The Project Gutenberg eBook of Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour

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Title: Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour

Author: Louis Constant Wairy

Release date: February 24, 2009 [eBook #28176]

Language: French

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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES DE CONSTANT, PREMIER VALET DE CHAMBRE DE L'EMPEREUR, SUR LA VIE PRIVÉE DE NAPOLÉON, SA FAMILLE ET SA COUR ***


MÉMOIRES

DE CONSTANT,

PREMIER VALET DE CHAMBRE DE L'EMPEREUR,

SUR LA VIE PRIVÉE

DE

NAPOLÉON,

SA FAMILLE ET SA COUR.

Depuis le départ du premier consul pour la campagne de Marengo, où je le suivis, jusqu'au départ de Fontainebleau, où je fus obligé de quitter l'empereur, je n'ai fait que deux absences, l'une de trois fois vingt-quatre heures, l'autre de sept ou huit jours. Hors ces congés fort courts, dont le dernier m'était nécessaire pour rétablir ma santé, je n'ai pas plus quitté l'empereur que son ombre.

Mémoires de Constant, Introduction.

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À PARIS,

CHEZ LADVOCAT, LIBRAIRE

DE S. A. R. LE DUC DE CHARTRES,

quai voltaire et palais-royal.

MDCCCXXX.

PARIS.—IMPRIMERIE DE COSSON,

rue saint germain-des-prés, nº 9.


TOME PREMIER.
Table du Premier Volume.
TOME SECOND.
Table du Tome Second.
TOME TROISIÈME.
Table du Tome Troisième.
TOME QUATRIÈME.
Table du Tome Quatrième.
TOME CINQUIÈME.
Table du Tome Cinquième.
TOME SIXIÈME.
Table du Tome Sixième.

TABLE DU PREMIER VOLUME

CHAPITRE PREMIER.

Naissance de l'auteur.—Son père, ses parens.—Ses premiers protecteurs.—Émigration et abandon.—Le suspect de 12 ans.—Les municipaux ou les imbéciles.—Le chef d'escadron Michau.—M. Gobert.—Carrat.—Madame Bonaparte et sa fille.—Les bouquets et la scène de sentiment.—Économie de Carrat pour les autres et sa générosité pour lui-même.—Poltronnerie.—Espiégleries de madame Bonaparte et d'Hortense.—Le fantôme.—La douche nocturne.—La chute.—L'auteur entre au service de M. Eugène de Beauharnais.

CHAPITRE II.

Le prince Eugène apprenti menuisier.—Bonaparte et l'épée du marquis de Beauharnais.—Première entrevue de Napoléon et de Joséphine.—Extérieur et qualités d'Eugène.—Franchise.—Bonté.—Goût pour le plaisir.—Déjeuners de jeunes officiers et d'artistes.—Les mystifications et les mystifiés.—Thiémet et Dugazon.—Les bègues et l'immersion à la glace.—Le vieux valet de chambre rétabli dans ses droits.—Constant passe au service de madame Bonaparte.—Agrémens de sa nouvelle situation.—Souvenirs du 18 brumaire.—Déjeuners politiques.—Les directeurs en charge.—Barras à la grecque.—L'abbé Sieyès à cheval.—Le rendez-vous.—Erreur de Murat.—Le président Cohier, le général Jubé et la grande manœuvre.—Le général Marmont et les chevaux de manège.—La Malmaison.—Salon de Joséphine.—M. de Talleyrand.—La famille du général Bonaparte.—M. Volney.—M. Denon.—M. Lemercier.—M. de Laigle.—Le général Bournonville.—Excursion à cheval.—Chute d'Hortense.—Bon ménage.—La partie de barres.—Bonaparte mauvais coureur.—Revenu net de la Malmaison.—Embellissemens.—Théâtre et acteurs de société: MM. Eugène, Jérôme Bonaparte, Lauriston, etc.; mademoiselle Hortense, madame Murat, les deux demoiselles Auguié.—Napoléon simple spectateur.

CHAPITRE III.

M. Charvet.—Détails antérieurs à l'entrée de l'auteur chez madame Bonaparte.—Départ pour l'Égypte.—La Pomone.—Madame Bonaparte à Plombières.—Chute horrible.—Madame Bonaparte, forcée de rester aux eaux, envoie chercher sa fille.—Euphémie.—Friandise et malice.—La Pomone capturée par les Anglais.—Retour à Paris.—Achat de la Malmaison.—Premiers complots contre la vie du premier consul.—Les marbriers.—Le tabac empoisonné.—Projets d'enlèvement.—Installation aux Tuileries.—Les chevaux et le sabre de Campo-Formio.—Les héros d'Égypte et d'Italie.—Lannes.—Murat.—Eugène.—Disposition des appartemens aux Tuileries.—Service de bouche du premier consul.—Service de la chambre.—M. de Bourrienne.—Partie de billard avec madame Bonaparte.—Les chiens de garde.—Accident arrivé à un ouvrier.—Les jours de congé du premier consul.—Le premier consul fort aimé dans son intérieur.—Ils n'oseraient!—Le premier consul tenant les comptes de sa maison.—Le collier de misère.

CHAPITRE IV.

Le premier consul prend l'auteur à son service.—Oubli.—Chagrin.—Consolations offertes par madame Bonaparte.—Réparation.—Départ de Constant pour le quartier-général du premier consul.—Enthousiasme des soldats partant pour l'Italie.—L'auteur rejoint le premier consul.—Hospice du mont St-Bernard.—Passage.—La ramasse.—Humanité des religieux et générosité du premier consul.—Passage du mont Albaredo.—Coup d'œil du premier consul.—Prise du fort de Bard.—Entrée à Milan.—Joie et confiance des Milanais.—Les collègues de Constant.—Hambart.—Hébert.—Rouslan.—Ibrahim-Ali.—Colère d'un Arabe.—Le poignard.—Le bain de surprise.—Suite de la campagne d'Italie.—Combat de Montebello.—Arrivée de Desaix.—Longue entrevue avec le premier consul.—Colère de Desaix contre les Anglais.—Bataille de Marengo.—Pénible incertitude.—Victoire.—Mort de Desaix.—Douleur du premier consul.—Les aides-de-camp de Desaix devenus aides-de-camp du premier consul.—MM. Rapp et Savary.—Tombeau de Desaix sur le mont Saint-Bernard.

CHAPITRE V.

Retour à Milan, en marche sur Paris.—Le chanteur Marchesi et le premier consul.—Impertinence et quelques jours de prison.—Madame Grassini.—Rentrée en France par le mont Cénis.—Arcs-de-triomphe.—Cortége de jeunes filles.—Entrée à Lyon.—Couthon et les démolisseurs.—Le premier consul fait relever les édifices de la place Belcour.—La voiture versée.—Illuminations à Paris.—Kléber.—Calomnies contre le premier consul.—Chute de cheval de Constant.—Bonté du premier consul et de madame Bonaparte à l'égard de Constant.—Générosité du premier consul.—Émotion de l'auteur.—Le premier consul outrageusement méconnu.—Le premier consul, Jérôme Bonaparte et le colonel Lacuée.—Amour du premier consul pour madame D.....—Jalousie de madame Bonaparte, et précautions du premier consul.—Curiosité indiscrète d'une femme de chambre.—Menaces et discrétion forcée.—La petite maison de l'allée des Veuves.—Ménagemens du premier consul à l'égard de sa femme.—Mœurs du premier consul et ses manières avec les femmes.

CHAPITRE VI.

La machine infernale.—Le plus invalide des architectes.—L'heureux hasard.—Précipitation et retard également salutaires.—Hortense légèrement blessée.—Frayeur de madame Murat, et suites affligeantes.—Le cocher Germain.—D'où lui venait le nom de César.—Inexactitudes à son sujet.—Repas offert par cinq cents cochers de fiacre.—L'auteur à Feydeau pendant l'explosion.—Frayeur.—Course sans chapeau.—Les factionnaires inflexibles.—Le premier consul rentre aux Tuileries.—Paroles du premier consul à Constant.—La garde consulaire.—La maison du premier consul mise en état de surveillance.—Fidélité à toute épreuve.—Les jacobins innocens et les royalistes coupables.—Grande revue.—Joie des soldats et du peuple.—La paix universelle.—Réjouissances publiques et fêtes improvisées.—Réception du corps diplomatique et de lord Cornwalis.—Luxe militaire.—Le diamant le Régent.

CHAPITRE VII.

Le roi d'Étrurie.—Madame de Montesson.—Le monarque peu travailleur.—Conversation à son sujet entre le premier et le second consul.—Un mot sur le retour des Bourbons.—Intelligence et conversation de don Louis.—Traits singuliers d'économie.—Présent de 100,000 écus et gratification royale de 6 francs.—Dureté de don Louis envers ses gens.—Hauteur vis-à-vis d'un diplomate, et dégoût des occupations sérieuses.—Le roi d'Étrurie installé par le futur roi de Naples.—La reine d'Étrurie.—Son peu de goût pour la toilette.—Son bon sens.—Sa bonté.—Sa fidélité à remplir ses devoirs.—Fêtes magnifiques chez M. de Talleyrand, chez madame de Montesson, à l'hôtel du ministre de l'intérieur le jour anniversaire de la bataille de Marengo.—Départ de Leurs Majestés.

CHAPITRE VIII.

Passion d'un fou pour mademoiselle Hortense de Beauharnais.—Mariage de M. Louis Bonaparte et d'Hortense.—Chagrins.—Caractère de M. Louis.—Atroce calomnie contre l'empereur et sa belle-fille.—Penchant d'Hortense avant son mariage.—Le général Duroc épouse mademoiselle Hervas d'Alménara.—Portrait de cette dame.—Le piano brisé et la montre mise en pièces.—Mariage et tristesse.—Infortunes d'Hortense avant, pendant et après ses grandeurs.—Voyage du premier consul à Lyon.—Fêtes et félicitations.—Les soldats d'Égypte.—Le légat du pape.—Les députés de la consulte.—Mort de l'archevêque de Milan.—Couplets de circonstance.—Les poëtes de l'empire.—Le premier consul et son maître d'écriture.—M. l'abbé Dupuis, bibliothécaire de la Malmaison.

CHAPITRE IX.

Proclamation de la loi sur les cultes.—Conversation à ce sujet.—La consigne.—Les plénipotentiaires pour le concordat.—L'abbé Bernier et le cardinal Caprara.—Le chapeau rouge et le bonnet rouge.—Costume du premier consul et de ses collègues.—Le premier Te Deum chanté à Notre-Dame.—Dispositions diverses des spectateurs.—Le calendrier républicain.—La barbe et la chemise blanche.—Le général Abdallah-Menou.—Son courage à tenir tête aux Jacobins.—Son pavillon.—Sa mort romanesque.—Institution de l'ordre de la Légion-d'Honneur.—Le premier consul à Ivry.—Les inscriptions de 1802 et l'inscription de 1814.—Le maire d'Ivry et le maire d'Évreux.—Naïveté d'un haut fonctionnaire.—Les cinq-z-enfans.—Arrivée à Rouen du premier consul.—M. Beugnot et l'archevêque Cambacérès.—Le maire de Rouen dans la voiture du premier consul.—Le général Soult et le général Moncey.—Le premier consul au Havre et à Honfleur.—Départ du Havre pour Fécamp.—Arrivée du premier consul à Dieppe.—Retour à Saint-Cloud.

CHAPITRE X.

Influence du voyage en Normandie sur l'esprit du premier consul.—La génération de l'empire.—Les mémoires et l'histoire.—Premières dames et premiers officiers de madame Bonaparte.—Mesdames de Rémusat, de Tallouet, de Luçay, de Lauriston.—Mademoiselle d'Alberg et mademoiselle de Luçay.—Sagesse à la cour.—MM. de Rémusat, de Cramayel, de Luçay, Didelot.—Le palais refusé, puis accepté.—Les colifichets.—Les serviteurs de Marie-Antoinette, mieux traités sous le consulat que depuis la restauration.—Incendie au château de Saint-Cloud.—La chambre de veille.—Le lit bourgeois.—Comment le premier consul descendait la nuit chez sa femme.—Devoir et triomphe conjugal.—Le galant pris sur le fait.—Sévérité excessive envers une demoiselle.—Les armes d'honneur et les troupiers.—Le baptême de sang.—Le premier consul conduisant la charrue.—Les laboureurs et les conseillers d'état.—Le grenadier de la république devenu laboureur,—Audience du premier consul.—L'auteur introduit dans le cabinet du général.—- Bonne réception et conversation curieuse.

CHAPITRE XI.

L'envoyé du bey de Tunis et les chevaux arabes,—Mauvaise foi de l'Angleterre.—Voyage à Boulogne, en Flandre et en Belgique.—Courses continuelles.—L'auteur fait le service de premier valet de chambre.—Début de Constant comme barbier du premier consul.—Apprentissage.—Mentons plébéiens.—Le regard de l'aigle.—Le premier consul difficile à raser.—Constant l'engage à se raser lui-même.--Ses motifs pour tenir à persuader le premier consul.—Confiance et sécurité imprudente du premier consul.—La première leçon.—Les taillades.—Légers reproches.—Gaucherie du premier consul tenant son rasoir.—Les chefs et les harangues.—Arrivée du premier consul à Boulogne.--Prélude de la formation du camp de Boulogne.—Discours de vingt pères de famille.—Combat naval gagné par l'amiral Bruix contre les Anglais.—Le dîner et la victoire.—Les Anglais et la cote de fer.—Projet d'attentat sur la personne du premier consul.—Rapidité du voyage.—Le ministre de la police.—Présens offerts par les villes.—Travaux ordonnés par le premier consul.—Munificence.—Le premier consul mauvais cocher.—Pâleur de Cambacérès.—L'évanouissement.—Le précepte de l'Évangile.—Le sommeil sans rêves.—L'ambassadeur ottoman.—Les cachemires.—Le musulman en prières et au spectacle.

CHAPITRE XII.

Nouveau voyage à Boulogne.—Visite de la flottille, et revue des troupes.—Jalousie de la ligne contre la garde.—Le premier consul au camp.—Colère du général contre les soldats.—Ennuis des officiers et plaisirs du camp.—Timidité des Boulonnaises.—Jalousie des maris.—Visites des Parisiennes, des Abbevilloises, des Dunkerquoises et des Amiennoises, au camp de Boulogne.—Soirées chez la maîtresse du colonel Joseph Bonaparte.—Les généraux Soult, Saint-Hilaire et Andréossy.—La femme adroite et les deux amans heureux.—Curiosité du premier consul.—Le premier consul pris pour un commissaire des guerres.—Commencement de la faveur du général Bertrand.—L'ordonnateur Arcambal et les deux visiteurs.—Le premier consul épiant son frère, qui feint de ne pas le reconnaître.—Le premier consul et les jeux innocens.—Le premier consul n'a rien à donner pour gage.—Billet doux du premier consul.—Combat naval.—Le premier consul commande une manœuvre et se trompe.—Erreur reconnue et silence du général.—Le premier consul pointe les canons et fait rougir les boulets.—Combat de deux Picards.—Explosion continuelle.—Dîner au bruit du canon.—Frégate anglaise démâtée, et le brick coulé bas.

CHAPITRE XIII.

Retour du premier consul à Paris.—Arrivée du prince Camille Borghèse.—Pauline Bonaparte et son premier mari, le général Leclerc.—Amour du général pour sa femme.—Portrait du général Leclerc.—Départ du général pour Saint-Domingue.—Le premier consul ordonne aussi le départ de sa sœur.—Révolte de Christophe et de Dessalines.—Arrivée au Cap, du général et de sa femme.—Courage de madame Leclerc.—Insurrection des noirs.—Les débris de l'armée de Brest, et douze mille nègres révoltés.—Valeur héroïque du général en chef, atteint d'une maladie mortelle.—Courage de madame Leclerc.—Noblesse et intrépidité.—Pauline sauvant son fils.—Mort du général Leclerc.—Mariage de Pauline.—Chagrin de Lafon, et réponse de mademoiselle Duchesnois.—M. Jules de Canouville, et la princesse Borghèse.—Disgrâce de la princesse auprès de l'empereur.—Générosité de la princesse pour son frère.—La seule amie qui lui reste.—Les diamans de la princesse dans la voiture de l'empereur à la bataille de Waterloo.

CHAPITRE XIV.

Arrestation du général Moreau.—Constant envoyé en observateur.—Le général Moreau marié par madame Bonaparte.—Mademoiselle Hulot.—Madame Hulot.—Hautes prétentions.—Opposition de Moreau.—Ses railleries.—Intrigues et complots des mécontens.—Témoignages d'affection donnés par le premier consul au général Moreau.—Ce que dit et fait l'empereur le jour de l'arrestation des aides-de-camp de Moreau.—Le compagnon d'armes du général Foy.—Enlèvement.—Rigueur excessive envers le colonel Delélée.—Ruse d'un enfant.—Mesures arbitraires.—Inflexibilité de l'empereur.—Les députés de Besançon et le maréchal M...—Terreur panique et fermeté.—Les amis de cour.—Une audience solennelle aux Tuileries.—Réception des Bisontins.—Réponse courageuse.—Réparation.—Changement à vue.—Les anciens camarades.—Le chef d'état-major de l'armée de Portugal.—Mort prématurée.—Surveillance exercée sur les gens de la maison de l'empereur à chaque nouvelle conspiration.—Le gardien du porte-feuille.—Registres des concierges.—Jalousie de l'empereur excitée par un nom suspect.

CHAPITRE XV.

Réveil du premier consul, le 21 mars 1804.—Silence au premier consul.—Arrivée de Joséphine dans la chambre du premier consul.—Chagrin de Joséphine, et pâleur du premier consul.—Les malheureux ont été trop vite!—Nouvelle de la mort du duc d'Enghien.—Émotion du premier consul.—Préludes de l'empire.—Le premier consul empereur.—Le sénat à Saint-Cloud.—Cambacérès salue, le premier, l'empereur du nom de Sire.—Les sénateurs chez l'impératrice.—Ivresse du château.—Tout le monde monte en grade.—Le salon et l'antichambre.—Embarras de tout le service.—Le premier réveil de l'empereur.—Les princes Français.—M. Lucien et madame Jouberton.—Les maréchaux de l'empire.—Maladresse des premiers courtisans.—Les chambellans et les grands officiers.—Leçons données par les hommes de l'ancienne cour.—Mépris de l'empereur pour les anniversaires de la révolution.—Première fête de l'empereur, et le premier cortége impérial.—Le temple de Mars et le grand maître des cérémonies.—L'archevêque du Belloy et le grand chancelier de la Légion-d'Honneur.—L'homme du peuple et l'accolade impériale.—Départ de Paris pour le camp de Boulogne.—Le seul congé que l'empereur m'ait donné.—Mon arrivée à Boulogne.—Détails de mon service près de l'empereur.—M. de Rémusat, MM. Boyer et Yvan.—Habitudes de l'empereur.—M. de Bourrienne et le bout de l'oreille.—Manie de donner des petits soufflets.—Vivacité de l'empereur contre son écuyer.—M. de Caulaincourt grand écuyer.—Réparation.—Gratification généreuse.

CHAPITRE XVI.

Assiduité de l'empereur au travail.—Roustan et le flacon d'eau-de-vie.—Armée de Boulogne.—Les quatre camps.—Le Pont de Briques.—Baraque de l'empereur.—La chambre du conseil.—L'aigle guidé par l'étoile tutélaire.—Chambre à coucher de l'empereur.—Lit.—Ameublement.—La chambre du télescope.—Porte-manteau.—Distribution des appartemens.—Le sémaphore.—Les mortiers gigantesques.—L'empereur lançant la première bombe.—Baraque du maréchal Soult.—L'empereur voyant de sa chambre Douvres et sa garnison.—Les rues du camp de droite.—Chemin taillé à pic dans la falaise.—L'ingénieur oublié.—La flottille.—Les forts.—Baraque du prince Joseph.—Le grenadier embourbé.—Trait de bonté de l'empereur.—Le pont de service.—Consigne terrible.—Les sentinelles et les marins de quart.—Exclusion des femmes et des étrangers.—Les espions.—Fusillade.—Le maître d'école fusillé.—Les brûlots.—Terreur dans la ville.—Chanson militaire.—Fausse alerte.—Consternation.—Tranquillité de madame F.....—Le commandant condamné à mort et gracié par l'empereur.

CHAPITRE XVII.

Distribution de croix de la Légion-d'Honneur, au camp de Boulogne.—Le casque de Duguesclin.—Le prince Joseph, colonel.—Fête militaire.—Courses en canots et à cheval.—Jalousie d'un conseil d'officiers supérieurs.—Justice rendue par l'empereur.—Chute malheureuse, suivie d'un triomphe.—La pétition à bout portant.—Le ministre de la marine tombé à l'eau.—Gaîté de l'empereur.—Le général gastronome.—Le bal.—Une boulangère, dansée par l'empereur et madame Bertrand.—Les Boulonnaises au bal.—Les macarons et les ridicules.—La maréchale Soult reine du bal.—La belle suppliante.—Le garde-magasin condamné à mort.—Clémence de l'empereur.

CHAPITRE XVIII.

Popularité de l'empereur à Boulogne.—Sa funeste obstination.—Fermeté de l'amiral Bruix.—La cravache de l'empereur et l'épée d'un amiral.—Exil injuste.—Tempête et naufrage.—Courage de l'empereur.—Les cadavres et le petit chapeau.—Moyen infaillible d'étouffer les murmures.—Le tambour sauvé sur sa caisse.—Dialogue entre deux matelots.—Faux embarquement.—Proclamation.—Colonne du camp de Boulogne.—Départ de l'empereur.—Comptes à régler.—Difficultés que fait l'empereur pour payer sa baraque.—Flatterie d'un créancier.—Le compte de l'ingénieur acquitté en rixdales et en frédérics.

CHAPITRE XIX.

