The Project Gutenberg eBook of Le Cathécumène, traduit du chinois

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: Le Cathécumène, traduit du chinois

Dubious author: Charles Bordes

Voltaire

Release date: October 23, 2013 [eBook #44017]

Language: French

Credits: Produced by Laurent Vogel (from images generously made
available by the Bibliothèque nationale de France
(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CATHÉCUMÈNE, TRADUIT DU CHINOIS ***

LE
CATHECUMENE,
TRADUIT
DU CHINOIS.

A AMSTERDAM,

1768.

LE CATHECUMENE.

Des affaires de commerce m'avoient engagé à faire un voyage sur mer; j'étois déja bien loin des côtes de ma patrie, lorsqu'une tempête affreuse nous fit perdre notre route. Nous passâmes plusieurs jours entre la vie & la mort; enfin nous fumes jettés sur une terre inconnue, & forcés de trouver un azile contre la fureur des flots.

Je tombai entre les mains d'un peuple rempli d'humanité: je m'aperçus bientôt qu'il avoit perfectionné tous les arts, qu'il pratiquoit les vertus, & qu'il étoit doué des plus hautes lumieres où l'homme puisse atteindre. Mon admiration égaloit ma reconnoissance; mais hélas! il n'est que trop vrai, que l'homme décele toujours par quelque endroit la foiblesse de son être.

Ces gens-là avoient pris de l'amitié pour moi comme j'en avois conçu pour eux; leur douceur, leur honnêteté avoient gagné mon ame: ils me dirent un jour, de quelle religion êtes vous? Cette question me surprit; je leur demandai, s'il y en avoit deux: ma réponse les fit sourire, & je vis qu'ils étoient étonnés de mon ignorance: ils ajouterent, adorez-vous des Dieux de bois, de métal ou de pierre? Je haussai les épaules; ils prirent un air de satisfaction, & poursuivirent: croyez-vous à Moïse qui fit massacrer vingt-trois mille de ses concitoyens par ordre de Dieu? Je fis un mouvement d'indignation; ils continuerent & me demanderent, si j'étois disciple de Mahomet qui fendit la lune en deux, & qui la cacha dans sa manche? Je ne répondis que par des signes de mépris, qui parurent les satisfaire infiniment: êtes-vous Chrétien? me dirent-ils enfin: Je repliquai, que je ne savois pas ce qu'ils vouloient dire: ils parurent fort étonnés, & ils ajouterent, qu'ils ne connoissoient dans le monde que quatre especes de religion. Vous n'en avez donc point? me dirent-ils: je leur répondis vainement, que j'étois né dans un pays, où l'on adoroit un seul Dieu, Intelligence suprême & bienfaisante, qui a créé le monde & qui le gouverne; qui récompense dans une autre vie les bonnes actions que l'homme a faites dans celle-ci; que notre culte consistoit dans une reconnoissance & une soumission sans bornes, & dans l'exercice habituel des vertus, c'est-à-dire de la modération, de la tempérance, de l'humanité, de la bienfaisance & de la justice. Est-ce tout? reprirent-ils: je leur dis que tout étoit renfermé dans ce peu de mots. Eh quoi! votre Dieu, ajouterent-ils, n'a point fait de miracles? Il a créé le Ciel & la Terre, répondis-je modestement; que voulez-vous de plus? Quoi: point de Mystères, de Prêtres, de cérémonies! Je baissai la tête, & leur dis que je ne les comprenois pas. Je les entendis alors s'écrier entre eux: le pauvre homme! dans quel excès d'aveuglement, d'ignorance & de barbarie il est plongé! Mon ami, me dit l'un d'eux, nous avons pitié de votre état: nous voulons vous éclairer; remerciez Dieu qui vous a conduit de sa main au milieu de nous, pour vous instruire & vous convaincre de notre sainte & admirable religion. Notre Dieu se nomme le Christ, nous nous appellons Catholiques, vous allez voir Dieu. Mon étonnement seroit difficile à exprimer; eh quoi! vous me ferez voir Dieu! Sans doute, répondirent-ils, vous le verrez tout comme nous; nous n'avons pour cela que quatre pas à faire.

Je les suivis donc: nous aprochions d'un édifice immense, ils me dirent que c'étoit le Temple; je me fis expliquer ce mot: j'appris avec la plus grande surprise, que c'étoit un bâtiment où résidoit leur Dieu. Et quoi! leur dis-je, vous renfermez Dieu entre quatre murailles, cet Etre immense, infini, qui anime, pénètre, environne des mondes sans nombre! Ils me répondirent froidement: quand vous verrez notre Dieu, vous ne serez plus si surpris. J'aperçus des portes, des serrures & des clefs à l'entrée de l'édifice, j'en demandai l'explication. Quoi! le Dieu du Ciel & de la Terre, vous le tenez sous la clef! Il le faut bien, dirent-ils, sans cela on pourroit le voler, le profaner. Voler Dieu! le profaner! Je passois d'étonnement en étonnement.

Nous avancions dans ce qu'ils appelloient le Temple; je demandai où étoit le Dieu qu'on devoit me faire voir. Un peu de patience, me dit-on; on me conduisit à l'extrémité de l'édifice.

Là sur une table élevée de quelques marches au dessus du sol, on me montre une grande niche d'un travail riche & élégant: dans cette niche, un cercle tout rayonnant d'or & de pierreries attire mes regards. Ce qui m'étonnoit, c'étoit de voir ce cercle rempli d'une espece de morceau de papier blanc: je leur demandai ce que c'étoit? C'est notre Dieu, dirent-ils, le voilà: à genoux, Profane? adorez le Dieu de l'univers.

