The Project Gutenberg eBook of L'oeuvre du divin Arétin, deuxième partie

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Title: L'oeuvre du divin Arétin, deuxième partie

Author: Pietro Aretino

Editor: Guillaume Apollinaire

Release date: September 27, 2013 [eBook #43822]

Language: French

Credits: Produced by Laurent Vogel, Jean-Adrien Brothier and the
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'OEUVRE DU DIVIN ARÉTIN, DEUXIÈME PARTIE ***

L'ŒUVRE DU DIVIN ARÉTIN

=Il a été tiré de cet ouvrage=

10 exemplaires sur Japon Impérial
======== (1 à 10) ========
25 exemplaires sur papier d'Arches
======== (11 à 35) ========

Droits de reproduction réservés pour tous pays, y compris la Suède, la Norvège et le Danemark.


Petrus Aretinus.

Un portrait de Pierre Arétin, peu connu et sa signature autographe.


LES MAITRES DE L'AMOUR


L'ŒUVRE
DU
DIVIN ARÉTIN

DEUXIÈME PARTIE

Les Ragionamenti

L'Éducation de la Pippa.—Les Roueries des Hommes
La Ruffianerie

ESSAI DE BIBLIOGRAPHIE ARÉTINESQUE

PAR

Guillaume APOLLINAIRE

Ouvrage orné d'un portrait hors texte

PARIS

BIBLIOTHÈQUE DES CURIEUX

4, RUE DE FURSTENBERG, 4

MCMX


[Pg i]

ESSAI DE BIBLIOGRAPHIE ARÉTINESQUE

L'Arétin a laissé une œuvre importante dont les éditions en italien sont très nombreuses. La bibliographie de ces ouvrages n'a encore été ébauchée que par Brunet, par Graesse, etc. On espère que l'essai que voici pourra, tout imparfait qu'il soit, rendre quelques services.

L'Arétin fut précoce, et au titre de l'œuvre mentionnée ci-après, la première sans doute qu'il ait publiée, il est qualifié de «jeune homme très fécond».

Opera nova del fecundissimo giovene Pietro Aretino zoé strambotti, sonetti, capitoli, epistole, barzelelle e una desperata.

Et à la fin:

Impresso in Venezia per Nicolo Zopino nel MCCCCCXI a di XXII di Zenaro.

Ce livre, découvert par M. d'Ancona, à la Marciana, fut publié quand l'Arétin avait 19 ans et qu'il était étudiant à Pérouse.

LES SONNETS LUXURIEUX

Les Sonnetti lussuriosi de l'Arétin ont été composés pour interpréter des gravures de Marc-Antoine Raimondi d'après des dessins de Jules Romain.

On n'a aucune idée de ces gravures, dont il n'existe aucun exemplaire. Des fragments ont été, il est vrai, signalés çà et là, mais jamais leur authenticité ne fut absolument certaine. Nul doute cependant qu'elles n'aient existé, mais elles ont été poursuivies et détruites avec tant d'acharnement qu'elles paraissent aujourd'hui définitivement perdues.

[Pg ii]

Ces estampes ont paru dans les sonnets de l'Arétin. D'autre part, un curieux passage d'Ebert (Beschreibung der Kœnigl. Biblioth. zu Dresden) semble indiquer l'existence d'une édition originale comprenant les sonnets et les gravures. Le fait est possible et non pas avéré.

D'après Ebert, la Bibliothèque royale de Dresde aurait possédé jusqu'en 1781 un exemplaire des Sonnetti lussuriosi avec des dessins de Jules Romain (Graesse, qui cite Ebert, donne aux termes dessins le sens de gravures d'après les dessins).

Mais le gouvernement fit retirer l'ouvrage, qui fut détruit. M. Canzler, bibliothécaire, put cependant copier les sonnets. Était-ce un manuscrit ou un imprimé? S'agit-il des dessins originaux de Jules Romain ou des estampes de Marc-Antoine? S'agit-il simplement, ce qui est probable, d'un tout autre livre? On ne sait, et personne, que je sache, n'a même vu si les sonnets copiés par M. Canzler sont bien les Sonnetti lussuriosi.

Il semble démontré que les Sonnetti n'ont pas été gravés au bas des planches de Marc-Antoine, ni même imprimés en Italie du vivant de l'Arétin.

La première mention qui ait été faite des

Sonnetti lussuriosi

comme d'un livre imprimé parut dans les Memoriae historico-criticae librorum rariorum d'Auguste Beyer. (Dresde et Leipzig, 1734, in-8.) Il y est dit que ce petit livre, in-12 (s. l. n. d.), contient 23 ff.; dont le recto seul est imprimé. L'ouvrage ne contient qu'une gravure qui est libre et sert de frontispice.

Corona de i Cazzi cioé Sonnetti lussuriosi di Messer Pietro Aretino.

In-16, s. l. n. d., figurant au catalogue de Boze. De Bure rapporte:

«On croit communément que ce savant ne l'a jamais eue en sa possession et ne l'avait annoncée dans son catalogue que sur l'espérance qu'il avait de se la procurer un jour...»

«...Cependant, remarque Bonneau, le livre est marqué comme relié en maroquin rouge et coté 1,000 francs, ce qui serait bien singulier s'il était tout à fait imaginaire; une autre[Pg iii] raison qui nous incline à croire que les sonnets ont pu porter ce titre de Corona de i Cazzi, c'est le titre qu'on leur a donné en les réimprimant dans le «Recueil du Cosmopolite» (1735, in-8). Ce recueil, exclusivement composé de pièces françaises à l'exception des Sonnetti, des Dubbi amorosi et du Capitolo del Forno, de Mgr della Casa, a été, chacun le sait, imprimé en France; éditeurs, typographes et correcteurs, tous ceux qui ont concouru à son exécution ignoraient complètement l'italien, comme il n'appert que trop du nombre considérable de mots qui sont estropiés, notamment en prenant presque toujours les s longues pour des f, et réciproquement. Ils ont dû se borner à copier de leur mieux un vieux livre qu'ils avaient entre les mains. Dans ce Recueil, les Sonnets sont intitulés: Corona di Cazzi; Sonnetti (sic) Divi Aretini: Corona di Cazzi est évidemment le titre copié sur l'imprimé, et qu'on n'a pas inventé; Sonnetti Divi Aretini, au lieu de Sonnetti del divino Aretino, qu'il faudrait en italien, est un sous-titre de mauvais latin imaginé par l'éditeur qui a cru bien faire. A cela s'est bornée, sans aucun doute, son intervention, et nous tenons là, exempte de toute retouche, une reproduction exacte d'une des plus anciennes éditions, un texte d'une antiquité certifiée par son orthographe archaïque du xvie siècle.»

Bonneau se trompe, on ne dit pas dans le Cosmopolite: Sonnetti Divi Aretini, mais Divi Aretini Sonnetti.

Aretino Pietro Sonnetti lussuriosi, in Vinegia, 1556.

Pet. in-16 qui, d'après Charles Nodier (Description raisonnée d'une jolie collection de livres, Techener, 1884, in-8), paraît avoir été exécuté, en Suisse, dans le courant du xviiie siècle.

Ce livre se compose de 22 ff., dont le premier contient le titre et les autres un Sonnet imprimé au recto; le vingt et unième ne contient qu'un huitain. La marque du papier est un double aigle couronné.

Dubbii amorosi, di Aretino, altri dubbii e sonetti.

In-8, s. l. n. d.

Dubbii amorosi, altri Dubbii et Sonetti lussuriosi, di Pietro Aretino. Nella Stamperia del Forno, alla corona de cazzi.

Paris, chez Grangé, vers 1757, in-16 de 84 pp. Tous les exempl. sont tirés sur papier de Hollande. Dubbj amorosi Altri[Pg iv] Dubbj e Sonetti lussuriosi di Pietro Aretino dedicati ad clero: in Parigi appresso Giacomo Girouard nella strada del fine del mondo.

Dubbii amorosi, altri dubbii e sonetti lussuriosi...

In-16 de 76 pp. sur pap. ord.

Sonetti lussuriosei (sic), di Messer Pietro Aretino. In Venezia l'anno MDCCLXXIX.

Cette édition, comme celle mentionnée et décrite par Nodier, contient 22 ff. aux versos blancs. Comme il y manque le Sonnet IVe, Alcide Bonneau pense, non sans raison, que ce sonnet omis par négligence manque aussi dans l'édition dont Nodier fait mention «et que toutes les deux sont, sauf cette lacune, la reproduction textuelle de l'exemplaire mentionné par A. Beyer, qui avait vingt-trois feuillets».

Dubbj amorosi altri dubbj e sonnetti lussuriosi di Pietro Aretino. Edizione pui d'ogni altra corretta. Prezzo 2 ff., in Roma, MDCCXCII, nella Stamperia Vaticana, con privilegio di sua santita.

In-18 (Paris, Girouard), 68 pp., 50 ex. sur pap. vélin et un ex. sur papier bleu.

Recueil de Pièces choisies rassemblées par les soins du Cosmopolite Anconne chez Vriel Bandant à l'enseigne de la Liberté, MDCCXXV.

Ce recueil, formé par le duc d'Aiguillon et imprimé par lui et chez lui, fut tiré à 12 exemplaires; il contient La Corona di Cazzi, Divi Aretini Sonnetti, où se trouve, et dans un ordre logique, le meilleur texte que l'on connaisse des sonnets d'Arétin.

Ce recueil a été imprimé plusieurs fois, notamment en 1835 (?), avec quelques différences dans le texte, mais insignifiantes, et en deux volumes chez Gay.

On a aussi tiré à part

La Corona di Cazzi et autres poésies italiennes extraites du Recueil du Cosmopolite, Leyde, 1864.

In-8 de v-99 pp. tiré à 70 ex., par Gay, imprimé à Bruxelles et paru dans cette ville en octobre 1865.

Les Sonnets luxurieux, du divin Pietro Aretino, Texte ita[Pg v]lien, le seul authentique, et traduction littérale par le traducteur des Ragionamenti, avec une notice sur les Sonnets luxurieux, l'époque de leur composition, les rapports de l'Arétin avec la Cour de Rome et sur les dessins de Jules Romain gravés par Marc Antoine. Imprimé à cent exemplaires pour Isidore Liseux et ses amis. Paris, 1882.

In-8, cxx pp. (faux titre, titre rouge et noir et notice), 79 pp. et une p. non chiffrée (table des matières).

La couverture porte: Musée secret du Bibliophile nº 2.

La traduction et l'introduction sont d'Alcide Bonneau. Tiré à 100 exemp. numérotés, plus quelques exemp. de passe numérotés 100 a, 100 b, etc. (Typ. A. H. Bécus.)

Les Sonnets luxurieux de l'Arétin (Sonnetti lussuriosi di Pietro Aretino), texte italien avec traduction française en regard (par Alcide Bonneau), précédée de la notice et des commentaires d'Isidore Liseux et publiés pour la première fois avec la suite complète des dessins de Jules Romain d'après des documents originaux. Paris, C. Hirsch, 1904.

In-4º oblong, xii-151 pp., pl. en noir et en couleurs; les exemp. ord. comportent 33 planches, un frontispice, 16 fac-similés d'un calque (ou soi-disant calque) des gravures de Marc Antoine d'après Jules Romain, 16 planches reproduisant les mêmes dessins retouchés et modernisés.

Il y a des exemplaires comportant en outre 16 planches reproduisant les mêmes dessins retouchés et modernisés en couleur. (On conserve à l'Enfer de la Bibliothèque nationale un exemplaire de cette dernière sorte.) Tiré à 300 exemp.

Cette édition est la même que celle de Liseux, elle comporte des dessins que je crois exécutés d'après la description des grav. de Marc Antoine donnée par Bonneau dans sa notice (elle n'est pas de Liseux, malgré ce qu'en pense l'éd. Hirsch). Il y a de plus une petite notice relatant la découverte en France des soi-disant calques.

Je crois qu'il y a une contrefaçon de l'éd. Hirsch sur format un peu plus petit.

[Pg vi]

LES RAGIONAMENTI

On comprend, sous le nom de Ragionamenti, les Dialogues putanesques divisés en deux parties et en six journées, et deux autres dialogues appelés respectivement le Dialogue des cours et le Dialogue du jeu que l'on a appelé aussi les Cartes parlantes; on a voulu faire de ces deux dialogues et du Zoppino une troisième partie des Dialogues putanesques ou Caprices d'Arétin. Mais le Dialogue des cours et le Dialogue du jeu sont des œuvres distinctes, qui n'ont rien à voir avec les fameux Caprices; quant au Zoppino, il paraît certain qu'on ne doit plus l'attribuer à l'Arétin. Le troisième dialogue a été traduit en espagnol par Francisco Xuarès: Coloquio de las Damas... 1607 (in-12) et d'après la trad. espagnole en latin: Pornodidascalus seu colloquium muliebre, par Gaspard Barth, 1660, in-8. Il y a une trad. française (du xvie siècle) où les interlocutrices sont nommées Laïs et Lamia. Il y a aussi une traduction latine-française par Bonneau des six dialogues, publiée par Liseux avant les traductions anglaise (Liseux) et allemande (Insel Verlag).

Ragionamento della Nanna e della Antonia fatto in Roma sotto una ficaia, composto dal divino Aretino per suo capricio a correttione de i tre stati delle donne.

A la fin:

Egli si e datto alle stampe di queste mese di aprile, MDXXXIIII, nella inclyta citta di Parigi.

In-8, 198 pp. et le f. de souscr. lettres italiques. Brunet la croit imprimée à Venise, malgré que l'édition soit datée de Paris, 1534.

Opera nova del divo et unico signor Pietro Aretino laqual scuopre les astutie; scelerita, frode, tradimenti, assassinamenti, inganni, truffarie, strigarie, calcagnarie robarie. Et la gran fintion et dolce paroline ch'usano le cortigiane a voi dir tapune, per ingannar hi semplici gioveni per la qual causa i poverelli per cio restano appesi come ucelli al vischio. E tal fin co vitupio et dishonor posti al basso co la[Pg vii] borsa leggiera. Et chi questa opera leggera gli sera uno especchio el a potersi schiffar dalle lor inganatrice mani.

A la fin:

Napoli, 1535.

In-8, lettres rondes.

Le titre est impr. en rouge et noir dans une bordure gravée en bois. Le livre comprend 4 cahiers de 8 ff., sign. A.-D. C'est le troisième dialogue des Rag.

On cite une seconde édition.

Napoli, 1534.

In-8.

Et une troisième faite à Venise.

1535.

In-8.

Dialogo di M. Pietro Aretino, nel quale la Nanna il primo giorno insegna a la Pippa sua figliola a esser puttana; nel secondo gli conta i tradimenti che fanno gli huomini a le meschine che gli credono; nel terzo et ultimo la Nanna a la Pippa sedendo nel orto ascoltano la comare e la balia che ragionano de la ruffiana. Impressa in Turino, P.-M.-L., 1536.

In-8, sign. A.-T. Elle est imprimée avec les mêmes caract. que la précéd., c'est pourquoi Brunet la croit aussi impr. à Venise.

Il existe des exemplaires avec un nouveau front daté:

Vinegia, 1540.

Dialogo del divino P. Aretino, che scuopre le falsita, Rubatie, tradimenti e fatuchiarie, ch'usano le Corteggione per ingannare li simplici huomini che de loro s'innamorano. Entitolata la Nanna e Antonia, Parigi.

In-8, s. d., 144 ff., non chiff., sign. A.-S., rare, vol. attrib. par Elbert à une presse de Rome. Il contient la 3e journée de la 1re partie des Rag. et les trois journées de la 2e partie.

Ragionamento nel quale P. Aretino, figura quattro suoi[Pg viii] amici, che favellano de le corti del mondo, e di quella del cielo, Nova, 1538.

In-8, 78 ff., n. chif., let. ital., s. d.

Il y a deux réimpress.

Impr. nel, M. D., XXXViiij.

In-8, 126 pp.

MDXXXIX.

In-8, 55 ff., il y a des exemplaires sur papier bleu.

1541.

In-8, 56 ff.

Dialogo nel quale si parla del gioco, con moralita piagevole, Vigenia, per Giovanni, 1543.

In-8.

Dialogo nel quale si parla del gioco, con moralita piagevole, Vigenia, per Bartolomeo detto l'Imperador, 1544.

In-8, 127 ff.

Le carte parlenti, dialogo, Ven., per Bartol, detto l'Imperadore ad instanza di M. Gessa, 1544.

In-8, 127 ff. et 1 f. bl.

Le carte parlenti, dialogo di Partenio Etiro, Ven., 1560.

In-8.

La prima parte de Ragionamenti di M. Pietro Aretino... commento di ser Agresto da Ficaruolo sopra la prima ficata del Padre Siceo con la diceria de Nasi.

La seconda parte de Ragionamenti di M. Pietro Aretino... doppo le quali habbiamo aggiunto il piacevol ragionamento del Zeppino, composto da questo medesmo autore..., Stanpata nella nobil citta di Bengodi, 1584.

3 parties en 1 vol. in-8.

Le Commento di ser Agresto est d'Annibal Caro, le Padre Siceo est de Molza, le Zoppino, à mon avis, n'est pas d'Arétin, mais pourrait bien être de Francisco Delicado, prêtre espagnol, auteur de la Lozana Andaluza. Cf. mon introd. à l'Œuvre du divin Arétin (Bib. des Curieux, Paris, 1909).

[Pg ix]

Il existe quatre édit. différentes, savoir:

A) Part. I, 198 pp. Part. II, 339 pp. Commento di ser Agretso [sic], 198 pp. à 29 lignes.

Il existe une copie exacte, mais avec cette suscription au bas du second tome: MEDIC a ta re Labor, dont le chronogramme donne la date de 1649 et où la faute Agretso est corrigée. La table des Ragionamenti, indiquée au verso du titre général par un titre de 2 lignes, en a 3 dans la contrefaçon.

B) Tome I, 228 pp. Tome II, 401 pp. Commento di ser Agresto, 142 pp. de 28 l., caract. plus grands.

C) Tome I, p. 1-194. Tome II, p. 195-422.

D) Tome I, 6 ff. de préf., 219 pp. Tome II. 3 ff. de préf., 373 pp., entre les 2e et 3e tomes sont 2 ff. blancs. Tome III, 6 ff. de préf. et 116 pp.

La terza e ultima parte de Ragionamenti del diuino Aretino ne la quale si contengono, due raggionamenti cioé de le corti, e del Giuco, cosa morale e bella Veritas odium parit. Apresso Gio. Andr. del Melagrano, 1589.

In-8, 3 ff. préf., 202 ff. chiff. et 1 f. non chiff., les 66 prem. ff. contiennent le Rag. de le Corti. et les autres le Ragio del Gioco, avec un titre particulier. Raggionamento del divino Pietro Aretino ne quale si parla del gioco con moralita piacevole, M.D. XLXXIX [sic].

Le carte parlanti, dialogo di Partenio Etiro nel quale si tratta del gioco con moralita piacevole.... Venetia, per M. Ginammi, 1650.

In-8.

Cappricciosi et piacevoli ragionamenti di Pietro Aretino... nova editione, con certe postille, che spianano et dichiarano evidentemente i luoghi e le parole piú oscure e piú difficili dell'opera. La Puttana errante, overto dialogo di Madalena e Giulia, Cosmopoli, 1660.

In-8 (Amsterdam, Elzévir ou Leyde, Elzévier). Partie I, p. 1-174. Partie II, p. 175-418. Rag. del Zoppino, p. 419-451. Comm. di ser Agresto, p. 452-541. La Puttana errante, overo dialogo di Madalena e Giulia, 38 pp. Il y a des exemp. sans Put[Pg x]tana errante et d'autres avec une contrefaçon de 54 pp. contenant cette pièce en caractères plus gros.

Il y a à la même date une contrefaçon. La première éd. se distingue par la forme allongée de la lettre Z employée dans les notes marginales en caractère italique et par une variante de la 282e page où la dernière ligne de la note donne: la forza dell'espressione, tandis que la copie ajoute le mot crescere devant la forza.

Les Ragionamenti ou Dialogues du Divin Pietro Aretino. Texte italien et traduction complète par le traducteur des Dialogues de Luisa Sigea, avec une réduction du portrait de l'Arétin peint par le Titien et gravé par Marc-Antoine. Imprimé à cent exemplaires pour Isidore Liseux et ses amis. Paris, 1882.

6 vol. in-8 (Impr. Ch. Unsinger).

Tome I: xliii pp. (faux titre, titre rouge et noir, avant-propos, avertissement, «Le vieil imprimeur Barbagrigia» et «Pietro Aretino à son sapajou»), et 159 pp., contient la Vie des Religieuses.

Tome II: 175 pp., y compris le faux titre et le titre, contient la Vie des Femmes mariées.

Tome III: 2 ff. (faux titre et titre) et 194 pp., contient la Vie des Courtisanes.

Tome IV: xvii pp. (faux titre, titre et dédicace), 271 pp. et 1 f. n. ch. (nom de l'imprimeur), contient l'Éducation de la Pippa.

Tome V: 263 pp., y compris le faux titre et le titre, plus un carton pr. les pages 3-6 du tome I, contient les Roueries des Hommes.

Tome VI: 2 ff. (faux titre et titre), 286 pp. et 1 f. v. ch. (table des matières des six volumes et l'Achevé d'imprimer).

Tiré à 100 exemp. numérotés, plus quelques exemplaires de passe numérotés 100 a, 100 b, etc.

[Pg xi]

POÈMES PUTANESQUES

Les trois poèmes putanesques de l'Arétin ont été attribués par lui-même à Lorenzo Veniero, qui en prit la responsabilité. Les éditeurs ont plus tard attribué la Puttana errante et la Zaffetta à Maffeo Veniero, fils de Lorenzo. Pour la Tariffa on en a dénié la paternité et à l'Arétin et aux Veniero. Nous avons dit (L'œuvre du Divin Arétin, vol. I, introduction. Bib. des Curieux, Paris, 1909) les raisons qui permettent de restituer ces trois poèmes pleins de verve à l'Arétin. La Puttana errante est un poème en quatre chants qui n'a rien à voir avec l'insipide dialogue en prose qu'on a aussi intitulé la Puttana errante et que les éditeurs des Ragionamenti (Cosmopoli, 1660) ont inséré dans leur recueil. Ce dialogue n'est d'ailleurs aucunement d'Arétin.

La Puttana errante, di Maf. Ven.

In-8, 5 ff. n. ch., titre orné et portrait de Maffeo Veniero, quatre chants et deux sonnets dont le dernier est «Il divin Pietra Aretino à l'autore».

On croit qu'il y a une éd. de 1531 (Venise) et une de 1537, antérieures à celle que nous décrivons, mais on n'en cite point d'exemplaire. Le nom de Maf. Veniero est mis là parce qu'il est possible que cet ecclésiastique, fils de Lorenzo, se soit attribué ce poème dont ni lui ni son père n'était l'auteur. Au demeurant, Maffeo Veniero, qui fut archevêque de Corfou, composa dans sa jeunesse un certain nombre de poèmes burlesques dont la Strazzosa est d'un burlesque qui contient un lyrisme véritable. La Puttana errante aurait aussi paru à la suite des Poésies da Fuoco... Lucerna, 1651, in-12. Cette réimpression contiendrait, d'après de Bure, «quelques augmentations». L'éd. de 1531 contiendrait sept cahiers de signatures A.-G., chaque signature étant de huit feuillets, sauf la dernière qui en a six. La Puttana finit au second feuillet de la signature E, où commence La Zaffetta.

La Puttana errante, poème en quatre chants, de Lorenzo [Pg xii]Veniero, gentilhomme vénitien (xvie siècle), littéralement traduit, texte italien en regard. Paris, Isidore Liseux, éditeur, quai Malaquais, nº 5, 1883.

Titre en rouge et noir, xxiii-139 pp., 1 f. blanc, couv. imprimée. De la Nouvelle collection elzévirienne à 150 ex., numér. imp. Unsinger. Notice et trad. d'Alcide Bonneau.

La Zaffetta, di Maf. Ven.

16 ff. non chif., comprenant le titre orné, le port. de Maf. Ven. et le poème en caractère ital. (V. l'article sur la Puttana.)

La Zaffetta, Parigi, estamp. di Jouaust, 1861.

In-8 (xvi et 79 pp).

Cette éd., qui fait partie de la Racc. di rariss. opuscoli italiani, a été tirée à 100 ex. seulement, dont 90 sur pap. vergé et 10 sur pap. de Hollande.

Le trente et un de la Zaffetta, poème de Lorenzo Veniero, gentilhomme vénitien (xvie siècle), littéralement traduit, texte italien en regard. Paris, Isidore Liseux, éditeur, quai Malaquais, nº 5, 1883.

Titre rouge et noir, XV-79 pp., imp. Unsinger, couv. imprimée, notice et trad. d'Alcide Bonneau. Tirée à 150 exemp. numér.

Tariffa delle puttane overo ragionamento del forestiere e del gentil'huomo: nel quale si dinota il prezzo e la qualita di tutte le Cortegiane di Vinezia; col nome delle Ruffiane: et alcune novelle piacevoli da ridere fatte da alcune di queste famose signore a gli suoi amorosi (In terza rima).

A la fin:

Stampato nel nostro hemisphero l'anno 1535, messe di Agosto.

Pet. in-8 (19 ff.).

Livre rarissime dont on ne connaît que deux exemplaires. M. Deschamps le croit exécuté avec les caractères de Zoppino, à Venise.

[Pg xiii]

La Tariffa delle Puttane di Venegia, xvie siècle, texte italien et trad. littérale. Paris, Isidore Liseux, éditeur, quai Malaquais, nº 5, 1883.

Titre rouge et noir, VIII-87 pp., couv. impr., imp. Unsinger. De la collection Elzévirienne à 150 ex. numér. Intr. et trad. d'Alcide Bonneau sur une copie de Tricofel. A la page 1 se trouve le titre entier: Tariffa delle Puttane overo Ragionamento del Forestiere e del gentilhuomo: ne quale si dinota il prezzo e la qualita di tutte le cortigiane di Venegia; col nome delle Ruffiane el alcune novelle fatte da alcune di queste famose signore agli suoi amorosi.

THÉÂTRE

Le théâtre d'Arétin est peut-être ce qui honore le plus son talent. Ses comédies sont parmi les meilleures qui aient été écrites en italien jusqu'à Goldoni, et son Orazia ou Tragédie d'Horace, la plus parfaite tragédie dont l'Italie puisse se vanter. Le bibliophile Jacob a publié une traduction de quatre comédies d'Arétin (Paris, Gosselin, 1845) et Bonneau (chez Liseux) a aussi donné des traductions de comédies arétinesques. Il reste à traduire l'Orazia et l'Hypocrite. Ajoutons qu'il y a du théâtre arétinien des éditions classiques modernes parues en italien et qui ne figurent pas dans cette bibliographie.

Il Marescalco..., comedia Venezia, Vitali, 1533.

In-4.

Il Marescalco..., 1534.

In-8 (s. l. ni n. d'imp.)

Il Marescalco..., comedia del Divino Pietro Aretino, stampata per Jo. Ant. Ant. Milano da Castelliono, 1535.

In-8.

Il Marescalco..., 1535.

In-8 (s. l.)

Il Marescalco..., Vinegia stampato per F. Marcolini, 1536.

In-8.

[Pg xiv]

Il Marescalco..., Vin., Marcolini, 1536.

In-8.

Il Marescalco..., Ven., Marcolini, 1539.

In-8.

Il Marescalco..., Ven., Marcolini, 1542.

In-8.

Il Marescalco..., Ven., Bindoni, 1550.

In-8.

Il Marescalco..., Ven., Giolito, 1553.

In-8.

Il Marescalco..., 1588.

In-8, s. l. ni nom d'impr.

Cette comédie a été reproduite sous le titre de

Il cavallerizzo..., Vincenza, 1601.

In-12.

Elle a été publiée par Jac. Doronetti, qui l'attribue à Luigi Tansillo, en changeant le nom des personnages et en retranchant plusieurs passages trop libres.

Comedia intitolata, il Filosofo, Vinegia, Bern. de Vitali, 1533.

In-4.

Comedia intitolata, il Filosofo, Vinegia, Giolito, 1546.

In-8.

Comedia intitolata, il Filosofo..., 1549.

In-8.

Comedia intitolata, il Filosofo..., 1549.

Contrefaçon de l'éd. précédente faite à Brescia, en 1530, par Faust. Avogadro.

Cette comédie a été reproduite sous le titre

Il sofista..., Vicenza, 1601.

In-12.

Elle a été publiée par Jac. Doronetti, qui l'attribue à Luigi Tansillo, en changeant le nom des personnages et en retranchant plusieurs passages trop libres.

[Pg xv]

La Cortigiana..., comedia, Vinegia, Marcolini, 1534.

In-4.

La Cortigiana..., Ven., da Sabbio, 1534.

In-8.

La Cortigiana..., comedia di M. Pietro Aretino, ristampata novamente..., Vinegia, F. Marcolini, 1535.

In-8.

La Cortigiana..., 1537.

In-8, s. l.

La Cortigiana..., 1539.

In-8, s. l.

La Cortigiana..., Ven., Marcolini, 1542.

In-8.

La Cortigiana..., 1545.

In-8, s. l.

La Cortigiana..., Ven., 1545.

In-8.

La Cortigiana.... comedia di M. Pietro Aretino, ristampata novamente..., Vinegia, G. Giolito, 1550.

In-12.

La Cortigiana..., Ven., Gio Podoano.

In-8, s. d.

Cette comédie a été reproduite sous le titre de

Lo Sciocco..., Ven., 1604.

In-12.

Lo Sciocco..., Ven., 1625.

In-12.

Elle a été publiée par Franc. Buonafede, qui l'a mutilée et attribuée à Ces. Caporali.

L'Ippocrito..., comedia, Ven., Bindoni, 1540.

In-8.

L'Ippocrito..., Ven., Marcolini, 1542.

In-8.

Av. un portrait d'Arétin.

[Pg xvi]

Cette comédie a été reproduite sous le titre

Il Finto..., Vincenza, 1601.

In-12.

Elle a été publiée par Jac. Doronetti, qui l'attribue à Luigi Tansillo, en changeant le nom des personnages et en retranchant plusieurs passages trop libres.

La Talanta, comedia, Ven., Marcolini, 1542.

In-8.

La Talanta, Ven., Giolito, 1553.

In-12.

Cette comédie a été reproduite sous le titre

La Ninetta..., Ven., 1604.

In-12.

Elle a été publiée par Franc. Buonafede, qui l'a mutilée et attribuée à Cés. Caporali.

Comédie, Vinetia Fr. Marcolini, 1542.

In-8 contenant: il Mariscalco, la Cortigiana, la Talanta et l'Ipocrito.

Quattro comédie... nouellamente ritornate, per mezzo della stampa, a luce, a richiesta de conoscitori di lor valore, 1560.

In-8 ou in-16, 8 ff. de prél. et 288 pp. de texte, y compris un titre particulier pour chaque pièce.

Quattro comedie del divino Pietro Aretino, cioé il Marescalco, la Cortegiana, la Talanta, l'Hipocrito, 1588.

In-8, s. l.

Les trois comédies intitulées il Filosofo, il Mariscalco et il Ipocrito ont été reproduites par Jac. Doronetti, qui les a attribuées à Luigi Tansillo, en changeant les titres (voir à l'art. consacré à chaque comédie), les noms des personnages et en supprimant certains passages libres. Elle parut d'abord séparément, en 1601, et ensemble.

... Vicenza, 1610.

... Fortunio...

Zeno, dans ses Letere, vol. VI, p. 401, assure que la comédie[Pg xvii] imprimée sous le nom de Vinc. Giusti et intitulée Fortunio appartient aussi à l'Arétin.

La Horatia, di messer Pietro Aretino, Vinegia, Giolito, 1546.

In-8.

La Horatia, di messer Pietro Aretino, Vinegia, Giolito, 1549.

In-12, 53 ff. chiffr.

La Orazia, tragedia di M. Pietro Aretino. Terza edizione tratta da quella rarissima di Vinegia appresso Gabriel Giolito, 1549 (publicata da A. G. C. Galletti) si aggiungono alcune sue letere ed altre illustrazioni. Firenze, L. Molini, 1855.

In-12.

POÈMES SÉRIEUX, CHEVALERESQUES, DE CIRCONSTANCE, DE STYLE

L'Arétin, qui écrivait beaucoup, a composé un grand nombre de poèmes sérieux, ou de circonstance, ou de style ou de chevalerie.

Il avait entrepris une œuvre chevaleresque dont les strophes se comptaient par dizaines de mille, mais il la détruisit.

Esortatione de la pace tra l'Imperadore e il Re di Francia, compositione di messer Pietro Aretino. In Roma per Lodovico Vicentino et Laurentio Perugino nel MDXXIII.

In-4, 14 ff., opuscule cité par Molini.

Canzon in Laude del Datario. Compositione del preclaro poeta misser Pietro Aretino.

A la fin:

Stampata in Roma da Lodovico Vincentino e Laurentio Perugino.

In-4, 4 ff., s. d., vers 1524, opuscule cité par Molini.

[Pg xviii]

Il divino Pietro Aretino a la imperadore ne la morte del duca d'Urbino, Roma stamp. per A. Blado, 1539.

In-8.

Due primi canti d'Angelica, Vinegia, Bern. de Vitali.

In-4, s. d.

Delle lagrime d'Angelica di M. Pietro Aretino due primi canti, 1538.

In-8, s. l. ni nom d'imprimeur.

Delle lagrime d'Angelica..., Genoa per Ant. Bellono di Taurino, 1538.

In-8.

Delle lagrime d'Angelica..., Venezia, 1541.

In-8.

Delle lagrime d'Angelica..., 1543.

In-8, s. l. ni nom d'imprimeur.

Delle lagrime d'Angelica..., Venezia, 1545.

In-8.

Delle lagrime d'Angelica..., Venezia, 1556.

In-8.

La Sirena, Marfisa ed Angelica, tre poemetti di Etiro Partenio..., Venezia, M. Ginammi, 1630.

In-24. La Sirena est un petit poème à la louange d'Angela Serena. Il avait paru à Venise avec les Strumbotti cités ci-dessous.

Strumbotti alla Villanesca; Freneticati da la Quartana de l'Aretino, con le stanze de la Serena appresso in comparatione de gli stili, Venezia, Marcolini, 1544.

In-8. Imitation en langage rustique de la Beca de L. de Médicis et de la Nencia de L. Pulci.

... Marphisa...

1re édition publiée à l'insu de l'auteur et très incorrectement, à Ancône.

Tre primi canti di Marfisa del divino Pietro Aretino,[Pg xix] nuovamente stampati et historiati, Vinegia, stamp. per d'Aristotile detto Zoppino, 1535.

In-8. Avait aussi paru en 1530, à Venise, chez Ginammi, avec la Sirena et Angelica.

Al gran Marcheso del Vasto dui primi canti di Marphisa del divino Pietro Aretino.

In-4, s. l. n. d. (Venise, Vitati, vers 1535), lettres italiques. 36 ff., sign. A.-E. Le second feuillet du dernier cahier porte par erreur la signature E iii au lieu de E ii.

... dui primi canti di Marphisa...

In-4, s. l. n. d.

Tre primi canti di battaglia del Divino Pietro Aretino.

In-8, s. l. n. d., avec fig. grav. en bois, lettres italiques.

Réimpression des deux premiers chants de la Marfisa auxquels est venu s'ajouter un troisième.

Tre primi canti di battaglia del Divino Pietro Aretino nuovamente stampati e historiati, Venezia..., 1535.

In-8.

Tre primi canti di battaglia del Divino Pietro Aretino nuovamente stampati e historiati, Venezia, Zoppino, 1537.

In-8, avec fig. grav. en bois, sign. A.-G.

Tre primi canti di battaglia del Divino Aretino..., Venezia, Gio, Andrea Vanassore ditto Guaiagnino et Fiordo fratelli, 1544.

In-8, avec fig. en bois et le portrait d'Arétin sur le frontispice.

Cinque primi canti della guerra di Fiandra..., Vinegia, 1551.

In-8. Ces poèmes ont été réunis par Giroamo Maggi.

ECRITS SATIRIQUES OU BURLESQUES EN VERS ET EN PROSE.

Le Fléau des Princes a écrit moins de satires qu'on ne croit. Il a composé quelques parodies des poèmes chevaleresques si[Pg xx] fort à la mode en son temps, quelques pasquinades, des pamphlets en vers et en prose, mais ces écrits n'ont plus aujourd'hui l'importance qu'ils pouvaient avoir à l'époque. L'Arétin a composé d'autres ouvrages qui sauveront sa mémoire...

Li dui primi Canti di Orlandino del Divino Messer Pietro Aretino.

In-8, s. l. n. d. A la fin: Stampato ne la stampa, pel maestro de la citta in caso e non di fuora, nel mille, vallo chercha.

L'Orlandino, canti due di messer Pietro Aretino, publicato de Gaetano Romagnoli (con una nota ni Giammaria Mazzuchelli tratta dalla vita di Pietro Aretino). Bologna, G. Romagnoli, 1868.

In-8.

Astoleide del divino Pietro Aretino opera delettevole da leggere, che contiene la vita e fatti de tutti li paladini di Francia...

In-8, s. l. n. d. n. nom d'impr. 20 ff. On ne connaît de cette parodie des poèmes chevaleresques que l'exemplaire de Paris conservé à la Bibliothèque nationale. Ce poème est inachevé.

Abattimento poetico del divino Aretino e del Bestiale albicante, occorso sopra la guerra di Piemonte, e la pace loro, celebrata nella academia degli Intronati a Siena.

In-4, s. d., 16 ff., avec 3 fig. en bois, au nombre desquelles le portrait de l'auteur. Le poèmes en octaves de Giov. Alberto Albicante, qui donna lieu à l'Abattimento, est intitulé Historia de la guerra del Piemonte. (Milan, 1538, in-4.)

Abattimento poetico del divino Aretino e del Bestiale Albicante occorso sopra la Guerra di Piemonte, e la pace loro, celebrata nella academia degli Intronati a Siena.

In-4, vers 1538, Milan, avec un portrait gravé en bois.

Combattimento poetico del divino Aretino et del bestiale Albicante, occorso sopra la guerra di Piemonte, et la pace loro, celebrata nella Academia degli Intronati a Siena, 1539.

In-8, s. l.

Capitoli dei signori di messer di Pietro Aretino, di mes[Pg xxi]ser Lodovico Dolce, di M. Francerco Sansovino e d'altri Vinegia acutissimi ingegni per curtio Navoe fratelli, 1540.

In-8, 55 ff. plus 1 f. non num. qui contient quelques vers ajouté dans un Capitolo.

Capitoli di S. Pietro Aretino di Ludovico Dolce, di M. Francesso Sansovino e d'altri acutissimi ingegni..., 1540.

In-8, s. l.

Capitoli di l'Aretino di Lod. Dolce, di Frans. Sansovino e d'altri acutissimi ingegni, 1540.

Capitoli di P. Aretino, di Lod. Dolce, di F. Sansovino e di altri acutissimi ingegni, 1541.

Capitoli di P. Aretino, di Lod. Dolce, di Fr. Sansovino e di altri acutissimi ingegni.

In-8, Florence, 1541.

Il Manganello...

In-12, s. l. n. d. (vers 1530), contenant des capitoli qui ont été attribués à plusieurs poètes, parmi lesquels l'Arétin, Dragoncino da Fano, etc. Il a été réimp. à Paris, en 1860, in-8, de 80 pp., tiré à 100 exempt. Hors commerce. Manganello signifie rouleau ou cylindre avec un sens obscène.

M. Francesco Trucchi a publié deux sonnets inédits d'Arétin dans le tome III des

Poesie italiane inedite di dugento autori Prato, 1847.

Pasquinate di Pietro Aretino ed anonime per il conclave e l'elezione di Adriano VI, publicate ed illustrate da Vittoria Rossi. Palermo-Torino, C. Clausen, 1891.

In-16.

Uno Pronostico satirico di Pietro Aretino (M.D.XXXIIII) edito ed illustrato da Alessandro Luzio, Bergamo, 1900.

Ce pamphlet politique, qui affecte la forme d'un de ces giudicii astrologiques fort en honneur à l'époque, a été publié par M. Luzio, d'après un manuscrit de la fin du xvie siècle, copié par un Allemand et conservé à Vienne, en Autriche. Il est possible qu'il y ait eu une édition ancienne de ce Prognostic, mais[Pg xxii] on n'en connaît aucun exemplaire. Voici le titre du pamphlet qui est dédié Alla Sacra Maesta Christanissima:

Pronostico dell' anno M.D.XXXIIII, composto da Pietro Aretino, Flagello dei Principi et quinto evangelista.

Cette dernière épithète est propre à éclairer la question du nom véritable de l'Arétin. (Cf. mon introduction à l'Œuvre du Divin Arétin, t. I, Bibliothèque des Curieux, Paris, 1909.)

ÉCRITS ÉDIFIANTS

Les ouvrages religieux de l'Arétin ont joui d'une grande vogue. Ils ne lui ont point valu ce chapeau de cardinal qu'il ambitionnait, mais ils ont certainement forcé les dévots à révérer un écrivain aussi édifiant. Il est vrai que le nom de Pietro Aretino paraissant trop peu recommandable, la plupart des réimpressions de ces pieuses élucubrations indiquent comme auteur l'anagramme Partenio Etiro. Ces ouvrages ont été traduits pour la plupart.

On indique quelques passages scabreux ou singuliers dans ces ouvrages, mais ils n'ont ni l'importance ni l'impiété qu'on leur attribue.

Il Genesi, di M. Pietro Aretino, con la visione di Noe nella quale vedi i misterii del testamento vecchio e del nuovo... Venetia, imp. per F. Marcolini, 1538.

In-8.

Il Genesi, di Pietro Aretino, con la visione di Noe ne la quale side i misterii del testamento vecchio et del nuovo, 1539.

In-8, s. l.

Il Genesi, di Pietro Aretino..., 1541.

Il Genesi, di M. Pietro Aretino..., Vinegia, 1541.

In-8.

Il Genesi, con la visione de Noe ne la quale side i misterii del testamento vecchio e del nuovo, Venezia, 1545.

In-8, avec un portrait d'Arétin.

[Pg xxiii]

Al Beatissimo Giulio Terzo, Papa..., Il genesi, l'humanita di Christo, e i salmi, opere di M. Pietro Aretino..., Vinegia, in casa de figlioli d'Aldo, 1551.

3 tomes en 1 vol. in-4, 4 ff. de prél., 80, 82 et 83 ff., et 1 f. pour le registre.

Dello specchio delle opere di Dio nello stata della natura libri tre, di Partenio Etiro, Venezia, 1528.

Pet. in-4.

Dello specchio delle opere di Dio nello stato della natura libri tre, di Partenio Etiro, Venezia, 1628.

In-16.

Dello specchio delle opere di Dio nello stato di natura libre tre, di Partenio Etiro, Venetia, M. Ginammi, 1629.

In-24.

Dello specchio delle opere di Dio nello stato di natura libre tre, di Partenio Etiro, Venetia..., 1635.

In-24.

L'Humanita di Christo, Vinegia... Nicolini, 1535.

In-8. Ne contient que trois livres au lieu de quatre.

I quattro libri de la Humanita di Christo..., novamente stampata, Vinegia, Fr. Marcolini, MDXXXIX.

In-8, 119 ff.

L'Humanita di Christo..., Vinegia..., 1545.

In-8.

Dell' Humanita del Figliuolo di Dio libri tre, di Partenio Etiro..., Venetia, M. Ginnami, 1628.

In-24.

Dell' Humanita del Figliuolo di Dio libri tre, di Partenio Etiro..., Venetia..., 1633.

In-24.

Dell' Humanita del Figliuolo di Dio libri tre, di Partenio Etiro..., Venetia..., 1645.

In-12.

[Pg xxiv]

La Passione de Giesu, con due canzoni, una alla vergine e l'altra al christianissimo.

In-4.

A la fin:

Ho fatto imprimere queste cose in Vinegia da Giouann' Antonio de Nicolini da Sabio, 1534, del mese di Giugno.

La Passione de Giesu, con due canzoni, una alla vergine e l'altra al christianissimo composte per messe Pietro Aretino..., Vinegia, ristampata per F. Marcolini, 1535.

Pet. in-4.

La Passione di Giesu, con due canzoni, un alla vergine e l'altra, al christianissimo ristampate nuovamente, Vinegia, Fr. Marcolini, 1536.

In-8, 9 cahiers signés A. J., chacun de 8 ff., à l'exception du dernier de 6 ff. finit par cette suscr.:

Per testimonio della bonta et della cortesia del divino Aretino, Francesco Marcolini da Forli ha ristampato in Vinegia la presente opera, del mese genaro, MDXXXVI.

La Passionne de Giesu..., Bologna..., 1535.

In-8.

La Passione de Giesu, composta per M. Pietro Aretino, Vinegia..., 1545.

In-8, 35 ff. chiffrés, et 1 f. pour le registre.

Gli sette salmi della penitentia., Venezia, 1534.

In-4.

Gli sette salmi della penitentia di David. impr. per composti per Pietro Aretino, Vinegia, impr. per Franc, Marcolini da Forli, 1536.

In-4.

Gli sette salmi della penitentia, Firenze Mazochi, 1537.

In-8.

Gli sette salmi della penitentia, Venezia, 1539.

In-4.

[Pg xxv]

Gli sette salmi della penitentia, Vinegia.

In-12, sans indication d'année.

Gli sette salmi della penitentia.

S. l. n. d., in-8, avec le portrait d'Arétin gravé en bois, éd. qui paraît avoir été faite à Venise vers 1540, lettres ital., feuil. non chiffrés, sig. A.-F. par 8, ayant le dernier feuil. tout blanc.

Gli sette salmi della penitentia di David, 1545.

In-8, s. l.

Gli sette salmi della penitentia, Lione, 1548.

In-12.

Gli sette salmi della penitentia, Firenze, 1566.

In-8.

Gli sette salmi della penitentia, di Partenio Etiro, Venezia, 1627.

In-12.

Gli sette salmi della penitentia, di Partenio Etiro, Venezia, 1635.

In-16.

Gli sette salmi della penitentia, Lione, 1648.

In-12.

Parafrasi sopra i sette salmi della penitenza di David, di Partenio Etiro, Venetia, M. Ginammi, 1635.

In-24.

Aretino pentito, cioé parafrasi sovra i sette salmi della penitenza di Davide, di nuova correcto e ristampato, Lione, G. Barbier, 1648.

In-12.

La Vita di Catherina Vergine..., 1539.

In-8, Venise.

La Vita di Catherina Vergine, composta per M. Pietro Aretino, Vinegia, per F. Marcolino, 1540.

In-8.

[Pg xxvi]

La vita di Catherina Vergine, 1541.

In-8, s. l. Avec un portrait gravé en bois, 116 ff., lettre italiques. Cette édition est la même qui est citée dans le cat. de la Vallière, sous la date de Venise, 1540. La dédicace ayant été signée du 25 novembre 1540.

La vita di Catherina Vergine.

In-8, s. l. n. d.

La vita di Catherina Vergine.

In-8, s. l. n. d.

Vita di S. Catherina Vergine e martire, divisa in tre libri di Partenio Etiro..., Venetia, M. Ginammi, 1630.

In-24.

La vita di Maria Vergine, di messer Pietro Aretina, nuovamente correta e stampata con gratia e privilegio.

In-8, vers 1540. Avec un portrait gravé en bois, 148 ff., lettres italiques.

La vita di Maria Vergine, di messer Pietro Aretino, nuovamente correta e ristampata, 1545.

In-8, s. l.

La vita di Maria Vergine..., Venetia, G. de Farri e i fratelli.

In-8, s. d.

Vita di Maria Vergine, descritta in tre libri da Partenio Etiro..., Venetia, M. Ginammi, 1633.

In-24.

Vita di Maria Vergine, descritta in tre libri da Partenio Etiro..., Venetia, 1642.

In-12.

La Vita di san Tomaso, signor d'Aquino, opera di M. Pietro Aretino. In Venezia, per Giouanni de Furri e i fratelli ad istamtia de M. Biagio, 1543.

Pet. in-8 de 125 ff. ch., 1 f. pour les souscrip. et 1 f. blanc, caract. italiques, portr. d'Arétin.

[Pg xxvii]

Vita di san Tomaso d'Aquino, divisa en tre libri, di Partenio Etiro, Venetie, M. Giouanni, 1618.

In-24.

Vita di san Tomaso..., 1630.

In-24.

Vita di san Tomaso..., 1636.

In-24.

Alla somma bontá di Giulio III pontefice... La vita di Maria Vergine, di Caterina Santa et di Tomaso Aquinate, beato. Composition di M. Pietro Aretino del Monte eccelso divoto et per divina gracia huomo libero Vinegia in casa de' figlinoli d'Aldo, 1552.

In-4, 4 ff. de prél. y compris le titre et 1 f. blanc, 106, 76 et 70 ff. pour les trois vies, 1 f. blanc et 1 f. pour l'ancre.

RECUEILS ÉPISTOLAIRES

L'Arétin écrivait beaucoup de lettres et l'on en découvre souvent d'inédites. Toutes n'ont pas été réunies.

Delle lettre di M. Pietro Aretino. Libro primo... Venezia, impr. per Marcolini, 1537.

In-fol.

Delle lettre di M. Pietro Aretino, libro primo, ristampato nuovamente con giunta d'altre XXV. Venezia impr. per Fr. Marcolini, 1538.

Deux fois, in-fol.

Le lettre [sic] di M. Pietro Aretino, di nuovo impresse et corrette (Libro primo) Vinegia par N. d'Aristotele detto Zoppino, 1538.

In-8.

Le lettre di M. Pietro Aretino, di nuovo impresse et corette (libro primo)..., 1538.

In-8, s. l.

Le lettre di M. Pietro Aretino, di nuovo con la gionta ristampate o con somma diligenza ricorrette (libro primo) Venetia, per A. Fortis, 1539.

In-8.

De le lettre di M. Pietro Aretino libro primo... Venetia G. Padovano a spesa di Fed. Torresano d'Asola, 1539.

Éd. très rare qui se rattache à la collection Aldine.

Delle lettere di M. Pietro Aretino libro primo, 1542.

In-8.

De le lettere di M. Pietro Aretino. Libro secondo. Venezia Marcolini, 1538.

In-fol.

De le lettere di M. Pietro Aretino libro secondo. Venezia Marcolini, 1542.

De le lettere di M. Pietro Aretino, libro secondo, 1547.

De le lettere di M. Pietro Aretino libro secondo.

In-8, s. l., av. le port. d'Arétin.

De le lettere di M. Pietro Aretino libro secondo. Parigi, 1609.

In-8.

De le lettere di M. Pietro Aretino. Libro terzo. Venezia Giolito, 1546.

In-8.

De le lettere di M. Pietro Aretino, libro terzo. Parigi, 1609.

In-8.

De le lettere di M. Pietro Aretino. Libro quarto. Venezia Cesano, 1550.

In-8.

A la Bontá somma del magnanimo signore Balvodino de Monte, il quinto libro de la lettere di M. Pietro Aretino... Vinegia, per Comin da Trino, 1550.

In-8.

[Pg xxix]

De le lettere di M. Pietro Aretino. Libro sesto, Venezia Giolito, 1557.

In-8.

Il primo [secondo, terzo, quarto, quinto, sesto] libro de le lettere di M. Pietro Aretino. Parigi, Matteo il Maestro, 1609.

6 vol. in-8.

Il y a un autre tirage de la même année et le tome IV porte la date de 1608.

Lettere di Partenio Etiro Venezia, 1637.

In-8.

Il y a aussi deux vol. de:

Lettere scritte a P. Aretino de molti signori... Ven. 1551 [1552].

2 vol. in-8.

Vol. I, 415 pp. num. y compris titre et dédic, 3 ff. non chif. pour la table et 1 f. pour la marque de l'imprim.

Vol. II, 462 pp. num. et 5 non chif.

G. A.

[Pg 1]


LES RAGIONAMENTI

Seconde partie


PREMIÈRE JOURNÉE
L'Éducation de la Pippa

[Pg 3]

Ci commence la Première journée de la seconde partie des capricieux «Ragionamenti» de l'Arétin, dans laquelle la Nanna enseigne à la Pippa, sa fille, le métier de putain.

Nanna.—Quelle colère, quelle fureur, quelle rage, quelle manie, quels battements de cœur, quelles pâmoisons, quelle moutarde est la tienne! Fastidieuse enfant que tu es!

Pippa.—La mouche me grimpe de ce que vous ne voulez pas me faire courtisane, comme vous l'a conseillé Monna Antonia, ma marraine.

Nanna.—Il faut plus que d'entendre sonner trois heures[1] pour dîner.

Pippa.—Vous êtes une marâtre! Hou! hou!

Nanna.—Tu pleures, ma petite poupée?

Pippa.—Je veux pleurer, bien sûr.

Nanna.—Renonce d'abord à la fierté, renonces-y, te dis-je, parce que si tu ne changes pas de façon, Pippa, si tu n'en changes point, tu n'auras jamais de brayes au derrière. Aujourd'hui le nombre des putains est si grand que celle qui ne fait pas de miracle en l'art de savoir se conduire n'arrive pas à joindre le dîner au goûter. Il ne suffit pas d'être un friand morceau, d'avoir de beaux yeux, de blondes tresses: l'adresse ou la chance seules se tirent d'affaires; le reste n'est rien.

Pippa.—Oui, à ce que vous dites.

Nanna.—Et cela est, Pippa. Mais si tu entres dans mes vues, si tu ouvres les oreilles à mes préceptes, bonheur à toi, bonheur à toi, bonheur à toi!

[Pg 4]

Pippa.—Si vous vous dépêchez de faire de moi une signora, je les ouvrirai bel et bien.

Nanna.—Pourvu que tu veuilles m'écouter, que tu cesses de bayer au moindre poil qui vole et d'avoir l'idée aux grillons, comme à ton ordinaire, quand je te parle dans ton intérêt, je te jure et je te rejure par ces patenôtres que je mâchonne toute la journée qu'avant quinze jours au plus tard je te mets en perce.

Pippa.—Dieu le veuille, maman!

Nanna.—Veuille-le d'abord, toi.

Pippa.—Je le veux, ma chère maman, ma petite mère en or.

Nanna.—Si tu le veux, ainsi le veux-je moi-même, et sache, ma fille, que je suis plus que certaine de te voir monter plus haut que n'importe quelle favorite de pape; je te vois déjà au ciel. Écoute-moi bien.

Pippa.—Je suis toute à écouter.

Nanna.—Ma Pippa, quoique je fasse croire au monde que tu n'as que seize ans, tu en as vingt, clairs et nets: tu es née un peu après l'issue du Conclave de Léon[2]; quand on criait partout: Palle! Palle![3] moi je bramais: Holà! holà! et l'on pendit l'écusson des Médicis au-dessus du portail de Saint-Pierre juste au moment où je te faisais.

Pippa.—Raison de plus pour que vous ne me reteniez pas davantage à vendanger le brouillard; ma cousine Sandra me l'a dit, on n'en veut plus, par le monde, que de onze à douze ans: les autres n'ont plus de cours.

Nanna.—Je ne te dis pas non, mais tu n'en parais pas quatorze et, pour en revenir à moi, je t'avertis de m'écouter sans rêvasser à autre chose. Imagine-toi que je suis le maître d'école et toi le marmot qui apprend à épeler ou,[Pg 5] mieux encore, que je suis le prédicateur et toi le chrétien; si tu veux être le marmot, écoute-moi comme il fait, quand il a peur d'être planté à cheval; si tu aimes mieux être le chrétien, applique-toi à me comprendre tout comme écoute le prêche celui qui ne veut pas aller dans la maudite maison.

Pippa.—Ainsi fais-je.

Nanna.—Ma fille, ceux qui jettent leur fortune, leur honneur, leur temps et eux-mêmes derrière les garces se lamentent continuellement du peu de cervelle de celle-ci et de celle-là, tout comme si c'était parce qu'elles sont des folles qu'elles les ont ruinés; ils ne s'aperçoivent pas que ces billevesées dont leurs têtes sont pleines, à elles, sont leur bonheur, à eux, et ils les méprisent, ils les insultent. C'est pourquoi j'ai délibéré que par ta sagesse tu leur fasses toucher du doigt quel triste sort attendrait les malheureux qui tombent par chez nous, si les putains n'étaient toutes des voleuses, des traîtresses, des ribaudes, des écervelées, des ânesses, des sans-souci, des coquines, des pas grand'chose, des soulardes, des ignares, des vilaines, le diable et pire.

Pippa.—Pourquoi vous?

Nanna.—Parce que si elles avaient autant de qualités qu'elles ont de vices, les gens à qui tant de trahisons et de filouteries que l'on voit de jour et de nuit se commettre ont fini par ouvrir les yeux, après les avoir supportées des six, sept et dix ans, vous les enverraient à la potence et auraient plus de plaisir à les regarder tirer la langue qu'ils n'ont eu de déplaisir à se voir toujours voler leur argent. S'il y en a tant qui se meurent de faim, tandis qu'elles nourrissent à leurs dépens la lèpre, le chancre et le mal français, c'est grâce à ce qu'elles n'ont jamais eu une heure la tête à leurs affaires.

Pippa.—Je commence à comprendre.

Nanna.—Comprends-moi donc et fiche-toi bien dans la tête mes épîtres et mes évangiles; ils te mettent au[Pg 6] fait en deux mots, rien qu'à te dire: si un docteur, un philosophe, un marchand, un soldat, un moine, un prêtre, un ermite, un seigneur, un monseigneur, un Salomon devient une bête entre les mains d'une de ces grandes folles, comment crois-tu que les femmes qui ont du sel dans la citrouille arrangeraient les vieux papas?

Pippa.—Elles les arrangeraient mal.

Nanna.—Donc le métier de putain n'est pas un métier de sotte, et moi qui le sais bien je ne me dépêche pas, en ce qui te regarde. Il faut savoir autre chose que relever ses jupes et dire: «Va, j'y suis»; à moins qu'on ne veuille faire banqueroute le jour même où l'on ouvre boutique. Pour en venir à la moelle, il arrivera que, dès qu'on te saura entamée, beaucoup voudront être les premiers servis; moi je ressemblerai à un confesseur qui réconcilie une foule, tant j'aurai de «pchitt! pchitt!» murmurés dans mes oreilles par les entremetteurs de celui-ci ou de celui-là; tu seras toujours retenue d'avance par une douzaine. Si bien qu'il nous faudrait que la semaine eût plus de jours que n'en a un mois entier. Tiens, me voici dans mon rôle, en train de répondre au valet de messire un tel: «Il est vrai que ma Pippa s'est laissé pincer, Dieu sait comment! Ah! vache de commère! ruffiane de commère! tu me le payeras. Ma pauvre fille est plus pure qu'une colombe; il n'y a pas eu de sa faute, et, parole de Nanna, elle n'a encore consenti qu'une seule fois. Il faudrait que je fusse bien barbare pour la livrer de la sorte, mais Sa Seigneurie m'a si fort ensorcelée que je ne trouve pas de langue pour lui dire non. Ma fille s'y rendra un peu après l'Ave Maria.» Toi, au moment où le messager se dispose à s'en aller porter la réponse, traverse en courant la maison, et comme si tes cheveux s'étaient dénoués, laisse-les se dérouler sur tes épaules, puis entre dans la salle en levant un peu la figure, de façon que le valet te donne une œillade.

Pippa.—A quoi sert de faire comme cela?

Nanna.—Cela sert, parce que les valets sont tous les[Pg 7] ruffians et les enjôleurs de leurs maîtres. Dès que celui dont je te parle sera de retour près du sien, tout essoufflé et hors d'haleine, pour accaparer ses faveurs, il s'écriera: «Maître, j'ai tant fait que j'ai réussi à voir la belle; elle vous a des tresses qu'on dirait des fils d'or; elle vous a deux yeux que j'en méprise les faucons. Autre chose: je vous ai nommé à propos, pour voir quelle mine elle ferait en entendant parler de vous; eh bien! c'est une fille à se laisser incendier par un soupir.»

Pippa.—Quel bénéfice retirerai-je de semblables histoires?

Nanna.—Elles t'enfonceront dans les bonnes grâces de l'homme qui te désire et lui feront paraître mille ans de t'attendre une heure. Combien crois-tu qu'il y ait de benêts qui se passionnent rien que pour entendre les chambrières vanter leurs patronnes, et à qui l'eau vient à la bouche pendant que ces menteuses, ces dupeuses portent la dame au ciel du four?

Pippa.—Les chambrières sont donc de la même pâte que les valets?

Nanna.—Pires encore. Maintenant, tu te rendras chez l'homme de bien que je te prends pour exemple et j'irai avec toi. Aussitôt que tu arriveras, il viendra à ta rencontre; sois sur le seuil de la porte; remets bien d'aplomb toute ta personne, qui aura pu se déranger en route, rassemble tes bras près du corps, et après avoir jeté un coup d'œil en sous-main sur ses amis, qui seront raisonnablement un peu en arrière, fixe humblement tes yeux sur les siens, arrondis une révérence parfumée et dégaine ton salut à la façon des épousées et des empaillées, comme dit la Perugina, quand les parents ou les compères du mari leur touchent la main.

Pippa.—Je deviendrai peut-être rouge à le faire.

Nanna.—Et moi bien aise! Le fard que la pudeur met sur les joues des jeunes filles vous arrache l'âme aux gens.

Pippa.—Bien, alors.

[Pg 8]

Nanna.—Les cérémonies achevées, selon la condition de celui avec qui tu dois dormir, la première chose c'est qu'il te fera asseoir à côté de lui et, en te prenant la main, il me cajolera moi aussi, qui, pour faire trotter les têtes des convives vers la tienne, ne cesserai de fixer les yeux sur ton visage, comme si j'étais en extase devant tes charmes. Il commencera par te dire: «Madonna, votre mère a bien raison de vous adorer; les autres fabriquent des filles et elle des anges!» Si, par hasard, en te disant de semblables choses, il se penchait pour te baiser l'œil ou le front, tourne-toi doucement de son côté et lâche un soupir qui ne soit à peine entendu que de lui; s'il est possible que sur ce temps-là tu te colores les joues du rose que je t'ai dit, tu le rissoleras du coup.

Pippa.—Oui, vraiment?

Nanna.—Oh! que oui.

Pippa.—La raison?

Nanna.—La raison, c'est que soupirer et rougir tout ensemble c'est signe d'amour, c'est le commencement du coup de marteau. Comme les autres n'osent se familiariser avec toi et se tiennent sur la réserve, celui qui doit t'avoir cette nuit-là commencera de se donner à croire que tu es malade de lui, et d'autant plus s'en persuadera-t-il que tu le persécuteras davantage de tes regards. En conversant avec toi, il t'attirera petit à petit dans un coin et, à l'aide des plus tendres paroles, des plus gracieuses qu'il trouvera, il t'amènera aux folâtreries; c'est là qu'il s'agira pour toi de répondre à propos, et, d'une voix suave, de tâcher de dire quelques mots qui ne sentent pas le bordel. A ce moment, la société qui sera en train de badiner avec moi se rapprochera de toi, comme autant de couleuvres qui se glissent dans l'herbe, et l'un te dira ceci, l'autre cela, par plaisanterie; toi, garde ton sang-froid et, soit que tu parles, soit que tu te taises, arrange-toi de sorte que la conversation ou le silence paraissent aussi agréables l'un que l'autre, dans ta bouche. S'il t'arrive de te tourner vers celui-ci ou vers[Pg 9] celui-là, fixe-le sans lasciveté, regarde-le comme regardent les moines les chastes religieuses, c'est l'ami qui t'offre le souper et le gîte, c'est lui seulement que tu régaleras d'œillades affamées et de paroles attractives. S'il te plaît de rire, ne va pas élever putanesquement la voix, en élargissant la mâchoire de façon à montrer ce que tu as au fond de la gorge, ris de telle sorte qu'aucun des traits de ton visage ne s'enlaidisse; bien mieux, embellis-les d'un sourire, d'un clignement de l'œil, et laisse-toi plutôt arracher une dent qu'un vilain mot; ne jure ni par Dieu, ni par les saints; ne t'obstine pas à soutenir: Cela ne s'est point passé comme ça; ne t'irrite pas, quoi que puisse te dire un de ceux dont c'est le bonheur de taquiner celles de ta condition. Toute fille qui fait chaque jour nouvelles épousailles doit s'habiller plutôt d'agrément que de velours et se montrer une princesse dans ses moindres actes. Lorsqu'on t'appellera au souper, quoique tu doives toujours être la première à te laver les mains et à te mettre à table, fais-le-toi dire plus d'une fois: rien ne vous rehausse comme la modestie.

Pippa.—J'y ferai attention.

Nanna.—A la salade, ne va pas te jeter dessus comme les vaches sur le fourrage; fais de toutes petites, petites bouchées, et presque sans te graisser le bout des doigts, porte-les à ta bouche, que tu ne pencheras pas, comme pour avaler les viandes jusque sur l'assiette, ainsi que maintes fois je le vois faire à des malapprises. Tiens-toi avec majesté, allonge la main gracieusement; pour demander à boire, fais un signe de tête et, si les carafes sont sur la table, sers-toi toute seule; ne remplis pas ton verre jusqu'au bord, dépasses-en à peine la moitié, puis porte-le gentiment à tes lèvres et ne bois jamais tout.

Pippa.—Et si j'ai grand'soif?

Nanna.—Bois peu, quand même, pour ne pas t'attirer le renom de goulue et de soularde. Ne mâche pas chaque morceau la bouche ouverte, en ruminant fastidieusement et salaudement; fais en sorte qu'à peine il semble que tu[Pg 10] manges; tout le long du souper, parle le moins que tu pourras et à moins qu'on ne t'en prie; tâche que le bavardage ne provienne pas de toi. Si celui qui découpe à la table où tu es t'offre une aile, un devant de chapon ou de perdrix, accepte-le avec une révérence, tout en jetant un coup d'œil à ton amant, avec un geste qui lui demande la permission sans la lui demander. Fini de manger, ne va pas roter, pour l'amour de Dieu!

Pippa.—Qu'arriverait-il, s'il m'en échappait un?

Nanna.—Oh! pouah! Tu donnerais mal au cœur, non seulement aux salops, mais à la saloperie en personne.

Pippa.—Si j'observe tout ce que vous m'avez enseigné et d'autres choses encore, qu'en sera-t-il?

Nanna.—Il en sera que tu acquerras le renom de la plus discrète et de la plus gracieuse courtisane qui vive et que chacun dira, en te comparant aux autres: «Soyez tranquilles, mieux vaut l'ombre des vieilles savates de la signora Pippa qu'une telle ou telle, chaussée et vêtue.» Ceux qui te connaîtront resteront tes esclaves, iront partout prêcher tes perfections et tu en seras plus recherchée que ne sont évitées celles qui ont des manières de rôdeuses et de gourgandines. Pense si je me rengorgerai.

Pippa.—Que dois-je faire quand nous aurons soupé?

Nanna.—Entretiens-toi un moment avec celui qui sera près de toi, sans jamais te lever d'à côté de ton amant. L'heure de dormir venue, tu me laisseras m'en retourner à la maison; puis, après avoir dit respectueusement: «Bonsoir à Vos Seigneuries», garde-toi mieux que du feu d'être aperçue ou entendue pisser, te lâcher le ventre, prendre un mouchoir pour te nettoyer: ces choses-là feraient vomir des poulets, qui pourtant becquètent toute espèce de crottin. Quand tu seras dans la chambre, la porte fermée, cherche pourtant si tu vois quelque essuie-main, quelque coiffe qui te plaise, et, sans rien demander, trouve à ta convenance essuie-main et coiffe.

Pippa.—A quelle fin?

[Pg 11]

Nanna.—Afin que le chien, qui est bien attaché à sa chienne, t'offre l'un ou l'autre.

Pippa.—Et s'il me les offre?

Nanna.—Applique-lui un baiser, avec un petit coup de langue, et accepte.

Pippa.—Ce sera chose faite.

Nanna.—Pendant qu'il se couchera au galop, déshabille-toi tout doucement, tout doucement, et marmotte en toi-même quelques paroles entremêlées de certains soupirs. Cela le forcera à te demander, quand tu entreras au lit: «Qu'avez-vous donc à soupirer, mon âme?» Alors, pousses-en un autre à te démantibuler et réponds: «Votre Seigneurie m'a ensorcelée!» En lui disant cela, embrasse-le serré, baise-le, rebaise-le, puis fais le signe de la croix, comme si tu avais oublié de le faire en te couchant; si tu ne veux pas dire de prière ni quoi que ce soit, remue un peu les lèvres, de façon à paraître les dire: il faut être bien élevée jusqu'au bout. Pendant ce temps-là, le scélérat, qui t'attendait au lit comme un homme qui a un appétit d'enragé et qui s'est mis à table avant même qu'on ait posé dessus le pain et le vin, s'aventurera à te peloter les tétons, il plongera toute sa figure dedans, comme s'il voulait les boire; il te parcourra tout le corps, puis descendra peu à peu sa main sur la guenuche, et après lui avoir donné quelques petites tapes, il te pelotera les cuisses; mais les fesses sont une véritable calamité: elles attirent à elles la main, te dis-je, et lorsqu'il les aura festoyées tant soit peu, il essayera de te tâter, en te glissant son genou entre les jambes, pour voir si tu te tourneras, sans oser toutefois te demander cela dès la première rencontre. Tiens-toi ferme, et suppose qu'il se mette à miauler, à faire l'enfant, à vouloir prendre des façons étranges, ne lui tourne pas le dos.

Pippa.—Et s'il m'y force?

Nanna.—On ne fait rien de force à personne, petite folle.

Pippa.—Mais qu'importe que je le laisse me faire cela par devant ou par derrière?

[Pg 12]

Nanna.—Écervelée, tu parles vraiment là comme une sotte que tu es! Dis-moi, qui est-ce qui vaut le plus, d'un Jules ou d'un ducat?

Pippa.—Je vous comprends; l'argent vaut moins que l'or.

Nanna.—Tu l'as dit. Mais maintenant je songe au bon coup à faire.

Pippa.—Enseignez-le-moi.

Nanna.—Il est beau, on ne peut plus beau.

Pippa.—Oh! dites, maman.

Nanna.—Si cependant notre homme insiste et te fourre entre les cuisses sa jambe gauche, pour te tourner à sa façon, tâte bien s'il a quelque petite chaîne au cou, quelque bague au doigt, et tandis que le goulu tourne autour de toi, poussé par la tentation que lui donne l'odeur du rôti, vois s'il se les laisse enlever; s'il veut bien, laisse-le faire; une fois dévalisé de ses bijoux, tu lui joueras le tour adroitement; sinon, dis-lui d'un air dégagé: «Comment, Votre Seigneurie s'aventure ainsi par derrière à de telles cochonneries?» Le mot lâché, il s'y prendra avec toi de la bonne façon et quand il sera sur toi, fais ton devoir, Pippa, fais-le; vois-tu, les caresses par lesquelles on aide les bons jouteurs à finir sont leur propre ruine, et leur procurer des douceurs, c'est les assassiner. Et puis, une putain qui fait bien ça est comme un mercier qui vend à haut prix sa marchandise. On ne peut mieux comparer qu'à une boutique de mercier les badinages, les jeux, les caresses que débite une rusée putain.

Pippa.—Quelles drôles de comparaisons vous faites!

Nanna.—Voici un mercier; il a des aiguillettes, des miroirs, des gants, des chapelets, des rubans, des dés à coudre, des épingles, des aiguilles, des ceintures, des bonnets, des galons, des savons, des huiles de senteur, de la poudre de Chypre, de faux chignons et cent mille espèces de choses. De même une putain a dans son magasin de douces paroles, des sourires, des baisers, des œillades. Mais[Pg 13] ce n'est rien que cela: elle a dans ses mains et dans sa châtaigne les rubis, les perles, les diamants, les émeraudes et toute l'harmonie des mondes.

Pippa.—Comment cela?

Nanna.—Comment, hein? Il n'y en a pas un qui ne touche le ciel du bout du doigt quand sa bonne amie, qu'il aime tant, au moment qu'il lui glisse la langue entre les lèvres, lui empoigne le machin et, le serrant à deux ou trois reprises entre ses doigts, le force à se redresser; dès qu'il se redresse, elle lui administre une petite secouée, puis le laisse en plan. Après être ainsi restée un tout petit peu, elle te prend les sonnettes dans le creux de la main et les chatouille voluptueusement; puis elle te tapote les fesses, te gratte entre les poils et recommence à te le taquiner, si bien que le concombre, mis en belle humeur, ressemble à quelqu'un qui a bien envie de vomir et qui ne peut pas. Notre galant, sous ces caresses, se prélasse comme un abbé et ne troquerait pas sa béatitude contre celle d'un cochon qu'on gratte; quand il se voit chevauché par celle qu'il comptait chevaucher lui-même, il tombe en pâmoison comme un homme qui achève.

Pippa.—Qu'entends-je?

Nanna.—Écoute et apprends à vendre tes marchandises. Sur ma foi, Pippa, si une femme, que grimpe son amoureux, fait seulement une parcelle de ce que je t'enseigne, elle est apte à lui tirer l'argent des grègues avec plus d'adresse encore que les dés et les cartes ne le tirent de celles des joueurs.

Pippa.—Je vous crois.

Nanna.—Tiens-le pour certain.

Pippa.—Vous voulez que je fasse ce que vous venez de dire avec celui chez qui je serai?

Nanna.—Oui, fais-le.

Pippa.—Comment m'y prendre, s'il est sur moi?

Nanna.—Il manque bien de moyens de le jeter à bas!

Pippa.—Montrez-m'en un.

[Pg 14]

Nanna.—Le voici. Pendant qu'il te foule, mets-toi à pleurnicher, deviens soucieuse, ne fais pas un mouvement, ne prononce pas une parole. S'il te demande ce que tu as, contente-toi de grogner; il sera bien forcé de s'arrêter et de dire: «Mon cœur, vous fais-je mal? Avez-vous déplaisir du plaisir que je prends?» Toi, tu lui réponds: «Mon vieux petit chéri, je voudrais...» Arrête-toi là. Il te demandera: «Quoi donc?» Alors, fais la chatte qui miaule; enfin, moitié de bouche, moitié par signes, tu lui donneras à entendre que tu veux courir une lance à la Jeannette.

Pippa.—A cette heure, faites compte que je sois déjà où vous dites.

