The Project Gutenberg eBook of Les aventures du jeune Comte Potowski, Vol. 1 (of 2)

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Title: Les aventures du jeune Comte Potowski, Vol. 1 (of 2)

Author: Jean Paul Marat

Editor: P. L. Jacob

Release date: November 27, 2018 [eBook #58362]

Language: French

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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES AVENTURES DU JEUNE COMTE POTOWSKI, VOL. 1 (OF 2) ***

UN
ROMAN DE CŒUR,

PAR
MARAT,
L'AMI DU PEUPLE;

Publié pour la première fois, en son entier, d'après le manuscrit autographe, et précédé d'une notice littéraire;

Par le bibliophile JACOB.

I.

PARIS,
CHEZ LOUIS CHLENDOWSKI.
8, RUE DU JARDINET.

1848.

Imprimerie de Cosson, rue du Four-Saint-Germain, 47.

PRÉFACE.

L'authenticité de cet ouvrage inédit de Marat est incontestable: le manuscrit original, entièrement autographe, est resté, pendant plus d'un mois, exposé dans les bureaux du Siècle, où le public a été admis à le voir; il n'y avait pas de doute possible pour quiconque connaît l'écriture de l'auteur. Ce manuscrit, qui depuis dix ans était entré dans la bibliothèque de M. Aimé Martin, figure sous le no 713 du catalogue de cette précieuse bibliothèque et doit être vendu aux enchères publiques, le 25 novembre prochain.

La publication du roman de Marat, faite dans un journal, avait été réduite aux conditions de la presse périodique, c'est-à-dire tronquée et même altérée: le journal ne pouvait accepter certains détails, certaines scènes d'un genre un peu trop vif, qui eussent blessé peut-être la louable pruderie du feuilleton; mais le livre n'ayant pas de ces réserves timorées à garder avec ses lecteurs, nous avons jugé nécessaire de rétablir tout ce que le journal avait supprimé et de ne rien changer au style du manuscrit, sans toutefois en respecter l'orthographe bizarre et souvent incorrecte.

Il a fallu cependant se reporter au temps où l'ouvrage a été composé, pour conserver l'orthographe, alors usitée, des noms historiques et géographiques polonais: c'eût été commettre un véritable anachronisme, que d'écrire ces noms autrement qu'ils sont écrits dans tous les livres du XVIIIe siècle. Nous avons dû les laisser tels qu'on les avait francisés à cette époque où les relations avec la Pologne n'étaient pas assez fréquentes pour qu'on eût des idées justes et exactes à l'égard de ce pays. De là, une foule d'erreurs étranges dans le roman de Marat, qui prend quelquefois un nom d'homme pour un nom de ville et réciproquement. On n'eût pas corrigé ces fautes qui nous semblent si grossières aujourd'hui et qui existent dans la plupart des romans français contemporains, sans altérer le caractère de l'œuvre même. Il appartiendra aux éditeurs futurs d'apprendre à Marat la géographie de la Pologne, par exemple, et de rectifier le texte dans les notes. Quant à cette première édition, qui ne paraît qu'en 1847, Marat s'y montre aussi naïvement que si son roman eût été imprimé en 1775, à Amsterdam, chez Marc-Michel Rey, avec la Nouvelle-Héloïse de J.-J. Rousseau.

Il est donc nécessaire, en le lisant, de se rappeler la date de la composition et le goût littéraire de ce temps-là, pour apprécier les qualités réelles de l'ouvrage, à travers les descriptions pittoresques, les dissertations sentimentales et les thèses philosophiques dont l'action est surchargée. On comprendra que l'apparition du Roman de cœur de Marat aurait été un événement dans la littérature lorsque la Nouvelle-Héloïse, Candide et le Sopha faisaient les délices de la société française, la plus polie et la plus spirituelle de l'Europe.

MARAT
PHILOSOPHE ET ROMANCIER.

Il y a six ans à peine, Marat n'était pas tout-à-fait mort sous le poignard de Charlotte Corday, puisque sa sœur, Albertine Marat, vivait encore à Paris, fidèle héritière des idées et des doctrines de ce terrible Ami du Peuple.

Mademoiselle Marat semblait avoir recueilli en elle-même l'âme forte et passionnée de son frère, qu'elle pleurait sans cesse, comme si elle ne l'eût perdu que de la veille.

C'était une républicaine inflexible, que l'âge n'avait pas refroidie, que les événements n'avaient pas changée; vainement le Directoire, le Consulat, l'Empire, la Restauration et même la Révolution de juillet 1830 étaient venus successivement bouleverser ou métamorphoser la face du pays: elle n'y avait pas pris garde, semblable à une somnambule qui poursuit son rêve sans tenir compte des objets extérieurs, et qu'on n'éveille pas en sursaut, de peur de la voir tomber foudroyée; elle rêvait donc que l'esprit de 93 planait autour d'elle et que Marat veillait toujours sur son peuple.

Rien ne saurait rendre l'impression profonde et presque douloureuse qu'on éprouvait à entendre les prédications démagogiques de cette prêtresse de notre grande Révolution, et surtout l'éternelle oraison funèbre de son héros, de son dieu, de ce Marat qu'on ne nomme pas sans horreur et sans effroi.

Il faut l'avouer, elle ne nous montrait pas Marat tel que nous le connaissons, tel que l'histoire nous l'a couvert de boue et de sang; elle en faisait un être exclusivement vertueux, animé des plus purs sentiments de patriotisme, bon et généreux, que sais-je! simple et candide, un véritable philosophe enfin, qui avait mission de régénérer le monde, ou du moins la France.

On comprenait, à ce panégyrique prononcé avec une conviction solennelle, que le fanatisme sans-culotte avait pu comparer Marat à Jésus-Christ, l'Évangile au journal de l'Ami du Peuple, et composer une prière adressée sans doute à la guillotine, et commençant ainsi: O sacré cœur de Jésus! ô sacré cœur de Marat!

Cette vieille femme, à la physionomie dure et sévère, au regard fier et inspiré, à la parole ardente et audacieuse, survivait donc à son frère, d'effroyable mémoire, pour lui décerner une espèce de culte, pour lui refaire un panthéon dans la pauvre demeure où elle s'était retirée avec les reliques de celui qu'elle appelait hautement le martyr de la liberté, avec les livres, les papiers et les manuscrits de Jean-Paul Marat.

Bien des hommes curieux de s'instruire du passé, bien des esprits préoccupés de l'étude de cette Révolution si pleine de mystères, bien des vieillards qui avaient vu, bien des jeunes gens qui n'avaient fait que lire, allèrent alors interroger les souvenirs de la sœur de Marat et s'en retournèrent émus ou étonnés, n'osant porter un jugement de réprobation ou d'absolution sur les actes, sur le caractère de cet étrange Ami du Peuple.

Parmi ceux qui aimaient à remonter, pour ainsi dire, à la source de la Révolution et qui se trouvaient quelquefois réunis chez mademoiselle Marat, nous citerons seulement un penseur, un publiciste de grand mérite, M. Haureau, le savant et judicieux auteur de l'Histoire littéraire du Maine; un littérateur ingénieux, M. de Labédollière; un poète, M. Esquiros; un témoin éclairé et impartial des faits et gestes de la République et de ses enfants, M. le colonel Maurin, bien connu par la précieuse collection révolutionnaire qu'il ramasse depuis quarante ans; un écrivain distingué de l'école sentimentale de Bernardin de Saint-Pierre, M. Aimé-Martin, cet excellent homme qui vient de s'éteindre immortalisé par l'adieu de Lamartine.

Aimé-Martin était un esprit doux, tendre et honnête: il n'avait jamais tourné les yeux vers la période révolutionnaire que pour en détester les agents et que pour en plaindre les victimes. Le nom de Marat lui inspirait un invincible dégoût.

Eh bien! il surmontait ce dégoût, il le cachait même sous un air froid et poli, quand il se rendait chez la sœur du monstre, comme il le désignait avec une énergique indignation.

Qu'allait-il donc faire dans cette maison?

Aimé-Martin était, avant tout, bibliophile, autographile, amateur et collecteur de livres et d'autographes. Or, c'était aux manuscrits de Marat qu'il en voulait, et un jour (il fallut sans doute qu'Albertine eût bien faim, pour vendre la dépouille littéraire de son frère) il emporta sous son bras le volume autographe qui l'empêchait de dormir depuis qu'il en avait appris l'existence; un roman inédit, un roman de cœur, inventé, pensé, écrit par Marat: Les aventures du jeune comte Potowsky.

Une fois légitime possesseur de ce singulier trésor, Aimé-Martin se dispensa de fréquenter le petit club d'Albertine, qui mourut peu de temps après en distribuant les papiers du Sacré-Cœur de Marat.

Allez visiter l'intéressante collection du vénérable colonel Maurin, et vous y verrez les épreuves de journal que Marat corrigeait dans son bain lorsqu'il fut frappé par Charlotte Corday: ces épreuves ont été teintes de son sang; vous y verrez les couronnes civiques que le peuple décerna plus d'une fois à son défenseur; vous y verrez les portraits et les bustes qui furent un moment les idoles de la nation.

Quant au roman de Marat, recueil de 240 pages écrites de sa plus jolie écriture, avec ses fautes d'orthographe ordinaires, il fut revêtu d'une charmante reliure janséniste en maroquin noir par un habile artiste, Niédrée ou Bauzonnet, et il demeura caché dans la bibliothèque d'Aimé-Martin jusqu'à sa mort. C'est dans cette bibliothèque que nous sommes allés le chercher pour le mettre en lumière.

Aimé-Martin s'était toujours refusé à publier cet ouvrage remarquable à différents titres, malgré nos instances: il nous permit, toutefois, de l'examiner, et nous en signala même les passages les plus singuliers.

Il voulait, disait-il, avoir seul le privilége de connaître, de conserver le véritable Marat, Marat philosophe, Marat sentimental, Marat écrivain, Marat romancier.

—Il y a eu deux Marat, nous disait-il avec cette originalité de causerie fine et spirituelle qu'on se plaisait tant à écouter chez lui et chez Charles Nodier: le Marat que tout le monde sait, l'affreux, l'exécrable pourvoyeur de la guillotine, qui demandait cinq cent mille têtes pour orner son autel de la patrie, je n'en parlerai pas; je voudrais croire, pour l'honneur de l'humanité, qu'un pareil scélérat n'a jamais vécu; mais l'autre Marat, dont personne aujourd'hui ne soupçonne l'existence, celui qui fut l'élève et l'admirateur de Jean-Jacques Rousseau, l'ami de la nature, ce qui vaut mieux que d'être à sa façon l'Ami du Peuple, le savant auteur de plusieurs découvertes dignes de Newton dans la chimie et la physique, l'écrivain énergique et coloré qui a fait un livre de philosophie digne du philosophe de Genève…

—Et c'est Marat qui a fait tout cela? interrompis-je; j'avouerai n'avoir rien lu de lui, excepté quelques hideuses citations de son journal.

—Le journal du second Marat? mais le premier n'a écrit que des ouvrages scientifiques, philosophiques et littéraires; le premier était médecin des gardes-du-corps du comte d'Artois; il mourut ou plutôt il disparut à la fin de l'année 1789 pour faire place à son odieux homonyme.

—Je les ai beaucoup connus l'un et l'autre! reprit Nodier, qui se trouvait là, et qui avait la manie de se faire contemporain de tous les acteurs de la Révolution, qu'il ne vit pas même passer devant son berceau. Mais il me semble que le bourreau devait être fils du médecin, et que celui-ci, en coupant des têtes de grenouilles pour ses expériences de physique, avait enseigné au second à couper des têtes d'hommes.

—Ne parlons pas de ce cannibale, repartit Aimé-Martin; mais de l'autre, tant qu'il vous plaira. C'était une belle âme qui s'ouvrait à tous les sentiments nobles et généreux; il prit Rousseau et Montesquieu pour modèles: il eût mérité de se placer à côté d'eux, comme moraliste, comme écrivain. Par malheur, il osa s'attaquer à la secte des philosophes, à Voltaire surtout, à Helvétius, à Diderot: il fut écrasé ou plutôt étouffé dans l'obscurité. Je ne doute pas que l'injustice de ses contemporains à son égard ne l'ait poussé à changer de route et à s'éloigner de la scène des sciences et des lettres: «Siècle ingrat, dit-il alors, tu n'as pas voulu accepter le savant qui t'a révélé le vrai système de la lumière, des couleurs, de l'électricité, le philosophe qui t'a appris ce que c'est que l'homme; eh bien! tu accepteras avec épouvante le vampire qui boira le meilleur de ton sang!»,

—Je ne me suis pas encore rendu compte, dit Charles Nodier, de la transformation du royaliste en démagogue furieux, de l'élève de Rousseau en séïde de Danton; il y a, entre ces deux personnages, une solution de continuité immense que je voudrais m'expliquer.

—Dites-moi seulement, répliquai-je, vous qui avez connu le premier Marat, s'il était aussi laid, aussi repoussant que le second?

—Il n'était pas laid, puisqu'il était aimé et amoureux, objecta Nodier.

—Marat a été aimé par une femme! m'écriai-je.

—Assurément, dit Aimé-Martin; celui qui a répandu son cœur dans ce roman, était inspiré par une passion véritable, comme Rousseau composant la Nouvelle Héloïse.

—Voilà de quoi réhabiliter Marat, repris-je; malheureusement on n'y croira pas.

—Oui, si le manuscrit autographe n'était pas là, si l'on n'avait pas d'ailleurs le traité De l'Homme, rempli de tableaux voluptueux et d'images gracieuses.

—En vérité, vous me donnez goût à étudier votre Marat, et s'il se peut faire, nous lui rendrons la place qui lui appartient parmi les philosophes et les écrivains français.

Je me mis à l'œuvre, et je commençai par lire le roman posthume que me confia Aimé-Martin: je crus relire la Nouvelle Héloïse, et par intervalles, à ma grande surprise, les Amours du chevalier de Faublas. Je compris alors comment Marat, après sa métempsychose, gardait tant de haine contre Louvet: c'était sans doute jalousie de métier.

Je fus donc amené sans répugnance à rechercher et à lire tous les ouvrages du premier Marat, et j'y trouvai, comme Aimé-Martin me l'avait annoncé, le savant profond et hardi, le philosophe sagace et intelligent, le moraliste sensible et passionné, l'écrivain pittoresque, assez élégant, mais peu correct; enfin, ce que Nodier ni Aimé-Martin n'eussent pas reconnu, le législateur sage et humain.

Ce sont ces découvertes assez inattendues que je voudrais démontrer au plus incrédule, en publiant pour la première fois ce roman inédit, qui, quoique signé par Marat, ne serait peut-être pas désavoué par l'auteur de la Nouvelle Héloïse.

La jeunesse de Marat s'est passée dans l'étude et la méditation.

«Il paraît, dit Fabre d'Églantine dans le Portrait de Marat, que les premières années de sa vie se sont écoulées à la campagne ou dans les lieux simples et retirés: c'est là que la bonté de son naturel s'était développée et consolidée par l'aspect de la nature et des hommes les plus rapprochés d'elle et par l'influence d'un état de mœurs simples et paisibles.»

Il était né comme Jean-Jacques, au pied des Alpes, à Baudry, petit village de la principauté de Neufchâtel, et avant d'étudier l'homme, il avait étudié la nature.

Ses ouvrages sont tout parsemés de descriptions champêtres qui ne feraient pas mauvais effet dans Émile ou dans les Promenades d'un penseur solitaire; par exemple:

«A la vue d'une belle campagne, dont le soleil nuance l'émail, de ses rayons changeants, à la fin d'une journée sereine, on ressent un plaisir secret qu'on goûte rarement ailleurs. La verdure de la prairie, le doux parfum des fleurs, le chant harmonieux des oiseaux et la fraîche haleine des zéphirs portent insensiblement la gaîté dans l'âme: on sent couler une douce paix dans le cœur; on éprouve une espèce d'enchantement involontaire auquel presque personne ne résiste. Autant la vue d'un charmant séjour est propre à nous inspirer la joie, autant la vue d'un affreux désert est propre à nous inspirer la tristesse. Des plaines sans gazon et sans fleurs, des arbres desséchés ou couverts d'un sombre feuillage, des masses énormes de rochers dépouillés de verdure et noircis par le temps, le bruit des torrents qui se précipitent avec fracas du haut des montagnes, mêlé au croassement des corbeaux et aux cris lugubres des aigles, objets affreux qui font passer la tristesse dans l'âme par tous les sens!»

Le Marat qui a tracé ce tableau agreste dans le Traité de l'Homme, liv. III, est-il bien le même que ce Marat qui, après avoir dit dans son Appel à la Nation en 1790: «Quelques têtes abattues à propos arrêtent pour longtemps les ennemis publics!» et dans son placard C'en est fait de nous: «Cinq à six cents têtes abattues vous auraient assuré repos, liberté et bonheur!» demandait cinq cent mille têtes deux ans plus tard?

Il aimait les fleurs, les ruisseaux, les zéphyrs au souffle lascif, ce bon M. Marat, médecin des gardes-du-corps de Monsieur. «Personne plus que moi n'abhorre l'effusion du sang, s'écrie l'Ami du Peuple dans son adresse aux Patriotes français, placardée dans Paris le 10 août 1792; mais, pour empêcher qu'on en fasse verser à flots, je vous presse d'en verser quelques gouttes!»

Saint-Lambert et Roucher, dans leurs poèmes, Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre, dans leurs ouvrages moraux, Gessner et Florian, dans leurs idylles, nous ont répété cent fois que l'homme vertueux était l'amant de la nature. Ils avaient compté sans Marat, l'Ami du Peuple.

Celui-ci aimait tant la nature, qu'il se regardait comme le plus vertueux des Génevois: «Je respecte la vérité, j'adore la justice, et je ne veux que le bien!» s'écriait-il dans son Appel à la Nation; il avait conscience de sa vertu, puisqu'il en parlait à chaque instant: «Que l'homme honnête qui a quelque reproche à me faire se montre, écrivait-il dans sa Dénonciation au tribunal du public contre Necker, et si jamais j'ai manqué aux lois de la plus austère vertu, je le prie de publier les preuves de mon déshonneur!»

Cette vertu n'allait pas jusqu'à lui défendre d'employer la sensibilité de son cœur, peut-être même la sensualité de son organisation, avant que la politique en eût fait un fidèle époux, sinon une statue de marbre.

Le citoyen Ballin vante la sévérité des mœurs de Marat, dans l'oraison funèbre qu'il lui consacra sous le titre de: Marat, du séjour des immortels, aux Français!

Mais J. M. Henriquez, dans la Dépanthéonisation de Marat, patron des hommes de sang et des terroristes, publiée, il est vrai, après le 9 thermidor, ne craint pas de nous représenter Marat comme un libertin:

«Marat, adonné au plus crapuleux libertinage, avait pour déesse une de ces femmes vendeuses de voluptés, et qu'une loi sage ne peut avouer pour épouse légitime sans autoriser la subversion du corps social… Est-il vrai que Marat ait été marié? Est-il mort dans le concubinage? S'il était marié, que d'outrages faits à la foi conjugale!»

Marat n'était pas marié, mais il avait une maîtresse qui vivait maritalement avec lui, à l'époque de son assassinat.

Cette audacieuse maîtresse, que Marat ne s'est pas contenté de peindre en buste dans le roman des Aventures du jeune comte Potowsky, était devenue ce que deviennent toutes choses en vieillissant, décrépite et enlaidie; elle n'en était que plus attachée à Marat, qu'elle admirait autant qu'elle l'avait aimé et dont elle osait quelquefois s'approprier le redoutable nom.

Ce fut en signant femme Marat, qu'elle écrivit au baron de B… (Besenval), qui avait pris la défense de Necker, dénoncé par Marat au tribunal du public: «On peut vous mettre au nombre de ces petits roquets qui, ne pouvant plus aboyer par vieillesse, toussent, toussent, pour donner des preuves de leur existence.»

Le baron répondit en baron, très-poliment, en se félicitant de ce que son petit livre lui avait valu l'honneur de recevoir une lettre de madame Marat. Il ajouta pourtant en post-scriptum: «Quelques-uns de mes amis m'ont voulu soutenir que M. Marat n'était point marié… Qu'il ait une femme à lui ou à un autre, qui ait le droit de prendre son nom, ou qui ne fasse qu'en emprunter le droit, cela m'est égal.»

Cette femme, qui écrivait par la petite poste à un baron, ne savait pas lire, si l'on en croit Vincent Formaleoni, canonnier de Paris, auteur anonyme d'un Éloge de Jean-Paul Marat.

Ce Vincent Formaleoni nous apprend que Marat, décrété d'accusation et de prise de corps, poursuivi par les gardes nationaux du général Lafayette, ne dut sa liberté et son salut qu'au dévoûment d'une femme généreuse et sensible.

Est-ce la même qui s'intitula veuve Marat, quand l'Ami du Peuple ne fut plus là pour l'envelopper d'ombre et de mystère, et qui obtint sous ce titre une pension civique qu'elle dut moins à ses droits qu'à la munificence de l'Assemblée nationale?

«Enthousiaste de la liberté, dit Formaleoni, la femme forte avait conçu la plus haute idée des vertus de Marat. Une noble passion succéda aux sentiments de l'estime… L'hospitalité et l'amour furent assez ingénieux pour dérober Jean-Paul Marat aux poursuites de ses persécuteurs.»

On m'assure que l'amour et l'hospitalité représentent deux femmes qui étaient d'intelligence pour sauver Marat: mademoiselle Fleury, du Théâtre-Français, sous le nom de l'Hospitalité, et l'héroïne du roman, sous le nom de l'Amour.

L'Amour hérita de l'imprimerie et des manuscrits de Marat, qui ne lui laissa d'ailleurs qu'un assignat de vingt-cinq sous, comme le déclara fièrement Albertine Marat dans sa Réponse aux détracteurs de l'Ami du Peuple, où elle avouait que son frère avait été «obligé, pour exister, à accepter les sacrifices qu'a faits pour lui sa compagne

Compagne, maîtresse ou veuve, elle fut d'accord avec mademoiselle Marat pour publier les œuvres politiques de l'Ami du Peuple: cette édition devait former quinze volumes in-8o, y compris un ouvrage posthume intitulé l'École du citoyen.

Le prospectus parut seul, annonçant qu'on s'abonnait chez la citoyenne veuve Marat, rue Marat, no 30, au prix de cinq livres par volume de 480 pages; mais dès que le premier volume fut mis sous presse, Robespierre fit saisir, dit-on, le matériel de l'imprimerie et arrêta la publication comme dangereuse à son parti.

Ce prospectus est le dernier signe de vie qu'ait donné cette veuve Marat, qui s'était enfermée avec lui dans le souterrain fameux «où la pudeur serait superflue» selon l'auteur du Panégyrique de Marat, imprimé en l'an III; cet auteur malicieux a prétendu que Charlotte Corday avait puni Marat de ses insolentes privautés, Marat qui allait «sautillant de nymphe en nymphe, et qui aimait à nager dans des torrents de délices.»

La veuve, que plus d'un historien du temps a traitée de mégère, eut l'air en effet de satisfaire un sentiment personnel de jalousie, lorsqu'elle se jeta sur Charlotte Corday et la meurtrit de coups en vomissant contre elle mille sales injures.

Quoi qu'il en soit, Marat avait connu l'amour; son livre De l'Homme en parle avec trop de science pour que ce soit seulement le résultat de la réflexion et du ouï-dire; il y revient si souvent dans le cours de cet ouvrage, qu'il s'excuse de tirer ainsi ses exemples de l'amour (t. II, p. 374): «Que les critiques me montrent donc, s'écrie-t-il, une autre passion tenant au physique qui puisse fournir un tableau supportable!»

On ne supporterait pas maintenant les différents tableaux que lui fournit cette passion peinte d'après nature.

