien si elle avait pu être connue de la France entière. Mais on défendit aux journaux de la publier. Le prince pardonna ensuite à la compagnie de la garde nationale qui avait été dissoute, permit de la reformer, et laissa les gens sages d'Angers parfaitement contents de lui.

Fin du voyage de M. le duc d'Angoulême, lequel a été un mélange de bien et de mal. Au Mans, on était parvenu à faire entendre raison aux chefs des chouans, et ce qui avait contribué à les rendre plus dociles, c'est qu'ils avaient moins retrouvé de leurs anciens soldats qu'ils ne l'espéraient d'abord, et que parmi les nouveaux très-peu étaient capables de faire quinze ou vingt lieues à leurs frais, pour prendre part à une démonstration politique. Le prince fut donc délivré de ce souci. Il n'en vit pas moins beaucoup de royalistes ardents, beaucoup de vieux soldats de la guerre civile qui lui exprimèrent des sentiments très-peu modérés, (p.~333) sans se livrer toutefois à aucune démonstration fâcheuse. Il rentra à Paris au milieu d'août, ayant eu la volonté de faire le bien, mais plus souvent le triste destin de faire le mal, en agitant sans le vouloir des pays qu'il aurait fallu calmer.

Voyage de M. le comte d'Artois. Immédiatement après le retour du duc d'Angoulême, M. le comte d'Artois partit pour la Champagne et la Bourgogne. Il était autorisé à beaucoup promettre en fait de faveurs administratives, et à ne rien refuser en fait de distinctions honorifiques, la mesure en ce genre ne dépendant ni du budget ni de la tyrannie des règles. Sa conduite en Champagne, et ses promesses de soulagement aux populations ruinées par la guerre. Il avait pour le grand nombre la décoration du Lis, pour les militaires et les magistrats la croix de la Légion d'honneur, pour les royalistes de choix la croix de Saint-Louis, et il n'était pas homme à fermer la main que le Roi lui avait permis d'ouvrir. Il visita premièrement les bords de la Seine et de l'Aube, et en particulier les villes de Nogent, de Méry, d'Arcis-sur-Aube, de Brienne, de Bar-sur-Aube, de Troyes, où la guerre avait laissé d'affreuses traces. Il trouva une partie de la population plongée dans la misère, et vivant au milieu des ruines. Il était compatissant et démonstratif; il fut touché des maux dont il était témoin, le laissa voir, et sut plaire par les marques d'une vive sympathie. Sur toute sa route il s'apitoya avec ceux qui souffraient, pleura même avec eux, les appela tour à tour ses amis, ses enfants, et leur promit de faire connaître au Roi leurs infortunes, comme si le Roi avait eu le moyen de les réparer toutes. Le ministre des finances avait eu soin de prendre ses précautions contre les prodigalités du prince, et fait (p.~334) poser en principe que l'État ne pouvait rien pour les contrées ravagées par la guerre, que tout au plus pourrait-il accorder quelques dégrèvements d'impôts, mais seulement dans le cas d'une impossibilité de recouvrement bien démontrée. Aussi Monsieur promit-il à tous les habitants de solliciter des exemptions d'impôts, même des prêts d'argent, et en attendant, il les autorisa à couper 120,000 arbres dans les forêts de l'État pour les aider à reconstruire leurs maisons. À ce secours, qui était juste et de quelque importance, il ajouta des aumônes aussi abondantes que le permettait la liste civile, déjà fort obérée par les secours accordés aux émigrés, et y ajouta des décorations du Lis par cinq et six cents à la fois, relevées çà et là de quelques croix de la Légion d'honneur ou de Saint-Louis. Il quitta ces populations en leur laissant pour principal adoucissement de leurs maux l'émotion d'une visite princière, et de plus l'espérance, qui, fondée ou non, console toujours les hommes.

Sept. 1814. M. le comte d'Artois à Dijon. Après cette visite aux provinces maltraitées par la guerre, le comte d'Artois se rendit de Troyes à Dijon. Prétentions de la noblesse bourguignonne. Dijon était une ancienne ville de parlement; il s'y trouvait une vieille noblesse de robe, jadis instruite, maintenant prétentieuse, et n'admettant d'autre liberté que celle des remontrances. Elle était par conséquent imbue du plus mauvais esprit, et encouragée dans ses dangereux sentiments par un préfet qui les partageait. Elle traitait fort mal l'évêque, qui devait son élévation au Concordat, et qu'on accusait de ménager les assermentés, parce qu'il avait été assermenté lui-même. Elle publiait avec (p.~335) beaucoup de suffisance qu'on aurait pu arranger les choses autrement que ne l'avait fait Louis XVIII, que la Charte était une œuvre détestable, que du reste il était temps encore de réparer les fautes commises, en agissant autrement dès que l'occasion serait favorable. Aussi, tandis qu'en Champagne tout était dans un certain calme, altéré seulement par le sentiment des souffrances de la guerre, en Bourgogne au contraire les esprits étaient extrêmement agités, une partie des habitants rêvant un retour au passé qui alarmait profondément l'autre partie. L'état des choses fort empiré en Bourgogne par la présence de M. le comte d'Artois. Naturellement, Monsieur fut accueilli avec transport par les royalistes dont il partageait notoirement les opinions, et avec son ordinaire facilité d'humeur, il ne contesta rien de ce qu'on lui disait, adhéra à tout ce qu'il entendit, se borna à conseiller la patience, et, quant à la manifestation qui devait être la plus significative, ne manqua pas de la faire aussi fâcheuse que possible, car il refusa de recevoir l'évêque, ce qui produisit dans toute la contrée une impression des plus vives, et propagea rapidement les divisions qui commençaient à troubler le clergé.

Situation de la ville de Lyon. Monsieur avait trouvé la situation mauvaise à Dijon, la laissa pire, et se rendit à Lyon. Cette grande ville, alors la plus importante du royaume après Paris, n'était pas une de celles où la situation était le moins compliquée. À côté d'anciens royalistes pleins du souvenir du siége de 1793, détestant la Révolution et ses œuvres, et réunis avec exaltation sous leur ancien commandant M. de Précy, on voyait une riche classe de commerçants et de (p.~336) manufacturiers, étrangers par leur âge aux souvenirs de 1793, très-sensibles à tout ce que Napoléon avait fait pour réparer les malheurs de leur ville, et surtout pour favoriser leur commerce, qui avait reçu sous son règne une immense extension. La guerre maritime qui avait ruiné Nantes, Bordeaux, Marseille, avait au contraire enrichi Lyon. Cette ville, située sur la Saône et le Rhône, au nœud de toutes les communications fluviales avec l'Allemagne, la Suisse, l'Italie, l'Espagne, était devenue le centre d'affaires le plus actif et le plus vaste. La possession de l'Italie, la faculté d'en tirer les soies brutes à bas prix, la facilité de porter de riches étoffes à tout le continent, des commandes considérables pour les palais impériaux, étaient des avantages que Lyon avait fort appréciés, et qui diminuaient à vue d'œil depuis que les mers étaient ouvertes, que la navigation fluviale perdait ce que gagnait la navigation maritime, et que les Anglais, aussi maîtres que les Autrichiens en Italie, faisaient renchérir les soies brutes en les achetant pour les travailler eux-mêmes. À ces déplaisirs il faut ajouter les exactions commises par les Autrichiens, lesquelles retombaient fort injustement sur les Bourbons, et on comprendra les motifs divers qui rendaient froide au moins, sinon hostile à la cause royale, la classe des commerçants lyonnais, de beaucoup la plus riche et la plus influente du pays. Le peuple, imitant ces divisions, était partagé. Une portion peu nombreuse mais ardente s'était jointe aux royalistes. Le reste suivait en masse le parti contraire. Les royalistes se réunissaient dans (p.~337) un café, signalé par la violence des discours qui s'y tenaient, et en sortaient quelquefois pour aller provoquer leurs adversaires, très-intimidés quoique les plus nombreux. Le maire, homme doux, honorable, royaliste par sa naissance et ses relations, se laissait aller au courant des passions lyonnaises, et s'était brouillé avec le préfet, M. de Bondy, qui s'efforçait en vain de résister au désordre. Ce préfet, animé du meilleur esprit, était réduit à lutter seul contre les partis extrêmes, car il ne trouvait aucun appui ni auprès de M. de Précy, chef de la garde nationale, ni auprès du maréchal Augereau, commandant la division. Ce dernier méprisé des troupes et du gros de la population pour n'avoir pas su défendre Lyon contre les Autrichiens, méprisé aussi pour sa fameuse proclamation, était sans influence, et incapable de réunir les autorités locales dans une direction commune qui fût à la fois ferme et conciliatrice.

Accueil que M. le comte d'Artois reçoit à Lyon. C'est au milieu de ce foyer brûlant que le comte d'Artois vint jeter de nouvelles matières incendiaires. Son arrivée excita en effet la plus vive commotion. Le précurseur de la légitimité, comme on l'appelait alors, le frère du Roi, et selon les purs royalistes le vrai roi, devait naturellement être accueilli avec enthousiasme. Le commandant de la garde nationale M. de Précy, le maire M. d'Albon, entourés des hommes les plus ardents, allèrent le recevoir aux portes de Lyon, et en sa présence firent le serment, au nom de la population tout entière, d'appartenir pour toujours aux Bourbons. Les assistants les plus proches confirmèrent par leurs (p.~338) acclamations cet engagement, pris de la meilleure foi du monde. On fit ensuite traverser au prince les principaux quartiers de la ville, et s'arrêtant sur chaque place, les autorités municipales renouvelèrent à genoux le serment de n'appartenir jamais à d'autre dynastie que celle des Bourbons. C'est ainsi que le prince fut conduit au palais où il devait résider. Les jours suivants on lui montra les établissements publics, on le mena chez divers manufacturiers très-flattés de cette distinction, et devenus pour le moment de bons royalistes, puis on lui fit voir les traces du siége, dont Napoléon n'avait pas laissé exister un grand nombre, et enfin on lui présenta tout ce qui restait dans la ville de gens ayant assisté à ce siége mémorable, y ayant reçu quelque blessure, ou souffert de quelque manière. M. de Précy fut leur introducteur, et ce rôle ne convenait à personne autant qu'à lui. Le prince embrassa ces braves gens avec sa cordialité ordinaire, donna des croix de Saint-Louis à plusieurs d'entre eux, et puis posa la première pierre d'un monument destiné à perpétuer le souvenir de la résistance que la ville de Lyon avait opposée à la Convention nationale en 1793. Jamais gouvernement n'avait autant promis d'oublier, et jamais gouvernement n'avait montré autant de mémoire! Monsieur était fait pour plaire, surtout à ceux qui partageaient son avis, et après quelques jours passés à Lyon, il avait dans son parti gagné tous les cœurs, et enflammé les passions qu'il aurait mieux valu éteindre. Il n'avait été désobligeant ni pour le préfet ni pour le maréchal Augereau, car il était incapable (p.~339) de froisser personne, mais il ne leur avait donné aucune force. Il s'était au contraire pleinement épanché avec le maire, avec M. de Précy, et quelques-uns de leurs amis, leur disant à tous que sans doute on avait beaucoup concédé à la Révolution, mais qu'il fallait avoir patience, qu'avec le temps le Roi réparerait tout ce qui était réparable, et que pour le moment on devait être prudent, afin de ne pas fournir des prétextes à ses adversaires. Imprudences de M. le comte d'Artois. Le prince était si peu prudent lui-même, que les préfets des environs étant accourus pour le visiter à Lyon, il disait à l'un d'eux, ancien serviteur de l'Empire et noble de naissance: Eh bien, mon cher préfet, que croyez-vous qu'on doive faire à l'égard des biens nationaux? Pensez-vous qu'on pourrait les rendre?—Le préfet répondit que si on voulait provoquer immédiatement une révolution des plus violentes, on n'avait qu'à laisser percer des pensées pareilles.—Alors le prince, voyant qu'il avait mal choisi son interlocuteur, se hâta de revenir sur ce qu'il avait dit, et de l'expliquer de son mieux, mais on devine le langage qu'il devait tenir à ceux qui partageaient ses opinions.

Il laisse Lyon dans un état d'exaltation extraordinaire. Le comte d'Artois laissa la ville de Lyon dans un état d'exaltation extraordinaire, et plus violemment divisée que jamais. À Valence, il souffrit une manifestation qui produisit la plus fâcheuse impression. On lui donnait un dîner servi sur plusieurs tables afin de suffire à la foule des invités, parmi lesquels figuraient les membres du conseil du département. L'un d'entre eux, homme riche et considéré, était fils d'un habitant qui autrefois avait (p.~340) eu la faiblesse de signer une des nombreuses adresses envoyées à la Convention après la mort de Louis XVI. La malveillance locale avait eu soin de rechercher ce souvenir, et d'en faire part à l'entourage de Monsieur. Quelques-uns des officiers qui accompagnaient le prince, assis à la table où devait prendre place le fils du signataire, se levèrent en le voyant paraître, et se retirèrent avec affectation. Ce fut l'occasion d'une rumeur fort vive, et qui en quelques heures remplit tout le pays.

Arrivée du prince à Marseille. Le prince traversa Avignon où il se montra le même, et arriva enfin à Marseille, où il était attendu avec la plus extrême impatience.

Souffrances de cette ville pendant l'Empire, et ce qu'elle attendait de la restauration des Bourbons. Cette grande ville, jadis la reine de la Méditerranée, et qui l'est devenue de nouveau, mais par d'autres moyens que ceux qu'elle rêvait alors, avait bien des raisons de haïr la Révolution et l'Empire, car elle y avait perdu non-seulement sa prospérité, mais son pain. Pendant vingt-cinq ans, elle avait vu plus de trois cents vaisseaux de commerce amarrés sur ses quais, y pourrissant sans changer de place[10], et à peine un bâtiment chargé de blé ou de sucre entrant de temps en temps dans son port, quand par miracle l'ennemi ne l'avait point capturé. (p.~341) Les Anglais étaient venus en saisir plusieurs aux premières bouées, sous le feu même des forts. Cette ville infortunée était tombée dans une affreuse détresse, et souffrait tellement qu'elle se serait certainement révoltée, si un préfet énergique, le comte Thibaudeau, ne l'avait contenue avec une main de fer. La seule distraction offerte de temps en temps à sa misère, c'était l'abandon aux flammes des marchandises anglaises qu'on avait saisies, et qu'on brûlait sur une des principales places de la ville, sous les yeux d'un peuple mourant de faim qui voyait détruire en quelques heures des richesses dont il aurait pu vivre. Aussi le jour de la chute de Napoléon et du retour des Bourbons avait-il été celui d'une joie folle, d'une joie dont aucune description ne peut donner l'idée. Mais les joies sont courtes, car elles ne consistent le plus souvent qu'à se figurer des félicités impossibles. Bientôt en effet Marseille avait vu disparaître l'île de France, avec laquelle ses négociants entretenaient des relations nombreuses, et elle en avait conçu contre les Anglais une colère furieuse, au point de pouvoir à peine supporter leur présence dans son port. Attachement des Marseillais pour la franchise de leur port; conviction que cette franchise leur rendrait leur ancienne prospérité. Elle avait trouvé les colonies qu'on nous rendait encombrées de produits européens et vides de produits coloniaux, toutes les relations commerciales changées, l'Espagne en désordre, la Méditerranée aux mains des Anglais et des Grecs, son port, autrefois port franc, enveloppé par les douanes impériales, enfin les droits réunis auxquels elle imputait une partie de ses souffrances, maintenus et confirmés. Aussi sa joie n'avait-elle pas tardé à se (p.~342) refroidir, et elle cherchait avec amertume la cause de ses déceptions. Marseille ne savait pas alors que bientôt une immense industrie manufacturière développée autour de ses murs, qu'un nouvel empire acquis à la France, celui de l'Algérie, qu'une renaissance générale des pays méditerranéens, feraient d'elle la reine des mers méridionales, reine bien plus riche qu'elle n'avait été jadis, et comme tant d'autres, elle cherchait dans le passé, au lieu de la chercher dans l'avenir, sa couronne perdue. Elle se figurait que son ancienne prospérité avait tenu à la franchise de son port, franchise qui consistait à recevoir sans essuyer de visite et sans payer de droit les marchandises du monde entier, lesquelles ne subissaient l'application des tarifs qu'à deux lieues de ses murs, comme si la ligne de douanes reportée à une distance de deux lieues avait pu changer son sort, et lui rendre des relations qu'elle n'avait plus! Un entrepôt peut faciliter les relations commerciales, il ne les crée pas. Hambourg, qui est l'une des plus importantes cités commerçantes du globe, doit sa grandeur non pas à la franchise de son port, mais à l'Elbe qui en fait la voie du commerce de l'Allemagne avec le reste du monde. Pauvre émigrée que ses souvenirs rendaient folle, Marseille ne respirait que pour obtenir ce qu'elle appelait le port franc, et se figurait qu'à cette condition la restauration des Bourbons serait pour elle le plus grand des bienfaits, un bienfait tel qu'elle l'avait imaginé dans ses rêves.

Octob. 1814. Joie des Marseillais à l'arrivée de Monsieur. La venue de Monsieur lui rendit toutes les illusions des premiers jours, et elle l'accueillit avec transport. (p.~343) Elle lui tint les plus extravagants discours qu'il eût entendus dans son voyage. Leur langage extravagant. Elle lui dit que chez elle on voulait le Roi, le vrai Roi, le Roi absolu, affranchi de toute gêne, pouvant faire le bien de ses sujets sans que les entraves inventées par les révolutionnaires vinssent l'en empêcher, c'est-à-dire sans que les gens raisonnables pussent élever une objection contre la franchise du port de Marseille. M. le comte d'Artois promet tout ce qu'on lui demande. Le prince entendit en outre de véhémentes déclamations au sujet des droits réunis, et se conduisant comme il avait fait ailleurs, répondit aux Marseillais qu'il était de leur avis, qu'ils avaient certainement raison, et qu'il croyait pouvoir leur promettre une satisfaction prochaine, mais qu'il fallait un peu de patience, et laisser au Roi le temps d'accomplir le bien. On était si heureux de le contempler, de lui serrer les mains, qu'on prenait pour sérieuses toutes ses paroles, et dans cette favorable disposition on lui offrit des fêtes magnifiques. Fêtes splendides et bruyantes. Chaque ville, dans ces occasions, montre ce qu'elle a de mieux. Marseille fit voir son bassin, bien loin alors de ce qu'il est devenu depuis, y donna de brillants exercices nautiques, et dans l'une de ces journées de réjouissance, lorsque la nuit fut venue, fit, sur une montagne qui domine le port, éclater soudainement une sorte de volcan au moyen d'un millier de tonneaux remplis de matières inflammables. Le maire dit au comte d'Artois que ce qu'il avait sous les yeux n'était qu'une faible image des sentiments brûlants des Marseillais, et on le conduisit ensuite au principal théâtre de la ville. Là eut lieu une véritable scène de délire. Monsieur avait écrit au Roi pour lui demander (p.~344) la franchise du port, fort combattue dans le sein du Conseil royal, et le Roi lui avait répondu qu'il espérait bientôt l'obtenir en forçant la main à ses ministres. Enthousiasme des Marseillais en apprenant que le Roi a promis la franchise du port. Le prince, prenant pour fait ce qui était à faire, annonça en plein théâtre la franchise du port comme chose accordée, et alors le maire tombant à ses genoux, lui baisa les mains au nom de toute la population marseillaise. Les spectateurs se levèrent huit ou dix fois en poussant des cris de joie et de reconnaissance.

Passage du prince à Nîmes, à Grenoble, etc. Après quelques jours passés au milieu d'une population délirante, le prince répétant aux Marseillais ce qu'il avait déjà dit aux Lyonnais, aux Bourguignons, aux Champenois, que les jours passés parmi eux étaient les plus heureux de sa vie, quitta Marseille pour aller visiter Toulon, puis rebroussa chemin, traversa Nîmes, où il aurait pu être fort utile en contenant les catholiques et en rassurant les protestants, ce qu'il ne fit point, se rendit à Grenoble, où il fut chaudement accueilli par le parti royaliste, peu nombreux mais vif, et enfin gagna la Franche-Comté.

Sa présence à Besançon. À Besançon, la situation des partis aurait exigé la conduite la plus sage et la plus ferme. Une noblesse orgueilleuse, pleine de préjugés, ayant pour préfet du département un noble du pays, lequel excitait les passions au lieu de les contenir, avait singulièrement indisposé la masse des habitants. Une circonstance particulière aggravait cet état de choses. L'archevêque Lecoz. C'est là que se trouvait l'archevêque Lecoz. Ce prélat dont nous avons déjà parlé, ancien constitutionnel, personnage très-respectable mais très-obstiné, (p.~345) avait donné asile aux prêtres assermentés, et du reste n'avait jusqu'alors inspiré aucun regret de sa nomination, ni aux autorités temporelles ni aux autorités spirituelles. À la chute de l'Empire, à l'avènement des Bourbons, la petite Église avait dirigé contre lui toutes ses colères, la noblesse locale y avait joint les siennes, le préfet avait attisé ce feu, et il en était résulté une espèce de guerre religieuse, qui se bornait toutefois à de mauvais procédés, et n'allait pas, bien entendu, jusqu'à l'emploi des armes. Le préfet et les gens de son parti disaient tout haut que le prince à son passage à Besançon ne recevrait pas l'archevêque, à quoi l'archevêque, avec son entêtement ordinaire, répondait qu'il ne s'en présenterait pas moins chez M. le comte d'Artois. Menaces du préfet à l'égard de l'archevêque. Piqué de tant de hardiesse, le préfet avait déclaré que si l'archevêque tenait parole, il tiendrait lui la sienne, et le ferait arrêter. Tels étaient les propos qui s'échangeaient publiquement à Besançon entre l'autorité civile et l'autorité religieuse, en ayant pour confident le pays tout entier, qui recueillait et répétait ces provocations.

Monsieur refuse de recevoir ce prélat, et le préfet menace de le faire arrêter s'il essaie de se présenter chez le prince. Monsieur pouvait en cette occasion faire une chose aussi sensée qu'utile, en démentant par sa conduite les propos d'un préfet imprudent, en acceptant au moins avec le prélat des relations officielles, relations qui devaient subsister jusqu'à la révocation du Concordat, et qui étaient d'ailleurs la conséquence obligée de la lettre écrite par l'abbé de Montesquiou à l'évêque de la Rochelle. Malheureusement on ne pouvait guère espérer que Monsieur (p.~346) tiendrait une telle conduite. Arrivé à Besançon, au milieu des vives démonstrations des ultra-royalistes, il ne se rendit point à la cathédrale de peur d'y rencontrer l'archevêque, et craignant même sa visite, il lui fit dire qu'il ne voulait pas le recevoir. Ce fut le préfet qui se chargea de cette communication, et qui la transmit officieusement au prélat. Celui-ci, aussi opiniâtre que ses adversaires étaient inconvenants, demanda au préfet de lui écrire ce qu'il lui faisait dire, car il devait, dans un cas pareil, savoir prendre toute la responsabilité de ses actes. Le préfet, non moins extravagant que son parti, ne manqua pas d'écrire au prélat, et enfin, ne s'en tenant pas même à cette conduite sans mesure, il envoya le chef de la gendarmerie compléter le scandale. Ce chef, brave officier, partageant les bons sentiments de son corps, qui à toutes les époques a rempli admirablement ses devoirs, alla trouver l'archevêque, lui témoigna sa douleur, et le supplia de ne pas sortir du palais épiscopal pendant que le prince serait à Besançon, lui laissant entendre qu'il avait mission d'employer la force pour l'en empêcher. Le prélat se soumit cette fois, ne quitta point sa demeure, mais écrivit sur-le-champ à Paris, et résolut de dénoncer aux deux Chambres des procédés aussi scandaleux. L'effet produit dans la contrée fut immense, et le clergé n'y présenta plus que deux camps ennemis, derrière lesquels était rangée la population tout entière, très-inégalement partagée du reste, car elle était en grande partie prononcée contre la noblesse et le clergé qui soulevaient de tels orages.

(p.~347) Tristes résultats du voyage de Monsieur. Monsieur, toujours bien fêté par les siens, s'achemina ensuite vers Paris, ayant plu par sa bonne grâce à tous ceux qu'il n'avait pas blessés par ses imprudences, ayant prodigué les croix, celle du Lis par milliers, celles de la Légion d'honneur et de Saint-Louis par centaines, ayant laissé plus agités qu'ils ne l'étaient auparavant les pays qu'il avait parcourus, et n'ayant pas même, comme son fils, le duc d'Angoulême, donné au moins quelques bons conseils sur sa route. Monsieur était de retour à Paris vers la fin d'octobre.

Voyage militaire du duc de Berry dans les provinces frontières. Pendant ce même temps, son second fils, M. le duc de Berry, avait exécuté un voyage tout militaire le long des frontières, avait visité Maubeuge, Givet, Metz, Nancy, Strasbourg, Colmar, Huningue, Belfort, et était revenu par Langres à Paris. Il s'était exclusivement appliqué à inspecter les troupes, à les faire manœuvrer, à leur remettre les nouveaux drapeaux, à leur distribuer des croix, et ne les avait ni trouvées, ni laissées contentes. Ce prince, petit de taille, et ayant des allures qu'il essayait de modeler sur celles de Napoléon, n'avait point déplu à l'armée dans les premiers jours de la Restauration. Mais soit l'impossibilité de triompher des dispositions hostiles des militaires, soit les fautes du gouvernement, soit ses propres fautes à lui, il commençait à ne plus réussir. Loin de redoubler de soins pour vaincre les penchants qu'il trouvait contraires, il s'emportait contre les difficultés, et notamment dans la dernière tournée, il s'était livré à des accès de colère, que la malveillance avait recueillis, qu'elle exagérait, qu'elle racontait partout, et qui produisaient (p.~348) un aussi triste effet que les imprudences politiques et religieuses de son père.

À quelles conditions les voyages des princes auraient pu être utiles. Les princes n'avaient donc pas fait en se montrant tout le bien qu'on espérait de leur présence, quoiqu'ils eussent provoqué sur leur passage des cris enthousiastes. Pour que leurs voyages eussent été vraiment utiles, il aurait fallu, comme nous l'avons déjà dit, qu'il existât un gouvernement arrêté dans ses vues, ferme dans ses volontés, animé de l'esprit des Chambres, esprit libéral et modéré tout à la fois, et que les princes, fidèles interprètes de ce gouvernement, eussent dit partout à leurs amis ce que ceux-ci se refusaient à croire, c'est que la Charte était un acte sérieux, dont on voulait tirer toutes les conséquences. Avec un pareil gouvernement à Paris, et des princes pour ses organes dans les provinces, on aurait pu calmer des amis exaltés, ramener le pays qu'ils éloignaient d'eux, et avec le pays ramené contenir l'armée, dont le mécontentement n'aurait pas été alors un mal sans remède. Mais ce gouvernement, on l'a bien vu, n'existait point. Un roi modéré mais indifférent, ne gênant pas ses ministres dans leur action, mais ne gênant pas davantage son frère et ses neveux dans leurs fautes; des princes divergents dans leur conduite, l'un, le duc d'Angoulême, sage mais peu brillant; l'autre, le comte d'Artois, aimable, mais ayant la passion d'agir, et n'agissant jamais dans le droit sens; un troisième, le duc de Berry, assez spirituel, assez militaire, mais sans tenue, tour à tour caressant ou offensant l'armée, et ne sachant ni la respecter ni s'en faire respecter; des ministres (p.~349) sans chef, sans système, s'avançant ou reculant tour à tour devant les Chambres, un seul excepté, tout cet ensemble n'était pas un gouvernement, c'était un parti au pouvoir, et un parti au pouvoir c'est un enfant méchant dans les mains duquel on a remis la foudre!

Suite fatale de mesures qui empirent la situation pendant les mois de septembre et d'octobre. La situation s'était singulièrement gâtée pendant les mois de septembre et d'octobre, remplis par les voyages des princes. Diverses mesures, suite nécessaire du courant auquel on s'abandonnait, avaient eu le plus fâcheux retentissement, et rencontré dans les Chambres une résistance devant laquelle il avait fallu reculer. Ainsi le ministre de la guerre, réduit par les dépenses intempestives dont on l'avait chargé, à chercher partout des économies, avait tâché de gagner deux millions sur l'administration des Invalides. Nos guerres sans exemple avaient prodigieusement multiplié le nombre des soldats blessés et indigents, et on avait été obligé d'établir pour eux des succursales à Arras et à Avignon. Le ministre avait songé à se débarrasser des invalides qui n'étaient plus Français en leur accordant une indemnité une fois payée, et à renvoyer dans leurs foyers une partie de ceux qui étaient Français en leur allouant une pension annuelle de 250 francs. Renvoi chez eux d'une partie des invalides, dans un calcul mal entendu d'économie. Il s'était persuadé que cette pension leur suffirait pour vivre dans leurs villages, tandis qu'à Paris, dans l'hôtel royal des Invalides, la dépense d'un homme s'élevait à 700 francs. L'économie n'était pas douteuse, mais cette mesure avait paru inhumaine, car 250 francs étaient loin de suffire à des hommes pour la plupart dépourvus de famille, et elle avait fait (p.~350) dire qu'on expulsait de leur asile des soldats mutilés au service du pays, pendant qu'on prodiguait les secours, les grades même, à des hommes qui avaient porté les armes contre la France. Il y avait en effet une commission nommée pour liquider les services dans l'armée de Condé, et pour attribuer des secours aux anciens soldats vendéens. Une autre mesure, tout aussi mal imaginée que celle des invalides, avait excité un soulèvement aussi grand.

Il avait fallu s'occuper des finances de la Légion d'honneur. Sa dotation, convertie en rentes, ne pouvait pas même suffire aux nominations de Napoléon pour la dernière guerre. On avait, il est vrai, décidé que les nominations faites depuis la paix resteraient sans traitement, jusqu'à ce que les ressources de l'institution permissent d'en donner. Mais il fallait pourvoir à la dépense des établissements chargés de recevoir les filles des militaires pauvres. Suppression d'une partie des maisons destinées aux orphelines de la Légion d'honneur. Il y avait à entretenir la maison de Saint-Denis, celle d'Écouen, et en outre diverses maisons secondaires, dont deux connues sous les noms des Barbeaux et des Loges. Elles étaient remplies de jeunes filles, la plupart rendues orphelines par nos longues guerres. On eut la malheureuse pensée d'en supprimer trois, celles d'Écouen, des Barbeaux et des Loges, et de donner, comme pour les invalides, 250 francs de pension aux jeunes filles expulsées de leur asile. Une circonstance compliquait la question, c'est que le château d'Écouen appartenait aux princes de Condé. Il était dès lors trop facile de supposer que, pour rendre ce château à ses anciens maîtres, on jetait sur le pavé les orphelines (p.~351) de l'armée, dont les pères avaient succombé en servant la France. À cette nouvelle les militaires, déjà émus, s'émurent davantage, et firent partager au public leur émotion, en faveur de ces pauvres enfants qui ne pouvaient vivre avec 250 francs, et dont quelques-unes n'avaient plus ni père ni mère. Les maréchaux prirent en main leur cause, et le maréchal Macdonald porta leurs réclamations à la Chambre des pairs dont il était membre, et au pied du trône auprès duquel il avait accès.

Enfin, une mauvaise pensée du ministre de la guerre à l'égard des écoles militaires compléta cet ensemble de mesures malencontreuses. Réduction à une seule des écoles militaires, avec une clause qui tend à les réserver à la noblesse seule. Voulant réduire à une seule les trois écoles militaires de Saint-Cyr, de Saint-Germain et de la Flèche, pour leur donner, disait-il, plus d'unité, et pour faire jouir la noblesse du royaume des avantages qui lui étaient assurés par l'édit de janvier 1751, le ministre avait fait décider par ordonnance royale la réunion des trois écoles en une, qui devait être celle de Saint-Cyr. Le texte de l'ordonnance semblait annoncer l'intention d'écarter des écoles militaires la bourgeoisie, pour y introduire exclusivement la noblesse, qui dès lors serait seule en possession de la carrière des armes, comme c'était l'usage autrefois.

Grand effet produit par ces mesures. Retracer l'effet produit par ces diverses mesures serait difficile. Quoiqu'il y eût beaucoup d'exagération dans tout ce que dirent alors le public mécontent, et les journaux qui lui servaient d'organe, il était évident néanmoins que pour suffire à des dépenses intempestives, comme le rétablissement de la maison du Roi, ou la liquidation des pensions (p.~352) aux officiers émigrés, on ajoutait aux misères de l'armée, et qu'enfin on avait le projet de rétablir l'ancien ordre de choses, où la noblesse avait la jouissance exclusive des grades militaires. Les réclamations jaillirent de toutes les bouches à la fois. Si jamais l'utilité du droit de pétition, peu sensible en temps ordinaire où l'on a rarement des actes graves à redresser, éclata d'une manière frappante, ce fut dans ces circonstances. Pétitions aux Chambres, et décisions de celles-ci qui obligent les ministres à revenir sur leurs actes. De nombreuses pétitions furent adressées aux deux Chambres. La Chambre des députés voulut en entendre le rapport immédiatement, et malgré l'opposition d'une minorité toute dévouée à l'émigration, malgré aussi l'imprudence d'une autre minorité vouée au parti contraire, elle donna tort au gouvernement en lui renvoyant les pétitions dont il s'agissait, avec l'invitation, adoucie dans la forme mais positive au fond, de révoquer les actes dénoncés. On fut obligé par conséquent de revenir sur ce qu'on avait fait, de déclarer par exemple que la citation de l'édit de 1751 n'emporterait pas une préférence pour la noblesse dans l'admission aux écoles militaires, de décider que les succursales des Invalides seraient conservées jusqu'à extinction des militaires qui les occupaient, que les renvois avec pensions dans leurs foyers n'auraient lieu pour les invalides que sur leur demande expresse, qu'il en serait de même pour les orphelines de la Légion d'honneur, et que les maisons des Barbeaux et des Loges seraient rouvertes pour les jeunes filles qui ne voudraient ou ne pourraient se retirer dans leurs familles.

Les Chambres quoique très-modérées, et franchement (p.~353) royalistes, étaient donc toujours prêtes à retenir le pouvoir sur la pente où il se laissait aller, et il eût été à désirer que, se confiant en elles, les partis blessés ne cherchassent point ailleurs leur satisfaction et leur sécurité. Mais il faut aux passions irritées plus que la justice, il leur faut la vengeance, et elles la cherchent par tous les moyens. Les hostilités s'engagent plus particulièrement entre les militaires et le gouvernement. Les officiers à la demi-solde accumulés dans la capitale, les uns vivant dans les salons de Paris, les autres dans les lieux publics, tenaient un langage chaque jour plus violent et plus provocateur. Leur audace irritant le gouvernement, amenait contre eux des rigueurs inévitables, et d'excitations en excitations, on en arrivait peu à peu à une sorte de guerre ouverte, laquelle, débutant par des paroles, pouvait malheureusement se terminer en actes violents.

Commencement de l'affaire du général Exelmans, accusé d'avoir entretenu des relations coupables avec Murat. Murat était jusqu'ici, grâce à sa défection, resté roi de Naples. Sa présence sur le trône de la basse Italie agitait non-seulement les Italiens, mais les Bourbons d'Espagne et de France, qui demandaient sa déchéance au congrès de Vienne. Les polices rivales, l'une appartenant au gouvernement, l'autre à M. le comte d'Artois, faisaient assaut de défiances, d'inventions, et se figuraient que l'agitation des esprits venait non des fautes du gouvernement, mais de l'action des partis hostiles. Excité par ces polices, le gouvernement cherchait donc ailleurs qu'en lui-même la cause du mal, et il s'était imaginé que Murat et Napoléon, récemment réconciliés, et possédant des trésors considérables, s'en servaient pour entretenir le mauvais esprit des militaires et des fonctionnaires sans emploi.

(p.~354) Un Anglais, fantasque comme il y en a beaucoup, lord Oxford, s'étant pris de passion pour les Bonaparte, malgré le sentiment contraire de ses compatriotes, avait traversé Paris afin de se rendre en Italie, et on le croyait porteur de la correspondance secrète des militaires mécontents avec Naples et l'île d'Elbe. On s'entendit avec l'ambassade anglaise, et on le fit arrêter, non pour le détenir, mais pour lui enlever ses papiers. Ces papiers visités causèrent par leur insignifiance une surprise qu'on n'aurait pas dû éprouver, si on avait conservé quelque sang-froid. La pièce la plus coupable de celles qu'on y trouva émanait du général Exelmans, et le crime dont elle contenait le secret se réduisait à bien peu de chose, comme on va le voir. Le général Exelmans ayant entendu dire que les puissances se disposaient à faire marcher contre Murat l'une des armées coalisées, écrivait à ce prince, qui l'avait eu longtemps sous ses ordres et l'avait comblé de bienfaits, que beaucoup d'officiers, du nombre desquels il était, iraient lui offrir leur épée si le trône de Naples était en danger. Du reste il ne disait pas un mot qui eût trait aux Bourbons de France ou à un projet dirigé contre leur gouvernement.

Fausseté de cette accusation. Cette lettre, quoique ne renfermant rien de ce qu'on avait supposé, excita chez le Roi et les princes une extrême irritation. On voulut punir sur le général Exelmans tous les complots imaginaires dont on n'avait saisi aucune preuve, et auxquels on s'obstinait à croire. On résolut donc de lui faire un procès pour avoir entretenu des relations avec les (p.~355) ennemis extérieurs de l'État, délit aggravé par sa position d'officier resté en service actif. Le ministre Dupont, malgré des propositions contraires, s'en tient à une simple réprimande à l'égard du général Exelmans. Le ministre de la guerre, général Dupont, quoique souvent faible, résista cette fois de la manière la plus sage et la plus honorable. Il fit remarquer que le roi de Naples était jusqu'ici reconnu de l'Europe entière, que la France, bien que sollicitant à Vienne sa déchéance, ne s'était pas encore mise en guerre ouverte avec lui; que les sujets français pouvaient, sans être coupables de relations criminelles, lui offrir leur épée; qu'il n'y aurait certainement pas un tribunal qui consentît à incriminer la lettre du général Exelmans; que le général étant au service, et ne devant pas ignorer les sentiments de la cour de France à l'égard de la cour de Naples, on pouvait tout au plus l'accuser d'une conduite peu discrète, peu zélée, qu'il y avait lieu par conséquent de lui infliger une réprimande, mais rien au delà. Cette affaire momentanément assoupie. Bien qu'il partageât l'irritation des princes contre le général Exelmans, le Roi finit par comprendre les raisons du ministre de la guerre, et par admettre la réprimande comme la plus grave des peines à infliger. En conséquence le ministre de la guerre fit appeler le général Exelmans, lui adressa quelques reproches, et pour le moment cette affaire, destinée plus tard à un retentissement funeste, fut étouffée grâce à la sagesse du général Dupont en cette circonstance.

Les jeunes officiers qui remplissaient Paris de leur présence et de leurs propos, connurent tout de suite ce qui était arrivé au général Exelmans, et malgré la peine légère qu'il avait subie, ils en firent grand bruit. Bientôt on leur fournit un grief (p.~356) du même genre. Le général Vandamme, officier du plus rare mérite, mais d'un caractère emporté, professant les opinions révolutionnaires les plus violentes, fait sinon pour justifier du moins pour provoquer toutes les calomnies, passait à tort pour le plus méchant des hommes, et partageait avec le maréchal Davout la haine des ennemis de la France. Revenu des prisons de Russie, il avait été indignement outragé en traversant l'Allemagne, et un incident pareil aurait dû suffire pour attirer sur sa tête l'intérêt universel. Il n'en fut rien, et on persuada au Roi, si le général Vandamme se présentait aux Tuileries, de faire exception pour lui seul aux flatteries qu'on prodiguait aux chefs de l'armée. À peine arrivé à Paris, le général se présenta aux Tuileries le jour où étaient reçus les militaires de son grade. Le général Vandamme expulsé des Tuileries. On lui refusa l'entrée du palais, et les gardes du corps le jetèrent en quelque sorte à la porte de la demeure royale. Ce vieux militaire, qui avait passé sa vie sous les feux de l'ennemi, indigné d'être ainsi traité par des jeunes gens qui n'avaient jamais entendu un coup de fusil, remplit Paris de ses plaintes, et trouva de nombreux échos pour les reproduire.

Anoblissement de la famille de Georges Cadoudal. Pendant qu'on traitait de la sorte l'un des plus vieux soldats de l'armée, le bruit se répandit tout à coup que la famille de Georges Cadoudal venait d'être anoblie. Personne ne pouvait nier le courage de Georges, son dévouement à sa cause, mais personne ne pouvait approuver les moyens qu'il avait résolu d'employer contre le Premier Consul, et dont il avait fait l'aveu devant la justice. Il n'est pas besoin (p.~357) de dire tout ce qu'un semblable fait dut provoquer de réflexions amères et violemment exprimées.

Carnot, sa vie solitaire et son irritation concentrée. Tandis que les jeunes officiers sans emploi s'agitaient tumultueusement dans Paris, il y en avait un, vivant solitairement et modestement, c'était Carnot, resté après la défense d'Anvers inspecteur du génie, présenté même au Roi, mais ayant fui la cour et les révolutionnaires dans l'un des quartiers les plus reculés de la capitale. Médiocrement sensible aux disgrâces des militaires qu'il regardait comme étant des étourdis pour la plupart, mais révolté de la manière dont on se comportait à l'égard des anciens patriotes tandis qu'on anoblissait des chefs de chouans, esprit vigoureux mais peu juste, honnête homme plein d'orgueil, égaré par les passions et surtout par la logique de la Révolution, Carnot était convaincu qu'il avait eu le droit, et même la raison pour lui en condamnant Louis XVI. Son mémoire au Roi sur le régicide. Il conçut donc l'étrange idée de traiter la question du régicide, et de la traiter en s'adressant au Roi lui-même, dans un mémoire dont il ne savait pas encore quel usage il ferait, mais dont la composition seule était pour lui une sorte de soulagement. Dans ce mémoire écrit avec vigueur, amertume, ironie, sans outrage toutefois pour l'autorité royale, il discuta cette affreuse question du régicide, en reproduisant les arguments qui avaient eu cours dans le sein de la Convention.—Les rois étaient-ils inviolables? C'était, disait-il, une question grave, diversement jugée dans tous les temps et tous les pays, même dans la Bible. En tout cas (p.~358) cette inviolabilité souffrait bien des exceptions, car on ne pouvait prétendre que des monstres tels que Néron et Caligula fussent inviolables pour leurs peuples. Au surplus, la nation française en nommant la Convention avait donné à ses membres la mission de juger Louis XVI. L'avaient-ils bien ou mal jugé? C'était à l'histoire seule à prononcer, mais en tout cas ses juges n'avaient à rendre compte de leur jugement à aucune autorité sur la terre. Ils avaient pu se tromper, mais ils s'étaient trompés de bonne foi, et dans toutes les occasions ils avaient fait preuve d'un intrépide amour de leur pays. Maintenant on s'attaquait à eux, on les qualifiait de criminels, et au nom de qui? à quel titre? Argumentation contenue dans ce mémoire. La France avait par des milliers d'adresses confirmé leur jugement, et élevé aux plus hautes fonctions les juges de Louis XVI; la qualifierait-on elle-même de régicide, ou de complice du régicide? Ce n'était pas tout: l'Europe avait incliné son épée devant ces hommes, signé avec eux des traités comme celui de Bâle; appellerait-on aussi l'Europe régicide? Enfin quels étaient ces accusateurs, revenant aujourd'hui de l'étranger pour outrager ceux de leurs compatriotes qui avaient combattu vingt-cinq ans pour la France et pour la liberté? C'étaient ces mêmes émigrés qui, au lieu de faire à Louis XVI un rempart de leurs corps, s'étaient enfuis sous prétexte d'aller faire la guerre sur le Rhin, et qui au crime de porter les armes contre leur pays, avaient ajouté l'énorme faute de soulever contre Louis XVI un orage de colère sous lequel cet infortuné roi avait succombé.

(p.~359) Telle était la terrible logique de l'ancien conventionnel, de laquelle il n'y avait qu'une chose à conclure, c'est qu'au milieu de ces temps formidables, plus forts que les âmes les plus fortes, tout le monde avait failli, et que le mieux était de couvrir tout le monde de l'oubli de la Charte. Malheureusement, l'oubli promis par un parti, invoqué par l'autre, n'était en réalité du goût d'aucun des deux.

Publicité donnée à ce mémoire. Il paraît que Carnot ne destinait pas à l'impression l'écrit que nous venons d'analyser, mais qu'aveuglé par ses préjugés révolutionnaires il croyait pouvoir le faire parvenir au Roi, et traiter ainsi la question du régicide en tête-à-tête avec le frère de Louis XVI. Quoique solitaire, il fréquentait certains régicides, tels que MM. Garat, Fouché, et quelques autres, et il leur communiqua son mémoire, par le besoin qu'il avait de s'épancher. Le donner à lire, c'était s'exposer à le voir bientôt publier, et en tout cas, s'il voulait de la discrétion, ce n'était pas un homme comme M. Fouché qu'il fallait prendre pour confident. À peine communiqué à quelques personnes, le mémoire fut copié, imprimé, et en très-peu de jours répandu autant que l'avait été le fameux rapport de M. Necker sur les finances. C'est par milliers qu'il fut reproduit en France et à l'étranger. Il répondait, en effet, à toutes les passions du moment, à l'irritation des révolutionnaires encore très-nombreux, à celle des acquéreurs de biens nationaux bien plus nombreux que les révolutionnaires, au mécontentement des militaires et des fonctionnaires sans emploi; (p.~360) il plaisait même au parti libéral, qui n'approuvait pas cependant le régicide, mais qui voyait dans ce mémoire une juste représaille de toutes les inconvenances commises par l'émigration. Enfin, l'émigration elle-même, dans sa colère, avait voulu lire un écrit dont tout le monde parlait. C'était assez pour que le mémoire de Carnot fût en quelques jours connu de la France et de l'Europe.