Nanna.—Si tu es en imagination en train de faire ce que je voudrais que tu fisses, arrange-toi bien à ton aise et, une fois installée, entoure-lui le cou de tes bras, applique-lui dix baisers à la file, et après que tu lui auras empoigné son pilon dans la main, serre-le si fort qu'il achève de se mettre en fureur; quand il sera tout feu et flammes, plante-le-toi dans le mitan et pousse-toi sur lui de toutes tes forces; là, arrête-toi, immobile, et baise l'homme amoureusement. Après être un peu restée ainsi en suspens, tu soupires, comme au comble de la jouissance, et lui dis: «Si j'achève, achèverez-vous?» L'étalon te répondra, d'une voix envitaillée: «Oui, mon espérance!» Toi, pas autrement que si son esprit était l'essieu et ta marjolaine la roue, à l'endroit où le moyeu la fait tourner, commence à te trémousser; si tu vois qu'il est sur le point de finir, arrête-toi en disant: «Pas encore, ma vie», et lui fourrant ta langue à pleine bouche, en ayant bien soin de ne pas ôter la clef de la serrure, pousse, recule, reviens dessus, doucement, fort, vas-y d'estoc et de taille, et touche le clavier en vraie Paladine. Pour abréger, je voudrais qu'en faisant cette besogne tu aies de ces balancements de corps que prennent ceux qui jouent à la paume, quand ils ont la balle en main: ils s'escriment avec art et, faisant mine de vouloir courir par-ci par-là, se dérobent si à propos que, sans être aucunement[Pg 15] empêchés par l'adversaire, ils lancent le coup comme il leur plaît.

Pippa.—Vous m'instruisez dans l'honnêteté d'abord, puis dans la déshonnêteté à ventre déboutonné!

Nanna.—Et je ne sors pas de mes gonds, pas du tout; je veux que tu sois aussi putain au lit qu'honnête femme partout ailleurs. Tâche qu'il ne se puisse imaginer de caresses que tu ne fasses à qui couche avec toi; sois toujours aux aguets pour le gratter où cela le démange. Ah! ah! ah!

Pippa.—De quoi riez-vous?

Nanna.—Je ris de l'excuse qu'ont trouvée ceux à qui la queue ne peut pas se dresser.

Pippa.—Quelle excuse?

Nanna.—Ils s'en prennent au trop d'amour et, bien sûr, bien sûr que si cette excuse n'existait pas, ils resteraient plus embarrassés que ne le sont les médecins quand le malade à qui ils demandent s'il va du corps leur répond que oui; ils ne savent plus alors quel remède donner et se trouvent tout penauds. C'est comme ces vieux qui, une fois grimpés sur vous, ne peuvent payer que de courbettes et de sornettes.

Pippa.—Justement, je voulais vous demander comment il faudra me gouverner sous quelque baveux, lâcheur de pets, qui puera autant devant que derrière; de quelle façon je devrai me laisser fatiguer à l'avoir toute une nuit sur le dos. Ma cousine me raconte que la je ne sais plus qui faillit trépasser en telle occurrence.

Nanna.—Ma petite, la suavité des écus ne laisse arriver jusqu'au nez ni la putridité des haleines, ni la puanteur des pieds, et il est bien pire de recevoir des camouflets que de sentir l'odeur des latrines dans la bouche d'un homme qui fait de la dépense; ceux-là vous achètent au poids de l'or la complaisance qu'on a pour les défauts. Écoute-moi bien; je vais t'indiquer la manière de te comporter avec toutes espèces de musico musicorum; si tu peux te plier aux humeurs[Pg 16] des gens et les endurer avec patience, tu seras plus maîtresse de tout ce qu'ils ont que nous ne sommes moi à toi, et toi à moi.

Pippa.—Éclairez-moi un peu au sujet de ces vieux-là.

Nanna.—Te voici à souper avec de ces libidineux qui ont bonne volonté, mais tristes jambes. Pippa, les mets sont ici à profusion, les vins à discrétion, les hâbleries comme chez les grands seigneurs, et qui entendrait parler ces vantards dirait: «Voilà des gens qui doivent faire quinze milles à l'heure.» Si leur vaillance au lit égalait celle dont ils font preuve à l'encontre des faisans et du malvoisie, ils pourraient conchier Roland. Oui, s'ils contentaient leurs maîtresses, en les enfilant, comme ils les bourrent de friands morceaux à table, quel bonheur pour elles! Les entêtés, les acharnés comptent sur le poivre, sur les truffes, sur les cardons, sur certains électuaires brûlants qui proviennent de France et s'en empiffrent plus que ne s'empiffrent de raisins les paysans. Parce qu'ils engloutissent les huîtres sans les mâcher, ils s'imaginent pouvoir faire merveille! A ces soupers-là, tu peux manger quasi sans cérémonie.

Pippa.—Pourquoi?

Nanna.—Parce que leur bonheur est de t'empâter comme on empâte les bambins. Ils prennent plus de plaisir à vous voir manger en affamé que n'en a un cheval d'entendre siffler le valet qui le mène à l'abreuvoir. Et puis les vieux détestent les façons de jeunes mariées.

Pippa.—Alors, quand je mangerai chez eux, je pourrai rendre leurs petites bouchées aux continences ci-dessus dites?

Nanna.—Par la croix de Dieu! tu me saisis, et si tu vas de bien en mieux, les autres filles resteront avec la mine du prêtre en face de maigres offrandes. J'oubliais de t'en avertir: il ne faudra pas te nettoyer les dents avec la serviette, ni te les rincer à l'eau fraîche aussitôt que tu auras soupé avec des vieux, comme tu devras le faire en soupant[Pg 17] avec des jeunes gens. Ils seraient capables de s'en formaliser et de se dire en eux-mêmes: «Avec ses dents, elle se moque des nôtres, qui nous branlent dans la bouche, collées avec de la cire.»

Pippa.—J'entends me les nettoyer, tant pis pour eux!

Nanna.—Prends garde!...

Pippa.—Allons! je ne les nettoyerai pas.

Nanna.—Tu peux tout de même te les curer proprement avec un brin de romarin, mais en cachette.

Pippa.—Venons-en au moment de se coucher avec eux.

Nanna.—Ah! ah! ah! Je ne puis m'empêcher de rire, parce qu'il leur faudra d'abord avoir la précaution d'aller au retrait (je t'ai prévenue de t'en bien garder, toi). Oh! que de vesses, que de pétarades ils lâchent! Soufflets de forgerons ne soufflent pas si ferme. Et pendant qu'en se tordant le museau ils s'efforcent de pousser des bondons, ils tiennent à la main un cornet de réglisse pour apaiser la toux qui les crucifie. La vérité, c'est qu'une fois déshabillés en pourpoints, ils sont appétissants à voir; ils se ressouviennent de leur jeune temps, comme des sarments verts les ânons et les ânesses, et se trouvent en appétit avec plus de ferveur que jamais. En serrant la nymphe entre leurs bras, je ne saurais te dire de combien de douceurs ils la cajolent; ces babillages dont se servent les nourrices avec leurs poupons, qui n'y comprennent rien, sont leurs sucreries à eux; ils te mettent l'épervier au poing, te sucent les tétons, te montent à califourchon sur le dos et te font tourner par-ci, caracoler par-là. Toi, en les chatouillant sous les bras, autour des reins, glisse la main où tu sais: quand tu l'as réveillée, empoigne-la, secoue-la si gentiment qu'elle finisse par lever la tête tant bien que mal.

Pippa.—Quoi! celles des vieux aussi lèvent arrogamment la tête?

Nanna.—Quelquefois, mais elles la baissent bien vite. Si tu avais vu ton père (bénie soit sa mémoire), lorsque dans sa dernière maladie il s'efforçait de se soulever pour[Pg 18] s'asseoir sur le lit et retombait aussitôt tout de son long, tu aurais vu celle de ces vieux-là; elles sont de la nature des lombrics, qui rentrent en eux-mêmes et s'allongent pour cheminer.

Pippa.—Maman, vous m'avez enseigné ce que je dois faire à califourchon sur l'homme, et toutes les petites façons de circonstance, mais non comment il me faudra achever.

Nanna.—N'en dis pas plus, je te tiens au bout de ma ligne, et il me vient un tel orgueil de te voir si attentive, que j'en suis in cymbalis. Je retourne donc en arrière; tu veux que je te dise à quoi devront aboutir ces chatteries que tu auras faites, à califourchon sur le fouteur, pour parler suivant l'usage?

Pippa.—Vous l'avez pris par le toupet.

Nanna.—Ne te souviens-tu point, Pippa, de ce que fait le Zoppino, quand il débite sur l'estrade la légende de Campriano?

Pippa.—Je me rappelle ce Zoppino que tout le monde court entendre, quand il chante sur les planches.

Nanna.—C'est celui-là même. Te souviens-tu comme tu riais lorsque nous étions chez Piero, mon compère, et que tu allais l'écouter avec sa Luchina et sa Luciette?

Pippa.—Oui, madonna.

Nanna.—Tu sais que le Zoppino contait comment Campriano, après avoir introduit des liards pour une somme de trois livres dans le trou du cul de son âne, le conduisit à Sienne et se le fit acheter cent ducats par deux marchands à qui il donnait à entendre que cet âne chiait de la monnaie?

Pippa.—Ah! ah! ah!

Nanna.—Il poursuivait l'histoire jusqu'à la moitié; puis lorsqu'il avait bien amorcé la foule, il retournait sa veste et, avant d'achever, voulait vendre toutes sortes de drogues.

Pippa.—Je ne saisis pas...

Nanna.—Sais-tu, bâton de ma vieillesse, ce qui t'arrivera souvent, si tu me laisses finir de t'endoctriner?

[Pg 19]

Pippa.—Quoi?

Nanna.—Ce qui arrive à un homme qui en regarde un autre plonger, en nageant sous l'eau: toujours il le voit reparaître en quelque endroit auquel il ne songeait point. Je te le dis, lorsque tu l'auras mis en humeur, avec de gentilles façons, et qu'il sera tout près de cracher le limaçon sans coquille, arrête-toi en t'écriant: «Je ne puis plus!» Et qu'il ait beau supplier, répète: «Plus ne puis!»

Pippa.—Et je dirais bien encore: «Je ne veux plus!»

Nanna.—Dis-le, alors; parce qu'aussitôt il entrera dans la frénésie d'un homme qui brûle de soif, au milieu d'une fièvre dont il est en ébullition, et qui se voit arracher des mains un seau d'eau fraîche que la compassion de son valet venait de tirer du puits et de lui apporter vite, vite. Dès que tu feras mine de descendre de cheval, il te promettra des merveilles; toi, refuse. Alors, il se jettera sur sa bourse et te donnera tout ce qu'il y a dedans, pendant que, feignant de ne pas vouloir accepter, tu tendras la main pour recevoir. Vois-tu, dire: «Je ne veux pas, je ne puis pas», au plus beau moment de l'affaire, c'est la recette que vendait le Zoppino, lorsqu'il laissait à sec l'assistance qui se pâmait, en lui coupant en deux l'histoire de Campriano.

Pippa.—Le bec est fait à l'oie[4]; retournons maintenant au vieux.

Nanna.—Au vieux qui, suant et soufflant plus que ne sue et ne souffle un pauvre homme à qui le cul fait lapp! lapp! te harassera toute du désir qu'il a de faire et ne fera rien: force est de le câliner un peu. Allonge ton visage sur sa poitrine et dis-lui: «Qui est votre mignonne? Qui est votre enfant? Qui est votre fille? Papa, mon papa, petit papa, ne suis-je pas votre coucou?» Gratte-lui toutes les croûtes, toutes les rides que tu lui trouveras et dis-lui: «Dodo! dodo!» Chante-lui encore quelque chansonnette à[Pg 20] mi-voix et traite-le comme un marmot. Je suis sûre qu'il prendra des airs de poupon et t'appellera sa maman, sa petite maman, sa bonne petite maman. Sur ce coup de temps, attaque-le ferme et tâte si l'escarcelle est sous le traversin; si elle y est, n'en laisse pas un dedans. Si elle n'y est pas, fais qu'elle s'y trouve. Il faut user de ce stratagème, parce que ces ladres-là vous alambiquent un denier quatre heures durant hors du moment où ils se divertissent; s'ils te promettent des robes, des colliers, ne les lâche pas avant que le cadeau ne soit bien en règle. Après, soit avec le doigt, soit avec ce qu'ils pourront, qu'ils te le fassent à l'endroit ou à l'envers, je ne t'en donnerais pas une pistache.

Pippa.—N'ayez pas peur.

Nanna.—Écoute encore: ils sont jaloux, sujets à monter sur leurs grands chevaux et ils ont les mains aussi promptes que la langue aux brutalités. Mais si tu sais les amadouer, outre que les cadeaux te pleuvront, tu prendras d'eux un amusement de l'autre monde. Il me semble d'ici en voir un, plus cassé que le bisaïeul de l'Antéchrist, en culotte et en pourpoint de brocart tout tailladé, sa toque de velours ornée d'une plume, couverts de ferrets, d'aiguillettes, une pointe de diamant au milieu de sa médaille d'or, avec sa barbe d'argent de coupelle, les jambes et les mains tremblotantes, la figure pleine de rides, s'acheminer en branlant, passer et repasser toute une journée devant la maison, sifflant, grommelant, ronronnant comme des chats au mois de janvier, et je me compisse de rire en dessous, rien que de penser à une bonne farce qui referait le millésime.

Pippa.—Dites-la-moi.

Nanna.—Un madré charlatan lui fit accroire qu'il possédait une teinture pour la barbe et les cheveux, si noire que les diables étaient blancs en comparaison; mais il la voulait vendre si cher que l'autre fut des jours et des jours avant de lui prêter l'oreille. A la fin des fins, s'avisant que sa tête de poireau et sa barbe d'étoupe lui rognaient bonne part de réputation en amour, il compta vingt-cinq ducats de[Pg 21] Venise au charlatan qui, soit pour le bafouer, soit pour l'attraper, lui rendit les cheveux et la barbe du plus beau bleu turquin dont on ait jamais peint la queue d'un cheval barbe ou d'un cheval turc; de sorte qu'il fallut le raser jusqu'à la couenne. On en fit des fables dans le public; on en rit encore.

Pippa.—Ah! ah! ah! Je crois le voir. Le vieux fou! S'il m'en tombe un entre les griffes, je veux qu'il soit mon bouffon.

Nanna.—Tout au contraire! Ne te gausse pas de lui, sous n'importe quel prétexte, et surtout s'il y a du monde, parce qu'on doit toujours révérer la vieillesse. Tu serais tenue pour une vilaine, une scélérate, d'oser bafouer un tel personnage. Je veux que tu feignes de le porter dans ton cœur et que tu fasses la révérence à la moindre parole qu'il te dira. Il en résultera que d'autres vieux se rajeuniront à t'aimer et, si tu veux en rire tout à ton aise, que ce soit entre nous.

Pippa.—C'est ce que je ferai, si cependant ce n'est pas mal.

Nanna.—Parlons maintenant des seigneurs.

Pippa.—Oui, parlons-en.

Nanna.—Voici un seigneur qui veut t'avoir; je t'y envoie ou tu y vas, n'importe. Ici, il te faudra donner du bon, parce que les seigneurs sont habitués aux grandes dames et qu'ils se nourrissent plus de conversations et de bavardages que d'autre chose. Sache causer, réponds à propos; ne va pas sauter de l'échalas sur la branche: sa seigneurie, ses laquais eux-mêmes te feraient des grimaces par derrière. Ne te tiens pas là comme une sotte ou comme une coquette, mais posément. Si l'on fait de la musique ou si l'on chante, prête l'oreille aux instruments et aux voix et sache faire l'éloge des musiciens et des chanteurs, bien que tu n'y trouves aucun plaisir et que tu n'y entendes rien. S'il y a là quelque lettré, aborde-le d'un air gracieux et[Pg 22] montre que tu les apprécies encore mieux, le dirai-je? encore mieux que le maître de la maison.

Pippa.—Dans quel but?

Nanna.—Dans un but excellent.

Pippa.—Voyons.

Nanna.—Parce qu'il ne te manquerait plus que cela, que tel ou tel fît des livres contre toi et qu'on répandît partout sur toi de ces vilaines choses qu'ils savent inventer contre les femmes. Tu serais bien avancée si l'on venait à imprimer ta vie, comme je ne sais quel désœuvré s'est amusé à imprimer la mienne: il manquait bien de putains de pire sorte que moi! S'il avait eu à divulguer les déportements de je sais bien qui je veux dire, le soleil en aurait pâli, et que de clameurs se sont élevées à propos de moi! L'un veut reprendre ce que j'ai dit des religieuses[5] et s'écrie: «Elle en a menti d'un bout à l'autre», oubliant que je racontais leurs histoires à l'Antonia pour la faire rire et non pour médire d'elles, comme j'aurais bien pu; mais le monde est changé, et il n'y a plus moyen ici de vivre pour quelqu'un qui a de l'expérience.

Pippa.—Ne vous mettez point en colère.

Nanna.—Regarde, Pippa; j'ai été religieuse; j'en suis sortie parce que j'en suis sortie, et si j'avais voulu révéler à l'Antonia comment elles se marient et appellent leur moine «mon bel ami», tandis que le moine appelle sa religieuse «ma belle amie», j'aurais très bien su le dire. Rien qu'à raconter les propos que ces pleins de soupe tiennent à leurs belles amies, lorsqu'en revenant de prêcher n'importe où ils font reculer de peur les stigmates... Je sais bien ce qu'ils font avec les veuves qui les entretiennent de chemises, de mouchoirs, de bons dîners; je connais leurs badinages et leurs tripotages. C'était sans doute quelque grande dame,[Pg 23] la maîtresse de celui qui, au moment où il se démenait en chaire comme un dragon et mettait tous les assistants parmi les damnés, laissa tomber dans la foule, qui l'écoutait la bouche ouverte, son bonnet qu'il tenait dans sa manche. On vit alors les broderies qu'il cachait; en dedans, au fond, il y avait un cœur de soie, couleur chair, brûlant au milieu d'un feu de soie rouge, et sur le bord, tout autour, on lisait, en lettres noires: «L'amour veut de la fidélité; l'âne des coups de bâton.» L'assistance, qui en éclata de rire, garda ce bonnet comme une relique. Pour ce qui est des peintures de sainte Nafisse et de Mazet de Lamporecchio, ce sont des inventions; au lieu de ces peintures, vrai, on voit, pendus au mur, des cilices, des disciplines à pointes de fer, des étrilles à dents pointues, des sandales munies de leurs courroies, des raves, en témoignage des jeûnes que ne font pas les religieuses, des gobelets de bois dans lesquels on mesure l'eau à celles qui pratiquent l'abstinence, des têtes de mort qui font penser au trépas, des ceps, des cordes, des menottes, des fouets, toutes choses propres à épouvanter la sœur qui les regarde et non celles qui pèchent, ni qui vous les ont pendues là.

Pippa.—Est-ce possible qu'il y ait tant d'affaires?

Nanna.—Il y en a encore bien d'autres dont je ne me souviens plus. Mais qu'aurait dit quelqu'une de ces ignorantines, de ces flaire-étrons, si j'avais divulgué de quelle manière la maîtresse des novices s'aperçoit que sœur Crescentia ou sœur Gaudentia s'est fait couvrir par le chien? Garces de crottes de sbires! fussiez-vous fouettées, puisque vous osez trouver à redire même au langage de qui vous mènerait à l'école.

Pippa.—Quoi! ne peut-on pas au moins parler à sa façon?

Nanna.—Puissent-elles étouffer les drôlesses qui ne savent que blâmer ce que l'on dit à la mode de son pays et amenuiser leurs expressions comme on émince un radis noir. Je t'en supplie, mon enfant, n'abandonne pas le lan[Pg 24]gage que t'a enseigné ta maman, laisse les «in cotal guisa» et les «tantosto»[6] aux madrema, et donne-leur partie gagnée lorsque, usant de termes nouveaux et profonds, elles disent: «Allez, que les cieux vous soient propices, et que les heures vous soient prochaines!», pour mépriser celles qui parlent à la bonne franquette, qui disent: «Vaccio, a buonotta, mô, mô, testé, testé, alitare, accorhuomo, raita, riminio, aguluppa, sciabordo, zampilla, cupo, buio[7]», et se servent de cent mille autres locutions exemptes de recherches.

Pippa.—Les corneilles!

Nanna.—Tu les as baptisées on ne peut mieux, puisqu'elles veulent que l'on dise tosto et non presto[8], immole et non immacero[9]; si tu leur demandes pourquoi, elles te répondent que porta et reca[10] ne sont pas de règle, de sorte qu'il y a maintenant péril à ouvrir la bouche. Mais moi qui suis moi, je parle comme bon me semble, sans me gonfler les joues en crachant de la saumure; je marche sur mes pieds et non sur ceux de la grue; je dis les mots tels qu'ils me viennent et je ne les arrache pas de ma gorge avec une fourchette. Les mots sont des mots et non des confitures; quand je parle, je ressemble à une femme et non à une pie. Voilà pourquoi la Nanna est la Nanna, tandis que cette engeance qui va foirant des verbi gratia et reluquant sur un œuf le poil qui ne s'y trouve point n'a pas seulement assez de crédit pour s'en couvrir le cul. A la fin des fins, qui blâme tout sans rien produire ne fait pas aller son nom au delà des tavernes, et j'ai fait trotter le mien jusqu'en Turquie. Donc, pécores, je veux ourdir et tisser mes[Pg 25] toiles à mon idée, parce que je sais où trouver l'écheveau pour achever les rangs commencés, et que je possède pas mal de pelotes de fil pour coudre et recoudre déchirures et morceaux.

Pippa.—Les sottes s'en vont agacer la fourmilière! Elles se gonfleront à crever si nous leur faisons la figure en plein visage, puisqu'elles se moquent de notre parler.

Nanna.—Nous la leur ferons pour sûr. A ce propos, une sybille, une fée, une Beffana[11] qui enseigne à babiller aux perroquets, me demandait pas plus tard qu'avant-hier ce que veulent dire: anfanare, trasandare, aschio, ghiribizzo, meriggie, transecolo, mezzamoscia, sdrucciala et razzola[12], et pendant que je lui expliquais les chiffres, elle allait écrivaillant; maintenant elle en fait sa belle, comme si c'était de sa farine. Mais moi qui ne demande qu'à vivoter, je n'en ai cure et ne m'inquiète si covelle est plus malappris que nulla.

Pippa.—Ne baguenaudez pas davantage avec ces vétilleuses; ma cervelle s'embrouille, à la fin, et je vais oublier tout ce qui importe à mon affaire.

Nanna.—Tu as raison. La colère où me mettent les Alfanes qui veulent vous guetter au piège, qui font des salades et des sauces piquantes de mots décharnés, et avec l'obstination des poux et des morpions, n'en veulent pas démordre, m'a fait sortir de l'emblavure. Mais je m'en souviens très bien: j'étais à te dire comment tu devais choyer les lettrés que le plus souvent on rencontre à la table des seigneurs.

Pippa.—C'est ce que vous me disiez justement.

[Pg 26]

Nanna.—Fais-leur bon visage, entretiens-toi avec eux, et pour montrer que tu prises les talents, demande-leur un sonnet, un estrambot, un capitolo ou quelque semblable bêtise. Quand ils te l'offriront, embrasse-les, remercie-les tout comme si c'étaient des joujoux que tu recevais là. Chaque fois qu'ils viendront frapper à ta porte, ouvre-leur toujours; ce sont gens discrets: s'ils te voient occupée, ils s'en iront sans plus d'embarras et te reviendront te faire la cour dès que les autres seront expédiés.

Pippa.—Et si pourtant je n'avais pas envie de leur ouvrir, qu'est-ce qu'il en serait?

Nanna.—Tu en serais fustigée des plus cruelles vilenies qu'on ait ouïes jamais; parce que, en plus de leur humeur fantasque, qui travaille à chaque changement de lune, il y aurait le dépit qu'ils prendraient contre toi; donc, gare la jambe. Et puisque c'est l'ordinaire des femmes de ne jamais savoir coudre deux paroles ensemble, avant que d'en revenir au seigneur avec lequel tu seras, je veux te dire une petite gentillesse qui m'était sortie de l'idée, pendant que je te parlais des vieux.

Pippa.—Elle doit être bien drôle, puisque vous revenez en arrière pour me la dire.

Nanna.—Ah! ah! Je veux, Pippa, que des bonbons qui seront étalés sur la table, la nappe enlevée, tu en prennes cinq et que tu dises en les jetant en l'air: «S'ils font belle croix, mon vieux chéri mignon n'aime que moi toute seule; si la croix est de travers, il adore la une telle.» Pippa, si la croix réussit bien, lève les mains au ciel, puis, les bras tout grands ouverts, étreins le bonhomme de toutes tes forces et applique-lui un baiser avec autant de mignardises que tu sauras en imaginer: tu le verras tomber tout de son long comme un homme qui crève de chaud s'abat où souffle le moindre courant d'air. Supposé que la croix réussisse mal, laisse-toi échapper, si tu le peux, deux petites larmes accompagnées de deux coquins de soupirs, lève-toi de ta chaise et va près du feu que tu feras semblant d'attiser avec les pin[Pg 27]cettes, pour passer ta colère. Là-dessus, le coïon de bœuf viendra se pencher derrière ton dos avec des mines d'espiègle, et jurant par le corps, par le sang, que ma foi oui. Toi, une fois que vous serez dans la chambre à coucher, taquine-le jusqu'à ce qu'il te donne n'importe quoi, avant de faire la paix.

Pippa.—Je vous obéirai, maman.

Nanna.—Je n'ai pas d'autre espoir, ma fille. Te voici chez le seigneur, te voici chez ce vantard d'amour qui ne sait dire que: «La signora une telle, madame une telle, la duchesse, la reine et la merde» (qu'il l'ait dans le bec!) «m'a fait cadeau de ce ruban; telle autre m'a donné celui-ci.» Loue les rubans et montre-toi stupéfaite de ce que les belles dames de Tunis ne se fassent pas toutes baptiser pour s'appliquer sur le corps un tel personnage. Lorsqu'il en viendra aux prouesses qu'il a faites au siège de Florence ou au sac de Rome, approche-toi à l'oreille de ton voisin et dis-lui, de façon que l'imbécile l'entende:—«Oh! le galant seigneur! sa bonne mine me fait perdre la tête.» Il feindra de ne pas entendre et se pavanera de tout son être. Sache bien que celui qui n'use pas avec eux des mêmes finesses dont se servent les courtisans de mauvaises fortunes vis-à-vis des monsignors, lorsqu'ils mettent la sottise de leurs patrons au-dessous de toute hiérarchie, devient leur ennemi mortel.

Pippa.—Je l'ai entendu dire.

Nanna.—Flatteries et flagorneries sont la quéquette des grands, à ce que dit le monde; donc vide-moi tout ton sac, avec ces gens-là, si tu veux en tirer quelque chose: autrement, tu me reviendras à la maison la panse pleine, mais la bourse vide. Et même si leur amitié ne rapportait pas plus d'honneur qu'elle ne rapporte de profit, je te dirais de les fuir, par la raison qu'ils veulent être les seuls dont le couvert soit mis et, sous prétexte qu'ils sont des seigneurs, qu'on ne donne rien aux autres. Si tu n'accours pas, si tu ne leur ouvres pas, ils se moquent d'envoyer leurs estafiers faire du[Pg 28] tapage à la porte dans la rue, par la fenêtre et au nez de la servante, comme de cracher par terre. Ils ressemblent à ces chiens hargneux qui surviennent au moment qu'un tas de roquets donnent l'assaut à une chienne et qui, après avoir mis la bande en déroute rien qu'en montrant les dents ou à coups de crocs, tiennent toute la rue à eux seuls. Il n'y a pas de doute que ces manières-là fassent prendre la fuite à qui a peur de marcher sur leurs brisées et elles sont très bonnes pour celles qui préfèrent la fumée au rôti.

Pippa.—Dieu m'assiste, avec ces seigneurs!

Nanna.—Mais je veux t'enseigner un petit jeu qui, dussent les gredins en crever, leur coûtera bon. Lorsque Son Altesse commencera à se déshabiller pour aller au lit, prends-lui sa toque et mets-la sur ta tête, puis revêts-toi de son pourpoint et fais deux tours par la chambre. Le messire ne t'aura pas plus tôt vue métamorphosée de femme en homme, qu'il tombera sur toi comme sur le pain chaud, et ne pouvant attendre que tu sois au lit, il voudra te faire appuyer la tête au mur ou sur une caisse. Ce que j'ai à te dire, c'est que tu te laisses écarteler avant de consentir, s'il te donne la toque et le pourpoint, afin que tu puisses, par la suite, revenir le voir sous le costume qui plaît le mieux au seigneur.

Pippa.—La vache est à nous!

Nanna.—Sur toutes choses, étudie les flatteries et les flagorneries que je t'ai dites: ce sont les enjolivements de se maintenir en faveur. Les hommes veulent être trompés; encore bien qu'ils s'aperçoivent que tu leur en donnes à garder et qu'aussitôt partis tu te gausses d'eux, que tu t'en vantes même à tes chambrières, ils préfèrent les feintes caresses aux vraies sans exagérations. Ne sois jamais chiche de baisers, d'œillades, de sourires, de tendres paroles; tiens toujours sa main dans ta main, et de temps en temps mords-lui d'un coup de dents les lèvres, qu'il ne puisse s'empêcher de lâcher ce «Aïe!» si doux pour celui qui se sent meurtri[Pg 29] avec volupté. L'art des putains est de savoir tirer des carottes à messieurs les nigauds.

Pippa.—Vous ne le dites ni à une sourde, ni à une muette.

Nanna.—Je pense...

Pippa.—A quoi donc?

Nanna.—A moi, qui veux t'enseigner les moyens que tu dois prendre pour réussir où j'espère te voir un jour, et qui, en te les indiquant, mets sur la voie ceux qui auront affaire à toi. S'ils savent ce que je te dis, ils sauront également ne pas te croire quand tu emploieras tes artifices, et mes bons avis ressembleront à ces peintures qui fixent de tous les côtés ceux qui les regardent.

Pippa.—Qui voulez-vous qui les divulgue?

Nanna.—Cette chambre, ce lit que voici, les chaises où nous sommes assises, cette fenêtre que voilà, cette mouche qui veut me manger le nez, le diable l'emporte! Les seigneuries sont pleines de présomption: elles surpassent en importunités ces jaloux qui en deviennent à charge à eux-mêmes, avec tous les stratagèmes dont ils usent pour garder celle que rien ne peut garder quand elle est décidée à leur faire voir le tour. Avec un animal de ce poil, sache te gouverner prudemment et lui planter les cornes avant que d'en faire signe.

Approche-toi. Tu seras la bonne amie de quelqu'un dont prendra ombrage un particulier qui t'accommodera bien aussi, moins que le premier pourtant, mais qu'il te serait on ne peut plus préjudiciable de perdre. Ce particulier te défendra d'ouvrir à l'autre, de lui parler, d'accepter quoi que ce soit de lui. C'est là qu'il faudra employer serments diaboliques, mines effrontées, hochements de tête, éclats de voix, gestes de stupéfaction de ce qu'il puisse croire que tu lui préférais une telle pécore. Ajoute:—«Nous voilà frais, si l'on croit que je vais me jeter au nez de ce visage d'âne, de cette figure d'imbécile!» Exige toi-même qu'il te fasse surveiller, offre de payer les espions, puis reste enfermée et[Pg 30] tiens-toi tranquille. Si sa défiance ne diminue point, ne perds pas de temps, et ce que tu lui as soutiré, dépense-le en bombance avec le pauvre exilé; tu le feras entrer dès que l'autre sera sorti, ou bien sous prétexte de te faire apporter du bois, d'envoyer porter du pain au four. Si la frénésie du jaloux augmente, fais venir de nuit l'amoureux chez toi, cache-le dans la chambrette de ta servante, où tu tâcheras toujours de placer la chaise percée, pour tes petits besoins, et arrange-toi de façon à manger le soir quelque chose qui te dérange le ventre; tu fais alors semblant d'avoir la colique, tu t'échapperas d'à côté de l'autre en geignant lamentablement et tu vas retrouver celui qui, pour t'avoir attendue la flûte en main, te forgera deux clous d'une chaude. La douceur qui te chatouillera toute, à ce moment, te fera crier d'autres «Aïe! aïe!», d'autres «Je me meurs» et sur plus belle gamme que si tu avais le mal de matrice. L'office achevé, reviens près de ton homme déchargée de toute peine; cette recette-là, c'est le moyen de ménager la chèvre et les couilles, comme disait le dépensier de l'Armellino.

Pippa.—Je l'utiliserai.

Nanna.—Supposé que le jaloux en ait quelque vent, vite la main en l'air, pour jurer que non, et d'une mine assurée dis toujours: «Des bêtises!» S'il entre en fureur, humilie-toi jusqu'à crier: «Ainsi, vous me tenez pour une de ces espèces, hein? Si l'on vous a dit quelque chose, puis-je empêcher les langues? Si j'en avais voulu d'autres, je ne vous aurais pas pris, je n'aurais pas fais de moi une recluse, pour l'amour de vous»; et en clabaudant de la sorte, serre-toi contre lui le plus que tu pourras. Si les poings se mettent à entrer en branle, patience! Il ne tardera pas à payer les frais de médecin et de médecines. Toutes les caresses que tu lui auras faites pour le radoucir, il te les fera pour te reconsoler, et les «Pardonne-moi», les «J'ai eu tort de le croire» te chatouilleront si bien que tu redeviendras la belle et bonne amie. Gare que si tu confessais ta faute ou si[Pg 31] tu voulais te revenger de quatre coups de poing qui vont et viennent, tu ne sois en danger de le perdre ou de l'irriter si fort qu'il ne t'en résulterait rien de bon. Il est clair que le difficile c'est de garder des amants et non d'en faire.

Pippa.—Il n'y a pas de doute à cela.

Nanna.—Tourne la page. Tu en rencontreras un autre qui ne sera pas jaloux, quoique amoureux, en dépit de ceux qui ne croient pas que l'amour puisse exister sans jalousie. Pour les hommes taillés dans ce bois-là, il y a un électuaire dont on n'a qu'à faire prendre une ou deux lampées: on rendrait jaloux un bordel.

Pippa.—Quel électuaire?

Nanna.—Fais-toi écrire une petite lettre par quelqu'un à qui tu puisses te fier; celle-ci, par exemple, que j'ai autrefois apprise par cœur:

«Signora, je ne puis vous saluer, en tête de ma lettre, parce qu'il n'y a plus de salut pour moi. A l'heure que votre pitié daignera m'assigner et à l'endroit qui vous paraîtra le plus commode, je pourrai vous dire ce que je n'ose vous déclarer par écrit ni par message. C'est pourquoi je vous supplie, au nom de vos charmes divins, que la nature, avec le consentement de Dieu, a empruntés aux anges pour vous les donner, de vouloir permettre que je vous parle. J'ai à vous dire des choses qui vous rendront heureuse, et d'autant plus heureuse que j'obtiendrai plus vite l'audience que je sollicite à genoux. J'attends une réponse empreinte d'autant de grâce qu'il s'en irradie de votre gracieux visage. Si vous refusez de me l'octroyer, comme vous refusâtes les perles que je vous fis porter non en présent, mais en signe de bonne amitié, par..., etc., le fer, la corde ou le poison me délivrera de mes peines. Je baise les mains à votre illustre Seigneurie...», avec la suscription et la souscription que saura faire celui qui écrira la lettre, dans le cas que je t'explique.

Pippa.—Qu'aurai-je à en faire, la lettre une fois écrite?

Nanna.—Plie-la menu et glisse-la dans un gant que tu[Pg 32] laisseras tomber quelque part, comme à l'étourdie. L'homme qui met la jalousie sous ses semelles ne tardera pas à l'avoir en plein poumon. L'insouciant ramasse le gant et sent aussitôt le billet; dès qu'il le sentira, il le prendra et, se cachant d'un chacun, se retirera en quelque coin, seul, tout seul. A peine aura-t-il commencé à lire qu'il commencera à faire la grimace; et quand il en sera aux perles refusées, il soufflera comme un aspic; sa morgue lui tombera dans les talons et l'âme lui viendra aux dents, car j'imagine que le diable entre au corps de l'homme qui tout d'un coup butte contre un rival, et l'on ne pourrait dire quelle rage met sens dessus dessous celui qui jusqu'alors croyant ne pas avoir de compagnon au plat en voit surgir un qui lui met en grand danger tout le rôti. La facétieuse missive lue et relue, il la remettra où il l'a trouvée, c'est-à-dire dans le gant: toi, là-dessus, sois à l'épier par quelque fente ou par le trou de la serrure et, au bon moment, querelle la servante, dis-lui: «Où est mon gant, petite sotte? Où est-il, tête à l'évent?» Le dolent ne manquera pas de s'avancer; hausse le ton et dis: «Gueuse, coquine, tu seras cause de quelque scandale, et peut-être de ma ruine. Je crois bien que si elle lui tombe entre les mains, je ne pourrai jamais lui faire entrer dans la tête que je voulais la lui montrer et lui dire quel est celui qui m'adresse de telles sottises. Dieu sait si des perles ou des ducats ont le pouvoir de faire de moi la femme d'un autre!» L'englué, en entendant cela, calmera sa colère et, après avoir délibéré une minute, t'appellera en s'écriant: «Le voici! pas un mot de plus; je n'ai de confiance qu'en toi, j'ai lu tout et ce ne sont pas les perles qui te manqueront. Je t'en supplie, ne me dis pas le nom de celui qui te fait des offres si magnifiques, parce que peut-être bien, peut-être bien...» Il s'arrêtera là-dessus; tu lui répondras: «Je n'ai jamais voulu vous dire les ennuis que j'ai, les messages, les..., enfin, suffit! Je suis à vous, je veux toujours l'être, et quand je serai morte, je serai encore toute à vous.»

[Pg 33]

Pippa.—Dites-moi donc à quoi aboutira la trame.

Nanna.—A ce que le trouveur de la lettre n'aura plus de repos. Tout homme qu'il apercevra dans ta rue, il croira que c'est celui qui te l'a envoyée, ou son ruffian, et de peur de te laisser la moindre occasion d'accepter ses cadeaux, il ira tout de suite au-devant de ces Mantouans, pour ne pas dire de ces Ferrarais, qui, à peine descendus à l'auberge, s'en vont faire de l'œil à toutes, comme si les galons et les crevés qui déparent leurs pourpoints et leurs capes possédaient le privilège de les faire expédier «gratis», comme on dit au Palais. Pippa, si jamais des chats-huants de cette espèce te tombent entre les pinces, informe-toi bellement de l'époque où ils doivent s'en aller et calcule le temps de leur séjour d'après les bagues, les agrafes, les chaînes de cou, les dentelles et autres fanfreluches qu'ils ont sur le corps; parce que, pour ce qui est de leur argent, il n'y a aucun fondement à faire là-dessus, et comme par aventure jamais ne reviendront, tu n'as pas à t'inquiéter qu'ils te prisent ou te méprisent.

Pippa.—Je m'en moquerai pas mal; mais que savez-vous de leur argent?

Nanna.—Je sais qu'ils n'en apportent même pas assez pour s'en retourner dans leur pays. Si tu as affaire à eux, dévalise-les de ces colifichets dont je te parle; sinon, tu resteras les mains pleines de leurs compliments à l'ambre.

Pippa.—Si je tombe dans leur panneau, que je les paye de ma bourse!

Nanna.—Au cas que l'un d'eux couche avec toi, guigne de l'œil ce qu'il a de bon, sa chemise, sa coiffure de nuit, et le matin, avant qu'il se lève, fais venir une Juive avec une foule de babioles; quand tu les auras comparées avec ses mantouaneries, dis de les emporter ou brouille le paquet et jette tout à terre, mets-toi en colère contre toi-même, contre le bélître, et grommelle entre tes dents jusqu'à ce qu'il te les offre; s'il refuse, invite-le à revenir coucher et cette fois saccage-le de gré ou de force.

[Pg 34]

Pippa.—Quand vous étiez jeune, est-ce que vous faisiez tout ce que vous me recommandez de faire?

Nanna.—De mon temps, c'était un autre temps; j'ai fait ce que j'ai pu, comme tu le verras si je te donne à lire ma vie imprimée par celui que le Diable... non que Dieu l'emporte! je me reprends, de peur que s'il a mauvais caractère, il ne dise de moi pis que n'en diront de toi ces amoureux grossiers avec qui tu ne saurais pas te maintenir. Je sais bien que tu vas me répondre: «Je ne t'empêtrerai pas de semblables gens»; oui, mais tu ne pourras t'en empêcher.

Pippa.—Pourquoi non?

Nanna.—Parce que si tu veux agir avec prudence, comme tu le dois, il te faudra en souffrir autour de toi. Laisse-les donc s'emporter, s'ils s'emportent, et bouche les oreilles aux «putain! coquine!» qu'ils te lâcheront tout d'un trait. Ils ont beau couper en deux la mappemonde, ce ne sont que des paroles noyées dans la salive qu'ils lancent au visage de qui les approche, il n'en est rien de plus; en moins de deux Credo, les voilà retournés en bonace; ils te demandent pardon, te font des cadeaux et voudraient te mettre dans leur cœur. Pour moi, j'aime assez avoir affaire à ceux-là, parce que si la moindre des choses les met en fureur, la moindre des choses les radoucit. Je compare leur colère à un nuage de juillet, il tonne, il éclaire, et après qu'il est tombé vingt-cinq petites gouttes d'eau, voici le soleil. Ainsi donc, patience te procurera richesse.

Pippa.—Nous patienterons; qu'en adviendra-t-il?

Nanna.—Il en adviendra que chacun tiendra à toi jusqu'à la mort. A cette heure, te voici avec un finaud, un madré, un vieux renard qui pèse toutes tes allures; pour la moindre parole, il te cherche querelle, fait signe du pied à son compère, se tord le museau et cligne de l'œil comme s'il disait: «M'attraper, moi? ha!» Tiens-toi coite, ne te trouble jamais; bien mieux, fais toujours la simple, la niaise; ne l'interroge point, ne te défends point. S'il te parle, parle-lui; s'il t'embrasse, embrasse-le; s'il te donne quelque chose,[Pg 35] accepte et comporte-toi si adroitement qu'il ne puisse jamais te prendre au plat. Tâche qu'il commence à se dire en lui-même que tu es bonne comme le pain; mais ne te laisse pas sarcler le jardinet sans qu'il paye la façon du terrain où il veut semer la graine, et comme il s'aide de tous ses tours de gibecière pour ne pas se faire attraper, de même tu t'aideras de toute ta finesse pour l'obliger d'avouer qu'il n'y a pas moyen de t'attraper non plus. Force lui sera, à ce rapetasse-morceaux, de te fier sa foi méfiante; ainsi refait du même au même, il sera tout à toi et tu ne seras à lui que quand tu le voudras bien.

Pippa.—Je m'étonne, maman, que vous ne teniez pas école pour y apprendre aux gens ces galanteries-là.

Nanna.—Je possède une qualité qui rehausserait une impératrice: je ne suis pas glorieuse. Je l'étais autrefois, Dieu me le pardonne! Mais ne gaspillons pas le temps. Apprends à te fâcher et à te radoucir avec tes poursuivants de la manière que je t'enseigne, et ne trouve pas trop long ce livre que je veux que tu récites couramment. Le putanisme aiguise si bien l'esprit que sans maître, en huit jours, il vous en apprend plus long qu'on n'en peut savoir. Or juge un peu si tu dépasseras les autres, ayant la Nanna pour guide!

Pippa.—Qu'il en soit ainsi!

Nanna.—Il en sera ainsi, n'en doute pas. Fâche-toi avec grâce, Pippa; prends-y toi de telle sorte que tout le monde te donne raison. Si ton amoureux te promet Rome et le reste, attends l'exécution de sa promesse un jour ou deux, sans lui en dire un mot; passé la moitié du troisième jour, pousse-lui un petit coup de bouton. Il te répondra: «Sois sans crainte, tu verras; compte sur moi.» Montre-toi rayonnante et mets-toi à causer du Turc qui doit venir, du Pape qui n'est pas encore crevé, de l'Empereur qui fait des choses miraculeuses, du Roland furieux et du Tarif des courtisanes de Venise, que j'aurais dû mettre en tête. Puis laisse-toi tomber le menton sur la poitrine et deviens muette[Pg 36] tout d'un coup; songe et resonge un bout de temps, et en te levant debout, dis d'une voix étranglée: «Je ne l'aurais jamais cru!» Là-dessus, il me semble voir l'homme au cadeau en retard s'écrier: «Qu'avez-vous donc?—Où étiez-vous donc hier soir?» lui riposteras-tu, et sans vouloir rien entendre, sauve-toi dans ta chambre, enferme-toi en dedans. S'il frappe, laisse-le aboyer; moi, de mon côté, je lui donnerai toujours tort et je lui affirmerai par serment qu'on t'a dit qu'il venait passer avec toi un caprice qu'il a pour une telle. Sois-en certaine, il dégringolera l'escalier en blasphémant, en niant la chose; quand il voudra revenir quelque temps après, ou sur l'heure même, ou le lendemain, fais-lui répondre que tu as affaire ou que tu es en compagnie.

Pippa.—Oui, oui; il fera la paix en m'apportant ce qu'il m'aura promis au double.

Nanna.—Vrai, comme je suis sûre que tu auras alors un visage différent du mien; mais suis-moi attentivement. Tu peux encore mettre en œuvre une bouderie de ton cru, c'est-à-dire te fâcher en dedans de toi-même et t'enfoncer les joues dans tes mains.

Pippa.—Pourquoi faire?

Nanna.—Pour faire que lui, qui ne peut durer sans toi, s'approche de toi et te dise: «Quelles fantaisies vous prennent? Vous sentez-vous mal? Vous manque-t-il rien? Parlez.» Il te donnera du vous pour t'amadouer. Réponds-lui: «Eh! laisse-moi en paix, je te prie; allons, ôte-toi de là, ôte-toi, te dis-je; oui, oui!» Tu lui cherches pouille et le tutoies toujours, ce qui aura l'air de le mépriser. Tu t'y prends de la sorte afin qu'il te chatouille pour te faire rire, mais ces rires-là, garde-toi bien d'en laisser rien échapper de ta figure ou de tes yeux, à moins qu'il ne te donne quelque chose; le cadeau fait, fais à sa volonté. On dit que les enfants, eux aussi, se fâchent sans sujet et font la paix quand on leur donne du nanan.

Pippa.—Tout ça, c'est des bêtises. Je voudrais que vous[Pg 37] me disiez comment on se rapatrie après une infidélité: mettons le cas qu'elle vienne de lui à moi ou de moi à lui.

Nanna.—Je vais te le dire. S'il arrive que l'infidélité provienne de toi, comme on doit archicroire qu'elle en proviendra, baisse les épaules, parle humblement et dis à tout le monde: «J'ai fait un coup de jeunesse, de tête folle, de femme sans cervelle; le diable m'aveuglait; je ne mérite pas de pardon, et si Dieu m'en réchappe, jamais plus, jamais je n'enfreindrai ses commandements.» Enfin, lève la bonde à l'écluse des larmes et pleure plus que si tu me voyais refroidie aux pieds, ce dont Dieu me garde et le réserve pour qui me veut du mal.

Pippa.Amen.

Nanna.—Le tapage et les pleurnicheries que tu feras lui seront rapportés à franc étrier, parce qu'un homme dans ce cas-là aura toujours espions à ses trousses. Ce qu'ils lui en diront, en ajoutant quelques petites choses du leur, lui fera changer de résolution, et bien qu'il jure de se ronger de faim les poings plutôt que de t'adresser la parole, de se laisser plutôt mener à la boucherie par ses ennemis, et tous les autres philostrocoles qui viennent entre les dents quand on se laisse aller à la colère, il n'en sera rien de plus; ces jurements-là ne le conduiront pas en enfer, parce que messire le bon Dieu ne tient aucun compte des parjures des amoureux: ils ne peuvent faire de testament tant qu'ils pérorent dans le délire du coup de marteau. Si l'obstination persiste en cet opiniâtre dès le maillot, écris-lui une bible, va le trouver chez lui et fais mine de vouloir briser sa porte; s'il refuse d'ouvrir, emporte-toi, crie de toutes tes forces, maudis-le et, rien ne réussissant, feins de te pendre. Prends garde seulement que le simulacre ne devienne une réalité, comme il est arrivé à je ne sais plus qui, de Modène.

Pippa.—Oh! si jamais je me pends, pour rire ou pour de bon, je veux être pendue.

Nanna.—Ah! ah! ah! Voici le bon moyen de défaire le nœud. Furète partout chez toi, dans les armoires, dans tous[Pg 38] coins et fais un paquet de ses chemises, de ses chaussettes, de tout ce qui lui appartient, jusqu'à une vieille paire de pantoufles éculées, jusqu'à ses vieux gants, son bonnet de nuit, toutes ses frusques; même, si tu as quelque bracelet, quelque bague qu'il t'ait donnés, renvoie-les-lui.

Pippa.—Je n'en ferai rien.

Nanna.—Fais-le, sur ma parole, parce que les saintes huiles, pour celui que l'amour a mis à toute extrémité, c'est de se voir rendre les cadeaux par lui offerts à sa maîtresse; cela lui fait voir clairement l'estime où l'on tient sa personne et sa fortune, et il en tombe dans un tel chagrin que la moindre folie dont il soit capable, c'est d'aller ramasser des pierres; sans plus de retard, il empoignera les objets en question et te les fera reporter, c'est certain.

Pippa.—Et si c'était quelque avaricieux?

Nanna.—Les avaricieux ne font pas de cadeaux et ne laissent traîner rien qui ait de la valeur; donc, risque-toi à essayer ce que je te dis, et si la paix de Marcone ne se fait pas, dis-moi que je suis une bête, du genre de celles qui se plantent là écarquillées et, pourvu qu'on les mette parmi les premières de toutes, s'imaginent avoir bien arrangé leurs petites affaires en vendant leur peau, sans plus s'aider des pratiques de la magie. Pauvres, pauvres malheureuses! Elles ne soupçonnent pas la fin qui s'accorde avec le commencement et le milieu pour les mener tout droit à l'hôpital et sur les ponts, où, pleines de mal français, cassées en deux, rebutées de tout le monde, elles vont vomir quiconque peut souffrir de les regarder. Je te le dis, ma fille, le trésor que ces fins limiers d'Espagnols ont trouvé dans le nouveau monde ne suffirait pas à payer une putain, si laide, si disgracieuse qu'elle soit; et qui réfléchit bien à leur existence pécherait damnablement à ne pas confesser que c'est vrai.

Pour te faire savoir que je parle par la bouche de la vérité, en voici une, par exemple, qui se trouve obligée à l'un ou à l'autre; elle n'a jamais une heure de repos, elle ne peut ni[Pg 39] sortir, ni rester; elle n'est tranquille ni au lit, ni à table. A-t-elle sommeil? impossible de dormir; il lui faut se tenir éveillée, faire des caresses à un galeux, à un homme dont la bouche est un fumier, à un buffle qui la pilonnera tout le temps. Si elle refuse, les reproches vont bon train: «Tu ne mérites pas de m'avoir: tu n'es pas digne de moi; si j'étais ce poltron, ce fainéant d'un tel, tu ne ferais pas l'endormie.» Est-elle à table? toute mouche qui vole est un éléphant, et pour la moindre des bouchées qu'elle adresse à n'importe qui, le voilà qui grogne, qui fume de rage, en mâchonnant son pain et sa jalousie avec, pour tout partage. Sort-elle? le voilà en furie et se disant: «Il y a là-dessous quelque trame.» Il cesse de te parler et va clabauder par les rues l'infidélité qu'il croit que tu lui as faite, soupçonne celui-ci, celui-là et ne peut durer en place. Reste-t-elle au logis, ayant ce je ne sais quoi dont il advient que souvent on est tout mélancolique sans avoir la moindre mélancolie, empêchée que l'on est de faire aux gens bon visage comme à l'ordinaire?—«Mon soupçon se confirme», dira-t-il; «j'en étais sûr; je te pue, maintenant; je sais bien où tu as mal, je le sais fort bien. Tu ne manqueras pas d'hommes, ni moi non plus de femmes pour mon argent. Des putains, il y en a au cent, par ici.» Tout cela ne serait que manus-christi et bonbons dorés, n'était cet avilissant mépris où nous sommes tenues et dont l'odeur pénètre jusqu'au fond de l'abîme, non contente de monter jusqu'au ciel. On nous tourne et on nous retourne par tous les bouts, de jour et de nuit, et qui ne consent à toutes les saletés que l'homme peut imaginer meurt à la peine; l'un préfère le bouilli, l'autre le rôti; ils ont inventé de baiser la motte en arrière, les jambes sur le cou, à la Jeannette, à la grue, à la tortue, à l'église sur le clocher, à la franc étrier, à la brebis qui broute, et autres postures plus bizarres que ne sont les gestes d'un joueur de gobelets. De sorte que je puis bien dire: «Monde, va-t'en avec Dieu!» J'ai honte d'en conter plus long. Bref, aujourd'hui on fait l'anatomie de n'importe[Pg 40] quelle signora: c'est pourquoi, sache plaire, Pippa; sache te conduire, autrement je t'ai vue à Lucques!

Pippa.—Vraiment oui, ma foi, il faut, pour être courtisane, savoir autre chose que relever ses jupes et dire: «Va, j'y suis», comme vous me le disiez tout à l'heure. Il ne suffit pas d'être un friand morceau; vous êtes bonne devineresse.

Nanna.—Un particulier n'a pas plus tôt dépensé dix ducats à se passer toutes les fantaisies qu'on peut se passer avec une jeune fille qu'il a été crucifié à Baccano, et comme s'il se faisait là quelque mauvais coup, voilà le peuple en rumeur, criant partout que telle drôlesse a ruiné ce pauvre garçon. Mais qu'ils jouent jusqu'à leurs côtés, en reniant le baptême et la religion, ils en sont loués; leur race puisse-t-elle être anéantie! Laisse-moi finir de te narrer ce que je t'ai promis, et demain j'emploierai toute la journée à te lire le calendrier de ces brigands d'hommes; je te ferai pleurer en te contant les cruautés et les félonies de ces Turcs, de ces Maures, de ces Juifs à l'égard de ces pauvres femmelettes: il n'y a pas de poison, de poignard, de feu ni de flammes qui puisse nous en venger. Pour moi, il m'en est resté deux paires sur la conscience; je m'en suis confessée, sans aller à confesse.

Pippa.—Ne vous mettez pas en colère.

Nanna.—Je ne puis empêcher que les ribauds ne s'y mettent; tu verras comme ils savent reprendre ce qu'ils ont donné et leur vaillantise à vous diffamer, à vous flanquer des trente-et-un. Pourtant, je ne veux pas t'avoir donné le dernier conseil touchant les chatteries, les façons, les manières dont tu devras user dans la conversation: c'est là qu'est la clef du jeu.

Pippa.—Je voulais vous y voir venir.

Nanna.—Et tu m'y tiens maintenant. Savoir causer, avec ce gentil babillage qui jamais n'ennuie, c'est le citron dont on exprime le jus sur les tripes en train de frire dans la poêle et le poivre dont on les saupoudre. Le joli passe-[Pg 41]temps, si tu te trouves en société avec toute sorte de monde, que de plaire à chacun et de les cajoler tous sans te rendre fastidieuse! Il y a du bon aussi dans quelques mots salés, quelque riposte adressée à qui se permettrait de vouloir te dauber; et comme les caractères des gens sont encore de plus de variétés que leurs fantaisies, étudie-les, guette, prévois, examine, réfléchis et passe au crible les cervelles de tout le monde.

Te voici un Espagnol, bien attifé, parfumé, délicat comme le cul d'un pot de chambre, qui se brise dès qu'on le cogne, l'épée au côté, bouffi d'arrogance, son moço par derrière, la bouche pleine de ses «Par la vie de l'Impératrice!» et autres gentillesses. Dis-lui: «Je ne mérite pas qu'un cavalier tel que vous me fasse tant d'honneur! Que Votre Seigneurie se couvre la tête: je ne l'écouterai pas qu'elle ne se la soit couverte.» Si les «Votre Altesse» qu'il te lâchera par la figure et les baisers dont il te léchera les mains étaient le moyen alchimique de t'enrichir, grâce à ses Altesses et à toutes ses cérémonies, tes revenus dépasseraient ceux d'Agostino Chigi.

Pippa.—Je sais bien qu'il n'y a rien à gagner avec eux.

Nanna.—Avec eux, tu n'as pas autre chose à faire qu'à leur rendre de la fumée en échange du vent et des bouffées en échange de ces soupirs qu'ils savent si bien lâcher à pleins boyaux. Incline-toi cependant à leurs révérences, ne leur baise pas seulement la main, mais le gant, et si tu ne veux pas qu'ils te payent avec le récit de la prise de Milan, dépêtre-toi d'eux le mieux que tu sauras.

Pippa.—C'est ce que je ferai.

Nanna.—Tiens-toi tranquille. Un Français! Ouvre-lui vite, à celui-là; ouvre-lui en un éclair, et pendant que tout guilleret il t'embrasse, il te baise à la bonne franquette, fais apporter le vin; avec les gens de cette nation, sors du naturel des putains, qui ne te donneraient pas un verre d'eau si elles te voyaient trépasser, et à l'aide de deux bouchées de[Pg 42] pain commencez à vous familiariser amoureusement ensemble. Sans rester trop longtemps sur les convenances, accepte-le à coucher avec toi et mets-moi gentiment à la porte tous les autres: aussitôt, tu croiras avoir affaire à carnaval, tant il pleuvra de victuailles dans ta cuisine. Quoi de plus? Il sortira en chemise de tes griffes, parce que ce sont de bons ivrognes, sachant mieux dépenser l'argent que le gagner et s'oubliant eux-mêmes plus facilement qu'ils ne se souviennent d'une injure qu'on leur a faite; il se souciera bien que tu l'aies volé ou non!

Pippa.—Amours de Français! Soyez-vous bénis!

Nanna.—Songe aussi que les Français retournent deniers et les Espagnols coupes. Les Allemands, parlons d'eux, sont faits d'un autre moule, et il y a lieu de jeter sur eux son dévolu: je parle des gros marchands, qui se plongent dans les amours, je ne veux pas dire comme dans le vin, parce que j'en ai connu d'on ne peut plus sobres, mais comme dans les luthérianeries. Ils te donneront de grands ducats, si tu sais les prendre par le bon bout, sans aller crier sur les toits qu'ils sont tes amants, ni qu'ils te font ceci, qu'ils te disent cela; plume-les secrètement, ils se laisseront plumer.

Pippa.—J'en aurai bonne mémoire.

Nanna.—Leur naturel est dur, âpre et grossier; quand ils s'entêtent d'une chose, Dieu seul la leur ôterait. Donc, sache les oindre, comme d'huile douce, de la connaissance que tu as de leur caractère.

Pippa.—Que me reste-il à faire de plus?

Nanna.—Je voudrais t'exhorter à une chose, et je n'ose me risquer à la dire.

Pippa.—A quoi donc?

Nanna.—A rien.

Pippa.—Dites-le-moi, je veux le savoir.

Nanna.—Non, ce me serait imputé à blâme et à péché.

Pippa.—Pourquoi m'avez-vous mise en goût de le savoir?

[Pg 43]

Nanna.—A te dire vrai, que diable en sera-t-il, si tu peux souffrir la promiscuité de juifs? Oui, endure-la donc, mais adroitement. Trouve un prétexte, comme de vouloir acheter des tapisseries, des garnitures de lit et semblables babioles; tu verras qu'il s'en rencontrera bien quelqu'un qui te mettra dans le tiroir de devant le produit net de toutes leurs usures, de toutes leurs filouteries, et qui y surajoutera même l'argent du change; s'ils puent le chien, laisse-les puer.

Pippa.—Je croyais que vous alliez me confier quelque grand secret.

Nanna.—Que sais-je, moi? L'infection qui est leur maladie me fait hésiter à t'en parler. Mais sais-tu ce qu'il en est? Les gros grains ramassés par les gens qui vont sur mer, c'est au risque d'aller ramer sur les galères, au risque des Catalans, au risque de se noyer, de tomber entre les mains des Turcs, de Barberousse, de voir le vaisseau s'effondrer, de manger du pain sec et plein de vermine, de boire de l'eau et du vinaigre, et de supporter mille autres misères, à ce que j'ai entendu dire. Si celui qui va sur mer ne s'inquiète ni du vent, ni de la pluie, ni de ses fatigues, pourquoi une courtisane ne se moquerait-elle pas de la puanteur des juifs?

Pippa.—Vous faites des comparaisons on ne peut plus jolies. Mais si je m'empêtre d'eux, que diront mes amis?

Nanna.—Que veux-tu qu'ils disent, s'ils ne savent rien?

Pippa.—Comment ne le sauraient-ils pas?

Nanna.—Si tu n'en dis rien, le juif, par crainte qu'on ne lui casse les os, sera discret comme un voleur.

Pippa.—De cette façon, oui!

Nanna.—Te voici dans ta chambre un Florentin, avec ses froncements, ses remuements de babines; fais-lui bon accueil. Les Florentins, hors de Florence, ressemblent à ces gens qui ont la vessie pleine et n'osent aller pisser, par respect pour l'endroit où ils se trouvent; une fois sortis, ils[Pg 44] submergent un terrain d'une longueur!... d'une longueur! avec l'urine que verse leur ustensile. Ils sont, je te dis, plus larges dehors qu'ils ne sont chez eux serrés; en outre, ils se montrent lettrés, gentils, polis, spirituels, savoureux, et quand ils ne te feraient cadeau de rien plus que de leur aimable langage, ne pourrais-tu pas t'en contenter?

Pippa.—Moi, non.

Nanna.—C'est une façon de parler. Suffit qu'ils dépensent au possible, qu'ils font des soupers pontificaux et des parties de plaisir bien autrement galantes que les autres; enfin, leur langue plaît à tout le monde.

Pippa.—Venez-en donc un peu aux Vénitiens.

Nanna.—Je ne veux pas te renseigner sur eux, parce que si je t'en disais autant de bien qu'ils en méritent, on me riposterait: «L'amour te déçoit!» et certes il ne me déçoit nullement, car ce sont les dieux, les maîtres de l'univers, et les plus beaux jeunes gens, les plus beaux hommes faits, les plus beaux vieillards du monde. Dépouille-les de ces vêtements austères qu'ils portent, tous les autres hommes te paraîtront des fantoches de cire, en comparaison, et bien qu'ils soient fiers, parce qu'ils sont riches, ils sont la bonté même, pourtraite au naturel. Quoiqu'ils vivent en marchands vis-à-vis de nous autres, ils se comportent royalement, et celle qui sait les prendre peut s'estimer heureuse: toute chose en ce monde est plaisanterie, sauf ces grands coffres qu'ils ont, pleins jusqu'au bord de ducats, et qu'il tonne ou pleuve, ils n'en font pas plus de cas qu'un bagattino[13].

Pippa.—Dieu les protège!

Nanna.—Il les protège bien.

Pippa.—Mais maintenant que je m'en souviens, expliquez-moi donc pourquoi la signora qui est revenue de chez eux l'autre jour n'a pu y rester; à ce que ma marraine[Pg 45] disait, elle s'en est revenue avec vingt paires de caisses remplies de cailloux.

Nanna.—Je vais te le dire. Les Vénitiens ont le goût fait à leur façon particulière; ils veulent des fesses, des tétons et des chairs fermes, de quinze à seize ans jusqu'à vingt ans, au plus, et non pas des pétrarquesqueries. Pour cette raison, ma fille, avec eux mets dans le coin les manières de courtisane et régale-les au naturel, si tu veux qu'ils te jettent à pleines mains de l'or couleur de braise et non des sornettes couleur de brouillard. Pour moi, si j'étais homme, je voudrais coucher avec une femme qui aurait plutôt la langue emmiellée que bien endoctrinée, et j'aimerais mieux tenir dans mes bras la plus grande catin que messire Dante; crois-moi, c'est une autre mélodie que la sienne, celle d'une main qui s'égare, qui va cherchant au bas du ventre les cordes du luth et sait s'arrêter sur ce nerf alors qu'il n'est pas trop rentré en dedans ni trop poussé au dehors. La musique de cette main qui tapote le sanctuaire des fesses me paraît d'une autre suavité que celle des fifres du château, quand les cardinaux s'en vont au palais sous ces vastes capuchons qui les font ressembler à des chouettes blotties dans leur trou. C'est comme si je la voyais, cette main dont je te parle, cesser un peu la musique, puis reprendre le manche qui, en retenant et en déchargeant sa colère, se hausse et se baisse comme ferait une peinture, supposé qu'elle fût animée.

Pippa.—Oh! vous peignez suffisamment bien en paroles. Je me suis toute troublée en vous écoutant et j'aurais volontiers cru que cette main dont vous parliez se glissait au bas de mes tétons et allait me prendre... je ne veux pas dire quoi.

Nanna.—Je me suis aperçue de ton émotion à ta figure, qui a commencé par changer, puis qui s'est couverte de rougeur pendant que je te montrais ce qui ne se voit pas. Pour te faire faire un saut de Florence à Sienne, je te dirai que les Siennois, ces grosses bêtes, sont de bons fous, pas[Pg 46] méchants, encore bien que depuis quelques années ils aient empiré, à ce que disent certaines gens. De la quantité d'hommes que j'ai pratiqués, ils me semblent être le superlatif; ils ont quelque chose des gentillesses et des talents des Florentins, mais sans être si adroits, si fins de nez, et qui sait les duper les rase et les pèle jusqu'au vif; ce sont de bons couillards, plutôt que non, d'un commerce honorable et agréable.

Pippa.—Ils sont faits exprès pour moi.

Nanna.—Oui, certes; maintenant passons à Naples.

Pippa.—Ne m'en parlez pas; rien que d'y songer, je rends l'âme.

Nanna.—Écoute, ma petite signora, par la vie de ta mort! Les Napolitains sont mis au monde pour vous faire perdre le sommeil ou pour que l'on en prenne une bonne lippée une fois par mois, un jour qu'on en a la fantaisie en tête, que l'on est seule ou avec quelqu'un de peu d'importance. Je dois t'en prévenir, leurs hâbleries vont jusqu'au ciel; parle-leur chevaux: ils possèdent les meilleurs d'Espagne; parle vêtements: ils en ont plein deux ou trois garde-robes; de l'argent, ils en regorgent, et toutes les belles du royaume meurent d'amour pour eux. Si tu laisses tomber ton mouchoir, ton gant, ils te le ramassent, avec les plus galantes paraboles qu'on ait ouïes jamais à la cour de Capoue; oui, signora.

Pippa.—Quel amusement!

Nanna.—J'avais pris l'habitude jadis de désespérer un de ces brigands, appelé Giovanni Agnese, en m'efforçant de le contrefaire (en paroles, car en actions le bourreau n'y parviendrait pas: c'est l'écume de la ribauderie des ribauds), et un Génois s'en étouffait de rire. Je me tournai un jour vers celui-ci et je lui dis: «Ma Gênes à toi, ta superbe à toi, vous savez si bien, vous autres, acheter la vache sans vous laisser mettre un seul os, que nous n'avons pas grand'chose à gagner avec vous.» C'est vrai; ils trouvent moyen de raffiner le fin, d'aiguiser l'aigu, sont excellents ménagers,[Pg 47] coupent la tranche aussi mince qu'elle doit l'être et ne t'en donneraient pas un tantinet de plus. Glorieux au demeurant, je ne saurais te dire comme, amateurs des gentilles façons napolitaines espagnolisées, respectueux, te faisant paraître de sucre le peu qu'ils te donnent, et ce peu ne leur manque jamais. Ces gens-là, contente-toi de les payer de fumet et mesure-leur les denrées comme ils te mesurent les leurs; sans trop te dégoûter de ce qu'ils parlent de la gorge et du nez, avec des hoquets, prends avec eux la vie comme elle vient.

Pippa.—Les Bergamesques ont plus de grâce que n'en a leur parler.

Nanna.—Il y en a parmi eux aussi d'agréables et de séduisants, oui, certes; mais venons-en à nos Romains; gare les coups, Rienzi! Ma fille, s'il te convient de manger du pain et du fromage, avec des lames d'épée et des pointes de pique en salade, assaisonnées de superbes bravades que leurs aïeux firent jadis aux Prévôts, va t'empêtrer d'eux. Bref, le jour du sac[14] leur chie encore sur la tête (révérence parler), et c'est pourquoi le pape Clément n'a jamais voulu les revoir.

Pippa.—N'oubliez pas Bologne, au moins pour l'amour du comte et chevalier qui est presque déjà de la famille.

Nanna.—Oublier les Bolonais! Quelle mine auraient les logis des putains sans l'ombre de ces grands échalas taillés en flûtes?

Nés seulement pour faire nombre et pour faire ombre, dit la chanson; «en amour, dis-je, et non à la guerre», ajoutait Fra Mariano, suivant ce que me racontait un jeune drôle d'une vingtaine d'années, sa créature: «Jamais il n'avait vu, disait-il, fous plus joufflus ni mieux vêtus.» Par conséquent, toi, Pippa, fais-leur fête, comme aux bouche-trous de la Cour que tu auras, et amuse-toi de leur[Pg 48] babil léger et coulant. Telle pratique n'est pas tout à fait, tout à fait inutile; elle serait même plus utile que nulle autre, s'ils se délectaient de chèvre, autant qu'ils se délectent de chevreau. Quant au reste des Lombards, ces grosses limaces, ces gros papillons, traite-les en franche putain; tires-en tout ce que tu pourras, et le plus vite sera le mieux, en ayant bien soin de leur donner à chacun du chevalier et du comte par la moustache; les «oui, signor; non, signor», ils y tiennent comme à l'œil. Avec eux, quelque bonne petite piperie ne gâtera pas le potage; il est honnête de leur en faire avaler quelqu'une et plus encore de s'en vanter: eux aussi dupent les pauvres courtisanes, puis vont s'en vanter par toutes les auberges où ils logent. Pour que tu saches ce que c'est que piper, sans en avoir l'air, je veux te conter deux de ces piperies que je n'ai pas dites à cette bavarde d'Antonia: je me les suis réservées in petto, pour les cas qui pourraient advenir.

Pippa.—Oh! je suis bien aise de les connaître.

Nanna.—La première est basse, basse; la seconde sera haute, haute. Pour te le dire en douceur, j'avais une petite chambrière, qui m'est morte, sur ses treize ans, et dodue, dodue! jolie, jolie! avec cela futée, adroite, vaurienne au possible, cajoleuse, Dieu te le dise! une vraie petite fouine, une espiègle à éviter prudemment. Je lui enseignai la manière dont elle devrait s'y prendre pour me gagner, ou plutôt pour me chiper l'argent des menues dépenses.

Pippa.—Et comment?

Nanna.—Dès qu'elle avait réussi à capter les bonnes grâces de quiconque abordait chez moi, soit un homme de la ville, soit un étranger, en faisant des agaceries à l'un ou à l'autre, de façon que celui-ci ou celui-là n'eût bientôt plus d'autre plaisir qu'à la lutiner, je lui mettais dans la main une tasse de porcelaine brisée en trois morceaux, et aussitôt que quelque gentilhomme heurtait à la porte, après lui avoir tiré le cordon, elle accourait au haut de l'escalier, toute échevelée, criant d'une voix lamentable:[Pg 49]—«Holà! je suis morte! holà! je suis exterminée!» et faisant semblant de vouloir s'enfuir; mon autre servante, d'un âge mur, la retenait bien fort par un bout de sa jupe et lui disait:—«Ne t'en va pas, ne t'en va pas; la signora ne te fera pas de mal.» L'écervelé, la voyant ainsi toute sens dessus dessous, toute en désordre, la prenait par le bras:—«Qu'y a-t-il donc?» lui disait-il; «De quoi pleures-tu? Qu'est-ce qui te fait crier?—Malheureuse que je suis!» répondait-elle, «j'ai cassé cette tasse, qui vaut un ducat; laissez-moi m'en aller, elle va me tuer, si elle m'attrape.» Elle disait tout cela avec des mines si gentilles, des soupirs qui partaient si bien du fond du cœur et des semblants de se trouver mal, qu'elle aurait ému de compassion la potence du gouverneur de la Man-Mozza; elle touchait encore bien mieux le cavalier qui venait badiner avec moi, enfermée que j'étais dans ma chambre, derrière quelque porte entre-bâillée, un bout de mon tablier dans la bouche de peur qu'on ne m'entendît éclater de rire, pendant que lui, d'ordinaire plus serré que le poing, lui mettait dans la main un écu, qu'il comptait avec ses autres aumônes; et je croyais crever quand la vieille, prenant l'écu, dégringolait l'escalier en courant, comme si elle allait chercher une autre tasse.

Pippa.—La bonne fourbe!

Nanna.—Aussitôt, je me montrais dans la salle.—«Je viens faire la révérence à Votre Seigneurie,» s'écriait le cavalier, et me prenant la main, il me la baisait en bavant dessus. Puis il se mettait à converser avec moi, et un quart d'heure après venait la petite, apportant la sœur de la tasse brisée; elle me disait:—Je vais la replacer dans votre chambre.—Qu'as-tu donc? lui demandais-je; qu'est-ce que cela veut dire? tu as les yeux rouges.» Et la petite sournoise, la petite drôlesse lui faisait signe de ne pas me dire l'histoire.

Pippa.—Enfin, pour être courtisane, il faut en savoir plus long qu'un docteur.

[Pg 50]

Nanna.—Je l'envoyais ainsi jouer le tour à quiconque venait me voir, tenant tantôt un verre, tantôt une tasse, tantôt un plat à la main; elle réussissait à tirer d'eux quatre, quelquefois cinq Jules d'une bourse, autant d'une autre, et de la sorte les menues dépenses de la maison se trouvaient on ne peut plus subtilement couvertes. Arrivons maintenant à la grande piperie.

Pippa.—Voici que je la bois, avant même que vous ne l'entamiez.

