The Project Gutenberg eBook of L'oeuvre du divin Arétin, première partie

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: L'oeuvre du divin Arétin, première partie

Author: Pietro Aretino

Editor: Guillaume Apollinaire

Release date: September 27, 2013 [eBook #43823]

Language: French

Credits: Produced by Laurent Vogel, Jean-Adrien Brothier and the
Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net
(This file was produced from images generously made
available by the Bibliothèque nationale de France
(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'OEUVRE DU DIVIN ARÉTIN, PREMIÈRE PARTIE ***

L'ŒUVRE DU DIVIN ARÉTIN

==Il a été tiré de cet ouvrage==
10 exemplaires sur Japon Impérial
==========(1 à 10)=========
===25 exemplaires sur Hollande===
==========(11 à 35)========
100 exemplaires sur papier d'Arches
==========36 à 135=========

Droits de reproduction réservés pour tous pays, y compris la Suède, la Norvège et le Danemark.


PETRVS ARRETINVS ACERRIMVS VIRTVTVM AC VITIORVM
DEMOSTRATOR
NON MANVS ARTIFICIS MAGE DIGNVM OS PINGERE NON OS
HOC PINGI POTERAT NOBILIORE MANV
PELLÆVS IVVENIS SI VIVERET HAC VOLO DESTRA
PINGIER HOC TANTVM DICERET ORE CANI


LES MAITRES DE L'AMOUR


L'Œuvre
DU
DIVIN ARÉTIN

Première Partie

Les Ragionamenti

La Vie des Nonnes;—La Vie des Femmes mariées;
La Vie des Courtisanes;

Sonnets Luxurieux

TRADUCTIONS NOUVELLES ET MORCEAUX TRADUITS
POUR LA PREMIÈRE FOIS

INTRODUCTION ET NOTES

PAR

Guillaume APOLLINAIRE

PARIS

BIBLIOTHÈQUE DES CURIEUX

4, RUE DE FURSTENBERG, 4

MCMIX


[Pg 1]

INTRODUCTION

Un singulier cours d'eau à double pente coule dans le val que domine Arezzo: c'est la Chiana. Elle peut être donnée comme une image de ce Pierre dit l'Arétin, qui, à cause de sa gloire et de son déshonneur, est devenu l'une des figures les plus attachantes du xvie siècle. Elle est, en même temps, une des plus mal connues. A vrai dire, si de son vivant même la renommée de l'Arétin n'alla pas sans infamie, après sa mort on chargea sa mémoire de tous les péchés de son époque. On ne comprenait pas comment l'auteur des Ragionamenti pouvait avoir écrit Les Trois Livres de l'Humanité du Christ, l'on se demandait comment ce débauché avait pu être l'ami des souverains, des papes et des artistes de son temps. Ce qui devait le justifier aux yeux de la postérité a été cause de sa condamnation. En fait de génie, on ne lui a laissé que celui de l'intrigue. Je m'étonne même qu'on ne l'ait pas accusé d'avoir acquis ses biens et son crédit par la magie.

Ce Janus bifronts a déconcerté la plupart de ses biographes et de ses commentateurs. Son nom seul, depuis plus de trois siècles, effraye les plus bénévoles. Il demeure l'homme des postures, non pas à cause de ses Sonnets, mais par la faute d'un dialogue en prose qu'il n'a point écrit et où on en indique 35. Cependant, le populaire n'en met que 32 sur le compte de l'imagination luxurieuse du Divin. En Italie, les lettrés le voient d'un mauvais œil; les érudits n'abordent des recherches sur cet homme qu'avec beaucoup de répugnance et ne prononcent son nom que du bout des lèvres, osant à peine feuilleter ses livres du bout des doigts. Chez nous, les gens du monde accouplent sa mémoire à celle du marquis de Sade; les collégiens, à celle d'Alfred de Musset;[Pg 2] pour le peuple et la petite bourgeoisie, son nom évoque encore, avec ceux de Boccace et de Béranger, la grivoiserie qui est toute la santé et la sauvegarde du mariage. C'est que la variété est bien la seule arme que l'on possède contre la satiété. Et l'homme qui, directement ou indirectement, a fourni à l'amour un prétexte pour ne point lasser devrait être honoré par tous les amants et surtout par les gens mariés. Sans doute, on connaîtrait les postures, même si le dialogue attribué à l'Arétin n'avait pas été écrit, mais on n'en connaîtrait pas autant, et ni Forberg, ni les livres hindous, ni les autres manuels d'érotologie qui en indiquent un nombre beaucoup plus considérable ne seront jamais assez populaires pour donner à l'époux et à l'épouse une occasion naturelle, provenant d'une locution quasi proverbiale, de repousser l'ennui en variant les plaisirs. L'Arétin, qui utilisa le premier cette arme moderne, la Presse, qui, le premier, sut modifier l'opinion publique, qui exerça une influence sur le génie de Rabelais et peut-être sur celui de Molière[1], est aussi, par aventure, le maître de l'Amour occidental[2]. Il est devenu une sorte de demi-dieu fescennin qui a remplacé Priape dans le Panthéon populaire d'aujourd'hui. On l'invoque ou on l'évoque au moment de l'amour, car pour ce qui regarde ses ouvrages, on ne les connaît pas. Les exemplaires en sont devenus rares. En Italie même, on ne connaît guère que son théâtre. Les Ragionamenti n'avaient jamais été traduits en français avant que Liseux en publiât le texte accompagné[Pg 3] de la traduction d'Alcide Bonneau[3] d'après laquelle fut faite la tradition anglaise publiée par le même éditeur. Elle dut servir de modèle au Dr Heinrich Conrad pour la première et toute récente édition allemande: Gespräche des Göttlichen Aretino, éditée par l'Insel Verlag de Leipzig.

Ajoutons qu'une partie de l'œuvre arétinesque est aujourd'hui perdue; une autre demeure inédite dans les recueils manuscrits dispersés dans les Bibliothèques européennes; une autre enfin lui appartient sans doute aussi qui ne lui est pas attribuée.


Pietro Aretino naquit à Arezzo, en Toscane, pendant la nuit du 19 au 20 avril 1492, nuit du jeudi au vendredi saints, quelques mois avant la découverte de l'Amérique, et mourut à Venise, le 21 octobre 1556[4].

Avec une singulière précision, le catalogue imprimé de la Bibliothèque Nationale l'appelle: Pietro Bacci, dit Aretino. Les raisons qu'on avait alléguées pour soutenir l'opinion abandonnée aujourd'hui que l'Arétin avait eu pour père un gentilhomme d'Arezzo nommé Luigi Bacci n'autorisaient nullement les bibliographes de la Nationale à accorder ce nom à Messer Pietro, qui de toute façon n'aurait été qu'un bâtard de Bacci, n'ayant jamais porté ce nom. C'est aussi sans fondement qu'on l'a gratifié de noms comme Della Bura ou De'Burali, Bonci, Bonamici, Camaiani, etc.

[Pg 4]

On sait maintenant que le père de l'Arétin était un pauvre cordonnier d'Arezzo, nommé Luca. Les recherches de M. Alessandro Luzio dans les archives de Florence ne laissent plus aucun doute à cet égard[5]. En 1550, un certain Medero Nucci, d'Arezzo, vient chercher fortune à Venise. Et d'abord son compatriote, l'Arétin, le protège, le présente à l'ambassadeur du duc de Florence. Puis tout se gâte; l'Arétin écrit à l'ambassadeur de s'en défier, alléguant des désordres et des scandales dans la vie privée de Medero Nucci, qui pour se venger envoie à l'Arétin un cartel de défi où il lui reproche d'avoir écrit les sonnets sous les figures de Raphaello da Orbino, le Trentunno, La Puttana errante, les Six journées. Et cette missive est adressée Allo Aretino Pietro de Lucha, calzolaio a Venezia, c'est-à-dire A l'Arétin Pierre (fils) de Lucha, cordonnier à Venise. Voici donc le nom du père de notre Pierre: Lucha ou Luca, Luc en français. D'ailleurs le Divin ne renie pas une origine aussi obscure. Il envoie au duc Côme la lettre de Nucci et lui en écrit:

«...Pour en venir maintenant à la mention de sa maudite épistole, je dis que je me glorifie du titre qu'il me donne pour m'avilir, car il enseigne ainsi aux nobles à procréer des fils semblables à celui qu'un cordonnier a engendré dans Arezzo.»

Quel orgueil! ne croirait-on pas entendre un des maréchaux de Napoléon se glorifier de n'avoir pour aïeux que des gens du peuple? Ce sont ces lettres qu'a retrouvées M. Alessandro Luzio. Elles ne nous renseignent d'ailleurs que touchant le prénom et l'état du père de l'Arétin. Et nous ne sommes pas pour cela plus avancés au sujet du nom de famille de notre Pierre. Il est fort possible au demeurant que le cordonnier Lucas n'eût pas d'autre nom. Il se peut également que ce fût le nom de la famille du Divin. Luca est de nos jours encore un nom patronymique très répandu non seulement en Italie, mais encore en Corse. Il ne semble pas, d'autre part, que[Pg 5] l'Arétin se soit jamais ouvert à qui que ce soit touchant le nom de son père et en ait fait mention. Cependant, je crois être en mesure d'indiquer dans un giudicio retrouvé et publié par M. Alessandro Luzio[6] un passage dans lequel en 1534, longtemps avant le message de Nucci, le Divino mentionnait le nom paternel en équivoquant. Au temps de l'Arétin, l'astrologie judiciaire était florissante. Au commencement de chaque année, les astrologues publiaient leurs giudicii ou pronostics. Avec cette prescience du rôle que devait jouer plus tard la Presse et à cause de laquelle Philarète Chasles eut raison de voir en lui un précurseur du journalisme, l'Arétin comprit le parti qu'on pouvait tirer de ces libelles pour former l'opinion publique. Il écrivit plusieurs de ces giudicii satiriques et d'ailleurs peu prophétiques, tous perdus jusqu'à ces dernières années, sauf quelques fragments. A cette heure, on possède en entier celui qu'a publié récemment M. Alessandro Luzio et qui provient d'un manuscrit de la fin du xvie siècle, copié par un Allemand et conservé à Vienne, en Autriche. Tout laisse croire que le copiste allemand a eu sous les yeux un imprimé. C'est l'avis de M. Luzio, qui n'est pas d'accord sur ce point avec les autres arétiniens d'Italie. En effet, on ne connaît aucun exemplaire imprimé des giudicii de l'Arétin. Et, cependant, les raisons de M. Luzio me semblent bonnes. Des pamphlets comme celui qui nous occupe ne pouvaient avoir d'effet sur l'opinion publique (et c'est à cela qu'ils étaient destinés) que s'ils étaient répandus à un grand nombre d'exemplaires, et l'on sait que l'Arétin a fait publier à part plusieurs de ses lettres sur les grands événements de son temps.

D'autre part, M. Luzio, qui a vu le manuscrit de Vienne, affirme que le copiste allemand devait connaître mal l'italien et n'aurait pu copier aussi correctement un manuscrit. Il aurait donc eu entre les mains un imprimé perdu aujourd'hui. Quoi qu'il en soit, en 1534, l'Arétin tenait encore pour[Pg 6] François Ier dont il attaque, dans son pronostic, tous les ennemis, à commencer par Charles-Quint, dans le parti duquel il allait bientôt passer. Aussi dédie-t-il son pamphlet Alla Sacra Maesta Christianissima et il l'intitule: Pronostico dell'anno MDXXXIIII composto da Pietro Aretino, Flagelle dei Principi et quinto evangelista. Ce n'est pas au hasard que l'Arétin se targue de cette dernière qualité. Pourquoi s'appellerait-il cinquième évangéliste?... Il y a là-dessous un jeu de mots dont il nous donne la clef au paragraphe 31: Del Flagello dei Principi, qui commence ainsi: Pierre Arétin qui eut comme ascendants Luc, Jean, Marc et Mathieu[7]... En effet, y ayant quatre évangélistes, Pierre Arétin, fils de Luca ou Luc, l'un d'eux, c'est-à-dire venant après lui, peut bien prétendre être le cinquième évangéliste, si l'on veut bien entendre par évangéliste un prophète. L'Arétin n'a pu résister au plaisir d'équivoquer d'une façon assez embarrassée sur le nom de son père le cordonnier et pour cela il n'a pas hésité à changer l'ordre des quatre évangélistes et à torturer le sens de ce mot. Et c'est la seule mention connue, pensé-je, que l'Arétin ait faite du nom de son père[8].

L'Arétin ne se vantait pas à tout propos de son origine plébéienne. On lui a reproché de ne pas s'être beaucoup occupé de son père. Et les sarcasmes du Franco, du Doni et du Berni touchant le métier de cordonnier qu'exerçait le bonhomme nous montrent assez combien ces allusions devaient être désagréables au Divin. Il faut dire que longtemps on n'a pas pris ces plaisanteries au sérieux parce que les ennemis[Pg 7] de l'Arétin ont inventé contre lui trop de calomnies pour que ce qu'ils ont avancé soit admis sans discussion s'il n'est étayé par des documents irréfutables. Mais, ne se manifestant pas avec beaucoup de vivacité à l'égard de son père, l'amour filial de notre Pierre se reporta tout entier sur sa mère, une très belle fille du peuple nommée Tita. L'Arétin l'aima tendrement. On en a conclu qu'elle était mariée. Et rien n'est moins certain. Messer Luca pouvait bien vivre en concubinage avec Monna Tita. Elle a passé pendant quelques siècles pour une mérétrice de bas étage et certains arétiniens voudraient maintenant en faire une sainte! Il n'y a pas apparence de cela. L'Arétin pouvait bien aimer sa mère de tout son cœur, au cas même où elle eût été une prostituée. Au demeurant, on n'est pas au courant de la vie que mena la Tite, mais on est certain avant tout de sa beauté, dont furent touchés de nombreux artistes qui voulurent la rendre immortelle.

En somme, l'origine de l'Arétin est obscure, mais nullement monstrueuse. On est loin du sacrilège qui, lui donnant pour parent un tertiaire et une béguine, faisait de lui l'Antéchrist même; selon la légende encore accréditée qui veut que le père de cette incarnation du mal, encore à venir, soit un religieux et sa mère une religieuse. On sait aussi que l'Arétin eut deux sœurs qui se marièrent.

L'enfance de notre Pierre fut assez négligée. Il était précoce, lisait tout ce qui lui tombait sous la main, dévorant avant tout avec passion les romans chevaleresques, les divers épisodes épiques dont sont formés i Reali di Francia, ces royaux de France dont plus tard il devait combattre l'influence très considérable à cette époque en Italie où ils ne sont pas encore oubliés aujourd'hui. Il alla bientôt à Pérouse où, faisant déjà des vers, il étudia la peinture. Un livre découvert à la Marciana par M. d'Ancona, en prouvant la précocité poétique du jeune Arétin, démontre aussi qu'il se destinait pour les arts: Opera nova del fecundissimo giovene Pietro Aretino zoé strambotti, sonetti, capitoli, epistole, barzellette e una desperata; et à la fin: Impresso in Vene[Pg 8]tia per Nicolo Zopino net MCCCCCXI a di XXII di Zenaro. L'Arétin avait alors 19 ans. Les sonnets sont précédés de cet avertissement: quelques choses d'un adolescent Arétin Pierre étudiant en cette faculté et en peinture. Un sonnet dans lequel il est question d'un Pérugin indique assez que l'Arétin était alors à Pérouse. Un capitolo trouvé plus tard sur une colonne, à Rialto, en novembre 1532, fait aussi allusion à ces tentatives artistiques:

O combien cela t'aurait rapporté plus de fruit et de louange
Si tu n'avais pas laissé ton pinceau,
S'il est vrai que tu aies été peintre un temps, comme je l'ai entendu dire,
Plutôt que de vouloir devenir, ô petit misérable,
De Maître, poète.

En 1517, l'Arétin alla à Rome. Il y fut vite connu et craint à cause de ses satires. Il entra au service du pape Léon X et du cardinal Jules de Médicis. Après avoir fait une violente opposition à l'élection d'Adrien VI, le détesté pape flamand, en prenant pour interprètes Marforio et Pasquin, l'Arétin quitta Rome avec le cardinal et ne revint que lorsque celui-ci fut élu pape sous le nom de Clément VII, le 19 nov. 1523. L'Arétin avait alors 31 ans. Il jouissait à la cour de Clément de beaucoup de considération et pouvait beaucoup sur l'esprit du pontife[9].

En 1524 éclate le scandale des figures de Jules Romain, gravées par Marc Antoine. En 1525, l'Arétin écrit les 16 sonnets. Il est en guerre avec le Dataire Giberti, qui tente de le faire assassiner par le Bolonais Achille de la Volta. A peine remis de ses blessures, Messer Pietro quitte Rome pour aller retrouver Jean des Bandes-Noires qui l'accueille à bras ouverts. Le fameux capitaine meurt en 1526. L'Arétin, revenu à Rome, assiste au sac de la ville. Clément VII meurt, et l'Arétin, ne se sentant plus en sûreté, se réfugie à Venise, où il arrive le 25 mars 1527, et s'y établit, disant aux cours un[Pg 9] adieu définitif. C'est alors qu'homme libre par la grâce de Dieu, il s'intitule: le Fléau des Princes, le Véridique et le Divin. «Pourquoi, s'est demandé Jacobus Gaddius[10], s'arrogea-t-il la divinité avec le consentement de ses contemporains? Je ne sais. A moins que peut-être il ne voulût signifier qu'il exerçait les fonctions de Dieu, en foudroyant, au semblant de très hautes montagnes, les têtes les plus élevées.»

A Venise, l'Arétin trouve le moyen de s'enrichir en écrivant des lettres. Passant, tour à tour, du parti de François Ier dans celui de Charles-Quint, respecté par le Roi et par l'Empereur, honoré par les papes, l'Arétin, comblé d'honneurs, dispose de la plus haute puissance de son temps. On le craint, on le flatte, il a de nombreux ennemis dont il est à l'abri, et ses amis sont plus nombreux encore. Ils font partie de toutes les classes de la société. Son nom est fameux jusqu'en Perse. Il habite, sur le Canale Grande, un palais somptueux détruit aujourd'hui. Au lieu d'intendant et de majordome, ce sont six belles filles qui dirigent sa maison; on les appelle les Arétines. Il choisit ses maîtresses comme ses commensaux, dans la noblesse aussi bien que parmi le peuple. Sa maison est ouverte à tous comme un port de mer. C'est une hôtellerie pour les pèlerins affligés, pour les lettrés affamés et pour toute sorte de chevaliers errants. Généreux à l'excès, il donne ce qu'il possède, ne parvenant pas cependant à s'appauvrir. Chaque jour, de sa petite écriture nette et nerveuse, il écrit des lettres destinées, par menaces ou par flatteries, à provoquer des dons, à entretenir l'admiration et une sainte terreur de sa plume étincelante. Il écrit vite, improvisant, en quelque sorte, des comédies où l'a pu voir en lui un précurseur de Molière, des écrits satiriques et libres selon la mode du temps, des paraphrases religieuses pour lesquelles il doit ambitionner en vain le chapeau de cardinal. Il compose des poèmes chevaleresques qui n'en finissent plus et qu'il détruit lui-même,[Pg 10] mais pour se consoler en écrit des parodies. L'influence de ces faciles écrits se fait sentir non seulement en Italie, mais en France, en Espagne, en Allemagne. Il règle le goût, s'intéresse aux artistes et entasse chez lui les œuvres d'art.

A peine à Venise, il rencontre le Titien, qui devient son compère, et commence immédiatement son premier portrait qui, trois mois après, fut envoyé au marquis de Mantoue. L'amitié du peintre et du Divin ne devait plus cesser. Parmi ses amis on peut citer encore le Sansovino, Sébastien del Piombo, le Sodoma, Jules Romain, Giovanni da Udine et même Michel-Ange qui, s'il semble n'avoir jamais voulu donner de ses œuvres à l'Arétin, qui sollicitait ce don, n'en tenait pas moins le Fléau des Princes en haute estime, écrivant: «Le Roi et l'Empereur avaient en très grande grâce que la plume de l'Arétin les nommât.»

Dans le palais qu'il habitait se pressait chaque jour la foule des artistes, des disciples, des patriciens, des aventuriers, des ecclésiastiques, des mérétrices, des ganymèdes et des étrangers. L'Arétin plaisante et rit souvent à gorge déployée. Il est l'homme le plus libre du monde, il ne craint personne. Il reçoit des présents de tous les souverains. François Ier et Charles-Quint lui ont donné des chaînes d'or mais ne l'ont point enchaîné. Il se croit le droit de changer de parti. Il a conscience de sa puissance. Et, seul parmi les gens de lettres de son temps, il n'est pas parasite. On a dit que c'était un maître-chanteur, mais on a exagéré. Il a des talents et peut rendre des services. Il n'est que trop juste qu'on les lui paye. Il ne ménage rien et dit hardiment sa pensée. Il a reproché au roi de France d'avoir, à cause de son alliance avec les Turcs, plongé dans le cœur de la chrétienté le couteau ottoman. Fléau des Princes, il les flagelle par droit divin. L'opinion publique lui était, après tout, très favorable, et les prédicateurs ne se gênaient pas pour déclarer que, poursuivant le dessein de réformer la nation humaine, la nature et Dieu ne pourraient pas trouver de meilleur moyen que de produire beaucoup de Pierre Arétin.

Le Divin ayant quitté les cours en a maintenant une dans[Pg 11] laquelle il se promène en despote bon enfant, incapable de maîtriser ses colères sans durée, et bon de cette bonté qui faisait dire à Jean des Bandes-Noires qu'elle était la source de la plupart des désagréments éprouvés par Messer Pietro. Et, de fait, il veut que tout le monde soit heureux autour de lui. Pour cela il est très humain avec les femmes de sa maison, jovial, hospitalier et généreux, tenant table ouverte, libéral au point de donner cela même à quoi il tient le plus. Le regard du Divino va de la vue merveilleuse qu'on découvre de son palais au groupe des joueurs, aux artistes qui disputent sur l'idéal, il s'arrête avec complaisance sur les belles courtisanes, sur les honnêtes dames et sur les ganymèdes aux formes lascives. Car s'il aime beaucoup les femmes et si deux fois au moins il a connu le véritable amour qui est passionné, respectueux et même sans espoir, il ne méprise pas des plaisirs qui, comme aujourd'hui même, choquant l'autorité, ne passaient pour honteux qu'aux yeux d'un très petit nombre de particuliers. Il ne faut pas oublier que Giovannantonio Bazzi n'a pas peur d'être appelé le Sodoma, que le Berni, le Tasse, Michel-Ange et bien d'autres eussent mérité le même surnom. Mais pour l'amant de Laura la cuisinière, de la comtesse Matrina, de la vertueuse Angelo Serena, de la malheureuse et frivole Perinia Riccia, le caprice socratique n'a que l'importance passagère d'un divertissement. Il a des filles et s'occupe de leur établissement. Le Divino, que l'Arioste a célébré, que François Ier, charmé par son esprit, avait voulu attirer à sa cour, que Charles-Quint fit chevaucher à son côté, que le pape Jules III baisa au front et auquel il conféra l'ordre de Saint-Pierre, eut une vieillesse magnifique, et l'Ammirato dit qu'on aurait difficilement vu un vieillard plus beau et plus pompeusement vêtu. Les fables les plus grossières ont couru sur les circonstances qui entourèrent la mort du Flagello dei principi. On a retrouvé un témoignage authentique et précis de son décès. C'est un certificat notarié et revêtu du firman ducal fait à la requête d'un certain Domenico Nardi da Reggio, probablement pour couper court aux bruits calom[Pg 12]nieux qui commençaient à courir sur la mort de l'Arétin. Il contient les déclarations de Pietro Paolo Demetrio, curé de San Luca, paroisse du Divin, à Venise. Ce curé atteste, en 1581, c'est-à-dire 25 ans après la mort de Pierre, avoir enseveli chrétiennement l'Arétin et dit qu'il mourut de mort subite, tombant d'une chaise caquetoire, et que le jeudi saint avant de finir ses ultimes jours il se confessa et communia, pleurant extrêmement, et le bon prêtre affirme que cela s'est bien passé ainsi comme il l'a vu lui-même.

C'est que l'Arétin n'était pas un mécréant. Il avait un confesseur, le père Angelo Testa, et suivait les offices. S'il se moque des moines, il respecte infiniment la religion. Jules III n'a pas voulu en faire un cardinal. Et ce refus me paraît avoir eu des raisons plus politiques que morales. L'Arétin était, autant que bien d'autres, digne de la pourpre cardinalice et n'aurait peut-être pas fait si mauvaise figure sur le trône pontifical!


L'Arétin a laissé une œuvre importante[11]; outre ses lettres laudatives, ses pamphlets et ses poésies de circonstance, il a donné une tragédie en vers, Orazia, et cinq comédies en prose: Le Maréchal, la Courtisane, l'Hypocrite, la Talanta, le Philosophe, où l'on découvre des mérites du premier ordre. On a bien avancé que l'Hypocrite aurait été le prototype du Tartufe, Molière ayant connu cette pièce à Grenoble, grâce à Chorier[12]. Les ouvrages religieux du Divin eurent une vogue considérable. Il paraphrase les psaumes pénitentiels,[Pg 13] parle de l'Humanité du Christ, de la vie de la Vierge Marie, de la Passion de Jésus-Christ, de la vie de Sainte Catherine. Il a composé une œuvre chevaleresque dont les strophes se comptaient par dizaines de mille, mais il la détruisit lui-même, ne nous laissant que des poèmes inachevés comme le Lagrime d'Angelica ou la Marfisa et des parodies également inachevées, comme l'Orlandino qui eut un très grand succès, et l'Astolfeide dont on ne connaît qu'un exemplaire conservé à la Bibliothèque Nationale et sur lequel on trouve cette note manuscrite: Non ce ne sono che Tre Canti. Molte Coglionerie, e pochissime cose.

On a dit de l'Arétin qu'il était un grand prosateur, mais un poète médiocre. Je suis d'avis que cette opinion est en partie très injuste, car le Divin a été pour le moins un poète satirique du premier ordre. Certaines de ses pasquinades[13] ne sont pas inférieures à quelques beaux morceaux de Victor Hugo, dans les Châtiments.

Pour ma part, je suis d'avis que l'on devrait restituer à l'Arétin la paternité de quelques ouvrages comme la Puttana errante[14], la Zaffetta, la Tariffa delle Puttane que l'on attribue à Lorenzio Veniero. Ce Lorenzo Veniero, qui devait plus tard siéger au Sénat et remplir de hautes fonctions dans le gouvernement de la République Vénitienne, avait vingt ans lorsque Francesco Zeno l'amena à l'Arétin pour que celui-ci le formât. Et ma conviction est faite: la Puttana errante, la Zaffetta et son Trentuno ont trop de points de ressemblance avec les Ragionamenti pour qu'il soit possible de les attribuer à un autre qu'à l'Arétin lui-même. Je pense que le Divin ne se souciait pas de s'attirer des désagréments en se[Pg 14] moquant ouvertement des mérétrices. Il avait sans doute à se venger de cette Elena Ballerina, qui est la putain errante, et de la Zaffetta. Il a plu à l'Arétin de mettre ses sarcasmes sur le compte du jeune Veniero, qui ne demandait pas mieux et qui, sans doute, était très fier de se faire passer pour l'auteur d'ouvrages d'une audace aussi brillante. Et, cependant, l'Arétin a beau dire que la Puttana est l'œuvre du Venerio, son creato, il a beau, au début de la Zaffetta, parlant au nom du Veniero, se gausser de ceux qui disent que la Puttana errante est un ouvrage arétinesque; il ne faut pas se laisser prendre à ces supercheries et à ces coquetteries d'auteur. Au fond, l'Arétin regrette d'avoir dépensé tant d'esprit dont bénéficie son disciple, il reprend les traits les mieux venus de ses poèmes et s'en ressert dans les Ragionamenti, y mentionnant La Putain errante en se gardant bien de parler du Venerio. Le Tarif des putains de Venise ressemble trop à la Putain errante et à la Zaffetta pour ne point provenir de la même imagination. Cette composition, dont le titre italien est La Tarifa delle Puttane di Venegia, a été écrite sans doute entre la première et la deuxième partie des Ragionamenti. L'Arétin la mentionne dans la première journée de cette deuxième partie. Il la fit probablement paraître plus tard, y ayant mis des allusions à lui-même et au Veniero pour qu'on ne découvrît pas quel en était l'auteur.

Bref, si l'Arétin n'a pas écrit les trois ouvrages dont il a été question, il leur a beaucoup emprunté, et cela n'est pas dans ses habitudes. Il tire, en général, de son propre fonds tout ce qu'il écrit. Il travaille si vite que plagier ne pourrait que le retarder inutilement. D'ailleurs, n'a-t-il pas dit dans une phrase qu'on pourrait rapprocher d'un vers de Musset: «Il vaut mieux boire dans son hanap de bois que dans la coupe d'or d'autrui.»

Je ne veux nullement avancer, au demeurant, que l'Arétin, qui était presque un autodidacte, n'ait pas subi l'influence d'auteurs qui l'ont précédé ou même contemporains. Sans parler de Boccace et des autres Italiens dont la lecture a formé son esprit en lui donnant une direction, il serait injuste de ne[Pg 15] pas citer l'Espagnol Francisco Delicado qui paraît avoir eu une influence immédiate sur le talent du Divin. Ce Francisque ou François Délicat, dont la vie, le rôle et les œuvres sont encore mal connus, vivait en Italie. Il était à Rome en même temps que l'Arétin et alla à Venise la même année que lui. Il publia, en 1528, avant que l'Arétin ne composât ses Journées putanesques, une nouvelle dramatique intitulée La Lozana Andaluza, qui pourrait bien être le prototype des Ragionamenti, ayant elle-même pour mobile la fameuse Célestine. L'Arétin entendait l'espagnol, comme il apparaît à la lecture de ses dialogues. Il a dû connaître La Lozana Andaluza et sans doute son auteur, qui était un lettré et un savant. Quoi qu'il en soit, il ne le mentionne nulle part.

La Lozana Andaluza fut composée à Rome pendant le séjour qu'y fit Délicat, de 1523 à 1527. Il la retoucha à Venise avant de l'y publier. J'attribuerais volontiers à ce Francisque Délicat un ouvrage qui a été longtemps donné comme étant de l'Arétin et qui a comme titre le nom d'un fameux éditeur vénitien. Je veux parler du Zoppino, dans lequel on reconnaîtra volontiers bien des traces du goût espagnol. En tout cas, le Zoppino n'est pas de l'Arétin, tout le monde est d'accord à ce sujet. D'autre part, au Mamotreto ou cahier XXXIX de la Lozana Andaluza, Délicat mentionne le Zoppino qui ne devait paraître à Venise qu'en 1539, après les Six Journées ou Caprices de l'Arétin. Et l'on trouverait bien des ressemblances entre la Lozana Andaluza et le Zoppino qui tous deux, sans doute, furent composés à Rome et retouchés à Venise. Délicat devait écrire l'italien, et dans son séjour à Venise il se mit au courant du dialecte vénitien auquel il a emprunté un certain nombre de locutions qui paraissent dans le Zoppino. Il ne cite pas une fois l'Arétin, sans doute parce que celui-ci ne l'avait pas cité non plus. Il intitule son dialogue: Ragionamento del Zoppino, etc., imitant en cela l'Arétin, à moins que celui-ci n'ayant connu le Zoppino à Rome n'en ait imité le titre avant qu'il ne fût imprimé.

Néanmoins, l'Arétin échappe, quant à son ouvrage même des Caprices, à tout reproche d'imitation et de plagiat, de[Pg 16] même que Francisque Délicat ne peut être appelé un imitateur de la Célestine, bien qu'elle ait été le modèle de la Lozana Andaluza dont elle diffère de toutes les façons. Mes hypothèses sur l'influence et les ouvrages de Francisque Délicat n'infirment point, du reste, mes opinions touchant la Putain, la Zafetta et le Tarif qui me semblent devoir être remis au compte de l'imagination féconde du Divin. Il ne s'est caché de les avoir écrits que parce qu'à Venise, attaquer nommément la renommée des mérétrices de la République et même des courtisanes romaines, cela pouvait être infiniment plus dangereux que de se moquer du roi de France, et surtout cela ne devait rien rapporter.


On a pensé que le Divin, dont le nom est populaire en France, y était trop mal connu, et l'on a choisi pour le faire connaître les ouvrages dans lesquels sa personnalité s'est affirmée le plus et qui lui font une place à part parmi les écrivains de tous les temps. On n'a donné ici que les seize Sonnets luxurieux qui paraissent être de l'Arétin. On sait que ces sonnets ont été portés jusqu'à 26, nombre qui ne répond pas à celui des figures de Jules Romain.

Il n'existe pas encore de travail définitif touchant l'histoire de ces sonnets; néanmoins celui[15] du savant Alcide Bonneau, à l'érudition élégante et inépuisable duquel on doit la plupart des travaux publiés par Liseux, fait autorité. Pour ce qui a trait aux fameux dessins de Jules Romain, gravés par Marc-Antoine Raimondi, ils ont complètement disparu. On a donné récemment une réimpression des sonnets, copiée sur l'édition de Liseux. On y a ajouté les fac-similés d'une série [Pg 17]de calques datant du xviiie siècle et qui auraient été faits sur les gravures de Marc-Antoine[16]. Mais n'y a-t-il pas là-dessous quelque supercherie? Ces images coïncident presque entièrement avec la description qu'avait donnée Bonneau de l'apparence que devaient avoir les gravures disparues. Mais sont-ce bien là des calques datant du xviiie siècle ou bien ne s'agirait-il pas plutôt d'une habile reconstitution faite d'après la description de Bonneau et où l'on a mis quelques différences pour que l'authenticité des calques parût moins discutable? Je ne sais. Toujours est-il que cette publication a été saisie après son apparition et son éditeur poursuivi.

On ne comprend pas bien dans ces conditions pourquoi la Bibliothèque nationale n'en possède pas un exemplaire. Sans doute, l'institution du Dépôt légal ne fonctionne pas avec toute la régularité désirable; mais un ouvrage ayant été saisi, le premier geste de l'autorité devrait être d'en pourvoir la Bibliothèque, dont on se désintéresse trop. On dit que les magistrats, en cas de saisie comme celle dont il est question ici, s'empressent de compléter leurs collections. Et sans doute il y a trop de collectionneurs dans la magistrature pour que d'un ouvrage saisi il ne reste un seul exemplaire destiné à la Nationale.

On a dit que l'éditeur était parvenu à se faire rendre son[Pg 18] édition. Cependant, je crois qu'elle ne lui a pas été rendue, mais qu'il en a tiré une nouvelle, les exemplaires que l'on vend maintenant me paraissant plus petits et moins beaux que ceux que j'ai vus en 1904. Néanmoins, je ne pourrais pas affirmer le fait, parce qu'en 1904, ne m'occupant pas encore de l'Arétin, je n'ai pas regardé avec beaucoup d'attention la publication qui venait de paraître.

En se servant du recueil du Cosmopolite[17], Alcide Bonneau a pu reconstituer avec beaucoup de vraisemblance l'ouvrage fescennin du Divin. Ce n'est pas que parmi les autres sonnets il n'y en ait pas qui puissent être aussi attribués à l'Arétin. Ainsi le sonnet qui sert de préambule à la Corona de Cazzi, comme on a appelé postérieurement les Sonnets luxurieux, peut fort bien être également de l'Arétin. Le premier quatrain est aussi le premier du sonnet qui sert de poème à la Tariffa[Pg 19] delle Puttane di Venegia, que, pour ma part, j'attribue à l'Arétin.

Pour ce qui regarde les Ragionamenti, on a traduit ici la première partie qui se compose de trois Journées. Il y manque l'Avertissement dans lequel l'Arétin dédie son ouvrage à sa guenon en jouant sans doute sur le mot mona[18] qui avait à Venise un autre sens que l'on entend assez si l'on a parcouru les priapées que le Vénitien Baffo composa au xviiie siècle. La troisième Journée est la plus célèbre. Dès le xvie siècle, elle était imitée plutôt que traduite en français, et aussi en espagnol (1549). C'est d'après cette paraphrase intitulée Colloquio de las Damas et due à Fernand Xuarès que Gaspard Barth composa sa fameuse traduction latine intitulée Pornodidascalus.

La seconde partie est également formée de trois Journées qu'Alcide Bonneau a respectivement intitulées: l'Éducation de la Pippa, les Roueries des Hommes, la Ruffianerie. Dans la première de ces Journées, la Nanna enseigne à sa fille, la Pippa, l'art d'être mérétrice. Le second jour, il s'agit des bons tours que les hommes s'ingénient à jouer aux courtisanes trop confiantes. Et le troisième jour, la Nanna et la Pippa, assises dans leur jardin, écoutent la Commère et la Nourrice parler de la Ruffianerie, c'est-à-dire des rapports entre les putains et les maquerelles. On a souvent donné le Zoppino, le Ragionamento des Cours et le Dialogue du Jeu comme étant la troisième partie des Ragionamenti. C'est là une erreur. Le Zoppino n'est pas de l'Arétin et les Six journées forment une œuvre distincte et complète. Le Ragionamento des Cours n'a pas encore été traduit; il mérite cependant de l'être. Quant au Dialogue du Jeu, on en a traduit des fragments, et il n'est pas indigne non plus qu'on en publie une version complète.

Les traductions que l'on donne ici paraîtront souvent plus exactes que celles qui les ont précédées. Le traducteur de[Pg 20] l'édition de Liseux, malgré tous ses mérites, n'a pas évité quelques contresens regrettables comme celui-ci au deuxième dialogue où il traduit spazzare ogni gran camino par «balayer la poussière des plus larges chemins». Ce qui n'était évidemment pas ce que voulait dire le Divin, les ramoneurs étant de son temps plus communs que les cantonniers. On a aussi serré le texte italien de plus près. C'est ainsi qu'on a rendu schiavina, non pas seulement par «manteau», mais par «esclavine», et que traduire le fu renduto da me migliaccio per torta par «je lui rendis mille pour un» a paru une étrange façon de faire passer dans l'officine de l'usurier une locution populaire qui sortait sans doute du fournil du boulanger. On n'a pas reculé non plus devant les répétitions que n'avait pas évitées l'Arétin qui écrivit ses Ragionamenti en 48 jours. Il a paru que l'office du traducteur ne doit pas être d'améliorer le style de son auteur, et l'on n'est pas éloigné de croire, au demeurant, que les répétitions ne sont nullement un indice de mauvais style comme on pense communément aujourd'hui, où l'on alourdit et embarrasse souvent la phrase en voulant se servir de mots différents là où la répétition d'un mot serait aussi bien raisonnable.

Enfin, on a mis des notes partout où cela a été possible. On souhaite qu'elles éclaircissent un texte très agréable à la vérité, mais rempli d'allusions à des événements, à des coutumes, à des personnages dont le public n'a pas idée aujourd'hui.

En ce qui concerne les sonnets, on en a parfois adouci les termes, et malgré cela on est persuadé que ces poèmes n'ont pour ainsi dire rien perdu de leur vivacité gaillarde. D'ailleurs, le lecteur est libre de remplacer les mots qui lui paraissent faibles par les plus forts qu'il connaisse, et suppléant ainsi par la perspicacité de son entendement à ce que le traducteur a dû gazer, par pudeur, il formera avec certitude son opinion sur l'œuvre du Divin Pierre Arétin dont on a écrit en son temps qu'il était la règle de tous et la balance du style.

G A

[1] Si l'on a pu citer Rabelais et Molière comme des auteurs sur lesquels le Divin a exercé son influence, il serait injuste de ne pas ajouter que, de notre temps, Hugues Rebell, qui était un grand lecteur des publications de Liseux, a dû à l'Arétin une très grande partie de ses mérites d'écrivain.

[2] Toutes les nuances des attitudes galantes ont été traitées avec «tant d'énergie par le célèbre Pierre Arétin, qui vivait dans le quinzième siècle (sic), qu'il n'en reste rien à dire aujourd'hui». Thérèse philosophe, 2e partie. Cette opinion, exprimée dans un des ouvrages les plus licencieux du xviiie siècle, représente bien l'idée que l'on se fait encore en général du Divin.

[3] Cette traduction fut d'abord publiée sur le texte italien en dix volumes (1879-1880). Petite édition mixte franco-latine.

J'ai eu entre les mains une traduction très rare, mais peu intéressante. Il s'agit des Dialogues de l'Arétin surnommé le fléau des Princes, le véridique, le divin. Paris, 1884, 4. vol. in-8º. Cet ouvrage a été imprimé sur la presse à bras par le traducteur A. Ribeaucourt et tiré à 15 exemplaires seulement.

[4] L'ouvrage suivant a fait longtemps autorité: Vita di P. Aretino; par le comte G.-M. Mazuchelli (Padoue, 1741, 1749). Il y en a un abrégé en français, par Dujardin, sous le pseudonyme de Boispréaux (La Haye, 1750). On trouve bien quelques choses intéressantes dans Mazuchelli, mais aussi un très grand nombre d'erreurs et d'injustices. C'est avec raison qu'Alcide Bonneau l'appelle Biographe du genre hostile.

[5] Cf. Alessandro Luzio: La famiglia di Pietro Aretino. Giornale Storico della litteratura italiana, t. IV.

[6] Uno Pronostico satirico di Pietro Aretino (MDXXXIIII) edito ed. illustrato da Alessandro Luzio, Bergamo, 1900.

[7] Pietro Aretino, il quale hebbe in ascendente Luca, Giovanni, Marco et Matteo...

[8] On pourrait aussi expliquer ce jeu de mots en avançant que l'orgueilleux Arétin a voulu se moquer des quatre grandes familles vénitiennes désignées sous le nom des quatre évangélistes. C'étaient les Giustiniani, les Bragadini, les Cornari et les Bembi. Le cardinal Bembo était un ennemi du fils du cordonnier Luca. Et jouant sur ce nom, l'Arétin, fils de Luc (c'est le nom d'un évangéliste), pouvait se donner comme le cinquième évangéliste, lui qui valait bien un Bembo, quatrième évangéliste. Ceci renforcerait l'hypothèse que Luca serait le nom patronymique de notre Pierre.

[9] Baschet. Documenti inediti su Pietro Aretino. (Archivo storico italiano, s. III, t. III, 2e partie.)

[10] Cité par Bayle (Dict.).

[11] Qu'on me pardonne d'être réservé touchant la bibliographie arétinesque. Elle est très embrouillée et l'érudit qui entreprendrait de la débrouiller rendrait aux Lettres un service signalé. Mais, pour ma part, je ne suis pas bibliographe...

[12] Il semble que l'Arétin ait joui d'une grande vogue parmi les lettrés du Dauphiné. Sans les Ragionamenti, nous n'aurions pas la Satire sotadique de Chorier. Dans son ouvrage sur l'Arétin (Hachette, 1895), M. Pierre Gauthiez cite une pièce dont le Divin est un des personnages: le Courtisan parfait, tragi-comédie par M. D. G. B. T. Grenoble, Jean Nicolas, 1668.—Cette pièce est attribuée à Gabriel Gilbert.

[13] Voir Pasquinale di Pietro Aretino ed anonime per il conclave e l'elezione di Adriano VI, pub. et ill. da Vittorio Rossi. Palermo-Torino, C. Clausen, 1891, in-16.

[14] La Puttana errante est un poème en quatre chants qui n'a rien à voir avec l'insipide Dialogue de Marguerite et de Julie qu'on a aussi intitulé la Puttana errante. C'est dans cette plate élucubration, qui n'a rien d'arétinesque, que l'on trouve l'énumération des 35 postures.

[15] Les sonnets luxurieux du divin Pietro Aretino, texte italien, le seul authentique et traduction littérale par le traducteur des Ragionamenti, avec une notice sur les sonnets luxurieux, l'époque de leur composition, les rapports de l'Arétin avec la Cour de Rome et sur les dessins de Jules Romain, gravés par Marc-Antoine. Imprimé à cent exemplaires pour Isidore Liseux et ses amis. (Paris, 1882)

[16] Les sonnets luxurieux de l'Arétin (I sonnetti lussuriosi di Pietro Aretino), texte italien et traduction en regard accompagnée de la notice et de commentaires de Is. Liseux (la notice et les commentaires sont en réalité d'Alcide Bonneau) et publiés pour la première fois avec la suite complète des dessins de Jules Romain d'après des documents originaux (Paris, 1904), pet. in-4º oblong, cartonné, imprimé en deux couleurs, encadrements typographiques. 160 pages de texte, 16 fac-similés et 17 gravures en taille douce. Ces 17 gravures comprennent un frontispice et les gravures achevées par un artiste moderne d'après les calques. Il me semble que dans l'exemplaire que j'ai vu en 1904, on donnait le fac-similé de la grandeur des soi-disant calques originaux. Il me semble aussi que le fac-similé de chaque calque se trouvait en regard de la gravure achevée, médiocre d'ailleurs.

Dans l'exemplaire que je viens d'avoir entre les mains, les figures ne sont reproduites qu'à mi grandeur des soi-disant originaux.

[17] Alcide Bonneau fait remarquer que: «dans ce Recueil, les Sonnets sont intitulés Corona di Cazzi; Sonnetti (sic) Divi Aretini.» Cela n'est pas tout à fait exact; dans le Cosmopolite on trouve: Divi Aretini Sonnetti, et ce mauvais latin qui choquait. Alcide Bonneau devient plus macaronique encore au titre du premier Sonnet: Divi Aretini Sonnetto primo. Le recueil dit du Cosmopolite est peu connu. En voici le titre: Recueil des pièces choisies rassemblées par les soins du Cosmopolite. A Anconne, chez Vriel Bandant, à l'enseigne de la liberté, MDCCXXXV. J'en ai vu une réimpression (1835?) qui présente quelques différences dans le titre et dans le texte. L'exemplaire ancien que j'ai lu portait cette note manuscrite:

«Ce recueil a été formé par M. le Duc d'Aiguillon, père du dernier mort imprimé par lui et chez lui en sa terre de Verets, en Touraine et tiré au nombre de douze exemplaires seulement.

La femme de son intendant qu'il avait fait prote et qui était dans un entresol où elle travaillait, lui cria un jour: Monsieur le Duc, faut-il deux R au mot F.....? Il répondit gravement, il en vaudrait bien la peine; mais l'usage est de n'y en mettre qu'un. L'Épître à Madame de Miramion qui est à la tête de l'ouvrage, ainsi que la Préface, sont de M. de Moncrif. On trouve à la fin du volume une traduction en vers français des Noëls Bourguignons qui n'existe que là.

Ce recueil d'ordures est sans contredit le plus complet et le plus rare qu'il y ait, il renferme beaucoup de Pièces qu'on rechercherait, bien inutilement ailleurs.»

[18] On connaît le sens de moniche.

[Pg 21]


LES RAGIONAMENTI

Ci commence la première Journée des capricieux Ragionamenti de l'Arétin, dans laquelle la Nanna, à Rome, sous un figuier, raconte à l'Antonia la vie des Nonnes[19].

Antonia.—Qu'as-tu, Nanna? Te semble-t-il qu'un visage comme le tien, assombri de pensées, convienne à quelqu'un qui gouverne le monde?

Nanna.—Le monde!

Antonia.—Oui, le monde! C'est à moi de demeurer pensive, qui, le mal français excepté, ne trouve plus même un chien qui aboie après moi, qui suis pauvre et orgueilleuse, et qui, si je disais vicieuse, ne pécherais pas contre L'Esprit-Saint.

Nanna.—Antonia, il y a des ennuis pour tous. Il y en a tant, là où tu crois qu'il n'y a que des joies, il y en a tant que cela te paraîtrait étrange; et, crois-moi, ce bas-monde est un mauvais monde.

Antonia.—Tu dis vrai, c'est un mauvais monde pour moi, mais non pour toi qui jouis même du lait de la poule. Et sur les places, dans les hôtelleries et partout, on n'entend pas autre chose que: Nanna par-ci, Nanna par-là. Sa maison est toujours pleine comme l'œuf, et tout Rome danse autour de toi cette mauresque que l'on voit faire aux Hongrois pendant le Jubilé.

[Pg 24]

Nanna.—C'est ainsi! Pourtant je ne suis pas contente, et il me semble être une épousée qui, à cause d'un certain respect humain, bien qu'elle ait beaucoup de mets devant elle et grand'faim, et, bien qu'elle soit à la tête de la table, n'ose manger. Et, certes, certes, ma sœur, le cœur n'est pas où il pourrait être. Suffit.

Antonia.—Tu soupires?

Nanna.—Patience!

Antonia.—Tu soupires à tort, prends garde que le Seigneur Dieu ne te fasse pas soupirer avec raison.

Nanna.—Comment ne veux-tu pas que je soupire? Je viens de me rappeler que ma Pippa a seize ans, et, comme je veux prendre un parti à son sujet, l'un me dit: «Fais-la Sœur; outre que tu épargneras les trois quarts de la dot, tu ajouteras une Sainte au calendrier.» Un autre dit: «Donne-lui un mari. De toute façon, tu es si riche que tu ne t'apercevras pas que ta fortune ait en rien diminué.» Un autre m'exhorte à la faire Courtisane immédiatement, disant: «Le monde est corrompu, et, même s'il était meilleur, en la faisant Courtisane, tu en fais d'emblée une Dame. Et, avec ce que tu as, avec ce qu'elle gagnera bientôt, elle deviendra une Reine.» De sorte que je suis hors de moi. Et tu peux voir que pour la Nanna aussi il est des ennuis.

Antonia.—Des ennuis comme les tiens sont plus doux que n'est un peu de démangeaison à celui qui, le soir, autour du feu, ayant mis bas ses chausses, se sent venir l'eau à la bouche à l'idée qu'il va avoir le plaisir de se gratter.

Les ennuis, c'est de voir monter le blé; les tourments, c'est qu'il y ait disette de vin; la torture, c'est le loyer de la maison; la mort, c'est prendre l'infusion de bois de gayac deux ou trois fois par an et ne pas se débarrasser des pustules, ne pas sortir des gommes et ne se défaire jamais de ses maux. Et je m'émerveille de toi qui d'une chose aussi minime te fais un souci.

Nanna.—Pourquoi t'en étonnes-tu?

Antonia.—Parce qu'étant née et élevée à Rome, tu devrais[Pg 25] te dégager, les yeux fermés, des doutes que tu as au sujet de la Pippa. Dis-moi, n'as-tu pas été Nonne?

Nanna.—Oui.

Antonia.—N'as-tu pas eu un mari?

Nanna.—Je l'ai eu.

Antonia.—N'as-tu pas été Courtisane?

Nanna.—Je l'ai été.

Antonia.—Et, de ces trois choses, tu n'as pas le courage de choisir la meilleure?

Nanna.—Non, Madonna.

Antonia.—Pourquoi non?

Nanna.—Parce que les Nonnes, les Femmes mariées et les Putains vivent autrement aujourd'hui qu'elles ne vivaient jadis.

Antonia.—Ah! ah! ah! La vie a toujours été la même. Toujours les personnes mangèrent, toujours elles burent, toujours elles dormirent, toujours elles veillèrent, toujours elles marchèrent, toujours elles se tinrent arrêtées, et toujours les femmes pissèrent par la fente, et je serais enchantée que tu me racontasses quelque chose de la vie que menaient les Sœurs, les Femmes mariées et les Courtisanes de ton temps, et je jure par les Sept-Églises, que j'ai fait vœu de visiter le carême qui vient, de te résoudre en quatre paroles à ce que tu devrais faire de ta fillette. Mais, avant tout, toi qui, pour être une doctoresse, es ce que tu es, tu me diras pourquoi tu hésites à la faire Sœur.

Nanna.—Je suis contente.

Antonia.—Dis-le-moi, je t'en prie. De toute façon, aujourd'hui, c'est la Sainte Madeleine, notre Avocate; on ne fait donc rien, et, quand bien même l'on travaillerait, j'ai du pain, du vin, de la viande salée pour trois jours.

Nanna.—Vraiment?

Antonia.—Oui.

Nanna.—Je vais donc te raconter aujourd'hui la vie des Nonnes, demain celle des Femmes mariées et, le jour suivant, celle des Courtisanes: assieds-toi près de moi, mets-toi à ton aise.

[Pg 26]

Antonia.—Je suis très bien. Commence.

Nanna.—Il me vient l'envie de blasphémer contre l'âme de Monseigneur... je ne veux pas le dire, qui me tira du corps cet ennui.

Antonia.—Ne te fâche pas.

Nanna.—Mon Antonia, les Nonnes, les Femmes mariées et les Putains sont comme un carrefour. Sitôt que l'on y arrive, on reste un bon bout de temps à se demander où l'on posera les pieds, et il arrive souvent que le Démon nous entraîne dans la voie la plus triste, comme il entraîna l'âme bénie de mon père, le jour où il me fit Sœur contre la volonté de ma mère (de sainte mémoire). Tu dois l'avoir connue. Oh! celle-là était plus que femme.

Antonia.—Je l'ai connue pour ainsi dire en songe, et je sais (parce que je l'ai entendu dire) qu'elle faisait des miracles derrière les Banchi; et j'ai entendu dire que ton père, qui était compagnon du guet, l'épousa par amour.

Nanna.—Ne me rappelle pas mon chagrin. Rome ne fut plus Rome du jour où elle resta veuve de ce couple si bien assorti. Et pour en revenir au fait... Le premier jour de mai, Monna Marietta (c'est ainsi que se nommait ma mère), bien que par plaisanterie on l'appelât la belle Tina, et ser Barbieraccio (ce nom était celui de mon père), ayant réuni toute la parenté, et oncles et grands-pères, et cousins et cousines, et neveux et frères, avec une bande d'amis et d'amies, me menèrent à l'église du monastère. J'étais vêtue tout entière de soie, tout environnée du parfum de l'ambre gris, avec une coiffe d'or sur laquelle était posée la couronne de virginité, tressée de fleurs roses et violettes, avec des gants parfumés, avec des mules de velours, et, si je me souviens bien, c'était à la Pagnina, qui entra, il y a peu de temps, chez les Repenties, qu'appartenaient les perles que je portais au cou et les robes que j'avais sur le dos.

Antonia.—Elles ne pouvaient être à une autre.

Nanna.—Et, attifée vraiment comme une fiancée, j'entrai dans l'église où se trouvaient des milliers et des milliers de personnes qui, toutes, se tournèrent vers moi aussitôt que[Pg 27] j'apparus. L'un disait: «Quelle belle épousée aura le Seigneur Dieu!» Un autre disait: «Quel dommage de faire Nonne une aussi belle fille!» Un autre me bénissait, un autre me buvait des yeux, un autre me disait: «Le bon an la réserve à quelque frère!» Mais je n'entendais pas malice au sujet de telles paroles. J'ouïs certains soupirs qui avaient quelque chose de bestial, et je reconnus bien au son qu'ils sortaient du cœur d'un de mes amants, qui pleura durant tout l'office.

Antonia.—Quoi! tu avais des amants avant que tu ne te fisses Religieuse?

Nanna.—Sotte qui n'en aurait pas eu; mais en tout bien, tout honneur. A ce moment, on me fit asseoir au premier rang, devant toutes les femmes, et bientôt commença la messe chantée; puis je fus placée, à genoux, entre ma mère Tina et ma tante Ciampolina. Un clerc, accompagné par les orgues, chanta un motet, et, après la messe, mes robes monacales, qui étaient sur l'autel, ayant été bénies, le prêtre qui avait dit l'Épître et celui qui avait dit l'Évangile me relevèrent et me firent remettre à genoux sur les degrés du maître-autel. Alors celui qui avait dit la messe me donna l'eau bénite et, ayant chanté, avec les autres ecclésiastiques, le Te Deum laudamus, avec peut-être cent sortes de psaumes, ils me dépouillèrent des mondanités et me vêtirent de l'habit spirituel. Les gens, s'écrasant les uns les autres, faisaient un vacarme qui ressemblait à celui qu'on entend à Saint-Pierre et à Saint-Jean quand quelqu'une, ou par folie, ou par désespoir, ou par malice, se fait emmurer, comme je l'ai fait une fois moi-même[20].