J'avoue que je n'y voyois pas beaucoup de vraisemblance: cependant comme j'ai toujours été avide de m'instruire, je pris la liberté de leur demander, pourquoi ils croyoient que le morceau de papier fût Dieu lui-même?

Du papier, répliquèrent-ils, Blasphémateur! Ce que vous voyez, n'est point du papier, c'est un morceau de pâte travaillé avec la plus fine farine. Non moins étonné qu'auparavant, j'insistai & fis la même demande, à l'égard de la feuille de pâte.

Alors ils me dirent, vous ne savez donc pas, ignorant, que Dieu s'est fait homme? Je leur jurai que j'en apprenois la premiére nouvelle. Je leur demandai pourquoi il s'étoit fait homme? Il faut que vous sachiez, reprirent-ils, que le premier homme mangea une pomme malgré la défense de Dieu, & que toute sa postérité fut en conséquence condamnée à des suplices éternels. Une autre fois les hommes se rendirent si coupables, que Dieu se repentit de les avoir créés; & dans un moment d'humeur, il les noya tous, à l'exception d'un très-petit nombre. La postérité de ceux-ci n'en devint pas meilleure: Dieu continuoit à être irrité; il s'agissoit de réconcilier le genre humain avec lui, & Dieu le fils se fit homme pour appaiser Dieu le père.

Cette famille Divine ne laissa pas que de m'étonner un peu; & la fille de Dieu, dis-je alors, qu'est-elle devenue? Ils répondirent gravement, Dieu n'a point de fille.—Ha ha! il n'a que des garçons. Mais dites-moi, à quoi vous connoissez le sexe de ce fils.—Ils répondirent, Dieu est incorporel, il n'a point de sexe, il n'en peut avoir.—Mais, insistai-je, comment Dieu le père a-t-il produit le fils, qui ne peut être ni garçon ni fille?—Il l'a engendré. Dieu le père a donc un sexe? Il a donc une femme?—Rien de tout cela.—Oh! mes amis, ne vous servez donc pas de termes qui désignent une opération toute corporelle; mais passons là-dessus. Quand est-ce que le père a engendré le fils?—De toute Eternité.—Mes amis, il y a encore ici quelque contradiction, il n'y a pas moyen que l'engendreur & l'engendré soient précisément aussi anciens l'un que l'autre. Accordez-moi au moins une minute.—Nous ne vous accorderions pas une seconde.—Eh bien, passons encore, je n'aime point à disputer sur ce que je n'entens pas; dites-moi à présent: votre Dieu n'a-t-il point eu d'autre enfant?—Non, mais il y a dans la famille une troisiéme personne, qui procéde du père & du fils.—Procéde! Je ne comprens pas cela: elle n'est donc pas engendrée celle-là?—Non vraiment, prenez garde à ce que vous dites, vous commettriez une hérésie.—Eh bien, je vous passe encore votre procession, quoique je n'y entende rien.—Oh! Monsieur, ce sont des Mystères.—Et qu'est-ce que des Mystères?—Ecoutez bien, Monsieur, ce sont des choses que Dieu lui-même a révélées aux hommes, tout exprès afin qu'ils n'y comprissent rien du tout.—A merveille, Messieurs!—Il a voulu humilier leur raison.—C'est-à-dire qu'il a voulu leur inspirer du mépris pour le bien le plus précieux qu'ils tiennent de lui; & vous ne faites donc plus aucun usage de votre raison.—Pardonnez-moi, il nous est ordonné de l'employer dans toutes les choses de la vie, excepté lorsqu'il s'agit de Religion, alors ce seroit un crime de la consulter.—

Toujours de mieux en mieux, mais vous avez donc trois Dieux?—Point du tout; trois personnes, à la vérité, dont la premiére est le père, la seconde le fils, le Verbe ou la parole, la troisiéme l'Esprit; mais toutes les trois ne font qu'un seul Dieu; remarquez bien cela, car c'est une chose importante.—Comment! comment! Messieurs, trois qui ne font qu'un & un seul qui fait trois!—Oui, cela est, à la vérité, contre toutes les régles de l'Arithmétique, mais vous concevez combien la Théologie doit être au-dessus de cette petite science subalterne.—Fort bien; & lorsque quelqu'un vous doit trois écus, êtes-vous contens s'il ne vous en donne qu'un?—Oh! Monsieur, vous voulez rire, mais ce n'est pas ici matiére à plaisanter; c'est encore un Mystère.—Oh! tant…—Vous n'êtes pas au bout, c'est ce qui fait notre mérite; croire ce qui est absurde, voilà, voilà ce qui peut flatter Dieu: d'ailleurs nous sommes venus à bout d'expliquer tout cela & d'en rendre raison.—Ah! pourriez-vous me faire voir ces explications?—Ah! cela vous prendroit trop de tems. Il y a dix-sept cens ans que nous composons sans cesse des volumes d'explication sur toutes ces matiéres; & le croiriez-vous? il y a encore des milliers d'incrédules que nous ne pouvons convaincre.—Eh mais! je vois un moyen de les ramener: menacez-les de leur jetter les volumes à la tête, je parie qu'ils viennent se soumettre à vos pieds.