Voyage en Belgique.—Congé de vingt-quatre heures.—Les habitans d'Alost.—Leur empressement auprès de Constant.—Le valet de chambre fêté à cause du maître.—Bonté de l'empereur.—Journal de madame*** sur un voyage à Aix-la-Chapelle.—Histoire de ce journal.—Narration de Madame***.—M. d'Aubusson, chambellan.—Cérémonie du serment.—Grâce de Joséphine.—Une ancienne connaissance.—Aversion de Joséphine pour l'étiquette.—Madame de La Rochefoucault.—Le faubourg Saint-Germain.—Une clef de chambellan au lieu d'un brevet de colonel.—Formation des maisons impériales.—Les gens de l'ancienne cour, à la nouvelle.—Le parti de l'opposition dans le noble faubourg.—Madame de La Rochefoucault, madame de Balby et madame de Bouilley.—Solliciteurs honteux.—Distribution de croix d'honneur.—Le chevalier en veste ronde.—Napoléon se plaint d'être mal logé aux Tuileries.—Mauvaise humeur.—La robe de madame de La Valette et le coup de pied.—Le musée vu aux lumières.—Passage périlleux.—Napoléon devant la statue d'Alexandre.—Grandeur et petitesse.—Un mot de la princesse Dolgorouki.—L'empereur à Boulogne et l'impératrice à Aix-la-Chapelle.—L'impératrice manque à l'étiquette, et est reprise par son grand-écuyer.—La route sur la carte.—Les femmes et les dragons.—M. Jacoby et sa maison.—Le journal indiscret.—Inquiétude de Joséphine.—La malaquite et la femme du maire de Reims.—Silence imposé aux journaux.—Ennui.—La troupe et les pièces de Picard.—Répertoire fatigant.—La diligence et la rue Saint-Denis.—Excursion à pied.—Désespoir du chevalier de l'étiquette.—Retour embarrassant.—Les robes de cour et les haillons.—Maison et cercle de l'impératrice.—Les caricatures allemandes.—Madame de Sémonville.—Madame de Spare.—Madame Macdonald.—Confiance de l'impératrice.—Son caractère est celui d'un enfant.—Son esprit;—son instruction;—ses manières.—Le canevas de société—Un quart d'heure d'esprit par jour.—Candeur et défiance de soi-même.—Douceur et bonté.—Indiscrétion.—Réserve de l'empereur avec l'impératrice.—Dissimulation de l'empereur.—Superstition de l'empereur.—Prédiction faite à Joséphine.—Plus que reine, sans être reine.—Les cachots de la terreur et le trône impérial.—M. de Talleyrand.—Motif de sa haine contre Joséphine.—Le dîner chez Barras.—Le courtisan en défaut.—M. de Talleyrand poussant au divorce.—La princesse Willelmine de Bade.—Fausse sécurité de l'impératrice.—Les deux étoiles.—Madame de Staël et M. de Narbonne.—Correspondance interceptée.—L'espion et le ministre de la police.—L'habit d'arlequin.—Napoléon arlequin.—Courage par lettres, et flagornerie à la cour.—Indifférence de l'empereur au sujet de l'attachement de ceux qui l'entouraient.—Le thermomètre des amitiés de cour.—Politesse et envie.—Profondes révérences et profonde insipidité.—Orage excité par les attentions de Joséphine.—Cérémonie dans l'église d'Aix.—Éloquence du général Lorges.—La vertu sur le trône et la beauté à coté.—Mouvement causé par la prochaine arrivée de l'empereur.—L'empereur savait-il se faire aimer?—Arrivée de l'empereur.—Chagrins.—Espionnage.—Le jeune général et le vieux militaire.—La causeuse et l'impératrice.—Faux rapports.—Jalousie de l'empereur.—Joséphine justifiée.—Les enfans et les conquérans.—Napoléon tout occupé de l'étiquette.—Pourquoi le respect est-il marqué par des attitudes gênantes?—Grande réception des autorités constituées.—Admiration des bonnes gens.—Prétendu charlatanisme de l'empereur.—Lui aussi y aurait appris sa leçon.—Les dames d'honneur au catéchisme.—L'empereur parlant des arts et de l'amour.—L'empereur avait-il de l'esprit?—Adulation des prêtres.—Les grandes reliques.—Le tour du reliquaire, exécuté par Joséphine et par le clergé.—Méditation sur les prêtres courtisans.—M. de Pradt, premier aumônier de l'empereur.—Récompense accordée sans discernement.—Alexandre et le boisseau de millet.—Talma.—M. de Pradt croyait-il en Dieu?—Le wist de l'empereur.—Le duc d'Aremberg; le joueur aveugle.—L'auteur fait la partie de l'empereur, sans savoir le jeu.—Un axiôme du grand Corneille.—Disgrâce de M. de Sémonville.—Il ne peut obtenir une audience.—Propos indiscret attribué à M. de Talleyrand.—Les deux diplomates aux prises; assaut de finesse.—L'annulation, au sénat.—M. de Montholon.—Madame la duchesse de Montebello.—Indiscrétion de l'empereur.—Observation digne et spirituelle de la maréchale.—Boutade de Napoléon contre les femmes.—Les mousselines anglaises.—La première amoureuse de l'empereur.—L'empereur plus que sérieusement jugé.—L'empereur représenté comme insolent, dédaigneux vulgaire.—Observation de Constant sur ce jugement.—Les manières de Murat opposées; à celles de l'empereur.—L'empereur orgueilleux et méprisant l'espèce humaine.

TABLE DU SECOND VOLUME

CHAPITRE PREMIER

Le due et la duchesse de Bavière;—leurs enfans.—Le prince Pie.—Le petit corps et les grands cordons.—La princesse Elisabeth (depuis, princesse de Neufchâtel et de Wagram).—L'empereur blessé de l'entendre causer à table.—Bonté et politesse du prince Eugène.—Départ d'Aix-la-Chapelle et arrivée à Cologne.—Les cloches, les églises et les couvens.—Erreurs communes au sujet de l'empereur, relevées par l'auteur.—Travail et sommeil de l'empereur.—Usage du café.—Les grands hommes vus de près.—L'empereur à la toilette de l'impératrice.—L'écrin bouleversé par l'empereur.—Désespoir de la première femme de chambre.—Les mystères de la toilette.—Les femmes de chambre métamorphosées en dames d'annonce.—L'empereur très-occupé de la toilette des dames de sa cour.—L'écritoire vidée par l'empereur sur une robe de l'impératrice.—Cinq toilettes par jour.—Antipathie de l'empereur pour les femmes d'esprit.—Les femmes considérées par lui comme faisant partie de son ameublement.—Un mot de Joséphine, au sujet de l'influence des femmes sur l'empereur.—L'empereur et la reine de Prusse.—Les souverains ont tort de se dire mutuellement des injures.—Départ de Cologne, et séjour à Bonn.—La maison et les jardins de monsieur de Belderbuch.—Méditation nocturne au bord du Rhin.—Les chants des pélerins allemands.—M. de Chaban, préfet de Coblentz.—Simplicité d'un sage administrateur, et luxe de Napoléon.—L'auteur s'avoue coupable d'une escobarderie.—L'empereur incommodé pendant la nuit.—Erreur de l'auteur relevée par Constant.—Les généraux Cafarelli, Rapp et Lauriston.—Erreur de l'auteur au sujet de M. de Caulaincourt, relevée par l'éditeur.—Voyage sur le Rhin.—Sites pittoresques.—La tour delà souris.—Orage et tempête sur le Rhin.—Arrivée à Bingen.—Retard.—Double entrée à Mayence.—Mécontentement attribué à Napoléon.—Tête-à-tête orageux.—Le petit salut.—Larmes de l'impératrice.—Les héros et leurs valets de chambre.—Présentation des princes de Bade.—Querelle d'intérieur, à propos du prince Eugène.—Fermeté de l'impératrice.—Je n'ai pas pleuré pour être princesse.—L'empereur esclave de l'étiquette, malgré son affection pour le prince Eugène.—Taquinerie du grand chambellan.—Manœuvre adroite de Joséphine.—Le prince Eugène est présenté.—L'empereur ne se souvenant plus de sa colère.—M. de Caulaincourt et les princes de Bade.—Nouvelle erreur sur M. de Caulaincourt.—Ignorance des usages de la cour, attribuée par l'auteur à M. le grand écuyer.—Note de l'éditeur sur ce passage.—Cambacérès, grand métaphysicien.—Sortie de l'empereur contre Kant.—Prédilection de Cambacérès pour ce philosophe.—La profondeur traitée d'obscurité par les esprits inattentifs.—La princesse et le prince héréditaire de Hesse-Darmstadt et sa femme la princesse Willelmine de Bade.—Curiosité de Joséphine.—Portrait de la princesse Willelmine.—Petit triomphe de Joséphine.—Le yacht du prince de Nassau-Weilbourg.—Déjeuner dans une île du Rhin.—Ravages de la guerre.—L'empereur exauce le vœu d'une pauvre femme.—Sévérité excessive d'un jugement de l'auteur.—Promenade dans l'île.—Trait de bienfaisance de Joséphine.—L'empereur parlant beaucoup et ne causant jamais.—Définition du bonheur, donnée par l'empereur.—L'auteur applique à cette définition la méthode de l'archi-chancelier.—Résultat de cette analyse.—Les schalls prêtés et non rendus.—Excursion de l'auteur et de madame de Larochefoucault à Francfort.—Les marchandises anglaises.—Joséphine encourageant la fraude.—La mèche éventée.—L'empereur ne se fâche pas.—Le grand bal de Mayence.—Exigence de l'empereur.—Joséphine obligée d'aller au bal, quoique souffrante.—Les princesses de Nassau.—Humiliation de l'auteur, en voyant que l'empereur ignore les usages des cours.—Déjeuner chez le prince de Nassau.—Dureté de l'empereur à l'égard de madame Lorges.—Le goût allemand et le goût français.—L'empereur de la Chine et l'empereur Napoléon.—Regard lancé à l'auteur par l'empereur.—Hardiesse de l'auteur.—Les petits hibous.—Départ de Mayence.—Monotonie des harangues.—La harangue du renard. Pag.

CHAPITRE II.

Portrait de l'empereur.—Intérêt attaché aux moindres détails concernant les personnages historiques.—Fleury et Michelot dans le rôle du grand Frédéric.—Les Mémoires de Coustant consultés par les auteurs et par les artistes.—Bonaparte au retour d'Égypte.—Son portrait par M. Horace Vernet.—Front de Bonaparte.—Ses cheveux.—Couleur et expression de ses yeux.—Sa bouche, ses lèvres et ses dents.—Forme de son nez.—Ensemble de sa figure.—Sa maigreur extrême.—Circonférence et forme de sa tête.—Nécessité de ouater et de briser ses chapeaux.—Forme de ses oreilles.—Délicatesse excessive.—Taille de l'empereur.—Son cou.—Ses épaules.—Sa poitrine.—Sa jambe et son pied.—Ses pieds.—Beauté de sa main et sa coquetterie sur cet article.—Habitude de se ronger légèrement les ongles.—Embonpoint venu avec l'empire.—Teint de l'empereur.—Tic singulier.—Particularité remarquable sur le cœur de Napoléon.—Durée de son dîner.—Sage précaution du prince Eugène.—Déjeuner de l'empereur.—Sa manière de manger.—Les convives accommodans.—Mets favoris de l'empereur.—Le poulet à la Marengo.—Usage du café.—Erreur vulgaire sur ce point.—Attention conjugale des deux impératrices.—Usage du vin.—Anecdote sur le maréchal Augereau.—Erreurs et contes réfutés par Constant.—Confiance imprudente de l'empereur.—Fâcheux effets de l'habitude de manger trop vite.—Joséphine et Constant garde-malades de l'empereur.—L'empereur mauvais malade.—Tendresse, soins et courage de Joséphine.—Maladies de l'empereur.—Ténacité d'un mal gagné au siège de Toulon.—Le colonel Bonaparte et le refouloir.—Blessures de l'empereur.—Le coup de baïonnette et la balle du carabinier tyrolien.—Répugnance pour les médicamens.—Précaution recommandée par le docteur Corvisart.—Heure du lever de l'empereur.—Sa familiarité à l'égard de Constant.—Conversations avec les docteurs Corvisart et Ivan.—Les oreilles tirées et le médecin récalcitrant.—Causeries de l'empereur avec Constant.—L'occasion négligée et manquée.—Le thé au saut du lit.—Bain de l'empereur.—Lecture des journaux.—Premier travail avec le secrétaire.—Robes de chambre d'hiver et d'été.—Coiffure de nuit et de bain.—Cérémonie de la barbe.—Ablutions, frictions, toilette, etc...—Costume.—Habitude de se faire habiller.—Napoléon né pour avoir des valets de chambre.—La toilette d'étiquette non rétablie.—Heure du coucher de l'empereur.—Sa manière expéditive de se déshabiller.—Comment il appelait Constant.—La bassinoire.—La veilleuse.—L'impératrice Joséphine lectrice favorite de l'empereur.—Les cassolettes de parfums.—Napoléon très-sensible au froid.—Passion pour le bain.—Travail de nuit.—Anecdote.—M. le prince de Talleyrand endormi dans la chambre de l'empereur.—Boissons de l'empereur pendant la nuit.—Excessive économie de l'empereur dans son intérieur.—Les étrennes de Constant.—Le pincement d'oreilles.—Tendresses et familiarités impériales.—Le prince de Neufchâtel.

CHAPITRE III.

Somme fixée par l'empereur pour sa toilette.—Les budgets écourtés.—La place de 1,000 écus et le revenu d'une commune.—Quand j'étais sous-lieutenant.—Idée fixe de l'empereur en matière d'économies.—Les fournisseurs et les agens comptables.—La voiture de Constant supprimée par le grand-écuyer et rendue par l'empereur.—L'empereur jetant au feu les livres qui lui déplaisaient.—L'Allemagne de madame la baronne de Staël.—L'empereur surveillant les lectures des gens de sa maison.—Comment l'empereur montait à cheval.—Éducation de ses chevaux.—M. Jardin, écuyer de l'empereur.—Chevaux favoris de l'empereur.—Le cheval du mont Saint-Bernard et de Marengo admis à la pension de retraite.—Intelligence et fierté d'un cheval arabe de l'empereur.—L'équitation et la voltige enseignées aux pages de l'empereur.—L'empereur à la chasse.—Le cerf sauvé par Joséphine.—Mauvaise humeur et dureté d'une dame d'honneur de l'impératrice.—L'empereur a-t-il jamais été blessé à la chasse?—Napoléon mauvais tireur.—La chasse aux faucons.—Fauconnerie envoyée par le roi de Hollande.—Goût de l'empereur pour le spectacle.—Les prédilections.—Le grand Corneille et Cinna.—La Mort de César.—Représentations sur le théâtre de Saint-Cloud.—MM. Baptiste cadet et Michaut.—Les Vénitiens de M. Arnault père.—Conversations littéraires de l'empereur, très-profitables pour Constant.—Usage du tabac.—Erreurs populaires.—Tabatières de l'empereur.—Les gazelles de Saint-Cloud.—La pipe de l'ambassadeur persan.—L'empereur mal habile à fumer.—Constant lui donne une première et unique leçon de pipe.—Maladresse et dégoût de l'empereur.—Opinion sur les fumeurs.—Vêtemens de l'empereur.—La redingote grise.—Aversion de l'empereur pour les changemens de mode.—Supercherie de Constant pour amener l'empereur à les suivre.—Élégance du roi de Naples.—Discussion sur la toilette entre l'empereur et Murat.—Calembourg royal.—Velléité d'élégance.—Le tailleur Léger.—Napoléon et le bourgeois gentilhomme.—L'habit habillé et la cravate noire.—Vestes et culottes de l'empereur.—Habitude d'écolier.—Les taches d'encre.—Bas et souliers de l'empereur.—Autre habitude.—Boucles de l'empereur.—Napoléon ayant le même cordonnier à l'École-Militaire et sous l'empire.—Le cordonnier mandé dans la chambre de l'empereur.—Embarras et naïveté.—Linge et marque de l'empereur.—La flanelle d'Angleterre.—L'impératrice Joséphine et les gilets de cachemire.—Mensonge de la cuirasse.—Bonbonnière de l'empereur.—Décorations de l'empereur.—L'épée d'Austerlitz.—Sabres de l'empereur.—Voyages de l'empereur.—Pourquoi l'empereur n'annonçait pas d'avance le moment de son départ, ni le terme de son voyage.—Ordres dans les dépenses faites en route.—Présens, gratifications et bienfaits.—Questions faites aux curés.—Les ecclésiastiques décorés de l'étoile de la Légion-d'Honneur.—Aversion de l'empereur pour les réponses embarrassées.—Le service en voyage.—Anecdotes.—Le capitaine par méprise. Passe-droit fait à un vétéran.—Réponse militaire.—Réparation.

CHAPITRE IV.

Le pape quitte Rome pour venir couronner l'empereur.—Il passe le Mont-Cénis.—Son arrivée en France.—Enthousiasme religieux.—Rencontre du pape et de l'empereur.—Finesses d'étiquette.—Respect de l'empereur pour le pape.—Entrée du pape à Paris.—Il loge aux Tuileries.—Attendons délicates de l'empereur, et reconnaissance du Saint-Père.—Le nouveau fils aîné del'église.—Portrait de Pie VII.—Sa sobriété non imitée par les personnes de sa suite.—Séjour du pape à Paris.—Empressement des fidèles.—Visite du pape aux établissemens publics.—Audiences du pape, dans la grande salle du musée.—L'auteur assiste à une de ces réceptions.—La bénédiction du pape.—Le souverain pontife et les petits enfans.—Costume du Saint-Père.—Le pape et madame la comtesse de Genlis.—Les marchands de chapelets.—Le 2 décembre 1804.—Mouvement dans le château des Tuileries.—Lever et toilette de l'empereur.—Les fournisseurs et leurs mémoires.—Costume de l'empereur, le jour du sacre.—Constant remplissant une des fonctions du premier chambellan.—Le manteau du sacre et l'uniforme de grenadier.—Joyaux de l'impératrice.—Couronne, diadème et ceinture de l'impératrice.—Le sceptre, la main de justice et l'épée du sacre.—MM. Margueritte, Odiot et Biennais, joailliers.—Voiture du pape.—Le premier camérier et sa monture.—Voiture du sacre.—Singulière méprise de Leurs Majestés.—Cortége du sacre.—Cérémonie religieuse.—Musique du sacre.—M. Lesueur et la marche de Boulogne.—Joséphine couronnée par l'empereur.—Le regard d'intelligence.—Le couronnement et l'idée du divorce.—Chagrin de l'empereur et ce qui le causait.—Serment du sacre.—La galerie de l'archevêché.—Trône de Leurs Majestés.—Illuminations.—Présens offerts par l'empereur à l'église de Notre-Dame.—La discipline et la tunique de saint Louis.—Médailles du couronnement de l'empereur.—Réjouissances publiques.

CHAPITRE V.

Cérémonie de la distribution des aigles.—Allocution de l'empereur.—Serment.—La grande revue et la pluie.—Banquet aux Tuileries.—Panégyrique de la conscription, fait par l'empereur.—Grandes réceptions.—Fête à l'Hôtel-de-Ville de Paris.—Distribution de comestibles bien réglée.—Le vaisseau de feu.—Passage du mont Saint-Bernard au milieu des flammes.—Toilette et service en or, offerts à Leurs Majestés par la ville de Paris.—Le ballon de M. Garnerin.—Incident curieux.—Voyage par air, de Paris à Rome, en vingt-quatre heures.—Billet de M. Garnerin et lettre du cardinal Caprara.—Les bateliers et la maison flottante.—Quinze lieues par heure.—Histoire d'un aérostat.—Intrépidité de deux femmes.—Gratifications accordées par la ville de Paris.—Bonté de l'empereur et de son frère Louis.—Grâce accordée par l'empereur.—Statue érigée à l'empereur dans la salle des séances du Corps-Législatif.—L'impératrice Joséphine et le chœur de Gluck.—Heureux à-propos.—Le voile levé par les maréchaux Murat et Masséna.—Fragment d'un éloge de l'empereur, prononcé par M. de Vaublanc.—Bouquet et bal.—Profusion de fleurs au mois de janvier.

CHAPITRE VI.

Mon mariage avec mademoiselle Charvet.—Présentation de ma femme à madame Bonaparte.—Le général Bonaparte ouvrant les lettres adressées à son courrier.—Le général Bonaparte veut voir M. et madame Charvet.—M. Charvet suit madame Bonaparte à Plombières.—Établissement de M. Charvet et de sa famille à la Malmaison.—Madame Charvet, secrétaire intime de madame Bonaparte.—Mesdemoiselles Louise et Zoé Charvet, favorites de Joséphine.—Fantasmagorie à la Malmaison.—Jeux de Bonaparte et des dames de la Malmaison.—M. Charvet quitte la maison pour le château de Saint-Cloud.—Les anciens portiers et frotteurs de la reine sont replacés.—Incendie du château et mort de madame Charvet.—L'impératrice veut voir mademoiselle Charvet.—Elle veut lui servir de mère et lui donner un mari.—L'impératrice se plaint à M. Charvet de ne pas voir ses filles.—On promet une dot à ma femme.—Argent dissipé et manque de mémoire de l'impératrice Joséphine.—L'impératrice marie ma belle-sœur.—Recommandation bienveillante de l'impératrice.—Ma belle-sœur, mademoiselle Joséphine Tallien et mademoiselle Clémence Cabarus,—Madame Vigogne et les protégées de l'impératrice.—La jeune pensionnaire et le danger d'être brûlée.—Présence d'esprit de madame Vigogne.—Visite a l'impératrice.

CHAPITRE VII.

Portrait de l'impératrice Joséphine.—Lever de l'impératrice.—Détails de toilette.—Audiences de l'impératrice.—Réception des fournisseurs.—Déjeuner de l'impératrice.—Madame de La Rochefoucault première dame d'honneur.—L'impératrice au billard.—Promenades dans le parc fermé.—L'impératrice avec ses dames.—L'empereur venant surprendre l'impératrice au salon.—Dîner de l'impératrice.—L'empereur fait attendre.—Les princes et les ministres à la table de l'empereur.—L'impératrice et M. de Beaumont.—Partie de trictrac.—L'impératrice un jour de chasse.—Toutes les dames à la table de Leurs Majestés.—L'impératrice vient passer la nuit avec l'empereur.—Détails sur le réveil des augustes époux.—Goût de l'impératrice pour les bijoux.—Anecdote sur le premier mariage de l'impératrice.—Les poches de madame de Beauharnais.—Joyaux de l'impératrice Joséphine.—L'armoire aux bijoux de Marie-Antoinette trop petite pour contenir ceux de Joséphine.—Jalousie de Joséphine.—Mémoire de l'impératrice.—L'impératrice rétablit l'harmonie entre les frères de l'empereur.—Trait de bonté de l'impératrice Joséphine pour son valet de chambre.—Sévérité de l'empereur; il veut renvoyer M. Frère.—Le valet de chambre rentre en grâce.—Oubli d'un bienfait.—Générosité de l'impératrice.—Comment les valets de chambre de l'impératrice employaient leur temps.—Détails sur une première fille de M. de Beauharnais, premier mari de Joséphine.—L'impératrice lui fait épouser un préfet de l'empire.—Tendresse de l'impératrice pour Eugène et Hortense.—Détails sur la vice-reine (Auguste-Amélie de Bavière.)—Le portrait de famille.—L'impératrice me fait appeler pour voir ce portrait.—Amour de Joséphine pour ses petits-enfans.—Un mot sur le divorce.—Lettre du prince Eugène à sa femme.—Mes voyages à la Malmaison après le divorce.—Commissions de l'empereur pour l'impératrice Joséphine.—Mes adieux à l'impératrice.—Recommandations de cette princesse.—L'impératrice désire voir l'empereur.—Visite à Joséphine avant la campagne de Russie.—Visite à l'impératrice après cette campagne.—Lettres dont je suis chargé.—Conversation avec l'impératrice.—Ma femme va voir l'impératrice et lui montre mes lettres.—Détails sur le budget de l'impératrice après le divorce.—Conseil présidé par l'impératrice en robe de toile.—L'impératrice trompée par les marchands.—Politesse de l'impératrice.—Manière dont Joséphine punissait ses dames.—Magasin d'objets précieux appartenant à l'impératrice.—Partage entre ses enfans et les frères et sœurs de l'empereur.—M. Denon.—Le cabinet d'antiques de la Malmaison.—M. Denon et la collection de médailles de l'impératrice.—Visite de l'impératrice à l'empereur pendant que je faisais sa toilette.—Le maillot et la pétition.—L'orpheline sauvée de la Seine.—M. Fabien Pillet et sa femme chez l'impératrice.—Scène touchante.

CHAPITRE VIII.