C'est lui, toujours lui qui se pose en scène; ici, il fait un tendre aveu: «Lorsque vous pressez une maîtresse pudique de vous ouvrir son cœur, quoique soumise à regret aux leçons de sa mère, n'attendez pas néanmoins qu'elle vous avoue ses vrais sentiments; c'est toujours de l'amitié qu'elle a pour vous, mais quand lassée d'une longue et pénible résistance, cette fille dissimulée laisse enfin triompher son heureux amant…»

Là, il est séparé de ce qu'il aime: «L'amant malheureux éloigné de sa maîtresse chérie promène languissamment ses regards autour de lui; sans cesse occupé de cette chère image, il ne prend aucun intérêt à tout le reste; dans sa douce mélancolie, il recherche la retraite, la solitude, le silence des bois…»

Plus loin, il est inhumain à l'égard d'une belle, qui se meurt d'amour pour lui: «Après les fureurs d'une passion irritée, son âme succombe à ses maux, un feu interne la consume et la tient sans cesse éveillée; bientôt ses forces l'abandonnent… Déjà le lustre de ses beaux yeux est éteint…»

Ailleurs, enfin, il s'écrie comme Bertin l'élégiaque: Elle est à moi! et il chante un hymne à l'amour vainqueur: «L'amour élève le pouls, enflamme l'œil, anime le teint, embellit la face, donne la vie à ses traits et la grâce à tous ses mouvements.»

Oui, l'amour embellissait la face de Marat.

«Ses traits étaient hideux», dit le rédacteur de son article dans la Biographie universelle; «Sa laideur affreuse, dit l'auteur de son Panégyrique cité plus haut, coopère prodigieusement à ses triomphes. On voit avec étonnement en lui tous les magots de la Chine avec désavantage. Sa physionomie offre à l'œil surpris des traits confondus de l'hyène, du furet, du singe et du crapaud.»

Nous avons vu la toile, admirable d'horreur, où David l'a peint mort dans sa baignoire, et nous doutons que la laideur humaine puisse aller au-delà; mais Marat tombant sous le couteau qui ne lui donna pas le temps de mourir de la maladie qu'il combattait en vain depuis trois ans («il avait, dit Henriquez, le cerveau exalté par certaines pilules dans lesquelles il entre certaine dose de mercure»), Marat n'était plus Marat amoureux, philosophe et romancier.

Fabre d'Églantine, du moins, en a tracé un portrait moins horrible et plus ressemblant: «Il était de la plus petite stature; à peine avait-il cinq pieds de haut. Il était néanmoins taillé en force, sans être gros ni gras; il avait les épaules et l'estomac larges, le ventre mince, les cuisses courtes et écartées, les jambes cambrées, les bras forts, et il les agitait avec vigueur et grâce. Sur un col assez court il portait une tête d'un caractère très-prononcé: il avait le visage large et osseux, le nez aquilin, épaté et même écrasé; le dessous du nez proéminent et avancé; la bouche moyenne et souvent crispée dans l'un de ses coins par une contraction fréquente; les lèvres minces; le front grand; les yeux de couleur gris-jaune, spirituels, vifs, perçants, sereins, naturellement doux, même gracieux, et d'un regard assuré; le sourcil rare, le teint plombé et flétri, la barbe noire, les cheveux bruns et négligés.»

Ne voilà-t-il pas la laideur de Marat presque réhabilitée?

Il était loin de se croire laid, puisqu'il savait sa physionomie expressive:

«Dans les passions, dit-il, la face de l'homme devient un tableau vivant où chaque mouvement de l'âme est rendu avec force et délicatesse.»

Il savait aussi que ses yeux gris-jaune n'étaient pas sans pouvoir sur le beau sexe, ce qui lui faisait penser que l'œil est de toutes les parties du visage celle qui contribue le plus à la beauté ou à l'expression. «C'est dans cet organe admirable, dit-il, que l'âme se peint principalement; il en exprime les émotions les plus tumultueuses et les sentiments les plus doux.»

Il se flattait donc que son âme lui gagnerait les cœurs que sa figure eût pu lui aliéner.

L'âme de Marat!

Il ne badinait pas là-dessus, il proclamait hautement l'immortalité de l'âme, et dès le début de son livre De l'Homme, il avait averti les lecteurs qui se trouveraient en désaccord avec lui sur cette question, qu'il n'écrivait pas pour eux. Il était si bien persuadé de l'existence de l'âme, qu'il en avait fixé le siége dans les méninges ou tuniques du cerveau.

Voltaire le plaisanta sur la place préfixe qu'il donnait à l'âme, en l'appelant le maréchal des logis de S. A. S. l'Ame; mais les découvertes récentes de la physiologie ont prouvé que le logement n'était pas mal trouvé, et que Marat aurait dû y mettre le principe de la vie plutôt que l'âme, pour parler en anatomiste.

On voit que dès-lors, dés l'année 1775, il s'était occupé de la décapitation, sans prévoir les effets de la guillotine: «L'âme n'a plus de puissance sur le corps, dit-il, une fois que la tête en est séparée,» (t. Ier, p. 92.)

Dans cet ouvrage si neuf et si extraordinaire, imprimé en 1775 chez le libraire-éditeur de Rousseau, Marc-Michel Rey, à Amsterdam, on sent déjà Marat qui perce, ou plutôt on pressent ce qu'il est capable de devenir sous l'influence des événements.

Le chapitre sur la Pitié, où il réfute un prétendu paradoxe de Voltaire, est une révélation menaçante du Marat sanguinaire caché dans la peau du philosophe: «il est aisé de se convaincre que la nature n'a pas fait l'homme compatissant… La pitié est un sentiment factice, acquis dans la société. Ce sentiment naît de l'idée de la douleur et des rapports de forme avec les êtres sensibles… La pitié n'est autre chose que notre sensibilité tournée par la pensée vers ceux auxquels nous nous identifions… N'entretenez jamais l'homme d'idées de bonté, de douceur, de bienfaisance, et il méconnaîtra toute sa vie jusqu'au nom de pitié… Ainsi, longtemps frappée du même spectacle, l'âme n'en sent plus l'impression; elle s'endurcit à l'aspect des misères humaines; elle s'accoutume à voir souffrir, et elle devient impitoyable.»

Telle devint l'âme de Marat, quoique Fabre d'Églantine fasse l'éloge de sa bonhomie naturelle: «Il avait plus que de la bonhomie, dit-il. L'une des bases de son caractère était cette pudeur ineffaçable qu'engendrent et nourrissent toujours dans une âme honnête la simplicité, l'amour du vrai, le sentiment du beau et du bon.»

Marat avait dit lui-même dans son livre De l'Homme: «N'est-ce pas l'amour du beau et de l'honnête qui devient au cœur du sage une source inaltérable de sentiments délicieux, et lui fait éprouver au milieu des alarmes cette douce paix que l'infortune ne peut troubler?»

Le conventionnel Boileau, qui osa monter à la tribune pour accuser Marat, en disant: «Voici ce que ce tigre a écrit avec ses griffes de sang!» eût été bien surpris à la lecture du traité sur l'Homme.

Dans ce traité, Marat se passionne pour les sentiments élevés, pour les passions factices de l'imagination, pour l'amour de la gloire, pour l'amour de la patrie. «Les âmes passionnées de la gloire, dit-il, aiment l'estime pour l'estime, et la fumée de la réputation pour elle-même… C'est l'amour de la patrie, dit-il plus loin, qui porta les Posthumius, les Curtius, les Décius à se dévouer pour elle; c'est lui qui, dans Aristide, ce héros pacifique et juste, donna l'exemple de la modération la plus rare, lui fit respecter la liberté de ses ingrats concitoyens, avec la puissance de les opprimer, vivre en homme privé, pouvant commander en maître, suivre constamment les lois de l'austère vertu et conserver pendant le cours de sa longue vie son âme innocente et pure; c'est lui qui produisit l'incorruptible vœu de Caton!…»

Marat déifiait déjà les héros des républiques grecque et romaine.

Cependant on peut supposer que Marat se fût borné à des travaux de science et de philosophie, si ces travaux lui avaient rapporté l'honneur et le profit qu'ils méritaient, si les académies ne s'étaient coalisées en quelque sorte pour tenir ses découvertes sous le boisseau, si Voltaire et les encyclopédistes n'avaient pas foudroyé de leurs dédains le livre De l'Homme.

Imprudent Marat, qui avait osé, dans son discours préliminaire, énumérer les philosophes physiologistes sans nommer Voltaire, et qui ne l'avait nommé dans son ouvrage que pour l'accuser de légèreté et d'inconséquence!

Voltaire, âgé alors de plus de 82 ans, se fit journaliste pour répondre à cet adversaire qu'il invitait à se consacrer à ses malades plutôt qu'à la philosophie. Voltaire n'eut pas de peine à mettre l'auteur hors de combat et son livre hors de cause.

Ce livre, qui devait placer Marat entre Lecat et Cabanis, tomba du ridicule dans l'oubli.

Marat n'osa plus s'essayer dans le genre philosophique, il ne publia pas même son roman des Aventures du comte Potowski, composé à cette époque et prêt à paraître. Il se concentra tout entier dans les recherches scientifiques, et il fit imprimer, seulement après la mort de Voltaire, ses belles découvertes sur la lumière et l'optique, sur le feu et sur l'électricité.

Voltaire ne ressuscita pas pour l'attaquer de nouveau, mais Marat trouva dans l'Académie des Sciences une opposition non moins vive et plus compacte que naguère dans la littérature. Il avait délivré aux académiciens tant de brevets d'ignorance, que ce fut un parti pris de nier ses découvertes ou de les passer sous silence.

Tous les efforts de Marat ne réussirent pas à vaincre cette ligue de savants qu'il combattit sans relâche de 1779 à 1785.

Il était redouté depuis trois ans sous le nom d'Ami du Peuple, quand il rappela aux académiciens, ses ennemis, qu'il pouvait se venger, en leur adressant comme un adieu menaçant, en 1791, son pamphlet des Charlatans modernes ou Lettres sur le Charlatanisme académique. Il ne songeait guère alors à reprendre ses expériences de physique!

Mais si l'espace nous manque pour montrer le médecin devenu tout-à-coup grand législateur dans un admirable écrit: la Constitution, qui n'est pas même connu par son titre, l'espace nous manque aussi pour caractériser le talent littéraire de Marat avant la Révolution. Je ne puis, par des citations choisies même dans ses œuvres scientifiques, prouver que son style se modelait souvent sur celui de Rousseau, et que le but qu'il s'est proposé sans cesse a été d'imiter l'auteur d'Émile et de la Nouvelle Héloïse.

C'est le sublime Rousseau qu'il invoque dans la péroraison du deuxième volume du traité De l'Homme, ce qui fit dire à Voltaire: «Il est plaisant qu'un médecin cite deux romans, au lieu de citer Boerhave et Hippocrate.»

Voltaire ignorait que ce médecin avait lui-même un roman en portefeuille, un roman de sentiment, un roman d'amour, auquel il eût pu mettre cette épigraphe tirée de son livre de philosophie: «L'amant sensuel ne peut se passer de jouissance, le véritable amant ne peut se passer de cœur.» Fabre d'Églantine donne à Marat un certificat de sensibilité; il connaissait sans doute les Aventures du comte Potowsky.

C'est donc avec raison que le citoyen Morel, capitaine au premier bataillon du Jura, s'écrie dans son Éloge funèbre de Marat: «Comme Jésus, Marat fut extrêmement sensible et humain; il avait l'âme sublime de Rousseau!»

Vienne maintenant quelque citoyen critique, qui fasse le parallèle impartial des Aventures du comte Potowsky et de la Nouvelle Héloïse, et qui rende enfin à Marat ce qui est à Marat, comme Jésus rendait à César ce qui est à César.

PAUL L. JACOB, bibliophile.
LES AVENTURES
DU
JEUNE COMTE POTOWSKI.

I.
GUSTAVE POTOWSKI A SIGISMOND PANIN.

A Pinsk en Polésie.

Quitte ces assemblées tumultueuses, ces bruyants plaisirs, ces concerts, ces danses, ces fêtes et tous ces jeux auxquels tu as recours pour charmer ton ennui. Il est pour un cœur sensible, pour toi, cher Panin, une source de joie plus pure. Veux-tu la connaître, viens vers ton ami, et contemple son bonheur.

Quand la félicité daigne descendre sur la terre pour visiter les mortels, elle cherche, et ne trouve que le sein des amants où elle puisse se reposer. Elle se plaît avec deux cœurs unis, appuyés l'un sur l'autre, et endormis ensemble dans une paix voluptueuse.

Que l'amour est un charmant délire! Dans sa douce ivresse, l'âme inondée de plaisir s'écoute en silence: dans ses vifs transports, elle se fond et s'écoule. Malheureux qui ne l'éprouva jamais!

Habitué dès mon jeune âge à vivre avec Lucile dans une douce familiarité, je ne connaissais encore que l'amitié, lorsqu'au milieu de nos amusements, les ris s'enfuirent tout-à-coup. Lucile devint rêveuse: peu à peu les rubis de ses lèvres perdirent leur éclat, les roses de ses joues pâlirent, le doux son de sa voix s'altéra. A sa vivacité naturelle avait succédé une sorte de langueur, et l'on découvrait dans ses regards je ne sais quoi d'inquiet et de tendre.

Cette langueur passa de l'âme de Lucile dans la mienne. Un nouveau sentiment de plaisir semblait s'y arrêter. Je me sentais attendri, et je ne savais pourquoi. Les jeux folâtres, qui avaient amusé notre enfance, commençaient à m'ennuyer. Je n'aimais plus à courir: les ris, le fracas, la lumière, la dissipation me déplaisaient; et pour la première fois mon âme s'écoutait en silence.

Je n'étais content qu'auprès de Lucile, et j'étais chagrin dès que je la quittais. Même auprès d'elle la gaîté parut m'abandonner, et je commençai à ne me trouver bien nulle part. Sous les yeux de nos parents, je désirais d'être seul avec Lucile; loin des témoins incommodes, je craignais de la trouver seule: je sentais que j'avais quelque chose à lui dire, et ne pouvais démêler quoi.

Un jour que j'étais plus gai qu'à l'ordinaire, je voulus l'embrasser. Elle s'y opposa; et les efforts que je fis pour m'en rendre maître, ayant dérangé son fichu, j'entrevis sous la gaze deux petits charmes naissants que Cupidon semblait avoir placés lui-même. A cette vue, je sentis palpiter mon cœur.

Lucile parut fâchée, et allait s'échapper; je la retins, et la fixai longtemps. Elle baissait la vue. A la fin je rencontrai ses yeux; et ce coup-d'œil, lancé et rencontré au hasard, alluma dans mon sein la flamme qui le dévore.

Longtemps nous nous en tînmes à de simples regards.

Je ne pouvais vivre un instant sans Lucile. Lucile ne s'accommodait pas mieux de mon absence, mais elle n'était plus aussi familière, aussi naïve, aussi affectueuse; elle semblait se refuser à mes innocentes caresses; lorsque je lui dérobais un baiser, la pudeur colorait ses joues; lorsque je la pressais contre mon sein, elle cherchait à se dégager; lorsque je la retenais dans mes bras, elle tremblait de crainte.

L'amour produisit sur le corps de Lucile un changement plus frappant encore que sur son âme. A mesure qu'il se développait, chaque jour elle devenait plus belle: semblable à une tendre fleur qui, sentant au matin l'influence des rayons du soleil, ouvre ses boutons, étend ses feuilles, épanouit ses fleurs, et paraît avec un nouvel éclat.

Un soir que nous étions sur le gazon fleuri au pied d'un arbre touffu, mille petits oiseaux s'égayaient parmi le feuillage, et faisaient retentir les airs de leurs chants amoureux. Je sentais une douce émotion parcourir de veine en veine tout mon corps. Je tenais une main de Lucile et n'osais lui parler; elle me regardait en silence: mais nos regards s'étaient tout dit, avant que notre voix s'en fût mêlée.

Enfin je hasarde de lui ouvrir mon jeune cœur. A chaque mot que je prononce, sa bouche sourit amoureusement, et un coloris plus animé que celui des roses se répand sur son joli visage.

A peine lui eus-je fait l'aveu de l'émotion nouvelle que je ressentais, que j'obtins d'elle un pareil aveu pour réponse. Il n'était pas dans notre caractère de dissimuler: d'ailleurs comme l'amour que nous éprouvions l'un pour l'autre ne différait guère de l'amitié que par un sentiment plus vif, nous fûmes bientôt à notre aise, et le mystère de notre nouvelle situation fit place à un retour de confiance.

L'amour perçait insensiblement et faisait des progrès. Nos entretiens devenaient plus fréquents, plus animés, plus intimes. En nous entretenant de l'état de nos cœurs, nous avions toujours quelque chose à nous dire, comme si nous eussions oublié ce que nous nous étions dit tant de fois. Lorsque je l'assurais combien elle m'était chère, elle me faisait sentir qu'elle le savait: mais lorsqu'elle me parlait de sa tendresse, souvent je feignais de ne pas l'en croire, pour avoir le plaisir de l'ouïr de nouveau.

Quelquefois il s'élevait entre nous de petits débats, et toujours elle scélait ses tendres protestations par un baiser encore plus tendre. Alors je sentais couler dans mon âme cette joie délicieuse qui fait le bonheur des amants.

Dès-lors notre inclination mutuelle devint de jour en jour plus tendre.

Aujourd'hui elle est telle qu'il semble que nous n'avons qu'une vie et qu'une âme. Nos cœurs s'entendent et s'entretiennent. Si j'attache les yeux sur Lucile, elle me regarde avec l'expression la plus vive du sentiment. Si je soupire, elle soupire à son tour. Si je lui jure que je l'adore, elle me jure que je suis adoré. Si je lui dis qu'elle fait le bonheur de ma vie, elle me répond que je fais le charme de la sienne.

O tendre union! Céleste flamme! Six ans l'ont épurée et nourrie dans mon cœur. Six ans j'en ai goûté la douce ivresse.

Que te dire? Je ne trouve de plaisir qu'aux côtés de Lucile, et ce plaisir est toujours nouveau.

Quand je la vois me sourire tendrement, mon cœur palpite de joie. Quand je lui donne un baiser, je cueille sur ses lèvres de roses un nectar plus doux que celui que l'abeille exprime des fleurs. Mais, quand mollement penché sur son sein je savoure le plaisir d'être aimé, je me crois au nombre des dieux.

Cher ami! depuis quelques années tu as renoncé à l'amour: que de temps perdu pour le bonheur!

De Varsovie, le 12 février, 1769.

II
SIGISMOND A GUSTAVE.

L'amour, dit-on, est un fruit délicieux, que le ciel a accordé à la terre, pour faire le charme de la vie. Cher Potowski! tu n'en connais que les douceurs; je n'en connus que l'amertume.

Comme toi, j'aimais autrefois à soupirer auprès des belles: mais si souvent dupe de leur duplicité, jouet de leurs caprices, j'ai enfin appris à fuir leur commerce dangereux.

Pourrais-tu le croire? Je préfère à leurs fausses caresses, le plaisir d'en médire. Dévoiler leurs artifices, publier leurs intrigues, et rire de leur tourment au milieu d'un cercle d'amis aussi dégoûtés que moi; voilà le seul plaisir qu'il m'en reste.

Lorsque le feu de la conversation commence à s'éteindre, nous prenons en main la coupe enchanteresse; un jus pétillant vient au secours de l'esprit, ranime nos propos, nous inspire de nouvelles saillies, et fait renaître la joie parmi nous.

Au sortir de ces entretiens, je reviens au milieu des femmes, leur montrer mon mépris et ma gaîté.

De Pinsk, le 23 février 1769.

III
LUCILE SOBIESKA A CHARLOTTE SAPIEHA.

A Lublin.

Tu t'étonnes, Charlotte, que je sois si éprise de Gustave: Mais peux-tu le trouver étrange? Eh! comment n'aimerais-je point un aimable homme qui m'adore, un homme tout occupé de mes plaisirs et de mon bonheur?

D'ailleurs cette fraîche jeunesse, cette beauté ravissante, ces regards tendres et animés, ce sourire fin et gracieux, cette voix touchante, et tant d'autres agréments qui lui sont propres, n'ont-ils pas droit de lui captiver les cœurs?

Que si tu ne fais point de cas des attraits de sa figure: ne compteras-tu pour rien non plus les belles qualités de son âme?

Te dire que mon amant a tous les talents de son état, et tous les agréments d'un homme du monde serait trop peu de chose.

Mais Gustave a de l'esprit, il le sait et il n'en est pas vain: jamais il ne le fit servir à désoler le bon sens, ni à affliger les sots.

Il aime les plaisirs, mais il veut les choisir: il méprise ceux qui manquent de délicatesse, préfère ceux qui récréent à ceux qui ne font qu'étourdir, et ne recherche avec ardeur que ceux qui respirent la tendresse.

Modéré dans ses plaisirs, il sait s'arrêter avant le dégoût. Son humeur est toujours égale: jamais on ne le voit d'une gaîté effrénée, puis, d'une morne tristesse.

Il est riche, aime la dépense, et accorde à son rang ce qu'il exige: mais il ne donne rien au faste, aux caprices, à l'extravagance. Il est quelquefois magnifique; plus souvent généreux, il destine aux infortunés une partie de son superflu, et toujours il sait leur cacher la main qui les soulage.

Il a l'âme fière, mais sans arrogance: il n'est point entiché de sa naissance, et il respecte plus dans l'homme le mérite que les dignités.

Il est bouillant et ne peut souffrir un affront; mais sa colère n'est pas féroce: son ressentiment passe comme un éclair, et la moindre excuse suffit pour le désarmer.

Jamais jeune homme ne reçut une meilleure éducation: mais chez lui, la nature semble avoir tout fait. Son beau naturel, bien dirigé dès l'enfance, est tel qu'il peut s'y abandonner sans crainte et sans précaution. La décence, la candeur, la tendresse en font la base. Ennemi du vice, indulgent aux ridicules, docile aux usages innocents, incorruptible aux mauvais exemples, il est respecté de tout le monde, aimé de toutes ses connaissances, et chéri de tous ses amis.

Tel est mon amant; et tu veux que je justifie ma flamme. Va, Charlotte, je m'applaudis de mon choix, et je ne crains point d'en être jamais punie.

De Varsovie, le 29 février 1769.

IV
GUSTAVE A SIGISMOND.

A Pinsk.

Au simple ton de ta lettre, cher Panin, il est hors de doute que tu aimes encore les belles. Ce que tu prends pour aversion, n'est que ressentiment. Il passera un jour ce ressentiment; tu peux t'y attendre, et je te verrai de nouveau enlacé. Mais en attendant que tu m'entretiennes de ta passion pour quelque jolie enchanteresse; je vais t'entretenir de la mienne.

Quoique mon amour pour Lucile n'ait pas attendu la réflexion pour naître, et que je n'aie jamais cherché à m'éclairer sur le choix d'une épouse, je vois avec transport que la fortune m'a mieux servi que la sagesse ne l'eût pu faire.

Lucile n'a point ces grâces brillantes et légères dont le monde fait tant de cas, ni cette humeur folâtre, ce babil frivole, ce petit manége, ces aimables caprices qui vont si bien à quelques jolies femmes. Mais à une belle figure, relevée par des grâces touchantes, elle joint une âme tendre, noble, élevée; un esprit solide, enjoué, délicat: et je ne sais quels charmes invincibles qui lui captivent tous les cœurs.

Avec tant de belles qualités, un peu de vanité serait bien excusable: toutefois Lucile n'est point vaine. Au milieu de ses compagnes, elle se distingue toujours comme la rose parmi les autres fleurs: tout le monde admire sa beauté, elle seule paraît oublier ses attraits: on l'écoute avec ravissement, elle seule ne s'aperçoit point du plaisir qu'elle cause.

Mais quel charme elle donne aux vertus douces et bienfaisantes, dont elle est un modèle vivant. Quelles attentions pour ses parents! Jamais fille n'en eut de plus marquées. Toujours elle leur obéit avec douceur: souvent elle n'attend pas l'ordre, elle devine; et tout ce qu'ils peuvent désirer est fait avant qu'ils se soient aperçus qu'elle y pense.

Avec quel zèle elle ouvre la porte à l'honnête pauvreté! Quel air d'attendrissement elle a pour les malheureux! Comme elle se plaît à ramener la joie dans un cœur flétri!

Hé! ne dirai-je rien de cette sensibilité délicate qui craint d'offenser ou de déplaire, de cette ouverture de cœur qui gagne la confiance, de cette modestie qui imprime le respect, de cette aimable pudeur, de cette timidité enchanteresse qui la rendent si séduisante.

Chez elle rien n'est gêné, tout est naïf, tout est naturel, tout a l'aisance de l'habitude et pour te faire son portrait en un mot: c'est la Vertu sous les traits de la Beauté.