Mais revenons à votre troisiéme personne, comment l'appellez-vous?—Le Saint Esprit.—S'est-il fait homme aussi?—Point du tout, il s'est fait Pigeon:—Fort bien, mes amis, l'un me paroît aussi croyable que l'autre.—Nous ne sommes pas bien assurés que ce fût sa forme naturelle, mais toutes les fois qu'il s'est montré aux hommes, il n'a pas manqué de revêtir celle-là.—Et vous tenez sans doute ce Dieu-là dans un pigeonnier?—Point du tout, nous ne le tenons point du tout, non plus que Dieu le père, que vous voyez peint là haut avec des cheveux blancs & une longue barbe.—Vous peignez sans doute le fils avec la même barbe & les mêmes cheveux blancs?—Oh! non, vous le voyez là sous la figure d'un bel homme, d'âge viril, comme il convient.—Mais s'ils sont aussi anciens l'un que l'autre, il me semble que le fils a autant de droit que le père, à tous les vénérables signes de vieillesse.—Monsieur, il faut de l'ordre en toutes choses: vous voudriez donc renverser les loix de la nature & confondre le père avec le fils: celui-ci disoit toujours dans sa course mortelle, que son père étoit plus grand que lui.—Et vous le croyez pourtant son égal?—Sans doute, égal, plus grand; quand on veut s'entendre, tout cela revient au même.—

On ne peut mieux raisonner: Et le fils s'est fait homme sans doute de toute Eternité?—Quelle pitié! il n'y a que dix-sept cens ans.—De qui & comment est-il né?—Mon cher Monsieur, il est né d'une Vierge.—Elle fut très surprise sans doute?—Oh! vous jugez bien, mais un Ange, un Esprit Céleste étoit venu heureusement pour la préparer: sans cela vous concevez qu'elle seroit morte de frayeur & de honte en accouchant: vous allez être bien surpris encore, cette Vierge étoit mariée.—Ah pardonnez-moi, je le suis un peu moins que vous ne pensez: ce Mystére à mon avis se comprend un peu mieux que les autres.—Ne plaisantez point, son mari ne couchoit point avec elle; c'est encore une révélation.—Mais enfin comment cette Vierge conçut-elle?—Par l'opération du St. Esprit:—Eh bien, par exemple, voilà qui est clair, & l'expression est de plus fort honnête; c'est-à-dire que le pigeon qui procéde du fils, a ensuite produit le fils Dieu homme?—Vous y êtes précisément. Il faut que vous ayez un talent naturel pour débrouiller les généalogies.—Le fils d'une Vierge & d'un pigeon étoit véritablement un Dieu?—N'en doutez pas, la chose est si claire, comme vous voyez.—Et cet homme Dieu, de quelle espèce de femme nâquit-il?—D'une Charpentiére.—Ah! j'en suis bien aise pour les Charpentiers; & où nâquit-il?—Dans une étable, entre un bœuf & un âne, au mois de Décembre, par un très-grand froid; mais Dieu n'abandonna pas son fils; l'âne & le bœuf souffloient sur lui & le réchauffoient.—Et n'y avoit-il qu'un âne?—Non, Monsieur.—Ah! je conçois bien, qu'ils n'étoient pas tous là; & quelle vie mena-t-il ensuite?—Il passa trente ans dans la boutique de son père à qui il étoit d'un grand secours dans tous ses ouvrages.—Vraiment je crois que c'étoit de la besogne bien faite: ah! Messieurs, les belles idées que vous avez de la Divinité!—Au bout de ces trente ans, il se mit à prêcher le peuple dans les Campagnes, cela dura quelque tems; ensuite les Magistrats se mirent de mauvaise humeur, parce qu'il disoit dans ses sermons beaucoup de mal des gens riches & en place, & qu'il prétendoit qu'ils iroient à tous les Diables: il prévit qu'il alloit être mis en prison, & il sua de peur sang & eau.—Votre Dieu sua de peur! Eh bien, voilà encore un beau trait dans son histoire.—On l'arrêta, & par Sentence des Magistrats, après qu'on lui eut craché au visage, il fut mis en croix entre deux voleurs.—Franchement, voilà un Dieu en fâcheuse posture, ou en bien mauvaise compagnie! Et il mourut?—Et il mourut.—Et il fut enterré?—Et il fut enterré.—Eh bien, Messieurs, voilà donc qui est fini, votre Dieu est pendu, mort & enterré, voilà son histoire terminée: je la trouve, d'honneur, on ne peut pas plus amusante.—Monsieur, Monsieur, vous allez bien vite; il mourut, il est vrai, pour engager Dieu le père à pardonner aux hommes.—En considération de ce qu'ils avoient tué son fils: rien de mieux imaginé en effet.—Mais aprenez que pour témoignage de sa Divinité, il se ressuscita lui-même trois jours après sa mort.—En public?—Non, secrettement.—Et quelles preuves en avez-vous?—Le récit de ses Disciples.—Et que disoit tout le peuple?—Il nioit le fait.—Fort bien, Messieurs, vous êtes aussi heureux en preuves qu'en raisonnemens; & avoit-il fait d'autres miracles pendant sa vie.—Oh! tant! il guérissoit tous les possédés, il séchoit les figuiers, il envoyoit les Diables dans des troupeaux de cochons, il remplissoit de poisson les filets de ses disciples, il remettoit très-proprement les oreilles coupées, il changeoit l'eau en vin, lorsqu'il étoit prié d'assister à des nôces: car il faut vous dire qu'il ne se faisoit pas une peine de se trouver à des festins lorsqu'on l'en prioit.—Vraiment pour un Dieu Charpentier, il étoit tout-à-fait aimable, & de plus je vois qu'il se rendoit utile dans les maisons: c'est fort bien à lui: Et voyoit-il des femmes?—Quelquefois, il étoit surtout fort indulgent pour les femmes adultères, & sa meilleure amie étoit une Courtisanne publique: il avoit gagné son ame, au point qu'elle ne voyoit plus que lui.—Et mais! je suis assez content de ce miracle-là, il marque du talent & un mérite caché.—Ah! vous dites bien, Monsieur, il aimoit tant à se cacher, que jamais dans sa vie il n'a dit qu'il étoit Dieu.—Et pourtant vous le croyez Dieu?—Sans toute: ses Sectateurs ont disputé longtems sur cet important article: il en a été de même du St. Esprit, & parce qu'il n'étoit point parlé de ces trois personnes Divines dans les anciennes écritures. Le St. Esprit n'a été reconnu qu'après douze cens ans: & quant à la Divinité de Jésus, il n'a fallu que trois cens ans de disputes, de troubles, de massacres, pour décider la chose à son avantage.—Ah! je suis charmé de cette fortune-là: elle s'est un peu fait attendre, mais que Diable il me semble qu'il doit le dire lui-même; sans cela c'est sa faute aussi: lorsqu'un Charpentier est Dieu, comment veut-il qu'on le devine? Il me semble que ce seroit encore assez faire, que de l'en croire sur sa parole; en vérité tous les Charpentiers du monde n'en peuvent exiger davantage.