Nanna.—Un officier, un gaillard à qui ses charges rapportaient en rentes près de deux mille ducats de chambre, était si démesurément amoureux de moi qu'il en faisait pénitence de ses péchés. Il dépensait lunatiquement, et besoin était de recourir à l'astrologie, je puis le dire, pour en tirer quoi que ce fût s'il ne se trouvait pas en fantaisie de donner. Ce qui est bien pis, c'est que la mauvaise humeur naquit le jour où il vint au monde; pour la moindre parole dont le son lui déplaisait, il entrait en colère; mettre la main à son poignard et t'en fourrer la pointe jusque sous le nez, c'est la moindre frayeur qu'il pût te faire. Pour ce motif, les courtisanes le détestaient comme les paysans détestent la pluie; moi qui ai donné ma peur à ressemeler, je le recevais tant qu'il voulait, et bien qu'il me fît quelques-unes de ses mauvaises plaisanteries, je le souffrais patiemment, méditant toujours de lui en rendre une qui me payât de toutes les siennes. J'y songeai si assidûment qu'à la fin je la trouvai. Que fis-je? Je me confiai à certain peintre, maître Andréa, je puis bien le nommer, et lui laissai prendre quelques menus suffrages, à condition qu'il ferait ce que je voudrais et viendrait se cacher sous mon lit, muni de couleurs et de pinceaux, pour me dessiner une balafre sur la figure, à un moment donné; je m'en ouvris également à maître Mercurio, d'heureuse mémoire; je sais que tu l'as connu.

Pippa.—Oui, je l'ai connu.

Nanna.—Je lui dis que je l'enverrais chercher telle nuit[Pg 51] et qu'il accourût avec de la charpie et des œufs; pour m'obliger, il ne sortit pas de chez lui le jour de la fête que je voulais fêter. Voici donc maître Andréa sous le lit et maître Mercurio chez lui; moi, je suis à table avec l'officier. Nous avions presque fini de souper, quand je me mis à lui rappeler certain camérier du Révérendissime à qui il m'avait défendu de parler, sous n'importe quel prétexte; c'était pour le faire monter. Pain déjà levé n'a pas besoin de beaucoup de levain.—«Sacrée garce, vieille putain, sale coureuse!» s'écria-t-il; et comme je voulais lui renfoncer ses injures dans la gorge avec un démenti, il me donna du plat de son poignard sur la joue un tel soufflet que je le sentis pour de bon. J'avais dans une vessie je ne sais quel vermillon détrempé d'huile, à moi donné par maître Andréa; je m'en barbouillai les mains, m'en frottai le visage et aux cris les plus épouvantables qu'ait jamais poussés une femme en couches, je lui fis véritablement croire qu'il m'avait frappée de la pointe. Épouvanté comme un homme qui en a tué un autre, il joua des jambes, s'enfuit au palais du cardinal Colonna et, s'étant blotti dans la chambre d'un courtisan de ses amis, se mit à geindre tout bas, tout bas: «Hélas! adieu la Nanna, Rome et mes emplois; j'ai tout perdu!» Moi je m'étais renfermée dans ma chambre avec ma vieille servante seulement; maître Andréa, sorti du nid, en un clin d'œil me dessina une balafre sur la joue droite, et si parfaitement que, me regardant au miroir, je fus sur le point de tomber à la renverse de saisissement et de tremblement. A l'instant même arrive maître Mercurio qu'était allée chercher ma petite drôlesse à la tasse cassée; il entre et me dit: «—N'ayez pas peur; vous n'avez aucun mal.» Il laisse à la couleur le temps de sécher, me l'arrange bien avec de la charpie trempée dans l'huile de rose, et la plaie obtenue par grâce et privilège spécial ainsi bien nette, bien pansée, il sort par la salle, où une foule de gens se trouvaient déjà rassemblés, et s'écrie: «—Impossible qu'elle en réchappe!» Le bruit en courut[Pg 52] par toute la ville de Rome et en vint jusqu'aux oreilles du meurtrier, en train de pleurer comme un enfant qu'on a battu. Le lendemain matin arrive; le médecin, tenant allumée à la main une chandelle d'un denier, lève l'appareil: je ne sais combien de personnes qui avaient réussi à passer leur tête par la porte de la chambre (toutes les fenêtres étaient fermées) se mirent à pleurer, et je ne sais qui, ne pouvant supporter la vue d'une si horrible blessure, s'évanouit en l'apercevant. C'était le bruit public que j'avais la figure abîmée pour toujours, et de la plus triste façon, de sorte que le malfaiteur, en m'envoyant de l'argent, des médecines et des médecins, cherchait à s'épargner la visite du bargello, peu confiant qu'il était, au fond, dans la protection des Colonna. Au bout de huit jours, je fais courir le bruit que j'en réchappe, mais avec une cicatrice plus affreuse, pour une courtisane, que ne le serait la mort: le bon ami de vouloir me l'adoucir à force d'argent; il employa tant de moyens par-ci, tant de moyens par-là, fit si bien agir amis et patrons, que je consentis à un accord, sans me laisser voir de personne, si ce n'est d'un monsignor à la fève égoussée qu'il fréquentait. En somme, il déboursa cinq cents écus pour le dommage, cinquante pour le médecin et les médecines, et je lui pardonnai, c'est-à-dire que je promis de ne pas le poursuivre devant le gouverneur, en exigeant de lui qu'il me laisse en paix et fournirait caution. C'est cet argent-là que j'ai dépensé à l'achat de cette maison, sans le jardin, dont je l'ai arrondie plus tard.

Pippa.—Vous étiez un vaillant homme, maman, quand vous vous lanciez dans semblable aventure.

Nanna.—L'aventure n'est pas encore à l'Alleluia, et je n'en viendrais pas à bout en une année si je voulais te les conter toutes. En bonne foi, je n'ai pas jeté dans l'eau le temps que j'ai vécu; ma foi non, je ne l'ai pas jeté dans l'eau, va.

Pippa.—Cela se voit bien au résultat.

Nanna.—Continuons. Ne trouvant pas que les cinq[Pg 53] cents écus, avec cinquante après, eussent touché le palais à mon appétit, j'imaginai très putanesquement une ruse putanesque. Et de quelle façon, crois-tu? Je fis surgir un Napolitain, maître filou des filous, et sous le prétexte d'un secret qu'il possédait, au moyen duquel on pouvait effacer toute trace de blessure laissée au visage de quelqu'un par un mauvais coup, il vint me voir.—«Le jour que l'on voudra déposer cent écus», dit-il, «je me charge de votre affaire; vous n'aurez pas plus de cicatrices sur la figure que vous ne m'en voyez là»; il montrait le creux de sa main. Je me contorsionne et je lui dis avec un semblant de soupir;—«Allez faire part de ce miracle à celui qui est cause que je ne suis plus...» j'allais ajouter «reconnaissable», mais je détournai la tête pour sangloter à petit bruit. Le charlatan, beaucoup trop honorablement habillé de soie, sort, va trouver l'officier tombé en mauvaises griffes et lui expose l'épreuve qu'il se targue de faire. Pense si notre homme, que crucifiait le dépit de ne plus me posséder jamais, déposa la centaine d'écus. Mais pourquoi te traîner en longueur? La cicatrice, qui n'avait jamais existé, s'en alla grâce à l'eau merveilleuse dont il m'injecta par six fois le visage en prononçant les paroles qui semblaient dire MIRABILIUM, et qui ne disaient rien du tout. De la sorte, les cent piaceri[15], comme dit le Grec, m'arrivèrent dans les mains.

Pippa.—Les bienvenus! bon an je leur souhaite.

Nanna.—Attends un peu. Dès que le bruit se répandit que je restais ainsi sans une cicatrice au monde, quiconque avait une balafre par la figure se mit à courir au logis du drôle, comme les synagogues accourraient au Messie, s'il descendait en pleine Piazza Giudea; le traître, après avoir rempli d'arrhes sa bourse, fit ses paquets; à son compte, puisque je lui abandonnais quelques-uns de ces ducats qu'il[Pg 54] m'avait fait gagner, les autres devaient montrer la même discrétion.

Pippa.—Est-ce que l'officier sut, comprit et crut la chose?

Nanna.—Il la sut sans la savoir, la comprit sans la comprendre et la crut sans la croire.

Pippa.—Suffit alors.

Nanna.—Dans la queue gît le venin.

Pippa.—Qu'y a-t-il encore?

Nanna.—Il reste le meilleur. Le nigaud, après tant de déboursés, pour lesquels il fut forcé, dit-on, de vendre un titre de chevalier, se réconcilia avec moi, par l'entremise de ruffians et par le moyen de ses lettres et ambassades, qui me chantèrent sa passion. Il vint pour se jeter à mes pieds, la corde au cou, et comme il se composait intérieurement quelques paroles à le faire rentrer dans mes bonnes grâces, il se trouva passer devant la boutique du peintre qui m'avait barbouillé le tableau à miracle que je devais, je le disais bien haut, porter en personne à Lorette. Ses yeux se fixèrent sur la toile et il se vit là tout craché, le poignard à la main, en train de me balafrer, moi, pauvrette; ce n'était rien encore, s'il n'avait lu dessous: «Moi, la signora Nanna, j'adorais messire Maco; mais grâce au diable qui lui entra dans le gobelet, en récompense de mon adoration, j'ai reçu de lui cette balafre, dont m'a guérie la Madone à laquelle je suspends cet ex-voto.»

Pippa.—Ah! ah!

Nanna.—Il fit, en lisant son histoire, la même grimace que les évêques[16] font à leurs pancartes, sous les pieds des démons qui les bâtonnent quand on les excommunie. De retour chez lui, sorti de ses gonds, il me fit consentir, moyennant le cadeau d'une robe, à effacer son nom du tableau.

[Pg 55]

Pippa.—Ah! ah! ah!

Nanna.—La conclusion, la voici: ce bravache à ses dépens me donna encore l'argent nécessaire pour aller où je n'avais nullement fait vœu d'aller; mais cela ne suffisait pas, je refusai de partir et force lui fut de me faire absoudre par le pape.

Pippa.—Est-ce possible qu'il fût insensé à ce point? Venu chez vous, il ne s'aperçut pas que vous n'aviez jamais eu de cicatrice dans la figure?

Nanna.—Je vais te dire, Pippa. Je pris je ne sais plus quoi, quelque chose comme une lame de couteau, et je me l'appliquai bien fort, bien fort sur la joue; je l'y tins ferme toute la nuit et je me l'enlevai dès qu'il survint. Pour un peu, tu aurais cru, en apercevant la trace livide profondément empreinte dans la chair, que c'était une balafre guérie.

Pippa.—Comme cela, oui.

Nanna.—Je vais maintenant te conter l'histoire de la grue, puis je t'achèverai ce que je dois t'achever.

Pippa.—Dites-la donc.

Nanna.—Je feignis de craindre de faire un enfant marqué, tant j'avais envie de manger une grue aux lasagnes et on n'en trouvait nulle part à acheter: il fallut que mon amoureux envoyât quelqu'un en tuer une d'un coup d'escopette; c'est ainsi que je l'eus. Mais qu'est-ce que j'en fis? Je l'adressai à un charcutier qui connaissait tous mes sujets et tous mes vassaux, comme Gian-Maria[17], le juif, appelle[Pg 56] les siens ceux de Verrochio et de Scorticata, je l'avais oublié. Je fis jurer à celui qui m'avait donné la grue de n'en rien dire et comme il me demandait à quoi importait d'en parler ou non, je lui répondis que je ne voulais point passer pour une goulue.

Pippa.—Vous faisiez bien; au charcutier, maintenant.

Nanna.—Je lui fis dire de ne la vendre à personne, sinon à qui viendrait l'acheter pour moi, et lui qui avait déjà maintes fois opéré pour mon compte de semblables ventes comprit la chose d'emblée. A peine eut-il appendu la grue dans sa boutique, l'un de ceux qui connaissaient mon désir de femme grosse tomba dessus et lui dit: «Combien en veux-tu?—Elle n'est pas à vendre», lui répondit le finaud, pour lui en donner d'autant plus envie et la lui faire payer plus cher. L'autre de se mettre à le supplier et à lui dire: «Coûte que coûte!» A la fin, il en donna un ducat et me l'envoya porter par son valet, se flattant de me faire croire qu'un cardinal la lui avait offerte en cadeau; je lui fais fête et, dès qu'il est parti, je la renvoie au marchand pour qu'il la revende. Quoi de plus? la grue fut achetée à la file par tous mes amoureux, toujours un ducat, puis elle me revint à la maison. Maintenant, Pippa, crois-tu que ce soit une moquerie de savoir s'y prendre dans le métier de putain?

Pippa.—Je suis stupéfiée!

[Pg 57]

Nanna.—Arrivons désormais aux moyens que tu dois employer pour t'attirer des pratiques.

Pippa.—Oui, tout est bon à connaître.

Nanna.—Il te viendra cinq ou six pigeons nouveaux, en compagnie de quelque ancien ami à toi. Fais-leur un accueil princier, assieds-toi avec eux, engage un entretien agréable et le plus honnête que tu pourras. Tout en parlant et en écoutant, toise-moi leurs apparences et estime au juste, d'après leur façon d'être, ce qu'on en peut tirer. Prends alors à part, galamment, ta connaissance, et informe-toi de la condition de chacun; puis reviens au jeu et fais des risettes au plus riche, regarde-le d'un air câlin, comme si tu te mourais pour lui, et ne détache jamais tes yeux des siens sans lâcher quelques soupirs; quand tu ne saurais que son nom, à son départ, dis-lui: «Je baise la main à Votre Seigneurie, signor un tel.» Aux autres, dis-leur simplement: «Je me recommande à vous», et aussitôt postée à la jalousie, dès qu'ils sortiront de la maison, ne te laisse pas apercevoir, sauf lorsqu'il se retournera pour te saluer; au moment que tu seras pour le perdre de vue, penche-toi à corps perdu hors de la fenêtre, et en te mordant le doigt, en le menaçant gentiment, fais-lui connaître qu'il t'a tout ensavonné le cœur, rien que par sa divine présence. Tu verras qu'il reviendra chez toi tout seul et plus délibérément qu'il n'était venu accompagné. Le reste te regarde, Pippa.

Pippa.—Il fait bon vous voir causer.

Nanna.—Je veux te dire une chose, maintenant que je l'ai dans l'idée. Ne ris jamais en parlant à l'oreille de qui se trouve à côté de toi, ni à table, ni autour du feu, ni n'importe où; c'est un des plus déplorables défauts que puissent avoir les femmes, honnêtes ou putains. Jamais on n'y tombe, dans ce défaut-là, sans que chacun ne te soupçonne de se moquer de lui, et il en résulte souvent des brouilleries folles. En second lieu, ne commande jamais, d'un ton de reine, à tes servantes, en présence du[Pg 58] monde; ce que tu peux faire toi-même, fais-le: on sait bien que tu as des servantes et que, puisque tu en as, tu peux leur donner des ordres; en ne leur en donnant jamais avec hauteur, tu acquiers la bienveillance des gens, et qui te voit s'écrie: «Oh! la gentille créature! avec quelle grâce elle s'applique à faire toute chose!» Supposé, au contraire, qu'ils te voient t'emporter, les gronder de ce qu'elles ne se dépêchent pas de te ramasser un cure-dent qui te sera échappé des doigts, ou de te brosser une des pantoufles, leur opinion sera que gare à qui est sous ta dépendance, et ils se feront remarquer l'un à l'autre ton orgueil, à l'aide de signes.

Pippa.—Les saints conseils, les excellents conseils!

Nanna.—Mais comment ai-je omis la façon dont tu devras te tenir à un repas où se trouveront une foule de courtisanes, dont le naturel est d'être envieuses, jalouses, fâcheuses et fastidieuses? Tu me connaîtras quand tu ne m'auras plus.

Pippa.—Pourquoi me dites-vous cela?

Nanna.—C'est pour n'avoir plus à te le dire que je te dis. Te voici à un repas où se trouvent invités (on est en carnaval) quantité et quantité de signoras; elles entrent dans la salle, toutes masquées, et elles dansent, elles s'assoient, elles causent sans vouloir s'ôter le masque du visage; elles font bien de rester ainsi pendant que la cohue, qui ne doit pas souper avec elles, s'amuse à écouter la musique, à voir danser: mais elles font mal ensuite, quand on se lave les mains, de ne pas vouloir manger à la table préparée pour tout le monde: l'un va par-ci, l'autre va par-là, il faudrait bâtir des chambres à l'aide de la nécromancie pour contenter toutes celles qui veulent manger à part avec leurs amoureux et qui s'en vont bouleversant le repas, la fête, la maison, les laquais, les servants, les cuisiniers; Dieu leur donne mal an et male Pâques! Chaque jour soit-il pour elles un an et une Pâques!

Pippa.—Les fastidieuses!

[Pg 59]

Nanna.—Ma douce espérance, je te vais enseigner ici le moyen d'arracher le cœur à tout un chacun par ta gentillesse.

Pippa.—Un moyen certain?

Nanna.—On ne peut plus certain.

Pippa.—Dites-moi comment et payez-vous.

Nanna.—Déballe ta marchandise sans te faire aucunement prier, va t'asseoir à l'endroit que l'on t'indique et dis: «Me voici telle que m'a faite celle qui m'a mise au monde.» En parlant de la sorte, tu toucheras le ciel du doigt, rien que d'entendre les louanges qu'ils t'adressent tous, jusqu'aux broches de la cuisine.

Pippa.—Pourquoi se sauvent-elles donc par les chambres?

Nanna.—Parce qu'elles craignent les comparaisons. Qui est ridée ne veut pas le paraître; qui est laide ne tolère pas qu'une jolie se place à côté d'elle; qui a les dents jaunes refuse d'ouvrir la bouche n'importe où il s'en trouve une qui les ait blanches comme du lait caillé; une autre se dépite de ne pas avoir la robe, le collier, la ceinture, la coiffe de celle-ci ou de celle-là, elle, qui se croit le Seicento même et plus encore, pour le reste; elle aimerait mieux être à l'article de la mort que de se laisser voir en public. L'une se cache par fantaisie, l'autre par bêtise, une autre par malice; de plus, je te dirai qu'étant ainsi séparées, elles disent les unes des autres le pis qu'elles peuvent ou savent dire: «Ce collier de perles n'est pas à elle; cette jupe est celle de la femme d'un tel; ce rubis appartient à messire Piccinolo; tel objet vient de chez tel juif.» Elles se soûlent ainsi de médisance et de maintes sortes de vins, mais il leur est bien rendu verjus pour merises par ceux qui soupent avec toi. L'un dit: «La signora une telle fait bien de cacher sa mauvaise grâce.» D'autres s'écrient: «Signora une telle, quand prenez-vous la décoction de bois?» Un autre rit à n'en plus pouvoir du marquis dont il a reconnu la présence dans les yeux de celle-ci ou de celle-là. Un autre exalte[Pg 60] comme un homme d'un courage à toute épreuve quelque pauvre «laissez-moi tranquille», pour l'intrépidité qu'il a de dormir avec sa déesse, plus semblable encore à Satanas en personne qu'à la mère du diable. A la fin, chacun se tourne de ton côté et t'offre son corps et son âme.

Pippa.—Je vous remercie.

Nanna.—Quand tu seras où je te dis, fais-toi honneur, tu me feras aussi honneur à moi. Il t'arrivera d'aller au Popolo, à la Consolazione, à Saint-Pierre, à Saint-Laurent, aux autres principales églises, les jours solennels; galants, seigneurs, courtisans, gentilshommes y seront en groupes, postés à l'endroit qu'ils trouveront le plus commode pour dévisager les belles et dire son fait à celles qui passent et prennent de l'eau bénite du bout des doigts, non sans leur lancer quelque brocard qui cuise. Passe outre gentiment; ne va pas répondre avec une arrogance putanesque; tais-toi plutôt ou dis: «Révérence, belle ou laide, à votre service»; ce disant, ta modestie te servira de vengeance, si bien que lorsque tu repasseras, ils s'écarteront au large et s'inclineront devant toi jusqu'à terre. Au contraire, que tu veuilles leur répondre quelques brusques paroles, leurs murmures t'accompagneraient par toute l'église; il n'en serait pas autrement.

Pippa.—J'en suis certaine.

Nanna.—Lorsqu'il s'agira de te mettre à genoux, place-toi honnêtement sur les marches de l'autel le plus en vue qu'il y ait, ton livre de messe à la main.

Pippa.—Pourquoi faire ce livre de messe, si je ne sais pas lire?

Nanna.—Pour paraître le savoir, et peu importe que tu le tiennes à l'envers comme font les Romanesca pour qu'on croie qu'elles sont des fées et ce sont des fantômes.

Venons-en, à cette heure, aux mérites des jouvenceaux: ne place en eux nulle espérance, ne fais aucun fonds sur leurs promesses; ils n'ont pas la moindre stabilité, ils[Pg 61] tournent selon que leur cervelle ou leur sang s'échauffe, ils s'énamourent, puis se désénamourent dès qu'ils rencontrent une autre amourette; s'il t'arrive de leur en donner une fois par hasard, fais-les payer d'avance. Malheur à toi si tu venais à te coiffer de l'un d'eux ou de tout autre; il sied très bien de se coiffer de quelqu'un à celles qui vivent de leurs rentes, non pas à celles qui doivent vivoter au jour le jour. Quand il n'y aurait pas d'autre raison, sitôt que tu es engluée, tu es ruinée; en effet, n'avoir plus l'esprit tendu que vers un seul, c'est donner congé aux autres, que d'ordinaire tu caressais sans préférences. Tu peux compter qu'une courtisane qui se met à être amoureuse d'autre chose que des bourses est comme un ivrogne, un goulu de tavernier qui mange et boit ce qu'il devrait plutôt s'arracher du corps pour le vendre.

Pippa.—Vous les connaissez toutes, toutes, toutes!

Nanna.—Il me semble entendre un capitaine te fracasser la porte. Oh! par Dieu, tout le monde aujourd'hui s'appelle capitaine, et je crois bien que jusqu'aux muletiers, chacun se donne de la capitainerie. Je dis «fracasser», parce qu'ils font heurter aux portes en bravaches, pour paraître avoir des manières brutales; avec cela, ils introduisent dans leur langage un tas de mots espagnols et mélangés de mauvais français encore! Ne donne pas audience à de pareils secoue-panaches ou du moins, si tu les aimes, tâche de t'y fier comme tu te fierais à des zingari; ils sont pires que des charbons qui vous brûlent ou vous salissent; toujours à coasser qu'ils attendent leur solde. Qui veut être payée de l'expédition qu'ils conseillent au roi d'entreprendre ou des victoires que remportera mère l'Église, pour leur donner à faire dodo; pour celle qui a besoin d'argent, qu'elle les exalte comme autant de Rolands du quartier, puis passe son chemin. Autrement, elles les quittera la tête rompue, ce qui lui arriverait aussi avec les jeunes gens, les gamins, les galopins; le plus grand honneur qu'ils te feront, ce sera d'aller partout révéler les défauts de ton[Pg 62] endroit et de ton envers, et de se vanter qu'ils te font aller et démener de la belle façon.

Pippa.—Les hiboux!

Nanna.—C'est en pleine mer que s'aventure à nager celle qui se fait putain pour se passer sa rage d'amour, et non pas de faim; qui veut sortir des guenilles, dis-je, qui veut se retirer des haillons, il lui faut être sage; qu'elle n'aille pas baguenauder, en actions ni en paroles. Te voici une petite comparaison, tout chaud, tout chaud: moi, je parle à l'impromptu, je ne tiraille pas les choses à la filière, je les dis d'une haleine, et non en cent ans comme font certaines pécores, fatiguant les pédagogues qui leur enseignent à composer des ouvrages, prennent à bail des pour ainsi dire, des pour ainsi faire et des pour ainsi chier, bâtissant des comédies avec des mots plus constipés que la constipation; c'est pour cela que tout le monde accourt entendre mon babillage et le porte aussitôt à imprimer, comme si c'était le verbum caro.

Pippa.—Et cette petite comparaison?

Nanna.—Un soldat qui n'a du courage qu'à dépeupler les poulaillers des paysans et à faire sortir les chanoines de leurs prisons passe pour un lâche et à grand'peine reçoit-il sa paye, comme me le disait un de la garnison. Il me disait aussi que celui qui se bat et fait des prouesses voit courir après lui toutes les guerres et toutes les soldes du monde. De même une putain qui ne sait que se faire travailler, et rien de plus, ne va jamais au delà d'un éventail dépenaillé et d'une mauvaise robe de messire taffetas; donc, mignonne, il faut de plus ou de l'adresse ou de la chance, et si je n'avais qu'à demander de bouche, je ne te cache pas que j'aimerais encore mieux de la chance que de l'adresse.

Pippa.—Pourquoi?

Nanna.—Parce qu'avec de la chance, nulle fatigue, et que pour l'adresse, il faut suer; et force est d'astrologuer de vivre d'expédients, comme il me semble te l'avoir dit. La meilleure preuve que la chance est une route sans cailloux,[Pg 63] regarde cette gueuse, cette saleté, cette pouilleuse de... tu m'entends bien, et sois convaincue.

Pippa.—Oh! n'est-elle pas riche à crever?

Nanna.—C'est pour cela que je t'en parle. Elle n'a pas un brin de grâce, pas une seule qualité, pas un agrément dans sa personne, pas de prestance; elle est niaise, elle a passé la trentaine, et avec tout cela on la croirait enduite de miel, tant les hommes lui courent droit dessus. Est-ce de la chance, hé? est-ce de la chance, hein? Demande-le aux familiers, aux laquais, aux ruffians, et ne me le fais pas dire, puisque la chance en a fait des seigneurs et des monseigneurs; nous voyons cela arriver tous les jours. Est-ce de la chance, hé? est-ce de la chance, hein? Messire Trojano dégrossissait des mortiers; à cette heure, il possède un beau palais; est-ce de la chance, hé? est-ce de la chance, hein? Sarapica tondait les chiens; par la suite il fut pape: est-ce de la chance, hein? est-ce de la chance, hé? Accursio était le commis d'un orfèvre; il est devenu Jules II; est-ce de la chance, hé? est-ce de la chance, hein? Certes, quand la chance et l'adresse se trouvent ensemble chez une putain, oh! alors, sursum corda! Cela c'est chose plus douce que ne l'est ce «Oui, là! oui, là!» qui se dit au moment où le doigt qui te chatouille quelque part, après bien des: «Un peu plus bas, un peu plus haut, plus par ici, plus par là», trouve enfin le bouton qui te démange. Heureuse qui sait les réunir toutes deux, l'adresse et la chance, hé! la chance et l'adresse, hein!

Pippa.—Retournez où vous m'avez laissée.

Nanna.—Je t'ai laissée au moment où je te dissuadais de l'amour des jeunes gens, ces entripaillés, et de celui des capitaines à beaux panaches; je te disais de les fuir, comme à présent je te dis de courir tout droit aux gens rassis, parce qu'ils ne te payeront pas moins en bon argent qu'en bonnes manières.

Pippa.—Un peu plus de baïoques et un peu moins de politesse.

[Pg 64]

Nanna.—Sans doute, mais ils ont pour vous des uns et des autres; aussi les gens d'un naturel si aimable sont-ils bien notre affaire. A rester avec eux, on a le plaisir d'une nourrice qui allaite, gouverne et élève un poupon exempt de rogne, lequel jamais ne pleure, ni jour, ni nuit. Tourne-toi maintenant du côté des difficiles: miséricorde, avec cette espèce de gens-là! Dépouille-toi de l'orgueil que nous autres, mesdames les putains, apportons de la fente qui nous a pondues, et quand ces acariâtres te parlent d'un ton bourru, crient après toi et, d'un air goguenard, t'insultent, tiens-toi sur tes gardes, comme l'homme qui fait la parade avec l'ours; sache t'y prendre de façon que les baudets ne t'atteignent pas de leurs ruades et qu'ils te laissent toujours de leur poil dans la main.

Pippa.—Si je n'y réussis point, qu'ils m'exposent en effigie!

Nanna.—Après ces animaux-là viennent les spadassins, braves au coin du feu et autour de la bouteille, qui ne donneraient pas un coup de pied au cul à Castruccio; ils ne laissent pas de faire des rodomontades et t'apporteraient la mer dans un gobelet. Oh! ne seras-tu pas plus que l'Ancroia, si tu sais leur faire lâcher jusqu'à leur cotte de mailles, jusqu'à l'épée qu'ils portent au côté, sans raison aucune?

Pippa.—Oui.

Nanna.—Entre l'une et l'autre de ces deux catégories se placent les bons nigauds, toujours le rire épanoui sur les lèvres, et qui avec ces Ah! ah! ah! dont ils tombent étourdiment à la renverse, diront à tout le monde, en lettres d'enseigne d'épicier, ce qu'ils t'ont fait et ce qu'ils comptent te faire; qu'il y ait là qui veut, plus ils voient de monde, plus ils haussent la voix. C'est tout naturellement qu'ils agissent de la sorte, pour se montrer bons compagnons, et ils ne feront pas plus de cas de te relever les jupes devant qui que ce soit que de cracher par terre. Ne crains pas de leur dire des sotises, houspille-les aussi délibérément qu'ils te hous[Pg 65]pillent toi-même; tu le peux en toute sûreté, ils ne font attention à rien et vivent à la sans-gêne.

Pippa.—Croiriez-vous que de tels gens me plairont très bien?

Nanna.—Tu me ressembles; nous avons les mêmes goûts. Mais, dis-moi, ne t'ai-je pas prévenue que les écervelés sont comme les singes, qui se radoucissent moyennant une noisette? La mer, qui est un si monstrueux animal, sa colère passée fait moins de bruit qu'un ruisseau!

Pippa.—Il me semble que si.

Nanna.—Oui, je t'en avais parlé, mais des ignorantasses, non. A l'égard de ceux-là, et ils sont pires encore que les poltrons, que les baudets, que les avares, que les butors, que les hypocrites, que les pédants, que les vauriens, que tout le reste de l'espèce humaine, je n'ai pas de règle à te donner. Ils font les dégoûtés à tout ce qu'il y a de bon et, n'importe quelle gentillesse tu leur fasses, ce sont les trois eaux perdues. Les bélîtres te tombent dessus sans crier gare, et chacune de leurs actions, à ton détriment et à ta honte, porte elle-même témoignage de leur stupidité.

Pippa.—Pourquoi à mon détriment et à ma honte?

Nanna.—Parce qu'étant sans éducation, sans le moindre suc, ils s'assoient au-dessus des plus dignes, parlent quand ils devraient se taire et se taisent quand ils devraient parler. Le résultat, c'est qu'ils éloignent de toi l'affection des honnêtes gens, et il est clair que qui les aperçoit autour des femmes leur conter fleurette, autant lui vaut voir des porcs flairer les roses dans un jardin. Donc, casse-leur l'échine avec le bâton de la prudence.

Pippa.—Et par-dessus le marché, je leur briserai le cœur. Mais écervelés et fantasques, n'est-ce pas tout un?

Nanna.—Pas du tout! Les fantasques sont pires que des horloges détraquées et plus à fuir que les fous déchaînés; ils veulent, puis ils ne veulent plus; tantôt les voici muets, tantôt voilà qu'ils nous assourdissent de leur caquetage; le[Pg 66] plus souvent, ils ont leurs lunes, sans savoir pourquoi; et sainte Nafissa, qui fut la patience et la bonté mêmes, ne saurait supporter leurs boutades; par conséquent, le premier jour que tu les connaîtras, sers-leur des fèves et des pois.

Pippa.—Je vous obéirai.

Nanna.—Et que dis-tu des puise-la-science-dans-la-bouche-à-papa? Quel supplice, quelle pénitence c'est de vivre avec ces archisages qui, de peur d'ôter à leurs lèvres le pli qu'ils leur ont fait prendre devant le miroir, ne parlent jamais, ou, s'ils parlent, ouvrent la bouche avec assez de promptitude pour remettre vite les lèvres dans leur premier pli, et toujours interprètent tes paroles en sens contraire! Ils mangent doctoralement, crachent rond, regardent en dessous, voudraient être aperçus avec des putains et ne veulent pas qu'on le sache, prennent bien garde de ne te rien donner en présence de leur valet et pourtant sont heureux que le valet sache ce qu'ils te donnent.

Pippa.—Quels hommes sont donc ces gens-là?

Nanna.—Si quelqu'un survient pendant qu'ils se trouvent chez toi, ils vont se cacher dans la chambre et, se mettant aux aguets derrière quelque fente de la porte, crèvent dans leur peau jusqu'à ce qu'ils te fassent dire à celui qui a été cause de leur retraite:—«Messire un tel est dans la chambre.» Au surplus, ils mesurent scrupuleusement le soleil, la veillée, la nourriture, le jeûne, la promenade, le repos chez soi, l'histoire de faire cela, de ne pas le faire, le rire, le sérieux, et mettant tant de chieries à la moindre de leurs actions que les nouvelles mariées en auraient de reste. Encore n'est-ce rien; ce qui est insupportable, c'est qu'ils te farfouillent si bien que force est de leur rendre compte de ce que tu as, de ce que tu fais de tes épluchures. Or, comme tout sage ou qui se croit tel, pour mieux dire, tient un peu de l'avaricieux, parce qu'il alambique la peine qu'on a à gagner des écus, rivalise d'astuce avec sa finesse; en composant tes démarches, tâche d'être[Pg 67] toi-même la Sapientia Capranica, d'une sapience à faire désencapuchonner Salomon. Je le tiens de bonne source, il n'y a pas de folies plus salées que celles que se décident à la fin à faire ces sages, sans même que l'amour soit en jeu; estime maintenant quelles doivent être celles qui leur jaillissent de la tête quand ils sont amoureux perdus.

Pippa.—Je saurai comment m'y prendre, si de semblables hiboux tombent dans mes filets.

Nanna.—Ne t'ai-je encore rien dit des hypocrites?

Pippa.—Non, Madonna.

Nanna.—Les hypocrites qui ne se le touchent jamais qu'avec des gants et qui observent les vendredis de mars et les Quatre-Temps dans la dévotion des dévotions viendront te voir en cachette. Si tu leur dis, quand ils manderont ta petite pudeur par derrière:—«Eh quoi! voulez-vous donc aller par là?» ils te répondront: «Nous sommes pécheurs comme les autres.» Pippa, ma belle enfant, tiens bien secrets leurs faits et gestes, ne va pas gargouiller leur infamie comme un pot qui ne tient pas l'huile; ce sera tout profit pour toi. Ces ribauds, ces ennemis de la foi vous pelotent les tétons, rendent visite aux fesses, vous trépanent toute espèce de trou et fente, à l'égal de n'importe quel vaurien. S'ils rencontrent une femme qui sache ensevelir les turpitudes dont ils se délectent, ils donnent démesurément; les cordons de la braguette une fois renoués, ils se mettent à remuer les lèvres, marmottent le Miserere, le Domine ne in furore, le Exaudi orationem, et s'en vont pas à pas gratter les pieds aux incurables.

Pippa.—Fussent-ils tenaillés vifs!

Nanna.—Il leur arrivera pis un jour, n'en doute pas, et leurs vilaines âmes seront foulées aux pieds par ces ladres, ces avares, ces pourceaux qui, même lorsqu'il s'agit de faire l'amour, regardent aux épluchures. Avec ces gredins, il te faudra, pour leur sortir l'argent de la poche, toute l'adresse dont ils usent, eux, à le mettre de côté! Oh! quelle pénitence que d'avoir à leur arracher l'argent des doigts! Ne[Pg 68] crois pas que leur poirier se laisse cueillir ses poires, si fort qu'on le secoue. Une maman, plus tendre encore que les autres, ne fait pas tant de mamours à son enfantelet qui ne veut pas s'endormir ou manger la bouillie, qu'il n'en faut faire à un avare; au moment qu'il sort un écu, la paralysie lui tombe sur les doigts, et il reluque du coin de l'œil sa monnaie rognée pour t'en faire don. Les ladres, tends-leur tes lacets et prends les gros lourdauds au piège, comme on y prend les vieux renards. Quand tu veux qu'ils en viennent au fait, ne leur demande pas de grosses sommes à la fois, mais bois-leur le sang goutte à goutte; dis-leur:—«Je ne puis le faire, faute de cinq mauvais teigneux de ducats.»

Pippa.—Faire quoi? Un corsage?

Nanna.—Oui, un corsage. En lui disant cela, tu le verras se tordre comme quelqu'un qui a grande envie de faire ses besoins et qui ne sait où aller, et tout en se tordant, marronner, se gratter la tête, se prendre la barbe et faire ces grimaces de belle-mère que fait un joueur, lorsque n'ayant plus un écu, ni bon ni rogné, il est invité à jouer son reste. Enfin il te les donnera en bougonnant. Dès que tu auras les cinq ducats, applique-lui des baisers à la file, avec mille mignardises, reste comme cela avec lui deux ou trois jours, puis mets-toi à souffler, à te mordre les doigts, à ne plus lui faire bonne mine. S'il te demande:—«Qu'as-tu donc?—Triste chance que j'ai», lui répondras-tu; «de là vient que je suis toute nue et toute crue, et la cause, c'est que je suis trop bonne. Si j'étais autrement, il ne tiendrait pas à moins de quatre écus que je garde cette mauvaise jupe.» Là-dessus, voilà en triste état le misérable ladre, qui te réplique:—«J'ai beau te donner, tu ne te remplis jamais; tu jettes l'argent dans le ruisseau; va-t'en de là, ne me casse plus la tête, je ne te donnerai pas un rouge liard.» Et tout en serrant les cordons de son escarcelle, il cherchera le moyen de carotter la somme à celui-ci ou à celui-là.

Pippa.—Pourquoi ne dois-je pas lui demander tout, d'un seul coup?

[Pg 69]

Nanna.—Pour ne pas l'épouvanter par la quantité.

Pippa.—Je vous entends.

Nanna.—Avec les généreux, ce n'est pas de l'adresse du baudet qu'il faut user, mais de celle du lion. Si tu as quelque chose à leur demander, demande-le-leur CORAM POPULO: les glorieux se haussent d'un pouce quand tu les traites publiquement en grands seigneurs; car c'est aux grands seigneurs qu'il appartient de donner, quoique pourtant ils n'en usent guère. Sans que tu leur demandes rien, tu n'as qu'à dire:—«Je veux me faire faire une robe à la mode», ils te répliqueront aussitôt, pourvu qu'il y ait du monde:—«Va, je veux te la payer, moi.» Vis-à-vis de ceux-là, ma chère enfant, sois libérale, toi aussi; tourne-toi comme ils le veulent et ne leur refuse jamais ce que réclame de toi leur désir.

Pippa.—Il est honnête que je m'y prête.

Nanna.—Fais bien attention à certains autres, qui ne te donneraient pas un grain de coriandre, si tu le leur demandais; d'autres ne t'obligeraient pas d'un denier, à moins que tu ne leur mettes toujours les éperons au flanc. Les gens courtois, ne leur fais pas de prix, rapporte-t'en à leur naturel, qui s'épanouira en te donnant continuellement; lorsqu'ils donnent sans en être priés, il leur semble non pas dépenser de l'argent avec les putains, mais en gagner à faire les grands seigneurs, puisque, comme je te l'ai dit, les grands seigneurs devraient être larges. Par conséquent, tu n'as pas autre chose à faire avec semblables gens que de leur complaire, de leur montrer de l'estime, et non point d'être toujours à leur dire: «Donnez-moi ceci, faites-moi cela.» Mais quoi qu'ils te donnent et qu'ils te fassent, feins toujours de ne pas vouloir qu'ils te donnent ou qu'ils te fassent rien.

Pippa.—Fort bien.

Nanna.—Les grosses bêtes de somme, comme disait la Romanesca, il ne faut pas cesser de les persécuter avec les «Donne-moi ceci, fais-moi cela»; ces rustres veulent être[Pg 70] piqués de semblables aiguillons. S'il y a du monde quand tu leur en parles, ils en sont enchantés, parce que cela leur donne l'air d'être des finauds et non pas de simples niais. En outre, cela leur semble sentir son grand clerc de se faire prier par la signora, et, bien qu'ils soient proches parents des fourmis du sorbier, ils sortent de leur trou pour venir frapper à ta porte quand ils en devraient crever.

Pippa.—Ils en sortiront, ou crèveront.

Nanna.—Je ne veux pas oublier, encore bien que dans mon parler je me serve tantôt du tu, tantôt du vous, que tu devras dire vous à tout le monde, jeune ou vieux, grand ou petit; le tu a quelque chose de sec et ne plaît pas trop aux gens. Il n'y a pas de doute là-dessus, les bonnes manières sont d'excellents moyens de parvenir; donc, ne sois jamais hautaine dans tes façons et tiens-toi au proverbe qui dit: Ne te moque de personne pour de bon et ne dis jamais en ricanant: Tant pis pour qui se fâche. Quand tu te trouves avec les amis ou les connaissances de ton amant, ne laisse échapper de ta bouche aucun trait qui pique; qu'il ne te vienne jamais l'envie de tirer les cheveux ou la barbe, ou de donner des tapes, pas plus de petites que de grosses tapes, à personne. Les hommes sont des hommes, et si tu leur touches le museau, ils font la grimace et se fâchent comme s'ils étaient vraiment insultés; moi, j'ai vu faire de brutales menaces, bien mieux, j'ai vu infliger de bonnes corrections à certaine fastidieuse qui pousse l'aplomb jusqu'à tirer les oreilles aux gens, et chacun lui dit: C'est bien fait pour toi.

Pippa.—Ma foi, oui, c'est bien fait pour elle.

Nanna.—J'ai encore quelque chose à te rappeler. Quitte les errements des putains dont le premier article de foi, c'est de ne jamais garder leur foi. Sois décidée à mourir plutôt que de planter là personne: promets ce que tu peux tenir et pas davantage. Vienne n'importe quelle bonne occasion, ne donne jamais de la casse et du plantoir au nez de qui doit passer la nuit avec toi, sauf s'il se présentait le Français[Pg 71] dont je t'ai parlé. Dans ce cas-là, fais appeler celui qui devait venir le soir et dis-lui: «Je vous ai promis la nuit prochaine, elle est à vous, comme je suis toute vôtre; mais je pourrais gagner, si je l'avais à moi, une bonne aubaine. Laissez-la-moi donc et je vous en rendrai cent pour une. Un Monseigneur de France la veut absolument; je la lui donnerai, si vous le voulez bien; si cela vous déplaît, me voici aux ordres de Votre Seigneurie.» Lui, qui se verra estimer davantage en t'accordant ce qu'il ne pourrait pas te vendre, se prêtera à ton intérêt, et non seulement te fera cette grâce, mais ne t'en sera que plus attaché. Au contraire, si, sans rien dire, tu le plantais là, tu courrais le risque de le perdre; bien mieux, en allant se plaindre partout de la vilenie que tu lui aurais faite, il te mettrait en bisbille avec ceux qui ont de la fantaisie pour toi.

Pippa.—Et ce serait malheur sur malheur, voulez-vous dire?

Nanna.—Tu l'as dis. Maintenant, note ceci. Il t'arrivera de te trouver au milieu de tous tes galants; tu dois penser que si tu ne partages également tes caresses, la moutarde montera également au nez du moins favorisé. Pèse-les donc dans la balance de la discrétion, et supposé que ton goût se porte plus vers l'un que vers l'autre, manifeste-le par de petits signes et non par de grands gestes débraillés. Fais en sorte que personne ne parte fâché, ni contre toi, ni contre le favori; tout homme qui dépense mérite récompense, et si celui qui donne davantage doit recevoir davantage, acquitte-toi discrètement avec lui. La route que je t'indique est bonne pour aller dans tous les pays du monde; il ne faut que savoir faire, savoir dire, savoir se tenir.

Pippa.—Je m'en acquitterai excellemment.

Nanna.—Maintenant, voici le principal. Ne prends pas plaisir à brouiller les amitiés en rapportant ce que tu entends dire; évite les scandales; partout où tu peux mettre la paix, mets-la, et s'il t'arrive qu'on jette de la poix sur ta porte ou qu'on la brûle, ne fais qu'en rire: ce sont des fruits qui[Pg 72] poussent naturellement aux arbres que plantent les jaloux dans les jardins putanesques; pour n'importe quelle vilenie que l'on te fasse ou que l'on te dise, ne force jamais à en venir aux mains ceux à qui tu peux commander. S'il y en a un qui te joue un mauvais tour, tais-toi; ne va pas courir t'en plaindre en pleurnichant à celui qui meurt pour toi et dont le cerveau fume. Lorsqu'il te vient chez toi quelqu'un de ces chasse-mélancolie, ne va pas lui dire du mal de celle contre laquelle il est dans une de ses fureurs qui s'apaisent plus tard, à la honte et aux dépens de celui qui a voulu faire son malin; au contraire, gronde-le, dis-lui: «—Vous avez tort de vous fâcher contre elle; elle est jolie, pleine de talents, honnête et gracieuse au possible.» Il en résultera que notre homme, qui un jour ou l'autre retournera à la mangeoire, t'en aura de l'obligation; elle, qui le saura, te rendra la pareille dans le cas que l'un de tes amants prendrait de l'ombrage contre toi.

Pippa.—Je sais que vous êtes fine.

Nanna.—Ma fille, fais ton profit de ce conseil: si moi, qui fus la plus scélérate et la plus ribaude putain de Rome, que dis-je? de l'Italie, que dis-je? du monde entier, à force de mal faire et de dire pis, assassinant sans plus me gêner amis, ennemis et simples connaissances, je suis devenue d'or et non de billon, que deviendras-tu, toi, en te conduisant comme je te l'enseigne?

Pippa.—Reine des reines et non pas signora des signoras.

Nanna.—Par conséquent, obéis-moi.

Pippa.—Je vous obéirai.

Nanna.—Fais-le d'abord en ne te passionnant jamais pour le jeu: les cartes et les dés sont l'hôpital de celles qui s'y adonnent, et pour une qui y gagne un casaquin à la mode nouvelle, il y en a mille qui s'en vont mendier. Un damier, un échiquier te garnissent la table, et si l'on joue un Jules ou deux, cela te suffit pour la chandelle, parce que le moindre gain que font les joueurs: «Tout est pour vous,

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signora.» Pourvu que l'on ne joue ni à la condemnade, ni à la prime, jamais il ne s'élève une dispute, jamais ne se dit un mot hors des convenances. S'il arrive que quelque joueur acharné te veuille du bien, prie-le en grâce, mais de façon que les autres t'entendent, de ne plus jouer, et montre-lui bien que si tu lui dis cela, c'est de peur qu'il se ruine, et non pour qu'il te donne son argent.

Pippa.—Je vous tiens par le bec.

Nanna.—Gronde-le encore de ce qu'il te donne trop à manger, et feins d'en agir ainsi parce que tu ne prises pas la bonne chère, non afin de lui voir réserver cela pour toi. Mais par-dessus toute recommandation, je te donne celle-ci: que ton plaisir soit d'avoir autour de toi d'honorables personnes; quand bien même ces gens-là ne seraient pas tes amoureux, ils t'en attireront rien que par leur présence, en te faisant estimer de tout le monde. Que tes vêtements soient simples et propres, rien de plus; les broderies sont bonnes pour celles qui veulent jeter l'or dans la rue; la façon coûte un royaume, et si, plus tard, on veut les revendre, on n'en trouve rien; quant aux velours et au satin, une fois défraîchis par les marques de passementeries brodées dessus, ils sont pires que des guenilles. Fais donc de l'économie de ce côté, puisque finalement nos robes doivent être converties en argent.

Pippa.—Très bien.

Nanna.—Restent les talents; naturellement les putains les détestent à l'égal de ceux qui viennent à elles les mains vides. Pippa, personne n'osera te refuser quelque petit instrument; demande donc à l'un le luth, à l'autre la harpe, à celui-ci la viole, à celui-ci des flûtes, à un autre le petit clavecin, à un autre une lyre; c'est autant de gagné. Tu feras venir des maîtres pour apprendre la musique et tu les amuseras en faisant jouer des morceaux à bâtons rompus, en les payant d'espérances et de promesses, en les régalant de quelques petites faveurs au galop, au galop. Après les instruments, adonne-toi aux peintures, aux sculptures et agrippe-[Pg 74]moi des cadres, ronds ou carrés, des portraits, des bustes, des statuettes, tout ce que tu pourras; cela ne se vend pas moins bien que les vêtements.

Pippa.—N'y a-t-il point de honte à vendre les habits que l'on a sur le dos?

Nanna.—Comment, de honte? N'est-il pas plus vilain de les jouer aux dés, comme furent ceux de Messire le bon Dieu?

Pippa.—Vous dites vrai.

Nanna.—Certes, le jeu a le diable dans le cœur. J'y reviens donc: n'aie chez toi ni cartes, ni dés, parce qu'il suffit de les voir: qui s'y adonne est perdu, bel et bien. Je te le jure par la vigile de sainte Madeleine à l'Huile, ils empoisonnent les gens qui les regardent, absolument comme donnent la contagion les effets empestés que l'on touche, dix ans après qu'ils avaient été enfermés.

Pippa.—Cartes et dés, hors d'ici!

Nanna.—Écoute, écoute ce que j'ai à te dire touchant la vanité des pompes et des fêtes. Pippa, ne te mêle point aux courses de taureaux, ni aux jeux de quintaines, de bagues: il en résulte des inimitiés mortelles. Ces jeux-là ne sont bons qu'à amuser les enfants et la canaille. Si pourtant tu as envie de voir assommer un taureau, jouter à la quintaine ou à la bague, assiste à ces sortes de spectacles d'une fenêtre, dans la maison d'un autre. S'il t'arrive, tu sais, de louer une casaque, une jupe, un cheval de prix, pour te masquer, prends-en autant de soin que s'ils étaient à toi, et au moment de les rendre, ne va pas renvoyer les effets sans les bien nettoyer, comme font toutes les putains; qu'ils soient au contraire on ne peut plus propres et repliés dans leurs plis. Autrement ceux à qui ils appartiennent t'en voudraient à mort et souvent, souvent ils se fâchent contre celui à la prière duquel ils te les ont prêtés.

Pippa.—Vous ne pensez pas que je sois si peu soigneuse; ce sont des bourriques celles qui ne le font pas.

Nanna.—Des bourriques, c'est le mot. A présent, si je[Pg 75] voulais te dire comment tu dois accommoder tes cheveux, laisser dépasser une petite mèche qui te pende sur le front ou bien autour de l'œil, de façon que tu l'entr'ouvres et que tu le fermes avec plus de gentillesse et de lasciveté, il me faudrait bavarder jusqu'à la nuit. De même si je voulais t'enseigner la manière d'arranger les seins, au corsage, de telle sorte que qui les voit faire saillie par l'entre-bâillement de la chemise y arrête ses yeux et plonge son regard aussi loin qu'on lui en découvre; sois plus chiche de les montrer que n'en sont prodigues certaines femmes qui semblent vouloir les jeter dans la rue, tant certaines se les laissent ballotter sur la poitrine, hors du corsage. Maintenant, je vais achever en une ou deux haleines, trois au plus.

Pippa.—Je voudrais vous voir continuer de parler une année entière.

Nanna.—Ce qu'il ne me vient pas à l'esprit de te dire ou ce que j'ignore, le putanisme te l'apprendra seul. Ses difficultés résident en lui-même, elles surgissent en des circonstances qu'un autre ne peut ni supposer ni prévoir. Tu devras donc suppléer d'instinct aux lacunes de mon oublieuse mémoire. Mais ne faut-il pas que je te dise?...

Pippa.—Quoi?

Nanna.—Les prêtres et les moines voulaient me déchirer la cervelle et s'échapper par les mailles rompues.

Pippa.—Voyez-vous cela, les ribauds!

Nanna.—Dis les affreux ribauds.

Pippa.—Lorsque vous m'aurez enseigné comment je dois m'y prendre avec eux, je veux savoir quel mal cela me fera de perdre mon pucelage.

Nanna.—Rien ou presque rien.

Pippa.—Cela me fera-t-il crier comme celui à qui on perce un abcès?

Nanna.—Tu y es bien!

Pippa.—Comme celui à qui on reboute une main tournée?

Nanna.—Moins.

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Pippa.—Comme lorsqu'on vous arrache une dent?

Nanna.—Moins encore.

Pippa.—Comme lorsqu'on vous coupe un doigt?

Nanna.—Non.

Pippa.—Comme quelqu'un qui se brise la tête?

Nanna.—Tu n'y es pas du tout.

Pippa.—Comme celui qui s'ouvre un panaris?

Nanna.—Veux-tu que je te l'inculque dans la cervelle?

Pippa.—Je veux bien.

Nanna.—Te souviens-tu de t'être jamais gratté quelque petite dartre, comme celle de la gale?

Pippa.—Je m'en souviens.

Nanna.—Eh bien! cette cuisson qui te brûle, dès que tu t'es grattée, ressemble à la douleur qui se fait sentir quand on entaille une virginité de pucelle.

Pippa.—Oh! pourquoi donc, alors, a-t-on si grand'peur de perdre son pucelage? Je l'ai cependant entendu dire, il y en a qui se jettent au bas du lit, d'autres qui crient au secours, d'autres qui compissent à profusion les coffres, la chambre et tout ce qu'il y a.

Nanna.—La peur qu'éprouvent celles qui ne savent pas ce que c'est était bonne dans l'ancien temps, quand les nouvelles mariées allaient trouver leur époux au son des trompes et qu'on jetait un coq par la fenêtre, en signe de ce que le mariage était consommé. Entre le regret que l'on a de ne se l'être pas fait plus tôt arracher, dès qu'on a dans la main la dent qui vous a causé tant de souffrance, et le repentir d'avoir tant tardé, crainte du «cela me fera mal», à se faire gratter la chauve-souris, il n'y a point de différence, et ce «Je croyais que de se faire tirer une dent c'était le diable» sort aussi de la bouche de la pucelle qui s'est laissé faire courageusement.

Pippa.—J'en suis bien aise.

Nanna.—Comment il y a moyen de se faire passer pour vierge une centaine de fois, si l'on a intérêt de le paraître tant de fois que cela, je te l'enseignerai la veille du jour[Pg 77] où tu devras entrer en lice. Tout le secret gît dans de l'alun de roche et de la résine de sapin bouillie avec le susdit alun; c'est une petite recette connue dans tous les bordels.

Pippa.—Tant mieux.

Nanna.—Maintenant, aux moines qui, jusqu'à cet endroit où nous sommes, m'empoisonnent des senteurs de bouc, de potage, de sauces et de graisse de porc qu'ils exhalent; il s'en trouve cependant parmi eux des coquets et fleurant bon mieux que les boutiques de parfumeurs.

Pippa.—Ne perdez pas de temps, parce que je veux que vous me disiez comment il faudra m'ôter et me mettre le fard; je veux également savoir s'il vous convient que j'emploie les maléfices, les sorcelleries et les charmes, oui ou non.

Nanna.—Ne me parle pas de semblables balivernes, bonnes pour les sottes. Les charmes, ce seront mes recommandations savoureuses, toujours fraîches à ta mémoire; pour ce qui est de se farder, je te dirai comment tu dois faire. Les moines m'appellent; ils me crient de te dire que désormais les femmes leur puent au nez, que la faute en est aux prêtres, aux généraux, aux prieurs, aux ministres, aux provinciaux, et que toute la séquelle s'est affiliée à la ligue des révérends et des révérendissimes; que lorsqu'ils couchent avec une femme, ils en font autant de cas que des victuailles un homme qui vient à l'instant même de souper à crève-panse. Bien qu'on leur chante la chanson qu'on chante aux vieux, c'est-à-dire:

Lima, lima, limaçon;
Pousse en avant les trois cornes,
Tes trois, tes quatre,
Et celles du maréchal,

la leur ne se lève pas tant que leurs maris ne viennent pas se coucher près d'eux.

Pippa.—Oh! est-ce que les moines et les prêtres ont des maris?

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Nanna.—Plût au ciel qu'ils eussent aussi bien des épouses!

Pippa.—Au feu!

Nanna.—Je voudrais te le dire;... mais je ne veux pas te le dire.

Pippa.—Pourquoi non?

Nanna.—Parce que dire la vérité, c'est crucifier le Christ; je l'ai dite, pourtant, et c'est vraiment une belle affaire! A conter des mensonges, on ne recueille que du bien, et à proclamer la vérité, que du mal. Donc, c'est une misérable langue celle qui m'a traitée de vieille putain et de voleuse, de maquerelle. Je te l'affirme, les gros poissons de la moinaille et de la prêtraille couchent avec les courtisanes seulement pour les voir travailler par leurs bardaches, oui, par leurs bardaches; ils aiguisent leur appétit en voyant ceux-ci les trépaner per alia via, comme dit l'épître, et tu dois les tenir pour de bons amis, aller chez eux quand ils te demandent; parce que si tu me comprends bien et s'ils peuvent faire faire à leurs bardaches ce qu'ils veulent, ils s'éprennent de toi à la folie et te jettent, sans y regarder, les revenus de l'évêché, de l'abbaye, du chapitre, de l'ordre entier.

Pippa.—J'ai bon espoir de m'approprier, en suivant vos conseils, jusqu'au clocher où sont les cloches.

Nanna.—Tu ne feras que ton devoir si tu réussis. Ah! ah! je ris en songeant aux marchands dont je ne t'ai pas encore dit un mot.

Pippa.—Mais si.

Nanna.—Tu veux parler des Allemands, qui sont presque tous les commis des autres, et c'est pourquoi ils se garderont bien de venir te voir, comme je te l'ai dit. Mais les gros marchands, les pères aux écus, le bubon leur vienne! ils veulent absolument que l'état putanesque ne vive que de ce qu'ils donnent sou à sou, et pour un qui fait de la dépense, il y en a vingt qui ont toujours prête la réponse: «—Je l'ai placé à usure, je veux dire à intérêt,»[Pg 79] quand tu lui demandes quoi que ce soit. La coquinerie, c'est qu'ils font banqueroute, avec de pleins sacs d'écus, se murent chez eux ou s'ensevelissent tout vivants dans les églises, et s'écrient: «—Cette putain d'une telle m'a ruiné!» Je te conseille, Pippa, de leur donner de la casse à ceux-là, quoique les niaises, sans trop savoir pourquoi, croient qu'une liaison avec eux pose une femme en grande réputation; lorsqu'on demande: «—Qui est celui-là?» il leur semble que d'entendre répondre: «—C'est un marchand», cela les canonise déesses, mais ils ne valent pas tant que cela, non, sur mon âme!

Pippa.—Je vous crois bien.

Nanna.—Pour faire notre affaire, il faut montrer autre chose que des gants, une lettre à la main, une bague au doigt.

Pippa.—Je le crois comme vous.

Nanna.—Ma chère enfant, je t'ai donné une éducation de duchesse; oh! sache que des mères comme la tienne il n'en pousse point par les haies, et je ne connais pas de prédicateur dans toute la Maremme qui aurait su te faire le sermon que je t'ai fait. Garde-le bien dans ta mémoire, et je veux être mise au carcan si tu n'es pas adorée comme la plus riche et la plus sage courtisane qui fut, soit ou sera jamais; aussi, à l'heure de la mort, mourrai-je contente. Et sache-le bien, les humeurs, la morve, les crachats, l'ennui des mauvaises haleines, des émanations fétides, des caprices et des malédictions de tes amants, c'est l'histoire du vin gâté: qui en a bu trop trois jours durant finit par oublier le goût de moisi. Mais écoute encore deux petits mots, touchant deux petites choses.

Pippa.—Lesquelles?

Nanna.—La première, c'est qu'il ne faut pas que tu aies de ces oreillers de velours, posés sur des matelas de soie, que les vaniteuses jettent par terre pour y faire agenouiller ceux qui leur parlent: pécores que vous êtes, vous mourrez de faim aux brancards des charrettes! En second lieu, aie[Pg 80] de la direction dans les mains et ne touche les boîtes aux onguents que du bout des doigts; ne te plâtre pas le visage comme ces grosses Lombardes, un tout petit peu de rouge suffit pour faire disparaître cette pâleur que souvent répand sur les joues une mauvaise nuit, une indisposition et la chose d'avoir trop fait l'amour. Rince-toi la bouche, le matin à jeun, avec de l'eau de puits; si cependant tu veux que ta peau soit douce, transparente, toujours dans le même état, je te donnerai mon livre de recettes, tu y apprendras à te maintenir le teint, à te donner des chairs appétissantes, je te ferai composer une eau de talc, qui est merveilleuse, et pour les mains, je te donnerai une eau de lavande qui est délicate, délicatissime. J'ai de plus, pour mettre dans la bouche, certaine substance qui, outre qu'elle conserve les dents, métamorphose l'haleine en senteur d'œillet. Les bras m'en tombent de voir ces tanches enfarinées qui se peignent, se vernissent la figure comme un masque de Modène et se vermillonnent si bien les lèvres que qui les baise se sent la bouche en feu d'une façon extravagante. Quelles haleines, quelles dents, quelles rides font à telle ou telle tous ces fards dont elles abusent étourdiment! Pippa?

Pippa.—Quoi, maman?

Nanna.—N'use ni de musc, ni de civette, ni d'autre parfum pénétrant; ils ne sont bons qu'à pallier la mauvaise odeur de ceux qui puent. Des petits bains, à la bonne heure, le plus souvent que tu pourras, lave et relave-toi fréquemment; se laver avec de l'eau où l'on a fait bouillir certaines herbes odoriférantes, cela vous pénètre les chairs de ce je ne sais quoi de suave qui s'échappe du bon linge de lessive quand on le tire de l'armoire et qu'on le déplie; de même que, lorsqu'on voit son linge bien blanc, on ne peut se retenir de s'en essuyer la figure, de même l'homme qui aperçoit une gorge, une nuque, des joues bien fraîches ne peut s'empêcher de les baiser et de les rebaiser. Pour que tes dents soient toujours tenues propres, avant de te lever, prends le bord du drap et frotte-les-toi à plusieurs reprise,[Pg 81] tu enlèveras ainsi cette matière qui se dépose dessus et qui s'ôte aisément, tant que l'air n'a pas pénétré dans la bouche. Mais voici une foule de petites délicatesses qui me viennent à l'idée juste au moment où je voulais en finir et où je te disais que je ne voyais plus rien dont je me souvinsse; sache que je suis un puits profond, profond, dont la veine d'eau est si grosse que plus on en tire, plus il en vient. A cette heure, passe-toi celle-ci au doigt.

Pippa.—Je me la passe.

Nanna.—Aux approches de la San-Filippo, commence à dire à tes adorateurs que tu es dans l'intention de faire dire une vingtaine de messes, la veille de la fête du saint dont tu portes le nom, et de donner à manger à une dizaine de pauvres; partage-leur entre eux la dépense. La veille et la fête arrivées, mets-toi à grommeler, fais grand tapage, dis: «—Force m'est de me charger la conscience et l'âme par-dessus le marché.—Pourquoi donc?» te demanderont-ils, les gros nigauds.—«Parce que les prêtres sont en location pour aujourd'hui et pour demain, et qu'ils ne peuvent m'obliger de ces messes.» Tu les remettras à une autre fournée et les écus te resteront en main, ton honneur sauf.

Pippa.—Cela cadre à mes vues.

Nanna.—Supposé que tu te voies chez toi toute une volée de galants et de gentilshommes, venus pour te faire leur cour, feins qu'il te vienne la fantaisie de te promener à pied une couple d'heures, et, sans y mettre de sel ni d'huile, pare-toi avec un agrément qui semble l'effet du hasard. Une fois passé le seuil de la porte avec eux, dis-leur: «Allons à la Pace.» Là, après avoir marmotté un bout de PASTER NOSTRO, prends le chemin du pèlerin et arrête-toi à toutes les boutiques des merciers, pour leur faire étaler ce qu'ils ont de beau en fait de pommades, d'ambres gris et autres babioles. Ne va pas dire, à chaque chose qui te donne dans l'œil:—«Achète-moi ceci; toi, achète-moi cela,» non; mais dis:—«Ceci me plaît bien, cela également», et fais mettre les objets de côté, en ajoutant: «J'enverrai les pren[Pg 82]dre.» Fais comme cela pour les parfums et les simples bagatelles.

Pippa.—Où visez-vous?

Nanna.—Droit à leur pigeonnier.

Pippa.—Avec cette arbalète?

Nanna.—Avec celle de leur générosité, qui se tiendrait pour déshonorée si sur l'heure ou l'instant d'après ils n'achetaient pas ce que tu as dit de mettre pour toi en réserve, et ne t'en faisaient pas cadeau.

Pippa.—Qui n'a pas de malice, tant pis pour lui.

Nanna.—Quand tu seras de retour chez toi, partage entre tous tes faveurs menu, menu, et fais comme je vais te le dire.

Pippa.—Vous me l'avez déjà dit.

Nanna.—Oui, je te l'ai dit et je veux te le redire, derechef, parce que savoir charmer les gens, c'est le remède que donnent les charmeurs contre le venin. Place-toi donc sur une petite chaise basse, très basse, et fais-en allonger deux à tes pieds; comme tu seras assise entre deux autres, avance les bras et donne-leur à chacun l'une de tes mains. En te tournant tantôt vers celui-ci, tantôt vers celui-là, tu en contenteras encore deux par ton babil; les autres, cajole-les du regard et, en leur clignant de l'œil, donne-leur à entendre que le cœur est tout dans les yeux et non dans les mains, les pieds, ni les paroles. De la sorte, par l'artifice de ta grâce, tu la chatouilleras à huit grands dadais, en même temps.

Pippa.—Deux à deux.

Nanna.—Encore bien que tel ou tel ne soit pas trop à ton goût, force ta nature et regarde-toi dans le miroir d'un malade qui prend la médecine, quoique à contre-cœur; toi aussi tu auras à te guérir, non pas de la pauvreté, car sans te faire autrement putain, tu serais encore assez riche, mais de la situation de courtisane, en devenant une signora: tu en seras une de fait, sinon de titre.

Pippa.—Si archicroire vaut être, j'en suis déjà une.

[Pg 83]

Nanna.—Attache-toi encore à ceci: ne te laisse pas mettre dedans par ceux qui te feront un tas de promesses pour t'avoir seule à leur discrétion; ne leur sois point fidèle, si nobles et si riches qu'ils puissent être. Il n'est rien de tel que la rage de l'amour et le délire de la jalousie pour mettre les homme sens dessus dessous, et, tant que cela dure, ils font des miracles. Angela Greca peut te le jurer, elle qui a mis pas mal les pieds hors du lit. Il importe de faire comme cela, parce que les amoureux fous sont inconstants, et sache bien qu'à défaut d'autres avantages, le fait de se donner à une foule de gens nous rend plus jolie: la preuve en est dans les maisons inhabitées que les toiles d'araignées envieillissent, et les outils de fer gagnent aussi du lustre à se faire fourbir.

Pippa.—C'est vrai.

Nanna.—Et puis, qui doute que beaucoup ne fassent beaucoup, tandis que peu ne font que peu, est un cheval. Il est clair que j'entends que tu sois comme une louve qui entre dans une bergerie pleine de moutons, et non dans celle où il n'y en a qu'un. Je veux te le dire maintenant, ma chérie. Bien que l'Envie ait été une putain et qu'elle soit pour cela le péché mignon des putains, enferme-la en toi-même, et si tu entends dire ou si tu vois que la signora Tullia et la signora Béatrice reçoivent à foison des tapisseries, des tentures, des joyaux, des robes, montres-en de l'allégresse et dis:—«Vraiment, leur vertu et leur gentillesse méritaient encore davantage. Dieu récompense la générosité de qui leur en a fait présent!» Rien que pour cela, eux et elles te porteront une vive amitié, et c'est une aussi vive haine qu'ils te porteraient si tu te tordais le museau, en disant:—«Nous voilà jolies; dirait-on pas que c'est la reine Iseult? Je les verrai un jour l'une et l'autre aller chier sans chandelles!» Et cependant, sur ma foi, le martyre que subit une putain à voir d'autres putains bien nippées est plus insupportable que ne l'est un vieux reliquat de mal français niché dans la cheville d'un pied, dans la[Pg 84] jointure du genou, dans le pli du coude, ou, pour dire pis encore, qu'une de ces atroces douleurs de tête que ne guériraient pas saints Côme et Damien.

Pippa.—Aux prêtres, tous ces maux-là!

Nanna.—Parlons un peu des dévotions, qui sont utiles au corps et à l'âme. J'entends que tu jeûnes non pas le samedi, comme les autres putains, qui veulent être plus rigides que le Vieux Testament, mais toutes les Vigiles, tous les Quatre-Temps, tous les vendredis de mars; fais savoir partout que ces saintes nuits-là tu ne couches avec personne: ce qui ne t'empêchera pas de les vendre à qui voudra les payer plus cher, en te gardant bien de te laisser prendre en fraude par tes amoureux.

Pippa.—Si j'en paye la gabelle, tant pis pour ma bourse.

Nanna.—Note cette galanterie: de temps en temps, fais semblant d'être malade et reste au lit une couple de jours sans être habillée ni déshabillée. Outre que tu seras courtisée comme une signora, les vins de choix, les gros chapons, toutes sortes de bonnes choses te viendront à la douce, à la douce; les piperies de ce genre s'opèrent par signes, sans que la langue s'en mêle.

Pippa.—Elle me plaît cette façon de paresser, à la fois utile et agréable.

Nanna.—Pour ce qui est du prix des plaisirs que tu vendras, il est nécessaire de t'informer, c'est d'une importance capitale. Tu devras t'y prendre avec adresse, considérer la condition de celui qui en veut et faire en sorte que pendant que tu cherches à attraper des douzaines de ducats, tu n'en laisses pas échapper de tes filets une simple couple, ou même la moitié d'une couple. Les hauts prix, tâche qu'on les crie à la ronde et que les bas prix on les taise; que celui qui te donne un ducat le fasse et ne dise rien; celui qui en donne dix, publie-le à son de trompe; à la fin du mois, autant de flibusté, autant d'épargné; celle qui ne se livre pas à moins de la vingtaine est comme une fenêtre qui[Pg 85] n'a que des rideaux, le moindre vent la met en pièces. Mais il me vient à l'idée de t'enseigner un joli coup. Fille, quand tu chasses aux grives bien grasses, s'il t'en vient une près de tes filets, ne l'épouvante pas en faisant du bruit; retiens ton souffle, au contraire, jusqu'à ce qu'elle tombe dans les mailles; une fois prise, plume-lui le cul, morte, vivante ou étourdie.

Pippa.—Je ne comprends pas.

Nanna.—Je te dis que s'il te vient à travers les jambes un homme qui ait de quoi, ne va pas l'effrayer en lui demandant des sommes folles, prends ce qu'il donnera; une fois qu'il sera bien entortillé, plume-le jusqu'au vif. Un filou, pour donner confiance à sa dupe et montrer qu'il peut perdre, commence par se laisser gagner un coup ou deux, puis triche tant qu'il lui plaît.

Pippa.—C'est ce que je ferai.

Nanna.—Ne perds jamais le temps, Pippa; va par la maison, donne deux coups d'aiguille, par contenance, manie des étoffes, chantonne quelques petits vers que tu auras appris pour rire, gratte la guitare, pince le luth, fais semblant de lire le Furieux, le Pétrarque, les Cent Nouvelles, que tu auras toujours sur la table, mets-toi à la jalousie, puis éloigne-t'en, et pense et repense à étudier le putanisme. Quand tu t'ennuieras de ne faire quoi que ce soit, enferme-toi dans ta chambre et, le miroir à la main, apprends-toi devant lui à rougir gentiment, à te composer les gestes, les maintiens, les attitudes qui conviennent, s'il te faut pleurer, abaisser les yeux sur ton corsage ou les relever à propos.

Pippa.—Que de subtiles affaires!

Nanna.—Je pense à ce gredin d'argot usité de filous à filoutés; ne te plais pas à le parler et n'écoute pas ceux qui le parlent; forcément, tu serais tenue pour une de ces espèces..., je sais bien qui je veux dire, et tu ne pourrais ouvrir la bouche sans faire entrer le monde en défiance. Je te donne toute permission d'user de coquineries le jour[Pg 86] où l'occasion s'en présente et avec cette sorte de gens que Dieu a faits pour que jamais ils ne reviennent te voir; mais l'argot, je ne le permets sous aucun prétexte.

Pippa.—Il suffit de m'en prévenir.

Nanna.—Je ne t'enseigne pas comment tu devrais te disculper de tes propres scélératesses à l'aide de bonnes excuses, de bonnes réponses; ta prudence me marche sur le pied et me fait signe de ne pas m'échiner à te le dire. Je lui obéis donc et t'avertis que si tu veux faire souffrir qui t'aime, tu devras t'y prendre de façon qu'il ne souffre pas continuellement, qu'il ne s'habitue pas à son martyre comme celui qui loge à bail la fièvre quarte depuis cinq ou six ans. Use d'un moyen terme et tiens-t'en au livre de Serafino, qui dit:

Ni trop de cruauté, ni trop d'indulgence;
L'une désespère, l'autre rassasie.

Ne te montre jamais si éprise d'un homme, quelque bien que tu en penses, que tu ne puisses lui donner deux coups du petit marteau sur l'enclume du cœur; par-dessus tout, ouvre à deux battants la porte à qui vient les mains pleines et ferme-la au nez de qui les a vides. Prends-y-toi de façon que celui qui donne t'écoute, quoique tu feignes de ne pas être entendu de lui, quand tu diras à celui qui ne donne rien:—«Pourvu qu'un tel me veuille du bien, je ne me soucie de nul autre.» Sois toujours la première à te fâcher contre ceux que tu auras offensés: domptés par l'amour, ils te feront leur maxima culpa de tes propres péchés; mais, suppose que tu t'irrites fort contre quelqu'un, ne lui tiens pas rigueur trop longtemps, tu courrais le risque d'être quittée par lui. Son amour ressemble à quelque petite faim qui vous reste quand votre appétit ne s'est pas rassasié complètement; une fois levé de table, cette faim-là se passe tout de suite et l'on n'avalerait pas une bouchée de plus, pour n'importe quoi.

Pippa.—J'ai éprouvé cela.

[Pg 87]

Nanna.—T'ai-je parlé des jurements?

Pippa.—Oui, mais redites-le-moi.

Nanna.—Je ne fais que dire et redire; c'est l'ordinaire des femmes qui répètent dix fois la même chose. Peut-être en ai-je fait autant.

Pippa.—Vous m'avez prévenue de ne jamais jurer par Dieu ni par les Saints, puis vous m'avez enseigné à protester par serment de mon innocence vis-à-vis de l'homme qui, par jalousie, me défendait de voir tel ou tel amoureux.

Nanna.—C'est vrai; tu peux donc jurer, mais pas blasphémer: blasphémer est mal, même pour celui qui a perdu jusqu'à ses boyaux, encore pis pour une femme qui gagne à tout coup.

Pippa.—Je me tais.