Heureux celui qu'un doux hymen doit unir à Lucile! Il n'aura à craindre que le malheur de la perdre ou de lui survivre. Cet heureux mortel, cher Panin, tu le connais: c'est ton ami.

De Varsovie, le 19 mars 1769.

V
LUCILE A CHARLOTTE.

A Lublin.

Je ne pense qu'à Potowski. Allumée au flambeau de l'amour, mon imagination me présente partout sa douce image. Sans cesse je la vois, elle me suit le jour, elle me suit la nuit, et ne me quitte pas même durant mon sommeil. Avec quel transport mon âme s'élance vers lui! je l'aime, je l'adore; et ce qui le rend si cher à mon cœur, c'est moins sa beauté que sa vertu; c'est moins la violence que la pureté de sa flamme.

Hier, comme nous étions à faire de la musique sous un des arbres du jardin, en extase à l'ouïe d'un air flatteur qu'il me chantait, je laissai échapper mon théorbe, et les yeux fermés je reposais mollement sur le gazon fleuri.

Bientôt il s'avança vers moi et se plaisait à me contempler; mais il n'a point avec audace levé le voile pour parcourir mes charmes; ses chastes mains ont respecté jusqu'à la gaze légère dont ma gorge était couverte.

Puis, approchant sa bouche, il pressait tendrement mes lèvres et couvrait mes joues de baisers amoureux. Je ne sais quelle émotion inconnue pénétrait alors tout mon être; j'étais languissante dans les bras du plaisir.

Réveillée par ses tendres caresses, je fis la surprise, la fâchée, je me levai et voulus m'éloigner; mais il me retint dans ses bras, me prit la main, et me dit d'un ton de voix enchanteur, en me regardant d'un air tendre:

—Quoi, ma Lucile, t'offenser de ces libertés innocentes, tandis que tu étais à la discrétion de ton amant? Apprends à le mieux connaître. Non, non, avec lui jamais tu ne seras en danger. Or çà, mon ange, faisons la paix, et pour gage de mon pardon donne-moi un doux baiser. Tu me le refuses; hé bien! je le prendrai moi-même.

Chère Charlotte, je ne pus m'en défendre, et tandis qu'il collait ses lèvres aux miennes, mon cœur palpitait de joie, la volupté se glissait dans mes veines.

Rien n'égalait mon embarras; je n'osais le fixer; et certes, je ne sais ce que je serais devenue, s'il se fût aperçu des émotions qui agitaient mon sein.

Toi qui te piques d'avoir vu bien des choses, vis-tu jamais un amant plus tendre, plus décent, plus respectueux?

Une douce habitude de vivre ensemble resserre chaque jour les nœuds qui nous attachent l'un à l'autre. A ses côtés je ne connais point le chagrin; l'ennui ne se mêle jamais au paisible cours de ma vie, et le dégoût n'ose en approcher. Avec lui il n'est point d'aurore qui en se levant ne me promette une journée sereine et ne me fasse goûter quelque plaisir nouveau.

De Varsovie, le 5 avril 1769.

VI
GUSTAVE A SIGISMOND.

A Sirad.

Me voici depuis quelques jours à Lencini pour y passer une partie de la belle saison.

Hier, les comtes Sobieski, Kodna et Bressin firent partie d'aller en famille passer la journée à l'île Tarnow. J'étais convenu de les joindre à la maisonnette que le dernier a fait bâtir sur le bord du lac, où la compagnie devait s'embarquer.

A mon arrivée, je trouvai les hommes dans le salon à parler politique. Les femmes avaient passé dans le parterre, et j'aperçus les jeunes rangées autour d'un bassin et occupées à s'admirer dans l'onde limpide, chacune une houlette à la main.

Je fus frappé de la coquetterie de leur parure. Avec quel soin elles s'étaient ajustées! Combien leur beauté s'était embellie encore par les secours de l'art! Combien la gaze, la chenille, la dentelle, donnaient de lustre à des charmes à demi-voilés! Combien les rubans et les cordons relevaient artistement leurs robes pour montrer une chaussure délicate, ou plutôt des petits pieds mignons!

Parmi ces gentilles bergères qui attiraient les désirs sur leurs pas, qui n'eût distingué Lucile à l'élégance de sa taille, à son air noble, à son port majestueux?

Elle était vêtue d'une robe blanche, dont l'étoffe lustrée flottait à grands plis autour de son corps, ses cheveux bouclés par les mains de la nature tombaient avec grâce sur son col d'albâtre et se roulaient sur son beau sein; un voile léger dérobait à l'œil des charmes où les cœurs viennent se prendre.

Un petit chapeau d'osier entouré d'une guirlande de fleurs s'abaissait sur ses beaux yeux.

Je ne pouvais me lasser de l'admirer sous cet ajustement, je croyais voir une Grâce décente entre des nymphes vives et légères.

On servit quelques rafraîchissements et nous gagnâmes le bateau.

Déjà les bateliers font blanchir l'écume sous leurs rames, le rivage fuit loin de nous, et nous découvrons les fertiles coteaux de l'île.

Au pied de ces coteaux, quelques villages s'avancent en amphithéâtre sur les bords du lac, et leur image est répétée dans le cristal de l'onde. D'autres villages s'étendent dans les vallées; les flèches brillantes de leurs clochers s'élèvent dans les airs, dominent d'espace en espace les paysages d'alentour, et couronnent ce riant tableau.

On voyait des troupeaux nombreux errer dans la prairie, et l'on entendait de loin les chansons des bergères et des bergers dansant au son des chalumeaux à l'ombre des bosquets.

Nous abordâmes dans un golfe où les eaux amoncelées dorment depuis le commencement des siècles dans des prisons profondes.

Trois voitures découvertes nous attendaient sur le rivage.

Nous arrivons; les barrières s'ouvrent, et le séjour enchanté du Nonce s'offre à nos regards. A droite s'étend une vaste prairie, coupée par plusieurs branches d'une jolie rivière qui la traverse et bordée d'un parc où bondissent des troupeaux de daims.

A gauche s'élève un riche coteau couvert de vignes et surmonté de deux rochers élancés vers le ciel qui ombragent de leurs sommets la plaine d'alentour.

A chaque pas on croit voir les jeux variés de la nature: tantôt c'est une nappe d'eau, où le hazard semble avoir jeté un pont; tantôt c'est un antre où mille petits ruisseaux vont se perdre; tantôt ce sont des bouquets d'arbres pittoresquement plantés.

Un superbe palais se présente dans l'enfoncement.

A mesure qu'on avance, une perspective charmante se renouvelle et s'allonge devant l'œil qui la contemple. Quelles masses! Quels groupes! Partout la sagesse et le choix ont empreint leur caractère. Partout la nature et l'art sont admirablement combinés. L'intelligence éclate dans tous les points de l'ouvrage, rien n'y brille que d'un éclat propre à faire valoir le reste; point de beautés prodiguées en vain.

Mais c'est autour du château que les beaux-arts ont rassemblé les amours et les ris.

On n'y arrive point par de longues allées tirées au cordeau et semées de sable. Il n'est pas non plus entouré de ces ennuyeux parterres dessinés en symétrie, où l'on ne voit que quelques fleurs rangées dans de petits carrés, des arbrisseaux mutilés, et des planches de coquillages. Situé sur un monticule d'où l'œil d'un seul regard embrasse toute l'étendue du domaine, il s'ouvre par derrière dans un joli bosquet.

Ce bosquet n'est pas non plus un bois dessiné comme tant d'autres. On n'y voit point les arbres alignés et taillés en berceaux se répondre les uns aux autres, mais placés dans un heureux désordre et coupés de sentiers qui par leurs contours variés ménagent toujours à l'œil de nouvelles surprises.

De distance en distance on y trouve des bassins où nagent des cygnes, et où se baignent des nymphes mêlées avec des tritons: des niches où un faune ou un satire retient une timide bergère.

Ici on voit Flore environnée de petits génies qui lui présentent des fleurs. Là, Pomone entourée d'autres génies qui lui apportent des fruits. Plus loin, des bacchantes invitent le dieu du vin à remplir sa coupe joyeuse. Plus loin encore des bergers sacrifient à Pan.

L'extérieur du palais répond à la magnificence des dehors, et l'intérieur paraît le temple de la volupté. Tout ce que l'art inventa jamais pour faire les délices de la vie y est étalé avec goût; tout y inspire l'amour et respire le plaisir. Je ne pouvais me lasser d'admirer: dans mon extase, je croyais être dans un de ces palais que la brillante fiction a pris soin de parer.

Le nonce, tu le sais, est un de ces sybarites dont l'air ouvert et content annonce un cœur libre et joyeux, un de ces aimables fous qui ne veulent que s'amuser. Il nous reçut avec empressement; et après nous avoir fait voir les lambris dorés, les riches ameublements et les autres raretés de ce délicieux séjour, il nous conduisit sous des berceaux fleuris, où nous trouvâmes des tables délicatement servies.

Il fit les honneurs de sa maison avec des grâces enchanteresses. Pour entretenir la gaîté, il avait rassemblé autour de nous tous les plaisirs; on aurait cru qu'ils connaissaient sa voix, et que dès qu'il le voulait ils accouraient en foule.

Nous fûmes servis par de jolies bergères vêtues de blanc et couronnées de fleurs; nous eûmes des vins exquis et une musique digne d'être entendue à la table des dieux.

Après le dîner, la compagnie se sépara; chacun tira d'un côté différent. Je joignis Lucile et nous prîmes le chemin du bosquet.

A peine avions-nous fait trois cents pas, que nous nous trouvâmes vis-à-vis d'une grotte d'où sort un ruisseau qui, divisé en plusieurs filets, serpente sur la verdure; nous nous assîmes sur le gazon semé de violettes et de primevères.

Lucile se mit à considérer l'onde qui fuyait en murmurant. Bientôt les zéphirs légers vinrent jouer avec ses blondes tresses et caresser les sens de leur souffle lascif, tandis que les oiseaux amoureux se contaient leur martyre sur les buissons d'alentour.

J'étais à ses pieds, occupé à la contempler: jamais elle ne m'avait paru si belle. En voyant cette fraîche jeunesse, ce teint de lis et de roses, ces lèvres vermeilles qui appellent le baiser, ce sourire des grâces, ces yeux pleins de douceur et de feu, j'oubliai que j'aimais une mortelle.

Je me sentais ému.

L'influence de cette saison charmante, où la nature invite toutes ses créatures à l'amour; les tendres regards que Lucile me jetait de temps en temps, les sons mélodieux qui frappaient mon oreille achevèrent d'enivrer mon cœur, déjà échauffé par la musique, le vin et les tableaux voluptueux.

Je passai un bras autour de la ceinture de Lucile, je lui pris la main et commençai à lui faire quelques-unes de ces timides caresses que l'amour semble dérober à la pudeur. Lucile fit un doux effort pour se dégager, je lui opposai une douce résistance.

Mes yeux tendrement attachés sur elle rencontrèrent les siens, et nos regards se confondirent avec une douce langueur, que je pris pour un tendre aveu.

Tandis que mon cœur s'abreuvait de volupté, une émotion soudaine s'empara de mes sens; mon œil enflammé dévorait ses charmes.

Puis tout-à-coup cédant à mes transports amoureux, je couvris son visage de baisers; je portai mes lèvres sur sa belle gorge; j'osai malgré elle approcher une main avide…

Lucile irritée arrêta mon audace et me quitta d'un air indigné. A l'instant revenu de mon délire comme par une espèce d'enchantement, je la suivis pour lui demander grâce; elle ne daigna pas m'écouter.

Pénétré de douleur, je marchais en silence à son côté, la tête baissée et n'osant lever les yeux.

Lorsque nous fûmes prêts à rejoindre la compagnie, j'essayai de reprendre ma gaîté, crainte que mon air abattu ne fournît matière aux soupçons; mais il n'y eut pas moyen: mes ris étaient forcés, j'avais la mort dans le cœur, et je ne cessais d'attacher les yeux sur Lucile, qui me jetait à la dérobée quelques regards.

Le reste de la journée se passa en jeux, mais je n'y pris aucune part: tout m'ennuyait, j'étais fâché de voir les autres s'amuser et ne soupirais qu'après le moment de partir.

Il arriva enfin ce moment désiré.

Le bateau est lancé, il fend l'onde; déjà le rivage fuyait loin de nous et nous commencions à perdre de vue la riante perspective qui, le matin, nous avait enchantés, lorsqu'un vent frais s'éleva soudain; bientôt la surface des eaux se ride, nos voiles s'enflent, les vents se déchaînent, et notre frêle barque est abandonnée à la merci des flots.

Les rameurs frappaient l'onde à coups redoublés pour tâcher de gagner le port, mais en vain. La fureur des vents augmenta et nous fûmes poussés vers la côte opposée, au milieu des écueils.

On voyait les vagues se briser contre des rochers qui les repoussaient, après avoir blanchi de leur vaine écume ces masses immobiles.

Comme nous étions prêts à échouer, un courant nous entraîna au large, mais nous ne semblions avoir évité un danger que pour succomber à un autre: les ondes s'élevaient à une hauteur prodigieuse et paraissaient vouloir se refermer sur nous.

A force de lutter contre les vents et les flots nous gagnâmes une espèce de petite baie.

Le ciel était couvert de sombres nuages; les foudres s'allumaient dans leur sein et descendaient en serpentant sur la foret voisine.

La consternation augmenta parmi nous. Nos femmes effrayées cherchaient à se cacher. Lucile pâle, muette et tremblante, se réfugie dans mes bras, elle y reste immobile, et se repose dans un doux abandon sur mon sein.

Te l'avouerai-je? Panin. Charmé de sentir dans mes bras mon doux trésor, je n'étais point fâché de cette tempête.

La nuit vint augmenter les ténèbres; les éclairs fendaient la nue, la foudre volait de toute part, le tonnerre grondait dans la profondeur des cieux, ses longs roulements se répondaient d'une côte à l'autre; les vents soufflaient avec plus d'impétuosité, et les vagues écumantes élancées dans les airs semblaient découvrir le fond des abîmes à la lueur des feux célestes.

Lucile, à demi-morte et me tenant la main, me dit d'une voix presque éteinte:

«Ami! le cours de notre vie est fourni; la mort va nous précipiter dans ces gouffres profonds; puissions-nous, du moins, nous y tenir embrassés et n'avoir qu'un seul tombeau!»

Quoique mon courage commençât à s'ébranler, je tâchai de la rassurer; puis, recueillis l'un et l'autre dans le silence, nous nous tînmes étroitement embrassés, en attendant que le cruel destin disposât de nos jours.

Enfin la tourmente s'apaise, les nuées crèvent, une pluie abondante fond sur nous, le globe argenté de la lune paraît derrière les nuages; sa lumière tremblante brille sur la surface de l'onde agitée: les nuages se dissipent, le ciel s'éclaircit, et le sombre azur de la voûte céleste, semé de brillantes étoiles offre un spectacle enchanteur.

Bientôt nous eûmes sous les yeux un spectacle plus enchanteur encore.

A la blancheur de l'aube du jour s'était mêlée cette légère teinte d'or et de pourpre qui devance le char de l'aurore. Le soleil s'élance de dessous l'horizon, et semble faire sortir ses feux étincelants du sein des eaux. A l'éclat de sa vive lumière, l'obscurité disparaît, les ombres fuient, son disque se dégage, il s'élève, ses rayons se projettent à grands flots sur la plaine liquide: l'horizon s'étend, et la terre s'offre à notre vue.

Déjà le sommet des montagnes paraît doré, nous reconnaissons le rivage; les vents sont enchaînés, la surface de l'eau ne paraît plus qu'une glace unie, les bateliers forcent de rames, et nous entrons dans le port.

Arrivés à Warzimow, nous nous séparâmes. Je pris congé de Lucile, qui me fit promettre de revenir bientôt auprès d'elle.

En continuation.

J'ai trouvé ce matin avec Lucile une parente éloignée de la comtesse que je n'avais pas vue depuis longtemps.

C'est une jeune veuve, à cheveux noirs, à grands yeux bleus, à nez aquilin, à lèvres vermeilles, à petite bouche, et à tout prendre d'une assez jolie figure. Elle ne dit pas qu'elle cherche un mari; mais on le devine.

Sans être belle, elle plaît beaucoup; elle a des manières libres et aisées qui enchantent, et une certaine gentillesse dans l'esprit qui enchante encore plus. Elle est de l'illustre famille des Bajoski et passe pour avoir de grands biens.

Ne serait-ce point là ton fait?

De Lencici, le 15 mai 1769.

VII
SOPHIE BAJOSKI A SA COUSINE.

J'ai sous les yeux un couple d'amants heureux. Enveloppés des ombres du mystère, ils se livrent en silence au plaisir de s'aimer; ils ne paraissent avoir d'autre soin que celui de se plaire, et tout occupés l'un de l'autre ils se suffisent à eux-mêmes.

Tu connais la maîtresse: la charmante Lucile. Je vais te peindre l'amant.

C'est un jeune homme de moyenne taille; mais de la plus séduisante figure du monde. A un teint brun et animé il joint de grands yeux bien fendus pleins de vivacité et de douceur, une moustache naissante, une bouche dessinée par l'amour, des cheveux d'un noir d'ébène, une jambe faite au tour et une main douce, blanche et potelée.

Gustave (c'est son nom) est pétri de grâces; mais il n'a point ces airs légers, tranchants, avantageux, comme tant d'autres jeunes gens, et il n'en plaît que davantage.

Quoique d'un naturel vif et sensible, il est peu porté à la galanterie. Il n'est pas fait pour chercher les bonnes fortunes; je ne sais même s'il saurait profiter de celles qui se présentent. Il me semble si neuf que je parierais tout au monde qu'il n'a encore cueilli que les premières fleurs de l'amour.

Il est si épris de sa Lucile, qu'il n'a d'yeux que pour elle. Aux côtés d'une autre femme il paraît mal à son aise et s'ennuyer beaucoup: mais à ceux de sa belle, son œil brille d'un feu divin, sa bouche sourit amoureusement, toutes les grâces s'animent sur son visage, il est charmant et enjoué.

Je suis assez familière avec lui, et je lui dis souvent le petit mot pour rire; mais il n'entend pas malice.

Tu me diras peut-être que j'en suis amoureuse. Je ne sais; mais je n'aime point à être longtemps sans le voir, je ne le revois jamais sans plaisir et je cherche quelquefois à me trouver sur ses pas. Ce qui me plaît le plus en lui n'est pas précisément sa beauté; son air novice a quelque chose qui me flatte davantage et sa froideur auprès de moi pique ma vanité.

Qu'il serait doux, Rosette, de lui toucher le cœur, de lui donner la première leçon du plaisir amoureux.

Du château de Kamine, près Warzimow, le 20 mai 1769.

VIII
GUSTAVE A SIGISMOND.

A Sirad.

Chaque fois que je vois Lucile, je découvre en elle quelque chose qui m'enchante.

Jamais fille n'eut plus d'égards pour tout le monde; jamais fille ne craignit plus de déplaire, mais jamais fille aussi ne sut mieux l'art de concilier les prédilections avec les bienséances. Cet art qui fait l'étude des coquettes, Lucile le sait sans l'avoir appris: je me trompe, c'est l'amour qui le lui a enseigné.

Il faut que je te rapporte un petit incident qui a fait naître ces réflexions; puisque je n'ai rien de mieux à faire pour le présent que de t'entretenir, et que tu n'as (je pense) rien de mieux à faire non plus que de m'écouter.

Nous avons passé la soirée avec plusieurs jeunes gens des deux sexes sur les prés fleuris du Staroste de Tarzin.

Lucile, tu le sais, est belle sans ornements, et n'a besoin de rien pour relever l'éclat de ses charmes: cependant elle est passionnée des fleurs, elle en porte presque toujours; ce sont ses perles et ses rubis.

Quelques cavaliers qui connaissent son goût, se mirent à en cueillir. Je suivis leur exemple. Le plus empressé à lui en présenter fut un jeune seigneur français. Lucile accepte. Les autres vinrent ensuite à la file, chacun avec son offrande. Elle voulut d'abord s'excuser, enfin elle se rendit à leurs instances: mais de toutes ces fleurs elle fit un paquet qu'elle garda à la main.

Tandis que ces agréables l'abordaient, mes yeux suivaient les siens sans qu'elle s'en aperçût.

Vint mon tour. J'avais choisi à dessein quelques chétifs brins de muguet que je lui présentai avec ce compliment:

«Je suis fâché, ma Lucile, que chacun m'ait ainsi prévenu.»

Elle les prit, et les plaça sur son sein, en me jetant un regard tendre. Que de choses obligeantes disait ce regard! Tous remarquèrent cette distinction; quelques-uns même en furent jaloux.

«C'est lui sans doute qui l'a rendue sensible?» disait à basse voix le plus piqué.

Je ne voulus pas toutefois jouir de mon triomphe à leurs yeux. Je m'éloignai et cessai de regarder Lucile: mais c'était pour aller penser à elle à l'écart.

Cher Panin! ses charmes me touchent; mais ses manières m'enchantent. Tout ce qu'elle dit, tout ce qu'elle fait a les grâces de la simplicité; et elle est si naïve qu'elle ne parle jamais que le langage du cœur; mais en même temps, quelle délicatesse de procédés jusque dans les plus petites choses. De quel prix elle sait rendre ses moindres faveurs!

Quand je l'entends louer par ceux qui la connaissent, ces louanges me touchent plus encore que si elles m'étaient personnelles, et j'ai peine à modérer ma joie: mais lorsque je pense que j'ai su toucher son cœur, et que je suis l'objet de ses chastes feux, je ne puis réprimer mes transports.

De Lencici, le 30 mai 1769.

IX
DU MÊME AU MÊME.

A Sirad.

A l'exemple de tant d'autres aspirants, je n'ai point fait la cour à la mère pour obtenir la fille. Je ne sais même si la comtesse m'avait d'abord choisi au fond de son cœur pour l'époux de Lucile. Mais elle a vu notre inclination mutuelle naître et se développer sous ses yeux. Jamais elle n'y mit obstacle et toujours elle me témoigna beaucoup de bonté.

Au commencement j'avais pour elle cette espèce d'amitié, qu'ont d'ordinaire les enfants pour ceux qui les caressent. Dès que j'ai fait usage de ma raison, cette amitié enfantine s'est changée en vrai attachement, que rien n'altéra jamais.

Cette respectable mère s'est chargée elle-même de l'éducation de sa fille et pour mieux diriger son heureux naturel, elle en devint l'amie et la compagne. Lorsque le cœur de Lucile commença à s'ouvrir à la tendresse, elle en fut la confidente. Lucile n'avait rien de caché pour sa mère, et je ne m'en cachais pas non plus.

Je ne voyais en elle qu'une amie, et même une amie si intime que si mon cœur et ses vertus ne m'eussent sans cesse rappelé le respect que je lui dois, sa familiarité me l'eût fait oublier. Ce n'est pourtant pas qu'elle ne me reprenne quelquefois, mais c'est toujours sous l'air du badinage qu'elle déguise ses leçons.

Malgré que je n'aie jamais eu lieu de me repentir de ma confiance, je ne suis cependant plus aussi ouvert, et je m'en veux mal. A mesure que j'avance en âge, il me semble que sa présence me gêne. Devant elle, mon cœur n'ose plus s'épancher avec Lucile. Cela n'est pas étrange. L'amour, dit-on, aime à s'envelopper des voiles du mystère.

Pourquoi toujours te tenir sur tes terres, cher Panin? Que ne viens-tu nous faire une petite visite? Doutes-tu que nous n'ayons grand plaisir à te voir?

De Varsovie, le 1er juin 1769.

X
DU MÊME AU MÊME.

A Pinsk.

Aujourd'hui il y avait assemblée chez le comte Sobieski; et, comme tu peux bien croire, j'y étais invité.

Lorsque j'arrivai, la compagnie était déjà nombreuse; et il n'y manquait pas de jolies femmes. Je ne sais de quel astre puissant elles sentaient la douce influence: mais elles avaient toutes cet air de volupté qui semble appeler le plaisir, et ce tendre babil qui captive les cœurs, pour ne rien dire de leur ajustement, qui n'était sûrement pas fait pour les rebuter.