Mais puisque vous aimez tant ce Dieu homme, sans doute il est né dans votre pays?—Point du tout, il nâquit, il vécut dans une autre partie du monde.—Il me semble que vous cherchez vos Dieux bien loin: apparemment il avoit composé un corps de Doctrine & de Religion, que vous avez cru devoir adopter?—Il n'a point fait de corps de Doctrine, il n'a point enseigné de nouvelle Religion, il n'a rien composé, rien écrit; ne vous avons-nous pas dit qu'il aimoit à cacher ses œuvres? Mais à son défaut, quelques-uns de ses disciples ont écrit son histoire, ses discours, ses pensées.—Et c'est ce qui forme le code de votre Religion? elle y est annoncée, définie, prescrite exactement?—Rien de tout cela, on n'y trouve que quelques faits de sa vie: accompagnés de quelques préceptes de morale, qu'il répandoit çà et là dans ses discours: il y dit lui-même hautement & expressément, qu'il est venu accomplir la loi ancienne, & non la changer.—Il y avoit donc avant lui une Religion particuliére dans le pays où il prit naissance?—Oui vraiment.—C'est donc cette Religion que vous suivez?—Nullement; la notre lui est opposée presque dans tous les points.—Mais d'où vous est donc venue cette Religion nouvelle que vous avouez vous-mêmes n'avoir pas été annoncée ni enseignée par votre Dieu? C'est donc vous qui l'avez faite.—Nous avons expliqué, commenté, interprété sans cesse pendant dix-sept cens ans, tous les discours de notre Dieu, & nous en avons tiré une belle suite de Dogmes & de Mystères tout nouveaux.—Et vous êtes tous d'accord dans ces explications?—Ah! il s'en faut bien, nous n'avons pas cessé de disputer, de combattre, de nous égorger pour ces diverses interprétations.—Je suis fâché de vous le dire, mais voilà une Religion qui ne paroît pas attirante; vous ne vous entendez pas les uns les autres, & vous vous égorgez pour cela! Je suis fort mal édifié, je vous l'avoue; il s'ensuivroit de vos principes que Dieu seroit venu exprès parmi les hommes, pour les engager à se massacrer mutuellement. Votre Dieu ne me plaît point du tout, mais je vois ce qui vous a fait adopter une Religion si extraordinaire, c'est que les habitans où votre Dieu prêcha, l'avoient tous embrassée?—C'est encore ce qui vous trompe; notre Dieu n'y gagna qu'un très-petit nombre de Disciples, tous de la lie du peuple: & ne vous avons-nous pas dit qu'il fut mis à mort par ordre des Magistrats?—Quoi! Messieurs, ses discours n'ont pas été crus par la Nation qu'il instruisoit?—Non, Monsieur.—Ses miracles n'ont pas persuadé ceux qui en étoient témoins?—Non, Monsieur,—Et vous croyez à toutes ces choses, vous qui êtes à mille lieues & à dix-sept cens ans de distance?—Oh! Monsieur, il y a explication à tout. Il faut que vous sachiez que Dieu avoit envoyé exprès son fils chez ce peuple, & qu'il avoit exprès endurci le cœur de ce peuple, pour qu'il ne crût pas à son fils.—Bien expliqué! en honneur, voilà qui me paroît satisfaisant à l'excès. Faites-moi le plaisir de me dire quel étoit le nom de ce peuple?—On l'appelloit le peuple Juif.—Je ne le connois point.—Oh! Je le crois; il occupoit un si petit & si pauvre pays, que sa réputation n'a pu faire beaucoup de chemin; mais il n'en étoit pas moins autrefois le premier peuple de la Terre. Dieu l'avoit choisi parmi tous les autres, pour en faire sa Nation favorite: il le gouvernoit par lui-même, il parloit souvent à ses chefs, mais il ne leur montroit que son derriére. Nous ne finirions pas, si nous voulions vous raconter tous les prodiges qu'il ne cessoit d'opérer en leur faveur.

