Title: Madame de Longueville: La Jeunesse de Madame de Longueville
Author: Victor Cousin
Release date: January 29, 2013 [eBook #41943]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
Credits: Produced by Hélène de Mink and the Online Distributed
Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
produced from images generously made available by the
Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)
Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris.
PARIS.—IMPRIMERIE DE J. CLAYE
RUE SAINT-BENOIT, 7
MADAME
DE LONGUEVILLE
ÉTUDES
SUR LES FEMMES ILLUSTRES ET LA SOCIÉTÉ
DU XVIIe SIÈCLE
PAR
M. VICTOR COUSIN
QUATRIÈME ÉDITION
REVUE ET CORRIGÉE.
LA JEUNESSE
DE
MADAME DE LONGUEVILLE
PARIS
DIDIER ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS
QUAI DES AUGUSTINS, 35
1859
Réserve de tous droits.
Villefore a écrit la Vie de Mme de Longueville, et nous n'avons point songé à la refaire. Nous avons voulu seulement pénétrer dans l'intimité d'une âme d'élite, qui nous inspire un intérêt particulier, à l'aide des plus sincères documents que puisse employer l'histoire, les correspondances confidentielles, où les cœurs, en s'épanchant, loin de l'œil du public, révèlent involontairement les caractères, c'est-à-dire les causes les plus vraies des événements humains. Pour nous procurer de tels documents, nous avons fouillé, avec la persévérance de la passion, dans les bibliothèques publiques et privées, et nous avons fini par mettre la main sur une foule de lettres inédites qui nous ont éclairci bien des côtés obscurs de VI la vie de Mme de Longueville, de celle de Condé, son frère, de leurs contemporains et de leurs contemporaines les plus célèbres.
A défaut donc de tout autre mérite, cet écrit aura du moins celui d'offrir au lecteur des choses jusqu'ici entièrement ignorées ou à peine entrevues: par exemple, l'intérieur, pour la première fois ouvert, de ce grand couvent des Carmélites de la rue Saint-Jacques, qui servit d'asile à tant de cœurs blessés, où Mlle de Bourbon fut comme élevée et voulut à quinze ans ensevelir sa beauté et son esprit; les gracieux passe-temps de sa jeunesse au Louvre, à l'hôtel de Rambouillet, à Chantilly, à Ruel, à Liancourt; ses charmantes amies, ses brillants et vaillants adorateurs; la politique habile et trop peu appréciée de son père; l'éducation guerrière et aussi les premières amours de Condé; surtout cette pure et touchante Mlle Du Vigean, digne objet des tendresses d'un héros, que nous avons en quelque sorte retrouvée, et que nous osons mettre à côté de Mlle de La Vallière.
Il y a plus de quinze ans, dans nos heures de loisir, nous avions rêvé l'ouvrage le plus étranger à nos travaux ordinaires, qui nous attirait et nous attachait par ce contraste VII même[1]. Les grands hommes et particulièrement les grands écrivains du XVIIe siècle sont à peu près connus; mais les femmes n'étaient pas alors moins remarquables que les hommes, et on ne connaît guère que Mme de Sévigné, Mme de La Fayette, et un bien petit nombre d'autres; tandis qu'il y avait partout, à la cour, et dans les salons de Paris, dans les brillants manoirs de l'aristocratie et dans les austères retraites de la religion, des femmes d'un grand esprit et d'un grand cœur, qui sans doute ne savaient pas écrire comme des auteurs de profession, mais qui ont beaucoup écrit, parce que c'était la mode du temps, et qui n'ont pu écrire d'une façon médiocre avec les pensées et les sentiments dont elles étaient nourries. Nous nous sommes donc amusé à rechercher, et nous sommes parvenu à découvrir toute une littérature féminine, aux trois quarts inconnue, qui ne nous semble pas indigne d'avoir une place à côté de la littérature virile en possession de l'admiration universelle. De là le projet d'une galerie des femmes illustres du XVIIe siècle, sur le modèle des hommes VIII illustres de Perrault. Nous avons donné la première page d'une semblable histoire dans Jacqueline Pascal; en voici très probablement la dernière. L'âge arrive, le ciel s'assombrit, nous nous devons à de plus sérieuses pensées, à une grande cause que nous avons autrefois servie avec l'ardeur et l'énergie de la jeunesse, et qui aujourd'hui, compromise par les uns, trahie par les autres, réclame nos derniers efforts et notre suprême dévouement[2]. Cependant nous ne regretterons pas les moments que nous avons donnés à ces études un peu légères, si elles peuvent accroître la connaissance et le goût de la plus belle époque de notre histoire, de cette puissante société française du XVIIe siècle qu'on admire toujours davantage à mesure qu'on l'envisage sous ses IX différentes faces; où la France était en spectacle aux nations et marchait à la tête de l'humanité; où la philosophie était en honneur aussi bien que la poésie et les arts, l'esprit religieux et l'esprit militaire; où Descartes partageait l'estime publique avec Corneille et Condé; où Mme de Grignan l'étudiait avec une vivacité passionnée; où Bossuet et Arnauld, Fénelon et Malebranche se déclaraient hautement ses disciples. En sorte qu'à vrai dire, à ce foyer commun du grand et du beau, nos prédilections littéraires et notre foi philosophique se lient d'une manière intime et se vivifient réciproquement.
Mais si le XVIIe siècle a plus que jamais notre admiration, nous nous gardons de l'erreur trop accréditée qui confond ce siècle avec le règne de Louis XIV. Assurément Louis XIV est aussi à nos yeux un grand roi. Il a eu ce qu'il y a de plus rare au monde, de la grandeur dans le caractère; c'est là sa gloire immortelle. De plus, il était secret, attentif, laborieux, capable d'une conduite forte et soutenue; mais, il faut bien le dire, il était profondément personnel, et il a aimé sa personne et sa famille bien plus que la France. C'est X un fait au-dessus de toutes les controverses qu'il a laissé la France humiliée, affaiblie, mécontente, et déjà pleine de germes de révolutions, tandis que Henri IV, Richelieu et Mazarin la lui avaient transmise couverte de gloire, puissante et prépondérante au dehors, tranquille et satisfaite au dedans. Louis XIV termine le XVIIe siècle, il ne l'a pas inspiré, et il est loin de le représenter tout entier. C'est sous Henri IV, sous Louis XIII et sous la reine Anne, que sont nés, se sont formés, et même développés les grands hommes d'État et les grands hommes de guerre, ainsi que les plus grands écrivains de l'un et de l'autre sexe, ceux-là mêmes qui, comme Mme de Sévigné et Bossuet, ont prolongé le plus avant leur carrière. L'influence de Louis XIV se fait sentir assez tard. Il n'a pris les rênes du gouvernement qu'en 1661, et d'abord il a suivi son temps, il ne l'a pas dominé; il n'a paru véritablement lui-même que lorsqu'il n'a plus été conduit par Lyonne et Colbert, les derniers disciples de Richelieu et de Mazarin. C'est alors que, gouvernant presque seul, il a mis partout l'empreinte de son goût, dans la politique, dans la religion, dans les mœurs, dans les arts XI et dans les lettres. Il a substitué en tout genre la noblesse à la grandeur, la dignité à la force, l'élégance à la grâce; il a effacé les caractères et poli en quelque sorte la surface des âmes; il a ôté les grands vices et aussi les grandes vertus; il a mis l'école purement littéraire et par conséquent un peu inférieure de Racine et de Boileau à la place de cette grande école de vertu, de politique et de guerre instituée par Corneille; à Descartes, à Pascal, à Bossuet il a donné pour héritiers Massillon, Fontenelle, Voltaire, les vrais enfants de la fin du XVIIe siècle. Après Mme de Sévigné, cette rivale de Molière, formée, comme lui, de 1640 à 1660, on a vu paraître Mme de Maintenon, le modèle du genre convenable, avec sa monnaie agréable encore mais bien petite, Mme de Caylus, Mme de Staal, Mme Lambert. Ajoutez la révocation toute gratuite de l'édit de Nantes, quand les protestants soumis, mais protégés, rivalisaient de zèle avec les catholiques pour le service de l'État, et quand leurs plus illustres familles se convertissaient peu à peu; ajoutez surtout les guerres déplorables entreprises par Louis XIV, avec un ministère de commis et des généraux de cour, pour rétablir les XII Stuarts sur le trône d'Angleterre et pour mettre la couronne d'Espagne sur la tête de son petit-fils, lorsqu'en échange de ses prétentions et sans tirer l'épée il pouvait obtenir et donner à jamais la Belgique à la France; vous avez là une fin de règne qui ne ressemble guère à ses commencements, parce que les commencements viennent d'un tout autre génie, de ce génie qui inspira Henri IV, Richelieu, Mazarin, dicta l'édit de Nantes, le traité de Westphalie et celui des Pyrénées, le Cid, Polyeucte et Cinna, le Discours de la Méthode et les Provinciales, Don Juan et le Misanthrope, et les sermons les plus pathétiques de Bossuet. C'est ce génie-là que nous rappelons et glorifions partout dans cet ouvrage, parce qu'à nos yeux c'est le génie même de la France à l'époque de sa véritable grandeur.
Si le public accueille un peu favorablement ces études, nous lui en offrirons la suite; nous lui montrerons Mme de Longueville pendant la Fronde et après sa conversion, de 1648 à 1680. Ce seront encore là d'assez belles parties du XVIIe siècle.
15 décembre 1852.
Nous pouvons, ce semble, nous rendre ce témoignage à nous-même qu'en cette nouvelle édition nous n'avons rien négligé pour améliorer notre ouvrage et le soutenir un peu dans l'estime publique. Les critiques éminents qui, dans les rangs les plus opposés[3], l'ont honoré d'un bienveillant examen, reconnaîtront aisément que leurs observations n'ont pas été perdues. Nous avons beaucoup corrigé, quelquefois retranché, souvent ajouté, et, par exemple, on trouvera ici plus d'une page nouvelle sur deux des principaux acteurs des scènes que nous racontons, Mazarin et La Rochefoucauld. XIV Nous avons fait un plus fréquent usage d'un genre de documents trop négligés qui nous ont paru particulièrement convenir à une histoire de mœurs telle que celle-ci, où les femmes jouent un grand rôle; nous voulons parler des portraits, ces délicats interprètes du caractère et de l'âme, qu'offre avec profusion le siècle de Champagne, de Ferdinand, de Juste, de Mignard, servis par des graveurs tels que Michel Lasne, Mellan, Poilly, Nanteuil. Des recherches assidues nous ont mis en possession d'un bon nombre de lettres et de pièces, jusqu'à présent restées inconnues, qui illustrent tout ensemble l'histoire et la littérature. Les Carnets autographes de Mazarin et ses lettres inédites nous ont fourni des lignes précieuses et inattendues. Notre trésor de pièces relatives aux Carmélites s'est enrichi d'un curieux inventaire des objets d'art que la pieuse maison a possédés jusqu'en 1793, ainsi que des biographies naïves et touchantes de leurs premières grandes prieures dont nous nous étions contenté de donner de courts passages. Les militaires, cet immortel honneur, cette ressource suprême de la France, nous sauront gré peut-être d'avoir rassemblé pour XV eux les documents les plus certains sur la première bataille de Condé, cette bataille de Rocroi que les vainqueurs de l'Alma feront bien de méditer encore, comme nous pourrions leur recommander l'étude attentive du siége de Dunkerque. Enfin, sans toucher en rien à la forme première de notre livre, nous avons laissé paraître davantage le fond solide sur lequel repose cette fidèle peinture de la société française au XVIIe siècle.
Tel est en effet notre sujet véritable. Ce que nous nous sommes proposé de faire connaître c'est bien assurément Mme de Longueville, mais c'est aussi, mais c'est surtout la société d'où elle est sortie et qu'elle a traversée, cette société incomparable qui a eu le culte de toutes les grandes choses, de la religion, de la philosophie, de la poésie, de la politique, de la guerre, sans oublier celui de la beauté. Voilà pourquoi nous conduisons tour à tour le lecteur au couvent des Carmélites, à l'hôtel de Rambouillet, même à la Place Royale, au congrès de Münster et sur les champs de bataille. La sœur de Condé, belle, pieuse, spirituelle, un peu coquette et toujours héroïque, est à la fois la principale figure et le lien harmonieux XVI de ces différents tableaux. Pouvions-nous donner au XVIIe siècle un plus vrai et plus gracieux symbole?
V. COUSIN.
LA PERSONNE DE MADAME DE LONGUEVILLE. DESCRIPTIONS DES CONTEMPORAINS. PORTRAITS AUTHENTIQUES.—SON ESPRIT ET SON STYLE.—SON CARACTÈRE. EXPLICATION DE SA CONDUITE DANS LA FRONDE.—MADEMOISELLE DE LA VALLIÈRE ET MADAME DE LONGUEVILLE.
Il y a trois parties bien marquées dans la vie de la duchesse de Longueville[4].
Née en 1619 dans le donjon de Vincennes, pendant la captivité de son père, Henri de Bourbon, prince de Condé, avec lequel était venue s'enfermer sa jeune femme, cette beauté célèbre, Charlotte Marguerite de Montmorency, on voit d'abord Mlle de Bourbon croissant en grâces auprès d'une telle mère, partageant ses journées entre le couvent des Carmélites et l'hôtel de Rambouillet, nourrissant son cœur de pieuses émotions et de lectures romanesques, allant au bal, mais avec un cilice, confidente des nobles amours du duc d'Enghien, 2 son frère, avec la belle Mlle Du Vigean, et aidant peut-être l'aimable fille à sauver sa vertu ou à cacher ses chagrins dans le cloître où elle-même ira mourir. Elle est mariée à vingt-trois ans à M. de Longueville, qui en a quarante-sept, et qui, au lieu de réparer ce désavantage par une tendresse empressée, suit encore le char de la plus triste coquette du temps, la fameuse duchesse de Montbazon. Outragée par cette rivale, mal défendue par un mari qui ne sait pas même être jaloux, elle cède peu à peu à la contagion de l'air qu'elle respire; et, après avoir été quelque temps exilée dans les distractions magnifiques de l'ambassade de Münster, de retour à Paris elle se laisse subjuguer à l'esprit, au grand air, à l'apparence chevaleresque du prince de Marcillac, depuis le duc de La Rochefoucauld. Celle liaison décide de sa vie et en termine la première partie en 1648.
La Fronde avec ses vicissitudes, l'amour tel qu'on l'entendait à l'hôtel de Rambouillet, l'amour à la Corneille et à la Scudéry, avec ses enchantements et ses douleurs, mêlé aux dangers et à la gloire, traversé de mille aventures, vainqueur des plus rudes épreuves, puis succombant à sa propre infirmité et s'épuisant bientôt lui-même: telle est la seconde période, si courte et si remplie, qui, commencée en 1648, finit au milieu de 1654.
Depuis, toute la vie de Mme de Longueville n'est qu'une longue pénitence, de plus en plus austère, qui s'accomplit successivement en Normandie auprès de son vieux mari, aux Carmélites, à Port-Royal, et s'achève par une sainte mort en 1679.
Ainsi d'abord un éclat sans tache, ensuite les fautes, 3 et à la fin l'expiation, voilà comment se partage la carrière de Mme de Longueville.
C'est dans cet ordre que nous avons recueilli et que nous présenterons au lecteur tout ce qu'il nous a été possible de rassembler de Mme de Longueville, en nous livrant à des recherches persévérantes: écrits politiques et religieux, surtout lettres intimes et confidentielles échappées à sa plume dans toutes les circonstances importantes de sa vie, et qui la peignent involontairement d'une manière aussi fidèle qu'agréable.
Mais si les écrits et les lettres que nous allons publier éclairent le caractère de Mme de Longueville, il est tout aussi vrai que ce caractère bien compris les éclaire encore plus et les met dans leur véritable jour. Pour introduire et intéresser à un ouvrage, il est assez reçu de commencer par quelques détails sur son auteur; et, comme ici l'auteur est une femme, il faut bien faire connaître un peu sa personne, ainsi que son esprit et son cœur.
Anne Geneviève de Bourbon était fille, comme nous l'avons dit, de cette Charlotte Marguerite de Montmorency, princesse de Condé, qui tourna la tête à Henri IV. La fille était au moins aussi belle que la mère, et c'est là un premier avantage de Mme de Longueville qui, nous l'avouons, ne nous est pas d'un attrait médiocre.
La beauté étend son prestige sur la postérité elle-même, et attache un charme, vainqueur des siècles, au 4 nom seul des créatures privilégiées auxquelles il a plu à Dieu de la départir. Mais je parle de la vraie beauté. Celle-là n'est pas moins rare que le génie et la vertu. La beauté a aussi ses époques. Il n'appartient pas à tous les hommes et à tous les siècles de la goûter en son exquise vérité. Comme il y a des modes qui la gâtent, il est des temps qui en altèrent le sentiment. Il était digne du XVIIIe siècle d'inventer les jolies femmes, ces poupées charmantes, musquées et poudrées, dissimulant les attraits qu'elles n'avaient point sous leurs vastes paniers et leurs grands falbalas. C'était assez pour babiller dans un salon, écrire les Lettres péruviennes, servir de modèles aux héroïnes de Crébillon fils et tenir tête aux héros de Rosbach. Ceux de Rocroy et de Lens, les contemporains de Richelieu, de Descartes et de Corneille, les hommes énergiques et un peu rudes qui ont précédé Louis XIV, et qui se plaisaient à vivre d'une vie agitée, sauf à la finir comme Pascal et Rancé, n'eussent pas été tentés de se mettre à genoux devant d'aussi frêles idoles. Osons le dire: le fond de la vraie beauté comme de la vraie vertu, comme du vrai génie, est la force. Sur cette force, répandez un rayon du ciel, l'élégance, la grâce, la délicatesse; voilà la beauté. Son type achevé est la Vénus de Milo[5], ou bien encore cette pure et mystérieuse apparition, déesse ou mortelle, qu'on nomme la Psyché ou la Vénus de Naples[6]. La beauté brille encore assurément 5 dans la Vénus de Médicis, mais on sent déjà qu'elle est près de décliner. Regardez, je ne dis pas les femmes de Titien, mais les vierges mêmes de Raphaël et de Léonard: le visage est d'une délicatesse infinie, mais le corps est puissant; elles vous dégoûteront à jamais des ombres et des magots à la Pompadour. Adorez la grâce, mais en toutes choses ne la séparez pas trop de la force, car sans la force la grâce se ternit bien vite, comme une fleur séparée de la tige qui l'anime et la soutient.
C'est Florence, ce sont ses artistes et ses princesses qui apportèrent en France le sentiment de la vraie beauté. Il s'y développa rapidement, et, par des causes diverses que nous ne pouvons pas même indiquer ici, il régna parmi nous jusqu'à la fin du XVIIe siècle.
Quelle suite de femmes accomplies ce siècle nous présente, environnées d'hommages, entraînant après elles tous les cœurs, et répandant de proche en proche dans tous les rangs ce culte de la beauté que d'un bout de l'Europe à l'autre on a appelé la galanterie française! Elles accompagnent ce grand siècle dans sa course trop rapide; elles en marquent, elles en éclairent les principaux moments, à commencer par Charlotte de Montmorency, à finir par Mme de Montespan. Mettez au milieu Mme de Chevreuse, Mme de Hautefort, Mme de Montbazon, Mme de Guéméné, Mme de Châtillon, Mme de Lamothe-Houdancourt, Marie de Gonzague et sa sœur la Palatine, tant d'autres enfin parmi lesquelles, à notre extrême regret, nous n'oserions placer ni l'aimable Henriette ni Mlle de La Vallière, et nous sommes bien forcé de mettre Mme de Maintenon.
Mme de Longueville a sa place dans cette éblouissante 6 galerie. Elle avait tous les caractères de la vraie beauté, et elle y joignait un charme particulier.
Elle était assez grande et d'une taille admirable. L'embonpoint et ses avantages ne lui manquaient pas. Elle possédait ce genre d'attraits qu'on prisait si fort au XVIIe siècle, et qui, avec de belles mains, avait fait la réputation d'Anne d'Autriche. Ses yeux étaient du bleu le plus tendre. Des cheveux, d'un blond cendré de la dernière finesse, descendant en boucles abondantes, ornaient l'ovale gracieux de son visage et inondaient d'admirables épaules, très découvertes, selon la mode du temps. Voilà le fonds d'une vraie beauté. Ajoutez-y un teint que sa blancheur, sa délicatesse et son éclat tempéré ont fait appeler un teint de perle. Ce teint charmant prenait toutes les nuances des sentiments qui traversaient son âme. Elle avait le parler le plus doux. Ses gestes formaient avec l'expression de son visage et le son de sa voix une musique parfaite; ce sont les termes d'un contemporain fort désintéressé, d'un écrivain janséniste, peut-être Nicole; en sorte, dit cet écrivain, que «c'étoit la plus parfaite actrice du monde[7].» Mais le charme qui lui était propre était un abandon plein de grâce, une langueur, comme s'expriment tous les contemporains, qui avait des réveils brillants, quand la passion la saisissait, mais qui, dans l'habitude de la vie, lui donnait un air d'indolence et de nonchalance aristocratique qu'on prenait quelquefois pour de l'ennui, quelquefois pour du dédain. Nous n'avons connu 7 cet air-là qu'à une seule personne en France, et cette personne, disparue avant le temps, a laissé une mémoire si pure, et on pourrait dire à bon droit si sainte, que nous n'osons la nommer[8] en un tel sujet, même pour la comparer à Mme de Longueville.
Et nous ne faisons pas là, croyez-le bien, un portrait de fantaisie; nous nous bornons à résumer les témoignages. Nous les citerons, si l'on veut, pour prouver notre parfaite exactitude.
Commençons par celui qui l'a le mieux connue, et qui certes ne l'a pas flattée. «Cette princesse, dit La Rochefoucauld dans ses Mémoires[9], avoit tous les avantages de l'esprit et de la beauté en si haut point et avec tant d'agrément, qu'il sembloit que la nature avoit pris plaisir de former un ouvrage parfait et achevé.»
Écoutons aussi le cardinal de Retz, très-bon juge en pareille matière, et qui aurait bien voulu prendre la place de La Rochefoucauld: «Pour ce qui regarde Mme de Longueville, la petite vérole lui avoit ôté la première fleur de la beauté[10]; mais elle lui en avoit laissé presque tout l'éclat, et cet éclat joint à sa qualité, à son esprit et à sa langueur, qui avoit en elle un charme particulier, la rendoit une des plus aimables personnes de France[11].» Et ailleurs[12]: «Elle avoit une langueur dans 8 ses manières qui touchoit plus que le brillant de celles mêmes qui étoient plus belles.»
Après les hommes, consultons les femmes. On peut, ce semble, les en croire sur parole quand elles font l'éloge de la beauté d'une autre. Voici comment Mme de Motteville parle en plusieurs endroits de celle de Mme de Longueville: «Mlle de Bourbon commençoit à faire voir les premiers charmes de cet angélique visage qui depuis a eu tant d'éclat[13].»—«Si Mme de Longueville dominoit les âmes par cette voie (son esprit et sa fortune), celle de sa beauté n'étoit pas moins puissante; car, quoique elle eût eu la petite vérole depuis la régence, et qu'elle eût perdu quelque peu de la perfection de son teint, l'éclat de ses charmes attiroit toujours l'inclination de ceux qui la voyoient, et surtout elle possédoit au souverain degré ce que la langue espagnole exprime par ces mots de donayre, brio, y bizarria (bon air, air galant). Elle avoit la taille admirable, et l'air de sa personne avoit un agrément dont le pouvoir s'étendoit même sur notre sexe. Il étoit impossible de la voir sans l'aimer et sans désirer de lui plaire. Sa beauté néanmoins consistoit plus dans les couleurs de son visage que dans la perfection de ses traits. Ses yeux n'étoient pas grands, mais beaux, doux et brillants, et le bleu en étoit admirable; il étoit pareil à celui des turquoises. Les poëtes ne pouvoient jamais comparer qu'aux lis et aux roses le blanc et l'incarnat qu'on voyoit sur son visage, et ses cheveux blonds et argentés, et qui accompagnoient tant de choses merveilleuses, faisoient qu'elle 9 ressembloit beaucoup plus à un ange tel que la faiblesse de notre nature nous les fait imaginer que non pas à une femme:
A ces divers passages de la bonne Mme de Motteville, nous ne voulons ajouter qu'une seule ligne de Mademoiselle, dont une extrême bienveillance n'était pas le défaut: «M. de Longueville étoit vieux; Mlle de Bourbon étoit fort jeune et belle comme un ange[15].»
Et il faut que l'air angélique, comme aussi le teint de perle, aient appartenu à Mme de Longueville d'une façon toute particulière, puisque nous retrouvons ces expressions dans une lettre[16] d'une autre femme distinguée de ce temps, Mlle de Vandy, qui, des eaux de Bourbon, écrit à Mme de Longueville en 1655: «Quand Votre Altesse n'auroit pas un teint de perle, l'esprit et la douceur d'un ange...» Ajoutons un bien autre témoignage. Mme de Maintenon ne ressemble en rien à Mme de Longueville; elle l'avait vue assez tard, sur le déclin de l'âge et dépouillée de toute grandeur empruntée; cependant elle la donne encore comme «la plus spirituelle femme de son temps et belle comme un ange[17].» Cette rencontre involontaire de personnes si différentes 10 dans les mêmes termes ne prouve-t-elle pas que c'était bien là l'effet que produisait Mme de Longueville, et la comparaison que sa beauté suggérait naturellement?
Cet accord fortuit et si frappant autorise et justifie pleinement le langage, qui sans cela eût pu être suspect, de Scudéry dans la dédicace du Grand Cyrus: «La beauté que vous possédez au souverain degré... n'est pas ce que vous avez de plus merveilleux, quoiqu'elle soit l'objet de la merveille de tout le monde. L'on en voit sans doute en Votre Altesse l'idée la plus parfaite qui puisse tomber sous la vue, soit pour la taille, qu'elle a si belle et si noble, soit pour la majesté du port, soit pour la beauté de ses cheveux, qui effacent les rayons de l'astre avec lequel je vous compare, soit pour l'éclat et pour le charme des yeux, pour la blancheur et pour la vivacité du teint, pour la juste proportion de tous les traits, et pour cet air modeste et galant tout ensemble qui est l'âme de la beauté[18].»
11 Pendant que Scudéry s'exprimait ainsi, sa sœur, dans ce même Cyrus, nous donnait une autre description plus détaillée de Mme de Longueville, sous le nom de Mandane[19]: «Le voile de gaze d'argent que la princesse Mandane avoit sur la tête n'empèchoit pas que l'on ne vît mille anneaux d'or que faisoient ses beaux cheveux qui étoient du plus beau blond, ayant tout ce qu'il faut pour donner de l'éclat, sans ôter rien de la vivacité, qui est une des parties nécessaires à la beauté parfaite. Elle étoit d'une taille très-noble et très-élégante, et elle marchoit avec une majesté si modeste qu'elle entraînoit après elle les cœurs de tous ceux qui la voyoient. Sa gorge étoit blanche, pleine et bien taillée. Elle avoit les yeux bleus, mais si doux, si brillants et si remplis de pudeur et de charme, qu'il étoit impossible de la voir sans respect et sans admiration. Elle avoit la bouche si incarnate, les dents si blanches, si égales et si bien rangées, le teint si éclatant, si lustré, si uni et si vermeil, que la fraîcheur et la beauté des plus rares fleurs du printemps ne sauroient donner qu'une idée imparfaite de ce que je vis et de ce que cette princesse possédoit. Elle avoit les plus belles mains et les plus beaux bras qu'il étoit possible de voir... De toutes ces beautés il résultoit un agrément dans toutes ses actions si merveilleux 12 que, soit qu'elle marchât ou qu'elle s'arrêtât, qu'elle parlât ou qu'elle se tût, qu'elle sourît ou qu'elle rêvât, elle étoit toujours charmante et toujours admirable.»
Non content de ces deux descriptions, l'auteur du Cyrus les a relevées et, comme on dirait aujourd'hui, illustrées par un portrait de Mme de Longueville, ainsi que Chapelain, en dédiant la Pucelle à son mari, a placé le portrait de ce prince en tête du livre. Ceci nous amène à dire un mot des divers portraits que nous connaissons de Mme de Longueville: ils nous la montrent successivement dans sa gracieuse adolescence, dans son éclat, dans sa maturité.
Le roi Louis-Philippe eut l'heureuse idée de rassembler à Versailles, dans les galeries du second étage, tous les portraits qu'il put recueillir des personnages célèbres de France. On y rencontre[20] un portrait de Mme de Longueville toute jeune, à côté de son père, Henri de Bourbon, et de sa mère, Charlotte de Montmorency. Malheureusement c'est une copie[21]. Elle plaît encore par la grâce ineffaçable de l'original, mais elle pâlit bien devant le portrait même de Du Cayer, que possède M. le duc de Montmorency[22]. Il est de l'année 1634, peint sur bois, avec des pierreries enchâssées. Mlle de Bourbon, née en 1619, avait alors quinze ans. Il est impossible de 13 voir ni d'imaginer une plus charmante créature. Les yeux, pleins d'innocence, ont déjà une douce vivacité qui bientôt deviendra dangereuse. Le nez est particulièrement d'une finesse adorable. Tous les signes de la grande beauté qui va venir y sont déjà; certains attraits manquent encore, mais la force qui les promet et les assure est partout empreinte[23].
La voici maintenant mariée, et pendant l'ambassade de Münster en 1646 et 1647. Elle a vingt-sept ou vingt-huit ans. Anselme Van Hull est l'auteur de ce portrait, gravé un demi-siècle après dans la très médiocre collection des négociateurs de Münster[24]. Mme de Longueville n'y paraît pas à son avantage. Elle y semble fatiguée et ennuyée. Elle était alors dans un état de grossesse avancée, et son cœur soupirait après Paris. Cependant on voit que la jeune femme a tenu tout ce que promettait la jeune fille: sa beauté s'est heureusement développée, et sa chevelure a toute sa magnificence.
Mais la vraie, la digne image de Mme de Longueville est au musée de Versailles dans la galerie du premier étage, salon de Mars, du côté du jardin, au-dessous du duc de Beaufort. C'est bien là Mme de Longueville, sortie 14 de l'adolescence, mais encore dans toute la fraîcheur de la première jeunesse, avec le doux et angélique visage où la coquetterie commence à paraître à travers une naïveté presque virginale, un teint de lis et de roses où les roses dominent, de charmants yeux bleus que l'esprit anime déjà en attendant la passion, les plus fins cheveux blonds flottant sur de belles épaules, un sein riche et modeste, et dans toute sa personne le grand air à la fois et l'aimable langueur que tout le monde lui attribue. Elle est nonchalamment assise, tenant un bouquet de fleurs entre les mains, dans un brillant costume de cour. On lui peut donner à peu près vingt-cinq ans. Nous ignorons quel est l'auteur de ce tableau. A cette fine touche, à cet empâtement léger, on penserait d'abord à Mignard, si Mignard, alors en Italie, avait pu peindre Mme de Longueville à cet âge; mais en y regardant de plus près, on aperçoit bien des négligences qui trahissent une exécution rapide, peut-être même une copie excellente et ancienne plutôt qu'une œuvre originale conduite avec soin à toute sa perfection[25].
Ouvrez Le Cabinet de Monsieur de Scudéry, Paris, in-4o, 1646, vous y trouverez, page 91: Le portrait de Mme la duchesse de Longueville, en crayon, de la main de Du Montier. Ce portrait, en vain cherché parmi les nombreux dessins de Du Montier ou De Monstier que possèdent le cabinet des Estampes et la bibliothèque de Sainte-Geneviève, nous l'avons tout récemment rencontré chez un 15 amateur et un artiste distingué, M. le baron de Schweiter. Il est in-folio, très-bien conservé, et signé de la main connue du grand dessinateur. La noble dame y est retracée sans aucune flatterie, telle qu'elle était vers 1646, à vingt-six ou vingt-sept ans, privée du teint et des agréables couleurs que relève Mme de Motteville, mais toujours avec ses yeux bleus d'une douceur pénétrante, avec ses beaux cheveux blonds, son cou gracieux, et cette figure qui, sans être d'une régularité et d'une perfection accomplie, est empreinte d'un charme indéfinissable. Quand on a vu ce dessin et le portrait de Versailles, on a vu Mme de Longueville, et on comprend tout ce que disent ses contemporains.
Allez voir aussi au cabinet des Médailles la belle médaille d'argent, sans date[26] il est vrai, et sans nom de graveur, mais qui doit être de Dupré ou de Varin, et représente Anne de Bourbon à peu près au même âge que le portrait de Versailles et le dessin de De Monstier.
Parmi les émaux de Petitot, conservés au Louvre, il en est un selon nous assez médiocre et d'une authenticité douteuse, inscrit sous le no 50, qu'on rapporte à Mme de Longueville, et qui lui donne à peu près le même caractère de beauté: la dignité tempérée par la douceur et la grâce.
Les deux portraits gravés de Moncornet, d'après un original inconnu, sont d'un ordre tout à fait inférieur[27]. 16 Celui de Frosne vaut un peu mieux[28]. Tous les trois sont bien surpassés par le joli portrait de Regnesson, beau-frère de Nanteuil, placé en tête du premier volume du Grand Cyrus, et qui nous montre Mme de Longueville en 1649[29], à l'âge de trente ans. Il faut dire à l'honneur de l'exactitude de Scudéry que les phrases de la dédicace du Grand Cyrus, et la description de la personne de Mandane, citées par nous tout à l'heure, sont un texte fidèle à la gravure qui les accompagne. Voilà cette blonde et abondante chevelure, ce beau sein, ces yeux si doux, cet air charmant que Scudéry et sa sœur célèbrent à l'envi.
Nul doute qu'il n'y ait eu bien d'autres portraits de Mme de Longueville, aux diverses époques de sa vie; mais ils ont péri, ou du moins ils sont aujourd'hui ensevelis au fond de quelques cabinets ignorés. Dans une lettre de la comtesse de Maure[30], du 9 septembre 1652, nous lisons ces mots: «Mme de Longueville a mandé à Juste qu'il me donnât son portrait..... Il rend ma chambre tout à fait belle.» Ainsi Juste d'Egmont, un des élèves de Rubens, un des peintres de Louis XIII, l'auteur des beaux portraits de Mademoiselle, de Marie de Gonzague, etc., si admirablement gravés par Falck, avait fait aussi celui de Mme de Longueville, jeune encore et avant 1652. Cet ouvrage de Juste, que la lettre de Mme de Maure nous révèle, devait être d'un pinceau 17 léger et d'un assez brillant coloris comme tous les autres ouvrages de l'éminent artiste à moitié flamand, à moitié français. Puisque Mme de Longueville en faisait faire des copies, le portrait de la galerie de Versailles ne serait-il pas une de ces copies, exécutée dans l'atelier et sous les yeux de Juste, très-fidèle encore et très-agréable? Alors, qu'est devenu l'original? Qu'est aussi devenu le portrait qui était au château d'Eu, et faisait partie de la riche et vieille collection laissée par Mademoiselle[31]? Mme de Longueville y était-elle peinte dans l'éclat de la jeunesse ou déjà sur le retour de l'âge, et à l'époque où Mademoiselle s'avisa de rassembler autour d'elle les images des personnes les plus illustres de sa société et de son temps? Enfin, où retrouver Mme de Longueville, en Pallas, pendant la Fronde? Poilly l'avait ainsi gravée, au témoignage de Fontette, ordinairement si exact[32]. Mais qui jamais a vu cette gravure de Poilly? Du moins elle a jusqu'ici échappé à toutes nos recherches[33].
18 Il est aussi fort vraisemblable qu'on aura peint plus d'une fois Mme de Longueville depuis sa conversion et pendant sa longue pénitence. Il serait étrange que Champagne, le peintre des Carmélites et de Port-Royal, n'ait jamais retracé l'image de leur illustre protectrice[34]. Il est certain qu'alors même elle avait conservé une grande partie de sa beauté. Nous avons vu comme Mlle de Vandy en parle en 1655; un gentilhomme qui l'avait rencontrée plus tard encore, chez son frère, le prince de Condé, après 1660, assurait que le progrès de l'âge ne paraissait presque pas en elle, que sa piété lui seyait bien, que sa candeur, sa modestie et sa douceur ennoblies par son air de dignité, la rendaient dans ces derniers temps aussi propre à plaire que jamais[35].
En décrivant la personne de Mme de Longueville, il se trouve que nous avons fait connaître son esprit et son âme.
Son esprit a reçu les hommages des connaisseurs les plus délicats. Nous avons vu que La Rochefoucauld, Retz et Mme de Motteville le louent à l'égal de sa beauté. Retz insiste particulièrement sur ce que cet esprit devait tout à la nature et presque rien à l'étude, son indolence accoutumée l'éloignant de tout effort dans les choses ordinaires. «Mme de Longueville, dit-il, a naturellement bien du fonds d'esprit, mais elle en a encore plus le fin et le tour. Sa capacité, qui n'a pas été aidée par sa paresse, n'est pas allée jusqu'aux affaires[36], etc.» Et à propos de la langueur de ses manières: «Elle en avoit une même dans l'esprit qui avoit ses charmes, parce qu'elle avoit, si l'on peut le dire, des réveils lumineux et surprenants.» Mme de Motteville parle comme Retz: «Cette princesse étoit fort paresseuse[37].» Et ailleurs: «L'occupation que donnent les applaudissements du grand monde, qui d'ordinaire regarde avec trop d'admiration les belles qualités des personnes de cette naissance, avoit ôté le loisir à Mme de Longueville de lire, et de donner à son esprit une connaissance assez étendue pour la pouvoir dire savante[38].» Elle ne l'était point et ne se piquait pas de l'être. Tandis que ses deux frères, 20 le prince de Condé et le prince de Conti, avaient fait de fortes études aux Jésuites de Bourges et de Paris, Mlle de Bourbon n'avait reçu, sous les yeux de sa mère, que l'instruction légère qu'on donnait alors aux femmes. Un heureux naturel et le commerce de la société d'élite où elle vivait suppléèrent à tout; elle eut même de bonne heure une grande réputation, et presque enfant on la trouve environnée d'hommages et même de dédicaces. Nous avons là entre les mains une tragi-comédie pastorale intitulée Uranie[39], qu'un nommé Bridard lui dédia en 1631, c'est-à-dire lorsqu'elle avait douze ans. Ce Bridard lui dit: «Les plus parfaits courtisans savent que vous avez un esprit qui prévient votre âge. De moi j'en puis témoigner, vous ayant ouïe réciter des vers avec tant de grâce que l'on doutoit si un ange, empruntant votre beauté, ne venoit point discourir en terre des merveilles du ciel.» Nous tirons cette phrase de ce livre oublié et digne de l'être, parce qu'elle devance toutes celles de Mme de Motteville, de Mlle de Montpensier, de Mlle de Vandy et de Mme de Maintenon. Voilà déjà l'ange à douze ans et pour toujours. Dès sa première jeunesse, on l'avait menée avec son frère, encore duc d'Enghien, à l'hôtel de Rambouillet, et les salons de la rue Saint-Thomas du Louvre n'étaient pas une trop bonne école à un esprit tel que le sien, où se mêlaient presque également la grandeur et la finesse, mais une grandeur tirant un peu au romanesque, et une finesse dégénérant souvent en subtilité, comme au reste dans Corneille 21 lui-même, le parfait représentant de cette époque. Il ne paraît pourtant pas que l'hôtel de Rambouillet lui ait imposé ses préjugés et ses admirations, car un jour qu'on lui lisait la Pucelle de Chapelain, si prônée en ce quartier, et qu'on lui en faisait remarquer les prétendues beautés: «Oui, dit-elle[40], cela est fort beau, mais bien ennuyeux»; à peu près comme son frère, le grand Condé, prenait la défense de Corneille contre les règles, et s'écriait qu'il ne pardonnait pas aux règles de faire faire à l'abbé d'Aubignac d'aussi mauvaises tragédies. On la proclamait de toutes parts le juge souverain de tous les écrits, la reine du bel esprit, l'arbitre du goût et des élégances, comme dit Horace. En 1645, Le Clerc, qui fut depuis de l'Académie Française, mettait sous sa protection la tragédie de Virginie, et lui disait: «Être avoué de vous, c'est l'être de tout le monde... Vous êtes aujourd'hui la divinité tutélaire des Muses.» En 1649, dans la querelle des deux sonnets de Benserade et de Voiture, toute la cour prit parti pour Benserade; mais Mme de Longueville, s'étant déclarée pour Voiture, la ramena à son sentiment. Et il faut bien qu'à ce moment de sa vie elle ait cédé au goût dominant et qu'elle ait été un peu précieuse, car Mme de Motteville, en relevant «la beauté principale de son esprit qui consistoit en la délicatesse des pensées», l'accuse d'affectation, ajoutant bien vite, comme pour s'excuser de trouver des taches à une personne aussi accomplie: «Tous les hommes participent à cette boue dont ils tirent leur origine, et Dieu seul est parfait[41].»
22 On s'accorde à reconnaître qu'elle causait divinement, avec un mélange exquis de vivacité et de douceur. Le charme de sa conversation doit avoir été quelque chose de bien extraordinaire pour avoir survécu à sa jeunesse et à sa vie mondaine, et subsisté jusque dans la dévotion et la pénitence. L'écrivain janséniste, qui nous a laissé un portrait, ou, comme on disait alors, un caractère de Mme de Longueville[42], n'hésite pas à la comparer et presque à la préférer à l'un des hommes les plus spirituels et des causeurs les plus célèbres du XVIIe siècle, M. de Tréville[43]: «C'étoit une chose à étudier que la manière dont Mme de Longueville conversoit. Elle disoit si bien tout ce qu'elle disoit, qu'il auroit été difficile de le mieux dire, quelque étude que l'on y apportât. Il y avoit plus de choses vives et rares dans ce que disoit M. de Tréville, mais il y avoit plus de délicatesse et plus d'esprit et de bon sens dans la manière dont Mme de Longueville s'exprimoit.»
Mais parler et écrire sont deux choses bien différentes, qui demandent des cultures particulières; et, comme 23 l'étude manquait à Mme de Longueville, il y paraissait dès qu'elle prenait la plume. Ses grandes qualités naturelles avaient peine à se faire jour à travers les fautes de tout genre qui échappaient à son inexpérience. Ce n'est pas en effet une petite affaire que d'exprimer ses sentiments et ses idées dans un ordre naturel, avec leurs nuances vraies, en des termes ni trop recherchés ni trop vulgaires qui ne les exagèrent ni ne les affaiblissent. Il n'est pas très rare de rencontrer dans le monde des hommes pleins d'esprit, de verve et de grâce lorsqu'ils parlent, et qui deviennent méconnaissables la plume à la main. C'est qu'écrire est un art, un art très difficile, et qu'il faut avoir appris. Mme de Longueville l'ignorait, ainsi que les femmes les plus éminentes de son temps. Nous avons parlé ailleurs[44] de la mère Angélique Arnauld et de Jacqueline Pascal, si admirablement douées, et qui n'ont laissé que des œuvres très imparfaites. Les témoignages sont unanimes pour présenter la princesse Palatine comme une personne d'un grand esprit qui traitait d'égal à égal avec les plus grands hommes. Retz[45] et Bossuet[46] le disent, et il les en faut croire, car ils s'y connaissaient mieux que nous. Lisez cependant quelques lettres manuscrites qui nous restent de la Palatine: ce n'est certes pas la solidité, la finesse et les traits ingénieux qui leur manquent; mais on est forcé d'avouer qu'elles sont souvent pleines d'incorrections, que les phrases y sont embarrassées, et les 24 règles les plus vulgaires de l'orthographe quelquefois outrageusement blessées. Nous n'en concluons pas du tout que la Palatine n'était pas un esprit du premier ordre, mais seulement qu'on ne lui avait point enseigné l'art de rendre convenablement par écrit ses sentiments et ses pensées. Mme de Longueville n'était guère plus exercée. Aussi, tout ce que nous publierons d'elle se ressent à la fois de la beauté de son génie et des défauts de son éducation.
A ces femmes qui écrivent si bien et si mal, on se plaît à opposer Mme de Sévigné et Mme de La Fayette, qui écrivent toujours bien. Pour être juste, il faudrait, ce semble, tenir compte ici de deux choses fort considérables.
D'abord ces deux dames avaient reçu une tout autre éducation que Mme de Longueville; elles avaient eu d'habiles maîtres de littérature, et parmi eux l'un des hommes les plus savants du XVIIe siècle, qui en même temps avait les plus grandes prétentions au bel esprit, au bel air, à l'air galant. Ménage avait appris à Mlle de Rabutin et ensuite à Mlle de Lavergne, pendant leur jeunesse et même après leur mariage, non-seulement la langue française telle qu'on la parlait et l'écrivait à l'Académie, mais la langue des beaux esprits du temps, l'italien, et même un peu de latin; il ne leur fit grâce que du grec. Il les exerça à écrire, corrigeant leurs compositions, marquant leurs fautes, cultivant leurs heureux instincts, polissant et réglant leur esprit et leur style. Il les retint assez longtemps sous cette discipline qui avait pour lui ses douceurs. Leur professeur était aussi leur adorateur platonique, plus platonique qu'il n'eût voulu. 25 Il leur adressait des stances, des sonnets, des idylles, des madrigaux, des vers de toute sorte en français, en italien et en latin. Il célébrait tour à tour formosissima Laverna et la bellissima marchesa di Sevigni[47]. Il ne se serait pas donné la peine de composer, à l'honneur de leur esprit et de leurs charmes, des vers latins et italiens qu'elles n'eussent pas compris. Bien loin de là, l'une et l'autre écrivaient fort bien en italien[48]. Dans une correspondance manuscrite de Mme de La Fayette, que nous avons pu parcourir, nous avons rencontré plus d'une allusion au temps où elle faisait pour ainsi dire ses études sous Ménage[49]. La nature avait comblé 26 Mme de Sévigné: elle lui avait donné une justesse et une solidité parfaite, avec un inépuisable enjouement et une vivacité étincelante. Le goût, se joignant en elle au génie, en a fait l'incomparable épistolière qui a laissé bien loin derrière elle Balzac et Voiture, et que Voltaire lui-même n'a point surpassée. Elle a l'air de tout oser, comme une étourdie et une ignorante, et jamais, dans ses traits les plus hardis, elle ne passe la mesure, signe infaillible d'un art achevé. Remarquez encore que si Mme de Sévigné a écrit admirablement, ç'a toujours été par rencontre, sachant bien, il est vrai, que ses lettres seraient montrées; elle n'a jamais mis d'enseigne, elle n'a écrit que des lettres, elle n'a pas fait de livres, nous doutons même qu'elle eût pu en faire, et nous ne l'imaginons pas composant un roman ni un ouvrage quelconque, si ce n'est peut-être des mémoires et des satires, comme son cousin Bussy ou Saint-Simon, ou bien 27 des traités de théologie, comme sa fille, Mme de Grignan[50]. Il n'en est point ainsi de Mme de La Fayette. Ce n'est pas seulement une personne de beaucoup d'esprit et de beaucoup d'instruction, c'est un auteur. Il n'est pas surprenant qu'elle sût écrire, puisqu'elle l'avait appris et en faisait profession. Une politesse exquise est son trait dominant, et il est permis de le rapporter en partie à la discipline littéraire qu'elle garda bien plus longtemps que son amie: d'ailleurs, n'écrivant pas un mot sans le soumettre à ce même Ménage, à Segrais, qui logea quelque temps chez elle et lui prêtait, sinon sa plume, au moins ses conseils et son nom, à Huet, à La Rochefoucauld. Mme de La Fayette est très supérieure assurément à Mlle de Scudéry, à Mme d'Aulnoy, à Mme Lambert, mais elle est de leur famille. Quoiqu'elle ait passé sa vie avec Mme de Sévigné, elle en diffère entièrement, et n'a rien à voir avec une princesse du sang telle que Mme de Longueville.
Mais ce qu'il importe surtout de ne pas oublier, c'est que celle-ci précède d'un certain nombre d'années les deux illustres amies, et que, de bonne heure séparée du monde, et ensevelie dans la retraite pendant les vingt-cinq dernières années de sa vie, elle n'a pu profiter du progrès alors si rapide de la langue et du goût. Il y a en effet deux parties bien différentes dans la littérature du XVIIe siècle, celle de Louis XIII et de la Régence[51], que 28 représentent Corneille et Pascal, et celle qui est particulièrement l'œuvre de Louis XIV, et dont Racine et Fénelon sont l'expression la plus accomplie. Dans l'une est une grandeur un peu négligée; dans l'autre, un art charmant qui quelquefois se fait trop sentir. Les femmes qui appartiennent à la première moitié du XVIIe siècle ont dans leur style, comme elles avaient dans leur conversation, des longueurs, des négligences, des incorrections même, car la langue qu'elles écrivent ou qu'elles parlent n'est pas fixée. Elles ne savent encore ni choisir entre leurs pensées, ni leur donner ce tour heureux, cette précision et cette élégance devenues presque vulgaires à la fin du siècle, grâce au concours de tant de beaux génies. Mais leur esprit, qui avait touché à toutes les grandes choses, politique et religion, ambition mondaine et sainte pénitence, est d'une trempe bien autrement forte que celui des femmes qui sont venues après la Fronde et ont reçu l'impression particulière du goût de Louis XIV, devenu celui de la France entière. Mme de Sévigné, née et formée dans la première époque, se développe et s'épanouit dans la seconde: son cœur est avec la première, son génie en vient; la seconde lui a 29 donné sa politesse sans ôter rien à sa vigueur et à sa verve originale. Mme de Longueville était dans tout son éclat sous la Fronde; depuis elle n'a vécu qu'aux Carmélites et à Port-Royal; son goût était arrêté et achevé vers 1650. Ainsi, ne lui demandons point les qualités qu'elle ne peut avoir; reconnaissons en elle un esprit véritablement du premier rang, mais qui est toujours celui d'une femme, d'une grande dame, d'une princesse fort paresseuse, comme la peignent Retz et Mme de Motteville, qui n'a pas pris le moindre soin des facultés qu'elle a reçues, et laisse paraître indistinctement ses qualités et ses défauts, qui sont aussi les qualités et les défauts du temps où elle est venue, à savoir, une grandeur inculte, une délicatesse souvent raffinée, avec une perpétuelle négligence.
S'il y a de la femme dans l'esprit de Mme de Longueville, son âme surtout est au plus haut point féminine, et, loin de l'en accuser, nous l'en louons. Oui, Mme de Longueville est de son sexe; elle en a les qualités adorables et les imperfections bien connues. Dans un monde où la galanterie était à l'ordre du jour, cette jeune et ravissante créature, mariée à un homme déjà vieux et même occupé ailleurs, suivit l'exemple universel. Naturellement tendre, les sens, elle-même le dit dans la confession la plus humble qui fut jamais, n'entraient pour rien dans les démarches de son cœur; mais entourée d'hommages, elle s'y complaisait. Aimable, elle mettait 30 son bonheur à être aimée. Sœur du grand Condé, elle n'était pas insensible à l'idée de jouer un rôle et d'occuper l'attention; mais, loin de prétendre à la domination, elle était tellement femme qu'elle se laissait conduire à celui qu'elle aimait. Tandis qu'autour d'elle l'intérêt et l'ambition prenaient si souvent les couleurs de l'amour, elle n'écouta que son cœur, et se mit comme au service de l'ambition et de l'intérêt d'un autre. Tous les auteurs sont unanimes à cet égard; ses ennemis lui reprochent avec aigreur de n'avoir pas eu un but qui lui fût propre et d'avoir méconnu ses intérêts; ils ne se doutent pas qu'en croyant l'accabler par là, ils la relèvent, et prennent soin eux-mêmes de couvrir sa conduite et ses fautes qui, après tout, se réduisent à une seule.
Elle a dû être touchée de la passion et du dévouement de Coligny, qui donna son sang pour la venger des outrages de Mme de Montbazon[52]; elle a pu prêter un moment une oreille distraite aux galanteries du brave et spirituel Miossens, depuis le maréchal d'Albret[53]; plus tard, elle se compromit un peu avec le duc de Nemours; mais elle n'a aimé véritablement qu'une seule personne, La Rochefoucauld. Elle s'est donnée à lui tout entière; elle lui a tout sacrifié, ses devoirs, ses intérêts, son repos, sa réputation. Pour lui, elle est entrée dans les conduites les plus équivoques et les plus contraires. C'est La Rochefoucauld qui l'a jetée dans la Fronde, qui l'a fait, à son gré, avancer ou reculer, qui l'a rapprochée ou séparée de sa famille, qui l'a 31 gouvernée absolument; elle a consenti à n'être entre ses mains qu'un instrument héroïque. Sans doute, la passion et l'orgueil ont pu trouver leur compte dans cette vie d'aventures et dans ces périls énergiquement bravés; mais de quelle trempe était l'âme qui mettait en cela sa consolation! Et, comme il arrive d'ordinaire, l'homme auquel elle faisait tant de sacrifices n'en était pas entièrement digne. Il avait infiniment d'esprit; mais il était fort égoïste et jugeant des autres sur lui-même, subtil dans le mal comme elle l'était dans le bien, plein de raffinement dans son amour-propre et dans la recherche de ses intérêts, le moins chevaleresque des hommes en réalité, quoiqu'il affectât toutes les apparences de la plus haute chevalerie. Aussi, dès qu'il croit que Mme de Longueville a un moment chancelé loin de lui et trop écouté le duc de Nemours, il se retourne contre elle et la poursuit du plus misérable ressentiment. Il la noircit auprès de son frère; il révèle les faiblesses dont il a profité; et quand elle est tout occupée à réparer les torts de sa vie, quand elle les expie par la plus dure pénitence, il fait imprimer à l'étranger des Mémoires où il la déchire et qu'il n'a pas même le courage d'avouer[54], comme un peu plus tard il fera faire à Mme de Sablé des articles de journal à sa gloire, qu'il corrigera de sa propre main, ôtant soigneusement les petites critiques qui avaient été mises pour 32 donner du poids aux louanges[55]; en sorte que la pauvre femme, en revenant des Carmélites ou de Port-Royal, eût pu rencontrer, dans les rares salons où elle allait encore, l'histoire de ses amours et la peinture de ses défauts tracés de la main de celui qui eût dû mourir pour la défendre, fût-ce même contre la vérité. La Rochefoucauld, après la Fronde, arrangea très bien ses affaires avec la cour; il s'y ménagea et s'y soutint; il monta dans le carrosse de Mazarin en disant le mot fameux: tout arrive en France; il se fit donner une bonne pension[56]; il sollicita et obtint de grandes grâces pour son fils; il brigua pour lui-même la place de gouverneur du Dauphin, qui fut donnée à Montausier; il sut s'entourer de femmes aimables, qui toutes en étaient avec lui à l'admiration et aux petits soins, et dont l'une, Mme de La Fayette, lui consacra sa vie et remplaça Mme de Longueville. Combien la conduite d'Anne de Bourbon est différente! L'amour l'avait engagée dans la Fronde, l'amour l'y avait soutenue; aussitôt que l'amour lui manque, elle ne sait plus où elle en est. L'altière héroïne qui, pour faire la guerre à Mazarin, avait vendu ses pierreries, bravé l'Océan, tour à tour soulevé le Nord et le Midi, et tenu en échec la puissance royale, dès qu'il ne s'agit plus que d'elle, se retire de la scène, rentre dans l'ombre, se voue à la solitude à trente-cinq ans, dans toute sa beauté, ne retenant du passé de sa vie que le souvenir de ses fautes, comme Mlle de La Vallière. 33 Ah! sans doute il eût mieux valu lutter contre son cœur, et à force de courage et de vigilance se sauver de toute faiblesse. Nous mettons un genou en terre devant celles qui n'ont jamais failli, devant Mme de Hautefort et Mlle de La Fayette; mais quand à Mlle de La Vallière ou à Mme de Longueville on ose comparer Mme de Maintenon, avec les calculs sans fin de sa prudence mondaine et les scrupules tardifs d'une piété qui vient toujours à l'appui de sa fortune, nous protestons de toute la puissance de notre âme; nous sommes hautement pour la sœur Louise de la Miséricorde et pour la pénitente de M. Singlin et de M. Marcel; nous préférons mille fois l'opprobre dont elles essaient en vain de se couvrir, à la vaine considération qui a entouré, dans une cour dégénérée, Mme Scarron devenue en secret la femme de Louis XIV. Deux choses seules nous touchent, la vertu vraie et la passion vraie: l'une, qui est au-dessus de tout et que Dieu seul peut dignement récompenser; l'autre, qu'il ne faut pas célébrer, mais qui a son excuse au moins et une sorte de grandeur dans ses élans désintéressés, dans ses sacrifices, dans ses souffrances, surtout dans ses expiations.
Comprenons donc bien Mme de Longueville, et ne l'accusons pas de n'avoir pas eu de consistance et de caractère propre: son vrai caractère et l'unité de sa vie doivent être cherchés où ils sont, dans son dévouement à celui qu'elle aimait. Elle est là tout entière et toujours la même, à la fois conséquente et absurde, et touchante jusque dans ses folies.
Nous mettons tous ses mouvements désordonnés sur le compte de l'esprit inquiet et mobile de La Rochefoucauld. 34 C'est lui qui est l'ambitieux, c'est lui qui est l'intrigant; c'est lui qui erre de parti en parti, selon les circonstances, uniquement occupé de ses intérêts, et sans nul autre grand mérite qu'un esprit fertile en expédients de toute sorte et une bravoure brillante sans talent militaire. Et nous attribuons à Mme de Longueville, au sang des Condé, à ce grand cœur qui éclate partout en elle, nous lui attribuons l'audace dans le danger, un certain contentement secret dans l'excès du malheur, et après les revers, une fierté devant les victorieux qui ne le cède point à celle du cardinal de Retz. Mme de Longueville aussi ne baissa pas les yeux; elle les détourna sur un plus digne objet. Une fois frappée dans le point qui était tout pour elle, elle dit adieu aux affaires et au monde, sans demander grâce à la cour, et demandant pardon à Dieu seul.
Ainsi considérées, toutes les critiques qu'on a prodiguées à Mme de Longueville lui tournent en apologie.
La Rochefoucauld, après avoir fait de Mme de Longueville l'éloge que nous en avons cité, ajoute: «Mais ces belles qualités étoient moins brillantes à cause d'une tache qui ne s'est jamais vue en une princesse de ce mérite, qui est que bien loin de donner la loi à ceux qui avoient une particulière adoration pour elle, elle se transformoit si fort dans leurs sentiments, qu'elle ne reconnoissoit pas les siens propres. En ce temps-là, le prince de Marcillac avoit part dans son esprit, et comme il joignoit son ambition à son amour, il lui inspira le désir des affaires, encore qu'elle y eût une aversion naturelle.» Cette tache, que lui reproche ici La Rochefoucauld par la plus incroyable ingratitude, est précisément 35 son auréole, celle de la femme aimante et dévouée.
Le futur auteur des Maximes ne fait pas difficulté d'avouer qu'il s'attacha à elle autant par intérêt que par affection. Après une telle déclaration, on n'est guère reçu à s'écrier chevaleresquement:
Non, ce n'est pas pour plaire à une femme que vous vous êtes engagé dans la Fronde; vous vous y êtes jeté de vous-même par la passion innée de l'intrigue, et, nous le verrons tout à l'heure, par le dépit d'une petite ambition trompée. Vous le reconnaissez: Mme de Longueville avait une aversion naturelle pour les affaires; elle vous y a suivi contre son goût et contre ses intérêts manifestes.
La Rochefoucauld raconte dans la nouvelle partie de ses Mémoires[57] comment et dans quelle vue il se lia avec Mme de Longueville. Il cherchait à se venger de la Reine et de Mazarin; pour cela, il avait besoin du prince de Condé; il s'efforça d'arriver au frère par la sœur. Laissons-le parler lui-même: «Tant d'inutilité et tant de dégoûts me donnèrent enfin d'autres pensées et me firent chercher des voies périlleuses pour témoigner mon ressentiment à la Reine et au cardinal Mazarin. La beauté de Mme de Longueville, son esprit et tous les charmes de sa personne attachèrent à elle tout ce qui 36 pouvoit espérer d'en être souffert. Beaucoup d'hommes et de femmes de qualité essayèrent de lui plaire; et par-dessus les agréments de cette cour, Mme de Longueville étoit alors si unie avec toute sa maison, et si tendrement aimée du duc d'Enghien, son frère, qu'on pouvoit se répondre de l'estime et de l'amitié de ce prince, quand on étoit approuvé de Mme sa sœur. Beaucoup de gens tentèrent inutilement cette voie et mêlèrent d'autres sentiments à ceux de l'ambition. Miossens, qui depuis a été maréchal de France, s'y opiniâtra le plus longtemps, et il eut un pareil succès. J'étois de ses amis particuliers, et il me disoit ses desseins. Ils se détruisirent bientôt d'eux-mêmes: il le connut et me dit plusieurs fois qu'il étoit résolu d'y renoncer; mais la vanité, qui étoit la plus forte de ses passions, l'empêchoit souvent de me dire vrai, et il feignoit des espérances qu'il n'avoit pas et que je savois bien qu'il ne devoit pas avoir. Quelque temps se passa de la sorte, et enfin j'eus sujet de croire que je pourrois faire un usage plus considérable que Miossens de l'amitié et de la confiance de Mme de Longueville. Je l'en fis convenir lui-même. Il savoit l'état où j'étois à la cour; je lui dis mes vues, mais que sa considération me retiendroit toujours, et que je n'essaierois point à prendre des liaisons avec Mme de Longueville, s'il ne m'en laissoit la liberté. J'avoue même que je l'aigris exprès contre elle pour l'obtenir, sans lui rien dire toutefois qui ne fût vrai. Il me la donna tout entière; mais il se repentit de me l'avoir donnée quand il vit les suites de cette liaison.»
L'ennemie déclarée de Mme de Longueville est sa belle-fille, Mme de Nemours, d'un caractère tout opposé au 37 sien, très légitimement portée pour M. de Longueville, son père, qu'elle disputait à l'influence de sa femme et poussait du côté de la cour. Dans ses Mémoires, elle-même reconnaît le parfait désintéressement de Mme de Longueville et son sincère attachement à son frère Condé: «L'on[58] s'étonnera sans doute que Mme de Longueville ait été une des premières (à se jeter dans la Fronde), elle qui n'avoit rien à espérer de ce côté et qui n'avoit aucun sujet de se plaindre de la cour... M. le Prince avoit pour Mme sa sœur une extrême tendresse. Elle, de son côté, le ménageoit moins par intérêt que pour l'estime particulière et la tendre amitié qu'elle avoit pour lui.» En même temps, Mme de Nemours accuse avec raison sa belle-mère d'avoir cherché l'éclat et l'apparence, de n'avoir eu aucun motif solide dans sa conduite, d'avoir sacrifié à une fausse gloire la fortune et le repos, et tout cela sous l'influence de La Rochefoucauld: «Ce fut, dit-elle, M. de La Rochefoucauld qui inspira à cette princesse tant de sentiments si creux et si faux. Comme il avoit un pouvoir fort grand sur elle, et que d'ailleurs il ne pensoit guère qu'à lui, il ne la fit entrer dans toutes les intrigues où elle se mit que pour pouvoir se mettre en état de faire ses affaires par ce moyen.» Elle ajoute: «Marcillac, qui la gouvernoit absolument, et qui ne vouloit pas que d'autres eussent le moindre crédit auprès d'elle, ni même qu'ils parussent y en avoir, l'éloigna fort du coadjuteur, qui n'auroit pas été fâché de la gouverner aussi, et qui l'étoit beaucoup que cela ne fût pas.»
38 Retz confirme en ce qui le regarde les insinuations de Mme de Nemours, et prend soin de nous bien expliquer lui-même ses prétentions d'un moment et jusqu'à ses espérances. Il achève ainsi le portrait qu'il nous a tracé de Mme de Longueville: «Elle eût eu peu de défauts, si la galanterie ne lui en eût donné beaucoup. Comme sa passion l'obligea de ne mettre la politique qu'en second dans sa conduite, d'héroïne d'un grand parti elle en devint l'aventurière.»
Voici encore deux passages décisifs de Mme de Motteville: «[59]En s'attachant à M. le Prince par politique, le prince de Marcillac s'étoit donné à Mme de Longueville d'une manière un peu plus tendre, joignant les sentiments du cœur à la considération de sa grandeur et de sa fortune. Ce don parut tout entier aux yeux du public, et il sembla à toute la cour que cette princesse le reçut avec beaucoup d'agrément. Dans tout ce qu'elle a fait depuis, on a connu clairement que l'ambition n'étoit pas la seule qui occupoit son âme, et que les intérêts du prince de Marcillac y tenoient une grande place: elle devint ambitieuse pour lui, elle cessa d'aimer le repos pour lui, et pour être sensible à cette affection, elle devint trop insensible à sa propre gloire... Les vœux du prince de Marcillac, comme je l'ai dit, ne lui avoient point déplu, et ce seigneur, qui étoit peut-être plus intéressé qu'il n'étoit tendre, voulant s'agrandir par elle, crut lui devoir inspirer le désir de gouverner les princes ses frères.»
«Le prince de Marcillac, dit Guy Joly, la ménageoit 39 avec une grande attention, jugeant bien dès lors qu'elle aurait une considération toute particulière dans le parti, par l'ascendant qu'elle avoit sur les princes de Condé et de Longueville, et qu'étant dans ses bonnes grâces, il lui seroit aisé d'en tirer de grands avantages pour lui quand il seroit question de traiter et de s'accommoder avec la cour[60].»
Couronnons toutes ces citations par le témoignage d'un fort bon juge des choses et des hommes de ce temps. Montglat assure que Mme de Longueville entra dans la Fronde, «portée à cela par le prince de Marcillac, qui possédoit entièrement ses bonnes grâces et avoit tout pouvoir sur son esprit: il étoit mal satisfait de la Reine[61].»
Ainsi, de l'aveu de tout le monde, La Rochefoucauld, dans la Fronde, ne cherche que son intérêt, et Mme de Longueville ne cherche que l'intérêt de La Rochefoucauld.
Mais il ne faut pas s'arrêter là; il faut établir sur des faits certains et mettre dans une lumière irrésistible le point de vue que nous venons d'indiquer. La Rochefoucauld, bien interrogé, va témoigner que, loin d'avoir été entraîné dans la Fronde par Mme de Longueville, c'est lui qui l'y a jetée, et qu'il n'a jamais cessé de l'y diriger.
Lui-même nous a fait connaître quel objet il se proposait dans la liaison qu'il forma avec Mme de Longueville à la fin de 1647. Il demeura parfaitement fidèle au plan qu'il s'était tracé.
40 1o Depuis longtemps, La Rochefoucauld était irrité de n'avoir pu obtenir du cardinal ni la place de gouverneur du Havre[62], ni celle de commandant de la cavalerie. Il réussit à tourner contre Mazarin Mme de Longueville, en lui faisant croire qu'on ne rendait pas à Condé ce qu'on lui devait. «Mme de Longueville dont j'avois toute la confiance, sentoit aussi vivement que je le pouvois désirer la conduite du cardinal envers le duc d'Enghien[63].» En 1648, avant d'embrasser le parti de la Fronde, La Rochefoucauld tenta une dernière fois de gagner Mazarin, et lui demanda «pour sa maison les mêmes avantages qu'on accordoit à celles de Rohan, de La Trémouille, et à quelques autres», c'est-à-dire le tabouret pour sa femme et la permission d'entrer au Louvre en carrosse. «Je me voyois, dit-il[64], si éloigné des grâces, que je m'étois arrêté à celle-là. J'en parlai au cardinal en partant; il me promit positivement de me l'accorder en peu de temps, mais qu'après mon retour j'aurois les premières lettres de duc qu'on accorderoit, afin que ma femme eût le tabouret. J'allai en Poitou dans cette attente, et j'y pacifiai les désordres (les premiers mouvements de la Fronde); mais je vis que, bien loin de tenir les paroles que le cardinal m'avoit données, il avoit accordé des lettres de duc à six personnes de qualité, sans se souvenir de moi.» Aussi, avant de revenir à Paris, de Poitiers même, le 7 décembre, il écrit à Chavigny, qui lui-même tournoit à la Fronde: «J'ai appris la distribution qu'on a faite de tous les tabourets dont vous avez entendu parler, et comme je 41 n'ai aucune part à cette grâce-là, quoiqu'on eût eu agréable de me la promettre positivement, et par préférence à qui que ce soit, je suis obligé d'aller à Paris pour voir si on me refusera aussi librement dans cette conjecture qu'on a fait après tant de promesses[65].»
Mme de Longueville, suivant les instructions que La Rochefoucauld lui avait laissées, avait commencé bien des trames avec le coadjuteur et le parlement, subjugué Conti et circonvenu Condé; mais elle tenait si peu les rênes de cette intrigue qu'elle écrivit à La Rochefoucauld pour lui soumettre ce qu'elle avait fait, le prier de venir et de décider. Le passage de La Rochefoucauld mérite bien d'être cité[66]: «J'étois dans le premier mouvement qu'un traitement si extraordinaire me devoit causer, lorsque j'appris, par Mme de Longueville, que tout le plan de la guerre civile s'étoit fait et résolu à Noisy entre le prince de Conti, le duc de Longueville, le coadjuteur de Paris et les plus considérables du parlement. Elle me mandoit encore qu'on espéroit d'y engager le prince de Condé, qu'elle ne savoit quelle conduite elle devoit tenir en cette rencontre, ne sachant pas mes sentiments, et qu'elle me prioit de venir en diligence à Paris pour résoudre ensemble si elle devoit avancer ou retarder ce projet. Cette nouvelle me consola de mon chagrin, et je me vis en état de faire sentir à la Reine et au cardinal qu'il leur auroit été utile de m'avoir ménagé. Je demandai mon congé; j'eus peine à l'obtenir, et on ne me l'accorda qu'à la condition que je ne me plaindrois pas du traitement que j'avois reçu et que 42 je ne ferois point d'instances nouvelles sur mes prétentions. Je le promis facilement, et j'arrivai à Paris avec tout le ressentiment que je devois avoir. J'y trouvai les choses comme Mme de Longueville m'avoit mandé; mais j'y trouvai moins de chaleur, soit que le premier mouvement fût passé, ou que la diversité des intérêts et la grandeur du dessein eussent ralenti ceux qui l'avoient entrepris. Mme de Longueville même y avoit formé exprès des difficultés pour me donner le temps d'arriver, et me rendre plus maître de décider. Je ne balançai pas à le faire, et je ressentis un grand plaisir de voir qu'en quelque état que la dureté de la Reine et la haine du cardinal eussent pu me réduire, il me restoit encore des moyens de me venger d'eux.»
2o Ainsi engagée dans la Fronde, Mme de Longueville ne s'y ménagea point. Son mari s'y portait assez de lui-même, c'était sa pente, et elle n'eut pas besoin de l'animer; mais elle donna le prince de Conti à La Rochefoucauld; elle trompa sa mère en refusant de l'accompagner à la cour, sous prétexte de maladie; elle alla jusqu'à se remettre, malgré une grossesse avancée, entre les mains du peuple à l'Hôtel de Ville. Elle fit plus: pour La Rochefoucauld, elle se brouilla avec son frère Condé qui était sa plus grande affection; elle s'efforça de l'attirer à la Fronde; celui-ci s'emporta contre elle; de là cette rupture qui a tant étonné après une amitié si tendre, et ces éclats réciproques de colère dont le secret est maintenant à découvert. «M. le prince de Conti[67]... étoit foible et léger, mais il dépendoit entièrement de Mme de 43 Longueville, et elle me laissoit le soin de le conduire. Le duc de Longueville avoit de l'esprit et de l'expérience; il entroit facilement dans les partis opposés à la cour et il en sortoit avec encore plus de facilité... Il faisoit naître sans cesse des obstacles, et se repentoit de s'être engagé; j'appréhendai même qu'il ne passât plus loin et qu'il ne découvrît à M. le Prince ce qu'il savoit de l'entreprise. Dans ce doute, ... nous fûmes contraints, le marquis de Noirmoutiers et moi, de lui dire que nous allions emmener le prince de Conti et que nous déclarerions dans le monde que lui seul manquoit de foi et de parole à ses amis après les avoir engagés dans un parti qu'il abandonnoit. Il ne put soutenir ces reproches, et il se laissa entraîner à ce que nous voulûmes..... Le Roi, suivi de la Reine, de M. le duc d'Orléans, de M. le Prince, partit secrètement de Paris à minuit, la veille du soir de l'année 1649, et alla à Saint-Germain. Toute la cour suivit avec beaucoup de désordre. Mme la Princesse voulut emmener Mme de Longueville qui étoit sur le point d'accoucher; mais elle feignit de se trouver mal, et demeura à Paris... M. le prince de Conti et Mme de Longueville, pour donner plus de confiance, logèrent dans l'Hôtel de Ville, et se livrèrent entièrement entre les mains du peuple.» Ailleurs[68]: «Encore fallut-il que Mme de Longueville vînt demeurer à l'Hôtel de Ville, pour servir de gage de la foi de son frère et de son mari auprès des peuples qui se défient naturellement des grands, parce que d'ordinaire ils sont les victimes de leurs injures... Le prince de Condé[69]... 44 avoit pris des mesures avec la cour. La liaison que j'avois avec le prince de Conti et Mme de Longueville ne lui étoit pas agréable... Le cardinal se préparoit à sortir du royaume; mais M. le Prince le rassura bientôt, et l'aigreur qu'il fit paraître contre M. le prince de Conti, contre Mme de Longueville et contre moi fut si grande qu'elle ne laissa pas lieu au cardinal de douter qu'elle ne fût véritable.»
3o A la fin de cette première guerre de Paris, en 1649, Condé se réconcilia avec toute sa famille, et même avec La Rochefoucauld. Celui-ci entra dans le traité qui se ménageait, mais d'une façon détournée et qui le peint à merveille. Le tabouret et l'entrée au Louvre en carrosse, voilà le grand objet que poursuivait toujours La Rochefoucauld, mais il ne le fit pas alors ouvertement et sous son nom. Ayant autant d'esprit que d'ambition, il employait l'un à masquer l'autre. Dans la pièce bien connue intitulée: Demandes particulières de messieurs les généraux et autres intéressés, on ne trouve aucune demande de La Rochefoucauld, et on est tenté d'admirer son désintéressement; mais regardez à l'article du prince de Conti, vous y lirez ces mots: «Plus, demande mondit sieur le Prince pour M. le prince de Marcillac, que l'on donne le tabouret à sa femme, qu'on lui paie tous les appointements du gouvernement de Poitou, qui consistent en quatre cent mille cinq cents livres, et qu'on lui conserve l'augmentation de dix-huit mille livres levées pour les fusiliers, dont le paiement lui sera continué, soit qu'ils subsistent ou non.» L'on devine aisément que la sœur avait ici conduit la main du frère, et que c'était Mme de Longueville qui avait mis ce singulier appendice 45 aux demandes du prince de Conti. Mme de Motteville le déclare: «Mme de Longueville[70] n'avoit rien oublié pour faire que toutes les grâces de la cour tombassent sur la tête du prince de Marcillac... Pour la satisfaire amplement[71], il falloit agrandir le prince de Marcillac, et ce fut dans cette conjecture qu'elle eut le tabouret pour sa femme et permission d'entrer dans le Louvre en carrosse. Ces avantages le mettoient au-dessus des ducs et à l'égal des princes, quoiqu'il ne fût ni l'un ni l'autre: il n'étoit pas de maison souveraine.» Mme de Nemours dit la même chose[72]: «Mme de Longueville s'entremit de cet accommodement, et on prétend même que M. de Marcillac en eut de l'argent.» Quel rôle en tout cela que celui de La Rochefoucauld! Mme de Longueville est au moins désintéressée. A la fois elle se compromet et s'efface, uniquement attentive à servir et à complaire.
4o Une fois ses prétentions satisfaites, La Rochefoucauld se montra fort bien disposé pour la cour et Mazarin. Voilà ce que nous apprend Mme de Nemours: «Sitôt que Marcillac, qui ne se hâtoit et ne se pressoit que pour avoir plus tôt ce qui lui avoit été promis du côté de la cour, en eut obtenu ce qu'il prétendoit, il ne pensa plus guère aux intérêts des autres; il trouva dans les siens tout ce qu'il cherchoit, et son compte lui tenoit d'ordinaire toujours lieu de tout. Il fit même trouver bon à Mme de Longueville qu'on n'eût point pensé à elle[73]»
5o Mais Mazarin avait été contraint par une sorte d'insurrection de l'aristocratie indignée de révoquer la 46 faveur qu'il avait faite à La Rochefoucauld. Tout change alors. La Rochefoucauld, se voyant ou se croyant joué, jure de se venger. Il exhale ses ressentiments dans une pièce inédite et très-précieuse à tous égards, Apologie du prince de Marcillac[74], écrite, à ce qu'il paraît, en réponse à des plaintes que Mazarin lui avait faites de sa violente inimitié. La Rochefoucauld y reprend tous ses griefs anciens et nouveaux; le plus sensible lui est la privation de ce malheureux tabouret. Ce curieux fragment est bien de la main du futur auteur des Mémoires et des Maximes; c'est le premier et très-remarquable essai de sa manière ingénieuse, vive, dégagée, et nous ne connaissons point de pareilles pages de prose dans la langue et la littérature française avant les Provinciales. Mais si le style de La Rochefoucauld y est déjà, son âme surtout y est tout entière, cette âme vaine, intéressée, cachant le calcul sous la légèreté, et un fiel secret sous les formes les plus agréables. Voyant que tant de promesses s'étaient réduites à lui rendre le gouvernement du Poitou, de satisfait qu'il était, il se refit opposant, et renoua avec la Fronde. Docile à toutes ses impressions, Mme de Longueville l'y suivit de nouveau avec son mari et son jeune frère, le prince de Conti; cette fois elle réussit à y attirer Condé lui-même; triste succès qui les conduisit tous à leur perte. Bientôt les esprits s'aigrissent, les troubles recommencent, les princes sont mis en prison; on veut aussi arrêter Mme de Longueville, et on lui donne 47 l'ordre d'aller trouver la Reine au Palais-Royal. «Au[75] lieu d'obéir, dit La Rochefoucauld, elle résolut, par le conseil du prince de Marcillac, de partir à l'heure même pour aller en très-grande diligence en Normandie, afin d'engager cette province et le parlement de Rouen de prendre le parti des princes, et s'assurer de ses amis, des places du duc de Longueville et du Havre-de-Grâce.» Nous le demandons, qui des deux entraîna l'autre dans cette seconde guerre, bien autrement sérieuse que la première? Mais nous nous hâtons de le dire: ici tous deux se conduisirent également bien. Pendant que Mme de Longueville engageait ses pierreries en Hollande pour se défendre à Stenay, La Rochefoucauld, en Guyenne, exposait aussi sa fortune. C'est le moment le plus douloureux et le plus touchant de leurs amours et de leurs aventures. Ils étaient éloignés l'un de l'autre, mais ils s'aimaient encore, ils servaient avec ardeur la même cause, ils combattaient et ils souffraient ensemble.
6o En 1651, après la délivrance des princes, La Rochefoucauld était las de la guerre, et il semble qu'il n'y rentra que pour plaire à Mme de Longueville. «Le duc de La Rochefoucauld[76] ne pouvoit pas témoigner si ouvertement sa répugnance pour cette guerre; il étoit obligé de suivre les sentiments de Mme de Longueville, et ce qu'il pouvoit faire alors étoit d'essayer de lui faire désirer la paix.» Quels étaient donc les sentiments de Mme de Longueville? Voulait-elle continuer la guerre pour y jouer un rôle et par cette ambition de gloire 48 qu'on lui a tant reprochée? Pas le moins du monde. Ses pensées étaient bien plus humbles. Encore attachée à La Rochefoucauld, elle voyait avec peine une paix qui les allait séparer. «Mme de Longueville[77] savoit que le coadjuteur l'avait brouillée irrévocablement avec son mari, et qu'après les impressions qu'il lui avoit données de sa conduite, elle ne pouvoit l'aller trouver en Normandie sans exposer au moins sa liberté. Cependant le duc de Longueville vouloit la retenir auprès de lui par toutes sortes de voies, et elle n'avoit plus de prétexte d'éviter ce périlleux voyage qu'en portant M. son frère à se préparer à une guerre civile.» Ici La Rochefoucauld lui donna un excellent conseil: il lui persuada de ne point prendre une telle responsabilité, de se retirer à Montrond avec la princesse de Condé et de laisser les choses se débrouiller d'elles-mêmes. «Il[78] fit voir à Mme de Longueville qu'il n'y avoit que son éloignement de Paris qui pût satisfaire son mari et l'empêcher de faire le voyage qu'elle craignoit; que M. le Prince se pouvoit aisément lasser de la protection qu'il lui avoit donnée jusqu'alors, ayant un prétexte aussi spécieux que celui de réconcilier une femme avec son mari, et surtout s'il croyoit s'attacher par là M. le duc de Longueville; de plus, qu'on l'accusoit de fomenter elle seule le désordre, qu'elle se trouveroit responsable en plusieurs façons, et envers M. son frère et envers le monde, d'allumer dans le royaume une guerre dont les événements seroient funestes à sa maison et à l'État...; qu'enfin, pour remédier à tant d'inconvénients, il lui 49 conseilloit de prier M. le Prince de trouver bon que Mme la Princesse, M. le duc d'Enghien et elle se retirassent à Montrond, pour ne l'embarrasser point dans une marche précipitée s'il se trouvoit obligé de partir, et pour n'avoir pas aussi le scrupule de participer à la périlleuse résolution qu'il alloit prendre, ou de mettre le feu dans le royaume par une guerre civile, ou de confier sa vie, sa liberté et sa fortune sur la foi douteuse du cardinal Mazarin. Ce conseil fut approuvé de Mme de Longueville, et M. le Prince voulut qu'il fût suivi bientôt après.»
Mme de Longueville, dans cette dernière circonstance comme dans toutes les précédentes, n'entraîna donc pas La Rochefoucauld; elle se laissa guider par lui; elle obéit à ses conseils qui lui furent des ordres.
Ou bien il faut renoncer à toute critique historique, ou de ces témoignages accumulés et que nous eussions pu grossir encore de toutes sortes de passages analogues, il faut tirer cette conclusion: 1o Que ce n'est pas Mme de Longueville, comme on ne cesse de le répéter, qui jeta La Rochefoucauld dans la Fronde; que loin de là, c'est La Rochefoucauld qui l'y engagea de dessein prémédité et par intérêt; 2o Que la conduite de Mme de Longueville dans la Fronde doit être rapportée à La Rochefoucauld qui la gouvernait, et que la seule chose qui y soit bien à elle est le caractère qu'elle déploya quand l'intrigue devint une tempête, quand il fallut payer de sa personne, jouer son honneur, son repos, sa fortune et sa vie, retenant encore sous la main d'un autre ce qu'elle ne pouvait jamais perdre, la hauteur et l'énergie de la sœur de Condé.
50 Longtemps l'aveuglement de Mme de Longueville sur les ressorts particuliers qui mouvaient La Rochefoucauld fut entier; mais comme elle joignait beaucoup de finesse à beaucoup de passion, quand ils étaient séparés et qu'elle n'était plus sous le charme ou sous le joug de sa présence, ses yeux s'ouvraient à demi; et dans le voyage de Guyenne, ayant rencontré le duc de Nemours qui lui offrait toutes les apparences de la parfaite chevalerie, et passait alors pour très-occupé de Mme de Châtillon, l'absence, le vide qui commençait à se faire dans son cœur, le goût inné de plaire, l'envie de montrer la puissance de ses charmes, et de troubler une rivale qui ménageait et voulait conserver à la fois Nemours et Condé, enfin la liberté et l'abandon d'un voyage, la rendirent plus accessible qu'elle n'aurait dû l'être aux empressements du jeune et beau cavalier. Rien ne prouve qu'elle ait été au delà de la tentation. A peine de retour à Paris, Nemours l'oublia, reprit les fers de Mme de Châtillon, qui triompha avec sa perfidie accoutumée du sacrifice qu'on lui faisait. De son côté, justement blessé, La Rochefoucauld se brouilla pour toujours avec elle. On dit[79] qu'il saisit avec joie cette occasion de se séparer d'elle, comme il le désirait depuis longtemps. Soit; mais il fallait s'en tenir là, il ne fallait pas la calomnier dans l'esprit de Condé, lui imputer le lâche dessein d'avoir voulu ruiner tout le parti et trahir son frère pour servir les intérêts du duc de Nemours[80], accusation absurde et que toute sa conduite 51 dément, et la peindre comme une créature vulgaire, capable de se porter aux mêmes extrémités pour tout autre, si cet autre le désirait; il ne fallait pas, comme le dit si bien Mme de Motteville[81], «d'amant devenir ennemi», et se laisser entraîner par la vengeance à des offenses qui allèrent, dit encore Mme de Motteville, «au delà de ce qu'un chrétien doit à Dieu et un homme d'honneur à une dame.»
Est-il possible, en effet, qu'un ressentiment, dont le fond était l'amour-propre blessé, car alors La Rochefoucauld aimait bien faiblement Mme de Longueville, si jamais il l'a véritablement aimée[82], ait pu abaisser un homme d'honneur tel que lui jusqu'à le faire entrer dans les manœuvres honteuses de Mme de Châtillon? Mme de Motteville fait connaître, comme à regret, la conduite de La Rochefoucauld en cette circonstance[83]: «Mme de Châtillon se servit du duc de La Rochefoucauld 52 et de ses passions. M. de La Rochefoucauld m'a dit que la jalousie et la vengeance le firent agir soigneusement, et qu'il fit tout ce qu'elle voulut.» Or, ce que voulait Mme de Châtillon, c'était humilier Mme de Longueville, garder Nemours pour ses plaisirs et Condé pour sa fortune. La Rochefoucauld a si peu le sentiment du bien et du mal, de l'honnête et du déshonnête, qu'il raconte ce qu'il a fait avec une sorte de complaisance; il a l'air de triompher d'une intrigue si habilement ourdie. «Mme de Châtillon[84] fit naître le désir de la paix par des moyens fort agréables. Elle crut qu'un si grand bien devoit être l'ouvrage de sa beauté, et mêlant de l'ambition avec le dessein de faire une nouvelle conquête, elle voulut en même temps triompher du cœur de M. le Prince et tirer de la cour tous les avantages de la négociation. Ces raisons ne furent pas les seules qui lui donnèrent ces pensées: il y avoit un intérêt de vanité et de vengeance qui y eut autant de part que le reste. L'émulation que la beauté et la galanterie produisent souvent parmi les dames avoit causé une extrême aigreur entre Mme de Longueville et Mme de Châtillon; elles avoient longtemps caché leurs sentiments, mais enfin ils parurent avec éclat de part et d'autre; et Mme de Châtillon ne borna pas sa victoire à obliger M. de Nemours de rompre par des circonstances très piquantes et très publiques tout le commerce qu'il avoit avec Mme de Longueville, elle voulut encore lui ôter la connaissance des affaires et disposer seule de la conduite et des intérêts de M. le Prince. Le duc de Nemours, 53 qui avoit beaucoup d'engagement avec elle, approuva ce dessein; il crut que, pouvant régler la conduite de Mme de Châtillon vers M. le Prince, elle lui inspireroit les sentiments qu'il lui voudroit donner, et qu'ainsi il disposeroit de l'esprit de M. le Prince par le pouvoir qu'il avoit sur celui de Mme de Châtillon. Le duc de La Rochefoucauld de son côté avoit bien plus de part que personne à la confiance de M. le Prince, et se trouvoit en même temps dans une liaison très-étroite avec le duc de Nemours et Mme de Châtillon... Il porta M. le Prince à s'engager avec elle et à lui donner la terre de Merlou en propre; il la disposa aussi à ménager M. le Prince et M. de Nemours, en sorte qu'elle les conservât tous deux, et fit approuver à M. de Nemours cette liaison qui ne lui devoit pas être suspecte, puisqu'on vouloit lui en rendre compte et ne s'en servir que pour lui donner la principale part aux affaires. Cette machine, étant conduite et réglée par le duc de La Rochefoucauld, lui donnoit la disposition presque entière de tout ce qui la composoit, et ainsi ces quatre personnes y trouvant également leur avantage, elle eût eu sans doute à la fin le succès qu'ils s'étoient proposé, si la fortune ne s'y fût opposée.» Achevons ce tableau par un trait que La Rochefoucauld a oublié et que fournit Mademoiselle: «[85]Mme de Châtillon, MM. de Nemours et de La Rochefoucauld, lesquels espéroient de grands avantages par un traité, la première cent mille écus, l'autre un gouvernement, et le dernier pareille somme, ne songeoient qu'à faire faire la paix à M. le Prince.»
54 Ainsi à la fin comme au milieu et au début de sa liaison avec Mme de Longueville, les seuls mobiles de La Rochefoucauld furent l'intérêt et l'amour-propre. Un jour dans ses Maximes il y réduira toute la nature humaine, la renfermant tout entière dans l'enceinte de sa personne, et donnant pour limites au monde moral celle de sa fort petite expérience de frondeur et de courtisan[86].
On sourit en vérité d'entendre dire à l'auteur des Mémoires et des Maximes, dans le portrait qu'il nous a laissé de lui-même: «L'ambition ne me travaille point..... j'ai les sentiments vertueux..... je suis fort secret et j'ai moins de difficulté que personne à taire ce qu'on m'a dit en confidence... J'aime mes amis, et je les aime d'une façon que je ne balancerois pas un moment à sacrifier mes intérêts aux leurs.» Segrais était bien difficile en fait d'éloge, ou il n'avait pas lu celui-là, lorsqu'il dit que La Rochefoucauld ne se louait jamais[87]. Mme de Longueville aurait plus aisément reconnu La Rochefoucauld aux traits suivants: «Je ne suis pas incapable de me venger si l'on m'avoit offensé et qu'il y allât de mon honneur à me ressentir de l'injure qu'on m'auroit faite; au contraire, je serois assuré que le devoir feroit si bien en moi l'office de la haine, que je poursuivrois ma vengeance avec encore plus de vigueur qu'un autre.» Le vrai portrait de La Rochefoucauld est celui que Retz en a tracé[88]: «Il y a toujours eu du je ne sais quoi en tout M. de La Rochefoucauld. Il a voulu 55 se mêler d'intrigues dès son enfance, et en un temps où il ne sentoit pas les petits intérêts qui n'ont jamais été son faible, et où il ne connoissoit pas les grands qui d'un autre sens n'ont pas été son fort. Il n'a jamais été capable d'aucunes affaires... sa vue n'étoit pas assez étendue..... il a toujours eu une irrésolution habituelle..... il n'a jamais été guerrier, quoiqu'il fût très soldat; il n'a jamais été par lui-même bon courtisan, quoiqu'il ait toujours eu bonne intention de l'être; il n'a jamais été bon homme de parti, quoique toute sa vie il y ait été engagé... ce qui, joint à ses Maximes qui ne marquent pas assez de foi à la vertu, et à sa politique qui a toujours été à sortir des affaires avec autant d'impatience qu'il y étoit entré, me fait conclure qu'il eût beaucoup mieux fait de se connaître et de se réduire à passer, comme il l'eût pu, pour le courtisan le plus poli et pour le plus honnête homme à l'égard de la vie commune qui eût paru dans son siècle.»
Quant à Mme de Longueville, elle est loin d'être parfaite assurément; mais au milieu des folies où la passion l'entraîne, on sent du moins que l'intérêt ne lui est de rien. Son défaut, celui dont elle s'accuse sans cesse et qu'elle poursuit en elle sous toutes ses faces avec un raffinement de sévérité, est le désir de plaire et de paraître. Son seul tort envers La Rochefoucauld est ce court moment de légèreté et de coquetterie dans le voyage de Guyenne. C'est là sa vraie tache. Tout le reste de sa conduite dans la Fronde s'explique et se défend aisément au point de vue que nous avons marqué.
On serait bien plus tenté d'être sévère envers elle et envers les fautes de plus d'un genre où la jeta sa funeste liaison avec La Rochefoucauld, si elle-même en avait moins gémi, si elle n'en avait pas fait la plus dure et la plus longue pénitence. Ses égarements ont commencé à la fin de 1647 ou dans les premiers mois de 1648, ils n'ont pas été au delà de 1652, et ses remords n'ont cessé qu'avec sa vie en 1679. Mme de Longueville a été touchée, comme on disait alors, en 1653; elle s'est convertie au milieu de l'année 1654. Elle avait trente-cinq ans. Elle était dans tout l'éclat de sa beauté. Longtemps encore elle pouvait connaître les plaisirs de la vie et du monde. Elle y renonça pour se donner à Dieu sans retour et sans réserve. Pendant vingt-cinq années, en Normandie, aux Carmélites et à Port-Royal, elle ne vécut que pour le devoir et le repentir, s'efforçant de mourir à tout ce qui naguère avait rempli sa vie, les soins de sa beauté, les tendresses du cœur, les gracieuses occupations de l'esprit. Mais sous le cilice comme dans le monde, aux Carmélites et à Port-Royal comme à l'hôtel de Rambouillet et dans la Fronde, elle garda ce qu'elle ne pouvait jamais perdre, un angélique visage, un esprit charmant dans la plus extrême négligence, avec une certaine hauteur d'âme et de caractère. Cette troisième et dernière époque de la vie de Mme de Longueville paraîtra ici[89] avec l'étendue qui lui appartient: on 57 y verra dans toute sa vérité une dévotion toujours croissante et de plus en plus scrupuleuse, tombant quelquefois dans bien des misères, quelquefois aussi s'élevant à une admirable grandeur, par exemple dans les luttes qu'elle eut à soutenir, après la mort de son mari, contre son frère Condé, au sujet de ses deux fils, et dans la défense qu'elle entreprit de Port-Royal persécuté[90].
Nous ne croyons pas rabaisser Mlle de La Vallière en comparant avec elle Mme de Longueville. Il est certain que les amours de Mlle de La Vallière sont bien autrement touchantes que celles que nous aurons à raconter. En mettant à part cette qualité de Roi, qui est ici en quelque sorte le côté désagréable et qui gâte toujours un peu l'amour le plus vrai et le plus désintéressé, Louis XIV était bien plus fait pour plaire que La Rochefoucauld; il était beaucoup plus jeune et plus beau; il était ou paraissait un grand homme et un héros. Il adora Mlle de La Vallière à la fois avec une ardeur impétueuse[91] et avec la tendresse la plus délicate, et sa passion dura longtemps. Mlle de La Vallière aima le Roi comme elle aurait fait un simple gentilhomme: voilà ce qui lui donne un rang à part parmi les maîtresses de Louis XIV, et la met fort au-dessus de Mme de Montespan, et surtout de Mme de Maintenon. On ne peut nier que Mme de Longueville n'ait aimé avec le même désintéressement et le même abandon; mais elle plaça mal son affection, mais elle y mêla du bel esprit et de la vanité, 58 mais elle eut plus tard un triste retour de légèreté et de coquetterie. La comparaison jusque-là est donc tout à fait contre elle. D'ailleurs, elle était fort supérieure à Mlle de La Vallière. Elle était incomparablement plus belle et plus spirituelle. Son âme aussi était plus fière: au moindre soupçon du changement de Louis XIV, elle eût fui de la cour; tandis que Mlle de La Vallière y demeura quelque temps devant sa superbe rivale triomphante, croyant, à force d'humilité, de patience et de dévouement, reconquérir le cœur qu'elle avait perdu. Et puis, qu'avait-elle de mieux à faire qu'à se retirer dans un cloître? N'eût-elle pas elle-même avili sa faute en restant dans le monde, en y donnant le spectacle d'une maîtresse de Roi se consolant, comme Mme de Soubise, de l'inconstance de son royal amant dans une fortune tristement acquise et honteusement gardée! En entrant aux Carmélites, Mlle de La Vallière ne fit que ce qu'elle ne pouvait pas ne pas faire. Il y a dans la conversion et dans la retraite de Mme de Longueville quelque chose de plus libre et de plus rare, et à la gloire de sa pénitence il n'a manqué que la voix de Bossuet. Si l'incomparable orateur, qui avait consacré à Dieu Louise de la Miséricorde, et qui plus tard égala la parole humaine à la grandeur des actions de Condé, s'était aussi fait entendre aux funérailles d'Anne de Bourbon, les lettres chrétiennes compteraient un chef-d'œuvre de plus, dont l'oraison funèbre de la princesse Palatine peut nous donner quelque idée, et le nom de Mme de Longueville serait environné d'une auréole immortelle.
LA JEUNESSE
DE
MME DE LONGUEVILLE
MADEMOISELLE DE BOURBON DANS SA FAMILLE. SA MÈRE, CHARLOTTE DE MONTMORENCY. SON PÈRE, M. LE PRINCE. SON FRÈRE, LE DUC D'ENGHIEN.—SON ÉDUCATION RELIGIEUSE. LE COUVENT DES CARMÉLITES DE LA RUE SAINT-JACQUES. LES QUATRE GRANDES PRIEURES. MADEMOISELLE D'ÉPERNON.—MADEMOISELLE DE BOURBON AU BAL DU LOUVRE, LE 18 FÉVRIER 1635. SON PORTRAIT A L'AGE DE QUINZE ANS.
Un jour nous essayerons de faire connaître dans Mme de Longueville l'héroïne, ou, si l'on veut, l'aventurière de la Fronde, se précipitant dans tous les hasards et dans toutes les intrigues pour servir les intérêts et les passions d'un autre; puis vaincue, désabusée, l'âme à la fois blessée et vide, tournant ses regards du seul côté qui ne trompe point, le devoir et Dieu. Aujourd'hui nous voudrions raconter sa vie avant la Fronde, et peindre la jeunesse de Mme de Longueville depuis ses premières et pures années jusqu'au temps où elle s'égare, et se précipite avec la France dans de coupables et stériles agitations.
60 D'abord nous ferons voir Mlle de Bourbon dans ses jours d'innocent éclat, mais portant en elle toutes les semences d'un avenir orageux, naissant dans une prison et en sortant pour monter presque sur les marches d'un trône, entourée de bonne heure des spectacles les plus sombres et de toutes les félicités de la vie, belle et spirituelle, fière et tendre, ardente et mélancolique, romanesque et dévote, se voulant ensevelir à quinze ans dans un cloître, et une fois jetée malgré elle dans le monde, devenant l'ornement de la cour de Louis XIII et de l'hôtel de Rambouillet, effaçant déjà les beautés les plus accomplies, par le charme particulier d'une douceur et d'une langueur ravissante, prêtant l'oreille aux doux propos, mais pure et libre encore, et s'avançant, ce semble, vers la plus belle destinée, sous l'aile d'une mère telle que Charlotte de Montmorency, à côté d'un frère tel que le duc d'Enghien. Après la jeune fille grandissant innocemment entre la religion et les muses, comme on disait autrefois, paraîtra la jeune femme mariée sans amour, s'élançant à son tour dans l'arène de la galanterie, semant autour d'elle les conquêtes et les querelles, et devenant le sujet du plus illustre de ces grands duels qui, pendant tant d'années, ensanglantèrent la place Royale, et ne s'arrêtèrent pas même devant la hache implacable de Richelieu. Enfin nous montrerons Mme de Longueville enivrée d'hommages, succombant aux besoins de son cœur et à la contagion des mœurs de son temps, et, une fois sur cette pente fatale, entraînée par l'amour à la guerre civile. Il y aura là, ce semble, des tableaux suffisamment animés, et pour offrir tout l'intérêt du roman, l'histoire 61 n'aura besoin que de mettre en relief des faits certains, empruntés aux documents les plus authentiques.
Anne Geneviève de Bourbon vint au monde le 28 août 1619, dans le donjon de Vincennes, où son père et sa mère étaient prisonniers depuis trois ans.
Sa mère était Charlotte Marguerite de Montmorency, petite-fille du grand connétable, et, selon d'unanimes témoignages, la plus belle personne de son temps. Deux descriptions fidèles nous retracent cette beauté célèbre à deux époques très différentes; l'une est du cardinal Bentivoglio, qui la connut et l'aima, dit-on, à Bruxelles, où il était nonce apostolique, vers la fin de l'année 1609; l'autre de la main de Mme de Motteville, qui l'a dépeinte telle qu'elle la vit bien plus tard, en 1643, à la cour de la reine Anne. «Elle avoit le teint, dit Bentivoglio[92], d'une blancheur extraordinaire, les yeux et tous les traits pleins de charmes, des grâces naïves et délicates dans ses gestes et dans ses façons de parler; et toutes ces différentes qualités se faisoient valoir les unes les autres, parce qu'elle n'y ajoutoit aucune des affectations dont les femmes ont accoutumé de se servir.» Mme de Motteville s'exprime ainsi[93]: «Parmi les princesses, celle qui en étoit la première avoit aussi le plus de beauté, et sans jeunesse elle causoit encore de l'admiration à ceux qui la voyoient. Je veux servir de témoin 62 que sa beauté étoit encore grande quand, dans mon enfance, j'étois à la cour, et qu'elle a duré jusqu'à la fin de sa vie. Nous lui avons donné des louanges pendant la régence de la Reine, à cinquante ans passés, et des louanges sans flatterie. Elle étoit blonde et blanche; elle avoit les yeux bleus et parfaitement beaux. Sa mine étoit haute et pleine de majesté, et toute sa personne, dont les manières étoient agréables, plaisoit toujours, excepté quand elle s'y opposoit elle-même par une fierté rude et pleine d'aigreur contre ceux qui osoient lui déplaire.» Ces deux descriptions ne paraissent pas du tout flattées devant les portraits qui nous restent de la belle princesse. Voyez d'abord l'admirable médaille de Dupré, qui nous l'offre en 1611 dans la fraîcheur et l'éclat de la première jeunesse[94], ainsi que le joli dessin colorié, seule trace qui subsiste, avec la petite gravure donnée par Montfaucon, du grand portrait que son mari en avait fait faire un an ou deux après son mariage[95]. Du Cayer nous la montre ensuite dans toute l'opulence de ses charmes, en 1634[96]; et M. le duc de Luxembourg possède un magnifique tableau qui la représente, de grandeur naturelle, vers 1647, trois ans au plus avant sa mort. Elle est assise, habillée en noir, avec le petit 63 bonnet de veuve, une main appuyée sur une balustrade qui donne sur la campagne; l'autre tenant une lettre: A madame la Princesse. La tête est superbe, et les bras les plus beaux du monde, ceux qu'aura un jour Mme de Longueville dans le portrait de Versailles. La bouche est comme celle de sa fille, légèrement rentrée et un peu mignarde. Toute la personne est pleine de majesté et d'agrément[97].
Charlotte de Montmorency était née en 1593. Lorsqu'à quinze ans, elle parut à la cour d'Henri IV, elle y jeta le plus grand éclat et troubla le cœur du vieux Roi. Elle était promise à Bassompierre, à ce que celui-ci nous apprend[98]; mais Henri IV empêcha ce mariage, et la donna en 1609 à son neveu le prince de Condé, avec l'arrière-espérance de le trouver un mari commode. Le Prince, fier et amoureux, entendit bien avoir épousé pour lui-même la belle Charlotte; et, voyant le roi s'enflammer de plus en plus[99], il ne trouva d'autre moyen de se tirer 64 de ce pas difficile que d'enlever sa femme, et de s'enfuir avec elle à Bruxelles. On sait toute la douleur qu'en ressentit Henri IV, et à quelles extrémités il s'allait porter quand il fut assassiné en 1610[100].
Henri de Bourbon, prince de Condé, n'était point un homme ordinaire. Il devait beaucoup à Henri IV, et il en attendait beaucoup; mais il eut le courage de mettre en péril l'avenir de sa maison pour sauver son honneur, et plus tard il se compromit de nouveau par sa résistance à la tyrannie sans gloire du maréchal d'Ancre, sous la régence de Marie de Médicis. Arrêté en 1616, il ne sortit de prison qu'à la fin de 1619, et dès lors il ne songea plus qu'à sa fortune. Il se soumit à Luynes, et, après de vains essais d'indépendance, il ploya sous Richelieu. Il força son fils, le duc d'Enghien, à épouser une nièce du tout-puissant cardinal, qui venait de faire décapiter 65 son beau-frère, Henri de Montmorency. Né protestant, mais dès l'âge de huit ans élevé dans la religion catholique en sa qualité d'héritier présomptif de la couronne avant le mariage d'Henri IV, il fit toujours paraître un grand zèle, sincère ou affecté, pour sa religion nouvelle et pour le saint-siége[101]. Aussi avare qu'ambitieux, il amassait du bien, il entassait des honneurs. Homme de guerre au-dessous du médiocre et même d'une bravoure douteuse, c'était un politique habile, à la mode du temps, sans fidélité et sans scrupule, et ne connaissant que son intérêt. A la mort de Richelieu et de Louis XIII, il devint le chef du conseil, soutint la régence d'Anne d'Autriche, et concourut avec le duc d'Orléans, lieutenant général du royaume, à sauver la France des premiers périls de la longue minorité de Louis XIV. Il ne s'oublia pas sans doute, et ne servit Mazarin qu'en en tirant de grands avantages. Mais quels qu'aient été ses défauts[102], il mérite une place dans la reconnaissance de la patrie pour lui avoir donné en quelque sorte deux fois le grand Condé en imposant à cette nature de feu, et toute faite pour la guerre, la plus forte éducation militaire que jamais prince ait reçue, et en le préparant à pouvoir prendre à vingt et un ans le commandement en chef de l'armée sur laquelle reposaient en 1643 les destinées de la France.
66 Lorsque Henri de Bourbon, qu'on appelait M. le Prince, fut arrêté, il ne fit qu'une seule prière, que lui dictaient la jalousie et l'amour: il demanda qu'il fût permis à sa femme de partager sa prison[103]. Charlotte 67 de Montmorency avait à peine vingt-quatre ans, et elle n'aimait pas son mari; mais elle n'hésita point, et vint elle-même supplier le Roi de lui permettre de s'enfermer avec lui, en acceptant la condition de rester prisonnière tout le temps qu'il le serait. Cette captivité d'abord très dure à la Bastille, puis un peu moins rigoureuse à Vincennes, dura trois années. La jeune princesse eut plusieurs grossesses malheureuses, et accoucha d'enfants morts-nés. Enfin, le 28 août 1619, entre minuit et une heure, elle mit au monde Anne Geneviève. Il semble que la naissance de cet enfant porta bonheur à ses parents, car deux mois n'étaient pas écoulés que le prince de Condé sortait de prison avec sa femme et sa fille, et reprenait son rang et tous ses honneurs.
68 Anne Geneviève de Bourbon passa donc bien vite du donjon de Vincennes à l'hôtel de Condé. C'est là que deux ans après, le 2 septembre 1621, il lui naquit le frère qui devait porter si haut le nom de Condé, Louis, duc d'Enghien, et plus tard, en 1629, un autre frère encore, Armand, prince de Conti. Celui-ci ne manquait pas d'esprit; mais il était faible de corps, et même assez mal tourné. On le destina à l'église. Il fit ses études au collége de Clermont, chez les jésuites, avec Molière, et sa théologie à Bourges sous le père Deschamps. Il ne commença à paraître dans le monde que vers 1647, un peu avant la Fronde. Le duc d'Enghien, chargé de soutenir la grandeur de sa maison, fut élevé par son père 69 avec la mâle tendresse dont nous avons déjà parlé, et dont les fruits ont été trop grands pour qu'il ne nous soit pas permis de nous y arrêter un moment.
M. le Prince ne donna pas de gouverneur à son fils: il voulut diriger lui-même son éducation, en se faisant aider par deux personnes, l'une pour les exercices du corps, l'autre pour ceux de l'esprit. Le jeune duc fit ses études chez les jésuites de Bourges avec le plus grand succès. Il y soutint avec un certain éclat des thèses de philosophie. Il apprit le droit sous le célèbre docteur Edmond Mérille. Il étudia l'histoire et les mathématiques, sans négliger l'italien, la danse, la paume, le cheval et la chasse. De retour à Paris, il revit sa sœur, et fut charmé de ses grâces et de son esprit; il se lia avec elle de la plus tendre amitié, qui plus tard essuya bien quelques éclipses, mais résista à toutes les épreuves, et après l'âge des passions devint aussi solide que d'abord elle avait été vive. A l'hôtel de Condé, le duc d'Enghien se forma dans la compagnie de sa sœur et de sa mère à la politesse, aux bonnes manières, à la galanterie[104]. Son père le mit à l'académie[105] sous un maître renommé, M. Benjamin[106], auquel il donna une 70 absolue autorité sur son fils. Louis de Bourbon y fut traité aussi durement qu'un simple gentilhomme. Il eut à l'académie les mêmes succès qu'au collége. Laissons ici parler Lenet[107], l'homme le mieux instruit de tout ce qui regarde les Condé, le confident, le ministre, l'ami du père et du fils, et le véridique témoin de tout ce qu'il raconte.