Parmi ces coquettes je ne fis guères attention qu'à la Castellane Bomiska. A la fleur de l'âge, elle joint une beauté si éclatante, des manières si affectueuses, un air de langueur si attrayant, une voix si touchante, des regards si parlants, et ce petit manége si propre à faire des conquêtes qu'il est impossible de ne pas la distinguer. On dit que dans sa jeunesse ses amies avaient coutume de la railler sur son air d'innocence: mais elle a fait dès-lors quelque séjour à Paris; et certes, elle n'a pas mal profité des leçons des Français.

Avant le dîner la conversation tomba sur quelques petites anecdotes qui entretiennent la curiosité des oisifs de Varsovie.

La Castellane se mit à raconter les aventures galantes de la princesse Gal… Elle assaisonna de tant de sel la malignité de ses réflexions et répandit tant de grâce sur son récit qu'il devint très-amusant. On rit beaucoup, puis l'on se mit à table.

Tandis qu'on servait le café, elle recommença ses propos badins. Jalouses de sa beauté et de son esprit les autres femmes se retirèrent à l'écart: nous fîmes un cercle autour d'elle, tous nos yeux attachés sur cette belle bouche qui savait si bien débiter d'agréables petits riens: les ris recommencèrent et l'on s'amusa encore beaucoup.

Comme l'on était à rire, les instruments qui commençaient à se faire entendre nous appelèrent dans la grande salle. En y passant, je donnai la main à cette aimable conteuse, et l'assurai qu'elle était charmante: ce qu'elle n'eut pas de peine à croire.

Elle reçut ce propos galant avec une tranquille complaisance, comme un hommage qui lui était dû.

Je me plaçai à son côté.

On n'attendait pour ouvrir le bal que Lucile; et comme elle n'arrivait point, sa mère pria qu'on n'y fît pas d'attention Néanmoins, on attendit encore quelque temps, et sur les instances de la comtesse, on commença la danse. Ce fut par un quadrille.

Le jeune Lublin s'approcha de ma voisine et l'invita à danser avec lui. En même temps trois autres cavaliers s'adressèrent aux plus jolies de la compagnie. Quoique jeunes, lestes et bien faites, on n'eut cependant les yeux que sur la Castellane. Que de précision, que de légèreté, que de grâce dans les mouvements de cette séduisante figure! Quelle âme ses regards donnaient à sa danse! Ses rivales voulurent par émulation donner le même agrément à la leur: mais on ne vit qu'elle dans la fête.

Le quadrille fini, elle vint reprendre sa place; Lublin l'y suivit.

Que de femmes qui se piquent d'être belles et aimables, lui dis-je doucement, doivent souffrir en votre compagnie. C'est un malheur qui vous est attaché que celui de faire des jalouses, et ce malheur, je crois, vous suit partout.

Vous aimez à plaisanter, répondit-elle en souriant et me serrant doucement la main.

Te l'avouerai-je? A ses côtés, une certaine émotion s'était emparée de mon âme: déjà j'aimais le doux poison qui coulait dans mes veines, et je me surpris de nouveau à lui dire des douceurs. Je n'étais pas toutefois si absorbé, que de temps à autre je ne cherchasse des yeux Lucile. Hé! pouvais-je l'oublier?

Elle venait d'entrer et s'était mise sans bruit dans un coin. Je la comparai secrètement à la belle danseuse et le parallèle fut tout à son avantage.

Leur taille est à peu près de la même élégance, leur teint de la même blancheur, leur physionomie également spirituelle. La beauté de Lucile, il est vrai, n'est pas aussi régulière; mais elle a quelque chose qui plaît davantage et qui plaît plus longtemps. Elle n'a point comme la Castellane ce talent d'éblouir les yeux; mais elle a celui de captiver les cœurs: elle n'a pas l'ombre de la coquetterie, ses manières ne sont que le développement des grâces que la nature lui a prodiguées.

Elle n'a pas non plus cet air voluptueux qui éclate dans la contenance de l'autre; son maintien est décent, réservé et l'on voit sur son visage cette aimable pudeur qui est le plus grand charme de la beauté.

Déjà mon cœur était retourné vers elle, ou plutôt il ne l'avait point quittée: je commençais à négliger la Castellane; mais je ne voulais pas la planter brusquement.

Lucile s'étant aperçue de mon assiduité auprès de cette belle personne, me fixait d'un air inquiet. J'étais charmé de son embarras et ne faisais pas semblant de m'en apercevoir.

Comme je vins à lever les yeux, je rencontrai les siens, et elle me jeta un de ces regards qui semblent pénétrer jusqu'au fond de l'âme. A l'instant percé comme d'un trait, je sentis un cuisant remords de m'être ainsi oublié. Je rougis de ma faiblesse, et me la reprochai comme un crime.

Tandis que la réflexion empoisonnait ainsi le plaisir que j'avais goûté, je n'attendais plus pour quitter la Castellane que la fin d'une historiette qu'elle était à conter, et cette historiette ne finissait point. J'avais de fréquentes absences; mais elle rappelait de temps en temps mon attention par de petits coups d'éventail. Que faire? Il fallait bien supporter de bonne grâce mon ennui.

Cependant un beau jeune homme, qui avait été introduit par un ami de la maison, s'était approché de Lucile. Il avait pour elle tous les soins d'une galanterie empressée et je surpris des regards qu'il n'était que trop aisé d'entendre. Quoique mon impatience fût extrême, je pris le parti de dissimuler; mais j'observais du coin de l'œil tout ce qui se passait.

Lucile ne cherchait proprement pas à lui plaire; elle n'était néanmoins pas fâchée, je crois, d'avoir matière à se venger de ma négligence: elle faisait semblant de l'écouter.

A peine avais-je détourné un instant la tête, que je le vis penché sur le dossier de la chaise de Lucile, lui disant un mot à l'oreille. Elle baissait les yeux et rougissait avec beaucoup de grâce.

Je croyais voir en lui un rival.

A cette idée, je sentis mon sang bouillonner dans mes veines; je parvins cependant à cacher mon émotion.

Dès que je trouvai le moment de m'éloigner de mon éternelle conteuse, je m'approchai de Lucile. J'aurais voulu lui parler; mais ce jeune importun ne la quittait point. J'étais inquiet. Elle s'en aperçut, et se mit à sourire. Mon inquiétude redoubla, et je me fis violence pour ne point éclater.

Toute la soirée, j'eus à dévorer mon chagrin.

Lorsque la compagnie se fut retirée, j'abordai Lucile; elle avait les yeux baissés et paraissait rêveuse. Nous n'osions nous regarder, mais nous nous entendions sans rien dire, et chacun craignait de rompre le silence.

Enfin je voulus lui parler; elle refusa de m'écouter; je voulus lui prendre la main; elle la retira avec humeur; elle s'éclipsa ensuite et ne se laissa plus voir du reste de la soirée.

Ces procédés me pénétraient de douleur, et je me retirai chez moi, en maudissant pour la première fois la bizarrerie du sexe.

De Varsovie, le 15 juin 1769.

XI
LUCILE A CHARLOTTE.

A Tarzin.

Que tu es heureuse, Charlotte, de pouvoir t'amuser de tout! Tu ris, tu chantes, tu folâtres, rien ne t'afflige; et il ne faut souvent qu'un rien pour me faire pleurer.

Hier, je passai bien mal mon temps; tu pus t'en apercevoir; mais ce que tu ne sais pas, c'est qu'après que tu fus partie, je le passai plus mal encore. De toute la nuit je ne pus fermer l'œil, tant mon âme est agitée: je ne sais quand le calme s'y rétablira.

Ne remarquas-tu pas comment toutes ces femmes avaient cherché à paraître jolies? Mais comme si ce n'était pas assez pour des coquettes de se montrer dans tout l'éclat d'une parure éblouissante, elles avaient eu grand soin de ne pas trop couvrir leurs charmes et de mettre en jeu mille petits artifices innocents, ainsi qu'elles les appellent.

Parmi ces beautés pudiques qui se prodiguaient de la sorte, il y avait une brune à grands yeux bleus, d'une figure assez intéressante, et qui aurait même des grâces, si elle ne les gâtait à force d'affectation.

Pris-tu garde comme elle s'écoutait avec complaisance, se souriait à elle-même, s'admirait avec volupté et ne cessait de s'applaudir de ses charmes. Elle ne m'avait pas l'air non plus d'être fort cruelle. Quelle mollesse dans sa contenance! Quelle liberté dans ses propos! Quelle volupté dans ses regards!

Tous les cavaliers s'empressèrent à l'envi de lui faire la cour; et c'était un plaisir de la voir au milieu de ses adorateurs leur distribuer de petites faveurs. A l'un un sourire furtif; à l'autre un petit coup d'éventail; à celui-ci un mot à l'oreille; à celui-là un léger serrement de main. Que te dirai-je? C'est un parfait modèle de coquetterie. Personne ne trompe son monde avec tant d'adresse et de grâce.

Pourrais-tu le croire? Gustave lui-même but à la coupe de cette enchanteresse et me laissa pour elle.

Quand elle fut partie, il revint à moi et voulut réparer dans le particulier l'affront qu'il m'avait fait en public. Je le reçus d'un air froid et réservé. Interdit, il balbutia quelques mots mêlés d'excuses et de reproches; mais je me levai sans l'écouter et le plantai là.

Voici la première fois, Charlotte, que mon cœur connaît les craintes de la jalousie.

Tandis que j'étais seule à rêver dans un coin, un jeune cavalier de la compagnie qui paraissait peu se plaire aux contes scandaleux de cette coquette, essaya, je pense, de me tirer de ma rêverie.

«Vous avez sans doute, me dit-il en m'abordant, l'art de charmer le temps, puisque vous ne daignez prendre aucune part à la conservation.»

«—Le temps me pèse peu, lui répondis-je; on m'a appris dès mon enfance l'art de le trouver court.»

Il se prévalut de cette réponse pour enfiler mon éloge; il me dit mille choses obligeantes et ne quitta ses fades louanges que pour me fatiguer par ses attentions.

Enchantée toutefois que l'occasion se présentât de mortifier Gustave, je les reçus avec moins de répugnance, que je ne l'eusse fait en toute autre rencontre. Je feignis même de l'écouter avec complaisance; mais je craignais que Gustave ne pénétrât le motif secret du plaisir que j'affectai de prendre.

Hélas! me serais-je jamais attendue d'avoir un jour à me venger ainsi de lui? C'en est fait, je ne l'estime plus. Par quelle fatalité faut-il que je l'aime encore? Mon cœur se révolte contre ma raison. Je voudrais l'oublier, et malgré moi je soupire.

Peut-être entreprendra-t-il de se plaindre à son tour? Tandis que le jeune homme qui était auprès de moi me tenait un propos flatteur, je vins à jeter les yeux sur Gustave, et je le vis faire quelque agacerie à ma rivale. Il ne me fut pas possible de résister aux émotions qui s'élevaient dans mon cœur: bientôt je sentis mon visage tout en feu; je baissai la tête pour cacher ma rougeur.

Mon voisin ne douta pas qu'il ne fût l'objet de cet embarras, il se retira d'un air triomphant; et aujourd'hui j'en ai reçu une déclaration d'amour.

Je ne sais comment faire pour me raccommoder avec Gustave; mais je sais bien que je voudrais que cela fût déjà fait.

De Varsovie, le 16 juin 1769.

XII
GUSTAVE A SIGISMOND.

A Pinsk.

L'amour naît dans un instant, et toujours sans peine: mais qu'il en coûte pour le conserver!

Rien n'est si délicat. Sensible à l'excès, une bagatelle l'offense, la réserve le blesse, la défiance le révolte, et les plus légères atteintes lui deviennent mortelles. Voilà les peintures que nous en font les poètes. Peintures trop vraies pour mon malheur.

Je me vantais un jour de n'en connaître que les douceurs et d'avoir seul cueilli la rose sous l'épine: que les temps ont changé!

Lucile continue à prendre avec moi un air de froideur qui m'afflige, elle évite de se trouver sur mes pas, et lorsque je veux saisir le moment d'un tête-à-tête, à l'instant elle s'approche de sa mère sous divers prétextes.

Ces procédés me font naître quelques soupçons. Serait-elle éprise de cet inconnu? Il est jeune, aimable et d'une figure séduisante. J'ai suivi Lucile de près; et chaque épreuve redouble mon inquiétude.

Hier je voulais absolument m'aboucher avec elle. Ne la trouvant point dans sa chambre, je passai dans son cabinet de toilette; elle n'y était pas non plus: mais je vis sur sa table une lettre et un bracelet à portrait.

Je m'approche: quelle fut ma surprise, lorsqu'à ce portrait je reconnus mon rival! Je ne pus résister à la tentation d'ouvrir la lettre, quelque bas que me parût ce procédé; je la parcourus en tremblant: elle était conçue en ces termes:

«Qu'ils sont doux, mademoiselle, les moments qu'on passe auprès de vous; et que l'heureux mortel qui a su toucher votre cœur sait mal en profiter!

»Peut-on admirer les grâces, la beauté, l'esprit, la vertu, sans désirer s'attacher votre personne? Au cas que votre cœur ne fût pas engagé sans retour, le mien oserait vous promettre l'amour le plus tendre.

»Si je puis me flatter de quelque espoir, le prince Toninski mon parent fera les démarches nécessaires auprès du comte votre père. C'est à lui que vous aurez la bonté d'adresser votre réponse, que j'attends avec l'impatience de l'amant le plus sincère et le plus passionné.

»Le bracelet que vous trouverez inclus, vous dira de qui vient ce billet.»

Je ne pouvais en achever la lecture; je sentais mon cœur se flétrir, mon sang se glacer dans mes veines, et mes genoux se dérober sous moi.

Dès que je fus un peu revenu de ma consternation:

Il y a sûrement ici du mystère, m'écriai-je. C'est une trame que Lucile me cache. Lucile infidèle! O ciel! Lucile, l'innocence même, la candeur, l'ingénuité. Non, non, cela n'est pas possible… et cependant cela n'est que trop assuré; autrement, pourquoi ce silence? Qui pourrait l'avoir déterminée à me cacher ce qui se passe? Peut-être est-elle piquée encore? Ah, que ne puis-je le croire!… Mais si ce n'était que pique, les soumissions que je lui ai faites l'eussent désarmée; elle n'eût pu tenir si longtemps contre mes soupirs et mes regrets. A la vue des marques de mon repentir, elle eût pris pitié de moi, et m'eût rendu son amour. Mais non: depuis qu'elle a vu ce nouveau venu, elle m'évite, elle refuse de m'entendre, elle me rebute et s'efforce de me congédier. Hélas! je le vois trop: elle voudrait m'éloigner pour se livrer en liberté à celui qu'elle me préfère. Ah! je suis trahi, je n'en puis douter.

Emporté par mon ressentiment, j'éclatais en plaintes amères, et je cherchais à voir ma dissimulée maîtresse pour l'accabler de reproches avant de lui dire adieu.

En descendant l'escalier, je trouvai sa femme de chambre.

«Où est Lucile?

«—A se promener dans le jardin avec la comtesse.»

J'y courus.

Chemin faisant, la réflexion vint à mon secours.

Pourquoi tant de précipitation? me suis-je dit. Peut-être je m'alarme d'une chimère. Voyons du moins si elle est coupable; car s'il arrivait qu'elle fût innocente, comment réparer jamais l'injure que je lui aurais faite?

Dans cet instant, je l'aperçus.

Elle ne se douta pas de ce qui s'était passé. Je m'avance à sa rencontre et l'aborde en dissimulant mon chagrin. Elle me témoigne plus de froideur que jamais.

«C'en est fait, disais-je en moi-même, elle a tourné vers mon rival ses vœux, et ne veut plus écouter les miens.»

Mon premier mouvement, si nous avions été seuls, aurait été d'éclater, je n'osais cependant le faire en présence de sa mère, qui venait de nous joindre.

Lucile, de son côté, s'efforçait de dissimuler, elle m'adressait souvent la parole et voulait paraître gaie; mais son regard était vague, des sourires forcés venaient se placer sur ses lèvres, et son enjouement était affecté. Je n'étais pas dupe de ce retour de bon accueil.

«La perfide, me disais-je tout bas, veut prévenir une explication en présence de sa mère; elle craint les éclats d'une rupture, elle tremble que je ne lui reproche sa perfidie.»

Je ne savais quel parti prendre. Une multitude de pensées affligeantes se présentaient à mon esprit. Mes craintes ne me paraissaient que trop bien fondées. Je ne doutais plus que Lucile n'aimât ce jeune homme. Je ne pouvais me l'ôter de l'idée, je me le représentais toujours comme un rival dangereux prêt à détruire mon bonheur; et dans la chaleur de la passion, je formai le projet de l'immoler à mon amour, et de venir ensuite expirer aux yeux de mon infidèle.

Après avoir fait deux ou trois tours de jardin, je prétextai quelque affaire et me retirai bien résolu de ne pas laisser jouir mon rival de son triomphe. A mon arrivée chez moi, j'ai donné ordre à l'un de mes gens d'épier tous ceux qui iraient chez le comte.

S'il m'a enlevé le cœur de Lucile, du moins ne mourrai-je point sans vengeance.

Je connais ton humeur, Panin; si tu ne me plains pas, garde-toi d'insulter à mon infortune par des plaisanteries hors de saison, ou bien nous sommes brouillés sans retour.

De Varsovie, le 19 juin 1769.

XIII
SIGISMOND A GUSTAVE.

A Varsovie.

Je viens de recevoir ta lettre du 19 de ce mois.

«Ah! ah! m'écriais-je en la parcourant, le voilà enfin qui a bu dans la coupe amère. Le pauvre garçon!»

Cher Potowski, malgré tes menaces je ne puis m'empêcher de t'en féliciter.

Lucile serait-elle donc lasse de son Gustave? Sur ma parole, elle en trouvera difficilement un autre aussi bien partagé du côté de la figure; et à coup sûr elle n'en trouvera point qui l'aime d'aussi bonne foi. Mais elle a peut-être envie du titre de princesse; et que ne sacrifie pas une femme à sa vanité!

Rien n'est plus faible, plus léger, plus vain que l'amour des belles; ce n'est tout au plus qu'un goût passager; l'ivresse qui en fait le charme, elles ne la connaissent point. Au charmant délire de deux cœurs qui s'aiment, elles préfèrent le plaisir de faire des conquêtes, et jamais on ne peut leur ôter ce fond de coquetterie que la nature leur inspire presqu'en naissant.

Que tu connais peu les femmes! Le croiras-tu? Il en est qui s'amusent à allumer les désirs de leurs adorateurs, pour le plaisir cruel de rire de leur tourment. D'autres font métier de se jouer du malheureux qui les adore, et d'accorder leurs faveurs au galant adroit qui affecte le plus de les mépriser. D'autres, plus perfides encore, flattent nos désirs et ne nous promettent que des douceurs, tant qu'elles se bercent de l'espoir de nous captiver, mais une fois assurées de l'amant, elles trompent cruellement l'époux. Enfin elles sont toutes également volages; leurs yeux se promènent sans cesse sur de nouveaux objets, et leur cœur est toujours prêt à se fixer sur celui qui flatte le plus leur ambition.

Ne va pas te fâcher, Potowski, si je te dis ce que je pense, des procédés de ta Lucile. Je sais qu'elle est séduisante avec son air d'ingénuité; on s'y laisserait prendre aisément. Mais elle a le cœur tout aussi susceptible qu'une autre. Eh! crois-tu bonnement que la nature ait dû faire un miracle en ta faveur?

Combien de fois je me suis diverti de ta simplicité lorsque tu t'extasiais sur son amour! Ce n'était que pour tes beaux yeux qu'elle se parait; elle ne cherchait à paraître aimable que pour te plaire; son petit cœur ne palpitait que pour toi; et tu en étais bien sûr, car elle te l'avait juré si souvent.

Hé bien! qu'en dis-tu? Pauvre dupe! Oui, consume-toi à présent auprès d'elle; fais-lui bien des soumissions, pousse bien des soupirs, verse bien des larmes, éclate bien en reproches, si cela peut te soulager. Mais prends garde qu'à force d'être triste, inquiet, jaloux, tu ne l'excèdes, et ne l'obliges enfin à prendre le parti de te congédier nettement, si toutefois tu ne l'es pas déjà.

Le début de ta lettre m'a frappé; mais je n'ai pu m'empêcher de rire en voyant la finale.

Se couper la gorge pour une femme! Cela est un peu violent; quoiqu'on se la coupe souvent à moins. Ami, je te conseille de remettre la partie à une autre fois et de prendre ton parti en galant homme.

Ton amante est jolie, j'en conviens; mais si tu l'as perdue, tu en seras quitte pour en chercher une autre. Est-il dit qu'il faille toujours aimer la même?

Que tu es encore enfant! Je voudrais bien une fois te voir un peu plus raisonnable.

De Pinsk, le 25 juin 1769.

XIV
GUSTAVE A SIGISMOND.

A Pinsk.

Cinq jours s'étaient passés, lorsque mon émissaire m'apprit qu'il venait d'apercevoir trois cavaliers postés dans le petit bois derrière le palais du comte Sobieski; et à quelque distance, un carrosse attelé de quatre chevaux.

Cette nouvelle ne me laissa plus de doutes sur le malheur que je redoutais.

A l'instant je monte à cheval avec deux de mes gens, et nous allons à l'endroit indiqué. Nous les aperçûmes de loin, qui se promenaient dans le bois: mais pour les joindre plus sûrement, nous fîmes un détour, et nous mesurâmes notre marche de manière à les rencontrer sans qu'ils pussent l'éviter.

Nous n'en étions qu'à quelques pas, lorsque je reconnus mon rival.

A son aspect, je sentis ma colère s'enflammer: je m'avançai vers lui, et lui demandai avec aigreur ce qu'il faisait dans ces lieux. Il me répondit d'un ton moqueur en m'apostrophant de noms injurieux, et mit à l'instant le sabre à la main.

—Ce n'est qu'à toi que j'en veux, lui répliquai-je, et notre différent se décidera entre nous tout-à-l'heure: tes gens et les miens demeureront spectateurs.

Puis, tout-à-coup, fondant sur lui, je le blesse au bras droit, et le désarme: il tombe de cheval en demandant quartier.

Le sang coulait à gros bouillons de la blessure, j'y apposai moi-même un bandage, tout en lui reprochant sa perfidie. L'état de faiblesse où il se trouvait me fit craindre qu'il ne fût blessé mortellement. Je versai sur sa face un flacon d'eau de senteur.

Quand ses forces furent un peu ranimées, il entr'ouvrit les yeux, souleva sa tête, et me dit d'un ton mourant:

«J'ai peut-être quelques torts avec vous, et j'en suis bien puni, mais pourrais-je être à blâmer d'aimer ce qui est si aimable? Allez, je ne me reproche pas d'avoir voulu vous enlever votre maîtresse; mais de n'avoir su toucher son cœur.»

En même temps, il fit tirer une lettre de sa poche, qu'il me présenta.

Je l'ouvris, reconnus la main de Lucile, et lus ces paroles:

«Je vous remercie, Monsieur, de l'honneur que vous me faites en m'offrant votre main; je ne puis l'accepter, un autre possède mon cœur. Ce soir votre bracelet vous sera remis par une personne de confiance.»

Je ne pouvais détacher mes yeux de dessus ce papier, je le relus plusieurs fois, et chaque fois il jetait mon âme dans une étrange agitation. Mille sentiments contraires semblaient la partager. Je sentis, il est vrai, la jalousie s'éteindre dans mon cœur; mais ce n'était que pour le sentir déchiré de remords. L'idée de mes procédés envers Lucile me pénétrait de douleur et je n'osais penser à l'état où j'avais réduit cet infortuné rival.

Tandis que j'étais en proie à ces affligeantes pensées, son bandage se dérangea, il perdit beaucoup de sang, et ses yeux se couvrirent une seconde fois des ombres de la mort.

—Il expire! s'écria celui de ses gens qui était à lui soutenir la tête.

Arraché par ce cri à mes sombres rêveries, j'abaisse la vue sur ce corps pâle et immobile: Je le crus sans vie. Dans l'excès de ma douleur, je me jetai sur lui.

Je ne sais ce que je devins alors, mais je me suis réveillé dans mon appartement. Peu après on est venu m'apprendre que la blessure du nonce de Mazovie (c'est le titre de mon rival) n'était pas dangereuse. Cette nouvelle m'a un peu tranquillisé.

A présent mon agitation est moins cruelle; mais je ne puis me défendre d'une noire mélancolie, et tu penses bien quel peut en être l'objet.