Une fois entre autres qu'ils étoient au nombre de six cens mille combattans, il leur donna les moyens de se sauver des mains des ennemis qui les poursuivoient pour les avoir volés par ordre de Dieu.—Ah! Monsieur, le beau miracle! Six cens mille combattans qui s'enfuient! L'admirable idée que vous me donnez de cette brave Nation, & de son Dieu!—Il la chérissoit à tel point, qu'à la moindre faute qu'elle commettoit, il la livroit en proye aux peuples voisins, qui la réduisoient en esclavage, ou la massacroient sans pitié; quelquefois aussi par pure tendresse pour les Juifs, il leur ordonnoit de s'égorger mutuellement, & il y en eut une fois vingt-trois mille mis à mort par leurs propres concitoyens: & cela par les ordres de Dieu même. Il commanda à un de leurs Rois de massacrer jusqu'au dernier homme d'une Nation vaincue. Celui-ci eut l'audace de ne pas égorger des hommes hors d'état de se défendre, il en fut puni: un fils de ce Roi mangea un peu de miel un jour de bataille, il fut condamné à la mort. Le père & le fils furent proscrits par leur Dieu justement irrité, qui choisit exprès de sa main un nouveau Roi. Celui-ci à la vérité coucha avec la femme d'un de ses Généraux, & fit massacrer le mari.

Il eut de cette femme adultere un fils, qui rassembla sept cens femmes dans son Sérail: mais Dieu les chérit toujours l'un & l'autre. Tous deux furent comblés de bénédictions célestes. Notre Dieu homme avoit l'honneur de descendre en droite ligne de cette femme adultere.—Ah! Messieurs, vous me faites frémir.—Ne vous avons-nous pas déja dit que la conduite de ce Dieu fut toujours mystérieuse, & qu'il s'est proposé pour objet d'humilier la raison humaine? Le premier législateur de ce peuple, & qui lui fut donné pour chef par Dieu même, étoit un assassin; il n'en eut pas moins le don de faire des miracles sans nombre. Il composa un très grand corps de Loix Civiles & Religieuses, que nous conservons encore, & que nous révérons comme certainement inspirées par la Divinité.—Et vous ne les suivez pas?—Non vraiment, nous les avons en horreur ainsi que ceux qui les pratiquent. Il est vrai que ce peuple avoit d'abord été choisi de Dieu, & tout le reste de la Terre rejetté: ensuite toute la Terre a été appellée, & ce même peuple proscrit. N'admirez-vous pas, Monsieur, la sagesse du Dieu que nous adorons? Nous voulons aussi vous faire admirer sa bonté: il avoit défendu au peuple Juif, sous les plus grandes peines, de manger du Cochon, & Dieu s'est fait homme tout exprès pour changer cela. Depuis dix-sept cens ans, nous mangeons du Cochon tant qu'il nous plait, & par reconnoissance nous brûlons ceux qui n'en mangent pas.—

A merveille: mais expliquez-moi, je vous prie, ces mots proscrits, rejettés, que je n'entens pas bien.—Ils signifient que tous ceux qui n'adorent pas notre Dieu, & qui ne lui rendent pas le même culte que nous, sont comdamnés dans l'autre vie à des flammes éternelles.

—Je comprens: mais puisque tous les hommes ont été appellés à votre nouvelle Religion, pourquoi n'a-t-elle jamais été connue dans le pays où je suis né?—Mystère, monsieur, Mystère! Et croyez-vous être le seul, qui n'ayez point connoissance de cette nouvelle religion?—Je l'imagine du moins d'après vos principes.—Apprenez que le Christianisme a rampé d'abord sur la terre pendant plusieurs siècles, ignoré, caché, répandu lentement dans le peuple. Quelques Souverains l'adopterent: alors ses progrès se firent plus rapidement & d'une maniere éclatante: mais dans son plus haut point de grandeur, jamais il n'est parvenu à occuper la quinzieme partie de la Terre.—Et les quatorze autres parties de la Terre ne produisent que des damnés?—Rien n'est plus certain, & gardez-vous bien d'en douter, vous seriez damné vous même.—Cela me paroît bien dur: mais sans doute votre Dieu, votre religion ont été annoncés à tous les peuples: c'est leur faute, s'ils persistent dans l'erreur.—Vous vous pressez toujours trop tôt de juger: apprenez que les trois quarts de la Terre n'ont jamais eu ni pu avoir connoissance de notre religion, du moins pendant quinze-cens ans. Nous ignorions encor l'art de la navigation, nous ne pouvions traverser les mers immenses qui nous séparoient d'eux, pour aller les instruire de nos dogmes & de notre culte.—Et ces gens-là étoient damnés pour n'avoir pas connu ce qu'ils ne pouvoient pas connoître?—Sans doute: depuis trois siècles l'art de naviguer nous a mis à portée d'aller instruire quelques-uns de ces peuples, seulement sur les côtes; car il étoit impossible de pénétrer bien avant dans les terres. Nous avons fait quelques Prosélites.—Et ceux qui ne peuvent croire que trois ne font qu'un?—Mr. nous les égorgeons, toutes les fois que nous sommes les plus forts.—Ah! barbares!—Prenez garde à ce que vous dites: nous vengeons notre Dieu, qu'ils ne veulent pas reconnoître: nous voulons lui gagner des ames; elles resistent, il faut bien punir leur obstination.—Messieurs, croyez-vous votre Dieu tout-puissant?—Certainement.—Il est tout-puissant, & vous pensez qu'il a besoin de votre secours pour gagner des ames, & vous vous chargez du soin de punir pour lui, & de le venger! Quelle terrible inconséquence! Et votre Dieu vous a-t-il ordonné expressément d'égorger vos freres en son nom?—Non pas précisément, mais nous avons l'art d'interpréter ses volontés. On voit bien que vous ne savez pas ce que c'est que le zèle de la gloire de Dieu, & l'extrême envie de lui plaire.—Et le moyen que vous choisissez, c'est de massacrer ses Créatures.