«L'on n'avoit point encore vu de prince du sang élevé et instruit de cette manière vulgaire; aussi n'en a-t-on pas vu qui ait en si peu de temps et dans une si grande jeunesse acquis tant de savoir, tant de lumière et tant d'adresse en toute sorte d'exercices. Le prince son père, habile et éclairé en toute chose, crut qu'il seroit moins diverti de cette occupation, si nécessaire à un homme de sa naissance, dans l'académie que dans l'hôtel; il crut encore que les seigneurs et les gentilshommes qui y étoient, et qui y entreroient pour avoir l'honneur d'y être avec lui, seroient autant de serviteurs et d'amis qui s'attacheroient à sa personne et à sa fortune. Tous les jours destinés au travail, rien n'étoit capable 71 de l'en divertir. Toute la cour alloit admirer son air et sa bonne grâce à bien manier un cheval, à courre la bague, à danser et à faire des armes. Le Roi même se faisoit rendre compte de temps en temps de sa conduite, et loua souvent le profond jugement du prince son père en toute chose, et particulièrement en l'éducation du duc son fils, et disoit à tout le monde qu'il vouloit l'imiter en cela, et faire instruire et élever monsieur le Dauphin de la même manière... Après que le jeune duc eut demeuré dans cette école de vertu le temps nécessaire pour s'y perfectionner, comme il fit, il en sortit, et, après avoir été quelques mois à la cour et parmi les dames, où il fit d'abord voir cet air noble et galant qui le faisoit aimer de tout le monde, le prince son père fit trouver bon au Roi et au cardinal de Richelieu, ce puissant, habile et autorisé ministre, qui tenoit pour lors le timon de l'État, de l'envoyer dans son gouvernement de Bourgogne avec des lettres patentes, pour y commander en son absence...
«Les troupes traversoient souvent la Bourgogne, et souvent elles y prenoient leurs quartiers d'hiver. Là le jeune prince commença d'apprendre la manière de les bien établir et de les bien régler, c'est-à-dire à faire subsister des troupes sans ruiner les lieux où elles séjournent. Il apprit à donner des routes et des lieux d'assemblée, à faire vivre les gens de guerre avec ordre et discipline. Il recevoit les plaintes de tout le monde et leur faisoit justice. Il trouva une manière de contenter les soldats et les peuples. Il recevoit souvent des ordres du Roi et des lettres des ministres; il étoit ponctuel à y répondre, et la cour comme la province voyoit 72 avec étonnement son application dans les affaires. Il entroit au Parlement quand quelques sujets importants y rendoient sa présence nécessaire ou quand la plaidoirie de quelque belle cause y attirait sa curiosité. L'intendant de la justice n'expédioit rien sans lui en rendre compte; il commençoit dès lors, quelque confiance qu'il eût en ses secrétaires, de ne signer ni ordres ni lettres qu'il ne les eût commandés auparavant et sans les avoir vus d'un bout à l'autre... Ces occupations grandes et sérieuses n'empêchoient pas ses divertissements, et ses plaisirs n'étoient pas un obstacle à ses études. Il trouvoit des jours et des heures pour toutes choses; il alloit à la chasse; il tiroit des mieux en volant; il donnoit le bal aux dames; il alloit manger chez ses serviteurs; il dansoit des ballets; il continuoit d'apprendre les langues, de lire l'histoire; il s'appliquoit aux mathématiques, et surtout à la géométrie et aux fortifications; il traça et éleva un fort de quatre bastions à une lieue de Dijon, dans la plaine de Blaye, et l'empressement qu'il eut de le voir achever et en état de l'attaquer et de le défendre, comme il fit plusieurs fois avec tous les jeunes seigneurs et gentilshommes qui se rendoient assidus auprès de lui, étoit tel qu'il s'y faisoit apporter son couvert et y prenoit la plupart de ses repas.»
Le jeune duc avait étudié de bonne heure, étant encore à Bourges, la science de la fortification, sous le célèbre ingénieur Sarrazin, qui fit de Montrond une place très difficile à prendre. Il n'est donc pas étonnant que, lorsqu'il alla en Bourgogne, il se soit occupé avec le plus grand soin de cette importante partie de l'art 73 militaire, où plus tard il a excellé. On conserve au dépôt des fortifications un atlas in-folio, entièrement dessiné de sa main: Plan des villes capitales et frontières du duché de Bourgogne, Bresse et Gex, fait à Dijon le 7me janvier 1640, avec cette dédicace:
«A Monsieur mon Père,
«Monsieur, cet ouvrage que je vous présente vous appartient, puisque tout ce qui est à moi est à vous. Il n'a pas été en mon pouvoir de vous voir commander les armées sans penser à la guerre, et je n'ai pu me souvenir que l'étude que j'avois commencée des fortifications vous avoit été agréable sans la continuer. Si vous daignez recevoir en bonne part ce petit essai de mon esprit et de ma main, je ne désire point d'autre approbation de mon travail, comme je n'aurai jamais d'autre volonté que de vivre et mourir dans l'obéissance et dans tout le respect que vous doit celui qui est, Monsieur, votre très obéissant fils et serviteur,
«Louis de Bourbon[108].»
Ainsi préparé, le duc d'Enghien alla, pendant l'été de 1640, servir en qualité de volontaire dans l'armée du maréchal de La Meilleraie. Celui-ci voulait prendre ses ordres et avoir l'air au moins de dépendre de lui. Le jeune duc s'y refusa opiniâtrément, disant qu'il était venu pour apprendre son métier, et qu'il voulait faire toutes les 74 fonctions d'un volontaire, sans qu'on eût égard à son rang. Dans une des premières affaires, La Ferté Senneterre, depuis maréchal de France, fut blessé et eut son cheval tué d'un coup de canon si près du duc d'Enghien que le sang du cheval couvrit le visage du jeune prince. Au siége d'Arras, on le vit partout à la tête des volontaires. Il se trouva à toutes les sorties que firent les assiégés; il quittait très peu la tranchée; il y couchait souvent et s'y faisait apporter à manger. Il y eut trois combats pendant ce siége: le duc d'Enghien se distingua dans tous. «Le grand cœur qu'il montra en toutes ces occasions, dit Lenet[109], la manière obligeante dont il traitoit tout le monde, la libéralité avec laquelle il assistoit ceux de ses amis qui en avoient besoin, les officiers et les soldats blessés, le secret qu'il gardoit en leur faisant du bien, firent augurer aux clairvoyants qu'il seroit un jour un des plus grands capitaines du monde.»
C'est dans l'hiver de 1641 qu'on lui fit épouser Mlle de Brézé, fille du maréchal de ce nom, sœur du jeune et brillant amiral, et l'une des nièces de Richelieu. Le duc d'Enghien fit tout ce qu'il put pour éviter cette alliance, qui répugnait à son cœur autant qu'à son ambition. Il avait laissé pénétrer dans son âme un sentiment particulier pour une autre personne, qu'il finit par adorer. Il ne se rendit qu'après une longue résistance, et en protestant officiellement et par-devant notaire[110] qu'il cédait à la force et à la déférence qu'il devait à la volonté de son père. Il en tomba malade et fut même en danger, quand tout à coup le bruit se répandit que la 75 campagne allait s'ouvrir et que l'armée du maréchal de La Meilleraie marchait en Flandre pour s'emparer de la citadelle d'Aire. Il apprend cette nouvelle convalescent et dans une si grande faiblesse qu'à peine pouvait-il quitter le lit. «Il part en cet état, dit Lenet[111], sans que les prières de sa famille, les larmes de sa maîtresse, ni le commandement du Roi même le pussent déterminer à rester. Il apprit dans sa marche, étant à Abbeville, que le cardinal infant approchoit de la place assiégée pour en attaquer les lignes; il quitte son carrosse, monte à cheval à l'heure même avec le duc de Nemours, son ami intime, et qui étoit un prince beau, plein d'esprit et de courage, que la mort lui ravit bientôt après[112]. Il passe la huit par Hesdin, si près des ennemis qu'on peut quasi dire qu'il traversa leur armée, et arriva heureusement dans le camp, qui le reçut avec un applaudissement et une joie qu'il serait difficile d'exprimer. Cette fatigue, qui devoit faire craindre une rechute à un convalescent foible et exténué, lui redonna de nouvelles forces, et on le vit dès lors s'exposer à tous les périls de la guerre; il couchoit souvent dans la tranchée; il y mangeoit, et il n'y avoit travail, tout avancé qu'il pût être, où on ne le vît aller comme un simple soldat... Au siége de Bapaume, le duc voulut finir la campagne comme il l'avoit commencée, c'est-à-dire se trouvant partout, et essuyant tous les hasards et tous 76 les périls de la tranchée et des travaux avancés. Il ne fut pas possible de lui faire quitter l'armée tant qu'il crut qu'il y avoit quelque chose de considérable à entreprendre.»
Quelque temps après, en 1642, il suivit le cardinal de Richelieu et le Roi au siége de Perpignan. Il y fut blessé, et se couvrit de gloire; en sorte qu'il n'y eut pas le moindre étonnement lorsqu'en 1643, après la mort de Richelieu, Louis XIII, près de mourir aussi, en même temps qu'il établissait le prince de Condé chef du conseil, nommait le duc d'Enghien généralissime de la principale armée française destinée à défendre la frontière de Flandre, menacée par une puissante armée espagnole. Le duc d'Enghien n'avait pas vingt-deux ans. Un mois après, il gagnait la bataille de Rocroy, en attendant celles de Fribourg, de Nortlingen et de Lens.
Tel était le frère; la sœur n'était pas restée au-dessous des exemples de sa maison, et de son côté elle était rapidement parvenue, par son esprit et sa beauté, à une assez grande renommée.
Dès son enfance, les grandes leçons ne lui avaient pas manqué.
Elle avait huit ans en 1627, quand un des proches parents de sa mère, Montmorency Bouteville, eut la tête tranchée en place de Grève pour s'être battu en duel à la place Royale, malgré l'édit du Roi, laissant sous la protection de Mme la Princesse sa veuve et trois enfants: Isabelle Angélique, depuis duchesse de Châtillon et plus tard duchesse de Meklenbourg, Marie Louise, depuis marquise de Valençay, et François Henri de Montmorency, né après la mort de son père, et qui est devenu 77 le duc maréchal de Luxembourg, le plus fidèle ami et le meilleur lieutenant de Condé.
Elle avait treize ans en 1632, lorsque le frère de sa mère, le duc Henri de Montmorency monta sur un échafaud à Toulouse pour avoir tiré l'épée contre l'autorité du Roi et de Richelieu sur la foi incertaine de Gaston, duc d'Orléans[113]. Cette terrible catastrophe, qui retentit d'un bout à l'autre de la France, remplit de deuil l'hôtel de Condé, et fit une impression profonde sur l'âme délicate et fière de Mlle de Bourbon. Elle en fut si troublée que sa douleur ajoutant à la piété dans laquelle elle avait été nourrie de nouvelles ardeurs, elle songea très sérieusement à se faire carmélite dans le grand couvent de la rue Saint-Jacques.
Quelle éducation religieuse Mlle de Bourbon avait-elle donc reçue pour qu'une telle pensée lui soit venue à treize ou quatorze ans? Comment connaissait-elle le couvent des Carmélites, et quels liens y avait-elle déjà formés qui l'y attiraient si puissamment?
C'était le temps où l'esprit religieux, après avoir débordé dans les guerres civiles et enfanté les grands crimes et les grandes vertus de la Ligue, épuré mais non affaibli par l'édit de Nantes et la politique d'Henri IV, puisait dans la paix des forces nouvelles, et couvrait la France, non plus de partis ennemis armés les uns contre les autres, mais de pieuses institutions où les âmes fatiguées s'empressaient de chercher un asile. Partout on réformait les ordres anciens et on en fondait de nouveaux. Richelieu entreprenait courageusement la réforme 78 du clergé, créait les séminaires, et au-dessus d'eux, comme leur modèle et leur tribunal, élevait la Sorbonne. Bérulle instituait l'Oratoire, César de Bus la Doctrine chrétienne. Les jésuites, nés au milieu du XVIe siècle, et qui s'étaient si promptement répandus en France, un moment décriés et même bannis pour leur participation à de coupables excès, reprenaient peu à peu faveur sous la protection des immenses services que leur héroïque habileté rendait chaque jour, au delà de l'Océan, au christianisme et à la civilisation. L'ordre de Saint-Benoît se retrempait dans une réforme salutaire, et les bénédictins de Saint-Maur préludaient à leurs gigantesques travaux. Mais qui pourrait compter les belles institutions destinées aux femmes que fit éclore ou ranima de toutes parts la passion chrétienne dans la première moitié du XVIIe siècle? Avec Port-Royal, les deux plus illustres sont les sœurs de la Charité fondées vers 1640, et les Carmélites en 1602.
Le premier couvent de Carmélites fut établi à Paris, au faubourg Saint-Jacques, sous les auspices et par la munificence de cette maison de Longueville où Mlle de Bourbon devait entrer. Sa mère, Mme la Princesse, était une des bienfaitrices de l'institution naissante; elle y avait un appartement où souvent elle venait faire de longues retraites. De bonne heure, elle y mena sa fille et y pénétra sa jeune âme des principes et des habitudes de la dévotion du temps. Mlle de Bourbon grandit à l'ombre du saint monastère; elle y vit régner la vertu, la bonté, la paix, le silence. Il est donc naturel qu'à la première vue des tempêtes qui menacent toutes les grandeurs de la terre, et qui frappaient les membres les plus 79 illustres de sa famille, elle ait songé à prévenir sa destinée et cherché un abri sous l'humble toit des Carmélites. Elle y avait de douces et nobles amitiés qu'elle n'abandonna jamais. Nous possédons d'elle une foule de lettres adressées à des Carmélites du couvent de la rue Saint-Jacques, à toutes les époques de sa vie, avant, pendant et après la Fronde; elles sont écrites, on le sent, à des personnes qui ont toute sa confiance et toute son âme; mais quelles sont ces personnes? Elle les appelle tantôt la mère prieure, tantôt la mère sous-prieure, la sœur Marthe, la sœur Anne Marie, la mère Marie Madeleine, etc. On voudrait percer les voiles qui couvrent les noms de famille de ces religieuses. On se doute bien que les amies de Mlle de Bourbon et de Mme de Longueville ne peuvent avoir été des créatures vulgaires; et comme on sait que bien des femmes de la première qualité et du plus noble cœur trouvèrent un refuge aux Carmélites, comme le nom de la sœur Louise de la Miséricorde est devenu le symbole populaire de l'amour désintéressé et malheureux, une curiosité un peu profane, mais bien naturelle, nous porte à rechercher quelles ont été dans le monde ces religieuses si chères à la sœur du grand Condé.
Jusqu'ici nous étions réduits aux conjectures que nous suggérait le rapprochement de quelques passages de Mme de Sévigné, de Mme de Motteville, de Mademoiselle. Les Carmélites françaises n'ont pas d'histoire. Fidèles à leurs vœux d'obscurité, ces dignes filles de sainte Thérèse ont passé sans laisser de traces. Comme pendant leur vie une clôture inflexible les dérobe à tous les yeux et les tient d'avance ensevelies, ainsi le génie 80 de leur ordre semble avoir pris soin de les anéantir dans la mémoire des hommes. A peine a-t-il paru de loin en loin quelques vies de Carmélites, consacrées à l'édification, remplies de saintes maximes, vides de faits humains et presque sans dates. Au commencement de ce siècle, un prêtre instruit, M. Boucher, dans une nouvelle Vie de la bienheureuse sœur Marie de l'Incarnation, madame Acarie, fondatrice des Carmélites réformées de France[114], a, pour la première fois, jeté un peu de jour sur les origines de la sainte maison, et fait paraître ou plutôt caché dans les notes de son ouvrage de très courtes biographies des principales religieuses. La Bibliothèque nationale, si riche en manuscrits de toute espèce, n'en possède aucun qui vienne des Carmélites du faubourg Saint-Jacques ou qui s'y rapporte. Les Archives générales de France ont hérité de tous leurs titres domaniaux. Nous les avons assez étudiés pour avoir le droit d'assurer qu'on en pourrait former un cartulaire[115] du plus grand intérêt. Entre autres pièces précieuses, nous pouvons signaler un inventaire des tableaux, des statues et objets d'art de toute sorte que la libre et généreuse 81 piété des fidèles avait, pendant deux siècles accumulés aux Carmélites, et qui y ont été reconnus en 1790[116]. Mais c'étaient d'autres trésors que nous eussions voulu découvrir: nous désirions une liste exacte de toutes les religieuses de ce couvent pendant le XVIIe siècle, avec leurs noms de religion et leurs noms de famille, la date de leur profession et celle de leur mort; nous mettions un prix particulier à connaître la succession des prieures qui avaient tour à tour gouverné le couvent, porté la parole ou tenu la plume en son nom. On conçoit, en effet, que sans ces deux documents, les amitiés de Mlle de Bourbon et de Mme de Longueville nous demeuraient à peu près impénétrables.
La lumière nous est venue du côté où nous ne l'avions pas d'abord cherchée.
Dans un débris du couvent du faubourg Saint-Jacques, épargné par la tourmente révolutionnaire et subsistant à grand'peine, de pauvres religieuses, échappées à une stupide persécution, ont essayé, il y a cinquante ans, de recueillir la tradition carmélite, et elles la continuent dans l'ombre, la prière et le travail:
Las de fouiller inutilement les archives et les bibliothèques, nous nous sommes adressé à ces bonnes religieuses, et la plus gracieuse bienveillance nous a répondu. Les deux documents qui nous étaient nécessaires nous ont été remis, avec des annales manuscrites 82 et un recueil de biographies amples et détaillées. Grâce à ces précieuses communications, on s'oriente aisément dans l'histoire des Carmélites du faubourg Saint-Jacques. Sous les pieuses désignations et les symboles mystiques du Carmel, on reconnaît plus d'une personne qu'on avait déjà rencontrée dans les Mémoires du temps. Au lieu d'êtres en quelque sorte abstraits et anonymes, nous avons devant nous des créatures animées et vivantes, dont les regards ont fini sans doute par se diriger vers le ciel pour ne s'en plus détourner, mais qui plus ou moins longtemps ont habité la terre, connu nos sentiments, éprouvé nos faiblesses, et en demeurant toujours pures, ont passé quelquefois à côté de la tentation et participé de l'humanité. Un jour nous livrerons au public[117] la clef qui nous a été prêtée et qui donnera le secret de bien des choses mystérieuses dans l'histoire intime des mœurs au XVIIe siècle. Ici, nous nous permettrons seulement quelques traits rapides qui puissent éclairer cette partie obscure de la jeunesse et de la vie tout entière de Mme de Longueville.
Sainte Thérèse, morte en 1582, avait réformé en Espagne l'ordre antique et dégénéré du Carmel. La sainte renommée des nouvelles carmélites d'Espagne s'était promptement répandue en Italie et en France. Une femme admirable, Mme Acarie, depuis la sœur Marie de l'Incarnation, eut l'idée d'aller chercher en Espagne quelques disciples de sainte Thérèse, et de les établir à Paris au faubourg Saint-Jacques. Voilà l'origine du premier couvent des Carmélites françaises.
83 Ce sont deux princesses de Longueville qui obtinrent d'Henri IV, en 1602[118], les lettres patentes nécessaires; Catherine et Marguerite d'Orléans, filles d'Henri, duc de Longueville, mortes sans avoir été mariées, Marguerite en 1615, Catherine en 1638, toutes deux inhumées dans le couvent dont elles furent appelées les secondes fondatrices, le titre de première fondatrice ayant été réservé à la reine Marie de Médicis. Et quand en 1617, la jeune institution eut déjà besoin d'une autre maison à Paris, c'est encore une princesse de Longueville qui se chargea des frais de l'établissement nouveau, rue Chapon[119], à savoir la belle-sœur de Marguerite et de Catherine[120], la veuve de leur frère Henri d'Orléans, premier du nom, et la mère d'Henri II qui épousa Mlle de Bourbon. Mme la princesse de Condé ne tarda pas à répandre aussi ses 84 bienfaits sur le couvent de la rue Saint-Jacques, et à s'y attacher d'une affection toute particulière. Ainsi, on peut dire que Mlle de Bourbon était d'avance consacrée de toutes parts aux Carmélites.
Représentons-nous bien ce qu'était au XVIIe siècle ce couvent des Carmélites, où Mlle de Bourbon voulut cacher sa vie et où Mme de Longueville revint mourir. Il était situé dans la rue du Faubourg-Saint-Jacques, tout à fait en face du Val-de-Grâce; il s'étendait de la rue Saint-Jacques à la rue d'Enfer, et il avait fini par embrasser, avec toutes ses dépendances, le vaste espace qui du jardin et de l'enclos du séminaire oratorien de Saint-Magloire, aujourd'hui les Sourds-Muets, monte jusqu'aux bâtiments occupés maintenant dans la rue Saint-Jacques et dans la rue d'Enfer par l'établissement appelé la brasserie du Luxembourg. Il y avait deux entrées, 85 l'une par la rue Saint-Jacques, l'autre par la rue d'Enfer. L'entrée de la rue d'Enfer subsiste au no 67, et elle est encore aujourd'hui ce qu'elle était il y a deux siècles. Elle introduisait dans la cour actuelle, qui servait de passage public pour aller dans la rue Saint-Jacques. Presque en face, un peu vers la droite, était l'église; un peu plus à droite encore, sur les terrains où l'on a ouvert la rue toute nouvelle du Val-de-Grâce, étaient de vastes jardins avec de nombreuses chapelles, le monastère même, et tout à fait sur la rue d'Enfer, l'infirmerie et les appartements réservés à certaines personnes. De l'autre côté, à gauche, vers Saint-Magloire, étaient divers corps de logis et des maisons dépendantes du monastère[121].
Mais le couvent n'avait pris ces accroissements qu'avec le temps.
Le premier emplacement de la communauté avait été l'ancien prieuré de Notre-Dame-des-Champs, dont l'église était du temps de Hugues Capet, et même une vieille tradition la disait établie sur les ruines d'un temple de Cérès où s'était jadis réfugié saint Denis lorsqu'il prêchait l'Évangile à Paris. Du moins des fouilles faites en 1630 firent paraître des restes d'antiquités païennes. Un certain merveilleux était donc déjà autour de l'établissement nouveau au commencement du XVIIe siècle.
Si ce sont des carmélites espagnoles qui ont fondé le couvent de la rue Saint-Jacques et y ont d'abord établi l'esprit et la règle de sainte Thérèse, il faut reconnaître que ces religieuses ayant quitté la France en 1618, pour 86 retourner en Espagne ou aller finir leurs jours en Belgique dans des monastères de leur ordre, c'est le génie français qui de bonne heure a pris possession du couvent de la rue Saint-Jacques et l'a fait ce qu'il est devenu.
Dans le nombre des prieures qui le gouvernèrent, on en peut distinguer quatre qui firent avancer à grands pas la congrégation naissante vers la perfection qu'elle atteignit à la fin du XVIIe siècle. Ce sont Mlle de Fontaines, la mère Madeleine de Saint-Joseph; la marquise de Bréauté, la mère Marie de Jésus; Mlle Lancri de Bains, la mère Marie Madeleine; et Mlle de Bellefonds, la mère Agnès de Jésus-Maria. Mlle de Bourbon les a connues toutes les quatre, et quelques-unes ont été ses amies.
Mlle de Fontaines est la première grande prieure française. Elle était d'une excellente famille de Touraine. Son père avait été ambassadeur en Flandre, et sa mère était sœur de la chancelière Brulart de Sillery. C'est le cardinal de Bérulle qui, la rencontrant à Tours, et la voyant, toute jeune, déjà remplie de pensées célestes, lui désigna les Carmélites de la rue Saint-Jacques comme le chemin de la perfection à laquelle elle aspirait. Elle n'y marcha point, elle y courut, comme dit d'elle Mme Acarie. Et pourtant elle aimait si tendrement sa famille qu'elle éprouva une douleur poignante en la quittant, et elle-même disait plus tard que le carrosse qui la mena aux Carmélites lui parut semblable à la charrette qui conduit les criminels au supplice. Touchées de son exemple, deux de ses sœurs la suivirent aux Carmélites. Elle y entra à vingt-six ans. Elle eut quelque temps sous les yeux les mères espagnoles, et elle en retint cette sainte ardeur qui seule peut 87 surmonter les commencements difficiles de tout grand établissement. Elle fut constamment fidèle à la devise de sainte Thérèse: souffrir ou mourir. C'est la sainte Thérèse de France. La religieuse qui lui succéda a peint ainsi[122] les effets du gouvernement de la mère Madeleine de Saint-Joseph: «Quand elle fut prieure, je puis dire avec vérité que le monastère ressembloit à un paradis, tant on voyoit de ferveur et de désir de perfection dans les cœurs: c'étoit à qui seroit la plus humble, la plus pénitente, la plus mortifiée, la plus dégagée, la plus recueillie, la plus solitaire, la plus charitable, bref, à qui seroit la plus conforme à Notre-Seigneur Jésus-Christ, et tout cela dans une paix, dans une innocence, dans une béatitude et dans une élévation à Dieu qui ne se peuvent exprimer. Cette servante de Dieu étoit parmi nous comme un flambeau qui nous éclairoit, comme un feu qui nous échauffoit, et comme une règle vivante sur l'exemple de laquelle nous pouvions apprendre à devenir saintes.» On a conservé d'elle des mots admirables. Nous n'en citerons qu'un seul: «Oui, disoit-elle à ses filles, qui pour la plupart étoient de grande qualité, oui, nous sommes de très bonne maison: nous sommes filles de Roi, sœurs de Roi, épouses de Roi, car nous sommes filles du Père éternel, sœurs de Jésus-Christ, épouses du Saint-Esprit. Voilà notre maison, nous n'en avons plus d'autres.» Elle avait un de ces cœurs qui sont le foyer sacré de toutes les grandes choses. Et comme le cœur échauffait en elle l'imagination, elle eut ses extases, ses visions. Quelle[123] philosophie 88 que celle qui viendrait proposer ici des objections. Prenez-y garde: elles tourneraient contre Socrate et son démon, aussi bien que contre le bon ange de la mère Madeleine de Saint-Joseph. Ce bon ange-là était au moins la vision intérieure, la voix secrète et vraiment merveilleuse d'une grande âme.
La mère Madeleine de Saint-Joseph, née en 1578, entrée au couvent en 1604, fit profession en 1605, et mourut en 1637[124].
Marie de Jésus est une religieuse d'un tout autre caractère.
Charlotte de Sancy était fille de Nicolas de Harlay, sieur de Sancy, qui fut sous Henri IV ambassadeur, surintendant des finances, colonel des Suisses. Les deux fils de Harlay de Sancy, après avoir joué d'assez grands rôles, se retirèrent à l'Oratoire. Sa première fille épousa M. d'Alincourt, le père du premier duc et maréchal de Villeroy; la seconde, Charlotte, épousa le marquis de Bréauté. Restée veuve à vingt et un ans, belle[125], spirituelle, 89 d'une humeur charmante, elle était les délices de sa famille et l'un des ornements de la cour de Henri IV. Deux circonstances vinrent l'arracher aux plaisirs qui s'empressaient autour d'elle. Un jour, à Spa, en dansant dans un bal par un temps orageux, un coup de tonnerre se fit entendre et elle voulut se retirer. Le gentilhomme qui lui donnait la main se moqua de son effroi et la retint; au même instant le tonnerre gronda de nouveau, éclata et tua cet homme. Quelque temps après elle rencontra les écrits de sainte Thérèse, les lut, et elle en fut si touchée que toute jeune encore elle prit la résolution de quitter le monde. Elle entra aux Carmélites et fit profession, sous le nom de Marie de Jésus, la même année que Mlle de Fontaines. Elle garda dans le cloître cette douceur victorieuse qui dans le monde ajoutait à l'effet de sa beauté et lui soumettait tous les cœurs. Elle fut adorée de ses nouvelles compagnes, comme elle l'avait été à la cour. Son don particulier était, avec la douceur et l'humilité, une charité sans bornes, qui s'appliquait surtout au salut des âmes. Elle excellait dans l'art de ramener les pécheurs à Dieu. En voici un trait que nous a conservé la tradition carmélite[126].
Un homme de mérite, qui possédait des biens et des emplois considérables, avait un commerce coupable. Sa mère en était désolée, et elle venait souvent verser son chagrin dans le sein de sa fille, religieuse au couvent de la rue Saint-Jacques. Un jour qu'elle était au parloir, 90 Marie de Jésus eut l'inspiration d'y aller pour la consoler; elle lui remit les Confessions de Saint-Augustin et le Chemin de Perfection de sainte Thérèse, en l'invitant à faire promettre à son fils d'y lire tous les matins durant un quart d'heure seulement. Il le promit, mais il passa huit jours sans le faire. Une nuit, se sentant pressé de tenir sa parole, il se leva et lut quelques pages de ces livres. A mesure qu'il lisait, Dieu l'éclaira et le toucha si vivement que pendant plusieurs jours il versa des larmes, et demeura dans un trouble et une agitation à faire croire qu'il perdrait l'esprit. Enfin il se calma, et durant plusieurs nuits il fut pénétré et comme inondé de lumières sur les perfections de Dieu. Un matin, à la pointe du jour, il se fit conduire à la place de Grenelle avec la personne qui le tenait captif. Là il lui annonça qu'il ne la reverrait jamais; il lui laissa son carrosse pour se faire conduire où elle voudrait. Il revint à pied chez lui, et se rendit aux Carmélites pour voir sa sœur qu'il n'avait pas vue depuis longues années. Celle-ci fit appeler la mère Marie de Jésus, et elle dit à son frère: «Voilà votre bienfaitrice.» Marie de Jésus n'avait cessé de prier pour lui. Elle lui prodigua les conseils les plus affectueux, qu'elle renouvela régulièrement une fois par semaine pendant plusieurs années. Il les suivit avec la plus grande docilité et fit de si grands progrès dans la vertu que, s'étant défait de sa charge et ayant renoncé à tous les plaisirs de la vie, il se retira dans une campagne, y vécut en pénitent, et finit ses jours dans l'amour de Dieu.
Marie de Jésus fut très aimée d'Anne d'Autriche, qui venait souvent la voir, et amenait avec elle Louis XIV 91 enfant et son frère le duc d'Anjou. Elle contribua beaucoup à l'agrandissement et à l'embellissement du monastère, qui la perdit en 1652.
Dans l'année 1620, les Carmélites acquirent une digne sœur dans une des filles d'honneur de la reine Marie de Médicis, Mlle Marie Lancri de Bains. Pour faire connaître ce qu'était Mlle de Bains, nous nous aiderons d'une vie manuscrite composée par une carmélite qui l'avait parfaitement connue[127]:
«Mme de Bains avoit fait élever sa fille chez les Ursulines; elle l'en retira à l'âge de douze ans pour la placer à la cour, dans l'espoir que sa beauté et sa sagesse lui procureroient un établissement, sans faire réflexion aux périls où elle l'exposoit en l'abandonnant à elle-même dans un lieu si rempli d'écueils. Mais Dieu, qui s'étoit déjà approprié cette âme, veilla sur elle et la conserva sans tache au milieu de cette cour. Sa vertu y fut admirée autant que sa parfaite beauté, dont le portrait passa jusque dans les pays étrangers, et les plus fameux peintres la tirèrent à l'envi pour faire valoir leur pinceau. Elle avoua depuis avec agrément que jusqu'à l'âge de quinze ans, elle ne fit jamais de réflexion sur cet avantage, mais qu'alors elle se vit des mêmes yeux que le public. Les agréments de sa personne, et plus encore sa douceur et sa modestie, lui attirèrent l'estime et l'affection de la Reine. Jamais Mlle de Bains ne s'en prévalut que pour faire du bien aux malheureux. Cette générosité avoit sa source dans un cœur noble, tendre, constant pour ses amis, qu'elle réunissoit à un esprit solide, 92 judicieux, capable des plus grandes choses, et il sembloit que le Créateur eût pris plaisir à préparer dans ce chef-d'œuvre de la nature le triomphe de la grâce. Tant d'aimables qualités fixèrent les yeux de toute la cour. Nombre de seigneurs briguèrent une alliance si désirable, nommément le duc de Bellegarde, le maréchal de Saint-Luc, etc. Mais celui qui l'avoit élue de toute éternité pour son épouse ne permit pas que ce cœur digne de lui seul fût partagé avec aucune créature. La divine Providence lui ménagea dans ce même temps une mortification (nous en ignorons le genre) qui commença à lui dessiller les yeux et à lui donner quelque légère idée de vocation pour la vie religieuse.»
Mlle de Bains n'accompagnait jamais la reine Marie de Médicis aux Carmélites sans désirer y rester. Une maladie qu'elle fit à dix-huit ans redoubla sa ferveur, mais elle fut traversée par les efforts de toute la cour pour la retenir, surtout par les supplications et les larmes de sa mère. Quand Mlle de Bains se fut jetée aux Carmélites, à peine âgée de vingt ans, sa mère l'y poursuivit. «Elle conduisit sa fille dans le fond du jardin, et là, pendant trois heures entières, elle employa tout ce que put lui suggérer l'amour le plus tendre. Après avoir épuisé les caresses et tâché d'intéresser sa conscience en lui disant qu'étant veuve et chargée de procès, son devoir l'obligeoit à la secourir dans sa vieillesse, enfin, hors d'elle-même, elle tomba aux pieds de sa fille, noyée dans ses larmes. Quelle épreuve pour Mlle de Bains, qui aimoit autant cette tendre mère qu'elle en étoit aimée! Son recours à Dieu la fit sortir victorieuse de ce premier combat, qui ne fut pas le dernier, Mme sa mère étant 93 souvent revenue à la charge tout le temps de son noviciat.»
Pendant quelque temps, le couvent de la rue Saint-Jacques fut assiégé par des seigneurs du premier rang qui vinrent offrir leur alliance à la belle novice. Sa constance n'en fut pas même effleurée, et elle se serait refusée à toutes ces visites, si la mère prieure, pour l'éprouver, ne l'eût contrainte de s'y prêter. Elle fit ses vœux en 1620, sous le nom de Marie Madeleine de Jésus.
Il faut que sa beauté ait été quelque chose de bien extraordinaire, à en juger par l'anecdote suivante racontée par le pieux auteur dont nous nous servons: «L'humilité étant le fondement de tout l'édifice spirituel, la sœur Marie Madeleine de Jésus saisissoit avec ardeur tous les moyens d'anéantir à ses propres yeux et à ceux des autres les dons de nature et de grâce dont Dieu l'avoit favorisée. Peu contente de s'être soustraite aux visites des grands et de toutes ses amies, dans le désir d'en être oubliée et d'ôter de devant leurs yeux tout ce qui pouvoit la rappeler à leur esprit, son premier soin fut, sous divers prétextes, de retirer ses portraits de leurs mains, afin de les brûler. Un de ces portraits ayant été envoyé à la mère Madeleine de Saint-Joseph, celle-ci se fit un amusement de les montrer à la communauté assemblée. A cette vue, toutes les religieuses, sans la reconnaître d'abord, se sentirent émues et demandèrent à Dieu de ne point laisser dans le monde ce chef-d'œuvre de nature digne de lui seul, et d'en gratifier le Carmel. Une d'entre elles, sœur Marie de Sainte-Thérèse, fille de Mme Acarie, s'offroit à Dieu pour souffrir tout ce qu'il 94 lui plairoit en retour de cette grâce. Alors la mère Madeleine de Saint-Joseph, en souriant et frappant sur son épaule, lui dit que la bonté de Dieu avoit prévenu ses désirs, que la personne pour laquelle elle trembloit était déjà dans l'ordre, et qu'il falloit seulement demander sa persévérance[128].»
La sœur Marie Madeleine passa rapidement par tous les emplois de l'ordre. Élue prieure en 1635 et souvent réélue, elle vit mourir en 1637 la vénérable mère Madeleine de Saint-Joseph, en 1652 la mère Marie de Jésus, et successivement les premiers visiteurs généraux de l'ordre, ainsi que les premiers supérieurs du saint monastère[129]. Les guerres de la Fronde lui furent une épreuve périlleuse, et elle se trouva partagée entre la reine Anne et la princesse de Condé, les deux protectrices du couvent. Elle fut obligée de quitter quelque temps la maison de la rue Saint-Jacques, trop exposée aux gens de guerre, d'envoyer une partie de la communauté à Pontoise et de 95 mener l'autre à la rue Chapon. Il lui fallut une grande fermeté pour maintenir la discipline religieuse au milieu de cette tourmente. De peur du moindre relâchement, elle s'appliquait à renouveler sans cesse dans les âmes commises à sa garde la ferveur de l'esprit primitif. On dit qu'alors elle parlait à ses filles avec des paroles de feu qui les pénétraient d'une sainte émulation. Elle avait d'ordinaire une douce et majestueuse gaieté, une affabilité charmante, avec une intrépidité à toute épreuve dès qu'il s'agissait des intérêts de Dieu, de ceux de l'ordre, ou du salut des âmes. «Dans ces sortes d'occasions, dit notre manuscrit, sans s'étonner ni s'arrêter, elle eût surmonté un monde d'oppositions et sacrifié sa propre vie.» Tant de vertus réunies à tant de sensibilité lui avaient acquis sur le cœur et l'esprit de ses filles un tel ascendant, qu'une d'entre elles écrivait que si elle eût entrepris de leur persuader que le blanc était noir et le jour la nuit, elles y croiraient, tant elles étaient convaincues qu'elle ne pouvait se tromper. Enfin elle possédait au plus haut degré le don du gouvernement. Ce fut entre ses mains que vinrent se remettre et faire profession tant de personnes de la plus haute naissance, cœurs blessés ou repentants qui se réfugièrent aux Carmélites.
Marie Madeleine, née en 1598, vécut longtemps et ne mourut qu'en 1679, la même année que Mme de Longueville. Elle avait trouvé de bonne heure une admirable collaboratrice dans Mlle de Bellefonds.
Judith de Bellefonds était née en 1611. Son père, gouverneur de Caen, était l'aïeul du maréchal de ce nom. Sa mère était la sœur de la maréchale de Saint-Géran, 96 et elle-même avait pour sœur la marquise de Villars, la mère du vainqueur de Denain, si célèbre par les grâces de son esprit[130]. Elle était aussi jolie[131] que sa mère, aussi spirituelle que sa sœur, et possédait tout ce qu'il faut pour plaire. Elle eut le plus grand succès à la cour de la reine Marie de Médicis. En allant avec elle aux Carmélites, elle rencontra Mme de Bréauté, Marie de Jésus, qui, comme elle, avait connu tous les agréments du monde, et par ses entretiens et son exemple lui persuada d'y renoncer et de se donner à Dieu. Mlle de Bellefonds entra aux Carmélites en 1629, à dix-sept ans, la veille de la Sainte-Agnès, et prit de là le nom d'Agnès de Jésus-Maria. Ses premières années de couvent s'étant écoulées auprès de la mère Madeleine de Saint-Joseph devenue très infirme, elle se pénétra de l'esprit de cette grande servante de Dieu, et montra promptement toutes les qualités qui font une grande prieure. On l'élut sous-prieure à trente ans, prieure trois ans après, et elle a été trente-deux ans dans l'une et l'autre de ces deux charges, ayant vécu presque jusqu'à la fin du siècle. Elle trouva le Carmel français constitué par les vertus éminentes de celles qui l'avaient précédée: elle n'eut qu'à le maintenir. Ses qualités dominantes étaient la solidité et la modération. Elle traitait avec une égale facilité les plus grandes et les plus petites choses; toujours 97 maîtresse d'elle-même, sans humeur, pleine de bon sens et de lumière, parlant de tout avec justesse et simplicité, et tranchant les difficultés avec une étonnante précision. Elle qui par l'élévation et l'agrément de son esprit semblait née pour le monde et les affaires importantes, était particulièrement admirable avec les simples et avec les pauvres. Sensible à leurs maux, elle s'en servait pour les élever à Dieu, sans cesser de travailler à leur soulagement. Les gens heureux trouvaient aussi auprès d'elle des remèdes contre les dangers de la fortune. La reine d'Angleterre, au milieu de ses terribles épreuves, venait souvent aux Carmélites pour se consoler avec la mère Agnès. Le chancelier Le Tellier la consultait beaucoup. Recherchée de toutes parts pour le charme de ses entretiens, elle cultivait la solitude et s'appliquait à la faire aimer à ses compagnes. Mlle de Guise ayant offert 100,000 livres pour obtenir la permission d'entrer souvent dans le couvent, la mère Agnès refusa cette somme, disant que 100,000 livres ne répareraient point la brèche faite par là à l'esprit de l'institution, qui ne se peut conserver que par la retraite et l'éloignement de tout commerce avec le monde. Sa charité était telle qu'après sa mort la mère qui lui succéda, étant blâmée de pousser un peu trop loin les aumônes, répondit: «Vous êtes bien heureuses que la mère Agnès ne soit plus; elle n'auroit laissé dans cette occasion ni calice ni vase d'argent dans notre église.» Il faut voir dans Mme de Sévigné quel cas elle faisait de la mère Agnès: «Je fus ravie, écrit-elle à sa fille[132], de 98 l'esprit de la mère Agnès.» Ailleurs elle parle de la vivacité et du charme de sa parole[133]. Mais tous les éloges languissent devant cette lettre touchante de Bossuet écrite à la prieure qui lui succédait[134]: «Nous ne la verrons donc plus, cette chère mère; nous n'entendrons plus de sa bouche ces paroles que la charité, que la douceur, que la foi, que la prudence dictoient toutes et rendoient si dignes d'être écoutées[135]. C'étoit cette personne sensée qui croyoit à la loi de Dieu et à qui la loi étoit fidèle. La prudence étoit sa compagne et la sagesse étoit sa sœur. La joie du Saint-Esprit ne la quittoit pas. Sa balance étoit toujours juste et ses jugements toujours droits. On ne s'égaroit pas en suivant ses conseils: ils étoient précédés par ses exemples. Sa mort a été tranquille comme sa vie, et elle s'est réjouie au dernier jour. Je vous rends grâces du souvenir que vous avez eu de moi dans cette triste occasion; j'assiste en esprit avec vous aux prières et aux sacrifices qui s'offriront pour cette âme bénie de Dieu et des hommes: je me joins aux pieuses larmes que vous versez sur son tombeau, et je prends part aux consolations que la foi vous inspire.»
Voilà quel était le couvent où Mlle de Bourbon reçut les premières impressions qui décident de toute la vie; voilà les femmes qu'elle put voir et entendre lorsqu'elle accompagnait la princesse sa mère dans la sainte maison. Elle put encore apercevoir les traits vénérables, le visage déjà transfiguré de la mère Madeleine de 99 Saint-Joseph, et entendre sa forte parole, puisque la mère de Saint-Joseph était l'amie et la conseillère de Mme la Princesse. Elle put ressentir elle-même la pénétrante douceur des entretiens de Marie de Jésus. Elle connut cette Marie Madeleine si dangereuse dans le monde par sa beauté, si édifiante et si puissante dans le cloître. Elle forma avec elle une liaison qui n'a cessé qu'avec leur vie. Mais c'est surtout Mlle de Bellefonds, la mère Agnès, qui l'attira et la charma. Elles étaient à peu près du même âge, et l'humeur libre et enjouée de la jeune et spirituelle religieuse mit entre elles de bonne heure une familiarité dont la trace se retrouve jusque dans les lettres adressées plus tard par la princesse malheureuse et repentante à la grande prieure, tout occupée de ses difficiles devoirs. Voici un billet[136] du temps de leur jeunesse, qui donnera une idée de l'agrément de leur commerce, et fera voir les grâces naturelles de l'esprit de Mlle de Bourbon. Ce billet est de 1637. Elle avait alors dix-sept ans. Ce sont les premières lignes que nous avons pu retrouver d'elle. A cet âge, Marie de Rabutin écrivait-elle d'une façon plus aimable?
«Ma très chère seur[137],
«Je vous escris celle ci pour vous faire une grande réprimande. Je croi que vous estes bien estonnée de cela; mais il me semble que je n'ai pas tort. Il faut 100 donc vous dire, pour ne vous laisser pas davantage en suspens, que, depuis que notre bien heureuse mère (Madeleine de Saint-Joseph) est morte[138], nostre mère (Marie Madeleine) m'a promis sa peinture. Il y a trois ou quatre jours que je lui fis souvenir de sa promesse, et elle me manda que ce n'estoit pas sa faute, et que c'estoit vous qui estiés cause qu'elle ne pouvoit me tenir ce qu'elle m'avoit promis, et que je vous en tourmentasse bien. Je me suis donc résolue de le faire à bon escient jusques à ce que vous m'ayés fait avoir ce portrait. Je vous donne, s'il vous plaît, la commission de le faire faire, et si vous ne vous en aquités pas prontement, vous verrés que nous serons bien mal ensemble. Vous savés qu'il ne faut pas grand'chose pour nous brouiller, ayant beaucoup de disposition l'une et l'autre à nous hair. Il me semble que je suis fort bien venue à bout de vous faire une réprimande, et qu'elle est bien severe[139]... Quand le tableau sera fait, mandez-moi ce qu'il aura cousté. (Ayez soin), s'il vous plaist, de le faire faire à peu près de la grandeur de celui de ma seur Catherine de Jésus[140] ou un peu plus grand.
«Votre très affectionée seur et servante
«Anne de Bourbon.»
101 Et remarquez que nous n'avons parlé ici que des prieures les plus éminentes, sans dire un mot de tant d'autres religieuses du plus haut rang et du plus aimable caractère qui étaient au couvent de la rue Saint-Jacques dans la jeunesse de Mme de Longueville: Mme Séguier d'Autry, mère du chancelier Séguier, la mère Marie de Jésus-Christ; Mme La Rochefoucauld de Chandenier, sœur de Marie de Saint-Joseph; Mlle Le Bouthillier, sœur Philippe de Saint-Paul; Mlle d'Anglure de Bourlemont, nièce du pape Urbain VIII, sœur Geneviève des Anges; Mme de Brienne, la mère Anne de Saint-Joseph; la comtesse de Bury, restée veuve à dix-neuf ans, sœur Madeleine de Jésus; Mlle de Lenoncourt, la mère Charlotte de Jésus; Mlle de Fieubet, Mlles de Marillac[141], et un peu plus tard des noms plus illustres encore, des cœurs encore plus près de celui de Mlle de Bourbon, qui, aux premières impressions de la passion ou du malheur, coururent chercher un asile dans la sainte solitude.
Parmi ces nobles pénitentes, comment ne pas distinguer une amie particulière de Mme de Longueville, dont le rang était presque égal au sien, qui était comme elle sensible et fière, et qui, frappée de bonne heure dans ses affections, se retira du monde avant elle, et n'entendit le bruit de la Fronde qu'à travers les murs du couvent de la rue Saint-Jacques, où depuis plusieurs années elle avait fui la menace d'un trône et les dangers de son 102 propre cœur? Cette amie, à laquelle Mme de Longueville a écrit plus d'une lettre, est la sœur Anne Marie de Jésus, c'est-à-dire Anne Louise Christine de Foix de La Valette d'Épernon, sœur du duc de Candale, fille de Bernard, duc de La Valette d'Épernon, et de Gabrielle de Bourbon, fille légitimée de la duchesse de Verneuil et de Henri IV.
Nous avons une vie assez étendue de Mlle d'Épernon de la main de l'abbé Montis[142]. Mais il faut se défier presque autant des vies édifiantes que des historiettes de Tallemant des Réaux. Celui-ci ne cherche que le scandale et ne voit partout que le mal. Les pieux panégyristes sont tout aussi crédules dans le bien. Évidemment l'abbé Montis n'a pas tout su ou n'a pas voulu tout dire. Il n'a pas l'air d'avoir lu les Mémoires de Mademoiselle ni ceux de Mme de Motteville. Il peint avec vérité la personne et le caractère de Mlle d'Épernon; il se trompe quand il s'imagine que l'instinct seul de la perfection chrétienne la conduisit aux Carmélites. Cet instinct eut pour aliment et pour soutien l'expérience de la vanité des affections humaines, et il éclata et jeta subitement Mlle d'Épernon aux Carmélites à la suite d'une perte cruelle, la mort d'une personne à laquelle elle avait donné son cœur. Cette mort, avec un grand mécompte qui avait précédé, la décida à quitter le monde, et ni la longue résistance de sa famille ni même l'espérance d'une couronne ne purent faire fléchir sa résolution.
Pour abréger, nous nous bornerons à recueillir quelques témoignages. Celui de la véridique Mme de Motteville 103 est décisif: «Le chevalier de Fiesque fut tué (au siége de Mardyck, en 1646), qui, à ce que ses amis disoient, avoit de l'esprit et de la valeur. Il fut regretté d'une fille de grande naissance, qui l'honoroit d'une tendre et honnête amitié. Je n'en sais rien de particulier; mais, selon l'opinion générale, elle étoit fondée sur la piété et la vertu, et par conséquent fort extraordinaire. Cette sage personne, peu de temps après cette mort, voulant mépriser entièrement les grandeurs du monde, les quitta toutes, comme indignes d'occuper quelque place dans son âme; elle se donna à Dieu et s'enferma dans le grand couvent des Carmélites, où elle sert d'exemple par la vie qu'elle mène[143].»
Mademoiselle[144], qui avait fort connu et tendrement aimé Mlle d'Épernon, reprend les choses de plus haut: «Ce fut principalement dans ces bals-là (pendant l'hiver de 1644) que le chevalier de Guise (depuis le duc de Joyeuse) témoigna tout à fait sa passion pour Mlle d'Épernon... La maladie[145] de Mlle d'Épernon me mettoit fort en peine. M. le chevalier de Guise eut pour elle tous les soins imaginables. La considération du péril qu'il y a d'approcher ceux qui ont la petite-vérole ne l'empêcha pas de l'aller visiter tous les jours. Il témoigna pour elle une passion incroyable qui dura encore tout l'hiver suivant.» Le mariage échoua, non pas du tout, comme le dit l'abbé Montis, par le refus ou les incertitudes de Mlle d'Épernon, mais par les intrigues de Mlle de Guise, qui tenta de marier son frère à Mlle d'Angoulême.
Après la mort du chevalier de Fiesque, Mlle d'Épernon 104 parut toute changée. Elle, naguère si livrée aux magnificences, si éprise des divertissements, ne songea plus qu'à son salut, «ce qui[146] me déplut et surprit», dit Mademoiselle. «Je l'avois vue bien éloignée de l'austérité qu'elle prêchoit à toute heure; elle ne parloit plus que de la mort, du mépris du monde, du bonheur de la vie religieuse... La veille de son départ pour Bordeaux (où l'appeloit son père, gouverneur de Guyenne), qui fut le jour de Sainte-Thérèse, elle me vint dire adieu; elle me trouva au lit, et se mit à genoux devant moi et me dit que les bontés que j'avois eues pour elle et la confiance réciproque qui avoit été entre elle et moi l'obligeoient à me donner part de la résolution où elle étoit de se rendre Carmélite, et qu'elle espéroit exécuter sa résolution le plus promptement qu'elle pourroit. Il n'en falloit pas tant pour émouvoir la tendresse que j'avois pour elle. Touchée de son dessein, je ne pus en avoir part sans pleurer. J'employai toutes les raisons que je pus pour l'en détourner. Elle avoit déjà formé sa résolution trop fortement pour rien écouter qui la pût changer... L'on avoit fait[147] parler à M. le cardinal du mariage du prince Casimir, frère du roi de Pologne[148], qui en est maintenant roi, avec Mlle d'Épernon... J'avoue que lorsque je sus cette nouvelle, j'eus la plus grande joie du monde. Quoique l'empereur fût marié, il avoit un fils qui étoit roi de Hongrie, d'un âge proportionné 105 au mien, et prince de bonne espérance. Ainsi la proximité de l'Allemagne et de la Pologne me faisoit croire que nous passerions nos jours ensemble, ma bonne amie et moi. Je la trouvois hautement vengée de Mlle de Guise et de M. de Joyeuse. Il n'y avoit en cette affaire aucune circonstance qui ne me plût, et l'on peut juger de la manière dont je lui en écrivois, et si je ne la détournois pas d'être Carmélite. La conjoncture étoit la plus favorable du monde... La dévotion de Mlle d'Épernon rompit ce dessein, et elle préféra la couronne d'épines à celle de Pologne. Quoiqu'elle ne rebutât point cette proposition et qu'elle la reçût comme un grand honneur, elle feignit d'être malade et de se faire ordonner les eaux de Bourbon, afin de se mettre dans le premier couvent de Carmélites qu'elle trouveroit sur son chemin... Mme d'Épernon[149] la mena à ce voyage sans savoir son dessein. Elles passèrent à Bourges, où le lendemain elle s'alla mettre dans les Carmélites. Elle y prit l'habit avec une des demoiselles de Mme d'Épernon... Elle m'écrivit de Bourges. Elle me mandoit qu'elle venoit dans le grand couvent à Paris... Mlle d'Épernon ne pouvoit pas être mieux. C'est une grande maison, un bon air, une nombreuse communauté remplie de quantité de filles de qualité et d'esprit qui ont quitté le monde qu'elles connoissoient et qu'elles méprisoient. Or, c'est ce qui fait les bonnes religieuses... Lorsqu'elle 106 fut arrivée, elle m'envoya prier de l'aller voir. J'y allai dans un esprit de colère et d'une personne outrée d'une violente douleur. Lorsque je la vis, je ne fus touchée que de tendresse, et tous les autres sentiments cédèrent si fort à celui-là, qu'il me fut impossible de le lui cacher, puisque mes larmes et l'extrême douleur que j'avois m'empêchèrent de lui pouvoir parler; elles ne discontinuèrent pas pendant deux heures que je fus avec elle sans lui pouvoir dire une parole... Le temps m'a fait connoître dans la suite le bonheur dont elle jouissoit.»
Mlle d'Épernon, née en 1624, entra aux Carmélites à vingt-quatre ans, en 1648, elle fit profession en 1649, parcourut une longue carrière de pénitence et d'édification, et mourut en 1701, à l'âge de soixante-dix-sept ans, en ayant passé cinquante-trois dans le monastère de la rue Saint-Jacques. Elle y a voulu vivre de la vie la plus cachée, et n'a pas même été sous-prieure[150].
Comme Mlle d'Épernon, Mlle de Bourbon songea aussi à conjurer les orages qui l'attendaient, dans la paisible 107 demeure où elle comptait tant d'amies. Elle s'y plaisait et y passait la plus grande partie de sa vie; car sa mère, la princesse de Condé, l'y menait sans cesse avec elle, comme nous l'avons dit, et lui faisait partager les fréquentes retraites qu'elle y faisait. Cette princesse était à la fois très ambitieuse et d'une piété qui allait jusqu'à la superstition. Les contrastes abondaient dans son caractère. Elle n'avait jamais fort aimé son mari, et à vingt-quatre ans elle était allée s'enfermer avec lui à la Bastille et à Vincennes pendant trois longues années. Elle était assez vaine de sa grande beauté; elle se plaisait à faire des conquêtes; celle de Henri IV l'avait au moins flattée; 108 elle avait été fort recherchée, fort célébrée, et toutefois sa vie avait été exempte de tout scandale. Elle était d'une fierté qui passait toutes bornes, lorsqu'on avait l'air de lui manquer; et quand son orgueil était en paix, elle était pleine d'amabilité et d'abandon. Elle n'était pas sans grandeur d'âme et elle avait beaucoup d'esprit. Elle destinait sa fille aux plus grands partis; mais, la voyant déjà si belle et connaissant par sa propre expérience les périls de la beauté, elle était bien aise de l'armer contre ces périls en lui mettant dans le cœur une sérieuse piété et en l'entourant des exemples les plus édifiants. Non contente d'aller souvent au couvent 109 des Carmélites, elle voulut pouvoir y venir à toute heure, y demeurer, elle et sa fille, aussi longtemps qu'il lui plairait, y avoir un appartement comme la Reine elle-même; et, pour cela, elle s'imposa d'assez lourdes charges, comme il est dit dans un acte authentique, passé le 18 novembre 1637 en son nom et au nom de Mlle de Bourbon, et dont nous donnerons l'extrait suivant:
«Furent présentes en personne les révérendes, mère Marie Madeleine de Jésus (Mlle de Bains), humble prieure; sœur Marie de la Passion (Mlle de Machault), sous-prieure; sœur Philippe de Saint-Paul (Mlle de Bouthillier), et sœur Marie de Saint-Barthélemy (Mlle Guichard), dépositaires, représentant la communauté... lesquelles, averties du grand désir que haute et puissante princesse, dame Charlotte Marguerite de Montmorency, épouse de haut et puissant prince Henri de Bourbon, premier prince du sang, et demoiselle Anne de Bourbon, leur fille, ont fait paroître d'être reçues pour fondatrices de la maison nouvelle que lesdites révérendes font à présent construire et prétendent rejoindre à leur ancienne clôture; après avoir proposé l'affaire en plein chapitre, et avec la permission de leurs supérieurs, en considération de la grande piété dont lesdites dames princesses font profession, et de la très charitable affection qu'elles ont toujours portée à l'ordre des Carmélites et particulièrement à ce monastère, ont volontairement admis lesdites princesses pour fondatrices, à l'effet de jouir de tous les priviléges accordés aux fondatrices, à savoir de la libre entrée du monastère toutes les fois qu'il leur plaira, pour y boire, manger, coucher, 110 assister au service divin et autres exercices spirituels, avoir part à toutes leurs prières, veilles et autres œuvres pieuses qui se font journellement; ont de plus consenti que la dite dame Princesse puisse jouir du privilége qu'elle a obtenu du Saint-Père de faire entrer deux personnes avec elle trois fois le mois, comme elle a fait jusques ici... à condition toutes fois que les dites deux personnes ne pourront demeurer dans le monastère passé six heures du soir en hiver et sept en été... Ce qu'ayant accepté... les dites dames sont obligées de continuer l'honneur de leur bienveillance aux révérendes, et aussi de subvenir aux frais et dépenses du bâtiment.»
En conséquence de cet acte, Mme la Princesse donna plus de 120,000 livres à différentes reprises, quantité de pierreries, d'ornements pour l'église, et de reliques qu'elle fit enchâsser avec une magnificence qui répondait à sa piété et à sa grandeur. En même temps, elle s'empressa de jouir de ses droits, et, en attendant que le bâtiment nouveau où elle devait loger fût achevé, elle prit au couvent avec sa fille un appartement qu'elle meubla à la carmélite. Son lit et tous ses meubles étaient en serge brune. Elle passait des huit ou quinze jours de suite dans ce désert, s'y trouvant mieux, disait-elle, qu'au milieu des plus grands divertissements de la cour. Jamais une simple particulière n'aurait pu pousser plus loin le respect pour la règle de la maison. Elle s'assujettissait aux plus longs silences dans la crainte de troubler celui qui était prescrit. Quelquefois se voyant seule dans sa chambre avec les deux religieuses qui lui tenaient compagnie, elle avouait qu'elle avait peur et 111 que le soir elle les prenait pour des fantômes, parce qu'elles ne lui parlaient que par signes et pour les choses absolument nécessaires. Plus tard, elle voulut avoir une cellule dans le dortoir aussi simple que toutes les autres. «Elle eût volontiers, dit l'histoire manuscrite qui nous a été confiée[151], employé tous ses biens pour l'utilité ou l'embellissement du couvent, si l'on n'eût usé d'adresse pour lui dérober la connaissance des besoins les plus légitimes. Quelquefois elle s'en plaignoit avec une grâce infinie: Si nos mères vouloient, je ferois ici mille choses, mais elles ne peuvent pas ceci, elles ne veulent pas cela, et je ne puis rien faire. Cette grande princesse, qu'une fierté naturelle rendoit quelquefois si redoutable, devenoit ici l'amie, la compagne, la mère de quiconque s'adressoit à elle. Jamais on n'y sentit son autorité que par ses bienfaits. La volonté de la mère prieure étoit sa loi; elle la nommoit notre mère, se levoit dès qu'elle l'apercevoit, se soumettoit à ses commandements avec une douceur charmante, et on la voyoit au chœur, à l'oraison du matin, à tout l'office, au réfectoire, pratiquer les mortifications ordinaires, et abattre sa grandeur naturelle aux pieds des épouses de Jésus-Christ avec une humilité qui la leur rendoit encore plus respectable.»
Admise avec sa mère dans l'intérieur du monastère, Anne Geneviève y remplissait son âme des plus édifiantes conversations, des plus graves et des plus touchants spectacles. Partout elle ne rencontrait que des vivantes déjà mortes et agenouillées sur des tombeaux. 112 Ici, c'était le tombeau du garde des sceaux Michel de Marillac, mort dans l'exil, à Châteaudun, dans cette même année 1632 où Richelieu fit trancher la tête à son frère le maréchal de Marillac et à l'oncle de Mlle de Bourbon, le duc de Montmorency; là, c'étaient les monuments funèbres de deux femmes de la maison de Longueville, Marguerite et Catherine d'Orléans. Elle ne se doutait pas alors qu'un jour, dans ce même lieu, elle verrait ensevelir sa brillante amie, la fameuse Julie, Mlle de Rambouillet, devenue duchesse de Montausier; qu'elle y verrait apporter le cœur de Turenne, ce cœur qu'elle devait troubler et disputer un moment au devoir et au Roi; que plusieurs de ses enfants y auraient aussi leur tombe, et qu'elle-même y reposerait à côté de sa mère, Mme la Princesse, et de sa belle-sœur, la douce, pure et gracieuse Anne Marie Martinozzi, princesse de Conti[152].
Mlle de Bourbon voulut à son tour être une des bienfaitrices des Carmélites, et leur faire les présents qui leur pouvaient agréer le plus. Elle obtint du Pape les reliques de sept vierges martyres, avec un bref du saint 113 Père attestant leur authenticité, et que les noms de chacune de ces victimes de la foi avaient été trouvés entiers ou abrégés sur la pierre qui tenait leurs corps enfermés dans les catacombes. Reportons-nous au temps; plaçons-nous dans un couvent de Carmélites, et nous nous ferons une idée de la sainte allégresse qui dut remplir toute la maison en voyant arriver ce magnifique et austère présent[153]. La reine Anne, touchée d'une pieuse émulation, joignit à ces reliques celles de sainte Paule, dame romaine, l'illustre amie de saint Jérôme. On venait de retrouver à Palerme le corps de sainte Rosalie, petite-fille de France. M. d'Alincourt l'obtint et l'offrit. Mlle de Bourbon fit placer toutes ces reliques dans une châsse d'argent en forme de dôme surmonté d'une lanterne, et autour furent mises quatre figures représentant les évangélistes.
Le duc d'Enghien voyant cette sœur, qu'il adorait et dont il connaissait l'esprit, si fort occupée d'embellir et d'enrichir le couvent des Carmélites, où on le menait quelquefois, se piqua d'honneur, et voulut aussi faire son cadeau. Relevant d'une assez grande maladie, pour 114 le divertir dans sa convalescence, on avait fait venir dans sa chambre et on lui montrait les curiosités du jour parmi lesquelles se trouvait un reliquaire qui était quelque chose d'admirable pour l'art et pour la richesse. Le duc d'Enghien demanda à qui était ce chef-d'œuvre. L'orfévre répondit que c'était aux Carmélites de la rue Saint-Jacques, mais que, n'étant pas en état de payer la façon, elles l'avaient laissé entre ses mains. Le jeune duc s'écria qu'il voulait que les Carmélites eussent ce beau reliquaire, et il trouva pour y réussir un très bon moyen. Il prit une bourse en main, et, vantant la curiosité qu'il tenait cachée, il refusait de la montrer à ceux qui venaient le visiter, à moins qu'on ne mît dans sa bourse quelques pièces d'or ou d'argent, et il parvint de la sorte à se procurer la somme demandée, qui était de 2,000 louis[154].
Ainsi s'écoula l'enfance et l'adolescence de Mlle de Bourbon, au milieu des spectacles et dans les pratiques d'une piété vraie et profonde. La contagion de cette piété la saisit au point qu'elle prit la résolution de se faire carmélite[155]. Celle qui devait être un jour l'ardente disciple et l'intrépide protectrice de Port-Royal était alors entre les mains d'un jésuite, le Père Le Jeune. Il la fortifia dans son dessein; mais en vain elle adressa les supplications les plus vives à son père, le prince de Condé. Celui-ci, qui avait bien d'autres vues sur sa fille, se plaignit à Mme la Princesse, et pour rompre le charme qui attachait Anne Geneviève aux Carmélites, il fut 115 décidé qu'on la mènerait plus souvent dans le monde, Mlle de Bourbon obéit; mais, l'esprit encore tout rempli des images et des discours du couvent de la rue Saint-Jacques, elle ne se plaisait point dans ces brillantes compagnies et elle y plaisait assez peu. Quand sa mère la grondait de son peu de succès, Mlle de Bourbon lui répondait[156]: «Vous avez, Madame, des grâces si touchantes que, comme je ne vais qu'avec vous et ne parais qu'après vous, on ne m'en trouve point.» Cette façon de se justifier apaisait Mme la Princesse, qui, malgré sa dévotion, souffrait volontiers qu'on lui fît souvenir qu'elle avait été et qu'elle était encore très belle.
Mlle de Bourbon poursuivit pendant plusieurs années l'accomplissement de ses désirs, et pour l'y faire renoncer il fallut lui faire une sorte de violence. Jusque-là elle avoit trouvé le moyen d'échapper au bal. Mme la Princesse fut obligée d'employer son autorité pour l'y faire aller. On lui signifia trois jours à l'avance qu'elle s'y devait préparer.
«Son premier mouvement, dit Villefore[157], fut d'aller 116 dire cette nouvelle à ses bonnes amies les Carmélites qui en furent très affligées et très embarrassées à lui répondre, car elle exigeoit leur avis pour savoir comment elle se conduiroit dans une conjoncture si difficile. On tint dans les formes un conseil où présidèrent en habits de religieuses deux excellentes vertus, la Pénitence et la Prudence, et il y fut résolu que Mlle de Bourbon, avant que d'aller à l'assaut, s'armeroit sous ses habillements d'une petite cuirasse vulgairement appelée un cilice, et qu'ensuite elle se prêteroit de bonne foi à toutes les parures qu'on lui destinoit. Dès que l'on eut son agrément, on étudia tout ce qui pouvoit le plus animer ses grâces naturelles, et l'on n'oublia rien pour orner une beauté plus brillante par son propre éclat que par toutes les pierreries dont elle fut chargée. Les Carmélites lui avoient fort recommandé de se tenir sur ces gardes, mais sa confiance en elle-même la séduisit. A son entrée dans le bal et tant qu'elle y demeura, toute l'assemblée n'eut plus des yeux que pour elle. Les admirateurs s'attroupèrent et lui prodiguèrent à l'envi ces louanges déliées, faciles à s'insinuer dans un amour-propre qui ne fait que de naître et qui ne se défie de rien... Au sortir du bal, elle sentit son cœur agité de mouvements inconnus: ce ne fut plus la même personne.»
Il ne serait pas sans intérêt de savoir quel était ce bal où Mlle de Bourbon fut traînée en victime, où elle parut en conquérante, et d'où elle sortit enivrée; mais Villefore ne nous apprend rien à cet égard. On en est donc réduit aux conjectures. En voici une que nous donnons pour ce qu'elle peut valoir. On lit dans les Mémoires manuscrits d'André d'Ormesson et dans la Gazette de 117 France de Renaudot[158] que, le 18 février 1635, il fut donné au Louvre, sous le roi Louis XIII, un grand bal où figurèrent toutes les beautés du jour, et parmi elles Mlle de Bourbon. Remarquez que c'est le premier bal de cour où le nom de Mlle de Bourbon se rencontre. D'autre part, on n'a pu faire à la jeune princesse cette grande violence dont le souvenir nous a été conservé par Villefore que dans une occasion qui en valût la peine et pour un ballet royal. Si cette conjecture était admise, nous aurions la date précise de la conversion de Mlle de Bourbon à la vie mondaine, comme nous avons la date de sa conversion à la vie religieuse: celle-ci est certainement du 2 août 1654[159], quand elle avait trente-cinq ans; la première serait du 18 février 1635. Mlle de Bourbon avait alors seize ans.
118 C'est à peu près à cet âge de Mme de Longueville que se rapportent ces mots de Mme de Motteville: «Mlle de Bourbon[160] commençoit, quoique fort jeune, à faire voir les premiers charmes de cet angélique visage qui depuis a eu tant d'éclat.» Pour juger combien cette légère esquisse est fidèle, il faut voir le portrait dont nous avons déjà parlé[161], de la main de Du Cayer, représentant Mlle de Bourbon à l'âge de quinze ans, entre son père et sa mère, en 1634. La voilà dans toute la fraîcheur de sa beauté virginale, mais déjà en parure de cour, et comme si elle allait à ce bal qu'elle avait tant redouté et qui changea son âme et sa vie.
Mlle de Bourbon n'oublia pas pour cela ses amies du couvent des Carmélites, et elle continua de les visiter. Jusque-là elle n'avait eu qu'un sentiment; dès lors elle en eut deux: l'amour de Dieu et des Carmélites, avec le goût des succès du monde; elle conserva la même piété, mais cette piété fut désormais combattue par le désir de plaire et par la passion d'être applaudie à son tour sur le théâtre où elle voyait briller tant de personnes qui n'avaient ni sa naissance, ni son esprit, ni sa figure. Ce combat dura longtemps. Nous avons des lettres adressées par elle aux Carmélites, et sur le ton de la plus vive piété, dans les moments mêmes où elle se laissait le plus entraîner à une vaine gloire. N'accusez ni sa sincérité, ni le peu d'utilité des meilleurs principes. On est très sincère en exprimant des sentiments qu'on a bien réellement dans le cœur, mais qu'on n'a pas la force de suivre; et ces nobles sentiments ont encore ce précieux avantage qu'ils mêlent 119 à nos fautes un reste d'honnêteté qui nous empêche de tomber au plus profond de l'abîme, qu'ils y joignent les bienfaisants remords qui entretiennent la vie morale, et qu'ils finissent presque toujours par triompher et par ramener au bien après des égarements passagers. Laissons-les sommeiller quelque temps dans l'âme de Mme de Longueville. Ils ne s'y éteindront jamais. Ils se réveilleront un jour, et nous reviendrons au couvent des Carmélites de la rue Saint-Jacques. Mais il faut le quitter pour suivre Mlle de Bourbon à la cour, à Chantilly, à Ruel, à Liancourt, parmi les belles compagnies, les agréables promenades, les conversations galantes, et d'abord rue Saint-Thomas-du-Louvre, à l'hôtel de Rambouillet.
MADEMOISELLE DE BOURBON A l'HOTEL DE RAMBOUILLET.—LE GENRE PRÉCIEUX.—MADAME DE SABLÉ, TYPE DE LA VRAIE PRÉCIEUSE.—CORNEILLE ET VOITURE.—MADEMOISELLE DE BOURBON A CHANTILLY.—A RUEL. A LIANCOURT.—SES JEUNES AMIES.—MADEMOISELLE DU VIGEAN ET CONDE.—MARIAGE DE MADEMOISELLE DE BOURBON.
C'est une erreur beaucoup trop répandue, et récemment fortifiée par M. Rœderer dans son ingénieux Mémoire sur la Société polie en France[162], que l'hôtel de Rambouillet ait été longtemps le seul salon de Paris où se soit rassemblée la bonne compagnie. Non: la marquise de Rambouillet n'a pas créé, elle n'a fait que suivre l'heureuse révolution qui faisait succéder, en France, à la barbarie des guerres civiles et à la licence des mœurs un peu trop accréditée par Henri IV, le goût des choses de l'esprit, des plaisirs délicats, des occupations élégantes. Ce goût est le trait distinctif du XVIIe siècle; c'est là la pure et noble source d'où sont sorties toutes les merveilles de ce grand siècle. Louis XIV, en 1661, le reçut tout formé, illustré au dedans et au dehors par les plus éclatants succès militaires et politiques, riche en chefs-d'œuvre de tout genre, quand déjà 121 les plus beaux génies avaient achevé ou commencé leur carrière, quand Malherbe et Balzac, les fondateurs de la nouvelle prose et de la nouvelle poésie; quand Descartes, le fondateur de la nouvelle philosophie, étaient depuis longtemps ensevelis, quand Le Sueur et Sarasin étaient morts, quand Pascal et Poussin étaient près de fermer les yeux, quand Corneille n'était plus qu'une ombre de lui-même, quand La Fontaine et Molière avaient quarante ans, quand Bossuet en avait trente-six et Mme de Sévigné trente-sept. Tous ces grands esprits, dans leur style comme dans leur pensée, ont un caractère qui n'est pas celui de leurs successeurs, quelque chose de naïf et de mâle qui perce sous l'agrément même de la forme, et trahit un autre temps, un art et une littérature nés sous d'autres auspices. Le XVIIe siècle ne relève pas de Louis XIV, qui le couronne, mais de Richelieu, qui l'a inspiré. Nul ne ressentit mieux que Richelieu le goût renaissant de la politesse et des lettres. Le fond de cette âme extraordinaire était l'ambition: son vrai génie était tout politique; mais, passionné pour tous les genres de gloire, il désirait aussi être ou paraître le plus bel esprit de son temps, et même un cavalier accompli. Comme tous les grands hommes, depuis César jusqu'à Napoléon, il était très aimable quand il voulait l'être. Pendant quelque temps, il lui a plu de dissimuler l'ambitieux mécontent et qui attend son heure sous l'homme du monde, recherchant et obtenant les plus brillants succès de société. Dès qu'il fut puissant, il mit à la mode ses propres goûts, et dès 1630 il y avait à Paris plus d'un hôtel où se réunissaient, pour passer le temps agréablement ensemble, des gens d'esprit, d'une grande 122 et d'une médiocre naissance, d'épée, de robe et d'église, avec des femmes aimables, qui naturellement donnaient le ton. L'hôtel de Rambouillet a été le plus considérable de tous ces foyers de l'esprit nouveau, et il en est resté le plus célèbre.
Quelle idée se présente à l'esprit dès qu'on parle de l'hôtel de Rambouillet? Celle d'une réunion choisie, où l'on cultive la plus exquise politesse, mais où s'introduit peu à peu et finit par dominer le genre précieux.
Et qu'était-ce que le genre précieux?
C'était d'abord tout simplement ce qu'on appellerait aujourd'hui le genre distingué. La distinction, voilà ce qu'on recherchait par-dessus tout à l'hôtel de Rambouillet: quiconque la possédait ou y aspirait, depuis les princes et les princesses du sang jusqu'aux gens de lettres de la fortune la plus humble, était bien reçu, attiré, retenu dans l'aimable et illustre compagnie.
Mais que faut-il entendre par la distinction? On ne la peut définir d'une manière absolue. Chaque siècle se fait un idéal de distinction à son usage. Deux choses pourtant y entrent presque toujours, deux choses en apparence contraires, qui ne s'allient que dans les natures d'élite, heureusement cultivées: une certaine élévation dans les idées et dans les sentiments, avec une extrême simplicité dans les manières et dans le langage. On peut supposer qu'à Athènes, chez Aspasie, Périclès, Anaxagore, Phidias, parlaient d'art, de philosophie, de politique sans plus d'effort et de déclamation que des ouvriers et des marchands n'en auraient mis à s'entretenir de leurs occupations ordinaires. Socrate était un modèle accompli en ce genre, et le Banquet de Platon, 123 où l'on traite, après souper, des matières les plus hautes dans le style le plus charmant et le plus naturel, nous donne une idée parfaite de ce qu'était alors le ton de la bonne compagnie, cet atticisme particulier à Athènes, et qui même à Athènes était le signe de la distinction. Il en était de même à Rome chez les Scipions, où un badinage aimable se mêlait souvent aux propos les plus graves, un peu moins peut-être aux soupers de Cicéron, quand César n'y était pas, le maître de la maison n'étant pas un assez grand seigneur pour être toujours parfaitement simple, et l'homme nouveau, je ne dis pas le parvenu, surtout l'orateur et l'homme de lettres s'y faisant un peu trop sentir, alors même qu'il s'efforçait le plus d'imiter Platon. C'est cette urbanité romaine, fille un peu dégénérée de l'atticisme athénien, que l'hôtel de Rambouillet recherchait, et qu'il contribua à répandre[163].
La grandeur était en quelque sorte dans l'air dès le commencement du XVIIe siècle. La politique du gouvernement était grande, et de grands hommes naissaient en foule pour l'accomplir dans les conseils et sur les champs de bataille. Une séve puissante parcourait la société française. Partout de grands desseins, dans les arts, dans les lettres, dans les sciences, dans la philosophie. Descartes, Poussin et Corneille s'avançaient vers leur gloire future, pleins de pensers hardis, sous le regard de Richelieu. Tout était tourné à la grandeur. Tout était rude, même un peu grossier, les esprits comme les cœurs. La force abondait; la grâce était absente. 124 Dans cette vigueur excessive, on ignorait ce que c'était que le bon goût. La politesse était nécessaire pour conduire le siècle à la perfection. L'hôtel de Rambouillet en tint particulièrement école.
Il s'ouvre vers 1620[164] et subsiste à peu près jusqu'en 1648, où l'idole de la maison, Mlle de Rambouillet, mariée en 1645 à M. de Montausier, le suit dans son gouvernement de Saintonge et d'Angoumois, au commencement de la Fronde. Le beau temps de l'illustre hôtel est donc sous Richelieu et dans les premières années de la régence. Pendant une trentaine d'années, il a rendu d'incontestables services au goût national; mais le bien qu'il pouvait faire était accompli en 1648. Déjà ses défauts commençaient à paraître et à prendre le pas sur ses qualités. Les cercles inférieurs qui s'étaient formés à Paris[165] et en province, d'abord utiles aussi parce qu'ils propageaient la politesse, avaient fini par être dangereux en faisant dégénérer la noblesse des idées et des sentiments en une fausse grandeur, outrée et maniérée, surtout en transportant l'affectation dans la simplicité. C'est alors que, le genre précieux s'étant corrompu, le grand maître en fait de naturel et de vérité lui déclara cette guerre impitoyable par laquelle il a débuté et par laquelle il a fini, les Précieuses ridicules étant sa première pièce imprimée en 1660, et les Femmes savantes la dernière, en 1673[166]. Mais revenons à 1620.
125 A cette époque, il y avait bien de l'originalité en France, mais c'était une originalité qui s'ignorait et qui croyait avoir besoin de modèles étrangers. Plus tard, Molière, La Fontaine, Boileau, Racine, ces génies si français, se proposèrent aussi des modèles; ils les cherchèrent dans l'antiquité, qu'ils ont imitée sans cesser d'être originaux, rendant français tout ce qu'ils touchaient. Leurs devanciers s'adressèrent à l'Italie et à l'Espagne, les deux nations les plus avancées qu'ils eussent devant les yeux. Les Médicis avaient introduit parmi nous le goût de la littérature italienne. La reine Anne apporta ou plutôt fortifia celui de la littérature espagnole. L'hôtel de Rambouillet prétendit à les unir.
Le genre espagnol, c'était, au début du XVIIe siècle, la haute galanterie, langoureuse et platonique, un héroïsme un peu romanesque, un courage de paladin, un vif sentiment des beautés de la nature qui faisait éclore les églogues et les idylles en vers et en prose, la passion de la musique et des sérénades aussi bien que des carrousels, des conversations élégantes comme des divertissements magnifiques. Le genre italien était précisément le contraire de la grandeur, ou, si l'on veut, de l'enflure espagnole, le bel esprit poussé jusqu'au raffinement, la moquerie et un persiflage qui tendaient à tout rabaisser. Du mélange de ces deux genres sortit l'alliance ardemment poursuivie, rarement accomplie en une mesure parfaite, du grand et du familier, du grave et du plaisant, de l'enjoué et du sublime.
A l'hôtel de Rambouillet, le héros seul n'eût pas suffi à plaire: il y fallait aussi le galant homme, l'honnête 126 homme, comme on l'appela déjà vers 1630, et comme on ne cessa pas de l'appeler pendant tout le XVIIe siècle; l'honnête homme, expression nouvelle et piquante, type mystérieux qu'il est malaisé de définir, et dont le sentiment se répandit avec une rapidité inconcevable. L'honnête homme[167] devait avoir des sentiments élevés: il devait être brave, il devait être galant, il devait être libéral, avoir de l'esprit et de belles manières, mais tout cela sans aucune ombre de pédanterie, d'une façon tout aisée et familière. Tel est l'idéal que l'hôtel de Rambouillet proposa à l'admiration publique et à l'imitation des gens qui se piquaient d'être comme il faut.
Les femmes étaient naturellement appelées à jouer le principal rôle en une semblable entreprise, et la marquise de Rambouillet semblait faite tout exprès pour y présider. Elle était presque Italienne[168]: elle était née à Rome et avait pour mère une grande dame romaine. Son mari était un fort grand seigneur, et il avait été ambassadeur extraordinaire en Espagne. Depuis quelque temps, ils étaient retirés des affaires avec une fortune considérable, un bel hôtel à Paris[169], une magnifique résidence à la campagne[170]; ils ne faisaient donc ombrage à personne et attiraient tout le monde. Ajoutez pour achever le portrait d'une maîtresse de maison accomplie, que Mme de Rambouillet avait été très belle sans avoir jamais eu aucune intrigue, et qu'elle aimait passionnément les gens d'esprit sans nulle prétention personnelle: à peine 127 si on a pu retrouver d'elle quelques billets et deux quatrains[171].
Aussi a-t-elle été l'objet de l'unanime admiration de tous ceux qui l'ont connue. Tallemant des Réaux lui-même en fait un éloge sans réserve. Il reconnaît qu'elle était belle, sage et raisonnable. «Elle a, dit-il[172], toujours aimé les belles choses, et elle alloit apprendre le latin seulement pour lire Virgile, quand une maladie l'en empêcha; depuis elle s'est contentée de l'espagnol... C'est une personne habile en toutes choses... Il n'y a pas au monde une personne moins intéressée; elle passe bien plus avant que ceux qui disent que donner est un plaisir de Roi, car elle dit que c'est un plaisir de Dieu... Il n'y a pas un esprit plus droit... Jamais il n'y a eu une meilleure amie.» Son seul défaut, que M. Rœderer a passé à dessein sous silence et que Tallemant ne manque pas de relever, était une délicatesse excessive dans le langage. Il y avait des mots qui lui faisaient peur et qui ne pouvaient trouver grâce auprès d'elle[173]. Segrais parle d'elle en les mêmes termes que 128 Tallemant[174]: «Mme de Rambouillet étoit admirable; elle étoit bonne, douce, bienfaisante et accueillante, et elle avait l'esprit droit et juste. C'est elle qui a corrigé les méchantes coutumes qu'il y avoit avant elle. Elle s'étoit formé l'esprit dans la lecture des bons livres italiens et espagnols, et elle a enseigné la politesse à tous ceux de son temps qui l'ont fréquentée. Les princes la voyoient, quoiqu'elle ne fût point duchesse. Elle étoit aussi bonne amie, et elle obligeoit tout le monde. Le cardinal de Richelieu avoit pour elle beaucoup de considération... Mme de La Fayette a beaucoup appris d'elle.» Une de ses filles, la célèbre Julie, avait l'esprit le plus rare, une assez grande beauté, ou du moins une fort belle taille et un fort grand air. Elle s'entendait merveilleusement 129 à rendre agréable la maison de sa mère, et elle était parfaitement secondée par son frère le marquis de Pisani, aussi spirituel que brave, par ses nombreuses sœurs, et surtout par celle qui a été la première Mme de Grignan[175].
On peut voir partout la description de l'hôtel de Rambouillet et de cette fameuse chambre bleue, qui était en quelque sorte le sanctuaire du temple de la déesse d'Athènes, pour parler comme Mademoiselle dans la Princesse de Paphlagonie[176]. C'était un grand salon qui avait tout son ameublement de velours bleu rehaussé d'or et d'argent, et dont les larges fenêtres, s'ouvrant dans toute la hauteur, depuis le plafond jusqu'au plancher, laissaient entrer abondamment l'air et la lumière et donnaient la vue d'un jardin très beau et très bien entretenu, qu'agrandissait à perte de vue le voisinage d'autres jardins. L'hôtel avait été bâti sur un plan nouveau tracé par Mme de Rambouillet elle-même. Il n'était pas très vaste, mais d'une belle apparence. C'était l'avant-dernier hôtel de la rue Saint-Thomas-du-Louvre, du côté de la place du palais Cardinal, entre les Quinze-Vingts, qui occupaient le coin de la rue, et l'hôtel de Chevreuse, devenu depuis l'hôtel d'Épernon et un peu plus tard, vers 1663 ou 1664, l'hôtel de Longueville[177].
130 M. Rœderer n'a presque rien laissé à faire pour le dénombrement des grands seigneurs et des grandes dames qui fréquentèrent l'hôtel de Rambouillet dans la dernière moitié de sa longue et brillante carrière. Nous nous bornerons à détacher, dans le groupe de femmes aimables qui y étaient assidues, la figure d'une personne que M. Rœderer a trop laissée dans l'ombre, et qui est, à nos yeux, le modèle de la vraie et parfaite précieuse, Madeleine de Souvré, marquise de Sablé[178], qui a joué un assez grand rôle dans la vie de Mme de Longueville et dont Mme de Motteville nous a laissé le portrait suivant:
«La marquise de Sablé étoit une de celles dont la beauté faisoit le plus de bruit quand la Reine (la reine Anne) vint en France (en 1615); mais, si elle étoit aimable, elle désiroit encore plus de le paroître. L'amour que cette dame avoit pour elle-même la rendoit un peu trop sensible à celui que les hommes lui témoignoient. Il y avoit encore en France quelques restes de la politesse que Catherine de Médicis y avoit rapportée d'Italie, et elle trouvoit une si grande délicatesse dans les comédies nouvelles et tous les autres ouvrages en vers et en prose qui venoient de Madrid, qu'elle avoit conçu une haute idée de la galanterie que les Espagnols avoient apprise des Maures. Elle étoit persuadée que les hommes pouvoient sans crime avoir des sentiments tendres pour 131 les femmes, que le désir de leur plaire les portoit aux plus grandes et aux plus belles actions, leur donnoit de l'esprit et leur inspiroit de la libéralité et toutes sortes de vertus, mais que d'un autre côté les femmes, qui étoient l'ornement du monde et étoient faites pour être servies et adorées, ne devoient souffrir que leurs respects. Cette dame ayant soutenu ces sentiments avec beaucoup d'esprit et une grande beauté, leur avoit donné de l'autorité dans son temps, et le nombre et la considération de ceux qui ont continué à la voir ont fait subsister dans le nôtre ce que les Espagnols appellent fucezas[179].»
Mme de Sablé avait été passionnément aimée du brave et infortuné duc de Montmorency, oncle de Mme de Longueville, décapité à Toulouse en 1632. Elle ne fut pas insensible à sa passion[180]; mais, Montmorency ayant levé les yeux sur la Reine, Mme de Sablé, en digne Espagnole, rompit avec lui. «Je lui ai ouï dire à elle-même, quand je l'ai connue, dit encore Mme de Motteville, que sa fierté fut telle à l'égard du duc de Montmorency, qu'aux premières démonstrations qu'il lui donna de son changement elle ne voulut plus le voir, ne pouvant recevoir agréablement des respects qu'elle avoit à partager avec la plus grande princesse du monde.»
La marquise de Sablé resta fidèle toute sa vie aux mœurs de sa jeunesse, et quand l'hôtel de Rambouillet fut à peu près fermé, elle en continua la tradition dans 132 son hôtel de la place Royale, avec sa spirituelle amie la comtesse de Maure, et jusque dans sa retraite de Port-Royal, au faubourg Saint-Jacques. Elle entretint longtemps une école de bon ton, de morale et de littérature raffinée, d'où sont sorties les Maximes de La Rochefoucauld[181].
Parmi les gens de lettres qui venaient souvent à l'hôtel de Rambouillet, les deux plus célèbres sont sans contredit Corneille et Voiture.
Corneille[182] est avec Descartes l'expression la plus haute de la littérature de la première moitié du xviie siècle. Ses qualités comme ses défauts étaient dans la plus parfaite harmonie avec son temps. De là des succès que personne depuis n'a égalés. Sous Louis XIV, quelle pièce de Racine a jamais eu celui du Cid en 1636[183]? Il faut lire les auteurs du temps pour se faire une idée de l'enthousiasme qui saisit Paris et la France entière. Ce furent de véritables transports:
Rien de plus vrai. C'est qu'alors il n'y avait pas un jeune gentilhomme qui ne prétendît être un Rodrigue, pas une femme de bon ton qui n'eût dans le cœur ou qui n'affectât les sentiments de Chimène. Plus on étudie cette pièce admirable, que Polyeucte seul a surpassée quelques années après, plus on y retrouve tous les traits 133 de cette grande époque à jamais évanouie, l'héroïsme et la haute galanterie, ce point d'honneur qui sans doute faisait verser bien du sang, mais entretenait l'esprit guerrier, dans les hommes mûrs et dans les chefs de sérieux intérêts et d'énergiques passions, dans la jeunesse la lutte généreuse de l'amour et du devoir, qui un jour sera portée au dernier degré du pathétique dans Pauline et dans Sévère, partout une langue un peu rude, mais naïve et forte, toujours familière; en même temps, il est vrai, un goût mal sûr, s'égarant quelquefois à la poursuite de la grandeur, des délicatesses infinies et pleines de grâce mais un peu quintessenciées, et de subtiles analyses de la passion raisonnant sur elle-même. C'était là l'hôtel de Rambouillet. Il s'y reconnut et défendit le Cid contre le tout-puissant ministre[184]. C'est dans le noble salon que 134 Corneille rencontra Balzac, et put s'entretenir avec lui de Rome et des Romains. Qu'on lise les discours sur les Romains adressés par Balzac à la marquise de Rambouillet[185], et l'on verra si les conversations de ce temps-là étaient futiles. Il n'y eut jamais en France un temps où la politique fût plus à l'ordre du jour. Tout le monde alors s'occupait des affaires publiques. Ce n'est ni Lucain ni Tacite qui ont appris à Corneille la langue politique de Cinna et de la première scène de la Mort de Pompée. La vraie école de Corneille a été le spectacle des grands événements contemporains, le commerce de Richelieu, de Mazarin, de Condé, les conversations qui se tenaient chaque jour dans les sociétés qu'il fréquentait, où les ambassadeurs, les hommes de guerre, les évêques, les conseillers d'État étaient mêlés aux gens de lettres. Corneille lisait ses pièces à l'hôtel de Rambouillet. Il brilla, il déclina avec lui; son chef-d'œuvre, le chef-d'œuvre aussi de la scène française, Polyeucte, parut[186] en 1643, c'est-à-dire dans les plus grands jours de l'hôtel de Rambouillet, ajoutons et de la France, car c'est en cette même année que l'un des plus jeunes disciples de l'illustre hôtel, l'admirateur le 135 plus passionné de Corneille, le frère de Mlle de Bourbon, le duc d'Enghien, le cœur rempli, comme le Cid, d'un amour ardent et chaste, gagnait à vingt-deux ans une de ces batailles comme il y en a cinq ou six dans l'histoire, cette bataille de Rocroy où les desseins de Henri IV et de Richelieu furent justifiés par la victoire, et où la France succéda à l'Espagne dans la suprématie morale et militaire de l'Europe.
Voiture a été admiré de ses contemporains les plus spirituels et les plus difficiles. La Fontaine le met au nombre de ses maîtres[187]. Mme de Sévigné l'appelle un esprit «libre, badin, charmant[188].» Boileau dit assez que Voiture est, à ses yeux, le mets des délicats, lorsqu'il introduit un esprit vulgaire, une sorte de provincial demandant ce qu'on y trouve de si beau[189]. Avouons-le, nous ressemblons tous plus ou moins à ce provincial-là: nous avons peine aujourd'hui à retrouver les titres de la renommée de Voiture. On en peut donner plusieurs raisons, qui ne font tort ni à Voiture ni à nous.
De toutes nos facultés, l'esprit est celle qui se met le plus dans le commerce de la vie, mais qui laisse aussi le moins de trace. Une saillie, une repartie, ne se peuvent guère séparer de la manière dont elles sont dites. Les mots spirituels n'ont toute leur grâce que dans la bouche d'un homme d'esprit. Il n'en est pas ainsi des mots partis du cœur et des grandes pensées. Comme ils viennent du fond même de la nature humaine, qui ne 136 change point, ils ont des perspectives infinies, et durent autant que le cœur et la raison. Mais l'esprit se joue à la surface; il brille et s'éteint en un moment. L'esprit est un improvisateur. L'effet d'une improvisation tient à mille choses qui, en disparaissant, emportent ce qui nous avait le plus charmés. Qu'est-ce, je vous prie, qu'une plaisanterie à deux siècles de distance?
Mme de Sévigné, dans sa passion pour celui qui avait été un des maîtres de sa jeunesse, s'écrie: «Tant pis pour ceux qui ne l'entendent pas!» Mais l'aimable marquise en parle bien à son aise; elle avait une connaissance intime des mœurs, des choses, des hommes, des femmes, des aventures, des petits accidents auxquels se rapportent les vers et la prose de Voiture. Le neveu de celui-ci, Martin Pinchesne, qui, un an ou deux après la mort de son oncle, publia ses œuvres, eut la sottise ou l'honnêteté d'effacer les dates de ces badinages et les noms de la plupart des personnes qui les avaient fait naître, en sorte que déjà au XVIIe siècle ceux qui n'avaient pas vécu avec Voiture auraient eu grand besoin d'un commentaire pour l'entendre. Tallemant avoue qu'il y a dans ses écrits bien des choses dont il n'a pu avoir l'éclaircissement. «Un jour, dit-il, si cela se peut sans offenser trop de gens, je les ferai imprimer avec des notes, et je mettrai au bout les autres pièces que j'aurai pu trouver de la société de l'hôtel de Rambouillet[190].»
En effet, pour bien goûter Voiture, il faudrait le voir en scène, il faut se le représenter sur le théâtre de ses 137 succès, de 1620 à 1648, avec ces jolies femmes qui demandaient à être amusées, parmi ces jeunes gentilshommes qui, dans l'intervalle des batailles, se complaisaient dans les jouissances les plus raffinées de l'esprit. Voiture régnait à l'hôtel de Rambouillet. Corneille, timide et fier, négligé et plein de lui-même, était assez mal à l'aise dans tout ce grand monde: il écoutait presque toujours en silence, et ne causait guère qu'avec Balzac, son concitoyen dans la république romaine. Mais Voiture était la gaieté, la vie, l'âme de la maison. Il était toujours en train; sa verve inépuisable se mêlait à tout, animait tout, et tandis que Corneille mettait dans les plus légers badinages, et dans les comédies mêmes qu'il voulait faire les plus divertissantes, une vigueur dont il n'était pas maître, un ton et des mouvements tragiques qui lui échappaient malgré lui, Voiture, dans les choses les plus sérieuses, prodiguait la plaisanterie. Il est le côté enjoué de l'hôtel de Rambouillet, comme Corneille en est le côté sévère.
N'oublions pas que Voiture n'a presque rien écrit que par occasion, que la circonstance était sa muse favorite, et qu'elle lui dicta la plupart de ces petites pièces, improvisées ou faites à la hâte, qu'il n'a pas même pris la peine de recueillir. Il est donc ridicule d'y remarquer beaucoup de négligences. C'étaient, en très grande partie, des chansons qui devaient être véritablement chantées, et qui l'ont été. L'éditeur a quelquefois indiqué les airs, et nous les avons retrouvés presque tous dans un recueil curieux de la bibliothèque de l'Arsenal, intitulé Chansons notées.
Mais Voiture n'a pas seulement une facilité pleine 138 d'agrément; il nous semble que dans ses pièces un peu plus étudiées, il a des idées, de la philosophie, de la sensibilité, quelquefois même de la passion. Mettons bien vite ce jugement à couvert sous l'autorité de Boileau, qui, dans sa lettre à Perrault[191], fait l'éloge de Voiture et particulièrement de ses élégies. A vrai dire, nous les préférons à toutes celles qui ont paru avant 1648, année de la mort de Voiture et de la fin ou du moins de la décadence de l'hôtel de Rambouillet, bien entendu en exceptant les élégies de Corneille, aujourd'hui trop oubliées, et dont quelques-unes ont des passages qui le peuvent disputer aux plus touchants de ses tragédies[192].
139 Nous prions qu'on veuille bien lire l'élégie à une coquette que Voiture appelle Bélise. N'y a-t-il donc ni élévation ni force dans les vers suivants:
On ne peut méconnaître une sensibilité vraie, l'accent de la passion, ou, si l'on veut, du plaisir dans ces stances adressées à une Aminte qui nous est inconnue:
Voici, dans un genre tout différent, des vers que, trente ans plus tard, Saint-Évremont n'eût pas désavoués. Voiture écrit au duc d'Enghien au sortir d'une maladie qui avait pensé l'emporter après la campagne d'Allemagne de 1645:
Il faut le reconnaître, pour être juste avec Voiture: il est le créateur d'une littérature particulière, la littérature de société, s'il est permis de s'exprimer ainsi; il a excellé dans la poésie badine et légère, dans le genre des petits vers, où depuis il a eu tant d'écoliers insipides, que Voltaire a porté jusqu'à la grandeur, et qui est la meilleure partie, le titre le plus vrai de sa gloire poétique. Voiture a été le Voltaire de l'hôtel de Rambouillet[194].
Nous finirons avec lui en rappelant à son honneur que, tout en suivant la cour, il n'avait pas les mœurs d'un courtisan. Voiture est le premier exemple de l'homme de lettres vivant parmi les grands seigneurs qui ait gardé son indépendance: il avait bien plutôt le ton et les manières passablement impertinentes de ses 142 successeurs de la fin du XVIIIe siècle. Il était caustique et redouté. On prenait garde à s'attirer quelque épigramme de sa part, car cette épigramme était une flèche acérée et rapide qui faisait en quelques heures le tour de Paris et déchirait un homme à la fois en mille endroits différents. Le duc d'Enghien, qui aimait à rire et entendait fort bien la plaisanterie, parce qu'il avait lui-même beaucoup d'esprit, s'accommodait parfaitement de Voiture, en disant toutefois: «Il seroit insupportable, s'il étoit de notre condition.» D'ailleurs Voiture, devançant encore en cela ses disciples du XVIIIe siècle, avait tiré un excellent parti de ses succès de société. Il s'était fait nommer introducteur des ambassadeurs auprès de Son Altesse Royale Gaston, duc d'Orléans. Il avait un emploi de finances qu'il n'exerçait guère, mais dont il touchait le revenu. Il fut chargé de plus d'une mission importante, principalement auprès du comte-duc d'Olivarès. Il était fort bien fait dans sa petite personne et se mettait avec le meilleur goût[195]. Il était d'office le chevalier, l'amoureux, et, comme on disait alors, le mourant de toutes les belles dames, particulièrement de la jolie Mlle Paulet, que ses manières un peu hardies et ses cheveux d'un blond un peu vif avaient fait appeler la lionne de l'hôtel de Rambouillet[196].
Tel est le monde où, vers 1635 ou 1636, après le grand 143 bal qui enleva Mlle de Bourbon aux Carmélites, la princesse de Condé conduisit sa fille avec son fils, le jeune duc d'Enghien. Ils n'y arrivaient pas sans préparation. L'hôtel de Condé était aussi le rendez-vous de la meilleure compagnie. Situé dans le vaste emplacement qui comprend aujourd'hui la rue de Condé, la rue, la place et le théâtre de l'Odéon jusqu'à la rue des Fossés-Monsieur-le-Prince, il était, dit Sauval[197], «bâti magnifiquement», et Mme la Princesse en faisait les honneurs avec une dignité presque royale, tempérée par la grâce et l'esprit. Lenet nous apprend que Mme la Princesse avait pris grand soin de former ses enfants aux belles manières: «Marguerite de Montmorency[198], qui avoit été la beauté, la bonne grâce et la majesté de son siècle, et qui l'a été proportionnément à son âge jusques à sa mort, avoit toujours un cercle de dames les plus qualifiées et les plus spirituelles de la cour. Là se trouvoit ce qu'il y a de plus galant, de plus honnête et de plus relevé par la naissance et par le mérite. Le jeune prince commença à s'y plaire; il s'y rendit autant assidu qu'il le put, et y prit les premières teintures de cette honnête et galante civilité qu'il a toujours eue, et qu'il conserve encore pour les dames... Mademoiselle de Bourbon, sa sœur, qui fut après la duchesse de Longueville, étoit pleine d'esprit et d'une rare beauté.» On conçoit donc aisément comment les deux jeunes gens furent reçus à l'hôtel de Rambouillet. Ils y jetèrent d'abord le plus grand éclat.
144 Mlle de Bourbon était la personne que nous avons décrite, avec ses beaux yeux bleus, ses blonds cheveux, sa riche taille, ses grâces nonchalantes et languissantes, toute faite aussi par la tournure de son esprit et de son caractère pour devenir une écolière accomplie de l'hôtel de Rambouillet. Il y avait en elle un fonds inné de fierté qui sommeillait dans la vie ordinaire, mais se réveillait promptement dans les occasions. Elle avait l'instinct du grand en toutes choses. Son esprit était de la trempe la plus fine, mais sa délicatesse tournait aisément à la subtilité. Tendre surtout, la galanterie platonique, qui était à l'ordre du jour dans la maison, la devait charmer sans lui faire peur, car son rang la protégeait, et les plaisirs des sens ne l'attirèrent jamais. Ce qui la touchait et finit par l'égarer, c'était, avec le besoin d'être aimée, le désir de paraître, de montrer, comme on disait alors, le pouvoir de son esprit et de ses yeux.
Son frère, le duc d'Enghien, avait sa hauteur, mais nullement sa délicatesse. Malgré tous les efforts de sa mère et l'exemple de sa sœur, le ton dégagé de l'homme de guerre domina toujours en lui, et il porta souvent la liberté de l'esprit et du langage jusqu'à la licence. Sans être beau, il était bien fait, et, quand il était un peu paré, il avait très bon air. Ses yeux ardents, son nez fortement aquilin, quelques dents un peu trop avancées, des cheveux abondants et presque toujours en désordre, lui donnaient un air d'aigle lorsqu'il s'animait[199]. Il avait l'esprit agréable, une gaieté qui n'éclatait 145 jamais plus volontiers qu'au milieu des dangers, et qui ne l'abandonna pas en prison. Quoi qu'on en ait dit, il était plein de cœur. Il aimait ses amis; il n'en a jamais trahi un seul. Il en exigeait beaucoup, mais il leur donnait beaucoup. Il prodiguait leur sang, comme le sien, sur les champs de bataille; mais il les poussait et demandait pour eux encore plus que pour lui. Un autre, après Rocroy, eût été jaloux de Gassion, qu'on voulait faire passer pour avoir conseillé la manœuvre qui décida du sort de la journée[200]; lui, du champ de bataille, demanda pour Gassion le bâton de maréchal de France, et la charge de maréchal de camp pour Sirot qui, à la tête de la réserve, avait achevé la victoire. Lorsqu'au combat de la rue Saint-Antoine, échappé à grand'peine du carnage, harassé de fatigue, défait, couvert de sang, il arriva l'épée encore à la main chez Mademoiselle, son premier cri fut, avec un torrent de larmes: «Ah! Madame, vous voyez un homme qui a perdu tous ses amis!» A Bruxelles, quand il négocia sa rentrée en France, il mit dans les conditions de son traité tous ceux qui l'avaient suivi. Après cela il était prince, et se permettait tout en paroles. Il a fait des vers très spirituels, mais satiriques et quelque peu soldatesques[201]. Il 146 aima une fois et à l'espagnole, selon toutes les règles de l'hôtel de Rambouillet. Tout à l'heure, nous ferons connaître l'objet de cette passion touchante qui honore à jamais le grand Condé; mais nous pouvons dire d'avance que l'héroïne était digne du héros.
Représentez-vous ces deux jeunes gens à l'hôtel de Rambouillet. Condé s'y amusait beaucoup et riait très volontiers avec Voiture et les beaux-esprits à sa suite; mais son homme était particulièrement Corneille. Celui-ci qui était pauvre, sans nul ordre, et avait toujours besoin d'argent, s'est plaint à Segrais, Normand comme lui, que le prince de Condé qui professait tant d'admiration pour ses ouvrages, ne lui avait jamais fait de grandes largesses[202]. Mais quelle pension, je vous prie, eût valu Condé assistant à la première représentation de Cinna et laissant éclater ses sanglots à ces incomparables vers:
Disons aussi en passant que ce même Condé, qui était admirateur enthousiaste de Corneille, devint l'ami de Bossuet, et défendit toujours Molière. Il avait pu voir Bossuet presque enfant commencer sa carrière de prédicateur à l'hôtel de Rambouillet; il avait assisté, il avait pensé prendre part aux luttes brillantes de son doctorat; sur la fin de sa vie il recherchait sa conversation, et il a trouvé en lui l'historien, non-seulement le plus éloquent, mais le plus exact, le peintre le plus fidèle de Rocroy, surtout le plus digne interprète de ce 147 grand cœur, principe immortel du bien et du beau en tout genre.
Mlle de Bourbon devint bien vite un des plus brillants ornements de l'hôtel de Rambouillet. Elle y rencontra la marquise de Sablé, belle encore, célèbre par son admiration pour les mœurs espagnoles et par ses amours avec Montmorency. Mme de Sablé guida les premiers pas de sa jeune amie, la suivit avec un intérêt fidèle dans toutes les vicissitudes de sa carrière, et vingt-cinq ans après elles se retrouvèrent ensemble à ce commun rendez-vous des nobles cœurs désabusés, la religion. Mais Mlle de Bourbon était alors au matin de la vie, et, sans songer aux orages qui l'attendaient, échappée des Carmélites elle s'abandonnait à tous les plaisirs qui venaient au-devant d'elle.
Comme son frère, elle admirait Corneille; mais elle avait un goût particulier pour Voiture, et ce goût-là ne la quitta jamais. Elle pensa, elle parla toujours de Voiture comme Mme de Sévigné. Et ce n'est pas seulement l'agrément de son esprit qui lui plaisait, elle était touchée sans doute de la sensibilité que nous y avons relevée, et qui met pour nous Voiture au-dessus de tous ses rivaux. Dans la fameuse querelle des deux sonnets sur Job et sur Uranie, qui partagèrent la cour et la ville, les salons et l'Académie, quand tout le monde était pour Benserade, Mme de Longueville, alors l'arbitre du goût et de la suprême élégance, prit en main la cause de Voiture et ramena l'opinion. On a fait un volume sur cette querelle: elle n'est pas épuisée, et nous la reprendrons plus tard à l'aide de pièces nouvelles qui, en faisant connaître pour la première fois 148 les motifs de Mme de Longueville, nous révéleront la délicatesse de son esprit, qui tenait à celle de son cœur[203].
Mlle de Bourbon fit aussi connaissance à l'hôtel de Rambouillet avec Chapelain, instruit, modéré, discret, ami sincère de la bonne littérature, et qui eût pu devenir un écrivain du troisième, peut-être même du second ordre, ainsi que son ami Pélisson, si, comme le disait Boileau dont tous les traits d'esprit sont de sérieux jugements, il se fût contenté d'écrire en prose[204]. Mlle de Bourbon prit de l'estime pour Chapelain, et, quand elle fut mariée, elle lui fit donner une assez forte pension par M. de Longueville, pour travailler avec sécurité à cette fameuse Pucelle qui devait être l'Iliade de la France, qu'on applaudissait d'avance dans le cénacle de la rue Saint-Thomas-du-Louvre, et à laquelle la jeune admiratrice de Corneille et de Voiture avait déjà le bon goût de s'ennuyer.
Parmi les beaux esprits médiocres qu'elle rencontra dans l'illustre hôtel, était Godeau, petit abbé qu'on appelait dans la maison le nain de Julie, et qui, devenu évêque de Grasse et de Vence, a entretenu un commerce de lettres moitié dévotes, moitié galantes, tour à tour avec Mlle de Bourbon et avec Mme de Longueville[205]. Il y avait aussi Jacques Esprit, de l'Académie Française, 149 qui joua toute sorte de rôles: d'abord homme de lettres et commensal du chancelier Séguier qui le mit à l'Académie, puis tout à coup prêtre de l'Oratoire, puis redevenu homme du monde et père de famille, qui ne devait pas être sans mérite, car il eut de son temps l'estime de fort bons juges; attaché plus tard à l'ambassade de Münster, un des pensionnaires de M. et de Mme de Longueville, précepteur de leurs neveux, les petits princes de Conti, tenant une assez grande place dans le salon de Mme de Sablé, consulté par La Rochefoucauld, passant même pour un des auteurs des Maximes, et qui aurait gardé peut-être cette réputation, si l'on n'avait eu l'imprudence d'en imprimer un ouvrage en 1678[206].