Nanna.—Apprends à ta servante et à ton valet, lorsqu'ils bavarderont avec tes galants, pendant que tu seras dans ta chambre, à savoir leur suggérer quelques-unes de tes petites envies; qu'ils sachent leur dire:—«Voulez-vous faire de la signora votre esclave? achetez-lui cette chose, elle en a un désir à se pâmer.» Mais tâche qu'ils ne demandent jamais que des futilités, comme qui dirait des oiseaux dans une cage dorée, un perroquet, de ceux qui sont verts.

Pippa.—Pourquoi pas un gris?

Nanna.—Ils coûtent trop cher. De cette façon, tu peux tirer quelque petit profit. Après, tu sauras de temps à autre emprunter à celui-ci, à celui-là ce qu'il te plaira, et le plus possible tarder à le rendre. Si on ne te le redemande pas, garde-le: l'homme qui t'a fait le prêt hésite, rumine, attend ton bon plaisir et, dans l'intervalle, il peut venir à l'esprit de quelques-uns certaine délicatesse qui leur fasse honte de te rien réclamer, mettons qu'il s'agisse de vêtements, d'une casaque, d'une chemise, n'importe quoi. Comme cela, souvent, souvent, tu gardes de bonnes petites choses.

[Pg 88]

Pippa.—Cela me manquait.

Nanna.—Je l'ai prêché moi-même. Te voici une quinzaine de jours avant la Saint-Martin; rassemble en consistoire tous tes amants, assieds-toi au milieu du cercle; fais à tous les plus gentilles câlineries que tu saches ou que tu puisses, et quand tu les as bien englués de tes chieries, dis-leur: «Je veux que nous fassions le roi de la fève et que jusqu'au carnaval nous continuions ainsi de payer un souper chacun notre tour: nous commencerons par moi; à condition qu'on ne dépense pas des folies. Nous ne voulons que passer le temps d'une façon honnête.» Un arrangement pareil est pour toi de beaucoup d'agrément et de non moins de profit. D'abord, le souper que tu offriras sortira de leur bourse; ensuite le roi est obligé de coucher avec toi le soir de son souper, et ce coucher-là, force est que Sa Majesté le paye en roi. D'un autre côté, chaque fois qu'on mange chez toi, les reliefs te couvrent de la dépense de la semaine et, en grappillant, il te restera encore par surcroît de l'huile, du bois, du vin, de la chandelle, du sel, du pain, du vinaigre. S'il t'est possible de revendre à l'un ou à l'autre, en cachette, ces denrées-là, fais-le; mais la chose étant découverte, tu t'en acquerrais un renom à ne pas trouver de savon qui puisse t'en laver la tête; par conséquent, mieux vaut ne pas s'y risquer.

Pippa.—Oh! celle-là, oui, elle n'est pas pourrie.

Nanna.—Je t'égrène à cette heure autant de rubis que de paroles, et, certes, tu pourrais les enfiler comme on enfile des perles. Fais-toi de temps en temps faire par ta chambrière un suçon sur la gorge, ou bien marquer sur la joue la double empreinte d'une morsure, afin de brouiller l'estomac de qui croira y voir l'œuvre de son rival. Mets aussi ton lit en désordre, pendant le jour, emmêle tes cheveux, rends-toi les joues rouges en te fatiguant, mais pas beaucoup, et tu verras renâcler l'homme qui est jaloux de toi, comme renâcle celui qui surprend sa femme in peccavisti.

[Pg 89]

Pippa.—Celle-là m'est allée droit au cœur.

Nanna.—Ce qui m'ira droit au cœur, à moi, c'est que mes paroles fructifient dans ta cervelle comme fait le grain semé dans les champs. Si je les ai jetées au vent, ce sera pour ta ruine, à ma grande douleur, à mon désespoir, et en une semaine tu chieras sous toi tout ce que je t'aurai laissé de rentes. Au contraire, s'il advient que tu t'attaches à mes recommandations, tu béniras les os, la chair et la cendre de ta mère, tu l'aimeras morte, comme je crois que tu l'aimes vivante.

Pippa.—Vous pouvez l'archicroire, maman.

Nanna.—Ici je m'arrête, et ne te plains pas si je t'ai fait bonne mesure; contente-toi de ce que je ne veux pas t'en dire plus long.

—«Que voudriez-vous me dire de plus?» répondit la Pippa à sa mère. Celle-ci se leva, engourdie d'être restée trop longtemps assise, et en bâillant, en se détirant, s'en fut à la cuisine. Le souper prêt, la fille désormais savante, toute à l'allégresse d'avoir bientôt à ouvrir boutique, n'y toucha que du bout des dents; elle semblait proprement une fillette à qui son père vient de promettre de la marier à son amoureux. Pleine de joie, elle en tenait à peine dans sa peau, du contentement d'elle-même. Mais comme l'une était éreintée d'avoir parlé, l'autre d'avoir écouté, elles allèrent dormir ensemble dans le même lit. Le matin, elles se levèrent, bien reposées, dînèrent quand le temps leur en parut arrivé, et comme elles se remettaient à causer, la Pippa qui avait fait un beau rêve au point du jour en fit le récit à sa mère, juste au moment où celle-ci ouvrait la bouche pour raconter les trahisons dont les hommes payent l'amour des femmes.

[1] Neuf heures du matin.

[2] Jean de Médicis fut élu pape le 11 mars 1513; il prit le nom de Léon X.

[3] C'est-à-dire: Balles! Balles! Tout le monde connaît les armes des Médicis. Palle! Palle! était également le cri de guerre.

[4] C'est-à-dire: en voilà assez là-dessus.

[5] Allusion aux critiques que l'on avait formulées sur la première partie des Ragionamenti, où est racontée la vie des nonnes.

[6] De cette façon, tantôt, expressions recherchées.

[7] Liste d'expressions populaires dont voici le sens: vite; de bonne heure; tôt, tôt; haleter; au secours; il brame; mouvement; il enveloppe; lourdaud; à la brune; obscurité.

[8] Tôt et non vite.

[9] L'un et l'autre signifient: dans le mouillé.

[10] L'un et l'autre signifient: il porte, il apporte.

[11] Beffana: c'est-à-dire l'Épiphanie. En Italie, on appelle encore Beffana le jour des Rois et les enfants attendent la Beffana, vieille femme qui leur apporte des jouets. La Beffana remplace, en somme, sous un aspect plus vilain, le petit Noël, ou saint Nicolas.

[12] Jaser; radoter; nausée; caprice; l'heure de midi; je tressaute de joie; à demi mouillé; il glisse; il râpe.

[13] Monnaie de très petite valeur.

[14] Le sac de Rome.

[15] Terme argotique pour désigner les pièces d'or; en italien il signifie plaisirs.

[16] C'est-à-dire les criminels coiffés d'une mitre de papier peint.

[17] Ce passage n'a pas encore été éclairci. L'Arétin mentionne ce Gian-Maria à l'acte III, scène XI, de la Cortigiana:

Le père gardien.—Quant à la venue du Turc, il n'y a rien de vrai là-dedans; mais lors même qu'il viendrait, que t'importe à toi?

Alvigia.—Que m'importe à moi? Ah! l'empalement ne me va en aucune façon. Empaler les pauvres petites femmes vous paraît, peut-être, une plaisanterie?... Moi, je me désespère, au contraire, de ce qu'il semble que nos prêtres se fassent une fête d'être empalés!...

Le père gardien.—A quoi t'en aperçois-tu?

Alvigia.—A ce qu'ils ne prennent aucune précaution quand on dit: «Voilà le Turc! le voilà!»

Le père-gardien.—Bavardages et sornettes!... Maintenant, Dieu te conduise! Tout à l'heure je vais prendre la poste à cause d'un traité que j'arrange à Verrochio, afin que l'armée du comte Gian-Maria, ce juif musicien, soit taillée en pièces; et grâce à certaine confession que j'ai révélée, cette leçon leur apprendra à se révolter, sois tranquille.


DEUXIÈME JOURNÉE
Les Roueries des Hommes

Ci commence la Deuxième journée des capricieux «Ragionamenti» de l'Arétin, dans laquelle la Nanna raconte à la Pippa les mauvais tours que jouent les hommes aux malheureuses qui leur sont crédules.

Pippa.—Laissez-moi vous raconter mon rêve, puis je vous écouterai.

Nanna.—Raconte-le.

Pippa.—Ce matin, dès l'aube, il me semblait être dans une chambre haute, large, fort belle, toute tendue de satin vert et jaune; sur les tentures étaient appendus des épées aux pommeaux dorés, des chapeaux de velours brodé, des toques ornées de leurs médailles, des écussons, des tableaux et autres objets de prix. Dans un coin de la chambre se trouvait un lit de brocart d'or frisé, et moi, abbatialement comme un abbé, je trônais sur un siège de satin cramoisi tout parsemé de boutons d'or, comme celui du pape. Autour de moi étaient groupés des bœufs, des ânes, des moutons, des buffles, des renards, des paons, des chats-huants, des merles; et j'avais beau les battre, les bâtonner, les tondre, les peler, leur carder le poil, leur arracher des plumes, celles de l'aile comme celles de la queue, les berner de toutes façons, aucun ne s'en allait; bien mieux, ils me léchaient de la tête aux pieds. Je voudrais bien vous voir me tirer au clair la signification d'une telle fantasmagorie.

Nanna.—Ce songe-là, je l'entends comme Daniel et tu peux t'en estimer heureuse. Les bœufs et les ânes par toi frappés, bâtonnés, ce sont les vilains avares qui viendront te faire la cour, dussent-ils en crever; les moutons et les buffles signifient les bonnes bêtes qui se laisseront tondre et peler[Pg 94] par tes roueries; dans les renards, je vois les fins matois que tu assommeras une fois pris dans tes filets; dans les paons sans queue, les riches et beaux jouvenceaux; les chats-huants et les merles me représentent la séquelle des gens qui perdront la tête rien qu'à te voir et à t'entendre babiller.

Pippa.—Que faites-vous des autres circonstances?

Nanna.—Doucement. La chambre parée dénote la grandeur; les objets de prix appendus partout sont les larcins que invisibilium et visibilium tu extorqueras de celui-ci ou de celui-là; le trône pontifical indique les honneurs que tu recevras de tout le monde. Ainsi donc, tu arriveras au palio.

Pippa.—Attendez, attendez. Les paons dont j'ai rêvé et qui se regardaient les pattes ne piaillaient pas, comme ils font toujours. Qu'est-ce que cela veut dire?

Nanna.—Voilà ce qui montre la vérité de mes prophéties; voilà ce qui montre combien tu seras sage: ceux que les filets de ton amour laisseront à sec sur les sables de Barbarie ne pousseront même pas une plainte. Maintenant, écoute-moi; en m'écoutant, cachète bien mes paroles dans ta mémoire, et Dieu veuille que les avertissements de la mère te suffisent pour te garder des scélératesses des hommes! Hélas! je dis hélas! en songeant à ces pauvresses qui se sont perdues par le fait des maquerelles, des maquereaux, des promesses, des importunités, de l'occasion, de l'argent, des flatteries, des beaux semblants et de la malchance qui les prend par le toupet. Et ne va pas croire que ces accidents-là fassent quelque distinction entre putains et non-putains: ils les encochent toutes, ils les agrippent toutes. Mais comme j'entends que ma causerie soit un repas composé de toutes sortes de victuailles et que je n'ai jamais servi à table, je ne sais quoi t'offrir d'abord. Bien que les hors-d'œuvre soient institués pour aiguiser l'appétit, j'aime mieux, quand je mange, commencer par ce qu'il y a de meilleur; c'est pourquoi je te servirai en premier une des scélératesses les plus[Pg 95] abominables que je connaisse, par la même raison que le joli visage d'une femme est la première chose qui saute aux yeux de qui la regarde; qui diable se soucierait d'elle, en voyant d'abord et rien qu'à la figure quel mauvais morceau elle doit être sous sa robe? Au contraire, si l'on voit tout de suite un joli minois, on suppose que le reste doit être un morceau friand.

Pippa.—Elles sortent à l'instant de la Monnaie, vos comparaisons. Allez, maintenant.

Nanna.—Un baron romagnol, non pas romain, échappé du sac de Rome par un trou, comme sortent les souris, et se trouvant sur je ne sais quel navire, fut jeté avec une foule de ses compagnons, par la fureur des vents déchaînés, sur le rivage d'une grande ville, dont était souveraine une signora dont je ne me rappelle pas le nom. Comme elle allait à la promenade, elle aperçut le pauvre homme étendu par terre, trempé, brisé, blême, tout hérissé et plus semblable à la peur que ne ressemble à la canaille la Cour d'à présent. Le pis, c'est que les paysans, le prenant pour quelque grand seigneur espagnol, l'entouraient pour faire de lui et de ses camarades ce qu'au coin d'un bois font les malandrins d'un homme qui se trouve, sans armes, avoir perdu son chemin. Mais la signora, les ayant envoyés se faire pendre rien qu'en relevant la tête, s'approcha de lui, le réconforta d'un air gracieux, d'un geste bienveillant, l'emmena dans son palais, fit restaurer le navire et les navigateurs plus que princièrement; puis, étant allée rendre visite au baron, qui avait repris sa bonne mine, elle se prit à écouter le poème, le discours, le sermon, le prêche qu'il lui fit, lorsqu'il lui assura qu'il oublierait sa courtoisie quand les fleuves couleraient à rebours. Traîtres d'hommes! Menteurs d'hommes! Faussetés d'hommes! Tandis qu'il hâblait à la romagnole, la malheureuse, la pauvrette, la niaise le buvait des yeux, et, remarquant la largeur de sa poitrine et de ses épaules, en restait stupéfaite; elle acheva de tomber d'étonnement en contemplant la fierté de sa haute mine; ses yeux pleins[Pg 96] d'honneur la faisaient soupirer, et ses cheveux d'or frisés l'enivrèrent complètement; elle ne pouvait s'arracher au plaisir de parcourir des yeux toute son aimable personne, d'admirer la grâce dont l'avait doué la nature, cette truie, et restait entièrement absorbée dans la divinité de son visage. Maudits soient le visage et le reste.

Pippa.—A quel propos les maudire?

Nanna.—Le plus souvent, ils sont trompeurs; deux fois pour une ils vous abusent, il m'en est témoin la bonne mine du baron qui fit devenir à moitié folle la signora dont je te parle. En moins de temps qu'une femme ne change de fantaisie, elle ordonna de préparer les tables, et, quand le royal festin fut prêt, s'assit avec le messire auprès d'elle; venaient de proche en proche les autres naufragés, puis les gens du pays, selon l'ordre de Melchisédec. Sur ces entrefaites, les magnifiques plats d'argent surchargés de viande sont placés devant les affamés par une multitude de serviteurs, et, quand il se fut rassasié l'appétit, le baron fit ses présents à la signora.

Pippa.—Que lui donna-t-il?

Nanna.—Une mitre de brocatelle que Sa Sainteté portait sur la tête le jour des Cendres; une paire de mules brodées de festons d'or, qu'elle avait aux pieds le jour que Gian-Matteo les lui baisait; le pastoral du pape Etoupe, je veux dire Lin; la boule de l'obélisque; une clef arrachée de force à Saint Pierre, gardien de ses escaliers; une nappe de l'office secret du Palais, et je ne sais combien de reliques des Santa Santorum que sa prosopopée, à ce qu'il prétendait, avait réchappées des mains des ennemis. Là-dessus se montra un habile joueur de rebec qui, après avoir accordé son instrument, chanta d'étranges balivernes.

Pippa.—Que chanta-t-il, Dieu vous bénisse?

Nanna.—La haine du chaud contre le froid, du froid contre le chaud; il dit pourquoi l'été a les jours longs, pourquoi l'hiver les a courts; il chanta la parenté qui relie le coup de foudre au bruit du tonnerre, le bruit du tonnerre à[Pg 97] l'éclair, l'éclair au nuage et le nuage au beau temps; il dit où gît la pluie quand il fait beau, et le beau temps quand il pleut; il dit la grêle, la gelée, la neige, le brouillard; il parla aussi, je crois, de l'hôtesse aux chambres garnies, qui se retient de rire quand on pleure, et de celle qui se retient de pleurer quand on rit; à la fin, il dit de quelle espèce est le feu qui brûle au cul des vers luisants, et si la cigale chante avec ses ailes ou avec son gosier.

Pippa.—Jolis secrets!

Nanna.—Déjà Sa Seigneurie la signora, qui écoutait le chant comme les morts écoutent le Kyrie eleison, était toute affolée du babillage et de la galanterie de son hôte, et, comme il ne lui semblait vivre que lorsque cet homme parlait, elle se mit à l'interroger sur les papes, les cardinaux; puis elle en vint à le supplier de lui conter comment l'astuce cléricale s'était laissé choir dans les griffes des mauvaises pattes. Alors le baron, pour obéir aux ordres de sa supplique, tirant de sa poitrine un de ces soupirs qui s'échappent astucieusement du foie d'une putain lorsqu'elle aperçoit une bourse pleine, dit: «—Puisque Ton Altesse, signora, veut que je me ressouvienne de choses qui me font prendre en haine ma mémoire quand elle se les rappelle, je te raconterai comment l'impératrice du monde devint esclave des Espagnols, et je te dirai de plus tout ce que j'ai vu de misères. Mais quel Marane, quel Tudesque, quel Juif serait si cruel qu'il puisse raconter de telles choses à quelqu'un sans se briser de sanglots?» Puis il ajouta: «Signora, il est l'heure de dormir et les étoiles disparaissent; pourtant, si ta volonté est de connaître nos infortunes, quoique ce soit renouveler ma douleur que de les dire, je commencerai.»

Après ces mots, il entama l'histoire de ce peuple qui, pour épargner six ducats, se fit massacrer, puis conta comment un bruit circula tout à coup dans Rome; des lansquenets et des jure-Dieu venaient, enseignes déployées, pour faire la queue du monde. L'un disait à l'autre:—«Prends ton[Pg 98] grabat et marche», et, certes, plus d'un s'en allait par les jachères, si cette traîtresse de proclamation: «A peine de la hart!» ne s'y était opposée. Il conta comment, après cette proclamation, ce peuple lâche se mit à enfouir ses écus, ses plats d'argent, ses joyaux, ses colliers, ses vêtements et tous ses objets précieux; comment dans les groupes, les attroupements d'hommes, épars ou rassemblés çà et là, chacun disait ce qui lui passait par la tête, au sujet de ce qui causait leur frayeur à tous. Entre temps, quarteniers et capitaines de la milice, la peste les étouffe! allaient et venaient, avec des files de soldats; et, certes, si le courage consistait dans les beaux pourpoints, les belles chaussures, les épées dorées, Espagnols et Allemands eussent été les mal venus. Le baron conta comment un ermite criait par les rues:—«Faites pénitence, prêtres! Faites pénitence, voleurs! et demandez à Dieu miséricorde, car l'heure de votre châtiment est proche, elle arrive, elle sonne!» Mais leur orgueil n'avait pas d'oreilles. Mais pourquoi les scribes et les pharisiens apparurent à la croix de Monte-Mari, comme il disait, et quand le soleil donna sur leurs armures, l'éclat terrible qui s'en échappait fit trembler les poltrons accourus au rempart de plus d'épouvante que n'en causent les éclairs et les coups de tonnerre. Ni les uns ni les autres ne songeaient aux moyens de repousser l'ennemi qui s'avançait; tous cherchaient des yeux quelque trou pour s'y blottir. En ce moment, une rumeur s'éleva du côté du Monte-San-Spirito, et nos braves à la parade, dès le premier assaut, ressemblèrent à celui qui fait du premier coup une chose, puis ne la réussit plus jamais si bien. Je veux dire qu'ils tuèrent Bourbon et qu'après avoir pris je ne sais combien de bannières, ils allèrent les porter au palais avec des «Vivat! vivat!» à assourdir le ciel et la terre. Pendant qu'ils croyaient tenir la victoire, voici que les barricades du Monte sont emportées et que l'ennemi faisant de la chair à pâté d'une foule de gens qui n'avaient commis ni faute, ni péché dans la bataille, s'élança dans le Borgho; de là, quelques-uns pas[Pg 99]sèrent le pont, pénétrèrent jusqu'aux Banchi, puis rétrogradèrent, et l'on prétend que cette bonne âme de château Saint-Ange, dans lequel s'était mis à l'abri le bon ami, ne les bombarda pas pour deux raisons: l'une, crainte de jeter au vent ses pilules et sa poudre; l'autre, de mettre l'ennemi plus en colère qu'il n'était. On ne s'y préoccupait que de faire dévaler des cordes pour hisser dans le Saint des Saints les grands clercs qui avaient le feu au cul. Mais voici venir la nuit, voici que les grosses bedaines qui gardaient le Ponte-Sisto ont la venette, et voici que l'armée s'éparpille du Transtévère dans Rome même; déjà s'élèvent des clameurs, les portes sont jetées à bas, chacun fuit, chacun se cache, chacun se lamente. Le sang baigne les rues, partout on massacre; ceux qu'on torture poussent des cris, les prisonniers font des supplications, les femmes s'arrachent les cheveux, les vieillards tremblent, toute la ville est mise les pieds en l'air, et bienheureux celui qui meurt du premier coup ou qui, agonisant, rencontre quelqu'un qui l'achève. Mais qui pourrait dire les horreurs d'une pareille nuit? Frères, moines, chapelains et toute la séquelle, armés ou sans armes, se blottissaient dans les sépultures, plus morts que vifs, et il ne resta pas un réduit, pas un trou, pas un puits, pas un clocher, pas une cave, pas le moindre gîte secret qui ne se trouvât aussitôt plein de toutes sortes de gens. Les respectables personnages, on les tournait en dérision et, leurs vêtements déchirés, relevés sur leur dos, on les fouillait, on leur crachait dessus; on ne respectait ni les églises, ni les hôpitaux, ni les maisons, ni rien; ils entrèrent, les mécréants, jusque dans ces lieux où les hommes ne doivent pas pénétrer et, pour comble d'affront, ils forcèrent les femmes d'aller où l'excommunication attend toute femme qui y met le pied. La grande pitié, c'était d'entendre les maris, tout rouges du sang qui coulait de leurs blessures, appeler leurs femmes perdues, d'une voix à faire sangloter ce bloc de marbre du Colisée, qui se tient debout sans ciment. Le baron racontait à la signora ce que je te raconte[Pg 100] et, comme il en venait aux lamentations que faisait le pape dans le château, maudissant je ne sais qui de lui avoir manqué de parole, il laissa échapper de ses yeux tant de larmes qu'il aurait pu s'y noyer. Enfin, ne pouvant plus cracher un mot, il resta comme muet.

Pippa.—Comment est-ce possible qu'il plaignît les malheurs du pape, étant ennemi des prêtres?

Nanna.—Parce que nous n'en sommes pas moins chrétiens, qu'ils n'en sont pas moins prêtres, et que l'âme, d'ailleurs, doit aussi penser à ses affaires. Voilà pourquoi le baron fut saisi d'une telle angoisse que la signora se leva, lui prit les mains, qu'elle étreignit doucement à deux reprises, et l'accompagna jusqu'à sa chambre, où elle le laissa en lui souhaitant le bonsoir, puis alla se coucher.

Pippa.—Vous avez bien fait de m'abréger l'histoire: je ne pouvais plus vous écouter sans pleurer.

Nanna.—Je ne t'en ai raconté qu'une bribe, à cloche-pied, te faisant part d'un détail par-ci, d'un autre par-là, car, à te dire vrai, j'ai donné ma mémoire à ressemeler; puis, on n'en viendrait jamais à bout, tant il y eut de cruautés dans ce sac, et si je voulais te dire les vols, les assassinats, les violences exercés par ceux-là même dans les maisons desquels les fugitifs pensaient être en sûreté, je serais en danger de m'attirer la haine de nombre de gens qui ne croient pas que l'on sache comment ils ont égorgé leurs amis.

Pippa.—Laissez de côté la vérité et ne dites que des mensonges; on vous en tiendra meilleur compte.

Nanna.—C'est ce qu'un jour je ferai, de toutes façons.

Pippa.—Faites-le et n'en dites rien.

Nanna.—Tu le verras; mais revenons à nos affaires. La signora, prise à la glu dont l'amour avait empoissé la bonne mine et les belles manières du baron, était toute en feu, et le cœur lui sautait dans la poitrine comme s'il eût été de vif-argent. Songeant à la grandissime renommée de sa race et aux prouesses qu'elle l'estimait avoir dû faire dans cette[Pg 101] horrible nuit, elle se débattait sur sa couche comme une personne qui a un glacial et brûlant souci; la figure et les paroles de cet homme lui restaient enfoncées dans la mémoire, et elle faisait peu de cas du sommeil. Déjà le jour suivant, à l'aide des couleurs de messire le Soleil, avait mis le fard aux joues de Mme l'Aurore; elle s'en fut trouver sa sœur, et après lui avoir conté un songe, au pied levé, lui dit:

—«Que te semble du pèlerin qui nous est survenu? As-tu jamais vu une telle prestance que la sienne? Quels miracles il devait accomplir, les armes à la main, pendant que l'on se disputait à Rome? Impossible qu'il ne soit pas issu d'un noble sang, et certes, si depuis que la mort m'a enlevé mon premier époux je n'avais fait vœu de rester veuve, peut-être, peut-être me laisserais-je aller à faire cette faute une seconde fois, mais pour lui seul. Certes, ma sœur, je ne veux rien te cacher; bien mieux, je te jure, par l'affection nouvelle que je porte à la noblesse de l'étranger, que depuis la mort de mon époux, mon cœur est resté on ne peut plus avare d'amour; maintenant je reconnais les vestiges de cette ancienne flamme qui jadis me consuma tout à coup et non petit à petit. Mais avant que je commette aucune vilenie, que la terre s'entr'ouvre et m'engloutisse vive, ou que la foudre du ciel m'abîme dans les profondeurs. Je ne suis pas femme à mettre en lambeaux les lois de l'honneur; celui qui eut mon amour l'a emporté avec lui dans l'autre monde, et il en jouira in sæcula sæculorum.» En achevant ces mots, elle se mit à pleurer, qu'on l'aurait cru assommée de coups.

Pippa.—Pauvrette!

Nanna.—La sœur, qui n'était pas hypocrite et qui prenait les choses par l'endroit, fit des moqueries de son vœu, de ses lamentations et lui répliqua:—«Est-il possible que tu ne veuilles pas connaître combien il est doux d'avoir des petits enfants et de quel miel sont les dons de Mme Vénus? Quelle folie est la tienne, si tu crois que les âmes des morts[Pg 102] n'ont d'autres soucis que de savoir si leurs femmes se remarient ou non? Mais je veux que tu te contentes pour toute victoire de ne t'être pas pliée à prendre un de ces nombreux princes qui t'ont convoitée; veux-tu résister à ce malin de Cupidon? Folle, n'y essaye pas, tu n'y gagnerais que de t'y casser le cou. En outre, tous tes voisins sont tes ennemis; sache donc reconnaître l'occasion, qui t'a mis sa mèche de cheveux dans la main, et si notre sang se mêle au sang romain, quelle cité pourra égaler la nôtre? A présent, faisons faire des prières dans les monastères pour que le Ciel conduise à bien nos projets. Pendant ce temps-là, nous trouverons le moyen de le retenir ici; peut-être en sera-t-il bien aise, fracassé, ruiné comme il est, et à cause aussi de la rudesse du froid qui sort du cœur de l'hiver.» Tu m'interroges des yeux, Pippa: elle sut si bien lui chanter les vêpres, qu'elle donna le coup de pouce au vœu, à la pudeur, et que la signora, jetant son honneur derrière ses épaules, soit qu'elle reste assise, soit qu'elle se promène, toujours voit, toujours entend le baron. La nuit vient, et quand tout dort, même les grillons, elle veille, elle se retourne dans son lit, tantôt sur un flanc, tantôt sur l'autre, s'entretenant de lui avec elle-même et se consumant dans cette angoisse connue seulement de celui qui se couche et se relève, selon que la jalousie dont il est travaillé veut qu'il se couche ou se lève. Pour te le déclarer net, elle qui avait la tête à l'envers en arriva aux mauvaises fins avec le bel ami; elle en vint là, ma fille.

Pippa.—Et fit sagement.

Nanna.—Au contraire, follement.

Pippa.—Pourquoi?

Nanna.—Parce que le chant figuré le dit:

Qui recueille un serpent dans son sein,
Il lui advient comme au vilain:
Quand il se trouva bien réchauffé, guéri,
Il le paya de son venin.

Je t'en dirai autant du traître. Dès que la signora eut planté[Pg 103] des cornes à la sainte mémoire de celui qui s'en était allé a porta inferi peu de temps auparavant, cette bavarde de Renommée, cette désœuvrée de Renommée, cette mauvaise langue de Renommée courut le proclamer partout; les princes qui l'avaient demandée en mariage en donnèrent leurs âmes à Satanas avec les plus grosses injures du monde et dirent pis que pendre du ciel et de la fortune. Sur ces entrefaites, le Caïn, se voyant bien repu, habillé à neuf, rétabli à son gré, appelle ses compagnons et leur dit:

—«Amis, Rome m'est apparue en songe et m'a ordonné, de la part de tous les saints, de m'en aller d'ici; je suis destiné à en réédifier une autre plus belle. Mettez-vous donc à commencer vos préparatifs discrètement, et pendant que je vous commande, je trouverai quelque moyen adroit de prendre congé de la signora.» Mais qui pourrait jeter de la cendre dans les yeux des amants, lesquels voient ce que nul ne voit et entendent ce que nul n'entend? Aussitôt qu'elle vit tout sens dessus dessous, elle s'aperçut que la bonne pièce voulait, à l'aide de son navire, opérer le Leva ejus, et, transportée de fureur, sans chandelle et sans raison, se mit à courir par le pays comme une folle. Arrivée devant le baron, le visage couvert de pâleur, les yeux noyés, les lèvres sèches, elle dénoua sa langue entortillée dans les lacets de l'amour, et laissa échapper de sa bouche ces paroles:

«Crois-tu, déloyal, pouvoir t'évader d'ici sans que je le sache, hein? As-tu donc le cœur si dur que ni notre amour, ni la foi jurée, ni la mort à laquelle je suis prête ne puissent t'empêcher de partir, comme tu l'as résolu? Mais c'est encore envers toi que tu es cruel de vouloir prendre la mer à cette heure que l'hiver est dans sa plus grande rigueur de toute l'année; homme sans pitié qui non seulement ne devrais pas aller chercher quelque région lointaine, mais ne pas même retourner à Rome par d'aussi affreux temps, quand bien même elle serait plus que jamais florissante, c'est moi[Pg 104] que tu fuis, cruel! c'est moi que tu fuis, impie! Hélas! je t'en supplie par ces larmes qui me jaillissent des yeux, par cette main droite qui doit mettre fin à mon martyre, par nos noces à peine entamées; si les plaisirs que tu as goûtés avec moi sont de quelque prix à tes yeux, aie pitié de mon État et de ma maison qui, toi parti, tomberont en ruine; et si les prières qui fléchissent jusqu'à Dieu trouvent accès dans ton sein, renonce à ce projet que tu as de t'en aller. Déjà, pour m'être abandonnée à toi, j'ai encouru la haine non seulement des ducs, des marquis, des seigneurs dont j'ai refusé la main, mais celle de mes propres sujets et vassaux, qui me méprisent, et il me semble vraiment être prisonnière des uns et des autres. Je supporterais tout cependant, si j'avais de toi un fils qui, dans ses yeux, rappellerait à tous tes grâces et ton visage.»

Ainsi parla-t-elle, sanglotant et pleurant. Le trompeur, le maître en fait d'astuces, obstinément attaché à l'illusion de son rêve, n'en baissa pas même les yeux; il ne se laissa fléchir ni par ses prières, ni par les larmes, semblable à cet avare, à ce ladre qui, en un temps de famine, et voyant les pauvres mourir par les rues, refuse de donner une bouchée de pain aux supplications d'un mendiant affamé. Enfin, d'une façon brève, il lui répondit qu'il ne voulait pas nier les obligations dont il lui était redevable, qu'il se souviendrait d'elle toujours, qu'il n'avait jamais songé à la quitter sans l'en prévenir; il niait avec un front d'airain lui avoir promis de la prendre pour femme, et rejetait la faute sur le cœli cœlorum. Il lui jura que l'ange lui était apparu et lui avait ordonné de grandes entreprises; mais c'était prêcher devant des poireaux, car elle le regardait d'un œil en courroux, et la rage qui lui faisait sortir de son cœur enflammé un juste mépris mêlé de douleur lui jaillissait des yeux et de la bouche. C'est pourquoi elle se tourna de son côté et lui dit:—«Tu n'as jamais été un Romain, et tu mens par la gorge quand tu dis être de ce noble sang. C'est le Mont-Testaccio, homme sans foi, qui t'a formé de ces culs de bouteilles[Pg 105] dont il est fait lui-même, et les chiennes de l'endroit t'ont nourri de leur lait; voilà pourquoi tu n'as pas seulement montré un signe de compassion pendant que je te suppliais, que je sanglotais. Mais à qui donc conterai-je mes malheurs, puisque c'est comme s'il n'y avait là-haut personne pour peser les torts dans la balance de la justice? Certes, aujourd'hui, il n'y a plus de bonne foi nulle part, et j'en suis la preuve vivante: je recueille cet homme maltraité par la mer; je lui fais part de tout ce que j'ai, je me donne et m'abandonne à lui, et cela n'empêche pas qu'il me quitte, trahie, déshonorée; pour comble d'outrage, il veut me faire accroire qu'un messager lui est venu du ciel, chargé de lui découvrir les secrets du bon Dieu, qui n'a rien de mieux à faire que de s'occuper de tes petites histoires! Mais je ne te retiens pas; va-t'en, suis le chemin que te montrent les songes et les visions; bien sûr, bien sûr tu rétabliras le peuple d'Israël. J'ai toujours l'espérance que le châtiment t'attend au milieu des écueils; tu invoqueras mon nom alors, tu imploreras plus de sept fois ma générosité et ma tendresse, mais je te poursuivrai de ma haine, je me vengerai par le feu et par le fer; morte, mon ombre, mon âme, mon esprit te poursuivront encore!» Elle ne put en dire davantage, car la douleur lui obstrua le chemin de la parole, et force lui fut de couper son discours par la moitié. Comme une malade, la vue éteinte, ne pouvant plus se tenir sur les jambes, elle se fit un lit des bras de ses suivantes, qui l'emportèrent et la couchèrent, laissant là le baron, non sans que la honte de la trahison dont il accablait l'infortunée ne couvrît de rougeur son visage infâme. Tu pleures, Pippa?

Pippa.—Qu'il soit assassiné, le lâche!

Nanna.—Écartelé puisse-t-il être! car après les lamentations de la signora, il se disposa néanmoins à partir. Ses gens, qui traînaient le navire au rivage, ressemblaient à des fourmis s'approvisionnant de grain pour l'hiver; l'un portait de l'eau, l'autre des rameaux garnis de feuillage, un autre... tous les malheurs que je lui souhaite!

[Pg 106]

Pippa.—Que faisait l'abandonnée pendant ce temps-là?

Nanna.—Elle gémissait, elle soupirait, elle s'égratignait toute, et rien que d'entendre les cris des mariniers bien repus, le branle-bas de la chiourme et du reste de l'équipage, elle se pâmait, elle haletait, elle se mourait. Hélas! cruel amour, pourquoi nous crucifies-tu si barbarement et de tant de façons? Mais voici que la signora, ayant encore un peu d'espoir, s'entretient avec sa sœur et lui dit:

«Chère sœur, ne vois-tu pas qu'il s'en va et que déjà le navire appareille pour détaler? Mais pourquoi, ô cieux ingrats! si je devais m'attendre à cet abandon, n'ai-je pas la force de le supporter? Sœur chérie, toi seule maintenant me viendras en aide, puisque ce traître fit toujours de toi le secrétaire de ses pensées, et toujours eut en toi confiance. Va donc, parle-lui, et en lui parlant cherche à le fléchir; dis-lui de ma part que je n'étais point l'alliée de ceux qui, sous prétexte d'accord, ont fait de sa patrie un monceau de ruines; que je n'ai pas traîné hors du sépulcre les os de mon père et que, par conséquent, il lui plaise de m'entendre lui dire quatre paroles avant que je meure. Qu'il me fasse, lui diras-tu, à moi qui l'adore éperdument, cette seule grâce de ne pas partir à l'heure qu'il est et d'attendre que le chemin soit plus navigable. Je n'entends pas le forcer à m'épouser, puisqu'il me méprise, et encore moins à rester ici; mais qu'il m'accorde quelque petit délai pour atténuer ma douleur; mon seul désir, c'est d'apprendre à la supporter.» Après ces mots, elle se tut, en larmoyant.

Pippa.—Mon cœur se brise.

Nanna.—Sa malheureuse sœur, ma Pippa, rapporta tout au long ces paroles, ces gémissements, ce désespoir, mais le cruel ne s'attendrit aucunement; on eût dit un mur qui reçoit le choc de ballons gonflés de vent. Enfin la signora, bien certaine de son départ, résolut de lui jeter un sort, encore qu'elle s'en fût jusque-là toujours fait conscience.

[Pg 107]

Pippa.—Cela lui réussit-il?

Nanna.—Ah bien, oui! Elle invoqua stryges, fantômes, démons, sorcières, fées, esprits, sibylles, la lune, le soleil, les étoiles, les harpies, les cieux, les terres, les mers, les enfers et toute la diablerie; elle éparpilla des eaux noires, des poussières de morts, des herbes séchées à l'ombre; elle prononça des formules magiques, traça des signes, des caractères, des figures bizarres, dialogua elle-même, et il n'y eut pas un seul saint qui fit mine de se soucier des amants trompeurs! Il était minuit quand elle faisait ainsi à crédit ses incantations, et les hiboux, les chats-huants, les chauves-souris dormaient tout engourdis; seule, elle ne pouvait appesantir ses yeux de sommeil; l'amour, au contraire, la tourmentait davantage. Après être restée muette un bout de temps, elle se mit à parler et se dit à elle-même:

«Maintenant, que faire, misérable? Redemanderai-je pour mari n'importe lequel de ceux que j'ai refusés? Suivrai-je la fortune des Romains? Oui, cela pourra m'être utile, puisque je leur suis venue en aide et que cette nation sait si bien reconnaître les bienfaits! Mais qui voudrait de moi, quand même je m'embarquerais sur leur fier navire? N'ai-je pas éprouvé les parjures de ces Romains, qui se moqueront de moi si je vais à eux? Enfin, dois-je supporter qu'ils mettent à la voile et qu'en ce moment même ils voguent vers la mer? Hélas! meurs, meurs donc infortunée et guéris ta douleur avec du fer. Mais toi, ma sœur, c'est toi qui m'as précipitée dans tous mes maux, toi qui m'as fait trahir les cendres de mon époux et mon vœu de chasteté, déloyale et coupable femme que je suis!

Pippa.—Quelles belles imprécations!

Nanna.—Si tu t'émeus de les entendre raconter par moi, qui n'en répète pas une bribe comme il faut et qui les emmêle en les récitant pitoyablement, qu'aurais-tu fait en les entendant de sa propre bouche?

Pippa.—Je me serais évanouie à côté de sa douleur.

[Pg 108]

Nanna.—C'est ce qui serait arrivé. En ce moment le baron faisait nager les rames dans l'eau et, en s'escarpinant, souvent se retournait, dans la crainte d'avoir tout le peuple à ses trousses. Quand l'aube se montra, la désolée, à qui cette nuit avait paru d'un tiers plus longue, comme les messes de Noël, se mit à sa fenêtre et, apercevant le navire loin du port, se frappa la poitrine, s'égratigna la figure, s'arracha les cheveux et se prit à dire:

«O mon Dieu, cet homme s'échappera malgré moi? Un étranger méprisera ma Seigneurie, et ma puissance ne pourra rien contre lui, elle ne le poursuivra pas à travers le monde entier? Accourez tous, apportez-moi des armes, du feu! Mais que dis-je? et où suis-je? Qui m'a arraché l'âme de sa place? Ah! malheureuse, ta cruelle destinée est proche; je devais faire cela quand je le pouvais, et non à cette heure que je ne le puis plus. Voilà la fidélité de celui qui a sauvé les reliques de Rome! Voilà l'homme qui aime en fils pieux sa patrie! le voilà; il vient au-devant de moi en me tournant le dos, c'est comme cela qu'il me paye de ma bienveillance et de ma courtoisie! Mais pourquoi, sitôt que je soupçonnais sa félonie, ne l'ai-je pas empoisonné? Ou mieux, que ne l'ai-je fait hacher menu, pour dévorer sa chair pantelante et chaude? Peut-être était-ce chanceux ou dangereux; mais, quand même, pouvait-il m'arriver pis que ce qui m'arrive? Puisqu'il me fallait mourir, mieux valait, certes, les noyer d'abord ou les brûler, eux et leur navire.» Cela dit, elle maudit l'origine de Rome et la place où elle est bâtie, et son passé, et son avenir; elle pria le ciel et l'abîme de faire naître de ses ossements et de ceux de sa race des hommes de vengeance et de haine; puis, après avoir dit tout ce qui lui sortit de la bouche et envoyé sa nourrice s'occuper à je ne sais quoi, elle se disposa à se tuer.

Pippa.—Comment, à se tuer?

Nanna.—A se tuer.

Pippa.—De quelle façon?

[Pg 109]

Nanna.—La figure égarée, les joue tachetées de la pâleur de la mort, les yeux injectés de sang, elle entra dans sa chambre et, mise en fureur par le comble du désespoir, dégaina je ne sais quelle épée, à elle donnée par le Caïn; comme elle allait, sans dire un mot de plus, s'en transpercer la poitrine, à ses yeux obscurcis se présentèrent quelques vêtements romains et le lit dans lequel elle couchait avec le Judas. Elle suspendit un moment sa main, elle la suspendit pour proférer ses dernières paroles, qui furent presque en propres termes celles-ci; depuis qu'un pédagogue me les a enseignées, je les ai toujours tenues dans ma mémoire comme le Pane nostrum quotidiano:

«Dépouilles qui m'étiez si chères, quand Dieu et le destin voulaient que vous me le fussiez, prenez, je vous prie, cette âme séparée du feu qui l'alimentait. Moi qui ai vécu le temps que je devais vivre, je m'en vais sous terre, avec mon ombre. J'ai bâti une ville d'un assez grand nom; j'ai vu s'élever mes édifices et je me suis vengée du frère de l'époux que j'ai eu; je serais donc heureuse entre les plus heureuses, si la nef romaine n'avait abordé mes rivages.»

Cela dit, elle bouleversa le lit à grands coups de tête, le jeta par terre toute furieuse, et en claquant des dents s'écria:

«Nous ne quitterons pas la vie sans vengeance; fer, en me traversant le sein, tu occiras ce Romain cruel, qui vit toujours dans mon cœur; mourons donc ainsi, c'est ainsi qu'il convient de mourir.» A peine avait-elle achevé la dernière parole que ses compagnes virent plantée dans son corps l'épée homicidissime.

Pippa.—Que dit le baron, quand il le sut?

Nanna.—Qu'elle avait agi en vraie folle. Ainsi elle alla faire un petit tour de promenade dans l'autre monde de la manière dont je viens de te le dire, et cela lui advint pour avoir trop complu à un autre.

Oh! les hommes, les hommes! par Dieu, c'est un sucre que de les assassiner comme nous le faisons, si l'on consi[Pg 110]dère la façon dont ils nous assassinent, nous autres. Pour que l'on m'en croie, venons-en à la farce que jouèrent à une fine mouche de putain je sais bien quel écolier et je sais bien quel courtisan.

Pippa.—Vous ne m'avez pas enseigné comment je devrai m'y prendre avec les écoliers et avec les courtisans.

Nanna.—Ces deux ribauderies te l'enseigneront à ma place; d'un seul écolier et d'un seul courtisan, tâche d'apprendre tout ce qu'il te faut.

Pippa.—Très bien; mais arrêtez-vous encore, arrêtez-vous.

Nanna.—Pourquoi?

Pippa.—J'ai fait deux rêves, cette nuit, et je ne vous en ai raconté qu'un.

Nanna.—Je n'ai jamais vu fillette plus enfant que toi; tu te surpasses aujourd'hui en bavardages.

Pippa.—Écoutez ce dont j'ai rêvé, après la chambre parée.

Nanna.—Dis-le; qu'était-ce donc?

Pippa.—Il me semblait que Rome criait à s'égosiller:—«Pippa, oh! Pippa, ta friponne de mère a volé le quart de Virgile et s'en va faire sa belle avec.»

Nanna.—Ah! ah! ah! Un tout petit peu plus et je demandais de t'expliquer plus clairement; du diable si je sais qui c'est, celui-là! Mais sans en savoir plus long, ce doit être un grand nigaud de s'être laissé voler le quart de son individu, et il peut assurément jeter le reste aux chiens, si c'est comme cela.

Pippa.—Vite, à l'écolier et au courtisan.

Nanna.—Un écolier, plus expert en galanteries qu'en livres, madré, rusé, adroit, vif, malicieux et vaurien au superlatif degré, s'en vient à Venise; il y reste caché quelques jours, assez de temps pour s'informer au juste des courtisanes les plus voleuses et les plus riches qu'il y eût dans la ville, et demande à parler au benêt qui le logeait chez lui; il lui avait donné à entendre que, neveu d'un cardinal, il était venu sous un déguisement à Venise pour[Pg 111] prendre du plaisir un bon mois et en même temps acheter des bijoux et des étoffes à sa fantaisie. Il le prend donc à part et lui dit:—«Mon ami, je voudrais coucher avec telle signora, va la trouver et dis-lui qui je suis, mais sous serment qu'elle ne me trahira pas. Si elle est discrète, elle connaîtra un jour la beauté de mon âme.» Le messager s'en va au galop, arrive à la porte de la belle, et à l'aide d'un tic, toc, tac fait comparoir la chambrière au balcon, pour me servir de leurs termes. La chambrière reconnaît le courtier en marchandises de la patronne, tire le cordon sans faire de difficulté, et l'homme, après avoir mis la belle amie au fait de tout, introduit dans l'estacade le neveu postiche de Monseigneur le Révérendissime, qui se met à gravir l'escalier avec une majesté pontificale. La signora s'avance à sa rencontre et remarque de prime abord comme il a bon air sur champ de drap avec le pourpoint de satin noir, la toque et les escarpins de tezzio pelo, espagnolement parlant. Elle lui tend alors la main et les lèvres, avec la plus honnête putanerie qui se puisse imaginer, et, la conversation engagée, l'entend à tout propos y faire intervenir «Monseigneur mon oncle...» Il branlait la tête avec certains hochements plus princiers que n'en ont les princes et faisait comme si tout lui puait au nez; il parlait lentement, doucement, honnêtement, et, en lançant de petits crachats faits au moule, semblait s'écouter parler.

Pippa.—Je le vois en imagination.

Nanna.—De quoi t'inquiètes-tu? La Vénitienne se tenait sur le qui-vive, et, à chaque compliment que le ribaud lui adressait, répondait: «Ze me meurs, assez, de de côses!» et plus de bêtises que je ne saurais t'en dire; ils convinrent de coucher ensemble. L'écolier fait signe à celui qui lui avait servi d'entremetteur et lui donne deux sequins en lui disant:—«Dépense-moi cela, charge-toi de tout.» Messire le nigaud va, et tout en achetant, chipe les marquettes et les marcelli; puis il envoie porter les provisions de table par un portefaix à la maison de la divine.

[Pg 112]

Pippa.—On dirait que vous êtes allée à Venise, à la façon dont vous parlez de portefaix et de panier.

Nanna.—Ne le sais-tu pas si j'y suis allée?

Pippa.—Si, si.

Nanna.—Le moment vint de se mettre au lit. En se déshabillant, le docteur à venir, après avoir dit d'abord:—«Je ne veux pas, n'en faites rien», et ajouté: «Votre Seigneurie est trop bonne», la laissa l'aider à s'ôter de dessus le dos une jaquette de toile toute crasseuse, toute déchirée et fort lourde, grâce au poids que lui donnaient deux mille ducats dont tu vas entendre parler.

Pippa.—Je suis dans l'attente.

Nanna.—Quand la putain sentit sa main fléchir sous le poids de ce qui était cousu dans la doublure, on eût dit un filou en train de guigner de l'œil un de ces badauds qui se laissent enlever leur bourse d'entre les cuisses. La veste posée sur la table, elle fit mine de ne s'être aperçue de rien, se promettant bien d'aveugler l'homme de caresses et de baisers, et en lui donnant à discrétion, dès qu'elle serait couchée avec lui, pommes et fenouil. Le matin venu, le petit valet du fripon entre dans la chambre, en faisant des révérences cérémonieuses, et le maudit écolier lui jette sa bourse qui, en tombant par terre, ne fit pas grand bruit.—«Va chercher du malvoisie et des massepains», lui dit-il. On n'attendit pas longtemps; les massepains et le malvoisie arrivèrent, accompagnés d'œufs frais. On dîne ensuite, par le moyen de celui qui était allé acheter le souper, puis on se recouche et on se relève comme cela cinq matins à la file; compte que le malandrin en fut pour une quinzaine d'écus, ou environ, et que pour ce prix-là il eut un amour et des caresses du meilleur aloi. Continuellement l'écolier, vaurien au sortir du nid, élevait la voix et s'écriait:—«Que ne fais-je un garçon à Votre Seigneurie! Je lui résignerais prieuré, paroisse et abbaye!—Plût à Dieu!» répondit-elle.—«Alors ne perdons pas de temps», dit l'enjôleur de celle qui enjôlait tout le monde. Que fit-il? Il ôta la jaquette et,[Pg 113] la tenant à la main, aperçut un coffre plein de ferrures et de serrures diaboliques; il la pria de serrer dedans les ducats cousus et cachés par lui dans la doublure, pour de bonnes raisons. Elle les y enferme et lui remet la clef, se croyant bien certaine d'en avoir à revenir au moins une ou deux centaines. Aussitôt la mauvaise laine, la triste espèce lui dit:—«Je voudrais acheter une chaîne de dame, d'environ cent cinquante sequins; comme je ne suis pas grand connaisseur, faites-m'en apporter une ici, aujourd'hui ou demain, je l'achèterai aussitôt.» Elle y courut en poste, pensant que le cadeau était pour elle, feignit d'aller chez tel ou tel joaillier, et fit apporter des chaînes et des chaînettes de mince valeur; aucune ne convenant, elle s'ôta du cou la sienne, qui pesait deux cents ducats d'or non rognés, et l'envoya à Son Altesse par un prétendu orfèvre. En la lui montrant, à force de dire:—C'est de l'or fin, et quel travail merveilleux!» il fit si bien que l'on en vint au marché et que le prix fut convenu à deux cent vingt-cinq ducats. Voilà la signora bien contente et se disant à part soi: «Outre que la chaîne me reviendra, j'aurai encore du profit les vingt-cinq ducats de surplus.»

Pippa.—Je vois le tour et je ne vois pas.

Nanna.—Le fourbe, tenant à la main la chaîne de cou, ne la louait pas en d'autres termes que s'il eût eu à la vendre à quelqu'un. Tout en la couvant des yeux et en la maniant:—«Signora», dit-il, «si vous voulez m'en répondre, je donnerai en gage à ce marchand l'objet que je vous ai remis pour le garder, parce que je voudrais aller montrer la chaîne à l'un de mes amis; j'irai ensuite toucher la somme que je dois pour le joyau à l'endroit où est payable cette lettre de change.» En lui exhibant un bout de papier, il fit bondir celle qui n'était pas si maligne que lui.

Pippa.—Comment bondir?

Nanna.—Pour ne pas laisser sortir de son coffre la jaquette rembourrée de ducats de laiton, elle dit:—«Emportez tout de même la chaîne; grâce à Dieu, j'ai du crédit[Pg 114] pour plus que cela»; et se tournant vers son compère, elle le congédia d'un signe. L'écolier prit ses affaires et déguerpit de la maison. Le soir arrive, il ne se montre pas; le matin se lève, il ne vient pas davantage; le jour entier se passe, point de nouvelles. Elle envoie chez l'homme qui le logeait; l'homme lève les épaules et accuse pour tout bagage une paire de besaces, une chemise sale et un chapeau laissés par lui dans sa chambre. Quand on lui rapporta la chose, elle se fit de cette couleur dont pâlit la figure de celui qui s'aperçoit que son valet a décampé, le plantant là avec zéro. Elle fit briser le coffre, déchira la jaquette à coups de dents et, la trouvant bourrée de jetons à faire les comptes, ne se pendit point par la raison qu'on l'en empêcha.

Pippa.—Que diable font les bargelli, dans ce sale monde?

Nanna.—Rien du tout, rien du tout; il n'y a plus de justice pour les putains, et nulle part on ne voit de police comme autrefois. Notre monde était un beau monde, au beau temps, et mon excellent compère Motta m'en donna jadis un bel exemple: «Nanna, me dit-il, les putains d'à présent ressemblent aux courtisans d'à présent, qui, s'ils veulent s'enrichir, sont obligés de voler; autrement, ils meurent de faim, et pour un qui a du pain dans sa huche, il y en a des quantités qui s'en vont mendiant. Mais tout le mal provient de ce que les goûts des grands personnages ont changé; puissiez-vous être écartelés, petits chevreaux et grands chevreaux qui en êtes cause!»

Pippa.—Que fait donc le feu? qu'attend-il?

Nanna.—Le feu s'occupe à chauffer les fours et à mettre le verjus sur le rôti; sais-tu pourquoi?

Pippa.—Ma foi non.

Nanna.—Parce que le scélérat s'en lèche les doigts, lui aussi; voilà pourquoi il donne plus haut goût aux quartiers de derrière, qu'il rôtit, qu'aux quartiers de devant qu'il fait bouillir.

Pippa.—Qu'il soit brûlé!

Nanna.—Tout irait mieux si nous avions le manche à[Pg 115] les rembourser, comme leurs petits vauriens, polissons de valets et autres canailles. Écoute l'histoire du courtisan. O sainte, douce et chère Venise! Tu es certes divine, tu es certes merveilleuse, tu es certes gentille; mais quand ce ne serait pas pour autre chose, je voudrais jeûner en ton honneur deux carêmes entiers, rien que parce que les gloutons, les débauchés, les filous, les coupe-jarrets et autres coupe-bourses, tu les appelles des courtisans. Pourquoi donc? A cause des tristes effets qui résultent de leurs déportements.

Pippa.—Les courtisanes sont-elles donc aussi des pécheresses, comme eux?

Nanna.—Puisqu'elles tiennent d'eux leur nom, il est de toute nécessité qu'elles en tiennent aussi la mise, verbo et opere, comme le dit le Confitebor; mais je reviens à lui. Certain messire, un de ces signors qui vivent à l'office et meurent sur la paille, un crache-dans-le-coin, un porte-la-toque-sur-l'oreille, un tortille-du-derrière, un va-se-dandinant, le plus fin et le plus joli muguet qui relevât jamais le coin d'une portière, portât les plats et vidât le pot de chambre, son poignard orné d'un gland, ses vêtements bien lustrés sur le corps, frétillant, cajoleur et chenapan dans ses moindres gestes, bourdonna si bien aux oreilles d'une pauvre malheureuse, qu'elle se cuisit tout à fait à la fumée de ses vantardises. Il la lanterna quatre mois, à lui donner quelques chétifs cadeaux, comme qui dirait de petites bagues, des pantoufles de satin et de velours usé, des gants à l'œillet, des écharpes, des coiffes et, une fois sur dix, une paire de poulets maigres, un chapelet de grives, un baril de corso et autres présents de galants sans le sou. Tu peux compter qu'il y dépensa une vingtaine d'écus, en tout le temps, pour la manier à son plaisir. Elle, qui était entretenue à l'égal de n'importe quelle autre, ne se souciant plus de rien, si ce n'est de la grâce de ce pouilleux, se laissa échapper des mains autant d'amants qu'elle en avait et, toute au courtisan, se rengorgeait quand elle le voyait trancher du grand seigneur.

[Pg 116]

Pippa.—A quel propos tranchait-il du grand seigneur?

Nanna.—A propos de son cardinal, dont la Révérendissime Seigneurie l'embrassait par le cou deux fois par jour, ne mangeait rien sans le partager avec lui et lui découvrait tous ses secrets; quand il avait disserté à tort et à travers de rentes, provisions, expectatives, montré des airs d'Espagne, de France et d'Allemagne, il se mettait à chantonner d'une voix de cloche fêlée:

Des cheveux d'or étaient épars au vent...

et:

Si mince est le fil; oh!...

Il avait toujours la poche de son pourpoint pleine et archi-pleine de madrigaux, de la main même des poètes, dont il récitait les noms de la même façon que les curés de campagne récitent les fêtes. Le calendrier ne les connaît pas si bien que je les connaissais moi-même autrefois; je me les étais mis dans la tête à l'occasion de certaine comédie..... suffit; et ils me furent très utiles, suffit, et je fis croire à quelqu'un que j'étais une poétesse, suffit.

Pippa.—Apprenez-les-moi donc, pour que s'il m'arrive d'avoir à faire ce que vous faisiez, je puisse m'en tirer.

Nanna.—Les noms, tu pourras avoir affaire avec eux, mais avec les poètes en personne, non.

Pippa.—Pourquoi avec les noms et pourquoi pas avec les personnes?

Nanna.—Parce que leurs écus ont la croix de bois et qu'ils vous payent de Gloria Patri; qu'ils sont (je leur en demande pardon) une nichée de fous en cage. Comme je te le disais hier, ouvre-leur, choie-les, colloque-les à table à la meilleure place, mais ne leur donne pas de nanan, si tu ne veux avoir à t'en repentir. Pour retourner à mon courtisan parfumé, sans sou ni maille, tout en brouillard, le voici qui vient un soir se heurter à la porte de sa signora; une fois entré, il décoche un Te Deum laudamus d'une grâce exquise et, grimpant l'escalier avec la hâte de celui qui apporte une[Pg 117] bonne nouvelle, baise la signora venue à sa rencontre, et après le baiser s'écrie: «—Le diable enfin a voulu que je sorte de la misère, en dépit des cours et des balivernes dont elles leurrent ceux qui servent les révérends cuistres.» La bonne niaise se troubla toute à ces mots, et comme elle croyait bien avoir placé à usure les plaisirs qu'elle lui avait donnés: «—Que t'est-il arrivé de bon?» lui demanda-t-elle avec une hardiesse inaccoutumée.—«Mon oncle est mort, ce gros richard qui n'a ni garçons ni filles, ni d'autres neveux que moi.—Ah! ah! fit-elle; Votre Seigneurie veut parler de ce vieil avare dont elle m'a entretenue maintes fois?—C'est cela même», répondit-il. En fille madrée, elle se mit à lui lâcher du monseigneur par la figure, aussitôt qu'elle eut entendu parler de l'héritage, et il se risqua à lui donner du tu; cet artifice était suffisant, pensait-il, pour qu'elle crût à sa nouvelle grandeur.

Pippa.—Voyez les petits scélérats!

Nanna.—La chose alla droit au but où visait le courtisan, et il entortilla la pauvrette de telle sorte qu'il la fit monter par-dessus les cimes des arbres. Voici les hâbleries qu'il lui débita:—«Ma chère maîtresse, je n'ai pu jusqu'ici vous montrer réellement l'amour que je vous porte; je dépensais toute mon âme au service de Monseigneur, attendant que ma récompense vînt de lui. Maintenant, Dieu a voulu, en ramenant à lui le frère de mon père, me faire connaître qu'il est, j'allais dire aussi miséricordieux que sont ingrats ces gredins de patrons. Ce que je puis t'affirmer, c'est que j'hérite de cinquante mille ducats, tant en maisons qu'en terres et en écus sonnants, et que je n'ai ni père, ni mère, ni frères, ni sœurs; en vertu de quoi je te choisis pour ma légitime épouse, et parce que je veux aussi prendre mon plaisir.» Cela dit, ce véritablement digne valet du prêtre la baisa, et s'ôtant une bague du doigt la passa au doigt de la signora. Tu penses si cette histoire la rendit contente et la fit rougir d'aise; si, en le serrant entre ses bras, elle put retenir ses larmes! Elle voulait le remer[Pg 118]cier et ne pouvait: là-dessus, l'enjôleur déplie la lettre d'avis, écrite de son encre, à sa façon, prend un siège et dit:—«Voici ce que chante la lettre»; il la lui lut tout entière.

Pippa.—Jusqu'à l'Alleluia il lui récita l'alphabet.

Nanna.—La signora, après l'avoir attiré sur elle une petite fois, le congédia, pour qu'il pût aller mettre ordre à leur départ qu'ils devaient effectuer ensemble, comme elle se l'était fourré dans la tête, et il n'eut pas plus tôt franchi le seuil de la porte qu'elle ouvrit une cassette où, tant en joyaux qu'en écus, colliers et plateaux d'argent, elle avait pour plus de trente centaines d'écus; ses robes et autres affaires en valaient plus de douze cents. Comme elle achevait de ranger tout, le voici de retour; elle court à lui:—«Mon cher époux», dit-elle, «voilà toutes mes pauvres richesses; je ne vous les offre pas comme ma dot, mais en signe d'amoureuse affection.» L'affreux traître prit les objets de valeur, les remit où ils étaient auparavant, et ferma de sa main la cassette. La folle à lier, ne sachant comment entrer encore plus avant dans les bonnes grâces, voulut qu'il gardât la clef, envoya chercher des juifs et fit de l'or de tout ce qu'elle possédait en robes et autres parures; avec l'argent de la vente, il s'habilla en paladin, acheta au Campo di Fiore deux haquenées de voyage, et, sans un mot de plus, emmena la pauvrette après l'avoir fait habiller en homme. Il ne voulut rien emporter, si ce n'est les bijoux et autres objets de la cassette, et se dirigea avec elle du côté de Naples.

Pippa.—Bon endroit pour les filous!

Nanna.—Deux ou trois gîtes de suite, il la traita en marquise; la nuit, il la tenait entre ses bras avec les plus grandes chieries du monde. A la fin, il voulut abréger l'histoire, et, après lui avoir mis dans son vin je ne sais quelle drogue soporifique apportée par lui de Rome, au beau moment où elle dormait de son mieux, il la planta là, courtisanesquement, dans le lit de l'aubergiste, lui enlevant jus[Pg 119]qu'à son bidet, sur lequel il fit monter un jeune gars qui se rencontra là juste comme il sortait de l'hôtellerie; puis il se mit à courir la poste d'un tel trot que l'on ne sut jamais où il était allé.

Pippa.—Que fit la malheureuse, à son réveil?

Nanna.—Elle mit sens dessus dessous tout le village, courut à l'écurie, prit la longe de sa haquenée et se pendit au râtelier de sa mangeoire; on prétend que l'hôte, pour hériter de ses vêtements, la regarda faire.

Pippa.—Celle qui est sotte, tant pis pour elle!

Nanna.—Un de ceux qui croient faire une œuvre pie en trompant une putain, comme si les putains dussent être autant de saintes Nafisses, comme si les putains n'avaient pas à payer le loyer de la maison, à acheter le pain, le vin, le bois, l'huile, la chandelle, la viande, les poulets, les œufs, le fromage, l'eau et jusqu'à leur place au soleil; comme si elles allaient toutes nues, ou si, pour les vêtir, les marchands leur donnaient gratis le drap, la soie et le velours, le brocart... Et de quoi donc doivent-elles vivre? Est-ce du Saint-Esprit, par hasard? Et pourquoi s'abandonneraient-elles pour rien au premier venu? Les soldats exigent leur paye de celui qui les mène en campagne; les docteurs ne parlent dans les procès que moyennant finance; les courtisanes empoisonnent leurs patrons, si ceux-ci ne les pourvoient pas de bénéfices; les palefreniers reçoivent leurs salaires et émoluments, moyennant quoi ils courent près de l'étrier. Si donc tout métier qui coûte de la peine est payé, pourquoi serions-nous forcées de nous soumettre pour rien à qui nous le demande? Belles histoires, beaux raisonnements, jolies trouvailles! Par mon serment, la police est mal faite et le gouverneur devrait publier un édit: «A peine de feu!» contre quiconque duperait ou lâcherait une putain.

Pippa.—Peut-être le publiera-t-on, cet édit.

Nanna.—A leur volonté. Je te parlais d'un de ces trompeurs de femmes, qui se prélassait à la maison comme un grand seigneur, mangeait à la française, buvait à l'allemande,[Pg 120] et, sur une petite crédence, faisait parade d'un plateau et d'un gobelet d'argent fort beau et de grande taille; plateau et gobelet étaient disposés au milieu de quatre grandes coupes également d'argent, de deux compotiers et de trois salières. Cet homme-là serait mort si chaque semaine il n'avait pas changé de putain, et il avait imaginé, pour besogner sans bourse délier, la plus nouvelle piperie, la plus jolie niche à laquelle ait jamais songé vaurien digne de la potence et de la corde qui vive à cette heure. Le chenapan sur cet article (car pour tout le reste c'était un honnête homme) possédait une jupe de satin cramoisi, sans le corsage, et chaque fois qu'il emmenait une signora coucher chez lui, vers la fin du souper, il se mettait à dire:—«Votre Seigneurie a sans doute entendu parler du vilain tour que m'a joué une telle; par le corps! par le sang! on ne se comporte pas ainsi, et elle mériterait autre chose que des injures!» Il n'y avait pas un mot de vrai dans ce qu'il disait. La bonne signora, donnant raison au hâbleur, s'efforçait tout à fait de lui faire croire qu'elle n'était pas une de ces espèces et lui jurait de n'avoir rien promis sans tenir. Le galant homme lui prenait la main et s'écriait:—«Ne jurez pas, je vous crois; je sais que vous êtes une femme comme on n'en trouve plus.» Bref, il finissait par appeler un sien valet qui était, je n'ai pas besoin de le dire, ma chère enfant, bien au courant de la chose, et lui faisait retirer de l'armoire la susdite jupe. Levé de table, il l'essayait à la signora et lui donnait à entendre que, de toute façon, il voulait lui en faire présent. La jupe, pour n'avoir pas de corsage, était comme peinte sur le corps de toutes celles qui l'essayaient et alla donc à la putain dont je te parle. Le dupeur de femmes appelle orgueilleusement son valet et lui crie: «Cours chez mon tailleur et dis-lui d'apporter de quoi prendre mesure à la signora; qu'il vienne tout de suite, tout de suite, car je suis las de ces tout à l'heure, tout à l'heure.» Le drôle vole, plutôt qu'il ne court, et en moins de temps qu'on essuie un buffet revient avec le marchand qui était[Pg 121] dans la confidence de la bonne histoire à la jupe. Il monte l'escalier, essoufflé comme un homme qui a couru et dit en ôtant son bonnet:—«Que commande Votre Seigneurie?»

Pippa.—Voyez la farce!

Nanna.—«Je veux», lui dit-il, «que tu trouves assez de satin cramoisi pour en faire un corsage à cette jupe (il lui montrait la robe qui était encore sur le dos de la pauvrette). Le tailleur mâchonne un «Ce sera difficile de trouver du satin de cette qualité-là, mais je veux vous être agréable, et je crois pouvoir si bien m'arranger que nous aurons le reste de celui-là même qui sert à faire les chaussures de monseigneur; il se les a fait confectionner en pénitence de ses péchés; et quand même je ne pourrais pas l'avoir, je me procurerai les rognures des chapeaux des cardinaux promus aux prochains Quatre-Temps.—Maître, je vous serai bien obligé si vous le faites,» déclare en minaudant la dame à la jupe verte, couleur d'espérance. Le marchand en prend congé avec un «N'en doutez pas», feint de porter la robe à sa boutique, s'en va, et elle reste à gorger des fruits de son jardin le gros scélérat, qui la retient près de lui tant qu'il veut avec l'appât du «Ce soir vous l'aurez, sinon demain sans faute»; puis il prend les devants et, s'emportant contre elle sans la moindre raison, fait semblant de se mettre en fureur:—«Allons, vite,» dit-il à son valet, «remmène-la chez elle; est-ce ainsi qu'on me traite, hein?» Il s'enferme dans sa chambre, l'autre peut crier et jacasser des excuses, point d'audience.

Pippa.—Mon seau n'a pas encore tiré de cette eau-là.

Nanna.—Descends-le profondément dans le puits et tu le rempliras de science. Il faisait ainsi essayer la jupe et venir le susdit tailleur pour toutes les putains amenées par lui dans sa maison, et, après en avoir joui de toutes façons, bouilli et rôti, feignait de se fâcher tout rouge et les mettait à la porte sans rien leur donner; il croyait avoir assez fait en les payant de l'espoir d'avoir la robe, qu'il promettait à chacune et ne donnait à personne.

[Pg 122]

Pippa.—Quelle engeance!

Nanna.—Oui, une engeance, et dont on se passerait bien d'avoir des petits. Je t'en raconte quelques traits au hasard, par-ci par-là, parce que les gredineries de ces gens qui crachent l'enfer et mangent le paradis sont si nombreuses que la nécromancienne ne les découvrirait pas toutes, elle qui sait retrouver les esprits. Oh! les dangereuses bêtes! Quel miel ils ont dans la bouche, en même temps que le rasoir dans le manche! Nous autres, femmes, nous avons beau être madrées, méchantes, avares, friponnes, sans foi aucune, nous ne sortons pas des futilités de femmes, et qui fait bien attention à nos mains connaît mieux notre jeu que les habitués ne connaissent les tours de passe-passe de ceux qui jouent des gobelets ou escamotent des boules de liège. Puis il y a lieu de nous excuser si nous sommes avares: c'est le fait de la bassesse de notre condition, c'est parce que nous craignons continuellement de mourir de faim; voilà pourquoi nous dérobons, nous quémandons, nous harcelons; toute chose, si mince qu'elle soit, nous est bonne, et les fourmis, si industrieuses, ne le sont pas autant que nous; encore, encore revenons-nous à vide quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent. Mais les hommes, qui font des merveilles grâce à leurs talents, et, de tout petits personnages qu'ils étaient nés, deviennent des illustres et des illustrissimes, des révérends et des révérendissimes, les hommes sont si coquins qu'ils ne rougissent pas de nous voler, dans nos chambres, des livres, des miroirs, des peignes, des serviettes, de petits vases, un pain de savon, deux doigts de ruban ou n'importe quoi de moindre valeur encore qui leur tombe sous la main.

Pippa.—Parlez-vous de vrai?

Nanna.—On ne peut plus vrai. Y a-t-il quelque chose de plus honteux que d'attraper une pauvre malheureuse dont la richesse est celle d'une tortue, qui porte sur son dos tout ce qu'elle possède, et, après lui avoir abîmé l'escalier et la margelle de son puits et de sa citerne, de la payer d'un[Pg 123] petit diamant faux, de quatre Jules dorés ou d'une chaînette de laiton? Puis ils s'en vont se vanter d'être un jour gonfalonniers de Jérusalem! Quelle cruauté que d'en entendre un, monté en chaire et mis sur notre chapitre, trouver à nous reprocher des choses qui ne sont ni vraies ni invraisemblables!—«J'étais il y a deux jours,» disent-ils, «à tâter d'une telle; oh! la garce, la dégoûtante saleté! elle a sa croupe plus rugueuse qu'une oie, l'haleine d'un cadavre, les pieds puant la sueur, une valise au lieu de corps, un marécage par devant et un gouffre par derrière, à faire s'en retourner je ne sais qui.» Puis, ils passent à une autre et s'écrient:—«Quelle rosse! quelle vache! quelle truie galeuse! elle veut avoir tout le paquet dans le rond et se trémousse en dessous à vous stupéfier; puis après l'avoir retiré, elle vous le lèche, vous le pelote, vous le nettoie d'une façon à laquelle on n'a jamais songé ni qu'on n'a jamais vue.» Plus ils aperçoivent de monde autour d'eux, plus ils élèvent la voix;—«Quelle lâcheuse de pets! quel sac à moines! quelle coureuse!» Quand nous leur faisons quelque grimace, lorsqu'ils descendent nos escaliers, ils ne se souviennent pas de celles qu'ils nous font quand nous descendons les leurs, et est-ce bien à eux de nous trahir et de nous assassiner de la pire façon par leurs calomnies? S'il nous échappe de dire:—«C'est un misérable, un ingrat,» ou lorsqu'une grande colère nous enflamme: «C'est un traître,» cela ne va pas plus loin; si nous leur dérobons quelque bagatelle, c'est pour achever de nous payer: l'honneur qu'ils nous enlèvent, tous les trésors des trésors ne le payeraient pas.

Pippa.—Vous me faites peur, avec les méchancetés.

Nanna.—Je te fais peur pour qu'à ton tour tu les épouvantes à l'aide des sages façons que je t'ai apprises; et qui pourrait comparer les artifices, les mensonges, les plaintes, les serments, les blasphèmes, dont ils se cuirassent pour nous attraper, aux duplicités, aux faux semblants, aux larmes, aux parjures, à la foi jurée et reprise, aux malé[Pg 124]dictions dont nous usons envers eux, saurait bien qui sait le mieux tromper.

Un gentilhomme (la chance aux gentilhommeries!), Piémontais, je crois, ou peut-être Savoyard, sauf erreur, une face de lanterne, avait gagné au jeu un bois de lit en noyer, incrusté de filets d'or, fort beau. Dès qu'il entrait en pourparlers avec une signora, il faisait intervenir à propos son bienheureux bois de lit, et, après l'avoir prôné tant et plus, l'estimant à cinquante ducats, il l'offrait, et à l'aide de ce stratagème en venait à coucher avec la dame; pour payement, il lui donnait le bois de lit, jouissait d'elle une dizaine de nuits, et, quand il en avait pris tout son soûl, se mettait à ressembler à l'un de ces gredins qui voudraient acquérir le renom d'antan de Bevilaqua, en cherchant à tout propos querelle aux mouches. Il la taquinait jusque sur sa façon de couper le pain, pour rompre avec elle, et, l'occasion arrivée, se levait tout droit en s'écriant: «Rebut de tout le monde! pouilleuse! rends-moi ce qui m'appartient, sinon je ferai de toi la plus malcontente coureuse de bordels qu'il y ait; donne-le-moi, rends-le-moi, te dis-je!» Il dégainait un petit couteau qui n'aurait pas pu seulement tirer un filet de sang à un millier de moutons et épouvantait si fort la pauvrette qu'il lui semblait tirer trente sous d'une livre à ne plus entendre parler que de démonter le bois de lit et le transporter ailleurs.

Pippa.—Belle affaire que de donner et reprendre comme les enfants!