Je frémissois de tant d'absurdités & d'horreurs: mais, faisant effort sur moi-même, pour achever de m'instruire je leur demandai quel étoit leur culte. Ils me dirent, vous l'allez voir, voilà le Prêtre qui monte à l'autel, suivez les cérémonies.

Je vis en effet cet homme singuliérement & richement vêtu, se courber, se relever, se promener d'un côté à l'autre, lisant, marmotant des paroles que je n'entendois pas: je leur dis, cet homme ne parle donc pas votre langue?—Vraiment non, répondirent-ils; toutes nos prieres sont dans une langue étrangere, qui n'est guere entendue que de la millieme partie de la nation; & la plupart même des livres de notre religion sont écrits dans un langage si ancien, que personne ne le comprend plus.—Je témoignai ma surprise, mais on me répéta doucement, suivez les cérémonies. Je vis alors le Prêtre prendre entre ses mains une grande feuille de pâte. Je leur dis: est-ce encore là votre Dieu? Pas encore, me repliqua-t-on; mais vous n'attendrez pas longtems.—Je redoublai d'attention, pour voir comme on devenoit Dieu. Le Prêtre s'inclina, marmota quelques mots, leva le morceau de pâte par dessus sa tête: tout le monde étoit prosterné, on m'obligea d'en faire autant. Je ne comprenois rien à tout cela. Cependant le Prêtre prit une coupe d'argent, dans laquelle je lui avois vu mettre de l'eau & du vin; il s'inclina encore, prononça des paroles, leva la coupe par dessus sa tête. Interdit, étonné, je demandai l'explication de ce que je voyois.—On me répondit, ce morceau de pâte que vous avez vu d'abord, & que vous voyez encore, ce vin & cette eau qui sont renfermés dans cette coupe, existoient tout-à-l'heure, & n'existent plus.—Comment! ils n'existent plus, & je les vois comme je les voyois auparavant!—N'importe, me dit-on, vos sens vous trompent: d'abord, c'étoit en effet de la pâte, c'étoit du vin & de l'eau; à présent par le moyen des paroles que le Prêtre vient de prononcer, cette pâte s'est anéantie, elle est devenue le Corps même de notre Dieu: cette eau & ce vin ont cessé d'être, ils sont devenus le sang de Dieu. Etes-vous au fait à présent? Convenez que voilà un beau mystere.—Admirable en effet! Le corps de Dieu d'un côté & son sang de l'autre! Que cela est heureusement imaginé! Mais, Messieurs, êtes-vous bien assurés de ce que vous me dites?—Comment en pouvez-vous douter? Le Prêtre a dit les paroles.—Et votre Dieu est obligé de s'y soumettre, & de se rendre là à point nommé?—Sans doute.—J'avois ouï dire que Dieu avoit créé l'homme, & ici c'est l'homme qui crée Dieu.—Oui, Monsieur.—Et vous pouvez tous opérer ce prodige.—Oh! non, il n'y a parmi nous que les Prêtres qui ayent ce pouvoir.—Et qu'est-ce que les Prêtres?—Ce sont des hommes qui embrassent cet état pour vivre, & à qui l'on donne dix sols pour faire ce prodige.—Cela ne me paroît pas cher, & il ne le font apparemment qu'une seule fois dans leur vie?—Point du tout, il le peuvent à toute heure, à tout moment: mais pour l'ordinaire, il se contentent d'une seule fois par jour.—En vérité cela me paroît bien modeste de leur part. Vous avez donc chaque jour autant de Dieux que de Prêtres?—Vous y êtes précisément.—Et avez-vous beaucoup de Prêtres?—Un nombre presqu'infini.—Et par conséquent un nombre presqu'infini de Dieux. Ah! Messieurs, la belle manufacture que vous avez là! Je suis dans un étonnement.—Ne vous pressez pas de vous étonner, me dirent-ils, vous n'êtes pas au bout.—Apparemment, leur dis-je alors, qu'il n'y a qu'un seul de vos Prêtres qui fasse cette cérémonie à une heure fixée: votre Dieu ne pourroit se trouver en deux endroits à la fois.—Vous vous trompez encore: il y a peut-être, en ce moment même, cinq cens mille Prêtres qui prononcent les mêmes paroles.—Et cinq cens mille Dieux créés à la fois au même instant?—Oui, Monsieur, & c'est absolument un seul & même Dieu partout.—Et les cinq cent mille Dieux ne font qu'un?—A merveille, vous voyez bien que cela va tout seul, & que rien n'est plus aisé à comprendre, vous l'avez saisi d'abord, mais ne perdez pas le Prêtre de vue, & observez attentivement ce qu'il fait.

Je levai les yeux, & je l'aperçus qui rompoit la feuille de pâte entre ses doigts; je frémis, & ne pus m'empêcher de m'écrier: ah! Messieurs, voilà le Prêtre qui casse les bras & les jambes à votre Dieu! Ils se mirent à sourire & me dirent avec douleur: ne craignez rien, il l'a divisé en trois parties, il est vrai, mais c'est sans lui faire aucun mal: car le corps de Dieu se trouve à présent tout entier dans chacune de ces trois parties, & vous devez convenir que cela se comprend aussi aisément que tout le reste.—Je fus obligé de l'avouer. En même tems je remarquai que le Prêtre mettoit un petit morceau de pâte dans la coupe où étoit le sang; étonné encore, je leur dis: le voilà qui met le corps dans le sang, & il me semble au contraire que c'est le sang qui devroit être dans le corps. Ils se moquerent de moi, & me dirent de ne pas insister sur ces bagatelles, & que j'allois voir bien autre chose.