Le général Junot nommé ambassadeur en Portugal.—Anecdote sur ce général.—La poudre et la titus.—Le grognard récalcitrant, et Junot faisant l'office de perruquier.—Emportemens de Junot.—Junot, gouverneur de Paris, bat les employés d'une maison de jeu.—L'empereur le réprimande dans des termes de mauvais augure.—Adresse de Junot au pistolet.—La pipe coupée, etc.—La belle Louise, maîtresse de Junot.—La femme de chambre de madame Bonaparte rivale de sa maîtresse.—Indulgence de Joséphine.—Brutalité d'un jockey anglais.—Napoléon, roi d'italie.—Second voyage de Constant en Lombardie.—Contraste entre ce voyage et le premier.—Baptême du second fils du prince Louis.—Les trois fils d'Hortense, filleuls de l'empereur.—L'impératrice aimant à suivre l'empereur dans ses voyages.—Anecdote à ce sujet.—L'empereur obligé malgré lui d'emmener l'impératrice.—Joséphine à peine vêtue dans la voiture de l'empereur.—Séjour de l'empereur à Brienne.—Mesdames de Brienne et de Loménie.—Souvenirs d'enfance de l'empereur.—Le dîner, wisk, etc.—Le champ de la Rothière.—L'empereur se plaisant à dire le nom de chaque localité.—Le paysan de Brienne et l'empereur.—La mère Marguerite.—L'empereur lui rend visite, cause avec elle et lui demande à déjeuner.—Scène de bonhomie et de bonheur.—Nouvelle anecdote sur le duc d'Abrantès.—Junot et son ancien maître d'école.—L'empereur et son ancien préfet des études.—Bienfaits de l'empereur à Brienne.—Passage par Troyes.—Détresse de la veuve d'un officier-général de l'ancien régime.—L'empereur accorde à cette dame une pension de mille écus.—Séjour à Lyon.—Soins délicats, mais non désintéressés, du cardinal Fesch.—Générosité de son éminence bien rétribuée.—Passage du Mont-Cénis.—Litières de Leurs Majestés.—Halte à l'hospice.—Bienfaits accordés par l'empereur aux religieux.—Séjour à Stupinigi.—Visite du pape.—Présens de Leurs Majestés au pape et aux cardinaux romains.—Arrivée à Alexandrie.—Revue dans la plaine de Marengo.—L'habit et le chapeau de Marengo.—Le costume de l'empereur à Marengo, prêté à David pour un de ses tableaux.—Description de la revue.—Le nom du général Desaix.—Souvenir triste et glorieux.—Entrevue de l'empereur et du prince Jérôme.—Cause du mécontentement de l'empereur.—Jérôme et Miss Paterson.—Le prince Jérôme va délivrer des Génois prisonniers à Alger.—Affection de Napoléon pour Jérôme.

CHAPITRE IX.

Séjour de l'empereur à Milan.—Emploi de son temps.—Le prince Eugène vice-roi d'Italie.—Déjeuner de l'empereur et de l'impératrice dans l'île de l'Olona.—Visite dans la chaumière d'une pauvre femme.—Entretien de l'empereur.—Quatre heureux.—Réunion de la république ligurienne à l'empire français.—Trois nouveaux départemens au royaume d'Italie.—Voyage de l'empereur à Gênes.—Le sénateur Lucien chez son frère.—L'empereur veut faire divorcer son frère.—Réponse de Lucien.—Colère de l'empereur.—Émotion de Lucien.—Lucien repart pour Rome.—Silence de l'empereur à son coucher.—La véritable cause de la brouillerie de l'empereur et de son frère Lucien.—Détails sur les premières querelles des deux frères.—Réponse hardie de Lucien.—L'empereur brise sa montre sous ses pieds.—Conduite de Lucien, ministre de l'intérieur.—Les blés passent le détroit de Calais.—Vingt millions de bénéfice et l'ambassade d'Espagne.—Réception de Lucien à Madrid.—Liaison entre le prince de la Paix et Lucien.—Trente millions pour deux plénipotentiaires.—Amitié de Charles IV pour Lucien.—Le roi d'Espagne envie le sort de son premier écuyer.—Amour de Lucien pour une princesse.—Le portrait et la chaîne de cheveux.—Le nœud de chapeau de la seconde femme de Lucien.—Détails sur le premier mariage de Lucien, racontés par une personne de l'hôtel même.—Espionnages.—Le maire du dixième arrondissement et les registres de l'état civil.—Empêchement de mariage.—Cent chevaux de poste retenus et départ pour le Plessis-Chamant.—Le curé adjoint.—Le curé conduit de brigade en brigade.—Arrivée du curé aux Tuileries.—Le curé dans le cabinet du premier consul.—Plus de peur que de mal.—Conversation entre le factotum de M. Lucien et son secrétaire, le jour de la proclamation de l'empire français.—Détails sur l'inimitié entre Lucien et madame Bonaparte.—Amour de Lucien pour mademoiselle Méseray.—Générosité de M. le comte Lucien.—Dégoût de M. le comte; il ne veut pas tout perdre.—Funeste présent.—Contrat de dupe.—Un mot sur notre séjour à Gênes.—Fêtes données à l'empereur.—Départ de Turin pour Fontainebleau.—La vieille femme de Tarare.—Anecdote racontée par le docteur Corvisart.

CHAPITRE X.

Séjour à Munich et à Stuttgard.—Mariage du prince Eugène avec la princesse Auguste-Amélie de Bavière.—Fêtes.—Tendresse mutuelle du vice-roi et de la vice-reine.—Comment le vice-roi élevait ses enfans.—Un trait de l'enfance de sa majesté l'impératrice actuelle du Brésil.—Portrait du feu roi de Bavière, Maximilien Joseph.—Souvenirs de son ancien séjour à Strasbourg, comme colonel au service de France.—Amour des Bavarois pour cet excellent prince.—Dévoûment du roi de Bavière pour Napoléon.—La main de Constant dans une main royale.—Contraste entre la destinée du roi de Bavière et celle de l'empereur.—Les deux tombeaux.—Portrait du prince royal, aujourd'hui roi de Bavière.—Surdité et bégaiement.—Gravité et amour pour l'étude.—Opposition du prince-royal contre l'empereur.—Voyage du prince Louis (de Bavière) à Paris.—Sommeil de ce prince au spectacle, et la méridienne de l'archi-chancelier de l'empire.—Portrait du roi de Wurtemberg.—Son énorme embonpoint.—Son attitude à table.—Sa passion pour la chasse.—La monture difficile à trouver.—Comment on dressait les chevaux du roi à porter l'énorme poids de leur maître.—Dureté excessive du roi de Wurtemberg.—Détails singuliers à ce sujet.—Fidélité gardée par ce monarque.—Luxe du roi de Wurtemberg.—Le prince royal de Wurtemberg.—Le prince primat.—Toilette surannée des princesses allemandes.—Les coches et les paniers.—Les journaux des modes, français.—Tristes équipages.—Portrait du prince de Saxe-Gotha.—Coquetterie de ci-devant jeune homme.—Michalon le coiffeur, et les perruques à la Cupidon.—Toilette extravagante d'une princesse de la confédération, au spectacle de la cour.—Madame Cunégonde.—L'impératrice Joséphine se souvient de Candide.—Le prince Murat, grand duc de Berg et de Clèves.—Le prince Charles-Louis Frédéric de Bade vient à Paris pour épouser une des nièces de l'impératrice Joséphine.—Portrait de ce prince.—La première nuit des noces.—Vive résistance.—Condescendance d'un bon mari.—La queue sacrifiée.—Rapprochement et bon ménage.—Le grand-duc de Bade à Erfurt.—L'empereur Alexandre excite sa jalousie.—Maladie et mort du grand-duc de Bade.—Un mot sur sa famille.—La grande-duchesse se livre à l'éducation de ses filles.—Fêtes, chasses, etc.—Gravité d'un ambassadeur turc, suivant une chasse impériale.—Il refuse l'honneur de tirer le premier coup.

CHAPITRE XI.

Coalition de la Russie et de l'Angleterre contre l'empereur.—L'armée de Boulogne en marche vers le Rhin.—Départ de l'empereur.—Tableau de l'intérieur des Tuileries, avant et après le départ de l'empereur pour l'armée.—Les courtisans civils et le jour sans soleil.—Arrivée de l'empereur à Strasbourg, et passage du pont de Kehl.—Le rendez-vous.—L'empereur inondé de pluie.—Le chapeau de charbonnier.—Les généraux Chardon et Vandamme.—Le rendez-vous oublié, et pourquoi.—Les douze bouteilles de vin du Rhin.—Mécontentement de l'empereur.—Le général Vandamme envoyé à l'armée wurtembergeoise.—Courage et rentrée en grâce.—L'empereur devance sa suite et ses bagages, et passe tout seul la nuit dans une chaumière.—L'empereur devant Ulm.—Combat à outrance.—Courage personnel et sang-froid de l'empereur.—Le manteau militaire de l'empereur servant de linceul à un vétéran.—Le canonnier blessé à mort.—Capitulation d'Ulm; trente mille hommes mettent bas les armes aux pieds de l'empereur.—Entrée de la garde impériale dans Augsbourg.—Passage à Munich.—Serment d'alliance mutuelle, prêté par l'empereur de Russie et le roi de Prusse, sur le tombeau du grand Frédéric; rapprochement.—Arrivée des Russes.—Le Couronnement, et la bataille d'Austerlitz.—L'empereur au bivouac.—Sommeil de l'empereur.—Visite des avant-postes.—Illumination militaire.—L'empereur et ses braves.—Bivouac des gens de service.—Je fais du punch pour l'empereur.—Je tombe de fatigue et de sommeil.—Réveil d'une armée.—Bataille d'Austerlitz.—Le général Rapp blessé; l'empereur va le voir.—L'empereur d'Autriche au quartier-général de l'empereur Napoléon.—Traité de paix.—Séjour à Vienne et à Schœnbrunn.—Rencontre singulière.—Napoléon et la fille de M. de Marbœuf.—Le courrier Moustache envoyé à l'impératrice Joséphine.—Récompense digne d'une impératrice.—Zèle et courage de Moustache.—Son cheval tombe mort de fatigue.

CHAPITRE XII.

Retour de l'empereur à Paris.—Aventure en montant la côte de Meaux.—Une jeune fille se jette dans la voiture de l'empereur.—Rude accueil, et grâce refusée. Je reconnais mademoiselle de Lajolais.—Le général Lajolais deux fois accusé de conspiration.—Arrestation de sa femme et de sa fille.—Rigueurs exercées contre madame de Lajolais.—Résolution extraordinaire de mademoiselle de Lajolais.—Elle se rend seule à Saint-Cloud et s'adresse à moi.—Je fais parvenir sa demande à sa majesté l'impératrice.—Craintes de Joséphine.—Joséphine et Hortense font placer mademoiselle de Lajolais sur le passage de l'empereur.—Attention et bonté des deux princesses.—Constance inébranlable d'un enfant.—Mademoiselle de Lajolais en présence de l'empereur.—Scène déchirante.—Sévérité de l'empereur.—Grâce arrachée.—Évanouissement.—Soins donnés à mademoiselle de Lajolais par l'empereur.—Les généraux Wolff et Lavalette la reconduisent à son père.—Entrevue du général Lajolais et de sa fille.—Mademoiselle de Lajolais obtient aussi la grâce de sa mère.—Elle se joint aux dames bretonnes pour solliciter la grâce des compagnons de George.—Exécution retardée.—Démarche infructueuse.—Avertissement de l'auteur.—Le jeune Destrem demande et obtient la grâce de son père.—Faveur inutile.—Passage de l'empereur par Saint-Cloud, au retour d'Austerlitz.—M. Barré, maire de Saint-Cloud.—L'arc barré et la plus dormeuse des communes.—M. Je prince de Talleyrand et les lits de Saint-Cloud.—Singulier caprice de l'empereur.—Petite révolution au château.—Les manies des souverains sont epidémiques.

CHAPITRE XIII.

Liaisons secrètes de l'empereur.—Quelle est, selon l'empereur, la conduite d'un honnête homme.—Ce que Napoléon entendait par immoralité.—Tentations des souverains.—Discrétion de l'empereur.—Jalousie de Joséphine.—Madame Gazani.—Rendez-vous dans l'ancien appartement de M. de Bourrienne.—L'empereur en tête à tête avec un ministre.—Soupçons et agitation de l'impératrice.—Ma consigne me force à mentir.—L'impératrice plaidant à mes dépens le faux pour savoir le vrai.—Petite réprimande adressée à mon sujet par l'empereur à l'impératrice.—Je suis justifié.—Bouderie passagère.—Durée de la liaison de l'empereur avec madame Gazani.—Madame de Rémusat dame d'honneur de l'impératrice.—Expédition nocturne de Joséphine et de madame de Rémusat.—Ronflement formidable.—Terreur panique et fuite précipitée.—Larmes et rire fou.—L'allée des Veuves.—L'empereur en bonnes fortunes.—Le prince Murat et moi nous l'attendons à la porte de...—Inquiétude de Murat.—Mot impérial de Napoléon.—Les pourvoyeurs officieux.—Je suis sollicité par certaines dames.—Ma répugnance pour les marchés clandestins.—Anciennes attributions du premier valet de chambre, non rétablies par l'empereur.—Complaisance d'un général.—Résistance d'une dame après son mariage.—Mademoiselle E... lectrice de la princesse Murat.—Portrait de mademoiselle E...—Intrigue contre l'impératrice.—Entrevues aux Tuileries et quelles en furent les suites.—Naissance d'un enfant impérial.—Éducation de cet enfant.—Mademoiselle E... à Fontainebleau.—Mécontentement de l'empereur.—Rigueur envers la mère et tendresse pour le fils.—Les trois fils de Napoléon.—Distractions de l'empereur à Boulogne.—La belle Italienne.—Découverte et proposition de Murat.—Mademoiselle L. B.—Spéculation honteuse.—Les pas de ballet.—Le teint échauffé.—Œillades en pure perte.—Visite à mademoiselle Lenormand.—Discrétion de mademoiselle L. B. sur les prédictions de la devineresse.—Crédulité justifiée par l'événement.—Balivernes.

CHAPITRE XIV.

Les trônes de la famille impériale.—Rupture du traité fait avec la Prusse.—La reine de Prusse et le duc de Brunswick.—Départ de Paris.—Cent cinquante mille hommes dispersés en quelques jours.—Mort du prince Louis de Prusse.—Guindé, maréchal-des-logis du 10e de hussards.—La voiture de Constant versée sur la route.—Empressement des soldats à lui porter secours.—Le chapeau et le premier valet de chambre du petit caporal.—Arrivée de l'empereur sur le plateau de Weimar.—Chemin creusé dans le roc vif.—Danger de mort couru par l'empereur.—L'empereur à plat ventre.—Compliment de l'empereur au soldat qui avait failli le tuer.—Fruits de la bataille d'Iéna.—Mort du général Schmettau et du duc de Brunswick.—Fuite du roi et de la reine de Prusse.—La reine amazone passant la revue de son armée.—Costume de la reine.—La reine poursuivie par des hussards français.—Ardeur et propos des soldats.—Les dragons Klein.—Réprimande adressée et récompense accordée par l'empereur aux soldats qui avaient poursuivi la reine de Prusse.—Clémence envers le duc de Weimar.—Quel était le lit de Constant sous la tente de l'empereur.—Constant partage son lit avec le roi de Naples.—Une nuit de l'empereur et de Constant de l'empereur à l'armée.—Le petit croûton et le verre de vin.—Intrépidité du contrôleur de la bouche.—Visite du champ de bataille.—L'empereur accablé de fatigue.—Réveil gracieux de l'empereur.—Sa facilité à se rendormir.—Travail particulier de l'empereur aux approches d'une bataille.—Les cartes et les épingles.—Activité du service en campagne et en voyage.—Promptitude des préparatifs.—Une ambulance changée en logement pour l'empereur.—Cadavres, membres coupés, taches de sang, etc., enlevés en quelques minutes.—L'empereur dormant sur le champ de bataille.—En route sur Potsdam.—Orage.—Rencontre d'une Égyptienne, veuve d'un officier français.—Bienfait de l'empereur.—L'empereur à Potsdam.—Les reliques du grand Frédéric.—Charlottembourg.—Toilette de l'armée avant d'entrer dans Berlin.—Entrée à Berlin.—L'empereur faisant rendre les honneurs militaires au buste du grand Frédéric.—Les grognards.—Égards de l'empereur pour la sœur du roi de Prusse.—Grande revue.—Pétition présentée par deux femmes.—Curiosité de l'empereur.—Mission confiée à Constant.—Une suppliante de seize ans.—L'étiquette.—Entretien muet.—L'empereur peu satisfait de son tête-à-tête.—Enlèvement.—Singulière rencontre.—Aventures de la jeune Prussienne.—Crédulité suivie de détresse.—Constant recommande la belle Prussienne à l'empereur.—Retour d'un caprice.—Objections de Constant.—Générosité de l'empereur.

TABLE DU TROISIÈME VOLUME

CHAPITRE PREMIER.

Avertissement de l'auteur.—Isolement des jeunes femmes pendant la révolution.—Ma naissance et mes parens.—Le général D..... mon père.—Le baron de V... mon mari.—Une première imprudence.—Sage prévoyance de mon père.—Le général D..... à l'armée du Nord.—Déférence de Carnot pour mon père.—Carnot dans le cabinet du général D.....—Conduite de Carnot envers mon père.—Carnot le sauve de l'exil.—Amour-propre de Carnot.—Mallet du Pan et le Mercure de Genève.—Les représentans du peuple en mission à Besançon.—Bernard de Saintes.—Son hôtel;—son costume;—ses manières.—Brusquerie tout à coup suivie de politesse.—Le jacobin de bonne compagnie.—Effrayante proposition de Bernard de Saintes et explication de ses prévenances.—M. Briot, aide-de-camp de Bernard de Saintes.—Arrivée de Robespierre le jeune à Besançon.—Comment je fus délivrée des poursuites de Bernard de Saintes.—Je me rends à Paris.—Danger des châteaux en Espagne.—Les plaisirs de Paris après la terreur.—Première représentation d'Olympie.—La première robe de velours.—Un triomphe de toilette.—Sages maximes de La Rochefoucault et de M. de Ségur.—Vie de dissipation.—Mes démarches pour obtenir le rappel de mon mari.—Retour de mon père à Paris.—Relations de mon père avec madame de Staël.—Susceptibilité extrême de madame de Staël.—Mon père me présente chez cette dame.—Réflexion, sur une pensée de madame Necker.—Danger des périphrases. Pag i

CHAPITRE II.

Visite aux directeurs.—Embarras de madame R.... au petit Luxembourg.—Le meuble des Gobelins.—Le salon de Barras.—M. de Talleyrand, madame de Staël, Bernadotte, etc. chez Barras.—Intimité de Barras et de madame Tallien.—Scandales de la cour de Barras.—Mot spirituel sur madame de Staël.—Dévouement de madame de Staël, en amitié.—Une repartie de M. de Talleyrand.—Madame Grand, madame de Flahaut, et madame de Staël.—Autre repartie de M. de Talleyrand.—Indiscrétion de madame de Staël.—Garat le sénateur, Garat le chanteur, et Garat le tribun.—Fatuité de Garat le chanteur.—Bonnes fortunes de son frère le tribun.—L'écritoire oubliée.—Mauvais succès de mes démarches.—Je suis mon père dans son ermitage.—Mort de mon beau-père et de ma belle-mère.—Leurs bontés pour moi.—Bonaparte, premier consul.—Mon père retourne seul à Paris.—Mon père unanimement proposé pour le sénat.—Mon mari rayé de la liste des émigrés.—Mort de mon père.—Premier exemple de funérailles religieuses, depuis la terreur.—Article d'un journal sur les obsèques du général D.....—Grandes qualités du général D.....—Ses travaux devant Gibraltar—Ses ouvrages.—Hommage solennel rendu à la mémoire de mon père par le corps du génie, seize ans après sa mort.

CHAPITRE III.

Madame Récamier.—Concert chez madame Récamier.—Madame Regnault de Saint-Jean d'Angély et madame Michel.—M. Adrien de Montmorency.—Une journée chez madame Récamier, à Clichy-la-Garenne.—Une messe dans l'église de Clichy.—Fox, lord et lady Holland, Erskine, le général Bernadotte, Adair et le général Moreau chez madame Récamier.—MM. de Narbonne, Em. Dupaty, de Longchamp, de Lamoignon, Mathieu de Montmorency.—Un moment d'embarras.—Présentation.—Déjeuner; entretien de l'auteur avec M. Adair.—Conversation de Fox et de Moreau.—Modestie et amabilité de Moreau.—Moreau destiné par sa famille à la profession d'avocat.—La Harpe, lord Erskine et M. de Narbonne.—Eugène Beauharnais et M. Philippe de Ségur.—Invitation d'Eugène à Fox, de la part de Joséphine.—Romance de Plantade, chantée par madame Récamier.—La duchesse de Gordon et lady Georgiana, sa fille.—La belle Anglaise.—Lecture du Séducteur amoureux.—Le Diou de la danse.—Madame Récamier, mademoiselle de Crigny et lady Georgiana, élèves de Vestris.—Gavotte et ravissement de Vestris.—Promenade au bois de Boulogne.—M. Récamier.—MM. Degerando et Camille Jordan.—Le sauvage de l'Aveyron, et M. Yzard, son gouverneur.—Habitudes du sauvage indomptables.—Insensibilité et gloutonnerie.—Escapade.—Le sauvage en liberté.—Chasse et reprise.—Le sauvage en jupon.—Querelle entre La Harpe et Lalande.—Goût de celui-ci pour les araignées.—MM. de Cobentzel; MM. de Berckeim et Dolgorouki.—Douleur et folie.—Promenade dans le village.—Noce et bal champêtres à la guinguette de Clichy.—Madame de Staël, madame Viotte, le général Marmont, le marquis de Luchésini.—Agar au désert, scènes dramatiques jouées par madame de Staël et madame Récamier.—Talent dramatique de madame de Staël.—Romance de madame Viotte.—M. de Cobentzel dans les crispins.—Souper.—Opinion de M. de Cobentzel sur les divers repas.

CHAPITRE IV.

Fête au Raincy, chez M. Ouvrard.—Magnifique hospitalité de M. Ouvrard.—Les portiers ministres d'état.—Madame Tallien.—Description de la salle du banquet.—Lord et lady Holland, madame Visconti, madame Roger.—La princesse Dolgorouki, et le prince Potemkin.—Fox et ses amis.—Généraux français, diplomates étrangers, etc.—Autre conversation de l'auteur avec M. Adair.—Fox à la Malmaison.—Amabilité de Joséphine.—Fox applaudi au théâtre français.—Fox trouvant son buste chez le premier consul.—Accueil fait à Fox, par Bonaparte.—Fox recherché avec empressement.—Le général Lafayette et Kosciusko.—Partie de chasse, à courre et au tir.—Délicatesse de M. Ouvrard.—MM. d'Hantcour et Destilières, le général Moreau.—Tentes et tables dressées dans la forêt de Bercy.—Mésaventure de Berthier et de madame Visconti.—Le cheval emporté, chute de Berthier dans une mare; retraite précipitée.—Conversation avec le général Lannes.—Opinion de Lannes sur l'état militaire.—Pressentiment et souvenir.—La forêt illuminée.—Dégoût de M. Erskine pour la chasse.—MM. de Saint-Farre et Saint-Albin, fils du duc d'Orléans.—Symphonies et fanfares pendant le dîner.—Chanson; couplets en l'honneur de lady Holland.—Bal sur la pelouse.—M. Ouvrard en butte à l'inimitié de Bonaparte.—M. Collot prenant la défense de M. Ouvrard; réponse de Bonaparte.—Bals masqués du salon des étrangers.—Jeu effrayant.—Le danseur Duport; mesdames Bigotini et Miller.—Générosité d'un Anglais.—Scène singulière; entrave secrète et conversation de Joséphine et de madame Tallien, au cercle des étrangers.