Nanna.—Il le donna et le reprit de la manière que je t'ai dite à une soixantaine, et il n'a jamais pu se dépêtrer du sobriquet de gentilhomme au bois de lit; toutes les putains le montrent au doigt, comme elles font également à celui de la robe sans corsage, et le Ponte-Sisto ne lui donnerait pas un baiser même dans l'espoir de perdre son renom d'infamie.

Pippa.—Je voudrais bien le connaître.

Nanna.—Ça, je ne m'en soucie guère. Sache bien que,[Pg 125] grâce à leur nom de gentilhomme et à leur haute mine, ils pourraient me pincer, moi qui t'enseigne, et bien mieux encore toi, qui ne fais qu'apprendre.

Pippa.—Peut-être bien.

Nanna.—Je vais t'en dire une belle, mais non pour celle qui l'eut à sa porte. Il y avait, à la disposition du public, certaine madonna... je ne veux pas dire qui, un superbe brin de fille, grande, belle, fraîche au possible, et si une putain peut être d'une bonne nature, elle en était; avec cela, plaisante, affable, ayant avec tous le mot pour rire, s'accommodant à tous avec cette grâce aimable que l'on a dès le berceau. Elle fut un jour priée d'aller souper à la vigne et manger la galette romagnole; ceux qui l'invitaient n'eurent pas besoin de la prier beaucoup, car elle prenait sa mine riante dès qu'il lui était fait quelque proposition agréable de la part de gens qui lui semblaient comme il faut, et ils lui avaient semblé bien comme il faut, ces misérables. Vers les vingt-deux heures, ils la menèrent à la maudite vigne, en croupe sur une mule; le souper marcha d'un bon pied; chevreau, veau de lait, perdrix, tourtes, ragoûts, et ce qu'il y avait de mieux en fruits; mais cela tourna mal pour la trop, trop confiante madonna.

Pippa.—Eh quoi! est-ce qu'ils la taillèrent en pièces?

Nanna.—En pièces, non, mais en quartiers, comme tu vas le voir. Le premier coup de l'Ave Maria venait juste de sonner lorsqu'elle pria les signors avec lesquels elle venait de souper de lui permettre de se retirer, parce qu'elle voulait aller coucher avec celui qui l'entretenait; les ivrognes, les fous, les méchants lui firent répondre par un méchant plaisant digne du fouet, qui lui dit: «Signora, cette nuit nous est due, à nous et à nos garçons d'écurie; nous voulons qu'il vous plaise que dorénavant les trente-et-un simples deviennent les trente-et-un doubles, et, grâce à vous, on les appellera les archi-trente-et-un; de la sorte, il y aura entre les anciens et les nouveaux la même différence qu'entre les évêques et les archevêques. Si vous ne vous trou[Pg 126]vez pas traitée selon votre propre mérite, prenez-vous-en à l'endroit où nous sommes.» Le scribe ne dit pas un mot de plus, mais, empoignant sa manivelle, se mit à chantonner:

La petite veuve, quand elle couche seule,
Peut se plaindre d'elle; de moi, elle aurait tort.

En écoutant ces paroles, la victime de son bon naturel et de la méchanceté des autres me ressembla à moi-même quand, dans la forêt de Montefrascone, à l'aube du jour, je heurtai de l'épaule le corps d'un pendu, et elle se sentit étreinte d'une telle douleur qu'elle n'en put proférer une parole. Voici que ce cochon l'entraîne jusqu'au tronc d'un amandier abattu, sur lequel il lui appuie le front. Il lui relève ses jupons par-dessus la tête et, après le lui avoir mis où bon lui semblait, il la remercie du service en lui appliquant sur les fesses deux tapes des plus cruelles qu'on puisse recevoir. Ce fut le signal donné au second, qui la renversa sur le tronc d'arbre, et, l'enfilant à l'endroit, s'amusait grandement de ce que les aspérités du bois mal uni piquaient au derrière l'infortunée, ce qui la forçait malgré elle à se trémousser sous lui; en achevant, il lui fit faire la culbute du singe, et les cris qu'elle poussa firent accourir le troisième champion; mais ce sont de simples gentillesses le plaisir que prit celui-ci à l'ôter, à le remettre, à le fourrer partout. La mort, ce fut de voir arriver une troupe de goujats, de marmitons, de cuisiniers qui sortirent de la maison de la vigne avec un tapage de chiens affamés que l'on déchaîne, et qui sautèrent sur leur proie comme des moines sur le potage. Ma fille, je te ferais pleurer si je te contais par le menu tous les outrages qu'ils lui firent subir, comment ils l'aspergèrent d'urine des pieds à la tête, en quelle posture la retournait celui-ci ou celui-là et les contorsions, les gémissements de la malheureuse. Sois sûre que toute la sainte nuit ils la pilonnèrent; puis, fatigués d'abuser d'elle par tous les bouts, ils la coiffèrent d'une mitre de feuilles de figuier et la fouettèrent à tour de bras avec des baguettes[Pg 127] de saule, pendant qu'un des bons raillards lisait à haute voix la sentence portée contre elle pour cause de maléfices, énumérait toutes les filouteries, sorcelleries, coquineries, sodomies, putaneries, faussetés, cruautés, ribauderies qui se peuvent imaginer, et les lui mettait sur le dos.

Pippa.—Les bras m'en tombent.

Nanna.—Le matin venu, ils commencèrent à lui donner une aubade de sifflets, de hurlements, de pétarades et de claques, avec plus de vacarme que n'en font les paysans à la vue du renard et du loup. Plus morte que vive, avec les paroles les plus douces et les plus attendrissantes qu'on puisse ouïr, elle les priait de la laisser désormais en repos; ses yeux enflammés, ses joues baignées de larmes, ses cheveux emmêlés, ses lèvres sèches, ses vêtements en lambeaux la faisaient ressembler à l'une de ces religieuses maudites de leur papa et de leur maman et tombées entre les jambes des Allemands en se rendant à Rome, où ils l'avaient envoyée Pretrorum pretarum.

Pippa.—J'en ai compassion.

Nanna.—La fin fut encore pire que le commencement. Ils la renvoyèrent chez elle, à l'heure où les boutiques des changeurs sont ouvertes, sur un cheval de bât, tout pareil à ces rosses qui amènent les revendeurs au marché au blé. Et sache bien que jamais voleuse qui a reçu le fouet n'eut autant de honte; elle en perdit tout crédit et ne se reconnut plus elle-même, si bien qu'elle en mourut de douleur et de dépit. Demande-toi donc si les hommes jouent de telles farces à qui s'efforce de leur complaire, ce qu'ils sont capables de faire à qui leur déplaît.

Pippa.—Ah! les hommes!

Nanna.—Un signor capitaine, brave, fameux, noble et tout aussi méchant, il faut le dire, vint à Rome, pour des histoires de solde, et voulut avoir soir et matin avec lui certaine courtisane qui n'était pas jolie, jolie, mais faite de telle sorte qu'elle pouvait gagner sa vie; bien nippée, pro[Pg 128]prette chez elle, pleine de suc, savoureuse au possible. Quoiqu'elle éloignât d'elle bon nombre de clients, à ne le quitter ni jour ni nuit, elle s'en moquait pas mal et se disait: «Je gagne plus avec celui-ci que je ne perds en mécontentant les autres.» Or il arriva que le capitaine dut s'en aller le lendemain de très bonne heure; la pauvre crut que Sa Seigneurie, qui la tenait par la main, disait à l'un de ses familiers, auquel il parlait dans l'oreille: «Donne-lui cent écus»; il ordonnait tout justement de lui attacher ses jupes par-dessus la tête et de la fouailler avec une paire de bottes d'hiver, entre deux torches allumées, par le Borgo-Vecchio, le Borgo-Nuovo et le Pont, jusqu'à la Chiavica. On l'empoigna donc et, avec une ceinture de taffetas, on lui lia sa robe relevée du bout des pieds par-dessus la tête; son séant apparut, rond et blanc comme la lune en son plein. Oh! qu'il était ferme! oh! qu'il était bien fait! ni gros ni maigre, ni trop large ni trop étroit, soutenu par deux cuissettes qui surmontaient deux jambes tournées en fuseaux, plus jolies que ne le sont les deux petites colonnes de cet albâtre transparent que l'on travaille au tour, à Florence; les mêmes veines que possède ce marbre dont je te parle se dessinaient le long des cuisses et des mollets. Pendant que de l'intérieur des jupons elle jetait des cris, de la voix de quelqu'un qui se trouve enfermé dans un coffre, les torches allumées, la paire de bottes apportée, voici que les valets appelés pour la fouailler, stupéfaits de la gentillesse du culisée, en eurent le vertigo et, laissant les bottes leur tomber des mains, restèrent comme ensorcelés: de bons coups de bâton, tout frais sortis de la Monnaie, les réveillèrent; il reprirent les bottes, chassèrent la malheureuse hors du seuil et se mirent à la frapper tant et tant que d'abord se montra le rouge, puis le bleu, puis le noir, puis le sang, et aux tuff, taff, toff que faisaient les coups de semelle, canaille ou non, tout le monde poussait les mêmes clameurs que les gamins quand le bourreau accomplit son office et fustige les malfaiteurs. La mal tombée fut ainsi ramenée chez elle, où elle se[Pg 129] renferma un bout de temps, déshonorée par la sérénade qu'on lui avait donnée et méprisée de tous ceux qui l'apprirent.

Pippa.—O poignards, qu'attendez-vous donc? Pourquoi perdez-vous votre temps, épées?

Nanna.—Je ne sais d'où vient ce mauvais renom que nous avons de faire et de dire pis que pendre aux hommes, et je m'étonne de n'entendre personne raconter leurs déportements à l'égard des putains, car toute femme qui se coiffe d'eux est une putain. Mais que l'on mette d'un côté tous les hommes ruinés par les putains et de l'autre toutes les putains mises à mal par les hommes, et l'on verra qui est le plus coupable d'eux ou de nous. Je pourrais t'énumérer des dizaines, des douzaines, des trentaines de courtisanes qui ont fini sur les charrettes, à l'hôpital, dans les cuisines, dans la rue, sur les bancs, tout autant qui sont devenues lavandières, loueuses en garni, maquerelles, mendiantes et vendeuses de bouts de chandelles, grâce à ce qu'elles ont fait la putain pour les beaux yeux de l'un ou de l'autre; mais, par contre, personne ne me montrera les gens qui par la faute des putains soient devenus logeurs, estafiers, étrilleurs de chevaux, charlatans, sbires, pourvoyeurs ou bateleurs. Du moins, une putain sait garder quelque temps ce qu'elle a reçu des hommes pour prix de ses sueurs; les baudets gaspillent en un jour ce qu'ils sont parvenus à nous voler et ce que des folles, dignes de l'écriteau, leur jettent à pleines mains.

Pippa.—Je me repens de l'envie d'être homme, qui m'était venue plus d'une fois.

Nanna.—Il y a encore une autre infamie que l'on nous met sur le dos, à tort.

Pippa.—Quelle est-elle?

Nanna.—La faute que l'on rejette sur nous, s'il arrive d'être blessé ou tué à l'un de nos poursuivants; que diable pouvons-nous faire à leurs jalousies et à leurs brutalités? Et quand bien même nous serions cause de leurs disputes, que[Pg 130] l'on me dise un peu quelles sont les plus nombreuses, des balafres que l'on aperçoit sur les figures des putains, qui sont à la discrétion des hommes, ou des estafilades que l'on remarque sur les visages des hommes qui se plaisent avec les putains? Hélas! le monde ne marche pas comme il devrait marcher.

Pippa.—Non, certes.

Nanna.—Puis, voici le mal français qui me vient à l'idée maintenant. Je me mange les sangs quand j'entends dire à quelque grand escogriffe:—«Un tel est estropié, grâce à une telle.» On écartèle, on crucifie en blasphémant la sacrée putain et chacun s'écrie:—«Elle a gâté le pauvre garçon!» J'ai bon espoir, puisqu'on a découvert qui est né le premier de la poule ou de l'œuf, que l'on découvrira aussi bien si les putains ont donné le mal français aux hommes, ou si ce sont les hommes qui l'ont donné aux putains; il faudra qu'un jour nous allions le demander à messire saint Job; autrement, il en sortira une discussion interminable, puisque enfin l'homme a été le premier à taquiner la putain, qui se tenait bien tranquille, et que ce n'est pas la putain qui a taquiné l'homme; cela se voit encore tous les jours, par les messages, les lettres, les ambassades qu'ils leur envoient, et les filles du Ponte-Sisto, elles-mêmes, rougissent de raccrocher le monde. Donc, s'ils sont les premiers à nous solliciter, ils ont aussi été les premiers à nous le donner.

Pippa.—Vous ôtez la tache complètement.

Nanna.—Retournons aux légendes qui pourraient s'écrire touchant les trahisons dont on nous paye. Certaine demoiselle d'une grande, grande signora, la plus gentille et la plus douce petite personne que l'on ait jamais vue de nos jours, se tenait au service de sa madame qui n'avait pas de plus grand plaisir que de la voir s'empresser autour d'elle, tant ses façons étaient aimables et délicates; pour lui préparer à boire, pour l'habiller, la déshabiller, elle montrait de si gracieuses manières qu'elle en rendait tout le monde amoureux d'elle, non sans envie de la part des autres pares[Pg 131]seuses chambrières. Sur cette demoiselle jeta les yeux certain comte de carton, qui portait toute sa fortune dans les broderies de son pourpoint, les ornements de sa toque, les galons de sa cape et la gaine de son épée; ce comte, dis-je, s'en affola, et comme il avait ses entrées à la Cour, il lui parlait souvent, dansait souvent avec elle; il parla et dansa tant qu'enfin le feu prit à la mèche. Le comte de deux liards, qui s'en aperçut, fit fabriquer un sonnet en son honneur et le lui adressa enveloppé dans une lettre pleine de ses soupirs, de ses tourments, de ses flammes et de ses fournaises; il y exaltait les charmes de la jeune fille avec ses jactances habituelles et disait de ses cheveux, de son visage, de sa bouche, de ses mains et de toute sa personne des choses de l'autre monde. Elle, qui n'avait pas plus de cervelle que les crabes hors de leurs bonnes lunes, se rengorgeait et croyait être l'Angélique de Roland de Montauban.

Pippa.—Renaud, voulez-vous dire.

Nanna.—Je dis Roland.

Pippa.—Vous vous trompez, Roland était d'un autre pays.

Nanna.—Tant pis pour lui, s'il en était; quant à moi, j'ai étudié toute ma vie afin d'amasser de l'argent et non pas des légendes ou des termes choisis; arrière donc Roland! Si j'ai mentionné Angélique et ce particulier-là, c'est que je les ai entendu chanter par un jeune gars qui tous les soirs, à quatre heures, passait devant notre porte. Quoi qu'il en soit, la damoiselle, qui savait lire l'écriture, se gobait elle-même en lisant ces fadeurs, aussi fausses que celui qui les lui adressait, de sorte que bientôt, plus elle pouvait l'apercevoir et tenir de ses billets doux, plus elle était heureuse. Des fois, il venait à la Cour et s'appuyant le long du mur, dans un coin, il mordillait son mouchoir à belles dents, le jetait en l'air et le rattrapait de la main, avec un geste de dépit; comme si le Destin lui disséquait les entrailles, il menaçait le ciel et lui faisait la figue. Des fois, il dansait avec une autre et ne faisait que soupirer; son page, avec sa[Pg 132] livrée aux couleurs qu'elle lui avait données, par faveur, était sans cesse en campagne. Mais cette traîtresse de Fortune ne fut pas satisfaite tant qu'elle ne les eut pas amenés, par le plus singulier moyen, à s'aboucher ensemble. Engluée par les promesses et par l'amour, qui donne le monde entier en paroles, à l'aide d'un bout de corde qu'il lui avait fait passer, elle se laissa dégringoler d'une fenêtre à laquelle servait de toit la saillie d'un balcon, situé derrière le palais, et comme la corde n'allait pas tout à fait jusqu'à terre, elle faillit se casser les jambes en tombant. Sitôt descendue, le comte pour rire, le drôle de comte, le vaurien de comte la fit porter en croupe par un de ses valets qui, monté à cheval, suivit son maître; celui-ci s'enfuit à franc étrier, avec sa proie.

Pippa.—Moi, je serais tombée, en croupe d'un cheval qui galopait.

Nanna.—Elle maniait un cheval barbe comme l'aurait fait un gamin et chevauchait mieux qu'une paladine; elle s'enfuit donc avec le scélérat qui, à force de croiser une route, puis l'autre, sut fort bien se garantir de ceux qui pouvaient lui courir sus. La fin de la chose, c'est qu'au bout de vingt-deux jours il se dégoûta d'elle et qu'un beau soir, pour deux paroles qu'elle osa répliquer à un petit valet qui le gouvernait, elle toucha le salaire promis et espéré, c'est-à-dire une volée de coups de bâton; à huit jours de là, il la laissa à sec, avec cette jupe de satin jaune usé, bordée de taffetas vert, et la coiffe de nuit qu'elle portait en s'en allant. La pauvrette, que sa maîtresse aurait mariée à quelque digne et riche personnage, tomba entre les mains d'une bande de jeunes vauriens qui se la repassèrent l'un à l'autre; mais quand on la vit toute fleurie des bubelettes dont le comte lui avait fait cadeau, elle ne trouva plus un chien ni un chat qui voulut la flairer, et le bordel seul eut sa miséricorde.

Pippa.—Béni soit-il!

Nanna.—Quelqu'un, qui l'y rencontra, disait que ses[Pg 133] camarades s'émerveillaient de l'entendre parler et que l'honnêteté apportée par elle, de la Cour où elle avait été élevée, donnait au bordel un air de couvent; il n'y a pas de doute, l'honnêteté servant de parure à une putain reluit au milieu du bordel avec plus d'éclat que n'en a un prêtre en grand costume au milieu des noces de sa première messe.

Pippa.—Si l'honnêteté est belle entre les putains, que doit-elle être entre les vierges?

Nanna.—La déesse des déesses, le soleil des soleils, le miracle des miracles.

Pippa.—Digne honnêteté, sainte honnêteté!

Nanna.—Écoute maintenant quelle fut la cruauté d'un homme renommé pour ses mérites, je ne sais combien de milles au delà de Calicut; je retire cette histoire-là de la marmite à l'instant, à l'instant, ce qui fait qu'elle est toute chaude, toute chaude. Le fameux homme que je veux dire aperçut d'aventure une jeunesse de dix-sept ans, penchée de tout son côté gauche hors de la fenêtre d'une petite maisonnette que sa mère tenait à loyer, et plus gracieuse à elle seule que les six plus belles filles de l'Italie: elle avait les cheveux si vifs et si blonds qu'elle aurait pu brûler les cœurs et enchaîner la liberté d'autres créatures que l'homme de chair; la gentillesse de ses manières vous assassinait, et l'on ne pourrait estimer combien de grâces lui ajoutait la douceur dont elle était pétrie. La misère, qui l'habillait de serge brune (à ce qu'il me semble), bordée de serge aussi, mais jaune, avantageait mieux toute la personne de la pauvrette que ne le font les velours frisés et surfrisés et les draps de soie et d'or brodés de perles sur le dos des reines. Il est bien vrai que la beauté de ses formes, par suite des abstinences qu'elle subissait, ne pouvant ni manger, ni boire, ni dormir son content, n'était point parvenue à sa perfection; mais ce qui la faisait le plus reluire, c'était l'air pudique qu'elle gardait toujours, qu'elle se montrât à la fenêtre ou qu'elle se mît sur le seuil de la porte. Le bon ami s'éprit de tant de charmes, il s'en affola (que Sa Seigneurie me pardonne le[Pg 134] mot) et, n'ayant plus de repos, s'enquit d'entremetteurs; il en trouva sans grand'peine, grâce à la célébrité de son nom et à la splendeur de ses vêtements, dont il changeait chaque jour: ces changements-là sont les amorces à l'aide desquelles on attrape les niaises. Tu m'interroges des yeux? Il en vint à parler avec une certaine Lucia, camarade de l'Angela (ainsi s'appelle l'honnête jeune fille), et s'il ne l'enjôla pas, elle aussi, mettons qu'il n'y eut rien. Il la baisa, la prit par la main, lui fit un tas de promesses et, pour l'avoir encore plus à lui, donna sa parole de servir de parrain à un petit garçon qu'elle avait, unique. La chemise ne lui touchait plus sur les flancs à elle; une fois ensorcelée par les assurances du compère, en deux coups elle sut gagner la petite sœur de celle qui fit le faux pas dès qu'elle y eut prêté l'oreille; le temps de dire ouf, et les noces furent conclues.

Pippa.—Je sais bien que personne ne m'aurait attrapée si vite que ça, moi.

Nanna.—Attrapée, toi! Sainte Pétronille elle-même ne résisterait pas aux tiraillements d'une bonne petite sœur qui vous met dans la main les béatitudes, les jouissances à venir et de l'argent comptant. Qui ne lèverait ses jupes en entendant dire:—«C'est le meilleur homme, c'est le plus charmant, le plus beau, le plus généreux qui soit; il t'aime, il t'adore et il m'a dit qu'une de tes tresses, un de tes yeux valent plus que tous les trésors; il jure que sitôt qu'il apprendra que tu ne veux pas de lui, il se fera ermite.»

Pippa.—Et elle le crut.

Nanna.—Dieu veuille que tu n'aies jamais aux flancs les éperons de semblables ruffianes! tu verras si on y croit ou non. Des sœurs, hein? des voisines, hé! L'espérance de s'enrichir, la générosité des hommes!... Les chiennes!

Pippa.—Dites-moi, avant d'aller plus loin, personne ne s'est-il jamais fait moine pour l'amour de nous?

Nanna.—La maladie leur arrive! Ils se pendent en pa[Pg 135]roles, s'empoisonnent par serments et pleurent à force de rire de celles qui les prennent au mot. Ils font mine de vouloir s'occire d'un coup de poignard, se précipiter du haut des toits, se jeter dans la rivière; ils feignent de s'en aller quelque part où l'on n'entendra plus jamais parler d'eux, et je voudrais que tu les visses s'agenouiller aux pieds des bonnes dupes, la corde au cou, avec des gémissements étouffés que coupent leurs sanglots. Oh! oh! oh! ribauds, comment savez-vous si bien donner de la tête contre le mur pour nous faire accroire tout ce que bon vous semble?

Pippa.—Il fait bon ouvrir les yeux dans ce cas-là!

Nanna.—Revenons aux noces qui se concluent. La tourterelle, te dis-je, fut tirée du lit et menée chez une gracieuse et gentille commère du galant homme, sa sœur le lui mit de ses propres mains entre les bras, sur la promesse jurée que la chose resterait invisible.

Pippa.—Ne resta-elle pas secrète?

Nanna.—Si elle était restée secrète, comment la saurais-je? Les trompettes, les sonneurs de cloches, les charlatans sur l'estrade, les marchés, le tribunal de la Rote, les vêpres, les chanteurs des rues, les foires, sont choses discrètes en comparaison de lui. A chaque bonne bête qu'il rencontrait, il ne manquait pas de dire:—«Ne me parlez pas, je suis dans le paradis: une petite mignonne de lait et de sang se meurt pour moi, et demain avant le jour nous consommerons le mariage, parce qu'à cette heure-là sa mère va faire un vœu à Saint-Laurent-Hors-les-Murs.» Mais tout cela n'est rien, comme dit l'Espagnol, en comparaison des Te Deum laudamus qu'il lui chanta quand il la vit pendue à son cou; il s'en voulait d'avoir le même tremblement que le taureau quand il aperçoit la génisse.

Pippa.—Quel ennui lui causait ce tremblement?

Nanna.—Cela lui coupait dans la bouche, en l'empêchant de prononcer une parole, les hâbleries et les promesses qu'il se proposait de faire. La niaise, palpant son pour[Pg 136]point de brocart, son manteau brodé d'or massif, ses culottes de toile d'argent, maniant son énorme chaîne de cou, ressemblait à quelque villageois, un de ces sauvages qui ont à peine vu des tabars de bure grise ou des vestes de drap romagnol, lequel, parvenu à se faufiler, malgré les poussées de la foule qui le heurte, jusqu'au clerc qui distribue les cierges, tâte et caresse de sa main terreuse le moelleux de la chasuble en mauvais velours que le clerc a sur les épaules. Après avoir ainsi joué avec les parures du sire, elle en passa par où il voulut et consentit de son consentement à la tentation plus d'une fois. Le feu se mit à travailler dans leur sein à tous deux, et celle qui n'avait pas une tache au monde, une fois en possession de l'amitié d'un tel personnage, s'imagina être le sept-cents: le six-cents n'aurait pas été assez. La récompense de sa bonté, c'est que le diable prit par les cheveux la fantaisie de son amant, qui, non content de posséder trois parts sur quatre, voulut avoir le gâteau tout entier et donna raison au proverbe qui dit que qui veut tout perd tout.

Pippa.—Bien fait pour lui!

Nanna.—Puisqu'il dit lui-même que c'était bien fait, tu peux le dire aussi. Pour t'achever, la jeune fille avait un fiancé, comme je vais te le dire. Un mauvais gars, d'abord amoureux d'une de ses sœurs, l'avait prise pour femme et s'était fiancé à elle, la main dans la main, dans l'intention de tarder le plus possible à lui donner l'anneau et l'emmena chez lui; le bruit courait qu'il ne l'épouserait pas autrement, s'il pouvait passer son caprice avec elle, comme cela se fait à présent. Je pourrais t'en faire voir pas mal de celles qui se sont laissé pincer par leurs galants de cette façon; une fois rassasiés, ils vous les plantent là, sans leur laisser seulement un morceau de pain. La chose eut une terminaison imprévue, et notre homme, qui se pâmait d'amour, imagina une belle malice dont la sottise eût fait rougir de honte un Milanais et un Mantouan.

Pippa.—Bon.

[Pg 137]

Nanna.—Cette sottise, c'est qu'il résolut de troubler l'eau limpide des épousailles et de s'arranger de façon que le fiancé, apprenant que sa future était moitié putain, moitié fille honnête, la mît à la porte. Il aurait réussi parfaitement si l'amour d'un mari ne valait pas beaucoup mieux que celui d'un amant: non que la fille préférât le mari, car si elle l'avait mieux aimé que l'amant, elle ne lui aurait pas planté des cornes, mais la peur du bâton de sa maman la rangeait du côté du mari. Après avoir déliré toute une nuit sur ce beau parti, il envoya chercher le benêt de nouvel époux et lui déclara la chose en plein; pour lui mieux faire toucher du doigt la vérité, il lui révéla jusqu'à un poil follet, jusqu'à un petit bouton, jusqu'à un signe secret, ce que sa femme avait sous ses jupes, et de main en main jusqu'aux paroles de fâcheries, aux conventions prises entre l'un et l'autre; puis il en vint aux cadeaux qu'il lui avait faits et les lui énuméra un par un. Le malheureux en tomba mort, tout en restant debout sur ses pieds; il allongeait le cou et ressemblait à notre guenon quand elle faisait ses grimaces, puis, comme changé en pierre, s'absorbait dans ses pensées, répondait hors de propos: Hein? Quoi? disait oui pour non, non pour oui, roulait des yeux effarés, lâchait de gros soupirs et se laissait tomber le menton sur la poitrine; ses lèvres semblaient collées l'une à l'autre. A la fin, grelottant de froid, par l'effet de la jalousie, il put proférer quelques paroles et de l'air d'un homme qu'on mène à la potence et qui veut faire le brave, il dit:—«Signor, jeune homme comme je le suis, j'en ai aussi pris ma bonne portion; mais par le baptême que j'ai reçu sur la tête!—et en levant la main il cherchait le haut du crâne—je vous jure que je n'en veux plus, qu'elle n'est plus ma femme, et qui dira que si ment par la gorge.» Le galant, se redressant sur ses ergots, lui dit:—«Tu es un de ces hommes comme on n'en trouve plus; l'honneur, auquel tu tiens, vaut mieux qu'une ville entière. Tu ne manqueras de femme; laisse faire à moi.»

[Pg 138]

Pippa.—Te semble-t-il que le pauvre le gobait assez?

Nanna.—Sous le coup de la colère que lui causait la méchante conduite de sa femme, il montrait une allégresse postiche et tout en se disant: «Je veux me gouverner en vieillard», il se laissa porter, sans savoir de quels pieds, à la maison de celle qui lui taillait du bois cornu; tu penses s'il sut lui dire ce que dirait quiconque dans la même situation. Mais les larmes de la malheureuse, ses cris, ses serments le fascinèrent en moins de rien, si bien qu'il lui apporta des œufs frais pour la réconforter; elle s'était jetée sur sa couchette et paraissait vouloir s'occire. Comme le gentilhomme lui avait certifié l'avoir eue avant lui et que le bélître le croyait, la mère lui fit volte-face en jetant les hauts cris et lui dit:—«Eh! ne sais-tu pas si tu l'as trouvée pucelle ou non?» Ce qui le rendit muet, comme si c'était une grande affaire de le rétrécir et de le faire saigner.

Pippa.—Vous m'avez enseigné la manière.

Nanna.—Je ne t'en dirai pas davantage. Le mangeur de pain et de raisins, tout fier d'avoir pour rivaux des gentilshommes, bien loin de refuser la fille, l'emmena chez lui, célébra les noces et risqua de s'en faire crever, à force de faire l'amour. Il vendit quelques guenilles qu'il avait et s'en acheta un habit neuf, afin qu'elle eût pour lui autant d'amour qu'il en avait pour elle.

Pippa.—Par conséquent, dire la chose au mari, ce fut ce qui la lui fit prendre, pour son bonheur.

Nanna.—Ce bonheur-là dura peu, parce que le plus souvent, toujours autant dire, les femmes que l'on prend par l'amour et sans dot, ça tourne mal. La passion de l'homme qui court prendre femme, par rage d'amour, ressemble à un feu de cheminée qui fait un vacarme à épouvanter le Tibre et se laisse éteindre à l'aide de deux chaudrons de lessive. Pour résultat final, n'avoir jamais une heure de bon temps, c'est ce qui leur arrive, et le moindre[Pg 139] désagrément qu'elles aient sont les reproches, les coups de poing, les coups de pied et les coups de bâton drus comme grêle; on les enferme dans leur chambre, on les confine à la maison, on ne les juge même pas dignes d'aller à confesse, et gare à leurs épaules si elles se mettent à la fenêtre! Si telle est leur vie, même n'étant pas fautives, que crois-tu que sera celle d'une femme dont le mari connaîtra ses anciennes allures de putain?

Pippa.—Plus que malheureuse, déplorable.

Nanna.—Je songe maintenant aux fourberies dont usent les hommes, comme d'entremetteuses quand ils veulent duper les cruelles. Ce sont des niaises celles qui disent que nous savons, nous autres, feindre divinement. Voici, appuyé à l'autel, dans une église, un de ces attrapeurs de femmes; le voici, penché de tout son corps vers celle qu'il couve des yeux; il me semble entendre les soupirs qu'il tire de la gibecière de ses mensonges. Il est venu seul, pour avoir l'air d'être discret, et il s'applique uniquement à faire en sorte que celle qu'il veut prendre au trébuchet tourne ses regards vers lui. En lui jouant de la prunelle, il se renverse la tête en arrière, fixe le ciel et semble lui dire: «Je meurs pour cette femme sortie de tes mains miraculeuses»; puis il ramène sa tête en avant, la tourne de nouveau du côté de la femme, et alors tu pourrais voir ces mines doucereuses, ces œillades plongeantes qu'ils tirent si bien du fond de leur félonie. Là-dessus se montre un pauvre; notre homme dit à son valet:—«Donne-lui un Jules,» et le valet le lui donne.

Pippa.—Pourquoi pas un quattrino?

Nanna.—Pour paraître on ne peut plus généreux et montrer qu'il a le moyen de faire de la dépense.

Pippa.—Quelle affaire!

Nanna.—Et pas de danger, lorsqu'ils peuvent être entendus de celles en faveur de qui ils font la chouette pour mieux les prendre, qu'ils commandent à leurs domestiques d'une voix dure ni d'une mine hautaine, comme ils en[Pg 140] usent à la maison, ils leur parlent avec cette urbanité qu'ils prendraient en causant avec quelque ami, et cela pour se donner renom de gens aimables, non pas d'affreux butors!

Pippa.—Les chiens!

Nanna.—Et comme ils achètent au poids de l'or un coup de chapeau qui leur est donné par un passant.

Pippa.—Quels plaisirs peuvent leur faire les coups de chapeau?

Nanna.—Ils les mettent en crédit près de leur déesse, qui voit notre homme apprécié, et en rendant le salut de tête aux gens, ils se sculptent sur la figure, avec le ciseau de la simulation, une mine qui veut dire: Je vous mets au-dessus de tout le monde.

Pippa.—Les grands maîtres de l'art, c'est eux.

Nanna.—Quand ils entrent en conversation avec quelque femme, en présence de ceux par le moyen desquels ils projettent d'arriver au but de leurs désirs, ils mettent à bavarder cette grâce et cette galanterie que montre celui qui veut se rendre votre ami; au plus beau de l'entretien, ils se lèvent tout d'un coup, s'en vont dans la salle et laissent ainsi aux femmes qui sont là en cercle l'occasion de s'étendre sur leurs mérites.

Pippa.—Va, sois donc femme, va!

Nanna.—Sortis de l'endroit où il semble que soit leur paradis, ils disent à ceux qui sont là à les attendre:—«Quelles sales maquerelles! Quelles femmes à mettre en fuite les diables! Te semble-t-il qu'elles viennent au coup de sifflet?» Puis, se retrouvant à plaisanter avec d'autres, en train de parler des femmes, aussitôt leur tombe de la bouche: «J'ai eu ce matin, à la messe, un régal de tous les régals: Madonna une telle était en oraison, et j'ai feint de brûler d'amour pour elle. La vache! la grosse putain! Je veux lui tirer des doigts quelques sous qu'elle a et aller le crier par les places.»

Pippa.—Fort beau!

Nanna.—Au moins, quand une putain déchire celui-ci[Pg 141] ou celui-là, elle a une excuse, c'est pour se rendre agréable à tel ou tel autre; mais à qui peuvent profiter les cancans d'un homme qui déshonore une pauvre femme devant tout un cercle?

Pippa.—Que cela profite à leur cuisse! Puissent-ils se la casser!

Nanna.—Par conséquent, tâche d'être prudente, si tu veux les dauber sans qu'ils te daubent. Maintenant, béquète cette autre histoire. Il me prend fantaisie de te parler de certain individu qui fit pour ainsi dire publier à son de trompe qu'il voulait trouver une jeune fille de dix-huit à vingt ans au plus, pour l'emmener avec lui jouir de toutes les aises de la vie, en une charge que lui avait offerte le roi de Sterlick; que si elle était de celles qui, outre un peu de beauté, savent encore avoir de la tenue, il ferait pour elle... suffit; donnant presque à entendre qu'au bout de quelque temps il l'épouserait. Sitôt que la chose se divulgua, les maquerelles se mirent en campagne et, heurtant à la porte de celle-ci, de cette autre, à peine pouvaient-elles conter la bonne aventure qui les amenait, tant elles étaient essoufflées d'avoir marché en grande hâte. Toutes les filles se rengorgeaient, chacune croyant être celle qui ferait l'affaire du signor, et après s'être fait prêter ou avoir loué à tant par jour une robe, une collerette ou tout autre affiquet de femme, de l'air le plus honnête elles trottaient devant leurs conductrices. Admises à comparaître par-devant Sa Seigneurie, la révérence faite, elles s'asseyaient, lui lançant une œillade, pendant qu'à l'aide d'un peigne d'ivoire il se lustrait la barbe, tout droit sur ses jambes, d'aplomb, et plaisantait avec son valet qui, la brosse en main, lui effleurait légèrement son pourpoint, ses chausses et ses escarpins de velours. La toilette terminée, il donnait au valet une petite tape sur la nuque, doucement, doucement, afin que la pauvrette, accourue ici dans l'intention de devenir son épouse, pût juger, à son badinage, quelle était la suavité de son aimable caractère...

[Pg 142]

Pippa.—Nous voici à notre affaire.

Nanna.—A la fin, quittant ces fadaises, il renvoie tout le monde, sauf la vieille et celle qui s'imagine gober le morceau. Il s'assied entre elles deux et commence à dire ce qu'il a dans le cœur, combien lui plaît l'air de la jeune fille, mais qu'il ne voudrait pas d'une qui fût d'humeur revêche, ni d'une tête à l'évent qui, au bout de deux jours, viendrait lui dire: «Je veux m'en retourner et je me demande qui est-ce qui me payera.» A ces mots, la vieille se lève toute droite et s'écrie:—«Monseigneur, celle-ci est une herbe tendre, un poisson sans arête; sa succulence fond dans la bouche de quiconque en goûte. Si vous la prenez, les autres, qui cherchent de bonnes et belles filles, n'auront plus qu'à relever la herse. Si vous ne m'en croyez pas, vous pouvez le demander à tout le quartier, où chacun s'est mis à pleurer en entendant dire qu'elle allait s'en aller. C'est le parchemin de la quenouille et la quenouille du parchemin; c'est le peson du fuseau et le fuseau du peson; je vous le dis, c'est la manne et la serviette placées près de l'évier pour y déposer les couteaux, les morceaux de pain et les restes que l'on ôte de dessus la table, outre qu'on s'y essuie les mains.»

Pippa.—Savoureuse vieille! tu savais bien la vanter.

Nanna.—Ainsi parlait la bonne maman. Pendant ce temps-là, il caressait du bout des doigts les tétins de la fillette, et, avec un sourire un peu malicieux, disait:—«Êtes-vous saine de votre corps? N'avez-vous pas la rogne ou quelque autre maladie?» Et la vieille répondait pour elle:—«Tâtez-la, déshabillez-la, de grâce. La rogne, ah! une maladie, hein? elle est saine comme une carpe, et ses chairs ont plus horreur de la malpropreté qu'elle-même n'a horreur des coupe-jarrets. Je vous l'affirme, ses perfections peuvent se mesurer au compas, et elle est faite pour vous comme le trépied pour le chaudron à cuire le boudin. Sachez-le bien, je ne vous bouchonne pas avec une poignée de caresses pour que vous la preniez, ni pour grappiller de[Pg 143] vous quoi que ce soit: mes gobelets ne sont pas dans le bain à rafraîchir, et je puis marcher sur les tuiles et sur les dalles du toit sans avoir besoin de chaussons.»

Pippa.—Quelle langue!

Nanna.—C'est la langue de son pays, et, si tu veux dire la vérité, tu conviendras qu'il te semble entendre une de ces vieilles de l'ancien temps, qui parlent à la bonne franquette, comme on doit le faire.

Pippa.—Vous le tenez.

Nanna.—Tu verras, on en reviendra à l'ancienne manière de parler, puisqu'on en est revenu par les habits à l'ancienne mode. S'obstine qui voudra, voici que les manches étroites ont envoyé au diable les manches à bouillon, les mules ne sont plus hautes comme des échasses, et le métier à paroles des bavardes refuse de tisser et d'ourdir leur galimatias parce que ce n'est que du son, de la vaine fleur de prunes vertes: c'est bon à être mis dans une auge pour que les cochons les mangent en guise de pâtée; quelles niaiseries, quelles bêtises, quelles balivernes elles nous dégoisent avec leurs nouvelles façons de parler! Mais laissons cela. Le gentilhomme a tout doucement, tout doucement peloté la fillette, et se tournant vers la vieille, il lui dit:—«Maman, si vous le voulez bien, la mignonne va rester ici avec ma sœur»; il disait cela très haut pour que la susdite sœur l'entendît, du coin retiré où elle était, et, entrant aussitôt, prît l'entremetteuse par la main et la contraignît, à force de prières, à laisser l'autre. L'entremetteuse, amadouée à l'aide de quelques paroles, s'en allait, et la petite niaise, après avoir bien repu d'elle-même l'étalon, son tablier rempli d'un «Nous ferons votre bonheur», s'en retournait d'où elle était venue.

Pippa.—Quelle lâcheté de ne pas la payer, au moins!

Nanna.—Sais-tu, Pippa, à quoi ressemblait la maison de l'attrapeur de femmes, sitôt que se répandit le bruit des grandes intentions dont il faisait montre vis-à-vis de qui voudrait partir avec lui?

[Pg 144]

Pippa.—A quoi donc?

Nanna.—A la place Navone, quand elle est pleine de bidets à vendre; et de même que les bidets y sont rangés, la queue tressée, la crinière bien peignée, lustrés le mieux possible, avec leurs selles toutes préparées, les étriers à volonté, les fers remis à neuf et les rênes rassemblées, attendant le moment d'aller au pas, de trotter ou de galoper de leur mieux: de même, les pauvres créatures, rappropriées plus que d'habitude, ajustées dans les robes des autres, faisaient leur petit manège au lit et hors du lit, en faveur de celui avec lequel elles pensaient rester. Mais que vais-je te dire? Lui, qui était rongé de plus vilains chancres français que n'en eut jamais le grand seigneur, il enfonçait son bouchon dans les goulots de toutes; de son balai de chair il balayait tous les fours, et leur passant à toutes le nœud coulant qui le pendra, je le souhaite, après un, deux, trois ou quatre jours, il les mettait à la porte en disant:—«Celle-ci est trop éveillée, celle-là est mal élevée, cette autre est mal bâtie, cette autre maigre de sa personne comme une perche»; l'une puait de la bouche, l'autre manquait de grâce. Mais à leurs pelotes restèrent piquées de cruelles épingles; j'entends qu'à toutes il leur donna bonne part de ses gommes, de ses chancres et de ses douleurs des os, en payement. Sa maladie était si bien conditionnée qu'elle leur pelait les sourcils, la motte, le dessous des bras et le crâne, mieux que l'eau bouillante ne pèle les chapons, et qu'elle laissait sans une seule dent au monde le pauvre troupeau errant. Maintenant, te semble-t-il que les hommes soient les hommes, hein?

Pippa.—Il me semble qu'ils sont des cous bons à décoller; si on les mettait dans une fronde et qu'on les lançât dans la chaude maison, leurs peaux puissent-elles servir de lanternes, leurs jambes de flûtes et leurs bras de manches de fouet! je parle de ceux qui commettent de telles infamies, non pas de ceux qui ne les commettent pas.

Nanna.—Tu causes bien; mais je t'ai chatouillé la mar[Pg 145]goulette avec le blanc de l'œuf en te racontant les coquineries des coquins; attends que je te serve maintenant le jaune et que j'attache bien mes paroles aux crocs de ta cervelle. Je vais avoir soin de lever le loquet de la porte de mémoire, afin qu'elle reste ouverte et laisse voir jusqu'à une maille, jusqu'à un œillet de la jupe dont je me suis dépouillée pour te montrer la vérité nue, telle qu'elle est née.

Pippa.—J'attends.

Nanna.—Je vais repêchant au hasard de ma fantaisie des bribes du langage que j'ai abandonné en changeant de pays, et c'est pour moi une grande douleur que d'avoir presque oublié les plus savoureuses locutions qui se disent dans notre Toscane. La vieille qui parlait tout à l'heure avec monseigneur le badin, favorite du duc de Sterlick, ou du Roi, comme il l'appelle, m'a fait venir l'envie de cracher ma langue, en crachant des mots à notre ancienne mode. Ne me prends pas pour une fastidieuse, parce que je reviens tant et tant de fois sur le fait de parler; c'est qu'ici il n'y a plus moyen de vivre; ici les mijaurées vous lancent des coups de bec à chaque instant, et bien que je te l'aie dit, que je m'étais plutôt divertie à encaisser des écus que du beau langage, je te ferais émerveiller pour de vrai si je voulais te parler en style noble. Je sais qu'en divers endroits je me suis servie de termes relevés, notamment lors des lamentations de la signora abandonnée par le baron, et en partie je les tirais de moi-même, en partie je les avais appris par cœur, mais non pas de qui ne sait la différence qu'il y a entre étoupe et filasse, entre une châtaigne bouillie et une châtaigne dans sa gousse, qui ne sait si l'osier est du jonc ni ce que c'est que la chevillette de l'huis, le biseau du pain, le bondon du cuvier, un écheveau de lin, un panier de cerises, une cruche à l'huile, un coussinet à mettre sur la tête, des taies d'oreillers, les sarclettes pour le jardin, les échalas des vignes, les grappes de raisin, et que ce n'est pas la même chose la herse dont on ferme les portes et celle dont on ramasse le grain battu sur l'aire. Les gens s'éton[Pg 146]neraient de nous entendre employer le mot trique et mille autres termes vieux ou nouveaux, à notre mode, qui font chez nous des simples paysans autant de docteurs; c'est après eux que les pécores s'en vont regrattant des mots et s'imaginant monter jusqu'au ciel à l'aide de ces fadaises.

Pippa.—Retournez-vous-en aux hommes; il me semble vous entendre jeter de la regrattière par le museau, pendant qu'on fait rumeur de ce que vous allez chercher des figues dans le haut des branches de ce figuier sous lequel vous jasiez hier, ou peu s'en faut. Et puis reprenez-moi maintenant de tenir plus de la bambine que de la jeune fille.

Nanna.—Comme ils voudront, je m'en moque pas mal; je les ai quelque part, à l'endroit par où l'on souffle sur les noix, et mon cul saurait mieux jouer du flageolet que leurs mains. Revenons-en donc à nos ennemis, c'est-à-dire aux ennemis de celles qui ne savent pas les plumer et, en bonnes ménagères, mettre de côté jusqu'aux rognures des lisières des draps qu'ils font tailler. Je dis que les bonnes filles et autres espèces de putains qui préfèrent en donner aux intendants, aux estafiers, aux laquais, aux jardiniers, aux portefaix, aux cuisiniers, plutôt qu'aux gentilshommes, aux seigneurs et aux messeigneurs, ont du bon, qu'elles font œuvre pie et que ce ne sont pas seulement des femmes prudentes et pleines d'esprit, ce sont des saintes.

Pippa.—Pourquoi dites-vous cela?

Nanna.—Parce que les intendants, les estafiers, les laquais, les jardiniers, les portefaix et les cuisiniers te restent au moins esclaves, et qu'ils iraient mettre leur tête dans le feu ou bien entre le billot et le couperet pour te complaire; quand on les hacherait par morceaux, on ne leur arracherait pas le secret de la bouche, et puis cela ne serait pas croyable, quand bien même cela se saurait, que le dépensier de messire un tel besogne son épouse. En outre, les gens de cette espèce ne sont pas dévergondés; ils te décatissent le drap à l'endroit et vous le font comme on leur demande, ils ne[Pg 147] prennent pas la chandelle à la main pour découvrir à la lumière combien de plis a ta figure en écartant ses ourlets; ils ne te font pas lever le cul en l'air pour y appliquer des tapes ou bien y enfoncer les ongles; ils ne te font pas mettre toute nue en plein midi, te retournant tantôt sur le devant, tantôt sur le derrière; ils n'exigent pas, lorsqu'ils t'enfoncent la vrille dans le conin, que tu y répondes par un petit tortillement, ni que tu dises quelques saletés pour accroître leurs désirs; ils ne te restent pas quatre heures sur le corps à te briser les os et à te disloquer pour te faire prendre ces postures où il faut lever les jambes en l'air et se laisser cheviller en même temps, postures que les hommes imaginent, qu'ils ont imaginées et qu'ils imagineront toujours pour tourmenter le pauvre monde. En comparaison, c'est un sucre que ces postures à la «brebis qui broute», autres plaisanteries dont je t'ai parlé hier, à ce qu'il me semble.

Pippa.—Oui, maman, vous m'en avez parlé hier.

Nanna.—Il y a des cochons qui nous le mettent dans la bouche.

Pippa.—Je vais vomir.

Nanna.—Il y en a d'autres qui vous le lèchent.

Pippa.—Je vomis, vous dis-je.

Nanna.—Puis ils en ont plein le bec et vont divulguer cela partout, comme si c'était une chose admirable.

Pippa.—Fussent-ils pendus!

Nanna.—Et ils ne se doutent pas de leur déshonneur, après que c'est eux qui ont fait de nous des putains et qu'ils nous ont appris leurs cochonneries. Notre science, nous la tenons des fantaisies de tel ou tel putassier, et c'est un menteur, un archimenteur, celui qui oserait dire que le premier qui imagina de se servir de nous comme de garçons, en nous essayant avec son pieu, ne nous y fit pas consentir de force; il est clair que ce maudit argent ensorcela celle qui, la première, se tourna de ce côté-là. Pour moi, qui en ai bien fait ma bonne part et suis devenue l'une des plus scélérates, je ne m'y prêtais jamais, sinon lorsque je ne pouvais plus[Pg 148] résister aux instances de mon amant, lorsqu'il m'enjôlait si bien que je finissais par tourner le dos de son côté, en m'écriant: «Qu'en sera-t-il de plus?»

Pippa.—C'est cela, qu'en sera-t-il de plus?

Nanna.—Et quels rires leur échappent de la gorge à le voir entrer, à le voir sortir, lorsqu'ils s'escriment tout de travers et que leurs coups de pointe portent à faux, ce dont ils se pâment du plaisir qu'ils ont de nous faire du mal! Parfois, ils prennent un miroir, un grand miroir et, après nous avoir fait mettre nues, ils nous font poser dans les plus étranges figures qu'ils peuvent imaginer, ils nous mangent des yeux le visage, la gorge, les tétons, les épaules, le ventre, le bouton, les fesses, et je ne saurais te dire combien ils s'en délectent, la volupté qu'ils y trouvent. Et combien de fois crois-tu qu'ils fassent venir leurs maris ou leurs mignons regarder à quelque fente pour voir cela?

Pippa.—Vraiment, hein?

Nanna.—Plût au ciel que ce ne fût pas! Et combien de fois crois-tu qu'à la mode des prêtres ils s'amusent à faire les «trois heureux?» O abîme, ouvre-toi maintenant ou jamais, ouvre tes portes toutes grandes! J'en ai connu certains qui, par tous les moyens possibles, ont à la fin si bien enjôlé leurs maîtresses qu'ils les ont besognées dans des charrettes, en présence du charretier, sur une route où passe tout le monde; leur plaisir, pendant que les chevaux étaient mis au galop à grands coups de trique, c'est que les cahots de la charrette leur imprimaient des secousses non encore expérimentées par eux.

Pippa.—Quelles fantaisies!

Nanna.—Un autre fait marché avec sa signora, dans les environs du mois d'août, qu'elle lui donnera les jours de pluie. La pluie venue, il faut qu'elle se couche avec lui et se tienne au lit tant que le mauvais temps dure. Tu penses quel ennui c'est d'être bien portant et de rester au lit un jour, deux jours de suite, mangeant et buvant à la façon des malades.

[Pg 149]

Pippa.—Je n'y pourrais jamais durer.

Nanna.—N'est-ce pas à en crever, pour une femme, que d'être occupée au plaisir qu'un autre prend à se faire gratter et peloter les grelots? Quel supplice que d'avoir à lui tenir son rossignol toujours réveillé et continuellement les mains autour du troufignon! Qu'un de ces persécute-putains me le dise un peu, combien d'argent pourrait payer une aussi sale odorante complaisance? Je ne dis pas cela, ma fille, pour que tu t'en dégoûtes, au contraire, je veux que tu t'en acquittes mieux que toute autre, mais j'ai mis le doigt sur ces touches-là pour te montrer que nous ne volons pas le salaire que l'on nous laisse en paiement; nous l'achetons bien au prix de notre honnêteté, mise en déroute par la misère. J'en donne mon âme à Satanas, quand on nous baptise de maîtresses à la foi jurée; de fait, nous y manquons souvent, et pourquoi pas? en sommes-nous moins des femmes, quoique nous fassions le métier de putain? Étant femmes ou putains, est-ce donc une si grosse affaire à nous de rompre la foi donnée par le moyen de deux mains insensées? Tout le mal gît dans le bruit que vous en faites, vous autres hommes, en clabaudant comme des tailleurs, tandis que nous nous tenons silencieuses comme des joueurs d'échecs; pour moins que rien, nous donnons et redonnons; pour moins que rien, nous prenons et reprenons. Cela provient de ce que nos cervelles ne surent jamais quelle viande est le mieux à leur goût. Les uns disent que les viandes à notre appétit doivent s'assaisonner avec de l'or et de l'argent; nous voilà refaites, si les hommes veulent nous représenter comme plus avares qu'eux-mêmes! Tu peux compter sur le bout de ton nez les femmes qui, pour avoir de l'argent, ont livré des citadelles, des villes, leurs princes, leurs seigneurs et le Dominus Teco; mais tu calculeras très bien sur le bout de tes doigts et même mieux, tu pourras les chiffrer à la plume, les hommes qui jouent ce tour, qui l'ont joué et qui le joueront même aux Saints Pères, pasteurs de l'univers.

[Pg 150]

Pippa.—Vous êtes dans une de vos bonnes, et vous tirez les meilleures du sac.

Nanna.—Laisse donc faire qui fait et parler qui parle, et, retenant ta langue, moque-toi de celui qui vient faire grand tapage et crier sur les toits:—«La salope, la damnée putain! elle a failli à sa traîtresse de promesse!» Si pourtant tu veux lui répondre, dis-lui à haute voix:—«C'est de vous qu'elle a appris cela, félon!»

Pippa.—Je lui décocherai le mot, gracieusement.

Nanna.—La belle occasion de leur faire rougir le cul avec une poignée d'étrivières, quand ils nous reprochent de ne pas nous contenter de vingt-cinq galants et qu'ils nous crient:—«Vilaines louves, chiennes!» tout comme si, les loups et les chiens qu'ils sont, ils s'en tenaient à une seule femme. Non contents de flairer toutes celles qu'ils rencontrent et, n'en trouvant pas assez à leur compte, ils mettent leur industrie à s'en aller rassasier leur luxure avec les marmitons des plus dégoûtantes tavernes de Rome. Si je ne craignais pas qu'on dise que nous voulons du mal aux sodomites, parce qu'ils nous enlèvent les trois tiers de notre gain, je te dirais certaines choses de ces cochons, je te dirais des choses qui te forceraient à te boucher les oreilles, pour ne pas les entendre.

Pippa.—Qu'ils s'enfoncent sous terre, les misérables!

Nanna.—Arrivons maintenant à celles qui se sont fait mettre à sac par les gredineries des hommes sans conscience.

Pippa.—Oui, parlons d'elles.

Nanna.—Il arriva qu'une femme (mieux lui eût valu n'être pas née), lasse enfin de supporter les rages, les affronts, les mépris, les blasphèmes et les coups dont l'avait, deux années durant, régalée son gros animal de galant, leva le pied en n'emportant que sa propre personne, en lui laissant toutes ses hardes, tant celles qu'il lui avait données que celles qui lui appartenaient à elle, et, lorsqu'elle partit, fît le vœu de ne jamais revenir avant d'être réduite en poussière. Elle s'en fut ainsi, et, avec l'obstination d'une femme tenace,[Pg 151] elle mettait les griffes à la figure de quiconque lui parlait de se recoller avec lui. Il lui dépêcha amis et camarades, maquerelles et maquereaux, jusqu'à son confesseur, et ne put jamais la faire changer d'idée. Bien vrai est-il qu'il ne lui envoya pas ses robes, parce que l'homme qui a perdu sa maîtresse s'imagine la retrouver par le moyen des hardes qu'elle lui a laissées entre les mains. Voyons la suite. Le ribaud, qui songeait continuellement au moyen de la revoir, finit par la trouver au bout de quelques semaines et une fois qu'il l'eut trouvée, croyant déjà être à se venger de ce qu'elle n'avait pas encore voulu revenir chez lui, s'exaspéra de colère. Que fit-il donc? Il feignit une fièvre subite, une cruelle maladie de poitrine et se laissa choir tout de son long; la rumeur s'en répandit dans le quartier. Serviteurs et servantes accourent et le font souvenir de penser à son âme; quant au corps, qui n'avait aucun mal, ils le croyaient déjà perdu.

Pippa.—Qui ne fait pas attention à ses pieds trébuche.

Nanna.—Le moine vient, et avec un «Dieu vous rende la santé!» se met à s'asseoir près de lui, l'exhorte à faire bonne contenance, puis entame le chapitre des gros péchés mortels et lui demande s'il a assassiné ou fait assassiner personne. Le drôle répand aussitôt des larmes et s'écrie:—«J'ai fait bien pis. Ce qui m'arrive, c'est le prix de ma perversité vis-à-vis de Madonna...» Il n'eut plus tôt dit de son nom tout juste assez pour que le moine comprît, qu'il fit semblant de s'évanouir et que les cris de: «Du vinaigre! du vinaigre!» retentirent par toute la maison. On lui baigna le pouls avec, et il reprit connaissance immédiatement; revenant alors à la confession, il dit d'une voix entrecoupée: «—Mon père, je me meurs; je sens bien ce que j'ai: et puisque nous avons une âme, puisque aussi il y a un enfer, je lègue tel domaine à celle que je vous ai dite. Faites-le-lui savoir, comme venant de vous, et, au cas où j'en réchapperais, je veux que cela soit porté sur mon testament par le notaire.» Il abrégea le reste de sa confession. Sa[Pg 152] Révérence lui donna l'absolution, et s'en allant tout de suite trouver Madonna la prit à part et lui dit en conscience ce qu'il savait du legs.

Pippa.—La voilà perdue.

Nanna.—Dès qu'elle entendit parler du domaine, elle commença à se sentir battre le cœur, qui sautait de joie dans sa poitrine; mais en se tortillant un peu, elle hochait la tête et pinçait les lèvres, comme si elle en faisait fi, et entr'ouvrant à peine sa petite bouche, elle dit:—«Je ne me soucie ni de domaine ni de legs.» Cela mit en colère le moine, qui se tourna vers elle en s'écriant:—«De quel bois êtes-vous donc? Voulez-vous faire fi de la sorte du bien qui vous arrive Per Dominum Nostrum? Et puis quelle patarine de juive souffrirait d'être cause de la perdition d'une âme?» Songez à votre for intérieur, ma fille spirituelle; habillez-vous dare dare et courez chez lui en un clin d'œil. Je crois m'entendre corner aux oreilles: «Il guérira si elle y va.» Pippa, c'est le diable que de se savoir appelé à un héritage; c'est ce qui fait que frères et cousins se crucifient entre eux. Voilà pourquoi la malheureuse, embadouinée par Sa Paternité, se mit en route et, arrivée à la porte, frappa avec cette assurance qu'ont, au coup de marteau, les souveraines des maîtres des maisons où elles se rendent. Sitôt que l'on entendit le tic-toc, le messire, qui se tenait couché au lit, comme mort, quoiqu'il n'eût rien du tout, lui fit ouvrir; elle grimpa l'escalier en deux bonds, et, se jetant sur lui, l'embrassa sans autrement parler, car des larmes, qui n'étaient pas tout à fait fausses, sans être tout à fait vraies, lui embarrassaient la langue.

Pippa.—Qui pourrait en savoir plus long?

Nanna.—L'Iscariote, l'Iscariote en sut plus long en dormant qu'elle les yeux ouverts. Comme si son arrivée l'avait ressuscité, il se leva et, appelant cette visite du nom de miracle, montra en quatre jours une parfaite santé. Il lui dit alors: «Allons au domaine que je t'ai légué quand j'étais en train de mourir; je t'en fais donation, puisque[Pg 153] grâce à ta bonté, me voici rétabli.» Elle se mit en chemin avec lui et, au moment où elle croyait entrer en possession des terres, elle fut livrée en proie à plus de quarante paysans qui, ce jour-là, étant à la fête de San-Galgano, se tenaient rassemblés en une masure sans fenêtre, à demi tombant en ruine, et se gargarisaient du plaisir qu'ils auraient à le faire aux bourgeoises et aux grandes putains, quand la manne leur tomba entre les dents.

Pippa.—On jeta donc la fraise dans la gueule de l'ours?

Nanna.—Ainsi fut fait, et si je voulais te dire à quoi ressemblaient ces machins rouillés qu'ils exhibèrent de leurs culottes, je trouverais à les comparer à autre chose qu'à des cornes de limaçons; mais ce n'est pas honnête à dire et je ne veux pas davantage te dépeindre les gestes qu'ils faisaient en fournissant à pleine éclusée l'eau au moulin; suffit qu'ils secouaient le poisson à la mode du village, et, selon ce que put en dire celle qu'avaient mise à mal les exhortations du moine, que la puanteur de crasse qu'ils exhalaient, les rots aux radis et les pets qu'ils lâchaient lui furent plus sensibles que son honneur en lambeaux.

Pippa.—Je le crois bien.

Nanna.—Une fois que furent rassasiés les paysans après l'avoir changée en un tonneau d'huile de leur récolte, tandis qu'échevelée elle s'égratignait toute, on la jeta au milieu d'une couverture tenue par les quatre coins, et les trente-et-uniers s'amusèrent à la faire sauter si haut qu'elle restait un quart d'heure en l'air avant de retomber; sa chemise et ses jupons, enlevés au vol par le souffle du vent, lui faisaient montrer la lune au soleil, et s'il n'était arrivé que la peur lui dérangea le corps et lui fit enduire d'une couche de vernis la couverture et les mains qui la tenaient, elle sauterait encore.

Pippa.—Plût au ciel que sautât aussi la tête de celui qui avait ordonné ce jeu.

Nanna.—Quand il lui sembla que le trente-et-un l'avait chatouillée et la couverture promenée suffisamment, il com[Pg 154]manda qu'on prît un paquet d'osier et la fit mettre à califourchon sur les épaules d'un grand drôle; celui-ci la tenait si serrée qu'elle avait l'air de dévider l'écheveau, en jouant des mains et des pieds; mais elle filait à son rouet une poignée d'étoupe trop emmêlée et, après qu'elle se fut trémoussée un bout de temps, elle reçut sur le cul autant de coups de verges qu'elle était restée de jours à se faire prier avant de revenir chez lui; pour que rien ne manquât à la férocité néronienne du misérable gredin, il lui coupa sa robe à la ceinture et la laissa libre de s'en aller, avec sa bénédiction.

Pippa.—Qu'il soit laissé à la discrétion du couperet, quand le bourreau le lève pour couper le cou à des gens qui ne le méritent pas autant!

Nanna.—On prétend, et c'est vrai, que comme elle s'en revenait et voulait cacher sa pudeur avec ses mains, un essaim d'abeilles vint se blottir entre ses cuisses, croyant que c'était là leur ruche à miel.

Pippa.—Il lui manquait cela.

Nanna.—Je suis fort la servante d'une jeunesse des plus huppées entre les putains de Rome, laquelle fut alléchée par trois cents ducats que lui laissait dans son testament un homme qui se mourait d'amour pour elle. Elle s'aperçut qu'il feignait d'être à toute extrémité et que le testament, qui chantait la gamme des trois cents ducats, ne servait qu'à la faire courir et à lui faire voir ce qu'elle pouvait espérer en lui étant favorable. Sais-tu ce qu'elle fit?

Pippa.—Je n'en sais rien, mais je voudrais bien le savoir.

Nanna.—Elle lui administra une pincée de poison et l'envoya sur la civière; de la sorte, le testament dut lui lâcher l'argent comptant.

Pippa.—Je veux dire le chapelet pour elle: je veux que, par l'intermédiaire de mes Pater nostri, le bon Dieu d'Imola laisse les citrouilles en fleur et lui pardonne un si galant péché.

Nanna.—Mais une épine ne fait pas un buisson, pas plus[Pg 155] qu'un épi une gerbe de blé. Si celle-là sut bien se tirer d'affaire, celle que je vais te dire s'amusait à remettre les coquelicots sur leurs jambes; après avoir à tort et à péché reçu de son amant une grosse balafre plutôt cuite que crue, une balafre à sept branches, moyennant quelques larmes qu'il répandit avec je ne sais combien de soupirs et sous la foi de ses faux serments, alors qu'elle avait encore le bandeau sur la figure, non seulement elle consentit à ne pas lui en vouloir, mais elle se remit à coucher avec lui presque tous les soirs. Au moment où elle s'attendait à recevoir quelque riche cadeau en réparation du dommage, elle se trouva, un beau matin, en pire position que feu Dom Felcuccio, d'heureuse mémoire; il la nettoya de tout, jusqu'à un dé d'argent, et la laissa se donner tant de coups de poing dans la poitrine, s'arracher tant les cheveux, que les filles qui viennent de fermer les yeux à leurs mères ne s'en font pas davantage.

Pippa.—Du diable si je ne sais pas me tirer des ténèbres quand vous marchez devant moi avec la chandelle allumée.

Nanna.—Pippa, te souviens-tu de ce qui t'arrivait lorsque tu te levais pour pisser pendant que je dormais?

Pippa.—Oui, maman, oui.

Nanna.—Ne sais-tu pas qu'en voulant te recoucher, le plus souvent tu ne retrouvais pas le lit et que, plus tu marchais à tâtons, plus tu te perdais, de sorte que tu ne t'y serais jamais reconnue si tu ne m'avais réveillée?

Pippa.—C'est vrai.

Nanna.—Par conséquent si, même dans les moindres choses, tu ne peux rien faire sans moi, tâche encore que, dans les grandes, je te serve encore de chandelier, et, en tout ce que tu voudras faire, souviens-toi de moi, obéis-moi, tiens-toi près de moi; si tu agis ainsi, n'aie pas peur, je ne veux pas te dire des nains, mais des géants. Certainement, il faut toujours être en éveil parce que nous sommes comme les joueurs qui, s'ils parviennent à se vêtir, grâce aux cartes et aux dés, n'arrivent pas à acheter des souliers. Prends[Pg 156] n'importe quelle putain, si riche, si aimée, si belle qu'elle soit, en fin de compte elle ressemble à un vieux cardinal tout cassé, qui n'arrive pas à être pape, parce que c'est la mort qui vient lui donner sa voix.

Pippa.—Vous parlez éloquemment.

Nanna.—Je sors des sillons pour avoir voulu les faire trop droits, et cela advient aussi à ceux qui accouplent les mots comme on accouple les grappes de raisins. Je voudrais t'amener à croire que la plus heureuse et la plus contente des putains est au fond malheureuse et mécontente. Laisse bavarder et jaser qui veut jaser; c'est comme ça. Le majordome de Malfetta avait coutume de dire que le bonheur et le contentement d'une putain étaient sœurs des espérances d'un courtisan qui tient dans sa main l'avis par lequel il apprend qu'un tel se meurt; l'homme guérit juste au moment où l'autre vient d'obtenir ses bénéfices. Qu'elles me disent donc, celles qui se font si fières, est-elle heureuse cette femme qui, ainsi que je te l'ai montré, qu'elle soit à la maison, qu'elle se promène, qu'elle dorme, qu'elle mange, toujours, que cela lui plaise ou non, il lui faut s'asseoir avec le cul d'un autre, marcher avec les pieds d'un autre, dormir avec les yeux d'un autre, manger avec la bouche d'un autre? Est-elle contente celle que partout on montre au doigt comme une bagasse, comme une femme publique?

Pippa.—Oh! toute putain est-elle femme publique?

Nanna.—Oui.

Pippa.—Comment, oui?

Nanna.—Quiconque paye pour s'en amuser doit lui grimper dessus, qu'il soit riche à crever ou bien un pouilleux, un rustre, n'importe, par la raison que les ducats reluisent tout autant dans la main des laquais que dans celle des maîtres. De même que les écus d'un porteur d'eau mêlés à ceux d'un chieur d'épiceries sont de la même valeur, et que celui qui les reçoit ne fait aucune différence entre ceux-ci et ceux-là; de même, du moment qu'il y a de l'argent, il faut ouvrir au valet tout aussi bien qu'au roi. Par[Pg 157] conséquent, toute putain qui veut avoir des deniers et non des épées ou des bâtons est la pâture du public.

Pippa.—On ne peut mieux dire.

Nanna.—Demande-le non seulement aux prédicateurs, mais à leurs chaires de bois elles-mêmes, si nous sommes heureuses et contentes. Ils s'y redressent de toute leur hauteur, et les voilà qui nous tombent dessus: «Ah! scélérates concubines du diable! épouses d'esprits follets, sœurs de Lucifer, honte du monde entier, déshonneur de votre sexe in mulieribus! Les dragons de l'enfer vous dévoreront votre âme, ils vous la brûleront; les chaudières de soufre bouillant vous attendent, les broches rougies au feu vous réclament, les griffes des démons vont vous dépecer, vous serez de la viande pour leurs crocs et vous serez flagellées à coups de serpents in eternum, in eternum!» Voici maintenant les confesseurs:—«Ite in igne, in igne, vous dis-je, ribaudes, sacs à péchés, spoliatrices des hommes, sorcières, stryges, démoniaques, espionnes du diable, misérables louves!» et ils ne veulent pas même nous écouter, bien loin de nous donner l'absolution. Quand vient la semaine sainte, les juifs, qui clouèrent en croix Notre-Seigneur, sont mieux vêtus que nous, et de plus la conscience nous harcèle et nous crie: «Allez vous ensevelir sous un tas de fumier, ne vous montrez pas parmi les chrétiens.» Et comment en sommes-nous réduites à si triste condition? Rien que pour les hommes, pour leur complaire. Pourquoi nous ont-ils faites ce que nous sommes?

Pippa.—Pourquoi ne crie-t-on pas contre les hommes aussi bien que contre nous?

Nanna.—C'est ce que je voulais te dire. La Paternité de la Révérence de messire le prédicateur devrait se tourner du côté de Leurs Seigneuries et leur dire:—«O vous, esprits tentateurs, pourquoi prenez-vous de force, pourquoi contaminez-vous, pourquoi tournez-vous à l'envers ces putains de femmes, ces bonnes pâtes de femmes, ces étourdies de femmes? Si du moins vous les arrangez comme bon vous[Pg 158] semble, à quelle fin les dévalisez-vous, dans quel but les battez-vous, pourquoi les diffamez-vous?» Le moine devrait bien faire en sorte que ces serpents, ces chaudrons, ces broches, ces fouets à lanières de couleuvres et les harpons, ces crochets et tous les diablotins, se tournassent un peu contre les vices des hommes.

Pippa.—C'est ce qu'ils feront peut-être.

Nanna.—N'y pense pas, ne le crois pas, ne l'espère pas, et la raison c'est que malheur aux faibles. Voilà pourquoi les hommes sont cajolés, et non pas gourmandés, par les moines. Maintenant arrivons aux moyens de se faire payer de ceux qui nous tracassent par en bas et par en haut.

Pippa.—Il me semble que vous m'en avez déjà parlé.

Nanna.—Ce n'est pas vrai, puis les messages qui ont de l'importance doivent être répétés deux ou trois fois. Pippa, je voudrais bien savoir de ces galants freluquets qui nous brocardent parce que nous cherchons notre profit et que nous nous faisons payer les services rendus à qui nous les demande, je voudrais bien savoir à quel propos et de quel droit nous serions forcées d'obliger le prochain pour ses beaux yeux? Voici le barbier qui te lave et te rase: pourquoi? pour ton argent; les vignerons ne donneraient pas un coup de pioche dans la vigne, les tailleurs ne pousseraient pas une aiguille dans une paire de chausses, si les sous ne pleuvaient pas dans leurs bourses; sois malade et n'aie pas d'argent, tu verras venir le médecin, oui, demain soir; prends une servante et ne lui paye pas son salaire, tu seras forcée de faire sa besogne toi-même; va chercher une botte de radis, va chercher de l'huile, va chercher du sel, va chercher tout cela sans argent et tu reviendras les mains vides; tout se paye, même la confession, même l'absolution.

Pippa.—Cela ne se paye plus, arrêtez-vous là.

Nanna.—Qu'en sais-tu?

Pippa.—Le pénitencier me l'a dit, quand il m'a donné le petit coup de baguette sur la tête.

[Pg 159]

Nanna.—Ça peut bien être, mais regarde le prêtre ou celui qui a reçu la confession, si tu ne lui offres rien, et tu verras la jolie mine qu'il te fera. Qu'il en soit ce qu'on voudra, les messes se payent, et celui qui ne veut pas être enseveli dans le cimetière ou le long du mur, encore lui faut-il payer le Kyrie eleison, le Porta inferi et le Requiem eternam. Je ne veux pas t'en dire plus long; les prisons de Corte-Savella, de Torre di Nonna et du Capitole vous tiennent enfermés et bien à l'étroit; elles n'en veulent pas moins être surpayées et il n'y a pas jusqu'au bourreau qui ne touche trois ou quatre ducats pour chaque cou qu'il pend et pour chaque tête qu'il coupe, et il ne ferait pas une marque sur le front d'un voleur, il ne couperait pas un gredin de nez ou une traîtresse d'oreille si le sénateur ou le gouverneur, le podestat et le capitaine ne lui donnaient ce qui est dû. Va-t'en à la boucherie et aie en plus du poids quatre petites onces de mouton, si on te les laisse emporter sans que tu n'ajoutes de l'argent, dis que je ne suis plus Nanna. Tous, jusqu'aux fichus prêtres qui bénissent les œufs, prélèvent leur portion. Si donc il te semble juste à toi de donner tout ton corps, tous tes membres et toute ta tendresse pour un «Grand merci, madonna», c'est ton affaire. S'il te plaît de te livrer à ces marchands qui ne regardent personne en face, à moins d'avoir à en tirer quelque usure, livre-toi.

Pippa.—Non, non, je ne veux point.

Nanna.—Comprends-moi donc bien alors et quand tu m'auras comprise, mets en œuvre mes conseils. Si tu les suis, les hommes ne sauront pas se garder de toi, tandis que tu sauras te garder d'eux. Laisse-les mugueter des fenêtres des chambres qui donnent sur les tiennes, avec des colliers à la main, des fourrures de zibeline, des perles, des bourses pleines dont ils feront résonner les doublons qui sont dedans en les frappant du poing; ces amorces-là sont des contes en l'air, des niaiseries, des attrape-nigauds, des jeux d'enfants, des moyens de duper ceux qui jettent les[Pg 160] yeux dessus; sitôt qu'ils s'aperçoivent que tu leur fais de l'œil, croyant qu'ils vont te le donner, ils te font la figue en s'écriant:—«Tiens, prends-moi ça, carogne, truie, garce!»

Pippa.—S'ils me font de pareilles niches, je ne laisserai pas à mes enfants le soin de m'en venger.

Nanna.—Paye-toi encore des pots et des chaudrons de poix qu'ils viendront mettre sous tes fenêtres, pour les incendier et les fracasser, ajoutes-y les chiffons enduits de cire avec lesquels ils feront sauter les gonds de ta porte et la renverseront de haut en bas. Pour te bien assaisonner la bouillie de fèves, voudront en être aussi tout le vacarme, les cris, les sifflets, les plaisanteries, les injures, les pets, les rots, les bravades dont ils se servent en guise de réveille-matin quand tu dors; les voici qui te font la procession autour de ta maison, criant à haute voix tes défauts, absolument comme on devrait crier les leurs.

