Title: Le roman de la rose - Tome III
Author: de Lorris Guillaume
de Meun Jean
Release date: December 10, 2013 [eBook #44403]
Most recently updated: April 3, 2024
Language: French
Credits: Produced by Marc D'Hooghe
LVI
Comment l'Amant trouva Richesse10399.
Gardant le sentier et l'adresse
Par lequel prennent le chastel
Amans qui assez ont chastel
Jouxte une clere fontenele,
Pensant à la Rose novele,
En ung biau leu trop délitable,
Dame plesant et honorable,
Gente de cors, bele de forme,
Vi ombroier dessous ung orme,
Et son ami de jouxte li:
Ne sai pas le nom de celi[1]
Mès la dame avoit nom Richesce,
Qui moult estoit de grant noblesce.
D'ung senteret gardoit l'entrée,
Mès el n'iert pas dedans entrée.
Dès que les vi, vers eus m'enclin,
Saluai les le chief enclin;
Et il assés tost mon salu
M'ont rendu, mès poi m'a valu.
Ge lor demandai toutevoie
A Trop-Donner la droite voie:
LVI
Comment l'Amant trouve Richesse10479.
Qui le sentier garde sans cesse
Par lequel prennent le château
Ceux qui l'avoir ont grand et beau.
Pensant à la Rose nouvelle,
Près d'une claire fontenelle,
En un délicieux pourpris,
Dame honorable et belle vis,
Gente de corps, belle de forme
Prendre le frais dessous un orme.
Seyait près d'elle son ami;
Ne sais le nom de celui-ci,
Mais la dame avait nom Richesse
Qui moult était de grand' noblesse
Et d'un sentier le seuil gardait,
Mais toutefois dedans n'était.
Vers eux céans je m'évertue
Et tête basse les salue.
Ils m'ont assez tôt mon salut
Rendu; c'est tout ce qui m'échut.
Car me répondit la première
Richesse, par parole fière,
Richesce qui parla première,10421.
Me dist par parole moult fiere:
Richesse.
Vez-ci le chemin, ge le gart.
L'Amant.
Ha! dame, que Diex vous regart!
Dont vous pri, mès qu'il ne vous poise,
Que m'otroiés que par ci voise
Au chastel de novel fondé,
Que Jalousie a là fondé.
Richesse.
Vassaus, ce ne sera pas ores,
De riens ne vous congnois encores:
Vous n'estes pas bien arrivés,
Puisque de moi n'estes privés.
Non pas espoir jusqu'à dix ans
Ne serés-vous par moi mis ens;
Nus n'i entre, s'il n'est des miens,
Tant soit de Paris, ne d'Amiens.
Bien i lais mes amis aler
Karoler, dancier et baler:
Si ont ung poi de plesant vie
Dont nus sages hons n'a envie.
Là sunt servi d'envoiseries,
De treches et d'espingueries,
Et de tabors et de vieles,
Et-de rostruenges noveles,
De gieuz de dez, d'eschez, de tables,
Et d'autres gieuz moult delitables,
Quand demandai, d'un ton bénin,10501.
Vers Trop-Donner le droit chemin:
Richesse.
Voici le chemin, je le garde.
L'Amant.
Ah! dame, que Dieu vous regarde!
Je vous en prie, octroyez-moi
D'aller au castel que je voi,
Et que Jalousie a naguère
Hélas! bâti pour ma misère.
Richesse.
Pas encor, vassal, de ce pas;
Non, car je ne vous connais pas.
Mes amis seuls par cette route
Passent, vous vous trompez sans doute.
Nul n'entre là s'il n'est des miens,
Fût-il de Paris ou d'Amiens;
Dix ans au moins faites en sorte
De patienter à la porte.
J'y laisse mes amis aller
Sauter, danser et karoler
Et mener moult joyeuse vie,
Que nul sage, il est vrai, n'envie.
Là ce ne sont qu'amusements,
Danses et divertissements,
Au son des tambours, des vielles
Et des chansons les plus nouvelles;
Ce ne sont que mets savoureux
Et passe-temps voluptueux,
De savoureuses lecheries,10447.
Et d'envoisiées drueries.
Là vont valiez et damoiseles
Conjoint par vielles maquereles,
Cerchant prés et jardins et gaus,
Plus envoisiés que papegaus.
Puis revont entr'eus as estuves,
Et se baignent ensemble ès cuves
Qu'il ont es chambres toutes prestes,
Les chapelés de flors ès testes,
Dedens l'ostel Fole-Largesce
Qui si les aprovoie et blesce,
Que puis puéent envis garir,
Tant lor set chier vendre et merir
Son service et son ostelage,
Qu'ele en prent si cruel paage,
Qu'il lor convient lor terre vendre
Ains que tout le li puissent rendre.
Ges i convoie à moult grant joie,
Mès Povreté les raconvoie
Froide, tremblant, tretoute nuë:
J'ai l'entrée, et ele a l'issuë.
Jà puis d'eus ne m'entremetré,
Tant soient sage ne letré.
Lors s'i puéent aler billier[2],
Qu'il sunt au darrenier millier.
Ge ne di pas se tant faisoient
Que puis vers moi se rapaisoient,
(Mais fort chose à faire seroit)
Toutes les fois qu'il lor plairoit,
Ge ne seroie jà si lasse
Qu'encor ne les i remenasse.
Mès sachiés que plus s'en repentent
En la fin ceus qui plus i hentent,
Jeux d'échecs, de dés et de tables,10527.
Et mille jeux moult délectables.
Là, cherchant prés, bocages frais,
Aussi parés que perroquets,
S'en vont varlets et damoiselles
Conjoints par vieilles maquerelles;
Puis reviennent ensemble au bain
Se mettre en un même bassin,
Chapelets de fleurs sur leurs têtes,
Par belles chambres toujours prêtes,
De Folle-Largesse en l'hôtel
Qui les épuise bien et bel
Tant qu'ils guérissent à grand' peine.
Car moult cher leur fait l'inhumaine
Payer son hospitalité,
Et telle est sa rapacité,
Qu'elle leur fait leurs terres vendre
Sans qu'ils en puissent rien reprendre.
Je les mène pleins de gaîté,
Mais les ramène Pauvreté
Froide et tremblante et toute nue;
Le seuil je garde, elle l'issue.
Jamais un seul ne défendrai,
Tant soit-il sage ni lettré.
Jusqu'au dernier sou tout y passe;
Tous sont réduits à la besace.
Je ne dis pas que cependant
(Mais ce serait bien fort vraiment),
S'ils me faisaient bonne figure,
Je serais pour eux aussi dure
Et ne les y ramènerais
Souventes fois pour rien après;
Mais sachez que plus ils y hantent,
Et plus en la fin s'en repentent,
N'il ne m'osent véoir de honte,10481.
Par poi que chascun ne s'afronte,
Tant se courroucent, tant s'engoissent:
Si les lais por ce qu'il me lessent.
Si vous promet bien, sans mentir,
Qu'à tart venrez au repentir,
Se vous jà les piés i metés:
Nus ours, quant il est bien betés,
N'est si chetis, ne si alés,
Cum vous serés s'ous i alés.
Se Povreté vous puet baillier,
El vous fera tant baaillier
Sor ung poi de chaume ou de fain,
Qu'el vous fera morir de fain[3],
Qui jadis fu sa chamberiere,
Et l'a servi de tel manière,
Que Povreté par son servise,
Dont Fain iert ardent et esprise,
Li enseigna toute malice,
Et la fist mestresse et norrice
Larrecin le valeton lait:
Ceste l'aleta de son lait,
N'ot autre boulie à li pestre;
Et se savoir volés son estre,
Qui n'est ne souple ne terreus,
Fain demore en un champ' perreus
Où ne croist blé, buisson ne broce:
Cist champ est en la fin d'Escoce,
Si frois que por noient fust marbres.
Fain, qui ne voit ne blé, ne arbres,
Les erbes en errache pures
As trenchans ongles, as dens dures;
Mès moult les trueve cleres nées
Por les pierres espês semées:
Et de honte n'osent me voir,10561.
Et pour un peu, de désespoir
S'assommeraient, tant ils s'angoissent;
Je les fuis parce qu'ils me laissent.
Aussi je promets, sans mentir,
Qu'à tard viendrez au repentir
Si vous franchissez la barrière;
Car nul ours, sous sa muselière,
N'est si chétif et lâche et lourd
Que vous ne serez au retour.
Et si Pauvreté vous tenaille
Sur son lit de foin ou de paille,
Elle vous fera tant gémir,
Que vous fera de faim mourir[3b],
Faim qui, jadis sa chambrière,
La servit de telle manière,
Que par son ardente âpreté
Elle corrompit Pauvreté,
Lui enseigna toute malice
Et la fit maîtresse et nourrice
De Larcin le valeton laid.
Elle l'allaita de son lait
Sans de bouillie autre le paître,
Et si vous désirez connaître
Cet être et faible et souffreteux:
Faim demeure en un champ pierreux
Où ne croît blé, feuille ni cosse;
Ce champ est au fond de l'Ecosse
Et plus que le marbre gelé.
Faim, qui n'y voit arbre ni blé,
De ses ongles herbes menues
Arrache et de ses dents aiguës.
Mais le gazon est mince et clair
De ces rocs sur l'immense mer,
Et se la voloie descrivre,10515.
Tost en porroie estre delivre.
Longue est, et megre et lasse et vaine,
Grant soffrete a de pain d'avaine;
Les cheveus a tous hériciés.
Les yex crués en parfont gliciés,
Vis pale et balievres sechies,
Joes de rooille entechies;
Par sa pel dure, qui vorroit,
Ses entrailles véoir porroit.
Les os par les illiers li saillent,
Où trestoutes humors defaillent,
N'el n'a, ce semble, point de ventre,
Fors le leu qui si parfont entre,
Que tout le pis à la meschine[4]
Pent à la cloie de l'eschine.
Ses dois li a créus maigresce,
Des genous li pert la rondesce;
Talons a haus, agus parens,
Ne pert qu'el ait point de char ens,
Tant la tient maigresce et compresse;
La plantéureuse Déesse,
Cerès qui fait les blés venir,
Ne set là le chemin tenir;
Ne cil qui ses Dragons avoie,
Tritolemus n'i set la voie[5],
Destinées les en esloingnent,
Qui n'ont cure que s'entrejoingnent.
La Déesce plantéureuse
Et Fain la lasse dolereuse,
Ne puéent onques estre ensemble
Par Povreté qui les dessemble;
Mès assés tost vous i menra
Povreté quant el vous tenra,
Et si je la voulais décrire,10595.
Quelques mots me pourraient suffire:
Son corps long, sec, voûté, malsain,
A grand besoin d'un peu de pain;
Face pâle et lèvre séchée,
Sa joue est de rouille tachée
Et ses cheveux tout hérissés,
Et ses yeux noirs tout renfoncés;
L'Œil pourrait, perçant sa peau dure,
De ses entrailles voir l'ordure;
Les os lui sortent par le flanc
Tout vides de moelle et de sang;
Ce semble, elle n'a point de ventre,
Si ce n'est la place qui rentre,
Et son double pis ballottant
Au revers de l'échine pend;
Par la maigreur ses mains grandissent
Et ses genoux pointus saillissent;
Ses talons hauts, étroits, aigus,
Semblent de chair tout dépourvus,
Tant chagrin, tant maigreur l'oppresse.
Non, la plantureuse déesse
Cérès, qui fait les blés venir,
Par là ne peut chemin tenir;
Conduisant ses dragons, lui-même
Jamais n'y viendra Triptolême [5b],
Car les destins ne veulent pas
Qu'ensemble ils se joignent là-bas.
Onc la déesse plantureuse
Et Faim la pauvre malheureuse
Ne s'allieront en vérité,
Trop les divise Pauvreté.
Mais Pauvreté bien assez vite
Jusque-là vous fera conduite,
Se cele part aler volés10549.
Por estre oiseus si cum solés;
Car à Povreté toutevoie
Torne-l'en bien par autre voie
Que par cele que je ci garde:
Car par vie oiseuse et fetarde
Puet-l'en à Povreté venir.
Et s'il vous plesoit à tenir
Cele voie que j'ai ci dite,
Vers Povreté lasse et despite,
Por le fort chastel assaillir,
Bien porrés au prendre faillir.
Mès de fain cuit-ge être certaine
Que vous iert voisine prochaine;
Car Povreté set le chemin
Miex par cuer que par parchemin.
Si sachiés que Fain la chétive,
Est encores si ententive
Envers sa Dame et si cortoise,
Si ne l'aime-ele ne ne proise,
S'est-ele par li soustenuë,
Combien qu'ele soit lasse et nuë,
Qu'el la vient toute jor véoir,
Et se vet avec li seoir,
Et la tient au bec, et la baise
Par desconfort et par mésaise:
Puis prent Larrecin par l'oreille
Quant le voit dormir, si l'esveille,
Et par destresce à li s'encline;
Si le conseille et endoctrine
Comment il les doit procurer
Combien qu'il lor doie durer.
Et Cuer-Failli à li s'accorde
Qui songe toute jor la corde
Lorsque vous tiendra dans ses rets,10629.
Si par hasard vous désirez
Par là traîner votre paresse
Comme soulez sans nulle cesse.
Bien rencontre-t-on Pauvreté,
Au surplus, d'un autre côté
Que par ce sentier que je garde;
Car par vie oiseuse et couarde
On peut à Pauvreté venir,
Et s'il vous plaisait à tenir
Cette route que j'ai ci dite,
Vers Pauvreté lâche et maudite,
Pour le château-fort assaillir,
Vous pourrez aisément faillir.
Mais Faim sera, j'en suis certaine,
Votre voisine fort prochaine,
Car Pauvreté sait le chemin
Mieux par cœur que par parchemin.
Or sachez que Faim la chétive
Est encore si attentive
Envers sa dame, par semblant
(Car point ne l'aime, et cependant
Faim n'est que d'elle soutenue,
Combien que soit piteuse et nue),
Qu'elle la vient toujours revoir
Et se vient avec elle asseoir,
Et la tient au bec et la baise
A grand déconfort et mésaise,
Puis par l'oreille Larcin prend,
L'éveille quand le voit dormant,
De détresse vers lui s'incline,
Et le conseille et l'endoctrine
Comment il leur doit procurer
De quoi leur misère endurer.
Qui li fait hericier et tendre10583.
Tout le poil, qu'el ne voie pendre
Larrecin son filz le tremblant,
Se l'en le puet trover emblant.
Mès jà par ci n'i enterrés,
Aillors vostre chemin querrés.
Car si le chemin volés sivre,
De tout bien vous verrés délivre,
Que ne m'avés pas tant servie
Que m'amor aiés deservie.
L'Amant à Richesse.
Dame, par Diex, se ge péusse,
Volentiers vostre grâce eusse,
Dès-lors que où sentier entrasse,
Bel-Acueil de prison getasse,
Qui léens est emprisonnés:
Ce don, s'il vous plest, me donnés.
Richesse.
Bien vous ai, dist-ele, entendu;
Et sai que n'avés pas vendu
Tout vostre bois gros et menu;
Ung fol en avés retenu,
Et sans fol ne puet nus hons vivre,
Tant cum il voille Amor ensivre[6].
Si cuident-il estre moult sage
Tant cum il vivent en tel rage:
Qu'en ne doit pas apeler vie
Tel rage ne tel desverie;
Et Cœur-Failli à Faim s'accorde,10663.
Qui songe toujours à la corde
Et craint que Larcin le tremblant,
Son fils, ne soit surpris volant,
Et céans ne soit mené pendre;
Lors sent son poil dresser et tendre.
Mais par ici point n'entrerez;
Ailleurs votre chemin cherchez,
Car si ce chemin voulez suivre,
A votre avoir il faut survivre.
Vous pouvez donc d'ici partir,
Car aussi bien, pour conquérir
Mon amour et ma courtoisie,
Vous ne m'avez assez servie.
L'Amant à Richesse.
Dame, par Dieu, si je pouvais,
Votre amour volontiers aurais;
Aussi je vous demande en grâce
Que par votre sentier je passe
Pour Bel-Accueil de sa prison
Tirer, octroyez-moi ce don.
Richesse.
J'entends bien, dit-elle, et n'ignore
Que vendu n'avez pas encore
Tout votre bois gros et menu.
Un brin en avez retenu,
Car toujours un brin de folie
Conserve celui qu'Amour lie[6b],
Et tant qu'il vit en tel tourment
Il se croit sage assurément.
Bien le vous sot Raison noter,10609.
Mès ne vous pot desasoter.
Sachiés quant vous ne la créutes,
Moult cruelment vous décéutes.
Voire ains que Raison i venist,
N'estoit-il riens qui vous tenist;
N'onques puis riens ne me prisastes
Dès-lors que par amors amastes;
Qu'amans ne me vuelent prisier,
Ains s'efforcent d'amenuisier
Mes biens, quant ge les lor départ,
Et les regietent d'autre part.
Où déable porroit-l'en prendre
Ce qu'uns Amans vodroit despendre?
Fuiés de ci, lessiés m'ester.
L'Amant.
Ge qui n'i poi riens conquester,
Dolens m'en parti sans demore.
La bele o son ami demore,
Qui bien iert vestu et parés.
Pensis m'en voir tous esgarés
Par le jardin delicieus
Qui tant ert bel et précieus,
Cum vous avés devant oï;
Mès de ce moult poi m'esjoï
Qu'aillors ai mis tout mon pensé.
En tous tens, en tous leus pensé
En quel manière sans faintise
Ge feroie miex mon servise:
Que moult volentiers le féisse,
Si que de riens n'i mespréisse;
Mais on ne peut appeler vie10691.
Telle rage et telle furie;
Bien vous le sut Raison noter
Sans pouvoir vous désassoter.
Sachez que quand vous ne la crûtes
Moult cruellement vous déçûtes.
Voire avant que Raison y vînt
N'était-il rien qui vous retînt,
Et rien depuis ne me prisâtes
Dès lors que par Amour aimâtes;
Amants ne me veulent chérir,
Mais ils s'efforcent d'amoindrir
Mes biens, dès que je leur dispense,
Et les gaspillent sans prudence.
Où diable pourrait-on puiser
Ce qu'un amant peut dépenser?
Or partez, laissez-moi tranquille.
L'Amant.
Voyant tout effort inutile,
Triste aussitôt je suis parti.
Je la laisse avec son ami
A la belle et riche vêture.
Pensif je vais à l'aventure
Par le jardin délicieux
Qui tant est bel et précieux,
Comme vous l'ai dépeint naguère;
Mais je ne m'en éjouis guère.
Ailleurs mes pensers vont errants;
Je pense en tous lieux, en tous temps,
Comment je puis mon devoir faire
Le mieux, d'une honnête manière.
Moult volontiers je le ferai
Et ma parole n'oublierai,
Car n'en créust de riens mes pris,10639.
Se de riens éusse mespris.
Moult se tint mes cuers, et veilla
A ce qu'Amis me conseilla:
Male-Bouche adez honoroie
En tous les leus où gel' trovoie;
De tous mes autres anemis
Honorer forment m'entremis,
Et de mon pooir les servi:
Ne sai se lor gré deservi,
Mès trop me tenoie por pris,
Dont ge n'osoie le porpris
Approchier si cum ge soloie,
Car tous jors aler i voloie;
Si fis ainsinc ma penitence
Lonc-tens en tele conscience,
Comme Diex set, car ge fesoie
Une chose, et autre pensoie.
Ainsinc m'entencion double ai,
N'onc mès nul jor ne la doublai.
Traïson me convint tracier
Por ma besoigne porchacier.
Onc traïstre n'avoie esté,
N'encor ne m'en a nus reté.
Car je serais trop méprisable10723.
Si d'un tel crime étais capable.
Moult se tint mon cœur et veilla
A ce qu'Ami me conseilla,
Et dès lors toujours Malebouche
J'honorais, ce monstre farouche,
En tous les lieux où le trouvais.
Pour tous mes ennemis j'avais
Aussi, du moins en apparence,
Cette même condescendance,
De tout mon pouvoir les servais.
M'en surent-ils gré? Je ne sais,
Mais je n'avais d'autre ressource,
N'osant plus diriger ma course
Au pourpris comme je soulais,
Et toujours aller y voulais!
Ainsi je fis ma pénitence
Longtemps en telle conscience,
Comme Dieu sait; car je faisais
Une chose, une autre pensais.
Ainsi, jusque-là droiturière,
Mon âme est double et mensongère,
Trahison il me faut ourdir
Si je veux à mes fins venir,
Moi que nul n'a soupçonné d'être
Jusqu'à ce jour menteur ni traître.
LVII
Cy dit l'Amant d'Amours, comment10663.
Il vint à lui legierement
Pour lui oster sa grant douleur,
Et lui pardonna sa foleur
Qu'il fist quant escouta Raison,
Dont il l'appela Sans-Raison.
Quant Amors m'ot bien esprouvé,
Et vit qu'il m'ot loial trouvé,
De tel loiauté toutevoie
Comme vers li porter devoie,
Si s'aparust, et sor mon chief,
En sozriant de mon meschief,
Me mist sa main, et demanda
Se j'ai fait quanqu'il commanda;
Comment il m'est, et qu'il me semble
De la Rose qui mon cuer emble;
Si savoit-il bien tout mon fait;
Car Diex set tout quanque hons fait.
Amours.
Sunt fait, dist-il, tuit mi commans
Que ge as fins amans commans,
Qu'aillors nes voil-ge départir,
N'il n'en doivent jà départir?
L'Amant.
Ne sai, sire, mès fais les ai
Au plus loiaument que ge sai.
LVII
Cy dit l'Amant d'Amour, comment10749.
Il vint à lui légèrement
Pour terminer son agonie
Et lui pardonna la folie
Qu'il fit en écoutant Raison,
Pourquoi l'appela Sans-Raison.
Quand Amour après cette épreuve
Eut de ma loyauté la preuve,
Loyauté telle cependant
Que lui devais par mon serment,
Il m'apparut et sur ma tête,
En souriant de ma défaite,
Mit la main et me demanda
Si je fis ce qu'il commanda,
Comment je suis, ce que j'augure
De la Rose qui me torture;
Mais il savait bien tout mon fait;
Car Dieu sait tout ce qu'homme fait.
Amour.
Les commandements que je donne
Aux fins amants, et qu'à personne
Autre ne donne aucunement,
As-tu suivi fidèlement?
L'Amant.
Je ne sais; mais je puis le dire,
J'agis en loyal amant, sire.
Amours.
Voire, mès trop par ies muable,10687.
Ton cuer n'est mie bien estable,
Ains est malement plain de doute,
Bien en sai la vérité toute.
L'autre jor lessier me vosis,
Par poi que tu ne me tosis
Mon hommage, et féis d'Oiseuse
Et de moi plainte dolereuse;
Et redisoies d'Esperance
Qu'el n'iert pas certaine en science,
Et por fox néis te tenoies
Dont en mon servise venoies,
Et t'acordoies à Raison:
N'estoies-tu bien mavez hon?
L'Amant.
Sire, merci! confés en sui,
Si savés que pas ne m'en fui,
Et fis mon lez, bien m'en sovient,
Si comme faire le convient
A ceus qui sunt en vostre hommage:
Ne m'en tint pas sans faille à sage,
Ains m'en reprist moult malement,
Et me sermonna longuement,
Et bien cuida par son preschier
Vostre servise empéeschier
Raison quant à moi fu venuë,
Si ne l'en ai-ge pas créuë,
Tant i séust mètre s'entente;
Mès sans faille, que ge ne mente,
Douter me fist; plus n'i a mès,
Raison ne m'esmovra jamès
Amour.
Certes, mais tu es trop changeant,10773.
Ton cœur n'est pas assez constant,
Mais trop malement plein de doute,
Bien en sais la vérité toute.
L'autre jour me laisser voulais,
Pour un peu ravi tu m'aurais
Mon hommage, et tu fis d'Oyseuse
Et de moi plainte douloureuse,
Et d'Espérance tu disais
Qu'elle n'est certaine jamais;
Tu tenais pour un fol caprice
De demeurer à mon service
Et même à Raison te rendais;
N'était-ce pas d'un cœur mauvais?
L'Amant.
Sire, merci! Je le confesse.
Mais vôtre je restai sans cesse,
Et fis même, bien m'en souvient,
Mon testament, comme il convient
A ceux qui sont en votre hommage.
Ne m'en tint pas, c'est vrai, pour sage,
Mais m'en reprit moult malement
Et me sermonna longuement
Raison, quand à moi fut venue,
Mais aussi je ne l'ai pas crue.
Pourtant elle faillit mon cœur,
Tant mit d'éloquence et d'ardeur,
Arracher à votre service,
Et, je le dis sans artifice,
Douter me fit. Mais je promets
De ne plus l'écouter jamais
A chose qui contre vous aille10717.
Ne contre autre qui gaires vaille,
Se Dieu plest, quoi qu'il m'en aviengne,
Tant cum mes cuers à vous se tiengne,
Qui bien s'i tendra, ce sachiés,
S'il ne m'est du cors arrachiés.
Forment néis, maugré m'en sai
De tant qu'onques le me pensai,
Et qu'audience li donné;
Si pri qu'il me soit pardonné,
Car ge, por ma vie amender,
Si cum vous plest à commander,
Voil, sans jamès Raison ensivre,
En vostre loi morir et vivre.
N'est riens qui de mon cuer l'efface,
Ne jà por chose que je face,
Atropos morir ne me doigne
Fors en faisant vostre besoigne;
Ains me prengne en méisme l'euvre
Dont Venus plus volentiers euvre:
Car nus n'a, de ce ne dout point,
Tant de délit cum en ce point;
Et cil qui plorer me devront,
Quant ainsinc mort me troveront,
Puissent dire: Biaus dous amis,
Tu qui t'es en ce point là mis,
Or est-il voirs, sans point de fable,
Bien est ceste mort convenable
A la vie que tu menoies,
Quant l'ame avec ce cors avoies.
Le Dieu d'Amours.
Par mon chief, or dis-tu que sage:
Or voi-ge bien que mon hommage
(Contre vous combien qu'elle braille,10803.
Ni contre autre, si peu qu'il vaille),
Jamais, à Dieu tant qu'il plaira,
Tant que mon cœur à vous sera
Qui pour toujours à vous s'attache,
Du corps à moins qu'on ne l'arrache!
Mauvais gré, voire je me sai,
Lorsqu'audience lui donnai,
De l'avoir seulement ouïe.
Pardonnez-moi, je vous en prie,
Car pour mes péchés amender,
Quoi qu'il vous plaise commander,
Je veux, sans jamais Raison suivre,
En votre loi mourir et vivre.
N'est rien qui l'efface en mon cœur,
Et pour moi le plus grand bonheur
C'est qu'Atropos la mort m'envoie
Tandis qu'à vous servir m'emploie,
Emmi le travail savoureux
Où Vénus se complaît le mieux;
Car il n'est, je n'en ai doutance,
De plus parfaite jouissance.
Que ceux qui pleurer me devront
Quand ainsi mort me trouveront,
Puissent dire: Sans nulle fable
Ta mort fut en tout point semblable
A la vie, ami, que menais
Quand l'âme avec ce corps avais!
Le Dieu d'Amours.
Par mon chef, tu parles en sage.
Or je vois bien que mon hommage
Est en toi moult bien emploiés;10749.
Tu n'es pas des faus renoiés,
Des larrons qui le me renoient
Quant il ont fait ce qu'il queroient.
Moult est enterins tes corages,
Ta nef vendra, quant si bien nages,
A bon port, et gel' te pardon
Plus par prière que par don,
Car ge n'en voil argent ne or;
Mès en leu de confiteor,
Voil ains que tu vers moi t'acordes,
Que tous mes commans me recordes:
Car dix en tendra cist Rommans
Entre deffenses et commans;
Et se bien retenus les as,
Tu n'as pas geté ambesas.
Di-les.
LVIII
Comment l'Amant, sans plus attendre,
Veult à Amours sa leçon rendre.
L'Amant.
Volentiers. Vilenie
Doi foïr, et que ne mesdie;
Salus doi tost donner et rendre;
A dire ordure ne doi tendre;
A toutes femmes honorer
M'estuet en tous tens laborer;
Orgoil foïr; cointe me tiengne,
Jolis et renvoisiés deviengne;
Est employé moult bien en toi;10833.
Tu n'es pas de ces gens sans foi,
De ces larrons qui me renient
Sitôt qu'ils ont ce qu'ils envient.
Ton cœur est pur; tu conduiras,
Tant que si bien navigueras,
Ta nef au port; je te pardonne,
Ami, mais point ne te rançonne,
Car je ne veux argent ni or;
Mais au lieu de confiteor,
Je veux qu'avec moi tu reprennes
Mes leçons et que t'en souviennes
Car dix en tiendra ce romans,
Défenses et commandements.
Et si les garde ta mémoire
Fidèlement, tu peux m'en croire,
Un jour mieux tu t'en trouveras
Que si tu tournais les deux as.
Dis-les.
LVIII
Ci l'Amant sans plus de façon
D'Amour répète la leçon.
L'Amant.
Volontiers. Vilenie
Je dois fuir; que point ne médie;
A toutes femmes honorer
Je dois en tous temps aspirer;
A dire ordure ne dois tendre;
Salut doit tôt donner et rendre;
Orgueil fuir; bien mis me tenir;
Aimable et joli devenir;
A larges estre m'abandoingne;10775.
En ung seul leu tout mon cuer doingne.
Amours.
Par foi, tu sés bien ta leçon,
Ge n'en sui mès en soupeçon.
Comment t'est-il?
L'Amant.
A dolor vif,
Presque ge n'ai pas le cuer vif[7].
Amours.
N'as-tu mes trois confors?
L'Amant.
Nennin;
Dous-Regard fault, qui le venin
Me seult oster de ma dolor
Par sa très-doucereuse or.
Tuit trois s'enfoïrent, mès d'eus
M'en sunt arrier venus les deus[8].
Amours.
N'as-tu Esperance?
L'Amant.
Oïl, sire,
Cele ne me lest desconfire:
Car lonc tens est après tenuë
Esperance une fois créuë.
Qu'à généreux être m'adonne;10861.
En un seul lieu tout mon cœur donne.
Amour.
Ma foi, tu sais bien ta leçon,
Et je n'ai plus aucun soupçon.
Que ressens-tu?
L'Amant.
Douleur si vive
Qu'à peine sens que mon cœur vive.
Amour.
N'as-tu pas mes trois conforts?
L'Amant.
Non.
Doux-Regard n'ai qui le poison
Otait de ma douleur affreuse
Par sa saveur très-doucereuse.
Tous trois s'étaient enfuis; mais d'eux
En sont depuis revenus deux[8b].
Amour.
N'as-tu pas Espérance?
L'Amant.
Oui, sire,
Qui ne me laisse déconfire;
Car lorsqu'en nos cœurs elle naît,
Elle y reste longtemps.
Où est la Rose?10791.
L'Amant.
Elle est perdue.
Jalousie l'a esperdue
Par Male-Bouche le larron:
Ne sai se jà vers li garron.
Amours.
Bel-Acueil, qu'est-il devenus?
L'Amant.
Il est en prison retenus,
Li frans, li dous, que tant amoie.
Amours.
Or ne t'en chaut, et ne t'esmoie,
Encor l'auras plus, par mes iex,
A ton voloir que tu ne siex,
Dès que tu me sers loiaument,
Mes gens voil mander erraument
Por le fort chastel asségier.
Li barons sunt fort et legier[9];
Ains que nous partons mès du siège,
Iert Bel-Acueil mis hors du piege.
Amour.
Où est10877.
La Rose?
L'Amant.
Hélas! elle est perdue!
A Jalousie elle est vendue
Par Malebouche, et je ne sais
Si l'en délivrerons jamais.
Amour.
Où est Bel-Accueil à cette heure?
L'Amant.
Dans sa dure prison il pleure,
Le franc, le doux, que tant j'aimais.
Amour.
Maintenant tes esprits remets,
Ami, sois sans inquiétude;
Car plus que n'en eus l'habitude,
A ton vouloir seras heureux,
Je te le jure par mes yeux.
Puisque tu m'es resté fidèle,
Mes barons il faut que j'appelle[9b]
Pour le château-fort assiéger.
Chacun est fort, vaillant, léger,
Et devant que levions le siége
Sera Bel-Accueil hors de piége.
LIX
Comment Amours le bel et gent10807.
Mande par ses lettres sa gent,
Et les baille à un messagier
Qui les prent sans faire dangier.
Li Diex d'Amors sans terme metre
De leu, ne de tens en sa letre,
Toute sa baronie mande
As uns prie, as autres commande
Qu'il viengnent à son parlement.
Tuit sunt venu sans contrement,
Prest d'acomplir ce qu'il vorra,
Selonc ce que chascun porra.
Briément les nommerai sans ordre,
Por plus tost à ma rime mordre.
Dame Oiseuse la jardiniere
I vint o la plus grant baniere;
Noblece de cuer et Richece,
Franchise, Pitié et Largece,
Hardement, Honor, Cortoisie,
Delit, Simplece et Compaignie,
Séurté, Déduit, et Léesce,
Joliveté, Biauté, Jonesce,
Humilité et Pacience,
Bien-Celer, Contrainte-Astenence
Qui Faux-Semblant o li amaine;
Sans li i venist-ele à paine.
Cist i sunt o toute lor gent:
Chascun d'eus ot moult le cuer gent,
Ne mès Astenance-Contrainte
Et Faus-Semblant à chiere feinte,
LIX
Ci mande Amour pour la bataille10895.
Ses barons, par lettres qu'il baille
A maint rapide messager,
Qui les porte d'un pied léger.
Le Dieu d'Amours, sans terme mettre
De lieu ni de temps dans sa lettre,
Tous ses barons mande ardemment
De venir en son parlement,
Commande aux uns, les autres prie.
Tous sont venus sans repartie
Prêts à faire ce qu'il voudra,
Selon ce que chacun pourra.
Je vais vous les nommer sans ordre
Pour plus tôt à ma rime mordre.
C'était d'abord Franchise, Honneur,
Richesse et Noblesse de cœur,
Et Oyseuse la jardinière
Avec la plus grande bannière.
Puis venaient Largesse et Beauté,
Bien-Celer, Courage et Bonté,
Pitié, Simplesse et Compagnie,
Amabilité, Courtoisie,
Déduit, Liesse et Sûreté,
Désir et Jeunesse et Gaîté,
Humilité, puis Patience,
Puis enfin Contrainte-Abstinence
Que Faux-Semblant accompagna,
Car sans lui nulle part ne va.
Chacun toute sa gent amène,
Riant visage, âme sereine.
Quelque semblant que dehors facent,10837.
Barat en lor pensée bracent.
Barat engendra Faus-Semblant
Qui va les cuers des gens emblant;
Sa mere ot non Ypocrisie
La larronnesse, la honnie:
Geste l'aleta et norri
L'orde ypocrite au cuer porri,
Qui traïst mainte region
Par habit de religion.
Quant li Diex d'Amors l'a véu,
Tôt le cuer en ot esméu.
L'Amours.
Qu'est-ce, dist-il? ai-ge songié?
Di, Faus-Semblant, par quel congié
Es-tu venus en ma présence?
L'Amant.
Atant saut Contrainte-Astenence,
Si prist Faus-Semblant par la main:.
Contrainte-Astenance.
Sire, dist-ele, o moi l'amain,
Si vous pri qu'il ne vous desplese,
Maint honor m'a fait et maint ese.
Cil me soustient, cil me conforte,
S'il ne fust, de fain fusse morte;
Si m'en devriés mains blasmer;
Tout ne vueille-il les gens amer,
Seuls Abstinence et Faux-Semblant10925.
Avaient l'air contraint et flottant;
Car mensonge en leurs pensers brassent,
Quelque semblant que dehors fassent.
Mensonge engendra Faux-Semblant
Qui va les cœurs des gens volant.
Sa mère était Hypocrisie
La laronnesse, la honnie,
Qui trahit mainte région
Par habit de religion;
Sitôt qu'Amour porta la vue
Sur lui, son âme en fut émue:
Amour.
Qu'est-ce, dit-il, ai-je songé?
Dis, Faux-Semblant, par quel congé
Es-tu venu en ma présence?
L'Amant.
Lors bondit Contrainte-Abstinence
Et Faux-Semblant par la main prit:
Contrainte-Abstinence.
Sire, c'est moi qui l'ai conduit,
Dit-elle, et ne vous en déplaise;
Maint honneur me fit et maint aise,
Me vint en aide et me soutint,
Sans lui fusse morte de faim.
Excusez-moi, souffrez qu'il reste;
Malgré que tretous il déteste,
S'ai-ge mestier qu'il soit amés10861.
Et prodhons et sains hons clamés.
Mes amis est, et ge s'amie,
Si vient o moi par compaignie.
LX
Comment Amours dist à son ost
Qu'il veult faire ung assault tantost
Au chastel, et que c'est son vueil
Pour hors en mettre Bel-Acueil.
Or soit, dist-il, adonc parole
A tous une brieve parole.
Por Jalousie desconfire
Qui nos Amans met à martire,
Vous ai, dist-il, ci fait venir,
Qui contre moi bée à tenir
Ce fort chastel qu'ele a drecié,
Dont j'ai forment le cuer blecié.
Trop l'a fait fierement horder,
Moult i convendra béhorder
Ains que de nous puist estre pris.
Si sui dolent et entrepris
De Bel-Acueil qu'el i a mis,
Qui tant avançoit nos amis.
S'il n'en ist, ge sui mal-baillis,
Puisque Tibulus m'est faillis[10],
Qui congnoissoit si bien mes tesches,
Por qui mort ge brisai mes flesches,
Cassai mes ars, et mes cuiries
Traïnai toutes desciries,
Dont tant ai d'angoisses et teles,
Qu'à son tombel mes lasses esles
J'ai grand besoin qu'il soit aimé10949.
Et sage et saint homme clamé.
C'est mon ami, je suis sa mie,
Et nous venons de compagnie.
LX
Comment Amour dit à son ost
Qu'il veut faire un assaut tantôt
Au castel pour Bel-Accueil prendre
Et sauf à la liberté rendre.
Soit, dit-il. A l'ost réuni
Lors brèvement il parle ainsi:
Pour Jalousie or déconfire
Qui nos amants met à martyre
Je vous ai, dit-il, fait venir.
Elle veut contre nous tenir
La forte tour qu'elle a bâtie
Dont j'ai l'âme toute meurtrie;
Fièrement l'a fait renforcer,
Et devant que de la forcer
Nous livrerons bataille rude;
Or grande est mon inquiétude
Pour Bel-Accueil qu'elle y a mis
Qui tant avançait nos amis.
S'il ne sort de cette cellule,
Que devenir? Hélas! Tibulle[10b]
Est mort, qui si bien me connut,
Pour qui jadis, quand il mourut,
Je brisai mon arc et mes flèches
Et mon gent carquois de peaux sèches,
Pour qui telle angoisse endurai,
Que sur sa tombe m'arrachai
Despenai toutes desrompuës,10891.
Tant les ai de duel debatuës,
Por qui mort ma mere plora
Tant, que presque ne s'acora;
N'onc por Adonis n'ot tel paine,
Quant li sanglers l'ot mors en l'aine,
Dont il morut à grant hascie.
Onques ne pot estre lascie
La grant dolor qu'ele en menoit;
Mès por Tibulus plus en oit:
N'est nus qui pitié n'en préist,
Qui por li plôrer nous véist.
En nos plots n'ot ne frains, ne brides:
Gallus[11], Catulus[12] et Ovides,
Qui bien sorent d'amors traitier,
Nous réussent or bien mestier;
Mais chascuns d'eus gist mors porris.
Vés ci Guillaume de Lorris,
Cui Jalousie sa contraire
Fait tant d'angoisse et de mal traire,
Qu'il est en péril de morir
Se ge ne pens du secorir.
Cil me conseillast volentiers,
Com cil qui miens est tous entiers,
Et drois fust; car por li-méismes
En ceste poine nous méismes
De tous nos barons assembler
Por Bel-Acueil toldre et embler.
Mais il n'est pas, ce dit, si sage,
Si seroit-ce moult grant dommage,
Se si loial serjant perdoie,
Com secorre le puisse et doie,
Qu'il m'a si loiaument servi,
Qu'il a bien vers moi deservi,
Des ailes les plumes rompues,10979.
Tant les avais de deuil battues,
Pour qui mort ma mère pleura
Tant que presque elle en expira.
Jamais elle n'eut telle peine
Lorsque le sanglier dans l'aine
Mordit Adonis son amant
Dont il mourut en grand tourment.
Jamais ne put être apaisée
La douleur qui l'avait brisée;
Eh bien, pour Tibulle son cœur
Sentit encor pire douleur.
Rien ne pouvait sécher nos larmes;
Tous devant si dures alarmes
De pitié se fussent émus.
D'Ovide et Catulle[12b] et Gallus[11b]
Si preux d'amour en la science,
Nous serait chère l'assistance,
Mais ils sont tous morts et pourris.
Voici Guillaume de Lorris
A qui la male Jalousie
Fait tant de peine et d'avanie
Qu'il est en péril de mourir,
Si je ne vais le secourir.
Son aide nous est toute acquise,
Car il est mien en toute guise,
Et c'est justice; car pour lui
Nos barons à grand' peine ici
Nous avons mandés de se rendre
Pour Bel-Accueil ravir et prendre;
Mais il se déclare impuissant:
Je dois le secourir partant,
Car ce serait moult grand dommage
Si je perdais ami si sage
Que je saille et que je m'atour10925.
De rompre les murs de la tour,
Et du fort chastel asséoir
A tout quanque j'ai de pooir.
Et plus encor me doit servir,
Car por ma grace deservir
Doit-il commencier li Romans
Où seront mis tuit mi commans,
Et jusques-là le fournira
Où il à Bel-Acueil dira,
Qui languist ores en prison
A dolor et sans mesprison:
«Moult sui durement esmaiés
Que entr'oblié ne m'aiés,
Si en ai duel et desconfort,
Jamès n'iert riens qui me confort,
Se ge pers vostre bien-voillance,
Car ge n'ai mès aillors fiance....»
Ci se reposera Guillaume,
Le cui tombel soit plain de baume,
D'encens, de mirre et d'aloé,
Tant m'a servi, tant m'a loé.
Puis vendra Jehan Clopinel,
Au cuer jolif, au cors isnel,
Qui nestra sor Loire à Méun,
Qui à saoul et à géun
Me servira toute sa vie,
Sans avarice et sans envie,
Et sera si très-sages hon,
Qu'il n'aura cure de Raison
Qui mes oignemens het et blasme,
Qui olent plus soef que basme;
Qui m'a si droitement servi.11013.
Bien il mérite mon appui,
En récompense, et que m'efforce
Du castel enlever par force
Et rompre les murs de la tour,
Tant que pourrai, sans nul séjour.
Mieux encor il prendra ma cause,
Car, pour ma gloire, il se dispose
A commencer ce beau Rommans
Où seront mes commandements
Et jusque-là le doit écrire,
A Bel-Accueil où par grande ire
Il dit, qui languit en prison
A grand' douleur et sans raison:
«J'ai peur, et grande est ma souffrance.
Que me mettiez en oubliance,
J'en ai grand deuil et déconfort,
Et je n'aurai jamais confort
Si je perds votre bienveillance,
Car ailleurs je n'ai d'espérance....»
Guillaume expirera céans.
Que son tombeau soit plein d'encens,
D'aloès, de baume et de myrrhe,
Tant m'a servi, chanté sa lyre!
Puis viendra Jehan Clopinel
Au cœur joyeux, gent damoisel,
A Meung qui naîtra sur la Loire,
Qui soir et matin à ma gloire,
Qu'il soit repu, qu'il soit à jeun,
Qu'il soit à Paris ou à Meung,
Me servira toute sa vie
Sans avarice et sans.envie,
Et sera si sage et si bon
Qu'il n'aura cure de Raison,
Et s'il avient, comment qu'il aille,10957.
Qu'il en aucune chose faille,
(Car il n'est pas homs qui ne peche,
Tous jors a chascun quelque teche),
Le cuer vers moi tant aura fin,
Que tous jors, au mains en la fin,
Quant en cope se sentira,
Du forfet se repentira,
Ne me vodra pas lors trichier.
Cis aura le Roman si chier,
Qu'il le vodra tout parfenir,
Se tens et leu l'en puet venir:
Car quant Guillaume cessera,
Jehans le continuera
Après sa mort, que ge ne mente,
Ans trespassés plus de quarente,
Et dira por la meschéance
Por paor de desesperance,
Qu'il ait de Bel-Acueil perduë
La bien-voillance avant euë:
«Et si l'ai-ge perdue, espoir,
A poi que ne m'en desespoir:»
Et toutes les autres paroles,
Quequ'el soient, sages ou foles,
Jusqu'à tant qu'il aura coillie
Sus la branche vert et foillie
La très-bele Rose vermeille,
Et qu'il soit jor et qu'il s'esveille;
Puis vodra si la chose espondre,
Que riens ne s'i porra repondre.
Se cil conseil metre i péussent,
Tantost conseillié m'en éussent;
Qui mes remèdes hait et blâme11047.
Plus doux que baume et que dictame;
Et s'il advient que par malheur
Parfois il tombe en quelque erreur
(Car homme n'est qui ne faillisse,
Toujours chacun a quelque vice),
Le cœur vers moi tant aura fin
Que toujours, au moins en la fin,
Il fera, se sentant coupable,
Aussitôt amende honorable
Et ne voudra plus me tricher.
Il aura le roman si cher,
Qu'il voudra jusqu'au bout l'écrire
Si ses jours y peuvent suffire.
Et quand Guillaume cessera
Lors Jehan le continuera
Après sa mort, que je ne mente,
Ans trépassés plus de quarante,
Et dira dans sa grand' douleur,
Brisé par l'angoisse et la peur
De perdre en grand' désespérance
De Bel-Accueil la bienveillance:
«S'il m'est réservé de le voir,
Oui, j'en mourrai de désespoir!»
Et toutes les autres paroles
De ce Roman sages et folles,
Jusques à temps qu'il ait cueilli,
Sur le rameau vert et fleuri,
La très-belle Rose vermeille
Et qu'il soit jour et qu'il s'éveille;
Si bien tout il exposera
Que rien d'obscur ne restera.
Ils nous aideraient sans doutance,
S'ils pouvaient, en cette occurrence;
Mès par celi ne puet or estre,10989.
Ne par celi qui est à nestre;
Car cil n'est mie ci presens.
Si rest la chose si pesans,
Que certes quant il sera nés,
Se ge n'i viens tous empenés
Por lire-li nostre sentence,
Si tost cum il istra d'enfance,
Ce vous os jurer et plevir
Qu'il n'en porroit jamès chevir.
Et por ce que bien porroit estre
Que cis Jehans qui est à nestre,
Seroit, espoir, empéeschiés,
Si seroit-ce duel et péchiés
Et domages as amoreus,
Car il fera grans biens por eus,
Pri-ge Lucina la déesse
D'enfantement, qu'el doint qu'il nesse
Sans mal et sans encombrement,
Si qu'il puist vivre longuement:
Et quant après à ce vendra
Que Jupiter vif le tendra,
Et qu'il devra estre abevrés,
Dès ains néis qu'il soit sevrés,
Des tonneaus qu'il a tous jors dobles,
Dont l'ung est cler et l'autre trobles,
Li uns est dous, et l'autre amer
Plus que n'est suie, ne la mer,
Et qu'il où bersuel sera mis,
Por ce qu'il iert tant mes amis,
Ge l'afublerai de mes esles,
Et li chanterai notes teles,
Que puis qu'il sera hors d'enfance
Endoctriné de ma science,
Mais rien n'y peut ce jour l'aîné,11081.
L'autre n'est pas encore né
Et ne peut servir notre cause.
Cependant si grave est la chose,
Que certes, quand il sera né,
Si je n'accours tout empenné
Pour lui lire notre sentence
Sitôt qu'il sortira d'enfance,
Je puis jurer et garantir
Qu'à bout il n'en saurait venir.
Et comme bien pourrait-il être
Que ce Clopinel qui doit naître
Un jour aussi fût empêché,
Ce serait grand deuil et péché
Aux amoureux et grand dommage,
Car cet homme vaillant et sage
Plus tard pour eux grand bien fera.
Aussi prié-je Lucina,
De tout enfantement déesse,
Que bien elle veille qu'il naisse
Sans mal et sans encombrement
Et puisse vivre longuement.
Alors quand après sa naissance,
Selon la divine ordonnance,
Sitôt comme il sera sevré,
L'aura Jupiter abreuvé
De ses tonneaux à vertu double
Dont l'un est clair et l'autre trouble,
Dont l'un est doux et l'autre amer
Plus que la suie ou l'eau de mer,
Et qu'au berceau cet ami tendre
Sera, dès qu'il pourra m'entendre,
De mes ailes l'affublerai,
Telles notes lui chanterai,
Il fléutera nos paroles11023.
Par quarrefours et par escoles,
Selonc le langage de France,
Par tout le regne en audience,
Que jamès cil qui les orront,
Des dous maus d'amer ne morront,
Por qu'il le croient fermement;
Car tant en lira proprement,
Que tretuit cil qui ont à vivre,
Devroient apeler ce livre
Le miroer as amoreus,
Tant i verront de biens por eus;
Mès que Raison n'i soit créue,
La chétive, la recréue.
Por ce m'en voil ci conseillier,
Car tuit estes mi conseillier.
Si vous cri merci jointes paumes
Que cis las dolereus Guillaumes
Qui si bien s'est vers moi portés,
Soit secorus et confortés.
Et se por li ne vous prioie,
Certes prier vous en devroie
Au mains por Jehan alegier,
Qu'il escrive plus de legier;
Que cest avantage li faites.
Car il nestra, g'en suis prophetes;
Et por les autres qui vendront,
Qui dévotement entendront
A mes commandemens ensivre,
Qu'il troveront escript où livre,
Si qu'il puissent de Jalousie
Sormonter l'engaigne et l'envie,
Et tous les chastiaus despecier
Qu'el osera jamès drecier.
Qu'aussitôt sorti de l'enfance,11115.
Endoctriné de ma science,
Nos chansons il flûte à son tour
Par école et par carrefour
Selon le langage de France,
Par le royaume en audience.
Lors jamais qui les ouïront
Des doux maux d'amour ne mourront,
Pourvu que fermement le croient.
Car tous les hommes, quels qu'ils soient,
Tous nos commandements verront
Et tels conseils y puiseront,
Que tous ceux qui veulent bien vivre
Devraient appeler ce beau livre
Le vrai miroir des amoureux,
Tant y verraient de bien pour eux;
Mais que n'y soit point écoutée
Raison la lâche, l'hébétée.
C'est pourquoi je m'adresse à vous,
Car j'ai là mes conseillers tous.
Merci vous crie à jointe paume
Que cet infortuné Guillaume,
Qui s'est vers moi bien comporté,
Secouru soit et conforté.
Et si ne vous faisais prière
Pour lui, bien le devrais-je faire
Au moins en faveur de Jehan
Pour qu'il soit un jour moult savant.
Que cette grâce lui soit faite
(Car il naîtra, j'en suis prophète),
Ainsi qu'aux amants qui viendront
Et mes commandements liront,
Pour qu'ils puissent de Jalousie
Surmonter la haine et l'envie
Conseillés-moi quel là feron,11057.
Comment nostre ost ordeneron,
Par quel part miex lor porrons nuire,
Por plus-tost lor chastel destruire.
L'Acteur.
Ainsinc Amors à eus parole,
Qui bien reçurent sa parole.
Quant il ot sa raison fenie,
Conseilla soi la baronnie;
En plusors sentences se mistrent;
Divers diverses choses distrent:
Mès puis divers descors s'acordent,
Au diex d'Amors l'acord recordent.
Les Barons.
Sire, font-il, acordé sommes
Par l'acord de tretous vos hommes,
Fors de Richesce solement,
Qui a juré son serement
Que jà ce chastel n'asserra,
Ne jà, ce dist, cop n'i ferra
De dart, de lance, ne de hache,
Por homme qui parler en sache,
Ne de nule autre arme qui soit,
Et vostre emprise despisoit,
Et s'est de nostre ost départie,
Au mains quant à ceste partie,
Tant a ce varlet en despit:
Et por ce le blasme et despit,
Et tous les châteaux dépecer11149
Qu'elle osera jamais dresser.
Conseillez-moi, que faut-il faire?
Comment ordonner notre guerre?
Quelle part vaut-il mieux presser
Pour plus tôt le castel forcer?
L'Auteur.
Il dit, et toute l'assistance
L'accueillit avec bienveillance.
Quand il eut fini ses raisons
Se concertèrent les barons,
En grand' discussion se mirent,
Divers diverses choses dirent,
Puis vers Amour de leur débat
Rapportèrent le résultat.
Les Barons.
Sire, font-ils, d'accord nous sommes
Par l'accord de tretous vos hommes,
Fors de Richesse seulement,
Qui nous a juré par serment
Que la tour jamais de sa vie
Ne sera par elle assaillie,
Que jamais nul, en vérité,
Ne dira qu'elle y ait porté
Coup de dard, de lance, de hache
Ni d'autres armes qu'elle sache,
Et furieuse rabaissait
Notre entreprise, et soudain est
De l'ost à grand fracas partie
(Au moins quant à cette partie),
C'onques, ce dist, cil ne l'ot chiere,11083.
Por ce li fait ele tel chiere:
Si le het et hara dès or,
Puisqu'il ne vuet faire tresor.
Onc ne li fïst autre forfait,
Vez-ci quanqu'il li a forfait.
Bien dit sans faille qu'avant ier
La requist d'entrer où sentier
Qui Trop-Donner est apelez,
Et la flatoit iluec de lez;
Mès povres iert, quant l'en pria,
Por ce l'entrée li véa:
N'encor n'a pas puis tant ovré,
Qu'un seul denier ait recovré
Qui quites demorés li soit,
Si cum Richece nous disoit:
Et quant nous ot ce recordé,
Sans li nous sommes acordé.
Si trovons en nostre acordance,
Que Faus-Semblant et Astenance,
Avec tous ceus de lor baniere,
Assaudront la porte derrière
Que Male-Bouche tient et garde
O ses Normans[13] que Mal-Feus arde!
O eus Cortoisie et Largece,
Qui là monstreront lor proece
Contre la vielle qui mestrie
Bel-Acueil par dure mestrie.
Après, Délit et Bien-Celer
Iront por Honte escerveler;
Sor li lor ost assembleront,
Et cele porte asségeront.
Tant ce valet lui fait dépit.11177.
Elle le blâme, insulte et dit
Qu'elle ne lui fut oncques chère;
Pour ce lui fait si dure chère;
Elle le hait et haïra
Tant que trésor il ne fera.
Nul grief contre lui n'oppose,
Sinon cette futile cause:
C'est qu'avant-hier il la priait,
Nous dit-elle, et la suppliait
De lui laisser franchir l'allée,
Qui Trop-Donner est appelée;
Mais, dès lors, que pauvre le vit
L'entrée elle lui défendit.
Ainsi, sans plus, conclut Richesse:
«Croiriez-vous que, dans sa paresse,
Il n'a jamais su, le manant,
Amasser un denier vaillant!»
Quand elle eut conté sa querelle,
Nous nous accordâmes sans elle.
Or voici quel est notre plan:
Abstinence et son Faux-Semblant,
Avec tous ceux de leur bannière,
Assailleront l'huis de derrière
Que Malebouche et ses Normands[13b]
Gardent (Dieu brûle ces brigands!);
Suivront Courtoisie et Largesse;
Elles montreront leur prouesse
A la Vieille qui Bel-Accueil
Tourmente à grand douleur et deuil.
Désir et Bien-Celer ensuite
Iront pour mettre Honte en fuite;
Leur ost contre elle assembleront
Et cette porte assiégeront.
Contre Paor ont ahurté11115.
Hardement avec Séurté;
Là seront o toute lor suite
Qui ne sot onques riens de fuite.
Franchise et Pitié s'offerront
Contre Dangier, et l'asserront,
Dont iert l'ost ordenée assés:
Par ceus iert li chastiaus cassés,
Se chascuns i met bien s'entente;
Mès que Venus i soit présente,
Vostre mère, qui moult est sage,
Qu'ele set trop de cet usage:
Ne sans li n'iert ce jà parfait
Ne par parole, ne par fait:
Si fust bon que l'en la mandast,
Car la besoigne en amendast.
Amours.
Seignors, ma mère la déesse,
Qui ma dame est et ma mestresse,
N'est pas du tout à mon desir,
N'en fait pas quanque ge desir.
Si seult-ele moult bien acorre,
Quant il li plet, por me secorre
A mes besoignes achever;
Mès ne la voil or pas grever.
Ma mere est: si la crieng d'enfance,
Ge li port moult grant reverence:
Qu'enfès qui ne crient pere et mere,
Ne puet estre qu'il nel' compere.
Et non porquant bien la saurons
Mander, quant mestier en aurons;
S'el fust si près, tost i venist,
Que riens, ce croi, ne la tenist.
Contre Peur en grand équipage11211.
Marcheront Sûreté, Courage,
Entraînant leurs nombreux amis
Qu'en fuite nul jamais n'a mis.
Qu'à Pitié Franchise s'allie
Pour assiéger de compagnie
Danger enfin. Le château lors
Succombera sous tant d'efforts,
Si l'on agit avec entente.
Mais que Vénus y soit présente,
Votre mère, qui sage est tant
Et si bien à ce jeu s'entend.
Rien ne sera parfait sans elle
Par hauts faits ni parole belle;
Il serait bon qu'on la mandât
Pour que mieux la besogne allât.
Amour.
Seigneurs, ma mère la déesse,
Qui ma dame est et ma maîtresse,
N'est pas toute à mon bon plaisir
Et ne fait pas tout mon désir.
Jamais ne se fait-elle attendre,
Quand il lui plaît, pour me défendre,
Pour mes besognes achever;
Mais je ne veux en abuser.
Ma mère, je la crains d'enfance
Et lui porte grand' révérence,
Car fils qui ses parents ne craint
S'en repent toujours à la fin.
Nous pourrons pour notre querelle
La mander s'il est besoin d'elle;
Tant loin fût-elle, elle viendrait,
Rien, je crois, ne la retiendrait.
Ma mere est de moult grant proesce,11147.
Elle a pris mainte forteresce
Qui coustoit plus de mil besens,
Où ge ne fusse jà présens,
Et si le me metoit l'en seure;
Mès jà n'i entrasse nule eure,
Ne ne me plust onques tel prise
De forteresce sans moi prise:
Car il me semble, que qu'en die,
Que ce n'est fors marchéandie.
Qui achapte un destrier cent livres,
Paie-les, si en iert délivres;
N'en doit plus riens au marchéant,
Ne cil ne l'en redoit néant.
Ge n'apele pas vente, don;
Vente ne doit nul guerredon,
N'i afiert graces ne merites;
L'ung de l'autre se part tous quites.
Si n'est-ce pas vente semblable:
Car quant cil a mis en l'estable
Son destrier, il le puet revendre,
Et chetel ou gaaing reprendre;
Au mains ne puet-il pas tout perdre,
S'il se devoit au cuir aerdre:
Li cuirs au mains li demorroit,
Dont quelque chose avoir porroit;
Et s'il a si le cheval chier,
Qu'il le gart por son chevauchier,
Tous jors iert-il du cheval sires.
Mès trop par est li marchiés pires
Dont Venus se vuet entremetre:
Car nus n'i saura jà tant metre,
Qu'il n'i perde tout le chaté
Et tout quanqu'il a achaté;
Ma mère est de moult grand' prouesse;11243.
Elle a pris mainte forteresse
Plus de mille besans coûtant,
Sans que même y fusse présent.
On m'accusait l'avoir suivie,
Mais je n'y entrai de ma vie;
Car oncques ne me plut, ma foi,
Forteresse prise sans moi.
A mon avis, quoi qu'on en dise,
Ce n'est pas une marchandise.
Qui cent livres un destrier
Achète, s'il l'a pu payer,
Ne doit rien au marchand, tout comme
Néant lui redoit l'autre, en somme.
Je n'appelle pas vente un don;
Or vente ne doit nul guerdon,
Aucune grâce ne mérite,
Et l'un de l'autre s'en va quitte.
Pour l'autre vente, c'est bien pis;
Car s'il a son destrier mis
En l'étable, il le peut revendre,
Et son bien, même un gain, reprendre.
Au moins jamais tout il ne perd,
Au pis aller le cuir lui sert,
Comme il lui plaît il en dispose
Et peut en tirer quelque chose.
Et s'il a le cheval si cher
Qu'il le garde pour chevaucher,
Toujours est-il du cheval maître.
Mais le marché pire doit être
Lorsque c'est Vénus qui le fait;
Car nul jamais assez n'y met,
Qu'il ne perde et sa marchandise
Et la somme d'argent remise;
L'avoir, le pris a li vendierres,11181.
Si que tout pert li achatierres:
Que jà tant n'i metra d'avoir
Qu'il en puist seignorie avoir,
Ne que jà puisse empéeschier
Por donner, ne por préeschier,
Que maugré sien autant n'en ait.
Uns estranges, s'il i venoit,
Por donner tant, ou plus, ou mains,
Fust Bretons, Englois, ou Romains:
Voire espoir tretout por noiant,
Tant puet-il aler flaboiant.
Sunt donc sage tel marchéans?
Mès fol, chetif et meschéans,
Quant chose à escient achetent,
Où tout perdent quanqu'il i metent,
Ne si ne lor puet demorer,
Jà tant n'i sauront laborer.
Neporquant jà nel' quier naier,
Ma mère n'en seult rien paier.
N'est pas si fole, ne si nice
Qu'el s'entreméist de tel vice;
Mès bien sachiés que tex la paie,
Qui puis se repent de la paie,
Quant Povreté l'a en destrece,
Tout fut-il desciple Richece,
Qui par moi rest en grant esveil,
Quant el ne vuet ce que ge veil.
Mès, par sainte Venus ma mere,
Et par Saturnus son vieil pere
Qui jà l'engendra jone touse,
Mès non pas de sa femme espouse[14]...
Encor vous vueil-ge plus jurer,
Por miex la chose asséurer,
Chose et prix garde le vendeur11277.
Si bien que tout perd l'acheteur.
Tout son avoir dût-il y mettre,
Celui-ci n'en sera seul maître.
Il aura beau donner, prêcher,
Jamais ne saurait empêcher
Qu'autant et malgré lui n'obtienne
Le premier étranger qui vienne,
Qu'il soit Breton, Anglais, Romain,
Qu'il ouvre autant, ou plus, la main,
Ou moins; d'une belle parole
Sans plus paiera, s'il sait son rôle.
Sont-ils donc sages ces marchands?
Non, mais fous, chétifs, imprudents,
Quand à bon escient achètent
Chose où tout perdent ce qu'ils mettent
Et qui ne reste leur jamais
Combien qu'ils se soient mis en frais.
Toutefois, il est vrai, ma mère
N'est pas de payer coutumière;
Elle n'a pas l'esprit si sot
De tomber en un tel défaut;
Mais, sachez-le bien, tel la paie
Qui regrette après sa monnaie,
Quand Pauvreté l'étreint marri,
Fût-il de Richesse l'ami,
Qui contre moi sa peine toute
Perd, quand je veux. Or qu'on m'écoute!
Par ma mère sainte Vénus
Et son vieux père Saturnus,
Qui l'engendra grande et parfaite
Et non par son épouse faite[14b]...
Mais pour mieux la chose assurer,
Je veux plus fièrement jurer:
Par la foi que doi tous mes freres11215.
Dont nus ne set nommer les peres,
Tant sunt divers, tant en i a,
Que tous ma mere à soi lia,
Encor vous en jure et tesmoing
La palu d'enfer à tesmoing,
Or ne bevré-ge de piment
Devant ung an, se ge ci ment:
Car des Diex savez la coustume,
Qui en parjurer s'acoustume,
N'en boit tant que l'an soit passés:
Or en ai-ge juré assés.
Mal-Baillis sui se m'en porjur,
Mès jà ne m'en verrés parjur;
Puis que Richece ci me faut,
Chier li cuit vendre ce defaut.
El le comperra, s'el ne s'arme
Au mains d'espée ou de guisarme;
Et puis qu'el ne m'ot pas hui chier,
Dès lors qu'el sot que tresbuchier
La forteresce et la tor dui,
Mal vit ajomer le jor d'ui.
Se ge puis riche homme baillier,
Vous le me verrés si taillier,
Qu"il n'aura jà tant mars ne livres,
Qu'il n'en soit en brief tens délivres.
Faillir li ferai ses deniers,
S'il ne li sourdent en greniers;
Si le plumeront nos puceles,
Qu'il li faudra plumes noveles[15],
Et le mettront à terre vendre
S'il ne s'en set moult bien deffendre.
Povre home ont fait de moi lor mestre,
Tout ne m'aient-il de quoi pestre,
Par la foi que dois à mes frères11311.
Dont nul ne peut nommer les pères,
Tant sont divers, tant y en a
A qui ma mère se lia,
Par le Styx, la rivière impure
De l'enfer, oui, je vous le jure,
Et ne veux boire de piments
Devant un an, si je vous ments
(Car des Dieux sachez la coutume:
A parjurer qui s'accoutume
N'en boit de douze mois passés).
Or, j'ai juré, je crois, assez;
Malheur à moi si me parjure!
Mais point ne me verrez parjure:
Ah! Richesse nous laisse là!
Eh bien! soit; mais cher le paiera!
Oui, bien cher, à moins que ne s'arme
De bonne épée ou de guisarme,
Et puisqu'elle osa m'outrager,
Quand sut que j'allais assiéger
Le castel et la tour damnée,
Mal vit lever cette journée!
Si je puis riche homme tenir,
Tant le veux pressurer, pétrir,
Qu'eût-il des marcs à pleine bourse,
J'en tarirai bientôt la source;
En eût-il tous ses pleins greniers,
J'épuiserai tôt ses deniers.
Tant le plumeront nos pucelles
Qu'il lui faudra plumes nouvelles[15b],
Et lui feront jusqu'à son bien
Vendre, s'il ne s'en défend bien!
Pauvres ont fait de moi leur maître,
Souvent n'ont-ils de quoi me paître,
Ne les ai-ge pas en despit;11249.
N'est pas prodons qui les despit.
Moult est Richesce enfrume et gloute,
Qui les viltoie, et chace et boute;
Miex aiment que ne font li riche,
Li aver, li tenant, li chiche,
Et sunt, foi que doi mon ael,
Plus serviable et plus lael.
Si me soffit à grant planté
Lor bon cuer et lor volenté.
Mis ont en moi tout lor penser,
A force m'estuet d'eus penser;
Tous les méisse en grans hautesces,
Se ge fusse Diex des richesces
Ausinc cum ge sui Diex d'Amors,
Tex pitié me font lor clamors.
Si convient que cestui sequeure
Qui tant en moi servir labeure:
Car s'il des maus d'Amors moroit,
N'apert qu'en moi point d'Amors oit.
Les Barons de l'Ost.
Sire, font-il, c'est vérités
Tretout quanqu'avés récités:
Bien est li serement tenables
Cum bons et fins et convenables,
Que fait avés des riches hommes;
Ainsinc iert-il, certains en sommes.
Se riches homs vous font hommage,
Il ne feront mie que sage:
Que jà ne vous en parjurrés,
Jà la poine n'en endurrés
Mais je n'ai contre eux nul dépit.11345.
Pour moi l'homme qui les honnit
N'est ni preux, ni juste, ni sage.
Seule leur fait mauvais visage
Richesse au cœur cruel et bas,
Les chasse et ne les aide pas.
Pauvres mieux aiment que les riches
Pourtant, ces avares, ces chiches,
Et, par la foi de mes aïeux,
Sont plus loyaux, plus généreux.
De bonne volonté constante
Et de bon cœur je me contente.
Puisqu'ils ont mis tout leur penser
En moi, je dois à eux penser,
Et les mettrais en grand' hautesses
Si j'étais le Dieu des richesses,
Comme je suis le Dieu d'Amours.
Oui, je leur dois aide et secours,
Car trop m'émeut leur plainte amère,
Lui surtout, tant vers moi sincère;
Et des maux d'Amours s'il mourait,
Nul en moi d'amour ne verrait.
Les Barons de l'Ost.
Sire, font-ils, bien est tenable
Votre serment, bon, convenable
Et juste. Oui, c'est vérité,
Tretout ce qu'avez décrété
Céans contre les riches hommes.
Tel sera fait, certains en sommes,
Et si jamais riche vous font
Hommage, en fous ils agiront.
Sire, ne soyez pas parjure,
Pour ne pas endurer l'injure
Que piment en laissiés à boivre.11279.
Dames, lor braceront tel poivre,
Si puéent en lor laz chéoir,
Qu'il lor en devra meschéoir.
Dames si cortoises seront,
Que bien vous en aquiteront:
Jà n'i querés autres victaires;
Car tant de blanches et de naires
Lor diront, ne vous esmaiés,
Que vous en tendrez apaiés.
Jà ne vous en meslés sor eles;
Tant lor conteront de noveles,
Et tant lor movront de requestes
Par flateries deshonnestes,
Et lor donront si grans colées
De baiseries, d'acolées,
S'il les croient, certainement
Ne lor demorra tenement
Qui ne voille le mueble ensivre;
Dont il seront primes delivre.
Or commandés quanque vodrois[16],
Nous le ferons, soit tors, soit drois.
Mès Faus-Semblant de ceste chose
Por vous entremetre ne s'ose:
Car il dit que vous le haés,
Ne set s'à honnir le baés.
Si vous prions tretuit, biau Sire,
Que vous li pardonnés vostre ire,
Et soit de vostre baronnie
Avec Astenence s'amie:
C'est nostre acord, c'est nostre otroi.
Amour.
Par foi, dist Amors, ge l'otroi:
De ne plus boire de piment.11377.
Oui, dames leur iront brassant
Tel poivre, dans leurs lacs s'ils tombent,
Qu'il faudra que tous y succombent;
Si courtoises toutes seront
Que bien vous en acquitteront;
N'y cherchez pas d'autres victoires,
Car tant de blanches et de noires
Leur diront, tranquille soyez,
Que pour content vous vous tiendrez.
Ne vous en mêlez point; car elles
Leur conteront tant de nouvelles,
Leur donneront tels coups de bec,
Accolades, baisers, avec
Mille requêtes attendries
Par déshonnêtes flatteries,
Que nul bien fonds ne restera
Et que le meuble tôt suivra;
Tôt seront-ils dépouillés voire,
S'ils veulent leurs sornettes croire.
Or, commandez, et que fait soit
Votre vouloir, soit tort, soit droit.
Mais Faux-Semblant de cette chose,
Pour vous, entremettre ne s'ose;
Car, dit-il, vous le haïssez,
Peut-être le honnir pensez.
Tretous nous vous prions, beau sire,
Que vous lui pardonniez votre ire.
Daignez donc, c'est notre désir,
Parmi vos barons l'accueillir
Avec Abstinence sa mie.
Amour.
A ce, dit Amour, me rallie;
Dès or veil qu'il soit de ma cort,11311.
Ça viengne avant.
L'Acteur.
Et cil acort.