En effet je vis le Prêtre qui plioit proprement les deux grandes parties de la feuille de pâte, l'une sur l'autre; il se frappa trois fois la poitrine, il aprocha sa bouche: jugez de ma surprise! je le vis saisir son Dieu entre les dents, lui faire craquer les os, le manger, le dévorer, l'avaler enfin & l'absorber dans son estomach. On me dit, vous voilà bien étonné: vous ignoriez qu'un homme pût manger Dieu: vous voyez pourtant que cela est bientôt fait.—Ah! Messieurs, leur dis-je, il en a mangé trente pour le moins, car j'ai bien vu qu'il l'a mâché assez longtems, & il ne l'a pu sans le diviser entre ses dents; & vous venez de me dire que dans chaque partie il reconnoissoit un Dieu tout entier.—Eh bien! trente fois, me répondit-on.—J'avoue, repris-je alors, qu'il étoit bien juste qu'il les mangeât, puisqu'il les avoit faits. Mais comment n'a-t-il pu faire qu'une bouchée de ce corps tout entier, ou plutôt de ces trente corps? Comment le goût de la chair de cet homme Dieu ne l'a-t-il pas fait frémir?—Vous n'y êtes pas, reprirent-ils: il n'a senti que le volume & le goût de la petite feuille de pâte: ne vous avons-nous pas dit que toutes ses apparences continuoient de subsister?—C'est-à-dire, que votre Dieu après avoir fait un miracle pour venir là, en opére un second pour vous en faire douter.—Oui, Monsieur, afin que nous ayons du mérite à croire.—Je vois, Messieurs, que vous n'en êtes pas les dupes, & que vous ne donnez pas dans ces pièges-là. Mais sans doute votre Dieu a enseigné formellement & évidemment ce Dogme, il a institué distinctement le Sacrifice & toutes les cérémonies, il a créé des Prêtres?—Rien de tout cela: on ne trouve dans son histoire écrite par ses disciples, ni ces sacrifices, ni ces mistères, ni ces Prêtres, ni ces prodiges sans nombre: mais nous lisons dans cette histoire, qu'étant un soir à souper avec ses amis il prit par forme de conversation un morceau de pain qu'il partagea avec eux en leur disant: ceci est mon Corps, & quand vous ferez ces choses, vous les ferez en mémoire de moi; il n'a jamais dit que ce peu de mots sur cette importante matière. Cent auteurs ont travaillé, ont écrit sur ce passage, & en ont enfin tiré cette admirable doctrine que nous venons de vous enseigner.—Il falloit que ce fussent d'habiles gens.—Oh! nous vous en faisons juge; il faut vous dire aussi, qu'ils étoient tous prêtres.—C'est-à-dire de ceux qui se vantent de faire le miracle?—Oui, Monsieur.—Eh mais! je suis un peu moins étonné que je n'étois d'abord.—Malgré une autorité si décisive, des nations entieres ont alteré, ont défiguré, ont nié ce dogme; il a fallu le défendre les armes à la main, & il n'en a guère coûté que trois ou quatre cens mille hommes, pour le conserver dans toute sa pureté chez quelques peuples seulement, car il a été aboli chez beaucoup d'autres.

Cependant un d'entre eux me tira doucement par la manche, & me dit: suivez ce qui se passe à l'autel. J'obéis: le Prêtre tira une petite clef de sa poche, il l'appliqua à une petite serrure, & ouvrit une petite niche obscure qui étoit au milieu de l'autel; il s'inclina, porta sa main dans la niche, & en retira un vase d'argent; il découvrit le vase, & retira avec le bout des doigts une très-petite feuille de pâte, se retourna vers les spectateurs, descendit de l'autel, s'aprocha d'une balustrade couverte d'une nape; tous les assistans s'avancèrent l'un après l'autre, prirent un bout de la nape sur leurs mains, baissérent les yeux, levérent la tête, tirérent la langue: le Prêtre les parcouroit tous, & leur plaçoit sur la langue le petit morceau de pâte.

Quand tout cela fut fini, j'en demandai l'explication, selon mon usage: ils me dirent tranquillement, ce sont autant de Dieux que nous avons mangés: de quoi êtes-vous étonné? il me semble que chacun son Dieu ce n'est pas trop.—Quoi! Messieurs, ce vase que le Prêtre a tiré de ce petit cachot noir, étoit tout plein de Dieux?—Oui vraiment, tant qu'il en peut tenir, tous couchés les uns sur les autres en attendant qu'on les mange; tous les jours la table est dressée, comme vous voyez, la nape est mise; & tout homme qui se sent en appétit spirituel peut venir se régaler dévotement.—Le matin & l'après midi?—Le matin seulement.—Ah! je comprens, vous ne mangez votre Dieu qu'à déjeuner: Et dans tous vos Temples est-ce la même chose?—N'en doutez pas; dans tous les pays où notre Religion est établie, il se consomme peut-être, bon an, mal an, cent ou deux cent millions de Dieux. Répétez ce nombre jusqu'à la fin du monde, ajoutez-y le grand nombre de siècles qui se sont écoulés depuis l'établissement de notre culte, vous verrez des milliards de milliards de morceaux de pâte, de Dieux, de métamorphoses, de prodiges & d'estomachs humains changés en temples de la divinité. Ah! Monsieur, l'admirable Religion! nos champs sont couverts de moissons, & il n'y a pas un seul grain de bled qui ne puisse au besoin devenir un Dieu.—Vous n'en dites pas assez, Messieurs; car d'après vos principes, vous n'avez qu'à briser en particules insensibles tous les morceaux de pâte, le tout sans faire aucun mal à votre Dieu, (car ce seroit bien dommage) & en ce cas, vous multipliez vos Dieux comme les sables de la mer. Je découvre encore que, comme il y a dans le sein de la terre une infinité de portions de matiéres qui peuvent devenir du bled & de la farine, toutes ces multitudes innombrables de particules n'attendent qu'un heureux hazard, pour être autant de Dieux; j'apperçois dans un tas de fumier des milliers d'Etres Divins possibles; vos latrines même en regorgent; & il n'y a pas une partie de vos cadavres, qui ne puisse à son tour devenir une Divinité.—