Antonia.—Oui, oui, il me semble te voir avec cette foule autour de toi.

Nanna.—Les cérémonies finies et l'encens m'ayant été donné avec le Benedicamus, et avec l'Oremus, et avec l'Alleluia, il s'ouvrit une porte qui fit le même grincement que font les troncs des aumônes, et alors on me redressa sur mes[Pg 28] pieds et on me mena à cette issue, où vingt Sœurs, avec l'Abbesse, m'attendaient; et aussitôt que je la vis, je lui fis une belle révérence et elle me baisa sur le front, dit je ne sais quelles paroles à mon père et à ma mère et à tous mes parents qui pleuraient à qui mieux mieux. Et, tout d'un coup, la porte s'étant refermée, j'entendis un «hélas!» qui fit frémir chacun.

Antonia.—Et d'où venait cet hélas?

Nanna.—De mon pauvre petit amant qui, dès le jour suivant, se fit Frère des Socques ou Ermite du Sac, sauf erreur.

Antonia.—Le malheureux!

Nanna.—La clôture de la porte fut si rapide que je n'eus pas le temps de dire même adieu aux miens: je crus certes entrer toute vive dans une sépulture et je pensai voir des femmes mortes dans les disciples et dans les jeûnes; et je ne pleurais plus au sujet de mes parents, mais sur moi-même. Et allant avec les yeux fixés à terre et avec le cœur préoccupé de ce qui allait advenir de moi, j'arrivai au réfectoire, où une foule de Sœurs accoururent m'embrasser et m'appelant leur sœur, gros comme le bras, me firent relever un peu le visage!

Ayant vu quelques visages frais, clairs et colorés, je repris courage; et les regardant avec plus d'assurance, je disais en moi-même: Certainement, les diables ne doivent pas être aussi laids qu'on les dépeint. Là-dessus, il entra une troupe de frères, de prêtres accompagnés de quelques séculiers. C'étaient les plus beaux jeunes gens, les plus polis et les plus gais que j'eusse jamais vus; et chacun d'eux prenant son amie par la main, on eût dit des Anges menant les ballets célestiaux[21].

Antonia.—Ne parle pas du ciel.

Nanna.—On eût dit des amoureux folâtrant avec leurs nymphes.

Antonia.—Voici une comparaison plus licite. Continue.

Nanna.—Et les ayant prises par la main, ils leur don[Pg 29]naient les plus doux baisers du monde et ils s'efforçaient de les donner le plus emmiellés possible.

Antonia.—Et qui les donnait avec le plus de sucre, à ton avis?

Nanna.—Les Frères sans aucun doute.

Antonia.—Pour quelle raison?

Nanna.—Pour les raisons qu'allègue la Putain errante de Venise[22].

Antonia.—Et puis?

Nanna.—Et puis, tous s'assirent à une des plus délicates tables qu'il me parut avoir jamais vues. A la place d'honneur, on voyait l'Abbesse ayant à sa gauche messire l'Abbé: après l'Abbesse venait la Trésorière et près d'elle le Bachelier; en face d'eux était assise la Sacristine, et à son côté se tenait le Maître des novices. Suivaient une sœur, un frère et un séculier, et au bas de la table se tenaient je ne sais combien de clercs et d'autres moinillons. Je fus placée entre le Prédicateur et le Confesseur du monastère. Et alors arrivèrent les mets d'une telle qualité que le Pape, osé-je dire, n'en mangea jamais de pareils. Dans le premier assaut, les caquets furent laissés de côté, de manière qu'il semblait que le silence inscrit là où les moines absorbent leur pitance eût pris possession de la bouche de chacun et même des langues, car les bouches faisaient le même murmure que font celles des vers[Pg 30] à soie ayant fini de croître quand, ayant longtemps jeûné, ils dévorent les feuilles de cet arbre sous l'ombre duquel avait coutume de se divertir ce pauvret de Pyrame et cette pauvre petite Thisbé; que Dieu les accompagne là-haut, comme il les accompagna ici-bas.

Antonia.—Tu veux parler sans doute des feuilles du mûrier blanc?

Nanna.—Ah! ah! ah!

Antonia.—Que signifie ce rire?

Nanna.—Je ris d'un goinfre de frère, Dieu me le pardonne, qui, tandis qu'il broyait avec deux meules et qu'il avait les joues gonflées comme celui qui sonne de la trompe, mit la bouche au goulot d'un fiasque et le vida tout entier.

Antonia.—Seigneur, étouffe-le!

Nanna.—Et commençant à se rassasier, ils commencèrent à bavarder et, au milieu du dîner, il me semblait être dans le marché de Navone, où l'on entend de toutes parts le bruit des marchandages que font celui-ci et celui-là, avec celui-là et avec ce juif... Et étant déjà rassasiés, ils choisissaient les pointes des ailes de poule, et quelques crêtes, ou bien une tête, et, se l'offrant mutuellement entre hommes et femmes, on eût dit des hirondelles donnant la becquée à leurs petits; et je ne pourrais pas te dire les rires et les éclats de voix qui suivaient l'offre d'un cul de chapon, pas plus qu'il ne me serait possible de pouvoir te dire les disputes qui se faisaient là-dessus.

Antonia.—Quelle paillardise!

Nanna.—Il me venait envie de vomir quand je voyais une sœur mâcher un morceau, puis le faire passer de sa bouche dans celle de son ami.

Antonia.—La salope!

Nanna.—Et le plaisir de manger s'étant changé en ce dégoût qui vous prend dès que l'on a fait cette chose, ils contrefirent les Allemands qui portent des santés. Et le Général prenant un grand verre de Corso et invitant l'Abbesse à faire de même avala tout le vin comme un faux serment. Déjà les yeux de chacun reluisaient à cause de la boisson comme[Pg 31] la glace des miroirs, et ternis par le vin, comme le diamant par l'haleine, ils se seraient fermés, de telle façon que toute la bande tombant endormie sur les victuailles aurait changé la table en lit, s'il n'était survenu un joli petit garçon. Il avait en main une corbeille couverte du linge le plus blanc et le plus fin qu'il me semble avoir jamais vu. Que dire de la neige, du givre, du lait? Ce lin surmontait en blancheur la lune en son quinzième jour.

Antonia.—Que fit-il du panier et qu'y avait-il dedans?

Nanna.—Un peu doucement; le petit garçon, avec une révérence à l'espagnole napolitanisée, dit: «Grand bien fasse à Vos Seigneuries!» et il ajouta «Un serviteur de cette belle brigade vous envoie des fruits du Paradis terrestre.» Et ayant découvert le don, il le posa sur la table et voici un éclat de rire qui parut un coup de tonnerre; qui plus est, la compagnie éclata de rire de la façon dont éclate en sanglots la pauvre petite famille qui a vu le père fermer les yeux pour toujours.

Antonia.—Excellentes et nouvelles comparaisons!

Nanna.—A peine eut-on regardé les fruits paradisiaques que les mains, qui déjà commençaient à résonner avec les cuisses, avec les tétons, avec les joues, avec les mollets, et les cornemuses de chacun, avec cette dextérité grâce à laquelle celles des filous se jouent des poches des badauds qui se laissent voler leurs bourses, se précipitèrent sur lesdits fruits, comme la foule se jette sur les cierges que l'on jette de la Loggia le jour de la Chandeleur.

Antonia.—Quels fruits étaient-ce? Dis-le!

Nanna.—C'étaient de ces fruits de verre que l'on fait à Murano de Venise à la semblance du K[23], sauf qu'ils ont deux sonnettes dont s'honorerait tout tambour de basque.

Antonia.—Ah! ah! ah! Je te tiens par le bec! Je te tiens comme un poisson pris à l'hameçon.

Nanna.—Et qu'elle était béate, non seulement ravie, celle[Pg 32] à qui il arrivait de prendre le plus gros et le plus large! Aucune ne se retint de baiser le sien en disant: «Ceci humiliera la tentation de la chair.»

Antonia.—Que le diable en détruise la semence!

Nanna.—Moi qui faisais ma sucrée campagnarde, donnant quelques œillades aux fruits, je semblais une chatte matoise qui, des yeux, regarde la servante et avec les pattes tente de saisir la viande qu'elle a laissée seule par négligence. Et si la compagne qui était assise près de moi, en ayant pris deux, ne m'en avait donné un pour ne pas paraître trop goulue, j'aurais pris le mien. Et pour abréger, riant et caquetant, l'Abbesse se leva et chacun fit ainsi, et le Benedicite qu'elle dit à la table fut en langue vulgaire.

Antonia.—Laissons aller le Benedicite. Levées de table, où allâtes-vous?

Nanna.—Je vais te le dire, nous allâmes dans une chambre du rez-de-chaussée, large, fraîche, et tout ornée de peintures.

Antonia.—Quelles peintures y avait-il? La pénitence du carême ou bien quoi?

Nanna.—Ah! bien oui! la pénitence! Les peintures étaient telles qu'elles auraient retenu des cagots à les admirer. La chambre avait quatre faces. Sur la première était la vie de Sainte Nafisse[24], et on l'y voyait, à l'âge de douze ans, toute pleine de charité, distribuer sa dot aux sbires, aux fripons, aux curés, aux estafiers et à toutes sortes de[Pg 33] dignes personnes. Et les biens venant à lui manquer, toute confite en piété, toute humble, elle s'assied, verbi gratia, au milieu du pont Sixte[25], sans aucun appareil, excepté l'escabeau, la natte, le petit chien et une feuille de papier froissé au bout d'une canne fendue, avec laquelle il semblait qu'elle s'éventât et se garantît des mouches.

Antonia.—Dans quel but restait-elle sur l'escabelle?

Nanna.—Elle y demeurait afin d'accomplir l'œuvre de revêtir ceux qui sont nus. Et si jeunette! comme je l'ai dit, elle se tenait assise, le visage élevé et la bouche ouverte. A la voir, tu aurais dit qu'elle chantait cette chanson où il est dit:

Que fait donc mon amour, pourquoi ne vient-il point?

Elle était encore peinte debout et tournée vers quelqu'un qui, par vergogne, n'osait lui demander certaines choses. Toute joyeuse, toute humaine, elle allait au-devant de lui, et l'ayant mené dans la grange où elle consolait les affligés, d'abord elle lui ôtait ses habits, puis, lui ayant dénoué les chausses et ayant retrouvé le tourtereau, elle lui faisait tant de fête, qu'entré en superbe, il lui pénétrait entre les jambes avec la furie d'un étalon qui, ayant rompu sa longe, se précipite sur la jument. Mais elle, ne se trouvant pas digne de le regarder en face et peut-être, comme le disait le prédicateur qui nous expliquait sa vie, n'ayant pas le courage de l'affronter si rouge, si fumant, si irrité, elle lui tournait les épaules magnifiquement.

Antonia.—Que cela lui soit représenté à l'âme.

Nanna.—Oh! cela ne lui est-il pas représenté, puisqu'elle est toujours sainte?

Antonia.—Tu dis la vérité.

Nanna.—Qui pourrait te raconter le tout? Là était peint le peuple d'Israël qu'elle hébergea gracieusement et contenta toujours amore Dei. Et on voyait peint plus d'un qui, après avoir examiné ce qu'il y avait, la quittait avec une poignée de monnaie qu'elle avait obtenue par force d'un autre. Il[Pg 34] arrivait à qui la besognait, comme cela arrive pour celui qui loge dans la maison de quelque homme prodigue qui non seulement l'accueille, le nourrit et l'habille, mais lui donne encore le moyen de finir son voyage.

Antonia.—O bénie, ô pure Madame Sainte-Nafisse, inspire-moi de suivre tes très saintes traces!

Nanna.—En conclusion, ce qu'elle fit jamais et derrière et devant, à la porte et à l'huis, est là au naturel, et jusqu'à sa fin elle y est peinte. Et dans la sépulture sont représentés tous les clients qu'elle laissa dans ce monde pour les retrouver dans l'autre, et il n'y a pas tant de sortes d'herbes dans la salade de mai qu'il n'y a de variétés de clefs dans son sépulcre.

Antonia.—Je veux voir un jour ces peintures, coûte que coûte.

Nanna.—Sur la seconde est l'histoire de Mazet de Lamporrechio, et je te jure, par mon âme, qu'elles paraissent vivantes les deux sœurs qui le menèrent dans la cabane, tandis que le vaurien, faisant semblant de dormir, laissait sa chemise se gonfler comme une voile, tandis que se haussait l'antenne charnelle.

Antonia.—Ah! ah! ah!

Nanna.—Personne ne pouvait se tenir de rire en regardant les deux autres qui, s'étant aperçues de la galante aventure de leurs compagnes, prirent parti, non point de le dire à l'Abbesse, mais de se liguer avec elles, et chacun s'étonnait, contemplant Mazet qui, parlant par gestes, paraissait ne pas vouloir consentir. A la fin, nous nous arrêtâmes tous pour voir la sage Supérieure des Nonnes prendre les choses du bon côté et convier à souper et à coucher avec elle le vaillant homme qui, pour ne pas s'épuiser, se mit une nuit à parler et fit courir tout le pays au miracle, d'où le monastère fut canonisé comme saint.

Antonia.—Ah! ah! ah!

Nanna.—Dans la troisième, si je me souviens bien, étaient représentées toutes les sœurs qui avaient appartenu[Pg 35] à cet ordre, ayant auprès d'elles leurs amants et les enfants nés d'elles, avec les noms de chacun et de chacune.

Antonia.—Le beau mémorial!

Nanna.—Dans le dernier cadre étaient peintes toutes postures possibles à l'homme qui veut avoir commerce avec une femme ou à la femme qui veut faire l'amour avec un homme. Et les Nonnes, avant d'entrer en lice avec leurs amis, sont obligées de s'essayer de réaliser en tableaux vivants les scènes qui y sont représentées; cela se fait pour qu'elles n'aient point l'air emprunté une fois dans le lit, comme quelques-unes qui demeurent là, en quatre, sans odeur et sans saveur, et qui en goûte ressent le plaisir que donne un potage aux fèves, sans huile ni sel.

Antonia.—Il leur faut donc une maîtresse qui enseigne l'escrime?

Nanna.—Il y a bien la maîtresse qui montre à celle qui l'ignore comment on doit se tenir dans le cas où la luxure stimule l'homme au point qu'il veuille chevaucher sur une caisse, sur des marches d'escalier, sur une chaise, sur une table ou sur le pavé. Et cette même patience que possède celui qui enseigne un chien, un perroquet, un étourneau et une pie, il faut qu'elle l'ait celle qui enseigne les attitudes aux bonnes Sœurs; et la dextérité des escamoteurs est moins difficile à acquérir que l'art de forcer l'oiseau à se dresser sur ses pattes, même s'il ne veut pas.

Antonia.—Vraiment?

Nanna.—Très certainement. Quand on en eut assez de regarder la peinture, de discuter et de plaisanter, comme disparaît la rue devant les Barberi qui courent le palio, ou pour mieux dire la viande de vache devant ceux qui mangent relégués à l'office ou bien les figues devant la faim du paysan, ainsi disparurent les Nonnes, les Frères, les prêtres, les séculiers, ne laissant même pas les enfants de chœur, ni les moinillons, ni même celui qui avait apporté les machines de verre. Il ne resta avec moi que le Bachelier et, me sentant seule, je restai muette, presque tremblante: «Sœur Christine, me dit-il (c'est ainsi qu'on m'avait rebaptisée dès que j'eus pris[Pg 36] le voile), c'est à moi qu'il incombe de vous mener à cette cellule en laquelle l'âme se sauve dans les triomphes du corps.» Je voulus d'abord faire des manières; c'est pourquoi, toute confite de maintien, je ne lui répondis rien. Il me prit alors la main avec laquelle je tenais le saucisson de verre, et c'est tout juste si je ne le laissai pas tomber à terre. Je ne pus me retenir de le guigner de l'œil, si bien que le bon Père s'enhardit à m'embrasser, et moi, qui suis née d'une mère miséricordieuse et non d'une pierre, je restai ferme, le regardant en dessous.

Antonia.—Sagement.

Nanna.—Et ainsi je me laissai guider par lui comme l'aveugle par son chien. Quoi de plus? Il me conduisit dans une petite chambre placée au milieu de toutes les chambres, lesquelles n'étaient séparées entre elles que par de simples cloisons. Et les interstices du mur étaient si mal bouchés que pour peu qu'on y mît l'œil, on pouvait voir ce que l'on faisait dans chacune. Arrivée là, le Bachelier ouvrait la bouche pour me dire (à ce que je crois) que mes beautés surpassaient celles des fées; et avec cela: «Mon âme, sang chéri, douce vie», et le reste de la Philostrocole[26], par là-dessus. Il s'apprêtait même à me jeter sur le lit à sa discrétion, quand voici un tic, toc, tac, tel que le Bachelier et quiconque du monastère l'ouït ne s'en épouvanta pas autrement que ne fait une multitude de rats rassemblés autour d'un tas de noix quand on ouvre à l'improviste la porte d'un grenier. Affolés par la frayeur, ils ne se rappellent plus où ils ont laissé leur trou. Ainsi les compagnons, cherchant à se cacher, se heurtant l'un l'autre, s'égaraient tout en voulant se cacher au Saffrugant[27], car c'était le Saffrugant de l'Évêque, protecteur du monastère, qui, avec son tic, tac, toc, nous avait épouvantés comme une voix, le jet d'un caillou épouvantent les grenouilles posées, la tête haute, sur une motte de terre, dans[Pg 37] l'herbe, et à ce bruit elles se précipitent dans l'eau presque toutes ensemble. Peu s'en fallut que, passant par le dortoir, il n'entrât dans la chambre de l'Abbesse qui, avec le Général, réformait les vêpres à l'usage particulier de ses Religieuses. La Cellerière nous le raconta, il avait déjà levé la main pour heurter à la porte, et chaque chose, lorsqu'il l'oublia, parce qu'à ses pieds vint s'agenouiller une Nonnette aussi experte dans le chant figuré que la Drusiana de Buovo d'Antona[28].

Antonia.—Oh! quelle belle fête s'il était entré là-dedans. Ah! ah! ah!

Nanna.—Mais l'occasion se laissa prendre par les cheveux tout le long de ce jour-là, te dis-je, parce qu'à peine s'était assis le Suffragant...

Antonia.—Maintenant tu dis bien.

Nanna.—Voici un Chanoine, c'est-à-dire le Primocier[29], qui lui apportait la nouvelle que l'Évêque n'était pas loin. L'autre se leva et se rendit en toute hâte à l'évêché pour se préparer à aller à sa rencontre. Il nous ordonna de manifester avant tout notre allégresse par les cloches. A peine avait-il mis le pied hors du seuil que chacun retourna peu à peu à ses affaires. Le Bachelier, seul, fut forcé d'aller, au nom de l'Abbesse, baiser la main de Sa Révérendissime Seigneurie. Et retournant auprès de leur bonne amie, ils avaient l'air d'étourneaux qui retournent à l'olivier d'où viennent de les chasser les oh! oh! oh! du paysan qui se sent becqueter le cœur quand on lui becquète une olive.

[Pg 38]

Antonia.—J'attends que tu viennes au fait comme les bambins attendent la nourrice pour qu'elle leur mette la mamelle en bouche, et le retard me paraît plus cruel que le samedi saint à qui pèle les œufs après avoir fait le Carême.

Nanna.—Venons-en à quia. Étant restée seule et déjà amoureuse du Bachelier, car il ne me paraissait pas licite de vouloir contrevenir aux usages du monastère, je pensais aux choses entendues et vues depuis cinq ou six heures que j'y étais entrée, et tenant toujours en main le pilon de verre, je me mis à l'examiner de l'œil de qui voit pour la première fois cette si terrible gargouille en forme de lézard qui fait partie de l'église del Popolo. J'en étais plus émerveillée que de ces arêtes monstrueuses du poisson qui était resté à sec à Corneto. Je ne pouvais m'imaginer pourquoi les Sœurs faisaient tant de cas de cet objet. Et au milieu de ce débat de pensées, j'entends résonner quelques éclats de rire si violents qu'ils auraient ragaillardi un mort. Le bruit ne faisant qu'augmenter, je résolus de voir d'où partait ce rire, et me mettant debout, j'approchai l'oreille d'une fissure, et comme on voit mieux dans l'obscurité avec un œil qu'avec deux, je fermai le gauche et fixant avec le droit dans le trou qui était entre deux briques, j'aperçois... Ah! ah! ah!

Antonia.—Que vis-tu? Dis-le-moi, de grâce!

Nanna.—Je vis dans une cellule quatre Sœurs, le Général et trois moinillons de lait et de sang en train de dépouiller le Révérend Père de sa tunique et de le revêtir d'un pourpoint de velours; ils couvrirent sa tonsure d'une calotte d'or, sur laquelle ils posèrent une barrette de velours, pleine de pendeloques de cristal, ornée d'un panache blanc; ils lui ceignirent enfin l'épée au côté, après quoi le bienheureux Général, soit dit en parlant pour toi et pour moi, se mit à se promener de l'air d'un Bartholomeo Coglioni[30]. Pendant ce[Pg 39] temps-là, les Sœurs avaient quitté leurs cotillons, et les Novices leurs frocs; elles mirent les vêtements des Novices, du moins trois d'entre elles (et eux ceux des Nonnes); la dernière s'étant enveloppée dans la toge du Général s'assit pontificalement en contrefaisant le Supérieur donnant des lois aux couvents.

Antonia.—Quelle belle farce!

Nanna.—C'est maintenant que la farce va devenir belle, parce que Sa Révérence Paternité appela les trois novices et, appuyé sur l'un d'eux mince et long, formé avant l'âge, se fit tirer du nid par les autres le passereau qui se tenait coi. Le plus déluré et le plus charmant le prit sur la paume et lui lissa l'échine, comme on lisse la queue à la chatte qui ronronnant commence à souffler de sorte qu'elle ne peut plus tenir en place. Le passereau dressa la crête si bien que le vaillant Général ayant posé ses griffes sur la plus gracieuse et la plus jeune des Nonnes et lui ayant relevé ses jupes par-dessus la tête, lui fit appuyer le front sur le bois du lit. Alors, écartant délicatement avec les doigts les feuillets du missel culabrais, tout méditatif il contemplait ce fessier dont la figure n'était ni décharnée de maigreur jusqu'au dos, ni trop bouffie de graisse, mais rondelette, la raie du milieu tremblotante et qui reluisait comme un ivoire qui aurait eu la vie. Et ces petites fossettes que l'on aperçoit dans le menton et les joues des belles femmes se laissaient voir sur ses chiappeline[31] pour parler à la florentine, et sa morbidesse aurait[Pg 40] surpassé celle d'un rat de moulin, né, élevé, et engraissé dans la farine; et les membres de la Sœur étaient si lisses que si on lui posait la main sur les reins, elle glissait d'un trait jusqu'aux jambes, avec plus de rapidité qu'un pied ne glisse sur la glace. Aucun poil n'osait se montrer sur ce corps, pas plus que sur un œuf.

Antonia.—Donc le Père Général perdit la journée en contemplation, hein?

Nanna.—Il ne la perdit pas. Ayant trempé son pinceau, préalablement mouillé de salive, dans le godet à couleur, il la fit se tordre à la façon dont se tordent les femmes dans les douleurs de l'enfantement ou dans le mal de mère. Et pour que le clou demeurât plus fermement dans le trou, il fit signe derrière lui à son bœuf en herbe qui lui ayant rabattu les braies sur les talons administra un clystère au visibilium de Sa Révérence qui tenait les yeux fixés sur les autres garnements. Ceux-ci ayant disposé deux sœurs de la bonne façon et à leur aise dans leur lit leur pilaient la sauce dans le mortier, au désespoir de l'autre Nonnain qui étant quelque peu louche et noire de peau, rebutée de tous, avait rempli le Bernard de verre d'eau chauffée pour laver les mains du Messire, s'était assise par terre sur un coussin, la plante des pieds appuyée au mur de la chambre, et poussant le monstrueux bâton pastoral se l'était enfoncé dans le corps, comme on remet une épée au fourreau. Moi, à l'odeur de leur plaisir, me rongeant plus que ne se défont par usure les hardes, je me frottais la moniche à la façon dont les chats se frottent le cul sur les toits en janvier.

Antonia.—Ah! ah! ah! Quelle fut la fin du jeu?

Nanna.—Après s'être menés et démenés pendant une demi-heure, le Général s'écria:—«Faisons-le tous en chœur! et toi, mon petit couillaud, baise-moi; et toi aussi, ma petite colombe»; et tenant une main dans la boîte de l'angelette et de l'autre flattant les pommes de l'ange joufflu, baisant tantôt l'un et tantôt l'autre, il faisait le même visage grimaçant qu'au Belvédère cette statue de marbre fait aux serpents qui l'assassinent entre ses fils. A la fin, les Sœurs au lit, les jou[Pg 41]venceaux, le Général, celle sur laquelle il était monté, celui qu'il avait derrière lui et celle à la pastenague[32] de Murano, s'accordèrent à le faire en mesure comme s'accordent les musiciens, ou les forgerons en levant le marteau, et ainsi chacun attentif au signal, on entendait un: «Aïe! Aïe!» un: «Embrasse-moi!» un: «Tourne-toi vers moi; ta langue douce, donne-la-moi! Retire-la; pousse fort. Attends que je le fasse! Je t'en prie, fais-le! Serre-moi! Aide-moi!» L'un parlait en sourdine, l'autre à voix haute, en miaulant; on aurait dit ceux du la, sol, fa, mi, ré, ut, et c'étaient des yeux renversés, des soupirs, un branle, des secousses telles que les bancs, les caisses, les bois de lits, les chaises et les écuelles s'en ressentaient comme les maisons pendant un tremblement de terre.

Antonia.—Au feu!

Nanna.—Puis voici huit soupirs coup sur coup, issus du foie, du poumon, du cœur et de l'âme du Révérend, et cætera, des Sœurs et des Novices qui firent un si grand vent que huit torches en auraient été éteintes, et soupirant ils tombèrent de fatigue, comme les ivrognes de vin. Et moi qui avais quasiment les nerfs cordés du dépit de les contempler, je me retirai adroitement et m'étant assise je donnai un regard au machin de verre.

Antonia.—Arrête un peu: comment sais-tu qu'il y eut huit soupirs?

Nanna.—Tu es trop pointilleuse: écoute donc.

Antonia.—Dis!

Nanna.—En contemplant le machin de verre, je sentis[Pg 42] que je m'émouvais, bien que ce que j'avais vu eût ému l'ermitage des Camaldules. Et à force de contempler, je tombai in tentationem et libera nos a malo. Ne pouvant plus supporter la volonté de la chair qui me poignait bestialement la nature; n'ayant pas d'eau chaude à y mettre, comme m'en avait averti la sœur, en me disant à quoi servaient les fruits de cristal, je devins maligne par nécessité et pissai dans le manche de bêche.

Antonia.—Comment?

Nanna.—Par un petit trou qui y était exprès pour qu'on pût l'emplir d'eau tiède. Mais pourquoi t'allongerai-je la trame? Je me troussai galamment la robe et plaçant le pommeau de l'estoc sur la caisse, je commençai tout doucement à macérer ma concupiscence. La cuisson était vive et la tête du grondin était grosse, je ressentais à la fois martyre et jouissance, mais la jouissance surpassait la souffrance et peu à peu l'esprit entrait dans l'ampoule. Tout en sueur, me comportant en paladine, je me l'enfonçai si profondément que peu s'en fallut que je ne le perdisse en moi. Et à son entrée, je crus mourir d'une mort plus douce que la vie béate. Lui ayant tenu un bon bout de temps le bec dans l'eau, je me sens tout ensavonnée, je le retire aussitôt et, l'ayant retiré, je demeure avec cette cuisson qui dévore un rogneux lorsqu'il lève les ongles de dessus les cuisses. L'ayant regardé tout à coup, je le vois tout en sang et je fus prête à crier ma confession.

Antonia.—Pourquoi, Nanna?

Nanna.—Pourquoi? parbleu! Je crus m'être blessée à mort. Je me mets la main à la bouchette, je la retire toute mouillée et la voyant comme un gant d'évêque paré, je me mets à pleurer et les mains dans ces cheveux qu'en me les coupant auparavant m'avait laissés celui qui m'avait vêtue dans l'église, je commence la lamentation de Rhodes.

Antonia.—Celle de Rome, où nous sommes.

Nanna.—De Rome pour parler à ta façon, et outre que j'avais peur de mourir voyant ce sang, je craignais encore l'Abbesse.

[Pg 43]

Antonia.—A quel propos?

Nanna.—A propos de ce que, voulant savoir la raison du sang et connaissant la vérité, elle aurait pu me mettre en prison, liée comme une ribaude, et quand bien même elle ne m'aurait pas donné d'autre pénitence que de raconter aux autres l'histoire de ce sang, te paraît-il que je n'eusse pas lieu de pleurer?

Antonia.—Non! Pourquoi?

Nanna.—Pourquoi, non?

Antonia.—Parce qu'en accusant la Sœur que tu avais vue jouer à ce qu'il y a dans le verre tu t'en serais tirée gratis.

Nanna.—Oui, si la Sœur s'était ensanglantée comme moi. Ce qu'il y a de certain c'est que Nanna était dans une triste position. Là-dessus, j'entends frapper à ma cellule, je m'essuie le mieux possible les yeux, je me lève et je réponds: gracia plena. En même temps j'ouvre et j'apprends qu'on m'appelle à souper. Moi qui, en vraie soudarde, non en nouvelle Religieuse, avait bafré tout le matin et perdu l'appétit par crainte du sang, je dis que je voulais demeurer sobre pour ce soir; et ayant refermé la porte au verrou, toute songeuse, je remis la main à ma petite machine et, voyant qu'elle finissait par s'étancher, je me ravivai un tout petit peu et pour passer le temps je retournai à la fente où je voyais briller de la lumière, parce que, la nuit étant venue, les Sœurs avaient allumé, et regardant de nouveau je vois que chacun était nu. Et certainement si le Général, les Nonnes et les Novices avaient été vieux, je les assimilerais à Adam et Ève, avec les autres pauvres âmes des limbes. Mais laissons les comparaisons aux sibylles. Le Général fit monter sur une table carrée à laquelle mangeaient les quatre mignonnes chrétiennes d'Antéchrist son bœuf en herbe, c'est-à-dire le joli môme dégingandé tenant un bâton au lieu de trompette. Le jeune homme l'emboucha comme les hérauts font de leur instrument et annonça la joute. Et après le taratantara il dit: «Le grand Soudan de Babylone fait assavoir à tous les vaillants jouteurs qu'ils aient sur-le-champ à comparaître dans la lice, les lances en arrêt, et à celui qui en rompra le[Pg 44] plus, il sera donné un rond sans poil, duquel il jouira toute la nuit, et Amen.»

Antonia.—Belle proclamation! Son maître avait dû lui en rédiger la minute; continue, Nanna.

Nanna.—Voici les jouteurs en ordre de bataille, et ayant fait une quintaine[33] du séant de cette noireaude un peu bigle qui auparavant mangeait du verre à bouche que veux-tu, ils tirèrent au sort, et la première course échut au trompette qui faisant sonner un de ses compagnons, et tandis qu'il se mouvait, s'éperonnant lui-même les doigts, enfonça sa lance jusqu'à la garde dans l'écu de son amie, et comme le coup en valait trois, il fut très loué.

Antonia.—Ah! ah! ah!

Nanna.—Après lui, le Général, désigné par le sort, s'élança et courant la lance en arrêt enfila l'anneau de celui qui l'avait enfilé à la Sœur. Ensuite, ils restèrent là, immobiles comme des bornes entre deux champs. La troisième course échut à une Nonne et n'ayant pas de lance de sapin, elle en prit une de verre et au premier choc l'enfonça derrière le Général, se fourrant elle-même pour le bon motif les ventouses dans la pénillière.

Antonia.—Grand Dieu lui soit advenu!

Nanna.—Puis ce fut le second novice, qui vint à son tour et ficha la flèche dans la cible du premier coup, et l'autre Nonne, contrefaisant sa camarade au moyen de la lance à deux pelotes la plongea dans l'utriusque du jeune homme, qui se tortilla comme une anguille en recevant le coup. Vinrent la dernière et le dernier, et il y eut de quoi rire, parce que celle-ci ensevelit le berlingot dont elle s'était munie le matin à dîner dans le sillon de sa compagne. Et lui, demeuré derrière tout le monde, lui planta sa hampe par derrière, de façon qu'ils paraissaient une brochette d'âmes damnées que Satan menait rôtir pour le carnaval de Lucifer.

[Pg 45]

Antonia.—Ah! ah! ah! Quelle fête!

Nanna.—La bigle était une Sœur très amusante et pendant que chacun poussait et se démenait, elle disait les plus douces bouffonneries du monde. Et moi, entendant cela, je ris si fort qu'on m'entendit et, étant entendue, je me retirai un peu en arrière et après un certain temps quelqu'un ayant grondé je retournai à mon observatoire, que je trouvai couvert d'un drap, et je ne pus voir la fin de cette joute, ni à qui on avait donné le prix.

Antonia.—Tu me sautes le plus beau.

Nanna.—Je ne te le saute que parce que je l'ai sauté moi-même. Et cela me déplut au possible de ne pas voir faire la semence aux fèves et aux châtaignes. Mais pour tout te dire, pendant que j'étais furieuse de mes rires qui m'avaient privée de ma place au prêche, j'entendis de nouveau...

Antonia.—Qu'entendis-tu? Dis vite!

Nanna.—Je pouvais voir trois chambres par les fentes de la mienne.

Antonia.—Les murs n'étaient donc que des fentes? Cela me dégoûte des cribles.

Nanna.—Je crois qu'on ne prenait pas beaucoup de soin de les boucher et je pense que les Nonnes avaient plaisir à se voir l'une l'autre. Quoi qu'il en soit, j'entends souffler, soupirer, grogner, renacler si haut qu'on eût dit que cela venait de dix personnes se lamentant en songe. Et attentive j'écoute (en face de la cloison qui me séparait de la pièce où l'on joutait), j'écoute et j'entends chuchoter. Je mets l'œil à la fissure et j'aperçois, les jambes en l'air, deux mignonnes petites Sœurs, grassouillettes, toutes fraîches, avec quatre belles cuisses blanches et rondes qui paraissaient de lait caillé tant elles étaient tremblotantes. Et chacune tenant en main sa carotte de verre, l'une commença à dire: «Quelle folie de croire que notre appétit puisse se rassasier au moyen de ces saletés-là! Elles n'ont ni baisers, ni langue, ni mains à poser sur les touches. Et quand bien même elles en auraient, si nous éprouvons de la jouissance avec des simulacres, que serait-ce avec les objets mêmes en vie? Nous pourrions bien[Pg 46] nous dire de bien pauvres filles si nous consumions notre jeunesse avec des bouts de verre.»—«Sais-tu, ma sœur, répondait l'autre, je te conseille de venir avec moi.»—«Et où vas-tu?» dit-elle.—«Moi, à la tombée de la nuit, je veux me sauver et m'en aller à Naples, avec un jeune homme qui a un camarade, son frère juré, qui ferait ton affaire. Sortons donc de cette caverne, de cette sépulture et jouissons de notre âge comme doivent jouir les femmes.» Mais il fallut peu de paroles à l'amie, qui était facile à persuader. L'offre acceptée, elles jetèrent ensemble les cédrats de verre contre le mur, tâchant de couvrir le bruit qu'ils faisaient en se brisant par les cris de: «Aux chats! aux chats!» feignant qu'ils eussent cassé des carafes et tout ce qui se trouvait dans la pièce. Elles sautent à bas du lit, avant tout font un paquet de leurs meilleures hardes, puis sortent de la chambre. J'en étais là, quand voici un tapage très étrange de claques, d'Hélas! de Malheureuse que je suis! d'égratignements de visages, de cheveux arrachés et d'habits déchirés. Ma parole d'honneur! j'aurais cru qu'il y avait le feu au clocher. Je vais mettre l'œil aux interstices des briques, et je vois que c'est cette Paternité de Madame l'Abbesse qui fait les lamentations de l'apôtre Jérémie.

Antonia.—Comment? l'Abbesse!

Nanna.—La dévote mère des Nonnes et la protectrice du monastère.

Antonia.—Qu'avait-elle?

Nanna.—Autant que je puis le savoir, elle avait été assassinée par le confesseur.

Antonia.—De quelle façon?

Nanna.—Au plus beau moment de l'histoire, il avait retiré le bouchon de la bouteille, il voulait le mettre dans le vase à civette. La pauvrette, à qui l'eau était venue à la bouche, toute en luxure, toute en jus, agenouillée à ses pieds, le conjurait par les Stigmates, par les Douleurs, par les sept Allégresses, par le Pater noster de saint Julien, par les Psau[Pg 47]mes pestilentiels[34], par les trois Mages, par les Étoiles, par les Santa Santorum; mais elle ne put jamais obtenir que le Néron, le Caïn, le Judas, lui plantât son poireau dans le jardinet. Au contraire, avec le visage d'un Marforio tout vénéneux, il la força, du geste et de la voix, à lui tourner le dos, et lui ayant fait mettre la tête sur le poêle, soufflant comme un aspic sourd, avec l'écume à la bouche comme l'orque[35], il lui ficha son plantoir dans la fosse restauratrice.

Antonia.—Scélérat!

Nanna.—Et il prenait un plaisir digne de mille potences à l'ôter, à le remettre, riant à ce je ne sais quoi qu'il entendait à l'entrée et au sortir du pieu; bruit assez semblable à ce lof lof et taf que font les pieds des pèlerins qui trouvent en route de la glaise visqueuse qui souvent leur arrache les escarpins.

Antonia.—Qu'il soit écartelé!

Nanna.—L'inconsolée, la tête sur le poêle, semblait l'esprit d'un sodomite dans la bouche du démon. A la fin, le Frère, touché de ses oraisons, lui fit relever la tête et, sans débrocher, le coquin de Frère la porta, sur la verge, jusqu'à une escabelle, à laquelle la mignonne martyre s'étant appuyée, il commença à se démener avec tant de gaillardise que celui qui tâte les touches aux grandes orgues n'en fait pas tant. Et[Pg 48] comme si elle était disloquée, elle se renversait le corps en arrière, voulant boire les lèvres et manger la langue du confesseur, et elle allongeait tout entière la sienne, qui n'était pas très différente de celle d'une vache, et elle mit la main entre les bords de la valise et le fit se tordre comme si elle l'avait pris dans des tenailles.

Antonia.—Je renais, je suis ébaubie!

Nanna.—Et lâchant ces flots qui voulaient faire tourner la meule, le saint homme acheva sa besogne. Et après qu'il se fut fourbi le cordon avec un mouchoir parfumé et que la bonne dame eut essuyé le doux miel, ils soufflèrent un peu et s'embrassèrent, et le goulu de Frère lui dit: «Eh quoi! ma faisane, ma paonne, ma colombe, âme des âmes, cœur des cœurs, vie des vies, ton Narcisse, ton Ganymède, ton Ange, ne pouvait-il disposer une fois de tes quartiers de derrière?» Et elle répondait: «Te paraissait-il juste, mon oison, mon cygne, mon faucon, consolation des consolations, plaisir des plaisirs, espérance des espérances, que ta Nymphe, ta Servante, ta Comédienne dût, pour une fois, remettre ton naturel dans sa nature?» Et allongeant la bouche, en mordant, elle lui laissa les marques noires de ses dents sur les lèvres, lui faisant pousser un cri épouvantable.

Antonia.—Quel plaisir!

Nanna.—Après cela, la prudente Abbesse lui agrippa la relique et l'approchant de sa bouche la baisait suavement, et comme elle en était folle, elle la mâchait et la mordait comme un petit chien le fait aux jambes et aux mains, rien que pour le plaisir, et vous fait à la fois rire et pleurer; ainsi ce ribaud de Frère, aux poignantes morsures de Madonna, ne se sentait-il pas de joie, tout en criant: «Aïe! Aïe!»

Antonia.—Elle pouvait aussi bien lui enlever un morceau avec les dents, la goulue!

Nanna.—Tandis que par bonté et par charité, l'Abbesse jouait avec son idole, on frappe doucement à la porte de la chambre. Ils en restent tous deux en suspens et demeurant aux écoutes ils entendent siffler avec un son rauque, et ils reconnurent alors que c'était le jeune bardache du con[Pg 49]fesseur qui entra, la porte lui ayant été ouverte de suite. Et comme il savait ce que pesait leur laine, ils ne se dérangèrent nullement; même la traîtresse d'Abbesse, laissant le pinson du père, prit par les ailes le chardonneret du fils, se rongeant toute de l'envie de frotter l'archet du petit garçon sur sa lyre: «Mon amour, fais-moi de grâce une grâce», et le pendard de Frère lui dit: «Je veux bien. Que demandes-tu?»—«Je veux, dit-elle, râper ce fromage avec ma râpe, à condition que tu mettes ta baguette dans le tambour de ton fils spirituel. Et si le plaisir te plaît, nous donnerons l'élan aux montures, sinon nous essayerons tant de manières qu'une ou l'autre sera de notre goût.» Et pendant ce temps la main de fra Galasso avait amené les voiles de l'esquif du garçonnet. Madame s'en étant aperçue se mit sur le séant, ouvrit la cage toute grande dans laquelle elle introduisit le rossignol, et tira sur elle tout le faix, au grand contentement de chacun. Et je puis t'affirmer que c'était un vrai crève-cœur de la voir là, ayant sur la panse une aussi grande mappemonde qui la foulait comme est foulée chez le foulon une pièce de drap. A la fin, elle se déchargea de son fardeau et ils laissèrent leur arbalète, et le jeu fini, je ne pourrais pas te dire le vin qu'ils engloutirent et les gâteaux qu'ils dévorèrent.

Antonia.—Comment te pouvais-tu refréner du désir de l'homme, voyant tant de clefs?

Nanna.—L'eau me venait à la bouche abondamment pendant cet assaut abbatial et comme je tenais encore le poignard de verre...

Antonia.—Je crois que tu le tenais en le flairant souvent, comme on flaire un œillet.

Nanna.—Ah! ah! ah! je te dirai qu'étant en appétit par suite des batailles que j'avais vues, je vidai l'instrument de l'urine froide, et l'ayant rempli de nouveau, je me plaçai dessus assise, et la fève une fois mise dans la cosse, je me la serais volontiers envoyée au Culisée, pour éprouver toute chose, parce qu'autrement nous ne pouvons savoir ce qu'il en arrive pour nous.

[Pg 50]

Antonia.—Tu faisais bien, c'est-à-dire tu aurais bien fait!

Nanna.—En me démenant ainsi sur son échine, je sentais tout ragaillardi mon guichet de devant, grâce au tampon qui me récurait le seau; et pesant le pour et le contre, je me demandais à moi-même si oui ou non je recevrais l'argument tout entier ou seulement en partie. Je crois bien que j'aurais laissé aller le chien dans le terrier, si à ce moment ayant entendu le confesseur, qui s'était rhabillé ainsi que son élève et l'Abbesse bien contente, prendre congé, je n'avais couru voir les façons qu'ils faisaient au départ. Elle faisait l'enfant et, minaudant, disait: «Quand reviendrez-vous? O Dieu! à qui est-ce que je veux du bien? Qui est-ce que j'adore?» Et le Père jurait par les litanies, par l'Avent, qu'il reviendrait le soir suivant; et le petit bardache qui se remettait encore les chausses lui dit adieu avec toute la langue dans la bouche. Et j'entendis que le confesseur en partant commençait ce Pecora campi que l'on dit à vêpres.

Antonia.—Le ribaud feignait de dire complies, hein?

Nanna.—Tu l'as deviné. Et aussitôt que fut parti le susdit, j'entendis un tel tapage que je conjecturai que nos jouteurs eux aussi avaient fini leur journée et s'en retournaient victorieux chacun chez soi, faisant fienter leurs chevaux de manière que cela me paraissait la première pluie d'août.

Antonia.—Le sang!

Nanna.—Écoute, écoute ceci. Les deux qui avaient emballé leurs effets étaient retournées dans la chambre, et la raison, à ce qu'elles disaient en grommelant, c'était qu'elles avaient trouvé la porte de derrière fermée à clef par ordre de l'Abbesse, à laquelle elles donnèrent plus de malédictions que n'en recueilleront les prêtres le jour du jugement. Mais elles ne s'étaient pas dérangées pour rien, car en descendant l'escalier elles avaient vu sommeiller le muletier entré depuis deux jours au service du monastère; et ayant jeté son dévolu sur lui, l'une disait à l'autre: «Tu iras le réveiller, sous le prétexte qu'il t'apporte une brassée de bois dans la cuisine, et te prenant pour la cuisinière il viendra de suite. Tu lui montreras alors cette chambre en disant: Portez-le là.[Pg 51] Une fois le brigand dedans, laisse ta sœur lui dire deux mots.»

Cet avis n'étant pas tombé d'ans l'oreille d'une sourde ni d'une muette, elle fut aussitôt obéie. Là-dessus je découvre une nouvelle trame.

Antonia.—Que découvres-tu?

Nanna.—Je découvris à côté de la pièce des susdites une chambrette lattée à la courtisane, très élégante, dans laquelle étaient deux sœurs divines. Elles avaient préparé bien gentiment une petite table; et ayant mis dessus une nappe qui paraissait de damas blanc, fleurant la lavande plus que ne sentent le musc les animaux qui le produisent, elles disposèrent des serviettes, des assiettes, des couteaux et des fourchettes pour trois personnes, le tout si proprement que je ne pourrais te le dire. Elles tirèrent d'un corbillon beaucoup de variétés de fleurs dont elles ornaient la table avec grand soin. Au centre, une de ces Sœurs avait disposé une grosse guirlande de feuilles de laurier, semé là ou elles faisaient le mieux des roses blanches et rouges et garni de fleurs d'oranger les rubans, qui nouaient la guirlande et se déroulaient sur la table. Dans la guirlande, tracé avec des fleurs de bourrache, on lisait le nom du Vicaire de l'Évêque, qui était arrivé le jour même avec son Monseigneur. Et c'était pour lui plutôt que pour Sa Grandeur mitrée que les cloches avaient sonné à toute volée, privant, avec leur don din don, mes oreilles de mille choses bonnes à raconter. Je dis que c'était au Vicaire que l'on préparait la noce, et cela je le sus plus tard. Pendant ce temps-là, l'autre Nonne avait mis une belle chose à chaque coin de la table. Sur le premier, elle avait dessiné le nœud de Salomon en giroflées doubles; sur le second, le Labyrinthe en fleurs de sureau; sur le troisième, un cœur de roses rouges, que transperçait un dard figuré par la tige d'un œillet dont le bouton lui servait de fer. A demi ouvert, il paraissait teint par le sang du cœur. Au-dessus, elle figura, en fleurs de buglosse, ses yeux battus à cause des pleurs, et les larmes qu'ils versaient étaient faites de ces petits boulons de fleurs d'oranger venant à peine de pointer à la cime de leurs[Pg 52] feuillards. Sur le dernier coin, elle avait dessiné deux mains de jasmin entrelacées, avec une Fides de giroflées jaunes. Après cela, l'une se mit à frotter quelques verres avec des feuilles de figuier et les fourbit si bien que de cristal ils paraissaient transformés en argent. Sa compagne, pendant ce temps-là, avait mis sur une planchette un napperon de toile et avait placé les verres par rang de taille sur ce dressoir. Elle plaça au milieu un carafon en forme de poire plein d'eau de senteur. Une serviette de fin linon pour s'essuyer les mains en pendait comme sur les tempes des Évêques pendent les bandes des mitres. Au pied du dressoir, il y avait un seau de cuivre dans lequel on aurait pu se mirer tant il avait été bien fourbi au sablon, au vinaigre, à la main. Plein d'eau fraîche jusqu'au bord, il contenait deux fioles de verre uni qui paraissaient pleines non de vin blanc ou rouge, mais de topaze et des rubis fondus. Et tout mis en ordre, l'une sortit d'une huche le pain (on aurait dit de l'ouate comprimée) et le tendit à l'autre qui le mit à sa place. Alors elles prirent un peu de repos.

Antonia.—Vraiment, la diligence qu'elles mirent en œuvre pour parer la petite table ne pouvait être qu'une besogne de Sœurs, lesquelles ont du temps à perdre.

Nanna.—Étant assises, voici que sonnent trois heures[36], et la plus délurée dit: «Le Vicaire est plus long à venir que la messe de Noël.» L'autre répondit: «Son retard n'est pas si étonnant, car l'Évêque, qui, demain, veut donner sa confirmation, l'aura employé à quelque besogne.» Elles parlèrent alors de mille bagatelles, pour dissiper l'ennui de l'attente, mais l'heure passait de la première minute à la dernière, et toutes deux se mirent à parler du Vicaire comme Maître Pasquin parle des Cardinaux; et pendard, cochon, poltron étaient des noms de jours de fête. Et l'une courut au feu, où bouillaient deux chapons, gras à ne pouvoir plus se remuer, sur lesquels montait la garde une broche, qui pliait sous le poids d'un paon élevé par elles; et elle aurait tout jeté[Pg 53] par la fenêtre si sa compagne ne l'en eût empêchée. Et au milieu de cette dispute, le muletier, qui allait décharger son bois dans la chambre de celle à qui son âme sœur avait donné le bon conseil, se trompa de porte, quoiqu'on la lui eût bien indiquée en lui mettant le fagot sur l'épaule. Entré là où était attendu le Messire, cette espèce d'âne laissa aller tout son bois, et l'entendant, les deux compagnes se fichèrent les ongles dans le visage et s'égratignèrent toutes.

Antonia.—Que dirent-elles, celles du planton?

Nanna.—Qu'aurais-tu dit, toi?

Antonia.—J'aurais pris l'occasion aux cheveux.

Nanna.—Ainsi firent-elles. Toutes réjouies par la venue inespérée du muletier, comme les pigeons se réjouissent de la pâture, elles lui firent un accueil de roi et, la porte verrouillée, de peur que le renard s'échappât du trébuchet, elles le firent asseoir entre elles et le débarbouillèrent avec une serviette bien propre. Le muletier allait sur ses vingt ans ou environ, imberbe, joufflu, le front comme le fond d'un boisseau, avec deux lombes d'Abbé, bien planté, bien blanc de teint, c'était, en somme, un de ces chômeurs trop bon pour leur dessein. Il faisait les plus risibles singeries du monde en se voyant attablé en face des chapons et du paon; il engloutissait des morceaux démesurés et buvait comme un moissonneur. Elles, à qui semblait durer mille ans l'attente de s'étriller le poil avec son battant, rebutaient les plats comme les rebute quelqu'un qui n'a pas faim. Et si la plus vorace, ayant perdu la patience comme la perd quelqu'un qui se fait Ermite, ne s'était jetée sur le fifre comme le vautour sur le poussin, le muletier aurait fait un repas de roulier. A peine touché, il exhiba un morceau de pique à faire honte à celle de Bevilaqua: c'était comme la trompe que lève celui qui en sonne au Château Saint-Ange. Pendant que l'une tenait le bâton, l'autre enlevait la table. Sa camarade, se colloquant le poupart entre les jambes, se laissa aller entièrement sur la flûte du muletier, qui était assis; et poussant, et comme elle y allait avec la même discrétion que le peuple quand, la bénédiction donnée, il se presse sur le Pont, la chaise,[Pg 54] le muletier et elle-même se renversèrent, culbutèrent comme un singe. Le verrou était sorti de la gâchette; l'autre sœur, qui mâchonnait comme une vieille mule, craignant que le poupart, qui n'avait rien sur la tête, ne prît froid, l'embéguina avec le verbi gratia. Sa compagne, furieuse de se voir déclouée, se mit dans une telle colère qu'elle la prit à la gorge et lui fit vomir le peu qu'elle avait mangé, et l'autre s'étant retournée sans s'inquiéter de finir le chemin, elles s'en donnèrent plus que les Bienheureux Pauls[37].

Antonia.—Ah! ah! ah!

Nanna.—Juste au moment où le lourdaud se levait pour séparer la mêlée, je sens une main s'appuyer sur mon épaule et j'entends dire tout bas: «Bonne nuit, ma chère petite âme.» J'en frissonnai de peur, tout entière, d'autant plus qu'absorbée par les faits d'armes de ces bêtes en chaleur (je veux dire le mot), je ne pensais pas à autre chose et, me sentant mettre la main sur le dos, je me retournai et dis: «Holà! qui est celui-ci?» Et j'allais ouvrir la bouche pour crier au secours, quand j'aperçois le Bachelier, qui m'avait laissée pour aller à la rencontre de l'Évêque. Je me rassurai, mais cependant je lui dis: «Père, je ne suis pas de celles que vous croyez... Éloignez-vous un peu... Je ne veux pas... A l'instant même!... Je crierai!... Je me laisserai plutôt ouvrir les veines... Dieu m'en garde!... Je ne le ferai jamais, non, jamais... je vous dis que non!... Vous devriez en être glacé d'horreur... Belle chose!... Cela se saura bien!» Et il me disait: «Est-il possible qu'en un Chérubin, en un Trône et en un Séraphin se loge tant de cruauté? Je suis votre esclave, je vous adore, parce que vous êtes mon Autel, mes Vêpres, mes Complies et ma Messe. Et s'il vous plaît que je meure, voici le couteau; percez-m'en le sein, vous verrez sur mon cœur votre nom suave écrit en lettres d'or.» Et me parlant ainsi, il voulait me mettre dans la main un très beau couteau à manche d'argent doré, avec lame damasquinée jusqu'au milieu. Je ne voulus jamais le prendre, et sans répondre[Pg 55] je tenais le visage vers la terre. Lui alors, avec ces exclamations que l'on chante à la Passion, me rompit tant la tête que je me laissai vaincre.

Antonia.—Ils font pis ceux qui se laissent aller jusqu'à occir ou empoisonner les hommes. L'œuvre pie que tu as faite là l'est plus que le Mont-de-Piété, et toute femme de bien devrait prendre exemple sur toi. Continue.

Nanna.—Et m'étant laissée vaincre par son préambule monacal, dans lequel il disait plus de mensonges que n'en comptent les horloges détraquées, il m'assaillit avec un Laudamus te, comme s'il avait à bénir les Rameaux, et avec ses chants il m'enchanta si bien que je me laissai aller. Mais que voulais-tu que je fisse, Antonia?

Antonia.—Pas autre chose, Nanna.

Nanna.—Je continue donc... Et le croirais-tu?

Antonia.—Quoi?

Nanna.—Celui de chair me parut moins rude que celui de verre.

Antonia.—Grand secret!

Nanna.—Oui, par cette croix!

Antonia.—Quel besoin as-tu de jurer, puisque je te crois et te recrois.

Nanna.—Je pissai, sans pisser...

Antonia.—Ah! ah! ah!

Nanna.—... Une certaine glu blanche qui paraissait de la bave de limace. Pour cette fois, il me le fit trois fois, révérence parler, deux à l'antique et une à la moderne; et cet usage, l'ait trouvé qui veut, ne me plaît pas du tout. Ma foi, non, il ne me plaît pas.

Antonia.—Tu as tort.