CHAPITRE V.

Sépulture de mon père dans le parc de sa maison de campagne.—Imprévoyance.—Maison ruineuse.—Confiance de mon mari en moi.—Son insouciance.—Visite à ma mère.—Maladie.—Travaux d'embellissement à ma maison de campagne.—Voyage en Angleterre, à la paix d'Amiens.—Le Ranelagh.—Madame Fitzhebert et le prince de Galles.—Lady Jersey.—Perfidie attribuée à une femme.—La première nuit des noces du prince de Galles (depuis George IV) et de la reine Caroline.—Dureté et froideur du prince de Galles envers sa femme.—Manières étranges de la princesse de Galles.—Courte faveur de lady Jersey.—Retour du prince de Galles à madame Fitzhebert.—Passion du prince pour cette dame.—Toast porté par le prince à sa maîtresse.—Le prince de Galles et les femmes de quarante ans.—Le prince de Galles inséparable de madame Fitzhebert.—Amabilité du prince à mon égard.—Il me présente à la duchesse de Devonshire.—Conversation avec le prince.—Son genre d'esprit.—Bonhomie d'un voyageur.—Le prince de Galles parlant parfaitement français.—Le prince régent et Henri V.—Excès de familiarité puni.—Fête magnifique chez la duchesse de Devonshire.—Monseigneur le duc d'Orléans et le duc de Beaujolais, son frère.—Les routs de Londres.—Les parties de thé.—Les belles pommes de terre et le capital beefstake.—Les peines d'estomac.—Timidité des Anglaises.—Leurs bonnes qualités.—Les femmes mariées en France et en Angleterre.

CHAPITRE VI.

Beauté des Anglaises.—Comparaison entre les Anglaises et les Françaises.—Les enfans.—Les veuves.—Liberté des jeunes filles.—Respect et froideur filiale.—Le poëte Shandy.—L'aïeul et les petits-fils.—Autorité paternelle absolue en Angleterre.—Les maisons de Londres.—Une ville de bourgeois.—Commodité et tristesse.—Les salles de spectacle.—L'opéra italien à Londres.—Un bal masqué.—Gaîté anglaise, gravité française.—Les voyages.—Manie du changement chez les Anglais.—Les voyages d'agrément.—La reine Caroline, reine de la canaille.—Bergami et les caricatures.—La reine à Hammersmith.--L'alderman Hood.—Costume et coiffure de la reine.—Les corporations.—Équipage grotesque des dames de la cour de Hammersmith.—Le parc de la reine dévasté par ses courtisans.—Audace et humiliation de la reine au couronnement de George IV.—Maladie et mort de la reine attribués à son désappointement.—Convoi de la reine.—Patience des soldats anglais mise à l'épreuve.—Insolence et poltronnerie de la canaille.—Visite dans une brasserie.—M. Brunel, ingénieur.

CHAPITRE VII.

Les deux maisons des habitans de Londres.—La noblesse anglaise.—Taciturnité générale.—Le château de Blenheim, récompense nationale décernée au duc de Marlborough.—Architecture de Blenheim.—Trophées attristans.—Terre du marquis de Buckingham.—Les tableaux.—Vénus en Jupon d'indienne.—L'estomac classique.—Le château de Park-Place.—Terre du lord Harcourt.—Oxford.—Les universités.—La jeunesse française et la jeunesse anglaise.—Les étudians anglais.—La grotte et le diamant.—Impromptu de lord Albermale.—Le cadeau impossible.—Distinction des rangs.—Doux visages et rudes manières.—Affectation des femmes en France et en Angleterre, attribuée à des causes différentes.—Cheltenham.—Bath.—Les jeunes poitrinaires.—Windsor.—Richemont.—Les gazons anglais; d'où provient leur fraîcheur.—Retour en France.

CHAPITRE VIII.

Mauvais goût très-dispendieux.—Mon voisin M. Lecouteulx de Canteleu.—Je revois madame de Staël.—M. Melzi, président de la république ligurienne.—M. Godin.—La belle Grecque.—Rien que de beaux yeux.—Mariage devant l'arbre de la liberté.—Divorce—Cambacérès.—Fâcheux effets du ridicule.—L'abbé Sieyès.—Heureuse influence d'un mot de Mirabeau.—L'arrêt d'exil.—Madame de Chevreuse.—Dureté de l'empereur.—Mort de madame de Chevreuse.—Mort du duc d'Enghien.—Procès de Moreau.—Conversation entre le premier consul et M. de Canteleu.—MM. de Polignac.—Brouillerie entre madame Moreau et Joséphine.—Justification imprudente.—Le portrait.—Recommandations aux jeunes femmes.—MM. de Toulougeon et de Crillon chez M. de Cauteleu.—L'inflexible Moniteur.—Mort de madame de Canteleu.—Joséphine voulant faire rompre son mariage avec Bonaparte.—Sage conseil de M. de Canteleu.—Inquiétude de Joséphine.—Manœuvres de Lucien contre Joséphine.—Bonaparte refusant sa porte à Joséphine.—Larmes et réconciliation.—Superstition de Napoléon.—Adresse de Joséphine.—Le confident discret.—Reconnaissance de Joséphine.—Je suis recommandée à Joséphine par M. Lecouteulx de Canteleu.

CHAPITRE V.

Supplément au journal du voyage à Mayence.—Madame la princesse de Craon.—Le prince de B..... et ses deux fils.—Faveurs de Napoléon non sollicitées.—Motifs pour les accepter.—Froideur de Louis XVIII, et irritation du prince de B......—M. d'Aubusson.—Le prince de B...... demandant la clef de chambellan et craignant de l'obtenir.—Madame la princesse de B...... écrit à l'empereur.—Causticité de madame de Balbi.—Anne et zèbre de Montmorency.—Madame de Lavalette, dame d'atours.—Attributions de sa place usurpées par l'impératrice Joséphine.—Joséphine abuse du blanc.—Fâcheux effet du blanc sur le visage de l'impératrice.—Les farines.—Question indiscrète d'un docteur.—Réponse normande.—Le rouge et le blanc.—Toilette de Joséphine et de ses dames pour la cérémonie du 14 juillet.—Portrait de M. Denon.—Service d'honneur de l'impératrice pendant le voyage à Aix-la-Chapelle.—M. Deschamps, secrétaire des commandemens de l'impératrice.—Ses idées sur les alimens.—Influence des alimens sur l'esprit.—Routes défoncées.—Frayeur de Joséphine.—Excès de prudence pris pour du courage.—Confusion de mots.—La crainte du tonnerre.—Attention charmane de Joséphine pour l'auteur.—Voiture versée.—Importance de la première femme de chambre, et simplicité de l'impératrice.

CHAPITRE X.

Vérité des tableaux de Téniers.—Beaux paysages et affreuse population.—Influence de la vie sédentaire et de l'abus du café.—Séjour à Aix-la-Chapelle.—L'impératrice à la préfecture.—Heureux hasard.—Mauvaise habitude et mauvaise humeur de madame de L....—L'auteur citée pour modèle par Joséphine.—Lésinerie de madame de L....—L'eau de Cologne de J. M. Farina.—Adoration perpétuelle devant l'empereur.—Napoléon questionneur.—M. de R....... courtisan parfait.—Définition du courtisan par le duc d'Orléans, régent.—Jalousie excitée par la broderie d'un habit.—Colère de M. d'Aubusson.—Plaisanterie cruelle.—Portrait de madame de La Rochefoucault.—Ambition et désappointement.—Piége de cour.—Le général Franceschi.—Naïveté de sa femme.—Querelles et coups de pincettes.—Diplomatie féminine à propos de révérences.—La révérence en pirouette.—Embarras, consultations et explication.—Les visages et les masques.—Gaucherie germanique.—Passion d'une princesse pour M. de Caulaincourt.—Colère de Napoléon excitée par la laideur d'une actrice.—Réintégration de M. Méchin destitué.—Humanité du prince primat.—Attention de ce prince pour l'auteur.—L'éventail brisé et remplacé.—Erreur légère et chagrin de Joséphine.—Audiences de Marie-Louise.—Questions habituelles de l'empereur répétées par Marie-Louise.—Gaucherie impériale.—Mauvaise mémoire de Marie-Louise.

CHAPITRE XI.

De Mayence à Saverne.—Le général Ordener et madame de La Rochefoucault.—Plaintes de madame de La Rochefoucault à l'impératrice.—Bonté de Joséphine.—Sa douceur dégénérant en faiblesse.—Jalousie entre ses femmes de chambre.—Mademoiselle Avrillon et madame Saint-Hilaire.—Madame de La Rochefoucault grondant l'impératrice.—Larmes de Joséphine.—Joséphine parlant de la mort du duc d'Enghien.—Prières de Joséphine et regret de Napoléon.—Arrivée à Nancy.—M. d'Osmond, évêque de Nancy.—Madame Lévi.—Invitation à déjeuner refusée par l'impératrice.—Autre temps, autres mœurs.—Prodigalité de Joséphine, venant de la bonté de son cœur.—Importunités des marchands.—Joséphine achetant une bourse que son intendant refuse de payer.—Triomphe de Napoléon en voyage et froid accueil des Parisiens.—Opinion de Napoléon sur le 10 août.—Mépris de Napoléon pour le peuple.—Chagrins domestiques de l'auteur.—Spéculations sur les fonds publics.—Engagement imprudent.—Dépenses énormes et inévitables.—Vente à réméré de la terre de V...—Beau rêve et triste réveil.—Le spéculateur en perte.—Fuite de MM.*** et ruine de l'auteur.—Lettre de MM.*** à l'auteur.—Résolution soudaine.—L'auteur priant l'impératrice d'accepter sa démission.—Le général Foulers envoyé à l'auteur par l'impératrice.—Instance de Joséphine.—Explication différée.

CHAPITRE XII.

Événement tragique raconté par madame de La Rochefoucault.—Dernière précaution d'une mourante.—Désespoir d'un jeune homme.—Réflexions de la maréchale... sur cette aventure.—Le voleur de cœur.—Attendrissement suivi d'hilarité.—Le diamant volé et retrouvé.—Empressement des jeunes femmes auprès de la maréchale...—La devise de la république brodée en garniture de robe par ordre de la maréchale...—Tendresse du prince de Talleyrand pour mademoiselle Charlotte.—Conjectures.—Stupéfaction du corps diplomatique.—Question de M. d'Azara à madame Duroc.—Méprise de celle-ci.—Madame Duroc prise pour habile diplomate.—Désolation de madame Duroc qui craint de passer pour sotte.—Promenade proposée par l'empereur.—Correspondance mystérieuse.—Lettres anonymes.—Napoléon dénoncé à Joséphine, et Joséphine dénoncée à Napoléon.—L'espion cherchant à exciter la jalousie de l'empereur.—Secret impénétrable.—Promenade à la Malmaison.—Noms rayés par l'empereur.—Bonne mémoire de Napoléon.—Spectacle et cercle à la cour.—Mésaventure d'un riche banquier.—Mot de la princesse Dolgorouki sur la cour impériale.

CHAPITRE XIII.

Conversation avec l'impératrice, au sujet au mariage du prince de....—Ordre donné par l'empereur au prince de se séparer de sa maîtresse.—Esprit et paresse du prince de....—Démarches de madame*** auprès de l'empereur.—Résultat de ses démarches.—Madame***, mariée au prince de.....—Sotte timidité des gens d'esprit, et audace heureuse des sots.—Mécontentement de l'empereur.—Son aversion pour madame***.—Les deux premiers maris de madame***.—Double complaisance, et argent reçu des deux mains.—Consentement acheté fort cher.—Suite de la conversation avec l'impératrice.—Détails racontés par l'impératrice sur les sœurs de l'empereur.—Toilette de la princesse Pauline.—Aisance incroyable.—Mort du fils du général Leclerc et de la princesse Pauline.—Le café et le sucre.—Économie outrée de la princesse Pauline et des frères et sœurs de Napoléon.—Traits de parcimonie de madame-mère.—La dame de compagnie à mille francs d'appointemens, et le voile de 500 francs.—Le melon au sucre.—Madame-mère se coupant des chemises.—Parcimonie du cardinal Fesch.—Louis Bonaparte.—Exaltation de ses sentimens.—Dehors froids et âme passionnée de Louis.—Sa jalousie.—Mademoiselle C., amie de la reine Hortense.—Portrait de la reine Hortense.—Hilarité d'Hortense excitée par une épithète impériale.—Gravité de Cambacérès déconcertée.—Gravité d'un jugement de Napoléon sur son frère Joseph.—Tête-à-tête de l'auteur avec Joséphine.—L'impératrice enviant le sort d'une pauvre femme.—Aversion de Joséphine pour l'étiquette.—Chagrin causé à l'impératrice par des calomnies.—Lettre de Napoléon à Joséphine au sujet d'Hortense.—Timidité d'Hortense vis-à-vis de Napoléon.—L'auteur persiste dans sa résolution de s'éloigner de la cour.

CHAPITRE XIV.

Préparatifs de départ.—Devoirs pénibles.—Suppositions ridicules.—Calomnies.—Souvenir redouté.—Faiblesse de caractère de Joséphine.—Contes absurdes.—Pensée accablante.—Désespoir.—Imprudence.—Horreur du monde.—Confiance trompée.—Les domestiques de madame de V*** la suivent dans sa retraite.—Goût de madame de V*** pour l'agriculture.—Les laquais valets de ferme.—Souvenirs de Paris effacés.—Tranquillité parfaite.—Un seul chagrin.—Bonté et empressement de Joséphine.—Place accordée à M. de V***, sur la recommandation de l'impératrice.—Rancune de l'amour-propre offensé.—Le créancier par vengeance.—Mémoire de M. Lacroix-Frainville.—Beaucoup de mots et peu de choses.—Réponse de l'auteur à ce mémoire.—Danger de l'éloquence.—Mot du cardinal Duperron à ce sujet.—L'éloquence pernicieuse à la tribune et au barreau.—Translation à Montmartre des restes du général D...., père de l'auteur.—Nouvel abus de confiance.—Retour de l'auteur dans sa terre.—Infidélité et ingratitude de ses domestiques.—L'auteur renonce à l'agriculture.

CHAPITRE XV.

Moment d'ennui.—L'ennui chassé par la régularité.—L'alarme du coup de cloche dans les couvens.—Faiblesses d'amour-propre.—Amour de la solitude.—Devoirs de la société rendant plus amer le changement de fortune.—Les commérages politiques et les soirées de province.—Expérience faite par madame de V*** sur elle-même.—Abstinence volontaire pendant trois mois.—Bon succès de l'expérience.—Un mot sur l'ambition.—Le septuagénaire marié à une jeune femme.—Honteux calcul.—Une place et la tombe.—La ronde des fous.—L'auteur revient à Paris.—Insomnies.—Abus de l'opium.—Absences de raison.—Maison de santé pour les aliénés.—Folie périodique.—Effets opposés de la folie.—Mémoire trop fidèle.—Indifférence pour les malades.—La folie causée souvent par de légères causes.—Guérison.—La restauration.—Démission donnée par M. de V***.—Réflexions sur la chute de Napoléon.—Les généraux de l'empire et le cortége de Monsieur.—Cérémonie à Notre-Dame.—Départ pour l'exil et retour de l'exil.—Abandon et fidélité.—Épisode.

CHAPITRE XVI.

Aventures de la présidente D***.—La mariée de treize ans et la dote de 1,600,000 francs.—Miniature.—Négligence conjugale.—L'officier amoureux.—Lettre d'amour écrite à la femme et remise au mari.—Piége.—Rendez-vous perfide.—Effroi.—Le basset à jambes torses.—Le piége se referme.—La jeune femme perdue par son mari.—Éclat imprudent.—Cartel refusé.—La présidente D*** mise au couvent.—Amour accru par les persécutions.—L'espion.—Tentative de suicide.—Sortie du couvent.—Vigilance mise en défaut.—L'amant en livrée.—Stations dans les auberges.—La chaumière et l'amour.—Le couvent de Chaillot.—Imprudence.—Fureur du président D***.—Arrestation et réclusion de la présidente dans une maison de fous.—Constance d'un amant.—Les geôliers achetés.—Évasion et fuite en Angleterre.—Révocation des lettres de cachet.—Retour de la présidente à Paris.—Séduction, résistance et faiblesse.—Découverte douloureuse.—Duel sur un paquebot.—Vengeance implacable du président D***.—Madame D*** ruinée par son mari.—Le fils de M. D***.—Constitution féminine.—Mystifications d'un Suédois.

CHAPITRE XVII.

Dangers de l'indépendance.—Influence de la seconde éducation.—Exaltation.—Grave confidence.—Retour de Napoléon au 20 mars.—Calamités prévues.—Chagrin.—Trahisons et défections.—Mesures impuissantes.—Moyen de salut imaginé par l'auteur.—Napoléon devant être isolé des soldats.—Idée fixe.—Les destinées de la France attachées à la vie de Napoléon.—La mort de Napoléon nécessaire au salut de la France.—Comparaison entre le duelliste et le meurtrier par dévouement.—Assassins sauveurs de leur patrie.—Scévola.—Hésitation et résolution.—Plan de l'auteur.—Les petits pistolets et la chaise de poste.—L'auteur faisant sacrifice de sa vie.—L'auteur au tir de Lepage.—L'auteur communiquant son projet au prince de Polignac.—Résignation du prince aux décrets de la Providence.—Influence d'un sourire de M. de Polignac.—Réveil d'un rêve de gloire.—Dévouement à deux maîtres.—L'auteur regrettant l'inexécution de son projet.—Le prince de Polignac et la machine infernale.—Accusation contre le prince réfutée par l'auteur.—Désintéressement de l'auteur.—Indifférence de l'auteur pour les jugemens du monde.—Opinion de l'auteur sur Napoléon.—M. de Chateaubriand et Carnot.—La main de fer et le gant de velours.—Esclavage de la presse périodique, sous l'empire.—Invariabilité des sentimens de l'auteur.—Conclusion.

CHAPITRE XVIII.

Suite de succès.—Le général Beaumont.—Le colonel (aujourd'hui général) Gérard.—Cent quarante drapeaux pris sur l'ennemi.—Le général Savary, le maréchal Mortier, le prince Murat.—Départ de Berlin.—Le grand-maréchal Duroc se casse une clavicule.—Séjour de l'empereur à Varsovie.—Empressement de la noblesse polonaise.—L'empereur voit pour la première fois madame V....—Portrait de cette dame.—Agitation de l'empereur.—Singulière mission confiée à un grand personnage.—Premières avances de l'empereur rejetées.—Confusion de l'ambassadeur.—Préoccupation de Sa Majesté.—Correspondance.—Consentement.—Premier rendez-vous.—Pleurs et sanglots.—L'entrevue sans résultat.—Second rendez-vous.—Madame V... au quartier-général de Finkenstein.—Tendresse de madame V... pour l'empereur.—Repas en tête à tête.—Constant chargé seul du service.—Conversation.—Occupations de madame V... hors de la présence de l'empereur.—Douceur et égalité d'humeur de madame V....—Madame V... à Schœnbrunn avec l'empereur.—Emploi mystérieux dont Constant est chargé.—La pluie et les ornières.—Inquiétude et recommandations de l'empereur.—La voiture versée.—Chute peu dangereuse.—Constant soutenant madame V....—Grossesse.—Soins prodigués par l'empereur à madame V....—Le petit hôtel de la Chaussée-d'Antin.—Solitude volontaire de madame V....—Naissance d'un fils.—Joie de Napoléon.—Le nouveau-né fait comte.—Madame V... conduit son fils à l'empereur.—Le jeune comte sauvé par le docteur Corvisart.—Les cheveux, la bague et le motto.—La Lavallière de l'empire et les favorites du vainqueur d'Austerlitz.

CHAPITRE XIX.

Campagne de Pologne.—Bataille d'Eylau.—Te Deum et De profundis.—Retard involontaire du prince de Ponte-Corvo.—Les généraux d'Hautpoult, Corbineau et Boursier blessés à mort.—Courage et mort du général d'Hautpoult.—Le bon coup du général Ordener.—Pressentimens du général Corbineau.—Argent de la cassette de l'empereur, avancé par Constant au général Corbineau, quelques instans avant sa mort.—Enthousiasme des Polonais.—Mauvaise humeur des Français.—Anecdotes.—Le fond de la langue polonaise.—Misère et gaîté.—Hilarité des soldats excitée par une réponse de l'empereur.—L'ambassadeur persan.—Envoi du général Gardanne en Perse.—Trésor non retrouvé.—Séjour de l'empereur à Finkenstein.—L'empereur trichant au vingt-et-un.—L'empereur partageant son gain avec Constant.—Passe-temps des grands officiers de l'empereur.—Pari gagné par le duc de Vicence.—Mystification de M. B. d'A***.—Le prince Jérôme amoureux d'une actrice de Breslau.—Mariage de l'actrice avec le valet de chambre du prince.—Complaisance et jalousie.—Les frères de l'empereur faisant antichambre.—L'empereur aimant et grondant ses frères.—Le maréchal Lefebvre nommé duc de Dantzig par l'empereur.—Anecdote du chocolat de Dantzig.—Bataille de Friedland; rapprochement de dates.—Gaîté de l'empereur pendant la bataille.—Paix avec la Russie.—Entrevue de l'empereur et du czar à Tilsitt.—Le roi et la reine de Prusse.—Galanterie et rigueur de Napoléon.—Rudesse du grand-duc Constantin.—Banquet militaire.—Concert exécuté par des musiciens haskirs.—Visite de Constant aux Baskirs.—Repas à la cosaque.—Tir à l'arc.—Succès de Constant.—Souvenir frappant.—Soldat moscovite décoré par l'empereur Napoléon.—Retour par Bautzen et Dresde, et rentrée en France.

CHAPITRE XX.

Mort du jeune Napoléon, fils du roi de Hollande.--Gentillesse de cet enfant.—Faiblesse de nourrice et fermeté du jeune prince.--Soumission du jeune prince à l'empereur.--Tendresse de cet enfant pour l'empereur.--Joli portrait de famille.--Le cordonnier et le portrait de mon oncle Bibiche.—Les gazelles de Saint-Cloud.—Le roi et la reine de Holande réconciliés par le jeune Napoléon.--Affection de l'empereur pour son neveu.—L'héritier désigné de l'empire.—Présage de malheurs.—Première idée du divorce.--Douleurs de l'impératrice Joséphine à la mort du jeune Napoléon.—Désespoir de la reine Hortense.--Idée d'un chambellan.—Douleur universelle causée par la mort du jeune prince.

CHAPITRE XXI.