LXI
Comment le dieu d'Amours retient
Faulx-Semblant, qui ses homs devient,
Dont ses gens sont joyeulx et baulx,
Quant il le fait roy des Ribaulx.
Faus-Semblant, par tel convenant
Seras à moi tout maintenant,
Que tous nos amis aideras,
Et que jà nul n'en greveras;
Ains penseras d'eus eslevcr,
Et de nos anemis grever.
Tiens soit li pooirs et li baus,
Tu seras mès rois des Ribaus[17],
Ainsinc le vuet nostre chapitre.
Sans faille tu es maus traïtre
Et lerres trop desmesurés,
Cent mile fois t'ies parjurés:
Mès toutevois en audiance,
Por nos gens oster de doutance,
Commant-ge que tu lor enseignes,
Au mains par generaus enseignes,
En quel leu il te troveroient,
Se du trover mestier avoient,
Et comment l'en te congnoistra,
Car grant sens en toi congnoistre a.
Désormais qu'il soit de ma cour.11409.
Çà qu'il s'avance.
L'Auteur.
Et l'autre accourt.
LXI
Comment le Dieu d'Amours retient
Semblant, qui son homme devient,
Et le nomme chef de l'armée
Qui toute en est fière et charmée.
Par cet accord donc, Faux-Semblant,
Tu seras à moi maintenant.
Nos amis aideras sans cesse
Et traiteras avee tendresse,
Toujours jaloux d'eux élever
Et de nos ennemis grever.
A toi l'autorité suprême,
Mes soldats dirige toi-même,
Notre chapitre ainsi le veut.
Mais nous n'ignorons pas, par Dieu,
Que tu n'es qu'un ignoble traître.
Cent mille fois et plus peut-être
Tu t'es, à mon su, parjuré,
Larron par trop démesuré!
Mais toutefois en audience,
Pour sortir nos gens de doutance,
Tu vas nous dire incontinent,
Tout au moins généralement,
En quel lieu te tiens d'ordinaire
S'il est besoin qu'on te requière,
Di nous en quel leu tu converses.11337.
Faulx-Semblant.
Sire, j'ai mansions diverses
Que jà ne vous quier reciter,
S'il vous plest à m'en respiter;
Car, se le voir vous en raconte,
Avoir i puis domage et honte;
Se mi compaignon le savoient,
Sachiés de voir, il m'en haroient,
Et m'en procurroient anui,
S'onques lor cruauté connui:
Car il vuelent en tous leus taire
Vérité qui lor est contraire.
Jà ne la querroient oïr,
Trop en porroient mal joïr,
Se ge disoie d'eus parole
Qui ne lor fust plesante et mole:
Car la parole qui les point,
Ne lor abelist onques point,
Se c'estoit néis l'évangile
Qui les repréist de lor guile,
Car trop sunt cruel malement.
Si sai-ge bien certainement,
Se ge vous en di nule chose,
Jà si bien n'iert vostre Cort close
Qu'il nel' sachent, combien qu'il tarde:
Des prodes hommes n'ai-ge garde,
Car jà sur eus riens n'en prendront
Prodomme, quant il m'entendront;
Mès cil qui sor soi le prendra,
Por soupeçoneus se rendra
Comment l'on te reconnaîtrait,11435.
Car te connaître bon serait.
Dis-nous en quel lieu tu t'exerces.
Faux-Semblant.
Sire, j'ai demeures diverses
Et trop longues à recenser,
Qu'il vous plaise m'en dispenser.
Car vrai, si je vous le raconte
Avoir y puis dommage et honte.
Si le savaient mes compagnons,
Je connais ces cruels larrons,
Ils me déclareraient la guerre
Et me feraient trop grand' misère.
Car ils veulent taire en tous lieux
Vérité mauvaise pour eux;
Et si je disais d'eux parole
Qui ne leur fût plaisante et molle,
Ils en pourraient trop mal jouir;
Vérité ne veulent ouïr.
Car la parole qui les blesse
Ne les contente point; serait-ce
L'Évangile qui les reprît
De leurs vices, trop grand dépit
Ils en auraient, croyez-moi, sire,
Et trop cruels sont en leur ire.
Or je sais bien pertinemment
Que si jamais, tant seulement,
Je vous en dis la moindre chose,
Ne sera votre Cour tant close
Qu'ils ne le sachent tôt ou tard.
Les bons, je sais, aucune part
De tout ce que je pourrais dire,
Ne prendront qui leur puisse nuire;
Qu'il ne voille mener la vie11367.
De Barat et d'Ypocrisie
Qui m'engendrerent et norrirent.
Amours.
Moult bonne engendréure firent,
Dist Amors, et moult profitable,
Qu'il engendrerent le déable.
Mès toutevois, comment qu'il aille,
Convient-il, dist Amors, sans faille,
Que ci tes mansions nous nommes
Tantost oians tretous nos hommes,
Et que ta vie nous espoingnes:
N'est pas bon que plus la respoingnes.
Tout convient que tu nous descuevres
Comme tu sers et de quelz euvres,
Puisque céans t'ies embatus;
Et, se por voir dire, ies batus,
Si n'en ies-tu pas coustumiers,
Tu ne seras pas li premiers.
Faux-Semblant.
Sire, quant vous vient à plaisir,
Se g'en devoie mort gesir,
Ge ferai vostre volenté;
Car du faire grant talent é.
L'Acteur.
Faus-Semblant qui plus n'i atent,
Commence son sermon atant,
Et dist à tous en audience.
Car tel qui pour soi le prendrait11467.
Soupçonner certes se ferait
D'avoir voulu mener la vie
De Mensonge et d'Hypocrisie,
Qui me nourrit et m'engendra.
Amour.
Beau travail, certe, elle fit là,
Dit Amour, et moult profitable,
Car, sûr, elle engendra le diab
le.
Pourtant, quoi qu'il en soit, tantôt,
Sans mentir, dit Amour, il faut
Qu'ici tes demeures nous nommes,
Ce pardevant tretous nos hommes,
Et ta vie expose céans;
Ne la cache pas plus longtemps.
Il faut montrer de quelles œuvres
Tu sers et toutes tes manœuvres,
Puisque tu es ici venu;
Et s'il t'advient d'être battu
Cette fois, ce que n'aimes guère,
Ce ne sera pas la première.
Faux-Semblant.
Sire, quand je devrais mourir,
Si tel est votre bon plaisir,
Que votre volonté soit faite,
Droit est qu'entier je m'y soumette.
L'Auteur.
Faux-Semblant, lors, plus n'hésitant,
Son sermon commence à l'instant,
Et dit à tous en audience:
Faux-Semblant.
Barons, entendés ma sentence.11392.
Qui Faus-Semblant vodra congnoistre,
Si le quiere au siecle ou en cloistre;
Nul leu, fors en ces deus, ne mains:
Mès en l'ung plus, en l'autre mains.
Briefment, ge me vois osteler
Là où ge me puis miex celer:
C'est la celée plus séure
Sous la plus simple vestéure.
Religieus sunt moult couvers,
Li seculer sunt plus ouvers.
[Si ne voil-ge mie blasmer
Religion, ne diffamer
En quelque abit que ge la truisse:
Jà religieus, que ge puisse,
Humble et loial ne blasmerai,
Neporquant jà ne l'amerai[18].]
J'entens des faus religieus,
Des felons, des malicieus
Qui l'abit en vuelent vestir,
Et ne vuelent lor cuers mestir.
Religieus sunt trop piteus,
Jà n'en verrés ung despiteus:
Il n'ont cure d'orguel ensivre,
Tuit se vuelent humblement vivre:
Avec tex gens jà ne maindrai,
Et se g'i mains, ge me faindrai.
Lor habit porrai-ge bien prendre,
Mès ainçois me lerroie pendre
Que jà de mon propos ississe,
Quelque chiere que g'i féisse.
Faux-Semblant.
Barons, écoutez ma sentence:11494.
Qui veut rencontrer Faux-Semblant,
Dans le monde aille et par couvent.
Ailleurs, nulle part, je n'opère,
Mais à l'autre un séjour préfère.
Bref, là je me vais installer,
Où mieux me puis dissimuler,
Et la cachette la plus sûre
Est sous la plus simple vêture.
Religieux sont moult couverts,
Les laïques sont plus ouverts.
[N'en concluons pas que je blâme
Religion ni la diffame;
Sous quelque habit que le verrai,
Religieux ne blâmerai
Humble et loyal, si j'en renconte,
Mais point ne l'aimerai par contre[18b].]
J'entends les faux religieux,
Les félons, les malicieux,
Qui de l'habit seul se soucient
Et leur cœur point ne mortifient.
Les vrais sont doux, affectueux,
Jamais n'en verrez d'orgueilleux;
Ils n'ont nul souci d'orgueil suivre,
Et tous veulent humblement vivre.
Avec ceux-là ne resterai,
Ou si j'y reste me feindrai.
Bien saurai-je leurs habits prendre,
Mais je me laisserai plutôt pendre
Que d'oublier un seul instant
Mon but, quel que soit mon semblant.
Ge mains avec les orguilleus,11423.
Les veziés, les artilleus
Qui mondaines honors convoitent,
Et les grans besoignes esploitent,
Et vont traçant les grans pitances,
Et porchacent les acointances
Des poissans hommes, et les sivent,
Et se font povre, et si se vivent
Des bons morciaus delicieus,
Et boivent les vins précieus;
Et la povreté vont preschant,
Et les grans richesces peschant
As saymes et as traïniaus:
Par mon chief! il en istra maus.
Ne sunt religieus, ne monde,
Il font ung argument au monde
Où conclusion a honteuse;
Cist a robe religieuse,
Donques est-il religieus.
Cist argument est trop fieus,
Il ne vaut pas ung coutel troine,
La robe ne fait pas le moine.
Neporquant nus n'i set respondre,
Tant face haut sa teste tondre,
Voire rere au rasoer de lanches,
Qui Barat trenche en treze trenches[19]:
Nul ne set si bien distinter,
Qu'il en ose ung seul mot tinter;
Tuit lessent vérité confondre,
Por ce me vois là plus repondre.
Mès en quelque leu que ge viengne,
Ne comment que ge me contiengne,
Nule riens fors Barat n'i chas;
Ne plus que dam Tibers li chas[20]
Ceux qui mondains honneurs convoitent11525.
Et les grand' besognes exploitent,
Et vont grand' pitances flairant
Et l'accointance recherchant
Des puissants hommes et les suivent,
Qui se font pauvres et qui vivent
De bons morceaux délicieux,
Et boivent les vins précieux,
Et toujours la pauvreté prêchent,
Et les grandes richesses pêchent
A pleines saines et traîneaux,
Voilà les miens, mes commensaux,
Race impure, artificieuse,
Ni pure, ni religieuse.
Ils seront cause de grands maux!
Partout ils vont prêchant ces mots
A la conclusion honteuse:
Tel a robe religieuse,
Doncques il est religieux.
Cet argument est vicieux
Et ne vaut un couteau de troine,
La robe ne fait pas le moine.
Mais nul y répondre ne sut,
Tant haut se tonde l'occiput,
Ou rase du rasoir de lance
Qui Fraude tranche en treize tranches[19b]
.
Nul ne sait si bien discuter
Qu'il en ose un seul mot tinter;
Tous vérité laissent confondre.
C'est pourquoi dedans leurs nids pondre
Vous me voyez le plus souvent.
Mais n'importe où me vais glissant
Quelle que soit ma contenance,
A rien, fors au mal, je ne pense.
Ne tent qu'à soris et à ras,11437.
N'entens-ge à riens fors qu'à Baras.
Ne jà certes por mon habit
Ne saurés o quex gens j'abit:
Non ferés-vous, voir as paroles,
Jà tant n'ierent simples ne moles.
Les ovres regarder devés,
Se vous n'avez les iex crevés;
Car si'l font tel que il ne dient,
Certainement il vous conchient,
Quelconques robes que il aient,
De quelconques estat qu'il soient,
Soit clers, ou laiz, soit hons ou fame,
Sires, serjant, bajasse ou dame.
L'Acteur.
Tant qu'ainsinc Faus-Semblant sermonne,
Amors de rechief l'araisonne
Et dist, en rompant sa parole,
Ausinc cum s'el fust fauce ou fole.
Le Dieu d'Amours.
Qu'est-ce diable, es-tu effrontés!
Quex gens nous as-tu ci contés?
Puet-l'en trover religion
En seculiere mansion?
Faux-Semblant.
Oïl, Sire, il ne s'ensuit mie
Que cil mainent mauvese vie,
Tout comme dam Thibert le chat[20b]11559.
Ne rêve que souris et rat,
Ainsi de même je ne songe
Que fourberie et que mensonge,
Et ce n'est point à mes habits
Que vous connaîtrez qui je suis,
Pas davantage à mes paroles
Toujours simples et bénévoles;
Les œuvres regarder devez,
Si vous n'avez les yeux crevés;
Car ceux qui ne font ce qu'ils disent,
Ils vous trompent, ils vous méprisent
Ceux-là, quel que soit leur habit,
Ou leur état ou leur crédit,
Soit clerc, soit laïque, homme ou femme,
Maître ou valet, servante ou dame.
L'Auteur.
Ainsi sermonnait Faux-Semblant,
Quand le Dieu d'Amours l'arrêtant,
Lui coupa soudain la parole
Qui lui semblait et fausse et folle.
Le Dieu d'Amours.
Quel est donc ce diable effronté?
Quel peuple nous as-tu conté?
Religion ne hante guère
Cependant maison séculière.
Faux-Semblant.
Erreur, sire; il ne s'ensuit pas,
Pour s'attacher aux mondains draps,
Ne que por ce lor ames perdent,11481.
Qui as dras du siècle s'aherdent:
Car ce seroit trop grand dolors.
Bien puet en robes de colors
Sainte religion florir:
Maint saint a l'en véu morir,
Et maintes saintes glorieuses,
Dévotes et religieuses,
Qui dras communs tous jors vestirent,
N'onques por ce mains n'ensaintirent,
Et ge vous en nommasse maintes;
Mais presque tretoutes les saintes
Qui par églises sunt priées,
Virges chastes, et mariées
Qui mainz biaus enfans enfanterent,
Les robes du siècle portèrent,
Et en cels méismes morurent,
Qui saintes sunt, seront et furent;
Néis les onze mile vierges
Qui devant Diex tiennent lor cierges.
Dont l'en fait feste par eglises,
Furent es dras du siecle prises
Quant elz reçurent lor martires:
N'encor n'en sont-el mie pires.
Bon cuer fait la pensée bonne,
La robe n'i tolt, ne ne donne,
Et la bonne pensée l'uevre
Qui la religion descuevre:
Ilec gist la religion
Selonc la droite entencion.
Qui de la toison dan Belin,
En leu de mantel sebelin,
Sire Ysangrin afubleroit,
Li leu qui mouton sembleroit,
Que l'on mène mauvaise vie,11585.
Son âme perde et sacrifie,
Car ce serait trop grand douleur.
Bien peut en robe de couleur
Fleurir la religion sainte;
Car si l'on vit maint saint et sainte
Dévotement pour elle agir
Et glorieusement mourir,
Qui draps communs toujours vêtirent
Et pour ce moins ne s'ensaintirent,
Il en est aussi d'autre part;
Car les saintes pour la plupart
Qui par églises sont priées,
Vierges chastes ou mariées
Et mères de maint bel enfant,
Portaient mondain ajustement
Dans lequel même elles moururent,
Et saintes sont, seront et furent.
Quand au martyre on les menait,
Habillement mondain couvrait
Aussi les onze mille vierges
Qui devant Dieu tiennent leurs cierges.
En nos temples nous les fêtons
Et moins saintes ne les trouvons.
Bon cœur pensée enfante bonne,
Robe rien n'y prend ni ne donne;
Bon penser fait bonne action
Qui prouve la religion.
Là, sans plus, Religion reste,
Selon l'intention céleste.
Si dans la peau de dam Bêlin,
Au lieu de manteau zibelin,
Isangrin s'affublait, le traître,
Et restait avec agneaux paître,
S'il o les brebis demorast,11515.
Cuidiés-vous qu'il nes devorast?
Jà de lor sanc mains ne bevroit,
Mès plus tost les en decevroit:
Jà n'en seroit mains familleus,
Ne mains mals ne mains perilleus,
Car, puisque ne le congnoistroient,
S'il voloit fuir, eus le sivroient.
S'il a gaires de tex loviaus
Entre ces apostres noviaus,
Eglise, tu es mal-baillie,
Se ta cité est assaillie
Par les chevaliers de ta table.
Ta seignorie est moult endable.
Se cil s'efforcent de la prendre
Cui tu la baillie à deffendre.
Qui la puet vers eus garentir?
Prise sera sans cop sentir
De mangonel, ne de perriere,
Sans desploier au vent baniere;
Et se d'eus ne la vués rescorre,
Ainçois les lesse par tout corre,
Lesses; mès se tu lor commandes.
Dont n'i a fors que tu te rendes,
Ou lor tributaires deviengnes
Par pez faisant, et d'eus la tiengnes.
Se meschief ne t'en vient greignor,
Qu'il en soient du tout seignor.
Bien te sevent ore escharnir,
Par jor corent les murs garnir.
Par nuit nes cessent de miner;
Pense d'aillors enraciner
Les entes où tu vués fruit prendre;
Là ne te dois-tu pas atendre.
Croyez-vous que les mangerait11619.
Le loup, qui mouton semblerait?
Sous la peau qui mieux les dévoie,
Il boirait leur sang à cœur joie,
Non moins alors audacieux
Ni moins félon et dangereux;
Car, s'il fuyait, sans le connaître,
L'agnelle encor suivrait le traître.
Nombreux si sont tels louveteaux
Parmi ces apôtres nouveaux,
Sainte Église, tu es perdue,
Si ta cité est combattue
Par les chevaliers de ton ban.
Ton pouvoir est bien chancelant
Si ceux-là cherchent à la prendre
A qui la donnas à défendre.
Contre eux comment la garantir?
Prise sera sans coup sentir
De mangonneau ni de pierrière,
Sans déployer au vent bannière.
Si tu ne veux la secourir,
Laisse-les tels partout courir,
Laisse; mais si tu leur commandes,
Tôt il faudra que tu te rendes
Leur tributaire, faisant paix,
Qu'ils t'imposeront à grand faix,
Si pis encor ne font les traîtres
Et de tout ne deviennent maîtres.
Bien ils te savent endormir,
Le jour courent les murs garnir,
La nuit creusent profondes mines.
Ailleurs enfonce les racines
Que tu veux voir fructifier,
Tu ne dois pas là te fier.
Mès atant pez, ci m'en retour,11549.
N'en vueil plus ci dire à ce tour,
Se ge m'en puis atant passer,
Car trop vous porroie lasser.
Mais bien vous vueil convenancier
De tous vos amis avancier,
Por quoi ma compaignie voillent;
Si sunt-il mort, s'il ne m'acoillent,
Et m'amie aussinc serviront,
Ou jà par Dieu n'en cheviront:
Sans faille traïstre sui-gié,
Et por larron m'a Diex jugié.
Parjurs sui, mès ce que j'afin,
Set-l'en envis devant la fin,
Car plusors par moi mort reçurent,
Qui onc mon barat n'aperçurent,
Et reçoivent et recevront,
Qui jamès ne l'aparcevront.
Qui l'aparcevra, s'il est sage,
Gart s'en, ou c'iert son grant dommage.
Mès tant est fort la decevance,
Que trop est grief l'aparcevance:
Car Prothéus, qui se soloit
Muer en tout quanqu'il voloit.
Ne sot onc tant barat, ne guile
Cum ge fais; car onques en vile
N'entrai où fusse congnéus,
Tant i fusse oïs ne véus.
Mais suffit; ici je demeure.11653.
Assez j'en ai dit à cette heure
Et puis sur le reste passer;
Car trop pourrais-je vous lasser.
Vos amis, si ma compaignie
Veulent et servent bien ma mie,
Réussiront, je m'en fais fort,
Ou, par Dieu, pour eux c'est la mort!
Amour l'a dit, je suis un traître,
Pour larron il m'a fait connaître,
Parjure suis; mais mon dessein
Nul ne voit guère avant la fin,
Car maints de moi la mort reçurent,
Qui ma fourbe onques n'aperçurent,
Et reçoivent et recevront,
Qui jamais ne l'apercevront.
Qui l'apercevra, s'il est sage,
Qu'il s'en garde, je l'y engage,
Ou cherche sa perdition.
Mais l'erreur, la déception
Est si puissante, que la vue
Tout le monde a comme perclue.
Car Prothéus, qui se changeait
Céans en tout ce qu'il voulait,
Ne fut si fourbe et si mobile
Que moi; car dans aucune ville
N'entrai où l'on m'ait reconnu,
Combien m'y eût-on déjà vu.
LXII
Comment le traîstre Faulx-Semblant11577.
Si va les cuers des gens emblant,
Pour ses vestemens noirs et gris,
Et pour son viz pasle, amaisgris.
Trop sai bien mes habiz changier,
Prendre l'ung, et l'autre estrangier.
Or sui chevalier, or sui moine,
Or sui prélat, or sui chanoine,
Or sui clerc, autre ore sui prestre,
Or sui desciple, et or sui mestre,
Or chastelain, or forestiers[21]:
Briément, ge sui de tous mestiers.
Or resui princes, or sui pages,
Or sai parler tretous langages;
Autre hore sui viex et chenus,
Or resui jones devenus.
Or sui Robers, or sui Robins,
Or cordeliers, or jacobins.
Si pren por sivre ma compaigne
Qui me solace et acompaigne,
(C'est dame Astenance-Contrainte),
Autre desguiséure mainte,
Si cum il li vient à plesir
Por acomplir le sien desir.
Autre ore vest robe de fame,
Or sui damoiselle, or sui dame,
Autre ore sui religieuse,
Or sui rendue, or sui prieuse,
Or sui nonain, or sui abbesse,
Or sui novice, or sui professe;
LXII
Comment le traître Faux-Semblant11681.
S'en va le cœur des gens daubant
Par sa grise et noire vêture
Et sa pâle et maigre figure.
Avec art me sais déguiser,
Prendre un habit, l'autre laisser,
Tantôt chevalier, tantôt moine,
Tantôt prélat, tantôt chanoine,
Ou châtelain, ou forestier[21b];
Or bref, je suis de tout métier.
Tantôt je suis clerc, tantôt prêtre,
Tantôt disciple, tantôt maître,
Une heure suis vieux et chenu,
Une autre jeune revenu.
Je sais parler en tout langage;
Tantôt sui prince, tantôt page,
Tantôt Robers, tantôt Robin,
Ci cordelier, là Jacobin.
Je prends, pour suivre ma compagne
Qui m'éjouit et m'accompagne,
Pour accomplir le sien désir.
Comme elle veut, à son plaisir
(C'est dame Contrainte-Abstinence),
Mainte autre belle contenance.
Robe de femme alors je vêts,
Damoiselle ou dame me fais,
Je suis religieuse une heure,
L'heure d'après je suis prieure,
Je vais par toutes régions
Cherchant toutes religions,
Et vois par toutes régions11607.
Cerchant toutes religions.
Mès de religion, sans faille,
G'en pren le grain et laiz la paille;
Por gens avugler i abit,
Ge n'en quier sans plus que l'abit.
Que vous diroie? en itel guise
Cum il me plaist ge me desguise;
Moult sunt en moi mué li vers,
Moult sunt li faiz aux diz divers[22].
Si fais chéoir dedans mes piéges
Le monde par mes priviléges;
Ge puis confesser et assoldre,
(Ce ne me puet nus prélas toldre),
Toutes gens où que ge les truisse;
Ne sai prélas nul qui ce puisse,
Fors l'apostole solement
Qui fist cest establissement
Tout en la faveur de nostre Ordre,
N'i a prélat nul qui remordre,
Ne grocier contre mes gens ose,
Ge lor ai bien la bouche close;
Mès mes trais ont aparcéus,
Si n'en sui mès si recéus
Envers eus si cum ge soloie,
Por ce que trop fort les boloie.
Mès ne me chaut comment qu'il aille,
J'ai des deniers, j'ai de l'aumaille;
Tant ai fait, tant ai sermonné,
Tant ai pris, tant m'a-l'en donné
Tout le monde par sa folie,
Que ge maine vie jolie
Par la simplece des prelas
Qui trop fort redotent mes las.
Ici nonnain, ailleurs abbesse,11711.
Ou bien novice, ou bien professe.
Mais pour moi la religion
N'est que mensonge et fiction.
J'en prends le grain, laisse la paille;
Pour dauber autrui, je m'y baille
Et d'elle tire grand profit,
Mais sans plus n'en prends que l'habit.
Que vous dirai-je en telle guise?
Comme il me plaît, je me déguise,
Mes changements sont infinis,
Mes faits contredisent mes dits[22b],
Et je fais choir dedans mes piéges
Le monde par mes priviléges.
Je puis absoudre, confesser
(Prélat ne s'y peut opposer)
Tous les pécheurs que je rencontre.
Nul prélat ne peut aller contre,
Sinon le pape seulement
Qui établit ce réglement
En faveur de notre saint ordre;
Nul prélat n'est qui puisse y mordre
Ni murmurer contre mes gens,
Le bec leur ai clos dès longtemps.
Mais il n'est rien, las! qui ne s'use!
Les gens trop fortement j'abuse
Et suis maintenant trop connu,
Et ne suis plus si bien reçu
Qu'autrefois; mais comment qu'il aille,
J'ai deniers, troupeaux, victuaille;
Tant j'ai fait, tant j'ai sermonné,
Tant j'ai pris et tant m'a donné
Tout le monde par sa folie,
Que je mène joyeuse vie
Nus d'eus à moi ne s'acompere,11641.
Ne ne prent qu'il ne le compere:
Ainsinc faiz-ge tout à ma guise
Par mon semblant, par ma faintise.
Mès, por ce que confès doit estre
Chascun an chascuns à son prestre,
Une fois, ce dist l'Escripture,
Ains qu'on li face sa droiture:
Car ainsinc le vuet l'Apostoile,
L'estatut chascun de nous çoile
Qui vint ça, si les enortons,
Mès moult bien nous en déportons,
Car nous avons ung priviliege
Qui de plusors faiz nous aliege;
Mès cestui mie ne taisons,
Car assés plus grant le faisons
Que l'Apostole ne l'a fait,
Dont li hons, se pechiés a fait,
S'il li plaist, il porra lors dire:
En confession vous di, Sire,
Que cil à qui ge fui confés,
M'a alegié de tout mon fés;
Absolu m'a de mes pechiés
Dont ge me sentoie entechiés;
Ne ge n'ai pas entencion
De faire autre confession
Ne n'en vueil ci plus reciter,
Si m'en poés atant quiter,
Et vous en tenez apaiés,
Quelque gré que vous en aiés;
Car se vous l'aviés juré,
Ge n'en dout prélat ne curé
Qui de confesser me contraingne,
Autrement que ge ne m'en plaingne,
Par la simplesse des prélats11745.
Qui trop fort redoutent mes lacs.
Nul d'eux contre moi ne s'essaie
Et ne prend rien qu'il ne le paie.
Aussi je fais tout mon content
Par ma feintise et mon semblant.
Mais si moult confessé doit être
Tous les ans chacun par son prêtre,
Selon l'Écriture, une fois,
Pour jouir de tretous ses droits
(Car ainsi l'ordonne le pape),
Du statut nous rions sous cape;
S'il en vient, nous les exhortons,
Mais nous, bien nous en exemptons,
Car nous avons un privilége
Qui de plusieurs faix nous allége.
Or, celui-ci point ne taisons;
Au contraire nous renforçons
Encor du pape l'ordonnance;
Car tout pécheur peut d'assurance
En faisant sa confession
Dire sans hésitation:
«Un tel m'a confessé naguère,
M'a déchargé de tout, mon père;,
Absolu m'a de tout péché
Dont je me sentais entaché,
Et je ne veux pousser le zèle
Jusqu'à confession nouvelle
Venir aujourd'hui réciter;
Veuillez donc céans m'acquitter,
Et ceci vous doit moult suffire,
Quelque raison qu'en puissiez dire,
Car l'eussiez-vous cent fois juré,
Je ne crains prélat ni curé
Car je m'en ai bien à qui plaindre.11675.
Vous ne m'en poés pas contraindre,
Ne faire force, ne troubler
Por ma confession doubler:
Ne si n'ai pas affeccion
D'avoir double absolucion.
Assés en ai de la premiere,
Si vous quit cette darreniere;
Desliés sui, nel' quier nier,
Ne me poés plus deslier:
Car cil qui le pooir i a,
De tous liens me deslia.
Et se vous m'en osés contraindre,
Si que ge m'en aille complaindre,
Jà voir juges emperiaus,
Rois, prévos, ne officiaus
Por moi n'en rendra jugement;
Ge m'en plaindrai tant solement
A mon bon confesseur novel,
Qui n'a pas non frère Lovel,
Mès frère Leus qui tout deveure,
Combien que devant la gent eure:
Que cil, jurer l'ose et plevir,
Me saura bien de vous chevir.
Car si vous saura atraper,
Que ne li porrés eschaper
Sans honte et sans diffamement,
S'il n'a du vostre largement.
Qu'il n'est si fox ne si entules,
Qu'il n'ait bien de Rome des bules,
S'il li plest, à vous tous semondre,
Por vous travaillier et confondre
Assés plus loing de deus jornées.
Ses letres sunt à ce tornées,
Qui de confesser me contraigne,11779.
Autrement que je ne m'en plaigne;
Car vous ne me pouvez troubler
Pour ma confession doubler,
Ni faire force, ni contraindre,
Ou je saurais à qui m'en plaindre:
Or je n'ai pas l'intention
D'avoir double absolution;
Assez j'en ai de la première;
Grâce vous fais d'une dernière:
Car tel, qui le pouvoir en a,
De tous liens me délia,
Et si vous m'y vouliez contraindre
Aussitôt je m'en irais plaindre:
N'oseraient rois, officiaux,
Prévôts, juges impériaux,
Un jugement contre moi rendre;
Car j'irais simplement l'apprendre
A mon bon confesseur nouveau
Qui n'a nom frère Louveteau,
Mais frère Loup qui tout dévore,
Combien que Dieu devant implore,
Et lui n'aura qu'à l'affirmer
Pour tôt votre bouche fermer.
Si bien vous en fera rabattre
Que ne vous en sauriez débattre
Sans honte et sans diffamement
S'il n'a du vôtre largement.
Il n'est si fol qu'il n'articule
Avoir de Rome quelque bulle,
S'il lui plaît, pour vous travailler,
Vous confondre et vous foudroyer
Certes en moins de deux journées.
Ses lettres sont si bien tournées
Qu'eles valent miex qu'autentiques11709.
Communes, qui sunt si escliques,
Que ne valent qu'à huit personnes.
Tex letres ne sunt mie bonnes;
Mès les soes à tous s'estendent
Et à tous leus qui droit deffendent;
Mès de vos drois n'a-il que faire,
Tant est poissant, de grant affaire.
Ainsinc de vous esploitera,
Jà por priere nel' lera,
Ne por defaute de deniers,
Qu'assés en a en ses greniers:
Car Chevance est ses senechaus,
Qui d'aquerre est ardens et chaus,
Et Porchas ses freres germains,
Qui n'est pas de porchacier vains,
Mès curieus trop plus d'assés,
Por quoi il a tant amassés,
Par ce est-il si haut monté,
Que tous autres a sormonté.
Et si m'aïst Diex et saint Jaques,
Se vous ne me volés à Pasques
Doner le Cors nostre Seigneur,
Sans vous faire presse greigneur,
Ge vous lairrai, sans plus atendre,
Et l'irai tantost de li prendre;
Car hors sui de vostre dangier,
Si me vueil de vous estrangier.
Ainsinc se puet cil confessier
Qui vuet son provoire lessier;
Et se le prestre le refuse,
Ge sui prest que ge l'en encuse,
Et de li pugnir en tel guise,
Que perdre l'i ferai s'eglise.
Que valent mieux que parchemins11813.
Communs et qui sont si restreints
Qu'ils ne sont bons qu'à huit personnes.
Telles chartes ne sont pas bonnes;
Mais son pouvoir à tous s'étend
Partout où le droit on défend,
Mais de vos droits n'a-t-il que faire,
Tant est puissant, de grande affaire:
Ainsi son droit exploitera
Et jamais ne le laissera
Ni pour prières, ni pour offres;
Il a d'argent trop dans ses coffres.
Car Chevance est son pourvoyeur
Et Ruse sa germaine sœur,
Toutes deux ardentes et chaudes
D'acquérir. Ainsi par leurs fraudes
Il a tant et tant amassé
Que tous autres a surpassé.
Aussi, Dieu m'assiste et saint Jacques,
Si vous me refusez à Pâques
Le saint corps de Notre-Seigneur,
Sans plus de façons, cher pasteur,
Vous laisserai, sans plus attendre,
Et l'irai tantôt de lui prendre.
Je suis à l'abri de vos coups,
S'il me plaît me passer de vous.»
Selon son gré donc se confesse
Qui de côté son curé laisse;
Et si le prêtre protestait,
A l'accuser je suis tout prêt
Et le punir en telle guise
Qu'il perdra certes son église.
Or de telle confession
Qui comprend la conclusion;
Et qui de tel confession11743.
Entent la consécucion,
Jamès prestres n'aura puissance
De congnoistre la conscience
De celi dont il a la cure.
C'est contre la sainte Escripture
Qui commande au pastour honeste
Cognoistre la vois de sa beste.
Mes povres fames, povres hommes,
Qui de deniers n'ont pas grans sommes,
Vueil-ge bien as prélas lessier,
Et as curés por confessier,
Car cil noient ne me donroient.
Le Dieu d'Amours.
Porquoi?
Faux-Semblant.
Par foi qu'il ne porroient,
Comme chétives gens et lasses;
Si que g'en ai les berbis grasses,
Et li pastour auront les maigres,
Combien que ce mot lor soit aigres.
Et se prélaz osent groucier,
Car bien se doivent correcier
Quant il perdent lor grasses bestes,
Tiex cop lor donrai sor les testes,
Que lever i ferai tex boces,
Qu'il en perdront mitres et croces.
Ainsinc les ai tous corrigiés,
Tant sui fort privilégiés.
Jamais prêtre n'aura puissance11847.
De connaître la conscience
De ceux qu'il doit administrer.
C'est l'Évangile déchirer,
Qui veut que le pasteur honnête
Connaisse la voix de sa bête.
Mais pourtant je veux bien laisser
Curés et prélats confesser
Pauvres femmes et pauvres hommes
Qui de deniers n'ont pas grand' sommes;
Ceux-là rien ne me donneraient.
Dieu d'Amours.
Pourquoi?
Faux-Semblant.
Parce qu'ils ne pourraient;
Ce sont chétives gens et lasses.
Aussi je prends les brebis grasses
Et les maigres laisse aux pasteurs,
Combien qu'ils s'en plaignent d'ailleurs.
Et si, perdant leurs grosses bêtes,
Prélats osent lever leurs têtes
Et gronder et se courroucer,
De tels coups leur ferai baisser,
J'y ferai lever telles bosses,
Qu'ils en perdront mitres et crosses.
Ainsi maint en ai corrigé,
Tel privilége et force j'ai.
L'Acteur.
Ci se volt taire Faus-Semblant;11769
Mès Amors ne fait pas semblant
Qu'il soit ennoiés de l'oïr,
Ains li dist, por eus esjoïr:
Le Dieu d'Amours.
Di-nous plus especiaument,
Comment tu sers desloiaument,
Ne n'aies pas du dire honte:
Car, si cum tes habis nous conte,
Tu sembles estre uns sains hermites.
Faux-Semblant.
C'est voirs, mès ge sui ypocrites.
Le Dieu d'Amours.
Tu vas préeschant astenance.
Faux-Semblant.
Voire voir, mès g'emple ma pance
De bons morciaus et de bons vins,
Tiex comme il affiert à devins[23].
Le Dieu d'Amours.
Tu vas préeschant povreté.
Faux-Semblant.
Voir, mès riche sui à planté;
Mès, combien que povre me faingne,
Nul povre ge ne contredaingne.
L'Auteur.
Ici Faux-Semblant se veut taire.11871.
Mais à l'ouïr feint de se plaire
Amour, et pour leur agrément:
Le Dieu d'Amours.
Tes bons tours explicitement
Conte-nous; point de fausse honte.
Si j'en crois ce que l'habit conte,
Tu dois être un hermite saint.
Faux-Semblant.
C'est vrai, mais hypocrite plein.
Le Dieu d'Amours.
Toujours vas prêchant l'abstinence.
Faux-Semblant.
D'accord; mais je m'emplis la panse
De bons vins et de bons morceaux,
Comme il sied à moines dévots[23b].
Le Dieu d'Amours.
Pauvreté tu prêches sans cesse.
Faux-Semblant.
Certes; mais grande est ma richesse.
Pauvre me fais, mais, pour finir,
Nul pauvre je ne puis sentir.
J'ameroie miex l'acointance11787.
Cent mile tans du Roi de France,
Que d'ung povre, par nostre Dame!
Tout éust-il ausinc bonne ame.
Quant ge voi tous nus ces truans
Trembler, sor ces femiers puans,
De froit, de fain crier et braire,
Ne m'entremet de lor affaire.
S'il sunt à l'Ostel-Diex porté,
Jà n'ierent par moi conforté,
Que d'une aumosne toute seule
Ne me paistroient-il la geule,
Qu'il n'ont pas vaillant une seche:
Que donra qui son coutiaus leche?
De folie m'entremetroie,
Se en lit à chien saing querrole.
Mès d'un riche usurier malade
La visitance est bonne et sade:
Celi vois-ge réconforter,
Car g'en cuit deniers aporter;
Et se la male mort l'enosse,
Bien le convoi jusqu'à la fosse.
Et s'aucuns vient qui me repraingne
Porquoi du povre me refraingne,
Savés-vous comment g'en eschape?
Ge fais entendant par ma chape
Que li riches est entechiés
Plus que li povres de pechiés,
S'a greignor mestier de conseil,
Por ce i vois, por ce le conseil[24].
Neporquant autresinc grant perte
Reçoit l'ame en trop grant poverte,
Cum el fait en trop grant richece,
L'une et l'autre igaument la blece:
Cent mille fois du roi de France11887.
Je préférerais l'accointance,
Par notre Dame! eût-il autant,
Ce pauvre, âme bonne et cœur grand;
Car j'ai bien autre chose à faire
Que d'entendre crier et braire
De froid, de faim, tous ces truands,
Transis sur leurs fumiers puants,
Qui d'une aumône toute seule
Ne sauraient repaître ma gueule!
S'ils sont à l'Hôtel-Dieu portés,
Par moi ne seront confortés.
Que prendre à qui son couteau lèche,
Et n'a vaillant sardine sèche?
Graisse chercher au lit d'un chien,
C'est folie et m'en garde bien.
Mais d'un riche usurier malade
Plus fructueuse est l'accolade;
C'est lui que je vais conforter,
Car deniers j'en compte apporter,
Et si la male mort l'emporte,
Jusqu'à la fosse je l'escorte.
Et si me reproche un grincheux
D'abandonner les malheureux,
Savez-vous comment j'en échappe?
Je fais comprendre par ma chappe
Que les riches sont de péchés
Plus que les pauvres entachés,
Plus ont besoin qu'on les surveille,
Aussi j'y vais et les conseille[24b]
Pourtant trop grande pauvreté
Est égale calamité,
Pour l'âme, à trop grande richesse,
Autant l'une et l'autre la blesse;
Car ce sunt deus extrémités11821.
Que richece et mendicités.
Li moien a non Soffisance:
Là gist des vertus l'abondance,
Car Salemon tout au délivre
Nous a escript en ung sien livre
Des Paraboles, c'est le titre,
Tout droit où trentiesme chapitre[25]:
Garde-moi, Diex, par ta poissance,
De richece et de mendiance.
Car riches hons, quant il s'adrece
A trop penser à sa richece,
Tant met son cuer en sa folie,
Que son créator en oblie.
Cil que mendicité guerroie,
De pechié comment le guerroie,
Envis avient qu'il ne soit lierres
Et parjurs, ou Diex est mentierres,
Se Salemon dist de par lui
La letre que ci vous parlui[26];
Si puis bien jurer sans délai
Qu'il n'est escript en nule lai,
(Au mains n'est-il pas en la nostre)
Que Jhesu-Crist, ne si apostre,
Tant cum il alerent par terre,
Fussent onques véus pain querre;
Car mendier pas ne voloient.
Ainsinc préeschier le soloi
ent
Jadis par Paris la cité
Li mestre de divinité:
Si péussent-il demander
De plain pooir, sans truander;
Car, de par Diex, pastor estoient,
Et des ames la cure avoient:
C'est une double extrémité11921.
Que richesse et mendicité.
Entre les deux est suffisance,
Là gît des vertus l'abondance.
Du reste, clairement le dit
Salomon dans un sien écrit,
Des Paraboles, c'est le titre,
Tout droit au trentième chapitre[25b]:
Dieu, garde-moi dans ta bonté
De richesse et mendicité!
Car le riche, quand il se laisse
Enorgueillir par sa richesse,
Tant il affole alors son cœur
Qu'en oubli met son créateur.
Celui qui pauvreté guerroie
Peut-il rester en bonne voie?
Force, est qu'il devienne voleur
Et parjure, ou Dieu est menteur,
A Salomon si fut dictée
Par lui la phrase ici notée.
Je puis jurer sans contredit
Qu'en aucuns livres n'est écrit
(Du moins ce n'est pas dans les nôtres)
Que Jésus-Christ ni ses apôtres,
Toute la terre parcourant,
N'allassent leur pain mendiant;
Bien plus, ils en faisaient défense.
Ainsi le prêchaient en substance
Jadis par Paris la cité
Les docteurs ès-divinité.
Eux pourtant, sans truanderie,
Pouvaient bien demander leur vie,
Qui, de par Dieu, pasteurs étaient
Et des âmes la cure avaient.
Néis après la mort lor mestre,11835.
Recommencierent-il à estre
Tantost laboréors de mains;
De lor labor, ne plus ne mains,
Recevoient lor sostenance,
Et vivoient en pacience;
Et se remanant en avoient,
As autres povres le donnoient;
N'en fondoient palès ne sales,
Ains gisoient en maisons sales[27].
Puissans hons doit, bien le recors,
As propres mains, au propre cors,
En laborant querre son vivre,
S'il n'a dont il se puisse vivre,
Combien qu'il soit religieus,
Ne de servir Diex curieus:
Ainsinc faire le li convient,
Fors ès cas dont il me sovient,
Que bien raconter vous saurai,
Quant tens de raconter aurai.
Et encor devroit-il tout vendre,
Et du labor sa vie prendre,
S'il est bien parfais en bonté:
Ce m'a l'Escripture conté.
Car qui oiseus hante autrui table,
Lobierres est, et sert de fable.
N'il n'est pas, ce sachiés, raison
D'escuser soi par oraison:
Car il convient en toute guise
Entrelessier le Diex servise
Por ses autres nécessités.
Mangier estuet, c'est vérités,
Et dormir, et faire autre chose,
Nostre oroison lors, se repose:
Même après la mort de leur maître11955.
Ils recommencèrent à être
Ouvriers de leurs propres mains;
De labeurs humbles et vilains
Ils recevaient leur soutenance
Et vivaient tous en patience,
Et si de trop avaient pour eux
Ils le donnaient aux malheureux,
N'en fondaient ni palais ni salles
Et demeuraient en maisons sales[27b].
Homme fort doit, je le soutiens,
De ses labeurs quotidiens,
Avec ses bras, gagner son vivre,
S'il n'a de biens assez pour vivre,
Combien qu'il soit religieux
Et de Dieu servir envieux.
Telle est la règle universelle
Sauf ès-cas que je me rappelle
Et que bien vous conter saurai,
Plus tard, quand le temps en aurai.
Et encor devrait-il tout vendre
Et du travail son vivre prendre,
S'il était parfait en bonté:
Ce m'a l'Écriture conté.
Car d'autrui qui hante la table
Est un larron et sert de fable.
Mauvaise encore est la raison
De s'excuser par oraison.
Il faut, et ce n'est que justice,
Délaisser de Dieu le service
Pour toute autre nécessité;
Manger faut-il, en vérité,
Et dormir et faire autre chose,
Notre oraison lors se repose.
Aussinc se convient-il retraire11889.
D'oroison por son labor faire;
Car l'Escripture s'i acorde
Qui la vérité en recorde.
Et si deffent Justiniens
Qui fist nos livres anciens,
Que nus hons, en nule maniere,
Poissans de cors, son pain ne quiere,
Por qu'il le truisse à gaaingnier;
L'en le devroit miex mehaingnier,
Ou en faire apperte justice,
Que soustenir en tel malice.
Ne font pas ce que faire doivent
Cil qui tex aumosnes reçoivent,
S'il n'en ont espoir priviliege
Qui de la poine les aliege;
Mais ne cuit pas qu'il soit éus
Se li princes n'est décéus,
Ne si ne recuit pas savoir
Qu'il le puissent par droit avoir.
Si ne fais-ge pas terminance
Du prince ne de sa poissance,
Ne par mon dit ne voil comprendre
S'el se puet en tel cas estendre,
De ce ne me doi entremette.
Mès ge croi que selonc la letre
Les aumosnes qui sont déuës
As lasses gens povres et nuës,
Fiebles et viez et mehaingniés,
Par qui pains n'iert mes gaaingniés,
Por ce qu'il n'en ont la poissance,
Qui les mangüe en lor grevance,
Il mangüe son dampnement,
Se cil qui fist Adam ne ment.
Aussi devons-nous oublier11989.
Les oraisons pour travailler;
Ainsi le comprend l'Écriture
Qui enseigne vérité pure.
Tel le défend Justinien
Qui fit notre code ancien.
Puissant de corps, dit-il, personne
Ne devra demander l'aumône,
Puisque son pain il peut gagner.
Mieux vaut le battre et l'éloigner
Ou en faire bonne justice,
Que l'aider en telle malice.
Ce n'est pas faire son devoir
Qu'aumônes telles recevoir,
A moins d'avoir un privilége
Qui du châtiment vous protége.
Or je ne pense pas savoir
Qu'on le puisse par droit avoir;
Donc il faut que soit par feintise
Du roi la bonne foi surprise.
Non pas qu'en rien je veuille, moi,
Limiter le pouvoir du roi,
Ni par ces mots faire comprendre
Qu'il ne puisse à tels cas s'étendre,
Car ceci discuter ne doi;
Mais je pense selon la loi
Que, les aumônes qui sont dues
A faibles gens pauvres et nues,
Vieillards infirmes, sans soutien,
Qui ne peuvent gagner leur pain
Parce qu'ils n'en ont la puissance,
Ravir par male concurrence,
C'est pourchasser son damnement,
Si le père d'Adam ne ment.
Et sachiés, là où Diex commande11923.
Que li prodons quanqu'il a vende,
Et doint as povres et le sive,
Por ce ne vuet-il pas qu'il vive
De li servir en mendience:
Ce ne fu onques sa sentence;
Ains entent que de ses mains euvre,
Et qu'il le sive par bonne euvre.
Car saint Pol commanda ovrer
As apostres por recovrer
Lor necessités et lor vies,
Et lor deffendoit truandies,
Et disoit: «De vos mains ovrés,
Jà sor autrui ne recorés.»
Ne voloit que riens demandassent
A quelque gens qu'il préeschassent,
Ne que l'évangile vendissent:
Ains doutoit que s'il requéissent,
Qu'il ne tosissent en requerre;
Qu'il sunt maint donéor en terre
Qui por ce donnent, au voir dire,
Qu'il ont honte de l'escondire,
Ou le requerant lor ennuie,
Si li donnent por qu'il s'enfuie.
Et savés que ce lor prouffite?
Le don perdent et la merite.
Quant les bonnes gens qui ooient
Le sermon saint Pol, li prioient
Por Diex qu'il vosist du lor prendre,
N'i vosist-il jà la main tendre;
Mès du labor des mains prenoit
Ce dont sa vie sostenoit.
Or, sachez-le, quand Dieu commande12023.
Que tout son bien le sage vende
Pour le suivre, ayant tout donné,
Pour ce n'a-t-il pas ordonné
Qu'on le servît par mendiance
(Jamais ce ne fut sa sentence):
Mais œuvre manuelle fît
Et par bonne œuvre le suivît.
Saint Paul à travailler convie
Tous les apôtres, pour leur vie
Soutenir avec dignité
Et défend la mendicité:
«Travaillez, dit-il aux apôtres,
N'ayez jamais recours aux autres.»
A la gent qui les écoutait,
Qu'ils demandassent ne voulait,
Ni que l'Évangile vendissent;
Mais il redoutait qu'ils ne prissent,
Bel et bien, tout en demandant.
Car maints, et leurs corps défendant,
Ne donnent, il faut bien le dire,
Que pour la honte d'éconduire,
Ou bien pour que le requérant
Ennuyeux s'en aille à l'instant.
L'aumône en rien ne leur profite,
Car sont perdus don et mérite.
Quand les bonnes gens qui venaient
Saint Paul entendre le priaient,
Pour Dieu, qu'il voulût du leur prendre,
Onc n'y voulut-il la main tendre;
Mais du labeur des mains gagnait
Ce dont ses jours il soutenait.
Amours.
Di-moi donques comment puet vivre11955.
Fors homs de cors qui Diex vuet sivre,
Puis qu'il a tout le sien vendu,
Et as povres Diex despendu,
Et vuet tant solement orer
Sans jamès de mains laborer.
Le puet-il faire?
Faux-Semblant.
Oïl.
Amours.
Comment?
Faux-Semblant.
S'il entroit, selon le commant[28]
Saint Augustin, en abbaie
Qui fust de propre bien garnie,
Si cum sunt ore cil blanc moine,
Cil noir, cil reguler chanoine,
Cil de l'Ospital, cil du Temple,
Car bien puis faire d'eus exemple,
Et i préist sa soutenance,
Car là n'a point de mendiance:
Neporquant maint moines laborent,
Et puis au Diex service acorent;
Et por ce qu'il fu grant discorde
En ung tens dont ge me recorde,
Sur l'estat de mendicité,
Briefment vous iert ci recité
Amours.
Alors dis-moi comment peut vivre12055.
Un homme fort qui Dieu veut suivre,
Lorsqu'il a tout son bien vendu
Et aux pauvres de Dieu rendu,
Et tout entier à la prière
Des mains ne veut nul travail faire.
Le peut-il?
Faux-Semblant.
Oui.
Amour.
Dis-moi comment.
Faux-Semblant.
Comme saint Augustin l'entend[28b],
En entrant dans une abbaye
Qui soit de propre bien garnie,
Comme chanoines séculiers,
Moines blancs, noirs, hospitaliers,
Ou bien encore ceux du Temple,
Que puis bien prendre comme exemple.
Pour vivre dans l'austérité;
Ceci n'est pas mendicité.
Maints moines au travail s'adonnent
Néanmoins, qui Dieu n'abandonnent.
Les Mendiants et leur état
Furent cause d'un grand débat,
En un temps dont j'ai souvenance.
Je vais vous donner connaissance
Comment puet hons mendians estre11977.
Qui n'a dont il se puisse pestre.
Les cas en orrés tire-à-tire,
Si qu'il n'i aura que redire,
Maugré les felonnesses jangles;
Car vérités ne quiert nus angles,
Si porrai-ge bien comparer
Quant onc osai tel champ arer.
LXIII
Faulx-Semblant dit cy vérité
De tous cas de mendicité.
L'Acteur.
Vez-ci les cas especiaus;
Se li hons est si bestiaus
Qu'il n'ait de nul mestier science,
Ne n'en desire l'ignorance,
A mendiance se puet traire
Tant qu'il sache aucun mestier faire
Dont il puisse sans truandie
Loiaument gaaingnier sa vie;
Ou s'il laborer ne péust
Por maladie qu'il éust,
Ou por viellece, ou por enfance,
Torner se puet en mendiance;
Ou s'il a trop, par aventure,
D'acoustumée norreture
Vescu délicieusement,
Les bonnes gens communément
En doivent lors avoir pitié,
Et souffrir le par amitié
Comment on peut son pain quêter,12077
Quand on n'a de quoi subsister.
Les cas en verrez tire à tire,
Et n'y sera rien à redire,
Des méchants malgré les discours,
Car vérité hait les détours.
Nul mieux que moi ne peut le faire,
Car bien labourai cette terre.
LXIII
Ci Faux-Semblant dit vérité
Des cas où la mendicité
Peut être seulement permise.
L'Auteur.
Puisqu'il faut que je les précise,
Voici tous les cas spéciaux:
D'abord les pauvres idiots
Qui n'ont de nul métier science;
Victimes de leur ignorance,
Ceux-là peuvent bien mendier
Jusqu'à ce qu'ils sachent métier
Dont puissent sans truanderie
Loyalement gagner leur vie;
Tel qui travailler ne peut plus
Par le mal, par les ans perclus,
Ou l'enfant dans son âge tendre,
Peuvent sans honte la main tendre;
Tel qui trop vécut en son temps
Pour son malheur, les bonnes gens,
Par pitié pour son infortune,
Souffrir le peuvent sans rancune
Mendier et son pain querir,12005.
Non pas lessier de fain morir.
Ou s'il a d'ovrer la science,
Et le voloir et la poissance,
Prest de laborer bonnement,
Mès ne trueve pas prestement
Qui laborer faire li voille
Por rien que faire puisse ou soille,
Bien puet lors en mendicité
Porchacier sa nécessité;
Ou s'il à son labor gaaingne,
Mès il ne puet de sa gaaingne
Soffisamment vivre sor terre,
Bien se puet lors metre à pain querre,
Et d'uis en huis partout tracier
Por le remenant porchacier:
Ou s'il vuet por la foi deffendre
Quelque chevalerie emprendre,
Soit d'armes, ou de lectréure[29],
Ou d'autre convenable cure,
Se povreté le va grevant,
Bien puet, si cum j'ai dit devant,
Mendier tant qu'il puisse ovrer
Por ses estovoirs recovrer,
Mès qu'il ovre des mains itiex,
Non pas de mains esperitiex,
Mès de mains du cors proprement,
Sans metre i double entendement.
En tous ces cas et en semblables,
Se plus en trovés raisonnables
Sor ceus que ci présens vous livre.
Qui de mendiance vuet vivre,
Faire le puet, non autrement,
Se cil de Saint-Amor ne ment,
Mendier et son pain quérir12105.
Sans le laisser de faim mourir;
Tel qui d'un travail a science
Et le vouloir et la puissance,
Prêt à travailler bonnement,
Mais ne trouve, pour le moment,
De ce qu'il sait faire, personne
Un peu d'ouvrage qui lui donne,
Peut aussi par mendicité
Combattre la nécessité;
Encor l'ouvrier qui se livre
Au travail, mais sans pouvoir vivre,
En suffisance, de son gain,
Peut certes mendier son pain,
Pour le reste, de porte en porte,
Quérir, tant qu'aux siens le rapporte;
Celui qui, la foi défendant,
Noble mission entreprend
Ou autre glorieuse cure,
Chevalier d'arme ou de lecture[29b],
Si pauvreté le va grevant,
Peut aussi, comme ai dit devant,
Mendier jusqu'à ce qu'il puisse
Travail trouver qui le nourrisse,
Mais je dis labeurs manuels
Et non travaux spirituels,
Des mains de son corps, pour mieux dire,
Sans autre entendement déduire.
En mendiant qui vivre veut
En ces cas et d'autre le peut,
Que mes exemples ne prévoient,
En tant que raisonnables soient;
Mais il ne le peut autrement,
Si le bon Saint-Amour ne ment,
Qui desputer soloit et lire,12039.
Et préeschier ceste matire
A Paris, avec les devins:
Jà ne m'aïst ne pains ne vins,
S'il n'avoit en sa vérité
L'acord de l'Université
Et du pueple communément,
Qui ooient son preschement.
Nus prodons de ce refuser
Vers Diex ne se puet escuser.
Qui grocier en vodra, si grouce,
Qui correcier, si s'en corrouce,
Car ge ne m'en teroie mie
Se perdre en devoie la vie,
Ou estre mis, contre droiture,
Comme saint Pol, en chartre oscure,
Ou estre bannis du roiaume
A tort, cum fu mestre Guillaume[30]
De Saint-Amor, qu'Ypocrisie
Fist essilier, par grant envie.
Ma mere en essil le chaça;
Le vaillant homme tant braça
Por Vérité qu'il soustenoit;
Vers ma mere trop mesprenoit,
Por ce qu'il fist ung novel livre
Où sa vie fist toute escrivre,
Et voloit que je renoiasse.
Mendicité et laborasse,
Se ge n'avoie de quoi vivre;
Bien me voloit tenir por ivre,
Car laborer ne me puet plaire,
De laborer n'ai-ge que faire:
Trop a grant paine en laborer;
J'aim miex devant les gens orer,
Qui discuter cette matière12139.
Savait, lire et prêcher en chaire
Avec les docteurs de Paris.
Pain et vin me soient interdits,
S'il ne convainquit tout le monde
Par son éloquence profonde,
Et n'acquit en sa vérité
L'accord de l'Université.
Nul qui cet accord lui refuse
N'aura par devant Dieu d'excuse;
En grogne, ma foi, qui voudra
Et s'en courrouce à qui plaira;
Pour moi je ne m'en tairai mie,
En dussé-je perdre la vie
Ou contre droiture me voir,
Comme saint Paul, en cachot noir
Plonger, ou bien de ce royaume
A tort bannir comme Guillaume[30b]
De Saint-Amour, qu'exiler fit
Ma mère par trop grand dépit.
Tant fit ma mère Hypocrisie
Au vaillant homme d'avanie,
Pour Vérité qu'il soutenait,
Qu'il fut chassé; car il avait
Trop dévoilé d'Hypocrisie
Dans un nouveau livre la vie,
Et me voulait voir renier
Mendicité pour travailler,
Si je n'avais pas de quoi vivre.
Il me prenait, certes, pour ivre,
Car le travail ne me plaît point
Et de travail n'ai nul besoin.
J'aime mieux draper ma rouerie
Du manteau de Papelardie,
Et affubler ma renardie12073.
Du mantel de Papelardie.
Le Dieu d'Amours.
Qu'est-ce, diable! quiex sunt ti dit?
Qu'est-ce que tu as ici dit?
Faux-Semblant.
Quoi?
Amours.
Grans desloiautés apertes.
Donc ne criens-tu pas Diex?
Faux-Semblant.
Non, certes,
Qu'envis puet à grant chose ataindre
En ce siecle, qui Diex vuet craindre:
Car li bon qui le mal eschivent,
Et loiaument du lor se vivent,
Et qui selonc Diex se maintiennent,
Envis de pain à autre viennent.
Tex gens boivent trop de mesaise:
N'est vie qui tant me desplaise.
Mès esgardés cum de deniers
Ont usurier en lor greniers,
Faussonnier et terminéours[31]
Baillif, prevoz, bediaus, maiours,
Tuit vivent presque de rapine,
Li menus pueple les encline,
Et cil comme leus les deveurent;
Tretuit sor les povres gens queurent:
N'est nus qui despoillier nes vueille,
Tuit s'afublent de lor despueille,
Et devant le monde prier,12173.
Car c'est trop dur de travailler.
Le Dieu d'Amours.
Que nous dis-tu là, vilain diable,
Avec ta morale exécrable?
Faux-Semblant.
Quoi donc?
Amours.
Impudence sans nom!
Ne crains-tu pas Dieu?
Faux-Semblant.
Certes, non.
Nul ne peut à grand' chose atteindre
En ce monde qui Dieu veut craindre;
Car ceux qui ne font que le bien,
Qui loyaux vivent de leur bien
Et qui selon Dieu se maintiennent,
Bien vite au pain des autres viennent,
Boivent trop de fiel, de douleur,
Et j'ai telle vie en horreur.
Mais voyez comme l'or en foule
Aux greniers des usuriers coule.
Faux monnayeurs, banqueroutiers[31b],
Archers, prévôts, baillis, guerriers,
Tous presque vivent de rapine,
Et le peuple à leurs pieds s'incline.
Eux le dévorent comme loups,
Sur pauvres gens se jettent tous,
Sans échauder tout vifs les plument,
Tretous de leur substance hument,
Tretuit de lor sustances hument,12097.
Sans eschauder tous viz les plument.
Li plus fors le plus fiéble robe:
Mès ge qui vest ma simple robe,
Lobans lobés et lobéors,
Robe robés et robéors.
Par ma lobe entasse et amasse
Grans tresors en tas et en masse,
Qui ne puet por riens afunder;
Car, se g'en fais palais funder,
Et acomplis tous mes déliz
De compaignies en délitz,
De tables plaines d'entremez,
(Car ne voil autre vie mès),
Recroist mes argens et mes ors:
Car, ains que soit vuis mes tresors,
Deniers me viennent à resours:
Ne fais-ge bien tumber mes hours?
En aquerre est toute m'entente,
Miex vaut mes porchas que ma rente.
S'en me devoit tuer ou batre,
Si me voil-ge par tout embatre.
Amours.
Tu sembles sains hons.
Faux-Semblant.
Certes voire.
Ordener me fis à provoire,
Sui le curé de tout le monde
Si cum il dure à la réonde.
Par tout vois les ames curer,
Nulz ne puet mès sans moi durer,
Ne cherchent qu'à les dépouiller12197.
Et des dépouilles s'affubler.
Le plus fort le faible dérobe,
Mais moi qui vêts ma simple robe,
Trompant et trompés et trompeurs,
Je vole et volés et voleurs.
Par ma fourbe j'amasse, entasse
Grands trésors en tas et en masse
Qui ne sauraient s'évanouir,
Car j'en fais des palais bâtir
Et satisfais mes fantaisies,
Vidant en belles compagnies
Tables couvertes d'entremets;
Je n'aurai vie autre jamais.
Mes ors et mes argents pullulent,
Toujours mes deniers s'acccumulent,
Jamais n'est vide mon trésor.
Me sais-je faire un heureux sort?
Acquérir est ma seule entente,
Et mieux vaut mon gain que ma rente.
Dût-on me battre ou me tuer,
Je veux partout m'insinuer.
Amour.
Tu sembles un saint homme!
Faux-Semblant.
Oui, maître,
Car je me fis ordonner prêtre;
Partout vais les âmes curer
Et nul sans moi ne peut durer.
Je suis curé de tout le monde,
Et tous m'accueillent à la ronde;
Et préeschier et conseillier,12125.
Sans jamès de mains traveillier;
De l'Apostole en ai la bule
Qui ne me tient pas por entule.
Si ne querroie jà cessier
Ou d'empereors confessier,
Ou rois, ou dux, ou bers, ou contes,
Mès de povres gens est-ce hontes.
Je n'aim pas tel confession,
Se n'est par autre occasion;
Ge n'ai cure de povre gent,
Lor estât n'est ne bel, ne gent.
Ces empereris, ces duchesses,
Ces roïnes, et ces contesses,
Ces hautes dames palasines,
Ces abéesses, ces béguines[32],
Ces baillives, ces chevalieres,
Ces borgoises cointes et fieres,
Ces nonains et ces damoiseles,
Por que soient riches ou beles,
Soient nuës ou bien parées,
Jà ne s'en iront esgarées.
Et por le sauvement des ames
J'enquiers des seignors et des dames,
Et de trestoutes lor mesnies,
Les propriétés et les vies,
Et lor fais croire et metz ès testes
Que lor prestres curez sunt bestes
Envers moi et mes compaignons,
Dont j'ai moult de mauvès gaignons[33]
A qui ge suel, sans rien celer,
Les secrés des gens réveler;
Et eus ausinc tout me revelent,
Que riens du monde ne me celent.
On me voit prêcher, conseiller,12225.
Sans jamais des mains travailler,
Car du pape, qui, le crédule,
M'estime fort, j'ai bonne bulle.
Partout je cherche sans cesser
Un empereur à confesser,
Un roi, duc ou baron ou comte,
Mais pauvres gens, c'est une honte!
Point n'aime leur confession,
A moins de rare occasion,
Car je n'ai des pauvres gens cure.
Leur état n'est, je vous assure,
Ni beau, ni gai, ni séduisant;
Mais je n'en dirai pas autant
Des impératrices, duchesses,
Reines, baronnes et comtesses
Et grandes dames de palais.
Abbesses, béguines, jamais[32b],
Ni ballives, ni chevalières,
Ni bourgeoises coquettes, fières,
Belles et riches, ni nonnains,
Ni damoiselles, de nos mains,
Ou sans chemise ou moult parées,
Ne sauraient sortir égarées.
Et pour leur salut je m'enquiers
Des dames et des chevaliers
Et de toute leur compagnie,
Quels sont leurs biens, quelle est leur vie,
Et leur fais croire, tant leur dis,
Qu'au prix de moi, de mes amis,
Leurs curés ne sont que des bêtes.
Mes amis sont gens fort honnêtes[33b]
A qui je vais, sans rien céler,
Les secrets des gens révéler;
Et por les felons aparçoivre12159.
Qui ne cessent des gens déçoivre,
Paroles vous dirai jà ci
Que nous lisons de saint Maci,
C'est assavoir l'evangelistre,
Au vingt et troisième chapistre[34];
Sor la chaiere Moysi,
Car la glose l'espont ainsi,
C'est le testament ancien,
Sistrent Scribe et Pharisien,
(Ce sunt les fauces gens maudites
Que la letre apele ypocrites),
Faites ce qu'il sermonneront,
Ne faites pas ce qu'il feront.
De bien dire n'ierent jà lent,
Mès de faire n'ont-il talent.
Il lient as gens décevables
Griés faiz qui ne sunt pas portables,
Et sor lor espaules lor posent,
Mais o lor doi movoir nes osent.
Amours.
Porquoi non?
Faux-Semblant.
Par foi, qu'il ne vuelent,
Car les espaules sovent suelent
As portéors des faiz doloir,
Por ce fuient-il tel voloir.
S'il font euvres qui bonnes soient,
C'est por ce que les gens les voient.
Eux d'autre part tout me révèlent12259.
Et rien au monde ne me cèlent.
Pour les félons apercevoir
Toujours prêts aux gens décevoir,
Oyez la parole subtile
Qu'en son vingt-troisième évangile[34b];
Écrivit le grand saint Matthieu.
Ainsi parle l'homme de Dieu:
«Las! sur la chaire de Moïse
(Telle est sa parole précise
Dans le Testament ancien),
Siégent Scribe et Pharisien
(Ce sont les fausses gens maudites
Qu'il désigne par hypocrites);
Faites, dit-il, ce qu'ils diront;
Ne faites pas ce qu'ils feront.
Des lèvres moult bien vous enseignent,
Mais leurs dits pratiquer ne daignent:
Ils attachent les pauvres gens
A des fardeaux par trop pesants,
Et sur leurs épaules les posent,
Eux qui du doigt les toucher n'osent.
Amour.
Pourquoi non?
Faux-Semblant.
Ils ne veulent pas;
Car aux porteurs souvent les bras
Sous un tel faix de douleur plient,
C'est pourquoi telle peine ils fuient.
S'ils font œuvre qui bonne soit,
Ce n'est que parce qu'on les voit,
Lor philateres eslargissent[35],12185.
Et lor fimbries agrandissent,
Et des sieges aiment as tables
Les plus haus, les plus honorables,
Et les premiers es sinagogues,
Cum fiers et orguilleus et rogues,
Et ament que l'en les salue
Quant il trespassent par la rue,
Et vuelent estre apelé mestre,
Ce qu'il ne devroient pas estre:
Car l'évangile vet encontre,
Qui lor déloiauté démonstre.
Une autre coustume ravons
Sor ceus que contre nous savons;
Trop les volons forment haïr,
Et tuit par accort envaïr.
Ce que l'ung het, li autres héent,
Tretuit à confondre le béent,
Se nous véons qu'il puist conquerre
Par quelque engin honor en terre,
Provendes ou possessions,
A savoir nous estudions
Par quele eschiele il puet monter;
Et por li miex prendre et donter,
Par traïsons le diffamons
Vers ceus, puis que nous ne l'amons.
De s'eschiele les eschilons
Ainsinc copons, et l'essillons
De ses amis, qu'il n'en saura
Jà mot, que perdus les aura.
Car s'en apert les grevions,
Espoir blasmés en serions,
Et si faudrions à nostre esme;
Car se nostre entencion pesme
Leurs philatères élargissent[35b]12287.
Et les franges en agrandissent,
A table ils prennent les tréteaux
Les plus marquants et les plus hauts,
Et les premiers aux synagogues
Marchent fiers, orgueilleux et rogues,
Et dans la rue ils sont contents
Lorsque s'inclinent les passants
Devant eux et leur disent: maître?
Ce qui ne devrait pas être,
Car l'Évangile le défend
Qui leur déloyauté reprend.
Voici ce que nous soulons faire
Encor contre notre adversaire.
Nous ne songeons qu'à le haïr,
Et tous ensemble l'assaillir;
Car ce qu'un hait, tous le haïssent
Et pour le confondre s'unissent.
Si nous voyons par quel moyen
Il peut avoir honneur, soutien,
Rentes, possessions, hautesse,
Nous nous étudions sans cesse
Par quelle échelle il peut monter,
Et pour mieux l'abattre et dompter,
Voilons nos passions haineuses
Par nos manœuvres ténébreuses.
De l'échelle les échelons
Ainsi coupons et l'isolons
De ses amis, sans qu'il s'en doute;
Tous les perdra sans y voir goutte.
Car face à face l'attaquer
Serait nous faire critiquer
Et manquer notre but sans doute;
Voyant notre manœuvre toute,
Savoir cil, il s'en deffendroit,12219.
Si que l'en nous en reprendroit.
Grant bien se l'ung de nous a fait,
Par nous tous le tenons à fait,
Voire par Diex s'il le faignoit,
Ou sans plus vanter s'en daignoit
D'avoir avanciés aucuns hommes,
Tuit du fait parçoniers nous sommes,
Et disons, bien savoir devés,
Que tex est par nous eslevés.
Et por avoir des gens loenges,
Des riches hommes, par losenges,
Empetrons que letres nous doignent
Qui la bonté de nous tesmoignent,
Si que l'en croie par le munde
Que vertu toute en nous habunde;
Et tous jors povres nous faignons,
Mès comment que nous nous plaignons,
Nous sommes, ce vous fais savoir,
Cil qui tout ont sans riens avoir.
Ge m'entremet de corretages,
Ge faiz pais, ge joing mariages,
Sor moi preng execucions,
Et vois en procuracions:
Messagiers sui et fais enquestes
Qui ne me sunt pas moult honestes,
Les autrui besoignes traitier
Ce m'est ung trop plesant mestier;
Et se vous avés riens à faire
Vers ceus entor qui ge repaire,
Dites-le moi, c'est chose faite,
Si-tost cum la m'aurés retraite,
Por quoi vous m'aiés bien servi,
Mon service avés deservi.
Notre ennemi s'en défendrait,12321.
Et chacun nous en reprendrait.