Irritation qu'en éprouve le parti royaliste. Comme il fallait s'y attendre, il produisit une sorte de fureur dans le parti de l'émigration. Ce parti répondit, et la réponse, sous le rapport de la justice et de la mesure, ne resta pas au-dessous de l'attaque. Réponses virulentes à Carnot. On dit à Carnot qu'il y avait des hommes qui, s'ils avaient quelque sens, se tiendraient pour bien heureux de l'impunité dans laquelle une bonté sans bornes les laissait vivre; qu'ils devraient s'en contenter, chercher un asile dans l'obscurité la plus profonde, et mériter de la sorte, sinon l'indulgence, impossible pour un crime comme le leur, au moins l'oubli, qu'on leur avait promis, qu'on voulait bien leur accorder, à condition qu'ils ne se rappelleraient pas sans cesse à l'exécration des contemporains, et qu'à des actes abominables ils n'ajouteraient pas des apologies plus abominables encore; que, du reste, leurs écrits valaient leurs actes; qu'il y avait tel d'entre eux qu'on avait eu la faiblesse de distinguer de ses pareils, en lui supposant un peu de droiture et de sens, mais que la puérilité de ses raisonnements en égalait l'odieux; que décidément les auteurs du 21 janvier se valaient tous; mais qu'ils devaient enfin songer à se soustraire aux regards du monde indigné, et se résigner, après (p.~361) avoir versé le sang des pères, à respecter au moins le repos des fils.—

Procès aux libraires propagateurs du mémoire de Carnot. On ne s'en tint pas à ces invectives, et le gouvernement commença une instruction contre le mémoire de Carnot. On appela l'auteur qui avoua fièrement son écrit, en ajoutant qu'il était étranger à sa publication, et qu'on crut sur sa parole, car on l'estimait plus qu'on ne voulait en convenir. Puis on s'adressa à plusieurs libraires suspects de se prêter à des publications clandestines, et on chercha les preuves de la part qu'ils avaient pu prendre à la propagation du mémoire incriminé. Ils furent mis tous en jugement, ce qui ne contribua pas peu à augmenter l'agitation des esprits. Les votants, qui se réunissaient chez Fouché, chez Barras, s'émurent beaucoup, et firent de nouveaux pas vers les militaires, c'est-à-dire vers les bonapartistes, qui en faisaient chaque jour vers eux. Bientôt les incidents se multiplièrent, comme si une force fatale avait voulu pousser tout le monde et toutes choses à une crise prochaine.

Nouvelles mesures non moins fâcheuses que les précédentes. C'est avec peine, comme on l'a vu, que les émigrés se soumettaient à l'article de la Charte qui garantissait l'inviolabilité des ventes nationales. Aussi ne cessaient-ils de se plaindre, et de dire que les princes, satisfaits d'avoir tout recouvré en recouvrant la couronne, laissaient dans la détresse ceux qui s'étaient sacrifiés pour leur cause. Projet de restituer les biens non vendus à leurs anciens propriétaires. Les transactions particulières, sur lesquelles on avait beaucoup compté, et pour le succès desquelles on avait employé à la fois l'intimidation, les sermons violents, la confession même, ne donnaient pas de grands (p.~362) résultats, car les nouveaux acquéreurs entendaient être payés en rétrocédant leurs biens, et très-peu d'entre eux d'ailleurs consentaient à s'en dessaisir même à un prix raisonnable, surtout parmi les paysans. Voulant connaître leurs droits, ils allaient consulter, et on leur faisait comprendre que la Charte et les Chambres seraient pour eux une protection toute-puissante. Aussi tous ceux que le clergé n'avait pas vaincus en les inquiétant, restés fermes dans leur droit, ne prêtaient l'oreille à aucune proposition. Le gouvernement, sentant très-bien son impuissance en cette matière, mais voulant donner une satisfaction aux hommes qui se plaignaient de la stérilité de la Restauration pour eux, avait résolu depuis longtemps de rendre les biens non vendus. La quantité de ces biens restés dans les mains de l'État était assez considérable, et consistait surtout en bois. C'étaient trois ou quatre cent mille hectares de forêts d'une très-grande valeur. Quant à ces biens, la Charte ne les couvrait pas, puisqu'elle ne couvrait que les biens vendus. Ces biens appartenant spécialement aux grandes familles. Une circonstance de cette restitution projetée la rendait particulièrement agréable au Roi et aux princes, c'est que les biens dont il s'agissait appartenaient pour la plupart aux grandes familles de France, familles qu'ils connaissaient, avec lesquelles ils vivaient, et celles-là contentées, les criailleries les plus incommodes devaient être réduites au silence. Le projet fut donc arrêté en principe, et on s'occupa d'en rédiger les dispositions.

Il y aurait eu une mesure plus juste à proposer, laquelle eût embrassé toutes les misères des émigrés. Si dans cette restitution on avait apporté un véritable esprit de justice, on aurait songé à une tout (p.~363) autre mesure que celle dont on avait la pensée. Ce n'étaient pas en effet les grandes familles, qui par leurs imprudences avaient contribué à rendre la révolution plus violente, qu'il fallait plaindre le plus. C'étaient ces nombreux émigrés de la petite noblesse et de la bourgeoisie, qui, entraînés presque à leur insu dans le commun désastre, avaient payé nos funestes divisions quelquefois de leur tête, et presque toujours de leur patrimoine. Ceux-là méritaient un véritable intérêt, mais il fallait le leur témoigner à eux ou à leurs familles sans ébranler l'État, sans commettre de nouvelles injustices, aussi graves que celles qu'on voulait réparer, et de manière à soulager ceux qui étaient le plus à plaindre et le moins à blâmer. Le principe d'une indemnité accordée par l'État, non pas à quelques-uns, mais à tous, et prise en grande partie sur les domaines dont il était resté possesseur, aurait pu être posé dès cette époque, et immédiatement appliqué. On aurait pu calculer cette indemnité de façon que les plus pauvres fussent les mieux traités; on aurait pu combiner en même temps une opération financière basée sur les trois ou quatre cent mille hectares de bois que l'État avait encore dans ses mains, et auxquels, lorsque la situation des finances l'eût permis, on aurait successivement ajouté deux ou trois cents millions fournis par le Trésor, et on aurait ainsi accompli une œuvre non pas seulement de réparation, mais de pacification. Les anciens propriétaires étant indemnisés, sinon à leur gré, du moins dans la mesure du possible, auraient perdu tout prétexte de rechercher les nouveaux acquéreurs, et ceux-ci auraient (p.~364) possédé en repos. Une des plus grandes causes de perturbation, la plus grande peut-être, aurait ainsi disparu sur-le-champ. On ne songe qu'à satisfaire les grandes familles de l'émigration. Mais on n'en eut même pas l'idée[11]. Satisfaire tout de suite les plus anciennes familles, les moins intéressantes par le malheur, les plus incommodes par leurs cris incessants, fut la seule pensée qui se présenta à l'esprit des princes. On avait dans les mains le domaine forestier de ces familles, et on ne songea qu'à le leur rendre, pour les contenter, pour les faire taire, sans réfléchir qu'on se démunissait d'un gage précieux, qui aurait pu servir de base à une opération générale embrassant toutes les misères.

Dispositions de la loi projetée pour la restitution des biens non vendus. La loi, rédigée par une commission dont M. Ferrand était le président, fut portée au Conseil et discutée. Le principe consistait à rendre purement et simplement les biens que l'État n'avait point aliénés. Mais ce principe, en apparence si simple, offrait dans l'application de sérieuses difficultés. Ainsi les communes possédaient une quantité considérable de ces biens non vendus, lesquels étaient affectés au service des hospices. La Caisse d'amortissement en possédait également qui servaient de gage aux rentes sur l'État. Reprendre ceux des communes, c'était dépouiller les pauvres et les malades; reprendre ceux de la Caisse d'amortissement, c'était ébranler le crédit. Malgré leur bonne volonté les auteurs du projet renoncèrent à cette reprise, et se résignèrent à ne donner que de vagues espérances aux propriétaires de cette portion des biens (p.~365) non vendus. Il y avait aussi des biens de cette espèce qui étaient affectés à des services publics, comme les hôtels occupés par diverses administrations, et les objets d'art transportés dans les musées. Par exemple une partie du musée d'artillerie pouvait être revendiquée par la maison de Condé, et on la savait disposée à exercer son droit de revendication. Il serait résulté de ces restitutions de nombreux inconvénients qu'il fallait éviter, et il fut décidé que l'État garderait les biens de cette catégorie, immobiliers ou mobiliers, à condition d'en payer la valeur aux anciens propriétaires. On décida même qu'un fonds serait fait au budget pour cet objet. Ces difficultés résolues, il s'en présenta une dont l'importance d'abord inaperçue se révéla tout entière après quelques instants de réflexion. Une disposition du projet considérait comme appartenant aux anciens propriétaires les décomptes dus au Trésor par les nouveaux acquéreurs. Le principe posé que l'État devait restituer comme mal acquis tout bien dont il disposait encore, voulait en effet que les portions de prix qui lui restaient dues fussent dévolues à ceux que l'on appelait les propriétaires légitimes. Mais comme les lois sur les biens nationaux, rendues au fur et à mesure de la dépréciation des assignats, étaient fort compliquées, il n'y avait presque pas un acquéreur auquel le domaine ne pût susciter une querelle pour de prétendus décomptes restant à payer, et mettre les anciens possesseurs à sa place, c'était les mettre en position d'entamer un procès universel contre les acquéreurs de biens nationaux. C'était les investir d'une arme redoutable, (p.~366) devant laquelle l'article préservatif de la Charte aurait probablement succombé.

La disposition dont il s'agit aurait été admise sans objection, grâce à l'inattention des membres du Conseil, étrangers pour la plupart aux affaires, si la sagacité et la vigilance du ministre des finances n'y avaient mis obstacle. Il signala la portée de ce qu'on proposait, et le Conseil effrayé y renonça. M. Ferrand n'insista pas. La loi fut donc présentée aux Chambres avec les modifications qu'elle avait subies.

L'exposé des motifs abandonné aux soins de M. Ferrand. Malheureusement l'exposé des motifs, aussi important au moins que le texte de la loi, n'avait pas été soumis au Conseil. Le Roi lui-même ne l'avait pas lu. On s'en était fié aux sentiments et au talent de M. Ferrand, qui était un homme âgé, doux, instruit, sachant écrire, mais entêté, maladroit, et partageant toutes les opinions du royalisme extrême.

Il avait rédigé son exposé des motifs dans un sentiment qui était le sien et celui de la cour, c'est qu'on faisait à peine ce qu'on devait en restituant les biens non vendus, c'est qu'il était douloureux de ne pouvoir faire davantage, c'est qu'il fallait, à défaut des satisfactions présentes qu'on n'avait pas le moyen d'accorder, donner à espérer des satisfactions futures, en un mot, faire tout ce qu'on pouvait dans le moment, en promettant pour l'avenir tout ce qui était actuellement impossible.

Présentation du projet de loi. M. Ferrand se rendit à la Chambre des députés accompagné de MM. de Montesquiou et Louis, et lut son exposé d'une voix sourde et traînante qui, pour le premier instant, en atténua l'effet. Esprit dans lequel est conçu l'exposé des motifs. Dans cet exposé, particulièrement adressé aux émigrés, la (p.~367) royauté s'excusait de ne pas faire davantage pour eux, et ce qu'elle faisait, de le faire si tard. Mais au lendemain d'une effroyable révolution on trouvait le sol hérissé d'obstacles, lorsqu'on voulait rentrer dans les sentiers de la justice et de la vérité. On ne pouvait accomplir le bien qu'avec ménagements, qu'avec lenteur. Sans doute, disait M. Ferrand, le Roi jouissait du bonheur de ceux auxquels il allait rendre leurs propriétés, mais il avait besoin de cette jouissance pour adoucir le regret qu'il éprouvait de ne pouvoir donner à cet acte de justice toute l'extension qui était au fond de son cœur. Mais il espérait que, grâce à la sagesse de son administration, grâce à l'ordre introduit dans les recettes et les dépenses publiques, un jour viendrait où l'heureux état des finances diminuerait successivement les pénibles exceptions commandées par les circonstances actuelles.—

La vivacité de ces regrets, indiquant combien la royauté était obligée de se faire violence pour rester fidèle à la Charte, et ces vagues espérances si mal définies, donnant beaucoup à espérer aux uns, dès lors beaucoup à craindre aux autres, ne pouvaient que produire une impression fâcheuse. Un passage de ce fatal exposé causa une sensation bien autrement grande, et cette sensation fut celle d'une offense à la nation tout entière. Cherchant fort maladroitement à apprécier le mérite moral de ceux qui avaient émigré, et de ceux qui étaient restés en France, M. Ferrand ajoutait: «Il est bien reconnu aujourd'hui qu'en s'éloignant de leur patrie, tant de bons et fidèles Français n'avaient jamais eu l'intention de s'en séparer que passagèrement. (p.~368) Jetés sur les rives étrangères, ils pleuraient sur les calamités de la patrie qu'ils se flattaient toujours de revoir. Il est bien reconnu que les régnicoles comme les émigrés appelaient de tous leurs vœux un heureux changement, alors même qu'ils n'osaient pas encore l'espérer. Impression produite par une phrase relative aux Français qui avaient suivi la ligne droite. À force de malheurs et d'agitations, tous se retrouvaient donc au même point, tous y étaient arrivés, les uns en suivant une ligne droite sans jamais en dévier, les autres après avoir parcouru plus ou moins les phases révolutionnaires au milieu desquelles ils s'étaient trouvés.»

Ces mots, quoique prononcés d'une voix qui excitait peu les passions, produisirent une émotion singulière, émotion qui devait grandir successivement jusqu'à devenir un événement. Il était donc établi aux yeux de la royauté que les émigrés seuls avaient suivi la ligne droite, et que le reste des Français avait plus ou moins abandonné cette ligne. Ainsi la nation tout entière d'abord, sauf vingt ou trente mille individus, avait dévié! Ainsi tous ceux qui étaient morts pour arracher la France à des démagogues furieux avaient dévié! Ainsi Malesherbes qui n'avait pas suivi les princes, et qui mourait pour avoir défendu le Roi, Boissy d'Anglas, qui demeurait noblement à sa place devant la tête ensanglantée de Féraud, avaient dévié! Le roi Louis XVI lui-même n'était excusable que parce qu'il avait échoué dans le voyage de Varennes! Ainsi tous ceux qui avaient si habilement administré la France depuis vingt années, tous ceux qui étaient morts par centaines de mille pour l'arracher aux mains des (p.~369) étrangers, ou pour la porter au faîte de la gloire, ceux-là avaient dévié! Desaix, Kléber, Marceau, Lannes, n'étaient tous que des égarés ayant dévié de la ligne droite! Il n'y avait que les hommes qui, vingt-cinq ans durant, avaient ou intrigué, ou prié sans cesse le ciel pour que la France fût enfin vaincue et envahie, il n'y avait que ceux-là qui eussent suivi le droit chemin!

Effet toujours croissant de cette phrase célèbre. Ces réflexions se présentèrent d'abord confusément aux esprits, mais le lendemain plus clairement, le surlendemain plus clairement encore, et l'impression, forte le premier jour dans l'assemblée, plus forte les jours suivants, ne cessa d'aller croissant. De l'assemblée elle passa dans le public, de Paris dans les provinces. Propagée par une presse que la censure contenait à peine, elle devint bientôt aussi vive qu'universelle. D'ailleurs la parole malheureuse de M. Ferrand prêtait à toutes les applications que la malveillance en pouvait faire. La ligne droite devint tout à coup un proverbe: on était de la ligne droite ou de la ligne courbe, c'est-à-dire on avait la vraie vertu si on avait émigré; on était plus ou moins excusable, mais seulement excusable, si on n'avait pas émigré. Et, bien que la malveillance exagérât singulièrement le sens qu'il fallait attribuer à ces paroles, dans lesquelles M. Ferrand avait mis moins d'intention qu'on n'en cherchait, il était malheureusement certain qu'au fond c'était la manière de penser du Roi, des princes et de l'émigration. Ainsi, par exemple, en posant au sein du Conseil royal les règles d'après lesquelles on fixerait les pensions des officiers émigrés, les princes (p.~370) n'avaient pas manqué de distinguer entre les émigrés eux-mêmes. Il ne suffisait pas d'avoir suivi le Roi, d'avoir servi dans le corps de Condé, pour avoir droit à toutes les récompenses: mais si on était rentré, rentré sans l'approbation des princes, les titres diminuaient et les pensions devaient être calculées en conséquence. Ce n'était donc pas la nation seule qui se trouvait en dehors du grand mérite d'avoir émigré, c'étaient, dans l'émigration elle-même, ceux qui fatigués d'un exil de dix années, et jugeant que la France pacifiée par le Premier Consul était une patrie digne encore d'être chérie et habitée, c'étaient ceux-là qui avaient dévié aussi à quelque degré, degré parfaitement appréciable, et que la commission chargée de récompenser les services par des pensions, devait préciser avec soin.

À l'instant même la conviction universelle du pays fut qu'on avait un gouvernement composé d'émigrés, qui en éprouvait tous les sentiments, et qui en aurait la conduite si on le livrait à lui-même. Ce jugement sans être une condamnation définitive, était un fatal commencement de désaffection. Il restait les Chambres, sur lesquelles on pouvait compter pour arrêter ce gouvernement, et sinon pour lui inspirer des sentiments nationaux, ce qui ne dépendait pas d'elles, du moins pour lui en faire entendre le langage. Les Chambres, comme on l'espérait, ne manquèrent pas à leur mission.

Les bureaux de la Chambre demandent la suppression ou au moins le blâme de l'exposé des motifs. Tous les bureaux accueillirent la loi comme un acte de justice, car le parti libéral lui-même voulait sauvegarder de la Révolution ses principes, et non ses excès. Mais en accueillant la loi comme un (p.~371) acte de justice ils manifestèrent une véritable indignation contre l'exposé des motifs, demandèrent sa suppression, la censure du ministre qui l'avait écrit et prononcé, et une protestation publique contre son langage anti-national.

La commission chargée de l'examen de la loi, toute pleine de l'irritation exprimée dans les bureaux, agit sous l'impulsion de ce sentiment. Elle accepta la loi sauf quelques changements, insignifiants quant à son dispositif, mais importants quant à sa portée morale. Ainsi au mot restitution elle substitua le mot remise, qui faisait disparaître l'idée d'un droit des émigrés sur les biens qu'on leur rendait. L'État les ayant encore dans les mains les leur livrait, pour faire cesser immédiatement les souffrances qu'il était en son pouvoir de soulager. Quant aux biens qui se trouvaient affectés à un service public, comme celui des hospices ou de l'amortissement, et que la loi exceptait quant à présent de la restitution, on supprima le mot quant à présent qui rendait l'exception provisoire, et on retira ainsi toute promesse pour l'avenir. On enjoignit au rapporteur de faire de son rapport la contre-partie exacte de l'exposé de motifs du ministre.

Rapport sévère de M. Bedoch. Ce rapporteur, qui était M. Bedoch, se fit entendre à la Chambre le 17 octobre, et redressa vivement M. Ferrand dans tout ce qu'il avait dit. Il déclara qu'il avait mission de rétablir, autant que possible, la confiance publique ébranlée par les imprudentes paroles du ministre, lequel avait prêté à Louis XVIII des sentiments personnels que le Roi de France ne pouvait ni éprouver, ni exprimer. La balance des (p.~372) torts et des mérites dans notre immense révolution ne pouvait être établie d'une main ferme, car il faudrait rechercher aussi la conduite de ceux qui, par un zèle mal entendu, avaient précipité les malheurs de la royauté et de la France. Le pourrait-on, d'ailleurs, on ne le devrait pas. Le Roi avait promis de voir dans la France une seule famille, toute composée de ses enfants, et il ne devait pas, on ne devait pas pour lui, chercher à établir entre eux des distinctions blessantes. On parlait des regrets qu'il nourrissait au fond de son cœur; mais il ne pouvait avoir au fond de son cœur que la ferme volonté de tenir ses promesses, et entre ces promesses il n'y en avait pas de plus sacrée que celle de faire respecter les propriétés de toute origine. Quant à l'avenir, on ne prévoyait pas un temps où les émigrés seraient mieux traités qu'aujourd'hui, car il fallait espérer que l'impôt ne serait jamais affecté qu'aux besoins de l'État.—

Le rapport, comme on le voit, était ferme et sévère, et contenait une leçon directe qui remontait plus haut que le ministre lui-même. Aussi, tout en l'approuvant, l'assemblée se montra hésitante lorsqu'on lui en demanda l'impression. Il y avait l'impression ordinaire qui appartenait à tout rapport, et l'impression extraordinaire accordée aux discours que la Chambre avait remarqués. L'assemblée n'osa pas accorder cette dernière distinction.

M. Ferrand, profitant de cette hésitation, crut trouver une occasion favorable pour répondre au rapporteur, et se servant pour cela du journal le plus accrédité du parti royaliste, prétendit que (p.~373) la Chambre interprétait son discours comme lui-même, puisqu'elle avait refusé au travail de M. Bedoch l'honneur de l'impression.

La Chambre des députés s'associe au rapport. À peine cette assertion était-elle émise qu'il se produisit un retour subit dans la Chambre des députés. Un membre de la commission vint à la tribune rappeler que les bureaux avaient réclamé ou la réfutation, ou la suppression du discours du ministre, que la commission n'avait donc fait autre chose qu'obéir à un mandat formel de ceux qui l'avaient nommée, que le rapporteur avait été son organe fidèle, et qu'en présence des doutes qu'on cherchait à élever il fallait que la Chambre se prononçât, et déclarât si en effet, comme l'avait prétendu un journal, elle n'approuvait pas le rapport. La Chambre aussitôt se prononça à une très-grande majorité, en ordonnant cette fois l'impression du rapport et des paroles qu'elle venait d'entendre.

Nov. 1814. La discussion du projet s'ensuivit. Elle fut longue et orageuse, remplit toute la fin d'octobre, et provoqua de part et d'autre de violents emportements. Un membre de la droite (on commençait à désigner les partis par la place matérielle qu'ils occupaient dans la Chambre), M. de la Rigaudie, dans un discours véhément, interrompu à chaque instant par de bruyants murmures, fit le procès à la Révolution tout entière, et excita un tel soulèvement que la police défendit aux journaux de reproduire intégralement la séance. On répondit à cet orateur, et heureusement ce ne fut pas avec la même exagération. M. Durbach soumit à la Chambre une proposition fort raisonnable, c'était de s'emparer des biens (p.~374) non vendus, d'en faire la base d'une opération financière, au moyen de laquelle on indemniserait non pas une seule classe privilégiée d'émigrés, mais tous, et particulièrement les plus pauvres. La loi adoptée avec des amendements. On n'accueillit point cette proposition, et on vota la loi avec les amendements de la commission, après une censure presque unanime du discours de M. Ferrand.

Les poursuites contre le mémoire de Carnot, les divers incidents relatifs aux invalides, aux orphelines de la Légion d'honneur, aux écoles militaires, aux généraux Vandamme et Exelmans, les voyages des princes, la conduite tenue à l'égard de l'archevêque de Besançon, la loi sur la remise des biens non vendus, les paroles de M. Ferrand sur la ligne droite, avaient rempli d'agitation les mois d'octobre et de novembre. Extrême irritation des partis pendant les mois d'octobre et de novembre. L'espèce d'apaisement qui s'était manifesté après les premières discussions législatives, et notamment après le vote des mesures financières, marquées au coin de la sagesse, avait fait place à une violente irritation, égale du reste chez les deux partis opposés, celui de l'émigration et celui de la révolution. Ce dernier se composait en ce moment non-seulement des révolutionnaires gravement compromis, comme ceux par exemple qu'on appelait les votants, mais des fonctionnaires de l'Empire, des militaires, des libéraux modérés, et d'une partie notable de la bourgeoisie blessée par les prétentions de la noblesse et du clergé. Les journaux, quoique contenus par la censure, révélaient parfaitement l'irritation des uns et des autres, et Paris en offrait le tableau singulièrement animé. L'hiver approchant, beaucoup de personnages étaient revenus (p.~375) dans la capitale. La police les suivait de l'œil avec une extrême défiance. C'étaient MM. de Bassano, de Vicence, de Montalivet, de Cadore, de Rovigo, Lavallette et autres, qui ne conspiraient pas, mais qui naturellement vivaient entre eux, et ne pouvaient pas être affligés des maladresses d'un gouvernement qu'ils regardaient comme ennemi. On aurait voulu leur faire quitter Paris, mais on ne l'osait pas. Ils étaient en effet si peu entreprenants, que le prince Cambacérès, ne se permettant de réunir ses amis qu'à sa table, s'abstenait d'inviter les militaires, de peur d'éveiller des soupçons. Présence à Paris de plusieurs maréchaux, et leur langage. Néanmoins une circonstance occupait beaucoup la police, et, bien qu'elle ne signifiât rien en réalité, elle était l'objet de toute sa sollicitude, c'était la présence de quelques-uns des maréchaux, qui auraient dû être dans leurs gouvernements, et qui étaient venus à Paris les uns après les autres, du reste par hasard et sans intention politique. On citait les maréchaux Soult, Suchet, Oudinot, Masséna, Ney. Le maréchal Soult était venu pour solliciter, et, comme on va le voir, n'était pas bien dangereux pour les Bourbons. Le maréchal Suchet, qui avait eu le commandement en chef des deux armées d'Espagne, n'était à Paris que parce que ces deux armées avaient été dissoutes. Il était fort paisible, et généralement désigné comme le plus propre à devenir ministre de la guerre. Le maréchal Masséna, ses lettres de naturalisation obtenues, était immédiatement reparti pour la Provence où l'appelait son commandement. Le maréchal Oudinot n'avait séjourné à Paris que quelques jours; le maréchal (p.~376) Ney y était resté. Soudain mécontentement du maréchal Ney. Ce maréchal, le plus caressé de tous par la cour, et ayant d'abord accepté ces caresses assez volontiers, était tout à coup devenu mécontent. Après s'être flatté que l'intervention de Louis XVIII et la faveur de l'empereur Alexandre pourraient lui conserver ses dotations, situées toutes à l'étranger, il avait perdu cet espoir, et réduit à ses appointements, chargé d'enfants, il était dans une sorte de gêne. La guerre qui lui avait, comme à d'autres, semblé bien longue, était cependant une source de gloire et de fortune désormais fermée; il la regrettait déjà sans se l'avouer, et la préférait à une oisiveté mêlée de beaucoup d'amertume. Diverses causes de ce mécontentement. En effet, les flatteries affectées dont il avait été l'objet avaient pris peu à peu leur véritable caractère, et sous les caresses avait bientôt percé le dédain. Sa femme, belle et orgueilleuse, avait essuyé aux Tuileries, de la part de dames de la cour moins prudentes que leurs maris, des désagréments auxquels elle avait été très-sensible, et qui avaient vivement blessé son irritable époux[12]. Une cause particulière avait porté au comble la mauvaise humeur du maréchal. Le duc de Wellington en est une. Le duc de Wellington, devenu ambassadeur d'Angleterre à Paris, y laissait percer une vanité qui était la seule faiblesse de son âme simple et forte. On le voyait étaler complaisamment au milieu de la cour (p.~377) de France sa gloire célébrée avec affectation par le parti royaliste. Dans ce moment le déchaînement contre l'Angleterre, à laquelle on attribuait les rigueurs du traité de Paris, était universel. La ruine de Washington, qui venait d'être incendié par l'armée anglaise (la guerre continuait entre l'Angleterre et l'Amérique), avait exaspéré tous les partis à un tel point qu'il avait fallu contenir jusqu'aux journaux royalistes. De plus on avait vu l'armée anglaise se transporter par terre de Bordeaux à Bruxelles. Lord Wellington semblait la commander de Paris même, et le public, comme s'il eût pressenti un avenir, hélas! bien prochain, en était profondément blessé. Les choses étaient poussées si loin que la police était sans cesse obligée de veiller, pour épargner à lord Wellington des offenses populaires.

Le maréchal Ney comparant l'isolement où lui et sa femme se trouvaient aux Tuileries avec les soins empressés dont le général britannique était l'objet, en éprouvait un sentiment plein d'amertume.—Cet homme, disait-il, en parlant de lord Wellington, cet homme a été heureux en Espagne, par la faute de Napoléon et de nos généraux, mais s'il pouvait un jour se rencontrer avec nous, dans une position où la fortune n'aurait pas tout préparé pour son triomphe, on verrait ce qu'il est! Et puis, ajoutait-il, caresser ainsi, à notre face, cet ennemi acharné de la France!...— Le maréchal Ney réconcilié avec le maréchal Davout. La généreuse colère qu'éprouvait le maréchal était telle qu'il ne la dissimulait plus, et qu'il s'était même rapproché du maréchal Davout, avec lequel il était resté brouillé depuis la fatale journée de Krasnoé. Le maréchal (p.~378) Davout enfermé, comme nous l'avons dit, dans sa terre de Savigny, avait rédigé sur sa conduite à Hambourg un mémoire substantiel, où il avait démontré jusqu'à l'évidence l'indignité des calomnies dont il était poursuivi, et avait demandé au Roi la permission de le publier. Le Roi, au lieu de traiter ce grand serviteur du pays avec la distinction qui lui était due, s'était borné à dire au ministre de la guerre que le mémoire était fort de raisons, qu'il était même assez fort pour qu'il fût impossible de sévir (on avait eu cette folle pensée), qu'il fallait en permettre la publication, tout en laissant le maréchal dans l'espèce d'exil, non avoué mais réel, dans lequel il vivait à Savigny. Du reste le maréchal s'était lui-même relégué à Savigny, et ne paraissait que très-rarement à Paris, où il ne pouvait se montrer sans être entouré d'agents fort incommodes.

Cette conduite à l'égard du glorieux défenseur de Hambourg était l'une des causes les plus fortes de l'exaspération des militaires. Ils disaient avec raison que ce traitement était odieux et offensant pour l'armée tout entière. Ney le répétait à tout le monde, et prétendait qu'il fallait que les maréchaux se réunissent, et allassent porter leurs réclamations au pied du trône.

On aurait bien voulu imposer silence à ces indiscrets qu'on avait flattés sans profit, mais on n'aurait jamais osé frapper assez haut pour les faire taire. L'audace du parti de l'émigration et son désir de vengeance n'étaient pas encore montés à la hauteur de la glorieuse tête de Ney! Il fallait pour cela de (p.~379) nouveaux désastres, et une immense catastrophe. On se borna pour le moment à faire partir de Paris le général Vandamme, qui depuis qu'on lui avait fermé les Tuileries tenait le langage le plus inconsidéré. Mais on ne guérissait pas le mal avec ces mesures, et, au mois de novembre, l'inquiétude allait croissant de jour en jour. Les fonds baissaient, et la rente cinq pour cent, que le plan financier de M. Louis avait portée de 65 francs à 78, était retombée à 70, bien que la situation financière s'améliorât à vue d'œil, que les impôts indirects commençassent à rentrer, que les reconnaissances de liquidation eussent cours sur la place au moyen d'un très-faible agio. Évidemment la confiance était profondément ébranlée, et la politique, non la finance, était la cause de ce subit ébranlement.

Louables efforts de M. de Chateaubriand pour rapprocher les partis. M. de Chateaubriand employait sa plume, devenue, contre son ordinaire, ferme, sobre, sensée, à calmer les partis, à leur prouver que leurs vœux extrêmes étaient déraisonnables, impossibles à réaliser, que leurs vœux raisonnables au contraire étaient ou réalisés, ou en voie de l'être, qu'ils devaient donc se tenir pour satisfaits, contribuer même au triomphe d'un état de choses auquel ils avaient les uns et les autres un égal intérêt, royalistes parce que c'étaient les Bourbons, révolutionnaires et bonapartistes parce que c'était la liberté, seule garantie possible des droits et de la sécurité de tous. Il donnait ainsi à tous les partis, et principalement au sien, de sages et utiles leçons, plus sages que lui-même; il les donnait dans des articles insérés au Journal des Débats, ou dans des brochures, que (p.~380) le Roi avait loués publiquement. Mais rien ne calmait l'inquiétude qu'on éprouvait, et la peur qu'on se faisait réciproquement.

Peur que les partis se font les uns aux autres. Les deux partis s'étaient imaginé qu'ils conspiraient l'un contre l'autre, et qu'ils étaient même sur le point de réussir dans leurs complots. Les bonapartistes, c'est-à-dire les militaires et les révolutionnaires, réunis dans une haine commune contre les royalistes, étaient persuadés que l'on avait amené à Paris douze ou quinze cents chouans des plus audacieux, qu'avec leur secours on devait éloigner le Roi sous prétexte d'un voyage à Compiègne, changer ensuite le gouvernement, abolir la Charte, s'emparer des personnages les plus notables parmi les militaires et les hommes de la Révolution, probablement se défaire des principaux, exiler les autres, puis proclamer le rétablissement pur et simple de l'ancien régime. Complots qu'ils s'imputent. De leur côté les royalistes auxquels on imputait de semblables projets, étaient convaincus que les jeunes généraux qui remplissaient Paris, ayant quelques milliers d'officiers sans emploi à leurs ordres, et pouvant compter sur l'adhésion des troupes à quelque régiment qu'elles appartinssent, devaient exécuter un coup de main, enlever la famille royale, l'égorger ou la déporter, traiter de même la noblesse de France, proclamer Napoléon Ier ou Napoléon II, et commencer un nouveau règne impérial, en se jetant sur l'Europe pour la mettre une seconde fois au pillage, au profit d'une race de mamelouks que la guerre avait créés, que la paix ne pouvait satisfaire. Effroi que Napoléon inspire encore du fond de son île. Ce vaste complot, selon eux, était formé de concert avec Napoléon et Murat, (p.~381) récemment réconciliés, et soudoyant de leurs trésors toutes les conspirations qui se tramaient. Les suppositions à l'égard de Napoléon étaient sans bornes, comme l'était l'idée qu'on se formait de son implacable activité, de son prodigieux ascendant. Jamais il n'avait été plus grand dans l'imagination des hommes qu'au fond de l'île si chétive qui lui servait d'asile, car tandis que la haine essayait d'en faire un vil scélérat sans génie et sans courage, la peur en faisait un géant infatigable, intarissable en ressources, et toujours en mesure et à la veille de bouleverser le monde. Il avait, disait-on, emporté des trésors à Porto-Ferrajo, et de là il dirigeait le fil de toutes les trames européennes, surtout à Vienne, où les puissances étaient en ce moment assemblées dans un congrès universel. Il y soufflait le feu de la discorde, il y tenait asservie à son génie la faiblesse de son beau-père, et il allait se mettre à la tête des armées autrichiennes pour fondre sur les Bourbons de France et d'Espagne. D'autres fois on le disait évadé pour aller commander les armées américaines contre l'Angleterre, ou les armées turques contre l'Europe, ou les armées napolitaines contre l'Autriche, car les contradictions ne coûtaient guère. On le voyait partout en un mot, et la peur de ses ennemis le dédommageait bien des efforts que faisait leur haine pour le rapetisser.

Fausseté des complots que les partis s'imputent les uns aux autres. De ces mille complots qu'on se prêtait les uns aux autres, qu'y avait-il de vrai? Tout et rien, tout, si on prenait pour des complots les vains propos des partis, rien, si on ne prenait pour véritables complots que des projets mûrement concertés (p.~382) entre chefs et exécuteurs s'entendant bien, ayant des moyens proportionnés au but, et ayant fixé ou étant prêts à fixer le jour de l'exécution. Quant à ceci, il n'en existait rien. Sans doute il était impossible de nier que s'ils l'avaient pu, les royalistes auraient mis la Charte à néant, et que s'ils avaient été aussi méchants que leur langage, ils se seraient volontiers débarrassés des principaux personnages de l'armée et de la Révolution. Mais ils avaient encore moins de moyens que leurs adversaires, moins d'audace surtout, et se contentaient de tenir des propos extravagants, qui, répétés aux bonapartistes et aux révolutionnaires, les jetaient dans une véritable épouvante. Sans doute aussi, les révolutionnaires, les bonapartistes, s'ils l'avaient pu, se seraient emparés de la famille royale et de la cour, et en auraient fait on ne sait quoi, pourvu qu'ils en fussent délivrés. Il est bien vrai que s'ils avaient su s'entendre, se concerter, se conduire, ils auraient pu tout ce qu'ils auraient voulu, car la force publique était tout entière à eux. Il est bien vrai que sentant ce qu'ils auraient pu, ils disaient follement qu'ils allaient le faire, et par cette intempérance de langage se rendaient aussi effrayants qu'ils étaient en réalité impuissants. On aurait donc recouvré une parfaite sécurité, si on avait su discerner l'état véritable des partis, mais suivant l'usage on jugeait de leurs projets d'après leurs propos, et d'après sa propre peur. Aussi de part et d'autre on prenait ses précautions. Souvent ces militaires agités passaient la nuit debout, ayant leurs épées et leurs pistolets à la ceinture, convaincus qu'on allait les assaillir. De son côté la (p.~383) police épouvantée donnait l'alarme aux autorités qui mettaient sur pied la garde nationale, les compagnies des gardes du corps, toutes les forces disponibles, excepté la garnison dont on se défiait, et on restait ainsi jusqu'au jour à se faire peur réciproquement[13]. Il y avait telle nuit dans le mois de novembre où les patrouilles s'étaient croisées par centaines, sans autre résultat qu'une panique générale qui détruisait toute confiance, et faisait baisser les fonds publics au grand détriment des finances.

La police de Monsieur exagère le mal, que la police du gouvernement cherche à atténuer. La police principale, celle du gouvernement, dirigée par M. Beugnot, ne partageait ces ridicules alarmes que dans une mesure fort restreinte, et elle tâchait dans ses rapports de rassurer le Roi, à quoi il se prêtait volontiers par paresse et par goût de tranquillité. Mais Monsieur, incapable de se tenir en repos, sa police, tout aussi incapable de rester inactive, affirmaient au contraire qu'on était sur un volcan prêt à faire éruption, que la police officielle était inepte, que même elle trahissait, et qu'on s'exposait à être enlevé un matin à force d'aveuglement. Monsieur allait trouver le Roi, lui disait qu'il était mal servi, et qu'on était à la veille d'une catastrophe. Le Roi le repoussait, lui répondait qu'il était, comme toujours, la proie des intrigants, puis néanmoins finissait par se laisser atteindre à un certain degré par ces continuelles alarmes, et tombait dans une sorte de perplexité.

(p.~384) Ses neveux, dont il faisait plus de cas que de son frère, s'unissaient cependant au comte d'Artois pour soutenir que les choses allaient mal, et qu'il y fallait remédier de quelque façon. Mais là était la difficulté. Sans doute les choses allaient mal, et le remède était celui que ne voient jamais les gouvernements, c'était de résister à ses passions, et surtout à celles de ses amis, de rassurer ainsi la masse de la nation, étrangère aux partis et ne voulant que le bien général. Mais on se gardait de raisonner de la sorte, et on s'en prenait à ceux qui gouvernaient, c'est-à-dire au ministère, ordinairement réputé auteur de tout ce qui arrive dans un État libre, ou presque libre. Le ministère n'avait, disait-on, aucun ensemble, et c'était vrai. Mais pour qu'il en eût, il aurait fallu le composer constitutionnellement, c'est-à-dire en faire le seul conseil de la couronne, en exclure les princes, et adopter un homme principal, deux au plus, et s'en fier à eux. On s'en prend aux ministres des difficultés de la situation, et particulièrement au ministre de la guerre.On était loin de songer à ce moyen, et on s'en prenait non pas au Conseil, à sa composition, mais aux ministres individuellement, et en particulier au ministre de la guerre. Il ne tenait pas l'armée, disait-on; il était sans ascendant sur elle, il ne savait ni la dominer, ni la satisfaire!...—Tel est le prix réservé aux ministres faibles! Le général Dupont, aussi malheureux dans ce court ministère qu'il l'avait été en Espagne, homme d'esprit, bien intentionné, ménageant tant qu'il pouvait ses anciens camarades, dissimulant leurs imprudences, s'efforçant enfin de contenter eux et les émigrés, n'avait réussi qu'à mécontenter les uns et les autres. Il n'aurait pas commis une (p.~385) seule faute, ce qui était impossible dans sa situation, qu'il eût difficilement satisfait l'armée, à laquelle il fallait imposer de cruelles réductions, et faire endurer un régime déplaisant pour elle. Cependant, des fautes, il en avait commis, et de graves: mais ces fautes, qui l'avait obligé à les commettre? les princes eux-mêmes qui l'accusaient, les princes en créant la maison militaire, en prodiguant les grades pour services d'émigration, etc. Or, le résultat prévu, inévitable de ces fautes se produisant, les princes s'en prenaient au ministre trop complaisant qui les avait commises à leur instigation, et disaient qu'il y avait danger à laisser l'armée dans ses mains. À cela le Roi n'objectait rien, n'en sachant rien, et paraissait assez disposé à croire ses neveux qui s'en mêlaient beaucoup.

M. le comte d'Artois dénonce au Roi la police comme mal faite. Il était un sujet sur lequel le Roi écoutait moins facilement les observations qu'on lui adressait, d'abord parce qu'elles venaient de son frère, ensuite parce qu'il avait assez de perspicacité pour apercevoir leur peu de fondement. Le Roi ne veut pas l'en croire. On lui disait que la police était mal faite, déplorablement faite, que M. Beugnot, dont on ne niait pas l'esprit, n'y connaissait rien, qu'il était dupe des bonapartistes, et que, sans le vouloir, il trompait le Roi et allait perdre la monarchie. Louis XVIII était impatienté de ces propos au dernier point, parce que dans ces remontrances il voyait son frère tout entier, toujours disposé à se mêler des affaires, et toujours la dupe des intrigants de tous les régimes. Le Roi lisait régulièrement les rapports de M. Beugnot, rapports spirituels, amusants, adroitement flatteurs, (p.~386) offrant un tableau piquant des personnages contemporains. Son bon sens les lui faisait juger vrais, sa malice s'en égayait, et son amour-propre y trouvait son compte. Mais Monsieur voulait lui persuader que M. Beugnot l'occupait de commérages, et qu'un seul homme en France, si on osait se confier à lui, saurait faire la police et sauver la royauté. Cet homme, le croirait-on, était le régicide Fouché! Monsieur qui, sans haïr les personnes, ne savait jamais leur rendre justice, faute de discernement et d'impartialité, était devenu tout à coup non-seulement impartial, mais indulgent, amical même, pour M. Fouché. Celui-ci, comme nous l'avons déjà dit, était absent de Paris au moment de la révolution de 1814, et depuis cherchait à ressaisir son rôle manqué en se mêlant de toutes les choses auxquelles on souffrait qu'il mît la main. Singulier penchant du comte d'Artois pour M. Fouché. Monsieur, lorsqu'il avait eu besoin d'être investi de la lieutenance générale du royaume par le Sénat, avait trouvé M. le duc d'Otrante officieux, empressé, adroit, dépourvu quoique régicide de haine contre les Bourbons, et au contraire très-désireux de leur plaire, autant au moins que de tirer le Sénat d'embarras. Il en avait conçu aussitôt l'opinion la plus favorable, et il se sentait pour lui un penchant prononcé. Moyens qu'emploie M. Fouché pour se faire valoir. Ces dispositions avaient été confirmées par les rapports des agents du pavillon Marsan. Parmi ces agents il y avait sans doute quelques royalistes, mais il s'y rencontrait en bien plus grand nombre de ces serviteurs de tous les régimes, que la police emploie, use, rejette quand ils sont usés, et qui, repoussés, (p.~387) vont offrir leurs services à qui leur donne le pain du jour, race abjecte, qu'un honnête homme ne fréquente que par obligation, quand il est chargé de veiller à la sûreté de l'État, mais dont il est trop heureux de repousser le contact, dès qu'il est déchargé des devoirs du gouvernement. Cette race, M. Fouché loin de la fuir, aimait passionnément à la fréquenter; il en était entouré sans cesse, la nourrissait souvent de ses deniers quand ceux de l'État n'étaient plus à sa disposition, recueillait par ce moyen le vrai et le faux, sans savoir toujours distinguer l'un de l'autre, aux renseignements obtenus de la sorte ajoutait ceux qu'il se procurait directement en visitant dans la même journée, et sans choquer aucun d'eux, MM. Carnot, de Lafayette, de Blacas, de Bassano, en voyant même les ministres étrangers dont la porte s'ouvrait devant le talisman des nouvelles, se donnait ainsi l'apparence d'un magicien instruit de tout, disposant de tout, ayant dans ses mains le secret, la confiance, la volonté de tous les partis, pouvant les contenir, les déchaîner à son gré, roi en un mot du chaos que seul il saurait débrouiller et gouverner.

Ces agents que la police officielle repoussait, que le pavillon Marsan accueillait, étaient les prôneurs assidus de M. Fouché auprès du comte d'Artois, et avaient persuadé à ce prince de le recevoir. M. le comte d'Artois, cédant à son penchant pour l'intrigue, avait reçu M. Fouché, et avait été charmé de son entretien avec lui. M. Fouché, au lieu d'afficher, comme Carnot, l'orgueil du régicide, en avait au contraire affiché l'humilité et le repentir, s'était montré (p.~388) plein de respect, de soumission, avait témoigné un désir ardent de réparer les égarements de sa vie en soutenant et en sauvant les Bourbons; puis, se servant de sa connaissance des choses et des hommes, il avait ébloui le prince, et lui avait paru le sauveur auquel il fallait remettre le destin de la monarchie, de sorte que M. le comte d'Artois, idole du royalisme extrême, allait à l'extrême opposé, c'est-à-dire jusqu'à la région du régicide, chercher un intrigant sans principes pour lui accorder la confiance qu'il refusait aux plus respectables amis de la liberté. M. le comte d'Artois charmé de ses entretiens avec M. Fouché, voudrait lui confier le ministère de la police. Aussi avait-il conçu l'idée de nommer le duc d'Otrante ministre de la police de Louis XVIII, et lui en avait-il donné l'espérance, presque la certitude. Le duc d'Otrante avait quitté le prince le cœur plein de joie, et n'avait dissimulé à personne son désir et son espoir de rentrer bientôt au ministère. Le Roi s'y refuse. Pourtant, M. le comte d'Artois s'était trop vanté, car il ne disposait pas des portefeuilles, et sa confiance éloignait plutôt qu'elle n'attirait celle de Louis XVIII. Le portefeuille promis plusieurs fois n'arrivant pas, M. Fouché piqué, allait dire dans Paris qu'on lui avait offert le ministère de la police et qu'il l'avait refusé. M. Beugnot, fort adroitement, racontait ces détails à Louis XVIII, et Louis XVIII se riait de son frère, quand il ne se fâchait pas de ses indécentes relations.