Nanna.—Nous voilà fraîches si j'ai tort. Et celui qui le trouva était un dégoûté, n'ayant plus faim de rien, sinon de... Eh! tu me le feras dire!

Antonia.—Ne mentionne rien en vain. C'est une bouchée comme on en fait à la grappe plus que des lamproies, et un mets de grands maîtres.

Nanna.—Qu'ils gardent cela pour eux. Maintenant, revenons[Pg 56] à notre affaire. Après que le Bachelier m'eut planté deux fois l'étendard dans la citadelle et une fois dans le ravelin[38], il me demanda si j'avais soupé; et moi, qui, à son haleine, m'aperçus qu'il était plus bourré que l'oie des Juifs, je lui répondis que oui. Alors il me prit sur ses genoux, et avec un bras il m'entourait le cou, et avec la main de l'autre il me patinait tantôt les joues et tantôt les tétons, mêlant à ses caresses des baisers savoureux au possible, de sorte qu'en moi-même je remerciais l'heure et le moment où je m'étais faite Sœur, jugeant que le vrai paradis était chez les Sœurs. Là-dessus, il prit une fantaisie au Bachelier, qui délibéra de me mener en procession par le monastère, disant: «Et puis, nous dormirons le jour.» Et moi, qui avais vu tant de miracles dans quatre chambres, il me durait cent ans d'en voir d'autres dans les autres. Il ôta ses souliers, et moi mes mules et, posant le pied à terre comme si je marchais sur des œufs, je marchai derrière lui qui me tenait par la main.

Antonia.—Retourne en arrière!

Nanna.—Pourquoi?

Antonia.—Parce que tu as oublié ces deux-là restées à court par l'erreur du muletier.

Nanna.—Certainement, j'ai donné ma cervelle au tondeur de draps. Les pauvrettes, les infortunées, passèrent leur rage sur les pommes des landiers, et s'étant enfilées dessus, elles jouaient des jambes comme les criminels sur les pals turquois. Et si celle qui finit le bal la première n'était venue au secours de sa copine, la boule lui serait sortie par la bouche.

Antonia.—Oh! celle-ci, oui, elle est énorme! Ah! ah! ah!

Nanna.—Je m'en allais derrière mon valeureux amant, coite comme l'huile, et voici que nous apercevons la logette de la cuisinière laissée entr'ouverte par l'écervelée; nous y jetons un petit coup d'œil et nous la voyons se divertir en levrette avec un pèlerin qui, lui demandant (c'est ce que je crois) la charité pour aller à Saint-Jacques de Galice, avait[Pg 57] été accueilli par elle; son esclavine[39] était pliée sur une caisse, et le bourdon, sur lequel était un petit tableau avec le miracle, appuyé au mur; la poche, pleine de rogatons, servait de joujou à une chatte, dont les joyeux amants trop occupés ne s'occupaient point, pas plus que de la gourde qui, renversée sens dessus dessous, laissait tout le vin s'écouler. Nous ne daignâmes point perdre notre temps devant d'aussi grossières amours; mais nous nous arrêtâmes, arrivés devant les fissures de la chambre de Madame la Cellerière, qui, ayant perdu l'espérance de voir arriver son curé, s'était livrée à une telle fureur qu'elle avait attaché une corde à une solive, était montée sur un escabeau et le nœud coulant passé autour du cou, elle allait renverser du pied son point d'appui et ouvrait déjà la bouche pour dire au curé: «Je te pardonne», quand celui-ci arrivé à l'huis et l'ayant poussé brusquement entra dedans et vit sa vie au terme dit. Il s'élance sur elle, la prend dans ses bras et dit: «Qu'est-ce que tout cela signifie? Suis-je donc tenu de vous, mon cœur, pour un traître à la foi jurée? Et où est donc la divinité de votre prudence? Où est-elle?» A ces douces paroles elle releva la tête, comme se relèvent ceux qui sont évanouis et à qui l'on jette de l'eau froide au visage, et revint à elle absolument comme les membres engourdis par le froid reviennent à la chaleur du feu. Et le curé ayant jeté la corde et l'escabeau la déposa sur le lit et elle lui dit après un long baiser: «Mes oraisons ont été exaucées, et je veux que vous me fassiez mettre en cire devant l'image de Saint Giminiano, avec cette inscription: elle se recommanda et fut délivrée.» Et cela dit, elle accrocha aux dents de ses fourches le charitable curé qui, rassasié à la première bouchée de chèvre, demanda du chevreau.

Antonia.—Je voulais te le dire et ne m'en suis plus sou[Pg 58]venue. Parle donc librement et dis cu, ca, po et fo[40], sinon tu ne seras comprise de personne que de la Sapienza Capranica[41], avec ton cordon dans l'anneau, ton aiguille dans le Culisée, ton poireau dans le jardin, ta chevillette dans l'ouverture, ta clef dans la serrure, ton pilon dans le mortier, ton rossignol dans le nid, ton plantoir dans le trou, ta seringue dans la valvule, ton estoc dans le fourreau, et aussi le pieu, la crosse pastorale, le pastenague, la moniche, le ceci, le cela, les pommes, les feuillets du missel, cette affaire, le verbi gratia, cette chose, cette besogne, cette histoire, le manche, le dard, la carotte, le radis et la merde, qu'elle te soit... je ne veux pas dire dans la gorge, puisque tu veux marcher sur la pointe de tes soques. Allons! dis oui pour oui, et non pour non, sinon garde-le pour toi.

Nanna.—Tu ne sais donc pas combien la pudeur est belle au bordel?

Antonia.—Parle à ta façon, ne sois pas courroucée.

Nanna.—Je te dirai donc qu'après avoir obtenu le chevreau et fiché dedans le couteau propre à couper cette viande-là, il jouissait comme un fou, à voir l'allée et venue, et en le retirant et en le mettant, il avait ce plaisir qu'a un mitron à mettre les poings dans la pâte et à les en retirer. En somme le curé Arlotto[42] faisant la preuve de la force de son coquelicot vous porta, planté dessus de tout son poids, la serpolette jusqu'au lit, et enfonçant de toutes ses forces son cachet dans la cire alla en roulant de la tête du lit au pied, puis jusqu'à la tête, et se retournant de nouveau, ou dessus ou dessous, de telle sorte que c'était tantôt la Sœur qui besognait le curé, tantôt le curé qui besognait la Sœur. A force[Pg 59] de: «Fais-le-moi!»—«Et je te le fais!» ils roulèrent tant qu'à la fin ce fut l'inondation, changeant en lac la plaine des draps, et ils tombèrent, l'un d'un côté, l'autre de l'autre, soupirant comme des soufflets, qui abandonnés de ceux qui les lèvent lâchent encore leur vent en s'arrêtant. Nous ne pûmes nous tenir de rire quand la clef ôtée de la serrure, le vénérable prêtre en témoigna par un pet si épouvantable (gardes-en le nez sauf!) qu'il résonna à travers tout le monastère. N'eût été que nous nous fermions l'un à l'autre la bouche avec la main, nous aurions été découverts.

Antonia.—Ah! ah! ah! et qui n'aurait ri à se décrocher la mâchoire?

Nanna.—Nous éloignant à tâtons, au hasard (et il faisait bien les choses), nous voyons la Maîtresse des Novices en train de tirer de dessous le lit un portefaix, plus sale que ne l'est un tas de haillons. Elle lui disait: «Sors de là, mon Hector Troyen, mon Roland du Quartier, me voici, c'est moi ta servante; et pardonne-moi l'ennui que je t'ai causé en te cachant, j'étais forcée de le faire.» Et le goujat, relevant ses guenilles, lui répondait par les gestes du membre, et comme elle n'avait pas de truchement pour déchiffrer ce langage, elle l'interprétait à sa fantaisie, et le rustaud lui mettant la serpette dans la haie lui fit voir mille chandelles et lui planta ses crocs de loup sur les lèvres avec tant de douceur que les larmes lui venaient, quatre à quatre. Pour ne pas voir la fraise dans la bouche de l'ourse, nous allâmes ailleurs.

Antonia.—Où allâtes-vous?

Nanna.—Du côté d'une fente qui nous laissa voir une Sœur, qui paraissait la mère de la Discipline, la tante de la Bible, et la belle-mère du Vieux Testament. A peine aurais-je osé la regarder. Elle avait sur la tête une vingtaine de cheveux pareils aux crins d'une brosse, tout pleins de lentes, et peut-être cent rides sur le front, des sourcils épais et tout blancs, des yeux qui distillaient une certaine chose jaune.

Antonia.—Tu as une bonne vue si tu aperçois de loin jusqu'à des lentes.

Nanna.—Suis-moi bien. Elle avait la bouche et le nez[Pg 60] pleins de bave et de morve et ses mâchoires paraissaient le peigne en os d'un pouilleux, avec deux dents, les lèvres minces et le menton pointu comme celui d'un Génois, orné, par grâce spéciale, de quelques poils hérissés comme ceux d'une lionne et durs, pensé-je, comme des épines; les mamelles ressemblaient aux génitoires d'un homme sans les pelotes; on aurait dit qu'elles étaient attachées à la poitrine par deux ficelles. Le corps, miséricorde! était tout rugueux, rentré en dedans, avec le nombril en dehors. Il est vrai qu'elle avait autour de sa pissotière une guirlande de feuilles de choux qui semblaient être restées un mois sur la tête d'un teigneux.

Antonia.—Saint Onuphre portait bien autour de sa pudeur un cerceau de taverne.

Nanna.—Tant mieux. Les cuisses étaient des fuseaux recouverts de parchemin et les genoux lui tremblaient au point qu'elle se trouvait à chaque instant près de tomber; et pendant que tu t'imagines ses mollets, et les bras, et les pieds, je te dirai qu'elle avait les ongles des mains longs comme celui que le Ruffian portait au petit doigt, par genre; mais ceux-ci étaient pleins d'ordures. A cette heure, courbée vers la terre, elle traçait des étoiles, des lunes, des carrés, des ronds, des lettres et mille autres balivernes; ce faisant, elle appelait les démons d'un tas de noms que les diables même ne pourraient se rappeler; puis, après avoir tourné trois fois autour des figures, elle se tourna vers le ciel, sans cesser de marmotter à part soi; puis, ayant pris une figurine de cire vierge, dans laquelle étaient piquées cent aiguilles (et si tu as jamais vu la mandragore, tu vois ce que c'était), elle la mit assez près du feu pour qu'elle s'en ressentît, et la retournant comme on retourne les ortolans et les becs-figues, pour qu'ils cuisent sans se brûler, elle disait ces paroles:

O Feu, mon Feu, détruis
Ce cruel qui me fuit,

et la retournant avec plus de rage qu'on ne donne du pain à l'hôpital, elle ajoutait:

Que mon désir, mon désir fou
Touche le Dieu d'Amour sur l'heure!

[Pg 61]

L'image commençait fort à s'échauffer; elle dit les yeux fixés sur le carrelage:

Et fais, Démon, que mon bijou
Vienne ou bien qu'à l'instant je meure.

A la fin de ces petits vers, voici que quelqu'un frappe à la porte, tout haletant comme celui qui, pris sur le fait de grapiller dans la cuisine, aurait, avec ses pieds, épargné à ses épaules une dégelée de coups de bâton. Aussitôt, elle laissa là toutes ses incantations et lui ouvrit.

Antonia.—Ainsi nue?

Nanna.—Ainsi nue. Et le pauvre homme contraint par la nigromancie, comme la faim par la disette, lui jeta les bras autour du cou, et la baisant non moins savoureusement que si elle avait été la Rosa ou l'Arcolana, louait sa beauté dans les mêmes termes que ceux qui font des sonnets aux Tullies, et ce fantôme maudit se démenant toute et minaudant lui disait: «Sont-ce là des chairs à se coucher toutes seules?»

Antonia.—Oh! pouah!

Nanna.—Je ne te soulèverai pas davantage l'estomac avec cette vieille Trentine[43]; je ne sais rien d'autre sur elle, parce que je n'ai rien voulu voir d'autre. Et quand l'ensorcelé séculier, un jeune gars à sa première barbe, la besogna sur un escabeau pedum tuorum, je fis la chatte de Masino, qui fermait les yeux pour ne pas attraper les rats.

Poursuivons maintenant! Après la vieille, nous allâmes voir la Tailleuse qui était aux prises avec le Tailleur son maître, et qui, l'ayant déshabillé tout nu, lui baisait la bouche, les tétons, la baguette et le tambour, comme la nourrice baise à l'enfançon qu'elle nourrit son petit museau, sa bouchette, ses menottes, son petit corps menu, sa quéquette, son petit cul, si passionnément qu'il semble qu'elle veuille le sucer comme il lui suce le lait.

Certainement nous aurions mis l'œil à la fente pour voir le Tailleur découdre des lés dans la robe de la Tailleuse, mais[Pg 62] nous entendîmes un cri, et après le cri, un hurlement, et après le hurlement, un hélas! et l'hélas achevé, un oh! Dieu! qui nous bouleversa tout le cœur. Et accourus vite à l'endroit d'où partaient les cris que couvrait le bruit de nos pas, nous en vîmes une qui avait une créature à demi sortie de la cave et qui la pissa tout à fait, la tête en avant, au son de quantité de pets parfumés. Dès qu'on vit que c'était un enfant mâle, on appela son père, Dom Gardien, qui vint accompagné de deux Sœurs entre deux âges; et à son arrivée, on commença à manifester de l'allégresse comme à l'entrée d'un Seigneur. Le Gardien dit: «Puisque voici sur cette table du papier, une plume et de l'encre, je veux faire sa nativité.» Et après avoir dessiné un million de points, tirant certaines lignes entre eux, disant je ne sais quoi de la maison de Vénus, de Mars et de Mercure, il se tourna vers l'assistance et dit: «Sachez, mes Sœurs, que ce mien fils naturel, charnel et spirituel, sera le Messie, l'Antéchrist ou Melchissédech.» Le Bachelier me tirait par la robe pour mieux voir le trou d'où il était sorti; je lui fis signe qu'il me déplaisait de voir d'autres boudins que ceux d'un porc éventré.

Antonia.—Allez, allez, faites-vous Sœur!

Nanna.—Écoute celle-ci maintenant. Six jours avant moi avait été placée, par ses frères, là où j'étais, une... je ne veux pas dire une pucelle... une... que Dieu te le souffle dans l'oreille! Par défiance contre un des premiers du pays qui en était amoureux fou, selon ce qu'on m'en a dit, l'Abbesse la tenait toute seule dans une chambre, l'enfermait de nuit et emportait la clef. Et le jeune amant, s'étant aperçu qu'une des fenêtres grillées de la chambre donnait sur le jardin, grimpait, les ongles comme un pic, le long du mur de la fenêtre, et du mieux qu'il pouvait donnait la becquée à l'oie. Et justement la nuit dont je parle, il était venu et collé au grillage il abreuvait le braque à la tasse qu'on lui tendait et tenait pour cela ses bras enlacés à ces barreaux de malheur. Au moment où le miel venait à la gaufre, la douceur lui en devint plus amère qu'une médecine.

Antonia.—De quelle façon?

[Pg 63]

Nanna.—Le malheureux se pâma si bien au moment du Fais, je le fais! que, ses bras ayant lâché prise, il tomba du balcon sur un toit, du toit sur un poulailler, du poulailler par terre, de sorte qu'il se cassa une cuisse.

Antonia.—Que ne se les était-elle rompues toutes deux, ta sorcière d'Abbesse, qui voulait qu'elle observât la chasteté dans un bordel!

Nanna.—Elle le faisait par peur des frères qui avaient juré de la brûler avec tout le monastère, s'ils entendaient parler de rien. Et pour en revenir au fait, le jeune homme, qui avait eu ainsi le salaire des chiens, mit tout le monde sens dessus dessous. Chacun courut à la fenêtre, levant le châssis, et à la clarté de la lune on découvrit le malheureux tout défiguré et fracassé. On fit lever deux séculiers du lit de leurs fausses femmes et on les envoya au jardin, où ils prirent le blessé dans leurs bras et le portèrent dehors. Je n'ai pas besoin de te dire que l'événement fit du bruit dans le pays. Après ce scandale nous retournions dans notre cellule, de peur que le jour ne nous surprît à épier les faits et gestes des autres quand nous entendîmes un Moine, excellent brigand, tout graisseux, plutôt deux fois qu'une, qui disait des balivernes à je ne sais combien de Sœurs, de prêtres et de séculiers qui avaient joué aux dés et aux cartes toute la nuit. Ayant fini de boire, ils s'étaient mis à bavarder, conjurant le Frère de leur dire un conte. Il disait: «Je vais vous raconter une histoire qui commença par des rires et finit par des pleurs, du fait d'un gros mâtin.» Il obtint le silence et commença:

«Il y a de cela deux jours, passant sur la place, je m'arrêtai à voir une petite chienne en chaleur qui avait à ses trousses deux douzaines de roquets attirés par l'odeur de sa vulve, toute gonflée et si rouge qu'elle semblait de corail ardent. Ils allaient la flairant, tantôt l'un, tantôt l'autre, et ce manège avait rassemblé un tas de gamins qui s'amusaient à en voir un grimper dessus et donner deux saccades, puis un autre en faire autant. A moi, ce passe-temps me faisait prendre proprement ma mine de Religieux, quand voici venir[Pg 64] un chien de ferme, qui semblait le lieutenant de toutes les boucheries du monde. Il en accroche un et le jette par terre furieusement, puis le laisse et en prend un autre qui ne garda pas sa peau intacte; le reste s'enfuit, l'un par-ci, l'autre par-là, et le mâtin, faisant de son échine un arc, hérissant le poil comme un porc ses soies, louchant des yeux, grinçant des dents, grognant, l'écume à la gueule, regardait la pauvre petite chienne mal partagée. Et après lui avoir quelque peu flairé sa bébelle, il lui donna deux poussées qui la firent aboyer comme une grosse chienne. Mais glissant de dessous lui, elle se mit à courir. Et les roquets, qui guettaient de loin, lui trottent par derrière; le mâtin en colère la suit; elle voit un trou sous une porte fermée, et vite s'y faufile, les roquets derrière elle. Le chien paillard reste seul, étant de telle taille qu'il ne pouvait passer par où s'étaient glissés les autres. Resté ainsi dehors, il mordait la porte, grattait la terre, hurlait comme un lion qui aurait la fièvre. Il était là depuis longtemps, quand voici déboucher du trou un des roquets, et le traître chien se jeta dessus, lui arrachant tout une oreille; un second étant apparu, il le traita encore pis, et l'un après l'autre il les houspilla tous au débuché et les fit vider le quartier comme les paysans vident un pays à l'approche des soldats. A la fin, l'épousée sortit aussi; il la prit à la gorge, lui planta ses crocs dans le sifflet et l'étrangla net, faisant sauver la marmaille, avec tout le voisinage accouru à cette fête canine et poussant des cris jusqu'au ciel.»

Là-dessus, ne nous souciant plus de rien voir ni de rien entendre, nous rentrâmes dans notre chambre, et après avoir couru un mille au lit nous nous endormîmes.

Antonia.—Que celui[44] des Cent Nouvelles me le pardonne, il peut aller se cacher.

Nanna.—Je ne dis pas cela. Mais je veux qu'il confesse au moins que les miennes sont prises sur le vif et les siennes factices comme des peintures. Mais n'ai-je plus rien à te dire?

Antonia.—Quoi?

[Pg 65]

Nanna.—Je me levai à none. Le coq de ma paroisse[45] était parti de bonne heure, je ne sais comment. Au dîner, je ne pouvais m'empêcher de sourire en revoyant celles qui la nuit étaient allées à Capharnaüm, et en peu de jours, familiarisée avec elles toutes, je connus clairement que de même que j'avais vu les autres, les autres m'avaient aussi regardée pendant que je m'amusais avec le Bachelier. Le dîner achevé, monta en chaire un Frère ayant la mine d'un Luther, ayant une voix de veilleur de nuit, si pénétrante et si retentissante qu'on l'aurait entendu du Capitole au Testaccio[46]; et il fit aux Sœurs une exhortation qui aurait converti l'étoile de Diane.

Antonia.—Que disait-il donc?

Nanna.—Il disait qu'il n'y avait pas de chose plus odieuse à la nature que de perdre le temps, parce qu'elle nous l'a donné pour qu'on le dépense pour sa satisfaction, et qu'elle se réjouit de voir ses créatures croître et multiplier. Par-dessus tout, rien ne lui plaît comme de découvrir une femme qui, arrivée à la vieillesse, peut dire: «Monde, adieu!» Entre toutes les autres, la nature aime comme ses plus précieux bijoux les Nonnettes, qui confectionnent des sucreries au dieu Cupidon; et voilà pourquoi les plaisirs dont elle les gratifie sont mille fois plus doux que ceux qu'elle donne aux mondaines; il affirmait à voix haute que les enfants qui naissent d'un Religieux et d'une Sœur sont les fils du Dissitte[47] et du Verbum caro. Puis, mis sur le chapitre de l'amour qu'il traita des mouches aux fourmis, il s'échauffa fort à vouloir que tout ce qu'il disait sortît, non de sa bouche, mais de celle de la Vérité, et un chanteur juché sur un banc n'est pas écouté si attentivement des badauds qu'il ne l'était des bonnes[Pg 66] ménagères, le braillard! La bénédiction donnée avec (tu m'entends bien?) un des machins de verre, long de trois empans, il descendit. Pour se rafraîchir, il faisait du vin ce que les chevaux font de l'eau, et dévora les pâtés avec la voracité d'un baudet broutant des sarments. On lui donna plus de cadeaux que toute une parenté à qui chante sa première messe, ou une mère à sa fille qui se marie. Lui parti, chacun se mit à s'amuser qui d'une façon, qui d'une autre. Je retournai dans ma chambre et je n'y étais pas depuis longtemps quand j'entendis frapper à ma porte; j'ouvre et voici le petit domestique du Bachelier qui, avec une révérence courtisane, me présente un paquet enveloppé et une lettre pliée en forme de ces flèches empennées à trois angles, ou, pour mieux dire, comme ces fers qui sont au bout des flèches. La suscription disait... Je ne sais si je me rappellerai les propres termes... Attends... oui, oui, elle disait ceci:

Que ces simples paroles
Séchées par mes soupirs, écrites avec mes pleurs,
Soient mises en paradis dans les mains du Soleil!

Antonia.—Oh! Excellent!

Nanna.—Dedans était un bavardage, d'un long, d'un long! Cela commençait par mes cheveux que l'on avait coupés à l'église. Il disait qu'il les avait recueillis et s'en était fait faire une chaîne de cou; puis que mon front était plus pur que le ciel; il comparait mes sourcils à ce bois noir dont on fait les peignes, et d'après lui mes joues faisaient honte au lait et à la crême; il égala mes dents à une enfilade de perles et mes lèvres à des fleurs de grenade; et faisant un grand poème sur mes mains, il loua jusqu'à mes ongles; ma voix était semblable au cantique Gloria in excelsis; et arrivant à la poitrine, il en disait merveilles et qu'elle portait deux pommes bien séparées, pareilles à de la neige. Enfin, il se laissait glisser jusqu'à la fontaine, disant y avoir bu indignement, et affirmait qu'elle distillait du manuschristi[48], et que[Pg 67] son duvet était de soie. Du revers de la médaille il ne disait pas un mot, estimant qu'il faudrait ressusciter le Burchiello[49] pour en célébrer une minime parcelle. Il terminait en me rendant grâces, per infinita secula, de la libéralité avec laquelle je lui avait octroyé mon trésor, et jurant qu'il reviendrait bientôt me voir. Après un «Adieu, mon petit cœur!» il avait mis à peu près ceci:

Celui-là qui dans votre beau corsage vit[50],
Contraint par trop d'amour, ainsi vous écrivit.

Antonia.—Qui donc n'aurait pas relevé ses jupes à une si belle chanson?

Nanna.—La lettre lue, je la repliai et avant de la cacher dans mon sein, je la baisai; puis, retirant le paquet de son enveloppe, je vois que c'est un très beau livre de messe, que mon ami m'envoyait, ou plutôt je crus que c'était un livre de messe. Il était recouvert de velours vert, ce qui signifie amour, avec des cordons de soie. Je le prends en souriant, je le caresse de l'œil, je le baise partout, en le[Pg 68] louant comme le plus beau que j'eusse jamais vu, et je congédie le messager en lui disant d'embrasser son maître pour moi. Restée seule, j'ouvre le petit livre pour lire le Magnificat et aussitôt je vois qu'il est plein d'images où l'on se divertissait dans les postures pratiquées par les savantes Nonnes. En en regardant une qui exhibant sa boutique par le cul d'un panier sans fond se laissait tomber au bout d'une corde sur la fève d'un membre démesuré, j'éclatai de rire si fort que je fis accourir une petite sœur qui était de celles avec qui j'étais le mieux apprivoisée, et, comme elle me dit: «Que signifient ces éclats de rire?» je n'eus pas besoin de corde pour tout lui dire. Je lui montrai le petit bouquin et nous le feuilletâmes avec tant de plaisir qu'il nous prit une telle envie d'essayer les postures des images que force nous fut de recourir au manche de verre. Ma petite amie se l'arrangea si bien entre les cuisses qu'on eût dit le machin d'un homme en arrêt devant sa tentation. Je me jetai sur le dos, comme une de ces femmes du Pont Sainte-Marie. Je lui posai mes jambes sur les épaules, et elle, me le mettant tantôt du bon, tantôt du mauvais côté, me fit vite achever ce que j'avais à faire; puis, à son tour, elle prit la place que j'occupais et je lui rendis fouace pour tourte.

Antonia.—Sais-tu, Nanna, ce qui m'arrive à t'écouter jaser?

Nanna.—Non.

Antonia.—Ce qui arrive à quelqu'un qui flaire une médecine et qui, sans la prendre autrement, va deux ou trois fois de corps.

Nanna.—Ah! ah! ah!

Antonia.—Oui, tu peins si bien au vif ce que tu racontes que tu m'as fait pisser sans que j'aie mangé de truffes ni de cardons.

Nanna.—Tu me reprends si je parle au moyen de mots sous-entendus et voici que tu uses aussi du langage de quelqu'un qui raconte de petites histoires aux gamines et qui dit: «J'ai quelque chose de blanc comme une oie, et ce n'est pas une oie; qu'est-ce que c'est?»

[Pg 69]

Antonia.—Je parle comme cela pour te faire plaisir. C'est pour cela que j'use d'obscurité.

Nanna.—Je te remercie. Maintenant, continuons l'antienne. Après les petits jeux auxquels nous avions joué ensemble, il nous prit envie de nous faire voir au parloir et au tour. Mais nous ne pûmes approcher: toutes les Sœurs y étaient accourue comme les lézards courent au soleil, et l'église ressemblait à Saints-Pierre-et-Paul, le jour de la Station; moines, soldats, tout le monde entrait, et tu me croiras si tu veux, j'aperçus Jacob l'Hébreu, qui s'entretenait bien tranquillement avec l'Abbesse.

Antonia.—Le monde est corrompu!

Nanna.—J'en dis autant; en sorte qui veut. J'y vis aussi un de ces malheureux Turcs[51], qui s'était laissé prendre dans le filet en Hongrie.

Antonia.—On avait dû le faire chrétien.

Nanna.—Suffit que je l'aie vu, je ne saurais te dire si c'est avec ou sans le baptême. Mais je n'ai été qu'une bête en te promettant de te raconter, en un jour, la vie des Sœurs, parce qu'en une heure elles font des choses que l'on ne raconterait pas pendant une année. Le soleil se dispose à se coucher, je vais donc abréger, faisant compte d'être un homme pressé de remonter à cheval, qui, bien qu'il ait grand'faim, avale à peine quatre bouchées, boit un coup, et, vite! en route.

Antonia.—Laisse-moi parler un peu. Tu m'as dit d'abord que le monde n'est plus ce qu'il était de ton temps; je pensais que tu avais à me raconter, des Sœurs d'alors, des choses écrites dans le livre des Saints Pères.

Nanna.—Je me suis trompée si je t'ai dit cela. J'ai peut-être voulu dire qu'elles ne sont plus comme elles étaient dans l'ancien temps.

[Pg 70]

Antonia.—C'est donc la langue qui s'est trompée, et non le cœur?

Nanna.—Comme tu voudras, je ne me souviens plus. Occupons-nous de ce qui importe le plus. Je te dirai que, le Démon me tentant, je m'étais laissé mettre le bât par un certain religieux qui venait de terminer ses études; mais je prenais bien garde au Bachelier. Une fois entre autres, mon nouvel amant vint me voir un soir à l'improviste, après l'Ave Maria, et me dit: «Ma chère petite rusée, fais-moi la grâce de venir avec moi tout de suite, je veux te mener en un lieu où tu auras beaucoup de plaisir. Tu n'entendras pas seulement un concert angélique, tu verras encore jouer une très jolie comédie.» Moi, qui avais des grillons plein la tête, sans hésiter je me déshabille; il m'aide à quitter mes vêtements sacrés, et j'en prends d'autres tout parfumés, c'est-à-dire des habits de garçon que m'avait fait faire mon premier amant. Je me pose sur la tête une toque de soie verte, avec une petite plume rose et une agrafe d'or, puis, le manteau sur l'épaule, je m'en vais avec lui. Nous n'avions pas marché la longueur d'un jet de pierre qu'il entre dans une longue ruelle, large d'une demi-enjambée et sans issue. Il siffle doucement et aussitôt nous entendons descendre un escalier, puis ouvrir une porte, où, dès que nous mîmes le pied, parut un page, avec une torche de cire blanche allumée. A la clarté de la torche, nous montons l'escalier, et nous voilà dans une salle somptueusement décorée, mon Étudiant me tenant par la main, et le page à la torche soulevant la portière, tout en disant: «Que Vos Seigneuries daignent entrer!» Nous entrons. Aussitôt que je parus, tu aurais pu voir tout le monde se lever, le bonnet à la main comme fait l'assistance quand le prédicateur donne la bénédiction. C'était le lieu de réunion de tous les paillards, affiliés entre eux à la façon d'une académie de brelan, et là se retrouvaient toutes les sortes de Religieuses et de Religieux, comme au noyer de Bénévent toutes les générations de sorcières et de sorciers. Et chacun s'étant rassis, on n'entendit plus que chuchoter sur ma frimousse; encore que cela ne soit pas bien à moi de le dire, sache, Antonia, qu'elle était jolie.

[Pg 71]

Antonia.—Il est à croire qu'étant une fort belle vieille, tu as dû être un beau brin de fille.

Nanna.—Nous commencions à être excités quand arriva, de plus, la vertu amoureuse de la musique qui me fit tressaillir jusqu'au fond de l'âme. Ils étaient quatre, qui regardaient sur un livre, et l'un d'eux, sur un luth argenté, accordé à leurs voix, chantait:

Divins yeux sereins...

Après cela vint une Ferrarèse qui dansa si gentiment qu'elle émerveilla chacun. Elle faisait des cabrioles que n'aurait pas faites un cabri, et avec une adresse, oh Dieu! et avec une grâce, Antonia! que tu n'aurais jamais voulu voir autre chose. Quel miracle c'était de la voir la jambe gauche repliée à la façon de la grive, et tout le corps portant sur la droite, tourner comme un tour, de sorte que sa jupe, gonflée par la rapidité de ses tournoiements, déployée en un beau rond, se voyait à peine, autant que les girouettes mues par le vent sur une cabane ou, pour mieux dire, celles en papier que les gamins fichent au bout d'un bâton; le bras tendu, ils se mettent à courir et s'amusent à les voir tourner si vite qu'à peine les voit-on.

Antonia.—Dieu la bénisse!

Nanna.—Ah! ah! ah! je ris d'un autre qu'ils appelaient le fieu à Ciampolo (d'après moi). C'était un Vénitien qui, en dedans d'une porte, contrefaisait une foule de voix. Il faisait un faquin ou portefaix si bien qu'il n'y avait pas un Bergamasque[52] qui ne lui eût donné gagné. Le portefaix demandait après Madonna à une vieille, et la voix de la vieille disait: «Et que lui veux-tu à Madonna?»—«Je voudrais lui parler», répondait-il, puis, d'un ton de déception, il ajoutait: «Madonna, Madonna, je meurs, je sens le poumon qui me bout comme une poêle de tripes!» Et il faisait des lamentations de portefaix les plus drôles du monde. Ensuite, se mettant à la peloter, il riait en disant des mots vraiment[Pg 72] propres à lui faire transgresser le Carême et rompre le jeûne. Au milieu de ces badinages survenait le mari, un vieux barbon tombé en enfance; apercevant le portefaix, il menait grand tapage. On aurait dit un paysan qui voit mettre à sac son cerisier, et le portefaix s'écriait: «Messer, ô Messer! Ah! ah! ah!» avec les rires, les gestes et les façons d'un nigaud: «Va-t'en, adieu! disait le vieux, ivrogne! âne!» Et, s'étant laissé déchausser par la servante, il contait à sa femme je ne sais quoi, du Sophi et du Turc, et forçait tout le monde à se compisser de rire, lorsque, débouclant les courroies avec lesquelles il se sanglait, il faisait serment de ne plus jamais manger d'aliments venteux. Il se laissait mettre au lit, dormait, ronflait. Alors le susdit revenait sous la forme du portefaix, et pleurnichait et riait si bien avec la Madonna qu'il finissait par lui secouer le pelisson.

Antonia.—Ah! ah! ah!

Nanna.—Tu aurais bien ri toi-même d'entendre leurs débats et tout le remue-ménage, entrecoupé par le portefaix de polissonneries qui s'ajustaient au mieux avec celles de Madonna Refais-le-moi-le!

Le chant de ces vêpres fini, nous revenons dans la salle où était une estrade pour ceux qui devaient jouer la comédie. Le rideau allait se lever, quand je ne sais qui heurta violemment la porte; le bruit des voix n'aurait pas permis de l'entendre s'il avait frappé moins fort. Et, laissant là le rideau, on ouvrit au Bachelier, car c'était bien le Bachelier qui, passant là par hasard, avait heurté la porte, ne sachant pas que je lui fusse infidèle. Il entre et me voit faire des mamours avec l'Étudiant. Poussé par cette maudite frénésie qui les aveugle tous; avec la rage de ce mâtin qui avait tué la petite chienne (comme le raconte l'historiette de ce Frère), il me prend par les cheveux, me traîne par la salle, et puis me fait dégringoler les escaliers sans se soucier des supplications que chacun fait pour moi (sauf l'Étudiant qui, dès qu'il vit le Bachelier, disparut comme une fusée de girande au feu d'artifice). Celui-ci me reconduisit, toujours en me battant, au Monastère; là, en présence de toutes les Sœurs, il me[Pg 73] fouetta avec cette douceur que montrent les Moines à punir un de leurs inférieurs, s'il lui arrive de cracher dans l'église. Il m'administra une telle fessée avec les courroies du lutrin qu'il m'enleva un demi-pied de chair, et ce qui me fut le plus sensible, c'est que l'Abbesse prenait le parti du Bachelier.

Après avoir passé huit jours à m'oindre d'huile et à me panser à l'eau de rose, je fis savoir à ma mère que si elle voulait me voir en vie, elle se dépêchât de venir. Elle trouva que je n'étais plus la même et, croyant que j'étais tombée malade à force d'abstinences et de matines, elle voulut à toute force que je fusse transportée sur l'heure à la maison. Toutes les belles représentations des Sœurs et des Moines ne purent me faire demeurer un jour de plus. Une fois à la maison, mon père, qui craignait ma mère plus que je ne crains je ne sais qui, voulait courir au médecin, mais on ne l'y laissa pas aller pour de bonnes raisons. Je ne pouvais pas cacher mon mal d'en bas, où les étrivières avaient joué comme les baguettes des gamins sur les marches de l'autel et les portes des églises, après les offices, le soir de la semaine sainte. Je dis que, pour me macérer la chair, je m'étais assise sur un peigne à carder l'étoupe, ce qui m'avait causé ce dégât. Ma mère cligna de l'œil à cette maigre excuse: en effet, les dents du peigne m'auraient traversé non seulement le cul (que le tien reste sain et sauf), mais aussi le cœur. Mais comme cela valait mieux, elle se tut.

Antonia.—Je commence à croire qu'il n'était pas feint l'ennui que tu montrais à faire la Pippa Nonne, et je me rappelle maintenant que ma bonne âme de mère avait coutume de dire qu'une Sœur, dans un certain monastère, feignait tous les trois jours d'avoir tous les maux imaginables, afin que les médecins lui missent l'urinoir sous les jupons.

Nanna.—Je sais bien qui c'était et je ne t'en ai pas parlé pour abréger. Maintenant que je t'ai tenue toute la journée à bavarder, je veux que tu viennes ce soir chez moi.

Antonia.—Comme tu voudras.

Nanna.—Tu m'aideras à faire quelques petites choses, et[Pg 74] puis demain, après dîner, dans cette vigne, sous ce même figuier, nous entamerons la vie des Femmes mariées.

Antonia.—A ton service.

Cela dit, sans rien emporter de la vigne, elles s'acheminèrent vers le logis de Nanna, qui habitait à la Truie. Arrivées là, à la tombée de la nuit, la Pippa fit à l'Antonia beaucoup de caresses.

Puis vint l'heure du souper. Elles soupèrent, et après être demeurées ensemble un peu de temps, elles coururent dormir.

[19] Les trois dialogues qui suivent forment la Première partie des Ragionamenti de Pierre Arétin, surnommé le Fléau des Princes, le Véridique et le Divin.

[20] La Nanna raconte ce trait dans le troisième Dialogue.

[21] Le Talmud appelle les anges Maîtres de danse.

[22] Il s'agit évidemment du poème de l'Arétin contre l'Elena Ballerina, poème attribué à Lorenzo Venerio et publié sous le nom de son fils Maffeo Venerio, évêque de Corfou. Voici ces raisons qui sont au chant III:

«Concluons donc qu'un grand cas bien ferme,
«D'un vaillant homme de frère dans toute la force de sa jeunesse
«Quand le bouillon et le vin l'ont échauffé,
«Alors qu'il n'est ni hiver ni été,
«Et quand le rut le rend entreprenant et hardi,
«Les coups qu'il donne sont tellement sans arrière-pensée
«Que je voudrais, verbi gratia, de temps en temps,
«Qu'il fût tout cas et moi toute mirely.»

Ce dernier trait est tout arétinesque, on le retrouvera dans les Sonnets.

[23] Ce jeu de mots alphabétique s'entend aussi bien en français qu'en italien.

[24] On devait parler souvent de cette Sainte parmi les prostituées romaines. Elle est citée plusieurs fois dans la Lozana Andaluza, où elle est nommée en espagnol Santa Nefixa.

Le chanoine.Corps de moi!... Elle est plus habile que Sainte Nafisse, celle qui donna son corps en aumône. (Cahier XXIII.)

Trujillo.Les attouchements et le contact, voilà ce qui guérit, comme l'a dit Sainte Nafisse, celle qui mourut d'amour suave. (Cahier L.)

Et plus loin la Lozana la nomme aussi: Il a engeigné la Lozana comme si j'avais été Sainte Nafisse.

Sainte Nafisse est également citée au chant III de la Puttana errante.

[25] Il s'y tenait beaucoup de prostituées.

[26] Pour Philocole. Cette amplification de l'histoire de Flor et Blanchefor est le premier ouvrage de Boccace.

[27] Suffragant. La Nanna estropie beaucoup de mots.

[28] Bovo d'Antona: chanson de geste anonyme de la fin du xiie siècle; c'est une imitation de la chanson de geste française Beuves d'Hanstonne, dont il y a plusieurs versions et qu'on attribue à Bertrand de Bar-sur-Aube. L'Arétin connaissait les Reali di Francia, ces Royaux de France déjà populaires en Italie de son temps et où l'on trouve Bovo d'Antona. La belle Drusania, la fille du roi d'Arménie, l'amante et puis l'épouse de Bovo, faisait sonner la harpe et chantait à merveille; l'ayant perdu sur la rive de la mer, elle se fit reconnaître rien qu'en chantant.

[29] Primicier.

[30] Pour Colleoni, fameux condottiere bergamasque, qui s'illustra au service de Venise. Il est un des premiers qui aient fait usage du canon. Il mourut en 1475.

Allusion à sa mine fière sur le monument équestre, élevé à Venise, en 1495, par Alexandro Leopardo qui l'avait fondu d'après le modèle d'Andrea del Verrochio.

Allusion aussi à la galante réputation des Colleoni. Dans cette famille les mâles passaient tous pour être pourvus de trois testicules. Dissertant sur le droit que l'on a ou que l'on devrait avoir de changer de nom, Casanova de Seingalt observe: Les seuls Colleoni, de Bergame, seraient embarrassés de changer de nom, car ils seraient en même temps obligés de changer le signe de leurs armoiries, puisqu'ils ont sur l'écu de leur ancienne famille les deux glandes génératrices et de détruire par là la gloire de Bartholomeo leur aïeul.

[31] Petites fesses.

[32] Poisson, sorte de raie (trygon pastinaca); on le nomme terre à Lorient, terre, tonare ou touare dans le Poitou, tère à Arcachon, pastenague à Cette, pastenaïga à Nice. L'Arétin a souvent pris des poissons pour les termes de ses comparaisons.

Une locution proverbiale de l'époque, esser comme il pastinaca, être comme la pastenague, signifiait: être sans queue ni tête, car enveloppée par les nageoires pectorales, la tête de ce poisson ne se distingue pas bien, et on lui coupait la queue dont on disait la piqûre dangereuse.

[33] L'inguintana ou la quintana, c'est-à-dire la quintaine, c'était en Italie, et surtout en Toscane, un anneau de fer suspendu en l'air et que l'on s'efforçait d'enfiler avec la lance. En France, on appelait cela «courir à la bague» et l'on sait ce que l'on y nommait une quintaine.

[34] Pénitentiels.

[35] Monstre marin très vorace. On connaît l'épigramme de François Boussuet, de Orca:

Orcae, Balænæ que immania corpora ponti
Utraeque inter se bella cruenta movent.
Se Balaenae igitur maris in secreta receptant,
Nam fœtis uteri est cura, timorque sui.
Prœdae avidae norunt Orcae id gravidasque lacessunt,
Ast hae victæ uteri pondere sæpe ruunt
Praepediuntur enim, spes quippe fuga omnis in una.
Balaenis siquidem vis minor omnis inest.
Orcae igitur miseras truculentis dentibus urgent,
Et vivos fœtus cum genitrice vorant.

Il s'agit de l'épaulard, qu'on appelle aussi l'orque, Orca, et qui à cause de ce nom est fort souvent cité comme un monstre infernal par confusion avec l'orque qui est l'enfer même (Orcus).

[36] 9 heures du soir.

[37] Les mendiants.

[38] Travail avancé de fortifications; sorte de demi-lune.

[39] Schiavina, manteau de pèlerin: «Le prince Perse commande à un sien serviteur de leur faire tailler deux esclavines, et de recouver deux bourdons, tels que les pèlerins ont en coutume d'en porter.» (Hist. de Flor et de Blancheflor.)

[40] Première syllabes de culo, cazzo, potta et fottere que l'on entend assez.

[41] Université de Rome.

[42] Allusion à Mainardi, dit l'Arletto, curé de S. Cresci di Maciuoli dans l'évêché de Fiesole et réputé pour ses facéties célèbres au temps de l'Arétin. Elles ont été très souvent réimprimées surtout au xvie siècle.

M. Rémy de Gourmont dit: «Il piovano Arlotto signifie proprement le curé arsouille

[43] Issue du Trentin ou pays de Trente. On croyait que le Tyrol produisait un grand nombre de sorciers et de sorcières.

[44] Boccace.

[45] C'est-à-dire le Bachelier.

[46] Monticule au bord du Tibre, à Rome. Il a été formé par l'accumulation des tessons de pots qu'y laissaient ceux qui allant au fleuve chercher de l'eau cassaient la cruche. De là le nom de Testaccio.

[47] Pour Dixit, celui qui dit, le Seigneur. Allusion aux paroles du psaume 109: Dixit Dominus...

[48] Sorte de pâtisseries, de bonbons ou de pastilles sirupeuses dont la pâte demandait à être longuement travaillée avec les mains, et comme il était fatigant de la pétrir, on disait en le faisant une sorte de prière jaculatoire appelée Manuschristi d'après les mots qui la commençaient, d'où le nom de la friandise, aussi bien connue en France qu'en Italie.

[49] Domenico di Giovanni, dit il Burchiello, parce qu'il écrivait ses sonnets sans se soucier d'y mettre un sens, mais selon les hasards de son inspiration verbale et de la rime, ce qui n'est pas un art poétique si médiocre. Crescembeni fait dériver Burchiello de alla Burchia qui, entre autres sens, signifie: à la va comme je te pousse, n'importe comment. Il faut ajouter que plusieurs bons esprits ont vu dans l'obscurité du Burchiello autre chose que de l'absurdité. A l'époque de l'Arétin, il n'avait pas mauvaise réputation; on avait tiré de son surnom un adjectif: burchiellesco, qui avait à peu près le sens d'énigmatique. Ce fameux poète burlesque naquit à Florence en 1404 et mourut à Rome en 1448.

Ce serait Sachetti qui aurait inauguré un genre poétique auquel Burchiello attacha son nom. Il ne faudrait pas confondre le style burchiellesque avec la poésie fidentiane obscure et raffinée appelée ainsi en Italie au xvie siècle, à cause de Fidenzio Glottoerinio Ludimagistro. Le ton des poèmes le plus souvent satiriques du Burchiello s'approche plutôt de celui des quodlibet allemands, des coq-à-l'âne et des amphigouris comme on en fit tant en France au xviiie siècle.

[50] De vivre et non de voir.

[51] Jean de Zapol, comte de Scépuse et voïvode de Transylvanie, élu au trône de Hongrie, vacant à la mort, en 1526, du roi Louis II, dernier des Jallegons, avait appelé les Turcs à son secours contre Ferdinand d'Autriche qui, se fondant sur les droits de sa femme, sœur unique du roi défunt, voulait s'emparer de la couronne.

[52] Le dialecte de Bergame passait pour le plus grossier de l'Italie.

[Pg 75]


Ci commence la deuxième Journée des capricieux Ragionamenti de l'Arétin dans laquelle la Nanna raconte à l'Antonia la vie des Femmes mariées.

La Nanna et l'Antonia se levèrent juste au moment où Tithon, vieux cornard tombé en enfance, voulait cacher la chemise de sa Dame, de peur que le Jour, ce ruffian, ne la livrât au Soleil, son amoureux; l'Aurore s'en aperçut et, arrachant sa chemise des mains du vieux fou, qu'elle laissa brailler, accourut, plus fardée que jamais, bien résolue à se faire faire l'amour douze fois, à sa barbe, et d'appeler en témoignage Messire Cadran, notaire public.

Sitôt habillées, Antonia se mit vite à finir, avant que l'angélus n'eût sonné, toutes ces petites besognes qui donnaient à la Nanna plus de soucis que n'en donne à Saint-Pierre sa fabrique; puis, l'estomac bien garni, comme fait un particulier logé à discrétion, elles retournèrent à la vigne et s'assirent au même endroit que la veille, sous le même figuier. C'était le moment de chasser la chaleur du jour avec l'éventail des bavardages; Antonia, les mains ouvertes sur ses genoux, le visage tourné du côté de la Nanna, lui dit:

Antonia.—Vraiment, je suis maintenant bien éclairée sur le compte des Sœurs, et, après mon premier somme, je n'ai plus jamais pu fermer l'œil, rien que de penser aux folles mères et aux simples pères qui croient que leurs filles qu'ils font Nonnes n'auront plus de dents pour mordre, comme celles qu'ils marient. Misérable vie que la leur! Ils devraient pourtant savoir qu'elles sont de chair et d'os, elles[Pg 76] aussi, et qu'il n'y a rien qui augmente plus le désir que la privation: quant à ce qui est de moi, je meurs de soif quand je n'ai pas de vin à la maison; d'ailleurs les proverbes ne sont pas choses dont on doive faire fi, et il faut bien croire à celui qui dit que les Sœurs sont les femmes des Frères et même du peuple tout entier. Je ne songeais pas à ce proverbe, hier, sans quoi je ne t'aurais pas laissé prendre la peine que tu t'es donnée à me conter leurs déportements.

Nanna.—Tout est pour le mieux.

Antonia.—Dès mon réveil, en attendant qu'il fît jour, je me trémoussais comme un de ces joueurs que tu sais, quand un dé, une carte vient à tomber ou la chandelle à s'éteindre, et qui enrage jusqu'à ce qu'on ait retrouvé l'un ou rallumé l'autre. Je suis bien contente d'être venue à ta vigne, dont l'entrée m'est toujours ouverte, je t'en remercie, et bien plus encore de t'avoir demandé sans façon qu'est-ce que tu avais; c'est ce qui t'a fait me répondre ce que tu m'as répondu, et maintenant j'en suis bien aise.

Après que ces maudits coups d'étrivières t'eurent dégoûtée des amours et du monastère, quel parti prit ta mère à ton égard?

Nanna.—Elle dit partout qu'elle voulait me marier, trouvant tantôt une histoire, tantôt une autre pour expliquer pourquoi je m'étais défroquée; elle donnait à entendre à beaucoup de gens que les esprits hantaient par centaines le monastère, qu'il y en avait autant que de massepains à Sienne[53]. La chose parvint aux oreilles de certain particulier qui vivait parce qu'il mangeait. Il délibéra de m'avoir pour femme ou de mourir. Il était à son aise. Ma mère, qui, comme je te l'ai dit, portait les culottes de mon père (Dieu a voulu qu'il mourût), conclut le mariage. Pour t'en résumer mille en un mot, vint la nuit où je devais lui tenir compagnie, charnellement; le dort-au-feu attendait cette nuit-là comme le laboureur attend la récolte. Mais qu'elle fut belle[Pg 77] l'astuce de ma douce maman! Sachant que ma virginité était restée en route, elle coupa le cou à l'un des chapons de la noce, remplit de sang une coquille d'œuf et tout en m'enseignant comment je devais m'y prendre pour faire des manières, en me mettant au lit m'en barbouilla la bouche par laquelle est sortie ma Pippa. A peine étais-je couchée qu'il se couche, et s'allongeant pour m'embrasser, il me trouve toute en un paquet ramassée dans la ruelle; il veut me mettre la main sur l'et cætera, je me laisse tomber par terre; le voilà qui se jette au bas du lit pour me relever. «Je ne veux pas faire de vilaines choses, laissez-moi tranquille», lui dis-je, non sans des larmes dans la voix. Puis, comme je haussais le ton, j'entends ma mère qui entre dans la chambre, une lumière à la main. Elle me fit tant de caresses que je finis par m'accorder avec le bon pasteur qui, voulant m'ouvrir les cuisses, sua plus que celui qui bat le grain. Là-dessus, il me déchira la chemise et me dit mille injures; à la fin, plus exorcisée que n'exorcise un possédé attaché au Pilier, tout en grommelant, pleurant et maudissant, j'ouvris la boîte à violon et il se jeta dessus, tout frissonnant du désir qu'il avait de ma chair. Il voulait me mettre la sonde dans la plaie, mais je lui donnai si à propos une secousse que je le désarçonnai; lui, patient, se remit en selle sur moi et essayant de nouveau avec la sonde la poussa si bien qu'elle entra. Moi, je ne pus me retenir, en goûtant le pain beurré, de m'abandonner comme une truie qu'on gratte et je ne poussai pas un cri avant que la bête ne fût sortie de mon logis. Mais alors, oui, je criai, que les voisins accoururent se mettre aux fenêtres. Ma mère, rentrée dans la chambre, à la vue du sang de poulet qui avait taché les draps et la chemise de mon mari, fit tant qu'il consentit à ce que, pour cette nuit, j'allasse coucher avec elle. Et, le matin, tout le voisinage, réuni en conclave, célébra ma vertu; on ne parlait pas d'autre chose dans le quartier. Les épousailles terminées, je commençai de fréquenter les églises, d'aller aux fêtes, comme font les autres, et, liant connaissance avec celle-ci, avec celle-là, je devins la confidente de l'une ou de l'autre.

[Pg 78]

Antonia.—Je suis confondue de t'entendre!

Nanna.—Je devins amie, amie, avec une bourgeoise riche, belle et femme d'un gros marchand, jeune, joli garçon, bon vivant et si amoureux d'elle qu'il rêvait la nuit ce qu'elle désirerait le lendemain matin. Un jour que je me trouvais avec elle dans sa chambre, je jetai par hasard les yeux sur un petit cabinet, et je vis je ne sais quoi passer, rapide comme un éclair, devant le trou de la serrure.

Antonia.—Que sera-ce?

Nanna.—En regardant attentivement au trou, je distingue un je ne sais qui.

Antonia.—Ça va bien!

Nanna.—L'amie s'aperçoit de mon coup d'œil, et je m'aperçois qu'elle s'est aperçue de ce que j'observais; je la regarde, elle me regarde, et je lui dis: «Quand reviendra votre mari, qui est parti hier pour la campagne?»—«Il reviendra quand Dieu voudra, répondit elle, mais si c'était quand je voudrai, ça ne serait jamais.»—«Et pourquoi?» lui demandai-je.—«Pour le mal an et les mâles Pâques que Dieu donne à qui en a soufflé mot. Il n'est pas ce que tout le monde pense; non, par cette croix!» et elle en fit avec les doigts une, qu'elle baisa.—«Comment non? lui dis-je; tout le monde vous l'envie. D'où vient votre mécontentement? Dites-le-moi si c'est possible!»—«Veux-tu que je le dise en lettres d'apothicaire? C'est un bel homme pour la montre; mais il n'est bon qu'à me nourrir de vent; il me faut autre chose; comme dit l'Évangile en langue vulgaire: l'homme ne vit pas seulement de pain.» Moi qui vis qu'elle avait de la raison à en revendre: «Vous êtes avisée, lui dis-je; vous savez qu'il y a plus d'un jour dans la vie.»—«Pour que tu sois encore plus certaine de ma sagesse, me dit-elle, je veux te montrer mon génie[54].» Elle ouvrit la porte[Pg 79] du cabinet, et me fit toucher de la main un quidam qu'à première vue je jugeai être de ceux qui ont plus de muscles que de pain à manger. La vérité, c'est que, devant mes yeux, elle se coucha sur lui, et mettant la maison sur la cheminée lui fit forger deux clous d'une chaude et faire deux galettes d'une haleine, en disant: «J'aime mieux qu'on me sache perverse et consolée qu'honnête et désespérée.»

Antonia.—Paroles à écrire en lettres d'or!

Nanna.—Elle appela sa petite servante, dépositaire de ses félicités, et fit sortir l'autre par où il était venu, non sans le parer d'une chaîne qu'elle avait au cou. Je la baisai au front, sur la bouche, sur les deux joues, et courus vite à la maison pour savoir, avant que mon mari ne rentrât, si le valet était bien fourni de linge propre. La porte était ouverte; j'envoie ma chambrière voir en haut si j'y suis, et je me dirige vers la chambrette où il logeait au rez-de-chaussée. Je marche doucement, doucement, faisant semblant d'aller lâcher de l'eau à la chaise percée, qui se trouvait par là, et j'entends parler tout bas, tout bas; je prête l'oreille et je m'aperçois que ma mère avait pensé avant moi à ses petites besognes. Je lui donne ma bénédiction, comme elle m'avait donné sa malédiction quand je feignais de ne pas me laisser faire par mon mari, et je m'en retourne. L'escalier monté, comme je me rongeais de ce que j'avais vu, voici de retour mon propre-à-rien; je passai avec lui mon caprice, pas tout à fait comme je voulais, mais du mieux que je pus.