Pippa.—Que la fluxion de poitrine les étouffe!

Nanna.—Un de ces oiseaux désœuvrés eut un jour une solennelle lubie, la plus folle que se mit jamais en tête un amant plein de mensonge, de faussetés et de sottise.

Pippa.—Quelle lubie?

Nanna.—Pour montrer qu'il ne vivait que de l'espérance d'obtenir la dame de ses pensées et pour que celle-ci, quand elle l'aurait compris, songeât à le rendre heureux, il s'habilla tout en vert: la toque verte, la cape, le pourpoint, les chausses, le fourreau, le bout du fourreau et le manche de l'épée, la ceinture, la chemise, les bottes, jusqu'à sa chevelure et sa barbe, car je crois qu'il les teignit aussi en vert, le plumet et l'agrafe, les ferrets, les aiguillettes, la casaque, tout.

Pippa.—Quel plat d'épinards!

Nanna.—Ah! ah! ah! Il ne mangeait que des choses vertes, des courges, des citrouilles, des melons, des purées d'herbes, des choux, des laitues, de la bourrache, des amandes fraîches, des pois chiches. Pour que le vin lui[Pg 161] semblât vert, il le versait dans un gobelet de cristal vert; s'il mangeait une galantine à la gelée, il se contentait de sucer les feuilles de laurier qu'on met dedans; il se faisait pétrir son pain de romarin broyé dans l'huile, pour qu'il participât de la couleur verte, et s'asseyait sur un banc peint en vert. Il couchait dans un lit vert et causait d'herbes, de prairies, de jardins et de printemps. S'il chantait, il n'était jamais question que de l'espérance poussant ses frondaisons dans les champs couverts d'épis, et il entrelaçait ses vers de pampres, de pimprenelles et de pissenlits. S'il envoyait quelque lettre à la diva, il l'écrivait sur des feuilles vertes, et je crois que lorsqu'il allait du corps, il faisait vert, de la couleur de sa figure et de son urine.

Pippa.—Quel fou achevé!

Nanna.—Folle achevée était celle qui croyait que l'on faisait tout cela en l'honneur de ses perfections divines, et non à cause de sa sottise. Veux-tu en savoir encore davantage? Il simula si bien l'espérance, il prêcha si haut que la bonne bête, ne voulant pas le démentir, s'y laissa prendre et s'imagina que cette invention du vert était un suprême hommage à sa beauté; le bénéfice qu'elle retira de ce Vert-de-gris, c'est qu'il la planta là, après l'avoir dévalisée de tout, jusqu'à la paillasse de son lit.

Pippa.—Filou digne de la potence!

Nanna.—Certaine pauvre dame Quinimina, à laquelle la nature avait concédé un peu de physionomie et un peu de belle prestance, pour mieux la faire se casser le cou et pour sa plus sûre ruine, comme il arrive à celui qui sait assez jouer pour avoir l'occasion de perdre, connaissait si bien ses lettres qu'elle put lire une épître à elle adressée par un farceur. O Dieu! comment se fait-il que Cupidon prenne les gens sans y voir clair? Comment est-il possible qu'un chie-en-culotte comme lui sache tirer de l'arc et transpercer les cœurs? Qu'il nous crève donc l'aposthume qui puisse nous venir à nous autres femmes, quand nous prêtons créance aux charlataneries, quand nous croyons avoir des yeux comme[Pg 162] des soleils, une chevelure d'or, des joues de roses, des lèvres de rubis, des dents de perles, un air majestueux, une bouche divine, une langue angélique; quand nous nous laissons aveugler par des billets doux que nous envoient des attrapeurs de femmes, de la même façon que se laissa duper l'infortunée dont je parle. Pour que tout le quartier jasât de ce qu'elle savait lire, chaque fois qu'elle pouvait dérober une minute, elle se plantait à sa fenêtre, un livre à la main, ce qui fit qu'un regratteur de rimes l'aperçut et, s'avisant qu'il pourrait peut-être fort bien l'encocher par le moyen de quelque sornette en style d'or, teignit une feuille de papier dans du suc de giroflée, de celles qui sont rouges, trempa sa plume dans du lait de figuier et lui écrivit que ses charmes faisaient le désespoir de ceux des anges; que l'or empruntait son éclat à ses cheveux et le printemps ses fleurs à ses joues; il lui fit aussi archicroire que le lait se blanchirait à la blancheur de sa gorge et de ses mains. Juge maintenant si elle commit le péché de vaine gloire à s'entendre exalter de la sorte!

Pippa.—Niaise!

Nanna.—Quand elle eut achevé de lire sa perdition, cette lettre dans laquelle elle vit qu'on l'accablait de plus d'éloges qu'on en donne au Laudamus, elle s'attendrit de tout son être et, comme on la conjurait de rendre réponse, elle se jeta de confiance dans les bras de ce «seul et en secret», qu'au milieu de leurs bavardages les trompeurs ne manquent pas de promettre en toutes lettres, afin que de prime abord nous leurs prêtions l'oreille. Après lui avoir assigné rendez-vous pour le surlendemain, parce que ce jour-là son mari allait à la campagne, elle se mit aux aguets, attendant le moment.

Pippa.—Quoi! elle avait un mari?

Nanna.—Oui, à la male heure.

Pippa.—Et en plus mauvais point.

Nanna.—Dès que messire le faiseur de sonnets eut obtenu ce oui, il ramassa je ne sais combien de barbouilleurs[Pg 163] de papier, de racleurs de chansonnettes et leur dit:—«Je veux donner la sérénade à une petite putain, mariée, assez gentille créature, que je vais mettre sous presse un de ces jours. Preuve que c'est vrai, la voici là couchée par écrit, manu propria»; et il leur montra quelques lignes de son écriture, ce dont ils se mirent à rire un bout de temps ensemble. Puis il empoigna un luth, l'accorda en un clin d'œil et pinça un trille assez gaillardement à la villageoise. Après un ah! ah! poussé à gorge déployée, il se posta sous la fenêtre de la chambre de la bonne amie, laquelle donnait sur une ruelle où il passait une personne par an, et, s'appuyant les reins au mur, l'instrument appliqué sur sa poitrine, leva la tête vers le ciel; pendant qu'elle se montrait par instants en haut il chantonna cette chansonnette:

Pour tout l'or du monde,
Dame, à vous louanger ne dirais menteries:
Cela me ferait honte, à moi comme à vous.
Par Dieu, non, je ne dirai pas
Qu'en votre bouche avez parfums de l'Inde ou d'Arabie;
Ni que vos cheveux
Sont plus beaux que l'or;
Ni que dans vos yeux soit niché l'Amour;
Ni que le Soleil leur emprunte sa splendeur;
Ni que vos lèvres et vos dents
Soient de blanches perles et de beaux rubis ardents;
Ni que vos gentilles manières
Fassent au bordel accourir les rivières:
Mais bien dirai que vous êtes un friand morceau,
Plus que dame qui soit au monde,
Et que vous avez tant de grâce
Que pour vous le faire se défroquerait un ermite.
Partout je ne veux dire que vous soyez divine,
Car vous ne pissez pas d'eau de fleur d'orange en guise d'urine.

Pippa.—Moi, pour mon compte, je lui aurais jeté le mortier par la tête; oui, je lui aurais jeté, c'est sûr.

Nanna.—Elle, qui n'était pas plus cruelle que tu ne le seras toi-même, s'en estima bien heureuse et bien grande;[Pg 164] elle n'attendit pas le départ de son mari, et dès le lendemain se rendit en cachette à la maison d'un boulanger, ami du hâbleur, auquel elle donna à garder une de ses parures qui se mettent à la taille des femmes. Quand le messire eut vu la ceinture, il se dit à part soi:—«Les grains d'ambre seront excellents pour me faire un bracelet, et les grosses noix d'or pour remplir ma bourse.» Ce disant, il s'en fut à la Monnaie et changea le métal non frappé en métal frappé au bon coin; il eut trente-sept ducats d'or des Pater nostri qui entrecoupaient le chapelet d'ambre et les joua tout de suite. Quand il revint, sans plus les avoir, à la maison du boulanger, il se mit dans une de ces colères qui passent par la tête de ceux qui restent sans un as, grâce à l'as, et, rejetant sur l'hépatique la faute du persil ou du prezzemolo, comme l'appellent les savants sybilles, il roua la malheureuse de coups de bâton et la fit rouler du haut de l'escalier sous une grêle de coups de poing.

Pippa.—Grand bien lui fasse!

Nanna.—Elle s'en fut dans la chambrette de je ne sais quelle lavandière et y resta la nuit, sans dormir pour une once; elle eut donc bien le temps de songer à sa vengeance, et elle y songea de la façon que je vais te dire. La ceinture que le mauvais drôle venait de gaspiller avait été volée par son mari dans cette maison, tu sais, appartenant au cardinal della Vella, où il y eut le feu il n'y a pas longtemps; elle-même l'avait soustraite à son mari, qui l'avait serrée dans un coffre. A cette heure, se voyant sans cette ceinture, pour se venger de celui qui l'avait si bien moulue, et sans penser à ce qui pouvait en advenir, elle alla trouver le propriétaire de la maison brûlée et lui conta comment un tel se trouvait avoir la ceinture. Le gentilhomme, mis au fait de l'histoire, commença par faire jeter le grappin sur celui qui l'avait volé, et le capitaine de la Corte-Sevella, jugeant sur cet indice qu'il avait dû dérober encore bien d'autres objets, lui fit appliquer bon nombre de tours de corde. De la sorte, la pécore en fut pour sa mésaventure et pour sa honte, ainsi[Pg 165] que son mari, et celui qui l'avait traitée à sa façon s'esquiva par les mailles du filet.

Pippa.—Tant pis pour qui se laisse attraper!

Nanna.—Mais, jusqu'à présent, je ne t'ai encore montré que les grains de poivre, de millet et de blé, des pépins de raisins ou de grenade; maintenant je vais déplier le drap du haut en bas et, après t'en avoir conté une dernière où il n'y a pas trace de bourre, je te congédie. Écoute-moi donc, et si tu peux te retenir de pleurer, retiens-toi.

Pippa.—Ce sera quelque femme engrossées, puis mise à la porte?

Nanna.—Pis.

Pippa.—Quelque enfant enlevée au papa et à la maman, puis rouée de coups de bâton et abandonnée au milieu de la rue?

Nanna.—Pis que moulue de coups, le nez coupé, laissée en chemise, déshonorée, pourrie de mal français et arrangée le plus pitoyablement qu'il soit possible.

Pippa.—Dieu, viens à notre aide!

Nanna.—C'est ce qui attend quiconque aime à crédit.

Pippa.—Bien sûr, pareille chose doit venir d'un de ces poètes à qui vous voulez que j'ouvre et que je me livre.

Nanna.—Je ne t'ai pas dit cela, moi; je veux que tu les cajoles sans leur donner jamais un fétu; il faut agir de la sorte, pour qu'ils ne t'assassinent pas de leurs louanges ironiques ou que, s'ils se moquent de toi dans leurs mordantes satires, cela ne paraisse pas s'adresser à ta personne.

Pippa.—De cette façon, cela peut aller.

Nanna.—Je ne me souviens plus de ce que je voulais te dire.

Pippa.—Ni moi.

Nanna.—Alors ne me coupe pas la parole dans la bouche.

Pippa.—Il faut pourtant bien que je m'occupe de ce qui me regarde.

Nanna.—Je m'en ressouviens, il s'agit d'un roi: d'un[Pg 166] roi et non pas d'un fichu docteur, d'un chef d'escouade, d'un roi, te dis-je. Celui-là, à la tête d'une multitude de gens à pied et à cheval, se mit en campagne à travers le pays d'un autre roi, son ennemi, et après l'avoir saccagé, brûlé, ruiné, vint poser le siège autour d'une ville forte où l'autre, ne pouvant arriver à le fléchir par aucune espèce de concession, s'était réfugié avec sa femme et une fille unique qu'il avait. La guerre se continuant ainsi, le roi qui voulait prendre la ville pouvait bien se démener: elle était si forte que le seigneur Jean des Médicis, c'est-à-dire Mars en personne, n'en serait pas venu à bout; il aurait eu beau la bombarder, la fusiller, l'arquebuser tant et plus. Quoi qu'il en soit, le roi qui la battait en brèche jetait feu et flamme dans les escarmouches; à l'un il fendait la tête, à l'autre il coupait un bras, à l'autre il tranchait une main; d'un coup de lance il envoyait un autre en l'air, à un mille de haut, de sorte qu'amis et ennemis ne savaient plus qu'en dire. Cela fut cause que la présomptueuse renommée se fit son guide, le promena triomphalement par tout le camp, puis entra dans la ville, rencontra la fille de l'infortuné monarque et lui dit:—«Viens sur les murailles et tu verras le plus beau, le plus vaillant et le mieux armé de tous les jeunes gens qui soient nés jamais.» A peine lui eut-elle dit cela que la jeune fille y courut, et l'ayant reconnu au terrible panache qui se balançait sur son cimier, à la casaque de toile d'argent qui aveuglait les rayons du soleil quand leur éclat venait la frapper, elle se sentit toute hors d'elle-même; tandis qu'elle dévorait des yeux et le cheval et l'armure et les gestes du roi, le voici qui se lance jusqu'auprès des portes, et comme il brandissait son épée pour tuer un soldat qui fuyait devant lui clopin-clopant, la courroie de son heaume se détacha, le casque lui tomba de la tête; elle aperçut alors ce visage de roses, devenu vermeil dans l'ardeur du combat, et la sueur qui y faisait perler la fatigue ressemblait à la rosée qui les baigne quand l'aube les fait entr'ouvrir.

[Pg 167]

Pippa.—Abrégeons.

Nanna.—Elle s'enflamma de telle façon qu'elle en devint aveugle et que, sans plus se soucier de ce qu'il avait fait à son père, de ce qu'il voulait lui faire encore, elle en vint à l'aimer plus qu'il ne haïssait celui dont elle tenait l'existence; l'infortunée, elle savait pourtant bien que tout ce qui reluit n'est pas or! N'importe, Amour la rendit si courageuse qu'une nuit elle ouvrit la poterne secrète de son palais, une poterne qui avait été ouverte pour les besoins des temps et par où on pouvait entrer et sortir sans être vu. Comme elle en avait les clefs, elle s'échappa de la ville et toute seule elle alla trouver celui qui avait soif de son sang.

Pippa.—Comment put-elle se diriger dans les ténèbres?

Nanna.—On dit que le feu de son cœur lui servit de flambeau.

Pippa.—Eh bien! on peut dire qu'elle brûlait comme il faut.

Nanna.—Elle brûlait tant qu'elle ne se contenta pas de se faire reconnaître du roi perfide et déloyal, mais qu'elle coucha avec lui et se laissa engluer parce qu'il lui dit: «Signora, je vous accepte pour ma femme et je reconnais votre père pour mon beau-père et mon seigneur, à la condition que vous m'ouvriez les portes de la ville, car ce n'est point par haine, c'est pour l'amour de la gloire que je fais la guerre à Sa Majesté. Aussitôt que je serai le maître de tout, je lui ferai hommage du gain de ma victoire et de mon propre royaume par-dessus le marché.»

Pippa.—Comment il se peut faire qu'ils se soient ensorcelés l'un et l'autre, ce serait merveilleux de l'entendre de leurs bouches.

Nanna.—Tu peux penser si, endoctrinée, conseillée et poussée par l'amour, elle articula, refusa, concéda tout ce que lui suggéra d'articuler, de refuser et de concéder l'amour. On doit croire qu'elle ne semblait pas être une[Pg 168] fillette inexpérimentée et craintive, mais une femme avisée et hardie, qu'elle usait des paroles propres à attendrir tout noble cœur, qu'elle y mêlait de ces charmes, de ces soupirs entrecoupés de sanglots, de ces tristesses câlines par le moyen desquelles on obtient ce que l'on désire. On doit croire aussi que le galant si doucereux au dehors, si cruel au dedans, pour qui la vie du père était sa mort à lui, sut emmieller son langage et, par des serments et de grandes promesses, la décider à lui ouvrir ces portes qu'enfin lui ouvrit l'écervelée. La première chose que fit le traître, ce fut de s'emparer du vieux et de la vieille dont elle avait reçu le jour et de leur couper la tête à l'un et à l'autre en sa présence.

Pippa.—Et elle n'en mourut point?

Nanna.—On ne meurt pas de douleur.

Pippa.Ave Maria!

Nanna.—Eux tués, il mit le feu aux maisons, aux églises, aux palais, aux boutiques, laissa brûler une moitié du peuple et passa l'autre moitié au fil de l'épée, sans faire de différence entre les petits et les grands, entre les mâles et les femelles.

Pippa.—Et elle ne se pendit point?

Nanna.—Ne t'ai-je pas dit que l'amour l'avait aveuglée et mise toute hors d'elle-même? Comme une folle, elle délirait, elle se lamentait, et chaque fois qu'elle tournait les yeux vers celui qui était plutôt son bourreau que son mari, elle le contemplait ni plus ni moins que si elle lui avait eu quelque obligation.

Pippa.—C'était de la folie et non de l'amour.

Nanna.—Dieu garde les chiens, Pippa; Dieu préserve les Maures d'un tourment pareil! Ah! oui, l'amour est une cruelle histoire, et crois-en une qui l'a éprouvé; crois-m'en, Pippa, l'amour, ah!... Pour moi, je préférerais mourir que d'endurer un mois la torture d'un homme qui n'a plus aucune espérance de ravoir la femme qu'il adore; j'aimerais mieux la fièvre. Se trouver sans un sou, ce n'est rien; avoir[Pg 169] des ennemis, bagatelle; le vrai supplice, c'est celui d'un homme qui aime et qui ne dort, ni ne boit, ni ne mange, qui ne peut rester ni debout, ni assis; l'imagination toujours obsédée par elle, il s'épuise à y penser, mais ses idées ne peuvent pourtant pas s'assouvir en idée.

Pippa.—Tout le monde aime cependant.

Nanna.—C'est vrai; mais tous y gagnent ce visage pâle qu'à force de faire la putain finit par avoir le troupeau, le bataillon, l'innombrable quantité de filles folles, car sur cent putains quatre-vingt-dix-neuf n'existent qu'en perspective, comme disait la Romanello. Le putanisme, dans son ensemble, est tout semblable à une boutique d'épicerie tombée secrètement en faillite: elle a toutes ses petites boîtes bien en ordre, ses pots rangés à la file avec des étiquettes où on lit: dragées, anis, amandes confites, noix pralinées, poivre en grains, safran, pignons; mais ouvre celle-ci ou celle-là, il n'y a rien du tout dedans. De même les chaînettes d'or, les éventails, les bagues, les jolies robes, les coiffes les plus huppées sont les étiquettes des pots et des boîtes vides dont je te parle. Ainsi, pour un amoureux qui a lieu de se féliciter de son amour, il y en a mille qui en tombent dans le désespoir.

Pippa.—Revenez-en donc à votre histoire, si vous ne voulez pas qu'on dise que votre fil est emmêlé.

Nanna.—On ne le dira jamais, parce que les femmes sont des femmes, et que quand elles vont contre leur naturel, elles peuvent toujours répondre à qui les en reprend: «Vous ne savez pas ce que vous dites.» Or donc, la pauvre enfant ainsi trahie reste avec celui qui a saccagé son pays, tué son père et sa mère, et s'en va avec lui. Mais voici venir le moment où, étant grosse de lui, elle est sur le point d'accoucher. Le scélérat l'apprend et commande qu'elle soit jetée toute nue sur un buisson d'épines, pour que les pointes la déchirent, elle et son fruit. Hélas! elle montrait tant de courage qu'elle se déshabilla d'elle-même en disant:—«Ingrat! Est-ce la récompense de mon amour? Te semble-[Pg 170]t-il qu'une reine mérite un pareil sort? Où jamais a-t-on ouï dire qu'un père assassinât son enfant avant qu'il eût commis aucun crime, avant même qu'il fût né?»

Pippa.—Miséricorde!

Nanna.—Comme elle prononçait ces paroles, les épines en furent attendries et s'écartèrent, de sorte que les herbes vertes et fraîches qui poussaient sous le buisson la reçurent dans leur lit; elle y mit au monde un poupon qui avait la ressemblance de celui qui le lui avait fait. Là-dessus, voici accourir un valet à face de démon qui prend la petite créature par le bras et dit:—«Le roi veut que je la tue, pour en finir en même temps avec sa haine, avec ta vie et avec ta sale race.» Ce disant, d'un coup de couteau, qu'il me semble sentir dans le cœur, il perça ce corps à peine formé, et la petite âme, qui vit le ciel avant d'apercevoir le soleil, eut le fil de sa vie coupé juste quand il y était fait le premier nœud. Mais une telle mort est plus douce que l'existence: mourir avant de savoir ce que c'est que la vie, c'est goûter là béatitude des saints.

Pippa.—Je vous crois, mais qui pourrait souffrir une pareille cruauté?

Nanna.—Cela fait, on la revêtit, et comme elle allait se noyer dans ses larmes, voici qu'on lui apporte dans un bassin d'or le lacet, le poison et le poignard. Quand l'infortunée entendit qu'on lui disait: «Choisis l'un de ces moyens qui par trois routes différentes te tireront d'embarras le corps et l'âme», sans s'effrayer ni s'émouvoir, elle prit la corde, le poison et le couteau, et s'efforça de s'ôter la vie des trois façons tout ensemble; n'y pouvant réussir, elle s'en prit au Ciel de ce qu'il ne consentait pas à ce qu'elle pût en même temps se pendre, s'empoisonner et se poignarder.

Pippa.—O mon Dieu!

Nanna.—Elle se noua la corde autour du cou, l'attacha quelque part et se lança dans l'espace; la corde se rompit et elle ne put mourir; elle but l'arsenic et n'en éprouva aucun mal, parce qu'étant encore enfant son père l'avait prémunie[Pg 171] contre les poisons; elle s'empara du poignard, leva le bras pour se percer le cœur et, au moment où elle allait enfoncer la pointe, l'Amour se glissa entre le fer et son corsage, et lui montra le portrait de sa fausse idole, qu'elle s'était brodé sur le sein en soie de toutes couleurs; le couteau lui tomba des mains, car elle eut plus d'égards pour son image peinte qu'il n'en avait, lui, pour sa personne vivante.

Pippa.—Jamais plus on n'a entendu parler de choses si extraordinaires.

Nanna.—Lui, qui la haïssait plus que la mort, pour être du sang de son ennemi, ne va pas croire qu'il en devint plus pitoyable en apprenant cette marque de sa tendresse. Loin de là, il la fit précipiter dans la mer, qui était proche: les déesses marines la ramenèrent au rivage, saine et sauve.

Pippa.—Je veux brûler deux chandelles en l'honneur de ces déesses que vous dites.

Nanna.—Quand le serpent la vit sur le rivage, il appela un homme terrible et lui dit:—«Dégaine ton épée et coupe-lui le cou.» L'homme obéit, voici l'épée haute, elle retombe et Notre-Dame arrive au secours de la pauvrette.

Pippa.—Comment?

Nanna.—En faisant que l'épée ne la toucha que du plat.

Pippa.—Loué soit Dieu!

Nanna.—Ce n'est pas fini. Le cruel fit allumer un grand feu et la fit jeter de force dedans, mais elle ne brûla pas; dès qu'elle fut pour y tomber, le Ciel, qui en eut pitié, s'obscurcit tout à coup et versa une telle quantité d'eau que cela aurait pu éteindre, non seulement un monceau de copeaux et de branchages, mais les fournaises de l'enfer.

Pippa.—Honnête Ciel, Ciel miséricordieux!

Nanna.—Sitôt que fut éteinte la flamme, qui tâchait de s'élever en l'air avec la fumée, le peuple se mit à crier:—«Eh! sire, ne persistez pas à vouloir ce que ne veut pas Celui qui est là-haut. Hélas! pardonnez à l'innocente qui vous aime trop; c'est le trop d'amour qu'elle eut pour[Pg 172] vous qui vous a permis de vous venger et d'obtenir la victoire.»

Pippa.—Et il ne fléchissait pas, en entendant de telles prières?

Nanna.—Est-ce que les porte-mitres sont accessibles aux supplications des honnêtes gens?

Pippa.—Patience!

Nanna.—Écartée du bûcher éteint par la pluie, en dépit de ceux qui intercédaient pour elle, on la fit entrer dans une cage où était enfermé un lion; la vérité pourtant c'est qu'à peine vint-il la flairer, par égard pour sa noblesse et de peur de faire mal à une femme si infortunée.

Pippa.—Dieu lui veuille du bien!

Nanna.—As-tu jamais vu un chien enragé qui mord jusqu'à ses propres pattes?

Pippa.—Oui, j'en ai vu.

Nanna.—Si tu en as vu, tu as vu ce diable incarné se ronger les mains de désespoir de ce qu'il ne pouvait se rassasier de son trépas. Il l'empoigna par les cheveux et la traîna au fin fond d'une cour où il la fit demeurer huit jours sans vouloir que personne lui portât à boire et à manger. Mais elle mangea tout de même, à son chien de dépit.

Pippa.—De quelle façon?

Nanna.—Demande-le à son désespoir et à ses larmes qui te diront comment ils lui servirent de pain et de vin. On ouvrit la maison et on la retrouva vivante, ce dont le mâtin de renégat s'en alla cogner de la tête par tous les murs. Après qu'il se la fut ainsi abîmée, à son grand dommage, il lia sa femme de sa propre main au tronc d'un arbre et la fit cribler de flèches par ses archers. Qui croirait que le vent, ému de compassion, écartait d'elle tous les coups et, partageant en deux la nuée de flèches, en faisait tomber la moitié d'un côté, la moitié de l'autre?

Pippa.—Gentil vent!

Nanna.—Voici maintenant la cruauté suprême. Gonflé[Pg 173] de ce poison dont se gonfle quiconque ne peut noyer le feu que la colère lui a allumé dans le sein, il ordonna de la précipiter de la plus haute tour. Elle fut donc prise et menée sur le faîte; mais lorsqu'elle vit qu'on lui attachait les mains, elle s'écria:—«Les filles de roi doivent-elles donc mourir de la mort des servantes?» La tour touchait presque le ciel avec ses créneaux, et parmi les bourreaux qui devaient la précipiter il ne s'en trouvait pas un seul qui eût le cœur de regarder le peuple; d'en bas, les yeux écarquillés, il attendait le saut qu'elle devait faire malgré elle, tandis que la malheureuse, digne d'un meilleur sort, frissonnait de tout son corps en plongeant le regard dans si peu que ce fût de la profondeur. Le soleil, qui en ce moment luisait de tout son éclat, se cacha entre les nuages, de peur de la voir se fracasser. Pour elle, elle se mit à pleurer et fit de ses yeux un Tibre et un Arno; mais elle ne pleurait pas de la frayeur d'avoir à se meurtrir et à se briser en tombant; non, elle avait honte de rencontrer l'ombre de sa mère, dans l'autre monde; il lui semblait déjà être en présence de l'âme de sa mère, qui lui disait:—«O ciel, abîme, voilà celle qui me dépouilla de la chair dont je l'avais revêtue.»

Pippa.—Je n'en puis plus d'émotion.

Nanna.—Ne t'émeus pas encore. Lorsqu'elle se sentit soulevée de terre par ces cruelles mains, elle haussa la voix et dit:—«Vous qui restez après moi, excusez-moi auprès de ceux qui vivent actuellement et de ceux qui viendront plus tard; j'ai été coupable plus que personne, pour avoir aimé plus que personne...»


La Nanna venait d'achever ces mots quand des cris ébranlèrent la maison.—«Holà, Pippa», s'écria-t-elle, «holà, ma fille! Vite, un couteau; vite, coupez-lui ses lacets; de l'eau pour lui en jeter à la figure; aidez-moi à la porter sur le lit.» A ce vacarme accoururent les deux servantes qu'avait la Nanna; elles firent reprendre connaissance à la Pippa qui s'était évanouie rien qu'à voir l'autre précipitée en paroles[Pg 174] du haut de la tour, semblable à ces femmes qui ne peuvent voir le sang couler sur les reins des Génois, dans la nuit du vendredi saint, quand derrière le crucifix ces insensés se déchirent à coups de discipline. Lorsqu'elle fut revenue à elle, la Nanna, pour ne plus lui donner de sujet d'émoi, ne voulut pas achever l'histoire qu'elle était en train de conter délicatement, sur la pointe du pied, car elle savait bien dire, quand le grillon lui trottait par la tête. Pendant qu'elle faisait apporter des réconfortants, voici la commère et la nourrice qui viennent frapper à la porte en toute assurance; les embrassades faites à la mère ainsi qu'à la fillette, la commère prit la parole: «Nanna—dit-elle—nous voulons demain, puisque c'est à moitié fête, et une fête chômée plutôt que non, venir jouir de ton jardin. Je serais bien aise que tu m'entendes et que tu me dises si je mets dans la bonne voie la nourrice, qui veut s'adonner à la ruffianerie.»—«Justement, je le désirais aussi—répondit la Nanna—et j'ai du dépit jusqu'au fond de l'âme de ce que vous n'étiez pas là à m'écouter, hier et aujourd'hui, quand je contais à ma Pippa comment il faut s'y prendre pour être une bonne putain et quelles sont les scélératesses que les hommes font aux putains comme aux autres. De même que je n'ai pas ma pareille (je ne dis point cela pour me vanter) dans l'art de la putanerie, toi, tu n'as personne qui te vienne à l'épaule dans celui de la ruffianerie. Venez donc, de toute façon, pour que ma petite coco, ma chérie, ma mignonne, vous écoute et, en vous écoutant, apprenne non à faire la maquerelle, mais à savoir se conduire vis-à-vis des maquerelles.»

Il ne se dit ni ne se répondit autre chose entre elles trois, mais le lendemain elles vinrent comme il était convenu, et lorsqu'elles s'assirent sous le pêcher il échut à la commère de se placer entre la nourrice et la Nanna; la gentille Pippa se mit en face de la commère. Au même instant une grosse pêche, la seule qui restât sur l'arbre, tomba sur la tête de la commère, ce qui fit que la nourrice s'écria en riant à n'en plus pouvoir:—«Tu ne peux nier maintenant que ton[Pg 175] grand plaisir, jadis, c'était d'offrir ton panier de pêches.»—«Cela non—répondit-elle—le peu de fois ou le grand nombre de fois que j'y ai été forcée, il m'a semblé aller à la potence. Mais si l'argent fait tout et peut tout, quel miracle y a-t-il à ce qu'il nous fasse tourner à l'envers?» Après les rires qu'avait occasionnés la chute de la pêche, la Pippa se mit à écouter, la bouche ouverte, si attentivement qu'on aurait cru qu'elle voulait boire avec ses oreilles les paroles de la commère; celle-ci commença.


TROISIÈME JOURNÉE
La Ruffianerie

Ci commence la Troisième journée de la seconde partie des capricieux «Ragionamenti» de l'Arétin, dans laquelle la Nanna et la Pippa, assises au milieu du jardin, écoutent la Commère et la Nourrice converser sur la Ruffianerie.

La commère.—La maquerelle et la putain, ma chère nourrice, ne sont pas seulement des sœurs, mais des sœurs jumelles; Mme Luxure est leur mère, et messire Bordel est leur père: ainsi parlent les chroniques. Mais moi je croirais plutôt que la ruffianerie est fille de la putanerie ou mieux encore que la putanerie est issue du ventre de la ruffianerie.

La nourrice.—A quel propos veux-tu m'engager dans de semblables discussions?

La commère.—A propos de la cuisse que je voudrais voir se casser celui qui nous a ôté le haut du pavé, parce que force est que la maquerelle ait engendré la putain. Tiens-le pour chose assurée, cela est; mais si cela est, on ne devrait pas souffrir que n'importe quelle petite merdeuse de putain prenne place au-dessus de nous aux fêtes.

La nourrice.—Oh! très bien.

La commère.—Je m'émerveille de ce que Salomon n'ait pas mordu à ces subtilités-là. Mais n'importe, contentons-nous de notre métier; je vais te faire renaître en t'en racontant les finesses, et en temps et lieu je te montrerai comment la putain nous rend, sans le vouloir, les honneurs qu'elle nous doit; comment il n'est pas jusqu'aux seigneurs qui ne[Pg 180] confessent notre supériorité en nous mettant, lorsqu'ils nous parlent en secret, a dextram patribus. Écoute-moi d'abord, tu pourras parler ensuite.

La nourrice.—Me voici attentive.

La commère.—Nourrice, je suis plus que sûre de ce que la Nanna que voici a pu enseigner à la Pippa, et je sais fort bien que faire la putain ce n'est pas le lot de la première venue. Cette vie-là, c'est comme un jeu de hasard, et pour une qui amène bénéfice, il y en a mille qui tirent blanque; néanmoins, faire la ruffiane demande encore plus d'adresse. Je ne nie pas que vouloir les séparer l'une de l'autre, ce soit se mettre dans l'embarras où se trouvent les mains quand, désireuses de se laver sans l'aide de personne, il leur faut se verser l'eau à elles-mêmes; toutefois la maquerelle pêche plus à fond que la putain: qu'on ne vienne pas me faire la moue là-dessus, c'est la vérité.

La nourrice.—Qui est-ce qui fait la moue?

La commère.—Que sais-je?

La nourrice.—Cela me paraît bien s'adresser à moi.

La commère.—Regarde une maquerelle qui a de la réputation grâce à ses talents, et tu croiras voir quelqu'un des plus fameux médecins du monde. Écoute-moi bien, si tu veux que je t'inculque mon savoir. Voici un médecin, grave dans sa manière de marcher, doctoral dans sa manière d'être debout; il parle par sentences, écrit par ordonnances et fait toutes choses en les mesurant à la pointe du compas. La foule s'adresse à lui, comme elle s'adresse à moi, me connaissant pour une femme entendue, habile, une doctoresse. Un médecin entre avec assurance dans toutes les maisons, et une maquerelle, qui sait ce qu'elle vaut, fait de même. Un médecin connaît les complexions, le pouls, les défauts, les biles, les maladies de l'un et de l'autre: la maquerelle connaît les lubies, les humeurs, le caractère, les vices de n'importe qui. Le médecin trouve remède aux maladies du foie, du poumon, de la poitrine, du flanc; la maquerelle, au mal de jalousie, de martel en tête, au mal[Pg 181] de rage et au mal de cœur, tant pour les femmes que pour les hommes. Le médecin apporte réconfort, et la maquerelle consolation; le médecin vous guérit, et la maquerelle, en vous amenant dans votre lit la femme aimée, fait exactement la même chose. La mine joyeuse du médecin ragaillardit le malade, et la mine effrontée de la maquerelle rend la vie à l'amoureux; mais la maquerelle l'emporte d'autant sur le médecin que le mal d'amour est plus tenace et plus endiablé que le mal de l'utérus. Le médecin touche à chaque fois de bons écus, la maquerelle aussi, et ce serait tant mieux pour qui tombe malade si le médecin voyait dans les urines tout ce que voit la maquerelle sur le visage de quiconque vient lui demander aide et conseil. De même que le médecin doit être un gai parleur, rempli de bons contes, de même la maquerelle ne vaut rien si elle n'a toujours à point cent bonnes histoires. Le médecin sait promettre à qui se meurt de le guérir le lendemain, et la maquerelle redonne l'espoir à qui est en train de se pendre.

La nourrice.—Tu n'en laisses pas perdre une seule.

La commère.—Le médecin a des robes de plus d'une sorte; il porte celle-ci à Pâques, cette autre les jours de fêtes solennelles, une autre les dimanches; la maquerelle change d'habits, non selon les époques, mais selon les personnes avec lesquelles elle s'abouche, pour les mener à qui les attend. Supposé que j'aille parler à quelque noble dame ou à quelque riche courtisane, je m'habille en pauvresse pour les induire à prendre en compassion ma missive, puis celle d'autrui; chez les femmes de basse condition et de peu de moyens, je me montre dans tous mes atours, et ce que j'en fais, c'est pour me donner du crédit à moi-même, en même temps que de l'espérance à elles.

La nourrice.—Comment cela, de l'espérance à elles?

La commère.—L'espérance de s'enrichir en me croyant moi-même riche, grâce aux bons partis que je leur mets dans la main.

La nourrice.—Il faut vivre en ce temps-ci.

[Pg 182]

La commère.—Pour en revenir à ce que je te disais, le médecin a dans sa chambre des poudres, des eaux, des électuaires, des herbes, des racines, des cornets, des boîtes, des alambics, des cloches, des chaudrons et un tas d'autres savateries; la maquerelle n'a pas seulement toutes ces bêtises, elle a jusqu'à des esprits contraints par la magie à la servir, et elle jure qu'elle en tient un renfermé dans sa baguette. Le médecin, avec ses médecines, tire du corps à son malade ce qu'il y a de bon et ce qu'il y a de mauvais; la maquerelle, avec son savoir-faire, tire des escarcelles les ducats et les petits sous. Le médecin, pour qu'on croie en lui, doit être d'un âge moyen, et la maquerelle doit être de moyen âge pour qu'on ait confiance en elle. Mais, montrons-nous à découvert, venons-en à l'introibo, et pendant que je vais te narrer les procédés ruffianesques, rafle-les au passage, tâche d'apprendre, en voyant comment je m'y prenais, la façon dont tu devras t'y prendre.

La nourrice.—Si je l'apprendrai; ah!

La commère.—Entre tant d'autres dont j'ai usé, et dont j'userai encore (pourvu que je reste en bonne santé), je veux t'en conter une des meilleures. Moi qui ai toujours eu pour habitude d'aller flairer vingt-cinq églises chaque matin, attrapant par-ci une bribe d'évangile, par-là un morceau d'Orate fratres, par l'autre une goutte de Sanctus, Sanctus, de ce côté un tout petit peu de Non sum dignus, et ailleurs une bouchée d'Erat verbum, comme je reluquais toujours et celui-ci et celle-là, et celle-là et celui-ci, j'avise un jour un beau brin de gentilhomme, un de ces personnages qui se passeraient plutôt de boire et de dormir que de manquer même une fête sans vigiles, comme qui dirait Saint Joseph, Saint Jérôme, Saint Job et Saint Jean Bouche-d'Or. Il pouvait avoir trente-six ans, ou davantage, était bien vêtu, honnêtement, et pour autant que j'en pouvais présumer aux saluts que lui faisait tout le monde, c'était un savant, savant homme; il portait une longue barbe, noire et brillante comme un miroir. Ne va pas t'imaginer qu'il fût[Pg 183] prodigue de ses paroles et de ses regards, non: placé tout auprès de l'eau bénite, il répondait aux saluts par des signes de tête, par des sourires graves, et s'il regardait les belles, c'était de telle façon que presque personne ne s'en apercevait. Quand l'une ou l'autre se mouillait le bout du doigt dans le bénitier, puis s'aspergeait la figure, il louait la main de la dame si galamment qu'elle passait outre avec un sourire et se plaçait de façon à ne pas le perdre de vue. Parfois il se plaçait sur un seul pied et, d'un air pensif et noble, faisait froncer ses épais sourcils sur son front sérieux; après être ainsi resté le temps d'un Credo, il se rassérénait le visage, nourrice, avec une grâce qui aurait ensorcelé jusqu'au goupillon à l'eau bénite.

La nourrice.—Il me semble le voir.

La commère.—C'est à ce particulier que ta bonne petite commère délibéra de jouer un tour, et elle le lui joua comme je vais te le dire, sœur. Jamais il ne quittait une église avant de la voir déserte de tout ce qui se trouvait de jolies femmes, et c'est à San-Salvador qu'il faisait les plus nombreuses stations. Je l'y aborde donc un beau matin qu'il avait tendu en grand ses embûches à l'adresse de je ne sais pas qui, et en l'abordant, feignant de le prendre pour un autre, je lui dis à voix basse d'un air joyeux:—«Que Votre Seigneurie ne s'éloigne pas; j'ai tant fait que la dame en question vous recevra, mais il ferait beau voir que je m'exposasse à de si terribles dangers pour tout autre que vous!» Le galant homme, en m'entendant parler de la sorte, comprit parfaitement que je me trompais de personne, mais en homme avisé il ne se troubla nullement et me répondit d'une bouche souriante:—«Vous ne faites pas le bonheur d'un ingrat.» En même temps le cœur commençait à lui battre dans la poitrine: ce frémissement que l'attente de la volupté donne à quiconque est sur le point de jouir lui embarrassait déjà la langue, et la couleur de son visage avait tourné au blanc et au rouge. Aussitôt je me dirige vers la porte et, regardant devant moi, je vois se montrer une[Pg 184] petite putain de vingt sous, qui, selon ma recommandation, se rendait à l'église.

La nourrice.—Quelle ruse!

La commère.—Dès que je suis sûre que c'est bien elle, je fais un signe au messire et je lui dis de la main:—«La voilà.» Mon homme se lisse la barbe en la caressant de la main, et, se pavanant de toute sa personne, se redresse sur ses jambes, tousse, crache; moi, au moment où la nymphe s'approche de la porte, je redouble mes signes, et lorsqu'elle pénètre dans le sanctuaire, je la lui désigne d'un haussement de tête, puis je me retire à l'intérieur; à cet instant même, elle laissait tomber son gant et, se baissant pour le ramasser, s'avisait d'une gentille inadvertance.

La nourrice.—Dis-moi-la.

La commère.—En ramassant le gant, elle releva en même temps le bord de sa robe et laissa voir assez de ses jambes pour que le faucon désencapuchonné aperçût ses caleçons bleus et ses mules de velours noir, élégances qui le firent haleter de luxure. Mais voici qu'elle s'agenouille sur les marches du grand autel; je m'avance en jetant les yeux tout autour de moi, comme si j'avais grand'peur d'être surprise, je m'approche du galant et je lui dis tout bas, tout bas, tout bas:—«Allez lui lancer adroitement deux œillades; pendant ce temps-là sa servante fera le guet à la porte.»

La nourrice.—Ah! ah!

La commère.—Le gentilhomme m'obéit et, dès qu'il se fut rajusté ses habits sur le corps, déploya les grâces de cette façon de marcher toute nouvelle qui accorde trois pas au ducat, deux remuements de lèvres au Jules et un simple regard au quattrino; sur son visage, dans ses yeux, sur ses joues, sur sa bouche, il dessina l'amabilité d'un gracieux sourire en passant devant elle et s'arrêta un peu, afin de la pouvoir mieux considérer, mais avec une désinvolture qui ne pouvait pas être prise pour un trop grand empressement; la belle amie se couvrit seulement la joue gauche du bout[Pg 185] de l'éventail et lui laissa voir le reste tout à son aise. En accomplissant deux ou trois fois ce manège, il parvint à lui dérober du regard quelques-unes de ses beautés, qui n'étaient cependant pas trop belles, et, après m'être placée derrière un pilier, je lui fis signe de venir. Quand il fut près de moi:—«Hein! que vous semble?» lui dis-je.—«Vraiment rien de bon», répondit-il; «mais je ne puis la voir comme je voudrais; je n'ai pas pu y parvenir.—Allons, lui répliquai-je, je veux que Votre Seigneurie l'examine et même la palpe à sa fantaisie. En advienne que pourra; pourvu que je fasse votre plaisir, tout m'est égal. Son mari est allé à la Magliana et ne rentrera pas avant le coucher du soleil; marchez donc tranquillement derrière moi, bien averti toutefois que je ne demeure plus dans mon ancienne maison, j'ai changé de domicile hier. Prenez garde aussi, en entrant où nous allons, d'être vu de personne.» Nourrice, sur ma foi, le Gratia agamus à grand'peine aurait su me remercier aussi chaleureusement que l'homme me remercia de mon «suivez-moi par derrière», et en m'entendant prononcer ce «prenez garde quand vous entrerez dans la maison que personne ne vous voie», il hocha la tête comme pour me dire: «Est-ce à un homme tel que moi que cela se recommande?»

La nourrice.—Je le vois, je te vois, je la vois, elle et sa servante et toutes vos simagrées.

La commère.—Je sors alors de l'église et je fais signe à Madame la drôlesse, la guenippe; elle me répond en branlant la tête qu'elle ne veut pas venir. Je cours vers elle et, les mains en croix, les yeux levés au ciel, le cou renversé, je fais mine de la conjurer, de la supplier pour qu'elle vienne. Tu peux croire si le bélître reniait sa confirmation en la voyant se démener de la sorte: son cœur lui trépassait dans le corps, comme à celui qui laisse échapper de ses mains un bijou précieux, qui va se casser. Le souffle lui revint, comme à celui qui en se réveillant s'aperçoit de la fausseté d'un songe où il lui arrivait malheur, lorsqu'il[Pg 186] nous vit nous acheminer vers mon logis; et pendant qu'il marchait derrière nous, c'était chose risible de le voir poser la pointe des pieds dans les traces qu'il présumait provenir de la semelle de Mme Couche-avec-le-premier-venu.

La nourrice.—Quelles folies!

La commère.—Nous voici arrivées à la maison; j'ouvre la porte; en rentrant je regarde aux fenêtres des voisins, de peur qu'ils nous aperçoivent, et toute tremblante en apparence, mais toute joyeuse de si bien l'attraper, je me blottis derrière la porte et, après l'avoir attiré en dedans, je soupire, je frissonne, je me ramasse en moi-même en m'écriant:—«Gare à moi si cela se sait! Si du moins j'avais été à confesse, pour les cas qui peuvent advenir!—Mais non», fait l'autre, qui croyait déballer ses soies espagnoles et comptait s'en vanter après à tout le monde, «il n'y a pas le moindre danger, et quand bien même, quel homme croyez-vous donc que je sois?—Ne le sais-je pas bien?» répliquai-je.—«Soyez donc tranquille.» Tu te demandes la fin? Il entra dans la chambre avec la belle, et déjà la tentation de la chair lui sortait de la braguette; ses mains, plus hardies que celles des prêtres et des moines, voulaient faire des perquisitions non seulement dans le corsage, mais sub umbra alarum tuarum, comme disait l'enseigne de la boutique d'apothicaire du Pouzetta, de constipée, purgative et pulmonique mémoire. Moi qui pendant ce temps-là faisais le guet et ressemblais à une de ces espionnes qui sont cause que l'on prive, pour désobéissance, un pauvre serviteur de manger à l'office toute une semaine, je me précipite dans la chambre et, attachant fixement mes yeux sur la figure du galant signor, écartant mes bras et jetant mes mains en l'air, je m'écrie d'une voix étouffée:—«Ah! malheureuse infortunée, misérable que je suis! me voilà morte, me voilà cassée par morceaux!» Si tu as jamais fait attention à une chatte qui, au moment d'allonger sa griffe pour saisir n'importe quoi, voit tomber sur elle aux cris de «Au chat! Au chat!» une volée de coups de[Pg 187] bâton, de sorte qu'elle ne fait qu'un saut et va se blottir sous le lit, tu vois la mine de notre homme resté en suspens, faute de saisir la cause de mes lamentations. Je continue: «Eh quoi; c'est ainsi que Votre Seigneurie, que j'ai prise pour un autre, se conduit envers moi? Doit-on traiter de la sorte une femme? De grâce, allez-vous-en où vous voudrez et, en vous retirant, promettez-moi de ne pas en ouvrir la bouche, parce que... parce que...» je voulais ajouter: «vous causeriez ma perte», mais je fis semblant de ne pas pouvoir dire le mot, étouffée par les larmes que j'eus l'adresse de me faire jaillir des yeux.

La nourrice.—Malheur à qui ne se doute de rien!

La commère.—Sitôt qu'il connut la raison de mon désespoir, il releva en riant sa large figure et me dit: «Allons donc! je ne suis pas celui que vous croyez, mais je vaux mille de ses pareils, et j'ai le moyen de dépenser, de jeter l'argent autant qu'homme au monde; je ne suis pas la trompette du déshonneur de qui que ce soit; au contraire, je suis plus discret que la cachette où l'on enfouit un trésor. Par conséquent, chère madonna, ne vous tourmentez pas de l'accident qui vous est arrivé: quand vous saurez ma qualité, vous bénirez le hasard qui m'a fait me prendre pour n'importe quel autre.» A ces paroles, je me réconforte un peu, je calme toutes mes agitations et lui dis:—«Votre mine m'en dit encore plus long que votre bouche, et tout est pour le mieux. Mais à vous dire vrai, le grand personnage, je vous parle d'un grand, grand, à qui je l'avais promise il y a plus d'une année, devait lui faire un riche cadeau.»

La nourrice.—Tu lui touchais un mot du riche cadeau pour le lui faire débourser, hein?

La commère.—Une taupe aveugle y verrait clair. Voilà qui est bien. Après m'avoir promis Montemari et sa croix par-dessus le marché, il se rapproche de la muchacha, comme dit don Diego; je tire la porte sur moi et je fiche le lampion d'un de mes yeux à travers une fente; je vois alors[Pg 188] se darder leurs langues de la même façon que croisent le fil des épées ceux qui font de l'escrime pour s'amuser, et tout en les voyant, ces langues, tantôt dans sa bouche à lui, tantôt dans sa bouche à elle, je brochais des babines ni plus ni moins que si celle d'un mien marlou se fût trouvée dans ma bouche ou la mienne dans la sienne. Quand je le vis relever le cotillon, je poussai un gros soupir, un de ceux du temps du Sac; mais c'était un doux spectacle, un joli spectacle, que de lui voir peloter les fesses, les cuisses de la blanche main de Sa Seigneurie. Oh! les suaves paroles que susurrait la bouche de Sa Sagesse! Bientôt, voici frère Bernardo qui heurte à la porte du couvent: on la lui ouvrit sans le laisser mener grand tapage du frappoir, et il entra donnant de la tête dans tous les coins, trébuchant comme un ivrogne, pendant que toute heureuse, les yeux renversés, l'haleine sifflante, elle se trémoussait et faisait faire de la musique au bois de lit; puis les voici qui s'arrêtent, voici qu'ils ont achevé.

La nourrice.—Ne disais-tu pas qu'elle était comme la viande d'Isdrau, dont on dit que qui en a mangé une fois n'en veut plus?

La commère.—Je t'ai dit que c'était une fille de quatre sous, mais elle lui parut excellente, grâce à ce que je devais la procurer à un autre. Je ne dis pas de mensonge, et la preuve en est dans les trois ducats à l'effigie du pape Nicolas, tout moisis, tout rouillés de ce vert-de-gris qui s'amasse sur l'or des avares, qu'il lui ficha dans la main en lui disant:—«Demain soir, je veux que nous couchions ensemble.» Et il y couchait, si le diable ne s'était mis à la traverse.

La nourrice.—Comment, à la traverse?

La commère.—En sortant de chez moi, il rencontre un de ses amis qui lui dit: «D'où diable venez-vous? Qui jamais aurait cru vous rencontrer dans ces parages? Bien sûr, bien sûr, Ruffa, la commère, vous aura joué quelqu'un de ses tours.» Il n'en fallut point davantage, nourrice:[Pg 189] informé de ce que j'étais, il se mit à rire, en homme sage, et confessa de quel lacet je m'étais servi pour le prendre au piège.

La commère.—Ah! ah! ah!

La nourrice.—Il faut qu'une maquerelle ait une grande audace, une grandissime audace; en voici une raison militaire. Si l'homme ainsi bafoué par moi avait été un de ces «notre, votre putain», je tâtais du tiens-toi tranquille, et rendre les ducats eût été la moindre mésaventure. Par conséquent, force est de s'armer d'une langue qui ait le fil, d'un cœur qui ait de l'audace, d'une présomption qui partout pénètre, d'un front effronté, d'un pied qui jamais ne trébuche, d'une patience qui supporte tout, d'un mensonge qui s'obstine à tout, d'un oui qui cloche et d'un non qui se tienne ferme sur ses quatre jambes. Le métier de maquerelle? oh! oh! oh! Qu'on ne doute pas de la science qu'il exige; il ramènerait à l'école les maîtres des écoliers. Ce n'est pas une plaisanterie: c'est à l'école de ruffianerie qu'ont pris le bonnet de docteur les Sybilles, les Fées, les Striges, les Esprits, les Nécromanciennes, les Poétesses.

La nourrice.—On peut t'en croire.

La commère.—Le talent de la maquerelle se pourrait couronner de laurier, canoniser, imprimer au-dessus de tout autre; j'ai lu la Bible, oui, madame, je l'ai lue, et non seulement les juifs, mais leurs synagogues sont restés bouche close quand je leur ai fait voir que les maquerelles avaient tourné la tête de Salomon; juge maintenant si elles ont mis leurs griffes sur les écus.

La nourrice.—J'ai pourtant vu en peinture sur une serge verte, non, rouge, qui venait de Florence, comment Salomon, faisant semblant de vouloir que l'on coupât en deux l'enfant vivant et commandant que l'on en donnât à chacune la moitié, connut de cette façon, par le cri que poussa celle qui dit: «Donnez-le-lui tout entier», quelle était la mère de l'enfant mort.

[Pg 190]

La commère.—Salomon cloua le bec à une putain, non à une maquerelle.

La nourrice.—C'étaient des putains, tu as raison.

La commère.—Quelle belle industrie que celle d'une maquerelle qui, ayant tout le monde pour compère ou pour commère, pour filleul ou pour parrain, trouve moyen de se faufiler par tous les trous! Les modes nouvelles de Mantoue, de Ferrare ou de Milan prennent modèle sur la maquerelle; c'est elle qui imagine toutes les façons d'arrangements de chevelures du monde entier; qui, en dépit de la nature, trouve remède à toute imperfection, soit de l'haleine, soit des dents, des cils, des tétons, des mains, du visage, du dehors et du dedans, du devant et du derrière. Demande-lui en quel état est le ciel: elle le sait aussi bien que Caurico, l'astrologue, et l'Enfer est sa propre chose; elle sait ce qu'il faut de bois pour faire bouillir les chaudières où cuisent les âmes des monseigneurs, ce qu'il en coûte de charbon pour rôtir celles des seigneurs, et cela tout simplement parce que messire Satanas est son compère; la lune ne décroît ni ne croît sans que la maquerelle le sache; le soleil ne se couche ni ne se lève sans la permission de la maquerelle, et les baptêmes, les confirmations, les noces, les accouchements, les décès, les veuvages sont au commandement de la maquerelle; jamais n'arrive l'un ou l'autre de ces événements que la maquerelle n'y tienne par quelque attache. Avec toutes gens qui passent dans la rue la maquerelle s'arrête à faire un bout de causette, et je ne te parle pas de ceux qui la saluent de la tête, d'un petit signe, d'un mouvement de coude, d'un clignement d'œil.

La commère.—Je l'estime ce qu'elle vaut, et je sais que tu veux que tel soit mon sentiment; poursuis donc.

La commère.—Si elle heurte un sbire, elle lui dit; «Tu t'es conduit hier en vrai paladin, quand tu as mis la main sur ce filou.» Tombe-t-elle sur un coupe-bourse, elle s'approche de son oreille et lui dit: «Coupe-les adroitement.» La voici qui donne du corps contre une religieuse: elle[Pg 191] la salue et lui demande des nouvelles de l'abbesse, des jeûnes qu'elles pratiquent. Elle aperçoit une putain, s'arrête près d'elle et de prime abord lui dit: «Vous êtes plus jolie que Meni-la-Testa»; rencontre-t-elle un hôtelier, elle lui dit: «Traitez bien les voyageurs»; elle dit à un intendant: «Achetez de la bonne viande»; à un tailleur: «Ne volez pas sur le drap»; à un boulanger: «Ne brûlez pas le pain»; à un enfant: «Te voilà grand garçon, tâche de bien étudier»; à une bambine: «Tu vas à l'école, hein? fais-toi enseigner le point croisé»; au maître d'école: «Donnez des coups de palette, donnez du cheval, mais avec discrétion, parce que quand l'âge n'y est pas, l'intelligence n'y est pas non plus»; à un frère convers: «Adonc, vous dites votre chapelet au lieu de l'office, est-ce que vous ne savez pas lire?»; à un paysan: «La récolte sera-t-elle bonne, cette année?»; à un soldat: «Est-ce que la France fera toujours des siennes?» Voici qu'elle rencontre un domestique, elle lui dit: «Ton salaire court toujours; as-tu trop de besogne? ton patron est-il d'humeur bizarre?»; elle va demander à un clerc s'il est de l'Épître ou de l'Évangile; elle trouve un vaurien et, d'un mot, lui fait carillonner les Sept Allégresses. Elle dit à un moinillon: «Ne réponds donc pas si fort à la messe, et n'allume donc pas le cierge avant qu'on en soit à l'élévation: cela coûte trop cher»; elle s'abouche avec un vieux et lui dit: «Ne mangez rien au maigre, par ménagement pour votre toux»; puis elle se met à lui dire: «Vous rappelez-vous quand... hein?» Elle voit un marmot et lui crie: «Viens là, ta mère et moi nous sommes la chair et l'ongle; que de baisers et de tapes sur le cul je t'ai donnés! Deux années à la file tu as dormi à mes pieds, et sur ta figure il me semble voir ses mines toutes crachées.» Maintenant voici qu'elle rencontre un jeune homme, elle lui dit: «J'ai découvert une jolie petite, un comte s'en lécherait les doigts»; à peine a-t-elle aperçu un ermite, qu'elle lui dit en soupirant: «Dieu vous a touché le cœur; nous autres, ce sont les mondanités»; elle se heurte contre une[Pg 192] veuve et se met à pleurer avec elle son mari, mort il y a dix ans; elle voit un spadassin et lui dit: «Laisse donc les querelles tranquilles»; un moine, elle lui demande si le carême viendra tard l'an prochain.

La nourrice.—A cette heure, oui, tu les as toutes dites.

La commère.—Crois-tu, par hasard, que la maquerelle entre en conversation avec tant de sortes de gens pour son plaisir? Tu n'y es pas; ce qu'elle en fait, c'est pour le gain qu'elle cherche à tirer des diverses conditions tant des hommes que des femmes, et pour faire voir qu'elle est aussi bonne au bois qu'à la rivière. Mais je ne t'ai parlé que des bagatelles que la maquerelle opère de jour; venons à ses œuvres de nuit maintenant.

La nourrice.—Oui, de grâce.

La commère.—La nuit, la maquerelle est comme les chauves-souris, qui volettent sans s'arrêter, à l'heure où les hiboux, les ducs, les chats-huants, les chouettes sortent de leurs trous. Ainsi, la maquerelle sort de son lit et va fureter dans les monastères, les couvents, les cours, les bordels, toutes les tavernes; d'un endroit, elle tire un moine, d'un autre, une nonne; elle procure à celui-ci une courtisane, à celui-là, une veuve; à l'un, une femme mariée, à l'autre, une pucelle; elle contente les laquais avec les servantes du messire et console les intendants avec l'épouse d'un tel; elle charme les plaies, cueille les herbes, conjure les esprits, arrache les dents aux morts, déchausse les pendus, ensorcèle des cartes, noue les étoiles, dénoue les planètes et parfois reçoit une bonne volée de coups de bâton.

La nourrice.—Comment, des coups de bâton?

La commère.—Il est impossible de contenter tout le monde et plus encore de sortir de toutes affaires les mains nettes; mais patience, comme dit le Loup à l'Ane. Il faut, ma petite sœur, en passer par où passent les renards, qui non seulement connaissent toutes les ruses, mais davantage, ce qui ne les empêche pas d'être tantôt chassés de leur[Pg 193] tanière où on les enfume, tantôt écorchés dans quelque filet, tantôt engloutis dans la gueule d'un sac; et combien y en a-t-il qui laissent la moitié de leur peau, un bout de leur queue et de leurs oreilles entre les crocs des chiens? Ils n'en continuent pas moins à rôder dans les maisons et à se glisser dans les poulaillers. Écoute-moi bien: après avoir comparé la maquerelle au médecin, je la compare encore au renard. Voici: la maquerelle ne travaille ni veuve, ni pucelle, ni femme mariée, ni religieuse (je ne parle pas des putains) dans son propre quartier; le renard non plus ne croque pas les poulets de son voisinage, et il en agit ainsi par ruse: il serait tout de suite attrapé.

La nourrice.—Malice de renard, hein?

La commère.—Le renard tombe au milieu des poulets endormis; la première chose qu'il fait, c'est d'étrangler le coq, de peur que son «cocorico» n'éveille les poules qui sommeillent; la maquerelle, grâce à son adresse, écarte, étrangle tout scandale; de sorte que, trouvée par le frère, par le mari, par le père en train de causer avec Mme Spantina, elle peut les envoyer promener par-dessus l'épaule; et puisque le renard se risque à risquer le risque auquel l'exposent ses défauts, afin que la maquerelle, ayant son exemple sous les yeux, y puise l'assurance de toutes les aventures, je veux te conter un bon tour au moyen duquel il se fit donner au diable et en même temps éclater de rire certains muletiers.

La nourrice.—Ah! ah! je ris avant que tu ne le dises.

La commère.—Je sens mon âme me tomber entre les doigts quand je pense que tout ce qu'il y a de douce béatitude dans l'état de maquerelle nous a été dérobé par les dames et les madames, les sires et les messires, les courtisans et les courtisanes, les confesseurs et les nonnes. Sache-le, nourrice, en ce temps-ci, les entremetteurs gouvernent le monde; les entremetteurs sont ducs, marquis, comtes, chevaliers; ils sont, tu me forces à le dire, rois,[Pg 194] papes, empereurs, grands-turcs, cardinaux, évêques, patriarches, sophis et tout. Nous, notre réputation s'en est allée à vau-l'eau et nous ne sommes plus ce que nous étions. Je me souviens du temps où notre industrie était dans sa fleur.

La nourrice.—Oh! n'y est-elle plus, si les personnes dont tu parles s'en mêlent?

La commère.—Elle y est pour elles, oui; mais pour nous, il ne nous reste uniquement que l'infamie du nom de maquerelle; quant à ces gens-là, ils se promènent gonflés de distinctions, de faveurs et de rentes. Ne va pas croire que ce sont les talents qui font parvenir aux grandeurs dans cette sale Rome et partout; non, c'est la ruffianerie qui se fait tenir l'étrier, qui se fait habiller de velours, qui se fait emplir la bourse, qui se fait saluer à coups de chapeau. Bien que je sois une de celles qui ont du sang dans les veines, lis aussi le grimoire des autres, et ensuite gouverne-toi comme il faut. Tu as bon commencement, bonne apparence, tournure galante; un babil animé, subtil, toujours à propos; le verbi gratia au commandement; quelque chose d'aimable dans la plaisanterie; tu es remplie de dictons et de proverbes, audacieuse, dissimulée, espionne de ce que chacun fait; tu sais en donner à garder, nier comme un voleur; le mensonge est ton œil droit; tu t'accommodes de tous gens; tu tiens serré ce que tu possèdes; tu sais t'enivrer à la bouteille d'autrui, te rassasier à la table du voisin; tu sais jeûner, sans qu'il soit vigile, quand tu es chez toi. Avec tous ces talents et en y joignant ce que, peu ou prou, tu emprunteras aux miens, nous pourrons marcher.

La nourrice.—Cela te plaît à dire, mais je n'ai pas la berlue au point de ne pas savoir que je ne possède de talents d'aucune sorte; si j'ai l'espoir de devenir quelque chose, ce serai grâce aux tiens.

La commère.—Comme tu voudras, mais où en étions-nous?

La nourrice.—Au renard des muletiers.

[Pg 195]

La commère.—Ah! ah! l'histoire est bonne. Un vieux renard..., il était tout chenu, tout blanc et tout madré, plus malicieux, plus pervers que celui qui dit à compère le Loup, pendant que le pauvre hère dévalait dans le seau pour le faire sortir du puits: «Le monde est fait en escalier; l'un monte, l'autre descend...»

La nourrice.—Il vous l'attrapa bien; que veux-tu de plus?

La commère.—... Un renard de tous les renards ayant envie de manger du poisson tout son soûl s'en alla du côté du lac de Pérouse, avec la plus grande fourberie que jamais fourbe imagina, et après être resté quelque temps à songer sur le bord, la queue immobile, son museau pointu en avant, les oreilles tendues, vit venir à petits pas une troupe de muletiers qui, pendant que les mulets attachés à la file le long d'une corde rongeaient une poignée de paille placée dans la muselière qu'ils portaient aux naseaux, bavardaient ensemble de la rareté du gardon, de l'abondance du brochet, faisant grand éloge de certaine tanche qu'ils avaient ce matin dévorée, avec le chou et la sauce aux noix pilées, et projetaient de donner les derniers sacrements à une grosse anguille, dès qu'ils auraient déchargé leurs bêtes. Le renard les eut à peine aperçus qu'il se mit à rire à sa façon et se coucha en travers du chemin absolument comme s'il était mort; lorsqu'il les vit s'approcher, il retint son souffle, comme le retient un homme qui plonge sous l'eau, et les jambes étendues, allongées, il ne bougeait ni plus ni moins que s'il eût été trépassé. Les mulets le virent de loin et s'écartèrent, montrant plus de compassion que les muletiers qui, à sa vue, poussant ces oh! oh! oh! que l'on pousse lorsqu'on voit le lièvre s'escarpiner haut d'une toise dans un champ de blé, coururent s'en saisir pour gagner la peau. Mais comme ils l'empoignèrent tous en même temps et que chacun la voulait pour soi seul, peu s'en fallut qu'ils ne se coupassent en morceaux, criant de leurs voix de muletiers:—«C'est moi qui l'ai vu le premier!—J'ai mis la main dessus avant[Pg 196] toi!» Si l'un des plus anciens n'y avait remédié en prenant un caillou noir et une poignée de cailloux blancs, qu'il jeta dans un chapeau après les avoir bien remués sens dessus dessous, de sorte qu'après que le sort eut décidé en faveur de l'un d'eux, tout le monde se calma, sans aucun doute ils se cognaient joliment.

La nourrice.—Souventes fois, les querelles finissent par des coups d'épée ou des coups de lance.

La commère.—Celui à qui le sort avait fait échoir le renard le sentit chaud en le touchant et dit:—«Par Dieu, il vient de mourir à l'instant, et de graisse, autant que je puis comprendre.» Cela dit, il le mit en dessus des paniers d'un de ses mulets et rejoignit la troupe. Toute l'agitation étant calmée, ils reprirent leur marche, selon leurs mœurs et coutumes, pour la commodité de cette bonne pièce de renard qui, sans être vu, se retourna tout doucement et, partagé entre la faim qui le poussait et l'envie qui l'obsédait, fit un bon trou dans le poisson des maudits paniers et, après avoir mis à sac tout ce qui restait dans les deux, bondit d'un de ces sauts que les renards savent exécuter pour franchir un fossé, quand ils ont le bouff, baff, biff des chiens à leurs trousses. Un des muletiers s'en aperçut, il cria:—«Holà, le renard!» et courut vite à l'endroit où l'on avait mis le prétendu mort; il ne le vit plus et, à la confusion de celui qui voulait se battre pour l'avoir, ils faillirent crever de rire comme Morgant.

La nourrice.—Margutte, tu veux dire.

La commère.—Oh! Morgant!

La nourrice.—Margutte, Margutte.

La commère.—Je vais maintenant t'en dire une des miennes, non moins fine que celle du renard, et dont je vins à bout sans avoir la moindre vieille frayeur. Un gentil gentilhomme, jeune de vingt-neuf ou trente ans, était malade, bien malade de certaine veuve jolie et honnête, fort riche, on ne peut plus distinguée, avec laquelle j'entretenais quelques familiarités, par-ci par-là. Sachant que j'avais le[Pg 197] renom d'être fameuse dans notre industrie, il vient à moi tout brisé, maigre, si mécontent du destin, qu'il aurait pu regarder sans rire un de ces Allemands costumés en prélats, mitre en tête et juchés sur une mule, in illo tempore. Moi qui voyais bien cela, sans en avoir l'air, je le réconforte en lui disant:—«Eh quoi, Votre Seigneurie se laisse hacher menu par le désespoir? Que devraient donc faire les pauvres diables, si un joli garçon, un richard s'avilit de la sorte?» Il ne pouvait me répondre, à cause des sarabandes que ses soupirs dansaient autour de ses paroles; il regardait le ciel, claquait des dents en me lâchant un «C'est comme cela,» il se consumait. Aussitôt, voici une hirondelle qui en voletant me fiente sur l'épaule; je lui dis: «Bon augure! bon augure!» Il relève la tête et, tout ragaillardi, me demande:—«Pourquoi bon augure?»—«Parce que l'hirondelle, qui se tourmente sans cesse, m'indique que votre tourment prendra fin.»

La nourrice.—Est-ce que tu crois aux augures?

La commère.—Je crois aux songes, oui; mais si je pense aux augures, que la peste me vienne! Il faut pourtant les consulter pour faire que les autres y aient confiance, et jamais je n'aperçois une corneille ou un corbeau sans en donner l'interprétation, selon qu'ils ont ou non la queue tournée du côté du cul. S'il tombe une plume d'un oiseau qui vole, d'un coq qui chante, vite je l'attrape et je la mets à part, donnant à entendre aux nigauds que je sais bien quoi en faire. Si on dépouille un bouc ou une chèvre, je suis là pour en emporter la graisse. Si on enterre quelqu'un, je déchire quelque petit morceau de ses habits. Si on dépend des pendus, je leur enlève des cheveux, des poils de barbe. A l'aide de ces bêtises, je plume quelque bon nigaud possédé du désir d'avoir, par le moyen de la magie, toutes les belles qu'il voit. Je t'enseignerai, tu n'as qu'à m'écouter, comment on charme les fèves, comment on les jette en l'air et l'oraison qu'il faut dire et toute la litanie.

La nourrice.—Tu m'as tiré la demande de la bouche.

[Pg 198]

La commère.—Je fais encore profession de dire la bonne aventure, et avec une autre galanterie que celle des Zingari, quand ils vous regardent dans la paume de la main. Quels gredins de pronostics je tire de mes connaissances en physionomie! Il n'existe pas de mal que je ne guérisse, par paroles ou par ordonnances, et quelqu'un ne m'a pas plus tôt dit: «J'ai telle maladie», que je lui en donne le remède. Sainte Apolline[18] n'a pas autant d'ex-voto placés à ses pieds que j'ai été de fois réclamée pour le mal de dents, et si tu as jamais vu la séquelle attendre que le marmiton des moines arrive avec les écuelles de soupe, tu vois d'ici celle qui vient le matin, de bonne heure, faire la cour à ma porte. L'un veut que j'aille parler à une femme que j'ai vue à tel endroit, il y a deux jours; l'autre veut que j'aille porter une lettre; celle-ci me dépêche sa servante pour un épilatoire à se mettre sur la figure; cette autre vient en personne pour que je lui fasse un sortilège. Mais j'entreprends de carder de la soie si je veux te dire tout ce à quoi je suis bonne.

La nourrice.—J'en méprise Lanciano, Ricaniati et tout ce qu'il y a de foires au monde.

La commère.—Je suis sortie du sentier pour entrer dans[Pg 199] le champ ensemencé. J'avais entrepris, je crois, de te conter l'histoire de celui qui se raccrochait à l'espérance, grâce à la fiente de cette hirondelle qui m'avait fait caca sur l'épaule.

La nourrice.—Ce caca te déplaît dans la bouche. On dirait que par ce temps-ci il faut cracher de la manne, si l'on ne veut encourir le blâme de ces femmes qui assourdissent les boulangeries et les marchés. C'est une chose étrange que l'on ne puisse dire cu, po et ca.

La commère.—Je me suis cent fois demandé à quel propos nous devions avoir honte de nommer ce que la Nature n'a pas eu honte de faire.

La nourrice.—Je me le suis demandé aussi; mais, bien mieux, il me semble qu'il serait plus décent de montrer le ca, la po et le cu que les mains, la bouche et les pieds.

La commère.—Pourquoi?

La nourrice.—Parce que le ca, la po et le cu ne profèrent pas de blasphèmes, ne mordent pas, ne crachent pas à la figure des gens, comme font les bouches, ne donnent pas de crocs-en-jambes, comme font les pieds, ne prêtent pas de faux serments, ne bâtonnent, ne volent et n'assassinent personne, comme font les mains.

La commère.—Il fait bon causer avec toute sorte de monde, parce que de chacun l'on apprend quelque chose. Tu as des idées, tu as de la tête, tu marches dans la bonne voie; c'est vrai, l'on fait grand tort à la po et au ca, qui mériteraient d'être dorés et portés au cou en guise de joyaux ou de servir de pendants d'oreilles, de médailles à la toque, non seulement pour la douceur qui en découle, mais pour leurs vertus propres. Voici par exemple un peintre qui est recherché de tout le monde, rien que parce qu'il barbouille sur une toile ou sur une planche un beau jeune homme, une belle jeune fille, et on les paye au poids de l'or pour les représenter en couleurs; mais les objets dont nous parlons vous les fabriquent en belle chair vive, et leurs produits on peut les embrasser, les baiser, en jouir; bien[Pg 200] mieux, ils fabriquent les empereurs, les rois, les papes, les ducs, les marquis, les comtes, les barons, les cardinaux, les évêques, les prédicateurs, les poètes, les astrologues, les gens de guerre; ils dons ont fabriquées, toi et moi, ce qui importe bien plus. C'est donc leur faire grand tort que de déguiser leurs noms, quand on devrait les chanter en sol, fa.

La nourrice.—La chose est claire.

La commère.—Maintenant, à mon homme au coup de marteau. Dès que je l'eus ragaillardi à l'aide du caca de l'oiseau, il me prit la main et me refermant le poing y laissa un ducat. Moi, avec ce «Non, il ne faut pas; j'en ferais bien d'autres pour Votre Seigneurie,» que les médecins et les maquerelles ont toujours dans la bouche, je mis le ducat dans ma poche et me tournant vers notre homme d'un air plus amical qu'auparavant:—«Je vous promets et je vous jure», lui dis-je, «de faire tout mon possible»; mais à mon «peut-être», à mon «mais», il pâlit et s'écria:—«Pourquoi mettre un peut-être et un mais?—Parce que», lui répondis-je, «l'affaire est difficilissime et périculosissime.» Je ne disais pas cela pour rire, aucune maquerelle ne s'y était encore risquée, à cause qu'elle avait un frère soldat dont la barbe et l'épée auraient fait frissonner l'été et donné la sueur à l'hiver. Lorsqu'il me voit au bout du compte esquiver sa volonté, il me plante un autre ducat dans la main et tout en disant: «Vous faites trop», je le mets à côté de son camarade, puis j'ajoute: «Ne craignez rien; j'ai songé à une malice qui sera bonne et profitable; c'est-à-dire je n'y ai pas encore songé, mais je vais y songer cette nuit et je la trouverai pour sûr. Dites-moi donc son nom, où elle demeure, de quelle famille elle est.» Il se met à mâchonner de l'absinthe, se tortille et ne se fie pas d'abord à me le dire; puis il fait un effort et me le confie.