Les deux ministres attaqués à la cour étaient donc celui de la guerre et celui de la police, le dernier n'ayant que l'emploi de directeur général, avec le titre de ministre d'État. Perplexités du Roi à l'égard des changements proposés. Le Roi, aimant le repos, détestant le changement, comprenant qu'on (p.~389) lui offrait des remèdes plus dangereux qu'utiles, s'entretenait avec M. de Blacas des obsessions dont il était l'objet, et le trouvait de son avis, car M. de Blacas avait du sens malgré ses passions, et d'ailleurs était volontiers de l'opinion de son maître. Néanmoins il était trop sincère pour cacher au Roi la vérité, et pour lui laisser ignorer qu'on se plaignait beaucoup du ministre de la guerre et du directeur de la police. Le Roi restait perplexe, et il aurait été fort agité s'il avait pu l'être, mais sa pesante personne apaisait son âme en pesant sur elle, et la faisait le plus souvent tourner à l'inertie.

Déc. 1814. Complot imaginaire de l'Odéon. Le mois de novembre s'était passé en tiraillements intérieurs, qui du reste n'éclataient guère aux yeux du public, lorsque le mercredi, 30 novembre, le Roi devant aller en grande pompe à une représentation théâtrale à l'Odéon, la police de Monsieur prit l'alarme, et courut remplir les Tuileries du bruit d'un complot dont l'exécution devait avoir lieu le jour même. Le complot, disait-on, consistait à enlever le Roi et la famille royale, à les précipiter dans la Seine ou à les transporter à l'étranger, et à changer ensuite le gouvernement. Quelques centaines d'hommes, audacieux et intrépides, sortis de l'armée, devaient exécuter ce coup de main. Ils étaient d'accord avec les chefs de parti, et tout était prêt pour tirer les conséquences de l'acte une fois accompli. La police officielle n'en savait rien, et pour les royalistes ardents c'était une raison d'y ajouter une foi entière. Le maréchal Marmont venait de prendre le service auprès du Roi, avec sa compagnie des gardes du corps. Il était crédule autant (p.~390) qu'il était léger; de plus, il détestait le général Dupont, parce que ce ministre occupait une place qu'il croyait lui être due, et qu'il avait la vague espérance de le remplacer. Aussi était-il l'un de ceux qui répétaient le plus souvent que l'armée n'était pas dirigée, et qu'on la laissait à la merci des conspirateurs. Le matin même du 30, éveillé par l'un de ces agents officieux qui troublaient ordinairement le sommeil de la cour, et initié à la connaissance du prétendu complot qui devait s'accomplir dans la soirée, il courut hors d'haleine chez le Roi, fit auprès de lui grand étalage de dévouement, sans toutefois remplir ce prince ni de trouble ni de gratitude, car Louis XVIII croyait médiocrement au danger qu'on lui signalait. Le maréchal fit monter ses gardes du corps à cheval, avertit le général Maison commandant la première division militaire, le général Dessoles commandant la garde nationale, lesquels se hâtèrent de mettre leurs soldats en mouvement, et se garda de faire dire un seul mot au ministre de la guerre, qui aurait dû être le premier informé. Les principaux personnages de la cour endossèrent leur habit militaire, se munirent secrètement d'armes de toute espèce, et l'on arriva à l'Odéon armé jusqu'aux dents. Les rues étaient pleines de troupes, les loges du théâtre d'uniformes, et on semblait assister à une revue plutôt qu'à une représentation théâtrale. Au milieu de ce déploiement d'uniformes un seul homme, le ministre de la guerre, arriva en habit noir, paraissant ne se douter de rien, et avec un air d'ignorance, d'indifférence et d'innocence qui révolta tous les empressés, (p.~391) tous les épouvantés, tous les gens à précautions.

Le Roi fut applaudi comme il l'était toujours, et rentra sans avoir essuyé ni une attaque, ni une offense. Le lendemain les curieux qui étaient à l'affût des nouvelles, rirent aux éclats de cette chaude alarme, mais ceux qui prétendaient avoir sauvé le Roi, le maréchal Marmont en tête, s'indignèrent de l'incurie du ministre de la guerre et du directeur de la police. Ce fut dans toute la cour un déchaînement inouï, et comme après un temps d'agitation il faut un changement quelconque qui soulage les âmes, on exigea au moins une modification du ministère. Les neveux du Roi demandaient absolument un autre ministre de la guerre, et son frère un autre directeur de la police. Ce complot supposé devient l'occasion des changements désirés. Le Roi, fatigué, et finissant par croire qu'il avait couru un danger réel, céda, et consentit aux deux changements désirés.

M. Beugnot remplacé à la police par M. d'André. Pour la police, il ne voulut pas entendre parler du duc d'Otrante, et, laissant cette partie de l'administration en direction générale, la confia à M. d'André, ancien constituant, fonctionnaire instruit, laborieux, sage, correspondant des Bourbons pendant leur séjour en Angleterre, et par tous ces motifs inspirant au parti de l'émigration une suffisante sécurité. Mais en donnant à son frère la satisfaction d'éloigner M. Beugnot, Louis XVIII n'entendait pas sacrifier ce serviteur; il voulut l'élever au contraire, et lui confia le ministère de la marine qui venait de vaquer par la mort de M. Malouet, homme distingué et fort regrettable. M. Beugnot fut ainsi doublement récompensé de ses rapports (p.~392) spirituels et sensés, en étant déchargé de la police, et en devenant ministre à portefeuille.

Subite faveur du maréchal Soult, et sa nomination au ministère de la guerre à la place du général Dupont. Restait à trouver le ministre de la guerre. L'armée alors offrait deux hommes qui réunissaient au degré le plus éminent les rares qualités d'un ministre de la guerre, et chez lesquels l'autorité morale se joignait aux talents administratifs, c'étaient le maréchal Davout et le maréchal Suchet. Le maréchal Davout, devenu l'objet de toutes les haines de l'étranger et de l'émigration, était proscrit et impossible. Il était tout simple qu'on ne songeât point à lui. Le maréchal Suchet, enclin par la nature de son esprit à ce régime sagement libéral dont les Bourbons pouvaient être les fondateurs en France, fort caressé d'ailleurs par eux, avait été désigné plus d'une fois comme propre au ministère de la guerre. Il figurait même sans le savoir dans toutes les combinaisons ministérielles que le duc d'Otrante proposait à Monsieur. Mais extrêmement réservé, il n'avait pas donné d'assez grands témoignages de dévouement pour conquérir la bienveillance de la cour. Un homme duquel on ne l'aurait pas attendu, le maréchal Soult, y avait pleinement réussi. Il était en ce moment l'idole du parti royaliste, comme M. Fouché l'était de la coterie de M. le comte d'Artois. Voici comment il était parvenu tout à coup à ce haut degré de faveur.

Maltraité d'abord pour avoir livré en pleine paix la bataille de Toulouse, et maltraité fort injustement, car il ignorait les événements de Paris lorsqu'il l'avait livrée, il avait commencé par jouer à Paris le rôle d'un mécontent, et d'un mécontent (p.~393) téméraire, tant ses propos étaient dépourvus de mesure. Le général Dupont, excellent homme, tâchant de conquérir des adhérents aux Bourbons, avait reçu, écouté le maréchal Soult, lui avait rendu l'espérance, et avec l'espérance un peu plus de calme. Bientôt ce ministre, poursuivant son œuvre, avait résolu de donner un commandement au maréchal Soult, afin de le rattacher définitivement aux Bourbons, et avait choisi pour lui l'Alsace d'abord, puis en y pensant mieux, la Bretagne, où l'on pouvait mettre à l'épreuve un fonctionnaire douteux. La fidélité de cette province était en effet de nature à conjurer tous les dangers, et de plus, à son contact, on pouvait juger si celui qu'on y envoyait était véritablement converti. Le calcul du ministre de la guerre avait pleinement réussi. Le maréchal Soult, entouré des plus ardents royalistes, les avait entièrement satisfaits, et s'était bientôt montré leur égal au moins en sentiments politiques, car il n'avait pas hésité à dire que la bonne cause depuis vingt-cinq ans avait été celle des Bourbons, que tous ceux qui en avaient servi une autre s'étaient trompés, mais qu'ils répareraient leur erreur par un dévouement sans bornes. Il ne s'en était pas tenu à ce langage, il était allé visiter le triste champ de bataille de Quiberon, et croyant y découvrir des ossements non ensevelis, ce qui arrive quelquefois sur les champs de bataille, il avait ouvert une souscription pour élever un monument aux officiers français morts dans cette fatale journée. Ils étaient à jamais regrettables sans doute les braves gens qui, employant si mal leur bravoure, (p.~394) avaient péri sur ce lugubre rivage de Quiberon; mais ce n'était pas le moment de réveiller un pareil souvenir, et on pouvait s'étonner surtout qu'il fût réveillé par le nouveau gouverneur de la Bretagne.

L'étonnement avait été aussi grand dans l'armée que le contentement dans le parti royaliste. Le maréchal Soult avait paru une conquête précieuse, et méritant d'être achevée. Ayant été exclu de la pairie avec les maréchaux Masséna et Davout, il s'était rendu à Paris afin de la solliciter à la suite de la souscription pour le monument de Quiberon, et avait été fort mal accueilli de ses anciens camarades, mais très-bien de la cour tout entière. Il était ainsi dans l'attente, lorsque le portefeuille de la guerre était venu à vaquer. Il y eut une sorte d'unanimité pour le lui conférer sur-le-champ, malgré les prétentions du maréchal Marmont que personne ne considérait comme sérieuses. Le maréchal Soult joignant à une rare application au travail l'attitude du commandement, et tous les dehors de la fermeté, sembla un ministre de la guerre accompli. Ce choix remplit le public de surprise, la cour de joie et d'espérance.

Les ministres apprennent ces changements après qu'ils sont accomplis. Ces diverses nominations furent publiées le 4 décembre par ordonnance royale. Le Roi y avait consenti plutôt qu'il ne les avait voulues. Chose singulière, mais naturelle en ce temps-là, et qui peint bien comment on comprenait le gouvernement constitutionnel à ses débuts, le Conseil royal apprit les changements ministériels peu d'heures avant le public. M. de Blacas, au nom du Roi, en informa ses collègues, qui en furent étonnés, mais qui ne purent (p.~395) pas craindre que l'harmonie du cabinet en fût fort altérée. M. de Blacas les manda par un courrier à M. de Talleyrand, déjà parti pour le congrès de Vienne, personnage principal qui aurait dû être l'auteur de ces modifications, et qui en était à peine le confident après qu'elles étaient accomplies. Enfin Louis XVIII répugnant aux explications avec les personnes, parce que son repos et la dignité royale en souffraient toujours un peu, ne voulut rien dire lui-même au général Dupont. Depuis la scène de l'Odéon il avait évité de le recevoir, alléguant pour s'en dispenser tantôt une indisposition, tantôt une promenade, et le 3 décembre, il lui envoya M. de Blacas pour lui redemander le portefeuille de la guerre, lui offrir une pension de 40,000 francs, et un commandement en province. M. de Blacas prit soin d'affirmer au général Dupont qu'il n'était pas l'auteur du changement qu'il venait lui annoncer, ce qui était vrai, surprit fort le général en lui nommant son successeur, et rapporta sa démission au Roi.

Calme momentané et grandes espérances que les royalistes conçoivent de la nomination du maréchal Soult. Ainsi se termina cette crise, par le renvoi du ministre de la guerre à qui on attribuait les mauvaises dispositions de l'armée, et par le changement du directeur de la police auquel on s'en prenait de conspirations imaginaires parce qu'il ne voulait pas y croire. Comme il arrive en pareil cas, un court moment de calme devait s'ensuivre, jusqu'à ce qu'on eût senti l'inanité du remède, et jusqu'à ce que se réalisât cette sinistre prophétie de Napoléon: Les Bourbons vont pacifier la France avec l'Europe, mais la mettre en guerre avec elle-même.

FIN DU LIVRE CINQUANTE-CINQUIÈME.

(p.~396) LIVRE CINQUANTE-SIXIÈME.
CONGRÈS DE VIENNE.

Situation de l'Europe depuis la paix de Paris. — Mécontentement des provinces belges et rhénanes annexées à des pays protestants, et maltraitées par les armées étrangères. — État de confusion dans lequel l'Allemagne est menacée de tomber. — Les peuples y attendent en vain la liberté qu'on leur a promise, et les petits États craignent d'être absorbés par les grands. — Conflagration en Suisse, par suite de la lutte entre les anciens et les nouveaux cantons. — Triste situation de l'Italie. — Mauvais gouvernement du roi de Piémont, et rigueurs exercées à Rome par le gouvernement pontifical. — Révocation du Concordat français à peu près consentie, mais différée. — Étonnement de Murat d'être encore sur le trône de Naples, et déplaisir des puissances de l'y voir. — État de l'Espagne. — Conduite perfide et cruelle de Ferdinand VII. — Il abandonne le pacte de famille dans le désir de complaire aux Anglais. — Pendant que l'Europe est ainsi tourmentée, les souverains coalisés assistent à Londres à des fêtes brillantes. — Ils renouvellent la promesse de rester unis, sans s'expliquer toutefois sur les points litigieux. — Le congrès de Vienne remis au mois de septembre. — Dispositions qu'on y apporte. — Deux souverains seuls, l'empereur Alexandre et le roi Frédéric-Guillaume, y arrivent d'accord, et fortement unis. — Ils estiment que tout leur est dû par l'Europe, et veulent avoir en entier l'un la Pologne, l'autre la Saxe. — L'Angleterre n'entrevoit rien de ce projet; l'Autriche le découvre, mais se tait dans l'espérance de le faire échouer sans rompre l'union européenne. — Avantages que cette situation eût offerts à la France, si elle était arrivée sans engagements à Vienne, et sans avoir signé le traité du 30 mai. — Liberté laissée à M. de Talleyrand d'agir comme il voudra. — Le Roi ne lui impose qu'une obligation, celle d'expulser Murat du trône de Naples. — Départ de M. de Talleyrand assisté du duc de Dalberg. — Son impatience de jouer un grand rôle, et son parti pris de fonder sa politique à Vienne sur le principe de la légitimité. — Entrée solennelle des souverains alliés dans la capitale de l'Autriche. — Magnifique et coûteuse hospitalité que leur offre l'empereur François dans le palais de Schœnbrunn. — Les prétentions de la Prusse et de la Russie à l'égard de la Saxe et de la Pologne bientôt connues, deviennent le sujet de tous les entretiens. — Soulèvement des princes allemands contre ces prétentions. — Embarras de l'Angleterre et de l'Autriche, inquiètes pour le maintien de l'alliance de Chaumont. — Plus leur union est menacée, plus elles affectent d'y croire, et se promettent de la maintenir. — Accord secret de (p.~397) l'Autriche, de l'Angleterre, de la Russie, de la Prusse, pour diriger les affaires à elles quatre, et n'y associer les autres puissances que pour la forme. — Cet accord, bientôt dévoilé, devient un nouveau grief pour les puissances de second ordre, qui craignent que les exclure ne soit un moyen de les sacrifier. — La légation française irritée ne se borne pas à protester contre ces projets d'exclusion, mais elle prend tout de suite parti pour la Saxe contre les vues de la Russie et de la Prusse. — La Prusse se venge en disant que la France songe à ressaisir la ligue du Rhin. — Protestations de désintéressement auxquelles la légation française est réduite pour corriger l'effet de sa conduite précipitée. — Irritation d'Alexandre dirigée en particulier contre M. de Talleyrand. — Entrevue de ce monarque avec le plénipotentiaire français. — Après quelques semaines perdues en pourparlers et en propos amers, il s'élève un cri général pour réclamer la convocation du congrès. — Les quatre, c'est-à-dire l'Autriche, l'Angleterre, la Russie et la Prusse, sentant le danger d'une réunion générale et immédiate, proposent un délai d'un mois, ce qui entraîne la remise du congrès au 1er novembre, sous le prétexte de se donner le temps de mûrir les questions. — M. de Talleyrand se met à la tête des opposants. — Il demande que sans plus tarder on réunisse le congrès en assemblée générale, et veut profiter de l'occasion pour faire décider l'admission du représentant de la Saxe et le rejet du représentant de Naples, ce qui serait une manière indirecte de résoudre sur-le-champ les deux questions les plus importantes du moment. — Vive résistance de la part des quatre. — Après quelques jours on transige, et on ajourne le congrès au 1er novembre, en promettant de le réunir tout entier à cette époque, et on adopte des expressions qui permettent d'espérer ce qu'on appelle le respect du droit public. — Après avoir déjoué les projets d'exclusion, la légation française au lieu d'attendre avant de s'engager davantage dans la question de la Saxe, se prononce toujours plus fortement. — Les Russes et les Prussiens se prononcent de leur côté avec une singulière hauteur. — Activité des petits États et surtout de la Bavière. — Liaisons de celle-ci avec la légation française. — Embarras croissant de l'Autriche et de l'Angleterre. — Lord Castlereagh craignant de se brouiller avec la Prusse, dont il a besoin pour sa politique à l'égard des Pays-Bas, voudrait lui livrer la Saxe, afin de sauver la Pologne. — M. de Metternich, qui désirerait au contraire sauver la Saxe plutôt que la Pologne, désapprouve cette tactique, et pourtant la laisse essayer, dans l'espoir qu'elle ne réussira pas, car Frédéric-Guillaume ne se tiendra pas pour satisfait si Alexandre ne l'est point. — Lord Castlereagh se met résolûment en avant. — Ses vifs entretiens avec Alexandre, suivis de notes fermes et amères. — La Bavière, toujours la plus active, n'hésite pas à parler de guerre, et dit à l'Autriche qu'il faudrait songer à se rapprocher de la France, et à s'allier avec elle. — M. de Metternich qui craint la désunion, répond que la France n'a plus d'armée. — La Bavière reporte ces propos à la (p.~398) légation française pour la piquer d'honneur. — M. de Talleyrand demande à louis XVIII de faire des armements. — Délibération sur ce sujet dans le Conseil royal. — Le ministre des finances consent à donner une cinquantaine de millions pour remettre l'armée française sur un pied convenable. — Grande satisfaction de M. de Talleyrand, et son empressement à publier les armements de la France. — Pendant ce temps la lutte est toujours aussi vive à Vienne. — M. de Metternich obligé de se prêter à la tactique de lord Castlereagh, conseille à la Prusse dans son propre intérêt de ne pas prendre la Saxe, mais consent à la lui livrer à certaines conditions que la Prusse ne peut guère accepter. — Alexandre exaspéré paraît résolu à tout braver; il livre la Saxe qu'il occupait aux troupes prussiennes, et concentre toutes ses forces sur la Vistule. — Irritation à Vienne, et vœu général de réunir le congrès au 1er novembre. — Violente altercation d'Alexandre avec M. de Metternich. — Réunion du congrès à l'époque annoncée. — Les huit signataires du traité de Paris, la France, l'Angleterre, l'Autriche, la Russie, la Prusse, l'Espagne, le Portugal, la Suède, prennent l'initiative des convocations et des résolutions. — Division du congrès en comités. — Comité pour la vérification des pouvoirs. — Comité dit des six, composé de la France, de l'Espagne, de l'Autriche, de l'Angleterre, de la Russie, de la Prusse, pour les grandes affaires européennes. — Comités pour les affaires allemandes, pour les affaires d'Italie, pour les affaires suisses, pour la liberté des nègres, pour la liberté des fleuves, etc. etc. — Il est convenu que lorsque les principaux intéressés dans chaque question se seront abouchés au sein des comités, les huit interviendront pour achever de les mettre d'accord, et pour consacrer leurs résolutions. — Travail dans tous les comités. — Affaires italiennes. — Questions de la réunion de Gênes au Piémont, et de la succession à la couronne de Savoie. — Questions de Parme et de Naples. — Sages motifs de M. de Metternich pour faire traîner l'affaire de Naples en longueur. — Affaires suisses; continuation de la lutte entre les anciens et les nouveaux cantons. — L'influence de la France sur le canton aristocratique de Berne, et sur les cantons démocratiques d'Uri, Glaris, Unterwald, employée à négocier un accord. — Tandis que les affaires d'Italie et de Suisse tendent à une solution, celles de Saxe et de Pologne s'aggravent. — Efforts de lord Castlereagh pour détacher la Prusse de la Russie. — Alexandre s'en aperçoit, et provoque une explication de la part de Frédéric-Guillaume. — Les deux souverains après s'être expliqués, se jettent dans les bras l'un de l'autre, et se promettent d'être plus unis que jamais. — Proclamation du prince Rennin, gouverneur temporaire de la Saxe, qui annonce que ce royaume va passer sous la souveraineté du roi de Prusse, du consentement de l'Angleterre et de l'Autriche. — Violents démentis donnés par ces deux puissances. — En ce moment les instances des princes allemands auprès du Prince régent d'Angleterre font modifier les instructions de lord Castlereagh. — Celui-ci change de tactique, et s'unit à M. de Metternich pour défendre résolûment (p.~399) la Saxe et la Pologne. — Tendance des choses à la guerre. — Plan de campagne arrêté par le prince de Schwarzenberg, dans lequel on dispose des forces de la France, sans lui rien dire. — Projet de faire entrer au printemps 200 mille Autrichiens et Allemands en Pologne, 150 mille en Silésie, et 100 mille Français en Franconie et Westphalie. — M. de Metternich présente le 10 décembre une note dans laquelle il retire le demi-consentement qu'il avait donné au sacrifice de la Saxe, en se fondant sur ce que la Prusse n'a rempli aucune des conditions exigées par l'Autriche. — Les Prussiens exaspérés veulent faire un éclat, mais Alexandre s'efforce de les retenir. — Après plusieurs entretiens avec le prince de Schwarzenberg le czar acquiert la conviction que les puissances ont pris le parti de résister à ses desseins, et il songe alors à quelques sacrifices. — Il se décide en gardant toute la Pologne à abandonner le duché de Posen à la Prusse, pour que celle-ci ait moins à demander en Allemagne, et il tâche en même temps de s'entendre à l'amiable avec l'Autriche relativement à la frontière russe en Gallicie. — D'après les conseils d'Alexandre la Prusse fait à l'Autriche une réponse modérée. — Réplique de l'Autriche dans laquelle elle prouve qu'en abandonnant à la Prusse 3 ou 400 mille âmes en Saxe, l'engagement de lui rendre son état de 1805 serait rempli. — La Prusse entre dans ces calculs, et la question perd le caractère absolu qu'elle avait eu jusque-là, pour se convertir en question de chiffres. — Formation d'une commission d'évaluation à laquelle on admet la France, après avoir voulu l'en exclure. — Les questions de quantité se débattent vivement dans cette commission. — La nouvelle de la paix conclue entre l'Angleterre et l'Amérique rend à lord Castlereagh toute son énergie. — Une scène violente ayant eu lieu entre les Anglais et les Prussiens, lord Castlereagh exaspéré se rend chez M. de Talleyrand. — Ce dernier profite de l'occasion et offre au ministre britannique une alliance offensive et défensive. — Convention du 3 janvier 1815 par laquelle l'Autriche, l'Angleterre, la France s'allient, et promettent de fournir 150 mille hommes chacune pour faire triompher leur politique. — Triste condition imposée à M. de Talleyrand si la guerre éclate, de rester dans les limites du traité de Paris. — Envoi d'un général français pour la discussion du plan de campagne. — La convention du 3 janvier, tenue secrète, est pourtant communiquée à la Bavière, au Hanovre, aux Pays-Bas, à la Sardaigne, pour obtenir leur adhésion. — Malgré le secret gardé, la Prusse et la Russie s'apercevant à l'attitude de leurs adversaires qu'un accord s'est établi entre eux, se décident à transiger. — On enlève à la Saxe la moitié de son territoire, et le tiers de sa population, pour les donner à la Prusse. — Dernière lutte au sujet de la ville de Leipzig, qui est définitivement laissée à la Saxe. — Le roi Frédéric-Auguste mandé à Pesth pour lui arracher son consentement. — La grande question qui divisait l'Europe étant résolue, et lord Castlereagh étant appelé au Parlement britannique, on se hâte de finir. — Solution des questions pendantes. — Constitution définitive du royaume des Pays-Bas. — Rétablissement (p.~400) des maisons de Hesse-Cassel et de Hesse-Darmstadt. — Ces maisons abandonnent la Westphalie à la Prusse moyennant échange. — Travail de la Prusse pour se ménager une continuité de territoire de la Meuse au Niémen. — Conduite injuste envers le Danemark. — Le Luxembourg échoit au royaume des Pays-Bas. — Mayence devient place fédérale. — La Bavière acquiert le palatinat du Rhin, le duché de Wurzbourg, et abandonne le Tyrol avec la ligne de l'Inn à l'Autriche. — Constitution germanique. — L'Autriche refuse la couronne impériale, et obtient la présidence perpétuelle de la diète. — Organisation de la diète fédérale. — Solution des difficultés en Suisse due surtout à la France. — Les nouveaux cantons conservent leur existence en payant une indemnité pécuniaire. — Berne obtient une indemnité territoriale dans le Porentruy et l'évêché de Bâle. — La constitution suisse prise presque en entier dans l'acte de médiation. — Difficultés de la question italienne. — M. de Talleyrand n'ayant rien exigé pour prix de son concours dans les affaires de Saxe et de Pologne, est menacé d'être universellement délaissé dans l'affaire de Naples. — Heureusement pour lui, Murat fournit la solution cherchée, en adressant une sommation imprudente au congrès. — L'Autriche répond à cette sommation en annonçant l'envoi d'une armée de 150 mille hommes en Italie. — Résolution générale d'en finir avec Murat. — Difficultés de l'affaire de Parme. — On voudrait sur la demande des deux maisons de Bourbon rendre Parme à la reine d'Étrurie, et ne laisser à Marie-Louise que le duché de Lucques. — Celle-ci bien conseillée résiste, et parvient à réveiller la tendresse de son père et la générosité d'Alexandre. — Lord Castlereagh est chargé à l'insu de M. de Talleyrand, de négocier à son passage à Paris un arrangement direct avec Louis XVIII, pour que Parme reste à Marie-Louise sa vie durant, et que la reine d'Étrurie en attendant n'ait que le duché de Lucques. — Il est décidé que les Légations seront rendues au Pape. — Résolutions adoptées sur la liberté des nègres et la liberté des fleuves navigables. — Toutes les questions étant résolues en février, les souverains s'apprêtent à partir, en laissant à leurs ministres le soin de la rédaction. — On décide qu'il y aura un instrument général, signé par les huit puissances qui ont été parties au traité de Paris, et contenant toutes les solutions d'un intérêt général, et qu'il y aura en outre des traités particuliers entre tous les intéressés pour ce qui les concerne spécialement. — Au moment de se séparer, la nouvelle du débarquement de Napoléon saisit et bouleverse tous les esprits. — On promet de rester réunis jusqu'à la fin de la nouvelle crise. — Tous les arrangements européens précédemment adoptés, sont maintenus. — Caractère véritable du congrès de Vienne, et jugement qu'on peut porter sur son œuvre, qui, sauf quelques changements, a duré près d'un demi-siècle.

Sept. 1814. État de l'Europe en 1814, assez semblable à celui de la France à la même époque. On vient de voir dans quel état les Bourbons, liés par une Constitution écrite, surveillés par une (p.~401) opinion publique très-susceptible, avaient mis la France, en ayant d'ailleurs de très-bonnes intentions, mais en cédant à ce mouvement de réaction qui tendait à rétablir l'ancien régime sur les ruines de la Révolution et de l'Empire. On doit dès lors se figurer la situation dans laquelle pouvait se trouver l'Europe, partagée entre une foule de gouvernements que ne liaient ni les lois ni l'opinion, qui étaient libres par conséquent d'essayer la reconstitution du passé, et décidés à reprendre les territoires qu'ils avaient perdus, ou même à s'en approprier qui ne leur avaient jamais appartenu. Cette malheureuse Europe entre ses émigrés, aussi peu éclairés que les nôtres, et ses ambitieux qui s'en arrachaient les lambeaux, était cruellement agitée, et présentait une sorte de chaos où l'avidité le disputait à la déraison. L'homme qu'on appelait alors le génie du mal, Napoléon, pouvait des sommets de son île se dire avec toute la malice qu'on lui prêtait et qu'il avait, que sa chute n'avait pas été dans le monde le triomphe du désintéressement et de la modération.

Il faut donc jeter un coup d'œil sur cette Europe si tourmentée, pour se faire une juste idée de son état à l'époque même qu'on regardait comme celle de sa délivrance.

Situation des provinces belges. Les provinces belges, qui avaient d'abord éprouvé un soulagement réel en échappant à notre joug, étaient surprises et chagrines de se sentir sous un joug tout aussi lourd, et contraire de plus à tous leurs sentiments nationaux. Ce qui avait éloigné de nous ces provinces, c'étaient la conscription, les (p.~402) droits réunis, la clôture des mers, et les affaires religieuses. Pour le présent elles étaient délivrées de la conscription, mais non des impôts indirects qui avaient été maintenus. Les mers étaient devenues accessibles, mais pour laisser arriver les produits anglais, rivaux des produits belges, et au moment où les mers s'ouvraient pour elles, la France se fermait, la France dont le marché avait tant contribué à les enrichir. Elles voyaient le Pape rétabli à Rome, mais elles passaient sous la domination d'une nation protestante qu'elles n'aimaient point. La présence de l'armée britannique qui s'accroissait sans cesse pour la protection du nouveau royaume des Pays-Bas, leur était importune, et elles accusaient l'Autriche, qui avait beaucoup contribué à les détacher de la France, de les avoir trahies et vendues à l'Angleterre.

Situation à peu près semblable des provinces rhénanes. Les provinces rhénanes n'étaient pas plus satisfaites. Si pour elles comme pour les Belges la conscription avait cessé, si le Rhin, principal instrument de leur bien-être, s'était ouvert avec la mer, la France s'était fermée pour leur industrie qui avait pris un grand développement sous l'Empire, et le marché de la Prusse n'était pas fait pour les dédommager de celui de la France. Enfin, être les concitoyens des habitants de Kœnigsberg ne leur semblait pas beaucoup plus naturel que d'être les concitoyens des Parisiens, et la liberté du Pape ne les consolait pas plus que les Belges d'appartenir à un souverain protestant. Elles éprouvaient aussi le chagrin d'une occupation étrangère, car elles avaient l'armée prussienne sur leur territoire, et (p.~403) elles étaient horriblement traitées par les soldats de Blucher, qui n'avaient pas encore pris l'habitude de considérer et de ménager comme des compatriotes les habitants d'Aix-la-Chapelle et de Cologne.

Profond malaise en Allemagne; inquiétudes des petits princes, et mécontentement des peuples, qui n'obtiennent pas la liberté qu'ils avaient espérée. Au delà du Rhin, le malaise tenait à d'autres causes. Les Prussiens étaient contents et avaient raison de l'être, car ils étaient victorieux, et comptaient sur de vastes agrandissements; mais ils avaient espéré pour prix de leur patriotisme une liberté qu'on leur avait promise, et qu'on ne se hâtait pas de leur accorder. Le Hanovre, le Brunswick, la Hesse, attendaient avec anxiété qu'on fixât leur sort, et en attendant étaient ruinés par le passage des armées coalisées. La Saxe qui avait abandonné les Français sur le champ de bataille, était menacée de perdre sa nationalité pour prix de sa défection, et de devenir prussienne, ce qui lui causait un véritable désespoir. Provisoirement elle avait l'humiliation de voir son souverain prisonnier à Berlin. Dans les petits États germaniques les princes étaient inquiets des projets qu'on prêtait aux grandes puissances allemandes, et les peuples très-mécontents des principes fort peu libéraux affichés par leurs princes. La Bavière ayant de considérables dédommagements à réclamer pour ce que l'Autriche allait lui prendre, ne se félicitait guère de les obtenir sur la gauche du Rhin, tout près de la France avec laquelle on voulait ainsi la compromettre.

État de confusion dans lequel la Suisse est tombée. La Suisse était tombée dans un état de confusion duquel on ne savait comment la tirer, et qui mettait tous les intérêts en conflit, toutes les populations en armes. L'acte de médiation, faisant dans les Alpes (p.~404) une sage application des principes de 1789, avait affranchi les anciens pays sujets pour les constituer en cantons indépendants, avait ainsi converti les treize cantons en dix-neuf, avait aboli dans l'intérieur de chacun les inégalités de condition, les oppressions de tout genre, et créé un état parfaitement équitable, dont la Suisse s'était trouvée heureuse pendant dix ans, et sous lequel elle n'aurait eu rien à désirer, si la guerre n'avait alors altéré le bonheur de tout le monde.

Lutte ardente entre les anciens et les nouveaux cantons. C'est ce même acte de médiation que les Bernois, en introduisant les coalisés en Suisse au mois de décembre précédent, avaient eu en vue de détruire, et qu'ils avaient détruit en effet. Sur-le-champ toutes les anciennes prétentions s'étaient réveillées. Berne voulait faire rentrer sous son joug les pays de Vaud et d'Argovie, et leur ôter leur qualité de cantons fédérés. Uri voulait enlever le val Levantin au canton du Tessin, et en avait pris possession sans attendre la décision d'aucune autorité. Schwitz et Glaris se préparaient à reprendre les territoires d'Utznach et de Gaster au canton de Saint-Gall, et pour y parvenir tâchaient d'insurger ces anciens districts. Zug réclamait un bailliage en Argovie, Appenzell se flattait de recouvrer le Rheinthal. De leur côté, les populations menacées s'étaient mises sur la défensive. Les citoyens de Vaud, d'Argovie, de Thurgovie, de Saint-Gall, du Tessin, étaient sous les armes, au nombre de vingt mille hommes. Le régime intérieur des cantons n'était pas moins en péril que leur composition territoriale. Les sujétions de classe à classe étaient à la veille de reparaître. On avait du moins (p.~405) la prétention de les rétablir, et tous les intérêts nouveaux et légitimes reconnus par l'acte de médiation, se voyant en péril, étaient prêts à se révolter.

Vains efforts de la diète de Zurich pour mettre fin à cette anarchie. La diète assemblée à Zurich, désirant mettre un terme à cette anarchie, avait essayé de reconstituer la Suisse. Mais les cinq cantons qui méditaient des projets de bouleversement territorial, ceux de Berne, d'Uri, de Schwitz, de Glaris, de Zug, attirant à eux par la conformité des opinions les cantons de Fribourg, de Soleure, de Lucerne et d'Unterwalden, avaient formé une contre-diète, qui ne voulait ni se rendre à celle de Zurich, ni adhérer à ses actes. La diète de Zurich se composait des cantons menacés, Vaud, Argovie, Thurgovie, Saint-Gall, Tessin, et des cantons qu'on appelait impartiaux, Zurich, Bâle, Schaffhouse, Appenzell, Grisons. Elle en comptait dix, tandis que la diète opposante en comptait neuf.

Heureusement pour la cause du bon droit et du bon sens, Alexandre, libéral par sentiment et par éducation, influencé en outre par M. de Laharpe et par le général Jomini, n'entendait pas prêter la main à un tel bouleversement. Il avait agi sur les souverains alliés, et les avait amenés à déclarer que les puissances coalisées ne reconnaîtraient que la diète de Zurich, qu'elles ne consentiraient pas à la suppression d'un seul des cantons existants, et que Berne ayant beaucoup perdu, elles tâcheraient de l'indemniser avec quelques portions des territoires conquis sur la France.

Forte de cet appui, la diète de Zurich avait fini par vaincre les dissidents, et par les attirer dans son (p.~406) sein. Elle avait rédigé un projet de pacte fédéral qui en consacrant l'existence des dix-neuf cantons, et en laissant au congrès de Vienne le soin de décider les questions territoriales, avait, sous le rapport de l'égalité civile et de l'organisation des pouvoirs, conservé tout ce que renfermait de bon l'acte de médiation. Mais ce projet ayant été repoussé par les cantons dissidents, les populations dont l'existence était en péril avaient refusé de déposer les armes. Le pays de Vaud, transformé en une sorte de camp, au lieu d'offrir selon sa coutume l'aspect du bien-être et du repos, offrait celui de la plus profonde anxiété et de la plus vive agitation. Voilà pour l'instant tout ce que la Suisse avait gagné à la délivrance de l'Europe. C'était au congrès de Vienne à y remettre, s'il le pouvait, l'ordre et la justice.

État de l'Italie. En passant les Alpes le spectacle devenait plus triste et plus affligeant encore.

Le peuple de Milan s'étant révolté contre le vice-roi, les Autrichiens occupent l'Italie jusqu'au Tessin et au Pô. Les Français en se retirant avaient laissé les débris de l'armée italienne à Milan, et les Autrichiens dans la plupart des places fortes de la Lombardie. Le prince Eugène s'était flatté de conserver, malgré sa noble fidélité à Napoléon, une partie au moins de sa vice-royauté. Il avait compté pour y réussir sur l'influence du roi de Bavière, son beau-père, et sur l'estime personnelle dont il jouissait en Europe. Les Italiens sages l'auraient souhaité pour leur prince, et le sénat lombard se préparait à faire une démarche en ce sens, lorsque la populace milanaise, ennuyée des Français qu'elle avait vus dix-huit ans chez elle, excitée aussi par quelques membres de la noblesse et du clergé, s'était révoltée, avait envahi (p.~407) le sénat, et massacré le ministre des finances Prina. Elle allait même égorger le ministre de la guerre lorsqu'on était parvenu à la contenir. Le général Pino s'étant mis à la tête de la force publique, on avait formé une espèce de régence en y appelant des patriotes éclairés, et on avait ensuite demandé un souverain au Congrès de Vienne. Ils se proclament souverains des provinces occupées. La réponse, facile à deviner, avait été l'occupation autrichienne. Le maréchal Bellegarde, à la tête de cinquante mille Autrichiens, avait envahi la Lombardie tout entière jusqu'au Pô, dissous la régence provisoire, et pris possession du pays au nom de la cour impériale d'Autriche. Bien que le régime destiné à ces contrées ne fût pas encore connu, on prévoyait qu'il serait celui des provinces autrichiennes.

Conduite déraisonnable du vieux roi de Sardaigne. Ce régime devait être dur mais régulier en Lombardie; il était dès le premier jour devenu extravagant en Piémont. Le vieux roi de Sardaigne, après avoir passé à Rome le temps de son exil, et assisté à l'entrée du Pape, aux genoux duquel il s'était prosterné, était venu à Turin prendre possession de ses États, que les Anglais se proposaient d'accroître du territoire de Gênes. Il les avait gouvernés comme le plus aveugle des émigrés aurait pu le faire. Il avait non-seulement rétabli le pouvoir absolu, mais il en usait en poursuivant tous ceux qui avaient servi la France, en faisant punir ceux qui mangeaient gras le vendredi et le samedi, et en montrant en toutes choses la plus violente intolérance dans un pays que les Français venaient de remplir de leur esprit pendant vingt années. Un grand nombre d'officiers piémontais s'enfuyaient (p.~408) chez Murat qui les accueillait avec empressement, et le reste de l'armée, ou refusant de servir, ou détestant le nouveau régime, n'était guère disposé à le soutenir. Sans le voisinage des Autrichiens présents sur le Tessin et le Pô, on aurait vu éclater une insurrection générale.

Désolation de Gênes, menacée de perdre son indépendance. Gênes qui s'était étourdiment livrée aux Anglais, et avait reçu du facile et libéral lord Bentinck la promesse de son indépendance, était désolée depuis qu'elle s'était aperçue du sort qu'on lui préparait. Il n'y avait pas en effet un joug qui lui fût plus antipathique que celui du Piémont. Chose singulière, tous les ports de l'Europe avaient d'abord tendu les bras vers les Anglais, c'est-à-dire vers la mer, et ils les retiraient maintenant avec colère. Gênes se conduisait comme Marseille, Bordeaux, Nantes, Anvers, etc.

Les Légations, comprises pendant la durée de l'Empire dans la vice-royauté de Lombardie, étaient occupées par Murat qui les avait envahies au nom de la coalition. En suivant le courant des idées régnantes, et en restituant à chaque prince ce qui lui appartenait jadis, on aurait dû les rendre au Pape, et il était fondé à y compter. Mais Murat, que le Pontife rentré à Rome refusait de reconnaître, s'en était vengé en continuant d'occuper ces provinces, sans les tourmenter du reste, mais en les laissant dans un doute pénible relativement à leur destination future.

Satisfaction de la Toscane, la seule des provinces italiennes qui soit heureuse et satisfaite. Sagesse du grand-duc Ferdinand. En ce moment (septembre et octobre 1814) un seul pays était heureux en Italie, et peut-être en Europe, c'était la Toscane. Rendue à l'archiduc Ferdinand, duc de Wurzbourg sous l'Empire, ballottée (p.~409) depuis vingt ans d'une souveraineté à l'autre, elle avait retrouvé enfin un prince doux et sage, qui ne cherchait à la priver d'aucune des améliorations dues aux Français, qui ne persécutait personne pour avoir servi Napoléon, qui avait choisi au contraire MM. Fossombroni et Corsini, les membres les plus distingués de l'administration française, pour les mettre à la tête de son gouvernement. Aussi les Toscans, appréciant leur sort, et le trouvant bon, étaient-ils les seuls des Italiens qui ne regrettassent et ne désirassent rien. La turbulente Livourne, ayant la liberté de naviguer, et n'étant pas menacée comme Gênes d'appartenir à un maître étranger, était aussi satisfaite et aussi paisible que le reste de la Toscane.

Rentrée de Pie VII à Rome. Rome venait de recouvrer le Pape, et l'avait reçu à genoux sur la place du Peuple. Au nombre de ceux qui s'étaient prosternés devant lui, on avait vu le pauvre Charles IV, son épouse, le prince de la Paix, tristes débris de la maison d'Espagne, relégués à Rome comme les épaves d'un grand naufrage. Sa conduite peu digne de son caractère. Pie VII, ordinairement si doux, si modéré, avait presque dépouillé les qualités de son caractère en remettant les pieds sur son domaine sacré, et s'était livré aux colères de l'Église les moins sages, les moins humaines. Il s'était hâté de casser tout ce que les Français avaient fait de meilleur sous le rapport administratif, de poursuivre impitoyablement ceux qui les avaient servis, prêtres ou laïques, d'annuler les ventes des biens d'Église, et de proclamer enfin le rétablissement des jésuites, ce qui était un sujet d'inquiétude pour toutes les (p.~410) classes éclairées. Ce n'était pas le cardinal Consalvi, éloigné à cette époque pour solliciter l'appui des cours européennes dans l'affaire des Légations, mais le cardinal Pacca, son remplaçant temporaire, qui inspirait ces imprudentes déterminations. Le cardinal Maury avait été relégué dans son diocèse de Montefiascone, avec défense de paraître devant le Saint-Père. Pourquoi? Pour être devenu prélat de Napoléon que Pie VII avait sacré. Tous les parents du cardinal avaient été privés des charges qu'ils occupaient. Les choses étaient poussées à un tel point que Pie VII commençait lui-même à être confus de ce démenti donné à son généreux caractère.

Relations du Pape avec les Bourbons. Nous avons déjà exposé les relations du Pape avec le gouvernement des Bourbons, à propos de la révocation du Concordat. En sollicitant auprès des Bourbons leur appui dans la question des Légations et des Marches, Pie VII réclamait, comme on l'a vu naguère, Avignon et Bénévent. Il suppliait Louis XVIII de ne pas accepter la Charte, à cause de la liberté des cultes qui s'y trouvait proclamée; il invoquait en outre la suppression du divorce, un changement à la loi du mariage qui rendît à l'acte religieux sa supériorité sur l'acte civil, et une dotation en biens-fonds pour l'Église. Suite de la négociation ouverte pour la révocation du Concordat. En retour, l'ancien évêque de Saint-Malo, ambassadeur de Louis XVIII, avait présenté les demandes de sa cour, qui consistaient dans l'abolition pure et simple du Concordat, et dans la restauration du clergé de France tel qu'il existait avant 1802. En adressant cette demande au Saint-Siége avec le respect qu'il lui devait, l'évêque de Saint-Malo avait néanmoins (p.~411) laissé entendre à Pie VII qu'on était loin d'approuver son règne, qu'on l'aurait même taxé de faiblesse, si on avait osé articuler un reproche contre le représentant de Dieu sur la terre.

De son côté le Pape, qui ne voyait rien d'étonnant à réclamer Avignon, à contester la liberté des cultes, avait trouvé extraordinaire et blessant qu'on lui demandât de défaire son propre ouvrage par le rétablissement de l'ancienne Église française, et qu'on osât insinuer qu'il s'était trompé en signant le Concordat. Sa doctrine et celle de ses négociateurs, était que le Saint-Siége n'avait pu errer. Si les Bourbons eussent été conséquents, ils n'auraient pas dû le contester, mais comme ici tout était inconséquence, le ministre de Louis XVIII, pour obtenir l'abolition du Concordat, soutenait que le Pape avait pu errer, et se faisait ainsi gallican, tandis que le Pape s'armait des doctrines ultramontaines pour défendre dans le Concordat la moins ultramontaine de ses œuvres.

Pourtant comme on avait grand besoin les uns des autres, on cherchait à s'entendre, et Pie VII venait de nommer une congrégation de cardinaux pour examiner la grave question de la révocation du Concordat, et résoudre les difficultés nombreuses qu'elle soulevait. Il y avait dans les réclamations de la cour de France quelque chose qui convenait infiniment à la cour de Rome, c'était l'augmentation très-considérable des siéges épiscopaux, et sous ce rapport on était loin de lui déplaire. Elle avait donc admis cette mesure, non à titre de révocation du Concordat, mais comme simple augmentation du (p.~412) nombre des diocèses, ce que l'Église n'a refusé dans aucun temps. Quant aux personnes, le Pape était également prêt à céder, et voulait bien rétablir les anciens titulaires encore vivants, au nombre de douze ou treize, quelque grande que fût pour lui la confusion de remettre en charge les prélats qu'il avait déposés, mais il exigeait des pensions bien garanties pour ceux qu'il allait déposer après les avoir élevés, pensions qu'on ne refusait pas. Néanmoins ces négociations tournaient en longueur, comme il arrive souvent à Rome, ce qui devait être fort heureux cette fois pour la considération de Pie VII et pour le gouvernement des Bourbons, qui ne se doutaient pas du bien qu'on leur faisait en différant l'accomplissement de leurs désirs.