Nous nous ferions scrupule d'oublier à l'hôtel de Rambouillet Mlle de Scudéry. C'était[207] une personne d'un noble cœur et d'un talent véritable, écrivant trop vite 150 peut-être et un peu longuement, mais avec une correction et une politesse qui n'étaient pas communes. Elle jouissait d'une grande considération et la méritait. Leibnitz a recherché l'honneur de sa correspondance. Elle faisait des vers fort goûtés de son temps, et qui nous paraissent encore très agréables. Ses romans sont si longs, et les épisodes s'y embarrassent tellement les uns dans les autres, qu'il est impossible de les lire en entier aujourd'hui; mais ceux qui oseront s'engager dans ce labyrinthe y rencontreront çà et là des portraits bien faits et très ressemblants, quoiqu'un peu flattés, d'originaux illustres, à peine déguisés sous des noms grecs, persans et romains; d'exactes descriptions des plus beaux lieux et des plus magnifiques palais de France et de Paris, transportés à Rome ou en Arménie; les grands sentiments alors à la mode, des tendresses d'un platonisme alambiqué, des conversations quelquefois un peu fades et toujours très raffinées, mais qui donnent une bien agréable idée de celles que Mlle de Scudéry tâchait d'imiter. Un jour, Mme de La Fayette abrégera ces peintures et ces discours, elle ôtera ces fadeurs et ces langueurs, elle adoucira ces subtilités; mais elle gardera le charme de ces mœurs héroïques et galantes, et les esprits délicats qui aujourd'hui encore font leurs délices de Zaïde et de la Princesse de Clèves, de la Bérénice de Racine, de la Psyché de Molière et de Corneille, ne liront pas sans plaisir certains chapitres du Grand Cyrus et de la Clélie. Georges Scudéry lui-même, insupportable par son amour-propre et son style de matamore, était un homme d'honneur, très sûr en amitié, et qui, dans les moments les plus difficiles, 151 devant Mazarin, dont il dépendait, garda hautement sa fidélité à Condé et à sa sœur[208].
Nous avons dû citer ces divers personnages, parce qu'ils reparaîtront dans la vie de Mme de Longueville. Dès l'hôtel de Rambouillet, ils s'attachèrent à Mlle de Bourbon et commencèrent sa réputation, qui grandit rapidement d'année en année.
Mlle de Bourbon passait tous les hivers à Paris, à l'hôtel de Condé, au Louvre, au palais Cardinal, dans quelques hôtels de la Place Royale, surtout à l'hôtel de Rambouillet, parmi les bals, les concerts, les comédies, les conversations galantes, et partout elle brillait par les grâces de son esprit et de sa personne. L'été, d'autres plaisirs: elle allait à Fontainebleau avec la cour, ou chez sa mère, à Chantilly, ou à Ruel, chez le cardinal de Richelieu et la duchesse d'Aiguillon, ou bien à Liancourt, chez la duchesse de Liancourt, Jeanne de Schomberg, ou bien encore à La Barre, près Paris, chez la baronne Du Vigean, d'une naissance moins relevée, mais d'une très grande fortune, qui avait la plus aimable famille, deux fils qui furent tour à tour les camarades du duc d'Enghien, et deux filles recherchées par tout ce qu'il y avait de grands seigneurs jeunes et galants. Avant comme après son mariage, Mlle de Bourbon se partageait entre ces diverses résidences, qui rivalisaient entre elles de magnificence et d'agrément. Naturellement, c'était auprès de sa mère, à Chantilly, qu'elle était le plus souvent.
Il faut voir dans Du Cerceau[209] et dans 152 Perelle[210] ce qu'était Chantilly au commencement et à la fin du XVIIe siècle. Ce vaste et beau domaine était depuis longtemps aux Montmorency, et il vint aux Condé par Mme la Princesse, grâce surtout aux victoires du duc d'Enghien[211]. Il rassemble donc les souvenirs des deux plus grandes familles militaires de l'ancienne France. Le connétable Anne et Louis de Bourbon y sont partout, et ces deux ombres couvriront et protégeront à jamais Chantilly, tant qu'il restera parmi nous quelque piété patriotique, quelque orgueil national. Les Montmorency ont transmis aux Condé le charmant château, un peu antérieur à la renaissance, que Du Cerceau a fait connaître dans tous ses détails. C'est le grand Condé, dans les dernières années de sa vie, qui, trouvant alentour les plus beaux bois, une vraie forêt, avec un grand canal semblable à une rivière, des eaux abondantes et de vastes jardins, en a tiré les merveilles que le burin de Perelle nous a conservées, et que Bossuet n'a pu s'empêcher de louer, ces fontaines, ces cascades, ces grottes, ces pavillons, «ces superbes allées, ces jets d'eau qui ne se taisaient ni jour ni nuit[212].» Ils se taisent aujourd'hui. Le mauvais goût du XVIIIe siècle et 153 les révolutions ont dégradé Chantilly. Un prince digne de son nom avait entrepris de le rendre à sa beauté première. Il y voulait mettre toute la fortune que les malheurs de la maison de Condé lui avaient apportée, et celle qu'il tenait de sa propre maison. Le jeune capitaine avait rêvé de revenir un jour, après avoir étendu et assuré la domination française en Afrique, se reposer avec ses lieutenants dans la demeure sacrée des Montmorency et des Condé, restaurée et embellie de ses mains. La Providence en a disposé autrement, et Chantilly attend encore une main réparatrice. Mais revenons au Chantilly du XVIIe siècle avant l'époque de sa plus grande magnificence, entre la description de Du Cerceau et celle de Perelle.
C'était déjà un délicieux séjour. Mme la Princesse s'y plaisait beaucoup, et y passait avec ses enfants presque tous les étés. Elle emmenait avec elle une petite cour composée des amis de son fils et des amies de sa fille, avec quelques beaux esprits, et particulièrement Voiture, dont on ne pouvait se passer. A défaut de Voiture on avait sa monnaie, Montreuil ou Sarasin, attachés à la maison de Condé, et successivement secrétaires du prince de Conti. Ils avaient l'esprit fin et agréable, et Boileau, dans sa lettre à Perrault, nomme Sarasin après Voiture[213]. M. le Prince, peu sensible aux douceurs de la campagne, restait ordinairement à Paris pour y suivre ses affaires. Mme la Princesse ne haïssait pas les divertissements, et la jeunesse s'y livrait avec ardeur. On faisait la cour aux dames. Pendant la chaleur du jour, on s'amusait à lire des romans ou des 154 poésies; le soir on faisait de longues promenades avec de longues conversations. On vivait à la manière de l'Astrée, en attendant les aventures du grand Cyrus. Même en 1650, pendant la captivité des princes et l'exil de Mme de Longueville, parmi les troubles de la guerre civile et le bruit des armes, Lenet nous raconte comment on passait le temps à Chantilly[214]: «Les promenades étoient les plus agréables du monde... Les soirées n'étoient pas moins divertissantes. On se retiroit dans l'appartement de la Princesse, où l'on jouoit à divers jeux. Il y avoit souvent de belles voix, et surtout des conversations agréables, et des récits d'intrigues de cour ou de galanterie, qui faisoient passer la vie avec autant de douceur qu'il étoit possible... Ces divertissements étoient troublés par les mauvaises nouvelles qu'on apportoit ou qu'on écrivoit. C'étoit un plaisir très grand de voir toutes ces jeunes dames tristes ou gaies, suivant les visites rares ou fréquentes qui leur venoient, et suivant la nature des lettres qu'elles recevoient; et, comme on savoit à peu près les affaires des unes et des autres, il étoit aisé d'y entrer assez avant pour s'en divertir. On voyoit à tous moments arriver des visites et des messages qui donnoient de grandes jalousies à celles qui n'en recevoient point, et tout cela nous attiroit des chansons, des sonnets et des élégies qui ne divertissoient pas moins les indifférents que les intéressés. On faisoit des bouts-rimés et des énigmes qui occupoient le temps aux heures perdues. On voyoit les unes et les autres se promener sur le bord des étangs, dans les allées du jardin 155 ou du parc, sur la terrasse ou sur la pelouse, seules ou en troupe, suivant l'humeur où elles étoient, pendant que d'autres chantoient un air ou récitoient des vers, ou lisoient des romans sur un balcon, ou en se promenant ou couchées sur l'herbe. Jamais on n'a vu un si beau lieu, dans une si belle saison, rempli de meilleure ni de plus aimable compagnie.»
Mais avant 1650, avant la Fronde, qui divisa toute la société française, Chantilly était un séjour bien plus agréable encore. Jugez-en par cette lettre que Sarasin écrivait de Chantilly, au commencement de 1648, à Mlle de Rambouillet, devenue Mme de Montausier, qui venait de partir avec son mari pour leur gouvernement de Saintonge et d'Angoumois[215]:
«Le bruit que le zéphyr excite parmi les feuilles des bocages quand la nuit va couvrir la terre agitoit doucement la forêt de Chantilly, lorsque, dans la grande route, trois nymphes apparurent au solitaire Tircis. Elles n'étoient pas de ces pauvres nymphes des bois, plus dignes de pitié que d'envie, qui, pour logis et pour habit, n'ont que l'écorce des arbres. Leur équipage étoit superbe et leurs vêtements brillants... La plus âgée, par la majesté de son visage, imprimoit un profond respect à ceux qui l'approchoient. Celle qui se trouvoit à côté faisoit éclater une beauté plus accomplie que la peinture, la sculpture ni la poésie n'en ont pu jamais imaginer. La troisième avoit cet air aisé et facile que l'on donne aux Grâces.
C'est-à-dire, Madame, que hier au soir, entre chien et loup, je rencontrai dans la grande route de Chantilly Mme la Princesse, qui s'y promenoit, et qui n'eut jamais tant de santé, accompagnée de Mme de Longueville, qui n'eut jamais tant de beauté, et de Mme de Saint-Loup[217], 157 qui n'eut jamais tant de gaieté, toutes trois en déshabillé et en calèche, suivies des princes de Condé et de Conty... Mme la Princesse m'ayant aperçu m'appela et me dit: «Sarasin, je veux que vous alliez tout à cette heure écrire à Mme de Montausier que jamais Chantilly n'a été plus beau, que jamais on n'y a mieux passé le temps, qu'on ne l'y a jamais davantage souhaitée, et qu'elle se mocque d'être en Saintonge pendant que nous sommes ici:
Imaginez par là ce que devait être Chantilly quelques années auparavant, quand au lieu de la guerre civile, une paix florissante ou de glorieuses victoires remplissaient tous les cœurs d'allégresse. Le duc d'Enghien n'y était jamais qu'entouré des jeunes gentilshommes qui combattaient avec lui à Rocroy, à Fribourg, à Nortlingen, 160 à Dunkerque, et partageaient ses plaisirs comme ses dangers. C'étaient le duc de Nemours, tué si vite, et dont le frère, héritier de son titre, de sa beauté et de sa bravoure, périt aussi dans un duel affreux au milieu de la Fronde; Coligny, mort également à la fleur de l'âge dans un duel d'un tout autre caractère; son frère Dandelot, depuis le duc de Châtillon, un des héros de Lens, qui promettait un grand homme de guerre et périt à l'attaque de Charenton dans la première Fronde; Guy de Laval, le fils de la marquise de Sablé, beau, brave et spirituel, qui se distingua et fut tué au siége de Dunkerque[222]; La Moussaye, son aide de camp et son principal officier dans toutes les batailles, mort jeune encore à Stenay en 1650; Chabot, qui épousa la belle et riche héritière des Rohan; Pisani, le fils de la marquise de Rambouillet, mort aussi l'épée à la main; les deux Du Vigean, Nangis, Tavannes, tant d'autres parmi lesquels croissait le jeune Montmorency Bouteville, depuis le duc maréchal de Luxembourg; toute cette école de Condé différente de celle de Turenne, à qui le duc d'Enghien souffla de bonne heure son génie, le coup d'œil qui saisit d'abord le point stratégique d'une affaire, avec l'audace et l'opiniâtreté dans l'exécution: école admirable qui commence à Rocroy et d'où sont sortis douze maréchaux, sans compter tous ces lieutenants généraux qui, jusqu'au bout du siècle, ont soutenu l'honneur de la France. Telle était la jeunesse qui s'amusait à Chantilly, et préludait à la gloire par la galanterie.
161 On se doute bien que Mlle de Bourbon n'avait pas plus mal choisi que son frère. Elle s'était liée avec la marquise de Sablé, qui devint l'amie de toute sa vie; mais, beaucoup plus jeune qu'elle, elle avait des compagnes sinon plus chères, au moins plus familières: elle s'était formé une société intime, particulièrement composée de Mlle de Rambouillet, de Mlles Du Vigean, et de ses deux cousines, Mlles de Bouteville. Il faut convenir que c'était là un nid de beautés attrayantes et redoutables, encore unies dans leur gracieuse adolescence, mais destinées à se séparer bientôt et à devenir rivales ou ennemies.
Voiture, on le conçoit, prenait grand soin de ces belles demoiselles, et surtout de Mlle de Bourbon: il la célébrait en vers et en prose, sur tous les tons et en toute occasion. Même dans ses lettres écrites à d'autres, il ne tarit pas sur son esprit et sa beauté: «L'esprit de Mlle de Bourbon, dit-il, peut seul faire douter si sa beauté est la plus parfaite chose du monde.» Lui aussi, c'est toujours à un ange qu'il se plaît à la comparer:
Ailleurs:
C'est à elle encore qu'il adresse cette agréable chanson, destinée sans doute à être chantée à demi-voix dans 162 un bosquet de Chantilly, devant Mlle de Bourbon endormie:
Ces dames s'attardaient-elles un peu trop à la campagne quand Voiture n'y était pas avec elles, il les rappelait à Paris dans des complaintes burlesquement sentimentales[224].
Mais on ne passait pas tout l'été à Chantilly. Mme la Princesse possédait dans le voisinage plusieurs autres terres, Merlou ou Mello, la Versine, Méru, l'Isle-Adam, où elle allait assez fréquemment. Il fallait bien aussi visiter M. le Cardinal et Mme d'Aiguillon dans leur belle résidence d'été à Ruel, sur les bords de la Seine, entre Saint-Germain et Paris[225]. On trouvait là des plaisirs tout différents de ceux de Chantilly. L'art régnait à Ruel. Il y avait un théâtre comme à Paris, où le Cardinal faisait représenter des pièces à machines avec des appareils nouveaux apportés d'Italie. Il donnait de grands ballets mythologiques comme ceux du Louvre et des fêtes d'une magnificence presque royale; tandis qu'à Chantilly, 163 bien plus éloigné de Paris, il y avait sans doute de la grandeur et de l'opulence, mais une grandeur pleine de calme et une opulence qui mettait surtout à son service les beautés de la nature. Ruel était tout aussi animé que le Palais Cardinal. Richelieu y travaillait avec ses ministres; il y recevait la cour, la France, l'Europe. Les affaires y étaient mêlées aux divertissements. La duchesse d'Aiguillon était digne de son oncle, ambitieuse et prudente, dévouée à celui auquel elle devait tout, partageant ses soucis comme sa fortune, et gouvernant admirablement sa maison. Elle était encore assez jeune, d'une beauté régulière, et on ne lui avait pas donné d'intrigue galante. La calomnie ou la médisance s'était portée sur ses relations avec Richelieu et même avec Mme Du Vigean. Elle avait plus de sens que d'esprit, et elle n'était pas le moins du monde précieuse, quoiqu'elle fréquentât l'hôtel de Rambouillet. Mme la Princesse n'aimait pas Richelieu: elle ne lui pardonnait pas le sang de son frère Montmorency, que toutes ses prières et ses larmes n'avaient pu sauver; mais elle se laissait conduire à la politique de son mari. Il fallut bien qu'elle donnât les mains au mariage du duc d'Enghien avec Mlle de Brézé, et elle était sans cesse avec ses enfants au Palais Cardinal et à Ruel. Elle y était reçue comme elle devait l'être, et les poëtes de M. le Cardinal célébraient à l'envi la mère et la fille. Richelieu, comme on le sait, avait cinq poëtes qui tenaient de lui pension pour travailler à son théâtre: Bois-Robert, Colletet, L'Étoile, Corneille et Rotrou. On les appelait les cinq auteurs, et ils ont fait en commun plusieurs pièces, l'Aveugle de Smyrne, la Comédie des Tuileries, etc. 164 Cela n'empêchait pas qu'il n'y eût auprès de Son Éminence d'autres poëtes encore: Georges Scudéry, Voiture lui-même, qui tout attaché qu'il était au duc d'Orléans, faisait aussi sa cour à Richelieu et célébrait la duchesse d'Aiguillon. C'est à Ruel qu'un peu plus tard, rencontrant dans une allée la reine Anne et interpellé par elle de lui faire quelques vers à l'instant même, Voiture improvisa cette petite pièce, remarquable surtout par la facilité et l'audace, où il ne craignit pas de lui parler de Buckingham. Mais les deux favoris du Cardinal étaient Desmarets et Bois-Robert: il les avait mis dans les affaires, et employait leur plume en toute occasion, dans le genre léger comme dans le genre sérieux. Il paraît que Desmarets avait été chargé de faire les honneurs poétiques de Ruel à Mme la Princesse et à sa fille. On trouve en effet dans le recueil, aujourd'hui assez rare et fort peu lu, des œuvres du conseiller du roi et contrôleur des guerres Desmarets, dédiées à Richelieu et imprimées avec luxe[226], une foule de vers assez agréables qui se chantaient dans les ballets mythologiques de Ruel, et dont plusieurs sont adressés à Mlle de Bourbon et à Mme la Princesse. Dans une Mascarade des Grâces et des Amours s'adressant à Mme la duchesse d'Aiguillon en présence de Mme la Princesse et de Mlle de Bourbon, les Grâces disent à celle-ci:
Ce ne sont là que des fadeurs banales, tandis que les 165 deux petites pièces suivantes ont au moins l'avantage de décrire la personne de Mlle de Bourbon telle qu'elle était alors, avant son mariage, quelques années après le portrait de Du Cayer. On y voit Mlle de Bourbon commençant à tenir les promesses de son adolescence, et l'angélique visage, que nous a montré rapidement Mme de Motteville, déjà accompagné des autres attraits de la véritable beauté:
POUR MADEMOISELLE DE BOURBON.
POUR LA MÊME.
166 A quelques lieues de Chantilly était la belle terre de Liancourt, dont Jeanne de Schomberg, d'abord duchesse de Brissac, puis duchesse de Liancourt, avait fait un séjour magnifique. C'était une personne du plus grand mérite, belle, pieuse, fort instruite, qui même a laissé un écrit remarquable[227] destiné à l'éducation de sa petite-fille. Elle se complaisait et s'entendait dans les arrangements de maison et dans les bâtiments somptueux. Elle acheta, rue de Seine, l'ancien hôtel de Bouillon, et fit élever à sa place l'hôtel de Liancourt, depuis nommé l'hôtel de La Rochefoucauld, qui s'étendait de la rue de Seine à la rue des Augustins, dans l'emplacement aujourd'hui occupé par la rue des Beaux-Arts. «A Liancourt, dit Tallemant[228], la duchesse avoit fait tout ce qu'on peut pour des allées et des prairies. Tous les ans elle y ajoutait quelque nouvelle beauté.» Mme la Princesse allait souvent en visite dans ce charmant voisinage. Une année que la petite vérole faisait de grands ravages tout autour de Chantilly et dans les différents domaines de la princesse, Merlou, La Versine, Méru, elle envoya ses enfants avec toute leur jeune société passer quelque temps à Liancourt. Il n'y manquait que Mlles Du Vigean, que leur mère avait rappelées à Paris. Le fils unique de la maison, La Roche-Guyon, était un des amis du duc d'Enghien; il fut tué en 1646, en servant 167 sous lui au siége si meurtrier de Mardyk. On était en automne. Le jour de la Toussaint, ces demoiselles firent leurs dévotions avec l'exactitude accoutumée. Ensuite on se livra à d'honnêtes divertissements, et, faute de mieux, dans ces longs loisirs de la campagne, avec le goût dominant du bel esprit, on se mit à rimer tant bien que mal, en sorte que le jour de la Toussaint même on adressa à Merlou, où était Mme la Princesse, la Vie et les Miracles de sainte Marguerite Charlotte de Montmorency, princesse de Condé, mis en vers à Liancourt. Ces vers, dit le manuscrit auquel nous empruntons ces détails[229], furent faits sur-le-champ, et les auteurs paraissent avoir été Mlle de Bourbon et Mlles de Rambouillet, de Bouteville et de Brienne.
On ne pouvait oublier les deux aimables absentes, Mlles Du Vigean, qui s'ennuyaient à Paris pendant qu'on s'amusait sans elles à Liancourt. On leur écrivit donc une assez longue lettre en vers, où on leur dépeignait 168 et le regret de ne pas les voir et les consolations qu'on se donnait. Ces vers sont tout aussi médiocres que les précédents, mais il ne faut pas oublier que ce sont des impromptus de jeunes filles et de grandes dames.
LETTRE[230] DE Mlle DE BOURBON ET DE Mlles DE RAMBOUILLET, DE BOUTEVILLE ET DE BRIENNE, ENVOYÉE DE LIANCOURT A Mlles DU VIGEAN, A PARIS.
Ce qu'il y a de plus curieux et de plus inattendu, c'est que la manie de rimer gagna Condé lui-même. Comme nous l'avons dit, il avait beaucoup d'esprit et de gaieté, et il faisait très volontiers la partie des beaux esprits qui l'entouraient. Au milieu de la Fronde, quand la guerre se faisait aussi avec des chansons, il en avait fait plus d'une marquée au coin de son humeur libre et moqueuse. Dans la première guerre de Paris, où Condé, fidèle encore aux vrais intérêts de sa maison, tenait pour la cour, un des chefs les plus ardents du parti contraire était le comte de Maure, cadet du duc de Mortemart, oncle de Mme de Montespan, de Mme de Thianges et de l'aimable et docte abbesse de Fontevrauld, le mari de la spirituelle Anne Doni d'Attichy, l'intime amie de Mme de Sablé[233]. Le comte opinait toujours, dans les conseils de la Fronde, pour les résolutions les plus téméraires. Les Mazarins le tournaient en ridicule et l'accablaient 170 d'une grêle d'épigrammes. On avait fait contre lui des triolets très célèbres dans le temps[234]. Condé, à ce qu'assure Tallemant[235], ajouta le couplet suivant:
Il comptait parmi ses meilleurs lieutenants le comte de Marsin, le père du maréchal, bien supérieur à son fils, et qui était un véritable homme de guerre. Condé en faisait le plus grand cas; mais il ne l'épargnait pas pour cela. Un jour à table, en buvant à sa santé, il improvisa sur un air alors fort à la mode cette petite chanson[236], qui n'a jamais été publiée, et qui nous semble jolie et piquante:
Enfin tout le monde connaît la chanson sur le comte d'Harcourt lorsque celui-ci, en 1650, se chargea d'escorter 171 Condé, Conti et Longueville de Marcoussis au Havre:
A Liancourt, n'ayant rien à faire, et impatienté de voir sa sœur et ses belles amies rester si longtemps à l'église le jour de la Toussaint, il leur décocha cette épigramme[237]:
Il avait eu pendant quelque temps avec lui à Liancourt, entre autres amis, le marquis de Roussillon, excellent officier et homme d'esprit, dont il est plus d'une fois question dans les lettres de Voiture, et l'intrépide La Moussaye, qui lui fut fidèle jusqu'au dernier soupir, et pendant la captivité de Condé alla s'enfermer avec Mme de Longueville dans la citadelle de Stenay où il mourut. Roussillon et La Moussaye ayant été forcés de quitter Liancourt pour s'en aller à Lyon, Condé, comme pour imiter la lettre de sa sœur à Mlles Du Vigean, en écrivit ou en fit écrire une du même genre à ses deux amis absents. Nous donnons cette pièce presque 172 entière, parce qu'elle est de Condé, ou que du moins Condé y a mis la main, surtout parce qu'elle peint au naturel la vie qu'on menait alors à Liancourt, à Chantilly et dans toutes les grandes demeures de cette aristocratie du XVIIe siècle, si mal appréciée, qui, pendant la paix, honorait et cultivait les arts de l'esprit, qui donna aux lettres La Rochefoucauld, Retz, Saint-Evremond, Bussi, Saint-Simon, sans parler de Mme de Sévigné et de Mme de La Fayette, et qui, la guerre venue, s'élançait sur les champs de bataille et prodiguait son sang pour le service de la France. Voici les vers du futur vainqueur de Rocroy.
LETTRE[238] POUR MONSEIGNEUR LE DUC d'ANGUIEN, ÉCRITE DE LIANCOURT A MM. DE ROUSSILLON ET DE LA MOUSSAYE, A LYON.
S'écrire en vers était devenu l'amusement de toute cette jeune et aimable société. En 1640, quand le duc d'Enghien, n'ayant pas vingt ans, était à Dijon exerçant déjà les fonctions de gouverneur de la province, on lui adressait de la rue Saint-Thomas-du-Louvre des épîtres bien ou mal rimées pour lui donner des nouvelles des intrigues galantes de Paris, et lui en demander de celles qui se passaient en Bourgogne[239].
Et le jeune duc répondait en vers, souvent très mauvais, même pour des vers de prince, mais qu'on trouvait fort bons à l'hôtel de Condé et à l'hôtel de Rambouillet[240], parce qu'ils étaient toujours spirituels et sans aucune prétention. Il faut convenir au moins que de tels divertissements, dans une jeunesse d'un si haut rang, montraient quel cas on faisait alors de l'esprit, et nous transportent dans un monde bien différent du nôtre.
Un sentiment bien naturel nous porte à rechercher quelle a été la destinée de cette cour de jeunes et braves gentilshommes, de gaies et charmantes jeunes filles, qui entouraient alors Mlle de Bourbon et son frère. Nous avons dit celle des hommes: tous se sont illustrés à la guerre; la plupart sont morts au champ d'honneur. Mais que sont-elles devenues leurs aimables compagnes, cet essaim de jeunes beautés que nous avons suivies sur les pas de Mlle de Bourbon à Chantilly, à Ruel, à Liancourt, ces cinq inséparables amies dont nous avons publié des vers moins gracieux que leur figure, Mlle de Rambouillet, 175 Mlle de Brienne, Mlle de Montmorency Bouteville, Mlles Du Vigean? Elles ont eu les fortunes les plus dissemblables, que nous allons rapidement indiquer.
Marie Antoinette de Loménie, fille du comte Loménie de Brienne, un des ministres de Louis XIII et de la reine Anne, épousa, en 1642, le marquis de Gamaches, qui devint lieutenant général. On peut voir son portrait tracé par elle-même dans les Divers Portraits de Mademoiselle, avec ceux de son père et de sa mère. Elle n'a point fait de bruit; toute sa vie s'est écoulée honnête et pieuse. Elle est morte à l'âge de quatre-vingts ans, en 1704. Elle a constamment entretenu avec Mme de Longueville le commerce le plus amical. C'était la moins brillante des cinq amies: elle a été la plus heureuse.
On sait ce que devint Mlle de Rambouillet[241]. Du plus rare esprit et d'un agrément infini, mais un peu ambitieuse, après avoir épousé Montausier en 1645, elle rechercha, ainsi que son mari, les faveurs de la cour, et elle les obtint en en payant la rançon. Il est assez triste d'avoir commencé par être, dans sa jeunesse, si sévère à ses amants, comme on disait à l'hôtel de Rambouillet, et de ne s'être mariée que par grâce en quelque sorte, comme l'Armande des Femmes Savantes, pour finir par être une duègne des plus complaisantes. Nommée d'abord dame d'honneur de la reine Marie Thérèse, elle eut, en 1664, le courage de prendre la place de la vertueuse duchesse de Navailles, qui ne s'était point prêtée aux amours du jeune roi Louis XIV et de 176 Mlle de La Vallière. De là des accusations très vraisemblables accueillies par la bienveillante Mme de Motteville elle-même, et que plus tard confirma sa faible conduite, quand le Roi abandonna Mlle de La Vallière pour Mme de Montespan[242]. C'est au milieu de tous ces bruits que son mari fut nommé gouverneur du Dauphin. Montausier était assurément un homme de mérite, et, comme sa femme, il avait de grandes qualités qu'il gâtait par de grands défauts. Il étalait un faste de vertu sous lequel se cachaient bien des misères. Il ne se gênait pas pour censurer tout le monde, et ne souffrait pas qu'on manquât en rien à ce qu'il croyait lui être dû. Il était brusque, emporté, d'une morgue et d'une hauteur insupportables[243]. Chargé, à titre provisoire et par commission, du gouvernement de Normandie, à la mort de M. de Longueville, en 1663, il trancha du prince, et exigea qu'on lui rendît tout ce qu'on rendait à M. de Longueville lui-même. Dur à ses inférieurs, difficile avec ses égaux, il savait parfaitement ménager son crédit et pousser sa fortune. Né protestant, il se convertit par passion pour sa femme, et aussi par politique[244]. Mme de Montausier 177 était bien plus aimable, mais tout aussi soigneuse de ses intérêts. Elle est, nous le disons à regret, de cette école dont Mme de Maintenon est la maîtresse consommée, qui recherche plus l'apparence du bien que le bien lui-même, qui s'accommode volontiers de bassesses obscures, habilement couvertes, et met tout son soin, toute son étude à ne se pas compromettre, tandis que les âmes fières et vraiment honnêtes, que la passion égare, ne s'appliquent pas tant à masquer leurs fautes, peu soucieuses de la réputation quand la vertu est perdue. Mme de Montausier s'occupa surtout de sa considération. Elle eut la confiance du Roi. Elle devint duchesse. Son sort a été brillant; a-t-il été heureux? Elle se brouilla et se raccommoda plus d'une fois avec Mme de Longueville, selon les circonstances. Elle mourut en 1671, après sa mère, la noble marquise, décédée en 1665, et elle a été enterrée comme elle dans ce couvent des Carmélites de la rue Saint-Jacques, où la plupart des amies de Mlle de Bourbon semblaient s'être donné rendez-vous pendant leur vie et après leur mort.
Mlle de Montmorency Bouteville, Isabelle Angélique[245], 178 annonça de bonne heure une beauté de premier ordre qu'elle conserva jusqu'à la fin. Sa cadette, Marie Louise, lui cédait à peine en beauté, et seulement comme à son aînée, dit Lenet[246]; elle épousa le marquis de Valençay, et disparut dix ans avant sa sœur, en 1684. Isabelle de Montmorency avait beaucoup d'esprit, et elle joignit à l'éclat de ses charmes d'abord une grande coquetterie, ensuite les plus tristes artifices. Elle débuta par un roman et finit par l'histoire la plus vulgaire. Protégée, ainsi que sa sœur et son frère, par Mme la Princesse, presque élevée avec Mlle de Bourbon et le duc d'Enghien, elle fit ou parut faire quelque impression sur celui-ci; mais elle enflamma surtout le beau et brave d'Andelot. Mme de Bouteville refusa de lui donner sa fille, parce qu'il était alors protestant et simple cadet, son frère aîné Maurice de Coligny devant succéder à la fortune et au titre des Châtillon. Mais, après la mort de Coligny, d'Andelot, qui prit son nom et se fit catholique, se sentant appuyé par le duc d'Enghien et par sa sœur, enleva Mlle de Bouteville, bien entendu avec son consentement, et après cela il fallut bien marier les deux[247] fugitifs. Il y a dans Voiture une pièce de vers un peu vive sur cet enlèvement[248], et Sarasin fit une ballade pour célébrer la méthode des enlèvements en amour[249]. On 179 pouvait croire qu'un mariage si passionnément désiré des deux côtés ferait longtemps le bonheur de l'un et de l'autre. Il n'en fut rien. Coligny, devenu duc de Châtillon, songea beaucoup plus à la guerre qu'à sa femme: il se couvrit de gloire à Lens; mais il périt dans un misérable combat, à Charenton, en 1649. Il faut aussi convenir qu'il s'était dérangé le premier, et en mourant il en demanda pardon à celle dont il avait surtout blessé l'orgueil[250]. La jeune et belle veuve se consola bientôt; elle s'empara du cœur de Condé, vide depuis quelque temps, et s'appliqua à le garder en donnant le sien à un autre, habile dans l'art de mener de front ses intérêts et ses plaisirs. Les Mémoires du temps, et particulièrement ceux de La Rochefoucauld, nous la peignent ménageant à la fois et l'impérieux Condé dont elle tirait de grands avantages, et l'ombrageux Nemours qu'elle préférait, s'efforçant de les concilier, et de les gagner l'un et l'autre à la cour avec laquelle elle avait un traité secret. Un peu plus tard, elle se perd dans les intrigues les plus diverses, se liant avec le maréchal d'Hoquincourt et avec l'abbé Fouquet, retenant sur Condé absent le pouvoir de ses charmes, l'essayant sur le jeune roi Louis XIV, épousant en 1664 le duc de Mecklebourg dans l'espoir d'une couronne en Allemagne, et laissant après elle la réputation d'avoir été aussi belle et aussi intéressée que la duchesse de Montbazon[251]. Celle-ci possédait 180 sans doute dans un degré supérieur les grandes parties de la beauté; mais l'autre, moins imposante, était mille fois plus gracieuse[252]. Elles ont été tour à tour les deux plus dangereuses rivales et les mortelles ennemies de Mme de Longueville.
Mais voici une personne toute différente, et dont le sort, comme le caractère, forme un parfait contraste avec celui de Mme de Châtillon; bien belle aussi, mais moins éblouissante et plus touchante; qui n'avait peut-être pas l'esprit et la finesse de sa séduisante amie d'enfance, mais qui n'en connut jamais les artifices et les intrigues; qui brilla un moment pour s'éteindre vite, mais qui a laissé un souvenir vertueux et doux; supérieure peut-être à Mlle de La Vallière elle-même, car elle aussi elle a aimé et elle a su résister à son cœur, et, sans avoir failli, trompée dans ses affections, elle a voulu finir sa vie comme la sœur Louise de la Miséricorde. Ne la plaignons pas trop: elle a goûté en ce monde un inexprimable bonheur; elle a senti battre pour elle le cœur d'un héros, celui du vainqueur de Rocroy et de Fribourg, de l'ardent et impétueux duc d'Enghien, qui ne pouvait la quitter sans verser des larmes et sans s'évanouir. Sensible à une passion si vraie et qui promettait d'être si durable, mais la désarmant en quelque sorte par le charme d'une vertu modeste et sincère, elle a fait connaître à Condé, une 181 fois du moins en sa vie, ce que c'était que l'amour véritable. Depuis[253], il n'a plus connu que l'enivrement passager des sens, surtout celui de la guerre, pour laquelle il était né, qui a été sa vraie passion, sa vraie maîtresse, son parti, son pays, son Roi, le grand objet de toute sa vie, et tour à tour sa honte et sa gloire.
Cette charmante créature, qui pendant plusieurs années a été l'idole de Condé, est la jeune Mlle Du Vigean. Sa destinée est si touchante, et elle est si intimement liée à celle de Mlle de Bourbon et de Mme de Longueville, qu'on nous pardonnera de lui consacrer quelques pages.
Mlle Du Vigean était la fille cadette de François Poussart de Fors, d'abord baron, puis marquis Du Vigean[254], et d'Anne de Neufbourg qui fit une assez grande figure sous Louis XIII, grâce à l'amitié de la duchesse d'Aiguillon, nièce de Richelieu. Admise dans le plus grand monde, les lettres et les poésies de Voiture témoignent que Mme Du Vigean y tenait fort bien sa place[255]. Ses 182 succès et la liaison qui en était la source ne pouvaient manquer de lui faire des envieux, et il se répandit sur elle et Mme d'Aiguillon des bruits divers, mais également fâcheux, dont on retrouve un écho non affaibli dans la chronique scandaleuse de Tallemant et dans les chansons du temps[256]. Elle possédait à La Barre, près de Paris, au-dessus de Saint-Denis et d'Enghien, tout près de Montmorency, une charmante maison de plaisance que Voiture a décrite, et où elle recevait magnifiquement la meilleure et la plus haute compagnie, Mme la Princesse et même la Reine[257].
Mme Du Vigean avait deux fils et deux filles. L'aîné des fils, le marquis de Fors, était un officier de la plus grande espérance, qui fut tué à l'âge de vingt ans, mestre de camp du régiment de Navarre[258], à ce siége d'Arras où le duc d'Enghien servait en volontaire. Il avait été fait deux fois prisonnier, deux fois il s'était tiré des mains de l'ennemi, mais il périt après des prodiges de valeur. Il fut pleuré par le duc d'Enghien et 183 par tous ses camarades. On lui fit de magnifiques funérailles, et un des poëtes de Richelieu, Desmarets, composa en son honneur bien des vers et une longue élégie[259]. Son jeune frère, qui servit aussi avec distinction, finit bien plus tristement: marié en 1649 à Charlotte de Nettancourt d'Haussonville, il périt assassiné en 1663, sans qu'on sache bien en quelles circonstances[260].
Quant aux deux sœurs, leur éloge est partout dans les poésies galantes de cette époque. On les vantait à l'égal de Mlle de Bouteville et de Mlle de Bourbon[261], et Voiture les met dans une revue des beautés de la cour de Chantilly, adressée à Mme la Princesse[262]. Il se plaît à célébrer la mère et les deux filles, et particulièrement la jeune Du Vigean:
Voici encore quelques mots de Voiture jusqu'ici inintelligibles et qui ont maintenant une application certaine:
Évidemment le poëte veut parler de Mlle Du Vigean la cadette, qui, après avoir été un soleil naissant, une aurore, était devenue en quelques années un soleil même; et elle est appelée l'Aurore de La Barre, du nom de la maison de plaisance dont elle était le plus aimable ornement.
En écrivant tous ces vers en l'honneur de Mlle Du Vigean, Voiture avait sans doute sous les yeux les devises qu'on avait faites pour elles et pour leur mère, et qui sont conservées dans les papiers de Conrart: «Pour Mme Du Vigean, qui avait perdu son fils aîné, un oranger ayant au pied sa plus haute branche coupée, chargée de fleurs et de fruits: Quis dolor!»—«Pour Mlle de Fors, sa fille aînée, une rose entre plusieurs fleurs: Dat decor imperium.»—«Pour Mlle Du Vigean, sa seconde fille, une bougie allumée et des papillons autour: Oblecto, sed uro.» Ajoutons ces devises, qui peignent si bien le caractère et déjà la réputation de celles qui en sont le sujet: «Pour Mlle de Rambouillet, une couronne avec 185 cette inscription: Me quieren todos.»—«Pour Mlle de Bourbon, une hermine: Intus candidior[264].»
Déjà, en 1635, dans le grand bal donné au Louvre par Louis XIII, où l'on eut tant de peine à faire aller Mlle de Bourbon, et qui fut l'écueil de sa ferveur religieuse, parmi les dames qui y dansèrent avec elle, André d'Ormesson[265] cite Mlles Du Vigean. L'aînée, Anne Fors Du Vigean, était jolie, douce, insinuante, et, dit Mme de 186 Motteville, «ambitieuse autant qu'adulatrice[266]». On la maria, en 1644, à M. de Pons, le frère aîné de Miossens, depuis le maréchal d'Albret. Restée veuve, en 1648, maîtresse de la confiance de la duchesse d'Aiguillon amie intime de sa mère, elle sut adroitement se faire aimer de son neveu, le jeune duc de Richelieu, et elle parvint à s'en faire épouser, malgré la duchesse sa tante et malgré la Reine, grâce à la protection de Condé et de Mme de Longueville. Cette protection, qui fit sa fortune, elle la devait à des souvenirs d'enfance, surtout au sentiment tendre et profond que Condé et sa sœur avaient eu de bonne heure et qu'ils gardèrent toute leur vie pour sa cadette, la jeune, belle et infortunée Mlle Du Vigean.
Les mémoires contemporains ne donnent ni le nom particulier, ni la date précise de la naissance de cette aimable personne. Mais grâce aux documents inédits qui nous ont été communiqués, nous savons que la jeune Du Vigean était née en 1622, et qu'elle s'appelait Marthe[267], nom modeste qui répond si bien à son caractère et à sa destinée. Elle était donc à peu près du même âge que Mlle de Bourbon. Elle avait été élevée avec elle, et quand elles parurent ensemble à la cour, elles jetèrent presque le même éclat. On ne possède d'elle aucun portrait, ni peint ni gravé, ni aucune description qui en puisse tenir lieu. Ses charmes étaient encore relevés par une pudeur pleine de grâce, et les vers que 187 nous avons cités de Voiture la montrent toute jeune, dans l'innocence et la candeur d'une beauté qui s'ignore et qui fait naître l'amour sans l'éprouver elle-même.
Disons avant tout, pour justifier Condé et celle qui accueillit ses premiers hommages, que l'inclination du duc d'Enghien pour la jeune Du Vigean précéda son mariage avec Mlle de Maillé Brézé, nièce du cardinal, et remonte jusqu'à l'année 1640, où le jeune duc menait à Paris, à l'hôtel de Condé, à Liancourt et ailleurs l'aimable vie que nous avons décrite, entouré de ses camarades de l'armée et parmi les charmantes et dangereuses compagnes de Mlle de Bourbon. C'est là qu'il rencontra Mlle Du Vigean et ses deux filles, et qu'il commença, dit Lenet, «à prendre pour Mlle Du Vigean une estime et une amitié qui devint plus tard un amour fort passionné et fort tendre[268].» En 1640, le jeune duc avait dix-neuf ans, et Mlle Du Vigean en avait dix-huit.
A la rigueur le duc d'Enghien pouvait fort bien s'imaginer qu'il ne lui serait pas impossible d'obtenir de son père et du Roi, c'est-à-dire du cardinal de Richelieu, leur consentement à un mariage disproportionné sans doute, mais qui n'avait rien de dégradant. Mlle Du Vigean était fort riche, et sa famille était en grand crédit; Richelieu la favorisait, et il ne lui eût pas trop déplu de voir un prince du sang descendre un peu de son rang. Le mariage qui fut imposé à Condé quelque temps après n'était pas beaucoup plus relevé que celui-là. Un peu d'illusion était permis à l'âge et à l'impétuosité du jeune duc, et une fois les affections engagées, elles ne cédèrent qu'au temps et à la nécessité.
188 Avec un pareil sentiment dans le cœur, on comprend combien le duc d'Enghien a dû souffrir du mariage auquel il fut condamné en 1641. C'est au chagrin de ce mariage qu'on attribua en grande partie la maladie qu'il fit alors. Bien que sa jeune femme, Claire Clémence de Maillé Brézé, fût fort agréable, il ne vécut point avec elle, et forma dès lors le dessein de la répudier dès qu'il le pourrait. Il protesta contre la violence qui lui était faite, et consigna cette protestation dans un acte notarié, revêtu de toutes les formes légales et signé par lui, par le président de Vernon, surintendant de sa maison, et par Perrault, alors son secrétaire[269].
Nous avons raconté comment[270], malgré sa maladie, dès qu'il apprit que la campagne allait s'ouvrir, rien ne put le retenir, ni les prières de sa famille, ni les larmes de sa maîtresse; il partit à peine convalescent et revint couvert de gloire. A son retour, il continua de «donner à Mlle Du Vigean toutes les marques d'une passion tendre et respectueuse[271].»
En 1642, étant aux eaux de Bourbon avec le cardinal de Richelieu, le duc d'Enghien, au milieu des plus difficiles conjonctures, saisit un prétexte pour s'en venir à Paris, «où la passion qu'il avoit pour Mlle Du Vigean l'appeloit[272].»
C'est surtout après la mort du Cardinal, dans les années 1643 et 1644, qu'éclatèrent les amours de Condé. La galanterie étant alors à la mode, ces amours n'avaient été un mystère ni un scandale pour personne. La Bibliothèque nationale possède une histoire manuscrite de la 189 régence d'Anne d'Autriche dont l'auteur déclare avoir été le témoin de toutes les choses qu'il raconte, et, dans une lettre adressée au prince de Condé, lui dédie en quelque sorte ces Mémoires[273]. Il y est plusieurs fois question de la tendresse des deux jeunes gens. Après la campagne de Flandre, où le duc d'Orléans avait pris Gravelines et Condé Fribourg, «ces illustres conquérants, dit notre manuscrit, ayant apporté leurs lauriers aux pieds de la régente, qui étoit alors à Fontainebleau, se retirèrent, le premier à Paris, et l'autre à Chantilly. Si la cour de Fontainebleau surpassoit celle de Chantilly en nombre, celle-ci ne lui cédoit rien en galanterie et en plaisirs. La princesse de Condé, les duchesses d'Anguyen et de Longueville y étoient venues, accompagnées d'une douzaine de personnes de qualité les plus aimables de France. Outre la beauté du lieu, les jeux et la promenade, la musique et la chasse, et généralement tout ce qui peut faire un séjour agréable, se trouvoient en celui-ci. La jeune Du Vigean y étoit, pour laquelle le duc d'Anguyen avoit alors beaucoup d'estime et d'amitié. Elle, de son côté, y répondoit assez, et tout le monde les favorisoit[274].»
Il faut voir dans les Mémoires du temps, les détails de ce curieux épisode de la jeunesse de Condé, les vicissitudes 190 de cette liaison aussi tendre qu'elle était pure, les espérances, les craintes, les jalousies, tous les troubles heureux qui accompagnent l'amour. Mlle Du Vigean avait supplié Condé de dissimuler ses sentiments en public; elle l'avait engagé, en badinant peut-être, à faire semblant d'aimer Mlle de Bouteville; mais celle-ci était si belle, et le jeu était si dangereux, que Mlle Du Vigean se hâta de retirer son ordre et de défendre au duc de voir Mlle de Bouteville et de lui parler. Condé obéit encore; il rompit tout commerce avec sa cousine, et céda la place à d'Andelot[275]. Il s'empressa d'autant plus de favoriser ses projets qu'il le redoutait pour les siens. Mlle Du Vigean l'avait averti que son père songeait à la marier à ce même d'Andelot, et qu'il avait offert au maréchal 191 de Châtillon une dot très considérable pour avoir son fils pour gendre. «Cette nouvelle, dit Mme de Motteville, avoit donné de furieuses alarmes à ce prince: il en donnoit souvent aux ennemis de l'État, mais son cœur n'étoit pas si vaillant contre l'amour que contre eux[276].» Il prit donc l'épouvante, et pour parer ce coup, il entra si vivement dans la passion de d'Andelot qu'il lui conseilla d'enlever Mlle de Bouteville.
Cependant il ne cessait de travailler à faire rompre son propre mariage. La duchesse d'Enghien étant tombée malade, il crut toucher au terme de ses vœux; mais sa femme guérit, il fallait donc obtenir une séparation juridique. La chose était à peu près impossible, car la duchesse d'Enghien était, alors du moins, parfaitement irréprochable, et malgré toutes ses résolutions, il en avait eu un fils. Après Rocroy et Thionville, se croyant un peu plus fort de ses services et de sa gloire envers sa famille, il renouvela ses efforts pour ressaisir sa liberté. Il renonça par acte authentique en son nom et au nom de son fils à la part qui lui revenait dans l'immense succession de Richelieu, se moquant de la fortune, comme il le fit toute sa vie, et ne songeant qu'à son amour. Il paraît même qu'il avait mis dans ses intérêts sa mère, Mme la Princesse: c'est M. le Prince qui s'opposa opiniâtrément 192 à ses désirs, bien moins pour demeurer fidèle à de solennels engagements, que par cette ardente et insatiable cupidité qui était le fonds de son caractère. Il protesta contre les actes de renonciation qu'avait faits le duc d'Enghien, et voulut le contraindre à vivre avec sa femme en conscience, comme on disait alors. Le jeune duc s'adressa à Mazarin, qui n'avait rien à lui refuser, et qui, très médiocrement scrupuleux, se serait peut-être prêté à une rupture des deux côtés souhaitée, s'il n'eût craint, qu'une fois dégagé, le duc ne portât ses vues au-dessus de Mlle Du Vigean[277]. La Reine déclara que jamais elle ne donnerait les mains à ce que demandait le duc d'Enghien; et quelques jours après, le 12 décembre 1643, Mazarin et Mme la Princesse tenaient solennellement sur les fonts de baptême Henri Jules de Bourbon[278].
193 Le duc d'Enghien n'assista point à cette cérémonie et garda ses premiers sentiments: ils ne tenaient pas seulement à la beauté de Mlle Du Vigean, mais à sa parfaite honnêteté, à sa modestie, à cette tendresse à la fois dévouée et vertueuse qui l'entraînait assez pour qu'elle se compromît un peu aux yeux du monde, mais sans rien accorder qui ternît dans l'esprit de Condé l'idéal de pureté angélique qu'elle lui représentait. De là cette passion mêlée de respect et d'ardeur qu'il brûlait de satisfaire en dépit de tous les obstacles, et qui ne fut jamais satisfaite. Mme de Motteville, instruite des moindres détails de cette intrigue amoureuse par Mme de Montausier, qui en avait été le témoin et presque la confidente, dit expressément, comme «une chose crue de tout le monde,» que Mlle Du Vigean «est la seule que Condé ait véritablement aimée[279].» Mademoiselle, qui par divers motifs n'aimait pas celles que Condé aimait, et qui est accablante sur Mme de Châtillon, s'exprime ainsi sur les amours de Condé et de Mlle Du Vigean: 194 «Elle étoit très belle; aussi cet illustre amant en étoit-il vivement touché. Quand il partoit pour l'armée, le désir de la gloire ne l'empêchoit pas de sentir la douleur de la séparation, et il ne pouvoit lui dire adieu qu'il ne répandît des larmes; et lorsqu'il partit pour ce dernier voyage d'Allemagne (où il remporta la victoire de Nortlingen), il s'évanouit lorsqu'il la quitta[280].»
Une telle situation était trop violente et trop fausse pour durer bien longtemps; elle se prolongea même au delà des bornes ordinaires. Mlle Du Vigean ne voulait être que la femme de Condé, et le mariage de celui-ci ne se pouvait rompre: rien n'avançait d'aucun côté, et tout le monde souffrait.
On comprend que les assiduités déclarées de Condé auprès de Mlle Du Vigean intimidaient ceux qui auraient pu prétendre à sa main. Il fut question pour elle de deux mariages. Parmi ses adorateurs, était le marquis d'Huxelles, qui depuis épousa Marie de Bailleul, une des filles du surintendant des finances. D'Huxelles était un militaire fort distingué, qui pensa devenir maréchal de France, et dont les services et la mort prématurée à la suite de ses blessures[281] comptèrent à son fils pour obtenir le bâton. Il avait songé très sérieusement à épouser Mlle Du Vigean, mais il recula devant les bruits qui n'avaient pu manquer de se répandre, «quoique, dit Lenet, d'où nous tirons ces renseignements[282], je sache, 195 avec toute la certitude qu'on peut savoir les choses de cette nature, que jamais amour ne fut plus passionné de la part du Prince, ni écouté avec plus de conduite, d'honnêteté et de modestie de la part de Mlle Du Vigean.» Et en cela Mme de Motteville et Mademoiselle sont entièrement d'accord avec Lenet.
Mlle Du Vigean avait aussi été recherchée par un autre gentilhomme aimable et brave, le marquis Jacques Stuert de Saint-Mégrin, frère de la belle Saint-Mégrin dont le duc d'Orléans fut si amoureux. Saint-Mégrin aimait depuis longtemps Mlle Du Vigean[283]; mais il n'osait aller sur les brisées de Condé. Plus tard il eut une extrême joie quand il sut qu'il pouvait être écouté, et il fit parler aussitôt aux parents de Mlle Du Vigean. Le mariage n'eut pas lieu: une passion telle que celle que nous venons de raconter devait avoir un autre dénoûment.
Après la campagne d'Allemagne de 1645 et la victoire si disputée de Nortlingen, le duc d'Enghien fit encore une grande maladie. C'est alors que désespérant de faire dissoudre son mariage et de vaincre les scrupules vertueux de Mlle Du Vigean, il prit la résolution et pour elle et pour lui de tourner ailleurs ses pensées. Mlle Du Vigean ne se plaignit point; elle ferma l'oreille à toutes les propositions, résista aux conseils et même aux ordres de sa famille, s'échappa un jour de la maison de sa mère[284], et dans tout l'éclat de la beauté et de la jeunesse se jeta aux Carmélites de la rue Saint-Jacques[285]. Condé 196 ne chercha point à la revoir, mais il conserva toujours pour elle, dit Lenet, «une mémoire pleine de respect[286].» L'amour de Condé ne fut donc pas un caprice passager des sens et de l'imagination. Il commença avant son mariage; il dura quatre longues années; il persévéra ardent et pur au milieu des camps, et ne s'éteignit que dans le désespoir d'arriver à une fin heureuse, et encore à la suite d'une longue maladie, et après une crise violente d'où le vainqueur de Nortlingen sortit renouvelé, renonçant à jamais à l'amour pour ne plus songer qu'à la gloire.
On voudrait suivre Mlle Du Vigean au couvent des Carmélites, savoir en quel temps précis elle y entra, quels emplois elle y occupa et quand elle y mourut. Voilà ce que nuls mémoires contemporains ne nous apprennent, et ce que nous pouvons maintenant faire 197 connaître avec certitude. Mlle Du Vigean fit profession en 1649; ainsi elle dut entrer aux Carmélites en 1647, puisqu'on ne pouvait faire ses vœux qu'après avoir été un an ou deux ans postulante et novice; elle prit en religion le nom de sœur Marthe de Jésus[287], elle mourut en 1665; elle était sous-prieure en 1659, elle cessa de l'être en 1662; selon l'usage, elle dut l'être six ans, par conséquent de 1656 à 1662: d'où il suit que toutes les lettres de Mme de Longueville adressées à la sœur Marthe et à la mère sous-prieure, de 1656 à 1662, le sont à la même religieuse, et que cette religieuse est Mlle Du Vigean, ce qui explique le ton particulièrement affectueux de ces lettres. Enfin nous avons trouvé à la Bibliothèque nationale, dans les portefeuilles du docteur Valant et dans le fonds de Gaignières, deux billets de Mlle Du Vigean, devenue sœur Marthe, à Mme de Sablé, et un autre à cette même marquise d'Huxelles dont elle eût pu tenir la place. Ces billets sont les seules reliques jusqu'à nous parvenues de cette intéressante personne qui, pour avoir trop plu à un prince, fut réduite à ensevelir, à vingt-cinq ans, dans un cloître sa beauté et sa vertu[288].
Ainsi se terminent bien souvent les plaisirs de la jeunesse, les inclinations les plus nobles, les fêtes du cœur et de la vie. Mlle de Bourbon vit naître, croître et finir les amours de Condé et de Mlle Du Vigean. Villefore dit qu'elle les traversa, mais il n'en apporte aucune preuve; il est au moins bien certain qu'elle s'efforça de réparer, 198 autant qu'il était en elle, le mal que fit son frère à sa jeune et charmante amie. En souvenir d'elle, elle combla sa sœur de bienfaits, et, quand la pauvre délaissée eut été chercher un asile aux Carmélites, elle entretint avec elle un commerce affectueux; elle la visitait et lui écrivait souvent, et, jusqu'à la fin de sa vie, elle la mit dans son cœur à côté de Mme de Sablé.
Mais ne devançons pas l'avenir. Nous en sommes encore aux illusions du bel âge, dans la saison des plaisirs et des amours. Pendant qu'autour d'elle, à l'hôtel de Rambouillet et à l'hôtel de Condé, à Chantilly, à Ruel, à Liancourt, tout respirait l'héroïsme et la galanterie, environnée de jeunes et brillants cavaliers, de gracieuses amies qui entraînaient après elles tous les cœurs, que faisait du sien Mlle de Bourbon? Le donna-t-elle aussi, comme Mlle Du Vigean et Mlle de Bouteville? Parmi tant d'adorateurs qui s'empressaient sur ses pas, n'en distingua-t-elle aucun? Tendre et un peu coquette, avec l'âme et les yeux de Chimène, quel Rodrigue la trouva sensible parmi les jeunes officiers de la cour de son frère? A l'âge de dix-neuf ans, elle avait été promise à François de Lorraine, prince de Joinville, le fils aîné du duc de Guise[289]. C'eût été une puissante alliance que celle qui eût ainsi réuni les Montmorency, les Condé et les Guise; mais le prince de Joinville mourut en Italie, où il était allé retrouver son père, dans la violente et opiniâtre persécution que ne cessa d'exercer contre la maison de Lorraine l'implacable vengeur et le promoteur infatigable de l'autorité royale, le cardinal de 199 Richelieu. Il fut aussi question pour Mlle de Bourbon d'Armand, marquis de Brézé, neveu de Richelieu, le frère de celle qui fut imposée au duc d'Enghien, l'intrépide marin qui battit deux fois les flottes de l'Espagne, et périt, à vingt-sept ans, d'un coup de canon, au siége d'Orbitello, en 1646. Ce mariage eût mis entre les mains de la maison de Condé, au moyen des deux héroïques beaux-frères, toutes les forces de la France, ses armées de terre et de mer; il échoua par des motifs qu'on n'indique pas, mais qu'on peut deviner. On dit que M. le Prince demanda lui-même au cardinal son neveu pour sa fille; mais l'habile Richelieu aurait répondu qu'il avait tenu à grand honneur de donner sa nièce à un prince du sang, mais qu'il ne lui était jamais venu dans l'esprit de faire épouser une princesse du sang à un simple gentilhomme. Nous connaissons assez Richelieu pour être bien sûr que cette apparente modestie du plus superbe des hommes couvrait une raison politique sur laquelle il ne voulait pas s'expliquer[290]. Le duc de Beaufort, le plus jeune fils du duc de Vendôme, semble encore avoir brigué le cœur et la main de Mlle de Bourbon. Mais les Condé n'aimaient point les Vendôme, surtout quand ils étaient en disgrâce; et le duc de Beaufort, plus brave que spirituel, et un peu vulgaire malgré ses prétentions chevaleresques, ne plut guère à la belle demoiselle qui l'éconduisit poliment: première origine d'un jaloux dépit que nous verrons bientôt paraître[291]. Enfin en 1642 M. le Prince et Mme la Princesse, 200 ne trouvant pas un seul seigneur un peu jeune dans tout le royaume auquel la politique et l'intérêt leur permissent de donner leur fille, jetèrent les yeux sur le plus grand seigneur de France après les princes du sang, le duc de Longueville. Il était veuf de la fille du comte de Soissons, dont il avait eu Marie d'Orléans, qui avait déjà dix-sept ou dix-huit ans; il en avait quarante-sept, et même à cet âge il passait pour encore attaché à Mme de Montbazon. Anne de Bourbon témoigna d'abord un peu de répugnance[292]; mais il fallut bien céder, et elle prit son parti avec la résolution qu'elle montrait dans toutes les grandes circonstances. Elle épousa donc, le 2 juin 1642, à vingt-trois ans, le cœur et l'esprit remplis de poésie et de galanterie, un homme beaucoup plus âgé qu'elle, et qui n'était pas même assez touché de ses charmes pour avoir entièrement renoncé à une ancienne maîtresse.
Les fêtes de ce mariage furent encore plus brillantes que celles du mariage du duc d'Enghien. Mlle de Bourbon marcha à l'autel avec une sorte d'intrépidité, et elle parut presque gaie à l'hôtel de Longueville, occupant trop les spectateurs de son éblouissante beauté pour 201 qu'on remarquât la violence qu'elle se faisait. C'est son historien, le janséniste Villefore, qui nous a conservé cette tradition. Trompeuse apparence! gaieté, courage, éclat mensongers! Un an s'était à peine écoulé que la blanche robe de la jeune mariée avait déjà des taches de sang, et que, sans même avoir donné son cœur, longtemps encore inoccupé, elle faisait naître involontairement la plus tragique querelle, où l'un de ses adorateurs périssait, à la fleur de l'âge, de la main d'un de ces Guise auxquels elle avait été un moment destinée. Prélude sinistre des orages qui l'attendaient, première aventure qui consacra d'abord sa beauté d'une manière funeste, et lui conquit, à vingt-quatre ans, dans le monde de la galanterie, un renom, une popularité même presque égale à celle que la victoire avait faite à son frère le duc d'Enghien.
POÉSIE ET GALANTERIE.—ÉTAT DES AFFAIRES EN 1643. BATAILLE DE ROCROY.—MAZARIN.—LES IMPORTANTS.—MADAME DE MONTBAZON.—LETTRES ATTRIBUÉES A MADAME DE LONGUEVILLE.—DUEL DE COLIGNY ET DE GUISE A LA PLACE ROYALE.—UNE NOUVELLE INÉDITE DU XVIIe SIÈCLE.
Voilà donc Mlle de Bourbon mariée le 2 juin 1642. «Ce lui fut une cruelle destinée: M. de Longueville étoit vieux, elle étoit fort jeune et belle comme un ange.» Ainsi s'exprime, sur ce mariage, Mademoiselle, fidèle interprète de l'opinion contemporaine[293].
Henri II, duc de Longueville, descendait de ce fameux comte de Dunois dont le nom est lié à celui de Jeanne d'Arc dans les grandes guerres de l'indépendance sous Charles VII. Il était fils de Henri d'Orléans, premier du nom, prince souverain de Neuchâtel et Vallengin, homme de guerre digne de ses ancêtres, qui porta à la Ligue un coup mortel par la victoire de Senlis. Sa mère était Catherine de Gonzagues, sœur du duc de Nevers, le père des deux célèbres princesses, Marie, reine de Pologne, et Anne, la Palatine. Né en 1595, Henri II avait d'abord épousé Louise de Bourbon, fille du comte de Soissons, grand maître de France, morte en 1637, et dont il avait eu Marie d'Orléans, Mlle de Longueville, 203 qui, ayant vingt-cinq ans, en 1650, au milieu de la Fronde, y joua aussi un certain rôle, et finit par épouser le duc de Nemours, le dernier frère de celui qui fut tué par le duc de Beaufort. Ainsi, quand M. de Longueville prit une seconde femme en 1642, il avait quarante-sept ans, comme nous l'avons dit, et il lui apportait pour belle-fille une personne presque de son âge, d'un caractère tout différent du sien, assez belle, spirituelle, raisonnable, mais dépourvue de toute sensibilité, qui devint bientôt le censeur de sa belle-mère et son ennemie dans le sein de la famille, et jusque auprès de la postérité dans les Mémoires aigrement judicieux qu'elle a laissés sur la Fronde.
Le duc de Longueville était un vrai grand seigneur[294]. Il était brave et même militaire assez habile, libéral jusqu'à la magnificence, d'un caractère noble mais faible, facile à entraîner dans des entreprises téméraires pourvu que les apparences en fussent belles, mais «en sortant avec encore plus de facilité[295].» Il commença par faire un peu d'opposition à Richelieu, puis il se soumit assez vite; sous Mazarin, d'abord comblé de faveurs, grâce à l'influence de son beau-père, M. le Prince, il reprit peu à peu ses airs d'indépendance sans oser les soutenir; plus tard, il entra assez vivement dans la Fronde; il partagea la captivité de ses deux beaux-frères, et, à peine 204 hors de prison, il se raccommoda avec la cour. La nature l'avait fait pour suivre la route que ses pères lui avaient tracée et pour servir la couronne dans de grandes charges militaires et civiles, qu'il eût fort dignement remplies. Le malheur de sa vie a été d'être presque toujours jeté, par sa faute et par celle des autres, dans des aventures au-dessus de sa portée, où ses qualités parurent moins que ses défauts.
Ajoutons que M. de Longueville, de mœurs assez légères, avait eu, dans sa première jeunesse, de Jacqueline d'Illiers, devenue abbesse de Saint-Avit près Châteaudun, une fille naturelle, Catherine Angélique d'Orléans, qui fut successivement religieuse en différentes maisons, et mourut abbesse de Maubuisson, à l'âge de quarante-sept ans, en 1664. Déjà sur le retour, il s'était épris de la duchesse de Montbazon, qui avait fort bien accueilli cette conquête utile, et s'efforça de la retenir, dit-on, même après le second mariage de M. de Longueville, malgré le mécontentement de Mme la Princesse et les reproches, souvent très vifs qu'elle adressait à son gendre.
Il faut en convenir, il n'y avait pas là de quoi captiver le cœur et l'imagination d'une jeune femme, telle que nous avons dépeint Mlle de Bourbon. Avec ses instincts de fierté et d'héroïsme, ses délicatesses d'esprit et de cœur, ses principes et ses habitudes de précieuse, elle ne pouvait guère admirer M. de Longueville; et, comme elle était faite, l'admiration était pour elle le chemin de l'amour. Elle devait être blessée qu'avec ce qu'elle était à tous égards on lui donnât une rivale; et ce qui pouvait la blesser davantage, c'est que cette rivale, si peu 205 digne de lui être comparée par son caractère, était une des plus grandes beautés du jour; en sorte que l'infidélité au moins apparente de M. de Longueville ressemblait à une préférence offensante pour ses charmes; et Mlle de Bourbon n'était pas seulement tendre, elle était glorieuse et un peu coquette. Cependant, comme elle n'aimait pas son mari, sa douceur, soutenue par son indifférence, la sauva de l'irritation. Seulement elle se crut autorisée à se laisser adorer en toute sécurité de conscience, et elle continua de vivre à l'hôtel de Longueville[296], comme elle le faisait à l'hôtel de 206 Condé, avec la même cour de jeunes amies et de brillants cavaliers; et cela d'autant plus aisément qu'en entrant dans une maison un peu inférieure à la sienne, l'orgueil de M. le Prince et de Mme la Princesse lui avait gardé le titre et les priviléges d'une princesse du sang royal[297].
Les fêtes du mariage étaient à peine terminées, que Mme de Longueville fit une petite maladie. La petite vérole, alors si redoutée, qui l'avait chassée de Chantilly, et contre laquelle elle avait fait à Liancourt d'assez mauvais vers, l'atteignit dans l'automne de 1642 et mit en péril le charmant visage. Tout Rambouillet s'émut. La marquise de Sablé, trop fidèle à cette peur de la contagion, qui a été le tourment de sa vie, ne put obtenir d'elle-même, malgré la tendresse la plus sincère, de soigner l'intéressante malade; mais Mlle de Rambouillet ne l'abandonna point[298]; et ce fut une sorte de joie publique lorsqu'on apprit que Mme de Longueville avait été épargnée, et que, si elle avait perdu la première fraîcheur de sa beauté, elle en avait conservé tout l'éclat. Ce sont les paroles mêmes de Retz, et le galant évêque de Grasse, Godeau, les confirme par les compliments alambiqués en manière de sermon qu'il adresse à ce sujet à Mme de Longueville[299].
207 Pendant cette indisposition, M. de Longueville n'était pas auprès de sa femme. Le cardinal de Richelieu venait de l'envoyer prendre le commandement de l'armée d'Italie à la place du duc de Bouillon, l'aîné de Turenne, qui, fort compromis dans l'affaire du grand écuyer Cinq-Mars, avait été arrêté par ordre du cardinal à la tête de son armée, conduit de Cazal à Lyon au château de Pierre-Encise, et se trouva encore très heureux de racheter sa vie par l'abandon de sa place forte de Sedan.
L'hiver de 1643 s'écoula pour Mme de Longueville dans les agréables occupations qui avaient charmé son adolescence. Elle était sans cesse au Louvre, à l'hôtel de Condé, à la Place Royale ou à l'hôtel de Rambouillet, dont l'éclat croissait chaque jour. C'était à peu près le temps de la Guirlande de Julie. Tallemant s'était proposé d'ajouter au recueil des poésies de Voiture beaucoup d'autres pièces de l'hôtel de Rambouillet. En vérité, nous pourrions le suppléer à l'aide des manuscrits de Conrart, qui était aussi un des habitués de l'illustre hôtel[300]. Nous puiserions à pleines mains dans 208 ces manuscrits inépuisables, et nous n'aurions que l'embarras du choix. Mais si tous ces vers peignent fort bien la société du XVIIe siècle, amoureuse de l'esprit comme de la bravoure, enivrée d'héroïsme et de galanterie, ils agréeraient peut-être fort médiocrement à celle d'aujourd'hui, et nous avons déjà mis les lecteurs à une épreuve que nous n'oserions renouveler. Disons seulement que Mme de Longueville fut encore plus entourée que Mlle de Bourbon de cet encens poétique[301] un peu fade, il est 209 vrai, mais qui rarement a déplu aux beautés les plus spirituelles. Nous avons sous les yeux des poésies de toute sorte et de toute main qui la représentent tantôt aux bals du Louvre et du Luxembourg[302], tantôt au Cours avec ses deux belles amies, Mlles Du Vigean[303], tantôt suivant son mari dans son gouvernement de Normandie, 210 et rappelée par l'hôtel de Rambouillet[304], partout poursuivie de soins et d'hommages, et montrant partout une douceur pleine de charme, avec la nonchalance qui ne l'abandonnait guère lorsque son cœur n'était pas occupé. Et il ne l'était pas encore, ou il ne l'était qu'à la surface. Elle n'aimait point, mais elle avait distingué dans la foule de ses adorateurs Maurice, comte de Coligny, 211 le frère aîné de d'Andelot, le fils du maréchal de Châtillon, qui avait soupiré pour elle avant son mariage, et ne s'était pas retiré devant un mari de quarante-sept ans, assez peu jaloux, et même encore dans les chaînes d'une autre.
«Je ne sais, dit Lenet[305], si Coligny s'attacha à Mlle de Bourbon par sa beauté, par son esprit ou par le respect 212 qu'il lui devoit; mais je sais bien que quoiqu'il ne la vît qu'en plein cercle, en présence de la Princesse ou du Duc, on ne laissa pas dans la suite du temps de dire qu'il avoit des sentiments d'amour pour elle.» D'ailleurs pas un mot sur Coligny, sur son caractère, son esprit, sa personne. Tout ce que nous savons, c'est qu'il était un des amis particuliers de La Rochefoucauld, et surtout du duc d'Enghien[306] qui l'employa dans plus d'une négociation délicate. Nous avouons qu'un tel silence n'est guère en sa faveur; mais répondons-nous à nous-mêmes que Coligny était jeune, qu'il n'avait pas eu le temps de se faire connaître, et qu'il a été naturellement éclipsé par son cadet d'Andelot, qui succéda à son titre et prit sa place auprès de Condé. Dans l'absence de tout autre document, un manuscrit de la Bibliothèque nationale, auquel déjà nous avons eu recours[307], nous fournit quelques détails dont nous ne garantissons point l'exactitude, mais qu'il ne nous est pas permis de négliger, faute de mieux. Ce manuscrit nous représente Coligny comme très bien fait, sans avoir pourtant une tournure fort élégante; spirituel et ambitieux, mais d'un mérite au-dessous de son ambition. L'auteur, prenant l'apparence pour la réalité, suppose aussi que Mme de Longueville partageait les sentiments de Coligny, parce qu'elle ne les rebutait pas, et il peint de couleurs assez romanesques les commencements de leurs prétendues amours. Nous donnons le passage entier en l'abandonnant au jugement du lecteur[308]:
213 «Anne de Bourbon, duchesse de Longueville, étoit alors une des plus aimables personnes du monde, tant par les charmes de son esprit que par ceux de sa beauté. Coligny, fils aîné du maréchal de Châtillon, l'aimoit passionnément, et l'on dit qu'il étoit aimé. C'étoit un garçon de fort belle taille, mais qui avoit plutôt l'air d'un Flamand que d'un François. Il avoit de l'esprit infiniment et des pensées vastes et grandes, mais on croit que sa valeur[309] n'égaloit pas son ambition. Avant même le mariage de cette princesse, il étoit au mieux avec elle. On dit qu'il se servit d'un moyen assez fin et fort extraordinaire pour lui déclarer sa passion. Le roman de Polexandre[310] étoit fort à la mode et fort en vogue, mais principalement à l'hôtel de Condé, qu'on regardoit alors comme le temple de la galanterie et des beaux esprits. Le duc d'Enghien lisoit ce livre à toute heure, et y trouvant une lettre tendre et passionnée il la montra à Coligny, pour lequel il n'avoit rien de caché. Celui-ci sut profiter d'une occasion si favorable, et proposa au duc d'Enghien d'en faire une copie pour la mettre adroitement dans la poche de la duchesse. Il ne se passoit presque pas de jour qu'il n'y eût à l'hôtel de Condé quelque espèce de fête et l'on y dansoit presque tous les soirs. La proposition fut acceptée, et Coligny s'étant volontiers chargé de copier cette lettre, il la 214 donna au duc d'Enghien. Ce jour-là, tout le monde étoit paré, et la duchesse brilloit de mille rayons. Le bal commença de bonne heure, et le duc, ayant pris la main de sa sœur, exécuta aisément leur dessein. Je ne sais pas davantage, mais il y a apparence que la lettre fut lue et que la duchesse ne s'en plaignit pas.»
Pendant que les jeunes gens se livraient ainsi aux plaisirs de la galanterie, de graves événements changeaient la face de la cour et de la France.
Richelieu était mort le 4 décembre 1642, après avoir vu Cinq-Mars monter sur un échafaud, le comte de Soissons enseveli dans sa victoire de la Marfée, et le duc de Bouillon contraint de céder à la royauté sa principauté de Sedan. A peine avait-il fermé les yeux, que ses ennemis avaient repris leurs desseins et leurs espérances. Fidèle à son ministre jusqu'après sa mort, Louis XIII continua sa politique en l'adoucissant; mais il ne lui survécut pas même une année. Le 14 mai 1643, il alla le rejoindre, laissant un roi de quatre ans, la régence aux mains d'une femme, notre frontière du nord menacée, les factions frémissantes, un conseil de régence mal constitué et divisé, mais, grâce à Dieu, Mazarin à la tête du cabinet et le duc d'Enghien à la tête de l'armée. C'en fut assez pour sauver la France.
Le duc d'Enghien reçut en Flandre, avant tout le monde, par un courrier extraordinaire, la nouvelle de la mort du Roi. Il craignit que cette nouvelle n'enflât le courage des Espagnols et ne diminuât celui des Français; il prit la résolution de la cacher et de précipiter l'inévitable bataille où devaient se jouer les destinées de la patrie. Perdue, elle introduisait l'ennemi dans le 215 cœur du pays; mais, gagnée, elle imprimait à l'Espagne et à l'Europe entière un respect de la France bien nécessaire au début d'un règne nouveau, elle affermissait la régence d'Anne d'Autriche, elle mettait la royauté au-dessus de toutes les factions, sans compter qu'elle élevait très haut la fortune de la maison de Condé. Le duc d'Enghien soumit l'affaire au conseil des généraux, mais pour la forme, déclarant qu'il prenait sur lui l'événement, et le lendemain 19 mai, pendant que l'on portait à Saint-Denis le corps de Louis XIII, il livra la bataille de Rocroy. Le jeune duc, qui n'avait pas encore vingt-deux ans, la gagna, grâce à une manœuvre qui révéla d'abord le grand capitaine et inaugura une nouvelle école de guerre[311]. Il s'était chargé, avec Gassion, du commandement de l'aile droite. Il avait confié sa gauche à La Ferté Seneterre sous le maréchal de L'Hôpital qui représentait la vieille école et qu'on lui avait donné pour le conduire. Il avait mis Espenan au centre avec l'infanterie, et placé la réserve entre les mains de Sirot, officier de fortune d'une bravoure à toute épreuve comme Gassion. Dirigée par le duc d'Enghien en personne, l'aile droite française renversa tout ce qui était devant elle; puis, arrivé à la hauteur des lignes ennemies où était placée l'infanterie italienne, wallonne et allemande, le duc d'Enghien s'était jeté sur cette infanterie et l'avait vigoureusement entamée. Pendant ce temps, l'aile gauche de La Ferté Seneterre et du maréchal de L'Hôpital était fort maltraitée, ses deux commandants mis hors de combat, et, en s'ébranlant, 216 elle menaçait d'entraîner dans sa déroute le centre, où Espenan tenait toujours ferme mais demandait à grands cris du renfort. Un autre, avant Condé, n'eût pas manqué de revenir sur ses pas, de retraverser, dans une attitude équivoque, l'espace glorieusement parcouru, et de se porter au secours de sa gauche et de son centre, en ménageant sa réserve pour achever la victoire ou pour couvrir et réparer la défaite. Le jeune capitaine prit un tout autre parti: au lieu de reculer, il avance encore; il passe sur le ventre de l'infanterie déjà ébranlée, et vient fondre sur les derrières de l'aile victorieuse, après avoir fait dire à Sirot de marcher avec toute sa réserve au secours d'Espenan et de L'Hôpital, et de rétablir à tout prix le combat, ce que fit admirablement Sirot. Ainsi prise entre deux feux, l'armée ennemie céda à gauche comme à droite, et la journée fut gagnée. Mais ce n'était pas assez d'avoir délivré la France du danger présent, il fallait en ce même jour délivrer en quelque sorte l'avenir en détruisant ce qui faisait la force et le prestige des armées espagnoles, la vieille infanterie vraiment espagnole, qui formait la réserve en sa qualité de troupe d'élite, et, selon les règles de l'ancienne stratégie et la politique du cabinet de Madrid, avait été précieusement ménagée et n'avait pas encore donné, c'est-à-dire était restée inutile. Elle n'eut plus qu'à mourir. Condé l'assaillit de toutes parts avec ses escadrons victorieux, avec tout ce qu'il put ramasser d'infanterie et d'artillerie, et il finit, après une mémorable résistance, par la démolir de fond en comble: elle périt presque tout entière à Rocroy.
Au bruit de cette bataille où tout était merveilleux, 217 la jeunesse du général, la hardiesse et la nouveauté des manœuvres, la grandeur des résultats, la cour et Paris ressentirent des transports d'enthousiasme. On avait redouté les derniers désastres, et on était sauvé, et on était victorieux, et on voyait s'ouvrir devant soi une longue suite de semblables victoires que promettait un pareil début. Depuis Henri IV, la France avait eu sans doute d'excellents généraux qui connaissaient bien leur métier et avaient eu des succès en Allemagne, en Espagne et en Italie; mais voici qu'il s'élevait un général de vingt-deux ans qui les effaçait tous, et créait une nouvelle manière de faire la guerre, où l'audace était au service du calcul, comme Descartes et Corneille, qu'on nous passe cette comparaison, venaient de créer une philosophie et une poésie nouvelles pour servir de solide fondement ou d'éclatant interprète à des sentiments et à des pensées sublimes. Rocroy répond au Cid, à Cinna et à Polyeucte, ainsi qu'au Discours de la Méthode et aux Méditations, dans l'histoire de la grandeur française: époque incomparable que nulle autre n'a égalée, pas même celle du consulat après Marengo, parce qu'au milieu de toutes ses splendeurs le consulat n'a eu ni Descartes ni Corneille[312]!
On se figure aisément l'ivresse de l'hôtel de Condé, quand un des camarades du duc d'Enghien dans ses amusements de Liancourt, La Moussaye, qui lui avait servi d'aide de camp pendant toute la journée, apporta la triomphante nouvelle. Toutes les muses de Rambouillet, 218 grandes et petites[313], chantèrent les exploits de leur brillant disciple. Les drapeaux espagnols pris à Rocroy furent étalés pendant plusieurs jours dans les grandes salles de l'hôtel de Condé, avant d'être transportés à Notre-Dame. Le peuple se pressait pour les contempler. Et en même temps que l'orgueil patriotique faisait battre tous les cœurs, on était ému jusqu'aux larmes en apprenant que le jeune capitaine, aussi humain et aussi pieux que brave, avait fait fléchir le genou à toute l'armée sur le champ de bataille pour remercier Dieu, qu'ensuite il avait pris soin des blessés, vainqueurs ou vaincus, comme s'ils étaient de sa propre famille, les consolant, les encourageant, leur distribuant les plus abondants secours sans jamais les humilier, et qu'il avait demandé pour ses lieutenants toutes les récompenses, ne voulant pour lui que la gloire, comme les héros des tragédies et des romans dont il était épris avec tout son siècle. Bientôt on sut qu'après quelques jours donnés à la religion et à l'humanité, le duc d'Enghien avait repris la poursuite de l'ennemi, et qu'il était déjà sous les murs de Thionville.
La maison de Condé avait besoin de l'éclat et de la force que lui renvoyait la victoire de Rocroy pour faire face à ses propres ennemis, et tirer satisfaction de l'insulte qui venait de lui être faite dans la personne de Mme de Longueville.
Il faut avoir une idée juste de la situation des affaires et de celle des partis qui se disputaient le gouvernement, 219 pour comprendre l'importance d'une aventure qui en elle-même semble assez peu de chose.
Depuis la mort de Richelieu, il s'était formé une faction puissante composée de tous ceux que l'impérieux Cardinal avait tenus exilés ou emprisonnés, et qui, revenus à la cour, et leur redoutable ennemi au cercueil, brûlaient de s'emparer de ses dépouilles. Ce qui s'était passé après Henri IV menaçait de se renouveler. Alors on avait vu Marie de Médicis abandonner les ministres et les plans du grand Roi, préférer à Sully le mari de la Galigaï, rompre avec les puissances protestantes et se tourner du côté de l'Autriche et de l'Espagne. C'en était fait de la politique d'Henri IV si Louis XIII, qu'il serait juste enfin de ne pas tant sacrifier à Richelieu, n'eût eu le cœur assez français pour mettre l'État au-dessus de sa mère, et pour donner sa confiance d'abord à Luynes, qui battit les partisans de la Reine mère et l'exila elle-même, puis à Richelieu, qui surpassa bien Luynes en marchant sur ses traces. En 1643, les mécontents du dernier règne crurent avoir trouvé dans la reine Anne une autre Marie de Médicis, qu'ils allaient diriger à leur gré. Leurs espérances étaient naturelles. Anne était sœur du roi d'Espagne, Philippe IV: il lui était difficile de ne pas souhaiter de s'entendre avec son frère, et de terminer les querelles sanglantes de ses deux patries. La guerre avait duré bien longtemps; la France commençait à en être lasse, et une femme pouvait regarder comme une noble manière d'inaugurer son gouvernement d'apporter la paix à la nation fatiguée. Richelieu n'ayant pu gagner Anne d'Autriche, l'avait opprimée. Elle devait donc détester 220 sa mémoire, ses parents et ses créatures, et tout la portait à s'entourer des amis courageux qui avaient partagé ses longues disgrâces. Ils revenaient de la prison ou de l'exil avec des prétentions fort légitimes. La faveur de la régente leur paraissait une dette. Mais ils la réclamèrent d'une façon qui blessa la fierté de la Reine, et la rendit d'autant plus sensible aux déférences et aux flatteries habiles dont l'entourait le ministre laissé par elle à la tête du cabinet, par égard pour la dernière volonté de Louis XIII, et en attendant qu'un de ses amis particuliers, le duc de Beaufort ou l'évêque de Beauvais, eût acquis l'expérience des affaires et se pût charger du gouvernement.
Jules Mazarin, né dans une petite ville des Abruzzes, et dont les commencements sont restés obscurs, s'était d'abord fait connaître comme officier d'infanterie, ce qu'on oublie beaucoup trop et ce que nous aurons bien souvent occasion de rappeler. Puis, entré dans la diplomatie romaine, il y déploya des talents que Richelieu apprécia vite et qu'il s'empressa d'acquérir pour la France et pour lui-même en 1639. Il le fit cardinal en 1641, et le destinait à représenter la France au congrès de Münster. A son lit de mort il le recommanda à Louis XIII, qui conçut de sa capacité une si haute opinion que pour l'attacher à jamais à la France et à la maison royale, il voulut lui faire tenir sur les fonts de baptême le petit roi Louis XIV, le mit par son testament dans le conseil de régence immédiatement après le duc d'Orléans et le prince de Condé, et ordonna à la régente de le maintenir dans le poste de premier ministre. Une fois accepté par nécessité et par politique, Mazarin avait 221 travaillé sans relâche à se rendre la Reine favorable, et peu à peu il y était parvenu.
La justice de l'histoire a commencé pour Mazarin. On reconnaît aujourd'hui que cet étranger, avec tous les défauts et même les vices que ses ennemis lui ont reprochés, est pourtant le digne héritier de Richelieu, qu'il a poursuivi, par des moyens différents mais avec un succès pareil, les deux mêmes objets, la suprématie de l'autorité royale et l'agrandissement du territoire. Inférieur à Richelieu pour tout ce qui regarde l'administration intérieure du royaume, il l'a égalé dans la conduite des affaires militaires et des affaires diplomatiques. On peut dire même que comme diplomate Mazarin est sans rival. Il a attaché son nom aux deux plus grandes transactions européennes du XVIIe siècle, le traité de Westphalie et le traité des Pyrénées. Si son esprit était moins élevé et moins vaste que celui de son incomparable devancier, il n'était ni moins pénétrant ni moins ferme, et le cœur peut-être était encore plus résolu. Une fois au moins, dans la fameuse journée des Dupes, Richelieu a été tout près de désespérer de sa fortune, Mazarin jamais. On ne se peut ressembler ni différer davantage. Mazarin était tout pénétré de la politique de son illustre maître, il n'en concevait et n'en n'admettait pas d'autre; mais il était dans son caractère comme dans sa situation de la pratiquer tout autrement. Inépuisable en ressources et en expédients, il préférait l'artifice à la violence, ménageait et caressait tout le monde, traitait avec tous les partis, et ne se faisait jamais d'ennemis irréconciliables, aimant bien mieux les acheter 222 ou les adoucir que d'avoir à les exterminer. Au début de la régence, il ne s'étonna pas de la tempête qui s'élevait de toutes parts contre la mémoire du terrible Cardinal, et il crut plus sage de la laisser se dissiper peu à peu que de l'accroître en la combattant[314]. Il sut faire aux préjugés et aux inclinations de la Reine les sacrifices nécessaires, céder tour à tour et résister à propos. Au lieu de défendre hautement, et contre le courant de l'opinion abusée, les desseins de Richelieu, il préféra les suivre doucement et sans bruit, et il les accomplit l'un après l'autre, à l'aide du temps son grand allié, comme il l'appelait. «Le temps et moi», disait-il. Le temps et lui vinrent à bout, en effet, de toutes les difficultés; mais Mazarin ne commença pas comme il finit, et nous en sommes ici à l'année 1643.
223 De toutes ses grandes qualités, celle qu'alors il pouvait laisser paraître impunément, était cette infatigable puissance de travail que Richelieu exigeait des siens, et dont lui-même donnait l'exemple. Cette qualité convenait merveilleusement à la paresse de la Reine, et Mazarin s'établit de bonne heure auprès d'elle en la soulageant du poids du gouvernement et en ayant soin de lui en rapporter tout l'honneur. Après avoir été si longtemps opprimée, l'autorité royale souriait à Anne d'Autriche, et son âme espagnole avait besoin de respects et d'hommages. Mazarin les lui prodigua. Il se mit à ses pieds pour arriver jusqu'à son cœur. Au fond elle n'était guère touchée de la grande accusation qu'on élevait déjà contre lui, à savoir qu'il était étranger, car elle aussi elle était étrangère; peut-être même lui était-ce là un attrait mystérieux, et trouvait-elle un charme particulier à s'entretenir avec son premier ministre dans sa langue maternelle, comme avec un compatriote et un ami[315]. Ajoutez à tout cela les manières et l'esprit de Mazarin. Il était souple et insinuant, toujours maître de lui-même, d'une sérénité inaltérable dans les circonstances les plus graves, plein de confiance en sa bonne étoile, et répandant cette confiance autour de lui. Il faut dire enfin que tout cardinal qu'il était, Mazarin n'était pas prêtre; que nourrie dans les maximes de la galanterie de son pays, Anne d'Autriche avait toujours aimé à plaire, qu'elle avait quarante et un ans et qu'elle était belle encore, que son 224 ministre avait le même âge, qu'il était tort bien fait, et de la figure la plus agréable, où la finesse s'unissait à une certaine grandeur[316]. Il avait promptement reconnu que sans famille, sans établissement, sans appui en France, environné de rivaux et d'ennemis, toute sa force était dans la Reine. Il s'appliqua donc par-dessus toutes choses à pénétrer jusqu'à son cœur, comme aussi l'avait tenté Richelieu; mais il possédait bien d'autres moyens pour y réussir. Le beau et doux Cardinal réussit donc. Une fois maître du cœur[317], il dirigea aisément l'esprit d'Anne d'Autriche, et lui enseigna l'art difficile de poursuivre toujours le même but, à l'aide des conduites les plus diverses, selon la diversité des circonstances.
Dans le commencement, tout son effort fut de se maintenir et d'écarter les Importants. On appelait ainsi les chefs des mécontents, à cause des airs d'importance qu'ils se donnaient, blâmant à tort et à travers toutes les mesures du gouvernement, affectant une sorte de profondeur et de sublimité quintessenciée, qui les séparait 225 des autres hommes. Ils régnaient dans les salons, ils exerçaient une autorité considérable à la cour et dans tout le royaume, et ils avaient à leur tête les deux grandes maisons de Vendôme et de Lorraine.
Le duc de Beaufort, le second fils du duc César de Vendôme, portait fièrement le nom de petit-fils de Henri IV; il avait une bravoure réelle et de grandes apparences d'honneur. Le jour de la mort de Louis XIII, il avait montré une fidélité chevaleresque à la Reine, qui, avant d'avoir apprécié Mazarin, penchait fort de son côté; et il l'eût peut-être emporté s'il n'eût gâté ses affaires par des prétentions excessives et une hauteur bien peu habile avec une Espagnole, qu'il fallait flatter longtemps avant de la gouverner. Il n'avait d'ailleurs aucun génie, et il eût échoué d'une façon misérable au premier rang: il n'était fait que pour le rôle qu'il a joué depuis, celui d'un héros de théâtre.
La maison de Guise épuisée ne possédait alors aucun homme supérieur. Longtemps exilée, elle avait perdu en Italie son chef, Charles de Lorraine, et l'aîné des fils, le prince de Joinville, auquel on avait songé pour Mlle de Bourbon. A la mort de ce prince, celui de ses frères qui venait après lui était ce Henri de Guise, si célèbre par ses aventures, sa bravoure et sa légèreté, qui eut toutes les ambitions, forma toutes les entreprises, et ne réussit à rien, pas même à être un héros de roman, quoi qu'on ait dit. Voyez en effet, je vous prie, si c'est ici la vie d'un chevalier, d'un ancien paladin, comme l'appelle Mme de Motteville[318], et s'il fit 226 l'amour comme dans les romans, ainsi que le prétend Mademoiselle[319]. Né en 1614, pourvu tout jeune de l'archevêché de Reims, devenu presque héréditaire dans sa famille, mais n'ayant aucun goût pour la carrière ecclésiastique, il avait rencontré dans son diocèse, à l'abbaye d'Avenet, les trois filles du duc de Nevers, et s'était épris de l'une d'elles, la belle Anne de Gonzagues, depuis la princesse Palatine. Il s'était engagé avec elle par une promesse de mariage authentique; il l'avait même épousée secrètement en 1638. A la nouvelle de la mort de son frère aîné et de son père, en 1639 et 1640, il laisse là son archevêché, prend le titre de duc de Guise, se jette dans les intrigues du duc de Bouillon et du comte de Soissons, va les rejoindre à Sedan, puis de Sedan se retire à Bruxelles, en invitant celle qu'il appelle sa femme à venir l'y retrouver. Anne de Gonzagues, après bien des hésitations, se décide à obéir; elle s'enfuit de Nevers, et traverse la France déguisée. On l'arrête; elle déclare son état, se fait nommer Mme de Guise; et quand elle est sur le point d'arriver à Bruxelles elle apprend que l'on vient d'y célébrer le mariage du duc de Guise avec Honorine de Grimberg, la belle veuve du comte de Bossu[320]. Deux ans ne s'étaient pas écoulés, qu'Henri s'était lassé de sa nouvelle épouse. Il la quitte à son tour pour revenir à Paris, dès qu'il n'a plus à y redouter Richelieu ni 227 Louis XIII. Là, il fait une cour bien facile à Mme de Montbazon. Ensuite, lorsqu'elle est exilée, il devient amoureux de Mlle de Pons, une des filles d'honneur de la reine Anne, fort jolie et fort coquette; il veut l'épouser; il s'en va solliciter à Rome la rupture de son précédent mariage, et par occasion, pour conquérir une couronne à sa maîtresse, il court se mettre à la tête de l'insurrection de Naples. Il arrive à travers mille hasards, déploie la valeur la plus brillante, sans aucun talent ni politique ni militaire, est fait prisonnier par les Espagnols, supplie Condé, malheureusement alors tout-puissant en Espagne, d'obtenir sa délivrance, lui promettant un dévouement à toute épreuve; et, après qu'il a retrouvé sa liberté, grâce à l'intervention de Condé, au lieu de le servir comme il s'y est engagé par une déclaration publique, il l'abandonne, passe à Mazarin, prend part à tout ce qui se fait contre son libérateur, intente à cette même Mlle de Pons, dont il voulait faire une reine de Naples, un procès honteux, pour ravoir les meubles et les pierreries qu'il lui avait donnés, devient grand chambellan, et n'est bon qu'à parader dans les fêtes et les tournois de la cour, et à faire dire, quand on le voit passer avec Condé: voilà le héros de la fable à côté du héros de l'histoire; emportant avec lui au tombeau, en 1664, cette illustre maison de Guise qui méritait de finir autrement. En 1643, à son arrivée à Paris, il était tombé parmi les Importants, et il était fait pour être un des chefs de ce parti, car il était vain, brillant et incapable.
Les femmes occupaient une grande place dans cette Fronde anticipée du commencement de la régence.
228 La reine Anne avait eu autrefois pour amies la célèbre duchesse de Chevreuse et Mme de Hautefort, devenue depuis la maréchale duchesse de Schomberg. Ces deux dames n'avaient en commun qu'une grande beauté, beaucoup d'esprit, et une disgrâce admirablement supportée[321]. Marie de Hautefort était, avec Mme de Sablé, un des modèles de la vraie précieuse, et qui avait égalé sa conduite à ses maximes. Fille d'honneur de la Reine, Louis XIII avait eu pour elle cet amour platonique, dont il aima aussi Mlle de La Fayette. Richelieu, après avoir essayé inutilement de la gagner, l'avait brouillée avec son royal amant et fait exiler de la cour. La reine Anne l'avait aimée presque autant que le Roi, et, aussitôt qu'elle avait été libre et maîtresse d'elle-même, elle lui avait écrit de sa main: «Venez, ma chère amie, je meurs d'impatience de vous embrasser.» Mme de Hautefort était accourue; mais, quand elle avait voulu parler de Mazarin comme autrefois de Richelieu, elle avait trouvé une audience moins favorable, et, n'ayant pas su s'accommoder à la situation nouvelle, ses tendresses impérieuses avaient bientôt fatigué. Mme de Chevreuse avait eu la beauté de Mme de Hautefort, et, à la place de sa vertu sans tache, une énergie à toute épreuve, et un esprit politique de premier ordre. Marie de Rohan, fille du duc Hercule de Montbazon et de Madeleine de Lenoncourt sa première femme, d'abord mariée au connétable de Luynes et veuve de très bonne heure, était entrée dans la maison de Lorraine en épousant le duc de Chevreuse. Victime de sa fidélité à la Reine, deux 229 fois bannie par Richelieu, elle avait longtemps erré en Europe, et elle rapportait en France les prétentions d'une émigrée. Elle remua ciel et terre pour renverser Mazarin et mettre à sa place Châteauneuf, ancien garde des sceaux, qui passait dans le parti pour un homme d'une capacité supérieure et en état d'être premier ministre. Elle exigeait aussi une grande situation pour La Rochefoucauld, ambitieux sans oser le laisser paraître, et qui en était encore à cette sentimentalité romanesque, à la façon du duc de Guise, dont le fond est presque toujours une vanité honteuse d'elle-même, et dont le dernier mot devait être ici, au bout des intrigues de la Fronde, le livre des Maximes.
Mazarin se défendait, comme nous l'avons dit, en s'insinuant peu à peu dans le cœur de la Reine, et aux attaques des maisons de Vendôme et de Lorraine il opposait le poids des anciens partisans de Richelieu, nombreux et accrédités, les La Meilleraie, les Schomberg, les Liancourt, les Mortemart, surtout la maison de Condé, avec ses alliances et ses amitiés, les Montmorency, les Longueville, les Brézé, les Ventadour, les Châtillon. Il n'aurait pu se soutenir dans ces commencements difficiles, si l'incertain duc d'Orléans eût repris ses allures équivoques, et si le prince de Condé n'était pas demeuré attaché à l'autorité royale et favorable à son ministre. Mais l'abbé de La Rivière, acheté par Mazarin, lui gardait le duc d'Orléans, et M. le Prince était trop politique pour ne pas comprendre qu'il lui valait bien mieux être le puissant protecteur que l'adversaire inégal de la royauté. L'habile cardinal connaissait d'ailleurs le prince de Condé; il n'ignorait pas à quelles conditions il pouvait 230 acquérir et retenir son appui, et de bonne heure il y mit le prix: sous Louis XIII, il avait fait nommer M. le Prince grand-maître de la maison du Roi, le duc d'Enghien généralissime de l'armée de Flandre, le duc de Longueville plénipotentiaire à Münster; et un peu plus tard il sut très bien payer au père les victoires du fils, et rendre Dammartin et Chantilly en retour de Rocroy et de Thionville[322].
En se déclarant pour Mazarin, la maison de Condé avait attiré sur elle la haine du parti des Importants. Cette haine rejaillissait à peine sur Mme de Longueville. Sa douceur dans toutes les choses où son cœur n'était pas sérieusement engagé, sa parfaite indifférence politique à cette époque de sa vie, avec les grâces de son esprit et de sa figure, la rendaient aimable à tout le monde et la protégeaient contre l'injustice des partis. Mais, en dehors des affaires d'État, elle avait une ennemie, et une ennemie redoutable, dans la duchesse de Montbazon. Nous avons dit que Mme de Montbazon avait été la maîtresse de M. de Longueville; il faut la faire un peu plus connaître, car elle est un des principaux personnages du drame que nous avons à raconter.
Marie de Bretagne, née vers 1612, morte à quarante-cinq ans en 1657, était la fille aînée de cette fameuse comtesse de Vertu, dont le père était La Varenne Fouquet, maître d'hôtel et serviteur très complaisant d'Henri IV. Le comte de Vertu, de l'illustre maison de Bretagne, avait épousé Mlle de La Varenne à cause de son extrême beauté, et il s'était empressé de la tirer 231 de Paris et de l'emmener chez lui. Il n'y gagna rien, et Tallemant[323] nous raconte de la belle et folle comtesse une histoire galante terminée de la plus tragique manière. La fille était digne de la mère par sa beauté, et elle la laissa bien loin derrière elle par ses vices. Mariée en 1628 au duc de Montbazon, le père de Mme de Chevreuse, lorsqu'il était déjà vieux et qu'elle était encore au couvent, elle se mit bientôt à son aise. L'esprit n'était pas son plus brillant côté, et ce qu'elle en avait était tourné à la ruse et à la perfidie. «Son esprit, dit l'indulgente Mme de Motteville[324], n'étoit pas si beau que son corps; ses lumières étoient bornées par ses yeux, qui commandoient qu'on l'aimât. Elle prétendoit à l'admiration universelle.» Sur son caractère, tous les témoignages sont unanimes. Retz, qui la connaissait bien, en parle en ces termes[325]: «Mme de Montbazon étoit d'une très grande beauté. La modestie manquoit à son air. Son jargon eût suppléé dans un temps calme à son esprit. Elle eut peu de foi dans la galanterie, nulle dans les affaires. Elle n'aimoit rien que son plaisir, et au-dessus de son plaisir son intérêt. Je n'ai jamais vu une personne qui ait conservé dans le vice si peu de respect pour la vertu.» Souverainement vaine et aimant passionnément l'argent, c'est à l'aide de sa beauté qu'elle poursuivait l'influence et la fortune. Elle en prenait donc un soin infini, comme de son idole, et aussi comme de sa ressource et de son trésor. Elle l'entretenait et la relevait par toutes sortes d'artifices, et elle la conserva 232 presque entière jusqu'à sa mort. Mme de Motteville assure que dans ses dernières années elle était «aussi enchantée de la vanité que si elle n'avoit eu que vingt-cinq ans[326]; qu'elle avoit le même désir de plaire, et qu'elle portoit son deuil avec tant d'agrément que l'ordre de la nature se trouvoit changé, puisque beaucoup d'années et de beauté se pouvoient rencontrer ensemble.» Dix ans auparavant, en 1647, à trente-cinq ans, lorsque Mazarin donna une comédie à machines et en musique, à la mode d'Italie, c'est-à-dire un opéra, le soir il y eut un grand bal, et la duchesse de Montbazon y parut parée de perles et avec une plume rouge sur la tête, dans un tel éclat qu'elle ravit toute l'assemblée, «montrant par là que des beaux l'arrière-saison est toujours belle[327].» On peut penser ce qu'elle était en 1643, à trente et un ans.
Des deux conditions de la beauté parfaite, la force et la grâce[328], Mme de Montbazon possédait la première au suprême degré; mais cette qualité étant presque seule ou tout à fait dominante laissait quelque chose à désirer, c'est-à-dire précisément ce qui fait le charme de la beauté. Elle était grande et majestueuse, même à ce point que Tallemant, qui exagère toujours lorsqu'il ne ment pas, dit: «C'étoit un colosse[329].» Elle possédait tout le luxe des attraits de l'embonpoint. Sa gorge rappelait celle des statues antiques, avec un peu d'excès peut-être. Ce qui frappait le plus en sa figure était des yeux et des cheveux très noirs sur un fond d'une éblouissante 233 blancheur. Le défaut était un nez un peu fort, avec une bouche trop enfoncée qui donnait à son visage une apparence de dureté[330]. On voit que c'était juste l'opposé de Mme de Longueville. Celle-ci était grande et ne l'était pas trop. La richesse de sa taille n'ôtait rien à sa délicatesse. Un juste embonpoint laissait déjà paraître et retenait dans une mesure exquise la beauté des formes de la femme. Ses yeux étaient du bleu le plus doux; son abondante chevelure du plus beau blond cendré. Elle avait le plus grand air; et malgré cela son trait particulier était la grâce. Ajoutez la suprême différence des manières et du ton. Mme de Longueville était dans tout son maintien la dignité, la politesse, la modestie, la douceur même, avec une langueur et une nonchalance qui n'étaient pas son moindre charme. Sa parole était rare ainsi que son geste; les inflexions de sa voix étaient une musique parfaite. L'excès, où jamais elle ne tomba, eût été plutôt une sorte de mignardise. Tout en elle était esprit, sentiment, agrément. Mme de Montbazon, au contraire, avait la parole libre, le ton leste et dégagé, de la morgue et de la hauteur.
Ce n'en était pas moins une créature très attrayante, 234 quand elle voulait l'être, et elle eut un grand nombre d'adorateurs, et d'adorateurs heureux, depuis Gaston, duc d'Orléans, et le comte de Soissons, tué à la Marfée, jusqu'à Rancé, le jeune éditeur d'Anacréon et le futur fondateur de la Trappe. M. de Longueville avait été quelque temps l'amant en titre, et il lui faisait des avantages considérables. Quand il épousa Mlle de Bourbon, Mme la Princesse exigea, sans être il est vrai bien fidèlement obéie, qu'il rompît tout commerce avec son ancienne maîtresse. De là dans cette âme intéressée une irritation que redoubla la vanité blessée, lorsqu'elle vit cette jeune femme avec son grand nom, un esprit merveilleux, un agrément indéfinissable, s'avancer dans le monde de la galanterie, entraîner sans le moindre effort tous les cœurs après elle, et lui enlever ou partager du moins cet empire de la beauté dont elle était si fière, et qui lui était si précieux. D'un autre côté, ainsi que nous l'avons dit, le duc de Beaufort n'avait pu autrefois se défendre pour Mme de Longueville d'une admiration passionnée qui avait été très froidement reçue[331]. Il en avait eu du dépit, et cette blessure saignait encore, même après qu'il eut porté ses hommages à Mme de Montbazon. Celle-ci, comme on le pense bien, aigrit ses ressentiments. Enfin le duc de Guise, récemment arrivé à Paris, s'était mis à la fois dans le parti des Importants et au service de Mme de Montbazon, qui l'accueillit fort bien, en même temps qu'elle s'efforçait de garder ou de rappeler M. de Longueville, et qu'elle régnait sur Beaufort, dont le rôle auprès d'elle était un peu celui de 235 cavalier servant. On le voit, Mme de Montbazon disposait, par Beaufort et par Guise, de la maison de Vendôme et de la maison de Lorraine, et elle employa tout ce crédit au profit de sa haine contre Mme de Longueville. Elle brûlait de lui nuire; elle en trouva l'occasion.
Un soir[332] que, dans son salon de la rue de Béthisy ou de la rue Barbette[333], elle avait chez elle une nombreuse compagnie, on ramassa deux lettres qui n'avaient pas de signature, mais qui étaient d'une écriture de femme et d'un style peu équivoque. On se mit à les lire, on en fit mille plaisanteries, on en rechercha l'auteur. Mme de Montbazon prétendit qu'elles étaient tombées de la poche de Maurice de Coligny, qui venait de sortir, et qu'elles étaient de la main de Mme de Longueville. Le mot d'ordre une fois donné, tous les échos du parti des Importants le répétèrent, et cette aventure devint l'entretien de la cour. Voici quelles étaient les deux lettres trouvées chez Mme de Montbazon; une frivole curiosité nous les a très fidèlement conservées[334]:
«J'aurois beaucoup plus de regret du changement de votre conduite si je croyois moins mériter la continuation 236 de votre affection. Je vous avoue que, tant que je l'ai crue véritable et violente, la mienne vous a donné tous les avantages que vous pouviez souhaiter. Maintenant n'espérez pas autre chose de moi que l'estime que je dois à votre discrétion. J'ai trop de gloire pour partager la passion que vous m'avez si souvent jurée, et je ne veux plus vous donner d'autre punition de votre négligence à me voir que celle de vous en priver tout à fait. Je vous prie de ne plus venir chez moi, parce que je n'ai plus le pouvoir de vous le commander.»
«De quoi vous avisez-vous après un si long silence? Ne savez-vous pas bien que la même gloire qui m'a rendue sensible à votre affection passée me défend de souffrir les fausses apparences de sa continuation? Vous dites que mes soupçons et mes inégalités vous rendent la plus malheureuse personne du monde; je vous assure que je n'en crois rien, bien que je ne puisse nier que vous ne m'ayez parfaitement aimée, comme vous devez avouer que mon estime vous a dignement récompensé. En cela, nous nous sommes rendu justice, et je ne veux pas avoir dans la suite moins de bonté, si votre conduite répond à mes intentions. Vous les trouveriez moins déraisonnables si vous aviez plus de passion, et les difficultés de me voir ne feroient que l'augmenter au lieu de la diminuer. Je souffre pour trop aimer et vous 237 pour n'aimer pas assez. Si je vous dois croire, changeons d'humeur; je trouverai du repos à faire mon devoir, et vous devez y manquer pour vous mettre en liberté. Je n'aperçois pas que j'oublie la façon dont vous avez passé avec moi l'hiver, et que je vous parle aussi franchement que j'ai fait autrefois. J'espère que vous en userez aussi bien, et que je n'aurai point de regret d'être vaincue dans la résolution que j'avois faite de n'y plus retourner. Je garderai le logis trois ou quatre jours de suite, et l'on ne m'y verra que le soir: vous en savez la raison.»
Ces lettres n'étaient pas controuvées. Elles avaient été réellement écrites par Mme de Fouquerolles au beau et élégant marquis de Maulevrier, qui avait eu la sottise de les perdre dans le salon de Mme de Montbazon. Maulevrier, tremblant d'être reconnu et d'avoir compromis Mme de Fouquerolles, courut chez un des chefs du parti des Importants, La Rochefoucauld, qui était son ami, lui confia son secret, et le supplia de s'entremettre pour assoupir cette affaire. La Rochefoucauld fit comprendre à Mme de Montbazon qu'il était de son intérêt de faire ici la généreuse, car on reconnaîtrait bien aisément l'erreur ou la fraude, dès qu'on en viendrait à confronter l'écriture de ces lettres avec celle de Mme de Longueville; qu'il lui fallait donc prévenir un éclat qui retomberait sur elle. Mme de Montbazon remit les lettres originales à La Rochefoucauld, qui les fit voir à M. le Prince, à Mme la Princesse, à Mme de Rambouillet et à Mme de Sablé, particulières amies de Mme de Longueville, et, la vérité bien établie, les brûla en présence de la Reine, délivrant Maulevrier et Mme de Fouquerolles de 238 l'inquiétude mortelle où ils avaient été pendant quelque temps[335].