On ne peut pas mieux raisonner, dirent-ils alors: vous avez saisi toute la fécondité des principes.—Mais, repris-je aussitôt, il me reste une question à vous faire: quand vous avez mangé votre Dieu, vous êtes donc vous-mêmes autant de Dieux ambulans: & s'il plaisoit à un de vos Prêtres de se nourrir uniquement de cette pâte divine, tout son corps à la longue ne seroit donc plus qu'une coagulation de dieux, & s'il alloit à la garde-robe, ses excrémens seroient encore des Dieux, & vous tiendriez sans doute à grand honneur de les manger?—Vous vous trompez ici, me dirent-ils froidement.—Mais, Messieurs, comment la chose peut-elle n'être pas ainsi? j'ai bien voulu ne pas vous contester la destruction & l'anéantissement de votre pâte, de votre eau & de votre vin; mais Dieu ne peut être ni détruit, ni anéanti; & s'il ne peut l'être, ma conséquence est nécessaire & évidente. Puisque vous mangez Dieu, ou vous le digérez ou vous le rendez par les selles, pardonnez-moi le terme.—Ni l'un ni l'autre, me dirent-ils: notre Dieu, il est vrai, prend un singulier plaisir à être mangé: on ne peut rien faire qui lui soit plus agréable.—A la bonne heure, on ne dispute pas des goûts.—Mais, Monsieur, de ce qu'il aime à entrer dans notre bouche, il ne s'ensuit pas qu'il veuille s'enterrer dans notre estomach ni sortir par notre derriére; notre Dieu est décent, & nous vous prions de croire qu'il n'habita jamais dans un pot de chambre: écoutez bien comment la chose se passe: aussitôt que Dieu est descendu dans notre estomach, la pâte, l'eau & le vin, renaissent, & il n'est plus question de Dieu.—Il sort sans doute par en-haut ou par en-bas?—Il ne sort point.—Il reste donc?—Il ne reste pas non plus.—Que devient-il donc? car enfin il faut qu'il sorte ou qu'il reste, ou bien qu'il s'anéantisse; & je vous avoue qu'un Dieu qui s'anéantit, ne m'en impose point du tout, & qu'il me donne très-mauvaise opinion de lui.—Prenez garde à ce que vous dites; notre Dieu ne s'anéantit point.—Eh bien! je ne veux pas disputer, je me bornerai à une expression, qui pourra peut-être vous satisfaire: il a d'abord escamotté le pain & le vin, & il finit par s'escamotter lui-même.—Le terme n'est pas noble, mais nous voulons bien vous le passer, puisqu'il ne rend pas mal l'idée que nous avons de cet adorable mystère: d'ailleurs il s'agit de vous gagner à notre sainte Religion, nous vous devons quelque condescendance. Ne vous sentez-vous pas merveilleusement édifié? notre Dieu ne vous paroît-il pas grand & sublime? sa doctrine, sa vie, ses mystères, tout ne vous semble-t-il pas marqué au coin de la Divinité?

J'hésitois à répondre: allons, mon cher enfant, reprirent-ils, soumettez-vous, ne résistez plus. Je craignois de les choquer, je ne disois mot: alors ils s'approchèrent de moi avec un vase plein d'eau; il me prièrent avec beaucoup de politesse de permettre que l'on versât quelques goutes de cette eau sur ma tête. Je suis complaisant de mon naturel, je ne fis aucune difficulté d'y consentir, d'autant plus qu'ils paroissoient le souhaiter avec beaucoup d'empressement. L'eau fut versée; ils m'essuyèrent ensuite très-proprement; ils me sautèrent au col, ils s'écrioient, vous êtes notre frère, vous êtes Chrétien.

Toute cette cérémonie finit par un grand dîner; un des Chapelains prit beaucoup d'amitié pour moi en buvant; il me dit le secret de l'Eglise. Toutes ces inepties, dit-il, furent inventées par des Fanatiques, & protégées par des Fripons: Les uns & les autres trouvèrent leur compte à tromper les hommes: les Energumènes nourissoient leur orgueil en faisant des Prosélites: les gens adroits mirent l'argent des uns & des autres dans leurs poches. Quand la folie & l'intérêt se joignent ensemble, cela va loin; la raison est venue trop tard, elle n'a pu résister au torrent; & nous serons le peuple le plus absurde de la terre, jusqu'à ce qu'enfin la voix des honnêtes gens qui détestent ces infâmes, puisse se faire entendre.

Je levai les épaules de pitié! j'embrassai mon homme, & je retournai bien vite dans mon pays.

FIN.