Situation de Naples. Inquiétudes de Murat, que tout le monde regarde comme ne devant pas conserver le royaume de Naples. Restait Naples et le débris de dynastie impériale subsistant dans ce royaume. Rien n'égalait l'étonnement de Murat de se voir encore sur le trône de Naples, si ce n'est l'étonnement qu'éprouvait l'Europe en l'y voyant. Lorsque dans les premiers jours de 1814, la coalition doutait encore de sa victoire, l'Autriche, pour détacher Murat de Napoléon, lui avait garanti le trône de Naples, et l'Angleterre avait confirmé cette garantie. Maintenant que la coalition était définitivement victorieuse, elle se repentait de s'être si tôt et si formellement engagée. Les puissances qui n'avaient pas pris part à cette négociation blâmaient la précipitation de l'Autriche et de l'Angleterre, qui étaient confuses de leur ouvrage, et, sans oser le détruire elles-mêmes, étaient assez disposées à le laisser détruire par d'autres.

(p.~413) Mouvements que se donne Ferdinand IV pour recouvrer son patrimoine. Tous les princes d'Italie avaient refusé de reconnaître Murat, et en particulier le Pape, ce dont Murat s'était vengé, ainsi que nous venons de le dire, en occupant les Légations et les Marches. Tandis que Murat avait près de lui ce voisin moralement si puissant qui refusait de le reconnaître, il avait un autre voisin tout aussi redoutable, c'était Ferdinand IV, resté roi en Sicile, et de Palerme où il régnait regardant Murat comme un aventurier qu'une distraction de l'Europe avait laissé pour un moment sur un trône usurpé. Comme il fallait s'y attendre, le légitime héritier des Bourbons de Naples mettait tout en usage pour rentrer dans son patrimoine. Murat pouvait donc à Naples, comme Marmont à Paris, apprécier ce qu'on gagne à déserter sa cause naturelle, quelque raison qu'on puisse avoir de la quitter dans les injustices qu'on a essuyées. Les regrets sont le commencement du remords, et Murat regrettait déjà vivement d'avoir abandonné sa vraie cause en abandonnant celle de Napoléon. Efforts de la princesse Pauline pour réconcilier Murat et Napoléon. Sa belle-sœur, la princesse Pauline, s'appliquait de moitié avec la reine à lui faire sentir ce qu'il ne sentait que trop, et elle était partie pour Porto-Ferrajo afin de rapprocher les deux beaux-frères.

Murat s'applique à cacher aux puissances ses véritables dispositions. Pourtant Murat ne voulait pas donner aux puissances qui venaient de se réunir à Vienne un prétexte fondé de le détrôner, en se montrant infidèle à ses engagements, et tandis qu'il envoyait à l'île d'Elbe des paroles de repentir, il se gardait de toute démarche compromettante, et tenait toujours envers les puissances le langage d'un membre de la coalition, bien satisfait d'avoir contribué à vaincre le (p.~414) tyran de l'Europe. Ses soins pour son armée. Mais il accueillait les officiers piémontais ou lombards qui cherchaient asile auprès de lui; il accueillait également les officiers français qui venaient lui offrir leurs services, quoiqu'un ordre de Louis XVIII rappelât ces derniers en France, et payait bien les uns et les autres, car ses finances étaient en assez bon état. Il s'appliquait à renforcer son armée, forte déjà de 80 mille hommes, et s'occupait d'elle avec une grande sollicitude, parce qu'elle était auprès du congrès de Vienne son titre le plus solide. À Naples même il n'était pas sans quelques partisans, dans la noblesse et la bourgeoisie, qui craignaient le retour de tout ce que Ferdinand IV devait amener à sa suite. Sorte de popularité dont il jouit. Cependant, s'il avait pour lui les classes éclairées qu'il ne froissait pas, il n'avait pas les lazzaroni, fort sensibles au souvenir de leurs anciens maîtres, bien qu'il fût souvent applaudi par eux à cause de sa bonne mine qu'il leur montrait fréquemment en se promenant à cheval dans les rues de Naples. Il n'était donc pas entièrement impopulaire, mais il n'était plus ce qu'il avait été pendant quelques mois, c'est-à-dire le héros de l'Italie. Ce héros était ailleurs, il était à l'île d'Elbe. Retour subit des Italiens vers Napoléon. Après avoir voulu se débarrasser des droits réunis et de la conscription, les Italiens étaient bientôt revenus à Napoléon, et ils voyaient en lui le représentant idéal de leur cause, vaincu et attaché sur un rocher comme Prométhée. Excepté en Toscane, il n'y avait des Alpes au détroit de Messine qu'un vœu, c'est que le souverain de l'île d'Elbe quittât son île, se mît à la tête de l'armée napolitaine, et marchât sur Milan. Il n'était (p.~415) guère probable qu'il en agît ainsi, car Napoléon ne serait pas sorti de son île pour tenter avec les Italiens ce qui ne lui avait pas réussi avec les Français, c'est-à-dire une lutte désespérée contre l'Europe victorieuse, et pour une cause dont il ne s'était jamais fort soucié, celle de l'unité de l'Italie. Il est vrai néanmoins que s'il eût paru tous les hommes que révoltaient le régime militaire des Autrichiens, la tyrannie dévote du roi de Piémont, la domination du Sacré Collége, se seraient levés à sa voix, et auraient fait une de ces tentatives que les Italiens ont renouvelées tant de fois, et qui ne leur ont pas encore réussi.

Ainsi l'Italie après avoir, comme toutes les contrées de l'Europe, désiré et invoqué ce qu'on appelait la commune délivrance, en était fort peu satisfaite. Mais il y avait un pays moins satisfait que tous les autres, et plus justement indigné des déceptions qui payaient ses efforts, c'était l'Espagne. Celui-là avait versé des torrents de sang, et soutenu une lutte héroïque pour rappeler ses rois, et pour prix de ce sang versé, de cette lutte héroïque, n'avait obtenu qu'une tyrannie stupide et sanguinaire!

Conduite de Ferdinand VII en Espagne. Ferdinand VII, comme on l'a vu, transporté à la frontière d'Espagne par ordre de Napoléon, et remis aux troupes espagnoles, était entré à Girone le 24 mars. De Girone il s'était acheminé vers Saragosse, et avait trouvé les envoyés de la Régence et des Cortès, qui exigeaient, avant de lui rendre l'autorité royale, qu'il prêtât serment à la Constitution de Cadix, à peu près comme avait fait le Sénat à l'égard de Louis XVIII. Qu'on imagine les Bourbons (p.~416) à Paris, n'ayant point à ménager l'armée impériale de Fontainebleau, une opinion publique très-éclairée, et, au lieu de s'appuyer sur les armées étrangères dont Alexandre dirigeait le bras, s'appuyant uniquement sur une armée vendéenne, et on devinera tout de suite la conduite que Ferdinand VII tint en Espagne. Il refuse d'abord de s'expliquer avec la Régence, qui lui demande de prêter serment à la Constitution des Cortès. Ce prince refusa d'abord de s'expliquer avec les envoyés de la Régence et des Cortès, et se rendit de Saragosse à Valence, recueillant sur son chemin les hommages des populations, enthousiasmées de le revoir et de recouvrer la paix. À Valence on l'accueillit avec des transports d'allégresse. Lorsqu'il est rassuré par les témoignages de l'enthousiasme populaire, Ferdinand s'explique, et repousse la Constitution. Les armées elles-mêmes vinrent lui prêter serment, et ce mouvement, provoqué par sa présence, continuant à s'accroître, il se crut bientôt assez fort pour s'expliquer clairement avec les autorités de Madrid. Les hommes sages étaient bien d'avis qu'il ne pouvait accepter sans changement la Constitution de Cadix, plus défectueuse encore que notre Constitution de 1791. Mais le personnage alors le plus distingué de l'Espagne, le vainqueur de Baylen, le général Castaños, et M. de Cevallos, le plus éclairé des ministres, lui avaient conseillé de négocier, de se borner à des modifications à la Constitution, et de ne pas rompre avec des hommes qui avaient défendu son trône au prix de leur sang. Mais il était encore plus irrité contre ceux qui prétendaient limiter son autorité royale après l'avoir sauvée, que contre ceux qui avaient essayé de la lui ravir pour jamais en l'enfermant à Valençay, et il ne voulut à aucun prix employer les voies de la conciliation. Malheureusement les chefs qui dirigeaient (p.~417) les Cortès, aussi peu sensés que lui, n'étaient pas plus disposés à transiger, et l'accord duquel aurait pu résulter dès cette époque l'établissement en Espagne d'institutions raisonnables, était devenu impossible. Ayant reçu par l'archevêque de Tolède, député de la Régence, la prière de se prononcer à l'égard de la Constitution, il finit par déclarer qu'il ne l'accepterait point, renvoya l'archevêque à Madrid, cassa tous les décrets des Cortès, reprit la plénitude de son autorité, et fit marcher des corps de troupes sur la capitale.

En Espagne le peuple et l'armée ne comprenant pas ce dont il s'agit, se livrent à leur penchant pour la royauté. Le peuple, l'armée, voyant en lui le roi pour lequel ils avaient combattu si longtemps, ne comprenant rien ou presque rien à la dispute théorique qui divisait le roi et les Cortès, et regardant même comme étonnant qu'on lui refusât la royauté après la lui avoir conservée au prix de tant d'efforts, l'avaient encouragé par leur soumission enthousiaste à tout oser, et il entra à Madrid en roi absolu, c'est-à-dire libre de se livrer aux excès qui pouvaient le perdre. Ferdinand VII entre triomphant à Madrid, et s'y comporte en roi absolu. Il proscrit les hommes qui avaient défendu sa couronne, et rétablit l'inquisition. À peine installé dans son palais il éloigna ou emprisonna les hommes qui avaient lutté avec le plus d'énergie pour sauver sa couronne, relégua dans son diocèse l'archevêque de Tolède, chef de la Régence, qui avait soutenu de toutes ses forces la prérogative royale, rétablit l'inquisition avec ses conséquences, et ajouta au ridicule d'une restauration impossible l'odieux de la plus noire et de la plus cruelle ingratitude. Pourtant il restait en Espagne des hommes sur lesquels les doctrines libérales des Cortès avaient fait impression, qui, sans les partager complétement, trouvaient (p.~418) absurde la réaction entreprise, et qui étaient prêts à s'y opposer. Commencement de résistance en Catalogne. Ces hommes existaient surtout en Catalogne. Une quantité de membres des Cortès s'étaient joints à eux, et un commencement de résistance semblait s'organiser de ce côté. En voyant le fils de Charles IV se comporter de la sorte, ils songeaient à rappeler le vieux roi, auquel, à défaut de lumières, ils connaissaient de la douceur. Les complications augmentant à vue d'œil, Ferdinand VII, qui attribuait le mouvement des esprits aux intrigues du prince de la Paix retiré à Rome auprès du roi Charles IV, demanda au Saint-Siége qu'on éloignât cet ancien ministre de son père, et qu'on l'exilât à Pesaro. Charles IV, toujours fidèle à son favori, éprouva un violent mouvement de colère en apprenant cette nouvelle, et manifesta l'intention de quitter Rome, soit pour se rendre à Barcelone, soit pour se rendre à Vienne, afin de demander à l'Espagne ou à l'Europe qu'on lui restituât son trône, et qu'on le vengeât d'un fils dénaturé. On eut beaucoup de peine à le calmer, et il fallut l'autorité sacrée du Pape pour le retenir.

Tel est le spectacle qu'offrait alors l'Espagne, et en y portant ses regards c'était le cas de rendre grâce au Sénat de nous avoir préparé une Constitution raisonnable, aux souverains étrangers de l'avoir appuyée, à Louis XVIII d'avoir eu la sagesse de l'accepter, et de nous avoir ainsi épargné l'indigne réaction qui récompensait le dévouement des Espagnols. Malheureusement, sans égaler l'odieuse conduite de Ferdinand VII, les Bourbons qui régnaient chez nous, devaient commettre des fautes qui suffiraient pour (p.~419) rouvrir à Napoléon la carrière des grandes aventures, et à la France celle des grands malheurs!

Conduite de Ferdinand VII à l'égard des Bourbons de France. Ce qui complétera le tableau que nous venons de tracer de l'Espagne, c'est le court exposé de ses relations avec le cabinet des Tuileries. En juillet on avait enfin signé le traité de paix que les Pyrénées rendaient si facile à conclure, et tout s'était borné à se rendre réciproquement les prisonniers. Mais secrètement la France avait promis d'aider l'Espagne à obtenir à Vienne une double restitution, celle de Parme pour la reine d'Étrurie, et celle du trône de Naples pour Ferdinand IV, réduit depuis huit ans à la Sicile. Du reste il n'y avait pas grand effort à faire auprès de la cour de France pour la décider à appuyer de telles réclamations, car elle les aurait élevées pour son propre compte. Mais au même instant l'Espagne contractait envers l'Angleterre l'engagement secret de ne pas renouveler avec les Bourbons le pacte de famille, et rompait brusquement ses relations diplomatiques avec nous pour le plus étrange motif. Il veut faire arrêter Mina sur le territoire français, et rompt les relations diplomatiques avec la France. Le chef de guérillas, Mina, des entreprises duquel nous avions eu tant à souffrir et Ferdinand VII tant à se louer, était au nombre de ceux que le monarque restauré poursuivait pour cause d'opposition à son autorité absolue. Ce célèbre partisan s'était réfugié à Bayonne, et le consul d'Espagne, s'adressant à l'autorité française qui avait eu la faiblesse d'y consentir, avait opéré son arrestation sur le territoire français. Louis XVIII et le duc de Berry, indignés l'un et l'autre de l'outrage fait à la couronne de France, avaient voulu qu'on relâchât Mina, qu'on destituât l'agent français complice de cet acte illégal, (p.~420) et qu'on demandât une réparation à la cour d'Espagne. Ferdinand VII ayant refusé la réparation, et en exigeant une au contraire, les relations diplomatiques étaient interrompues entre les deux pays. Ainsi brouillé avec les Espagnols qui lui avaient sauvé sa couronne, Ferdinand VII était brouillé de plus avec les Bourbons de France, ses seuls parents, ses seuls alliés dans le monde, et livrait le pacte de famille à l'Angleterre, sans être même assuré de son appui, car elle blâmait hautement l'atroce réaction dont il était autant l'instrument que l'auteur.

Causes de l'état où l'Europe était tombée. Telle était la situation de l'Europe affranchie de Napoléon, mais exposée à une sorte de contre-révolution universelle: et ce n'étaient pas encore tous les maux qui la menaçaient! Après quinze ans de souffrances causées par l'ambition exorbitante de Napoléon, il semblait que la chute de ce conquérant insatiable dût servir de leçon, et apprendre à tout le monde à modérer ses prétentions. Urgence pour le congrès de Vienne de faire cesser cette anarchie. Il n'en était rien pourtant, et les puissances victorieuses paraissaient par le débordement de leur avidité, bien plus pressées de justifier Napoléon que de faire bénir sa chute. C'est le triste spectacle qu'elles donnaient en ce moment à Vienne, où elles avaient pris rendez-vous pour le 1er août.

Voyage des souverains coalisés à Londres. Les souverains alliés, excepté l'empereur François peu ami du bruit, étaient allés en quittant Paris rendre visite au Prince régent d'Angleterre, et recevoir à Londres une ovation telle que le peuple anglais sait en décerner lorsque ses passions s'échauffent, et que ses intérêts sont satisfaits. Accueil enthousiaste qu'ils y reçoivent. On avait (p.~421) depuis quelques mois poussé bien des acclamations à Rome, à Madrid, à Vienne, à Berlin, mais rien n'avait égalé les mutuelles félicitations qu'on s'était adressées à Londres, à l'apparition de l'empereur de Russie et du roi de Prusse. L'accueil qu'on leur avait fait tenait du délire. Promesse réitérée de demeurer unis. Ne voulant pas troubler ces fêtes magnifiques par des discussions d'intérêts qui auraient pu altérer la joie universelle, on s'était promis de demeurer toujours unis, de se faire des sacrifices réciproques s'il en fallait faire pour rester d'accord, et de maintenir à tout pris l'alliance de Chaumont, au moyen de laquelle on s'était débarrassé du tyran de l'Europe. La France, quoique rendue aux Bourbons, n'était pas assez résignée, disait-on, Napoléon, relégué à l'île d'Elbe, n'était pas assez oublié, pour que des événements imprévus ne pussent surgir, dont on ne triompherait que par le maintien de l'union commune. On s'était donc, sans s'expliquer sur les futurs arrangements européens, juré de nouveau une éternelle amitié, et promis de se retrouver à Vienne dans les mêmes sentiments.

Le congrès de Vienne renvoyé au mois de septembre. D'après l'article 32 du traité de Paris, qui fixait à deux mois l'époque du prochain congrès, on aurait dû être réunis le 1er août. Mais ce terme étant trop rapproché pour tout ce qu'on avait à faire, on avait remis au mois de septembre la réunion convenue.

Après les fêtes de Londres le roi de Prusse, malgré sa modestie, était allé recevoir les félicitations de ses sujets. L'empereur Alexandre s'était rendu de son côté à Varsovie, pour échauffer les Polonais en faveur d'une prétendue reconstitution de la Pologne (p.~422) qu'il méditait, et les deux monarques n'avaient pu arriver à Vienne que le 25 septembre. Ils y avaient fait une entrée magnifique, digne de leur joie et de leurs succès. Entrée des souverains à Vienne. L'empereur François, se prêtant à toutes ces représentations pour ses alliés bien plus que pour lui-même, s'était porté à la rencontre des monarques alliés, les avait embrassés en présence de son peuple, et il était ensuite rentré avec eux dans sa capitale, au milieu de l'enthousiasme des habitants. Tableau de Vienne à la veille du congrès. On avait vu accourir successivement les rois de Bavière, de Wurtemberg, de Danemark, et après eux tous les princes allemands, italiens, hollandais, qui avaient un intérêt quelconque à défendre dans les futures négociations. Les princesses abondaient à Vienne autant que les princes, et on y voyait figurer la grande-duchesse Catherine, sœur d'Alexandre, veuve du duc d'Oldenbourg, princesse spirituelle, active, et exerçant une certaine influence. À ces têtes couronnées s'étaient joints les généraux et les diplomates de la coalition, impatients de se complimenter de leurs succès militaires ou politiques, les uns venant seulement recueillir des éloges et jouir du triomphe commun, les autres venant siéger au congrès pour le compte de leurs gouvernements, tous avides de récompenses, de fêtes, de plaisirs, de nouvelles, et composant la plus éblouissante, la plus tumultueuse réunion qui fut jamais. Situation du roi de Saxe, prisonnier à Berlin, et de Marie-Louise, reléguée à Schœnbrunn. Il n'y manquait que l'infortuné roi de Saxe, prisonnier à Berlin pour avoir été surpris le dernier dans l'alliance de la France, et Marie-Louise, reléguée dans le palais de Schœnbrunn d'où elle entendait avec une sorte d'envie le bruit (p.~423) des fêtes, occupée non de rejoindre son époux à l'île d'Elbe, mais de disputer aux deux maisons de Bourbon son duché de Parme, et dirigée dans le soin de ses intérêts par M. de Neiperg qu'on lui avait donné pour l'accompagner, officier distingué, se mêlant à la fois de guerre et de diplomatie, l'informant de tout ce qu'elle avait avantage à connaître, et, dans le profond isolement où elle était tombée, commençant à devenir pour elle un conseiller, un avocat, un ami.

Après quelques jours consacrés aux divertissements de tout genre, il fallait faire succéder à la frivolité des fêtes le sérieux des affaires, et ce moment, personne n'avait voulu le hâter. Soins qu'on avait mis à ne s'expliquer sur rien, de peur de n'être pas d'accord. En se disant toujours qu'il importait de rester d'accord, on ne s'était expliqué sur rien, sauf sur quelques points déjà réglés dans le traité de Paris. Ainsi il avait été établi par écrit que l'Angleterre aurait la Belgique et la Hollande pour en composer contre la France le royaume des Pays-Bas, que l'Autriche recevrait l'Italie jusqu'au Tessin et au Pô, que la Prusse serait reconstituée et retrouverait son état de 1805, et enfin que la Russie, débarrassée du grand-duché de Varsovie (essai de Pologne française tenté par Napoléon), en partagerait les débris à l'amiable avec ses voisins. Mais on était si peu pressé d'altérer le bonheur général par des contestations, qu'on ne s'était point entendu sur la part de chacun dans la distribution des territoires vacants, remettant toujours à la réunion d'automne l'entente sur les points difficiles et demeurés douteux.

Ces points douteux ne pouvaient concerner ni (p.~424) l'Italie où l'on avait concédé à l'Autriche la limite du Tessin et du Pô, ni les Pays-Bas où la frontière française de 1790 avait été prise pour limite définitive; ces points concernaient le centre de l'Europe, c'est-à-dire les territoires compris entre la Russie, la Prusse, l'Autriche, et étaient de nature en effet à susciter de graves difficultés, même des orages.

L'empereur de Russie et le roi de Prusse nourrissaient chacun la pensée, à peine entrevue par leurs alliés, mais complétement arrêtée dans leur esprit, d'avoir en entier, l'un la Pologne, l'autre la Saxe.

L'empereur de Russie et le roi de Prusse s'étaient seuls entendus et fortement unis. Ces deux princes, pareils d'âge et de position quoique différents de caractère, avaient commencé leur règne par être fort unis. Divisés par les événements de 1807, époque où vaincus tous les deux, ils avaient été fort inégalement traités, car à leur commune défaite Alexandre avait gagné des provinces, et Frédéric-Guillaume avait perdu la moitié de ses États, ils s'étaient rapprochés en 1813 sous la dure oppression de Napoléon, avaient retrouvé leur amitié sur les champs de bataille de Lutzen et de Leipzig, et s'étaient promis de ne plus se séparer. Motifs de l'intime union de ces deux princes. Aussi n'avaient-ils rien de caché l'un pour l'autre; ils se disaient tout, s'entendaient sur tout, et quand Alexandre parlait, on était sûr que Frédéric-Guillaume allait ouvrir la bouche pour exprimer les mêmes idées. Or, comme Alexandre non-seulement parlait, mais pensait le premier, l'un menait l'autre, sans que du reste il en coûtât rien à la Prusse, car ils avaient aussi fortement uni leurs intérêts que leurs cœurs. Leur conviction que l'Europe leur devait sa délivrance. Ces deux princes se portaient réciproquement la plus haute estime, et se regardaient (p.~425) comme les plus honnêtes gens de leur siècle, tandis qu'à leurs yeux l'Angleterre était la plus égoïste des puissances, et l'Autriche la plus astucieuse. Ils se considéraient aussi comme les sauveurs de l'Europe. À les entendre en effet, si Alexandre n'avait pas donné le signal de la résistance en 1812, si Frédéric-Guillaume ne l'avait pas suivi en 1813, si arrivés sur l'Oder ils n'avaient pas poussé jusqu'à l'Elbe, jusqu'au Rhin, jusqu'à la Seine, entraînant l'Europe après eux, le monde civilisé serait encore esclave. Personne donc ne les égalait dans l'estime qu'ils avaient conçue pour eux-mêmes, et cette estime était fondée à beaucoup d'égards, car bien que Frédéric-Guillaume laissât voir quelquefois la duplicité de la faiblesse, Alexandre celle de la mobilité, ils étaient pleins, le premier de droiture et de modestie, le second de générosité et de séduction. Mais comme il arrive souvent aux honnêtes gens qui ont de grandes prétentions à l'honnêteté, ils se tenaient pour impeccables, et faisaient même de leur ambition une vertu. Alexandre voulait la Pologne, et Frédéric-Guillaume la Saxe. Si donc l'un désirait la Pologne, l'autre la Saxe, c'était, à les en croire, par les plus purs et par les plus respectables motifs. Alexandre voulait la Pologne uniquement pour la reconstituer. Raisons par lesquelles ils coloraient cette double ambition à leurs propres yeux. Il avait effectivement dit et pensé bien souvent dans sa jeunesse, que le partage de la Pologne par Catherine, Frédéric le Grand et Marie-Thérèse, était un attentat odieux qu'il fallait absolument réparer. Fort importuné de voir cette réparation essayée par Napoléon de 1807 à 1812, et l'ayant à cette époque empêchée tant qu'il l'avait pu, il croyait que le moment était venu (p.~426) de l'entreprendre pour son propre compte, et il s'en occupait comme il s'occupait de toute chose, avec passion. Il avait en outre des facilités particulières pour l'essayer, puisqu'il possédait la plupart des anciennes provinces polonaises. En les joignant au grand-duché de Varsovie, comprenant Varsovie, Thorn, Posen, Kalisch, il pouvait composer un superbe royaume, qui s'étendrait du Niémen aux Crapacks, auquel il accorderait des institutions libérales, et dont il se ferait roi, en restant empereur de toutes les Russies. Il s'appellerait ainsi de ce double titre d'empereur et roi, qui était le faîte de la puissance humaine, et serait pour la Russie l'égal ou le supérieur de Catherine et de Pierre le Grand, puisqu'il aurait dans un seul règne ajouté à l'empire russe la Finlande, la Bessarabie, la Pologne. Ces rêves d'ambition étaient à ses yeux des rêves d'humanité. Beaucoup de Polonais qui avaient toujours pensé que la France était trop loin pour reconstituer la Pologne, et que la Russie seule pouvait le tenter efficacement, beaucoup d'autres qui n'avaient commencé à le penser que depuis nos malheurs, avaient entouré Alexandre, et avaient contribué à enflammer sa tête. Il se promettait donc d'être le restaurateur de la Pologne, et le restaurateur libéral, car en la réunissant tout entière sous un même sceptre, il n'entendait pas lui donner le despotisme russe, mais quelque chose comme la liberté anglaise. En agissant de la sorte Alexandre ne se considérait pas du tout comme un conquérant, loin de là, car au contraire il se dépouillerait, disait-il, de la Lithuanie et de la Volhynie pour créer ce nouveau royaume, (p.~427) il le placerait même, s'il le fallait, sous le sceptre de son frère Constantin pour offusquer moins la jalousie européenne, et n'en garderait que la suzeraineté. À ses yeux, le congrès de Vienne en se prêtant à cette œuvre mettrait le comble à la gloire de l'Europe victorieuse, et pourrait se dire qu'il avait reconstitué le monde sur les bases de la justice, de la liberté et de la vraie politique. Il faut pardonner ces illusions, car c'est quelque chose que d'éprouver le besoin de donner des apparences honnêtes à son ambition: tant d'autres s'inquiètent si peu de ce soin, occupés qu'ils sont à la satisfaire, sans songer à la colorer!

Réponse qu'Alexandre et Frédéric-Guillaume croyaient pouvoir faire aux objections que soulevait leur double ambition. Il y avait toutefois à ce beau rêve une objection que l'empereur Alexandre ne se dissimulait point, mais qu'il ne laissait pas non plus sans réponse. Les territoires avec lesquels avait été composé le grand-duché de Varsovie étaient jadis partagés entre la Russie, la Prusse et l'Autriche. La part principale appartenait à la Prusse, qui possédait jusqu'à la Vistule, Varsovie comprise. Il fallait donc enlever cette vaste part à la Prusse, qu'il serait indispensable d'indemniser ailleurs, et dans ce cas la frontière russe s'avançant de la Vistule à l'Oder, il faudrait que l'Europe souffrît cette extension qui deviendrait pour elle un véritable sujet d'alarme, et de plus serait jugée contraire aux traités de Kalisch (28 février 1813), de Reichenbach (15 juin 1813), de Tœplitz(9 septembre 1813), traités qui avaient successivement formé les nœuds de la coalition. D'après ces traités le grand-duché de Varsovie devait être distribué à l'amiable, entre les copartageants de la Pologne, conformément à l'ancienne (p.~428) répartition qu'ils en avaient faite, ou à peu près; de plus la Prusse devait retrouver dix millions de sujets, et l'Autriche rentrer en possession de l'Illyrie. Voilà ce qu'on s'était promis les uns aux autres en formant contre la France la coalition européenne de 1813; mais les succès inattendus de cette coalition avaient permis de pousser bien plus loin les restitutions, car l'Autriche au lieu de recevoir l'Illyrie seule, allait recouvrer le Tyrol et le nord de l'Italie, en y ajoutant même l'État de Venise qu'elle n'avait pas autrefois. L'Angleterre, qui eût été bien heureuse d'arracher au littoral de la France Hambourg et Brême, plus heureuse encore de lui ôter la Hollande, allait lui enlever même la Belgique, pour la donner à la maison d'Orange. Si donc tout le monde avait dépassé de beaucoup ses premiers vœux, la Russie seule, disait Alexandre, devait-elle être enfermée dans les vues étroites qu'on avait conçues lorsqu'on se flattait d'atteindre l'Elbe tout au plus, et certainement pas le Rhin? Évidemment non, et le lot destiné à la Russie devait être proportionné, comme celui de tous les alliés, aux succès inespérés de la coalition.

Quant à la Prusse son dédommagement était tout trouvé, c'était la Saxe, et ce lot obtenu était la réalisation de tous ses vœux. Cette puissance, depuis que le grand Frédéric l'avait composée de pièces et de morceaux par le génie réuni des armes et de la politique, avait toujours présenté une sorte de difformité géographique. Elle offrait en effet aux yeux de quiconque observait la carte de l'Europe un État d'une longueur démesurée, s'étendant du (p.~429) Niémen au Rhin, contenant des échancrures profondes, et surtout dépourvu de consistance au centre. Dresde ajouté à Berlin, devait corriger en partie cette fâcheuse configuration, lui procurer en outre le champ d'opérations militaires dont Napoléon dans le dix-neuvième siècle, et Frédéric dans le dix-huitième, avaient prouvé l'importance, lui donner pour sujets au lieu de Polonais désaffectionnés, de bons Allemands, et des meilleurs, la constituer ainsi la première des puissances allemandes, et préparer enfin cet avenir d'unité germanique par la Prusse, qui exalte toute tête prussienne quand on le lui montre en perspective. Tandis qu'Alexandre croyait devoir à l'humanité de reconstituer la Pologne, Frédéric-Guillaume croyait devoir à l'Allemagne de lui ménager ce grand pas vers l'unité, et se flattait de payer de la sorte tout le sang qu'elle avait versé pour la commune délivrance, ne se disant pas que c'était l'unité prussienne, bien plus que l'unité germanique à laquelle il aurait travaillé, que les États secondaires de l'Allemagne en seraient alarmés au plus haut point, que l'Autriche notamment en serait révoltée, et que toute l'Europe serait effrayée d'en payer le prix à la Russie par l'abandon de la Pologne. Comme Alexandre il trouvait de nombreuses réponses aux objections qu'on pouvait opposer à ses vœux, car le prisme du désir montre toujours les choses telles qu'on les veut voir. On avait promis, disait-il, dix millions de sujets à la Prusse, sans indiquer où on les prendrait, et elle ne dépasserait pas ce nombre en occupant la Saxe; seulement elle les prendrait où il (p.~430) lui convenait de les avoir. Le roi de Saxe était un traître, qui avait déserté la cause de l'Europe, ce n'était donc pas son intérêt qu'on pouvait alléguer pour empêcher une telle combinaison. D'ailleurs la Russie et la Prusse réunies n'avaient pas de contradicteurs à craindre. L'Autriche était si occupée d'assouvir son avidité en Italie, l'Angleterre dans les deux hémisphères, qu'elles n'y prendraient garde ni l'une ni l'autre. La France ne méritait plus de ménagements. Enfin l'Europe avait de telles obligations à la Russie et à la Prusse, qu'elle ne pouvait pas leur refuser l'accomplissement de vœux si honnêtes et si légitimes. Telles étaient les raisons que se donnait Frédéric-Guillaume et qu'il trouvait excellentes. Du reste entre Alexandre et Frédéric-Guillaume il y avait parole donnée, et ils arrivaient à Vienne persuadés l'un et l'autre qu'ils auraient la Pologne et la Saxe.

Le soin qu'on avait mis à ne pas s'expliquer, de peur de se diviser, était cause que l'Angleterre et l'Autriche s'étaient à peine aperçues des projets de la Prusse et de la Russie. Était-il possible que l'Angleterre, que l'Autriche n'eussent point entrevu ces projets, et si elles les avaient entrevus, qu'elles les eussent admis sans objection? C'est là sans doute un juste sujet d'étonnement, quand on pense à la violente opposition qui éclata bientôt. Mais, comme nous l'avons dit, dans la crainte de troubler l'union on s'était très-peu expliqué. On avait parlé toujours de la reconstitution de la Prusse, ce qui était convenu, de la punition du roi de Saxe, ce qui semblait mérité, du partage du duché de Varsovie, ce qui résultait des traités. On avait même parlé de la reconstitution de la Pologne comme de l'une des affaires qui pourraient être soumises au congrès. Mais tant de choses (p.~431) s'étaient appelées la Pologne depuis cinquante ans, qu'on pouvait prononcer ce mot sans qu'il signifiât aucune frontière précise. On était donc resté dans un vague commode à tout le monde, et d'ailleurs les préoccupations immédiates avaient détourné des préoccupations plus éloignées. L'Angleterre, tout occupée de ses propres désirs, ne se rendait pas du tout compte de ceux de la Prusse et de la Russie. L'Angleterre toujours pleine des souvenirs du blocus continental, ne songeant qu'à en empêcher le retour, avait dans cette intention construit le royaume des Pays-Bas, travaillait à relever celui de Hanovre, voulait assurer à l'un et à l'autre la Prusse pour alliée, et était prête à tout concéder à cette puissance pour qu'elle épousât ses vues. L'Autriche, plus pénétrante, voyait mieux ce qui se passait, mais se taisait dans l'intérêt de l'union, et comptait pour sortir d'embarras sur le temps et la politique. L'Autriche, beaucoup plus prévoyante, avait mieux discerné que l'Angleterre les projets de Frédéric-Guillaume et d'Alexandre, car il s'agissait pour elle de laisser la Prusse s'établir à tous les défilés de la Saxe, de laisser les flots de la race slave s'étendre jusqu'au pied des monts Crapacks; mais ces inquiétudes n'étaient pas les seules, et, au milieu de ses prospérités présentes, elle n'avait jamais eu tant de soucis ni de si graves. Si à l'ouest et au nord la Prusse et la Russie pouvaient l'inquiéter, elle avait l'Allemagne à reconstituer, sa place constitutionnelle à y déterminer, l'Italie à organiser, Murat à contenir, le prisonnier de l'île d'Elbe à surveiller, la France elle-même à observer, et il fallait prendre garde en s'occupant de ces divers intérêts, que les soins donnés aux uns ne fissent tort aux autres. Elle était donc résolue à employer les moyens à son usage, c'est-à-dire la patience, la finesse, la vigilance, et au besoin la force. Sur 300 mille hommes (p.~432) dont elle disposait, elle en avait réuni 250 mille en Bohême et en Hongrie, et n'en avait laissé que 50 mille en Italie, où cependant elle était exposée à avoir sur les bras Murat, les Italiens et peut-être le prisonnier de l'île d'Elbe. Elle s'était ainsi, sans le dire, mise en mesure du côté de la Saxe et de la Pologne, mais plus les difficultés pouvaient devenir grandes, plus elle voulait en triompher par l'union, par la bonne entente de ce qu'on appelait les quatre, c'est-à-dire de l'Angleterre, de l'Autriche, de la Prusse et de la Russie, car à son avis si on laissait la France et les petites puissances allemandes s'en mêler, on courait le risque de tomber dans un vrai chaos, d'où jaillirait de nouveau Lucifer, c'est-à-dire Napoléon, qui n'était pas sorti encore de la mémoire des hommes, et qui n'avait certainement pas résolu de s'y effacer, bien qu'il affectât le sommeil profond que supposaient ses prodigieuses fatigues. Aussi les premiers mots prononcés à Vienne, avaient-ils été les derniers prononcés à Londres, et on s'était dit qu'il fallait par-dessus tout rester unis, même au prix des plus grands sacrifices, et on l'avait dit d'autant plus qu'on sentait venir le jour où l'on allait cesser de l'être.

Ce qui se passait à Vienne, rendait frappante la faute que la France avait commise, de ne pas différer la conclusion de la paix de Paris jusqu'au jour où l'Europe se diviserait. Telles étaient donc les dispositions qu'on apportait à Vienne: un immense désir de maintenir l'union, et une immense avidité fort peu compatible avec cette union. Si jamais la faute que la France avait faite de signer si précipitamment le traité de Paris avait été frappante, c'était dans ce moment où l'Europe était fatalement condamnée à se diviser, car il était impossible que l'Autriche consentît (p.~433) à laisser établir la Prusse à Dresde, la Russie à Cracovie, que les puissances secondaires consentissent à laisser supprimer la plus respectable d'entre elles, la Saxe, pour un péché qui leur était commun à toutes, celui de l'alliance avec la France, et que l'Angleterre laissât commettre tous ces actes d'ambition en face du parlement britannique. Si au milieu d'une telle division la France était arrivée à Vienne sans être liée par un traité, sans avoir par conséquent ses frontières tracées, il est incontestable que sa position se serait trouvée bien différente de ce qu'elle était à Paris au mois de mai. Avantages qu'on aurait pu tirer de ces divisions. Entre la Russie et la Prusse d'une part, voulant à tout prix la Pologne et la Saxe, et de l'autre l'Angleterre et l'Autriche résolues à les leur refuser, celui des deux partis qui aurait eu la France avec lui était assuré d'acquérir une supériorité tellement décisive, qu'on devait tout faire pour l'avoir avec soi, et qu'évidemment on n'aurait pas ménagé les concessions pour y réussir. Les deux puissances les plus portées aux concessions envers la France étaient naturellement la Russie et la Prusse, car leurs intérêts étaient sur la Vistule et l'Elbe, non sur le Rhin ou l'Escaut. Il est donc à peu près certain qu'en nous rangeant de leur côté nous aurions obtenu de tout autres frontières que celles du traité de Paris. N'eussions-nous gagné que la ligne des places fortes demandées par nos négociateurs, que l'avantage eût été déjà grand, et qu'obtenu par la politique seule, il aurait valu aux Bourbons une popularité qui leur manquait. C'était donc un vrai malheur que d'arriver à Vienne en portant au cou (p.~434) la chaîne du traité de Paris. Pourtant le mal n'était pas sans remède, et il restait des moyens de profiter de la nouvelle situation. Tout annonçait en effet que le conflit serait des plus vifs, car la Russie et la Prusse semblaient prêtes à se porter aux dernières extrémités pour avoir la Pologne et la Saxe. Or, si les choses étaient poussées jusqu'à nouer des alliances, jusqu'à préparer la guerre, il n'était pas à supposer qu'on se laissât arrêter par un vain texte, et qu'on tînt au traité de Paris plus qu'à celui de Chaumont. L'inconvénient de condescendre aux vœux de la Russie et de la Prusse, pour profiter des divisions de l'Europe, n'eût pas été bien grand. Sans doute nous ne pouvions afficher nous-mêmes l'intention de nous soustraire au traité de Paris, mais en ne nous prononçant pas trop vite, en laissant entrevoir notre appui, et en mettant un peu de temps à l'accorder, la Russie et la Prusse étaient si ardentes, que probablement elles auraient dit elles-mêmes les mots que nous n'osions pas dire, et nous auraient offert ce que nous n'osions pas demander. Dans quelle mesure notre condition se serait-elle améliorée, on ne saurait l'affirmer, mais elle l'aurait été dans une mesure quelconque, et assurément proportionnée à la gravité du conflit. Ajoutons qu'unis à la Prusse et à la Russie, le conflit, quel qu'il fût, n'était guère à craindre pour nous. Il est même probable que l'Angleterre et l'Autriche n'auraient pas osé braver la guerre, qu'elles auraient cédé, que nous aurions été par conséquent les arbitres de cette situation, et les arbitres assez bien récompensés. Par conséquent le traité de Paris n'était pas une impossibilité, mais une difficulté qu'on pouvait surmonter avec un peu d'adresse, et on conviendra (p.~435) qu'en présence d'adversaires qui avaient usé et abusé de la force à notre égard, l'adresse était bien permise.

Cette manière de se conduire suppose qu'on aurait été décidé à condescendre aux vœux de la Russie et de la Prusse: mais cette condescendance était-elle donc si fâcheuse pour nous? La Russie obtenant toute la Pologne, dont elle avait déjà la plus grande part, se serait avancée de la Vistule où elle était depuis longtemps établie, jusqu'à la Wartha. La Prusse obtenant la Saxe, eût confiné de plus près avec l'Autriche. Ainsi la Russie eût donné plus de souci à l'Allemagne, la Prusse plus de jalousie à l'Autriche. Était-ce véritablement à nous Français, à nous en inquiéter? Était-ce à nous à prendre soin de cette union intime des trois puissances continentales, qui avait servi à nous vaincre, qui après nous avoir vaincus avait servi à nous imposer le traité du 30 mai, et qui depuis a tenu pendant quarante ans notre politique sous le joug d'une coalition permanente? S'il fallait que par leur position les Prussiens fussent incommodes pour quelqu'un, ne valait-il pas mieux que ce fût pour l'Autriche en les mettant à Dresde, que pour nous en les mettant à Cologne et Aix-la-Chapelle? À la vérité la maison de Saxe étant transportée des bords de l'Elbe à la gauche du Rhin, comme Alexandre et Frédéric-Guillaume se proposaient de le faire, l'équilibre germanique, partie de l'équilibre européen, en eût été un peu plus ébranlé: mais cet équilibre germanique déjà si profondément atteint dans notre siècle, quelle était son utilité pour nous et pour toute l'Europe? (p.~436) C'était d'interposer de petits États entre les grands, afin d'amortir les chocs entre ces derniers. Or ne valait-il pas mieux dans notre intérêt que ce qui restait des États germaniques fût interposé entre nous et la Prusse, pour nous épargner des chocs avec elle, qu'entre la Prusse et l'Autriche pour épargner des chocs à celles-ci? Et la Saxe nous ayant abandonnés sur le champ de bataille, l'Europe ayant dépouillé à notre égard tout esprit de modération, n'étions-nous pas autorisés plus qu'en aucun temps, plus qu'en aucune occurrence, à songer à nous, exclusivement à nous?

Le Conseil royal ne se mêle pas des questions qu'on avait à résoudre à Vienne, et les abandonne au Roi et à M. de Talleyrand. Poser de telles questions c'est presque les résoudre, et après un demi-siècle on s'étonne qu'elles aient pu être si singulièrement envisagées à l'époque dont nous racontons l'histoire. Malheureusement il n'y avait pas alors plus de gouvernement à l'extérieur qu'à l'intérieur, et ces questions ne furent pas même soulevées dans le Conseil royal. De même qu'on ne s'était pas demandé s'il ne faudrait pas différer de deux mois la convention du 23 avril, qui nous dessaisissait de gages précieux sans hâter d'un jour le départ des armées coalisées, de même qu'on ne s'était pas demandé s'il ne vaudrait pas mieux remettre à six mois le traité de Paris, c'est-à-dire à un moment où unies pour nous dépouiller, les puissances seraient désunies pour se partager nos dépouilles, de même on ne se demanda pas quel parti il faudrait épouser à Vienne. La défectueuse organisation du Conseil royal en fut la cause, bien plus que le défaut de lumières chez les hommes qui le composaient. Ce conseil, comme on (p.~437) l'a déjà vu, mélange confus de princes, de ministres à portefeuille, de ministres sans portefeuille, sous un roi bel esprit, distrait, paresseux, disposé à laisser gouverner, mais non pas à souffrir à côté de lui un chef de cabinet étendant sur toutes les affaires son active vigilance, un tel conseil ne pouvait donner que des résultats décousus comme lui-même. Là où était un ministre spécial doué d'une véritable capacité, tout allait bien. Ainsi les finances jouissant de cet avantage, étaient supérieurement conduites. Dans les autres départements, et surtout dans celui de l'intérieur, les choses étaient livrées au hasard, et c'étaient les passions du parti dominant qui gouvernaient. Quant aux affaires extérieures elles avaient été abandonnées au Roi comme roi, et à M. de Talleyrand comme l'homme réputé le plus habile de France en ces matières, et on va voir ce qui en advint.