Antonia.—Pourquoi pas comme tu voulais?

Nanna.—Parce que n'importe quoi vaut mieux qu'un mari. Vois, par exemple, quand on dîne hors de chez soi.

Antonia.—Le fait est que le changement de viande augmente l'appétit. Je le crois, et l'on dit aussi: Pour un mari, n'importe quoi vaut mieux que sa femme.

Nanna.—Il m'arrivait d'aller à ma campagne, où demeu[Pg 80]rait une noble et grande dame, je te dis grande..., suffit... qui faisait le désespoir de son mari à toujours vouloir rester au village; quand il lui mettait dans les yeux les magnificences de la ville, les laideurs du domaine, elle répondait: «Je me soucie peu des splendeurs, je ne veux faire pécher personne par envie: je n'apprécie ni les fêtes, ni la société, et je n'entends pas que l'on me fasse casser le cou. La messe le dimanche me suffit: je sais bien l'épargne que l'on fait en restant ici et ce que l'on dépense dans tes villes; vas-y si tu veux, sinon, reste.» Le gentilhomme, qui ne pouvait faire autrement que d'y retourner, quand même il n'aurait pas voulu, était bien forcé de la laisser seule, et des fois toute une grande quinzaine.

Antonia.—Je crois bien deviner où aboutissait son idée.

Nanna.—Son idée aboutissait à certain prêtre, chapelain du domaine; s'il avait eu un revenu aussi gros que le goupillon avec lequel il donna l'eau bénite au jardin de la noble dame (elle se le fit inonder, comme tu le verras), il aurait été plus à son aise qu'un Monseigneur. Oh! il vous en avait un manche, sous le ventre. Oh! il en avait un solide! Il en avait un tout bestial!

Antonia.—Chancres!...[55].

Nanna.—Madonna, étant à la villa, l'aperçut un jour qui pissait sous sa fenêtre, sans se gêner; c'est elle-même qui me le dit, car elle m'avoua toute l'affaire. En lui voyant long comme le bras d'une queue blanche, à la tête de corail, fendue de main de maître, avec une veine galante courant le long de son échine, queue qui n'était ni debout, ni assise, mais bandochante en forme de fève écossée, entourée d'une couronne de poils frisés, blonds comme l'or, qui se tenait entre deux sonnettes troussées, rondelettes, vivantes, plus belles que celles d'argent dont sont ornés les pieds de l'Aquilon qui est à la porte de l'Ambassadeur; en voyant, te dis-je, l'escarboucle, elle mit ses mains par terre, de peur d'en faire un enfant marqué.

[Pg 81]

Antonia.—La bonne histoire si, devenue grosse rien qu'à le voir, elle s'était touché le nez, puis avait mis au monde une fille avec la marque des baloches sur la figure.

Nanna.—Ah! ah! ah! Les mains par terre, elle tomba dans une telle frénésie de l'envie qu'elle avait de la queue du viédaze qu'elle s'évanouit, de sorte qu'on la mit au lit. Le mari, stupéfait d'un si singulier accident, fit aussitôt venir à franc étrier un médecin de la ville, qui lui tâta le pouls et lui demanda si elle allait du corps.

Antonia.—Ma foi, ils ne savent plus que dire dès qu'ils apprennent que le malade fonctionne bien de l'alambic d'en dessous.

Nanna.—Tu as raison. Elle répondit que non. Alors le médicastre ordonna un argument pointu qui, rejeté aussitôt, fit venir les larmes aux yeux du bonhomme de mari; il entendit sa femme demander le prêtre. «Je veux me confesser», disait-elle, «et puisqu'il plaît à Dieu que je meure, il faut bien que j'en prenne mon parti. Mais cela me fait bien de la peine de te quitter, mon pauvre mari!» A ces paroles, le malheureux se jeta à son cou, tout en sanglotant comme un homme roué de coups; elle le baisait en lui disant: «Patience!» puis elle poussa un grand cri, comme si elle allait rendre l'âme, et redemanda le prêtre, qu'un valet courut aussitôt chercher. Il arriva, tout bouleversé; juste en ce moment le médecin, qui tenait le bras de Madonna dans sa main et consultait le pouls, afin de savoir comment il se comportait, le sentit ressusciter à la vue du prêtre, et s'émerveilla. «Dieu vous rende la santé!» dit celui-ci en s'avançant. Elle, les yeux fixés sur la baguette qui dépassait le bord de la courte jupe de serge que le prêtre portait autour des reins, tomba en pâmoison une seconde fois. On lui baigna les tempes avec du vinaigre rosat, elle revint un peu à elle; le mari, un véritable enfarine-pastenagues, fit sortir tout le monde de la chambre et tira la porte derrière lui, pour que la confession ne fût ouïe de personne, et se mettant à raisonner de l'événement avec le médecin, il en tira une foule de balourdises. Pendant que le châtre-pourceaux discutait[Pg 82] avec le dégoise-limaces, le curé s'assit à son aise au pied du lit, fit de sa propre main le signe de la croix à la malade, pour ne pas la fatiguer, et il allait lui demander depuis combien de temps elle n'était venue à confesse, quand celle-ci, lui enfonçant les griffes dans le cordon, devenu ferme en un éclair, se l'appliqua sur l'estomac.

Antonia.—Le beau geste!

Nanna.—Et que dis-tu du curé qui la guérit de ses étourdissements en deux tours de reins?

Antonia.—Je dis qu'il mérite les plus grands éloges pour n'avoir pas été un de ces chie-en-marchant qui n'ont pas seulement la force de pisser au lit et de dire: «Nous sommes tout en sueur!»

Nanna.—La confession achevée, le prêtre retourna s'asseoir. Il lui posait la main sur la tête quand le mari vint mettre le bout du nez, un tout petit bout, dans la chambre, et, voyant qu'on en était à l'absolution, s'approcha de sa femme. Il lui trouva une mine tout éclaircie et s'écria: «Vraiment, il n'y a pas de meilleur médecin que Messire le Seigneur Dieu! ma foi non; te voilà tout à fait revenue et il n'y a pas une heure que je croyais te perdre.» Elle se tourna de son côté: «Je me sens mieux», dit-elle en soupirant; puis mâchonnant le Confiteor, les mains jointes, elle fit semblant de dire sa pénitence. Quand on congédia le prêtre, elle lui fit mettre dans la main un ducat et deux jules, en lui disant: «Les jules sont pour l'aumône de la confession; le ducat pour que vous disiez à mon intention les messes de Saint Grégoire.»

Antonia.—Laisse-toi prendre à cette autre!

Nanna.—Écoute cette histoire qui mérite d'être mise au-dessus de celle du Curé. Une matrone d'une quarantaine d'années, qui possédait dans le pays un domaine d'une grande valeur, fille d'une très honorable famille, femme d'un Docteur qui faisait des merveilles avec sa littérature, dont il remplissait de gros livres, cette matrone que je te dis s'en allait toujours vêtue de brun, et si le matin elle n'avait pas entendu cinq ou six messes, elle n'aurait pas pu tenir en[Pg 83] place de la journée; c'était une enfilade d'Ave Maria, une grippe-saints, une balaye-églises; elle jeûnait les vendredis de tous les mois et non pas seulement ceux du mois de mars, faisait les répons, à la messe, comme l'enfant de chœur, et chantait vêpres sur le ton des moines; on disait qu'elle portait jusqu'à une ceinture de fer sur les chairs.

Antonia.—J'en compisse Sainte Verdiana.

Nanna.—Va, ses abstinences étaient cent fois plus nombreuses que celles de cette Sainte! Elle ne portait jamais que des socques et aux vigiles de Saint François de la Vernia et de celui des Ascèses[56], elle ne mangeait de pain que ce qui aurait pu tenir dans son poing, ne buvait que de l'eau claire, une seule fois, et restait jusqu'à minuit en oraison; le peu qu'elle dormait, c'était sur un paquet d'orties.

Antonia.—Sans chemise?

Nanna.—Je ne saurais te le dire. Il lui arriva qu'un Solitaire marmotte-pénitences, qui vivait dans un petit ermitage à un mille du bourg, peut-être à deux, venait presque chaque jour par chez nous se procurer de quoi vivre; il ne retournait jamais les mains vides en son désert, parce que le sac dont il se couvrait, sa longue face maigre, sa barbe pendant jusqu'à la ceinture, sa chevelure ébouriffée et je ne sais quelle pierre qu'il portait à la main, à la façon de Saint Jérôme, excitaient la pitié de tout le monde.

Sur ce vénérable Ermite jeta son dévolu la femme du Docteur, qui se trouvait alors à la ville, en train de plaider de nombreux procès; elle lui faisait d'abondantes aumônes, allait souvent à son ermitage, certainement dévot et agréable, d'où elle rapportait quelques salades amères: car elle se faisait conscience d'en goûter de la douce.

Antonia.—Comment était fait l'ermitage?

Nanna.—Il se trouvait au faîte d'une colline assez raide, qui portait le nom de Calvaire. Au milieu s'élevait un grand crucifix, avec trois gros clous de bois, qui faisaient peur aux[Pg 84] pauvres bonnes femmes. Cette croix portait à la tête la couronne d'épines; des bras pendaient deux disciplines faites de cordes nouées; au pied était une tête de mort; d'un côté gisait par terre l'éponge, au bout d'un bâton, et de l'autre un fer de lance tout rouillé, au bout du manche d'une vieille pertuisane. Au bas de la colline s'étendait un jardin potager entouré d'une haie de rosiers, et dont la porte était faite de baguettes de saules entrelacées, avec la chevillette de bois; je ne sais pas si en cherchant toute une journée on y aurait trouvé un caillou, tant l'Ermite le tenait proprement. Les carrés, séparés par de petites allées, étaient pleins de toutes sortes d'herbes potagères, telles que laitues frisées et pommées, fraîche et tendre pimprenelle; d'autres étaient plantés d'aulx si serrés, qu'on aurait pu les arracher et les enlever avec un compas; d'autres, des plus beaux choux du monde. Le serpolet, la menthe, l'anis, la marjolaine, le persil avaient aussi chacun leur place dans le jardinet, et au milieu duquel faisait un peu d'ombre un amandier, de ces gros amandiers à écorce lisse. Par de petits ruisseaux courait une eau claire, jaillissant d'une source entre des roches vives, au pied de la colline; elle serpentait dans l'herbette. Tout le temps que l'Ermite dérobait aux oraisons, il le dépensait à cultiver le potager. Non loin s'élevaient la chapelle avec son clocheton et ses deux clochettes, et la cabane où il reposait, appuyée au mur de la chapelle. Dans ce petit paradis venait la Doctoresse, comme je te l'ai dit, et pour que leurs corps ne fussent pas jaloux de leurs âmes, un jour entre autres qu'ils s'étaient retirés tous les deux sous la hutte, fuyant l'incommodité du soleil, je ne sais comment, ils en arrivèrent aux mauvaises fins. Juste en ce moment un paysan (la langue de ces gens-là est mordante et pernicieuse), un paysan à la recherche de son ânon, qui avait perdu sa mère, passant par hasard près de la petite cabane, vit nos deux Saints accouplés, comme le chien s'accouple avec la chienne; il courut au village et donna l'éveil aux paroissiens en sonnant les cloches; au bruit, presque tous, quittant leur ouvrage, se rassemblèrent à l'église, tant hommes que fem[Pg 85]mes, et trouvèrent le vilain en train de conter au prêtre comment l'Ermite faisait des miracles. Le prêtre endossa son surplis, se mit l'étole au cou et, le bréviaire à la main, l'enfant de chœur devant, portant la croix, se mit en route avec plus de cinquante personnes derrière lui. Le temps d'un Credo, ils furent à la cabane et y trouvèrent la servante et le serviteur des serviteurs du Ciel dormant comme des laboureurs. L'Ermite, tout en ronflant, maintenait son fléau dans le bas des reins de la dévote du Cordon, ce qui, au premier aspect, rendit muette toute la foule, comme reste bouche béante une bonne femme en voyant un étalon grimper sur une jument; puis, de voir leurs moitiés détourner la tête, les hommes poussèrent un éclat de rire qui aurait réveillé des loirs: le couple ouvrit les yeux. Là-dessus le prêtre, les apercevant si bien conjoints, se mit à entonner, de sa plus belle voix de chœur: Et incarnatus est!

Antonia.—Moi qui croyais qu'il était impossible de surpasser le putanisme des sœurs! J'étais dans l'erreur. Mais, dis-moi, l'Ermite et ses dévots ne furent-ils pas assommés?

Nanna.—Assommés? Ah! La lime une fois arrachée de l'entaille, l'Ermite se redressa, tout debout, et, après s'être administré deux cinglons avec ces sarments de vigne vierge entortillés qu'il portait à la ceinture, il dit: «Signors, lisez la vie des Saints Pères, puis condamnez-moi au feu, à tout ce qu'il vous plaira. C'est le Diable qui, à ma place, sous ma propre figure, a commis le péché et non mon corps: ce serait une infamie que de lui faire du mal.» Et maintenant, veux-tu que je te dise? Le ribaud, qui avait d'abord été soldat, assassin, ruffian et de désespoir s'était fait Ermite, prêcha si bien que sauf moi, qui savais où le diable a la queue, et le prêtre, mis au fait par la confession de la bonne Dame, tout le monde le crut, parce qu'il jurait par la vigne vierge de sa ceinture, et que les esprits tentateurs des Ermites s'appellent Succumbes et Incumbes[57]. La demi-Sœur, qui pendant tout le[Pg 86] bavardage du Solitaire avait eu le temps de penser à la malice, commença aussitôt à se tordre, à se gonfler la gorge en retenant son vent, à rouler des yeux hagards, à hurler, à se débattre de telle sorte qu'elle faisait peur à voir. «Voici le malin esprit dans le corps de la pauvrette», s'écria l'Ermite; le syndic du village s'approchant pour l'emmener, elle se mit à mordre et à pousser des cris horribles. Enfin, solidement attachée par une dizaine de paysans et conduite à l'église, on la toucha de deux petits os, qui passaient pour être les os des Saints Innocents, renfermés dans un grossier tabernacle de cuivre dédoré, comme des reliques, et à la troisième fois qu'on l'en toucha, elle revint à elle. La nouvelle arriva aux oreilles du docteur, qui remmena la bonne sainte à la ville et en fit faire un sermon.

Antonia.—Jamais on n'ouït plus vilaine chose.

Nanna.—Crois-tu donc qu'il n'y en a pas bien d'autres?

Antonia.—Vraiment, hein?

Nanna.—Oui, Madonna! J'avais à la ville une voisine, on aurait dit une chouette dans la volière, tant d'amoureux l'ayant en vue. Toute la nuit, on n'entendait que des sérénades, et tout le jour c'étaient des chevaux qui piaffaient, des jeunes gens qui se promenaient. Quand elle allait à la messe, elle ne pouvait passer par la rue, tant il y avait de gens à lui faire cortège; et l'un disait: «Bienheureux qui possède un tel ange!» Un second: «O Dieu, qu'est-ce qui me retient de donner un baiser à ce sein, et puis de mourir!» Un autre recueillait la poussière que soulevaient ses pieds et la répandait sur son bonnet, comme on répand de la poudre de Chypre; quelques-uns la contemplaient en soupirant, sans dire un mot. Ce beau lac si vanté, où tout le monde jetait son filet, sans jamais rien prendre, s'éprit démesurément d'un de ces pédagogues enfumés qui vont enseigner dans les maisons: le plus sale, le plus laid, le plus crasseux qu'on ait jamais vu. Il portait sur le dos un manteau violet, si pelé au col qu'un pou n'aurait pu s'y accrocher, et plein de taches d'huile comme en ont les marmitons des couvents; en dessous, une souquenille de camelot si usée qu'elle semblait de[Pg 87] toute espèce d'étoffe, sauf du camelot, et qu'on ne pouvait imaginer de quelle couleur elle avait pu être; sa ceinture était faite de deux bandes de soie nouées ensemble, et comme sa souquenille n'avait pas de manches, il se servait de celles du pourpoint, en satin de Bruges, tout troué, tout effiloché, qui depuis longtemps montrait la doublure et avait au collet une bordure de crasse si dure qu'on aurait dit de l'os. Il est vrai que les chausses faisaient la pige à la casaque; elles avaient été couleur de roses sèches, mais elles ne l'étaient plus du tout, et attachées au pourpoint avec deux bouts d'aiguillettes, sans ferrets, elles lui habillaient les jambes à la façon des caleçons des galériens; il faisait beau voir un de ses talons quitter continuellement le soulier, malgré tous les efforts d'un de ses doigts, avec lequel il le replaçait à chaque pas; ses mules, il les avait fabriquées lui-même avec une paire de vieilles bottes de son aïeul; les souliers étaient minces et montraient une grande envie de laisser voir les orteils: ils se seraient passé ce caprice si le veau des pantoufles n'eût résisté. Il portait un bonnet à un seul pli, rejeté en arrière, avec une coiffe de taffetas, sans ourlet, déchirée en trois endroits, toute raide de la crasse de sa tête (il ne se lavait jamais), elle ressemblait à la calotte d'un teigneux. Ce qu'il avait de mieux, c'était la bonne grâce de son visage, qu'il rasait deux fois par semaine.

Antonia.—Ne te fatigue pas davantage à me le dépeindre; je le vois d'ici le bourreau.

Nanna.—Le bourreau, c'est bien cela. Cependant elle s'en éprit avec frénésie, cette jolie femme, car, à vrai dire, nous en sommes toujours à prendre ce qu'il y a de pire. N'imaginant aucun moyen de lui parler, une belle nuit, avec son époux, elle entama une litanie longue d'un mille. «Nous sommes riches, grâce à Dieu, lui disait-elle, et sans enfants, sans espérance d'en avoir. C'est ce qui m'a fait penser à une bonne œuvre.»—«Et à quoi as-tu pensé, ma chère femme?» demanda le bon mari.—«A ta sœur, répondit-elle; chargée comme elle est de garçons et de fillettes, je veux que nous élevions son plus jeune: outre que notre âme en bénéficiera,[Pg 88] à qui veux-tu que nous fassions du bien, si ce n'est à notre propre chair?» Le mari approuva et remercia sa femme en disant: «Il y a bien longtemps déjà, j'ouvrais la bouche pour te le dire, mais j'hésitais dans la crainte que cela ne te déplût. Maintenant que je connais tes intentions, je vais me rendre, sitôt levé, chez la pauvre petite, pour lui annoncer la bonne nouvelle, et j'amènerai l'enfant chez toi; tout ceci est à toi, puisque c'est ta dot.»—«Autant à toi qu'à moi», répliqua-t-elle. Le jour parut; le mari se leva (c'étaient des cornes pour lui-même qu'il allait chercher); sa sœur lui céda le petit neveu avec grand plaisir, et il le conduisit à sa femme, qui lui fit excellent accueil. Deux jours après, comme elle était à table et causait avec son mari, le repas achevé, elle se mit à dire: «Je voudrais bien que nous fissions enseigner quelque chose à notre Luigetto» (ainsi se nommait l'enfant).—«Qui pourrait s'en charger?» demanda-t-il.—«Tu sais bien, fit-elle; ce Maître qui, à la façon dont je le vois tourner par la ville, doit chercher quelque place.»—«Quel Maître?»—«Celui qui porte cette souquenille qui ne lui tient pas sur les épaules.»—«Eh! serait-ce celui qui vient à la messe?...» (il allait dire à telle église).—«Oui, oui, fit-elle, celui-là même; je ne sais plus qui prétend qu'il est savant comme une chronique.»—«C'est très bien», répliqua le mari. Il sortit pour le rencontrer et le soir même introduisit le coq dans le poulailler. Le lendemain, le Maître alla chercher son bagage, contenant deux chemises, quatre mouchoirs, trois livres, avec leurs couvertures de table, et revint à la chambre que lui avait fait préparer la patronne.

Antonia.—Quelle intrigue va sortir de tout cela?

Nanna.—Tiens-toi tranquille et écoute. Dans la soirée, Madonna prit la main de son neveu, qui, sous prétexte d'apprendre le psautier, était destiné à servir d'entremetteur à la tante, et appela le Pédagogue. Ce soir-là, je soupais avec elle et j'entendis qu'elle lui disait: «Maître, vous n'aurez ici autre chose à faire qu'à me bien endoctriner ce garçon, qui est plus que mon fils (ce disant, elle lui appliqua deux baisers sur la bouche); puis laissez-moi faire, pour ce qui re[Pg 89]garde vos appointements.» Le maître se mit à répondre à tort et à travers, alléguant ses raisons, qu'il comptait sur le bout de ses doigts, et entra dans toutes sortes de considérations fantastiques. Madonna se tourna vers moi en s'écriant: «C'est un véritable Cicerchion[58]!» Ils continuèrent ainsi à disserter du cujus, puis tout d'un coup, changeant de conversation: «Dites-moi, maître, fit-elle, avez-vous jamais été amoureux?» Le paillard, qui vous avait une queue sinon plus belle, du moins meilleure que celle du paon, s'écria: «Madonna, c'est l'amour qui m'a fait étudier», et exhibant tout ce qu'il savait d'antiquailles, il lui énuméra qui s'était pendu par amour, qui empoisonné, qui précipité du haut d'une tour; puis il en vint aux femmes, et il lui nomma celle que l'Amour avait conduite a porta inferi, le tout en termes choisis et compassés; pendant qu'il croassait, elle me poussait le flanc du coude, et après m'avoir tant poussée et repoussée: «Que te semble du Messire?» me demanda-t-elle. Moi qui lui voyais non seulement jusqu'au fond du cœur, mais jusqu'au fond de l'âme: «Il me paraît très bon à secouer le pêcher et à ébranler le poirier», lui répondis-je. Elle, avec des ah! ah! ah! me jeta les bras autour du cou, et, après avoir dit: «Allez étudier, Maître!» m'entraîna dans sa chambre. On vint lui annoncer que son mari ne reviendrait ni souper ni coucher; c'était assez sa coutume. «Ton dormeur de mari prendra patience, me dit-elle toute joyeuse. Je veux que tu restes avec moi cette nuit.» Elle envoya dire un mot à ma mère et obtint la permission. Nous fîmes à nous deux un bon petit souper composé de toutes sortes de friandises: foies, gésiers, cous et pattes de poulets, avec du persil et du poivre en salade, presque tout un chapon froid, des olives, des pommes d'api, fromage de chèvre et pâtes de coings, pour nous bien lester l'estomac, des dragées, pour nous donner bonne haleine; puis on fit apporter à manger au Maître dans sa chambre: rien que des œufs frais et des œufs durs. Pourquoi des œufs durs? Imagine-le-toi!

[Pg 90]

Antonia.—Je l'ai bel et bien imaginé.

Nanna.—Le souper fini, le couvert ôté, la maisonnée envoyée au lit et le neveu du mari aussi: «Ma sœur, me dit-elle, puisque nos maris mangeraient bien tout le long de l'année, pourvu qu'on leur servît de toutes sortes de viandes, pourquoi ne tâterions-nous pas, au moins cette nuit, de celles du maître? Si je m'en rapporte à son nez, il doit en avoir comme un Empereur. On n'en saura jamais rien, et d'ailleurs il est si laid et si niais que personne ne le croirait, quand bien même il s'en vanterait.» Je fais un haut-le-corps, comme si j'avais grand'peur, et je retiens ma réponse dans mon gosier. A la fin: «Ces affaires-là sont bien dangereuses, lui dis-je; si ton mari revenait, où en serions-nous?»—«Folle, répliqua-t-elle, à ce que tu penses, tu me crois si niaise que si mon cerveau fêlé revenait par hasard, je ne trouverais pas moyen de lui faire avaler tout?»—«Si c'est comme cela, fais à ta guise», lui répondis-je. Pendant ce temps, le Maître, plus malin que deux as, s'il s'était bien vite aperçu que l'eau venait à la bouche de la personne, quand elle lui parlait d'amour, sachant que le mari couchait dehors, se tenait aux aguets et écoutait la conversation de celle qui, pour ne pas avoir à se pendre ou à s'étrangler, comme ces pauvrettes dont il lui avait donné l'histoire en exemple, préféra se faire couvrir par le Maître. Rien que de lui voir pendre au côté une de ces gibecières de cuir moisi, depuis longtemps hors d'usage, il vous donnait plutôt envie de rendre jusqu'aux boyaux. Il avait tout entendu, et avec cette présomption des pédagogues, soulevant la portière, il entra sans autre invitation. Sa patronne, qui avait écarté jusqu'aux servantes, dès qu'elle l'aperçut, s'écria: «Maître, tenez-vous la bride sur la bouche, les mains en repos et, pour cette nuit, servez-vous seulement de votre goupillon.» L'animal, qui n'avait pas le nez fait à flairer le pistil des roses, ni des doigts à boucher les trous d'une flûte, se souciant peu de baiser ou de tâter avec la main, dégaina son pied de tabouret, à la tête fumante et tout en feu, constellée de poireaux, et lui donnant une chi[Pg 91]quenaude, s'écria: «Il est au service de Votre Seigneurie.» Et l'ayant pris sur la paume de la main, elle disait: «Mon petit passereau, mon pigeonneau, mon petit pinson, entre dans ta volière, dans ton palais, dans tes États!» et se le fourrant sous la panse, appuyée au mur, leva une jambe en l'air et voulut manger debout la saucisse. Le vaurien lui donna une fière secouée. Pendant ce temps-là, je faisais la mine d'une guenon qui mâchonne le bon morceau avant de l'avoir dans la bouche; si je ne m'étais un peu mortifiée avec un pilon de fer que je trouvai sur une caisse et qui avait servi, je m'en aperçus à son odeur, à piler de la cannelle, pour sûr, pour sûr, je me mourais d'envie au plaisir des autres. La tête de cheval finit sa besogne, la femme, lasse, mais non rassasiée, s'assit au bord de la couchette et empoignant de nouveau le chien par la queue le tourna et retourna si bien qu'il revint sur la voie: comme elle se souciait peu de regarder la figure du Maître, elle lui tourna le dos, et, s'emparant du salvum me fac, furieusement se l'enfonça dans le zéro: elle l'en retira et se le mit dans le carré, et puis dans le rond et finit ainsi le second assaut en me disant: «Il en reste encore assez pour toi.» Moi qui allais m'évanouir comme quelqu'un qui meurt de faim et ne peut manger, je m'apprêtais à mettre quelque part mon doigt au vieux renard pour lui revivifier le sentiment (c'est un petit secret que j'avais appris du Bachelier, je ne te l'ai pas dit, faute d'y penser), quand tout à coup nous entendons heurter à la porte avec une telle assurance qu'on aurait bien pu dire à celui qui frappait: «Tu es fou, à moins que tu ne sois de la maison.» A ce bruit, la grosse tête change de figure comme un homme réputé honnête et qui est surpris à fracturer une sacristie; nous autres, qui avions le visage vitrifié, nous restons immobiles. Au second coup, elle reconnaît son mari et se met à rire aux éclats, de plus en plus fort, et elle rit tant que le mari l'entendit. Quand elle est bien sûre d'avoir été entendue: «Qui est là?» demande-t-elle. «C'est moi», répond-il. «Oh! mon mari, je descends; attends un peu. Que personne ne s'en aille», ajoute-t-elle; et elle court[Pg 92] ouvrir. La porte ouverte, elle s'écrie: «Un Esprit me l'avait dit: Ne te couche pas; pour sûr ton mari ne restera pas dehors cette nuit. Et de peur de succomber au sommeil, j'ai fait rester avec moi notre voisine, qui en me racontant sa vie au couvent, la pauvrette, m'a toute bouleversée; si je ne m'étais pas souvenu que notre précepteur était un vrai fais-dodo et ne lui avais dit de venir pour me ragaillardir avec ses bêtises, la nuit se passait mal pour moi.» Elle conduisit à l'étage le credo in Deum qui, sans rien demander de plus, se mit à rire en regardant le pédagogue; tout troublé par cette arrivée soudaine, il ressemblait à un songe interrompu. Le mari, dès qu'il m'eut aperçue, caressa en lui-même l'idée d'entrer en possession de mon petit domaine. Pour avoir l'occasion de familiariser avec moi, il entreprit le maître, et feignant de prendre grand plaisir à sa conversation, lui fit répéter l'A B C à rebours; le drôle, en le récitant tout de travers, le faisait rire si fort qu'il en tombait à la renverse. Entre temps, je m'étais bien aperçue des œillades du mari et des signes qu'il me faisait en me marchant sur le pied. «Puisque vos servantes sont allées se coucher, dis-je, je vais me mettre au lit avec elles.»—«Non! non!» reprit le bon ami, et se tournant vers sa femme: «Conduis-la dans le cabinet, lui dit-il, elle couchera là»; ce qui fut fait. J'étais à peine couchée que je l'entends dire à sa femme, très haut, pour que je n'eusse aucun soupçon: «Ma bonne amie, il faut que je retourne à l'instant d'où je viens, envoie au lit ce dort-debout et vas-y toi-même également.» Comme une femme qui touche le ciel du doigt, elle se mit à remuer toutes les hardes d'une armoire, pour lui faire voir qu'elle voulait l'attendre jusqu'au jour. Il descendit l'escalier à grand bruit, ouvrit la porte et, resté en dedans, la referma comme s'il fût sorti, puis remontant tout doucement, à pas de loup, entra dans la chambre où je dormais sans dormir, et en catimini vint se coucher près de moi. En me sentant mettre la main sur la poitrine, j'entrai dans ce délire qu'on éprouve parfois, quand on dort la tête en bas et qu'il vous semble que quelque chose de lourd, bien lourd, vous[Pg 93] pèse sur le cœur et ne vous laisse libre ni de parler, ni de remuer.

Antonia.—Ça, c'est le cauchemar.

Nanna.—Oui, le cauchemar. Lui me disait: «Si tu te tais, bonne affaire pour toi!» et tout en me parlant ainsi, il me caressait mignardement les joues avec la main. «Qui est là?» disais-je. «Je suis qui je suis», répondait l'Esprit invisible. Comme il s'efforçait de m'écarter les cuisses, que je tenais plus serrées qu'un avare ne tient serrées ses mains, croyant dire tout bas: «Madonna, ô madonna», je le dis assez haut pour qu'elle m'entendît. Le mari, qui était aux prises avec moi, se jeta au bas du lit et courut à la salle, en même temps que sa femme, la chandelle au poing, arrivait voir ce que j'avais. Entrant dans la chambre qu'elle venait de quitter, il aperçut cet animal de Pédagogue couché sur le lit en train de se frotter la javelle, en attendant de s'en servir à faire chanter l'alouette; et juste comme la bonne planteuse de cornes me disait: «Qu'est-ce que tu as donc?» un holà! plus semblable au braiement de l'âne qu'à la voix de l'homme me coupa ma réponse sur les lèvres. Le mari, avec la pelle à feu, cognait brutalement le précepteur, et si la femme, accourue à son secours, ne la lui eût arrachée des pattes, il filait un mauvais coton.

Antonia.—Il avait raison de lui casser tout.

Nanna.—Il l'avait, sans l'avoir.

Antonia.—Comment non, que diable?

Nanna.—Il y aurait là-dessus beaucoup à dire. Quand elle vit le sang sortir du nez de l'imbécile, elle se campa les poings sur les hanches et, se tournant vers son mari, à qui la patience venait d'échapper en voyant ce gros butor où il l'avait vu, s'écria, avec de fiers hochements de tête: «Et que te semble-t-il donc que je sois, hein? Qui suis-je donc, hein? Elle me le disait bien, ma nourrice, que tu ne me traiterais pas autrement que si tu m'avais ramassée en guenilles, comme je t'y ai ramassé, toi. Ses prévisions sont accomplies; elle qui me disait toujours: Ne le prends pas, ne le prends pas, tu en seras maltraitée. Est-il possible[Pg 94] de croire qu'une femme comme moi s'abaisse à vouloir de ce morceau de viande à deux yeux? Dis-moi, pourquoi l'as-tu frappé? Pourquoi? Que lui as-tu vu faire? Notre lit est-il un autel sacré, qu'un sot ne puisse le regarder? Comme si tu ne savais pas que les hommes de cette espèce, une fois ôté de leurs livres, ne savent plus dans quel monde ils sont! Mais c'est bien; tu l'as voulu, tu l'auras. Dès demain je veux que le notaire fasse mon testament, pour ne pas laisser jouir plus longtemps de mon bien un ennemi, un homme qui traite sa femme en putain sans savoir pourquoi.» Puis, haussant la voix, elle poursuivit, en sanglotant: «Ah! malheureuse! Suis-je une femme à cela?» et elle s'arrachait les cheveux; on eût dit que son père venait d'être assassiné, là, devant elle. Je me rhabillai à la hâte et accourant au bruit: «En voilà assez, lui dis-je, taisez-vous, de grâce. Voulez-vous faire jaser tout le quartier? Ne pleurez pas, Madonna.»

Antonia.—Et que répondait le bravache?

Nanna.—Il avait perdu la parole à cette menace de testament; il savait bien que qui n'a rien, aujourd'hui, est plus malheureux qu'un courtisan sans crédit, sans faveur et sans pension.

Antonia.—Ce n'est pas de la blague.

Nanna.—Je ne pus m'empêcher de rire en voyant le pauvre homme en chemise, tapi dans un coin, tout tremblant.

Antonia.—Il devait ressembler à un renard pris au filet et qui voit fondre sur lui une volée de coups de trique.

Nanna.—Ah! ah! ah! tu l'as dit. En somme, le mari, qui ne voulait pas perdre la litière, parce que l'âne lui en avait pris une lippée, ni perdre sa pâture, verte pour lui toute l'année, s'agenouilla à ses pieds, et il en fit tant, il en dit tant, qu'à la fin elle lui pardonna. Mais moi je mangeais mon pain sec en pénitence, pour avoir voulu faire la je-ne-veux-pas. Le précepteur alla se mettre au lit, avec sa bonne douzaine de coups de pelle; eux, ils se couchèrent bien rapatriés, et moi de même. L'heure de se lever venue, voici ma mère: elle me ramena à la maison où, après avoir[Pg 95] fait ma toilette, je restai toute la journée la tête lourde de la mauvaise nuit que j'avais passée.

Antonia.—Le Pédagogue fut-il mis à la porte?

Nanna.—Comment? à la porte? Au bout de huit jours je l'aperçus vêtu comme un prince.

Antonia.—Il est sûr que lorsque l'on voit un tel, un domestique, un intendant, un valet de chambre dépasser toute mesure dans ses vêtements, ses dépenses, le jeu, c'est qu'il mange de la patronne.

Nanna.—Pas de doute à cela. Venons-en à une autre qui se rongeait de l'envie de se faire mettre le fuseau dans la quenouille par un métayer que l'on disait avoir une cheville digne d'un taureau ou d'un mulet. C'était la femme d'un vieux chevalier de l'Éperon d'Or, à qui l'ordre avait été conféré par le pape Jean, et qui faisait son puant avec sa Chevalerie, plus que le Mainoldo, de Mantoue; prenant toujours le haut du pavé, il se pavanait et se prélassait à faire crever de rire, et à tout propos ne manquait pas de dire: «Nous autres Chevaliers!...» Quand il se montrait, les jours de fêtes solennelles, dans ses beaux habits, il emplissait toute une église, rien qu'à marcher à pas comptés. Il ne parlait jamais que du Grand Turc, du Soudan, et il savait les nouvelles du monde entier. Or la femme de cet ennuyeux personnage grommelait à tout ce qui venait de leurs domaines. Si c'étaient des poulets: «N'en avons-nous pas d'autres? disait-elle; nous sommes volés.» Si on lui apportait des fruits: «La belle espèce! les mûrs, on nous les mange; les verts, on les réserve pour nous.» Des salades, une nichée de petits oiseaux, un bouquet de fraises ou autres friandises lui étaient-ils présentés: «Nous sommes frais! disait-elle; je ne veux rien de tout cela, c'est sur le grain, sur le vin, sur l'huile, qu'il nous faudra le payer.» Elle en fit tant, avec ses plaintes continuelles, qu'elle finit par éveiller les soupçons du mari; il changea de fermier, et, sur les conseils de sa femme, prit celui qui avait de quoi ramoner les plus grandes cheminées. Le bail fut passé entre eux, et le fermier prit possession du domaine. Quelques jours après, il vint à[Pg 96] la ville, se présenta à la maison chargé comme un mulet, heurta du pied la porte qui lui fut aussitôt ouverte, et monta les escaliers. Il avait sur l'épaule un bâton aux deux bouts duquel pendaient par devant trois paires d'oies, par derrière trois paires de chapons, et à la main droite un panier contenant une centaine d'œufs et autant de fromages; il ressemblait à ces porteuses d'eau vénitiennes qui d'une main tiennent le bigoto, comme elles disent, avec un seau à chaque bout, et de l'autre un troisième. Tout en saluant et en s'inclinant, la pointe du soulier sur le plancher, il présenta son offrande à sa nouvelle patronne qui, plus préoccupée du calendrier que de la Toussaint, lui fit un accueil trop beau même pour son Chevalier. Elle commanda qu'on lui servît un goûter (il valut un dîner et un souper à la fois) sur la table de cuisine, l'excita à boire une grosse fiole de certain vin blanc qui avait une pointe de doux, et, lui voyant une face rubiconde comme elle la lui voulait, lui dit: «Toutes les fois qu'il vous arrivera d'apporter de bonnes choses de chez nous, vous serez content d'être en vie.» Le Chevalier n'était pas à la maison. «N'as-tu pas entendu?» reprit-elle, en s'adressant à la servante, qui vint aussitôt et, sur son ordre, se mit à vider le panier. Elle le rendit au fermier, après avoir mis les oies avec les autres oies, et elle allait s'emparer des chapons pour les mettre avec les chapons, quand sa maîtresse lui dit: «Reste ici», et les fit prendre par le paysan, qu'elle emmena avec elle au grenier; là, elle délia les pattes des chapons qui, tout endoloris, furent plus d'une heure avant de pouvoir se remuer, puis, fermant la lucarne du toit, elle voulut voir de quelle bêche il saurait labourer son terrain et si la réalité ne mentait pas à la renommée. A ce que me jura la servante, qui d'en dessous entendit les secousses, on aurait dit que le plancher allait crouler. Après qu'elle se fut fait greffer deux fois, tout en feignant de causer avec lui des dégâts que le précédent fermier avait faits aux oliviers et aux pêchers, ils redescendirent. L'homme ne pouvait pas attendre plus longtemps le Chevalier; on allait fermer les portes; il prit congé de Madonna, retourna allègrement à la[Pg 97] ferme et peu s'en fallut qu'il n'allât raconter sa bonne aventure au Dominé. Quant à elle, elle restait toute stupéfaite de cette prodigieuse marchandise dont sa douane avait été bondée jusqu'aux combles, quand voici qu'une rumeur s'élève par la ville; l'un courait par-ci, l'autre par-là, et l'on entendait crier: «Enfermez-vous, enfermez-vous!» Elle se montre au balcon et aperçoit quelques-uns de ses parents tout en émoi, les épées dégainées, la cape roulée autour du bras, d'autres sans chapeaux, armés de vieilles lances, de hallebardes et de broches: son visage devient couleur de cendre et elle se pâme. A l'instant, elle voit apporter à bras, par deux hommes, son Chevalier couvert de sang et entouré d'une foule de monde; elle tombe par terre, à demi morte, et le pauvre diable, monté dans la maison, est couché sur un lit. En toute hâte, on courut chez les médecins; à la fin, on trouva des œufs et des morceaux de chemise d'homme: elle commença à reprendre ses sens, s'élança vers son mari, qui la regardait sans proférer une parole, mit tout sens dessus dessous dans la maison, et voyant qu'il allait trépasser lui fit le signe de la croix avec des cierges bénits, en s'écriant: «Pardonnez, recommandez-vous à Dieu!» Il fit signe de pardonner et de se recommander, puis expira. Le médecin et le prêtre vinrent quand tout était fini.

Antonia.—A quel propos avait-il été assassiné?

Nanna.—A propos de ce que la ribaude avait payé un scélérat, qui l'envoya dans la bière avec trois blessures dans le ventre; l'accident mit tout le pays en révolution. Elle fit par deux fois semblant de vouloir se jeter par la fenêtre, mais se laissa retenir, et ordonna les obsèques les plus solennelles qu'on eût jamais, jamais vues: les armoiries du Chevalier peintes sur les murs de l'église, son corps couvert d'un poêle de brocart d'or frisé et porté par six habitants, avec presque toute la ville pour cortège, fut amené à l'église; elle, tout de noir habillée, avec deux cents femmes qui pleuraient derrière elle, exhala tant de gémissements et d'une voix si tendre, que chacun en sanglotait. L'oraison funèbre prononcée en chaire, les vertus, les hauts faits du Chevalier[Pg 98] rappelés à l'assistance, au son du Requiem æternam chanté par plus de mille prêtres, moines et religieux de toutes couleurs il fut déposé dans un magnifique sarcophage peint, dont le peuple entier vint lire l'épitaphe, et sur lequel furent plantées les bannières, déposés l'épée au fourreau de velours rouge, garni d'argent doré, l'écu et le heaume, orné de velours rouge comme le fourreau de l'épée. J'ai oublié de te dire que ses paysans étaient aussi venus; tous, un bonnet noir sur la tête (on le leur avait fourni), ils se rangèrent autour du corps: parmi eux se trouvait l'homme aux oies, aux chapons, aux œufs et à la bonne aventure. Mais pourquoi perdre tant de paroles? Elle trouva moyen de sécher ses larmes avec lui, et resta dame et maîtresse, héritière universelle, car le mort, après l'avoir épousée par amour, certain qu'il était de n'avoir ni garçons ni filles, au grand mal au cœur de ses parents, lui avait fait donation complète de ses biens.

Antonia.—Donation bien placée.

Nanna.—Maintenant qu'elle pouvait courir les champs sans avoir peur de personne, laissant son monde à la maison, elle retint près d'elle le successeur du Chevalier, dont la défense d'éléphant la consola si bien que, jetant de côté toute pudeur, elle résolut de le prendre pour mari, avant que ses parents ne l'ennuyassent à vouloir lui en donner un autre. Elle fit courir le bruit qu'elle voulait se mettre dans un couvent pour pouvoir en prendre plus à son aise, et tous les Ordres de Religieuses se la disputaient; puis, résolue de se donner au vilain, sans plus songer au: Que dira-t-on de moi? Quel honneur fais-je à ma famille? ni à ceci, ni à cela, bien persuadée que les convenances sont des gâte-plaisirs, que les retardements sentent le rance, que se repentir c'est une mort anticipée, elle envoya quérir le notaire et se passa sa fantaisie.

Antonia.—Elle pouvait pourtant bien rester veuve et se rassasier du battant de cloche, ni plus ni moins?

Nanna.—Pourquoi elle n'est pas restée veuve, je te le raconterai une autre fois. La vie des Veuves est telle qu'elle exige un chapitre à elle seule; je te dirai seulement ceci: elles[Pg 99] sont de vingt carats plus fines putains que les Religieuses, que les Femmes mariées et que les Filles des rues.

Antonia.—Comment? Vrai?

Nanna.—Les Religieuses, les Femmes mariées et les Putains se font fourbir par les chiens et par les verrats: les Veuves ont pour fourbisseurs les oraisons, les disciplines, les dévotions, les sermons, les messes, les vêpres, les offices, les aumônes et les sept œuvres de miséricorde!

Antonia.—Il n'y a pas de Religieuses, de Femmes mariées, de Veuves et de Putains qui soient bonnes.

Nanna.—Il en est de ces quatre espèces de femmes comme du dicton des monnaies: Prudence et Confiance.

Antonia.—Nous voilà bien, alors. Reviens, reviens aux noces de la Chevalière.

Nanna.—Elle le prit donc pour mari. La chose une fois connue, elle s'en alla, méprisée non seulement de sa famille, mais de toute la ville, et si passionnément attachée à lui qu'aux champs, aux vignes, partout, elle lui portait jusqu'à son dîner. Le paysan, qui était de bonne race, ayant donné quelques coups de couteau à un frère de la dame, qui menaçait de la faire empoisonner, personne de la ville n'osait plus passer la porte.

Antonia.—Mauvaise histoire d'avoir affaire à eux.

Nanna.—C'est ce que l'on dit: Les vilains, Dieu m'échappe de leurs mains. Mais venons-en à de meilleures drôleries et sucrons un peu la mort du pauvre Chevalier avec la vie d'un vieux richard, d'un vilain ladre, d'un gros baudet qui prit une femme de dix-sept ans, pourvue avec cela du plus jolie petit corps que j'aie jamais vu, et d'une grâce si gracieuse que tout ce qu'elle faisait, tout ce qu'elle disait, c'était un charme. Elle avait certains gestes de grande dame, certaines façons hautaines, certaines attitudes gentilles, à faire pâmer. Mets-lui entre les mains un luth: on aurait dit une maîtresse de musique; mets-lui un livre: on aurait dit une poétesse; mets-lui une épée: tu aurais juré une capitaine; à la voir danser, c'était une biche; chanter, un ange; jouer, je ne saurais dire qui, avec ses œillades brûlantes, pleines d'un je ne sais quoi, elle vous faisait perdre la raison. En mangeant, elle semblait dorer les[Pg 100] plats, et en buvant, donner de la saveur au vin; fine dans ses reparties, affable, elle savait parler des choses sérieuses avec tant de majesté qu'auprès d'elle les Duchesses n'auraient été que des pisseuses. Elle s'attifait de parures à des modes à elle, qu'elle imaginait et qui étaient bien regardées; se montrant aujourd'hui en coiffe, demain les cheveux moitié noués en chignon, moitié en nattes, avec une boucle qui lui tombait sur l'œil et la forçait de le cligner, Dieu! à faire mourir les hommes d'amour et les femmes de jalousie! Par sa bonne grâce naturelle, elle savait bien, la rusée, faire autant d'esclaves de ses amoureux, tous perdus dans le tremblotement de son sein, sur lequel la nature avait égoutté des larmes de roses vermeilles. Souvent elle allongeait sa main, comme si elle voulait y trouver quelque tache et faisant lutter les feux de ses bagues avec ceux de ses yeux, elle éblouissait la vue de qui lui regardait la main d'autant plus attentivement que plus artificieusement elle se la caressait de l'œil. A peine touchait-elle la terre quand elle marchait, voltigeant toujours çà et là du regard, et à l'eau bénite, quand elle s'en mouillait le front, elle s'inclinait avec une révérence qui semblait dire: «C'est comme cela qu'on fait dans le paradis.» Eh bien, avec toutes ses beautés, toutes ses vertus, toutes ses grâces, elle ne put faire que son père (quel bœuf!) ne la mariât à un homme de soixante ans; c'est du moins l'âge qu'il avouait, et il ne voulait pas qu'on le traitât de vieux. Ce mari se faisait appeler Comte, à cause de je ne sais quelle bicoque aux murs décrénelés, accompagnée de deux fours, qu'il possédait; et comme en vertu de certains diplômes sur parchemin, scellés de plomb, qui lui avaient été délivrés, à ce qu'il disait, par l'Empereur, il pouvait offrir des tournois à ces muguets dont c'est le plaisir de se faire trouer la peau; presque tous les mois il s'en donnait un là. Il se croyait le podestat de Modène[59], à voir lui ôter leurs bonnets les badauds qui[Pg 101] venaient regarder jouter l'un et l'autre, et le jour du tournoi il comparaissait pontificalement vêtu d'une jaquette semée de paillettes dorées, en velours violet à poils longs et courts, non rasé, cette espèce de velours ne se rasant pas, coiffé d'une toque en assiette, le manteau de drap rouge fourré de vair, le capuchon de brocart d'argent, pareil à ceux que portaient jadis à leurs manteaux les écoliers, l'épée au côté, une épée pointue au pommeau de laiton, dans une gaine antique. Après avoir fait deux fois à pied le tour de la lice avec une vingtaine de va-nu-pieds derrière lui, armés d'arbalètes et de hallebardes, composés partie de ses laquais, partie de gens ramassés sur son domaine, il montait sur une vieille haquenée au ventre plein de son, que cent mille paires d'éperons, pas plus qu'une seule, n'auraient décidée à sauter une enjambée, et se resserrait de frayeur quand il entendait sonner son tour de bataille. Ces jours-là, il tenait sous clef sa femme; le reste du temps, ce chien du jardinier, à l'église, aux fêtes, partout, lui flairait la queue. Au lit, il lui contait ses prouesses du temps qu'il était soldat, et lui narrant une bataille où il avait été fait prisonnier, il imitait avec la bouche jusqu'au tuff! taff! des bombardes, en se démenant au lit comme un possédé. La pauvrette, qui avait bien meilleure envie de jouter avec la lance nocturne, se désespérait; quelquefois, de dépit, elle le faisait marcher à quatre pattes par terre, et, lui mettant une ceinture dans la bouche, en guise de bride, grimpait sur son dos, l'éperonnait à coups de talons et le poussait en avant comme lui-même menait[Pg 102] son cheval. Au milieu de cette vie mélancolique, elle imagina une malice bien galante.

Il podesta ou il potta: le podestat.

La potta, la nature des femmes.

Modona, Modène.

Madonna, à peu près Madame.

Ce jeu de mots est intraduisible.

Peut-être s'agit-il de Modon ou Modone, port important en Morée et sur lequel Venise avait des droits; beaucoup de Vénitiens l'habitaient.

Cette ville était le siège d'un archevêché. Les pèlerins qui allaient de Venise en Terre Sainte y faisaient escale. On y conservait, à l'église Saint-Jean, le corps de Saint Léon et le chef de saint Anastase, évêque. Mais y eut-il jamais de podestat à Modone?]

Antonia.—Laquelle? Je voudrais bien le savoir.

Nanna.—Elle se mit, la nuit, à proférer, en songe, un tas de paroles décousues, qui n'avaient aucun rapport, et dont le vieux faisait des rires désordonnés; mais, quand elle vint à jouer des mains et lui asséna un bon coup de poing sur l'œil, qu'il y fallut de la céruse et de l'huile rosat, il la tança vertement; elle, feignant de ne se rien rappeler de ce qu'elle faisait ou disait, continua de la même façon en sautant du lit, en ouvrant les fenêtres, les armoires; quelquefois, elle s'habillait et le nigaud lui courait derrière, la secouant, l'appelant à haute voix; une belle nuit, il advint qu'en voulant la poursuivre hors du seuil de la porte, le pied lui manqua au haut d'un escalier, tandis qu'il croyait le poser sur le carreau, et il roula jusqu'en bas; outre qu'il se meurtrit tout le corps, il se cassa une jambe. Toute la maison accourt au cri qu'il poussa, un cri à mettre en émoi le quartier, et on le relève; il aurait bien mieux fait de rester couché. La femme fait semblant de se réveiller aux gémissements de son mari, apprend l'aventure et se met à pleurer, à geindre, maudissant la manie qu'elle a de se lever. La nuit, à l'heure qu'il était, elle envoya vite chercher un médecin qui lui remit les os en place.

Antonia.—Pourquoi faisait-elle semblant de rêver?

Nanna.—Dans l'espérance qu'il lui arriverait de tomber, comme, en effet, il était tombé, et qu'une fois qu'il se serait cassé les reins, il ne pourrait plus la suivre à la piste. A cette heure, le vieil imbécile, avec sa jalousie, se trouvait malheureux outre mesure; mais il était si orgueilleux que, bien à contre-cœur, il entretenait une dizaine de vauriens de pages, couchés dans une chambre du bas, et dont le plus âgé ne dépassait pas vingt-quatre ans. Entre eux, qui avait une bonne toque manquait de chausses, qui avait de bonnes chausses portait un mauvais pourpoint, qui un bon pourpoint, une cape toute déchirée, qui une bonne cape, un lambeau de[Pg 103] chemise. Et souvent, ah! oui, souvent, ils mangeaient le pain et les miettes!

Antonia.—Pourquoi y restaient-ils, les brigands?

Nanna.—Pour la liberté qu'il leur laissait. Eh bien, ma chère Antonia, elle avait jeté l'œil sur cette séquelle et, dès qu'elle eut flanqué au lit son vieux nigaud, la cuisse entre deux attelles, elle se remit à rêvasser, puis, étendant les bras, sauta du lit, malgré le bonhomme qui lui criait: «Holà! holà!» Elle le laissa s'égosiller, ouvrit la chambre et s'en alla trouver les petits drôles qui, auprès d'un lumignon prêt à s'éteindre, jouaient quelques liards qu'ils avaient dérobés au Messire en allant lui acheter des bagatelles. Tout en leur souhaitant le bonsoir, elle renversa la chandelle et s'appliquant sur l'estomac le premier qui lui tomba sous la main se mit à s'amuser avec lui. En trois heures qu'elle resta chez eux, elle les essaya tous les dix, deux fois chacun, et remontant à la chambre, bien purgée des humeurs qui la faisaient délirer: «En voudrez-vous, mon cher mari, lui dit-elle, à ma triste nature, qui me force d'aller en procession, la nuit, par la maison, comme une sorcière?»

Antonia.—Qui donc t'a raconté si minutieusement tout cela?

Nanna.—C'est elle-même; après qu'elle eut mis son honneur sous les escarpins, elle devint une femme à tout le monde; ses gentillesses une fois en circulation, elle en parlait même à qui ne voulait pas l'écouter. D'ailleurs, un des dix preux, dépité contre elle de ce qu'elle s'était abandonnée à un autre, mieux fourni que lui, s'en alla comme un désespéré par les places, par les tavernes, chez les barbiers, dans les boutiques, raconter l'histoire.

Antonia.—Elle fit très bien; tant pis pour le vieux fou, qui devait prendre une femme de son âge, et non une enfant qui aurait pu être cent fois sa fille.

Nanna.—Tu m'as bien entendue, c'est ainsi que cela se passa. Et non contente de l'avoir chargé de tant de cornes qu'un millier de cerfs n'auraient pu les porter, éprise un beau jour d'un certain vendeur d'almanachs, à l'aide d'un cornet[Pg 104] à poivre dont elle lui assaisonna sa soupe, elle se débarrassa du bonhomme; pendant qu'il se mourait, sous son nez, elle épousa le maroufle, elle se fit trafiquer par lui. C'est ce qu'on dit dans la ville, mais je n'en jurerais pas, je n'y ai pas mis le doigt.

Antonia.—Cela doit être trop vrai.