Si l'un de nous fit oeuvre pie,
Par nous bien vite elle est grossie;
Voire, par Dieu, s'il la feignait,
Ou, sans plus, vanter se daignait
D'avoir obligé quelques hommes,
Tous ses associés nous sommes,
Et crions, comme vous savez,
Que tels furent par nous sauvés;
Et pour capter la confiance
Des grands, à force d'insistance,
Nous obtenons bons parchemins
Qui font de nous autant de saints,
Si bien qu'on croit parmi le monde
Que vertu toute en nous abonde;
Toujours pauvres nous nous feignons,
Mais combien que tous nous ayons
Ainsi coutume de nous plaindre,
A ne pas la vérité feindre,
Nous sommes, vous le fais savoir,
Gens qui tout ont sans rien avoir.
Puis je me mêle de courtages,
Raccommodements, mariages,
Sur moi prends exécutions
Et vais en procurations;
Messager suis et fais enquêtes
Le plus souvent rien moins qu'honnêtes;
J'éprouve un bonheur inouï
A voir aux besognes d'autrui;
Enfin, si vous avez affaire
Auprès des gens chez qui j'opère,
Parlez; sitôt dit, sitôt fait,
Vous serez servis à souhait,
Mès qui chastier me vodroit,12253.
Tantost ma grace se todroit:
Je n'aim pas homme ne ne pris
Par qui ge sui de riens repris.
Les autres voil-ge tous reprendre,
Mès ne voil lor reprise entendre:
Car ge qui les autres chasti,
N'ai mestier d'estrange chasti.
Si n'ai mès cure d'ermitages:
J'ai laissié desers et bocages,
Et quit à saint Jehan-Baptiste
Du desert, et manoir et giste.
Trop par estoie loing gités.
Es bors, ès chastiaus, ès cités
Fais mes sales et mes palès,
Où l'en puet corre à plains eslès;
Et di que ge sui hors du monde,
Mès ge m'i plonge et m'i afonde,
Et m'i aése, et baigne et noë
Miex que nus poissons de sa noë.
Ge sui des valez Antecrist,
Des larrons dont il est escript
Qu'il ont habiz de saintéé,
Et vivent en tel faintéé;
Dehors semblons aigniaus pitables,
Dedens sommes leus ravissables,
Si avirons-nous mer et terre,
A tout le monde avons pris guerre,
Et voulons du tout ordener
Quel vie l'en i doit mener.
S'il i a chastel ne cité
Où bogres soient récité,
Néis s'il ierent de Melan,
Car aussinc les en blasme-l'en:
Car moult votre service prise,12355.
Mon amitié vous est acquise.
Mais qui me corriger voudrait
Mes faveurs s'aliénerait,
Tous les autres je veux reprendre
Sans oncques nul reproche entendre,
Car si d'en faire j'ai pouvoir,
Point n'ai besoin d'en recevoir.
J'ai peu de goût pour les bocages,
Les déserts et les hermitages,
Je laisse à saint Jean ses déserts,
Ses rochers et ses gîtes verts,
C'est par trop loin chercher son gîte.
En châteaux et cités j'habite,
J'y fais des salles, des palais,
A l'aise où l'on circule en paix;
Je dis qu'au monde je renonce,
Et je m'y plonge et m'y enfonce,
J'y nage et plonge de nouveau,
Plus heureux que poisson dans l'eau.
De l'Antechrist valet parjure,
C'est de moi que dit l'Écriture:
«Il a l'habit de sainteté,
Mais ne vit que d'iniquité.»
Dehors nous semblons agneaux doux,
Dedans nous sommes d'affreux loups,
Nous parcourons et mer et terre,
Partout à tous faisons la guerre,
Et voulons de tout ordonner
Quelle vie on y doit mener.
Ainsi lorsqu'en castel habite,
Ou cité, quelque sodomite
(Fut-il encore de Milan
Où fleurit ce joli talent),
Ou se nus homme oultre mesure12287.
Vent à terme ou preste à usure,
Tant iert d'aquerre curieus,
Ou s'il iert trop luxurieus,
Ou lerres, ou simoniaus,
Soit prevost ou officiaus,
Ou prélas de jolive vie,
Ou prestres qui tiengne s'amie,
Ou vielles putains hostelieres,
Ou maqueriaus ou bordelieres,
Ou repris de quiexconques vice
Dont l'en devroit faire justice:
Par tretous les sainz que l'en proie,
S'il ne se deffent de lamproie,
De lus, de saumon ou d'anguile,
S'en le puet trover en la vile,
Ou de tartes, ou de flaons,
Ou de fromages en glaons,
Qu'ausinc est-ce moult bel joel;
Ou la poire de cailloel,
Ou d'oisons gras, ou de chapons
Dont par les geules nous frapons;
Ou s'il ne fait venir en haste
Chevriaus, connis lardés en paste,
Ou de porc au mains une longe,
Il aura de corde une longe
A quoi l'en le menra bruler,
Si que l'en l'orra bien uler
D'une grant liue tout entor:
Ou sera pris et mis en tor,
Por estre à tous jors enmurés,
S'il ne nous a bien procurés,
Ou sera pugni du meffait,
Plus espoir qu'il n'aura meffait.
Ou si quelqu'un outre mesure12389.
Vend à terme ou prête à usure,
Tant est d'acquérir curieux,
Ou s'il est trop luxurieux,
Ou prélat de joyeuse vie,
Prêtre qui vive avec sa mie,
Prévôt ou juge official
Qui soit voleur ou déloyal,
Ou vieille putain hôtelière
Ou maquerele ou bordelière,
Ou vaurien de vices souillé
Qui devrait être châtié:
Oui, par tous les saints que l'on prie!
S'il ne sait défendre sa vie
A grand renfort de brocheton,
De lamproie, anguille ou saumon
(Si l'on en peut trouver en ville),
Tartes, flans, ou gâteaux par mille,
Ou fromages de crême blancs
En leurs paniers si séduisants,
Ou s'il ne fait venir en hâte
Chevreaux, lapins lardés en pâte,
Poulardes grasses et chapons,
Que par la gueule nous passons,
Ou la poire de cailloèle,
Ou de porc large tranche et belle,
La corde au col on l'enverra
Brûler, si bien qu'on l'entendra
Hurler une lieue à la ronde,
Ou bien en cellule profonde,
Dans une tour, pour y mourir,
S'il ne songe à nous bien garnir;
De notre haine ainsi victime
Plus que ne méritait son crime.
Mais cil, se tant d'engin avoit12321.
Qu'une grant tor faire saurait[36],
Ne li chausist jà de quel pierre,
Fust sans compas, ou sans esquierre,
Néis de motes ou de fust,
Ou d'autre-riens queque ce fust,
Mès qu'il éust léans assés
De biens temporex amassés,
Et dreçast sus une perriere
Qui lançast devant et derriere,
Et des deus costés ensement
Encontre nous espessement,
Tex cailloz cum m'oés nomer,
Por soi faire bien renomer,
Et gitast à grans mangoniaus
Vins en bariz ou en tonniaus,
Ou grans sas de centaine livre,
Tost se porroit véoir délivre;
Et s'il ne trueve tex pitances,
Estudit en équipolances,
Et lest ester leus et fallaces,
S'il n'en cuide aquerre nos graces;
Ou tel tesmoing li porterons,
Que tout vif ardoir le ferons,
Ou li donrons tel pénitence
Qui vaudra pis que la pitance[37].
Jà ne les congnoistrés as robes[38] Voire la note.
Les faus traistres plains de lobes:
Lor faiz vous estuet regarder,
Se vous volés d'eus bien garder;
Et se ne fust la bonne garde
De l'Université qui garde
Mais si tant d'esprit il avait12423.
Que grande tour faire saurait,
Et de n'importe quelle pierre,
Sans compas même et sans équerre,
Fût-ce de mottes ou de bois
Ou d'autres choses à son choix,
Et de temporelle chevance
Bien la garnît en abondance,
Et dessus un pierrier dressât
Qui derrière et devant lançât
Et par côtés, de cent manières,
Sur nous une grêle des pierres
Que m'avez entendu nommer,
Pour se bien faire renommer,
Et jetât du haut des murailles
Gros sacs d'écus, vins en futailles,
A grands coups de ses mangonneaux,
Il pourrait braver nos assauts;
Mais s'il n'a pas telle pitance,
Que l'équivalent il nous lance
S'il veut nos grâces acquérir,
Et point n'essaie à nous servir
De lieux communs et verbiages,
Ou contre lui tels témoignages
Un beau jour nous déposerons
Que brûler tout vif le ferons,
Ou lui donnerons pénitence
Qui vaudra pis que la pitance[37b].
A l'habit ne reconnaîtrez[38b]
Jamais ces traîtres exécrés;
A leurs lacs qui se veut soustraire
Leur actes seuls qu'il considère;
Car si n'eût l'Université,
Gardienne de la Chrétienté,
La clef de la Crestienté,12353.
Tout éust esté tormenté,
Quant par mauvese entencion,
En l'an de l'incarnacion
Mil et deus cens cinc et cinquante,
(N'est hons vivant qui m'en démente)
Fut baillé, c'est bien chose voire,
Por prendre commun exemploire
Ung livre de par le Déable,
C'est l'Evangile pardurable[39],
Que li sainz Esperiz menistre,
Si cum il aparoit au tistre;
Ainsinc est-il entitulé,
Bien est digne d'estre brulé.
A Paris n'ot homme ne fame
Où parvis, devant Nostre-Dame[40],
Qui lors avoir ne le péust
A transcrire, s'il li pléust:
Là trovast par grant mesprison
Mainte tele comparaison.
Autant cum par sa grant valor
Soit de clarté, soit de chalor,
Sormonte li solaus la lune
Qui trop est plus troble et plus brune,
Et li noiaus des nois la coque:
(Ne cuidiés pas que ge vous moque,
Sor m'ame, le vous di sans guile):
Tant sormonte ceste Evangile
Ceus que li quatre evangelistres
Jhesu-Crist firent à lor tistres.
De tex comparoisons grant masse
I trovast-l'en, que ge trespasse.
L'Université, qui lors iere
Endormie, leva la chiere;
Tant fait bonne garde naguère,12457.
Ils eussent tous défait sur terre,
Quand par mauvaise intention,
En l'an de l'Incarnation
Mille deux cent cinq et cinquante
(Nul homme n'est qui me démente),
Chacun le sait, fut exposé,
Pour être par tous copié,
Un livre dicté par le diable.
C'est l'Évangile pardurable[39b]
Que, soi-disant, le Saint-Esprit
Inspira, le titre le dit
Tout au long sur le frontispice;
Le brûler eût été justice.
Alors à Paris qui voulut
Pour le transcrire avoir le put,
Devant l'église Notre-Dame[40b],
Sur le parvis, soit homme ou femme.
Dans ce livre, à grand' méprison,
Mainte horrible comparaison
On pouvait lire: «Autant la lune
Près du soleil est pâle et brune,
Autant il la passe en valeur,
Soit de clarté, soit de chaleur,
Et le noyau des noix la coque
(Ne croyez pas que je vous moque,
Sur mon âme, j'y lus ceci),
Autant cet Évangile-ci
Surpasse en valeur les quatre autres,
Ceux qu'écrivirent les apôtres.»
Que je meure si n'y trouvons
Quantité de telles raisons.
L'Université stupéfaite,
Qui dormait lors, leva la tête,
Du bruit du livre s'esveilla,12387.
N'onc puis gaires ne someilla;
Ains s'arma por aller encontre,
Quant el vit cel horrible monstre,
Toute preste de bataillier,
Et du livre as juges baillier.
Mès cil qui là le livre mistrent,
Saillirent sus et le repristrent,
Et se hasterent d'el repondre
Car il ne savoient respondre
Par espondre, ne par gloser
A ce qu'en voloit oposer
Contre les paroles maldites
Qui en ce livre sunt escriptes.
Or ne sai qu'il en avendra,
Ne quel chief cis livres tendra;
Mès encor lor convient atendre
Tant qu'il le puissent miex deffendre.
Ainsinc Ante-crist atendrons,
Tuit ensemble à li nous rendrons:
Cil qui ne s'i vodront aerdre,
La vie lor convendra perdre.
Les gens encontre eus esmovrons
Par les baraz que nous covrons,
Et les ferons desglavier,
Ou par autre mort devier,
Puisqu'il ne nous vodront ensivre,
Qu'il est ainsinc escript où livre
Qui ce raconte et segnefie:
Tant cum Pierres ait seignorie,
Ne puet Jehans monstrer sa force.
Or vous ai dit du sens l'escorce
Qui fait l'entencion repondre:
Or vous en voil la moele espondre.
Du bruit du livre s'éveilla12491.
Et depuis lors ne sommeilla,
Mais, prenant les armes, terrible
Marcha contre ce monstre horrible
Qui l'osait ainsi batailler,
Pour le livre aux juges bailler;
Mais ceux qui le livre là mirent
Sautèrent sus et le reprirent
Pour le cacher hâtivement,
Car jamais n'eussent su comment
Soutenir les raisons maudites
Qui dans ce livre sont écrites.
Or ne sais ce qu'il adviendra
Ni quelle fin ce livre aura,
Mais ils jugent prudent d'attendre
Tant qu'ils le puissent mieux défendre.
Ainsi l'Antechrist attendrons;
Tous ensemble à lui nous rendrons;
A ceux qui ne voudront le suivre
Il faudra renoncer à vivre,
Car nous soulèverons contre eux
Tous les gens superstitieux
Par notre insigne fourberie
Et leur arracherons la vie
Soit par le fer, soit autrement,
Pourvu qu'ils meurent, simplement
Pour n'avoir pas voulu nous suivre.
Car voici ce que dit ce livre
Qui nous explique tout cela:
«Tant que Pierre dominera
Ne peut Jehan montrer sa force.»
Ceci n'est que du sens l'écorce
Par Pierre voil le Pape entendre,12421.
Et les clers seculiers comprendre
Qui la loi Jhesu-Crist tendront,
Et garderont et deffendront
Contre tretous empeschéors:
Et par Jehan les preschéors:
Qui diront qu'il n'est loi tenable
Fors l'Evangile pardurable,
Que li Sains-Esperiz envoie
Por metre gens en bonne voie.
Par la force Jehan entent
La grace dont se va vantant
Qui vuet peschéors convertir
Por eus faire à Dieu revertir.
Moult i a d'autres déablies
Commandées et establies
En ce livre que ge vous nomme,
Qui sunt contre la loi de Romme,
Et se tiennent à Ante-Crist,
Si cum ge truis où livre escript.
Lors commanderont à occierre
Tous ceus de la partie Pierre;
Mès jà n'auront pooir d'abatre,
Ne por occirre, ne por batre
La loi Pierres, ce vous plevis,
Qu'il n'en démore assés de vis
Qui tous jors si la maintendront,
Que tuit en la fin i vendront.
Et sera la loi confonduë
Qui par Jehan est entenduë.
Mès or ne vous en voil plus dire,
Que trop i a longue matire;
Qui fait l'intention cacher;12523.
Or j'en vais la moelle arracher.
Par Pierre, il faut le Pape entendre,
Et les clercs séculiers comprendre
De la loi du Christ défenseurs,
Et par Jehan tous les prêcheurs
Qui diront qu'il n'est loi tenable
Fors l'Évangile pardurable
Que nous envoya l'Esprit-Saint
Pour mettre gens en droit chemin.
La force de Jehan veut dire
La grâce que ce livre inspire
A qui veut pécheurs convertir
Pour les faire à Dieu revenir.
En ce livre que je vous nomme,
Contre la sainte loi de Rome
Sont bien d'autres commandements
Du diable hideux instruments
Et qui tous l'Antechrist soutiennent,
Comme en ce livre ils en conviennent.
Lors diront d'occire céans
De Pierre tous les partisans;
Mais ils auront beau tuer, battre,
Jamais ils ne pourront abattre
La loi de Pierre; malgré tout
Bien assez resteront debout,
Et sera la loi confondue
Qui par Jehan est entendue;
Car ceux-là tant se maintiendront
Qu'à leurs fins toujours ils viendront
Or sur ce point dois-je me taire,
Car trop longue en est la matière;
Mais si ce livre fût passé,
Au faîte je serais placé,
Mès se cis livres fust passés,12453.
En greignor estat fusse assés;
S'ai-ge jà de moult grans amis
Qui en grant estat m'ont jà mis.
De tout le monde est empereres
Baras mes sires et mes peres;
Ma mere en est empereris.
Maugré qu'en ait Sains-Esperis,
Nostre poissant lignage regne:
Nous regnons ore en chascun regne,
Et bien est drois que nous regnons,
Que trestout le monde fesnons,
Et savons si les gens déçoivre,
Que nus ne s'en set aparçoivre;
Ou qui le set aparcevoir,
N'en ose-il descovrir le voir.
Mès cil en l'ire Diex se boute,
Quant plus de Diex mes freres doute;
N'est pas en foi bons champions
Qui crient tex simulacions,
Ne qui vuet poine refuser
Qui puist venir d'eus encuser.
Tex hons ne vuet entendre à voir,
Ne Diex devant ses yex avoir;
Si l'en pugnira Diex sans faille.
Mès ne m'en chaut comment qu'il aille,
Puisque l'amor avons des hommes;
Por si bonnes gens tenus sommes,
Que de reprendre avons le pris,
Sans estre de nulli repris.
Quex gens doit-l'en donc honorer,
Fors nous qui ne cessons d'orer
Devant les gens apertement,
Tout soit-il darriers autrement?
Car j'ai déjà d'amis grand' foule12557.
D'où mon puissant état découle.
De tout le monde est empereur
Mensonge mon père et seigneur,
L'impératrice c'est ma mère.
Quoique l'Esprit-Saint puisse faire,
Sur tous les royaumes s'étend
Notre lignage omnipotent,
Et ce n'est vraiment que justice,
Puisqu'au gré de notre caprice
Si bien savons gens décevoir
Que nul n'y sut jamais rien voir,
Ou s'il le voit, se tait et n'ose
Au grand jour dévoiler la chose.
Mais Dieu méprise le cœur vain
Qui plus que Dieu mes frères craint;
De la foi champion indigne,
Sous un tel joug qui se résigne,
Et qui, pouvant les accuser
Et les punir, s'ose excuser.
Sa voix de Dieu n'est entendue,
Il détourne de lui sa vue,
Et certe un jour le punira.
Au fait, arrive que pourra,
Puisque l'amour avons des hommes,
Puisque pour si bons tenus sommes
Que de reprendre avons le droit
Sans que nul nous touche du doigt!
A qui doit-on honneur, largesse,
Fors à nous qui prions sans cesse
Devant les gens ouvertement,
Derrière en fût-il autrement?
Est-il greignor forsenerie12487.
Que d'essaucier chevalerie,
Et d'amer gens nobles et cointes
Qui robes ont gentes et jointes?
S'il sunt tex gens cum il aperent,
Si net cum netement se perent,
Que lor diz s'acort à lor fais,
N'est-ce grant duel et grans sorfais,
S'il ne vuelent estre ypocrite?
Tel gens puist estre la maudite!
Jà certes tiex gens n'amerons,
Mès Beguins à grans chaperons[41]
As chieres pasles et alises,
Qui ont ces larges robes grises
Toutes fretelèes de crotes,
Hosiaus froncis et larges botes
Qui resemblent borce à caillier:
A ceux doivent princes baillier
A governer eus et lor terre,
Ou soit par pais, ou soit par guerre.
A ceus se doit princes tenir
Qui vuet à grant honor venir;
Et s'il sunt autres qu'il ne semblent,
Qu'ainsinc la grâce du monde emblent,
Là me voil embatre et fichier,
Por décevoir et por trichier.
[Si ne voil-ge pas por ce dire[42]
Que l'en doie humble habit despire,
Por quoi dessous orgoil n'abit:
Nus ne doit haïr por l'abit
Le povre qui s'en est vestus;
Mès Diex nel' prise deus festus,
S'il dist qu'il a lessié le monde,
Et de gloire mondaine habonde,
Est-il pire forcennerie12589.
Que d'exalter chevalerie
Et d'aimer ces nobles, ces grands
Aux habits coquets et brillants?
Si tels ils sont comme ils paraissent
Et nobles comme ils le professent,
Leurs dits si confirment leurs faits,
N'est-ce grand deuil et grand excès?
Si telle engeance être hypocrite
Ne daigne, qu'elle soit maudite!
Jamais telle gent n'aimerons;
Mais Béguins à grands chaperons[41b]
Que l'on voit partout sur la terre
Cheminer le visage austère
Et plat, les traits longs, amaigris
Et drapés dans leur manteau gris
Haché de vermine et de crottes,
Chausses tombant dessus leurs bottes
Ainsi que filets à cailler.
A ceux-là doit prince bailler
A gouverner toute sa terre
Et lui, soit en paix, soit en guerre,
A eux se doit prince tenir
Qui veut à grand honneur venir.
Ils sont tout autres qu'on ne pense;
Mais des gens ont la confiance,
Donc avec eux me veux ficher
Pour mieux décevoir et tricher.
[Je ne veux pas par là vous dire[42b]
Que l'on doive humble habit proscrire
S'il ne couvre un cœur orgueilleux.
On ne doit pas le malheureux
Mépriser pour sa pauvre mise;
Mais Dieu deux fétus ne le prise
Et de delices vuet user.12521.
Qui puet tel beguin escuser,
Tel papelart, quant il se rent,
Puis va mondains déliz querant,
Et dist que tous les a lessiés,
S'il en vuet puis estre engressiés?
C'est li mâtins qui gloutement
Retorne à son vomissement.]
Mès à vous n'osé-ge mentir,
Car se ge péusse sentir
Que vous ne l'aparcéussiés,
Là menchoigne où poing éussiés,
Certainement ge vous boulasse:
Jà por pechié ne le lessasse;
Si vous poré-ge bien faillir,
S'ous m'en deviés mal baillir[43].
L'Acteur.
Le Diex sorrist de la merveille,
Chascuns s'en rist et s'en merveille,
Et dient: Ci a biau sergent,
Où bien se doivent fier gent.
Le Dieu d'Amours.
Faulx-Semblant, dist Amors, di-moi.
Puisque de moi tant t'aprimoi,
Qu'en ma cort si grant pooir as,
Que rois des ribaus i seras,
Me tendras-tu ma convenance?
S'il dit que le monde a quitté,12623.
Et poursuit d'une autre côté
Délices et gloire mondaine.
Quand il se fait moine, sans peine
Pour des plaisirs mondains jouir,
Quand il dit qu'il les veut tous fuir
Et pourtant nul ne se refuse,
Tel papelard n'a pas d'excuse.
C'est le chien qui gloutonnement
Retourne à son vomissement.]
Ne croyez pas que vous je leurre;
Car si j'avais pu croire une heure
Que vous n'eussiez rien aperçu,
Vous auriez les poings dans ma glu
Déjà, je vous le certifie;
Pour rien mon rôle je n'oublie.
Aussi de moi gardez-vous bien,
Traître suis, je vous en prévien[43b].
L'Auteur.
Le Dieu sourit de la merveille;
Chacun s'en rit, s'en émerveille
Et dit: Vrai, c'est un beau sergent
En qui peut se fier la gent.
Le Dieu d'Amour.
Faux-Semblant, dit Amour, de grâce
Puisque t'ai mis en telle place
Et qu'en ma cour tel pouvoir as
Que chef des troupes y seras
Me tiendras-tu ma convenance?
Faux-Semblant.
Oïl, gel' vous jure et fiance;12546.
N'onc n'orent sergent plus leal
Vostre pere ne vostre eal.
Amours.
Comment! c'est contre ta nature.
Faux-Semblant.
Metés-vous en à l'aventure;
Car se pleges en requerés,
Jà plus aséur n'en serés,
Non voir, se g'en bailloie ostages,
Ou letres, ou tesmoings, ou gages.
Car, à tesmoing vous en apel,
L'en ne puet oster de sa pel
Le leu, tant qu'il soit escorchiés,
Jà tant n'iert batu ne torchiés.
Cuidiés-vous que ne triche et lobe,
Por ce se ge vest simple robe,
Sous qui j'ai maint grant mal ovré?
Ja par Diex mon cuer n'en movré;
Et se j'ai simple chiere et coie,
Que de mal faire me recroie?
M'amie Contrainte-Astenance
A mestier de ma porvéance:
Pieçà fust morte et mal-baillie,
S'el ne m'éust en sa baillie;
Lessiés-nous li et moi chevir.
Faux-Semblant.
Oui, je vous jure obéissance,12650.
Et votre père n'eut féal,
Ni vos aïeux, aussi loyal.
Amour.
Comment? c'est contre ta nature.
Faux-Semblant.
Mettez-vous-en à l'aventure;
Car si caution requerez,
Jamais plus certain n'en serez
Quand je vous baillerais otage,
Voire écrit, ou témoin, ou gage.
On peut gratter, battre, hacher
Un loup, à moins de l'écorcher,
A vous-même je m'en rapporte,
De sa peau croyez-vous qu'il sorte?
Parce que simple habit je vêts
Sous lequel j'ai fait maint excès,
Croyez-vous que tromper je cesse,
Que, par Dieu, mon cœur je redresse,
Et sous mon air patriarchal
Je renonce à faire le mal?
Ma chère Contrainte-Abstinence
A besoin de ma prévoyance;
Elle fût morte dès longtemps,
La malheureuse, je le sens,
Si je n'avais toujours près d'elle
Été son pourvoyeur fidèle.
Elle et moi laissez-nous agir.
Amours.
Or soit: ge t'en croi sans plevir.12570.
L'Acteur.
Et li lerres ens en la place,
Qui de traïson ot la face
Blanche dehors, dedans nercie,
Si s'agenouille et l'en mercie.
Donc n'i a fors de l'atorner:
Or à l'assaut sans séjorner,
Ce dist Amors apertement.
Dont s'arment tuit communément
De tex armes cum armer durent.
Armé sunt: et quant armé furent,
Si saillent sus tuit abrivé.
Au fort chastel sunt arrivé,
Dont jà ne béent à partir
Tant que tuit i soient martir,
Ou qu'il soit pris ains qu'il s'en partent,
Lor batailles en quatre partent:
Si s'en vont as quatre parties
Si cum lor gens orent parties,
Por assaillir les quatre portes
Dont les gardes n'ierent pas mortes,
Ne malades, ne pareceuses,
Ains erent fors et viguereuses.
Amour.
Or soit, fais selon ton désir.12676.
L'Auteur.
Et le larron reste en la place.
Il avait d'un traître la face
Noire dedans, blanche dehors.
Faux-Semblant à genoux alors
Se prosterne et l'en remercie.
Or donc, sans plus de causerie,
Dit Amour, sus, préparons-nous
A l'assaut! Et sur l'heure tous
De s'armer comme s'armer durent.
Armés sont. Et quand armés furent,
Se sont, en bataille pressés,
Jusqu'au fort castel avancés,
Et s'en retourner ne désirent
jusqu'à ce qu'en luttant expirent,
Ou qu'il tombe sous leurs efforts.
Se partageant en quatre corps,
Chacun marche vers la partie
Qui fut à ses gens répartie,
Les quatre portes assaillir,
Dont les gardes n'ont de mourir
Envie et ne sont paresseuses,
Mais moult fortes et vigoureuses.
LXIV
Comment Faulx-Semblant cy sermone12593.
De ses habitz, et puis s'en torne,
Luy et Abstinence-Contrainte,
Vers Male-Bouche, tout par feinte.
Or vous dirai la contenance
De Faus-Semblant et d'Astenance,
Qui contre Male-Bouche vindrent.
Entr'eus deus un parlement tindrent
Comment contenir se devroient,
Et se congnoistre se feroient,
Ou s'il iroient déguisié.
Si ont par acort devisié
Qu'il s'en iront en tapinage
Ausinc cum en pelerinage,
Cum bonne gent piteuse et sainte.
Tantost Astenance-Contrainte
Vest une robe cameline[44].
Et s'atorne comme beguine,
Et ot d'ung large cuevrechief,
Et d'ung blanc drap covert le chief:
Son psaltier mie n'oblia.
Unes patenostres i a
A ung blanc laz de fil penduës
Qui ne li furent pas venduës:
Données les li ot uns freres
Qu'ele disoit qu'il ert ses peres,
Et le visitoit moult sovent
Plus que nul autre du covent;
Et il sovent la visitoit,
Maint biau sermon li recitoit.
LXIV
Comment s'affuble Faux-Semblant12699.
Et s'en retourne incontinent
Avec Abstinence-Contrainte
Vers Malebouche tout par feinte.
Or vous dirai l'agissement
D'Abstinence et de Faux-Semblant,
Qui contre Malebouche vinrent.
Entre eux deux un conseil ils tinrent
Comme il leur convenait se mettre,
Savoir s'ils se feraient connaître
Ou bien s'ils iraient déguisés.
D'accord ils se sont avisés
De s'en aller en tapinage,
Comme gens en pèlerinage,
L'air doucereux, humble et dévot.
Contrainte-Abstinence aussitôt
S'atourna comme une béguine;
Elle prit robe cameline[44b],
Et puis d'un large couvre-chef
Et d'un blanc drap couvrit son chef,
Et son psaultier n'oublia mie.
Un chapelet de comédie
Avait à blanc cordon pendu,
Qui ne lui fut oncques vendu;
Le lui donna jadis un frère,
Qu'elle disait être son père,
Et qu'elle visitait souvent
Plus que nul autre du couvent.
De son côté, brûlant de zèle.
Il visitait souvent la belle
Jà por Faus-Semblant ne lessast12623.
Que sovent ne la confessast;
Et par si grant dévocion
Faisoient lor confession,
Que deus testes avoit ensemble
En ung chaperon, ce me semble.
De bele taille la devis,
Mès ung poi fu pale de vis;
El resembloit, la pute lisse,
Le cheval de l'Apocalypse,
Qui senefie la gent male
D'ypocrisie tainte et pale:
Car ce cheval sor soi ne porte
Nule color, fors pale et morte.
D'itel color enlangorée
Iert Astenance colorée;
De son estat se repentoit,
Si cum ses vis representoit.
De larrecin ot ung bordon[45]
Qu'el reçut de Barat por don,
De triste pensée roussi:
Escharpe ot plaine de soussi.
Quant el fu preste, si s'en torne
Faus-Semblant, qui bien se ratorne,
Et aussi cum por essoier,
Vestuz les dras frere Sohier.
La chiere ot moult simple et piteuse,
Ne regardéure orguilleuse
N'ot-il pas, mès douce et peisible:
A son col porroit une bible.
Après s'en va sans escuier,
Mès por ses membres apuier
Et lui faisait maint beau sermon.12729.
Que Faux-Semblant en fût ou non
Content, toute était son entente
A confesser sa pénitente,
Et par si grand' dévotion
Ils faisaient leur confession,
Que deux têtes avaient ensemble
En un chaperon, ce me semble.
De belle taille je la vis,
Mais un peu pâle à mon avis;
Elle semblait, la chaude lice,
Le cheval de l'Apocalypse,
Symbole de tous ces cafards
Aux visages teints et blafards;
Car ce cheval sur soi ne porte
Nulle couleur fors pâle et morte.
Ce langoureux et morne fond
Teignait son visage et son front,
Et cette créature blême
Semblait honteuse d'elle-même.
De larcin était son bourdon[45b],
Que lui donna Mensonge en don,
Plein de tristes pensers, de peine,
A l'écharpe de soucis pleine.
Ailleurs, comme pour essayer
La robe de frère Soyer,
Faux-Semblant s'en vêt et s'atourne,
Et vers Abstinence retourne.
Il a les traits humbles, piteux;
Son regard n'est point orgueilleux,
Mais doux au contraire et paisible,
Et pend à son col une bible.
Seul il s'en va sans écuyer,
Mais, pour ses membres appuyer,
Ot ausinc cum par impotence12655.
De traïson une potence;
Et fist en sa manche glacier
Ung bien tranchant rasoer d'acier,
Qu'il fist forgier à une forge
Que l'en apele cope-gorge,
Tant va chascun et tant s'aprouche,
Qu'il sunt venu à Male-Bouche
Qui à sa porte se séoit.
Tretous les trespassans véoit,
Les pelerins choisist qui viennent,
Qui moult humblement se contiennent.
LXV
Com Faulx-Semblant et Abstinence
Pour l'Amant s'en vont sans doubtance
Saluer le faulx Male-Bouche
Qui des bons souvent dit reprouche.
Encliné l'ont moult humblement;
Astenance premierement
Le salue, et de li va près;
Faus-Semblant le saluë après,
Et cil eus: mès onc ne se mut,
Qu'il nes douta, ne ne cremut:
Car quant véus les ot où vis,
Bien les congnut. Ce li fu vis
Qu'il congnoissoit bien Astenance,
Mès n'i sot riens de contraignance,
Ne savoit pas que fust contrainte
Sa laronnesse vie fainte;
Il tient, comme par impotence,12763.
De trahison une potence,
Et dans sa manche il a glissé
Un rasoir d'acier aiguisé,
Qu'il fit forger en une forge
Que l'on appelle coupe-gorge.
Ainsi, tous deux clopin-clopant,
Ils s'en allèrent cheminant,
Tant que du castel s'approchèrent,
Et Malebouche rencontrèrent
Qui sur sa porte se tenait
Et tous les passants regardait.
Il voit nos pèlerins qui viennent,
Qui moult benoîtement se tiennent.
LXV
Comme Abstinence et Faux-Semblant
S'en vont, pour le bien de l'Amant,
Saluer le faux Malebouche
Si traître aux bons et si farouche.
Salué l'ont moult humblement;
Abstinence premièrement
Lui souhaite la bienvenue,
Faux-Semblant après le salue.
Il leur rendit tôt leur salut;
Mais confiant point ne se mut,
Car de prime abord leur figure
Lui revint; il crut d'aventure
Qu'Abstinence il connaissait bien
Et de suspect n'aperçut rien,
Ignorant qu'à ce point fût feinte
Sa contenance douce et sainte,
Ains cuidoit qu'el venist de gré;12683.
Mès el venoit d'autre degré,
Et s'ele de gré commença,
Failli li gré dès lors en ça.
Semblant ravoit-il moult véu,
Mais faus ne l'ot pas congnéu:
Faus iert-il, mès de fausseté
Ne l'éust-il jamais reté:
Car li Semblant si fort ovroit,
Que la fausseté li covroit;
Mès s'avant le congnéussiés,
Qu'en ses dras véu l'éussiés,
Bien jurissiés le Roi celestre
Que cil qui devant soloit estre
De la dance li biaus Robins,
Or est devenus Jacobins.
Mès sans faille, c'en est la somme,
Li Jacobin sunt tuit prodomme:
Mauvesement l'ordre tendroient,
Se tel menesterel estoient[46];
Si sunt cordelier et barré[47],
Tout soient-il gros et quarré,
Et sachent tuit li autres freres[48],
N'i a cel qui prodons n'apere.
Mès jà ne verrés d'aparence
Conclurre bonne conséquence,
En nul argument que l'en face,
Se default existence efface:
Tous jors i troverés sophime
Qui la conséquence envenime,
Se vous avés sotilité
D'entendre la duplicité.
Croyant en toute bonne foi12793.
Cet appareil de bon aloi.
Mais ce n'était que comédie;
S'elle fut sincère en sa vie,
Jadis lorsqu'elle commença,
Sa vertu guère ne dura.
Moult souvent il avait vu l'autre;
Pour lui, c'était un bon apôtre,
Et jamais il n'eût soupçonné
Ce papelard de fausseté,
Qui si bien fardait sa figure
Que le masquait son imposture.
Mais qui, avant de l'avoir vu
Sous ce costume, l'eût connu,
Bien jurerait, par Dieu le maître,
Que ce roué qui soulait être
De la danse le beau Robin,
Était devenu Jacobin.
Car, il faut l'avouer, en somme,
Tout Jacobin est honnête homme;
Leur saint ordre ils rabaisseraient
Si tels charlatans se montraient[46b].
De même Cordeliers et Carmes[47b]
Ventrus, carrés et pleins de charmes
Dont nul n'y a, chacun le sait[48b],
Qui d'un saint l'apparence n'ait.
Mais oncques ne doit l'apparence
Conclure à bonne conséquence.
Si vous avez subtilité
D'entendre la duplicité,
Pour nul argument que l'on fasse,
Sans s'arrêter à la surface,
Cherchez quelque défaut voilé;
Toujours votre esprit ébranlé
Quant li pèlerins venu furent12715.
A Male-Bouche où venir durent,
Tout lor hernois moult près d'eus mistrent,
Delez Male-Bouche s'assistrent,
Qui lor a dit: Or ça venés,
De vos noveles m'aprenés,
Et me dites quel achoison
Vous amaine en ceste maison.
Abstinence-Contrainte.
Sire, dist Contrainte-Astenence,
Por faire nostre pénitence
De fin cuer net et enterin
Sommes ci venu pelerin:
Presque tous jors à pié alons,
Moult avons poudreus les talons;
Si sommes endui envoié
Parmi cest pueple dévoié
Donner exemple et préeschier
Por les péchéors péeschier;
Autre peschaille ne volons,
Et por Diex, si cum nous solons,
L'ostel vous volons demander;
Et por vostre vie amander,
Mès qu'il ne vous déust desplaire,
Nous vous vodrions ci retraire
Ung bon sermon à brief parole.
L'Acteur.
Adonc Male-Bouche parole:
En tirera la conséquence12827.
Qu'il faut mépriser l'apparence.
C'est Malebouche qu'ils cherchaient;
Voyant qu'à leur but ils touchaient,
Tout leur harnais près d'eux ils mirent
Et tôt à ses côtés s'assirent.
Lors il leur dit: «Or çà, venez,
De vos nouvelles m'apprenez,
A quelle heureuse circonstance
Dois-je donc votre connaissance?»
Contrainte-Abstinence.
Vous voyez ci deux pèlerins
Voyageants, cœurs loyaux et fins,
Pour faire notre pénitence,
Répondit Contrainte-Abstinence.
A pied presque toujours allons
Et moult poudreux sont nos talons.
En ce pays Dieu nous envoie
Vers ce peuple qui se dévoie,
Pour l'exemple offrir et prêcher
Et tous les pécheurs repêcher,
Nous ne cherchons point d'autre pêche.
Au nom de Dieu, qui nous dépêche,
Le logis venons demander
Et votre existence amender;
Mais voudrions céans vous faire,
Certains de ne pas vous déplaire,
En peu de mots un bon sermon.
L'Auteur.
Adonc Malebouche répond:
Male-Bouche.
L'ostel, dist-il, tel cum véés,12741.
Prenés, jà ne vous iert nées,
Et dites quanqu'il vous plaira,
G'escouterai que ce sera.
Abstinence-Contrainte.
Grant merci, Sire.
L'Acteur.
Adonc commence
Premierement dame Astenence:
LXVI
Comment Abstinence reprouche
Les paroles à Male-Bouche.
Sire, la vertu premeraine,
La plus grant, la plus soveraine
Que nus hons mortiex puisse avoir
Par science ne par avoir,
C'est de sa langue refrener.
A ce se doit chascun pener,
Qu'adès vient-il miex qu'en se taise
Que dire parole mauvaise;
Et cil qui volentiers l'escoute,
N'est pas prodoms, ne Diex ne doute.
Sire, sor tous autres pechiés
De cestui estes entechiés.
Une trufle pieçà déistes,
Dont trop malement mespréistes,
Malebouche.
Notre maison, dit-il, est vôtre,12855.
Prenez-la, n'en cherchez point d'autre,
Et parlez tant qu'il vous plaira,
J'écouterai ce que sera.
Contrainte-Abstinence.
Grand merci, sire.
L'Auteur.
Alors commence
La première dame Abstinence:
LXVI
Comment Abstinence reprend
Malebouche le médisant.
Sire, la vertu primeraine
La plus grand', la plus souveraine
Qu'ici-bas mortel puisse avoir
Ou par science ou par avoir,
Est à qui sa langue refrène.
Que vers ce but chacun se peine,
Car se taire vaut cent fois mieux
Que dire un mot pernicieux,
Et tel qui volontiers l'écoute
N'est pas sage et Dieu ne redoute.
Plus que pas un de ce péché,
Sire, vous êtes entaché;
Or naguère un mensonge dîtes,
Par quoi trop malement honnîtes
D'ung varlet, qui ci repairoit;12763.
Vous déistes qu'il ne queroit
Fors que Bel-Acuel décevoir;
Ne déistes pas de ce voir,
Ains en mentistes, se Dé vient,
N'il ne va mès ci, ne ne vient,
N'espoir jamès ne l'i verrés.
Bel-Acueil en rest enserrés,
Qui avec vous ci se jooit
Des plus biaux geus que il pooit,
Le plus des jors de la semaine,
Sans nule pensée vilaine.
Or ne s'ose mès solacier,
Le varlet avés fait chacier,
Qui se venoit ici déduire.
Qui vous esmut à li tant nuire,
Fors que vostre male pensée
Qui mainte mençonge a pensée?
Ce mut vostre fole loquence
Qui bret et crie, et noise et tence,
Et les blasmes as gens eslieve,
Et les desonore et les grieve
Por chose qui n'a point de prueve,
Fors d'aparence, ou de contrueve.
Dire vous os tout en apert
Qu'il n'est pas voir quanqu'il apert.
Si rest pechiés de controver
Chose qui fait à réprover;
Vous méismes bien le savés,
Por quoi plus grant tort en avés;
Et neporquant il n'i fait force,
Il n'i donroit pas une escorce
De chesne, comment qu'il en soit:
Sachiés que mal n'i pensoit,
Un varlet qui ci demeurait.12877.
Vous avez dit qu'il ne cherchait
Hormis qu'à Bel-Accueil séduire;
Ce n'était pas vérité, sire.
Par Dieu, vous en avez menti,
Car onc ne va ni vient ici,
Jamais ne l'y verrez du reste,
Et Bel-Accueil en prison reste
Qui avec vous ci se jouait
Des plus gentils jeux qu'il pouvait,
Tretous les jours de la semaine,
Sans nulle intention vilaine.
Or il n'ose plus s'amuser;
Le varlet avez fait chasser
Qui se venait ici déduire.
Qui donc vous poussait à lui nuire,
Sinon votre mauvais instinct
Qui a brassé mensonge maint?
Maudit votre fol bavardage,
Qui brait et crie et tance et rage,
Et ne songe qu'aux gens honnir,
Les déshonorer, les salir,
Prônant comme chose accomplie
L'apparence ou la calomnie!
Or je le dis et le soutien
L'apparence ne prouve rien;
C'est donc grand péché que de dire
Chose qui puisse aux autres nuire,
Et vous-même bien le savez,
Partant plus grand tort en avez.
Et néanmoins il n'y fait force,
Et ne donnerait une écorce
Pour qu'il en fût différemment.
Nul mal il n'y pensait vraiment,
Car il i alast et venist,12797.
Nule essoigne ne le tenist.
Or n'i vient mès, n'il n'en a cure,
Se n'est par aucune aventure,
En trespassant, mains que li autre,
Et vous gaitiés lance sus fautre
A ceste porte sans sejor;
Là muse musart toute jor.
Par nuit et par jor i veilliés,
Par droit néant vous traveilliés.
Jalousie, qui s'en atent
A vous, ne vous vaudra jà tant;
Si rest de Bel-Acueil damages,
Qui sans riens acroire est en gages,
Sans forfait en prison demore:
Là languist li chetis, et plore.
Se vous n'aviés plus meffait
Où monde que cestui forfait,
Vous déust-l'en, ne vous poist mie,
Bouter hors de ceste baillie,
Metre en chartre, ou lier en fer,
Vous en irez où puis d'enfer,
Se vous ne vous en repentés.
Malle-Bouche.
Certes, dist-il, vous i mentés;
Mal soiés-vous ores venu.
Vous ai-ge por ce retenu,
Por moi dire honte et ledure?
Par vostre grant malaventure
Me tenissiés-vous por bergier;
Or alés aillors herbergier,
Mais allait, venait d'ordinaire12911.
Sans plus songer à nulle affaire.
Plus n'y vient, si ce n'est, je crois,
Par hasard encor quelquefois,
En passant et moins que personne.
Aussi, franchement, je m'étonne
Comment sans cesse l'œil au guet
Vous attendez lance en arrêt
Tretout le monde en cette place
(Dieu sait pourtant ce qu'il en passe!)
Jour et nuit ainsi vous veillez
Et pour rien vous vous fatiguez.
Jamais ne paiera Jalousie
Pour son bien telle frénésie.
Mais triste est de Bel-Accueil voir
En gage pris sans rien devoir;
L'innocent en prison demeure,
Là languit le chétif et pleure.
Plût à Dieu que n'eussiez méfait
Au monde plus que ce forfait!
On vous devrait, ne vous déplaise,
Décharger du soin qui vous pèse,
Mettre en prison, charger de fers,
Car vous irez au puits d'enfers
Si ne venez à repentance.
Malebouche.
Vous mentez, dit-il, d'assurance;
Mal soyez-vous ici venus!
Vous ai-je pour ce retenus,
Pour me faire une telle injure?
A votre grand' malaventure
Vous m'avez pris pour un berger,
Or allez ailleurs héberger.
Qui m'apelés ci mentéor:12827.
Vous estes dui enchantéor
Que m'estes ci venu blasmer,
Et por voir dire, mesamer.
Alés-vous ore ce querant?
A tous les déables me rent,
Et vous, biau Diex, me confondés,
S'ains que cis chastiaus fust fondés,
Ne passerent jor plus de dis
Qu'en le me dist, et gel' redis,
Et que cil la Rose besa,
Ne sai se plus s'en aésa;
Porquoi me féist-l'en acroire
La chose, s'el ne fust voire?
Par Diex, ge dis et redirai,
Et croi que jà n'eu mentirai,
Et cornerai à mes buisines,
Et as voisins et as voisines,
Comment par ci vint et par là.
L'Acteur.
Adonques Faus-Semblant parla:
LXVII
Comment Malle-Bouche escouta
Faux-Semblant, qui tost le mata.
Sire, tout n'est pas évangile
Quanque l'en dit aval la vile:
Or n'aiés mie oreilles sordes,
Et ge vous pruef que ce sunt bordes[49].
Vous savés bien certainement
Que nus n'aime enterinement,
Vous qui me venez à cette heure12943.
Honnir jusque dans ma demeure,
Voire me traiter de menteur,
Vous faites métier d'enchanteur.
Au fait, que voulez-vous prétendre?
A tous les diables me veux rendre,
Et vous, beau Dieu, me confondez,
Si, avant tous ces murs fondés,
Ne passa plus d'une semaine
Que j'appris de façon certaine
Qu'un baiser de la Rose il prit;
Ne sais si plus il en jouit.
Pourquoi me l'eût-on fait accroire
Si le fait n'eût été notoire?
Par Dieu, je dis et cornerai
(Et ce faisant ne mentirai),
A grand bruit, non pas en sourdine,
A chacun voisin et voisine,
Comment il vint par ci par là.
L'Auteur,
Lors ainsi Faux-Semblant parla:
LXVII
Comment Malebouche écouta
Faux-Semblant qui tôt le mata.
Sire, tout n'est pas évangile
Ce qu'on dit en bas par la ville,
Ce sont bourdes pures; ouvrez.
Sans plus l'oreille et le verrez.
Est-il besoin que je le die?
Vous le savez, nul n'aime mie
Por tant qu'il le puisse savoir,12855.
Tant ait en li poi de savoir,
Homme qui mesdie de lui.
Et si rest voirs, s'onques le lui,
Tuit amant volentiers visitent
Les leus où lor amors habitent;
Cis vous honore, cis vous aime,
Cis son très-cher ami vous claime:
Cis par-tout là où vous encontre,
Belle chiere et lie vous monstre,
Et de vous saluer ne cesse.
Si ne vous fait pas ci grant presse,
N'estes pas trop par lui lassés;
Li autre i viennent plus assés.
Sachiés, se ses cuers l'en pressast,
A la Rose, il s'en apressat,
Et ci sovent le véissiés,
Voire prové le préissiés,
Qu'il ne s'en péust pas garder,
S'en le déust tout vif larder:
Il ne fust or mie en ce point.
Donc sachiés qu'il n'i bée point;
Non fait Bel-Acueil vraiement,
Tant en ait-il mal paiement.
Par Diex, s'andui bien le vosissent,
Maugré vous la Rose coillissent.
Quant du valet mesdit avés
Qui vous aime, bien le savés,
Sachiés, s'il i éust béance,
Jà n'en soiés en mescreance,
Jamès nul jor ne vous amast,
Ne ses amis ne vous clamast;
Et vosist penser et veillier
Au chastel prendre et essillier,
L'homme qui dit du mal de lui,12971.
S'il advient qu'il en soit instruit,
Tant peu qu'il ait d'intelligence.
Puis d'avoir lu j'ai souvenance
Qu'amoureux visitent toujours
Les lieux où gîtent leurs amours.
Or lui, partout où vous rencontre,
Visage aimable et gai vous montre,
Vous honore et vous aime aussi,
Vous nomme son très-cher ami
Et de vous saluer ne cesse.
Il ne vous fait pas grande presse
Et ne vous a jamais lassé,
D'autres y viennent plus assé.
Si son cœur battait pour la Rose,
Il y viendrait bien, je suppose,
Et souvent ici le verriez,
Voire prouvé le prendriez;
Dût-il brûler tout vif, quand même
Il voudrait voir l'objet qu'il aime.
En vint-il jamais en ce point?
Nenni; donc il n'y songe point
Et Bel-Accueil pas davantage,
A qui par grand deuil et dommage
Vous le faites trop cher payer.
Par Dieu, s'ils voulaient essayer,
Tous deux auraient, n'en doutez mie,
Malgré vous la Rose cueillie.
Quand du varlet médit avez
Qui vous aime, bien le savez,
Jamais, ayez-en l'assurance,
Si telle fût son espérance,
Nul jour il ne vous eût aimé,
Ni son ami partout clamé.
S'il fust voirs, car il le séust,12889.
Qui que soit dit le li éust.
De soi le pooit-il savoir,
Puis qu'accès n'i poïst avoir
Si cum avant avoit éu?
Tan tost l'éust aparcéu.
Or le fait-il tout autrement,
Donc avés-vous outréement
La mort d'enfer bien deservie,
Qui tel gent avés aservie.
L'Acteur.
Faus-Semblant ainsinc le li prueve.
Cil ne set respondre à la prueve,
Et voit toutevois aparance,
Près qu'il n'en chiet en repentance,
Et lor dit:
Malle-Bouche.
Par Diex, bien puet estre:
Semblant, ge vous tiens à bon mestre,
Et Astenance moult à sage:
Bien semblés estre d'ung corage.
Que me loés-vous que je face?
Faux-Semblant.
Confez serés en ceste place,
Et ce pechié sans plus dirés,
De cestui vous repentirés;
Car ge sui d'Ordre, et si sui prestre,
De confessier le plus haut mestre
Il n'eût songé qu'au castel prendre,13005.
Démolir et réduire en cendre,
Si c'était vrai, car il l'apprit,
Qui que ce soit qui le lui dît.
C'était du reste assez visible,
Puisqu'est céans inaccessible
Le lieu qu'il visitait avant,
Bien l'eût-il aperçu partant.
Or il fait juste le contraire.
La mort d'enfer, male vipère,
Vous avez donc bien mérité
Pour l'avoir tant persécuté.
L'Auteur.
Faux-Semblant ainsi le lui prouve,
Et lui qui réponse ne trouve
A l'évidence alors se rend,
Si bien que déjà se repent
Et dit:
Malebouche.
Par Dieu, c'est vrai peut-être;
Semblant, je vous tiens pour bon maître
Et Abstinence votre sœur
Pour sage; on dirait un seul cœur.
Voyons, que faut-il que je fasse?
Faux-Semblant.
Confessez-vous en cette place;
Ce péché sans plus me direz
Et puis vous en repentirez.
Car moi, je suis ordonné prêtre,
Des confesseurs le plus haut maître
Qui soit, tant cum li mondes dure;12913.
J'ai de tout le monde la cure.
Ce n'ot onques prestres curés,
Tant fust à s'eglise jurés;
Et si ai, par la haute Dame,
Cent tans plus pitié de vostre ame,
Que vos prestres parochiaus,
Jà tant n'iert vostre especiaus.
Si rai-ge ung moult grant avantage,
Prélat ne sunt mie si sage
Ne si letré de trop com gié.
J'ai de divinité congié,
Voire par Diex, pieçà l'éu,
Por confessier m'ont esléu
Li meillor qu'en puisse savoir
Par mon sens et par mon savoir.
Se vous volés ci confessier,
Et ce pechié sans plus lessier,
Sans faire-en jamès mencion,
Vous aurés m'asolucion.
LXVIII
Comment la langue fut coupée,
D'un rasouer, non pas d'une espée,
Par Faulx-Semblant à Male-Bouche,
Dont il cheut mort comme une souche.
L'Acteur.
Male-Bouche tantost s'abesse,
Si s'agenoille et se confesse,
Qui soit dans l'univers entier;13031.
Sur tout le monde dois veiller.
Ce ne sont pas, quoi qu'on en dise,
Voués tant soient-ils à l'Église
Par serment, vos pauvres curés
Qui sont de tels droits honorés;
Et j'ai, par notre sainte Dame,
Cent fois plus pitié de votre âme
Que ces chétifs paroissiens,
Leurs pouvoirs ne valent les miens.
Et j'ai sur eux grand avantage,
Car il n'est de prélat si sage
Ni si lettré comme je suis.
Docteur de l'Église depuis
Moult longtemps, à me reconnaître
On se plaît pour le plus grand maître
A confesser qu'on puisse voir,
Pour mon grand sens et mon savoir.
Ouvrez-moi votre conscience;
Repentez-vous de votre offense,
Et plus n'en sera mention
Après mon absolution.
LXVIII
Comment d'un rasoir Faux-Semblant,
Et non d'un glaive, prestement
Coupe la langue à Malebouche
Qui tombe mort comme une souche.
L'Auteur.
Lors Malebouche se baissa,
A deux genoux se confessa
Car verais repentans ja iert,12939.
Et cil par la gorge l'aiert,
A deus poins l'estraint, si l'estrangle
Si li a toluë la jangle;
La langue à son rasoer li oste.
Ainsinc chevirent de lor oste,
Ne l'ont autrement enossé,
Puis le tumbent en ung fossé;
Sans deffense la porte quassent,
Quassée l'ont, outre s'en passent.
Si troverent leans dormans
Trestous les sodoiers Normans,
Tant orent béu à guersai[50].
Du vin que ge pas ne versai:
Eus méismes l'orent versé
Tant que tuit furent enversé:
Ivres et dormans les estranglent,
Jà ne seront mès tex qu'il janglent.
LXIX
Comment Faulx-Semblant, qui conforte:
Maint Amant, passa tost la porte
Du chastel, avecques sa mie,
Aussi Largesse et Courtoisie.
Ez-vous Cortoisie et Largece
La porte passent sans parece:
Si sunt là tuit quatre assemblé,
Repostement et en emblé.
La vielle qui ne s'en gardoit,
Qui Bel-Acueil pieça gardoit,
Ont tuit quatre ensemble véuë:
De la tor estoit descenduë,
Vraiment repentant de sa faute.13059.
Semblant à la gorge lui saute,
Son caquet rabat à deux poings
En l'étranglant, ni plus ni moins,
Et sa langue du rasoir ôte.
Après avoir ainsi leur hôte
Sans plus de façon terrassé,
Ils le jettent dans le fossé,
Sans défense la porte cassent
Et, quand fut cassée, outrepassent.
Tretous étaient léans dormants
Ivres-morts les soudards normands;
A tire-larigot tant burent[50b].
De vin, que tous renversés furent;
Ce n'est pas moi qui leur versai,
Eux-mêmes se l'étaient versé.
En leur sommeil il les égorgent,
Crainte n'est que mensonges forgent.
LXIX
Comment avecque son amie
Et puis Largesse et Courtoisie,
Passe la porte Faux-Semblant
Qui reconforte maint amant.
Soudain Courtoisie et Largesse
La porte passent sans paresse;
Ils se sont tous quatre assemblés,
Puis en silence faufilés.
Ensemble ils ont la Vieille vue
Du haut de sa tour descendue,
Qui Bel-Accueil léans gardait.
De rien elle ne se doutait
Si s'esbatoit parmi le baile;12969.
D'un chaperon en leu de vaile,
Sor sa guimple ot covert sa teste.
Contre li corurent en heste,
Si la vous assallent tuit quatre.
El ne se volt pas faire batre,
Quant les vit tous quatre assemblés:
La Vieille.
Par foi, dist-ele, vous semblés
Bonne gent, vaillant et cortoise:
Or me dites, sans faire noise,
Si ne me tiens-ge pas por prise,
Que querez en ceste porprise.
Les quatre respondent:
Por prise, douce mere tendre!
Nous ne venons pas por vous prendre,
Mès solement por vous véoir;
Et s'il vous puet plaire et séoir,
Nos cors offrir tout plenement
A vostre douz commandement,
Et quanque nous avons vaillant,
Sans estre à nul jor deffaillant:
Et s'il vous plesoit, douce mere,
Qui ne fustes onques amere,
Requerre vous qu'il vous pléust,
Sans ce que nul mal i éust,
Que plus laiens ne languissist
Bel-Acuel, ainçois s'en issist
O nous ung petitet joer,
Sans ses pieds gaires emboer;
Et s'ébattait en la clôture,13089.
Portant pardessus sa coiffure
Au lieu de voile un chaperon.
Courant sus à la laideron,
Ils vous l'assaillent tous les quatre.
Ne voulant pas se faire battre,
Quand les vit tous quatre assemblés:
La Vieille.
Ma foi, dit-elle, vous semblez
Bonne gent vaillante et courtoise.
Or dites-moi, sans faire noise
(Car pour prise à vous ne me rends),
Ce que venez chercher céans.
Les quatre répondent.
Pour prise, douce mère tendre!
Nous ne venons pas pour vous prendre,
Mais pour vous voir tout à loisir,
Et, si tel est votre plaisir,
Nos cœurs offrir sans artifice
Tout entiers à votre service
Et tout ce que nous possédons,
Jamais nous ne vous trahirons:
Et, s'il vous plaisait, douce mère
Qui jamais ne fûtes amère,
Humbles venons vous requérir,
Sans qu'il vous pût mal advenir,
Que plus en la tour ne languisse
Bel-Accueil, mais descendre puisse
Un petitet se réjouir
Avec nous sans ses pieds salir.
Ou voilliés au mains qu'il parole12997.
A ce valet une parole,
Et que li uns l'autre confort,
Ce lor sera moult grant confort,
Ne gaires ne vous coustera;
Et cil vostre homs-lige sera,
Neis vostre serf, dont vous porrés
Faire tout quanque vous vorrés,
Ou vendre, ou pendre, ou mehaignier.
Bon fait ung ami gaaigner,
Et vez ci de ses joélés;
Cest fermail et ces anelés
Vous donne, voire ung garnement
Vous donra-il prochainement.
Moult a franc cuer, cortois et large,
Et si ne vous fait pas grant charge:
De li estes forment amée,
Et si n'en serez jà blasmée,
Qu'il est moult sages et celés.
Si prions que vous le celés
Ou qu'il i aut sans vilenie,
Si li aurés rendu la vie.
Et maintenant ce chapelet
De par li de flors novelet,
S'il vous plest, Bel-Acueil portés,
Et de par li le confortés,
Et l'estrenés d'ung biau salu:
Ce li aura cent mars va lu.
La Vieille respond.
Se Dieu m'aïst, s'estre péust
Que Jalousie nel' séust,
Or daignez qu'au moins à sa guise13117.
Un mot à ce varlet il dise;
L'un l'autre ils se conforteront,
Et grand bonheur ils goûteront
Sans qu'il vous coûte rien. Que dis-je?
Il sera, lui, votre homme-lige
Et votre serf, dont vous pourrez
Faire tout ce que vous voudrez,
Ou vendre, ou maltraitrer, ou pendre.
Bon fait gagner un ami tendre.
Tenez, voici de ses joyaux,
Un beau fermail et des anneaux;
Bientôt encore une parure
Il vous donnera, soyez sûre.
Franc cœur, généreux, obligeant,
Pour vous il n'est guère exigeant,
Car vous en êtes bien aimée
Et de ce ne serez blâmée,
Car il est moult sage et discret.
Guidez donc ses pas en secret,
Ou qu'il entre sans vilenie,
Vous lui aurez rendu la vie.
De fraîches fleurs ce chapelet
Maintenant, au nom du varlet,
A Bel-Accueil portez, ma chère,
Consolez sa douleur amère
Et l'étrennez d'un beau salut.
Plus heureux sera que s'il eût
Cent marcs trouvés, je vous le jure.
La Vieille répond.
Dieu m'assiste! si d'aventure,
Mes bons amis, possible fût,
Dit la Vieille, que ne le sût
Et que jà blasme n'en oïsse,13027.
Dist la vielle, bien le féisse;
Mais trop est malement janglerres
Male-Bouche li fléutieres.
Jalousie l'a fait sa gaite,
C'est cil qui trestous nous agaite:
Cil bret et crie sans deffense
Quanqu'il set, voire quanqu'il pense,
Et contrueve néis matire,
Quant il ne set de qui mesdire.
S'il en devoit estre pendus,
N'en seroit-il jà deffendus.
S'il le disoit à Jalousie,
Li lerres, il m'auroit honnie.
Les quatre respondent.
De ce, font-il, n'estuet douter,
Jamès n'en puet rien escouter,
Ne véoir en nule maniere;
Mors gist là hors en leu de biere
En ces fossés gole baée.
Sachiés, se n'est chose faée[51],
Jamès d'eus deus ne janglera,
Car il ne resuscitera,
Se déables n'i font miracles
Ou par venins ou par triacles;
Jamès ne les puet encuser.
La Vieille respond:
Donc ne quiers-ge jà refuser,
Dist la vielle, vostre requeste,
Mès dites-li que il se heste.
Jamais la fière Jalousie13149.
Et que point n'eusse d'avanie,
Bien le ferais; mais j'ai trop peur
De Malebouche le flûteur.
C'est l'espion de Jalousie,
C'est lui, qui tretous nous épie,
Tout à son aise chante et brait
Ou ce qu'il pense pu ce qu'il sait;
Il invente même ses dire
Quand il ne sait de qui médire.
Par moi, dût-il être pendu,
Certe il ne serait défendu.
Mais, s'il le dit à Jalousie,
Le larron, je serai honnie.
Les quatre répondent.
Ceci n'est point à redouter,
Font-ils; plus ne peut écouter
Ni rien voir en nulle manière;
Car il gît mort, au lieu de bière,
Gueule béante, en ce fossé.
S'il n'est sorcier et renforcé[51b],
Et si diables n'y font miracles
Ou par venins ou thériacles,
Jamais plus il ne médira;
Car il ne ressuscitera.
Ne craignez point qu'il vous accuse.
La Vieille répond:
S'il est ainsi, plus ne refuse,
A vos prières je me rends.
Mais qu'il, ne perde pas de temps,
Ge li troveré bien passage,13055.
Mès n'i parost mie à outrage,
Ne n'i demeurt pas longuement
Et viengne trop celéement,
Quant ge le li ferai savoir;
Et gart sor cors et sor avoir
Que nus hons ne s'en aparçoive,
Ne riens n'i face qu'il ne doive,
Bien die sa volenté toute.
Les quatre.
Dame, ainsi fera-il, sans doute,
Font cil.
L'Acteur.
Et chascuns l'en mercie:
Ainsinc ont ceste euvre bâtie.
Mès comment que la chose soit,
Faus-Semblant qui aillors pensoit,
Dist à voiz basse à soi méisme:
Faux-Semblant.
Se cil por qui nous empréismes,
Ceste euvre, de riens me créust,
Puisque d'amer ne recréust,
S'ous ne vous i acordissiés,
Jà gueres n'y gaaingnissiés[52]
Au loing aler, mien escient,
Qu'il i entrast en espiant,
S'il en éust et tens et leu.
L'en ne voit pas tous jors le leu,
Je lui trouverai bien passage.13177.
Mais qu'en paroles il soit sage
Et n'y demeure longuement.
Qu'il vienne donc discrètement
Sitôt que je lui ferai dire
L'heure où doit finir son martyre.
Mais, par Dieu, s'il tient à ses jours,
A son avoir, à ses amours,
Qu'il ne fasse rien qu'il ne doive,
Surtout que nul ne l'aperçoive.
Qu'il ordonne, on obéira.
Les quatre répondent.
Dame, ainsi sans doute il fera,
Font-ils.
L'Auteur.
Chacun l'en remercie.
Ainsi fut leur œuvre bâtie.
Mais quoi qu'il en fût, Faux-Semblant,
Dont les pensers allaient trottant,
Se dit en lui-même à voix basse:
Faux-Semblant.
Puisque d'aimer il ne se lasse,
Si celui pour qui nous avons
Entrepris l'œuvre, mes leçons
Écoutait, vous auriez beau faire,
Certes vous n'attendriez guère,
Si je m'y connais bien, avant
Qu'il n'y entrât en épiant,
S'il en eût temps et lieu, ma vieille.
Combien qu'au pâturage on veille,
Ains prent bien où tart la berbis,13079.
Tout la gart-l'en par les herbis.
Une hore alissiés au mostier,
Vous i demorastes moult yer;
Jalousie qui si le guile,
Ralast espoir hors de la vile;
Où que soit convient-il qu'il aille,
Il venist lors en ripostaille,
Ou par nuit devers les cortiz[53]
Seus, sans chandele et sans tortiz;
Se n'iert d'amis qui le guetast,
Espoir si l'en amonestast;
Par confort tost le conduisist,
Mès que la lune ne luisist:
Car la lune, par son cler luire,
Seult as amans mainte fois nuire.
Ou il entrast par les fenestres,
Qu'il set bien de l'ostel les estres,
Par une corde s'avalast,
Ainsinc i venist et alast.
Bel-Acueil, espoir, descendist
Es cortiz où cil l'atendist,
Ou s'enfoïst hors du porpris
Où tenu l'avés maint jor pris,
Et venist au valet parler,
S'il à li ne poïst aler;
Ou quant endormis vous séust,
Se tens et leu avoir péust,
Les huis entr'overs li lessast:
Ainsinc du bouton s'apressast
Li fins Amans qui tant i pense,
Et le coillist lors sans deffence;
S'il poïst par nule manire.
Les autres portiers descomfire.
On ne voit pas toujours le loup,13203.
C'est sur le tard qu'il fait son coup.
Quelque jour irez à l'église,
Je vous y vis hier assise,
Ou Jalousie, un beau moment,
Qui lui cause si dur tourment,
Sortira dehors de la ville.
Il faudra lors qu'il se faufile
Par les derrières et sans bruit,
Ou bien en tapinois la nuit,
Tout seul, sans torche ni chandelle;
A moins que n'aille en sentinelle
Se mettre un ami pour guetter,
Qui se veuille au projet prêter,
Et qui droit au but le conduise.
Mais que la lune point ne luise,
Car la lune par sa clarté
A maint amant déconcerté.
Lors entrerait par les fenêtres,
Connaissant de l'hôtel les êtres,
Puis d'une corde descendrait
Et partout irait et viendrait.
Ou bien il s'en irait attendre
Au courtil Bel-Accueil descendre,
Qui sortirait lors du pourpris,
Où l'avez tenu maint jour pris,
Pour le varlet voir et entendre
Qui près de lui ne peut se rendre.
Ou bien encore Bel-Accueil,
Sitôt que vous auriez clos l'œil,
Saisirait le moment propice
Et vitement à son complice
La porte ouverte laisserait.
Lors du bouton s'approcherait
L'Amant.
Et ge qui gueres loing n'estoie,13113.
Me pensai qu'ainsinc le feroie,
Se la Vielle me vuet conduire,
Ce ne me doit grever ne nuire;
Et s'el ne vuet, g'i enterrai
Par là où miex mon point verrai,
Si cum Faus-Semblant l'ot pensé:
Du tout m'en tieng à son pensé.
L'Acteur.
La Vielle illec plus ne sejorne,
Le trot à Bel-Acueil retorne,
Qui la tor outre son gré garde,
Car bien se soffrist de tel garde.
Tant va, qu'ele vient à l'entrée
De la tor, où tost est entrée.
Les degrés monte liement,
Au plus qu'el pot hativement,
Si li trembloient tuit li membre:
Bel-Acueil quiert de chambre en chambre,
Qui s'iert as karniaus apuiés
De la prison, tous ennuiés;
Pensif le trueve et triste et morne,
De li réconforter s'atorne.
La Vieille.
Biaus filz, dist-ele, moult m'esmoî
Quant vous truis en si grant esmoi:
Le fin amant, qui tant y pense,13237.
Et le cueillerait sans défense,
S'il pouvait par aucuns moyens
Déjouer les autres gardiens.
L'Amant.
Quant à moi qui loin n'étais guère,
Je pensai qu'ainsi pourrais faire
Si la Vieille me conduisait,
Ce qui point ne me grèverait;
Ou sinon j'entrerai quand même,
Usant de quelque stratagême,
Comme Faux-Semblant l'a pensé,
Car je le tiens pour moult sensé.
L'auteur.
La Vieille là plus ne séjourne,
Le trot à Bel-Accueil retourne,
Car la tour garde à contre-cœur,
Et trop lui pèse ce labeur.
Tant va, qu'elle arrive à l'entrée
De la tour où elle est entrée.
Les degrés monte allègrement,
Le plus qu'elle peut vitement,
Tant que lui tremble chaque membre,
Et Bel-Accueil de chambre en chambre
Cherche en vain, qui tout ennuyé
Sur les crénéaux s'est appuyé
Morne et pensif, l'âme abattue.
De l'égayer lors s'évertue:
La Vieille.
Beau fils, dit-elle, quand vous voi
Si triste, suis en grand émoi.
Dites-moi quiex sunt cil pensé,13137.
Car se conseillier vous en sé,
Jà ne m'en verrés nul jor faindre.
L'Acteur.
Bel-Acueil ne s'ose complaindre,
Ne dire li quoi ne comment,
Qu'il ne set s'el dit voir ou ment.
Tretout son penser li nia,
Que point de séurté n'i a;
De riens en li ne se fioit,
Néis ses cuers la deffioit,
Qu'il ot paoreux et tremblant,
Mès n'en osoit monstrer semblant,
Tant l'avoit tous jors redotée,
La pute vielle radotée.
Garder se volt de mesprison,
Qu'il a paor de traïson;
Ne li desclot pas sa mesaise,
En soi méismes se rapaise,
Par semblant li fait lie chiere.
Bel-Acueil.
Certes, fait-il, ma dame chiere,
Combien que mis sus le m'aiés,
Ge ne sui de riens esmaiés,
Fors sans plus de vostre demore;
Sans vous envis ceans demore,
Car en vous trop grant amor é.
Où avés-vous tant demoré?
La Vieille.
Où? par mon chief, tost le saurés,
Et du savoir grant joie aurés,
Dites-moi quelle est votre peine13265.
Et si je puis, rien n'est qui tienne,
Tout ferai pour vous conforter.
L'Auteur.
Bel-Accueil n'ose l'écouter
Et ne sait quoi ni comment faire,
Ni s'elle est menteuse ou sincère.
Donc tout son penser lui nia
Car nulle sûreté n'y a
Et point en elle ne se fie.
Voire son cœur moult s'en défie;
Mais il n'ose en montrer semblant
Et reste peureux et tremblant,
Tant lui fut toujours redoutée
La vieille pute radotée.