Tu t'impatientes sans doute du récit de mes infortunes.

Il me semble te voir jeter ma lettre sur ta table, en levant les épaules, et t'entendre dire d'un ton de pitié: Pourquoi me remplir la tête de ses folies et de ses plaintes? Que ne fait-il comme moi.

Patience, cher Panin. Il y a temps pour tout. Avant de prendre congé de l'amour, il t'a fait passer plus d'un mauvais moment. Tu étais bien aise alors de verser tes chagrins dans le sein d'un ami. Ne trouve donc pas mauvais que je fasse de même.

De Varsovie, le 27 juin 1769.

XV
GUSTAVE A SIGISMOND.

A Pinsk.

Tu as pris plaisir sans doute à alarmer mon amour, et à me tenir sur les épines. Si ta lettre fût venue plutôt, elle m'eût fait une terrible peur: mais tu ne jouiras pas de ta méchanceté.

Comme je m'abusai sur le compte de Lucile!

Ce que je prenais pour intrigue n'était que ressentiment, que dépit simulé. Humiliée de mes attentions pour cette coquette, son âme sensible s'est trouvée exposée aux premières atteintes de la jalousie et sa délicatesse blessée ne lui a pas permis de chercher aucune explication, ni même de me laisser entrevoir son chagrin.

Après ce qui s'était passé, je brûlais d'envie de voir Lucile; et cependant j'avais peine à m'y rendre. J'aurais fort souhaité que quelqu'un m'eût épargné l'embarras d'une explication avec elle.

Tandis que j'étais ainsi en suspens, la raison prit enfin le dessus.

—Quoi donc, me suis-je dit, la mauvaise honte m'arrête? Je n'ai pas craint d'affliger Lucile si mal à propos, craindrai-je d'adoucir le coup cruel que je lui ai porté? Ah! quand l'amour n'attendrait pas de moi cette démarche, je la dois à la justice.»

Honteux de ma faute, et pénétré de regret, je me rends chez le comte Sobieski. Ils avaient déjà eu vent de mon affaire.

Je me fais annoncer.

A peine étais-je au haut de l'escalier, que la porte s'ouvre, mon cœur palpite: Lucile paraît.

Je n'osai lever ni les yeux ni la voix. Cependant elle s'avance et se jette à mon cou. Je reçois ses embrassements d'un air confus. Étonnée que je répondisse si mal à sa tendresse, elle recule quelques pas, son cœur est prêt à éclater, ses yeux se remplissent de larmes, elles roulent comme des perles sur ses belles joues qu'elles embellissent encore.

—D'où vient cet air sombre, Potowski, me dit-elle en sanglottant. Après une si longue absence es-tu fâché de me revoir? Que t'ai-je fait? Tu détournes les yeux…»

Tout ce que les grâces éplorées ont d'attendrissant était peint sur son visage.

Comme je continuai à garder le silence, elle se laissa aller sur un sopha, et se mit à pleurer amèrement. Mon cœur ne put soutenir cette dernière atteinte. Je courus à elle.

—Viens, chère âme de ma vie, lui dis-je, en la pressant contre mon sein, laisse-moi essuyer tes larmes.»

Lorsque mon cœur fut soulagé par les pleurs.

«C'est moi, chère Lucile, repris-je, qui suis indigne de ta tendresse; et c'est le sentiment de ma faute qui a si longtemps retenu les démonstrations de ma joie. Pourras-tu me pardonner?»

Elle leva sur moi ses beaux yeux mouillés de larmes, et me tendit sa main que je pressais longtemps contre mes lèvres.

Comme je poussais un profond soupir.

«Ah, Gustave! pourquoi avoir ainsi exposé votre vie pour des riens?»

—Des riens, Lucile, quoi! appelles-tu des riens de me voir enlever ton cœur?

—Quelle illusion!

—Du moins m'as-tu donné sujet de le croire par tes procédés repoussants. J'avais beau te demander grâce, soupirer, gémir, toujours je te trouvais inexorable. Voulais-je m'aboucher? cette faible consolation même m'était refusée. Tu as été piquée de quelques attentions que j'ai eues pour une évaporée; mais puisqu'elles te déplaisaient pourquoi ne me l'avoir pas donné à connaître? au moindre signe tu aurais vu combien peu j'en étais coiffé.

—Était-ce à moi à vous prescrire ce sacrifice? Amants ou époux, l'infidélité est un privilége que votre sexe s'est réservé; que ne savais-je, si vous ne vouliez pas vous en prévaloir? Pourquoi m'être plainte? Il me paraissait inutile de courir après un volage qui me laissait pour la première venue, et je dédaignais de devoir à la pitié son retour. Ainsi forcée de supporter patiemment votre inconstance, je renfermai ma douleur dans mon sein, et gémissais au fond de mon cœur.

—Ah! Lucile! peux-tu faire cet outrage à mon amour?

Elle parut fâchée de m'avoir fait sentir aussi vivement ma faute. Cependant je me la reprochais plus vivement encore.

«Hélas! disais-je tout bas, pouvais-je sous ses yeux m'occuper d'une coquette! Elle qui au milieu des assemblées les plus brillantes, et environnée de jeunes gens aimables, ne s'occupa jamais que de moi!»

Quand je fus un peu revenu de ma consternation:

—Tu m'affliges, Lucile, repris-je, avec tes soupçons injurieux. Ah! de grâce, épargne ces regrets à ton amant, qui est au désespoir de se les être attirés.»

A ces mots, elle me sourit avec douceur, ses yeux s'attachèrent sur les miens avec l'expression la plus naïve de la tendresse; je signai mon pardon sur sa bouche, et mon cœur satisfait se livra de nouveau tout entier au plaisir d'aimer.

A présent que l'orage est passé, je te permets, cher ami, de rire de moi tout à ton aise.

De Varsovie, le 5 juillet 1769.

XVI
SOPHIE A SA COUSINE.

A Biella.

Je me sais retirée de la capitale où j'ai dessein de séjourner jusqu'à ce que la Pologne soit pacifiée.

Mon château est trop près du théâtre de la guerre pour continuer à en faire le lieu de ma résidence: peut-être, chère cousine, qu'une passion bien différente de la crainte contribue encore à me déterminer de fixer ici mon séjour.

Je ne connaissais pas l'amour, et déjà je croyais en avoir épuisé les douceurs; je n'avais pas encore senti ces vifs élans, ces désirs empressés, ce feu victorieux, cette invincible flamme qui porte le trouble à nos cœurs et l'ivresse à nos sens.

Engagée contre ma volonté sous les lois de l'hymen, je haïssais sans l'aimer le malheureux qui m'aimait. Je lui prodiguais mes froides caresses comme je l'eusse fait au premier venu. Semblable à ces femmes mercenaires qui font de l'amour un trafic honteux, mettent leurs faveurs à prix et se vendent aux plaisirs d'un maître. Bientôt j'éprouvai entre ses bras les horreurs du dégoût.

Longtemps j'eus à endurer ce martyre; enfin la mort eut pitié de mon triste destin et rompit mes chaînes.

Une fois maîtresse de moi-même, je me vis de nouveau environnée d'adorateurs et fis quelques conquêtes: mais j'avais le goût des plaisirs sans l'embarras du choix: j'ignorais ce que c'est qu'être amoureuse: Gustave seul me l'a appris.

Je croyais ne pas l'aimer; hélas! je sens que je l'adore. Que ne sait-il l'état de mon cœur! Que ne puis-je le voir à mes genoux, plein de la même ardeur m'exprimer sa tendresse! que ne puis-je dans mes bras lui faire oublier l'univers!

Je le désire, mais que je suis loin de l'espérer.

Longtemps j'ai renfermé dans mon sein ce fatal secret; mais ma constance est épuisée: il faut lui en faire l'aveu.

Je n'ose m'abandonner sans précaution au plaisir que j'ai de le voir et de l'entendre. Plus ce plaisir est grand, plus j'ai soin de dissimuler. En présence de sa belle, je ne me permets jamais le plus petit mot de douceur; je commande à mes yeux mêmes de retenir leur langage: ma main seule, en pressant furtivement la sienne, lui exprime quelquefois en tremblant ma tendresse.

Ce n'est que dans le particulier que je cherche à lui faire démêler par mes regards ce qui se passe dans mon cœur: mais il fait comme s'il ne m'entendait pas; il n'est point touché de mes attentions; et quelque agacerie que je lui fasse, il garde toujours auprès de moi un maintien réservé. Non que la crainte de déplaire balance en lui le désir d'être heureux; mais il n'est réellement point entreprenant: je ne crois pas même qu'il y ait au monde de jeune fille plus novice.

Le croiras-tu? Au lieu de me rebuter, sa froideur ne sert malheureusement qu'à approfondir l'impression qu'il a faite sur mon cœur.

Deux mois s'étaient passés en légères tentatives sans succès, et je vis bien qu'il fallait lui ménager de plus fortes épreuves.

Je ne te dirai pas tout le manége que j'ai employé depuis quelques jours, pour allumer ses désirs et me faire attaquer.

Je veux seulement t'en rapporter un trait.

Jeudi dernier je me trouvai seule avec lui, et comme je le vis de fort belle humeur, j'engageai la conversation sur les tours galants de la palatine B…, qui font à Varsovie la nouvelle du jour, et je n'oubliai pas d'appuyer sur la manière dont elle s'est arrangée avec son époux.

—Cela est comique, observa-t-il en riant, d'être la confidente de son mari et le complaisant de sa femme.

—Vous m'avouerez que c'est ce qui s'appelle se consoler en galant homme, lui dis-je en portant la main sur la sienne que je pressai doucement et en lui jetant un regard tendre. Quoi, si vous aviez une femme coquette, ne feriez-vous pas de même? Dès qu'on ne trouve pas le plaisir chez soi, il faut bien l'aller chercher ailleurs.

—Quand on est de cette humeur, on fait bien de s'arranger. Que chacun vive à sa guise, j'y consens; mais je ne prendrai jamais de femme coquette, et je n'aimerai point que Lucile et moi en vinssions ainsi à nous passer nos torts.

—Pourquoi non? quand l'usage et le bon ton vous y autoriseraient. Trouvez-vous donc que ce soit si mal fait que d'aimer le plaisir, et ce qui l'inspire. Il est doux de vivre au gré de ses désirs. Du moins conviendrez-vous qu'il est assez agréable de changer d'objet. Rien n'est si incommode que la fidélité. Avec elle l'amour n'est jamais sans alarmes. La jalousie, les reproches, les éclats, les pleurs, voilà son triste cortége.

—Je ne sais, répliqua-t-il avec un ton de bonhomie qui me pénétrait. Je n'ai jamais aimé que Lucile, et je ne crois pas qu'il me fût possible de jamais en aimer d'autre.

Sa belle approchait, et elle m'eût surpris à lui dire des douceurs, si je n'eusse bien vite changé de propos.

Je ne suis pas contente de ce début, comme tu le penses bien.

Cette première épreuve m'ayant si mal réussi, je veux lui en ménager une seconde, plus propre à le mettre sur la voie. Peut-être est-il craintif en public? Mais je verrai s'il a assez d'esprit pour se prévaloir de l'occasion, et se dédommager dans le tête-à-tête. Les procédés galants vont tout seul avec une jolie femme, quand on la trouve sans défense.

Adieu, chère cousine. J'ai en vue certain stratagème peu commun, et je ne doute pas qu'il n'ait un succès complet.

De Varsovie, le 30 juillet 1769.

XVII
GUSTAVE A SIGISMOND.

A Pinsk.

Ce matin j'ai reçu la visite du nonce de Mazovie et jamais je ne fus plus surpris.

Il avait l'air un peu défait. Je lui demandai des nouvelles de sa santé.

—Je me porte aussi bien, répondit-il, qu'on peut l'espérer, d'un homme dans mon état. Vous voyez qu'il ne me reste qu'une légère roideur. (En même temps il remuait son bras). Il faut en convenir, j'en ai été quitte à assez bon marché.

—J'en suis charmé; mais je l'aurais été bien davantage, que vous ne vous fussiez point mis dans ce cas.

—Ma foi, c'est votre faute.

—Comment cela, je vous prie?

—Le voici. Ne vous rappelez-vous pas d'avoir passé la soirée, il y a deux mois environ, chez le prince Toninski?

—Oui.

—Ne vous rappelez-vous pas d'y avoir fait à la princesse l'éloge de la fille du comte Sobieski?

—Oui.

—Hé bien! dans la chambre voisine il y avait un jeune homme un peu incommodé, et ce jeune homme c'était moi.

—Fort bien.

—De mon lit j'écoutais votre conversation, et je n'en perdis pas un mot. Tout ce que vous racontâtes des charmes et des vertus de votre amante, alluma dans mon cœur un ardent désir de la voir. J'en cherchai l'occasion, qui se présenta bientôt dans la fête où nous fîmes connaissance. Au portrait que vous aviez fait de Lucile, je la distinguai entre ses compagnes; et, à vous dire vrai, je trouvai bien faible votre pinceau. Quelle figure intéressante! disais-je en l'admirant. Quelle élégante taille! Quel air noble! Quel teint de lis et de roses! Que de douceur dans les traits! Que de tendresse dans le regard! Que de finesse dans le sourire! Que de grâce dans les manières! Que de modestie dans le maintien! Je la considérais avec volupté et cherchais à démêler dans ses traits tout ce que je savais qu'elle devait avoir dans l'âme. Tandis que vous étiez à vous amuser auprès d'une coquette, Lucile alla se mettre dans un coin: je saisis ce moment pour lier conversation avec elle. Je l'abordai. Durant notre entretien, j'admirai la vivacité, la finesse, l'aménité de son esprit; je crus voir dans sa personne tout ce qui peut rendre heureux un homme délicat et sensible. A ses côtés, je sentis mon cœur plus puissamment attiré vers elle. Mon amour se développa même avec tant de rapidité et de violence, que j'oubliai un instant qu'elle avait un amant, et ne songeai plus qu'à me féliciter de cette inclination vertueuse. Mon illusion ne fut pas de longue durée. Mais comme nous sommes tous portés naturellement à nous flatter, soit folie, soit orgueil, je ne désespérais pas de vous supplanter. Je sentais bien que la chose n'était pas facile. Pour y réussir, il fallait faire ma cour, gagner la confiance, et devenir ami avant de prétendre au titre d'amant. C'eût été sans doute le parti le plus sage; mais ce n'était pas celui dont s'accommodait le mieux mon cœur impatient: je voulais aller vite en besogne. N'osant lui faire de bouche l'aveu du choix de mon cœur, je remis ce soin à ma plume: je lui offris ma main, et j'en reçus la réponse que je vous ai communiquée. La lettre de Lucile m'alarma. Cependant, quoique je visse bien que je ne devais pas compter sur un retour de tendresse, son refus ne fit qu'irriter mon amour, et égarer ma raison; en proie à ce délire, je ne songeai plus qu'aux moyens de la posséder à quelque prix que ce fût. Néanmoins la réflexion me revint pour un moment, et je raisonnais ainsi: Quoi, son cœur n'est plus libre? Irai-je donc épouser une femme qui ne m'aime point? Non, non, le souvenir de celui qu'elle aime la poursuivrait dans mes bras et ses froides caresses feraient mon supplice. Mais aussi renoncer à elle! mon cœur n'était pas capable de ce douloureux sacrifice. Quel parti prendre? Tandis que j'étais en suspens, un rayon d'espérance vint luire dans mon âme. Peut-être, me disais-je, son penchant pour mon rival n'est-il pas bien fort. Une fois à moi, son inclination changera. Les soins que je prendrai de lui plaire la forceront de m'estimer; puis je gagnerai sa confiance, son amitié; et quand on vit ensemble, de l'amitié à l'amour il n'y a pas bien loin. Je formai donc le projet de l'enlever, résolu d'y périr ou d'y parvenir. Vous savez le succès de cette téméraire entreprise. Que tout soit oublié, ajouta-t-il en me tendant la main; je ne veux plus troubler vos amours: j'étais votre rival, je serai votre ami.

—J'accepte votre amitié pourvu qu'elle soit sincère, et que l'offre que vous m'en faites ne soit pas un artifice pour vous ménager la facilité d'en venir à vos fins. Et aussi y aurait-il peu à gagner de troubler mon bonheur: souvenez-vous qu'on ne m'enlèvera Lucile qu'avec la vie.

—Je m'offenserais de vos soupçons injurieux, si je ne vous avais donné raison de vous plaindre de moi; mais souvenez-vous, de votre côté, que jamais mon cœur ne connut la dissimulation ni les vils détours. La faiblesse où me jette la perte de mon sang avait presqu'éteint ma passion pour votre maîtresse. Pendant ces moments de calme, j'ai fait des réflexions bien propres à m'en guérir entièrement. A présent j'ai l'âme tranquille: pour preuve de ma sincérité, je renonce dorénavant à voir votre amante.

Puisque vous êtes si fort de bonne foi, je rougirais d'être moins généreux que vous. Non-seulement je n'exige pas que vous renonciez à voir Lucile, mais je vous demande le plaisir d'accepter ma soupe demain; vous dînerez avec elle. Lucile vous pardonnera aisément d'avoir voulu me l'enlever, en considération des motifs qui vous y ont porté, quoiqu'elle eût été au désespoir si vous aviez réussi; et vous ne serez fâchés ni l'un ni l'autre, je pense, de vous connaître un peu mieux.

Après quelques compliments de part et d'autre, il prit congé.

Que te dirai-je? Autant que j'en puis juger par cet échantillon, il me paraît que ce jeune homme a reçu de la nature une âme susceptible des plus vives passions, jointe à un caractère fort élevé. Il s'abandonne à la fougue des désirs; mais il n'est pas toujours sourd à la voix de la raison: il connaît le devoir et sait y sacrifier.

De Varsovie, le 11 août 1769.

XVIII
SOPHIE A SA COUSINE.

A Biella.

Hier je fis partie avec Lucile et son amant d'aller de bon matin voir la chasse aux filets dans les champs de Dasco. A dire le vrai, je n'en avais nulle envie. Je voulais seulement que Gustave vînt m'éveiller.

Quoique je n'aie pas à me plaindre de ma figure, et que je me fusse contentée avec tout autre du simple attrait de mes charmes, il fallait paraître jolie autant qu'il se pourrait. Je sautai donc en place au lever de l'aurore, je fis ma toilette, et n'oubliai pas les doux parfums; puis, j'allai me remettre au lit en attendant l'aimable garçon après avoir eu soin toutefois d'écarter les rideaux afin de laisser passage à la lumière.

Comme j'étais à rêver yeux ouverts, un domestique vint m'avertir qu'il était temps de me lever. Peu après j'entends frapper à la porte de la maison, c'est Gustave.

Déjà Lucile était à finir sa toilette; elle me croyait à la mienne; et pour n'avoir pas à attendre, elle envoya Potowski me talonner. Je l'entends monter. A l'instant je pousse la couverture au pied du lit, je laisse sortir une jambe, et un de mes bras couronnait ma tête, ma gorge était découverte; et un linceul négligemment jeté voilait le reste.

C'est ainsi à peu près que les peintres représentent la belle Ariadne lorsqu'elle fut trouvée par Bacchus.

La porte de ma chambre s'ouvre. Il approche doucement, entr'ouvre les courtines.

Je feignais de dormir, m'attendant de me sentir couverte de ses baisers. Quel autre me trouvant dans cette attitude eût pu réprimer ses transports amoureux? Mais ce froid mortel, le croiras-tu? ne me toucha pas même du bout du doigt. A-t-on rien vu de si novice, de si sot, de si impatientant?

—C'est donc ainsi, belle dormeuse, dit-il tout haut, que vous prenez le frais?

Je fis semblant de m'éveiller en sursaut.

—Ciel, m'écriai-je en ouvrant les yeux, que faites-vous ici! retirez-vous, Gustave!

Et comme si je fusse réellement honteuse d'avoir été surprise dans cet équipage, je m'enveloppai de mes draps.

—Je m'étais bien douté, reprit-il en riant, que vous êtes fort matinière.

Accablée de sa froideur:

—Retirez-vous! lui criai-je une seconde fois, d'un ton dont il ne soupçonnait guères le motif.

—Ne craignez rien, je vous laisse, mais faites vite: savez-vous qu'il y a une heure qu'on vous attend.

Il se retira et je me levai, piquée jusqu'au vif de sa froide légèreté.

Quelle est donc sa fascination pour cette fille?

Je suis aussi grande, aussi bien prise qu'elle; je ne lui cède point en attraits, et je suis plus enjouée. Il lui trouve tous les charmes, des grâces: mais c'est une beauté molle et inanimée. J'ai du moins de la vivacité, moi. Il est enchanté de son humeur caressante; mais ses caresses n'ont rien de piquant, rien de flatteur. Avec son air ingénu et languissant, à peine dirait-on qu'elle a une âme sensible. Elle est si insipide que je m'étonne qu'il n'en soit pas déjà dégoûté.

A peine avais-je fait cette vive sortie, que je fus tout-à-coup saisie d'une espèce de remords.

Quel rôle bas je viens de jouer! Pour le captiver je cherche à corrompre son cœur. Ah! si j'ai le malheur de réussir, qu'il me fera payer cher les soins que je prends à le séduire. Insensée que je suis! Comment me sera-t-il fidèle, si je lui ai fait un jeu de la fidélité et un épouvantail de la vertu? Et puis quel agrément alors de lui être unie. C'est de sa candeur autant que de sa beauté dont je suis si éprise: de quel prix serait à mes yeux un cœur avili par les vices que je lui aurai prêchés? C'est sa belle âme qui m'enchante, et je travaille à le rendre indigne de moi. Le dispenser à présent des devoirs que je lui imposerai dans la suite, quelle extravagance! Changera-t-il de mœurs en changeant d'état? Les goûts frivoles et vils que je lui aurai inspirés pour le détacher de sa belle, disparaîtront-ils devant moi? Non, pour gagner son cœur, il faut paraître à ses yeux un objet plus digne que Lucile. Hélas! je sens le ridicule, la bassesse de mes procédés; j'en suis humiliée, et pour comble de malheur, mon faible cœur n'a pas la force d'y renoncer. Par quelle fatalité faut-il que je suive encore un parti que je condamne?

Comme j'étais enfoncée dans ces sombres réflexions, Lucile vint m'en tirer. J'étais attendue.

La comtesse et son époux furent de la partie. La prise de tant d'oiselets fournit divers incidents agréables. La joie fut vive et brillante; mais mon cœur n'osait s'y livrer.

Sans cesse l'image de Gustave venait s'offrir à mon esprit agité. Cruel garçon! que t'ai-je fait, pour troubler ainsi mon repos? Que suis-je venue faire ici? Avant de t'avoir vu j'étais si tranquille! Je m'amusais si bien!

Ah, ma chère, que le monde est insipide. Que ses amusements sont froids pour un cœur épris comme le mien! Répandue dans les sociétés les plus brillantes: sollicitée par tous les plaisirs, pourrais-tu le croire? Oui, je n'envie que le sort de Lucile. Je voudrais plaire à son amant: l'entendre dire qu'il m'aime serait toute mon ambition, et le soin de faire son bonheur mon unique étude.

De Varsovie, le 1er septembre 1769.

XIX
GUSTAVE A SIGISMOND.

A Pinsk.

Tous mes vœux sont remplis, Lucile est à moi: nos parents, qui ont vu naître notre inclination mutuelle, consentent à la voir couronnée. Mon amour est à son comble. Je n'attends plus que l'heureux moment de le consacrer au pied des autels.

Déjà tout se prépare pour la cérémonie, qui est fixée au 24 du mois prochain.

Cher ami, renvoie ton voyage de quelques jours, et viens prendre part à la fête.

De Varsovie, le 25 septembre 1769.

XX
SOPHIE A SA COUSINE.

A Biella.

Qu'il est difficile de toujours lutter contre un penchant qui plaît!

Longtemps j'ai tâché de vaincre ma passion pour Gustave: mais mon faible cœur ne peut plus s'en défendre. Je ne puis vivre sans lui; à peine puis-je être un jour sans le voir, et son absence ne m'est pas moins pénible qu'à Lucile. Hé bien, il faut que je la supplante.

Hélas où mon esprit s'égare! Dans quel nouvel abîme je vais me plonger! Ah! ma chère, que ne peut point la beauté sur une âme, puisqu'elle lui fait oublier son devoir et le soin de son repos?