Sentiments du Roi Louis XVIII à l'égard de la politique étrangère. Les vues de Louis XVIII à l'égard des affaires étrangères étaient, ainsi qu'en toutes choses, modérées et assez sages, mais bornées comme ses vœux[14]. Heureux d'être rentré dans le royaume (p.~438) de ses pères, de le recouvrer tout entier, même avec une ou deux places de plus, et un magnifique musée dont il se souciait peu, il n'avait pas envie d'accroître ce royaume, et ne faisait pas la réflexion fort simple que tous les autres États s'étant agrandis, la France en restant ce qu'elle était en 1792 se trouvait relativement amoindrie, et si elle parvenait à reconquérir sa supériorité, ne le devrait qu'aux bienfaits de la Révolution qu'il n'appréciait guère. Modestie des vœux de Louis XVIII. Louis XVIII avait de la dignité mais aucune ambition, tenait à la paix, que son âge, ses infirmités, ses malheurs, l'épuisement de la France, lui rendaient chère, et avec raison ne voulait pas la compromettre légèrement. D'ailleurs la manie de se mêler beaucoup des affaires du dehors était une tradition impériale qui ne lui plaisait pas, et il souhaitait qu'on jouât à Vienne un rôle digne, pacifique, et profitable en un point seulement, c'est qu'on le délivrât de la présence de Murat sur le trône de Naples. Laisser sur l'un des trônes de l'Europe la petite usurpation, quand la grande était tombée, lui semblait une inconséquence, une honte pour toutes les puissances, (p.~439) et pour la France un vrai danger. Flagilio addit damnum, disait-il, dans son goût de rendre sa pensée par des adages latins. En effet il regardait Naples comme un pied-à-terre où Napoléon pouvait descendre à chaque instant, d'où il marcherait avec quatre-vingt mille Italiens sur les Alpes, et de là soulèverait tous les éléments qui fermentaient encore en France. Attribuant les difficultés qu'il rencontrait dans le gouvernement intérieur de son royaume, aux intrigues et à l'argent de Napoléon, il avait refusé de lui payer la rente de deux millions stipulée par le traité du 11 avril, et voulait qu'on le transportât lui-même aux Açores. Après cette translation et le détrônement de Murat, il désirait qu'on ne laissât pas le duché de Parme à Marie-Louise, autre inconséquence, autre danger, selon lui, de la politique européenne, et qu'on rendît ce duché à la maison de Parme, alliée de la maison de Bourbon. Enfin, en sa qualité de fils d'une princesse saxonne, il aurait trouvé séant pour sa couronne de sauver le roi de Saxe. Mais il plaçait ce dernier objet bien après les autres. Pour aucun il n'eût bravé la guerre, ni même un trouble; mais ce qu'on pourrait avec la politique seule, il souhaitait qu'on le fît. Éloignement de Louis XVIII pour les alliances trop étroites. Il admettait les alliances comme un moyen de la politique, mais il ne voulait en adopter aucune trop étroitement, car à son avis les alliances étroites engageaient, et peu à peu menaient à la guerre. Entre les quatre grandes puissances européennes dont on aurait pu rechercher l'alliance, il préférait par goût celle de l'Angleterre, car chez toutes les autres quelque chose lui déplaisait fort, chez la Russie l'imprudence du souverain, (p.~440) chez la Prusse les opinions beaucoup trop libérales de la nation, chez l'Autriche la parenté avec Bonaparte. Il poussait à cet égard la prévention jusqu'à rejeter, comme on l'a vu, une alliance de famille avec la Russie, alliance qui aurait pu avoir les plus utiles conséquences. N'ayant d'autres héritiers que ses neveux, et parmi ces neveux M. le duc d'Angoulême étant sans enfants, il fallait marier M. le duc de Berry si on désirait conserver la couronne à la branche aînée. Le comte Pozzo di Borgo avait donc songé à unir la grande-duchesse Anne, la même que Napoléon avait dû épouser, à M. le duc de Berry, et il s'en était occupé avec son ardeur accoutumée, faisant valoir les services déjà rendus par la Russie et ceux qu'elle pouvait rendre encore, vantant fort en un mot tous les avantages d'un pareil mariage. Mais Louis XVIII, outre qu'il considérait un mariage avec les Romanoff comme une sorte de dérogeance pour la maison de Bourbon, ne voulait s'enchaîner ni à la Russie ni à l'empereur Alexandre, alléguait les raisons religieuses, qui en général ne le touchaient guère, exigeait que la princesse abjurât avant d'arriver en France, et opposait à ce projet mille froideurs calculées. À choisir une alliance, il eût préféré, comme nous venons de le dire, celle de l'Angleterre, mais de celle-là même il ne voulait qu'avec infiniment de réserve. S'entendre avec l'Angleterre, sans se trop engager avec elle, et grâce à cette entente se débarrasser de Murat et du prisonnier de l'île d'Elbe, faire rendre le duché de Parme à la maison d'Étrurie, adoucir quelque peu le sort du roi de Saxe, composait toute (p.~441) sa politique. Mais pour aucun de ces objets, excepté peut-être le détrônement de Murat et la translation de Napoléon dans d'autres mers, il n'eût consenti à braver de sérieuses complications. Du reste il avait exprimé ces modestes désirs à son négociateur, l'avait ensuite laissé libre de se conduire comme il l'entendrait, et avait à peine jeté les yeux sur un volumineux mémoire rédigé au département des relations extérieures, sous le titre d'Instructions, et embrassant dans tous leurs détails les innombrables affaires de l'Europe. Il l'avait signé à peu près sans le lire.

Instructions écrites du négociateur français. Dans ce mémoire, M. de la Besnardière qui en était le rédacteur, et qui connaissait profondément le détail des affaires européennes, avait ajouté aux vœux formés par Louis XVIII, l'expression des désirs de la France sur quelques autres points. Ainsi les places de Luxembourg et de Mayence étant sorties de nos mains, il fallait empêcher qu'elles ne passassent dans celles de la Prusse ou de l'Autriche. On ne pouvait en effet les laisser avec sécurité que dans les mains de la Hollande ou de la Bavière. À l'égard de l'Italie, il ne suffisait pas d'en éloigner Murat au profit de Ferdinand IV, et Marie-Louise au profit de l'ancienne reine d'Étrurie, il fallait résoudre une question du plus haut intérêt, celle de la succession au trône dans la maison de Savoie. Le vieux roi de Sardaigne n'avait pas d'enfants, et n'avait qu'un héritier privé lui-même de descendance. Il importait par conséquent d'assurer la succession dans la branche de Carignan, si on ne voulait pas que, par un mariage, le Piémont échût (p.~442) un jour à la maison d'Autriche. Enfin il convenait de s'occuper des donataires français, parmi lesquels figuraient au premier rang quelques maréchaux, et de sauver, si on le pouvait, leurs dotations du naufrage général. Tels étaient les points secondaires, mais très-importants, ajoutés à la tâche de notre négociateur par le rédacteur de ses instructions.

Choix de M. de Talleyrand et du duc de Dalberg pour représenter la France à Vienne. Ce négociateur, tellement indiqué qu'il n'y en avait pas un autre de possible, était M. de Talleyrand. On lui avait adjoint M. le duc de Dalberg, qui par sa rare sagacité et ses vastes relations en Allemagne, était très-propre à le seconder. Du reste Louis XVIII, comme on vient de le voir, avait par la modération de ses vœux, singulièrement facilité la tâche de ses deux représentants à Vienne. Facilité de leur rôle, si on voulait s'en tenir au traité de Paris. Si en effet consentant à s'en tenir au traité du 30 mai, on ne voulait que renverser Murat, procurer quelques domaines à la maison de Parme, et maintenir le roi de Saxe dans une partie quelconque de ses États, on avait la force des choses avec soi, et à peu près la certitude de réussir. Il était évident que Murat étant en contradiction choquante avec la situation présente de l'Europe, et n'ayant pour appui que l'Autriche, engagée avec lui jusqu'à la première faute qu'il commettrait, dégagerait bientôt celle-ci par ses imprudences, et succomberait sous l'influence des deux maisons de Bourbon réunies. Il était à la vérité moins facile de détrôner Marie-Louise, au profit de la maison de Parme, dans un congrès où dominerait François II. Mais il n'était pas impossible de trouver à Marie-Louise un dédommagement dans la vaste étendue de l'Italie; (p.~443) et, quant à la Saxe, il était certain que l'Autriche ne voudrait pas laisser les Prussiens s'établir à Dresde, les Russes au pied des montagnes de Bohême, que toutes les puissances secondaires de l'Allemagne se soulèveraient à la seule proposition de supprimer un État comme la Saxe, que l'Angleterre ne pourrait pas fermer l'oreille à leurs plaintes, que le parlement britannique surtout éclaterait à l'idée de voir la Russie occuper la Pologne tout entière, et que si à cet ensemble de résistances la France joignait la sienne, la Russie et la Prusse seraient obligées de céder. Il n'y avait donc qu'à laisser agir la force des choses, pour voir s'accomplir les vœux modérés de Louis XVIII. Au contraire si on était tenté de profiter de ces divisions pour revenir sur le traité de Paris, en se mettant du côté de la Prusse et de la Russie, le rôle devenait plus laborieux et plus difficile, mais peu périlleux, et d'un succès presque aussi assuré, car au fond jamais l'Autriche et l'Angleterre n'oseraient recommencer la guerre, en ayant, outre la France, la Prusse et la Russie sur les bras. Dans l'une comme dans l'autre politique, celle d'une tranquille résignation à la paix de Paris, ou celle d'une amélioration de frontières tirée des divisions des puissances, le succès était donc infiniment probable. Cependant quelque politique qu'on adoptât, il y avait une difficulté, c'était l'extrême répugnance que l'Europe éprouverait à se diviser devant nous, et surtout à nous introduire dans ses affaires, car il y aurait tout à la fois pour elle, confusion d'avouer ses misères intérieures, et danger de nous rendre un rôle considérable (p.~444) en se servant de nous. L'expectative, seule conduite à tenir à Vienne. En présence de cette disposition il n'y avait qu'une conduite à tenir à Vienne: attendre, patienter, ne pas se mettre en avant, laisser les intérêts se diviser, et une fois divisés venir à nous; faire désirer en un mot notre intervention, au lieu de l'offrir. Plus nous l'offririons, plus on la craindrait, et moins on nous la payerait. Une patience mêlée de fierté était donc la seule attitude à prendre, et avec grande probabilité de succès, car deux choses étaient certaines, la division des intérêts, et le besoin qu'ils auraient tous de la France, et devant ces deux certitudes la politique de l'expectative devait inévitablement réussir.

Si jamais homme avait été éminemment propre à remplir cette tâche, c'était M. de Talleyrand. Grand par sa naissance, par son rôle depuis trente années, par sa manière de vivre, par son imposante et dédaigneuse nonchalance, ayant presque fait de l'inertie une vertu, et même une épigramme sous un prince qui avait fait de l'activité un vice, il semblait que si on devait quelque jour, quelque part, pécher par impatience, ce ne pouvait pas être M. de Talleyrand à Vienne. Pourtant le tempérament s'évanouit devant les passions, et tel qui paraît le plus flegmatique des hommes devient le plus impétueux, dès qu'il a senti l'aiguillon de l'amour-propre ou de l'ambition. M. de Talleyrand devait en donner en cette occasion un singulier exemple.

Mobiles qui devaient agir sur M. de Talleyrand à Vienne, et principe dont il voulait se servir. M. de Talleyrand en effet avait depuis quinze ans joué le premier rôle dans toutes les réunions européennes; il avait soumis à sa volonté, et toujours (p.~445) rencontré dans un rang inférieur au sien, les représentants des puissances qu'il allait avoir devant lui comme ministres de l'Europe victorieuse. Sous l'Empire M. de Metternich était à Paris ministre modeste d'une cour vaincue et accablée; M. de Nesselrode était simple secrétaire d'ambassade. Il devait être pénible à M. de Talleyrand de ne pas se trouver au moins de niveau avec ces personnages autrefois si secondaires, et si déférents, et il en devait résulter chez lui un malaise de position capable de nuire à sa manière d'être à Vienne. Ne s'épuisant ordinairement ni à penser ni à prévoir, il n'avait guère cherché si des divisions de l'Europe il pourrait naître pour la France une occasion d'améliorer sa condition; il s'était demandé seulement quelle attitude aurait à Vienne la France si longtemps victorieuse, maintenant vaincue, et quelle attitude il aurait pour elle. Il s'était dit qu'après avoir représenté le génie tout puissant, représenter le droit (ce qu'il avait défini par un mot heureux, et qui avait obtenu un immense succès, celui de légitimité), représenter le droit était un rôle très-digne, très-convenable, et qui pourrait bien n'être pas inférieur à celui qu'il avait eu jadis. Le principe de légitimité dont M. de Talleyrand voulait se servir, inapplicable dans la plupart des cas. Il partait donc pour Vienne résolu à s'y faire une place avec le talisman de la légitimité, qui bon à une infinité de choses, ne l'était cependant pas à toutes. Certainement pour détrôner Murat, pour faire respecter le roi de Saxe, le mot était très-efficace, mais il était loin d'être applicable en toute occasion, car si on le prenait complétement au sérieux, il fallait ne pas traiter avec Bernadotte (p.~446) que les puissances s'attachaient à flatter, mais avec Gustave IV qui courait l'Europe en fugitif; il fallait ne pas admettre le représentant de Ferdinand VII qui n'était roi qu'au préjudice de son père Charles IV, lequel loin de renoncer à ses droits, était prêt à les faire valoir; il fallait appeler les représentants de Gênes, de Venise, de Malte, des anciens électeurs de Cologne, de Trèves et de Mayence, et de tant d'autres victimes dont on se préparait à partager les dépouilles. On eût ainsi rempli le congrès de fantômes, en laissant en dehors des êtres réels et tout puissants. Ce mot de légitimité malgré tout ce qu'il contenait de vrai et de respectable ne pouvait donc pas servir à défendre en ce moment les plus sérieux intérêts de la France; il faisait sourire les hommes pratiques qui allaient s'assembler à Vienne, et qui l'employaient ou l'écartaient suivant le besoin; il avait l'inconvénient de nous mettre à la suite de l'Autriche et de l'Angleterre, les moins disposées des puissances à nous relever de notre défaite, il nous enchaînait à leur politique, et enfin en présence des deux grands partis qui allaient diviser l'Europe, il nous privait de ce qui faisait notre principale force, la liberté du choix.

Avec une incontestable supériorité comme négociateur, M. de Talleyrand arrivait donc à Vienne dans des dispositions qui n'étaient pas les meilleures peut-être pour tirer parti de notre nouvelle situation. Qu'il s'y posât grandement, rien n'était plus certain; qu'il y agît utilement, c'était plus douteux. Toutefois, on pouvait être assuré que représentée (p.~447) par lui, la France n'aurait ni le rôle ni l'attitude d'une puissance vaincue, et encore moins humiliée.

Arrivée de M. de Talleyrand à Vienne. Quoi qu'il en soit, parti le 15 septembre de Paris, il était rendu à Vienne le 23. C'était l'avant-veille de l'arrivée des souverains, mais leurs chancelleries, leurs états-majors les avaient précédés de plusieurs jours, et durant ces jours les langues s'étaient fort agitées. Beaucoup des choses qu'on avait voulu laisser dans le vague commençaient à s'éclaircir. Les Russes, les Prussiens, informés des résolutions de leurs maîtres, ne les avaient guère cachées. Les Russes disaient tout haut, avec une indiscrétion et une jactance singulières, qu'il leur fallait la Pologne tout entière; les Prussiens, ne montrant ni plus de prudence ni plus de modestie, disaient qu'il leur fallait la Saxe. Les uns et les autres semblaient ne pas croire qu'on pût refuser ces concessions à leurs immenses services.

Émotion dans le sein du congrès en apprenant les prétentions de la Russie et de la Prusse. Ces vœux formulés avec tant d'assurance avaient dès le premier jour excité une vive émotion dans le congrès. Les princes de second ordre, allemands et autres, étaient révoltés de voir supprimer un État de même rang qu'eux, au gré d'un voisin ambitieux, et pour un fait qui leur était commun à tous, celui d'alliance avec la France impériale. Les représentants de tous les États, quels qu'ils fussent, étaient effrayés de voir la Russie qui au commencement du siècle était sur la Vistule, s'avancer jusqu'à la Wartha et à l'Oder, grâce à la complicité de la Prusse, et s'en expliquaient hautement. Ils disaient que ce n'était pas la peine de renverser (p.~448) la domination de Napoléon pour la remplacer si vite, si complétement, si dangereusement par une autre. Le désir de la Russie, de la Prusse, de l'Autriche, de l'Angleterre, de tout faire à quatre, ne cause pas moins d'émotion. Ce qui les offusquait autant que cette ambition, si hardiment affichée, c'était la prétention de concentrer entre quatre légations, celles de Russie, de Prusse, d'Autriche et d'Angleterre, la direction des affaires, et d'en exclure toutes les autres. On tourne les yeux vers la France. On attendait donc la légation française avec une extrême impatience, et bien qu'on n'aimât pas la France, surtout dans un lieu où les Allemands abondaient, on était prêt à se ranger derrière elle, pourvu que, sans rien prétendre pour elle-même, elle vînt au secours des opprimés, des exclus, des offensés. On était prêt, en un mot, si c'était gratuitement de sa part, à se laisser défendre, sauver, venger par elle.

M. de Talleyrand en laissant désirer l'action de la France, aurait eu tout le monde avec lui. Il eût suffi d'un peu du flegme habituel de M. de Talleyrand pour irriter singulièrement tous ces désirs, et les convertir bientôt en une véritable passion. Mais à peine arrivé à Vienne, il ne résista pas au spectacle dont il fut témoin. Les ministres de toutes les cours lui firent l'accueil qui était dû à l'un des plus illustres personnages de l'Europe, personnage qui après avoir représenté la victoire représentait aujourd'hui la légitimité, et de plus était le dernier type de cette dignité élégante d'autrefois, tant prisée en ce moment. Grands et petits diplomates rendirent hommage à sa personne, fréquentèrent sa maison, mais pour le sérieux des choses tinrent envers lui une tout autre conduite. Les quatre, c'est-à-dire les représentants de l'Angleterre, de l'Autriche, de la Russie, de la Prusse, (p.~449) en lui montrant beaucoup d'égards, lui parlèrent peu d'affaires, et laissèrent trop voir qu'on n'entendait pas accueillir son influence aussi bien que sa personne, et qu'ils prétendaient tout faire à eux seuls, bien que chez eux l'union des intérêts fût loin d'égaler celle des intentions. Les représentants des petites cours, d'ordinaire remuants, bien informés, et assez accoutumés à exciter les uns contre les autres les ministres des grandes cours, parce qu'ils se sauvent par les divisions de ceux-ci, se pressèrent autour de M. de Talleyrand, et soit directement, soit par M. de Dalberg, lui dévoilèrent le projet qu'avaient les quatre de s'emparer de la direction des affaires, et surtout de livrer la Saxe à la Prusse, qui livrerait la Pologne à la Russie. Ces révélations furent accompagnées de malicieux commentaires sur la forte entente du roi de Prusse et de l'empereur de Russie, sur la maladresse de lord Castlereagh, sur la faiblesse de M. de Metternich, prêts, disait-on, à laisser commettre les attentats les plus odieux contre le droit public, l'un parce qu'il n'avait pas l'habileté, l'autre parce qu'il n'avait pas le cœur de les empêcher.

Le projet de l'exclure des grandes affaires le pique au vif, et jusqu'à lui faire perdre le sang-froid qui lui était naturel. M. de Talleyrand n'aurait eu qu'à attendre quelques jours, pour voir le projet des quatre s'évanouir devant la révolte générale. Mais cette résolution de l'exclure, formée par les grandes puissances, et dénoncée à lui par les petites, le piqua au vif. Sur-le-champ il se mit à dire que la France replacée sous la souveraineté du vrai droit, serait à Vienne, s'il le fallait, le seul représentant de ce droit, et le représentant désintéressé; qu'il était des inconvenances (p.~450) qu'elle ne souffrirait point, et des iniquités auxquelles elle ne se prêterait pas. Ce langage, tenu hautement, produisit une vive sensation, enchanta les ministres des cours allemandes de second ordre, irrita profondément ceux de la Prusse et de la Russie, et embarrassa fort ceux de l'Angleterre et de l'Autriche, mécontents sans doute des convoitises dont la Pologne et la Saxe étaient l'objet, mais effrayés de l'orage que la France, à la tête des petites cours, semblait prête à soulever.

Déchaînement des Prussiens contre nous, et contre notre ambition renaissante. Les diplomates, que contrariait notre attitude si promptement prise, et en particulier les Prussiens, se mirent de leur côté à dire que la France se démasquait déjà; qu'elle avait paru d'abord résignée à son nouveau sort, mais qu'elle ne l'était point, qu'au fond elle voulait toujours les rives du Rhin, qu'elle cherchait à tout brouiller pour les recouvrer, et que si on n'était pas fortement unis contre elle, on aurait encore à essuyer de sa part de graves dommages. Nécessité de répondre par des protestations de désintéressement qui, dans le moment, avaient quelque chose de très-fâcheux. Notre légation, et le plus actif de ses membres, M. le duc de Dalberg, très-lié avec les Allemands, répondirent à ces calomnies que la France ne désirait rien pour elle-même, qu'elle n'avait plus d'ambition, qu'elle ne songeait à aucun agrandissement, mais qu'elle entendait s'opposer aux agrandissements excessifs qui menaçaient la sûreté générale de l'Europe. Il était fâcheux d'être amené sitôt à de semblables protestations, et d'être obligés de nous déclarer satisfaits après la conduite tenue à notre égard dans les négociations de Paris. En attendant un peu au contraire, en ne découvrant pas tout de suite notre marche, chacun pour nous (p.~451) attirer à lui eût fomenté notre ambition loin de la dénoncer, et nous aurions reçu des offres au lieu d'avoir à faire des protestations de désintéressement, qui nous enchaînaient à notre condition présente encore plus que le traité de Paris.

En huit jours tous les projets sont dévoilés, et particulièrement ceux de la Russie et de la Prusse. Quoi qu'il en soit, il n'y avait pas huit jours qu'on était à Vienne, et déjà le secret de chacun était ébruité. On savait que la Russie voulait toute la Pologne, la Prusse toute la Saxe, que les États secondaires en étaient indignés, qu'ils cherchaient auprès de la France un appui offert par celle-ci avec un extrême empressement, que l'Autriche et l'Angleterre, embarrassées de ce tumulte, persistaient, malgré les desseins suspects de la Russie et de la Prusse, à tout faire avec ces dernières, sans bruit, sans participation des autres puissances. Sous l'éclat des fêtes l'agitation était donc vive, l'anxiété profonde.

Vive irritation d'Alexandre, qui avait cru qu'on ne pouvait lui rien refuser. Rien ne saurait rendre l'irritation et surtout l'étonnement de l'empereur de Russie en ce moment. Il était si convaincu des immenses obligations de l'Europe envers lui, qu'il avait peine à comprendre la résistance opposée à ses désirs. Dans son dépit il ne voyait partout que des ingrats, et dans les Allemands qui refusaient de le laisser venir jusqu'à l'Oder, et dans les Bourbons qui refusaient de lui livrer leur cousin le roi de Saxe, et enfin dans l'Autriche et l'Angleterre elles-mêmes, qui approuvaient au moins de leur silence les clameurs dont il était l'objet. Alexandre en était même complétement changé, à ce point que lui d'ordinaire si doux, si caressant, était devenu tout à coup sec, hautain et (p.~452) amer. Cette irritation tournée surtout contre la France. Le plus fort de son irritation était tourné contre nous. Il avait, disait-il, autant qu'il l'avait pu, arraché la France aux mains de ses vainqueurs; il avait remis les Bourbons sur leur trône, et le ministre dirigeant, M. de Talleyrand, à la tête des affaires. Il avait donc comblé la mesure des bons procédés envers le pays, envers le Roi, envers le premier ministre, et pourtant il n'avait recueilli qu'ingratitude de la part des uns et des autres. Louis XVIII avait affiché aussi peu de considération pour sa personne que pour ses opinions; il n'avait écouté aucun de ses conseils, n'avait seulement pas songé à lui offrir le cordon bleu qu'il s'était hâté de donner au Prince régent d'Angleterre, lui avait même refusé la pairie pour M. de Caulaincourt, et opposait enfin des obstacles presque offensants au mariage du duc de Berry avec la grande-duchesse Anne. Ces griefs l'empereur Alexandre les énumérait avec colère et très-peu de discrétion, et les trouvait tous dépassés par l'attitude que M. de Talleyrand venait de prendre si soudainement à Vienne. M. de Nesselrode, cherchant à tout calmer, conseille à M. de Talleyrand de demander une audience à l'empereur Alexandre. Le sage comte de Nesselrode, constamment appliqué à éteindre les flammes que d'autres allumaient, aurait voulu calmer l'empereur Alexandre envers tout le monde, mais particulièrement envers la France, dont il appréciait singulièrement l'alliance. En conséquence il avait conseillé à M. de Talleyrand de demander une audience à l'empereur. Cette démarche était presque un devoir en arrivant à Vienne; elle plaisait d'ailleurs à M. de Talleyrand, plus disposé à étendre son rôle qu'à le restreindre. Cette audience est demandée et accordée. Il demanda en effet cette audience, (p.~453) mais Alexandre la lui fit attendre plusieurs jours. Le czar répondit enfin, et reçut le représentant de la France au palais impérial de Schœnbrunn, où il était établi. Premier et vif entretien d'Alexandre avec M. de Talleyrand. Au lieu de se montrer comme d'ordinaire affectueux et familier, il accueillit M. de Talleyrand avec hauteur, ce qui n'embarrassa guère l'illustre diplomate, passé maître dans l'art de conserver sa position en présence des potentats de la terre. Il le questionna brusquement, et coup sur coup, sur l'état de la France, comme un homme qui n'attendait pas de très-bonnes nouvelles de ce qui s'y passait, et qui n'était pas convaincu que l'Europe eût pris le meilleur parti en rappelant les Bourbons. M. de Talleyrand répondit avec respect, mais avec fermeté à toutes les questions de l'empereur Alexandre, et il s'engagea entre eux le dialogue saccadé qu'on va lire.—Quelle est la situation de votre pays?—Très-bonne, Sire; aussi bonne que Votre Majesté pouvait le désirer, meilleure qu'on ne devait l'espérer.—Et l'esprit public?—Il s'améliore chaque jour.—Et le progrès des idées libérales?—Nulle part ce progrès n'est plus régulier et plus réel.—Et la presse?—Elle est libre, sauf quelques restrictions indispensables dans les premiers temps.—Et l'armée?—Excellente.... Nous avons cent trente mille hommes sous les drapeaux; nous pouvons en avoir trois cent en un mois.—Et les maréchaux?—Lesquels, Sire?—Oudinot?—Il est dévoué.—Soult?—Il a montré de l'humeur dans les premiers moments; on lui a donné la Bretagne, il est satisfait, et témoigne un grand dévouement.—Et Ney?— Fermeté respectueuse de M. de Talleyrand. Il (p.~454) souffre de la perte de ses dotations, mais il dépend de Votre Majesté de mettre fin à cette souffrance.—Et vos Chambres?... on prétend qu'elles ne sont pas unies avec le gouvernement.—Qui a pu dire une telle chose à Votre Majesté?... Il y a, comme dans tout début, quelques difficultés, mais après vingt-cinq ans de révolutions, il est miraculeux d'être arrivé en quelques mois à un calme aussi grand que celui dont nous jouissons.—Et vous, êtes-vous content de votre position?—Sire, la confiance et les bontés du Roi passent mes espérances.—À chacune de ces réponses, qu'il donnait à peine le temps d'achever, Alexandre laissait voir sur son visage une expression d'incrédulité ironique. Mais bientôt abandonnant cette espèce d'enquête sur l'état de la France, qui aurait fini par être offensante si la hauteur respectueuse de M. de Talleyrand n'avait corrigé ce que son rôle avait de pénible, l'empereur Alexandre dit vivement à celui-ci: Parlons de nos affaires. Les finirons-nous?—Il dépend de Votre Majesté, dit M. de Talleyrand, de les terminer à sa plus grande gloire, et au plus grand avantage de l'Europe.—Le czar se contenant à peine, témoigna autant de surprise que de déplaisir de la résistance qu'il rencontrait de la part de la France, et dit à M. de Talleyrand: Il me semblait que les Bourbons me devaient quelque chose.—M. de Talleyrand, sans contester les obligations du maître qu'il servait envers Alexandre, lui parla des droits de l'Europe, qu'il importait de respecter, surtout après avoir renversé un homme qu'on accusait de les avoir foulés tous aux pieds.—Ces droits de l'Europe, répondit (p.~455) Alexandre, que vous imaginez aujourd'hui pour me les opposer, je ne les connais pas. Entre puissances les droits sont les convenances de chacune. Je n'en admets pas d'autres.—Alors M. de Talleyrand détournant sa face, et élevant les mains au-dessus de sa tête, s'écria: Malheureuse Europe! malheureuse Europe! que vas-tu devenir?—L'empereur, plus irrité qu'arrêté par cette exclamation significative, lui dit d'un ton que M. de Talleyrand ne lui avait jamais connu: Eh bien, s'il en est ainsi, la guerre! la guerre! J'ai deux cent mille hommes en Pologne, qu'on vienne m'en chasser... D'ailleurs j'ai le consentement de toutes les puissances, vous seuls me faites obstacle, et rompez un accord près de devenir général.—M. de Talleyrand, pendant la durée de l'Empire, avait eu à soutenir les assauts d'un lion autrement redoutable qu'Alexandre. Il se montra plus affligé que troublé des emportements du czar, lui répondit que la France ne désirait point la guerre, ne la craignait pas, mais que si par malheur il fallait la faire, elle la ferait cette fois pour le maintien des droits de tous, aidée de la sympathie universelle et des secours de beaucoup d'alliés, car il avait la certitude que l'accord dont se flattait l'empereur n'existait pas. Froideur avec laquelle se quittent l'empereur de Russie et le plénipotentiaire français. Après ce pénible entretien, M. de Talleyrand s'inclinant respectueusement mais froidement, se dirigea vers la porte du cabinet impérial. Alexandre alors s'avança vers lui, et lui prit la main, mais avec un mouvement convulsif qui révélait son trouble et son irritation.

C'est dans ces situations difficiles que M. de Talleyrand, pour représenter une grande puissance devant (p.~456) une autre, n'avait pas d'égal: si effectivement les vrais intérêts de la France étaient alors sur l'Elbe et la Vistule, non sur le Rhin et les Alpes, on ne l'avait jamais ni mieux ni plus fièrement servie.

La fin de septembre avait été employée à se donner des fêtes, et à tenir force propos. Il fallait enfin réunir officiellement le congrès, sous une forme ou sous une autre, en totalité ou en partie. Après beaucoup de jours perdus, les représentants des quatre puissances qui voulaient tout diriger à elles seules, sentent enfin le besoin de penser au congrès, et pour cela se fixent sur le mode de réunion. Les représentants de la Russie, de la Prusse, de l'Autriche, de l'Angleterre, MM. de Nesselrode, de Hardenberg, de Metternich, Castlereagh, les quatre, comme on les appelait, arrivés les premiers, et d'autant plus soigneux de renfermer entre eux les affaires qu'elles paraissaient se compliquer davantage, avaient cherché quel serait le mode à adopter pour la tenue du congrès, et ils s'étaient mis secrètement d'accord sur la manière de procéder suivant eux la meilleure.

Précédents empruntés aux congrès antérieurs. Les congrès les plus célèbres des temps passés offraient des précédents de nature très-diverse, et difficilement applicables à la circonstance présente. Jamais on n'avait vu les représentants de tous les États assemblés pour disposer à peu près du monde civilisé, non-seulement comme territoire, mais comme constitution. Les plénipotentiaires composant le congrès de Westphalie n'avaient eu à s'occuper que de l'Allemagne, tandis que les plénipotentiaires appelés à former le congrès de Vienne avaient à s'occuper de l'Allemagne d'abord, puis de l'Europe, et même des deux mondes. Il semblait donc que réunir les ministres des divers États pour délibérer en commun, était ce qu'il y avait de plus facile et de plus simple. Mais comment (p.~457) les faire délibérer en commun sur des sujets qui touchaient les uns essentiellement, les autres accessoirement? Comment faire délibérer, par exemple, Berne sur le Portugal, le Portugal sur la Norvége, l'un et l'autre sur la constitution de l'Allemagne et de l'Italie? Comment donner la même valeur au vote de ceux qui représentaient cinquante millions d'hommes, et au vote de ceux qui en représentaient un million, et souvent beaucoup moins? Et si on tenait compte de ces différences, comment les calculer avec une suffisante précision? Difficulté de réunir tous les plénipotentiaires en une sorte de constituante européenne. Évidemment c'était impossible, et on ne pouvait réunir les plénipotentiaires des puissances en une espèce de constituante européenne, car s'il y en avait quelques-uns, comme ceux de l'Autriche, de la Prusse, de la France, de l'Angleterre, de la Russie, que tous les intérêts, grands et petits, touchaient également, la plupart au contraire représentaient des intérêts ou trop étrangers les uns aux autres, ou trop minimes, pour avoir sur l'ensemble un suffrage à la fois éclairé et suffisamment proportionnel. De plus il y avait des plénipotentiaires que les uns voudraient admettre, les autres rejeter. Les quatre se décident à faire prendre l'initiative de toutes les opérations du congrès aux huit signataires du traité de Paris. Ainsi la Prusse et la Russie repoussaient le ministre du roi de Saxe condamné d'avance par elles comme ayant mérité de perdre sa couronne, les deux maisons de Bourbon repoussaient l'envoyé du roi actuel de Naples comme le représentant d'un usurpateur, et personne enfin ne voulait admettre le fondé de pouvoirs de l'ancienne république de Gênes, dont on ne reconnaissait plus l'existence. Une réunion générale et commune était donc impossible, et ce qu'il y (p.~458) avait de plus naturel, c'était que les signataires du traité de Paris, qui s'étaient donné ajournement à Vienne, s'emparassent du rôle qu'avaient joué les puissances médiatrices dans les congrès antérieurs, et se constituassent intermédiaires, et au besoin arbitres entre les intéressés. Ainsi les huit signataires du traité de Paris pouvaient ouvrir le congrès, vérifier les pouvoirs, former pour chaque question des comités composés des principaux intéressés, s'instituer arbitres dans les affaires difficiles, amener de la sorte les choses à un accord, et, après avoir préparé sur chaque point des traités spéciaux, les confondre dans un traité général, que tous les États, sans exception, signeraient pour enchaîner l'Europe entière à son œuvre. Il est vrai que parmi les huit signataires, deux, le Portugal et la Suède, allaient se trouver investis du rôle de grandes puissances, qui n'était guère en rapport avec leur force réelle, et qu'ils le devraient à la circonstance accidentelle qui les avait autorisés, à titre de belligérants, à signer la paix du 30 mai avec la France. Mais l'inconvénient après tout n'était pas bien grave, et on avait l'avantage de s'appuyer sur un titre légal en quelque sorte, en faisant intervenir les huit signataires qui avaient convoqué le congrès.

Cette forme très-acceptable à condition qu'elle ne cacherait pas le projet de tout faire à quatre. Cette forme était évidemment la seule praticable, la seule bonne, à condition toutefois que certaines puissances n'en abuseraient pas pour s'arroger toute l'influence, et elle fut en effet préférée par les plénipotentiaires de l'Angleterre, de l'Autriche, de la Russie, de la Prusse, occupés à concerter secrètement entre eux la manière de procéder. On convient ensuite de former deux comités, un de six pour les grandes questions européennes, un de cinq pour les affaires allemandes. Ils convinrent (p.~459) qu'ils s'efforceraient de la faire prévaloir parmi les nombreux représentants de l'Europe actuellement réunis à Vienne. Cette question de forme ainsi résolue, restaient deux questions de fond de la plus haute gravité: le partage des immenses territoires devenus vacants, et la constitution définitive de l'Allemagne. Ce qui concernait la Suisse et l'Italie avait son importance sans doute, mais importance toute spéciale, et intéressant presque exclusivement la France, l'Autriche et l'Espagne. On pensa qu'il serait temps de s'en occuper plus tard, lorsque les deux principales affaires seraient réglées. Il fut donc convenu entre les quatre, qu'on ferait prendre aux huit signataires du traité de Paris l'initiative de l'ouverture du congrès, et qu'on créerait ensuite deux comités, l'un pour la distribution des territoires et les affaires générales de l'Europe, l'autre pour la constitution de l'Allemagne. Le premier, destiné à être le grand comité européen, devait d'abord comprendre les quatre; mais il n'était pas possible de n'y pas ajouter la France, et avec la France qui représentait aujourd'hui la première des deux maisons de Bourbon, l'Espagne qui représentait la seconde, l'Espagne qu'on espérait avoir avec soi parce qu'elle était l'Espagne, parce qu'elle avait Ferdinand VII pour roi, parce qu'on savait les deux maisons de Bourbon actuellement brouillées. Résolution secrète de ne rien proposer à ces comités qu'après s'être mis d'accord entre quatre. Enfin il fut convenu que tout en appelant pour la forme ces six puissances dans le grand comité européen, on aurait toujours soin avant de leur soumettre les questions essentielles, de les décider secrètement à quatre, ce qui serait un moyen (p.~460) assuré de conserver la direction exclusive des choses en la partageant en apparence.

Quant aux affaires allemandes on résolut de les confier à l'Autriche et à la Prusse, qui joueraient par rapport à ces affaires le rôle que les quatre entendaient jouer par rapport aux affaires européennes, qui par conséquent les décideraient secrètement à elles deux, puis les soumettraient pour la forme aux puissances allemandes de second ordre, telles que la Bavière, le Wurtemberg, le Hanovre. (Ce dernier État avait été rétabli, et constitué en royaume au profit de la maison régnante d'Angleterre). La Saxe étant condamnée plus ou moins dans l'esprit des quatre, et fort réduite dans l'esprit de tous, ne devait pas faire partie du comité allemand, pas plus que les deux Hesses qui n'étaient point encore rétablies, et la maison de Bade qui n'était pas jugée assez importante pour y prendre place.

Ces vues ayant été divulguées soulèvent de vives réclamations. Tel avait été le résultat des premières conférences entre les ministres des quatre grandes cours, sur l'ouverture et la forme du congrès, sur la manière surtout d'y répartir l'influence. Il était étrange et même dérisoire de voir les quatre s'arroger ainsi la souveraineté universelle, en vertu d'un accord que leur avidité rendait impossible, et qui devait se briser en éclats au simple énoncé de leurs prétentions réciproques. Aussi n'y avait-il pas à s'inquiéter sérieusement de leurs menées. Cependant aussitôt que leurs propositions furent seulement entrevues, et il fallut pour cela peu de jours, elles excitèrent un soulèvement général. Tous ceux qui se voyaient exclus des délibérations, et qui craignaient (p.~461) que les exclure ne fût une manière de les sacrifier, jetèrent les hauts cris, et demandèrent pourquoi on voulait tout faire à quatre, même à six, même à huit, et pourquoi on ne convoquait pas le congrès lui-même? La France se met à la tête des petites puissances pour déjouer les projets des quatre, c'est-à-dire de l'Autriche, de l'Angleterre, de la Russie et de la Prusse. La légation française, profondément blessée d'être laissée en dehors de ces accords secrets et préalables, avait propagé l'idée de convoquer le congrès tout entier, et cette idée avait fort réussi auprès des exclus, qui comprenaient presque tout le monde. Elle avait trouvé un adhérent zélé dans M. de Labrador, représentant de l'Espagne, homme sage, qui malgré la mauvaise intelligence régnant entre les cours de Madrid et de Paris, n'avait pas cru convenable d'apporter cette mauvaise intelligence à Vienne, et avait voulu que les deux maisons de Bourbon, ayant les mêmes intérêts à défendre, n'eussent qu'une attitude, qu'une conduite, qu'un langage. Il suivait en tout M. de Talleyrand, adoptait ses idées, et répétait ses discours. Ainsi sous l'influence de la légation française, et surtout sous l'influence des intérêts alarmés, on n'entendait dans les salons de Vienne demander qu'une chose: Quand réunira-t-on le congrès? Comment le convoquera-t-on?—

Afin de se donner du temps, les quatre se décident à provoquer une déclaration au nom des huit signataires du traité de Paris, qui ajourne le congrès à un mois. Le réunir tout entier dans l'état des esprits effrayait les quatre. Pourtant il fallait donner un signe de vie, dire enfin quelque chose à ces nombreux diplomates rendus à Vienne depuis trois ou quatre semaines, et attendant vainement une communication. Les quatre résolurent donc, conformément au projet arrêté entre eux, de faire prendre aux huit (p.~462) signataires du traité de Paris l'initiative au moins apparente des opérations du congrès, et de faire publier par eux une déclaration dans laquelle, se fondant sur l'article 32 de ce traité qui convoquait les représentants de l'Europe à Vienne, on annoncerait qu'on y était, qu'on s'était livré à un premier examen des graves questions à résoudre, mais qu'on n'avait pu encore arriver à une entente complète, qu'en conséquence on s'ajournait à un mois, temps pendant lequel les communications officieuses seraient employées à rapprocher les intérêts, à concilier les vues, et que ce temps expiré on convoquerait le congrès lui-même, suivant le mode jugé le plus convenable, pour revêtir d'une forme officielle et authentique les résolutions adoptées.

Réunion confidentielle et préparatoire chez M. de Metternich, où l'on adjoint aux quatre la France et l'Espagne. D'après ce projet, M. de Metternich résolut de réunir chez lui, non pas même les huit signataires du traité de Paris, mais les six principaux plénipotentiaires qui, dans le plan secrètement arrêté d'avance, devaient former le grand comité européen, c'est-à-dire les ministres d'Autriche, d'Angleterre, de Russie, de Prusse, de France, d'Espagne, et de leur soumettre la déclaration projetée. Cette réunion, par la forme même des convocations consistant en billets confidentiels, devait avoir un caractère purement privé, et n'annoncer d'autre désir que celui de s'entendre entre soi sur une manifestation devenue indispensable. Cette réunion confidentielle a lieu le 30 septembre. On était convoqué le 29 pour le 30 septembre, avec l'intention de dater la déclaration du 1er octobre, et de s'ajourner au 1er novembre.

Embarras dans lequel M. de Talleyrand jette la réunion par une suite de questions piquantes. M. de Talleyrand, après s'être mis d'accord avec (p.~463) M. de Labrador, se rendit à cette réunion des huit signataires du traité de Paris réduits à six. Il y arriva le dernier, avec cette attitude à la fois altière et négligée qui lui était habituelle, avec cette insignifiance de visage qu'une légère ironie nuançait à peine. Il trouva rassemblés chez M. de Metternich, autour d'une table, M. de Nesselrode pour la Russie, lord Castlereagh pour l'Angleterre, M. de Metternich pour l'Autriche, MM. de Hardenberg et de Humboldt pour la Prusse, M. de Labrador pour l'Espagne, et enfin le célèbre pamphlétaire de Gentz, chargé de rédiger les procès-verbaux. Il s'assit entre M. de Metternich et lord Castlereagh, comme il aurait fait chez lui, puis, avec une sorte d'indifférence, demanda quel était le but de la réunion, et à quel titre on y était appelé. M. de Metternich prenant la parole pour satisfaire aux questions du plénipotentiaire français, dit qu'on avait voulu assembler les chefs de cabinet pour s'entendre sur une déclaration qui semblait non-seulement opportune mais indispensable.—Les chefs de cabinet, reprit M. de Talleyrand en regardant les assistants, mais M. de Labrador n'a point cette qualité, M. de Humboldt non plus!—M. de Metternich répondit alors, avec un certain embarras, que l'Espagne n'ayant d'autre représentant à Vienne que M. de Labrador, on n'avait pu convoquer que lui, et que M. de Humboldt était là pour assister M. de Hardenberg, affligé d'une profonde surdité.—Si les infirmités sont un titre, dit M. de Talleyrand, j'aurais pu me faire accompagner ici.—Il demanda ensuite pourquoi on était six et pas huit, (p.~464) si c'étaient les signataires du traité de Paris qu'on avait voulu réunir, pourquoi surtout on ne voyait pas assemblés autour de cette table tous les intéressés aux affaires que le congrès allait traiter, pourquoi, en un mot, on allait décider à six des intérêts de tous.— Réponse qu'on essaye de lui faire. On lui fit observer qu'il s'agissait d'une simple déclaration préalable, que cette déclaration convenait surtout aux signataires du traité de Paris, qui étaient les provocateurs de la formation du congrès, que du reste pour la juger il fallait la lire, et tout de suite on en commença la lecture.

Le texte de cette pièce contenait le mot d'alliés plusieurs fois répété, et employé de telle façon qu'il s'appliquait évidemment aux puissances belligérantes qui avaient conclu contre la France l'alliance de Chaumont. M. de Talleyrand interrompit cette lecture au mot d'alliés, et dit: Je ne connais point d'alliés ici, car les alliés supposent la guerre, et la guerre a fini le 30 mai 1814.—Puis il écouta la pièce avec l'attitude d'un homme qui ne comprenait pas, et qui certainement ne pouvait pas être accusé de manquer d'intelligence. Il déconcerta ainsi les assistants par des airs de surprise, par des questions renouvelées coup sur coup, au point de jeter bientôt la réunion dans une confusion indicible.—Je ne sais, répéta-t-il, à quel titre nous sommes ici, et quel droit nous avons de représenter toutes les cours; je ne sais quels sont ceux qui se donnent la qualification d'alliés, qui prennent sur eux d'ajourner le congrès à un mois, au lieu de l'assembler immédiatement, pour vérifier au moins les pouvoirs, sauf à fixer ensuite la forme et l'époque du travail.—M. (p.~465) de Metternich répondit qu'il ne tenait pas à un mot, que celui d'alliés venait de l'habitude de le prononcer.—C'est une habitude à changer, dit M. de Talleyrand, en interrompant M. de Metternich.—Celui-ci reprenant, ajouta qu'on ne pouvait cependant pas former une assemblée délibérante, car il faudrait déterminer ceux qu'on appellerait, le titre auquel on les admettrait, et le degré de participation qu'on accorderait à chacun d'eux; qu'il était impossible de donner à un prince possesseur de cinquante mille sujets, le droit de décider des intérêts de la Russie qui en possédait cinquante millions; qu'enfin il s'agissait uniquement de déclarer l'ouverture du congrès, et de demander un mois de répit pour établir l'accord entre les principaux intéressés, au moyen de communications officieuses et confidentielles.

Octob. 1814. M. de Talleyrand jette la réunion dans une telle confusion, qu'on se sépare sans avoir rien décidé. Ces raisons, excellentes si elles n'avaient pas caché l'arrière-pensée de tout faire à quatre, ne parurent pas produire grande impression sur M. de Talleyrand, et il continua de se montrer insensible à tous les arguments.—Nous ne pouvons pas cependant, dit M. de Hardenberg, faire décider les affaires de l'Europe par les princes de Lippe et de Liechtenstein.—Nous ne pouvons pas plus, répliqua M. de Talleyrand, les faire décider par les représentants de la Prusse et de la Russie.—Quelqu'un ayant cité Murat comme une preuve de la difficulté de déterminer les titres d'admission au congrès, Nous ne connaissons pas cet homme, répliqua M. de Talleyrand avec un mépris singulier, et avec l'aisance d'un personnage que son passé (p.~466) gênait fort peu. En un mot, il fit rompre la conférence sans qu'on se fût mis d'accord, et en laissant les assistants dans un étrange embarras.