Retour de la campagne de Prusse et Pologne.--Restauration du château de Rambouillet.--Peinture de la salle de bain.—Surprise et mécontentement de l'empereur.--Séjour de la cour à Fontainebleau.--Exigence des aubergistes.--Pillage exercé sur les voyageurs.--Le cardinal Caprara et bouillon de 600 francs.--Tarif imposé par l'empereur.—Arrivée à Paris de la princesse Catherine de Wurtemberg.—Mariage de cette princesse avec le roi de Westphalie.--Relations du roi Jérôme avec sa première femme.—Le valet de chambre Rico envoyé en Amérique.—Tendresse de la reine de Westphalie pour son époux.—Lettre de la reine à son père.—Arrestation de la reine par le marquis de Maubreuil.--Vol de diamans.—Présens du czar à l'empereur.--Promenades de l'empereur dans Fontainebleau.—Bonté de l'empereur et de l'impératrice pour un vieil ecclésiastique, et entretien de l'empereur avec ce vieillard.—Le cardinal de Belloy, archevêque de Paris.--Touchante allocution d'un prélat presque centenaire.—Chasse de l'empereur.—Costumes et équipages de chasse.—Intrigue galante de l'empereur à Fontainebleau.--Commission mystérieuse donnée à Constant, dans l'obscurité.--Mauvaise ambassade.—Gaîté de l'empereur.--L'empereur guidé par Constant, dans les ténèbres.—Plaisanteries et remercîment de l'empereur.—Refroidissement subit de l'empereur.—Spectacle à Fontainebleau.—Mésaventure de mademoiselle Mars.—Perte promptement réparée.

CHAPITRE XXII.

Voyage de l'empereur en Italie.—Peu de temps pour les préparatifs.—Services complets envoyés sous diverses directions.—Service de la chambre en voyage.—Constant inséparable de l'empereur.—Fourgon du service de la bouche.—Ordre réglé pour les repas de l'empereur en voyage.—Déjeuners de l'empereur en plein champ.—Les anciens officiers de bouche du roi au service de l'empereur.—M. Colin et M. Pfister.—MM. Soupe et Pierrugues.—Arrivée subite de l'empereur à Milan.—Illumination improvisée.—Joie du prince Eugène et des Milanais.—Affection et respect de l'empereur pour la vice-reine.—Constant complimenté par le vice-roi.—L'empereur au théâtre de la Scala.—Passage par Brescia et Vérone.—Aspect de la Lombardie.—Terreur inspirée à Constant par les harangues officielles.—Course dans Vicence.—L'empereur très-matinal en voyage.—Les rizières.—Paysages pittoresques.

CHAPITRE XXIII.

Arrivée à Fusina.—La péote et les gondoles de Venise.—Aspect de Venise.—Saluts de l'empereur.—Entrée du cortége impérial dans le grand canal.—Jardin et plantations improvisées par l'empereur.—Spectacle nouveau pour les Vénitiens.—Conversation de l'empereur avec le vice-roi et le grand-maréchal.—L'empereur parlant très-bien, mais ne causant pas.—Observation de Constant sur un passage du journal de madame la baronne de V***.—Opinion de l'empereur sur l'ancien gouvernement de Venise.—Le lion devenu vieux.—Le doge, sénateur français.—L'empereur décidé à faire respecter le nom français.—Visite à l'arsenal.—Ecueils dangereux.—La tour d'observation.—Les chantiers.—Le Bucentaure.—Chagrin d'un marinier, ancien serviteur du doge.—Les noces du doge avec la mer, interrompues par l'arrivée des Français.—Douleur du dernier doge Ludovico Manini.—Les gondoliers.—Course de barques et joute sur l'eau, en présence de l'empereur.—Coup d'œil de la place Saint-Marc pendant la nuit.—Habitudes et travail de l'empereur à Venise.—Visite à l'église de Saint-Marc et au palais du doge.—Le môle.—La tour de l'horloge.—Mécanique de l'horloge.—Les prisons.—Visite rendue par Constant et Roustan à une famille grecque.—Constant questionné par l'empereur.—Curiosité de Constant désappointée.—Enthousiasme d'une belle Grecque pour l'empereur.—Vigilance maritale et enlèvement.—Décret de l'empereur en faveur des Vénitiens.—Départ de Venise et retour eu France.

TABLE DU QUATRIÈME VOLUME

CHAPITRE PREMIER.

Arrivée à Paris.—Représentation d'un opéra de M. Paër.—Le théâtre des Tuileries.—M. Fontaine, architecte.—Critiques de l'empereur.—L'arc de triomphe de la place du Carrousel jugé par l'empereur.—Plan de réunion des Tuileries au Louvre.—Vastes constructions projetées par l'empereur.—Restauration du château de Versailles.—Note de l'empereur à ce sujet.—Visite de l'empereur à l'atelier de David.—Tableau du Couronnement.—Admiration de l'empereur.—M. Vien.—Changement indiqué par l'empereur.—Anecdote racontée par le maréchal Bessières.—Le peintre David et la perruque du cardinal Caprara.—Longue visite.—Hommage rendu par l'empereur à un grand artiste.—Complimens de Joséphine.—Le tableau des Sabines dans la salle du conseil-d'état.

CHAPITRE II.

Mariage de mademoiselle de Tascher avec le duc d'Aremberg.—Mariage d'une nièce du roi Murat avec le prince de Hohenzollern.—Grandes fêtes et bals masqués à Paris.—L'empereur au bal de M. de Marescalchi.—Déguisement de l'empereur.—Instructions de Constant.—L'empereur toujours reconnu.—L'incognito impossible.—Plaisanteries de l'empereur.—Napoléon intrigué par une inconnue.—L'impératrice au bal de l'Opéra.—L'empereur voulant surprendre l'impératrice au bal masqué.—Napoléon en domino.—Constant camarade de l'empereur et le tutoyant.—Espiégleries d'un masque et embarras de l'empereur.—Explication entre Napoléon et Joséphine.—Quel était le masque qui avait intrigué l'empereur.—Mascarades parisiennes.—Le docteur Gall et les têtes à perruque.—Bal costumé et masqué chez la princesse Caroline.—Constant envoyé à ce bal par l'empereur.—Instructions données par l'empereur à Constant.—Mariage du prince de Neufchâtel avec une princesse de Bavière.—Présent offert à l'impératrice par un habitant de l'île de France.—La macaque bien élevée.—Habitudes civilisées.

CHAPITRE III.

Voyage de l'empereur et de l'impératrice.—Séjour à Bordeaux et à Bayonne.—Arrivée de l'infant d'Espagne don Carlos.—Maladie de l'infant et attentions de l'empereur.—Le château de Marrac.—La danse des Basques.—Costumes basques.—Lettre adressée à l'empereur par le prince des Asturies.—Surprise de l'empereur.—Cortége envoyé par l'empereur au devant du prince.—Entrée du prince à Bayonne.—Le prince mécontent de son logement.—Entrevue du prince et de l'empereur.—Dîner des princes et grands d'Espagne avec Napoléon.—Sévérité de Napoléon à l'égard du prince Ferdinand.—Arrivée de l'impératrice à Marrac.—Arrivée du roi et de la reine d'Espagne à Bayonne.—Anecdote de mauvais augure racontée au prince des Asturies.—Service d'honneur français de leurs majestés espagnoles.—Cérémonie du baise-main.—Le prince des Asturies mal accueilli par le roi son père.—Arrivée du prince de la Paix.—Entrevue de l'empereur et du roi d'Espagne.—Douleur de ce monarque.—Rigueurs exercées contre don Manuel Godoï, dans sa prison.—Equipage du roi et de la reine d'Espagne.—Portrait et habitudes du roi.—Portrait de la reine.—Leçons de toilette française.—Taciturnité du prince des Asturies (le roi Ferdinand VII).—Affections du roi pour Godoï.—Les princes d'Espagne à Fontainebleau et à Valençay.—Goût du roi d'Espagne pour la vie privée.—Passion de Charles IV pour l'horlogerie.—Le confesseur sifflé.—Charles IV prenant, dans sa vieillesse, des leçons de violon.—M. Alexandre Boucher.—L'étiquette et le duo royal.—Arrivée à Bayonne de Joseph Bonaparte, roi d'Espagne.—Joseph complimenté par les députés de la junte.—M. de Cevallos et le duc de l'Infantado à la cour du nouveau roi.

CHAPITRE IV.

Mort de M. de Belloy, archevêque de Paris.—Vie d'un siècle et trop courte.—Beau trait de l'archevêque de Gênes.—L'enfant du bourreau.—Retour d'Espagne du grand-duc de Berg.—Départ de Marrac.—Tabatières prodiguées par l'empereur.—La chambre du premier roi Bourbon.—Souvenir d'Égypte.—La pyramide et les mamelucks.—Les balladeurs.—Visite de l'empereur au grand-duc de Berg.—Préparatifs inutiles.—Le plus vieux soldat de France.—Le centenaire.—Hommage de l'empereur à la vieillesse.—Le soldat d'Égypte.—Arrivée à Saint-Cloud.—Le 15 août.—L'empereur avare de louanges.—Mauvaise humeur de l'empereur.—Napoléon et le dieu Mars.—L'ambassadeur de Perse.—Audience solennelle.—Élégance et générosité d'Asker-kan.—Les sabres de Tamerlan et de Kouli-kan.—Galanterie persane.—Goût d'Asker-kan pour les sciences et les arts.—Le prix long et le prix court.—L'indienne préférée au cachemire.—Divertissement oriental.—Les armes du sophi et le chiffre de l'empereur.—Asker-kan à la Bibliothèque impériale.—Le Coran.—Portrait du sophi.—Le grand ordre du Soleil donné au prince de Bénévent.—Chute d'Asker-kan au concert de l'impératrice.—M. de Barbé-Marbois, médecin malgré lui.

CHAPITRE V.

Translation de la statue colossale de la place Vendôme.—Les chevaux de brasseur.—Dernière partie de barres de Napoléon.—Départ pour Erfurt.—Logemens des empereurs.—Garnison d'Erfurt.—Acteurs et actrices du Théâtre-Français à Erfurt.—Antipathie de l'empereur contre madame Talma.—Mademoiselle Bourgoin et l'empereur Alexandre.—Avis paternel de l'empereur au czar.—Désappointement.—Entrée de l'empereur à Erfurt.—Arrivée du czar.—Attentions du czar pour le duc de Montebello.—Rencontre de l'empereur et du czar.—Entrée des deux empereurs dans Erfurt.—Déférence réciproque.—Le czar dînant tous les jours chez l'empereur.—Intimité de l'empereur et du czar.—Nécessaire et lit donnés par Napoléon à Alexandre.—Présent de l'empereur de Russie à Constant.—Le czar faisant sa toilette chez l'empereur.—Échange de présens.—Les trois pelisses de martre-zibeline.—Histoire d'une des trois pelisses.—La princesse Pauline et son protégé.—Colère de l'empereur.—Exil.

CHAPITRE VI.

Bienveillance du czar envers les acteurs français.—Parties fines.—Camaraderie du roi de Westphalie et du grand-duc Constantin.—Farces d'écoliers.—Singulière commande du prince Constantin.—Les souvenirs au théâtre d'Erfurt.—Surdité du czar, attention de l'empereur.—Cinna, Œdipe.—Allusion saisie par le czar.—Alarme nocturne.—Terreur de Constant.—Cauchemar de Napoléon.—Un ours mangeant le cœur de l'empereur.—Singulière coïncidence.—Partie de chasse.—Suite des deux empereurs.—Massacre de gibier.—Début du czar à la chasse.—Bal ouvert par le czar.—Étonnement des seigneurs moscovites.—Déjeuner sur le mont Napoléon.—Visite du champ de bataille d'Iéna.—Habitans d'Iéna et propriétaires indemnisés par l'empereur.—Don de 100,000 écus fait par l'empereur aux victimes de la bataille d'Iéna.—Leçon de stratégie donnée par Napoléon à ses alliés.—Représentation du maréchal Berthier.—Réponse de l'empereur.—Conversation entre l'empereur et les souverains alliés.—Érudition de l'empereur.—Décorations et présens distribués par les deux empereurs.—Fin de l'entrevue d'Erfurt.—Séparation.

CHAPITRE VII.

Retour à Saint-Cloud.—Départ pour Bayonne.—Terreurs de l'impératrice Joséphine.—Adieux.—Sachet mystérieux porté en campagne par Napoléon.—Tristesse de Constant.—Pressentiment.—Arrivée à Vittoria.—Prise de Burgos.—Bivouac des grenadiers de la vieille garde.—En marche sur Madrid.—Passage du col de Somo-Sierra.—Arrivée devant Madrid.—L'empereur chez la mère du duc de l'Infantado.—Prise de Madrid.—Respect des Espagnols pour la royauté.—Le marquis de Saint-Simon condamné à mort et gracié par l'empereur.—Rentrée du roi de Joseph dans Madrid.—Aventure d'une belle actrice espagnole.—Horreur de Napoléon pour les parfums.—Tête-à-tête amoureux.—Migraine subite.—La jeune actrice brusquement congédiée par l'empereur.—Misère des soldats.—L'abbesse du couvent de Tordesillas.—Arrivée à Valladolid.—Assassinats commis par des moines dominicains.—Hubert, valet de chambre de l'empereur, attaqué par des moines.—Les moines forcés de comparaître devant l'empereur.—Grande colère.—Querelle faite à Constant par le grand-maréchal Duroc.—Chagrin de Constant.—Bonté et justice de l'empereur.—Réconciliation.—Bienveillance du grand-maréchal Duroc pour Constant.—Maladie de Constant à Valladolid.—La fièvre brusquée avec succès.—Retour à Paris.—Disgrâce de M. le prince de Talleyrand.

CHAPITRE VIII.

Arrivée à Paris.—Le palais de Madrid et le Louvre.—Le château de Chambord destiné au prince de Neufchâtel.—Travail continuel de l'empereur.—L'empereur difficile en musique.—Voix fausse de l'empereur et habitude de fredonner.—La Marseillaise, signal de départ.—Gaîté de l'empereur partant pour la campagne de Russie.—Crescentini et madame Grassini.—Jeu de Crescentini.—Satisfaction et générosité de l'empereur.—Maladie et mort de Dazincourt.—Ingratitude du public.—Un mot sur Dazincourt.—Séjour de l'empereur à l'Élysée.—Mariage du duc de Castiglione.—La grande-duchesse de Toscane.—Chasses à Rambouillet.—Adresse de l'empereur.—Talma.—Départ de Leurs Majestés pour Strasbourg.—L'empereur passe le Rhin.—Bataille de Ratisbonne.—L'empereur blessé.—Vives alarmes dans l'armée.—Fermeté de l'empereur.—Silence recommandé aux journaux.—Recommandation de l'empereur avant chaque bataille.—Une famille bavaroise sauvée par Constant.—Chagrin de l'empereur.—M. Pfister attaqué de folie.—Sollicitude de l'empereur.—Conspiration contre l'empereur.—Un million en diamans.—Outrage à un parlementaire.—Modération de l'empereur.—Lettre du prince de Neufchâtel à l'archiduc Maximilien.—Bombardement de Vienne.—La vie de Marie-Louise protégée par l'empereur.—Fuite de l'archiduc Maximilien et prise de Vienne.—Stupeur des Autrichiens.

CHAPITRE IX.

L'empereur à Schœnbrunn.—Description de cette résidence.—Appartemens de l'empereur.—Inconvéniens des poêles.—La chaise volante de Marie-Thérèse.—Le parc de Versailles, la Malmaison et Schœnbrunn.—La Gloriette.—Les ruines.—La ménagerie et le kiosque de Marie-Thérèse.—Revues passées par l'empereur.—Manière dont l'empereur faisait des promotions.—Gratifications accordées par l'empereur.—Trait d'héroïsme.—Bienveillance de l'empereur.—Visite des sacs, des livrets, des armes.—Commandemens inattendus.—Bonne grâce d'un jeune officier.—Le caisson visité par l'empereur.

CHAPITRE X.

Attentat contre la vie de Napoléon.—Heureuse pénétration du général Rapp.—Arrestation de Frédéric Stabs.—L'étudiant fanatique.—Incroyable persévérance.—Le duc de Rovigo chez l'empereur.—Stabs interrogé par l'empereur.—Pitié de l'empereur.—Le portrait.—Étonnement de l'empereur.—Impassibilité de Stabs.—Stabs et M. Corvisart.—Grâce offerte deux fois et refusée.—Émotion de Sa Majesté.—Condamnation de Stabs.—Jeûne de quatre jours.—Dernières paroles de Stabs.

CHAPITRE XI.

Aventures galantes de l'empereur à Schœnbrunn.—Promenade au Prater.—Exclamation d'une jeune veuve allemande.—Gracieuseté de l'empereur.—Conquête rapide.—Madame*** suit l'empereur en Bavière.—Sa mort à Paris.—La jeune enthousiaste.—Propositions écoutées avec empressement.—Étonnement de l'empereur.—L'innocence respectée.—Jeune fille dotée par Sa Majesté.—Le souper de l'empereur.—Gourmandise de Roustan.—Demande indiscrètement accordée.—Embarras de Constant.—Ruse découverte.—L'empereur soupant des restes de Roustan.

CHAPITRE XII.

Bataille d'Essling.—Rudesse de deux amis de l'empereur.—Aversion du duc de Montebello contre le duc de ***.—Brusquerie du duc de Montebello.—Sa rancune à l'occasion des pestiférés de Jaffa.—Pressentimens du maréchal Lannes.—Contre-temps funeste.—Le maréchal Lannes atteint par un boulet.—Douleur de l'empereur.—L'empereur à genoux auprès du maréchal.—Courage héroïque du maréchal Lannes.—Sa mort causée peut-être par un jeûne de vingt-quatre heures.—Affliction de l'empereur.—Pleurs des vieux grenadiers.—Dernières paroles du maréchal.—Embaumement du cadavre.—Horrible spectacle.—Courage des pharmaciens de l'armée.—Douleur de madame la duchesse de Montebello.—Légèreté de l'empereur.—La duchesse de Montebello veut quitter le service de l'impératrice.

CHAPITRE XIII.

Désastres de la bataille d'Essling.—Murmures des soldats.—Apostrophes aux généraux.—Patience courageuse.—Intrépidité du maréchal Masséna.—Bonheur continuel.—Zèle des chirurgiens de l'armée.—Mot de l'empereur.—M. Larrey.—Le bouillon de cheval.—Soupe faite dans des cuirasses.—Constance des blessés.—Suicide d'un canonnier.—Le vieux concierge allemand.—La princesse de Lichtenstein.—Le général Dorsenne.—Bonne chère et linge sale.—Lettre outrageante à la princesse de Lichtenstein.—L'empereur furieux.—Piété filiale de l'empereur.—Indulgence de la princesse de Lichtenstein.—Grâce accordée par l'empereur.—Remontrances de M. Larrey.—Deux anecdotes sur ce célèbre chirurgien.

CHAPITRE XIV.

Quelques réflexions sur les manières des officiers à l'armée.—Le ton militaire.—Le prince de Neufchâtel, les généraux Bertrand, Bacler d'Albe, etc.—Le prince Eugène, les maréchaux Oudinot, Davoust, Bessières, les généraux Rapp, Lebrun, Lauriston, etc.—Affabilité et dignité.—Fatuité des geais de l'armée.—La giberne de boudoir.—Les officiers de faveur.—Officiers de la ligne.—Bravoure et modestie.—Le vrai courage ennemi du duel.—Désintéressement.—Attachement des officiers pour leurs soldats.—Déjeuner des grenadiers de la garde la veille de la bataille de Wagram.—Les ordres de l'empereur méprisés.—Indignation de l'empereur.—Les coupables fusillés.—Le chien du régiment.—Mort du général Oudet à Wagram.—Confidence faite à Constant par un officier de ses amis.—Les philadelphes.—Conspiration républicaine contre Napoléon.—Oudet chef de la conspiration.—Intrépidité de ce général.—Mort mystérieuse.—Suicides.—Déjeuner militaire le lendemain de la bataille de Wagram.—Vol audacieux.—Courage héroïque d'un chirurgien saxon.

CHAPITRE XV.

Bienfaits de l'empereur durant son séjour à Schœnbrunn.—Anecdote.—La jeune musulmane enlevée par des corsaires.—Une autre Héloïse.—Second enlèvement.—Détresse.—Voyage à pied de Constantinople à Vienne.—Nouvelle désespérante.—Mariage de la jeune musulmane avec un officier français.—Voyage de madame Dartois à Constantinople.—Terreur et fuite.—Madame Dartois veuve pour la seconde fois.—Démarches auprès de l'empereur.—M. Jaubert, M. le duc de Bassano et M. le général Lebrun.—Générosité et reconnaissance.—Le 15 août à Vienne.—Singulière illumination.—Affreux accident.—Le commissaire général de la police de Vienne.—Anecdote.—Méprise singulière d'un officier.—Passion du jeu et trahison.—L'espion surpris et fusillé.—Courage d'un conscrit et gaîté de l'empereur.—Second attentat contre les jours de l'empereur.—La maîtresse de lord Paget.—Avances faites à la comtesse au nom de l'empereur.—Hésitation.—Résolution hardie.—L'homme de la police.—La mêche éventée.—Sécurité de l'empereur.—Courage de l'empereur à Essling.—Sollicitude de l'empereur pour les soldats.—Schœnbrunn rendez-vous des savans.—M. Maëlzel, mécanicien.—L'empereur jouant aux échecs avec un automate.—L'empereur trichant et battu.—Belle action du prince de Neufchâtel.—Reconnaissance de deux jeunes filles.

CHAPITRE XVI.

Excursion à Raab.—L'évêque et Soliman.—Méprise de M. Jardin.—Sensibilité de l'empereur.—Devoir pénible.—Les chouans de Normandie.—La femme brigand.—Scène déchirante.—Tendresse conjugale.—Désespoir et folie.—Rendez-vous de chasse avec l'archiduc Charles.—Départ de Schœnbrunn.—Arrivée à Passau.—La veuve d'un médecin allemand.—Terreur des habitans d'Augsbourg.—Bonté du général Lecourbe.—Trait d'humanité d'un grenadier.—Désespoir et joie maternelle.—Voyage rapide de l'empereur.—Arrivé à Fontainebleau.—Mauvaise humeur de l'empereur.—Prédilection de l'empereur pour les manufactures de Lyon.—Promenade forcée de Sa Majesté.—Accueil sévère fait par l'empereur à l'impératrice.—Larmes de Joséphine.—Réparation de l'empereur.

CHAPITRE XVII.

Opinion erronée sur le divorce.—Motifs de l'empereur.—Tendres ménagemens.—Sacrifice douloureux.—Courage et résignation de l'impératrice.—Les convives désappointés.—Gaîté de l'empereur.—Le roi de Saxe à Fontainebleau.—Amitié des deux monarques.—Promenade à pied au pont d'Iéna.—L'œil du maître.—Compliment du roi de Saxe à Sa Majesté.—Préoccupation de l'empereur.—Embarras de l'empereur et de l'impératrice.—Gêne mutuelle.—Tristesse du séjour à Fontainebleau.—Abattement de l'empereur.—Le 30 novembre.—Repas lugubre.—Scène terrible.—L'impératrice évanouie.—Paroles échappées à l'empereur.—Fêtes données par la ville de Paris.—Horrible situation de l'impératrice.—Enthousiasme inexprimable.—Agitation de l'empereur.—Tableau d'un grand couvert impérial.—Arrivée du prince Eugène.—Son désespoir.—Entrevue de l'empereur et du vice-roi.—Paroles touchantes de l'empereur.—Cérémonie du divorce.—Visite nocturne de Joséphine.—Départ de Joséphine pour la Malmaison.