Pour posséder Gustave, il faut gagner la confiance de Lucile, se rendre maîtresse de ses secrets, faire naître adroitement entre eux de la jalousie, et les brouiller l'un avec l'autre. Quoi, j'oublierai la pitié? Je serai fausse par système? J'irai d'erreur en erreur, de crime en crime? Je me rendrai méprisable à mes propres yeux?

Mais que m'importe de vivre sans remords, s'il faut vivre infortunée! Les maximes de mon siècle seront mon excuse. Ne m'as-tu pas dit toi-même cent fois que la vertu n'est uniquement faite que pour les sots qui y croient; qu'il ne faut avoir d'autre règle de conduite que son plaisir; que la sagesse consiste à savoir jouir du présent, et que tout finit avec nous. Tu n'as fait de ces maximes qu'une trop heureuse expérience: depuis longtemps tu ne vis que pour toi. Que ne puis-je t'imiter, et être aussi fortunée!

P. S. Il s'est élevé un différent entre les comtes Sobieski et Potowski au sujet des confédérés. On craint une rupture. Lucile est dans des transes continuelles dont je ne suis pas fâchée, et je ne sais pourquoi.

De Varsovie, le 15 octobre 1769.

XXI
GUSTAVE A LUCILE.

Depuis quelque temps je vois avec chagrin les débats de nos parents au sujet des confédérés. Déjà ils ont fait naître du refroidissement entre nos familles; le jour de notre union est renvoyé, je ne puis plus te voir aussi souvent que je le souhaite, et je tremble qu'à la fin cette mésintelligence n'ait des suites funestes pour notre bonheur.

Hélas! nous touchons peut-être au moment d'être séparés pour jamais.

Chère Lucile, prévenons par un nœud indissoluble le coup fatal dont le destin nous menace. Viens, âme de ma vie, viens, présentons-nous aux autels de l'hymen, et qu'un doux lien nous unisse. Nous tenons encore dans nos mains l'arrêt de notre sort: le laisserons-nous prononcer sans retour?

O ma Lucile, ne ferme pas ton oreille à la voix de ton amant. Rends-toi à son ardente prière, ouvre ton âme aux plus doux sentiments et garde-toi bien de résister au plus puissant des dieux qui veut couronner notre bonheur.

De la rue Neuve, le 27 octobre 1769.

XXII
LUCILE A GUSTAVE.

Tes craintes ne font qu'augmenter les miennes, et achever de porter la mort dans mon cœur. Mais comment écouter tes conseils?

Une fille, sans être dénaturée, ne peut prévenir de la sorte le refus de ses parents.

Tant que les auteurs de mes jours ne consentiront point à notre union, les dieux s'y opposent. Si je n'avais à consulter que mon cœur, ils le savent, cher Gustave, dès ce moment je serais à toi.

De la rue Bressi, le 28 octobre 1769.

XXIII
GUSTAVE A LUCILE.

Ce que je redoutais si fort est enfin arrivé!

Nos familles sont divisées: rien ne peut les réconcilier. Tu m'échappes. Je ne puis soutenir ce revers; mon cœur se brise de douleur.

Ah! Lucile, que n'as-tu suivi mes conseils!

De la rue Neuve, le 29 décembre 1769.

XXIV
GUSTAVE A SIGISMOND.

A Pinsk.

Je touchais à l'objet de mes vœux. J'allais m'unir à Lucile. Comblée des dons de la fortune, de la jeunesse, de la beauté, de la vertu, tous ceux qui la connaissent enviaient mon sort. Que manquait-il à mon bonheur? L'heure nuptiale était arrêtée. J'attendais mon épouse sous des lambris dorés. Déjà la volupté faisait briller à mes yeux ses attraits séducteurs, et mon cœur enivré de joie se livrait à ses transports.

Mais tandis que le plaisir s'offrait à mon esprit sous la plus flatteuse image, le destin jaloux minait sourdement mon bonheur. Les feux de la discorde, qu'il souillait de toute part, ont pénétré jusqu'au sein de nos familles: il m'arrache ma maîtresse.

Hélas! mon bonheur s'est évanoui comme un songe. Ces riantes idées qui enchantaient mon âme ont fini par devenir des pensées douloureuses; et ce palais, qui devait voir deux époux couronnés, n'est plus qu'un temple de deuil et de larmes.

La source de la joie est tarie dans mon cœur. Dégoûté du présent, je redoute l'avenir et suis insensible à tout, excepté à ma douleur.

Aujourd'hui, cher Panin, le soleil s'est couché sur mon bonheur: à son lever qu'il va me trouver malheureux!

De Varsovie, le 29 décembre 1769.

XXV
DU MÊME AU MÊME.

A Pinsk.

Ah! cher ami, que n'ai-je un père comme le tien! Cet homme aimable! jamais il ne se livra à la fougue des désirs, et ne ferma son oreille à la voix de la raison. L'expérience des choses du monde le rendit sage de bonne heure, et le calme de son âme le garantit toujours de la folie des partis. S'il en épousait un, ce serait sûrement celui de la justice. Sa vertu est éclairée, et la sagesse seule semble le gouverner.

Mais le mien est emporté, fier, ambitieux; il ne connaît que ses passions et ne compte pour rien le malheur d'un fils.

Le voilà maintenant à ne s'occuper que des mécontentements des factieux. Il a épousé leur cause avec tant de chaleur qu'il s'est déjà brouillé avec le comte Sobieski, et je tremble qu'il ne s'oublie au point de prendre parti parmi eux, malgré tous mes efforts pour l'en détourner.

P. S. Malgré que mon père ait rompu avec le comte Sobieski, il ne m'a point fait un devoir de suivre son exemple.

Quel motif peut l'avoir retenu? Serait-ce que sa haine ne s'est point étendue jusqu'à Lucile? Serait-ce la honte de rétracter les éloges qu'il en a faits, ou bien la crainte de porter le désespoir dans mon cœur? Je ne sais. Je m'aperçois néanmoins qu'il n'est pas flatté que je continue à la voir si assiduement.

De Varsovie, le 19 janvier 1770.

XXVI
SOPHIE A SA COUSINE.

A Biella.

Qui le croirait? Lucile me prend pour sa confidente et je suis sa rivale. Me voilà donc maîtresse des secrets de son cœur, et cela sans l'avoir cherché. Le sort pouvait-il mieux me servir?

La conformité d'âge et d'état, plus que celle de caractère nous avait unies: la pitié a resserré ces nœuds.

Depuis quelque temps Lucile me découvre ses inquiétudes, et comme rien n'est plus propre à gagner le cœur des malheureux que la part que l'on prend à leur affliction; je parais si sensible à sa douleur et la flatte si bien que cette fille crédule ne met plus de bornes à l'effusion de son âme.

Je viens de prendre de secrètes mesures pour assurer la réussite de mon projet; déjà j'ai commencé à les mettre en exécution et rien ne pourra les déconcerter. Il semble que le destin lui-même ait pris à tâche d'en hâter le succès.

Comme Lucile me parlait de la mésintelligence qui règne de plus en plus entre son père et celui de son amant,

—Vous voyez, lui dis-je, que Gustave ne se montre plus ici, que lorsqu'il est sûr de ne pas y trouver le comte. Qui sait si les sentiments de la comtesse à son égard ne s'altéreront pas aussi? Pour l'intérêt de votre amour, Lucile, il serait à propos de ne plus en faire votre confidente; l'aveugle confiance que vous avez en elle pourrait bien un jour entraîner la ruine de votre bonheur. Croyez-moi, ne lui faites plus voir les lettres que vous recevez de Gustave, et qu'il ne vous en écrive plus que sous le couvert de quelque personne sur qui vous puissiez compter.

—Je n'eus jamais rien de caché pour ma mère, me répondit-elle, et jamais je n'eus lieu de m'en repentir.

—Que vous connaissez peu le monde, Lucile! Il y a trois mois qu'on préparait vos habits de noces; eussiez-vous dit alors que vous seriez aujourd'hui sur le point de perdre votre amant?

La malheureuse m'écouta; je connaissais son âme, elle n'examina rien, et comme si ce n'était pas assez de s'en laisser imposer, elle-même me chargea encore de ce fatal office.

—Vous nous permettez donc de nous servir de votre couvert.

—Si vous ne trouvez personne plus digne de votre confiance, Lucile, je n'ai rien à vous refuser.

—Qui plus que vous? ma chère Sophie.

Quelles obscures intrigues je nourris sous ses yeux!

Pour mieux abuser de sa confiance, j'affecte que ses intérêts me sont chers; j'en atteste l'amitié: mais loin d'en remplir les devoirs, je la trahis, je l'immole à mon amour. Eh! avec quel front? Je lui souris, je la flatte, je la caresse, tout en lui préparant des soupirs, des larmes et des regrets. Enfin, ce qui est le comble de l'artifice, je lui montre un visage abattu, et puis je ris en secret des maux que je lui ai faits.

Ah! je n'ose y penser.

De Varsovie, le 26 janvier 1770.

XXVII
GUSTAVE A LUCILE.

Tout est perdu. Mon père s'est enrôlé dans le parti des confédérés et il parle de me faire suivre son exemple.

Non, non, chère Lucile, je ne te quitterai pas. Plutôt mourir que de m'éloigner de toi. Mon père n'est pas impitoyable. Pour m'arracher de tes bras, il faut qu'il me donne la mort.

Je vais lui parler; pourra-t-il ne pas être touché de mes larmes? Je me jetterai à ses pieds, j'embrasserai ses genoux, et ne le laisserai point qu'il ne m'ait permis de rester. S'il refuse, c'en est fait, je renonce à la vie.

De la rue Neuve, le 25 février 1770.

XXVIII
GUSTAVE A SIGISMOND.

A Pinsk.

Mon père vient de s'enrôler dans le parti des confédérés. J'en suis au désespoir; mais je ne peux sans indignation l'entendre justifier sa démarche.

Que les hommes sont petits jusque dans leurs injustices! Ils n'ont pas le courage de s'avouer les vils motifs qui les font agir; il faut toujours qu'ils les masquent à leurs propres yeux, crainte d'en apercevoir toute la difformité.

Pourquoi attribuer au devoir ce que l'on ne fait que par passion? Eh! qui ignore la source des malheurs qui nous affligent? Hélas, n'est-ce pas toujours ces vieilles semences de discorde qui depuis si longtemps désolent la malheureuse Pologne et la minent lentement: ce poison des préjugés religieux, ces rivalités nationales, ces vues ambitieuses des factieux? Presque toujours l'État a été divisé en deux partis, dont le plus fort n'a jamais régné que par la violence. Les dissidents n'ont-ils pas toujours été opprimés?

Je ne veux pas justifier la Russie d'avoir épousé leur cause avec tant de chaleur et d'en être venue à des voies de fait contre quelques-uns de leurs adversaires: mais les confédérés ne sont-ils pas visiblement dans le tort?


Les dissidents demandaient le libre exercice de leur religion et l'entrée aux emplois publics. Eh! quoi de plus juste, cher Panin, que de les rétablir dans des droits dont ils étaient en possession depuis plusieurs siècles, et dont ils ont été injustement dépouillés au commencement de celui-ci? Pourquoi avoir voulu maintenir comme lois d'État des abus introduits par l'oppression? Mais quand les dissidents n'auraient jamais joui de ces droits, que demandaient-ils qu'ils ne fussent autorisés à prétendre? N'est-il pas bien raisonnable que chacun puisse servir son Dieu à sa manière, et que tout citoyen ait part aux avantages d'un gouvernement dont il aide à supporter la charge?

L'ambition, l'envie, la haine, le fanatisme, le ressentiment, le désir de vengeance couverts des spécieux prétextes de religion et de justice, voilà quelles sont aujourd'hui, parmi nous, les vraies semences de discorde. Elles eussent d'abord éclaté en dissensions civiles, sans la crainte des armes de la Russie; mais elles fermentèrent longtemps en silence, et quand elles eurent bien fermenté, toutes ces passions suspendues comme un torrent arrêté par une forte digue, rompirent leur cours au moindre choc.

L'interrègne qui suivit la mort d'Auguste III fut l'avant-coureur de la tempête.

Le mécontentement des ambitieux, à qui la crainte avait extorqué leur suffrage en faveur du nouveau roi ne tarda pas à éclater. Ils se déchaînèrent contre lui et commencèrent à répandre sourdement les feux de la sédition.

Je ne veux pas non plus justifier l'impératrice d'avoir forcé les suffrages des électeurs et fait tomber le choix sur une de ses créatures. Mais Poniatowski en vaut bien un autre, de l'aveu même de ses ennemis. Il est plus instruit que les nobles ne le sont généralement parmi nous; il est moins ami de la crapule; il est d'un naturel doux, humain, généreux, et il aime les arts et la paix. Ceux qui s'élèvent contre lui et qui voudraient lui arracher sa couronne, auraient-ils choisi mieux? Est-ce la vertu qui décide des voix à la diète? N'est-ce pas, au contraire, le crédit et la force.

On voit les membres de ces honteuses assemblées traiter des affaires d'État, glaive en main; on y voit les plus intrigants et les plus accrédités proposer ce qui leur plaît, et le plus fort arracher au plus faible son consentement.

Les mécontents, qui travaillaient à exciter des soulèvements dans l'État, eurent recours au prétexte obscur de la religion et projetèrent d'envelopper le monarque dans la destruction de leurs ennemis. Ils mirent donc en jeu les prêtres, toujours prêts à enflammer les esprits au nom du Dieu de paix. Bientôt le fanatisme représenta les malheureux dissidents comme les ennemis de la divinité. On refusa à ces sectaires l'entrée aux diètes, l'admission aux délibérations nationales et les autres droits de citoyens.

Opprimés dans leur patrie, ils eurent recours à leur protectrice, qui sollicita vivement la république de les rétablir dans leurs droits. Ces sollicitations ne furent point écoutées. Dans l'espoir de briser leurs chaînes les dissidents formèrent une confédération. L'impératrice les prit sous sa protection, mais elle invita en même temps les nobles Polonais de s'assembler extraordinairement pour remédier aux désordres de l'État.

Aussitôt il se forma des confédérations particulières, et afin d'obvier aux malheurs de l'anarchie, ces confédérations se réunirent en une seule, qui demanda le rétablissement de l'ordre public à une diète protégée par la Russie.

La diète s'étant assemblée, l'impératrice y fit proposer d'entretenir perpétuellement en Pologne un corps auxiliaire de troupes russes pour le maintien de la tranquillité publique.

Quelques sénateurs frondèrent contre cette proposition. Dans les diètines, ils ne cessaient d'enflammer les esprits. L'ambassadeur de cette princesse à notre cour, qui éclairait leurs démarches, les fit arrêter de nuit.

A l'instant les factieux, pensant qu'il n'y avait point de temps à perdre, sonnèrent l'alarme et se soulevèrent de toute part. Chaque jour on entendait parler de quelque nouvelle conjuration. Enfin, on vit de tous côtés les mécontents prendre les armes, porter le fer et le feu dans les entrailles de leur patrie et commettre les plus horribles excès.

Voilà l'ouvrage de ces factieux qui se parent du beau titre de patriotes. Ah! si les dieux sont justes, ils ne doivent attendre de leur inique entreprise que la mort ou la honte d'être vaincus, la misère et les fers.

Pourquoi faut-il que mon père se soit enrôlé dans leur parti!

Ah! cher Panin, l'indignation s'élève dans mon cœur. Je suis en proie à la tristesse, et dans l'excès de ma douleur je foule aux pieds cette terre, où il faudra peut-être bientôt m'arracher à ce que j'aime.

De Varsovie, le 30 février 1770.

XXIX
SIGISMOND A GUSTAVE.

A Varsovie.

Comme je te savais content, et que je n'avais rien de particulier à te marquer, je ne t'ai pas donné de mes nouvelles depuis quelques mois.

Voilà donc un nouvel orage qui s'amasse sur ta tête.

Cher ami, je te plains, c'est tout ce que je puis à présent pour ton service, d'autres te prêcheraient bien fort la patience: mais on me l'a si souvent recommandée en vain, que c'est aujourd'hui pour moi un remède décrié. Lors néanmoins que tu seras un peu mieux disposé à entendre raison, je te dirai que c'est le sort des amours d'être accompagnés de traverses, et que tu ne dois pas prétendre être le seul exempté de la commune loi. Au reste ta douleur n'est pas bien forte, puisqu'elle te permet encore de philosopher tout à ton aise, non toutefois sans un peu d'humeur et beaucoup de prévention.

Il est dur, je le sens, mon cher Potowski, d'être obligé de sacrifier le bonheur de sa vie aux volontés d'un père: mais ne va pas t'imaginer que les confédérés soient aussi à blâmer que tu le prétends.

Il faudrait être bien aveugle pour ne pas s'apercevoir que nos malheurs sont l'ouvrage de la czarine. C'est elle qui a excité sous main les dissidents à réclamer leurs prérogatives et à implorer son secours. C'est elle qui a mis de force la couronne de Pologne sur la tête d'une de ses créatures, et c'est elle aujourd'hui qui par le fer et le feu nous force de subir aujourd'hui le joug.

Je conviens avec toi que les dissidents ont raison de prétendre rentrer dans leurs droits. Ils en ont été dépouillés injustement: mais observe qu'il y a près de soixante ans. D'abord ils se récrièrent fort et implorèrent le secours des puissances voisines. Celles qui étaient le plus intéressées à maintenir leur religion en Pologne, se contentèrent de solliciter la république de rétablir les dissidents dans la jouissance de leurs droits. Bien que leurs sollicitations ne fussent point écoutées, elles n'ont point pris fait et cause. Il n'y a que Catherine qui, par un principe d'humanité et pour des vues purement chrétiennes, comme elle le dit et comme tu as la sottise de le croire, se soit armée pour eux. Lis attentivement, je te prie, sa déclaration faite en 1766 au roi et à la république. Après avoir menacé tout Polonais qui attaquerait les dissidents de le traiter en séditieux et en ennemi de l'État, elle proteste qu'elle se croit au-dessus de tous les soupçons par lesquels on pourrait lui prêter des vues particulières contre l'indépendance et les intérêts de la république. (Je le crois, et certes elle n'est pas accoutumée à rougir pour si peu de choses); puis elle déclare qu'elle n'a formé aucune prétention contre la Pologne; que loin de chercher dans les troubles qui l'agitent son agrandissement personnel, elle ne veut que les calmer: que si contre ses intentions l'esprit de discorde allume une guerre civile ou une guerre étrangère qui menace les possessions de la république, S. M. I. les lui garantit, et rejettera tout traité de paix qui renfermerait des articles contraires à cette volonté. L'événement, Gustave, t'apprendra combien peu une tête couronnée se fait de peine d'en imposer, et avec quelle bonne grâce elle sait mentir. En attendant faisons quelques commentaires.

Dupes de ces protestations ou plutôt intimidées par les horreurs de l'anarchie, les confédérations particulières se réunirent en une confédération générale pour demander le rétablissement de l'ordre public à une Diète protégée par la Russie.

Les nobles Polonais firent même la sottise d'envoyer à la czarine quatre ministres plénipotentiaires pour: «La remercier en leur nom de l'intérêt qu'elle daignait prendre au rétablissement de la forme de la république, et la supplier au nom de toute la nation d'accorder sa garantie à ce qui serait statué par les membres de la Diète, pour le maintien de la paix et la conservation des droits de tout citoyen.»

Cependant la czarine fit assurer de nouveau la république de tout l'intérêt qu'elle prenait en qualité d'amie et d'alliée aux troubles qui l'agitaient. Des plaisants pourraient observer que cet intérêt était effectivement bien vif; laissons-les s'égayer; c'est du sérieux qu'il te faut.

Tout allait donc bien comme tu vois: mais ce n'était pas cela que demandait notre bonne voisine. Car la Diète ne fut pas plutôt assemblée, qu'elle y fit proposer d'entretenir perpétuellement en Pologne un corps auxiliaire de troupes russes, pour le maintien de la tranquillité publique.

Quoique Auguste II et Pierre Ier en fussent convenus par le traité de Birzen, cette proposition tendait trop visiblement à l'asservissement de la nation pour passer sans opposition. Elle aurait passé cependant si quatre vrais patriotes ne s'y fussent opposés, et n'eussent tâché d'en faire apercevoir le danger à leurs concitoyens.

L'ambassadeur russe auprès de la république éclairait leurs démarches, et dans la crainte qu'ils ne missent obstacle aux projets de sa souveraine, il les fit arrêter de nuit à Varsovie par des troupes impériales.

La consternation fut générale.

Le roi et la Diète assemblée enjoignirent à leur résident à Saint-Pétersbourg, de demander l'élargissement des sénateurs arrêtés, et pour l'obtenir, d'employer auprès de l'impératrice tout le poids que pourrait avoir la prière d'un roi ou d'une nation.

Leur élargissement eût apaisé les esprits, mais on voulait les enflammer.

Après avoir exercé un acte inoui de souveraineté, au milieu de la capitale d'un État étranger, la Czarine prit un ton tendrement insolent.

A tant de basses soumissions qui lui avaient été faites, elle répondit: «Qu'elle ne pouvait se rendre aux prières du roi et de la république, sans renoncer à leur rendre le service le plus réel.» (La bonne âme!) «Qu'étant sûre de ses principes, sa conduite doit être conséquente. Que son ministre en Pologne a exécuté ses ordres.» (Oh! je le crois.) «Et n'a rien fait qui n'ait été publiquement annoncé dans les délibérations de S. M. I.» (Il n'en fut jamais question.) «En faisant arrêter quatre séditieux indignes des regrets de leur nation. Que les rendre à la république, c'est la leur livrer.»

(Note s'il te plaît, que du nombre de ces quatre prétendus séditieux se trouve un vieillard infirme, et un jeune homme à peine sorti de l'enfance, personnages fort à craindre assurément.)

Cette réponse fit ouvrir les yeux au gros de la nation, et souffrir impatiemment la présence des troupes russes.

Pour étouffer ces murmures, de nouveaux renforts arrivèrent de Russie, malgré qu'on n'eût stipulé que sept mille hommes de troupes auxiliaires.

Cependant la Diète se termina par un traité solennel, fait sous la garantie de la Russie.

Les dissidents furent rétablis dans leurs droits. Tout semblait pacifié, mais de ce calme apparent devaient bientôt sortir les feux des dissensions civiles.

Les Russes favorisaient leurs protégés d'une manière affectée. Ceux du parti opposé, alarmés des desseins de la Czarine se consultèrent. Il se forma de toute part des confédérations, et l'on vit la moitié des citoyens déclarer la guerre à l'autre moitié.

L'amour t'aveugle, cher Gustave; et cela n'est pas étrange, puisqu'il a fait déraisonner tant de sages: mais il n'est que trop certain que Catherine II cache sous des prétextes artificieux des vues ambitieuses. Elle suit un projet formé depuis longtemps par ses prédécesseurs.

Pourquoi entretenir des troupes en Pologne, si ce n'est pour l'asservir? Pourquoi ces nouvelles légions qui viennent inonder les terres de la république, si ce n'est pour retenir par la terreur des armes ceux qui voudraient s'opposer à ses desseins? Quoi, tout cet appareil formidable ne serait que pour soutenir un petit parti qui l'intéresse peu, si même il l'intéresse du tout? Et ces actes de souveraineté exercés chez une puissance étrangère ne seraient que le devoir d'une puissance alliée? Non, non, ce sont autant de présages de la servitude qu'on nous prépare.

Tu me fais rire avec ton éloge du protégé de Catherine. Poniatowski, je l'avoue, n'a aucun vice fort à craindre dans un monarque, surtout dans un monarque polonais qui n'a guères que le nom et le faste d'un potentat; mais il n'a aucune des vertus que doivent avoir les rois. Faible, inappliqué, sans fermeté, sans courage, sans soin des affaires de la nation et sans amour pour ses peuples; on va commencer son règne par des fêtes, et il continuera de même.

Mollement endormi sur le trône, ou occupé de soins frivoles, il consume en délices ses gros revenus, rassemblant autour de lui une troupe d'artistes, de comédiens, de baladins, de virtuosi de toute espèce, et passe son temps à régler les décorations d'une scène, l'habillement d'un acteur, l'économie d'une toilette, quand toutefois il n'est pas à languir dans les bras d'une femme. Ce n'est pas là, tu dois en convenir, le devoir d'un prince, quoique ce soit malheureusement le métier de la plupart des rois.