Garder s'en veut de tout soupçon,
Car il a peur de trahison;
Il lui cache son grand mésaise;
Puis en soi-même se rapaise
Et bon visage lui faisant:
Bel-Accueil.
Dame chère, dit-il, vraiment,
Malgré ce que votre cœur pense,
Je ne suis que de votre absence
En ce moment triste et confus;
Contrit suis quand ne vous vois plus
Car trop vous aime d'amour tendre.
Mais pourquoi tant vous faire attendre?
La Vieille.
Pourquoi? Par Dieu, votre le sauréz
Et grand plaisir vous en aurez,
LXX
Comment la Vieille à Bel-Acueil,13165.
Pour le consoler en son dueil,
Luy dist de l'Amant tout le fait,
Et le grant dueil que pour luy fait.
Se proz estes, vaillans et sages,
Car en leu d'estranges messages,
Le plus cortois valés du monde,
Qui de toutes graces habonde,
Qui plus de mil fois vous saluë,
Car gel' vi ore en cele ruë,
Si cum il trespassoit la voie,
Par moi ce chapel vous envoie:
Volentiers, ce dit, vous verroit,
Jamès plus vivre ne querroit,
N'avoir ung seul jor de santé,
Se n'iert par vostre volenté,
Se le gart Diex et sainte Fois,
Mès qu'une toute seule fois
Parler à vous, ce dist, péust
A loisir, mès qu'il vous pléust.
Por vous sans plus aime-il sa vie,
Tous nus vodroit estre à Pavie,
Par tel convent qu'il séust faire
Chose qui bien vous péust plaire;
Ne li chaudroit qu'il devenist,
Mès que près de li vous tenist.
L'Auteur.
Bel-Acueil enquiert toutevoie
Qui cil est qui ce li envoie,
LXX
Comment la Vieille à Bel-Accueil,13293.
Pour le consoler en son deuil,
De l'Amant tout le fait lui conte
Et le deuil qui pour lui le dompte.
Si vous êtes sage et vaillant;
Car par mes soins en cet instant
Le plus courtois varlet du monde
Et chez qui toute grâce abonde,
Qui vous fait mille beaux saluts
(Car en chemin je l'aperçus
Comme il passait en cette voie),
Ce gentil chapel vous envoie:
«Volontiers, dit-il, vous verrait,
Jamais vivre plus ne voudrait
Si ce n'est pour tout le jour faire
Chose qui moult vous pourrait plaire,
Et n'avoir nul jour de santé,
Sinon par votre volonté.
Pour vous sans plus aime la vie,
Tout nu voudrait être à Pavie;
Mais qu'une toute seule fois,
Si Dieu le garde et sainte Fois,
Vous parler il puisse à son aise.
M'a-t-il dit, pourvu qu'il vous plaise,
Et peu lui chaut que devenir
S'il peut près de lui vous tenir.»
L'Auteur.
Bel-Accueil toutefois demande
De qui lui vient si belle offrande;
Ains qu'il reçoive le present,13193.
Por ce que doutable le sent,
Qu'il péust de tel leu venir
Qu'il nel' vosist pas retenir.
Et la Vielle, sans autre conte,
Toute la vérité li conte.
La Vieille.
C'est le valés que vous savés,
Dont tant oï parler avés,
Por qui pieçà tant vous greva,
Quant le blasme vous aleva
Feu Male-Bouche de jadis:
Jà n'aille s'ame en paradis!
Maint prodomme a desconforté,
Or l'en ont déables porté,
Qu'il est mors, eschapés li sommes,
Ne pris mès sa jangle deus pommes;
A tous jors en sommes délivre;
Et s'il pooit ores revivre,
Ne vous porroit-il pas grever,
Tant vous séust blasme eslever:
Car ge sai plus qu'il ne fist onques.
Or me créés, et prenés donques
Cest chapel, et si le portés;
De tant au mains le confortés.
Qu'il vous aime, n'en doutés mie,
De bonne amor sans vilenie;
Et s'il à autre chose tent,
Ne m'en desclot-il mie tant,
Mès bien vous i poés fier.
Vous li resaurez bien nier,
S'il requiert, chose qu'il ne doive.
S'il fait folie, si la boive;
Car de tel lieu pourrait venir13323.
Qu'il ne la pût bien accueillir,
Et la Vieille sans autre conte
Toute la vérité lui conte.
La Vieille.
C'est du varlet que vous savez
Dont tant ouï parler avez,
Pour qui vous fit tant de misère,
Quand vous eut déclaré la guerre,
Feu Malebouche de jadis.
Son âme n'aille en paradis!
Il a décrié maints prud'hommes;
Mais ses dits ne prise deux pommes,
Car les diables l'ont emporté.
Il est mort, pour l'éternité,
Nous pouvons braver sa colère;
Car s'il revenait sur la terre,
Il ne pourrait plus vous grever,
Ni contre vous blâme élever,
Car j'en sais plus-qu'il n'en sut oncques.
Or me croyez et prenez doncques
Ce chapelet et le portez,
Et de si peu le confortez.
Il vous aime, n'en doutez mie,
De bonne amour sans vilenie.
S'il pense autre chose obtenir,
Il n'osa son cœur m'en ouvrir;
Or s'il veut chose qu'il ne doive,
S'il fait sottise, qu'il la boive,
Car bien sauriez lui dénier;
Mais en lui pouvez vous fier.
Si n'est-il pas fox, mès est sages,13225.
C'onc par li ne fu fais outrages,
Dont ge le pris miex et si l'ains,
N'il ne sera jà si vilains
Qu'il de chose vous requéist
Qui à requierre ne féist.
Loiaus est sor tous ceus qui vivent;
Cil qui sa compaignie sivent,
L'en ont tous jors porté tesmoing:
Et ge méismes le tesmoing.
Moult est de meurs bien ordenés,
Onc ne fut homs de mere nés
Qui de li nul mal entendist,
Fors tant cum Male-Bouche en dist.
S'a-l'en jà tout mis en oubli,
Ge méismes par poi l'obli,
Ne me sovient plus des paroles,
Fors qu'els furent fauces et foles,
Et li lerres les controva,
Qui onques bien ne se prova.
Certes bien sai que mort l'éust
Li valés, se riens en séust,
Qu'il est preus et hardis, sans faille:
En cest païs n'a qui le vaille,
Tant a le cuer plain de noblece;
Il sormonteroit de largece
Le roi Artus, voire Alixandre,
S'il éust autant à despendre
D'or et d'argent comme cil orent,
Onques cil tant donner ne sorent,
Que cil cent tans plus ne donnast;
Par dons tout le monde estonnast,
Se d'avoir éust tel planté,
Tant a bon cuer en soi planté;
Il n'est pas fou, mais il est sage,13351.
Par lui ne fut fait nul outrage;
C'est pourquoi tant je l'aime enfin.
Il ne sera pas si vilain
Que d'oser faire une prière
Qu'honnête homme ne puisse faire;
Car nul n'est plus loyal que lui,
Moi-même en témoigne aujourd'hui,
Et tretous ceux qui le connaissent
Le témoignent et le confessent.
Il est de murs bien ordonné,
Et nul homme de mère né
N'entendit sur lui rien de louche,
Fors ce qu'en a dit Malebouche
Que tout le monde a oublié;
Et moi-même plus d'à moitié
Ne me souviens de ses paroles,
Sauf qu'elles sont fausses et folles,
Car le larron les controuva
Qui jamais bon ne se prouva.
S'il en avait eu connaissance,
Le varlet l'aurait, sans doutance,
Mis à mort, car plus preux ne vis
Ni plus hardi dans le pays,
Tant a le cœur plein de noblesse.
Il surmonterait en largesse
Le roi Artus, voire le grand
Alexandre, s'il avait tant
D'or et d'argent comme ils en eurent.
Oncques tant donner ils ne surent
Que lui cent fois plus n'en donnât
Et par dons le monde étonnât,
S'il eût d'avoir telle abondance,
Tant son cœur a de bienveillance;
Nel' puet nus de largece aprendre.13259.
Or vous lo ce chapel à prendre,
Les flors en olent miex que basme.
L'Acteur.
Par foi, g'en craindroie avoir blasme,
Dist Bel-Acueil qui tout fremist,
Et tremble, et tressaut, et gemist,
Rougist, palist, pert contenance;
Et la Vielle es poins le li lance,
Et li vuet faire à force prendre,
Car cil n'i osoit la main tendre,
Ains dist por soi miex escuser,
Que miex li vient à refuser.
Si le vosist-il jà tenir,
Que qu'il en déust avenir.
Bel-Acueil.
Moult est biaus, fait-il, li chapiaus,
Mès miex me vendroit mes drapiaus
Avoir tous ars et mis en cendre,
Que de par li l'osasse prendre.
Mès or soit posé que gel' praingne,
A Jalousie la grifaingne
Que porrions-nous ore dire?
Bien sai qu'ele esrageroit d'ire,
Et sor mon chief le descirra
Pièce à pièce, et puis m'occirra,
S'el set qu'il soit de-là venus.
Or serai pris, et pis tenus
Qu'onques en ma vie ne fui;
Ou se ge li eschappe et fui,
Quel part m'en porrai-ge foïr?
Tout vif me verrés enfoïr,
Nul ne l'égale sur ce point.13385.
Ce chapel ne refusez point,
Les fleurs sentent mieux que dictame.
L'Auteur.
Non, car j'en craindrais avoir blâme,
Dit Bel-Accueil, qui tout frémit
Et tremble, et tressaille, et gémit,
Rougit, pâlit, perd contenance;
Et la Vieille aux poings le lui lance
Et veut de force lui donner,
Car la main il n'ose y tourner,
Et répond, cherchant une excuse:
«Il vaut mieux que je le refuse.»
Mais le voudrait déjà tenir,
Quoiqu'il en dût puis advenir.
Bel-Accueil.
Moult est beau, fait-il, sur mon âme,
Le chapel; mais pour moi, dame,
Mieux vaudrait avoir mes habits
Tretous brûlés que l'avoir pris.
Car soit posé que je le prenne,
Que dirons-nous à la vilaine
Jalousie? Elle enragera
Et d'ire le déchirera
Sur mon chef, bien sûr, pièce à pièce;
Et puis m'occira, la traîtresse,
Sachant qu'il m'est de là venu,
Ou serai pris et plus tenu
Que ne fus oncques en ma vie:
Soit posé que m'échappe et fuie
En quel lieu pourrai-je m'enfuir?
Tout vif me verrez enfouir
Se ge sui pris après la fuite;13289.
Si croi-ge que j'auroie suite,
Si seroie pris en fuiant,
Tout li monde m'iroit huiant.
Nel' prendrai pas.
La Vieille.
Si ferés, certes:
Jà n'en aurés blasme ne pertes.
Bel-Acueil.
Et s'ele m'enquiert dont ce vint?
La Vieille.
Responses aurés plus de vint.
Bel-Acueil.
Toutevois s'el le me demande,
Que puis-ge dire à sa demande?
Se g'en sui blasmé ne repris,
Où diré-ge que ge le pris?
Car il le me convient respondre,
Ou aucune mensonge espondre.
S'el le savoit, ce vous plevis,
Mieulx vodroie estre mors que vis.
La Vieille.
Que vous direz? se nel' savez,
Se meillor response n'avez,
Dites que ge le vous donné:
Bien savés que tel renon é,
Que n'aurés blasme ne vergoigne
De riens prendre que ge vous doigne.
Si je suis pris après ma fuite,13415.
Car j'aurais, je crois, bonne suite
Et tôt serais pris en fuyant,
Tout le monde m'irait huant.
Non, je ne puis.
La Vieille.
Vous le prendrez, certe,
Et n'en aurez blâme ni perte.
Bel-Accueil.
S'il faut dire dont il me vint?
La Vieille.
Réponses aurez plus de vingt.
Bel-Accueil.
Pourtant, s'elle me le demande,
Que répondrai-je à sa demande?
Si blâmé j'en suis et repris,
Où dirai-je que je l'ai pris?
A répondre il faut que je songe
Ou préparer quelque mensonge.
S'elle l'apprend, c'est positif,
Mieux vaudrait être mort que vif.
La Vieille.
Ce que vous direz? A cette heure,
Si n'avez réponse meilleure,
Dites que je vous l'ai donné.
Mon nom ne sera soupçonné,
Blâme n'aurez, Dieu me pardonne,
Pour prendre ce que je vous donne.
LXXI
Comment, tout par l'enhortement13311.
De la Vieille, joyeusement
Bel-Acueil receut le chappel,
Pour erres de vendre sa pel.
L'Acteur.
Bel-Acueil, sans dire autre chose,
Le chapel prent, et si le pose
Sor ses crins blons, et s'asséure.
Et la Vielle li rit, et jure
S'ame, son cors, ses os, sa pel,
C'onc ne li fist si bien chapel.
Bel-Acueil sovent se remire,
Dedens son miréoir se mire
Savoir s'il est si bien séans.
Quant la Vielle voit que leans
N'avoit fors eus deus solement,
Lez li s'assiet tout belement,
Si li commence à préeschier.
La Vieille.
Ha, Bel-Acueil! tant vous ai chier,
Tant estes biaus et tant valez!
Mon tens jolis est tous alez,
Et li vostres est à venir.
Poi me porrai mès soustenir
Fors à baston ou à potence;
Vous estes encor en enfance,
Si ne savés que vous ferés.
Mès bien sai que vous passerés
LXXI
Ici, par l'encouragement13437.
De la Vieille, joyeusement
Bel-Accueil va le chapel prendre,
Arrhes prenant pour sa peau vendre.
L'Auteur.
Bel-Accueil se tait et joyeux
Aussitôt sur ses blonds cheveux
Le chapel pose et se rassure,
Et la Vieille lui rit et jure
Son cœur, son corps, ses os, sa peau,
Qu'il n'eut onques chapel si beau.
Et Bel-Accueil souvent s'admire
Et dedans son miroir se mire
Pour voir comme il est gent ainsi.
Lors la Vieille voyant que ci
Seuls tous deux sont en tête-à-tête,
Près de lui s'assied guillerette
Et lors commence à lui prêcher:
La Vieille.
Ha! Bel-Accueil, que m'êtes cher!
Que de beauté, que de mérite!
Mon bon temps s'est écoulé vite;
Le vôtre est encore à venir.
Il faudra tôt me soutenir
Sur mon bâton ou ma potence,
Vous êtes encor dans l'enfance
Et ne savez ce que ferez.
Mais bien sais que vous passerez
Quanque ce soit, ou tempre, ou tart,13337.
Parmi la flambe qui tout art,
Et vous baingnerés en l'estuve
Où Venus les dames estuve.
Bien sai, le brandon sentirés,
Si vous lo que vous atirés
Ains que là vous aliés baignier,
Si cum vous m'orrés enseignier.
Car perilleusement s'i baigne
Jones homs qui n'a qui l'enseigne
Mès se mon conseil ensivés,
A bon port estes arrivés.
Saichiés, se ge fusse ausinc sage,
Quant g'estoie de vostre aage,
Des geus d'Amors, cum ge sut ores,
Car de trop grant biauté fui lores[54],
[Mès or m'estuet plaindre et gemir,
Quant mon vis effacié remir,
Et voi que froncir le convient,
Quant de ma biauté me sovient
Qui ces Valez faisoit triper
Tant les faisoie desfriper,
Que ce n'iert se merveille non.
Trop iere lors de grant renon;
Par tout coroit la renomée
De ma grant biauté renomée.
Tele ale avoit en ma meson,
Conques tele ne vit mès hon:
Moult iert par nuit mes huis hurtés,
Trop lor faisoie de durtés
Quant lor failloie de convent,
Et ce m'avenoit trop sovent,
Car j'avoie autre compaignie.
Faite en estoit mainte folie,
Tôt ou tard, selon la coutume,13463.
Par la flamme qui tout consume,
Et que le brandon sentirez
Et qu'en l'étuve plongerez
Où Vénus plonge toute dame.
Préparez-vous donc, ma chère âme,
Avant d'aller vous y baigner,
Ainsi que vais vous enseigner.
Car périlleusement s'y baigne
Jouvenceau, si nul ne l'enseigne;
Mais mon conseil si vous suivez
A bon port vous arriverez.
Sachez, quand j'étais de votre âge,
Que si j'avais été si sage
Aux jeux d'amour comme je suis
(Car moult belle je fus jadis!)[54b],
Ne me verriez tant plaindre et dire
Quand mon visage effacé mire
Et vois que froncer le convient
Quand de ma beauté me souvient,
Pour qui ces varlets faisaient rage,
Gambadaient, se mettaient en nage,
Que c'était merveille vraiment.
Car mon renom lors était grand,
Partout courait la renommée
De ma grand' beauté renommée,
Et nulle part ne voyait-on
Telle foule qu'en ma maison.
De mille coups, à la nuitée,
Souvent ma porte était heurtée
Quand de parole leur manquais;
Et trop souvent je m'en moquais,
Car j'avais autre compagnie.
Faite en était mainte folie
Dont j'avoie corrous assés:13371.
Sovent en iert mes huis cassés,
Et faites maintes tex meslées,
Qu'ainçois qu'els fussent desmeslées,
Membres i perdoient et vies,
Par haïnes et par envies,
Tant i avenoit de contens.
Se mestre Argus li bien contens
I vosist bien metre ses cures,
Et venist o ses dix figures,
Par quoi tout certefie et nombre,
Si ne péust-il pas le nombre
Des grans contens certefier,
Tant séust bien monteplier.]
Lors ert mes cors fors et delivres,
G'éusse or plus vaillant mil livres
De blans estellins que ge n'ai;
Mais trop nicement me menai.
Bele ere et jone et nice et fole,
N'onc ne fu d'Amors à escole
Où l'en léust la teorique,
Mès ge sai tout par la pratique,
Experiment m'en ont fait sage,
Que j'ai hanté tout mon aage.
Or en sai jusqu'à la bataille,
Si n'est pas drois que ge vous faille
Des biens aprendre que ge sai,
Puis que tant esprovés les ai,
Bien fait qui jones gens conseille:
Sans faille ce n'est pas merveille
S'ous n'en savés quartier ne aune,
Car vous avés trop le bec jaune.
Mès tant a que ge ne finé,
Que la science en la fin é,
Dont me mettais en grand courroux,13497.
Car souvent l'huis cédait aux coups,
Et s'en suivaient telles mêlées,
Qu'avant que fussent démêlées,
Maints y perdaient jambes et bras
Ou succombaient dans ces combats,
Tant étaient vives les querelles.
Argus aux perçantes prunelles
En vain eût dardé sur ces lieux
Ses dix figures, ses cent yeux
Par lesquels tout découvre et nombre,
Il n'aurait jamais pu le nombre
De ces assauts certifier,
Tant eût-il su multiplier.
J'avais le corps solide, alerte
Et plus de mille livres certe
De blancs estelins que n'en ai;
Mais trop sottement me menai.
Belle j'étais et jeune et folle,
D'amour n'ayant suivi l'école,
La théorie oncques n'en vis,
Mais tout par la pratique appris.
L'expérience me fit sage,
Car j'ai travaillé tout mon âge;
Tout jusqu'à la bataille sai.
Puisque tant éprouvés les ai,
Je dois tous ces biens vous apprendre,
Et j'aurais tort de m'en défendre;
Bon fait jeunes gens conseiller.
Il ne faut pas s'émerveiller
Si n'en savez quartier ni aune,
Car vous avez trop le bec jaune.
Quoi qu'il en soit, tant pratiquai,
Que la science en la fin ai
Dont puis bien en chaiere lire.13405.
Ne fait à foïr, n'a despire
Tout ce qui est en grant aage;
Là trueve-l'en sens et usage.
Ce a-l'en esprové de maint,
Qu'au mains en la fin lor remaint
Usage et sens por le chaté,
Combien qu'il l'aient achaté.
Et puis que j'ai sens et usage,
Que ge n'ai pas sans grant domage,
Maint vaillant homme ai décéu,
Quant en mes laz le ting chéu[55]:
Mès ains fui par mains decéuë,
Que ge m'en fusse aparcéuë.
Ce fu trop tart, lasse dolente!
J'iere jà hors de ma jovente;
Mes huis qui jà sovent ovroit
(Car par nuit et par jor ovroit),
Se tient adés près du lintier:
Nus n'i vint hui, nus n'i vint hier,
Pensoie-ge, lasse chétive!
En tristor estuet que ge vive;
De duel me dust li cuers partir.
Lors m'en voil du païs partir,
Quant vi mon huis en tel repos,
Et ge méismes me repos[56].
Car ne poi la honte endurer.
Comment péusse-ge durer,
Quand cil jolis valez venoient,
Qui jà si chiere me tenoient,
Qu'il ne s'en pooient lasser,
Et ges véoie trespasser,
Qui me regardoient de coste,
Et jadis furent mi chier hoste?
Dont pourrais professer en chaire.13531.
Fi du grand âge on ne doit faire
Ni le fuir, et c'est encor là
Qu'usage et sens on trouvera.
Car maints ont prouvé sans conteste
Qu'au moins en la fin il leur reste
Usage et sens pour leur argent,
L'eussent-ils payé tant et tant.
Et lorsque j'eus sens et usage,
Que n'ai pas eus sans grand dommage,
Maint vaillant homme j'ai déçu
Quand en mes lacs je le tins chu;
Mais aussi fus de maints déçue
Avant de m'en être aperçue.
Malheureuse, trop tard c'était!
Ma jeunesse déjà passait.
«Nuit et jour autrefois ouverte
Ma porte muette et déserte
Toujours se tient près du linteau,
Nul n'y vint hier ni tantôt,
Pensais-je, hélas, pauvre chétive,
En tristesse il faut que je vive!»
De deuil fendre mon cœur sentis
Et voulus quitter le pays
Quand vis ma porte ainsi proscrite.
A me cacher j'en fus réduite,
Ne pouvant ma honte endurer.
Comment aurais-je pu durer
Quand ces gents varlets en la rue,
Qui m'avaient si chère tenue
Que point ne s'en pouvaient lasser,
Je voyais près de moi passer,
Me regarder leurs têtes hautes,
Qui jadis furent mes chers hôtes?
Lez moi s'en aloient saillant,13439.
Sans moi prisier un œf vaillant.
Neis cil qui jadis plus m'amoient,
Vielle ridée me clamoient,
Et pis disoit chacuns assés,
Ains qu'il s'en fust outre passés.
D'autre part, mes enfés gentis,
Nus, se trop n'iert bien ententis,
Ou grans duel essaie n'auroit,
Ne penseroit, ne ne sauroit
Quel dolor au cuer me tenoit,
Quant en passant me sovenoit
Des biaus diz, des dous aésiers,
Des douz déduiz, des douz besiers,
Et des très douces acolées
Qui s'en ierent sitost volées.
Volées! voire, et sans retor;
Miex me venist en une tor
Estre à tous jors emprisonnée,
Que d'avoir esté si-tost née.
Diex en quel soussi me mettoient
Li biaus dons qui failli m'estoient!
Et ce qui remès lor estoit,
En quel torment me remetoit!
Lasse! porquoi si-tost nasqui?
A qui m'en puis-ge plaindre; à qui,
Fors à vous, fiz que j'ai tant chier?
Ne m'en puis autrement venchier
Que par aprendre ma doctrine.
Por ce, biau fiz, vous endoctrine;
Et quant endoctrinés serés,
Des ribaudiaus me vengerés:
Car, se Diex plest, quant là vendra,
De cest sermon vous souvendra,
Ils passaient près moi sautillant13565.
Sans me priser un œuf vaillant.
Ceux qui m'avaient le plus aimée
M'appelaient vieille déplumée,
Et pis disait chacun assé
Avant qu'il fût outrepassé.
D'autre part, cher enfant, personne,
Tant fût-il fin, ne vous étonne,
Si grands deuils aussi n'essayait,
Ne penserait ni ne saurait
Combien mon âme était blessée,
Quand revenait en ma pensée
Les doux plaisirs, les joyeux dits,
Les doux baisers, les doux déduits
Et les très-douces accolées
Qui se sont si vite envolées,
Si vite, hélas, et sans retour!
Mieux me vaudrait en une tour
Être à toujours emprisonnée
Que d'avoir été si tôt née.
En quels soucis, Dieu! me mettaient
Les beaux dons qui faillis m'étaient;
Mais ce que n'avais pu leur prendre
Combien plus faisait mon cœur fendre!
Pourquoi donc, las! sitôt naquis?
Ah, malheureuse que je suis!
Je n'ai plus aujourd'hui personne
Que vous, fils que j'affectionne,
A qui confier mes ennuis.
Me venger autrement ne puis
Qu'en vous enseignant ma doctrine.
Pour ce, beau fils, vous endoctrine,
Et quand endoctriné serez
Des libertins me vengerez.
Car sachiés que du retenir,13473.
Si qu'il vous en puist sovenir,
Avés-vous moult grant avantage,
Par la raison de vostre aage.
Car Platon dist, c'est chose voire,
Que plus tenable est la mémoire
De ce qu'en aprent en enfance,
De quiconques soit la science.
Certes, chier fiz, tendre jovente,
Se ma jonesce fust presente
Si cum est la vostre orendroit,
Ne porroit estre escrite en droit
La venjance que g'en préisse
Par tous les leus où ge venisse
Ge féisse tant de merveilles,
Conques n'oïstes les pareilles,
Des ribaus qui si poi me prisent,
Et me ledengent et despisent,
Et si vilment lez moi s'en passent;
Et il et autres comparassent
Lor grant orgoil et lor despit,
Sans prendre en pitié ne respit:
Car, au sens que Diex m'a donné,
Si cum ge vous ai sermonné,
Savés en quel point ges méisse?
Tant les plumasse et tant préisse
Du lor de tort et de travers,
Que mengier les féisse as vers,
Et gesir tous nuz es fumiers;
Méismement ceus les premiers
Qui de plus loial cueur m'amassent,
Et plus volentiers se penassent
Car s'il plaît à Dieu que là vienne,13599.
De ces sermons qu'il vous souvienne.
Car pour ma leçon retenir
Et n'en point perdre souvenir,
Vous avez moult grand avantage
En raison de votre jeune âge.
Car Platon autrefois disait
Que la mémoire mieux gardait
Ce que l'on apprend dans l'enfance
De quiconque soit la science.
Tendre jouvenceau, cher enfant,
Si tout comme vous maintenant
J'étais jeune et de grand mérite,
Ne pourrait être en code écrite
La vengeance que j'en prendrais.
Par tous les lieux où je viendrais,
Je ferais si grandes merveilles
Que n'en ouïtes les pareilles.
Les ribauds qui vont m'abaissant,
Me critiquant, me méprisant,
Qui près de moi si hautains passent,
Il faudrait que tous ils payassent
Leur grand orgueil, leur grand dépit,
Sans pitié comme sans répit.
Car usant de l'expérience
Qu'à Dieu je dois dans sa clémence,
Savez-vous où les réduirais?
A mon tour tant les plumerais,
Et puiserais en leur pécune
Avec tant d'ardeur et rancune,
Sans cesse à tort et à travers,
Que les ferais manger aux vers
Et coucher tout nus en l'ordure;
Et je serais d'autant plus dure
De moi servir et honorer.13505.
Ne lor lessasse demorer
Vaillant ung ail, se ge péusse,
Que tout en ma borce n'éusse;
A povreté tous les méisse,
Et tous emprès moi les féisse
Par vive rage tripeter.
Mès riens n'i vaut le regreter;
Qui est alé, ne puet venir,
Jamès n'en porrai nul tenir:
Car tant ai ridée la face,
Qu'il n'ont garde de ma menace.
Pieça que bien le me disoient
Li ribaut qui me despisoient;
Si me pris à plorer des lores.
Par Diex! si me plest-il encores:
Quant ge m'i sui bien porpensée,
Moult me délite en ma pensée,
Et me resbaudissent li membre,
Quant de mon bon tens me remembre,
Et de la jolivete vie
Dont mes cuers a si grant envie.
Tout me rajovenist li cors
Quant g'i pense et quant gel' recors;
Tous les biens du monde me fait,
Quant me sovient de tout le fait,
Qu'au mains ai-ge ma joie éuë,
Combien qu'il m'aient décéuë.
Jone dame n'est pas oiseuse,
Quant el maine vie joieuse,
Méismement cele qui pense
D'aquerre à faire sa despense.
Qu'ils m'aimeraient loyalement13633.
Et chercheraient plus ardemment
A me servir et à me plaire;
Et je voudrais tant et tant faire
Qu'un ail vaillant ne leur restât,
Que tout en ma bourse passât,
Que tous à pauvreté les misse
Et tretous après moi les fisse
De vive rage trépigner.
Mais de quoi sert le regretter?
J'ai tant de rides sur la face
Qu'ils se moquent de ma menace
Et n'en saurais aucun tenir;
Temps passé ne peut revenir.
Ces ribauds de qui suis honnie
M'avaient pourtant bien avertie!
Dès lors je pleurai mes amours,
Par Dieu, je les pleure toujours.
Quand je m'y suis bien porpensée,
Moult me délecte en ma pensée,
Tous mes membres tressaillir sens,
Quand il me souvient du bon temps
Et de la très-joyeuse vie
Dont mon cœur a si grande envie;
Mon corps me semble rajeuni
Quand j'y pense encor aujourd'hui.
Combien ma chute soit profonde,
Je ressens tout le bien du monde,
En pensant ce que j'ai goûté
De bonheur et de volupté!
Jeune dame n'est pas oiseuse
Quand vie elle mène joyeuse,
Voire celle qui pour jouir
Charge son corps d'y subvenir.
Lors m'en vins en ceste contrée,13537.
Où j'ai vostre dame encontrée,
Qui ci m'a mise en son servise
Por vous garder en sa porprise[57].
Diex, qui sires est et tout garde,
Doint que g'en face bonne garde!
Si feré-ge certainement
Par vostre biau contenement.
Mès la garde fust perilleuse
Por la grant biauté merveilleuse
Que Nature a dedens vous mise,
S'el ne vous éust tant aprise
Proesce, sens, valor et grace;
Et por ce que tens et espace
Nous est or venu si à point,
Que de destorbier n'i a point
De dire quanque nous volons
Ung poi miex que nous ne solons,
Tout vous doie-ge conseillier.
Ne vous devés pas merveillier
Se ma parole ung poi recop:
Ge vous di bien avant le cop,
Ne vous voil mie en amor metre;
Mès s'ous en volés entremetre[58],
Ge vous monsterrai volentiers,
Et les chemins et les sentiers
Par où ge déusse estre alée,
Ains que ma biauté fust alée.
L'Acteur.
Lors se taist la Vielle, et sospire
Por oïr que cis vodroit dire;
Mès n'i va gaires atendant,
Car, quant le voit bien entendant
Lors m'en vins en cette contrée;13667.
De votre dame rencontrée
A son service je me mis
Pour vous garder en ce pourpris[57b].
Dieu notre maître et qui tout garde
Daigne que fasse bonne garde!
Ainsi ferai-je assurément,
Grâce à votre bon jugement.
La garde en serait périlleuse
Pour la grand' beauté merveilleuse
Que dedans vous Nature mit,
S'elle ne vous eût tant d'esprit
Donné, de prouesse et de grâce;
Et puisque le temps et l'espace
Nous sont si bien venus à point
Qu'à cette heure on ne songe point
A troubler, comme d'habitude,
Nos loisirs, notre quiétude,
Sur tout je vous veux conseiller.
N'allez pas vous émerveiller
Si ma parole un peu j'abrège.
Ainsi tout d'abord vous dirai-je:
Point ne vous veux prêcher l'amour;
Mais vous le connaîtrez un jour[58b];
Souffrez donc que je vous désigne
Les chemins et la droite ligne
Que j'aurais dû toujours tenir,
Avant voir ma beauté partir.
L'Auteur.
Lors se tait la Vieille et soupire
Pour écouter ce qu'il va dire.
Du reste guère elle n'attend,
Car moult attentif le voyant,
A escouter et à soi taire,13569.
A son propos se prent à traire,
Et se pense: sans contredit,
Tout otroie qui mot ne dit;
Quant tout li plest à escouter,
Tout puis dire sans riens douter.
Lors a recommencié sa verve,
Et dist, cum faulse vielle et serve,
Qui me cuida par ses doctrines
Faire leschier miel sor espines,
Quant volt que fusse amis clamés,
Sans estre par amors amés,
Si cum cil puis me raconta,
Qui tout retenu le conte a;
Car s'il fust tiex qu'il la créust,
Certainement traï l'éust[59];
Mès por riens nule qu'el déist,
Tel traïson ne me féist.
Ce me fiançoit et juroit,
Autrement ne m'asséuroit.
La Vieille.
Biau très-douz fiz, bele char tendre,
Des geux d'Amors vous voil aprendre,
Que vous n'i soiés decéus.
Quant vous les aurés recéus,
Selon mon art vous conformés,
Car nus, s'il n'est bien enfermés,
Nes puet passer sans beste vendre[60].
Or pensés d'oïr et d'entendre,
Et de mètre tout à mémoire,
Car g'en sai tretoute l'estoire.
A l'écouter et à se taire,13699.
Elle revient à son affaire
Et fait tous bas: «Sans contredit,
A tout consent qui mot ne dit;
Complaisamment puisqu'il écoute,
Je puis tout dire, sans nul doute.»
Elle reprend donc sa leçon,
L'horrible et fausse laideron
Qui me cuida par ses doctrines
Faire lécher miel sur épines,
Voulant que fusse ami clamé
Sans être par amour aimé;
Par lui j'ai sa leçon connue
Qui l'avait toute retenue;
Or, s'il l'eût crue, assurément
Ne m'eût-il pris pour confident[59b];
Mais la Vieille eut beau dire et faire,
Il me resta franc et sincère;
Promis et juré me l'avait,
Et son serment me rassurait:
La Vieille.
Beau très-doux fils, belle chair tendre,
Les jeux d'amour vous veux apprendre
Afin que n'y soyez déçu.
Quand il sera de vous connu,
Que mon art vos actions guide,
Car nul ne peut, simple et candide,
Sans bête vendre les passer[60b].
Or d'ouïr bien devez penser
Et tout mettre en votre mémoire,
Car j'en sais tretoute l'histoire.
LXXII
Comment la Vieille sans tançon,13599.
Lyt à Bel-Acueil sa leçon.
Laquelle enseigne bien les fames
Qui sont dignes de tous diffames.
Biau fiz, qui vuet joïr d'amer,
Des dous maus, qui tant sunt amer,
Les commandemens d'Amors sache,
Mès gart qu'Amors à li nel' sache!
Et ci tretous les vous déisse,
Se certainement ne véisse
Que vous en avés par nature
De chascun à comble mesure,
Quanque vous en devés avoir.
De ceus que vous devés savoir
Dix en i a, qui bien les nombre;
Mès moult est fox cil qui s'encombre
Des deus qui sunt au darrenier,
Qui ne valent ung faus denier:
Bien vous en abandon les huit.
Mès qui les autres deus ensuit,
Il perd son estuide et s'afole:
L'en nes doit pas lire en escole.
Trop malement les amans charge,
Qui vuet qu'amans ait le cuer large,
Et qu'en ung seul leu le doit metre;
C'est faus texte, c'est fauce letre.
Ci ment Amors le fiz Venus,
De ce ne le doit croire nus:
Qui l'en croit, chier le comparra,
Si cum en la fin i parra.
LXXII
Comment la Vieille sans façon13729.
Lit à Bel-Accueil sa leçon,
Laquelle enseigne bien les femmes
Que l'on doit appeler infâmes.
Beau fils, qui veut jouir d'aimer,
Ce mal si doux et si amer,
Que les commandements retienne
D'Amour, mais loin de lui se tienne.
Et tous ici vous les dirais,
Si certainement ne voyais
Que vous en avez par nature
De chacun à comble mesure,
Tout autant qu'en devez avoir.
De ceux que vous devez savoir,
Dix y en a, c'est bien le nombre;
Mais fol est celui qui s'encombre
L'esprit, ma foi, des deux derniers,
Ils ne valent deux faux deniers.
Les huit premiers vous abandonne;
Mais perd son temps et déraisonne
Celui qui les deux autres suit,
Fol en école qui les lit.
C'est lui donner trop lourde charge,
Vouloir qu'Amant ait le cœur large
Et qu'il le mette en un seul lieu.
Ce sont préceptes faux, par Dieu!
Le fils de Vénus nous en conte,
Le croire serait une honte;
Car qui l'en croit cher le paiera,
Comme en la fin on le verra.
Biau fiz, jà larges ne soyés,13629.
En plusors leus le cuer aiés,
En ung sol leu jà nel' metés,
Ne nel' donnés, ne nel' prestés,
Mès vendés-le bien chierement,
Et tous jors par enchierement;
Et gardés que nus qui l'achat,
N'i puisse faire bon achat.
Por riens qu'il doint jà point n'en ait,
Miex s'arde, ou se pende, ou se nait.
Sor toutes riens gardés ces poins:
A donner aiés clos les poins,
Et à prendre les mains overtes.
Donner est grant folie certes,
Se n'est ung poi por gens atraire,
Quant l'en en cuide son preu faire;
Ou por le don tel chose atendre
Qu'en ne le péust pas miex vendre:
Tel donner bien vous abandonne.
Bon est donner, où cil qui donne,
Son don monteplie et gaaigne;
Qui certains est de sa gaaigne,
Ne se puet du don repentir:
Tel don puis-ge bien consentir.
Après de l'arc et des cinq fleiches
Qui tant sunt plains de bonnes teiches,
Et tant fierent soutivement,
Traire en savés si sagement,
C'onques Amors li bons archiers,
Des fleiches que tret li ars chiers,
Ne tret miex, biau fiz, que vous faites,
Qui maintes fois les avés traites,
Mès n'avés pas tous jors séu
Quel part en sunt li cop chéu;
Or en amour point de largesse,13759.
Qu'en maints lieux votre cœur s'adresse;
En un seul lieu ne le mettez,
Ne le donnez, ni le prêtez;
Vendez-le très-cher, au contraire,
Mettez-le toujours à l'enchère,
Et veillez bien que le payant
N'en ait jamais pour son argent:
N'en donnez rien, pour tout au monde,
Qu'il se noie, ou se pende, ou fonde.
Avant tout, observez ce point:
Pour donner, tenez clos le poing,
Et pour prendre la main ouverte.
Donner est grand' sottise certe,
Sinon un peu pour appâter,
Quand on espère en profiter,
Ou tel don en retour attendre
Qu'on ne peut plus chèrement vendre.
Tel donner je vous abandonne.
Bon fait donner celui qui donne
Quand fait ses dons fructifier;
Certain d'en bénéficier,
Nul ce qu'il donne ne regrette,
Tels dons sont bien, je le répète.
Quant à cet arc si précieux
Avec ses cinq dards merveilleux
Tout pleins de vertu si subtile,
A les manier plus habile
Vous sais, qu'Amour le bon archer,
Car onc, beau fils, de l'arc si cher
Mieux il ne lance ses sagettes
Que maintes fois vous ne le faites;
Mais trop souvent ne savez-vous
En quel endroit portent vos coups.
Car quant l'en trait à la volée,13663.
Tex puet recevoir la colée,
Dont l'archier ne se donne garde:
Mès qui vostre manière esgarde,
Si bien savés et traire et tendre,
Que ne vous en puis riens aprendre.
S'en repuet estre tiex navrés,
Dont grant preu, se Dieu plest, aurés.
Si n'estuet jà que ge m'atour
De vous aprendre de l'atour
Des robes, ne des garnemens,
Dont vous ferés vos paremens
Por sembler as gens miex valoir;
N'il ne vous en puet jà chaloir,
Quant par cuer la chançon savés
Que tant oï chanter m'avés,
Si cum joer nous alion,
De l'ymage Pymalion.
Là prenés garde à vous parer,
S'en saurés plus que buef d'arer:
De vous aprendre ces mestiers
Ne vous est mie moult mestiers.
Et se ce ne vous puet soffire,
Aucune chose m'orrés dire
Ça avant, s'el volés entendre,
Où bien porrés exemple prendre;
Mès itant vous puis-ge bien dire,
Se vous volés ami eslire,
Bien lo que vostre amor soit mise
Où biau valet qui tant vous prise
Mès n'i soit pas trop fermement.
Amés des autres sagement,
Car lorsqu'on tire à la volée,13793.
Tel est frappé dans la mêlée
Dont l'archer ne se souciait.
Mais pour celui qui vous connaît,
Vous savez votre arc si bien tendre
Que ne pourrais rien vous apprendre.
Or bien en pourrez-vous navrer
Dont loisir aurez de tirer,
Dieu vous aidant, grand avantage.
Je ne veux pas vous faire outrage
En vous donnant une leçon
Sur le choix et sur la façon
Des robes et des garnitures
Dont vous bâtirez vos parures
Pour exalter votre valeur.
Que vous importe, si par coeur
Connaissez la chanson savante
Que depuis longtemps je vous chante:
C'est l'image et la passion
Du malheureux Pygmalion?
Là vous apprendrez de parure
Plus que bœuf ne sait de culture.
Aussi bien, n'est-il pas besoin
Qu'envers vous je prenne ce soin.
Et si ce ne vous peut suffire,
Plus loin aucune chose dire
Tout à l'heure vous m'entendrez
Où bon exemple trouverez.
En attendant, je puis vous dire:
Un ami voulez-vous élire?
Votre amour donnez, cher enfant,
Au varlet qui vous aime tant,
Mais toutefois avec prudence.
Aimez les autres par science,
Et ge vous en querrai assés,13695.
Dont grans avoirs iert amassés.
Bon fait accointier hommes riches,
S'il n'ont les cuers avers et chiches,
S'il est qui bien plumer les sache.
Bel-Acueil quanqu'il vuet en sache,
Por qu'il doint à chascun entendre,
Qu'il ne vodroit autre ami prendre
Por mil mars de fin or molu;
Et jurt que s'il éust volu
Soffrir que par autre fust prise
La Rose qui bien ert requise,
D'or fust chargiés et de joiaus;
Mais tant est ses fins cuers loiaus,
Que jà nus la main n'i tendra,
Fors cil seus qui lors la tendra.
S'il sunt mil, à chascun doit dire:
La Rose avés tous seus, biau sire;
Jamès autre n'i aura part,
Faille-moi Diex, se ge la part.
Ce lor jurt et sa foi lor baille,
S'el se parjure, ne li chaille;
Dieu se rit de tel serement,
Et le pardonne liement.
Jupiter et li Diex rioient[61]
Quant li Amans se parjuroient;
Et maintes fois se parjurerent
Li Diex qui par amors amerent.
Quant Jupiter asséuroit
Juno sa fame, il li juroit
Le palu d'enfer hautement,
Et se parjuroit fausement.
Ce devoit moult asséurer
Les fins Amans de parjurer
J'en trouverai pour vous assez13827.
Dont seront grands biens amassés.
Bon fait accointer homme riche
S'il n'a le cœur avare et chiche
Pour qui sait plumer savamment.
En peut tirer tout son content
Bel-Accueil, s'il lui fait entendre
Qu'il ne voudrait autre ami prendre
Pour mille marcs d'or fin moulu,
Et jure que s'il eût voulu
Souffrir que d'une autre fût prise
La Rose tant de fois requise,
Il fût d'or, de joyaux couvert;
Mais que, tant est son cœur ouvert
Et fin, nul ne l'aura cueillie
Fors lui qu'à la prendre il convie.
S'ils sont mille, qu'il dise à tous:
Un seul l'a, beau sire, et c'est vous.
A nul ne donnerai la Rose,
Dieu me punisse si je l'ose!
Qu'il ne craigne point de jurer,
Au risque de se parjurer,
Car Dieu de tels serments s'amuse
Et rit, et gaîment les excuse.
Jupiter et les Dieux riaient[61b]
Quand les amants se parjuraient,
Et maintes fois se parjurèrent
Les Dieux qui par amour aimèrent.
Lorsque Jupiter rassurait
Junon sa femme, il lui jurait
Par l'enfer, la sombre demeure,
Se parjurant à la même heure;
C'était sans vergogne montrer
Aux fins amants à parjurer
Saintes et Sains, moustiers et temples,13729.
Quant li Diex lor donnent exemples.
Mais moult est fox, se Diex m'amant,
Qui por jurer croit nul amant;
Car il ont trop les cuers muables.
Jones gens ne sunt pas estables,
Non sunt li viel soventes fois,
Ains mentent seremens et fois.
Et sachiés une chose voire:
Cil qui sires est de la foire,
Doit par tout prendre son tolin;
Et qui ne puet à ung molin,
Hez à l'autre trestout le cors[62].
Moult a soris povre secors,
Et fait en grant peril sa druge,
Qui n'a c'ung partuis à refuge.
Tout ainsinc est-il de la fame,
Qui de tous les marchiés est dame
Que chascuns fait por li avoir,
Prendre doit partout de l'avoir:
Car moult auroit fole pensée,
Quant bien se seroit porpensée
S'el ne voloit ami que un;
Car, par saint Liefart de Meun[63]
Qui s'amor en ung sol leu livre,
N'a pas son cuer franc ne delivre,
Ains l'a malement aservi.
Bien a tel fame deservi
Qu'ele ait assés anui et paine,
Qui d'ung sol homme amer se paine.
S'el faut à celi de confort,
El n'a nulli qui la confort;
Et ce sunt cil qui plus i faillent,
Qui lor cuer en ung sol leu baillent:
Saints et saintes, église et temple,13861.
Puisque les Dieux donnaient l'exemple,
Dieu me pardonne, d'un amant
Bien fol est qui croit le serment,
Car il a trop le cœur muable;
Jouvenceau n'a pas le cœur stable,
Les vieux non plus souventes fois,
Car ils mentent serments et fois.
Il est une chose notoire:
Celui qui maître est de la foire
Sur tout doit percevoir son gain;
Si ne prend le meunier ton grain,
A l'autre cours tout d'une traite.
La souris, qui n'a pour retraite
Qu'un trou seul, est en grand danger,
Lorsqu'à fuir il lui faut songer.
Il en est ainsi de la femme
Qui de tous les marchés est dame
Que chacun fait pour l'obtenir;
Droit elle a de partout saisir,
Car moult aurait folle pensée,
Après s'être bien porpensée,
D'amis s'elle ne voulait qu'un.
Le fol, par saint Lyphard de Meung[63b]
Ne peut plus libre aimer et vivre,
En un seul lieu qui son cœur livre;
Il l'a mis en captivité.
Telle femme a bien mérité
Tous ses ennuis, toute sa peine,
Qui d'un seul homme aimer se peine.
Si la délaisse celui-là,
Quel autre la confortera?
Voilà comment femme travaille
En un seul lieu qui son cœur baille
Tuit en la fin toutes les fuient,13763.
Quant las en sunt et s'en ennuient:
N'en puet fame à bon chief venir.
LXXI1I
Comment la Royne de Cartage
Dido, par le vilain oultrage
Qu'Eneas son amy luy fist,
De son espée tost s'occist;
Et comment Philis se pendit,
Pour son amy qu'elle attendit.
Onc ne pot Eneas tenir
Dido, roïne de Cartage,
Qui tant li ot fait d'avantage,
Que povre l'avoit recéu,
Et revestu, et repéu
Las et fuitis du biau pais
De Troie, dont il fu naïs.
Ses compaignons moult honorot.
Car en li trop grant amor ot;
Fist li ses nez toutes refaire
Por li servir et por li plaire;
Donna li, por s'amor avoir,
Sa cité, son cors, son avoir;
Et cil si l'en asséura,
Qu'il li promist et li jura
Que siens iert tous jors et seroit
Ne jamès ne la lesseroit.
Mès cele gaires n'en joï,
Car li traïstres s'enfoï
Et s'y veut malgré tout tenir.13895.
A bonne fin ne peut venir,
Car tous, un beau jour, femme fuient,
Quand las en sont et s'en ennuient.
LXXIII
Comment la reine de Carthage
Dido, pour le vilain outrage
Qu'Ænéas son ami lui fit,
De son glaive soudain s'occit,
Et comment Philis fut se pendre,
Son fiancé lasse d'attendre.
Oncques, tant sut-elle gémir,
Ne put Ænéas retenir,
Qui lui devait tant d'avantage,
Dido, la reine de Carthage;
Car pauvre elle l'avait reçu,
Vêtu l'avait et puis repu
Fuyant son beau pays de Troie,
Au deuil, à la misère en proie.
Son ami moult elle adorait;
En lui si grand amour avait,
Qu'elle lui fit ses nefs refaire
Pour le servir et pour lui plaire;
A lui, pour son amour avoir,
Offrit royaume, corps, avoir.
Ænéas jurait à la belle
Qu'il était son ami fidèle,
Et que toujours il le serait
Et jamais ne la laisserait.
Mais cette reine infortunée,
Par son amant abandonnée,
Sans congié, par mer, à navie,13791.
Dont la bele perdi la vie;
Qu'el s'en ocist ains lendemain
De l'espée, o sa propre main,
Qu'il li ot donnée en sa chambre.
Dido, qui son ami remembre,
Et voit que s'amor est perduë,
L'espée prent, et toute nuë
La drece contremont la pointe,
Souz ses deux mameles l'apointe,
Sor le glaive se lest chéoir.
Moult fu grant pitié à véoir.
Qui tel fait faire li véist,
Dur fust qui pitié n'en préist,
Quant si véist Dido la bele
Sor la pointe de l'alemele;
Par mi le cors la se ficha,
Tel duel ot dont cil la tricha.
Philis ausinc tant atendi
Demophon, qu'ele se pendi[64]
Por le terme qu'il trespassa,
Dont serement et foi cassa.
Que fist Pâris de Œnoné[65]
Qui cuer et cors li ot donné,
Et cil s'amor lui redonna?
Tantost retolu le don a,
Si l'en ot-il en l'arbre escriptes
A son costel letres petites
Dessus la rive, en leu de chartre,
Qui ne valurent une tartre.
Ces letres en l'escorce estoient
D'ung poplier, et representoient
Du bonheur guère ne jouit;13925.
Car le traître un beau jour s'enfuit,
Sans dire adieu, sur son navire,
Et la belle en expira d'ire,
Qui s'occit de sa propre main,
En sa chambre, le lendemain,
D'un glaive, présent de l'infâme.
Dido, qui son ami réclame,
Voyant tout son amour perdu,
Le glaive saisit, et tout nu
Soudain le dresse, en haut la pointe,
Sous ses deux mamelles l'appointe,
Et puis dessus se laisse choir.
Moult grand' pitié ce fut à voir
La pauvre reine ainsi frappée
De la pointe de son épée;
Quant tel acte faire lui vit,
Moult fut dur qui pitié n'en prit!
Elle se l'est au corps fichée,
Tel deuil avait qu'il l'eût trichée!
Philis aussi tant attendit
Démophon, qu'elle se pendit[64b];
Car il avait l'heure passée
De rejoindre sa fiancée,
Malgré sa foi et son serment.
Ainsi fait l'infidèle amant
Pâris pour son amante Œnone[65b],
Qui son corps et son cœur lui donne
En échange de son amour,
Et Pâris la trompe en retour.
Or il avait lettres petites
De son couteau sur l'arbre écrites,
En s'embarquant; mais ce contrat
Moins qu'une tarte lui pesa.
Que Xantus s'en retorneroit[66]13823.
Si-tost cum il la lesseroit.
Or r'aut Xantus à la fonteine,
Qu'il la lessa puis por Heleine.
Que refist Jason de Medée
Qui si vilment refu lobée,
Que li faus sa foi li menti
Puis qu'el l'ot de mort garenti,
Quant des toriaus, qui feu getoient
Par lor geules, et qui venoient
Jason ardoir et despecier?
Sans feu sentir et sans blecier,
Par ses charmes le délivra,
Et le serpent si enivra,
Conques ne se pot esveillier,
Tant le fist forment someillier.
Des chevaliers de terre nés,
Bataillereus et forcenés,
Qui Jason voloient occierre,
Quant il entr'eus geta la pierre,
Fist-ele tant qu'il s'entrepristrent,
Et qu'il méismes s'entr'occistrent,
Et li fist avoir la toison
Par son art et par sa poison.
Puis fist Eson rajovenir,
Por miex Jason à soi tenir;
Ne riens de li plus ne voloit,
Fors qu'il l'amast cum il soloit,
Et ses merites regardast,
Por ce que miex sa foi gardast.
Puis la lessa, li maus trichierres,
Le faus, li desloiaus, li lierres,
Sur l'écorce étaient d'un grand hêtre13959.
Ces lettres, et faisaient connaître
Que Xante s'en retournerait[66b]
Sitôt qu'il la délaisserait;
Or aille Xante à sa fontaine,
Car il la laissa pour Hélène!
De Médée ainsi fait Jason
Par une vile trahison;
Sa foi, l'infâme! il lui renie,
Elle qui lui sauva la vie!
Quand des taureaux qui feu jetaient
Par leurs gueules, et qui venaient
Jason consumer et détruire,
Elle, bravant leurs feux, leur ire,
Par ses charmes le délivra,
Si bien le serpent enivra,
L'endormit de telle manière
Qu'il ne revit plus la lumière.
Les guerriers de la terre nés
Si batailleurs et forcenés,
Et qui Jason voulaient occire,
Elle sut en si grand délire
Plonger, lorsque Jason contre eux
Lança le caillou merveilleux,
Qu'aussitôt ils se combattirent,
Et que d'eux-mêmes s'entr'occirent,
Et lui fit avoir la toison
Par son art et par son poison,
Puis, pour mieux tenir le volage,
Remit Eson en son jeune âge.
Rien de plus de lui ne voulait
Fors qu'il l'aimât comme il soulait,
Et que témoin d'amour si belle
Il lui restât toujours fidèle.
Dont ses enfans, quant el le sot,13855.
Por ce que de Jason les ot,
Estrangla de duel et de rage,
Dont el ne fist mie que sage,
Quant el lessa pitié de mere,
Et fist pis que marastre amere.
Mil exemples dire en sauroie,
Mais trop grant conte à faire auroie.
Briément, tuit les lobent et trichent,
Tuit sunt ribaus, partout se fichent:
Si les doit-l'en ausinc trichier,
Non pas son cuer en ung fichier.
Fole est fame qui si l'a mis,
Ains doit avoir plusors amis,
Et faire, s'el puet, que tant plaise,
Que tous les mete à grant mesaise.
S'el n'a graces, si les aquiere,
Et soit tous jors vers eus plus fiere
Qui plus, por s'amor deservir,
Se peneront de li servir;
Et de ceus acoillir s'efforce
Qui de s'amor ne feront force.
Saiche de geus et de chançons,
Et fuie noises et tençons.
S'el n'est bele, si se cointait,
La plus lede ator plus cointe ait;
Et s'ele véoit déchéoir,
(Dont grant duel seroit à véoir,)
Les biaus crins de sa teste blonde,
Ou s'il convient que l'en les tonde
Par aucune grant maladie,
Dont biauté est tost enledie;
Ou s'il avient que par corrous
Les ait aucuns ribaus desrous,
Eh bien, l'abandonna Jason,13993.
Le faux, le traître, le félon,
Et la pauvre amante trahie,
Dans un noir accès de folie,
Étrangla les enfants qu'elle eut
De Jason, lorsqu'elle le sut,
Étouffant, sa pitié de mère
Et fit pis que marâtre amère.
Mille exemples vous en dirais,
Mais trop grand travail en aurais.
Bref, tous ces ribauds femmes trichent,
En mille endroits leurs amours fichent;
Donc il les faut aussi tricher
Et partout notre cœur ficher.
Sottise à un seul de se rendre!
Femme doit plusieurs amis prendre,
Et pour leur plaire faire tant
Que tous les mette en grand tourment.
Si grâces n'a, qu'elle en acquière
Et soit pour eux d'autant plus fière,
Que plus, pour son cœur obtenir,
Ils s'efforcent de la servir.
Qu'elle accueille de préférence
La froideur et l'indifférence,
Prise les jeux et les chansons,
Les noises fuie et les sermons.
Si belle n'est, que bien se vête,
Plus est laide, plus soit coquette,
Et s'elle voit un beau jour choir
(Ce qui serait moult triste à voir)
Sa belle chevelure blonde,
Ou si besoin est qu'on la tonde
Par suite d'une infirmité
Qui compromette sa beauté,
Si que de ceus ne puisse ovrer13889.
Por grosses treces recovrer,
Face tant que l'en li aporte
Cheveus de quelque fame morte,
Ou de soie blonde borriaus,
Et boute tout en ses forriaus.
Sus ses oreilles port tex cornes[67],
Que cers, ne bués, ne unicornes,
S'il se devoient effronter,
Ne puist ses cornes sormonter.
Et s'el ont mestier d'estre taintes,
Taingne-les en jus d'erbes maintes,
Car moult ont forces et mécines
Fruit, fust, feulle, escorce et racines.
Et s'el reperdoit sa color[68],
Dont moult auroit au cuer dolor,
Face qu'ele ait oingtures moistes
En ses chambres dedens ses boistes,
Tous jors por soi farder repostes:
Mès bien gart que nus de ses ostes
Nes puist ne sentir, ne véoir;
Trop li en porroit meschéoir.
S'ele a biau col et gorge blanche,
Gart que cil qui sa robe trenche,
Si très-bien la li escolete,
Que sa char pere blanche et nete
Demi pié darriers et devant;
Si en sera plus decevant.
Et s'ele a trop grosses espaules,
Por plaire as dances et as baules,
De délié drap robe port,
Si perra de mains lait deport.
Ou bien si quelque ribaud lâche14027.
Par corroux lui tire et l'arrache,
Au point de ne plus en laisser
De quoi grosses nattes tresser,
Qu'elle ordonne alors qu'on apporte
Les cheveux d'une femme morte,
Ou blonde soie, en fins rouleaux,
Qu'elle glisse sous ses bandeaux.
Qu'elle porte au front telles cornes[67b]
Que jamais cerfs, bœufs ou licornes,
Assez hardis pour l'affronter,
Son chef ne puissent surmonter.
Et s'elle a besoin d'être teinte,
Qu'elle prenne jus d'herbe mainte,
Car pour la tête, c'est connu,
Moult ont grand' force et grand' vertu
Fruit, bois, feuille, écorce et racine.
Si de sa florissante mine
Elle perd la belle couleur,
Dont moult aurait au cœur douleur,
Que toujours elle ait onguents moites
En sa chambre, dedans ses boîtes,
Pour se farder en tapinois;
Que nul étranger toutefois
Ne les aperçoive ni sente,
Elle en pourrait être dolente.
Belle gorge a-t-elle et cou blanc?
Que le ciseau d'un coup savant
Avec tant d'art la décolète,
Que sa chair luise blanche et nette
Demi-pied derrière et devant,
Il n'est rien d'aussi séduisant.
A-t-elle épaules trop enflées?
Pour plaire au bal, aux assemblées,
Et s'el n'a mains beles et netes13921.
Ou de sirons, ou de bubetes,
Gart que lessier ne les i vueille,
Face-les oster à l'agueille,
Ou ses mains en ses gans repoingne,
Si ni perra bube ne roingne.
Et s'ele a trop lordes mameles,
Preingne cuevrechief ou toéles
Dont sus le pis se face estraindre,
Et tout entor ses costés ceindre,
Puis atachier, coudre ou noer;
Lors si se puet aler joer.
Et comme bonne baisselete,
Tiengne la chambre Venus nete;
S'ele est preus et bien enseignie,
Ne lest entor nule iraignie
Qu'el n'arde, ou rée, errache ou housse,
Si qu'il n'i puisse cuillir mousse.
S'ele a lais piez, tous jors se chauce[69],
A grosse jambe ait tenvre chauce.
Briément, s'el set sor li nul vice,
Covrir le doit, se moult n'est nice.
S'el set qu'ele ait mauvese alaine,
Ne li doit estre grief ne paine
De garder que jà ne jéune,
Ne qu'el ne parole jéune,
Et gart, s'el puet, si bien sa bouche,
Que près du nez as gens ne touche.
Et s'il li prent de rire envie,
Si bel et si sagement rie,
Qu'ele descrieve deus fossetes
D'ambedeus pars de ses levretes:
Que robe porte de fin drap,14061.
Moins laid son défaut paraîtra.
S'elle a mains laides toutes nues,
Que ses boutons et ses verrues
Ne laisse en paix sa peau souiller,
Mais tantôt les fasse tailler,
Ou bien ses mains en ses gants cache
Et ne montre bouton ni tache.
Et si les seins elle a trop lourds,
Qu'un bandeau vienne à leur secours,
Dont sa poitrine fasse étreindre
Et tout autour ses côtes ceindre,
Puis attacher, coudre ou nouer,
Lors pourra-t-elle aller jouer.
Qu'elle tienne, en bonne coquette,
La chambre de Vénus bien nette;
Qu'elle ait soin d'ôter ou rôtir,
Sans lui laisser mousse cueillir,
La moindre toile d'araignée,
Si sage est et bien enseignée.
Bref, un défaut s'elle se voit,
Toujours dissimuler le doit
Si n'est trop simple la pauvrette.
S'elle a le pied laid, que discrète
Ne se déchausse; il faut enfin
A grosse jambe soulier fin.
Se sait-elle mauvaise haleine?
Que par trop ne s'en mette en peine.
Que seulement se garde à jeun
De jamais parler à quelqu'un,
Et s'il se peut, veille à sa bouche
Que près du nez les gens ne touche.
Quand besoin de rire la prend,
Si bien rie et si sagement
Ne par ris n'enfle trop ses joës,13953.
Ne ne restraingne pas ses moës;
Jà ses levres par ris ne s'uevrent,
Mès repoignent les dents et cuevrent.
Fame doit rire à bouche close,
Car ce n'est mie bele chose
Quant el rit à geule estenduë,
Trop semble estre large et fenduë:
Et s'el n'a dens bien ordenées[70],
Mès leides et sans ordre nées,
S'el les monstroit par sa risée,
Mains en porroit estre prisée.
Au plorer rafiert-il maniere;
Mès chascune est assés maniere
De bien plorer en quelque place:
Car, jà soit ce qu'en ne lor face
Ne grief, ne honte, ne molestes,
Tous jors ont-eles lermes prestes:
Toutes plorent et plorer seulent
En tel guise cum eles veulent;
Mès hom ne se doit jà movoir
S'il véoit tex lermes plovoir
Ausinc espès cum onques plut,
C'onc à fame tex plor ne plut,
Ne tex diaus, ne tex marrimens,
Que ce ne fust conchiemens.
Plor de fame n'est fors agait,
Lors n'est dolors qu'ele n'agait[71];
Mès gart que par voiz, ne par uevre,
Rien de son penser ne descuevre.
Si rafiert bien qu'el soit à table
De contenance convenable;
Qu'elle décrive deux fossettes14095.
Des deux côtés de ses levrettes;
Qu'elle n'ouvre sa bouche aux gens
En riant, mais couvre ses dents,
Et non plus n'enfle trop ses joues
Ni trop les serre par ses moues.
Femme doit rire gentiment,
Bouche close; laide est vraiment
Quand elle rit gueule étendue,
Trop semble être large et fendue.
A-t-elle de vilaines dents
Qui se croisent dans tous les sens?
Si les montrait en sa risée,
Moins en pourrait être prisée.
Femme encor doit savoir pleurer;
Mais je n'ai pas à leur montrer
A bien pleurer en quelque place,
Car il n'est besoin qu'on leur fasse
Grief, affliction ou deuil:
Femme a toujours la larme à l'œil.
Il n'est pas une qui ne pleure
Quand elle veut, voire à toute heure.
Mais ne se doit homme émouvoir
S'il voit telles larmes pleuvoir
Aussi serré qu'épaisse pluie;
Quand si fort femme pleure et crie
A plaisir, c'est que son chagrin
Couve quelque mauvais dessein.
Larmes de femme, comédie!
Douleur n'est qu'elle n'étudie;
Mais que par ses faits, ni ses dits,
Ne soient pas ses pensers trahis!
Et puis il lui faut être à table
De contenance convenable;
Mès ains qu'el s'i voise séoir,13985.
Face-soi par l'ostel véoir,
Et à chascun entendre doingne
Qu'ele fait moult bien la besoingne.
Aille et viengne avant et arriere,
Et s'asiée la derreniere,
Et se face ung petit atendre[72],
Ains quel puisse à séoir entendre.
Et quant ele iert à table assise,
Face, s'el puet, à tous servise.
Devant les autres doit taillier,
Et du pain entor soi baillier;
Et doit, por grace deservir,
Devant le compagnon servir
Qui doit mengier en s'escuele:
Devant li mete cuisse, ou êle,
Ou buef, ou porc devant li taille,
Selonc ce qu'il auront vitaille,
Soit de poisson, ou soit de char:
N'ait jà cuer de servir eschar,
S'il est qui soffrir le li voille;
Et bien se gart qu'ele ne moille
Ses dois es broez jusqu'as jointes,
Ne qu'el n'ait pas ses levres ointes
De sopes, d'aulx, ne de char grasse,
Ne que trop de morsiaus n'entasse,
Ne que trop nes mete en sa bouche.
Du bout des dois le morsel touche
Qu'el devra moillier en la sauce,
Soit vert, ou cameline, ou jauce,
Et sagement port sa bouchée,
Que sus son piz goute n'en chée
De sope, de savor, de poivre.
Et si gentement redoit boivre,
Mais avant de s'aller asseoir,14129.
Que par l'hôtel se fasse voir
Et qu'à chacun entendre donne
Que la besogne bien ordonne.
Qu'elle aille et vienne un peu partout
Et la dernière soit debout,
Et qu'un petit se fasse attendre
Avant d'aller sa place prendre.
Et quand à table siégera,
Sur tout veille autant que pourra;
Que devant les convives taille
Le pain, autour de soi le baille;
Sache, pour sa grâce obtenir,
Devant le convive servir
De quoi manger en son écuelle;
Devant lui mette cuisse ou aile,
Tranche de bœuf, porc ou mouton,
Soit que de chair ou de poisson
Ce jour la table soit servie;
S'il accepte, qu'elle n'ait mie
Avare cœur à le servir.
Que ses doigts veille à ne salir
De sauce jusques aux jointures,
Ne laisse à ses lèvres ordures
De graisse, de soupe ni d'aulx,
Ni trop entasse les morceaux,
Ni trop gros les mette en sa bouche.
Du bout des doigts le morceau touche
Qu'elle doit tremper au brouet,
Qu'il soit vert ou jaune, ou brunet;
Et porte si bien sa bouchée,
Que sa bouche ne soit tachée
De sauce ou d'assaisonnement.
Boire elle doit si gentiment
Que sor soi n'en espande goute;14019.
Car por enfrume, ou por trop gloute
L'en porroit bien aucuns tenir,
Qui ce li verroit avenir.
Et gart que jà henap ne touche
Tant cum ele ait morcel en bouche;
Si doit si bien sa bouche terdre,
Qu'el n'i lest nule gresse aerdre,
Au mains en la levre desseure:
Car quant gresse en cele demeure,
Où vin en perent les mailletes,
Qui ne sunt ne beles ne netes;
Et boive petit à petit,
Combien qu'ele ait grant apetit;
Ne boive pas à une alaine
Ne henap plain, ne cope plaine;
Ains boive petit et sovent,
Qu'el n'aut les autres esmovant
A dire que trop en engorge,
Ne que trop boive à gloute gorge,
Mès deliéement le coule.
Le bort du henap trop n'engoule,
Si comme font maintes norrices,
Qui sunt si gloutes et si nices
Qu'el versent vin en gorge cruese,
Tout ainsinc cum en une huese,
Et tant à grans gors en entonnent,
Qu'el s'en confundent et estonnent.
Et bien se gart que ne s'enyvre[73],
Car en homme ne en fame yvre
Ne puet avoir chose secrée;
Car puis que fame est enyvrée,
11 n'a point en li de deffense,
Ains jangle tout quanqu'ele pense,
Que sur soi goutte ne répande,14163.
Car trop avide et trop gourmande,
La pourraient convives tenir,
Ceci lui voyant advenir.
Qu'oncques sa coupe elle ne touche
Tant qu'aura morceaux en la bouche,
Et la doit si bien essuyer,
Que ne laisse graisse briller
Sur sa lèvre supérieure;
Car si peu que graisse y demeure,
On voit ils flotter sur le vin
D'aspect et malpropre et vilain.
Qu'elle ne boive à perdre haleine
Gobelet plein ou coupe pleine,
Mais boive petit à petit,
Combien qu'elle ait grand appétit,
Plutôt souvent, avec mesure,
Pour que les autres, d'aventure,
Ne disent qu'elle engorge trop
Et que trop boive à plein goulot,
Mais délicatement le coule.
Le bord par trop qu'elle n'engoule,
Comme maintes nourrices font,
Qui sottes et gloutonnes sont,
Et tant à grands flots s'en entonnent
Que s'étourdissent et s'étonnent,
Et versent vin en leur gosier
Comme en botte de cavalier.
Et bien veille que ne s'enivre[73b],
Car ni l'homme ni la femme ivre
Ne saurait garder un secret.
Quand femme en tel état se met,
Plus n'est en elle de défense,
Elle dit tout ce qu'elle pense,
Et est à tous abandonnée,14053.
Quant à tel meschief s'est donnée.
Et se gart de dormir à table,
Trop en seroit mains agréable.
Trop de ledes choses aviennent
A ceus qui tex dormirs maintiennent.
Ce n'est pas sens de sommeillier
Es leus establis à veillier;
Maint en ont esté decéu,
Et maintes fois en sunt chéu
Devant, ou derriers, ou de coste,
Brisent ou bras, ou teste, ou coste.
Gart que tex dormirs ne la tiengne:
De Palinurus li soviengne
Qui governoit la nef Énée:
Veillant l'avoit bien governée,
Mès quant dormir l'ot envaï,
Du governail en mer chaï,
Et des compaignons noia près,
Qui moult le plorerent après.
Si doit la dame prendre garde
Que trop à joer ne se tarde;
Car el porroit bien tant atendre
Que nus n'i vodroit la main tendre.
Querre doit d'amors le deduit,
Tant cum jonesce la deduit,
Car quant viellesce fame assaut,
D'amors pert la joie et l'assaut.
Le fruit d'amors, se fame est sage,
Coille en la flor de son aage:
Car tant pert de son tens, la lasse!
Cum sans joïr d'amors en passe.
Et s'el ne croit ce mien conseil
Que por commun profit conseil,
Et de tous est à la merci14197.
Lorsqu'elle se dégrade ainsi.
Puis n'aille pas dormir à table;
Trop en serait moins agréable;
Car sottise est de sommeiller
Dans les lieux où l'on doit veiller,
Et trop laides choses adviennent
A ceux que tels dormirs surprennent,
Car maints en ont pâti souvent
Et brisé se sont, en tombant
De côté, devant ou derrière,
Tète ou bras, ou côtes par terre.
Qu'elle chasse le somme intrus
Et songe au vieux Palinurus
Qui gouvernait la nef d'Énée;
Veillant l'avait bien gouvernée,
Mais quand au dormir succomba
Du gouvernail en mer tomba,
Et périt devant l'équipage
Qui pleura longtemps son naufrage.
Puis doit la dame retenir
De trop ne tarder à jouir,
Car pourrait-elle trop attendre
Que nul n'y vînt plus la main tendre.