Nanna.—Écoute-moi celle-ci. Une des meilleures femmes de la ville avait un mari plus gourmand du jeu qu'une guenon de cerises; son jeu favori, c'était la prime, et des bandes de toutes sortes de gens venaient faire la partie chez lui. Comme il possédait un domaine dans les environs, une de ses fermières, restée veuve, venait tous les quinze jours visiter sa femme et lui apporter quelques petites choses de la ferme, comme qui dirait des figues sèches, des noix, des olives, des raisins passés au four et autres denrées; elle restait un bout de temps, puis s'en retournait chez elle. Un jour entre autres qu'il était à moitié fête, ayant un beau chapelet de limaçons et peut-être vingt-cinq prunes bien rangées sur un lit de menthe, dans un panier, elle vint voir sa patronne. Le temps changea et il s'éleva un vent accompagné d'une pluie si épouvantable que force lui fut de rester pour cette nuit à la maison. Le débauché de mari, qui vivait à bouche que veux-tu et qui devant sa femme disait tout ce qui lui venait sur le bout de la langue, illustre buveur, toujours plein de gaudrioles, jeta sur elle son dévolu, et, croyant se montrer bon camarade en lui faisant administrer un trente-et-un, en dit un mot à la bande qui jouait chez lui, ce qui leur fit à tous dresser l'oreille, avec de grands éclats de rire. Chacun promit de revenir après le souper, et notre homme dit à sa femme: «Tu feras coucher notre fermière dans la chambre du grenier.»—«Très bien», répondit-elle, puis elle se mit à table avec lui, et au bas bout soupa la villageoise, fraîche comme un bouquet de roses. Le repas achevé, un peu de temps se passa, puis les joueurs revinrent, le mari se retira avec eux et conseilla à sa femme d'aller se coucher; il dit à la veuve d'en faire autant. La femme, qui savait de quel pied boitait le garnement, se dit à[Pg 105] part soi: «J'ai entendu dire que qui s'en donne une bonne fois ne pâtit pas toujours. Mon mari, pour qui honneur ou déshonneur c'est tout un, veut mettre au pillage le magasin ou la garde-robe de notre fermière; mais j'ai envie de savoir, moi, ce que c'est que ces trente-et-un dont il y a des personnes qui font tant les dégoûtées, et, pour sûr, la séquelle de mon fainéant de mari en prépare un à la bonne dame.» Là-dessus, elle fit coucher la fermière dans son propre lit et se planta dans celui qu'elle lui avait fait préparer. Aussitôt voici venir le mari, à pas de loup; en s'efforçant de retenir sa respiration, il sifflait d'une façon bizarre, et les bons compagnons qui devaient mettre après lui la main à la pâte, ne pouvant étouffer leurs rires, les laissaient éclater en sourdine: on n'entendait que des ouh! ouh! bien vite comprimés par la main de l'un ou de l'autre. Rien ne se passa que je ne l'aie appris par le menu d'un de ces trente-et-uniers qui me donnait parfois l'accolade, en manière de passe-temps. Voilà le chef de file des jouteurs, qui, tout d'une haleine, s'approcha de celle qui n'avait jamais rien attendu avec un si grand désir, et, se jetant sur elle, il l'empoigne d'une façon qui voulait dire: «Tu ne m'échapperas pas.» Elle fait semblant de se réveiller, toute peureuse, et de vouloir se lever; mais le compagnon de toute sa force la presse contre lui et, lui ouvrant les cuisses du genou, cachète la lettre: il s'aperçut d'avoir affaire à sa femme tout comme nous autres nous nous apercevons de la croissance des feuilles de ce figuier qui nous donne de l'ombre[60]. En le sentant qui lui secouait le prunier, non comme un mari, mais comme un amant, elle devait bien se dire: «Le glouton dévore à belles dents le pain d'autrui et rebute celui de la maison.» Pour t'achever, il l'encarta deux petites fois et s'en retournant vers les amis, le rire aux lèvres: «Oh! la bonne aubaine! s'écria-t-il, le friand morceau! Elle a certaines chairs fermes et satinées comme une dame!» Bref, le cul de la bonne dame fleurait la menthe et le serpolet. Cela dit, il[Pg 106] poussa en avant un second qui, avec la nonchalance d'un moine allant à la soupe, courut manger de la vache, comme disent ceux qui parlent le romanesque[61], puis fit signe à un troisième qui se jeta sur elle comme un goujon sur l'asticot; ce qui fit rire, c'est que, lâchant le brochet dans le réservoir, il déchargea trois coups de tonnerre, sans éclairs, et lui en fit venir la sueur aux tempes; elle s'écria: «Ces trente-et-un n'ont pas la moindre discrétion!» Pour ne pas te retenir jusqu'à la nuit avec les gestes de l'un ou de l'autre, ils le lui firent de toutes les façons, par tous les bouts, à toutes modes, manières et fantaisies, pour parler comme la pétrarquiste Madrema non vuole[62]; au vingtième elle se mit à faire comme les chattes, qui jouissent et miaulent en même temps. Là-dessus, en voilà un qui lui ayant tâté le sifflet et la cornemuse et les trouvant de vrais gîtes à colimaçons sans coquilles, resta un peu en suspens; enfin, il le lui mit par derrière, mais ne touchant les bords ni par-ci ni par-là: «Madonna, s'écria-t-il, mouchez-vous le nez et puis flairez-moi le câprier.» Pendant qu'il parlait ainsi, les autres se tenaient, la conscience en érection, à écouter le prêche, guettant d'aborder la bonne amie quand le camarade s'en irait, tout comme artisans, gamins, villageois, le Jeudi, le Vendredi et le Samedi Saints, guettent s'en aller le pénitent auquel le moine vient de donner l'absolution, la confession achevée; et durant l'attente il y en eut plus d'un qui se secoua le chien de haut en bas jusqu'à lui faire cracher l'âme. Enfin, quatre de ceux qui étaient restés les derniers, plus fous que sages, ne se sentant pas le cœur d'aller nager sans calebasse dans cette mer d'huile de fève, allumèrent un bout de torche dont on se servait pour éclairer ceux des joueurs qui, après[Pg 107] avoir perdu, s'en allaient en blasphémant, et, malgré le patron du trente-et-un, entrèrent dans la chambre où sa femme gisait baignée dans le suif jusqu'à mi-jambes. Se voyant découverte: «C'est une fantaisie qui m'est venue, dit-elle, en prenant une mine du Pont Sixte, à force d'entendre dire tous les jours: une telle a reçu un trente-et-un; maintenant, il en arrivera que pourra.» Le mari fit de nécessité vertu et lui demanda: «Eh bien, que t'en semble, ma femme?»—«Rien que de bon», répliqua-t-elle. Mais ne pouvant se retenir plus longtemps, après un tel repas, elle courut au retrait, et lâchant les rênes, comme un abbé qui s'est trop rempli va se décharger le ventre, elle rendit aux Limbes terrestres vingt-sept petites âmes non encore nées. La paysanne, apprenant que l'orge préparée pour elle avait été mangée par une autre, s'en retourna chez elle, et le cul lui cuisait comme si on le lui eût fait bouillir avec des pois; elle en fut une année sans parler à sa patronne.

Antonia.—Heureuses celles qui se font passer leurs fantaisies!

Nanna.—C'est bien mon sentiment. Mais celles qui se les font passer par le moyen de ces trente-et-un, je ne les envie pas; j'en ai eu quelques-uns, moi aussi (merci à ceux qui ma les ont donnés!), et je ne trouve pas qu'ils procurent toutes les béatitudes qu'on leur suppose communément, dans le monde; ils durent trop longtemps! Je te l'avoue, s'ils duraient moitié moins, ce serait parfait, ce serait exquis.

Venons-en à une Madonna (je veux taire son nom), qui eut un beau caprice pour un prisonnier dont le Podestat reculait indéfiniment la pendaison, de peur de faire ce plaisir à la potence. Son père, en mourant, lorsque le drôle était âgé de vingt et un ans environ, l'avait laissé héritier de quatorze mille ducats, moitié comptant, le reste en domaines, plus les meubles d'une maison ou pour mieux dire d'un palais. En trois ans se mangea, se joua et se spermatisa tout l'argent comptant; puis il mit la main sur les terres, et en trois années dévora le reste. Comme il ne pouvait vendre certaine maisonnette, ce que lui défendait une clause spé[Pg 108]ciale du testament, il la démolit et en vendit les pierres; puis ce fut le tour du mobilier: empruntant un jour sur les draps, vendant le lendemain une nappe, puis un lit, puis un autre, aujourd'hui ceci, demain cela, il alla ainsi jusqu'au dernier sou et fit si bien trébucher la balance, qu'après avoir d'abord engagé, puis vendu, autant dire donné pour rien, le palais, il resta tout nu et tout cru. Alors il s'enfonça dans toutes les scélératesses que peut non seulement faire, mais imaginer un homme: faux serments, homicides, vols, tricheries, cartes préparées, dés pipés, félonies, filouteries, escroqueries, assassinats. Il avait été mis en prison des quatre et cinq ans à la fois, avait reçu plus d'aiguillades que de bouchées de pain, et il s'y trouvait en ce moment pour avoir craché à la figure d'un Messire... je ne veux pas le mentionner en vain.

Antonia.—Ribaud! Traître!

Nanna.—C'était un si fieffé ribaud que d'avoir couché avec sa mère on pouvait dire que c'eût été le moindre de ses péchés. Réduit à la mendicité, en ce qui concerne tout le reste, il était si opulent en fait de mal français qu'à lui seul il aurait pu le donner à un millier de ses pareils et en garder encore pour lui tout un monde. Pendant que ce renégat était en prison, un médecin aux gages de la Ville pour soigner les pauvres détenus s'occupait de guérir la jambe de l'un d'eux, qui craignait que le chancre ne la lui mangeât. «Comment! s'écria ce médecin, j'ai guéri la nature surnaturelle de ce brigand, et je ne guérirais pas ta jambe?» Cette surnaturelle nature parvint aux oreilles de ladite Madonna, et le paquet démesuré du scélérat qui était en prison lui entra si profondément dans le cœur qu'elle se mit à brûler pour lui plus que cette reine[63] d'autrefois ne brûla, dit-on, pour le taureau. Comme elle n'apercevait ni voie ni moyen de pouvoir s'en passer la fantaisie, elle résolut de commettre quelque méfait, afin qu'on l'enfermât dans cette même prison où était le crache-sur-la-croix. Pâques arri[Pg 109]vées, elle communia sans se confesser; on l'en reprit; elle répliqua qu'elle avait bien fait; la chose se divulgua, plainte fut portée au Podestat, qui la fit arrêter et mettre à l'estrapade; alors elle confessa que la cause de son crime était l'envie effrénée qu'elle avait du poireau de l'homme en question, aux yeux en dedans et si petits qu'à peine y voyait-il, au nez large et écrasé sur la figure, avec une balafre en travers et deux cicatrices du mal de Job qui ressemblaient à deux grelots de mule, déguenillé, puant, dégoûtant, tout rempli de poux et de vermine. L'honorable Podestat le lui donna pour compagnon en lui disant: «Ce sera la pénitence de ton péché, per infinita secula seculorum.» Cela lui fit autant de plaisir d'être enfermée pour toute sa vie qu'un autre en aurait à sortir de prison. On prétend qu'après avoir tâté de cette grandissime gerbe, elle s'écria: «Dressons ici nos tabernacles[64]

Antonia.—Est-ce que cette gerbe dont tu parles était aussi grosse que celle d'un âne?

Nanna.—Plus grosse.

Antonia.—Plus grosse que celle d'un mulet?

Nanna.—Encore plus.

Antonia.—D'un taureau?

Nanna.—Encore plus.

Antonia.—D'un cheval?

Nanna.—Trois fois plus grosse, dis-je.

Antonia.—Elle était donc alors aussi grosse que les colonnes d'un lit de parade?

Nanna.—Juste.

Antonia.—Que t'en semble?

Nanna.—Pendant qu'elle nageait dans l'allégresse jusqu'au cou, le Podestat fut réprimandé par la commune et force lui fut, pour satisfaire à la justice, de condamner le susdit criminel à la potence, ses dix jours de grâce lui[Pg 110] ayant été signifiés... J'ai laissé de côté quelque chose, nous reviendrons au scélérat, oui. La gourmande n'était pas plus tôt en prison et à peine avait-elle jeté le masque que la nouvelle s'en répandit par la ville et donna matière aux caquets des badauds, des artisans, des femmes surtout; dans les rues, aux fenêtres, dans les marchés, on n'entendait causer que de l'emprisonnée, et avec des moqueries, des airs de dégoût! Lorsque six commères se trouvaient réunies autour du pilier à l'eau bénite, elles en bavardaient deux heures durant. Entre autres cénacles, il s'en forma un dans mon quartier, et une Monna prude-de-campagne, entendant de quoi il s'agissait et voyant toute la bande en suspens, la quenouille à la main, pour l'écouter, s'écria: «Nous autres qui, pour être femmes, sommes toutes déshonorées par les déportements de cette coquine, nous devrions marcher à l'instant sur le Palais, l'arracher de la prison, dussions-nous y mettre le feu, la flanquer sur une charrette et la déchirer de nos dents; nous devrions la lapider, l'écorcher vive, la crucifier!» Ces paroles proférées, elle s'éloigna, gonflée comme un crapaud, et rentra chez elle comme si tout l'honneur des femmes du monde entier dépendait d'elle.

Antonia.—La pécore!

Nanna.—Les dix jours de grâce signifiés au malandrin, vint à l'apprendre cette ne-crache-pas-à-l'église dont je te parle, qui voulait courir à la prison et l'en faire sortir en y mettant le feu! Elle en eut grande compassion, songeant au préjudice qu'éprouverait la ville à perdre sa plus grosse pièce d'artillerie, celle dont la renommée seule, à défaut de meilleure preuve, attirait les femmes qui se trouvaient mal partagées, comme l'aimant attire l'aiguille ou un brin de paille. La même frénésie d'en jouir qui avait poussé l'autre méprise-sacrement (révérence parler) l'emplit elle-même, et elle imagina la plus rusée, la plus diabolique invention qu'on ait jamais ouïe.

Antonia.—Qu'imagina-t-elle? Dieu te garde de frénésies ainsi faites!

[Pg 111]

Nanna.—Elle avait un mari continuellement malade, qui restait deux heures levé et deux jours au lit, pris parfois de telles palpitations de cœur qu'il en étouffait et semblait près de passer. Ayant appris d'une de ces balaye-bordels (qu'elle aille à la malheure) qu'elles pouvaient sauver l'homme qu'on mène à la potence, rien qu'en se jetant au-devant de lui et en criant: «Celui-ci est mon mari!...»

Antonia.—Qu'entends-je?...

Nanna.—... elle résolut de donner le coup de pouce au sien, puis, usant du droit des ribaudes, de prendre le vaurien pour époux. Pendant qu'elle y songeait, voici qu'avec des «Aïe! aïe!» son pauvre homme, fermant les yeux, crispant les poings, battant des jambes, vint à se pâmer. Elle, qui ressemblait à une caque de thon salé, pour être moins haute que large, lui mit un oreiller sur la bouche, s'assit et, sans avoir l'aide d'aucune servante, lui fit sortir l'âme par où sort le pain digéré.

Antonia.—Oh! oh! oh!

Nanna.—Alors elle fit un tapage épouvantable, s'arracha les cheveux, rassembla tout le voisinage qui, connaissant l'indisposition du pauvre homme, ne douta pas qu'il n'eût été étouffé dans une de ces crises dont il souffrait continuellement. On l'enterra fort honnêtement, car il était honnêtement riche, et aussitôt la veuve, véritable chienne en chaleur, se réfugia au bordel, pour ne pas mâcher le mot. Comme de son côté, ni de celui de son mari elle n'avait de parents qui valussent deux deniers, elle y resta sans empêchement aucun, tout le monde pensant qu'elle était devenue folle de douleur après la mort du susdit. Arriva la nuit qui précéda le matin où le misérable devait être exécuté; la ville en devint déserte, tous les hommes et presque toutes les femmes s'étant rassemblés au Palais du Podestat pour voir annoncer son supplice à celui qui en méritait mille. L'homme se mit à rire en entendant dire au Prévost: «La volonté de Dieu et celle du magnifique Podestat (j'aurais dû le nommer le premier) est que tu meures.» Il fut extrait de la prison et conduit au milieu du peuple, les pieds dans les[Pg 112] ceps, avec les menottes, assis sur une méchante poignée de paille, entre deux prêtres qui le réconfortaient, et ne faisant pas une mine trop rechignée à l'image qu'on lui présentait à baiser. Comme s'il ne s'agissait pas de lui, il contait des bourdes en chemin, et tous ceux qui se présentaient, il les appelait par leurs noms. Depuis le matin la grosse cloche du communal sonnait lentement, lentement, pour annoncer l'exécution qui allait avoir lieu. Les bannières furent déployées, puis lecture faite (elle dura jusqu'au soir) de la condamnation par un de ceux du tribunal criminel, qui avait une voix retentissante; ensuite, il s'achemina une grosse corde dorée au col et une mitre de papier doré sur la tête, pour signifier qu'il était le roi des coquins. Au son de la trompette, veuve de son gland, on le fit s'avancer au milieu d'une escouade de sbires, la populace marchant par derrière, et partout où il passait, les balcons, les toits, les fenêtres, tout était plein de femmes et d'enfants. Dès qu'il fut près de la catin, qui, avec un grand battement de cœur, guettait le moment de se jeter au cou du scélérat, avec cette avidité dont un malade brûlé de la fièvre se jette sur un seau d'eau fraîche, sans le moindre trouble elle s'élança furieusement, fendit la foule à grands cris, et, échevelée, battant des mains, l'étreignit de toutes ses forces en disant: «Je suis ta femme!» La justice fut suspendue, tout le monde se poussait, se heurtait et l'on entendait un vacarme, on aurait dit que les cloches du monde entier sonnaient en même temps au feu, aux armes, au prêche, à la fête. La nouvelle arrivée aux oreilles du Podestat, il fut obligé de tenir la main à la loi, et le misérable fut livré, pieds et mains libres, pour être accroché aux fourches de la scélérate.

Antonia.—Nous sommes à la fin du monde!

Nanna.—Ah! ah! ah!

Antonia.—De quoi ris-tu?

Nanna.—De celle qui s'était faite luthérienne pour vivre en prison avec lui, et qui y resta avec trois coups de couteau dans le cœur: le premier fut de l'en voir sortir; le second de croire qu'il allait être pendu; le troisième d'apprendre[Pg 113] qu'une autre s'était emparée de son château, de sa ville, de ses États.

Antonia.—Dieu fasse du bien au Seigneur Dieu qui la punit de ces trois coups de couteau!

Nanna.—Écoutes-en une autre, ma sœur.

Antonia.—Avec plaisir.

Nanna.—Il y avait certaine dédaigneuse, belle sans aucune grâce, et même, non pas belle, mais jolie à voir, qui plissait les lèvres et fronçait le sourcil à propos de tout; c'était une hermine, une éplucheuse, une flaire-malpropretés, la plus fastidieuse qui naquit jamais. Elle trouvait à redire à tous les yeux, à tous les fronts, à tous les cils, à tous les nez, à toutes les bouches, à toutes les figures qu'elle voyait. Jamais elle n'aperçut de dents qui ne lui parussent noires, ébréchées et longues; à son idée, pas une femme ne savait parler, pas une ne savait marcher, et toutes étaient si mal bâties que leurs robes leur pleuraient sur le dos. Lorsqu'elle voyait quelque homme en regarder une: «Elle est comme Dieu veut, disait-elle; elle fait de plus en plus parler d'elle. Qui l'aurait jamais cru? Je l'aurais prise pour confesseur!» Elle blâmait celles qui ne se mettaient pas à la fenêtre et celles qui s'y mettaient; bref, elle s'était faite la censure vivante de toutes les femmes, et toutes la fuyaient comme la male aventure. Quand elle allait à la messe, tout lui puait, jusqu'à l'encens, et allongeant sa moue, elle s'écriait: «Quelle église bien balayée! quelle église bien arrangée!» Elle allait flairant chaque autel, en marmottant ses patenôtres, et disait son mot à chaque: «Quelles nappes! quels chandeliers! quels sales gradins!» Pendant que le prêtre lisait l'Évangile, ne voulant pas se tenir debout avec les autres, elle faisait certains hochements de tête, comme si le prêtre n'en disait pas un mot, et, à l'élévation, elle prétendait que l'hostie n'était pas de pur froment. En trempant le bout du doigt dans l'eau bénite, pour se faire de mauvaise grâce une croix sur le front, elle disait: «Quelle honte de ne pas la changer!» Autant d'hommes qu'elle rencontrait, autant de fois elle faisait la grimace, disant:[Pg 114] «Quel chapon! Quelles jambes en fuseaux! Quels pieds énormes! Quelle mauvaise tournure! Quel squelette! Quelle figure de possédé! Quel museau de chien!» Cette bonne pièce, qui grillait d'entendre louer chez elle ce qu'elle prétendait manquer aux autres, ayant reluqué un Frère convers qui, la sacoche trouée de toutes parts sur l'épaule, le frappoir à la main, venait mendier le pain à sa porte, lui parut bonne taille, jeune, sans souci, bien râblé: elle s'en éprit. Sous prétexte que l'aumône devait être faite de la main de la patronne, et non de celle de la servante, elle descendait elle-même l'apporter au Convers, et si son mari lui disait: «Envoie donc la fille», elle disputait une heure avec lui touchant le sens de l'aumône, la différence qu'il y avait entre la faire soi-même et la donner à faire aux autres. A la fin, devenue familière avec l'imbécile qui lui apportait souvent des agnus Dei, des noms de Jésus brodés en safran, ils s'arrangèrent ensemble.

Antonia.—Quel arrangement prit-elle?

Nanna.—Celui de s'enfuir au Couvent.

Antonia.—Comment cela?

Nanna.—Vêtue en novice. Pour avoir vis-à-vis de son mari un prétexte de quitter la maison, elle entreprit de lui soutenir un beau jour que la fête de Notre-Dame, qui se célèbre en août tombait le 16; elle le fit tellement monter en colère, qu'il la prit par le cou et qu'il le lui tordait comme à un poulet, si sa mère ne la lui eût arrachée des mains.

Antonia.—Maudite obstinée!

Nanna.—A peine relevée debout, elle se mit à crier: «Je vois ce que tu veux; suffit, suffit, mais tu ne t'en tireras pas comme cela; mes frères le sauront, oui, ils le sauront! Tu attaques ainsi une pauvre femmelette? Attaque-toi donc à un homme, puis tu reviendras me parler. Je n'en supporterai pas davantage; non, je n'en supporterai pas davantage. Je me flanquerai dans un couvent, j'y entrerai, dussé-je d'abord brouter de l'herbe, plutôt que de me laisser lapider tout le jour par toi; prends garde que je ne me jette dans les latrines! Pourvu que je ne t'aie plus devant moi, je mourrai[Pg 115] contente.» Et avec des sanglots, des soupirs, elle s'assit la tête entre les genoux, sans vouloir autrement souper; elle y serait restée jusqu'au matin si sa mère ne l'avait emmenée coucher avec elle: il lui fallut par deux fois l'arracher au mari qui voulait la mettre en morceaux.

Venons-en maintenant à ce Convers d'une trentaine d'années, tout nerfs, plein de vie, grand, bien charpenté, noiraud, toujours de bonne humeur, ami de tout le monde. Le jour suivant, il vint pour l'aumône, guettant que le mari n'y fût pas, et comme il heurtait la porte avec son «Donnez du pain aux Frères!» la miséricordieuse accourut ainsi que d'habitude et ils convinrent qu'elle s'échapperait avec lui, dès l'aube. Frère Fatio s'en alla et le lendemain, une tunique de novice sur le bras, il était à sa porte une heure avant le jour, avant que le boulanger ne fût venu; il frappa et, tout en frappant, il criait: «Faites vite!» L'effrontée se lève aussitôt: «A faire ses affaires soi-même, dit-elle, on ne se salit pas les mains», elle donne un coup de pied dans la porte de la servante en disant: «Allons, debout; dépêche-toi»; puis, dégringolant l'escalier, ouvre l'huis de la rue et fait entrer le gros plein de soupe. Elle quitte une mauvaise robe qu'elle s'était mise en hâte, la dépose avec ses pantoufles sur la margelle du puits, revêt l'habit de novice et tirant sur elle la porte, de façon à la refermer, se rend au Monastère invisiblement. Dès qu'il l'eut amenée dans son petit oratoire, le Convers commença par lui donner l'avoine. Il la coucha sur un vieux froc, recouvert de deux petits draps de lit grossiers et tout étroits, jetés là avec un capuchon sur la paillasse qui, si le froc sentait la crasse, sentait tout autant la punaise; lui, soufflant, haletant, la tunique retroussée sur le nombril, ressemblait au mauvais temps, quand, sur la fin d'août, il va se mettre à pleuvoir; de même qu'alors le vent secoue les oliviers, et les cerisiers, et les lauriers, ainsi le moine, de ses furieux coups de reins, ébranlait la cellule longue de deux pas; il en fit tomber une petite Madone de trois quatrins, attachée au-dessus du lit, avec un bout de bougie à ses pieds; elle,[Pg 116] remuant les fesses, miaulant comme une chatte qu'on gratte. Enfin le compagnon, qui ne moulait pas souvent, lâcha l'eau au moulin.

Antonia.—Plutôt l'huile, si tu veux bien parler. Un jour que je causais avec la mère de Madrema-non-vuole, je fus reprise par elle, pour avoir dit, verbi gratia: miauler, jaillir de l'eau, sauter de joie.

Nanna.—Et pourquoi donc?

Antonia.—Parce qu'elle dit qu'on a découvert un nouveau langage dont sa fille a la grande maîtrise.

Nanna.—Quel nouveau langage? Qui est-ce qui l'enseigne?

Antonia.—Cette Madrema-non-vuole, que je te dis, et elle se moque de quiconque ne parle pas à la mode; elle prétend qu'il faut dire balcon et non croisée, porte et non huis; vite et non vitement; visage et non face; cuore et non core[65]; miete et non mete[66]; il frappe et non il heurte; il se moque et non il se gabe. La locution que tu as employée je ne sais combien de fois, elle y tient comme à son œil droit. Et je sais que les gens de son école veulent que le K se mette derrière le livre et non devant; que c'est bien plus seigneurial.

Nanna.—Pour ceux à qui cela plaît. Quant à moi, j'entends le mettre où m'enseigne de le mettre la fente qui m'a pondue. Je veux dire jaser et non bavarder; un niais et non un insensé, et cela pas pour d'autre raison, sinon qu'on parle comme cela dans mon pays. Mais retournons au Convers. Il le fit deux fois à la Blâme-tout-le-monde sans sortir le bec de l'eau.

Antonia.—A ma barbe!

Nanna.—Le service achevé, il l'enferma dans sa chambre et la fit tout d'abord cacher sous le lit, de peur des accidents qui pouvaient arriver. Ayant à acheter de la farine pour les hosties, il tourna un peu par d'autres rues, puis laissa ses pieds[Pg 117] le porter vers celle de Madonna Merda, rien que pour épier ce qui était advenu de son Levamini. Il y était à peine qu'il entend du tapage dans la maison: voix de la servante, voix de la maman, qui par la fenêtre criaient: «Des crochets! des crochets!» et: «Des cordes! des cordes!»

Antonia.—Pourquoi des crochets et des cordes?

Nanna.—Parce qu'en s'apercevant que l'endiablée n'était pas là, après l'avoir appelée tout doucement et à tue-tête, en haut, en bas, en dessus, en dessous, par ci, par l'autre et de tous côtés, elles découvrirent les pantoufles et la robe sur la margelle du puits, et tinrent pour certain qu'elle s'était jetée dedans. La mère se mit à crier: «Au secours! au secours!» et tout le voisinage fut sur pied, pour repêcher celle qui avait pris l'occasion par le manche. C'était pitié de voir la pauvre vieille plonger le croc en disant: «Suspends-toi après, ma fille chérie, ma fille mignonne; je suis ta bonne maman, ta bonne petite maman! Ah! le brigand, le traître! le Judas Iscariote!» et elle n'accrochait quoi que ce soit.

Antonia.—Dis: rien du tout, si tu veux parler à la moderne.

Nanna.—Elle n'accrochait rien du tout. Laissant là le croc, comme une désespérée, les mains entrecroisées et les yeux au ciel, elle s'écria: «Te semble-t-il honnête, ô bon Dieu! qu'une fille comme celle-là, si bien apprise, si avenante, sans un vice au monde, ait une pareille fin! Mes prières et mes aumônes m'ont bien servi! Puissé-je mourir si je t'allume encore une chandelle!» Puis apercevant le moine qui, mêlé à la foule, faisait mine de rire en écoutant ses lamentations, sans rien soupçonner de sa fille et croyant qu'il venait pour mendier de la farine, elle l'empoigna par son scapulaire et le traîna hors de la porte, comme si elle voulait se venger de Dieu, qui avait laissé sa fille se jeter dans le puits. «Lèche-plats! lape-soupe! plante-mandragore! avale-lasagnes! bois-vendange! tire-vesses! gratte-pourceaux! engloutit-potage! rompt-carême!» s'écria-t-elle, et un tas d'autres injures, que toutes les femmes s'en compissaient. Et c'était grand plaisir que d'entendre les commé[Pg 118]rages de tout le quartier; pas un qui ne crût la fille au fond du puits. Quelques vieilles bonnes femmes prétendaient se souvenir du temps où il avait été creusé, qu'il était plein de cavernes s'étendant l'une par-ci, l'autre par-là, et pour sûr, pour sûr, la pauvrette devait être enfoncée dans l'une d'elles. La mère, entendant parler de ces cavernes, commença une autre litanie: «Oh! ma fille! s'écria-t-elle, tu vas mourir de faim là-dedans, et je ne te verrai plus récréer le monde de tes beautés, de tes grâces, de tes vertus!» Elle promettait l'univers à qui voudrait plonger dans le puits pour la retrouver, mais tout le monde avait peur des cavernes dont les vieilles parlaient, et craignant de s'y perdre, chacun tournait les épaules et s'en allait avec Dieu.

Antonia.—Et son mari qu'en advint-il?

Nanna.—Il ressemblait à un chat qui n'est pas de la maison et à qui on a brûlé la queue. Il n'avait même pas le cœur de se laisser voir, tant parce qu'on disait tout haut que si sa femme s'était jetée dans le puits, ses déportements en étaient cause, que par frayeur de la belle-mère qui allait lui sauter à la figure et lui arracher les yeux avec ses ongles. Mais il ne put faire qu'elle ne le trouvât à la fin et ne s'écriât: «Traître! es-tu content maintenant? Tes ivrogneries, tes parties de cartes, tes putasseries sont cause qu'elle est noyée, ma fille, ma consolation. Mais porte le crucifix sur ta poitrine, porte-le, te dis-je, car je veux te faire tailler en morceaux, en bouchées, hacher menu! Attends, attends! va par où tu voudras, tu attraperas ton affaire, tu seras traité comme tu le mérites, misérable, assassin, ennemi juré de tout ce qui est bon!» Le pauvre homme ressemblait à quelqu'une de ces peureuses, quand on tire le mousquet, et qui se bouchent les oreilles avec les doigts, pour ne pas entendre le coup. Il la laissa s'enrouer à cracher du venin, s'enferma dans sa chambre et se mit à songer à sa femme, dont le cas lui paraissait étrange. Les choses en restèrent là; la mère insensée de la mal-plaisante jeune femme para le puits comme un autel; tout ce qu'elle avait d'images à la maison, elle les suspendit autour et elle y brûla les cierges bénits de dix[Pg 119] années; chaque matin elle y venait dire son chapelet pour le repos de l'âme de sa fille.

Antonia.—Et que fit le Convers après avoir été tiraillé par son scapulaire?

Nanna.—Il revint à sa cellule et, tirant la fouine de dessous le lit, lui conta toute l'histoire. Ils en rirent tous les deux, comme nous le faisions aux bouffonneries de notre excellent maître Andrea[67], ou du bon Strascino, que Dieu donne la paix à son âme!

Antonia.—Pour sûr, la mort eut tort de les enlever à Rome, qui en est restée veuve et depuis ne connaît plus ni Carnaval, ni Station, ni Vignes, ni passe-temps d'aucune sorte.

Nana.—Il en serait ce que tu dis si Rome perdait le Rosso[68], qui fait merveille avec ses gentillesses. Mais parlons de notre Convers qui se soutint tout un mois, à cheminer jour et nuit, et faire ses beaux sept, huit, neuf et dix milles, entrant dans la vallée de Josaphat, toujours frais, dispos et gaillard.

Antonia.—Comment lui donnait-on à manger?

Nanna.—Comme il voulait. En qualité de pourvoyeur du moutier, il pénétrait dans les granges, les cuisines, les maisons des habitants et s'en revenait trois fois la semaine avec son âne bien chargé; le bois, le pain pour les Frères, l'huile pour la lampe, il se procurait tout, il était le maître de tout; de plus, comme il se plaisait à tourner, il se faisait pas mal d'argent à vendre des toupies d'enfants, des pilons, des fuseaux bons pour le lin de Viterbe; il avait encore la dîme de la cire qui se brûlait au cimetière et les glas des morts;[Pg 120] puis, les cuisiniers lui donnaient les têtes, les pattes et les intérieurs des poulets. Mais voici que bientôt l'idole de cette vertueuse femme, qui faisait voyager son corps en paradis et se souciait de son âme comme nous nous soucions des Guelfes et des Gibelins, éveilla les soupçons du Jardinier, en cueillant certaines petites salades dont les Moines n'usaient pas. Le Jardinier observa soigneusement ses faits et gestes, et le voyant maigre, les yeux en dedans, les jambes vacillantes et toujours des œufs frais à la main, se dit: «Il y a quelque chose là-dessous.» Il en dit un mot au Sonneur, le Sonneur s'en ouvrit au Cuisinier, le Cuisinier au Sacristain, le Sacristain au Prieur, le Prieur au Provincial et le Provincial au Général; quelqu'un fit le guet à sa porte, pour saisir le moment où il irait en ville; à l'aide d'une fausse clef, ils ouvrirent et trouvèrent celle que sa mère pleurait pour morte. Elle fut bien effrayée en s'entendant dire: «Hors d'ici!» et, en sortant, fit la mine d'une sorcière qui voit mettre le feu au tas de fagots sur lequel on l'a liée pour la brûler vive. Les Moines, sans se troubler aucunement, appelèrent le Convers, qui pour lors revenait de sa tournée, l'attachèrent et lui réservèrent autre chose que d'aller manger sous la table avec les chats. Ils le jetèrent dans une prison sans jour, où il y avait un pied d'eau, et lui donnèrent une miche de pain de son le matin, une autre le soir, un verre d'eau vinaigrée et la moitié d'une gousse d'ail. Puis ils se demandèrent ce qu'il fallait faire de la femme. L'un dit: «Enterrons-la toute vive.»—«Faisons-la mourir avec lui en prison», dit un autre.—«Rendons-la à sa famille», dirent quelques âmes charitables; il y en eut un, plus avisé, qui s'écria: «Amusons-nous-en un jour ou deux; après, Dieu nous inspirera.» Cette proposition fit rire les jeunes et même ceux d'un âge mûr, non sans que les vieux clignassent de l'œil. Enfin, ils résolurent de voir combien de coqs suffisaient à une poule, et, la sentence prononcée, la gourmande de pastenagues ne put réprimer une risette en entendant dire qu'elle allait être la poule de tant de coqs. L'heure du silence arrivée, le Général lui parla avec les[Pg 121] mains; après lui, le Provincial, puis le Prieur, et de main en main, le Sonneur et jusqu'au Jardinier montèrent sur le noyer et le gaulèrent de telle façon qu'elle commença d'être contente; deux jours à la file, les passereaux ne firent autre chose que de monter au grenier et d'en descendre. Au bout d'un certain temps, le prisonnier fut élargi, il sortit de l'enfer, pardonnant à tout le monde, laissa son bien en communauté et en profita avec tous les autres Pères. Croiras-tu que toute une année elle résista à tant de meules de moulin?

Antonia.—Pourquoi ne veux-tu pas que je le croie?

Nanna.—Et elle y restait pour toujours si, devenue grosse, elle n'était peu de temps après accouchée d'un monstre à tête de chien, qui donna de l'ennui aux Frères.

Antonia.—Pourquoi de l'ennui?

Nanna.—A cause de la meurtrière, qui s'était par trop élargie en pondant le monstre à tête de chien, au point que c'était chose horrible à voir. Ils calculèrent par le moyen de la nécromancie, et découvrirent que le chien préposé à la garde du jardin avait eu affaire à elle.

Antonia.—Est-il possible?

Nanna.—Je te le vends comme je l'ai acheté de tous ceux qui virent le cadavre du monstre: le sac à moines l'avait en effet pondu mort.

Antonia.—Qu'advint-il de la salope après son accouchement?

Nanna.—Elle retourna auprès de son mari, ou pour mieux dire près de sa mère, en usant du plus beau stratagème du monde.

Antonia.—Conte-moi cela.

Nanna.—Un Moine qui exorcisait les esprits et qui en avait plein des bouteilles sauta par-dessus de mauvaises clôtures de jardins jusque sur le toit de la maison de notre mouchoir à moutier et fit si bien qu'il pénétra avec l'aide du Diable une nuit; il guetta que tout le monde fût endormi et s'approcha de l'huis de la chambre où couchait la maman, qui ne cessait de geindre et d'appeler sa bienheureuse fille.[Pg 122] Le Frère l'entendit s'écrier: «Où es-tu, à cette heure?» et contrefaisant sa voix: «En lieu de salut, répondit-il; je suis toujours en vie, grâce aux couronnes que vous avez déposées sur le puits; j'y triomphe dans le giron de vos prières, et d'ici deux jours vous me reverrez plus grasse que jamais.» Il s'en alla, laissant la bonne femme stupéfaite, descendit comme il avait monté et vint narrer la bonne bourde aux moines, qui firent venir leur commune femme. Le prieur, au nom du couvent, la remercia de son humanité; il lui en donna deux pleines charges de remerciements, lui demanda pardon de n'avoir pas mieux rempli son devoir et s'offrit encore pour la réconforter. Une chemise blanche sur le dos, la couronne d'olivier sur la tête, une palme à la main, ils la renvoyèrent deux heures avant le jour chez elle, avec le Moine qui avait annoncé sa venue à la mère; celle-ci, que la fausse vision avait ressuscitée, attendait tout en émoi l'arrivée de celle qui aimait la viande sans os et qui, tout en laissant ses affaires sur la margelle du puits, avait eu le soin d'emporter la clef de la porte de derrière; elle s'en servit pour rentrer, renvoya le Père nécromant, non sans lui laisser grignoter une petite tranche, et s'assit sur le puits; le jour parut; la servante se leva, vint pour tirer de l'eau et mettre le dîner sur le feu, aperçut sa patronne vêtue comme une Sainte Ursule en peinture, et cria: «Miracle! miracle!» La mère, qui savait que sa fille devait faire ce miracle-là, dégringola l'escalier et s'élança à son cou si follement qu'elle faillit se précipiter dans le puits, pour de vrai. Il y eut grande rumeur; de toutes parts on accourait au miracle, absolument comme lorsque quelque tonsuré s'amuse à faire pleurer le Crucifix ou la Madone. Et ne t'imagine pas que le mari se retint de venir, quoique la maman lui eût si bien lavé la tête; il se jeta à ses pieds et ne pouvant dire le Miserere, à cause du torrent de larmes qui lui coulait des yeux, il étendait les bras en croix et faisait le stigmatisé. Elle le baisa, le releva, et racontant la manière dont elle avait vécu dans le puits leur donna à entendre que la sœur de la Sibylle de Norcie et la tante de la Fée Morgane y habitaient; elle en fit[Pg 123] venir l'eau à la bouche d'une foule de gens qui eurent bonne envie de s'y jeter. Mais que veux-tu que je te dise de plus? Ce puits devint en si grande vénération qu'on mit dessus une grille en fer; toutes les femmes que leurs maris battaient venaient boire de son eau, et il leur semblait que cela ne leur faisait pas peu de bien. Bientôt, celles qui allaient se marier se mirent à se vouer à lui; elles venaient prier la Fée au Puits de leur dire leur bonne aventure. En une seule année, il y fut déposé plus de chandelles, de hardes, de camisoles et de tableautins qu'au tombeau de la Bienheureuse Sainte Madeleine de l'Huile à Bologne.

Antonia.—Voilà bien une autre folie.

Nanna.—N'en dis pas de mal, tu serais excommuniée; je ne sais quel Cardinal quête en ce moment de l'argent pour la faire canoniser. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'elle faisait la paire avec ce Moine qui purifiait le peuple de la bienheureuse Gustalla.

Antonia.—Qu'elle la fasse pendant cent bonnes années.

Nanna.—Pour ne pas te traîner en longueur, j'abrégerai le chapitre des femmes mariées. Mais je veux encore t'en conter d'une, qui ayant le plus gentil mari du monde vint à s'éprendre d'un de ces gens qui font de leur individu une boutique, avec leurs marchandises avant, soutenues au cou par une bretelle, et s'en vont en criant: «Les beaux ferrets, les aiguilles, les épingles, les jolis dés, miroirs, peignes, ciseaux!» toujours en marché avec telle ou telle commère, échangeant des huiles, des savons, de fausses muscades contre un morceau de pain, des chiffons, de vieilles savates, pourvu qu'on leur donne quelques sous de retour. Elle s'en assoiffa si violemment que, jetant son honneur sous ses pieds, elle lui donna toute une fortune. Le viédaze, laissant là ses guenilles, s'habilla en paladin et se mit à jouer avec les hauts personnages; en huit jours, on lui donnait du Monseigneur, et il méritait une couronne.

Antonia.—Pourquoi?

Nanna.—Parce qu'il traitait sa trésorière comme on traite[Pg 124] une salope, et outre qu'il la caressait souvent avec le bâton, tout ce qu'il lui faisait, il allait le proclamer par les rues.

Antonia.—Fort bien.

Nanna.—Mais ce ne sont que vétilles les histoires que je t'ai contées; les choses stupéfiantes, c'est chez les grandes dames, chez les grands seigneurs qu'elles se passent, et si je ne craignais pas d'être tenue pour une mauvaise langue, je te dirais celle qui s'abandonne à l'intendant, à l'estafier, au valet d'écurie, au maître-queux, au marmiton.

Antonia.—Des socques! des socques!

Nanna.—Suffit; crois-moi si tu veux.

Antonia.—Des socques, te dis-je.

Nanna.—Allons, c'est bien; tu m'as entendue, Antonia.

Antonia.—On ne peut plus entendre.

Nanna.—Mais prends-y bien garde; je ne t'ai conté des Sœurs que ce que j'en avais vu en peu de jours dans un seul monastère, et, pour les Femmes mariées, qu'une faible partie de ce que j'ai vu ou appris en aussi peu de temps, et dans une seule ville. Songe ce que ce serait de te conter les déportements de toutes les Sœurs de la Chrétienté et ceux des femmes mariées de toutes les villes du monde!

Antonia.—Est-il possible qu'il en soit des bonnes comme de la monnaie: Prudence et Confiance, ainsi que tu le disais?

Nanna.—Oui.

Antonia.—Même des Sœurs qui observent la règle?

Nanna.—Je ne parle pas de celles-là; bien mieux, je te l'affirme, les prières qu'elles disent pour les mauvaises Sœurs sont cause que le Démon n'engloutit pas celles-ci, toutes chaussées et vêtues. Leur virginité est aussi odoriférante qu'est de mauvaise odeur le putanisme des autres. Messire le Bon Dieu est avec elles de jour et de nuit, comme le Diable est avec les autres, qu'elles veillent ou dorment. Malheur à nous! je veux le dire trois fois. En vérité, ces quelques bonnes Sœurs parmi tant de cloîtrées sont si parfaites qu'elles mériteraient que nous leur brûlassions les pieds, comme au bienheureux Tison.

Antonia.—Tu es équitable et parles sans animosité.

[Pg 125]

Nanna.—Parmi les Femmes mariées aussi il y en a de vertueuses, qui se laisseraient plutôt écorcher comme Saint Barthélemy que de se laisser toucher du doigt.

Antonia.—Voilà qui me plaît bien encore. Si tu considères le besoin dans lequel nous naissons, nous autres pauvres femmes, force est bien que nous en passions par où les autres veulent, et nous ne sommes pas si dépravées qu'on le croit.

Nanna.—Tu n'y entends rien. Nous naissons de chair, te dis-je, et nous mourons de chair: la queue nous fait et la queue nous défait. Que tu sois dans l'erreur, je te le démontre par l'exemple des grandes dames, qui ont des perles, des chaînes, des bagues à jeter dans la rue, et par celui des mendiantes elles-mêmes, qui aimeraient mieux trouver Marie sur le chemin de Ravenne[69] qu'un diamant à facettes. Pour une à qui son mari plaît, il y en a mille qui rebutent le leur, et il est clair que pour deux personnes qui cuisent le pain chez elles, il y en a sept cents qui préfèrent celui du boulanger, parce qu'il est plus blanc.

Antonia.—Je te la donne gagnée.

Nanna.—Et je l'accepte. Résumons-nous. La chasteté féminine est semblable à une carafe de cristal: tu as beau prendre toutes les précautions, un beau jour que tu n'es pas sur tes gardes, elle t'échappe des mains et se casse en mille morceaux; impossible de la conserver intacte, à moins de la tenir toujours sous clef, dans le buffet. La femme qui se conserve pure, on peut crier au miracle, comme d'une coupe de verre qui tomberait sans se briser.

Antonia.—Judicieuse comparaison.

Nanna.—Arrivons à la conclusion. La vie des Femmes mariées une fois bien vue et bien connue de moi, pour ne pas être au-dessous des autres, je me mis à passer toutes mes fantaisies; des portefaix aux grands seigneurs, je voulus les essayer tous, les frocards, la prêtraille et la moinaille[Pg 126] principalement. Mon grand plaisir, c'était que monsieur mon époux non seulement le sût, mais le vît; et il me semblait que partout on disait de moi: «Une telle fait bien; elle le traite comme il le mérite.» Une fois entre autres qu'il voulut me réprimander, je lui sautai dessus et le plumai de la belle façon, plus arrogante que si je lui avais apporté en dot une montagne d'or, en lui criant: «A qui crois-tu donc parler, hein? bavard! ivrogne!» Je le poursuivis et lui en fis tant que, sortant de son trot ordinaire, il monta sur ses grands chevaux.

Antonia.—Ne sais-tu pas qu'on dit, Nanna, que pour rendre un homme brave il n'y a qu'à lui dire des sottises?

Nanna.—Je le rendis donc brave par le moyen que tu dis; mais après qu'il en eut vu plus de mille de ses yeux, à force d'en avaler, comme on avale une bouchée trop chaude, qui semble bien mauvaise, un beau jour il me trouva sur le corps un mendie-son-pain, et celle-là ne put passer; il se jeta sur ma figure, pour me la démolir à coups de poing. Je m'esquivai de dessous le pressoir, dégainai un petit couteau que j'avais, furieuse de me voir troubler l'eau que j'étais en train de boire, je le lui enfonçai sous la mamelle gauche: son pouls ne battit pas longtemps.

Antonia.—Dieu lui pardonne!

Nanna.—Ma mère avait tout entendu; elle me fit échapper et m'amena ici, à Rome. Ce qui résulta de m'avoir amenée ici, tu le sauras demain; aujourd'hui, je ne veux pas t'en dire plus long. Levons le siège et allons-nous-en; d'avoir tant bavardé, je n'ai pas seulement soif, j'ai une faim que je la vois d'ici.

Antonia.—Me voici debout. Aïe! La crampe m'a empoigné le pied droit.

Nanna.—Fais une croix dessus avec ta salive, elle s'en ira.

Antonia.—Je l'ai faite.

Nanna.—Ça va-t-il mieux?

Antonia.—Oui, ça s'en va... ça s'est en allé.

Nanna.—Regagnons donc tout doucement, tout doucement la maison; ce soir et demain soir, tu resteras avec moi.

[Pg 127]

Antonia.—C'est une obligation que je mettrai avec les autres.


Ces paroles dites, la Nanna ferma la porte de la vigne et elles rentrèrent à la maison sans autrement discourir. Elles arrivèrent juste au moment où le soleil mettait ses bottes pour courir en poste chez les Antipodes qui l'attendaient comme des poussins engourdis; les cigales, rendues muettes par son départ, cédaient leur rôle aux grillons et restaient immobiles; le jour ressemblait à un négociant tombé en faillite, qui guigne de l'œil une église, pour se jeter dedans. Déjà les chats-huants et les chauves-souris, ces perroquets des ténèbres, allaient au-devant de la nuit: les yeux bandés, sans dire un mot, grave, mélancolique et pleine de rêveries, elle s'en venait de l'air d'une matrone veuve qui, tout encapuchonnée de noir, soupire après son mari mort le mois d'avant. Celle qui fait délirer les astrologues s'avançait démasquée sur la scène, un bout de linceul autour de la figure; les étoiles, qui restent ou ne restent pas en place, avec leurs mauvaises ou leurs bonnes compagnes, toutes dorées au feu, de la main de maître Apollon, orfèvre, mettaient le nez à la fenêtre, par une, par deux, par trois, par quatre, par cinquante, par cent, par mille: on aurait dit des roses qui, au lever du jour, s'ouvrent une à une, puis, lorsque l'avocat des poètes darde son rayon, viennent toutes ensemble se faire voir. Moi, je les aurais plutôt comparées à une armée en campagne qui prend ses logis: les soldats s'en viennent par dix, par vingt, puis voici en un instant leur multitude répandue par toutes les maisons. Mais cette comparaison n'aurait peut-être pas plu; sans rosettes, sans violettes et sans herbettes on ne trouve bon aucun ragoût aujourd'hui. A cette heure, quoi qu'il en soit, la Nanna et l'Antonia, arrivées où elles voulaient arriver et ayant fait ce qu'elles avaient à faire, allèrent se coucher jusqu'au jour.

[53] Les biscotes, massepains et autres pâtisseries sèches de Sienne ont été longtemps célèbres dans toute l'Europe.

[54] Il mio ingegno; jeu de mots moins compréhensible en français qu'en italien. Ingegno veut dire à la fois génie ou esprit dans toutes les acceptions que l'on donne à ces mots, d'une part, et engin ou instrument, d'autre part. De même qu'ingegno a parfois, en italien, un sens concret, engin peut être employé en français avec un sens abstrait. C'est ainsi qu'une des amplifications édifiantes du Divin a été traduite sous le titre suivant: La passion de Jésus-Christ vivement descrite par le divin engin de Pierre Arétin (Lyon, 1539).

[55] Juron très fréquent à l'époque.

[56] Elle veut parler de Saint François d'Assise, dont elle fait deux personnages en estropiant le nom de l'Alverne (où il reçut ses stigmates) et celui d'Assise.

[57] La Nanna estropie ces mots.

[58] Pour Cicéron.

[59] La potta di Modona: le podestat de Modène et la nature de Madonna.

[60] C'est-à-dire: il ne s'en aperçut pas.

[61] L'italien comme on le parle à Rome et dans la Romagne.

[62] Ma mère ne veut pas, surnom d'une courtisane romaine fort à la mode en ce temps-là. D'après ce qu'on en dit dans le Zoppino, son luxe était insolent, elle était très instruite, sachant par cœur Pétrarque, Boccace et infinité de beaux vers latins de Virgile, d'Horace, d'Ovide, etc. Elle parlait bien, en termes choisis, ses propos étaient pleins de sens et de goût.

[63] Pasiphaé.

[64] Allusion à la fête des Tabernacles chez les Juifs. La pannochia signifierait le loulab, les loulabim, gerbes ou branches qu'on porte dans les synagogues ce jour-là avec les dons de la terre, en chantant la prière de Hosannah.

[65] Cœur.

[66] Il moissonne, du verbe mietere.

[67] Peintre, ami de l'Arétin dont il admirait si fort les productions qu'il les recopiait pour soi et pour les autres admirateurs du Divin, auxquels il les envoyait. Il était renommé pour ses bouffonneries et fut tué par les Espagnols, le 14 mai 1527, lors du sac de Rome.

[68] Bateleur, bouffon romain dont l'Arétin a fait un des personnages de la Cortigiana. Ortensio Lando dit: «Le Rosso, bouffon, acquit en servant Hippolyte, cardinal de Médicis, une grande fortune et de la renommée, et il en vivra éternellement.»

[69] Trouver Marie sur le chemin de Ravenne, c'est aller au congrès, faire l'amour.

[Pg 128]


Ci commence la troisième et dernière journée des capricieux Ragionamenti de l'Arétin dans laquelle la Nanna raconte à l'Antonia la vie des Putains.

Juste en même temps que le jour, toutes deux sautèrent au bas du lit et firent mettre toutes sortes de bonnes choses, cuites de la veille, dans un grand panier couvert qu'elles posèrent sur la tête de la servante. Celle-ci marchait en avant, avec une flasque poilue de Corso à la main; Antonia suivait, portant une nappe et trois serviettes sous le bras, pour manger les provisions dans la vigne. Une fois arrivées, la table mise sur une table de pierre qui s'y trouvait sous une treille, avec son puits à côté, la bonne servante ouvrit le panier et en sortit d'abord le sel, qu'elle mit sur la table, puis les serviettes pliées, puis les couteaux. Le soleil commençait à se faire voir en plein, et, pour qu'il ne vînt pas manger avec elles, vite elles expédièrent le dîner; pour dessert, elles se régalèrent de la moitié d'un gros fromage frais et d'un bon coup de vin. Laissant la servante bâfrer les restes jusqu'au fromage et au vin inclusivement: «Tu ôteras le couvert», dit la Nanna, qui fit deux tours de promenade dans la vigne, puis vint avec l'Antonia s'asseoir à l'endroit où elles s'étaient assises les jours précédents. Après qu'elles eurent un peu soufflé, l'Antonia se mit à dire:

Antonia.—Tout en m'habillant, je pensais que ce serait une belle chose si quelqu'un écrivait tes conversations, racontait la vie des Prêtres, des Moines et des séculiers; en l'écoutant, celles que tu y désignes riraient bien d'eux, comme eux[Pg 129] d'ailleurs riraient bien de nous, qui, pour paraître fines entre toutes, donnons tant d'armes contre nous-mêmes. Il me semble que je ne sais qui s'en occupe de les écrire; les oreilles me tintent: cela doit être vrai.

Nanna.—Il ne peut pas en être autrement. Mais venons à l'entrée que fit avec moi ma mère à Rome.

Antonia.—Oui, venons-y.

Nanna.—Si je m'en souviens bien, nous arrivâmes la veille de la Saint-Pierre, et Dieu te dise tout le plaisir que j'eus des fusées que tirait et des feux dont s'illuminait le Château, avec de terribles coups de canon, puis des fifres qui sonnaient, tout le monde sur le Pont, dans le Borgo, au Banchi[70].

Antonia.—Où logiez-vous cette première fois?

Nanna.—Au quartier de Torre di Nona, dans une chambre garnie, toute tapissée. Nous y étions depuis huit jours, quand la patronne de maison, qui était folle de moi, tant je lui semblais jolie, en dit un mot à un Courtisan: tu aurais vu les gens, dès le jour suivant, se promener comme des chevaux fourbus autour de notre logement, dépités de ce que je ne me laissais pas assez voir à leur guise. Je me tenais derrière une jalousie que je relevais un peu, et, montrant à peine la moitié de ma figure, vite je l'abaissais, et bien que je fusse belle, mes beautés entrevues comme un éclair me faisaient plus belle encore. Ce manège ne fit qu'accroître chez tout le monde l'envie de me connaître, et l'on ne parlait dans Rome que de cette étrangère, nouvelle venue, les choses nouvelles plaisent, comme tu le sais; on accourait à la file pour m'apercevoir, et celle qui tenait la maison n'avait pas une minute à rester en place, tant on venait frapper à sa porte. Tu peux te fier à eux touchant les hâbleries et les promesses qu'ils lui faisaient, en cas où elle me livrerait; ma mère, la prudente femme qui m'enseigna tout ce que j'avais fait, tout[Pg 130] ce que je faisais et ce qui me restait à faire, ne voulait pas en entendre parler. «Vous semblé-je donc une de ces espèces? disait-elle. A Dieu ne plaise que ma fille fasse un faux pas, je suis femme noble, et si des malheurs nous sont arrivés, grâce à Dieu il nous reste encore de quoi vivoter.» A l'aide de telles paroles grandissait de plus en plus le renom de mes charmes. As-tu jamais vu un moineau sur la lucarne d'un grenier? Il becquète une dizaine de grains de blé, s'envole, se tient un peu à l'écart, puis revient becqueter avec deux autres, s'envole encore, puis revient avec quatre, avec dix, avec trente, enfin avec toute une nuée. Eh bien! tu vois mes amoureux venir rôder autour de ma maison, curieux de becqueter dans mon grenier. Moi, qui ne pouvais me rassasier de voir des Courtisans, je me perdais les yeux à travers les fentes de la jalousie à voir comme ils avaient bonne tournure, sous ces capes de velours et de satin, la médaille à la toque, la chaîne d'or au cou, montés sur des chevaux luisants comme des miroirs, s'avançant au pas, doucement, leurs valets à l'étrier, qu'ils tenaient seulement du bout de la semelle, le Pétrarque de poche à la main et chantonnant avec grâce:

Si ce n'est de l'amour, qu'est-ce donc que je sens[71]?