Assurément c'était un succès que d'avoir empêché le char des quatre grandes puissances coalisées de rouler si facilement sur le sol de Vienne. Mais il ne fallait pas pousser trop loin ce succès, car quelque politique qu'on adoptât, ou celle de s'unir à la Prusse et à la Russie pour améliorer la condition de la France, ou celle de s'unir à l'Autriche et à l'Angleterre pour sauver la Saxe, il y avait deux puissances sur les quatre qu'il importait de détacher des autres, et qu'il fallait dans cette vue ne pas trop irriter, ne pas même embarrasser. Grand éclat à Vienne, et grande satisfaction de tous les États secondaires. Il y aurait bien assez d'éclat par l'empressement que mettraient à ébruiter cette scène tous ceux qui craignaient d'être exclus, et qui étaient charmés de voir déjoué le projet d'exclusion! Ils n'y manquèrent pas, en effet, et allèrent raconter partout la tentative qu'on avait faite pour différer encore la réunion du congrès, pour concentrer la direction des affaires entre quatre puissances, et la résistance contre laquelle cette tentative était venue échouer. Les quatre, au contraire, et parmi eux les Prussiens surtout, eurent grand soin de répéter ce qu'ils avaient déjà dit, que la France cherchait en vain à cacher ses vues secrètes, qu'au fond elle n'était que fictivement résignée au traité de Paris, qu'elle regrettait la ligne du Rhin, et qu'elle voulait tout brouiller pour la reprendre, calomnie très-peu méritée, et à laquelle il fallut répondre encore une fois par des affirmations de désintéressement qui étaient un nouvel engagement (p.~467) de ne rien désirer, de ne rien demander au delà du traité de Paris.

M. de Talleyrand présente une note dans laquelle il démontre que six États ne peuvent traiter et stipuler pour tous les autres. M. de Talleyrand aggrava cette espèce d'éclat en rédigeant une note parfaitement raisonnée du reste, et difficile à réfuter, dans laquelle il démontrait que six puissances, pas plus que huit, ne pouvaient prononcer pour toutes les autres; que sans doute, s'étant convoquées à Vienne par le traité de Paris, il était naturel qu'elles prissent l'initiative de la première déclaration, mais que cette déclaration devait être conforme aux droits et aux convenances de l'universalité des États; que pour qu'elle remplît cette condition, il fallait d'abord convoquer tous les plénipotentiaires, ne serait-ce que pour vérifier leurs pouvoirs, et constituer régulièrement le congrès, qu'on pourrait ensuite, ou les diviser en comités afin d'examiner les questions qui les intéressaient particulièrement, ou les ajourner si on avait besoin encore de quelques communications confidentielles pour s'entendre; que cette première réunion n'avait pas les inconvénients qu'on supposait, car les petits n'avaient nullement la prétention de décider des affaires des grands, et se bornaient uniquement à vouloir faire les leurs; qu'au surplus ces inconvénients s'ils étaient réels, se rencontreraient plus tard comme aujourd'hui; qu'il fallait donc préalablement s'assembler tous, au moins une fois, pour vérifier les pouvoirs, sauf à s'ajourner le lendemain, et que l'office des huit signataires du traité de Paris devait exclusivement consister, 1o à convoquer cette première réunion, 2o à déterminer le titre auquel on y serait admis.

(p.~468) M. de Talleyrand demande en outre dans sa note qu'on détermine le principe d'admission au congrès, et veut qu'on exclue Murat, et qu'on admette le roi de Saxe. Toute la portée de cette pièce, logiquement irréfutable, était dans la dernière proposition. M. de Talleyrand voulait en effet qu'on déterminât le titre d'admission au congrès de manière à faire admettre le représentant du roi de Saxe et repousser celui du roi de Naples. Il y eut grand récri de la part de l'Angleterre, de l'Autriche, de la Russie, de la Prusse, à la lecture de la note française. Premièrement elles voulaient tout faire sans bruit, à l'amiable, de peur d'avertir et d'ameuter les intéressés. Grand récri de la part de la Russie, de la Prusse, de l'Autriche, de l'Angleterre. Secondement, l'idée de réunir le congrès causait une sorte de frémissement à la Prusse, qui s'attendait à un orage si on assemblait seulement deux Allemands pour leur parler de la suppression de la Saxe. Or, c'était faire plus que de leur en parler, c'était résoudre la question que d'admettre au congrès le représentant du roi Frédéric-Auguste, comme c'était résoudre aussi la question de Naples que de rejeter le représentant de Murat. Ces puissances ne veulent pas qu'on décide par voie indirecte les questions de la Saxe et de Naples. Ce dernier, quoiqu'il n'inspirât d'intérêt à personne, était de la part de M. de Metternich l'objet de ménagements, que les méchants cherchaient à expliquer par une extrême complaisance de cet homme d'État pour la reine de Naples; mais ils se trompaient, et les vrais motifs étaient tout autres. M. de Metternich s'était servi de ses relations personnelles avec la cour de Naples pour l'amener à la coalition, et il en résultait de sa part un engagement moral qui ne lui permettait guère de livrer Murat, si celui-ci ne se livrait lui-même par quelque grave faute envers l'Europe. Motif particulier de M. de Metternich pour ajourner la question d'Italie. Or, cette faute était fort à prévoir, et M. de Metternich voulait l'attendre, (p.~469) pour ne pas se rendre coupable d'une sorte de trahison. De plus, ayant à tout événement réuni en Bohême, en Gallicie, en Moravie, 250 mille hommes pour appuyer sa politique contre les prétentions de la Prusse et de la Russie, et n'en ayant pas plus de 50 mille en Italie où toutes les têtes fermentaient, et où Murat comptait 80 mille hommes conduits en partie par des officiers français, il ne voulait pas, comme il le disait très-sensément, mettre le feu partout à la fois. Même en étant très-pressée de satisfaire Louis XVIII à l'égard de Naples, la légation française aurait pu entrer dans les calculs du ministre autrichien, car ce n'était pas dans des vues sensiblement différentes des nôtres qu'il cherchait à gagner du temps, et il savait mieux que nous comment s'y prendre pour arriver au but.

Efforts de M. de Gentz pour amener un rapprochement. M. de Gentz, très-violent la plume à la main, était infiniment plus modéré dans les relations d'affaires. Il courut d'une légation à l'autre, visita notamment celle de France pour amener une conciliation, car il sentait, et on sentait avec lui, qu'il fallait ménager beaucoup les mécontents si on désirait éviter un éclat. Nouvelle entrevue chez M. de Metternich dans laquelle on ne réussit pas davantage à s'entendre. On convint de se revoir, et on se revit en effet, tous les six, chez M. de Metternich. La première chose qu'on demanda à M. de Talleyrand fut de retirer sa note, à laquelle il était difficile de ne pas répondre, et plus difficile encore de répondre sans toucher à des questions extrêmement délicates. On voudrait que M. de Talleyrand retirât sa note, ce qui est impossible parce qu'elle a été expédiée à la cour d'Espagne. M. de Talleyrand était occupé à se défendre contre une telle exigence, lorsque M. de Labrador trancha la question en disant que la suppression désirée était impossible, vu que la note avait déjà été (p.~470) expédiée à sa cour. M. de Metternich cédant alors à un mouvement d'humeur, dit en s'adressant à M. de Nesselrode: Je crois que nous aurions mieux fait de traiter nos affaires entre nous.— M. de Talleyrand insiste pour faire déterminer le principe d'admission au congrès. Comme il vous plaira, répliqua M. de Talleyrand, et M. de Metternich voulant qu'il s'expliquât davantage, il ajouta: Je ne paraîtrai plus à vos réunions, et membre du congrès j'attendrai qu'on le convoque.—C'était annoncer qu'à la tête des dissidents la France demanderait la réunion générale du congrès, en refusant de consacrer ce qui se ferait en dehors du congrès lui-même. La menace était des plus graves. Aussi tous les assistants désirant ne rien pousser à bout, s'efforcèrent-ils de se contenir, et d'apporter plus de mesure dans leurs délibérations. M. de Metternich ayant fait à M. de Talleyrand l'observation très-fondée qu'il n'y avait rien de prêt, qu'aucune question n'était même effleurée, et qu'on serait très-embarrassé de se présenter dans cet état au congrès, M. de Talleyrand lui répondit que relativement à l'époque de la convocation il était disposé à se rendre, et à concéder les trois ou quatre semaines dont on croyait avoir besoin pour préparer le travail, mais à condition qu'on indiquerait pour plus tard cette réunion générale dont on ne voulait pas actuellement, et qu'on déterminerait le principe d'admission à peu près en ces termes: Serait admis le représentant de tout prince qui avait des territoires engagés dans la dernière guerre, territoires dont il avait été antérieurement et universellement reconnu souverain, et qu'il n'aurait abandonnés ni par cession ni par abdication.

(p.~471) On ne veut à aucun prix résoudre le fond par la forme, et on repousse l'idée de déterminer à l'avance le principe d'admission au congrès. On retombait ainsi dans la difficulté principale, car ce principe excluait Murat, qui n'avait pas été universellement reconnu souverain, et admettait le roi de Saxe, qui n'avait cédé ses territoires ni par cession ni par abdication. C'était trancher par une question de forme la question de fond, à l'égard des deux points les plus difficiles qu'eût à résoudre le congrès. On ne put donc pas se mettre d'accord, et on se retira. En sortant de cette réunion, lord Castlereagh essaya de faire entendre raison à M. de Talleyrand, en lui insinuant que par son obstination il nuisait sans s'en douter aux solutions qui lui tenaient le plus au cœur. Malheureusement ne voulant pas avouer que l'Angleterre et l'Autriche étaient prêtes à se séparer de la Prusse et de la Russie, et ignorant l'art de dire les choses à demi-mot, il ne parvint guère à se faire comprendre. De son côté M. de Talleyrand était trop engagé pour pouvoir reculer facilement.

Après de nombreuses allées et venues on sent le besoin de transiger. Pourtant on éprouvait de part et d'autre le besoin de transiger, car les quatre reconnaissaient que le projet de tout résoudre à eux seuls, en n'admettant les huit ou les six que pour la forme, était impossible à réaliser en présence de tant d'intérêts alarmés, et M. de Talleyrand lui-même, quoique plus animé que de coutume, sentait qu'en piquant sans cesse M. de Metternich et lord Castlereagh, et principalement M. de Metternich qu'il n'aimait point, il finirait par unir indissolublement les quatre, qui, poussés à bout, s'entendraient peut-être en sacrifiant tous les intérêts que la légation française avait mission de défendre. On était donc disposé aux (p.~472) concessions, et après trois ou quatre jours de nouvelles allées et venues on finit par transiger, en se servant de la plume habile de M. de Gentz, et en prenant quelque chose au projet de déclaration de chacun. On forme un projet de déclaration commune, en empruntant des idées aux parties opposées. On composa de la sorte une rédaction très-générale et très-évasive, qui concédait à M. de Talleyrand un point essentiel, la réunion du congrès dans un mois, et à MM. de Metternich et de Hardenberg un autre point fort essentiel également pour eux, le silence sur le principe d'admission. On disait en effet dans cette déclaration que les représentants des huit puissances signataires du traité de Paris, ayant pris l'engagement de se réunir à Vienne, avaient tenu cet engagement, qu'il y étaient venus, qu'ils avaient déjà conféré avec les représentants des diverses cours intéressées, mais qu'il leur fallait pour se mettre d'accord de plus longues communications confidentielles, qu'ils proposaient donc d'ajourner le congrès au 1er novembre, qu'après ce terme le congrès s'assemblerait, et serait plus en mesure de remplir sa tâche d'une manière conforme à l'intérêt de l'Europe, à l'attente des contemporains, et à l'estime de la postérité.

Réunion le 8 octobre chez M. de Metternich, pour s'entendre définitivement. Ce projet rédigé on convint de se réunir le 8 octobre chez M. de Metternich, en appelant cette fois, non pas six des signataires du traité de Paris, mais les huit, ce qui consistait à joindre les représentants de la Suède et du Portugal à ceux de la Russie, de la France, de la Prusse, de l'Autriche, de l'Angleterre et de l'Espagne. M. de Metternich engagea M. de Talleyrand à devancer la réunion d'une heure, afin de s'entendre sur la rédaction (p.~473) définitive. Entretien préalable dans lequel MM. de Metternich et de Talleyrand se rapprochent. M. de Talleyrand ayant en effet précédé les autres plénipotentiaires, M. de Metternich lui dit qu'il avait désiré ce tête-à-tête pour se concerter avec lui sur la rédaction qu'on allait proposer, et qui le satisferait certainement. Comme il la cherchait sans la trouver, M. de Talleyrand lui dit avec un sourire ironique, qui quelquefois éclairait son visage glacé: La pièce est apparemment en communication chez les alliés.—Ne parlons plus d'alliés, répondit M. de Metternich, puis il exhorta son interlocuteur à agir de confiance, et à mettre de côté les tracasseries, si on voulait sauver par de communs efforts des intérêts qui étaient identiques. M. de Talleyrand se défendit en demandant comment il se faisait que M. de Metternich lui laissât le soin d'écarter la Prusse de Dresde, et la Russie de Cracovie. M. de Metternich aurait pu lui répondre qu'il était tout aussi étonnant de voir M. de Talleyrand se presser si fort d'épouser les intérêts de l'Autriche, et ne pas s'en fier à elle du soin de les sauvegarder. Mais il fallait s'entendre et ne pas se piquer. M. de Metternich s'efforça de persuader à M. de Talleyrand, que, moyennant qu'on le laissât faire, il parviendrait à garantir les intérêts qui semblaient en ce moment si menacés. M. de Talleyrand voulant le forcer à s'expliquer davantage, en s'expliquant lui-même, lui déclara que la France ne prétendait à rien pour elle-même, qu'il était prêt à le signer, mais qu'il y avait des choses auxquelles, dans l'intérêt général, elle ne consentirait jamais; qu'elle ne consentirait jamais, par exemple, à ce que la Prusse eût Luxembourg et Mayence, à ce qu'elle eût Dresde, à ce (p.~474) que la Russie passât la Vistule. Il ajouta quant au roi de Saxe, qu'il fallait que ce prince se résignât à des sacrifices, qu'il s'y résignerait, mais que si on voulait lui ôter la totalité de ses États, la France s'y opposerait. Là-dessus M. de Metternich interrompant M. de Talleyrand, et lui prenant la main, lui dit: Nous sommes plus près de nous entendre que vous ne croyez. La Prusse n'aura ni Luxembourg, ni Mayence; nous ferons de notre mieux pour conserver au roi de Saxe la plus grande partie de ses États, et pour tenir la Russie le plus loin possible de l'Oder; mais ayez patience, et ne nous créez pas d'obstacles inutiles.—Il parla ensuite à M. de Talleyrand de ce dont celui-ci ne parlait pas, quoique ce fût son intérêt essentiel.—Je connais, lui dit-il, le but principal que vous poursuivez ici (il faisait allusion à Naples); la force des choses est pour vous, mais ne précipitez rien. Vous amèneriez des événements graves, que ni vous ni moi, ni aucun de nous, ne pourrions maîtriser.—

M. de Talleyrand affecta sur l'affaire de Naples une complète tranquillité d'esprit, disant qu'il s'agissait d'une question de principe, non de famille, et qu'il comptait sur le respect que l'Europe avait d'elle-même, pour être certain qu'elle ne supporterait pas plus longtemps en Italie un état de choses qui était à la fois un scandale et un danger.

Cette courte explication avait fort adouci M. de Talleyrand, qui dès ce moment se montra beaucoup plus disposé à transiger. Les autres diplomates étant assemblés, il fallut les rejoindre. Réunion des huit signataires du traité de Paris. Étaient présents M. de Nesselrode pour la Russie, M. de Talleyrand (p.~475) pour la France, M. de Metternich pour l'Autriche, MM. de Hardenberg et de Humboldt pour la Prusse, lord Castlereagh pour l'Angleterre, M. de Labrador pour l'Espagne, M. de Palmella pour le Portugal, M. de Loewenhielm pour la Suède. M. de Gentz tenait la plume. Étant accordé le principe que le congrès sera réuni tout entier sous un mois, M. de Talleyrand demande en outre l'insertion d'un mot qui indique qu'on veut se conformer au droit public. On lut les deux projets de déclaration restés seuls en discussion, celui qu'avait d'abord proposé M. de Talleyrand, et celui que M. de Metternich avait fait rédiger en adoptant une partie de la rédaction française. Ce dernier fut unanimement préféré, parce qu'en annonçant la réunion générale du congrès par l'ajournement à un mois, il ne préjugeait rien quant au principe d'admission. M. de Talleyrand, sentant qu'il fallait céder, car il avait obtenu le point le plus important, c'est-à-dire l'engagement de convoquer le congrès, mais voulant remporter encore un avantage avant de se rendre, annonça qu'il était prêt à adopter le projet proposé, si à la phrase qui disait qu'au moyen du délai d'un mois, l'œuvre du congrès serait plus conforme à l'attente des contemporains, on ajoutait ces mots: et au droit public de l'Europe, lesquels, sans rien préciser, avaient dans sa pensée une signification qu'il regardait comme très-utile.

Vive discussion. Ces mots soulevèrent un orage. Les Prussiens avaient cru y voir une allusion à la Saxe et à sa conservation, et ils en étaient transportés d'effroi et de colère. Le mot relatif au respect du droit public est adopté. Il est bien vrai qu'on invoquait le droit public afin d'en faire une égide à la Saxe. Mais l'allusion, claire pour les uns, restait fort vague pour les autres, et en tout cas des allusions ne décidaient pas la question. M. de Hardenberg (p.~476) debout, criant comme tous ceux qui n'entendent ni eux ni les autres, répétait: Mais quelle nécessité de parler du droit public? On ne fera certainement rien de contraire au droit public. Cela va sans dire....—Si cela va sans dire, répliqua M. de Talleyrand, cela ira encore mieux en le disant.—Mais que fait là le droit public? demandait obstinément M. de Humboldt.—Il fait que vous êtes ici, repartit M. de Talleyrand; car sans lui vous n'y seriez, ni vous, ni d'autres.—Ce tumulte dura quelques minutes, et ces dix graves diplomates faisaient du bruit comme l'assemblée la plus nombreuse. Lord Castlereagh voulant en finir, prit M. de Talleyrand à part, et lui adressa cette question: Serez-vous enfin plus raisonnable, si on vous cède sur ce point?—Oui, dit M. de Talleyrand, mais je vous demande un service. Vous avez de l'influence sur M. de Metternich, promettez-moi de l'employer contre Murat.—Je vous le promets, répondit lord Castlereagh.—Donnez-m'en votre parole.—Je vous la donne.—Après ce court dialogue le ministre britannique s'en alla dire à ses collègues qu'il était difficile de refuser l'insertion d'un mot aussi respectable et aussi inoffensif que celui de droit public. M. de Gentz, M. de Metternich, allèrent répéter la même chose à chacun des assistants, et le mot fut accepté. Le texte suivant fut donc adopté avec la date du 8 octobre.

Texte de la déclaration qui ajourne au 1er novembre la réunion du congrès.

DÉCLARATION.

«Les plénipotentiaires des cours qui ont signé le traité de Paris du 30 mai 1814, ont pris en considération (p.~477) l'article 32 de ce traité, par lequel il est dit que toutes les puissances engagées de part et d'autre dans la dernière guerre, enverront des plénipotentiaires à Vienne, pour régler dans un congrès général les arrangements qui doivent compléter les dispositions dudit traité; et après avoir mûrement réfléchi sur la situation dans laquelle ils se trouvent placés, et sur les devoirs qui leur sont imposés, ils ont reconnu qu'ils ne sauraient mieux les remplir qu'en établissant d'abord des communications libres et confidentielles entre les plénipotentiaires de toutes les puissances. Mais ils se sont convaincus en même temps qu'il est de l'intérêt de toutes les parties intervenantes de suspendre la réunion générale de leurs plénipotentiaires jusqu'à l'époque où les questions sur lesquelles on devra prononcer, seront parvenues à un degré de maturité suffisant pour que le résultat réponde aux principes du droit public, aux stipulations du traité de Paris, et à la juste attente des contemporains. L'ouverture formelle du congrès sera donc ajournée au 1er du mois de novembre, et les susdits plénipotentiaires se flattent que le travail auquel ce délai sera consacré, en fixant les idées et en conciliant les opinions, avancera essentiellement le grand ouvrage qui est l'objet de leur mission commune.

»Vienne, le 8 octobre 1814.»

Personne à Vienne ne se méprit sur le sens de ces mots: les principes du droit public, et chacun voulut y voir un premier avantage remporté au profit de (p.~478) la Saxe. Ce fut un sujet de grand contentement pour les Allemands, qui, à une seule exception près, celle des Prussiens, faisaient des vœux ardents pour la conservation de cet État. Encore parmi les Prussiens y en avait-il plus d'un qui trouvait que la Saxe était une acquisition chèrement achetée, s'il fallait la payer aux Russes par l'abandon de la Pologne. La légation française a obtenu un vrai succès, dont elle devrait se contenter, sans chercher à lui donner trop d'éclat. On savait gré à la légation de France de ses efforts pour arrêter l'ambition de certaines puissances, et pour faire reconnaître le droit de tous les États à être entendus au congrès. Mais elle aurait dû s'en tenir à ce succès, qui n'avait pas été obtenu sans s'exposer à d'assez graves inconvénients, celui notamment de répéter à satiété que nous étions satisfaits, que nous n'avions rien à désirer, et celui aussi d'embarrasser, de blesser même l'Angleterre et l'Autriche, dont nous avions indispensablement besoin dans la politique fort restreinte qui était devenue la nôtre.

Sans doute si nous eussions adopté résolûment le parti de la Prusse et de la Russie, ce que la politique conseillait, ce que la justice, du moins quant à nous, ne défendait ni à l'égard de la Saxe, ni à l'égard de l'Europe, nous n'aurions pas eu tous ces ménagements à garder, car la Prusse et la Russie étaient elles-mêmes si ardentes, si peu réservées, que nous n'aurions pas eu besoin de nous gêner beaucoup plus qu'elles, et d'ailleurs réunies, les épées de la France, de la Prusse, de la Russie étaient dispensées de prudence. Mais en ayant pris le parti contraire, celui qui consistait uniquement à sauver la Saxe, et tout au plus à (p.~479) déposséder Murat et Marie-Louise, il fallait se plier aux susceptibilités, aux faiblesses du parti méticuleux auquel nous étions associés, et ne pas l'embarrasser en voulant trop le servir. Lord Castlereagh et M. de Metternich, en effet, tremblaient d'être compromis en agissant dans le même sens que nous. M. de Metternich surtout craignait que nous n'allassions trop vite, car, ainsi que nous l'avons dit, pour avoir 250 mille hommes en Bohême, en Gallicie et en Moravie, il n'en avait laissé que 50 mille en Italie, et il ne voulait faire venir la question de Murat qu'après celle de la Saxe. Les Allemands eux-mêmes, si contents de nous à cette heure, exigeaient de grands ménagements, car, dans leur vieille défiance de la France, ils étaient toujours prêts à reprendre peur, s'ils nous voyaient redevenir trop remuants et trop actifs. La crainte de coopérer avec nous était telle encore, que M. de Metternich et lord Castlereagh avaient adressé de sanglants reproches à M. de Labrador, parce qu'il avait modelé sa conduite sur la nôtre, et lui avaient dit que l'Espagne en agissant ainsi montrait envers l'Europe la plus noire ingratitude. Convenance de l'attitude réservée et expectante, d'après la politique que la France avait adoptée. Il fallait donc, après avoir déjoué habilement, comme M. de Talleyrand avait réussi à le faire, des exclusions blessantes, ne point aller au-devant de gens qui, ayant besoin de notre concours, appréhendaient presque autant d'être sauvés par nous que dévorés par la Prusse et la Russie. Utilité de laisser se prononcer les intérêts allemands. Il en est souvent de la politique comme du commerce, et l'offre avilit le prix des choses, que la demande relève lorsqu'on sait l'attendre. En laissant désirer notre secours dans l'affaire (p.~480) de la Saxe qui nous touchait médiocrement, nous étions beaucoup plus assurés de nous le faire bien payer dans celles de Naples et de Parme qui nous touchaient essentiellement, du moins au point de vue où s'était placé le cabinet français. Attendre les intérêts allemands, se placer derrière eux et non devant eux, était donc la politique à la fois la plus digne et la plus profitable.

Vivacité des cours allemandes. Ces intérêts allemands au surplus étaient loin de s'endormir. Les puissances germaniques de second ordre montraient contre ce qu'elles appelaient l'avidité de la Prusse, la tyrannie de la Russie, l'inhabileté de l'Angleterre, la faiblesse de l'Autriche, une animation extraordinaire. Conduite et animation de la Bavière. À la tête des plus animées était la Bavière. Cette puissance, en effet, avait de nombreux motifs pour ne pas laisser sacrifier la Saxe, dont l'existence était nécessaire à l'équilibre germanique, et dont le seul crime était d'avoir subi l'alliance française que la Bavière avait recherchée au lieu de la subir. Il est certain que la Saxe supprimée, la Bavière avec les États survivants était trop faible pour résister à l'influence de l'Autriche et de la Prusse, toujours disposées à s'unir lorsqu'il s'agissait de soumettre le corps germanique à leur domination. Sa forte situation à Vienne. Outre les raisons qu'elle avait de défendre la Saxe, la Bavière en avait les moyens. Elle était fortement représentée à Vienne. Indépendamment du roi qui s'y était rendu en personne, elle avait pour ministre au congrès le prince de Wrède qui, malgré plus d'une faute militaire, était l'un des généraux les plus justement estimés de la coalition, et qui jouissait de beaucoup (p.~481) d'influence. Le prince de Wrède n'hésitait pas à dire (et son roi ne le démentait point) qu'il fallait aller jusqu'à la guerre pour sauver la Saxe, mettre de côté tout faux scrupule à l'égard de la France, accepter son appui si elle voulait le donner, et s'en servir pour refouler la Prusse dans le Brandebourg, pour rejeter la Russie au delà de la Vistule. Il offrait au moins cinquante mille Bavarois, fréquentait sans cesse M. de Talleyrand et le duc de Dalberg, et insistait pour qu'ils se missent en avant encore plus qu'ils ne le faisaient. Toutefois le roi de Bavière, craignant d'inspirer des ombrages à cause de son ancienne intimité avec la France, n'osait pas voir personnellement M. de Talleyrand, tout en lui adressant les messages les plus affectueux et les plus pressants dans le sens de notre commune politique.

Il y avait un autre État allemand qui apportait un notable secours à cette politique, c'était le Hanovre, redevenu indépendant depuis 1813. Concours que le Hanovre apporte à la Bavière. Simple électeur de Hanovre jadis, le roi d'Angleterre, ne voulant pas avoir en Allemagne un titre moindre que le souverain de Wurtemberg qui avait été qualifié roi par Napoléon, avait pris le titre royal, que tout le monde s'était hâté de lui concéder. Le Hanovre était représenté au congrès par M. de Munster, qui se prononçait formellement pour la Saxe. Mais d'après un usage séculaire le ministre hanovrien ne se trouvait pas toujours en parfaite conformité de vues avec le ministre britannique, qui suivait une marche propre, déterminée à la fois par l'intérêt exclusif de l'Angleterre et par celui du cabinet dans le Parlement. Utilité dont ce concours pouvait être. Néanmoins le Hanovre pouvait rendre (p.~482) un important service à l'Allemagne, c'était de faire agir le Prince régent d'Angleterre auprès des ministres anglais, pour les disposer plus favorablement à l'égard de la Saxe, et cette influence, comme on le verra plus tard, devait être d'une grande utilité. La Hesse, Bade, et en général tous les petits États étaient prêts à s'unir à ceux de Bavière, de Wurtemberg, de Hanovre, pour faire, s'il le fallait, une manifestation extrêmement significative en faveur de la Saxe, et ils n'attendaient à cet égard que le signal des États principaux. Afin d'occuper les princes allemands, on avait, malgré la suspension du congrès et l'ajournement de tout travail officiel, formé un comité composé de l'Autriche, de la Prusse, de la Bavière, du Wurtemberg, du Hanovre, pour rédiger un projet de constitution germanique, et on en avait donné la présidence à la Bavière, afin de la dédommager de n'être pas du grand comité européen. Dans ce comité allemand, où dominait l'esprit des princes de second ordre, on manifestait de toutes les manières possibles la résolution de défendre l'indépendance et l'existence des États germaniques, contre les convoitises de confédérés trop puissants et trop ambitieux.

Zèle des Autrichiens dans la question de la Saxe, et forme que prend ce zèle. Enfin à tout ce zèle germanique s'ajoutait le zèle autrichien, qui, dissimulé chez les membres du cabinet de Vienne par les raisons que nous avons exposées, se manifestait sans retenue au sein de la nation, de la cour et de l'armée. Dans l'état-major autrichien notamment, on éprouvait et on exprimait une véritable colère contre le double projet de la Prusse et de la Russie, car pour l'Autriche l'un était (p.~483) aussi alarmant que l'autre. Irritation des militaires autrichiens; ils voudraient la guerre plutôt que de céder. Les militaires autrichiens, qui avaient la prétention d'avoir servi la cause européenne au moins autant que les autres armées coalisées, car sans eux, disaient-ils, les Russes et les Prussiens, acculés sur l'Oder par les défaites de Lutzen et de Bautzen, eussent été bientôt rejetés sur la Vistule, les militaires autrichiens demandaient si, pour prix de leur sang, on allait leur créer une situation pire que sous la domination de Napoléon, et si décidément on allait mettre autour des montagnes de Bohême, les Russes à droite, les Prussiens à gauche, et livrer à ces communs ennemis les défilés dont le grand Frédéric et Napoléon avaient montré la haute importance. Bien que peu enclins à recommencer la guerre, ils n'hésitaient pas à déclarer que puisqu'on était prêt, mieux valait la faire tout de suite que plus tard, afin d'empêcher une double usurpation désastreuse. L'Autriche avait en effet 250 mille hommes pouvant entrer immédiatement en action, en Bohême, Moravie et Gallicie; les autres États allemands étaient en mesure d'en donner 100 mille, et l'Angleterre occupée en Amérique ne fournît-elle rien, le secours de 150 mille Français étant assuré, le résultat était infaillible suivant eux avec une force réelle de 500 mille hommes.

Tactique de M. de Metternich et de lord Castlereagh. Nous avions donc la certitude, en laissant fermenter tous ces sentiments sans trop nous en mêler, d'être bientôt appelés à jouer un grand rôle, un rôle décisif dans le sens de la politique adoptée par la France. Toutefois les deux hommes qui étaient chargés de débrouiller les fils si embrouillés de la politique européenne, lord Castlereagh et M. de Metternich, (p.~484) l'un simple, sensé, ferme, mais quelquefois maladroit, l'autre profond, infiniment adroit avec des formes allemandes, voulaient dénouer ce nœud gordien sans y employer l'épée d'Alexandre, car cette épée serait toujours celle de la France, et rappeler eux-mêmes les armées françaises en Allemagne leur semblait à la fois un singulier contre-sens et un grave péril. Leur crainte de rallumer la guerre, et de ramener les Français en Allemagne. De plus, d'accord sur le but, ils ne l'étaient pas sur les moyens. M. de Metternich ne voulait céder ni à la Prusse ni à la Russie, tout en mettant la plus extrême patience dans son opposition, afin d'éviter une rupture. Lord Castlereagh tendrait à sacrifier la Saxe pour satisfaire la Prusse, et la séparer de la Russie. Lord Castlereagh au contraire aurait désiré contenter la Prusse, l'attirer à lui, et se servir d'elle contre la Russie, ce qui le conduisait à livrer la Saxe pour sauver la Pologne. Cette disposition de lord Castlereagh tenait à une manière d'entendre les intérêts britanniques particulière aux ministres de cette époque, laquelle a besoin d'être expliquée pour être bien comprise.

Motif de cette disposition, puisé dans le système des alliances anglaises. Le blocus continental avait causé aux Anglais une telle terreur, qu'ils tremblaient sans cesse de le voir renaître, sinon par les mains de Napoléon, du moins par celles des Bourbons, ce qui n'était pas mieux raisonné que ne le sont ordinairement les conceptions de la peur. Dans cette préoccupation ils avaient confié le littoral du nord à la maison d'Orange, en donnant à celle-ci la Hollande et la Belgique, et de crainte qu'elle ne fût pas ainsi assez forte, ils lui avaient ménagé pour alliés le Hanovre qu'ils se proposaient de renforcer, et la Prusse elle-même, à laquelle ils avaient imposé en quelque sorte les provinces (p.~485) rhénanes pour la rendre nécessairement notre ennemie. Craignant même de n'avoir pas assez attaché la Prusse à cette cause, ils étaient prêts à lui livrer la Saxe, se flattant de pallier cet abandon auprès du Parlement en le motivant sur le système des alliances britanniques. Mais comme ils désespéraient de faire supporter à ce même Parlement le sacrifice de la Pologne, ils étaient résolus de résister à la Russie, voulaient pour cela détacher d'elle les Prussiens en leur cédant la Saxe, et se promettaient de l'isoler ainsi tellement qu'elle fût obligée d'abandonner sa proie.

Déplaisir que cette disposition cause à M. de Metternich, qui ne voudrait sacrifier ni la Saxe, ni la Pologne. Cette politique assez compliquée déplaisait fort à M. de Metternich qui avait un égal désir de défendre la Saxe et la Pologne. Mais on ne ramène pas aisément les Anglais lorsqu'ils ont une fois entendu leurs intérêts d'une certaine façon, et M. de Metternich sentant que lord Castlereagh ne pourrait être éclairé que par une tentative malheureuse, le laissa faire, convaincu qu'il suffisait de défendre une seule des deux causes menacées pour assurer le salut des deux. Il se prête cependant à la politique de lord Castlereagh par la conviction qu'il a de son insuccès, la Prusse ne pouvant être satisfaite sans que la Russie le soit. En effet Alexandre et Frédéric-Guillaume s'étaient donné parole l'un à l'autre pour la Saxe et la Pologne, et Frédéric-Guillaume ne pouvait manquer à sa parole et à l'amitié jusqu'à accepter la Saxe, si la Pologne n'était pas cédée à Alexandre; ajoutez que, dispensé du sacrifice de Posen, si la Pologne n'était pas échue tout entière à la Russie, il se serait privé du seul argument spécieux pour exiger la Saxe. Refuser la Pologne c'était donc du même coup refuser la Saxe, et sauver l'une c'était sauver l'autre. M. de Metternich laisse lord Castlereagh s'engager contre la Russie. S'apercevant très-bien de cette (p.~486) connexion, M. de Metternich au lieu de retenir lord Castlereagh, le laissa marcher en avant, certain qu'on ne pouvait pas opposer à Alexandre un plus redoutable adversaire. Indépendamment de son caractère entier lord Castlereagh avait l'avantage de représenter la puissance la plus désintéressée dans les distributions territoriales du continent, et en outre celle qui payait toutes les autres. Or cette supériorité de celui qui donne sur celui qui reçoit, perçait toujours dans les relations de l'Angleterre avec ses alliés. Agissant donc à sa façon, lord Castlereagh demanda un entretien à Alexandre, et l'obtint sur-le-champ.

Alexandre un peu remis de sa première irritation, s'attache à caresser tout le monde à Vienne. Le czar avait alors un peu surmonté ses premiers mouvements de surprise et de colère. Il était impressionnable mais fin comme un Asiatique, de plus aimable et bon, et tellement dominé par son goût de plaire, qu'il ne pouvait pas soutenir longtemps le rôle d'un homme irrité. Obéissant à son caractère et aux circonstances il s'était mis à caresser tout le monde à Vienne, spécialement les militaires, se faisait conduire sur les divers champs de bataille où l'on avait combattu pendant la campagne de Wagram, et bien qu'il fût avec les vaincus, trouvait mille choses flatteuses à leur dire, allait presque toujours à pied dans les rues, s'appuyant tantôt sur le bras d'un diplomate, tantôt sur celui d'un officier, fréquentait les salons de Vienne comme un simple particulier, se familiarisait avec toutes les classes, mettait un grand soin à oublier son rang avec les princes qui affluaient au congrès, s'attachait en un mot à séduire, et y réussissait, car peu d'hommes (p.~487) en avaient le talent au même degré. On remarquait beaucoup à cette époque son intimité avec le prince Eugène dont il avait protégé la mère et la sœur à Paris, et qui était venu solliciter la principauté qu'on lui avait promise par le traité du 11 avril. Alexandre le présentait partout en vantant sa fidélité à Napoléon, ce qui, dans le moment, lui nuisait moins que la difficulté d'arracher une part à l'avidité universelle. Alexandre se donnait ainsi beaucoup de mouvement pour plaire, et ce n'était pas trop de tous ses efforts pour contre-balancer le fâcheux effet de sa politique.

Lord Castlereagh ayant demandé une entrevue à l'empereur Alexandre, celui-ci se rend chez le ministre anglais. À peine avait-il reçu de lord Castlereagh la demande d'un entretien, qu'il y répondit en se transportant lui-même chez le ministre britannique. Ce dernier fort touché d'un pareil procédé, se montra reconnaissant, respectueux autant qu'il devait l'être, mais demeura Anglais, c'est-à-dire absolu, et en voulant tout ménager, ne ménagea rien.

Long entretien de ces deux personnages. Lord Castlereagh fait d'abord valoir les services que l'Angleterre a rendus à la Russie. Il s'attacha d'abord à prouver au czar qu'en toutes choses l'Angleterre avait cherché à lui complaire; qu'elle l'avait aidé en 1812 à conclure la paix de Bucharest avec les Turcs, et à faire l'acquisition de la Bessarabie; qu'elle avait décidé la Perse à lui concéder une meilleure frontière vers la mer Caspienne; qu'enfin, malgré sa répugnance à livrer la Norvége à la Suède, elle y avait consenti pour assurer définitivement à la Russie la conquête de la Finlande. Après avoir ainsi établi ses titres à la gratitude de la Russie, lord Castlereagh prit un à un les traités de Kalisch, de Reichenbach, de Tœplitz, conclus en février, juin, septembre 1813, et montra (p.~488) qu'ils prescrivaient formellement aux trois puissances continentales de partager entre elles le duché de Varsovie, ce qui ne signifiait pas qu'une des trois le prendrait tout entier pour elle seule. Puis il passa aux considérations générales, fit valoir les inquiétudes que la Russie causait à toute l'Europe, insista sur le trouble qu'elle avait déjà répandu parmi les alliés, et n'hésita pas à dire que le congrès de Vienne, duquel on espérait faire dater le règne de la modération et de la justice chez les nations civilisées, n'offrirait bientôt, si on n'y prenait garde, qu'une scène d'ambition, capable à elle seule de faire regretter Napoléon. Lord Castlereagh dit tout cela avec ce langage simple et positif qui n'exagère rien sans doute, mais qui n'adoucit rien non plus, et rend plus sensible la gravité des choses en les présentant telles qu'elles sont.

Alexandre blessé de l'étalage des services de l'Angleterre, répond ironiquement, en montrant l'intérêt que l'Angleterre avait à les lui rendre. Malheureusement pas une des quatre puissances qui se disputaient les lambeaux du continent européen ne pouvait donner une leçon de morale aux autres, sans que celles-ci fussent en mesure de la lui renvoyer à l'instant même, et Alexandre, s'il eût voulu tracer le tableau des ambitions anglaises depuis l'occupation de Malte jusqu'à celle du Cap et de l'île de France, aurait pu embarrasser cruellement le ministre britannique. Il se contint, quoique vivement affecté. Cependant il ne voulut pas rester sous le poids des services que l'Angleterre prétendait lui avoir rendus, et avec infiniment de tact et de persiflage, il fit remarquer à lord Castlereagh que la double paix de la Russie avec la Perse, de la Russie avec la Turquie, avait été facilitée il est (p.~489) vrai par l'Angleterre, mais pour que les armes russes devinssent disponibles contre la France; que la Norvége avait été accordée à Bernadotte, mais pour arracher ce dernier à ses engagements envers Napoléon; que la Russie pouvait donc se sentir un peu soulagée du poids de tant de bienfaits, en songeant aux motifs de bienfaiteur. Il discute la valeur des traités de Kalisch, de Reichenbach, de Tœplitz, qui avaient prescrit le partage du grand-duché de Varsovie entre les anciens possesseurs de la Pologne. Passant ensuite aux traités de Kalisch, de Reichenbach, de Tœplitz, Alexandre montra qu'ils avaient été faits pour une situation à laquelle ils n'étaient plus applicables; qu'à l'époque de ces traités on espérait tout au plus opposer quelques bornes à la puissance jusque-là illimitée de Napoléon, mais non pas le ramener au Rhin, et surtout le précipiter du trône; qu'à cette prospérité inattendue des armes communes l'Autriche avait gagné l'Inn, le Tyrol, l'Italie, que l'Angleterre y avait gagné la Hollande et la Belgique, et qu'il n'était pas juste que la Russie et la Prusse, qui avaient couru de bien autres dangers que l'Angleterre, n'eussent aucune part de cet accroissement inespéré de bonne fortune; que du reste il était engagé, quant à la Saxe envers son ami le roi de Prusse, quant à la Pologne envers les Polonais eux-mêmes. Ses motifs pour reconstituer la Pologne, et réparer le grand attentat du dernier siècle contre le droit public européen. À ses yeux, dit Alexandre, le partage de la Pologne avait été un attentat dont les conséquences morales n'avaient pas cessé de peser sur l'Europe, et qu'il était honnête et politique de réparer. Cette réparation la Russie seule en avait les moyens, car elle possédait la plus grande partie des provinces polonaises, ce qui n'était le cas, ni de la France qui avait essayé en vain de reconstituer la Pologne, ni de la Prusse, ni de l'Autriche qui n'y avaient jamais songé. La Russie en se dépouillant (p.~490) des provinces qui étaient dans ses mains, pouvait avec un très-léger sacrifice de la part de la Prusse, sacrifice dont la compensation était déjà convenue, rétablir la Pologne, la rétablir en royaume séparé, la doter d'institutions libres, la modérer dans l'usage qu'elle en ferait, et opérer en un mot une œuvre qui serait la gloire de l'Europe et du congrès de Vienne. Il s'était proposé ce noble but, il était à la veille de l'atteindre, et n'entendait pas y renoncer. Au surplus, en entrant en Pologne, il avait fait des promesses aux Polonais pour les détacher de Napoléon, et il avait la résolution de les tenir. Il n'était pas de ces souverains qui prompts à donner leur parole dans le besoin, la retiraient avec la même facilité quand le besoin était passé. Il avait promis, il tiendrait, et croyait avoir rendu d'assez grands services à l'Europe pour qu'elle eût à son tour quelque condescendance envers lui.

Mélange de finesse et d'exaltation chez Alexandre, qui rend difficile de démêler ses vrais sentiments. Il y avait dans l'empereur Alexandre un mélange de finesse et d'exaltation romanesque qui ne permettait pas toujours de faire chez lui la part de la sincérité et celle de l'ambition. Il est bien vrai que la gloire de rétablir la Pologne le touchait par les plus nobles côtés de son âme, et il se persuadait presque qu'il faisait un sacrifice en cédant la Lithuanie et la Volhynie pour construire un royaume de Pologne, comme si ce royaume une fois constitué n'eût pas été à lui, mais à un autre. Il s'indignait donc avec une certaine bonne foi en voyant la résistance qu'il rencontrait.

Lord Castlereagh battu sur les traités de Kalisch, de Reichenbach, de Tœplitz, relève sans ménagement ce qu'il y a d'illusoire dans le projet de reconstituer la Pologne. Cette indignation ne toucha guère lord Castlereagh, et il revint à la charge en se servant des raisons (p.~491) bonnes et mauvaises que lui fournissait la situation. Il n'avait rien de bien solide à répliquer à l'égard des trois traités de 1813, car ces traités avaient été conclus en perspective de demi-succès, et la Russie avait droit, comme les autres, au partage des immenses résultats sur lesquels on n'avait pas compté. Lord Castlereagh, ne pouvait opposer à Alexandre que des raisons de modération et d'équilibre, raisons excellentes, mais qui n'auraient acquis de valeur dans sa bouche, que si l'Autriche avait renoncé à l'Italie, et l'Angleterre à la Belgique. Mais quant à la reconstitution de la Pologne, les arguments abondaient, et il les donna tous avec beaucoup de force.

Le partage de la Pologne, dit-il au czar, avait été un attentat, et ce n'était pas l'Angleterre, constamment attachée à le combattre, qui soutiendrait jamais le contraire. Aussi était-elle disposée à consentir au rétablissement de la Pologne, si on le voulait complet, sincère, et avec les conditions convenables. Si par exemple l'Autriche rendait tout ce qu'elle avait de la Pologne, si la Russie, la Prusse se prêtaient aux mêmes restitutions, si on constituait ce royaume à part, sans dépendance d'aucun de ses voisins, si on lui donnait un roi polonais, et sinon polonais, indépendant du moins des trois copartageants, si on ajoutait à ce don des institutions suffisamment monarchiques et libérales, l'Angleterre était prête à y applaudir, et même à y contribuer pour sa part, quoi qu'il pût lui en coûter. Mais les trois copartageants de la Pologne voulaient-ils sérieusement faire à cette œuvre les sacrifices nécessaires? (p.~492) Trouverait-on un roi capable de cette belle tâche? Et enfin les Polonais réunis sauraient-ils vivre ensemble, se comporter comme une nation sensée, et digne de la liberté qu'on lui aurait accordée? Il était permis non-seulement d'en douter, mais de n'en rien croire, et de regarder le rétablissement dont on parlait, comme un pur rêve. Or au lieu de cette réparation vraiment morale et européenne, rétablir une Pologne incomplète, mensongère, qu'on appellerait Pologne pour la rendre la plus grande possible, et qu'une fois agrandie de la sorte on laisserait russe, c'était vouloir faire à l'Europe une illusion à laquelle elle ne se prêterait jamais.

Lord Castlereagh fait valoir enfin les alarmes que cause à l'Europe l'ambition de la Russie. Lord Castlereagh parla ensuite à Alexandre des alarmes que son projet excitait; il lui dit que sans la loyauté de son caractère, ces alarmes seraient devenues telles que le congrès serait déjà dissous, et il le supplia, pour le repos général et pour sa propre gloire, de renoncer à une prétention inadmissible. Alexandre, pendant cet entretien, a la plus grande peine à se contenir. Alexandre eut beaucoup de peine à se contenir pendant cet entretien, car avec tous ses charmes il n'avait aucune prise sur la solidité du ministre anglais, qui à son tour avec sa gaucherie personnelle n'en avait aucune sur la nature fuyante et impressionnable du czar. Ils se quittèrent fort mécontents, et sans résultat obtenu de part ni d'autre.