Peut-être eût-il été sage de s'en tenir là. C'était l'avis un peu intéressé du faible et prudent M. de Longueville, qui voulait ménager Mme de Montbazon, et ne croyait pas que l'honneur de sa femme eût beaucoup à gagner à un plus grand éclat. Mme de Longueville n'était pas non plus fort animée; mais Mme la Princesse, avec son humeur altière et dans le premier enivrement des succès de son fils, exigea une réparation égale à l'offense, et déclara hautement que, si la Reine et le gouvernement ne prenaient pas en main l'honneur de sa maison, elle et tous les siens se retireraient de la cour: elle s'indignait à la seule idée qu'on pût mettre un moment sa fille en balance avec la petite-fille d'un cuisinier, disait-elle, voulant parler de La Varenne, père de la comtesse de Vertu, qui avait été maître d'hôtel de Henri IV. En vain tout le parti des Importants, Beaufort et Guise à leur tête, s'agitèrent et menacèrent: Mazarin était trop habile pour se mettre sur les bras deux ennemis à la fois, et pour se brouiller avec les Condé sans espoir d'acquérir ou de désarmer les Lorrains et les Vendôme. Il tourna aisément la Reine du côté de Mme la Princesse[336]. Mme de Longueville était allée passer les premiers moments de cette désagréable aventure à La Barre, auprès de ses chères amies Mlles Du Vigean. La Reine elle-même alla l'y voir, et lui promit sa protection. On décida que la duchesse de Montbazon 239 se rendrait chez Mme la Princesse, à l'hôtel de Condé, et lui ferait une réparation publique. Mme de Motteville raconte avec beaucoup d'agrément tout ce qu'il fallut de diplomatie pour ménager et régler ce que dirait Mme de Montbazon et ce que répondrait Mme la Princesse. «La Reine étoit dans son grand cabinet, et Mme la Princesse étoit avec elle, qui, tout émue et toute terrible, faisoit de cette affaire un crime de lèse-majesté. Mme de Chevreuse, engagée par mille raisons dans la querelle de sa belle-mère, étoit avec le cardinal Mazarin pour composer la harangue qu'elle devoit faire. Sur chaque mot, il y avoit un pourparler d'une heure. Le Cardinal, faisant l'affairé, alloit d'un côté et d'autre pour accommoder leur différend, comme si cette paix eût été nécessaire au bonheur de la France et au sien en particulier. Il fut arrêté que la criminelle iroit chez Mme la Princesse le lendemain, où elle devoit dire que le discours qui s'étoit fait de la lettre étoit une chose fausse, inventée par de méchants esprits, et qu'en son particulier elle n'y avoit jamais pensé, connoissant trop bien la vertu de Mme de Longueville et le respect qu'elle lui devoit. Cette harangue fut écrite dans un petit billet qui fut attaché à son éventail, pour la dire mot à mot à Mme la Princesse. Elle le fit de la manière du monde la plus fière et la plus haute, faisant une mine qui sembloit dire: «Je me moque de ce que je dis.»
Mademoiselle[337] et d'Ormesson[338] nous ont conservé les deux discours prononcés: «Madame[339], je viens ici pour 240 vous protester que je suis innocente de la méchanceté dont on m'a voulu accuser, n'y ayant point de personne d'honneur qui puisse dire une calomnie pareille; et si j'avois fait une faute de cette nature, j'aurois subi les peines que la Reine m'auroit imposées et ne me serois jamais montrée devant le monde, et vous en aurois demandé pardon, vous suppliant de croire que je ne manquerai jamais au respect que je vous dois et à l'opinion que j'ai du mérite et de la vertu de Mme de Longueville.» Mme la Princesse répondit: «Je reçois très volontiers l'assurance que vous me donnez n'avoir nullement part à la méchanceté que l'on a publiée, déférant tout au commandement que la Reine m'en a fait.»
On trouve dans d'Ormesson quelques détails qui ajoutent au piquant de cette scène de comédie. Elle eut lieu le 8 août. Le cardinal Mazarin y assistait, comme témoin de la part de la Reine. Mme de Montbazon ayant commencé son discours sans dire Madame, Mme la Princesse s'en plaignit, et l'autre dut recommencer avec l'addition respectueuse. Évidemment un pareil accommodement ne finissait rien[340].
241 Outre la satisfaction qu'elle venait de recevoir, Mme la Princesse avait demandé et obtenu la permission de ne se point trouver en même lieu que la duchesse de Montbazon. A quelque temps de là, Mme de Chevreuse invita la Reine à une collation dans le jardin de Renard. Ce jardin était le rendez-vous de la belle société. Il était au bout des Tuileries, avant la porte de la Conférence qui conduisait au Cours-la-Reine, c'est-à-dire à l'angle gauche de la place Louis XV[341], sur le terrain occupé depuis par deux de ces tristes fossés inventés par le XVIIIe siècle et obstinément conservés comme pour gâter à plaisir cette magnifique place qu'il serait si aisé de rendre la plus belle de l'Europe. L'été, en revenant du Cours, qui était la promenade du grand monde, et où les beautés du jour faisaient assaut de toilette et d'éclat[342], on venait se reposer au jardin de Renard, y prendre des rafraîchissements, et entendre des sérénades à la manière espagnole. La Reine se plaisait fort à s'y promener dans les belles soirées d'été. Elle voulut que Mme la Princesse y vînt avec elle partager la collation que lui offrait Mme de Chevreuse, l'assurant bien que Mme de Montbazon n'y serait pas: mais celle-ci y était, et elle prétendit même faire les honneurs de la collation comme belle-mère de celle qui la donnait. Mme la Princesse feignit de vouloir se retirer pour ne pas troubler la fête; la Reine ne pouvait pas ne la point retenir, puisqu'elle était venue sur sa parole. Elle fit donc prier Mme de Montbazon de faire semblant de se trouver mal et de s'en aller pour la tirer d'embarras. La hautaine duchesse ne consentit pas 242 à fuir devant son ennemie, et elle demeura. La Reine offensée refusa la collation et quitta la promenade avec Mme la Princesse. Quelques jours après, une lettre du Roi enjoignait à Mme de Montbazon de sortir de Paris[343].
Cette disgrâce déclarée irrita les Importants. Ils se crurent humiliés et affaiblis, et il n'y eut pas de violences et d'extrémités qu'ils ne rêvèrent. Le duc de Beaufort, frappé à la fois dans son crédit et dans ses amours, jeta les hauts cris; les pensées de vengeance qui depuis quelque temps s'agitaient à l'hôtel de Vendôme, se fixèrent; il y eut un complot formé et arrêté pour se défaire de Mazarin, avec diverses tentatives d'exécution[344]. Dans ces conjonctures, le Cardinal se montra à la hauteur de Richelieu. Quoiqu'il demandât surtout ses succès à la patience, à l'habileté et à l'intrigue, il avait aussi de la résolution et du courage, et il sut prendre son parti. Il était déjà assez bien avec la Reine, et il commençait à 243 lui paraître nécessaire ou du moins fort utile. Il lui représenta ce qu'elle devait à l'État et à l'autorité royale menacée; qu'il fallait préférer l'intérêt de son fils et de sa couronne à des amitiés bonnes peut-être en d'autres temps, mais qui étaient devenues dangereuses; il mit sous ses yeux les preuves certaines de la conspiration ourdie contre sa personne, et la supplia de choisir entre ses ennemis et lui. Anne d'Autriche n'hésita point, et la ruine des Importants fut décidée. Le 2 septembre, on arrêta le duc de Beaufort au Louvre même, et on le conduisit à Vincennes. On ôta le commandement des Suisses à La Châtre, ami de Beaufort. L'évêque de Beauvais, qui avait eu un moment la confiance de la Reine et s'était mis en tête de succéder à Richelieu, fut renvoyé à son église; le duc de Vendôme, ainsi que le duc de Mercœur, son fils aîné, relégués à Anet, Mme de Chevreuse d'abord à Dampierre puis en Anjou, et Châteauneuf dans son gouvernement de Touraine[345]. Ces mesures, exécutées à propos, dissipèrent le parti des Importants. Les discordes intestines qui menaçaient le nouveau règne durent attendre des jours plus favorables. Mazarin, bientôt sans rival auprès de la Reine, continua au dedans et surtout au dehors le système de son devancier, et la royauté, ainsi que la France, comptèrent une suite de belles années, grâce à l'union des princes du sang avec la couronne, aux ménagements habiles du premier ministre, à son génie politique secondé par le génie militaire du duc d'Enghien.
Celui-ci était revenu à Paris à la fin de la campagne, 244 après avoir gagné une grande bataille, pris une place forte très importante, fait passer le Rhin à l'armée française, et reporté la guerre en Allemagne. La Reine l'avait reçu comme le libérateur de la France. Mazarin, qui tenait plus à la réalité qu'à l'apparence du pouvoir, lui fit dire que toute son ambition était d'être son chapelain et son homme d'affaires auprès de la Reine. De loin, le duc d'Enghien avait applaudi à tout ce qu'on avait fait, et il revenait brûlant encore pour Mlle Du Vigean, et furieux qu'on eût osé insulter sa sœur. Il adorait sa sœur, et il aimait Coligny. Il connaissait et il avait favorisé sa passion. Engagé lui-même dans un amour aussi ardent que chaste, il savait que sa sœur pouvait bien n'avoir pas été insensible aux empressements de Maurice, mais il se révoltait à la pensée qu'on lui attribuât les lettres d'une Mme de Fouquerolles, et il le prit sur un ton qui arrêta les plus insolents.
Parmi les amis du duc de Beaufort et de Mme de Montbazon était au premier rang le duc de Guise. On l'avait ménagé ainsi que toute sa famille à cause de Monsieur, Gaston, duc d'Orléans, qui avait épousé en secondes noces une princesse de Lorraine, la belle Marguerite[346]. Le duc de Guise était tel que nous l'avons dépeint. Il avait déjà fait plus d'une folie, mais il n'avait pas encore honteusement échoué dans toutes ses entreprises; son incapacité n'était pas déclarée; il avait le prestige de son nom, de la jeunesse, de la beauté[347], et d'une bravoure 245 portée jusqu'à la témérité. Serviteur avoué de Mme de Montbazon, il avait épousé sa querelle, sans être entré néanmoins dans les violences de Beaufort, et il était resté debout en face des Condé victorieux.
Coligny avait eu la sagesse de se tenir à l'écart pendant l'orage, de peur de compromettre encore davantage Mme de Longueville en se portant ouvertement son défenseur; mais quelques mois s'étant écoulés, il crut pouvoir se montrer, et, comme le dit l'ouvrage inédit sur la régence que nous avons plusieurs fois cité[348], «la prison du duc de Beaufort lui ôtant les moyens de tirer avec lui l'épée, il s'adressa au duc de Guise.» La Rochefoucauld s'exprime ainsi[349]: «Le duc d'Enghien, ne pouvant témoigner au duc de Beaufort, qui étoit en prison, le ressentiment qu'il avoit de ce qui s'étoit passé entre Mme de Longueville et Mme de Montbazon, laissa à Coligny la liberté de se battre avec le duc de Guise, qui avoit été mêlé dans cette affaire.» Le duc d'Enghien connut donc et approuva ce que fit Coligny. Pour Mme de Longueville, il est absurde de supposer qu'elle voulut être vengée et poussa Coligny, car tout le monde lui attribue une conduite fort modérée en opposition avec celle de Mme la Princesse. Loin d'envenimer la querelle, elle était d'avis de l'étouffer, et Mme de Motteville réfute 246 elle-même le bruit qu'elle rapporte en disant: «La jalousie qu'elle avoit contre la duchesse de Montbazon, étant proportionnée à son amour pour son mari, ne l'emportoit pas si loin qu'elle ne trouvât plus à propos de dissimuler cet outrage.»
La Rochefoucauld nous donne un renseignement qui explique ce qui va suivre: Coligny relevait d'une longue maladie; il était faible encore, et il n'était pas très adroit à l'escrime[350]. C'est dans cet état qu'il s'attaqua au duc de Guise, qui, comme tous les héros de parade, était d'une rare habileté dans ce genre d'exercices.
Disons quelques mots des seconds qu'ils se choisirent; ils en valent la peine à tous égards. Les seconds étaient alors des témoins qui se battaient. Coligny prit pour second, et pour faire l'appel, comme on disait alors, Godefroi, comte d'Estrades, gentilhomme gascon, d'une bravoure éprouvée. D'Estrades avait commencé à servir en Hollande sous Maurice de Nassau. Il s'était distingué dans plusieurs semblables rencontres. Un jour, à ce que raconte Tallemant[351], se battant contre un matamore qui se mit sur le bord d'un petit fossé et dit à d'Estrades: «Je ne passerai pas ce fossé. Et moi, dit d'Estrades en faisant une raie derrière soi avec son épée, je ne passerai pas cette raie.» Ils se battent: d'Estrades le tue. En 1643, il était déjà très compté à la cour et dans les affaires; il fut employé tour à tour et avec un égal succès à la guerre et dans la diplomatie, et devint maréchal de France en 1675[352]. Le second du duc de Guise 247 était son écuyer, le marquis de Bridieu, gentilhomme Limousin, brave officier, très attaché à la maison de Lorraine, qui, en 1650, défendit admirablement Guise contre l'armée espagnole et contre Turenne, et pour cette belle défense, où il y eut vingt-quatre jours de tranchée ouverte, fut fait lieutenant général[353].
On convint que l'affaire aurait lieu à la Place Royale[354], 248 théâtre accoutumé de ces sortes de combats qu'ils avaient teint cent fois du meilleur sang. C'est aussi à la Place Royale qu'habitaient les plus grandes dames, la fleur de la galanterie, Marguerite de Rohan, Mme de Guymené, Mme de Chaulnes, Mme de Saint-Géran, Mme de 249 Sablé, la comtesse de Maure et tant d'autres, sous les yeux desquelles ces légers et vaillants gentilshommes se plaisaient à croiser le fer. Beaucoup d'entre eux y laissèrent la vie. Dans le premier quart du XVIIe siècle, le duel était une mode à la fois utile et désastreuse, 250 qui entretenait les mœurs guerrières de la noblesse, mais qui la moissonnait presque à l'égal de la guerre, et pour les causes les plus frivoles. Tirer l'épée pour une bagatelle était devenu l'accompagnement obligé des belles manières; et comme la galanterie avait ses élégants, le duel avait ses raffinés. En quelques années, neuf cents gentilshommes périrent dans des combats particuliers[355]. Pour arrêter ce fléau, Richelieu fit rendre au Roi l'édit terrible qui punissait la mort par la mort et envoyait les provocateurs de la Place Royale à la place de Grève. Richelieu fut inflexible, et l'exemple de Montmorency Bouteville, décapité avec son second, le comte Deschapelles, pour avoir provoqué Beuvron et s'être battu avec lui à la Place Royale en plein midi, imprima une terreur salutaire et rendit assez rares les infractions à l'édit. Coligny brava tout[356]; il 251 fit appeler Guise, et, au jour marqué, les deux nobles adversaires, assistés de leurs seconds, d'Estrades et Bridieu, se rencontrèrent à la Place Royale.
Nous pouvons donner les moindres détails du combat, grâce aux mémoires contemporains, grâce surtout aux divers manuscrits dont nous avons déjà fait usage.
Le 12 décembre 1643[357], d'Estrades alla le matin appeler le duc de Guise de la part de Coligny. Le rendez-vous fut pris pour le jour même, à la Place Royale, à trois heures[358]. Les deux adversaires ne firent rien paraître de toute la matinée, et à trois heures ils étaient au rendez-vous. On prête[359] au duc de Guise un mot qui répand sur cette scène une grandeur inattendue, fait comparaître à la Place Royale et met aux prises une dernière fois les deux plus illustres combattants des guerres de la Ligue dans la personne de leurs descendants. En mettant l'épée à la main, Guise dit à Coligny: «Nous allons décider les anciennes querelles de nos deux maisons, et on verra quelle différence il faut mettre 252 entre le sang de Guise et celui de Coligny.» Coligny porta à son adversaire une longue estocade; mais, faible comme il était, le pied de derrière lui manqua, et il tomba sur le genou. Guise alors passa sur lui et mit le pied sur son épée[360]. Il aurait dit à Coligny[361]: «Je ne veux pas vous tuer, mais vous traiter comme vous méritez, pour vous être adressé à un prince de ma naissance, sans vous en avoir donné sujet»; et il le frappa du plat de son épée[362]. Coligny, indigné, ramasse ses forces, se rejette en arrière, dégage son épée et recommence la lutte[363]. Dans ce second acte de l'affaire, Guise fut blessé légèrement à l'épaule[364] et Coligny à la main. Enfin Guise, passant de nouveau sur Coligny, se saisit de son épée, dont il eut la main un peu coupée, et en la lui enlevant lui porta un grand coup dans le bras qui le mit hors de combat. Pendant ce temps, d'Estrades et Bridieu s'étaient blessés grièvement[365].
Telle fut l'issue de ce duel, le dernier des duels célèbres de la Place Royale[366]. Il fit très peu d'honneur à Coligny[367], et presque tout le monde prit parti pour le 253 duc de Guise. La Reine témoigna[368] un très vif mécontentement de la violation de l'édit. Monsieur, poussé par sa femme et par les Lorrains, se plaignit hautement[369]. M. le Prince et Mme la Princesse furent bien obligés de se déclarer contre Coligny doublement coupable et parce qu'il était le provocateur et parce qu'il avait été malheureux. La preuve que Coligny était d'intelligence avec le duc d'Enghien, c'est que celui-ci ne l'abandonna pas, qu'il le reçut blessé dans sa maison de Paris, puis à Saint-Maur, et qu'il ne cessa de l'entourer de sa protection et de ses soins[370], en dépit de 254 M. le Prince. Quand l'affaire fut déférée au Parlement, conformément à l'édit de Richelieu, et que les deux adversaires furent appelés à comparaître, le duc de Guise annonça l'intention de se rendre au palais avec un cortége de princes et de grands seigneurs; de son côté le duc d'Enghien menaça d'y accompagner aussi son ami. Mais les poursuites commencées s'arrêtèrent[371] devant l'état déplorable où l'on sut qu'était tombé Coligny. L'infortuné languit quelques mois, et mourut à la fin 255 de mai 1644[372] des suites de ses blessures, et de désespoir d'avoir si mal soutenu la cause de sa propre maison et celle de Mme de Longueville.
Cette affaire, avec ses dramatiques circonstances et son dénoûment tragique, eut un immense et douloureux retentissement dans Paris et dans la France entière. Elle ranima un moment les divisions des partis, et suspendit les divertissements et les fêtes de l'hiver 256 de 1644[373]; elle n'occupa pas seulement les familles intéressées et la cour, elle frappa vivement toute la haute société, et demeura quelque temps l'entretien des salons. On pense bien qu'en se répandant elle se grossit de proche en proche d'incidents imaginaires. D'abord on supposa que Mme de Longueville aimait Coligny. Il le fallait pour le plus grand intérêt du récit. De là cette autre invention, qu'elle-même avait armé le bras de Coligny, et que d'Estrades, chargé d'appeler le duc de Guise, ayant dit à Coligny que le duc pourrait bien désavouer les propos injurieux qu'on lui prêtait et qu'ainsi l'honneur serait satisfait, Coligny lui aurait répondu: «Il n'est pas question de cela; je me suis engagé à Mme de Longueville de me battre contre lui à la Place Royale, je n'y puis manquer[374].» On ne pouvait s'arrêter en si beau chemin, et Mme de Longueville n'aurait pas été la sœur du vainqueur de Rocroy, une héroïne digne de soutenir la comparaison avec celles d'Espagne, qui voyaient mourir leurs amants à leurs pieds dans les tournois, si elle n'eût assisté au combat de Guise et de Coligny. On assura donc que le 12 décembre elle était dans un hôtel de la Place Royale, chez la duchesse de Rohan, et que là, cachée à une fenêtre, derrière un rideau, elle avait vu la funeste rencontre.
Alors, comme aujourd'hui, c'était la poésie, c'est-à-dire la chanson, qui mettait le sceau à la popularité d'un événement. Quand l'événement était malheureux, la chanson était une complainte burlesquement pathétique et toujours un peu railleuse. Telle est celle-ci, qui 257 courut toutes les ruelles, et fut réellement chantée, car nous la trouvons dans le Recueil des chansons notées de l'Arsenal[375]:
Après la chanson le roman; Mme de Longueville eut aussi le sien. Un bel esprit du temps, dont le nom nous est inconnu, composa en cette occasion une nouvelle, où, sous des noms supposés, et mêlant le faux au vrai, il raconte la touchante aventure qui occupait alors tout Paris. Nous avons découvert cette nouvelle inédite du milieu du XVIIe siècle à la Bibliothèque de l'Arsenal et à la Bibliothèque nationale[376]. Elle a pour titre: Histoire d'Agésilan et d'Isménie, c'est-à-dire histoire de Coligny et de Mme de Longueville. Elle a l'avantage d'être fort courte. Nous n'osons pourtant la donner tout entière, et nous nous bornerons à faire connaître rapidement ce petit monument de la célébrité naissante de Mme de Longueville.
258 Bien entendu, Isménie aime le plus tendrement du monde Agésilan, et elle l'aimait avant d'avoir été mariée à Amilcar, le duc de Longueville, par l'ordre de son père et de sa mère, Anténor et Simiane, M. le Prince et Mme la Princesse. Isménie a pour ennemie Roxane, Mme de Montbazon, jalouse de sa beauté; et ici viennent deux portraits d'Isménie et de Roxane, qui sont d'une exactitude tout à fait historique: «Roxane étoit piquée des louanges qu'on donnoit à Isménie de sa beauté, qui véritablement étoit des plus grandes. Ses cheveux d'un blond cendré, ses yeux bleus, la blancheur de son teint et sa taille étoient incomparables; son esprit doux, insinuant, parlant agréablement sur toutes sortes de sujets, lui donnoit l'approbation de tout le monde. Roxane, qui a une beauté et une humeur différente, n'avoit pas des approbateurs sur sa grâce en si grand nombre qu'Isménie, bien que sur la beauté les esprits fussent partagés. Ses cheveux étoient bruns sur un teint blanc et uni; ses yeux noirs et bien fendus, d'où il sortoit un feu à pénétrer jusque dans les cœurs les plus insensibles; sa mine haute et fière la faisoit plutôt craindre qu'aimer; son esprit étoit cruel, plein de violence. Il ne falloit point se partager avec elle.»
Voici une conversation des deux amants moins longue que celles de l'Astrée et du Grand Cyrus, mais qui a leur agréable fadeur, leur sentimentale mélancolie: «Pensive à son malheur, Isménie se promenoit le long d'un ruisseau qui arrose le bois de Mirabelle (Chantilly). Elle vit tout d'un coup sortir un homme de l'épaisseur du bois, et pâle et défait se jeter à ses genoux. Elle connut d'abord que c'étoit Agésilan qui lui dit: Quoi! ma princesse, 259 m'abandonnerez-vous après tant de promesses de votre fermeté? En refusant le parti qu'on vous offre, ne ferez-vous pas connoître à tout le monde que ma princesse a autant de fidélité que de beauté, et que sa parole est inébranlable quand elle l'a donnée? S'il vous reste encore quelque souvenir du malheureux Agésilan et des tendresses que vous aviez pour lui, donnez-lui un mois avant que d'accomplir ce mariage. Le terme est court pour une si grande disgrâce qui me coûtera la vie.—Agésilan, dit Isménie, Dieu sait, si mes sentiments étoient suivis, si je serois jamais à d'autre qu'à vous! J'ai fait pour cela plus que le devoir ne m'obligeoit: j'ai résisté longtemps aux ordres d'Anténor et de Simiane. J'ai passé des jours et des nuits en pleurs de la perte que je faisois de mon cher Agésilan. Tout ce que je puis faire pour lui est de lui conserver toujours mon estime et mon amitié. Elle l'embrassa pour la dernière fois, et se retira dans le château sans attendre sa réponse.»
Agésilan désespéré va rejoindre l'armée commandée par le frère d'Isménie, Marcomir, le duc d'Enghien, et nous assistons à un récit de la bataille de Rocroy en général assez exact, à deux défauts près. L'auteur n'a pas l'air d'avoir connu la manœuvre hardie et savante qui décida la victoire, et que nous avons essayé de décrire. On se doute bien aussi qu'il donne à Coligny dans cette grande journée un rôle qu'il n'a pas eu. Dans la nouvelle, Agésilan prend la place de Gassion et commande l'aile droite; le maréchal de L'Hôpital, qui commandait la gauche, est remplacé par Gassion, qui est mis sous le nom d'Hilla ou Hillarius, «vieux mestre de camp, à présent maréchal, soldat de fortune, mais qui 260 avoit passé par toutes les charges, ayant beaucoup de cœur et de fermeté.» Marcomir avait confié l'aile droite à Agésilan «comme étant assuré de sa fidélité et de son grand cœur.» Agésilan cherche la mort, et, selon les règles du roman, il ne trouve que la gloire, il est vrai, avec beaucoup de blessures qui expliqueront plus tard sa langueur et sa faiblesse. Entre autres exploits, il a une rencontre particulière avec Alaric, roi des Goths. Marcomir, de son côté, fait des actions extraordinaires et tue de sa main le chef de l'armée ennemie. Comme Agésilan-Coligny a pris la place de Gassion, ainsi d'Estrades, ami de Coligny, est substitué, sous le nom de Théodate, au brave Sirot, qui commandait la réserve et contribua tant au succès de la bataille.
La nouvelle peint fidèlement la conduite d'Enghien-Marcomir après la victoire. «Après avoir rendu grâces à Dieu d'une si grande victoire, Marcomir retourna dans son camp. Il fut légèrement blessé, eut deux chevaux tués sous lui, et fit dans cette action tout ce qu'un bon général et un grand capitaine peut faire: il eut grand soin des blessés et il les visitoit tous les jours.» Il ne pouvait manquer de prendre un soin particulier d'Agésilan, son parent, et de Théodate; il les ramena avec lui à Lutétie, où ils reçurent toutes les louanges que leurs belles actions méritaient.
Dans la nouvelle, comme dans quelques mémoires, c'est Roxane, Mme de Montbazon, qui invente et contrefait les deux fameuses lettres pour déshonorer et perdre Isménie. Elle exige de son amant Florizel, le duc de Guise, qu'il soutienne que ces lettres sont véritables; et, ne pouvant obtenir de sa loyauté une pareille indignité, 261 elle lui demande au moins de s'en exprimer avec doute. Florizel a la faiblesse d'y consentir; ses paroles sont promptement exagérées et envenimées, et de toutes parts le bruit s'accrédite que Florizel défend très haut la vérité de ces lettres et se déclare prêt à la soutenir à Agésilan lui-même, «en quelle manière il le voudroit.» Indignation de la reine Amalasonte, Anne d'Autriche, contre Isménie qu'elle croit coupable; grande colère d'Anténor et de Simiane, M. le Prince et Mme la Princesse, contre leur fille, et désespoir de celle-ci, car les deux lettres imaginées par Roxane sont bien autrement fortes que celles que Mme de Fouquerolles avait écrites à Maulevrier, et qui furent attribuées à Mme de Longueville. Première lettre: «Je ne puis vous souffrir plus longtemps dans la tristesse où vous êtes. Votre constance m'a entièrement gagnée. Trouvez-vous ce soir dans l'allée des Sycomores, proche des bains de Diane. Je vous dirai ce que je veux faire pour vous.» Autre lettre: «Je crois que vous êtes content de moi, cher Agélisan; mais si la promenade des Sycomores vous a plu, celle où je vous ordonne de venir ne vous plaira pas moins. Venez seul, à dix heures du soir, par la porte du jardin; vous trouverez Lydie, qui vous conduira où je serai. Adieu.»
Ces deux rendez-vous sont assez bien imaginés pour expliquer l'irritation d'Isménie, et comment elle pousse elle-même Agésilan à la venger, et lui ménage un second habile dans Théodate. Le duel avait été résolu «dans un conseil chez Isménie, où Marcomir et Agésilan étoient.» Les préparatifs de la rencontre et les détails sont moins saisissants et moins romanesques 262 dans le roman que dans l'histoire. La scène y est fidèlement racontée, mais fort abrégée en ce qui regarde les deux principaux adversaires; l'intervention du duc d'Enghien est plus marquée.
«La partie fut liée à deux heures de l'après-midi, à la place des Nymphes (Place Royale). Florizel y viendroit avec un second, un page et un laquais; Agésilan et Théodate en feroient de même; les deux carrosses se rencontreroient devant le logis de Caliste (la duchesse de Rohan), et les cochers se battroient à coups de fouet pour prétexter que c'étoit une rencontre. Les choses furent exécutées ainsi qu'elles avoient été projetées, et les balcons et les fenêtres des maisons étoient remplis de dames. Chrysante et Théodate (Bridieu et d'Estrades) furent les premiers qui mirent l'épée à la main. Chrysante est un gentilhomme de mérite, brave et un des plus forts hommes du monde. Il est gouverneur d'une place considérable sur la frontière des Belges. Théodate lui donna d'abord un coup d'épée dans le corps; il en reçut un en même temps dans le bras. Chrysante, se sentant incommodé par la perte du sang, voulut se servir de ses forces et venir aux prises avec Théodate; il l'embrassa avec les deux bras, et le pressa avec tant de violence que, nonobstant sa grande blessure, il eût étouffé Théodate, si celui-ci n'eût fait un effort pour se tirer de ses mains. Il fut si grand qu'ils tombèrent tous deux à terre, sans avantage, et furent séparés dans cet instant par des personnes de qualité qui arrivèrent sur le lieu. Cependant Florizel et Agésilan étoient tous deux aux mains. Théodate croyoit être assez à temps pour les séparer, lorsqu'il vit le pauvre Agésilan par terre, 263 désarmé. Florizel le quitte pour venir au-devant de Théodate, pour l'embrasser et lui demander son amitié; il lui dit: Je suis fâché du mauvais état où vous trouverez Agésilan. Il m'a querellé de gaieté de cœur; je vous proteste avec vérité que jamais je ne l'ai offensé. Théodate répondit assez succinctement à ce compliment, étant pressé de se rendre auprès d'Agésilan, qu'il trouva sans connoissance par le mécontentement que ce désavantage lui causa, lequel le conduisit jusques au cercueil. Dans cet instant, Marcomir et plusieurs princes et seigneurs de la cour arrivèrent dans la place des Nymphes. Marcomir fit mettre Agésilan et Théodate dans un de ses carrosses, et leur donna un appartement dans son hôtel, pour la sûreté de leurs personnes.»
«Il n'y avoit que peu de jours que le sénat de Lutétie avoit vérifié le décret contre les duels, qui condamnoit à mort tous ceux qui se battoient. Amalasonte, voulant que l'édit fût exécuté suivant sa teneur, fit décréter prise de corps contre Agésilan et Théodate comme agresseurs, et les poursuites furent moins rigoureuses contre Florizel et Chrysante. Marcomir s'en plaignit hautement, et l'appréhension qu'Amalasonte eut que cela produisît une guerre civile, toute la cour ayant pris parti de part et d'autre, fit qu'elle commanda que l'affaire passeroit pour une rencontre fortuite et que le Roi feroit expédier des lettres de grâce; ce qui fut exécuté, et les parties furent d'accord.»
Ici le roman reprend ses droits, et, ramenant Mme de Longueville auprès du lit de Coligny mourant, met dans la bouche de l'un et de l'autre des discours de ce pathétique facile qui ne manque jamais son effet sur le 264 commun des lecteurs, moins sensibles à l'art véritable qu'à ce qu'il y a de touchant dans ces situations.
«Les blessures qu'Agésilan avoit reçues empiroient tous les jours. Les chirurgiens les jugeoient mortelles. Théodate ne garda pas le lit de la sienne. Il étoit continuellement près d'Agésilan, lequel, sentant diminuer ses forces, dit à Théodate: J'ai une prière à vous faire, qui est d'obliger Isménie de me venir voir pour la dernière fois, et que vous soyez seul témoin de ce que j'ai à lui dire. Les médecins et les chirurgiens assurèrent Théodate qu'Agésilan ne pouvoit pas passer la journée, ce qui l'obligea de se hâter d'aller trouver Isménie et la disposer de venir dire le dernier adieu à Agésilan, ce qu'elle fit avec une douleur extrême. D'abord qu'Agésilan la vit, la couleur lui revint au visage, et l'émotion qu'il eut en voyant ce qu'il aimoit chèrement lui donna la force de dire: Madame, depuis que je vous ai perdue, je n'ai rien tant désiré que de mourir pour votre service. Dieu a exaucé mes prières. Je ne pouvois être heureux ne vous possédant pas. Ma passion étoit trop forte pour rester content dans le monde. J'ai à vous rendre grâces de la bonté que vous avez d'agréer que je vous dise que je meurs à vous, et fort content de ne plus troubler votre repos. Et, lui tendant la main: Adieu, ma chère Isménie, et il rendit l'esprit dans cet instant. Après le dernier adieu qu'Agésilan fit à Isménie, qui fut aussi le dernier soupir de sa vie, Isménie demeura immobile quelque temps. Puis tout d'un coup elle se jette sur le corps d'Agésilan, l'embrasse, lui prend les mains, les arrose de ses larmes, et, commençant d'avoir la voix libre, elle dit: Faut-il que je survive 265 au plus fidèle et sincère amant qui ait jamais été au monde? Est-ce là, mon cher Agésilan, la récompense que tu devois attendre de l'ingrate Isménie? Tu n'as aimé qu'elle, et dans le même temps qu'elle t'a quitté, ton désespoir t'a fait chercher la mort dans les batailles où ton grand cœur, ta réputation et tes grandes actions ont été immortelles; et après cela tu viens mourir devant mes yeux et me dis que tu n'as jamais eu de joie depuis m'avoir perdue, et que tu meurs content puisque tu ne me peux posséder!.... Reçois, cher et fidèle ami, ces larmes, et le regret immortel de ta perte qui me percera le cœur mille fois par jour. Reçois cette amende honorable que je te fais de toutes mes rigueurs et de tous les déplaisirs que je t'ai causés. Ah! misérable que je suis! que deviendrai-je? où irai-je? Non, il faut mourir de regret et d'amour. Je ne te quitterai plus, je veux demeurer auprès de toi. Et, l'embrassant, elle baisoit ses yeux et son visage avec des transports de tendresse capables de faire fendre le cœur à tout le monde.»
Mais rappelons-le en finissant, tous ces tendres sentiments sont de poétiques inventions de l'auteur de la nouvelle. Pour rendre Mme de Longueville plus touchante, on l'a représentée partageant la passion qu'elle inspirait; mais rien prouve qu'elle eût en effet de l'amour pour Coligny. Elle l'aimait comme un des compagnons de son enfance, comme un des camarades de son frère, comme un gentilhomme presque de son rang dont elle n'avait aucune raison de repousser les hommages, et qui lui plaisait par une tendresse persévérante et dévouée. Elle lui permettait de soupirer pour elle et de se déclarer son chevalier à 266 la manière espagnole, selon les principes de Mme de Sablé et des précieuses de l'hôtel de Rambouillet, qui ne défendaient pas aux hommes de les servir et de les adorer, pourvu que ce fût de la façon la plus respectueuse. Telles étaient les mœurs de cette époque. Un gentilhomme ne passait pas pour honnête homme s'il n'avait pas une maîtresse, c'est-à-dire une dame à laquelle il adressait de particuliers hommages et dont il portait les couleurs dans les fêtes de la paix et sur les champs de bataille. Il n'y avait pas une beauté, si vertueuse qu'elle fût, qui n'eût des amants, c'est-à-dire des soupirants en tout bien et en tout honneur. La duchesse d'Aiguillon, présentant son jeune neveu, le duc de Richelieu, à Mlle Du Vigean l'aînée, la priait d'en faire un honnête homme, et pour cela elle exhortait le plus sérieusement du monde le jeune duc à devenir amoureux de la belle dame[377]. Mme de Longueville souffrait ainsi les empressements de Coligny. Sa coquetterie en était flattée, sa vertu ni même sa réputation n'en étaient effleurées. Elle était entourée des meilleurs exemples. La jeune Du Vigean, sa plus chère amie, résistait au vainqueur de Rocroy; Mlle de Brienne était tout entière à son mari, M. de Ganache; Julie de Rambouillet ne se pressait pas de se rendre à la longue passion de Montausier, et Isabelle de Montmorency elle-même ne faisait encore que prêter l'oreille aux doux propos de d'Andelot. Retz affirme seul que Coligny était aimé, et il dit le tenir de Condé lui-même; mais qui ne connaît la légèreté de Retz? qui voudrait s'en rapporter à son 267 témoignage quand il est seul, et sur des choses où il n'a pas été personnellement mêlé? En 1643, Retz n'avait guère le secret que de ses propres intrigues, et il redit les propos des salons des Importants. Mme de Motteville si bien informée, qui plus tard ne dissimulera pas la chute de Mme de Longueville, peut être crue lorsqu'elle affirme qu'en 1643[378] «elle étoit encore dans une grande réputation de vertu et de sagesse», et que tout son tort était «de ne pas haïr l'adoration et la louange.» Enfin nous avons un témoignage décisif, celui de La Rochefoucauld. Il était à la fois l'ami de Maulevrier et de Coligny; il savait donc le fin de toute cette affaire. Or, lui qui un jour se tournera contre Mme de Longueville, révélera ses faiblesses et grossira ses fautes, déclare que, jusqu'à une certaine époque à laquelle nous ne sommes pas encore parvenus, tous ceux qui essayèrent de plaire à la sœur de Condé le tentèrent inutilement[379]. Elle était trop jeune encore et trop près des habitudes de sa pure et pieuse adolescence; elle n'avait pas encore atteint l'âge fatal aux intentions les plus vertueuses: son heure n'était pas venue. Elle vint plus tard, quand Mme de Longueville eut plus connu le monde et la vie, et respiré plus longtemps l'air de son siècle, quand son frère avait oublié la chaste grandeur de ses premières amours, quand l'amie qui la pouvait soutenir, la belle et noble Mlle Du Vigean, n'était plus à côté d'elle, quand son mari était éloigné, quand enfin, lasse de combattre et plus que jamais éprise du bel esprit et 268 des apparences héroïques, elle rencontra un personnage jeune encore et assez beau, d'une bravoure brillante, qui passait pour le modèle du dévouement chevaleresque, qui sut habilement intéresser son amour-propre dans ses projets d'ambition et la séduire par l'appât de la gloire. La Rochefoucauld fut le premier qui toucha sérieusement l'âme de Mme de Longueville; il le dit, et nous l'en croyons. Avant lui, Mme de Longueville en était encore à la noble et gracieuse galanterie qu'elle voyait partout en honneur, qu'elle entendait célébrer à l'hôtel de Rambouillet comme à l'hôtel de Condé, dans les grands vers de Corneille comme dans les petits vers de Voiture. Elle se complaisait à faire sentir le pouvoir de ses charmes. Mille adorateurs s'empressaient autour d'elle. Coligny était peut-être un peu plus près de son cœur, il n'y était pas entré. Mais on ne badine pas impunément avec l'amour. Un jour il coûtera bien des larmes à Mme de Longueville. Ici sa victime fut l'aîné des Châtillon, qui périt à la fleur de l'âge, de la main de l'aîné des Guise, essayant de venger celle qu'il aimait. Cette aventure, bientôt répandue par tous les échos des salons, par la chanson et par le roman, jeta d'abord un sombre éclat sur la destinée de Mme de Longueville, et lui composa de bonne heure une renommée à la fois aristocratique et populaire qui la préparait merveilleusement à jouer un grand rôle dans cette autre tragi-comédie, héroïque et galante, qu'on appelle la Fronde.
MADAME DE LONGUEVILLE A PARIS EN 1644, 1645 ET 1646.—ELLE SE REND A MÜNSTER EN 1646.—RETOUR EN FRANCE EN 1647.—SON JEUNE FRÈRE, LE PRINCE DE CONTI.—LA ROCHEFOUCAULD.—ORIGINE DE LA LIAISON DE LA ROCHEFOUCAULD ET DE MADAME DE LONGUEVILLE.—SITUATION DE LA FRANCE ET DE LA MAISON DE CONDÉ AVANT LA FRONDE. CAMPAGNES DE CONDÉ.—CONFÉRENCES DE MÜNSTER ET TRAITÉ DE WESTPHALIE.—NAISSANCE DE LA FRONDE. SES CAUSES. SON CARACTÈRE. SES FUNESTES RÉSULTATS.
Nous avons traversé les années les plus vraiment belles de la jeunesse de Mme de Longueville, celles où l'éclat de ses succès ne coûte rien encore à la vertu. Le temps approche où elle va succomber aux mœurs de son siècle et aux besoins longtemps combattus de son cœur. L'amour qu'elle répandait autour d'elle, elle va le ressentir à son tour, et s'engager dans une liaison fatale qui lui fera oublier tous ses devoirs à la fois, et tournera ses plus brillantes qualités contre elle-même, contre sa famille et contre la France.
Disons ce que nous savons de Mme de Longueville depuis le moment où nous l'avons quittée jusqu'en l'année 1648.
Nuls documents authentiques, imprimés ou manuscrits, ne nous autorisent à supposer qu'avant la fin de l'année 1647 Mme de Longueville ait jamais franchi les bornes de la galanterie à la mode. Elle était grosse en 270 1643, pendant l'aventure des lettres et la triste querelle qui en fut la suite, et elle accoucha, le 4 février 1644, d'une fille qui reçut le nom de sa mère et de son frère, Charlotte Louise, Mlle de Dunois, morte le 30 avril 1645[380]. Un an après, le 12 janvier 1646, elle eut un fils, Jean Louis Charles d'Orléans, comte de Dunois, destiné à succéder aux titres et aux charges de son père. En 1647, à son retour de Münster, elle mit au monde une 271 seconde fille, Marie Gabrielle, enlevée en 1650. Un peu plus tard, un dernier fils lui naquit au milieu de la première Fronde.
Mme de Longueville avait vingt-cinq ans en 1644, après le duel de Coligny et de Guise. Chaque année ne faisait qu'ajouter à ses charmes. Elle prenait de plus en plus les mœurs du jour. La coquetterie et le bel esprit étaient toute son occupation. La gloire de son frère rejaillissait sur elle, et elle y répondait et y ajoutait même par ses propres succès à la cour et dans les salons. Tout ce qu'il y avait en elle d'instincts de grandeur et d'ambition se rapportait à ce frère, à sa carrière, à sa fortune. Elle songeait par-dessus tout à lui faire des amis et des partisans. La hauteur innée de sa race, son indépendance naturelle et la légèreté de son âge lui donnaient un air d'opposition et lui inspiraient des propos qui faisaient ombrage au premier ministre. Mazarin, forcé de compter avec la maison de Condé, et résigné à la satisfaire à tout prix, la redoutait[381] encore plus que toutes les autres maisons princières, en raison même de la capacité reconnue de son chef et de l'ascendant que lui donnait la gloire toujours croissante du duc d'Enghien. Déjà même vers la fin de 1644, dans cette jeune beauté tout occupée, ce semble, de bagatelles, sa merveilleuse sagacité lui faisait pressentir sa plus dangereuse ennemie. Il en trace à cette époque un portrait sévère où il s'attache à marquer tous ses défauts sans relever ses qualités. Il reconnaît, et ce témoignage est précieux à recueillir, que sa coquetterie est innocente, mais il l'accuse avec 272 raison d'être ambitieuse, non pas pour elle, mais pour son frère, et de lui inspirer des pensées de domination auxquelles il n'était déjà que trop enclin. Mais donnons ici tout entier ce portrait curieux et en quelque sorte prophétique:
«Mme de Longueville[382] a tout pouvoir sur son frère. Elle fait vanité de dédaigner la cour, de haïr la faveur et de mépriser tout ce qui n'est pas à ses pieds. Elle voudrait voir son frère dominer et disposer de toutes les grâces. Elle sait fort bien dissimuler; elle reçoit toutes les déférences et toutes les faveurs comme lui étant dues. D'ordinaire elle est très froide avec tout le monde; et si elle aime la galanterie, ce n'est pas du tout qu'elle songe à mal, mais pour faire des serviteurs et des amis à son frère. Elle lui insinue des pensées ambitieuses auxquelles il n'est déjà que trop porté naturellement. Elle ne fait pas état de sa mère parce qu'elle la croit attachée à la cour. Ainsi que son frère, elle considère comme des dettes toutes les grâces qu'on accorde à sa personne, à sa maison, à ses parents, à ses amis; elle croit qu'on voudrait bien les leur refuser, mais qu'on ne l'ose, de peur de les mécontenter. Elle a un grand commerce 273 avec la marquise de Sablé et la duchesse de Lesdiguières. Dans la maison de Mme de Sablé viennent continuellement d'Andilly, la princesse de Guymené, Enghien, sa sœur, Nemours, et beaucoup d'autres, et on y parle de tout le monde fort librement: il faut y avoir quelqu'un qui avertisse de ce qui s'y passera.»
Dans l'année 1645, une nouvelle grossesse n'ayant pas permis à Mme de Longueville de suivre son mari à Münster où il avait été envoyé ambassadeur et ministre plénipotentiaire, elle était restée à Paris, et après ses couches, elle ne s'était pas fort pressée d'aller passer l'hiver de 1646 sous le ciel de la Westphalie. Imaginez-vous, en effet, cet enfant gâté de l'hôtel de Rambouillet quittant Corneille et Voiture, toutes les élégances et les raffinements de la vie, pour s'en aller à Münster parmi des diplomates étrangers parlant allemand ou latin. C'était pour elle un double exil, car sa patrie n'était pas seulement la France, c'était Paris, c'était la cour, c'était l'hôtel de Condé, Chantilly, la Place Royale, la rue Saint-Thomas-du-Louvre. Elle différa donc le plus qu'elle put[383]. Cependant, l'hiver écoulé, il fallut bien 274 obéir, et se mettre en route avec sa belle-fille, Mlle de Longueville, qui avait déjà un peu plus de vingt ans.
Pour garder quelque chose de la France et de Paris, la belle ambassadrice emmena avec elle plusieurs gens d'esprit et hommes de lettres, entre autres Courtin, alors conseiller au parlement de Normandie, depuis résident près des couronnes du Nord, Claude Joly, oncle de Guy Joly, l'auteur des Mémoires, chanoine de Notre-Dame, tout aussi frondeur que son neveu, qui toute sa vie demeura attaché aux Condé et aux Longueville, et s'est fait connaître par divers ouvrages pleins de savoir et de mérite[384]; ainsi que l'académicien Esprit[385], un des habitués de l'hôtel de Rambouillet, qui venait de se brouiller avec le chancelier Séguier pour avoir favorisé le mariage de sa fille, la marquise de Coislin, avec le fils de Mme de Sablé, le beau et brave marquis de Laval, tué quelque temps après au siége de Dunkerque.
Un peu avant son départ pour Münster, Esprit avait 275 présenté à Mme de Longueville un des anciens poëtes favoris de Richelieu, Bois-Robert, qui était resté ébloui du nouvel éclat de celle qu'il avait vue autrefois et admirée toute jeune dans les fêtes de Ruel. Voici dans quels termes[386] Bois-Robert raconte à Esprit sa visite et lui dépeint Mme de Longueville. Les vers sont médiocres, mais il faut nous les passer, car ils tiennent la place d'une infinité d'autres vers, qu'à la rigueur nous pourrions citer de cette même époque et qui sont plus mauvais encore[387]:
Mme de Longueville quitta Paris le 20 juin 1646, accompagnée de sa belle-fille, avec une escorte nombreuse, sous la conduite de Montigny, lieutenant des gardes de M. de Longueville. Tout le voyage de Paris à Münster lui fut une fête et une ovation continuelle. On la peut suivre jour par jour et de ville en ville, dans la Gazette et dans la relation détaillée de Claude Joly. Belges, Hollandais, Espagnols, Impériaux, tout le monde se piqua de galanterie envers elle. Les gouverneurs de place sortaient pour la recevoir à la tête de leurs garnisons. On lui offrait les clefs des villes. Elle avait des escortes de cavalerie. Le duc de Longueville vint de Münster jusqu'à Wesel à sa rencontre. Turenne, qui commandait alors sur le Rhin, lui donna le spectacle d'une armée rangée en bataille et qu'il fit manœuvrer sous ses yeux. Est-ce là que le grand capitaine, bien connu pour avoir toujours été sensible à la beauté, reçut l'impression passionnée qui se renouvela à Stenay en 1650, et qui, prudemment ménagée par Mme de Longueville, demeura toujours entre eux un tendre et intime lien[388]? Le 26 277 juillet, elle fit à Münster une entrée vraiment triomphale[389]. Elle s'y reposa un mois; puis, pour suppléer 278 aux plaisirs de Paris par le mouvement et la nouveauté, M. de Longueville lui proposa d'employer le reste de la belle saison à faire un petit voyage en Hollande. Elle y alla pour ainsi dire en promenade du 20 août au 12 septembre, toujours avec sa belle-fille, recevant partout l'accueil le plus magnifique, à la cour du prince d'Orange et dans les principales villes, et sans se douter qu'un jour elle y reparaîtrait en fugitive. Elle vit à La Haye la reine de Bohême, sœur de Charles Ier, roi d'Angleterre, et mère des princes palatins, dont l'un, le prince Édouard, venait cette même année d'épouser une cousine et une amie de Mme de Longueville, la belle Anne de Gonzagues. De toutes les curiosités de la Hollande, celle qui frappa le plus Anne de Bourbon, fut une femme, une savante extraordinaire, la fameuse Marie Schurman, qui peignait et sculptait, et savait toutes les langues connues, en même temps jeune encore, modeste, raisonnable, et qui parlait un fort bon français. Mme de Longueville trouva moins agréable la rencontre d'une petite ville où le fanatisme protestant ne permit pas même à une étrangère de célébrer la messe en son logis le jour d'une des grandes fêtes de l'Église. Mais la sœur de Condé n'était pas femme à se soumettre à cette manière de comprendre et de pratiquer la liberté religieuse. Elle sortit de la ville avec toute sa suite, et arrivée dans la campagne elle fit dresser une table sur laquelle on mit 279 une pierre consacrée, et autour de cet autel improvisé elle put assister au saint sacrifice[390].
Pendant tout l'automne de 1646 et l'hiver de 1647, elle fut comme la reine du congrès de Münster. Ses grâces touchèrent les diplomates aussi bien que les guerriers. L'ambassade française était riche en hommes supérieurs: sous M. de Longueville étaient les comtes d'Avaux et Servien, la fleur de notre diplomatie, et à côté d'eux, comme secrétaires ou résidents, MM. de La Barde[391], Lacour Groulart[392], St-Romain[393]. Mme de Longueville se lia particulièrement avec Claude de Mesmes, comte d'Avaux, fin politique et bel esprit, ami et correspondant de Voiture, de Mme de Sablé[394] et de Mme de Montausier. Nous avons sous les yeux des lettres inédites de d'Avaux à Voiture[395] fort agréables, mais assez 280 peu naturelles, qui, à travers les citations latines alors à la mode entre gens qui se piquaient de belle érudition, marquent assez bien l'impression qu'avait faite Mme de Longueville sur le célèbre diplomate et sur ses confrères. Elle ne paraît pas fort mélancolique à d'Avaux; mais le rival de Servien était plus propre peut-être à découvrir les intrigues des cabinets qu'à lire dans le cœur d'une femme.
Il écrit à Voiture le 29 août 1646 pendant que Mme de Longueville était en Hollande: «Vous direz, s'il vous plaît, à Mme de Montausier que j'ai toujours parfaitement estimé Mlle de Rambouillet, et que j'ai toujours cru qu'elle seroit unique et sans pareille jusqu'à temps qu'elle s'est mise en état de se faire des semblables. C'est à elle sans doute et à Mme la marquise de Sablé que je suis redevable des grâces que j'ai reçues de Mme de Longueville. Vous m'obligerez de leur en témoigner ma reconnaissance, et de les avertir confidemment qu'elles aient à lui dépêcher un courrier en Hollande pour la hâter un peu de revenir ici; autrement je vous jure que l'assemblée en fera rumeur, et qu'il n'y a pas un député qui la veuille perdre de vue. C'est de ce seul point qu'on est d'accord à Münster. Sans mentir, cela est beau d'avoir forcé toutes les nations, tant de peuples ennemis et tant de religions différentes à confesser une même chose. Je voudrois vous pouvoir faire la peinture des Espagnols et des Portugais quand ils rencontrent cette princesse et qu'ils viennent au bal...»
281 Voiture n'est pas en reste avec son ingénieux correspondant sur le compte de Mme de Longueville[396] «...Ce que vous me dites de cette princesse est en son genre aussi beau qu'elle, et je le garde pour lui montrer quelque jour... Dites le vrai, Monseigneur: croyez-vous que l'on puisse trouver, je ne dis pas dans une seule personne, mais dans tout ce qu'il y a de beau et d'aimable répandu par le monde, croyez-vous que l'on puisse trouver tant d'esprit, de grâces et de charmes qu'il y a dans cette princesse?... Soyez sur vos gardes. Elle écrit ici des merveilles de vous et de l'amitié qui est entre vous. Le commerce est dangereux avec elle
Je vous assure au reste qu'elle est aussi bonne qu'elle est belle, et qu'il n'y a point d'âme au monde ni plus haute ni mieux faite que la sienne...»
D'Avaux lui répond le 6 décembre 1646: «...Pourquoi m'avertissez-vous si soigneusement d'être sur mes gardes? Est-ce à cause de quelques paroles d'estime et de respect que je vous ai écrites sur le sujet de notre princesse?... Vous dites que le commerce est dangereux avec une personne si bien faite, comme si tant de disproportion et les grands espaces qu'il y a de tous côtés entre ces personnes-là et nous autres bonnes gens ne me mettoient pas à couvert. Vous savez que l'éloquence de Balzac ne fait pas d'impression sur l'esprit d'un paysan. Non, non, je n'ai point de peur. Il 282 seroit étrange que dans une assemblée de paix je n'eusse pas assez de la foi publique pour ma conservation, et qu'avec les passe-ports de l'Empereur et du Roi d'Espagne Münster ne fût pas un lieu de sûreté pour moi... Je regarde pourtant, je ne m'arrache point les yeux, et hos quoque eruditos habemus, je vois de la beauté plus que je n'en vis jamais; et si ai-je couru quatre royaumes et un empire; je vois tout ce qu'on peut voir ensemble de grâces et de charmes, et ce je ne sais quoi qui n'est nulle part ailleurs, ce me semble, avec tant de majesté:
J'admire avec vous cette bonté, cette générosité, et ces aimables qualités que nous louerons toujours à l'envi et que nous ne louerons jamais assez. La justesse de cet esprit, sa force et son étendue me donnent aussi de l'étonnement, et me font quelquefois rentrer en moi-même avec dépit, car cela est tout à fait extraordinaire et trop au-dessus de l'âge et du sexe. Néanmoins toutes ces belles choses ne gâtent point mon imagination... Supposons que je fusse d'une matière aussi combustible que vous, qui vous plaignez encore des maux de la jeunesse[397]: à quelle étincelle, je vous prie, pourrois-je prendre feu? Une personne si précieuse, qui est venue de deux cents lieues chercher un vieux mari, qui a quitté la cour pour la Westphalie, qui est ici dans une gaieté continuelle, qui fut ravie dernièrement de voir 283 une comédie chez les Jésuites (mais à la vérité c'étoit en bon latin), qui donne force audiences, qui s'entretient paisiblement avec M. Salvius, M. Vulteius, M. Lampadius[398], qui ne s'effraye plus d'un gros Hollandois qui la baise réglément deux fois par heure en toutes les visites qu'il lui fait, qui reçoit agréablement la civilité d'un autre ambassadeur qui lui conseille d'apprendre l'allemand pour se divertir, qui avec tout cela prend de l'embonpoint à Münster et a un visage de satisfaction, qui partage ses heures entre les belles lectures et les audiences, qui avance la paix autant par ses conseils que par ses prières, qui n'a pas seulement en un haut degré les vertus des femmes, mais qui en a beaucoup d'autres:
«... L'on se plaint fort ici de votre taciturnité; mais ce ne sont pas personnes d'importance: ce n'est que Mme de Longueville; cela ne vaut pas la peine d'en parler. Elle vous a fait faire de grands compliments; ses amies ont eu ordre de solliciter votre souvenir; elle leur a mandé plusieurs fois qu'ils ne lui laissassent rien perdre en l'amitié que vous lui avez promise; enfin elle vous a fait dire qu'elle n'étoit pas à l'épreuve d'un si long mépris, et tout cela demeure sans retour. C'est peut-être, comme vous dites, que le commerce est dangereux 284 avec elle, et que vous prenez pour vous-même le conseil que vous me donnez; mais la pauvre princesse ne s'en peut consoler... Quand vous seriez devenu tout philosophe et quand vous auriez perdu le sentiment et la vie, tout au moins, ma chère pierre, vous devriez parler lorsque Mme de Longueville vous regarde, comme faisoit la statue de Memnon lorsqu'elle étoit éclairée des rayons du soleil. Si vous continuez, je ne doute point qu'on ne vous fasse ici voire procès, comme à un muet. Donnez-y ordre, si bon vous semble. Tout ce que je puis faire pour vous fut de payer de votre lettre à M. le duc d'Enghien[399]. Madame sa sœur la lut avec grand plaisir; et, comme un quart d'heure après M. Esprit entra dans la chambre, elle fut fort aise d'avoir prétexte de la revoir et se leva de sa place pour approcher du lieu où on faisoit la lecture. Ce n'est pas tout: elle envoya me la demander le lendemain, avec promesse de n'en laisser prendre copie que pour elle seule et pour demeurer parmi ses papiers. Je ne vous dirai point l'estime qu'elle en fit; je me contenterai d'avouer que c'est une des plus belles choses du monde de voir cette bouche remplie de vos louanges, et que votre nom n'habite nulle part si magnifiquement...»
Cette lettre eut un grand succès à l'hôtel de Condé et à l'hôtel de Rambouillet. «Nous avons ici plaisir, écrit Voiture à d'Avaux, le 9 janvier 1647[400], à nous imaginer Mme de Longueville entretenant M. Lampadius (on m'a 285 dit que d'ordinaire il est vêtu de satin violet), M. Vulteius et M. Salvius, et surtout ce gros Hollandois.
«Celui qui lui conseille d'apprendre l'allemand pour se divertir a bien fait rire Mme de Sablé et Mme de Montausier...»
C'est par Mme de Longueville, et sur une lettre qu'elle avait reçue de sa mère, que l'on apprit à Münster la grande nouvelle de la prise de Dunkerque par le duc d'Enghien, dans l'automne de 1646, événement inattendu qui vint merveilleusement aider les négociations de la France. D'Avaux eut alors deux lettres bien différentes à écrire, l'une à Mme de Sablé, pour lui faire des compliments de condoléance sur la mort de son fils, Guy de Laval, tué à Dunkerque[401]; l'autre à Mme la Princesse, pour la féliciter de la victoire du duc d'Enghien, et il a soin de mêler ici à l'éloge du frère victorieux celui de la sœur et de ses succès diplomatiques.
«Novembre 1646[402].
«Madame,
«C'est de Mme votre fille que j'ai sçu la prise de Dunkerque. Nous étions au cabinet de M. son mari, en conférence avec les ambassadeurs de Hollande, lorsqu'elle nous en apporta l'heureuse nouvelle. Une si belle victoire devoit être annoncée de cette bouche. Autant nous en avons eu de joye et de ravissement, autant les Espagnols 286 et leurs alliés en ont eu de douleur et de consternation. A la vérité, c'est un coup de foudre qui les terrasse sans espoir de se relever d'une telle chute. Que de gloire d'avoir un fils qui par sa conduite nous a enfin vengés de la prison de François Ier et de toute sa mauvaise fortune! Il lui fallut renoncer à la souveraineté de cette belle province dont monseigneur le duc d'Enghien nous assure aujourd'hui la conquête par la prise de cette fameuse place. Jouissez, Madame, des louanges qui sont dues à un si grand capitaine, puisque la France vous le doit. Mais parmi les triomphes du frère, souffrez que je dise à Votre Altesse qu'il a une sœur incomparable, qui est ici dans l'estime et la vénération de toute l'assemblée, amis, ennemis et médiateurs, et que c'est en ce seul point qu'on est d'accord à Münster, que Mme la Princesse est la plus heureuse et la plus glorieuse mère qui soit au monde.»
Parmi les monuments du séjour de Mme de Longueville à Münster, n'oublions pas le portrait qu'en fit Anselme van Hull, et qui a été si tristement gravé avec ceux de M. de Longueville, de d'Avaux et de Servien, dans la collection des portraits de tous les princes et diplomates assemblés à Münster[403]. Au-dessous du portrait, on a mis ces vers qui sont peut-être de d'Avaux ou d'Esprit, ou que Voiture aura envoyés:
Cependant toutes les ruelles de Paris gémissaient de l'absence de Mme de Longueville. Godeau ne cessait de la redemander au nom de l'hôtel de Rambouillet:
«Ne vaut-il pas mieux, Madame, lui écrivait-il, que vous reveniez à l'hôtel de Longueville, où vous êtes encore plus plénipotentiaire qu'à Münster? Chacun vous y souhaite cet hiver. Monseigneur votre frère est revenu chargé de palmes; revenez couronnée des myrtes de la paix, car il me semble que ce n'est pas assez pour vous que des branches d'olivier. Je n'ose m'expliquer davantage, de peur de vous dire une galanterie. C'est ce que je laisse aux Julies et aux Chapelains, etc.[404]»
Elle-même en avait assez de son brillant exil, bien qu'elle dissimulât son ennui avec sa politesse et sa douceur accoutumées. Dans l'hiver de 1647, elle eut deux raisons pour revenir en France. Son père, M. le Prince, était mort à la fin de décembre 1646, grande perte pour sa famille et pour la France, et dont les conséquences se firent plus tard vivement sentir. De plus, Mme de Longueville était devenue grosse pour la troisième fois à Münster. Sa mère voulut qu'elle revînt faire ses couches auprès d'elle, et il fallut bien que M. de Longueville consentît à laisser reprendre à sa femme le chemin de Paris. Elle partit de Münster le 27 mars 1647, et dès qu'elle fut arrivée sur les bords du Rhin, le prince d'Orange lui envoya un beau yacht sous le commandement d'un émigré français, conspirateur émérite, 288 comme Fontraille et Montrésor, ardent ennemi de Richelieu et de Mazarin, un des amis particuliers de Beaufort, de Mme de Montbazon et de Mme de Chevreuse, le comte de Saint-Ibar[405], qui, forcé de quitter la France après la découverte du complot de Beaufort[406], était venu chercher un asile auprès du prince d'Orange, et de Hollande, comme Mme de Chevreuse de Bruxelles, avait la main dans toutes les intrigues qui s'agitaient à Münster, et travaillait de concert avec elle et avec l'argent de l'Espagne à susciter des obstacles à la fortune de Mazarin même aux dépens de celle de la France[407]. L'inquiet et audacieux Saint-Ibar déposa-t-il alors dans l'oreille de Mme de Longueville quelques insinuations contraires à Mazarin? Nous l'ignorons; mais nous savons que l'effort et l'espoir[408] des mécontents étaient de séduire à leur cause l'ambitieuse maison de Condé et de la brouiller avec la cour; et quelques années plus tard, au milieu de la Fronde, nous reverrons ce même Saint-Ibar à côté de Mme de Longueville, lorsqu'en 1650 elle entreprendra de soulever la Normandie[409].
289 Malade ou du moins souffrante, Mme de Longueville revint fort lentement en France, et c'est dans les premiers jours de mai seulement qu'elle arriva à Chantilly d'abord, puis à Paris. Là elle retrouva la cour de ses adorateurs plus nombreuse et plus empressée que jamais, et au premier rang son jeune frère, le prince de Conti, qui sortait du collége et faisait ses premiers pas dans le monde. Disons un mot de ce nouveau personnage, qui paraît pour la première fois, et jouera un assez grand rôle dans la vie de Mme de Longueville.
Armand de Bourbon, prince de Conti, né en 1629, avait dix-huit ans en 1647[410]. Il avait de l'esprit et n'était pas mal de figure; mais quelque défaut dans la taille et une certaine faiblesse de corps l'avaient fait juger assez peu propre à la guerre, et on l'avait de bonne heure destiné à l'Église. Il avait fait à Paris d'assez fortes études chez les jésuites, au collége de Clermont, avec Molière, passé l'examen de maître ès arts et soutenu ses thèses de théologie avec beaucoup d'éclat[411]. M. le Prince 290 avait obtenu pour lui de riches bénéfices, et demandé un chapeau de cardinal. En attendant ce chapeau, Armand de Bourbon avait été pourvu du gouvernement de Champagne et de Brie qu'avait auparavant le duc d'Enghien, tandis que celui-ci succédait à son père dans les gouvernements de Bourgogne, de Bresse et de Berri, et dans la grande maîtrise de la maison du Roi, ainsi que dans la présidence du conseil, quand la Reine et Monsieur n'y étaient pas. Trop jeune encore pour exercer par lui-même une charge aussi difficile que celle de gouverneur de province, le prince de Conti vivait à Paris, à moitié ecclésiastique, à moitié mondain, tout occupé de bel esprit et avide de toute espèce de succès. La gloire de son frère le piquait 291 d'émulation, et il lui prenait des caprices guerriers. Quand sa sœur était revenue d'Allemagne, il était allé au-devant d'elle, et ébloui de sa beauté, de sa grâce et de sa renommée, il s'était mis à l'aimer «plutôt en honnête homme qu'en frère», dit Mme de Motteville[412]. Il la suivit aveuglément dans toutes ses aventures, où il montra autant de courage que de légèreté. Dans la guerre de Guyenne, mal entouré et mal conseillé, il tint une conduite fort dissipée, se brouilla avec sa sœur, et fit sa paix avec la cour. Grâce à son mariage avec une nièce de Mazarin, la belle et vertueuse Anne Marie Martinozzi, il obtint le commandement en chef de l'armée de Catalogne, et s'en tira avec honneur. Il réussit moins bien en Italie. Il fut successivement gouverneur de Guyenne 292 et de Languedoc, En tout, il n'a pas fait tort à son nom, et il a donné à la France, dans la personne de son plus jeune fils, un véritable homme de guerre, un des meilleurs élèves de Condé, un des derniers généraux éminents du XVIIe siècle. Ramené à la religion par l'âge et par la mauvaise santé, le prince de Conti finit par où il avait commencé, la théologie. Il composa sur divers sujets de piété des écrits qui ne manquent point de mérite[413]. En 1647, il était tout entier à la vanité et aux plaisirs. Il adorait sa sœur, et elle exerçait sur lui un empire, mêlé d'un peu de ridicule, qui dura plusieurs années.
La cour et Paris étaient alors dans des fêtes et des divertissements qu'on s'empressa de faire partager à Mme de Longueville. Pour plaire à la Reine, Mazarin multipliait les bals et les opéras. Il avait fait venir d'Italie des artistes, des chanteurs et des chanteuses, payés à grands frais, qui représentèrent un opéra d'Orphée dont les machines et les décorations seules coûtèrent, dit-on, plus de 400,000 livres[414]. La Reine raffolait de ces 293 spectacles. La France aussi, comme touchée de sa propre grandeur, se complaisait dans les magnificences de son gouvernement, et les secondait en redoublant elle-même de luxe et d'élégance. Les plaisirs de l'esprit étaient au premier rang. L'hôtel de Rambouillet, tirant vers son déclin, jetait un dernier éclat. Mme de Longueville y régnait, ainsi que dans tous les cercles de Paris; et, il faut bien le dire, avec les qualités elle avait aussi les défauts des meilleures précieuses. Voici le tableau que Mme de Motteville a tracé[415] de sa personne, de ses occupations, de son crédit et de celui de toute la maison de Condé, à ce moment qui peut être considéré comme le plus brillant de sa vie: «Cette princesse, qui, absente, régnoit dans sa famille, et dont tout le monde souhaitoit l'approbation comme un bien souverain, revenant à Paris, ne manqua pas d'y paroître avec plus d'éclat qu'elle n'en avoit eu quand elle étoit partie. L'amitié que M. le Prince, son frère, avoit pour elle, autorisant ses actions et ses manières, la grandeur de sa beauté et celle de son esprit grossirent tellement la cabale de sa famille, qu'elle ne fut pas longtemps à la cour sans l'occuper presque tout entière. Elle devint l'objet de tous les désirs: sa ruelle devint le centre de toutes les intrigues, et ceux qu'elle aimoit devinrent aussitôt les mignons de la fortune... Ses lumières, son esprit et l'opinion qu'on avoit de son discernement, la faisoient admirer de tous les honnêtes gens, et ils étoient persuadés que son estime seule étoit 294 capable de leur donner de la réputation... Enfin on peut dire qu'alors toute la grandeur, toute la gloire, toute la galanterie étoient renfermées dans cette famille de Bourbon dont M. le Prince étoit le chef, et que le bonheur n'étoit plus estimé un bien s'il ne venoit de leurs mains.»
On le voit: toutes les prospérités et toutes les félicités de la vie entouraient Mme de Longueville. Tout conspirait en sa faveur ou plutôt contre elle, les succès de l'esprit comme ceux de la beauté, la gloire toujours croissante de sa maison, l'enivrement de la vanité, les secrets besoins de son cœur. L'épreuve était trop forte; elle y succomba. Dans ce monde enchanté du bel esprit et de la galanterie, plus d'un adorateur attira son attention; l'un d'eux finit par l'emporter, selon toute apparence, à la fin de 1647 ou au commencement de 1648. Elle avait alors vingt-neuf ou trente ans.
François, prince de Marcillac, duc de La Rochefoucauld à la mort de son père, était né le 15 décembre 1613. D'assez bonne heure il épousa Mlle de Vivonne. Il servit honorablement en Italie et en Flandre, et en 1646 il fut blessé au siége de Mardyk. Comme dit Retz, s'il n'était pas guerrier, il était très soldat. Il était bien fait et fort agréable de sa personne[416]. Ce qui le distinguait par-dessus tout, c'était l'esprit. Il en avait infiniment, et du plus délicat. Sa conversation était aisée, insinuante, et ses manières de la politesse la plus naturelle à la fois et la plus relevée. Il avait un très grand air. La vanité lui tenait lieu d'ambition. Profondément personnel, et ayant fini par bien se connaître lui-même 295 et à réduire en théorie son caractère et ses goûts, il débuta par les apparences contraires, et par la conduite ou du moins les façons les plus chevaleresques. Pour le bien juger, il faut tenir compte, ce qu'on n'a pas assez fait, du point de départ de toute sa carrière. Son père, qui devait son titre de duc à la faveur de Marie de Médicis, était resté fidèle à la Reine mère lorsqu'elle s'était brouillée avec Richelieu; il s'était rangé parmi les ennemis du cardinal, et nourrit son fils dans ses sentiments. Le jeune prince de Marcillac s'en pénétra de bonne heure, et les garda toujours, dans la mesure de son caractère incertain. En arrivant à la cour, il se trouva donc tout naturellement jeté dans le parti des mécontents et de la reine Anne. Il entra même tellement dans la confiance de la Reine que celle-ci, en 1637, accusée d'intelligence avec l'Espagne, traitée comme une criminelle et se voyant à la veille d'être à la fois répudiée et emprisonnée, abandonnée de tout le monde, lui proposa de l'enlever, elle et Mme de Hautefort dont il était épris, et de les conduire toutes les deux à Bruxelles. «J'étois, dit La Rochefoucauld[417], dans un âge où l'on aime à faire des choses extraordinaires et éclatantes, et je ne trouvai pas que rien le fût davantage que d'enlever en même temps la Reine au Roi son mari et au cardinal de Richelieu qui en étoit jaloux, et d'ôter Mlle de Hautefort au Roi qui en étoit amoureux.» Tout cela est si étrange que nous avons peine à y croire, même sur la foi de La Rochefoucauld[418]. C'est Mme de Chevreuse qu'il aurait pu accompagner du moins, lorsqu'en 296 cette grave conjoncture, trompée sur ce qui se passait à Paris et craignant d'être arrêtée, elle prit la résolution de rompre son ban, de quitter son exil de Tours et de s'enfuir en Espagne[419]. Elle arriva la nuit, presque seule et déguisée, à une lieue de Vertœil où était La Rochefoucauld. L'occasion était belle pour un jeune homme de vingt-cinq ans qui avait consenti à enlever la Reine de France. Il aurait bien pu escorter une fugitive: il lui donna une voiture et des chevaux. C'était trop encore aux yeux de Richelieu qui le fit arrêter et mettre à la Bastille. Il n'y resta pas plus de huit jours. Son père qui, pendant ce temps-là, trouvant sa disgrâce un peu longue, s'était réconcilié avec le cardinal et en avait obtenu le gouvernement du Poitou, son oncle, le marquis de Liancourt, et leur ami le maréchal de La Meilleraye, intervinrent en sa faveur. La Rochefoucauld nous dit qu'amené d'abord devant Richelieu, il fut «plus réservé et plus sec qu'on n'avoit accoutumé de l'être avec lui,» et qu'en sortant de prison, conduit une seconde fois chez le ministre comme pour le remercier, «il n'entra point en justification de sa conduite, et que le Cardinal en parut piqué.» Mais La Rochefoucauld, en parlant ainsi, ne s'est-il pas un peu vanté, et est-il bien certain qu'il ait été si superbe? Mme de Chevreuse, en partant pour l'Espagne, lui avait confié ses pierreries; c'est La Rochefoucauld lui-même qui nous l'apprend, mais il s'arrête là: nous pouvons achever son récit. Quelque temps après, Mme de Chevreuse, réfugiée en Angleterre, lui envoya redemander ses pierreries par un 297 gentilhomme avec lequel il fallut bien qu'il eût une entrevue. Le Cardinal, dont la police était admirablement faite, le sut et s'en plaignit. La Rochefoucauld s'empressa de se justifier, et il le fit d'une façon si humble qu'elle nous rend fort suspecte la fière attitude qu'il se donne au sortir de la Bastille. Cette justification est l'écrit le plus ancien que nous connaissions de La Rochefoucauld. Personne, jusqu'ici, n'en soupçonnait l'existence, et on n'en peut révoquer en doute l'authenticité, car il est autographe et signé[420]. Il est adressé à M. de Liancourt, évidemment pour être mis sous les yeux de Richelieu. En voici le début:
«Septembre 1638.
«Mon très cher oncle,
«Comme vous êtes un des hommes du monde de qui j'ai toujours le plus passionnément souhaité les bonnes grâces, je veux aussi, en vous rendant compte de mes actions, vous faire voir que je n'en ai jamais fait aucune qui vous puisse empêcher de me les continuer, et je confesserois moi-même en être indigne, si j'avois manqué au respect que je dois à monseigneur le Cardinal après que notre maison en a reçu tant de grâces, et moi tant de protection dans ma prison, et dans plusieurs autres rencontres, dont vous-même avez été témoin. Je prétends donc ici vous faire voir le sujet que mes ennemis ont pris de me nuire, et vous supplier, si vous trouvez que je ne sois pas en effet si coupable qu'ils ont publié, d'essayer de me justifier 298 auprès de Son Éminence, et de lui protester que je n'ai jamais eu de pensée de m'éloigner du service que je suis obligé de lui rendre.»
Il y a là, ce semble, plus d'une expression qui va au delà du respect et de la prudence, et témoigne de quelque engagement. La Rochefoucauld raconte ensuite à M. de Liancourt dans les plus petits détails toute son entrevue avec le gentilhomme envoyé par Mme de Chevreuse. Il s'applique à bien établir qu'il refusa assez longtemps de recevoir la lettre qu'elle lui adressait; et le soin qu'il y met nous porte à penser qu'il n'était si promptement sorti de la Bastille qu'en promettant de n'avoir plus le moindre commerce avec la dangereuse duchesse. «Je dis (à ce gentilhomme) que, bien que je fusse le très humble serviteur de Mme de Chevreuse, néantmoins je pensois qu'elle ne dût pas trouver étrange si, après les obligations que j'ai à monseigneur le Cardinal, je refusois de recevoir de ses lettres, de peur qu'il ne le trouvât mauvais, et que je ne voulois me mettre en ce hasard-là pour quoi que ce soit au monde.» Enfin, en congédiant ce gentilhomme, il le prie de dire à Mme de Chevreuse «qu'elle n'avoit point de serviteur en France qui souhaitât si passionnément que lui qu'elle y revînt avec les bonnes grâces du Roi et de monseigneur le Cardinal.»
En 1642, La Rochefoucauld, toujours attaché à la cause de la Reine, se lia par son ordre avec de Thou[421], et se trouva ainsi indirectement engagé, mais non pas compromis dans l'affaire de Cinq-Mars et du duc de 299 Bouillon. Quand de Thou eut expié sur l'échafaud son imprudente amitié, il n'y eut pas un honnête homme en France qui ne gémit sur son sort. Son frère, l'abbé de Thou, reçut, en cette triste occasion, une foule de lettres de condoléance. Le savant Dupuy les a recueillies. Elles nous apprennent les noms de ceux qui, ayant plus ou moins partagé les sentiments de de Thou, se crurent obligés de donner au moins cette marque d'intérêt à sa famille. Tous les Importants y sont: Beaufort, Béthune, Montrésor, Fiesque, La Châtre et sa femme, M. de Longueville lui-même, bien entendu avec Mme de Chevreuse, Mme de Montbazon, Mme de Soissons, etc.[422]. Nous y avons rencontré ce billet inédit de La Rochefoucauld qui témoigne d'une liaison assez intime avec le mélancolique ami du brillant et léger Cinq-Mars.
«Monsieur,
«J'ai une extrême honte de vous donner de si faibles marques de la part que je prends en votre déplaisir, et de ce qu'étant obligé de tant de façons à monsieur votre frère, je ne puis vous témoigner que par des paroles la douleur que j'ai de sa perte et la passion que je conserverai toute ma vie de servir ce qu'il a aimé. C'est un sentiment que je dois à sa mémoire et à l'estime que je fais de votre personne. Je vous serai extraordinairement 300 obligé si vous me faites l'honneur de croire que j'aurai toujours beaucoup de respect pour l'un et pour l'autre, et que je suis, Monsieur, votre très humble et très affectionné serviteur,
«Marcillac.»
Ainsi, quand même La Rochefoucauld aurait un peu exagéré son dévouement, il est certain que, sans avoir eu la fidélité courageuse d'un commandeur de Jars ou d'une Mme de Hautefort et encore bien moins l'aventureux héroïsme de Mme de Chevreuse, il était en posture d'attendre de la Reine, à la mort de Richelieu et de Louis XIII, d'assez grandes récompenses. Il les manqua toutes par une conduite équivoque. Il est impossible de le mieux peindre à cette époque de sa vie qu'il le fait lui-même. Après s'être moqué des Importants, il ajoute[423]: «Pour mon malheur, j'étois de leurs amis sans approuver leur conduite. C'étoit un crime de voir le cardinal Mazarin. Cependant, comme je dépendois entièrement de la Reine, elle m'avoit déjà ordonné une fois de le voir; elle voulut que je le visse encore; mais, comme je voulois éviter la critique des Importants, je la suppliai d'approuver que les civilités qu'elle m'ordonnoit de lui rendre fussent réglées, et que je pusse lui déclarer que je serois son serviteur et son ami tant qu'il seroit véritablement attaché au bien de l'État et au service de la Reine, mais que je cesserois de l'être s'il contrevenoit à ce que l'on doit attendre d'un homme de bien et digne de l'emploi qu'elle lui avoit confié. Elle loua avec exagération ce que je lui disois. 301 Je le répétai mot à mot au Cardinal qui apparemment n'en fut pas si content qu'elle, et qui lui fit trouver mauvais ensuite que j'eusse mis tant de conditions à l'amitié que je lui promettois.» Mazarin avait bien raison. Une amitié hérissée de tant de réserves et de conditions ressemble fort à une inimitié cachée. Mais tout parti décidé et irrévocable répugnait à la nature de La Rochefoucauld. Sa principale qualité était la finesse, et elle lui faisait voir bien vite le mauvais côté des partis et des hommes. Il était né Important et Frondeur, car il inclinait à la critique, bien plus facile que la pratique en toutes choses. Il croyait aussi de son honneur de ne pas abandonner d'anciens amis, alors même qu'ils s'égaraient. Il les blâmait sans oser s'en séparer, n'admirant guère Beaufort, mais n'étant pas pour Mazarin, serviteur très particulier de la Reine et assez mal avec son ministre, ayant un pied dans l'opposition et un autre dans la cour. Il recueillit les fruits de toutes ces incertitudes. Mazarin, sans repousser ouvertement les diverses propositions que lui fit en sa faveur Mme de Chevreuse[424], les fit échouer tantôt sous un prétexte et tantôt sous un autre. Le refus du gouvernement du Havre fut très sensible à La Rochefoucauld; il se plaignit vivement[425], quitta peu à peu la modération ambiguë qu'il avait prétendu garder, et dériva du côté des ennemis de Mazarin. On suit dans les carnets manuscrits du Cardinal ce progrès de La Rochefoucauld vers une hostilité de plus en plus marquée, et ce qui prouve la sagacité merveilleuse de Mazarin ou ses exactes informations, 302 c'est que ses notes, écrites sur le moment même, semblent aujourd'hui un commentaire fait après coup des Mémoires de La Rochefoucauld. Dans le dernier passage que nous avons cité, La Rochefoucauld s'exprime ainsi: «Comme je voulois éviter la critique des Importants, je suppliai la Reine d'approuver que les civilités qu'elle m'ordonnoit de rendre au Cardinal fussent réglées.» Mazarin dans ses carnets semble traduire ces lignes en espagnol, mais la traduction est encore au-dessus de l'original: «Marcillac, dit-il, pèse dans la plus fine balance les visites qu'il doit me faire[426].» On rencontre bien de temps en temps quelques mots, tels que ceux-ci: «Une pension pour Marcillac[427].» Mais on lit quelques pages après: «Marcillac est plus Important que jamais. Au reste, celui qui a été une fois infecté de ce venin n'en guérit jamais[428].» Admirable jugement dont Mazarin dut encore mieux reconnaître toute la vérité en 1648, quand il vit les Importants devenir les Frondeurs, et les mêmes hommes, loin d'avoir été corrigés par l'expérience, faire paraître de nouveau le même caractère et la même conduite.
La Rochefoucauld n'ayant pas partagé les excès et les violences des Importants, n'avait pas été tout à fait enveloppé dans leur disgrâce. Elle s'était réduite à son égard à des échecs d'ambition qui avaient pu le blesser, mais que la Reine s'était appliquée à couvrir et à adoucir par des manières affectueuses, et en le berçant de l'espérance de quelque prochaine et éclatante faveur. Ces 303 faveurs n'arrivant pas, il prit le parti de conquérir, en se faisant craindre davantage, ce que sa fidélité et ses services n'avaient pu lui faire obtenir.
C'est dans ces dispositions qu'il rencontra Mme de Longueville à son retour de Münster, environnée d'hommages de plus en plus pressants. Le comte de Miossens, depuis le maréchal d'Albret, beau, brave, plein d'esprit et de talent[429], alors très à la mode, aussi entreprenant en amour qu'à la guerre, lui faisait une cour très vive. La Rochefoucauld fit sentir à Miossens, qui était un de ses amis, qu'après tout, s'il surmontait les résistances de Mme de Longueville, ce ne serait là qu'une victoire flatteuse à sa vanité, tandis que lui La Rochefoucauld en saurait tirer un tout autre parti. Voilà certes une bien touchante et bien héroïque raison d'aimer! Corneille ne s'en était point avisé dans le Cid et dans Polyeucte. Et pourtant nous ne faisons que traduire, avec la plus parfaite exactitude, un morceau de La Rochefoucauld lui-même que nous avons déjà cité et qu'il nous est impossible de ne pas reproduire, et parce qu'il est décisif, et parce qu'il tient lieu des passages semblables de Mme de Nemours et de Mme de Motteville, de Guy Joly et de Monglat[430]: «Tant d'inutilité et tant de dégoûts me donnèrent enfin d'autres pensées et me firent chercher des voies périlleuses pour témoigner mon ressentiment à la Reine et au cardinal Mazarin. La beauté de Mme de Longueville, son esprit et tous les charmes de sa personne attachèrent à elle tout ce qui pouvoit espérer en être souffert. Beaucoup d'hommes et 304 de femmes de qualité essayèrent de lui plaire; et par-dessus les agréments de cette cour, Mme de Longueville étoit alors si unie avec toute sa maison et si tendrement aimée du duc d'Enghien, son frère, qu'on pouvoit se répondre de l'estime et de l'amitié de ce prince quand on étoit approuvé de Mme sa sœur. Beaucoup de gens tentèrent inutilement cette voie, et mêlèrent d'autres sentiments à ceux de l'ambition. Miossens, qui depuis a été maréchal de France, s'y opiniâtra le plus longtemps, et il eut un pareil succès. J'étois de ses amis particuliers, et il me disoit ses desseins. Ils se détruisirent bientôt d'eux-mêmes. Il le connut, et me dit plusieurs fois qu'il étoit résolu d'y renoncer; mais la vanité, qui étoit la plus forte de ses passions, l'empêchoit souvent de me dire vrai, et il feignoit des espérances qu'il n'avoit pas et que je savois bien qu'il ne devoit pas avoir. Quelque temps se passa de la sorte, et enfin j'eus sujet de croire que je pourrois faire un usage plus considérable que Miossens de l'amitié et de la confiance de Mme de Longueville. Je l'en fis convenir lui-même. Il savoit l'état où j'étois à la cour; je lui dis mes vues, mais que sa considération me retiendrait toujours et que je n'essaierois point à prendre des liaisons avec Mme de Longueville s'il ne m'en laissoit la liberté. J'avoue même que je l'aigris exprès contre elle pour l'obtenir, sans lui rien dire toutefois qui ne fût vrai. Il me la donna tout entière, mais il se repentit de me l'avoir donnée quand il vit la suite de cette liaison.»
La Rochefoucauld plut sans doute à Mme de Longueville par les agréments de son esprit et de sa personne, surtout par cette auréole de haute chevalerie que lui 305 avait donnée sa conduite envers la Reine, et qui devait éblouir une élève de l'hôtel de Rambouillet. Il l'entoura d'hommages intéressés et en apparence les plus passionnés du monde. A mesure qu'il s'insinuait dans son cœur, il y animait habilement ce désir de paraître et de produire de l'effet, assez naturel à une femme. Peu à peu il fit luire à ses yeux un objet nouveau qu'elle n'avait pas encore aperçu, un rôle important à jouer sur la scène des événements qui se préparaient. Il égara ses instincts de fierté et d'indépendance; il transforma sa coquetterie naturelle en ambition politique, ou plutôt il lui inspira sa propre ambition.
Mme de Longueville, touchée de la passion que lui montrait La Rochefoucauld, et dont nous avons aujourd'hui l'explication, une fois qu'elle eut pris le parti d'y répondre, en se donnant se donna tout entière; elle se dévoua à celui qu'elle osait aimer; elle se fit un point d'honneur, comme sans doute un bonheur secret, de partager sa destinée et de le suivre sans regarder derrière elle, lui sacrifiant tous ses intérêts particuliers, l'intérêt évident de sa famille, et le plus grand sentiment de sa vie, sa tendresse pour son frère Condé.
Loin de dissimuler la faute de Mme de Longueville, nous allons nous-même la faire paraître, et, pour la bien mesurer, rappeler à quelle grandeur était successivement parvenue la maison de Condé en servant fidèlement la royauté et la patrie.
La France ne compte pas dans son histoire d'années plus glorieuses que les premières années de la régence d'Anne d'Autriche et du gouvernement de Mazarin, tranquille au dedans après la défaite du parti des Importants, 306 triomphante sur tous les champs de bataille, de 1643 à 1648, depuis la victoire de Rocroy jusqu'à celle de Lens, liées entre elles par tant d'autres victoires et couronnées par le traité de Westphalie. C'est la maison de Condé qui remplit cette mémorable époque presque tout entière, ou y joue du moins le premier rôle, par elle-même ou par ses alliances. Dans le conseil, M. le Prince seconde Mazarin, comme il avait fait Richelieu. Armand de Brézé, ouvrant la liste des grands amiraux du XVIIe siècle, tient en échec ou disperse dans la Méditerranée les flottes de l'Espagne. M. de Longueville, chargé de la plus grande ambassade du temps, met dans la balance diplomatique le poids de son nom, de sa modération et de sa magnificence. Pour le jeune Condé, qui n'a lu, au moins dans Bossuet, ses campagnes en Flandre et sur le Rhin? Nous avons fait voir quelle fut l'importance de la victoire de Rocroy; celles qui suivirent n'étaient pas moins nécessaires, et c'est à ce point de vue qu'il nous est commandé d'y insister.
Depuis quelque temps, il est presque reçu de parler de Condé comme d'un jeune héros qui doit tous ses succès à l'ascendant d'un irrésistible courage. Prenons garde de faire un paladin du moyen âge, ou un brillant grenadier, comme tel ou tel maréchal de l'Empire, d'un capitaine de la famille d'Alexandre, de César et de Gustave Adolphe. Condé avait reçu comme eux le génie de la guerre, et, ainsi qu'Alexandre, il excellait surtout dans l'exécution et payait avec ardeur de sa personne; mais il semble que l'éclat de sa bravoure ait mis un voile sur la grandeur et l'originalité de ses conceptions, comme son extrême jeunesse à Rocroy a fait oublier 307 que depuis bien des années il étudiait la guerre avec passion et avait déjà fait trois campagnes sous les maîtres les plus renommés. Si c'était ici le lieu, et si nous osions braver le ridicule de nous ériger en militaire, nous aimerions à comparer les campagnes de Condé en Flandre et sur le Rhin avec celles du général Bonaparte en Italie. Elles ont d'admirables rapports: la jeunesse des deux généraux[431], celle de leurs principaux lieutenants, la grandeur politique des résultats, la nouveauté des manœuvres, le même coup d'œil stratégique, la même audace, la même opiniâtreté. C'est dégrader l'art de la guerre que de mesurer les succès militaires sur la quantité des combattants, car à ce compte Tamerlan et Gengis-Khan seraient les deux plus grands capitaines du monde. Le général de l'armée d'Italie n'a guère eu, ainsi que Condé, plus de vingt à vingt-cinq mille hommes en ligne dans ses plus grandes batailles[432]. Disons, à l'honneur de Condé, qu'il a toujours eu devant lui les meilleures troupes et les meilleurs généraux de son temps, et qu'il n'a presque jamais choisi ni ses lieutenants ni son armée[433]. Une fois il n'eut dans sa main que 308 des troupes et des officiers de différentes nations, dont les jalousies et même les défections trahirent son plus grand dessein. Une autre fois il commandait à des soldats fatigués et découragés, dont toute la force était dans sa seule personne. Il possédait toutes les parties de l'homme de guerre. Il ne savait pas seulement enlever la victoire par la hardiesse de ses manœuvres, il savait aussi la préparer, et, comme l'a dit Bossuet d'un tout autre personnage, ne rien laisser à la fortune de ce qu'il pouvait lui ôter par conseil et par prévoyance. Il a excellé dans l'art des campements et des siéges, comme dans celui des combats: il a devancé et peut-être formé Vauban. Tour à tour il avait cette audace qui confondit Mercy à Fribourg et à Nortlingen et Guillaume à Senef, avec la forte prudence qui lui fit lever en 1647 le siége de Lerida, et qui en 1675, après la mort de Turenne, lassa Montecuculli. Il joignait aux plus heureux instincts des études profondes, et il tenait école de guerre. En Catalogne il marchait un César à la main et l'expliquait à ses lieutenants. Il a laissé à la France plusieurs grands généraux formés à ses leçons, dressés de ses mains, et qui, loin de lui et après lui, ont gagné des batailles, à 309 commencer par Turenne, qui servit sous ses ordres pendant deux campagnes, et à finir par ce Luxembourg qui aurait besoin d'être jugé de nouveau et qui peut-être ne serait pas trouvé trop inférieur à Turenne lui-même. N'oubliez pas ce dernier trait si frappant: Condé est le seul capitaine moderne qui n'a jamais essuyé de défaite, et qui a toujours été victorieux quand il a commandé en chef. Turenne a été battu deux fois en bataille rangée, à Rethel et à Mariendal; Frédéric a débuté par des revers; Napoléon a terminé son éblouissante carrière par deux effroyables déroutes, Leipzig et Waterloo; Condé seul n'a connu que la victoire. Il a eu affaire aux trois plus illustres généraux de l'Europe, Mercy, Guillaume et Montecuculli: aucun des trois n'a pu lui arracher l'ombre même d'un avantage. Joignez à tout cela cette magnanimité de l'homme bien né et bien élevé qui, au lieu de s'attribuer à lui seul l'honneur du succès, le répand sur tous ceux qui ont bien servi, et se complaît a célébrer Gassion et Sirot après Rocroy, Turenne après Fribourg et Nortlingen, Châtillon après Lens, et Luxembourg après Senef[434].
310 Condé vainquit à Rocroy par la manœuvre simple et hardie que nous avons décrite[435]. Il était clair que l'aile gauche de l'ennemi étant dispersée, mais son aile droite étant victorieuse et menaçant de tout écraser, il fallait à tout prix arrêter cette aile et la détruire. Or, pour arriver sur elle le plus tôt possible, à la hauteur du champ de bataille où se trouvait Condé, et quand il était déjà aux mains avec la dernière ligne de l'infanterie ennemie, le chemin le plus court était de se frayer un passage à travers cette dernière ligne, pour tomber après comme la foudre sur les derrières de l'aile triomphante. Si l'infanterie qu'il s'agissait de culbuter eût été celle du comte de Fontaine, elle eût tenu ferme, barré le chemin à Condé, et il était perdu; mais il voyait bien que cette infanterie était un mélange de troupes italiennes, wallonnes et allemandes: il espéra donc en venir à bout à force d'énergie. Voilà pourquoi il chargea lui-même et fit des prodiges de valeur commandés par le calcul le plus sévère. Plus tard, lorsqu'on lui faisait des compliments sur son courage, il disait avec esprit et profondeur 311 qu'il n'en avait jamais montré que lorsqu'il l'avait fallu. Il est vrai que les héros seuls ont de l'audace à volonté.
Il se conduisit à peu près de même l'année suivante, en 1644, dans les combats de géants qu'il livra à Mercy autour de Fribourg. Impossible de séparer aucune des divisions de l'armée impériale, adhérentes entre elles et formant une masse à la fois mobile et serrée derrière des retranchements formidables. Il les attaqua lui-même avec cette furie française à qui tout cède; en même temps, il avait envoyé Turenne, la nuit, à une très grande distance, à travers des gorges effroyables, comme Bonaparte dans les marais d'Arcole[436], pour prendre en flanc et sur ses derrières l'armée ennemie, qui était perdue, si Mercy, averti à temps et confondu d'une telle manœuvre, ne se fût bien vite échappé. Au second combat de Fribourg, Condé renouvela cette même manœuvre en envoyant Turenne à une distance bien plus grande encore que la première fois, afin de fermer toute issue à Mercy pendant qu'il l'attaquait de front, et de l'écraser dans son camp ou de le forcer à capituler. Le vigilant Mercy échappa une seconde fois, mais sa retraite, tout admirable qu'elle est, n'en ressembla pas 312 moins à une déroute, car il perdit non-seulement l'honneur des armes et le champ de bataille, mais toute son artillerie et une partie de son armée.
En 1645, Mercy et Condé se retrouvèrent en présence. Mercy venait de battre Turenne à Mariendal. Cette victoire avait enflé le courage des Impériaux, et l'Empereur et le roi de Bavière ne voulaient plus faire la paix. Condé, en allant prendre de nouveau le commandement d'une armée battue, comme il avait fait l'année précédente, la trouva composée de 5,000 Weymariens, reste de Mariendal, de 4,000 Suédois, de 6,000 Hessois, et il amenait avec lui 8,000 Français. Avec ces 23,000 hommes, il conçut le plan de campagne que Moreau exécuta depuis en partie et qu'accomplit Napoléon. Il résolut de livrer à Mercy une grande bataille, et, après l'avoir dispersé, de marcher sur Munich et sur Vienne, et de dicter la paix à l'Empereur dans sa capitale. Ce plan échoua parce que Condé était à la tête d'une armée combinée, que les Suédois et les Hessois refusèrent de suivre aussi loin le général français, et que les Suédois même se retirèrent. Condé ne pouvait attendre aucun secours de la France, qui s'était épuisée pour faire cinq armées en Espagne, en Italie, en Lorraine, en Flandre et sur le Rhin. Il renonça donc à sa plus grande conception militaire avec douleur et en frémissant, comme Annibal lorsqu'il fut forcé de quitter l'Italie. Il voulut exterminer du moins l'armée de Mercy. Celui-ci, qui savait à qui il avait affaire, avait pris une position tout aussi forte que celle de Fribourg et qui le mettait à l'abri des deux manœuvres favorites de Condé: couper l'armée ennemie ou aller la surprendre 313 au loin en flanc ou sur ses derrières. Turenne déclara qu'attaquer un ennemi ainsi retranché, c'était courir à sa ruine, et Napoléon, qu'on n'accusera pas de timidité, est de l'avis de Turenne[437]. Condé répondit en politique plus qu'en militaire, qu'en vain on entreprendrait, quelque manœuvre qu'on pût employer, de faire sortir Mercy d'une position savamment choisie, qu'il fallait donc ou l'attaquer ou se retirer, et que se retirer serait de l'effet le plus déplorable dans l'ébranlement de toutes nos alliances, après la déroute de Mariendal et la défection des Suédois. La France avait besoin d'une victoire. Condé gagna celle de Nortlingen, mais il la gagna grâce à deux accidents sur lesquels il n'avait pas droit de compter, grâce aussi à l'inspiration d'un grand caractère. Il faut avouer que, dans l'exécution, jamais Condé ne fut plus grand. D'abord il comprit que toute l'affaire reposait sur le centre de Mercy et qu'il fallait en avoir raison à tout prix. Il se chargea lui-même de l'attaque. Il eut un cheval tué sous lui, deux de blessés, vingt coups dans ses armes et dans ses habits. Marsin, qui sous lui commandait le centre, fut dangereusement blessé, et l'intrépide La Moussaye mis hors de combat. Les Français et les Impériaux, tour à tour vainqueurs et vaincus, firent des prodiges de courage. Ce fut une effroyable boucherie. Mercy y périt. Sur ces entrefaites, Jean de Wert, qui commandait l'aile gauche impériale, descend de la hauteur qu'il occupe, écrase l'aile droite française, disperse notre réserve malgré les efforts de 314 ses deux chefs, Chabot et Arnauld[438]. C'en était fait de l'armée tout entière, si, au lieu de s'amuser à poursuivre les fuyards et à piller les bagages, Jean de Wert se fût jeté sur les derrières de notre centre à moitié détruit, et pressé notre aile gauche entre ses escadrons victorieux et la division encore intacte du général Gleen. Cette faute et la mort de Mercy sauvèrent Condé, parce qu'il sut en profiter avec une promptitude incomparable. Il vit qu'après avoir perdu son aile droite, sa réserve et une grande partie de son centre, tenter de faire sa retraite avec son aile gauche était une opération en apparence prudente, en réalité téméraire, devant un ennemi qui avait encore de grandes masses d'infanterie, beaucoup d'artillerie et une cavalerie redoutable, qu'il valait donc mieux maintenir le combat, et qu'en s'exposant à périr il était possible de vaincre. Ce coup d'œil rapide d'une âme forte qui saisit et embrasse l'unique moyen de salut, quelque périlleux qu'il soit, est le trait caractéristique du génie de Condé. Tout blessé qu'il était, harassé de fatigue, mais puisant une vigueur nouvelle dans la grandeur de sa résolution, il se met à la tête de l'aile gauche de Turenne, se précipite, comme s'il était au début de l'affaire, sur l'aile droite de l'ennemi, l'enfonce, fait prisonnier son commandant; puis, tournant à droite, se jette sur le centre des Impériaux, dégage le sien, le rallie, le ramène au combat, et, maître du 315 champ de bataille, s'apprête à faire face à Jean de Wert, qui, revenant de sa poursuite inutile, apprenant la mort de Mercy[439] et la prise de Gleen, consterné du désastre causé par son absence, n'ose ni attaquer ni attendre Condé, se borne à recueillir les débris de l'armée et se sauve à Donawerth. Condé avait encore eu dans ce second combat un cheval tué sous lui; il avait reçu un coup de pistolet, et il manqua de ne pas survivre à sa victoire. C'est alors qu'il fit cette grande maladie au sortir de laquelle il se trouva avoir perdu avec son sang et ses forces toute sa passion pour Mlle Du Vigean[440].
316 Aussi grand dans l'art des siéges que dans celui des combats, en 1643, après Rocroy, Condé avait pris Thionville, une des premières places fortes du temps. En 1644, il prit Philipsbourg, qui commandait le haut Rhin. En 1646, ayant eu la sagesse de consentir à servir sous le duc d'Orléans pour ménager les ombrages et la vanité de ce prince, et n'ayant eu le commandement de l'armée qu'à la fin de la campagne, il la termina par un siége mémorable, où il se couvrit de gloire; il prit Dunkerque le 11 octobre 1646[441].
317 Accoutumé à réparer les défaites des autres, Condé alla remplacer en 1647 le comte d'Harcourt, qui venait d'échouer devant Lerida. Mazarin avait voulu plusieurs fois envoyer Condé en Catalogne; son père, M. le Prince, s'y était toujours opposé, et tous ses amis le dissuadèrent d'accepter ce commandement. Il montra certes une grande déférence envers Mazarin en quittant le théâtre ordinaire de ses exploits pour un pays où il fallait faire une petite guerre qui convenait mal à son génie, avec une ombre d'armée incapable de livrer une bataille, et bonne tout au plus à se soutenir devant l'ennemi. Quand tout le monde s'était moqué du comte d'Harcourt, qui n'avait pu prendre Lerida, Condé avait eu le bon sens et la générosité de défendre cet excellent général; il s'était d'avance défendu lui-même. En effet, arrivé à son tour devant Lerida, et n'ayant reçu de France ni les secours de troupes qu'on lui avait promis, ni les munitions et l'artillerie qui lui étaient absolument nécessaires, n'ayant pas assez de forces pour aller au-devant de l'armée espagnole et ne pouvant songer à prendre d'assaut Lerida avec des soldats éteints, il eut le courage de lever le siége et de faire une bonne retraite, préférant le salut de l'armée à sa propre réputation. Cette conduite, soutenue avec sa hauteur accoutumée, lui fit le plus grand honneur, et prouva qu'il était maître de lui et savait employer tour à tour la prudence ou l'audace, selon les circonstances.
C'est ainsi qu'en 1648, à Lens trouvant l'archiduc Léopold dans une position formidable, comme celle de Mercy à Nortlingen, il reconnut qu'il serait d'une souveraine imprudence de tenter une seconde fois la fortune; 318 et, sachant bien qu'il n'avait plus affaire à Mercy, il entreprit d'attirer l'archiduc Léopold et le général Beck sur un terrain plus favorable, dans une plaine où la principale force de l'armée française, la gendarmerie, commandée par d'Andelot, devenu le duc de Châtillon, devait avoir un grand avantage. Du côté des Espagnols étaient le nombre, l'abondance et la discipline; du côté des Français, la misère et l'audace. L'archiduc avait son centre adossé à des bourgs et à des hameaux formant des retranchements naturels. Sa droite composée de tout ce qui restait des vieilles bandes nationales, s'appuyait à la ville de Lens. L'aile gauche était postée sur une éminence à laquelle on ne pouvait arriver qu'à travers les plus étroits sentiers. Il fallait manœuvrer avec un art infini pour faire abandonner à l'ennemi cette position inexpugnable. Condé commanda une fausse retraite[442] qu'expliquait parfaitement le désir d'une situation meilleure. Beck trompé détache la cavalerie lorraine pour inquiéter, et, s'il se peut, tailler en pièces notre arrière-garde, qui est assez promptement enfoncée et s'enfuit en désordre. Châtillon avec sa gendarmerie ramène vivement les Lorrains et menace d'en faire un carnage. On ne pouvait les abandonner. L'archiduc envoie à leur secours toute sa cavalerie. Le combat s'engage; toute l'armée ennemie s'ébranle et descend dans la plaine. C'est là ce que voulait Condé. Cette manœuvre, qui eût échoué à Nortlingen, réussit à Lens. L'armée impériale avait encore l'immense désavantage d'être obligée de se former à mesure qu'elle avançait, tandis 319 que l'armée française était depuis le matin rangée en bon ordre au bout de la plaine, sur un terrain bien choisi. Condé comptait particulièrement sur la gendarmerie de Châtillon; il l'avait rappelée bien vite après le premier engagement, et l'avait mise à la seconde ligne pour lui donner le temps de se rafraîchir; puis, quand les deux corps de bataille en furent venus aux prises, il la lança de nouveau avec son intrépide général; et, après avoir été si utile au début de la journée, elle la décida en renversant tout ce qu'elle rencontra devant elle[443]. Restait l'infanterie espagnole, qui ne montra pas la même opiniâtreté qu'à Rocroy, et demanda la vie. Le vieux général Beck se conduisit comme Fontaine et Mercy: il se battit en lion, fut blessé et pris, et mourut de désespoir. L'archiduc Léopold se sauva dans les Pays-Bas avec le comte de Fuensaldaigne.
La victoire de Lens était aussi nécessaire et elle fut tout aussi utile que celle de Rocroy: on lui doit la reprise des négociations de Münster et la conclusion du traité de Westphalie. Ce traité est le suprême résultat des cinq grandes campagnes de Condé en Flandre et sur le Rhin. Condé était en quelque sorte le négociateur armé, et M. de Longueville le négociateur pacifique.
Le père Bougeant, dans son estimable histoire du 320 traité de Westphalie[444], suppose que Mazarin envoya le duc de Longueville à Münster «pour éloigner de la cour un prince capable d'y exciter des troubles.» Mais en 1643 le duc de Longueville se laissait conduire, ainsi que tout le reste de la famille, à la politique de son chef, M. le Prince. C'est le crédit de ce dernier qui fit donner l'ambassade de Münster à son gendre, ainsi que l'entrée au conseil. Mazarin n'avait pas choisi M. de Longueville pour sa capacité, bien qu'il n'en fût pas dépourvu, mais pour faire marcher ensemble d'Avaux et Servien, qui ne s'entendaient guère, et donner de l'éclat à la légation française. Il demeurait toujours le maître des négociations, et les Condé devaient être flattés d'être à la tête de la plus importante affaire diplomatique, comme ils avaient déjà le commandement de la flotte de la Méditerranée et celui de l'armée de Flandre.