L'un l'autre, ils s'arrêtaient sous ma fenêtre où je faisais cache-cache[72] et disaient: «Signora, voulez-vous être[Pg 131] homicide, à laisser mourir tant de serviteurs qui sont vôtres?» Alors je soulevais un peu la jalousie et la laissant retomber avec un sourire, je me réfugiais dans ma chambre. Eux, avec un «Je baise la main à Votre Seigneurie!» et un «Je jure Dieu que vous êtes cruelle!» ils s'en allaient.

Antonia.—C'est aujourd'hui que j'entends le plus beau.

Nanna.—Nous en étions là quand ma mère, toujours fine, voulut un jour me faire faire une petite exhibition, persuadée que c'était le bon moment. Elle m'habilla d'une robe de satin violet, sans manches, toute simple, et me releva les cheveux autour du front: tu aurais juré voir non des cheveux, mais un écheveau de soie entremêlé de fils d'or.

Antonia.—Pourquoi t'avait-elle mis une robe sans manches?

Nanna.—Pour montrer mes bras blancs comme des pelotes de neige. Elle me fit laver la figure dans une eau à elle, plutôt forte que non, et sans autrement m'embrener de fard, au plus beau moment des allées et venues des Courtisans me fit mettre à la fenêtre. Dès que je me montrai, on aurait dit que l'étoile apparût aux Mages, tant ils furent aises: abandonnant les rênes sur les cous de leurs chevaux, tous se délectaient à me regarder, comme des gueux à un rayon de soleil. Ils levaient la tête et me contemplaient, les yeux fixes, semblables à ces animaux qui viennent du bout du monde et se nourrissent d'air[73].

[Pg 132]

Antonia.—Des caméléons, tu veux dire?

Nanna.—C'est cela. Ils m'engrossaient de leurs regards, comme de leurs plumes engrossent les nuées ces oiseaux qui ressemblent à des éperviers et qui n'en sont pas.

Antonia.—Des engoulements?

Nanna.—Oui, des engoulements.

Antonia.—Et que faisais-tu pendant qu'ils te reluquaient?

Nanna.—Je feignais la pudeur d'une religieuse, et tout en les fixant avec l'assurance d'une femme mariée, je faisais des gestes de putain.

Antonia.—Fort bien.

Nanna.—Après que je fus restée exposée pendant un tiers d'heure, au plus beau de leurs chuchotements, ma mère vint à la fenêtre, se montra un instant, comme pour dire: «C'est ma fille», et me fit lever avec elle. Tous mes englués restèrent à sec comme des poissons pris d'un coup de filet, et s'en allèrent en sautillant à la manière des carpes et des barbillons tirés hors de l'eau. La nuit venue, voici des tic, toc, tac à la porte; la patronne va ouvrir, ma mère se met aux écoutes, pour entendre ce qu'avait à dire l'homme qui était venu frapper. En écoutant, elle l'entendit, tout encapuchonné dans son manteau, demander: «Quelle est donc cette jeune fille qui était à la fenêtre?»—«C'est la fille d'une noble dame étrangère, répondit la patronne. Autant que je puis savoir, le père a été tué dans les guerres civiles. La malheureuse s'est sauvée ici, avec quelques pauvres hardes qu'elle a pu emporter dans sa fuite.» Toutes ces histoires, ma mère les lui avait donné à entendre.

Antonia.—La fine mouche!

Nanna.—Aussitôt le benêt s'écria: «Comment pourrais-je parler à la noble dame?»—«D'aucune manière, répondit-elle, par la raison qu'elle ne veut rien écouter.» Et comme il demandait si j'étais pucelle: «Pucellissime, répondit-elle; on ne la voit que mâcher des Ave Maria.» «Qui mâche des Ave Maria crache des Pater noster», fit-il, et il se mit en devoir de grimper l'escalier; mais il ne le put, elle l'en empêcha bien: «Fais-moi du moins une[Pg 133] grâce, ajouta le Courtisan; dis-lui que si jamais elle voulait écouter quelqu'un, tu lui mettrais dans la main tel joli cadeau qu'elle t'en bénira le reste de sa vie.» La patronne jura qu'elle le ferait, congédia l'homme et remonta. Quelques instants après, elle vint nous trouver: «Pour sûr, dit-elle, il n'y a personne qui sache mieux que les ivrognes où est le bon vin; votre fille a été flairée au nez; ces braques de courtisans vous dénichent les cailles du premier coup. Je vous dis cela parce que l'un d'eux est venu, de sa propre personne, me demander de lui obtenir de vous une audience.»—«Non, non! répondit ma mère; non, non!» L'autre, qui avait une langue de vipère, reprit: «La meilleure preuve de sagesse que puisse donner une femme, c'est de saisir l'occasion, quand Dieu la lui envoie. Celui dont je parle est un homme qui peut vous faire d'or. Réfléchissez-y!» ajouta-t-elle en nous quittant. Le lendemain, elle donna quelques traits de corde, à l'aide d'une table bien garnie, à ma mère, qui, bonne revendeuse de conseils, excellente ménagère de ses intérêts, en passa par où elle voulut. Elle lui promit de prêter l'oreille au galant, qui croyait déballer des laines françaises[74] en couchant avec moi. On le fit venir, et après mille serments et conjurations, il paya les arrhes de mon pucelage en me promettant Monts et Merveilles[75].

Antonia.—Admirable!

Nanna.—Pour abréger, vint la nuit en question. Après un souper qui valut un festin, et où je ne touchai à rien, sinon que je mangeai une dizaine de bouchées, mâchonnées les lèvres closes, ni ne bus qu'un demi-verre de vin tout noyé d'eau, en vingt gorgées, sans qu'il fût prononcé une parole, on me conduisit dans la chambre de la Patronne qui la prêta pour cette nuit, moyennant l'âme d'un ducat. Je n'étais pas plus tôt entrée qu'il ferma la porte, sans vouloir que personne l'aidât à se déshabiller, ce qu'il fit lui-même[Pg 134] en moins de rien, puis se coucha et s'efforça de m'apprivoiser avec les plus douces flatteries du monde: «Je te ferai telle et je t'en donnerai tant, ajouta-t-il, que tu n'auras pas à envier la première courtisane de Rome.» Et ne pouvant souffrir la lenteur que je mettais à venir auprès de lui, il se leva et me tira les caleçons des jambes: j'avais beau faire grande résistance! Il se remît au lit et, pendant que je me couchais, se tourna du côté du mur, de peur que je n'eusse honte d'être vue en chemise; mais bien qu'il me dît: «Ne le faites pas! Ne le faites pas!» j'éteignis la lumière. Sitôt que je fus au lit, il se jeta sur moi avec autant d'avidité que se jette une mère sur son fils, qu'elle a pleuré pour mort; il me baisait, me serrait entre ses bras exactement tout comme. J'avais posé ma main sur sa harpe, qui était fort bien accordée, et, me tortillant, je feignais de consentir mal volontiers; cependant je ne l'empêchai pas de me toucher l'orgue, mais quand il voulut me planter le fuseau dans la quenouille, je m'y refusai résolument. «Mon âme, mon espérance, me disait-il, ne bouge pas. Si je te fais du mal, tue-moi.» Je tins ferme et il continua ses supplications, les entremêlant de quelques coups de pointe qui portaient à faux et l'épuisaient d'impatience. «Tiens, me dit-il, en me le mettant dans la main, enfonce-le toi-même, je ne bougerai pas.»—«Oh! lui répondis-je, qu'est-ce que ce machin, qui est si gros? Est-ce que les autres hommes en ont tant que cela? Voulez-vous donc me fendre en deux?» Tout en parlant ainsi, je restais en repos une minute, puis, au bon moment, je le plantais là, l'eau à la bouche, et il s'en désespérait. Des prières il passait aux menaces et m'en faisait de cruelles: «Par le corps! par le sang! Je m'en vais t'étrangler, t'étouffer!» et il m'empoignait à la gorge et me la serrait, mais tout doucement. Puis les prières recommençaient, si bien que je me replaçais comme il voulait; mais au moment où il allait mettre la pelle dans le four, je l'éconduisais de nouveau; alors il se redressait, empoignait sa chemise comme pour la mettre et allait se lever; je lui saisissais la main: «Allons, lui disais-je, recouchez-vous, je[Pg 135] ferai tout ce que vous voudrez.» Sa colère lui fondait dans la poêle, à ces mots, il me baisait plein de joie en me disant: «Cela ne te fera pas de mal, pas plus qu'une piqûre de mouche; vrai, tu vas voir comme j'irai doucement.» Je le laissai entrer le tiers d'une fève et le plantai là. Il se mit alors dans une telle fureur que, se rejetant au bord du lit, la tête en avant et le cul en l'air, les genoux pliés, il se fit passer à l'aide de la main la rage qu'il voulait assouvir sur moi, et après avoir fait tout seul ce qu'il devait faire avec moi, il se leva, s'habilla et n'eut pas longtemps à se promener par la chambre; la nuit, que je lui avais fait passer à la façon d'un épervier, s'acheva bientôt, lui laissant un visage amer, semblable à celui d'un joueur qui a perdu son argent et son sommeil. Avec ces blasphèmes d'un homme que sa maîtresse a mis à la porte, il ouvrit la fenêtre, s'y appuya du coude et, la main à la mâchoire, contempla le Tibre, qui avait l'air de rire de ce qu'il s'était secoué l'histoire. Après avoir dormi tout le temps qu'il mit à méditer, j'ouvris les yeux et j'allais me lever, quand il se jeta sur moi, et je ne sais si jamais nécromant conjura les esprits à l'aide d'autant de paroles qu'il m'en dit, toutes aussi vaines que sont les espérances des exilés. A la fin, il voulut se contenter d'un baiser, je lui refusai même le baiser, et, comme j'entendais ma mère causer avec la patronne, je l'appelai. En lui ouvrant: «Quel guet-apens est-ce là? s'écria-t-il; on ne ferait pas pire à Baccano!» Il élevait la voix; la patronne le consola: «C'est le diable, dit-elle, d'avoir affaire à des pucelles!» Pendant ce temps-là, je rentrai dans ma chambre et le laissai bavarder avec elle. Le pauvret, aussi obstiné qu'un joueur qui veut rattraper son argent, sortit de la maison et, une heure après peut-être, envoya un tailleur avec une pièce de soie verte pour me prendre mesure et m'en coudre une robe, persuadé que la nuit suivante il pourrait courir la poste à sa guise. J'accepte le présent, mais je ne m'en attache que mieux aux recommandations de ma mère, qui me dit, à la vue du cadeau: «Le marteau le travaille; tiens bon. Il te louera une maison, t'achètera des[Pg 136] meubles, ou crèvera.» Je n'avais pas besoin de ses conseils pour savoir ce qu'il me restait à faire. Je vais jeter un coup d'œil par la fenêtre de la rue, je l'aperçois et je m'écrie: «Le voilà!» En allant au-devant de lui dans l'escalier: «Dieu sait, lui dis-je, la douleur que j'ai eue de ce que vous étiez parti sans seulement me dire adieu. Mais je suis toute consolée puisque je vous vois de retour, et dussé-je en mourir, je ferai tout ce que vous voudrez la nuit prochaine.» La bouche ouverte, il accourut me baiser en m'entendant parler de la sorte, et pendant qu'il envoyait chercher le dîner, nous fîmes une bonne petite paix bien douce, bien douce. Le soir arrivé (à mon avis, il lui semblait aussi lent à venir que ne paraît l'heure d'un rendez-vous donné à quelqu'un qui l'attend depuis dix ans), il paya le souper et, quand il fut temps, regagna avec moi le même lit que la nuit précédente. En me trouvant tout aussi amoureuse de faire ses volontés qu'un Juif l'est de prêter à un client qui n'a pas de gages, il ne put se retenir de m'envoyer une volée de coups de poing que je reçus en me disant: «Tu me les payeras cher!» Et je le réduisis encore à se tirer du verjus, après qu'il eut fait les mêmes cérémonies que la nuit d'avant. Il se leva, courut trouver ma mère dans la chambre où elle couchait avec la patronne, et passa quatre heures à me menacer. «Mon cher Messire, lui disait-elle, n'ayez pas peur; la prochaine nuit, je veux qu'elle périsse, ou qu'elle vous rende heureux.» Elle se leva, lui donna une ceinture de taffetas double, longue, longue, et lui dit: «Tenez, attachez-lui les mains avec ça.» Le bélître prit la ceinture et, après avoir encore fait la dépense du dîner et du souper, coucha avec moi pour la troisième fois. Du coup, il en eut une telle rage de me trouver revêche jusqu'à ne pas lui permettre de me toucher, qu'il fut pour me frapper d'un poignard; je te confesse que j'en eus peur: force me fut de lui tourner le derrière, en le lui mettant sur le ventre. Par cette invitation, je lui redouble l'appétit qu'il avait de manger, et il se met à m'émoustiller; moi, je reste ferme à tous ses chatouillements tant que je le sens s'égarer hors du[Pg 137] chemin; mais lorsque le présomptueux veut aller plus avant: «Il serait bon de se réveiller», lui dis-je, et m'ôtant de dessus sa poitrine, je lui montre la figure. Il me replace de façon à me faire compter les solives du plafond, grimpe sur moi et n'en enfonce pas tout à fait la moitié, pendant que je criais: «Holà, holà!» Se maintenant de la sorte, il allonge le bras, sort sa bourse qu'il avait placée sous l'oreiller, y prend une dizaine de ducats avec je ne sais combien de jules, et me les glisse dans la main en me disant: «Tiens!» «Non, je ne veux pas!», disais-je, mais je serrai le poing et le laissai enfoncer jusqu'à la moitié; ne pouvant aller plus loin, il cracha son âme.

Antonia.—Pourquoi ne t'attacha-t-il pas avec la ceinture?

Nanna.—Comment veux-tu qu'un homme qui était lié[76] lui-même pût me lier?

Antonia.—Tu parles comme l'Évangile.

Nanna.—Quatre fois encore, avant que de nous lever, son bidet s'avança jusqu'au milieu du chemin de notre vie[77].

Antonia.—Oui, comme dit le Pétrarque.

Nanna.—Plutôt Dante.

Antonia.—Oh! le Pétrarque.

Nanna.—Dante, Dante. Très content du résultat, il se leva tout joyeux; j'en fis autant, et comme il ne pouvait pas rester avec moi, il m'envoya de quoi dîner; il revint le soir manger le souper payé par lui.

Antonia.—Arrête un peu. Est-ce qu'il ne s'aperçut pas que tu n'avais pas fait de sang?

Nanna.—A point! Ces courtisans se connaissent bien en vierges et en martyres! Je lui donnai à entendre que ma pisse était du sang: pourvu qu'ils vous le mettent, le reste leur est bien égal. La quatrième nuit, je le laissai entrer tout à fait, et, rien qu'en s'en apercevant le brave homme faillit se[Pg 138] pâmer. Le matin, ma mère, qui riait en dedans, nous voyant au lit, me donna sa bénédiction et saluant Sa Seigneurie, pendant que je lui faisais les plus douces caresses de baisers que j'eusse apprises, lui dit: «Demain, je veux partir de Rome; j'ai reçu une lettre du pays, j'entends y retourner et mourir au milieu des miens. D'ailleurs, Rome est pour celles qui ont de la chance et non pour celles qui n'en ont pas. Bien sûr, je n'en partirais jamais si je pouvais vendre nos biens et acheter au moins une maison ici; je croyais pouvoir en prendre une à loyer, mais l'argent ne vient pas et je ne suis pas femme à rester dans les chambres des autres.» Ici je lui coupai la parole dans la bouche: «Ma mère! dis-je, je suis morte en deux jours, si je me sépare maintenant de mon cœur.» Et je lui appliquai un baiser accompagné de deux petites larmes. Le voici qui se redresse, s'assied sur le lit et dit: «Ne suis-je pas homme à vous procurer une maison et à vous la garnir du haut en bas? Putain à nous et à vous[78]!» Il se fit donner ses habits, se leva comme un homme qui est pressé et s'élança hors de la maison. Il revint le soir, une clef à la main, avec deux portefaix chargés de matelas, de couvertures, d'oreillers, deux autres portant des bois de lit, des tables, et je ne sais combien de Juifs par derrière avec des tapisseries, des draps, de la vaisselle, des seaux, des ustensiles de cuisine; on aurait dit un déménagement. Il emmena ma mère, nous installa une petite maisonnette bien gentille, de l'autre côté du fleuve, revint me voir, paya la femme qui nous avait logées, fit mettre nos affaires sur une charette et, à la tombée de la nuit, me conduisit à ma nouvelle demeure. Tant que nous fûmes ensemble, il fit bonne dépense pour un homme de sa sorte, oui, bonne, je t'assure. Comme je ne me montrais plus à la fenêtre de l'autre logis, on finit par savoir où j'étais, et bientôt une nuée de galants vint s'abattre autour de moi comme les guêpes au bruit du chaudron ou les abeilles sur les fleurs. J'acceptai de l'œil l'amour de l'un[Pg 139] d'eux, qui faisait le trépassé pour moi, je lui complus par le moyen d'une entremetteuse, et, comme il me donna tout ce qu'il possédait, je tournai le dos à mon premier bienfaiteur qui, ayant pris à droite et à gauche et acheté à crédit tout ce dont il m'avait fait cadeau, n'eut pas de quoi payer ses dettes et fut excommunié avec les diables, puis affiché, ainsi que cela se fait à Rome. Moi, qui étais de la vraie race des putains, je me mis à lui rogner de mon amour tout autant que je lui avais rogné de son avoir; il trouvait souvent ma porte gelée et, maudissant le bien qu'il m'avait fait, s'en allait la queue droite, comme le fantôme de la Nouvelle[79]. Quand j'eus mis à sec la bourse du second, je m'attaquai à un troisième; bref, je me donnai à tous ceux qui venaient avec du quibus, comme dit la Gonnella; je louai une grande maison, deux chambrières, et pris le pas sur les Princesses. Et ne va pas t'imaginer qu'en étudiant le putanisme, je fusse un de ces écoliers qui arrivent à l'Université en messires et au bout de sept ans s'en retournent pauvres sires. J'appris en trois mois, que dis-je? en deux, en un seul, tout ce qu'on peut apprendre dans l'art de mettre aux gens martel en tête, de se faire des amis, de délier les cordons de leur bourse, de les planter là, de pleurer en riant et de rire en pleurant, comme je le raconterai en son lieu. Je vendis plus de fois ma virginité qu'un de ces fichus prêtres ne vend sa première messe, en suspendant par toutes les villes, dans les églises, la pancarte où il annonce qu'il va la chanter. Je veux te dire une très petite partie des mauvais tours (c'est le vrai mot) que je jouai aux gens, et ceux que je te raconterai sont tous de mon invention, à moi seule; si tu n'es pas algébriste, tu calculeras par à peu près.

Antonia.—Je ne suis pas algébriste et ne veux pas l'être, je crois en toi comme aux Quatre-Temps, j'y crois trois fois plus, tu me forceras de te le dire.

Nanna.—J'en avais un, entre autres, auquel j'étais très obligée; mais une putain, qui n'a de cœur que pour l'argent[Pg 140] ne connaît ni obligeance, ni désobligeance: son amour est celui du taret, qui s'attache d'autant plus qu'il n'a plus à ronger. Le dos tourné: Je t'ai vu à Lucques! Je lui faisais, te dis-je, les plus grandes sottises possibles, et je lui en fis d'autant plus qu'il ne me donnait plus à pleines mains; pourtant il donnait toujours un peu. Il couchait avec moi les vendredis, et, chaque fois, je me mettais à pousser des cris dès le souper.

Antonia.—Pourquoi?

Nanna.—Pour lui faire mal tourner sa digestion.

Antonia.—Quelle cruauté!

Nanna.—Comme tu voudras. Après avoir dévoré de tous les plats, je traînais jusqu'à sept ou huit heures[80], avant d'aller au lit; puis, couchée avec lui, je lui donnais à ronger de si mauvaise grâce qu'il s'ôtait de dessus moi, reniant son baptême, et refusait de rien faire. Mais la rage d'amour le reprenait et comme je ne lui faisais pas les caresses auxquelles il s'attendait, il revenait de mon côté; moi, je me tenais coite. Alors il se mettait à me secouer en me disant des brutalités, les larmes aux yeux, et pour me monter dessus, il lui fallait me donner tout l'argent qu'il avait sur lui avant de me faire consentir.

Antonia.—Tu étais une vraie Nérone.

Nanna.—Vis-à-vis des étrangers qui venaient pour passer huit ou dix jours à Rome et s'en aller, j'usais de grandes pendarderies. J'avais à ma disposition quelques coupe-jarrets qui expédiaient gratis la chose avec moi une fois sur cent, et qui me servaient à faire peur de la manière que je vais te dire. Ces étrangers qui viennent visiter Rome, après avoir vu les antiquailles, veulent aussi voir les modernailles, c'est-à-dire les Signores, et faire avec elles les grands Seigneurs. J'étais toujours la première visitée de cette espèce de gens, mais qui passait la nuit avec moi y laissait ses hardes.

Antonia.—Comment diable? ses hardes?

[Pg 141]

Nanna.—Ses hardes, comme tu vas le voir. Le matin, la servante entrait dans ma chambre et prenait les habits de l'étranger sous prétexte de vouloir les brosser; elle les cachait, puis criait bien haut qu'on venait de les lui voler. Le bon étranger, sortant du lit en chemise, réclamait ses affaires et menaçait de briser les meubles pour se payer. Je criais plus haut que lui: «Tu veux casser mes meubles? Tu veux me faire violence chez moi? Tu me traites de voleuse?» A ces mots, mes garnements, qui étaient cachés en bas, d'accourir, les épées tirées, et de demander: «Qu'y a-t-il donc, Signora?» Ils vous mettaient la main au collet de l'homme qui, en chemise, semblait en disposition d'aller accomplir un vœu. Il me demandait aussitôt pardon, considérait comme une faveur d'envoyer chez quelqu'un de ses amis ou de ses connaissances emprunter pour lui chausses, casaque, manteau, pourpoint, toque, et sortait de chez moi s'estimant heureux de n'avoir pas eu affaire aux tiens-toi-tranquille.

Antonia.—Comment ton cœur s'en trouvait-il?

Nanna.—On ne peut mieux, parce qu'il n'y a ni cruauté, ni trahison, ni filouterie qui fasse pour une putain. Mais le bruit de mes façons d'agir se répandit, et ces étrangers, qui en eurent vent, ne vinrent plus chez moi, ou, s'ils venaient, ils se faisaient d'abord déshabiller par leur valet qui emportait les vêtements à l'auberge et revenait le matin les rhabiller. Malgré tout, aucun ne sut jamais si bien s'y prendre qu'il n'y laissât ses gants, ses bretelles, son bonnet de nuit; une putain tire parti de tout, d'une aiguillette, d'un cure-dent, d'une noisette, d'une cerise, d'une tête de fenouil, même d'une de poire!

Antonia.—Et, avec toutes leurs roueries, à peine se préservent-elles d'en venir à vendre les bouts de chandelle; le mal français, le plus souvent, est le vengeur de ceux qu'elles ont si maltraités. C'est vraiment drôle d'en voir une qui, ne pouvant plus cacher sa vieillesse sous le fard, les fortes eaux de senteur, la céruse, les belles robes, les grands éventails, fait argent de ses colliers, de ses bagues,[Pg 142] de ses robes de soie, de ses coiffes, de tous ses autres ajustements, et commence à prendre les quatre ordres comme les jeunes gars qui veulent être prêtres.

Nanna.—De quelle façon?

Antonia.—En logeant d'abord le public, après avoir métamorphosé leurs parures en lits, puis, tombées en banqueroute avec leurs chambres meublées, elles passent à l'Épître, c'est-à-dire deviennent maquerelles. Ensuite à l'Évangile, en s'adonnant à laver le linge. Enfin elles chantent la Messe[81] à Saint-Roch, à l'église del Popolo, sur les degrés de Saint-Pierre, à la Pace, à Saint-Jean, à la Conzolazione, toutes marquées de la bulle dont saint Job marque ses cavales sur la figure et, par-dessus le marché, de quelque balafre reçue de ceux à qui leurs coquineries ont fait perdre la patience; sans compter que ces coquineries leur ont fait échapper des mains guenons, perroquets, et jusqu'aux naines avec lesquelles elles faisaient leurs Impératrices.

Nanna.—Moi je n'ai pas été de celles-là. Qui n'a pas de cervelle, tant pis! Il faut savoir se conduire en ce monde et ne pas vouloir être au-dessus de la Reine, ne pas refuser sa porte à tout autre qu'à des Seigneurs et Monseigneurs. Il n'y a pas de plus haute montagne que celle qui se fait peu à peu et tout doucement, et ce sont des imbéciles celles qui disent qu'un bœuf fiente autant qu'un millier de mouches. Il y a bien plus de mouches que de bœufs. Pour un grand personnage qui viendra chez toi et te fera un riche présent, vingt te payeront de promesses, et un millier de ceux qui ne sont pas de grands personnages te rempliront les mains. Celle qui rebute les gens parce qu'ils n'ont pas d'habits de velours est une sotte: le drap a de bons ducats en dessous, et je sais bien quels bons petits cadeaux vous font les logeurs, les rôtisseurs, les porteurs d'eau, les pourvoyeurs et les Juifs, que j'aurais dû mettre en tête de la liste, car ils déposent plus encore qu'ils ne volent. Il faut donc s'attacher à autre chose qu'aux jolis pourpoints.

[Pg 143]

Antonia.—Et la raison?

Nanna.—La raison c'est que ces pourpoints-là ont pour doublure des dettes criardes. La majeure partie des Courtisans ressemblent aux limaçons, qui portent leur fortune sur le dos et n'ont pas de souffle. Le peu qu'ils possèdent passe en huile et à se lustrer la barbe, à se laver la figure, et pour une paire de souliers neufs que tu leur vois, ils en ont une centaine d'usées. Je ris de voir les draps de soie qu'ils portent faire des miracles et devenir de velours ras.

Antonia.—Tu es habile à regarder ces pingres d'aujourd'hui; de mon temps, les hommes étaient d'un autre acabit: la ladrerie des serviteurs provient de la gredinerie des maîtres. Mais retourne à ton propos.

Nanna.—J'en connaissais un qui avait coutume de dire, sachant quelle femme j'étais: «Je veux la besogner sans la payer.» Il vint me voir et avec les plus gentilles amourettes que tu aies jamais écoutées, il me tenait conversation, me louangeait, me servait; si quelque objet me tombait des doigts, il le ramassait la toque à la main, le baisait et me le tendait avec une révérence... parfumée, s'il faut que je te le dise. Un de ces jours qu'il me cajolait, il me dit: «Pourquoi n'obtiendrais-je pas une faveur de Votre Seigneurie, madame, quitte à en mourir?»—«J'y suis tout disposée; demandez!» lui répondis-je.—«Je vous supplie, reprit-il, de venir coucher avec moi cette nuit, et je le désire pour que Votre Seigneurie prenne possession d'une petite chambrette à moi qui lui plaira.» Je lui promets, mais seulement pour après souper, ayant un ami qui devait souper avec moi. Le voilà bienheureux, surtout de pouvoir se vanter ensuite, qu'il ne m'avait même pas payé à souper. L'heure arrivée, j'allai chez lui et j'y couchai. J'attendis qu'il fut bien endormi à l'aube, et l'entendant ronfler je lui laissai ma chemise de femme à la place de la sienne que je mis: depuis plus d'un mois j'avais déjà fait mon choix parmi ses bijoux d'or. Ma servante étant venue, je sortis de la chambre; j'aperçus dans un coin un paquet de je ne sais combien d'effets de linge à lui, qui attendaient la blanchisseuse: je le plaçai sur[Pg 144] la tête de ma servante et retournai chez moi en les emportant; ce qu'il dut dire à son réveil, tu peux le penser.

Antonia.—C'est bien à deviner.

Nanna.—Il se leva, s'avisa de ma chemise cousue du haut en bas, et crut d'abord que je l'avais échangée par mégarde; mais ne trouvant plus son paquet de linge sale, il me fit citer à la Corte Savella, d'où on le renvoya comme un benêt. De cette façon je me moquai de celui qui voulait se moquer de moi.

Antonia.—C'était bien fait.

Nanna.—Écoute celle-ci. J'avais pour amant certain marchand, bonne pâte d'homme, qui ne m'aimait pas, non, qui m'adorait. Il m'entretenait, et très certainement je lui faisais bien des caresses, sans néanmoins être folle de lui. Et à qui te dit: «Telle courtisane se meurt pour un tel», réponds que ce n'est vrai. Ce sont des caprices qui nous viennent de tâter deux ou trois fois de quelque gros manche; ces caprices-là durent autant que soleil d'hiver ou pluie d'été. Il est impossible que qui subit tout le monde aime personne.

Antonia.—Ça, je le sais par moi-même.

Nanna.—Or, ledit marchand dormait avec moi à discrétion. Pour me donner de la réputation et achever de l'incendier, je le rendis jaloux très galamment, lui qui faisait profession de ne pas l'être.

Antonia.—Comment t'y es-tu prise?

Nanna.—Je fis acheter deux couples de perdrix et un faisan, et, après avoir donné le mot à un portefaix, vaurien dès au sortir du nid, inconnu à la maison, je lui dis de venir heurter à ma porte sur l'heure du dîner, quand le marchand était à table avec moi. La servante lui ouvrit. Voici notre homme qui entre et qui après un «Bonjour à Votre Seigneurie!» ajoute: «L'Ambassadeur d'Espagne la supplie de manger ce gibier pour l'amour de lui, et, quand il vous plaira, voudrait bien vous dire vingt-cinq paroles.» J'ai l'air de le rebuffer et je m'écrie: «Quel Ambassadeur ou non Ambassadeur? Remporte-moi tout ça; je ne veux pas entendre d'autre Ambassadeur que celui-ci, qui me fait plus[Pg 145] de bien que je n'en mérite.» J'appliquai en même temps un gros baiser à mon benêt, et, me retournant vers le portefaix, je le menaçai, s'il ne sortait. Le marchand me dit: «Prends donc, folle! tout est bon à prendre. Elle s'en régalera à sa santé», ajouta-t-il en parlant au portefaix et, après quelques rires qui ne dépassaient pas le bout des lèvres, il demeura tout en dedans de lui. «A quoi pense-t-on? lui dis-je en le secouant; l'Empereur lui-même, jugez un peu de son Ambassadeur, n'obtiendrait pas de moi un baiser. Je prise plus vos deux souliers que mille milliasses de ducats.» Il m'en remercia tendrement et s'en fut à ses affaires. Là-dessus, je m'arrangeai de façon que mes coupe-jarrets vinssent sur les quatre heures[82]; à quatre heures nous soupions d'ordinaire tous deux. Ils ramassèrent un mauvais garnement auquel ils apprirent son rôle, lui mirent un bout de torche à la main, et se plaçant derrière lui, masqués, le firent cogner à ma porte. Il monte, me salue, espagnolissimement, et me dit: «Signora, Monseigneur l'Ambassadeur vient faire la révérence à Votre Altesse.» Je lui réponds: «L'Ambassadeur me pardonnera; je suis obligée à cet Ambassadeur que voici.» Et en prononçant ces paroles, je pose la main sur l'épaule de mon homme. Le vaurien s'en va, attend un peu et frappe de nouveau; je refuse de faire ouvrir, et nous l'entendons s'écrier: «Si vous n'ouvrez pas, Monseigneur va faire jeter la porte par terre.» Je me mets à la fenêtre et je lui dis: «Que ton Seigneur m'assassine, m'incendie et me ruine à son aise! Je n'en aime qu'un, celui qui m'a faite ce que je suis, par sa bonté; pour lui, s'il le faut, je suis prête à mourir.» En ce moment, voici mes Pharisiens à la porte: ils n'étaient que cinq ou six, on aurait dit qu'ils étaient mille. L'un d'eux, d'une voix impériale, me dit moitié en espagnol: «Puta vieille, tu t'en repentiras, et cette poule mouillée qui te gratte l'échiné, giuro a Dios, nous l'assommerons!»—«Vous ferez ce que vous voudrez, répondis-je, mais ce n'est pas[Pg 146] agir en gentilhomme que de vouloir violenter les personnes.» Je voulais ajouter encore autre chose; mon lourdaud me tira par la robe et me dit: «Non, pas un mot de plus, si tu ne veux pas que je sois coupé en morceaux par les Espagnols.» Il me força de rentrer et me rendit plus de grâces pour l'estime que j'avais montré faire de lui que n'en rendent ceux qui sortent de prison, lorsque les sergents leur donnent la liberté, à la fête du milieu d'août. Le matin, il me fit faire une robe de satin orange magnifique, et lui, tu ne l'aurais pas rencontré dans les rues une fois l'Ave Maria sonné, quand tu lui aurais offert un royaume, tant il avait peur des Espagnols et craignait que l'Ambassadeur ne lui fît faire un X sur la figure. A tout propos il s'écriait: «Je puis te le dire, ma maîtresse, la une telle, les arrange bien, ces Ambassadeurs!»

Antonia.—Pourquoi disait-il cela?

Nanna.—Parce que je lui faisais accroire que j'en avais planté là neuf à la file, sous l'escalier, en plein mois de janvier, les forçant de faire le pied de grue jusqu'à l'aube.—«Telle nuit, lui jurais-je, que tu étais couché avec moi, un tel se la secouait dans la cave; la nuit d'après, un tel contait fleurette au puits, dans la cour.» Et lui bien aise! Pour que je n'eusse pas la tentation de devenir Ambassadrice, il redoubla de cadeaux, disait à tout le monde: «C'est moi qui suis son obligé, suffit.»

Antonia.—Gentilles roueries!

Nanna.—Celle-ci vaut mieux. Je couchais souvent avec un certain secoue-panaches qui, lorsqu'on lui disait: «Méfie-toi d'une telle» se mettait à dire: «Moi? ah! c'est à moi que vous parlez? Ah! en garnison, à Sienne, à Gênes, à Plaisance, je m'en suis donné quelque peu; mon argent n'est pas pour les putains, par Dieu non!» Ce vantard je m'aperçus de dix écus qu'il avait dans sa bourse; j'aurais pu les lui prendre la nuit et lui laisser des charbons à la place, mais je les eus autrement, comme tu vas le voir. Il était un jour chez moi, tout caillé du tocsin que battait son cœur, parce que j'avais fait mine d'être coiffée d'un autre.[Pg 147] Le voyant en cet état, je vais à lui, je lui passe les doigts dans la barbe, je lui tire un poil ou deux, gentiment, et je lui dis: «Qui donc est ta mignonne?» En lui parlant ainsi, je m'assieds sur lui, je le prends par le col et, lui écartant les cuisses du genou, je le rends tout gaillard. Je lui baise la figure et il se met à me répondre: «Ainsi soit-il!» puis il se tait et pousse un soupir dont je sentis le vent, tant il était gros. Je l'embrasse, je le caresse, si bien que le voilà remis tout à fait. Au moment où je lui disais: «Je veux que cette nuit nous couchions ensemble», quelqu'un qui avait le mot frappe à la porte. La servante court à la fenêtre et me dit: «Signora, c'est le tapissier.»—«Dis-lui de monter», répliqué-je. Il entre et me demande dix écus que je restais lui devoir sur une garniture de lit; il me prie, en outre, de le dépêcher vivement, parce qu'il avait à faire. Je dis à la servante: «Prends cette clef, et sur l'argent qu'il y a dans le coffre, donne-lui ses dix écus.» La servante s'en va ouvrir le coffre et me laisse caresser la queue au matou, qui se croyait bien en garde contre les roueries, en habile homme; je l'ensorcèle, il était déjà tout ensorcelé, mais le tapissier me presse, et j'avais déjà crié plus d'une fois: «Dépêche-toi donc, bête!» à la servante quand j'entends celle-ci grommeler. Je me lève et vais voir ce qu'elle a; je la trouve tout affairée autour du coffre, qu'elle ne pouvait arriver à ouvrir pour une bonne raison: c'est que, de même que le tapissier, qui venait pour l'argent, n'était pas de bon aloi, la clef n'était pas celle du meuble. Je fis comme si elle me l'avait forcée, et je lui sautai sur le dos avec plus de cris que de coups de poing. Je dis qu'il faut briser le coffre, mais on ne trouve pas de marteau. Je me tourne alors vers mon finaud: «De grâce, lui dis-je, si vous avez dix écus, donnez-les-lui; tout à l'heure, je briserai cette caisse, ou je réussirai à l'ouvrir, et vous rentrerez dans votre argent.»

Antonia.—Tu lui donnais du vous dans les affaires d'importance. Ah! ah! ah!

Nanna.—Aussitôt il porta la main à sa bourse, et jeta[Pg 148] négligemment les écus en disant: «Prends-les, Maître, et va-t'en avec Dieu.» Moi, je donnais de grands coups de pied dans le coffre, comme si je voulais le mettre en pièces; et il me dit: «Envoie chercher le serrurier et fais-le ouvrir: nous ne sommes pas pressés.» Il me donnait du tu, comme si j'étais maintenant tout à ses ordres, pour le prêt qu'il m'avait fait.

Antonia.—Le roupie-au-nez!

Nanna.—Les coups de pied finis, je me couchais dans l'intention de ne pas lui donner la becquée du tout, et il me prenait entre ses bras, quand voici qu'on frappe dur à la porte; c'était ce que j'attendais pour le planter là. Je me levai, il eut beau me retenir et me supplier de ne pas aller voir qui venait frapper, et mettant le nez à la jalousie, j'aperçus un petit Monsignor, le chapeau sur la tête, enveloppé dans son manteau et monté sur une mule. Il m'appelle d'en bas et me présente la croupe de sa bête: j'accepte, je prends le manteau du valet, car pour le reste j'étais vêtue d'habits de garçon (je m'habille presque toujours de la sorte), et je m'en vais avec lui. Mon madré racoleur de putains autant que de soldats, après avoir, par vengeance, fracassé mon portrait pendu dans ma chambre, quitta la maison comme un joueur quitte le brelan, quand on l'a traité de coquin. J'oubliais de te dire: il allait briser les meubles pour rentrer dans son argent, mais ma servante s'étant mise à crier à la fenêtre fit tant qu'il s'en alla, le panache bas, tant à cause du monde qui accourait qu'à cause du coffre, qu'il avait enfin ouvert, et dans lequel il trouva des onguents et des pommades pour les accidents qui peuvent arriver. Mais en voulant te conter une à une mes aventures, il m'en advient comme à la pécheresse qui se propose de faire une confession générale et de dire tout ce qu'elle a fait; dès qu'elle est aux pieds du Moine, elle ne s'en rappelle pas la moitié.

Antonia.—Dis-moi celles dont tu te souviens; à leur aune, je mesurerai celles que tu auras oubliées.

Nanna.—Ainsi ferai-je. Un bon imbécile qui, d'une[Pg 149] méchante vigne qu'il possédait au monde, s'était fait une centaine de ducats et les avait mis dans une caisse, s'était fourré dans la tête de me vouloir pour femme. Il s'en ouvrit à mon barbier qui m'en fit toucher un mot; je sus ce qu'il avait d'argent comptant par le moyen de celui qui m'en causait, et le fis si bien mordre à l'espérance que, certain désormais de m'avoir, il vint chez moi; à force de le caresser, en un mois j'obtins que, de ses cent ducats, il me garnît les lits, la cuisine et toute la maison de ce qui manquait aux lits, à la maison et à la cuisine. Après lui avoir donné à goûter une fois ou deux, pas davantage, lui cherchant querelle à propos de persil, je le traitai de tête de cheval, de salop, de canaille, de gueux, d'imbécile, d'ignorant, et lui envoyai la porte dans l'estomac. Une fois bien certain de son erreur, le malheureux se fit Moine au cou tors. Et je riais!

Antonia.—Pourquoi?

Nanna.—Parce qu'une putain s'acquiert un grandissime renom quand elle peut se vanter d'avoir désespéré, ruiné, rendu fou quelqu'un.

Antonia.—Sans envie de ma part.

Nanna.—Que de bons écus j'ai gagnés en trompant celui-ci et celui-là! Chez moi soupait souvent, très souvent, beaucoup de monde; le repas fini, on apportait les cartes sur la table. «Or çà, disais-je, jouons deux jules de dragées; celui par exemple à qui tombera le roi de coupe paiera.» Les dragées perdues et achetées, les gens, une fois les cartes en main, pouvaient se retenir de les mêler comme une putain de faire l'amour; l'argent sortait des poches et on se mettait à jouer pour de bon. Survenaient alors deux filous, de l'air de vrais nigauds qui, après s'être fait un peu prier, prenaient des cartes plus fausses que les doublons de la Mirandole, et à l'étourdie, par hasard, ramassaient les écus des convives: je leur indiquais par signes le jeu que ceux-ci avaient dans la main, ne me fiant pas trop aux fausses cartes.

Antonia.—Des plaisanteries, ces cartes-là.

Nanna.—Pour deux ducats, je fis savoir à quelqu'un que son ennemi devait venir deux heures avant le jour, et absolu[Pg 150]ment seul, coucher avec moi; le pauvre diable, guetté par lui, fut criblé de coups de couteau.

Antonia.—Des piqûres de guêpes! Mais, dis-moi, pourquoi celui-ci venait-il deux heures avant le jour?

Nanna.—Parce qu'à cette heure-là me quittait un autre, qui ne pouvait pas rester davantage. Crois-tu, par hasard, que si je dormais volontiers avec un galant, il fût le seul à me la chatouiller, hein? Je me levais mille fois d'à côté de mon marchand, sous prétexte d'avoir mal au ventre, à l'estomac, et j'allais contenter l'un ou l'autre, caché dans la maison. L'été, m'en prenant à la chaleur, je le quittais en chemise, passais par la salle et m'accoudais à la fenêtre pour tenir conversation à la lune, aux étoiles et au ciel; pendant ce temps-là, je m'en collais comme cela quelquefois deux sur le dos, en moins que rien.

Antonia.—Qui quitte le jeu perd la partie.

Nanna.—Cela ne fait pas de doute. Maintenant, goûte-moi celle-ci. Après avoir mis à sec dix ou douze de mes amis qui ne pouvaient plus rien fournir, tant je les avais fait couler, je délibérai de les nettoyer tout à fait.

Antonia.—Quelle ruse imaginas-tu?

Nanna.—Je donnais les pommes et le fenouil à un apothicaire en même temps qu'à un médecin auxquels je pouvais me fier: «Je veux, leur dis-je, faire semblant d'être malade, pour que mes galantins opèrent ma guérison. Vous, le médecin, dès que je me serai mise au lit, déclarez que je suis perdue et ordonnez-moi des drogues qui coûtent cher; toi, l'apothicaire, tu les inscriras sur ton livre et tu m'enverras à la place tout ce que tu voudras.»

Antonia.—Je te pêche à la ligne: de cette façon, tu attrapais l'argent que tes amants donnaient au médecin et à l'apothicaire; ceux-ci te le rapportaient.

Nanna.—Tu as du bon dans l'entendement. Ce fut à s'en décrocher la mâchoire quand, au souper, avec mes galants, je feignis de me trouver mal et tombai sur la table. Ma mère, qui connaissait l'enclouure, me délace, toute épouvantée, me porte sur le lit, aidée par eux, et se met à me pleurer comme[Pg 151] morte. Je reprends connaissance, pousse un soupir et dis: «Holà le cœur!» Tout aussitôt de s'écrier: «Ce n'est rien! ce sont des vapeurs qui viennent du cerveau.»—«Je sens bien comme je souffre!» repris-je, et je retombai évanouie. Ils envoyèrent chercher le médecin, qui arriva, me tâta le pouls avec deux doigts, comme s'il touchait les cordes du manche à un luth, me fit revenir à l'aide de son vinaigre de rose, et dit: «Le pouls s'en va!» puis sortit de la chambre. Bon nombre de mes Je-crois-tout allèrent consoler maman, qui voulait se jeter par la fenêtre; les autres entouraient le médecin, en train d'écrire son ordonnance pour l'envoyer à l'apothicaire. Sitôt rédigée, l'un d'eux la porta, de sa personne, et, en échange, revint les mains pleines de cornets de papier et de fioles. Le médecin, après avoir dit ce qu'il y avait à faire, s'en alla, et ma mère eut beaucoup de peine à les renvoyer tous chez eux: ils voulaient veiller à mon chevet, sans se déshabiller. Le matin arrivé, ils revinrent tous; le médecin aussi: ayant appris que j'avais failli passer dans la nuit, il leur dit de trouver vingt-cinq ducats de Venise pour je ne sais quelle distillation qu'il fallait opérer. Aussitôt l'une des bonnes dupes, sans regarder à ce qu'ils diminueraient dans l'alambic, les donna à ma mère qui les mit en lieu d'où rien ne revient; l'imbécile pouvait croasser, jamais ne les revit. En somme, de toutes ces médecines, rhubarbe, sirops, cordiaux, clystères, manuschristi, juleps, onguents, les notes du médecin, de bois, la chandelle, il me resta entre les mains une bourse pleine d'écus.

Antonia.—Ne te consumais-tu point à rester au lit comme cela, bien portante?

Nanna.—Je me serais consumée si j'eusse été seule; mais le médecin me fatiguait les épaules une nuit, et l'apothicaire me faisait des frictions la nuit d'après; pour ma convalescence, les chapons pleuvaient tout plumés, tout rôtis, et les bons vins: il n'y avait pas une cave de prélat qui ne fût dévirginée pour moi.

Antonia.—Ah! ah! ah!

[Pg 152]

Nanna.—Le marchand dont je t'ai parlé, sans m'en rien dire, me laissait voir son grand désir d'avoir un enfant. Je saisis la bonne occasion et feignis de me trouver bien mal, bien mal; du matin au soir je me tordais, je me démenais; je mangeais trois bouchées et j'en recrachais quatre en m'écriant: «Que c'est amer!» puis je faisais comme si j'allais vomir. La bonne pâte d'homme me réconfortait. «Dieu le veuille!» murmurait-il; puis il se taisait. Moi qui mangeais comme un laboureur dès qu'il n'était plus là, en sa présence je perdais l'appétit tout à fait et ne goûtais pas même d'une bouchée. A la fin, après avoir bien simulé étourdissements, coliques, mal de mère, douleurs de reins, geignant de ce que mes époques ne venaient point à leur époque, je lui découvre, par le moyen de ma mère, que je suis enceinte, et le médecin, mon secrétaire, confirme la chose. Le chie-en-culotte, plein d'allégresse, va racoler parrains et marraines, met des chapons sous la mue et s'occupe de trouver langes, maillots et nourrice; il n'apparaissait pas un oiseau, un fruit de primeur, une fleur nouvelle, qu'il ne l'achetât pour moi, de peur que l'enfant n'en portât la marque. Il ne pouvait même plus supporter que je misse la main à la bouche, et il me donnait la becquée des siennes, me soutenait pour me lever, pour m'asseoir; c'était à rire de le voir pleurer quand il m'entendait dire: «Si je meurs en accouchant, je te recommande mon pauvre petit!» Je fis un testament par lequel je l'instituais héritier de tous mes biens à mon trépas. Il allait le montrer partout et disait à chacun: «Lisez-moi ceci, lisez-moi cela, et dites-moi si je n'ai pas raison de l'adorer.» Après l'avoir entretenu longtemps dans cette fable, un jour je me laissai tomber par terre sans y prendre garde; je feignis m'être blessée et lui fis porter, dans un bassin d'eau tiède, un fœtus d'agneau mort-né: tu aurais juré un fœtus humain. Quand il l'aperçut, les larmes lui jaillirent des yeux, il poussa des gémissements, des cris, et les redoubla encore lorsque ma mère s'écria que c'était un garçon, qu'il lui ressemblait! Il dépensa je ne sais combien d'argent à le faire enterrer. Nous lui fîmes porter des habits de deuil, et il se[Pg 153] désespérait surtout à cause du baptême que le petit n'avait pas reçu.

Antonia.—Qui fut le père de ta Pippa?

Nanna.—Ce fut un marquis au regard de Dieu, au regard du monde, je ne puis pas le dire. Parlons d'autre chose.

Antonia.—Comme tu voudras.

Nanna.—Il me vint envie de gratter de la guitare, non pour le plaisir, mais pour paraître me délecter des choses d'art. Il est sûr que ce sont de bons lacets à prendre les badauds les talents qu'acquièrent les putains; ils coûtent plus cher aux gens que le fenouil, les olives et les gelées que servent les taverniers. Une putain qui va jusqu'à chanter les canzones et lire la musique à livre ouvert, va-t'en pieds nus.

Antonia.—Rien ne vient que par tromperie en ce monde.

Nanna.—Par-dessus tous les autres, j'avais le talent de tirer parti de n'importe quelle bagatelle, et j'aurais pris dans mon filet jusqu'à une église, comme dit Margutte[83]; jamais personne ne coucha avec moi qu'il n'y laissât de son poil. Ne crois pas que chemise, ni coiffe de nuit, ni escarpins, ni chapeau, ni épée, ni quoi que ce soit qu'on oubliait à la maison, revît jamais le jour: tout est bon à prendre, tout fait bon profit. Porteurs d'eau, vendeurs de bois, crieurs d'huile, marchands de miroirs, marchands d'oublies, marchands de savons, de lait et de fromages à la crème, de châtaignes chaudes, rôties ou bouillies, jusqu'aux décrotteurs et aux vendeurs d'allumettes, tous étaient mes bons amis, et c'était à qui d'entre eux guetterait me voir avec quantité de galants.

Antonia.—Pourquoi te guettaient-ils?

Nanna.—Pour que je me misse à la fenêtre pour ceci ou pour cela, que j'achetasse de tout et que je me fisse payer de tout par mes amoureux. Venait qui voulait me courtiser, force lui était de dépenser un jules, un gros, une baïoque. Ma servante survenait et disait: «Les cordons des taies d'oreiller ne sont pas assez longs, il s'en faut des mille et[Pg 154] des cent.» J'appliquais un baiser au premier qui me tombait sous la main, et je lui disais: «Donnez un jules!» Et il aurait bien été noté pour un pouilleux celui qui ne se serait pas exécuté. Après la servante arrivait ma mère, les bras chargés de lin: «Si tu laisses cela t'échapper des mains, s'écriait-elle, jamais tu ne retrouveras une si belle occasion.» J'en appliquais deux à un autre, et après qu'il m'avait payé le filage de la toile, cette société partie, d'autres se présentaient; je leur faisais dire que j'étais en compagnie et ne laissais ouvrir qu'à un, à condition qu'il entrât seul. Celui-là, après en avoir fait une étuvée en le cuisant au feu de mes baisers, je le cajolais si bien que, le jour même, il m'envoyait une couverture de lit en soie piquée, une tapisserie, une peinture dans son cadre ou quelque chose de prix que je le savais posséder. Grâce à ce présent, je lui promettais, avant même qu'il ne me le demandât, de le laisser venir coucher avec moi, il m'envoyait un souper des plus exquis, et lorsqu'il arrivait pour le manger ensemble, je lui faisais dire d'aller faire un petit tour, puis de revenir. Le petit tour achevé, il revenait; la servante lui disait: «Attendez encore un tout petit peu.» Il en attendait deux, frappait de nouveau, ne trouvait plus personne pour lui répondre et se mettait à me menacer: «Putain! truie! par le corps de l'Immaculée et du Consacré, tu me le payeras.» Et moi de rire, moi qui soupais avec un autre à ses dépens, et en riant de m'écrier: «Piaille tant que tu voudras; à ta barbe, tu l'auras.»

Antonia.—Comment te le pardonnait-il ensuite, si c'était un homme de quelque considération?

Nanna.—Que ce fût qui ça voudra, il restait deux jours durant sur sa fâcherie; puis ne pouvant plus tenir en bride le poulain me faisait entendre qu'il avait à me dire un mot. «Mille plutôt qu'un!» répondais-je. On lui ouvrait, il venait à moi, pâle de colère, et s'écriait: «Je ne l'aurais jamais cru!» Je lui répondait: «Mon âme, crois-moi si tu veux me croire: je n'aime, je n'adore, je ne porte dans mon cœur que toi seul. Si tu savais, oui, si tu savais l'importante affaire qui[Pg 155] me força de sortir l'autre soir, tu me bénirais. Si je n'ai pas de sécurité avec toi, avec qui en aurai-je?» Et tu peux te fier à moi pour les excuses que j'imaginais, comme d'avoir été chez quelque avocat, procureur ou sergent, à l'occasion d'un gros procès. Je me laissais alors tomber sur lui, les bras autour de son cou, et tandis qu'il plantait son lys dans mon jardin, je lui arrachais le cœur de la poitrine en même temps que le dépit sortait de son âme. Il ne s'en allait pas que je ne l'eusse fait chanter à ma gamme.

Antonia.—On a grand tort de ne pas te prendre pour maîtresse à l'École[84].

Nanna.—Merci de ta grâce.

Antonia.—Remercie ton mérite, plutôt.

Nanna.—Non, ta grâce. Mais écoute de quelle façon nouvelle je me fis un jour presque riche. Un Gentilhomme qui se mourait pour moi voulut m'emmener deux mois dans l'un de ses domaines, ce qui me suggéra l'idée de répandre le bruit que je voulais dire «adieu à tout le monde!» J'envoyai chercher un Juif, je fis marché avec lui de mes meubles, non sans grand crucifiement de mes amoureux, et après avoir placé mon argent dans une banque, sans qu'ils l'apprissent, je m'en fus avec le Gentilhomme.

Antonia.—Pourquoi vendais-tu tes meubles?

Nanna.—Pour les rendre neufs, de vieux qu'ils étaient. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'aussitôt que je revins, mes galants accoururent m'en racheter d'autres, comme les fourmis accourent aux graines qu'on vient de semer.

Antonia.—Ce sont les maléfices dont vous ensorcelez les malheureux qui les font si crédules.

Nanna.—Je ne nie pas que l'on use de tous les artifices pour les aveugler: nous leur donnons à manger jusqu'à notre ordure et notre marquis[85]. J'en connais une, que je ne veux pas nommer, qui, pour faire courir un amant après elle, lui[Pg 156] donna à manger une poignée de croûtes de mal français, dont elle était pleine.

Antonia.—Ah, pouah!

Nanna.—Oui. A l'aide d'une chandelle faite de graisse d'homme brûlé vif, j'ai réussi à faire chauffer pas mal de mes petites affaires. Mais, au bout du compte, tous ces sortilèges dont tu parles, herbes séchées au clair de lune, cordes de pendus, ongles de morts, paroles diaboliques, ne valent pas une chiquenaude auprès du grand sortilège que je te dirais bien si c'était permis.

Antonia.—Ta conscience est celle de Frère Chapelet[86].

Nanna.—Pour ne pas ressembler à une hypocrite, je te dirai qu'une bonne paire de fesses a bien plus de pouvoir que tout ce qu'il y a jamais eu de philosophes, d'astrologues, d'alchimistes et de nécromants. J'avais essayé d'autant d'herbes qu'il y en a dans deux prairies, d'autant de paroles qu'il s'en échange en dix marchés, et je n'avais pu faire remuer du cœur gros comme le doigt à quelqu'un dont je ne puis dire le nom. Or, rien que d'un gentil tortillement de fesses, je le rendis si fou de moi qu'on en fut stupéfait dans tous les bordels: cependant on est habitué à voir tous les jours du nouveau, et l'on ne s'y émerveille pas de grand'chose.