CHAPITRE XVIII.

Anecdotes antérieures au second mariage de l'empereur.—Jalousie de l'impératrice Joséphine contre madame Gazani.—Interposition de l'empereur.—Changement de rôles.—Madame Gazani attaquée par l'empereur et défendue par l'impératrice.—Fournisseurs consignés à la porte.—Conciliabule féminin surpris par l'empereur.—Marchande de modes mise à Bicêtre.—Grande rumeur.—Indifférence de l'empereur.—Hardiesse d'un modiste.—L'empereur censuré en face.—Crainte de Constant.—Retraite précipitée.—L'empereur ayant besoin de la présence de Constant.—L'empereur voulant faire écrire Constant, sous sa dictée.—Refus de Constant.—Permission spéciale de chasser accordée à Constant.—Fusil donné à Constant par l'empereur.—Préférence de l'empereur pour les fusils de Louis XVI.—Louis XVI excellent arquebusier.—Opinion de Napoléon sur Louis XVI.—Déjeuners de famille.—Scène burlesque dans la loge de l'impératrice.—Singulière usage d'un cachemire.—Le chambellan peu dégoûté.—Attentions d'un chambellan pour le petit chien de l'impératrice.—Un cousin de Constant au spectacle de Saint-Cloud.—Curiosité et extase.—Prudence provinciale.—Le cousin de Constant en garde contre les filous au théâtre de la cour.—Pétitions adressées à l'empereur par Constant.—Mauvais succès des réclamations de la famille Cerf-Berr.—Heureux succès d'une demande de Constant pour le général Lemarrois.—Disgrâce d'un oncle de Constant, involontairement causée par le maréchal Bessières.—Réparation du maréchal.—Imprudence d'une femme et malheur d'un mari.

CHAPITRE XIX.

Diverses opinions au château sur le mariage de l'empereur.—Conjectures mises en défaut.—Constant chargé de renouveler la garde-robe de l'empereur.—Sa Majesté reçoit le portrait de Marie-Louise.—Souvenir de l'École-Militaire.—Édourdissemens causés à l'empereur par la valse.—Les chaisses cassées.—Leçon de valse donnée par la princesse Stéphanie à l'empereur.—Départ du prince de Neufchâtel pour Vienne.—Mariage par procuration.—Formation de la maison de l'impératrice.—Présens de noce de l'impératrice.—Gaîté de l'empereur.—Le soulier de bonne augure.—Opinions de l'empereur sur la reine Caroline de Naples.—Erreur de la reine Caroline sur la nouvelle impératrice.—Ambition désappointée.—L'impératrice privée de sa grande maîtresse.—Ressentiment de Marie-Louise contre la reine Caroline.—Correspondance de Leurs Majestés.—L'empereur envoie sa chasse à l'impératrice.—Sévérité de M. le duc de Vicence.—Un ordre du duc de Vicence plutôt exécuté qu'un ordre de l'empereur.—Impatience de Sa Majesté.—Actes de bienfaisance.—La coquetterie de gloire.—Rencontre de Leurs Majestés Impériales.—Un moment d'humeur.—Amabilité de Marie-Louise.

CHAPITRE XX.

Arrivée de Leurs Majestés à Compiègne.—Jalousie de l'empereur.—Passe-droit fait par Sa Majesté à M. de Beauharnais.—Oubli du cérémonial.—Coquetterie de l'empereur.—Première visite nocturne de Sa Majesté à l'impératrice.—Opinion de l'empereur sur les Allemands.—Gaîté de l'empereur.—Ses attentions continuelles pour Marie-Louise.—Bruit démenti.—Portrait de l'impératrice Marie-Louise.—Instructions de l'impératrice.—Parallèle des deux épouses de l'empereur.—Différence et rapports entre les deux impératrices.—Le mémorial de Sainte-Hélène.—Partialité de l'empereur en faveur de sa seconde épouse.—Économie de l'impératrice Marie-Louise.—Défaut de goût.—L'empereur excellent mari.—Paroles de l'empereur contredites par Constant.—Souvenirs de Joséphine non effacé par Marie-Louise.—Préventions de Marie-Louise contre sa maison et celle de l'empereur.—Retour de Constant de la campagne de Russie.—Bonté de l'empereur et de la reine Hortense.—Froideur dédaigneuse de l'impératrice.—Bonté excessive de l'impératrice Joséphine.—Intrigues parmi les dames de l'impératrice.—Ordre rétabli par l'empereur.—Vigilance de l'empereur sur l'impératrice.—Sévérité envers les dames de l'impératrice.—Anecdote démentie.

CHAPITRE XXI.

Cérémonie religieuse du mariage de Leurs Majestés.—Le lendemain de leur mariage.—Fêtes éblouissantes.—Les temples de la gloire et de l'hymen.—Présent de la ville de Paris à l'impératrice.—Frais de la toilette des deux impératrices.—Voyages dans les départemens du Nord.—Souvenirs de Joséphine.—Triomphe et isolément.—Arrivée à Anvers.—Froideur entre le roi de Hollande et l'empereur.—Défiance mutuelle au milieu des fêtes.—Emportemens de l'empereur.—Les deux souverains et les deux frères.—Quelques traits du caractère du prince Louis.—Erreur à son sujet.—Course sur mer à Flessingue.—Tempête.—Danger couru par l'empereur.—Souffrances de Sa Majesté.—Situation critique d'un huissier de service.—Mot de l'empereur.—Première leçon d'équitation de l'impératrice.—Sollicitude de l'empereur.—Progrès rapides.—Goût de l'impératrice pour les bals et les fêtes.—Plaisirs continuels.—Incendie de l'hôtel du prince de Schwartzenberg.—Heureuse présence d'esprit de l'empereur et du vice-roi d'Italie.—Les victimes de l'incendie.—Superstition de Napoléon.—Anecdotes sur madame la comtesse Durosnel.—Abdication du roi de Hollande.—Paroles de l'empereur.—Les trois capitales de l'empire français.

CHAPITRE XXII.

Les restes du maréchal Lannes transférés au Panthéon.—Cérémonie funèbre.—Aspect de l'église des Invalides le jour de cette cérémonie.—Inscription glorieuse.—Cortége.—Derniers adieux.—Larmes sincères.—Séjour à Rambouillet.—Duel entre deux pages de l'empereur.—Prudence paternelle de M. d'Assigny.—La Saint-Louis fêtée en l'honneur de l'impératrice.—Pronostics tirés après coup.—Revue de la garde impériale hollandaise.—Graves désordres.—Sollicitude de l'empereur.—Heureuse idée d'un officier.—Influence du seul nom de l'empereur.—Napoléon parrain et Marie-Louise marraine.—Sage prévoyance de l'empereur.—Distraction de l'empereur pendant les offices de l'église.—Heureuse nouvelle annoncée par l'empereur.—Retard dans la grossesse de l'impératrice.—Inquiétude de Napoléon.—La cause du retard découverte.—Maux de cœur de Marie-Louise.—Joie universelle.

CHAPITRE XXIII.

Grossesse de Marie-Louise.—Ce qu'on en pensait dans le public.—Premières douleurs.—Tout le palais est en émoi.—M. Dubois.—Agitation de l'empereur.—Napoléon se met au bain.—M. Dubois entre tout défait dans la salle du bain.—Paroles de l'empereur.—Il monte à l'appartement de Marie-Louise.—Les ferremens.—Paroles de Marie-Louise.—L'empereur écoute avec angoisse à la porte de l'appartement.—Madame de Montesquiou.—Le roi de Rome vient au monde.—Joie paternelle de l'empereur.—Ce qu'il me dit.—On tire le canon.—Spectacle que présentent les rues de Paris.—Le vingt-deuxième coup.—Madame Blanchard.—Des pages servant de courriers.—Paris aux sixième et septième étages.—Les poëtes.—Les étoffes.—La cérémonie de l'ondoiement.—Encore madame Blanchard.—Le ballon tombé.—Tout un village déplorant la mort d'une aéronaute qui est à Paris en pleine santé.—Doutes sur la grossesse de Marie-Louise.—Napoléon accusé de libertinage.—Son amour pour les enfans.—Mon fils meurt du croup.—Paroles de l'empereur.—Ma femme à la Malmaison.—Trait de bonté de Joséphine.—Consolation.

CHAPITRE XXIV.

Marie-Louise et Joséphine.—Simplicité de la jeune impératrice.—Elle se croit malade.—M. Corvisart.—Pilules de mie de pain et de sucre.—Locutions germaniques de Marie-Louise.—Tendresse de Napoléon.—Sévère étiquette.—Bonne grâce de l'impératrice.—Caen.—Acte de bienfaisance.—Cherbourg.—Une descente au fond du bassin de Cherbourg.—Baptême du roi de Rome.—Le cortége impérial.—Souvenirs de fête.—L'empereur montre son fils aux assistans.—Banquet et concert à l'hôtel-de-ville.—Paroles bienveillantes.—Le Tibre à Paris.—L'aéronaute Garnerin.—La province.—Le Puy-de-Dôme enflammé.—La mer tout en feu dans le port de Flessingue.—Encore des fêtes.—La route de Saint-Cloud.—Les fontaines d'orgeat et de groseille.—Des arbrisseaux pour lampions.—Madame Blanchard.—L'aérostat.—La grande étoile et les petites étoiles.—Féerie.—Les colombes.—L'orage.—L'empereur et le maire de Lyon.—Les courtisans.—Les musiciens.—Le prince Aldobrandini.—Le prince et la princesse Borghèse.—Les gens à mauvais présages.—Les femmes sans souliers.—Point de voitures.—Trait de galanterie et de bonté de M. de Rémusat.

CHAPITRE XXV.

1811 et 1812.—Réflexions.—Fête de l'impératrice.—Trianon.—Route de Paris à Trianon.—Les gens de cour et les gens du peuple se coudoyant à la fête.—Le public des fêtes.—Tout Paris à Versailles.—Les grands allées de Versailles et les petits salons de Paris.—La pluie.—Les lampions et les femmes.—L'impératrice adresse de gracieuses paroles aux dames.—M. Alissan de Chazet.—Une promenade de Leurs Majestés dans le parc du Petit-Trianon.—L'Île-d'Amour.—Féerie.—Barques montées par des amours.—Musique qui vient on ne sait d'où.—Un tableau flamand en action.—Toutes les provinces de l'empire sont représentées à cette fête.—Marie-Louise.—Elle parlait peu aux hommes de son service.—Son maître-d'hôtel.—Dans son intérieur elle était bonne et douce.—Sa froideur pour madame de Montesquiou.—Ce qu'on disait à ce sujet.—Froideur réciproque entre madame de Montesquiou et la duchesse de Montebello.—Crainte d'une rivale.—La duchesse de Montebello.—Visites que lui fait l'impératrice.—Reproche que faisait Joséphine à madame de Montebello.—Mécontentement sourd des dames du palais.—Joséphine et madame de Montesquiou.—Le roi de Rome est conduit à Bagatelle et présenté à Joséphine.—Joie de cette princesse.—Son désintéressement.—Elle baigne l'auguste enfant de ses larmes.—Ce que Joséphine me dit à ce sujet.—La nourrice du roi de Rome.—Marie-Louise et son fils.—Marie-Louise et Joséphine.—Anecdote d'intérieur.—Le baiser sur la joue essuyé avec un mouchoir.—Répugnance de Marie-Louise pour la chaleur et les odeurs.

TABLE DU CINQUIÈME VOLUME

CHAPITRE PREMIER.

Voyage en Flandre et en Hollande.—M. Marchand, fils d'une berceuse du roi de Rome.—O'Méara.—Ce voyage de Leurs Majestés en Hollande généralement peu connu.—Réfutation des Mémoires contemporains.—Quel est mon devoir.—Petit incident à Montreuil.—Napoléon passe un bras de rivière dans l'eau jusqu'aux genoux.—Le meunier.—Le moulin payé.—Le blessé de Ratisbonne.—Boulogne.—La frégate anglaise.—La femme du conscrit.—Napoléon traverse le Swine sur une barque de pêcheurs.—Les deux pêcheurs.—Trait de bienfaisance.—Marie-Louise au théâtre de Bruxelles.—Le personnel du voyage.—Les préparatifs en Hollande.—Les écuries improvisées à Amsterdam.—M. Emery, fourrier du palais.—Le maire de la ville de Bréda.—Réfutation d'une fausseté.—Leurs Majestés à Bruxelles.—Marie-Louise achète pour cent cinquante mille francs de dentelles.—Les marchandises confisquées.—Anecdote.—La cour fait la contrebande.—Je suis traité de fraudeur.—Ma justification.—Napoléon descendant à des détails de femme de chambre.—Note injurieuse.—Mes mémoires sur l'année 1814.—Arrivée de Leurs Majestés à Utrecht.—La pluie et les curieux.—La revue.—Les harangues.—Nouvelle fausseté des Mémoires contemporains.—Délicatesse parfaite de Napoléon.—Sa conduite en Hollande.—Les Hollandais.—Anecdote plaisante.—La chambre à coucher de l'empereur.—La veilleuse.—Entrée de Leurs Majestés dans Amsterdam.—Draperie aux trois couleurs.—Rentrée nocturne aux Tuileries, un an plus tard.—Talma.—M. Alissan de Chazet.—Prétendue liaison entre Bonaparte et mademoiselle Bourgoin.—Napoléon pense à l'expédition de Russie.—Le piano.—Le buste de l'empereur Alexandre.—Visite à Saardam.—Pierre-le-Grand.—Visite au village de Broeck.—L'empereur Joseph II.—La première dent du roi de Rome.—Le vieillard de cent un ans.—Singulière harangue.—Départ.—Arrivé à Saint-Cloud.

CHAPITRE II.

Marie-Louise.—Son portrait.—Ce qu'elle était dans l'intérieur et en public.—Ses relations avec les dames de la cour.—Son caractère.—Sa sensibilité.—Son éducation.—Elle détestait le désœuvrement.—Comment elle est instruite des affaires publiques.—L'empereur se plaint de sa froideur avec les dames de la cour.—Comparaison avec Joséphine.—Bienfaisance de Marie-Louise.—Somme qu'elle consacre par mois aux pauvres.—Napoléon ému de ses traits de bienfaisance.—Journée de Marie-Louise.—Son premier déjeuner.—Sa toilette du matin.—Ses visites à madame de Montebello.—Elle joue au billard.—Ses promenades à cheval.—Son goûter avec de la pâtisserie.—Ses relations avec les personnes de son service.—Le portrait de la duchesse de Montebello retiré de l'appartement de l'impératrice quand l'empereur était au château.—Portrait de l'empereur François.—Le roi de Rome.—Son caractère.—Sa bonté.—Mademoiselle Fanny Soufflot.—Le petit roi.—Albert Froment.—Querelle entre le petit roi et Albert Froment.—La femme en deuil et le petit garçon.—Anecdote.—Docilité du roi de Rome.—Ses accès de colère.—Anecdote.—L'empereur et son fils.—Les grimaces devant la glace.—Le chapeau à trois cornes.—L'empereur joue avec le petit roi sur la pelouse de Trianon.—Le petit roi dans la salle du conseil.—Le petit roi et l'huissier.—Un roi ne doit pas avoir peur.—Singulier caprice du roi de Rome.

CHAPITRE III.

L'abbé Geoffroy reçoit les étrivières.—Mot de l'empereur à ce sujet.—M. Corvisart.—Sa franchise.—Il tient à ce qu'on observe ses ordonnances.—L'empereur l'aimait beaucoup.—M. Corvisart à la chasse pendant que l'empereur est pris de violentes coliques.—Ce qu'il en arrive.—Crédit de M. Corvisart auprès de l'empereur.—Il parle chaudement pour M. de Bourrienne.—Réponse de Sa Majesté.—Le cardinal Fesch.—Sa volubilité.—Mot de l'empereur.—Ordre que me donne Sa Majesté avant le départ pour la Russie.—M. le comte de Lavalette.—Les diamans.—Joséphine me fait demander à la Malmaison.—Elle me recommande d'avoir soin de l'empereur.—Elle me fait promettre de lui écrire.—Elle me donne son portrait.—Réflexion sur le départ de la grande armée.—Quelle est ma mission.—Le transfuge.—On l'amène devant l'empereur.—Ce que c'était.—Discipline russe.—Fermentation de Moscou.—Barclay.—Kutuzof.—La classe marchande.—Kutuzof généralissime.—Son portrait.—Ce que devient le transfuge.—L'empereur fait son entrée dans une ville russe, escorté de deux Cosaques.—Les Cosaques descendus de cheval.—Ils boivent de l'eau-de-vie comme de l'eau.—Murat.—D'un mouvement de son sabre il fait reculer une horde de Cosaques.—Les sorciers.—Platof.—Il fait fouetter un sorcier.—Relâchement dans la police des bivouacs français.—Mécontentement de l'empereur.—Sa menace.—Promenade de Sa Majesté avant la bataille de la Moskowa.—Encouragemens donnés à l'agriculture.—L'empereur monte sur les hauteurs de Borodino.—La pluie.—Contrariété de l'empereur.—Le général Caulaincourt.—Mot de l'empereur.—Il se donne à peine le temps de se vêtir.—Ordre du jour.—Le soleil d'Austerlitz.—On apporte à l'empereur le portrait du roi de Rome.—On le montre aux officiers et aux soldats de la vieille garde.—L'empereur malade.—Mort du comte Auguste de Caulaincourt.—Il avait quitté sa jeune épouse peu d'heures après le mariage.—Ce que l'empereur disait des généraux morts à l'armée.—Ses larmes en apprenant la mort de Lannes.—Mot de Sa Majesté sur le général Ordener.—L'empereur parcourt le champ de bataille de la Moskowa.—Son emportement en entendant les cris des blessés.—Anecdote.—Exclamation de l'empereur pendant la nuit qui suivit la bataille.

CHAPITRE IV.

Itinéraire de France en Russie.—Magnificence de la cour de Dresde.—Conversation de l'empereur avec Berthier.—La guerre faite à la seule Angleterre.—Bruit général sur le rétablissement de la Pologne.—Questions familières de l'empereur.—Passage du Niémen.—Arrivée et séjour à Wilna.—Enthousiasme des Polonais.—Singulier rapprochement de date.—Députation de la Pologne.—Réponse de l'empereur aux députés.—Engagemens pris avec l'Autriche.—Espérances déçues.—M. de Balachoff à Wilna, espoir de la paix.—Premiers pas de l'empereur sur le territoire de la vieille Russie.—Retraite continuelle des Russes.—Orage épouvantable.—Immense désir d'une bataille.—Abandon du camp de Drissa.—Départ d'Alexandre et de Constantin.—Privations de l'armée et premiers découragemens.—La paix en perspective après une bataille.—Dédain affecté de l'empereur pour ses ennemis.—Gouvernement établi à Wilna.—Nouvelles retraites des armées russes.—Paroles de l'empereur au roi de Naples.—Projet annoncé et non effectué.—La campagne de trois ans, et prompte marche en avant.—Fatigue causée à l'empereur par une chaleur excessive.—Audiences en déshabillé.—L'incertitude insupportable à l'empereur.—Oppositions inutiles du duc de Vicence, du comte de Lobau et du grand maréchal.—Départ de Witepsk et arrivée à Smolensk.—Édifices remarquables.—Les bords de la Moskowa.

CHAPITRE V.

Le lendemain de la bataille de la Moskowa.—Aspect du champ de bataille.—Moscou! Moscou!—Fausse alerte.—Saxons revenant de la maraude.—La sentinelle au cri d'alerte.—Qu'ils viennent; nous les voirons!—Le verre de vin de Chambertin.—Le duc de Dantzick.—Entrée dans Moscou.—Marche silencieuse de l'armée.—Les mendians moscovites.—Réflexion.—Les lumières qui s'éteignent aux fenêtres.—Logement de l'empereur à l'entrée d'un faubourg.—La vermine.—Le vinaigre et le bois d'aloës.—Deux heures du matin.—Le feu éclate dans la ville.—Colère de l'empereur.—Il menace le maréchal Mortier et la jeune garde.—Le Kremlin.—Appartement qu'occupe Sa Majesté.—La croix du grand Ivan.—Description du Kremlin.—L'empereur n'y peut dormir même quelques heures.—Le feu prend dans le voisinage du Kremlin.—L'incendie.—Les flammèches.—Le parc d'artillerie sous les fenêtres de l'empereur.—Les Russes qui propagent le feu.—Immobilité de l'empereur.—Il sort du Kremlin.—L'escalier du Nord.—Les chevaux se cabrent.—La redingote et les cheveux de l'empereur brûlés.—Poterne donnant sur la Moskowa.—On offre à l'empereur de le couvrir de manteaux et de l'emporter à bras du milieu des flammes; il refuse.—L'empereur et le prince d'Eckmühl.—Des bateaux chargés de grains sont brûlés sur la Moskowa.—Obus placés dans les poêles des maisons.—Les femmes incendiaires.—Les potences.—La populace baisant les pieds des suppliciés.—Anecdote.—La peau de mouton.—Les grenadiers.—Le palais de Pétrowski.—L'homme caché dans la chambre que devait occuper l'empereur.—Le Kremlin préservé.—La consigne donnée au maréchal Mortier.—Le bivouac aux portes de Moscou.—Les cachemires, les fourrures et les morceaux de cheval saignans.—Les habitans dans les caves et au milieu des débris.—Rentrée au Kremlin.—Mot douloureux de l'empereur.—Les corneilles de Moscou.—Les concerts au Kremlin.—Les précepteurs des gentilshommes russes.—Ils sont chargés de maintenir l'ordre.—Alexandre tance Rostopschine.

CHAPITRE VI.

Les Moscovites demandant l'aumône.—L'empereur leur fait donner des vivres et de l'argent.—Les journées au Kremlin.—L'empereur s'occupe d'organisation municipale.—Un théâtre élevé près du Kremlin.—Le chanteur italien.—On parle de la retraite.—Sa Majesté prolonge ses repas plus que de coutume.—Règlement sur la comédie française.—Engagement entre Murat et Kutuzow.—Les églises du Kremlin dépouillées de leurs ornemens.—Les revues.—Le Kremlin saute en l'air.—L'empereur reprend la route de Smolensk.—Les nuées de corbeaux.—Les blessés d'Oupinskoë.—Chaque voiture de suite en prend un.—Injustice du reproche qu'on avait fait à l'empereur d'être cruel.—Explosion des caissons.—Quartier-général.—Les Cosaques.—L'empereur apprend la conspiration de Mallet.—Le général Savary.—Arrivée à Smolensk.—L'empereur et le munitionnaire de la grande armée.—L'empereur dégage le prince d'Eckmühl.—Veillons au salut de l'empire.—Activité infatigable de Sa Majesté. - Les traînards. - Le corps du maréchal Davoust.—Son emportement quand il se voit prêt à mourir de faim.—Le maréchal Ney est retrouvé.—Mot de Napoléon.—Le prince Eugène pleure de joie.—Le maréchal Lefebvre.

CHAPITRE VII.