Encore si se réveillant de sa léthargie au bruit des dissensions civiles, renonçant à sa honteuse mollesse, et rappelant à son esprit la dignité de son emploi, il eût cherché à prendre de sages mesures pour apaiser les esprits irrités; ou du moins, si se reposant fièrement sur son courage, et se mettant à la tête de ses partisans, il eût essayé de soumettre les séditieux. Mais non, tranquille au fond de son palais, il voit d'un œil apathique ses États envahis et ses sujets s'entr'égorger.

Funestes dissensions! Quoique je n'aie point épousé de parti, déjà j'en ai goûté les fruits amers. La plupart de mes parents, comme de faux amis dont la tendresse s'est changée en haine, s'élèvent contre moi et déchirent le sein qu'ils ont caressé. Mais ce n'est pas là le plus fort de mes chagrins. Je vois avec effroi les malheurs prêts à fondre sur la Pologne.

Cher Potowski! quel Dieu bienfaisant aura pitié de nous?

L'avenir me fait trembler, le présent m'humilie lors même que nous n'aurions rien à craindre de l'ambition de nos voisins.

Semblables à des enfants mutins qui ne savent pas se conduire eux-mêmes: des étrangers viennent s'interférer dans nos démêlés, faire la loi chez nous; et il faut que nous le trouvions bon. Si nous nous récrions, on nous menace du fouet. Ce n'est pas que ces médiateurs officieux s'embarrassent aucunement de notre bonheur: mais il est doux de commander chez les autres, et ils satisfont leur orgueil à nos dépens.

Pour un vaste empire comme le nôtre, quel triste rôle nous jouons dans le monde!

Mais c'est notre faute. Nous vivons dans une espèce d'anarchie. Nous ne savons ce que c'est que de nous soumettre à la justice. Pour des riens nous avons recours au fer; et des affaires, souvent peu importantes, nous réduisent aux plus fâcheuses extrémités. Que si au lieu de nous entre déchirer, nous tournions nos armes contre nos ennemis communs, nous nous ferions respecter, nous serions en état de faire la loi chez les autres: au lieu d'être forcés de la recevoir honteusement chez nous.

De Pinsk, le 3 mars 1770.

XXX
GUSTAVE A SIGISMOND.

A Pinsk.

Il y a quelques jours que mon père me fit sentir que je devais me disposer à entrer en campagne avec lui. Je me flattais que la chose n'était pas si sérieuse, qu'il le faisait paraître. Toutefois, pour ne pas lui donner lieu de s'expliquer plus clairement, je ne témoignai aucune répugnance, mais j'évitai de me trouver tête à tête avec lui: je fis même une partie de chasse sur la terre de Minsko.

A mon retour, il ne me parla de rien: je croyais son projet oublié, et déjà je commençais à me livrer à la joie. Mais qu'elle a été de courte durée!

Hier matin, il entra dans ma chambre et me demanda si mes préparatifs étaient faits; il ajouta qu'il n'attendait que moi pour partir.

—Ha, mon père, m'écriai-je d'un ton de désespoir, je mourrai plutôt que de quitter Lucile: arrachez-moi la vie; mais n'exigez pas de moi ce cruel sacrifice.

A peine avais-je achevé ces mots qu'il me dit avec aigreur:

—Fils indigne du père qui t'a donné le jour: voilà donc comment tu soutiens l'honneur de ton nom. Quoi, lorsque l'orgueil d'une princesse étrangère attente à la liberté de l'État; lorsque des ambitieux nous dépouillent des honneurs qui nous appartiennent en propre, et que des ennemis cruels ont résolu la perte de ton pays, tu ne te prépares pas à le venger?

Je ne répondis que par mon silence. Dieux quel combat s'éleva dans mon faible cœur entre l'amour et la nature?

—Allons, Gustave, décide-toi; obéis ou renonce à ma tendresse.

Le trouble de mon âme me tenait immobile, je n'avais pas la force d'ouvrir la bouche.

—Quoi, tu balances entre une maîtresse et ton père?

—Vous me percez le cœur.

—Hé bien, reste, fils dénaturé, mais crains ma malédiction.

A l'ouïe de ces paroles terribles, je croyais sortir d'un sommeil douloureux, je gardais le silence; enfin je revins à moi, et je répondis:

—Non, mon père, je ne veux pas me charger de votre malédiction: et puisque l'honneur m'enchaîne à vos destinées, je suis résolu de vous suivre. La seule grâce que je vous demande, c'est de me donner le temps de préparer Lucile à mon départ.

—J'entends, tu espères qu'en tirant en longueur tu pourras me fléchir. L'indigne fils que j'ai! Te voilà vaincu par les charmes d'une fille, par les attraits d'une vie lâche et voluptueuse! Sont-ce là des sentiments dignes de tes ancêtres?

—O mon père, pardonnez à ma douleur; maintenant je ne puis que m'affliger; peut-être dans la suite serai-je plus disposé à me montrer digne d'eux. Laissez-moi un instant pleurer Lucile; vous savez mieux que moi combien elle mérite d'être pleurée.

En prononçant ces mots, je fondais en larmes, et les sanglots étouffèrent ma voix.

Mon père, ne voulant pas donner à ma douleur le temps de s'exhaler par de tristes réflexions, redoubla ses instances, et me dit d'un ton sévère:

—Connais ton devoir!

Puis me saisissant la main avec effort:

—Suis-moi, ajouta-t-il, je te l'ordonne!

Entraîné par son autorité, il fallut obéir. Il me conduisit dans son appartement, où je trouvai deux domestiques à faire des malles.

—Vois ce que tu veux emporter, Gustave, et dépêche! A trois heures, il faut que nos équipages soient prêts.

Je fis à la hâte une liste de ce dont j'avais le plus besoin, et la donnai à mon valet de chambre.

Comme je voyais emballer mon bagage, j'entendis tout-à-coup dans la cour un bruit confus d'hommes et de chevaux.

Je m'approchai de la fenêtre. C'était un détachement des vassaux de mon père qui s'étaient rendus à ses ordres.

Tandis qu'il était occupé avec eux, je m'échappai un instant pour prendre congé de Lucile. Elle était sortie avec Sophie; je ne trouvai que la comtesse au logis.

—Hé quoi! vous nous quittez, Gustave, me dit-elle, vous laissez Lucile. Que de regrets vous allez causer!

—Je ne suis pas à moi, vous le savez, madame; mon père m'ordonne de le suivre. Que voudriez-vous que je fisse? Renoncerai-je à son amitié? Irai-je me charger de sa malédiction? Sacrifierai-je le devoir à l'amour? Je chéris Lucile; mais il faut la quitter. Les Dieux savent ce qu'il m'en coûte; j'en mourrai de douleur.

A ces mots elle me serra dans ses bras, et me dit d'un ton attendri:

—Il faut donc se soumettre au destin.

On avait envoyé quelques domestiques après Lucile. Impatient de la voir venir, j'étais sans cesse à regarder ma montre. Le moment de partir approchait, et elle ne venait pas.

Désespéré de ce contre temps, je m'avance vers la comtesse pour lui faire mes adieux:

—Allez, me dit-elle, en m'embrassant, allez digne fils d'un meilleur père; je ne vous retiens plus: allez, soyez heureux, et que le ciel vous rende bientôt à nos désirs.

Cependant je l'arrosai de mes larmes, je gémissais, je commençais des paroles entrecoupées et n'en pouvais achever aucune: enfin je la quittai.

En rentrant je trouvai mon père à table qui m'attendait. Je pris un morceau; puis nous montâmes à cheval, et je partis en maudissant le destin.

Qu'il est cruel, cher Panin, de renoncer au monde lorsque l'on commence d'en jouir, d'être entraîné d'une maison dont la présence de tant d'amis faisait une demeure délicieuse, et de quitter une maîtresse chérie, au moment où on dressait le lit nuptial.

Ah! lorsque la beauté me sourit et me tend les bras; faible jouet des caprices d'un père! faut-il que je serve de victime à son ambition! Qu'elle m'a déjà coûté de larmes! qu'elle va m'en coûter encore!

De Parcow, le 25 mars 1770.

XXXI
LUCILE A CHARLOTTE.

A Lublin.

Pourrais-tu le croire? Gustave est parti sans me dire adieu. Cruel amant, va chercher une folle gloire dans les combats: fuis où ton cœur t'appelle: mais puisse l'image de la malheureuse Lucile en proie à son désespoir te poursuivre sans cesse.

Je roule dans mon âme de sombres pensées. Fatigues, famine, maladies, combats, carnage; tout ce qu'il y a de plus sinistre se présente à mon esprit: et comme si ce n'était pas assez de ces maux, la jalousie s'y joint encore pour déchirer mon cœur. Hélas! loin de moi, il m'abandonnera peut-être; peut-être que quelqu'autre captivera son cœur.

Ah! Charlotte, je succombe à la douleur, et dans l'excès de ma tristesse, je n'ai pas même la force de verser des larmes.

De Varsovie, le 26 mars 1770.

XXXII
GUSTAVE A LUCILE.

A Varsovie.

Entraîné loin de toi par l'autorité d'un père barbare, j'ai longtemps cherché l'occasion de lui échapper. Elle s'est offerte enfin pour mon repos, mais trop tard au gré de mes désirs.

A peine arrivé au rendez-vous général, que le sort vient de nous séparer!

Je me déroberai pendant la nuit, je marcherai à la clarté de la lune: demain au coucher du soleil, je me rendrai au kikajon du parc. Je te conjure d'aller m'y attendre, je ne vis que pour toi.

De Parcow, le 27 mars 1770.

XXXIII
LUCILE A CHARLOTTE.

A Lublin.

J'accusais Gustave de cruauté, ah! je lui faisais tort.

A la nouvelle du parti que voulait lui faire prendre son père, je fus pénétrée du plus mortel chagrin. Je m'attendais à le voir. Trois jours s'étaient passés et il ne paraissait point. Trois jours se passèrent encore à l'attendre vainement.

Comme j'étais en proie à mon inquiétude, j'appris enfin qu'il était parti.

Rien n'égalait ma douleur. Dieux! dans quel état se trouvait mon âme, lorsque j'en reçus un billet. Il me donnait un rendez-vous. J'y allai avant l'heure fixée. L'amour et l'impatience précipitaient mes pas.

Les yeux tournés vers l'endroit d'où il devait venir, au moindre bruit mon cœur palpite. La porte s'ouvre; c'est lui, il court, il vole, il me presse contre son sein et me fixe en soupirant; son cœur est prêt à éclater: puis tout-à-coup oubliant sa douleur, il paraît enivré de plaisir, et dans un transport de joie, il me saisit, me serre éplorée entre ses bras et me couvre de baisers.

Le feu de son cœur pénètre dans le mien; nos bouches se pressent et nos âmes cherchent à se confondre; nous nous jurons cent fois un amour éternel et scellons nos serments par de nouveaux baisers.

Soudain il suspend ses caresses, garde quelque temps le silence, pousse de longs gémissements, appuie sa tête sur mon sein qu'il arrose de ses larmes, et d'une voix glacée par le désespoir:

«Chère Lucile, dit-il, le cruel destin nous sépare, mais je te laisse mon cœur: je vole où m'appelle un injuste devoir. Sois-moi fidèle, bientôt le ciel propice te rendra ton amant.»

A ces mots, il s'arrache avec effort de mes bras, et me laisse défaillante dans ceux de Baboushow.

De Varsovie, le 1er avril 1770.

XXXIV
LUCILE A GUSTAVE.

A Tarnopol.

Je ne peux, cher Potowski, me consoler de ton départ. On a beau chercher à m'égayer; mon cœur demeure flétri au milieu des parties les plus brillantes. J'ai toujours devant les yeux ta triste image. Il me semble te voir dans l'instant où tu t'arrachas de mon sein.

Loin de la foule importune je vais souvent promener mes pas solitaires sur ces bords fleuris où tu aimais à reposer près de moi. Mais au lieu d'adoucir ma douleur, tout y renouvelle le sentiment de mes peines, tout m'y retrace nos entretiens, nos serments, tout m'y rappelle un triste souvenir.

Ici, dis-je toute seule, il me fit l'aveu de sa flamme; là je reçus les premiers gages de sa tendresse.

Et je demeure immobile, arrosant la terre de mes larmes.

Il semble que tout ce qui m'environne prenne part à ma douleur. Les oiseaux ne font plus retentir l'air que de tristes accents, les échos ne leur répondent que par des plaintes; les zéphirs gémissent parmi le feuillage et le murmure des ruisseaux imite mes soupirs.

Lorsque tu fus parti, je me plaignais de ne pouvoir pleurer. Hélas! que cette vaine consolation m'est bien rendue. Le jour deux ruisseaux de larmes coulent sans cesse de mes yeux; la nuit j'en arrose ma couche, et la source n'en peut tarir.

P. S. J'oubliai de te dire de m'adresser tes lettres sous le couvert de Sophie. C'est par son canal que je te ferai passer les miennes.

Adieu, écris-moi souvent.

De Varsovie, le 9 avril 1770.

XXXV
SOPHIE A SA COUSINE.

A Biella.

Lorsque Gustave fut parti rien n'égalait le désespoir de Lucile.

Elle tomba sans connaissance dans les bras de sa suivante et resta longtemps plongée dans une douleur stupide. Quelquefois elle en sortait pour appeler son amant, tourner les yeux du côté où il avait disparu, tendre les bras comme pour l'embrasser et elle y retombait bientôt après.

A cet accablement a succédé une morne tristesse, la langueur de son regard étale tout l'ennui de son âme, et son cœur flétri se refuse à toute espèce de consolation.

Sa chambre ne résonne plus de ses chants, mais elle y tient souvent de tristes soliloques:

«Est-il donc vrai, cher Potowski, (s'écriait-elle l'autre jour) est-il donc vrai que tu m'as laissée? Hélas! il ne me reste plus de toi que le souvenir de t'avoir possédé. O beaux jours! jours trop rapidement écoulés! vous ne reviendrez plus. Que je suis malheureuse.»

Puis elle soupirait amèrement.

Te l'avouerai-je, son état me fait compassion et quand je la vois si affligée, je ne me sens plus la force de la supplanter. Hélas! n'ai-je pas assez de mes peines, sans m'embarrasser encore de celles d'autrui?

Aujourd'hui Lucile paraît plus tranquille que d'ordinaire. Je viens de lui remettre une lettre de Gustave, elle l'a ouverte avec transport.

Tandis qu'elle la parcourait, on voyait la sérénité se rétablir sur son visage; elle l'a lue plusieurs fois; puis, les yeux attachés sur le papier, elle disait à voix basse:

«Cher Potowski, toi dont la vue seule faisait ma joie, si le ciel conserve tes jours, et te laisse à ta maîtresse, mon âme est contente; je lui pardonne tout. Mais hélas! que la vie est lente, et le terme de mon bonheur éloigné!»

Je ne saurais rendre raison des divers mouvements qui agitent mon sein; à mesure que la plaie de son cœur paraît se fermer, je sens la mienne se rouvrir. Mes bonnes résolutions se sont évanouies; mon premier projet me trotte de nouveau par la tête.

Ah! Rosette, je suis honteuse de la bassesse de mes sentiments.

De Varsovie, le 1er mai 1770.

XXXVI
GUSTAVE A SIGISMOND.

A Pinsk.

Que ce monde est changé!

Arrachés par la discorde du brillant théâtre de la vie où nous folâtrions, nous paraissons sur une nouvelle scène où tout est en désordre, en confusion, en alarmes. Au son de la trompette guerrière, appelés dans les champs de la fureur, souvent nous sommes exposés aux plus dures fatigues, aux injures du temps, à la faim, à la soif, toujours occupés à fuir ou à poursuivre de cruels ennemis, et tour-à-tour la proie les uns des autres.

Le parti de l'iniquité semble sans cesse renaître de ses cendres. Chaque jour on voit se former quelque confédération, quelque conjuration nouvelle, sous le beau nom de vengeurs de l'État, de défenseurs de la patrie.

Parler de justice? Ah les misérables! Ils brisent sans scrupules les barrières des lois, et foulent aux pieds sans remords les devoirs les plus sacrés. Livrés à leurs basses vues, ils s'enrôlent chacun dans diverses factions. Le fils combat contre le père, le frère contre le frère, l'ami contre l'ami, et dans les transports de leur fureur brutale, on les voit courant par troupes effrénées, le fer et le feu à la main, répandre partout la terreur et l'effroi, ravager les provinces, dévaster les campagnes, piller, brûler, saccager. On dirait qu'ils se font un jeu cruel de détruire autour d'eux jusqu'aux germes du bonheur.

Que cette conduite est révoltante dans des êtres malheureux qui ne sont nés que de l'amour, ne subsistent que par l'amour, ne goûtent du bonheur qu'à s'aimer, et n'ont pour s'aimer qu'un instant!

Quelle foule de fléaux divers assiégent l'humanité! Les orages, les tremblements de terre, les volcans, l'incendie, la famine, la peste ravagent tour-à-tour le monde. Insensés que nous sommes! fallait-il encore y ajouter les horreurs de la guerre?

Nous voici à Timkow: un corps de cinq mille Polonais avec un ramassis de Tartares, de Français, d'Allemands, qui sont accourus au bruit de nos dissensions pour s'enrichir de nos dépouilles! Vils aventuriers! semblables à des oiseaux de proie attirés par l'odeur des cadavres!

Au lieu de marcher contre l'ennemi, nos braves guerriers parlent de faire une incursion sur les terres de quelques dissidents. Hélas! faut-il que je sois enrôlé parmi ces barbares? Me voilà forcé de partager toutes leurs horreurs.

De Timkow, le 15 mai 1770.

XXXVII
DU MÊME AU MÊME.

A Pinsk.

Il s'est passé le 17 quelqu'affaire entre nous et les Russes, mais de trop petite importance pour être rapportée.

Nous apprîmes il y a trois jours qu'un gros d'infanterie ennemie s'avançait de nos côtés.

Birinski était instruit de leur marche et leur avait caché la sienne; il s'était saisi de presque tous les passages, tenait les défilés et se disposait à tomber sur eux dans le temps qu'ils s'y attendaient le moins.

Déjà ils étaient fort près, lorsqu'ils eurent vent de nos dispositions. A l'instant ils font une contre-marche et se montrent le lendemain matin sur une hauteur à quelque distance de nous.

Dès que nous les aperçûmes, Birinski expédia un courrier à Twarowski pour lui demander un renfort.

Vers les dix heures, les ennemis firent quelques mouvements et vinrent à nous. Nous les attendîmes de pied ferme.

Tout se dispose à l'attaque. La trompette donne le signal. Bientôt les deux armées sont enveloppées d'un tourbillon de flamme et de fumée: l'on entend un bruit effroyable de décharges, de cris d'hommes et de hennissements de chevaux. Le feu cesse, le jour renaît et le fer choisit sa victime. Semblables à des lions féroces, les combattants se précipitent les uns contre les autres avec acharnement. Des deux côtés on voit voler la mort. La fureur des ennemis redouble, partout ils portent la terreur et l'effroi.

Birinski, le sabre à la main, faisait des prodiges de valeur; il voit ses troupes qui plient: les yeux ardents de colère et la bouche écumante de rage, il vole à eux et s'efforce en vain de les ramener au combat.

Nous battons en retraite: l'ennemi animé au carnage nous poursuit et atteint quelques fuyards qui tombent sous ses coups. Soudain un nuage épais s'abat sur le camp, nous dérobe aux vainqueurs et nous sauve comme par miracle.

Une pluie abondante qui tomba ensuite servit encore à séparer les combattants.

La nuit s'avançait lorsque le ciel redevint serein, et nous profitâmes de l'obscurité pour nous retirer à Marianow.

Tandis que mes camarades s'entretiennent de cette malheureuse affaire, je profite d'un moment de loisir pour t'apprendre notre défaite.

Voilà un beau commencement de campagne, et certes il est bien juste qu'après avoir épousé une pareille cause nous n'ayons pas sujet de nous en glorifier!

Je n'ai reçu dans l'engagement qu'une fort légère blessure au bras gauche: je veux cacher cet accident à Lucile; je te prie de lui laisser ignorer, si tu as occasion de la voir.

Que tu es heureux, cher ami, de pouvoir passer tes jours loin du fracas des armes.

P. S. Suivant les derniers avis, les Ottomans sont prêts à entrer de nouveau en Pologne; ils doivent avoir passé le Driester à Dombassar.

Voilà nos malheureuses provinces inondées de troupes étrangères. Je frémis à l'idée des horreurs qu'elles vont commettre.

De Marianow, le 21 mai 1770.

XXXVIII
DU MÊME AU MÊME.

A Pinsk.

Le renfort que nous avions demandé arriva le lendemain matin près de Marianow. Nous le joignîmes et marchâmes droit aux ennemis. Ils étaient dispersés sur le champ de bataille. A notre approche, ils firent une retraite précipitée.

Birinski se mit à leur poursuite avec le gros de notre armée. Loveski et moi restâmes avec une petite troupe pour reconnaître nos morts.

Nous nous mîmes donc à parcourir le champ de bataille. Ciel! quel horrible spectacle! Une campagne inondée de sang et jonchée de cadavres, tous couverts de blessures et étendus les uns sur les autres.

A cet aspect je détournai plusieurs fois les yeux, saisi d'horreur et de compassion. Insensés que nous sommes! Au milieu du tumulte des armes, pleins d'une bouillante ardeur, nous ne demandons qu'à nous distinguer, nous nous animons à l'ouïe des clairons, le glaive en main nous marchons au combat, nous fondons sur nos ennemis avec rage, donnons ou recevons la mort, et nous nous faisons un jeu cruel de nous entr'égorger. Mais lorsque dans un de ces moments de calme où la raison nous est rendue, nous venons à jeter les yeux sur les maux cruels que nous avons faits, quelles tristes pensées s'élèvent dans notre esprit, de quels regrets ne sommes-nous point pénétrés!

Je ne pouvais retenir mes larmes.

—Quelle fureur aveugle pousse les barbares humains? m'écriai-je dans un transport de douleur. Ils ont si peu de jours à vivre! ces jours sont déjà si malheureux! pourquoi précipiter une mort si prochaine? pourquoi ajouter tant de sujets d'affliction à l'amertume dont les Dieux ont rempli cette courte vie?

—Hélas! me dit Loveski, c'est ici qu'il faut venir contempler la vanité des choses humaines, et jeter un regard de pitié sur les grandeurs de ce monde. Que d'ambitieux attirés sous les drapeaux par une lueur trompeuse n'ont moissonné dans les combats que misère et souffrances! Que d'hommes, hélas! pleins de vie et de santé, sont aujourd'hui dans les bras de la mort! Combien, étendus maintenant sur la poudre, jouaient naguère un rôle brillant. Combien, qui n'abaissaient sur les autres que des regards dédaigneux, sont précipités pêle-mêle dans le même tombeau! que de seigneurs sublimes dont la puissance est brisée! que de héros magnanimes étendus sur les lâches qui leur donnèrent la mort! que de princes ensevelis auprès des flatteurs qui les disaient immortels! Voilà donc le terme de l'ambition! A cette idée, Gustave, comme nos désirs lâchent prise à leurs objets frivoles! Ici finit la gloire avec la vie. Ici s'évanouissent les titres, les dignités, les grandeurs, et toutes ces vaines distinctions inventées par l'orgueil. Ici tout est égal et de niveau: grands, petits, soldats, capitaines, tous ne forment qu'un groupe confus dont les différences se perdent dans la fosse.

Cependant nous allions, tête baissée, examinant les cadavres étendus sur la poudre. Nous reconnûmes plusieurs de nos gens et quelques-unes de nos connaissances. Lorsque nous eûmes donné les ordres nécessaires pour enterrer les morts, et emporter quelques blessés qui respiraient encore, nous nous retirâmes sous nos tentes dans un morne silence, et ensevelis dans de tristes réflexions.

P. S. Mon père est passé en Turquie pour y solliciter de nouveaux secours. Il a laissé le commandement de sa troupe au régimentaire Baluski, au cas où je vinsse à me retirer.

De Marianow, le 25 mai 1770.

XXXIX
SOPHIE A SA COUSINE.

A Biella.

Hier je reçus une lettre de Gustave pour Lucile. Mon cœur palpitait en la tenant dans mes mains. Je balançais si je la remettrais ou si je l'ouvrirais. A la fin, je cédai à ma curiosité.