Quérir doit d'Amour le déduit
Tant que jeunesse lui sourit.
Cueillir doit à la fleur de l'âge
Le fruit d'amour, si femme est sage.
Car lorsque l'aissaillent les ans,
Tôt s'éteint le plaisir des sens.
Autant perd de son temps, la lasse,
Que, sans jouir d'amour, en passe!
Et trop tard s'en repentira
Quand vieillesse la flétrira,
Sache que s'en repentira14087.
Quant viellesce la fîatira[74].
[Mès bien sai qu'eles m'en creront,
Au mains ceus qui sages seront,
Et se tendront as rigles nostres,
Et diront maintes parternostres
Por m'ame quant ge serai morte,
Qui les enseigne ore et conforte:
Car bien sai que ceste parole
Sera léue en mainte escole.
Biaus très-douz filz, se vous vivés,
Car bien voi que vous escrivés
Où livre du cuer volentiers
Tous mes enseignemens entiers;
Et quant de moi departirés,
Se Diex plest, encor en lirés,
Et en serés mestre cum gié,
Ge vous doing de lire congié
Maugré tretous les chanceliers,
Et par chambres et par celiers,
En prés, en jardins, en gaudines,
Sous paveillons et sous cortines,
Et d'enformer les escoliers
Par garderobes, par soliers,
Par despenses et par estables,
Se n'avés leus plus délitables.
Mès que ma leçon soit léuë,
Quant vous l'aurés bien retenuë.]
Et gart que trop ne soit enclose,
Car quant plus à l'ostel repose,
Mains est de toutes gens véuë,
Et sa biauté mains congnéuë,
Mains convoitie et mains requise.
Sovent voise à la mestre église,
Si ne croit mon conseil si sage14231.
Pour notre commun avantage[74b].
[Mais bien sais qu'elles me croiront,
Celles au moins qui sages sont,
Et se tiendront aux règles nôtres
Et diront maintes patenôtres
Pour mon âme, quand je mourrai,
Qui tant instruites les aurai.
Car bien sais que cette parole
Sera lue en plus d'une école.
Beau très-doux fils, si vous vivez
(Car bien vois que vous écrivez
De votre cœur dedans le livre
Tous mes préceptes pour les suivre,
Et quand de moi départirez,
A Dieu plaise, encor les lirez,
Et comme moi deviendrez maître),
En mon nom faites-les connaître
Malgré tretous les chanceliers,
Et par chambres et par celliers,
Par prés, et jardins et collines,
Sous bosquets, pavillons, courtines.
Instruisez tous les écoliers
Par garde-robes et greniers,
Par offices et par étables,
Si n'avez lieux plus délectables;
Mais que mes préceptes soient lus
Quand les aurez bien retenus.]
Femme ne doit trop rester close,
Car plus à la maison repose,
Moins on la voit, moins sa beauté
Des connaisseurs de la cité
Excitera la convoitise.
Que souvent elle aille à l'église
Et face visitacions14121.
A noces, à processions,
A geus, à festes, à karoles,
Car en tex leus tient ses escoles
Et chante à ses desciples messe
Li diex d'Amors et la déesse.
Mès bien se soit ainçois mirée
Savoir s'ele iert bien atirée;
Et quant à point se sentira,
Et par les ruës s'en ira,
Si soit de beles aléures,
Non pas trop moles ne trop dures,
Trop eslevées, ne trop corbes,
Mès bien plesans en toutes torbes.
Les espaules, les cotés mueve
Si noblement, que l'en ne trueve
Nule de plus biau movement;
Et marche jolietement
De ses biaus solerés petis,
Que faire aura fait si fetis,
Qui joindront as piés si à point
Que de fronce n'i aura point.
Et se sa robe li traïne,
Ou près du pavement s'encline,
Si la liéve encoste ou devant,
Si cum por prendre ung poi de vent,
Ou por ce que faire le sueille,
Ausinc cum secorcier se vueille,
Por avoir le pas plus délivre;
Lors gart que si le pié délivre,
Que chascun qui passe la voie,
La bele forme du pié voie.
Et s'el est tex que mantel port,
Si le doit porter de tel port,
Et fasse visitations14265.
A noces et processions,
A jeux, à fêtes, à karoles;
En ces lieux tiennent leurs écoles
Et chantent messe tous les jours
La déesse et le Dieu d'Amours.
Mais bien se soit avant mirée
Pour savoir s'elle est bien parée;
Et quand à point se sentira,
Par la rue elle s'en ira,
A belles et fières allures
Non pas trop molles ni trop dures,
Humbles ni raides, mais partout
Gentille, et plaisante surtout.
Les épaules, les hanches meuve
Si noblement que l'on ne treuve
Femme de plus beau mouvement,
Et marche joliettement
Sur ses élégantes bottines,
Qu'elle aura fait faire si fines,
Ses pieds moulant si bien à point,
Que de plis on n'y trouve point.
Et si sa robe traîne à terre,
Sur le pavé, que par derrière
Elle la lève, ou par devant,
Comme pour prendre un peu de vent;
Ou, comme sait si bien le faire,
Pour démarche avoir plus légère,
Se retrousse coquettement
Et découvre son pied charmant,
Pour que chacun passant la voie
La belle forme du pied voie.
Si d'un manteau couverte sort,
Qu'elle le porte d'un tel port,
Que trop la véuë n'encombre14155.
Du biau corps à qui il fait ombre;
Et por ce que le cors miex pere,
Et li tissu dont el se pere.
Qui n'iert trop larges ne trop gresles,
D'argent doré à menus pesles,
Et l'aumosniere toutevoie,
Qu'il est bien drois que l'en la voie;
A deus mains doit le mantel prendre,
Les bras eslargir et estendre,
Soit par bele voie, ou par boë,
Et li soviengne de la roë
Que li paons fait de sa queuë;
Face ausinc du mentel la seuë,
Si que la penne ou vaire ou grise,
Ou tel cum el l'i aura mise,
Et tout le cors en apert monstre
A ceus qu'el voit muser encontre.
Et s'el n'est bele de visage,
Plus lor doit torner comme sage
Ses beles treces, blondes, chieres,
Et tout le haterel derrieres,
Quant bel et bien trecié le sent.
C'est une chose moult plaisant
Que biauté de cheveléure[75].
Tous jors doit fame metre cure
Qu'el puist la louve resembler,
Quant el vuet les berbis embler;
Car qu'el ne puist du tout faillir,
Por une en vuet mil assaillir[76],
Qu'el ne set laquele el prendra,
Devant que prinse la tendra.
Que la vue en rien il n'encombre14299.
Du beau corps auquel il fait ombre;
Et puis, pour mieux le corps montrer
Et ses habits faire admirer,
Qui ne seront larges ni grêles,
Brodés d'argent et perles frêles,
Avec l'aumônière en sautoir
Qu'il faut aux passants faire voir,
Elle doit lors son manteau prendre
Avec ses deux mains, puis étendre,
Élargir à la fois ses bras,
Soit qu'elle dirige ses pas
Par beau chemin ou par la boue,
Et se souvienne de la roue
Que fait le paon quand on le voit.
Ainsi faire du manteau doit,
Pour que l'étoffe ou vaire ou grise,
Ou n'importe comme on l'a mise,
Elle découvre et son beau corps,
A ceux que rencontre dehors.
S'elle n'est belle de visage,
Elle doit lors, en femme sage,
Avec adresse, à tous les yeux,
De ses épais et blonds cheveux
Étaler l'opulente tresse
Et de sa nuque la souplesse,
Quand bien tressés ses cheveux sent.
C'est un avantage puissant
Que la beauté de chevelure[75b].
Toujours doit femme mettre cure
A bien la louve ressembler
Quand elle veut brebis voler.
Avant qu'une seule elle en tienne
De peur de tout perdre, la sienne[76b]
Ainsinc doit fame par tout tendre14187.
Ses raiz por tous les hommes prendre:
Car por ce qu'el ne puet savoir
Des quiex el puist la grace avoir,
Au mains por ung à soi sachier,
A tous doit son croc atachier:
Lors ne tardera à venir
Qu'el n'en doie aucun pris tenir
Des fox entre tant de milliers,
Qui li frotera ses illiers,
Voire plusors par aventure,
Car art aide moult à nature.
Et s'ele plusors en acroche
Qui metre la veillent en broche,
Gart comment que la chose queure,
Qu'ele ne mete à deus une heure:
Car por decéu se tendroient,
Quant plusors ensemble vendroient;
Si la porroient bien lessier:
Ce la porroit moult abaissier.
Car au mains li eschaperoit
Ce que chascuns aporteroit,
Et ne lor doit jà riens lessier,
Dont il se puissent engressier;
Mais metre à si grant povreté;
Qu'il muirent las et endeté;
Et cele en soit riche manans,
Car perdus est li remanans.
D'amer povre homme ne li chaille,
Qu'il n'est riens que povres hons vaille,
Se c'iert Ovides ou Omers[77],
Ne vaudroit-il pas deus gomers,
Elle ne sait comment choisir,14333.
Pour une en veut mille assaillir.
Ainsi doit femme partout tendre
Ses rets pour tous les hommes prendre,
Car puisqu'elle ne peut savoir
Desquels d'abord la grâce avoir,
Pour un au moins tirer vers elle,
Que tous de son croc les harcelle.
Ne tardera lors à venir
Qu'elle n'en doive aucun tenir,
Voire plusieurs, par aventure
(Car art aide moult à nature),
De fous entre tant de milliers,
Et qui lui frotte flancs et pieds.
Et si plusieurs elle en accroche
Qui tous la veuillent mettre en broche,
Qu'en ses rendez-vous amoureux
Même heure elle ne donne à deux;
Se rencontrant plusieurs ensemble
Ils verraient sa ruse, il me semble,
Et bien pourraient-ils la laisser,
Ce qui moult, pourrait l'abaisser.
Car, pour le moins, y perdrait-elle
Ce que contient leur escarcelle;
Or rien ne leur doit onc laisser
Dont ils se puissent engraisser,
Mais en tel état les réduire
Qu'ils meurent de misère et d'ire
Pendant qu'elle s'enrichira;
Ce que leur laisse elle perdra.
Surtout qu'aimer pauvre homme n'aille,
Car rien n'est que pauvre homme vaille;
Ovide et Homère indigents[77b]
Ne vaudraient deux vomissements.
Ne ne li chaille d'amer hoste,14219.
Car, ainsinc cum il met et oste
Son cors en divers herbergages,
Ainsinc li est li cuers volages.
Hoste amer ne li lo-ge pas,
Mais toutevois en son trespas
Se deniers ou joiaus li offre,
Prengne tout et mete en son coffre,
Et face lors cil son plesir,
Ou tout en haste, ou à lesir.
Et bien gart qu'el n'aint ne ne prise[78]
Nul homme de trop grant cointise,
Ne qui de sa biauté se vante,
Car c'est orgoil qui si le tente.
Si s'est en l'ire Diex boutés
Homs qui se plest, jà n'en doutés:
Car ainsinc le dit Tholomée
Par qui fu moult science amée:
Tex n'a pooir de bien amer,
Tant a mauvès cuer et amer;
Et ce qu'il aura dit à l'une,
Autant dira-il à chascune,
Et pluseurs en revet lober,
Por eus despoillier et rober.
Mainte complainte en ai véue
De pucele ainsinc décéuë.
Et s'il vient aucuns prometieres,
Soit loiaus homs, ou hoquelieres,
Qui la vueille d'amors prier,
Et par promesse à soi lier;
Et cele ausinc li repromete,
Mais bien se gart qu'el ne se mete
Que jamais surtout elle n'aime14367.
Aucun étranger; car de même
Qu'il héberge en maint logement
Son corps, de même assurément
Il doit avoir le cœur volage;
Qu'étranger n'aime, s'elle est sage,
Avant tout je le lui défend.
En son passage si pourtant
Deniers ou joyaux il lui offre,
Que tout prenne et mette en son coffre,
Et qu'il fasse alors son plaisir
Ou tout en hâte, ou à loisir.
Surtout que nul homme elle n'aime[78b]
Par trop amoureux de lui-même,
Qui se vante de sa beauté;
Par l'orgueil seul il est tenté.
Car ainsi le dit Ptolémée
Par qui fut moult science aimée:
«Tel homme ne peut bien aimer
Tant est son cœur vil et amer;
Car ce qu'il aura dit à l'une,
Autant dira-t-il à chacune,
Cherchant à plusieurs enjoler
Pour les dépouiller et voler,
Et j'ai mainte plainte entendue
De damoisele ainsi déçue.
Ceux-là des Dieux sont détestés,
Qui tant s'admirent, n'en doutez.»
S'il vient grand faiseur de promesses,
Loyal ou chercheur de finesses,
Qui la veuille d'amour prier
Et par promesse à soi lier,
Qu'elle aussi n'hésite à promettre;
Mais bien veille à ne pas se mettre,
Por nule riens en sa manoie,14251.
S'el ne tient ainçois la monoie:
Et s'il mande riens par escrit,
Gart se cil faintement escrit,
Ou s'il a bonne entencion
De fin cuer sans decepcion.
Après li rescrive en poi d'ore,
Mès ne soit pas fait sans demore.
Demore les Amans atise
Mais que trop longue ne soit prise;
Et quant ele aura la requeste
De l'amant, gart que ne se heste
De s'amor du tout otroier;
Ne ne li doit du tout noier,
Ains le doit tenir en balance,
Qu'il ait paor et esperance.
Et quant cil plus la requerra,
Et cele ne li offerra
S'amor qui si forment l'enlace,
Gart soi la dame que tant face
Par son engin et par sa force
Que l'espérance adès enforce,
Et petit à petit s'en aille
La paor, tant qu'ele defaille,
Et qu'il facent pez et concorde.
Cele qui puis à li s'acorde,
Et qui tant set de guiles faintes,
Diex doit jurer, et sainz et saintes,
C'onc ne se volt mès otroier
A nul, tant la séust proier;
Et die: «Sire, c'est la somme,
Foi que doi saint Pere de Romme,
Par fin amor à vous me don,
Car ce n'est pas por vostre don:
Pour rien au monde, en son pouvoir,14401.
Si l'argent n'est dans le tiroir.
Si par écrit il la courtise,
Qu'elle veille si c'est feintise,
Ou s'il a bonne intention
De fin cœur sans déception,
Et brèvement lors lui récrive,
Mais à répondre ne soit vive
(Retard attise les amants),
Sans tarder non plus trop longtemps.
Et quand ouïra la prière
D'un amant, qu'elle se modère;
Point ne lui doit tout octroyer,
Son cœur, ni tout lui dénier;
Mais le doit tenir en balance
Entre la peur et l'espérance.
Plus celui-là la pressera,
Moins vite elle lui offrira
Son amour, qui si fort l'enlace;
Mais que la dame si bien fasse,
Résistant de tout son pouvoir,
Que toujours croisse en lui l'espoir,
Et petit à petit s'efface
La peur, si bien que toute passe,
Et qu'ils fassent leur paix tous deux.
Elle alors, comblant tous ses vux,
Et qui tant sait de ruses feintes,
Doit jurer Dieu et saints et saintes
Qu'à nul ne se voulut bailler,
Jamais, tant la sût-il prier,
Et dise: «Enfin je suis vaincue,
Par la foi au saint Père due,
De fin amour à vous me rends;
Et ce n'est pas pour vos présents,
N'est hons nés por qui ce féisse14285.
Por nul don, tant grant le véisse.
Maint vaillant homme ai refusé,
Car moult ont maint à moi musé:
Si croi que m'avés enchantée,
Male leçon m'avés chantée.»
Lors le doit estroit acoler,
Et baisier por miex afoler.
Mais s'el vuet mon conseil avoir,
Ne tende à riens fors qu'à l'avoir.
Fole est qui son ami ne plume
Jusqu'à la derreniere plume:
Car qui miex plumer le saura,
C'iert cele qui mieldre l'aura,
Et qui plus iert chiere tenuë,
Quant plus chier se sera venduë,
Car ce que l'en a pour noiant,
Tant le va-l'en plus viltoiant,
L'en nel' prise pas une escorce:
Se l'en le pert, l'en n'i fait force,
Au mains si grant ne si notée,
Cum s'en l'avoit chier achatée.
Mais au plumer raffiert maniere:
Ses valez et sa chamberiere,
Et sa seror et sa norrice,
Et sa mere, se moult n'est nice,
Por qu'il consentent la besoingne,
Facent tant tuit que cil lor doingne
Sorcot ou cote, ou gans ou mofles,
Et ravissent cum uns escofles
Quanqu'il en porront agraper,
Si que cil ne puist eschaper
Homme n'est à qui je le fisse14435.
Pour nul don, si grand que le visse.
Maint vaillant homme ai refusé,
Car maints ont près de moi musé;
Vous m'avez, je crois, enchantée,
Male leçon m'avez chantée.»
Alors, pour le mieux affoler,
Tendrement le doit accoler
Et baiser, tant qu'amour l'enivre.
Mais s'elle veut mes conseils suivre,
Que rien ne chasse fors l'argent;
Car trop folle est assurément
Femme qui son ami ne plume
Et jusqu'à la dernière plume.
C'est celle qui le plumera
Le mieux, que plus il aimera,
Et femme est plus chère tenue
Quand plus cher elle s'est vendue;
Car ce qu'on obtient pour néant
Toujours le va-t-on dédaignant,
On le prise moins qu'une paille;
Quand on le perd, on ne bataille
Avec autant de fermeté
Que si cher on l'eût acheté.
Mais plumer il y a manière.
Que ses valets, sa chambrière
Et sa nourrice, et puis sa sœur,
Et sa mère, d'égale ardeur,
Pour consentir à la besogne,
Se fassent donner sans vergogne
Cottes, manteaux, mitaines, gants,
Et ravissent comme milans
Tout ce qu'ils pourront en leur serre,
Tant qu'il n'aura fait sa dernière,
De lor mains en nule maniere,14317.
Tant qu'il ait fait sa derreniere;
Si cum cil qui geuë as noiaus,
Tant lor doint deniers et joiaus.
Moult est plus-tost proie achevée,
Quant par plusors mains est levée.
Autre fois li redient: «Sire,
Puisqu'il le vous convient à dire,
Vez qu'à ma dame robe faut;
Comment soffrés-vous cest défaut?
S'el vosist faire, par saint Gile!
Por tel a-il en ceste vile,
Comme roïne fust venuë
Et chevauchast à grant sambuë:
Dame, porquoi tant atendés,
Que vous ne la li demandés?
Trop par estes vers li honteuse,
Quant si vous lesse soffreteuse.»
Et cele, combien qu'il li plaisent,
Lor doit commander qu'il se taisent;
Que tant espoir en a levé,
Qu'el l'a trop malement grevé.
Et s'ele voit qu'il s'aparçoive
Qu'il li doint plus que il ne doive,
Et que forment grevé cuide estre
Des grans dons dont il la suet pestre,
Et sentira que de donner
Ne li ose mès sermonner,
Lor li doit prier qu'il li preste,
Et li jurt qu'ele est toute preste
De le li rendre à jor nommé
Tel cum il li aura donné;
Mès bien est par moi deffendu
Que jamès rien n'en soit rendu.
Comme s'il jouait aux noyaux,14469.
Tant leur donne argent et joyaux,
Si bien qu'en aucune manière
Il n'y puisse un lopin soustraire.
Gibier plus vite est achevé
Quand par plusieurs mains est levé.
Puis d'autres fois qu'ils disent: «Sire,
Ma dame, puisqu'il faut le dire,
De robe neuve a grand besoin,
D'elle avez-vous si peu de soin?
Or, s'elle voulait, par saint Gille!
J'en connais plus d'un par la ville
Qui si bien la contenterait
Que chevaucher on la verrait
Comme reine en grand équipage.»
Puis à la dame ce langage
Tiendront: «Pourquoi tant attendez
Que vous ne la lui demandez?
Vers lui vous êtes trop honteuse
Qui tant vous laisse souffreteuse.»
Elle, combien qu'heureuse soit,
Leur imposer silence doit,
Et protester qu'elle est confuse
Et de sa bonté qu'elle abuse.
Mais si, l'autre s'apercevant
Qu'il est trop généreux vraiment,
Et que presque épuisé pense être
Des cadeaux dont il la sut paître,
S'elle juge que pour donner
L'heure n'est de le sermonner,
Lors le doit prier qu'il lui prête
Et jurer qu'elle est toute prête
A tout lui rendre le jour dit
Ce qu'elle aura pris à crédit;
Se ses autres amis revient,14351.
Dont ele a plusors, se Dé vient,
Mais en nul d'eus son cuer n'a mis,
Tout les clame-ele ses amis,
Si se complaingne, comme sage,
Que sa meillor robe est en gage,
Et queurt chascun jor à usure,
Dont ele est en si grant ardure,
Et tant est ses cuers à mesese,
Qu'el ne fera riens qui li plese
Se cil ne li réant ses gages;
Et li valés, se moult n'est sages,
Por quoi pécune li soit sorse,
Metra tantost main à la borse,
Ou fera quelque chevissance
Dont li gage auront délivrance,
Qui n'ont mestier d'estre réans,
Ains sunt, espoir, tretuit léans
Por le bacheler enserré
En aucun cofre bien ferré:
Qu'il ne li chaut, espoir, s'il cerche
Dedens sa huche ou à sa perche,
Por estre de li miex créuë,
Tant qu'ele ait la pecune éuë.
Li tiers reserve d'autel lobe;
Ou ceinture d'argent, ou robe,
Ou guimple lo qu'el li demande,
Et puis deniers qu'ele despende;
Et s'il ne li a que porter,
Et jurt, por li reconforter,
Et fiance de pié, de main,
Qu'il l'aportera lendemain,
Mais je défends bien à la dame14503.
De rien lui rendre, sur mon âme.
Lors si de ses amis survient
Un second (car toujours en tient,
Plaise à Dieu, plusieurs en réserve,
Et toutefois son cœur conserve,
Car en nul d'eux, tout ne l'a mis,
Bien que les nommât ses amis),
Qu'alors se plaigne, en femme sage,
Que sa belle robe est en gage,
Que chaque jour à l'usurier
Elle a recours, affreux métier,
Dont tant son cœur est à mésaise
Que rien ne fera qu'il lui plaise
S'il ne lui rend ses gages tôt.
Et le varlet, si c'est un sot
Qui bien garnie ait la sacoche,
Mettra soudain main à la poche,
Ou lui saura bien procurer
De quoi ses gages délivrer,
Qui d'être rachetés n'ont cure,
Car tout fut léans, je vous jure,
Pour le pigeon, d'abord serré
En aucun coffre bien ferré.
Du reste, elle dira qu'il cherche
Dedans sa huche ou sur sa perche,
S'il ne la croit absolument,
Tant qu'à la fin elle ait l'argent.
Que de même le tiers pressure
Et lui demande une coiffure,
Ou robe, ou ceinture d'argent,
Pour ses besoins deniers comptant;
Et ne pouvant la satisfaire,
Si pour la conforter, lui plaire,
Face li les oreilles sordes;14383.
Ne croie riens, que ce sunt bordes,
Trop sunt tuit apers mentéors.
Plus m'ont menti li flatéors,
Et fois et seremens jadis,
Qu'il n'a de sainz en paradis.
Au mains puisqu'il n'a que poier,
Face au vin son gage envoier
Por deus deniers, por trois, por quatre,
Ou voise hors aillors esbatre.
Si doit fame, s'el n'est musarde,
Faire semblant d'estre coarde,
De trembler, d'estre paoreuse,
D'estre destrainte et angoisseuse,
Quant son ami doit recevoir,
Et li face entendre de voir,
Qu'en trop grant peril le reçoit,
Quant son mari por li deçoit,
Ou ses gardes, ou ses parens;
Et que se la chose ert parens
Qu'ele vuet faire en repostaille,
Morte seroit sans nule faille;
Et jurt qu'il ne puet demorer,
S'il la devroit vive acorer:
Puis demeurt à sa volenté,
Quant el l'aura bien enchanté.
Si li redoit bien sovenir,
Quant ses amis devra venir;
S'el voit que nus ne l'aparçoive,
Par la fenestre le reçoive,
Tout puist-ele miex par la porte,
Et jurt qu'ele est destruite et morte,
Il promet de pied et de main14537.
De l'apporter le lendemain,
Qu'elle lui fasse oreilles sourdes
Sans se laisser prendre à ses bourdes.
Tous les hommes sont des menteurs,
Plus m'ont fait jadis les flatteurs
De serments, de promesses feintes,
Qu'il n'est au ciel de saints ni saintes!
Qu'au moins, s'il n'a de quoi payer,
Fasse au vin son gage envoyer
Pour deux deniers ou trois, ou quatre,
Ou tôt dehors s'en aille ébattre.
S'elle n'est sotte, maintenant
Femme devra faire semblant
De trembler et d'être peureuse,
Moult inquiète et angoisseuse
Quand doit son ami recevoir,
Et lui faire clairement voir
A quels périls elle s'expose
Lorsque pour lui tromper elle ose
Époux et gardiens et parents,
Et que si son secret céans
Était surpris, ce que redoute,
Morte serait sans aucun doute,
Et qu'il ne peut là demeurer
La dût-il vivante écurer;
Puis enfin qu'il reste à sa guise
Quand moult verra son âme prise.
Puis il lui doit bien souvenir
Quand son ami devra venir:
S'elle voit qu'on ne l'aperçoive,
Qu'à la fenêtre le reçoive
Quand voire à l'huis le pourrait mieux,
Jurant qu'ils sont perdus tous deux
Et que de li seroit néans,14415.
Se l'en savoit qu'il fust léans:
Nel' garroient armes esmoluës[79]
Heaumes, haubers, pex ne maçuës,
Ne husches, ne clotes, ne chambres,
Qu'il ne fust depeciés par membres.
Puis doit la dame souspirer,
Et soi par semblant aïrer,
Et l'assaille et li core sore,
Et die que si grant demore
N'a-il pas faite sans raison,
Et qu'il tenoit en sa maison
Autre fame, quelqu'ele soit,
Dont li solas miex li plesoit,
Et qu'ore est-ele bien traïe,
Quant il l'a por autre enhaïe;
Et doit estre lasse clamée,
Quant ele aime sans estre amée.
Et quant orra ceste parole,
Cil, qui la pensée aura fole,
Si cuidera tout erraument
Que cele l'aint trop loiaument,
Et que plus soit de li jalouse
C'onc ne fu de Venus s'espouse
Vulcanus, quant il l'ot trovée
Avecques Mars prise provée[80]
[Es laz qu'il ot d'arain forgiés.
Les tenoit andeus en fors giés,
Où geu d'amors joinz et liés,
Tant les ot le fol espiés.
Et que c'en est fait de leur vie14571.
S'ils sont pris en telle frairie:
Ne les garantiraient cimiers,
Masses ni pieux, ni boucliers,
Ni huches, ni fosses, ni chambres,
D'être tout dépecés par membres.
Puis doit la dame soupirer,
Par feinte se désespérer,
Lui courir sus en grand' démence,
Criant qu'une si longue absence
Il n'a pas faite sans raison,
Car il tenait en sa maison,
Bien le sait, une autre maîtresse
Dont il préfère la caresse,
Qu'elle languit dans l'abandon
Pour une autre, à grand' trahison,
Et doit chétive être clamée
Quant elle aime sans être aimée.
Et lui de croire incontinent
Qu'elle l'adore éperdûment
(Car, cette parole entendue,
Il aura la tête perdue),
Et que de lui jalouse est plus
Qu'oncques de sa femme Vénus
Ne fut Vulcain, quand l'eut trouvée
Avecque Mars prise prouvée[80b].
[Es lacs d'airain par lui forgés
Tous deux les tenait engagés
Dedans leur amoureuse étreinte,
Tant le fol sut cacher sa feinte!
LXXIV
Comment Vulcanus espia14445.
Sa femme, et moult fort la lia
D'un laz avec Mars, ce me semble,
Quant couchiés les trouva ensemble.
Si-tost cum Vulcanus ce sot,
Que pris provés andeus les ot
Es laz qu'entor le lit posa,
(Moult fut fox quant faire l'osa:
Car cil a moult poi de savoir,
Qui seus cuide sa femme avoir,)
Les Diex i fist venir en heste,
Qui moult ristrent et firent feste,
Quant en ce point les aparçurent.
De la biauté Venus s'esmurent
Tuit li plusors des Dame-Diex,
Qui moult faisoit plaintes et diex
Comme honteuse et corrocie,
Dont ainsinc iert prise et lacie,
C'onc n'ot honte à ceste pareille.
Si n'iert-ce pas trop grant merveille,
Se Venus o Mars se metoit;
Car Vulcanus si lais estoit,
Et si charbonnés de sa forge,
Par mains et par vis et par gorge,
Que por riens Venus ne l'amast,
Combien que mari le clamast.
Non par Diex pas, se ce fut ores
Absalon o ses treces sores,
Ou Pâris, filz le roi de Troie,
Ne l'en portast-el jà manoie:
LXXIV
Comment son épouse épia14601.
Vulcain et moult fort la lia
D'un ret avec Mars, il me semble,
Quand les trouva couchés ensemble.
Donc Vulcain en flagrant délit
Les enserre tous deux au lit
Dans les lacs qu'alentour il pose
(Moult fut sot quand fit telle chose,
Car moult a trop peu de savoir
Qui croit tout seul sa femme avoir),
Puis les Dieux en hâte convoque.
Chacun alors rit et se moque
Les voyant ainsi pris tous deux.
Plusieurs, parmi les seigneurs Dieux,
Des attraits de Vénus s'émurent,
Lorsque ses pleurs ils aperçurent,
Ses cris, sa honte et son courroux
D'être ainsi prise aux yeux de tous,
Insulte à nulle autre pareille.
Or ce n'était pas grand' merveille
Si Vénus à Mars se donnait;
Car si laid ce Vulcain était
Et si charbonné de sa forge,
Les mains, le visage et la gorge,
Que Vénus onc aimé ne l'eût,
Malgré que son époux il fût.
Voire elle n'eût pour rien au monde
D'Absalon à la tête blonde,
Ni du fils du roi d'Ilion
Subi la domination.
Que bien savoit la debonnaire,14175.
Que toutes fames sevent faire.
D'autre part, el sunt franches nées;
Loi les a condicionnées,
Qui les oste de lor franchises
Où Nature les avoit mises:
Car Nature n'est pas si sote
Qu'ele féist nestre Marote
Tant solement por Robichon,
Se l'entendement i fichon,
Ne Robichon por Mariete,
Ne por Agnès, ne por Perrete:
Ains nous a fait, biau filz, n'en doutes,
Toutes por tous et tous por toutes,
Chascune por chascun commune,
Et chascun commun por chascune,
Si que quant eus sunt affiées,
Par loi prises et mariées,
Por oster dissolucions,
Et contens, et occisions,
Et por aidier les norretures
Dont il ont ensemble les cures,
Si s'efforcent en toutes guises
De retorner à lor franchises
Les dames et les damoiseles,
Quiex qu'el soient, ledes ou beles.
Franchise à lor pooir maintiennent,
Dont trop de maus vendront et viennent,
Et vindrent à plusors jadis.
Bien en nomberroie jà dis,
Voire cent, mès ge les trespasse,
Car g'en seroie toute lasse,
Et vous d'oîr tous encombrés,
Ains que ges éusse nombrés:
Car moult savait la débonnaire14631.
Ce que toute femme sait faire.
Du reste, mon fils, entre nous,
Tout aussi bien que leurs époux,
Les épouses libres naquirent;
Nos lois seules les asservirent,
Leur ravissant ce droit inné
Que Nature leur a donné.
Car Nature n'est pas si sotte
Que d'avoir fait naître Marotte
Uniquement pour Robichons,
Si bien nous y réfléchissons,
Ni Robichons pour Mariette,
Ni pour Agnès, ni pour Perrette;
Mais nous a faits, mon fils très-doux,
Tous pour toutes, toutes pour tous,
Chacune pour chacun commune
Et chacun commun pour chacune;
Si bien que prises une fois
Par le mariage et les lois,
Pour satisfaire de Nature
Les besoins dont ils ont la cure
Et fuir les dissolutions,
Les débats, les occisions,
Toujours, mon fils, laides ou belles,
Les dames et les damoiselles
Ont de tout leur pouvoir tenté
De recouvrer leur liberté.
Leurs droits quand même elles maintiennent,
D'où trop de maux viendront et viennent,
Et vinrent à plusieurs jadis.
Je vous en compterais bien dix
Et même cent; mais je les passe,
Car j'en serais tretoute lasse
Car quant chascuns jadis véoit14509.
La fame qui miex li séoit,
Maintenant ravir la vosist,
Se plus fort ne la li tosist,
Et la lessast, s'il li pléust,
Quant son voloir fait en éust;
Si que jadis s'entretuoient,
Et les norretures lessoient,
Ains que l'en féist mariages
Par le conseil des hommes sages.
Et qui vodroit Oraces croire,
Bonne parole en dit et voire,
Car moult bien sot lire et diter.
Si la vous voil ci reciter,
Car sage fame n'a pas honte,
Quant bonne autorité raconte:
Jadis au temps Helene furent[81]
Batailles, que les cons esmurent,
Dont cil à grant dolor perirent
Qui por eus les batailles firent;
Mès les mors n'en sunt pas séues
Quant en escrit ne sunt léuës:
Car ce ne fu pas la premiere,
Non sera-ce la darreniere
Par qui guerres vendront et vindrent
Entre ceus qui tendront et tindrent
Lor cuers mis en amor de fame,
Dont maint ont perdu cors et ame,
Et perdront, se li siecle dure.
Mès prenés bien garde à Nature:
Car, por plus clerement véoir
Cum ele a merveilleus pooir,
Mainz exemples vous en puis metre,
Qui bien font à véoir en letre.
Et vous d'ouïr tout encombré14665.
Avant que j'eusse tout nombré.
Car si l'un voyait une dame
Jadis qu'il voulût pour sa femme,
Si plus fort ne la lui prenait,
Aussitôt ravir la voulait,
Pour en quérir une nouvelle,
Sitôt rebuté de la belle,
Dont maints allaient s'entre-tuant
Et tous leurs devoirs oubliant,
Avant que l'on fît mariages
Par le conseil des hommes sages.
Et si me voulez écouter
Horace je vous vais citer,
Car sage femme n'a pas honte
Quand bonne autorité raconte.
Croyez-le, car il a dicté
Mainte profonde vérité:
«Jadis au temps d'Hélène furent[81b]
Batailles, que les cons émurent,
Où périrent nombre de ceux
Qui bataillaient ainsi pour eux.
Mais combien de morts inconnues
Parce qu'en écrits ne sont lues!
Car la première ne fut pas
Ni la dernière, Hélène, hélas!
Par qui guerres viendront et vinrent
Entre ceux qui tiendront et tinrent
Leurs cœurs en les lacs féminins,
Dont âme et corps perdirent maints
Et perdront si le monde dure.
Mais étudiez la Nature;
Car pour faire clairement voir
Comme elle a merveilleux pouvoir,
LXXV
Cy nous est donné par droicture14543.
Exemple du povoir Nature.
Li oisillons du vert boscage,
Quant il est pris et mis en cage,
Norris moult ententivement
Leans delicieusement,
Et chante, tant cum sera vis,
De cuer gai, ce vous est avis,
Si desire-il les bois ramés,
Qu'il a naturelment amés,
Et vodroit sor les arbres estre,
Jà si bien nel' saura-l'en pestre:
Tous jors i pense, et s'estudie
A recovrer sa franche vie.
Sa viande à ses piez demarche,
Por l'ardor qui ses cuers li charche,
Et vet par sa cage traçant,
A grant angoisse porchaçant
Comment fenestre ou partuis truisse,
Par quoi voler au bois s'en puisse.
Ausinc sachiés que toutes fames,
Soient damoiseles ou dames,
De quelconque condicion,
Ont naturele entencion,
Qu'el cercheroient volentiers
Par quex chemins, par quex sentiers
A franchise venir porroient,
Car tous jors avoir la vorroient.
Maints exemples vous vais produire14699.
Pour mieux vous expliquer mon dire.
LXXV
Ci pouvez maint exemple voir
De Nature et son grand pouvoir.
Quand l'oisillon du vert bocage
Est pris et qu'il est mis en cage
Et nourri moult soigneusement,
Léans tant comme il est vivant
Délicieusement il chante,
Sa douce gaîté nous enchante.
Mais il pense à ses bois ramés
Qu'il a de sa nature aimés
Et sur les arbres voudrait être.
En vain le saurez-vous repaître,
Toujours il pense, en vérité,
A recouvrer sa liberté.
Aux pieds il foule sa pâture
Pour l'ennui que son cœur endure,
Et va par la cage traçant,
A grande angoisse pourchassant,
Pour trouver fenêtre ou passage
Par où voler à son bocage.
Telle, en toute condition,
Ont naturelle intention,
Sachez-le, tretoutes les femmes,
Toutes, damoiselles ou dames,
Et toujours cherchent volontiers
Par quels chemins et quels sentiers
Recouvrer aussi leur franchise
Qui toujours leurs pensers attise.
Ausinc vous dis-ge que li hon,14571.
Qui s'en entre en religion,
Et vient après qu'il s'en repent,
Par poi que de duel ne se pent,
Et se complaint et se demente
Si que tout en soi se tormente,
Tant li sourt grant desir d'ovrer
Comment il porra recovrer
La franchise qu'il a perduë,
Car la volenté ne se muë
Por nul habit qu'il puisse prendre,
En quelque leu qu'il s'aille rendre.
C'est li fox poisson qui s'en passe
Parmi la gorge de la nasse,
Qui, quant il s'en vuet retorner,
Maugré sien l'estuet sejorner
A tous jors en prison léans,
Car du retorner est néans.
Li autres qui dehors demorent,
Quant il le voient si, acorent
Et cuident que cil s'esbanoie
A grant déduit et à grant joie,
Quant là le voient tornoier,
Et par semblant esbanoier.
Et por ice méismement
Qu'il voient bien apertement
Qu'il a leans assés viande
Tele cum chascun d'eus demande,
Moult volentiers i enterroient.
Si vont entor, et tant tornoient,
Tant i hurtent, tant i aguetent,
Que truevent le trou et s'i getent.
Mès quant il sunt leans venu,
Pris à tous jors et retenu,
Il en est ainsi de l'oison14729.
Qui s'est mis en religion;
Car peu s'en faut qu'il ne se pende,
Tant son deuil, sa souffrance est grande,
Quand se repent; un seul désir
Lui tient au cœur, reconquérir
La liberté qu'il a perdue.
Car la volonté ne se mue,
Comme on change de vêtement;
Rien n'y fait, vu ni sacrement.
C'est le poisson follet qui passe
Dedans la gorge de la nasse,
Et lorsqu'il s'en veut retourner
Malgré lui devra séjourner
En prison, pour toute sa vie,
Car impossible est la sortie.
Les autres demeurés dehors
Le voyant, d'accourir alors,
Et de penser qu'il se festoie
A grand déduit, à grande joie,
Quand l'aperçoivent tournoyer
Et par semblant se festoyer.
Or comme chacun se figure
Qu'il se gorge là de pâture,
Comme ils voudraient, tout à loisir,
Lors n'écoutant que leur désir,
Tous entrer voudraient à la file.
Tant chacun tourne et se faufile
Et tant s'y heurte, qu'un beau jour
Par le pertuis passe à son tour.
Mais quand il est dedans la nasse
A toujours pris, son bonheur passe
Et jamais ne se peut tenir
Qu'il ne veuille s'en revenir.
Puis ne se puéent-il tenir14605.
Que hors ne voillent revenir:
Là les convient à grant duel vivre
Tant que la mort les en délivre.
Tout autel vie va querant
Li jones hons, quant il se rent;
Car jà si grans solers n'aura,
Ne jà tant faire ne saura
Grant chaperon, ne large aumuce,
Que Nature où cuer ne se muce:
Lors est-il mors et mal-baillis
Quant frans estas li est faillis,
S'il ne fait de neccessité
Vertu, par grant humilité.
Mès Nature ne puet mentir,
Qui franchise li fait sentir:
Car Oraces néis raconte,
Qui bien set que tel chose monte:
«Qui vodroit une forche prendre
Por soi de Nature deffendre,
Et la boteroit hors de soi,
Revendroit-ele, bien le soi[82]
Tous jors Nature retorra,
Jà por habit ne demorra:»
Que vaut ce? Toute créature
Vuet retorner à sa nature.
Jà nel' lerra por violence
De force ne de convenance.
Ce doit moult Venus escuser,
Quant voloit de franchise user,
Et toutes dames qui se geuent,
Combien que mariage veuent:
Car ce lor fait Nature faire,
Qui les veut à franchise traire.
Là lui convient à grand deuil vivre14763.
Jusqu'à ce que mort l'en délivre.
Pareil sort l'homme va quérant
Lorsque jeune il entre au couvent.
Or il n'aura si grand' chaussure,
Aumusse, chaperon, coiffure,
Qu'il puisse Nature empêcher
Dedans son cœur de se cacher.
Lors est-il mort; toute sa vie
Pleure sa liberté ravie,
S'il ne fait de nécessité
Vertu, par grande humilité.
Car Nature ne ment point, elle,
Qui sa liberté lui rappelle:
Voilà ce qu'Horace écrivait,
Le savant homme, à ce sujet:
«Qui voudrait une fourche prendre
Pour soi de Nature défendre
Et hors de soi la bouterait,
Qu'aussitôt elle reviendrait[82b] .»
A quoi bon? Toute créature
Veut retourner à sa nature
Et toujours y retournera;
Nul habit ne la chassera,
Bon gré, mal gré, son influence
Brave jusqu'à la violence.
Ce doit moult Vénus excuser
Quand voulait de franchise user,
Et toutes dames qui se jouent,
A l'hymen combien que se vouent.
Nature seule en est l'auteur
Qui pousse à franchise leur cœur,
Trop est fort chose que Nature,14639.
Qu'el passe néis norreture.
Qui prendroit, biau filz, un chaton
Qui onques rate ne raton
Véu n'auroit, puis fust noris
Sans jà véoir ras ne soris,
Lonc tens par ententive cure
De délicieuse pasture,
Et puis véist soris venir,
N'est riens qui le péust tenir,
Se l'en le lessoit eschaper,
Qu'il ne l'alast tantost haper.
Tretous ses mez en lesseroit,
Jà si fameilleux ne seroit:
N'est riens qui pez entr'eus féist,
Por poine que l'en i méist.
Qui norrir ung polain sauroit
Qui jument véue n'auroit,
Jusqu'à tens qu'il fust grans destriers
Por soffrir seles et estriers,
Et puis véist jument venir,
Vous l'ornés tantost hennir;
Et verriés contre li corre,
S'il n'iert qui l'en péust rescorre,
Non pas morel contre morele
Solement, mès contre fauvele,
Contre grise, contre liarde,
Se frain ou bride nel' retarde,
Ou qu'il puisse sus eus saillir,
Toutes les vodroit assaillir.
Et qui morele ne tendroit,
Tout le cours à morel vendroit,
Voire à fauvel ou à liart,
Si cum sa volenté li art.
Car si forte chose est Nature14795.
Qu'elle passe toute culture.
Qui prendrait, beau fils, un chaton
Qui jamais rate ni raton
N'eût vu, puis par soigneuse cure
De délicieuse pâture
Fût constamment des mieux nourris,
Sans onques voir rat ni souris;
Qu'un souriceau frappe sa vue,
Toute serait peine perdue
Que de vouloir le retenir.
Laissez-le seulement courir,
Il le happera par nature,
Car entre eux il n'est paix qui dure,
Et tous ses mets il laisserait,
Jusqu'à sa faim il oublierait.
Poulain prenez qui vient de naître,
Ne lui laissez jument connaître,
Jusqu'à ce que, grand destrier,
La selle il souffre et l'étrier.
Qu'une jument alors il voie,
Soudain vous l'ouïrez de joie
Hennir et contre elle courir,
Si nul ne songe à le tenir,
Non seulement noir contre noire,
Mais contre grise, blanche voire,
Pour sur elle soudain saillir;
Les voudra toutes assaillir
Si frein ni bride ne l'arrête.
De même une jument brunette,
Si personne ne la tenait,
Toute sa course à lui viendrait,
Voire à gris ou blanc, d'aventure,
Comme la pousserait Nature.
Li premiers qu'ele troveroit,14673.
C'est cis qui ses maris seroit,
Qu'el n'en ra nules espiées,
Fors que les truisse déliées[83]
Et ce que ge di de morele,
Et de fauvel et de fauvele,
Et de liart et de morel,
Di-ge de vache et de torel,
Et de berbis et de mouton[84] :
Car de ceus mie ne douton
Qu'il ne voillent lor fames toutes.
Ne jà de ce, biau filz, ne doutes[85],
Que toutes ausinc tous nes voillent,
Toutes volentiers les acoillent.
Ainsinc est-il, biau filz, par m'ame!
De tout homme et de toute fame,
Quant à naturel apetit,
Dont loi les retrait ung petit.
Ung petit! mès trop, ce me semble;
Car quant loi les a mis ensemble,
Et vuet, soit valés, ou pucele,
Que cil ne puist avoir que cele,
Au mains tant cum ele soit vive,
Ne cele autre tant cum cil vive,
Mès toutevois sunt-il tenté
D'user de franche volenté.
Car bien sai que tel chose monte,
Si s'en gardent aucuns por honte,
Li autre por paor de paine:
Mais Nature ainsinc les demaine
Cum les bestes que ci déismes,
Ge le sai bien par moi-méismes;
Car je me sui tous jors penée
D'estre de tous hommes amée;
Le premier qu'elle trouverait14829.
Celui-là son mari serait,
Pourvu qu'elle fût déliée,
N'eût-elle point d'autre épiée[83b] .
Et ce que de noire je dis,
Et de noir, de grise et de gris,
Comme de brun et de brunette,
De vache et taureau le répète,
Et de brebis et de mouton[84b]:
Car eux aussi, bien le sait-on,
Ils veulent leurs femelles toutes,
Comme elles, beau cher fils, n'en doutes[85b],
De leur côté, les veulent tous
Et les accueillent pour époux.
Il en est ainsi, sur mon âme,
De tout homme et de toute femme,
Quant au naturel appétit,
Dont la loi les prive un petit.
Un petit! Mais trop, ce me semble,
Car la loi, quand les met ensemble,
Veut, soit la femme ou le mari,
Qu'il n'ait jamais que celle-ci,
Au moins tant qu'elle sera vive,
Comme elle lui, tant comme il vive;
Mais l'un comme l'autre est tenté
D'user de franche volonté.
Mais pour qui sait le fond des choses,
Par honte aucuns suivent ces clauses,
Les autres par crainte d'ennui;
Mais Nature leur parle ainsi
Qu'à ces bêtes sans conscience.
Moi-même en fis l'expérience;
Car je cherchais aussi toujours
De tous les hommes les amours,
Et se ge ne doutasse honte14707.
Qui refreine mainz cuers et donte,
Quant par ces ruës m'en aloie,
Car tous jors aler i voloie
D'aornemens envelopée
(Por noiant fust une popée),
Ces valés qui tant me plesoient,
Quant ces dous regars me faisoient,
Douz Diex! quel pitié m'en prenoit,
Quant cis regars à moi venoit!
Tous ou plusors les recéusse,
Si lor pléust et ge péusse,
Tous les vosisse tire à tire,
Se ge poïsse à tous soffire.
Et me sembloit que s'il péussent,
Volentiers tuit me recéussent,
(Je n'en met hors prelaz, ne moines,
Chevaliers, borjois, ne chanoines,
Ne clerc, ne lai, ne fol, ne sage,
Por qu'il fust de poissant aage[86]),
Et de religions saillissent,
S'il ne cuidassent qu'il faillissent,
Quant requise d'amors m'éussent;
Mais se bien mon penser séussent,
Et nos conditions tretoutes
Il n'en fussent pas en tex doutes;
Et croi que se plusors osassent,
Lor mariages en brisassent,
Et de foi ne lor sovenist,
Se nus à privé me tenist.
Nus n'i gardast condicion,
Foi, ne veu, ne religion,
Se ne fust aucuns forcenés
Qui fust d'amors enchifrenés,
Et si je n'eusse craint la honte14863.
Qui refrène maints cœurs et dompte,
Quand par la ville m'en allais
(Car toujours aller y voulais),
D'atours si bien enveloppée
Qu'on aurait dit une poupée,
Et quand les doux yeux me faisaient
Ces varlets qui tant me plaisaient
(Doux Dieux, combien j'étais émue
Quand ils fixaient sur moi la vue!),
Tous ou plusieurs j'aurais reçu,
A leur guise, si j'avais pu;
Tous les aurais eus tire à tire,
A tous si j'avais pu suffire,
Et tous, il me semblait le voir,
Auraient voulu me recevoir.
Je n'excepte prélat ni moine,
Chevalier, bourgeois ni chanoine,
Sage, fou, laïque ni clerc,
Pourvu qu'il fût encore vert[86b];
Ils auraient renié l'Église,
N'était, quand ils m'auraient requise,
La peur de se voir repousser.
Mais s'ils avaient su mon penser,
Comme celui des femmes toutes,
Ils n'auraient pas eu de tels doutes.
Chacun, je crois, s'il eût osé,
Son mariage aurait brisé
Et sa foi mise en oubliance,
Pour avoir de moi jouissance,
Sans respecter condition,
Foi, ni vu, ni religion,
Sauf peut-être quelque imbécile
Affolé d'un amour servile,
Et loialment s'amie amast.14741.
Cil, espoir, quite me clamast,
Et pensast à la soe avoir,
Dont il ne préist nul avoir.
Mès moult est poi de tex amans,
Si m'aïst Diex et saint Amans,
Comme ge croi certainement,
S'il parlast à moi longuement,
Que qu'il déist, mençonge ou voir,
Tretout le féisse esmovoir,
Quex qu'il fust, seculer ou d'ordre,
Fust ceint de cuir roge ou de corde,
Quelque chaperon qu'il portast,
O moi, ce croi, se deportast,
S'il cuidast que ge le vosisse,
Ou que sans plus ge le soffrisse.
Ainsinc Nature nous justise,
Qui nos cuers à délit atise.
Par quoi Venus de Mars amer
A mains deservi à blasmer.
Ainsinc cum en tel point estoient
Mars et Venus qui s'entr'amoient,
Des Diex i ot mains qui vosissent[87]
Que li autres Diex se risissent
En tel point cum il font de Mars.
Miex vosist puis deux mile mars
Avoir perdu dam Vulcanus[88]
Que cest euvre séust jà nus:
Car li dui qui tel honte en orent,
Quant il virent que tuit le sorent,
Firent dès lors à huis overt,
Ce qu'il faisoient en covert,
Qui sa mie aimât fermement.14897.
Celui-là me remerciant,
Retourné s'en fût à sa dame
A qui toute appartient son âme;
Mais il est peu de tels amants.
Encor, Dieu m'aide et saint Amans,
Si celui-là, j'en suis bien sûre,
S'était avec moi, d'aventure,
Entretenu tout à loisir,
Fût-il franc, voulût-il mentir,
Fût-il séculier ou d'église,
Ceint de cuir rouge ou corde grise,
Quelque chaperon qu'il portât,
Il eût fallu qu'il succombât
Et déclarât tantôt sa flamme,
Soit qu'il s'aperçût que mon âme
Brûlait d'un semblable désir
Ou le voulût, sans plus, souffrir.
Ainsi Nature nous maîtrise
Qui nos cœurs au plaisir attise;
Pour ce devons-nous moins blâmer
Vénus, cher fils, de Mars aimer.
Quand des Dieux la troupe moqueuse
Vit en leur étreinte amoureuse
Mars et Vénus, plus d'un aurait[87b]
Aimé mieux être leur jouet
Et de Mars occuper la place;
Et dam Vulcain en sa disgrâce[88b]
Deux mille marcs aurait donné
Pour n'être pas ainsi berné.
Car eux qui tel affront subirent
Quand leurs amours dévoilés virent,
Dès lors firent, l'huis grand ouvert,
Ce qu'ils soulaient faire à couvert,
N'onques puis du fet n'orent honte,14773.
Que li Diex tindrent d'eus lor conte,
Et tant publierent la fable,
Qu'el fu par tout le ciel notable.
S'en fu Vulcanus plus iriés,
Quant fu plus li fais empiriés;
N'onques puis n'i pot conseil metre,
Ainsinc cum tesmoigne la letre.
Miex li venist estre soffers,
Qu'avoir au lit les laz offers,
Et que jà ne s'en esméust;
Mès fainsist que rien n'en séust,
S'il vosist avoir bele chiere
De Venus, que tant avoit chiere.
Si se devroit cis prendre garde
Qui sa fame ou s'amie garde,
Et par son fol aguet tant euvre,
Que provée la prent sor l'euvre:
Car sache que pis en fera,
Quant prise provée sera;
Ne cil qui du mal felon art,
Que si l'a prise par son art,
Jamès n'en aura, puis la prise,
Ne biau semblant, ne bon servise:
Trop est fors maus que jalousie,
Qui les amans art et soussie.][Voir la note 79]
Mais ceste a jalousie fainte,
Qui faintement fait tel complainte,
Et amuse ainsinc le musart,
Quant plus l'amuse, et cil plus art.
Et s'il ne s'en daigne escondire,
Ains die por li metre en ire,
Qu'il a voirement autre amie,
Gart que ne s'en corroce mie.
Et depuis burent toute honte,14931.
Et les Dieux en firent tel conte,
Et le scandale devint tel
Qu'il fut connu par tout le ciel,
Et Vulcain s'en fut de colère
D'avoir empiré son affaire;
Jamais n'y put remédier,
Ainsi fit-il un sot métier.
Plutôt qu'en ses lacs les étreindre,
Il eût dû souffrir sans se plaindre
Et jamais ne s'en émouvoir,
Et feindre de ne rien savoir
Pour que Vénus, à lui si chère,
Lui fît encore belle chère.
Donc, il ne faut pas l'oublier,
Nul ne devra femme épier
Jusqu'à ce que par sa sottise
Il l'ait en flagrant délit prise;
Car pis encore elle fera
Quand sur le fait prise sera,
Et lui que le mal félon grise
Quand par son art il l'aura prise,
N'en aura plus dorénavant
Nulle faveur ni beau semblant.
Trop est dur mal que Jalousie
Qui les amants brûle et soucie.]
Mais est jalouse feintement
Qui si fort tance son amant,
Et s'amuse de sa sottise;
Plus s'en amuse et plus l'attise.
Mais si lui, sans parer les coups,
Disait, pour la mettre en courroux,
Qu'il a certes une autre amie,
Qu'elle ne s'en courrouce mie,
Jà soit ce que semblant en face,14807.
Se cil autre amie porchace,
Jà ne li soit à ung bouton
De la ribaudie au glouton;
Mès face tant que cil recroie,
Por ce que d'amer ne recroie,
Qu'el voille autre ami porchacier,
Et qu'el nel' fait fors por chacier
Celi dont el vuet estre estrange:
Car bien est drois que s'en estrange,
Et die: «Trop m'avés meffait,
Vengier m'estuet de ce meffait,
Puisque vous m'avés faite coupe,
Ge vous ferai d'autel pain soupe.»
Lors sera cil en pire point
C'onques ne fu, s'il l'aime point,
Ne ne s'en saura déporter;
Car nus n'a pooir de porter
Grant amor ardamment où pis,
S'il n'a paor d'estre acoupis.
Lors resaille la chamberiere,
Et face paoreuse chiere,
Et die: Lasse! mortes sommes,
Mes sires, ou ne sai quex hommes,
Est entrés dedans nostre court.
Là convient que la dame court
Et entrelest toute besoingne,
Mès le valet ainçois repoingne
En four, en estable, ou en huche,
Jusqu'à tant que l'en le rehuche.
Quant ele iert ariers là venuë,
Cil qui désire sa venuë,
Vodroit lors estre aillors, espoir,
De paor et de desespoir.
Disant qu'à l'égal d'un bouton14965.
Il lui chaut que ce vil glouton,
S'il veut, recherche une autre amie,
Quand sait qu'il n'en a point envie;
Mais lui fasse croire à son tour,
Pour mieux exciter son amour,
Qu'elle veut à quelque autre plaire,
Uniquement pour se défaire
De lui, qu'elle ne connaît plus,
Et dise: «Il est juste, au surplus,
Puisque m'avez faite cocue,
Puisque notre amour est rompue,
De vous faire, pour me venger,
De même pain soupe manger.»
Alors sera sa peine extrême,
Comme on n'en vit oncques, s'il l'aime;
Il n'aura plus aucun plaisir;
Car nul n'a pouvoir de sentir
En son cœur une flamme ardente,
Que cocuage ne tourmente.
La chambrière alors soudain
Vienne le front d'angoisse plein:
«Nous sommes mortes, sur mon âme,
Messire ou ne sais qui, madame,
Est entré dedans notre cour!»
A ce cri lors la dame court,
Laissant là sa besogne toute,
Mais tout d'abord le varlet boute
En étable, en huche ou en four,
Jusqu'à tant qu'après long séjour
Enfin la dame l'en retire.
Et lui qui son retour désire,
Voudrait sans doute ailleurs se voir,
Transi de peur, de désespoir.
Lors se c'est uns autres amis14841.
Cui la dame aura terme mis,
Dont el n'ara pas esté sage,
Qu'el n'en port du tout le musage,
Combien que de l'autre li membre,
Mener le puet en quelque chambre;
Face lors tout quanqu'il vorra
Cil qui demorer ne porra,
Dont moult aura pesance et ire;
Car la dame li porra dire:
«Du demorer est-ce néans,
Puisque mes sires est ceans,
Et quatre miens cousins germains,
Si m'aïst Diex et saint Germains!
Quant autre fois venir porrés,
Ge ferai quanque vous vorrés;
Mais soffrir vous convient atant,
Ge m'en revois, car l'en m'atent.»
Mès ainçois le doit hors bouter,
Qu'el n'en puist huimès riens douter.
Lors doit la dame retorner,
Qu'ele ne face sejorner
Trop longuement l'autre à mesese,
Por ce que trop ne li desplese,
Et que trop ne se desconfort;
Si li redoint novel confort.
Si convient que de prison saille,
Et que couchier avec li s'aille
Entre ses bras dedens sa couche,
Mès gart que senz paor n'i couche.
Face-li entendant et die
Qu'ele est trop fole et trop hardie,
Quant son mari por li deçoit,
Et el méismes se deçoit,
Lors si c'était un nouvel hôte14999.
A qui la dame eût par sa faute
Fixé même heure et même lieu,
Que ne soit prise pour si peu.
Mais laissant l'autre en sa cachette
Le conduise en quelque chambrette;
Or qu'il fasse ce qu'il voudra,
Ce dernier rester ne pourra,
Dût-il fondre de peine ou d'ire,
Car la dame lui pourra dire:
«Que Dieu m'assiste et saint Germains!
Avecque quatre miens cousins
Germains vient d'arriver messire,
Céans ne puis vous introduire;
Une autre fois quand vous viendrez
Je ferai ce que vous voudrez;
Souffrez-le pour votre maîtresse,
Mais on m'attend, et je vous laisse.»
Mais avant le doit hors bouter
Pour n'avoir rien à redouter.
Que la dame alors s'en retourne
Vers l'autre, pour qu'il ne séjourne
En sa cachette trop longtemps,
A grand mésaise, et là-dedans
Ne s'ennuie et se déconforte.
Alors que de prison il sorte
Et que, pour le dédommager,
L'emmène avec elle héberger
Entre ses bras dedans sa couche.
Mais toutefois qu'il ne se couche
Sans plus d'ennui tranquillement;
Qu'elle lui fasse auparavant
Clairement entendre et lui die
Qu'elle est trop folle et trop hardie
Et jurt que par l'ame son pere14875.
L'amor de li trop chier compere,
Quant se met en tel aventure,
Jà soit ce qu'el soit plus séure
Que ceus qui vont à lor talant
Par chans et par vignes balant.
Car délis en séurté pris
Mains est plesant, mains a de pris.
Et quant aler devront ensemble,
Gart que jà cil à li n'assemble,
Combien qu'il la tiengne à sejor,
Por qu'ele voie cler le jor,
Qu'el n'entrecloe ains les fenestres,
Que si soit umbragiés li estres,
Que s'ele a ne vice, ne tache
Sor sa char, que jà cil nel' sache.
Gart que nule ordure n'i voie
Qu'il se metroit tantost à voie,
Et s'enfuiroit keuë levée,
S'en seroit honteuse et grevée.
Et quant se seront mis en l'uevre,
Chascuns d'eus si sagement uevre,
Et si à point que il conviengne
Que li délis ensemble viengne[89]
De l'une et de l'autre partie,
Ains que l'uevre soit départie;
Et si se doivent entr'atendre
Por ensemble à lor bone tendre.
L'ung ne doit pas l'autre lessier,
De nagier ne doivent cessier
Jusqu'il prengnent ensemble port,
Lors auront enterin deport.
Quand pour lui trompe son mari15033.
Et que soi-même leurre ainsi;
Par l'âme de son père jure
Que se mettre en telle aventure,
C'est payer trop cher son amour;
Malgré que soit en ce séjour
Plus tranquille qu'en la prairie
Ceux qui dansent de compagnie;
Car plaisir en sûreté pris
Moins est plaisant, moins a de prix.
Et quand aller devront ensemble,
Qu'avec lui jamais ne s'assemble
(Quand en ses bras il la tiendrait
En lieu bien sûr et bien secret)
Avant d'avoir clos sa fenêtre,
Pour que le jour trop ne pénètre.
Qu'en l'ombre elle tienne son lit,
De peur que l'autre, en leur déduit,
S'elle a sur la chair quelque tache
Ou quelque vice, ne le sache.
Car si nulle ordure y voyait,
Soudain celui-ci partirait
Et s'enfuirait queue élevée,
La laissant honteuse et grevée.
Quand seront en l'œuvre d'amour,
Que chacun d'eux et tour à tour
Si bien travaille, qu'il convienne
Que la jouissance leur vienne[[89b]
A tous les deux au même instant,
Et non quand l'autre est languissant.
Car ils se doivent entre-attendre
A leur but pour ensemble tendre;
L'un ne doit pas l'autre laisser,
De nager ne doivent cesser
Et s'el n'i a point de délit[90],14907.
Faindre doit que trop s'i délit,
Et faingne et face tous les signes
Qu'el set qui sunt au délit dignes,
Si qu'il cuit que cele en gré prengne
Ce qu'el ne prise une chatengne.
Et s'il, por eus asséurer,
Puet vers la dame procurer
Qu'ele viengne à son propre ostel,
Si rait la dame propos tel
Le jor qu'el devra l'erre prendre,
Qu'el se face ung petit atendre,
Si que cil en ait grant desir
Ains que la tiengne à son plesir.
Gieus d'amors est, quant plus demore,
Plus agréable qu'à droite hore:
S'en sunt cil mains entalenté,
Qui les ont à lor volenté.
Et quant iert à l'ostel venuë,
Où tant sera chiere tenuë,
Lors li jurt et li face entendre
Qu'au jalous se fait tant atendre,
Qu'ele en fremist et tremble toute,
Et que trop durement se doute
D'estre ledengiée et batuë,
Quant ele iert ariers revenuë;
Mès comment qu'ele se demente,
Combien que die voir, ou mente,
Prengne en paor séurement
Séurté paoreusement,
Et facent en lor priveté
Tretoute lor joliveté.
Qu'ils ne touchent ensemble terre,15067.
Lors jouissance auront plénière.
Ne goûte-t-elle aucun plaisir[90b]?
Feindre doit de trop en sentir,
Et feigne et fasse tous les signes
Qu'elle sait être en plaisir dignes,
Et se montre heureuse du jeu,
Qu'elle ne prise prou ni peu.
Et s'ils sont convenus d'avance
Que la dame ira, par prudence,
Le trouver en son propre hôtel,
Que son calcul alors soit tel,
Le jour qu'elle devra s'y rendre,
Que se fasse un petit attendre
Pour qu'il en ait plus grand désir
Avant de prendre son plaisir.
Jeu d'amour qui se fait attendre
Plus qu'à son heure paraît tendre,
Et le cœur en est moins tenté
Qui le goûte à sa volonté.
Quand en l'hôtel sera venue,
Où tant chère sera tenue,
Qu'elle lui jure par serment
Que son jaloux là-bas l'attend,
Qu'elle en frémit et tremble toute
Et que trop durement redoute
De se voir battre et malmener
Quand il lui faudra retourner;
Mais comment qu'elle se lamente,
Soit que vrai dise ou qu'elle mente,
Qu'elle dissimule sa peur
Ou sûre feigne la terreur,
Pour que l'amour plus doux leur semble
Quand leurs ébats prendront ensemble.
Et s'el n'a pas loisir d'aler14939.
A son hostel à li parler,
Ne recevoir où sien ne l'ose,
Tant la tient li jalous enclose,
Lors le doit, s'el puet, enivrer,
Se miex ne n'en set délivrer.
Et se de vin nel' puet faire yvre,
D'erbes puet avoir une livre,
Ou plus ou mains, dont sans dangier
Li puet faire boivre ou mangier:
Lors dormira cil si formant,
Qu'il li lerra faire en dormant
Tretout quanque cele vorra,
Car destorner ne l'en porra.
De sa mesnie, s'ele-l'a,
Envoit ci l'ung, et l'autre là,
Ou par legiers dons les deçoive,
Et son ami par eus reçoive.
Ou les repuet tous abevrer,
Se du secré les vuet sevrer;
Ou, s'il li plest, au jalous die:
Sire, ne sai quel maladie,
Ou fievre, ou goute, ou apostume,
Tout le corps m'embrase et alume;
Si m'estuet que j'aille as estuves,
Tant aions-nous ceans deus cuves,
N'i vaudroit riens baing sans estuve,
Por ce convient que ge m'estuve.
Quant li vilains aura songié,
Li donra-il, espoir, congié,
Combien qu'il face lede chiere,
Mès qu'ele maint sa chamberiere,
Ou aucune soe voisine,
Qui saura toute sa convine,
S'elle n'a pas loisir d'aller15101.
En son hôtel à lui parler
Ni recevoir au sien ne l'ose,
Tant la tient son jaloux enclose,
Celui-ci lors doit enivrer,
Si mieux ne s'en peut délivrer;
Et si le vin point ne l'enivre,
D'herbes qu'elle prenne une livre,
Ou plus, ou moins, dont sans danger
Lui fasse ou boire ou bien manger.
Lors dormira si bien notre homme
Qu'il la laissera dans son somme
Faire tout ce qu'elle voudra,
Puisqu'empêcher ne l'en pourra.
Lors que des gens à son service
Aussitôt elle s'affranchisse,
Et, suivant ce qu'elle en aura,
Ci l'un envoie et l'autre là,
Ou de légers dons les déçoive
Et par eux son ami reçoive.
Eucor les peut-elle enivrer
Si du secret les veut sevrer,
Ou, s'il lui plaît, qu'au jaloux die:
«Je ne sais quelle maladie,
Fièvre, goutte ou sourde douleur
M'embrase et le corps et le cœur.
J'irai, s'il vous plaît, aux étuves,
Quoique céans ayons deux cuves;
Bain sans étuve n'y fait rien;
Pour ce m'étuver il convient.»
Lors, tout en faisant la grimace,
Le vilain un moment rêvasse
Et congé lui donne à la fin;
Mais que sa chambrière au bain
Et son ami, espoir, r'aura,14973.
Et cele ausinc tout resaura.
Lors s'en ira chez l'estuvier,
Mès jà ne cuve ne cuvier
Par aventure n'i querra,
Mès o son ami se gerra,
Se n'est, por ce que bon lor semble,
Que baignier se doivent ensemble:
Car il la puet ilec atendre.
S'il set que cele part doit tendre.
Nus ne puet metre en fame garde,
S'ele-méisme ne se garde:
Se c'iert Argus qui la gardast,
Qui de ses cent yex l'esgardast,
Dont l'une des moitiés veilloit,
Et l'autre moitié sommeilloit,
Quant Jupiter li fist tranchier
Le chief, por Yo revenchier
Qu'il avoit en vache muée,
De forme humaine desnuée,
(Mercurius le li trencha
Quant de Juno la revencha)
N'i vaudroit sa garde mès riens:
Fox est qui garde tel mesriens.
Mais gart que jà ne soit si sote,
Por riens que clers ne lais li note,
Que jà riens d'enchantement croie,
Ne sorcerie, ne charroie[91],
Ne Balenus[92] ne sa science,
Ne magique, ne nigromance,
Que par ce puist homme esmovoir
A ce qu'il l'aint par estovoir,
Elle emmène, ou quelque voisine15135.
Avec qui son projet combine,
Qui son ami comme elle aura
Et dont tout le secret saura.
Lors elle ira droit aux étuves,
Mais jamais ni cuviers, ni cuves
D'aventure n'y cherchera,
Mais avec l'ami couchera,
A moins pourtant, si bon leur semble,
Qu'ils ne s'aillent baigner ensemble;
Car s'il sait qu'elle doit venir,
Il s'y peut en secret tenir.
Nul ne peut tenir femme en garde
Si soi-même elle ne se garde.
Oui, fût-ce Argus qui la gardât
Et de ses cent yeux regardât,
Dont une moitié dormait close,
L'autre veillant sur toute chose,
Quand Jupiter lui fit trancher
La tête, pour Io venger
Qu'il avait en vache changée,
De forme humaine dégagée
(Mercurius la lui trancha
De Junon quand il la vengea),
Qu'il n'y pourrait rien; c'est sottise
De garder telle marchandise.
Mais qu'elle ait soin de ce noter:
Pour rien que lui veuille conter
Laïque ou clerc, qu'aucune histoire
Elle n'aille sottement croire
Ni de sorciers, ni d'enchanteurs[91b],
Ni de devins, ni de charmeurs,
Ni Balénus, ni sa science[92b],
Soit magique, soit négromance:
Ne que por li nule autre hée:15005.
Onques ne pot tenir Medée
Jason por nul enchantement;
N'onc Circé ne tint ensement
Ulixes qu'il ne s'enfoïst,
Por nul sort que faire poïst.
Si gart fame qu'à nul amant,
Tant l'aille son ami clamant,
Ne doingne don qui gaires vaille:
Bien doint orillier ou toaille,
Ou cuevrechief, ou aumosniere,
Mès qu'el ne soit mie trop chiere;
Aguillier, ou laz, ou ceinture,
Dont poi vaille la ferréure,
Ou ung biau petit coutelet,
Ou de fil ung biau linsselet,
Si cum font nonains par coustume:
Mais fox est qui les acoustume.
Miex vient fame du siecle amer,
L'en ne s'en fait pas tant blasmer,
Si vont miex à lor volentés:
Lor maris et lor parentés
Sevent bien de paroles pestre;
Et jà soit (ce que ne puist estre)
Que l'ung et l'autre trop ne coust,
Trop sunt nonains de graindre coust,
Mès hons qui bien sage seroit,
Tous dons de fame douteroit:
Car dons de fame, à dire voir,
Ne sunt fors laz à decevoir;
Et contre sa nature peche
Fame qui de largesce a teche.
Ni que femme puisse charmer15169.
Et contraindre un homme à l'aimer
Pour délaisser celle qu'il aime.