Lord Castlereagh voulant prendre acte de ce qu'il a dit, adresse une note à la Russie dans laquelle il reproduit tout son entretien. Le lendemain lord Castlereagh, craignant de n'avoir pas dit tout ce qu'il y avait à dire, voulant de plus qu'il en restât trace dans la mémoire de son auguste interlocuteur, et soucieux par-dessus tout de préparer sa justification devant le Parlement (p.~493) britannique, rédigea une longue note, l'accompagna d'une lettre confidentielle, et les adressa au czar, pour prendre acte de sa résistance aux prétentions russes. Il ne s'en tint pas là, et malgré le secret qu'on s'était promis à l'égard de la France, il chercha auprès d'elle à se faire un mérite de sa fermeté, en donnant connaissance de son entretien et de sa note à M. de Talleyrand. M. de Talleyrand, pour mieux diviser la Russie et la Prusse, adopte une politique assez semblable à celle de lord Castlereagh, mais différente en cela qu'il veut sacrifier la Pologne pour sauver la Saxe. Ce dernier fut enchanté de voir lord Castlereagh s'engager aussi vivement, bien qu'il fût très-mécontent de trouver l'Angleterre si facile à l'égard de la Saxe. Cette singulière tactique de l'Angleterre lui inspira l'idée d'une tactique équivalente, mais en sens opposé. Désirant autant que possible rétablir la balance au profit de la Saxe sacrifiée par lord Castlereagh, et se servant pour cela du prince Czartoryski, lequel était en communication fréquente avec la légation française, il fit savoir à l'empereur Alexandre que la France ne céderait jamais quant à la Saxe, et serait au contraire assez disposée à céder quant à la Pologne. La manœuvre était adroite, car les uns refusant ce que les autres concédaient, tout accord qui aurait consisté à satisfaire à la fois la Prusse et la Russie devait devenir impossible.

Conduite et opposition des États allemands dans le comité chargé de constituer l'Allemagne. Pendant ce temps les princes allemands de second ordre continuaient leur chaude opposition. Dans le comité où ils étaient réunis pour s'occuper de la Constitution germanique, ils résistèrent à toutes les combinaisons de la Prusse et de l'Autriche qui tendaient à dominer la Confédération. Le titre antique d'empereur d'Allemagne que les monarques autrichiens avaient porté si longtemps, et que François (p.~494) II avait abdiqué en 1806, lorsque Napoléon avait institué la Confédération du Rhin, ne pouvait guère être rétabli. L'Autriche l'eût accepté sans doute, si on avait consenti à le rendre héréditaire sur la tête de ses princes, mais elle ne pouvait le vouloir éligible, car c'était se soumettre à une fâcheuse dépendance électorale, et s'exposer d'ailleurs à le voir passer un jour sur une tête prussienne. Ce dernier motif eût suffi pour lui faire repousser une pareille offre. Le titre d'empereur, auquel était naturellement attachée la direction de la Confédération, disparaissant, il fallait des États directeurs, comme en Suisse, alternant les uns avec les autres, et la Prusse y aurait adhéré en renfermant l'alternat entre l'Autriche et elle. L'Autriche y était peu disposée, mais en tout cas la Bavière, le Hanovre, le Wurtemberg déclarèrent qu'ils n'accepteraient l'alternat que s'il n'était pas exclusivement renfermé entre les deux grandes puissances allemandes. On préparait ainsi la solution qui a prévalu depuis, celle d'une simple présidence de la Diète, déférée à perpétuité à l'Autriche, comme image de l'ancienne autorité impériale transmise dans sa maison, ayant de moins la majesté du titre, et de plus la perpétuité, mais présentant le grave inconvénient de laisser indécise l'importante question du commandement militaire.

Soin qu'ils mettent à garantir l'indépendance des États secondaires. Une question non moins importante que celle de la direction du corps germanique, c'était le mode d'existence des États confédérés et la nature de leurs relations avec les puissances européennes. Jusqu'ici les États confédérés, quoique attachés les uns aux (p.~495) autres par un lien fédératif, avaient joui de l'indépendance souveraine, c'est-à-dire qu'ils avaient conservé le droit de légation et de guerre, qu'ils pouvaient avoir des envoyés auprès de toutes les cours, posséder des armées et en disposer. Cette double faculté les avait conduits souvent à contracter des alliances, sinon contraires à la Confédération elle-même, du moins aux deux puissances allemandes prépondérantes, et s'il en était résulté quelquefois l'intervention de l'étranger, il en était résulté aussi le salut de la commune indépendance. La Prusse voulait absolument qu'on refusât aux confédérés le droit de légation et de guerre. Elle était seule de son opinion, et elle rencontra dans le comité une opposition absolue. Ils finissent par ne plus vouloir délibérer, jusqu'à ce que la question de la Saxe soit résolue. Enfin, presque à chaque occasion les trois royautés de Bavière, de Wurtemberg, de Hanovre, déclarèrent qu'elles n'émettraient d'avis sur les points en litige que lorsque le sort de la Saxe serait complétement décidé. Elles menacèrent même d'une protestation, signée par tous les États allemands, contre les projets attribués à certaines puissances à l'égard de la Saxe. Le comité finit par ne plus vouloir se réunir jusqu'à ce que cette grande question eût été résolue.

Il ne fallait pas perdre beaucoup de temps pour arriver au 1er novembre, la déclaration d'ajournement n'ayant été signée et publiée que le 8 octobre. Il était donc à craindre qu'on n'atteignît ce terme fatal sans s'être entendu. La Bavière cherche à exciter la légation française, et parle tout haut de guerre. La Bavière, qui était la puissance la plus active et la plus considérable parmi les États allemands de second ordre, annonçait la résolution de recourir aux armes pour défendre la (p.~496) Saxe. Elle avait recruté son armée et l'avait portée à 75,000 hommes; elle stimulait M. de Metternich, dénonçait tout haut ce qu'elle appelait sa faiblesse, offrait de fournir vingt-cinq mille hommes par chaque centaine de mille que fournirait l'Autriche, allait de M. de Metternich à M. de Talleyrand qu'elle n'avait certes pas besoin d'exciter, demandait à ce dernier de ne pas se borner à des paroles, d'en arriver à des menaces, surtout à des menaces effectives, de déclarer, par exemple, l'intention du Roi de France d'employer la force, si cela devenait nécessaire. Elle affirmait que lorsque M. de Talleyrand aurait tenu ce langage, l'Autriche et l'Angleterre seraient sans excuse, et même sans motifs de tergiverser, qu'elles finiraient par se prononcer formellement, et qu'on sauverait ainsi l'indépendance de l'Allemagne et de l'Europe. M. de Talleyrand répond à la Bavière en disant que la France ne peut apporter un secours qu'on ne lui demande pas. À cela M. de Talleyrand répondait que la France était prête, qu'il n'était pas convenable cependant qu'elle se chargeât à elle seule de la besogne des puissances les plus intéressées dans la question, que c'était à celles-ci à s'expliquer, à exprimer au moins un désir, et que le bras de la France serait à elles au premier appel, mais qu'on daignait à peine adresser une parole à la légation française, qu'on la tenait en dehors de toutes les négociations, et qu'après tout elle ne pouvait imposer son secours à des gens qui semblaient n'en pas vouloir.

Transmission de cette réponse à M. de Metternich. La Bavière s'était hâtée de répéter ces propos à M. de Metternich, et celui-ci refusant non pas d'agir, mais d'agir vite, avait allégué pour excuser ses lenteurs, d'abord l'étrange tactique de l'Angleterre (p.~497) qui pour sauver la Pologne commençait par sacrifier la Saxe, puis les intentions de la France toujours suspectes d'ambition selon lui: singulière raison à faire valoir en vérité, car en ce moment la seule puissance qui à Vienne ne montrât point d'ambition c'était la France! Ce ministre, qui ne voudrait rien précipiter, répond à son tour que la France ne montre tant de zèle que pour tout brouiller, et que d'ailleurs la France n'est plus en mesure d'agir. M. de Metternich ajouta que ce serait assumer une grande responsabilité que d'introduire soi-même les armées françaises en Allemagne, à si peu de distance du temps où elles y avaient été si dominatrices, si onéreuses, et si détestées, que du reste ces armées n'existaient plus, du moins pour les Bourbons qui étaient incapables de les ramener au drapeau et de les conduire, que la France parlait beaucoup, mais sans pouvoir et sans vouloir agir, qu'elle ne parlait que pour tout brouiller, pour semer la zizanie, pour recouvrer sa position par la mésintelligence des alliés qui l'avaient vaincue. Ces réponses avaient été adressées au prince de Wrède qui nous les avait immédiatement communiquées, et elles s'étaient trouvées non-seulement dans la bouche du ministre dirigeant, mais dans celle de l'empereur et de plusieurs archiducs, avec le désir visible qu'on nous les transmît, ce qui était une sorte de provocation à nous expliquer. Le langage de M. de Metternich se retrouve dans la bouche de tous les princes autrichiens. Enfin ce même langage, que les Autrichiens tenaient avec regret et pour s'excuser, prenait la forme de la jactance et de la raillerie dans la bouche des Prussiens qui voulaient faire croire à l'impuissance de la France, et dans la bouche des Russes qui voulaient faire croire à celle des Bourbons.

Nécessité de répondre à un tel langage par des actes. Il n'était plus possible de traiter avec indifférence de tels propos, et il fallait les faire tomber par des (p.~498) manifestations positives et convaincantes. M. de Talleyrand déclara que la France avait la volonté et le moyen d'agir, qu'elle en donnerait la preuve dès qu'on la mettrait en position de la fournir, et que, dans tous les cas, elle montrerait bientôt et ses résolutions et ses ressources. M. de Talleyrand écrit à Louis XVIII pour lui demander de faire des armements, et d'en avouer le motif. Il écrivit sur-le-champ au Roi, chargea M. le duc de Dalberg d'écrire au cabinet, et au cabinet comme au Roi proposa une double résolution, celle d'armer, et celle de dire tout haut pourquoi on armait. Sachant que Louis XVIII ne voulait pas la guerre, bien qu'un de ses neveux, le duc de Berry, y fût fort disposé, sachant que le Conseil n'y avait pas plus de penchant que Louis XVIII, il leur dit que la guerre n'était point vraisemblable (ce qui était exact), mais qu'avec l'effroi que chacun en avait, celui qui la ferait craindre aux autres les dominerait; que les choses n'iraient pas à Vienne au delà de simples démonstrations, mais qu'il fallait être en état de faire ces démonstrations, et de les faire sérieuses; que la considération de la France en dépendait, avec sa considération son influence, et l'accomplissement de ses désirs, et que ce qu'elle désirait par exemple en Italie tenait à ce qui se passerait en Allemagne, et qu'elle ne serait puissante d'un côté qu'en se mettant en mesure de l'être de l'autre.

C'était prendre le Roi par son endroit sensible, et employer le vrai moyen de s'en faire écouter que de lui parler de l'Italie, c'est-à-dire de Naples et de Parme. Du reste le conseil était sage et donné de très-bonne foi, quoiqu'un hasard étrange, comme on le verra plus tard, ne dût pas le rendre profitable à la maison de Bourbon.

(p.~499) Accueil fait par Louis XVIII à la proposition de M. de Talleyrand. Lorsque ces dépêches, datées du milieu d'octobre, parvinrent à Louis XVIII, elles ne laissèrent pas de l'émouvoir beaucoup. Ainsi que nous l'avons dit, il tenait singulièrement à la paix, pour la France qui en avait grand besoin, pour sa famille dont la paix était le titre principal, pour lui enfin qui n'avait dans son âge, ses infirmités, la nature de ses talents, que des raisons d'être pacifique. Louis XVIII répugne à toute politique entreprenante, mais il sent le besoin de faire tomber le reproche d'impuissance. Il savait gré à son représentant à Vienne de professer si haut le principe de la légitimité, d'avoir déjoué le projet d'exclure la France des délibérations communes, voyait avec joie qu'il y eût chance de renverser Murat, et avec un certain plaisir qu'on pût sauver son cousin de Saxe, mais trouvait la légation française beaucoup trop remuante, et craignait qu'on ne l'engageât plus loin qu'il ne voulait aller. Il délibéra sur ce qu'on lui proposait, en famille d'abord, puis en plein Conseil. Il n'y avait pas à hésiter sur la résolution à prendre, car toutes les raisons, grandes et petites, bonnes et médiocres, se réunissaient en faveur de cette résolution. Il s'agissait en premier lieu de l'attitude de la France à Vienne, et on ne pouvait ni pour elle-même, ni pour les Bourbons, laisser établir l'opinion qu'elle avait été frappée d'impuissance depuis la restauration de l'ancienne dynastie. Le dommage d'un tel préjugé était aussi grave pour le pays que pour la famille régnante. Secondement de l'influence que nous aurions à Vienne devait résulter évidemment la solution désirée en Italie, solution à laquelle Louis XVIII attachait tant de prix, et à laquelle les ministres n'en devaient pas attacher moins que lui, car la sécurité (p.~500) des Bourbons était devenue alors celle de la France. Troisièmement le salut de la monarchie saxonne, une fois qu'on avait renoncé à poursuivre des avantages territoriaux à Vienne, était pour la France un résultat d'une certaine importance. Le roi de Saxe, à tort ou à raison, passait pour victime de son attachement à notre cause, et aux yeux de tous ceux qui dans notre pays se piquaient de patriotisme, le sauver devait nous faire honneur. Il y avait donc à y réussir la certitude de gagner quelque popularité, sans même tenir compte des idées de légitimité. Nécessité de relever l'état militaire de la France en ce moment. Enfin relever notre état militaire était devenu urgent, car les limites financières imposées au ministre de la guerre, les dépenses accessoires qu'on avait imprudemment ajoutées à son budget, étaient cause qu'on avait laissé tomber l'armée au-dessous même des proportions prévues. Les régiments ne présentaient plus que des cadres vides qu'il était impossible de faire manœuvrer. On s'expliquera ce résultat si on songe que le modique effectif de 200 mille hommes, qu'on avait cru pouvoir conserver avec un budget de 200 millions, avait été d'abord réduit à 150 mille hommes, et bientôt les ressources manquant à 130 mille. C'était renoncer à l'existence de la France que se restreindre à un pareil effectif dans l'état des armées européennes. Ces réductions étaient d'ailleurs l'une des causes du mécontentement des militaires, et la politique intérieure conseillait autant que la politique extérieure de remettre l'armée sur un meilleur pied. Par toutes ces raisons les propositions de la légation française furent prises en sérieuse considération, et (p.~501) elles se présentèrent fort bien appuyées au Conseil du Roi.

Réunion et délibération du Conseil royal. La difficulté de cette question n'avait jamais été que financière. Le Conseil étant assemblé, Louis XVIII fit appel au patriotisme du ministre des finances. M. Louis n'avait cessé de dire que si on l'aidait à relever le crédit, il serait toujours prêt à fournir à tous les besoins de l'État, quels qu'ils fussent. Celui-ci n'avait cessé de déclarer que, tout en se montrant fort rigoureux dans la fixation des dépenses, et même parce qu'il se montrait tel, il aurait toujours dans un cas urgent cent millions à la disposition du Roi. Il s'était en effet ménagé une large ressource en rétablissant le crédit public par la fermeté de sa politique financière. Ses reconnaissances de liquidation avaient obtenu un plein succès, car elles avaient cours sur la place moyennant un agio de 7 ou 8 pour cent. De plus, grâce à sa constance, les impôts indirects commençaient à rentrer, et il n'était pas embarrassé de faire face à une dépense imprévue d'une cinquantaine de millions.

Pris au mot, M. Louis consent à fournir les sommes nécessaires. M. Louis fut pourtant étonné d'être si promptement pris au mot et mis en demeure de prouver l'étendue de ses ressources. Mais il n'entendait pas moins la politique que la finance, et le ministre de la guerre ayant déclaré qu'une quarantaine de millions suffiraient, il répondit qu'il était prêt, et qu'il les donnerait au fur et à mesure des besoins. On recueillait ainsi bien vite le prix de la bonne conduite qu'on avait tenue à l'égard des finances, en suivant les conseils de l'esprit droit et vigoureux qui en avait la direction.

Les fonds demandés pour l'armée étant assurés, restait à savoir comment on les emploierait. Le ministre de la guerre (c'était encore en ce moment (p.~502) le général Dupont) aurait voulu qu'on appliquât aux deux cent mille vieux soldats revenus de l'étranger, et envoyés en congé dans l'intérieur, le système de réserve qui consiste à laisser les hommes chez eux, en les exerçant de temps en temps. L'introduction de ce système devait être facilitée par l'existence de trente mille officiers à la demi-solde, auxquels on procurerait ainsi un utile emploi de leur activité, et un traitement supplémentaire. Ce système n'avait pas été fort éprouvé encore, même en Prusse où il n'avait été qu'une ruse administrative imaginée pour dépasser les limites imposées par Napoléon à l'armée prussienne, et on ne savait pas ce qu'il valait. On craignait de mettre en mouvement tant d'hommes, officiers et soldats, de dispositions fort suspectes; de plus, l'opération devait être longue, tandis qu'il fallait des résultats immédiats et certains. On rappelle soixante-dix mille hommes sous les drapeaux, et on se met en mesure d'en avoir bientôt trois cent mille. Par tous ces motifs, et sur l'avis fort sage de M. le duc de Berry, on préféra de rappeler soixante-dix mille soldats sous les drapeaux, de manière à reporter l'effectif de 130 mille hommes à 200 mille, et à remettre nos régiments sur un meilleur pied. On n'avait pas besoin pour réunir ce nombre d'hommes de recourir à la conscription, nominalement supprimée, et il suffisait, comme on doit s'en souvenir, de tirer de chez eux une partie des militaires considérés comme en congé, soit qu'on leur eût donné ce congé, soit qu'ils l'eussent pris eux-mêmes en désertant.

Les ministres de la guerre et des finances écrivent des lettres ostensibles à M. de Talleyrand, pour lui faire connaître le bon état du trésor et de l'armée. Aux dépêches officielles dans lesquelles on annonçait à M. de Talleyrand les résolutions du gouvernement, les ministres des finances et de la guerre (p.~503) durent ajouter des lettres particulières qu'il pût montrer en confidence, et dans lesquelles on lui faisait connaître le bon état des finances et de l'armée. Le ministre de la guerre notamment était chargé de lui dire qu'il allait avoir 200 mille hommes, qu'il en aurait 300 mille dans un mois, si on en avait besoin, tous vieux soldats, et parfaitement disposés, ce qui était vrai s'il s'agissait de combattre l'ennemi extérieur. Le Roi écrivit à M. de Talleyrand pour lui exposer ses sentiments personnels. Il ne voulait pas, lui dit-il, malgré son amour pour la paix, que la France restât au-dessous de son rôle naturel, et se montrât incapable de soutenir la cause du bon droit, mais il lui recommanda expressément de ne pas l'engager dans une coalition dont l'Autriche et les petites puissances allemandes feraient seules partie. Il désirait que l'Angleterre y fût comprise, pour demeurer constamment uni à elle, et pour être plus sûr du résultat d'une guerre, si on arrivait à cette regrettable extrémité. Il lui désignait toujours comme les deux objets les plus essentiels, l'expulsion de Murat du trône d'Italie, et la translation dans l'une des Açores du prisonnier de l'île d'Elbe.

L'agitation des esprits continue à Vienne. Tandis que de Paris on expédiait ces réponses aux demandes de M. de Talleyrand, l'agitation avait continué à Vienne, et le débat était resté engagé entre l'empereur Alexandre et lord Castlereagh, ce dernier persistant dans ses efforts pour sauver la Pologne par le sacrifice de la Saxe. Les princes allemands s'adressent au Prince régent d'Angleterre pour qu'il prenne en main la cause de la Saxe. On savait que le Prince régent d'Angleterre en sa qualité de futur roi de Hanovre n'était point d'avis de ce sacrifice, (p.~504) qu'il y était même très-opposé, et on avait fait agir diverses influences auprès de lui pour qu'il exigeât la modification des instructions données à lord Castlereagh. Mais en attendant lord Castlereagh suivait son plan, dans l'espérance de détacher la Prusse et d'isoler la Russie, et en isolant celle-ci de la réduire à céder. Bien qu'il fût très-difficile de détacher Frédéric-Guillaume d'Alexandre, il est vrai que les ministres prussiens paraissaient moins inébranlables que leur roi, que plusieurs d'entre eux étaient inquiets des progrès de la Russie vers le centre de l'Europe, du mauvais effet que produirait chez les Allemands l'incorporation de la Saxe à la Prusse, et qu'en un mot ils ne semblaient pas aussi engagés que leur maître dans l'alliance russe. Lord Castlereagh persistant dans sa tactique, essaye de séparer les ministres prussiens du roi de Prusse. Lord Castlereagh s'étant aperçu de cette différence entre Frédéric-Guillaume et ses ministres, s'était flatté de rattacher la Prusse à l'Autriche, de se servir de ces deux puissances pour forcer la Russie à s'arrêter derrière la Vistule, sans recourir à la France que l'on continuerait ainsi à laisser en dehors des grandes affaires européennes. Il espérait donc avec l'Angleterre, la Prusse, l'Autriche et tous les États allemands, former en Europe une masse centrale qui contiendrait la Russie, se passerait de la France, et serait l'arbitre suprême des choses.

M. de Metternich, forcé par le cri de l'Allemagne, par celui de l'armée autrichienne, de se prononcer plus tôt peut-être qu'il ne l'aurait voulu, mais abandonné par l'Angleterre sur la question de la Saxe, avait été contraint de se prêter dans une certaine mesure à la politique de lord Castlereagh, et avait (p.~505) remis à la Prusse une dépêche dans laquelle il exprimait enfin les intentions de l'empereur François et de son cabinet. Note de M. de Metternich, dans laquelle il entre à un certain degré dans la tactique de lord Castlereagh, et se montre prêt à sacrifier la Saxe, mais en y mettant des conditions inacceptables pour la Prusse. Dans cette dépêche, datée du 22 octobre, quelques jours avant l'époque assignée pour l'ouverture officielle du congrès, M. de Metternich s'adressant à la Prusse dans les termes d'une entière cordialité, rappelait que dès le commencement de 1813, même avant d'avoir rompu avec Napoléon, l'Autriche avait posé en principe la reconstitution complète de la Prusse, et en avait fait la condition expresse de sa politique, qu'on ne pouvait dès lors la considérer comme atteinte de cette vieille jalousie qui avait divisé jadis les cabinets de Vienne et de Berlin; il la suppliait d'examiner si, dans son propre intérêt, il ne serait pas plus sage de renoncer à cette acquisition de la Saxe, payée si chèrement par l'établissement de la Russie sur l'Oder, réprouvée par tous les Allemands, et tellement odieuse à leurs yeux, que le cabinet autrichien pour y avoir consenti serait peut-être aussi impopulaire que le cabinet prussien pour l'avoir opérée. M. de Metternich demandait s'il ne serait pas mieux entendu, en punissant le roi Frédéric-Auguste par quelques réductions de territoire, de laisser exister le noyau du royaume de Saxe, de se dégager des promesses funestes qu'on avait faites à la Russie relativement à la Pologne, de donner ainsi satisfaction au sentiment universel de l'Allemagne, et de tenir enfin une conduite plus conforme à la politique réparatrice dont on se vantait aux yeux de l'Europe, et qu'on ne pratiquait guère en ce moment. Après avoir exposé son opinion sous la forme (p.~506) d'un conseil, M. de Metternich ajoutait que si malgré son avis on était amené au sacrifice de la Saxe, il ne ferait ce sacrifice qu'à diverses conditions, qui pour lui étaient des conditions absolues du consentement de l'Autriche. Premièrement la Prusse prendrait l'engagement de se séparer de la Russie dans la question de la Pologne, et d'opiner comme l'Angleterre et l'Autriche lorsqu'il s'agirait de résoudre cette question. Secondement, même avec le désir de faire régner la plus parfaite cordialité entre les deux cours de Berlin et de Vienne, il fallait cependant maintenir entre elles un certain équilibre, et établir pour cela de justes proportions entre la masse des États du Nord et celle des États du Midi, qui composaient la clientèle de l'une et de l'autre. Or, l'Autriche voulait que le Mein sur la droite du Rhin, et la Moselle sur la gauche, fussent les limites territoriales qui sépareraient les États du Nord de ceux du Midi, afin que Mayence n'appartînt point aux États du Nord, c'est-à-dire à la Prusse.

Dans la situation où le plaçait la singulière tactique de lord Castlereagh, M. de Metternich ne pouvait se tirer plus habilement d'embarras qu'il ne l'avait fait par cette note, car si les dernières conditions posées à la Prusse relativement à la limite entre les États du Nord et du Midi, étaient d'une acceptation facile, celle de se séparer de la Russie dans la question polonaise était à peu près inacceptable pour le roi Frédéric-Guillaume, et M. de Metternich, quoiqu'en suivant la route tracée par l'Angleterre, n'en arrivait pas moins à ses fins de sauver à la fois la Pologne et la Saxe.

(p.~507) Irritation qu'éprouve l'empereur Alexandre en voyant la position prise par l'Autriche. La position que venait de prendre l'Autriche devait singulièrement irriter l'empereur Alexandre, car il voyait tout le monde se tourner contre lui, et tous les efforts tendre à le séparer de la Prusse. Voulant imposer à l'opposition qu'il rencontrait, il imagina de faire une manifestation décisive, et qui annonçât de sa part, ainsi que de la part de la Prusse, une résolution irrévocable. Afin d'imposer au congrès, il livre la Saxe qu'il occupait aux troupes prussiennes, et concentre toutes ses forces en Pologne, de manière à opérer la prise de possession des pays contestés. Les troupes russes occupaient encore la Saxe; il invita le roi de Prusse à la faire occuper par les troupes prussiennes, et à entreprendre immédiatement après l'organisation administrative et politique du pays. De son côté, il dirigea sur la Pologne les troupes russes qui évacuaient la Saxe, de manière à concentrer toutes ses forces sur la Vistule, et de présenter une barrière de fer à ceux qui essayeraient de lui arracher sa proie. En même temps il achemina sur Varsovie son frère le grand-duc Constantin, qu'on disait destiné à devenir roi de Pologne, pour commencer l'organisation du nouveau royaume. Il n'était pas possible de braver plus ouvertement l'opinion et la dignité des puissances réunies à Vienne, puisque même avant leur décision on prenait possession des États dont elles seules pouvaient conférer la souveraineté.

Indignation générale à Vienne contre la conduite arrogante de la Russie et de la Prusse. Aussi le cri fut-il unanime contre une manière de procéder si hardie et si arrogante. Accusé de faiblesse par tous les Allemands, M. de Metternich répondait que loin de s'affliger, il fallait se réjouir de voir les Russes rentrer dans le Nord, et délivrer l'Allemagne de leur présence. L'excuse n'était guère accueillie par la diplomatie, et on disait que (p.~508) la France avait eu bien raison de réclamer la réunion du congrès, car devant le congrès assemblé on n'aurait jamais osé pousser l'audace si loin. Lord Castlereagh et M. de Metternich eux-mêmes ne semblaient pas éloignés d'en convenir. Dans cette situation, beaucoup de gens découragés prétendaient qu'on ne viendrait jamais à bout des deux monarques de Russie et de Prusse, qu'il n'y avait qu'un moyen d'en avoir raison, c'était de se séparer, de laisser les deux usurpateurs seuls en présence de l'opinion de l'Europe, et de convoquer un nouveau congrès qui revêtu d'un mandat spécial arriverait fort du sentiment universel. Désir presque unanime de la réunion immédiate du congrès. Les esprits plus résolus disaient qu'il ne fallait pas reculer, que l'unique parti à prendre c'était de rester fidèle à la déclaration du 8 octobre, de convoquer le congrès au 1er novembre, et qu'on verrait si les deux monarques dont l'arrogance ne gardait plus de mesure seraient aussi hardis devant le congrès réuni. Ce sentiment était le plus généralement partagé. On touchait du reste au 1er novembre, et on n'avait pas beaucoup à attendre pour mettre à l'épreuve l'efficacité du moyen proposé.

Projet d'Alexandre de faire un court voyage en Hongrie. L'empereur de Russie, toujours en représentation quoique très-simple de sa personne, et contribuant ainsi à augmenter les dépenses auxquelles la cour d'Autriche se livrait pour ses hôtes, avait demandé à faire un voyage à Ofen en Hongrie, pour rendre un hommage funèbre à sa sœur, morte épouse de l'archiduc palatin de Hongrie. Il voulait s'y montrer en costume hongrois, et y avait appelé des provinces limitrophes beaucoup de Grecs, laïques (p.~509) ou prêtres, car dans ce moment il avait les yeux tournés autant à l'Orient qu'à l'Occident. L'empereur d'Autriche et plusieurs princes s'étaient promis de l'accompagner dans ce voyage qui exigeant quatre ou cinq jours, devait remplir la fin d'octobre. Entretiens avant son départ avec M. de Talleyrand et M. de Metternich. Avant de partir il eut avec M. de Talleyrand et M. de Metternich deux entretiens qui causèrent une grande sensation, et qui ne contribuèrent pas peu à laisser définitivement fixée au 1er novembre la réunion générale du congrès.

On a vu que pour contre-balancer la tactique de lord Castlereagh, qui se prêtait à sacrifier la Saxe afin de sauver la Pologne, M. de Talleyrand avait fait insinuer par le prince Czartoryski à l'empereur Alexandre, que la France au contraire tenait beaucoup plus à la Saxe qu'à la Pologne, et sacrifierait celle-ci à l'empereur Alexandre, s'il voulait contribuer à sauver celle-là. C'était en réalité ne rien concéder à la Russie, le sort de la Saxe et celui de la Pologne étant inévitablement liés l'un à l'autre. Pourtant c'était un point de vue nouveau qui avait frappé M. de Nesselrode, et qui devint le motif d'une conférence de M. de Talleyrand avec l'empereur Alexandre. M. de Talleyrand consentit à solliciter une entrevue pour la forme seulement, car au fond il ne le fit que d'après une insinuation très-claire de M. de Nesselrode. Cette nouvelle entrevue du czar avec le plénipotentiaire français était la seconde depuis un mois et demi qu'on était à Vienne, et si, à la vérité, M. de Talleyrand avait rencontré l'empereur Alexandre dans les fêtes, il n'en avait point été reçu en audience (p.~510) particulière depuis la visite que nous avons racontée.

Alexandre fait d'abord à M. de Talleyrand un accueil plus amical que la première fois. L'empereur Alexandre se montra cette fois moins aigre envers le représentant de la France. Il exprima le regret de ne pas voir M. de Talleyrand plus souvent, à quoi celui-ci répondit avec gratitude et dignité, puis sans perdre de temps il aborda le grand sujet de toutes les préoccupations. Le czar voulut savoir ce qui se passait dans l'esprit des Français, et ce qui pouvait faire qu'ils se montrassent à l'égard de la Pologne si parfaitement indifférents.—Je vous avais trouvé à Paris, dit-il à M. de Talleyrand, entièrement favorable au rétablissement de la Pologne.—Assurément, Sire, répondit M. de Talleyrand d'un ton respectueux mais ferme, j'aurais vu avec une joie véritable, et tous les Français comme moi, le rétablissement de la Pologne, mais de la vraie Pologne. Au contraire, celle dont il s'agit nous intéresse médiocrement. Elle n'a plus que la valeur d'une question de frontières entre vous et l'Allemagne, et c'est à la Prusse et à l'Autriche à examiner s'il leur convient de vous laisser venir jusqu'à l'Oder. Dans cet état des choses, nous ne pouvons, nous, défenseurs constants du droit public européen, nous intéresser qu'à la Saxe.— L'entrevue ne tarde pas à redevenir orageuse. Alors Alexandre qui s'était d'abord contenu, s'écria en termes amers et peu dignes de lui, que le droit, que les traités étaient de vains mots dont chacun se servait suivant ses convenances, qu'il n'en était pas la dupe, et qu'il n'était question là, ni de principes, ni de droit, mais d'intérêts que chaque puissance entendait à sa manière.—Alexandre ajouta qu'il avait promis la Saxe au roi Frédéric-Guillaume, (p.~511) qu'il ne retirerait pas cette promesse, car il tenait plus à sa parole qu'à ces prétendus traités qui n'étaient que des mensonges, que le roi de Saxe était un traître qui avait déserté la cause de l'Europe, qu'il irait finir prisonnier en Russie, et que ce ne serait pas le premier prince saxon qui aurait expié ainsi ses prétentions sur la Pologne. M. de Talleyrand, autant que le respect le permettait, manifesta une sorte d'horreur pour de tels principes.—La qualification de traître, dit-il à Alexandre, ne devrait jamais s'appliquer à un roi (qui ne pouvait dans tous les cas être qu'un vaincu), et ne devrait surtout jamais se trouver dans une bouche aussi auguste que celle de Votre Majesté. Le droit est quelque chose de très-réel, de très-sacré, qui fait que nous ne sommes point en état de barbarie, et Votre Majesté y réfléchira davantage, je l'espère, avant de froisser ainsi le sentiment unanime de l'Europe.—Là-dessus Alexandre dit brusquement à M. de Talleyrand, que l'Angleterre, que l'Autriche lui abandonnaient la Saxe, et que son ami le roi de Prusse serait roi de Prusse et de Saxe, comme lui empereur de Russie et roi de Pologne.— M. de Talleyrand tient tête à son auguste interlocuteur et oppose à sa vivacité un sang-froid ironique. M. de Talleyrand s'inclinant respectueusement lui répondit qu'il en doutait fort, car rien n'était moins certain que le consentement de l'Angleterre et de l'Autriche.—Alors abrégeant l'entretien, Alexandre ajouta: Vous avez ici des intérêts qui vous tiennent à cœur (il faisait allusion à Murat), la mesure de mes complaisances pour la France dépendra de la mesure de ses complaisances pour la Russie.—La France, répliqua M. de Talleyrand, (p.~512) ne demande aucune complaisance, car elle ne soutient à Vienne que des principes.—C'était dire assez qu'elle n'aurait point recours aux bons offices du czar.

La résistance qu'il rencontrait de la part de tout le monde avait un peu calmé Alexandre à l'égard de la nôtre. Il manifesta donc cette fois moins d'aigreur envers le plénipotentiaire français, mais il se montra absolu, plus encore que la première fois, et affecta même dans son langage la brièveté, la sécheresse d'une volonté désormais inébranlable. En présence de cette volonté si prononcée M. de Talleyrand, toujours aussi habile, avait su allier au respect un doute légèrement ironique qui le dispensait de la prendre trop au sérieux.

L'entretien avec M. de Metternich est des plus orageux. L'entrevue avec M. de Metternich fut bien autrement orageuse. Les Prussiens avaient communiqué à l'empereur Alexandre la dépêche de M. de Metternich exprimant les intentions de l'Autriche, et révélant clairement les efforts de la diplomatie anglo-autrichienne pour isoler la Russie au moyen des satisfactions accordées à la Prusse. Ce prince bien qu'ayant résolu de se contenir, n'était plus maître de son émotion. Alexandre disant que c'est à la Russie à restaurer la Pologne, M. de Metternich lui répond que l'Autriche y aurait autant de titres. Son entretien avec M. de Metternich ne pouvant porter que sur la Pologne, puisque la Saxe était momentanément concédée, il s'étendit longuement sur ce sujet, revint à ses discours accoutumés sur l'odieux de l'ancien partage de la Pologne, et sur l'utilité, la moralité d'une restauration de ce royaume, comme si la reconstitution d'une Pologne non pas indépendante mais sujette du plus dangereux des trois copartageants, avait pu (p.~513) être prise pour une réparation faite à l'Europe. Alexandre répétant que la Russie, par l'étendue de ses possessions polonaises, était appelée à offrir cette réparation, M. de Metternich lui fit la remarque fort simple, que l'Autriche aussi possédait une portion considérable de l'ancien territoire polonais, et qu'elle se chargerait tout comme une autre d'une réparation qui coûterait si peu à la puissance réparatrice. Réponse offensante d'Alexandre. À ces mots le czar n'étant plus maître de lui, qualifia l'observation de fausse, d'inconvenante même, et s'oublia jusqu'à dire à M. de Metternich, qu'il était en Autriche le seul homme qui osât prendre avec la Russie un pareil ton de révolte. Au génie près, M. de Metternich pouvait se croire en présence de Napoléon, lorsque celui-ci à Dresde le menaça pendant plusieurs heures de toute sa puissance, en essayant d'abord de l'accabler de tout son esprit. Exaspération de M. de Metternich. M. de Metternich ne se laissa point ébranler, mais profondément offensé du langage du czar, il lui déclara que si tels devaient être à l'avenir les rapports des cabinets entre eux, il allait prier son empereur de nommer un autre représentant de l'Autriche au congrès. Il sortit de cet entretien dans un état d'émotion où on ne l'avait jamais vu.

Grande rumeur à Vienne. Le récit de cette scène étrange remplit Vienne de rumeur. On se demanda pourquoi on s'était soulevé contre Napoléon, si c'était pour retomber immédiatement sous un joug aussi dur que le sien, et plus humiliant, car il manquait au nouveau joug cet ascendant prodigieux qui avait été pendant dix ans l'excuse de l'Europe. L'empereur François va joindre l'empereur Alexandre en Hongrie. L'empereur François partit le jour même pour Ofen afin de joindre l'empereur (p.~514) Alexandre en Hongrie. Il était à son égard dans la position la plus étrange. Il l'avait dans son propre palais depuis plus d'un mois, ainsi que les autres souverains présents à Vienne. Il éprouvait donc envers lui toutes les gênes que l'hospitalité impose, et était obligé souvent de lui montrer la satisfaction sur le visage, en ayant au fond du cœur le plus amer déplaisir. Pourtant avec sa simplicité pleine de finesse l'empereur François donna au czar sous la forme la plus douce une leçon méritée.— Leçon pleine de convenance que le monarque autrichien donne au monarque russe. Après une longue expérience, lui dit-il, j'ai pris pour habitude de laisser conduire mes affaires par mes ministres. Je crois l'habitude bonne, car nos ministres y mettent plus de liberté, de suite, de calme, de connaissance des choses, que nous ne saurions en mettre nous-mêmes. Ils agissent du reste par mes ordres, à leur manière sans doute, mais toujours d'après mes intentions, et vous pouvez en toutes circonstances regarder leur volonté comme la mienne.—Il était impossible de mieux confirmer ce qu'avait fait M. de Metternich, et de reprocher plus délicatement au czar l'inconvenance de sa conduite. L'empereur François lui parla ensuite de la situation en termes généraux mais pleins de tact.—Il se devait, dit-il, à ses peuples. Il leur avait tout sacrifié, jusqu'à sa fille, et lorsqu'il les trouvait pleins d'inquiétude, il était bien obligé de tenir compte de leurs préoccupations, et d'essayer d'en faire cesser la cause.—Alexandre ayant répondu à son allié que la loyauté connue et éprouvée de son caractère devrait cependant rassurer le peuple autrichien,—Oui, répliqua l'empereur François, la (p.~515) loyauté des princes est assurément une garantie, mais une bonne frontière vaut encore mieux.—

Tandis que ces monarques accomplissaient leur voyage en Hongrie, mêlant aux pompes funèbres les fêtes mondaines, tandis qu'Alexandre en particulier prodiguait aux Hongrois et aux Grecs accourus à sa rencontre des caresses qui n'étaient pas complétement désintéressées, les diplomates restés à Vienne s'occupaient de remplir l'engagement pris pour le 1er novembre. Le sentiment général à Vienne est de convoquer le congrès le 1er novembre, ainsi qu'on en a pris l'engagement par la déclaration du 8 octobre. L'opinion générale se prononçait chaque jour davantage pour la réunion du congrès, bien qu'on fût en grand désaccord sur les questions les plus importantes. Mais les deux souverains de Prusse et de Russie avaient montré tant d'audace soit dans leurs actes, soit dans leur langage, qu'il fallait absolument leur faire sentir l'autorité de l'Europe, et il n'y avait pas un moyen de la leur faire sentir plus naturel, plus régulier, plus obligé même, que d'assembler cette Europe dans la personne de ses représentants. Sans doute on ne pouvait pas, comme nous l'avons déjà dit, les réunir en une espèce de constituante européenne, car ils n'avaient pas un droit égal de connaître et de décider des affaires les uns des autres, mais il y avait des affaires communes sur lesquelles on devait rechercher leur avis à tous, il y en avait de spéciales sur lesquelles il était convenable d'entendre les principaux intéressés, et possible de les concilier. Enfin puisqu'on s'était donné rendez-vous à Vienne pour le règlement des intérêts de l'Europe, il fallait bien, quelle que fût la manière de conférer, appeler ceux qui la représentaient, leur demander leurs pouvoirs, (p.~516) en opérer la vérification, se concerter sur le mode de travail, et c'était là justement constituer le congrès, c'était proclamer l'existence à Vienne d'une autorité légitime, incontestable, européenne, dont l'ascendant moral pouvait en certaines circonstances prévenir de dangereuses perturbations.

Réunion le 30 octobre, chez M. de Metternich, des huit signataires du traité de Paris. Le 30 octobre, M. de Metternich convoqua chez lui les huit signataires du traité de Paris pour les consulter sur l'exécution de l'engagement contenu dans la déclaration du 8 octobre. Il exposa que les questions graves qui divisaient quelques cabinets n'étaient pas encore résolues, que cependant on n'avait cessé de s'occuper de leur solution, qu'on arriverait certainement à un accord, que sur la question si importante de la constitution allemande le travail était assez avancé, et qu'on espérait établir un équilibre germanique qui contribuerait beaucoup au bon équilibre européen, mais qu'en attendant rien n'empêchait de convoquer les représentants des puissances réunis à Vienne, de leur demander leurs pouvoirs, de les vérifier, et de former ensuite des comités, pour leur distribuer les principaux objets qui devaient être soumis à leur examen.

Cet avis fut adopté universellement. Mais M. de Metternich ayant mis un soin exagéré peut-être à répéter qu'il ne s'agissait pas de former une assemblée unique, où l'on délibérerait en commun sur les intérêts de tous, avec une autorité égale dérivant du seul droit de présence, comme dans le parlement britannique par exemple, et ayant ajouté aussi que les comités ne seraient que des intermédiaires chargés de concilier les intéressés, M. de (p.~517) Talleyrand, qui n'aimait pas le ministre autrichien et qui trouvait qu'il s'attachait trop à restreindre la souveraineté du congrès, le contredit avec humeur, et il se fit entre eux un échange de paroles assez aigres, qui étaient tout profit pour les Russes et les Prussiens, mais non pas pour nous, car dans la politique adoptée de résister à la Russie et à la Prusse nous devions surtout ménager l'Autriche. Heureusement ces démêlés individuels n'eurent pas de suite. On décide que les huit signataires du traité de Paris prendront la direction du congrès, et qu'il sera formé pour chaque question des comités composés d'intéressés et de puissances conciliatrices. On convint d'appeler l'un après l'autre les plénipotentiaires des diverses cours, grandes et petites, de leur demander leurs pouvoirs, et de soumettre ces pouvoirs à un comité de trois puissances formé au sort. Le sort désigna la Russie, l'Angleterre et la Prusse. Elles devaient, s'il y avait doute sur les pouvoirs de l'un des plénipotentiaires, en faire rapport aux huit puissances signataires du traité de Paris, qui, s'étant elles-mêmes convoquées à Vienne, devaient naturellement se considérer comme l'autorité dirigeante, et en accepter le rôle et la responsabilité.

Nov. 1814. M. de Talleyrand s'abstint de reproduire son principe d'admission, qui n'avait plus d'importance depuis que la conservation de la Saxe et l'expulsion de Murat étaient devenues de graves sujets de négociation qu'il n'était plus possible de résoudre d'une manière incidentelle, à propos d'une simple question de forme. On décida seulement que les plénipotentiaires dont les pouvoirs n'auraient point été acceptés, assisteraient cependant aux conférences, seraient appelés dans les comités, donneraient des renseignements, exprimeraient en un mot les vœux (p.~518) de leurs commettants, mais ne seraient point autorisés à émettre un vote efficace.

Les questions de préséance ajournées, mais la présidence du congrès déférée à l'Autriche. On décida en outre que les questions de préséance entre les diverses cours pouvant faire naître des difficultés embarrassantes, toutes les questions de ce genre seraient ajournées jusqu'à la fin du congrès, que pendant sa durée le pêle-mêle serait admis, et que le prince de Metternich, comme représentant du monarque chez lequel on s'était réuni, exercerait les fonctions et les prérogatives de président du congrès.

Les jours suivants on s'assembla afin d'arrêter la manière de procéder sur chaque sujet. Pour tout ce qui concernait les convocations, la distribution du travail, la composition des comités, les formes de délibération, il était clair que les huit signataires du traité de Paris ayant pris l'initiative de la réunion du congrès, devaient rester l'autorité dirigeante, tandis que sur le fond même des choses, les résolutions devant devenir des traités ou généraux ou particuliers, ne pouvaient être que le résultat d'un accord libre entre les parties intéressées. Formation des comités. L'autorité des huit signataires du traité de Paris étant universellement acceptée pour les questions de forme, restait à composer les comités pour les questions de fond, et à les composer non-seulement d'intéressés mais de médiateurs capables de mettre d'accord les parties adverses.

CONGRÈS DE VIENNE.

1. Duc de Wellington (Angleterre). 2. Comte de Lobo (Portugal). 3. Prince de Hardenberg (Prusse). 4. de Saldanha (Portugal). 5. Comte de Löwenhielm (Suède). 6. Comte Alexis de Noailles (France). 7. Prince de Metternich (Autriche). 8. Comte de Latour Dupin (France). 9. Comte de Nesselrode (Russie). 10. Comte de Palmella (Portugal). 11. Vicomte de Castlereagh (Angleterre). 12. Duc de Dalberg (France). 13. Baron de Wessenberg (Autriche). 14. Prince de Rasonmoffsky (Russie). 15. Lord Stewart (Angleterre). 16. Chevalier Gomes Labrador (Espagne). 17. Comte Clancarty (Angleterre). 18. Wacken. 19. Chevalier Gentz. 20. Prince de Talleyrand (France). 21. Baron de Humboldt (Prusse). 22. Comte de Stackelberg (Russie). 23. Comte Cathcart (Angleterre).

Le comité allemand déjà formé reste chargé de la constitution germanique. Les affaires relatives à la future constitution de l'Allemagne demeurèrent confiées au comité composé de l'Autriche, de la Prusse, de la Bavière, du Wurtemberg, du Hanovre, sauf l'adjonction ultérieure (p.~519) d'autres représentants des princes souverains d'Allemagne, lorsque le besoin de leur présence se ferait sentir.