Antonia.—Vois, vois ou vont se nicher les secrets de la sorcellerie!

Nanna.—Ils nichent dans le fondement, qui a tout autant de force pour tirer l'argent des grègues que l'argent lui-même en a pour creuser les fondements des monastères.

Antonia.—Si le fondement a autant de puissance que l'argent, il est plus fort que ne le fut Roncevaux, qui massacra tous les Paladins.

[Pg 157]

Nanna.—Bien plus fort, c'est certain. Mais poursuivons notre conversation et prends note de cette petite rouerie qui est bien bonne. La mouche lui grimpait au nez tout de suite et il ne pouvait se retenir, à la première chose qui lui déplût, de me dire des sottises. Sa fureur passée, il s'agenouillait à mes pieds, les bras en croix, me demandant pardon, et ma gentillesse lui infligeait une pénitence aux dépens de sa bourse. Un jour, le voyant sortir des convenances, je le fis tomber dans un tel désespoir, en m'échappant de ses bras et en allant me livrer à son rival, qu'il me roua de coups. Puis, revenu à lui et croyant impossible de jamais me radoucir, parce que je feignais de ne plus vouloir l'écouter, il me donna la moitié de sa fortune: de cette façon, il eut la paix.

Antonia.—Tu faisais comme un poltron qui, après s'être fait délivrer caution de ne pas être frappé, provoque son adversaire et l'excite à sortir les poings, pour le mettre dans la peine.

Nanna.—Juste, j'étais bien comme un de ceux-là. Ah! ah! ah! Je mouille ma chemise en songeant au prêcheur qui n'a institué que sept péchés mortels, pour tout le monde de l'Univers, tandis que la plus chétive putain qui soit en possède un cent à elle seule. Considère un peu combien en tient une de celles qui, pour couvrir son autel, dépouille un millier d'autres églises! Antonia, la gourmandise, la colère, l'orgueil, l'envie, la paresse et l'avarice naquirent le jour où le putanisme est né: si tu veux savoir de quelle façon dévore une putain, informe-toi à ceux qui l'invitent; si tu tiens à apprendre avec quelle rage se met en colère une putain, demande-le au père et à la mère de tous les saints du calendrier. Sache que si elles le pouvaient, elles engloutiraient le monde dans l'abîme, en moins de temps que ne l'a fait Messire le Seigneur Dieu.

Antonia.—Mauvaise affaire!

Nanna.—L'orgueil d'une putain est pire que celui d'un vilain endimanché; l'envie d'une putain est ce qui la ronge, comme le mal français ronge quiconque l'a dans les os.

Antonia.—De grâce, ne m'en fais pas souvenir; je l'ai eu et je n'ai jamais pu savoir comment.

[Pg 158]

Nanna.—Excuse-moi, je ne me rappelais plus que tu en as été assassinée. La paresse d'une putain est plus aiguë et plus écœurante que ne l'est la mélancolie d'un courtisan qui se voit moisir à l'office, sans un liard de pension. L'avarice d'une putain ressemble à une bouchée qu'un ladre d'usurier dérobe à sa faim et replace dans le buffet, avec les restes du plat.

Antonia.—Et où mets-tu la luxure d'une putain?

Nanna.—Antonia, qui boit toujours n'a jamais grand'soif, et qui est toujours à table rarement a de l'appétit. Si quelquefois elles veulent tâter d'une grosse clef, c'est une espèce d'envie comme celles des femmes enceintes qui mangent une gousse d'ail ou bien une prune verte. Je te le jure par l'heureux sort que je cherche pour la Pippa, la luxure est la moindre des démangeaisons qu'elles puissent avoir, parce qu'elles sont toujours à penser comment s'y prendre pour arracher le cœur et la rate des autres.

Antonia.—Je te crois sans que tu le jures.

Nanna.—Et tu peux bien m'en croire. Mais déguste maintenant un millier de gentillesses que je veux te dire presque d'un trait.

Antonia.—Dis-les donc.

Nanna.—Trois particuliers, entre autres, m'aimaient: un peintre et deux courtisans; et la paix qui règne entre les chiens et les chats était celle qui régnait entre eux. Chacun guettait pour venir chez moi le moment où il croyait n'y pas trouver l'un des deux autres. Il arriva que le peintre vint un soir, hors d'heure, frapper à ma porte; on lui ouvrit, il monte l'escalier et comme il allait s'asseoir à côté de moi, voici l'un des courtisans qui heurte; je reconnais que c'est lui, je fais cacher le peintre et je vais au-devant du galant qui s'écrie en montant les marches: «Par le Diable! fais-moi donc prendre ici ce poltron de barbouilleur de mitres à voleurs!» Le peintre ne pouvait l'entendre; pendant que l'autre lâche son flux de paroles, j'entends mon troisième amoureux qui, en toussant, m'avertit d'aller lui ouvrir. Je cache celui qui en voulait au peintre, et celui qui s'était fait[Pg 159] ouvrir opère son entrée en crachant. De prime abord, il me dit: «Je suis venu, croyant trouver avec toi l'un de ces deux gredins; si je l'y avais rencontré, le moindre morceau qu'il y laissait, c'était l'oreille.» Et ne va pas croire, parce qu'il parlait comme cela, qu'il aurait donné un coup de pied au cul à Castruccio[87]. La meilleure preuve, c'est que le mot entendu par le peintre, qui ne savait rien du courtisan blotti près de lui, et par le courtisan, qui ne soupçonnait pas davantage le peintre, tous deux s'élancèrent hors de leur cachette pour faire rétracter le bravache qui, en les apercevant, voulut aussitôt se sauver à reculons; il mit le pied sûr la première marche de l'escalier et dégringola jusqu'en bas; eux, que la fureur empêchait de voir clair, tombèrent pardessus lui. Il en résulta entre ces trois hommes, qui se haïssaient à mort, tous roulés en paquet, une bataille à trois si épouvantable qu'une foule de gens accoururent au tumulte; mais on ne pouvait entrer les séparer; ils tenaient la porte si bien fermée avec leurs épaules qu'impossible de l'ouvrir. Les cris augmentaient, la foule aussi: le hasard voulut que le Gouverneur vint à passer: il fit jeter la porte par terre, empoigna mes trois braves, tout meurtris, tout sanglants comme ils étaient, et ordonna de les mettre dans la même prison; ils n'en seraient jamais sortis s'ils n'avaient fait la paix entre eux, ce à quoi ils se résolurent.

Antonia.—Certes, ce fut beau.

Nanna.—Si beau que je le racontais à tous les étrangers et que je fus sur le point d'en faire faire un poème par Gian-Maria, le Juif; je n'en fis rien, de peur de passer pour une glorieuse.

Antonia.—Dieu t'en donne récompense!

Nanna.—Dieu le fasse! Mais si cette histoire fit rire tout le monde, celle que je vais te conter stupéfia tout le monde. Au comble de la faveur où m'avaient portée mes amis (grâce à ce[Pg 160] que j'étais un friand morceau), j'imaginai de me faire murer dans le cimetière.

Antonia.—Pourquoi pas à Saint-Pierre ou à Saint-Jean?

Nanna.—Parce que je voulais émouvoir bien plus la pitié en m'ensevelissant au milieu de tous ces os de morts.

Antonia.—Bonne idée!

Nanna.—Ce bruit une fois en circulation, je commençai à mener une sainte vie.

Antonia.—Avant de m'en conter plus long, dis-moi comment t'était venue cette folie de te murer.

Nanna.—Pour me faire délivrer par mes amis, à leurs dépens.

Antonia.—Ah bon!

Nanna.—Je changeai donc d'existence et tout d'abord ôtai les tentures de ma chambre; puis ce fut le tour du lit, de la table; je mis une robe de bure grise, me débarrassai de chaînes, bagues, coiffes et autres futilités, et m'adonnai à jeûner chaque jour (je mangeais en cachette). Je ne me refusais pas complètement à parler, mais je n'accordais presque rien à mes amoureux, et petit à petit je les habituai à faire sans moi, de sorte qu'ils en étaient au désespoir. Quand je sus que le bruit courait partout que j'allais me faire murer, je pris ce qu'il y avait d'un peu de valeur à la maison, je le mis en sûreté et distribuai de côté, et d'autre quelques guenilles pour l'amour de Dieu. Le moment venu, je rassemblai ceux qui s'imaginaient être veufs de moi (il aurait mieux valu pour eux que je fusse perdue tout à fait plutôt qu'égarée), je leur fis donner des chaises, et après un silence pendant lequel je roulais en moi-même quelques paroles que j'avais combinées toute seule dans ma tête, après m'être fait jaillir des yeux une dizaine de petites larmes que, je ne sais comment, je parvins à me retenir le long des joues, je leur dis: «Mes chers frères, mes chers pères, mes chers enfants, qui ne pense à son âme n'en a pas ou n'y tient guère. Mais moi je tiens à la mienne, elle a été convertie par un Prédicateur et par la légende de Sainte Chiepina, en même temps qu'épouvantée de l'Enfer, que j'ai vu en peinture, ce qui m'a fait[Pg 161] délibérer d'échapper à la chaude maison. Mes péchés ne sont pas loin d'être aussi grands que la miséricorde divine, et c'est pourquoi, mes frères, c'est pourquoi, mes fils, je veux ensevelir entre quatre murs cette misérable chair, ce misérable corps, cette misérable vie.» A ces mots, les sanglots des pauvrets leur remontèrent a la gorge, comme ils font à celle des dévots qui ne peuvent retenir leurs soupirs quand le Prêtre entame la Passion. Je continuai: «Plus d'ornements, plus de parures, plus rien; pour chambre bien meublée, j'aurai l'étroit espace d'une cellule toute nue; pour lit, une brassée de paille sur une planche; pour manger, la grâce de Dieu; pour boire, l'eau du ciel; pour robe lamée d'or, ce que voici...» Je tirai de dessous moi un cilice on ne peut plus rude, sur lequel j'étais assise, et le leur montrai. Si tu te souviens des lamentations que font en gémissant les bonnes âmes quand on leur montre la Croix, au Colisée, tu vois et tu entends d'ici les lamentations de mes adorateurs qui, de douleur suffoqués, ne parlaient qu'avec leurs larmes. Quand j'ajoutai: «Mes frères, pardonnez-moi!» ce fut un tumulte pareil à celui qui s'élèverait dans Rome si elle était une seconde fois mise à sac, ce dont Dieu nous garde! L'un d'eux s'agenouilla à mes pieds, et ne réussissant à rien avec ses préambules, il se releva et alla donner une vingtaine de fois de la tête contre le mur.

Antonia.—Quel dommage!

Nanna.—Enfin, arriva le matin où je devais être mise entre quatre murs; tu aurais juré que Rome entière se trouvait dans la chapelle du cimetière, et en rassemblant toutes les foules qui jamais vinrent voir baptiser des Juifs, on n'arriverait pas au quart. Sois aussi bien sûre que ceux qui doivent être pendus le lendemain, et ceux qui vont se battre n'éprouvent pas plus de déplaisir que n'en éprouvaient mes amoureux. Mais que te vais-je promener sur les cimes des arbres? Je fus murée au milieu des rumeurs de toute l'assistance. L'un disait: «Dieu lui a touché le cœur.» L'autre: «Elle donne le bon exemple à ses pareilles.» Et d'autres: «Qui l'aurait jamais pensé?» Il y[Pg 162] en avait qui ne voulaient pas en croire leurs yeux, d'autres qui en restaient stupides, d'autres encore qui riaient et disaient: «Oh! si elle va jusqu'au bout du mois, je veux être crucifié.» C'était une pitié et un amusement que de voir mes pauvres dolents dans la chapelle, se bousculant à qui me parlerait, et le Sépulcre n'a pas été gardé par les Pharisiens comme je l'étais par eux. Enfin, au bout de quelques jours, je commençai à prêter l'oreille aux supplications qu'ils me faisaient à toute heure pour que je me décidasse à sortir: «On peut sauver son âme n'importe où!» répétaient-ils. Pour t'achever en deux mots, ils me louèrent et me meublèrent une maison tout à neuf, et, sortie de la cellule, dont ils démolirent le mur comme on démolit la porte du Jubilé, dès que le Pape en a fait tomber la première brique, je devins plus effrontée que jamais; Rome entière s'en décrochait la mâchoire, et ceux qui avaient prévu l'issue de mon emmurement se disaient l'un à l'autre, tout haut: «Qu'est-ce que je t'avais dit?»

Antonia.—Je ne sais pas comment il peut être possible qu'une femme imagine tout ce que tu imaginais.

Nanna.—Les putains ne sont pas des femmes, ce sont des putains; voilà pourquoi elles imaginent et font ce que j'imaginais et ce que je fis. Mais où laissé-je une de nos prudentes qualités, celle des fourmis, qui amassent en été, pour l'hiver? Antonia, ma chère petite sœur, tu dois savoir qu'une putain a toujours dans le cœur une épine qui la rend soucieuse: c'est la crainte de ces marches d'église et de ces chandelles dont tu me parlais savamment tout à l'heure, et je te confesse que pour une Nanna qui sache se faire des biens au soleil, il y en a mille qui meurent à l'hôpital. Maître Andréa avait coutume de dire que les putains et les courtisans pouvaient se mettre dans la même balance; en effet, tu en vois plus rester carlins que devenir pièces d'or. Et que leur fait cette épine qu'elles ont dans l'âme encore plus que dans le cœur? Elle les fait songer à la vieillesse. Alors, elles s'en vont aux hôpitaux, y choisissent la plus jolie bambine qu'elles y trouvent et l'élèvent comme leur[Pg 163] propre fille; elles la prennent d'un âge qui sera dans sa fleur juste au moment où elles se défleuriront, lui donnent le plus joli nom qu'elles imaginent et lui en changent tous les jours, de façon que jamais un étranger ne peut savoir le vrai; elles se font appeler aujourd'hui Giulia, demain Laura, Lucrezia, Cassandra, Porzia, Virginia, Pantasiléa, Prudenzia, Cornelia. Oui, pour une qui possède une vraie mère, comme je suis celle de la Pippa, il y en a un millier que l'on a prises dans les hôpitaux, et c'est le diable que de deviner quel est le père de celles que nous faisons nous-mêmes, quoique nous disions toujours qu'elles sont filles de Seigneurs et de Monseigneurs. Elles sont si variées les graines qu'on sème dans nos jardins qu'il est presque impossible de dire au juste quel est celui qui a semé la bonne; c'est une folle celle qui se vante de savoir de quelle graine provient ce qui pousse dans un champ où l'on en a jeté de vingt espèces, sans que l'on puisse mettre aucune étiquette.

Antonia.—La chose est bien certaine.

Nanna.—Et gare à qui tombe entre les mains d'une putain pourvue d'une mère! Malheur à qui s'y enchevêtre! Les mères ont beau être vieilles, elles veulent leur part de l'onguent; il leur faut donc mêler aux roueries de la fille quelques-unes de leurs coquineries à elles, pour qu'elles puissent payer celui qui voudra les contenter, car elles s'engouent toujours de jeunes gens; c'est l'ordinaire des vieilles, à peine trouvent-elles du crédit en payant.

Antonia.—Cette réflexion-là c'est la vérité vivante.

Nanna.—A quel péril s'expose l'imprudent au sujet duquel se disputent la mère et la fille, enfermées dans la chambre? Que de cupides avertissements, que d'atroces conseils se donnent, que de traîtres desseins se trament contre sa bourse! Le maître d'armes qui demeurait à côté de chez moi n'enseignait pas tant de bottes à ses élèves que n'en apprennent ces mères postiches ou non postiches à leurs filles: «Quand ton amant viendra, leur disent-elles, dis-lui ceci, demande-lui cela, baise-le de telle façon, caresse-le comme cela, mets-toi en colère de telle sorte,[Pg 164] apaise-toi moyennant tel cadeau. Ne le rebute pas trop, ne le caresse pas à l'excès; tout en riant avec lui, va dans une autre chambre, montre-toi soucieuse. Promets et dépromets selon ton profit, et tâche toujours d'attraper quelque bracelet, quelque bague, un collier, un chapelet: le pis qui puisse arriver, ce ne serait toujours que de les rendre.» C'est comme je le dis.

Antonia.—Il me semble presque te croire.

Nanna.—Crois-moi tout à fait, et non presque.

Antonia.—Et tu as été si perverse que cela?

Nanna.—Qui pisse comme les autres est comme les autres; tant que j'ai vécu putain, j'ai agi en putain et je n'ai répugné à faire rien de ce que doit être une putain; car je ne me serais pas mise putain si je n'avais pas eu le caractère d'une putain, et si jamais femme mérita de recevoir le brevet de putain, c'est ta putain de Nanna qui surtout fut maîtresse en l'art d'avoir toujours vingt-cinq ans. On supputerait plus facilement le nombre des vers luisants d'une dizaine d'étés que les années d'une putain! Aujourd'hui, elle te dit: «J'ai vingt ans.» Et six ans après, elle te jure n'en avoir que dix-neuf. Mais parlons de choses sérieuses. Que de pauvres diables j'ai fait tailler en morceaux et écharper, de mon temps!

Antonia.—C'est après ton temps que je voudrais te voir.

Nanna.—Dans ce temps-là, grâce aux jubilés, aux indulgences et aux stations, tu verras que mon âme ne sera pas des dernières dans l'autre monde, de même que mon corps n'a pas été des derniers en celui-ci; non, Madonna! je ne serai pas des dernières, quoique j'aie eu grand plaisir à faire s'entretuer pour moi les hommes: je le faisais par un noble orgueil, c'était la glorification de ma beauté que d'entendre jour et nuit les épées s'entre-choquer pour elle. Et gare à qui me regardait de travers: je me serais donnée au bourreau pour me venger.

Antonia.—Le mal est le mal et le bien est le bien...

Nanna.—Comme on voudra. Je l'ai fait et m'en repens, sans m'en repentir. Mais qui pourra te dire l'art que je pos[Pg 165]sédais de tourner la tête aux gens? Antonia, je me trouvais quelquefois à avoir jusqu'à dix amoureux à la maison, et partageais si bien entre eux les baisers, les caresses, les paroles, les serrements de mains, qu'ils se croyaient tous dans le paradis, jusqu'à ce que vînt à moi quelque nouveau pigeon, affublé à la Mantouane ou à la Ferraraise, d'aiguillettes, de rosettes et de rubans. Je l'accueillais comme on accueille quiconque vous apporte des cadeaux, et mes galants plantés là (comme dit la Génoise), je l'emmenais dans ma chambre. Il fallait voir tomber la morgue de ceux que je laissais dans la salle, comme tombent les noisettes au premier froid, et les fleurs au souffle du vent! On n'entendait parmi eux que soupirs, sans qu'ils disent un mot, et ils ressemblaient à des gens qu'on emmène de force et qui s'enflent le dos, faute de pouvoir mieux faire. Aux soupirs succédaient les plaintes, mêlées de morsures de doigts, de coups de poing sur la table, de grattements de tête, de promenades muettes, de quelques bouts de vers mis en lambeaux qu'ils chantonnaient pour se décharger la rate. Comme je ne me pressais pas de revenir, ils finissaient par prendre le chemin de l'escalier, et pour que je les rappelasse par derrière, ils disaient quelque mot à haute voix, à la servante ou aux autres. Après avoir fait un tour dans la rue, ils revenaient, trouvaient la porte fermée et tombaient dans le plus pitoyable désespoir.

Antonia.—L'Ancroia[88] n'était pas aussi cruelle.

Nanna.—Tu es portée à la compassion.

Antonia.—Oui, j'y suis portée et veux l'être toujours.

[Pg 166]

Nanna.—Restes-y, pendant que tu y es; pourvu que tu m'écoutes, suffit.

Antonia.—Je t'écoute, n'en doute pas.

Nanna.—Le gentil amusement que c'était, au beau milieu du plaisir que n'importe qui prenait de moi, de me voir tout à coup pleurer sans raison aucune! «Pourquoi pleurez-vous?» me demandait-il. Entrecoupant mes paroles de sanglots et de soupirs, je lui répondais: «Je suis méprisée de toi, tu ne m'apprécies pas ce que je vaux; mais patience, puisque ainsi le veut mon misérable sort.» Une autre fois, sur le départ de l'un d'eux, qui me quittait pour une couple d'heures: «Où allez-vous? lui disais-je en pleurant; sans doute chez quelqu'une de ces femmes qui vous traitent comme vous le méritez.» Et le bélître se rengorgeait de ce qu'une femme en tînt pour lui. Je sanglotai aussi maintes fois en en revoyant un qui n'était pas venu depuis deux jours, et je lui fis croire que je pleurais du plaisir de le retrouver.

Antonia.—Tu avais des larmes on ne peut plus à commandement.

Nanna.—Prends note de ce que j'étais un de ces terrains où l'eau jaillit dès qu'on les touche; mieux encore, un de ceux ou, sans qu'on les touche, l'eau suinte continuellement. Mais je ne pleurais jamais que d'un œil.

Antonia.—Oh! pleure-t-on d'un œil?

Nanna.—Oui, les putains pleurent d'un œil, les femmes mariées pleurent de deux, les religieuses de quatre.

Antonia.—Voilà qui est intéressant à savoir.

Nanna.—Ce serait intéressant si je voulais te le dire: sache seulement que les putains pleurent d'un œil et rient de l'autre.

[Pg 167]

Antonia.—Voilà qui est encore plus beau; mais dis-moi comment.

Nanna.—Ne sais-tu pas, pauvrette, que nous autres putains (le mot me plaît) nous avons toujours le rire à l'un et la larme à l'autre? La preuve, c'est que pour une bagatelle nous rions, pour une bagatelle nous pleurons. Leurs yeux sont comme le soleil entre les nuages: tantôt il darde un rayon, et tantôt il se cache. Au milieu d'un éclat de rire, elles laissent tomber un pleur, et ces rires-là, ces pleurs-là, j'ai su mieux les réussir, moi, que n'importe quelle putain qui jamais soit venue d'Espagne. Grâce à eux, j'ai plus assassiné d'hommes qu'il n'en meurt sur la paille dans ces révérendissimes cours. Rien n'est plus nécessaire que ces rires et ces larmes dont je parle; mais il faut savoir en user à propos, parce que si tu laisses l'opportunité t'échapper des mains, ils ne valent plus rien du tout; c'est comme les roses de Damas qui, si on ne les cueille à l'aube, perdent leur parfum.

Antonia.—Tous les jours on apprend du nouveau.

Nanna.—Après les rires et les larmes feintes viennent à la file les menteries, leurs sœurs; pour moi, je m'en régalai plus que les villageois ne se régalent des beignets, et j'en dis plus que les Évangiles ne disent de vérités; je les bâtissais avec la chaux de mes serments dans la créance du prochain et tu aurais dit: «Cette femme est la première Évangéliste!» J'inventais les plus étonnantes choses du monde, touchant mes parents, mes domaines et autres fantaisies; j'imaginais les contes les plus extravagants, et les expliquant à ma façon, je disais les avoir rêvés. J'inscrivais sur un tableau les noms de mes adorateurs, je partageais entre eux les nuits de chaque semaine et mettais en vedette celui qui devait dormir avec moi. Si tu as jamais vu la liste des prêtres qui disent les messes, affichés sur des écriteaux, dans la sacristie, tu me vois moi-même.

Antonia.—J'ai vu la liste des prêtres et il me semble te voir.

Nanna.—Très bien, alors.

[Pg 168]

Antonia.—Mais que vient faire cette liste de noms avec les contes que tu inventais?

Nanna.—Elle vient faire que les béjaunes, rassurés par leur inscription au tableau, qui leur notifiait leur nuit, se trouvaient dupés souvent; ah oui! souvent. Il m'arrivait d'opérer le change, comme cela se pratique aussi dans les églises, pour les messes.

Antonia.—De cette façon, oui; les menteries appelaient à propos l'histoire du tableau.

Nanna.—Maintenant, écoute-moi celle-ci et garde-la pour t'en faire honneur. J'empruntai une chaîne de grand prix à l'un de mes désentraillés d'amour: il l'avait empruntée lui-même à un gentilhomme qui en avait dépouillé sa femme, pour lui complaire, et le jour qu'il me la mit au col fut précisément celui ou le Pape donne la dot, dans l'église de la Minerve, à tant de jeunes filles pauvres.

Antonia.—Le jour de l'Annonciation?

Nanna.—De l'Annonciation; c'est cela. Je me la mis au cou ce jour-là, mais je ne la gardai pas longtemps.

Antonia.—Pourquoi pas longtemps?

Nanna.—Parce que dès que je fus à l'église et que je vis la presse qu'il y avait, je songeai à me l'approprier. Qu'est-ce que je fis? Je m'ôtai la chaîne du cou et la donnai à quelqu'un qui me tenait le secret mieux qu'un confesseur. Puis je m'enfonçai dans la foule, quoique je fusse déjà au beau milieu, et tout à coup je poussai un cri pareil à ceux que poussent les gens à qui le charlatan arrache une molaire sur le Campo di Fiore. Tout le monde se retourne au cri, et voici la bonne Nanna qui se met à dire: «Ma chaîne! ma chaîne! le voleur! le coupe-bourse! le gredin!» En parlant et en pleurant, je m'arrachais les cheveux; on faisait cercle autour de moi, l'église en fut bouleversée et le tumulte en arriva jusqu'au bargello; il empoigna je ne sais quel pauvre diable qui lui parut, à la mine, avoir volé la chaîne, le conduisit sur-le-champ à Torre di Nona, et peu s'en fallut qu'il ne le fît pendre tout chaud, tout chaud.

Antonia.—Je ne veux pas en écouter davantage.

[Pg 169]

Nanna.—Si, tu écouteras.

Antonia.—J'aimerais savoir ce que te dit l'homme qui t'avait prêté la chaîne.

Nanna.—Sortie de l'église, tout en larmes et me tordant les mains, je rentrai chez moi, je m'enfermai dans ma chambre et dis à ma servante: «Ne laisse pas entrer d'importuns.» Voici le galant qui se présente et demande à me parler; pas moyen. Alors, il frappe et refrappe, clame et réclame, s'écriant: «Nanna! Nanna! ouvre-moi; ouvre-moi, te dis-je, vas-tu te désespérer pour si peu de chose?» Je feignais de ne pas l'entendre et disais d'une voix entre haute et basse: «Malheureuse! misérable que je suis! infortunée! vouée à malchance. Je veux entrer aux Repenties! Je veux aller me noyer! Je veux me faire Ermite!» Puis je me levai du lit où j'étais couchée, et sans ouvrir ma chambre je dis à la servante: «Ma fille, va chercher un juif; je veux vendre tout ce que je possède, et avec l'argent payer la chaîne.» La servante fit semblant d'aller chez le juif; et mon benêt d'amant criait: «Ouvre donc! c'est moi.» Je lui ouvre. En l'apercevant, j'élève la voix: «Oh! mon Dieu! je suis perdue!»—«Ne crains rien, dit-il, quand je devrais rester en chemise, je ne veux pas qu'il t'en advienne plus de mal que je ne m'en fais à moi-même avec cette chiquenaude.»—«Non, non, répondis-je; donne-moi seulement deux mois de crédit.»—«Tais-toi, folle, reprit-il, tais-toi donc!» Il passa la nuit avec moi, et je la lui fis si douce qu'il ne fut plus question de chaîne.

Antonia.—Ta boutique était bien fournie.

Nanna.—Un vieux barbon ridé, jaune, long et maigre, s'enivra de mes charmes et moi de sa bourse. Comme il pouvait se régaler de l'amoureux plaisir tout autant que de croûtes de pain un qui n'a pas de dents, il passait sa fantaisie à me peloter, à me baiser, à me sucer les tétons, et ni à force de truffes, de culs d'artichauts, d'électuaires, jamais il ne put redresser le piquet; si celui-ci se relevait un peu, il retombait aussitôt, absolument comme un lumignon qui n'a plus d'huile et qui, au moment qu'on croit qu'il se rallume, s'éteint.[Pg 170] Cela ne servait à rien de le manier et remanier, de lui fourrer le doigt dans le sifflet ou sous les sonnettes. Je lui ai joué toutes sortes de tours insensés, à celui-là. Une fois, entre autres, que j'offrais un souper à je ne sais combien de courtisanes, lequel souper se fit tout entier à ses dépens, de trente pièces d'argenterie qu'il m'avait fait prêter pour le service, je lui en volai quatre; il en fit un tapage épouvantable; je me jetai dans ses bras en lui disant: «Papa, papa! ne criez point; n'allez pas vous occasionner une mauvaise digestion. Prenez mes robes, prenez tout ce que j'ai et payez-les.» Il n'ouvrait plus la bouche, et je lui donnai tant du papa à la figure qu'à la fin il resta comme un père à qui les «Papa!» de son enfant entrent dans le cœur; il paya de sa bourse les plats d'argent, et se contenta de jurer qu'il n'emprunterait plus jamais de sa vie quoi que ce fût, pour personne au monde.

Antonia.—Tu étais des plus fines.

Nanna.—Au commencement d'une liaison, je me faisais si douce que quiconque me parlait pour la première fois allait partout prêchant mon éloge; puis, quand il m'avait un peu goûtée, l'aloès était de la manne. De même qu'au commencement je montrais une grande aversion pour les actions mauvaises, de même au milieu et à la fin j'en montrais une non moins grande pour les bonnes, par la raison que, comme doit faire une vraie putain, je prenais le plus grand plaisir à semer la discorde, ourdir des brouilles, troubler les amitiés tranquilles, susciter des haines, faire s'injurier les gens et les mettre aux mains. J'avais toujours plein la bouche de Princes, et je décidais du Turc, de l'Empereur, du Roi, de la cherté des vivres, des richesses du Duc de Milan et du Pape à venir. Je prétendais que les Étoiles étaient grosses comme la pomme de pin de Saint-Pierre, pas davantage, et que la Lune était la sœur bâtarde du Soleil. Des Ducs, je sautais aux Duchesses, et j'en parlais comme si j'avais marché dessus; ces grandes manières qui leur siéent à peine, à elles, je les prenais, car celles de l'Impératrice ne sont qu'une niaiserie, et suivais l'exemple de l'une[Pg 171] d'elles qui, étalant à ses pieds des coussins de soie, y faisait mettre à genoux quiconque avait à lui parler.

Antonia.—Ce sont des Papesses?

Nanna.—La Papesse, à ce que l'on dit, ne faisait pas tant de façons; ma foi non, elle n'en faisait pas tant, et elle ne sut pas se trouver un si beau nom qu'elles savent s'en trouver, elles. L'une se dit fille du duc de Valentinois, l'autre fille du cardinal Ascanio; la Madrema signe: Lucrezia Portia, patricienne romaine, et scelle ses lettres d'un cachet qui est grand! qui est grand! Et ne va pas croire que ces beaux titres qu'elles se donnent elles-mêmes les rendent meilleures: elles sont sans amour, sans charité, sans pitié, à tel point que si Saint Roch, Saint Job et Saint Antoine leur demandaient l'aumône, elles ne leur donneraient rien du tout, quoiqu'elles aient grand'peur de ces trois saints-là.

Antonia.—Les ribaudes!

Nanna.—Sois sûre que les choses qu'on jette à la rivière sont encore mieux placées que si on les leur donnait; dès que tu leur as offert quelque chose, elles te méprisent autant qu'elles t'estimaient avant le cadeau. Le meilleur chez elles, c'est la foi jurée, qu'elles gardent scrupuleusement, oui, comme les Zingari et les Moines de l'Inde. Bref, les putains ont le miel dans la bouche, et dans la main le rasoir; tu en verras deux se lécher de la tête aux pieds: une fois séparées, elles se mettent à dire l'une de l'autre des choses qui épouvanteraient Desiderio et les Prêtres du bon vin, eux qui firent reculer la Mort en se moquant d'elle au moment où elle s'apprêtait à les rôtir et à les dépecer. Médisantes hors de toute mesure, elles déblatèrent contre chacun; que l'on soit qui l'on voudra, qu'on leur fasse tout le bien possible, elles n'ont égard à personne. Elles paraîtront être folles d'un de leurs amants, que l'on tient pour le favori et à qui elles donnent cent mille fois de la Votre Seigneurie à la tête; s'il s'éloigne, pour faire place à un autre qui vient faire sa cour, elles lui font à son départ mille politesses, de tête et de langue: il n'a pas plus tôt descendu l'escalier qu'on lui moud du poivre par derrière, et dès qu'il a passé la porte, un gredin[Pg 172] ne serait pas si mal arrangé en paroles. Et celui qui reste s'imagine être la quéquette à sa petite maman.

Antonia.—Pourquoi font-elles comme cela?

Nanna.—Pourquoi, hein? Parce qu'une putain ne semblerait pas être putain si elle n'était coquine, par grâce et privilège, parce qu'une putain qui n'aurait pas toutes les qualités de la putain serait une cuisine sans cuisinier, un repas sans boire, une lampe sans huile, un macaroni sans fromage.

Antonia.—Je crois que c'est une grande consolation pour qui a été ruiné par elles d'en voir quelqu'une attelée à la charrette, comme celle du Capitolo qui dit:

O Madrema-non-vuole, ô Lorenzina[89],
O Laura, ô Cecilia, ô Béatrice,
Qu'elle vous serve d'exemple, désormais, cette pauvre petite!

Je le sais par cœur, je l'ai appris, croyant qu'il était de Maître Andréa; j'ai su depuis qu'il avait été fait par celui[90] qui traite les grands Maîtres comme me traite ce traître mal français; ni parfumeries, ni onguents, ni médicaments ne me guérissent; patience!

Nanna.—Ma foi, je ne sais plus que te dire, et pourtant j'en ai plus long à te conter que je ne t'en ai conté jusqu'ici. Laisse-moi y penser un peu. J'ai la cervelle en lessive, je l'ai à l'étuve, je l'ai donnée à écosser les haricots, grâce à ta manie de sauter de l'échalas sur la branche. Il vint, te dis-je, à Rome, un jeune homme de vingt-deux ans, noble, riche marchand de nom seulement, un vrai morceau de putain. A son arrivée, du premier coup il me tomba entre les mains, et je feignis de m'amouracher de lui; il s'en dressa d'autant plus sur ses ergots que je me tenais moins haute sur les miens. Je commençai par lui envoyer ma servante quatre ou six fois par jour, pour le prier de daigner venir me voir; le[Pg 173] bruit se répandit partout que j'en étais au bouillon de poulet et à l'extrême-onction pour lui. «La putain a fini par donner dedans, disait-on, et pour qui? pour un gamin dont la bouche pue encore le lait! Il la fera damner, à ne jamais rester sérieux une heure.» Moi, je ne disais rien, mais je me rongeais; oh! à fleur de peau. Alors je fis semblant de ne pouvoir plus ni manger ni dormir, j'en parlais toute la journée, je l'appelais continuellement et fis si bien qu'on se mettait à parler que j'irais ramasser des pierres et que je finirais par mourir pour ses beaux yeux. Le jouvenceau, qui profitait de quelques bonnes nuits et de quelques friands soupers, allait partout faire le vantard et montrait à qui voulait une turquoise de peu de valeur que je lui avais donnée. Quand il était avec moi, je ne cessais de lui dire: «Ne vous laissez pas manquer d'argent, n'allez pas en emprunter à d'autres que moi, tout ce que je possède est à vous, puisque moi aussi je suis vôtre.»

C'est ce qui le faisait se pavaner dans les Banchi, quand il voyait qu'on le montrait du doigt. Un jour qu'il était chez moi vint me voir un haut et puissant personnage; je fis cacher mon jeune homme dans un cabinet, et dis d'ouvrir. Le grand seigneur entra, s'assit, puis, apercevant je ne sais quels draps de toile blanche: «Qui en aura l'étrenne? s'écria-t-il: votre Ganymède?» ou Canymède, je ne me rappelle pas bien. «Il en aura l'étrenne, pour sûr, répondis-je; je l'aime, je l'adore, c'est mon Dieu, je suis sa servante, et je la serai éternellement, tout en vous caressant, vous autres, pour votre argent.» Pense un peu s'il se rengorgeait en m'entendant parler comme ça. L'autre parti, je revins lui ouvrir: il s'élança dehors, sa chemise ne lui touchait pas le cul, et se prélassant par la salle, il avait l'air de s'approprier du regard et ma personne et mes chambrières et toute ma maison. Pour en venir à l'Amen de mon Pater noster, un jour qu'il voulut me donner l'estrapade à sa façon, sur une caisse, je le laissai en belle humeur et fus m'enfermer avec un autre. Lui, qui n'était pas habitué à des plaisanteries de ce genre, il prit sa cape, en lâchant au vent quelque sottise, et sortit,[Pg 174] s'attendant à ce que j'allais le faire rappeler, comme d'ordinaire; mais il ne vit pas arriver la colombe, ce qui lui mit le diable dans le corps, et il revint à la porte: «La Signora est en compagnie», lui fut-il répondu. Il en resta comme une souris noyée dans l'huile, le menton penché sur la poitrine, la bouche amère, les lèvres sèches, les yeux larmoyants, la tête sur le cou d'un autre[91], et le cœur lui battant fort; il s'éloigna pas à pas et les jambes lui tremblotaient comme à quelqu'un qui relève de maladie. A travers les fentes de la jalousie, je le voyais s'en aller par saccades, et je riais! Je ne sais qui le salua: il lui rendit le bonjour en soulevant un peu la tête. Le soir, il revint; je lui fis ouvrir et il me trouva en train de m'amuser avec une nombreuse société; voyant que je ne lui disais pas «Asseyez-vous!», il s'en octroya lui-même la permission, se campa dans un coin, sans se dérider aux plaisanteries qu'il entendait, et resta jusqu'à ce que tout le monde fût parti. Quand il se trouva seul: «Sont-ce là des amours? s'écria-t-il; sont-ce là des caresses? Sont-ce là tes serments?»—«Mon chéri, lui répondis-je, je suis, grâce à toi, devenue la fable des courtisanes de Rome; on fait des comédies de ma simplicité, et ce qui me cuit bien davantage, c'est que mes amoureux ne veulent plus rien me donner; ils me disent: «Nous ne voulons pas acheter la graisse pour qu'un autre mange la rôtie. Mais si tu veux que je redevienne ce que j'étais pour toi et que tu connais bien, fais une chose.» A ces mots, le voilà qui redresse la tête comme la redresse aux cris de «Sauve-toi, sauve-toi!» un homme qu'on va pendre; il me jure que, pour l'amour de moi, il crèverait des yeux aux puces et m'affirme que je n'ai qu'à demander de bouche. Je lui dis alors: «Je voudrais avoir un lit de soie; cela coûte, avec les franges, le satin et le bois de lit, cent quatre-vingt-dix-neuf ducats ou à peu près, sans la façon; et pour que mes amis voient que tu fais grandement les choses et que tu t'endettes à me faire des cadeaux, prends-moi tout cela à crédit; l'heure de payer venue, laisse-[Pg 175]moi faire; je veux que ce soient eux qui payent ou qu'ils en crèvent!»—«Cela ne se peut pas, répondit-il; mon père a écrit partout et défendu de me faire crédit; que ce serait au risque de qui me prêterait quoi que ce soit.» Je lui tournai les épaules et le fis sortir de chez moi. Un jour après, je l'envoie chercher et je lui dis: «Va trouver Salomon; il te prêtera de l'argent sur simple billet de la main.» Il y va; Salomon lui dit: «Mais je ne prête que sur gages!» Il revient chez moi et me conte l'affaire. «Va chez un tel, lui dis-je alors. Il te donnera des bijoux pour telle ou telle somme et le Juif te les achètera volontiers.» Il y va, trouve l'homme aux bijoux, convient avec lui de deux mois, par écrit, porte les bijoux à Salomon, les lui vend, et revient chez moi avec l'argent.

Antonia.—Où veux-tu en venir?

Nanna.—Les bijoux m'appartenaient, et le Juif, à qui je rendis son argent, me les rapporta. Au bout de huit jours, j'envoie chercher l'homme qui lui avait vendu les bijoux sur billet, et je lui dis: «Fais mettre le jeune homme en prison, comme suspect de vouloir s'enfuir; tu en jureras.» Le marchand suivit mon conseil, le nigaud fut mis sous clef et ne sortit qu'après avoir payé son écot au double, parce que les vieux hôteliers, pas plus que les nouveaux, n'ont pour habitude de donner à manger gratis.

Antonia.—Moi qui jusqu'ici m'étais tenue pour une madrée, je te confesse de n'être qu'une coïonne.

Nanna.—Venait le temps du Carnaval, qui est le supplice, la mort et la ruine des pauvres chevaux, des pauvres habits et des pauvres amoureux. Je commençais à entreprendre un des miens, qui avait plus de bonne volonté que d'argent, un peu après la Noël, alors que les masques commencent à paraître. On n'en voit pas encore beaucoup, mais ils font si bien que de jour en jour ils multiplient; c'est comme les melons: il en vient cinq ou six chaque matin, puis dix, douze, puis une pleine corbeille, puis des tas, puis il y en a à jeter. Je te disais donc que les masques ne floconnaient pas encore lorsque mon tout-en-fumée me dit, me voyant la[Pg 176] mine de quelqu'un qui veut être compris sans ouvrir la bouche: «Ne pensez-vous pas vous masquer?»—«Je suis une garde-la-maison, répondis-je; une fatigue-la-jalousie; je laisse les masques aux belles, à celles qui ont de quoi s'habiller.»—«Dimanche, reprit-il, je veux que vous sortiez en masque et que vous soyez la plus fringante.» A ces mots, je me tus d'abord, puis je lui jetai les bras autour du cou en lui disant: «Mon cœur, comment veux-tu me faire faire une belle partie de masque?»—«A cheval, reprit-il, et costumée excellemment: j'aurai le genêt du Révérendissime. A t'en dire le fin mot, son maître d'écurie l'a promis.»—«Cela me va tout à fait», lui répondis-je, et je le remis à sept jours environ de celui où j'avais l'intention de sortir en masque. Un lundi, je le fais venir: «La première chose qu'il faudra me procurer, lui dis-je, c'est une paire de chausses et une culotte. Pour ne pas t'occasionner de dépenses, tu m'enverras ta culotte de velours, j'en enlèverai les endroits usés et je m'arrangerai de façon qu'elle puisse me servir. Les chausses, tu les feras faire pour presque rien et un de tes pourpoints, le moins bon, une fois ajusté à ma taille, m'ira parfaitement.» Là-dessus je le vois faire la grimace et mâchonner un «Je suis content!» comme s'il se repentait déjà de m'avoir mise en humeur de m'amuser. Alors je lui dis: «Tu as l'air de tout faire à contre-cœur; laissons cela; je n'en veux plus de masques»; et je me lève pour rentrer dans ma chambre; il m'arrête et me dit: «Est-ce comme cela que vous avez confiance en moi?» Il envoie aussitôt le valet chercher sa défroque et en même temps passer chez le tailleur, pour qu'on l'arrange à ma taille. Le jour même, il acheta l'étoffe pour les chausses; on les coupe et on me les apporte deux jours après. Il était là, il m'aide à les mettre et s'écrie: «Elles sont peintes sur vous!» Sous mon accoutrement masculin, je le laisse me traiter en garçon, puis je lui dis: «Mon âme, qui achète le balai peut bien aussi acheter le manche; je voudrais une paire de mules de velours.» N'ayant pas d'argent, il s'ôte une bague du doigt et la laisse en échange du velours, qu'il livre[Pg 177] au cordonnier; celui-ci avait ma mesure, en un rien de temps les mules sont confectionnées. Je lui retirai ensuite une chemise de soie brodée, non de son armoire, mais de dessus le dos. La toque me manquait encore; je lui dis: «Donne-moi la tienne; pour la médaille je me la procurerai.» Et lui, tout chaud de faire dire de lui qu'il faisait des parties en masques avec moi, de me donner vite sa toque neuve: il en mit une qu'il projetait de laisser à son valet. Vint la veille au soir du jour où je devais aller à la parade: qui l'aurait vu occupé autour de moi se serait dit: «C'est le Capitole qui installe le Sénateur!» A cinq heures de nuit[92], je l'envoyai m'acheter une plume, pour la toque; il retourna ensuite acheter le masque, et comme celui qu'il m'apporta n'était pas de Modène, je l'envoyai m'en chercher un de Modène; enfin je le fis encore sortir pour une douzaine d'aiguillettes.

Antonia.—Tu aurais dû lui faire faire toutes les commissions d'un seul voyage.

Nanna.—Je l'aurais dû, mais je ne le voulus pas.

Antonia.—Pourquoi?

Nanna.—Pour paraître une Signora, à ma façon de commander, tout autant que je l'étais de nom.

Antonia.—Est-ce qu'il dormit avec toi; la veille de la fête?

Nanna.—Après mille supplications, il obtint une toute petite fois, et je lui disais: «La nuit prochaine, tu me le feras vingt fois, si dix ne te suffisent pas.» L'aube apparut; avant que le soleil ne se montrât, je le fis lever et lui dis: «Va faire apprêter le cheval, afin qu'aussitôt dîné je puisse monter en selle.» Il se leva; une fois levé s'habilla; une fois habillé, partit, alla trouver le maître d'écurie, et une fois qu'il l'eut trouvé lui dit de l'air le plus aimable: «Me voilà.» L'autre restait indécis, sans accorder ni refuser. «Comment? reprit-il; voulez-vous être cause de ma ruine?»—«Moi, non, reprit le maître; mais le Révérendissime, mon patron, adore son cheval, et je connais le caractère des putains: bien loin de faire attention à un animal, elles ne feraient pas[Pg 178] même attention au bon Dieu, et je ne voudrais pas qu'on me le blessât aux épaules ou qu'on me le ramenât fourbu; je serais ruiné, et bien autrement que vous si je ne vous le prête pas.» Mais mon amant pria et supplia tant qu'à la fin le maître d'écurie lui dit: «Je ne veux pas vous manquer de parole; envoyez prendre le cheval; on vous le donnera.» Mon amant transmit l'ordre au garçon qui avait soin du genêt et m'expédia en estafette son valet, qui me raconta leur colloque et se mit à en rire avec moi.

Antonia.—Ce sont de grands scélérats, ces valets, de francs ennemis de leurs maîtres.

Nanna.—Sans nul doute. Mais voici l'heure du dîner. Je dîne avec mon galant et je lui laisse à peine avaler six bouchées. «Fais vite manger ton garçon, lui dis-je, et envoie-le chercher le cheval.» On m'obéit; le garçon mange, s'en va, et quand je le crois de retour avec le cheval, il revient sans lui. Il s'approche et dit: «Le valet refuse de me le donner; le maître d'écurie veut vous parler d'abord.» Le pauvre garçon n'avait pas achevé son ambassade qu'il reçut un plat par la figure.

Antonia.—A quel propos son maître lui lançait-il ce plat?

Nanna.—Il le lui lança parce qu'il aurait voulu que le valet le prît à part, dans un coin, et lui fît son ambassade à l'oreille, de façon que moi, qui ne m'étais pas retournée, je n'eusse rien entendu. Mais je m'étais retournée et je m'écriai: «Voilà qui me va fort bien, voilà qui fort bien me va, d'avoir voulu un autre masque et plus joli que celui dont m'a gratifiée ma putain de mère. Je prévoyais ce qui m'arrive; tu ne m'y reprendras plus. J'étais folle de te croire et de me laisser mettre dedans comme cela. Ce qui m'ennuie plus que de n'avoir pas le cheval, c'est qu'on dira que j'ai été bernée.» Il voulait me dire: «Ne craignez rien; nous aurons le cheval.» Mais avec un «Laissez-moi tranquille!» je lui tournai le dos. Il prit son manteau, s'en fut à l'écurie, et faisant de grands saluts à tous les valets demanda ou était le maître: il le conjura si instamment qu'enfin il obtint la bienheureuse monture. Moi, qui au moindre bruit que[Pg 179] j'entendais, croyant que c'était le cheval, me mettais à la fenêtre, je vois accourir le valet, tout en sueur, la cape roulée autour du cou; il me dit: «Signora, dans la minute, dans la minute, il sera ici.» Aussitôt j'aperçois l'homme qui le menait à la main, reniant le ciel, à cause des bonds que l'animal faisait: la rue n'était pas assez large. Lorsqu'il fut à ma porte, je m'avançai à ma fenêtre, presque tout le corps en dehors, pour que les gens qui passaient vissent bien quelle était celle qui devait le monter. Je jouissais de ce que les gamins s'assemblaient autour du cheval et criaient à tout venant: «La Signora d'ici va sortir en masque!» Peu de temps après le cheval arriva mon amour; moitié fâché, moitié joyeux, il me dit: «Il faut envoyer les hommes en avant.» J'en avais une dizaine là, à ma réquisition. Je lui donne un baiser et je demande le manteau de velours que le valet devait m'apporter la veille: point de manteau, l'ivrogne avait oublié la commission. Si je n'eusse retenu son maître, le gredin ne me faisait plus de sottises. Suffit qu'il courut le chercher, je m'en revêtis; tout en m'attachant mes chausses, je remarquai les jarretières des siennes, qui étaient fort belles, et, à l'aide d'une petite parole caressante, je les lui pris, lui laissant les miennes qui ne valaient pas cher. Ma toilette achevée (et j'y mis plus de temps qu'il n'en faudrait pour devenir riche), avec cent folichonneries, cent minauderies, on me mit en selle. Sitôt que j'y fus, le galant tout seul me suivît, monté sur un roussin; il me prit par la main et il aurait voulu que Rome entière le vît en si haute faveur. Nous acheminant de la sorte, nous arrivâmes où l'on vend des œufs dont la coque est dorée et qui à l'intérieur sont pleins d'eau de rose; j'appelle un portefaix, je lui fais acheter tout ce qu'avait un des marchands; mon galant se dévalise d'une chaîne qu'il faisait parader à son cou et la laisse en gage pour les œufs, que je jette à tort et à travers, le temps de dire un Credo, puis je le prends par la main et je le garde comme cela jusqu'à tant que je rencontre une troupe de gens masqués et sans masques à qui je vais tenir compagnie; je me mêle parmi eux, et je le laisse penaud;[Pg 180] ah! oui, penaud! Passant par le Borgo ou par les Banchi (de la boue à foison!) sans le moindre égard pour la cape, j'en fais deux fois le tour au galop. Quatre ou six fois, je le retrouvai dans la journée, et je lui fis les caresses qu'on fait aux gens qu'on n'a jamais vus. Il me trottait un peu par derrière, sans pouvoir parvenir à me rejoindre, avec la pauvre allure de sa bête, et restait là, sur son roussin, comme un mannequin d'étoupe. La nuit à moitié venue, comme je chantais en chœur avec un millier d'autres putains et de maquereaux:

Et tremble au milieu de l'été, brûlant l'hiver...

je me laissai retrouver et prendre la main par mon désespéré. Je dis à la compagnie: «Bonsoir, bonsoir, Signors», et le masque à la main, m'adressant à mon Giorgio: «Bienheureux qui peut te voir, toi! lui dis-je; tu m'as plantée là, je sais bien pourquoi; mais c'est prêté rendu.» Le bon nigaud s'excuse, et pendant qu'il cherche à faire retomber le tort sur moi, nous arrivons au Campo di Fiore; je m'arrête près d'un marchand de volailles, je prends une paire de chapons, deux chapelets de grives, et, donnant le tout à quelqu'un pour le porter à la maison, je lui dis: «Paye!» Il lui fallut laisser là un rubis que lui avait donné sa mère quand il était parti pour Rome: le pauvre homme y tenait, comme je tenais à le plumer. Arrivés chez moi, nous n'y trouvons ni chandelle, ni bois, ni feu, ni pain, ni vin (peut-être parce que je ne voulais pas qu'on trouvât quoi que ce fût); je me mets en fureur et ne m'apaise que quand je le vois partir aux provisions: son valet n'était pas là: il reconduisait le cheval et en le renvoyant le maître d'écurie jura bien de ne plus jamais le prêter, quand même le Christ viendrait. Je me jetai sur mon lit et j'y étais depuis un moment, quand voici revenir l'homme, avec le tout à foison. Ma mère vint aider, et le couvert fut mis, le souper cuit en un branle de cloche. Nous nous mîmes à table; juste à la fin du repas, j'entends quelqu'un qui tousse, qui crache, toux et crachements qui bouleversèrent le pauvret. Je me mets à la fenêtre, reconnais un[Pg 181] de mes galants, cours le rejoindre et m'en vais avec lui, laissant là toute la nuit l'autre, qui ne put réussir à fermer l'œil et qui passa son temps a se promener, à me menacer de me faire ceci, de me dire cela. Heureux encore fut-il de rentrer en possession du manteau qu'il m'avait prêté; son valet vint huit jours à la file me le réclamer avant de le ravoir.

Antonia.—Ce n'était pas trop aimable, vis-à-vis d'un homme qui t'avait fait tant de politesses pour te posséder une nuit à son aise.

Nanna.—Ce fut une amabilité putanesque et non moins agréable que celle que je fis à un marchand de sucre; celui-là laissa chez moi jusqu'à ses caisses, pour quelque chose de plus doux que du sucre, et tant que dura sa passion nous mîmes tout au sucre, jusqu'à la salade. Quand il se pourléchait du miel qui sortait de ma caisse à moi, tu m'entends bien, il jurait que son sucre était amer en comparaison.

Antonia.—C'est pour cela qu'il te le jetait à pleines mains.

Nanna.—Ah! ah! je me souviens de l'avoir vu se pâmer à me la regarder. Il la patinait, et raidissant à me la manier, il la comparait à l'une de ces petites bouches que tiennent si bien fermées ces statues de femmes en marbre que l'on rencontre de tous côtés à Rome; il disait qu'elle souriait du même sourire qu'ont, à ce qu'il paraît, les bouches de ces statues. En vérité, il pouvait le dire, quoique ce ne soit pas à moi de faire mon éloge, car je l'avais jolie au possible. Les poils se montraient sans trop se montrer, et elle était si finement fendue qu'à peine apercevait-on la fente, bien placée, ni trop haut, ni trop bas; je t'en donne ma parole, mon marchand de sucre m'y appliquait plus de baisers que sur la bouche; il me la suçait comme on gobe un œuf tout frais pondu.

Antonia.—Scélérat!

Nanna.—Pourquoi scélérat?

Antonia.—Pour le mal que je souhaite que Dieu lui donne.

Nanna.—Ne lui en a-t-il pas assez fait en le rendant amoureux de moi?

[Pg 182]

Antonia.—Non, à mon avis.

Nanna.—Je ne te conte pas aujourd'hui par le menu toutes les jolies petites roueries à l'aide desquelles je plumais le prochain, sans lui laisser voir mes doigts; je prenais l'argot pour ruffian quand je voyais venir à moi quelques bons veaux qui, ne sachant ce que voulaient dire un marlou, des châssis, du pèze et gouaper sur le trimard, se trouvaient assassinés comme un vilain qui entend parler le langage des Docteurs. Certainement la langue canaille est digne de la canaille, parce que, grâce à elle, se font mille canailleries, mais laisse-moi te dire la façon dont je m'y pris pour me burler, comme on dit en toscan, d'un dadais qui était de Sienne, à ce que je crois.

Antonia.—Il ne pouvait pas être d'autre part.