Médée onc ne tint elle-même
Jason par nul enchantement;
Circé ne sut pareillement
Empêcher de s'enfuir Ulysse
Par nul sort, par nul maléfice.
Surtout que femme à son amant,
Tant l'aille son ami clamant,
Ne donne rien qui trop cher vaille;
Qu'oreiller ou toile lui baille,
Une aumônière, un chaperon,
Mais toujours un modeste don,
Étui, lacet ou bien ceinture
Dont moult peu coûte la ferrure,
Ou un beau petit coutelet,
Ou un mouchoir fin et coquet,
Comme font nonnains d'ordinaire;
Mais fol aux nonnains qui veut plaire.
Mieux vaut femme du monde aimer,
C'est un amour moins à blâmer;
Car mieux leur volonté font-elles,
Leur mari de paroles belles
Savent paître et leur parenté.
A prix égal, en vérité
(Ce qui, ma foi, ne se peut guères),
Nonnains sont encor les plus chères.
Mais homme qui sage serait
Dons de femme redouterait,
Car, à vrai dire, dons de femmes
Ne sont que lacs, perfides trames.
Femme contre nature agit
Qui par largesse homme séduit.
Lessier devons largesce as hommes:15037.
Car quant nous fames larges sommes,
C'est grant meschéance et grant vices.
Déables nous ont fait si nices!
Mès ne m'en chaut; il n'en est guieres
Qui de don soient coustumieres.
De tiex dons cum j'ai dit devant,
Mès que ce soit en decevant,
Biau filz, poés-vous bien user
Por les musars miex amuser:
Et gardés quanque l'en vous donne;
Et vous soviengne de la bonne
Où tretoute jonesce tent,
Se chascun pooit vivre tant:
C'est de viellesce qui ne cesse,
Qui chacun jor de nous s'apresse,
Si que quant là serés venus,
Ne soiés pas por fox tenus,
Mès soiés d'avoir si garni,
Que point ne soiés escharni:
Car aquerre, s'il n'i a garde,
Ne vaut pas ung grain de mostarde.
Ha, lasse! ainsinc n'ai-ge pas fait,
Or sui povre par mon fol fait.
Les grans dons que cil me donnoient
Qui tuit à moi s'abandonnoient,
Au miex amé abandonnoie.
L'en me donnoit, et ge donnoie,
Si que n'en ai riens retenu.
Donner m'a mise au pain menu:
Ne me sovenoit de viellesce
Qui or m'a mise en tel destresce.
De povreté ne me tenoit;
Le tens ainsinc cum il venoit
Laisser devons largesse aux hommes;15203.
Car nous, femmes, quand larges sommes,
C'est grand malheur et grand défaut.
Diable nous fit le cœur si sot!
Mais je m'en moque, il n'en est guères
Qui de donner soient coutumières.
Pour les musards mieux amuser,
Beau fils, vous pouvez donc user
Des dons que vous m'avez ouïe
Nombrer, ce n'est que duperie.
Tout ce qu'on vous donne gardez,
Et toujours le but regardez
Où tend tretoute la jeunesse,
C'est à vieillesse qui ne cesse
Chaque jour à nous de venir;
Mais tous n'y peuvent parvenir.
Ayez donc bourse bien garnie
Pour éviter toute avanie,
Afin, quand serez là venu,
Que ne soyez pour fol tenu.
Acquérir, pour qui rien ne garde,
Ne vaut pas un grain de moutarde.
Ha! sotte, ainsi n'ai-je pas fait,
Et je suis pauvre par mon fait.
Toutes les marques de tendresse
Que je reçus dans ma jeunesse
Au mieux aimé j'abandonnais;
L'on me donnait, et je donnais.
De tous ceux qui m'avaient aimée,
Les dons sont partis en fumée,
Si bien que n'ai rien retenu;
Donner m'a mise au pain menu.
J'avais oublié la vieillesse
Qui m'a mise en telle détresse.
Lessoie aler, sans prendre cure15071.
De despens faire par mesure.
Se ge fuisse sage, par m'ame!
Trop éusse esté riche dame:
Car de trop grans gens fui acointe,
Quant g'iere jà mignote et cointe,
Et bien en tenoie aucuns pris;
Mès quant j'avoie des uns pris,
Foi que doi Diex et saint Tibaut,
Tretout donnoie à ung ribaut
Qui trop de honte me faisoit,
Mès c'iert cis qui plus me plaisoit.
Li autres tous amis clamoie[93],
Mès li tant solement amoie;
Mès sachiés qu'il ne me prisoit
Ung pois, et bien me le disoit.
Mauvès iert, onques ne vis pire,
Onc ne me cessa de despire:
Putain commune me clamoit
Li ribaus qui point ne m'amoit.
Fame a trop povre jugement,
Et ge fui fame droitement.
Onc n'amai homme qui m'amast;
Mès se cil ribaut m'entamast
L'espaule, ou ma teste éust quasse,
Sachiés que ge l'en merciasse.
Il ne me séust jà tant batre,
Que sor moi nel' féisse embatre;
Qu'il savoit trop bien sa pez faire,
Jà tant ne m'éust fait contraire,
Ne jà tant m'éust mal menée,
Ne batuë, ne traïnée,
Ne mon vis blecié, ne nerci,
Qu'ainçois ne me criast merci
Pauvreté ne m'inquiétait,15237.
Le temps ainsi comme il venait
Laissais aller sans mettre cure
De dépens faire avec mesure.
Quand j'étais belle, en ce beau temps,
L'idole fus de tant de gens,
Que j'eusse été trop riche dame
Si sage fusse, sur mon âme,
Car plus d'un en mes lacs fut pris.
Mais ce que l'un m'avait remis,
Par saint Thibaud, par Dieu mon maître,
Tretout le donnais à un traître
Qui trop de honte me faisait;
Mais plus que tous il me plaisait.
Mon ami j'appelais maint autre,
Mais seul j'aimais ce bon apôtre
Qui, sachez-le, ne me prisait
Un pois et bien me le disait.
Oncques ne vis canaille pire,
Car patiente en mon martyre,
Putain commune me clamait
Ce ribaud qui point ne m'aimait.
Femme est de pauvre intelligence,
Et je fus femme sans doutance.
Nul homme qui m'aimât n'aimai;
Mais il m'eût, le monstre, entamé
L'épaule ou la tête cassée,
J'aurais, je crois, sa main baisée.
En vain me faisait-il souffrir,
Je le faisais sur moi venir;
Il savait si bien sa paix faire!
Oui, tant m'eût-il fait de misère,
Tout mon corps eût-il malmené,
Battu, noirci de coups, traîné,
Que de la place se méust,15105.
Jà tant dit honte ne m'éust,
Que de pex ne m'amonestast[94],
Et que lors ne me rafaitast,
Si r'avions et pez et concorde.
Ainsinc m'avoit prise à sa corde,
Car trop estoit fiers rafaitierres
Li faus, li traïstres, li lierres.
Sans celi ne poïsse vivre,
Celi vosisse tous jors sivre:
S'il foïst, bien l'alasse querre
Jusqu'à Londres en Angleterre.
Tant me plut et tant m'abeli,
Qu'à honte me mist, et je li:
Car il menoit les grans aviaus
Des dons qu'il ot de moi tant biaus:
Ne n'en metoit nus en espernes,
Tout jooit as dez en tavernes;
N'onques n'aprist autre mestier,
N'il ne l'en iert lors nul mestier,
Car tant li livroie à despendre,
Et ge l'avoie bien où prendre
Tous li mondes iert mes rentiers,
Et il despendoit volentiers,
Et tous jors ert en ribaudie,
Tretout frioit de lecherie:
Tant par avoit la bouche tendre,
C'onc ne volt à nul bien entendre;
N'onc vivre ne li abelit
Fors en oiseuse et en délit.
En la fin l'en vi mal-bailli,
Quant li dons me furent failli:
Povres devint et pain querant,
Et ge n'oi vaillant ung seran.
Tant m'eût-il lacéré la face,15271.
Qu'avant d'abandonner la place
Il lui fallait crier merci.
De ses injures tout marri,
Pour obtenir paix et concorde,
Lui qui me tenait à sa corde
Si bien pourtant, il suppliait[94]
Et d'amour me rassasiait;
Car il était à ce jeu maître,
Le fourbe, le larron, le traître!
Je ne pouvais vivre sans lui,
Et partout je l'aurais suivi,
S'il eût fui, par toute la terre,
Jusqu'à Londres en Angleterre.
Tant il me plut, tant il m'aima,
Que l'un l'autre à honte mena,
Car il faisait grande bombance
De ce qu'avais en abondance;
Rien en épargne ne mettait
Et tout aux tavernes jouait.
Il ne voulut jamais apprendre
D'autre métier, car, à bien prendre,
Oncques n'en sentit le besoin,
Car moi-même je prenais soin
De subvenir à sa dépense.
J'avais où puiser d'assurance,
Tout le monde était mes rentiers,
Et lui dépensait volontiers,
Et tout friand de lécherie
En débauches passait sa vie.
Il ne voulait vivre et mourir
Qu'en la paresse et le plaisir,
Et tant avait la bouche tendre
Qu'au bien oncques ne sut entendre.
N'onques n'oi seignor espousé15139.
Lors m'en vins, si cum dit vous é,
Par ces buissons gratant mes temples.
Cist miens estaz vous soit exemples,
Biau douz filz, et le retenez;
Si sagement vous demenez,
Que miex vous soit de ma mestrie:
Car quant vostre Rose iert flestrie,
Et les chanes vous assaudront,
Certainement li don faudront.
L'Acteur.
Ainsinc la Vielle a sermonné:
Bel-Acueil, qui mot n'a sonné,
Très-volentiers tout escouta.
De la Vielle mains se douta
Qu'il n'avoit onques fait devant,
Et bien se vet aparcevant
Que, se ne fust por Jalousie
Et ses portiers où tant se fie,
Au mains les trois qui li demorent,
Qui tous jors par le chastel corent
Tuit forcené por le défendre,
Legier fust le chastel à prendre:
Mès jà n'iert pris si cum il cuide,
Tant i metent cil grant estuide.
De Male-Bouche qui mors iere,
Ne faisoit nus d'eus lede chiere,
On le vit enfin malheureux,15305.
Les dons nous manquant à tous deux,
Chercher son pain à toute enseigne,
Car je n'avais vaillant un peigne
Et n'avais personne épousé.
Lors m'en vins, comme dit vous ai,
En ces lieux me grattant l'oreille.
Que mon exemple vous conseille,
Retenez-le bien, mon enfant.
Conduisez-vous si sagement
Qu'au moins ma longue expérience
Vous soit utile en votre enfance;
Car lorsque vos cheveux un jour
Blanchiront, et lorsqu'à son tour
Votre Rose sera flétrie,
Les dons fuiront, n'en doutez mie.
L'Auteur.
Ainsi la Vieille a sermonné.
Bel-Accueil, qui mot n'a sonné,
Très-volontiers fut tout oreille,
Moins se méfia de la Vieille
Dès lors qu'il n'avait fait devant,
Et bien alla s'apercevant
Que, n'était cette Jalousie
Et ses portiers où tant se fie
(Au moins les trois encor vivants,
Toujours par le castel courants
Tout forcenés pour le défendre),
Ce castel fut facile à prendre;
Mais jamais il ne sera pris,
Tant veillent tous, à son avis.
Nul d'eux certes au cœur ne touche
La mort du vilain Malebouche;
Qu'il n'iere point leans amés;15165.
Tous jors les avoit diffamés
Vers Jalousie, et tous traïs,
Si qu'il ert si forment haïs,
Qu'il ne fust pas d'ung ail raiens
De nus qui demorast laiens,
Se n'iert, espoir, de Jalousie:
Cele amoit trop sa janglerie,
Volentiers li prestoit l'oreille,
Si r'iert-ele triste à merveille;
Quant li lerres chalemeloit,
Qui nule riens ne li celoit
Dont il li poïst sovenir,
Por quoi maus en déust venir.
Mès de ce trop grant tort avoit
Qu'il disoit plus qu'il ne savoit,
Et tous jors par ses flateries
Ajoustoit as choses oies:
Tous jors acroissoit les noveles,
Quant el n'ierent bonnes ne beles,
Et les bonnes apetissoit.
Ainsinc Jalousie atisoit,
Comme cil qui toute sa vie
Usoit en jangle et en envie.
N'onques messe chanter n'en firent,
Tant furent liez quant mort le virent:
Riens n'ont perdu, si cum lor semble;
Car, quant mis se seront ensemble,
Garder cuident si la porprise,
Qu'el n'aura garde d'estre prise,
S'il i venoit cinq cens mil hommes.
Les trois portiers.
Certes, font-il, poi poissant sommes,
Céans personne ne l'aimait,15337.
Car trahis tous il les avait
Et diffamés vers Jalousie.
Tant leur haine était endurcie
Que nul ne l'eût un ail vaillant
Racheté, céans demeurant,
Si ce n'est pourtant Jalousie.
Trop elle aimait sa fourberie
Et moult volontiers l'écoutait,
En sa tristesse se plaisait,
Quand le larron flûtait sa glose.
Il ne lui celait nulle chose
Dont il lui pouvait souvenir,
Pourvu que mal en pût venir.
Mais trop grande était sa rouerie,
Car toujours en sa flatterie,
Pour dire plus qu'il n'en savait,
Aux racontars il ajoutait,
Toujours grossissait les nouvelles
Quand les savait bonnes ni belles,
Et les bonnes rapetissait;
Ainsi Jalousie attisait
En homme que toute sa vie
Rongeait et la haine et l'envie.
Nul pour lui messe ne chanta,
Tant sa mort tous les enchanta.
Rien n'ont perdu, comme leur semble,
Car en se concertant ensemble
Ils pensent garder le pourpris
Si bien, qu'il ne puisse être pris,
S'il y venait cinq cent mille hommes.
Les trois portiers.
Certes, font-ils, peu puissants sommes,
Se sans ce larron ne savons15197.
Garder tout quanque nous avons,
Ce faus traïtre, ce truant;
Aut s'ame où feu d'enfer puant
Qui la puist ardoir et destruire!
Onques ne fist céans fors nuire.
L'Acteur.
Ce vont li trois Portiers disant;
Mès que qu'il aillent devisant,
Forment en sunt afébloié.
Quant la Vielle ot tant fabloié,
Bel-Acueil reprent la parole,
A tart commence et poi parole,
Et dist comme bien enseigniés.
Bel-Acueil.
Madame, quand vous m'enseigniés
Vostre art si debonnairement,
Je vous en merci bonement;
Mès quant parlé m'avés d'amer,
Des dous maus où tant a d'amer,
Ce m'est trop estrange matire.
Riens n'en sçai fors par oir dire,
Ne jamès n'en quier plus savoir.
Quant vous me reparlés d'avoir
Qui soit par moi grans amassés,
Ce que j'ai me soffist assés;
D'avoir bele maniere et gente,
Là voil-ge bien metre m'entente.
De magique, l'art au déable,
Je n'en croi riens, soit voir ou fable;
Mès du valet que vous me dites,
Où tant a bontés et merites,
Si sans ce larron ne savons15369.
Garder tout ce que nous avons.
Ce faux traître, cette canaille,
Que son âme au feu d'enfer aille
Brûler en d'éternels tourments,
Lui qui ne sut que nuire aux gens.
L'Auteur.
Ainsi les trois portiers devisent.
Mais cependant, quoi qu'ils en disent,
En sont durement affaiblis.
La Vieille, ses propos finis,
La parole à Bel-Accueil laisse.
En peu de mots, sans nulle presse,
Il dit comme bien enseigné:
Bel-Accueil.
Dame, puisque m'avez daigné
Instruire en toute courtoisie,
De bon cœur vous en remercie.
Mais quand m'avez parlé d'aimer
Ce doux mal parfois tant amer,
Pour moi c'était énigme lire.
Rien n'en sais, sinon par oui-dire,
Ni jamais n'en veux plus savoir.
Quand vous m'avez parlé d'avoir
Que je puis amasser sans blâme,
Ce que j'ai me suffit, ma dame;
De maintien bel et gent avoir
J'essaierai de tout mon pouvoir;
De la magie ou l'art au diable
Je n'en crois rien, soit vrai, soit fable;
Et quant au varlet maintenant,
Si gentil et si méritant
Que toutes graces li acorent,15227.
S'il a graces, si li demorent.
Ge ne bé pas que soient moies,
Ains les li quit; mès toutevoies
Nel' hé-ge pas certainement;
Ne ne l'aim pas si finement,
Tout aie-ge pris son chapel,
Que por ce mon ami l'apel,
Se n'est de parole commune,
Si cum chascuns dist à chascune:
«Bien puissiés-vous venir, amie,
Amis, et Diex vous benéie;»
Ne que ge l'aime, ne honor,
Se n'est par bien et par honor.
Mès puisqu'il le m'a presenté,
Et recéu son présent é,
Ge me doit bien plaire et séoir:
S'il puet, si me viengne véoir,
S'il a de moi véoir talent;
Il ne me trovera jà lent
Que nel' reçoive volentiers,
Mès que ce soit endementiers
Que Jalousie iert hors de vile,
Qui forment le het et avile;
Si dout-ge, comment qu'il aviengne,
S'il vient céans qu'el n'i sorviengne:
Car puis qu'ele a fait emmaller
Tout son hernois por hors aler,
Et de remaindre ai-ge congié,
Quant sor son chemin a songié,
Sovent à mi-voie retorne,
Et tous nous tempeste et bestorne;
Et s'el i vient par aventure,
Tant est vers moi crueuse et dure,
Qu'abonde en lui tretoute grâce,15399.
S'il en a tant, grand bien lui fasse,
Et bien loin d'en être jaloux,
Je les lui souhaite; entre nous
Je ne le hais point; mais quand même
D'assez fine amour je ne l'aime,
Tout en prenant son chapelet,
Pour mon cher ami l'appeler
Sinon de parole commune
Comme chacun dit à chacune:
«Portez-vous bien, chère, aujourd'hui,»
Ou bien: «Dieu vous bénisse, ami.»
Si je l'aime et si je l'honore,
C'est tout bien, tout honneur encore.
Mais du moment où j'acceptai
Le chapel qu'il m'a présenté,
Il ne peut plus ne pas me plaire.
Qu'il vienne donc, s'il le peut faire,
Puisqu'il tient si fort à me voir,
Je suis prêt à le recevoir
Avec plaisir, je ne le nie.
Mais que ce soit quand Jalousie,
Qui le hait et méprise tant,
Hors la ville ira cependant.
Or je tremble, quoi qu'il advienne,
Lui céans, qu'elle ne survienne;
Car lorsqu'elle fait emballer
Tout son harnais pour s'en aller
Et que seul d'ennui je me ronge,
Souvent sur la route elle songe,
Retourne à mi-voie, et tretous
Lors nous met sens dessus dessous.
Tant est vers moi cruelle et dure
Que, retournant par aventure,
S'ele le puet ceans trover,15261.
N'en puist-ele jà plus prover,
Se sa cruauté remembrés,
Ge serai tous vif desmembrés.
L'Acteur.
Et la Vielle moult l'asséure.
La Vieille.
Sor moi, dist-ele, soit la cure,
De li trover est-ce néans,
Et fust Jalousie céans:
Car ge sai tant de repostaille,
Que plustost en ung tas de paille,
Si m'aïst Diex et saint Remi,
Troveroit un œf de frémi,
Que celi, quant repost l'auroie,
Si bien repondre le sauroie.
Bel-Acueil.
Dont voil-ge bien, dist-il, qu'il viengne,
Mès que sagement se contiengne,
Si qu'il se gart de tous outrages.
La Vieille.
Par la char Diex, tu dis que sages,
Cum preux et cum bien apensés,
Filz, qui tant vaut et qui tant sés.
L'Acteur.
Lor parole atant faillirent[95],
D'ilec adonc se départirent.
Si le pouvait céans trouver,
15433.
Rien ne pût-elle plus prouver,
Tout vif me démembrerait-elle,
Car vous connaissez la cruelle.
L'Auteur.
Lors la Vieille le rassurant:
La Vieille.
Pour le trouver ici, néant.
Laissez-moi faire, je vous prie.
Céans fût-elle, Jalousie,
M'assiste Dieu et saint Rémi!
Trouverait un œuf de fourmi
Plutôt dedans un tas de paille
Que notre ami, si j'y travaille;
Car cent cachettes je connais,
Et trop bien cacher le saurais.
Bel-Accueil.
Or, dit-il, je veux bien qu'il vienne;
Mais que sagement il se tienne
Et se garde de tout excès.
La Vieille.
Par la chair Dieu! c'est ou jamais,
Beau doux fils, parler comme un sage,
Ton sens j'admire et ton courage.
L'Auteur.
Lors ils se taisent, et sans plus
Tous deux se quittent là-dessus.
Bel-Acueil en sa chambre va,
15283.
Et la Vielle ausinc se leva
Por besoingner par la meson.
Quant vint leu, et tens et seson
Que la Vielle peut sol choisir
Bel-Acueil, si que par loisir
Péust-l'en bien à li parler,
Les degrés prent à devaler,
Tant que de la tor est issuë:
N'onques ne cessa puis l'issuë
Jusqu'à mon hostel de troter,
Por moi la besoingne noter;
Vint-s'en à moi lasse et tagans.
La Vieille.
Viens-ge, dist-ele, à point as gans[96],
Se ge vous di bonnes noveles
Toutes fresches, toutes noveles?
L'Amant.
As gans! Dame, ains vous di sans lobe,
Que vous aurés mantel et robe,
Et chaperon à penne grise,
Et botes à vostre devise,
Se me dites chose qui vaille.
Lors me dist la Vielle que j'aille
Sus au chastel, où l'en m'atent:
Ne s'en volt pas partir atant,
Ains m'aprist d'entrer la maniere.
Bel-Accueil va dans sa chambrette,
15455.
Tandis que la Vieille s'apprête
A besogner par la maison.
Or, quand vint lieu, temps et saison,
Voyant Bel-Accueil seul, la Vieille,
Jugeant l'heure belle à merveille
Pour tout à loisir lui parler,
Les degrés prend à dévaler
Et de la tour est descendue,
Et ne cesse depuis l'issue
Jusqu'à mon logis de trotter
Pour la besogne me noter.
Lasse elle arrive et solennelle:
La Vieille.
A propos viens-je, me dit-elle[96b],
Si bonnes nouvelles vous di
Fraîches et belles, mon ami?
L'Amant.
A propos! oui, Dieu me pardonne,
Car robe et manteau je vous donne,
Et de drap gris un chaperon,
Et bottines et cotillon
Si me dites chose qui vaille.
Lors me dit la Vieille que j'aille
Sus au castel où l'on m'attend.
Mais toutefois elle m'apprend,
Avant de partir la première,
D'entrer au castel la manière.
LXXVI
15308.
Comment la Vieille la maniere
D'entrer au Fort par l'huys derriere
Enseigna l'Amant à bas ton,
Par ses promesses, sans nul don;
Et l'instruisit si sagement,
Qu'il y entra secretement.
Vous enterrés par l'uis derriere,
Dist-ele, et gel' vous vois ovrir
Por mieux la besoingne covrir.
Cist passages est moult covers,
Sachiés cis huis ne fu overs
Plus a de deus mois et demi.
L'Amant.
Dame, fis-ge, par saint Remi!
Coust l'aune dix livres ou vint,
(Car moult bien d'Amis me souvint
Qui me dist que bien proméisse,
Néis se rendre ne poïsse),
Bon drap aurés, ou pers, ou vert,
Se ge puis trover l'uis ouvert.
La Vielle atant de moi se part.
Ge m'en revois de l'autre part
A l'uis derriere où dit m'avoit,
Priant Diex qu'à bon port m'avoit.
A l'uis m'en vins sans dire mot,
Que la Vielle deffermé m'ot,
Et le tint encor entreclos:
Quant me fui mis ens, si le clos,
LXXVI
15481.
Comment la Vieille la manière
D'entrer au castel par derrière
Enseigne à l'Amant à bas ton,
Par ses promesses, sans nul don.
Et si sagement l'endoctrine
Qu'il y pénètre à la sourdine.
Pour mieux la besogne couvrir,
Dit-elle, je vais vous ouvrir,
Et pour ce je pars la première.
C'est par la porte de derrière;
Moult est ce passage couvert,
Car onques il ne fut ouvert
Depuis trois grands mois, sur mon âme.
L'Amant.
Par saint Remi, lui dis-je, dame,
Dût l'aune dix livres ou vingt
Coûter (car d'Ami me souvint,
Qui dit: promettre il faut sans cesse,
Dût-on violer sa promesse),
Beau drap bleu vous aurez ou vert
Si je peux trouver l'huis ouvert.
Elle part sur cette parole.
A l'huis, qu'elle m'a dit, je vole
Aussitôt, priant en mon for
Dieu de me conduire à bon port.
Sans dire mot, lors je m'empresse
A l'huis que, selon sa promesse,
La Vieille tenait demi-clos.
Une fois entré, je le clos,
15335.
Si fui mès plus séurement,
Et ge de ce méismement
Que ge soi Male-Bouche mort;
Onques si liez ne fui de mort.
Ilec vi la porte cassée:
Ge ne l'oi pas plustost passée,
Qu'Amors trovai dedens la porte,
Et son ost qui confort m'aporte.
Diex! quel avantage me firent
Li vassal qui la desconfirent!
De Diex et de saint Benéoist
Puissent-il estre benéoist!
Ce fut Faus-Semblant li traïstres,
Le fils Barat, li faus menistres
Dame Ypocrisie sa mere,
Qui tant est as vertus amere,
Et dame Astenance-Contrainte,
Qui de Faus-Semblant est enceinte,
Preste d'enfanter Antecrist,
Si cum ge truis où livre escrit.
Cil là desconfirent sans faille;
Si pri por eus vaille que vaille.
Seignor qui velt traïstres estre,
Face de Faus-Semblant son mestre,
Et Contrainte-Astenance prengne,
Double soit, et sangle se faingne.
Quant cele porte que j'ai dite,
Vi ainsinc prise et desconfite,
L'ost trovai aüné léans,
Prest d'assaillir, mes iex véans.
Si j'oi joie, nul nel' demant:
Lors pensai moult parfondement
15509.
Et plus à mon aise respire,
Ayant naguère entendu dire
Que Malebouche gisait mort.
Onc tel plaisir n'eus d'une mort.
Là je vis la porte cassée;
Je ne l'eus pas plutôt passée
due je trouvai le Dieu d'Amours
Menant son ost à mon secours.
Dieu! quel service me rendirent
Ces amis qui la déconfirent!
Que de Dieu et de saint Benoît
Ils soient bénis pour leur exploit!
C'était Faux-Semblant, fils sinistre
D'Hypocrisie et faux ministre,
Dont le père Mensonge était
Qui tant vertu combat et hait,
Puis dame Abstinence-Contrainte
Des uvres de Semblant enceinte,
Prête d'enfanter Antechrist,
Comme au saint livre il est écrit.
Adonc pour eux, vaillent que vaillent,
Prière fais, puisqu'ils bataillent
Et la porte ont brisée pour moi.
Celui qui veut, traître et sans foi,
Tromper les gens et parjure être,
De Faux-Semblant fasse son maître,
D'Abstinence suive la loi,
Simple se feigne et double soit.
Quand cette porte que j'ai dite
Vis ainsi prise et déconfite,
L'ost trouvai rassemblé céans
Prêt à l'assaut, mes yeux voyants.
Si ma félicité fut grande,
Doux Dieu! que nul ne le demande!
15367.
Comment j'auroie Douz-Regart.
Estes-le vous, que Diex le gart!
Qu'Amors par confort le m'envoie,
Trop grant piece perdu l'avoie.
Quant gel' vi, tant m'en esjoï,
Qu'à poi ne m'en esvanoï:
Moult refu liez de ma venuë
Douz-Regard, quant il l'ot véuë,
Tantost à Bel-Acueil me monstre,
Qui saut sus et me vient encontre,
Comme cortois et bien apris,
Si cum sa mere l'ot apris.
LXXVII
Comment l'Amant en la chambrette
De la tour, qui estoit secrette,
Trouva par Semblant Bel-Acueil
Tout prest d'acomplir tout son vueil.
Enclins le salu de venuë
Et il ausinc me resaluë,
Et de son chapel me mercie.
Sire, fis-ge, ne vous poist mie,
Ne m'en devés pas mercier;
Mès ge vous doi regracier
Cent mile fois quant me féistes
Tant d'onor que vous le préistes.
Et sachiés que s'il vous plaisoit,
Ge n'ai riens qui vostre ne soit
Por faire tout vostre voloir,
Qui qu'en déust rire ou doloir.
15543.
Lors me pris à penser à part
Comment retrouver Doux-Regard.
Mais le voilà! Dieu le bénisse!
Amour pour finir mon supplice
M'envoie, hélas! ce doux ami
Qui me fut si longtemps ravi;
Tel fut mon bonheur, à sa vue,
Que fuyait mon âme éperdue.
Alors Doux-Regard, moi venu,
Tout joyeux sitôt qu'il m'a vu,
Du doigt à Bel-Accueil me montre,
Qui d'un bond vient à ma rencontre
Comme courtois et bien appris,
De sa mère il l'avait appris.
LXXVII
Ci l'Amant trouve en la chambrette
De la tour, qui était secrète,
Bel-Accueil tous ses vux s'offrant
A combler, grâce à Faux-Semblant.
Lors je m'incline à sa venue,
Et lui aussi me resalue
Du chapel me remerciant:
«Sire, lui dis-je, tel présent
Ne vaut pas qu'on me remercie;
Mais mille grâces, sur ma vie,
Vous dois, pour m'avoir fait l'honneur
De l'accepter de si grand cœur:
Et s'il vous plaît, j'ose le dire,
Rien n'ai qui ne soit vôtre, sire,
Pour faire tout votre vouloir,
En dût-on rire ou bien douloir.
15395.
Tout me voil à vous aservir
Por vous honorer et servir,
S'ous me volés riens commander,
Ou sans commandemens mander;
Ou s'autrement le puis savoir,
G'i metrai le cors et l'avoir,
Voire certes l'ame en balance[97],
Sans nul remors de conscience:
Et que plus certains en soiés,
Ge vous pri que vous l'essaiés;.
Et se g'en fail, jà n'aie joie
De cors, ne de chose que j'oie.
Bel-Acueil.
Vostre merci, dist-il, biau Sire:
Ge vous revoil bien ausinc dire
Que se j'ai chose qui vous plese,
Bien voil que vous en aiés ese:
Prenés en néis sans congié,
Par bien et par honor cum gié.
L'Amant.
Sire, fis-ge, vostre merci,
Cent mile fois vous en merci,
Quant ainsinc puis vos choses prendre,
Dont n'i quier-ge jà plus atendre,
Quant ci avés la chose preste,
Dont mes cuers fera gregnor feste
Que de tretout l'or d'Alixandre.
Lors m'avançai por les mains tendre
A la Rose que tant désir,
Por acomplir tout mon désir:
15573.
Que votre volonté commande
Ou que sans ordonner demande,
Tout me veux à vous asservir
Pour vous honorer et servir;
Que vos désirs sans plus je pense,
Je mettrai tout en la balance[97b]
Pour les combler, avoir et corps,
Voire l'âme sans nul remords.
Et si vous en doutez, sur l'heure
Essayez-en, et que je meure
Ou que je ne goûte jamais
Bonheur de rien, si j'y manquais!
Bel-Accueil.
Grâces vous rends, dit-il, beau Sire,
Et de même je veux vous dire:
Si j'ai rien que vous désiriez,
Je veux aussi qu'aise en ayez,
Tout bien, tout honneur, tire à tire,
Comme-moi prenez-en donc, sire.
L'Amant.
Je vous rends grâces, fis-ge, aussi,
Cent mille fois vous dis merci
D'ainsi pouvoir vos choses prendre.
Je n'osais de vous plus prétendre,
Car la chose avez prête là,
Dont mon cœur grand' fête fera
Plus que de tout l'or d'Alexandre.»
Lors m'avançai pour les mains tendre
A cette Rose que mon cœur
Désirait avec tant d'ardeur,
15423.
Si cuidai bien à nos paroles
Qui tant ierent douces et moles,
Et à nos plesans acointances,
Plaines de beles contenances,
Que trop fust fait legierement;
Mès il m'avint tout autrement.
LXXVIII
Comment l'Amant se voulut joindre
Au Rosier pour la Rose attaindre;
Mais Dangier, qui bien l'espia
Lourdement et hault s'escria.
Moult remaint de ce que fox pense:
Trop i trovai cruel deffense,
Car si cum cele part tendi,
Dangier le pas me deffendi.
Li vilains, que maus leus estrangle!
Il s'estoit repost en ung angle
Par derriers et nous aguetoit,
Et mot à mot toutes metoit
Nos paroles en son escrit;
Lors n'atent plus qu'il ne m'escrit:
Dangier parle à l'Amant.
Fuiés, vassal, fuiés, fuiés,
Fuiés de ci, trop m'ennuiés:
Déables vous ont ramené,
Li maléoit, li forcené,
Qui à ce biau servise partent,
Et tout prengnent ains qu'il s'en partent:
15601.
Pensant voir en toute assurance
Combler enfin mon espérance;
Je me flattais à nos discours
Si doux, si pleins de nos amours,
A nos plaisantes accointances
Pleines de belles contenances,
Qu'à mes fins viendrais aisément;
Mais il en fut tout autrement.
LXXVIII
Comment l'Amant se voulut joindre
Au Rosier pour la Rose atteindre;
Mais Danger, qui bien l'épia,
Lourdement et haut s'écria.
Qu'il s'en perd de ce que fol pense!
Trop cruelle y trouvai défense.
Car comme j'y tendais la main,
Danger me barra le chemin.
Le vilain, méchant loup l'étrangle!
Il s'était caché dans un angle
Par derrière, et nous aguettait,
Et de nous mot à mot mettait
En écrit ce qu'il put entendre.
Lors s'écria sans plus attendre:
Danger à l'Amant.
Fuyez, vassal, fuyez, fuyez,
Fuyez d'ici, trop m'ennuyez.
C'est le diable qui vous ramène;
Le maudit, forcené de haine,
A ce haut fait veut prendre part,
Pour tout ravir à son départ.
15449.
Jà n'i viengne-il sainte, ne saint,
Vassal, vassal, se Diex me saint,
A poi que ge ne vous affronte.
L'Amant.
Lors saut Paor, lors acort Honte,
Quant oïrent le païsant,
Fuiés, fuiés, fuiés disant.
N'encor pas à tant ne s'en tut,
Mais le déable i amentut,
Et sainz et saintes en osta.
Hé Diex! cum ci felon oste a!
Si s'en corrocent et forsennent,
Tuit trois par ung acort me prennent,
Si me boutent arrier mes mains.
«Jà n'en aurés, font-il, més mains,
Ne plus que vous éu avés:
Malement entendre savés
Ce que Bel-Acueil vous offri,
Quant parler à li vous soffri.
Ses biens vous offri liement,
Mès que ce fust honestement:
D'onesteté cure n'éustes,
Mès l'offre simple recéustes,
Non pas où sens qu'en la doit prendre:
Car sans dire est-il à entendre,
Quant prodoms offre son servise,
Que ce n'est fors en bonne guise,
Qu'ainsinc l'entent li prometierres.
Mès or nous dites, dans trichierres,
Quant ces paroles apréistes,
Où droit sens pourquoi nes préistes?
Quand à mon aide saint ni sainte
Ne viendrait, de lui je n'ai crainte;
Vassal, vassal, si Dieu m'entend,
Je ne sais certes pas comment
Je ne vous casse pas la tète.
L'Amant.
Lors Honte accourt et Peur se jette,
Quand ouïrent le paysan,
Fuyez, fuyez, fuyez disant.
S'il eût à ce borné sa fable!
Mais c'est lui qui mena le diable,
Et saints et saintes en chassa;
Quel perfide hôte avons-nous là!
Lors se courroucent et forcennent
Et d'un commun accord me prennent
Tous trois et repoussent les poings:
«Vous n'en aurez, font-ils, ni moins
Ni plus que ce qu'avez pu prendre;
Malement vous savez entendre
Ce que Bel-Accueil vous offrit,
Quand lui parler il vous souffrit.
Gaîment il vous offrit sa chose,
Mais honnêtement, je suppose.
Sans souci de l'honnêteté,
L'offre simple avez accepté,
Non pas au sens qu'on la doit prendre,
Car voici comme il faut l'entendre.
Pour prud'homme, service offrir,
Ce n'est certes pour mal agir,
Je n'entends pas d'autre service.
Mais dam tricheur, sans artifice,
Pourquoi ses discours, dites-nous,
Dans le droit sens ne prenez-vous?
15479.
Prendre les si vilainement
Vous vint de rude entendement,
Ou vous avés apris d'usage
A contrefaire le fol sage.
Il ne vous offri pas la Rose,
Car ce n'est mie honeste chose,
Ne que requerre li doiés,
Ne que sans requerre l'aiés,
Et quant vos choses li offristes,
Cele offre, comment l'entendistes?
Fu-ce por li venir lober,
Ou por li sa robe rober?
Bien le traïssiés et boulés,
Qui servir ainsinc le voulés,
Por estre privés anemis:
Jà n'ert-il riens en livre mis
Qui tant puist nuire, ne grever;
Se de duel deviés crever,
Si nel' devons-nous pas cuidier,
Ce porpris vous convient vuidier.
Maufez vous i font revenir;
Car bien vous déust sovenir
Qu'autrefois en fustes chaciés:
Or tost aillors vous porchaciés.
Sachiés cele ne fu pas sage
Qui quist a tel musart passage;
Mès ne sot pas vostre pensée,
Ne la traïson porpensée:
Car jà quis ne le vous éust,
Se tel desloiauté séust.
Moult refu certes decéus
Bel-Acueil li desporvéus.
Quant vous reçut en sa porprise,
Il vous cuidoit faire servise,
15661.
Où vous avez appris l'usage
De faire le fol, quoique sage,
Ou comprendre si vilement
Vous vient de dur entendement.
Il ne vous offrit pas la Rose;
Car ce n'est mie honnête chose
Que telle grâce requérir
Ou sans demander obtenir.
Et comment donc l'offre entendîtes,
Lorsque vos choses lui offrîtes?
Était-ce donc pour l'enjôler
Ou pour sa robe lui voler?
Par trahison et par malice
Vous offriez votre service
Sous le masque de l'amitié!
Jamais livre n'a publié
Maxime plus abominable.
Quand de deuil, et c'est peu probable,
Vous en devriez là crever,
Ce pourpris il vous faut vider,
Dont je vous ai chassé naguère.
Ailleurs, vous dis-je, allez, arrière!
Car il vous en doit souvenir,
Le diable vous fit revenir!
Guère ne fut la Vieille sage
D'ouvrir à tel sot le passage,
Car ouvert onques ne vous l'eût
Si telle déloyauté sût;
Mais ne savait votre pensée
Ni la trahison pourchassée.
Moult fut certainement déçu
Bel-Accueil pris au dépourvu
Quand au pourpris fut vous attendre;
Il croyait service vous rendre
15513.
Et vous tendes à son damage;
Par foi tant en a chien qui nage,
Quant est arrivés, s'il aboie.
Or querés aillors vostre proie,
Et hors de ce porpris alés.
Nos degrés tantost avalés
Debonnairement et de gré,
Ou jà n'i conterés degré;
Car tiex porroit tost ci venir,
S'il vous puet bailler et tenir,
Qui les vous fera mesconter,
S'il vous i devoit afronter.
Sire fox! sire outrecuidiés,
De toutes loiautés vuidiés,
Bel-Acueil que vous a forfait?
Por quel pechié, por quel forfait
L'avés si-tost pris à haïr
Qui le volés ainsinc trahir?
Et maintenant li offriés
Tretout quanque vous aviés:
Est-ce por ce qu'il vous reçut,
Et nous et li por vous déçut,
Et vous offrit li damoisiaus[98]
Tantost ses chiens et ses oisiaus?
Sache-il folement se mena,
Et de tant cum il fait en a,
Et por ore, et por autrefois,
Si nous gart Diex et sainte Fois,
Jà sera mis en tel prison,
C'onc en si fort n'entra pris hon:
En tex aniaus sera rivés,
Que jamès jor que vous vivés
Ne le verrés aler par voie,
Quant ainsinc nous trouble et desvoie;
Et son dommage vous voulez!
A chien nageant vous ressemblez
Et qui, touchant la rive, aboie.
Or cherchez ailleurs votre proie,
Dehors de ce pourpris allez,
Et nos degrés tôt dévalez
De bon gré, d'une fuite prompte,
Ou n'en saurez jamais le compte;
Car tel pourrait bientôt venir,
Et qui, s'il vous pouvait tenir,
Les ferait compter quatre à quatre,
S'il vous voyait céans ébattre.
Sire fou, sire outrecuidé,
De toute loyauté vidé,
Qu'a donc pu Bel-Acueil vous faire?
Quel forfait, quelle peine amère
Vous le fit donc sitôt haïr
Que le vouliez ainsi trahir?
Et lorsque votre chose toute
Vous lui veniez offrir, sans doute
C'était afin qu'il vous reçût,
Et pour vous nous et lui déçût,
Vous laissant, le damoisel tendre[98b],
Jusqu'à ses chiens, ses oiseaux prendre?
Oui, follement il s'est conduit
Et, Dieu nous garde! tant nous fit
Tout à l'heure et jadis d'injure,
Que, par sainte Foi, je vous jure,
En prison telle on le mettra
Qu'onc en si dure homme n'entra:
Et d'une chaîne si jolie
Rivé sera, que de la vie
Ne le verrez par voie aller
Pour nous tromper et nous troubler.
15547.
Mar l'éussiés-vous tant véu,
Par li sommes tuit decéu.
L'Acteur.
Lors le prennent et tant le batent,
Que fuiant en la tor l'embatent,
Où l'ont, après tant de ledures,
A trois paires de serréures,
Sans plus metre n'en fers, n'en clos,
Sous trois paires de clez enclos.
A cele fois plus nel' greverent,
Mès c'iert por ce qu'il se hasterent,
Si li promistrent de pis faire,
Quant se seront mis au repaire.
LXXIX
Comment Paour, Honte et Dangier
Prindrent l'Amant à ledengier,
Et le batirent rudement,
Leur criant merci humblement.
Ne se sunt pas à tant tenu,
Sor moi sunt tuit trois revenu,
Qui dehors iere demorés,
Tristes, dolens, mas, emplourés,
Si me rassaillent et tormentent:
Or doint Diex qu'encor s'en repentent
Du grant outrage qu'il me font:
Près que mes cuers de duel ne font;
Car ge me voloie bien rendre,
Mès vif ne me voloient prendre.
D'avoir lor pez moult m'entremis,
Et vosisse bien estre mis
15729.
Vous l'avez vu pour votre perte,
Oui, tous il nous a trompés certe.»
L'Auteur.
Lors le prennent, le battent tant,
Qu'en la tour l'enferment fuyant,
Où l'ont, après tant de laidures,
A trois grand' paires de serrures,
Sans plus chercher fers ni cachots,
Sous trois paires de clés enclos.
Cette fois plus ne le grevèrent,
Ce fut pour ce qu'ils se hâtèrent,
Lui promettant pis à venir,
Sitôt qu'ils pourraient revenir.
LXXIX
Comment Peur, Honte et Danger firent
Noise à l'Amant et l'assaillirent
Et le battirent rudement,
Merci leur criant humblement.
Aux paroles ils ne s'en tinrent,
Mais tôt sur moi tous trois revinrent,
Qui dehors étais demeuré
Triste, dolent, sombre, éploré,
Et me rassaillent et tourmentent.
Dieu veuille un jour qu'ils se repentent
Du grand outrage qu'ils me font!
De deuil mon cœur presque se fond.
Je ne demandais qu'à me rendre,
Mais vif ils ne me voulaient prendre.
Lors, pour les apaiser, j'offris
D'être avecque Bel-Accueil mis
15575.
Avec Bel-Acueil en prison.
Dangier, fis-ge, biau gentiz hon,
Franc de cuer et vaillans de cors,
Piteus plus que ge ne recors,
Et vous Honte et Paor les beles,
Sages, franches, nobles puceles,
En faiz, en diz bien ordenées,
Et du lignage Raison nées,
Soffrés que vostre sers deviengne,
Par tel convent que prison tiengne
Avecques Bel-Acueil laiens,
Sans estre nul jor mès raiens;
Et loiaument vous vuel prometre,
Se me volés en prison metre,
Que ge vous ferai tel servise
Qui vous plera bien à devise.
Par foi, se g'estoie ore lierres,
Ou traïstres, ou ravissierres,
Ou d'aucun murdre achoisonnés,
Ne vosisse estre emprisonnés:
Por quoi la prison requéisse?
Ne cuit-ge pas que g'i fausisse.
Voire par Diex et sans requerre
Me metroit-l'en en quelque serre,
Par quoi l'en me péust baillier;
S'en me devoit tout détaillier,
Ne me leroit-l'en eschaper,
Se l'en me pooit entraper.
La prison por Diex vous demant
Avec li pardurablemeut;
Et se tex puis estre trovés,
Ou soit sans prueve, ou pris provés,
Que de bien servir i défaille,
Hors de prison à tous jors aille.
15757.
En prison céans; voici comme:
Danger, fis-je, beau gentilhomme,
Vaillant de corps et franc de cœur,
Car onc n'en connus de meilleur,
Et vous, Peur et Honte les belles,
Sages, franches, nobles pucelles,
Au sens si droit, au cœur si bon,
Les dignes filles de Raison,
Adonc souffrez que je devienne
Votre serf et que prison tienne
Avec Bel-Accueil dans la tour,
Sans qu'on m'en délivre à nul jour;
Loyalement vous veux promettre
Si me voulez en prison mettre
Que tel service vous ferai
Qu'il sera tout à votre gré.
Par ma foi, si je pouvais être
Larron, ou ravisseur, ou traître,
Ou d'aucun meurtre soupçonné,
Ne voudrais être emprisonné;
Car sans le demander en grâce
Je ne crois pas que j'y manquasse.
Voire bon gré, mal gré, par Dieu,
On me saurait mettre en bon lieu
Pour s'assurer de ma capture;
Me dût-il hacher, je vous jure,
Nul, s'il me pouvait attraper,
Ne me laisserait échapper.
Emprisonnez-moi, je vous prie,
Avec lui pour toute ma vie,
Et si tel puis être trouvé,
Ou soit sans preuve, ou pris prouvé,
Qu'à bien servir jamais défaille,
Hors de prison qu'à toujours aille.
15609.
Si n'est-il pas hons qui ne faut;
Mais s'il i a par moi defaut.
Faites-moi trosser mes peniaus
Et saillir hors de vos aniaus:
Et se ge jamès vous corrous,
Punis vuel estre du corrous;
Vous méismes en soiés juge,
Mais que nus fors vous ne me juge.
Haut et bas sor vous m'en metroi[99],
Mès que vous n'i soiés que troi,
Et soit avec vous Bel-Acueil,
Car celi por le quart acueil.
Le fait li porrés recorder,
Et se ne poés acorder,
Au mains soffrés qu'il vous acort,
Et vous tenés à son acort:
Car por batre, ne por tuer,
Ne m'en verrés jà remuer.
Dangier.
Tantost Dangier se rescria:
Hé Diex! quel requeste ci a!
Metre vous en prison o li,
Qui tant avés le cuer joli,
Et il le ra tant débonnaire,
Ne seroit autre chose faire,
Fors que par amoretes fines
Metre renart o les gelines.
Or tost aillors vous porchaciés,
Bien savons que vous ne traciés
Fors nous faire honte et laidure.
N'avons de tel servise cure:
Si restes bien de sens vuidiés,
Quant juge faire le cuidiés.
15791.
Nul n'est infaillible ici-bas;
Mais si loyal ne vous sers pas,
Tôt faites-moi trousser mes hardes
Ou chasser dehors par vos gardes,
Et si jamais vous courrouçais,
D'être puni j'accepterais.
Mais que nul, fors vous, ne me juge,
Je ne connais de meilleur juge.
Pour haut et bas je vous reçois[99b];
Mais jamais n'y soyez que trois
Avec Bel-Accueil quatrième,
Qu'il soit notre juge suprême.
Si ne pouvez vous accorder,
Vous lui pourrez le fait conter;
Souffrez qu'il tienne la balance,
Et tenez-vous à sa sentence;
Car dût-on me battre ou tuer,
Je ne voudrais m'en écarter.
Danger.
Aussitôt Danger se récrie:
Ah Dieu! la requête est jolie!
Vous mettre en prison avec lui,
Qui tant avez le cœur joli,
Et lui qui l'a si débonnaire,
Ne serait autre chose faire
Que mettre, pour s'aimer en paix,
Le renard avec les poulets.
Sauf pour faire honte et laidure
(Service dont nous n'avons cure),
Vous ne venez, nous le savons;
Or tôt d'ici partez, allons!
Il faut être fou, ma parole,
Pour faire un juge de ce drôle.
15641.
Juge! par le biau roi célestre!
Comment puet jamès juges estre,
Ne prendre sor soi nule juise
Personne jà jugiée et prise?
Bel-Acueil est pris et jugiés,
Et tel digneté li jugiés
Qu'il poïst estre arbitre et juge!
Ains sera venu li déluge,
Qu'il isse mès de nostre tour,
Et sera destruis au retour,
Car il l'a moult bien deservi,
Por ce, sans plus, qu'il s'aservi
De tant qu'il vous offri ses choses.
Par li pert-l'en toutes les Roses:
Chascuns musars les vuet coillir,
Quant il se voit bel acoillir[100];
Mès qui bien le tendroit en cage,
Nus n'i feroit jamès damage,
Ne n'emporteroit hons vivant,
Pas tant cum emporte li vent,
S'il n'est tex que tant mespréist
Que vilene force i féist;
Et si porroit bien tant mesprendre,
Qu'il s'en ferait banir ou pendre.
L'Amant.
Certes, dis-ge, moult se meffait
Qui destruit homme sans meffait,
Et qui sans raison l'emprisonne;
Et quant vous si vaillant personne
Com Bel-Acueil, et si honeste,
Qui fait à tout le monde feste,
Por ce qu'il me fist bele chiere,
Et qu'il ot m'acointance chiere,
15823.
Juge, par le beau roi du ciel!
On n'en eût oncques vu de tel.
Comment, pour la justice rendre,
On irait un condamné prendre!
Bel-Accueil est pris et jugé,
Et par nous il serait chargé
D'être à la fois arbitre et juge!
Reviendra certes le déluge
Avant qu'il sorte de la tour.
Nous le punirons au retour
Pour vous avoir offert ses choses;
Par lui perd-on toutes les Roses.
Tout libertin les veut cueillir
Quand il se voit bel-accueillir[100b].
Or pour éviter tout dommage
Bien les faut-il tenir en cage;
N'en aura lors homme vivant
Pas tant qu'en emporte le vent,
A moins qu'il n'ait telle puissance
Qu'il les prenne par violence;
Mais à ce jeu plus d'un pourrait
Trouver l'exil ou le gibet.
L'Amant.
Vous faites, fis-je, crime pire,
Quand l'innocent voulez détruire
Et l'emprisonnez sans raison,
Et quand un si vaillant garçon
Que Bel-Accueil et si honnête,
Qui fait à tout le monde fête,
Si malement entreprenez
Et sans autre motif tenez,
15673.
Sans autre ochoison pris tenés,
Malement vers li mesprenés;
Car par raison estre déust
Hors de prison, s'il vous pléust.
Si vous pri donques qu'il en isse,
Et de la besoingne chevisse;
Trop avés vers li jà mespris;
Gardés qu'il ne soit jamès pris.
Dangier, Paour, et Honte.
Par foi, font-il, cis fox nous trufe.
Bien nous vet or pestre de trufe,
Quant si le vuet desprisonner,
Et nous traïr par sermonner.
Il requiert ce qui ne puet estre:
Jamès par huis, ne par fenestre
Ne metra hors néis le chief.
L'Amant.
Lors m'assaillent tuit de rechief;
Chascun à hors bouter me tent:
Il ne me grevast mie tant
Qui me vosist crucefier.
Ge qui lors commence à crier
Merci, non pas à trop haut cri,
A ma vois basse à l'assaut cri
Vers cil qui secorre me durent,
Tant que les guetes m'aparçurent,
Qui l'ost durent eschargaitier.
Quant m'oïrent si mal traitier:
15853.
Hormis qu'il me fit belle chère
Et tint mon accointance chère;
Car, s'il vous plaît, hors de prison
Devrait-il être avec raison.
Qu'il sorte, je vous en conjure,
Et mettez fin à sa torture;
Vous l'avez trop persécuté,
Rendez-lui donc sa liberté.
Danger, Peur et Honte.
Ma foi, font-ils, ce fou se moque
Et par ses contes nous provoque,
Quand il le veut déprisonner,
Pour nous trahir et nous berner.
Il requiert ce qui ne peut être:
Jamais par porte ni fenêtre
Hors ne mettra même le chef.
L'Amant.
Lors m'assaillent tous déréchef,
Chacun veut me mettre à la porte;
Ne me grèverait de la sorte
Qui me voulût crucifier.
Moi qui lors commence à crier
Merci, mais sans trop de furie,
A voix basse à l'assaut je crie
Vers ceux qui m'amenaient renfort.
Les sentinelles tout d'abord
Qui là faisaient le guet me virent,
Et quand ainsi battre m'ouïrent:
LXXX
15699.
Comment tous les barons de l'ost
Si vindrent secourir tantost
L'Amant, que les Portiers battoyent
Si fort, qu'irés ils l'estrangloyent.
Or sus, or sus, font-il, barons:
Se tantost armé n'aparons
Por secorre ce fin Amant,
Perdus est se Diex ne l'amant.
Li Portiers l'estranglent ou lient,
Batent, fustent, ou crucefient;
Devant eus brait à vois serie,
A si bas cri merci lor crie,
Qu'envis puet-l'en oïr le brait;
Car si bassement crie et brait,
Qu'avis vous ert, se vous l'oés,
Ou que de braire est enroés,
Ou que la gorge li estraingnent,
Si qu'il l'estranglent ou estaingnent.
Jà li ont si la vois enclose,
Que haut crier ne puet ou n'ose:
Ne savons qu'il béent à faire,
Mès il li font trop de contraire:
Mors est se tantost n'a secors.
Foïs s'en est trestout le cors
Bel-Acueil, qui le confortoit:
Or convient qu'autre confort oit,
Tant qu'il puist celi recovrer;
Dès or estuet d'armes ovrer.
LXXX
15879.
Comment tous les barons de l'ost
S'en viennent secourir tantôt
L'Amant que les trois portiers battent
Tant, qu'ils l'étranglent et l'abattent.
Or sus, or sus, font-ils, barons!
Vite aux armes, vite courons!
Les portiers l'étranglent ou lient,
Battent, bâtonnent, crucifient.
Il est perdu, ce fin Amant,
Si Dieu n'y pourvoit à l'instant.
Devant eux brait à voix faillie,
D'un ton si bas merci leur crie,
Qu'on peut à peine ouïr ses cris,
Si bas, que sera votre avis
Quand l'ouïrez, s'il se peut faire,
Ou qu'il est enroué de braire,
Ou qu'ils lui serrent le gosier
A l'étrangler, à l'étouffer.
Déjà tant sa voix ont enclose
Que haut crier ne peut ou n'ose;
Ne savons ce qu'ils font de lui.
Mais ils lui causent trop d'ennui,
Mort est si n'a secours bien vite.
Au grand galop a pris la fuite
Bel-Accueil qui le confortait;
Or faut-il qu'autre confort ait
Pour que Bel-Accueil lui revienne,
Que chacun donc les armes prenne.
L'Amant.
15727.
Et cil sans faille mort m'éussent,
Se cil de l'ost venu n'i fussent.
Li barons as armes saillirent,
Quant oïrent, sorent et virent
Que j'oi perdu joie et solaz.
Ge qui estoie pris où laz
Où Amors les amans enlace,
Sans moi remuer de la place
Regardai le tornoiement
Qui commença trop asprement:
Car si-tost cum li Portiers sorent
Que si grant ost encontre eus orent,
Ensemble tretuit trois s'alient,
Et s'entrejurent et affient,
Qu'à lor pooir s'entr'aideront,
Ne jà ne s'entrelesseront
Jor de lor vie à nule fin.
Et ge qui d'esgarder ne fin
Lor semblant et lor contenance,
Fui moult dolent de l'aliance:
Et cil de l'ost, quant il revirent
Que cil tel aliance firent,
Si s'assemblent et s'entrejoignent
,
N'ont mès talent qu'il s'entr'esloignent,
Ains jurent que tant i feront,
Que mors en la place gerront,
Ou desconfis seront et pris,
Ou de l'estor auront le pris,
Tant sunt erragiés de combatre
Por l'orguel des Portiers abatre.
Dès or venrons à la bataille,
S'orrés comment chascuns bataille.
L'Amant.
15907.
Ceux-là m'eussent sans faute occis
Sans le secours de mes amis.
Les barons aux armes coururent
Quand ouïrent, virent et surent
Qu'avais perdu joie et soulas.
Moi qui pris étais dans les lacs
Où les amants Amour enlace
Sans pouvoir remuer de place,
Je fus spectateur du combat
Qui trop âprement commença.
Car sitôt que les portiers voient
Que si grand' gens contre eux guerroient,
Ensemble ils se liguent tous trois
Et s'entre-jurent à la fois,
Sans que l'un l'autre oncques ne laisse,
Jusqu'à la mort, sans nulle cesse,
De s'aider de tout leur pouvoir:
Et moi qui peux à l'aise voir
Leur semblant et leur contenance,
Moult dolent suis de l'alliance.
Or ceux de l'ost voyant ceux-ci
S'allier et s'unir ainsi,
Lors s'assemblent et s'entre-joignent
L'un de l'autre ne s'entre-éloignent,
Mais jurent que tant y feront
Que morts en la place giront,
Tant sont enragés de combattre
Pour l'orgueil des portiers abattre,
Ou déconfits seront et pris,
Ou du combat auront le prix.
Nous voici donc à la bataille,
Oyez comme chacun bataille.
LXXXI
15759.
Comment l'Acteur muë propos
Pour son honneur et son bon loz,
Garder, en priant qu'il soit quictes
Des paroles qu'il a cy dictes.
Or entendés, loial Amant,
Que li diex d'Amors vous amant
Et doint de vos amors joïr!
En ce bois-ci porrés oïr
Les chiens glatir, se m'entendés,
Au connin prendre où vous tendés[101],
Et le furet qui, sans faillir,
Le doit faire ès resiaus saillir.
Notés ce que ci vois disant,
D'amors aurés art soffisant;
Et se vous i trovés riens troble,
J'esclarcirai ce qui vous troble;
Quant le songe m'orrés espondre,
Bien saurés lors d'amors respondre,
S'il est qui en sache oposer,
Quant le texte m'orrés gloser;
Et saurés lors par cest escrit
Quanque j'aurai devant escrit,
Et quanque ge bée à escrire.
Mès ains que plus m'en oiés dire,
Aillors voil ung petit entendre
Por moi de male gent deffendre;
Non pas pour vous faire muser,
Mès por moi contre eus escuser.
LXXXI
15939.
Ci l'auteur change de propos
Pour son honneur et son bon los
Garder, en priant qu'il soit quitte
De toute parole ici dite.
Or entendez, loyaux amants
(Que le Dieu d'Amours en tout temps
Sur vous tous veille d'un il tendre!),
En ce bois-ci pourrez entendre
Les chiens japer, si m'écoutez,
Au lapin que vous poursuivez[101b],
Et le furet dont la poursuite
Le fera choir aux lacs ensuite.
Notez ce que je vais disant,
D'Amour aurez art suffisant;
Et si rien y voyez de trouble,
J'éclaircirai ce qui vous trouble;
Quand vous m'ouïrez exposer
Le songe et le texte gloser,
Bien saurez-vous d'amour répondre
Si quelqu'un voulait vous confondre,
Et saurez lors par cet écrit
Ce que j'ai ci-devant écrit
Et ce qu'après je vais écrire.
Mais avant de plus vous en dire,
Je veux, non pour vous abuser,
Doux amis, mais pour m'excuser
Et de male gent me défendre,
Ailleurs un petitet m'étendre.
LXXXII
15787.
Cy dit par bonne entencion
L'Acteur son excusacion.
Si vos pri, seignors amoreus
Par les gieus d'amors savoreus,
Que se vous i trovés paroles
Semblans trop baudes ou trop foles,
Por quoi saillent li mesdisant,
Qui de nous aillent mesdisant,
Des choses à dire, ou des dites,
Que cortoisement les desdites;
Et quant vous les aurés des diz
Repris, retardés ou desdiz,
Se mi diz sunt de tel maniere
Qu'il soit droit que pardon en quiere,
Pri vous que le me pardonnés,
Et de par moi lor responnés[102]
Que ce requeroit la matire
Qui vers tex paroles me tire
Par les propriétés de soi,
Et por ce tex paroles oi:
Car chose est droiturière et juste,
Selonc l'autorité Saluste,
Qui nous dit par sentence voire,
Tout ne soit-il semblable gloire
De celi qui la chose fait,
Et de l'escrivain qui le fait
Vuet metre proprement en livre,
Por miex la vérité descrivre,
Si n'est-ce pas chose legiere,
Ains est de moult fort grant maniere
LXXXII
15967.
Ici par intention bonne
L'Auteur son excuse nous donne.
Par les jeux d'Amour savoureux,
Croyez-moi, seigneurs amoureux,
Si vous trouvez quelques paroles
Un peu trop gaillardes et folles,
Dont s'emparent les médisants
Pour nous tous aller méprisants,
Sur les choses à dire ou dites,
Courtoisement les contredites;
Et quand vous les aurez repris
Et combattus et contredits,
Si lors sont de telle manière
Mes dits, que pardon j'en requière,
Sans doute me pardonnerez
Et de ma part leur répondrez
Qu'ainsi l'exigeait la matière;
Car ne me laissait de choix guère
La propriété du sujet
Qui ces paroles me tirait.
Une chose est, selon Saluste,
Avant tout droiturière et juste:
«Semblable gloire, en vérité,
Nous dit-il, si n'a mérité,
Comme celui qui fit la chose,
L'écrivain qui le fait expose
En un livre savant, pour mieux
La vérité produire aux yeux,
Ce n'est pourtant chose légère,
Mais moult belle et grande au contraire
15817.
Metre bien les fais en escrit:
Car quiconques la chose escrit,
Se du voir ne vous vuet embler,
Li dis doit le fait resembler;
Car les vois as choses voisines
Doivent estre à lor faiz cousines.
Si me convient ainsinc parler,
Se par le droit m'en voil aler.
LXXXIII
Comment l'Acteur moult humblement
S'excuse aux dames du Rommant.
Si vous pri toutes, vaillans fames,
Soiés damoiseles ou dames,
Amoreuses ou sans amis,
Que se moz i trovés jà mis
Qui semblent mordans ou chenins
Encontre les meurs femenins,
Que ne m'en voilliés pas blasmer,
Ne m'escriture diffamer
Qui tout est por enseignement.
Onc n'i dis rien certainement,
Ne volenté n'ai pas de dire,
Ne par yvresce, ne par ire,
Par haïne, ne par envie,
Contre fame qui soit en vie.
Car nus ne doit fame despire,
S'il n'a cuer des mauvès le pire;
Mès por ce en escrit li méismes,
Que nous et vous de nous méismes
Poïssions congnoissance avoir,
Car il fait bon de tout savoir.
15997.
Que bien les faits mettre en écrit.
Car celui qui livres écrit,
S'ils ne sont menteurs et frivoles,
Doit accorder faits et paroles;
Car les mots aux choses voisins
Doivent être à leurs faits cousins.
Ainsi dus-je parler, sans doute,
Pour aller par la droite route.
LXXXIII
Comment l'Auteur moult humblement
S'excuse aux dames du Roman.
Toutes aussi, vaillantes femmes,
Daignez, damoiselles et dames,
Amoureuses ou sans amis,
Si mots y trouvés déjà mis
Qui vous semblent mordants, infâmes,
Ou pis contre les moeurs des femmes,
Daignez ne pas trop m'en blâmer
Ni mon livre trop diffamer
Qui tout est fait pour vous instruire;
Car oncques n'eus vouloir de dire,
Et rien n'y dis par passion,
Colère, ivresse ou déraison,
Ni par haine, ni par envie,
Contre femme qui soit en vie.
Nul ne doit médire de vous,
S'il n'a cœur le pire de tous.
Si tels mots sont en mon poème,
C'est pour que chacun de soi-même
Puisse la connaissance avoir,
Car il fait bon de tout savoir.
15847.
D'autre part, dames honorables,
S'il vous semble que ge di fables,
Por mentéor ne m'en tenés,
Mès as Auctors vous en prenés,
Qui en lor livres ont escrites
Les paroles que g'en ai dites,
Et ceus avec que g'en dirai[103],
Que jà de riens n'en mentirai,
Se li prodomme n'en mentirent,
Qui les anciens livres firent;
Et tuit à ma raison s'acordent,
Quant les meurs femenins recordent;
Ne ne furent ne fol ne yvres,
Quant il les mistrent en lor livres.
Cil les meurs femenins savoient,
Car tous esprovés les avoient,
Et tiex ès fames les troverent,
Que par divers tens esproverent;
Par quoi miex m'en devés quiter:
Ge n'i fais riens fors reciter,
Se par mon gieu qui poi vous couste,
Quelque parole n'i ajouste,
Si cum font entr'eus li poëte,
Quant chascuns la matire traite
Dont il li plest à entremetre:
Car, si cum tesmoigne la letre,
Profit et delectacion[104]
C'est toute lor entencion.
Et se gens encontre moi groucent,
Et se troblent et se corroucent,
Qui sentent que ge les remorde
Par ce chapitre où ge recorde
Les paroles de Faus-Semblant,
Et por ce s'aillent assemblant,
16027.
D'autre part, dames honorables,
Si vous croyez que ce soit fables,
Pour un menteur ne me tenez,
Mais aux auteurs vous en prenez
Par qui furent jadis écrites
Les paroles que j'en ai dites.
Et quand d'autres je vous dirai[103b],
Jamais non plus ne mentirai,
Si tous ces sages ne mentirent
Quand les anciens livres ils firent;
A moi s'accordent ces auteurs
Quand des femmes peignent les murs.
Ils n'étaient fous ni certes ivres
Quand ils les mirent dans leurs livres;
Ils les connaissaient mieux que nous,
Leurs murs ayant éprouvé tous,
Puisque telles ils les trouvèrent
De tout temps, quand les éprouvèrent.
Aussi devez-vous m'acquitter,
Car je ne fais que réciter,
Sauf parfois, pour l'art, quand j'ajoute
Un mot innocent, somme toute,
Comme chacun poète fait
Quand il veut traiter un sujet
Et quelque peu du sien y mettre.
Ainsi le témoigne la lettre,
Profit et délectation[104b],
C'est toute leur intention.
Et si contre moi se trémoussent,
Tonnent, grondent et se courroucent
Par ci, par là, quelques grincheux,
Parce qu'ils sentent que sur eux
Durement parfois ma dent porte,
En ce chapitre où je rapporte
15881.
Que blasmer ou pugnir me voillent,
Por ce que de mon dit se doillent;
Ge fais bien protestacion
C'oncques ne fu m'entencion
De parler contre homme vivant
Sainte religion sivant,
Ne qui sa vie use en bonne euvre,
De quelque robe qu'il se cueuvre.
Ains prins mon arc, et l'entesoie,
Quiexque peschierres que ge soie,
Si fis ma sajete voler
Generaument por afoler:
Por afoler! mès por congnoistre,
Fussent seculer ou de cloistre,
Les desloiaus gens, les maldites,
Que Jhesus apele ypocrites;
Dont maint, por sembler plus honeste,
Lessent à mangier char de beste
Tous tens en non de penitence;
Et font ainsinc lor astenence,
Si cum nous en karesme fomes[105],
Mès tous vis menguent les homes
O les dens de detraccion.
Par venimeuse entencion.
Onc d'autre saing ne fis bersaut,
Là vois, et voil que mon fer aut.
Si trais sor eus à la volée,
Et se, por avoir la colée,
Avient que desous la sajete
Aucuns hons de son gré se mete,
Qui por orgoil si se deçoive,
Que dessus soi le cop reçoive,
16061.
Les paroles de Faux-Semblant,
Et dès lors vont se rassemblant
Pour me châtier et maudire,
Chagrinés qu'ils sont de mon dire:
Je fais ci protestation
Qu'oncques je n'eus l'intention
De parler contre homme qui vive,
S'il est tel que le bien poursuive
(Quel que soit son habit), selon
Notre sainte religion.
Mais je prends mon arc et le ploie,
Tout pécheur, las! que je me voie,
Et fais ma sagette voler
Pour blesser et pour affoler
Ces déloyales gens maudites
Que Jésus appelle hypocrites,
Et de leur masque dépouiller
Ces monstres, moine ou séculier,
Qui, pour paraître plus honnêtes,
N'oseraient manger chair de bêtes,
Par pénitence, au nom de Dieu,
Et font abstinence en tout lieu,
Comme nous faisons en carême,
Mais mangent vif l'homme lui-même
Des dents de la détraction,
Par venimeuse intention.
Voilà quel est mon point de mire,
Et ceux-là seuls mon fer déchire.
Sur ceux-là je tire au hasard;
Mais s'il advient, quand le coup part,
Que de plein gré quelqu'un se mette
Droit au devant de ma sagette,
Et qu'égaré par son orgueil
Le coup reçoive et dans son deuil
15913.
Puis se plaint que ge l'ai navré,
Corpe n'en ai, ne jà n'auré,
Néis s'il en devoit perir;
Car ge ne puis nuli ferir,
Qui du cop se voille garder,
S'il set son estat regarder.
Néis cil qui navré se sent
Par le fer que ge li présent,
Gart que plus ne soit ypocrites,
Si sera de la plaie quites.
Et neporquant qui que s'en plaingne,
Combien que prodomme se faingne.
Onc riens n'en dis, mien esciant,
Combien qu'il m'aut contrariant,
Qui ne soit en escrit trové,
Et par experiment prové,
Ou par raison au mains provable
A qui que soit desagréable.
Et s'il i a nule parole
Que sainte Église tiengne à fole,
Prest sui qu'à son voloir l'amende,
Se ge puis soffire à l'amende.
LXXXIV
Cy reprent son propos sans faille
L'Acteur, et vient à la bataille
Où dame Franchise combat
Contre Dangier qui fort la bat.
Franchise vint premierement
Contre Dangier moult humblement,
Qui trop ert fiers et courageus,
Par semblant fel et outrageus.
16095.
Amèrement me le reproche,
Je n'en accepte le reproche
Quand même il en devrait périr;
Car personne ne puis férir,
Qui de ma flèche ne se garde
Pour peu que son état regarde.
Tel même qui se sent blessé
Par le trait que j'aurai lancé,
N'a qu'à cesser d'être hypocrite
Et de sa plaie il sera quitte.