M. de Longueville avait à poursuivre le grand objet que se proposait le cabinet français depuis Henri IV, l'affaiblissement de la maison d'Autriche au profit de la France[445]. C'est dans ce dessein que le Roi Très Chrétien, 321 le cardinal de Richelieu et le cardinal Mazarin avaient été vus s'alliant au protestant Gustave Adolphe, l'attirant et le retenant dans le cœur de l'Allemagne, lui et après lui ses lieutenants, et soutenant la Hollande protestante contre la catholique Espagne. Cette lutte, qui parut avec tant d'éclat sur les champs de bataille pendant trente années, eut lieu aussi pendant plus de douze ans à Osnabrück et à Münster. D'un côté étaient l'Autriche, l'Espagne, la Bavière, avec les électeurs ecclésiastiques de Mayence et de Cologne; de l'autre, 322 les puissances protestantes, le Brandebourg, la Saxe, la Hesse, avec leurs alliés, la Hollande, la Suède et la France. Le parti protestant voulait obtenir le plus de concessions, et le parti catholique en faire le moins possible. Dès l'année 1640, Richelieu avait désigné pour le représenter aux conférences de Münster l'homme qui avait toute sa confiance, Mazarin, avec le comte Claude d'Avaux, de la puissante famille parlementaire des de Mesme. Quand Mazarin succéda à Richelieu, il nomma à sa place le comte Abel Servien, oncle de cet habile et 323 judicieux Lyonne qu'il connaissait depuis longtemps et qui peu à peu lui devint ce qu'il avait été lui-même à Richelieu. D'Avaux était certainement un de nos premiers diplomates. Il jouissait de la plus haute considération et la méritait. Ce n'était pas seulement un fort bel esprit, c'était à la fois un homme de bien et un négociateur fin et insinuant, parlant et écrivant à merveille; mais son zèle religieux, qui le faisait bien venir des puissances catholiques, le portait un peu trop à s'accommoder avec elles, et à rechercher l'avantage de l'Église au delà de ce que permettait la politique, ainsi 324 qu'il le montra dans un malencontreux discours aux États généraux de Hollande, plus digne d'un ministre du saint-siége que d'un ministre de la France. Servien égalait d'Avaux avec un caractère et des talents tout différents. Formé à l'école de Richelieu, rompu aux affaires, il était accoutumé à poursuivre son but avec une constance qui ressemblait souvent à l'opiniâtreté. Il ne s'entendit pas longtemps avec son collègue. M. de Longueville, par la supériorité de sa naissance et de sa situation et la parfaite politesse de ses manières, parvint à les concilier, du moins en apparence; mais lui-même, 325 et surtout sa femme, inclinait du côté de l'aimable et pieux d'Avaux. Secondé par une ambassadrice telle que nous l'avons dépeinte, M. de Longueville représenta magnifiquement la France à Münster. Toute son ambition était d'attacher son nom à la conclusion de la paix; mais n'en mesurant pas bien toutes les difficultés, ou voulant les surmonter trop vite, il les aggravait, et à ses premières vivacités succédait un prompt découragement. Ses impatients désirs et sa loyauté inexpérimentée ne consultaient pas toujours la prudence. Il outre-passait volontiers ses instructions et compromettait son gouvernement. Prenant pour des avances sincères et pour des engagements les politesses calculées du plénipotentiaire espagnol, le comte de Pegnaranda, il lui communiqua sans ordre le projet de paix auquel s'était arrêté sa cour, et ce projet[446] indiscrètement présenté, sans séduire l'Espagne, indisposa les alliés de la France qui s'imaginèrent qu'on voulait traiter sans eux. M. de Longueville n'avait pas été plus heureux dans ses prétentions personnelles. La charge de colonel général des Suisses étant devenue vacante par la mort de Bassompierre, il l'avait demandée; mais on n'avait pu se décider à remettre un emploi de cette importance en des mains aussi peu sûres, et quoiqu'à la place de cette faveur on lui en eût accordé une autre bien précieuse à un gouverneur de Normandie, le commandement du château de Caen, il n'était point satisfait, et n'avait guère tardé à revenir en France, y rapportant assez peu de gloire et un grand fonds de mécontentement. D'Avaux 326 l'avait suivi de près. Ainsi Servien restait à Münster seul dépositaire de la pensée de Mazarin, et Mazarin, comme son devancier, ne connaissait qu'un intérêt, celui de la grandeur de la France. Il voulait d'abord obtenir de l'empire la reconnaissance définitive de la souveraineté de la France sur deux provinces depuis longtemps conquises, les Trois-Évêchés et l'Alsace, avec quelques places fortes sur le Rhin, pour achever à peu près le légitime et nécessaire développement de la France de ce côté. Il s'agissait aussi de faire consentir l'Espagne à l'annexion au territoire français du comté de Roussillon dont nous étions les maîtres depuis plusieurs années. Enfin la secrète ambition de Mazarin, celle que lui avait léguée son grand prédécesseur, et qu'il légua à Lyonne, c'était d'acquérir à tout prix les Pays-Bas, sans lesquels la France n'a réellement pas de frontière du Nord, et peut voir, après une bataille malheureuse, une armée ennemie arriver sans obstacle sous les murs de Paris. Voilà pourquoi Richelieu et Mazarin avaient encouragé et soutenu la révolte de la Catalogne, et établi à Barcelone une vice-royauté française, afin d'avoir entre leurs mains un gage solide pour d'utiles échanges. Telles étaient les pensées qui occupaient l'esprit de Mazarin, et qu'il poursuivait à la fois par les négociations et par les armes, montrant la guerre pour obtenir une paix glorieuse, et déployant tour à tour la finesse et la vigueur qui caractérisent ce grand homme d'État.
Les conférences de Münster avançaient ou reculaient selon les vicissitudes des combats, et notre ambassadeur le plus persuasif était la nouvelle d'une victoire. La défaite inattendue de Turenne à Mariendal avait 327 abattu notre diplomatie; elle se releva en apprenant que le général de Rocroy et de Fribourg allait prendre le commandement de l'armée du Rhin. Bientôt la victoire de Nortlingen, remportée le 5 août 1645, lui rendit son ascendant, et le duc de Bavière, la seconde puissance catholique de l'Allemagne, qui avait rompu les négociations après Mariendal, les reprit avec empressement après Nortlingen. La cession de l'Alsace était alors presque gagnée; mais Mazarin tenait invinciblement à l'agrandissement de notre frontière du Nord et à l'acquisition des Pays-Bas. C'est là en quoi résidait toute la difficulté, le nœud qu'aucune habileté ne pouvait résoudre, et que l'épée seule pouvait trancher. Il était réservé à Louis XIV, à la fin du XVIIe siècle, après avoir perdu les trois hommes d'État qui firent longtemps sa force et sa gloire, Mazarin, Lyonne et Colbert, d'abandonner la pensée de ses devanciers, et, quand on lui proposait les Pays-Bas en retour de ses droits sur l'Espagne, de rejeter cette faveur de la fortune que Mazarin et Richelieu eussent embrassée avec des transports de joie, et cela dans un frivole intérêt de famille, jouant comme à plaisir sa propre couronne pour en mettre une sur la tête de son petit-fils, et manquant de perdre la France sans lui donner même pour un quart de siècle l'alliance de l'Espagne. Pour le dire en passant, cette résolution incroyable, mal couverte d'une apparence de grandeur, ainsi que la révocation de l'édit de Nantes, sont les deux grandes inspirations personnelles de Louis XIV: elles jugent sa politique intérieure et extérieure, comparée à celle de Mazarin, de Richelieu et d'Henri IV. On ne peut pas dire tout 328 ce que fit Mazarin en 1647 et 1648 pour amener l'Espagne à nous céder les Pays-Bas. Au fond il était disposé à rendre la Catalogne en tout ou en partie, et il offrit même le jeune Louis XIV pour l'infante Marie-Thérèse. En même temps il envoya en Hollande le futur négociateur de la paix de Nimègues, le comte d'Estrades, avec lequel nous avons fait connaissance[447], pour y faire agréer l'arrangement qu'il désirait avec passion; il alla jusqu'à proposer Anvers au commerce hollandais. C'était une bien puissante tentation: la Hollande y résista: elle était lasse de la guerre, qu'il eût fallu continuer; elle commençait aussi à ne plus tant redouter l'Espagne, et ne trouvait pas un grand avantage à acquérir, au lieu d'un voisin fatigué et affaibli, un voisin ambitieux et conquérant. L'Espagne, trop bien informée, voyait poindre à l'horizon de nouveaux troubles parmi nous, et sur cette espérance elle suspendit les négociations, fit un traité séparé avec la Hollande, et persuada à l'empereur d'entreprendre avec elle un dernier et puissant effort. Un seul homme pouvait encore une fois sauver la France, tout aussi menacée qu'elle l'avait jamais été. Cet homme était celui qui, en 1643, avait consolé l'agonie de Louis XIII et raffermi le trône de son fils par une victoire extraordinaire, celui qui, en 1645, avait réparé le désastre de Mariendal, et en 1646 commencé la conquête des Pays-Bas en s'emparant de Dunkerque. C'est alors que Condé, qui connaissait parfaitement la situation des affaires, livra dans les plaines de Lens, le 20 août 1648, la mémorable bataille que nous avons 329 racontée, où il fut à la fois aussi prudent et aussi audacieux que les circonstances le commandaient. Grâce à cette victoire, les négociations marchèrent vite. Le 24 octobre 1648 fut signé à Münster le traité de Westphalie, qui assura pour un siècle la paix à l'Allemagne, y affermit la liberté religieuse, et consacra toutes les conquêtes de la France sur l'Empire[448].
Après ce traité, Mazarin n'avait plus en face de lui que l'Espagne, et il comptait l'amener bientôt à l'échange qui seul pouvait donner à la France du côté du nord une frontière semblable à celle qu'elle venait d'acquérir au midi de l'Allemagne. Il rêvait, au bout de quelques campagnes heureuses, un traité bien autrement favorable que celui des Pyrénées en 1660. Il avait dans sa main le vainqueur de Lens, qu'il pouvait lancer sur les Pays-Bas; il pouvait porter en Espagne et en Italie des généraux encore supérieurs à d'Harcourt et à Schomberg; il comptait soutenir ou ranimer l'insurrection de Naples: un magnifique avenir était devant la France. Qui lui a enlevé cet avenir? qui déjà à Münster avait diminué l'autorité de ses victoires, longtemps arrêté l'Autriche et encouragé la résistance de l'Espagne? qui a retardé de dix ans le traité des Pyrénées, et l'a fait aussi peu avantageux à la France, rendant la Catalogne sans obtenir ni les Pays-Bas ni même la Navarre, 330 l'héritage d'Henri IV? qui a divisé et épuisé nos forces? qui nous a fait verser de nos propres mains notre meilleur sang? qui a mis aux prises les uns contre les autres nos plus illustres capitaines? qui a arrêté Condé dans sa course à vingt-sept ans, lorsqu'il pouvait ajouter tant de nouvelles victoires à toutes celles de sa jeunesse, et porter le drapeau français à Bruxelles ou à Madrid?
C'est la Fronde qui a commis l'inexpiable crime d'avoir suspendu l'élan de Condé et de la grandeur française. Du moins en retour a-t-elle agrandi et développé nos vieilles franchises nationales, nous a-t-elle donné la noble liberté qu'elle nous avait promise? Loin de là: par une réaction inévitable, elle a dégoûté pour longtemps la France d'une liberté anarchique, incompatible avec l'ordre public, avec la force du gouvernement et de la nation; elle a décrié et abaissé le Parlement; elle a ôté à la Royauté tout contre-poids; elle a enfanté le despotisme d'abord intelligent et utile, puis imprévoyant et funeste de Louis XIV.
Et qui a donné naissance à la Fronde, ou du moins qui l'a soutenue? qui a relevé l'ancien parti des Importants, étouffé, ce semble, sous les lauriers de Rocroy? qui a séparé les princes du sang de la couronne? qui a mis contre le trône, avec Monsieur, duc d'Orléans, cette illustre maison de Condé, qui jusque-là en avait été le bouclier et l'épée? Sans doute il y a ici bien des causes générales; mais il nous est impossible de nous en dissimuler une, toute particulière, il est vrai, mais qui a exercé une déplorable influence, l'amour inattendu de Mme de Longueville pour un des chefs des Importants, devenu 331 un des chefs de la Fronde. Oui, nous le disons à regret, c'est Mme de Longueville qui, passée avec son mari du côté des mécontents, y attira d'abord une partie de sa famille, puis sa famille tout entière, et la précipita ainsi de ce faîte d'honneur et de gloire où tant de services l'avaient élevée.
M. le Prince était mort à la fin de 1646, et sa maison avait perdu en lui son gouvernail politique. Mme la Princesse demeura attachée à la Reine, et ses enfants suivirent d'abord son exemple et ses conseils. Mme de Longueville est la première qui s'écarta du droit chemin. Dès que La Rochefoucauld fut entré dans son cœur, il l'occupa tout entier. Elle mit à son service tout ce qu'elle avait de séduction dans sa personne, de ressources dans l'esprit, de hardiesse dans le cœur. Insouciante de son intérêt, oublieuse même de ses plus justes ressentiments, elle se tourna aveuglément, sous la main de La Rochefoucauld, contre cette royauté dont sa famille avait été l'appui et qui était encore bien plus l'appui de sa famille; elle se laissa conduire dans le camp de ceux qui naguère avaient tenté de flétrir en sa fleur sa jeune et pure renommée. On vit la fille des Condé livrée aux Vendôme et aux Lorrains, faisant cause commune avec Beaufort et Mme de Chevreuse, et s'exposant à rencontrer dans ce monde nouveau pour elle son ancienne et implacable ennemie, Mme de Montbazon. Il ne lui aurait manqué, si Guise n'eût pas alors été à Naples, que d'avoir à serrer la main qui tua Coligny! Une fois égarée, elle entraîna aisément à sa suite le jeune prince de Conti, qui, en attendant le chapeau de cardinal, n'était pas fâché de faire du bruit, de jouer 332 un rôle, et d'acquérir une importance qui le relevât à côté de son frère. M. de Longueville, amateur de toutes les nouveautés, blessé d'ailleurs de n'avoir pas été nommé colonel général des Suisses, et qu'à Münster on ne lui eût pas laissé faire la paix à sa guise, inclinait fortement à la Fronde. Sa femme n'eut pas de peine à l'y engager davantage. Mais la grande affaire était de gagner Condé.
Celui-ci croyait avoir beaucoup à se plaindre du cardinal Mazarin. A la mort de son beau-frère, Armand de Brézé, en 1646, il avait demandé à lui succéder dans la charge de grand amiral de France. On n'avait pu ajouter cette charge à toutes celles que les Condé possédaient déjà; mais par ménagement la Reine ne l'avait donnée à personne et se l'était attribuée à elle-même. M. le Prince, qui vivait encore, ambitieux et avide, avait vivement ressenti ce refus. L'impétueux Condé n'avait pas dissimulé sa colère. Il était aussi fort irrité qu'on l'eût envoyé en Catalogne remplacer d'Harcourt, en lui promettant tout ce qu'il fallait pour y faire une campagne digne de lui, et qu'on l'eût laissé, sans les secours promis et énergiquement réclamés, entre une place forte qu'il ne pouvait emporter d'assaut dans l'état de ses troupes et une puissante armée qu'il ne pouvait ni attendre ni aller chercher, en sorte que sa vertu militaire l'avait obligé à lever le siége de Lerida et à se replier en bon ordre devant l'ennemi. Il sentait qu'il avait bien fait, mais c'était la première fois qu'il reculait; malgré lui, sa gloire en souffrait, et il se plaignait avec amertume de ce qu'il appelait la déloyauté du Cardinal. Maintenant on l'envoyait en Flandre prendre 333 le commandement d'une armée assez faible, non pas sans courage, mais sans discipline. Enfin, il faut bien le dire, le vrai génie de Condé était pour la guerre; là il est le premier de son siècle, et l'égal des plus grands dans l'antiquité et dans les temps modernes; mais, nous le reconnaissons, il ne possédait pas les qualités du politique, et au fond il n'avait pas d'ambition vraie et bien déterminée. Premier prince du sang dans une monarchie telle que la monarchie française au XVIIe siècle, que pouvait-il désirer que d'acquérir de la gloire? Et après Richelieu et sous Mazarin, cette gloire ne se pouvait guère trouver pour lui que sur les champs de bataille. C'est pour cela, et pour cela seul, que son père l'avait élevé. Aussi ne s'était-il pas assujetti de bonne heure à cette austère discipline de l'ambition qui enseigne à parler à propos et à se taire, à n'avoir pas d'humeur, à se conduire les yeux toujours dirigés vers le but suprême, sans s'en laisser détourner ni par des intérêts secondaires, ni par des caprices d'imagination ou de cœur. Tel est l'ambitieux; tels furent plus ou moins Henri IV, Richelieu et Mazarin, car il est juste de mettre Mazarin dans cette illustre compagnie. Tous les trois avaient un grand but à atteindre, qu'ils poursuivirent avec constance. Condé n'avait pas de but, il ne forma aucun grand dessein, étant né tout ce qu'il pouvait devenir, tout ce qu'il pouvait jamais rêver, à moins d'être un insensé ou un traître, et il avait l'esprit d'une justesse parfaite et le cœur à l'unisson. Sa conscience et son bon sens lui disaient donc qu'il n'avait rien à gagner à toutes les intrigues où on voulait l'engager, que sa place était auprès du trône pour le couvrir 334 de son épée contre ses ennemis, quels qu'ils fussent, soit du dedans, soit du dehors. S'il se fût tenu à cette place, il serait monté sans effort à un rang bien autrement haut que l'usurpation même de la royauté. Ne craignons pas de le répéter, pour mieux faire sentir la profondeur de sa chute: à ses cinq années de victoires éclatantes en Flandre et sur le Rhin, de 1643 à 1648, il eût sans aucun doute ajouté, dans le duel qui demeurait entre la France et l'Espagne après le traité de Westphalie, des victoires nouvelles qui, en deux campagnes tout au plus, vers 1650, nous eussent à jamais conquis la Belgique. Il se serait trouvé à trente ans ayant gagné autant de batailles qu'Alexandre et César, et il avait encore devant lui vingt années de force, vingt autres victoires, comme celle de Senef, par exemple[449], qu'il remporta sur le seuil de la vieillesse, avant de déposer l'épée, comme un monument de ce qu'il eût pu faire de 1648 jusqu'en 1675. Incomparable destinée, qui était infaillible, s'il eût su rester dans son rôle de premier prince du sang, défenseur inébranlable de la couronne en même temps qu'interprète loyal de la nation, portant auprès de la Reine, sans l'effrayer, et auprès de Mazarin, en le soutenant, les griefs légitimes de la noblesse, du Parlement et du peuple!
La Fronde, en effet, avait sa raison d'être, et Mazarin, égal à Richelieu comme diplomate, n'avait pas le moins du monde le génie de son maître pour l'administration intérieure de l'État. Incessamment occupé du soin de 335 se maintenir, de l'agrandissement du territoire et de celui de l'autorité royale, il ne faisait guère attention à tout le reste, et laissait s'introduire partout les abus et les désordres. De si longues guerres, quatre ou cinq grandes armées, une flotte considérable, tant de dépenses sans cesse renaissantes avaient épuisé la France, que la gloire ne consolait pas toujours de la misère. Il avait fallu augmenter les impôts, vendre même les emplois publics, pour avoir de quoi payer les troupes[450]. On avait souvent éludé ou désarmé la juste et nécessaire autorité des parlements. Le sang de la noblesse avait coulé par torrents. Le peuple gémissait sous des charges de plus en plus lourdes; et pour peu que le sentiment de la grandeur nationale l'abandonnât un seul moment, l'excès du mal lui arrachait des plaintes et le poussait à la révolte. Il y avait eu des soulèvements en Auvergne, en Poitou, et sur d'autres points. Nous n'avons pas le courage d'accuser le peuple, car ses maux étaient extrêmes, et il n'avait pas tort de les ressentir vivement. 336 En général, il ne remue que quand il souffre, et ne s'agite que pour être mieux ou moins mal. Ce sont les partis qui sont coupables, et qu'il faut flétrir, lorsqu'au lieu de s'efforcer d'obtenir quelque soulagement aux misères publiques, ils s'appliquent à les rendre plus poignantes et plus amères par des déclamations enflammées, corrompent les plus justes griefs, enveniment les plaintes les plus loyales, et poussent insensiblement l'imprévoyance populaire du mécontentement à la résistance et de la résistance à l'insurrection. Nous croyons connaître l'état de la France en 1648, et la main sur la conscience, en absolvant à peu près le peuple, fort naturellement irrité de l'accroissement des impôts et des désordres de l'administration, nous sommes hautement contre la Fronde, non-seulement parce qu'elle a fait obstacle au développement de la grandeur française, raison suprême à nos yeux pour la rendre à jamais condamnable, mais encore parce que la Fronde était mauvaise 337 en elle-même, dans sa fin comme dans ses moyens, à la fois violente, menteuse et étourdie dans ses chefs civils et militaires, à bien peu d'exceptions près.
La Fronde n'est point du tout, comme se l'est imaginé un homme d'esprit[451] par un étrange anachronisme, l'aurore de la révolution française; tout au contraire, ainsi que nous l'avons dit ailleurs[452], ç'a été le suprême effort et comme le dernier soupir du moyen âge. Qu'étaient-ce que les Frondeurs de 1648? les Importants de 1643[453]. Et ceux-ci qu'étaient-ils sinon les anciens ennemis de Luynes et de Richelieu, le reste des vieux Ligueurs, qui, après la mort d'Henri IV, avaient tenté d'abolir son œuvre, et de faire revivre d'anciens abus, tout autrement intolérables que ceux dont on se plaignait sous Mazarin, c'est-à-dire une espèce de république féodale qui opprimait et la royauté et la nation. Sans doute les parlements y jouaient un noble rôle; mais ce rôle et leur existence même ils les devaient à la royauté; ils étaient nés et ils avaient grandi avec elle; ils étaient et ils s'appelaient la justice du Roi. Ils avaient été particulièrement institués pour combattre et réprimer ces grands seigneurs qui se croyaient au-dessus de la loi, et ne se soumettaient en apparence à la royauté qu'à la condition de l'asservir, toujours prêts à se révolter, dès que le chef de l'État tentait de ramener leur pouvoir en ses justes limites, fomentant des troubles perpétuels, et 338 tendant la main sans rougir à l'étranger, les grands seigneurs catholiques à l'Espagne et les grands seigneurs protestants à l'Angleterre. Et c'étaient là les alliés que se donnaient les parlements de France! C'était à eux qu'ils remettaient le commandement des armées et le gouvernement de l'État! C'était sous ces nobles auspices que le parlement de Bordeaux sollicitait de l'Espagne des subsides, des régiments et une flotte, et que le parlement de Paris recevait sur les fleurs de lis un envoyé de l'Autriche, introduit par un prince du sang, à la honte de la vieille magistrature indignée[454]. Étonnez-vous après cela qu'au bout de quelques années le jeune Louis XIV entre un jour dans ce même parlement en bottes et un fouet à la main, sans que personne daigne y faire attention et s'émeuve le moins du monde! Il faut bien le savoir: la démagogie amène nécessairement la tyrannie; et, ce qu'il y a de plus triste, elle l'amène avec le consentement ou dans le silence universel, froissant le cœur de ceux-là seuls qui ne l'avaient pas mérité, et n'avaient voulu qu'une liberté modérée!
S'il y a jamais eu un spectacle ridicule c'était celui de graves magistrats, vieillis dans l'étude des lois civiles et étrangers à la politique, tout novices et comme égarés dans d'aussi grandes affaires, s'agitant sous la main des jeunes conseillers des Enquêtes travestis en tribuns du peuple. On ne rêvait que le sénat de Rome et le parlement d'Angleterre. On mettait en mouvement la populace de Paris; on l'ameutait aisément contre la cour, il 339 est vrai; mais dès qu'il était question de la convocation des États Généraux, la vraie puissance politique de la nation avec la royauté, tous ces grands patriotes prenaient l'épouvante, sentant bien qu'avec les États Généraux leur rôle finirait et qu'ils n'auraient plus qu'à rendre la justice, au lieu de se mêler de la paix et de la guerre et du gouvernement de l'État[455]. Un moment Mazarin, poussé à bout par le parlement et par une partie considérable de la noblesse, eut la pensée d'en appeler à la nation contre les partis. Alors on aurait été véritablement sur la route de l'Angleterre, comme aussi dans les grandes voies de la tradition française; alors peut-être nous nous serions approchés sans secousse de la monarchie constitutionnelle. Mais Mazarin victorieux ne songea plus aux États Généraux, et il trouva plus commode de gouverner sans contrôle: il semble que dans les lois de l'ordre éternel et pour le malheur de la France, il fallait qu'une entreprise démocratique, sans sincérité, ourdie par des gentilshommes, fomentée et soutenue par l'étranger, tournât contre elle-même, accrût outre mesure la monarchie d'Henri IV et de Richelieu, et reçût sa punition dans le pouvoir absolu.
On aura beau faire: on ne réhabilitera pas la Fronde; elle demeurera dans nos annales incomparablement inférieure à la Ligue. Là au moins deux grandes opinions, deux grandes causes étaient aux prises. Aussi la Ligue a fécondé les esprits, elle a trempé les caractères; elle a été une école de politique et de guerre; elle a préparé 340 les fortes générations de la première moitié du XVIIe siècle. La Fronde n'a formé personne, ni un homme de guerre ni un homme d'État; c'est une mêlée confuse d'intérêts particuliers, et souvent un passe-temps de gentilshommes, de beaux esprits et de belles dames. C'est aux dames surtout qu'appartient la Fronde; elles en sont presque toujours les mobiles à la fois et les instruments, les plus intéressantes actrices, et parmi elles le premier rôle est incontestablement à Mme de Longueville.
Nous raconterons ce qu'elle a fait avec une entière sincérité; nous ne tairons aucune de ses fautes, qui lui appartiennent bien moins que les grandes qualités, la capacité, le courage, le désintéressement qu'elle y a mêlés. Il nous en coûtera bien davantage d'être sévère envers Condé, car un long commerce nous a fait connaître le fond de son cœur; ce cœur était grand et bon; et nous ne pourrons nous défendre d'une compassion douloureuse en voyant cette nature généreuse, cette âme loyale, mais emportée et mobile, se laissant entraîner au milieu d'intrigues pour lesquelles elle n'était pas faite. Nous l'avons dit: Condé n'avait pas d'ambition fixe, il ne poursuivait aucun but distinct, mais il avait peu à peu rêvé à côté du trône une puissance incompatible avec la grandeur royale. Son mouvement naturel était du côté de la cour; la Fronde proprement dite et les gens de loi lui étaient odieux, et il ne les servit jamais qu'à contre-cœur. Son ressort principal était la passion de la guerre, et c'est là ce qui, après bien des délibérations et des hésitations, finissait presque toujours par l'emporter. 341 Comme Napoléon, pourvu qu'il eût dans sa main une armée, il croyait pouvoir braver la fortune et refaire à son gré sa destinée. Nous aurons pour lui une admiration sans bornes lorsque dans les commencements de la Fronde il résiste à ses propres griefs, à l'antipathie naturelle qu'il éprouvait pour Mazarin, aux sollicitations de sa propre famille; mais nous n'hésiterons pas à le blâmer en le plaignant, quand ensuite tournant le dos à sa fortune et à sa gloire, sacrifiant le principal à l'accessoire, mettant l'humeur à la place de la politique, il entrera dans les intrigues qu'il avait d'abord repoussées, et se précipitera avec Mme de Longueville dans une guerre impie où le frère et la sœur amasseront de longs remords, où l'un se signalera par de tristes exploits qu'un jour à Chantilly il lui faudra couvrir d'un voile, par respect pour lui-même et pour la France, et où l'autre, en déployant les plus brillantes qualités de l'esprit et du caractère, accumulera en trois ou quatre années assez de fautes pour les pleurer pendant vingt-cinq ans aux Carmélites et à Port-Royal!
Voici les documents que nous tenons de la bienveillance de mesdames les Carmélites du couvent de la rue d'Enfer, avec quelques notes recueillies aux sources les plus sûres, telles que les Pièces domaniales conservées aux Archives générales, l'histoire manuscrite du couvent, fondations et vies, 2 vol. in-4o, surtout la collection des lettres circulaires que les mères prieures adressaient à toutes les maisons de l'ordre, pour demander des prières en faveur de chaque religieuse décédée.
LISTE DES DIFFÉRENTS COUVENTS DES CARMÉLITES AU XVIIe SIÈCLE, D'APRÈS L'ORDRE DE LEUR FONDATION.
VILLES. | ANNÉES. | |
1. | Paris, 1er couvent, rue St-Jacques | 1604. |
2. | Pontoise | 1605. |
3. | Dijon | 1606. |
4. | Amiens | 1606. |
5. | Tours | 1608. |
6. | Rouen | 1609. |
7. | Bordeaux | 1610. |
8. | Châlons | 1610. |
9. | Dôle | 1614. |
10. | Dieppe | 1615. |
11. | Toulouse | 1616. |
12. | Caen | 1616. |
13. | Besançon | 1616. |
14. 344 |
Lyon | 1616. |
15. | Orléans | 1617. |
16. | Paris, 2e couvent, rue Chapon | 1617. |
17. | Bourges | 1617. |
18. | Saintes | 1617. |
19. | Riom | 1618. |
20. | Bordeaux, 2e couvent | 1618. |
21. | Nantes | 1618. |
22. | Limoges | 1618. |
23. | Beaune | 1619. |
24. | Nevers | 1619. |
25. | Narbonne | 1620. |
26. | Chartres | 1620. |
27. | Troyes | 1620. |
28. | Châtillon | 1621. |
29. | Marseille | 1621. |
30. | Metz | 1623. |
31. | Chaumont | 1623. |
32. | Lectoure | 1623. |
33. | Morlaix | 1624. |
34. | Blois | 1625. |
35. | Sens | 1625. |
36. | Aix | 1625. |
37. | Saint-Denis | 1625. |
38. | Angers | 1626. |
39. | Mâcon | 1626. |
40. | Salins | 1627. |
41. | Guingamp | 1628. |
42. | Agen | 1628. |
43. | Moulins | 1628. |
44. | Auch | 1630. |
45. | Troyes, 2e couvent | 1630. |
46. | Poitiers | 1630. |
47. | Gisors | 1631. |
48. | Arles | 1632. |
49. | Reims | 1633. |
50. | Verdun | 1634. |
51. | Montauban | 1634. |
52. | Abbeville | 1636. |
53. | Compiègne | 1641. |
54. | Pont-Audemer | 1641. |
55. | Gray | 1644. |
56. | Arbois | 1647. |
57. | Pamiers | 1648. |
58. | Grenoble | 1648. |
59. | Niort | 1648. |
60. | Angoulême | 1654. |
61. | Brive | 1663. |
62. | Paris, 3e couvent, rue du Bouloy, transporté en 1682 rue de Grenelle, au faubourg Saint-Germain | 1664. |
63. | Trévoux | 1668. |
(Il n'y a pas eu d'autre fondation au XVIIe siècle.) |
LISTE DES PRIEURES FRANÇAISES DU COUVENT DES CARMÉLITES DE LA RUE SAINT-JACQUES PENDANT LE XVIIe SIÈCLE.
(Nous y avons joint la liste des sous-prieures, autant que nous l'avons pu[456].)
PRIEURES. | SOUS-PRIEURES. | |
Année de l'élection. |
||
1608. | Madeleine de St-Joseph[457]. | Marie de Jésus[458]. |
1611. | Réélue. | Réélue. |
1615. | Marie de Jésus. | Anne du St-Sacrement[459]. |
Réélue plusieurs fois. | Marie de St-Jérôme[460]. | |
1624. | Madeleine de St-Joseph. | Marie Madeleine de Jésus[461]. |
Réélue plusieurs fois. | Réélue. | |
1635. | Marie Madeleine de Jésus. | Marie de la Passion[462] |
Réélue plusieurs fois 346 |
Réélue. | |
1642. | Marie de la Passion | |
1645. | Marie Madeleine de Jésus | Agnès de Jésus-Maria[463]. |
1649. 347 |
Agnès de Jésus-Maria | |
1653. | Marie Madeleine de Jésus | Marie de la Passion. |
1656. | Réélue | Marthe de Jésus[464]. |
1659. | Marie de Jésus[465] | La même réélue. |
1662. | Marie Madeleine de Jésus | Agnès de Jésus-Maria. |
1665. | Agnès de Jésus-Maria | |
1669. | La même réélue | |
1672. | Claire du St-Sacrement[466] | |
1675. 348 |
Agnès de Jésus Maria | |
1678. | La même réélue | |
1681. | Claire du St-Sacrement | |
1684. | Agnès de Jésus Maria | |
1687. | Réélue | |
1690. | Claire du St-Sacrement, morte en charge |
Marie du St-Sacrement[467]. |
1691. 349 |
Marie du St-Sacrement | |
1694. | Réélue | |
1697. | Madeleine du St-Esprit[468] | |
1700. | Marie du St-Sacrement | |
1703. | Réélue | |
1705. | Marguerite Thérèse de Jésus[469] 350 |
Anne de St-François[470]. |
1708. | Réélue 351 |
|
1709. | Madeleine du St-Esprit | |
1712. | La même | |
1715. | Anne Thérèse de St-Augustin[471] |
LISTE DES RELIGIEUSES DU COUVENT DES CARMÉLITES DE LA RUE SAINT-JACQUES AU XVIIIe SIÈCLE.
(Les deux premières colonnes marquent le rang et l'année de la profession; les deux dernières l'année et le lieu du décès. Nous n'avons pas de renseignements sur les religieuses qui n'ont pas achevé leur carrière au couvent de la rue Saint-Jacques.)
Rang. | Profession. | Année et lieu du décès. | |
1. | 1605. | Levoix, Sœur Andrée de tous les Saints | 1605. Paris. |
2. 353 |
1605. | Marie d'Hannivel[472], la mère Marie de la Trinité | 1647. Troyes. |
3. | 1605. | De Fontaines, la mère Madeleine de St-Joseph | 1637. Paris. |
4. 354 |
1605. | Deschamps, Sr Aimée de Jésus | 1634. Pontoise. |
5. | 1605. | Sevin, veuve de M. Du Coudray, la mère Marie de la Trinité | 1657. Auch. |
6. | 1605. | De Sancy, veuve du marquis de Bréauté, la mère Marie de Jésus | 1652. Paris. |
7. | 1606. | Talon, Sr Élisabeth de Jésus | 1623. Pontoise. |
8. | 1606. | De Fontaines[473], Sr Catherine du St-Esprit | 1652. Paris. |
9. | 1606. | Rebours, Sr Aimée de Jésus | 1653. Bourges. |
10. | 1606. | Delabarre, la mère Marguerite de la Trinité | 1653. Guingamp. |
11. | 1606. | De Brissac[474], Sr Angélique de la Trinité | 1653. Paris. |
12. | 1606. | De Seguier[475], veuve de M. de Bérulle, Sr Anne des Anges | 1628. Paris. |
13. | 1606. | De Chandon, la mère Marguerite de St-Joseph | 1655. Bourges. |
14. 355 |
1606. | .... Sr Marie de St-Albert | 1634. Auch. |
15. | 1607. | Acarie[476], la mère Marguerite du St-Sacrement | 1660. R. Chapon. |
16. | 1607. | De Viole, la mère Anne du St-Sacrement | 1630. St-Denis. |
17. | 1607. | .... Sr Marie de St-Jérôme | 1632. Paris. |
18. | 1607. | .... Sr Gratienne de St-Michel[477] | 1637. Paris. |
19. | 1607. | .... La mère Isabelle de Jésus-Christ | 1660. Flandres. |
20. | 1607. | .... Sr Louise du St-Sacrement | 1616. Paris. |
21. | 1607. | .... Sr Florentine de la Mère-Dieu | 1626. Chartres. |
22. | 1607. | De Cujy, la mère Marguerite de St-Jean-Baptiste. | 1667. Chartres. |
23. | 1607. | .... Sr Marguerite de St-Élie | 1637. R. Chapon. |
24. | 1607. | .... Sr Anne de St-François | 1633. Paris. |
25. | 1607. | Leclerc, Sr Jeanne de St-Denis | 1632. Sens. |
26. | 1608. | Aballe, la mère Denize de Jésus | 1649. Moulins. |
27. | 1608. | .... Sr Anne de St-Barthélemy | 1643. Tours. |
28. | 1608. | Soulphour, la mère Thérèse de Jésus | 1633. Riom. |
29. 356 |
1608. | Guichard, Sr Marie de St-Barthélemy | 1647. Paris. |
30. | 1609. | .... Sr Barbe de Tous-les-Saints | 1644. Marseille. |
31. | 1609. | Acarie[478], la mère Marie de Jésus | 1641. Orléans. |
32. | 1609. | Acarie[479], la mère Geneviève de St-Bernard | 1644. Sens. |
33. | 1609. | Doron, la Sr Marie de St-François | 1631. Paris. |
34. | 1609. | .... Sr Antoinette de Jésus | 1647. Paris. |
35. | 1609. | Nicolas[480], Sr Catherine de Jésus | 1623. Paris. |
36. | 1609. | .... Sr Jeanne de la Trinité | 1633. Paris. |
37. | 1610. | Prudhomme, la mère Thérèse de Jésus | 1648. Lyon. |
38. | 1610. | Sublet, Sr Marie de la Miséricorde | 1619. Paris. |
39. | 1610. | .... Sr Catherine de l'Assomption | 1654. Paris. |
40. | 1610. | Deschamps[481], la mère Marie de la Croix. | 1664. Bordeaux. |
41. | 1611. | D'Auvilliers, la mère Isabelle de St-Joseph. | 1630. Agen. |
42. | 1611. | De La Rochefoucault, veuve de M. de Chandenier[482], Sr Marie de St-Joseph 357 |
1637. Paris. |
43. | 1611. | Marie Le Jeune, la mère Marie de St-Gabriel | 1647. Bordeaux. |
44. | 1611. | Coton, Sr Claire de-Jésus | 1626. Marseille. |
45. | 1612. | Le Bouthillier[483], Sr Philippe de St-Paul | 1641. Paris. |
46. | 1612. | Gontault de Biron[484], la mère Anne de St-Joseph | 1667. Niort. |
47. | 1614. | De Rivière, Sr Marguerite de St-Joseph | 1655. Paris. |
48. | 1614. | Tycie de Cuthlie, fille d'un seigneur écossais, Sr Élisabeth du St-Esprit | 1633. R. Chapon. |
49. | 1615. | Tudert[485], veuve de M. Seguier d'Autry, la mère Marie de Jésus-Christ | 1638. Paris. |
50. 358 |
1616. | Le Fèvre, Sr Marie du St-Sacrement | 1672. Paris. |
51. | 1617. | Robert, la mère Marie de la Croix | 1662. Orléans. |
52. | 1617. | Le Beau, Sr Suzanne de St-Joseph | 1663. Chartres. |
53. | 1617. | Machault, Sr Marie de la Passion | 1650. Blois. |
54. | 1618. | Chapellier, Sr Jeanne de Jésus | 1679. Paris. |
55. | 1618. | De La Jonchère, Sr Anne de l'Assomption | 1636. Paris. |
56. | 1618. | Poulaillon, Sr Thérèse de Jésus | 1658. St-Denis. |
57. | 1619. | Du Pin, Sr Anne du St-Sacrement | 1669. Saintes. |
58. | 1619. | Du Pin, Sr Marie de St-Élie | 1679. Verdun. |
59. | 1619. | Du Rocher, veuve de M. le... d'Éguemaduc, Sr Jeanne de Jésus | 1668. R. Chapon. |
60. | 1619. | Colbert, Sr Anne du St-Esprit | 1638. Morlaix. |
61. | 1619. | Le Roy, Sr Marie de la Trinité | 1667. Chartres. |
62. | 1620. | Lancry de Bains, la mère Marie Madeleine de Jésus. | 1679. Paris. |
63. | 1620. | Du Joli Cœur, Sr Louise de la Passion | 1656. Morlaix. |
64. 359 |
1620. | Mandat de la Jonchères, Sr Madeleine de la Passion | 1656. Paris. |
65. | 1620. | De la Cour, Sr Antoinette de Jésus | 1651. Paris. |
66. | 1621. | Bon, Sr Marguerite de la Miséricorde | 1663. Troyes. |
67. | 1621. | Godet, Sr Catherine des Anges | 1675. Châtillon. |
68. | 1622. | Patelé, Sr Marie de la Passion | 1651. Metz. |
69. | 1622. | De Gaydene, la mère Angélique de Jésus | 1643. St-Denis. |
70. | 1622. | De Medérie, Sr Marie de la Croix | 1672. Paris. |
71. | 1622. | De Montreuil, Sr Geneviève de Jésus | 1667. Rouen. |
72. | 1624. | De Vaudrant, Sr Anne de Ste-Thérèse | 1672. Niort. |
73. | 1624. | L'Oiseau, Sr Marie de St-Gabriel | 1659. Paris. |
74. | 1624. | Émery, Sr Madeleine de Jésus | 1671. Blois |
75. | 1624. | De la Bonde, Sr Marguerite de la Croix | 1667. Moulins. |
76. | 1625. | Le Mée, Sr Marie du St-Esprit | 1671. Paris. |
77. | 1625. | De Thou, Sr Angélique de la Passion | 1685. Orléans. |
78. | 1625. | Dubois du Plessis, Sr Marie de l'Incarnation | 1647. Poitiers. |
79. | 1625. | Poille de St-Gratien[486], Sr Madeleine de St-Joseph | 1661. Paris. |
80. 360 |
1626. | Chapellier, Sr Françoise de Jésus. | 1671. Paris. |
81. | 1626. | Du Thil, la mère Marie de la Passion. | 1673. Paris. |
82. | 1626. | De la Varrie, Sr Charlotte de la Croix. | 1690. Angers. |
83. | 1626. | Olivier, Sr Françoise de la Croix. | 1682. Angoulême. |
84. | 1626. | Bevard, Sr Madeleine de Jésus. | 1641. Moulins. |
85. | 1627. | Lazenet, Sr Louise de Jésus. | 1657. Poitiers. |
86. | 1627. | D'Anglure de Bourlemont[487], Sr Geneviève des Anges. | 1680. Verdun. |
87. | 1628. | Savary, Sr Aimée de Jésus. | 1659. Metz. |
88. | 1628. | De la Cour, Sr Marie de Ste-Madeleine. | 1653. Paris. |
89. | 1628. | De Bréauté, Sr Hélène de la Croix. | 1650. Caen. |
90. | 1628. | D'Argouges, Sr Élisabeth de St-Joseph | 1696. Aix. |
91. | 1628. | Magnard, Sr Anne de Jésus | 1669. Paris. |
92. | 1629. | Émery, Sr Françoise de St-Joseph | 1669. Paris. |
93. | 1629. | De Brienne, la mère Anne de St-Joseph | 1653. Aix. |
94. | 1629. | Du Buisson, Sr Claude de la Nativité | 1674. Paris. |
95. 361 |
1630. | De Marillac[488], Sr Marie de St-Michel | 1639. Paris. |
96. | 1630. | Jongleur, Sr Françoise de St-Jean-Baptiste | 1679. Paris. |
97. | 1630. | De Bellefonds, la mère Agnès de Jésus-Maria | 1691. Paris. |
98. | 1630. | De Gourgues, la mère Marie de Jésus | 1677. Paris. |
99. | 1630. | Château de Bel Estre, la mère Aimée de la Croix | 1675. Rouen. |
100. | 1630. | Renard, Sr Marie des Anges | 1662. Paris. |
101. | 1631. | Phelypeaux[489], Sr Madeleine de Jésus | 1667. Paris. |
102. | 1631. | Gateau, la mère Élisabeth de Jésus | 1676. Poitiers. |
103. | 1631. | Éberard, Sr Anne de la Mère-Dieu | 1664. Nevers. |
104. | 1631. | Vallier, Sr Marie de Ste-Thérèse | 1678. Paris. |
105. | 1631. | De La Haye[490], la mère Renée de Jésus-Marie | 1641. Paris. |
106. | 1632. | D'Anglure[491], Sr Marguerite de Jésus | 1679. Paris. |
107. 362 |
1632. | Berard, Sr Anne de St-Joseph | 1677. Nevers. |
108. | 1632. | Jubert, Sr Charlotte de Jésus | 1660. Paris. |
109. | 1632. | Le Camus, Sr Catherine de Jésus | 1659. Paris. |
110. | 1632. | Degrangier, Sr Marie de la Nativité | 1642. Paris. |
111. | 1632. | De Lenoncourt[492], la mère Charlotte de Jésus-Maria | 1656. Angers. |
112. | 1633. | De Bussy, la mère Magdeleine de St-Jean-Baptiste | 1670. Limoges. |
113. | 1633. | Le Pelletier, Sr Marie de St-Jérôme | 1665. Reims. |
114. | 1633. | Loiseau[493], Sr Jeanne de Jésus-Maria | 1683. Paris. |
115. | 1634. | Le Port d'Épaville, Sr Marie de la Croix | 1675. Niort. |
116. | 1635. | Royer, veuve de M. de Chantemesle, Sr Élisabeth de la Sainte-Croix | 1670. R. Grenelle. |
117. | 1635. | Vigner de Mégrigny, Sr Marie de St-Joseph | 1635. Paris. |
118. | 1636. | Savary, Sr Anne de St-François | 1657. Angers. |
119. | 1636. | De Marillac[494], Sr Marguerite Thérèse de Jésus | 1667. Paris. |
120. | 1637. | Rosé, Sr Madeleine de la Nativité | 1692. Niort. |
121. 363 |
1637. | Tiragau, Sr Françoise de Jésus | 1681. Paris. |
122. | 1637. | De Chateignier[495], Sr Marie de la Trinité | 1670. Paris. |
123. | 1637. | Foy, Sr Madeleine de Jésus | 1667. Paris. |
124. | 1637. | Renaud, Sr Catherine de St-Joseph | 1666. Paris. |
125. | 1639. | De Chabert, Sr Henriette Thérèse de la Nativité | 1695. Paris. |
126. | 1639. | De Chabot, la mère Claire Thérèse du St-Sacrement. | 1661. Paris. |
127. | 1639. | Gauthier, Sr Marie Louise de St-Joseph | 1686. Angers. |
128. | 1639. | Quinot[496], Sr Marie de Jésus crucifié | 1700. Paris. |
129. | 1640. | Tiragau, Sr Angélique de la Mère-Dieu | 1672. Niort. |
130. | 1640. | Quinot, Sr Radegonde de St-Joseph | 1678. Brives. |
131. 364 |
1642. | Pallot, Sr Louise de la Miséricorde[497] | 1658. Paris. |
132. | 1642. | De Fontaine Martel, Sr Louise de Jésus-Maria | 1670. Paris. |
133. | 1643. | De Dreux, Sr Madeleine de Ste-Thérèse | 1677. Poitiers. |
134. | 1643. | Renard, Sr Jeanne de la Croix | 1695. Niort. |
135. | 1643. | Le Pareux, Sr Françoise du St-Sépulcre | 1680. Moulins. |
136. | 1644. | De la Planche, Sr Anne de l'Assomption | 1701. Nevers. |
137. | 1645. | Morice, Sr Louise de la Mère-Dieu | 1684. R. Grenelle. |
138. | 1645. | Tripier, Sr Jeanne de la Nativité | 1682. Niort. |
139. | 1646. | De Harville, Sr Cécile de la Passion | 1653. Paris. |
140. | 1646. | De Montigault, Sr Françoise des Anges | 1658. Paris. |
141. | 1646. | Antheaume, Sr Madeleine de Jésus-Maria | 1694. Paris. |
142. | 1647. | Biet, Sr Catherine du St-Sacrement | 1660. Niort. |
143. | 1648. | De la Court, Sr Marguerite de Jésus-Maria | 1686. Poitiers. |
144. | 1649. | De Fors du Vigean, Sr Marthe de Jésus[498] | 1665. Paris. |
145. | 1649. | Remy, Sr Madeleine du St-Sacrement | 1682. Compiègne. |
146. 365 |
1649. | De Stainville[499], Sr Anne de Jésus-Maria. | 1695. Paris. |
147. | 1649. | Le Seigneur de Reuville, la mère Françoise de la Croix. | 1702. R. Grenelle. |
148. | 1649. | Le Seigneur de Reuville, Sr Marie de St-Joseph. | 1659. Paris. |
149. | 1649. | D'Epernon[500], Sr Anne-Marie. | 1701. Paris. |
150. | 1649. | De Brunel, Sr Marie de Tous-les-Saints. | ..... Niort. |
151. | 1649. | Germain, Sr Marie de la Nativité. | 1689. Paris. |
152. | 1650. | Favel, Sr Anne de la Nativité. | 1669. Châlons. |
153. | 1651. | Courtin, Sr Thérèse du St-Esprit. | ..... ....... |
154. | 1651. | Colbert[501], Sr Catherine de la Conception | 1659. Paris. |
155. | 1651. | Lecomte de Nonant, Sr Anne de Jésus-Christ | 1652. Paris. |
156. | 1651. | Tomexon de Remenecour[502], la mère Thérèse de Jésus. | 1687. R. Grenelle. |
157. | 1652. | Chesnard, Sr Marie de St-Joseph | 1663. Paris. |
158. | 1654. | De La Thuillerie, la mère Marie du St-Sacrement | 1705. Paris. |
159. 366 |
1654. | De Fieubet, Sr Charlotte de Jésus | 1701. Abbeville. |
160. | 1654. | Jessé, Sr Marie de St-Benoît | 1670. R. Grenelle. |
161. | 1654. | Langlois, Sr Marie de Ste-Madeleine | 1723. Lectoure. |
162. | 1654. | Du Val, Sr Catherine de Jésus-Maria | 1659. Paris. |
163. | 1655. | Grangier de Liverdi[503] Sr Thérèse de la Passion | 1723. Paris. |
164. | 1655. | Le Boiteux, Sr Louise de la Passion | 1696. Paris. |
165. | 1655. | D'Aubray, Sr Marie de Jésus-Christ | 1705. Paris. |
166. | 1657. | Grouin, Sr Françoise de la Mère-Dieu | ..... Châlons. |
167. | 1658. | Charpentier, Sr Catherine de Jésus-Christ | 1674. Paris. |
168. | 1660. | La Tour d'Auvergne de Bouillon, Sr Émilie de la Passion[504] | 1696. Paris. |
169. 367 |
1660. | Guilloire, Sr Marie de lA Passion | 1678. Paris. |
170. | 1660. | Marechalle, Sr Isabelle de Jésus-Maria | 1710. Paris. |
171. | 1660. | Collette, Sr Françoise de Jésus-Maria | 1718. Paris. |
172. | 1661. | Le Febvre d'Aubonne, Sr Marie de Jésus | 1666. Paris. |
173. | 1661. | Pitou, Sr Marie Madeleine de la Croix | 1663. Paris. |
174. | 1662. | Sanson, Sr Catherine de Jésus-Maria | 1688. Paris. |
175. | 1662. | D'Égremont, Sr Louise du St-Sacrement | 1683. |
176. | 1663. | D'Arpajon[505], Sr Marie de la Croix | 1695. Paris. |
177. 368 |
1663. | La Tour d'Auvergne de NBouillon[506], Sr Hippolyte de Jésus | 1705. Paris. |
178. | 1663. | Le Bouts, la mère Madeleine du St-Esprit | 1677. Paris. |
179. | 1663. | Oupin, Sr Marie de St-Joseph | 1709. Paris. |
180. | 1664. | De Reuville, Sr Madeleine de la Passion | 1700. Paris. |
181. | 1664. | La Brosse d'Atis, Sr Jeanne de Jésus-Maria | 1679. Paris. |
182. | 1664. | Cornuau, Sr Catherine de Tous-les-Saints | 1716. Paris. |
183. | 1665. | Crussoles d'Usez[507], Sr Anne des Anges | 1719. Paris. |
184. 369 |
1665. | Duvet St-Chriest, Sr Madeleine de la Trinité | 1710. Paris. |
185. | 1665. | Germain, Sr Catherine de la Mère de Dieu | 1668. Paris. |
186. | 1665. | Lefort, Sr Catherine des Anges | 1690. Paris. |
187. | 1666. | De Gives[508], Sr Anne du St-Sacrement | 1684. Paris. |
188. 370 |
1666. | Marquisio, Sr Anne de la Passion | 1681. Paris. |
189. | 1666. | Lebreton, Sr Geneviève de Jésus | 1709. Paris. |
190. | 1666. | Duguet, Sr Marie de Ste-Thérèse | 1677. Chaumont. |
191. | 1667. | Sancier, Sr Marie de Barthélemy | 1679. Paris. |
192. | 1667. | Richard, Sr Françoise des Anges | 1694. Paris. |
193. | 1667. | Dandreau, Sr Marie des Anges | 1708. Paris. |
194. | 1669. | D'Achée, la mère Marie de Jésus | ..... Saintes. |
195. | 1669. | Du Merle-Blanc-Buisson, la mère Marguerite Thérèse de Jésus | 1709. Paris. |
196. | 1669. | Piron, Sr Marie de St-Jean-Baptiste | 1721. Paris. |
197. | 1671. | Poncet, Sr Antoinette de Jésus | 1716. Paris. |
198. | 1671. | Potière, Sr Catherine de Jésus | 1696. |
199. | 1671. | Des Lois, Sr Anne de Jésus | 1676. Paris. |
200. | 1672. | Cadat de Sebville[509], Sr Charlotte de St-Jean | 1686. Paris. |
201. | 1673. | Charpentier, Sr Madeleine de St-Joseph | 1718. Paris. |
202. | 1673. | Des Bordes, Sr Thérèse de Jésus-Maria | 1679. Paris. |
203. 371 |
1673 | Gagny, Sr Françoise de Ste-Thérèse | 1710. Paris. |
204. | 1673. | Pallu, Sr Anne de Jésus-Christ | 1719. Paris. |
205. | 1674. | D'Aumont[510], Sr Radegonde de St-Joseph | 1675. Paris. |
206. | 1675. | La Beaume le Blanc de La Vallière, Sr Louise de la Miséricorde | 1710. Paris. |
207. | 1675. | Faverolles, Sr Geneviève de Jésus-Maria | 1720. Verdun. |
208. | 1675. | Lasgure, Sr Geneviève de la Passion | 1718. Paris. |
209. | 1676. | Lainée, Sr Marie de Jésus | 1711. Paris. |
210. | 1676. | Landry, Sr Françoise du St-Sacrement | 1718. Paris. |
211. | 1678. | Chauvin, Sr Madeleine de Jésus | 1700. Paris. |
212. | 1678. | De Bellefonds, Sr Marie de St-Gabriel | 1733. Paris. |
213. | 1679. | De la Planche, Sr Anne de St-Pierre | 1690. Paris. |
214. | 1679. | Bourdin d'Assy, Sr Geneviève des Anges | 1745. Paris. |
215. | 1679. | Faverolles, Sr Marguerite de Jésus-Christ | 1713. Paris. |
216. | 1680. | La Tour de Gouvernet[511], Sr Agnès de Jésus-Maria | 1682. Paris. |
217. 372 |
1680. | De Stuart[512], Sr Marguerite de St-Augustin. | 1722. Paris. |
218. | 1681. | Petit, Sr Marguerite de Jésus. | 1734. Paris. |
219. | 1681. | De Cousin, Sr Henriette de Jésus. | 1699. Paris. |
220. | 1681. | Autheaume, Sr Geneviève de Ste-Thérèse. | 1733. Paris. |
221. | 1681. | Messin, Sr Jeanne de la Passion. | 1729. Chaumont. |
222. | 1681. | Pré de Seigle, Sr Marie de St-Michel. | 1726. Paris. |
223. | 1681. | Ursot, Sr Françoise de Jésus-Christ | 1710. Paris. |
224. | 1682. | Le Nain, Sr Marie Anne de Jésus. | 1733. Paris. |
225. | 1682. | De Bechamel, Sr Thérèse de St-Joseph. | 1717. Paris. |
226. | 1682. | Champy, Sr Marguerite de St-Joseph. | 1717. Paris. |
227. | 1682. | Bailly, Sr Marie Anne dé St-François. | 1706. Paris. |
228. | 1683. | Fruchon, Sr Marie de la Passion. | 1736. Paris. |
229. | 1683. | Baillet, Sr Suzanne des Anges. | 1701. Paris. |
230. 373 |
1684. | Charost de Béthune[513], Sr Thérèse de Jésus-Maria | 1709. Paris. |
231. | 1684. | Le Vayer, Sr Marie de Ste-Victoire | 1702. Paris. |
232. | 1686. | De Gille, Sr Marie de la Nativité | 1705. Paris. |
233. | 1686. | Bacquet, Sr Agnès de Jésus-Maria | 1644. Paris. |
234. | 1686. | Du Tillet, Sr Anne de Jésus-Christ | 1704. Paris. |
235. | 1686. | De Segur[514], Sr Cécile de Jésus-Maria | 1721. Paris. |
236. 374 |
1687. | Quinquet[515], Sr Marguerite de Jésus-Maria. | 1691. Paris. |
237. | 1687. | De Coëtantem, Sr Thérèse du St-Esprit. | 1726. Paris. |
238. | 1688. | Duru, Sr Marie de St-Barthélemy. | 1749. Troyes. |
239. | 1688. | Chenault, Sr Marguerite de St-Laurent. | 1731. Paris. |
240. | 1689. | Guichard, Sr Charlotte de St-Cyprien. | 1747. Pont- Audemer. |
241. | 1689. | Bacquet, Sr Geneviève de l'Assomption. | 1735. Paris. |
242. | 1690. | Fouquet[516], Sr Charlotte de la Miséricorde. | 1705. Paris. |
243. | 1690. | Isminiane[517], Sr Adélaïde de Jésus. | 1698. Paris. |
244. 375 |
1692. | Mathieu, Sr Thérèse du St-Sacrement | 1701. Paris. |
245. | 1692. | Gravé, Sr Jeanne de St-Joseph | 1728. Paris. |
246. | 1692. | De Bellefonds[518], la mère Thérèse de St-Michel | 1734. Paris. |
247. | 1693. | Grouin, Sr Anne Christine | 1699. Paris. |
248. | 1694. | Tisier, Sr Catherine de Ste-Geneviève | 1721. Paris. |
249. | 1694. | De Cuzy, Sr Marie de St-Jean | 1709. Paris. |
250. | 1695. | Robert, Sr Angélique de St-Joseph | 1743. Paris. |
251. | 1695. | De Maulevrier, la mère Anne Thérèse de St-Augustin | 1742. Paris. |
252. | 1696. | D'Arrères, Sr Françoise de la Miséricorde | 1738. Paris. |
253. | 1696. | De Bouflers[519], Sr Élisabeth de St-Joseph | 1745. Paris. |
254. | 1698. | De St-Aubert, Sr Élisabeth de la Croix | ..... Narbonne. |
255. | 1698. | De La Rochefoucault[520], Sr Marguerite de la Miséricorde 376 |
1743. Paris. |
256. | 1699. | De Chauffour, Sr Marie de St-Joseph. | 1705. Paris. |
257. | 1700. | Roland, Sr Suzanne de la Nativité. | 1750. Paris. |
258. | 1700. | La Tour d'Auvergne de Bouillon[521], Sr Marie Anne de St-Augustin. | 1752. Maubuisson. |
259. | 1702. | Gronin de Valgrand, Sr Marie Madeleine de Jésus. | 1730. Paris. |
260. | 1703. | Bade, Sr Claude de Jésus-Maria. | 1744. Paris. |
261. | 1703. | Benard, Sr Madeleine de Jésus-Maria. | 1746. Paris. |
262. | 1703. | Langlois, Sr Marie-Louise de Jésus. | 1748. Paris. |
263. | 1704. | Des Touches, Sr Madeleine de Jésus. | 1726. Paris. |
264. | 1704. | Thomassin de Fredo[522], Sr Madeleine de St-Augustin. | 1752. Paris. |
265. 377 | 1705. | Pesché, Sr Marie Anne de Ste-Thérèse. | 1749. Paris. |
266. | 1706. | Adam, Sr Marguerite Suzanne de Jésus. | 1742. Paris. |
267. | 1707. | Le Scellier, Sr Anne de Ste-Madeleine. | 1748. Paris. |
268. | 1707. | Du Chalard, Sr Angélique de Jésus. | 1755. Paris. |
269. | 1707. | Desquois, Sr Nicole de Jésus. | ..... Soissons. |
270. | 1708. | Boyer, Sr Anne de Jésus-Maria. | 1737. Paris. |
271. | 1710. | Du Meni d'Osmond. | ..... ..... |
272. | 1710. | ..... .......... | ..... .......... |
273. | 1710. | D'Alichamp, Sr Thérèse de Jésus-Maria. | 1714. Paris. |
274. | 1714. | Bechamel de Nointel[523], Sr Rosalie de Jésus. | 1772. Paris. |
275. 378 |
1714. | Bernard, Sr Marie de St-Joseph. | 1758. Paris. |
276. | 1714. | De Vienne, Sr Marie de St-Jean. | 1720. Paris. |
277. | 1714. | De Merisy[524], Sr Marie Angélique du St-Sacrement. | 1719. Paris. |
Extrait d'une lettre de Mlle Marguerite Périer à M. son frère, doyen de l'église collégiale de Saint-Pierre, à Clermont, contenant l'histoire de la sœur Marguerite de Saint-Augustin Stuart, religieuse carmélite de Paris. (Bibliothèque nationale, Supplément français, no 1485, p. 494 et suiv.)
«Ce 23 février 1685.
«... Je veux vous dire l'histoire de ma sœur Marguerite de Saint-Augustin des Carmélites qu'elle me conta l'autre jour; ce sera pour vous un petit divertissement... Cette bonne religieuse me conta donc qu'elle avoit été élevée depuis sa naissance jusqu'à seize ou dix-sept ans chez Mme de Belfond, sa grand'mère, qui étoit à la cour d'Angleterre, M. et Mme Stuart, son père et sa mère, demeurant toujours en Écosse, qui étoit leur pays. Mme de Belfond étant morte, et ayant fait Mlle Stuart son héritière, son père et sa mère lui mandèrent qu'il falloit qu'elle retournât en Écosse, son pays. Elle, qui aimoit la cour et son plaisir, n'y vouloit point aller; de sorte qu'elle leur manda que s'ils ne venoient eux-mêmes la querir, elle ne s'en iroit point assurément, d'autant plus que le Roi l'aidoit dans le désir qu'elle avoit de ne point quitter la cour. Ils vinrent donc à l'ordre, dont Mlle Stuart fut fort surprise, et ne vouloit point absolument les suivre. Elle se conseilla de quelques personnes, dont les uns lui dirent qu'il falloit qu'elle se cachât chez quelques-uns de ses amis, et d'autres qu'il falloit qu'elle s'enfuît en France pour trois ou quatre mois, en attendant que son père et sa mère, ne voyant plus d'espérance qu'elle revînt, s'en allassent en Écosse. Ce fut le ridicule parti qu'elle prit, et, étant obligée de se servir de plusieurs personnes pour les mesures qu'elle avoit à prendre pour y réussir, il y eut un de ceux-là qui la trahit, et le dit à sa mère, de sorte que le lui ayant témoigné, elle n'en demeura pas d'accord. Cependant la mère ne s'y fioit pas, et elle la faisoit garder à vue. Après quelque temps, elle ménagea une occasion de se faire prier à un baptême, lorsque tout fut prêt à son évasion. Sa mère, qui ne pouvoit y aller avec elle, lui donna une dame de ses parentes pour l'y accompagner. Elle la corrompit en lui donnant un collier de perles qu'elle avoit de la succession de sa grand'mère, qui lui avoit laissé beaucoup de pierreries, et elle s'en alla au baptême avec elle et deux demoiselles à elle, et aussi une demoiselle et une femme de chambre, qui avoient le mot pour la suivre, j'entends ces deux dernières seulement et aussi un valet de chambre à elle, qui savoit tous les chemins, et qui la devoit accompagner en France. Tout cela s'en alla au baptême dans un carrosse à elle, car elle tenoit sa maison depuis la mort de sa grand'mère. Après le baptême, elle mena la dame, sa parente, dans une promenade publique, et lui dit seulement qu'elle s'en alloit dans son carrosse 380 faire une visite chez une personne que sa mère ne vouloit pas qu'elle vît, car elle ne l'avoit corrompue que pour cela, ne lui ayant pas fait confidence de son dessein, et le collier ne fut donné que sous le prétexte de la visite. Elle la pria de l'attendre dans ce jardin; elle dit aussi à ses deux demoiselles qu'elles fissent la même chose. Elles, qui n'étoient pas si bien payées, ne le vouloient point; mais elle leur dit que si elles ne le faisoient de bonne grâce, elle les y contraindroit. Elles n'osèrent donc résister, de sorte que n'ayant que ceux qui lui étoient sûrs, elle se fit conduire à un passage de la rivière pour passer de l'autre côté de l'eau, où un carrosse et des relais l'attendoient, et ordonna à son cocher de ne retourner prendre les dames à la promenade qu'à neuf heures du soir. Il n'étoit que quatre heures quand elle eut passé la rivière. Elle alla par des chemins fort détournés, que le valet de chambre savoit fort bien, jusqu'à ce qu'elle fût à un port de mer fort reculé et peu fréquenté, de peur qu'on n'envoyât après elle. Quand elle fut à Dieppe, elle s'en alla chez les huguenots, pour qui elle avoit des recommandations, et, depuis Dieppe jusqu'à Rouen, elle alla toujours de calvinistes en calvinistes. Elle se fit service d'argent et de pierreries pour ses besoins. Quand elle fut à Rouen, elle prit un carrosse pour aller à Paris, et joignit par hasard le carrosse public, où les personnes qui y étoient la firent mettre, parce qu'il y avoit un certain homme, qui l'avoit jointe, qui l'embarrassoit. Il se rencontra dans ce carrosse une personne qui connoissoit Mlle de Montalais, et, ayant su qui elle étoit, elle lui offrit de lui faire faire connoissance avec elle, dont elle fut fort aise, ayant été à feu Madame. Quand elle fut à Paris, Mlle de Montalais l'alla voir et lui offrit d'aller demeurer chez elle. Mlle Stuart l'accepta volontiers, et elle s'adressa aussi à M. le milord Montague, ou autrement l'abbé de Montague, pour lequel elle avoit pris des lettres de deux nièces qu'il avoit à Londres. L'abbé de Montague reconnut bien les lettres; cependant il ne put pas se résoudre de s'y fier qu'il ne leur eût écrit, après quoi il la vint voir et lui promit tous ses soins et assistances, dont la principale fut pour la religion, à quoi il s'appliquoit extrêmement, lui en parlant toutes les fois qu'il l'alloit voir. Mlle de Montalais lui en parloit aussi sans cesse. Enfin elle s'en ennuya et lui dit un jour qu'elle étoit assez fatiguée d'essuyer toutes les exhortations de l'abbé de Montague sans les siennes, et qu'elle la prioit de ne lui plus parler de religion, ce que Mlle de Montalais lui promit. Durant ce temps, le père et la mère témoignoient leur colère, et faisoient tout ce qu'ils pouvoient pour la faire revenir; mais elle se moquoit de cela aussi bien que des sermons de l'abbé de Montague. Enfin je crois, après quatre ou cinq mois, un dimanche, Mlle de Montalais entra dans sa chambre, et lui dit que quoiqu'elle lui eût promis de ne lui plus parler de religion, elle ne pouvoit s'empêcher de lire ce qu'elle lui montroit, qui étoit le sixième chapitre de saint Jean, et 381 celui de saint Paul aux Corinthiens, où il est dit que quiconque mange ce pain et boit ce calice indignement, mange et boit sa propre condamnation, ne faisant pas le discernement qu'il doit du corps du Seigneur. Ces paroles furent pour elle une lumière qui l'éclaira tout d'un coup, et lui firent connoître la vérité, comme si on eût ôté un voile de devant ses yeux. Le mot de discernement lui parut invincible, de sorte que ne pouvant y résister, elle dit à Mlle de Montalais que si ce passage n'étoit point falsifié, elle demeureroit d'accord qu'il étoit bien fort, et elle alla sur-le-champ querir son Nouveau Testament, qui étoit de Charenton, où ayant trouvé ce passage tout semblable, elle demeura dans un étonnement extrême de l'avoir lu peut-être cinquante fois sans y avoir fait de réflexion. Mais ne voulant pas, par une petite vanité, dire tout d'un coup qu'elle étoit catholique sur une si petite lecture, elle demanda une dispute, ce qu'on lui accorda, entre un ministre anglais et un homme de chez l'ambassadeur d'Angleterre, d'un côté; et de l'autre, le Père Goffre de l'Oratoire et M. de Montague. Ils parlèrent d'abord de quelques articles, comme du purgatoire, de l'invocation des saints, de la confession, etc., dont elle fut fort satisfaite. Mais quand les hérétiques voulurent commencer à parler de l'eucharistie, alors elle se trouva si fortement convaincue qu'il lui fut impossible de supporter qu'on parlât contre; de sorte qu'elle leur imposa silence, en leur disant que pour cet article-là elle en étoit entièrement persuadée et qu'il n'en falloit pas parler; et, se levant, elle se déclara catholique. Cela étant fait, elle demanda qu'on l'instruisît, et sentoit, à ce qu'elle dit, ce que c'est que d'avoir faim et soif de la justice, par le désir qu'elle avoit d'apprendre les vérités de la religion. On l'instruisit donc pendant assez longtemps, et puis elle fit son abjuration entre les mains de M. de Paris le jour des Rois de l'année 1676. Après qu'elle l'eut faite, elle se trouva fort embarrassée pour la confession, car elle en connoissoit la conséquence, et elle comprenoit fort bien qu'il ne falloit plus faire les choses dont on s'étoit accusé. Cependant ayant toujours le dessein de retourner à la cour d'Angleterre aussitôt qu'elle sauroit que son père et sa mère seroient retournés en Écosse, elle trouvoit qu'il lui seroit fort inutile de se confesser puisqu'elle alloit être exposée aux mêmes occasions qui lui avoient fait commettre les péchés dont elle devoit se confesser. Cette difficulté lui dura quatre mois entiers, de sorte qu'elle passa les fêtes de Pâques sans satisfaire à son devoir, et sans qu'on pût l'y résoudre. Cependant on la tourmenta si fort que quinze jours après Pâques, elle s'y détermina, et une personne de ses amis lui enseigna son confesseur. Elle y alla. Étant là, elle se trouva fort touchée, en sorte qu'elle pleura beaucoup en se confessant, et elle avoit quelque peine de ce que ceux de sa compagnie la voyoient pleurer, de crainte qu'ils ne crussent qu'elle avoit donc fait quelque grand péché. Le lendemain elle alla communier 382 à Saint-Sulpice avec Mlle de Montalais. Aussitôt qu'elle eut communié, elle se trouva dans une paix, une tranquillité, une consolation et une joie que les paroles ne peuvent, à ce qu'elle dit, en aucune manière exprimer. Après cette première communion, elle retomba dans le même état qu'auparavant, c'est-à-dire qu'elle ne pouvoit plus se résoudre à se confesser, toujours pour les mêmes raisons. Cela dura six mois, durant lesquels on lui fit entendre qu'il étoit à propos que jeune comme elle étoit, elle se mît dans un monastère, ce qu'elle fit volontiers, mais toujours dans la résolution de s'en retourner à la cour d'Angleterre.
Quand elle fut là, elle fit connoissance avec un religieux de Saint-Germain-des-Prés, nommé le Père Bergeret, qui s'attacha beaucoup à l'instruire, et surtout lui fit entendre qu'il ne falloit plus penser à la cour, et que si elle s'en retournoit, il falloit qu'elle se résolût d'aller en Écosse avec M. son père et Mme sa mère. Elle eut bien de la peine à cela, mais enfin elle s'y rendit, et se résolut aussi à se confesser. Elle se mit alors sous la conduite du Père général de l'Oratoire de Sainte-Marthe, à qui elle fit une confession générale bien mieux que la première fois, parce qu'elle avoit plus de connoissance de ce qu'elle faisoit. Dans ce temps-là elle faisoit de bonnes lectures, et elle lut entre autres les Confessions de saint Augustin, qui la touchèrent et lui inspirèrent beaucoup d'éloignement pour le monde et de désir de la retraite, à quoi elle s'adonna davantage qu'elle n'avoit fait jusque-là. Quelque temps s'étant passé ensuite, on commença à tâcher de la persuader de ne plus retourner du tout en son pays, et on lui représenta le danger qu'il y avoit pour elle, non-seulement pour le monde qui est dangereux à tous ceux qui y sont exposés, mais aussi pour sa religion, quoique le désir que son père et sa mère avoient de la faire revenir auprès d'eux les portoit à lui promettre toute sorte de liberté, même jusqu'à lui permettre de mener un prêtre avec elle. Ce fut là une chose qui lui fit bien de la peine, car elle avoit bien de la répugnance à demeurer en France sans bien ni espérance d'en avoir jamais, de sorte qu'on eut bien de la peine à gagner cela sur elle. Cependant Dieu lui fit enfin la grâce de s'y résoudre et de s'abandonner à sa providence. Quelque temps après, les personnes qui prenoient soin d'elle lui proposèrent un mariage avec un homme fort riche, mais qui n'étoit pas de sa condition. Elle ne put s'y résoudre, non pas, dit-elle, par orgueil, à cause de sa naissance, mais parce qu'elle ne se sentoit pas portée au mariage. Elle ne l'étoit pas non plus à la religion, mais elle vouloit demeurer en l'état où elle étoit. On la pressa là-dessus prodigieusement, tous ses amis la condamnoient. Il n'y avoit que le Père de Sainte-Marthe qui ne la condamnoit point, parce qu'il voyoit plus clairement que les autres que ce n'étoit point par un méchant motif qu'elle refusoit cela. Cette persécution 383 dura fort longtemps, après quoi on la laissa en repos; et ensuite, assez longtemps après, s'étant trouvée une nuit du jeudi au vendredi saint qu'elle passa tout entière à l'église devant le Saint-Sacrement, l'année 1678, dans une disposition d'une grande paix, elle disoit en elle-même: Que faudroit-il que je fisse pour passer ma vie en l'état où je suis? Tout d'un coup la pensée lui vint qu'il faudroit qu'elle se fît Carmélite. Cette pensée la jeta dans un trouble inexprimable, parce qu'elle voyoit d'un côté une vie dont elle ne se croyoit pas capable, et que de l'autre elle croyoit que le sentiment qu'elle en avoit étoit une marque de la volonté de Dieu. Cela lui ôta toute la dévotion qu'elle avoit, et il ne lui resta que le trouble, qui étoit terrible. Elle demeura dans cet état jusqu'au mardi de Pâques, qu'étant à la messe, toujours dans le trouble, elle ne put s'empêcher de prier Dieu, ou de lui ôter cette pensée d'être Carmélite, ou de la mettre en repos. Après sa prière elle se trouva tout d'un coup dans une paix très grande, et il ne lui resta qu'une envie très forte d'être Carmélite, qui ne l'a plus quittée depuis. Elle la communiqua au Père de Sainte-Marthe qui l'approuva, supposé qu'elle eût la force de soutenir cette vie; ensuite elle en parla à Mlle de Montalais qui fut extraordinairement surprise, et qui la pria de demeurer un an sans exécuter cette résolution, tant pour s'éprouver, que pour lui donner le temps de se résoudre à se séparer d'elle. Elle lui donna ce temps-là, durant lequel le Père de Sainte-Marthe alla aux Carmélites en parler, et on l'accepta très volontiers. Elle y alloit aussi elle-même souvent, et y entroit quelquefois. Enfin au bout de l'année elle y entra tout à fait, et s'y fit religieuse.
Voilà l'histoire de cette bonne religieuse. Je vous prie de la garder, car je pourrois en oublier bien des circonstances, qui sont bonnes à savoir. Elle conte cela avec une simplicité et une reconnoissance qui donne de la joie, et je vous assure que j'ai eu bien de la consolation de faire connoissance avec elle. Je la cultiverai, etc.»
INVENTAIRE DES OBJETS D'ART QUI ÉTAIENT AU GRAND COUVENT DES CARMÉLITES DE LA RUE SAINT-JACQUES, AVANT LA DESTRUCTION DE CE COUVENT EN 1793.
Ainsi que nous l'avons dit ailleurs[525], les couvents et les églises étaient, dans l'ancienne France, de véritables musées 384 populaires. Rien d'arbitraire alors dans la destination des ouvrages d'art, ni par conséquent dans le choix des sujets représentés; et il en résultait cet avantage que les artistes cherchaient avant tout l'expression, qui ne pouvait leur être imposée et où ils mettaient leur génie; car les accessoires et en quelque sorte la scène extérieure étaient rigoureusement déterminés par les convenances souveraines du sujet, du lieu, de l'usage, sous les auspices d'une autorité qui ne pouvait, sans trahir des devoirs sacrés, laisser une trop grande part à la fantaisie. La sainte maison où travaillaient les artistes, l'effet moral qu'on leur demandait de produire sur l'âme des fidèles parlait à la leur, et guidait leur ciseau ou leur pinceau. A Paris, au XVIIe siècle, les Chartreux, Notre-Dame, Saint-Gervais, Saint-Germain-l'Auxerrois, les Célestins, les Minimes, les Jésuites de la rue Saint-Antoine, le Val-de-Grâce, Port-Royal, ont exercé et inspiré le Poussin, le Sueur, Lebrun, Champagne, Mignard, Sarasin et les Anguier, tout autant que le Louvre et les palais de la royauté et de l'aristocratie. Le couvent des Carmélites de la rue Saint-Jacques est un des principaux asiles que la religion ouvrit aux arts à cette grande époque, et il y aurait plus d'un genre d'intérêt à rechercher les divers ouvrages, soit de peinture, soit de sculpture, que ce couvent célèbre renfermait, avant que des insensés l'eussent profané, dépouillé, détruit.
Malingre, dans les Antiquités de la ville de Paris, in-folio, p. 502 et 503, nous donne la première idée des richesses d'art que les Carmélites du faubourg Saint-Jacques, fondées en 1602, possédaient déjà en 1640, mais il nous laisse ignorer entièrement les noms des artistes français qui avaient été employés. Il est étrange que Sauval, dans sa savante Histoire des antiquités de la ville de Paris, n'ait consacré que deux lignes aux Carmélites, t. II, p. 80. Brice, dans sa Description de la ville de Paris, depuis la première édition 385 de 1685 jusqu'à la dernière de 1725, nous fait connaître à quel état de splendeur était parvenu le monastère des Carmélites à la fin du XVIIe siècle. Le Voyage pittoresque de Paris, par d'Argenville, seconde édition, 1752, ajoute plus d'un renseignement nouveau. La dernière et la plus ample description que nous connaissions est celle des Curiosités de Paris, de Versailles, de Marly, etc., édition de 1771, t. I, p. 459-463: les différents traits en sont empruntés à d'Argenville et à Brice.
Tous ces témoignages sont bien surpassés, et pour l'étendue et pour la précision et pour l'absolue certitude, par un document inédit que nous allons mettre sous les yeux des lecteurs.
Lorsqu'en 1793 la tempête révolutionnaire s'abattit sur les Carmélites et renversa de fond en comble l'église sur la voûte de laquelle était le fameux crucifix de Philippe de Champagne[526], on enleva les tableaux et les sculptures, et on les transporta dans l'église des Petits-Augustins devenue le dépôt provisoire des objets d'art du département de la Seine. On fit alors un inventaire des dépouilles des Carmélites. Cet inventaire a été retrouvé par nous aux Archives nationales parmi les Pièces domaniales relatives aux Carmélites de la rue Saint-Jacques. Il a été fait avec soin par des experts qui ont quelquefois jugé ce qu'ils décrivaient. Nous y rencontrons tous les objets d'art indiqués par Brice, d'Argenville et l'auteur des Curiosités de Paris. Il est donc certain que les Carmélites n'avaient rien perdu de ce que leur avait donné la piété du grand siècle, et qu'elles en avaient été de fidèles gardiennes; nouvelle preuve de l'heureuse 386 et naturelle alliance de la religion et de l'art. Voici ce document exactement transcrit:
État des tableaux et monuments d'arts et de sciences, provenant des dames Carmélites, rue Saint-Jacques, lesquels ont été déposés au dépôt provisoire établi aux Petits-Augustins.
ÉGLISE.—SCULPTURES.
Maître autel.—Quatre grandes colonnes, marbre noir veiné avec leurs chapiteaux et bases de bronze doré. Deux anges en bronze modelés par Flamen. Un bas-relief en argent avec une frise pour bordure; même matière; le tout modelé par Flamen et représentant l'Annonciation. Les marbres de l'autel sont en noir veiné. Les marches et les rampes qui les accompagnent, même marbre. Quatre colonnes de vert d'Égypte forment la séparation du sanctuaire; elles sont surmontées de chapiteaux et portées par des bases en bronze doré; un Christ en bronze par Sarasin surmonte la grille.
Chapelles.—Deux colonnes de noir veiné garnies de chapiteaux et bases de bronze ornent un des autels. Le cardinal de Bérulle, sculpté de grandeur naturelle en marbre blanc par Sarasin. Son piédestal est orné de deux bas-reliefs faits, dit-on, par Lestocart, son élève[527]. Plusieurs pavés et tombes de marbre noir et blanc. Deux bénitiers et leurs bases en marbre noir veiné.
ÉGLISE.—TABLEAUX.
Sanctuaire.—L'Annonciation de la Vierge, par Guido Reni[528].
Six tableaux de la Vierge, par Philippe Champagne[529].
387 Les cinq pains, miracle peint par Stella.
Jésus apparaît aux saintes femmes, par Lahyre.
Entrée de Jésus dans Jérusalem, par le même.
La Samaritaine, par Stella.
Le repas de Jésus chez le pharisien, par Lebrun[530].
Jésus servi par les anges, par le même[531].
Chapelle.—Apparition de saint Joseph à sainte Thérèse, par Verdier[532].
Le songe de Joseph, par Champagne.—Panneaux représentant la vie de saint Joseph, par le même.
Saint Joseph trouve son épouse en prière, par J. B. Champagne.
Apparition de la Vierge à un religieux: école de ce maître.
Panneaux peints par Verdier.
Sainte Geneviève en prière, par Lebrun[533].
Panneaux représentant la vie de cette sainte, par Verdier.
La Madeleine repentante connue sous le nom de Mme de La Vallière, peinte par Lebrun[534].
388 La Madeleine dans le désert, par Houasse[535].
Vestibule d'entrée[536].—Quatre tableaux de divers maîtres ne méritant pas description.
Jésus en jardinier et une apparition: école de Vignon.
Quatre tableaux médiocres.
Chapitre.—Portrait de Mme de La Vallière et celui de Mlle d'Épernon, par de l'Eutef. Un tableau médiocre. Le bon Pasteur; école de Vignon. Saint Michel combat les vices, médiocre. Sainte Marie Égyptienne, par d'Olivet.
Noviciat.—Quatre petits tableaux de la vie de la Vierge, par Houasse.
Un religieux dans un désert, par Lahyre.
Autre religieux dans la même situation, par un élève de Lahyre.
La mort de saint Renaud: école de Champagne. Une Vierge, par Houasse. Jésus au milieu des docteurs: école de Champagne. Un médiocre tableau. Une Annonciation par Lallement.
Escalier.—Apparition de la Vierge à saint François: école de Champagne.
Le Chœur.—La Pentecôte, d'après Lebrun, par Houasse.
Une descente de croix, par le même. Jésus apparaît aux saintes femmes, copie d'après Lahyre. Saint Michel, d'après Raphaël. Sainte Catherine au martyre, par un élève de Lahyre. Trois portraits. L'Annonciation, d'après Guide. Panneaux représentant des anges, etc.
Oratoire.—Quatre tableaux de la vie de Jésus, par Houasse.
Avant-Chœur.—Jésus à la colonne. Une Vierge et Jésus; médiocres. La Visitation de la Vierge, d'après Seb. del Piombo. La sainte Famille, d'après Raphaël. David en prière, par Vignon. La Cananéenne, par Stella. Saint Charles, copié d'après Lebrun.
Galerie.—Jésus délivre le purgatoire: école de Vignon.—Jésus dans le désert: école de Lebrun. Six tableaux peints par des élèves de Vignon. Tête de Jésus; tête de la Madeleine: réclamés.
Chapelle des Saints.—35 reliquaires plaqués, soit en vermeil, argent ou cuivre, ornés de cristaux, lapis et pierres de couleur.—Jésus prêche, par Stella.—Panneaux, éc. de Vignon.—Une sainte Famille, d'après Raphaël.—Tête de Madeleine, par Bloemaërt. Trois devants d'autel peints.—Une Vierge, par Champagne.—Six tableaux par J. B. Champagne.—Jésus couronne sainte Thérèse, par Houasse.
389 Panneaux peints par le même. Arabesques et cartouches, par le même.—Tête de femme, par Champagne.
Allée de la Reine.—Trois têtes par divers maîtres, dont une représente saint Denis.
Roberie.—La Samaritaine, école de Champagne.—Job sur son fumier, par Lallement.
Salle de la Reine.—Entrée de Jésus à Jérusalem. La Cananéenne.—Un Sauveur du monde.—La Pentecôte et l'Ascension. Ces six tableaux sont de l'école de Champagne. Plusieurs médiocres tableaux.
Chauffoir.—Les douze apôtres, têtes colossales, par J. B. Champagne.
Dortoir.—Jésus servi par les anges, éc. de Vignon.
Parloir de la Supérieure.—Un dessus de porte, éc. de Champagne.—Un Calvaire, médiocre copie. Une Adoration des bergers, par Annibal Carrache.
Petites Chapelles.—Jésus enfant. Six tableaux de la vie de saint Jean, et arabesques médiocres.
Chapelles et oratoires.—Jésus apparaît à un religieux, par Houasse. Quatre petits tableaux de la passion de Jésus, par le même.—Saint Pierre éveille Jésus, par Vignon. Six médiocres tableaux. Deux petites copies d'après Carrache. Six autres médiocres tableaux.
La Vierge portée par des anges, par Houasse.—Six panneaux de la vie de la Vierge, par le même. Douze autres panneaux, arabesques, etc., par le même. Plafond, par le même.
Autres panneaux, grisailles, par le même.
Jésus au jardin des Oliviers, dans le goût de Verdier. Neuf tableaux de la vie de Jésus, par le même. Un Christ entouré d'anges, par Lequesnoy. Plusieurs têtes médiocrement peintes représentant des Vierges.
Le sommeil de Joseph, par Houasse. Huit panneaux, par le même. Six grands mauvais tableaux; douze mauvais paysages.
Jardin, Oratoire.—Dix tableaux peints sur bois, par Champagne, représentant la vie de Jésus. Six panneaux et plafond par le même.
Tous les objets portés dans cet inventaire subsistaient donc au commencement de notre siècle. Depuis, que sont-ils devenus? Parmi les sculptures, le Christ en bronze, qui surmontait la grille du chœur, chef-d'œuvre de Sarasin, a péri ou du moins a disparu, ainsi que les anges en bronze et le bas-relief en argent de Flamen. Nous ignorons où sont allées les belles et précieuses colonnes. Le musée des Petits-Augustins a longtemps conservé la belle statue en marbre 390 blanc du cardinal de Bérulle, de la même main qui a fait le mausolée d'Henri de Bourbon et les cariatides de la cour du Louvre. Elle est décrite page 57 du tome V du Musée des monuments français, en l'année 1806; et le catalogue du Musée royal des monuments français de 1815 atteste, p. 95, que cette statue y était encore dans les premières années de la restauration. Quant aux tableaux, il serait fort curieux de rechercher et de suivre leur destinée. On le pourrait pour quelques-uns. La fameuse Madeleine de Lebrun, après avoir été sous l'empire transportée dans la galerie de Versailles, «le seul lieu du monde, dit éloquemment M. Quatremère de Quincy, qui ne devait jamais la revoir,» est aujourd'hui au musée du Louvre, avec le Jésus servi dans le désert par les anges, ainsi que l'Apparition de Jésus aux saintes femmes, de Lahire, et l'Entrée de Jésus dans Jérusalem, tableau du même artiste que le livret attribue mal à propos à Lebrun. Mais au lieu de nous engager dans ces recherches difficiles, nous aimons mieux donner ici une pièce intéressante que nous devons à la bienveillance des aimables et saintes femmes qui ont ranimé la tradition du Carmel, et se sont bâti une humble demeure parmi les débris de l'ancien et magnifique couvent. A notre prière, elles ont bien voulu dresser un état contenant les objets d'art qu'elles avaient sauvés en 1793, par divers pieux moyens, et qui ne sont pas portés dans l'inventaire des Archives nationales, et quelques autres encore, en bien petit nombre, que depuis elles ont pu recouvrer.
SCULPTURES.
«La statue de saint Denis qui était autrefois dans la chapelle souterraine qui portait son nom.
«Une statue de la sainte Vierge, appelée Reine des anges, et représentée son sceptre à la main.
«Une statue fort ancienne représentant la sainte Vierge assise avec 391 Jésus enfant, autrefois au noviciat, et maintenant placée à l'avant-chœur des religieuses.
«Un buste du cardinal de Bérulle.
«La statue en marbre du même cardinal, par Sarasin, avec les bas-reliefs de Lestocart, celle même qui était encore au musée des Petits-Augustins en 1815. Dans la dispersion des monuments de ce musée, elle fut achetée par une dame de Bérulle, petite-nièce du cardinal, laquelle en fit don aux nouvelles Carmélites de la rue Saint-Jacques[537].
PEINTURES.
«Un portrait peint sur pierre de la sainte Vierge tenant l'enfant Jésus. Cette peinture est fort ancienne, et une tradition la fait remonter à saint Luc lui-même, et la fait apporter en Gaule par saint Denis, qui l'aurait laissée dans la cave souterraine où il se réfugiait pour éviter la persécution.
«Deux tableaux sur bois attribués à Lebrun. L'un représente sainte Thérèse priant pour les âmes détenues en purgatoire, et voyant plusieurs d'entre elles sortir de ce lieu d'expiation et s'élever vers le ciel. L'autre représente la même sainte en oraison: un séraphin lui perce le cœur d'un dard enflammé.
«Un tableau beaucoup plus ancien représente le même sujet; on ignore le nom de l'artiste.
«Dans le sanctuaire de l'église actuelle, près de la grille du chœur, est un grand tableau de Lebrun: Jésus-Christ apparaissant à la mère Anne de Jésus, carmélite espagnole, disciple de sainte Thérèse, et à la mère Anne de Saint-Barthélemy, leur prédisant à l'une et à l'autre la fondation de l'ordre en France, et leur apprenant que sa volonté était qu'elles y fussent envoyées.
«Deux portraits de Mlle d'Épernon, sœur Anne Marie[538].
«Un portrait de Mme de La Vallière, sœur Louise de la Miséricorde, de Mignard ou d'un de ses élèves.
«Mlle de Bains, la mère Marie Madeleine de Jésus[539].
«Un portrait de Mme de Bréauté, la mère Marie de Jésus[540].
«Plusieurs portraits de Mlle de Fontaines, la vénérable mère Madeleine de Saint-Joseph, première prieure française du grand couvent[541].
392 «Un portrait de Mlle de Bellefond, la mère Agnès de Jésus-Maria[542].
«La sœur Catherine de Jésus en extase[543].
«Un portrait de Mlle Langeron de Maulevrier, la mère Anne Thérèse de Saint-Augustin, portrait attribué à Largillière[544].»
Les Carmélites n'ont plus aujourd'hui aucun des magnifiques reliquaires qu'elles possédaient avant la révolution, et qui leur venaient en grande partie de Marie de Médicis. En 1793, ils furent enlevés et fondus. Voilà pourquoi ils ne sont pas portés dans l'inventaire des Archives. Parmi ces reliquaires il y en avait un où était déposé le cœur du cardinal de Bérulle; il eut le même sort que tous les autres. Mais les bonnes religieuses sauvèrent le cœur de leur premier et vénéré supérieur, et elles le conservent précieusement enchâssé dans une boîte d'argent, présent de cette même petite-nièce de Bérulle, qui leur a donné aussi, après l'avoir rachetée, la statue de son grand-oncle.
Ces dames nous assurent qu'elles possédèrent autrefois bien des objets d'art que Brice et d'Argenville n'ont pu connaître et décrire, parce qu'ils étaient dans l'intérieur de la maison, et qui ne se retrouvent point non plus dans l'inventaire des Archives. Elles citent plusieurs peintures alors fort estimées: un Saint François de Paule, de Simon Vouet; quatre tableaux entourés d'arabesques dorées, du même artiste: 1o l'Apparition des Anges après l'Ascension; 2o David avec l'ange qui répand le fléau de la peste; 3o Tobie tirant le poisson de l'eau; 4o Zacharie à qui l'ange apparaît; divers tableaux espagnols; une Sainte Catherine de Sienne, de Pietro de Cortone; un Ecce Homo de Carlo Dolce; une Vierge de Sasso Ferrato; un assez bon nombre de miniatures, une entre autres attribuée à Petitot, représentant la princesse de Condé, mère de Mme de Longueville, une des bienfaitrices de l'ordre. Enfin, ces dames nous ont parlé 393 d'une statue en marbre de Girardon, Jésus-Christ ressuscitant, qui était placée dans le jardin avec une Sainte Thérèse et une Madeleine en pierre. Elles nous ont raconté un trait bien frappant du désordre et du gaspillage révolutionnaire. Il y avait aux Carmélites deux tableaux de Lebrun représentant, l'un la Résurrection de Jésus-Christ; l'autre, Jésus-Christ attaché à la colonne du prétoire pour subir la flagellation. Quelqu'un s'en empara, et ils furent retrouvés au commencement de ce siècle chez un marchand de bric-à-brac, reconnus et achetés par la mère Camille, Mme de Soyecourt, prieure des Carmélites de la rue de Vaugirard, et on peut les voir encore aujourd'hui dans l'église extérieure de ce couvent.
De toutes ces pertes, si justement déplorées, une des plus regrettables est assurément l'émail de la princesse de Condé, la belle Charlotte Marguerite de Montmorency. Il est fort douteux qu'on ait détruit un ouvrage de ce prix. Il aura été volé, et probablement il orne aujourd'hui quelque cabinet particulier, comme nous avons vu nous-même, en 1842 ou 1843, sur la cheminée d'un député d'alors, M. Armez, la propre tête de Richelieu, qu'en 1793 on avait coupée, comme celle d'un aristocrate, dans la dévastation de la Sorbonne, et qui, heureusement sauvée, était encore aussi intacte qu'elle avait pu l'être le lendemain de la mort du grand Cardinal.
LA MÈRE MADELEINE DE SAINT-JOSEPH
Nous avons dit quelques mots des quatre grandes prieures françaises du couvent des Carmélites de la rue Saint-Jacques au XVIIe siècle; nous voudrions ici les faire mieux connaître, et pénétrer davantage dans l'intérieur de 394 la sainte maison, et surtout dans l'âme de ces admirables religieuses. Nous allons donc tirer des archives des Carmélites et rassembler un certain nombre de pièces qui concernent la mère Madeleine de Saint-Joseph; nous donnerons ensuite une vie inédite et détaillée de la mère Marie de Jésus, Mme de Bréauté, avec sa circulaire écrite par Mlle de Bellefond, la mère Agnès de Jésus-Maria; une biographie inédite aussi de cette belle Marie de Bains, en religion la mère Marie Madeleine; enfin la circulaire de la mère Agnès, écrite par la mère Marie du Saint-Sacrement, Mlle de la Thuillerie.
Disons d'abord que les Carmélites possèdent une foule de lettres de la mère Madeleine de Saint-Joseph, adressées à diverses personnes, qui mériteraient d'être publiées et donneraient une bien haute idée de son caractère. Nous avons cité la belle épitaphe qu'elle mit sur le tombeau de son ami, le garde des sceaux, Michel de Marillac; rappelons que c'est elle qui avait écrit la vie de Mlle Nicolas, sœur Catherine de Jésus, imprimée par le cardinal de Bérulle, la Vie de sœur Catherine de Jésus, Paris, 1628.
On connaît la «VIE DE LA MÈRE MADELEINE DE SAINT-JOSEPH, RELIGIEUSE CARMÉLITE DÉCHAUSSÉE, par un prêtre de l'Oratoire (le P. Senault); Paris, 1655, in-4o.» Il y en a une seconde édition de 1670, avec des augmentations. Dans la préparation de cette seconde édition, l'auteur appliquait, chap. XXVIII, aux visions de la mère de Saint-Joseph ce qu'on dit des visions des bienheureux. Cela excita quelques scrupules. Le P. Senault proposa une correction. On consulta, et ces diverses consultations ont été conservées. Dans le nombre est celle de Bossuet, qui, comme on le sait, fuyait les excès de scrupule et aimait à prendre les bonnes choses du bon côté. Ce billet autographe et inédit nous a paru digne d'être mis au jour. Il n'est pas daté, mais on le peut certainement placer dans le mois de septembre 1667:
«J'ai lu et examiné votre correction. Je ne crois pas que personne y puisse rien trouver à désirer; et pour moi je trouve ce sens très-beau et très véritable et très solide. J'ai vu le passage de saint Augustin, qui parle en effet de la vision bienheureuse: mais il est vrai que l'état de certaines âmes épurées tient de celui de la patrie, et en cette sorte on leur peut appliquer ce qui est écrit des bienheureux. Je ne trouve en cela aucune difficulté.
Bossuet.»
Après la mort du cardinal de Bérulle, Richelieu prit l'ordre des Carmélites et le couvent de la rue Saint-Jacques sous sa protection. La mère Madeleine de Saint-Joseph lui adressa en cette occasion la lettre suivante, que nous avons trouvée aux Archives des affaires étrangères, France, t. LII:
«Monseigneur,
Je supplie Notre-Seigneur Jésus-Christ vous donner sa sainte paix. Ayant su par madame votre nièce l'honneur que vous avez fait à notre ordre, j'ai cru que vous n'auriez point désagréable que je vous remercie très humblement de ce qu'au milieu de notre affliction il vous a plu nous donner votre protection et nous honorer de votre assistance, qui est une grâce qui nous fait demander celle du fils de Dieu pour vous récompenser de ses bénédictions. C'est une obligation que nous avons eue de longtemps, tant pour votre mérite, Monseigneur, et les services que vous rendez à l'Église et au public, que pour nous avoir été très soigneusement recommandé par celui qu'il a plu à Dieu ôter depuis peu de la vie mortelle pour le faire entrer dans son éternité, où je crois que vous aurez grande part à ses prières; et je supplie la divine bonté qu'elles puissent obtenir de lui les grâces que vous désire celle qui est,
Monseigneur,
Votre très humble et très obéissante fille
et servante en Jésus-Christ,
Sœur Madeleine de Saint-Joseph,
Carm. ind.
7 octobre (1629).»
Voici deux lettres qui prouvent quel intérêt prenait en effet Richelieu aux Carmélites, et quel respect il portait à la mère Madeleine de Saint-Joseph. Il s'agissait alors de la prétention qu'eurent un moment les Carmes de gouverner, en France comme en Espagne, les couvents de femmes de l'ordre du Carmel. Les prêtres de l'Oratoire, voisins des 396 Carmélites, avaient aussi élevé quelques difficultés sur une ruelle qui séparait les deux monastères.
Lettre entièrement autographe de Richelieu, avec son cachet intact, provenant du couvent de la rue Saint-Jacques:
«A Madame de Combalet (depuis la duchesse d'Aiguillon[545]).
«Ma nièce, je n'ai point su le particulier de l'affaire dont vous m'écrivez; je m'en informerai soigneusement. Cependant vous assurerez, s'il vous plaît, de ma part, les Carmélites, que je contribuerai tout ce qui dépendra de moi pour empêcher qu'on ne puisse troubler le contentement et le repos dont elles ont joui jusqu'à présent. Je vous promets que les prêtres de l'Oratoire leur serviront en tout ce qui leur sera possible. Je vous écrirai plus amplement sur ce sujet lorsque j'en aurai une plus exacte connoissance. En attendant, assurez ces bonnes âmes de mon affection et de mon service, et croyez que je suis
«Votre très affectionné oncle et serviteur,
«Le Card. de Richelieu.
«Si le petit-fils de madame Bouthillier ne la retient point, je vous attendrai demain toutes deux.—De Bois-le-Vicomte, ce 15 août 1631.»
397 Autre lettre du Cardinal de Richelieu adressée à la mère Madeleine de Saint-Joseph:
«Ma mère, je prends la plume pour vous dire que le Père Provincial des Carmes déchaussés m'est venu trouver, sur le bruit que l'on fait courre qu'il vouloit rentrer en la direction des Carmélites, et m'a protesté que c'étoit chose à laquelle il n'avoit aucunement pensé et ne penseroit jamais. Je n'ai pas voulu différer à vous en donner avis, afin de mettre votre esprit en repos de ce côté-là, et vous assurer qu'en toutes occasions vous recevrez des effets de la protection qu'il a plu à Sa Sainteté et au Roy que je prenne de votre ordre, comme étant sincèrement, ma Mère, votre très affectionné serviteur.
«Le Cardinal de Richelieu.—De Compiègne, ce 17 sept. 1631.»
Il faut que la mère Madeleine de Saint-Joseph ait été une personne bien extraordinaire pour qu'une religieuse, qui avait été très liée avec elle au couvent de Paris, n'ait pu supporter d'en être séparée, quand on l'envoya sous-prieure à Saintes, et que le P. Gibieuf, de l'Oratoire, ait été obligé d'écrire à cette religieuse la lettre qui suit, pour adoucir son chagrin et relever son courage. On conçoit que l'auteur d'une telle lettre ait été si fort estimé de Descartes:
«Pour la Mère Sous-Prieure de Xaintes.
«Jésus † Maria.
«La grâce de Jésus-Christ Notre-Seigneur soit avec vous pour jamais. J'ai reçu la vôtre qui m'a fait connoître l'exercice que vous portez dans la séparation de la personne à laquelle il a plu à Dieu vous donner une liaison si intime; et je vous dirai que j'ai été touché de votre peine, à laquelle je ne peux penser sans y compatir, vous regardant comme l'enfant sevré de la mamelle, et comme les disciples de Jésus-Christ nouvellement privés de sa présence visible par son ascension au ciel. Le principe de votre peine est très bon, puisque c'est la liaison à cette sainte âme; mais la nature se mêle parmi, et l'esprit malin encore davantage qui essaye de vous inquiéter et de vous affoiblir pour vous rendre inutile, s'il pouvoit, aux fins pour lesquelles vous êtes envoyée. Ne croyez point que vous ne soyez bonne à rien, et que vous serez plutôt à charge qu'à soulagement. Ce n'est pas là l'humilité que Jésus-Christ nous commande d'apprendre de lui: Discite a me 398 quia mitis sum et humilis corde; c'est une fausse humilité dont il se faut donner garde, aussi soigneusement qu'il y a d'obligation de rechercher celle que le fils de Dieu nous apprend. Pour celle-là, l'âme, sous prétexte de se mépriser, se regarde incessamment et s'occupe toujours d'elle-même. Pour celle-ci, l'âme s'oublie elle-même comme n'étant rien, et se retire à Jésus-Christ comme à celui qui est vie et subsistance, lumière et force, et généralement toutes choses. Par celle-là l'âme déchoit; par celle-ci elle s'élève et se fortifie. C'est à quoi je désire que vous tendiez et vous travailliez, et un des moyens que vous devez pratiquer pour cela est de vous lier tous les jours à cette sainte âme dont nous parlons. Ne laissez passer un seul jour sans vous lier à sa grâce et à sa conduite; et lorsque vous vous trouverez plus peinée, unissez-vous à ses dispositions et recourez ainsi à J.-Christ avec elle. Il vous a séparée d'elle selon les sens pour vous y lier davantage en purifiant votre liaison du mélange de la nature, et qu'elle ne soit plus que par grâce. Les liaisons qui entrent dans l'œuvre de Dieu et qui commencent avec le temps en la terre pour être consommées au Ciel dans l'éternité, doivent être telles: c'est son esprit seul qui les fait sans que les sens et la nature y aient part. Depuis, dit saint Paul, que J.-Christ est mort et ressuscité pour nous, nous ne devons plus connoître personne par la fin de notre chair. Et combien que nous ayons, c'est-à-dire les apôtres, pendant que J.-Christ étoit en la terre, autrefois ainsi regardé J.-Christ, nous ne le regardons plus maintenant en cette manière. Toutes choses sont renouvelées. Tout ce qui est du vieil homme est passé, et nous ne sommes en J.-Christ qu'en qualité de nouvelles créatures dont les usages doivent être par-dessus les sens. La nature porte cette nouvelle manière de vie, mais elle n'y entre pas. Je supplie J.-Christ Notre-Seigneur, qui est le principe de cette seconde et nouvelle création, de l'avancer et l'affermir en vous, et vous faire porter en sa force tout ce qu'il faut porter pour cela. Écrivez-moi de temps en temps le progrès de votre disposition et vous assurez que j'aurai toujours un soin très particulier de votre âme, et serai pour jamais en J.-Christ Notre-Seigneur et sa très sainte Mère,
«Votre affectionné à vous servir selon Dieu,
«Gibieuf, prêtre de l'Oratoire de Jésus.
«De Paris, ce 4 février 1634.»
La plus grande affaire qui ait occupé les Carmélites au milieu du XVIIe siècle est celle de la canonisation de la mère Madeleine de Saint-Joseph, morte en 1637. Pour arriver à cet honneur, les Carmélites se donnèrent toutes sortes de 399 mouvements, et firent bien des dépenses. Elles entretinrent un agent à Rome. Il fallait persuader au Saint-Père de nommer une commission dite apostolique, pour connaître des faits, recevoir et apprécier les témoignages. Il fallait donc avant tout recueillir des témoignages, et les avoir les plus nombreux, les plus certains, les plus autorisés. Enfin, il était nécessaire de les faire valoir auprès de Sa Sainteté et de la Congrégation des sacrés rites. De là bien des démarches où les Carmélites s'engagèrent avec une ardeur qui n'est pas, à vrai dire, la chose du monde que nous admirons le plus, car, après tout, Dieu discerne lui-même ses saints, et avec l'argent que coûta cette interminable procédure, on aurait soulagé bien des misères, reçu bien des pauvres novices, et gagné à Dieu bien des âmes. La mère Madeleine de Saint-Joseph fut assez aisément vénérabilisée, c'est-à-dire déclarée vénérable, mais elle ne fut ni canonisée ni même béatifiée; les instances des Carmélites pour obtenir au moins la béatification de leur vénérable mère duraient encore en 1789, quand la tempête révolutionnaire se déchaîna sur tous les établissements religieux, et, en croyant abattre le Carmel français, le ranima dans la persécution, ainsi que l'Église tout entière.
Dès l'année 1637, où mourut la mère Madeleine de Saint-Joseph, on voit les bonnes Carmélites s'agiter un peu, et s'adresser à toutes leurs amies et protectrices pour qu'elles écrivent ou fassent écrire, en leur faveur, au Saint-Père, viennent déposer devant la Commission apostolique ou lui envoient d'authentiques témoignages. La reine Anne, Mademoiselle, la reine d'Angleterre, la reine de Pologne, la princesse de Condé et Mme de Longueville; de grandes dames médiocrement édifiantes, et des personnages plus puissants que pieux, Mazarin et Retz lui-même, interviennent ici: nul moyen humain n'est épargné pour ce qui semble le service de la sainte cause.
400 Deux lettres autographes écrites par le cardinal de Retz, de Rome, le même jour, à deux religieuses Carmélites:
«Ma chère Sœur (son nom en religion n'est pas indiqué),
«J'ai reçu avec les sentiments que je dois les marques de votre bonté, et je vous supplie de croire que vous n'en sauriez avoir pour personne qui honore davantage toutes les qualités que Dieu a mises en vous. Je considère les sentiments qu'il vous donne pour moi comme une bénédiction très particulière, puisqu'ils me donnent les prières d'une personne aussi bonne que vous, dans lesquelles je puis dire avec beaucoup de vérité que j'ai une confiance très parfaite. Je vous supplie de ne jamais douter que personne ne sera jamais plus parfaitement que moi,
«Ma chère Sœur,
Votre très humble et très affectionné serviteur,
«Le Cardinal de Retz,
«Arch. de Paris.—De Rome, ce 10 avril 1656.»
«A la Révérende Mère sous-prieure des religieuses Carmélites du grand Couvent, à Paris (en 1656, la sous-prieure était Marthe de Jésus, Mlle Du Vigean, que Retz avait dû rencontrer dans le monde).
«Ma chère Sœur,
«Je suis en possession d'être obligé et à votre Ordre et à votre personne, et je vous prie de croire que personne n'aura jamais ni pour l'un ni pour l'autre des sentiments plus véritables et plus parfaits que moi. Je me croirois le plus heureux homme du monde si je pouvois trouver les occasions de vous le faire paroître par quelque service. Je les chercherai ici avec celui qui m'a rendu votre lettre, et en tous lieux je serai également,
«Ma chère Sœur,
«Votre très humble et très affectionné serviteur,
«Le Cardinal de Retz,
«Arch. de Paris.—De Rome, ce 10 avril 1656.»
Dans les Mélanges de Clérambault, t. CXXVI, p. 451, se trouve la copie d'une lettre de Mazarin, du 3 avril 1648, au 401 cardinal Barberini, à Rome, pour le prier d'intercéder en faveur de la béatification de la mère Madeleine de Saint-Joseph. Ibid., p. 455, autre lettre du même, sur le même sujet, au cardinal des Ursins.
Lettre de mademoiselle Claude, première femme de chambre de Madame, Marguerite de Lorraine, deuxième femme de Monsieur, duc d'Orléans, adressée le 21 octobre 1651, à la sœur Thérèse de Jésus, mademoiselle de Remenecour, qui avait été fille d'honneur de son Altesse Royale, et qui était alors novice aux Carmélites. Mademoiselle Claude répond à ce que mademoiselle de Remenecour avait écrit pour obtenir de Madame une lettre de recommandation au Pape, en faveur de la mère Madeleine:
«A Mademoiselle de Remenecour,
«Ma chère Sœur, je prie Notre-Seigneur qu'il vous comble de ses bénédictions. Madame a reçu votre lettre, et aussitôt que sa santé lui permettra d'écrire, elle le fera d'un très grand cœur. Elle vous prie de dire à la Révérende Mère (en 1651 c'était la mère Agnès) que toute la communauté la recommande à cette bienheureuse Mère afin qu'elle prie Notre-Seigneur qu'il lui donne ce qui lui faut pour sa santé ou pour la résignation à sa sainte volonté. Et moi je vous prie de croire que je suis toujours la même que j'ai été de tout temps pour vous rendre service. Excusez le peu de temps qui m'empêche de vous en dire davantage, et croyez que je suis,
«Ma chère Sœur,
«Votre très humble et obéissante servante, etc.