La nourrice.—Dépêche-toi donc.

La commère.—Doucement, nourrice, il faut conter les choses de la manière qu'elles sont arrivées. En entendant[Pg 201] prononcer le nom de la divine, je pince les lèvres, j'arque les sourcils, je plisse le front et avec un grand soupir je tire les deux ducats du fond de ma poche, je les regarde, je les retourne et je fais mine d'être en suspens si je dois les rendre; lui, qui ne tient pas du tout à les ravoir, sue à grosses gouttes. Je lui dis alors:—«Mon cher signor, ce sont là des affaires à nous miner de fond en comble; si c'eût été n'importe quelle autre, je la mettais dans votre lit avant huit jours.» Ici, il faut que je te dise la vérité: un petit ducat, qu'il envoya rejoindre les autres, me décida; je lui promis de réussir et lui enjoignis de passer le lendemain, après vêpres, devant la maison de sa belle.

La nourrice.—Tu fis bien.

La commère.—La jeune dame était veuve, prête à se remarier, et je le savais bien, puisque j'avais la main dans son mariage. Je prends donc une corbeille pleine de frisettes absolument semblables à ses cheveux et je vais aussitôt frapper chez elle. Pour te dire tout, je n'étais pas sans avoir quelques privautés au logis, et le bon ami ne l'ignorait pas, mais il feignait de ne pas le savoir, me voyant feindre de n'avoir aucune connaissance de ce côté. Comme je frappais, ma bonne étoile voulut que ce fût elle qui tirât le cordon, croyant que j'étais une juive que sa mère avait envoyé chercher pour qu'elle apportât justement des frisettes.

La nourrice.—On tombe juste par hasard sur une chose qu'il ne serait pas possible de rencontrer en un an.

La commère.—C'est vrai. J'avais le pied sur le seuil, lorsque avec une vive allégresse elle dit à sa maman:—«Bonne chance nous arrive: voici la commère.» Moi, je monte aussitôt l'escalier et je fais mille salutations à la maman, qui se montrait sur le palier, je touche la main à la fille et je m'assieds, tout essoufflée, ayant peine à reprendre vent. Après un moment de repos, j'ouvre la corbeille et je dis:—«Mes belles dames, ne vous laissez pas échapper des mains ces frisettes-là; vous pourrez les avoir pour un[Pg 202] morceau de pain», et m'approchant à l'oreille de la vieille, je lui dis: «Elles viennent d'une marquise.» En ce moment je ne sais qui appelle la mère et je reste seule avec la petite veuve. Tu peux croire si je lui fis compliment de sa grâce, de sa gentillesse, de sa beauté. «Quels yeux vifs! quelles joues fraîches! quels sourcils noirs! quel front large! quelles lèvres de roses!» lui disais-je, et j'ajoutais: «Quelle douce haleine! quelle gorge! quelles mains!» Elle riait, en se trémoussant. Mais voici que la maman revient, toute troublée, et, selon ce que j'appris plus tard, son émoi avait pour cause certaine personne qui était venue défaire le mariage. Cet accident ne rompit nullement mes intrigues, car la veuve me dit:—«Revenez demain; je veux les avoir à tout prix.» Je reviens; la mère était avec une femme qui voulait raccommoder le mariage et je restai trois heures d'horloge avec la veuve, qui me donna à goûter, m'emmena dans sa chambre et me dit:—«Laissez-les-moi; maman les achètera pour sûr.» Moi qui ne cherchais pas autre chose, je les lui laisse et, comme elle se mettait à la fenêtre avec moi, je m'écrie:—«La belle vue! quelle rue, bon Dieu! Il ne passe peut-être personne par ici. Non!» Au moment où elle se penchait gentiment, regardant de côté et d'autre, j'aperçois son amoureux fou et je me prends à lâcher un éclat de rire le plus démesuré et le plus bruyant qu'on ait jamais ouï; je riais, je riais, je riais! et plus je riais, plus je redoublais de rire, de sorte que la veuve, sans savoir pourquoi, se mit à rire aussi et tout en riant me dit:—«De quoi riez-vous donc? dites-le-moi, si vous me voulez du bien.» Je ne lui réponds que par des ah! ah! ah! et je lui donne une envie de le savoir, une envie à marquer le fruit d'une femme qui aurait été enceinte.

La nourrice.—Que signifiaient tes éclats de rire?

La commère.—Elle avait beau me supplier, moi je ne faisais que rire, et bien sûr, nourrice, l'estrapade que me donnait la douceur de ses supplications aurait ébranlé un de ces traîtres larrons qui, attachés à la corde, refusent de[Pg 203] fléchir, quelle que soit l'amertume des menaces du bargello et du gouverneur; de même que du gredin on ne peut rien tirer, sinon des cris, de même elle ne tira rien de moi, sinon des éclats de rire. Mais je n'en suis encore qu'aux fariboles.

La nourrice.—Quelles fariboles?

La commère.—Je ne revins pas le lendemain du jour aux éclats de rire, et le surlendemain encore moins, car la seconde fois que j'y retournai, je parvins de la plus jolie façon à lui montrer celui qui, cuisant tout de bon, usait le pavé de la rue à force d'y passer continuellement, sans qu'elle y eût jamais fait attention. J'avais si bien mis la puce à l'oreille de la veuve qu'elle ne put dormir de la nuit du désir de savoir pourquoi je riais, et qu'elle se mit à faire le compte de tout ce qu'elle pouvait avoir de défauts, pensant que c'était cela qui me faisait rire. Elle en rompit la tête à sa mère et la décida, non pas à m'envoyer chercher, mais à me venir voir en personne; la maman poussa ma porte juste au moment où j'informais l'amoureux de sa fille de tout ce que j'avais fait, et, comme il m'avait vue avec elle à la fenêtre, il avala cinq ou six bons contes que je lui fis tout exprès.

La nourrice.—Donnes-en, donnes-en au benêt.

La commère.—En apercevant la maman, je lui dis avec une révérence ruffianesque: «Votre humanité fait honte à mon ânerie, qui supporte qu'une dame comme vous daigne visiter son humble servante dans un taudis.» Elle, en femme inquiétée de sa fille restée veuve la première année de mariage, me prie de venir chez elle tout de suite. Je m'avisai bien que mon rire à gorge déployée l'avait mise en suc et je lui répondis:—«J'y vais à l'instant»; mais je n'y allai pas du tout pour qu'elle n'en eût que plus envie de me voir venir.

La nourrice.—N'informas-tu pas le galant du but que tu avais en poussant tes éclats de rire?

La commère.—Tu penses bien que si.

[Pg 204]

La nourrice.—Et à quoi servaient-ils, ces rires?

La commère.—A ce que ma ruffianerie allât tout droit au salvum me fac. Je redoutais le frère, qui venait quelquefois à la maison; j'avais encore peur que la mère soupçonnât la malice et je craignais que la veuve, dès qu'il serait question de son homme, m'arrachât les yeux avec ses doigts; voilà pourquoi j'usai du moyen que tu vas voir.

La nourrice.—Ruse triomphe de prudence et prudence ne triomphe pas de ruse.

La commère.—Je me rendis chez elle à deux jours de là, ayant bien soin dans l'intervalle d'enguirlander son nouveau transi de feuilles d'espérance, c'est-à-dire de feuilles plutôt vertes que sèches. Dès que je me trouvai en sa présence:—«Heureuse qui peut vous voir!» s'écria-t-elle.—«Ma fille et ma patronne», répliquai-je, «malheur à celle qui est née pauvre et malchanceuse! Il faut que je me crache dans les mains si je veux manger et boire, et Dieu sait combien de fois je jeûne sans en avoir fait le moindre vœu. Mais pourvu que mon âme soit sauvée, je n'ai nul souci du corps.» La mère, pendant que je contais à sa fille mille bêtises, était occupée dans une autre chambre aux affaires du ménage. Je vais donc à la fenêtre et je me remets à rire, à rire comme auparavant: elle accourt vers moi, se penche par-dessus mon épaule, et me passant un bras autour du cou me baise, puis me dit:—«Vrai, vous m'avez mise en soupçon, avec les rires que vous faites, et je n'ai pu en dormir ces nuits dernières de l'envie qui m'est venue de savoir pourquoi vous riez si fort en me regardant et en regardant notre rue.»

La nourrice.—Que de détours!

La commère.—Voici que notre homme passe juste au moment où elle me questionnait, et je me remets à rire de plus belle; on aurait dit que j'allais en crever.—«Eh! commère», fit-elle, «tirez-moi d'inquiétude, ne me tenez pas davantage à la torture; eh! dites-moi ce qui vous fait rire.»—«Madonna, je ne puis vous le dire», répliquai-je;[Pg 205] «non, sur ma foi. Si je pouvais en ouvrir la bouche, je ne me ferais pas prier, non vraiment, Dieu me garde!» As-tu jamais vu un de ces mendiants importuns plus tenaces que ne l'est l'ennui?

La nourrice.—Oui, j'en ai vu.

La commère.—Tu vois ce pauvre, en dépit de ton peu de charité, t'arracher l'aumône de la main, et tu la vois par la même occasion m'arracher de la bouche la cause de mes éclats de rire. La vérité, c'est que je lui fis faire d'abord mille serments de n'en point souffler mot, de ne s'en point courroucer et de me pardonner. Après qu'elle m'eut fait serments sur serments, sans oublier ce «Que le diable soit le maître de mon corps et de mon âme!» qu'on dit lorsqu'on veut obliger quelqu'un à vous croire, je lui dis:—«Un gros bêta, bêta, stupide quand il veut des choses impossibles, car pour tout le reste c'est un gentil, un charmant garçon, qui me voyant sortir de cette maison, qui m'est offerte par votre gracieuseté, non à cause de mes mérites, ne fait plus que courir après moi, et parce qu'il est des plus nobles, des plus galants et des mieux tournés de la ville, il a eu l'audace...» ici, je coupai ma phrase, pour faire languir la belle, et après m'être un peu laissé prier, je poursuivis: «Il a eu l'audace de me prier de faire auprès de vous une commission.»

La nourrice.—O maîtresse des écoles, école des maîtresses!

La commère.—«Comment, que je lui fasse une commission pour vous», lui répondis-je; «suis-je donc une ruffiane?—Hein? quoi?» murmurait la veuve.—«Vous mériteriez que je le dise à son frère. Allez-vous-en donc à vos affaires; allez-y, vous dis-je; sinon vous vous en repentirez. Madonna, je suis votre servante et femme à lui montrer quelle est votre vertu et la mienne.» Voici qu'elle se met à rougir en m'entendant narrer ma perfide histoire, et après être restée un peu bouleversée, elle me dit:—«N'en parlez à qui que ce soit.—Un signe de vous suffit pour que[Pg 206] j'obéisse», répliquai-je; «mais le pauvre garçon ne peut pas durer; parce qu'il est beau jouteur, sauteur, chanteur, compositeur, danseur, dénicheur de toutes les jolies modes, une cassette à joyaux et un coffre-fort à écus, il lui semble que vous êtes forcée de mourir pour lui; le pauvre fou! le pauvre sot! Maintenant, que Votre Seigneurie me rende les frisettes! celle à qui elles appartiennent me les redemande, elles ou l'argent.» La veuve ne me répondit rien, absorbée dans ses pensées; puis elle lève les yeux sur moi qui, voyant au même instant l'amoureux sans trêve passer devant la porte, ne ris plus cette fois, non; d'une mine d'excommunié, j'empoigne un pavé laissé là par la servante, qui s'en était servie pour casser des noix, et je fais mine de vouloir lui en briser la tête. La veuve me retient le bras avec un «Non, pour l'amour de Dieu!» et se met à soupirer; je me dis en moi-même: «Je te tiens»; et sans plus vouloir emporter les frisettes ni rester plus longtemps, je dégringole l'escalier, feignant d'avoir oublié de fermer la porte. Je retrouve celui qui, dans l'incertitude d'une bonne ou d'une mauvaise nouvelle, aurait voulu avoir une centaine d'oreilles pour m'écouter et en même temps être sourd, et je lui rends la vie en lui montrant joyeuse mine. Quand je lui eus tout narré, je lui vis dénouer son mouchoir et m'allonger des ducats sans compter, comme en allonge à son avocat celui qui vient d'obtenir sentence en sa faveur.

La nourrice.—Si l'on m'avait dit, il y a deux jours: «La plus avisée caboche de femme qui soit au monde est sur le point de mourir», j'aurais couru aussitôt me confesser, croyant que l'avis était pour moi; mais non, c'eût été à toi d'aller à confesse.

La commère.—Ce fut à moi de retourner près de la veuve qui, en m'écoutant parler des talents et des richesses de l'amoureux d'un air qui semblait fait pour s'en moquer, commença néanmoins à tourner vers lui ses idées, de même que les tourne n'importe quelle autre femme vers les ducats qu'elle voit un homme manier. Elle me remmène bavarder[Pg 207] avec elle, je suis de nouveau prise de rires plus visibles que jamais et, dans un intervalle de calme, je lui dis: «Faut-il vous l'avoir?» Le galant, le dieu d'amour, voulait me ficher, bien mieux, il m'a fichu dans le corsage une lettre qui a parfumé toute l'église où je la jetai, avec ses odeurs; et quelle suscription elle portait, à l'encre d'or! Je crois que je ne pourrai pas me retenir de faire quelque malheur. Je suis en une triste situation à cause de cet homme-là; il me suit à la piste, me harcèle de l'aiguillon et je ne puis bouger d'un pas sans avoir ce chien sous la queue. Par cette croix, madonna, croyez-moi, puisque je vous le jure, j'ai été sur le point de prendre la lettre et d'en faire..., je ne veux pas dire quoi.—Il fallait le faire, dit-elle; mais dans le cas où il voudrait vous la redonner, apportez-la-moi, nous en rirons un peu ensemble.» Chère nourrice, je lui apportai l'histoire et, comme elle eut remué une montagne, elle la remua, elle; il y eut de conclu un mariage d'un autre genre que celui qu'on cherchait à conclure par le moyen d'une infinité d'intermédiaires, et, par ainsi, ma dextérité vint à bout de la chasteté, en maquerellant sans maquereller, ce qui est un métier plus subtil que de tisser de la soie, un métier savant, louable et de toute sécurité.

La nourrice.—Voilà le point.

La commère.—Vint à moi un galant gentilhomme qui, à force de lorgner une dame de la ville, une fort grande dame, s'en échauffa, sans en penser plus long, et me dit que, si je voulais, je pouvais le mettre au paradis; après m'avoir avoué le pourquoi et le comment de ses désirs, il me donne un ducat, deux ducats et s'y prend si bien que je lui promets de parler à la susdite dame. Il voulait m'indiquer l'église où elle allait à la messe, l'autel où elle s'agenouillait, le banc où elle s'asseyait. Je lui coupe la parole dans la bouche, en m'écriant: «Je sais-bien qui c'est, je connais l'église, l'autel et le banc, mais je ne suis pas une maquerelle. Néanmoins, Votre Seigneurie me paraît, à sa mine, un homme à obliger et, avant demain soir, je vous[Pg 208] consolerai en vous apportant quelque bonne petite nouvelle.» L'honnête garçon, le charmant garçon, était étranger: ne nous connaissant nullement, nous autres maquerelles, il se laissa donner à entendre que je m'étais abouchée avec elle et qu'elle m'avait répondu: «S'il tardait un peu plus, j'allais lui envoyer faire la déclaration qu'il vous envoie me faire.»

La nourrice.—Qui croit sans garantie n'a guère d'esprit.

La commère.—Tu penses s'il tenait dans sa peau de se voir ainsi aimé. L'allégresse tenait cour plénière dans la grande salle de sa poitrine et le cœur lui dansait le ballet de ses noces imaginaires. A cette heure, moi, qui le trouvais si bon enfant, je lui fabrique un bout de lettre du dernier galant, où je lui disais, aux lieu et place de la susdite: «Mon cher seigneur, quand pourrai-je jamais être quitte de l'obligation que j'ai à la fortune, aux étoiles, aux cieux, aux planètes, qui m'ont rendu digne d'être la servante de votre courtoisie? Je puis me dire heureuse, puisqu'un si joli garçon que vous me permet de l'adorer. Hélas! infortunée que j'étais, si vous ne vous fussiez trouvé aussi tendre que beau, aussi beau qu'aimable! Les dames de toutes les villes devraient m'envier votre amour, et, si je parviens à en jouir, je ne troquerais pas mon sort contre le sort d'un empereur. Dans le cas où vous ne viendriez pas cette nuit à l'endroit et à l'heure que vous indiquera la fidèle porteuse de cette lettre, soyez sûr que je me tuerai.» Pour que le papier semblât humide de ses larmes, je l'aspergeai de gouttes d'eau et, après avoir fait toutes les cérémonies de la suscription et de la souscription, je la lui portai.

La nourrice.—Ah! ah! eh! eh!

La commère.—Si j'avais eu autant d'écus que je reçus de remerciements et de bénédictions, et la lettre de baisers, quelle aubaine! Il tremblait de joie et ne pouvait ouvrir le billet; il l'ouvrit pourtant et le lut, s'arrêtant à chaque mot pour me dire: «Commère, je ne serai pas un ingrat et je[Pg 209] ferai voir à Sa Seigneurie quel homme je suis.» Je lui rends grâces et je lui fais savoir qu'il ait à se trouver à huit heures à tel endroit, qu'il m'y attende. Après en avoir soutiré deux autres petits ducats, je laisse là le Beatus viro qui envoie chercher le barbier et se fait faire une tête à l'antique à l'aide de papillotes et de fers chauds qu'il portait toujours sur lui; puis il change de chemise, se parfume des pieds à la tête, se revêt d'un pourpoint de velours violet constellé de galons et de fils d'argent battu, et soupe uniquement d'œufs frais et de cardons, avec du poivre à pleines mains. Tout en bavardant, plein de cette assurance que l'on voit à un homme qui vient de recevoir une nouvelle à son gré, il envoie quelqu'un faire le guet et écouter l'horloge. Six heures sonnent, voici qu'il ne peut durer au bout du licou; il prend sa cape et son épée, jette un coup d'œil sur un collier de douze ou quatorze ducats environ, qu'il portait grâce à ce qu'il le devait, ainsi qu'à un petit rubis servant de pendeloque, d'une valeur de cinq ou six ducats, et sort de son logis, emmenant avec lui un vaillant laquais. Sept heures sonnèrent comme il arriva au rendez-vous: je ne viens pas; huit heures sonnent, je ne me montre pas davantage.

La nourrice.—Son lot sera d'attendre le retour de la colombe, je veux dire du corbeau.

La commère.—Écoute donc. Quand huit heures sont sonnées, il se met à dire à son valet:—«Tu n'as pas bien compté; Christ lui-même ne pourrait faire que ce fût autre chose que sept heures.»—«Maître, c'est huit heures», réplique celui-ci.—«Grosse bête, c'est sept heures», affirme notre homme; il se promenait de long en large et, au moindre petit bruit qu'il entendait, s'écriait: «La voici; elle n'aura pas pu venir plus tôt.» En parlant de la sorte, il fait encore deux tours en avant, en arrière, puis s'arrête et dit au valet: «Je suis bien sûr que la vieille est venue me trouver à la bonne foi, sans tromperie aucune; mais il arrive souvent des empêchements, on ne peut s'en aller comme on voudrait; je pense à moi qui, parfois, vais mettre[Pg 210] mon habit pour sortir et me trouve retenu deux heures par quelqu'un qui vient me voir.»

La nourrice.—Il se le faisait gober à lui-même.

La commère.—Au milieu de ses rêvasseries, voilà neuf heures qui se décrochent.—«Putain de Vierge!» s'écrie-t-il, «si je suis bafoué à la face du ciel, si cette coquine de maquerelle m'a fait poser là, je lui flanquerai tant de coups, je lui en flanquerai tant... Sois tranquille, sois tranquille! Suis-je de ceux qu'on berne, hein?» Puis il se remit à se promener et il soufflait comme un homme qui s'est aperçu qu'on lui plante des cornes. Il lui semble cependant que je ne devais ni pouvais lui manquer de parole et, après avoir fait trois pas en avant pour retourner chez lui, il en faisait quatre en arrière pour revenir où il devait m'attendre. En allant et venant de la sorte, il ressemblait, non pas à l'un de ces buffles qui courent au palio, mais à l'un de ceux qui ne savent quel est le meilleur, de marcher ou de rester en place. Gianicco, pendant ce temps-là, le tourmentait à son aise, lui rôtissait de son souffle aigu les oreilles et la figure, lui mordait les lèvres et lui tirait de la bouche d'étranges et stupéfiants blasphèmes. A la fin, bien éclairé par les huit heures, les neuf heures et les dix heures sonnées, il s'en retourna d'où il était venu, en poussant des «hélas!» tout le long du chemin, et jetant son épée et sa cape par terre, grinçant des dents, s'écria: «—Ne lui couperai-je pas le nez? Ne lui flanquerai-je pas deux cents estafilades! Ne lui mangerai-je pas une joue avec mes crocs! Sale coquine de maquerelle!» En se couchant, il faisait craquer le lit à force de se retourner tantôt sur un côté, tantôt sur l'autre, se tortillait comme une couleuvre entre les draps, se grattait la tête, se mordait les doigts, donnait des coups de poing dans le vide et faisait d'horribles lamentations. Pour passer sa rage, il appela son hôtesse et la fit coucher avec lui; mais comme c'est quelque chose d'incroyable ce dégoût que l'on a pour une femme à qui l'on vient de faire cela pour apaiser le tourment dont vous fait[Pg 211] souffrir celle qu'on aime, aussitôt l'affaire finie, il la chassa d'auprès de lui, ne pouvant plus la sentir à son côté, et attendit le jour qui, à son estimation, mit un mois à paraître. Sitôt qu'il fit clair, voilà notre homme qui saute en bas du lit et accourt chez moi; je le reconnais à sa façon de frapper comme un enragé et je vais lui ouvrir. Il entre et je l'entends fulminer: «Est-ce ainsi qu'on me traite, hein? A qui crois-tu donc avoir affaire, hein?—A l'un des plus honnêtes et des plus courtois seigneurs de l'Italie», que je lui réponds, «et je suis stupéfaite de voir Votre Seigneurie se précipiter avec cette fureur sur son affectionnée servante. Maintenant, j'en veux faire le vœu, oui, j'en veux faire le vœu, pour sûr; va, mets-toi dans l'embarras pour de grands personnages, va! Je l'ai attendu jusqu'à l'aube, je me suis gelée du froid qu'il faisait pour vous obliger, et c'est comme si je n'avais rien fait.»

La nourrice.—Oh! la bonne histoire; tu paraissais encore avoir raison, par-dessus le marché!

La commère.—Il me réplique: «J'ai compté six heures, sept heures, huit heures, neuf heures, dix heures, et vous n'êtes pas venue.—Quand donc êtes-vous parti? lui demandai-je.—Au dernier coup de dix heures.—Juste comme le dernier coup sonnait, je suis arrivée, et puis attends, attends toujours: je pouvais attendre! S'il faut tout dire à Votre Seigneurie, j'ai lavé votre dame de mes propres mains, à l'eau de rose et non à l'eau pure, et en lui épongeant les seins, la poitrine, les reins, le cou, je m'émerveillais du satin et de la blancheur de sa peau. Le bain était tiède, le feu allumé, et c'est moi qui suis cause de tout le mal parce que en lui lavant les cuisses, les fesses et le mignon, je fus prise d'une défaillance, au milieu de la douce volupté que j'éprouvais. Oh! quelles chairs délicates, quels membres blancs, quel friand morceau dont ne tâtera plus personne! Je l'ai palpée, je l'ai baisée, je l'ai maniée pour la dernière fois et toujours en lui parlant de vous.» Pourquoi te prolongerais-je l'histoire? Je mis notre homme en belle[Pg 212] humeur et, comme son pied d'escabeau se redressait, il se laissa tomber sur moi et il m'en administra une dont on pouvait dire en veux-tu, en voilà.

La nourrice.—Tu me feras crever; ah! ah! ah!

La commère.—Combien m'en suis-je fourré par le bec depuis que j'existe, de cette façon-là! En somme, les bons morceaux, ce sont les cuisiniers qui se les ingurgitent, et nous autres maquerelles nous avons en maquerellant le même plaisir que le gars qui fait les gaufres, à savoir qu'il mange celles qui se cassent; nous sommes comme les bouffons qui prélèvent leur vêtement et leur nourriture sur les habits et la table des seigneurs. Dès qu'il se fut apaisé et soulagé sur moi, il eut tant de déplaisir à me voir sourire de la chose qu'il prit la fuite sur l'heure et à l'instant et que je ne l'ai jamais revu.

La nourrice.—Qui donc n'aurait pas pris la fuite?

La commère.—Je vais t'en conter une autre, grâce à laquelle fut sur le point de s'exaspérer un grand personnage. L'homme dont je te parle s'éprit d'une jolie petite femme, pas si fluette pourtant qu'on ne la retrouvât dans le lit, une gentille mignonne, toute esprit, toute grâce; avec ses œillades d'un certain genre, ses aimables risettes, ses gestes câlins, ses façons, ses manières, sa démarche, elle ensorcelait le cœur d'un chacun. Le susdit personnage s'enflamma à première vue et, à force de faire de la dépense avec elle et avec moi, il parvint à la posséder. Je le laissai prendre cinq ou six fois son plaisir, mais de jour, tantôt de bon matin, tantôt sur le soir, aujourd'hui à none, demain à vêpres, de sorte que cette fureur d'amour dont il avait d'abord fait parade pour l'avoir lui passa subitement, et qu'il lui prodiguait des caresses plutôt par beau semblant que par grande passion; ce fut presque pour en rire qu'un jour il la pria de venir coucher avec lui, ce dont elle me fit confidence. Je m'avisai de le faire un peu jeûner, pour qu'il en vînt mieux à nos fins, et je dis à la belle de lui promettre qu'elle se trouverait à six heures dans la maison d'une[Pg 213] sienne voisine. Je le fis de la sorte droguer six nuits de suite; la première s'écoule sans trop d'ennuis; à la seconde, un tantinet de désir fait son apparition; à la troisième, le four commence à chauffer et les soupirs se mettent en branle; à la quatrième, la colère et la jalousie lui font battre la campagne; à la cinquième, la rage et la fureur lui mettent les armes à la main; à la sixième et dernière, tout le mobilier vole en éclats, la patience est à bout, l'intellect déraisonne, la langue va d'estoc et de taille, l'haleine brûle, la cervelle se dérange; il rompt la bride des convenances et se précipite par la maison avec des menaces, cris, gémissements, larmes, désespoir, puis se plante là, toujours à attendre, plus enfiévré de passion que n'avait montré l'être celui qui m'avait fait l'affaire en attendant celle qui ne devait jamais venir. Il se prend à croire que si elle ne vient pas, c'est parce qu'il ne m'a pas donné assez d'argent; il me le dit, m'en donne, m'en promet d'autre et me caresse, tout en menaçant; puis trouve moyen de parler à son amoureuse et la voit lui jurer avec larmes que ce n'est pas sa faute, que sa mère la surveille. «La potion que vous m'avez procurée pour la faire dormir», lui dit-elle, «lui a paru bien amère lorsqu'elle y a goûté, ce qui fait qu'elle a conçu un soupçon et qu'elle ne s'endormirait pas pour tout l'or du monde avant de me voir couchée.» Elle lui promit néanmoins de venir, pour sûr et certain, la nuit prochaine; elle ne vint pas, et c'était à la fois un amusement et une pitié que de voir un homme de ce rang se mettre à la fenêtre cent fois en une minute en demandant: «Quelle heure est-il? La voici qui vient, elle ne peut tarder, je suis sûr qu'elle viendra, elle me l'a juré sur sa religion.» A chaque chauve-souris qui voletait, il croyait que c'était elle qui arrivait et attendant encore un peu, puis un peu plus; lorsqu'une heure se fut écoulée, il se mit à souffler, à se ronger en dedans, à délirer comme quelqu'un qui entend le bargello lui dire: «Prends tes dernières dispositions», en même temps qu'il lui montre le confesseur. L'heure passée depuis[Pg 214] longtemps, il se jette tout habillé sur les draps et, qu'il se mette à plat-ventre, sur le dos, sur les flancs, nulle part il ne trouve assez de repos pour pouvoir fermer les yeux; sa pensée est toujours avec celle qui se moque de lui. Il se lève, se promène par la chambre, retourne à la fenêtre, se recouche et, au moment où il va s'endormir, se réveille, brisé de fatigue; alors il s'habille en soupirant, le jour étant déjà haut. L'heure de manger arrive; mais l'odeur de la viande lui pue, lui ôte l'appétit; il essaye de manger une bouchée et il la crache comme si c'était du poison; il évite ses amis; si l'un d'eux chante, il croit qu'on se moque de lui; si un autre se met à rire, il se fâche; il ne se peigne plus la barbe, ne se lave plus le visage, ne change plus de chemise; il erre, seul, et pendant que ses pensées, son cœur, son esprit, son imagination, sa cervelle se perdent dans les rêvasseries, il s'arrête, plus mort que vif, bâtit des jardins en l'air et ne se décide à rien; il écrit des lettres, puis les déchire; envoie des messages, puis s'en repent; tantôt prie, tantôt menace, espère, désespère et toujours déraisonne.

La nourrice.—Je me sens toute bouleversée de t'entendre raconter ce que tu me racontes. Malheur à qui éprouve de tels tourments! C'est d'un cruel martyre qu'Amour flagelle ceux qui aiment. O Dieu, dans quel état se trouve l'infortuné! Tout lui déplaît, le miel lui semble amer; le repos est pour lui une fatigue; il jeûne en mangeant, il a soif en buvant, il veille en dormant.

La commère.—Au bout de dix ou douze jours, si tu l'avais vu, tu l'aurais comparé à n'importe quoi plutôt qu'à un homme; il ne se reconnaissait pas lui-même dans son miroir. Bien sûr, je ne lui avais pas infligé tant de tours de corde parce que je lui en voulais; non, mais j'étais bien aise d'essayer si c'était une bonne recette pour mettre aux hommes martel en tête. Maintenant, nourrice, puisque la recette a opéré, emploie-la, et tu auras tout ce que tu voudras des gens que tu sauras mettre dans un état pareil.

[Pg 215]

La nourrice.—N'en as-tu pas eu pitié ensuite?

La commère.—Si, tu t'en doutes bien.

La nourrice.—J'en suis contente.

La commère.—Je la fis venir coucher avec lui nombre de fois; lorsque je lui voyais tenir le poing trop serré à mon égard, je raccourcissais les rênes de la haquenée; s'il déliait les cordons de la bourse, je rendais la bride.

La nourrice.—Moi aussi je rendrai ma bride quand un homme comme celui-là ouvrira la main.

La commère.—Fais comme cela, si tu veux bien te gouverner; il opère des miracles l'homme qui parvient à recouvrer sa maîtresse. C'est la vérité; sitôt qu'il la rebaise et la rembrasse, les couleurs lui reviennent sur la figure, la vigueur dans les membres, la joie sur le front, le rire dans les yeux et dans la bouche la faim, la soif et la parole; il reprend goût à ses amitiés; la musique, les danses, les chants lui plaisent, et pour te dire tout d'une haleine, il ressuscite plus vite qu'il n'était mort.

La nourrice.—Amour, malheur à qui tu es contraire!

La commère.—Venons-en à des choses plus gaies. Il y avait certain muguet qui n'aurait pas concédé la main droite à la beauté du Parmigiano, camérier du pape Jules; un de ses valets lui ayant dit que toutes les courtisanes et nobles dames de la ville se retenaient de ne pas se jeter par les fenêtres sur son passage, par amour pour lui, il acheta autant de paillasses et de matelas qu'il put trouver, dans l'intention de les faire porter derrière lui partout où il allait, de peur de les laisser se casser le cou lorsqu'elles se précipiteraient. Il décochait des sourires à toutes, il faisait avec toutes le trépassé, était continuellement en sérénades, écrivait à toute heure quelque nouvelle lettre d'amour, lisait toute la journée des sonnets et subitement se mettait à vous quitter pour courir après quelque porteuse de poulets. Comme il avait besogné des yeux toutes les femmes, il était connu jusque derrière les Blanchi. Je lui en jouai une, à celui-là, et une douce, douce!

[Pg 216]

La nourrice.—Je veux être ton esclave à la chaîne; je me croirais une comtesse si je voyais jeter dans les latrines un de ces maroufles, et combien y en a-t-il!

La commère.—Il venait tous les matins à la Pace, se plaçait toujours aux endroits les plus honorables et guignait de l'œil toutes les femmes; tu aurais dit en le voyant mugueter: «Celui-là leur met le bât à toutes.» Moi, après m'être aperçue qu'il écoutait ce dont nous parlions, je dis à ma compagne: «Le hibou nous espionne; ne te trouble pas et fais semblant de t'émerveiller de mes paroles.» Cela dit, je hausse un peu la voix et j'ajoute: «Je suis pour le restant de mes jours toute étourdie, à cause des cassements de tête que me donne ce dal Piombo, qui est un si grand peintre. Je lui ai montré le doigt, et il a pris le doigt et la main.—Comment cela?» me demanda-t-elle. «—Je lui ai procuré à faire l'autre jour le portrait d'une charmante, non, d'une miraculeuse jeune fille; cela m'a coûté un mal de chien, mais il m'en a payée: la vérité se doit toujours confesser. A cette heure, il est sans cesse sur mes épaules, pour la peindre de nouveau, quoiqu'il l'ait eue déjà tant de fois; il l'a fait poser pour l'ange Gabriel, pour la Madone, pour la Madeleine, pour sainte Apollonie, pour sainte Ursule, pour sainte Lucie, pour sainte Catherine, et je l'excuse, car elle est bien belle, je te l'assure.» Le bélître, qui avait les oreilles ouvertes à deux battants, dès que j'eus quitté mon amie après nos bavardages, me suit à la piste; si je marche, il marche; si je vais doucement, il ralentit le pas; si je m'arrête, il s'arrête, tousse un brin, s'éclaircit la voix, salue un passant d'une voix si haute que je l'entends, et fait mille gestes pour que je le remarque. Je laisse alors tomber mon chapelet et je poursuis ma route, feignant de ne pas m'en être aperçue; le coïon s'élance d'un bond, le ramasse et avec un «Madonna! Madonna!» me fait retourner; il me tend le chapelet, je m'écrie:—«Tête à l'évent que je suis, grand merci à Votre Seigneurie. Si je puis quelque chose, à votre service»; et je vais pour continuer ma route.[Pg 217] Voici qu'il me retient, me tire à l'écart et commence à me dire tout le plaisir de m'être agréable; que, bien qu'il soit jeune encore, je ne l'accuse pas de présomption s'il recherche mon entremise pour profiter d'une bonne aubaine; que grâce à tout le bien qu'il m'a entendu dire de celle dont on fait tant de fois le portrait en ange Gabriel, il en est tombé en un tel feu et en une telle flamme qu'il est prêt à se pâmer.

La nourrice.—Oh! tu le faisais monter à l'échelle galamment.

La commère.—Je lui coupe la parole d'un de ces «Excusez-moi» dont on use quand on veut parler à son tour, et je réponds évasivement en concluant que c'est chose impossible que de l'aboucher avec elle; je lui allègue les convenances, les méfiances, et prenant congé de lui je fais cinq ou six pas, tout en mâchonnant le «Réfléchissez-y bien», sur lequel il m'avait quittée; puis je me retourne et lui fais un signe. Il accourt et me dit:—«Que m'ordonnez-vous, ma mère?—J'ai bon espoir pour vous, je me suis rappelé que..., suffit, pour l'instant. Faites en sorte de vous trouver chez moi ce soir, à la demi-heure de nuit, et peut-être, peut-être... Adieu.»

La nourrice.—Quel beau tour!

La commère.—Si tu avais vu la piaffe qu'il faisait et de quel air majestueux il s'éloigna, ce fou à lier, tu aurais bien ri. Il s'en alla tout de suite voir à l'horloge quelle heure venait de sonner et, à chaque ami qu'il rencontrait, il lui posait la main sur l'épaule et lui disait tout bas, tout bas: «—Je m'en vais tâter ce soir d'un morceau dont un Duc s'estimerait heureux; n'en parle à personne, je ne puis t'en dire plus long.»

La nourrice.—Le bélître!

La commère.—Voici que l'heure sonne; il arrive et je lui dis: «Faut-il vous l'avouer? elle vous connaît, ce qui fait qu'elle hésite pour de bonnes raisons.—Comment, pour de bonnes raisons?» réplique le nigaud; «ne suis-je pas un[Pg 218] homme, hein?—Oui, signor; ne vous emportez pas», lui répond la commère; «mais elle sait que vous voulez toutes les femmes, que vous les avez toutes, et elle craint qu'une fois rassasié vous ne vous moquiez d'elle. Mais moi qui connais les gens en deux coups d'œil, j'ai tant fait et tant dit qu'elle sera votre servante.—Non pas, ma souveraine, par la potta de sainte Isabella! par le chien de la chatte!» dégaina-t-il. Je poursuivis: «Que Votre Seigneurie le sache: elle m'avait donné une bague absolument pareille à celle que vous portez au doigt, afin que vous la preniez pour l'amour d'elle; mais je lui ai dit: «Non, il veut au contraire vous donner la sienne et que vous la portiez en signe de la foi qu'il vous jure.» A peine eus-je achevé la phrase qu'il se mouilla le bout du doigt de la langue et sortit la bague en me disant: «Vous étiez dans mon sentiment quand vous lui parliez de la sorte; dépêchez-vous d'aller la lui remettre et d'arranger l'affaire.»

La nourrice.—Ah! ah! ah! Qui ne rirait de la manière dont tu lui as flibusté le joyau?

La commère.—La bague obtenue, je lui promets qu'il coucherait la nuit prochaine avec sa belle et, après lui avoir encore soutiré cinq Jules, je le congédie avec un «Portez-vous bien». Puis je me procure une petite gueuse on ne peut plus suffisante, je la nippe d'effets que je loue, je la farde, je l'attife bien gentiment, je la mène dans le taudis d'un mien compère, et je la couche entre les bras du sire qui se met à renier le ciel, parce qu'un mauvais lumignon, alambiqué d'huile par moi et toujours sur le point de s'éteindre, ne lui permettait pas de la voir à son gré. Mais il fut sur le point de prononcer le vœu de se faire moine quand, une heure avant le jour, je vins le trouver au nid et le forçai de se dresser sur pied en m'arrachant les cheveux, en m'écriant: «—Nous sommes découverts, les frères, le mari, les beaux-frères!... Malheureuse que je suis! misérable!...» Puissé-je faire une triste fin si la peur qu'il eut ne lui fit pas oublier sa bourse sous le traversin. Il revint le[Pg 219] matin chez moi, pour causer; mais un mien marlou, qui semblait exaspéré, lui donna tant d'inquiétude que jamais plus il ne se montra.

La nourrice.—Combien je suis aise que de pareils vantards d'amour soient traités de cette façon! Venez-y, freluquets, hochequeues, les femmes ôtent leurs cottes pour vous appliquer sur leur estomac; bestioles, chie-musc, crache-rubis, museaux de singes!

La commère.—A l'histoire d'une nonne.

La nourrice.—Que d'affaires à la maquerelle! il faut qu'elle soit partout, qu'elle mette la main à tout, qu'elle promette et dépromette, qu'elle nie et qu'elle affirme.

La commère.—Cappe! Oui, ce sont de grosses affaires que celles de la maquerelle! Une maquerelle doit se métamorphoser en tailleur.

La nourrice.—Comment, en tailleur?

La commère.—Oui, elle doit ressembler au tailleur, qui toujours promet. Le voici en train de te couper un habit, une casaque, une paire de chausses, un pourpoint; et bien qu'il soit certain de ne point pouvoir te servir non seulement pour le jour qu'il te promet, mais même pour le lendemain, le surlendemain et le jour d'après, néanmoins il ne se fait pas faute de promettre, de certifier, et ce qu'il en fait, c'est pour ne pas se laisser échapper l'ouvrage des mains. Le matin arrive, et celui qui croit s'habiller à neuf, après l'avoir attendu une ou deux heures au lit, lui envoie dire qu'il se dépêche:—«Tout de suite, tout de suite», répond le tailleur; «j'achève de coudre une dizaine de points qui manquent et j'arrive.» Trois heures sonnent, l'heure du dîner, puis l'heure de none, et il ne paraît pas; le messire vous le coupe en quatre, à force de blasphèmes et d'injures. Le rusé tailleur, dès qu'il a fini, court à la maison du personnage, déplie l'habit, jacasse, s'excuse, s'humilie, s'enfonce dans ses épaules, donne raison à sa pratique, souffre tout et ne tient nul compte des épithètes de voleur et de fainéant qui pleuvent sur lui dès qu'il se montre.[Pg 220] Ainsi fait la maquerelle; elle laisse criailler ceux qui criaillent de ce qu'elle n'a pas tenu ponctuellement ses promesses faites à crédit, et quand il ne lui arrive rien de plus que d'être appelée grosse maquerelle, vieille ribaude, sale truie, c'est un vrai plaisir.

La nourrice.—Un vrai plaisir.

La commère.—C'est le portrait ressemblant de celui qui se ronge en attendant ses habits neufs, l'homme qui voit passer l'heure du rendez-vous. Il veut étrangler la maquerelle; mais celle-ci, en toute occurrence, doit faire au particulier qu'elle a dupé le même visage que fait un hôtelier au voyageur amené à l'auberge par son garçon.

La nourrice.—Comment, à l'auberge?

La commère.—Je vais te le dire. Les garçons d'hôteliers s'en vont tous les soirs à un mille de l'auberge et, s'ils aperçoivent un voyageur, se mettent à lui dire:—«Signor, oh! messire, venez avec moi; nous vous donnerons des perdrix, des faisans, des grives, des truffes, des becs-figues, du Trebiano»; ils lui promettent jusqu'à du suc amer; et après qu'ils l'ont mené où ils veulent, à peine trouve-t-il quelque poulet maigre et d'un seul vin. L'homme tempête; l'hôte s'excuse en lui disant:—«Il n'y a qu'un instant, un monseigneur voyageant à franc étrier nous a dévoré tout ce que mon valet croyait encore que nous avions ici.» Force est bien à l'autre, qui est descendu de cheval et qui a ôté jusqu'à ses bottes, de manger ce qu'on lui donne.

La nourrice.—Ainsi doit faire le particulier à qui la maquerelle a promis une signora, une grande dame, et à qui elle sort un petit veau tout près de devenir vache.

La commère.—Tu le tiens. Revenons à la nonne, à la sœur, à ta bigote dont je corrompis la chasteté à l'aide d'un brin de blasphème et d'un soupçon de serment. Mais de peur de l'oublier, avant de parler des monastères, je veux t'enseigner un joli coup. Fais obstinément profession de ne jamais blasphémer ni jurer et tâche de toutes façons que cela se sache, qu'au milieu de toutes tes imperfections tu as gardé[Pg 221] une vertu bien rare chez une maquerelle, celle de ne blasphémer ni jurer de rien.

La nourrice.—Pourquoi dois-je faire ce que tu dis?

La commère.—Parce que notre but est de tirer des carottes, de faire croire ce qui n'est pas ni ne peut être. S'il te vient le désir de tromper ou de duper quelqu'un, étant donné le renom que tu possèdes de ne blasphémer ni ne jurer, tu n'as qu'à proférer un blasphème et un serment pour lui faire avaler la bourde, et il te prêtera plus de créance qu'on ne prête à usure sur des gages d'or et d'argent.

La nourrice.—Je supplie ma mémoire de me laisser plutôt oublier le Memento mei qu'un si sage conseil.

La commère.—A la nonne, maintenant. Un de ceux qui se délectent méchamment à planter des cornes sur le front des monastères s'alambiquait la cervelle pour l'amour d'une petite religieuse, toute gracieuse, toute mignonne, toute gentille. En dernier expédient, il vient me trouver, pleurniche autour de moi, me conte ses tourments, enfin me donne des promesses et de l'argent, ce qui fait qu'à la mode des charlatans qui s'engagent à vous guérir de toute espèce de chancre en huit jours, je lui promets d'y aller, de parler, et je me mets en route. Mais en levant les yeux sur le monastère, je considère la sainteté du lieu, la hauteur des murailles, le danger d'entrer, la pudicité des sœurs, et je m'arrête, en disant à moi-même:—«Que feras-tu, commère? Iras-tu? n'iras-tu pas? Si, si, j'irai; ma foi non, je n'irai pas. Et pourquoi non? et pourquoi oui?...»

La nourrice.—C'est toi toute crachée.

La commère.—«Sur ma parole, je veux m'en retourner à la maison. Comment, à la maison? Est-ce donc la première fois?...» J'étais ainsi à me débattre, sitôt que j'examinai le monastère, et comme je tenais à la main de ces collerettes de toile, tissées de ce menu fil qui ne se fait pas blanchir, je les replace dans mon corsage et j'ouvre un petit[Pg 222] livre de la Vierge écrit tout entier à la plume, avec des miniatures enluminées d'ors, d'azurs, de verts et de violets. J'avais eu cet office d'un chenapan de mes amis, qui l'avait volé à cet évêque d'Amelia, dont la gale a laissé à Rome un bon souvenir: je le tenais enveloppé dans une couverture et, sous prétexte de le vendre, j'allais bavarder avec les sœurs de tous les couvents. Après l'avoir ouvert et regardé, en m'émerveillant, je le resserre, je me le remets sous le bras, puis je recommence à inspecter le logis des recluses; comme j'en causais plus tard à quelqu'un qui avait fait campagne, il me dit que je ressemblais à un capitaine qui veut livrer bataille à une ville, examine l'épaisseur des murailles, la profondeur et la largeur des fossés, l'endroit où les créneaux sont moins garnis de monde, puis donne l'assaut. Quoi qu'il en fût de ce que j'étais et de ce à quoi je ressemblais, j'entrai dans l'église et, pour ne pas faire tort à la robe de bure dont je m'habillais toutes les fois que je mêlais mes ruffianeries aux chastetés conventuelles, je pris d'abord de l'eau bénite, puis je me jetai à genoux et, après avoir marmotté un instant, m'être donné quelque Maxima culpa dans la poitrine et avoir allongé les bras en joignant les mains, je courbe la tête, je baise le sol, et alors je me relève et vais frapper au tour. Dès que j'ai frappé comme cela, tout doucement, tout doucement, j'entends un Ave qui me répond et, en me répondant, ouvre la grille. Je me renfonce entre mes épaules et je demande s'il n'y a pas ici une sœur qui veuille acheter le livre du Psalmiste.

La nourrice.—Tu disais tout à l'heure que c'était l'office de la Vierge.

La commère.—Ne peut-on pas avancer une erreur et être laissée en repos?

La nourrice.—Plût au ciel qu'on y fût laissé aussi bien pour avoir avancé deux vérités!

La commère.—A la bonne heure, donc. Quand la tourière entend que je veux vendre le livre, elle s'élance dans le couvent et n'y reste pas longtemps sans revenir vers moi[Pg 223] avec un troupeau de jeunes sœurs; on me fait entrer et voici que je lâche un soupir en disant: «—Jamais je ne mets les pieds dans un monastère sans que mon âme frémisse; rien que l'odeur de sainteté, de virginité qui s'exhale de votre église opère ma conversion et me fait regretter mes péchés. Enfin, vous êtes dans le paradis, vous n'avez aucun embarras d'enfants, de maris, de mondanités: vos offices, vos vêpres vous suffisent, et la récréation que vous prenez dans votre jardin, dans votre vigne, vaut mieux que tous les plaisirs dont nous jouissons.» Cela dit, je vais m'asseoir à côté de celle pour qui j'étais venue; j'ôte le livre de son enveloppe, je rencontre la première miniature et je la lui montre; aussitôt toutes les autres font cercle autour d'elle.

La nourrice.—Je les vois regarder le livre et je les entends babiller.

La commère.—Le cercle fait, elles reconnaissent Adam et Ève, et en voici une qui s'écrie: «—Maudit soit ce vilain figuier ou plutôt ce traître de serpent qui tenta la femme que voilà!» Elle la touchait du doigt et soupirait. Une autre lui répond et lui dit: «—Nous vivrions éternellement, n'était cette gourmandise pour un fruit. Mais si nous ne venions pas à mourir, nous nous mangerions l'un l'autre et le dégoût de la vie nous prendrait. Ève a donc bien fait de le manger.» «—Non, elle n'a pas bien fait,» cria le reste de la troupe. «Mourir, ah! retourner en poussière, hélas!» «—Pour moi, dit une petite fûtée, j'aime mieux vivre nue et déchaussée que mourir chaussée et vêtue; la mort à qui en veut!» Là-dessus, je tourne les feuillets et je trouve le Déluge; dès que je l'ai trouvé, je les entends dire: «—Oh! comme l'arche de Noé est naturelle! Ils semblent vivants, ceux qui se sauvent au haut des arbres et sur la cime des montagnes!» Une autre admire la foudre qu'il semble qu'on voit tomber dans le pêle-mêle des éclairs et des nuages; une autre, les oiseaux effrayés par la pluie; une autre, les gens qui s'efforcent de se raccrocher à l'arche; une autre, d'autres détails encore.

[Pg 224]

La nourrice.—On les avait volées à la chapelle, ces peintures-là.

La commère.—C'est ce qui se raconte. Après qu'elles eurent examiné le Déluge, je leur montrai le bois où tombe la manne, et à voir une si grande multitude, hommes et femmes, s'en remplir les tabliers, les girons, les mains, les corbeilles, elles étaient toutes joyeuses. En ce moment survint l'abbesse; aussitôt qu'elles l'aperçurent, elles coururent vers elle le livre à la main et, pendant qu'elles l'occupaient à voir les miniatures, je restait seule avec celle que je convoitais. L'occasion était favorable; j'exhibai les guimpes finement brodées et je lui dis: «—Que vous semble de ce travail?» «—Oh! que c'est galant,» s'écria-t-elle. «—Celui à qui cela appartient est bien galant aussi, lui dis-je, et je veux vous apporter demain quelques-unes de ses chemises brodées d'or, elles vous émerveilleront; mais sa grâce et sa gentillesse vous émerveilleraient encore bien davantage. Oh! le discret jeune homme! le riche personnage! Je vous confesserai mon péché: je voudrais être telle que je fus jadis et... suffit!» Tandis que je lui disais cela, je la regardais dans les yeux et les voyant comme je les voulais, je change de ton et je lui dis: «—Dieu pardonne à votre père et à votre mère qui vous ont mise en prison ici! et je sais bien ce que m'a dit le gentilhomme à qui sont les guimp...»

La nourrice.—L'adroit moyen!

La commère.—«... Il se pâme, il se meurt, il se ronge pour l'amour de vous. Vous êtes avisée, je crois que vous pensez à ce que vous êtes faite de chair et d'os, à ce que la jeunesse n'a qu'un temps...» Enfin, nourrice, les femmes ont dans le sang une douceur qui surpasse celle du miel, mais la douceur des religieuses surpasse le miel, le sucre et la manne. Celle-ci prit donc bien gentiment une lettre que je lui apportais de la part de celui qui me l'avait donnée; la chose fut conclue, on trouva les voies et moyens; il put venir près d'elle et elle put venir près de lui. Ma bonne astuce fut de laisser le livre qui m'ouvrait les portes à deux[Pg 225] battants; toujours je feignais de vouloir non le leur vendre mais le leur donner et jamais le marché ne se concluait.

La nourrice.—Ah! Ah!

La commère.—En deux jours, je rendis toutes les religieuses folles de mon babil; je leur racontais les plus étranges aventures du monde et contrefaisant tantôt la folle, tantôt la sage, bienheureuse était celle qui pouvait le mieux me choyer. Je leur disais ce que l'on pensait de Milan et qui allait en devenir le duc; je leur déclarais si le pape était pour le parti impérial ou pour celui de la France; je leur prêchais la grandeur des Vénitiens, leur disais combien ils sont habiles, combien ils sont riches. Puis je me mettais sur le chapitre d'une telle ou d'un tel, je divulguais les amants de celle-là, je leur disais qui était grosse, qui ne faisait pas d'enfants, quels étaient ceux qui traitaient bien ou mal leurs femmes, et je leur expliquais jusqu'aux prophéties de sainte Brigitte et de Fra Giacopone da Pietrapena.

La nourrice.—Quelle tête!

La commère.—Me voici maintenant sur le seuil d'une dame noble, riche (mariée à un grand gentilhomme que l'on attendait de jour en jour), le chapelet à la main; mâchonnant des Pater nostri et des soupirs, un billet doux dans le corsage et portant en outre quelques écheveaux de fil fin dans une pochette que j'avais au tablier. Je frappe doucement et je prie la servante, qui du haut de la fenêtre demandait: «Qui est là?» de vouloir bien dire à sa maîtresse que c'est moi; que je lui apporte du fil si beau qu'on lui dirait vous; comment cela se trouvait une occasion par suite d'un marché défait. Je l'entends qui vient m'ouvrir et je pénètre à l'intérieur aussi furtivement que le filou qui, à l'aide de pinces et de limes sourdes, démonte enfin la serrure d'une boutique guignée par lui depuis un mois. Je monte à l'étage et, avec une révérence qui pouvait passer pour un agenouillement, je dis à la dame: «—Dieu vous conserve cette grâce, cette beauté, ce charme de votre personne, ornée de toute vertu, noblesse et courtoisie!»

[Pg 226]

La nourrice.—Belle salutation!

La commère.—Elle me dit: «—Asseyez-vous, vous dis-je.» Je m'assieds, en m'asseyant je soupire bien fort et, avec deux petites larmes sèches et altérées, je me ramasse en un peloton, je lui raconte mes tourments, la cherté de tout, le peu d'aumône qu'on fait. Mes paroles l'émeuvent de compassion et, dès que je la vois émue, je lui lâche d'une bouche tremblante: «—Si les autres étaient comme vous, la pauvreté serait une richesse pour une femme comme moi. Qu'est-ce que vaut une beauté cruelle? quels éloges peut-on en faire? quel paradis est le sien? Combien d'infortunées meurent dans les rues sans que personne y prenne garde? Combien dans les hôpitaux ne sont visitées à jamais de l'Œuvre de miséricorde? Mais laissons tranquilles les pauvres femmes; combien d'hommes au lieu d'ouvrir la main la ferme, grâce à la cruauté, à la dureté que le diable a mise au milieu du cœur de celles qui pourraient venir en aide aux affligées et, rien que d'une parole ou d'un regard, sans la moindre action, les tirer de peine ou de misère? Soyez donc bénie, vous, soyez adorée, puisque votre pitié, votre compassion ne souffrira pas que je sois forcée de donner pour rien ce paquet de fil.» Et en le lui posant dans la main, je me mets à sourire et je lui dis: «—Il m'arrive aujourd'hui une chose qui ne m'était pas encore arrivée de ma vie.»

La nourrice.—Le comble de l'art du maquerellage de la maquerelle est ton élève.

La commère.—La dame se tourne vers moi et me dit: «—Que vous arrive-t-il?» Je lui réponds: «—En regardant les gracieux mouvements de vos yeux, les boucles de vos cheveux qui s'échappent de dessous votre voile, votre front spacieux, l'arc délié de vos sourcils, le vermillon de vos lèvres et toutes les autres divinités de Votre Seigneurie, je me sens éprouver plus de consolation que je n'avais de chagrin avant que ma bonne fortune et votre courtoisie ne m'eussent fait la grâce de m'amener en votre présence.»[Pg 227] Elle, en se rengorgeant me dit: «—Toute la grâce est vôtre.—Non, vôtre,» répondis-je; «j'en fais l'honneur à Votre Seigneurie. Ah! qu'il a bien raison de vous adorer, de brûler pour vous!...» Ici je m'arrête, j'entame le chapitre du fil et j'en demande tant la livre, plus ou moins, comme il lui plaira. Quelle pauvre chose est la femme et de combien peu de cervelle! A peine lui ai-je lâché ce «Il a bien raison de vous adorer et de brûler pour vous,» qu'elle devient toute rouge et que, s'enchevêtrant dans le marché du fil, elle ne peut arriver à le conclure. Je m'aperçois qu'elle a grand désir d'approfondir cette matière, bien plus importante que tous les écheveaux et toutes les aiguillées de fil, et je la gratte où cela la démange en ajoutant: «Qui n'a pas d'esprit, tant pis pour lui; mieux vaut vivre désespéré à cause de vous que satisfait auprès d'une autre.» Comptant alors qu'elle est abattue du coup de lance que vient de lui porter mon patelinage, je tire la lettre de ma poche et je la lui plante dans la main. Voici qu'elle se jette sur moi en s'écriant: «—A moi, hein? à moi, ha?... Et pour qui me prends-tu? Qui crois-tu que je suis? Il me vient une envie de t'arracher les yeux avec les ongles; avec mes ongles il me vient envie de te les arracher, excommuniée, ruffiane, fainéante que tu es! Va-t'en avec Dieu; sors-moi de la maison, et si jamais tu as l'audace de revenir, tu me le payeras pour cette fois-ci et pour cette fois-là. Est-ce ainsi qu'on me traite d'une telle façon?»

La nourrice.—Je me compisse de peur à ton intention.

La commère.—Pense à ce que je dus faire en me voyant jetée du haut en bas de l'escalier. Comme je cherchais à battre en retraite, le mari survient, la maman accourt au bruit et, par surcroît, le frère, lui qui ne sortait jamais du cabinet d'étude. Me voyant en de si mauvais draps, je ramène l'assurance dans mon cœur, mes menteries habituelles sur le bout de ma langue, l'effronterie sur ma figure; en une minute je hausse la voix et je dis à la jeune: «—S'il vous semble que je vous demande trop cher pour le fil[Pg 228] dites: «Il ne fait pas mon affaire», sans m'accabler d'injures»; à la vieille: «Qui sait mieux que vous combien il vaut la livre?»; au frère: «Vous n'avez rien à régler avec moi»; au mari qui me heurte en criant: «Que viens-tu faire ici?» je réponds: «—Je me suis trompée de porte, que Votre Seigneurie m'excuse.» A l'aide de ces expédients, je me tirai du mauvais pas.

La nourrice.—Une autre s'y serait perdue.

La commère.—En semblables occurrences, il faut user du stratagème dont use le renard quand il se voit acculé par les chiens, les bâtons, les filets et la paille enflammée. Il ne perd pas la tête, garde son sang-froid et fait mine de vouloir s'échapper tantôt par ce côté, tantôt par cet autre; chaque mouvement qu'il fait, ses assaillants l'imitent et ils le laissent se sauver sans savoir comment.

La nourrice.—Dix fois, j'ai vu ce que tu dis là.

La commère.—Mais tu crois peut-être que celle dont je pensais fuir le courroux s'était mise en fureur pour tout de bon? Nullement, nourrice; elle recueillit les morceaux de la lettre qu'elle avait déchirée, foulée aux pieds, criblée de crachats; elle la reconstitua, et la lut et la relut mille fois; de sa fenêtre elle la montra à celui qui m'avait envoyée la porter et, pour que je ne conservasse pas un seul doute, l'amant me fit voir de mes propres yeux comment elle devint sa maîtresse, sans autres messages. Un jour après dîner, il me fit place en secret quelque part d'où je la vis se déshabiller toute nue (il faisait grand chaud) et se coucher avec lui; la chambre donnait sur un jardin, ce qui fut cause que les cigales, dont le babil était étourdissant à cette heure, m'empêchèrent d'entendre ce que Madonna lui disait. Mais je la vis très bien, si j'ai de bons yeux, je la vis on ne peut mieux, car il la contempla sur toutes ses faces. Elle s'était relevé les cheveux sur la tête sans aucun voile et ses tresses lui faisaient une toiture à son beau front; ses yeux flambaient et riaient tout ensemble sous l'arc de l'un et de l'autre de ses sourcils; ses joues semblaient, à proprement[Pg 229] parler, du lait parsemé de graines d'écarlate, d'une couleur tendre, tendre; oh! le joli nez, sœur, le gracieux menton qu'elle avait! Sais-tu pourquoi je ne te parle ni de la bouche ni des dents? Pour ne pas gâter leur réputation en en parlant. Elle avait un cou, ô Dieu! une gorge, nourrice, et deux tétins à faire se corrompre les vierges et mettre froc bas aux martyrs. Je m'égarai en contemplant le bas du corps, avec son bijou pour nombril au mitan, et je me perdis dans la gentillesse de cet objet qui est la cause de tant de folies, de tant de querelles, de tant de dépenses et de tant de paroles; quant aux cuisses, aux jambes, aux pieds, aux mains, aux bras, que ceux qui savent louer dignement les louent à ma place. Encore ne t'ai-je parlé que des parties du devant. Les merveilles qui me mirent hors de moi, ce sont les épaules, les reins et le reste de ses charmes. Je te jure par mon petit mobilier, et je permets au feu, aux voleurs, aux sbires de le mettre à sac, si pendant cette contemplation je ne portai la main à ma chosette et me la frottai comme se frotte le machin quiconque n'a pas où le mettre.

La nourrice.—Pendant que tu étais en train de me raconter tout cela, j'ai éprouvé cette douceur qu'on éprouve quand on rêve avoir son amoureux entre les jambes et qu'on se réveille au bon moment.

La commère.—Après tous ces badinages, ils se jetèrent sur le lit, s'embrassèrent étroitement et firent désespérer l'air de la chambre parce qu'il ne trouvait plus moyen de se glisser entre eux deux. Comme ils se tenaient ainsi embrassés, les cigales se turent par bonheur pour moi, car ce que disent les amoureux n'est pas moins charmant que ce qu'ils font. Avant d'en venir à croiser le fer, le jeune homme, qui était aussi spirituel que noble, la fixa, les yeux dans les yeux, et la contemplant sans lever son regard, lui dit ces vers que je voulus tenir de lui par écrit et que je me suis colloqués dans la mémoire avec bien d'autres rimes que je réciterais le cas échéant:

[Pg 230]

Qu'il n'ait cure du Ciel celui qui vit sur terre
En amant heureux, content de son amour;
Qu'il ne souhaite d'aller là-haut, parmi les dieux,
Jouir du bonheur auquel toute âme aspire;
Car au bien suprême atteint, à ce qu'il semble,
Rien que le jeu d'amour, et dans le moment
Où sur la joue de sa Dame on imprime un baiser,
On goûte presque les plaisirs du Paradis.
Oh! bienheureux ceux qui ont deux cœurs
En un seul cœur, et deux âmes en une âme,
Deux vies en une vie, et calment leurs ardeurs
Dans un apaisement voluptueux et doux!
Plus heureux encore ceux dont les tendresses
Étant partagées sont exemptes de toute crainte!
Jalousie, ni envie, ni destin contraire
Ne gâtent leur plaisir, jusques à la mort.

La nourrice.—Ces vers me sont rentrés dans l'âme; qu'ils sont doux, qu'ils sont suaves!

La commère.—Après qu'il eut récité les deux stances, dont se délectèrent les oreilles de la jeune femme, ils en vinrent au fait. Leurs seins se pressaient si fort l'un contre l'autre que leurs cœurs pouvaient se confondre en un même battement; ils se becquetaient si amoureusement que leurs âmes montaient de plaisir jusqu'à leurs lèvres et qu'en se les buvant ils goûtaient les joies célestes; oui, les susdites âmes tressaillirent d'allégresse pendant que les «Ah! ah! Oh! oh!» les «ma vie, mon cœur, je me meurs, attends que j'y sois», allèrent jusqu'au bout. Alors tous les deux retombèrent épuisés, en se soufflant l'un à l'autre leur âme dans la bouche avec un soupir.

La nourrice.—Une Sapho, un Tibaldeo, un Pétrarque ne saurait pas raconter aussi bien la chose. Mais ne me parle pas d'eux davantage et laisse-moi avec le miel à la bouche.

La commère.—Je le veux bien, mais je te fais tort du sommeil qui lentement, lentement envahit leurs yeux, de sorte que leurs paupières se relevaient et s'abaissaient, leur[Pg 231] ôtant puis leur rendant la lumière, absolument comme un petit nuage ôte et rend son éclat au soleil, selon qu'il passe devant lui ou s'en éloigne.

La nourrice.—Comme il lui plaira.

La commère.—Un homme de qualité, un renommé personnage, qui avait plus de vertus que n'en a la bétoine, remarqua certaine veuve, ni vieille ni jeune, fort belle et pleine d'agréments, qui presque chaque matin venait à la messe. Pour attraper l'un ou l'autre, comme j'en vins à bout, j'arrivais toujours à l'église avant elle et je m'installais sur les marches de son autel préféré; j'en usais ainsi d'abord pour lui donner l'occasion de me parler, ne fût-ce que pour me dire: «Ote-toi de là», et c'est ce qui advint; chaque fois qu'elle me voyait, elle me saluait gracieusement et souvent me demandait comment allait ma santé, si j'avais un mari, combien je payais de loyer et autres histoires. Celui qui la lorgnait en prit occasion de me faire l'intermédiaire de ses amours; un soir, il vint me trouver en secret et m'exposa sa requête d'honnête façon. Moi qui ai mon latin en bouche je promets sans promettre; je promets en lui disant: «Une pauvre femme comme moi n'est que l'humble servante d'un homme comme vous»; et je me rétracte en ajoutant: «Je doute de réussir; toutefois, je lui parlerai, soyez-en certain.» Je le fais alors venir à l'église, je m'approche de la veuve et je l'entretiens d'autre chose, puis, me retournant vers lui, je lui fais entendre par signes qu'elle riait de ce que je lui avais parlé de lui, tandis qu'elle riait de mon simple bavardage; le voilà bien content.

La nourrice.—Quelle pitié!

La commère.—L'office achevé, je retourne à la maison et il arrive; je lui touche la main et je lui dis:—«Bon profit vous fasse tout le bien qu'elle vous veut! Je ne pouvais lui parler de chose qui lui agréât davantage. Pour la première fois, elle ne s'est pas risquée à me dire toute sa pensée, mais qui ne la devinerait pas? Écrivez-lui donc une lettre, avec quelque petit sonnet, car elle en est friande, et[Pg 232] je la lui remettrai.» Dès qu'il entendit parler de la lettre, il sortit une couple de ducats:—«Je ne vous les donne pas en payement», me dit-il, «ce sont les arrhes de ce que je compte vous offrir, et ce soir même j'apporterai la lettre.» Il s'en va et revient avec la lettre enveloppée dans un morceau de velours noir, liée avec un cordon de soie vert; il la baise et me la présente: je la rebaise et je la prends.

La nourrice.—Cérémonies pour cérémonies.

La commère.—Après l'avoir empochée, je congédie mon homme et je promets de porter la lettre le lendemain. Je me rends à l'église, je rencontre la dame et je ne lui parle pas, voyant avec elle une servante qu'elle n'avait pas coutume d'amener; sans rien de plus, je m'excuse vis-à-vis de lui.—«C'est bien», me dit-il, «ce qui ne se peut ne se peut; pourvu que vous pensiez à moi, cela me suffit.»—«Comment cela, penser à vous? Je remettrai la lettre aujourd'hui même, ou je crèverai; laissez-moi faire, je veux aller chez elle. Soyez ici à deux heures et j'aurai quelque chose à vous dire.» Il me remercie, renouvelle ses promesses, lâche un autre petit ducat et tourne les talons. Un bout de temps après, je me rends chez la veuve, à qui je ne demande que si elle n'a pas un peu de lin, d'étoupe ou de chanvre à me donner, pour filer. Tu te souviens bien de ce que je t'ai dit que dans les maisons riches j'allais vêtue en pauvresse et, dans les maisons pauvres, vêtue en femme riche. J'obtins du lin et tout ce que je voulais, puis, l'homme étant revenu me voir, je lui dis: «Je la lui ai remise de la façon la plus adroite, la plus rusée du monde», et après lui avoir conté une histoire qui n'était ni vraie ni même approchant du vrai, je lui fais croire que j'irai le lendemain soir chercher la réponse. Le lendemain matin arrive, et j'avais à aller endoctriner une de ces petites dévideuses de soie, assez jeune, gentille et pauvre au possible. Je laisse une nièce que j'ai à la maison et j'oublie la lettre que je n'avais ni donnée ni l'intention de donner; elle était dans le tiroir de ma table; fatal oubli qui faillit causer ma perte, car le particu[Pg 233]lier qui me l'avait remise vient chez moi sans que j'y fusse et la gamine lui ouvre; il farfouille dans le tiroir, trouve sa lettre et la met dans sa poche en se disant: «Je veux voir ce que va dire cette gueuse de maquerelle, en retour de mes bons offices.»

La nourrice.—Te voilà les os moulus.

La commère.—Doucement. Je rentre, mais comme le cœur me disait: «Il y a quelque chose», je regarde dans le tiroir, je n'y vois plus la lettre et je fais venir la gamine; elle me dit: «Messire un tel est arrivé», et tout de suite je songe à imaginer une excuse. Aussitôt, le voici qui vient à moi, sans se troubler aucunement; il m'aborde en souriant comme à l'ordinaire et me parle tout au naturel. Mais ta madrée commère ne s'y laisse pas prendre, elle se rapproche de lui et lui dit: «Je sais que vous n'accordez pas à vos pauvres servantes le temps de dormir, ni celui de digérer leur dîner; sur mon âme, j'ai passé l'une des plus mauvaises soirées et des plus tristes nuits que l'on puisse avoir. Il est vrai que je vous ai dit avoir remis la lettre, je ne le nie pas, et je ne vous ai pas dit cela pour vous en conter. Mais je n'ai pas trouvé l'occasion de la remettre et, certaine que j'étais de pouvoir le faire ce soir même, je me dis: Peu importe de lui en avoir donné l'assurance, du moment que sa commission sera faite à temps. Maintenant, vous avez repris votre lettre et je suis sûre que vous ne croiriez plus de moi la vérité même. Mais rendez-la-moi et vous verrez, non pas demain, mais après-demain, ce dont je suis capable.»

La nourrice.—La bonne trame!

La commère.—Notre homme, tout radouci et tout bonasse, tire la lettre de sa poche et me la rend. «—Certes, j'étais un peu en colère, dit-il, parce qu'il me semblait être traité en nigaud, mais je suis un homme raisonnable; j'accepte donc vos excuses et tout mécontentement s'est envolé; la faute se réparera par la diligence.—Je sais bien, répliquai-je, que c'est chose grave de ne pas dire la vérité à[Pg 234] un seigneur tel que vous; mais c'est fait, songeons au remède.» Il s'en va empochant ces bêtises, et moi de rire et de déplier la lettre. Nourrice, jamais on ne vit plus belle affaire; chaque lettre semblait une perle et il n'y aurait pas au monde une dame, si dure et si revêche fût-elle, que n'eussent remuée les paroles qu'on y lisait. Oh! les belles imaginations! les jolies façons de supplier! les engageantes manières d'attendrir et de faire brûler quiconque! Je pris un étonnant amusement à lire et à relire ce petit madrigal, qui s'y trouvait inclus:

Dame, la beauté qui passe toute merveille
Est belle seulement parce qu'elle vous ressemble.
Pour la rendre plus belle encore,
Dissipez vos glaçons et éteignez ma flamme;
Vous serez d'autant plus belle à merveille
Qu'avec la pitié vous aurez plus de ressemblance,
Car enfin vous en recevrez blâme
Si c'est en vain que mon espoir espère,
Et l'on dira: Est cruelle à merveille
La cruauté, rien que parce qu'elle vous ressemble.

La nourrice.—C'est gentil.

La commère.—Après l'avoir lue tout à mon aise, je la laissai là et, avec le velours dont elle était enveloppée, je me confectionnai deux sachets à porter au cou, tout en riant de celui qui attendait la réponse, laquelle vint comme tu vas voir. Quand je retournai chez la veuve, j'entendis que l'on y criait à propos de je ne sais quelle chaîne de cou brisée en quatre morceaux pendant qu'on tirait dessus: c'était le plus beau travail qu'on eût jamais vu, un travail comme personne à Rome n'en sait faire; aussi madonna menait-elle grand tapage. En femme rusée, je pense à la malice et je lui dis: «—Ne vous emportez pas: quand vous viendrez à la messe, je vous aboucherai avec un maître orfèvre, que vous avez peut-être aperçu quelquefois, et il vous la raccommodera si bien qu'elle sera plus belle aux endroits brisés que là où elle est restée intacte.» Elle se calma aussitôt[Pg 235] et me répondit: «—Tâchez de venir à l'église demain matin sans faute.» Je lui promets, rentre au galop chez moi et, le temps de dire un bénédicité à table, le galant apparaît. «—Il faut être femme, lui dis-je, et avoir la volonté de vous servir comme je viens de le faire. Votre lettre a plu, et tellement; tellement, que cela vous semblera étrange; c'étaient des larmes, un tas d'affaires, des soupirs, ne m'en parlez pas, sans compter les petites risettes. Dix fois elle a lu les vers et en a fait des éloges, je ne peux pas vous dire; ce ne fut pas sans la baiser et la rebaiser qu'elle la nicha entre ses deux seins de neige et de roses, et la conclusion c'est que demain matin à l'église, quand tout le monde sera parti, elle désire vous parler.» En apprenant cela, voici notre homme qui veut me remercier à voix haute. «—Doucement, lui dis-je, on chemine doucement aux endroits scabreux.—Comment, quels endroits scabreux? me demanda-t-il.—Je vais vous le dire, répliquai-je.» Elle ne se fie pas à sa suivante et, de peur que votre secret ne se découvre, nous avons trouvé un joli expédient. La noble dame a brisé une chaîne à laquelle elle tient beaucoup; elle fera semblant de prendre Votre Seigneurie pour un orfèvre et, afin que cette rapporteuse de suivante ne s'aperçoive de rien, elle vous présentera la chaîne, vous demandera ce qu'il en coûtera pour la raccommoder et quand elle pourra la ravoir. Tâchez de ne pas sortir de votre rôle et arrangez-vous de manière à la contenter.

La nourrice.—Quelle diable d'intrigue!