Et pourtant, à mon escient,
Combien qu'ils m'aillent décriant,
Combien qu'honnêtes gens se feignent,
Je ne dis rien, quoiqu'ils s'en plaignent,
Qui ne soit en écrits trouvé,
Par expérience prouvé,
Ou par raison au moins prouvable;
Tant pis s'ils ne l'ont agréable.
Enfin si nul mot s'y trouvait
Que sainte Église à fol tiendrait,
Prêt suis qu'à son vouloir l'amende
Si je puis suffire à l'amende.
LXXXIV
Ici l'Auteur reprend son conte
Et la bataille nous raconte
Où dame Franchise combat
Contre Danger qui fort la bat.
Franchise, en main sa forte lance,
D'abord contre Danger s'avance
Qui trop est fier et courageux,
A l'air félon et outrageux.
15943.
En son poing tint une maçuë[106],
Fierement la paumoie, et ruë
Entor soi cop si perilleus,
Qu'escus, s'il n'est trop merveilleus,
Ne puet tenir qu'il nel' porfende,
Et que cis vaincus ne se rende,
Qui contre li se met en place,
S'il est bien atains de la mace,
Ou qu'il nel' confonde ou escache,
S'il n'est tex que trop d'armes sache.
Il la prist où bois de Refus,
Li lez vilain que ge refus;
Sa targe fut d'estoutoier,
Bordée de gens viltoier.
Franchise, refu bien armée,
Moult seroit envis entamée,
Por qu'el se séust bien covrir.
Franchise, por la porte ovrir,
Contre Dangier avant se lance,
En sa main tint une fort lance
Qu'ele aporta bele et polie
De la forest de Chuërie.
Il n'en croist nule tele en Biere[107].
Li fers fu de douce priere;
Si r'ot par grant dévocion
De toute suplicacion
Escu, c'onques ne fu de mains
Bordé; de jointures de mains,
De promesses, de convenances,
Par seremens et par fiances,
Colorés trop mignotement.
Vous déissiés certainement
Que Largesce le li bailla,
Et qu'el le paint et entailla,
16125.
Au poing il tient une massue[106b],
Fièrement la manie, et rue
Entour soi coups si périlleux
Qu'écu, s'il n'est trop merveilleux,
N'y peut tenir qu'il ne pourfende,
Et qu'à lui vaincu ne se rende
Celui qui l'affronter ne craint
De la masse s'il est atteint,
Ou qu'il n'assomme ou ne confonde,
S'il n'est le plus vaillant du monde.
Il la prit au bois de Refus,
Legs que jamais accepté n'eus;
Son bouclier était de noises
Bordé de fables discourtoises.
Franchise, pour la porte ouvrir,
Je vis contre Danger courir.
Franchise était si bien armée
Qu'arme ne l'eût oncque entamée,
Si trop bien se couvrir savait.
Forte lance en sa main tenait,
Qu'elle apporta belle et polie
De la forêt de Flatterie,
Comme on n'en voit croître chez nous[107]
Le fer était de parler doux;
Son écu de douce prière,
Comme on n'en borde point sur terre,
Était tout de compliments fins
Bordé; de jointures de mains,
De promesses et d'assurances,
De serments et de confidences
Coloré trop mignotement,
Vous eussiez dit certainement
Que c'était œuvre de Largesse,
Tant il était de grand' richesse
15977.
Tant sembloit bien estre de s'uevre.
Et Franchise qui bien s'en cuevre,
Brandist la hante de sa lance,
Et contre le vilain la lance
Qui n'avoit pas cuer de coart,
Ains sembloit estre Renoart[108]
Au Tinel, qui fust revescus.
Tout fu porfendus ses escus,
Més tant ert fors à desmesure,
Qu'il ne cremoit nule arméure,
Si que du cop si se covri,
Qu'onques sa panse n'en ovri.
Li fers de la lance brisa,
Par quoi le cop mains en prisa.
Si r'iert moult d'armes engorsés
Li vilains fel et aorsés:
La lance prent, si la depiece
A sa maçuë piece à piece,
Puis esma ung cop grant et fier:
Dangier à Franchise.
Qui me tient que ge ne te fier,
Dist-il, orde garce ribaude?
Comment as-tu esté si baude
Qu'ung prodomme osas assaillir?
L'Amant.
Sus son escu fiert sans faillir,
La preus, la bele, la cortoise,
Bien la fait saillir une toise
D'angoisse, et à genoux l'abat,
Moult la ledenge, moult la bat,
16159.
Pour la sculpture et les décors.
Franchise s'en couvre le corps,
Brandit la hampe de sa lance
Et contre le vilain la lance,
Qui n'avait pas cœur de couard,
Mais semblait être Renouard[108b]
Au Tinel, déréchef en vie.
Son écu par si grand' furie
Fut pourfendu; mais il était
Si fort, qu'armure il ne craignait;
Si bien se couvrit, que la lance
Oncques ne put ouvrir sa panse,
Et le fer du coup se brisa,
Ce qui soudain le rassura.
Embarrassé dans son armure
Un instant, et par la rupture
Ébranlé, le vilain félon
Soudain se redresse, et d'un bond
La lance prend et la dépèce
Avec sa masse, pièce à pièce,
Et médite un coup furieux:
Danger à Franchise.
Quoi donc retient mon bras, grands Dieux!
Dit-il, sale garce, maraude,
Comment donc as-tu pu, ribaude,
Oser un prudhomme assaillir?
L'Amant.
Lors il la frappe sans faillir,
Et fait la belle, la courtoise,
Reculer de plus d'une toise
D'angoisse, et à genoux l'abat,
Et moult l'insulte et moult la bat.
16005.
Et croi qu'à ce cop morte fust,
S'ele éust fait escu de fust.
Dangier à Franchise.
Autreffois vous ai-ge créuë,
Dame orde, garce recréuë,
Dist-il, n'onc bien ne m'en chaï,
Vostre losange m'a traï.
Par vous soffri-ge le baisier
Por le ribaudel aaisier:
Bien me trova fol debonnaire,
Déables le me firent faire.
Par la char Diex mal i venistes,
Quant nostre chastel assaillistes!
Ci vous estuet perdre la vie.
L'Acteur.
Et la bele merci li crie,
Por Diex, que pas ne l'acravant,
Quant el ne puet mès en avant:
Et li vilains crole la hure,
Et se forcene, et sor sains jure
Qu'il l'occira sans nul respit.
Moult en ot Pitié grant despit,
Qui, por sa compaigne rescorre,
Au vilain se hastoit de corre.
Pitié, qui à tout bien s'acorde,
Tenoit une misericorde
En leu d'espée, en tretous termes,
Decorant de plors et de lermes,
Ceste, se li Actor ne ment,
Perceroit pierre d'aïment,
16189.
Il l'eût certe occise sans peine
Si l'écu fût de simple chêne.
Danger à Franchise.
Je vous crus, dit-il, autrefois,
Et mal m'en échut, je le vois,
Sale dame, garce avérée,
Ribaude à la langue dorée.
Par vous j'ai souffert le baiser
Pour le libertin apaiser;
Fol je fus d'être débonnaire,
Le diable seul me le fit faire.
Par la chair Dieu! mal vous a pris
D'avoir tel assaut entrepris,
Car vous allez perdre la vie.16159.
L'Auteur.
Et la belle merci lui crie,
Pour Dieu, qu'il l'épargne un instant,
Puisque ne peut aller avant.
Et le vilain branle la hure,
Tempête et par tous les saints jure
Qu'il l'occira sans nul répit.
Moult en a Pitié grand dépit,
Et pour secourir son amie
Au vilain court toute transie.
Pitié, au cœur doux et bénin,
En guise d'épée, à la main
Tenait une miséricorde
Qui toujours de larmes déborde.
Ce glaive, si l'auteur ne ment,
Percerait la pierre d'aimant[109]
16033.
Por qu'ele fust bien de li pointe,
Car ele a trop aguë pointe;
Ses escus ert d'alegement,
Tous bordés de gemissement,
Plains de sopirs et de complaintes.
Pitié, qui plorait lermes maintes,
Point le vilain de toutes pars,
Qui se deffent comme liépars.
Mès quant ele ot bien arousé
De lermes l'ort vilain housé,
Si le convint amoloier:
Vis li fu qu'il déust noier
En ung fleuve tous estordis.
Onques mès par faiz ne par dis
Ne lu si durement hurtés;
Du tout defailloit sa durtés,
Fiébles et vains tremble et chancele,
Foïr s'en volt, Honte l'apele.
Honte.
Dangier, Dangier, vilains provés,
Se recréans estes trovés,
Que Bel-Acueil puist eschaper,
Vous nous ferés tous atraper;
Qu'il baillera tantost la Rose
Que nous tenons céans enclose;
Et tant vous di-ge bien sans faille,
S'il as gloutons la Rose baille,
Sachiés qu'ele en porra tost estre
Blesmie ou pâle, ou mole ou flestre.
Et si me repuis bien vanter,
Tex vent porroit céans venter,
Se l'entrée trovoit overte,
Dont aurions damage et perte;
16217.
Pour peu qu'elle en fût effleurée,
Tant la pointe en est acérée,
Écu portait d'allégements
Tout bordé de gémissements,
Plein de soupirs et de complaintes.
Pitié, qui pleurait larmes maintes,
Perce le fol de part en part
Qui se défend en léopard.
Mais du vilain botté les armes
Quand elle eut baigné de ses larmes,
Il sentit son cœur délayer
Et pensa qu'il s'allait noyer,
Tout étourdi, dedans un fleuve.
Onc il ne fut à telle épreuve
Ni tant par dits et faits heurté,
Tout défaillait sa dureté.
Faible et vain, il tremble et chancelle,
Et veut s'enfuir. Honte l'appelle.
Honte.
Danger, Danger, vilain prouvé,
Je ne vous ai jamais trouvé
Si lâche, il faut que je le dise;
Or si par votre couardise
Bel-Accueil se peut échapper
Vous nous ferez tous attraper,
Car il emportera la Rose
Que nous tenons céans enclose
Et aux gloutons la baillera,
Qui tantôt s'étiolera,
Et tretoute pâle et blémie
Se flétrira, n'en doutez mie.
Or je prévois, sans me vanter,
Que tel vent peut céans venter,
16065.
Ou que trop la graine esmovroit,
Ou qu'autre graine i aplovroit
Dont la Rose seroit chargiée.
Dieu doint que tel graine n'i chiée!
Trop nous en pourroit meschéoir:
Car, ains qu'ele en poïst chéoir,
Tost en porroit, sans resortir,
La Rose du tout amortir;
Ou se d'amortir eschapoit,
Et li vens tex cops i frapoit
Que les graines s'entremellassent,
Que de lor fez la flor grevassent,
Que des foilles, en son descendre,
Féist aucune où que soit fendre,
Et par la fente de la foille
(Laquel chose jà Diex ne voille!)
Parust desous li vers boutons[110],
L'en diroit par tout que gloutons
L'auroient tenuë en saisine.
Nous en aurions la haïne
Jalousie qui le sauroit,
Qui du savoir tel duel auroit
Qu'à mort en serions livré;
Maufez vous ont si enivré.
L'Acteur.
Dangier crie: Secors! secors!
Atant es-vous Honte le cors
Vient à Pitié, si la menace,
Qui trop redoute sa menace.
16249.
Dont nous aurons dommage et perte,
Si notre porte il trouve ouverte;
Car trop la graine secoûra
Ou d'autre graine y sèmera,
Qui trop surchargera la Rose.
Dieu nous garde de telle chose!
Trop de mal nous pourrait échoir,
Car cette graine, avant de choir,
Sans sortir même de la Rose,
Pourrait de sa mort être cause.
Et quand la mort l'épargnerait,
Si le vent tels coups y frappait
Que les graines s'entremêlassent
Et de leur faix la fleur grevassent,
Ou faisait du choc, par hasard,
Fendre une feuille quelque part:
S'il advenait (Dieu ne le veuille!),
Que par la fente de la feuille
Apparût le vermeil bouton[110b],
On dirait partout que glouton
L'aurait possédée et flétrie.
Nous en aurions de Jalousie
La haine, qui bien le saurait
Et tel deuil en ressentirait,
Qu'il nous faudrait cesser de vivre.
C'est le diable qui vous enivre!
L'Auteur.
Secours! secours! hurle Danger.
Honte alors de Pitié charger
En toute hâte, la menace
Et l'effrayant de sa menace:
Honte.
16093.
Trop avés, dist-ele, vescu,
Ge vous froisserai cest escu,
Vous en gerrés encui par terre:
Mal empréistes ceste guerre.
L'Acteur.
Honte porte une grant espée
Clere, bien faite et bien trempée,
Qu'ele forgea douteusement
De soussi, d'aparçoivement.
Fort targe avoit qui fu nommée
Doute de male-renommée:
De tel fust l'avoit-ele faite,
Mainte langue ot au bort portraite.
Pitié fiert si que trop la ruse,
Près que ne la rendi confuse;
Atant i est venus Deliz[111],
Biaus bachelers frans et esliz[112].
Cil fist à Honte une envaïe;
Espée avoit de plesant vie,
Escu d'aise (dont point n'avoie),
Bordé de solas et de joie.
Honte fiert; mès ele se targe
Si resnablement de sa targe,
Conques li cops ne li greva,
Et Honte requerre le va,
Si fiert Délit par tel angoisse,
Que sor le chief l'escu li froisse,
Et l'abat jus tout estendu.
Jusqu'as dens l'éust porfendu,
Quant Diex amene ung bacheler
Que l'en apele Bien-Celer.
16279.
Honte.
Trop avez, dit-elle, vécu;
Je vous froisserai cet écu
Et vous renverserai par terre.
Malheur à vous qui cette guerre
Entreprîtes si follement.
L'Auteur.
Honte brandissait fièrement
En sa main une longue épée,
Claire, bien faite et bien trempée,
Qu'elle forgea secrètement
De vigilance et de tourment.
Grand' targe avait qui fut nommée
Crainte de male-renommée,
C'est de ce bois qu'elle la fit,
Et mainte langue au bord peignit.
Si fort elle frappe en la tête
Pitié, que confuse l'arrête.
Mais Désir accourt aussitôt[111b],
Beau, franc et gentil jouvenceau[112b];
A Honte il pousse en grand' furie.
Glaive avait de plaisante vie
Écu d'aise (que je n'ai pas)
Bordé de joie et de soulas.
Honte il frappe; mais elle lève
Si bien sa targe, que le glaive
Arrêté point ne la greva,
Et Honte à son tour à lui va
Et le frappe par telle angoisse,
Que sur son chef l'écu lui froisse,
L'abat sur la terre étendu,
Et jusqu'aux dents l'eût pourfendu,
16123.
Bien-Celer fut moult bon guerriers,
Sages et veziés, et fiers;
En sa main une coie espée
Ainsinc cum de langue copée.
Si la brandist sans faire noise,
Qu'en ne l'oïst pas d'une toise,
Qu'el ne rent son, ne resbondie,
Jà si fort ne sera brandie.
Ses escus ert de leu-repost,
Onques geline en tel ne post,
Bordé de séures alées,
Et de revenuës celées:
Hauce l'espée, et puis fiert Honte
Tel cop, qu'à poi qu'il ne l'afronte;
Honte en fu tretoute estourdie.
Bien-Celer.
Honte, dit-il, jà Jalousie
La dolereuse, la chetive,
Ne le saura jor qu'ele vive;
Bien vous en asséureroie,
Et de ma main fianceroie;
S'en feroie cent seremens,
N'est-ce grans asséuremens?
Puis que Male-Bouche est tués,
Prise estes: ne vous remués.
16309.
Si Dieu céans n'eût un jeune homme
Conduit, que Bien-Celer on nomme.
Bien-Celer, le vaillant guerrier
Tenait, adroit et sage, et fier,
En main une paisible épée
Semblant une langue coupée.
Sans nul bruit faire il la brandit,
D'une toise on ne l'entendit;
Elle ne siffle ni résonne,
Il n'en est pourtant de si bonne.
Sa targe est de refuge-bon
(Poule en lieu plus secret ne pond),
Tout bordé de sûres allées
Et de retraites moult celées.
Honte il frappe d'un si grand coup
Qu'il lui brise presque le cou.
Honte en fut tiretoute étourdie.
Bien-Celer.
Honte, lui dit-il, Jalousie
L'amère, la chétive, jamais,
Haut la main, je le jurerais,
Ne le saura quoi qu'il arrive,
Si longtemps voire qu'elle vive,
J'en ferais serments plus de cent.
Puisqu'est dans les fossés gisant
Malebouche mort, sans feintise,
Ne bougez plus, vous êtes prise.
LXXXV
16147.
Comment Bien-Celer si surmonte
En soy combatant dame Honte;
Et puis Paour et Hardement
Se combatent moult fierement.
Honte ne set à ce que dire.
Paor saut toute plaine d'ire,
Qui trop soloit estre coarde:
Honte sa cousine regarde,
Et quant si la vit entreprise,
S'à la main a l'espée mise
Qui trop ert trenchant malement.
Souspeçon d'emboffissement
Ot non, car de ce l'avoit faite.
Et quant el l'ot du fuerre traite,
Plus fut clere que nul beril[113].
Escu de dote de péril,
Bordé de travail et de paine
Ot Paor, qui forment se paine
De bien-Celer tout detrenchier
Por sa cousine revenchier,
Le va sor son escu ferir
Tel cop, qu'il ne le pot garir;
Tretous estourdis chancela.
Adonc Hardement apela:
Cil saut: car s'ele recovrast
L'autre cop, malement ovrast.
Mort fust Bien-Celer sans retor,
S'el li donnast ung autre tor.
Hardement fut preus et hardis,
En apert par faiz et par dis:
LXXXV
16335.
Comment Bien-Celer ci surmonte
Après dur combat dame Honte,
Peur et Courage également
Se combattent moult fièrement.
Honte à cela ne sait que dire.
Mais Peur bondit bouillante d'ire,
D'ordinaire au cœur si couard.
Honte à sa sœur lance un regard,
Et quand Peur en telle équipée
La voit, met à la main l'épée
Tranchante à donner le frisson.
Soupçon d'orgueil elle avait nom,
Puisque fut de ce métal faite;
Et du fourreau quand fut extraite
Plus brillante était qu'un béril[113b].
Ecu de crainte de péril
Bordé de travail et de peine
Peur avait; lors à grande haleine
Elle veut pourfendre et trancher
Bien-Celer, pour sa sœur venger.
Elle frappe de telle force
Qu'en vain s'en parer il s'efforce
Et chancelle tout étourdi.
Lors Courage il appelle à lui
Qui s'élance, car trop redoute
Qu'à ce coup Peur un autre ajoute.
Bien-Celer sans retour fût mort,
Si Peur l'eût pu frapper encor.
Lame avait bonne et bien fournie
De l'acier de forcennerie
16177.
Espée ot bonne et bien forbie
De l'acier de forsenerie;
Ses escus ert moult renommés,
Despit de mort estoit nommés;
Bordés fu d'abandonnement
A tous periz. Trop folement
Vient à Paor, si li aesme
Por li ferir grand cop et pesme.
Le cop lest corre, et el se cuevre,
Car el savoit assés de l'uevre
Qui afiert à ceste escremie.
Bien s'est de ce cop escremie,
Puis le fiert ung cop si pesant,
Qu'el l'abat à terre gisant,
Conques escus nel' garanti.
Quant Hardement jus se senti,
Jointes mains li requiert et prie
Por Diex que ne l'occie mie;
Et Paor dit que si fera.
Ci escrie Seurtez Honte.
Dist Séurtés: Ce que sera,
Par Diex, Paor, ici morrés,
Faites au pis que vous porrés.
Vous soliés avoir les fievres
Cent tens plus coardes que lievres:
Or estes desacoardie,
Déables vous font si hardie
Que vous prenés à Hardement
Qui trop aime tornoiement,
Et tant en set, s'il i pensot,
Conques nul plus de li n'en sot;
N'onc mès puis que terre marchastes,
Fors en ce cas ne tornoiastes.
16365.
Courage, le hardi, le preux,
Par faits et dits audacieux.
Sa targe était moult renommée;
Mépris de mort était nommée.
Bordure avait d'ébattement
En tous périls. Trop follement
Sur Peur il s'élance, et terrible
Un coup lui porte irrésistible.
Peur l'attend, et d'un geste prompt
Se couvre, qui connaît à fond
D'escrime toute la science,
Et le coup pare d'assurance,
Puis riposte un coup si pesant,
Qu'à terre elle l'abat gisant.
Ecu n'est qui tenir y puisse.
Courage étendu dans la lice
La prie et requiert jointes mains
De l'épargner par tous les saints,
Peur dit: Non, vous perdrez la vie.
Ci crie Sûreté à Honte.
Mais soudain Sûreté s'écrie:
Par Dieu, c'est vous, Peur, qui mourrez,
Faites du mieux que vous pourrez.
Autrefois vous aviez les fièvres
Cent fois plus couardes que lièvres;
Or vous êtes brave à présent,
Et c'est le diable assurément
Qui vous a soufflé telle rage
D'oser tenir tête à Courage,
Car tant il aime les tournois
Et tant est fort que nul, je crois,
De lui ne saurait être maître.
Or c'est la seule fois peut-être,
16209.
N'en savés faire aillors les tors;
Aillors en tous autres estors
Vous fuiés, ou vous vous rendés,
Vous qui ici vous deffendés.
Avec Cacus vous enfoïstes[114],
Quant Hercules venir véistes
Le cors, à son col sa maçuë;
Vous fustes lors toute esperduë,
Et li méistes ès piez eles,
Qu'il n'avoit onques éu teles,
Por ce que Cacus ot emblés
Ses bués, et les ot assemblés
En son recept qui moult fu lons,
Par les queuës à reculons,
Que la trace ne fust trovée.
Là fu vostre force esprovée;
Là monstrates-vous bien sans faille
Que riens ne valés en bataille;
Et puisque hanté ne l'avés,
Petit ou noiant en savés.
Si vous estuet non pas deffendre,
Mès foïr, ou vos armes rendre;
Ou chier vous estuet comparer
Qu'à li vous osés comparer.
L'Acteur.
Séurtés ot l'espée dure
De fuite de trestoute cure;
Escu de pez, bon sans doutance,
Tretout bordé de concordance.
Paor fiert, occire la cuide;
En soi covrir met son estuide
16397.
Depuis que sur vos pieds marchez,
Que contre lui vous revanchez.
Ailleurs vous êtes moins farouche;
Ailleurs, à la moindre escarmouche,
Vous fuyez ou vous vous rendez,
Vous ici qui vous défendez.
Avec Cacus vous vous enfuîtes[114b],
Quand en grand'hâte venir vîtes
Hercule la massue au col;
Tous deux vous prîtes votre vol
(Car aux pieds lui mîtes des ailes
Comme il n'en eut oncques de telles),
Quand eût Cacus les bœufs volés
D'Hercule et les eût rassemblés
Dans sa caverne d'une lieue
Longue, les tirant par la queue,
Pour qu'on ne pût suivre leurs pas.
Là fut éprouvé votre bras,
Là vous montrâtes bien, ma chère,
Ce que vous valez à la guerre,
Et puisqu'ainsi troublé l'avez,
C'est que rien autre ne savez
Sinon fuir ou vos armes rendre,
Oncques ne sûtes vous défendre.
Or donc, vous allez cher payer
D'oser ainsi nous guerroyer.
L'Auteur.
Sûreté portait bonne épée
De prudence et de soin trempée,
Ecu de paix dont tout le bord
Était garni de bon accord.
Peur elle frappe et croit l'occire;
Mais Peur veille, et sans un mot dire
16239.
Paor, et l'escu giete encontre,
Qui sainement le cop encontre;
Si ne li greva de noiant,
Le cop chiet jus en glaçoiant,
Et Paor tel cop li redonne
Sor l'escu, que toute l'estonne;
Moult s'en faut poi que ne l'afole;
S'espée et ses escus li vole
Des poins, tant i a fort hurté.
LXXXVI
Comment Paour et Seureté
Ont par bataille fort heurté;
Et les autres pareillement
S'entreheurtent subtilement.
Savés que fist lors Séurté,
Por donner as autres exemples?
Paor saisit parmi les temples,
Et Paor li, si s'entretiennent,
Et tuit li autre s'entreviennent.
Li uns se lie à l'autre et cople,
Onc en estor ne vi tel cople.
Si renforça li chapléis,
Là rot si fort trupignéis,
C'onques en nul tornoiement
N'ot de cops itel paiement.
Tornent de çà, tornent de là,
Chascuns sa menie apela;
Tuit i acorent pesle mesle,
Onc plus espès ne noif, ne gresle
16429.
Leve l'écu pour se couvrir,
Et le glaive, sans la férir,
Rencontre la surface lisse,
Puis vers la terre en tombant glisse.
Contre Sûreté Peur brandit
Son glaive et du coup l'étourdit.
Moult peu s'en faut qu'elle n'immole
Son ennemi, dont soudain vole
Des poings l'épée avec l'écu,
Qui du choc est tout pourfendu.
LXXXVI
Comment ont Peur et Sûreté
Par bataille ensemble heurté,
Et tous les autres s'entr'assaillent
Et tous subtilement bataillent.
Or que fit dame Sûreté,
Pour donner de la fermeté
L'exemple? Alors Peur elle embrasse
Par les tempes, et Peur l'enlace
Et s'entretiennent toutes deux
Et les autres à qui mieux mieux.
Onc ne vis en combat tel couple;
L'un l'autre se lie et s'accouple,
Et tel est leur acharnement,
Cliquetis et trépignement,
Que ne fut de coups telle rage
Onc en tournois, ni tel carnage.
Tournant de ci, tournant de là,
Chaque chef sa suite appela;
Tous accoururent pêle-mêle.
Oncques plus épais neige ou grêle
16267.
Ne vi voler, que li cop volent;
Tuit se derompent et afolent.
Onques ne furent tex mellées
De tant de gens ainsinc mellées.
Mès ne vous en mentirai jà,
L'ost qui le chastel asseja,
En avoit adès le pior:
Li diex d'Amors ot grant paor
Que sa gent n'i fust toute occise.
Sa mere mande par Franchise
Et par Douz-Regart, qu'ele viengne,
Que nul essoingne ne la tiengne,
Et prist trives endementiers,
Entor huit jors, ou dix entiers,
Ou plus, ou mains, jà recité
Ne vous en iert certaineté.
Voir à tous jors fussent-els prises,
S'à tous jors les éust requises,
Comment qu'il fust d'eles casser,
Qui que les déust trespasser.
Mais se son meillor i séust,
Jà trives prises n'i éust;
Et se li Portier ne cuidassent
Que li autre ne les cassassent,
Puis que fussent abandonnées,
Jà ne fussent espoir données
De bon cuer, ains s'en corroçassent,
Quelque semblant qu'il en monstrassent[115]:
Ne jà trive n'i éust prise,
Se Venus s'en fust entremise;
Mès sans faille il le convint faire.
Ung poi s'estuet arriere traire,
Ou por trive, ou por quelque fuite,
Trestoutes les fois que l'en luite
16459.
Ne vis voler que drus les coups,
A l'envi se pourfendent tous;
Oncques ne vis telles mêlées
De bonnes gens ainsi mêlées.
Mais, las! à ne vous point mentir,
L'ost accouru pour assaillir
Le fort castel de Jalousie
Certe avait la pire partie.
Un instant même Dieu d'Amour
Trembla que sa gent en ce jour
Tout entière n'y fût occise.
Sa mère il mande, par Franchise
Et par Doux-Regard, d'accourir
Sans que rien la pût retenir.
Cependant on prit une trêve
De huit ou dix jours, ou plus brève
Ou plus longue, je ne le sais,
Et nul ne le saura jamais.
Pour toujours trêve eût été prise
Si pour toujours on l'eût requise,
Dût l'un ou l'autre la casser
Et sa parole outrepasser.
Car Amour, le combat propice,
N'eût point accepté d'armistice,
Comme eux, s'ils eussent pu penser
Qu'Amour dût la trêve casser
Et qu'elle fût abandonnée,
Les portiers ne l'eussent donnée
De bon cœur, sans nul contredit,
Quoiqu'ils celassent leur dépit[115b].
Trêve non plus n'eût été prise
Si Vénus se fût entremise;
Mais il le faut bon gré mal gré.
L'ost s'est arrière un peu tiré
16301.
A tel qu'en ne puet sormonter,
Tant qu'en le puisse miex donter.
LXXXVII
Comment les messagiers de l'ost
D'Amours, chascun de cuers devost,
Vindrent à Venus, pour secours
Avoir en l'ost au dieu d'Amours.
De l'ost se partent li message
Qui tant ont erré comme sage,
Qu'il sunt à Citeron venu:
Là sunt à grant honor tenu.
Citeron est une montaigne
Dedens ung bois en une plaigne,
Si haute, que nule arbaleste,
Tant soit fort ne de traire preste,
N'i trairoit ne bojon, ne vire.
Venus qui les dames espire,
Fist là son principal manoir,
Principaument volt là manoir;
Mès se tout l'estre descrivoie,
Espoir trop vous ennoieroie,
Et si me porroie lasser,
Pour ce m'en voil briefment passer.
Venus s'iert où bois devalée
Por chacier en une valée[116]:
Li biaus Adonis ert o li,
Ses douz amis au cuer joli;
Ung petitet ert enfantis,
A chacier où bois ententis.
16493.
Comme le soir fait une armée
Qui, luttant toute la journée,
N'a pu l'ennemi surmonter,
Pour mieux ensuite le dompter.
LXXXVII
Comment les messagers agiles
D'Amour, ambassadeurs habiles,
A Vénus vinrent pour secours
Quérir à l'ost du Dieu d'Amours,
De l'ost, munis de leurs messages,
Ils s'orientent comme sages
Et sont à Cythère venus,
Là sont en grand honneur tenus.
Cythère se dresse sereine
Dedans un bois sur une plaine,
Si haut, que nul arc, tant soit-il
Grand et fort et l'archer subtil,
N'y lancerait carreau ni flèche.
Vénus, qui toutes dames prêche,
De ce manoir toujours fleuri
A fait son séjour favori.
Si j'en voulais peindre tout l'être,
Trop vous ennuîrais-je peut-être
Et m'en pourrais vite lasser;
Je vais donc brèvement passer.
Vénus était au bois allée
Pour chasser en une vallée[116b];
Avec elle était Adonis,
Le plus cher de tous ses amis.
Chasseur alerte, infatigable,
De cœur aimant autant qu'aimable,
16329.
Enfès iert, jones et venans,
Mès moult iert biaus et avenans:
Midis estoit pieçà passés,
Chascuns ert de chacier lassés.
Sous ung poplier en l'erbe estoient
Jouste ung vivier où s'ombroioient:
Li chien qui las de corre furent,
Tesgans où ru du vivier burent.
Lor darz, lor arz et lor cuirées
Orent delez eus apoiées:
Jolivement se déduisoient,
Et les oisillons escoutoient
Par ces rainsiaus tout environ.
Après lor gieux, en son giron
Venus embracié le tenoit,
Et en baisant li aprenoit
De chacier où bois la maniere,
Si cum ele en iert coustumiere.
LXXXVIII
Comment Venus à Adonis,
Qui estoit sur tous ses amis,
Deffendoit qu'en nulle maniere
N'allast chasser à beste fiere.
Amis, quant vostre mute iert preste,
Et vous irés querant la beste,
Chaciés la, puis qu'el torne en fuie;
Se vous trovés beste qui fuie,
Corés après hardiement;
Mès contre ceus qui fierement
16523.
C'était un bel adolescent,
Joli, gracieux, avenant.
De midi l'heure était passée;
Vénus de la chasse lassée,
Avec lui, sous un peuplier,
Sur le gazon, près d'un vivier
Riant, goûtait le frais et l'ombre
Dans ce réduit charmant et sombre.
Près d'eux leur carquois et leurs dards
Avec leur arc gisaient épars.
Haletants d'une longue course,
Les chiens buvaient l'eau de la source,
Et chacun gaîment se jouait
Et les oisillons écoutait
Sur les rameaux du voisinage.
Puis cessant leur doux badinage,
Vénus sur son sein le pressait,
Et le baisant, lui apprenait
De chasser au bois la manière,
Comme elle en était coutumière.
LXXXVIII
Ci Vénus au bel Adonis,
Le plus cher de tous ses amis,
Défend en aucune manière
De poursuivre bête trop fière.
Ami, votre meute lâchant,
Quand vous irez bête cherchant,
Attaquez-la pour qu'elle fuie,
Et la béte une fois partie
Suivez-la de près hardiment.
Mais s'il en est qui fièrement
16357.
Metent à deffense lor cors,
Ne soit jà torné vostre cors.
Coars soiés et pareceus
Contre hardis; car contre ceus
Où cuers hardis sunt ahurté,
Nul hardement n'a séurté,
Ains fait perilleuse bataille,
Hardi quant à hardi bataille.
Cerz et biches, chevriaus et chievres,
Rengiers et dains, connins et lievres,
Ceus voil-ge bien que vous chaciés,
En tel chasse vous solaciés.
Ours, leus, lions, sanglers deffens
Ne chaciés pas sor mon deffens:
Car tex bestes qui se deffendent,
Les chiens occient et porfendent,
Et font les vénéors méesmes
Moult sovent faillir à lor esmes;
Maint en ont occis et navré.
Jamès de vous joie n'auré,
Ains m'en pesera malement,
Se vous le faites autrement.
Ainsinc Venus le chastioit,
En chastiant moult li prioit
Que du chasti li sovenist
Où qu'il onques chacier venist.
Adonis, qui petit prisoit
Ce que s'amie li disoit,
Fust à mençonge, fust à voir,
Tout otroioit por pez avoir,
Qu'il ne prisoit riens le chasti;
Poi vaut quanque cele a basti.
16553.
Aux chasseurs veuille tenir tête,.
Abandonnez plutôt la bête.
Couard soyez et paresseux
Contre hardi; car contre ceux
Qui sont pleins d'ardeur et de rage
Souvent est vain notre courage
Et périlleux est le combat,
Hardi lorsque hardi combat.
Biches et cerfs, chevreuils et chèvres,
Rennes et daims, lapins et lièvres,
Je veux bien que ceux-là chassiez
Et de tels jeux vous délassiez.
Mais, ami, je vous en conjure,
Sangliers à la puissante hure,
Ours et loups, lions dévorants
Ne chassez pas, je le défends.
Car ces bêtes, quand se défendent,
Les chiens occisent et pourfendent,
Et souvent même le chasseur
Est victime de leur fureur.
Maint fut navré de mort affreuse:
Je ne serai jamais heureuse,
Mais inquiète malement
Si vous agissez autrement.
Ainsi Vénus son ami tance,
Le priant d'avoir souvenance
De la leçon qu'elle lui fait
Quand il courra par la forêt.
Adonis, qui peu se soucie
De tout ce que lui dit sa mie,
Qui, faux ou vrai, ne veut rien voir,
Tout accorde pour paix avoir,
Mais ses dits ne prise une paille.
En vain la belle se travaille.
16389.
Chastit-le tant cum el vorra,
S'el s'en part, jamès nel' verra.
Ne la crut pas, puis en morut;
C'onc Venus ne l'en secorut,
Qu'ele n'i estoit pas presente,
Puis le plora moult la dolente;
Qu'il chaça puis à un sangler
Qu'il cuida prendre et estrangler;
Mès nel' prist ne ne destrencha,
Car li sanglers se revencha
Cum fiere et orguilleuse beste.
Contre Adonis escout la teste,
Ses dens en l'aine li flati,
Son groing estort, mort l'abati.
Biau seignor, que qu'il vous aviengne,
De cest exemple vous soviengne:
Vous qui ne créés vos amies,
Sachiés, vous faites grans folies;
Bien les déussiés toutes croire,
Car lor dit sunt voir cum istoire.
S'el jurent, toutes sommes vostres,
Créés les comme paternostres;
Jà d'eus croire ne recréés,
Se Raison vient, point n'en créés;
S'el vous aportoit crucefiz,
Nel' créés point ne que ge fiz.
Se cist s'amie éust créuë,
Moult éust sa vie acréuë.
L'ung se jouë à l'autre et déduit
Quant lor plest; après lor déduit
A Citeron sunt retorné:
Cil qui n'ierent pas sejorné,
Ainçois que Venus se despuille,
Li content de fil en aguille
16587.
Qu'elle parle autant que voudra,
Absente oncques rien n'en verra.
Il mourut n'ayant cru sa mie.
Vénus ne put sauver sa vie,
Car elle était loin ce jour-là,
Et moult dolente le pleura.
Il chassait un vieux solitaire
Un jour, qu'il crut prendre et défaire;
Mais il ne le prit ni trancha,
Car le sanglier se revancha
En fière et orgueilleuse bête.
Contre Adonis levant la tête,
De ses dents l'aine il lui fendit
Et du grouin mort l'abattit.
Beaux seigneurs donc, quoi qu'il advienne,
De cet exemple vous souvienne,
Vous qui vos belles ne croyez,
C'est mal à vous, ne l'oubliez,
Car vous devez toutes les croire;
Leurs dits sont vrais comme l'histoire.
Si Raison vient, ne l'écoutez,
A les croire oncques n'hésitez.
S'elles disent: Nous sommes vôtres,
Croyez-les comme patenôtres;
Mais l'autre, eût-elle un crucifix,
Ne croyez pas plus que ne fis.
Car enfin, s'il eût cru sa mie,
Combien eût-il accru sa vie!
L'un l'autre ils se sont caressés
Tout à loisir; leurs jeux cessés,
Ils s'en retournent à Cythère.
Lors, sans attendre que la mère
D'Amour se vêtît à nouveau,
De fil en aiguille aussitôt
16423.
Tretout quanque lor appartint.
Par foi, ce dist Venus, mal tint
Jalousie chastel ne case
Contre mon fiz: se tout n'embrase
Les Portiers et tout lor ator,
Ou les clez rendront de la tor,
Ge ne doi prisier ung landon[117]
Moi, ne mon arc, ne mon brandon.
LXXXIX
Comment huit jeunes colombeaux
En ung char qui fut riche et beaux,
Mainent Venus en l'ost d'Amours,
Pour luy faire hatif secours.
Lors fist sa mesnie apeler;
Son char commande à ateler,
Qu'el ne volt pas marchier les boës.
Biaus fu li chars à quatre roës,
D'or et de pelles estelés:
En leu de chevaus atelés
Ot es limons huit colombiaus
Pris en son colombier moult biaus;
Toute lor chose ont aprestée.
Adonc est en son char montée
Venus qui Chastéé guerroie.
Nus des colons ne se desroie,
Lor esles batent, si s'en partent,
L'air devant eus rompent et partent,
Viennent en l'ost. Venus venuë
Tost est de son char descenduë.
Contre li saillent à grant feste
Son filz premiers, qui par sa heste
16621.
Les courriers content leur affaire.
Jalousie, oh! tu as beau faire,
Dit Vénus, castel ni maison
Contre mon fils n'aura raison.
Si les portiers et tout n'embrase,
Si la tour ne prends ou ne rase,
Je ne dois priser un lardon[117b]
Moi, ni mon arc, ni mon brandon.
LXXXIX
Comment huit jeunes colombeaux
En son char riche et des plus beaux
Vénus en l'ost d'Amour transportent
A qui secours en hâte apportent.
Sa suite lors fit appeler
Vénus et son char atteler,
Ne voulant marcher par les boues.
C'est un beau char à quatre roues
D'or et de perles étoilé,
Au lieu de chevaux attelé
De huit belles colombes grises
Qu'on a dans son colombier prises.
En moins d'un instant tout est prêt,
Et vite en un beau char se met
Vénus qui chasteté guerroie.
Les oiseaux connaissent la voie,
Fendent l'air, des ailes battant,
Et tout droit arrivent au camp
A tire d'aile. Vénus venue
Tôt de son char est descendue.
Son fils au devant d'elle accourt
Le premier, qui ce même jour
16453.
Avoit jà les trives cassées,
Ainçois que fussent trespassées.
C'onques n'i garda convenance
De serement, ne de fiance.
XC
C'est l'assault devant le chastel,
Si grant que pieça n'y eut tel:
Mais Amours, ne sa compaignie
A ceste foys ne l'eurent mie;
Car ceulx de dedans résistance
Luy firent par leur grant puissance.
Formant à guerroier entendent,
Cist assaillent, cil se deffendent;
Cil drecent au chastel perrieres,
Grans cailloux de pesans perrieres
Por les murs rompre lor envoient;
Et li Portiers les murs hordoient
De fors cloies refuséices[118]
Tissues de verges pléices,
Qu'il orent par grans estoties
En la haie Dangier coillies;
Et cist sajetes barbelées,
De grans promesses empennées,
Que de servises, que de dons,
Por tost avoir lor guerredons,
(Car il n'i entra onques fust
Qui tout de promesses ne fust
D'un fer ferrées fermement
De fiance et de serement),
Traient sor eus, et cil se targent,
Qui de deffendre ne s'atargent:
16651.
Avait la trève outrepassée
Avant que ne fût trépassée.
Car il ne sut oncques longtemps
Garder sa foi ni ses serments.
XC
C'est l'assaut devant le castel
Si grand que ne fut oncques tel;
Mais Amour et sa compagnie
A cette fois ne l'eurent mie;
Car grand' résistance au dedans
Lui firent les portiers vaillants.
Lors tous à guerroyer entendent,
A l'envi frappent, se défendent.
Ceux de l'ost dressent les pierriers
Et gros cailloux, et gros quartiers
Pour les murs rompre leur envoient;
Mais les portiers devant déploient
Maints poteaux en bois de refus[118b]
Et de liens souples tissus,
Qu'ils avaient cueillis sur les haies
De Danger et dans ses futaies.
Et ceux de l'ost traits barbelés
De grand' promesses empennés,
De beaux dons et de prévenances,
Pour tôt avoir leurs récompenses
(Car nul trait n'avaient dont le fût
De belles promesses ne fût
Et ferré d'une forte pointe
De fiance et de serments ointe),
Tirent sur eux; et les portiers
Se couvrent de leurs boucliers;
16483.
Car targes ont et fors et fîeres,
Ne trop pesans, ne trop legieres,
D'autel fust cum erent les claies
Que Dangier cuilloit en ses haies,
Si que traire riens n'i valoit.
Si cum la chose ainsinc aloit,
Amors vers sa mere se trait,
Tout son estat li a retrait,
Si li prie que le secore.
Venus.
Male-mort, dit-ele, m'acore,
Qui tantost me puist acorer,
Se ge jamès lais demorer
Chastéé en famé vivant,
Tant aut Jalousie estrivant!
Trop sovent en grant peine en sommes:
Biauz fiz, jurés ausinc des hommes,
Qu'il saudront tuit par vos sentiers.
Le dieu d'Amours.
Certes, ma dame, volentiers:
N'en ierent nesuns respité;
Jamès au mains par vérité
Ne seront prodomme clamé,
S'il n'aiment, ou s'il n'ont amé.
Grant dolor est que tex gens vivent
Qui les déduiz d'Amors eschivent,
Por qu'il les puissent maintenir;
A mal chief puissent-il venir!
Tant les hé, que se ges poïsse
Confondre, tuit les confondisse[119].
16681.
Car targes ont fortes et fières,
Ni trop pesantes ni légères
Et de même bois que les ais
Que Danger coupe en ses forêts,
Si bien que chaque trait se casse.
Comme la chose ainsi se passe,
Amour vers sa mère anxieux
Accourt, et son état piteux
Au long lui raconte et la prie
De sauver à son fils la vie.
Vénus.
Que m'écure la male mort,
Dit-elle, et qu'à grand déconfort
Mon cœur arrache avec ma vie,
Si, quoi que fasse Jalousie,
Je laisse vivre en sûreté
Au cœur des femmes chasteté;
Trop souvent en grand' peine en sommes!
Beau fils, jurez aussi des hommes
Qu'ils viendront tous par vos sentiers.
Le Dieu d'Amours.
Certes, ma dame, volontiers
Tous y viendront, soyez-en sûre.
Jamais au moins, nul, je le jure,
Ne sera prudhomme clamé,
A moins qu'il n'aime ou n'ait aimé.
Grand deuil est que telles gens vivent
Qui les plaisirs d'Amour esquivent
Et ne les veulent maintenir,
Male fin les puisse férir!
Tant la haine fait mon cœur fondre
Que tous je les voudrais confondre.
16511.
D'aus me plains et tous jors plaindrai,
Ne du plaindre ne me faindrai,
Cum cil qui nuire lor vorrai
En tous les cas que ge porrai,
Tant que g'en soie si venchiés,
Que lor orguex soit estanchiés,
Ou qu'il seront tuit condamné.
Mal fuissent-il onc d'Adam né,
Qui si pensent de moi grever!
Es cors lor puist les cuers crever,
Quant mes déduis vuelent abatre!
Certes, qui me vodroit bien batre,
Voire afronter à quatre pis,
Ne me pourroit-il faire pis.
Et si ne suis-ge pas mortiex,
Mès corrous en reçoif or tiex,
Que se mortiex estre péusse,
De duel que j'ai, la mort éusse.
Car se mi gieu vont defaillant,
J'ai perdu quanque j'ai vaillant,
Fors mon cors et mes vestéures,
Mon chapel, et mes arméures.
Au mains s'il n'en ont la poissance,
Déussent-il avoir pesance,
Et lor cuer à dolor plessier,
S'il les lor convenist lessier.
Où puet-l'en querre meillor vie
Que d'estre entre les bras s'amie?
L'Acteur.
Lors font en l'ost le serement,
Et por tenir le fermement,
Ont en leu de reliques tretes
Lor cuiries et lor sajetes,
16711.
D'eux me plains et toujours plaindrai,
Et ma plainte à tous redirai;
Oui, tant qu'il me sera possible,
Je serai pour eux inflexible
Jusqu'à ce que je sois vengé,
Que leur sot orgueil soit purgé
Ou qu'ils succombent à la peine.
Fils d'Adam, redoutez ma haine
Qui me voulez ainsi grever,
Votre cœur puisse-t-il crever
Quand mes plaisirs voulez abattre!
Certes, ceux qui me voudraient battre,
Voire assommer à quatre pieux,
Ne me feraient pire mal qu'eux!
Je ne suis pas mortel, ma mère,
Mais tant est ma douleur amère,
Que si mortel être pouvais,
Du deuil que j'ai je périrais.
Car si mes jeux l'homme délaisse,
Je n'aurai plus dans ma détresse
Que mon chapel et mes atours,
Mon arc, mon corps, mais plus d'amours.
Au moins s'ils en ont la puissance,
Que triste soit leur existence;
Si leur cœur vient à m'oublier,
Puisse-t-il sous le faix plier;
Car où trouver meilleure vie
Qu'entre les bras de son amie?
L'Auteur.
En l'ost ils en font le serment,
Et pour le tenir fermement
Ils ont, en guise de reliques,
Tendu leurs carquois et leurs piques,
16543.
Lor ars, lor dars et lor brandons[120],
Et dient:
Tous les Barons de l'ost à une vois.
Nous n'i demandons
Meillors reliques à ce faire,
Ne qui tant nous péussent plaire:
Se nous cestes parjurions,
Jamès créu ne serions.
L'Acteur.
Sor autre chose ne le jurent,
Et li barons sor ce les crurent
Autant cum sus la Trinité,
16552.
Por ce qu'il jurent vérité.
16743.
Leurs arcs, leurs flèches, leurs brandons[120b],
Et disent:
Les barons de l'ost tous d'une voix.
Reliques n'avons
Meilleures pour tel serment faire,
Ni qui tant à nous puissent plaire.
Si celles-là nous parjurions,
Plus jamais crus nous ne serions.
L'Auteur.
Sur autre chose ils ne le jurent
Car les barons sur ce les crurent
Autant que sur la Trinité,
16752.
Parce qu'ils jurent vérité.
2.
pageVers 10410. Je n'ai trouvé les vers suivans dans un manuscrit qui porte la date de 1330:
Mès li peres qui l'engendra,
L'a maintenue et maintendra
Sans préjudice de nul homme,
Sans tort faire as sages de Romme,
Tant qu'il le face loiaument,
Ne son ami n'en a point d'ire,
Por chose qu'il en oie dire;
Ne jalousie en soi n'en entre.
Li peres li ot mis où ventre
Ung fil qu'el tint en son geron,
De celi vous dirai le non.
Li enfés avoit non Tresor,
Et du pere dirons dès or
Le non sanz aler plus tardant:
Le pere ot non Aquier-Gardant.
De lor ator n'est pas parole
Assés en dis en la quarole.
(MÉON.)
[p.408] , page 6.
Vers 10471. Folle-Largesse fait billier ceux qui se livrent à elle, c'est-à-dire qu'elle les réduit au bâton, comme aujourd'hui nous dirions: «à la besace, à la mendicité.» Billard étoit autrefois celui qui étoit obligé de se servir d'un bâton pour marcher. Bille se prenoit pour le bâton.
Les billetes, qui font partie des pièces de blason, étoient de petites pièces solides en forme de quarré long dont on chargeoit l'écu; elles étoient de métal et de couleur.(Lantin de Damerey.)
Vers 10494-10574. Tout ce passage, du vers 10495-10575 au vers 10586-10668, a été évidemment rajouté après coup, et probablement par un copiste, car nous ne reconnaissons pas, dans cette tirade obscure et filandreuse, le style mâle et énergique de notre Jehan de Meung.
10.
, pageVers 10529. Pis, poitrine, mamelle. Dans une ancienne histoire citée par Pasquier, livre II, chap. xi, où il est parlé de ce siècle,
Où les rois, s'honorant du nom de fainéans,
Laissoient leur sceptre aux mains ou d'un maire ou d'un comte.
(Boileau, Le Lutrin, chant II.)
on lit: «En sa chaire séoit le Roi, la barbe sur le pis, [p.409]et les cheveux épars sur ses épaules; les messagers qui de diverses parts venoient à la Cour oyoit, et leur donnait telle réponse comme le maire lui enseignoit». (Lantin de Damerey.)
Vers 10540-10620. Triptolemus, fils de Celeus, qui regnoit à Eleusis lorsque Cérès cherchoit Proserpine, sa fille. Celeus reçut magnifiquement cette déesse qui, pour le récompenser, lui apprit l'art de l'agriculture; elle fit plus: elle réchauffa, pendant la nuit, Triptolème, qui ne faisoit que de naître, et le lendemain elle voulut elle-même l'alaiter; et lorsqu'il fut grand, elle l'envoya, sur des serpents ailés, enseigner à tous les humains la manière de recueillir le blé après l'avoir semé. (Ovide, Métamorph., lib. VI.) (Lantin de Damerey.)
Vers 10604-10688. Fou signifie en langue romane hêtre, du latin fagus.
Le jeu de mots contenu dans cette phrase est intraduisible. Voici le sens exact: «Un hêtre (fou) en avez retenu, et sans fou (folie) ne peut homme vivre, tant qu'il veut Amour suivre.»
Dans l'édition de Dupré, la phrase se termine ainsi:
Car c'est le chemin mal tourné
Où tout bon sens est bestourné.
[p.410] Notre traduction ne nous satisfait guère. Après avoir retourné cent et cent fois ces trois vers, nous nous sommes arrêté au mot brin, qui reproduit presque le jeu de mot de l'original. Le lecteur nous pardonnera d'avoir tenu à conserver cette nuance presque insaisissable; mais, sans cela, la phrase n'aurait plus aucun sens.
28.
, pageVers 10780. Pourquoi M. Francisque Michel met-il ici puisque, au lieu de presque?
Vers 10786-10872.
Tuit trois s'enfoïrent, mès d'eus
M'en sunt arrier venus les deus.
M. Francisque Michel traduit «les deus» par «les chagrins.» C'est une grosse erreur d'inadvertance. Il a pris deus pour le pluriel de deul. Mais la phrase n'aurait pas de sens, ou plutôt il serait impossible d'en accorder le sens avec ce qui précède. En effet, nous avons vu que vers l'Amant étaient revenus Doux-Parler et Doux-Penser, mais que Doux-Regard seul était resté. Les deus veut dire les deux autres. Si nous dégageons la pensée de l'allégorie, nous aurons: «L'Amant pouvait encore penser à sa douce amie, il pouvait en parler, mais il ne pouvait plus la voir.»
Vers 10804-10890. Barons. Ce mot, en terme de roman, se prenoit pour tous les hommes nobles et seigneurs de grande qualité. C'étoit par ce nom collectif qu'on désignoit alors les ducs, les marquis, etc....
On a divisé depuis la noblesse en trois ordres et en trois degrés.
Le premier est celui de baron, qui comprenoit tous les gentilshommes élevés en dignité, tant à cause des titres qui leur avoient été accordés par les rois qu'à cause de leurs fiefs, en vertu desquels ils avoient droit de porter la bannière dans l'armée du roi, d'y conduire leurs vassaux, et d'avoir un cri particulier; c'est pourquoi ils sont connus ordinairement sous le nom de Bannerets: ce premier ordre répond à l'idée que nous avons de la haute noblesse.
Le second ordre étoit celui des bacheliers ou des simples chevaliers; on les appeloit Milites secundi ordinis, Milites mediæ nobilitatis.
Le troisième ordre enfin étoit celui des écuyers, titre honorable alors, puisqu'il ne se donnoit guère qu'aux fils des chevaliers; au lieu qu'aujourd'hui il est devenu si commun, que ces nobles, infimæ nobilitatis, rougissent de le porter, comme infiniment au-dessous d'eux.
La noblesse a toujours été en grande recommandation dans tous les États de l'univers; et il n'y a presque à présent que celui des Turcs où elle n'est pas considérée. Ils défèrent tout à la vertu et au courage, sans considérer ni le sang ni la naissance, [p.412]comme l'a remarqué Busbec, ambassadeur à la Porte pour l'empereur Ferdinand Ier.
Je m'imagine bien que le préjugé dans lequel nous sommes élevés par rapport à la barbarie des Turcs empêchera leur sentiment de faire fortune, quoique puisé dans un principe reconnu véritable par tous les plus grands philosophes; mais il n'en sera pas moins certain que la vraie noblesse vient de notre propre vertu, et non par l'effet du hasard de nos ancêtres, quoique cette transmission de leur part ait force de loi parmi nous. Aussi je ne doute pas que, lorsqu'il fut question d'introduire cette distinction, qu'il nous a plu d'appeler noblesse, parmi des hommes égaux par le droit naturel, et subordonnés par le droit des gens et par les lois d'une sage politique, on ait eu égard aux actions généreuses de ceux qui, les premiers, ont été honorés de la noblesse. Il n'y a guère d'État où l'on fasse plus de cas de ce titre qu'en France, avec d'autant plus de raison que ce ne fut qu'au prix de leur sang et de leurs biens que les chefs de ces maisons illustres qui sont parmi nous acquirent un titre si glorieux, et ce n'est qu'en suivant ces grands exemples que leurs descendans peuvent se dire véritablement nobles.
Nos anciens sermonaires ne connoissoient rien au-dessus du titre de baron.
Saint Vincent Ferrière, dans la troisième partie de ses Sermons, parlant de saint Joachim, père de la Sainte-Vierge, le nomme baron.
Cum Anna et Joachim venissent de Nazaret in Hierosolimam ad Templum ut offerent secundum consuetudinem, quia Joachim erat baro voluit offerre. Le Grand-Prêtre, le regardant avec surprise, lui demanda: Et quis estis vos? etc....
[p.413] Un autre sermonaire a appelé le Lazare baron de Béthanie.
Le titre de baron a passé de mode en France, où la plupart des gentilshommes veulent être marquis ou comtes, n'ayant souvent pour toute seigneurie qu'un simple hameau. Cependant, on ne reconnaît aujourd'hui en France, pour marquis et pour comtes, que ceux qui possèdent aujourd'hui des marquisats et des comtés; et ces terres, dont les édits de Charles IX et de Henri III ont fixé l'étendue et la continence, ne peuvent porter ces titres sans les lettres du Prince.
Quelquefois baron est pris pour un homme du peuple. Dans la loi des Allemands, chap. xcv, art. 2, on lit qu'un soufflet donné à un baron n'est estimé non plus que celui donné à une servante. En ce temps-là les peines étoient pécuniaires. (Lantin de Damerey.)
En effet, baron vient du haut allemand beran, et signifiait fort, portefaix, voire goujat d'armée.
Nous avons tenu à reproduire exactement la note du seul commentateur un peu sérieux du Roman de la Rose. Toutefois, nous devons reconnaître que s'il y avait peu de philosophes, de son temps, assez indépendants pour discuter ainsi les titres de la noblesse française, on n'en trouverait guère aujourd'hui d'assez téméraires pour l'oser faire en aussi détestable français. (P.M.)
Vers 10884-10972. Tibulle (Albius), chevalier romain, poète élégiographe. Il fut ami intime d'Horace et d'Ovide, ce qui est assez rare parmi les poètes. Ce dernier honora le tombeau de son ami [p.414]par cette belle élégie, qui est la 19e du livre III des Amours. Tibulle mourut en accompagnant le consul Corvinus Messala chez les Phéaciens. (Lantin de Damerey.)
Vers 10904-10994. Cornelius Gallus, poète célèbre. Ses talents lui acquirent l'amitié d'Auguste, qui l'éleva à la dignité de gouverneur d'Égypte. La trop grande quantité de vin qu'il avoit bue lui fit avouer la part qu'il avoit prise à une conspiration. La crainte d'en être puni l'engagea à prévenir par sa mort la honte du supplice qui lui étoit destiné. (Lantin de Damerey.)
Vers 10904-10994. Catullus (Caius Valerius) naquit à Véronne l'an de Rome 666. Il se rendit célèbre par ses amours avec Lesbie, et par les iambes satyriques qu'il composa contre plusieurs particuliers de Rome. César lui-même n'échappa point aux traits de sa satyre; mais il lui pardonna cette insolence, et le même jour qu'il lui rendit son amitié, il lui fit l'honneur de l'admettre à sa table. (Lantin de Damerey.)
Vers 11106-11203. Dans quelques manuscrits on lit Flamans, dans d'autres Picards, etc. (MÉON.) Voir la note 75 du tome I.
56. [p.415]
, pageVers 11212. Touse, tousée, adj., tondu, tondue, de tonsus. Borel l'explique par une amie, une fille qui aime, amasia; il en fait un substantif féminin, et de tousiaus, jeune homme, un substantif masculin. Jeune touse est le nom que l'Amour donne ici à Vénus, sa mère.
Quelque bien établie que fût la naissance de Cupidon, il a plu cependant, comme on peut le voir aux vers ci-dessous, à un grand philosophe de détruire une généalogie aussi bien établie.
Voici ce que Platon en dit, in Symposio: «Jupiter, voulant célébrer la naissance de Vénus, donna un grand repas à tous les dieux. Porus, fils de Métis, s'y trouva; il but plus qu'il n'auroit dû le faire dans une si honorable compagnie. Les fumées du nectar lui ayant monté à la tête, il entra dans les jardins de Jupiter pour dormir plus à son aise. Pénie, la déesse de la pauvreté, qui étoit venue à cette fête dans le dessein d'attirer la compassion des dieux, s'aperçut de l'état où étoit Porus; elle le suivit, et, sans plus de cérémonie, elle se coucha auprès de lui; elle devint grosse, et dans le temps elle accoucha de Cupidon.» (Lantin de Damerey.)
Je n'ai trouvé les vers suivants que dans quelques manuscrits du XVe siècle:
Dont trestous les enfans manja,
Fors Jupiter, qui s'estranja
De son regne, et tant le bati,
Que jusqu'en enfer l'abati,
Li copa ce que vous savez,
Car mainte fois oï l'avez:
[p.416]
Et mes peres puis monta seur
Venus, tout fust-ele sa seur,
Et firent lor joliveté:
De là vint ma nativité,
Dont ge n'ai honte ne esclandre,
Qui bien set mon lignage entendre,
Onques de mieudre ne fu nus,
Par mes trois oncles, Neptunus,
Jupiter, Pluto, par m'antain
Juno la vielle, que tant ain,
Que ge vodroie qu'el fust arse.
Bien l'aim tant que Phebus fist Marse[*],
Que Midas as oreilles d'asne,
Par jugement d'homme et prophane,
Chier compera sa fole verve:
Mal vit la buisine Minerve
Qu'el geta dedans la palu,
De buisiner ne li chalu,
Por ce que li Diex se rioient
De ses joës qui li enfloient,
Quant el buisinoit à lor table.
Le Satyriau tieng à coupable
[*]Marse, c'est le Marsyas de la fable. Ce Phrygien, qui jouoit passablement de la flûte, fut assez téméraire pour se croire plus habile en ce genre qu'Apollon: ce dieu le força de lui céder le prix, et, pour le punir de sa folle vanité, il l'attacha à un arbre où il l'écorcha. On versa tant de larmes à la mort de ce malheureux, qu'il s'en forma un fleuve qui porta son nom, et qui augmenta le nombre de ceux qui arrosent la Phrygie. (Ovide, Métam., lib. VI.)
Ce n'est point du différend de Marsyas et d'Apollon que Midas fut juge. Ovide, au livre II des Métamorphoses, nous apprend que la dispute étoit entre Apollon et Pan, qui prétendoit que la lyre du premier étoit inférieure à sa flûte.
Tmole décida pour le dieu qui préside au Parnasse. Midas trouvant ce jugement injuste, se décida pour le dieu des pasteurs. Apollon, piqué du mauvais goût de ce prince, ne put souffrir que des oreilles si stupides conservassent une forme humaine; il les fit allonger, les couvrît d'un poil grison, et leur donna la vertu de se remuer d'elles-mêmes. (Lantin de Damerey.)
[p.417]
Non por ce qu'ele buisinoit,
Mès contre Phebus estrivoit,
Qui buisinoit mielx, ce disoit,
Et Phebus mielx se reprisoit;
Si firent du roi Midas juge,
Qui contre Salterion juge;
A l'arbre pendu l'escorcha
Phebus tout vif, tant le torcha,
Par tout une sole plaie ot,
De par tout le sanc li raiot,
Et crioit, las, porquoi l'empris?
N'iert pas buisine en si grant pris.
(MÉON.)
Vers 11244-11340.
Qu'il li faudra plumes novelles.
Il y a deux manières de traduire ce vers: 1° faudra, futur de faldre, falloir, c'est-à-dire qu'elles arracheront si bien ses plumes, qu'il restera tout nu, à moins qu'il ne lui en repousse de nouvelles. 2° Faudra, futur de faldre, faillir, manquer, c'est-à-dire qu'elles lui arracheront si bien ses plumes, qu'il ne lui en repoussera pas une: en ce sens, qu'elles le ruineront tellement, que le bien qui pourrait lui survenir ne puisse l'acquitter.
62.
, pageVers 11299. Vodrois: licence pour la rime; il faudrait vodrez.
64. [p.418]
, pageVers 11324. Ribaad. Les Ribaus sont mis ici pour des soldats. Guillaume le Breton, dans sa Philippide, appelle ainsi une compagnie de gendarmes, qui étoit pour Philippe-Auguste ce que la garde prétorienne fut pour les empereurs romains; et comme en ce temps-là on donnoit le nom de roi à celui qui étoit supérieur ou juge, le chef de la compagnie des gendarmes de Philippe-Auguste fut appelé roi des ribauds. On trouve dans les Chroniques de Froissard ribauds pour soldats; et comme ceux-ci se portent volontiers au déréglement, surtout au commerce des femmes publiques, on appela ribauds indistinctement ceux qui faisoient profession des armes et ceux qui imitoient ce vice des soldats: ribaudes étoit le nom de celles qui s'abandonnoient à la débauche, que l'on nommoit ribaudies, c'est-à-dire action de ribauds et de ribaudes (Pasquier, livre VIII, chap. XLIV). Ribaudaille signifioit canaille, et ribler, qui veut dire courir la nuit, comme font les filous et les débauchés, étoit la même chose que ribauder.
L'an 1446 fut crié à Paris que «les ribaudes ne porteroient plus de saincture d'argent, ne de collets, ne de robes à collets renversez, ne queüe, ne boutonniere à leur chaperon, ne pennes de gris en leurs robbes, ne de menu ver; et qu'elles allassent demourer ès bordeaux ordonnez, comme ils étoient au temps passé,» (Journal de Paris, sous les règnes de Charles VI et VII), ce qui avoit déjà été défendu par deux ordonnances du prévôt de Paris, des 8 janvier 1415 et 6 mars 1419. (Traité de la police de la Mare, livre III, titre 5.)
[p.419]Quoique les femmes publiques payassent une redevance à l'Estat, saint Louis ordonna que les ribaudes communes fussent boutées hors des bonnes villes par les justiciers des lieux, et en 1560 tous les lieux publics qui avoient été tolérez furent abolis.
M. Le Duchat, au mot Ribaulx, dans ses notes sur Rabelais, livre II, chap. 27, dit «que c'estoient de jeunes gens robustes, qui gaignoient leur vie à charger et à décharger les marchandises que l'on débarquoit à la Grève.»
Suivant du Tillet, «le grand prevôt de l'hôtel étoit nommé Roy des Ribauds et Prevôt des Ribauds: sa juridiction s'étendoit sur les jeux de dez et de brelands, et sur les bordeaux qui étoient en l'ost du Roy, et prétendoit qu'il lui étoit dû cinq sols de chaque femme publique.» On voit, par ce passage, qu'on mettoit peu de différence alors entre les femmes publiques et ceux qui donnoient à jouer aux jeux de hasard dans ces maisons, représentées aujourd'hui par celles que l'on nomme à Paris Académies, puisque du Tillet les range dans la même classe.
Les édits des préteurs, qui contiennent toute la police des Romains avant Auguste, nous apprennent «que ceux qui tenoient dans leurs maisons des jeux de hazard pour en tirer du profit étoient si odieux, que s'il arrivoit qu'ils eussent été maltraitez ou volez, ou receu quelque dommage dans le tems du jeu, ils n'avoient aucune action en justice pour demander réparation.» (La Mare, Traité de la police, livre III, titre 4, chap. iv.)
Fauchet, Origine des Dignités, dit que «le Roy des Ribauds étoit un officier qui avoit charge de mettre hors de la maison du Roy ceux qui n'y devoient ni [p.420]manger ni coucher, et qui, pour cela, devoit faire sa ronde tous les soirs dans tous les recoins de l'hôtel.»
Le même Fauchet dit encore «qu'un droit du Roy des Ribauds ou prévôt de l'hôtel étoit que les filles de joye qui suivoient la cour étoient tenues en may venir faire le lit du prévôt, et que pour leur hardiesse impudente et impudique étoient nommées Ribaudes.»
Extrait de l'ordonnance de l'hôtel du roi Philippe, l'an 1290, la semaine avant la Chandeleur:
«Le Roy des Ribaus, vj deniers de gages, une provende de xl s. pour robbe pour tout l'an et mengera à court et n'aura point de livraison.» (Lantin de Damerey.)
Vers 11408-11510. Si nous en jugeons par les vers suivants, les six vers qui précèdent et qui sont compris entre crochets furent évidemment rajoutés après coup. Religieux veut dire ici moine, homme de religion, comme religieuse nonne.
Vers 11448-11550. Nous avons en vain essayé de saisir le sens de ce passage. De guerre lasse, nous l'avons reproduit textuellement.
Nous n'avons pu faire entrer non plus dans notre traduction l'espèce de jeu de mots entre tinter et distinter. Méon et Francisque Michel traduisent distinter par distinguer. Il nous semble signifier ici tinter d'une façon différente, être en désaccord, en [p.421]opposition, discuter. C'est la traduction que nous avons adoptée.
Vers 11456-11559. Bêlin, personnage des vieux fabliaux et du Roman du Renart; c'est le mouton. Il en est de même d'ysangrin, le loup, un peu plus loin. Du Cange prétend même qu'ysangrin est synonyme de loup dans la basse latinité, et cite à ce sujet le passage suivant:
«Solebat autem episcopus eum irridendo ysengrinum vocare propter lupinam scilicet speciem.» (Lantin de Damerey.)
Vers 11587-11689. Chastelain. C'étoit autrefois le gouverneur d'un château, ou plutôt le capitaine; il étoit obligé de recevoir nos rois lorsqu'ils voyageoient. A l'état de châtelain étoit attaché l'office de juge en première instance, dont les appellations étaient vuidées par le bailli royal ou par son lieutenant, quand il alloit tenir ses assises. Le titre de châtelain n'emporte plus avec soi que l'idée d'un juge d'une châtellenie.
Forestier, sergent de bois, gruyer, curator saltuensis. Pendant que la Flandre étoit à moitié déserte et inhabitée, on donnoit le titre de forestier à celui qui en étoit le seigneur. «Liederic de Harlebec, d'amiral et de forestier de Flandre, en devint comte.» (Mémoires de la Marche.) C'est aussi le nom qu'on donnoit en France au grand veneur. (Lantin de Damerey.)
Vers 11616-11722. Dans un des manuscrits que j'ai collectionnés, les vers suivans, jusqu'au 12540, manquent; on y lit cette note ainsi figurée:
Ce qui s'ensuit trespasseroiz à lire
Devant gens de religion et
Mesmement devant ordres
Mendiens, car il sunt sotif,
Artilieux, si vous porroient
Tot grever ou nuire,
Et devant genz du sicle que l'en les
Porroit mestre en erreur,
Et trespasseroiz jusques à ce chapistre
Où il commence ainsi:
Faus-Semblant, dit Amors, di moi....
(MÉON.)
Vers 11782-11882. Devins veut dire théologiens, gens d'église, et non pas simplement moines. C'est bien à contre-cœur que nous avons été obligé d'abandonner le sens le plus large.
Vers 11816-11916. Il est probable que tout ce passage, jusqu'à l'apostrophe de Dieu d'Amours, 300 vers plus loin:
Qu'est-ce, diable? quiex sunt ti dit?
Qu'est-ce que tu as ici dit?
a été rajouté après coup. Peut-être même devrait-on [p.423]comprendre comme intercalée toute la partie comprise entre le vers 11786:
Nul povre ge ne contredaigne ...
et le vers 12118:
Tu sembles sains hons ...
Vers 11828-11928.
Garde-moi, Diex ...
Cela est tiré de Salomon, qui a dit: Mendicitatem et divitias ne dederis mihi; tribue tantum victui meo necessaria, ne forte satiatus illiciar ad negandum, et dicam, quis est Dominus? Aut egestate compulsas furer, et perjurem nomen Dei mei. (Proverbiorum, vers 8, cap. 30.)
98.
, pageVers 11840. Parlui est la première personne du singulier du prétérit de parlire (parlus).
Vers 11864-11964. Dans quelques manuscrits on lit de plus les vers suivants: (MÉON.)
Les dis saint Augustin cerchiez,
Entre ses escris reverchiez
Les livres des euvres des moines:
Là verrez que nules essoines
Ne doit querre li noms parfeiz,
Ne par parole, ne par feiz,
[p.424]
Combien qu'il soit religieus
Et de servir Dieu curieus;
Qu'il ne doie, bien le recors,
As propres mains, et propre cors
En laborant querir son vivre,
S'il n'a propre dont puisse vivre.