Passage de la Bérésina.—La délibération.—Les aigles brûlées.—Les Russes n'en ont que la cendre.—L'empereur prête ses chevaux pour les atteler aux pièces d'artillerie.—Les officiers simples canonniers.—Les généraux Grouchy et Sébastiani.—Grands cris près de Borizof.—Le maréchal Victor.—Les deux corps d'armée.—La confusion.—Voracité des soldats de l'armée de retraite.—L'officier se dépouillant de son uniforme pour le donner à un pauvre soldat.—Inquiétude générale.—Le pont.—Crédulité de l'armée.—Conjectures sinistres.—Courage des pontonniers.—Les glaçons.—L'empereur dans une mauvaise bicoque.—Sa profonde douleur.—Il verse de grosses larmes.—On conseille à Sa Majesté de songer à sauver sa personne.—L'ennemi abandonne ses positions.—L'empereur transporté de joie.—Les radeaux.—M. Jacqueminot.—Le comte Predziecski.—Le poitrail des chevaux entamé par les glaçons.—L'empereur met la main aux attelages.—Le général Partonneaux.—Le pont se brise.—Les canons passent sur des milliers de corps écrasés.—Les chevaux tués à coups de baïonnettes.—Horrible spectacle.—Les femmes élevant leurs enfans au dessus de l'eau.—Beaux traits de dévouement.—Le petit orphelin.—Les officiers s'attellent à des traîneaux.—Le pont est brûlé.—La cabane où couche l'empereur.—Les prisonniers russes.—Ils périssent tous de fatigue et de faim.—Arrivée à Malodeczno.—Entretiens confidentiels entre l'empereur et M. de Caulaincourt.—Vingt-neuvième bulletin.—L'empereur et le maréchal Davoust.—Projet de départ de l'empereur connu de l'armée.—Son agitation au sortir du conseil.—L'empereur me parle de son projet.—Il ne veut pas que je parte sur le siége de sa voiture.—Impression que fait sur l'armée la nouvelle du départ de Sa Majesté.—Les oiseaux raidis par la gelée.—Le sommeil qui donne la mort.—La poudre des cartouches servant à saler les morceaux de cheval rôti.—Le jeune Lapouriel.—Arrivée à Wilna.—Le prince d'Aremberg demi-mort de froid.—Les voitures brûlées.—L'alerte.—La voiture du trésor est pillée.

CHAPITRE VIII.

L'empereur est mal logé durant toute la campagne.—Bicoques infestées de vermine.—Manière dont on disposait l'appartement de l'empereur.—Salle du conseil.—Proclamations de l'empereur.—Habitans des bicoques russes.—Comment l'empereur était logé, quand les maisons manquaient.—La tente.—Le maréchal Berthier.—Moment de refroidissement entre l'empereur et lui.—M. Colin contrôleur de la bouche.—Roustan.—Insomnies de l'empereur.—Soin qu'il avait de ses mains.—Il est très-affecté du froid.—Démolition d'une chapelle à Witepsk.—Mécontentement des habitans.—Spectacle singulier.—Les soldats de la garde se mêlant aux baigneuses.—Revue des grenadiers.—Installation du général Friand.—L'empereur lui donne l'accolade.—Réfutation de ceux qui pensent que la suite de l'empereur était mieux traitée que le reste de l'armée.—Les généraux mordant dans le pain de munition.—Communauté de souffrances entre les généraux et les soldats.—Les maraudeurs.—Lits de paille.—M. de Beausset.—Anecdote.—Une nuit des personnes de la suite de l'empereur.—Je ne me déshabille pas une fois de toute la campagne.—Sacs de toile pour lits.—Sollicitude de l'empereur pour les personnes de sa suite.—Vermine.—Nous faisons le sacrifice de nos matelas pour les officiers blessés.

CHAPITRE IX.

Publication à Paris du vingt-neuvième bulletin.—Deux jours d'intervalle, et arrivée de l'empereur.—Marie-Louise, et première retraite.—Joséphine et des succès.—Les deux impératrices.—Ressources de la France.—Influence de la présence de l'empereur.—Première défection et crainte des imitateurs.—Mon départ de Smorghoni.—Le roi de Naples commandant l'armée.—Route suivie par l'empereur.—Espérance des populations polonaises.—Confiance qu'inspire l'empereur.—Mon arrivée aux Tuileries.—Je suis appelé chez Sa Majesté en habit de voyage.—Accueil plein de bonté.—Mot de l'empereur à Marie-Louise et froideur de l'impératrice.—Bontés de la reine Hortense.—Questions de l'empereur, et réponses véridiques.—Je reprends mon service.—Adresses louangeuses.—L'empereur plus occupé de l'entreprise de Mallet que des désastres de Moscou.—Quantité remarquable de personnes en deuil.—L'empereur et l'impératrice à l'Opéra.—La querelle de Talma et de Geoffroy.—L'empereur donne tort à Talma.—Point d'étrennes pour les personnes attachées au service particulier.—L'empereur s'occupant de ma toilette.—Cadeaux portés et commissions gratuites.—Dix-huit cents francs de rente réduits à dix-sept.—Sorties de l'empereur dans Paris.—Monumens visités sans suite avec le maréchal Duroc.—Passion de l'empereur pour les bâtimens.—Fréquence inaccoutumée des parties de chasse.—Motifs politiques et les journaux anglais.

CHAPITRE X.

Chasse et déjeuné à Grosbois.—L'impératrice et ses dames.—Voyage inattendu.—La route de Fontainebleau.—Costumes de chasse, et désappointement des dames.—Précautions prises pour l'impératrice.—Le prétexte et les motifs du voyage.—Concordat avec le pape.—Insignes calomnies sur l'empereur.—Démarches préparatoires et l'évêque de Nantes.—Erreurs mensongères relevées.—Première visite de l'empereur au Pape.—La vérité sur leurs relations.—Distribution de grâces et de faveurs.—Les cardinaux.—Repentir du pape après la signature du concordat.—Récit fait par l'empereur au maréchal Kellermann.—Ses hautes pensées sur Rome ancienne et Rome moderne.—État du pontificat selon Sa Majesté.—Retour à Paris.—Arméniens et offres de cavaliers équipés.—Plans de l'empereur, et Paris la plus belle ville du monde.—Conversation de l'empereur avec M. Fontaine sur les bâtimens de Paris.—Projet d'un hôtel pour le ministre du royaume d'Italie.—Note écrite par l'empereur sur le palais du roi de Rome.—Détails incroyables dans lesquels entre l'empereur.—L'Élysée déplaisant à l'empereur, et les Tuileries inhabitables.—Passion plus vive que jamais pour les bâtimens.—Le roi de Rome à la revue du champ de Mars.—Enthousiasme du peuple et des soldats.—Vive satisfaction de l'empereur.—Nouvelles questions sur Rome adressées à M. Fontaine.—Mes appointemens doublés le jour de la revue à dater de la fin de l'année.

CHAPITRE XI.

Départ de Murat quittant l'armée pour retourner à Naples.—Eugène commandant au nom de l'empereur.—Quartier général à Posen.—Les débris de l'armée.—Nouvelles de plus en plus inquiétantes.—Résolution de départ.—Bruits jetés en avant.—L'impératrice régente.—Serment de l'impératrice.—Notre départ pour l'armée.—Marche rapide sur Erfurt.—Visite à la duchesse de Weymar.—Satisfaction causée à l'empereur par sa réception.—Maison de l'empereur pour la campagne de 1813.—La petite ville d'Eckartsberg transformée en quartier-général.—L'empereur au milieu d'un vacarme inouï.—Arrivée à Lutzen, et bataille gagnée le lendemain.—Mort du duc d'Istrie.—Lettre de l'empereur à la duchesse d'Istrie.—Monument érigé au duc par le roi de Saxe.—Belle conduite des jeunes conscrits.—Opinion de Ney à leur égard.—Les Prussiens commandés par leur roi en personne.—L'empereur au milieu des balles.—Entrée de Sa Majesté à Dresde le jour où l'empereur Alexandre avait quitté cette ville.—Députation, et réponse de l'empereur.—Explosion, et l'empereur légèrement blessé.—Mission du général Flahaut auprès du roi de Saxe.—Longue conférence entre le roi de Saxe et l'empereur.—Plaintes de l'empereur sur son beau-père.—Félicitations de l'empereur d'Autriche après la victoire.—M. de Bubna à Dresde.—L'empereur ne prenant point de repos.—Faculté de dormir en tous lieux et à toute heure.—Bataille de Bautzen.—Admirable mouvement de pitié de la population saxonne.—L'empereur, le baron Larrey, et vive discussion.—Les conscrits blessés par maladresse.—Injustice de l'empereur reconnue par lui-même.

CHAPITRE XII.

Mort du maréchal Duroc.—Douleur de l'empereur et consternation générale dans l'armée.—Détails sur cet événement funeste.—Impatience de l'empereur de ne pouvoir atteindre l'arrière-garde russe.—Deux ou trois boulets creusant la terre aux pieds de l'empereur.—Un homme de la garde tué près de Sa Majesté.—Annonce de la mort du général Bruyère.—Duroc près l'empereur.—Un arbre frappé par un boulet.—Le duc de Plaisance annonce, en pleurant, la mort du grand-maréchal.—Mort du général Kirgener.—Soins empressés, mais inutiles.—Le maréchal respirant encore.—Adieux de l'empereur à son ami.—Consternation impossible à décrire.—L'empereur immobile et sans pensée.—À demain tout.—Déroute complète des Russes.—Dernier soupir du grand-maréchal.—Inscription funéraire dictée par l'empereur.—Terrain acheté et propriété violée.—Notre entrée en Silésie.—Sang-froid de l'empereur.—Sa Majesté dirigeant elle-même les troupes.—Marche sur Breslaw.—L'empereur dans une ferme pillée.—Un incendie détruisant quatorze fourgons.—Historiette démentie.—L'empereur ne manque de rien.—Entrée à Breslaw.—Prédiction presque accomplie.—Armistice du 4 juin.—Séjour à Gorlitz.—Pertes généreusement payées.—Retour à Dresde.—Bruits dissipés par la présence de l'empereur.—Le palais Marcolini.—L'empereur vivant comme à Schœnbrunn.—La Comédie française mandée à Dresde.—Composition de la troupe.—Théâtre de l'Orangerie et la comédie.—La tragédie à Dresde.—Emploi des journées de l'empereur.—Distractions, et mademoiselle G...—Talma et mademoiselle Mars déjeunant avec l'empereur.—Heureuse repartie, et politesse de l'empereur.—L'abondance répandue dans Dresde par la présence de Sa Majesté.—Camps autour de la ville.—Fête de l'empereur avancée de cinq jours.—Les soldats au Te Deum.

CHAPITRE XIII.

Désir de la paix.—L'honneur de nos armes réparé.—Difficultés élevées par l'empereur Alexandre.—Médiation de l'Autriche.—Temps perdu.—Départ de Dresde.—Beauté de l'armée française.—L'Angleterre âme de la coalition.—Les conditions de Lunéville.—Guerre nationale en Prusse.—Retour vers le passé.—Circonstances du séjour à Dresde.—Le duc d'Otrante auprès de l'empereur.—Fausses interprétations.—Souvenirs de la conspiration Mallet.—Fouché gouverneur général de l'Illyrie.—Haute opinion de l'empereur sur les talens du duc d'Otrante.—Dévouement du duc de Rovigo.—Arrivée du roi de Naples.—Froideur apparente de l'empereur.—Dresde fortifié et immensité des travaux.—Les cartes et répétition des batailles.—Notre voyage à Mayence.—Mort du duc d'Abrantès.—Regrets de l'empereur.—Courte entrevue avec l'impératrice.—L'empereur trois jours dans son cabinet.—Expiration de l'armistice.—La Saint-Napoléon avancée de cinq jours.—La Comédie française et spectacle gratis à Dresde.—La journée des dîners.—Fête chez le général Durosnel.—Baptiste cadet et milord Bristol.—L'infanterie française divisée en quatorze corps.—Six grandes divisions de cavalerie.—Les gardes d'honneur.—Composition et force des armées ennemies.—Deux étrangers contre un Français.—Fausse sécurité de l'empereur à l'égard de l'Autriche.—Déclaration de guerre.—Le comte de Narbonne.

CHAPITRE XIV.

L'empereur marchant à la conquête de la paix.—Le lendemain du départ et le champ de bataille de Bautzen.—Murat à la tête de la garde impériale et refus des honneurs royaux.—L'empereur à Gorlitz.—Entrevue avec le duc de Vicence.—Le gage de paix et la guerre.—Blücher en Silésie.—Violation de l'armistice par Blücher.—Le général Jomini au quartier-général de l'empereur Alexandre.—Récit du duc de Vicence.—Première nouvelle de la présence de Moreau.—Présentation du général Jomini à Moreau.—Froideur mutuelle et jugement de l'empereur.—Prévision de Sa Majesté sur les transfuges.—Deux traîtres.—Changemens dans les plans de l'empereur.—Mouvemens du quartier-général.—Mission de Murat à Dresde.—Instructions de l'empereur au général Gourgaud.—Dresde menacée et consternation des habitans.—Rapport du général Gourgaud.—Résolution de défendre Dresde.—Le général Haxo envoyé auprès du général Vandamme.—Ordres détaillés.—L'empereur sur le pont de Dresde.—La ville rassurée par sa présence.—Belle attitude des cuirassiers de Latour-Maubourg.—Grande bataille.—L'empereur plus exposé qu'il ne l'avait jamais été.—L'empereur mouillé jusqu'aux os.—Difficulté que j'éprouve à le déshabiller.—Le seul accès de fièvre que j'aie vu à Sa Majesté.—Le lendemain de la victoire.—L'escorte de l'empereur brillante comme aux Tuileries.—Les grenadiers passant la nuit à nettoyer leurs armes.—Nouvelles de Paris.—Lettres qui me sont personnelles.—Le procès de Michel et de Reynier.—Départ de l'impératrice pour Cherbourg.—Attentions de l'empereur pour l'impératrice.—Soins pour la rendre populaire.—Les nouvelles substituées aux bulletins.—Lecture des journaux.

CHAPITRE XV.

Prodiges de valeur du roi de Naples.—Sa beauté sur un champ de bataille.—Effet produit par sa présence.—Son portrait.—Le cheval du roi de Naples.—Éloges donnés au roi de Naples par l'empereur.—Prudence progressive de quelques généraux.—L'empereur sur le champ de bataille de Dresde.—Humanité envers les blessés et secours aux pauvres paysans.—Personnage important blessé à l'état-major ennemi.—Détails donnés à l'empereur par un paysan.—Le prince de Schwartzenberg cru mort.—Paroles de Sa Majesté.—Fatalisme et souvenir du bal de Paris.—L'empereur détrompé.—Inscription sur le collier d'un chien envoyé au prince de Neufchâtel.—J'appartiens au général Moreau.—Mort de Moreau.—Détails sur ses derniers momens donnés par son valet de chambre.—Le boulet rendu.—Résolution reprise de marcher sur Berlin.—Fatale nouvelle et catastrophe du général Vandamme.—Beau mot de l'empereur.—Résignation pénible de Sa Majesté.—Départ définitif de Dresde.—Le maréchal Saint-Cyr.—Le roi de Saxe et sa famille accompagnant l'empereur.—Exhortation aux troupes saxonnes.—Enthousiasme et trahison.—Le château de Düben.—Projets de l'empereur connus de l'armée.—Les temps bien changés.—Mécontentement des généraux hautement exprimé.—Défection des Bavarois et surcroît de découragement.—Tristesse du séjour de Düben.—Deux jours de solitude et d'indécision.—Oisiveté apathique de l'empereur.—L'empereur cédant aux généraux.—Départ pour Leipzig.—Joie générale dans l'état-major.—Le maréchal Augereau seul de l'avis de l'empereur.—Espérances de l'empereur déçues.—Résolution des alliés de ne combattre qu'où n'est pas l'empereur.—Court séjour à Leipzig.—Proclamations du prince royal de Suède aux Saxons.—M. Moldrecht et clémence de l'empereur.—M. Leborgne d'Ideville.—Leipzig centre de la guerre.—Trois ennemis contre un Français.—Deux cent mille coups de canon en cinq jours.—Munitions épuisées.—La retraite ordonnée.—L'empereur et le prince Poniatowski.—Indignation du roi de Saxe contre ses troupes et consolations données par l'empereur.—Danger imminent de Sa Majesté.—Derniers et touchans adieux des deux souverains.

CHAPITRE XVI.

Offre d'incendie rejeté par l'empereur.—Volonté de sauver Leipzig.—Le roi de Saxe délié de sa fidélité.—Issue de Leipzig fermée à l'empereur.—Sa Majesté traversant de nouveau la ville.—Bonne contenance du duc de Raguse et du maréchal Ney.—Horrible tableau des rues de Leipzig.—Le pont du moulin de Lindenau.—Souvenirs vivans.—Ordres donnés directement par l'empereur.—Sa Majesté dormant au bruit du combat.—Le roi de Naples et le maréchal Augereau au bivouac impérial.—Le pont sauté.—Ordres de l'empereur mal exécutés, et son indignation.—Absurdité de quelques bruits mensongers.—Malheurs inouïs.—Le maréchal Macdonald traversant l'Elster à la nage.—Mort du général Dumortier et d'un grand nombre de braves.—Mort du prince Poniatowski.—Profonde affliction de l'empereur et regrets universels.—Détails sur cette catastrophe.—Le corps du prince recueilli par un pasteur.—Deux jours à Erfurt.—Adieux du roi de Naples à l'empereur.—Le roi de Saxe traité en prisonnier, et indignation de l'empereur.—Brillante affaire de Hanau.—Arrivée à Mayence.—Trophées de la campagne et lettre de l'empereur à l'impératrice.—Différence des divers retours de l'empereur en France.—Arrivée à Saint-Cloud.—Questions que m'adresse l'empereur et réponses véridiques.—Espérances de paix.—Enlèvement de M. de Saint-Aignan.—Le négociateur pris de force.—Vaines espérances.—Bonheur de la médiocrité.

CHAPITRE XVII.

Souvenirs récens.—Sociétés secrètes d'Allemagne.—L'empereur et les francs-maçons.—L'empereur riant de Cambacérès.—Les fanatiques assassins.—Promenade sur les bords de l'Elbe.—Un magistrat saxon.—Zèle religieux d'un protestant.—Détails sur les sociétés de l'Allemagne.—Opposition des gouvernemens au Tugendweiren.—Origine et réformation des sectes de 1813.—Les chevaliers noirs et la légion noire.—La réunion de Louise.—Les concordistes.—Le baron de Nostitz et la chaîne de la reine de Prusse.—L'Allemagne divisée entre trois chefs de secte.—Madame Brede et l'ancien électeur de Hesse-Cassel.—Intrigue du baron de Nostitz.—Les secrétaires de M. de Stein.—Véritable but des sociétés secrètes.—Leur importance.—Questions de l'empereur.—Histoire ou historiette.—Réception d'un carbonari.—Un officier français dans le Tyrol.—Ses mœurs, ses habitudes, son caractère.—Partie de chasse et réception ordinaire.—Les Italiens et les Tyroliens.—Épreuves de patience.—Trois rendez-vous.—Une nuit dans une forêt.—Apparence d'un crime.—Preuves évidentes.—Interrogatoire, jugement et condamnation.—Le colonel Boizard.—Révélations refusées.—L'exécuteur et l'échafaud.—Religion du serment.—Les carbonari.

CHAPITRE XVIII.

Confusion et tumulte à Mayence.—Décrets de Mayence.—Convocation du Corps-Législatif.—Ingratitude du général de Wrede.—Désastres de sa famille.—Emploi du temps de l'empereur, et redoublement d'activité.—Les travaux de Paris.—Troupes équipées comme par enchantement.—Anxiété des Parisiens.—Première anticipation sur la conscription.—Mauvaises nouvelles de l'armée.—Évacuation de la Hollande et retour de l'archi-trésorier.—Capitulation de Dresde.—Traité violé et indignation de l'empereur.—Mouvement de vivacité.—Confiance dont m'honorait Sa Majesté.—Mort de M. le comte de Narbonne.—Sa première destination.—Comment il fut aide-de-camp de l'empereur.—Vaine ambition de plusieurs princes.—Le prince Léopold de Saxe-Cobourg.—Jalousie causée par la faveur de M. de Narbonne.—Les noms oubliés.—Opinion de l'empereur sur M. de Narbonne.—Mot caractéristique.—Le général Bertrand, grand maréchal du palais.—Le maréchal Suchet, colonel-général de la garde.—Changement dans la haute administration de l'empire.—Droit déféré à l'empereur de nommer le président du corps législatif.—M. de Molé et le plus jeune des ministres de l'empire.—Détails sur les excursions de l'empereur dans Paris.—Sa Majesté me reconnaît dans la foule.—Gaîté de l'empereur.—L'empereur se montrant plus souvent en public.—Leurs Majestés à l'Opéra, et le ballet de Nina.—Vive satisfaction causée à l'empereur par les acclamations populaires.—L'empereur et l'impératrice aux Italiens; représentation extraordinaire et madame Grassini.—Visite de l'empereur à l'établissement de Saint-Denis.—Les pages, et gaîté de l'empereur.—Réflexion sérieuse.

CHAPITRE XIX.

Dernière célébration de l'anniversaire du couronnement.—Amour de l'empereur pour la France.—Sa Majesté plus populaire dans le malheur.—Visite au faubourg Saint-Antoine.—Conversation avec les habitans.—Enthousiasme général.—Cortége populaire de Sa Majesté.—Fausse interprétation et clôture des grilles du Carrousel.—L'empereur plus ému que satisfait.—Crainte du désordre et souvenirs de la révolution.—Enrôlemens volontaires et nouveau régiment de la garde.—Spectacles gratis.—Mariage de douze jeunes filles.—Résidence aux Tuileries.—Émile et Montmorency.—Mouvement des troupes ennemies.—Abandon du dernier allié de l'empereur.—Armistices entre le Danemarck et la Russie.—Opinion de quelques généraux sur l'armée française en Espagne.—Adhésion de l'empereur aux bases des puissances alliées.—Négociations, M. le duc de Vicence et M. de Metternich.—Le duc de Massa président du corps législatif.—Ouverture de la session.—Le sénat et le conseil-d'état au corps législatif.—Discours de l'empereur.—Preuve du désir de Sa Majesté pour le rétablissement de la paix.—Mort du général Dupont-Derval et ses deux veuves.—Pension que j'obtiens de Sa Majesté pour l'une d'elles.—Décision de l'empereur.—Aversion de Sa Majesté pour le divorce et respect pour le mariage.

CHAPITRE XX.