La commère.—La comédie fut jouée; ils s'abouchèrent ensemble et tu aurais crevé de rire si, pendant que le benêt maniait la chaîne, tu avais vu lui trembler les lèvres et les mains. Il s'efforçait de parler par paraboles, ne parvenait pas à se faire entendre et comprenait encore moins la veuve. A la fin, il s'éloigna en lui promettant de lui envoyer, pour quelle pût le voir, un travail de même genre que celui de la chaîne brisée. Il se laissa mener par le bout du nez trois mois durant, grâce à mes «Aujourd'hui ou demain, vous[Pg 236] serez aux prises avec elle», et je parlai de lui à la veuve tout autant que tu lui en parlas toi-même. A la dernière extrémité, il vit clair, et, de la honte qu'il eut de s'être laissé promener de la sorte, n'osa souffler mot. Entre autres bonnes farces, il rougissait surtout d'une bonne aubade donnée par lui à la veuve, pour laquelle aubade il avait rassemblé les premiers musiciens d'Italie, avec ou sans instruments, et s'était mis à chanter de jolis vers tout à fait nouveaux.

La nourrice.—Si tu t'en souviens, dis-les-moi.

La commère.—Que je me souvienne aussi bien de la mort, qui viendra, et des prières que ma mère m'enseignait quand j'étais petite! Il lui chanta sur son luth:

Ma douce flamme, ma maîtresse,
Quand je vois tout mon bonheur sur votre visage,
Je dis que là seulement est le Paradis;
S'il est autre part,
Il doit être une image prise sur vous,
Et il n'est beau que pour ressembler à votre figure.

La nourrice.—Court et bon.

La commère.—Puis ils chantèrent sur le livre, entourés d'une foule de gens:

Puisque le monde refuse de croire
Qu'en moi, grâce à l'amour, habite tout malheur,
Tandis que tout bonheur réside en mon ennemie,
O Roi cruel des races maudites,
Et toi, le Dieu des Dieux,
Pour grâce je voudrais
Qu'un de vous arrachât aux flammes, aux monstres, aux glaçons,
La plus tourmentée des âmes,
Et l'autre l'âme la plus heureuse;
Aux anges du ciel;
Que la mal partagée fût une heure avec moi
Et la bienheureuse avec ma Dame.
Je suis certain que la coupable dirait à tous,
Mise en fuite par mes gémissements:
«J'endure pour mes péchés moindre supplice;»
Et que pleine de joie, l'âme bienheureuse,
[Pg 237] Prise au filet de ce doux visage,
Ne voudrait plus retourner là-haut;
Car en moi est un Enfer plus cruel,
Et en elle un Paradis plus sempiternel.

La nourrice.—Voilà qui est stupidement beau; tes bavards de poètes peuvent se vanter de dire de grandes sottises et de délirer continuellement.

La commère.—Aux peintres et aux poètes il est permis de mentir, et c'est pour eux une façon de parler que de grandir les dames qu'ils aiment et le tourment qu'ils éprouvent à les aimer.

La nourrice.—Une corde! et qu'on m'attache ensemble peintres, sculpteurs et poètes: ce sont tous des fous.

La commère.—Les peintres et les sculpteurs (j'en demande pardon au Baccino) sont des fous volontaires; la preuve, c'est qu'ils s'ôtent le sentiment à eux-mêmes pour en douer un tableau, un morceau de marbre.

La nourrice.—Raison de plus pour les lier.

La commère.—Nous oublions ceux qui chantent:

Beaux yeux, pour vous, pour vous, j'aime à mourir,
Vous m'avez, vous m'avez assassiné.

La nourrice.—Va, si tu veux.

La commère.—Et celui qui dit à la fin, s'adressant à je ne sais quels yeux:

Ah! si le soleil, sur cette terre,
Faisait la nuit claire, comme vous faites!

Je veux te raconter les moindres vétilles, parce qu'il n'y a pas de doute que la maquerelle doive parfois ressembler à l'araignée; s'il arrive que ses projets soient renversés, elle les reprend comme l'araignée refait sa toile à l'endroit rompu. De même que l'araignée reste tout un jour pour attraper une mouche, ainsi la maquerelle doit guetter, immobile, pour attraper n'importe qui, et, l'occasion se présentant, elle en tire aussitôt profit, comme l'araignée se[Pg 238] jette sur le moucheron tombé dans ses fils; le gibier a beau n'être pas bien gros, qu'importe! suffit qu'on puisse becqueter une bouchée. Quand la maquerelle parvient à se faire héberger à crédit, grâce à la bêtise de quelqu'un, elle suce le sang de la bourse, comme l'araignée suce le sang des mouches qu'elle attrape. L'araignée est toujours éveillée: la maquerelle de même; l'araignée court au moindre fétu qui vole sur la toile: la maquerelle court immédiatement ouvrir à qui frappe à sa porte, et toujours guette, comme guette l'araignée.

La nourrice.—Je ne crois pas que la nature, quoiqu'elle fasse les choses dont tu tires tes comparaisons, sût aussi bien que toi trouver toutes ces similitudes.

La commère.—Oh! songe à ce que ce serait si je m'y appliquais.

La nourrice.—Si tu t'y appliquais, tu stupéfierais le ciel.

La commère.—Oui, je ferais de belles choses, bien que je ne me soucie pas de la gloire et que je ne sois pas de ces vaniteuses qui tiennent toute la rue et gonflent les joues à la Renommée. Je reste dans mes jupes et me contente de ce que je suis. Mais laissons là les autres murmurer. Moi, ma chère nourrice, j'ai navigué par tous les temps, sans jamais perdre une heure, et j'ai toujours gagné peu ou prou. Parfois, après dîner, je m'en allais du côté des Banchi, par le Borgo, jusqu'à Saint-Pierre, et je guignais de l'œil ces imbéciles d'étrangers, que l'on reconnaît autrement que ne se peuvent reconnaître les melons. Dès que j'en avais avisé un, je l'abordais tout bonnement, bêtement, je le saluais et lui disais: «—De quel pays êtes-vous, homme de bien?» Puis je lui demandais depuis combien de temps il était à Rome, s'il cherchait quelque protecteur et autres balivernes. Je me familiarisais tout de suite avec lui, et l'amitié conclue je m'émerveillais comme lui de tout ce monde qui, continuellement, passe sur le pont Saint-Ange. A la fin, je lui disais: «—De grâce, venez donc avec moi jusqu'où je loge, j'ai[Pg 239] des comptes à rendre à ma maîtresse et je ne connais rien à ces baïoques, à ces demi-Jules, à ces Jules tout entiers; je ne sais ce que vaut un ducat de chambre ou un autre.» Le nigaud, avec un «Très bien, volontiers», sans se douter de rien, venait avec moi et je l'emmenais dans une chambrette où se trouvait quelque petite salope de putain, à qui en arrivant je disais: «—Appelez votre mère.» Elle, qui comprenait l'argot, me répondait: «—Ma mère vous attend chez sa tante, elle a dit que vous alliez la trouver tout de suite, quelqu'un voudrait vous parler, puis vous reviendrez faire les comptes.»

La nourrice.—Que de ruses, de trames et de manigances! Mais je ne vois pas clair encore.

La commère.—«C'est bien», disais-je, et me retournant vers le dindon: «Je suis à vous à l'instant, faites la collation en m'attendant.» Lui, qui guignait de l'œil, du haut en bas, la pouliche toute dressée, répondait: «—Allez, allez, je vous attendrais une année entière plutôt qu'une seule minute.» Mais à quoi bon perdre le temps à bavarder? Le pauvre homme, ne pouvant résister aux agaceries que lui faisait la petite gueuse, tombait dans le panneau, et, au moment où il croyait pouvoir s'en aller sans payer l'écot, elle se mettait à hurler, lui arrachait sa cape de dessus les épaules et le flanquait à la porte avec un torrent d'injures.

La nourrice.—Ah! ah! ah!

La commère.—Tous les jours, j'attrapais ainsi quelqu'un, et qui n'avait pas un quattrino en poche y laissait les habits qu'il avait sur le dos. Ils pouvaient tous attendre mon retour.

La nourrice.—Qui ne sait pas nager et se lance au plus creux sans ceinture de jonc et sans calebasse est sûr de se noyer vite. Je dis cela pour celles qui se mettent en tête de vouloir maquereller sans guide.

La commère.—Tu comprends le métier.

La nourrice.—Si je ne le comprends pas, du moins il me semble le comprendre.

[Pg 240]

La commère.—Écoute bien attentivement celle que je vais te dire.

La nourrice.—Je ne souffle plus mot.

La commère.—Je ne sais comment s'y prit le diable pour faire faire le faux pas à la femme d'un homme de marque, fameuse par sa beauté; elle se sauva et personne ne sut jamais avec qui. Pendant que l'on ne parlait que de son départ, j'appelle le favori d'un grand personnage et je lui fais jurer sur la sainte pierre de tenir secret ce que je vais lui dire; il jure. Je lui annonce alors, pendant qu'il me donnait la main en signe de foi, que la femme du bel ami était dans ma chambre, mais enfermée dans une obscurité complète et qu'il en adviendrait grand malheur s'il découvrait la chose à personne. M'entendant dire qu'elle est entièrement à ma disposition, il se met à m'accabler de câlineries, me donner de la maman, de la madonna, de la petite sœur, de la souveraine; moi: «—Je ne voudrais pas que cela se sût», lui dis-je, «car outre que la pauvrette courrait le risque d'être tuée, moi je me casserais le cou, l'épaule et la cuisse; je serais fouettée, marquée, brûlée peut-être.»

La nourrice.—Notre homme va besogner quelque chambrière; il me semble voir cela d'ici.

La commère.—Quelle autre voudrais-tu qu'il besognât?

La nourrice.—Ne te l'ai-je pas dit?

La commère.—Nourrice, après bien des cérémonies et non sans lui avoir souhaité bonne chance, je le conduisis à tâtons entre les bras de la chambrière que tu as devinée: il la paya et la besogna comme il faut et, après m'avoir remerciée, s'en fut trouver un ambassadeur, en exigeant sa parole, lui raconta la trame, et force fut à l'ambassadeur de venir sous un déguisement tâter de la chambrière: il en tâta et retâta plus de dix fois, et non seulement lui, mais une centaine de chevaliers, d'officiers et de courtisans vinrent le lui mettre; je gagnai à ce jeu presque tout ce que je possède.

La nourrice.—Dis moi, la filouterie fut-elle découverte?

La commère.—Oui, elle fut découverte.

[Pg 241]

La nourrice.—Comment?

La commère.—Un beau matin que par hasard elle s'était appliqué sur l'estomac un tonsuré, comme il faisait grand froid, un réchaud de charbons allumés que j'avais placé dans la chambre jeta un peu de flamme, et le monsignor aperçut le visage de la donzelle. Voyant que ce n'était pas celle qu'il croyait, il voulut me manger, m'envoya une bordée d'injures, des plus grosses, deux ou trois fois m'enfonça les doigts dans les yeux pour me les arracher et ne put se retenir de m'administrer une volée de coups de poing. Si ma langue n'était venue à mon secours, j'étais démolie. Peu s'en fallut ensuite, quand le bruit courut du tour que j'avais joué à tant de monde, que le mari de la femme envolée ne me taillât en pièces et en morceaux: il lui semblait véritablement que cette seconde histoire le déshonorait plus que la première. Mais qui échappe une fois échappera cent fois; bientôt ma bonne farce ne fit plus que rire.

La nourrice.—A la bonne heure!

La commère.—Que de putains, que d'hommes j'ai trahis, assassinés, bafoués, durant ma vie!

La nourrice.—Ton âme en payera les arrérages.

La commère.—Patience! On ne peut pas être en même temps une sainte et une maquerelle; et supposé que mon âme paye les dettes de mon corps dans l'autre monde, elle pourra dire: «Qui jouit une bonne fois ne pâtit pas toujours»; puis, il est toujours temps de se repentir.

La nourrice.—C'est vrai!

La commère.—J'ai fait coucher vingt marchands de volailles, trente porteurs d'eau et cinquante meuniers avec les plus huppées courtisanes qu'il y ait ici, en leur faisant accroire que c'étaient des seigneurs et des chevaliers «venus pour leurs beaux yeux», comme dit l'Innamoramento; la vérité, c'est qu'ils payent en conséquence. Puis, tournant le feuillet, j'ai fait travailler de grandes salopes par de hauts personnages, en fardant leurs laideurs de belles nippes louées à la journée, et je ne puis me tenir de t'en raconter[Pg 242] une bonne que je fis, au très utile profit de la signora et au mien. Prends-y garde, petite sœur, quoique je te dépeigne comme on ne peut plus accorte la courtisane dont je te parle, enfonce-toi bien dans la tête que toutes ses gentillesses étaient accommodées à mon huile et à mon sel.

La nourrice.—Il n'est pas permis de croire le contraire.

La commère.—Débarqua par chez nous un marchand étranger, qui y restait pour ses affaires huit mois de l'année. Comme le voulut Amour, il s'éprit d'une des plus huppées, une femme qui se tenait beaucoup mieux que je ne saurais te dire. Notre homme en étant échauffé, comme de juste, et n'avisant aucun moyen, me tomba entre les mains et me confia son tourment. Je lui répondis par ces: «Je verrai;... je ne sais pas;... cela se pourrait;... peut-être bien;... mais...» qu'on entremêle, dans le doute où l'on est d'obtenir quelque chose. Néanmoins, je vais la voir, je parle, j'y retourne; je donne à l'homme quelque espoir, puis je le lui ôte, un tas de singeries. Il me donne à porter des lettres, puis des sonnets, et je vais les remettre à sa dame.

La nourrice.—Toujours billets doux et sonnets sont envoyés les premiers en ambassade; pourquoi pas de bons écus? Il faut pourtant offrir autre chose que du papier et des vers, si l'on ne veut se le secouer à l'odeur d'une telle ou d'une telle.

La commère.—Tu parles bien; néanmoins, les gentillesses sont des gentillesses, et les chansons étaient déjà fort à la mode en ce temps-là. Celle qui n'en aurait pas su une foule, des plus belles et des plus nouvelles, en serait morte de honte, et les putains ne s'en délectaient pas moins que les maquerelles. La Nanna que voici ne me laisserait pas dire une fausseté, et je sais bien tout le profit qu'elle en tira de ses chansons, sans compter l'amusement qu'elle procura un bout de temps à tout le monde avec celle qui dit:

Je possède, mesdames, certain objet,
Qu'alors que de deux l'Amour en fait un,
[Pg 243] Vous possédez également:
Il est blanc, sa tête est pourpre,
Ses cheveux sont noirs comme l'encre.
Il se redresse si on le touche
Et toujours a le lait en bouche;
Il croît et diminue souvent;
Il n'a pas d'oreilles et entend.
Maintenant, sur votre foi,
Dites-moi donc ce que c'est.

La nourrice.—Je le sais bien; tu veux parler de la queue.

La commère.—De la queue, oui, madonna. Mais plus le monde se fait vieux, plus il devient méchant, et les talents des courtisanes consistent aujourd'hui à savoir paraître; celle-là en est remplie qui a de l'adresse et de la chance, comme la Pippa doit l'avoir entendu dire à sa mère. Mais revenons au marchand à qui je dis, après la moitié d'un mois de démarches:—«La signora est heureuse de vous faire plaisir, et ne croyez pas que ce qu'elle en fait ce soit pour vos écus, l'argent ne lui manque pas. C'est votre gracieuseté, votre belle mine qui l'ont mise à mal.» Après lui avoir dit qu'elle viendra chez moi et que, pour garder les convenances, elle ne peut accepter qu'il vienne chez elle, je l'amène effectivement et ils font l'affaire ensemble; il l'eut plusieurs fois, toujours à la dérobée, et il fit de riches cadeaux, persuadé qu'elle venait chez moi parce qu'elle mourait d'amour pour lui et dans la crainte qu'un grand personnage, qui l'entretenait, ne s'aperçût de rien. Cela m'était sorti de la tête. Le marchand lui fit tant de promesses et tant de présents qu'il la força, qu'il la contraignit à venir coucher deux nuits sur mon grabat. Habituée aux lits de plume, aux matelas, aux draps de fine toile, aux couvertures de soie, aux courtines de velours, elle lui dit, en se tournant vers lui pour l'embrasser: «—L'amour que j'ai pour vous me fait venir coucher où ne coucherait pas la plus malheureuse servante que je puisse jamais avoir; mais les épines, oui les épines me semblent douces, du moment[Pg 244] que vous êtes là.» Et lui appliquant un baiser, elle ajouta: «La nuit prochaine, je veux que vous veniez coucher dans mon lit; qu'importe s'il m'arrive malheur?»

La nourrice.—La poudre prend feu en dedans, le mousquet va partir.

La commère.—Sur la foi de cette promesse, le galant toujours empressé lui envoie de quoi faire le souper, des faisans, toutes sortes de bonnes choses, et, au coup d'une heure, se présente chez elle; il entre à la clarté d'une torche de cire blanche, monte l'escalier et, parvenu dans la salle, voit qu'elle est toute tapissée et fort vaste; introduit dans la chambre, stupéfait de son luxueux ameublement, il se dit: «Comment pourrai-je la dédommager des ennuis qu'elle a supportés pour moi pendant qu'elle couchait dans ce lit où je l'ai fait coucher?» Pour abréger, ils soupèrent, puis allèrent reposer, et, peu après qu'on eut éteint la lumière, au moment où il allait fermer les yeux dans le premier sommeil, voici qu'un gros pavé est lancé par la chambre, où il fracasse tout. La belle se presse contre lui de toutes ses forces en s'écriant: «Hélas!» Puis voici que la couverture du lit est enlevée, ils en restent presque tout nus et, la ramenant à eux, ils entendent éclater de rire. Le marchand, terrifié, lui dit:—«Seraient-ce les Esprits?»

La nourrice.—J'y pensais.

La commère.—«Ma foi oui, mon cher Seigneur», répond-elle. «Outre l'homme qui m'a faite ce que je suis et qui ne peut souffrir qu'une mouche me regarde, ce qui m'oblige à dérober le peu de temps que je passe à vous complaire, l'esprit d'un pauvre ancien amant à moi, qui se pendit par amour pour moi, me persécute et toujours, toujours, quand je dors avec un autre, il me joue quelque tour comme celui-ci. Quand je dors seule, il reste tranquille.» Aussitôt une petite soubrette, qui était cachée sous le lit, tire de nouveau la couverture et éclate de rire.

La nourrice.—O Dieu, voilà de plaisantes momeries!

La commère.—En écoutant parler la belle et en enten[Pg 245]dant les rires de la servante, le marchand commençait à fantastiquer, et si elle ne lui avait pas rendu quelque courage, force était de l'attacher au pilier. Le matin, une fois levé, il fit exorciser de signes de croix et d'eau bénite la chambre, la salle, la cuisine, le cellier au vin, l'endroit où l'on met le bois, le toit, toute la maison, et s'étant abouché avec un prêtre, le moins galeux qu'il put trouver, il lui dit en lui donnant un ducat:—«Dites les messes de saint Grégoire pour l'âme de l'Esprit qui revient dans la maison de la signora une telle.»

La nourrice.—Ah! ah!

La commère.—Le gros bêta, qui faisait le savant et l'entendu, se laissa fourrer dans la tête que l'Esprit n'avait jamais fait autant d'espiègleries que lorsqu'il était couché avec la dame, et la raison, c'est que jamais elle n'avait aimé de cœur personne autant qu'elle l'aimait.

La nourrice.—Dindon!

La commère.—Le plus joli, c'est que le balourd racontait l'histoire de l'Esprit, et, comme on le reprenait de prêter foi à de telles bourdes, il voulait se battre contre tous ceux qui refusaient d'y croire.

La nourrice.—Marchand de peaux d'anguilles!

La commère.—Il était riche ce gobe-lasagnes!

La nourrice.—Tant pis.

La commère.—Si je m'en souviens bien, j'ai promis de te dire comment les putains nous rendent l'honneur qu'elles ont usurpé sur nous.

La nourrice.—Tu m'as parlé de je ne sais quelle main droite.

La commère.—Quand les putains, qui nous méprisent en ce qui regarde la préséance, se trouvent avoir un tel besoin de nous que, dussent-elles en crever, impossible à elles de s'en passer, elles nous abordent gentiment, nous mènent dans leur chambre, nous font asseoir au-dessous d'elles, nous donnent du vous, se recommandent à nos bontés, nous font des promesses, des cadeaux, nous em[Pg 246]brassent, et la moindre parole qu'elles profèrent c'est: «Vous êtes mon espérance, notre existence est dans vos mains»; et nous autres bonnes femmes, nous nous refaisons leurs servantes. Mais il nous faut changer de nature, ne pas ainsi agir à la bonne franquette, et quand elles se pâment de jalousie, de maladie ou de misère, les laisser pâmer, ne pas leur offrir remède à toute chose, ou si nous le leur offrons, de faire qu'il leur en coûte bon et qu'elles nous rendent l'honneur qui nous est dû. Je ne connais pas un seul homme, je parle des seigneurs et des princes, qui ne quitte non seulement la table, mais les affaires d'État, sitôt qu'on lui fait savoir que la maquerelle est là; ils s'enferment avec nous, traitent amicalement, et toujours à main droite.

La nourrice.—Je ne te donnerais pas un sou de tes mains droites.

La commère.—Tu es une folle; j'ai vu des gens en venir aux coups de poing pour tel banc près de la chaire du recteur de l'Université, et quand le Pape chevauche pontificalement, tout dignitaire se chamaille pour son rang à droite ou à gauche; les camériers sont au-dessus des écuyers, les écuyers au-dessus des estafiers, les estafiers au-dessus des valets d'écurie, les valets d'écurie au-dessus des marmitons. Que de peines on endure pour passer messire de simple sieur, et de messire seigneur! Tout doit aller par ordre; voici les nobles dames, les bourgeoises, les artisanes: que nous ayons à cheminer ensemble ou à nous asseoir, la noble dame se placera au milieu, la bourgeoise à main droite et l'artisane à main gauche, la maquerelle a donc raison, et si je ne savais que les procès sont des ruine-plaideurs et des engraisse-avocats ou procureurs, comme on les appelle, je voudrais plaider ce litige contre n'importe quelle putain. Les filouteries de ces espèces de gens me font seules rester ainsi tranquille.

La nourrice.—Plaider, hein? Il vaut mieux avoir à payer qu'à recevoir.

[Pg 247]

La commère.—Je ne t'ai point parlé de la dévotion d'une maquerelle; non, ma foi, je ne t'en ai point parlé.

La nourrice.—Non.

La commère.—Hypocrisies et dévotions sont les dorures de notre méchante vie. Voici que je passe devant une église, j'y entre, je me mouille le bout du doigt dans l'eau bénite, je m'en fais une croix sur le front, je dis un Pater, un Ave, et je m'en vais. J'aperçois une image peinte, dans la rue; je me donne sur la bouche d'un «Confesse ton péché» et fais le signe de la croix avant de continuer ma route. Je salue les religieux et, faisant deux morceaux d'un petit bout de cierge, j'en donne un en aumône, avec deux bouchées de pain, un denier et une tête d'ail encore! Je porte toujours quelque petite pochette sous le bras et j'ai dedans soit une vingtaine de figues sèches, soit une douzaine de noix à moitié piquées des vers, tantôt un plat de bouillie de fèves, tantôt une écuelle de pois chiches, tantôt trois gousses d'ail, quelques fuseaux, des croûtes de pain, de vieilles savates. J'ai toujours en main de petits cierges, des Agnus Dei; quelquefois, tout en cheminant, je roule entre mes doigts un billet de confession et j'égrène mon chapelet; si quelque pauvre diable tombe par terre, j'aide à le relever; j'enseigne les fêtes à qui me les demande et je donne par écrit le moyen de connaître le jour de la Saint-Paul, en vers de la façon suivante:

S'il fait grand ou petit soleil,
Nous sommes au milieu de l'hiver;
S'il tonne ou s'il pleut,
De l'hiver nous sommes hors;
S'il fait brouillard ou s'il bruine,
Signe de disette ou d'abondance.

Je ne m'en rappelle pas plus; il y a si longtemps que je ne les ai dits! Qu'il faisait beau me voir pendant la semaine sainte me promener partout, la corbeille pleine d'un tas de choses et, sans jamais cracher dans l'église, écouter toute la Passion, tenant en main mon cierge allumé et le rameau[Pg 248] d'olivier; au moment de baiser la croix, des larmes longtemps comprimées me ruisselaient le long des joues, suavement, suavement. Le samedi saint, je restais debout tout le temps de l'office et, à la lecture de la Passion, j'accompagnais de mes cris le clerc comme une vieille bigote, une qui se tape sur la poitrine. J'acquis un grand crédit par le moyen d'une bonne niche de ma façon.

La nourrice.—Comment, une niche?

La commère.—En me promenant, un jour, je tombe dans une rue où se tenaient peut-être une douzaine de femmes en train de filer la fleur du coton. Je les salue, je leur tire ma révérence, elles me font asseoir au milieu d'elles et commencent à me mettre sur le chapitre de mes petites affaires. Je leur plantai les plus belles carottes du monde; je leur parlai d'un vieux confrère qui, pour m'en avoir fait la promesse avant de mourir, était revenu me voir et ne m'avait causé aucune frayeur; je leur fis croire qu'une stryge m'avait non seulement emmenée au Noyer, mais sous les fleuves et sur la mer, sans jamais nous mouiller les pieds; je leur appris de quelles façons il faut interpréter les voix des bêtes de la Beffana, quelles vertus possèdent les croisements de routes; et après leur avoir donné à tous des conseils, des préceptes, jusqu'à des remèdes pour les chaud et froid, en me levant pour m'en aller je laissai tomber un bout d'étoffe dans lequel était enveloppée une discipline; à peine l'eut-on aperçue que toute la séquelle me tint fermement pour un Magnificat femelle, bien loin de ne me croire qu'un Sanctificetur et un Alleluia.

La nourrice.—Le monde est aux attrape-bon-Dieu.

La commère.—Maintenant et toujours. Feignez la dévotion, vous qui voulez duper les autres; allez à la messe, à vêpres, à complies, restez à genoux des heures entières; quand même on n'en croirait rien, vous trônerez dans les admirations et dans les gloires. Combien y a-t-il de femmes que je connais, vêtues de bure grise, pratiquant le jeûne, faisant l'aumône, qui se l'ôtent d'où on leur a mis! Com[Pg 249]bien de mangeurs d'indulgences ai-je vus s'adonner à l'ivrognerie, à la sodomie, à la putanerie! Parce qu'ils savent plier le cou et faire vœu de ne manger ni d'esturgeon ni de viande coûtant plus de trois sous la livre, ils gouvernent Rome et la Romagne. Une maquerelle bonne catholique est donc une cornaline appréciée de tout le monde.

La nourrice.—Qui refuse de te croire est hérétique.

La commère.—Maintenant, à l'art de tenir une école.

La nourrice.—Une école! et pourquoi faire?

La commère.—Pour faire plus de choses à la fois, pour passer le temps, pour être estimée d'une foule de monde et gagner quelques petits profits. J'aurais pu te montrer, autrefois, à présent non, quinze ou seize bambines placées sous ma direction, et je leur enseignais à compter le pain qui vient du four, à plier le linge sec de la lessive, à faire la révérence, à mettre le couvert sur la table, à dire le bénédicité, à répondre à Madonna et à Messer, à se signer, à s'agenouiller, à tenir l'aiguille entre les doigts et tous autres petits talents de fillettes.

La nourrice.—Quelle femme!

La commère.—Je débarbouillais les gamins et j'achevais l'éducation des hommes faits. Mais où laissé-je les servantes? J'en avais toujours cinq ou six en réserve, et après en avoir tiré tout le suc en les faisant essayer par l'un ou par l'autre, je les donnais à celui-ci pour filles d'adoption, à celui-là pour des pucelles, à cet autre pour des expertes en toutes choses. Lorsqu'elles partaient de chez moi, je leur adressais des conseils, des recommandations qu'une mère n'aurait pu bonifier. Par-dessus tout, je les avertissais de fermer les yeux sur les écarts de leurs maîtresses. «Soyez discrètes, leur disais-je à part; si vous savez l'être, vos maîtresses deviendront vos servantes et vous deviendrez leurs maîtresses; elles partageront avec vous leur lit, leurs chemises, leur pain, leur vin, et vous boirez toujours de celui qui est si doux au gosier.»

La nourrice.—Tu leur rappelais la pure vérité.

[Pg 250]

La commère.—Je saute, avec ma cervelle, qui toujours vole, à un grand diable de moine, gros, joufflu, à ronde tonsure, vêtu du plus fin drap qui se puisse acheter; il cherchait à me rendre son amie, il y parvint et, pour y réussir, me donna tantôt des petits cordons artistement tressés, tantôt de grosses salades, des prunes, que sais-je? un tas d'histoires de moines. Lorsqu'il m'apercevait à l'église, il quittait n'importe qui pour venir à moi, et comme je voyais bien de quel pied boitait mon mulet, je faisais celle qui est absorbée dans la contrition et cherche le bien de son âme en infligeant toutes les souffrances à son corps. A la fin des fins, il se découvre à moi, me fait la confidence de sa passion amoureuse et veut m'envoyer faire une ambassade qui aurait donné à réfléchir à des ambassadeurs eux-mêmes, eux qui ne portent pas la peine de ce qu'il leur est ordonné de dire.

La nourrice.—Les moines aussi se plaisent donc à jouer des basses marches?

La commère.—Oui, ils trouvent du goût à la chose, à quelque sauce qu'on la leur serve.

La nourrice.—Au feu de saint Ban, que l'on éteint à coups de pierres!

La commère.—Moi qui ne pouvais faire faux bond à la paterne paternité du père, du moment qu'il m'ouvrit son cœur, je lui dis: «Soyez-sans crainte; je ferai plus qu'il ne faut, et demain matin je suis à votre disposition.» Je le laisse sur cette parole et je m'en vais, toute songeuse, après l'avoir quitté, me demandant par quel moyen je pourrais lui tirer de l'âme une centaine de ducats dont il me mettait souvent, souvent l'eau à la bouche, rien qu'en vue de me donner des ailes pour le contenter; je n'eus pas à aller pêcher bien loin pour le trouver, ce moyen.

La nourrice.—Peux-tu me dire comment tu l'as pêché?

La commère.—Tu sais bien que oui.

La nourrice.—Dis-le, alors.

La commère.—J'arrêtai mon idée sur une gourgandine[Pg 251] qui, de taille et pour la grosseur, les membres dodus, ressemblait (j'entends dans l'obscurité) à la matrone que désirait Sa Révérence; pour ce qui est du reste, le diable ne l'aurait pas flairée. Elle avait apaisé la soif des valets des Espagnols et des Allemands, qui vinrent faire à Rome le beau remue-ménage, et rassasié la faim des assiégés de Florence, sans compter tout ce qu'il y eut jamais de gens à Milan, tant dedans qu'au dehors. Songe maintenant, si elle s'était si bien conduite durant la guerre, quelles prouesses elle dut faire durant la paix dans les écuries et les cuisines et les tavernes! Mais ses charmes suppléaient au peu de fraîcheur de sa virginité: elle avait deux yeux dont, à la barbe de la chanson, qui dit:

Deux vivants soleils...,

on pouvait dire que c'étaient deux mortes lunes.

La nourrice.—Pourquoi? Est-ce qu'ils étaient chassieux!

La commère.—Ma foi oui, madonna; outre cela, un goître abominable lui produisait un apostume à la gorge, et l'on prétendait que Cupidon y avait amassé toute la rouille des flèches qu'il donnait à fourbir à je ne sais quel forgeron, son beau-père. Ses tétons ressemblaient à ces civières dans lesquelles l'Amour dépêche à l'hôpital les gens qui tombent malades à son service.

La nourrice.—Ne m'en dis pas plus long.

La commère.—J'en ai dit assez; mais je veux te conter que le moine, habillé en capitaine de gens d'armes, arriva chez moi à l'heure que je lui avais assignée et, comme il en avait encore trois à attendre, se mit à lire un livre que je gardais pour passer le temps; il ne l'eut pas plus tôt ouvert, qu'il lut à haute voix certaine pièce tournée de la sorte:

Madonna, à parler vrai,
Si je vous le fais, puissé-je mourir;
Car je sais que vous le savez,
Sur votre motte
[Pg 252] Souvent Amour joute avec les morpions;
Puis vous avez l'anus si large
Que toute notre époque y entrerait;
Et toi, Amour, crois-moi sans que j'en jure,
Elle pue également de la bouche et des pieds.
Voilà pourquoi, à parler vrai,
Si je vous le fais, puissé-je mourir!

Après avoir lu cela, il se mit à rire à crève-panse et, croyant que je riais de le voir rire, redouble ses ah! ah! sans se douter que la commère se décrochait la mâchoire de ce que le morceau dont il devait tâter était en tout semblable à celui de la canzone.

La nourrice.—Oh! bien.

La commère.—Le moine tourne la page et lit en chantonnant:

Madonna, je veux le dire et que chacun m'entende:
Je vous aime parce que je ne suis pas riche,
Et s'il me fallait acheter
Les façons en quattrino pièce,
A ne pas dire de mensonge,
Je vous verrais moins d'une fois par mois.
Oh! vous pourriez prétendre
Que j'ai dit que le feu
Me consume (en votre honneur) petit à petit;
Je l'ai dit, c'est vrai, mais pour rire,
Et mille fois je mens par la gorge.

Il lut encore toute la suite, que des soucis de plus grande importance m'ont ôtée de la mémoire.

La nourrice.—La belle fin que cette chanson doit avoir!

La commère.—Elle l'a pour sûr. Il se mit ensuite à en lire une terrible, composée à la louange d'une certaine Angela Zaffetta, et que je m'en vais parfois gazouillant quand je n'ai rien de mieux à faire ou quand mes tracas me tourmentent.

La nourrice.—Eh quoi! l'on chasse ses tracas en chantant?

La commère.—Je vais te dire, nourrice. Celui qui à[Pg 253] minuit passe par un cimetière chante pour donner du courage à sa frayeur, et celle qui semblablement fredonne en songeant à ses ennuis le fait pour donner le change à son chagrin.

La nourrice.—Jamais, jamais on ne trouvera une autre commère. Aboie qui voudra, par envie ou pour n'importe quoi, c'est la vérité.

La commère.—Voici cette chanson que lut le moine:

Être privé du ciel
N'est plus aujourd'hui que le supplice
De la gent réprouvée.
Savez-vous quel tourment
Accable les âmes damnées?
C'est de ne plus pouvoir contempler l'Angela sur la terre.
Rien que l'envie et la jalousie
Qu'elles ont de notre bonheur,
Et l'espoir perdu de ne jamais la voir
Les plongent à toute heure
Dans l'éternelle douleur.
S'il leur était permis de contempler son visage,
L'Enfer serait un nouveau Paradis.

La nourrice.—Que c'est beau, que c'est bon, que c'est galant! Elle peut s'estimer heureuse celle pour qui la pièce a été faite, bien que les flatteries n'emplissent pas le ventre.

La commère.—Elles l'emplissent, sans l'emplir. Le moine la relut trois fois, puis il entama celle qui dit:

Je meurs, Madonna, et je me tais;
Interrogez Amour là-dessus:
Je suis autant de feu que vous êtes de glace.

Il ne put achever, par la raison que le reste était déchiré; en apercevant une autre, qui était très bien écrite, il voulut la lire et je ne pus lui arracher le livre des mains. Je voudrais bien te dire cette pièce-là, et je voudrais tout autant ne pas te la dire.

[Pg 254]

La nourrice.—Dis-la, j'en courrai le risque.

La commère:

S'il est possible, Amour,
Répartis dans les cœurs des autres hommes
Cette mienne passion.
Mes esprits, mon âme, mes sens,
Sous la souffrance dont tu m'accables,
Endurent en cette chair un martyre immense;
Et puisque c'est un supplice atroce
Que d'expirer sur l'amoureuse croix,
J'espère en ta pitié à mon dernier soupir.
Mais non; n'aie pas égard, Seigneur,
A mes si grandes peines.
Je veux mourir d'amour,
Et bien qu'en la douleur
Le corps sente son salut,
Que ta volonté soit faite!

La nourrice.—Ce madrigal a été mis en musique et parle de l'amour divin; le maître dit qu'il l'a composé quand il n'était encore qu'un disciple, ainsi que tous ceux que tu as récités et que tu nous réciteras.

La commère.—Le Fléau des Princes les a composés dans la fleur de sa jeunesse. En ce moment, le moine, entendant heurter à la porte, jette le livre, court s'enfermer dans la chambre, et moi j'ouvre à la gourgandine; je la prends par la main, je la mène au beau sire sans lui laisser le temps de reprendre haleine et, après avoir tiré sur moi la porte de la chambre, je reste en suspens une minute; j'entends alors un tic toc, tic le plus brutal dont on ait jamais frappé porte de maquerelle ou de putain, après trahison.

La nourrice.—Qui est-ce qui frappait si fort?

La commère.—Certains miens coupe-jarrets.

La nourrice.—Oh! pourquoi?

La commère.—Par ordre de moi-même.

La nourrice.—Je ne comprends pas.

La commère.—J'avais fait accompagner la drôlesse de peut-être bien treize de mes brigands; ils avaient ordre[Pg 255] d'attendre un instant, puis de heurter de toutes leurs forces.

La nourrice.—Pourquoi cela?

La commère.—Pour une bonne raison. Dès que j'entends frapper, j'accours faire signe au moine et je lui dis:—«Cachez-vous sous le lit, vite et sans bruit. Holà là! nous voici déshonorés. Le bargello, avec toute son escouade par derrière, veut nous prendre. Ne vous l'avais-je pas dit de n'en pas souffler mot dans le couvent? Est-ce que je ne connais pas les mœurs des religieux? Ne sais-je pas l'envie qui vous dévore tous, ne le sais-je pas?» Le moine tomba pâmé et la volonté concupiscible lui dévala dans le fond de ses chausses; ne sachant que faire, croyant se fourrer sous le lit, il mit le genou sur le bord de la fenêtre et, si je ne le retenais, il se précipitait du haut en bas.

La nourrice.—Ah! ah!

La commère.—Un larron pris en flagrant délit, voilà à quoi ressemblait le Révérend. Cependant, on ne cesse de frapper à la porte, on me menace avec des hurlements d'enragés, on crie:—«Ouvre, ouvre, sorcière, sinon nous flanquons la porte à bas.» Je tremble et, d'une figure jaune comme une omelette, je lui dis:—«Apaisons-les avec quelques écus.—Pourvu qu'ils s'en contentent, soupire le gros porc.—Essayons toujours», lui dis-je. Lui qui aurait volontiers donné toute la soupe destinée à lui venir en subsistance le reste de ses jours, il me lâche vingt ducats; je me montre à la fenêtre et je dis d'une voix humble:—«Seigneur capitaine, monseigneur, miséricorde et non justice! Nous sommes tous de chair et d'os; ne déshonorez pas Sa Paternité vis-à-vis du Sénateur et du Général...»

La nourrice.—Je suis toute hors de moi d'entendre ce que tu me racontes.

La commère.—«Contentez-vous de cet argent», et je leur jette une couple de ducats pour godailler; j'empoche les autres et je rends grâces au bargello pour rire, qui me dit:—«Votre bonté, votre courtoisie, votre générosité,[Pg 256] commère, lui ont ôté la mitre de dessus la tête.» Toute revenue à moi, je déniche le pauvre homme, je le fais sortir de la cachette où je l'avais forcé de se blottir et je lui dis:—«Vous l'avez échappé belle; quand j'y pense, la chose a encore bien tourné; l'argent n'est rien, vous en aurez toujours assez.» Nourrice, il voulait se montrer homme de cœur et retourner saillir la haquenée, mais des étais n'auraient pas pu faire dresser son pal, et il s'en alla sans commettre de péché. Avec cinq Jules je satisfis la drôlesse, et mon sac à tripes ne me souffla plus mot d'amoureuses ni de quoi que ce fût.

La nourrice.—Mal an pour lui!

La commère.—Un jaloux des plus obstinés et des plus maudits qu'on ait jamais vus...; la nuit, il verrouillait la chambre, la fenêtre du lit, celles de la salle et de la cuisine, et il ne se serait pas couché avant d'avoir jeté l'œil et sous le lit et derrière; il furetait jusque dans les armoires et dans le retrait, soupçonnait les parents, les amis et ne voulait même pas souffrir qu'une maîtresse, qu'il tenait en charte privée, dît un mot même à sa mère. Un simple passant dans la rue où il logeait le mettait en fureur:—«Et qui est cet homme-ci? Et qui est cette femme-là?» S'il sortait de la maison, il fermait la porte à double tour de clef et la scellait de son sceau, pour voir si personne le trompait. Pas un pauvre, pas une pauvresse ne heurtait jamais à sa porte, car il leur criait:—«Va-t'en, ruffian; va-t'en, ruffiane.» Moi qui savais, comme je te l'ai dit, ensorceler, médicamenter et ressusciter tout le monde d'un seul mot, j'épie si le jaloux n'a pas quelque infirmité et je découvre que souvent, souvent, une dent le fait horriblement souffrir. Je bâtis là-dessus mon projet et je dis à quelqu'un qui se mourait pour la prisonnière:—«Ne vous désespérez pas.»

La nourrice.—Tu me réconfortes, rien qu'en m'indiquant la façon dont tu l'as réconforté.

La commère.—Après avoir rendu le courage au pauvre dolent, je dépêche un mien vaurien, que nul ne connaissait,[Pg 257] à la porte du jaloux, c'est-à-dire à la porte de la maison où il tenait recluse la jeune femme, et je lui dis que, quand il verra passer du monde, il fasse semblant de se trouver mal; que, revenu à lui, il se mette à crier:—«Je suis fou, je meurs d'une rage de dents!» C'est ce qu'il fit; tout en criant et pestant, il se laissa choir par terre et rassembla autour de lui plus de trente personnes qui compatissaient à son mal, si bien que la madonna, malgré l'ordre qu'elle avait de se montrer ni à la fenêtre, ni sur la porte, mit le nez au balcon, attirée par tout ce tapage. En ce moment, je passe comme par hasard et, voyant l'homme qui se roulait par terre, j'en demande la raison; dès qu'on m'eut répondu que c'était la rage de dents qui le crucifiait, je dis:—«Faites-moi place, et toi, ne crains rien, je vais te guérir. Ouvre la bouche.» Le gredin ouvre la bouche et se touche la dent gâtée; je pose dessus deux brins de paille en croix, je mâchonne une oraison et, après qu'il a dit trois fois le Credo, je fais disparaître la douleur. Toute l'assistance reste stupéfiée du miracle et je m'éloigne, suivie d'une ribambelle de gamins dont la simplicité enfantine allait répandre partout l'histoire de la dent.

La nourrice.—Que ne se trouve-t-il ici quelqu'un pour écrire ces belles choses et les faire imprimer!

La commère.—Pendant que je m'en retournais chez moi, le jaloux arrive et, voyant des groupes causer près de sa porte, soupçonne d'abord quelque querelle; mais après qu'on lui eût conté l'histoire, il court à la jeune femme qu'il tenait sous clef et lui dit:—«As-tu vu guérir la dent?—Quelle dent?» répondit-elle; «depuis que je suis tombée entre vos mains, je n'ai même pas songé à respirer l'air, bien loin de songer aux gens qui jappent dans la rue; que je vous voie, et je vois tout mon bonheur.» Le soupçonneux lui apprend la chose, puis vient me trouver et me montrer la dent gâtée qui lui empoisonnait la bouche; je la regarde, et après l'avoir bien regardée, je lui dis:—«Je ne voudrais pas faire le moindre tort à l'avocat des dents, et[Pg 258] c'est pour moi un cas de conscience; je saurai cependant bien vous ôter de la bouche cet ennui-là. Mais où demeurez-vous?» Et plus il me l'indiquait, plus je faisais semblant ne pas comprendre; à la fin, il m'emmena avec lui et me fit mettre la main dans la main de celle que je devais enjôler pour l'amour de..., et cœtera.

La nourrice.—Tu devins familière dans la maison par le moyen de cette malice; ne m'en dis pas davantage.

La commère.—Écoute la fin de l'histoire sans plus.

La nourrice.—Parle.

La commère.—J'eus le temps et archi le temps d'enfoncer dans le cœur de la madonna la mort que c'était pour elle de rester ainsi sous clef, à la discrétion d'un ennuyeux personnage; et, comme elle avait une bonne judiciaire, elle ne me lanterna pas longtemps à le croire. Non seulement elle consentit à voir le joli garçon, mais elle se sauva avec lui; pourtant ce n'est pas leur fuite que je veux te raconter, c'est une bonne farce que je fis.

La nourrice.—Je serais heureuse de la connaître.

La commère.—Le malheureux jaloux n'eut la rage de dents dont il était coutumier que peut-être une vingtaine de jours après que je fus entrée dans la maison; et comme il craignait de me laisser échapper, à force de cadeaux, de promesses et de cajoleries, il m'arracha de la conscience l'oraison qui guérissait le mal de dents, c'est-à-dire qu'il crut me l'arracher. Moi qui n'avais pour cela ni oraison ni légende, je guette l'heure où celle qu'il retenait recluse s'enfuyait avec l'autre et, rencontrant notre homme dans une église, en train de causer à un ami, je l'aborde et je lui donne ceci cacheté dans une lettre:

Ma dame est divine,
Car elle pisse de l'eau de fleur d'orange et chie serré
Du benjoin, du musc, de l'ambracan et de la civette;
Si par hasard elle peigne ses beaux crins,
Par milliers pleuvent les rubis.
Sa bouche distille continuellement
[Pg 259] Du nectar, du corso, de l'ambroisie, du malvoisie,
Et en cet endroit où sont les bons morceaux
Se voient des émeraudes au lieu de morpions.
En somme, si maintenant elle avait à notre service
Un seul trou, au lieu des deux qu'elle a,
Un chacun dirait à la voir:
«Elle est proprement une perle.»

Tu peux penser, nourrice, la mine que fit et les paroles que proféra l'enragé jaloux quand il lut la plaisanterie et qu'arrivé chez lui il n'y trouva plus sa maîtresse.

La nourrice.—Je fais mieux que le penser.

La commère.—Il y a déjà un bon bout de temps que je voulais te parler de la peine qu'a une maquerelle à faire relever leurs jupes pour quelqu'un à ces fileuses de laine, ces dévideuses de soie, ces pelotonneuses de chanvre, ces tisseuses, ces couturières. Sache que si nous pouvions entrer dans les maisons des grandes dames comme nous allons chez ces filles, si nous pouvions leur parler avec pareille sécurité, nous en ferions ce qu'il nous plaît sans la moindre difficulté. Les pauvrettes sont toujours à cheval, obstinément sur le «Je veux me marier!» Il leur semble que, dès qu'elles auront un mari, elles pourront se présenter partout; et comme elles ne sont pas habituées à boire souvent du vin et à manger de la viande, elles ne se soucient pas des aises qu'elles auraient en se donnant à l'un et à l'autre; elles restent là, sans nippes et sans souliers, couchant sur la paille, veillant toutes les nuits d'hiver et celles d'été pour gagner à grand'peine leur pain. Si elles nous prêtent l'oreille, c'est que notre obstination à tarabuster leurs mères, leurs grand'mères, leurs tantes, leurs sœurs, les y force, et j'en connais assez que leurs maris, après avoir perdu de l'argent au jeu ou rentrant ivres, ont beau assommer à coups de bâton, piler aux pieds, traîner du haut en bas de l'escalier, elles n'en supportent pas moins tout, pour vivre en cette honnêteté qui consiste à avoir un mari.

[Pg 260]

La nourrice.—Certainement, c'est tel que tu le dis.

La commère.—Mais les autres maquerelles ne sont pas la commère: elle, il lui suffit d'un regard pour corrompre des virginités de fer, d'acier ou de porphyre, et non pas seulement des virginités de chair. Ferme comme tu voudras ta porte et tes oreilles: la petite clef de ma malice ouvre tout, si petite qu'elle soit. La commère, hein? il n'en vient pas tous les jours au monde de pareille à elle, non, sur ma foi! et ses talents sont de ceux dont on est doué en naissant. Déblatère qui voudra: elle ne changerait pas son métier contre celui de n'importe quel artisan, et si elle n'était pas maintenant volée par ces entremetteurs dont je t'ai parlé, les capitaines et les docteurs ne lui viendraient pas à la cheville. Si je voulais te dire combien de grands personnages et de jolis garçons se laissent tomber sur notre estomac, je n'aurais pas fini d'ici un mois; on se soulage avec nous autres des fantaisies qu'on n'a pu se passer ailleurs, et nous profitons, sans soupirs et sans plaintes, d'occasions dont pourraient s'estimer heureuses les plus grandes dames de la terre.

La nourrice.—J'ai compris tout le reste, rien qu'à la frottée que t'administra celui que tu avais mis en humeur en lui dépeignant comment était faite, sous le linge, celle que tu lui donnais à croire qu'elle serait venue le trouver, si son mari ou n'importe quel autre n'était revenu de la campagne.

La commère.—Peut-être bien que je t'ai dit; mais je veux terminer en te parlant de la magie. Je te dirai d'abord de quels sortilèges j'usais pour assurer à une femme enceinte si ce sera une fille ou un garçon; pour dire si les objets perdus se retrouveront, si le mariage doit se faire ou non, si le voyage aura lieu, si la marchandise rapportera bénéfice, si un tel vous aime, si un tel autre a d'autres maîtresses que vous, si le dépit passera, si votre amant reviendra bien vite, et un tas d'autres balivernes propres à ces petites folles de femmes.

[Pg 261]

La nourrice.—Je tiens beaucoup à savoir tous ces attrape-nigauds et nigaudes.

La commère.—J'avais taillé de ma main un petit chérubin de liège, mignon, mignon, et on ne peut mieux colorié; au fond d'un verre percé, au beau milieu se trouvait un pivot, c'est-à-dire une pointe fine, sur laquelle était fixée la plante du pied du chérubin, qu'un souffle faisait tourner; il tenait à la main un lis en fer. Pour dire la bonne aventure, je prenais une baguette dont le bout était une pierre d'aimant; je n'avais qu'à l'approcher du fer pour qu'il tournât aussitôt du côté où je tournais la baguette. Lors donc qu'une femme ou qu'un homme désirait savoir s'il était ou si elle était aimée, si la paix se referait avec celui-ci ou avec celle-là, je pratiquais des conjurations et, marmottant des paroles inintelligibles, j'opérais le miracle à l'aide de ma baguette, vers l'aimant de laquelle le lis de fer tournait aussitôt; le chérubin faisait passer le mensonge pour vérité pure.

La nourrice.—Qui n'y aurait été pris?

La commère.—Par hasard, il m'arrivait quelquefois de tomber juste et, comme la chose paraissait merveilleuse à ceux qui ne connaissaient pas la fourberie, bien des gens pensaient que j'avais tous les démons à mon service. Mais venons à la manière de jeter les fèves.

La nourrice.—Je n'ai jamais vu cette momerie-là, mais j'en ai entendu dire des merveilles.

La commère.—Je vais te dire. Cette sorcellerie n'est pas en grande faveur ici; elle se pratique à Venise, et il y a des gens qui y croient comme les luthériens croient au bon chrétien Fra Martino.

La nourrice.—Qu'est-ce que ces fèves-là?

La commère.—On en prend dix-huit, neuf fèves femelles et neuf mâles; d'un coup de dents on en marque deux qui seront l'une la femme et l'autre l'homme. Il faut avoir avec cela un bout de cierge bénit, une branche de palme et du sel blanc, toutes choses qui symbolisent les peines du cœur des amoureux. On prend ensuite un morceau de charbon[Pg 262] qui signifie le courroux dont l'amant est agité et un peu de suie de la cheminée pour savoir quand il reviendra à la maison. Et où laissé-je le pain? A tous les ingrédients ci-dessus, on ajoute une bouchée de pain qui doit servir à connaître le bien que l'amant pourra faire. Après cela, on prend une moitié de fève, en sus du nombre de dix-huit, et cette moitié signifie le bonheur ou le malheur. Lorsqu'on a mis le tout en tas, fèves, bout de cierge, branche de palme, sel, suie, pain, on mêle le tout et, avec les deux mains, on le brouille, on le ressasse légèrement, puis on fait dessus le signe de la croix la bouche ouverte; si par hasard la bouche, placée au-dessus du tas, se met à bâiller, c'est bon signe, parce que les bâillements assurent la réussite. Quand la pratique a fait, elle aussi, le signe de la croix, on prononce ces paroles:

«Ave, Madame Sainte-Hélène, reine; Ave, mère de Constantin, empereur; mère vous fûtes, mère vous êtes; sur la sainte mer vous allâtes, à onze mille vierges vous vous mêlâtes, autant et plus de chevaliers vous accompagnâtes; la sainte table vous dressâtes, avec trois cœurs de mille-feuilles le sort vous jetâtes, la sainte croix vous trouvâtes, au mont Calvaire vous allâtes et le monde entier vous illuminâtes.»

On remêle encore une fois, on éparpille, on ressasse de nouveau les fèves et le reste, et après avoir fait le signe de la croix, on dit:

«Par les mains qui les ont semées, par la terre qui les a fait germer, par l'eau qui les a mouillées, par le soleil qui les a séchées, je vous prie de montrer la vérité. Si un tel lui veut du bien, faites que je le trouve à côté d'elle, sur ces fèves; s'il lui parlera tôt, faites que je le trouve bouche à bouche avec elle; s'il viendra tôt, faites qu'il tombe de ces fèves; s'il lui donnera de l'argent, faites que je voie des fèves en croix à côté d'elle, ou, s'il me mandera quelque chose, montrez-moi la vérité dans cette bouchée de pain.»

On prend ensuite les fèves, on les enveloppe dans un[Pg 263] morceau de toile blanche, en faisant trois nœuds, et à chaque nœud on prononce ces paroles:

«Je ne noue pas ces fèves, je noue le cœur d'un tel. Qu'il ne puisse jamais avoir de bonheur, ni de repos, ni de tranquillité en aucun lieu; qu'il ne puisse ni manger ni boire, ni dormir ni veiller, ni marcher ni s'asseoir, ni lire ni écrire, ni parler à homme ou femme, ni travailler, ni faire ni dire quoi que ce soit, jusqu'à ce qu'il soit venu la voir; et qu'il n'aime aucune femme, sinon elle.»

On tourne alors par trois fois au-dessus de sa tête la pièce de toile où sont les fèves et on la laisse tomber par terre: si elle tombe le nœud en dessus, c'est signe d'amour chez l'amant. Après avoir fait toutes les singeries que je t'ai dites, on attache le paquet à la jambe gauche de la femme qui se fait tirer les sorts, et quand elle va se coucher, elle le place sous son oreiller. C'est le moyen de donner de la jalousie à l'amant, et de la sorte elle s'éclaircit de ses soupçons.

La nourrice.—Je ne comprends pas ce «Faites que je le trouve bouche à bouche avec elle, et s'il viendra tôt, faites qu'il tombe de ces fèves.»

La commère.—Cela veut dire: «Faites que la fève mâle touche la fève femelle et qu'en tombant seule, pendant qu'on les mêle, elle montre que l'amant viendra voir sa maîtresse.»

La nourrice.—Je vois clair maintenant; oui, oui, sur ma foi, cela me plaît beaucoup.

La commère.—On prétend que sainte Hélène se lève par trois fois de dessus son siège quand on dit la bonne aventure à l'aide de son oraison, et c'est un péché dont n'absoudraient pas les stations de dix carêmes. J'ai pourtant vu croire à cela des personnes dont tu ne te douterais jamais, et, j'y pense...

La nourrice.—A quoi donc?

La commère.—Pour la magie au chérubin de liège j'ai[Pg 264] oublié de te dire l'oraison qui se prononce cinq fois, avant que l'on ne touche le lis avec la baguette.

La nourrice.—Il me semblait aussi qu'il manquait quelque chose. Dis-la-moi.

La commère:

Bon petit Ange, beau petit Ange,
Messire saint Raphaël,
Par vos ailes d'oiseau,
Écoutez ce que je vous demande.
Si un tel méprise une telle,
Tournez-vous par-ci, de grâce,
Et par-là si nulle autre ne le soulage.

La nourrice.—Que de bêtises se disent et se croient!

La commère.—Si on en dit et si on en croit, hein? On ne saurait évaluer à son prix la simplicité des gens, et sois bien sûre que qui ferait le compte des scélérats et des imbéciles ne trouverait pas beaucoup moins de nigauds que de coquins.

La nourrice.—Je n'en fais aucun doute.

La commère.—Pour la bonne aventure à la cire vierge, on prend une marmite neuve et on la met sur le feu avec de la cire dedans. Quand la cire commence à s'échauffer, on prononce l'incantation, puis on prend un verre qui n'ait jamais servi, on y jette dedans la cire fondue et, sitôt qu'elle est refroidie, on y voit tout ce qu'on sait demander.

La nourrice.—Dis-moi l'incantation.

La commère.—Une autre fois.

La nourrice.—Pourquoi pas maintenant?

La commère.—J'ai fait vœu de ne pas la dire le jour où nous sommes, mais je t'enseignerai celle du Pater nostri, l'ensorcellement de l'œuf et jusqu'au sas à bluter la farine où l'on plante des ciseaux, avec l'oraison de saint Pierre et de saint Paul. Tout cela, ce sont des niaiseries, des attrapes, des moqueries, proches parentes de la perversité de celles qui usent de semblables maléfices. Mais comme tout le monde est porté sans peine à croire ce qui lui agrée, la ma[Pg 265]querelle donne pour vérités pures les mensonges de sa sorcellerie, et le hasard qui fait parfois tomber l'un d'eux juste sauve celles de ses prédictions qui tournent mal.

La nourrice.—Je me frappe, à cause de ton histoire du vœu.

La commère.—Ne disons pas de mal des vœux, car il est permis de se moquer des valets, non des saints, et tu fais bien de te frapper la bouche en disant ta coulpe comme tu viens de te le faire. Mais me voici bien lasse d'avoir tant parlé, et cela me fatigue de te dire comment, quand je n'avais rien de mieux à faire, j'allais rôder à une heure ou deux de nuit, vers les logis des étrangers et heurter à la porte, sans répondre au «Qui frappe en bas?» Lorsque le valet venait ouvrir, la vérité c'est que je lui demandais:—«N'est-ce pas ici que demeure Sa Seigneurie messire un tel?» L'homme, voyant se montrer puis se cacher telle ou telle petite salope que j'emmenais toujours avec moi, me répondait:—«Oui, madonna, entrez; il y a deux heures qu'il vous attend.» Ce que le drôle en disait, c'était croyant m'attraper et pour donner l'occasion de s'amuser à son maître, qui raffolait des petites putains, ce dont j'étais parfaitement informée. Je m'avançais donc en toute assurance; une fois entrée, le valet fermait à clef la porte derrière moi, pour qu'il me fût impossible de m'en aller, et, montée à l'étage, je pouvais bien m'exclamer, pousser les hauts cris de ce que je n'étais pas dans la maison de celui qui m'attendait! On nous mettait toutes les deux à table à la place d'honneur, et, du moins, s'il n'y avait pas autre chose à regratter, nous y gagnions un bon souper et d'être renvoyées accompagnées chez nous; je laissais aussi la fille coucher avec le messire, quelquefois s'entend, et j'empochais les Jules et les ducats.

La nourrice.—Cette espèce de flouerie ne me déplaît point.

La commère.—Parfois j'allais en trouver un que je n'avais pas vu depuis passé deux ans et, faisant rester cachée[Pg 266] par derrière la nymphe que je menais en location, je frappais à la porte. On venait m'ouvrir; je disais:—«Allez avertir votre maître que c'est moi, une telle.» Le particulier accourait aussitôt en personne et s'écriait:—«Je croyais bien que c'était tout autre que toi: la Lune de Bologne, autant dire; mais comment te portes-tu?—Très bien pour vous servir,» répondais-je. «En passant par ici, j'ai voulu vous faire une petite visite; il y a cent fois que j'ai eu l'intention de venir et je n'ai pas osé, de peur de vous ennuyer.» Au moyen de ces fariboles, je l'accointais avec la diva qui me suivait partout.

La nourrice.—Ne te fatigue pas davantage. Maintenant, quand tu m'auras dit comment m'y prendre pour cacher cette cicatrice de mal français que j'ai sur le haut du front et cette balafre que tu me vois là au beau milieu de la joue droite, nous finirons l'entretien.

La commère.—Comment? cacher ta pustule et ta balafre? Je veux que tu t'en estimes bien heureuse; oui, que diable, tu dois t'en estimer heureuse! La balafre et la pustule signifient et démontrent la perfection de l'art du maquerellage; et de même que les blessures attrapées par les soldats dans les batailles les font paraître plus vaillants et plus braves, ainsi les cicatrices du mal français et les balafres de coups de couteau indiquent à tous le mérite de la maquerelle; ce sont des perles dont elle doit faire sa parure. Laissons de côté cette comparaison; il serait impossible de distinguer d'une autre telle ou telle boutique d'apothicaire, telle ou telle auberge, si elles n'avaient pas d'enseignes: l'Épicier du Maure, le Bonhomme, l'Épicier de l'Ange, du Médecin, du Corail, de la Rose, de l'Homme armé, et voici l'auberge du Lièvre, de la Lune, du Paon, des Deux Épées, de la Tour, du Chapeau. N'étaient les armes que parmi les bagages portent quelques maroufles, sur une rosse poussive, au ventre plein de son, qui distinguerait les vrais nobles d'avec les poltrons qui les portent? Les cicatrices et les balafres sont donc nécessaires à la maquerelle, comme aussi[Pg 267] les marques aux chevaux: on ne saurait de quelle race ils sont s'ils n'avaient la marque sur la cuisse; et je dirai plus, ils ne seraient nullement privés s'ils venaient à la parade sans une marque.

Ici s'arrêta la commère et, se levant sur les pieds, fit lever aussi la nourrice, la Pippa et sa maman. A la vue de la collation qui était préparée, elle s'humecta légèrement la langue et les lèvres, sèches à force d'avoir parlé, et pencha en même temps l'oreille du côté de la Nanna, qui la félicitait grandement de ses discours et avouait avec stupéfaction que toutes les maquerelles du monde n'en savaient pas si long qu'elle à elle seule. La Nanna se tourna vers la nourrice et lui dit:—Ce pêcher, qui a entendu ce bel entretien, pourrait tenir école rien qu'à l'aide de ce qu'il s'en rappellerait; songe à ce que tu dois en faire, toi.» Puis elle recommanda à sa fille de bien se souvenir de ce qu'elle avait entendu. Cependant Mme la commère buvait coup sur coup, louant fort celui qui inventa le boire, et comme le corso poilu qui lui grattait et lui caressait le gosier lui avait fait venir une petite larme à l'œil, elle en restait in extasis, sans s'occuper de la Nanna, qui se reprochait d'avoir oublié un seul point, dans son premier entretien, à savoir d'enseigner à la Pippa comment s'y prendre pour ne pas lâcher tout à fait ceux qui se seraient ruinés, soit par sa faute, soit par la leur, et comme toutes les femmes les envoient se faire pendre, qu'elles ne se souviennent plus les avoir connus, qu'elles ne veulent plus les voir d'aucune façon, cela lui paraissait une chose d'importance, valant qu'on en dît deux mots: néanmoins elle laissa de côté cette affaire. La commère s'étant mise à se promener par le jardin le regardait curieusement partout et s'écria:—«Nanna, ta maison de passe-temps est un véritable lieu de délices; oh! le beau jardin,» répétait-elle; «pour sûr, il ne pourrait que faire paraître vilains les jardins du Chigi en Transtévère, et ceux de Fra Mariano, sur le Monte Cavallo. C'est une calamité que ce prunier se dessèche. Regarde, regarde; cette treille a tout à la fois le[Pg 268] raisin en fleur, en verjus et à maturité. Que de grenades, mon Dieu! douces et demi-douces; je les connais bien, et il faut les cueillir dès maintenant, si l'on ne veut que d'autres les cueillent. Le bel espalier de jasmin; les jolis gobelets de buis; la belle haie tapissée de romarin, et voyez-moi ce miracle: des roses de septembre, miséricorde! des figues noires, hein! Ma foi, j'ai délibéré de venir ici entre avril et mai, et je veux m'emplir le giron et le tablier de violettes, car... Mais que vois-je? Oh! que de touffes de violettes de Damas! Pour finir, le charme de ce petit paradis m'a fait oublier qu'il est déjà tard. Allons, madame la menthe, madonna marjolaine, madame la pimprenelle et messire le bouton de fleur d'oranger me pardonneront de ne pas faire plus longtemps la causette avec eux. Sur ma vie, tout vous sourit en ces lieux; quel zéphyr souffle, quel bon air, quelle jolie vue! Par cette croix, Nanna, s'il y avait ici seulement une petite fontaine d'où l'eau jaillirait en l'air, ou bien se déverserait par-dessus les bords et tout doucement coulant en ruisselet arroserait l'herbe, tu pourrais dire que tu as non pas le jardinet des jardinets, mais le jardin des jardins.»

Ainsi s'exprima la commère. L'heure de rentrer à la maison lui paraissait venue; elle embrassa donc la Pippa et lui souhaitant bon soir et bon an, elle s'en fut avec la nourrice où elles avaient à se rendre.

[18] La croyance à la guérison des maladies par la prière est encore fort répandue.

L'oraison à sainte Apolline a été célèbre dans toute la chrétienté. Cervantes en a fait mention dans son Don Quichotte. De nos jours, cette patronne des dentistes est encore invoquée en Espagne, en Italie et même en France.

Voici la prière à sainte Apolline telle qu'on la trouve dans un livret populaire intitulé: Le médecin des pauvres ou Recueil de prières et oraisons précieuses contre le mal de dents, les coupures, les rhumatismes, la teigne, la colique, les brûlures, les mauvais esprits, etc. (s. l. n. d.).

Sainte Apolline assise sur une pierre de marbre, Notre-Seigneur passant par là lui dit: «Apolline, que fais-tu là?—Je suis ici pour mon chef, pour mon sang et pour mon mal de dents.»—«Apolline, retourne-toi: si c'est une goutte de sang, elle tombera, et si c'est un ver, il mourra.»


[Pg 269]

TABLE DES MATIÈRES

Essai de Bibliographie arétinesqueI
Les Ragionamenti (seconde partie):
L'Éducation de la Pippa1
Les Roueries des hommes99
La Ruffianerie177

[Pg 270]


Bibliothèque des Curieux

4, rue de Furstenberg—PARIS

Extrait du Catalogue

Les Maîtres de l'Amour

Collection unique des œuvres les plus remarquables des littératures anciennes et modernes traitant des choses de l'amour.

L'Œuvre du Divin Arétin (2 vol.) chaq. vol.10fr.
L'Œuvre du Marquis de Sade10»
L'Œuvre du Comte de Mirabeau10»
L'Œuvre du Chevalier A. de Nerciat (3 vol.), chaque volume.10»
L'Œuvre de Giorgio Baffo10»
L'Œuvre libertine de Nicolas Chorier10»
L'Œuvre libertine des poètes du XIXe siècle10»
Le Théâtre d'amour au XVIIIe siècle10»
Le Livre d'amour de l'Orient (I). Ananga-Ranga10»
Le Livre d'amour de l'Orient (II).—Le Jardin parfumé10»
Le Livre d'amour de l'Orient (III).—Les Kama-Sutra10»
Le Livre d'Amour de l'Orient (IV).—Le Bréviaire de la Courtisane.—Les Leçons de l'Entremetteuse10»
L'Œuvre des Conteurs libertins de l'Italie (xviiie siècle)10»
L'Œuvre de John Cleland (Mémoires de Fanny Hill)10»
L'Œuvre de Restif de la Bretonne10»
L'Œuvre des Conteurs libertins de l'Italie (xve siècle)10»
L'Œuvre libertine de l'Abbé de Voisenon10»
L'Œuvre libertine de Crébillon le fils10»
Le Livre d'amour des Anciens10»
L'Œuvre libertine des Conteurs russes10»
L'Œuvre libertine de Corneille Blessebois (Le Rut)10»
L'Œuvre de Choudart-Desforges (Le Poète libertin)10»[Pg 271]
L'Œuvre de Fr. Delicado (La Lozana Andalusa)10fr.
L'Œuvre du Seigneur de Brantôme10»
L'Œuvre de Pigault-Lebrun10»
L'Œuvre de Pétrone10»
L'Œuvre de Casanova de Seingalt10»
L'Œuvre priapique des Anciens et des Modernes10»
L'Œuvre de Boccace Florentin (I)10»
L'Œuvre poétique de Charles Baudelaire10»
L'Œuvre des Conteurs espagnols10»
L'Œuvre badine d'Alexis Piron10»
L'Œuvre badine de l'Abbé de Grécourt10»
L'Œuvre amoureuse de Lucien10»
L'Œuvre galante des Conteurs français10»
L'Œuvre de Choderlos de Laclos (Les Liaisons dangereuses)10»
L'Œuvre des Conteurs allemands (Mémoires d'une Chanteuse)10»
L'Œuvre des Conteurs anglais (La Vénus indienne)10»

Le Coffret du Bibliophile

Jolis volumes in-18 carré tirés sur papier d'Arches (exemplaires numérotés).

Les Anandrynes (Confession de Mlle Sapho)8fr.
Le Petit Neveu de Grécourt8»
Anecdotes pour l'histoire secrète des Ebugors8»
Julie philosophe (Histoire d'une citoyenne active et libertine), 2 vol.16»
Correspondance de Mme Gourdan, dite «la Comtesse»8»
Portefeuille d'un Talon Rouge.—La Journée moureuse8»
Les Cannevas de la Pâris (Histoire de l'hôtel du Roule)8»
Souvenirs d'une cocodette (1870)8»
Le Zoppino. Texte italien et traduction française8»
La Belle Alsacienne (1801)8»
Lettres amoureuses d'un Frère à son élève (1878)8»
Poèmes luxurieux du divin Arétin (Tariffa delle Puttane di Venegia)8»
Correspondance d'Eulalie ou Tableau du Libertinage de Paris (1785), 2 vol.16»
[Pg 272]Le Parnasse satyrique du XVIIIe siècle8»
La Galerie des femmes, par J.-E. de Jouy8»
Zoloé et ses deux Acolytes, par le Marquis de Sade8»
De Sodomia, par le P. Sinistrari d'Ameno. Texte latin et traduction française8»
Le Canapé couleur de feu, par Fougeret de Montbron8»
Le Souper des Petits Maîtres8»
Cadenas et Ceintures de chasteté8»
Les Dévotions de Mme de Bethzamooth8»
La Raffaella8»
Contes de Jos. Vasselier8»
Histoire de Mlle Brion8»
La Philosophie des Courtisanes8»
Les Sonnettes8»
Nouvelles de Firenzuola8»
Lucina sine concubitu8»
Point de lendemain8»
Mémoires d'une Femme de chambre8»
Ma Vie de garçon8»
Anthologie érotique d'Amarou8»
La Beauté du Sein des Femmes8»
Tendres Epigrammes de Cydno la Lesbienne8»
Divan d'amour du Chérif Soliman8»

Chroniques Libertines

Recueil des «indiscrétions» les plus suggestives des chroniqueurs, des pamphlétaires, des libellistes, des chansonniers, à travers les siècles.

Les Demoiselles d'amour du Palais-Royal, par H. Fleischmann750
La vie libertine de Mlle Clairon, dite «Frétillon»750
Les Amours de la Reine Margot, par J. Hervez750
Mémoires libertins de la Comtesse Valois de la Mothe (Affaire du Collier)750
Marie-Antoinette libertine, par H. Fleischmann750
Chronique scandaleuse et Chronique arétine au XVIIIe siècle750

Souscription aux six volumes parus de la 1re série, brochés, 36 fr.

[Pg 273]

L'Histoire romanesque

La Rome des Borgia, par Guillaume Apollinaire750
La Fin de Babylone, par Guillaume Apollinaire750
Les Trois Don Juan, par Guillaume Apollinaire750

Les Secrets du Second Empire

Napoléon III et les Femmes, par H. Fleischmann750
Bâtard d'Empereur, par H. Fleischmann750

La France Galante

Mignons et Courtisanes au XVIe siècle, par Jean Hervez15fr.
La Polygamie sacrée au XVIe siècle15»
Ruffians et Ribaudes, par Jean Hervez850

Chroniques du XVIIIe Siècle

par Jean Hervez

D'après les Mémoires du temps, les Rapports de police, les Libelles, les Pamphlets, les Satires, les Chansons.

I.La Régence galante (épuisé).
II.Les Maîtresses de Louis XV15fr.
III.La Galanterie parisienne sous Louis XV15»
IV.Le Parc aux Cerfs et les Petites Maisons galantes de Paris (épuisé)
V.Les Galanteries à la Cour de Louis XVI15»
VI.Maisons d'amour et Filles de joie15»

Le Catalogue illustré est envoyé franco sur demande

[Pg 274]

LES MAITRES DE L'AMOUR

Anthologie des Œuvres les plus remarquables (prose et vers) des littératures anciennes et modernes traitant des choses de l'Amour.

PREMIÈRE SÉRIE

L'Œuvre amoureuse de Lucien

Introduction et Notes par B. de Villeneuve10fr.

L'Œuvre du Divin Arétin

Introduction et Notes par Guillaume Apollinaire10fr.

L'Œuvre du Marquis de Sade

Introduction, Essai bibliographique et Notes par Guillaume Apollinaire10fr.

L'Œuvre du Comte de Mirabeau

Introduction, Essai bibliographique et Notes par Guillaume Apollinaire10fr.

L'Œuvre du Chevalier Andrea de Nerciat

Introduction, Essai bibliographique et Notes par Guillaume Apollinaire10fr.

L'Œuvre du Patricien de Venise Giorgio Baffo

Introduction, Essai bibliographique et Notes par Guillaume Apollinaire10fr.

DEUXIÈME SÉRIE

L'œuvre de Nicolas Chorier

Introduction et notes par B. de Villeneuve10fr.

L'œuvre libertine des Poètes du XIXe siècle

Introduction et Notes par Guillaume Apollinaire10fr.

Le Théâtre d'Amour au XVIIIe siècle

Introduction et Notes par B. de Villeneuve10fr.

L'œuvre du Divin Arétin (II)

Introduction, Essai bibliographique et Notes par Guillaume Apollinaire10fr.

Le livre d'Amour de l'Orient (I)

Introduction et Notes par B. de Villeneuve10fr.

L'œuvre des conteurs libertins de l'Italie au XVIIIe siècle

Introduction et Notes par Guillaume Apollinaire10fr.

PROSPECTUS DÉTAILLÉ SUR DEMANDE