Extrait d'une lettre de Mademoiselle, du 12 décembre 1655, à sœur Thérèse de Jésus, mademoiselle de Remenecour, en lui envoyant la lettre qu'on lui avait demandée pour le Pape:
«Saint-Fargeau, 12 décembre 1655.
«Quoique je n'aie point encore de secrétaire, je n'ai pas voulu attendre qu'il m'en soit venu un pour faire écrire la lettre de Sa Sainteté. Je l'ai fait écrire par le premier venu. Je pense qu'elle ne 402 laisse pas d'être bien. Au moins l'ai-je trouvée comme il faut. Vous la pouvez voir, car il n'y a qu'un cachet volant. Je vous puis bien assurer que je dis très vrai en disant que j'honore la mère Madelaine de Saint-Joseph, et que j'aime l'ordre des Carmélites, car j'ai pour elles les sentiments les plus tendres du monde, et me veux le plus grand mal qui se puisse de n'être point propre à l'être[546].
«Anne Marie Louise d'Orléans.»
Lettres autographes de la reine de Pologne, Louise Marie de Gonzague, fille du duc de Nevers et de Catherine de Lorraine, et sœur d'Anne de Gonzague, la Palatine.
«A MA CHÈRE SEUR ANNE MARIE DE JÉSUS (Mlle d'Épernon), CARMÉLITE A PARIS.
«Ma chère Seur, je vous puis dire avec vérité que la lettre que vous m'avez écritte m'a infiniment obligée. J'ai eu toute ma vie une inclination particulière pour votre personne, et présentement une grande estime de vos vertus. Vous ne devez point douter que votre considération ne me porte à toutes les choses que vous me témoignerez désirer de moi. Je vous laisse à penser ce que je ferai pour la V. Mère de Saint-Joseph pour laquelle j'ai de très grands sentiments. J'ai mémoire quoique confuse de l'avoir vue; mais je sais qu'elle étoit très intime amie de ma mère, et qu'elle disoit qu'en ses nécessités spirituelles elle alloit sur son cœur, qui est dans votre chapitre, l'entretenir comme si elle eût vécu; tant elles avoient l'une et l'autre de confiance. Avertissez-moi de ce qui sera nécessaire de faire et je suivrai vos désirs entièrement. Je vous conjure de prier Dieu pour moi et pour ce royaume.
M.
23 avril 1654.»
«Ce 10 juillet 1654.
«Vous devez être persuadée que vos lettres me sont toujours très agréables, et que toutes les qualités que vous possédez rendent votre personne et tout ce qui vient d'elle fort estimable. Je n'ai point eu de peine à persuader le Roi mon seigneur d'écrire au Pape; je lui ai fait voir les miracles que Dieu fait par l'intercession de cette bienheureuse Mère, je lui ai dit ce que vous m'en mandez. Il ne reste plus qu'à souhaiter que nos supplications, jointes à tant d'autres, aient la bénédiction nécessaire pour l'accomplissement de cet ouvrage. Je demande 403 à votre Mère prieure (en 1654, c'était Marie Madelaine de Jésus, Mlle de Bains), et à sa sainte communauté des prières particulières pour les nécessités de ce royaume qui a beaucoup d'ennemis, et tous hérétiques et grands persécuteurs de notre religion. J'espère les vôtres en particulier et que vous demanderez miséricorde pour moi.
«Louise Marie.»
Mais les pièces les plus curieuses que possède le couvent des Carmélites sont les attestations et dépositions juridiques faites par-devant la commission apostolique. Ces dépositions sont innombrables. Il y a celles d'une foule de religieuses qui avaient connu la mère Madeleine de Saint-Joseph dans les diverses maisons de l'ordre; et nous avons déjà donné une petite partie de la déposition de la mère Agnès (plus haut, p. 346). Voici les témoignages de la reine Anne, de la princesse de Condé, et d'autres dames de la plus haute condition, qui obligées, avant de déposer, de dire qui elles sont, nous donnent les renseignements les plus précis sur elles-mêmes, et éclairent l'histoire des plus grandes familles de France, ainsi que celle des mœurs au xviie siècle; car toutes ces pièces montrent une foi profonde et sincère, jusque dans des personnes qui ne la mettaient pas toujours en pratique.
Comme on ne pouvait pas faire comparaître la Reine régente devant un tribunal, elle écrivit la lettre suivante signée d'elle, et contre-signée du secrétaire d'État, Servien:
LETTRE DE LA REINE MÈRE AUX CARDINAUX DE LA CONGRÉGATION DES SACRÉS RITES.
«Mes cousins, s'il est vrai que les saints soient les ornements de l'Église et les protecteurs du royaume, vous ne devez pas vous étonner si je fais tant d'instances[547] auprès du saint-siége pour la béatification 404 d'une sainte religieuse qui pendant son vivant a été l'honneur de ce royaume et qui en sera, comme je l'espère, la protectrice après sa mort. Je ne me contente pas de vous solliciter pour elle par mes lettres, mais je me sens obligée de vous rendre compte des lumières particulières que j'ai de son mérite et de sa vertu. Je l'ai souvent visitée pendant qu'elle vivoit parce que je l'aimois et l'honorois. Je peux dire aussi avec vérité qu'elle m'aimoit, qu'elle considéroit plus ma personne que ma condition, et qu'elle avoit pour moi des tendresses qu'une mère a pour sa fille, comme j'avois aussi pour elle les sentiments qu'une fille a pour sa mère. Les fréquentes et longues conversations que j'ai eues avec elle l'espace de plusieurs années m'ont donné le moyen de connoître ses excellentes qualités, et je pense pouvoir assurer que je ne me trompe point dans le jugement que je fais de sa vertu. Elle avoit beaucoup de prudence et de douceur, et il étoit bien malaisé de ne se pas rendre à une personne qui avoit tant de lumières et d'agréments. Mais parce que je sais bien que ce n'est pas ce que l'on considère davantage dans les saints, je m'arrêterai particulièrement à vous faire remarquer sa piété, son zèle pour la gloire de Dieu et pour le salut des âmes, son respect envers l'Église et le saint-siége, et la charité qu'elle a eue pour ma personne.
Sa piété vers Dieu paroissoit en toutes ses paroles. Il étoit le seul sujet de tous ses entretiens; et comme la bouche parle de l'abondance du cœur, elle m'entretenoit toujours de celui qui étoit l'unique objet de son amour. Elle en parloit avec beaucoup de grâce et faisoit une merveilleuse impression dans l'âme de tous ceux qui l'écoutoient. Pour moi, je vous avoue que j'en étois fort touchée, et que je ne pouvois l'entendre que je ne fusse saisie de ce respect qu'on a pour les choses saintes. L'amour qu'elle portoit à Dieu faisoit naître la douleur qu'elle souffroit quand il étoit offensé. Elle avoit une horreur étrange des impiétés et des blasphèmes, et elle m'exhortoit à employer tout mon pouvoir à les bannir de ce royaume. Elle portoit un extrême respect à la parole de Dieu et vouloit qu'on l'écoutât avec beaucoup de vénération; et parce qu'on la méprise quelquefois quand elle n'est pas annoncée avec tant de grâce, elle me disoit qu'il falloit honorer 405 Jésus-Christ en la personne de ses ministres, respecter sa parole dans leur bouche, et tenir pour assuré que les moindres d'entre eux en disoient toujours bien plus que nous n'en faisions. Mais si elle avoit tant de révérence pour la parole des prédicateurs, elle en avoit beaucoup davantage pour celle des souverains pontifes. Tout ce qui venoit de leur part lui étoit en singulière vénération, et je me souviens que quand ils ouvroient le Jubilé à Rome, elle m'exhortoit à le demander pour la France et ne pas négliger une grâce pour laquelle l'Eglise communique ses trésors à ses enfants et fournit aux pécheurs des remèdes pour tous leurs maux. De ce même principe procédoit le zèle qu'elle avoit du salut des âmes. La conversion des pécheurs faisoit le plus grand de ses soins, et comme vraie fille de J.-Christ elle accompagnoit de ses prières les prédicateurs qui travailloient à les convertir. Elle me parloit aussi souvent des peuples nouvellement revenus à la foi, m'entretenant des progrès qui se faisoient dans le Canada pour lequel elle avoit une charité particulière, conviant les personnes qui la voyoient de contribuer à cette bonne œuvre de tout leur pouvoir. Comme elle souhaitoit la conversion des infidèles, elle souhaitoit aussi celle des chrétiens et se servoit de tous les avantages que Dieu lui avoit donnés pour les réduire à leurs devoirs. Elle blâmoit les divertissements dangereux avec une force d'esprit qui en donnoit de l'horreur, et elle faisoit voir si clairement le péril qui les accompagne qu'elle obligeoit ceux qui l'écoutoient à s'en éloigner. Je lui ai cette obligation avec plusieurs autres qu'elle m'a donné de l'aversion des romans, en me faisant remarquer combien la lecture en est puérile et dommageable, combien elle dérobe de temps, et de quelles mauvaises impressions elle remplit l'esprit de tous ceux qui s'y occupent. Si elle avoit soin du salut de son prochain elle en avoit aussi de sa réputation; elle ne pouvoit souffrir la médisance, et comme elle est très opposée à la charité, elle en avoit une extrême aversion, et me recommandoit souvent d'user de mon autorité pour l'éloigner de ma cour.
Je conclurai cette lettre par les principales choses qu'elle m'a dites pour mon instruction particulière, et que Dieu m'a fait la grâce de ne point oublier. Elle m'exhortoit à donner ma première pensée à Dieu quand je m'éveille, à faire en sorte que les bonnes résolutions que je prenois devant lui fussent suivies de bons effets, à m'employer dans toutes les œuvres de piété qui seroient en mon pouvoir. Elle me convioit aussi à faire tous les soirs l'examen de ma conscience, et de ne pas seulement demander pardon à Dieu de mes péchés, mais encore du mauvais emploi du temps, me représentant avec beaucoup de force et de raison les obligations qu'ont les chrétiens d'en faire un bon usage. Elle m'a aussi souvent recommandé d'assister tous les jours aux vêpres, et de me dérober des divertissements pour rendre ce petit hommage à Dieu; cet avis est si bien demeuré dans mon esprit 406 que je ne manque que le moins que je puis à le suivre, et quand j'y obéis c'est presque toujours en souvenir de celle qui me l'a donné, et avec une pensée que ma déférence lui donne quelque satisfaction. J'ai reçu de sensibles consolations dans ses entretiens, et quoiqu'il y eût grande disproportion entre nos âges et nos conditions, je ne laissois pas de trouver une grande douceur dans sa conversation. Elle exhortoit beaucoup à porter avec soumission les croix qu'il plaisoit à Dieu d'envoyer, à les recevoir avec humilité, les souffrir avec patience et les embrasser même avec joie. Elle pratiquoit courageusement les avis qu'elle donnoit aux autres; car quoiqu'elle fût très infirme et qu'elle sentit de très fâcheuses douleurs, elle étoit néanmoins toujours égale et tranquille, et l'on voyoit bien que celui pour qui elle souffroit étoit sa consolation et sa force. Ces excellentes vertus lui ont acquis l'estime générale de toute la France, et je vous puis assurer que tous ceux qui l'ont connue l'ont vue comme une sainte. J'ai un extrême regret qu'ayant eu le bien de la voir pendant sa vie, je n'aie pas eu celui d'assister à sa mort, et qu'elle soit passée de ce monde en l'autre lorsque j'étois absente de Paris; et pour m'en consoler je demandai avec grand soin quelque chose qui lui eût appartenu, et je reçus avec grand respect une image qu'elle avoit longtemps gardée en son bréviaire. Je visite assez souvent son tombeau, et en particulier je n'y manque jamais le jour qu'elle est décédée, et quelques affaires qui me surviennent je m'en défais pour lui rendre ce petit devoir. J'y ai mené plusieurs fois le Roi monsieur mon fils dans la créance que j'ai qu'il pourra obtenir de Dieu beaucoup de grâces par son intercession. Ce qui me le persuade est le grand nombre des miracles qu'elle opère tous les jours en faveur de ceux qui implorent son assistance.
Quoique je vous aie dit ce que ma mémoire m'a fourni, j'ai grande confusion d'en avoir dit si peu, et de vous avoir marqué des choses qui ne répondent ni à sa sainteté ni à l'estime que tout le monde en a conçue; mais le témoignage public suppléera à mon défaut, et j'aurai la satisfaction d'avoir au moins contribué de mon suffrage pour avancer sa béatification. Je la souhaite avec toute la France, et je l'attends de la justice du saint-siége et de votre piété, me promettant qu'on ne la peut pas refuser aux merveilles que Dieu opère par sa servante. Je vous conjure d'y contribuer en votre particulier ce qui dépendra de vous, principalement pour l'accélération de l'affaire. Cependant je demeurerai,
«Votre bonne Cousine.
«Anne. Paris le 23me febvrier 1655.—Servien.»
Après la lettre de la reine Anne, nous donnerons ici tout entières les dépositions de la princesse de Condé et de madame 407 de Longueville, bien qu'elles soient un peu longues et qu'elles se ressemblent; mais, nous l'avouons, nous avons transcrit avec un plaisir que d'autres partageront peut-être ces pages d'une qualité de style indéfinissable, et où les deux princesses, en voulant faire connaître la mère Madeleine, se peignent elles-mêmes involontairement:
«Je soussignée, Marguerite Charlotte de Montmorency, veuve de très haut, très puissant et très excellent prince, Messire Henry de Bourbon, prince de Condé, premier prince du sang, premier pair de France, duc d'Enghien, de Châteauroux et de Montmorency, gouverneur et lieutenant pour le Roi en ses pays de Bourgogne, Bresse et Berry, atteste et certifie que j'ai connu fort particulièrement la servante de Dieu, la Mère Magdelaine de St-Joseph, en son vivant religieuse carmélite et jadis prieure au grand couvent de l'Incarnation du faubourg Saint-Jacques lez Paris, et j'estime pour une des grandes grâces que la divine majesté m'ait faites la part que cette bonne Mère m'a donnée en son affection et en ses prières.
Je rends témoignage sur la vérité que c'est la Mère Magdelaine qui m'a donné les premières pensées de l'éternité, car auparavant que de la connoître j'étois fort du monde et n'avois guère pensé de m'en retirer.
Elle m'a donné plusieurs bons avis pour mon âme; mais je ne les puis déclarer étant comme ma confession.
Elle me parloit fort librement sur les choses qu'elle croyoit m'être nécessaires, et je l'ai vue faire le même à la Reine avec des termes si pleins de force qu'ils faisoient impression dans les esprits, en sorte qu'on ne la quittoit point qu'avec désir de mieux servir Dieu.
Elle s'insinuoit avec tant de grâce dans les esprits que non-seulement l'on ne pouvoit trouver mauvais ni avoir peine de ce qu'elle disoit, mais même on se sentoit contraint d'entrer dans son sentiment.
Elle avoit quelque chose qui portoit à la respecter, ce que j'ai même remarqué en la Reine, lorsque Sa Majesté lui parloit, laquelle l'aimoit beaucoup.
Cette servante de Dieu étoit grandement ennemie de la lecture des romans; elle m'a souvent parlé de n'en point lire et à ma fille, la duchesse de Longueville, aussi.
Lorsqu'elle nous voyoit parler quelquefois devant le saint Sacrement, elle nous en reprenoit fortement, néanmoins dans sa douceur ordinaire. Elle ne souffroit non plus de nous voir parler durant les sermons, et lorsqu'elle entendoit quelques dames qui n'estimoient pas 408 assez les prédicateurs, disant qu'ils n'avoient pas bien prêché ou chose semblable, elle les tançoit agréablement en sa manière et disoit: Holà! En voilà plus que vous n'en ferez; c'est la parole de Dieu.
Cette grande servante de Dieu m'a parlé diverses fois sur la vanité, et en particulier sur l'impossibilité qu'il y avoit d'accorder Dieu et le monde, et de bien faire l'oraison en prenant les plaisirs et les aises de son corps.
Mais ce dont il me souvient qu'elle m'a le plus parlé, c'est de supporter patiemment les afflictions de la vie et de m'en servir pour gaigner le ciel et mépriser les choses de ce monde.
J'ai beaucoup reçu de consolations de ses paroles en plusieurs sujets d'afflictions que j'ai eus.
Je n'ai jamais vu une religieuse plus compatissante qu'elle. Cela soulageoit fort. Je me souviens qu'à la mort de mon frère le duc de Montmorency, me voyant extrêmement touchée, elle me disoit: «Pleurez, madame, ne vous retenez pas, je pleurerai avec vous, mais il faut que le cœur soit à Dieu.» Et elle pleuroit avec moi, ce qui allégeoit ma douleur.
Je n'ai jamais vu une personne plus douce qu'elle, ni qui eût une plus grande bonté. L'on ne s'ennuyoit point avec elle, car elle étoit d'une très agréable conversation, avoit le cœur gai, l'esprit excellent, l'humeur toujours égale et naturellement complaisante; mais elle ne l'étoit point aux choses où il y avoit tant soit peu d'offense de Dieu. Si, comme l'on dit, la tranquillité d'esprit et la gaieté sont des marques qu'une âme jouit de la paix des enfants de Dieu, on peut assurer qu'elle possédoit toujours cette paix intérieure par la tranquillité de son visage et la joie qui y paroissoit, accompagnée de la modestie convenable à une religieuse.
Elle étoit fort bénigne et charitable envers toutes sortes de personnes, et j'ai remarqué qu'elle aimoit sensiblement ceux qui lui portoient affection, étant d'un très bon naturel. Il s'est rencontré des occasions où elle a fait sçavoir qu'elle aimoit en tout temps ses amis sans égard à ce qu'ils étoient disgraciés, et qu'elle même s'exposoit d'encourir la disgrâce des grands. J'ai expérimenté ceci lorsque après la mort de mon frère elle me reçut durant quelques jours en son monastère avec une très grande charité, quoiqu'elle sçût bien que j'étois fort mal auprès du Roi[548]. Elle s'exposa aussi à encourir la disgrâce de la reine Marie de Médicis par la réception qu'elle fit d'une dame de ses amies qu'elle avoit chassée de la cour.
Elle m'a employée en diverses affaires pour le bien de son ordre, connoissant combien je l'aimois, ce qui fait que je puis rendre bon 409 témoignage du zèle qu'elle avoit pour le maintenir en paix et dans la perfection où sainte Thérèse l'avoit mis. Je sçais qu'elle a beaucoup travaillé pour cela, particulièrement pour ramener les esprits du monastère de Bourges qui s'étoient retirés de l'obéissance des supérieurs que notre saint Père a donnés à cet ordre en France. J'y travaillois à sa prière et suivant les avis qu'elle me donnoit, feu Monsieur mon mari étant lors gouverneur du Berry. J'ai remarqué qu'elle ne disoit jamais rien de qui que ce fût contraire à la charité. Il est bien vrai qu'en cette affaire du couvent de Bourges, elle me parla du tort qu'avoit la prieure d'avoir fait soulever les religieuses contre leurs supérieurs, mais jamais elle ne me dit aucune chose des défauts particuliers de cette prieure sans nécessité; et même j'ai remarqué qu'elle en parloit avec compassion et charité pour elle, jusque-là qu'elle me pria de porter parole à cette prieure que, si elle vouloit retourner à son devoir et au monastère de l'Incarnation, les supérieurs la recevroient et qu'elle seroit traitée comme une des plus vertueuses de la maison. Cette servante de Dieu me dit: «Je suis la moindre de toutes les religieuses de l'Ordre, mais je l'assure de ce que je vous dis de la part des supérieurs.» Cette grande servante étoit si éloignée de vouloir mal aux personnes qui exerçoient sa patience, et qui disoient quelque chose d'elle mal à propos et contre la vérité, que je l'ai vue se réjouir de plusieurs choses qu'on lui avoit rapportées qui avoient été dites contre elle.
Elle avoit l'esprit naturel fort bon et judicieux qui ne s'empêchoit de rien et traitoit les affaires avec grande paix sans s'en inquiéter.
Son humilité nous a caché les choses extraordinaires que Dieu faisoit en elle durant sa vie; mais quoiqu'elle essayât de paroître toute commune en sa conversation, sa grâce ne laissoit pas de se faire ressentir par divers bons effets.
J'ai remarqué qu'encore qu'elle parlât librement aux personnes de grande condition, néanmoins elle ne manquoit pas au respect qu'elle leur devoit, et sembloit qu'elle eût été nourrie toute sa vie à la cour, tant elle étoit civile.
Les Reines l'aimoient et l'estimoient beaucoup. Je les ai vues souvent aller aux monastères dont elle étoit prieure pour la voir, et que Leurs Majestés l'entretenoient plusieurs heures de suite en particulier.
Cette servante de Dieu prenoit soin de se conserver la bienveillance de Leurs Majestés pour avoir plus de moyen de les faire rendre hommage à Dieu et à la vertu, et non pour un intérêt particulier, dont elle étoit très séparée.
Elle étoit très affectionnée à prier pour la paix de l'Église et du royaume, ce que j'ai particulièrement remarqué au temps de la guerre que le feu roi Louis XIII a eue contre les hérétiques rebelles et surtout au siége de La Rochelle. Elle étoit lors si occupée à prier pour le bon succès des armées du Roi et à en demander des nouvelles, qu'elle ne 410 pouvoit quasi s'occuper aux affaires particulières qu'on la prioit de recommander à Dieu. Quand elle sçut la prise de La Rochelle, elle en parut dans une grande joie et en rendit beaucoup de grâces à Dieu, me conviant à faire de même.
Je sçais qu'elle avoit une affection particulière pour feu Monsieur mon mari, à cause qu'il aimoit l'Église, qu'elle prioit beaucoup Dieu pour lui, et qu'elle avoit prédit de lui qu'il seroit utile à l'Église, ce qui a été en effet en ce qu'il a soutenu ses intérêts en plusieurs rencontres, et en mourant, lorsqu'il donna sa bénédiction à ses deux fils, il les pria de se montrer vrais enfants de l'Église et d'en défendre les intérêts.
Son zèle pour la conversion des âmes infidèles étoit très grand. Elle a procuré beaucoup de secours aux révérends Pères de la Compagnie de Jésus qui travailloient à la Nouvelle France pour ce sujet; et je me souviens qu'elle m'a quelquefois demandé quelque chose pour leur envoyer, et que peu devant sa mort elle fit baptiser dans l'église du monastère de l'Incarnation trois personnes de ces pays, d'où je fus marraine d'une, et ma fille la duchesse de Longueville d'une autre.
Elle faisoit beaucoup faire de prières dans les besoins publics de l'Église ou du royaume, et aussi lorsque quelqu'un des amis de son Ordre étoit en peine, ou seulement des personnes qui touchoient ses amis. Je l'ai vue faire faire quantité de prières pour plusieurs, entre autres pour des personnes de condition condamnées à mourir pour divers sujets, et je ne doute pas que ses saintes prières en particulier n'aient beaucoup servi à les disposer à faire bon usage de leur affliction.
Je l'ai beaucoup vue les dernières années de sa vie, durant lesquelles elle étoit accablée de maux; mais elle ne laissoit d'être gaie, ne se plaignoit point, ne paroissoit pas même être incommodée comme elle l'étoit en effet.
Il est aisé à juger qu'elle étoit bien pénitente, parce qu'elle a établi dans le monastère de l'Incarnation une grande ferveur à la pénitence qui s'y voit encore à présent aussi en vigueur que pendant sa vie, dont je puis rendre témoignage y entrant souvent et en voyant plusieurs particularités. Pour ce qui est de la régularité, je rends aussi témoignage qu'elle y est gardée exactement et qu'il est aisé en voyant l'état du monastère de l'Incarnation de connoître qu'il a été sous une sainte conduite.
Elle a été si exacte dans les observances de son Ordre qui pour ce que sainte Thérèse défend dans ses constitutions de recevoir des professes d'un autre Ordre dans celui de Notre-Dame du mont Carmel selon sa réforme, je sçais qu'elle a refusé l'entrée à plusieurs abbesses dans son monastère, dont l'une étoit de la maison de La Trimouille parente de feu Monsieur mon mari. Je rends encore témoignage que 411 pour éviter les divertissements que les religieuses eussent pu avoir par l'entrée fréquente des princesses et dames de condition qui avoient permission de notre saint Père, elle a refusé d'ouvrir la porte à plusieurs qui lui offroient quelques-unes du bien et de la faveur; et depuis sa mort les religieuses à son exemple n'ont pas voulu non plus permettre l'entrée à d'autres de très grande qualité[549].
Je sçais que la servante de Dieu a reçu beaucoup de filles sans dot, encore que son monastère fût fort incommodé, mais elle regardoit plus à la vocation des âmes qu'à l'intérêt temporel du monastère.
Si j'avois présent à l'esprit tout ce que j'ai connu des vertus de cette sainte religieuse et des grâces extraordinaires qu'elle a reçues de Dieu, je pourrois rendre un plus ample témoignage de sa sainteté, et je souhaite beaucoup que ce peu suffise pour satisfaire à ce que je dois à son mérite et à son affection vers moi, et pour faire connoître que je l'estime beaucoup au delà de ce que j'en dis. C'est un des grands déplaisirs que j'aie eus en ma vie que de n'avoir pas eu pouvoir d'entrer dans le monastère les derniers jours de la maladie de cette grande servante de Dieu. Je n'avois lors permission que d'y entrer trois fois le mois; et lorsqu'elle tomba malade j'étois entrée ces trois fois, de sorte que je ne pus la voir pendant ce temps qu'une fois, qu'ayant su que j'étois venue au dehors du monastère pour apprendre moi-même de ses nouvelles, la pauvre Mère quoique mourante se fit porter au parloir pour me parler et me remercier de mes soins, m'assurant qu'elle prieroit Dieu pour moi et pour les miens, si Dieu lui faisoit miséricorde.
Les religieuses m'ont rapporté plusieurs circonstances de son bienheureux trépas qui donnent dévotion et font bien voir que la bonne vie est suivie d'une bonne mort.
Le lendemain de sa mort, qui étoit le premier jour d'un autre mois, je ne perdis point temps d'user de ma permission d'entrer dans le monastère, et m'y en allai dès le matin pour voir le corps de cette servante de Dieu que j'aimois comme ma mère, et pour assister à son enterrement. Je rends témoignage qu'encore que j'eusse peur de voir des corps morts, je n'en eus point de celui-là, et si je me trouvai un espace de temps quasi seule auprès, et même je prenois plaisir à regarder son visage, en telle sorte que je n'eusse point voulu partir de là. Elle étoit blanche et un peu rouge, et incomparablement plus belle qu'elle n'étoit en vie.
Une dame qui est à moi et qui n'entra pas au monastère ce même jour, s'étant résolue de ne point approcher de la grille du chœur, où le corps étoit exposé aux yeux du peuple qui étoit dans l'église, par une grande appréhension qu'elle avoit des morts, voyant que chacun se 412 pressoit pour aller voir le corps de cette servante de Dieu, elle s'efforça d'y aller aussi et assura qu'elle trouva ce visage si beau et attirant qu'elle ne cessa de le regarder, jusqu'à ce qu'on porta le corps en terre, sans en avoir aucune peur.
Il y eut quantité de personnes qui prièrent qu'on fît toucher leur chapelet à ce corps, le regardant comme celui d'une sainte; et en effet on en passa quantité par la grille que quelques dames, qui étoient entrées avec moi dans le monastère et avec quelque autre princesse, recevoient, ce qui est une marque que l'on reconnoissoit en cette servante de Dieu quelque chose d'extraordinaire.
Nous assistâmes toutes à son enterrement qui fut fait par Mgr l'éveque de Lisieux[550], par l'estime qu'il avoit d'elle durant sa vie. Cette cérémonie ne se put passer sans renouveler ma douleur de la mort de cette bonne mère, encore que je ne doutasse point qu'elle ne fût bien heureuse et qu'elle ne conservât toujours beaucoup de charité pour moi.
Je rends témoignage que le jour de la Pentecôte environ six semaines après la mort de cette servante de Dieu, étant allée au monastère pour faire mes dévotions, je fus à la chambre où elle étoit décédée la prier de me continuer au ciel la charité qu'elle avoit eue pour mon âme sur la terre. Étant sortie de la chambre et parlant à la mère prieure et autres religieuses en un lieu tout contre, je fus en un instant surprise d'une grande odeur, dont je fus tout émue, et même les larmes m'en vinrent aux yeux, et je devins fort rouge, de sorte que les religieuses s'apercevant de cette émotion je leur dis que je sentois notre mère Magdelaine; car je crus que c'étoit elle, ayant ouï dire que Dieu manifestoit sa sainteté par semblables odeurs. Je m'en allai rendre grâces à Dieu devant le très Saint-Sacrement de ce qu'elle m'avoit voulu faire ainsi connoître qu'elle se souvenoit de moi, et je demeurai dans un sentiment de respect très grand vers cette servante de Dieu et créance de sa gloire.
En l'année 1640, au mois de décembre, comme j'étois sur son tombeau la remerciant de quelques assistances que j'avois reçues de Dieu par son intercession, je sentis une très bonne odeur que je ne sçais à quoi comparer, mais j'assure qu'elle étoit excellente, et qu'encore que je sois sujette à me trouver mal des senteurs, celles-ci ne font pas cet effect, elles élèvent à Dieu et donnent joie et se font sentir à une personne seule, quoiqu'en compagnie de plusieurs, ce qui m'arriva encore cette fois que je dis; car les religieuses qui étoient avec moi n'y eurent aucune part.
J'ai souvent ressenti son assistance depuis sa mort en divers besoins dans lesquels j'ai eu recours à son intercession.
413 J'ai eu connoissance de plusieurs grands miracles que Dieu a opérés par l'intercession de cette sienne servante, et même j'ai vu quelques-uns de mes domestiques être guéris merveilleusement par le recours qu'ils ont eu en elle. Mon contrôleur, nommé Fermelys, ayant porté neuf mois un grand mal de côté avec jaunisse et fièvre lente dont on croyoit qu'il mourroit, en fut guéri par une neuvaine qu'il fit à la mère Magdelaine de St-Joseph, prenant de l'eau où avoit trempé du linge teint de son sang. La nourrice de ma fille, la duchesse de Longueville, fut guérie[551] à l'instant d'un furieux mal de tête par l'attouchement du coffre où est le cœur de la vénérable mère, lequel mal de 414 tête la travailloit depuis très longtemps si violemment qu'elle crioit quasi jour et nuit sans qu'aucun remède lui donnât nul soulagement. Il y en a encore quelques-uns que je serois trop longue à rapporter, et dont eux-mêmes pourroient déposer.
Et pour témoignage de la vérité de tout ce que j'ai dit ci-dessus, j'ai signé de ma propre main, et à icelui faict apposer nos armes, en présence des deux notaires apostoliques et ecclésiastiques de Paris, en notre hôtel à Paris, ce 10 du mois d'avril de l'an de grâce 1647.»
DÉPOSITION AUTOGRAPHE DE MADAME DE LONGUEVILLE[552].
«Je Anne Geneviefve de Bourbon, princesse du sang de France, femme de très haut et très puissant prince, Henry d'Orléans, duc de 415 Longueville et d'Estouteville, prince souverain de Neufchâteau et Valengin en Suisse, comte de Dunois, et lieutenant général pour le Roi en Normandie, âgée d'environ vingt-sept ans, certifie que dès mon enfance jusques à l'année mil six cent trente-sept, j'ai très souvent eu la bénédiction de voir la vénérable mère Magdelene de St.-Joseph au monastère de l'Incarnation à Paris, le premier de l'ordre de Notre-Dame du mont Carmel en France selon la réforme de Sainte-Thérèse, duquel elle a été prieure plusieurs années.
Je sais qu'elle étoit fort régulière dans les observances de la religion, tant par ce que je lui ai vu pratiquer que par le bon règlement que j'ai toujours reconnu et que je reconnois encore dans le monastère de l'Incarnation de Paris qu'elle a gouverné en qualité de prieure par diverses fois; et je puis rendre témoignage, par la particulière connoissance que j'ai de ce monastère où j'entre plus qu'en pas un autre, qu'elle y a établi une grande perfection, et que c'est la maison religieuse la plus exacte et régulière que je connoisse.
J'ai vu en particulier le zèle de cette servante de Dieu pour la régularité par le refus qu'elle fit de recevoir madame l'abbesse du Lis, qui l'est à présent de Jouarre, en l'ordre des Carmélites, à cause que sainte Thérèse défend dans les constitutions d'y recevoir des professes de quelque autre ordre.
Je sais aussi qu'elle empêcha des dames de considération d'user de la permission qu'elles avoient de notre saint Père le Pape pour entrer quelquefois dans le monastère de l'Incarnation, pour éviter que les entrées si fréquentes de personnes séculières ne fissent quelque tort aux religieuses qui font si particulière profession de solitude et d'imiter les anciens pères hermites du mont Carmel dont elles sont descendues.
Je lui ai souvent ouï parler de la condition religieuse avec grande estime, et la mettre au-dessus des plus grandes de la terre. Elle estimoit fort la pénitence, et y affectionnoit les personnes du monde. Elle m'en a parlé diverses fois et d'être soigneuse de mortifier mon esprit et mes sens en leur retranchant leurs plaisirs superflus.
Elle m'a aussi grand nombre de fois exhortée à ne point lire de romans, à quoi elle me voyoit affectionnée, que je ne puis dire combien elle m'en a parlé, me montrant que cette lecture étoit fort préjudiciable à l'âme, et même indigne d'une personne de ma condition, et enfin elle me les fit quitter[553].
Elle me portoit beaucoup à fuir la vanité, non pas à ne me treuver aux lieux où elle savoit bien que je ne pouvois éviter d'aller, mais elle 416 me disoit qu'au milieu des divertissements du monde je devois être soigneuse de m'élever à Dieu et de lui demander qu'il me préservât de prendre part à la vanité qui y règne.
Elle n'aimoit point qu'on dît qu'un sermon n'étoit pas beau, et disoit qu'il y en avoit toujours assez pour profiter si on étoit bien disposé.
Elle parloit à la Reine et aux princesses avec une certaine majesté et authorité, qu'il sembloit qu'elle eût droit de les enseigner et reprendre, comme elle le faisoit très à propos dans les occasions. C'étoit toujours néanmoins avec un grand respect, et d'une majesté si pleine de grâce qu'on ne pouvoit treuver mauvais ce qu'elle disoit. Elle se faisoit extrêmement aimer de ceux avec qui elle conversoit; on sentoit une inclination vers elle toute particulière, et une si grande confiance en elle qu'on lui disoit toutes choses avec une entière ouverture de cœur. Elle entroit dans les sentiments des autres, leur ouvrant son cœur plein d'une véritable charité, et par cela donnoit grande ouverture vers elle.
Pour moi, je lui eusse découvert mes plus secrètes pensées, et l'ai très souvent fait selon mes besoins, sur quoi elle m'a donné de très saints conseil et beaucoup d'assistance. Je ne me lassois point de l'entendre parler, ni d'être avec elle; car je l'aimois comme ma propre mère, et l'estimois une sainte par la connoissance particulière que j'avois de sa grande charité vers moi[554] et de ses grandes vertus. Souvent je me suis trouvée bien heureuse qu'elle m'eût donné sa bénédiction.
Elle avoit une douceur, une gaieté, une égalité et une patience admirables dans ses continuelles infirmités, et cela paroissoit tant en elle qu'il n'y a personne qui l'ait connue qui n'en puisse rendre le même témoignage.
Je me souviens de l'avoir vue agir sans s'émouvoir dans une affaire très importante pour son ordre[555] où elle eut beaucoup de sujet d'exercer sa patience envers quelques personnes; et pendant tout ce temps je ne lui ai jamais ouï dire une parole contre ceux qui la persécutaient, ni témoigner aucune aigreur vers eux; elle les excusoit toujours et en parloit avec compassion, grande douceur et charité, amoindrissant leur faute autant qu'elle pouvoit.
J'ai aussi remarqué lorsqu'on parloit en sa présence au désavantage de quelqu'un, qui que ce fût, si il arrivoit qu'elle ne le pût excuser, elle en témoignoit compassion et rejetoit la faute sur la fragilité de la 417 nature et non sur la malice de la personne, et elle imprimoit cette disposition d'excuse dans ceux qui l'entendoient, les portant non-seulement par ses exhortations, mais comme par une participation de sa grâce, à être dans cette véritable charité.
J'ai ouï dire qu'elle faisoit plusieurs charités aux pauvres, et je suis témoin qu'elle eut soin, pour le temporel et le spirituel, de deux petites Canadiennes et d'une femme iroquoise que les Pères Jésuites avoient fait venir à Paris; elle les fit baptiser et me porta à être la marraine de la femme iroquoise.
J'ai expérimenté en moi-même et j'ai vu en beaucoup d'autres, qu'elle avoit un grand désir de servir les âmes dans leurs besoins et les aider à suivre les voies du salut.
J'ai connu qu'elle pénétroit les secrets de Dieu sur les âmes, et je me souviens en particulier d'une personne de ma connoissance qui avoit de très grands désirs de se retirer du monde; elle en communiqua diverses fois avec cette servante de Dieu, sans qu'elle approuvât ou désapprouvât ses désirs; mais elle l'exhortoit seulement à s'exercer dans la vertu et perfection qui se peut pratiquer en toute condition, parce qu'elle voyoit par une lumière surnaturelle qui ne pouvoit venir que de Dieu que les désirs de cette dame n'auroient pas leur effet, dont pourtant elle ne lui disoit rien. Cette personne remarquoit bien que la servante de Dieu avoit une inclination et un désir ardent qu'elle fût religieuse, mais elle lui voyoit réprimer par une lumière qui ne pouvoit être humaine, et agir non pas conformément à ce désir, mais selon que la prudence divine lui dictoit; ce que je sçais avec une entière certitude, cette personne se confiant en moi comme en elle-même. Elle s'est depuis engagée dans le monde[556], et se souvient toujours du sage procédé de cette grande servante de Dieu.
J'ai toujours ouï parler d'elle comme d'un des plus grands esprits qu'il y eût. Tous ceux qui la connoissoient ne doutoient point de cela, et pour mon particulier tout ce que j'ai vu de sa conduite m'a fait faire le même jugement.
Elle avoit une grande déférence au sens d'autrui et étoit extrêmement humble. Je l'ai vue baiser les pieds des religieuses par humilité; et depuis qu'elle fut hors de charge, je l'ai vue souvent rendre de grands respects à la mère prieure et à la mère sous-prieure qui étoient ses filles, les ayant reçues et élevées dans la religion.
J'ai remarqué qu'elle avoit une grande dévotion au St.-Sacrement, qu'elle étoit le plus qu'elle pouvoit en sa présence, et pour cela je l'ai vue quitter plusieurs fois Madame ma mère et d'autres princesses qui étoient entrées dans le monastère et qui aimoient fort de l'entretenir. 418 Elle m'a parlé souvent sur le saint sacrifice de la messe et des dispositions que nous devons avoir pour y assister. J'ai connu par ses actions et par ses paroles qu'elle avoit un grand amour de Dieu. Elle portoit les âmes à avoir toujours Notre-Seigneur Jésus-Christ présent, et à le prendre pour règle de toute leur conduite et actions.
Elle m'a quelquefois parlé en particulier d'honorer le cœur de Notre-Seigneur Jésus-Christ, de lui demander qu'il sanctifiât tous les mouvements du mien par ceux du sien très saint et divin; et j'ai connu, par tout ce qu'elle m'en a dit, qu'elle avoit une dévotion et très particulière application à ce très sacré cœur du Fils de Dieu.
Pour ce qui est de la dévotion à la très sainte Vierge, c'est une des choses dont elle m'a plus parlé, et n'est pas croyable les soins qu'elle a pris de m'y affectionner, tant à recourir souvent à elle qu'à pratiquer diverses choses, faire des dévotions particulières en son honneur, et enfin l'honorer par toutes sortes de voies, ce qui m'a fait connoître qu'elle y avoit une rare dévotion.
Je l'ai vue porter un très grand respect au saint bois de la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Je l'ai vue aussi fort dévote aux Saints dont elle honoroit beaucoup les images et les reliques; et à son exemple les religieuses du monastère de l'Incarnation leur rendent de grands honneurs, et sont fort désireuses d'en avoir quantité qu'elles tiennent avec grande révérence. Elle m'a souvent exhortée à la dévotion envers saint Joseph.
Sa piété paroissoit en toutes choses, particulièrement à faire embellir l'église et l'autel où repose le très Saint-Sacrement, qu'elle faisoit orner le mieux qui lui étoit possible.
Je me souviens qu'elle reprenoit des dames quand elle les voyoit parler devant le Saint-Sacrement.
Lorsque cette servante de Dieu tomba malade de sa dernière maladie et que je la sçus à l'extrémité, je fis plusieurs prières et des vœux pour demander à Dieu qu'il ne la retirât pas si tôt de ce monde où elle étoit si utile pour la gloire et le bien de son Ordre, et pour mon particulier il me sembloit qu'en la perdant je faisois une perte irréparable. Madame ma mère et moi eûmes beaucoup de déplaisir de ne pouvoir entrer au monastère pour la voir, parce que nous y étions entrées ce mois-là les trois fois qui nous étoient lors permises. Cette servante de Dieu prit la peine de venir au parloir deux ou trois jours avant sa mort pour voir Madame ma mère et moi, et nous témoigna à toutes deux une grande affection.
Quand j'appris la nouvelle de sa mort, je fus extrêmement touchée et autant que si c'eût été ma propre mère; je la pleurai beaucoup, et Madame ma mère aussi, par l'estime que je faisois de sa sainteté. 419 Je désirois d'avoir quelque chose qui lui eût appartenu, et la mère prieure me donna un de ses petits reliquaires que j'ai toujours gardé depuis.
Le lendemain de sa mort, comme c'étoit un autre mois, j'entrai au couvent pour assister à son enterrement. J'y vis venir beaucoup de monde pour la voir, et qui paroissoit venir non tant par curiosité que par dévotion; ils passoient leurs chapelets par la grille pour les faire toucher à son corps, et demandoient par dévotion des fleurs qui étoient près elle. Son visage étoit si beau, si doux, et si élevant à Dieu que je ne pouvois me lasser de la regarder, et je me sentois si fort attirée auprès de ce saint corps que je ne l'eusse point quitté si Madame ma mère, qui craignoit que je me fisse mal parce que je pleurois fort, ne m'en eût fait sortir.
J'ai remarqué qu'encore que les religieuses fussent extrêmement touchées et affligées de cette perte, elles la portèrent dans une constance si grande que j'en fus étonnée.
Quelque temps après sa mort, comme je parlois d'elle avec deux demoiselles en une chapelle de chez Mme de Brienne, il y en eut une qui dit qu'elle avoit une feuille de tulipe, qu'elle avoit prise sur son corps le jour de son enterrement, qu'elle avoit senti plusieurs fois exhaler une très bonne odeur. Je lui demandai pour voir si je la sentirois; d'abord je ne sentis rien, ni ces deux demoiselles non plus; mais dans le désir que j'avois de participer à ces odeurs, nous dîmes l'antienne des vierges en son honneur, et au même instant une de ces demoiselles et moi sentîmes cette feuille avoir une excellente odeur que je ne saurois comparer à aucun parfum de la terre, et celle qui nous l'avoit donnée et qui l'avoit sentie plusieurs fois ne sentit rien pour lors. Cette odeur élevoit à Dieu et nous donna une grande joie.
Une autre fois étant dans le couvent des Carmélites, je sentis l'odeur de cette servante de Dieu par deux diverses fois, et Madame ma mère un autre jour étant assise proche de la chambre où elle étoit décédée, elle se retourna et dit qu'elle sentoit fort bon, nous demandant si nous ne sentions rien, et au même temps, je la vis rougir et les larmes aux yeux; nous étions lors plusieurs qui la suivions et ne sentions rien du tout[557].
J'ai eu depuis sa mort recours à elle en divers besoins et l'ai priée 420 souvent avec grande confiance, me souvenant de la grande charité qu'elle avoit pour moi pendant sa vie sur terre; j'ai grand nombre de fois visité son tombeau par dévotion, et j'y ai vu souvent Madame ma mère et même la Reine et le Roi quelquefois.
J'ai entendu dire qu'il s'est fait quantité de miracles en divers endroits de la France par son intercession, et j'ai parlé à quelques personnes qui m'ont dit en avoir reçu guérison.
Je n'ai rien dit en tout ce que dessus que je n'affirme par serment comme très véritable. En foi de quoi, je l'ai signé de mon seing, en présence de deux notaires apostoliques et fait sceller de nos armes à notre hôtel à Paris, ce dix-huit de juillet mil six cent quarante-sept.
«Ainsi signé,
Anne de Bourbon («Scellé de son sceau et de ses armes.»)
Extrait du témoignage de la marquise de Portes pour la mère Madeleine de Saint-Joseph:
«Je m'appelle Marie Félice de Budos marquise de Portes, vicomtesse de Térarque et d'Estoilles, fille d'Antoine Hercules de Budos, marquis de Portes, chevalier des ordres du Roi, gouverneur du Gévaudan, hautes et basses Septvènes, et de Louise de Crussol, sa légitime épouse; je suis née à Agdes, en Languedoc; j'ai vingt-sept ans passés; j'ai du bien suffisamment pour m'entretenir selon ma condition, etc.....
Je suis de Languedoc, de la ville d'Agdes, comme j'ai déjà dit; j'en suis sortie fort jeune; j'ai été quelques années dans l'abbaye de Caen, et depuis, jusques à cette heure, à Paris, excepté quelques années que j'ai demeuré à Moulins avec Mme la duchesse de Montmorency, et dans mes terres...
Pendant le temps que j'ai eu la grâce de demeurer en ce saint couvent du faubourg Saint-Jacques, où elles eurent la bonté de me garder environ un an pour éprouver ma vocation dans l'incertitude où j'étois de la volonté de Dieu... (Et là Mlle de Portes déclare que, sans avoir connu la mère Madeleine de Saint-Joseph, elle a vu et entendu des choses dont elle a besoin de déposer, et elle cite le témoignage de Mme la princesse de Condé)... J'ai déjà dit comme elles m'avoient fait la grâce de me souffrir environ un an avec elles; et puisque j'ai été assez peu heureuse pour en sortir, l'on peut juger que j'en parle sans préoccupation...
Cette vénérable mère chérissoit tant la solitude, et l'a si bien enseignée et établie en son monastère, que plusieurs, pour avoir leur conversation continuelle dans le ciel, ont entièrement banni celles de la 421 terre depuis quinze et seize années: et dans tout ce grand couvent, l'on n'y entend pas une parole, et il m'a toujours paru un grand désert, mais un désert dans lequel la grâce parle incessamment au cœur. Je dis ce que j'ai senti. Ce lieu m'a toujours semblé un sanctuaire rempli de tous côtés de la sainteté de Dieu, ce qui m'invitoit à l'aimer, joint à l'exemple de ces anges terrestres qui m'y portèrent sans cesse... En foi de quoi j'ai signé le présent écrit de ma main.
Marie Félice de Budos.
Et plus bas: C'est ainsi que j'ai déposé pour la vérité,
Je Marie Félice de Budos».
Extrait du témoignage de Mme de Ventadour, Mlle de Saint-Géran, seconde femme de Charles de Levis, duc de Ventadour, qui était Montmorency par sa mère, et neveu de Charlotte Marguerite de Montmorency, princesse de Condé. Le duc de Ventadour mourut en 1649; sa jeune veuve vécut jusqu'en 1701, et sa fille épousa le maréchal duc de Duras.
«J'ai nom Marie de la Guiche, duchesse douairière de Ventadour. Mou père avoit nom Jean François de la Guiche, seigneur de Saint-Géran, chevalier des ordres du Roi, gouverneur du Bourbonnois et maréchal de France. Ma mère avoit nom Suzanne aux Espaulles. Je suis née en une des maisons de ma mère, nommée Sainte-Marie, située dans le diocèse de Contances, en Normandie. J'ai vingt-huit ans... J'ai connu la vénérable mère Magdeleine de Saint-Joseph dès mon enfance, parce que Mme la maréchale de Saint-Géran, ma mère, me menoit avec elle lorsqu'elle la venoit voir, et la prioit de me donner sa bénédiction. Je me souviens que, quoique je fusse bien petite, elle me témoignoit beaucoup d'affection, et que sa charité et son humilité la faisoient s'abaisser jusques à entretenir et contenter un enfant comme j'étois alors. Je n'ai pas été en âge, durant sa vie, de discerner par moi-même ses incomparables vertus, mais j'en ai ouï parler à tout le monde comme d'une personne fort extraordinaire... J'ai entendu dire ces choses, et en termes encore plus forts à Mme la Princesse, de laquelle M. le duc de Ventadour, mon mari, avoit l'honneur d'être neveu, ce qui m'engageoit à être souvent auprès d'elle...
Je sais qu'en l'année 1645, M. le Prince fut très grièvement malade en Allemagne, dont Mme sa mère étant affligée au dernier point alla chercher sa consolation avec Dieu, se retirant dans le couvent des Carmélites, où elle prit pour avocate, auprès de la divine Majesté, la 422 vénérable mère Magdeleine de Saint-Joseph, à laquelle elle fit vœu que, si par son intercession notre Seigneur rendoit la santé à M. le Prince, elle feroit faire un tableau dans lequel il seroit représenté priant devant la servante de Dieu; et incontinent après, elle apprit la guérison de M. son fils, et accomplit le vœu qu'elle avoit fait. Ce tableau se garda en dedans du couvent, où je l'ai vu il n'y a pas encore longtemps[558]... On m'a conseillé à moi-même d'y recourir (à ses reliques) lorsque mon fils le duc de Ventadour étoit malade... Je la regarde comme bienheureuse, et lorsque j'entre avec les Reines dans le couvent de l'Incarnation, je vais visiter son tombeau, la suppliant de m'assister en mes besoins.
C'est ainsi que j'ai déposé pour la vérité, moi Marie de la Guiche, duchesse de Ventadour.»
Extrait de la déposition de Mme la duchesse d'Épernon, nièce de Richelieu, belle-mère de Mlle d'Épernon, sœur Anne Marie de Jésus.
«J'ai nom Marie du Cambout, native d'Angers, âgée environ de trente-deux ans. Mon père s'appeloit Charles du Cambout, marquis de Pont-Château, chevalier des ordres du Roi, lieutenant-général pour Sa Majesté en Basse-Bretagne, et gouverneur de la ville et château de Brest. Ma mère avoit nom Philippe de Burge.
Je commençai de connoître la vénérable mère Magdeleine de Saint-Joseph en l'année 1633 ou environ, dans l'occasion que j'entrois quelquefois avec feu Mme la princesse de Condé dans le couvent de l'Incarnation. J'ai eu l'honneur d'entretenir plusieurs fois cette servante de Dieu, et même d'avoir mangé quelquefois avec elle en compagnie de Mme la Princesse et de Mlle de Bourbon, sa fille. Le sujet ordinaire des entretiens que j'ai eus avec elle étoit les matières de dévotion, à quoi elle portoit toujours ceux avec qui elle conversoit. Je sais que les Reines de France et d'Angleterre la visitoient souvent et faisoient grand état de sa conversation. Notre Reine en toutes choses témoignoit pour elle un grand respect, et la faisoit toujours asseoir auprès de soi. Elle s'en servoit aussi pour attirer les dames de sa cour à la vertu et à la piété. Il me souvient encore d'en avoir entendu parler à quantité d'autres personnes de qualité en des termes pleins de respect, entre autres à Mademoiselle, qui m'a témoigné y avoir une grande dévotion.
Je sais que le corps de cette servante de Dieu a été inhumé dans le 423 cloître pour y avoir entré et avoir visité souventes fois son sépulchre. J'ai même vu la Reine aller visiter ledit tombeau, et s'y mettre dévotement à genoux. J'ai vu aussi Mademoiselle lui rendre les mêmes respects... Entre autres, je sais que Mme la marquise de Polignac, Mme d'Amboise, parente de M. le duc d'Espernon, Mlle d'Espernon, lorsqu'elle étoit encore dans le monde, y ont eu souvent recours, etc.
Elle nous portoit toujours à la piété, nous y exhortoit puissamment; sur quoi il me souvient qu'un jour étant dans le caveau, la Reine appela Mlle d'Espernon pour être instruite de la mère Magdeleine, laquelle lui parla en présence de la Reine et après en particulier en des termes si pieux qu'elle en fut extrêmement touchée, et l'interrogea encore après en particulier si elle lisoit des romans, lui en fit quitter la lecture, et lui fit acheter les œuvres de Grenade, etc.
Ainsi j'ai déposé pour la vérité, moi Marie du Cambout, duchesse d'Espernon.»
Extrait du témoignage de madame la duchesse de Mortemart, mère de madame de Thianges, de madame de Montespan, et de l'abbesse de Fontevrauld:
«Je m'appelle Diane de Gransaigne, et suis née en Poitou, âgée d'environ quarante-six ans. Mon père avoit nom Jean de Gransaigne, et étoit seigneur de Marsillac. Ma mère s'appeloit Catherine de la Brodière. Je suis femme de M. le duc de Mortemart, chevalier des ordres du Roi, premier gentilhomme de sa chambre, conseiller en ses conseils, comte de Maure, et prince de Tonné Charente, etc.
J'ai commencé à connoître la mère Magdeleine de Saint-Joseph vers l'année 1624 que j'étois fille d'honneur de la Reine, et elle étoit prieure au couvent de l'Incarnation au faubourg Saint-Jacques. La Reine ma maîtresse allant souvent audit monastère visiter cette servante de Dieu par l'estime qu'elle en faisoit, j'allois avec Sa Majesté; je voyois aussi cette vénérable mère, et l'entendois parler. Ladite Majesté l'aimoit beaucoup, et parloit d'elle très avantageusement, ce que j'ai vu faire aussi à feue madame la Princesse, à madame de Montmorency (Félice des Ursins, femme du maréchal de Montmorency, décapité en 1632), à M. le comte de Maure, à madame la marquise de Vins, etc.
Je sais que depuis (sa mort) le Roi et la Reine sont entrés plusieurs fois dans ledit couvent pour visiter son tombeau, et que diverses personnes de condition ont fait empressement pour entrer dans le monastère avec leurs Majestés pour visiter le sépulcre de la vénérable mère, et moi-même j'ai visité souventes fois ledit sépulcre, et l'infirmerie où est morte cette servante de Dieu, etc.
Il est véritable que Dieu a honoré la mère Magdeleine de Saint-Joseph 424 du don de prophétie, de celui d'extase et de discernement des esprits. Mademoiselle de Bonœil, qui a été comme moi fille d'honneur de la Reine et depuis s'est rendue religieuse sous la conduite de cette servante de Dieu[559], m'a dit que lui étant allée demander place pour être reçue dans son monastère, et lui exposant la crainte qu'elle avoit qu'étant avec le grand monde elle perdît sa vocation si elle ne la recevoit promptement, cette servante de Dieu lui répondit que, puisqu'elle ne pouvoit encore entrer dans le monastère, ses parents y étant absolument opposés, Dieu la garderoit, et lui promit qu'elle auroit soin d'elle; ce qu'elle éprouva fort peu de temps après. Car étant un soir à un grand bal devant le Roi, et fort attentive à regarder toutes les belles choses qui y étoient, elle vit intérieurement cette bonne mère présente devant elle avec grande douceur et gravité, qui lui fit entendre qu'elle n'étoit pas pour ces choses-là ni ces choses-là pour elle, et lui ôta tout le plaisir qu'elle pouvoit y prendre.
Je sais que les Reines, Marie de Médicis, la Reine à présent régnante et celle d'Angleterre, ont honoré cette servante de Dieu de leur affection pendant leur vie et de leur piété après sa mort, comme ont fait aussi feue madame la Princesse et plusieurs autres princesses et dames de qualité de cette cour, etc.
C'est ainsi que j'ai déposé pour la vérité, moi Diane de Gransaigne.»
Extrait du témoignage de madame la duchesse de Lesdiguières:
«Je m'appelle Anne de la Magdeleine; je suis née en cette ville de Paris, et j'ai environ 39 ans. Mon père s'appeloit Léonor de la Magdeleine, marquis de Ragni, et étoit lieutenant du Roi en Charolois, Bresse et Buget, commandant les armées de Sa Majesté. Ma mère avoit nom Hippolite de Gondy. Je suis femme de M. le duc de Lesdiguières, pair de France et gouverneur pour le Roi en Dauphiné, chevalier des ordres du Roi. Je me confesse par la grâce de Dieu tous les ans à Pâques à M. Charlon, pénitencier de Notre-Dame, et communie dans Saint-Paul qui est ma paroisse....
La ville de Paris, comme j'ai dit, est le lieu de ma naissance; j'y ai demeuré jusqu'à l'âge de 15 à 16 ans, et depuis que j'ai été mariée à M. le duc de Lesdiguières, j'y ai fait plusieurs voyages et j'y ai demeuré à divers temps environ 5 à 6 ans. J'ai commencé à connoître la mère Magdeleine de Saint-Joseph environ l'année 1628 au 425 couvent de l'Incarnation dont elle étoit alors supérieure, auquel temps madame la marquise de Ragny ma mère et madame la marquise de Magnelay ma tante m'y ont menée plusieurs fois y allant la voir pour recevoir le profit et le fruit de ses bons conseils et de ses pieuses instructions. Dès ce temps-là cette bonne mère me témoigna beaucoup de tendresse, ce qui a été cause que je l'ai connue ensuite très particulièrement, et entretenue fort souvent de différentes choses qui regardoient la conduite de ma vie et mon salut, dont sa bonté tout extraordinaire me faisoit connoître qu'elle étoit très soigneuse par des discours tout remplis d'une charité tout à fait chrétienne et merveilleuse. Toutes ces pieuses considérations avoient tant de force pour lors sur mon esprit, et je me sentois si puissamment touchée, quand je faisois réflexion sur la difficulté qu'il y avoit de servir Dieu parmi les honneurs et dans la pompe des mondains, que dans ces moments heureux je ne respirois plus que pour le ciel, et faisois des résolutions secrètes de quitter toutes choses et renoncer au mariage pour me vouer totalement à Dieu. En un mot cette grande servante de Dieu avoit tellement détaché mes affections du monde que je n'avois plus que du dégoût pour toutes les choses qui y pouvoient flatter le plus mes sens et mon imagination, et elle me sut si bien gaigner le cœur que je croyois que le plus grand bonheur que je pouvois espérer en la terre étoit d'être toujours avec elle; de sorte que j'étois toute prête d'entrer dans le cloître et lui demander l'habit de religieuse, si ma mère ne m'avoit empêchée de retourner au couvent après qu'elle eut appris mon dessein, etc.
La Reine d'à présent, à l'exemple de la Reine mère défunte, l'a été fort souvent visiter et est toujours retournée de ses visites édifiée et consolée, sans oublier aussi la Reine d'Angleterre, feue madame la duchesse d'Orléans, madame la princesse de Condé, mesdames les duchesses de Longueville, de Guise, de Vendôme, de Retz, d'Aiguillon, mesdames la marquise de Magnelay, de Ragni et plusieurs autres dames de la cour, etc., etc.
Mesdames les princesses de Condé et de Longueville, qui la regrettoient comme leur mère spirituelle, ont assisté avec beaucoup de zèle et dévotion à son enterrement... J'ai été à mon retour de la campagne visiter par diverses fois son tombeau. J'y ai vu aussi aller la Reine très souvent accompagnée de tout ce qu'il y avoit de personnes de la plus grande condition à la cour, et je me souviens d'avoir ouï dire qu'elle a obligé par ses fréquentes exhortations madame la Princesse, mesdames les duchesses de Longueville et d'Aiguillon, d'aller aux prisons, de visiter les hôpitaux, de faire l'aumône aux pauvres, et de les secourir dans leurs nécessités, etc.
J'ai ainsi déposé pour la vérité, je Anne de la Madeleine, duchesse de Lesdiguières.»
426 Extrait de la déposition de la duchesse de Châtillon:
«J'ai nom Isabelle Angélique de Montmorency. Je suis natifve de la ville de Paris. Je suis âgée de trente-deux ans, fille d'Henry François de Montmorency, comte de Bouteville et autres lieux, et d'Isabelle Angélique de Vienne, sa légitime épouse. Je suis veufve de Gaspard de Coligny, duc de Chastillon.
Je n'ai point été nourrie à Paris, j'ai quasi toujours demeuré aux champs; et de plus j'étois si jeune lorsque la vénérable mère vivoit que je ne puis rien dire des particularités de sa vie...
Je sçais que depuis sa mort toutes sortes de personnes ont recours à elle et qu'il se fait quantité de miracles par son intercession, et entre autres M. Fermelys[560], qui étoit contrôleur de feue madame la princesse de Condé, a été guéri d'une griève maladie par de l'eau où il avoit trempé du linge teint du sang de la servante de Dieu.
Je sçais pour l'avoir vu que feue madame la princesse de Condé avoit une telle confiance au pouvoir que cette vénérable mère avoit auprès de Dieu que, dès que messieurs ses enfants étaient malades ou en péril dans les armées, elle faisoit des vœux pour eux à la vénérable Mère et faisoit dire quantité de messes en son honneur pour obtenir leur guérison et leur conservation.
Je sçais que pendant que M. le prince de Condé étoit en Allemagne en 1645 et qu'il eut une grande maladie, madame la princesse sa mère fit un vœu à la vénérable mère pour la guérison de monseigneur son fils, qui étoit de faire un tableau de la servante de Dieu et monseigneur le prince à ses pieds, ce qui s'est exécuté comme elle l'avoit promis[561].
Je sçais que par la grande estime qu'elle avoit de la sainteté de la vénérable mère, elle en portoit toujours des reliques, c'est-à-dire quelque chose qui lui eût touché, ou du linge trempé de son sang. Elle avoit aussi une image de la servante de Dieu. Je sçais aussi que, comme madame la princesse de Condé sçut qu'il y avoit une personne de piété qui faisoit accommoder l'église du grand couvent des Carmélites, elle manda qu'on lui gardât une chapelle parce qu'elle la vouloit faire elle-même accommoder pour y pouvoir mettre le corps de la vénérable mère lorsque notre saint Père permettroit de le lever.
Durant le temps que madame la Princesse étoit à Chastillon elle m'a parlé grand nombre de fois de la vénérable mère, et m'a dit qu'elle avoit senti dans le couvent des Carmélites où est son corps des senteurs extraordinaires, qu'il n'y avoit point moyen de les exprimer qu'en disant que c'étoient des odeurs de sainteté et toutes célestes. Elle m'a 427 dit aussi plusieurs fois que jamais personne n'avoit parlé de Dieu en des termes si touchants et si pleins d'efficace pour porter les âmes à l'aimer, et qu'elle étoit obligée de dire qu'elle lui avoit fait connoître que les plus grandes choses de la terre sont si petites devant Dieu que c'est une grande folie d'y avoir de l'attache.
Durant le séjour qu'elle a fait dans ma maison de Chastillon, j'ai remarqué qu'elle ne se pouvoit lasser de parler de la vénérable mère; ce qui l'obligea à me dire que c'étoit par ses avis qu'elle s'étoit mise à la piété, et que souvent la servante de Dieu lui avoit conseillé d'aller visiter les hôpitaux, les prisons, et de donner beaucoup d'aumônes, et elle m'a dit qu'elle l'avoit fait exactement durant sa vie, et je dois rendre témoignage que depuis elle le continuoit ayant été diverses fois avec elle aux prisons et aux hôpitaux. La grande estime qu'elle avoit de sa sainteté lui a fait désirer d'être enterrée à ses pieds, et je lui ai ouï dire quelque temps avant sa mort qu'elle tenoit à grand bonheur de ressusciter avec la vénérable mère et d'être en même lieu qu'elle à ce grand jour. Je sçais qu'il y a grand concours de peuple et de personnes de grande condition qui vont au grand couvent des Carmélites demander de l'eau où il a trempé du linge teint du sang de la vénérable mère, et que cela fait des guérisons miraculeuses.
De tout ce que j'ai déposé ici il y a bruit et renommée publique.
C'est ainsi que j'ai déposé pour la vérité moi Isabelle Angelique de Montmorency.»
De tous côtés, on s'adressait au couvent des Carmélites pour obtenir l'intercession de la mère Madeleine de Saint-Joseph, soit dans les maladies, soit dans les dangers de tout genre où l'on pouvait se trouver. Dans le premier chapitre, nous avons dit, d'après Mademoiselle, que Mlle d'Épernon avait été fort recherchée dans sa première jeunesse par M. le duc de Joyeuse alors chevalier de Guise, et que la sœur de celui-ci, Mlle de Guise, avait détourné son frère de cet établissement, qui convenait fort des deux côtés. En 1654, le duc de Joyeuse étant tombé malade et se trouvant à toute extrémité par les suites d'une blessure, Mlle de Guise n'hésita point à s'adresser à cette même Mlle d'Épernon, devenue sœur Anne Marie de Jésus, afin qu'elle priât pour son frère et invoquât la mère Madeleine.
«Pour mademoiselle d'Épernon.
19 septembre 1654. «Il y a huit jours que je suis quasi sans espérance 428 de la santé de mon frère, si ce n'est du côté de Dieu. J'en suis en un état que je ne puis représenter. Je vous supplie de m'envoyer quelque chose de votre bien heureuse mère Magdelaine, et de vouloir continuer vos prières et de demander à la mère prieure (en 1654, c'était la mère Agnès) et à toute la communauté de nous faire la même charité.»
22 septembre. «Vous ne me sauriez donner des marques d'amitié à quoi je sois plus sensible qu'au soin que vous prenez de la santé de mon frère. Elle est meilleure, Dieu merci, et nous avons présentement beaucoup d'espérance. Continuez, je vous supplie, vos prières à votre sainte mère, et puisque vous le voulez je vous manderai tous les jours l'état où il sera.»
23 septembre. «Mon frère est plus mal qu'hier. Je vois bien qu'il n'y a que Dieu qui nous le puisse rendre. J'espère cette miséricorde de sa bonté et de votre intercession auprès de lui et de celle de votre bien heureuse mère.»
24 septembre. «Mon frère est toujours en même état. Il a communié ce matin, pour la seconde fois, et promis hier que si Dieu lui redonnoit la santé qu'il iroit le recevoir dans votre église pour le remercier de la grâce qu'il auroit obtenue par l'intercession de votre B. H. mère. Continuez à le prier d'avoir pitié de nous, et croyez que je suis touchée comme je le dois être de la bonté que vous me témoignez.»
Le 26 décembre 1660, Mme la princesse de Conti, Anne-Marie Martinozzi, étant grosse de plusieurs mois, commença une neuvaine à la mère de Saint-Joseph, et porta un scapulaire de l'habit de la bienheureuse mère. Elle avait déjà eu plusieurs enfants morts et n'en avait pas un vivant. Elle accoucha d'un garçon, le 4 avril 1661, assez heureusement; mais il tomba malade, et Lopès, médecin du prince et de la princesse de Conti, écrivit, le 13 avril 1662, le billet suivant aux Carmélites:
«A la très révérende mère sous-prieure (c'était mademoiselle Du Vigean en avril 1662) des Carmélites du grand couvent.
«Ma très révérende Mère,
«Comme je suis persuadé que nous devons l'heureuse naissance de monseigneur le comte à l'intercession de la bienheureuse mère 429 Magdelaine et à vos prières, je crois que nous ne pouvons rien faire de mieux ni de plus conforme aux sentiments de Mme sa mère que de vous supplier de nous accorder les mêmes grâces pour sa conservation. Nous vous demandons instamment de l'eau de la bienheureuse mère et la continuation de vos prières. J'y ai une très grande foi pour lui et pour moi. Je vous supplie de me les accorder. Je suis, ma très révérende mère, de l'hôtel de Conty, jeudi au soir 13 avril 1662, votre très humble et très obéissant serviteur.
Lopès.»
Mlle d'Alençon, seconde fille de Gaston et de Marguerite de Lorraine, qui devint depuis la duchesse de Guise, demande, le 18 septembre 1664, une neuvaine à la bienheureuse mère:
«Pour la mère Agnès.
«Je vous prie, ma chère mère, de vouloir faire faire à toute votre communauté une neuvaine au tombeau de notre bienheureuse mère à mon intention, et que l'on la commence aujourd'hui. Je me suis si bien trouvée des prières que vous avez faites pour moi, que j'espère que Dieu m'octroiera ce que je lui demande par l'entremise de notre bienheureuse mère.
Isabelle d'Orléans.»
AUTRE LETTRE DE LA MÊME DU 8 OCTOBRE 1664.
«A la mère Agnès, aux Carmélites.
«Vous avez accepté si obligeament la prière que je vous avois faite, ma chère mère, de me faire une neuvaine, que cela fait que je vous importune encore une fois, et que je vous prie d'en vouloir faire commencer encore une aujourd'hui à votre communauté au tombeau de votre bien heureuse mère à mon intention. Je vous en serai très obligée, ma chère mère, et d'être assurée de mon amitié. Je vous prie de faire mes compliments à la mère de Bains.»
Mme la duchesse d'Elbeuf, Élisabeth de Bouillon, nièce de Turenne, mariée à Charles d'Elbeuf en 1656, et morte en 1680, écrit en 1659 à sa sœur, alors novice aux Carmélites, c'est-à-dire à Émilie Éléonore de Bouillon, dont nous avons parlé plus haut, page 366:
«Jamais je n'ai tant espéré, chère sœur, que la bienheureuse mère Madelaine de Saint-Joseph et la bienheureuse sœur Catherine de Jésus 430 feroient le miracle que nous souhaitons que présentement. Car le jour que je suis partie, j'ai trouvé moyen de mettre de leurs saintes reliques; et M. d'Elbeuf, ce que je n'avois pas pu faire jusque à présent, son scapulaire étant rompu et l'ayant donné à raccomoder à un de ses gents, les a mises, et au même moment je n'ai quasi plus douté que Dieu nous accorderoit ce que nous lui demandons par les prières de cette sainte. Je vous conjure, ma chère sœur, de supplier très humblement la mère souprieure (en 1659 c'était mademoiselle Du Vigean) que l'on redouble les prières pour cette pauvre âme, qui est en si pitoyable estat. Si j'osois, je demanderois par charité à la mère prieure, c'est-à-dire à celle qui l'a été, de demander à Notre-Seigneur cette conversion. Je communierai, s'il plaît à Dieu, dimanche pour cela. Souvenez-vous-en, chère sœur, ce jour-là, et priez toutes vos bonnes mères d'avoir aussi cette bonté. Enfin j'ai depuis peu tant d'espérance à ces saintes reliques, que je n'en fais quasi plus de doute. J'ai cela si fortement à la tête qu'il ne se peut pas plus... Ce dernier septembre 1659.»
Une autre fille du duc de Bouillon, une autre nièce de Turenne, Mauricette-Phébronie, mariée à Maximilien, duc de Bavière, frère de l'Électeur, morte sans postérité en 1706, écrit en 1670 à sa sœur, Hippolyte de Bouillon, déjà carmélite (voyez plus haut, page 368):
«A ma très chère sœur Hipolite de Jésus.
«J'ai bien de la joie, ma très chère sœur, d'apprendre par votre dernière lettre que vous êtes bien aise que notre aumonier retourne à notre service. Assurément c'est un fort honnête homme. Il m'a bien réjouie en m'assurant de la continuation de votre amitié, et m'a bien dit aussi que je n'étois pas oubliée dans vos bonnes prières. Je vous prie, ma chère sœur, de vouloir bien continuer, et principalement envers la bienheureuse mère Magdelaine, en qui j'ai eu toute ma vie bien de la dévotion. Vous ne pouviez pas me faire un présent plus agréable qu'en m'envoyant un scapulaire fait de sa robe. Je vous en suis infiniment obligée. Je le porterai toute ma vie. J'ai bien de la joie d'avoir sa Vie (par le père Senault). Je vous prie, ma chère sœur, d'en vouloir bien remercier de ma part la révérende mère prieure (en 1670, la mère Agnès) et lui témoigner l'obligation que je lui en ai. Si la lecture de cette vie me peut convertir, je lui en aurai toute l'obligation; ce ne seroit pas une des moindres que je lui ai avec tant d'autres dont celle-là ne fera qu'augmenter le nombre. Je ne manquerai pas de faire faire un tableau pour metre dans ma chambre d'après 431 l'image que vous m'avez envoyée. Je vous remercie bien fort de tout ce que vous m'avez donné. Je n'ai pas manqué de faire vos compliments à Monsieur mon mari, qui vous en remercie bien fort et se recommande bien à vos bonnes prières, et moi je fais la même chose, en ayant bien besoin.
Adieu, ma chère sœur, soyez persuadée que vous avez un pouvoir absolu sur le cœur de votre
Maurice Phébronie.—A Munic, ce 30 avril 1670.»
Nous terminerons par six lettres de la reine d'Angleterre, Henriette, la fille d'Henri IV, la femme de Charles Ier. Elles sont autographes, avec leurs cachets intacts.
«A LA TRÈS RÉVÉRENDE MÈRE MAGDELAINE DE SAINT-JOSEPH.»
«Ma révérende mère, je vois par votre lettre le soin que vous avez de moi et de mes enfants dans vos bonnes prières, de quoi je vous remercie, et vous prie de continuer en ayant bon besoin, votre piété m'étant assez connue pour être assurée que lorsque vous vous souviendrez de moi, cela m'apportera beaucoup de bonheur. Si je pouvois vous faire voir le ressentiment que j'en ai par quelque voie, je le ferois de très bon cœur; mais sachant que toutes choses du monde vous sont indifférentes, je me contenterai de vous assurer que ce ne sera que faute d'occasion si je ne le vous fais paroître, priant Dieu qu'il vous ait en sa sainte garde. Faites mes recommandations à toutes vos bonnes filles, et les priez de prier Dieu pour moi.
«Henriette Marie, R (eine).»
«A LA RÉVÉRENDE MÈRE MAGDELAINE DE SAINT-JOSEPH.
«Ma mère, j'ai reçu une de vos lettres qui m'a extrêmement rejouie de voir que j'étois encore en votre souvenir, quoique je n'en doutasse point, mais j'ai été très satisfaite de le voir par votre lettre, de quoi je vous remercie, et vous prie de vouloir continuer à prier Dieu pour moi, et croire que si je vous pouvois servir en quelque chose en ce pays, je le ferai de tout mon cœur. Faites mes recommandations à toutes vos bonnes sœurs, et si sœur Aymée (peut-être mademoiselle Deschamps, ou plutôt mademoiselle Rebours, morte en 1653, à Bourges; plus haut, page 354), qui étoit à moi, est là, dites-lui que je crois qu'elle ne m'oublie pas en ses prières, et qu'elle a encore souvenance de moi; priant Dieu qu'il vous ait en sa sainte garde.
«Henriette Marie, R.»
DE LA MÊME A LA MÊME.
«A la mère Magdelaine.
«Ma mère, je vous écris cette lettre pour vous prier de continuer à prier Dieu pour moi, et pour vous dire que nous avons un couvent de l'Incarnation aussi bien que vous, mais nous ne nous acquittons pas trop bien de notre règle; nous ne fesons que voyager, et notre couvent ne nous suit point; M. de Bérulle qui est ici nous en dispencera. J'espère, avec l'aide de Dieu, qu'il y en aura tout à bon un jour; j'ai la plus grande joye du monde quand j'en parle. Faites mes recommandations à toutes vos bonnes sœurs et à votre général. Je finirai ma lettre en vous assurant que je suis, ma mère, votre affectionnée fille,
«Henriette Marie, R.»
DE LA MÊME A LA MÊME.
«A la mère Magdelaine.
«Ma mère, j'ai reçu la lettre que vous m'avez écrite par laquelle je vois le soin que vous avez de prier Dieu pour moi. Je vous en remercie bien fort, et vous prie de continuer, car l'on en a grand besoin en ce pays. J'envie votre bonheur de voir M. de Bérulle. Je l'ai laissé aller à mon regret, mais ce ne sera que pour un mois tout au plus. Je vous dirai que nous fesons un petit couvent qui sera tout comme celui des vraies Carmélites en petit, mais j'espère, avec l'aide de Dieu, que quelque jour il y en aura un tout à bon. Priez bien Dieu pour cela, ma chère mère, je vous en prie, car si cela étoit, je m'estimerois la plus heureuse personne du monde. Je vous prie de faire mes recommandations à la mère Marie de Jésus (Mme de Bréauté). Adieu, ma mère, priez Dieu pour moi.
«Henriette Marie, R.—Ce 25 aoust 1625.»
DE LA MÊME SUR LA MÊME.
(Une main ancienne a écrit: 1637.) «A la Révérende mère Marie de Jésus. (Mme de Bréauté), prieure des Carmélites à Paris.»
«Ma R. mère, le Sr Digby m'ayant aporté une lettre de vous, j'ai été bien aise de la même occasion pour vous remercier du soin que vous prenez de moi en vos bonnes prières, et aussi vous prier de vouloir continuer. J'ai entendu la mort de la bonne mère Magdelaine avec beaucoup de ressentiment de la perte que nous avons faite; mais elle est si heureuse dans le ciel que c'est une consolation très grande pour tous ceux qui l'aimoient comme je le fais. Elle priera Dieu pour moi là où elle est; et vous, je vous prie de le faire aussi et toutes vos 433 bonnes sœurs à qui je me recommande, priant Dieu qu'il vous ait en sa sainte garde.
«Votre bien bonne amie, Henriette Marie, R.»
DE LA MÊME SUR LA MÊME.
Une main ancienne: «30 avril 1647. La Reine d'Angleterre étoit lors à Paris. Elle écrit à la mère prieure (en 1647 c'était la mère Marie Madeleine de Jésus):»
«Ma mère, ce n'est pas d'aujourd'hui que je vois l'incertitude des choses de ce monde dans ma condition. Lorsque je vous quittai dimanche, je croyois être fort assurée de ne point voir la comédie, et cejourd'hui de vous aller voir; et néanmoins je fis hier l'un, mais par obéissance aux commandements de la Reine; et pour l'autre je suis très fâchée que je ne le ferai point, ne me portant pas bien, ayant une petite maladie qui n'est pas propre à sortir de la maison. Je ne sais si ce n'est point ce mauvais temps qui en soit en partie la cause; mais je vous assure qu'il ne m'eût pas empêché de vous aller voir sans l'autre accident. Je vous prie de prier Dieu pour moi sur le tombeau de la bonne mère Madeleine, à ce qu'elle veuille avoir soin de mes affaires après sa mort comme elle a eu en sa vie. Avec cela je finis et je suis, ma mère, votre bien bonne et affectionnée amie,
Henriette Marie.
Mardi, à dix heures, 30 avril.»
Voici la vie que nous avons promise de la mère Marie de Jésus, Mme de Bréauté, avec sa circulaire après sa mort par la mère Agnès, Mlle de Bellefond:
«La mère Marie de Jésus, fille de M. de Sancy, de la maison de Harlay, et de Marie de Moreau, naquit à Paris le 8 mai 1579. Son père étoit de la religion prétendue réformée, et sa mère très bonne catholique. Par le contrat de mariage, il avoit été réglé que les enfants mâles embrasseroient la religion du père et les filles celle de la mère. Celle dont nous parlons fut nommée sur les fonts Charlotte, et eut pour parrain M. le premier président, son oncle, et pour marraine Mme de Belleassise, sa tante. On lui donna pour gouvernante une fille qui, sous l'apparence de catholique, étoit huguenote dans le cœur. A la 434 religion près, cette fille étoit très capable d'élever des enfants; mais comme le dernier de ses soins étoit d'inspirer de la vertu, notre jeune enfant, dont l'esprit étoit fort avancé, ne fut pas longtemps sans s'apercevoir des sentiments de la gouvernante, desquels, par une miséricorde infinie, Dieu lui donna une telle frayeur que, pour s'en garantir, elle récitoit tous les jours quatre fois l'oraison suivante: «Monsieur saint Matthieu, monsieur saint Marc, monsieur saint Luc, monsieur saint Jean, les quatre évangélistes de Dieu, soyez à ma garde et à ma défense, préservez-moi de tout mal présent et à venir.» Notre vénérable mère disoit depuis: «Je ne sais où j'avois pris cette prière, mais quand je l'avois dite, il me sembloit que nul mal ne me pût arriver.» A l'appréhension d'être séduite par de mauvais principes se joignoit le désir le plus ardent d'être instruite des vérités de notre foi. Ne trouvant personne dans la maison de son père de qui elle pût recevoir ce secours, elle s'avisa, n'étant encore âgée que de neuf à dix ans, de se dérober quelquefois pour aller, dans une église voisine, entendre le sermon; mais la crainte d'être reprise, si on s'en apercevoit, l'empêcha de continuer.
Après une pareille éducation, on ne doit pas être surpris que cette jeune enfant ne fût occupée que des divertissements ordinaires aux personnes de son âge, et que son soin principal fût de chercher à plaire et à s'attirer l'estime et l'attention de sa famille et des personnes qui la visitoient. Cependant Dieu, qui avoit des desseins particuliers de miséricorde sur cette âme, ne l'abandonna pas; sa gouvernante, pour couvrir les apparences, l'avoit fait confesser plusieurs fois, mais sans lui donner, comme on le peut penser, aucune instruction solide sur cette grande action. Mlle de Sancy avoit des inquiétudes continuelles sur ces sortes de confessions, et ne sachant comment mettre son esprit en repos, elle s'adressa à un ecclésiastique ami de monsieur son père, et, lui ayant confié ses peines à ce sujet, il lui donna un livre qui contenoit un examen très étendu, l'assurant qu'elle y trouveroit non-seulement les instructions nécessaires, mais aussi la connoissance des péchés qu'elle avoit commis; elle reçut ce présent avec la plus grande reconnoissance et crut ne pouvoir rien faire de mieux que de porter son livre au confesseur et de faire la lecture dudit examen au prochain confesseur qu'elle rencontra, se persuadant, disoit-elle dans la suite, que dans les péchés qui y étoient compris, ceux qu'elle avoit commis s'y trouveroient sans doute, et qu'enfin elle seroit tranquille à ce sujet. Le confesseur l'écouta sans l'interrompre, et, sans lui donner aucune instruction, lui donna l'absolution et quelques prières pour pénitence. Elle avoit alors quatorze ans, et lorsqu'elle racontoit depuis cette aventure, levant les yeux au ciel, disoit: «Le confesseur et moi étions aussi savants l'un que l'autre. Oh! que Dieu fait une grande grâce aux enfants de leur procurer de l'instruction dans leur jeunesse.»
435 Mlle de Sancy ne fut pas longtemps sans s'apercevoir que cette confession n'étoit pas plus propre à la tranquilliser que les précédentes; mais la Providence qui veilloit sur elle lui donna occasion de connoître monsieur Duval[562] dont elle avoit entendu parler comme d'un directeur très éclairé. Ce grand homme lui fit faire une confession générale et lui donna des leçons qui furent comme la semence de la sainteté où Dieu la destinoit. Commençant à être désabusée de la vanité du monde, elle s'appliqua à faire régulièrement sa prière matin et soir; mais la lumière de la grâce étant encore foible en cette âme, elle se persuadoit être fort vertueuse, ne se trouvant pas chargée de ces péchés grossiers dont les âmes bien nées ont de l'horreur; pour les autres fautes, elle s'en mettoit peu en peine, n'en connoissant pas le danger.
Le temps destiné de toute éternité pour la conversion de monsieur son père étant arrivé, on ne peut exprimer quels furent ses sentiments. Depuis longtemps, ce moment heureux étoit l'objet de ses plus ardents désirs, car elle ne pouvoit penser sans la plus amère douleur qu'un père qu'elle aimoit si tendrement et dont elle étoit aimée réciproquement, vivoit dans une religion qui lui fermoit la porte du ciel. Cette conversion fut suivie de près de celle de messieurs ses frères. L'aîné succéda aux charges de monsieur son père et ne lui survécut que très peu de temps; le second employé dans les ambassades, de retour en France, entra dans la congrégation des pères de l'Oratoire, sous le nom du père de Sancy; le dernier, connu sous le nom de baron de Palemort, fut employé dans les armes où il s'attira beaucoup de réputation pour sa valeur et sa prudence. Le père de Sancy, pénétré du bonheur de sa vocation, le sollicitoit sans cesse de quitter le monde; mais cette grâce étoit réservée à l'impression que devoit faire sur lui l'entrée de sa sœur aux Carmélites, comme nous le verrons dans la suite.
M. de Sancy le père, après avoir marié sa fille aînée à M. le marquis d'Alincourt, songea à établir celle dont nous écrivons la vie. Entre plusieurs partis avantageux, celui qui lui parut le plus convenable fut M. le comte de Curton. Le contrat fut dressé et les articles signés. Mais quelque temps après, la jeune demoiselle sentit pour cette alliance une si grande opposition qu'elle résolut de la rompre. Elle s'en ouvrit d'abord à un de messieurs ses oncles, le conjurant de disposer monsieur son père à cette rupture; celui-ci, bien loin de s'en charger, représenta à Mlle de Sancy les malheurs qu'une telle détermination pourroit causer dans sa famille, ce jeune homme n'étant pas de caractère à souffrir impunément un tel affront. Se voyant sans ressource du côté de monsieur son oncle, elle se résolut de parler elle-même à monsieur son 436 père, et lui exposa en des termes si respectueux et si forts l'éloignement qu'elle avoit pour cette alliance qu'il se rendit à ses désirs, à condition qu'elle prendroit sur elle le soin de cette affaire. Depuis ce consentement obtenu, Mlle de Sancy étoit aussi impatiente de revoir M. le comte de Curton qu'elle l'appréhendoit auparavant. Dès la première entrevue, après quelques compliments de civilité, elle le supplia de trouver bon que les articles du contrat qui avoient été passés fussent regardés comme nuls, sans lui en donner d'autre raison que l'impossibilité où elle se trouvoit de vaincre sa répugnance à s'engager. Après plusieurs répliques de part et d'autre, les articles furent jetés au feu en présence des deux parties. Ce jeune seigneur étoit si persuadé que cela venoit absolument de Mlle de Sancy, que cela ne diminua rien de l'union qui étoit entre les deux familles. Il se passa plus d'un an sans qu'il fût question d'un autre établissement. Ce temps écoulé, M. de Bréauté la demanda à M. de Sancy; ce bon père ne trouvant point en sa fille d'opposition à cette alliance, les articles furent signés, mais le mariage fut différé d'une année, le marquis étant obligé de se rendre à l'armée où ses emplois exigeoient sa présence. A son retour le mariage fut conclu, et peu de temps après il retourna à l'armée. A peine y étoit-il arrivé qu'il fut rappelé à Paris, Mme de Bréauté étant tombée dangereusement malade; elle demanda avec instance le saint viatique, et après l'avoir reçu avec les dispositions les plus édifiantes, elle s'endormit très profondément. Le marquis, avec toute sa famille, attendoit son réveil avec autant de crainte que d'espérance; ils furent tous surpris agréablement de la trouver si bien que le médecin jugea qu'elle n'étoit plus en danger. M. de Bréauté, ayant demeuré quelque temps à Paris, fut obligé de retourner à ses emplois; sa peine fut d'autant plus grande qu'en faisant ses adieux à une épouse qu'il aimoit si tendrement, il avoit un pressentiment que c'étoit la dernière fois qu'il avoit la consolation de la voir; en effet, il mourut en Flandre[563] dix-huit mois après son mariage, laissant Mme de Bréauté dans la plus vive affliction: il resta de cette alliance un fils qui fut remis entre les mains de son aïeule.
Notre jeune veuve, sans faire profession dans son veuvage d'une vie austère, se conduisoit de manière à faire connoître qu'elle ne penseroit jamais à un second mariage, quoiqu'elle ait assuré depuis qu'elle n'avoit pris sur cela aucune résolution. L'année de son deuil expirée, elle retrancha quelque chose des règles de conduite qu'elle s'étoit prescrites, et se rengagea peu à peu dans les amusements ordinaires aux personnes nées dans la grandeur et l'opulence; et la piété dont elle avoit fait profession ne consista bientôt plus qu'à ne point contrevenir 437 en choses considérables aux commandements de Dieu. Malgré son penchant pour les amusements frivoles, elle donnoit beaucoup de temps à la lecture; ce n'étoit pas à la vérité des livres de piété; mais elle s'abstint toujours des mauvais, comme romans, comédies et autres, pour lesquels elle avoit un si grand mépris qu'elle ne pouvoit comprendre que des personnes raisonnables en fissent leur amusement.
La bonté infinie de Dieu, qui se sert souvent de nos propres inclinations pour nous rappeler à lui, permit que celle qu'avoit notre jeune veuve pour la lecture lui donnât l'envie de lire les œuvres de sainte Thérèse. On le lui avoit déjà conseillé, et le désir qu'elle avoit d'apprendre à faire l'oraison lui en fit prendre la résolution. Sur ces entrefaites, ses affaires l'ayant obligée d'aller en Normandie, elle les apporta dans l'espérance que cette lecture, jointe à la séparation de la vie tumultueuse qu'elle menoit à Paris, lui feroit faire quelque progrès dans la vie spirituelle.
Les ouvrages de cette grande sainte, qui ont été pour tant d'âmes le commencement de leur conversion, firent une vive impression sur Mme la marquise de Bréauté. Mais étant venue à l'endroit où cette savante maîtresse parle de chercher Dieu dans soi-même, elle demeura dans le dernier étonnement; non-seulement cette grande maxime lui parut incompréhensible, mais elle fut pour elle l'occasion de la plus violente tentation: elle s'imagina ne plus croire en Dieu, et la pensée lui en revenant sans cesse, peu s'en fallut qu'elle ne tombât dans le désespoir, n'étant plus à ses yeux qu'une incrédule et une athée. Cependant la main de Dieu la soutenoit sans qu'elle s'en aperçût, et sa fidélité à la prière, tout le temps que dura le combat, la rendit enfin victorieuse. Elle n'abrégea jamais d'un moment le temps qu'elle s'étoit prescrit de donner à l'oraison, et se renouvela dans l'exactitude à tous ses autres devoirs. Sa patience et sa fidélité dans cette grande épreuve furent récompensées non-seulement par la fin de cette violente peine, mais la plus vive lumière succéda aux ténèbres; elle comprit dans un moment la demeure de Dieu dans l'âme, et toutes les idées qui se présentoient à son esprit ne servoient qu'à l'en convaincre de plus en plus. La prière de saint Augustin lui devint familière; elle répétoit sans cesse: Seigneur, que je vous connoisse et que je me connoisse. Dans le même temps, étant un jour en prière dans sa chambre, elle se sentit frappée d'une lumière intérieure qui lui rendit si présente cette majesté infinie que, prosternée la face contre terre, elle auroit voulu descendre jusqu'au fond des abîmes, pour s'anéantir devant cet être suprême qu'elle conjura un temps considérable d'avoir pitié d'elle et de lui donner place dans sa maison.
On vit alors Mme de Bréauté retrancher une grande partie de ses divertissements, du temps qu'elle donnoit à recevoir les compagnies, de ses promenades et autres plaisirs même innocents, donnant au travail, 438 à ses lectures, et surtout à l'oraison tout celui qu'elle auroit employé autrefois à ces sortes de satisfactions. Ce commencement de réforme ne se faisoit qu'avec de grandes violences, ce qui lui faisoit appréhender de ne pas persévérer. Un accident arrivé devant ses yeux ne contribua pas peu à fortifier ses résolutions. Ayant été obligée pour sa santé d'aller prendre les eaux de Spa, plusieurs personnes de qualité s'y trouvèrent dans le même temps. On proposa un jour d'y danser pour aider à l'effet des remèdes. Notre jeune veuve fut si vivement sollicitée d'être de la partie, qu'elle se laissa vaincre; quelques moments après, il fit un grand tonnerre; dès le premier coup, elle voulut quitter; un gentilhomme qui lui donnoit la main, se moquant de sa frayeur, en fit le sujet de ses railleries; mais au même instant la foudre tombant tua cet homme au milieu de la compagnie. On peut juger de la frayeur que causa ce terrible accident, Mais Mme de Bréauté n'en resta pas là: faisant réflexion au jugement de Dieu auquel cet homme venoit de se trouver en un instant, elle conclut à prendre tous les moyens possibles pour mener une vie plus régulière. De retour à Paris, l'on reçut en France la bulle du Jubilé de 1601: elle résolut de faire ses efforts pour profiter d'une si grande grâce, et commença par se disposer à faire une confession générale à M. Cospean, homme de grande réputation, et depuis évêque de Lisieux; ce qu'ayant fait, ce digne ministre lui parla si fortement du devoir des veuves, qu'elle commença dès lors à retrancher des habits ce qui tenoit trop de la vanité, et ajouta à cette mortification celle de se lever tous les jours à six heures du matin, pratique qui ne lui coûta pas peu, mais dont le sacrifice lui mérita de nouvelles lumières sur le danger de la vie du monde et le bonheur de la vie religieuse. Elle communiqua ses pensées à ce sujet à un ecclésiastique auquel elle se confessoit quelquefois. «Voilà, Madame, lui dit-il, où je vous attendois depuis longtemps, ne doutant pas que de tant de bonnes pensées que Dieu vous donne, il ne s'en trouvât quelqu'une qui vous portât à sortir du monde. Il n'est pas nécessaire cependant de changer de condition, la vôtre peut compatir avec les moyens que vous pouvez choisir pour vous sauver.»
Ce discours flattoit trop les inclinations de Mme de Bréauté pour demander des avis à d'autres, et le seul usage qu'elle fit de ces bonnes pensées fut de la fortifier dans la résolution de vivre en bonne chrétienne. Quelque temps après, ayant été faire ses dévotions aux Capucins, et s'étant retirée dans le coin de l'église pour y faire son action de grâces, elle y employa trois heures sans s'en apercevoir. Au sortir de cette oraison, où elle avoit éprouvé les plus fortes impressions de la grâce, ses pensées pour la vie religieuse se renouvelèrent; la sainteté des filles de l'Ave-Maria la frappa; elle conçut le désir d'y entrer quoiqu'elle les regardât comme les martyrs d'une pénitence dont la pensée la faisoit frémir. Elle en fut occupée pendant plusieurs jours et ne 439 quitta ce premier projet que pour en suivre un autre que lui avoit fait naître la lecture des œuvres de sainte Thérèse: ce fut d'entrer dans l'ordre des Carmélites. Elle étoit irrésolue sur le choix de ces deux ordres. Après bien des réflexions, elle se décida enfin pour ce dernier, y trouvant avec bien des austérités une certaine vie intérieure que cet ordre avoit reçue comme en dépôt de sa sainte fondatrice. L'exécution de ce projet souffroit cependant de grandes difficultés: l'ordre des Carmélites étoit encore renfermé dans les limites de l'Espagne; il lui en coûtoit pour se résoudre à s'éloigner si fort de sa patrie; sa ressource fut d'espérer, non que cet ordre passeroit en France; elle ne le croyoit pas possible; mais qu'il s'approcheroit des frontières et qu'il y auroit des maisons assez voisines pour y pouvoir entrer. Cette pensée, jointe à plusieurs peines intérieures dont elle fut travaillée pendant huit mois, lui causa un grand mal de tête qui ne lui laissoit aucun repos; cela pensa la rebuter entièrement du parti de la retraite qu'elle avoit pris, s'imaginant de plus qu'elle ne faisoit aucun progrès dans la vie spirituelle. Mais Dieu ne permit pas qu'elle suivît ces pensées dangereuses et lui en inspira de plus salutaires; ce fut de chercher un guide qui, par ses conseils, la conduisît dans les voies où il plairoit au Seigneur de la faire marcher. Fidèle à ce mouvement, elle s'adressa à Mlle de Sainte-Beuve, qui étoit en grande réputation de vertu, et lui exposa ses peines avec grande confiance. Cette demoiselle, se méfiant de ses lumières, lui conseilla de voir Mlle Acarie, lui en parlant comme d'une âme rare en mérite.
Notre jeune veuve saisit ce conseil; il ne fallut pas un long temps à Mlle Acarie pour connoître que Dieu destinoit cette âme à la plus haute perfection, ce qui l'engagea à lui donner tous ses soins. Elle commença par lui faire une méthode d'oraison qui lui parut aisée et ne contribua pas peu à dissiper le mal de tête dont nous avons parlé. Il se forma entre ces deux grandes âmes la liaison la plus étroite et la plus sainte, Mme de Bréauté ayant pour Mlle Acarie toute la docilité et la soumission d'une novice, et Mlle Acarie tous les ménagements d'une maîtresse sage et discrète qui ne veut pas effrayer un esprit qui n'est pas encore pleinement affermi dans les voies de Dieu. Dans cette vue, elle passa quelque temps sans rien prescrire à cette nouvelle disciple sur son habillement; mais un jour qu'elle lui demanda la permission de faire quelque pénitence: Je crois, Madame, répondit sa savante maîtresse, que la plus agréable que vous puissiez faire aux yeux de Dieu seroit de réformer vos habits en en retranchant les vains ornements. Dès le même jour, cela fut exécuté malgré la plus forte répugnance, ne s'attendant à rien moins qu'à devenir le sujet de la raillerie du public, car poussant plus loin l'avis qui lui avoit été donné, elle se mit d'une manière qui ne pouvoit convenir qu'aux femmes les plus âgées, quoiqu'elle n'eût alors que vingt-deux ou vingt-trois ans. Les occupations 440 de ses journées répondoient à la réforme de ses habits; elle se levoit tous les jours à six heures du matin, faisoit ensuite une heure d'oraison, et se rendoit à l'église où elle restoit jusqu'à onze heures; l'après-midi, elle alloit à vêpres et le reste du temps se passoit à lire et faire quelques bonnes œuvres. Le projet qu'elle avoit eu de se faire Carmélite ne l'occupoit cependant plus que faiblement, lorsqu'étant allée voir Mlle Acarie, et l'entendant parler de l'établissement de cet ordre qu'elle méditoit de procurer à la ville de Paris, elle dit d'un ton fort indifférent qu'elle avoit eu autrefois envie d'entrer dans cet ordre: D'où vient, reprit Mlle Acarie, que vous ne l'avez plus? Mme de Bréauté répondit qu'elle ne s'y croyoit pas propre, que la vie en étoit trop austère, et qu'elle se contentoit de son état. Mais, répliqua Mlle Acarie, si Dieu vous y appelle, pensez-vous qu'il vous soit permis de résister? il est plus important que vous ne croyez de répondre à sa voix, et vous devez y réfléchir.
Jusqu'ici la pénitence de notre jeune veuve consistoit à jeûner tous les vendredis et à retrancher de ses repas ce qui flattoit le plus son goût; mais par les conseils de Dom Beau-Cousin, chartreux, célèbre par sa piété et ses lumières, elle commença à se revêtir d'un cilice, et poussa en tous genres ses pénitences si loin que ce sage directeur fut obligé d'y mettre des bornes. Non contente de la pénitence corporelle, elle s'appliqua à vaincre en tout sa délicatesse et ses inclinations, et s'interdit la liberté de se plaindre de ce qui pouvoit lui causer quelque incommodité, comme du chaud et du froid dont elle ne cherchoit pas même à se défendre. Elle s'échappa néanmoins une fois de dire que le froid étoit excessif. Mlle Acarie, qui étoit présente, lui dit qu'il ne falloit pas ainsi se vanter de ce que l'on souffre; elle profita si bien de cette leçon qu'elle devint la personne du monde la plus patiente. En voici une preuve: Étant allée à la campagne dans un temps d'hiver où tous les chemins étoient rompus, un gentilhomme qui accompagnoit son carrosse avança sans prendre garde que l'équipage ne suivoit pas. Le cocher ayant pris un chemin détourné, s'embourba de façon qu'il ne put se débarrasser qu'avec beaucoup de peine. Il étoit onze heures du soir lorsqu'elle sortit de ce mauvais pas. La demoiselle qui l'accompagnoit, voyant que son écuyer les laissoit dans l'embarras, sans leur donner aucun secours, lui dit: Je ne m'étonne pas, Madame, que vous soyez si mal servie, puisque vous ne vous plaignez de rien; mais au moins, pour cette fois, j'espère que vous direz quelque chose pour faire voir que vous ne trouvez pas bon que l'on vous laisse ainsi. Elle ne répondit rien, et à peine parut-elle par la suite se souvenir de l'aventure; car se trouvant indigne d'être servie, elle ne pouvoit croire qu'on dût avoir pour elle aucune considération.
Dans de si saintes dispositions, Mme de Bréauté fut obligée de conduire une de Mesdemoiselles ses sœurs à Montivilliers pour y être 441 religieuse. Entrant dans l'église, elle lut ces paroles: Père Saint, conservez ceux que vous m'avez donnés afin qu'ils soient un comme nous sommes un. Elles répandirent une si grande lumière dans son âme que faisant réflexion sur les obstacles que l'on trouve dans le monde à cette admirable union avec Dieu, elle conçut le désir d'entrer sur-le-champ dans ce monastère. Le désir fut accompagné d'une grande abondance de larmes; mais Dieu qui la destinoit au Carmel permit qu'elle en différât l'exécution.
La vie édifiante que menoit Mme de Bréauté dans le monde ne laissoit aucun doute qu'elle ne resteroit pas dans le siècle. C'est ce qui porta différentes personnes de piété à faire des efforts pour l'attirer dans les couvents qu'elles protégeoient, ce qui ne servit qu'à troubler son esprit. Néanmoins son amour pour les Carmélites prévalut et devint si ardent qu'elle en étoit elle-même surprise, d'autant que personne ne lui en parloit. «Je ne me reconnois plus, disoit-elle, je ne sais d'où vient ce grand éloignement du monde, et cette pente qui m'attire au service de Dieu. Qu'il est bon de faire de si grandes grâces à sa créature, lorsqu'elle y pense le moins! Il n'y a que sa main seule qui puisse ainsi changer mon cœur et le porter à embrasser une vie dont j'avois un si grand éloignement, n'y pensant jamais qu'avec frayeur et ne regardant les religieuses que comme des personnes condamnées à une étroite prison; ce changement n'est dû qu'à la droite du Très-Haut, et lui seul a pu d'un cœur tout pénétré de l'amour du monde en faire un qui n'aspire qu'au bonheur d'y renoncer entièrement.» On ne peut exprimer quelle fut la consolation de Mlle Acarie de voir enfin les irrésolutions de Mme de Bréauté entièrement dissipées; leur union devint encore plus complète; tout leur devint commun, mêmes prières, mêmes affections, mêmes désirs et même zèle pour faire réussir le grand projet de l'établissement des Carmélites en France. Elles firent ensemble plusieurs pélerinages, tantôt à Notre-Dame-des-Vertus, tantôt à Montmartre, à Notre-Dame-des-Champs pour recommander à Dieu cette affaire. Elles ne passoient pas un jour sans se voir, et Mlle Acarie ne quittoit jamais Mme de Bréauté sans être édifiée de sa correspondance à la grâce, et sans une nouvelle espérance qu'elle seroit un jour l'ornement et la gloire de ce nouvel établissement.
Pendant que l'on travailloit en Espagne pour avancer ce grand ouvrage, elles travailloient l'une et l'autre aux préparatifs nécessaires pour la réception des mères espagnoles. Mlle Acarie, étant sous la puissance de son mari, employoit Mme de Bréauté aux choses où elle ne pouvoit donner tout le temps qu'elle eût pu souhaiter, comme d'entretenir les jeunes demoiselles qui se présentoient pour être Carmélites, ou à régler ce qui concernoit le bâtiment du monastère. Monsieur Acarie n'étant pas toujours de bonne humeur, pour l'adoucir Mme de Bréauté le menoit à la promenade dans son carrosse, afin de donner le temps 442 à son amie de vaquer aux affaires que sa capacité lui attiroit de toutes parts, et elle le gagna si bien qu'il s'employoit lui-même aux choses qu'il avoit désapprouvées. Il étoit si satisfait de la conversation de Mme de Bréauté qu'il disoit quelquefois à sa femme: Au moins ne faites pas de Mme la marquise de Bréauté une Carmélite.
La résolution de Mme de Bréauté combla de joie monsieur de Bérulle. Mais en attendant les mères espagnoles, elle voulut faire un voyage en Normandie pour voir son fils. Cet enfant, qui n'avoit que six ans, sembla se surpasser par ses petites manières douces et caressantes, capables d'attendrir les cœurs les plus insensibles. Madame sa mère n'étoit pas de ce nombre; elle avoit pour ce fils unique la plus vive tendresse; mais la grâce lui avoit appris à régler les mouvements de son cœur. La veille de son départ, elle s'enferma seule avec cet objet si cher, le prit entre ses bras, et ayant arrosé son visage de ses larmes, elle l'offrit à Dieu comme le sacrifice le plus tendre de son cœur, disant: «Seigneur qui voyez cet enfant sans secours, lui ôtant son père vous l'avez privé de celui qu'il pouvoit attendre des hommes; ayez-en donc pitié, et tenez-lui lieu de père pour le faire élever selon votre esprit, c'est tout ce que je vous demande pour lui.» Elle le mit aussi sous la protection de la sainte Vierge, l'embrassa de bien bon cœur, et, après lui avoir donné sa bénédiction, le remit entre les mains de ceux qui devoient en avoir soin pour ne le plus revoir dans le monde.
Il lui restoit encore un grand obstacle à vaincre. Monsieur de Sancy son père ne savoit rien de son dessein; son premier soin, revenant de Paris, fut de prendre un logement près de lui afin d'être à portée, le voyant souvent, de le disposer avec précaution à porter le coup que sa tendresse pour sa fille devoit lui rendre si rude.
En même temps, les mères espagnoles arrivèrent à Paris. Mlle de Longueville, Mme de Bréauté, Mlle Acarie furent au-devant d'elles et entrèrent dans la maison qui leur avoit été préparée le 18 octobre 1604. Quelques jours après, notre fervente veuve fut présentée comme une des principales qui désiroient être reçues. La mère Anne de Saint-Barthélemy, à qui Dieu l'avoit fait connoître avant son départ d'Espagne, ainsi que Mlle de Fontaines, la reconnut à la première entrevue et le déclara sur-le-champ. Les mères ne balancèrent pas à leur accorder à l'une et à l'autre leurs suffrages. Cependant Mlle Acarie fut d'avis que Mme de Bréauté ne quittât pas monsieur son père sans son consentement; elle ne pensa donc plus qu'à tâcher de l'obtenir. Elle lui parloit souvent du mérite des mères Carmélites et surtout de leur talent à bien réciter l'office divin. Il faut, lui dit-il, que vous m'y meniez demain. Le père Coton, lui répondit Mme de Bréauté, y prêchera; vous pourriez l'y aller entendre. Il y consentit; étant à l'église, il remarqua sur le visage de sa fille un je ne sais quoi qui lui donna 443 quelques pressentiments de son dessein. Il en parla le lendemain au père Coton qui étoit venu dîner chez lui, mais d'un ton qui marquoit assez son opposition. Le père Coton raconta le tout à monsieur de Bérulle et à Mlle Acarie qui tous deux conseillèrent à Mme de Bréauté de redoubler ses prières et d'employer tous les moyens que la prudence lui suggéreroit pour fléchir monsieur son père. Dieu bénit ses démarches, et après des résistances telles qu'une vertu moins héroïque que la sienne auroit cédé, elle toucha et persuada si bien ce tendre père qu'il se chargea d'apprendre lui-même à Mme de Sancy, son épouse, le consentement qu'il venait d'accorder à sa fille; et versant un torrent de larmes, il lui dit qu'il craindroit de s'opposer à la volonté de Dieu s'il la retenoit davantage.
On ne vit jamais un père plus désolé que ne le fut monsieur de Sancy, après qu'il eut donné ce consentement; et ne pouvant soutenir plus longtemps les cruels combats que lui livroit sa tendresse, il conjura sa fille d'avancer le jour de son entrée en religion, croyant trouver par là un adoucissement à sa douleur. Vous me faites mourir, lui disoit-il, et je ne fais plus que languir. Son affliction étoit si sensible que son frère s'en aperçut et qu'il s'emporta fortement contre sa nièce, ce qui ayant été rapporté à monsieur de Sancy, il l'en reprit, ne pouvant souffrir qu'on fît la moindre peine à sa fille.