Vers 11962-12062. Tout ce qui est dit par Faux-Semblant de l'obligation dans laquelle sont les moines de vaquer à des œuvres manuelles, est tiré d'un traité de saint Augustin, intitulé De opere Monachorum ad Aurelium Episcopum Carthaginensem: ce fut à l'instigation de cet évêque que saint Augustin entreprit cet ouvrage. Il y avoit de son temps plusieurs monastères à Carthage; et parmi ces différens moines, les uns travailloient, suivant le précepte de l'apôtre; les autres, appuyés sur le conseil évangélique qui dit: Regardez les oiseaus et les lys des champs, à qui la Providence fait trouver des ressources journalières, se croyoient en droit de vivre des oblations des fidèles, sans se donner la moindre peine. Cet excès de fainéantise avoit révolté les laïcs; ce fut donc pour terminer ces disputes et pour fixer les obligations des moines que saint Augustin composa son Traité, qui se trouve au tome III de ses œuvres, édition de Paris, 1651, et au tome IV de l'édition des PP. Bénédictins. (Lantin de Damerey.)
Vers 12023-13024. Chevalier d'armes ou de lectréure. Cette double chevalerie d'armes et de lecture [p.424]dont parle Jehan de Meung semble exiger un détail plus circonstancié que ne le sont ordinairement les notes d'un glossaire.
Nos rois ayant récompensé les soldats qui les avoient bien servis par les fiefs nobles qui, dans leur origine, n'étoient que des bénéfices à vie, et qui, dans le Xe siècle, devinrent perpétuels et héréditaires, la matière de leur libéralité fut épuisée; leur reconnoissance ne l'étoit pas. Ils eurent donc recours à des moyens stériles en apparence, mais glorieux en effet, et d'autant plus faciles que, sans apporter, comme le remarque Du Cange, aucun préjudice à leurs finances, qui sont les nerfs et le fondement des États, les princes pouvoient récompenser les personnes qui leur avoient rendu des services considérables, parce que effectivement l'honneur, qui est l'unique aiguillon de la vertu, et non la valeur des choses, donne le prix aux récompenses. En effet, les couronnes de laurier et d'autres plantes étoient trop peu de chose à l'égard des actions héroïques de ces fameux Romains, si une fin plus honorable ne leur eût donné quelque relief: aussi nos rois, convaincus avec justice que les François, imbus des grandes maximes des vieux Romains, préféreroient sans hésiter l'honneur à tous les avantages les plus réels, imaginèrent de donner le titre de chevalier à ceux qui se distinguoient pendant la guerre.
On ne connoissoit alors d'autre noblesse que celle d'épée; la qualité de chevalier y ajoutoit un nouveau lustre; l'homme de guerre rendoit alors la justice, et les juges laïcs, qui composoient les parlemens, étoient pris parmi les nobles d'épée.
Dans la suite, les guerres continuelles, comme le remarque le P. Daniel, Histoire de France, tome III, [p.426]occupèrent trop la noblesse; l'ignorance s'introduisit parmi elle et l'obligea (au grand regret de ceux qui, dans la suite, composèrent cet ordre) d'abandonner l'une de ses plus illustres et plus anciennes prérogatives, qui étoit de juger les peuples.
Les raffinemens dans les procédures vinrent à un tel point, que la judicature demanda un homme tout entier. Nos rois eurent recours aux jurisconsultes, qu'ils transférèrent des universités aux parlemens, tous égaux entre eux par l'autorité qu'ils exercent dans l'étendue de leur ressort: ils attachèrent à ces places une noblesse qui étoit d'autant plus due à ceux qui les remplissoient, qu'en faisant observer les lois de l'État et en rendant la justice à ceux qui le composent, ils contribuent autant à sa gloire et à sa conservation que ceux qui sont armés pour sa défense.
Du Cange observe que l'on tient par tradition que nos rois, ayant abandonné leur palais pour y dresser un temple à la justice, communiquèrent en même temps leurs ornemens royaux à ceux qui y devoient présider, afin que les jugemens qui sortiroient de leur bouche eussent plus de poids et d'autorité, et qu'ils fussent reçus des peuples comme s'ils étoient émanés de la bouche même du prince. C'est à ces concessions qu'il faut rapporter les mortiers qui servoient de couronne aux rois de la première race, à l'exemple des empereurs de Constantinople et à quelques rois de la seconde et de la troisième; les écarlates et les hermines des chanceliers de France et des présidens du parlement, dont les manteaux ou les épitoges sont encore à présent faits à l'antique, étant troussés sur le bras gauche et attachés à l'épaule avec une agrafe d'or, tels furent les manteaux de nos rois.
[p.427]Cette distinction des deux noblesses donna lieu à celle qu'on mit dans la chevalerie. On vit alors des chevaliers ès-loix occuper les premières places de la judicature, ainsi qu'on avoit vu les chevaliers d'armes les remplir. Voilà pourquoi le Roman de la Rose fait mention de la chevalerie d'armes et de celle de lecture, qu'on appeloit aussi légale. Les gens de robe qui l'avoient inventée trouvèrent, dans la suite, le secret de supprimer la distinction essentielle de leur chevalerie, comme le remarque M. de Boulainvilliers; aussi ne se trouve-t-elle plus que dans les anciens historiens, où, suivant la coutume de ce temps-là, les gens de lettres ou de robe sont appelés chevaliers ès-loix. Ce titre, dans les commencemens, ne se donnoit point à tous ceux qui étoient à la tête des parlemens; le chancelier, comme chef de la justice, et le garde des sceaux, étoient chevaliers, ainsi que le premier président du parlement de Paris. Charles IX accorda ce titre au premier président du parlement de Rouen, qui a passé à tous les chefs des cours souveraines: avant cette concession, les premiers présidens qui n'étoient point chevaliers s'appeloient maîtres, simplement; et, s'ils étoient chevaliers auparavant que d'être présidens, on les nommoit messire.
La Roche-Flavin, livre II, des Parlemens de France, sect. VIII, observe qu'anciennement il y avoit quantité de seigneurs et de gentilshommes qui tenoient à honneur d'être présidens ou conseillers, dont la plupart étoient chevaliers, qui pour raison de ladite qualité étoient nommés messire ou messieurs, comme cela se pratiquoit sous Philippe de Valois.
Sans vouloir contester le titre de chevalier à ceux qui le prennent, il faut tenir pour certain, avec du [p.428]Tillet, Choppin et Loyseau, que nul ne naît chevalier, pas même les enfants des rois, equites facti, non nati: ce titre est purement personnel, et ne passe point par succession du père au fils, comme la noblesse du sang qui s'acquiert par la naissance. On doit conclure de là que personne ne doit prendre cette qualité, à moins que le roi ne le reçoive au nombre des chevaliers, ou que ce titre ne soit inséré dans les provisions des charges auxquelles il a plu à nos rois de l'attacher.
Parmi les chevaliers de lecture, il n'y en avoit que d'une espèce, au lieu que, parmi les chevaliers d'armes, on distinguoit les chevaliers simples d'avec les bannerets: ceux-ci, plus riches que les autres, obtenoient du roi la permission de lever une bannière, ce qui étoit la même chose que d'avoir une compagnie de gens de pied ou de chevaux, à la différence que la compagnie du banneret étoit de cinquante hommes d'armes, outre les archers et les arbaletriers, c'est-à-dire cent cinquante chevaux: évaluation d'autant plus facile à faire, que Froissard rapporte dans son Histoire que vingt mille hommes d'armes faisoient cent soixante mille hommes de guerre. La paye des chevaliers bannerets, lorsqu'ils alloient à la guerre pour le roi, étoit de vingt sols tournois par jour; les chevaliers bacheliers avoient la moitié, ainsi que les écuyers bannerets; les écuyers simples cinq sols, les gentilshommes à pied deux sols, les sergens à pied un sol tornois, et les arbaletriers un sol parisis. La bannière du chevalier banneret étoit carrée, parce qu'on coupoit la pointe du pennon, d'où est venu le proverbe: «Faire de pennon banniere,» c'est-à-dire passer à une nouvelle dignité: tant qu'on n'étoit que simple chevalier, on [p.429]ne pouvoit porter qu'un pennon ou une banderolle pointue. Il y a encore une espèce de chevalerie fort singulière dont quelques pères, plus ambitieux que prodigues, se sont avisés de faire l'apanage du cadet qui porte une épée; mais comme ce titre ne se donne point sérieusement, je ne m'amuserai point à faire voir combien il est mal fondé. (Lantin de Damerey.)
Vers 12056-12156. Guillaume de Saint-Amour, chanoine de Beauvais, prêcha contre l'hypocrisie des ecclésiastiques, et principalement des moines. (Du Haillan, Histoire de France.)
Floruit Guillelmus de Sancto-Amore, doctor Sorbonicus, qui scripsit contra ordines mendicantium. (Genebrardus in chronographia.)
«Ce docteur, qui vivoit en 1260, composa un traité sous le titre Des périls des derniers temps, pour la défense de l'Écriture et de l'Église, contre les périls qui menaçoient l'Église universelle, de la part des hypocrites et faux prédicateurs, se fourrant ès maisons, oiseux, curieux, vagabonds.» Cet ouvrage est divisé en quatre livres; il a pour but de rendre à l'Université de Paris la tranquillité qui avoit été troublée en 1243, par la doctrine des religieux mendians. Saint Bonaventure et saint Thomas d'Aquin y répondirent. Le pape Alexandre IV condamna le livre de Saint-Amour, De Periculis novissimorum temporum, où il déclame contre la pauvreté fictive des mendians; et ceux-ci remuèrent tant de ressorts, qu'ils le firent bannir du royaume. (Lantin de Damerey.)
Vers 12089-12189. Faussonniers et terminéours, que nous avons traduits par faux monnayeurs et banqueroutiers, adoptant l'opinion de Lantin de Damerey et de Méon. M. Francisque Michel veut voir une erreur dans cette interprétation, disant que faussonniers doit se traduire par commis des gabelles, et terminéours par arpenteurs. Sans prendre la défense de ces deux honorables corporations, dont la première surtout devait être peu sympathique au public, nous dirons d'abord que le sens de la phrase s'accommode mieux de la version de MM. Méon et Lantin de Damerey que de celle de M. Francisque Michel. Puis, après avoir étudié la question, nous avouerons que si le mot banqueroutier est trop moderne pour exprimer une idée du XIIe siècle, il se rapproche plus du sens probable qu'arpenteur.
En effet, pour bien comprendre un mot entièrement disparu de la langue, à défaut d'un texte précis ne laissant de place à aucun doute, il est d'usage de rechercher le sens primitif du mot.
Faussonnier, dit Du Cange, veut dire faux-monnayeur, comme faussonner, faire de la fausse-monnaie. Racine: falsare, falsoneria, falsus-saulnerius, falsonarius. Le sens primitif était faussaire, puis faux-monnayeur. Au mot Falsonarius, Du Cange cite une vieille charte où il est dit: Falsonarii et retonsores denariorum. Au mot Falsoneria, il cite cette phrase des Ordonnances royales de France, année 1388, tome VII, page 242, art. 26: «Sur les Fauçonneries qui se font dans lesdites monnoyes, etc.... Au mot FALSUS-SAULNERIUS, idem qui FÀLSONARIUS, nostris [p.431]alias FAUSSONNIER, il cite cette phrase des Édits de saint Louis, chap. 39: Dictus le Galoys falsus-saulnerius reputatus communiter erat faussoniers de monoyes. Puis au tome IV, page 396, des Ordonnances royales de France, année 1363, ces mots: Monnoyes d'or et d'argent faussonnées ... Le sens de faux-monnayeur est donc indiscutable pour faussonnier, et comme M. Francisque Michel se garde bien de donner aucune preuve à l'appui de sa version: commis des gabelles, nous n'avons pas cru devoir l'accepter.
Quant à terminéours, tiré du bas latin terminarius, suivant Du Cange, il s'écrivait indistinctement: termoieeur, termoieur, termineur, c'est-à-dire qui aliquod tenementum possidet ad terminum, d'où le mot termor, tenens ex termino. Terminéours signifieroit donc emprunteur à terme, débiteur, puis enfin banqueroutier, et les deux vers 12287 et 12288:
Ou se nus homme oultre mesure
Vent à TERME ou preste à usure ...
semblent consacrer le sens que donne Du Gange à terminéours. Pour être juste, nous devons dire que le bas latin terminator signifiait aussi: arpenteur, géomètre.
Quant au mot maiours, que nous avons traduit par guerriers, nous avouons avoir hésité longtemps. Nous avions primitivement adopté:
Maires, prévôts, baillis, archers ...
Mais le mot maire, maior, qui voulait dire chef, nous a paru, rapproché de bedeau (simple archer), signifier ici officier, comme bailli est opposé à prévost. Peut-être y doit-on voir tout fonctionnaire ou chef de service.
Vers 12140-12242. Béguines. Ce nom se donnoit aux filles d'une ancienne congrégation séculière établie en plusieurs lieux de Flandres, de Picardie et de Lorraine. Il y a des auteurs, au nombre desquels est le P. Thomassin, qui ont regardé les béguines comme des espèces de chanoinesses ou de bénéficières: Jehan de Meung paroît les prendre ici dans cette acception.
Du Cange le fait dériver de Begga, fille de Pepin de Landau, sur de sainte Gertrude, qui institua des religieuses nommées béguines. (Lantin de Damerey.)
Vers 12154-12256. Nous avons choisi la forme ironique pour notre traduction. Gaignons veut dire proprement: chiens.
Vers 12164-12264. Super cathedram Moysi sederunt Scribæ et Pharisæ. Omnia ergo quæcumque dixerint vobis, servate et facite; secundum opera vero eorum nolite facere: dicunt enim, et non faciunt. (Vers 2 et 3.)
Vers 12185-12187. Philatière, du mot philacterium; c'étoit un morceau de parchemin sur lequel étoient [p.433]écrits les préceptes du Décalogue. Les Pharisiens en portoient une bande sur le front, et l'autre sur le bras, pour avoir toujours présente la loi que Dieu avoit donnée à Moyse. Les philatières se nommoient aussi téphillins; il falloit bien des cérémonies pour les faire. Vigenere, dans son Traité des chiffres, a observé que lorsque les Juifs tuent un veau pour faire des téphillins, ils disent: «Je sacrifie ce veau ici en intention d'employer sa peau à en faire des téphillins.» Ils en disent autant quand ils donnent cette peau au corroyeur et à l'écrivain; mais cela ne se pratique que du côté de la chair, et non pas de celui du poil.
Pendant qu'ils le portent sur eux, ils n'approchent point des sépultures ni de leurs femmes, que premièrement ils n'aient bien serré leurs théphillins en de doubles boëtes, de peur de les polluer; car selon les traditions du Talmud, quiconque a le téphillin à son chef et au bras, et sur le sommier de sa porte, il se prépare comme une habitude à se contre-regarder du péché, suivant ce qui est écrit, «qu'une fisselle cordelée en trois est plus forte à rompre.»
Observant hodie Judei rigidè in tephillis suis, et in fronte et in armillarum loco ut sint litteræ, non plures in unâ lineâ quam in aliâ, et equaliter semper in omnibus: olim dilalabant super frontem ut essent conspicua, et hoc est quod reprehendit Christus dum dicit dilatare philacteria: tegunt illa hodie, veste et pileo, præsertim ne Christiani obripiant illa. (Hæc in Scaligerianis, littera T.)
Philatière ou philatire se prenoit aussi pour un reliquaire en forme de croix, dont les uns, plus grands, étoient conservés dans les églises, pour y être exposés à la vénération des fidèles, qui portoient les petits [p.434]pendus à leurs cols comme un préservatif contre toutes sortes d'accidens: on voit par là que la vertu de ces reliquaires les avoit fait nommer filatières, à cause du rapport qu'ils avoient en cela aux filatîères des Juifs. (Lantin de Damerey.)
130.
, pageVers 12322. L'original porte savoit; c'est évidemment une erreur. Elle est reproduite par M. Francisque Michel.
Vers 12346-12450. Si je mets une note ici, cher lecteur, c'est uniquement pour vous permettre de souffler après une phrase pareille.
Vers 12347-12451. Tout ce passage, jusqu'au vers 12457-12559, a dû être rajouté après coup.
Vers 12362-12466. Évangile pardurable; voici ce que dit Henri-Étienne, au chap. 38 de l'Apologie d'Hérodote, de ce livre fameux, aujourd'hui complètement perdu:
«Les Jacobins et les Cordeliers, sur les mémoires de l'abbé Joachim et sur les visions d'un carme nommé Cyrille, firent un livre intitulé l'Évangile éternel, ou du Saint-Esprit, dont le but étoit de [p.435]prouver que l'état de grâce ne procédoit pas de la loi de l'Évangile, mais de la loi de l'esprit. C'est avec de telles armes que ces religieux mendians voulurent combattre l'hérésie des Vaudois ou pauvres de Lyon, dont fut auteur un Jean le Vauldois, qui vivoit en 1170. Alexandre IV, comme le raconte Platine, fit brûler l'Évangile pardurable. Guillaume de Saint-Amour, au nom de l'Université de Paris, s'éleva beaucoup contre cet ouvrage, que ses auteurs disoient être autant au-dessus de l'Évangile de Jésus-Christ que le soleil est supérieur à la lune par sa clarté.» (Lantin de Damerey.)
Vers 12368-12473. Il y avoit auprès de Notre-Dame une école qu'Abaylard appeloit Schola Parisiaca. Les écoliers en étoient devenus si nombreux, que les chanoines de Notre-Dame s'en trouvèrent incommodés, et en 1257, ces écoles, qui étoient au septentrion, furent transférées au midi, entre le palais épiscopal et l'Hôtel-Dieu. (Lantin de Damerey.)
Vers 12498-12600. Les Béguins étoient une espèce de moines qui étoient mariés; ils furent condamnés au concile de Cologne en 1260, et au concile général de Vienne en l'an 1311. On les appeloit aussi Béguards.(Lantin de Damerey.)
L'auteur semble parler de ces moines avant leur condamnation, avant 1260, si nous en jugeons par [p.436]les vers qui suivent, à moins d'admettre qu'il comprenne sous ce terme général tous les ordres plus ou moins mendiants, ce qui nous paraît vraisemblable. Dans tous les cas, la preuve ne serait pas suffisante pour faire remonter le Roman avant cette date. (P.M.)
Vers 12513-12617. Ce passage, entre crochets jusqu'au vers 12528-12632, est encore évidemment une intercalation.
Vers 12536-12640. Baillir voulait dire garder, d'où bien baillir, bien garder, et par extension bien traiter; mal baillir signifiait mal garder et mal traiter. Ainsi, aux vers 12227 et 11525, le sens n'est pas douteux; c'est bien: «mal gardé, en grand péril, perdu.» Maltraité ne se comprendrait pas.
Ici les deux interprétations se dressent en face l'une de l'autre avec un sens tout à fait différent. D'abord mal garder:
Aussi vous pourrai-je bien manquer (de parole)
Si vous me deviez mal garder.
D'autre part maltraiter:
Aussi pourrai-je bien vous tromper,
Quand même vous m'en devriez maltraiter,
ou bien encore:
S'il vous venait à l'idée de me maltraiter.
[p.437] Nous avons adopté la première version; le lecteur jugera si nous avons été bien inspiré. Une fois de plus, nous nous trouvons en désaccord avec M. Francisque Michel, qui adopte maltraiter.
Vers 12609-12716. Robe cameline. Camelin et cameline, espèce d'étoffe qui a pris son nom des poils de chameau qui entroient dans sa contexture. Il y avoit des camelins d'Amiens, de Cambrai. On lit dans une pièce qui a pour titre le Couronnement du Renart:
De vert de Gant, ne de Douay,
Ne des camelins de Cambray.
Robert Sorbon, reprochant à Joinville devant saint Louis qu'il étoit plus richement vêtu que le roy, il lui répondit: «Mestre Robert, salve vostre grâce, je ne foiz mie à blasmer se je me vest de vert et de vair, car cest habit me lessa mon père et ma mère; mès vous faites à blasmer, car vous estes filz de vilain et de vilaine, et avez lessié l'abit vostre pere et vostre mere, et estes vestu de plus riche camelin que le roy n'est.» (Histoire de saint Louis, par Joinville.) (Lantin de Damerey.)
Vers 12641-12749. «Un bourdon de larcin, plein de tristes pensers et de peines, une écharpe de soucis pleine, une potence de trahison, etc....»
Cette singulière manie d'introduire l'allégorie [p.438]jusque dans les descriptions était fort en vogue au moyen âge. Nous verrons tout à l'heure les combattants manier des armes fantastiques: «épées de miséricordes, lances de sanglots, écus de discrétion bordés de langues coupées, etc....» Il est curieux de mettre ici en parallèle un des plus célèbres poètes du XIIIe siècle avec nos deux compatriotes, le satirique Rutebœuf. Dans son poème la Voie de Paradis, il raconte qu'en songe il se dirigea vers le paradis. Il rencontre en chemin Pitié, sous les traits d'un homme qui le guide et lui conseille de se garder de ses ennemis: Avarice, Envie, Orgueil, etc.... Il les lui dépeint, ainsi que leur demeure. Disons tout d'abord que le poète normand est loin d'atteindre ses contemporains orléanais, quoique cependant il ne manque pas d'inspiration. Les portraits de Guillaume de Lorris sont à ceux de Rutebœuf ce qu'est «le soleil à la lune,» et la description de la maison d'Avarice ne saurait soutenir le parallèle avec celle de Fortune, dans la partie de Jehan de Meung. Rutebœuf commence ainsi sa description:
Du fondement de la meson
Vous di que tel ne vit mès hon.
Ung mur i a de félonie
Tout destrempé à vilonie;
Li sueil sunt de desesperance
Et li pommel de mescheance;
Li torchéis est de haïne, etc....
De même la nef de Renard le Novel dans le Roman de ce nom.
Li fons est de male pensée
Et s'est de traïson bordée,
Et clauwée de vilonnie,
Et de honte très bien poïe, etc....
[p.439]tandis que celle de Noble, le Lion, n'est construite que de bonne pensée, fine amour, courtoisie et mainte vertu.
Cet abus de l'allégorie se perpétua beaucoup plus longtemps qu'on ne pourrait le supposer, car nous voyons Cervantès encore, dans son Voyage au Parnasse, bâtir son navire fantastique de matériaux tout aussi fabuleux, tels qu'élégies, chansons, drames, odes, etc.
Vers 12702-12814. Menesterel, de manus et histrio, étymologie qui paroît plus sûre que celle de ministelli quasi parvi ministri, rapportée par Du Cange, Dissert. V sur l'histoire de saint Louis. On appeloit ainsi celui qui alloit jouer des instruments de musique, chanter des chansons ou donner des aubades à la porte de celle qu'il aimoit: ce nom est resté à tous ceux qui jouent de quelque instrument pour de l'argent; mais il n'y a plus que les violons de campagne à qui on le donne.
On faisoit anciennement grand cas des menestriers. On lit dans Froissard que le duc de Lancastre donna aux menestriers, qui avoient bien joué, cent nobles, et que le duc de Touraine donna, tant aux hérauts qu'aux menestriers, la somme de cinq cents livres, et qu'il les revêtit de draps d'or et fourrés de fin menu vair, lesquels draps furent estimés à 200 francs. (Lantin de Damerey.)
N'en déplaise à M. Lantin, c'est son adversaire qui est dans le vrai: ménestrel vient de ministerellus, diminutif de minister.(P.M.)
Vers 12703-12815. Barré. C'est le nom qu'on donnoit aux Carmes à leur arrivée en France, sous le règne de saint Louis, en 1259, à cause de la bigarrure de leurs habits noirs, jaunes et blancs. La rue où ils demeuroient autrefois à Paris a conservé le nom des Barres.
Ces religieux, dans la suite, quittèrent leur chape et leur manteau bigarrés, et prirent la chape blanche sur l'habit noir, qui fut changé en tanné par ceux qui embrassèrent la réforme en Espagne.
Ce manteau, si l'on en croit l'abbé Trithême, étoit de la même couleur que celui qui fut jeté à Elisée par le prophète Elie lorsqu'il fut enlevé dans un chariot de feu. (Traité de l'origine des noms, par La Roque, chap. 42.)(Lantin de Damerey.)
Vers 12705-12817.
Et sachent tuit li autres freres;
N'i a cil qui prodons n'apere.
M. Francisque Michel écrit: li autre frere.
Nous prions le lecteur de se reporter au Ve volume; il y verra quelles étaient les règles qui dominaient alors dans la déclinaison.
Nous nous contenterons de dire ici que la règle du pluriel le plus en usage au XIIIe siècle était que le sujet pluriel ne prenait pas l's, et que le régime le prenait toujours.
Partant de là, si nous adoptons l'orthographe de [p.441]Méon, «li autres frères» serait régime; dans l'autre cas, il devient sujet. Donc deux traductions se trouvent en présence:
1° Sachent, de sachier (tirer, exploiter): «Et qui exploitent tous les autres frères.»
2° Sachent, subj. de savoir: «Et que le sachent tous les autres frères.»
Nous nous sommes, tout en respectant l'orthographe de Méon, dont nous tenons à reproduire le texte exact, rangé à l'opinion de M. Francisque Michel. La rime, en effet, indique que frere doit s'écrire sans s. Or, bien que plusieurs fois nous nous heurtions à de pareilles licences, qui cependant ne rendent pas le sens douteux, nous reconnaissons qu'elles ne sont que des exceptions, et nous ne sommes pas obligé d'en voir une ici. La première traduction nous séduit cependant beaucoup plus que celle que nous avons adoptée; elle est tout à fait dans le goût de l'auteur et nous semble bien plus rationnelle ici.
Ajoutons que tuit (toti), était primitivement le sujet, et tous (totos) le régime. Deux vers plus haut, nous lisons:
Li Jacobin sunt tuit prodomme.
164.
, pageVers 12852. Nous avons encore à signaler une singulière erreur de M. Francisque Michel. Pourquoi repousse-t-il ce vers après:
Por tant qu'il le puisse savoir...?
Il l'a fait, à nos yeux, sans rime ni raison.
Vers 12951-13071. A guersay. MM. Méon, Francisque Michel et Roquefort traduisent: Jersey. Pourquoi? nous nous le demandons. A guersay correspond exactement à notre: à tirelarigot. Quand les Anglais buvaient, le premier disait: vessail! (à votre santé), ou bien encore have! (salut), et l'autre répondait: guersai!
Guesseillier voulait dire boire outre mesure, comme le peuple dit: jusqu'à plus soif, à mort. Wassailer, en anglais, signifie ivrogne.
Vers 13046-13168. Faé, dont les fées se sont mêlées. Le peuple appeloit ainsi des femmes qui s'occupoient à faire des enchantemens et des charmes. Le Roman de Lancelot du Lac, chap. 8, tome Ier, dit: «Moult en étoient principalement en la Grande-Bretagne; elles sçavoient la force et la vertu des paroles, des pierres et des herbes, par quoi elles étoient tenues en jeunesse, et en beauté et richesse. Ce fut Merlin, surnommé le saint prophète, qui avoit instruit ces femmes dans l'art de f?rie et de nigromancie; et fut ledit Merlin engendré en femme par un diable, en la Marche d'Ecosse et d'Irlande.»
Fatas antiqui in supremo ordine collocabant pro eo quod fatare præcipuum sit, atque divinum inter omnia quæ diis attribuuntur: fatare namque non solum modo est prædicere, vel cavere, sed etiam præordinare, et ut eveniant quæ prædicuntur efficere.
(Vide Guillelmum Alvernum, Episcopum Parisiensem, [p.443]in tertiâ parte secundæ partis De universo spirituali, cap. xii, col. i, t. I, éd. 1674.) (Lantin de Damerey.)
180.
, pageVers 13073-74-81. Accordissiez, gaaingnissiez, alissiez, au lieu de ... assiez. Ces trois verbes prouvent que les deux formes isse et asse étaient usitées pour la première conjugaison primitivement, car nous ne saurions y voir de licences pour la rime.
182.
, pageVers 13087. Cortiz, petit jardin de campagne qui n'était point enfermé de murailles; il signifie aussi une petite cour.
On lit in Scaligerianis, litterâ C, que c'est faute d'entendre notre langue que nous écrivons Cour de parlement pour court, qui vient de curtis: l'italien dit corte. Les parlemens suivoient les rois anciennement; on dressoit un enclos qui s'appeloit curtis, où le parlement s'assembloit, et le roi écrivoit de curti nostrâ: ce qu'on appelle aujourd'hui cour s'exprimoit en gaulois par le mot cort. (Lantin de Damerey.)
Nous reproduisons cette note avec d'autant plus d'empressement que nous constatons, trois lignes plus haut, dans le glossaire de Méon, une étrange anomalie. Au mot cour, celui-ci donne la racine curia. Pourquoi donner cette racine (lui qui n'en signale pour ainsi dire aucune) au-dessus de la note ci-dessus, qu'il intercale dans son glossaire? Il ne prenait sans [p.444]doute pas au sérieux cette étymologie, qui est cependant la vraie. Cortis, en latin, signifiait proprement l'espace compris entre les bâtiments d'une ferme. (P.M.)
Vers 13352-13478. On voit, en jetant les yeux sur l'original, que la phrase est boiteuse; elle n'est point finie. Nous l'avons soudée, il est vrai, aux vers suivants; mais évidemment tout le passage compris entre crochets, dans l'original, est une addition postérieure. La suite de la phrase reparaît au vers 13385-13511.
204.
, pageVers 13416. Méon et Francisque Michel écrivent les; c'est une erreur. Si maint vaillant homme était le régime pluriel, il prendrait l's. C'est donc un singulier. De plus, si c'était un pluriel, chéu, participe toujours déclinable, devrait prendre aussi l's, en tant que régime. Voir l'introduction au glossaire, tome V.
204.
, pageVers 13430. Repos n'est pas l'indicatif de reposer, après la chute de l'e. C'est l'indicatif de répondre; ge me repons, je me cache. L's fait tomber l'n, suivant la règle générale (voir l'introduction au glossaire, tome V). Toutefois, cette forme doit être considérée comme une licence pour la rime, d'autant plus que les liquides résistaient généralement à l'élision.
Vers 13540-13670. Porpris, proprement enceinte, enclos, parc, jardin, cour, ferme.
C'est le participe de porprendre. envelopper.
Mais au XIIIe siècle, et nous le voyons par ce roman, il signifiait plus particulièrement clos, jardin. Nous avons déjà critiqué dans nos notes du premier volume la traduction constante de porpris par enceinte. En effet, dans notre poème, cette interprétation est beaucoup trop large. C'est à peine si elle serait acceptable dans quelques endroits, comme par exemple ici, la Vieille n'ayant été appelée à garder les roses que lorsqu'elles furent dans le castel; ou bien encore au vers 3973 où la porprise signifie la partie du verger autour de laquelle Jalousie fit creuser un fossé; ou au vers 15093, où ce mot semble s'appliquer spécialement aux murailles. Mais, ne l'oublions pas, le pourpris était enfermé dans le castel, lequel était bâti dans le verger, lui-même ceint de murs, que Guillaume de Lorris ne qualifie jamais cependant de porprise, tandis que chaque fois qu'il veut désigner spécialement l'enceinte crénelée, il la désigne par muraille, mur.
Vouloir restreindre le sens des mots à leur étymologie est une faute, surtout quand ce n'est pas nécessaire, puisque pourpris est resté dans la langue. C'est comme si l'on s'obstinait à traduire constamment courtis par cour, métairie, sous prétexte que c'était le sens primitif, ou bien encore aller par naviguer, parce que la racine est adnare.
A partir du XVIIe siècle, pourpris ne fut plus guère employé qu'en poésie; mais au XVIe siècle il avait [p.446]conservé à la fois le sens d'habitation, d'espace compris dans une enceinte, et celui de terrain, champ, jardin. Le céleste pourpris, disent les poètes. On lit dans Amyot: «Comme Romulus feist faire un fossé à l'entour du pourpris qu'il vouloit enfermer de murailles, Rémus s'en moqua.» (Voyez le Dictionnaire de Littré.)
Vers 13560-13690.
Mès s'ous en volez entremetre....
Ce vers peut se comprendre de deux façons: 1° mais si vous voulez entreprendre d'aimer; 2° mais si vous voulez bien le permettre. Nous avons adopté la première version.
Vers 13584-13714.
Certainement traï l'éust.
Toutes les éditions reproduisent ce vers sans changement.
Aucune ne donne m'éust, qui serait cependant rationnel. Nous avons donc cherché à l'éust une version satisfaisante. Traï ne peut se rapporter à la Vieille; il faudrait traïe. Donc, l' se rapporte à conte et signifierait: il me l'eût caché; ou bien éust a pour sujet la Vieille, et traï signifierait rendu traître. Nous avons adopté la première manière, faute de mieux.
Vers 13719-13851.
Nec timide promitte, trahunt promissa puellas:
Pollicitis testes quoslibet adde Deos.
Jupiter ex alto perjuria ridet amantum,
Et jubet Æolios irrita ferre notos.
Per styga Junoni falso jurare solebat
Jupiter.
(Ovide, De Arte amandi, lib. I, car. 631.)
224.
, pageVers 13741. Hez. Quel est ce mot? Le sens est indiscutable: hez signifie qu'il aille. Est-ce une faute d'orthographe, et devons-nous lire vez ou vese pour voise? M. Francisque Michel a écrit carrément aut. C'est bien le sens, mais de quel droit? Jehan Dupré et Marot donnent hay. Dans hay, doit-on voir haye, pour aille, qui se prononcent de même, comme aujourd'hui: travailler, essayer?
Quoi qu'il en soit, nous nous contenterons de signaler l'antique haie! (pron. haille), resté dans la langue, et qui signifie va! dans l'argot des charretiers; puis haz, hax, qui signifie saut, enjambée; d'autre part hay, qui signifie âne (asinus), et enfin nous nous permettrons de rapprocher de ces différents termes le mot hazeteur, qui veut dire meunier (probablement de azenia, que Du Cange signale comme employé dans le sens de moulin à eau).
Vers 13752-13884. Saint Liffard, prêtre et abbé de Meung-sur-Loire, bourg et château de France, entre Orléans et Beaugency.
Nos anciens poètes employoient souvent les noms des saints dans leurs vers, sous prétexte de donner plus d'autorité aux choses qu'ils avançoient. Pour moi, je crois qu'il faut regarder ces noms-là comme des chevilles placées seulement pour la facilité du vers, toutes les fois que ces saints n'ont aucun rapport aux faits pour lesquels les poètes les appellent en garantie. (Lantin de Damerey.)
Vers 13810-13946. Demophon, ou Demophoon, étoit fils de Thésée et de Phèdre. Comme il revenoit de la guerre de Troie, il fut poussé par la tempête sur les côtes de Thrace, où régnoit Philis. Cette princesse, qui avoit le cœur tendre, devint amoureuse de Demophon: elle lui proposa de l'épouser; il y consentit; et quelque temps après il la pria de le laisser retourner à Athènes pour mettre ordre à ses affaires. Son voyage fut long; et son amante, au désespoir d'une si longue absence, s'imagina qu'il lui avoit manqué de foi; elle se pendit et fut changée en un arbre que l'on appela Phylis ou amandier sans feuilles.
Demophon étant revenu après ce tragique accident, il embrassa ce tronc infortuné, qui, sensible aux caresses de ce prince, parut tout à coup couvert de feuilles. (Métamorphoses d'Ovide.) On peut lire [p.449]les regrets de Phylis et son impatience sur le retour de son mari, dans la seconde épître des Héroïdes, d'Ovide. (Lantin de Damerey.)
Vers 13813-13951. Pâris, surnommé Alexandre, fils de Priam et d'Hécube. Sa mère songea, pendant sa grossesse, qu'elle mettoit au monde un flambeau qui devoit embraser la ville de Troie: ce songe l'ayant effrayée, elle eut recours à l'oracle, qui répondit que l'enfant dont elle étoit enceinte seroit un jour la cause de la ruine de sa patrie. Priam, voulant prévenir ce malheur, donna ses ordres pour que l'on fît périr cet enfant aussitôt qu'il auroit vu la lumière: la tendresse maternelle s'opposa à l'exécution d'un ordre si cruel. Elle confia l'éducation de son fils à des bergers. Lorsqu'il fut grand, il s'enflamma pour la nymphe ?none, fille du fleuve Xantus; il l'abandonna dans la suite pour la femme de Ménélas. Ce que l'auteur du Roman de la Rose raconte des amours de Pâris et d'?none est tiré de la cinquième épître des Héroïdes, d'Ovide. (Lantin de Damerey.)
Vers 13823-13961. Nom d'une petite rivière fort célèbre dans les anciens poètes, parce qu'elle couloit dans la Troade, et près la ville de Troie. Elle a sa source au mont Ida. (Lantin de Damerey.)
Vers 13895-14035.
Sus ses oreilles port tex cornes.
Allusion à la coiffure des femmes au XIIIe siècle. Elles élevaient leurs bandeaux de chaque côté de la tête, à des hauteurs prodigieuses. Consulter à ce sujet les miniatures du temps.
236.
, pageVers 13939.
Pes malus in niveâ semper cæletur alutâ,
Arida nec vinclis crura resolve tuis.
(Ovide, De Arte amandi, lib. III, carm. 271.)
238.
, pageVers 13961.
Si niger, aut ingens, aut non erit ordine natus
Dens tibi, ridendo maxima damna feres.
(Ovide, De Arte amandi, lib. III, carm. 279.)
238.
, pageVers 13980. Ici se représente dans l'édition de M. Francisque Michel une erreur d'impression que [p.451]nous avons déjà signalée trop souvent. Ce vers, passé par inadvertance, est replacé quelques lignes plus loin, à l'alinéa suivant, où il ne signifie absolument rien.
240.
, pageVers 13991.
Sera veni, positâque decens incede lucernâ:
Grata mora venies; maxima lena mora est.
(Ovide, De Arte amandi, lib. III, carm. 751.)
Vers 14047-14191.
Turpe jacens mulier multo madefacta lyæo;
Digna est concubitus quoslibet illa pati.
Nec somno tutum est positâ succumbere mensâ;
Per somnos fieri multa pudenda solent.
(Ovide, De Arte amandi, lib. III, carm. 765.)
Vers 14088-14232. Le passage placé entre crochets jusqu'au vers 14114-14258 a été évidemment ajouté après coup.
Vers 14179-14327. Chevelure ou cheveux, qui, selon Borel, viennent de chef. Saint Ambroise, au livre VI de l'Hexameron, dit «que la chevelure est honorable aux vieillards, vénérable sur la tête d'un prêtre, terrible sur celle d'un gendarme, séante aux [p.452]jouvenceaux, de bonne grâce aux femmes, mignonne aux enfans.» Comme en matière d'usages tout est problématique, Jean Dant, Albigeois, réfuta le témoignage de ce père par un livre intitulé: Le chauve ou Le mépris des cheveux, imprimé à Paris en 1621. Cet auteur qui, selon toutes les apparences, étoit chauve, déclame amèrement contre l'usage et l'inutilité des cheveux, imitant en cela le renard de la fable qui avoit eu la queue coupée, et qui conseilloit à ses camarades de se débarrasser de cet ornement superflu.
On voit, par l'éloge que fait saint Ambroise des cheveux naturels, l'avantage qu'ils ont sur les perruques.
Le Roman de la Rose recommande aux femmes de prendre soin de leurs cheveux, n'y ayant rien de plus laid, à son avis, qu'une tête dépouillée de cet ornement.
Turpe pecus mutilum, turpe est sine gramine campus,
Et sine fronde frutex, et sine crine caput.
(De Arte amandi, lib. III.)
Et si elles n'ont pas de cheveux, il veut qu'elles aient des tours ou des perruques. Cet usage, qui s'est renouvelé de nos jours, est fort ancien, puisque Ovide, écrivant à sa maîtresse, lui faisoit des complimens sur la victoire que les Romains avoient remportée sur les Allemands, parce qu'il lui seroit facile d'avoir des cheveux pour réparer la chute des siens:
Nunc tibi captivos mittet Germania crines,
Culta triumphatæ munere gentis eris.
(Amor, lib. I, élég. 14.)
C'étoit un des avantages de la victoire, de faire tondre le vaincu. On ne pouvoit faire un plus grand affront à un homme libre que de lui couper les [p.453]cheveux: cela étoit même défendu sous de grosses peines.
Si quis puerum crinitum sine voluntate parentum totonderit, quadraginta quinque solidis culpabilis judicetur; si vero puellam totonderit LXII solidis culpabilis judicetur. (Tit. 26, Legis salicæ, art. 2 et 3.) Et au titre 65, art. 10 et 20 de la loi des Allemands: Si quis alicui contra legem tonderit caput liberum non volenti cum XII solidis componat; si autem barbam alicujus tonderit nolentis cum VI solidis componat.
Menot nous apprend que les infidèles qui coupèrent les cheveux à saint Pierre le firent dans le dessein de le couvrir de confusion. Voici ses termes: Heu, Domini mei, dicitur quod corona sacerdotum primo introducta fuit in Antiochiâ, ubi infideles fecerunt tonsuram beato Petro qui residebat ibi, et licet facta fuerit in contumeliam; est nunc tamen in honorem. (Feriâ tertiâ, post secundum dominicum Quadragesimalem.) (Lantin de Damerey.)
Vers 14184-14332.
Ad multas lupa tendit oves, prædetur ut unam,
Et Jovis ad mulias devolat ales oves.
Semper tibi pendeat hamus.
(De Arte amandi, lib. III.)
Vers 14217-14365.
Ipse licet venias Musis comitatus, Homere:
Si nil attuleris, ibis, Homere, foràs.
(Ovide, De Arte amandi, iib. II, carm. 279.)
[p.454]Gomers. M. Francisque Michel remplace ce mot par deniers, sur l'affirmation de Lenglet du Fresnoy, qui dit avoir vu ce mot dans quelques manuscrits, à la place de gomers, que celui-ci conserve cependant dans son édition. La plupart des glossaires traduisent ce mot par chose de petite valeur, de gomeria, sans doute. Mais Méon affirme que gomers vient de vomere et veut dire vomissement. Il est certain qu'on trouve plusieurs exemples de gomir et gomissement; v et g se substituaient souvent, l'un à l'autre.
Vers 14229-14379.
Sed vitate viros culto formamque professos,
Quique suas ponunt in statione comas.
(De Arte amandi, lib. III, carm. 433.)
266.
, pageVers 14417.
Nel' garroient armes esmolues.
Garroient comptant pour trois syllabes, fausse ici le vers. Il faudrait probablement armes molues. L'édition de Dupré donne herbes moulues.
Vers 14440-14596. Tout ce passage, jusqu'au vers 14798-14956, a été évidemment ajouté après coup. En effet, nous retrouvons avec étonnement la fin de la phrase:
Mais ceste a jalousie fainte, etc....
[p.455]absolument incompréhensible à la place qu'elle occupe, et qui ne devrait être séparée du vers:
Avecques Mars prise provée,
que par un «;». Le passage, selon nous, devrait être restitué ainsi:
Et quant orra ceste parole
Cil qui la pensée aura fole,
Si cuidera tout erraument
Que cele l'aint trop loiaument
Et que plus soit de li jalouse
C'onc ne fu de Venus s'espouse
Vulcanus, quant il l'ot trovée
Avecques Mars prise provée;
Mais ceste a jalousie fainte
Qui faintement fait tel complainte
Et amuse ainsinc le musart.
Quant plus l'amuse, et cil plus art.
Vers 14525-14683. Hélène, fille de Jupiter et de Léda, étoit sœur de Castor et de Pollux: elle épousa Ménélas, roi des Lacédémoniens. La grande beauté de cette princesse fut cause que Thésée l'enleva lorsqu'elle étoit encore fille: elle prétendoit qu'à quelques baisers près, il l'avoit laissée telle qu'il l'avoit prise, ce qui étoit assez difficile à croire. En effet, cette retenue dans Thésée est aussi extraordinaire que ce que l'on conte d'Angélique, qui avoit couru les quatre coins du monde seule avec Roland, aussi entière après cela que quand elle étoit sortie de chez son père, ce qui fait dire à l'Arioste:
Forte era ver, ma non pero credibile.
[p.456] ce qui revient à la pensée d'?none dans son épître à Pâris:
A juvene et Cupido credatur reddita virgo.
Horace n'auroit pas manqué de dire:
Credat judæus Apella, non ego.
Ménélas, plus crédule, n'y regarda point de si près; et quoique la belle Hélène eût déjà eu un enfant de Thésée:
Il la prit pour pucelle,
Et dans son erreur par la belle
Apparemment il fut laissé.
(La Fontaine, conte de La Fiancée du roi de Garbe.)
Et si l'on doit ajouter quelque foi au témoignage de ce poëte, lorsqu'elle fut de retour à Sparte, après un séjour de dix ans à la cour de Priam:
Ménélas rencontra des charmes dans Hélène
Qu'avant qu'être à Pâris la belle n'avoit pas.
(Conte de La Coupe enchantée.)
L'auteur du Roman de la Rose soutient que les femmes ont été de tous temps les causes des guerres et des disputes qui se sont élevées parmi les hommes: Horace l'avoit dit avant lui.
Ménélas étant mort, Nicostrate et Mégapente chassèrent Hélène, qui crut trouver un asile à Rhodes, auprès de Polixo, qui commandoit dans cette isle; mais au lieu d'y recevoir le secours qu'elle devoit attendre de sa parente, elle fut pendue à un arbre par les ordres de cette reine. (Lantin de Damerey.)
Vers 14626-14782.
Naturam expellas furcâ, tamen usque recurret.
(Horat., lib. I, epist. x, carm. 24.)
Ce que La Fontaine a dit depuis dans la fable de La Chatte métamorphosée en femme:
Coups de fourches ni d'étrivières
Ne lui font changer de manières....
Qu'on lui ferme la porte au nez,
Il reviendra par les fenêtres.
(Lantin de Damerey.)
Vers 14676-14832.
Qu'el n'en ra nules espiées,
Fors que les truisse déliées.
Ces deux vers sont incompréhensibles ici. Evidemment le passage a été mal restitué. Dans l'édition de Dupré, il est au contraire très-clair. En effet, ces deux vers se trouvent plus haut, après:
Se frein ou bride nel' retarde;
Qu'il n'en ra nules espiées,
Fors que les treuve desliées,
Ou qu'il puisse sur eus saillir,
Toutes les voudroit assaillir.
Traduction mot à mot:
Si frein ou bride ne l'arrête;
Il n'en a pourtant nulles épiées,
Il suffit qu'il les trouve déliées
Ou qu'il puisse dessus saillir,
Toutes les voudrait assaillir.
Puis nous trouvons plus loin:[p.458]
C'est cis qui ses maris seroit,
Qu'ele n'en a nul espié,
Mais que le treuve deslié.
Ce passage, ainsi restitué, devient on ne peut plus clair. Mais comme l'a reproduit Méon, les deux derniers vers n'ont aucun sens, car il est impossible d'expliquer ces deux participes, desliées, espiées, au féminin pluriel.
Inutile d'ajouter que M. Francisque Michel ne nous fournit aucun éclaircissement.
Vers 14681-14837. Le mot bélier n'existait pas au moyen âge. Il n'apparaît qu'au XVe siècle pour la première fois, et encore comme nom propre. Mouton désignait à la fois le bélier et le mouton.
Vers 14684-14840. Doutes n'est-il pas une licence pour la rime? En effet, la Vieille ne tutoie jamais Bel-Accueil, sauf ici et au vers 14887 (encore avec la même rime), et au vers 15278; mais là cette familiarité s'explique par une explosion d'admiration. Au reste, l'impératif ne prit l's qu'au XVIe siècle.
Vers 14726-14882. Méon et Francisque Michel mettent un point après:
Volentiers tuit me recéussent.
La phrase suivante devient alors incompréhensible. En effet, [p.459] comment traduire:
Por qu'il fust de poissant aage
Et de religions saillissent...?
Pour rendre le passage intelligible, nous avons mis une virgule après recéussent, et placé les quatre vers suivants entre parenthèses. Saillissent et recéussent ont alors le même sujet: ces valés.
Vers 14763-14921. M. Francisque Michel traduit mains par moins. Assurément il ne s'est pas donné la peine de regarder.
Vers 14767-14924. Damp, dam et dom. Lorsque la barbarie se fut introduite dans la langue latine, on fit de dominus un domnus, domnulus, domnula, et de domnus on fit le mot dom.(Pasquier, Recherches, liv. VIII, chap. v.)
C'est le nom qu'on donne depuis longtemps aux religieux titrés. La Règle de saint Benoist porte que l'abbé, comme vicaire de Jésus-Christ, doit être appelé Dom.
Anciennement, le nom de Dominus ne se donnoit qu'à Dieu. Saint Martin, par une prérogative particulière, porta le premier ce titre qui, dans la suite, passa à tous les autres saints, que les légendaires et les sermonaires traitèrent longtemps de Monsieurs et même de Monseigneurs.
Il n'y a plus que les prédicateurs de villages qui [p.460]en usent ainsi, mais à tort, le titre de saint étant au-dessus de toutes nos qualités les plus relevées. (Remarques de la langue françoise.)
Saint Hiérome, qui mourut au commencement du Ve siècle, se plaignoit déjà de ce que les nouveaux religieux de son temps se vouloient attribuer le même titre que Jésus-Christ avoit donné à son père, quand il l'avoit appelé Abba, c'est-à-dire Père.
Ses plaintes auroient été plus vives s'il eût vécu dans un siècle où le nom d'abbé, qui vient d'abba, terme syriaque, est usurpé par le moindre petit clerc, sans autre titre qu'un petit collet. Cependant, à prendre le terme d'abbé dans son véritable sens, il ne devroit convenir qu'aux évêques, qui sont les pères des fidèles de leur diocèse, et aux abbés réguliers, tant à cause de leur juridiction qu'à cause qu'ils sont véritablement les chefs et les pères de leurs moines. Il est vrai que ce titre a passé sans aucune contradiction aux abbés commendataires, quoique denués de juridiction ecclésiastique, et renfermés dans les seuls droits honorifiques de leurs églises, moins étendus toutefois que ceux des abbés réguliers, en ce qu'ils ne peuvent y officier avec la mitre et la crosse; mais on ne les nomme abbés qu'à cause de leur qualité représentative des anciens abbés. (Lantin de Damerey.)
Vers 14898-15060.
Ad metam properate simul; tunc plena voluptas,
Cum pariter victi femina virque jacent.
(Ovide, De Arte amandi, lib. II, carm. 727.)
Vers 14907-15069.
Tu quoque cui Veneris sensum natura negavit,
Dulcia mendaci gaudia finge sono.
Infelix cui torpet hebes locus ille puellæ!
Quo pariter debent femina virque frui.
Tantùm, cùm finges, ne sis manifesta caveto.
(De Arte amandi, lib. III, carm. 797.)
Vers 15000-15165. Charroie. C'est la danse des sorciers au sabat: on appeloit ainsi le chariot du diable, qu'on croyoit entendre passer pendant la nuit en l'air avec un grand bruit; on le prenoit aussi pour le chariot du roi Artus, qu'on regarde comme un grand magicien, à cause de sa sœur, la fée Morgain.
Charroie doit s'entendre ici pour tout ce qui est appelé charmes et enchantements. Charroieresse, qui se lit au vers 9666, se prend pour enchanteresse, sorcière, magicienne. (Lantin de Damerey.)
Vers 15001-15167. Balenus. C'est le nom d'un devin: ce pourrait bien être Helenus, fils de Priam et d'Hécube, qui eut en partage le don de prévoir l'avenir. Presque tous les noms anciens sont défigurés dans les manuscrits.
Virgile fait mention de cet Helenus au livre III de l'Ænéide. (Lantin de Damerey.)
306. [p.462]
, pageVers 15083.
Li autres tous amis clamoie....
Li autres tous étant régime, il devrait y avoir les. En effet, que la déclinaison fût alors en pleine dissolution, qu'on mît l's un peu à tort et à travers, l'article n'en devait pas moins s'accorder avec le nom. Le pluriel sujet eût dû être: Li autre tuit; le pluriel régime: les autres tous. Que le poète adoptât l'une ou l'autre forme, selon sa fantaisie, cela pouvait être; mais elles ne devaient point se confondre dans le même membre de phrase.
Vers 15108-15277.
Que de pex ne m'amonestast.
M. Francisque Michel traduit par pieu, bâton. Assurément il n'a pas lu la phrase. Cette traduction serait absurde ici. Le poète dit: «Tant d'avanies m'eût il fait, il fallait qu'il implorât la paix.» M. Fr. Michel s'est laissé tromper par l'apparence: pex et pez figurant à deux vers de distance, il a pu croire que c'étaient deux mots différents.
318.
, pageVers 15281. Ce vers est faux; il faudrait défaillirent.
Vers 15296-15468. As gans. M. Francisque Michel traduit: aux gens. C'est faute de réflexion. En effet, comment expliquer l'exclamation de l'Amant: as gans! Elle serait plus que ridicule.
As gans peut se traduire, selon Lantin de Damerey, par: à propos. C'est la version que nous avons adoptée. Toutefois, à propos ne traduit pas exactement la pensée de l'auteur. En effet, gans signifie la récompense ou la gratification qu'on donnait à un serviteur quand il apportait un présent ou une bonne nouvelle: Je vous doi vos gans, dit le roi Perceforest au valet qui lui amène un destrier de la part de sa maîtresse. Venir as gans veut ici proprement dire: venir réclamer la récompense promise. Aussi l'Amant répond par un feu roulant de promesses.
Vers 15401-15578. Balance voulait dire à la fois balance et incertitude, hasard, danger, situation désespérée.
Vers 15535-15717. Damoisiaus, damoisel: seigneur. Dans les Chroniques de France, de Philippe Mouskes, poëte cité par Pasquier, saint Louis est surnommé Damoisel de Flandres. Quelquefois damoisel désignoit un homme galant, qui savoit faire sa cour aux dames.
C'étoit aussi le nom du gentilhomme qui n'étoit pas encore chevalier. Ce terme étoit exprimé par domicellus dans la basse latinité. (Lantin de Damerey.)
Vers 15617-15799.
Pour haut et bas (juge) je vous reçois.
On disait haute, moyenne et basse justice. La haute justice était celle d'un seigneur qui pouvait juger de toutes causes civiles et criminelles, excepté les cas royaux, et appliquer toutes peines, jusques et y compris la peine de mort. La moyenne justice ne pouvait appliquer aucune peine au-dessus de 60 sous. La basse justice ne pouvait connaître que des droits dus au seigneur et des injures; l'amende ne dépassait pas 7 sous et 6 deniers. Bel-Accueil, ici, serait appelé à remplacer la cour suprême, le parlement.
Vers 15656-15836. Nous avons tenu à reproduire le jeu de mots de l'original. Danger dit que c'est à Bel-Accueil qu'est due la perte de toutes les roses. Aucune femme ne devrait être aimable pour les étrangers. C'est parce qu'on les accueille bien qu'ils se montrent entreprenants.
Vers 15768-15948. Le lecteur nous pardonnera de ne pas avoir reproduit le jeu de mots de l'original, intraduisible du reste. Connin a disparu de la langue. Un instant nous avions songé au mot gibier, mais nous y avons renoncé
.354. [p.465]
, pageVers 15802. Responnez. Ici la méprise n'est pas possible: il faut traduire répondez. C'est une licence pour la rime, licence qui n'est pas excusable, car répondez eût donné une rime bien suffisante, maître Jehan n'étant pas très-difficile sur ce point.
Vers 15853-16033. M. Francisque Michel écrit: avec qué, qu'il traduit par: avec lesquels. Il eût bien dû traduire toute la phrase, tant qu'à faire, car cette version ne signifie absolument rien. La traduction, pour nous, doit être: «Mais aux auteurs prenez-vous-en qui ont écrit dans leurs livres les paroles que j'en ai dites et celles encore que j'en dirai, et qui ne sont pas non plus mensongères, si les hommes sages, qui firent les livres anciens, n'étaient pas eux-mêmes des imposteurs.»
Vers 15873-16053.
Omne tulit punctum, qui miscuit utile dulci.
(Horace, Art poétique, vers 343.)
360.
, pageVers 15901. M. Francisque Michel traduit fomes par étions, probablement pour fûmes. C'est une erreur: fomes est ici pour faimes, faisons.
Vers 15943-16125. Maçue, mace. Bâton ayant le bout très-gros; c'est ce que les Latins appeloient clava. Philippe de Dreux, évêque de Beauvais, pour ne point répandre de sang humain à la bataille de Bovines, ne voulut combattre qu'avec une masse d'armes, dont il jetoit les ennemis par terre. Qu'on ne soit point surpris de voir un prélat les armes à la main. Du Tillet, Recueil des Rois de France, nous en apprend la raison:
«Les prélats pairs de France étoient, pour raison de leur pairie (chose temporelle), obligez servir et suivre, accompagnez leurs chevaliers les soldats, les Rois quand ils alloient à la guerre en personne.»
Wulson, dans sa Science héroïque, remarque que les ecclésiastiques qui alloient à la guerre, soit contre les infidèles ou contre les hérétiques, ne portoient aucuns glaives poignants et taillants; car l'Église, qui abhorre le sang, le leur défendoît, se contentant de la masse d'armes sans piquerons, avec laquelle ils assommoient les ennemis. (Lantin de Damerey.)
Vers 15965-16147. Bière, c'est le nom de la forêt de Fontainebleau, comme Lége était le nom de la forêt d'Orléans.
Prière de se reporter à la note 50 pour tout ce passage.
Vers 15982-16164. Renoart étoit fils d'Amaury de Baulande, comte de Narbonne, et frère de Guillaume au court nez, prince d'Orange. Il fit de grandes actions rapportées dans l'histoire de son père. Voyez le manuscrit 7565 de la Bibliothèque nationale.
Il fut surnommé au Tinel, parce qu'il savoit bien manier un bâton que l'on appeloit tinel, et ce bâton étoit ferré pas les deux bouts. (Lantin de Damerey et MÉON.)
369.
, pageVers 16216. Aïmant, diamant ou aimant, pierre d'aimant, minerai de fer, dont une des propriétés est d'attirer le fer.
Vers 16081-16267. Le vers bouton n'est pas le bouton vert, mais vermeil. Nous n'insisterons pas davantage sur cette comparaison. Nous dirons que vers est mis ici pour vairs, bariolé, coloré, vermeil.
Vers 16107-16295. Nous avons traduit délit par désir. La véritable traduction serait plaisir; mais comme dans la nomenclature des champions d'Amours se trouvait déjà Déduit (plaisir d'Amour), que nous avions traduit delit par désir, force nous fut de lui conserver ici son premier nom. Le lecteur peut, s'il le veut, en faire la substitution.
Vers 16108-16296. Bacheler. C'est le nom qu'on donnoit au jeune écuyer qui recevoit la ceinture militaire et qui marchoit sous les ordres du chevalier banneret. Le bachelier étoit entre le chevalier et l'écuyer. Fauchet croit qu'il vient de bas chevalier, dont il est l'abrégé, et que les jeunes gens qui se sentoient assez de force pour supporter la fatigue des armes prirent le nom de bacheliers, comme étant plus bas que les anciens hauts chevaliers. C'est ainsi que de Hault-Ber, grand noble, est dérivé le nom de ber, qui signifie baron.
On appeloit aussi bachelier celui qui avoit vaincu un homme dans un tournoi la première fois qu'il s'étoit battu, parce qu'on lui donnoit une branche de laurier: bacillus signifioit bâton, et la branche étoit regardée comme le bâton.
En Picardie, les jeunes gens à marier étoient nommés bacheliers; le nom des jeunes filles étoit bachelette. En Dauphiné, on appeloit les jeunes gens bachelards. Bachelier ne se dit plus que dans les universités et dans la Sorbonne. (Lantin de Damerey.)
Nous tenons à reproduire toutes les notes de M. Lantin de Damerey, mais nous engageons le lecteur à se reporter au glossaire. Il verra que les étymologistes modernes ne partagent pas l'avis de M. Fauchet.
Vers 16161-16349. Béril. Pierre précieuse d'un vert pâle; c'étoit une des douze pierres qui ornoient le rational du grand-prêtre chez les Hébreux.
[p.469] Le Père Monnet, dans son Dictionnaire, prétend que le béril n'étoit autre chose que le diamant.
Pline, Histoire naturelle, livre 37, ch. 5, dit qu'on le taille à six angles, afin qu'il rende plus d'éclat, et il ajoute qu'il y a une pierre nommée chrysobéril, qui a la couleur de l'or: c'est à cette pierre que Juvénal a fait allusion.
...................Et inæquales berillos
Vitro tenet phialas
(Satyra V, carm. 38.)
Ce que Farnabe, son commentateur, explique ainsi: aureas phialas asperas berillis sexangulâ formâ politis, ad splendoris repercussionem.
Properce a fait mention de cette pierre.
Et solitum digito berillon addederat ignis.
(Eleg. VII, ad Cynthiam, lib. IV, carm. 9.)
Vers 16213-16403. Cacus, fils de Vulcain et, selon d'autres, d'Evandre. C'étoit un méchant garnement qui, ayant dérobé les bœufs d'Hercule, fut décelé par sa sœur, et tué ensuite par ce héros sur le mont Aventin. (Lantin de Damerey.)
Vers 16294-16488. Ce passage, assez obscur, a besoin de quelques mots d'explication. Nous prions le lecteur de se reporter à notre analyse détaillée. Le poète veut dire qu'Amour n'eût jamais accepté d'armistice si sa mère l'eût soutenu, et que les portiers [p.470]n'eussent jamais accordé de trève, s'ils avaient pu croire qu'elle fût violée si tôt, et eussent préféré continuer le combat. Et cependant, en accordant la trève, ils n'étaient pas sans concevoir un violent dépit. En un mot, l'Amant n'eût jamais abandonné le combat s'il eût senti son amante enflammée d'amour. De son côté, celle-ci n'eût jamais accordé de trève si elle eût pu penser que l'assaut recommençât presque aussitôt. Et cependant, en voyant son adorateur capituler, elle n'était pas sans en ressentir un cruel dépit. C'est la même idée développée tout au long dans les conseils d'Ami à l'Amant, pages 234 et suivantes, vol. II, vers 8003-8004.
Et sachiez que dolent seroient
Si par tel deffense eschapoient, etc....
Vers 16324-16158. Je n'ai trouvé les quatre vers suivans que dans un manuscrit qui porte la date de 1330.
Mars estoit jà viex devenus,
Et estoit frailes et chenus;
Por ce de soi l'ot estrangié,
Qu'il estoit moult afoibloié.
(MÉON.)
Vénus, elle, ne vieillit jamais. (P.M.)
Vers 16429-16627. Landon, billot, bâton que l'on attachait au collier des chiens pour les empêcher d'entrer dans les vignes, gâter les ceps.
[p.471] Comme landon n'est pris ici que pour signifier un objet de nulle valeur, le lecteur nous pardonnera d'avoir employé le mot lardon. Nous aurions pu aussi bien traduire bâton.
Vers 16469-16667. Refuséices. M. Francisque Michel traduit par très-serrées. C'est ce qu'on appelle une traduction libre. Il eût bien dû signaler l'étymologie. Il ne s'est pas aperçu que cette épithète était allégorique.
400.
, pageVers 16510. Tuit était autrefois le sujet, tous le régime. En conséquence, il faudrait ici tous. M. Francisque Michel a été bien inspiré en écrivant tous. Mais, fidèle à notre principe, nous conservons le texte de Méon, en nous contentant de signaler l'erreur.
Vers 16543-16743. Ce colloque est obscur:
Lors font en l'ost le serement,
se rapporte ici à tous les assistants, Vénus, Amour et les barons, et cependant les deux derniers vers ne semblent désigner que les deux premiers personnages. Cette fin, somme toute, est assez mal agencée.
TABLE DES MATIÈRES.
CHAPITRE LVI.—Du vers 10399 au vers 10662. 2
Comment l'Amant trouva Richesce
Gardant le sentier et l'adresse
Par lequel prennent le chastel
Amans qui assez ont chastel.
CHAPITRE LVII.—Du vers 10663 au vers 10764. 20
Cy dit l'Amant d'Amours, comment
Il vint à lui legierement
Pour lui oster sa grant douleur,
Et lui pardonna sa foleur
Qu'il fist quant escouta Raison,
Dont il l'appela Sans-Raison.
CHAPITRE LVIII.—Du vers 10765 au vers 10806. 26
Comment l'Amant, sans plus attendre,
Veult à Amours sa leçon rendre.
CHAPITRE LIX.—Du vers 10807 au vers 10864. 32
Comment Amours le bel et gent
Mande par ses lettres sa gent,
Et les baille à un messagier
Qui les prent sans faire dangier.
CHAPITRE LX.—Du vers 10865 au vers 11312. 36
Comment Amours dist à son ost
Qu'il veult faire ung assault tantost
Au chastel, et que c'est son vueil
Pour hors en mettre Bel-Acueil.
CHAPITRE LXI.—Du vers 11313 au vers 11576. 64
Comment le dieu d'Amours retient
Faulx-Semblant, qui ses homs devient,
Dont ses gens sont joyeulx et baulx,
Quant il le fait roy des Ribaulx.
CHAPITRE LXII.—Du vers 11577 au vers 11984. 82
Comment le traistre Faulx-Semblant
Si va les cuers des gens emblant,
Pour ses vestemens noirs et gris,
Et pour son viz pasle, amaisgris.
CHAPITRE LXIII.—Du vers 11985 au vers 12592. 108
Faulx-Semblant dit cy vérité
De tous cas de mendicité.
CHAPITRE LXIV.—Du vers 12593 au vers 12666. 148
Comment Faulx-Semblant cy sermone
De ses habitz, et puis s'en torne,
Luy et Abstinence-Contrainte,
Vers Male-Bouche, tout par feinte.
CHAPITRE LXV.—Du vers 12667 au vers 12746. 152
Com Faulx-Semblant et Abstinence
Pour l'Amant s'en vont sans doubtance
Saluer le faulx Male-Bouche
Qui des bons souvent dit reprouche.
CHAPITRE LXVI.—Du vers 12747 au vers 12846. 158
Comment Abstinence reprouche
Les paroles à Male-Bouche.
CHAPITRE LXVII.—Du vers 12847 au vers 12932 164
Comment Malle-Bouche escouta
Faux-Semblant, qui tost le mata.
CHAPITRE LXVIII.—Du vers 12933 au vers 12956. 170
Comment la langue fut coupée,
D'un rasouer, non pas d'une espée,
Par Faulx-Semblant à Male-Bouche,
Dont il cheut mort comme une souche.
CHAPITRE LXIX.—Du vers 12957 au vers 13164. 172
Comment Faulx-Semblant, qui conforte
Maint Amant, passa tost la porte
Du chastel, avecques sa mie,
Aussi Largesse et Courtoisie.
CHAPITRE LXX.—Du vers 13165 au vers 13310. 188
Comment la Vieille à Bel-Acueil,
Pour le consoler en son dueil,
Luy dist de l'Amant tout le fait,
Et le grant dueil que pour luy fait.
CHAPITRE LXXI.—Du vers 13311 au vers 13598. 198
Comment, tout par l'enhortement
De la Vieille, joyeusement
Bel-Acueil receut le chappel,
Pour erres de vendre sa pel.
CHAPITRE LXXII.—Du vers 13599 au vers 13765. 216
Comment la Vieille sans tançon,
Lyt à Bel-Acueil sa leçon,
Laquelle enseigne bien les fames
Qui sont dignes de tous diffames.
CHAPITRE LXXIII.—Du vers 13766 au vers 14444. 226
Comment la Royne de Cartage
Dido, par le vilain oultrage
Qu'Eneas son amy luy fist,
De son espée tost s'occist;
Et comment Philis se pendit,
Pour son amy qu'elle attendit.
CHAPITRE LXXIV.—Du vers 14445 au vers 14542. 268
Comment Vulcanus espia
Sa femme, et moult fort la lia
D'un laz avec Mars, ce me semble,
Quant couchiés les trouva ensemble.
CHAPITRE LXXV.—Du vers 14543 au vers 15307. 274
Cy nous est donné par droicture
Exemple du povoir Nature.
CHAPITRE LXXVI.—Du vers 15308 au vers 15378. 322
Comment la Vieille la maniere
D'entrer au Fort par l'huys derriere
Enseigna l'Amant à bas ton,
Par ses promesses, sans nul don;
Et l'instruisit si sagement,
Qu'il y entra secretement.
CHAPITRE LXXVII.—Du vers 15379 au vers 15428. 326
Comment l'Amant en la chambrette
De la tour, qui estoit secrette,
Trouva par Semblant Bel-Acueil
Tout prest d'acomplir tout son vueil.
CHAPITRE LXXVIII.—Du vers 15429 au vers 15558. 330
Comment l'Amant se voulut joindre
Au Rosier pour la Rose attaindre;
Mais Dangier, qui bien l'espia
Lourdement et hault s'escria.
CHAPITRE LXXIX.—Du vers 15559 au vers 15698. 338
Comment Paour, Honte et Dangier
Prindrent l'Amant à ledengier,
Et le batirent rudement,
Leur criant merci humblement.
CHAPITRE LXXX.—Du vers 15699 au vers 15758. 348
Comment tous les barons de l'ost
Si vindrent secourir tantost
L'Amant, que les Portiers battoyent
Si fort, qu'irés ils l'estrangloyent.
CHAPITRE LXXXI—Du vers 15759 au vers 15786. 352
Comment l'Acteur muë propos
Pour son honneur et son bon loz
Garder, en priant qu'il soit quictes
Des paroles qu'il a cy dictes.
CHAPITRE LXXXII—Du vers 15787 au vers 15824. 354
Cy dit par bonne entencion
L'Acteur son excusacion.
CHAPITRE LXXXIII.—Du vers 15825 au vers 15934. 356
Comment l'Acteur moult humblement
S'excuse aux dames du Rommant.
CHAPITRE LXXXIV.—Du vers 15935 au vers 16146. 362
Cy reprent son propos sans faille
L'Acteur, et vient à la bataille
Où dame Franchise combat
Contre Dangier qui fort la bat.
CHAPITRE LXXXV.—Du vers 16147 au vers 16247. 378
Comment Bien-Celer si surmonte
En soy combatant dame Honte:
Et puis Paour et Hardement
Se combatent moult fierement.
CHAPITRE LXXXVI.—Du vers 16248 au vers 16302. 384
Comment Paour et Seureté
Ont par bataille fort heurté,
Et les autres pareillement
S'entreheurtent subtilement.
CHAPITRE LXXXVII.—Du vers 16302 au vers 16346. 388
Comment les messagiers de l'ost
D'Amours, chascun de cuers devost,
Vindrent à Venus, pour secours
Avoir en l'ost au dieu d'Amours.
CHAPITRE LXXXVIII.—Du vers 16347 au vers 16430. 390
Comment Venus à Adonis,
Qui estoit sur tous ses amis,
Deffendoit qu'en nulle maniere
N'allast chasser à beste fiere.
CHAP.LXXXIX.—Du vers 16431 au vers 16456. 396
Comment huit jeunes colombeaux
En ung char qui fut riche et beaux,
Mainent Venus en l'ost d'Amours,
Pour luy faire hatif secours.
CHAPITRE XC—Du vers 16457 au vers 16542. 398
C'est l'assault devant le chastel,
Si grant que pieça n'y eut tel:
Mais Amours, ne sa compaignie
A ceste foys ne l'eurent mie;
Car ceulx de dedans résistance
Luy firent par leur grant puissance.
NOTES