Nanna.—Ce Siennois, arrivé depuis peu ici, me mangeait des yeux et ne pouvait apercevoir ma servante sans l'ennuyer de moi. Une fois il lui disait: «Ce cœur est à la Signora.» Une autre: «Comment va la Signora, ma belle enfant?»—«Elle va bien, aux ordres de Votre Seigneurie,» répondait-elle, et, par derrière, elle lui faisait la grimace. Un jour je le vois venir de loin et je dis à ma confidente: «Descends et fais-lui payer le loyer de la rue, qu'il embarrasse à se promener là du matin au soir.» Elle s'avance sur le seuil de la porte, et au moment ou il allait ouvrir la bouche pour lui souhaiter le bonjour, elle se met à crier de toutes ses forces: «Puisse-t-il se rompre la cuisse et ne plus jamais reparaître! Oh! oh! oh! Justement! on ne le voit pas revenir! Le drôle! le garnement!» Notre désœuvré, bon à mettre en épouvantail sur les balançoires, lui dit: «Qu'y a-t-il? Me voici, pour vous plaire; je suis bien le serviteur de la Signora; oui, je le suis.» Mais elle, feignant de ne pas l'entendre: «Voilà quatre heures, murmurait-elle; voilà quatre heures que nous avons envoyé le petit drôle changer un doublon, pour donner un ducat de pourboire au commissionnaire qui apporta deux pièces de satin cramoisi à la Signora, de la part du prince de la Storta, et il n'est pas encore de retour!» Le benêt, qui voulait passer pour géné[Pg 183]reux autant qu'il était réputé pour un sot, délia les cordons de sa bourse et s'écria: «Tiens, prends, j'adore la Signora, je l'adore!» et lui mit dans la main quatre couronnes en se rengorgeant. «Elle me veut du bien, n'est-ce pas?» ajouta-t-il. La servante, que je rappelais, sans lui répondre si je lui voulais du bien, ou non, lui ferma la porte sur la figure: il resta dehors, comme quelqu'un que l'on chasse d'une noce ou il est allé sans être invité.

Antonia.—Il n'eut que ce qu'il méritait, le maître fou.

Nanna.—Venons à l'histoire des chattes.

Antonia.—De quelles chattes?

Nanna.—Je devais vingt-cinq ducats à un marchand de toile, et, comme je ne nourrissais pas le projet de les lui payer, je pris le chemin de le berner. Que fis-je? J'avais deux très belles chattes; le voyant venir à ma fenêtre pour son argent, je dis à ma servante: «Donne-moi une des chattes et prends l'autre; aussitôt que mon toilier arrivera, je le crierai: Je veux que tu l'étrangles! Tu feras semblant de ne pas vouloir, et moi je ferai comme si j'étranglais celle que je tiens.» A peine ces mots étaient-ils dits, le voici en haut.

Antonia.—Est-ce qu'il n'avait pas d'abord frappé à la porte?

Nanna.—Non, il la trouva ouverte. Dès qu'il paraît, je crie: «Étrangle-la; étrangle-la!» Ma servante, presque les larmes aux yeux, me supplie de lui faire grâce et me promet que jamais plus elle ne mangera le dîner. J'avais l'air d'être furieuse et, empoignant la mienne à la gorge, je lui disais: «Toi, tu ne le feras-plus.» Mon créancier (il l'était à ses dépens), à la vue des chattes fut ému de compassion, il me demanda de les lui donner. «Vraiment, oui!» lui dis-je. «De grâce, Signora, reprit-il, confiez-les-moi pour huit jours; puis je vous aiderai moi-même à les tuer, si vous ne voulez pas m'en faire cadeau ou leur pardonner.» En parlant ainsi, il me prend ma chatte, quoique je fisse un peu de résistance, puis arrache l'autre des mains de la servante, les donne à son commis, qui le suivait par derrière, et lui dit de les porter à la maison, après toutefois que la petite les eut mises dans un[Pg 184] sac. «Ayez bien soin, lui dis-je, de me les faire rapporter d'ici huit jours; je veux les massacrer, les voleuses!» Il me le promet et me demande les vingt-cinq ducats; je lui fais le serment d'aller les lui porter sous dix jours, à la boutique, et il s'en va bien content. Dix jours, quinze jours se passent; il revient demander les ducats; je les avais dans un mouchoir, et, en les secouant bien fort, je lui dis: «Très volontiers; mais je veux d'abord revoir mes chattes.»—«Comment! vos chattes? reprit-il; elles se sont sauvées par les toits sitôt lâchées dans la maison.» Quand j'apprends cela (je le savais avant de le savoir), je prends un visage de belle-mère et je lui dis: «Faites en sorte que les chattes se retrouvent, sinon elles vous coûteront plus cher que vingt-cinq de vos teigneux ducats; mes chattes sont promises; mes chattes doivent être emmenées en Barbarie; oui, mes chattes, mon cher monsieur, me seront rapportées ici, oui, elles me seront ici rapportées.» Le pauvre homme, qui, accoudé sur l'appui de la fenêtre et qui, aux cris que je poussais, voyait le monde s'attrouper dans la rue, sans plus rien réclamer dégringola l'escalier (c'était le plus sage), en s'écriant: «Allons! fiez-vous aux putains!»

Antonia.—Nanna, je veux te dire quelque chose qui me passe par la tête.

Nanna.—Dis-le-moi.

Antonia.—La gentillesse de cette piperie aux chattes est si gracieuse que pour l'amour d'elle il t'en sera pardonné quatre de celles qui font encourir l'excommunication.

Nanna.—Crois-tu?

Antonia.—J'en parierais mon âme contre une pistache.

Nanna.—Ce n'est pas peu dire. Hum! hum! hum! voilà le rhume qui m'arrive: hum! hum! hum! Ce figuier m'a très mal préservée du soleil, et il n'y aura pas moyen que je parle de bien d'autres, que j'emmiellais au point de leur faire croire que la synagogue des Juifs était suspendue en l'air, comme l'est le tombeau de Mahomet, à ce qu'on dit. Hum! hum! je ne puis plus souffler, voilà l'enrouement qui vient, la toux qui me fait tomber la luette.

[Pg 185]

Antonia.—C'est le noyer, et non le figuier, dont l'ombre est malsaine.

Nanna.—Donne-moi ton avis en trois mots, selon ta promesse; le fait est que j'étouffe. Hum! hum! hum! Cela va mal, et le pis, c'est de ne pouvoir te conter comment je réformais les mœurs de mes amants. Si j'avais perdu n'importe quoi, je feignais une grande charité envers leurs bourses et leur défendais de se ruiner en habits brodés, en repas et en profusions inutiles. Ce que j'en faisais, c'était afin de conserver leur argent pour mes besoins à moi, et les bélîtres s'extasiaient sur ma discrétion, sur l'intérêt que je portais à leur fortune. Holà! je crève! oh! oh! oh! Je suis bien peinée aussi de ne pouvoir te dire mon histoire des tapisseries, comment je fis quinaud celui qui les mit en gage, celui qui me les acheta, deux autres qui regardaient faire le marché, l'homme qui me les apporta chez moi, et un dernier qui survint juste comme on les posait dans ma chambre.

Antonia.—Eh! un petit effort, conte-moi. Oh! oui, Nanna, ma douce Nanna, ma chère Nanna.

Nanna.—Il arriva que Messire... aide-moi donc un peu, Messire, Messire... Je me meurs! il n'y a pas moyen. Excuse-moi, je te la dirai un autre jour, avec celle du Monsignor d'après, qui se sauva tout nu, sur les toits du quartier. Holà, je me pâme, Anto... Antonia! ma... chère... Chr!...

Antonia.—Maudits soient l'accès de toux et son issue[93]. Maudite aussi cette gentille créature de soleil, qui nous a gâté notre entretien! Je ne voulais pas te le dire, mais peut-être n'est-il guère croyable que, le premier jour de ton arrivée au Couvent, tu aies pu voir tant de choses; je ne crois pas davantage que tu te sois familiarisée avec le Bachelier comme cela, de prime abord.

Nanna.—Je te l'affirme cependant; quand je me fis Sœur,[Pg 186] j'étais à moitié pucelle. Pour ce qui est d'avoir vu tant de jolies choses à la file, tu peux m'en croire, j'en ai vu encore de bien pi... pi... pires. Chienne de toux! Chrr!...

Antonia.—L'as-tu?

Nanna.—Oui, oui, je l'ai! Mais veux-tu enfin me dire ton avis en trois mots, selon ta promesse?

Antonia.—Pour en revenir à la promesse que je t'ai faite, de te tirer d'embarras en trois mots, je ne puis la tenir.

Nanna.—Pourquoi donc? Hum! hum! Chrr!...

Antonia.—Ma promesse, j'aurais pu la tenir au moment même où je te la faisais, par la raison que nous autres femmes nous sommes sages sans réflexion, et folles après réflexion. Pourtant, je vais te donner mon avis; tu en prendras la rose et tu en laisseras les épines.

Nanna.—Parle.

Antonia.—Je dis qu'en écartant une partie de tout ce que tu m'as raconté et en te faisant crédit pour le reste, car on ajoute toujours quelque mensonge à la vérité, et parfois pour embellir un récit, on l'agrémente de paillettes d'or.

Nanna.—Donc tu me tiens pour une ment... Hum! hum! pour une menteuse?

Antonia.—Pour une menteuse, non; mais pour une qui laisse courir sa langue, et je crois que si tu en veux aux Sœurs et aux Femmes mariées, tu dois avoir d'autres motifs. Suffit que je t'accorde qu'il y en a parmi elles plus de mauvaises qu'il ne faudrait. Quant aux Putains, je ne les défends pas.

Nanna.—Je ne puis... hum! hum! répondre, et j'ai bien peur que cette toux ne devienne un catarrhe. Dépêche-toi, de grâce, de me donner ton avis.

Antonia.—Mon avis est que tu fasses de ta Pippa une Putain, puisque la Sœur trahit ses vœux et que la Femme mariée assassine le sacrement du mariage; au moins la Putain ne déshonore ni monastère ni mari; elle fait comme le soldat, qui est payé pour ravager tout; elle fait le mal et ne s'en retient nullement, il faut bien que sa boutique soit approvisionnée de la marchandise qu'elle doit tenir. Le pre[Pg 187]mier jour qu'un hôtelier ouvre sa taverne, il n'a pas besoin d'y mettre d'écriteau, chacun sait d'avance qu'on y boit, qu'on y mange, qu'on y joue, qu'on y enfile, qu'on y renie Dieu et qu'on y vole; celui qui entrerait là pour dire ses prières ou pour jeûner n'y trouverait ni autel, ni carême. Les jardiniers vendent des légumes, les épiciers de l'épicerie: aux bordels se vendent blasphèmes, fourberies, querelles, scandales, déshonneurs, friponneries, cochonneries, haines, cruautés, assassinats, mal français, trahisons, mauvaise renommée et pauvreté. Mais puisque le Confesseur est comme le médecin qui guérit plutôt le mal qu'on lui montre sur la paume de la main que celui qu'on lui cache, vas-y franchement avec la Pippa et fais-la putain du premier coup: par le moyen d'une petite pénitence et de deux gouttes d'eau bénite, son âme sera quitte de tout putanisme; d'ailleurs, si j'ai bien compris ton discours, les vices d'une putain sont autant de vertus. En outre, c'est bien agréable de se voir traiter de Signora, et par les Seigneurs eux-mêmes, de toujours manger et s'habiller en Signora, d'être continuellement en noces et festins, comme tu le sais mieux que moi, toi qui m'en as tant dit sur elles. Il est si bon de se passer ses moindres fantaisies et de pouvoir favoriser tout le monde! Rome a toujours été et sera toujours... je ne veux pas dire la ville aux putains, de peur d'avoir à m'en confesser.


«Tu parles bien, Antonia, répondit la Nanna et je ferai ce que tu me conseilles.» Cela dit d'une vois enrouée, elle réveilla la servante, qui s'était endormie pendant qu'elles causaient, lui remit sur la tête la corbeille, dans la main la fiasque vide, donna à l'Antonia les serviettes qu'elle avait apportées sous le bras le matin, et elles s'en retournèrent à la maison. On alla chercher quelques morceaux de réglisse pour la Nanna, qui se garda bien du vinaigre, à cause de sa toux, et soupa d'une panade; mais elle fit manger autre chose à l'Antonia. Celle-ci, après avoir passé la nuit, reprit le lendemain de bonne heure les petits négoces à l'aide desquels[Pg 188] elle gagnait péniblement sa vie. La pauvreté la lui rendait à charge, mais elle se réconfortait des récits de la Nanna et restait stupéfaite en songeant au mal que font toutes les putains du monde, plus nombreuses que les fourmis, les mouches et les moustiques d'une vingtaine d'étés. La Nanna lui en avait dit bien long et encore ce n'était pas la moitié.

[70] La via del Banchi était alors la principale rue de Rome et partant la plus fréquentée par les courtisanes. Il en a déjà été question au premier Dialogue, page 26.

[71] Se amor non è, che dunque è quel ch'io sento? Pétrarque, sonnet 102, 1er vers un peu estropié. En voici le véritable texte: S'amor non, che dunque è quel ch'i'sento?

[72] Baco baco. Le Dictionnaire d'Antoine Oudin dit: «Far baco baco, faire peur aux petits enfants.» Ce n'est évidemment pas le sens qu'a ici cette expression, elle signifie à peu près faire cache-cache. Baco signifie ver, et far baco baco signifie faire comme le ver qui caché dans son trou sort la tête et la rentre brusquement si quelque chose l'effraye. On comprend comment, en faisant baco baco, c'est-à-dire en se cachant comme le ver et en apparaissant brusquement en criant coucou, on puisse faire peur aux enfants. Mais traduire far baco baco comme il est dit dans le dictionnaire d'Oudin, c'est proprement expliquer fumer la pipe par déplaire aux dames dans un wagon de chemin de fer.

[73] Le caméléon, avait écrit Léonard de Vinci, vit d'air et se concilie tous les oiseaux, et pour être plus en sécurité vole au-dessus du nuage, dans une zone si subtile que les oiseaux qui l'ont suivi ne peuvent s'y soutenir.

A cette hauteur ne va que celui à qui le ciel a permis comme vole le caméléon.

Le caméléon prend toujours la couleur de la chose où il se pose. Parfois il se confond avec le feuillage et ainsi les éléphants le dévorent.—Léonard de Vinci, Textes choisis; Péladan trad. (Société du Mercure de France), 1907, p. 258.

Ces croyances fabuleuses touchant le caméléon ont été admises pendant très longtemps.

[74] Les laines françaises étaient réputées de première qualité.

[75] Promettendomi Roma e Toma, locution impossible à traduire littéralement.

[76] Legato signifie lié et légat.

[77] Premier vers de la Divine Comédie.

[78] Façon de jurer.

[79] Décaméron, VIIe nouvelle, 1re partie.

[80] Une heure ou deux heures du matin.

[81] C'est-à-dire: elles mendient.

[82] Dix heures du soir.

[83] Dans le Morgante maggiore.

[84] L'École de chant.

[85] Les menstrues.

[86] Allusion à Ser Ciapelletto, Messire Chapelet, de la première Nouvelle du Décaméron. Boccace nous apprend qu'il s'agissait de Ser Ciaperello da Prato. En français, le nom de ce Lombard était devenu Maître Chapelet Duprat. Ce fut le conseiller et le banquier de Philippe le Bel, Musciatto Franzeci di Fligine, dit Mouche, comme son frère Biccio était appelé Biche, qui fit venir en France Maître Chapelet.

[87] Castruccio Castracani degli Antelminelli, souverain de Lucques, né vers 1280, mort excommunié le 3 septembre 1328. Fameux homme de guerre et aventurier. Machiavel a écrit sa vie.

[88] Héroïne d'un poème de chevalerie populaire à cette époque. La reine Ancroia est la sœur du roi Mambrin, que Renaud a tué de sa main. Elle est invincible et réduirait complètement la France et Charlemagne si Roland n'arrivait à point pour lui livrer une terrible bataille. Il lui propose deux fois de se convertir au christianisme. Mais malgré la subtilité des explications théologiques que lui fournit le neveu de Charlemagne, elle se refuse à comprendre le mystère de l'Immaculée-Conception et celui de la Sainte Trinité. Alors Roland se décide à tuer l'Ancroia, la fière et cruelle reine sarrasine. Dans ses premières années, l'Arétin ne manifesta pas toujours un goût littéraire très sûr. Dans son premier ouvrage il déclare que Dante ne vaut pas plus que Serafino Aquilano:

Più non val Dante o il terso Serafino.

On raconte aussi qu'étant enfant, ayant sous la main Virgile, Pétrarque, d'un côté, et de l'autre la Regina Ancroja et les Amours de Lucien, il prit ceux-ci et laissa ceux-là.

[89] D'après le Zoppino, la Lorenzina était une riche courtisane qui avait d'abord été servante chez un changeur et avait dansé ensuite dans les auberges.

[90] L'Arétin lui-même.

[91] N'ayant plus sa tête à soi.

[92] A onze heures du soir.

[93] On a essayé de rendre ainsi un jeu de mots intraduisible: Maladetta sia la scesa et la salita, maudites soient la descente et la montée. Or scesa signifie à la fois descente et rhume de cerveau, d'après l'opinion des anciens médecins qui pensaient que le catarrhe descend de la tête dans la poitrine.

[Pg 189]


[Pg 191]

LES SONNETS LUXURIEUX

SONNET I

Faisons l'amour, mon âme, faisons vite l'amour,
Puisque nous sommes tous nés pour faire l'amour;
Et si tu adores le cas, toi, moi j'aime le mirely,
Car le monde ne serait rien qui vaille sans cela.
Et si post mortem il était honnête de faire l'amour,
Je dirais: Faisons l'amour à en mourir.
A partir de ce moment-là nous ferons l'amour avec Adam et Ève
Qui inventèrent la si déshonnête mort.
—Vraiment, il est vrai que si les scélérats
N'avaient pas mangé ce fruit traître,
Je sais bien que les amants auraient sans cesse joui.
Mais laissons aller les sottises, et jusqu'au cœur
Fiche-moi le cas et fais que de moi jaillisse
L'âme qui, sur le cas, tantôt naît, tantôt meurt.
Et, si c'était possible,
Ne me tiens pas hors du mirely les appendages,
De tout plaisir fortunés témoins.

[Pg 192]

NOTE

Ces seize Sonnets sont à queue, colla coda. On appelle ainsi des sonnets auxquels on ajoute une queue d'un ou plusieurs tercets dont le premier vers n'est qu'un simple hémistiche rimant avec le dernier vers du tercet précédent. La queue des Sonnets luxurieux n'est que d'un tercet. Je pense que la mode de cette sorte de sonnets provenait d'Espagne.


[Pg 193]

SONNET II

Mets-moi un doigt dans le pertuis prohibé, mon vieux chéri,
Et pousse le cas dedans peu à peu,
Lève bien cette jambe et fais bon jeu,
Puis, démène-toi sans faire de compte.
Oui! sur ma foi, ceci est une meilleure bouchée
Que de manger une tartine auprès du feu,
Et si cela le déplaît dans le mirely, change de lieu:
Car il n'est pas homme celui qui n'est pas bougre.
—Dans le mirely je vous le ferai pour cette fois,
Et dans celui-ci la prochaine, et dans le mirely et ailleurs le cas
Me rendra joyeux et vous béate.
Et celui qui veut être un grand maître fou
C'est proprement un oiseau perd-journée
Qui à autre chose qu'à faire l'amour prend plaisir.
Et crève dans un palais,
Messire Courtisan, et attends qu'un tel meure;
Pour moi, j'espère seulement passer ma rage.

[Pg 194]

NOTE

Dans les deux premiers vers de la queue de ce sonnet, l'Arétin fait sans doute allusion (à la fin de 1525) à ses récents déboires à la Cour de Rome.


[Pg 195]

SONNET III

Je veux ce cas, et non un trésor!
Ceci est celui-là qui peut me rendre heureuse!
Celui-ci est vraiment un bien d'impératrice!
Cette gemme vaut plus qu'un puits d'or!
Holà, mon cas, secours-moi, car je meurs,
Et trouve bien le fond de la matrice:
En somme, un cas tout petit se dédit
Si dans le mirely il veut observer le decorum.
—Ma patronne, vous dites bien le vrai:
Qui a petit le cas et le met au mirely
Mériterait d'avoir d'eau fraîche un clystère.
Qui en a peu qu'il fasse l'amour à la sodomite jour et nuit:
Mais qui l'a comme je l'ai, impitoyable et fier,
Qu'il s'ébatte toujours dans les mirelys.
—C'est vrai, mais nous sommes si goulues
Du cas, et cela nous semble si joyeux
Que nous recevrions l'aiguille tout entière derrière.

SONNET IV

Pose-moi cette jambe par-dessus l'épaule
Et ôte aussi ta main de mon cas,
Et quand tu voudras que je pousse fort ou doucement,
Doucement ou fort avec le derrière danse sur le lit.
Et si du mirely à l'autre pertuis mon cas se trompe,
Dis que je suis un scélérat et un rustre,
Car je sais reconnaître la vulve de l'anus,
Comme l'étalon reconnaît la cavale.
—Je ne veux pas ôter la main du cas, moi,
Non, moi, je ne veux pas faire cette folie
Et si tu ne veux pas ainsi, va-t'en avec Dieu.
Car le plaisir, derrière, serait pour toi,
Mais devant le plaisir est à toi et à moi.
Ainsi donc fais l'amour à la bonne façon ou bien va-t'en.
—Je ne m'en irai pas,
Signora chère, d'une aussi douce bêtise,
Quand bien même je croirais délivrer le roi de France.

[Pg 198]

NOTE

Au dernier vers, l'allusion à la captivité de François Ier, qui dura du 24 février 1525 au 15 mars 1526, nous renseigne sur l'époque à laquelle furent composés ces sonnets. C'est probablement vers la fin de 1525, et peut-être à Mantoue. On est à peu près certain maintenant qu'ils ne furent pas imprimés du vivant de l'Arétin et que l'histoire du scandale qu'ils causèrent à Rome est une fable imaginée de bonne foi par Mazzuchelli.


[Pg 199]

SONNET V

Puisque j'essaie maintenant un si solennel v...
Qui me retourne l'ourlet du c...,
Je voudrais me transformer toute en c...,
Mais je voudrais que tu fusses tout v...
Parce que si j'étais c... et toi v...,
Je rassasierais d'un seul coup mon c...
Et tu aurais aussi du c...
Tout le plaisir qu'en peut avoir un v...
Mais ne pouvant être toute c...
Ni toi devenir en tout un v...,
Prends le bon vouloir de ce c...
—Et vous, prenez du peu que j'ai de v...
La bonne volonté et affermissez en bas votre c...
Tandis que moi au-dessus je ficherai mon v...
Et ensuite sur mon v...
Laissez-vous aller toute avec le c...,
Et je serai v... et vous, vous serez c...

[Pg 200]

NOTE

Il fallait, pour ce sonnet, essayer d'en rendre l'aspect si particulier que lui donne la répétition alternée des deux mots à la fin des vers. On a dû, pour cela, recourir au déplaisant artifice typographique des trois points qu'on pourrait appeler points de discrétion ou d'hypocrisie.


[Pg 201]

SONNET VI

Tu as mon cas dans le mirely et tu me vois les hanches,
Et moi je vois comment sont faites les tiennes,
Mais tu pourrais dire que je suis un fou
Parce que j'ai les mains où se tiennent les pieds.
—Mais si tu crois faire l'amour de cette façon,
Tu es une bête et tu n'en viendras pas à bout,
Parce que je me prête bien mieux à faire l'amour
Quand tu appuies ta poitrine contre ma poitrine.
—Je veux vous le faire à la lettre, commère,
Et je veux vous faire par derrière tant de mamours,
Avec les doigts, avec le cas, en me démenant,
Que vous ressentirez un plaisir sans fin,
Et je sais bien que c'est plus doux que les chatouilles
De déesses, de duchesses ou de reines.
Et vous me direz à la fin
Que je suis un vaillant homme en ce métier...
Mais de n'en avoir qu'un petit je me désespère.

[Pg 202]

NOTE

On connaît les Triolets à une vertu, pour s'excuser du peu, de Verlaine:

A la grosseur du sentiment
Ne va pas mesurer ma force,
Je ne prétends aucunement
A la grosseur du sentiment.
Toi, serre le mien bontément,
Entre ton arbre et ton écorce.
A la grosseur du sentiment
Ne va pas mesurer ma force.
La qualité vaut mieux, dit-on,
Que la quantité, fût-ce énorme.
Vive un gourmet, fi du glouton.
La qualité vaut mieux, dit-on.
Allons, sois gentille et que ton
Goût à ton désir se conforme.
La qualité vaut mieux, dit-on,
Que la quantité, fût-ce énorme...

[Pg 203]

SONNET VII

Où le mettrez-vous? Dites-le de grâce,
Derrière ou devant? Je le voudrais savoir,
Parce que je vous ferai peut-être déplaisir
Si, par derrière, je me le chasse par malheur.
—Madonna, non; parce que le mirely rassasie
Le cas à tel point qu'il y a peu de plaisir;
Mais ce que je fais, je le fais pour ne point paraître
Un Fra Mariano, verbi gratia.
Mais puisque vous voulez tout le cas dans ce pertuis,
Comme veulent les sages, je suis content
Que vous fassiez du mien ce que vous voulez.
Et prenez-le avec la main, mettez-le dedans:
Vous le trouverez aussi utile pour le corps
Que l'est aux malades l'argument.
Et tant de joie je sens
A le sentir dans votre main
Qu'entre nous, je mourrai, si nous faisons l'amour.

[Pg 204]

NOTE

Fra Mariano dont il est question ici s'appelait Mariano Fetti. Il avait été barbier de Laurent de Médicis, père de Léon X, qui, à cause de ses bouffonneries et de ses joyeux Caprices, en fit le Frate del Piombo, Frère du Plomb ou Plombier des Bulles Apostoliques, à la Chancellerie pontificale. L'Office du Plomb était une sinécure lucrative dont Bramante avait joui avant Fra Mariano. Après la mort de celui-ci, Benvenuto Cellini intrigua pour lui succéder, mais le pape Clément VII lui préféra le peintre Sebastiano Luciani, dit del Piombo, à cause de sa charge. Dans la 2e partie des Ragionamenti, l'Arétin parle des merveilleux jardins que Fra Mariano possédait à Rome sur le Monte Cavallo. Dans son Dialogue des Cours il fait raconter par Pietro Piccardo quelques-uns des caprices du facétieux plombier. Il le montre à la fin d'un festin à la cour pontificale dansant sur la table en jonglant avec des torches allumées. Léon X ne pouvait se passer de Fra Mariano qui fut son bouffon préféré et dont les bouffonneries, qu'on appelait ses caprices, étaient célèbres dans toute l'Italie. Alfonso Pauluzzo ou Pocolucci, ambassadeur, à Rome, du duc de Ferrare, Alphonse d'Este, lui décrit dans une lettre datée du 8 mars 1519 une représentation des Suppositi de l'Arioste, donnée le dimanche précédent au Vatican, en présence de Léon X et d'une nombreuse assemblée. Entre autres détails intéressants, l'Ambassadeur dit que le décor brossé par Raphaël était caché avant la représentation par un rideau «sur lequel était peint Fra Mariano avec quelques diables qui jouaient avec lui de chaque côté de la toile, et puis, au milieu de la toile, il y avait une inscription[Pg 205] qui disait: Ce sont là les Caprices de Fra Mariano». Il était très gourmand, et dans la Cortigiana, l'Arétin fait dire au Rosso par un pêcheur qui lui montre quelques lamproies: «Les autres viennent d'être achetées par le majordome de Fra Mariano pour offrir à souper au Moro, à Brandino, au Proto, à Troja et à tous ces gloutons du palais.» Léon X faisait souvent manger à sa table Fra Mariano, dont l'appétit était formidable et qui buvait en proportion. Il inventa les saucisses à la chair de paon et prisait surtout les ortolans, les becfigues, les faisans, les paons et les lamproies. Sa voracité était inimaginable, il ne faisait qu'une bouchée d'un pigeon; durant un seul repas il dévorait vingt chapons et gobait quatre cents œufs. La délicatesse de son goût laissait parfois à désirer: un seigneur put lui faire avaler un bout de vieux câble en guise d'anguille. Une fois même, il mangea tout un froc de moine, en camelot, graisseux et plein de crasse. Il n'était pas le seul, d'ailleurs, qui se livrât à ces excentricités à la cour de Léon X. L'Arétin cite aussi un autre Frère dont la spécialité était de manger des bonnets. De nos jours, un poète de grand mérite, André Salmon, est pris, lorsqu'il a un peu bu en compagnie, de fringales qui le poussent à manger les objets les moins comestibles: boîtes d'allumettes, crayons, journaux, etc. Il a même un goût très particulier pour les chapeaux, commençant toujours par dévorer le sien et passant ensuite à ceux de l'assemblée. Un soir d'été, il venait de se repaître de quelques couvre-chefs, lorsque la vue d'un Anglais qui passait coiffé d'un canotier de paille blanc et noir réveilla soudain son appétit. Il réussit à s'emparer du chapeau truffé et le mordit à belles dents, s'en délectant, tandis que l'Anglais, effrayé, se sauvait en courant par la rue des Trois-Frères.

Bouffon et glouton, Fra Mariano n'était pas moins farceur, et la moindre de ses espiègleries c'était, à table, de renverser les sauces sur les vêtements des convives. Ses traits d'esprit avaient un grand succès; c'est lui qui surnomma Lucques l'Urinal des Guées, parce qu'il y pleut toujours. Léon X avait composé une épitaphe anticipée de son bouffon:

[Pg 206]

Un Frère blanc dessous et noir dessus
En gueule et en maboulerie très excellent,
Au dehors porc et dedans puant
Tandis qu'il vécut, maintenant infecte un cimetière.
Ce n'est pas d'eau bénite, ni de psautier
Qu'il faut te munir, Passant! mais seulement,
Si tu veux faire une chose agréable à son esprit,
Arrose-le de bon vin et raisonne sur zéro.
L'autre serait perdue, car il ne crut que peu,
Bien qu'en effet, il simulât la religion,
Mais il le fit pour fuir un plus triste jeu,
Parce qu'entre les moines il fut plutôt bouffon
Que compagnon, et il tenait pour le cuisinier
Plus que pour le sacristain, et plaisanta avec le caviste.
Et pour conclusion:
L'âme au feu, il apporta de la renommée en bas.
Si tu ne veux tomber mort, étudie le pas.

Fra Mariano aurait pu lui-même composer cette épitaphe pour le plaisant pontife, son bienfaiteur, auquel il survécut. Selon l'un des nombreux bruits qui coururent alors, il assista seul à son agonie, et le voyant mourir sans sacrements, il lui cria: «Souvenez-vous de Dieu, Saint-Père!» Cette bouffonnerie n'est pas la moins fantastique de celles auxquelles il se soit livré. Au demeurant, c'était un brave homme de courtisan, plus dévot qu'on ne supposerait, très charitable et plein d'affabilité, et à sa mort il édifia tout le monde. M. Arturo Graf a consacré à Fra Mariano Fetti un important chapitre dans Attraverso il 500 (Turin, 1888).


[Pg 207]

SONNET VIII

Ce serait vraiment une couillonnerie,
Ayant le désir de vous prendre maintenant,
Que de vous avoir mis le cas au mirely,
Puisque de l'autre côté pour moi vous n'êtes pas chiche.
Finisse en moi ma généalogie!
Je veux vous prendre à l'inverse souvent, souvent,
Puisque le rond est plus différent de la fente
Que la tisane du malvoisie.
—Prends-moi et fais de moi tout ce que tu veux,
Devant, derrière, je me soucie peu
Du lieu où tu feras ton affaire,
Car pour moi, devant, derrière, j'ai le feu,
Et tous les cas qu'ont mulets, ânes et bœufs
N'éteindraient pas de mon ardeur seulement un peu.
Et puis, tu serais un homme de peu
De me le faire à l'antique, entre les cuisses:
Moi aussi je le ferais de l'autre côté si j'étais un homme.

SONNET IX

Celui-ci est vraiment un beau cas long et gros.
Allons! Si tu veux bien, laisse-moi le voir.
—Nous allons essayer si vous pouvez recevoir
Ce cas au mirely et moi par dessus.
—Comment? si je veux essayer? Comment? si je puis?
Plutôt cela que manger ou boire!
—Mais si je vous écrase ensuite en étant couché,
Je vous ferai mal.—Tu as la pensée du Rosso.
Jette-toi donc sur le lit et sur le plancher
Sur moi, quand ce serait Marforio
Ou un géant, moi j'en aurais soulas.
Pourvu que tu me touches les moelles et les os,
Avec ce lien divinissime cas
Qui guérit les mirelys de la toux.
—Ouvrez bien les cuisses.
Certes, on pourrait voir des femmes
Mieux vêtues que vous, mais non mieux foutues.

[Pg 210]

NOTE

La robuste commère trouve que son galant, craignant de l'écraser, a là une idée aussi comique que celle du Rosso, auquel une annotation a déjà été consacrée. Pour Marforio, on le connaît assez. On sait que l'Arétin le prit souvent pour interprète, avec Pasquin. C'est à propos de ses pasquinades, dont il est parlé dans l'introduction, que dans une lettre adressée en 1537 à Gian-Jacopo Leonardo, ambassadeur du duc d'Urbin, le Divin racontant un rêve où Apollon le couvrait de couronnes diverses appropriées à ses diverses productions, dit avoir reçu une couronne d'orties pour ses sonnets contre les prêtres.


[Pg 211]

SONNET X

Je le veux derrière.—Tu me pardonneras,
O Femme, je ne veux pas faire ce péché,
Parce que ceci est un mets de Prélat
Qui a perdu le goût à tout jamais.
—Eh! Mets-le ici!—Je n'en ferai rien.—Oui, tu feras.
—Pourquoi? N'use-t-on plus de l'autre côté
Id est au mirely?—Si, mais il est plus agréable
De l'avoir derrière que devant, de beaucoup.
—Par vous je veux me laisser conseiller:
Ma virilité est à vous et si elle vous plaît tant,
Comme à un cas, vous n'avez qu'à lui commander.
Je l'accepte, mon Bien! pousse de côté,
Plus haut, plus à fond, et va sans cracher,
O cas, bon compagnon! ô saint cas!
—Prenez-en tant qu'il y en a.
—Je l'ai accueilli dedans plus que volontiers;
Mais je voudrais rester ainsi un an assise!

SONNET XI

Ouvre les cuisses afin que j'aperçoive bien
Tes belles hanches et ton mirely de face.
O hanches à faire qu'un cas change d'avis!
O mirely qui distille les cœurs par les veines!
Pendant que je vous caresse, voici qu'il me vient
Un caprice de vous baiser à l'improviste,
Et je me parais beaucoup plus beau que Narcisse
Dans le miroir que mon cas allègre tient.
—Ah! ribaude! ah! ribaud! sur la terre et au lit!
Je te vois bien, putain! et prépare-toi,
Je vais te rompre deux côtes dans la poitrine.
—Je t'encague, vieille au mal français!
Car pour ce plaisir archiparfaît
J'entrerais dans un puits sans seau.
Et il n'y a pas d'abeille
Gourmande de fleurs comme moi d'une noble virilité.
Je ne l'éprouve pas encore, et rien qu'à le contempler, je me mouille.

[Pg 214]

NOTE

Au moment du congrès, une vieille entre et menace le couple en criant le premier tercet. L'homme qui a débité les quatrains reste interdit et muet, c'est la fille qui éloigne la vieille en l'injuriant.


[Pg 215]

SONNET XII

Mars, le plus maudit de tous les poltrons,
On ne se place pas ainsi sous une femmelette
Et l'on ne f... pas Vénus à l'aveuglette
Avec tant de furie et si peu de discrétion.
—Je ne suis pas Mars, je suis Hercule Rangon
Et je vous f... vous qui êtes Angiola la Grecque,
Et si maintenant j'avais là mon rebec
Je vous f...rais sonnant une chanson.
Et vous, Signora, ma douce épouse,
Dans le mirely vous ferez baller la chouse
En remuant le c... et en poussant très fort.
—Oui, Seigneur, car je jouis beaucoup en me donnant à vous,
Mais je crains que l'Amour ne me donne la mort
Avec vos armes, étant un enfant et un fou.
—Cupidon est mon bardache, or
Il est votre fils, et mes armes il les garde
Pour les consacrer à la déesse de la lâcheté paillarde.

[Pg 216]

NOTE

On a essayé de donner à ce sonnet le mouvement qu'il a en italien. On espère que les lecteurs le trouveront assez sonore. L'Arétin a été à diverses reprises en relations avec des membres de l'illustre famille des Rangoni. Il y avait à cette époque deux personnages du nom de Ercole ou Hercule Rangone.

L'un d'eux avait été envoyé par sa mère en Lombardie pour apporter des dons et des secours au cardinal Jean de Médicis, prisonnier des Français, en 1512, après la bataille de Ravenne. Le jeune homme s'offrit aussi à l'accompagner en France. Après sa captivité, le cardinal fut accueilli avec beaucoup de considération par les Rangoni, à Modène. Il conduisit avec soi, à Rome, le jeune Ercole, et en 1513, parvenu au pontificat sous le nom de Léon X, il le créa son camérier secret et protonotaire apostolique. Il le nomma cardinal, le 1er juillet 1517. L'Ambassadeur du duc de Ferrare le mentionne dans la lettre citée plus haut à propos de Fra Mariano et dans laquelle il parle de la représentation de Suppositi au Vatican: «Je fus à la comédie dimanche soir et Monseigneur de Rangoni me fit entrer...» En 1519, il fut élu à l'évêché d'Adria et démissionna en 1524. Il était, en 1520, évêque de Modène et régnait par l'entremise d'un vicaire par lequel il fit célébrer en 1521 un synode qui est le premier dont on possède les actes imprimés. Se trouvant à Rome, en 1527, au moment du sac, il suivit Clément VII au castel Saint-Ange et y finit ses jours à 36 ans, le 25 août.

L'autre, Ercole Rangone, qui fut un des correspondants de l'Arétin, était le cousin du fameux Ludovico Rangone et, comme lui, embrassa la carrière militaire. Condottier au ser[Pg 217]vice des ducs de Ferrare, lorsqu'en 1529 les Florentins appelèrent Hercule, le fils d'Alphonse d'Esté, en qualité de capitaine général, pour la guerre et la défense de leur liberté contre Clément VII et Charles-Quint, Rangone alla en Toscane en qualité de lieutenant d'Hercule. Bien qu'il se fût distingué par un fait d'armes près de Lari, on vit ensuite qu'il opérait avec mollesse, et cela fut manifeste au siège de Peccioli. Le motif de cette conduite se découvrit lorsque la maison d'Este, qui voulait être neutre dans cette guerre, le rappela. En 1548, il fut désigné pour accompagner en France Anne d'Este, destinée en mariage au duc de Guise. De 1549 à 1552, il fut ambassadeur des ducs d'Este à la cour impériale. Il mourut à Modène le 27 mai 1572. Il avait cultivé la poésie, en latin et en italien, et l'on a de lui une paraphrase des psaumes pénitentiels. Il semble à première vue que c'est ce deuxième Hercule Rangone que l'Arétin a introduit dans son deuxième sonnet luxurieux. Mais rien n'est moins certain. Chorier, qui connaissait les Sonnets, a fait de ce personnage un des interlocuteurs des Dialogues d'Aloysia Sigea. Sans doute, l'Arétin avait-il de bonnes raisons pour en vouloir à Hercule Rangone. Le Sonnet XII est nettement satirique et il ne s'agit pas seulement d'une plaisanterie, comme l'a pensé Alcide Bonneau. En effet, le Divin a consacré au comte Hercule un autre sonnet pour le moins aussi injurieux que le précédent. Il a été publié par M. Francesco Trucchi (Poésie italiane inédite di dugento autori, Praio, 1847, t. III). Voici la traduction de ce sonnet, qu'on n'a jamais songé (et c'est bien étonnant) à rapprocher du douzième sonnet luxurieux:

Le comte Ercol Rangon (si Ercole et comte
Et de' Rangoni il mérite d'être nommé)
D'épouser l'Angiola grecque a terminé.
O gardien de bétail, quand t'en iras-tu vers le mont?
De se faire voir à Rome encore il a le front,
Ce malatestissime soldat
[Pg 218] Qui par le comte Ugo, le triste et le malencontreux,
Se laissa enlever la bannière, spontanément!
Poltron! archipoltron! ô hibou!
Tu voulais être, toi, ô coquin!
Lieutenant du Signor Giovanni.
Ta vie, poltron, ne vaut pas un sou,
Poltron, archipoltron, à tel point que les goujats
S'archivergogneraient de te garder à leur solde.
Et moi je m'acoquine
A discourir de toi, vilain poltron,
Infamie et honte de la maison Rangone.

Il ressort de ces deux sonnets que le comte Hercule aurait épousé Angiola Greca, courtisane d'origine grecque sans doute, et dont il est dit dans le Zoppino: «Angela Greca vint à Rome à l'époque de Léon X; elle avait été dépouillée par certains ruffians, à Lanciano, et pleine de rogne, ils la menèrent au Campo di Fiore dans une taverne; puis elle prit une maisonnette dans le quartier de Calabraga, étant aux mains d'un Espagnol des Alborensis, puis, comme elle était une belle dame fort honnête et ayant de beaux charmes, un camérier de Léon s'en amouracha et la mit en faveur.» Le Zoppino semble donc désigner assez clairement le premier de nos Ercole Rangone, qui fut, en effet, camérier secret de Léon X. Et, dans ce deuxième sonnet, il signor Giovanni s'appliquerait à Jean de Médicis, c'est-à-dire Léon X lui-même, auprès de qui Monseigneur de Rangoni était si en faveur qu'on pouvait bien l'appeler son lieutenant.

Mais alors pourquoi dans les deux sonnets cet appareil guerrier qui s'appliquerait si bien au second Hercule Rangon? Ce personnage semblable à Mars, ce malatestissime soldat (c'est-à-dire sans scrupules comme les Malatesta ou bien[Pg 219] pareil à Malatesta de' Medici que l'Arétin cite dans une lettre au marquis de Mantoue, disant qu'il lui envoie quatre peignes d'ébène dont les trois derniers sont très certainement ceux dont Mars se peignait la barbe, et les lui a enlevés de force l'horrible Malatesta de' Medici), ce lâche Hercule Rangon que les valets de soldats auraient honte de garder à leur solde, ne pouvait être qu'un soldat, et en ce cas, il signor Giovanni pourrait bien être Jean des Bandes Noires. En tout cas, le sonnet luxurieux prête au comte Hercule des mœurs contre nature et nous le montre se laissant entièrement dominer par l'Angiola, son épouse. Le sonnet publié par M. Trucchi fait allusion au scandale provoqué par ce mariage auquel la famille des Rangoni se serait opposée. Le comte Ugo était un frère du second Hercule: le militaire Ugo Rangone, qui embrassa l'état ecclésiastique, fut nonce en Allemagne au temps de la diète de Smalcade. Mais on lui retira sa charge de nonce comme incapable de la remplir. Il fut aussi gouverneur de Plaisance et de Parme sous Paul III, gouverneur de Rome, nonce à la cour de Charles-Quint, et mourut à Modène en 1540.


SONNET XIII

Donne-moi ta langue, appuié les pieds au mûr,
Serre les cuisses et liens-moi serré, serré.
Laisse-toi aller à la renverse sur le lit,
Car de rien autre que de faire l'amour je n'ai cure.
—Ah! traître, tu as le cas dur.
Oh! voici qu'au bord du mirely il se morfond.
Un jour je te promets de le prendre de l'autre côté
Et je t'assure qu'il en sortira net.
—Je vous remercie, chère Lorenzina,
Je m'efforcerai de vous servir, et maintenant, allons, poussez,
Poussez, comme fait la Ciabattina.
Je le ferai maintenant, et vous quand le ferez-vous?
—Maintenant! donne-moi toute la languette,
Car je meurs!—Moi aussi, et vous en êtes la cause;
Enfin, achèverez-vous?
—Maintenant, maintenant je le fais, mon Seigneur;
Maintenant j'ai fait—Et moi aussi, oh! Dieu!

[Pg 222]

NOTE

Pour la Lorenzina, on en a déjà parlé plus haut; la Ciabattina, c'est-à-dire la Savetière, était aussi une des plus jolies courtisanes romaines et une de celles dont les faveurs coûtaient le plus.


[Pg 223]

SONNET XIV

Foutu petit Cupidon, ne tire pas
La brouette, arrête-toi, double mulet,
Je veux faire l'amour dans la bonne voie et non dans la prohibée
A celle-ci qui me prend le cas, et je m'en ris.
Je me fie aux jambes et aux bras,
Je suis dans une position si incommode que je ne t'adore point en ce moment.
Un mulet crèverait à rester une heure ainsi,
Et pourtant seulement par derrière je souffle et crie.
Mais vous, Béatrice, si je vous fais peiner,
Vous devez me pardonner, car je montre
Que faisant l'amour mal à l'aise je me consume.
N'était que je me mire au miroir de vos hanches,
Les tenant suspendues sur l'un et l'autre bras,
Nous ne finirions jamais notre besogne.
O hanches de lait et de pourpres,
Si votre vue ne me donnait du cœur,
C'est à peine si mon cas se tiendrait droit.

[Pg 224]

NOTE

La Béatrice était une courtisane romaine à la mode.


[Pg 225]

SONNET XV

Le poupon tette et le cela tette aussi,
En même temps vous donnez le lait et en recevez,
Et vous voyez en un lit trois heureux:
Chacun, prend son plaisir du même coup
Avez-vous jamais eu fouterie si goulue
Parmi les milliers que vous en avez eues?
En ce plaisir vous prenez plus de fête
Qu'un vilain lorsqu'il mange la recuite
—Vraiment elle est douce de cette façon
La révérende fouterie, la dive fouterie,
Et comme si j'étais une Abbesse, je jouis;
Et il me touche si bien au vif la matrice en rage
Ce bel et vaillant cas qui est à toi et si solide,
Que je ressens un plaisir superlatif.
Et toi, beau cas volage
En grande hâte dans le mirely cache-toi,
Restes-y un mois et grand profit le fasse!

SONNET XVI

Ne crie pas, mon enfançon; dodo, dodo.
Pousse, Maître Andréa, pousse, ça y est,
Donne-moi toute ta langue; aïe, holà!
Que ton grand cas jusqu'à l'âme me va.
—Signora, maintenant, maintenant il va entrer;
Bercez bien le petit garçon avec le pied,
Et vous rendrez service à tous trois,
Parce que nous achèverons, lui dormira.
—Je suis contente: je berce, je me démène, je le fais;
Berce, démène-toi et travaille—toi encore plus, toi.
—Petite mère, j'achèverai en suivant votre mouvement.
—Ne le fais pas! Arrête, attends encore un peu,
J'éprouve tant de douceur à faire ainsi l'amour
Que je voudrais qu'il ne finît jamais plus.
—Ma Madonna, allons,
Faites, de grâce!—Et maintenant, puisque tu le veux ainsi,
Je le fais, et toi, feras-tu?—Oui, Signora.

[Pg 228]

NOTE

Cette plaisanterie a dû faire la joie de Maître Andréa. Voir plus haut la note qui le concerne.


[Pg 229]

TABLE

Portrait de l'ArétinFrontispice
Introduction1
Les Ragionamenti21
La vie des Nonnes23
La vie des Femmes mariées75
La vie des Putains128
Les Sonnets luxurieux189
Sonnet I191
Sonnet II193
Sonnet III195
Sonnet IV197
Sonnet V199
Sonnet VI201
Sonnet VII203
Sonnet de Léon X sur Fra Mariano206
Sonnet VIII207
Sonnet IX209
Sonnet X211
Sonnet XI213
Sonnet XII215
Sonnet contre Hercole Rangon217
Sonnet XIII221
Sonnet XIV223
Sonnet XV225
Sonnet XVI227

[Pg 230]

Bibliothèque des Curieux

4, rue de Furstenberg—PARIS

Extrait du Catalogue

Les Maîtres de l'Amour

Collection unique des œuvres les plus remarquables des littératures anciennes et modernes traitant des choses de l'amour.

L'Œuvre du Divin Arétin (2 vol.) chaq. vol.12fr.
L'Œuvre du Marquis de Sade12»
L'Œuvre du Comte de Mirabeau12»
L'Œuvre du Chevalier A. de Nerciat (3 vol.), chaque volume12»
L'Œuvre de Giorgio Baffo12»
L'Œuvre libertine de Nicolas Chorier12»
L'Œuvre libertine des poètes du XIXe siècle12»
Le Théâtre d'amour au XVIIIe siècle12»
Le Livre d'amour de l'Orient (I). Ananga-Ranga12»
Le Livre d'amour de l'Orient (II).—Le Jardin parfumé12»
Le Livre d'amour de l'Orient (III).—Les Kama-Sutra12»
Le Livre d'Amour de l'Orient (IV).—Le Bréviaire de la Courtisane.—Les Leçons de l'Entremetteuse12»
L'Œuvre des Conteurs libertins de l'Italie (xviiie siècle)12»
L'Œuvre de John Cleland (Mémoires de Fanny Hill)12»
L'Œuvre de Restif de la Bretonne12»
L'Œuvre des Conteurs libertins de l'Italie (xve siècle)12»
L'Œuvre libertine de l'Abbé de Voisenon12»
L'Œuvre libertine de Crébillon le fils12»
Le Livre d'amour des Anciens12»
L'Œuvre libertine des Conteurs russes12»
L'Œuvre libertine de Corneille Blessebois (Le Rut)12»
L'Œuvre de Choudart-Desforges (Le Poète libertin)12»
L'Œuvre de Fr. Delicado (La Lozana Andalusa)12fr.[Pg 231]
L'Œuvre du Seigneur de Brantôme12»
L'Œuvre de Pigault-Lebrun12»
L'Œuvre de Pétrone12»
L'Œuvre de Casanova de Seingalt12»
L'Œuvre priapique des Anciens et des Modernes12»
L'Œuvre de Boccace Florentin (I)12»
L'Œuvre poétique de Charles Beaudelaire12»
L'Œuvre des Conteurs espagnols12»
L'Œuvre badine d'Alexis Piron12»
L'Œuvre badine de l'Abbé de Grécourt12»
L'Œuvre amoureuse de Lucien12»
L'Œuvre galante des Conteurs français12»
L'Œuvre de Choderlos de Laclos (Les Liaisons dangereuses) (épuisé)
L'Œuvre des Conteurs allemands (Mémoires d'une Chanteuse)12»
L'Œuvre des Conteurs anglais (La Vénus indienne)12»

Le Coffret du Bibliophile

Jolis volumes in-18 carré tirés sur papier d'Arches (exemplaires numérotés).

Les Anandrynes (Confession de Mlle Sapho)9fr.
Le Petit Neveu de Grécourt9»
Anecdotes pour l'histoire secrète des Ebugors9»
Julie philosophe (Histoire d'une citoyenne active et libertine), 2 vol.18»
Correspondance de Mme Gourdan, dite «la Comtesse»9»
Portefeuille d'un Talon Bouffe.—La Journée amoureuse9»
Les Cannevas de la Paris (Histoire de l'hôtel du Roule)9»
Souvenirs d'une cocodette (1870)9»
Le Zoppino. Texte italien et traduction française9»
La Belle Alsacienne (1801)9»
Lettres amoureuses d'un Frère à son élève (1878)9»
Poèmes luxurieux du divin Arétin (Tariffa delle Puttane di Venegia)9»
Correspondance d'Eulalie ou Tableau du Libertinage de Paris (1785), 2 vol.18»
Le Parnasse satyrique du XVIIIe siècle9»
La Galerie des femmes, par J.-E. de Jouy9»[Pg 232]
Zoloé et ses deux Acolytes, par le Marquis de Sade9»
De Sodomia, par le P. Sinistrari d'Ameno. Texte latin et traduction française9»
Le Canapé couleur de feu, par Fougeret de Montbron9»
Le Souper des Petits Maîtres9»
Cadenas et Ceintures de chasteté9»
Les Dévotions de Mme de Bethzamooth9»
La Raffaella9»
Contes de Jos. Vasselier9»
Histoire de Mlle Brion9»
La Philosophie des Courtisanes9»
Les Sonnettes9»
Nouvelles de Firenzuola9»
Lucina sine concubitu9»
Point de lendemain9»
Mémoires d'une Femme de chambre9»
Ma Vie de garçon9»
Anthologie érotique d'Amarou9»
La Beauté du Sein des Femmes9»
Tendres Epigrammes de Cydno la Lesbienne9»
Divan d'amour du Chérif Soliman9»

Chroniques Libertines

Recueil des «indiscrétions» les plus suggestives des chroniqueurs, des pamphlétaires, des libellistes, des chansonniers, à travers les siècles.

Les Demoiselles d'amour du Palais-Royal, par H. Fleischmann750
La vie libertine de Mlle Clairon, dite «Frétillon»750
Les Amours de la Reine Margot, par J. Hervez750
Mémoires libertins de la Comtesse Valois de la Mothe (Affaire du Collier)750
Marie-Antoinette libertine, par H. Fleischmann750
Chronique scandaleuse et Chronique arétine au XVIIIe siècle750

[Pg 233]

L'Histoire romanesque

La Rome des Borgia, par Guillaume Apollinaire9»
La Fin de Babylone, par Guillaume Apollinaire9»
Les Trois Don Juan, par Guillaume Apollinaire9»

Les Secrets du Second Empire

Napoléon III et les Femmes, par H. Fleischmann750
Bâtard d'Empereur, par H. Fleischmann750

La France Galante

Mignons et Courtisanes au XVIe siècle, par Jean Hervez (épuisé)
La Polygamie sacrée au XVIe siècle15»
Ruffians et Ribaudes, par Jean Hervez850

Chroniques du XVIIIe Siècle

par Jean Hervez

D'après les Mémoires du temps, les Rapports de police, les Libelles, les Pamphlets, les Satires, les Chansons.

I.La Régence galante (épuisé)
II.Les Maîtresses de Louis XV15fr.
III.La Galanterie parisienne sous Louis XV (épuisé)
IV.Le Parc aux Cerfs et les Petites Maisons galantes de Paris (épuisé)
V.Les Galanteries à la Cour de Louis XVI15»
VI.Maisons d'amour et Filles de joie15»

Le Catalogue illustré est envoyé franco sur demande

[Pg 234]

Anthologie des Œuvres les plus remarquables (prose et vers) des littératures anciennes et modernes, traitant des choses de l'Amour.

PREMIÈRE SÉRIE: SIX VOLUMES

L'Œuvre amoureuse de Lucien

Introduction et Notes par B. de Villeneuve

Un vol. in-8 sur papier simili Hollande12fr.

L'Œuvre du Divin Aretin

Introduction et Notes par Guillaume Apollinaire

Un vol. in-8 carré (tirage limité)12fr.

L'Œuvre du Marquis de Sade
ŒUVRES CHOISIES

Introduction, Notes et Essai bibliographique par Guillaume Apollinaire

Un vol. in-8 carré (tirage limité)12fr.

L'Œuvre du Comte de Mirabeau
ŒUVRES CHOISIES

Introduction et Notes par Guillaume Apollinaire

Un vol. in-8 carré (tirage limité)12fr.

L'Œuvre du Chevalier Andrea de Nerciat
ŒUVRES CHOISIES

Introduction et Notes par Guillaume Apollinaire

Un vol. in-8 carré (tirage limité)12fr.

L'Œuvre du Patricien de Venise Giorgio Baffo

Introduction et Notes par Guillaume Apollinaire

Un vol. in-8 carré (tirage limité)12fr.

PROSPECTUS DÉTAILLÉ SUR DEMANDE