Le jour de son entrée fut enfin fixé au 8 décembre, jour de la Conception de la sainte Vierge. Quelques jours avant, se trouvant seule dans son carrosse et pensant au sacrifice qu'elle étoit sur le point de faire, il lui vint en souvenir toutes les grâces qu'elle avoit reçues de Dieu et la conduite miséricordieuse qu'il avoit tenue sur elle; elle comprit dans ce moment que tout ce qui s'étoit passé dans sa vie étoit un acheminement au point où elle se trouvoit arrivée, que toutes les afflictions et les disgrâces, dont elle ne connoissoit pas auparavant la fin, avoient été les ressorts dont Dieu s'étoit servi pour la détacher du monde; en même temps, ce verset du psalmiste se présenta: Sacrifiez à Dieu un sacrifice de justice et mettez désormais toute votre confiance en lui. Ces paroles, disoit-elle depuis, firent sur moi une très forte impression et me faisoient comprendre que mon sacrifice devoit être entier et que je devois être une victime, sacrifiée non-seulement par les œuvres, mais par état, qu'il falloit s'immoler une bonne fois et cesser d'être aux yeux du siècle pour ne vivre qu'à ceux du roi des siècles éternels.
La veille du jour que Mme de Bréauté devoit entrer aux Carmélites étant arrivée, elle passa la journée chez monsieur son père pour lui faire ses derniers adieux, ce qui ne se fit pas sans bien des larmes répandues de part et d'autres. Ce bon père et Mme de Sancy voulurent la conduire eux-mêmes aux Carmélites; ils s'y rendirent à quatre heures du matin, accompagnés de Mlle de Longueville, de Mme d'Alincourt, 444 sa sœur, de Mme de Belleassise, sa tante, de Mlle de Sainte-Beuve, de Mlle Acarie, de monsieur de Sainte-Beuve, de monsieur de Marillac et monsieur de Bérulle qui se trouvèrent à la porte du monastère pour être les témoins d'un sacrifice si édifiant. Les mères espagnoles étoient en cérémonie; voici comme elle rapporte elle-même cette circonstance: «Je me mis à genoux devant mon père, lui demandant sa bénédiction; mais au lieu de me la donner il pensa tomber de douleur, étant dans un tel saisissement qu'il ne me répondit rien; il avoit son chapeau devant son visage, se cachant le mieux qu'il pouvoit. Pour moi, Dieu me donna une telle force que je ne jetois pas un soupir ni ne versois une larme, malgré la tendresse que j'avois pour mon père, tant étoit grande ma joie d'entrer enfin dans la maison de Dieu; je demeurai longtemps à genoux sans qu'il pût ouvrir la bouche, de sorte que je fus forcée d'entrer sans avoir sa bénédiction.»
Elle fut conduite au chœur où elle fut revêtue du saint habit, en présence des personnes qui l'avoient accompagnée. Monsieur le duc de Montpensier, prince du sang, et plusieurs autres personnes de qualité avoient souhaité de s'y trouver; mais ils arrivèrent trop tard. Monsieur et Mme de Sancy demeurèrent au bas de l'église, accablés de douleur. La nouvelle novice étoit dans une disposition bien différente; elle se présenta à Dieu avec une joie qui ne peut s'exprimer que par ses propres termes que nous mettons ici: «Je veux l'habit de religion; ce que je dis avec un si grand transport de me voir ornée des livrées du fils de Dieu et de sa sainte mère, et dans une condition qui me rendoit leur esclave, que j'en ressentis une reconnoissance qui m'occupe encore fortement.»
La sœur Madeleine de Saint-Joseph, novice depuis un mois, fut chargée de la conduire dans le monastère; ces deux saintes religieuses, après s'être entrevues, conçurent tant d'estime l'une pour l'autre que dès lors elles contractèrent une union qui a duré toute la vie. Sœur Marie de Jésus, c'est le nom qu'on donna à la nouvelle novice, devint bientôt pour sa compagne un modèle de toutes les vertus. Elle étoit déjà si fervente que rien ne lui paroissoit pénible des austérités attachées à la règle, ni de la pauvreté d'une maison si nouvellement établie, qui manquoit même des choses que l'on peut regarder comme nécessaires. Il n'y avoit pas de draps sur leur paillasse; mais seulement une couverture pour les couvrir; on peut juger par là du reste. Tout cela ne lui suffisoit pas encore, tant étoit grand son amour pour la pénitence. Elle parvint à si bien mortifier son goût, se nourrissant par préférence des choses pour lesquelles elle avoit de l'aversion, qu'elle auroit mangé les plus amères et les plus insipides sans en apercevoir la différence. Les mères espagnoles, voyant la vertu et la capacité de sœur Marie de Jésus, lui donnèrent peu après sa profession l'emploi de seconde infirmière, office dont elle s'acquitta avec ferveur, 445 s'estimant heureuse de servir les malades dans les choses les plus mortifiantes et les plus viles. Mlle Acarie lui demandant un jour si elle n'avoit pas de répugnance à ces choses, elle répondit qu'il ne lui étoit pas venu en l'esprit qu'on pût en avoir en rien de ce qui intéresse la gloire de Dieu, et qu'elle regardoit comme un bonheur d'avoir été jugée digne de servir les épouses de Jésus-Christ.
Quelque temps après on lui ôta cet office pour la mettre provisoire; elle se comporta dans ce nouvel emploi avec tant d'humilité et de douceur et de mortification que son exemple servit d'instruction à celles qui avoient besoin de recourir à elle. Souvent elle aidoit les sœurs layes dans les choses les plus pénibles ou les faisoit elle-même pour les soulager.
L'année de son noviciat étant écoulée, elle se prépara à faire sa profession avec les dispositions les plus saintes et les plus édifiantes. Il paroissoit en elle un désir si ardent d'être à Dieu par les vœux, qu'elle animoit toutes les novices ses compagnes; la crainte de n'être pas reçue, fondée sur le jugement qu'elle portoit de son indignité, lui fut un rude exercice, tandis que la communauté la regardoit comme un présent du ciel, capable de servir l'ordre et d'en être un des principaux soutiens. Elle fit ses vœux le 24 décembre 1605 et fut la sixième professe, en comptant sœur Andrée de tous les saints qui avoit fait ses vœux au lit de la mort. Ce fut entre les mains de la vénérable mère Anne de Saint-Barthélemy. Il seroit à souhaiter que cette sainte religieuse eût donné connoissance des grâces qu'elle reçut dans cette sainte action, mais celui qui en étoit l'auteur se l'est réservé et nous n'en avons pu rien apprendre.
La mère Anne de Jésus, destinée pour aller fonder en Flandre, désira d'y être accompagnée de notre nouvelle professe, et la demanda avec instance aux supérieurs; mais ils ne crurent pas devoir priver la France d'un si grand et digne sujet, et la mère Anne de Saint-Barthélemy qui demeuroit prieure à Paris, s'y opposa fortement, disant à cette respectable mère, qui vouloit aussi emmener sœur Madeleine de Saint-Joseph, que ce seroit ôter le cœur et la tête du monastère.
Dès que la mère Anne de Jésus fut partie, sœur Marie de Jésus fut élue sous-prieure d'une voix unanime. Ce fut la première élection qui fut faite dans les formes; jusque-là, il n'y avoit pas eu le nombre de religieuses suffisant pour donner leurs suffrages, selon l'usage de l'ordre. Mlle Acarie apprit cette nouvelle avec joie, espérant que Dieu en tireroit sa gloire, et le monastère de grands avantages. Elle ne fut pas trompée; on ne peut rien ajouter aux soins qu'elle prit pour s'acquitter dignement de son nouvel emploi: elle s'appliqua surtout à faire observer parfaitement les cérémonies et tout ce qui concerne l'office divin, surtout la prononciation du latin, soutenant ses instructions par ses exemples et par son assiduité au chœur, ne pouvant comprendre 446 qu'on s'y rendît et qu'on s'y comportât avec négligence. Après huit années passées dans l'exercice de cette charge avec l'approbation générale, elle fut élue prieure du consentement de toute la communauté. La mère Madeleine de Saint-Joseph à qui elle succéda la vit avec plaisir dans cette charge, sachant que cette sainte amie étoit destinée de Dieu conjointement avec elle pour soutenir les âmes dans la perfection religieuse; les effets répondirent à cette espérance: la nouvelle prieure cultiva avec succès les grâces que Dieu répandoit dans cette maison avec tant d'abondance, dès le commencement de cet établissement.
Toutes les religieuses trouvoient en la mère Marie de Jésus un cœur de mère et une conduite remplie d'onction, de douceur, de charité; toujours prête à satisfaire le moindre de leurs besoins soit pour l'âme, soit pour le corps. Mais autant avoit-elle d'attention à les soulager dans leurs maladies, autant étoit grande son industrie pour les relever dans leurs foiblesses, lorsqu'elles désiroient des soulagements dont elles pouvoient aisément se passer. Son usage en ces rencontres étoit de leur témoigner beaucoup de compassion de leurs souffrances et de désirer de trouver les moyens de les soulager. Ensuite elle leur proposoit ce qui leur étoit convenable, sans paroître comprendre ce qu'elles désiroient et sans les faire expliquer, les portant à suivre son avis, toujours avec beaucoup de douceur; par ce moyen elles se trouvoient libres de la pensée qui les occupoit et soulagées de leurs incommodités. En voici une preuve: une jeune professe croyoit avoir besoin de faire gras pour se guérir d'un dérangement d'estomac; la mère, sans faire connoître qu'elle comprenoit sa pensée, lui fit donner pendant quelques jours des panades, selon que les médecins les ordonnent quelquefois pour ces sortes d'incommodités, lui faisant entendre que sans rompre l'abstinence, ce remède pouvoit la guérir. La malade les prit quelques jours malgré sa répugnance, et fut guérie parfaitement; elle disoit depuis qu'elle avoit pensé une infinité de fois que la mère lui avoit rendu un grand service en ne lui laissant pas satisfaire la nature, sous prétexte de charité.
Le zèle de la mère Marie de Jésus pour l'avancement spirituel des âmes confiées à ses soins la tenoit dans une vigilance continuelle. Elle les portoit ordinairement avec douceur à remplir leur devoir par amour pour Jésus-Christ, mais elle y employoit la sévérité lorsqu'elle rencontroit des sujets difficiles à se rendre, reprenant les défauts sans déguisement et enseignant le droit chemin de la vertu, disant que ce n'étoit pas rendre service aux personnes que de leur cacher la vérité, mais que c'étoit les tromper, que toute âme qui a un vrai désir de la perfection ne doit rien tant désirer que d'être avertie et reprise de ses défauts. Notre sainte prieure n'entreprenoit rien d'important sans prendre l'avis de la mère Madeleine de Saint-Joseph. Elle avoit pour 447 cette chère compagne toute la docilité d'un enfant envers sa mère, regardant ses conseils comme un moyen nécessaire pour gouverner utilement la communauté, consolation dont elle ne jouit pas longtemps, l'ordre de Dieu et l'avis des supérieurs ayant obligé la mère Madeleine de se rendre à Tours où la maison étoit nouvellement fondée. La mère Marie de Jésus soutint cette séparation avec un courage et une force d'esprit bien capables de faire connoître que cette étroite union venoit de la grâce et que la nature n'y avoit aucune part. Elle fit mettre en prière toute la communauté pour recommander à Dieu le voyage et lui demander que le couvent de Tours profitât de la grâce que Dieu lui faisoit en lui envoyant une telle mère.
La mère Marie de Jésus, pendant cette absence, régissoit la maison, au nom et en l'esprit de Jésus-Christ avec une vigilance universelle, entrant dans les moindres détails, assistant avec la plus grande exactitude aux heures de communauté, n'oubliant rien de ce qui pouvoit maintenir la régularité, ne tolérant jamais ce qui pouvoit introduire le plus léger relâchement, surtout au silence et à la promptitude à se rendre aux heures de communauté, et que sans une grande nécessité et une expresse permission on demeurât plus d'une demi-heure au parloir, recommandant fort que le temps y fût bien employé. Elle veilloit sur tous les offices, mais particulièrement sur celui de l'infirmerie, afin que, donnant aux malades ce qui leur étoit nécessaire, on évitât le superflu que la nature pouvoit demander par délicatesse, suivant, en cela comme en tout le reste, ce qu'elle avoit vu pratiquer aux mères espagnoles.
La mère Madeleine de Saint-Joseph, après avoir donné à Tours le temps nécessaire pour le bien de cette maison naissante, revint en celle-ci et fut reçue avec une joie universelle. Notre sainte prieure lui ayant rendu compte de l'état de la maison et de la disposition des sœurs, ce fut avec une grande joie que cette bienheureuse mère vit la régularité et la perfection si bien maintenues. Ces deux saintes âmes se séparèrent bientôt encore, la mère Madeleine ayant été obligée d'aller à Lyon pour une nouvelle fondation. Elles choisirent ensemble les sœurs qu'elles trouvèrent propres pour cet établissement. Cette seconde séparation se fit avec la même édification que la première. Ce fut dans ce temps que la mère Marie de Jésus, attentive à procurer en tout le bien de la maison, fit faire une infirmerie pour joindre à celle qui étoit déjà faite et qui n'étoit pas suffisante. Elle eut soin de ménager dans ce bâtiment une petite chapelle pour donner aux malades, qui ne pouvoient pas aller au chœur, la consolation d'entendre la messe et de communier. Pur ce moyen, on évitoit l'entrée des ecclésiastiques pour la confession, hors les cas de nécessité. Elle fit faire sous cette infirmerie une grotte de Sainte-Madeleine pour augmenter dans ses filles la dévotion à cette sainte amante de Jésus-Christ, qu'elle honoroit très-particulièrement, 448 à cause de cette glorieuse qualité. Un de ses amis lui envoya de Dieppe les coquillages qui composent cette grotte.
Lorsqu'elle parloit à ses filles pour les instruire, elle avoit pour l'ordinaire les mains jointes et les yeux élevés vers le ciel, et paroissoit si remplie de Dieu que chacune jugeoit en la voyant que c'étoit de cette divine source que lui venoit tout ce qu'elle leur disoit; ce qui opéroit de grands effets pour leur avancement dans la perfection.
Notre sainte prieure parloit des voies intérieures et des mystères de Jésus-Christ avec facilité et tant de clarté qu'elle rendoit intelligibles les choses les plus relevées. L'humilité accompagnoit tous ses discours, et dans la crainte que l'on ne crût qu'elle puisoit dans son propre fonds les grandes choses qu'elle disoit, elle avoit soin d'avertir qu'elle les tenoit de M. le cardinal de Bérulle, de la mère Madeleine ou de Mlle Acarie. D'autres fois, elle disoit: Une bonne âme m'a fait entendre que Dieu lui avoit donné cette pensée. On a su depuis que c'étoit à elle que Dieu avait donné des connoissances extraordinaires sur les voies intérieures. Elle étoit ennemie de certaines spiritualités qui ne conduisent pas à la mortification[564], voulant que les âmes s'appliquassent aux vertus solides. Avec tout cela, disoit-elle, tout le reste va bien; quand une âme est bien humble, bien obéissante et morte à elle-même, fidèle à l'oraison, Dieu se plaît à verser sur elle ses grâces et ses bénédictions.
Les fondations se multiplioient dans l'ordre, et cette maison étant obligée de fournir plusieurs de ses meilleurs sujets pour faire les nouveaux établissements, les supérieurs se crurent autorisés à s'écarter de la règle qui ne souffre les prieures en charge que six ans de suite. Ainsi la mère Marie de Jésus fut continuée neuf ans dans cette place; mais dès qu'ils furent écoulés, elle demanda avec instance d'en être déchargée, brûlant du désir d'honorer la vie solitaire, assujettie et humiliée de Jésus-Christ, sa profonde humilité lui persuadant de plus en plus qu'elle étoit incapable de servir utilement les âmes, et croyant avoir un grand compte à rendre à Dieu des fautes qu'elles avoit commises à ce sujet.
La mère Madeleine, qui lui succéda, pensoit bien différemment sur la capacité de cette humble mère, la regardant comme très capable de l'assister en la supériorité, la consultant sur tout, se fiant plus en ses lumières qu'aux siennes propres, et se reposant sur elle de la direction des âmes de ses religieuses.
C'étoit une chose admirable de voir ces deux mères dans les heures de conversation avec la communauté. Leur douceur, leur affabilité, leur charité, ravissoient les cœurs. La mère Marie de Jésus secondoit la mère prieure dans les discours de dévotion, parlant avec élévation et ferveur des choses spirituelles, principalement de Jésus-Christ et de 449 ses ministres, et concluant pour l'ordinaire que la vraie piété envers Jésus-Christ consistoit en l'imitation de ses vertus. Ces conversations étoient si utiles que chacune en sortoit plus zélée et le cœur plus animé au bien. C'étoit le fruit de l'humilité de la mère Marie de Jésus; on la remarquoit dans toutes ses paroles et actions; un tel assaisonnement est bien capable de faire fructifier la sainte parole.
C'est cette profonde humilité qui a mis un obstacle invincible à la consolation qu'on auroit eue de revoir cette respectable mère à la tête de la communauté; le reste de sa vie s'est passé selon ses désirs dans la pratique de l'obéissance et des vertus les plus héroïques d'une simple particulière; mais les prieures qui ont succédé à notre bienheureuse mère, imitant son exemple, ne voulant pas priver les sœurs de ses saintes instructions, l'obligeoient de leur en donner dans le secret; on les conserve avec soin dans un manuscrit.
Les trente années que la mère Marie de Jésus vécut encore se passèrent dans des maladies presque continuelles: violentes douleurs de foie, inflammations du poumon, maux de dents, coliques pierreuses et bilieuses, fréquentes migraines et érésipèles, tous ces maux se succédoient les uns aux autres et servoient à faire éclater de plus en plus la vertu de cette grande religieuse. Elle a été réduite plusieurs fois à l'extrémité et rendue à la vie comme par miracle; en voici un exemple. En l'année 1641, elle fut attaquée au mois d'août d'un érésipèle avec une fièvre ardente; cette humeur tomba dans la gorge et lui ôta le mouvement nécessaire pour avaler; les médecins désespérant de sa vie, on eut recours à l'intercession de sainte Opportune, invoquée pour ces sortes de maux. M. le curé de la paroisse de ce nom, qui en possédoit une relique, la porta en grande cérémonie à notre malade et la lui appliqua sur la gorge. A peine étoit-il sorti de la maison que la malade put avaler avec grande facilité. Le lendemain, M. Guenaut[565] vint avec un autre médecin pour voir la mère, croyant la trouver à l'extrémité et ignorant ce qui s'étoit passé la veille. Dès qu'il eut mis le pied dans la maison, il se tourna vers celui qui l'accompagnoit et lui dit: «Monsieur, il y a ici quelque chose de Dieu», et demanda des nouvelles de la maladie. On lui répondit qu'il en jugeroit lui-même, ne voulant pas lui dire le miracle. Entrant à l'infirmerie, il répéta encore les paroles susdites; alors ses yeux furent témoins de cette guérison, et sa joie aussi grande que son étonnement, ayant pour cette mère une estime singulière.
Dans une autre maladie où elle reçut l'extrême-onction, ayant paru pendant ce temps extraordinairement élevée à Dieu, on lui demanda ce qui l'avoit occupée si fortement: «Je me suis vue, répondit-elle, en la présence de Dieu comme prête à paroître devant lui, ce qui est 450 toute autre chose que ce qu'on peut penser par soi-même. J'ai vu la grandeur de Dieu et sa justice, et moi, pauvre et nue, sans avoir rien à lui présenter qui ne fût plein de défauts». Elle ajouta: «Je n'en fus pas surprise; je le remercie de m'avoir rendu la vie pour me donner le temps de m'amender; j'attends mon salut des mérites de Jésus-Christ; c'est sur lui que je fonde mes espérances».
On ne peut exprimer sa reconnoissance pour les assistances qu'elle recevoit des sœurs dans ses maladies et infirmités; elle les remercioit les mains jointes pour les moindres petits services. Sa gaieté n'a jamais été altérée dans les maux les plus violents. «Il ne faut pas, disoit-elle, tant s'occuper de ce que l'on souffre, mais offrir nos douleurs à Dieu et les souffrir avec joie pour l'amour de lui.» Elle révéroit les malades, et les ravissoit tellement par ses discours qu'elle leur faisoit trouver des délices dans leurs maux et leurs souffrances.
Le courage de la mère Marie de Jésus et sa soumission à la volonté de Dieu n'a pas moins paru admirable dans les différentes afflictions dont sa vie a été remplie que dans les souffrances corporelles, et elle les portoit avec une force et une tranquillité plus qu'humaine, et rien n'étoit capable d'abattre sa constance. Elle apprit la mort de Mme la marquise d'Alincourt, sa sœur, fort inopinément par un gentilhomme qui vint au tour lui apporter une lettre et lui dit en même temps cette nouvelle à laquelle elle ne répliqua autre chose, sinon qu'elle avoit besoin de prières, et que l'amitié qu'elle avoit pour elle l'obligeoit à lui donner ce secours. Elle porta avec la même paix la perte de tous ses proches; mais elle eut besoin de toute sa vertu pour faire le sacrifice de son fils, qui fut tué à la fleur de son âge[566] sans avoir eu le temps de se préparer à la mort. Ce qui la toucha le plus vivement dans cette circonstance, ce fut la crainte de la perte de son âme, et sa seule consolation fut d'implorer pour lui la miséricorde de Dieu, et son infinie bonté permit qu'elle fût consolée à ce sujet par une sainte âme qui l'assura qu'il étoit en voie de salut.
Son zèle pour le salut des âmes étoit universel, et il en est un grand nombre qui ont attribué leur conversion à ses prières. Comme nous n'écrivons qu'un abrégé de sa vie, nous n'en rapporterons qu'un exemple. Un homme de mérite, et qui possédoit des biens et des emplois considérables, avoit un engagement criminel et qui mettoit son salut en danger. Madame sa mère, femme d'une grande piété, venoit souvent voir sa fille, religieuse dans ce monastère, et lui confia sa douleur. La mère Marie de Jésus ayant appris l'état de cette pauvre âme, fit beaucoup de prières pour sa conversion; et un jour que cette mère affligée étoit au parloir avec sa fille, notre sainte religieuse eut l'inspiration d'y aller pour la consoler; elle lui donna l'espérance que ce fils 451 changeroit, et lui conseilla de faire dire des messes au Saint-Esprit. En même temps elle lui fit passer les Confessions de saint Augustin avec le Chemin de perfection de notre sainte mère, afin qu'elle engageât son fils de lui promettre d'y lire tous les matins durant un quart d'heure seulement. Il le lui promit, mais il passa huit jours sans le faire, au bout desquels se sentant pressé une nuit de tenir sa parole, il se leva et lut quelques pages de ces livres. En même temps Dieu l'éclaira, et le toucha si vivement sur son état qu'il versa pendant plusieurs jours des larmes, et demeura dans un trouble et une si grande agitation qu'il croyoit en perdre l'esprit. Enfin il se calma, mais sans prendre aucune résolution. La nuit suivante, une lumière intérieure toucha son cœur et son esprit sur la grandeur de Dieu; la seconde nuit cette même lumière l'éclaira sur sa bonté infinie, et la troisième sur sa beauté. Pénétré enfin de tant de grâces, dès le matin à la pointe du jour il se fit conduire à la place de Grenelle avec la personne qui le tenoit captif; là, il lui annonça qu'il ne la reverroit jamais. Il lui laissa son carrosse pour se faire conduire où elle voudroit, et il revint à pied chez lui. Cette première démarche fut suivie d'une entière et parfaite conversion. Depuis plusieurs années il n'avoit pas vu sa sœur la carmélite: il s'y rendit; celle-ci fit prier la mère Marie de Jésus de venir le voir, et elle dit à son frère: Voilà votre bienfaitrice; et il lui rendit compte de son intérieur avec une confiance sans réserve, ce qu'il continua de faire régulièrement une fois la semaine pendant plusieurs années. Il suivoit ses conseils avec la plus grande docilité, et fit des progrès si admirables dans la vertu que s'étant défait de sa charge et privé de tous les plaisirs de la vie, il se retira à une campagne où, après avoir passé plusieurs années dans la solitude et la pénitence, se refusant même le nécessaire, il reçut l'ordre de la prêtrise, et finit ses jours dans un amour de Dieu capable d'en inspirer aux cœurs les plus insensibles, surtout lorsqu'il paroissoit à l'autel.
Le détachement de la mère Marie de Jésus pour toutes choses devenoit de jour en jour plus remarquable. Elle fit copier une lettre de M. le cardinal de Bérulle, où étoient ces paroles qui lui faisoient une forte impression: Par la liaison de votre âme avec l'essence divine. Elle parla longtemps de cette divine essence dans notre âme d'une manière très élevée, et depuis ce jour, qui fut le 20 avril 1651, jusqu'à celui de sa mort, elle en parut si pénétrée qu'on ne pouvoit l'approcher sans s'en apercevoir. Elle voulut aussi avoir par écrit en gros caractères, afin qu'elle pût le lire elle-même, un extrait du même auteur qui traitoit de la vie éternelle, pesant surtout ces paroles: La vie éternelle est dans l'intime de l'âme, répétant souvent ces paroles: Dieu est là: il nous regarde, non d'un regard sec comme celui des hommes, mais d'un regard qui opère dans notre âme; choses grandes et admirables, 452 car Dieu qui l'a créée pour soi, la veut remplir de la grâce de lui-même et de toute la sainte et adorable trinité.
Enfin le moment étant arrivé où Dieu voulut priver la terre de ce trésor de grâce, elle tomba malade, comme il se verra dans la lettre suivante écrite à tout l'ordre par la mère Agnès de Jésus-Maria, après le décès de notre vénérable mère. Nous rapporterons seulement ici quelques circonstances qui n'y sont pas insérées.
Le jour que l'opération dont il sera parlé fut décidée, la sainte malade étant dans des souffrances excessives, elle se fit porter dans la chambre où étoit morte notre bienheureuse mère (la mère Madeleine de Saint-Joseph), de là à l'hermitage de la sainte Vierge, et au chœur où elle demeura un temps considérable. On la reporta ensuite à l'infirmerie, où elle resta en silence comme une âme qui ne veut plus d'entretien qu'avec Dieu. Le jour de sa mort, on dit une messe à la chapelle qui répond à son infirmerie, à laquelle six ou sept sœurs communièrent. Dès qu'elles eurent reçu la sainte hostie, elles se mirent autour de la malade, ce qu'il semble que Dieu permit pour satisfaire le désir qu'elle avoit toujours eu de mourir devant le Saint-Sacrement, car elle est expirée quelques moments après. La mère Madeleine de Jésus, qui avoit marqué pendant la maladie de cette chère mère un courage d'une force surprenante, parut pendant le temps du Subvenite dans une douleur et un accablement inexprimables; puis, en un instant, son visage devint rayonnant; elle fit entonner le Te Deum pour rendre grâce à Dieu du bonheur et des vertus de la défunte. Elle la vit en esprit près d'un grand lac qui les séparoit, et la bienheureuse lui disoit d'un visage riant, lui tendant les bras: A cette heure que je suis passée, je vous aiderai toutes à passer.
La reine Anne d'Autriche, qui avoit désiré d'être présente à sa mort, voulut au moins assister à son enterrement avec monsieur son fils. Ce jeune prince voulut qu'on fît toucher son chapelet à ce bienheureux corps. Ce fut le père de Harlay, frère de cette respectable mère, qui officia avec un courage et une fermeté édifiante, vu le tendre attachement qu'il avoit pour elle. Monseigneur l'évêque de Saint-Malo y assista avec un très grand nombre d'autres ecclésiastiques, qui tous fondirent en larmes, entendant prononcer ces paroles: Domine, miserere super istâ peccatrice. Elle fut enterrée près de notre bienheureuse mère. Plusieurs personnes, qui ont eu recours à son intercession, ont reçu l'effet de leurs demandes.»
Lettre circulaire pour la mère Marie de Jésus:
«Paix en Jésus-Christ.
«Comme vous connoissez le mérite de la personne que nous venons de perdre, je ne doute pas que vous ne preniez part à la douleur très 453 sensible que nous éprouvons. C'est notre très honorée mère Marie de Jésus, que Notre-Seigneur a retirée à lui ce vendredi 29 novembre 1652, à 9 heures du matin. Je me trouve si incapable de vous parler de l'éminente grâce et sainteté de cette âme, que je ne vous en écrirai que très peu en comparaison des merveilles qu'il y auroit à en dire, joint que je crois que Dieu l'ayant donnée à l'ordre dès sa naissance en ce royaume, pour en être, avec notre bienheureuse mère (Madeleine de Saint-Joseph), les pierres fondamentales, le mérite extraordinaire dont il l'avoit douée pour cela ne vous est pas inconnu. Vous aurez vu dans les vies de notre bienheureuse sœur Marie de l'Incarnation (Mme Acarie) et de notre susdite bienheureuse mère, comme les mères espagnoles, arrivant en France, la connurent comme une de ces épouses de Jésus-Christ si chéries de lui qu'il leur envoyoit chercher dans ce royaume; c'est pourquoi je ne vous en rapporterai point la chose bien au long, et vous dirai seulement que ces bonnes mères, notre bienheureux supérieur, monseigneur le cardinal de Bérulle, et toutes les saintes âmes que Dieu appela pour travailler à l'établissement de notre ordre, ont toujours admiré la grande grâce et vertu dont Dieu l'avoit douée.
Notre bienheureuse sœur (Mme Acarie) ayant connu dans le monde les grands dons qui étoient en elle, l'aima et l'estima tant que, pendant l'espace de trois années qu'elle y demeura, après avoir pris la résolution de le quitter, attendant que notre monastère fût établi, elle ne passa pas un seul jour sans la voir, pour n'omettre aucun soin à l'éducation d'une personne si illustre dont elle rendoit ce témoignage, de n'avoir jamais vu une âme plus droite, ni qui marchât plus sincèrement dans la voie de la perfection. Feu notre révérend père M. Duval a toujours eu pour elle, je puis user de ce terme, une vénération très particulière qui a continué sans interruption depuis le premier moment qu'il l'a connue jusqu'à celui de sa mort. Il lui communiquoit toutes les affaires considérables de l'ordre, et disoit qu'il étoit bien en repos quand il avoit agi selon ses avis. Cette bonne mère, après avoir fait un noviciat très admirable en toutes les vertus, fut au bout de dix-huit mois élue sous-prieure en ce monastère, qui fut la première élection faite en France, nos mères espagnoles ainsi que toutes les mères françoises l'ayant ardemment désirée. Elle s'acquitta très dignement de cette charge qu'elle exerça près de huit ans, dont il y en eut sept qu'elle passa sous notre bienheureuse mère qui avoit été élue prieure après notre mère Anne de Saint-Barthélemy. Au bout de ce temps, elle lui succéda dans la même charge de prieure, où elle fit paroître, aussi bien que dans celle de sous-prieure, tout le zèle, toute la charité, toute la prudence et humilité que l'on peut désirer pour rendre une prieure parfaite. Celles qui ont eue la bénédiction d'être sous sa conduite en ont rendu ce témoignage. Elle eut pendant ce temps-là de grands travaux pour les procès que vous savez que l'on eut contre les pères Carmes, 454 sur le sujet de la conduite; elle les soutint conjointement avec notre bienheureuse mère et MM. nos révérends pères supérieurs, dans une très grande force et vertu; bref, elle a fait voir ce que peut une sublime grâce, jointe à une capacité naturelle fort extraordinaire.
Toutes les vertus ont été éminentes en cette âme. Elle possédoit la charité, qui est la première et celle qui donne le prix aux autres dans toute son étendue. Son amour pour Dieu et pour la personne sainte de Notre-Seigneur étoit si ardent qu'elle ne se donnoit point de relâche, tendant toujours à croître en vertu et à mourir à elle-même en toute rencontre, afin de donner plus de lieu à Jésus-Christ d'être seul vivant en elle. Elle se renouveloit chaque jour afin d'avoir en lui toute la part que le Père éternel avoit voulu lui donner, et que le fils même lui avoit méritée. C'étoit une de ses plus grandes occupations dans les derniers mois de sa vie, dont elle parloit souvent avec une ardeur de séraphine, et veilloit, comme j'ai dit, sur elle-même avec une telle rigueur, pour ne pas empêcher par les productions de la nature tout ce que la grâce exigeoit d'elle, qu'elle se faisoit scrupule d'une seule parole inutile. Elle ne vouloit pas ouïr parler de toutes les choses du monde; elle disoit qu'elle voyoit que toutes les choses de la terre, les plus grandes et les plus importantes qui s'y passent, étoient comme de petites bulles de savon, et que l'âme, créée pour jouir de Dieu et de Jésus-Christ, n'y devoit pas avoir un seul regard, hors celui que la charité donne de prier pour le prochain. L'amour et la lumière qui étoient dans son âme faisoient que nonobstant ses longues et grièves maladies, elle passoit presque toute sa vie devant le très Saint-Sacrement, disant que toute sa consolation et la récréation de son esprit se trouvoit là. La basse estime qu'elle avoit d'elle-même faisoit qu'elle regardoit ce désir continuel qu'elle avoit de tendre à Dieu, plutôt comme un effet de sa misère que de son élévation, et elle nous disoit que comme elle n'avoit rien acquis, elle étoit dans une indigence continuelle et ne pouvoit se passer de Jésus-Christ, même dans les plus petites choses, et qu'ainsi elle étoit contrainte de le chercher sans cesse. Quant à ce qui regarde le prochain, il ne se peut dire avec quel zèle elle contribuoit à son avancement, lorsqu'elle en avoit l'occasion. Sa charité étoit désintéressée, forte et sans nulle flatterie; elle disoit les vérités qu'elle jugeoit nécessaires pour le bien des âmes, sans faire de retour si on lui en savoit bon ou mauvais gré, n'ayant pour fin que la gloire de Dieu et l'avancement des âmes. Aussi de tous ses soins ne vouloit-elle aucune reconnoissance des créatures, lui suffisant d'avoir marché droitement devant Dieu. Elle n'a pas moins relui dans l'humilité que dans les autres vertus, et je me persuade que vous ne l'ignorez pas, puisqu'il y a déjà plus de cinquante ans que la connoissance en étoit déjà si établie dans nos maisons, qu'en plusieurs elle y étoit qualifiée du titre de mère humble, et il lui étoit bien dû, car il ne se 455 peut voir une personne dans un plus bas sentiment d'elle-même. Cela a été la cause pour laquelle elle n'est pas entrée dans les charges, où cependant cette communauté l'a souvent et ardemment désirée; mais elle a fait tant d'instances pour s'en dispenser, que le respect qu'on portoit à sa grâce n'a pas permis de passer outre. Elle a joint à l'humilité le soin de parfaitement obéir, se rendant toujours aux volontés de Dieu qu'elle reconnoissoit en toutes celles qu'elle a eues pour supérieures, avec un assujettissement qui passe l'imagination. Elle les mettoit par là dans une si grande confusion, que ce ne leur étoit pas une petite mortification. Notre bienheureuse mère l'en admiroit elle-même. Pour notre bonne mère Magdeleine de Jésus (Mlle de Bains), elle nous a parlé à diverses fois, pendant quelle étoit en charge, de son étonnement de voir cette bienheureuse dans une si grande présence d'esprit, pour s'assujettir jusqu'aux moindres choses et plus exactement que n'auroit pu faire la dernière novice. J'ai si grande confusion de parler de moi sur ce sujet, à l'égard d'une personne dont je n'étois pas digne de baiser les pas, que je n'ose quasi en rien dire. Il faut néanmoins que pour rendre témoignage à la vérité, je vous assure que depuis notre élection jusqu'à celui de sa sainte mort, elle nous a rendu, tant dans les communautés que dans le particulier, des déférences que je suis honteuse de rappeler en mon esprit, et qui m'ont fait rougir beaucoup de fois. Sa patience a été mise à l'épreuve durant beaucoup d'années, ayant eu plusieurs maladies très dangereuses et douloureuses, qu'elle a supportées avec un courage et une conformité à la volonté de Dieu sans pareille. La maladie qui a terminé le cours de sa vie, ou plutôt de son pèlerinage, se peut bien dire avoir commencé il y a plus de deux mois, lui ayant pris le 25 septembre. Elle eut tout à coup une inflammation de poumons si violente, qu'elle la réduisit à l'extrémité. Les médecins dirent qu'elle n'en pouvoit revenir. Notre-Seigneur permit cependant quelle fût soulagée par quelques saignées qui lui furent faites promptement; mais on lui piqua une artère au bras, sur lequel il se jeta une grosse fluxion qui, jointe aux bandages très forts qu'il fallut faire pour arrêter le sang artériel, lui causèrent des douleurs si aiguës et si continuelles que depuis ce temps elle n'a presque pas eu une heure de repos. Il se fit à son bras un anévrisme si gros que les plus habiles chirurgiens de Paris conclurent qu'il lui falloit faire l'opération qui est, à leur rapport même, des plus cruelles de toute la chirurgie; ils lui dirent leurs sentiments, à quoi elle se soumit, croyant que nous le souhaitions toutes pour conserver une vie qu'elle étoit au hasard de perdre à tout moment au défaut de cela. Elle désira que le jour qu'on prendroit pour cela fût un vendredi, afin de rendre hommage par ses douleurs à celles de Jésus-Christ, et d'en recevoir grâce pour les porter en sa force. Chacune de nous trembloit par l'appréhension d'une chose si violente; elle seule 456 étoit dans la tranquillité que peut donner une parfaite soumission à Dieu, et faisoit des actes si beaux et si élevés, qu'elle donnoit dévotion à toutes. Elle disoit que les imperfections d'une seule de ses journées méritoient de bien plus rudes châtiments, qu'il falloit donc accepter avec esprit d'humilité et même avec amour ceux qu'il nous envoyoit, puisqu'il ne les ordonne que pour notre bien. Elle désira voir la communauté pour se recommander à ses prières, et la remercier de celles qu'elle avoit faites avant sa première incommodité; ce qu'elle fit en termes fort humbles, et dit qu'elle estimoit à grande grâce que Dieu ne l'eût pas prise le jour qu'elle a été attaquée de cette inflammation de poumons, comme elle en étoit menacée, afin d'avoir un peu de temps pour se disposer à ce passage; qu'elle y avoit pensé à diverses fois, mais qu'elle en avoit connu toute autre chose lorsqu'elle en avoit été proche; qu'elle s'étoit vue devant Dieu si petite et si indigne de paroître en sa sainte présence, qu'elle ne trouvoit pas de place, pour basse qu'elle fût, qui pût lui convenir; qu'ainsi elle tenoit à grande grâce et bénédiction d'avoir un peu de temps pour se préparer, mais qu'elle savoit bien qu'il ne seroit pas long, qu'elle avoit vu que ce jour-là elle étoit entrée dans le chemin de la mort, et qu'elle n'avoit plus d'autre ouvrage à faire sur la terre que de s'avancer dans les dispositions que le fils de Dieu demandoit d'elle.
Et c'est à quoi on l'a vue appliquée sans relâche tant par l'assiduité à la prière que dans la ferveur avec laquelle elle se renouveloit en la pratique de toutes les vertus. Elle disoit quelquefois fort agréablement, pendant les deux derniers mois, que Notre-Seigneur l'étoit venu prendre par la main pour la faire partir, voulant parler de son mal au bras, qui, en effet, a été une des causes principales de sa mort, quand même cette douloureuse opération n'auroit pas eu lieu, puisqu'avant cela les grandes douleurs qu'elle ressentoit l'avoient déjà privée du repos, et causé une telle intempérie dans le sang que le mercredi, surveille du jour choisi pour cette dite opération, elle tomba dans une grande fièvre et un dévoiement auquel tous les remèdes ont été inutiles. Elle reçut tous les sacrements de la sainte Église avec une présence d'esprit et une élévation à Dieu admirable. Notre révérend père monsieur Duval lui administra celui de l'extrême-onction, et messieurs nos deux autres révérends pères supérieurs l'ont aussi visitée plusieurs fois. Monsieur le nonce nous ayant fait l'honneur de nous visiter plusieurs fois pendant cette maladie, je lui dis l'état de notre bonne mère; et, de son propre mouvement, il nous donna une médaille pour lui appliquer de sa part la bénédiction apostolique et indulgence plénière de tous ses péchés; puis il se recommanda avec grande affection et confiance à ses prières.
Voici quelques paroles qu'elle dit après avoir reçu l'extrême-onction: «Je désire que Notre-Seigneur Jésus-Christ m'applique les mérites de 457 sa mort; je l'espère de sa bonté. Je désire mourir par soumission à la volonté de Dieu, puisque Jésus-Christ est mort par les ordres de son père et pour les accomplir; je veux aussi mourir par sa volonté, car il étoit juste, et moi je suis une pécheresse et une criminelle. Je ne pleure point et je devrois pleurer; je devrois verser des ruisseaux de larmes; mais je demande à Jésus-Christ les siennes et qu'il daigne m'en appliquer la vertu. Il y a bien des péchés en moi que je ne connois pas et dont je n'ai pas la contrition que je devrois; mais je m'unis à celle de Notre-Seigneur Jésus-Christ.
«J'ai été d'un très mauvais exemple à toute la maison, et je prie mes sœurs de l'oublier et de me pardonner; quelquefois on prend meilleure opinion des personnes qu'il n'y en a de sujet, et je crains que pour cela on me laisse longtemps en purgatoire. Je suis très pauvre et misérable, et je supplie mes bonnes sœurs de prier Dieu qu'il me fasse miséricorde. Je n'ai rien de bon par moi-même; Dieu m'a tout donné, mais il m'a toujours fait cette grâce de voir clairement et de séparer ce qui étoit de lui dans les œuvres et ce qui étoit mien; je n'ai pas été trompée en cela par sa miséricorde et n'ai pu m'attribuer de mes actions que ce qui étoit mauvais. Je n'ai jamais espéré en mes œuvres, mais seulement en la très grande miséricorde de Jésus-Christ, et j'ai eu beaucoup de joie d'attendre tout de lui et de sa bonté; en cela je vois très clairement que j'ai eu raison comme aussi de ne me confier en nulle autre chose; c'est ce que je désire faire durant le peu de jours qui me restent à vivre avec sa grâce.
«Je remercie Dieu de m'avoir fait religieuse; je n'en étois pas digne et en ai fait un très mauvais usage.
«Adieu, mes bonnes sœurs: il faut avoir l'œil sec en se quittant et même se réjouir; car ce n'est pas au monde que nous allons, mais au lieu où la justice et la bonté divine nous conduira, qui sera toujours très heureux, puisque j'espère que nous mourrons en la grâce.»
Après avoir dit cela, en se tournant du côté de notre mère Marie Madeleine de Jésus, elle lui dit: «Ma mère, voilà ce que je pense et ce que je désire. Je ne sais si c'est bien; si ce ne l'est pas, j'espère que vous me redresserez, car je souhaite grandement de faire ces choses selon la volonté de Dieu, et je le supplie de suppléer à mes défauts et de me donner les dispositions qu'il demande de moi.»
Le dernier jour de son mal, elle a parlé très peu, paroissant toute occupée de Dieu et retirée en lui. La connoissance a été entière et parfaite jusqu'à la fin; elle disoit dans les plus pressantes douleurs: Fiat voluntas tua.
Hors quelques mots de ce genre, elle demeuroit dans son occupation avec Dieu. Elle a passé toute cette nuit du jeudi au vendredi dans des souffrances extrêmes, mais avec un visage si dévot que l'on s'en trouvoit tout élevé à Dieu. Elle est expirée à sept heures du matin, et 458 nous a laissées toutes dans une grande douleur et désir de profiter de ses saints exemples; elle étoit âgée de soixante-treize ans et sept mois, dont elle en avoit passé quarante-huit en religion.
Nous espérons qu'elle obtiendra beaucoup de grâces à notre saint ordre, pour la perfection duquel elle avoit une ferveur admirable. Elle nous parloit souvent des désirs qu'elle avoit qu'il se maintînt dans son premier esprit, et de la crainte qu'elle ressentoit qu'il en déchût, et elle disoit que quand on se souvenoit de toutes les merveilles que Dieu avoit faites pour l'établir en France, on ne pouvoit se contenter, à moins que d'y voir des âmes toutes ferventes, toutes détachées de la terre, bref, saintes en toutes choses, et que celles qui ne travailloient pas continuellement à y arriver ne pouvoient s'excuser d'être très coupables devant Dieu. J'ai bien du déplaisir, ma chère mère, que la charge où nous sommes me mette dans la nécessité de vous mander une aussi affligeante nouvelle, et de n'avoir pas de quoi y donner la consolation qui s'y peut recevoir en vous parlant de la sainteté de cette âme dont j'aurois souhaité que vous eussiez été informée par notre bonne mère Madeleine de Jésus, puisque, outre la capacité qu'elle auroit de vous l'exprimer, la grande connoissance qu'elle en a eue depuis trente-quatre années auroit encore été d'un très grand avantage; elles ont passé ensemble ce temps dans une union si parfaite qu'il se peut dire qu'elle tenoit de celle du ciel, puisque aucune chose de la nature n'a jamais pu l'altérer.
Ce qui me console, c'est que je crois que feu notre révérend père Gibieuf, qui a vu tous nos monastères, vous aura fait connoître quelque chose du mérite et du prix de cette âme qu'il estimoit comme une des plus élevées qui fût sur la terre.
Sœur Agnès de Jésus-Maria.»
VIE DE LA MÈRE MARIE MADELEINE DE JÉSUS,
Mlle DE BAINS.
«Cette respectable mère eut pour père messire de Lancri, chevalier, seigneur de Bains, de Boulogne, et autres villes en Picardie, gentilhomme ordinaire de la chambre du Roi Henri IV; et pour mère Diane Catherine de la Porte-Vessine, originaire d'Anjou, l'un et l'autre des plus anciennes noblesses de leur province. De ce mariage naquirent 459 cinq enfants, quatre garçons et une fille. L'aîné fut élevé à la cour d'Henri IV, et servit glorieusement l'État sous son règne et sous celui de Louis XIII, ayant levé jusqu'à quatre régiments tant infanterie que cavalerie; les deux cadets entrèrent dans l'ordre de Malte, dont Son Altesse M. de Vignancourt, cousin germain de leur mère, étoit grand maître, et méritèrent par leurs exploits sur les infidèles, l'un le gouvernement de l'île Goré et de la forteresse, après avoir commandé avec honneur le grand galion, l'autre celui de la ville et cité de Malte; le plus jeune des trois mourut en bas âge.
Rien n'eût manqué au bonheur dont M. et Mme de Bains jouissoient, si leur union qui étoit parfaite eût été contractée dans le sein de l'Église catholique; mais l'un et l'autre étoient tellement observateurs des lois de leur secte, que le prêche ainsi que leur cène se tenoient régulièrement dans leur château, et qu'ils y assistoient assidûment avec toute leur petite église de ce lieu.
Dieu qui vouloit préserver du venin qui les infectoit celle dont nous écrivons la vie, jeta sur eux un regard de miséricorde, et les secrets ressorts de la Providence conduisirent, en 1597, Mme de Bains à Paris, enceinte de cette enfant de bénédiction. Arrivée dans cette ville capitale, Mme de Ligny, sa sœur, nouvellement veuve, l'engagea à prendre son logement dans sa maison. Mme de Bains y consentit d'autant plus volontiers qu'outre les liens du sang et de l'amitié, elles étoient unies de sentiments sur la religion, et qu'elle espéroit lui être de consolation dans sa douleur.
S'entretenant ensemble de l'objet qui occupoit Mme de Ligny tout entière, Mme de Bains lui avoua ingénument qu'elle envioit l'avantage des catholiques qui se flattent de pouvoir soulager les cœurs des personnes qui leur étoient chères par leurs prières et bonnes œuvres, dogme que les protestants rejettent, n'admettant aucunes prières pour les morts. Le zèle de Mme de Ligny pour sa fausse religion lui fit oublier dans le moment sa douleur; de si solides réflexions l'alarmèrent; elle en craignit les suites, et fit promptement avertir Bourguignon, ministre protestant, le priant de venir chez elle pour fortifier la foi de sa sœur qui paroissoit chanceler. Celui-ci, encore plus ardent pour sa secte que celle qui l'appeloit, s'y rendit en diligence. Cependant Dieu, jaloux d'une âme dans laquelle il avoit jeté les semences de la grâce, ne permit pas que le faux docteur réussît à calmer ses inquiétudes. Mme de Prouville, sœur de M. de Champigni, alors premier président, femme de piété, très bonne catholique, et amie de Mme de Bains, ayant appris ce qui se passoit chez Mme de Ligny, y conduisit M. de Bérulle. Ses talents pour la controverse étoient connus, et quoique jeune encore ses conquêtes le rendoient déjà redoutable aux sectaires; ils y trouvèrent Bourguignon. M. de Bérulle entra avec lui en matière, et lui prouva par de si fortes raisons la nécessité et la solidité de la 460 prière pour les morts, que ce ministre, n'ayant rien à répliquer, eut recours aux invectives, ressource ordinaire des hérétiques. Mme de Bains quoique très-ébranlée ne se rendit point encore, Dieu le permettant sans doute afin qu'un plus grand nombre d'âmes participassent à la grâce qu'il vouloit lui faire. Mme de Ligny, affligée du mauvais succès de ses premières démarches, fit appeler M. de Tillemus qui par sa science et son éloquence s'étoit acquis dans le parti la réputation d'un second Dumoulin. Celui-ci, croyant gagner beaucoup en lui interdisant toute entrevue avec son adversaire et les docteurs catholiques, l'exhorta vivement à n'en plus voir, et lui dit: Vous devez craindre, Madame, si vous continuez vos entretiens avec le serpent, qu'il vous arrive le même malheur qu'à notre première mère dont la chute entraîna celle de sa postérité. J'avoue, répliqua Mme de Bains, que j'ai été frappée de tout ce que ce jeune homme a dit, et comme Mme de Prouville doit me l'amener demain à une heure après midi, je vous prie de vous y trouver, afin de me fortifier contre tout ce qu'il pourra me dire. M. de Tillemus n'eut pas de peine à le lui promettre; il avoit à cœur de venger sa secte de l'affront qu'elle avoit reçu en la personne de Bourguignon, il se rendit effectivement à l'heure marquée chez Mme de Ligny. Mme de Prouville de son côté, impatiente de profiter des favorables dispositions de son amie, substitua, à M. de Bérulle qui ne put s'y trouver, M. du Perron, pour lors évêque d'Évreux et depuis cardinal. La conférence s'ouvrit par la première question contestée; de celle-ci on passa à d'autres, et la conclusion fut que l'on tiendroit des conférences publiques à l'hôtel de Montpensier où les deux partis auroient la liberté de porter les livres propres à soutenir leurs causes. Ce projet fut exécuté; plus de trois cents personnes assistèrent à ces conférences qui ne durèrent que trois jours, parce que le ministre, déconcerté par la force des preuves, les rompit, prétendant qu'étant Allemand de nation il ne pouvoit égaler dans notre langue l'éloquence de M. d'Évreux, qu'il prétendoit étouffer la vérité. Il s'offroit néanmoins à la continuer en grec, en hébreu ou en latin, et même en françois par la plume. L'on se sépara de part et d'autre sans tirer aucun fruit de ce travail. Mme de Bains, à l'occasion de laquelle il avoit été entrepris, ne parut pas décidée.
Cependant ces conférences firent un si grand bruit que M. de Bains pour lors en Picardie en fut informé. Son zèle pour la religion et le péril où il crut sa femme le déterminèrent à partir sur-le-champ pour Paris. Dès que M. de Bérulle sut son arrivée, se confiant en Dieu, il se rendit chez lui, accompagné de M. Duval, savant docteur de Sorbonne, résolu de ne rien négliger pour le gagner lui-même à l'Église, et assurer par là le salut de l'un et de l'autre. Dieu bénit des vœux si purs, formés par le seul désir de sa gloire. En très peu de temps ils eurent la consolation qu'ils désiroient si ardemment; une conversion 461 si prompte fut suivie de celle de Mmes de Bains et de Ligny et d'un grand nombre d'autres.
Mme de Bains, vivement pénétrée de la grâce qu'elle venoit de recevoir, l'attribuoit à l'intercession de la sainte Vierge, n'ignorant pas que M. de Bérulle avoit souvent imploré pour elle le secours de cette mère de miséricorde, et qu'il lui avoit offert le fruit qu'elle portoit, et l'avoit engagée, au cas que ce fût une fille, à lui faire donner le nom de Marie, pour marque de sa reconnoissance envers cette divine mère. Elle fit vœu, avant son départ de Paris, de faire à pied le pèlerinage de Notre-Dame-de-Liesse, en action de grâces des insignes faveurs qu'elle et toute sa famille avoient reçues de son divin fils; cet engagement pris et ses affaires terminées, elle quitta cette capitale pour se rendre en Picardie, selon les apparences assez près de son terme.
Cette fille de bénédiction, en faveur de laquelle il semble que Dieu eût voulu combler sa famille, naquit au château de Bains, le 25 janvier 1598; et baptisée sur les fonts sacrés de la paroisse de Notre-Dame-de-Boulogne, diocèse d'Amiens, elle y reçut le nom de Marie, selon les désirs de M. de Bérulle. Son extrait baptistaire prouve que Monsieur son père n'existoit plus, et que Dieu s'étoit hâté de couronner ses miséricordes, l'appelant à lui si peu de temps après son abjuration.
La tradition ne nous a rien conservé de l'enfance de Mlle de Bains, sinon que Madame sa mère dans le pèlerinage dont elle avoit fait vœu, voulut être accompagnée de cette enfant qu'elle fit porter entre les bras de sa nourrice. Il est à présumer qu'un voyage de vingt lieues, fait à pied par une dame accoutumée aux ménagements des personnes de sa qualité, dut lui être aussi pénible qu'agréable à la mère de Dieu, et qu'il attira sur elle et sur l'enfant les grâces les plus spéciales. Mlle de Bains parvenue à l'âge de neuf ans, Madame sa mère confia son éducation aux dames Ursulines; elle y resta jusqu'à douze ans qu'elle l'en retira pour la placer à la cour, ne doutant point que sa beauté et sa sagesse fort au-dessus de son âge, la solidité de son jugement, jointe à un esprit naturellement élevé, ne dût lui procurer un établissement. Flattée de ce point de vue, elle sollicita, et obtint de la Reine Marie de Médicis une place de fille d'honneur, sans faire réflexion aux périls où elle exposoit cette jeune personne, l'abandonnant à elle-même dans un lieu si rempli d'écueils pour Mlle de Bains, d'autant plus à craindre que la faiblesse de son âge et son inexpérience lui permettoient à peine de s'en apercevoir.
Mais Dieu qui s'étoit déjà approprié cette âme veilla sur elle, et la conserva sans tache au milieu de cette cour; sa vertu y fut admirée autant que sa parfaite beauté, dont le portrait passa jusque dans les pays étrangers, et les plus fameux peintres la tirèrent à l'envi pour faire valoir leur pinceau. Elle avouoit depuis avec agrément que jusqu'à 462 l'âge de quinze ans, elle ne fit jamais de réflexion sur cet avantage de la nature, n'étant occupée que de ceux qu'elle croyoit lui manquer; mais qu'à cet âge elle se vit des mêmes yeux que le public; connoissance fatale qui jusqu'à dix-huit ans lui fit sentir les dangereux écueils de la vanité. Les agréments de sa personne et plus encore sa douceur et sa modestie lui attirèrent l'estime et l'affection de la Reine. En toute occasion Mlle de Bains recevoit de nouvelles preuves de sa bonté; jamais elle ne s'en prévalut que pour faire du bien aux malheureux. A sa prière, Sa Majesté fournit pendant plusieurs années d'abondantes aumônes pour établir plusieurs filles de condition sans ressources; elle-même employoit à semblable œuvre une partie des bienfaits qu'elle recevoit de son auguste maîtresse.
Cette générosité puisoit sa source dans un cœur noble, tendre, constant pour ses amis, qu'elle réunissoit à un esprit solide, judicieux, capable des plus grandes choses; et il sembloit que le Créateur eût pris plaisir à préparer dans ce chef-d'œuvre de la nature le triomphe de la grâce. Tant d'aimables qualités fixèrent les yeux de toute la cour; nombre de seigneurs briguèrent une alliance si désirable, et la demandèrent à la Reine, ainsi qu'au grand maître de Malte, nommément M. le duc de Bellegarde, le maréchal de Saint-Luc, le marquis de Fontenay, etc., et Mme de Bains, quoique habituellement en Picardie, n'ignoroit rien de ce qui se passoit. Elle voyoit avec complaisance cette foule de partis se présenter, et ne doutoit pas que ses vues sur sa fille ne fussent bientôt remplies. Mais celui qui l'avoit élue de toute éternité pour son épouse ne permit pas que ce cœur digne de lui seul fût partagé avec aucune créature. La divine Providence lui ménagea dans ce même temps une mortification, nous ignorons le genre, qui commença à lui dessiller les yeux et à lui donner quelque légère idée de vocation pour la vie religieuse. Sur ces entrefaites, la Reine étant entrée dans ce premier monastère, Mlle de Bains l'y accompagna. Remplie des pensées qui agitoient son esprit, elle s'en ouvrit à notre bienheureuse mère Madeleine de Saint-Joseph. Cette vénérable mère, soit pour l'éprouver, soit que Dieu lui eût fait connoître que les moments n'étoient pas encore arrivés, lui dit en souriant qu'elle feroit fort bien de profiter des partis qui se présentoient, réponse vague qui ne lui déplut pas, selon les apparences, son cœur tenant encore si fortement au monde que, sans les puissants secours de la grâce qu'elle reçut depuis, jamais elle n'eût eu la force de le quitter.
Ces premières impulsions de vocation servirent néanmoins à la rendre plus timide sur le choix d'un état. N'ayant que dix-sept ans, elle ne se pressoit pas de se décider; contente de sa liberté, elle eût voulu en jouir toute sa vie; mais la grâce la poursuivit dans cette espèce de calme. Dans ce même temps, le mariage de Louis XIII obligea la Reine à se rendre à Bordeaux. Sa Majesté passant par Poitiers 463 entra dans l'abbaye de Sainte-Croix. Mme l'abbesse, Mme de Nassau, princesse d'Orange, ayant eu occasion de parler devant cette princesse du bonheur et des avantages de la vie religieuse, elle le fit avec tant d'onction et de force que Mlle de Bains présente en fut vivement touchée, et sans une de ses amies, à qui elle confia ses dispositions elle seroit entrée sur-le-champ dans cette abbaye. Cette amie l'en détourna et lui conseilla d'attendre au moins après le mariage du Roi. Ce désir véhément, selon l'aveu qu'elle en faisoit depuis en gémissant, se ralentit. Cherchant à se divertir et à se dissimuler à elle-même la voix secrète qui l'appeloit à la solitude, elle se livra plus que jamais aux plaisirs et à la vanité. Cependant cette voix miséricordieuse ne se taisoit point, et laissoit toujours dans le centre de son âme une forte impression qu'elle seroit religieuse et carmélite. L'approche des sacrements étoit pour elle l'approche de nouveaux combats; la vocation repoussoit, et la grâce, aidant la solidité de son esprit, la jetoit dans une confusion extrême, surtout au sacré tribunal de la pénitence. Toujours coupable des mêmes fautes, elle se disoit à elle-même: Ne vaudroit-il pas mieux quitter une bonne fois le monde tout à fait que d'y rester exposée à offenser Dieu? Elle se renouveloit, prenoit de fortes résolutions, mais quelque sincères qu'elles fussent, le temps les affoiblissoit et le goût du monde revenoit. Rien néanmoins ne pouvoit effacer cette impression secrète qui la poursuivoit sans cesse. Entrant avec la Reine dans ce monastère et se promenant dans les cloîtres, elle croyoit toujours y voir sa place. Pendant son sommeil même, elle se voyoit fréquemment revêtue de l'habit des Carmélites; quelquefois elle en sentoit de la joie, estimant la sainteté de cet état, mais plus souvent encore l'idée seule que cette chimère pourroit se réaliser la faisoit frémir, et la mettoit hors d'elle-même.
Enfin une maladie dangereuse qu'elle eut à l'âge de dix-huit ans, et qui fut suivie d'une assistance particulière de la sainte Vierge, acheva de lui ouvrir les yeux et de la dégoûter du monde. Voici le fait tel qu'il se trouve dans des mémoires conservés pour servir à l'histoire de sa vie: «Un jour, dit sa femme de chambre, que Mlle de Bains souffroit extrêmement d'un mal de tête qui la tourmentoit depuis quelque temps, je lui proposai de s'adresser à Notre-Dame de Bonne Délivrance pour être guérie et soulagée; elle y consentit, et après avoir obtenu la permission de la Reine, qui voulut que la gouvernante l'accompagnât, nous montâmes en carrosse pour aller à l'église de Saint-Gervais. Y étant arrivées, on nous mena dans la chapelle de Sainte-Marguerite, qui étoit toute pleine de femmes enceintes. Je priai un prêtre qui étoit là de dire une messe pour mademoiselle; après la messe, il lui mit l'étole sur la tête et récita sur elle des évangiles et des prières. Une des femmes auprès de qui j'étois m'ayant demandé si cette jeune belle dame étoit enceinte, parce qu'il n'en venoit pas 464 d'autres en ce lieu, je pensai mourir de douleur, croyant avoir perdu ma maîtresse de réputation; je lui dis donc de sortir bien vite, de la peur que j'avois que quelques seigneurs qui rôdoient dans le quartier pour découvrir où nous étions nous aperçussent; mais nous ne pûmes si bien faire que l'un d'eux ne nous vît; et comme étant veuf, il savoit la dévotion de cette chapelle, il vouloit en railler; mais je l'en empêchai, le menaçant, s'il le faisoit, de lui rendre de mauvais services auprès de Mlle de Bains, ce qui l'arrêta. La sous-gouvernante, qui n'en savoit pas plus que nous, fut en grande colère contre moi, craignant que la Reine ne se fâchât contre elle, et pour l'éviter elle m'accusa de simplicité; mais la bonne princesse non-seulement ne me dit mot, mais défendit que l'on parlât de cette aventure à Mlle de Bains. Le bon de tout, c'est qu'elle se trouva entièrement quitte de son mal de tête; aussi les courtisans disoient-ils que la sainte Vierge lui avoit dit comme notre Seigneur à la femme de l'Évangile: Ma fille, ta foi t'a guérie.»
La grâce agissant alors plus fortement sur son âme que sur son corps, elle en suivit les mouvements; elle prit un carrosse secrètement et vint demander une place à la révérende mère Marie de Jésus (Mme de Bréauté), pour lors prieure de ce monastère. Cette prudente mère, ne voulant rien précipiter, se contenta de lui promettre de lui en ménager une, et la pria en attendant de consulter M. de Bérulle sur une affaire de cette importance. Depuis l'heureux moment où dans le sein de sa mère il l'avoit offerte à la sainte Vierge, il ne la perdoit pas de vue devant Dieu, et à la cour même il prenoit plaisir à l'entretenir de discours de piété. Selon les apparences, le saint cardinal jugea nécessaire qu'elle s'éprouvât encore, puisque son entrée aux Carmélites fut différée de deux ans et qu'elle suivit la Reine dans son exil de Blois.
Une lettre écrite de sa main après grand nombre d'années de la vie religieuse prouve que dans cet intervalle elle eut encore de violents combats à soutenir contre elle-même. Cette lettre est trop intéressante pour être omise; nous ne ferons que la copier: les obstacles que Mlle d'Épernon eut à vaincre en pareille circonstance y donnèrent occasion.
«Mademoiselle, la mère sous-prieure (la mère Agnès) m'ayant fait part de l'honneur que vous me faites de vous souvenir de moi, et du désir que vous avez de savoir ce qu'il m'en a coûté pour quitter le monde, après vous avoir très humblement remerciée de l'un, je vous obéis en l'autre. J'avois une si grande pente pour les vanités du monde, les plaisirs de la vie, les commodités, qu'il me fallut faire beaucoup d'efforts pour les abandonner. Ma raison en étoit si offusquée que je répandois souvent beaucoup de larmes me voyant sur le point de les quitter. Je portois en ma conscience un instinct puissant de servir Dieu, mais en 465 même temps j'avois tant de traverses dans l'esprit, et tant de liens qui me tenoient engagée, que je ne savois si j'aurois jamais la force de les rompre. Il plut à Dieu, dont la bonté est infinie, de me présenter deux occasions pour m'y aider. La première fut la mort d'une demoiselle avec qui j'avois eu de grands entretiens deux ou trois jours avant; la voyant enlevée de ce monde si promptement, il me prit une si grande frayeur de la mort, que je n'avois de repos qu'en faisant résolution d'abandonner tout pour jamais. L'autre fut un sermon sur la vocation des âmes. Il étoit plein de reproches pour celles qui auroient manqué de fidélité à répondre à l'appel de Dieu, ces âmes qui auroient fait plus de cas de la vie présente que de l'éternelle, qui auroient méprisé l'amour d'un Dieu qui, par de si grands priviléges, les choisissoit pour lui, et se seraient abandonnées à celui qu'elles auroient pour des créatures viles et méprisables. Il dépeignit encore avec tant de grâce pour moi la consolation que mon âme et ses semblables recevroient au jour du jugement, qu'attendrie et saisie d'effroi je baissai ma coiffe de peur que l'on ne me vît, et donnai liberté à mes larmes de suivre le mouvement de mon cœur, et mon esprit fut si persuadé que, sans un crime inexcusable, je ne pouvois plus retarder d'obéir à Dieu, que je ne pris que peu de jours pour avoir mon congé de la Reine, et pour me mettre sur le chemin du lieu où sa divine majesté vouloit que je lui fisse le sacrifice de moi-même.»
Elle dit de plus, dans une autre occasion, parlant du père Suffren, auteur dudit sermon: «Ce sermon paroissoit m'être adressé si directement que je crus qu'il l'avoit fait exprès pour moi, quoique depuis deux ans que je marchandois avec Dieu, je n'en eusse parlé à personne. J'en fus si troublée que dès que ce père fut rentré chez lui, j'allai l'y trouver, mais fort secrètement, de peur qu'on ne se doutât de mon dessein, ce qui eût été d'autant plus aisé que tout le monde s'aperçut qu'il m'avoit touchée, m'ayant vue baisser ma coiffe. Il fut bien étonné de me voir, mais il le fut infiniment davantage lorsque je lui eus dit le sujet, et que sans doute il avoit fait ce sermon pour moi. Il m'assura que non, ne pensant pas même que j'eusse de vocation pour la vie religieuse, qu'apparemment Dieu le lui avoit inspiré puisqu'il en voyoit en moi l'heureux fruit. Il m'encouragea beaucoup à suivre la voix de Dieu, et me promit qu'il m'aideroit à obtenir un congé de la Reine.»
Dans les deux ans dont Mlle de Bains fait ici mention, elle s'exerça en toutes sortes de bonnes œuvres et austérités, couchant sur des planches, et se levant la nuit pour prier; mais tout cela avec tant de précaution que personne de la cour ne soupçonna ce qu'elle méditoit, agissant en tout l'extérieur avec son train ordinaire; le trait suivant en est la preuve.
Allant un jour voir Mme sa mère que des affaires appeloient à 466 Paris, elle passa dans une maison particulière où une femme eut la hardiesse de lui présenter quantité de pierreries de la part d'un prince. Mlle de Bains indignée la refusa d'un ton à faire sentir à cette misérable combien elle en étoit offensée. Comme elle remontoit en carrosse, cette femme la suivit en lui disant les injures les plus atroces. La femme de chambre, qui ne s'étoit point aperçue de ce qui s'étoit passé, lui demanda à quel propos on l'outrageoit ainsi, et l'ayant appris, elle voulut faire arrêter cette femme; mais Mlle de Bains le défendit en disant: Laissons à Dieu le soin de nous venger.
Mlle de Bains, alors bien décidée, ne soupiroit plus qu'après l'heureux moment où, délivrée de la servitude du monde, elle pourroit lui dire un éternel adieu. Pendant son séjour à Blois, elle s'étoit ouverte de son dessein à M. de La Suze, prieur de la Vernesse, son parent. Ce saint religieux, singulièrement dévot à la très sainte Vierge, lui avoit été d'un grand secours, et l'avoit toujours fortifiée dans son projet. Le révérend père Suffren et lui la déterminèrent à déclarer à la Reine en secret sa vocation pour les Carmélites, et à lui demander la permission de se rendre à celles de Paris dont elle avoit fait choix de préférence. La surprise de cette princesse fut extrême; elle l'avoit honorée de sa confiance et de sa bonté plus qu'aucune de ses filles d'honneur; après mille marques d'étonnement et de tendresse, elle lui dit que c'étoit une grande résolution qu'il ne falloit pas prendre légèrement, et qu'elle exigeoit qu'elle prît trois mois pour y penser. Ce terme expiré, Mlle de Bains résolut de réparer son délai involontaire, redoubla ses instances auprès de Sa Majesté, qui, touchée de sa constance, céda enfin à ses désirs. Elle lui donna pour l'accompagner dans ce voyage, le père Des Granges, minime, Mme de Saint-Martin, sous-gouvernante de ses filles d'honneur, un gentilhomme et la suite convenable à un carrosse de Sa Majesté. Mlle de Bains instruisit ce religieux minime de son secret, par un motif d'autant plus édifiant qu'il découvre toute l'étendue de son sacrifice.
Déterminée à la plus entière rupture avec le monde, elle comprit quelle devoit commencer par anéantir son propre esprit; dans cette vue, elle pria ce père de lui dresser le modèle des lettres que le devoir et la reconnoissance l'obligeoient d'écrire aux princesses et dames qui l'honoroient de leur amitié, pour leur annoncer sa retraite aux Carmélites. Elle les copia mot à mot, avec l'humilité et l'admirable simplicité qui ont constamment éclaté en elle. Elle ne se permit même nul retour sur l'étonnement que devoit causer un style si nouveau pour elle; il ne nous est resté qu'un fragment de celle qu'elle écrivit à Mme la princesse de Conti. Le voici: «Madame, étant pour me charger de la croix de mon Sauveur, j'ai cru qu'il étoit de mon devoir, etc.» Toutes les soirées du voyage se passèrent à copier ces édifiantes lettres. A une journée de Paris, la femme de chambre, persuadée, 467 comme toute la cour, qu'elle n'y venoit que pour se marier, l'entretenoit des pompes et des préparatifs relatifs à cet objet. L'indifférence de sa maîtresse lui fit soupçonner sa vocation; elle lui fit part de ses inquiétudes; la réponse qu'elle en reçut lui fit connoître qu'elles étoient fondées; «ce qui me fit crier si fort, dit cette femme, que tous ceux du logis accoururent pour savoir ce qui étoit arrivé. Je leur dis en pleurant, et je sanglotai si fort qu'elle fut contrainte de me l'avouer.» Le secret de Mlle de Bains découvert, elle employa cette dernière nuit à régler les libéralités qu'elle vouloit faire, tandis que cette fille s'occupoit avec le gentilhomme qui accompagnoit sa maîtresse des moyens de faire échouer son entreprise. Leur entretien ayant été sans tiers, quel fut l'étonnement de l'un et de l'autre, lorsque, entrant le matin dans sa chambre, elle leur cria: N'exécutez pas vos desseins, car ils ne réussiront pas.
Arrivée à Paris, elle fut droit aux Carmélites. En descendant de carrosse, son premier soin fut de donner différents ordres aux personnes qui l'avoient accompagnée pour les écarter du monastère, et leur dérober la vue de son entrée. Pendant qu'on alloit avertir la révérende mère Marie de Jésus, prieure, elle courut à l'église adorer le très Saint-Sacrement. En y entrant, elle aperçut près du sanctuaire M. le marquis de Bréanté, fils unique de cette vénérable mère; la crainte d'en être reconnue la retint au bas de l'église; elle se cacha le mieux qu'elle put dans ses coiffes, et abrégea sa dévotion pour se réfugier chez les tourières en attendant que la porte s'ouvrît. Le marquis la suivit de près; mais, n'ayant pu la reconnoître, il monta au parloir de sa respectable mère. En arrivant, elle lui dit qu'elle n'avoit pour cette fois qu'un moment à être avec lui. «Pourquoi, lui dit-il, Madame, me chassez-vous si vite aujourd'hui?» Mais, sans lui répondre, elle sortit du parloir; une visite si précipitée et le carrosse de la Reine qu'il avoit vu, piquèrent sa curiosité; il s'informa à diverses personnes qui ne crurent pas devoir le satisfaire; enfin, il s'adressa au cocher, qui, sans mystère, lui dit le nom de la personne qu'il avoit amenée.
Pendant ce temps, Mlle de Bains entra dans le monastère, et par M. de Bréanté la nouvelle en fut aussitôt répandue dans Paris. Elle y attira dès ce premier moment une foule de personnes de tous états, chacune voulant se convaincre par soi-même d'un événement qu'on se persuadoit à peine. Mme la princesse de Conti, instruite par Mlle de Bains même de sa retraite, ne perdit point de temps pour s'y rendre, persuadée qu'elle ne pourroit tenir aux marques de sa tendresse; elle n'oublia rien de ce qui pouvoit l'attendrir et la pressa de sortir, joignant aux témoignages de la plus tendre amitié et aux larmes les plus sincères les offres les plus flatteuses, jusqu'à l'assurer que tous ses biens étoient à sa disposition.
Cet événement si peu attendu de Mme de Bains fut pour elle un coup 468 de foudre; elle part sur-le-champ de Picardie, se rend à l'hôtel de Conti, se flattant que ses efforts, près de sa fille, soutenus par cette princesse, seroient plus efficaces. Mais sœur Marie de Jésus (c'est le nom qui lui fut donné à son entrée) demeura inébranlable, uniquement occupée du bien éternel et de l'ineffable alliance à laquelle l'infinie bonté de Dieu la destinoit. Elle parut insensible à tout ce que la terre lui pouvoit offrir. Cependant Mme de Bains, au désespoir de ne pouvoir rien gagner sur sa fille, s'adressa au parlement. M. Sevin, avocat général, fut chargé de la cause et la plaida avec zèle, ne doutant point du succès, vu l'âge de Mlle de Bains qui n'avoit encore qu'un peu plus de vingt ans. Il l'eût sans doute gagnée, si M. le cardinal de Retz, évêque de Paris, ne se fût porté médiateur entre la mère et la fille, et n'eût fait consentir la première à se contenter d'un entretien secret dans l'intérieur du monastère. Il se chargea lui-même de lui en ménager l'entrée, à la suite de quelques princesses qui en avoient acquis le droit par bref de Rome. Ce projet fut exécuté. Cette mère désolée conduisit sa fille dans le fond du jardin, et là, pendant trois heures entières, employa tout ce que put lui suggérer l'amour le plus tendre et le plus juste. Après avoir épuisé les caresses, employé les menaces, et intéressé sa conscience qu'elle crut alarmer en lui disant qu'étant veuve, chargée de procès, son devoir l'obligeoit à la secourir dans sa vieillesse; enfin, hors d'elle-même par l'excès de sa douleur, elle tomba aux pieds de sa fille, noyée dans ses larmes. Quelle épreuve pour Mlle de Bains, qui aimoit autant cette tendre mère qu'elle en étoit aimée! Son recours à Dieu dans un assaut si long et si dangereux lui mérita d'en être secourue, et la fit sortir victorieuse de ce premier combat, qui ne fut pas le dernier, Mme sa mère étant souvent revenue à la charge tout le temps de son noviciat.
Dans ces premiers jours, le monastère fut assiégé par les personnes du premier rang et les amies de la nouvelle postulante. Tous firent les derniers efforts sur son cœur, sans en effleurer la constance. Soupirant après la solitude qu'elle étoit venue chercher, elle eut bien voulu se soustraire à ces visites; mais la mère prieure crut devoir l'obliger à s'y prêter pendant les huit premiers jours; elle les employa à persuader aux personnes qui la visitèrent que, passé ce temps, elle devoit être regardée comme morte pour eux et pour le monde.
Dans cet intervalle, un seigneur de la cour hasarda encore de charger sa femme de chambre de lui offrir son alliance; et peu de jours après le gentilhomme qui l'avoit accompagnée dans son voyage ayant eu commission d'un autre seigneur de lui faire la même offre, il fut si sensiblement touché du souverain mépris qu'elle témoignoit pour les grandeurs du siècle, qu'il les quitta lui-même et embrassa l'état ecclésiastique. Il ne fut pas le seul sur qui le courage de Mlle de Bains fit impression. Une demoiselle, élevée chez Mme la princesse de Conti, se 469 reprochant sa lâcheté à obéir à la voix de Dieu qui depuis longtemps l'appeloit au Carmel, frappée d'un exemple si édifiant, rompit ses liens, et entra dans le monastère des Carmélites d'Aix. Enfin la femme de chambre, dont nous avons si souvent parlé, inconsolable de la perte de sa maîtresse, et réfléchissant sur l'héroïsme de sa vertu, reçut le don inestimable de la vocation religieuse. Elle fut reçue dans le couvent de l'Assomption de Paris, où les bienfaits de sa maîtresse fournirent à sa dot. Elle y a vécu très saintement sous le nom de la mère Antoinette de Sainte-Geneviève. La haute idée qu'elle avoit conçue de la sainteté de sa maîtresse lui persuadant que l'on écriroit un jour sa vie, de son propre mouvement elle dressa les mémoires qui y servent aujourd'hui.
Enfin sœur Marie Madeleine de Jésus, délivrée de l'espèce de servitude dans laquelle elle avoit été tenue ces huit premiers jours, se livra tout entière aux devoirs de son nouvel état. Dieu, qui avoit sur elle de grands desseins, inspira à la sainte mère prieure de prendre seule le soin de la former à la vie religieuse. Ses progrès furent si rapides qu'ils surpassèrent les espérances qu'elle en avoit conçues; elle admiroit surtout que dans ce passage d'un état de vie tel que celui de la cour à celui de la religion, il ne lui restât pas le moindre vestige du premier. Les vertus d'humilité, de simplicité, d'obéissance et de mortification, qui y sont les plus opposées, commencèrent dès lors à la caractériser. Chaque fois que la mère prieure l'entretenoit, elle avoit la consolation de recueillir le centuple de sa semence jetée dans ce cœur si bien disposé, ce qui la portoit à bénir incessamment le ciel du don précieux qu'il avoit fait en elle à ce monastère et à tout l'ordre.
L'humilité étant le fondement de tout l'édifice spirituel, sœur Marie de Jésus s'appliqua d'abord à lui donner toute la profondeur que la grâce lui suggéroit. Elle saisissoit avec ardeur tous les moyens d'anéantir à ses propres yeux et à ceux des autres, les dons de nature et de grâce dont Dieu l'avoit favorisée. Peu contente de s'être soustraite aux visites des grands et de toutes ses amies, dans le désir d'en être oubliée, et d'ôter de devant leurs yeux tout ce qui pouvoit la rappeler à leur esprit, son premier soin fut sous divers prétextes de retirer ses portraits de leurs mains, dans le dessein de les brûler. Quelques personnes, n'imaginant pas l'usage qu'elle en vouloit faire, eurent pour elle cette complaisance; mais le plus grand nombre ne s'y prêta pas. Un de ces portraits ayant été envoyé à notre bienheureuse mère, alors prieure au second monastère qu'elle venoit de fonder, cette vénérable mère se fit un amusement de le montrer à la communauté assemblée. A cette vue, toutes se sentirent attirées à demander à Dieu de ne point laisser dans le monde ce chef-d'œuvre de nature, digne de lui seul, et d'en gratifier le Carmel. Une d'entre elles, sœur Marie de Sainte-Thérèse, fille de Mme Acarie, s'offroit même à sa divine majesté pour souffrir 470 tout ce qu'il lui plairoit pour obtenir cette grâce. Alors notre bienheureuse mère, en souriant et frappant sur son épaule, lui dit que la bonté de Dieu avoit prévenu ses désirs, qu'elle étoit déjà dans l'ordre, et qu'il ne falloit penser qu'à demander sa persévérance.
Ses premiers essais étoient trop parfaits pour ne s'en pas flatter. Les sacrifices momentanés qu'elle faisoit à Dieu de toute elle-même et de ses inclinations les plus innocentes, inondoient son âme d'une paix et d'une joie toute céleste, qui lui faisoit goûter de plus en plus le bonheur de son état, et ne lui laissoit de désirs que pour s'en assurer la stabilité. «Je n'aurois pas voulu, disoit-elle dans la lettre déjà citée à Mlle d'Épernon, changer mon sort avec tous les empires du monde. Certainement les délices de la vie sont bien stériles en joie comparées à celles dont je jouissois et jouis encore.»
Des dispositions si consolantes, accompagnées des plus solides vertus, engagèrent la mère prieure à abréger le temps de sa première épreuve, et le sentiment de la communauté se trouvant unanime, elle reçut le saint habit de la religion le 20 mars 1619.
Revêtue des livrées de Jésus-Christ, qu'elle regardoit comme les arrhes de l'alliance dont elle vouloit s'honorer, elle rechercha avec plus d'ardeur encore les moyens de témoigner à son divin époux son amour et sa reconnoissance. C'étoit en elle une soif insatiable qui ne pouvoit être satisfaite. Les plus grandes austérités lui paroissoient des atomes. Elle lui demandoit sans cesse de lui faire connoître ce qui la rendroit plus agréable à ses yeux. Une prière si digne de Dieu ne pouvoit qu'être exaucée. Un jour, après la sainte communion, une voix intérieure lui dit: Ce que je désire de vous est de bien faire tout ce que vous faites. A ces paroles se joignit une lumière aussi vive que pénétrante qui lui montra une étendue immense dans les vertus religieuses; elle en fut effrayée, et désespéroit de pouvoir les mettre en pratique; elle commençoit à tomber dans l'abattement, lorsque la même voix lui dit: Ce qui est impossible aux hommes ne l'est pas à Dieu; je serai en vous pour opérer ce grand ouvrage. Son âme en ressentit aussitôt l'effet, se trouvant revêtue d'une force supérieure.
Il n'y avoit que six semaines que sœur Marie de Jésus étoit revêtue du saint habit, lorsqu'elle éprouva que dans l'ordre de la grâce les faveurs les plus signalées sont toujours suivies des épreuves les moins attendues. Elle tomba tout à coup dans une si profonde léthargie que, quoique très promptement secourue, aucuns remèdes ne l'en purent tirer, ce qui obligea de lui faire administrer l'extrême-onction. La révérende mère Marie de Jésus et toute la communauté consternées firent faire beaucoup de prières en dehors et en dedans du monastère; et notre bienheureuse mère[567], avertie du danger pressant de la novice, la recommanda à ses filles de la rue Chapon, leur disant: Il ne faut 471 pas, mes filles, que Dieu nous ôte sitôt le bien qu'il nous a donné. Au moment qu'on s'y attendoit le moins, la connoissance revint à la malade. Craignant un nouvel accident, l'on profita de ce premier instant pour la faire confesser et lui donner le saint viatique; et Dieu, touché des vœux ardents de tant d'âmes saintes réunies, lui rendit la santé, grâce qui combla de consolation les deux mères et leurs filles. Revenue des portes de la mort, la fervente novice, à qui, selon le témoignage qu'en a rendu la sainte prieure, Dieu avoit accordé de très grandes grâces dans le cours de cette maladie, redoubla de vigilance et de fidélité; et, comprenant que tous les instants de la vie qui lui avoit été rendue devoient être employés à pratiquer ce que renfermoient les paroles que Dieu avoit imprimées dans le centre de son âme, elle s'appliqua tout entière à s'acquitter des actions les plus communes avec toute la perfection dont elles pouvoient être susceptibles, portant cette fidélité jusqu'à bien écrire, fermer une lettre, ployer un paquet sans défaut, etc., et cela avec autant d'attention qu'elle portoit aux choses essentielles; fidélité qui fut en elle si persévérante que ses mères et sœurs assuroient à la fin de sa vie ne l'avoir jamais pu trouver en faute sur les plus foibles objets.
Cette maladie ne fut pas la seule épreuve par laquelle Dieu voulut purifier une âme en qui il vouloit mettre ses complaisances. A cette joie sainte, à cette paix délicieuse dont son cœur avoit été inondé dans les commencements de son noviciat, succéda une tentation des plus dangereuses. Le démon, jaloux des progrès d'une âme qu'il prévoyoit devoir lui en ravir tant d'autres, se servoit pour la perdre de la haute idée qu'elle avoit conçue de la sainteté de l'état religieux: il lui persuada que celles qui l'avoient embrassé devoient être des anges, par conséquent exemptes des défauts et des foiblesses que Dieu laisse souvent aux âmes les plus saintes pour exercer leur vertu, et pour les tenir dans l'humilité. Ne pouvant manquer d'en voir de ce genre dans ses sœurs, elle se trouva bientôt en butte aux attaques de l'ennemi de tant de biens. Cette illusion, jointe aux instances que Mme sa mère ne se lassoit pas de faire pour l'obliger à quitter l'habit, lui livrèrent de si rudes combats qu'elle se vit plusieurs fois sur le point de demander à sortir. A cette première erreur l'auteur de ses peines en ajouta une autre, lui mettant dans l'esprit qu'elle devoit les tenir secrètes même à l'égard de la prieure, ce qui lui assuroit sa proie; mais comme une âme tentée est rarement d'accord avec elle-même, la bonté de Dieu se servit pour la tirer de cet abîme d'une pensée bien opposée à celle qui l'y avoit entraînée. Malgré les imperfections qu'elle croyoit apercevoir dans ses sœurs, ne pouvant se dissimuler leurs vertus réelles, elle les regardoit comme des saintes et les croyoit telles; elle se persuada donc qu'elles voyoient tout ce qui se passoit dans son imagination. «Puisque, je ne puis, se disoit-elle à elle-même, leur soustraire 472 la connoissance de mes dispositions, il faut me résoudre à les déclarer.» Dieu, qui n'attendoit que cet acte d'humilité et de simplicité de sa servante pour la faire triompher de son ennemi, rendit aussitôt à son âme le calme qu'elle avoit perdu, et daigna substituer à ses premières et fâcheuses impressions les sentiments contraires, l'amour et l'estime de son état, une charité et un respect sans bornes pour ses sœurs, le plus souverain mépris d'elle-même, et une ouverture sans réserve pour la vénérable mère chargée de sa conduite, pour qui dans la suite de sa vie elle n'eut rien de caché.
Enfin le moment heureux où sœur Marie de Jésus devoit consommer son sacrifice étant arrivé, elle s'y prépara par une retraite de dix jours usitée, et une confession générale qu'elle fit à M. le cardinal de Bérulle. Elle prononça ses vœux, âgée de vingt-deux ans, l'an 1620, le 25 de mars, fête de l'Incarnation.
Les saintes dispositions qui précédèrent et accompagnèrent son sacrifice sont aussi difficiles à exprimer que les grâces dont l'infinie bonté de Dieu la favorisa. Se regardant dès lors comme une victime immolée à son Dieu, elle comprit que, morte à elle-même, elle ne devoit plus vivre que de sacrifices, et retrancher toutes les inclinations de la nature et les penchants de son cœur, pour ne plus agir que par le mouvement de l'Esprit-Saint. Son amour pour la souffrance devint si véhément que la révérende mère Marie de Jésus, naturellement réservée à accorder aux jeunes religieuses des austérités extraordinaires, crut devoir seconder la grâce de sa nouvelle professe en se rendant à ses désirs. Dès lors cette sainte fille fit son étude de Jésus-Christ. Ses mystères, ses paroles, ses actions, ses douleurs, sa vie, sa mort, ses grandeurs et ses abaissements remplissant son cœur, en portoient l'empreinte sur toute sa conduite, qui attiroit l'admiration de toute la communauté. Il n'y avoit que quatre ans que sœur Marie de Jésus étoit professe, lorsque Dieu rendit à notre monastère notre bienheureuse mère qui en avoit été absente pendant plusieurs années. Cette grande servante de Dieu bénit mille fois la souveraine bonté du trésor inestimable dont il l'avoit enrichie dans la personne de sœur Marie de Jésus; elle ne pouvoit se lasser d'admirer tant de vertus et de talents réunis dans un même sujet; elle se fit un plaisir d'en partager la conduite avec celle à qui elle succédoit en la charge de prieure, regardant comme l'un de ses principaux devoirs le soin de la perfection d'une âme qu'elle prévoyoit devoir être le soutien de tout l'ordre. Cette vue du bien de notre saint ordre lui fit résoudre peu de temps après à faire à Dieu le sacrifice d'un sujet si utile et si necessaire à ce monastère pour celui de Bourges, qui étoit au moment d'être anéanti par la désertion des filles rebelles à l'autorité des supérieurs françois. M. de Bérulle et ses collègues, voulant sauver cette portion de la famille que Dieu avoit confiée à leurs soins, résolurent d'y envoyer d'autres 473 religieuses, avec une prieure qui joignît à une éminente vertu les qualités propres à une mission si difficile, et qui fût capable de concilier les intérêts divers des personnes qui la traversoient ou la soutenoient.
Notre bienheureuse mère, qui y avoit mûrement pensé, n'en trouva pas de plus propre que sœur Marie de Jésus à seconder son zèle; elle lui en parla donc. La seule proposition fut pour elle un coup de foudre, son humilité lui persuadant être aussi indigne qu'incapable de remplir un tel poste, et son cœur souffrant de se voir sitôt séparée de cette bienheureuse mère. Elle ne marqua cependant aucune opposition au dessein qu'elle avoit sur elle; elle reçut même en silence et dans l'intention d'en profiter les avis qu'elle lui donna l'espace de deux mois pour s'en acquitter. Mais lorsqu'elle étoit seule, elle fondoit en larmes, Dieu ne permettant pas qu'un sacrifice si généreux fût adouci par son entière soumission à sa volonté, afin de donner lieu à son plus grand mérite. Elle le poussa même si loin qu'elle ne crut pas devoir pendant ce temps s'ouvrir de ses dispositions à la sainte prieure, dans la crainte de lui faire changer de sentiments et de sortir par là de l'ordre de la Providence. Mais Dieu, qui ne demandoit d'elle que le sacrifice de ses répugnances, permit que, faisant réflexion que cette réserve à l'égard de celle qui lui tenoit sa place pouvoit être contraire à l'esprit de simplicité auquel elle s'étoit dévouée, il n'en fallut pas davantage pour la déterminer à la pratiquer dans cette occasion comme dans toutes les autres; ainsi s'abandonnant de nouveau à la Providence, et à ses desseins tels qu'ils pussent être, elle communiqua par écrit à cette bienheureuse mère la pénible situation où elle se trouvoit. La sainte prieure, qui de son côté ayant découvert dans de fréquents entretiens encore plus clairement les vertus et les talents de la sœur Marie de Jésus, se reprochoit déjà la pensée qu'elle avoit eue d'en priver son monastère; charmée que cet aveu se rencontrât avec ses nouvelles lumières, elle lui dit: Ma fille, vous n'irez point à Bourges, j'ai changé de dessein, n'y pensez plus. A quoi pensois-je, disoit depuis cette bienheureuse mère, d'avoir eu l'idée d'éloigner d'ici un sujet de ce mérite? J'en meurs de confusion, quoique je ne voulusse le faire que par grande charité. Souvent elle lui en demandoit pardon en des termes qui étoient pour cette humble fille une véritable croix. Dès lors cette sainte prieure eut de grandes vues sur elle, et Dieu ne tarda pas à l'y confirmer.
Ce monastère étant souvent obligé de se priver de ses meilleurs sujets pour les nouvelles fondations, les supérieurs avaient jugé nécessaire dans le temps de continuer dans leurs emplois celles qui occupoient les premières places. Sœur Marie de Saint-Jérôme, sous-prieure de cette maison, étoit dans ce cas; elle aspiroit depuis longtemps à rentrer dans l'état de simple religieuse. Cette grâce fut enfin accordée 474 à ses demandes, et la communauté supplia M. de Bérulle d'ordonner à leur bienheureuse mère de demander à Dieu qu'il daignât lui faire connoître celle qu'il destinoit à cet emploi; elle obéit à cet ordre, et pendant qu'elle recommandoit cette affaire à Notre-Seigneur, elle entendit une voix qui lui dit que cette élection devoit tomber sur sœur Marie Madeleine de Jésus, et elle conçut en même temps par une lumière surnaturelle que Dieu l'avoit choisie pour partager avec elle les travaux de la supériorité, lui succéder dans le gouvernement de ce monastère et dans le zèle de la perfection de l'ordre. Cette révélation combla de joie la servante de Dieu, elle en fit part à M. de Bérulle et à la communauté qui l'élut d'une voix unanime pour l'emploi désigné. Sœur Marie de Jésus, aussi surprise et désolée que les sœurs étoient satisfaites, n'oublia rien pour se défendre d'accepter cette place de tout ce que les bas sentiments qu'elle avoit d'elle-même lui suggérèrent; elle eut de violents combats à soutenir contre son humilité et son attrait pour la vie intérieure et la solitude, attrait que l'on pouvoit dire avoir été sa passion dominante, et qui toute sa vie lui fit souffrir une espèce de martyre, étant destinée par la Providence à être le conseil et le recours de ses prieures, et par conséquent à ne pouvoir jamais le satisfaire. La perfection avec laquelle elle s'acquitta des devoirs de son nouvel emploi, justifia le choix que Dieu avoit fait d'elle, et quelque connoissance que la communauté eût déjà de son mérite et de sa capacité, elle surpassa son attente. Entre les devoirs ordinaires attachés à cette place, notre bienheureuse mère se déchargea sur elle des visites fréquentes qu'elle étoit forcée de recevoir, de répondre à la plupart des lettres qui lui étoient écrites; et de plus s'en fit aider dans la direction des âmes. Elle admiroit sans cesse qu'elle pût suffire à tant d'occupations différentes, et bénissoit Dieu de lui avoir donné un tel secours sur la fin de ses jours. Cette bienheureuse voyant approcher le terme de son pèlerinage soupiroit sous le poids du gouvernement, et désiroit avec ardeur d'en être déchargée, pour n'avoir plus d'autre soin que celui de se préparer à l'arrivée de son époux. Dans cette vue, elle fit au révérend père Gibieuf de si fortes instances pour obtenir cette grâce qu'il crut ne lui devoir pas refuser; en conséquence il procéda à une élection; elle tomboit naturellement sur la mère Marie de Jésus qui avoit déjà gouverné ce monastère neuf années consécutives avec une sagesse telle qu'on pouvoit l'attendre de son éminente sainteté; mais attirée à une vie purement intérieure, elle se réserva l'heureux sort de Marie pour le reste de ses jours, et les supérieurs respectant son attrait crurent devoir y condescendre; ainsi le 2 juin 1635, sœur Marie de Jésus, sous-prieure, fut élue prieure, et vérifia en entier la révélation de la bienheureuse mère. La joie de ces deux servantes de Dieu fut aussi sincère que le fut la douleur de la nouvelle élue.
Jamais elle n'eût pu se résoudre à accepter ce fardeau, si, outre 475 l'obéissance sous laquelle elle étoit obligée de plier, elle n'eût compté sur le secours et les lumières de celle à qui elle succédoit. Mais cette bienheureuse mère avoit bien d'autres vues; ayant déjà fait l'épreuve de la prudence et du talent de la jeune prieure, elle ne douta pas des bénédictions que le ciel verseroit sur son administration; aussi elle ne pensa plus qu'à partager avec la mère Marie de Jésus, sa sainte amie et compagne, les douceurs de la vie contemplative, et ne voulut plus entrer pour rien dans les sollicitudes du gouvernement. La nouvelle prieure ne tarda pas à s'en apercevoir; elle lui en fit de respectueux mais très vifs reproches, auxquels la bienheureuse mère répondit, qu'il étoit vrai qu'elle ne pensoit plus qu'à honorer l'humble dépendance de Jésus-Christ, ajoutant à ces paroles édifiantes: Mais puisque vous m'ordonnez, ma mère, de vous dire mon sentiment, je le ferai quand l'occasion s'en présentera. Et depuis ce moment jusqu'à sa mort, cette bienheureuse ainsi que la mère Marie de Jésus ne cessèrent de lui communiquer ce que l'expérience dirigée par la grâce leur avoit appris dans l'art de gouverner. Cette excellente élève, de son côté, suivoit leurs avis en tout sans jamais s'en écarter dans les choses même les plus indifférentes; nous n'en donnerons qu'un exemple.
La mère Madeleine de Saint-Joseph dit un jour qu'il falloit placer deux grands tableaux dans l'hermitage dédié à feu le saint cardinal de Bérulle; en conséquence la mère prieure ordonna qu'ils y fussent portés. La sœur, chargée de ce petit lieu de dévotion, lui représenta qu'ils étoient trop grands pour la situation; mais elle, ne trouvant rien d'impossible dès qu'il s'agissoit de satisfaire cette vénérable mère, persista à le vouloir; cette sœur ne pouvant s'y résoudre lui représenta qu'étant prieure elle étoit maîtresse d'en ordonner autrement; elle n'eut d'autre réponse que celle-ci: Dieu m'en garde, ma sœur, je perdrois plutôt la vie que de contrevenir à la déférence que je dois à ses moindres désirs. La nouvelle prieure portant cette délicatesse pour les simples désirs de cette bienheureuse, l'on ne peut douter de sa déférence totale sur des points plus importants, tels que ceux du gouvernement intérieur et extérieur du monastère; en effet on n'y vit aucun changement, sa conduite se trouvant en tout conforme à celle qui l'avoit précédée, et la mère Madeleine de Saint-Joseph, dans le transport de sa joie, se croyant désormais inutile sur la terre, eut pu dire avec le saint vieillard Siméon: Laissez aller en paix votre servante, Seigneur, puisque mes yeux ont vu celle que vous avez choisie pour être la gloire et l'appui du nouveau Carmel dont vous m'aviez chargée.
En effet cette âme séraphique, qui soupiroit depuis si longtemps après la fin de son exil, alla se réunir à son céleste époux deux ans seulement après l'élection de cette fille chérie, qui éprouva avant la mort de sa sainte mère son pouvoir auprès de Dieu; car lui ayant promis de lui obtenir la grâce nécessaire pour porter leur séparation, elle 476 fit paroître une constance si extraordinaire qu'il étoit aisé de juger que Dieu seul pouvoit en être l'auteur. Voici ce qu'en rapporte une des anciennes mères dans sa déposition lorsque l'on fit les informations de la béatification de la bienheureuse mère.
«Je pense pouvoir dire avec vérité que pas une des mères et des sœurs n'égaloit notre mère prieure dans les sentiments d'amour, de vénération et d'estime pour la servante de Dieu. Cependant, pendant son agonie, elle se tint toujours debout, les yeux élevés au ciel, nous exhortant avec des paroles puissantes, un visage enflammé et tout céleste, à offrir à Dieu ce grand sacrifice avec une force et une soumission parfaite; enfin elle étoit dans un état où je ne saurois encore penser qu'avec admiration. Ce fut encore dans cette douloureuse circonstance que s'accomplit la prophétie que cette bienheureuse lui avoit faite, lorsque demandant à la jeune prieure sa bénédiction qu'elle ne pouvoit se résoudre, par respect, de lui donner, elle lui dit: Vous me la refusez à présent; un jour viendra ou vous me la donnerez, sans que je vous la demande. Ce qui arriva, car pendant l'agonie de la sainte mourante, elle ne cessa de la bénir par un mouvement divin dont elle ne s'apercevoit même pas. Mais si le courage et la force de cette digne prieure fut si remarquable dans une conjoncture si accablante pour elle et pour sa communauté, elle fut encore plus surprenante après le bienheureux décès de la servante de Dieu, donnant ordre à tout avec une tranquillité et une liberté d'esprit qui met dans l'admiration toutes les personnes qui connoissoient la grandeur du sacrifice que Dieu venoit d'exiger d'elle. Toute la communauté participa à cette même grâce de force: malgré leur douleur, la conviction du bonheur dont jouissoit leur sainte mère, répandoit dans les cœurs une onction céleste qui les portoit puissamment à louer Dieu de la gloire dont il l'avoit couronnée.»
Un des premiers soins de cette révérende mère fut de faire un recueil des miracles de cette bienheureuse qui s'opéroient sous ses yeux, afin qu'ils pussent servir un jour à sa béatification. Elle rechercha aussi avec des peines infinies les attestations de sa sainte vie; elle travailla elle-même à l'écrire avec un si grand soin et une si grande application qu'elle la relut jusqu'à dix fois pour y ajouter ou retrancher ce qu'elle jugeoit nécessaire, se servant à cet effet des mémoires qu'elle avoit ordonné aux sœurs de faire sur ce qu'elles se souvenoient lui avoir ouï dire ou faire, soit pour leur conduite propre, soit pour celle des autres; et c'est sur ces différents mémoires qu'elle avoit compilés que le révérend père Gibieuf a composé sa vie où il ne voulut pas mettre son nom par humilité. C'est celle que nous avons entre les mains où l'on peut voir tout ce que le zèle et la reconnoissance inspirèrent à cette digne fille pour honorer la mémoire de sa bienheureuse mère[568]. Outre neuf services solennels qu'elle fit célébrer dans ce monastère et grand nombre de 477 messes et de communions, elle voulut que la communauté fût quarante jours sans récréation, et que pendant un an les vêpres des morts fussent récitées à la suite de ceux du jour.
Dans l'année 1644, Mme la Princesse et Mlle de Bourbon, sa fille, se rendirent fondatrices du bâtiment qui fut nommé le petit Logis, qui de nos jours a été cédé en bail emphytéotique. La mère prieure, dont le dessein étoit de l'ajouter pour fournir au grand nombre de sujets que la Providence lui adressoit, ne perdit point cet ouvrage de vue, et voulant qu'il fût en tout conforme à nos usages, elle s'opposa aussi fortement que respectueusement aux désirs de cette princesse qui souhaitoit que les planchers fussent plus élevés que nos constitutions ne le permettent. La vénération pour notre sainte Thérèse et son respect pour tout ce qu'elle prescrit à ses filles la fit consentir aux volontés de cette mère si chérie. Ce ne fut pas la seule occasion où sa fermeté parut inflexible pour soutenir la régularité. La Reine et les princesses avoient quelquefois la dévotion d'assister à matines au dedans du monastère. Comme elles souffroient beaucoup du vent et du froid en hiver, Sa Majesté résolut de faire mettre des châssis aux fenêtres du chœur; mais la mère prieure, craignant jusqu'à l'ombre du relâchement, prit la liberté de lui représenter que cela n'est permis aux Carmélites que pour leurs infirmeries, et la supplia de trouver bon qu'il ne fût rien innové dans nos usages. Cette auguste princesse admira la solidité de ses raisons, les respecta et n'en eut que plus d'estime pour la zélée prieure. Ce fait nous a été transmis par une lettre conservée qu'elle écrivoit peu de temps après à un visiteur pour s'opposer aux désirs d'une prieure qui vouloit faire dans la maison ce qu'elle avoit refusé dans celle-ci.
Deux autres faits en matière différente prouvent que son attention s'étendoit à tout pour ne laisser introduire aucune coutume contraire à la régularité. Une princesse, qui étoit venue le matin entendre la messe un jour de grande solennité, demanda une légère soupe au gras; la mère ressentit une douleur extrême de ne pouvoir la satisfaire en chose si facile; mais son amour pour nos saints usages l'emporta sur toute autre considération; elle lui fit offrir des œufs frais pour y suppléer. M. le comte de Brienne, l'un des bienfaiteurs de nos maisons, étant malade et se trouvant dans le même cas, demanda simplement un bouillon; elle lui fit donner aussi deux œufs frais, il monta ensuite au parloir où il s'entretint avec elle de diverses choses sans lui parler de celle-ci: ce qu'elle racontoit souvent pour inspirer aux autres la même fermeté avec les personnes que l'ordre ou la maison a plus d'intérêt de ménager, sans craindre de perdre leur amitié et leur protection. Mille traits semblables, et surtout son zèle ardent pour la perfection des âmes dont Dieu l'avoit chargée, et à laquelle chacune des sœurs travailloit de son côté, faisoient dire à la mère Agnès de Jésus-Maria 478 (M{lle) de Bellefond), cette mère si éclairée, que si ses deux premières mères (Madeleine de Saint-Joseph et Marie de Jésus) avoient été choisies de Dieu pour commencer son œuvre, celle-ci l'avoit été pour la perfectionner.
Dieu versant tant de bénédictions sur son gouvernement, la sainteté des religieuses de cette maison lui acquit une si grande réputation, qu'elle lui attira un nombre prodigieux d'excellents sujets; dix-huit firent leurs vœux entre ses mains dans le cours de ses deux premiers triennaux. La vénérable mère Marie de Jésus, au comble de ses vœux, regardoit comme sa mère celle qu'elle avoit, pour ainsi dire, engendrée à la religion, et l'on ne pouvoit voir sans admiration jusqu'où elle portoit le respect, l'obéissance, la soumission et la confiance envers celle qu'elle avoit formée, lui rendant compte de ses dispositions, la consultant dans ses doutes, et voulant être aidée de ses conseils dans les peines intérieures dont Dieu permit qu'elle fût longtemps exercée. Sa respectable fille, confondue du profond anéantissement de cette vénérable mère, non-seulement n'agit jamais en rien sans lui demander son avis, mais la pria même de lui aider dans la conduite des âmes, et conseilloit à toutes les sœurs de s'y adresser. L'union de ces deux grandes âmes se répandoit dans le monastère, animoit et fortifioit celles qui l'habitoient, et leurs exemples encore plus que leurs paroles en faisoient un ciel en terre digne des délices et des complaisances de leur époux.
Cependant les six années expirées de ces deux triennaux, il fallut penser nécessairement à une nouvelle élection. Le révérend père Gibieuf, connoissant l'utilité de la conduite de cette digne prieure, ne la pressa pas, il la différa neuf mois par des raisons qui ne nous sont pas parvenues; il y procéda enfin, et les suffrages de la communauté se réunirent sur la mère Marie de la Passion (Mlle du Thil). La mère Madeleine de Jésus; car c'est, selon les apparences, dans cette conjoncture qu'elle prit ce dernier nom, pour la distinguer de sa respectable amie la mère Marie de Jésus, la mère Marie Madeleine, dis-je, au comble de ses vœux de se trouver dans son centre, qui étoit la solitude, crut pouvoir se livrer tout entière à son attrait pour la prière et le silence; mais la nouvelle élue avoit trop de discernement pour ne pas faire usage des lumières de celle dont elle prenoit la place et ne s'en pas prévaloir; aussi remarqua-t-on qu'elle se fit une espèce de loi de se conformer en tout à sa conduite, comme elle-même avoit pris pour modèle les deux respectables mères qui l'avoient précédée.
Sous ce gouvernement, le monastère fit une perte réelle en la personne de Marie de Médicis. Le malheureux exil de cette princesse n'avoit point ralenti la tendre affection dont elle avoit toujours honoré cette maison, et surtout la mère Marie Madeleine, son ancienne dame d'honneur. Dès sa jeunesse, comme il a été dit, elle lui avoit donné les 479 plus précieuses marques de sa bonté royale, et depuis sa consécration à Dieu elle ne cessa jamais de lui en donner de son estime. Même après sa mort, elle combla ce monastère de ses faveurs, lui léguant par son testament toutes les saintes reliques qu'elle avoit laissées dans la maison du Luxembourg. La mère Marie Madeleine, née reconnoissante, n'oublia pas ce qu'elle devoit à son illustre bienfaitrice dans ce fatal événement, et ne négligea ni prières ni pénitences pour assurer son bonheur éternel.
Les trois années écoulées du triennal de la mère Marie de la Passion, la communauté remit à sa tête celle dont le gouvernement lui avoit attiré tant de bénédictions, le 25 mars 1645. Si elle retrouva dans elle ce qu'elle y avoit admiré pendant les six ans de sa première administration, la sainte prieure, de son côté, n'eut qu'à louer Dieu du progrès de ses saintes filles dans le chemin de la perfection. Elle travailla avec un nouveau zèle à les y faire avancer de plus en plus; ses avis particuliers et les touchantes exhortations de ses chapitres étoient autant de flèches ardentes qui enflammoient leurs cœurs. A l'exemple du grand apôtre, se regardant redevable à toutes, elle assembloit quelquefois le noviciat et les sœurs du voile blanc pour les instruire de leurs obligations, insistant surtout sur les vertus d'humilité et de charité comme les plus propres à les rendre dignes épouses de Jésus-Christ.
Tandis que la mère Marie Madeleine de Jésus recueilloit dans la plus douce paix le fruit de ses constants travaux, la guerre civile allumée dans la France l'obligea de quitter son monastère pour éviter les périls où il étoit exposé; elle partagea sa nombreuse communauté en deux bandes, une partie se réfugia aux Carmélites de Pontoise, et cette révérende mère, avec l'autre et deux novices (Mlles d'Épernon et Du Vigean), à celle de la rue Chapon. L'on peut voir le détail de ce triste événement au tome Ier de nos fondations.