Les grandes affaires européennes confiées aux cinq principales puissances, la France, l'Autriche, l'Angleterre, la Russie et la Prusse. Les grandes affaires territoriales de l'Europe étaient de deux, sortes, celles du Nord, celles du Midi. Celles du Nord concernaient particulièrement la Hollande, l'Allemagne, la Saxe, la Pologne, et étaient de beaucoup les plus importantes et les plus litigieuses. On ne pouvait en abandonner le soin qu'aux principales puissances de l'Europe, les unes ayant un intérêt territorial direct dans les questions soulevées, les autres ayant un intérêt d'équilibre et étant dès lors en mesure d'exercer une autorité conciliatrice. On les confia aux cinq plus grandes puissances européennes, la Russie, la Prusse, l'Autriche, l'Angleterre et la France. Elles devaient décider les questions de la Saxe, de la Pologne, et beaucoup d'autres se rapportant aux Pays-Bas, au Hanovre, au Danemark, à la Bavière, etc. Elles avaient par conséquent la mission la plus difficile, et si elles parvenaient à se mettre d'accord, personne n'aurait ni motif ni moyen de contester leurs décisions.

L'Espagne, l'Autriche, la France, la Russie et l'Angleterre, chargées des affaires d'Italie. Les affaires du Midi se rapportaient spécialement et presque exclusivement à l'Italie. Les deux puissances territorialement les plus intéressées aux affaires italiennes étaient l'Autriche et l'Espagne, celle-ci revendiquant contre Marie-Louise le patrimoine de la maison de Parme et contre Murat le royaume de Naples. La France était aussi fort intéressée à ces affaires, principalement à cause de Naples, et les autres grandes puissances européennes (p.~520) n'y étaient point indifférentes. On imagina donc d'adjoindre à l'Espagne et à l'Autriche, la France, l'Angleterre, la Russie, qui, affranchies de toute prétention territoriale, pouvaient être moins contendantes et plus médiatrices.

Comités pour la Suisse, la liberté des fleuves, la liberté des noirs. La Suisse intéressait l'Europe entière au plus haut degré. On chargea un comité où l'on fit entrer l'Autriche, la France, la Russie, l'Angleterre, d'écouter les cantons et de tâcher de les concilier. Enfin on forma un comité pour les affaires de la liberté des fleuves, où figuraient la France, la Prusse, l'Autriche, l'Angleterre, et un comité tout spécial pour la traite des nègres, exclusivement composé des puissances maritimes.

Tandis que les négociations continuent à l'égard de la Saxe et de la Pologne, on entame les affaires d'Italie. Cette distribution du travail une fois opérée, on continua les négociations déjà si vivement entamées pour la Saxe et la Pologne, et on les commença pour l'Italie et pour la Suisse, dont on s'était entretenu accidentellement, mais sans suite et sans pouvoirs.

Énumération des affaires d'Italie. Question du maintien de Murat sur le trône de Naples. Les affaires d'Italie présentaient des difficultés de tout genre. Il fallait opérer la réunion de Gênes au Piémont promise au roi de Sardaigne, mettre d'accord la maison de Parme que l'Espagne soutenait, avec Marie-Louise qu'appuyaient son père et l'empereur Alexandre, rendre au Pape les Légations que Murat avait occupées, enfin satisfaire à l'égard de Naples les deux maisons de Bourbon, celle de France surtout attachant presque son salut au renversement du beau-frère de Napoléon.

Personne ne désirait l'y laisser, mais M. de Metternich voulait attendre une faute de sa part. Ce dernier sujet était le plus grave; il animait singulièrement M. de Talleyrand qui avait reçu de (p.~521) Louis XVIII à cet égard une mission spéciale, et qui était chaque jour stimulé par des lettres pressantes de ce monarque. Toutes les puissances désiraient la chute de Murat, et l'Autriche autant que les autres, parce qu'elle voyait bien qu'il ne demeurerait jamais tranquille, que, dans l'inquiétude continuelle dont il ne pouvait se défendre, il chercherait toujours à s'appuyer sur les libéraux italiens, et serait ainsi en Italie une cause perpétuelle de trouble. Pourtant M. de Metternich, personnellement engagé envers la cour de Naples, voulait être dégagé par les fautes de cette cour, et, de plus, comme il avait jugé utile de réunir 250 mille hommes en Bohême et en Gallicie, il désirait bien n'être pas obligé d'en avoir encore 150 mille en Italie. Aussi ne cessait-il de répéter au représentant de Louis XVIII, devenu alors le plus impatient des diplomates: Impatience de M. de Talleyrand, et fautes qu'elle lui fait commettre. Sachez attendre; quelques mois ne s'écouleront pas sans que vos vœux soient accomplis. Vous soutenez ardemment, plus ardemment que nous, la cause de la Saxe, laissez-nous la terminer, et ne nous obligez pas à résoudre toutes les questions à la fois.—Ces paroles étaient fort sages assurément, car dans l'état de l'Italie, avec le mécontentement qui l'agitait, des Alpes Juliennes aux Calabres (la Toscane exceptée), avec un personnage aussi téméraire que Murat, disposant de quatre-vingt mille hommes, réconcilié à cette époque avec Napoléon, ce n'était pas assez de cinquante mille Autrichiens en Italie, et c'était cependant tout ce que l'Autriche pouvait y envoyer en ce moment. M. de Talleyrand, ne tenant aucun compte de ces raisons, prétendait que quelques (p.~522) mille Français suffiraient pour terminer cette affaire. À cela M. de Metternich répliquait qu'au delà du Rhin, contre des Prussiens ou des Russes, les soldats français seraient toujours fidèles à leur drapeau; mais qu'en Italie, contre Murat, contre Napoléon peut-être, il fallait moins compter sur leur fidélité. Pour toute réponse, M. de Talleyrand se plaignait de la faiblesse de M. de Metternich, remplissant Vienne de propos désobligeants sur lui, sur les motifs qui le portaient à ménager la cour de Naples, propos qui blessaient le premier ministre autrichien, et nuisaient beaucoup aux intérêts de la légation française, et au succès même de ses vœux les plus chers.

Question de la translation de Napoléon aux Açores. Un autre sujet excitait vivement le zèle de M. de Talleyrand, en proportion de l'importance qu'y attachait Louis XVIII, et ce sujet c'était la translation de Napoléon aux Açores. Sur cette question, comme sur celle de Naples, M. de Metternich, que ne gênait ici aucun engagement, était au fond de l'avis de M. de Talleyrand, et formait les mêmes vœux. En effet il avait toujours regardé comme souverainement imprudent de placer Napoléon à l'île d'Elbe, à quatre heures des côtes d'Italie, et à quarante-huit de celles de France. Mais s'il n'était pas gêné par des engagements, il l'était par les difficultés de la chose elle-même. L'empereur François ne s'était pas laissé embarrasser dans sa politique par les liens de parenté, pourtant il s'en fallait qu'il fût insensible aux affections de famille, et bien qu'il n'aimât point son gendre, il n'aurait pas voulu devenir son bourreau, en l'envoyant mourir dans un climat (p.~523) meurtrier. Il n'aurait peut-être pas résisté à une mesure de prudence résolue par ses alliés, mais il n'en eût pas pris l'initiative. L'Angleterre pensait aussi qu'on ne pouvait pas laisser Napoléon si près des côtes d'Europe, et lord Castlereagh s'en était exprimé sans détour; mais il considérait le traité du 11 avril comme un embarras, à cause du Parlement britannique, où il n'était pas facile de faire approuver un manque de foi. Il voulait donc qu'on attendît quelque faute de Napoléon ou de ceux qu'on supposait ses complices, pour être justifié des précautions qu'on prendrait contre lui. Aussi ne cessait-il de réclamer auprès de la France le payement des deux millions stipulés par le traité du 11 avril, afin que les puissances européennes ne fussent pas les premières à violer ce traité. Ses collègues à Vienne adressaient les mêmes instances à M. de Talleyrand, qui les transmettait inutilement à Louis XVIII. La Prusse n'avait aucune objection à tout ce qu'on ferait contre la personne de Napoléon. Alexandre est le seul obstacle à cette translation. Le véritable obstacle était ailleurs, il était dans la générosité, l'honneur, et, il faut le dire aussi, dans les calculs d'Alexandre. Ce prince était le véritable auteur du traité du 11 avril, et on le lui reprochait assez souvent pour qu'il lui fût impossible de l'oublier. Sans se laisser ébranler par les reproches adressés à ce traité, il attachait une sorte de point d'honneur à le faire observer, il en demandait tous les jours la fidèle exécution, soit en réclamant une dotation princière pour le prince Eugène, soit en appuyant le maintien de Marie-Louise dans le duché de Parme, soit en blâmant amèrement le refus du (p.~524) trésor français d'acquitter le subside de 2 millions. Ajoutez qu'il n'était pas assez content de l'Autriche pour la vouloir débarrasser du redoutable voisin qu'il lui avait donné, en plaçant Napoléon à l'île d'Elbe. Son langage même à cet égard avait été fort imprudent depuis sa récente irritation contre M. de Metternich.—On déchaînera s'il le faut, disait-il, le monstre qui fait tant de peur à l'Autriche et à d'autres.—Cette parole avait eu à Vienne un fâcheux retentissement. Mais on calomnierait l'un des plus nobles caractères des temps modernes, si on croyait que ce fût là l'unique motif d'Alexandre pour s'opposer à une violence contre le prisonnier de l'île d'Elbe. Véritables motifs d'Alexandre pour s'y opposer. Par honneur, par générosité, il n'y aurait jamais consenti, et on en était tellement certain que personne n'essayait de l'entretenir d'un pareil sujet. C'était une mesure de prudence à laquelle on pensait sans oser en parler, de peur de la rendre impossible en l'ébruitant, mais à laquelle, sans avoir encore de parti pris, on inclinait fortement, Alexandre seul excepté. C'était un de ces points si nombreux sur lesquels M. de Metternich disait qu'il fallait savoir s'en rapporter au temps.

La dépossession de Murat, la translation du prisonnier de l'île d'Elbe aux Açores, étaient donc les plus délicates des affaires d'Italie. Aussi lorsque les puissances chargées des questions italiennes en parlèrent pour la première fois, M. de Metternich en parut-il fort embarrassé. Il ne manqua pas d'alléguer les complications qu'il redoutait en Italie, si on n'y était pas très-prudent, ce qui lui attira plus (p.~525) d'une réplique désagréable de M. de Talleyrand. Toutefois en suivant l'ordre géographique, Naples venait la dernière des questions italiennes, et cette classification fut la seule concession qu'on obtint du plénipotentiaire français. En adoptant cet ordre, la question de Gênes et du Piémont précédait toutes les autres. On la traita donc la première.

Affaire de Gênes. En général on était d'accord d'exécuter le traité de Paris, et d'abandonner Gênes au roi de Sardaigne en compensation de Chambéry. Mais les Génois n'étaient pas de cet avis. Ils avaient pour représentant à Vienne M. le marquis de Brignole, personnage très-considéré par sa naissance et ses qualités, auquel on témoignait de grands égards, mais dont on n'avait pas admis les pouvoirs, parce que c'eût été reconnaître à la république de Gênes une existence politique qu'on ne voulait plus lui accorder. On disait à cette ancienne république: Vous vous êtes donnée en 1805 à la France; la France vous a acceptée, est devenue dès lors votre souveraine, et en 1814 elle use de son droit de souveraineté en vous donnant au Piémont. Vous n'existez qu'à titre de province française que la France a pu céder, et dont nous avons agréé et consacré la cession.—Gênes contestait cette manière de raisonner, disait qu'elle s'était donnée à la France et non pas au Piémont, et ajoutait, ce qui était vrai, qu'elle n'avait ouvert les bras aux Anglais que sur la promesse formelle de lord Bentinck qu'on lui rendrait son indépendance. Lord Castlereagh eut beaucoup de peine à faire entendre raison aux Génois; mais sans s'inquiéter s'ils étaient persuadés ou non, le comité (p.~526) consacra leur adjonction à la couronne de Sardaigne, avec promesse de stipuler des garanties pour leur liberté et pour leur commerce. La question du territoire génois soulevait aussi des difficultés, parce que le traité de Paris parlait de la ville et non de l'État de Gênes. Mais on trancha ces nouvelles difficultés en vertu de l'autorité qu'on s'arrogeait alors sur tous les peuples de l'Europe, et l'affaire de Gênes fut terminée en deux ou trois séances par la commission chargée de s'occuper de l'Italie.

Question de la succession au trône dans la maison de Savoie. Après cette question vint celle de l'ordre de succession dans la maison de Savoie. Il était évident que le trône allait devenir vacant si on ne l'assurait à la branche de Savoie-Carignan, puisque tous les princes de la branche principale étaient sans héritiers. L'Autriche seule aurait pu contester l'ordre de succession qu'on voulait établir, dans l'espérance de faire arriver par mariage la couronne de Sardaigne sur une tête autrichienne. Mais elle n'aurait pas osé avouer une telle prétention dans un moment où elle venait de mettre la main sur la plus grande partie de l'Italie. Personne ne contestant, le vœu de la France fut accueilli sans difficulté, et la succession fut assurée à la branche de Savoie-Carignan.

Réclamations de la maison de Parme contre l'attribution de son duché à Marie-Louise. La troisième question dans l'ordre adopté était celle des États de Parme. L'Espagne appuyée par la France demandait qu'en conséquence de la restauration universelle qui s'accomplissait en Europe, la maison de Parme recouvrât ou son ancien duché, ou la Toscane qui, sous le titre de royaume d'Étrurie, lui avait été donnée par le Premier Consul à (p.~527) la prière de Charles IV, dont la fille avait épousé l'infant de Parme. Il n'y avait rien à répondre à une réclamation aussi fondée. Cependant l'Étrurie ayant été rendue en vertu du principe de restauration universelle au grand-duc de Toscane, il ne restait qu'une solution, c'était de restituer Parme et Plaisance à la reine d'Étrurie. Mais que devenaient alors le traité du 11 avril, et Marie-Louise, dont la dotation reposait sur ce traité?

Vie nouvelle que Marie-Louise s'était faite. Modestie de ses vœux. Cette princesse, comme nous l'avons dit au commencement de ce livre, était à Schœnbrunn, entendant des appartements qu'elle occupait le bruit des fêtes consacrées à célébrer sa chute, et, le croirait-on, presque fâchée de n'y pas assister, tant l'ennui dévorait déjà son âme faible et frivole! Jetée à son insu au milieu du gouffre des révolutions, dans l'espérance qu'on avait eue de le fermer en la mariant à Napoléon, elle avait presque perdu dans cette redoutable épreuve la mémoire, le sentiment, la force! La malheureuse était brisée; elle n'avait plus que deux préoccupations, l'amour de son fils, et l'ambition de posséder le duché de Parme où elle voulait se retirer, et remplir loin des orages ses devoirs de mère. Un instant elle avait songé à se transporter à l'île d'Elbe, mais on n'avait pas eu de peine à l'en dissuader, en lui déclarant qu'elle n'y pourrait pas conduire son fils, trop dangereux à laisser dans les mains de Napoléon. Réduite à choisir entre le rôle de mère et celui d'épouse, elle avait opté pour le premier sans hésitation, et avec un regret que diminuait chaque jour la présence de M. de Neiperg, devenu, avons-nous dit, le dépositaire de toute sa (p.~528) confiance. S'étant entièrement soumise aux volontés de son père et à celles des souverains coalisés, elle suppliait que pour prix de sa soumission, on lui laissât le patrimoine promis à son fils, avec la permission d'aller y vivre dans la paix et dans l'oubli du rêve brillant qui avait un instant ébloui sa jeunesse. Sans doute on aurait pu souhaiter des sentiments plus énergiques à l'épouse de Napoléon, mais si la femme qu'il avait épousée par politique l'abandonnait par faiblesse, il n'avait guère à se plaindre du sort, et il faut être indulgent pour cette victime que rois et peuples avaient sans pitié immolée à leur repos, tour à tour l'élevant sur le plus haut des trônes, ou l'en précipitant pour leur avantage du moment, sans s'inquiéter de savoir si elle sentait, si elle vivait, si une souffrance quelconque déchirait son cœur, comme une fourmi qu'on écrase sous les pieds sans lui accorder même un regard! Elle était donc à Vienne, demandant à son père, qui demandait pour elle l'exécution des promesses contenues au traité du 11 avril.

Pitié qu'elle inspirait. Cependant qui aurait pu ne pas éprouver de commisération pour cette infortunée? Et quand M. de Metternich disait à la Russie, à l'Angleterre, à la France, à l'Espagne, qu'on ne pouvait pas exiger de François II qui avait déjà tant sacrifié à la politique commune, qu'il spoliât encore sa propre fille, tous les assistants étaient embarrassés, même les représentants de la France et de l'Espagne. La Russie, c'est-à-dire Alexandre, voulait qu'on tînt les engagements pris. L'Angleterre pensait qu'il était difficile de les violer complétement. (p.~529) Quant à la France, Louis XVIII aurait tout concédé si on lui avait promis l'expulsion de Murat, et quant à l'Espagne, Ferdinand VII réclamait, par esprit de famille, bien plus que par attachement pour une sœur qu'il n'avait jamais aimée, un lambeau quel qu'il fût des États italiens. Dans cette disposition des esprits, on songeait à un accommodement, c'était de rendre Parme et Plaisance à l'infante, ancienne reine d'Étrurie, et de donner l'une des Légations à Marie-Louise, avec réversibilité au Saint-Siége, qui aurait attendu ainsi la mort de l'archiduchesse pour recouvrer le territoire dont il était souverain légitime. Disposition à restituer les Légations au Pape. Toutefois l'esprit catholique du temps, et le désir d'assurer la prospérité du Saint-Siége qui ne pouvait se passer des Légations pour rétablir ses finances, étaient opposés à cette solution. Néanmoins on était, comme on le voit, près de s'entendre sur la plupart des affaires d'Italie, même sur celle de Murat qui par ses intrigues trop visibles avait d'abord été suspect, commençait à paraître coupable, et allait bientôt devenir un condamné pour la politique européenne.

Affaires suisses. La commission chargée des affaires suisses les avait trouvées dans l'état que nous avons précédemment décrit. Persistance de la querelle entre les anciens et les nouveaux cantons. Dix cantons, les uns nouveaux et formés de territoires autrefois sujets, les autres anciens mais animés d'un esprit d'équité, demandaient le maintien des dix-neuf cantons, et la confirmation des principes libéraux de l'acte de médiation. Ils étaient en opposition avec neuf autres cantons composant le parti de l'ancien régime, et dans lequel figuraient pêle-mêle le canton aristocratique de (p.~530) Berne, et les cantons démocratiques de Schwitz, d'Uri, de Glaris, car démocratie ne veut pas toujours dire justice, et on a vu quelquefois la démocratie aussi entêtée des préjugés du passé que l'aristocratie elle-même. Ces neuf cantons, comme nous l'avons dit, après avoir refusé de reconnaître la diète de Zurich, avaient fini par s'y rendre, et prétendaient qu'on leur restituât les territoires qu'ils avaient jadis possédés, que par suite on fît revenir les cantons de Vaud, d'Argovie, du Tessin, à l'état de sujets. Les deux partis n'avaient pas cessé d'être en armes, soit dans le territoire de Berne, soit dans celui de Vaud, d'Argovie et de Thurgovie.

D'abord on avait voulu exclure la France de cette négociation épineuse, comme de toutes les autres, parce qu'on désirait annuler son influence en Suisse autant qu'en Allemagne et en Italie. Mais, par une bizarrerie de cette situation, Berne, le canton aristocratique par excellence, Lucerne, Fribourg, les cantons où dominait le plus l'esprit de réaction, étaient en même temps ceux où subsistait le plus d'attachement pour la France, celle des Bourbons bien entendu. Cette disposition était due au grand nombre de militaires suisses ayant jadis servi en France, y ayant acquis des grades, des honneurs, de la fortune, et conservant pour elle une véritable gratitude. Ils avaient donc demandé très-positivement qu'un plénipotentiaire français fît partie du comité chargé des affaires helvétiques, et il avait été impossible de le leur refuser. M. le duc de Dalberg avait été désigné pour représenter la légation française dans ce comité.

(p.~531) L'influence de la France sur les anciens cantons contribue à amener un arrangement. Cette intervention de la France avait eu des effets excellents. Lorsque les cantons les plus prononcés pour le retour à l'ancien régime, tels que Berne, Uri, Schwitz, Lucerne, Fribourg, avaient vu MM. de Talleyrand et de Dalberg, quoique zélés pour eux, ne pas oser soutenir qu'il fallût faire redescendre les pays de Vaud, d'Argovie, du Tessin, à l'état de pays sujets, ou rétablir les distinctions de classes dans un État républicain, ils en avaient été fort embarrassés, et avaient regardé comme perdue la cause de leurs prétentions. Aussi, l'empereur Alexandre fidèle à ses sentiments libéraux, insistant pour que les dix-neuf cantons et les principes de l'acte de médiation fussent maintenus, sauf quelques légers changements, et la France ne contestant pas la justice d'une pareille conclusion, Berne et ses associés avaient commencé à plier, et une sage solution était devenue presque certaine. Il était admis que les dix-neuf cantons seraient conservés, que les principes de l'égalité civile continueraient de prévaloir dans le régime intérieur de la confédération, que quatre ou cinq des principaux cantons seraient alternativement investis de l'autorité fédérale, et que Berne serait dédommagé, soit dans le Porentruy, soit dans l'évêché de Bâle (territoires enlevés à la France), des sacrifices qu'on exigeait de sa part. Des compensations pécuniaires devaient être accordées aux autres cantons réclamants, pour les territoires qu'il n'était pas possible de remettre en état de sujétion.

Toutes les questions tendent à une solution, excepté celle de la Saxe et de la Pologne. Les questions d'Italie et de Suisse étaient donc en voie de solution, et la plupart même résolues, (p.~532) sauf celle de Naples, qu'on laissait à Murat le soin de résoudre lui-même. Dans cet état de choses, la Saxe et la Pologne restaient les seuls sujets de souci tout à fait persistants, mais tellement aggravés qu'on semblait toucher à une conflagration générale.

Les efforts de lord Castlereagh avaient cependant produit un certain effet sur les ministres prussiens. Lord Castlereagh avait continué ses efforts auprès des ministres prussiens pour les détacher de leur roi et de l'empereur Alexandre. M. de Metternich, obligé de se plier à la tactique de lord Castlereagh, l'avait secondé avec regret, car le sacrifice de la Saxe, quoique essentiellement conditionnel de sa part, lui coûtait beaucoup, et déplaisait extrêmement aux Autrichiens qui le regardaient comme plus dangereux que celui de la Pologne. Cependant les instances ardentes de lord Castlereagh, et les froids conseils de M. de Metternich, avaient obtenu un certain succès. On avait dit aux Prussiens que l'abandon de la Pologne était pour tous les Allemands un malheur, et pour les Prussiens en particulier, si voisins de la Russie, un péril des plus graves; que le dernier partage en laissant au moins la Vistule comme barrière entre l'Allemagne et la Russie, était de beaucoup le moins dangereux; que permettre à la Russie de passer la Vistule, lui livrer surtout Varsovie, tête et cœur de la Pologne, c'était lui fournir le moyen de la ressusciter, non pour en faire une Pologne indépendante, mais une Pologne soumise, qui serait dans les mains des czars un esclave valeureux se battant bravement pour ses maîtres, qui tendrait sans cesse à se rejoindre à ses membres épars, à reprendre la Gallicie (p.~533) à l'Autriche, Dantzig, Graudentz et Thorn à la Prusse. Il leur avait fait sentir le danger d'abandonner, même au pris de la Saxe, toute la Pologne à la Russie. On leur avait dit que si le grand Frédéric s'était pressé d'occuper une portion des provinces polonaises lors du premier partage, c'était pour lier la Vieille-Prusse à la Silésie, lesquelles autrement seraient restées complétement séparées, et auraient présenté deux côtés d'un angle droit se touchant seulement à leur sommet; qu'établie sur la Netze et la Wartha, entre Thorn, Bromberg, Posen, Kalisch, la Russie n'avait qu'un pas à faire pour couper en deux la Prusse d'un seul coup, lequel portant sur Berlin, jetterait d'un côté la Vieille-Prusse et la Poméranie, de l'autre la Silésie, comme deux branches d'arbre séparées de leur tronc; que tout ce qu'on donnerait sur l'Elbe à la Prusse, de Wittenberg à Dresde, ne pouvait compenser l'inconvénient de laisser la Russie à Posen, et que, dans leur intérêt même, ils devaient s'y refuser; que du reste on ne leur contestait pas ce qu'ils désiraient sur l'Elbe, que l'Angleterre, et l'Autriche elle-même leur abandonnaient la Saxe, mais à la condition qu'ils se réuniraient à la cause de l'Europe, et se sépareraient de l'ambitieux allié auquel ils s'étaient si malheureusement attachés; qu'enfin cet attachement consistait dans l'amitié du roi pour le czar, mais qu'on ne devait pas faire dépendre le sort des États des affections des princes, et que c'était aux ministres prussiens à éclairer Frédéric-Guillaume sur les intérêts de sa nation, et à lui résister s'ils ne parvenaient pas à l'éclairer.

Ces considérations fort puissantes, particulièrement auprès des militaires qui trouvaient bien (p.~534) dangereux l'établissement de la Russie vers la basse Wartha, avaient produit une certaine impression sur l'esprit des ministres prussiens, qui à leur tour n'avaient pas laissé d'agir un peu sur le roi. Alexandre s'aperçoit de l'ébranlement produit chez les Prussiens. Du moins Alexandre avait cru s'en apercevoir, et il en avait été profondément affecté, car si on parvenait à détacher de lui la Prusse, il allait se trouver seul contre l'Europe, n'ayant même plus la ressource de la France, qui était déjà engagée dans le sens des puissances allemandes, et à laquelle il n'était plus temps de s'unir. Réduit alors aux limites de l'ancien partage, il serait humilié aux yeux des Polonais, et réduit à entendre dire par ses sujets qu'il n'avait rien gagné aux dernières guerres, quoiqu'en les faisant il eût couru les plus grands périls. Il est vrai qu'il pouvait citer les acquisitions de la Finlande et de la Bessarabie, mais ces conquêtes, dues à l'alliance française, devenaient précisément la condamnation de sa politique de coalition, et étaient en outre pour l'ambition nationale ce qu'est pour un estomac avide un repas terminé depuis longtemps.

Il a une explication avec le roi Frédéric-Guillaume. Dans cette fâcheuse situation il se ménagea une explication avec le roi de Prusse au moyen d'un dîner en tête-à-tête, et là il déchargea son cœur, en parlant à ce prince avec la dernière véhémence. Il lui rappela les serments d'amitié qu'ils s'étaient faits l'un à l'autre, au commencement de 1813, au moment de leur réunion sur l'Oder, lorsque après quelques années de froideur, rapprochés par un même péril, ils s'étaient promis de succomber ensemble, ou de sauver ensemble leur pays et l'Europe. Vivacité de cette explication. Il lui rappela le dévouement que lui Alexandre, malgré (p.~535) ses plus fidèles sujets qui lui conseillaient de rester sur la Vistule et d'y traiter avec Napoléon, avait mis à tendre la main aux Allemands et à les affranchir; il lui dit que sans ce dévouement l'Allemagne serait encore esclave, et la Prusse réduite à cinq millions de sujets; que c'était uniquement à leur union qu'un tel changement de fortune était dû; que les puissances coalisées voulaient toutes profiter de ce changement de fortune, à l'exclusion des Russes à qui elles en étaient redevables; que confiner les Russes sur la Vistule c'était laisser pour eux sans prix le sang qu'ils avaient versé des bords de l'Oder à ceux de la Seine, car après le désastre de Moscou Napoléon leur offrait la Vistule, et ils auraient pu rentrer chez eux, sans s'exposer à de nouveaux hasards, sans sacrifier deux à trois cent mille soldats pour continuer la guerre en 1813, après s'être délivrés du grand-duché de Varsovie, et en restant nantis de la Bessarabie et de la Finlande; mais que maintenant on semblait ne plus penser à la grande résolution qu'ils avaient prise de passer la Vistule, malgré le sage Kutusof; que ceux des coalisés, les Autrichiens notamment, qu'il avait fallu violenter pour les entraîner à cette croisade européenne, et qui n'avaient pas dépensé le quart du sang répandu par les Russes, voulaient avoir seuls les fruits de la victoire; que n'ayant pas eu un village brûlé, ils refusaient de donner aux Russes le prix des ruines de Moscou; que les diplomates, en agissant ainsi, faisaient leur métier, mais que des princes pleins d'honneur, comme Alexandre et Frédéric-Guillaume, rapprochés par l'âge, par les vicissitudes de leur vie, par (p.~536) de communs revers, de communs succès, ne devaient pas permettre à l'ingratitude de les brouiller; que toujours heureux lorsqu'ils avaient été unis, malheureux lorsqu'ils s'étaient séparés, ils devaient avoir la superstition de leur union, et pour le bonheur de leurs peuples, pour leur bonheur privé, vivre et mourir alliés.

Il y avait beaucoup de vérité dans ce langage, non du point de vue européen, mais du point de vue prussien et russe, et il est certain que si, en détachant la Prusse de lui, on avait réduit Alexandre à rester sur la Vistule, il aurait dû regretter amèrement de l'avoir passée à la fin de 1812, et de n'avoir pas traité avec Napoléon au commencement de 1813, sauf il est vrai la gloire acquise d'être entré dans Paris, et de s'y être conduit en vainqueur généreux et civilisé.

Les deux monarques se jettent dans les bras l'un de l'autre, et se promettent d'être plus unis que jamais. Frédéric-Guillaume était fort sensible aux considérations de droiture, de constance en amitié, et il sentait d'ailleurs les obligations que l'Allemagne avait à l'empereur Alexandre, car si ce dernier eût suivi le conseil de Kutusof, et traité avec Napoléon après le passage de la Bérézina, l'issue des événements eût été bien différente. Il fut sensible aussi à la véhémence d'Alexandre, laquelle (d'après le propre récit de M. de Hardenberg) fut vraiment extraordinaire. Touché jusqu'au fond de l'âme, attachant en outre une sorte de superstition à son amitié avec le czar, il se jeta dans ses bras, et jura de lui rester fidèle. Mais Alexandre lui dit que la fidélité du roi ne suffisait pas sans la fidélité des ministres, et qu'il avait lieu de douter de celle-ci. (p.~537) Pour s'en éclaircir on appela M. de Hardenberg, et l'explication commencée avec le roi s'acheva devant le premier ministre. M. de Hardenberg est appelé, et obligé de s'engager de nouveau à la politique unie de la Prusse et de la Russie. Elle fut tout aussi vive avec ce dernier qu'elle l'avait été avec le roi lui-même. Ayant voulu présenter quelques-unes des raisons que faisaient valoir les Anglais et les Autrichiens pour tenir les Russes éloignés de la frontière prussienne, il fut violemment repoussé, et après un vain essai de résistance il fut contraint de se rendre, et de promettre de soutenir la politique à laquelle Alexandre et Frédéric-Guillaume venaient de s'engager de nouveau de la manière la plus solennelle.

L'arrangement qu'ils durent continuer de défendre en commun, c'était l'abandon à la Russie de la plus grande partie des provinces polonaises, moyennant la dévolution à la Prusse de la Saxe tout entière. Bases sur lesquelles on assoit la nouvelle constitution de la Pologne. Dans son projet, à la fois romanesque et ambitieux, de reconstituer la Pologne, Alexandre tenait surtout à posséder Varsovie, que les derniers partages avaient assignée à la Prusse afin de séparer la tête du corps, et de faire ainsi de cet infortuné pays un cadavre à jamais privé de vie.

Dislocations produites par les divers partages. En effet, les trois partages de 1772, de 1793, de 1795, avaient successivement disloqué la Pologne de manière à ne pas lui permettre de se reconstituer. Dans le premier (celui de 1772, imaginé et négocié par Frédéric le Grand), chacune des puissances copartageantes ne s'était attribué que ce qui lui était le plus nécessaire. La Prusse avait pris les bouches de la Vistule et les deux bords de cette rivière jusqu'à Thorn exclusivement, afin de faire disparaître les territoires polonais interposés entre (p.~538) la Vieille-Prusse et la Poméranie. L'Autriche avait pris la Gallicie, formant le pied des Crapacks; la Russie avait pris l'espace tant disputé au moyen âge entre les Moscovites et les Polonais, c'est-à-dire l'ouverture placée entre Smolensk et Witebsk, entre les sources de la Dwina et celles du Dniéper, et un territoire au delà, de Jacobstadt à Rogaczew, c'est-à-dire la partie orientale de la Lithuanie. (Voir les cartes nos 37 et 54.)

En 1793 et 1795 on avait tout pris, en suivant chacun ses convenances, mais en s'attachant surtout à séparer les membres de la malheureuse Pologne, de façon à les mettre hors d'état de jamais se rejoindre. Ainsi la Prusse s'était attribué le grand-duché de Posen, indispensable pour lier la Silésie et la Vieille-Prusse; elle avait ajouté à la Vieille-Prusse toute la partie de la Lithuanie qui s'étend jusqu'au Niémen de Drogitchin à Kowno, et enfin Varsovie elle-même, qu'on avait refusée à la Russie pour que celle-ci, destinée à avoir la plus grande partie du corps, n'eût pas aussi la tête. L'Autriche avait descendu la Vistule, à gauche jusqu'à la Pilica, à droite jusqu'au Bug. La Russie avait eu tout le reste, c'est-à-dire la Lithuanie entière, la Volhynie, la Podolie, etc. Lorsque Napoléon en 1807 et en 1809 avait songé à refaire la Pologne sous le nom de grand-duché de Varsovie, dispensé alors de ménagements envers la Prusse, mais non envers l'Autriche et la Russie, il avait repris d'abord à la Prusse les bouches de la Vistule, Dantzig qu'il avait érigé en ville soi-disant libre, le duché de Posen, le territoire à la gauche du Niémen, Varsovie surtout. Il (p.~539) avait ensuite, en laissant à l'Autriche la Gallicie, repris les deux rives de la haute Vistule jusqu'à la Pilica et jusqu'au Bug; mais il n'avait rien retiré à la Russie, qu'il ménageait encore plus que l'Autriche, puisqu'à cette époque il en avait fait le pivot de sa politique. De ces diverses reprises il avait composé le grand-duché de Varsovie, consistant spécialement dans le bassin de la Vistule depuis sa naissance vers les Crapacks jusqu'à son embouchure dans la Baltique, touchant presque à l'Oder d'un côté, s'étendant jusqu'au Niémen de l'autre, mais laissant en dehors la Lithuanie, la Volhynie, la Podolie, la Gallicie, c'est-à-dire plus des deux tiers du territoire polonais. (Voir la carte no 54.)

La Russie en 1814, voulant à son tour reconstituer la Pologne, avait sur Napoléon l'avantage de posséder une bien plus grande portion du territoire polonais, mais si on la forçait de s'arrêter à la Vistule même, elle ne devait avoir qu'un côté du bassin de cette rivière; elle ne devait surtout pas avoir Varsovie, si on s'en tenait rigoureusement au mode de partage résultant des traités de Kalisch, de Reichenbach, de Tœplitz. Comment Alexandre voudrait tracer le nouveau territoire de la Pologne. Ce qu'Alexandre voulait donc, c'étaient les deux rives de la Vistule, pour avoir Varsovie d'abord, c'est-à-dire la tête et le cœur du corps qu'il projetait de ressusciter, et, sur la rive gauche, assez de territoire pour que la capitale du nouvel État ne fût pas à la frontière. (Voir les cartes nos 54 et 37.) Pour ces motifs il désirait obtenir tout le duché de Posen, c'est-à-dire englober les deux rives de la Wartha. Il aurait voulu aussi remonter la Vistule jusqu'à Cracovie, rive droite et rive gauche (p.~540) comprises. Mais c'était demander à l'Allemagne, et particulièrement à la Prusse, de laisser arriver la Russie jusqu'à l'Oder, ce qui la plaçait bien près de Dresde et de Berlin, et à l'Autriche de la laisser remonter bien près des Crapacks, ce qui était l'abandon complet de la partie autrichienne du grand-duché de Varsovie, qu'on avait pourtant promis de se partager à peu près comme autrefois. Il est vrai qu'Alexandre disait que lorsqu'on avait promis de partager ce duché, on n'avait reconquis ni le Tyrol, ni l'Italie, ni la Hollande, ni la Belgique, et que l'Autriche, si prodigieusement enrichie grâce à ces acquisitions, pouvait bien lui abandonner toute sa part du grand-duché.

Concessions à offrir à l'Autriche, pour lui faire agréer les frontières qu'on se propose d'adopter. Les liens étant en ce moment resserrés avec la Prusse, il fut convenu de nouveau que la Russie passerait la Vistule, et en aurait la rive gauche en remontant aussi haut que possible. Toutefois, du côté de la Prusse, elle devait s'étendre plus ou moins dans la direction de la Wartha, selon que la Prusse obtiendrait plus ou moins au centre de l'Allemagne, c'est-à-dire en Saxe. C'était un point à régler après qu'on en aurait fini de la question de la Saxe, et en proportion du succès qu'on aurait remporté dans cette négociation. À l'égard de l'Autriche, Alexandre, en lui laissant la Gallicie qu'elle avait invariablement possédée depuis le premier partage, entendait recouvrer les portions de la Pologne qu'elle avait acquises dans le deuxième et le troisième partage, ce qui comprenait la rive gauche de la Vistule jusqu'à la Pilica, et la rive droite jusqu'au Bug, et dans ses vues il avait raison, car sans ces portions (p.~541) de territoire, Varsovie au levant se serait encore trouvée à la frontière. Mais c'était justement demander à l'Autriche toute sa part du grand-duché, qu'on était convenu de rendre aux anciens copartageants. À la vérité on pouvait, en insistant sur l'acquisition du Tyrol et de l'Italie non prévue en 1813, adoucir le sacrifice exigé de l'Autriche par l'abandon des mines de sel de Wieliczka, qui pour elle étaient de la plus grande importance; on pouvait faire de Cracovie une ville libre, comme on l'avait projeté pour Thorn et pour tous les points trop vivement disputés; on pouvait enfin lui rétrocéder le district riche et peuplé de Tarnopol, formant la Gallicie orientale, et donné par Napoléon à la Russie en 1809. D'ailleurs il y avait à faire valoir la raison de nécessité, car Varsovie n'avait pas même de banlieue, si on ne s'arrondissait pas au levant en reprenant les pays situés entre le Bug et la Pilica.

Attitude projetée de la Prusse dans la question polonaise, calculée de manière à pouvoir dire à l'Autriche qu'on a rempli les conditions mises par elle à l'abandon de la Saxe. Quant aux arrangements à négocier entre l'Autriche et la Russie, la Prusse devait être l'intermédiaire des concessions que la Russie ferait à l'Autriche pour en obtenir la haute Vistule, et remplir ainsi autant que possible l'une des conditions que M. de Metternich avait mises au sacrifice de la Saxe, celle de s'unir aux puissances occidentales dans la question polonaise. Nous venons de dire en effet, qu'obligé de se prêter aux manœuvres de lord Castlereagh, M. de Metternich s'était montré disposé à livrer la Saxe à la Prusse, à certaines conditions, qu'il espérait qu'on ne remplirait pas, c'est que Mayence appartiendrait à la Confédération, c'est que le Mein (p.~542) et la Moselle sépareraient les États allemands du Nord de ceux du Midi, et qu'enfin, dans la question polonaise, la Prusse opinerait avec l'Angleterre et l'Autriche. Décidée à concéder les points qui concernaient l'Allemagne, la Prusse, en faisant semblant d'aider l'Autriche dans le tracé des frontières polonaises vers la Gallicie, pouvait dire qu'elle avait rempli les conditions mises à l'abandon de la Saxe, et tenir dès lors le cabinet de Vienne pour engagé envers elle. Le succès de cette espèce de comédie importait fort à Alexandre, car la Russie s'avancerait dans le duché de Posen en proportion de ce que la Prusse obtiendrait en Saxe.

Alexandre et Frédéric-Guillaume s'étant ainsi remis d'accord, n'en furent que plus fermes dans leur ambition, et plus résolus dans leur langage. M. de Hardenberg avoue à lord Castlereagh ce qui s'est passé entre les deux souverains, et les nouveaux engagements qu'ils ont pris l'un envers l'autre. Toutefois le prince de Hardenberg, que lord Castlereagh avait espéré ébranler en lui procurant la Saxe aux conditions indiquées, ne put guère dissimuler au représentant de l'Angleterre les nouveaux liens qui venaient de rattacher la Prusse à la Russie. Il raconta lui-même la scène qui s'était passée entre Frédéric-Guillaume et Alexandre, en affirmant que jamais il n'en avait vu de pareille, et que devant une telle scène toute résistance était devenue impossible. Lord Castlereagh vit ainsi ses calculs trompés et M. de Metternich les siens réalisés, car ce dernier n'avait fait semblant de sacrifier la Saxe que parce qu'il était persuadé que la Prusse ne remplirait pas les conditions auxquelles on la lui cédait. Lord Castlereagh adressa de vifs reproches au prince de Hardenberg, lui dit qu'il (p.~543) aurait dû donner sa démission plutôt que de se rendre, mais ne l'amena pas à la donner, et la Prusse resta liée à la Russie plus fortement que jamais.

Sur ces entrefaites, un incident imprévu fit ressortir davantage encore le mécompte de la diplomatie anglaise, et provoqua même une véritable crise. On a vu que la Russie et la Prusse avaient osé prendre possession des territoires en litige, la Russie en évacuant la Saxe pour la livrer aux troupes prussiennes, en concentrant par conséquent ses forces sur la Vistule, et en expédiant le grand-duc Constantin à Varsovie pour y organiser le nouveau royaume de Pologne; la Prusse en occupant ostensiblement la Saxe tout entière, et en y envoyant des officiers civils pour y établir l'administration prussienne. Cette double démonstration avait paru fort inconvenante, et n'avait pas peu contribué, comme nous venons de le raconter, à décider la réunion immédiate du congrès. Une publication accidentelle, suite inévitable des actes imprudents de la Russie et de la Prusse, mit le comble au scandale, et poussa leurs adversaires au dernier degré d'exaspération.

Proclamation du prince Repnin, gouverneur de la Saxe, annonçant aux Saxons qu'ils vont passer sous l'autorité de la Prusse, du consentement de toutes les puissances. Le prince Repnin, gouverneur de la Saxe pour la Russie, en quittant cette province qu'il avait sagement administrée, crut devoir adresser ses adieux aux Saxons, et, dans une déclaration qui devint publique, leur annonça formellement qu'ils allaient passer sous le gouvernement de la Prusse, par suite d'un accord avec l'Angleterre et l'Autriche elle-même. Il leur dit qu'au surplus leur pays ne serait point morcelé, qu'ils resteraient, comme on le leur (p.~544) avait promis, sujets du même souverain; que ce souverain, Frédéric-Guillaume, connu par ses vertus, assurerait leurs droits et ferait leur bonheur, comme il faisait déjà celui de ses nombreux sujets; que sans doute ils devaient regretter le vieux roi, qui pendant quarante ans leur avait procuré le plus doux repos, mais qu'une destinée supérieure avait prononcé, et qu'après de justes regrets accordés à Frédéric-Auguste, ils seraient fidèles à Frédéric-Guillaume, et se montreraient dignes de ses bienfaits par leur soumission et leur dévouement.

Grand effet de cette proclamation sur les Allemands. La bonne foi de cette déclaration, les excellents sentiments mêmes qu'elle respirait, en rendirent l'effet plus grand, en prouvant à quel point les choses étaient avancées. Elle produisit une impression extraordinaire sur tous les Allemands réunis à Vienne. Lord Castlereagh, M. de Metternich, furent assaillis de questions. On leur demanda s'il était vrai que la Saxe fût, de leur consentement, devenue une province prussienne, et qu'ainsi le congrès, solennellement convoqué à Vienne, eût été réuni pour consommer une usurpation non moins odieuse que toutes celles qu'on avait reprochées à Napoléon. L'agitation des esprits devint extrême, et lord Castlereagh, craignant qu'en Angleterre on ne comprît pas bien une politique qui pour racheter la Pologne sacrifiait la Saxe, M. de Metternich, n'ayant aucun doute sur le détestable effet de cette politique parmi les Autrichiens, se hâtèrent de démentir les assertions du prince Repnin. Démentis donnés par l'Angleterre et l'Autriche, et rendus par la Prusse et la Russie. Ils les démentirent dans des conversations, dans des articles de journaux, en affirmant que le gouverneur russe (p.~545) de la Saxe avait donné pour réalisé ce qui n'était pas même résolu, et ce qui dépendait encore de négociations fort difficiles, et fort éloignées d'une conclusion. Les Russes et les Prussiens répondirent avec beaucoup d'aigreur qu'on jouait sur les mots, que sans doute rien n'était signé, mais que dans une note, formant engagement, l'Autriche avait admis l'incorporation de la Saxe à la Prusse, à des conditions qui étaient toutes accomplies, et que l'Angleterre n'avait jamais contesté cette incorporation. À ces assertions les Autrichiens répliquèrent qu'en s'exprimant de la sorte on trompait la bonne foi des légations réunies à Vienne, que l'Autriche avait toujours considéré le sacrifice de la Saxe comme un malheur pour l'Allemagne, et par suite pour l'Europe, qu'elle avait sans cesse conseillé à la Prusse d'y renoncer dans son intérêt même, et qu'en tout cas elle y avait mis des conditions dont la principale restait inaccomplie, c'était que le cabinet de Berlin se séparerait de la Russie dans le règlement de la question polonaise. Au milieu de ces contradictions, de ces démentis, un nouveau fait du même genre vint ajouter encore à l'irritation des esprits. Proclamation du grand-duc Constantin aggravant celle du prince Repnin. On lut une proclamation du grand-duc Constantin adressée aux Polonais, et dans laquelle, au nom de son frère Alexandre, il les appelait à se réunir tous autour du vieux drapeau de la Pologne, pour défendre leur existence et leurs droits menacés.

Cette dernière manifestation mit le comble à l'exaspération générale. Les adversaires des Prussiens et des Russes pensèrent dès lors qu'il fallait à tant de hardiesse opposer autre chose que des articles de (p.~546) journaux ou des propos dans les salons de Vienne, et ils n'hésitèr