Cette lettre ne contenait que des reproches à sa belle sur son long silence, et des protestations d'amour. Le ton touchant dont il se plaignait et la délicatesse de ses sentiments m'arrachèrent quelques larmes.

A peine l'avais-je serrée dans ma cassette que Lucile entra dans ma chambre, le mouchoir aux yeux, et me dit:

—Voilà déjà deux mois que Gustave est parti et je ne vois point venir de ses nouvelles; cette vaine attente jette la désolation dans mon âme. Attentive à tout ce qu'on débite du parti auquel il est attaché, je le suis en idée de lieu en lieu; je cours avec lui les mêmes hasards, les mêmes dangers. Maintenant le voilà à l'extrémité du royaume, poursuivi par de cruels ennemis. Je n'ose me livrer à mes affligeantes pensées: peut-être est-il déjà tombé sous un fer meurtrier. Ah! ma chère, j'ai perdu l'espoir de le revoir.

En prononçant ces mots, elle se pencha vers une table, appuya sa tête sur ses deux mains, et fondit en larmes.

Mon trouble égalait le sien, je me sentais attendrie: j'aurais voulu n'avoir pas décacheté la lettre; je fus même sur le point de la lui remettre toute décachetée. L'embarras où je me trouvais était extrême; je tremblais qu'elle ne vînt à lever les yeux sur moi et à s'en apercevoir.

Enfin, lorsque je fus un peu remise je tâchai de la consoler.

—Pourquoi vous affliger ainsi pour des chimères, Lucile? Combien d'accidents imprévus peuvent retarder l'arrivée d'une lettre dans l'état où est le royaume. Un peu de patience. Vous êtes peut-être à la veille de recevoir des nouvelles de Gustave.

Ces paroles firent glisser un rayon d'espérance dans son cœur, et adoucirent un peu ses noirs soucis.

Elle ne fut pas plutôt sortie que je recachetai la lettre et l'envoyai sous couvert à un ami à Cracovie, pour me l'expédier sans délai par la poste. Dès qu'elle arriva, je la remis à Lucile.

Elle la saisit avec transport, la pressa contre ses lèvres, l'ouvrit avec précipitation. Bientôt des pleurs de joie inondèrent le papier.

Après l'avoir relue deux ou trois fois, elle examina le cachet et parut surprise de ne pas voir celui de Gustave. (Heureusement, je m'étais servie d'un cachet de fantaisie). Elle fit quelques réflexions et n'en parla plus.

Le rôle que j'ai entrepris me déplaît beaucoup.

Chère Rosette, que ne suis-je comme toi, une âme à l'épreuve! Tu ne serais pas embarrassée en pareil cas: tu ne t'émeus pas pour si peu de chose. Que veux-tu? Il n'est pas donné à toutes les femmes d'être des héroïnes.

De Varsovie, le 29 mai 1770.

XL
GUSTAVE A SIGISMOND.

A Pinsk.

Loveski vint avant-hier, dans un brillant équipage de cavalier, mettre pied à terre à ma tente. Après avoir discouru de choses et d'autres, il garda un instant le silence; puis, il vint m'embrasser et me parla ainsi:

—Cher Gustave, tu vois peut être ton ami pour la dernière fois. Notre commandant, incapable par ses blessures de continuer son service, m'a remis le bâton, jusqu'à ce qu'il soit en état de le reprendre. L'ennemi est peu éloigné. Demain, j'espère le charger à la tête des troupes, et sois sûr que je ne perdrai la bataille qu'avec la vie. Pour venir à nous, il doit traverser le bois voisin; va t'y poster à la nuit tombante avec un détachement de cinq cents hommes; laisse-le s'engager; dès qu'il sera passé, fais-moi signal, je m'avancerai à l'instant; tandis que tu l'attaqueras en queue je le chargerai en tête.

Nous convînmes du lieu de l'embuscade et du signal.

—Si je triomphe, reprit Loveski, accours dans mes bras, je partagerai avec toi mes lauriers. Si je suis vaincu, fuis: notre amitié serait un crime impardonnable aux yeux des jaloux; ils chercheraient à se venger sur toi de leur défaite.

Dès qu'il eut achevé, il reçut mes embrassements et me fit ses adieux.

Cher Panin, j'ai vu l'élévation de notre ami commun sans jalousie; je n'ai pas même songé à l'en féliciter.

Tandis qu'il me parlait, un saisissement involontaire parcourait mes veines: même à présent, je ne sais quelle secrète horreur continue à s'emparer de mon âme.

Cette année ne sera pas moins signalée par les défaites des confédérés que la précédente.

Twarowski, qui en commandait un parti considérable, a été battu à plates coutures près du bourg de Nadvorn.

Un autre parti considérable, qui tenait la campagne avec cinq cents Tartares Liponiens sous les ordres de Poulawski, ont été presque tous taillés en pièces à Lwow.

Ah! les dieux sont justes! ils se déclarent contre les coupables.

De Boukovina, le 7 juin 1770.

XLI
DU MÊME AU MÊME.

De Pinsk.

Cher Loveski, digne fils du meilleur des pères; toi, dont l'âme vertueuse était un trésor de morale, dont la bouche éloquente était l'organe de la sagesse, dont le cœur simple et droit était l'asile de la candeur; le sourire sur les lèvres, tu prodiguais autour de toi la tendresse et épanchais sans réserve ton âme pure dans le sein de l'amitié.

Avec quel plaisir nous nous entretenions ensemble de sujets badins et sérieux, loin de ces hommes vains et superbes, consacrés à la frivolité! Nous nous aimions pour devenir plus sages.

Que de beaux jours d'été nous avons embellis, assis ensemble au bord d'un ruisseau, et respirant, avec la fraîche haleine du zéphir, le doux sentiment de l'amitié! Que de jours d'hiver nous avons égayés, assis ensemble au coin du feu, et versant dans nos coupes les saillies et la joie!

Hélas! il n'est plus. Dans le printemps de sa vie, lorsque le feu de la jeunesse brillait dans ses yeux et que la santé pétillait dans ses veines, il est tombé sous le fer d'un cruel ennemi. Infortuné jeune homme! tes vertus ne t'assuraient-elles pas déjà l'estime publique? fallait-il encore pour t'illustrer des marques de distinction? Séduit par leur éclat, emporté par la fougue de la passion, tu acceptes, plein de joie, ce poste dangereux, te promettant les succès que se promettait ton jeune cœur. Hélas! eusses-tu pensé que tu courrais à ta perte?

Revêtu de ses nouvelles marques de dignité, il attendait avec impatience le lever du soleil, brûlant d'envie de signaler sa valeur.

Le jour renaît, l'heure fatale arrive; les ennemis s'approchent, ils passent, je donne le signal.

Déjà Loveski avançait à la tête de ses brigades. Il découvre leurs poudreux escadrons; à leur vue, il ne peut modérer son ardeur, il fond sur eux le sabre à la main. L'ennemi étonné veut reculer.

Je sors d'embuscade.

Nous le serrons de près, ses escadrons sont enfoncés: ils fuient; nos combattants les poursuivent et ne songent plus qu'à en faire carnage.

Au milieu de la mêlée, tout-à-coup j'entends retentir le nom de Loveski. Mes yeux le cherchent: je le vois seul, poursuivant un de leurs chefs. Soudain quelques fuyards font volte-face et veulent l'envelopper; il se défend, je vole à son secours avec deux des miens; déjà nous sommes prêts à le joindre, mais il tombe à nos yeux percé du coup fatal qui vient de trancher le fil de ses jours.

On l'emporte à l'écart. Le voilà dans un lieu de sûreté. Je m'efforce de le rappeler à la vie. Il ouvre enfin les yeux et reconnaît son ami.

Ses plaies s'envenimaient: il sent le danger de son état et n'en est point alarmé.

Ah! cher Panin! comment te faire le touchant portrait de Loveski dans les bras de la mort? Quel air de tranquillité il conservait au milieu de ses tourments! Quel air triomphant dans ses traits au milieu des ombres du trépas! Lui-même il me consolait et soutenait mon courage.

Séduit par sa constance, je croyais sa fin éloignée; la joie renaît dans mon âme. Mais, hélas! combien elle dura peu! Bientôt les forces l'abandonnent.

Penché sur son lit funèbre, le cœur dans des angoisses mortelles, j'essuyais ses froides blessures et soutenais sa tête défaillante.

Déjà le flambeau de sa vie ne jetait plus que de faibles lueurs, je comptais avec effroi les moments qui lui restaient à vivre; il veut élever sa voix mourante, ses yeux presqu'éteints me cherchent encore. Ses mourantes mains serrent faiblement les miennes et je recueille ses derniers soupirs.

Le bruit de sa mort se répand. Mais au lieu de voir ses amis accourir en foule se ranger avec respect autour de sa tombe, comme dans un poste d'honneur, pleins d'envie et de haine, ils fuient tous et dédaignent de lui rendre les devoirs de la sépulture.

Ainsi, après avoir quitté la vie sans bruit, il est descendu sans appareil dans l'empire des morts. Les solennités les plus simples ont été négligées, et celui qu'avaient illustré les vertus les plus sublimes, le génie le plus vaste, la naissance la plus distinguée, ne reçut pas même des honneurs vulgaires. Chère ombre, pardonne à la nécessité!

Atteint moi-même d'un trait cruel et tout couvert de sang, je lui creuse une fosse; mes mains tremblantes l'y portent; je lui élève à la hâte un monument. J'arrose sa tombe de mes larmes et lui fais mes derniers adieux d'une voix étouffée de sanglots.

Quand la mort nous enlève un ami, ceux qui nous restent nous exhortent à nous consoler de sa perte. Ils s'empressent d'essuyer nos larmes. Ah cruels! gardez vos soins officieux, laissez couler nos pleurs. Après la perte que j'ai faite, puis-je trop en répandre!

A la triste nouvelle de Loveski décédé, cher Panin, je vois couler tes larmes, j'entends tes regrets, et, comme moi, tu ne craindras pas de trop t'abandonner à la douleur.

Que d'autres conservent la mémoire de leurs amis dans un buste ou une triste épitaphe. Pour moi, je porterai celle de Loveski gravée dans mon âme. Chaque jour j'irai pleurer sur sa fosse, et mon cœur sera la lampe sépulcrale qui brûlera sur son tombeau.

De Boukovina, le 10 juin 1770.

XLII
GUSTAVE A LA COMTESSE SOBIESKA.

Quittez au plutôt Varsovie, madame, avec tous ceux qui vous sont chers.

Les confédérés en veulent aux jours du roi et ne manqueront pas de faire outrage à tous ceux de son parti.

Retirez-vous dans votre terre d'Osselin: il n'y a pas d'apparence qu'ils aient des vues de côté-là.

Je n'ai le temps que de vous assurer des sentiments de ma considération, et Lucile de ceux de mon amour.

Des environs de Sokol, le 15 juin 1770.

XLIII
GUSTAVE A SIGISMOND.

A Pinsk.

Je gémissais encore de la perte de Loveski, lorsque nous vint la nouvelle de la malheureuse journée de Kodna.

Quelques fuyards arrivés à Sokol m'apprirent que plus de onze cents confédérés avaient été taillés en pièces, que Soboski, Lubow, Bominski étaient restés sur le champ de bataille, et que Bressini, dangereusement blessé, s'était retiré à Stanislaw.

Tu sais mon attachement pour ce cher cousin. Comme j'en étais fort peu éloigné, je me rendis près de lui, et le trouvai à l'extrémité dans les bras de son père.

Une pâleur mortelle s'était répandue sur sa face, ses yeux étaient presque éteints. Il voulut faire ses derniers adieux à ceux qui l'environnaient; mais en ouvrant la bouche, il expira.

A peine eut-il rendu l'âme, que son père remplit la chambre de ses tristes gémissements.

—Malheureux, s'écriait-il, d'avoir vécu jusqu'à ce jour! Que n'ai-je perdu la vie dans le combat! Je serais mort sans amertume. Maintenant je vais traîner une vieillesse douloureuse. O mon fils! ô mon cher fils! quand je perdis ton frère, je t'avais pour me consoler. Tout est fini pour moi. Antoine! Stanislas! ô mes chers enfants, je crois que c'est aujourd'hui que je vous perds tous deux: la mort de l'un rouvre les plaies que la mort de l'autre avait faites au fond de mon cœur. Je ne vous verrai plus.

Je l'écoutais dans un morne silence, en mêlant mes larmes aux siennes, tandis que ceux qui étaient auprès de lui s'efforçaient de le consoler.

Cher Panin, suis-je donc destiné à épuiser toutes les rigueurs de la fortune? La cruelle ne se lasse point de me persécuter. Chaque jour elle m'enlève les parties de moi-même les unes après les autres, et me laisse isolé sur cette terre. De tant d'amis qui faisaient autrefois mes délices, tu es le seul qui me reste: et ce n'est plus hélas! que pour verser ma douleur dans ton sein.

Pour surcroît de malheur, je viens de recevoir avis que le Staroste de Sandomir, mon arrière oncle, indigné de voir que mon père était entré dans la confédération de Bar, m'avait déshérité.

Que l'état de mon âme est sombre! je ne puis plus supporter la compagnie. Je cherche la solitude. Je vais visiter les tombeaux; et là, assis au milieu des morts, je réfléchis sur la vanité des choses de la vie.

De Sokol, le 20 juin 1770.

P. S. La mauvaise fortune des confédérés les suit partout. Leur grosse armée a été défaite à Joulkna. L'ennemi est à leur poursuite. Errants, divisés, sans chefs, ils ne sauraient manquer d'être taillés en pièces.

XLIV
SOPHIE A SA COUSINE.

A Biella.

Pour m'ôter un peu de devant les yeux la triste image de Lucile, j'ai été passer quelques jours chez le comte Ogiski, où certainement il n'a tenu qu'à moi de m'égayer.

Le grand chambellan du roi, ennuyé d'un procès qu'il défendait contre le comte, au sujet d'un héritage considérable, ayant proposé son hymen avec la fille unique de sa partie adverse comme un moyen de terminer à l'amiable leur différent, sa proposition fut acceptée, et la jeune héritière consentit avec joie à être le gage de réconciliation entre les deux familles.

Il y a trois semaines qu'il s'est rendu ici pour effectuer cette alliance. Dès-lors chaque jour a été une nouvelle fête, dont tout ce qui a jamais été inventé pour le plaisir relevait l'éclat.

La petite comtesse est bien la plus jolie brune qu'ait jamais formée l'amour. Elle a une taille charmante, ses cheveux effacent le noir de l'ébène et son teint la blancheur des lis. Ses yeux étincelants sont couronnés par deux sourcils admirablement dessinés. Ses lèvres vermeilles laissent entrevoir deux rangées de perles enchassées dans le corail; une main délicate et potelée termine un bras bien arrondi. Elle a une vivacité enchanteresse, une voix brillante, un regard qui annonce le désir, et elle semble ne respirer que la volupté.

L'époux n'est pas bel homme; mais son caractère est charmant: c'est la gaîté, la complaisance, la galanterie même.

Hier, il ratifia son mariage au pied des autels, et il fallait voir les transports de sa joie au retour de la cérémonie!

Sa chère moitié ne paraissait pas trop gaie. Peut-être était-elle un peu troublée de l'approche du lit nuptial ou plutôt préoccupée des plaisirs qui l'attendaient. Certainement elle n'a pas passé la nuit entière à dormir; je crois même avoir entendu les soupirs de sa pudeur expirante, car la chambre que j'occupe est voisine de celle où le mariage a dû se consommer.

Nos nouveaux époux se sont levés fort tard. Te l'avouerais-je? quand j'ai vu cette jeune femme à son réveil, le teint animé, les yeux languissants, la bouche riante, me dire par ses regards qu'elle venait d'être heureuse, je n'ai pu m'empêcher de jeter sur elle un œil d'envie.

Ah! chère Rosette, c'est à moi seule que l'amour n'a point ouvert ses trésors. Ces traits brûlants dont il blesse les amants heureux, cette douce ivresse et ces transports ravissants où il les plonge tour-à-tour, je ne les connus jamais. Qu'il est triste d'avoir vu s'écouler devant moi sans plaisirs tant d'années qui pouvaient être délicieuses! Devrait-ce être là le sort d'une femme de vingt-deux ans… à qui le ciel a donné de quoi plaire et plus encore de quoi aimer?

En continuation.

Qu'ils sont heureux! Leurs regards expriment le délire de deux cœurs enivrés de plaisir. Ils s'aiment sans inquiétude, se possèdent sans dégoût, et ne sont occupés qu'à jouir de leur bonheur.

La jolie chose, Rosette, que le mariage, tant que l'amour garantit les amants de la froideur des époux.

De Suross en Polakie, le 21 juin 1770.

XLV
SIGISMOND A GUSTAVE.

A Sokol.

J'étais allé faire une petite course à Cracovie.

A mon retour, j'ai trouvé un paquet de tes lettres, où j'ai vu avec chagrin le long enchaînement de tes malheurs et la triste fin de notre ami commun.

Je te plains, cher Gustave, mais mes larmes sont pour Loveski. Imprudent jeune homme! fallait-il ainsi courir au devant du destin, pour laisser après soi tant de regrets?

Je te remercie, Potowski, au nom de l'amitié la plus tendre, des soins que tu as pris de lui rendre les derniers devoirs. Mais que je suis indigné contre ces faux amis qui l'ont ainsi abandonné dans ses derniers moments! Ah! les traîtres! qu'ils ne viennent jamais se présenter devant moi, ou je saurai les démasquer!

Hélas! quel triste théâtre est devenue notre malheureuse Pologne! On n'entend nulle part que les cris des dissensions civiles. Tout le royaume est en feu, et dans ce concours tumultueux d'hommes acharnés les uns contre les autres, ce n'est plus que vengeance, fureur, dévastations et massacres. Il n'y a presque point de famille dans l'État qui ne soit plongée dans l'affliction. Ici, une mère éplorée redemande son fils, une épouse son époux; là, les sœurs pleurent un frère, les amis un ami.

Hélas! j'ai eu beau m'éloigner de la folie des factions, me voilà moi-même enveloppé dans le désastre commun; ma maison n'en est pas moins remplie de deuil et de larmes.

Insensés que nous sommes, d'attirer ainsi sur nous la désolation et la mort!

Heureux les peuples assez sages pour vouloir jouir des douceurs de la paix.

De Pinsk, le 22 juin 1770.

XLVI
SOPHIE A SA COUSINE.

A Biella.

A mon retour de Suross, j'ai trouvé Lucile dans l'affliction au sujet d'un bruit qui s'est répandu, de l'entière défaite des confédérés à Broda, où Gustave doit s'être trouvé. Elle craint qu'il ne soit resté dans l'affaire.

«Ah! chère Sophie, s'écria-t-elle en me voyant, c'en est fait, je ne le reverrai plus; presque tous ceux de son parti ont été taillés en pièces, le reste a été fait prisonnier, aucun n'a échappé. Je n'ose même me flatter qu'il soit dans les fers; tout ce qu'il y a de plus sinistre vient s'offrir à mon esprit, pour mettre le comble à mon désespoir. Je me le représente percé de mille coups; je crois voir sa tête séparée de son corps, et ce corps pâle et livide étendu sur la poudre.»

Je me mis auprès d'elle pour tâcher de la consoler, mais elle ne m'écouta point.

«Hélas! devait-il donc périr ainsi à la fleur de ses ans, continua-t-elle en se penchant sur mon cou? Les barbares! ils ont eu le cœur de plonger leurs mains dans son sang. Quel sentiment de vengeance s'élève dans mon cœur! Soleil éclipse-toi; refuse ta lumière à cette race odieuse de brigands, ou si tu te montres encore, que ce soit pour les consumer de tes feux. Infortunée que je suis! Hélas! qu'est devenu ce bonheur dont je m'étais flattée, cet avenir dont je m'étais formé de si riantes images, cette chaîne de jours fortunés? ils ont disparu comme un songe, et n'ont laissé après eux que douleur, tristesse et désolation. Ah! la vie n'est plus pour moi qu'un fardeau insupportable. Que ne puis-je à présent finir ma triste carrière. Cruel destin! Si tu voulais m'arracher à ce que j'ai de plus cher au monde, que n'ai-je aussi été en butte à tes coups, que le même tombeau ne m'a-t-il pas réunie à mon amant?»

En prononçant ces mots elle tomba dans mes bras et resta sans sentiment.

Faut-il le dire, Rosette, je n'ai plus pour Lucile la même amitié, depuis que je suis devenue sa rivale; et ses larmes commencent déjà à ne plus me toucher.

La conjoncture est favorable, il faut en profiter. Depuis que le bruit de cette bataille s'est répandu, Lucile tremble que Gustave n'ait payé de sa vie: faisons qu'elle n'en doute plus.

Du château d'Osselin, le 25 juin 1770.

XLVII
GUSTAVE A SIGISMOND.

A Pinsk.

Ah! cher Panin, dans quelle troupe de brigands je suis enrôlé! Comment te décrire les horreurs dont mes yeux ont été témoins?

Avant-hier, le régimentaire Marozoski reçut avis qu'un détachement russe se trouvait cantonné dans le village de Longa pour couvrir les terres de l'évêque de Kiovie. A l'instant il monte à cheval et y court avec les siens.

Je l'avais joint en chemin. La nuit était déjà avancée lorsque nous arrivâmes devant la place; un calme profond régnait en ces lieux.

A notre approche point de gardes, point de passants, point de lumières aux fenêtres: chacun paraît endormi dans une sécurité profonde. Combien il nous eût été facile de faire prisonnier l'ennemi! Mais le barbare Marozoski ne prend conseil que de son ressentiment; il veut laver dans le sang l'affront qu'il a reçu et en tirer une horrible vengeance. Il ordonne qu'on mette le feu aux deux bouts du village et le fait envelopper par ses troupes aussi sanguinaires que lui.

Ciel, quel spectacle! Des tourbillons de fumée s'élèvent dans les nues; déjà la flamme brille dans leur sein; les cris des malheureuses victimes retentissent de toutes parts, tout est en alarmes; hommes, femmes, chacun se précipite, à demi-nus, hors des maisons. On voyait fuir des mères éplorées tenant à leur cou de petits enfants et d'autres par la main; des vieillards portés par des jeunes gens se sauvaient de leurs demeures embrasées; des malheureux à demi-brûlés se traînaient par les rues, poussant des cris douloureux, et levant vers le ciel leurs mains tremblantes, semblables à des victimes à demi-égorgées qui se dérobent au couteau sacré et fuyent de l'autel.

Cependant Marozoski avec sa troupe forcenée resserre ces infortunés et poursuit les fuyards à la lueur des flammes. Ils reconnaissent leur malheur, mais ils ont beau implorer miséricorde, il est sourd à leurs cris: un fils est renversé tandis qu'il cherche à préserver les jours de son père; la mère, noyée dans le sang de ses enfants, et le soldat égorgé en demandant quartier à genoux.

A la vue de ces horreurs, que je n'eusse jamais pu prévoir, je ne pouvais retenir mes larmes. Je courais de tous côtés.

«Ah! cruels! arrêtez. Quelle fureur brutale vous possède?»

Ils étaient inexorables: tout ce qui échappa au feu fut moissonné par le fer.

La douleur et l'indignation se disputaient à l'envi mon cœur. L'exécration se mêlait à mes vœux: transporté de fureur moi-même, je commande à ma troupe de fondre sur ces barbares, ils refusent d'obéir; seul, je tournai mes mains contre eux, et en immolai quelques-uns aux mânes plaintives de tant d'innocentes victimes.

Non, je ne pense jamais à ces horribles excès sans frémir. Hélas! sont-ce donc là les fruits de l'amour de la patrie et de la justice dont ces scélérats avaient l'audace de se couvrir?

Encore s'il n'eût péri que le soldat! mais l'artisan, mais le laboureur, mais les vieillards, les femmes, les enfants! Que d'innocents furent immolés à la fureur de ces brigands! Ah! les dieux le virent, et ils n'en eurent pas pitié.

De Radomis, le 3 juillet 1770.

P. S. Depuis l'instant que Lucile reçut mes adieux je n'ai point eu de ses nouvelles; je ne sais que penser de ce long silence, mes inquiétudes sont indicibles. Informe-toi et me tire d'embarras.

FIN DU PREMIER VOLUME.

COULOMMIERS—IMPRIMERIE DE A. MOUSSIN.