Après deux mois de séparation, le fort des troubles de Paris étant apaisé, le chef et les membres se réunirent avec une consolation égale à la douleur qui les avoit séparés; mais le plaisir de se revoir ne tarda pas à se changer en nouveau deuil. Cette respectable mère fut atteinte d'une dangereuse maladie qui jeta l'effroi dans tous les cœurs; les médecins appelés furent si surpris des étranges accidents qu'ils y remarquèrent, qu'ils ne savoient à quoi en attribuer la cause, et la malade elle-même parut persuadée que l'enfer en étoit l'auteur. Outre une fièvre ardente accompagnée de plusieurs redoublements le jour et la nuit, elle se trouva encore attaquée d'une inflammation d'entrailles. Sa tête, dans un état terrible, ne pouvoit souffrir aucun appui, en sorte qu'elle étoit forcée de se tenir simplement assise dans son lit ou sur une chaise. A cela se joignit un assoupissement que tous ses efforts ne pouvoient vaincre, et dont elle ne sortoit qu'avec des convulsions et une agitation si extraordinaire, que le médecin de la Reine, M. Vautier, 480 qui la traitoit, disoit n'avoir jamais rien vu de semblable. Ces tourments extérieurs n'étoient cependant rien à comparer aux angoisses de son âme: son esprit étoit offusqué par les plus épaisses ténèbres, et son cœur crucifié par les plus sensibles peines. Cet état violent dura trois semaines, et dans tout ce temps la malade, ne pouvant prendre que du bouillon entre le jour et la nuit, tomba dans une foiblesse extrême. Le courage incomparable dont Dieu l'avoit douée ne l'abandonna pas dans cette extrémité. Voyant la consternation de la vénérable mère Marie de Jésus et de toute la communauté, elle demanda à recevoir Notre-Seigneur; mais elle voulut que ce fût à jeun et sans la cérémonie du Saint-Viatique, crainte d'augmenter la douleur générale; et, pour ne pas se priver de la grâce qui y est attachée, elle pria M. l'abbé Le Camus, lorsqu'il la communieroit, d'en dire tout bas les paroles; il l'exécuta si exactement que nulle autre qu'elle ne les entendit. Nourrie du pain des forts, cette sainte malade demanda d'être transportée dans une autre chambre; et lorsqu'elle y fut elle parla pendant quatre heures à ses sœurs, en général et en particulier, leur recommandant la conservation de la régularité après sa mort, et les priant par leurs attentions et leurs respects envers la vénérable mère Marie de Jésus de prendre sa place auprès d'elle. Dès qu'elle eut fini de parler, elle tomba dans son premier état. Les excessives douleurs que lui causoient les vésicatoires appliqués aux jambes pour empêcher le transport au cerveau, n'arrachèrent pas une seule plainte de sa bouche, quoiqu'elles fussent si cruelles, qu'elle ne cessoit de demander à Dieu la patience. Cependant leur excès ne diminuant rien de la soif dont elle étoit dévorée pour la souffrance, ne lui permit pas de consentir qu'ils fussent levés un moment plus tôt que le médecin ne l'avoit prescrit. Les prières qu'elle offroit à Dieu dans cette espèce de martyre étoient si tendres et si touchantes, qu'en l'entendant on croyoit ressentir en soi les mêmes douleurs. Toutes celles qui l'approchoient étoient dans une continuelle admiration de sa patience, de sa douceur, de son humilité et de la reconnoissance qu'elle témoignoit des plus petits services qui lui étoient rendus; en sorte qu'on tenoit à grâce de pouvoir la servir en quelque chose. Mais ce qui tenoit toutes les sœurs dans une espèce de ravissement, étoit que dans ce douloureux état, dès qu'il se présentoit une occasion de parler pour la gloire de Dieu ou l'utilité des âmes, elle le faisoit avec tant de lumière, d'onction et de force, qu'il sembloit que tous ses maux étoient suspendus par l'impétuosité de l'Esprit-Saint qui résidoit en elle. A peine avoit-elle achevé de parler qu'elle retomboit aussitôt dans ses premiers accidents. Enfin celui qui la réservoit pour d'autres genres de travaux, daigna la rendre aux vœux de ses filles, lui laissant cependant la plus amère portion du calice par les peines intérieures dont elle continua d'être exercée pendant plusieurs années. Parlant un jour en confiance de ce pénible état 481 à quelques-unes de ses sœurs, elle avouoit que depuis cette maladie son esprit étoit tellement offusqué de ténèbres et d'angoisses qu'elle ne se connoissoit plus elle-même, et qu'elle ne doutoit point que les étranges tourments qu'elle avoit éprouvés ne fussent un effet de la rage de l'enfer qui se vengeoit des deux conquêtes qu'elle avoit enlevées au monde, aidant de ses conseils Mlles d'Épernon et Du Vigean pour répondre à la grâce de leur vocation.
Cette respectable mère avoit en effet donné l'entrée de ce monastère à ces deux généreuses victimes, et reçu leurs vœux entre ses mains, ainsi que ceux de treize autres novices dans les quatre années qu'elle fut en charge; car l'état de danger où l'avoient réduit tant de maux compliqués obligea la communauté, pour se conserver une tête si chère, de supplier le supérieur de lui donner trois ans de repos; en conséquence, la mère Agnès de Jésus-Maria, alors sous prieure, fut élue le 12 octobre 1649.
Au milieu de l'année suivante l'ordre fit une des plus grandes pertes qu'il pût faire en la personne du révérend père Gibieuf, l'un des plus dignes supérieurs. La mère Marie Madeleine, qui connoissoit plus que toute autre l'étendue de ses lumières et l'éminence de sa grâce, ressentit le coup d'autant plus vivement, qu'elle en prévit dès lors les suites affligeantes; mais toujours supérieure aux événements par sa parfaite soumission aux ordres de Dieu, elle oublia pour ainsi dire sa douleur pour éterniser en quelque sorte la mémoire de celui qui en étoit l'objet. Elle fit les plus exactes recherches de ses écrits, de ses lettres, et fit faire une planche pour tirer son portrait. C'étoit à sa prière qu'il avoit composé, pour les Carmélites, le livre de la Vie parfaite, et dans le dessein de les prémunir contre les fausses spiritualités que l'on travailloit dans le temps à inspirer aux personnes de piété.
Si cette perte fut si sensible à la mère Marie Madeleine, quelle plaie dut faire à son cœur celle de la vénérable mère Marie de Jésus (Mme de Bréauté)! Pleine de jours et de mérites, le ciel la ravit à la terre le 29 novembre 1652. Elle restoit seule de ces âmes éminentes que Dieu avoit choisies pour être le fondement de notre saint ordre en France, et il sembloit que son exil n'y fût prolongé que pour en affermir l'esprit primitif par ses exemples. La mère Marie Madeleine avoit été reçue par cette vénérable mère et formée par elle aux vertus religieuses; elle en reçut toujours les marques les plus constantes de tendresse, d'estime et de confiance. Se voyant au moment de sa délivrance et prête à se séparer de cette âme chérie, elle lui en donna encore de plus touchantes; car se trouvant seule un jour avec elle, quelque temps avant son bienheureux trépas, elle lui dit, avec un visage plein de douceur et d'amitié: «Ma mère, soyez persuadée que si Dieu me fait miséricorde, je vous assisterai devant lui selon que l'exigent de moi les qualités de mère, de fille, de sœur et d'intime amie, afin qu'en tout ce que vous ferez, vous agissiez dans une liaison particulière avec 482 Dieu, ne vous regardant sur la terre que comme l'instrument dont il veut se servir pour être le soutien de son œuvre. O ma mère, que j'ai eu aujourd'hui une grande joie en pensant ce que nous sommes l'une à l'autre! je ressentois vivement la peine qu'alloit vous causer notre séparation; mais j'ai vu cette belle volonté de Dieu qui fait tout sûrement: j'espère qu'elle vous consolera. Un autre sujet de ma joie, c'est que notre union ne finira pas par ma mort et qu'elle sera stable pour l'éternité, c'est Dieu qui l'a faite; je l'emporte, elle ne s'évanouira pas. Oh! que c'est une grande chose que cette volonté de Dieu, elle conserve elle-même tout ce qui vient d'elle!» Il est aisé de juger des impressions que dut faire sur le cœur de la mère Marie Madeleine un adieu si saint et si tendre; mais la grandeur de sa foi lui faisant envisager le bonheur d'une mère à qui elle avoit été si saintement unie, lui en fit soutenir la séparation avec un courage et une fermeté qui parurent l'effet des promesses que lui avoit faites la sainte défunte. A quoi ne contribua pas peu la connoissance que Dieu lui donna de la gloire dont jouissoit sa respectable et sainte amie, dont elle voulut éterniser la mémoire dans l'Ordre en priant la mère prieure d'ordonner aux sœurs de faire des mémoires de tout ce dont elles pourroient se souvenir lui avoir vu faire ou dire d'édifiant ou d'utile, afin d'en composer sa vie et se régler dans la suite sur ses exemples et ses maximes. Ce qui fut exécuté avec beaucoup d'exactitude et de zèle; on en peut voir le recueil dans plusieurs manuscrits gardés dans ce monastère.
L'année suivante, 1653, la mère Marie Madeleine entra en charge par l'élection qu'en fit de nouveau la communauté. On ne peut mieux rendre ses sentiments dans cette circonstance que par l'extrait de la lettre qu'elle écrivit dans cette occasion à une prieure de l'ordre: «Vous savez, ma mère, lui dit-elle, que, contre toute apparence, mes sœurs m'ont de nouveau engagée dans la charge; je ne puis l'attribuer qu'au bonheur de notre chère mère Agnès, et à ma très-grande confusion devant la divine Majesté qui a exaucé ses désirs de retraite et a rejeté les miens. Les âmes pécheresses comme la mienne ne peuvent fléchir le ciel; ainsi je suis livrée à l'affliction, et elle à la joie; elle a exercé la charge comme un ange, et la communauté l'a vue telle que notre bienheureuse mère l'avoit prédit; car vous vous souvenez bien, ma mère, que trois jours après son entrée cette grande servante de Dieu me dit qu'elle seroit prieure ici.» La mère Marie Madeleine ajoute: «J'ai prié Notre-Seigneur au Saint-Sacrement de daigner être prieure de ce couvent ces trois années, et qu'il me fasse la grâce que je ne tienne aucun lieu dans les âmes. J'ai dit à mes sœurs aujourd'hui, tenant mon premier chapitre, qu'elles regardassent ce siége vacant, puisqu'elles n'avoient qu'une ombre et non une prieure, que leur nécessité les obligeoit doublement à chercher à vivre en Jésus-Christ et de Jésus Christ, n'ayant nul appui en terre.»
483 L'année qui suivit cette élection de la mère Marie Madeleine se trouvant la cinquantième de l'établissement de ce premier monastère de l'ordre en France, elle s'occupa tout entière du soin de renouveler dans les âmes commises à sa direction la ferveur de l'esprit primitif dont avoient été animées les premières mères. A cet effet elle tint son chapitre l'avant-veille de Saint-Luc, et avec des paroles de feu elle rappela à ses filles les prodiges que Notre-Seigneur avoit faits pour opérer ce grand œuvre, l'éminente sainteté des âmes qui l'avoient commencé, l'ardeur de leur amour pour Dieu et leur oubli de tout le reste; et, après avoir élevé leur esprit par le souvenir de ces grandes âmes, elle fit naître dans leurs cœurs de si vifs sentiments de contrition de n'avoir peut-être pas répondu à toute l'étendue de la grâce de leur vocation, qu'elles fondirent en larmes, surtout lorsqu'elle leur fit remarquer qu'il y avoit peu d'ordres religieux qui eussent passé plus que les cinquante ans sans quelque affoiblissement de leur premier esprit; enfin elle les exhorta à faire tous leurs efforts pour obtenir, par la ferveur de leurs oraisons, de leurs pénitences et de tous les genres de bonnes œuvres, le pardon des fautes commises et une grâce puissante pour se renouveler dans cette seconde cinquantaine. Elle conclut ce discours en réglant que pour attirer sur la communauté ce renouvellement désirable, la semaine se passeroit en exercices de prières et de mortifications, et que le lendemain, veille de Saint-Luc, jour auquel les mères espagnoles entrèrent dans cette maison, on jeûneroit au pain et à l'eau comme le vendredi saint, que le même jour il n'y auroit pas de récréation, que chaque jour de l'octave l'on feroit diverses processions et pénitences, selon qu'il plairoit à Notre-Seigneur de l'inspirer aux unes et aux autres. Ces saintes filles s'empressèrent à l'envi d'entrer dans les édifiantes vues de leur mère qui, quoique malade, voulut absolument leur donner l'exemple de tout, et jeûna aussi austèrement que si elle eût été en parfaite santé. Le jour de Saint-Luc évangéliste, le très Saint-Sacrement fut exposé à l'oratoire, et pendant cette octave la communauté veilla jusqu'à minuit. Quelles bénédictions ne doit-on pas présumer que durent attirer sur ces âmes ferventes tant de saints exercices et des oraisons si dignes du cœur de Dieu!
Cependant la mère Marie Madeleine, mobile de tant de biens, vile à ses propres yeux, loin de s'applaudir des soins de son zèle, étoit dans des alarmes continuelles, croyant que son indignité nuisoit aux âmes dont elle étoit chargée. Quelques jours avant la fin de ce premier triennal, elle pressa vivement M. Charton de se prêter à ses représentations, et dans une lettre qu'elle lui écrivit à ce sujet, cette humble mère lui marqua qu'outre ses infirmités habituelles, son incapacité d'esprit est telle, ainsi que son défaut de grâce, qu'il ne peut rendre un service plus grand à cette maison que de la pourvoir incessamment 484 d'une prieure qui répare les grand dommages que les âmes ont reçus d'elle pendant ces trois années. Ce sage supérieur connoissoit trop parfaitement celle qui lui parloit pour se laisser surprendre par son humilité; ainsi elle fut réélue, en 1656, avec une satisfaction générale aussi sincère, de la part de ses filles, que ses sentiments d'humilité étoient véritables de la sienne.
Ce fut dans cette même année que cette respectable mère obtint du Roi des lettres patentes pour avoir un hospice dans la rue du Bouloy, où la communauté pût se réfugier en temps de guerre, et éviter l'inconvénient d'être obligée de se partager en pareil cas. Son insigne piété, s'étendant à tout, la porta à faire graver sur une plaque de cuivre les paroles suivantes, pour être jetées dans les fondements de l'église qu'elle comptoit y faire bâtir: «La mère Madeleine de Jésus, prieure maintenant du premier monastère des religieuses Carmélites déchaussées de ce royaume, offre à Dieu cette église sous le titre de l'adorable mystère de l'Incarnation de son Fils unique, notre Dieu et Sauveur, ce 20 août 1657; et elle avec les religieuses dudit monastère, duquel celui-ci doit faire partie, supplient très humblement Notre-Seigneur Jésus-Christ et sa très sainte Mère de prendre sous leur spéciale protection toutes celles qui l'habiteront jusqu'à la consommation des siècles, et de leur faire la grâce de célébrer si saintement et si purement leurs louanges dans cette église qu'elles le puissent faire encore plus parfaitement un jour dans la sainte cité de la Jérusalem céleste. Elles supplient aussi très humblement celui dont la bonté et les richesses sont infinies, d'inspirer à tous ceux qui entreront en ce lieu d'oraison les choses qu'ils doivent lui demander pour sa gloire et pour leur salut, et qu'il daigne leur accorder l'effet de leurs prières.» Quoique les desseins de la Providence divine fussent différents de ceux de cette respectable mère, et que par ses secrets ressorts ce petit hospice fût destiné à former peu de temps après le troisième monastère de cette ville, l'on peut dire à la gloire de Dieu que l'union parfaite qui a régné depuis entre ces deux maisons prouve que cette séparation a été l'ouvrage de l'infinie bonté de Dieu.
Ce fut cette même année que par ses prières, ses instances et ses fortes sollicitations auprès des trois supérieurs, elle procura à l'ordre un bien inestimable en faisant consentir M. l'abbé de Bérulle, neveu du saint cardinal, à accepter le pénible emploi de visiteur triennal. L'année suivante elle eut le même pouvoir auprès de M. l'abbé Chaudronier, ayant avant fait beaucoup de prières dans sa maison pour que Dieu disposât le cœur de l'un et de l'autre de ces saints abbés à se livrer à cette bonne œuvre. Le premier, qui avoit refusé plusieurs évêchés, se rendit à ses désirs en considération de son saint oncle, qui avoit tant travaillé pour notre saint ordre; le second, qui n'avoit encore pu se rendre aux exhortations de saint Vincent de Paul, son 485 directeur, se sentit inspiré de Dieu d'y adhérer pendant la sainte messe du jour de Saint-Jean-Baptiste, en lisant l'Évangile où il est dit du saint précurseur, qu'il viendroit en la vertu et le zèle d'Élie; paroles qu'il prit comme une déclaration de la volonté de Dieu par l'impression qu'elles lui firent. La mère Marie Madeleine, au comble de la joie d'avoir acquis à l'ordre ces deux saints visiteurs, s'empressa de procurer à ses filles la grâce attachée à la visite régulière. M. l'abbé de Bérulle fit la sienne en 1657, avec une consolation indicible de la sainte prieure, et M. l'abbé Chaudronier l'année suivante 1658. Toutes les religieuses restèrent dans l'admiration des lumières, du zèle, de la prudence, de la douceur et de la charité de ces saints visiteurs, qui furent, comme nous le verrons bientôt, les premiers, depuis la mort du cardinal de Bérulle, déclarés perpétuels par le saint-siége.
Ce fut aussi cette même année que la reine Christine de Suède, ayant abandonné ses États pour conserver la religion catholique qu'elle avoit embrassée, se retira en France. A son retour de Fontainebleau, où elle avoit suivi la cour, elle députa ici M. le comte de Villeneuve, chargé d'annoncer à la mère Marie Madeleine que Sa Majesté étant résolue de se retirer dans une maison religieuse pendant son séjour à Paris, avoit préféré ce monastère à tout autre en faveur de sa réputation de régularité et de sainteté. La prudente prieure, sentant les inconvénients d'un pas si épineux, prit le prétexte de ses indispositions pour ne pas paroître, et chargea la mère Agnès de se présenter au parloir afin de se donner le temps de consulter Dieu sur cette affaire. M. le comte de Villeneuve ayant exposé à la mère Agnès le sujet de sa visite, elle lui répondit que la Reine ignoroit sans doute que les Carmélites, étant solitaires par état, étoient moins propres que toutes autres religieuses à donner à Sa Majesté la consolation dont elle se flattoit; que de plus il n'y avoit point de logement dans la maison propre pour Sa Majesté. Le comte répliqua que deux ou trois chambres suffisoient. Alors la mère Agnès, se trouvant sans excuse, lui dit que n'étant pas chargée du gouvernement, elle ne pouvoit donner de réponse précise sans savoir les intentions de la mère prieure. M. le comte promit de revenir le soir ou le lendemain, étant obligé de rendre compte à la Reine et au cardinal Mazarin de son ambassade qu'il avoit fort à cœur. L'embarras de la prieure fut extrême; mais, résolue de s'exposer elle et sa maison à toutes les fâcheuses suites que pouvoit entraîner son refus plutôt que de consentir à accepter un honneur si préjudiciable à l'esprit de retraite de notre saint état, elle y conforma sa réponse. Le comte fort surpris crut que l'intérêt pourroit peut-être ébranler la constance et la fermeté de la mère, et dans cette espérance, il lui dit: «Vous ignorez sans doute, Madame, que cette princesse est généreuse et magnifique; elle projette déjà de vous en donner des preuves. Si quelque chose, reprit la mère, étoit capable de 486 nous faire condescendre aux désirs de Sa Majesté, ce seroit le sacrifice de ses États à sa foi; mais jamais un intérêt temporel ne sera capable de nous faire trahir ceux de notre conscience.» M. le comte de Villeneuve, quoique bien affligé et embarrassé du refus, admira un si rare désintéressement que Dieu bénit de telle sorte que la Reine ni le Cardinal n'en témoignèrent jamais aucun ressentiment.
Ce ne fut pas seulement en cette occasion où la sainte prieure donna des preuves de son mépris des biens temporels. Une jeune veuve de qualité, résolue de quitter le monde, vint lui demander une place dans ce monastère offrant, outre trente mille livres de dot, six mille livres de pension, mais avec quelques conditions qui blessoient l'exacte régularité. Elle n'en reçut d'autre réponse que le refus le plus formel. Par le même motif, elle en refusa une autre qui offroit cinquante mille écus qu'elle porta en effet ailleurs. Une abbesse du plus haut rang eut le même sort, ainsi que deux demoiselles illégitimes pour chacune desquelles on offroit vingt mille écus; et la mère Marie Madeleine marqua à une prieure qui l'avoit consultée sur la réception d'un sujet qui se trouvoit dans le même cas: Les supérieures mêmes ne peuvent le permettre, parce que c'est une exclusion pour notre ordre.
Les deux triennaux de la mère Marie Madeleine expirant, la mère Marie de Jésus, fille unique de la sainte fondatrice du premier couvent de Bordeaux, Mme de Gourgues, fut élue pour laisser l'intervalle nécessaire à une réélection nouvelle. Ce temps qui devoit être pour la digne mère, qui sortoit de charge, un temps de repos, fut peut-être celui de sa vie où elle le connut moins, et il sembloit que le ciel eût attendu qu'elle fût libre des soins du gouvernement pour lui faire porter tout le poids d'une affaire aussi épineuse que celle qu'elle eut à conduire dans les trois années suivantes.
Dès l'année précédente 1658, MM. Grandin et de Gramaches, collègues de M. Charton dans l'emploi de supérieur général des Carmélites de France, avoient commencé à faire éclater leurs injustes prétentions, voulant s'arroger les droits donnés par le saint-siége aux seuls visiteurs apostoliques. L'on peut voir le détail et les procédures de cette grande affaire dans le premier tome de nos fondations, et il suffit de dire ici en peu de mots que Dieu seul peut connoître les innombrables travaux qu'elle occasionna à notre mère Marie Madeleine. Dévorée d'un zèle ardent pour les lois primitives, elle se détermina à les défendre aux dépens de son repos et de sa vie. Quels combats n'eut-elle pas à soutenir contre son naturel toujours porté à la plus humble soumission, se trouvant dans la triste nécessité de s'opposer comme un mur d'airain à ces messieurs, qui, étant les supérieurs légitimes, étoient regardés par elle comme lui tenant la place de Dieu! Comme un autre Jonas, elle se fût estimée heureuse d'être sacrifiée pour apaiser 487 un orage qui n'alloit à rien moins qu'au renversement de l'ordre entier. Avant d'en venir aux voies de fait, cette respectable mère ne négligea rien de tout ce que put lui suggérer la supériorité de son génie, la piété, la douceur de son caractère et son amour pour la paix, se flattant toujours que par les amis de ces messieurs et les siens elle pourroit les porter à se désister de leur projet, et leur ouvrir les yeux sur leurs propres intérêts; tout ayant été sans succès, elle se vit enfin forcée d'en venir au dernier remède. De l'avis et par les conseils des plus grands hommes de ce temps, elle leur fit signifier, au nom de son monastère et de ceux que ces messieurs n'avoient pas engagés dans leur parti, un acte d'appel au Pape. Cet acte juridique arrêta les visites qu'ils avoient commencées; ils prièrent M. Charton, qui n'étoit point entré dans leurs projets, de faire savoir à la mère Marie Madeleine qu'ils s'en rapporteroient à la décision du saint-siége. Croyant cette soumission sans feinte, elle en fut comblée de joie, et une lettre qu'elle écrivit dans ce temps à la mère sous-prieure de l'hospice prouve la pureté des intentions de son âme dans tous les différends: «Je voudrois, lui dit-elle, à présent que l'affaire est à Rome, que les deux parties se bornassent à demander à Dieu qu'il éclaire le Saint-Père; cela vaudroit mieux que des sollicitations qui conviennent peu à des religieuses contemplatives.» Quelle dut être l'affliction de ce monastère et celle de toutes les personnes qui désiroient sincèrement le bien de notre saint ordre, lorsque au fort de cette grande affaire celle qui en étoit regardée comme l'âme et le soutien pensa lui être enlevée par une maladie qui la conduisit aux portes de la mort! Mais la bonté de Dieu ayant égard au besoin qu'en avoit le Carmel dans des circonstances si critiques, la rendit encore une fois aux vœux et aux larmes de ses fidèles servantes. Le bref de 1661 mit fin à ces troubles affligeants; mais les ennemis d'une paix achetée, si l'on peut parler ainsi, au prix de la santé et de la vie de la mère Marie Madeleine, imaginèrent pour s'en venger de faire courir dans Paris et dans toutes les maisons de l'ordre un imprimé où son monastère étoit odieusement maltraité. Rien n'est plus édifiant que la réponse qu'elle fit en telle occasion à une prieure de l'ordre qui lui en marqua sa douleur: «J'ai lu cet écrit, lui dit-elle agréablement; notre monastère y est mis en pièces, ce qui ne nous afflige nullement. Quel plus grand bonheur peut-il arriver à des âmes chrétiennes que de souffrir pour la justice, et que notre maison, en conformité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, soit chargée d'injures et de calomnies pour avoir soutenu son premier établissement! J'en ai le cœur très gai; sans être professe d'ici, soyez de même.» Dans une autre, elle marque que bien loin de penser à se défendre, la communauté avoit chanté un Te Deum, dans l'un des hermitages, en action de grâces d'avoir été jugée digne de participer aux opprobres de Jésus-Christ.
488 Cette mère incomparable chargée des lauriers d'une victoire, qui depuis plus d'un siècle maintient notre saint ordre dans la paix par les sages règlements qui distinguent les deux puissances qui le gouvernent, en renvoyoit à Dieu toute la gloire, et ne pensoit plus qu'à jouir des douceurs de la vie cachée dont elle se flattoit d'être en possession le reste de ses jours; mais la communauté étoit en ceci bien éloignée d'être d'accord avec ses sentiments. Chacun de ses membres aspiroit avec empressement à l'heureux jour qui la remettroit à sa tête. La chose n'étoit pas facile à cause de la foiblesse de sa santé, et plus encore à cause de sa constante répugnance à cette place dans laquelle elle se persuadoit d'avoir commis d'innombrables fautes. La mère Marie de Jésus (Mme de Gourgues), qui depuis trois ans tenoit les rênes du gouvernement, aussi impatiente d'en être délivrée que de les voir entre ses mains, fit faire à la communauté pendant plusieurs mois une infinité de prières dans tous les lieux de dévotion de la maison pour obtenir de Dieu cette grâce, et fit dire à la même intention grand nombre de messes. Voyant néanmoins que rien ne pouvoit vaincre sa répugnance à cet égard, elle se tourna du côté de M. Feret, curé de Saint-Nicolas et supérieur local de ce monastère, en vertu du dernier bref; elle lui dépeignit avec des couleurs si vives la solidité des raisons qui appuyoient son désir et celui de la communauté pour rentrer sous la conduite de leur commune mère, que M. Feret, persuadé que la volonté de Dieu étoit marquée dans cette unanimité des sentiments, aidé de M. l'abbé de Priere, ami particulier de la mère Marie Madeleine, lui dit qu'elle ne pouvoit sans offenser Dieu persister dans son refus. Cette humble mère, craignant d'aller de front contre l'obéissance, ploya encore pour cette fois les épaules sous un fardeau qu'un exercice de dix-sept ans n'avoit servi qu'à lui rendre plus redoutable. Cette élection fut non-seulement un sujet d'admiration pour M. Feret, mais elle lui fut commune avec tous les gens de bien, voyant l'union parfaite d'une communauté qui se trouvoit dans le temps au nombre de plus de soixante religieuses. Toutes se félicitoient de rentrer sous les lois d'une si sainte mère, car quoiqu'il n'y en eût aucune qui ne se louât du gouvernement de celle qui lui avoit succédé dans les interruptions nécessaires, rien ne leur paroissoit égal à la conduite de celle qui avoit puisé dans la source de l'esprit primitif.
Tandis que les saintes filles se réjouissoient du succès de leurs vœux, leur mère seule s'affligeoit; plus pénétrée que jamais de son incapacité pour le bien de leurs âmes elle craignoit de plus en plus que sa conduite ne leur fût nuisible, et dans cette appréhension elle ne cessoit de se recommander aux prières de tous les gens de bien de sa connoissance. Sa communauté pensoit bien différemment: ses seuls exemples suffisoient pour les porter aux plus éminentes vertus; ils en inspiroient l'amour et la pratique. «Il m'est arrivé plusieurs fois, dit une d'entre 489 elles, que ne pouvant ou n'osant parler à notre mère à cause des affaires importantes dont elle étoit occupée, et la rencontrant, sa seule vue opéroit un tel changement dans mon intérieur que je ne me reconnoissois plus moi-même.» En effet, son âme portoit partout une telle occupation de Dieu et de ses grandeurs infinies qu'elles rejaillissoient sur tout son extérieur, se regardant sans cesse comme l'esclave de celui qui pour notre amour a voulu prendre cette qualité en terre; elle eût voulu l'être de toutes les créatures, et à l'exemple de son divin modèle en remplir toutes les fonctions. Cet ineffable abaissement de ce Dieu étoit un des plus fréquents objets de son adoration et de ses hommages. Tous ses divins états, ses mystères, ses paroles étoient le sujet de son occupation intérieure, elle en parloit avec tant d'élévation d'esprit et de solidité qu'il étoit facile de juger que l'Esprit-Saint l'instruisoit lui-même; aussi ne se lassoit-on pas de l'entendre. Son plus grand soin fut toujours d'établir dans ce monastère cet esprit de Jésus-Christ afin qu'il se répandît pour lui dans tout l'ordre; il y fut en effet si bien affermi que toutes les âmes qu'il renfermoit faisoient leur unique étude de s'y conformer, chacune selon sa capacité et son attrait. C'étoit ce qui combloit de joie la vénérable mère Marie de Jésus (Mme de Bréauté). La mère Marie Madeleine lui demandant un jour comment elle trouvoit la maison: «J'en suis bien contente, lui répondit-elle; mais ce qui me ravit est le soin qu'ont les sœurs d'honorer Jésus-Christ, et leur appartenance à sa divine personne; c'est là, ma mère, l'esprit de notre maison, et s'il venoit à s'éteindre je voudrois qu'elle s'abîmât et se détruisît et que d'autres vinssent l'habiter. Quand on veut louer un religieux, on dit qu'il a l'esprit de son état et de son saint fondateur; l'esprit du fondateur est celui de Jésus-Christ; il est donc le nôtre. De cette application habituelle de la sainte prieure à Jésus-Christ procédoit cet amour ardent pour sa divine majesté, cette crainte de lui déplaire, ce zèle infatigable pour procurer sa gloire, cette pureté d'intention dans toutes ses actions et dans les grandes affaires qu'elle a eues à traiter, ne regardant en tout que son adorable volonté. Car dès qu'elle l'apercevoit, rien n'étoit capable de l'arrêter; elle se fût exposée, et elle l'a fait mille fois, à se faire et à sa maison des ennemis puissants plutôt que de manquer en un seul point à ce qu'elle croyoit que Dieu demandoit d'elle.
Quoique cette respectable mère, disent les mémoires, fût une des âmes les plus élevées de son siècle, et qu'elle reçût de Dieu des grâces et des communications très particulières, elle craignoit souverainement certaines dévotions qui ont plus d'éclat que de solidité, et n'épargnoit rien pour en préserver ses filles. Elle s'attachoit à leur faire comprendre que toute leur dévotion devoit avoir pour fondement Jésus-Christ, et d'imiter les vertus dont il a daigné nous donner l'exemple. C'étoit là le fruit que cette âme véritablement éclairée tiroit des sublimes communications 490 qu'elle puisoit dans l'oraison, préférant, disoit-elle, une pratique de renoncement et de mortification aux révélations et visions, ces états extraordinaires étant très sujets à l'illusion si l'on n'en est préservé par une profonde humilité. Ses exhortations tomboient fréquemment sur la fidélité dans les plus petites choses; elle disoit que les petites choses se présentant plus ordinairement que les grandes, on avoit plus souvent l'avantage de donner à Dieu des marques de son amour, que du trône de Sa Majesté il daignoit recevoir ces atomes que nous lui offrons dans notre pauvreté, afin de nous enrichir de ses dons les plus précieux, que la perfection dépendoit quelquefois d'une pratique de vertu qui n'étoit rien en apparence, et que faute de s'y rendre non-seulement on n'avançoit pas, mais que l'on alloit de mal en pis, et que par le même principe la fidélité aux petites choses disposoit aux plus grandes. Si le mal, ajoutoit-elle, conduit au mal par sa nature, à plus forte raison la vertu, qui est toujours accompagnée de la grâce de Jésus-Christ, conduit-elle à un plus grand bien.
L'on a vu que depuis son enfance, elle avoit été dévouée à la sainte Vierge d'une manière particulière. Sa dévotion à cette divine mère prit toujours en elle de nouveaux accroissements; elle la recevoit non-seulement comme mère de tous les chrétiens, mais spécialement des Carmélites. Que n'a-t-elle pas fait pour la faire honorer! C'est à elle à qui la maison est redevable des beaux hermitages dont elle est décorée; c'est cette respectable mère, conjointement avec la vénérable mère Marie de Jésus, qui a établi la coutume de réciter, après le Veni, Sancte de l'oraison du matin et après la rénovation des vœux, la prière Sanctissima. Elle avoit surtout un recours particulier à cette divine mère dans tous les besoins et les affaires de l'ordre, et il nous reste encore des monuments de sa piété dans plusieurs manuscrits où elle ordonnoit à la communauté des pratiques et prières pendant plusieurs mois de suite en l'honneur de l'Immaculée Conception de la mère de Dieu, pour réclamer sa protection dans les besoins pressants où s'est trouvé notre saint ordre. L'heureux succès de son zèle sur cet objet ne laisse point de doute que la très sainte Vierge ne l'ait puissamment aidée dans ces critiques occasions. Plus elle avançoit en âge, plus sa dévotion et sa confiance croissoient vers cette divine mère; elle exhortoit sans cesse ses filles à y avoir un continuel recours. Les saints anges étoient aussi un des principaux objets de son culte, et ses filles assurent qu'elles savent de voie certaine que Dieu lui avoit donné une société non commune avec les bienheureux esprits. Notre bienheureuse mère, qui connoissoit à fond les dispositions de cette grande âme, disoit qu'elle étoit dans une voie rapportante à leur manière de s'élever à Dieu, autant qu'il peut être communiqué en cette vie aux âmes unies à leurs corps. Elle brûloit d'un désir ardent d'entrer en participation de leur adoration perpétuelle et de leur pureté. Les anciennes mères 491 de ce monastère ont laissé pour tradition que l'admirable tableau de l'hermitage des anges n'étoit que l'exécution d'une impression qu'elle avoit reçue en contemplant l'essence divine, et que le peintre auquel elle expliqua ses intentions, lui dit qu'il falloit qu'elle eût eu quelques connoissances surnaturelles pour lui dépeindre si parfaitement l'attitude où elle les vouloit. Son dessein a été si bien exécuté qu'on ne peut regarder ce tableau sans admiration et sans se former une idée de l'état d'élévation de ces célestes intelligences en contemplant cet être incompréhensible.
Une sœur demandant un jour à la mère Marie Madeleine pourquoi elle étoit si fortement appliquée à la beauté de ce tableau, elle en reçut cette admirable réponse qui nous a été conservée: «Mon désir a été qu'il fût tel que toujours en le regardant les âmes fussent portées à s'élever à Dieu, et à imiter en tout autant qu'il se peut l'amour, l'adoration et l'application de ces esprits bienheureux vers la majesté souveraine, que cette vue contribuât à les tirer des bassesses où la nature humaine nous fait tendre sans cesse, et que la représentation de ce tableau aidât à imprimer en elles si fortement la beauté, le désir et l'effet de ces saintes dispositions qu'en étant toutes remplies et possédées, elles s'oubliassent entièrement de la terre et d'elle-même, n'étant plus du tout ici bas que des corps seulement, n'usant de ce qui est que pour l'inévitable nécessité, et que toutes retirées en Dieu, toute leur application, leur amour et leur joie n'eussent plus de ce moment d'autre objet que Dieu seul, qu'ainsi elles commençassent dès la terre à vivre de la vie du ciel. Pour conduire les âmes à cette sublime contemplation, elle leur faisoit remarquer qu'elles ne pouvoient y parvenir que par une mortification constante, que l'avancement de celle-ci étoit le degré de l'autre. S'il faut juger par ce principe de celle de la mère Marie Madeleine, il est peu d'âmes qui aient égalé la sublimité de son oraison, puisqu'il seroit difficile d'en trouver de plus inexorables à refuser à la nature les satisfactions les plus permises, surtout dans l'état d'infirmité où l'avoient réduite ses fréquentes maladies. A peine prenoit-elle chaque jour assez de nourriture pour soutenir sa vie, et dormoit-elle deux ou trois heures. Jamais il ne fut possible de lui faire rompre l'abstinence les jours que l'Église la prescrit; elle se contentoit ces jours-là de prendre des œufs frais, et quelques représentations que ses filles pussent lui faire pour l'engager à modérer cette rigueur, elles ne purent rien gagner sur elle, même dans l'âge le plus avancé.
Il n'est point de vertu dont elle n'ait donné l'exemple jusqu'à l'héroïsme. On peut dire cependant que l'humilité a toujours paru faire le caractère distinctif de sa sainteté. Il seroit difficile et peut-être impossible de trouver en une même personne tant de bas sentiments d'elle-même, avec tant de rares qualités réunies; l'étendue de sa capacité, la force, la netteté, la justesse de son esprit étoient des sujets d'admiration 492 pour toutes les personnes qui travailloient avec elle, et plusieurs des plus grands hommes de son siècle avouoient que, se trouvant au bout de leurs lumières dans des circonstances aussi difficiles qu'importantes, ils avoient dans les siennes une ressource assurée. Cependant au lieu de s'en élever elle se plongeoit de plus en plus dans l'abîme de son néant, se regardant comme la plus grande pécheresse qui fût au monde. Cette vue continuelle lui donnoit une adresse merveilleuse pour faire tomber sur autrui tout le bien qu'elle faisoit au dedans et au dehors du monastère, et c'étoit pour ses sœurs un spectacle aussi agréable qu'édifiant d'être témoins des saintes contestations que l'humilité faisoit naître entre Marie de Jésus (Mme de Bréauté) et notre respectable mère. Celle-ci lui dit un jour à la récréation: «Ma mère, c'est vous qui avez fait tel accommodement à la sacristie.» La mère Marie de Jésus lui répondit avec une aimable vivacité: «Pour le coup, ma mère, vous avez une adresse si merveilleuse pour parer la vaine gloire qu'elle ne peut être surpassée, et l'on y seroit facilement pris, si l'on n'y regardoit de bien près; car vous prenez notre bienheureuse mère d'une main et moi de l'autre, comme deux boucliers pour repousser toutes les louanges que l'on vous donne.» Ce qu'elle disoit parce que, lorsqu'on parloit des avantages spirituels et temporels que la mère Marie Madeleine avoit procurés à la maison, elle les attribuoit ou à notre bienheureuse mère ou à la mère Marie de Jésus; ou, si elle ne pouvoit désavouer d'y avoir part, elle disoit qu'elle n'avoit fait que suivre leurs intentions et leurs conseils. Une autre fois une sœur portière, qui depuis a été prieure, la mère Claire du Saint-Sacrement, vint lui faire un message. Lorsqu'elle fut sortie, elle dit à la mère Marie de Jésus: Ma mère, telle sœur vous doit deux fois la vie; car c'est vous qui l'avez reçue ici, et qui l'avez préservée de la mort en la secourant si à propos dans une maladie que le médecin a avoué qu'il n'eût pu mieux faire. Eh bien! répondit la vénérable mère quand cela seroit? Qu'est-ce que cela en comparaison de ce que vous avez fait pour elle? C'est vous, ma mère, qui connoissant ses excellentes qualités l'avez attirée dans cette maison; c'est vous qui cultivant son riche fonds en avez fait une parfaite religieuse; c'est à vous que le monastère doit l'excellent présent que vous lui avez fait de cette aimable sœur; vous m'avez attaquée, et vous voyez que je me suis défendue, car vous n'avez rien à répondre à cela.
Les sœurs faisant un jour de tendres reproches à cette vénérable mère de ce qu'elle donnoit toujours aux mères qui l'avoient précédée l'honneur de ce qu'elle seule avoit fait, elle leur fit cette réponse qui les remplit encore plus d'admiration et d'estime pour elle: «Dieu m'a montré que pour mériter que mon nom fût écrit au livre de vie, il ne fallait pas qu'il fût trouvé en terre.» C'est ce qui la porta à profiter de l'autorité que lui donnoit sa charge de prieure, pour obliger 493 toutes ses sœurs à lui rapporter tous les écrits qu'elles avoient d'elle, afin qu'il ne restât pas la moindre trace de sa mémoire après sa mort. Elle l'exigea d'une manière si absolue qu'elles ne purent se défendre de lui obéir; c'est à cette occasion, dit à ce propos l'une d'entre elles, que nous avons senti de la peine à le faire. Par le même motif, elle brûla avant sa mort tous les papiers qui auroient pu donner quelques connoissances des sublimes dispositions de son âme.
Née bienfaisante et charitable, jamais on ne vit un cœur plus généreux et plus libéral que celui de la mère Marie Madeleine. La grâce avoit en elle si parfaitement divinisé cette vertu naturelle qu'aucun motif humain n'y entroit. On ne pourroit croire, si les preuves n'en existoient sur les registres de la maison, le nombre innombrable de maisons religieuses qu'elle assista, de prisonniers qui lui furent redevables de leur délivrance, de pauvres nourris et vêtus, les secours journaliers qu'elle procuroit à tous les malheureux, et cela dans un temps où son monastère avoit à peine de quoi subsister. On conserve encore grand nombre de lettres qui sont des preuves de la reconnoissance des religieuses de Lorraine. Dans le temps des guerres qui affligèrent cette contrée, elle les pourvut de tous genres de secours en argent et en étoffes pour habiller. Ses charités passèrent jusqu'en Canada, s'étant prévalue des bontés de Mme la Princesse et de l'attachement qu'avoient pour elle les personnes du premier rang, pour en tirer d'abondantes aumônes qu'elle envoya aux Hospitalières et aux Ursulines de Québec. Si sa charité s'est étendue jusqu'au monde le plus reculé, que ne doit-on pas penser de ses tendres attentions pour notre saint ordre! Dans la crainte de faire souffrir la plupart de nos maisons pauvres et mal fondées, elle chargea les siennes propres des frais immenses où la jeta l'affaire des supérieurs dont on a parlé, quoique l'intérêt fût commun, imitant en cela comme en toute autre chose sa bienheureuse mère qui voulut par le même motif que cette maison payât seule les frais de la grande affaire qu'elle soutint contre les pères Carmes. Les grandes sommes, employées pour poursuivre la béatification de cette bienheureuse mère, ont aussi été fournies par ce monastère; néanmoins, malgré sa pauvreté, elle a toujours assisté autant qu'elle l'a pu toutes celles de nos maisons qui lui ont exposé leurs besoins, même dans les temps où elle étoit obligée d'avoir recours aux emprunts pour faire subsister la sienne, ne faisant aucune différence de ses propres intérêts à ceux des autres monastères, employant ses amis et son crédit pour leur rendre tous les services qu'exigeoient leurs affaires.
Aucunes paroles ne peuvent rendre les attentions maternelles dans l'intérieur de son monastère, et à quel degré elle a porté sa tendre vigilance pour les besoins spirituels et corporels de ses enfants, surtout dans leurs infirmités; alors elle en oublioit ses propres maux 494 pour ne s'occuper que des leurs. Dans les maladies mortelles qui l'arrêtoient souvent au lit, elle envoyoit souvent de jour et de nuit celle qui la veilloit auprès des autres malades, dans la crainte qu'elles fussent négligées, et pour se procurer la consolation de savoir de leurs nouvelles. Loin de conserver le plus léger ressentiment contre les personnes qui l'avoient traversée dans les circonstances critiques où elle s'étoit trouvée si souvent en sa vie, elle saisissoit toujours avec empressement les occasions de les servir. Si vous pouviez comprendre, disoit-elle un jour à une personne de confiance, l'excellence de cette vertu de charité, vous seriez incessamment sur vos gardes dans la crainte d'y donner la moindre atteinte. Cette vertu étoit un des plus ordinaires sujets de ses discours à ses filles. Tenant un jour le chapitre, et bénissant Dieu de leur parfaite union, elle leur dit ces paroles remarquables: «Par la connoissance générale et particulière que j'ai de vos dispositions, mes sœurs, je ne vois rien d'essentiel à vous reprocher sur cette grande vertu de charité; cependant faites attention que pour la pratiquer dans toute la perfection que Dieu demande de vous, vous devez craindre d'y avoir manqué en privant vos sœurs de l'exemple des vertus que vous n'avez pas pratiquées et des grâces que la ferveur de vos prières lui auroit obtenues; en quoi vous pouvez leur avoir fait un tort considérable.»
Il seroit difficile d'exprimer le zèle de la mère Marie Madeleine pour le maintien de la plus exacte régularité, et celui qu'elle avoit de l'observer jusque dans les plus petites choses. Aussi la mère Agnès assure-t-elle qu'elle et toutes les religieuses peuvent lui rendre ce témoignage de ne l'avoir jamais vue manquer à aucune, toutes jusqu'à la plus petite cérémonie lui étant en grande estime et recommandation, et ce qui doit causer plus d'admiration, c'est que les importantes affaires qu'elle a eues à traiter pendant tant d'années de gouvernement, ne l'ont jamais fait relâcher de cette exactitude. Une prieure de l'ordre la consultant sur le grand silence, elle l'exhorta à le garder hors des cas indispensables, comme seroit, lui dit-elle, de consoler les malades en danger ou qui souffriroient beaucoup. Elle ajouta: «J'ai voulu essayer s'il se peut garder ici où nous avons souvent d'importantes affaires à traiter, et j'ai l'expérience que cela se peut. Mes sœurs n'ont garde de m'approcher dans ce temps; je tâche d'avancer ou de retarder ce qui pourroit m'obliger à le rompre. S'il arrive que j'aie oublié de dire quelque chose à la portière pour le lendemain matin, je le lui écris; elle en fait de même; ce silence de ma part contribue beaucoup à l'exactitude de celui de la communauté. La mère Marie Madeleine étoit en effet tellement exemplaire sur cet article que la mère Agnès, cette mère si éclairée, donnant des avis à une religieuse qui alloit être prieure, lui recommandant sur toutes choses la fidélité à ce point de notre sainte règle, lui cita cet exemple, d'autant 495 plus frappant, que jamais prieure n'avait eu de plus légitimes sujets de s'en dispenser par le genre et la multiplicité de ses occupations.
Elle n'avoit pas moins d'exactitude sur l'ouverture des grilles, et de quelque haute qualité que fussent les personnes qui rendoient visite à ses sœurs, elle ne les ouvroit que dans le cas permis par nos constitutions. Cela a paru bien dur, dit-elle dans une de ses lettres à Mmes les duchesses; mais enfin elles s'y sont accoutumées, sachant que c'est notre règle. Sur le même motif de régularité, quoique toutes les affaires du dedans et du dehors aient toujours roulé sur elle, lorsqu'elle n'étoit plus en charge, elle ne voulut jamais aller au parloir sans tiers. C'est ce qu'elle mandoit à une prieure qui l'avoit consultée pour savoir d'elle si elle ne pourroit pas donner cette liberté à celle qui l'avoit précédée dans le gouvernement de la maison, qui étoit professe de ce monastère. Pendant sept ans, lui répondit la mère Marie Madeleine, que j'ai été hors de charge, je n'ai pas parlé seule un Ave Maria, et je connois trop la régularité, ma mère, pour y vouloir manquer. Elle recommandoit extrêmement à toutes les prieures de l'ordre qui avoient confiance en elle, l'exactitude sur ce point et sur l'ouverture des grilles. Elle disoit souvent que cette séparation du monde faisoit la différence de notre ordre aux autres aussi austères, mais qui n'ont pas la même obligation de ne pas se laisser voir. Son zèle pour nos saintes observances s'étendoit à tout, et dans la crainte que les usages de l'ordre apportés en France par les mères espagnoles ne vinssent à se perdre ou à s'affoiblir avec le temps, elle et la vénérable mère Marie de Jésus engagèrent le révérend père Gibieuf à faire le recueil précieux contenu dans la lettre adressée à tout l'ordre. C'est aussi à sa prière que M. Charton en écrivit une autre pour suppléer à ce qui étoit échappé à la première; et comme plusieurs choses y paroissoient nouvelles, elle marqua à celles qui lui en écrivirent que tout ce qui y étoit compris s'observoit dans son monastère avec la plus exacte fidélité, et que c'étoit à la lettre les enseignements de la mère Anne de Jésus à ses premières filles de France.
Son sentiment sur la réception des sujets est digne de remarque. Non-seulement elle vouloit y reconnoître la vocation à l'état religieux, mais à la vie hérémitique, dont les Carmélites font une particulière profession. Suivant ce que notre sainte mère recommande dans ses Constitutions, elle exigeoit que l'on éprouvât la qualité de leur esprit, rejetant avec fermeté les esprits bornés, disant qu'elles étoient ordinairement arrêtées à leurs sens, que lorsqu'on leur propose quelque chose qui les surpasse, leur petite capacité ne peut s'en convaincre à moins qu'une humilité aussi profonde que rare ne leur fasse soumettre en tout leur jugement. Elle avoit à cœur que celles qui entrent commençassent parfaitement leur carrière, persuadée que le commencement 496 décide de la fin. Elle les vouloit gaies et l'esprit libre, disant que le trouble et les inquiétudes sont un grand empêchement à la ferveur que demandent les pratiques de religion, que M. le cardinal de Bérulle et notre bienheureuse mère lui avoient dit souvent que d'un grand nombre d'âmes qu'ils avoient conduites ou connues dans ces sortes de peines que l'on taxe d'épreuves des grandes âmes, ils n'en avoient vu qu'une seule qui n'étoit pas retournée en arrière.
Elle n'étoit point d'avis que l'on en reçût d'âgées, à moins que l'on ne reconnût en elles un appel très particulier de Dieu, et des dispositions propres à prendre l'esprit de notre état, parce que leur pli étant pris, il est très rare qu'elles soient faciles à manier. Aucune considération humaine n'eût été capable de lui faire recevoir ou garder un sujet qu'elle eût cru ne pas convenir à la communauté. Consultée par une prieure pour une novice qui étoit dans ce cas, elle lui répondit: Il est vrai, ma mère, que je considère et honore madame sa mère au delà de toute expression, car c'est une personne accomplie; elle mérite certainement que l'on fasse à sa considération tout ce qui se peut faire, et il étoit juste de prendre un soin particulier de sa fille pour essayer d'en faire une bonne Carmélite. Mais puisque vous n'êtes pas plus avancée que ce que vous me marquez, je ne puis, selon Dieu et en conscience, vous conseiller de la garder. La compassion que l'on exerce en ces rencontres pour une particulière, est une véritable cruauté pour toute une maison et même tout un ordre. Rien n'est plus préjudiciable que la réception d'un sujet sans vocation; on lui fait tort à lui-même, parce que telle qui se croit sauvée dans le monde ou dans un autre ordre, se perdra dans le nôtre; étant obligée à une plus grande perfection, elle se rendra digne d'une plus grande punition. Je suis naturellement compatissante, mais toutes les fois que je lis le prologue du quatrième livre de la Vie de notre sainte mère par Ribera, je me trouve tellement fortifiée, qu'il me semble que pour tout ce qui est au monde je ne biaiserois pas dans une chose si importante.
Par tout ce qui a été dit jusqu'ici, il est aisé d'entrevoir que rien n'étoit plus accompli que le caractère de la mère Marie Madeleine. Elle avoit une douce et majestueuse gaieté, une affabilité charmante; elle étoit charitable et compatissante au delà de toute expression, ferme cependant et même intrépide lorsqu'il s'agissoit des intérêts de Dieu, de ceux de l'ordre et du salut de quelque âme. Dans ces sortes d'occasions, sans s'étonner ni s'arrêter, elle eût surmonté un monde d'oppositions et sacrifié sa propre vie. Tant de vertus et d'amabilités la rendoient vénérable à toutes les personnes qui avoient le bien de la connoître, et lui avoient acquis sur le cœur et l'esprit de ses filles un tel ascendant, qu'une d'entre elles nous a laissé par écrit que si elle eût entrepris de leur persuader que le blanc étoit noir et le jour la nuit, elle y seroit parvenue, tant elles étoient convaincues qu'elle ne pouvoit 497 se tromper. Aussi se rendoient-elles avec délices aux moindres signes de ses volontés et de ses désirs, quelque répugnance que leur nature pût y avoir.
Enfin cette mère si chérie et si digne de l'être, martyre de la charité par le sacrifice qu'elle lui avoit fait toute sa vie de son amour pour la solitude, saisit la fin de ce triennal pour se la procurer; elle fit, pour l'obtenir, des instances si fortes et si vives que les supérieurs et la communauté se virent forcés de s'y rendre, craignant qu'un état si violent, joint à ses infirmités, n'abrégeât des jours que chacun eût voulu prolonger aux dépens des siens propres. Ainsi, en 1665, la mère Agnès fut élue en sa place. Alors cette vénérable mère, qui depuis si longtemps aspiroit au doux repos de Marie, s'y plongea tout entière; et dans les treize années que Dieu la laissa encore sur la terre, sa seule occupation fut la prière et le soin de s'anéantir, et de s'effacer de l'esprit et du cœur de toute créature. Seule avec son Dieu, la mère Marie Madeleine regarda désormais comme son unique affaire la délicieuse occupation de contempler ses ineffables perfections, sans laisser aucune entrée dans son cœur ou dans son esprit aux choses de la terre; en sorte que, lorsqu'il arrivoit que la mère prieure lui venoit rendre compte des affaires de la maison, elle détournoit d'abord le discours pour lui faire entendre qu'elle vouloit être regardée comme un être sans existence.
De combien de faveurs, dans ces secrètes et divines communications, son humilité ne nous a-t-elle pas dérobé la connoissance! Dans les dernières années de sa vie, ne pouvant plus marcher, elle se faisoit porter au chœur pour la messe conventuelle, et y demeuroit jusqu'au réfectoire, service qui lui étoit encore rendu avec zèle par les sœurs à l'heure des vêpres, où elle restoit encore jusqu'à quatre heures, et de là se faisoit conduire à l'hermitage de la Sainte-Vierge ou à quelque autre.
Le moment arrivé qui devoit mettre fin à une si sainte vie, cette vénérable mère fut atteinte d'une fluxion de poitrine et d'une fièvre ardente. Dès les premiers jours, elle comprit que l'époux étoit proche, et demanda à recevoir les sacrements. Elle les reçut de la main de M. l'abbé Pirot, supérieur de ce monastère, dans les dispositions que l'on devoit attendre de cette fidèle épouse de Jésus-Christ. Sa patience, sa douceur, sa mortification jetèrent un nouvel éclat dans les douleurs violentes et aiguës qu'elle porta avec un courage héroïque. Leur excès, loin de ralentir sa ferveur, sembloit l'augmenter; et dans le désir de s'unir à Jésus-Christ encore une fois, elle passa une de ses dernières nuits sans rien prendre pour se procurer ce bonheur; après cette grâce reçue, remplie d'une ferme confiance aux mérites de Jésus-Christ et dans la miséricorde de son Dieu, pleine de foi, d'espérance et de charité, cette âme séraphique alla recevoir la couronne due à tant d'éminentes vertus, le 20 novembre 1679, âgée de quatre-vingt-deux ans.
498 Un ecclésiastique qui avoit eu longtemps sa confiance, apprenant sa mort, s'écria: «L'âme la plus humble qui fût sur la terre vient de lui être enlevée», ajoutant qu'elle avoit porté cette vertu à un degré presque inimitable.
La mère Agnès de Saint-Michel rapporte ainsi un secours qu'elle reçut de cette sainte défunte: «Me trouvant un soir, après complies, dans une extrême fatigue de corps et d'esprit, je demandois à Notre-Seigneur la grâce de sa sainte volonté et la force d'accomplir ce que l'obéissance m'avoit prescrit, qui me sembloit au-dessus de ma puissance. Mais, entendant sonner matines, je me mis en devoir d'y aller. Alors je vis notre mère Marie Madeleine qui entroit dans le chœur. Sa beauté étoit toute céleste, et sa blancheur avoit un éclat qui n'avoit rien de semblable sur la terre. Je m'avançois pour lui exposer mes besoins; elle me parla avec beaucoup d'amour, mais d'une manière intellectuelle; son regard et l'impression que j'en reçus me consola de telle sorte, que je ne puis l'exprimer. Ensuite elle se mit à genoux, adorant le très Saint-Sacrement avec un respect qui me fit connoître que c'étoit de l'adoration de l'éternité, et j'entendis au fond de mon cœur ces paroles: Il ne faut pas un moment de repos en cette vie. A l'heure même, je me sentis tant de courage et une si grande joie qu'il me sembloit éprouver quelque chose de la béatitude des saints, disposition où je suis encore.» L'on ignore en quel temps ceci est arrivé; mais ce doit être bien peu de temps après le décès de la mère Marie Madeleine, puisque la mère Agnès de Saint-Michel ne lui a survécu que sept mois.
LA MÈRE AGNÈS, Mlle DE BELLEFONDS
Comme nous l'avons dit, l'abbé Montis a publié une vie de la mère Agnès de Jésus-Maria qu'il a jointe à celle de Mlle d'Épernon, Paris, 1774, in-12. Il n'a fait que transcrire la biographie conservée au couvent de la rue Saint-Jacques, en l'abrégeant et en lui ôtant sa naïveté et son agrément. Cependant comme elle renferme le petit nombre de faits dont se compose la vie de cette grande religieuse, nous y renvoyons, et nous bornons à donner ici un document inédit et précieux, la circulaire que la prieure qui succéda à la mère Agnès, c'est-à-dire la mère Marie du 499 Saint-Sacrement, Mlle de La Thuillerie, adressa à tous les couvents de l'ordre pour leur annoncer la perte que le Carmel venait de faire.
«Jésus † Maria.
«Paix en Jésus-Christ qui veut que nous cherchions uniquement en lui notre consolation dans la grande et amère affliction qu'il a permis qui nous soit arrivée par la mort de notre très chère et très honorée mère Agnès de Jésus-Maria. Nous la pouvons nommer selon l'esprit la fille des saints et des saintes qui ont établi notre ordre en France, et nous pouvons dire aussi avec vérité qu'elle a marché fidèlement sur leurs traces. Notre bienheureux père, monseigneur le cardinal de Bérulle, l'a demandée à Dieu avec instance, auparavant qu'elle-même pensât à s'y donner, et il a eu la consolation de voir l'effet de ses prières, non-seulement par son entrée dans notre maison, mais par toutes les vertus naissantes qui paroissoient déjà en elle. Notre bienheureuse mère Madeleine de Saint-Joseph, qui étoit prieure, prit un soin particulier de son éducation, connoissant la grandeur des talents extraordinaires de nature et les dons de grâce tout singuliers que Dieu avoit mis en elle. Quoiqu'elle fût encore fort jeune, étant entrée à dix-sept ans et demi, elle la voyoit avancer à si grands pas dans les voies de Dieu qu'elle disoit qu'elle seroit un jour la mère de la maison. Dieu la disposoit dès lors à en être aussi l'exemple par une profonde humilité qui étoit le fondement de toutes ses autres vertus. Sa principale application étoit de ne jamais parler d'elle-même ni de tout ce qui la regardoit; et quand les autres vouloient mêler quelque chose d'elle dans les conversations, elle avoit toujours l'adresse d'en faire finir promptement le discours. Dieu lui avoit donné un esprit fort au-dessus du commun, un courage ferme, soutenu d'une rare prudence et d'une douceur qui gagnoit les cœurs de tous ceux qui conversoient avec elle. Et cependant, toutes ces grandes qualités qui frappoient les yeux de tout le monde, étoient tellement cachées aux siens par le voile de sa profonde humilité, qu'elle croyoit trouver en elle des défauts tout opposés. Elle ne se sentoit de la grandeur de son esprit que pour agir avec une simplicité chrétienne en toutes choses; et même dans celles de Dieu, les plus élevées, elle gardoit la même conduite, de sorte qu'elle étoit également utile à toutes sortes de personnes, se faisant toute à tous. Personne ne fut jamais plus consultée et n'a donné des conseils plus droits, plus solides, plus saints et plus sages, ni plus dégagés de toute sorte de considérations humaines. Sa charité pour le prochain étoit grande et universelle, elle se donnoit à toutes nos sœurs et désiroit si fort que cette vertu fût établie solidement dans les cœurs, qu'elle disoit sans cesse dans ses dernières années à l'imitation de saint Jean: Mes sœurs, aimons-nous les unes les autres. Elle ne se dénioit pas 500 aux personnes du dehors, dans les occasions où elle les pouvoit aider; et sa compassion particulière pour les pauvres la faisoit entrer dans leurs besoins avec une tendresse qui la portoit à les secourir en tout ce qui pouvoit dépendre d'elle. Il n'y avoit point auprès d'elle d'acception de personne, et si elle en distinguoit quelqu'une dans les offices qu'elle rendoit au prochain, c'étoit pour faire plus de bien à celles à qui il sembloit qu'elle en dût le moins par la conduite qu'elles avoient tenue à son égard. Nous en avons beaucoup d'exemples, et jusqu'à sa mort elle a assisté plusieurs de ces personnes qui étoient dans la nécessité avec une charité qui ne se peut expliquer. Sa ferveur pour la mortification de l'esprit et du corps a commencé dans son noviciat et n'a fini qu'à sa mort. Elle s'étoit fait une si sainte habitude de retrancher à ses sens tout ce qui leur pouvoit donner quelque satisfaction qu'on peut dire qu'elle paroissoit plutôt morte que mortifiée. Nous aurions une infinité d'exemples à donner sur cette matière si nous n'avions peur de la trop allonger. Car si on l'osoit dire, son zèle l'a poussée un peu trop loin sur ce point, parce que dans son âge plus avancé elle se refusoit ordinairement jusqu'aux choses les plus nécessaires. Elle a fait beaucoup de pénitences dans sa jeunesse, encore qu'elle fût d'une complexion fort délicate, comme de grandes veilles au chœur, des disciplines, des ceintures de fer; et elle couchoit assez souvent sur son plancher, ce qu'elle a fait encore quelquefois quatre ans avant sa mort. Elle avoit en éminence l'esprit de piété et une attention à Dieu qui n'étoit presque point interrompue par les affaires que pendant ses charges elle a eues à traiter. Son oraison étoit sublime, solide et simple, tout appliquée à la personne sainte de Jésus-Christ et de ses mystères, ne songeant qu'à travailler pour se conformer à ce divin modèle sur lequel on peut dire qu'elle avoit formé sa conduite, autant que le peut une créature. Une personne de grande piété et de grandes lumières nous a dit il y a quelques années que l'égalité extraordinaire qui paroissoit en elle, venoit de l'union qu'elle avoit avec Celui qui ne change jamais. Sa dévotion à la sainte Vierge étoit fort singulière: elle avoit recours à elle comme à sa mère dans tous ses besoins, elle honoroit particulièrement sa bénignité et nous avons toujours cru qu'elle en avoit reçu de Dieu une participation qu'elle témoignoit en toutes rencontres à celles qui avoient l'avantage de lui parler, et il est vrai qu'on ne l'approchoit point qu'on ne ressentit quelque désir de se renouveler dans la vertu et la piété. Je suis incapable, ma chère mère, de vous exprimer à quel point alloit son profond respect pour tout ce que l'Église ordonne, pour ses dévotions qui étoient la règle des siennes, et enfin sa vénération pour toutes les choses saintes. Nous ne pouvons nommer ici tous les saints auxquels elle avoit une particulière dévotion, le nombre en étant trop grand; nous marquerons seulement que notre père saint Joseph, sainte Madeleine, notre mère sainte Thérèse, et tous les saints 501 et saintes qui ont conversé avec Notre-Seigneur Jésus-Christ y tenoient le premier rang. Cette chère mère a été mise dans les charges fort jeune parce que sa capacité et sa vertu l'en rendoient dès lors très digne, et elle s'en acquitta avec un succès qui a répondu à l'espérance qu'on en avoit conçue. Pendant trente-deux ans qu'elle a été prieure et sous-prieure à diverses fois, Dieu a tellement répandu ses bénédictions sur sa conduite qu'elle a été également respectée et aimée, ses filles la regardant comme un modèle accompli de toutes les vertus chrétiennes et religieuses. Vous savez, ma chère mère, le zèle ardent qu'elle a eu de servir tout notre ordre, qu'elle ne s'y est point épargnée, et qu'elle n'a jamais séparé les intérêts de nos maisons d'avec les nôtres propres. Son zèle pour la régularité étoit fervent et appliqué, et dans les plus petites choses comme dans les plus grandes, elle n'a jamais manqué à l'accomplissement d'aucunes. Elle a eu, ainsi que nos autres mères, des occasions de le mettre en pratique, dont il suffit de vous en marquer une ici: c'est, ma très chère mère, qu'il y a peu d'années qu'une personne de grande piété et de grande naissance lui voulut donner cent mille francs pour avoir quelquefois l'entrée dans la maison. Cette chère mère, si désintéressée et si régulière, ne voulut point les accepter pour ne rien faire qui pût porter au relâchement. Sa pauvreté et son dégagement ont été au delà de ce que nous vous en pourrions représenter, et pour ce qui étoit de sa personne elle choisissoit toujours le plus grossier et le plus pauvre; nous lui avons vu porter une robe vingt-deux ans. Elle ne se dispensoit jamais des observances communes, soit qu'elle fût en charge ou qu'elle n'y fût pas, et son assiduité aux heures de communauté et aux offices du chœur étoit si grande que plusieurs de nos mères des autres couvents passant par ici, en étoient dans l'étonnement. Sa patience a paru dans toutes les occasions, soit dans les contradictions qu'elle a eues quelque fois à porter de la part du dehors, soit dans les grandes et longues maladies qu'elle a eues en divers temps; jamais elle ne se plaignoit; à peine pouvoit-on tirer de sa bouche la vérité de ce qu'elle souffroit, son visage étant toujours riant et tranquille; pour elle, elle ne cherchoit qu'à consoler les autres, qu'elle voyoit touchés de ses maux; elle avoit sans cesse dans la bouche comme dans le cœur: «Que la volonté de Dieu soit faite!» et autant qu'il lui étoit possible, elle donnoit toujours l'espérance qu'elle seroit bientôt guérie à celles qui l'approchoient pour les détourner de l'attention à son état. Dieu lui a conservé son esprit tout entier dans un corps assez sain et lui a donné une heureuse vieillesse qui, comme celle de David, sembloit se renouveler par l'abondante miséricorde du Seigneur, n'ayant senti aucune des infirmités d'un âge aussi avancé; son extérieur même la faisoit paroître plus jeune de vingt-cinq ou trente ans qu'elle n'étoit. Cependant, elle se disposoit à son dernier passage qu'elle croyoit proche, par une nouvelle ferveur et 502 une application particulière à toutes les vertus. Sa dernière maladie a commencé la nuit du jeudi au vendredi 21 de ce mois, par une espèce de dyssenterie qui la mit d'abord très bas, et qui fut accompagnée de la fièvre. Le médecin la jugea dangereusement malade, et le samedi au soir on trouva à propos de lui donner le saint viatique. Lorsque je lui en portai la nouvelle, elle joignit les mains pour s'élever à Dieu, et me dit: «Très volontiers, ce m'est trop d'honneur et de grâce.» Et elle ajouta en frappant sa poitrine: «Je ne la mérite pas. Ah! quelle joie! Je vous en remercie très humblement.» Et de ce moment-là, elle ne songea plus qu'à s'y disposer. Elle fit cette action avec sa ferveur ordinaire, et un respect qui édifia toute la communauté. Elle avoit une ardente dévotion pour Notre-Seigneur Jésus-Christ au Saint-Sacrement, et il y avoit plus de trente ans que, par l'ordre de nos supérieurs, elle communioit presque tous les jours avec une préparation toujours nouvelle, s'appliquant à éviter les moindres fautes et à ne perdre aucune occasion de pratiquer les vertus. Le mal augmentant beaucoup le lundi matin, nous eûmes encore la douleur d'être obligée de lui dire qu'il lui falloit donner l'extrême-onction: elle nous reçut en la même manière et avec la même tranquillité et reconnoissance qu'elle avoit fait pour le saint viatique, ayant toujours son âme en ses mains, prête à la rendre au Seigneur, lorsqu'il la lui demanderoit. Elle voulut voir dans le Manuel les prières de ce dernier sacrement, pour se renouveler dans les dispositions que l'Église demande des personnes qui le reçoivent, et ne quitta ce livre que lorsqu'on fit les onctions. Elle répondit toujours aux prières avec les sœurs qui, hors les temps de l'office, passèrent presque tout le jour en prières auprès d'elle; la sainte malade de son côté disoit de temps en temps des versets, des psaumes et des paroles de l'Écriture selon sa dévotion; elle avoit une grande application à quelques versets de la prose des morts qu'elle avoit écrits auprès de son lit pour lui être répétés à sa mort. Le premier est: Quid sum miser tunc dicturus, etc.; le second: Rex tremendæ majestatis; et le troisième Recordare Jesu, pie; le quatrième Quærens me sedisti lassus. Par le premier, elle exprimoit son humble contrition et les bas sentiments qu'elle avoit d'elle-même; par le second, elle marquoit le profond respect qu'elle avoit pour la majesté et la sainteté de Dieu, n'espérant de salut que par sa miséricorde; par le troisième, elle s'adressoit à Jésus-Christ pour lui demander par ses propres mérites, auxquels elle mettoit toute sa confiance, la grâce de n'être jamais séparée de lui, et dans le quatrième elle le prioit que, puisqu'il avoit bien voulu par sa bonté se lasser en la cherchant et subir la mort pour la sauver, tant de travaux ne lui fussent pas inutiles. On lui répéta ses prières selon son désir, plus de douze fois dans la journée, et elle les prononça tout bas à chaque fois tant que Dieu lui conserva la parole; quand elle l'eut perdue qui ne fut que demi-heure devant sa mort, elle fit encore des signes 503 qui montroient la liberté de son esprit. Elle l'a rendu à Dieu dans une grande paix aujourd'hui, à huit heures du soir, âgée de quatre-vingts ans et deux mois, en ayant passé soixante-deux et huit mois dans la religion. Pendant son agonie et après sa mort, son visage demeura beau comme seroit celui d'un ange, ne paroissant pas le quart de son âge, ce que les séculiers mêmes ont remarqué lorsqu'elle étoit exposée à la grille. Vous pouvez juger, ma chère mère, quelle douleur nous avons eue toutes de perdre une si sainte et si admirable mère, étant comme impossible de retrouver jamais en une même personne tant d'élévation d'esprit avec tant de simplicité, tant de grandeur d'âme avec tant de modestie, tant de régularité avec un si grand dégagement, et tant d'exactitude avec une si grande douceur; c'est ce que nous avons vu pendant trente-neuf années que nous avons eu la bénédiction d'être avec elle. Selon les intentions de notre chère mère, nous vous demandons pour elle, avec la charité ordinaire de l'ordre et la communion de votre sainte communauté, une grande part en vos saintes prières; elle nous a ordonné de lui en procurer le plus que nous pourrions. Nous osons vous demander la même grâce pour nous qui sommes vivement touchée de notre perte, et très véritablement en Notre-Seigneur, ma très chère mère,
Votre très humble et très obéissante sœur et servante,
Sœur Marie du Saint-Sacrement,
Religieuse Carmélite indigne.
De Paris, en notre premier couvent, ce 24 septembre (1691).»
A tous les renseignements que nous avons pris plaisir à rassembler sur cette aimable personne, nous voulons joindre ici plusieurs pièces qui ne pouvaient trouver place dans le cours de notre récit.
Il ne serait pas impossible de retrouver quelque portrait de Mlle Du Vigean. Segrais dit dans ses Anecdotes, p. 8: «Mademoiselle m'a fait voir à Saint-Fargeau, dans son cabinet, un tableau où elle étoit représentée en Grâce entre Mlle Du Vigean et Mme de Montbazon.»
504 Segrais, ibid., p. 20, raconte une anecdote à laquelle il ne faut ajouter aucune foi: «Mme de Chevreuse, qui étoit une conteuse, m'a dit qu'elle avoit été cause de l'emprisonnement de M. le Prince. Cela arriva pour un rien: Monsieur aimoit Mlle Du Vigean, qui n'avoit pas beaucoup d'esprit, et Monsieur n'en étoit pas jaloux[569]; Mme la Princesse (douairière), qui craignoit qu'on ne se servît d'elle (Mlle Du Vigean) pour désunir Monsieur d'avec M. le Prince, avec lequel il fut de très bonne intelligence l'espace de six ans pendant la régence, la fit enlever imprudemment et conduire aux Carmélites, de quoi Monsieur fut outré au dernier point. Mme de Chevreuse, qui s'en aperçut dans un entretien qu'elle avoit eu avec lui, en parla à M. le cardinal Mazarin et lui dit que la cour pourroit tirer avantage de sa colère, et que c'étoit une occasion dont on pourroit peut-être profiter pour le détacher d'avec M. le Prince.» Il n'y a pas même en tout cela une ombre de vraisemblance. D'abord les Mémoires de Segrais sont fort mal imprimés et fourmillent de fautes; ou Segrais, pur homme de lettres, n'aura pas compris ce que lui aura dit Mme de Chevreuse. 1o Il est bien vrai que c'est Mme de Chevreuse, ainsi que Mme d'Aiguillon, qui donna à Mazarin, en 1650, le conseil d'arrêter Condé; mais il est certain qu'en ce temps-là Mlle Du Vigean avait déjà fait profession, étant entrée aux Carmélites en 1647. 2o Nul document imprimé ou manuscrit à nous connu ne parle de l'amour de Monsieur pour la jeune Du Vigean, que l'on confond peut-être avec Mlle de Saujon, dont en effet Monsieur devint très amoureux et qui entra quelque temps aux Carmélites, d'où elle sortit assez vite, comme on le peut voir dans les Mémoires de Mademoiselle. 3o Segrais est le seul qui dise que Mlle Du Vigean n'avait pas beaucoup d'esprit. Il n'en pouvait rien savoir, n'ayant pas vécu dans cette société; il n'a connu 505 que celle de Mademoiselle et de Mme de La Fayette. Loin de là, Mlle Du Vigean avait une assez grande réputation d'esprit. Elle est dans le Dictionnaire des Précieuses sous le nom de Valérie. «C'est, dit Saumaize en 1661, une précieuse ancienne des plus illustres du temps de Valère (Voiture).» Nous tirons des papiers de Conrart, in-4o, t. XVII, p. 577, la lettre suivante ni datée ni signée, mais qui pourrait bien être de Mme de Sablé, ou de Mlle de Rambouillet, ou de quelque autre dame de l'illustre hôtel, où l'on parle avec éloge des lettres que Mlle Du Vigean écrivait:
«A MADEMOISELLE DU VIGEAN.
«Mademoiselle,
«Je crois que vous ne serez pas surprise de recevoir une lettre de moi, car il me semble que nous avons fait une assez grande amitié pour vous pouvoir même plaindre si je ne vous écrivois pas, et pour moi j'ai quasi envie de vous faire des reproches de ce que je n'entends pas parler d'autre chose que des jolies lettres que vous écrivez ici sans que l'on m'ait dit un seul mot de votre part. En vérité, cela m'a satisfaite et fâchée tout ensemble, car je suis ravie qu'une personne que j'ai toujours aimée avec tant d'inclination mérite si fort de l'être par toutes sortes de raisons, et je ne saurois plus souffrir que vous me puissiez oublier si longtemps. Faites donc, s'il vous plaît, que je puisse avoir autant de joie de votre souvenir comme j'en ai de savoir l'augmentation de votre santé et de votre beauté. Je vous supplie de croire que ceux qui en sont le plus touchés ne le peuvent être davantage que je la suis de toutes les choses qui vous rendent si aimable. Cela vous peut faire juger de quelle sorte je désire les témoignages de votre amitié, et comme je veux être toute ma vie,
«Votre, etc.»
4o Mlle Du Vigean n'est pas entrée au couvent par force. La Princesse de Condé elle-même n'eût pu arracher à sa famille une personne du rang de Mlle Du Vigean, et les Carmélites ne se seraient pas du tout prêtées à un tel acte de violence. Marthe Du Vigean entra aux Carmélites très librement, si librement qu'elle eut à vaincre bien des obstacles dont sa persévérance ne vint à bout qu'à grand'peine. Elle ne fit ses vœux qu'en 1649, mais elle était 506 déjà postulante au couvent de la rue Saint-Jacques dans les premiers mois de l'année 1647. C'est ce que nous apprend une lettre du mois de juin écrite par la mère Agnès à Mlle d'Épernon, qui était alors à Bordeaux, désirant ardemment être Carmélite, mais ne l'étant pas encore:
«....[570] Je vous assure, Mademoiselle, que Dieu récompense si abondamment dès cette vie les âmes qui l'ont aimé et qui lui ont obéi, qu'elles trouvent, par les satisfactions qu'elles expérimentent au service de sa divine majesté, qu'elles ont beaucoup plus reçu que donné. Mlle Du Vigean en rend maintenant un témoignage tout nouveau et si puissant que personne n'en peut douter; car nonobstant les extrêmes afflictions de M. et Mme Du Vigean qui ont fait ce qu'ils ont pu pour la retirer, elle est demeurée inébranlable et si parfaitement contente qu'elle dit qu'elle ne changeroit pas sa condition à celle d'être impératrice de tout le monde, et je vous assure que la joie de son esprit est telle que son humeur, qui étoit fort polie et ne paroissoit pas, comme vous savez, des plus gaies, l'est maintenant tellement qu'il semble qu'elle expérimente quelque chose des consolations du ciel. Elle nous a priée de vous rendre grâces très humbles, Mademoiselle, de la part que vous prenez à la grâce que Dieu lui a faite, et vous assure qu'encore qu'elle eût déjà oublié tout le monde, elle aura pour votre regard un souvenir tout extraordinaire devant Dieu. Elle a ouï dire, avant que d'entrer céans, que vous étiez dans le même dessein qu'elle projetoit lors, ce qu'elle désire extrêmement qui se trouve véritable; mais je n'ose lui dire ce que j'en sais que vous ne m'ayez fait l'honneur de me permettre de lui en confier quelque chose.»
Mlle d'Épernon répond à la mère Agnès le 3 juillet 1647:
«... Je vous supplie de vouloir assurer la révérende mère prieure et la révérende mère Marie de Jésus de mon très humble service et de les prier de m'assister de leurs prières et de leurs idées pour ma conduite, car je sais et suis bien aise qu'elles voient les lettres que je vous écris. Pour Mlle Du Vigent (sic), je ne prétends non plus que ce secret en soit un pour elle, et, quoique je ne fusse pas assez heureuse pour être connue d'elle dans le monde, la réputation de sa vertu et de son esprit m'a donné toujours beaucoup d'estime pour elle que sa dernière action a encore augmentée. C'est pourquoi je vous supplie de lui faire un compliment de ma part et de la prier de me faire l'honneur de se souvenir de moi dans ses bonnes prières....»
507 AUTRE LETTRE DE LA MÊME A LA MÊME DU 23 JUILLET 1647.
«... Je suis bien obligée à la charité de Mlle Du Vigent d'avoir pris la peine de m'écrire[571]. Je vous envoie la réponse que je vous prie de lui vouloir donner. Je vous assure que sa lettre est d'une personne si contente et si enflammée de l'amour de Dieu qu'elle m'a donné de la dévotion, et je m'estimerai bien heureuse d'être en un même lieu qu'elle pour suivre son exemple, si j'ai assez de cœur pour avancer en peu de temps comme elle, et je prétends, avec la grâce de Notre-Seigneur, d'être bientôt en état d'imiter quoique imparfaitement sa sortie du monde.»
Quand Mlle d'Épernon fut entrée aux Carmélites de Bourges, elle écrivit à Mlle Du Vigean le billet suivant:
«Ce 9 septembre 1648.
«Ma très chère sœur,
Dieu soit béni qui m'a fait la grâce d'imiter votre retraite du monde, quoique très imparfaitement, et avec des foiblesses dont je devrois être honteuse si je pouvois songer à quelque autre chose qu'au bonheur que j'ai d'être tout à fait destinée au service de Dieu. Je méritois si peu ses faveurs que je ne puis assez admirer la bonté qui me les a faites, et je crois en avoir obligation à vos bonnes prières. Car enfin, ma très chère sœur, vous m'avez toujours témoigné que vous les employiez pour cela, et je ne puis vous en rendre assez de grâces très humbles. Mais si je ne puis satisfaire à ce que je vous dois, j'en ai le désir tout entier, et m'estimerai bien heureuse si je vous le puis faire connoître au point qu'il est. Je vous supplie, ma chère sœur, de continuer d'avoir quelque amitié pour moi et de croire que je la souhaite de tout mon cœur, et que je la tiendrai très chère. Dans peu de jours j'espère que j'aurai l'honneur de vous voir et d'apprendre de vous comme il se faut donner à Dieu, puisque vous l'avez si bien fait que je ne puis avoir une maîtresse plus expérimentée, ni pour laquelle j'aie plus d'estime et d'inclination, étant de tout mon cœur, ma très chère sœur, votre très humble et très affectionnée servante,
Sœur Anne Marie de Jésus.»
Nous sommes heureux de tenir de la bienveillance de Mgr le duc d'Aumale une lettre autographe d'Anne Du Vigean, la sœur aînée de celle qui nous intéresse, adressée à 508 leur dernier frère le marquis de Fors, en 1647, pour lui apprendre que depuis deux ans, c'est-à-dire depuis la bataille de Nortlingen, la maladie de Condé et la fin de sa passion, leur sœur avait annoncé le dessein de se faire religieuse, quelle impatience elle avait montrée d'accomplir ce dessein, comment elle avait résisté à Mme d'Aiguillon, et quelle ruse elle avait employée pour s'aller jeter aux Carmélites. Si la princesse de Condé et Mme de Longueville y avaient été pour quelque chose, Anne Du Vigean n'avait aucune raison de ne pas le dire nettement à son frère dans une lettre confidentielle.
«A MONSIEUR, MONSIEUR LE MARQUIS DE FORS.
«De Paris, le 7me juin (1647).
«... Je ne vous ai point mandé par ma précédente le particulier de l'entrée de ma sœur aux Carmélites; mais je vous en veux instruire. Elle vous a écrit hier au soir. M. de Gourville a la lettre avec la mienne. Vous saurez donc que ma sœur a continué dans cette extrême dévotion où vous l'avez vue et a augmenté même, de sorte que nous soupçonnions tous qu'elle ne se fît religieuse; et pour cet effet Mme d'Aiguillon lui parla, et lui demanda s'il étoit vrai qu'elle y pensât. Elle lui dit que oui, et que cela ne la devoit pas surprendre puisqu'elle lui avoit dit il y a deux ans. Mme d'Aiguillon lui représenta la conséquence de la chose, et lui dit que, puisqu'elle s'étoit bien empêchée d'entrer deux ans durant pour l'amour de ma mère, elle pouvoit encore continuer un an, et qu'après elle feroit résoudre ma mère si l'on pouvoit. Elle lui dit que cela lui étoit impossible, et que c'étoit trop d'avoir attendu tout ce temps-là, et qu'elle la prioit d'en parler à ma mère. Nous nous en allâmes à Ruel où l'on parla tout le jour de cette affaire, où il fut bien répandu des larmes, et la conclusion fut qu'au moins ce ne seroit que dans six mois. Ma mère espéroit, en lui demandant ce terme, qu'elle la pourroit détourner. Enfin nous revînmes ici parce que j'étois fort mal; j'avois la fièvre; de sorte que je ne bougeois du lit. Un beau jour elle me dit: Ma sœur, je ne donnerai pas tout le temps que j'ai promis; car je m'en irai devant qu'il soit huit jours. Je la priai de me donner temps d'écrire à ma mère pour qu'elle vînt lui parler, puisque je n'étois pas assez puissante pour la retenir ni conseiller. J'écrivis donc toute malade. Cependant j'allai encore à l'hôtel de Longueville savoir de vos nouvelles, parce que l'on m'avoit dit qu'il étoit venu un courrier, et Mme de Longueville m'écrivit pour m'en mander, 509 et au bas du billet elle prioit ma sœur de l'aller voir. Elle sortit donc pour y aller, et comme elle fut à moitié du chemin, elle dit à ses gens qu'il falloit qu'elle allât faire un tour aux grandes Carmélites, et qu'elle ne leur diroit qu'un mot. Elle fit tourner son carrosse, et s'y en alla, où elle est encore et ne prétend pas en sortir. Ma mère arriva une heure après. Elle ne l'a point vue depuis, de peur, dit-elle, de s'attendrir et de la détourner, puisque c'est son salut; et de plus elle est en colère en quelque façon de ce qu'elle est entrée sans l'en avoir avertie. Pour mon père il vouloit tout tuer ce qu'il y a de missionnaires et de Carmélites, mais cela commence un peu à s'apaiser. Il la va voir tous les jours. Elle est fort gaillarde et résolue; elle me voit pleurer sans jeter une larme. Je vous ai dit, je pense, tout ce que je savois sur cela, c'est pourquoi je finis après vous avoir assuré que mon pauvre petit-neveu se porte bien, Dieu merci, et que je suis fort votre très humble servante
A. de Fors.»
A ce billet d'Anne Du Vigean, qui épousa d'abord M. de Pons, puis le jeune duc de Richelieu, neveu de Mme d'Aiguillon, nous joignons la déposition que fit plus tard cette même dame dans l'affaire de la béatification de la mère Madeleine de Saint-Joseph, parce qu'au milieu de détails étrangers à notre objet, il se rencontre plusieurs faits authentiques sur Mlle Du Vigean, sur sa famille et sa société intime.
EXTRAIT DE LA DÉPOSITION DE Mme LA DUCHESSE DE RICHELIEU.
«J'ai nom Anne de Fors. Je suis native de la ville de Paris. Je suis âgée de vingt-neuf ans, fille de François de Fors, chevalier, marquis de Fors et Du Vigean, seigneur de Basoge, comte de Sainte-Menoult, et d'Anne de Neufbourg, sa légitime épouse. Je suis femme de Monsieur le duc de Richelieu, duc et pair de France, lieutenant général des mers du Levant, et gouverneur du Havre de Grâce.
«J'ai eu connoissance de la vénérable mère Madeleine quelques années devant sa mort. La première fois que j'ai entré dans le grand couvent des Carmélites de cette ville de Paris, ç'a été avec feu Mme la princesse de Condé. Mme la duchesse d'Aiguillon y étoit qui me mena, dès que je fus dans le monastère, à la vénérable mère comme à une sainte, et me dit que je lui demandasse sa bénédiction et ses prières, et qu'elle m'estimeroit heureuse si elle m'y vouloit donner part. Je n'ai point présentes toutes les choses que me dit la vénérable mère en particulier; 510 mais seulement il me souvient qu'elle me demanda si je priois Dieu tous les jours, et qu'elle m'exhorta à le faire soigneusement, me montrant que sans son assistance nous ne pouvions faire que du mal, et qu'aussi il nous falloit avoir recours à lui en toutes les actions de notre vie. Je sais que la vénérable mère a passé une grande partie de sa vie dans le grand couvent de Paris, et qu'elle y étoit révérée et honorée comme une sainte tant par les religieuses que par plusieurs personnes d'éminente qualité; et feu Mme la princesse de Condé, Mme de Longueville et Mme d'Aiguillon m'en ont parlé plusieurs fois avec une haute estime de sa sainteté... Je sais que pendant l'extrémité qu'a eue la servante de Dieu, feu Mme la princesse de Condé et Mme de Longueville en étoient dans une grande peine, qu'elles avoient beaucoup de douleur de la perdre, et qu'elles la pleuroient comme leur mère; et Mme la duchesse d'Aiguillon qui étoit alors toute-puissante, M. le cardinal de Richelieu vivant, employoit toutes sortes de personnes pour essayer de trouver du soulagement au mal de cette bonne mère; et je sais qu'elle envoya une personne constituée dans une des plus hautes dignités de l'Église à deux lieues d'ici chercher un remède qu'on lui avoit dit qu'il guériroit la servante de Dieu.
J'étois encore si jeune lorsque la vénérable mère a quitté cette vie pour l'éternelle que je ne puis rien dire des particularités de sa mort. Je sais seulement qu'il y eut un grand concours de peuple et de personnes de toutes sortes de conditions à son enterrement. Ma mère y fut par grande dévotion, et lorsqu'elle en revint, elle me dit qu'elle venoit de voir mettre en terre une sainte qui étoit belle comme un ange, et qu'en la regardant on étoit persuadé que l'âme de cette servante de Dieu étoit déjà jouissante de la gloire; et elle ajouta qu'il y avoit une si grande foule de monde qu'elle avoit pensé être étouffée...
Je sais que la Reine va dans le grand couvent des Carmélites de cette ville de Paris tous les ans, le jour que la vénérable mère a quitté la terre pour aller au ciel, et qu'elle va visiter son tombeau, et s'y met à genoux pour la prier en grande dévotion. J'ai eu l'honneur de l'y accompagner. Je sais aussi que plusieurs princesses, duchesses et plusieurs dames de la cour sont soigneuses d'accompagner la Reine lorsqu'elle va dans le grand couvent le jour du décès de la vénérable mère, que toutes vont sur son tombeau, quelques-unes prennent des fleurs qui sont dessus, les baisent et les regardent comme une relique... Je sais que grand nombre de personnes font dire des messes à l'église du grand couvent où est le corps de cette vénérable mère, et moi-même j'y en ai fait dire un an durant, et à l'heure présente j'y fais dire encore un annuel, tant j'ai de confiance au pouvoir qu'elle a auprès de Dieu.
Je sais que ma sœur est entrée dans le grand couvent des Carmélites pour y être religieuse, par la grande estime qu'elle avoit de la 511 sainteté de ce lieu, et qu'elle tenoit à un bonheur au-dessus de tous les autres d'être dans le monastère où est le corps de la vénérable mère; et je sais que, quelques instances que mes proches lui aient faites pour aller en un autre couvent du même ordre, où ils eussent eu la consolation de la voir plus souvent, elle ne l'a jamais voulu pour les raisons que je viens de dire.
Ma sœur m'a dit aussi que la vénérable mère l'a guérie de diverses sortes de maux dont elle étoit travaillée; et une fois qu'elle avoit de violentes douleurs à un bras avec de grandes inquiétudes et hors d'espoir de pouvoir fermer l'œil, qu'elle mit du linge teint du sang de la servante de Dieu dessus, et qu'à l'instant la douleur fut apaisée et qu'elle dormit toute la nuit. J'ai su encore par ma sœur qu'un mois ou deux après qu'elle fut entrée au couvent pour s'y faire religieuse, allant un soir dans la chambre où la vénérable mère est morte, elle sentit une odeur comme de toutes sortes de fleurs, et puis comme une excellente cassolette, et enfin cette senteur devint si extraordinaire qu'elle jugea bien qu'elle ne pouvoit venir que du ciel...
J'ai ouï dire à plusieurs personnes très dignes de foi que la servante de Dieu a eu le don de prophétie, et j'ai eu occasion moi-même d'en être persuadée, Mme la comtesse d'Ourouer, ma belle-mère[572], m'ayant dit que s'en allant pour lui dire adieu pour un voyage qu'elle alla faire en Provence, elle lui dit: Je ne serai plus sur la terre à votre retour; ce qui s'est trouvé véritable.
De tout ce que je dépose il y a bruit et renommée publique.
C'est ainsi que j'ai déposé pour la vérité, moi, Anne Poussard de Fors.»
Nous nous gardons bien d'omettre la déposition de Mlle Du Vigean elle-même, sœur Marthe de Jésus, datée du 17 novembre 1650.
«Jesus Maria.
«Je, sœur Marthe Poussar Du Vigean, dite de Jésus, âgée de vingt-huit ans et de religion trois et demi, professe de ce monastère de l'Incarnation, ordre de Notre-Dame du Mont-Carmel, établi le premier en ce royaume selon la réforme de Sainte-Thérèse, désirant rendre témoignage de la sainteté que j'ai expérimentée de notre bienheureuse mère Madeleine de Saint-Joseph, depuis que j'ai la grâce d'être en cette maison, fais le présent écrit pour valoir en temps et lieu.
512 Fort peu de temps après mon entrée céans, ayant encore l'habit séculier et recevant grande contradiction de mes proches sur ma demeure en cette maison, je m'adressois souvent à la bienheureuse pour qu'elle m'obtînt la force de persévérer dans ma vocation. J'avois ouï parler d'elle à des personnes de grande condition et considération avec des termes qui m'en avoient donné une estime toute particulière, et même j'ai eu la bénédiction de l'avoir vue pendant sa vie; mais j'étois si jeune, que je ne pouvois pas remarquer en elle toutes les vertus qui y paroissoient; seulement j'étois touchée de quelque sentiment de dévotion sur sa douceur et sur sa charité, de sorte qu'il m'en est resté le souvenir jusques à cette heure, et cela n'a pas peu contribué à me faire recourir à elle dans tous mes besoins; ensuite de quoi, bien qu'indigne, j'ai reçu assistance d'elle en plusieurs occasions.
La première chose qu'elle nous a fait paroître a été qu'étant allée un soir la prier dans la chambre où elle est décédée, je sentis une senteur qui dura environ un quart d'heure. D'abord, c'étoit comme toute sorte de fleurs odoriférantes, et puis je sentis comme du musc, et sur la fin ce fut une senteur comme d'une très excellente cassolette. J'étois seule en cette chambre, et je regardai partout si on n'y avoit point mis quelque senteur ou de fleur ou de cassolette, et je vis qu'il n'y avoit quoi que ce soit de tout cela, ni chose quelconque qui me pût faire croire que ce n'étoit pas la sainte qui me faisoit cette faveur. Pendant tout ce quart d'heure je me sentis élevée à Dieu et le remerciai, avec beaucoup de dévotion sensible, des miracles qu'il faisoit pour manifester la sainteté de sa bienheureuse servante.
Au mois de mai de l'année passée, 1649, ayant eu une artère piquée au bras droit, on me le pansoit tous les jours. Un soir, il m'y vint des douleurs si extrêmes que je doutois si la gangrène ne s'y mettroit point. J'étois dans une telle inquiétude, que je ne croyois pas pouvoir fermer l'œil de toute la nuit. En cet accablement de mal, je m'adressois à notre bienheureuse mère, et lui dis l'antienne, Veni, sponsa Christi, pour la supplier qu'elle m'obtînt de Notre-Seigneur un peu de soulagement en mon mal, et je mis dessus mon bras un peu de linge trempé dans son sang. Au même moment, je ne sentis plus nulle douleur, et je dormis toute cette nuit sans me réveiller et sans aucune inquiétude, et depuis je n'eus plus de douleur en mon bras, quoique pour le reste il ne fût pas entièrement guéri. Je croirois être ingrate si je ne rendois témoignage de cette assistance.
De plus, en la même année, au mois d'août, j'eus recours à cette bienheureuse, étant malade d'une fièvre continue dont je pensai mourir, et vouai, avec le congé de notre mère prieure, un annuel de messes en son honneur, proposant, sous le bon plaisir de l'obéissance, de faire continuer ces messes le reste de ma vie, que je crois avoir pu être prolongée par les intercessions de la bienheureuse; car, dès le 513 lendemain de ce vœu, je commençai à me mieux porter, jusqu'à une entière guérison qui suivit quelques jours après.
Je rends aussi témoignage, pour la gloire de Dieu et de sa fidèle servante, que Mme la duchesse de Richelieu, ma sœur, en a reçu assistance en quelques affaires de très grande importance, qu'elle lui avoit recommandées, pour l'heureux succès desquelles[573] elle avoit voué deux annuels de messes en son honneur, l'un sur la fin de l'an 1649, l'autre en cette présente année 1650. Et comme ma sœur a obtenu ce qu'elle lui avoit demandé, aussi a-t-elle commencé de satisfaire à son vœu avec grande reconnoissance, et augmentation de confiance en la bienheureuse.
Tout ce que j'ai dit est très véritable. C'est pourquoi je le signe de ma main, ce jourd'hui 17 novembre 1650.»
Quand une religieuse mourait, la mère prieure en faisait part à toutes les maisons de l'ordre et demandait leurs prières en faveur de la décédée. Elle écrivait, à cet effet, une lettre circulaire, édifiante plutôt qu'historique, où toutefois on trouve de loin en loin des renseignements précieux. La collection de ces lettres circulaires est une des sources les meilleures de l'histoire du couvent de la rue Saint-Jacques. Nous y avons beaucoup puisé, ainsi que dans les annales des fondations et dans les vies manuscrites. C'est la mère Marie Madeleine de Jésus, Mlle Marie Lancry de Bains, qui composa la lettre circulaire de Mlle de Fors Du Vigean, sœur Marthe de Jésus, morte en 1665, le 25 avril, comme nous l'apprend le commencement de la circulaire. Nous la transcrivons presque tout entière:
«Son appel à la vie religieuse eut tous les caractères d'une vocation divine. Nous le rapporterons ici tel qu'il se trouve décrit dans la Vie de saint Vincent de Paul, d'après le témoignage signé de sa propre main, dans les informations juridiques faites trois mois après la mort du saint: «La marquise Du Vigean étant malade, Vincent alla chez elle pour la consoler. La visite finie, au défaut de la mère, la fille se 514 chargea de le reconduire. Mademoiselle, lui dit-il, vous n'êtes pas faite pour le monde. Elle comprit le sens de cette expression générale, à laquelle elle auroit volontiers répondu: Si cet homme étoit prophète, il ne me tiendroit pas un pareil propos. Elle déclara au saint qu'elle n'avoit aucun goût pour la vie religieuse; et comme elle n'ignoroit point le crédit qu'il avoit auprès de Dieu, elle le pria fort de ne lui demander point qu'il la fît changer de sentiment. Vincent sortit et ne répliqua rien. Mlle Du Vigean le quitta plus résolue que jamais de s'établir dans le siècle; elle reconnut avec le temps que Dieu lui avoit parlé par la bouche de son ministre. Sa passion pour le monde, dont les agréments commençoient à l'enivrer, s'évanouit entièrement.» Mlle Du Vigean quitta le siècle avec courage et tous les grands avantages qu'elle pouvoit posséder à la cour, où elle étoit singulièrement estimée. Mais le sacrifice qui coûta le plus à son cœur fut la séparation de Mme sa mère, qui l'aimoit au-dessus de toute expression. On comprit dès lors que ses années seroient remplies de grandes bénédictions. On ne peut dire à quel point s'est portée sa ferveur pour toutes les vertus religieuses. Dès son entrée, elle montra un si grand désir de la retraite qu'il paroissoit bien qu'elle y trouvoit celui qui fait notre véritable bonheur; et tout le temps qu'elle a été parmi nous, elle y a toujours tendu, n'en sortant jamais que pour l'obéissance ou la charité. L'oubli de son corps a été en elle si admirable que Dieu a montré visiblement combien elle lui étoit agréable en ce point, lui ayant fait la grâce d'observer notre règle dans toute sa rigueur depuis la profession, ce qu'on n'auroit jamais espéré, vu la délicatesse de son tempérament et celle avec laquelle elle avoit été élevée.
Cette chère sœur avoit un éminent don de piété, ne se lassant jamais de prier. Toutes ses matinées se passoient au chœur, et plusieurs heures de l'après-dînée, toujours à genoux. L'assistance à l'office divin étoit ses délices, et sa plus grande joie étoit d'y pouvoir servir, quelque mal qu'elle en ressentît. Un jour, une sœur lui dit que l'effort qu'elle faisoit pour y chanter contribuoit à son mal de poitrine. Elle répondit qu'elle n'étoit pas digne de souffrir pour une si bonne cause, ajoutant que le cardinal de Bérulle disoit que, nos corps étant de nature à être usés, ce nous étoit un grand bonheur qu'ils le fussent pour Dieu, témoignant une grande joie que le sien pût être consommé à si saint usage. Elle avoit une dévotion singulière à ce bienheureux, de qui elle avoit reçu des assistances très particulières.
Sa maladie commença le 10 janvier (1665) par une oppression de poitrine si violente, que nous crûmes la perdre le jour même. On la saigna deux fois, ce qui la soulagea; mais bientôt après l'oppression redoubla avec la fièvre, qui ne l'a point quittée l'espace de plus de trois mois; il s'y est joint une hydropisie universelle. On ne peut exprimer ce qu'elle a souffert pendant cette maladie, dans laquelle la langueur 515 s'est unie à la violence, avec des douleurs extrêmes et un étouffement qui lui ôtoit le repos les nuits entières; état qu'elle a porté avec la douceur et la patience la plus parfaite. Lorsqu'on lui demandoit, le matin, des nouvelles de sa nuit, elle répondoit: Je l'ai passée avec Notre-Seigneur, et je ne l'ai pas trouvée longue. La première fois qu'elle reçut Notre-Seigneur dans sa maladie, elle dit que sa bonté infinie s'étoit donnée à elle, non pour la guérir, mais pour lui donner la force de souffrir plus longtemps. Dieu lui a fait pressentir la mort plusieurs fois cette année. Toutes les fêtes de Notre-Seigneur et de la très sainte Vierge, elle sentoit un mouvement intérieur de les passer comme les dernières de sa vie, et dans sa dernière retraite de dix jours elle assura à plusieurs personnes que ce seroit la dernière. Lorsqu'on lui apporta le saint viatique, et qu'on lui demanda si elle ne croyoit pas que ce fût le corps du Fils de Dieu, elle répondit avec grande ferveur: Je le crois aussi fermement que si je le voyois de mes propres yeux, parce qu'ils pourroient me tromper; mais les paroles de Notre-Seigneur: Ceci est mon corps, ne peuvent manquer. Elle reçut l'extrême-onction avec la même présence et application d'esprit, et est expirée dans la plus grande paix, âgée de quarante-deux ans et de religion dix-huit ans.»
Nous trouvons à la Bibliothèque nationale, dans les portefeuilles de Valant, tome V, deux billets écrits par Mlle Du Vigean, devenue sœur Marthe, à Mme de Sablé, et dans le fonds de Gaignières, à la même bibliothèque, Lettres originales, tome IV, un autre billet adressé à la marquise d'Huxelles en 1658, à l'occasion de la mort du marquis d'Huxelles, que Mlle Du Vigean avait manqué d'épouser. La douleur exprimée dans ce dernier billet paraît vive, mais le ton est réservé et devait l'être. Les deux lettres à Mme de Sablé ont un caractère différent. Dans leur extrême simplicité est une grâce naturelle et involontaire, comme sous le renoncement absolu de la Carmélite à toutes les affections du monde on sent encore une tendresse pour l'ancienne amie que les années et la solitude n'ont point refroidie.
A MADAME LA MARQUISE D'HUXELLES.
«Madame,Jésus † Maria.
«Paix en Jésus-Christ. Tant de raisons m'obligent à prendre part 516 aux choses qui vous touchent, que j'ose espérer que vous serez facilement persuadée que j'ai senti comme je le dois la perte que vous venez de faire, laquelle en vérité est si douloureuse en toutes ses circonstances qu'il vous faut un secours d'en haut bien puissant pour vous donner la force de la porter. Quoique très-misérable et indigne de rien obtenir de Notre-Seigneur, nous ne laissons de lui offrir soigneusement nos prières pour votre consolation et pour lui demander que, puisqu'il vous a voulu ôter ce que vous aviez de plus cher, il daigne par sa bonté vous faire faire un saint usage de cette privation, et convainque puissamment votre cœur qu'il n'y a que misères en cette vie, et que ceux qui ont eu le bonheur de recevoir le baptême et d'être du nombre des enfants de Dieu doivent être en ce monde comme n'y étant point. Vous savez mieux que moi que nous ne devons nous regarder sur cette terre que comme pèlerins et étrangers; aussi nous y devons être sans attache et sans plaisir, et notre cœur doit être où est notre trésor, qui est au ciel. Il est certain, Madame, que les afflictions nous aident beaucoup à faire ces réflexions qui sont nécessaires à notre salut. Notre-Seigneur dit qu'il est proche de ceux qui sont en tribulations. Ainsi j'espère, Madame, qu'il vous départira ces saintes grâces dans l'état auquel il vous a mise, qui sans doute est un effet de sa miséricorde; et quoique cela soit dur à vos sens, vous devez néanmoins le regarder comme une marque de son amour et d'un dessein spécial qu'il a de votre sanctification. Je supplie sa divine bonté de vous donner tout ce qu'il connoît vous être nécessaire, et que vous me fassiez l'honneur de me pardonner la liberté que je prends de vous dire des choses que vous savez mieux que moi, qui suis une grande pécheresse, et par conséquent incapable de rien dire qui soit utile. J'espère de votre bonté que vous attribuerez cela au désir que j'ai aussi de vous faire connoître que je suis plus véritablement que personne du monde en Jésus-Christ et sa sainte Mère, etc.
Notre mère prieure[574] nous a ordonné de vous assurer, Madame, qu'elle prend une part bien véritable à votre douleur. La mère Agnès aura l'honneur au premier voyage de vous dire elle-même ses sentiments à votre égard. Votre chère tante, que vous avez céans, compatit beaucoup à votre perte commune. Son état l'empêche de vous le dire elle-même; elle est votre très-obéissante servante. Votre très-humble et très-obéissante, Madame,
SrMarthe de Jésus, religieuse carmélite indigne.
De notre grand couvent, ce 10 septembre 1658.»
517 POUR MADAME LA MARQUISE DE SABLÉ.
«Ce mardi, 2e d'août 1662.
«Que direz-vous de moi, ma très-chère sœur, de ce que je n'ai pas répondu plus tôt à votre si obligeante lettre? Je n'en puis obtenir le pardon qu'en vous le demandant très humblement, et c'est ce que je fais de tout mon cœur. Nos élections ne sont point encore faites, parce que M. de Saint-Nicolas, du Chardonnet, qui est notre supérieur, a été malade. Nous ne savons encore quand il pourra sortir. Je ne manquerai pas de vous avertir quand ce sera fait. Notre mère Marie Madeleine et la mère Agnès m'ont chargée de vous assurer qu'elles ne manqueront pas de bien prier Notre-Seigneur pour vous, et de lui demander tout ce qui vous est nécessaire pour être toute à lui. Pour moi, ma très chère sœur, pour qui prierois-je plutôt que pour vous que j'ai aimée et honorée par mon inclination, et ensuite par mille obligations que je vous ai; de sorte, ma chère sœur, que vous pouvez compter que tout ce que j'ai est à vous, et que si je faisois quelque petit bien vous y auriez tout autant de part que moi-même. Mais, hélas! je suis une si méchante religieuse que je crains bien que je vous serai aussi inutile auprès de Dieu que je vous l'ai été auprès des hommes. Donnez-moi vos prières, et me procurez celles de vos chères voisines[575] pour obtenir ma conversion, et alors vous vous apercevrez de mon changement parce que je pourrai obtenir quelque accroissement de grâce en vous à qui je suis acquise d'une manière dont Dieu seul a la connoissance.
Je me réjouis de ce que votre rhume est passé: nous ne nous en sommes point aperçues à votre gelée[576], car elle étoit très bonne, à ce que m'a dit la sœur qui en a usé; et pour vous montrer comme j'obéis à vos ordres, agissant avec entière liberté, c'est que je vous conjure de nous en envoyer encore un pot.»
POUR MADAME LA MARQUISE DE SABLÉ.
«Ce 5e septembre 1662.
«Vous serez bien aise, ma chère sœur, lorsque vous saurez que notre mère Marie Madeleine de Jésus fut hier élue prieure. Comme il ne pouvoit arriver un plus grand bonheur à notre maison, vous aurez grande joie, je m'assure, de la nôtre à toutes et de celle que 518 j'ai en mon particulier; car vous savez combien m'est chère cette bonne mère, qui a pour vous toute l'amitié et l'estime que vous sauriez désirer de la meilleure de vos amies. La mère Agnès fut hier élue sous-prieure, dont vous serez encore bien aise, car vous connoissez ce qu'elle vaut. Il ne vous faut plus contraindre, ma chère sœur, à m'appeler ma mère, car je ne la suis plus[577]. Il faudra, s'il vous plaît, mettre dessus vos lettres: Pour ma sœur Mar