Efforts des alliés pour séparer la France de l'empereur.—Vérité des paroles de Sa Majesté prouvée par les événemens.—Copies de la déclaration de Francfort circulant dans Paris.—Pièce de comparaison avec le discours de l'empereur.—La mauvaise foi des étrangers reconnue par M. de Bourrienne.—Réflexion sur un passage de ses Mémoires.—M. de Bourrienne en surveillance.—M. le duc de Rovigo son défenseur.—But des ennemis atteint en partie.—M. le comte Regnault de Saint-Jean d'Angély au corps législatif.—Commission du corps-législatif.—Mot de l'empereur et les cinq avocats.—Lettre de l'empereur au duc de Massa.—Réunion de deux commissions chez le prince archi-chancelier.—Conduite réservée du sénat.—Visites fréquentes de M. le duc de Rovigo à l'empereur.—La vérité dite par ce ministre à Sa Majesté.—Crainte d'augmenter le nombre des personnes compromises.—Anecdote authentique et inconnue.—Un employé du trésor enthousiaste de l'empereur.—Visite forcée au ministre de la police générale.—Le ministre et l'employé.—Dialogue.—L'enthousiaste menacé de la prison.—Sages explications du ministre.—Travaux des deux commissions.—Adresse du sénat bien accueillie.—Réponse remarquable de Sa Majesté.—Promesse plus difficile à faire qu'à tenir.—Élévation du cours des rentes.—Sage jugement sur la conduite du corps législatif.—Le rapport de la commission.—Vive interruption et réplique.—L'empereur soucieux et se promenant à grands pas.—Décision prise et blâmée.—Saisie du rapport et de l'adresse.—Clôture violente de la salle des séances.—Les députés aux Tuileries.—Vif témoignage du mécontentement de l'empereur.—L'adresse incendiaire.—Correspondance avec l'Angleterre et l'avocat Desèze.—L'archi-chancelier protecteur de M. Desèze.—Calme de l'empereur.—Mauvais effet.—Tristes présages et fin de l'année 1813.

CHAPITRE XXI.

Commissaires envoyés dans les départemens.—Les ennemis sur le sol de la France.—Français dans les rangs ennemis.—Le plus grand crime aux yeux de l'empereur.—Ancien projet de Sa Majesté, relativement à Ferdinand VII.—Souhaits et demandes du prince d'Espagne.—Projet de mariage.—Le prince d'Espagne un embarras de plus.—Mesures prises par l'empereur.—Reddition de Dantzig et convention violée.—Reddition de Torgaw.—Fâcheuses nouvelles du Midi.—Instructions au duc de Vicence.—M. le baron Capelle et commission d'enquête.—Coïncidence remarquable de deux événemens.—Mise en activité de la garde nationale de Paris.—L'empereur commandant en chef.—Composition de l'état-major général.—Le maréchal Moncey.—Désir de l'empereur d'amalgamer toutes les classes de la société.—Le plus beau titre aux yeux de l'empereur.—Zèle de M. de Chabrol et amitié de l'empereur.—Un maître des requêtes et deux auditeurs.—Détails ignorés.—M. Allent et M. de Sainte-Croix.—La jambe de bois.—Empressement des citoyens et manque d'armes.—Invalides redemandant du service.

TABLE DU SIXIÈME VOLUME

CHAPITRE PREMIER.

La campagne des miracles.—Promesse solennelle trahie.—Violation du territoire suisse.—Les troupes alliées dans le Brisgaw.—Le pont de Bâle.—Villes de France occupées par l'ennemi.—Energie de l'empereur croissant avec le danger.—Carnot gouverneur d'Anvers et satisfaction de l'empereur.—Défection du roi de Naples.—Le roi de Naples et le prince royal de Suède.—Colère de l'empereur.—La veille du départ.—Les officiers de la garde nationale aux Tuileries.—Paroles remarquables de l'empereur.—Scène touchante.—Le roi de Rome et l'impératrice sous la sauve-garde des Parisiens.—Scène d'enthousiasme et d'attendrissement.—Larmes de l'impératrice.—Serment spontané.—M. de Bourrienne aux Tuileries.—Départ pour l'armée.—Le colonel Bouland et la croix de la Légion-d'Honneur.—Les braves infatigables.—Rencontre singulière.—Le vieux curé de campagne reconnu par l'empereur.—Le guide ecclésiastique.—Arrivée devant Brienne.—Blücher en fuite.—L'empereur croyant Blücher prisonnier.—Souvenirs de dix ans, et différence des temps.—Changemens frappans pour tout le monde.—Abominations commises par les étrangers.—Cruautés atroces.—Viols, pillages et incendies.—Mensonges officieux sur les alliés.—Détestables faiseurs de plaisanteries.—Nonchalance de l'empereur Alexandre à empêcher le désordre.—Le champ de La Rothière.—Combats d'un enfant, et bataille sanglante.—Retraite sur Troyes.—Danger imminent de l'empereur, et flamberge au vent.—La guerre de l'aigle et des corbeaux.—L'armée de Blücher.

CHAPITRE II.

Renouvellement des prodiges de l'Italie.—Courage personnel de l'empereur.—Mot de l'empereur à ses soldats.—Obus éclatant près de l'empereur.—Fréquence du réveil de l'empereur.—Extrême bonté de Sa Majesté envers moi.—Point de paix déshonorante.—Oubli réparé.—Je m'endors dans le fauteuil de l'empereur.—Sa Majesté s'asseyant sur son lit pour ne pas m'éveiller.—Paroles adorables de l'empereur.—Sa Majesté décidée à faire la paix.—Succès et nouvelle indécision.—L'empereur et le duc de Bassano.—Départ pour Sézanne.—Suite de triomphes.—Généraux prisonniers à la table de l'empereur.—Combat de Nangis.—Blücher sur le point d'être prisonnier.—La veille de la bataille de Méry.—L'empereur sur une botte de roseaux.—Nuée de bécassines et mot de l'empereur.—Mouvement sur Anglure.—Incendie de Méry.—Position critique des alliés.—Position critique de M. Ansart.—Un huissier guide de l'empereur.—Peur du canon.—Pont construit en une heure sous le feu de l'ennemi.—L'empereur mourant de soif et courage d'une jeune fille.—Le quartier-général de l'empereur dans la boutique d'un charron.—Prisonniers et drapeaux envoyés à Paris.—Mission délicate de M. de Saint-Aignan.—Vive colère de l'empereur.—Disgrâce de M. de Saint-Aignan et prompt oubli.—L'ennemi abandonnant Troyes par capitulation.—Décret sévère.—Les insignes et les couleurs de l'ancienne dynastie.—Conseil de guerre et peine de mort.—Exécution du chevalier de Gonault.

CHAPITRE III.

Négociations pour un armistice.—Blücher et cent mille hommes.—Le prince de Schwartzenberg reprenant l'offensive.—Ruse de guerre.—L'empereur au devant de Blücher.—Halte au village d'Herbisse.—Le bon curé.—Politesse de l'empereur.—Singulière installation d'une nuit.—Le maréchal Lefebvre théologien.—L'abbé Maury maréchal, et le maréchal Lefebvre cardinal.—Le souper de campagne.—Gaîté et privation.—Le réveil du curé et générosité de l'empereur.—Fatalité du nom de Moreau.—Bataille de Craonne.—M. de Bussy, ancien camarade et aide-de-camp de l'empereur.—Empressement général à fournir des renseignemens.—Le brave Wolff et la croix d'honneur.—Plusieurs généraux blessés.—Habileté du général Drouot.—Défense des Russes.—M. de Rumigny au quartier-général et nouvelles du congrès.—Conférence secrète peu favorable à la paix.—Scène très-vive entre l'empereur et M. le duc de Vicence.—Insistance courageuse du ministre et conseils pacifiques.—Vous êtes Russe!—Véhémence de l'empereur.—Une victoire en perspective.—Larmes de M. le duc de Vicence.—Marche sur Laon.—L'armée française surprise par les Russes.—Mécontentement de l'empereur.—Prise de Reims par M. de Saint-Priest.—Valeur du général Corbineau.—Notre entrée à Reims pendant que les Russes en sortent.—Résignation des Rémois.—Bonne discipline des Russes.—Trois jours à Reims.—Les jeunes conscrits.—Six mille hommes et le général Janssens.—Les affaires de l'empire.—Le seul homme infatigable.

CHAPITRE IV.

Expression familière à l'empereur.—Nouveau plan d'attaque.—Départ de Reims.—Mission secrète auprès du roi Joseph.—Précautions de l'empereur pour l'impératrice et le roi de Rome.—Conversation du soir.—Arrivée à Troyes de l'empereur Alexandre et du roi de Prusse.—Belle conduite d'Épernay, M. Moët et la croix d'honneur.—Autre croix donnée à un cultivateur.—Retraite de l'armée ennemie.—Combat de Fère-Champenoise.—Le comte d'Artois à Nancy.—Le 20 mars, bataille d'Arcis-sur-Aube.—Le prince de Schwartzenberg sur la ligne de guerre.—Dissolution du congrès et présence de l'armée autrichienne.—Bataille de nuit.—L'incendie éclairant la guerre.—Retraite en bon ordre.—Présence d'esprit de l'empereur et secours aux sœurs de la charité.—Le nom des Bourbons prononcé pour la première fois par l'empereur.—Souvenir de l'impératrice Joséphine.—Les ennemis à Épernay.—Pillage et horreur qu'il inspire à Sa Majesté.—L'empereur à Saint-Dizier.—M. de Weissemberg au quartier-général.—Mission verbale pour l'empereur d'Autriche.—L'empereur d'Autriche contraint de se retirer à Dijon.—Arrivée à Doulevent et avis secret de M. de Lavalette.—Nouvelles de Paris.—La garde nationale et les écoles.—L'Oriflamme à l'Opéra.—Marche rapide du temps.—La bataille en permanence.—Reprise de Saint-Dizier.—Jonction du général Blücher et du prince de Schwartzenberg.—Nouvelles du roi Joseph.—Paris tiendra-t-il?—Mission du général Dejean.—L'empereur part pour Paris.—Je suis pour la première fois séparé de Sa Majesté.

CHAPITRE V.

Souvenirs déplorables.—Les étrangers à Paris.—Ordre de l'empereur.—Départ de Sa Majesté de Troyes.—Dix lieues en deux heures.—L'empereur en cariole.—J'arrive à Essone.—Ordre de me rendre à Fontainebleau.—Arrivée de Sa Majesté.—Abattement de l'empereur.—Le maréchal Moncey à Fontainebleau.—Morne silence de l'empereur.—Préoccupation continuelle.—Seule distraction de l'empereur causée par ses soldats.—Première revue de Fontainebleau.—Paris, Paris!—Nécessité de parler de moi.—Ma maison pillée par les Cosaques.—Don de 50,000 fr.—Augmentation graduelle de l'abattement de l'empereur.—Défense à Roustan de donner des pistolets à l'empereur.—Bonté extrême de l'empereur envers moi.—Don de 100, fr.—Sa Majesté daignant entrer dans mes intérêts de famille.—Reconnaissance impossible à décrire.—100,000 fr. enfouis dans un bois.—Le garçon de garde-robe Denis.—L'origine de tous mes chagrins.

CHAPITRE VI.

Besoin d'indulgence.—Notre position à Fontainebleau.—Impossibilité de croire au détrônement de l'empereur.—Pétitions nombreuses.—Effet produit par les journaux sur Sa Majesté.—M. le duc de Bassano.—L'empereur plus affecté de renoncer au trône pour son fils que pour lui.—L'empereur soldat et un louis par jour.—Abdication de l'empereur.—Grande révélation.—Tristesse du jour et calme du soir.—Coucher de l'empereur.—Réveil épouvantable.—L'empereur empoisonné.—Débris du sachet de campagne.—Paroles que m'adresse l'empereur mourant.—Affreux désespoir.—Résignation de Sa Majesté.—Obstination à mourir.—Première crise.—Ordre d'appeler M. de Caulaincourt et M. Yvan.—Paroles touchantes de Sa Majesté à M. le duc de Vicence.—Longue inutilité de nos prières réunies.—Question de l'empereur à M. Yvan et effroi subit.—Seconde crise.—L'empereur prenant enfin une potion.—Assoupissement de l'empereur.—Réveil et silence complet sur les événemens de la nuit.—M. Yvan parti pour Paris.—Départ de Roustan.—Le 12 d'avril.—Adieux de M. le maréchal Macdonald à l'empereur.—Déjeuner comme à l'ordinaire.—Le sabre de Mourad-Bey.—L'empereur plus causant que du coutume.—Variations instantanées de l'humeur de l'empereur.—Tristesse morose et la Monaco.—Répugnance que causent à l'empereur les lettres de Paris.—Preuve remarquable de l'abattement de l'empereur.—Une belle dame à Fontainebleau.—Une nuit entière d'attente et d'oubli.—Autre visite à Fontainebleau et souvenir antérieur.—Aventure à Saint-Cloud.—Le protecteur des belles près de Sa Majesté.—Mon voyage à Bourg-la-Reine.—La mère et la fille.—Voyage à l'île d'Elbe et mariage.—Triste retour aux affaires de Fontainebleau.—Question que m'adresse l'empereur.—Réponse franche.—Parole de l'empereur sur M. le duc de Bassano.

CHAPITRE VII.

Le grand-maréchal et le général Drouot, seuls grands personnages auprès de l'empereur.—Destinée connue de Sa Majesté.—Les commissaires des alliés.—Demande et répugnance de l'empereur.—Préférence pour le commissaire anglais.—Vie silencieuse dans le palais.—L'empereur plus calme.—Mot de Sa Majesté.—La veille du départ et jour de désespoir.—Fatalité des cent mille francs que m'avait donnés l'empereur.—Question inattendue et inexplicable de M. le grand-maréchal.—Ce que j'aurais dû faire.—Inconcevable oubli de l'empereur.—Les cent mille francs déterrés.—Terreur d'avoir été volé.—Affreux désespoir.—Erreur de lieu et le trésor retrouvé.—Prompte restitution.—Horreur de ma situation.—Je quitte le palais.—Mission de M. Hubert auprès de moi.—Offre de trois cent mille francs pour accompagner l'empereur.—Ma tête est perdue et crainte d'agir par intérêt.—Cruelles réflexions.—Tortures inouïes.—L'empereur est parti.—Situation sans exemple.—Douleurs physiques et souffrances morales.—Complète solitude de ma vie.—Visite d'un ami.—Fausse interprétation de ma conduite dans un journal.—M. de Turenne accusé à tort.—Impossibilité de me défendre par respect pour Sa Majesté.—Consolations puisées dans le passé.—Exemples et preuves de désintéressement de ma part.—Refus de quatre cent mille francs.—M. Marchand placé par moi près de l'empereur.—Reconnaissance de M. Marchand.

CHAPITRE VIII.

Je deviens étranger à tout.—Crainte des résultats de la malveillance.—Lecture des journaux.—Je commence à comprendre la grandeur de l'empereur.—Débarquement de Sa Majesté.—Le bon maître et le grand homme.—Délicatesse de ma position et incertitude.—Souvenir de la bonté de l'empereur.—Sa Majesté demandant de mes nouvelles.—Paroles obligeantes.—Approbation de ma conduite.—Malveillance inutile et justice rendue par M. Marchand.—Mon absence de Paris prolongée.—L'empereur aux Tuileries.—Détails circonstanciés.—Vingt-quatre heures de service d'un sergent de la garde nationale.—Déménagement des portraits de famille des Bourbons.—Le peuple à la grille du Carrousel.—Vive le roi et vive l'empereur!—Terreur panique et le feu de cheminée.—Le général Excelmans et le drapeau tricolore.—Cocardes conservées.—Arrivée de l'empereur.—Sa Majesté portée à bras.—Service intérieur.—Premières visites.—L'archi-chancelier et la reine Hortense.—Table de trois cents couverts.—Le père du maréchal Bertrand et mouvement de l'empereur.—Souper de l'empereur et le plat de lentilles.—Ordre impossible.—Deux grenadiers de l'île d'Elbe.—Puissance du sommeil.—Quatre heures de nuit pour l'empereur.—Sa Majesté et les officiers à demi-solde.—M. de Saint-Chamans.—Revue sur le Carrousel.—L'empereur demandé par le peuple.—Le maréchal Bertrand présenté au peuple par Sa Majesté.—Scène touchante et enthousiasme général.—Continuation de ma vie solitaire.—Larmes sur les malheurs de Sa Majesté.—Deux souvenirs postérieurs.—La princesse Catherine de Wurtemberg et le prince Jérôme.—Grandeur de caractère et superstition.—Treize à table et mort de la princesse Elisa.—La première croix de la légion d'honneur portée par le premier consul et le capitaine Godeau.

Anecdotes militaires.

LE PIÉMONT SOUS L'EMPIRE.

CHAPITRE PREMIER.

Différence des temps.—Le prince Borghèse à Paris.—Le prince Pignatelli et M. Demidoff.—Première société du prince Borghèse et le concierge d'un hôtel garni.—La veuve du général Leclerc.—Mariage du prince.—Le faubourg Saint-Germain et la seule vraie princesse de la famille de Bonaparte.—Le prince chef d'escadron dans la garde.—Courage et avancement.—Projets de l'empereur.—Conversation entre l'auteur et le lecteur.—Tilsitt, la femme, l'homme et le bon prince.—Le prince Borghèse destiné à annoncer la paix.—Désintéressement de Moustache.—Paris en 1808.—Retour de l'empereur.—Enthousiasme causé par Napoléon.—Le fils de madame Visconti.—Rencontre au Palais-Royal.—Gardanne et Sopransi.—Le rendez-vous donné sur le champ de bataille d'Eylau.—Les bals de madame de La Ferté et la jolie danseuse.—Dîner chez Cambacérès.—Les deux extrêmes et questions de physiologie.—Projet de Tilsitt réalisé à Paris.—Création de nouveaux titres.—Réédification de l'université.—Le général Jourdan et le général Menou.—Le gouvernement général des départemens au delà des Alpes érigé en grande dignité de l'empire.—Sénatus-consulte et message au sénat.—Contradictions et bon conseil.—Conflits inévitables.—Le prince Borghèse nommé gouverneur-général.—Brevet magnifique.—Départ du prince et le colonel Curto.—Départ de l'empereur pour Bayonne et déguerpissement général.

CHAPITRE II.

Le marronnier précoce et grande observation.—Voyage au devant du printemps.—Départ de Paris pour Nice.—La cour de l'hôtel Borghèse.—Les aides-de-camp du prince.—M. de Montbreton et M. de Clermont-Tonnerre.—Rapidité extraordinaire.—Point de changemens de température.—Arrivée à Lyon et le souper de cent écus.—Le vin de l'Ermitage.—Deux mois en une nuit.—Admirable climat du Comtat.—Tristesse des oliviers.—La bonne femme de Brignolles.—Trente-six francs et six généraux.—Les gorges de l'Estrelle.—Quatre millions de diamans et petit conseil.—Absence de voleurs et mauvais chemins.—Le golfe Juan et la rade d'Antibes.—Bonnes relations entre les voyageurs.—Le bal de madame de Luynes et déguisemens.—Don Quichotte et M. de Louvois.—Arrivée à Nice.—Maison de M. Vinaille occupée par la princesse Borghèse.—Conversation avec le prince en regardant la mer.—Coup d'œil admirable.—Histoire des statues du prince.—La vente forcée.—Emploi de dix-huit millions.—Le prince trompé par l'empereur.—Influence de la conduite de l'empereur sur le caractère de son beau-frère.—Commencement de désenchantement.—Commensaux de la princesse.—Madame de Chambaudouin, la lectrice et les dames d'annonces.—Blangini et ses premiers concerts.—Premier dîner à la cour.—Ma présentation à la princesse.—Paulette, petit nom d'amitié.—Portrait de Pauline.—Conversation et musique.—Singulier caprice de la princesse.—Exil d'une minute.—La princesse et la femme.—Le colonel Gruyer.—Le général Garnier, plan des Alpes maritimes et bon effet du hasard.—Promenade dans Nice avec M. de Clermont-Tonnerre.—Madame d'Escars en surveillance et lettre à l'empereur.—Souvenir d'une visite chez Fouché.—Ordre de l'empereur de parler toujours français.—Tous les jours une lettre à l'empereur.—Promenade sur mer et amabilité de Pauline.—La pointe de Monaco et lecture inattendue.—Préparatifs de notre départ pour Turin.

CHAPITRE III.

Voyage de Nice à Turin par le col de Tende.—Heureuse disposition des voyageurs.—Les arcs de triomphe et les malédictions.—L'hiver dans les montagnes.—La berline de la princesse et la chaise à porteur.—Caprices sur caprices.—Dispute de Pauline avec son mari sur la préséance.—M. de Clermont-Tonnerre et les oreillers de la princesse.—Le froid aux pieds et madame de Chambaudouin.—Mon premier voyage dans les montagnes.—Les Alpes maritimes.—Sospello et les billets de logement.—Mes deux bonnes religieuses.—Siete pur Francese!—Seconde journée.—Sites pittoresques et hardiesse des chemins.—Arrivée à Tende et appétit général.—Scène comique et inattendue.—Histoire d'une fraise de veau et souper retardé.—Causeries nocturnes avec M. de Clermont-Tonnerre.—Anecdotes piquantes.—Souvenirs d'une nuit.—Conversation remarquable de l'empereur avec M. de Clermont-Tonnerre.—Conseils de Napoléon.—Manière de faire un colonel.—La montagne de Tende.—Le porteur de la princesse, une bouteille de vin de Bordeaux et des ricochets.—Approches de notre gouvernement.—La princesse voulant répondre aux autorités.—Nouvelle dispute.—Observation faite à Pauline et influence du nom de l'empereur.—Arrivée à Coni—La ville illuminée.—Discours de l'évêque et réponse du prince.—Influence du clergé en Piémont.—Mot heureux de Voltaire sur les papes.—M. Arborio, préfet de Coni.—Promenade de Coni à Racconiggi.—Maison de plaisance des princes de Carignan.—Parc dessiné par Le Nôtre.—Le lit de Louis XV et l'écho factice.—Commencement de l'étiquette.—Le service d'honneur.—Mademoiselle Millo et mademoiselle de Quincy.—Notre entrée à Turin et le canon de la citadelle.

CHAPITRE IV.

Conseil bon à suivre.—Les faiseurs de plans.—Souvenir du ministère des relations extérieures.—Simplicité d'organisation.—Le colonel Clément, M. d'Auzer, M. Dauchy et le général Porson.—Les deux secrétaires.—M. Charles de La Ville et sa famille.—Les chefs d'état-major de Rapp et de Davoust.—Difficultés de notre position.—Circulaire aux préfets dans l'intérêt des administrés.—Le baron Giulio.—Lutte engagée et allégations de droits.—Correspondance singulière.—Le préfet sur les grands chemins.—Décision indispensable.—Conciliation amiable.—Visite au général Menou.—Horreur du général pour payer ses créanciers.—Le danseur de soixante-dix ans.—Madame de Menou victime de l'expédition d'Égypte.—Seule distraction de madame de Menou.—Le général Menou et le tyran domestique.—Le théâtre Carignan et la troupe de mademoiselle Raucourt.—Ma première soirée au spectacle et mœurs nouvelles.—Incertitudes à l'occasion d'une clef.—M. et madame d'Angennes.—Les théâtres éclairés.—La cour décente et mot du prince Borghèse.—Mon lit et le frère assassiné par son frère.—Promenades avec M. de Clermont-Tonnerre.—La consola et les ex-voto.—Rencontres d'anciennes connaissances.—M. de Salmatoris et M. de Seyssel.—Bon usage piémontais.—Le comte Peiretti et M. de Luzerne.—Le théâtre de l'Opéra orgueil des habitans de Turin.—M. Négro, maire de Turin.—Grand bal donné par la ville au prince et à la princesse.—Bonne idée et heureux effet d'un petit moyen.—Fête magnifique, et Pauline la reine du bal.—Honneurs rendus au fauteuil de l'empereur.—Conseil suivi par Pauline, et enthousiasme à propos d'une Montferrine.

CHAPITRE V.

M. Alfieri de Sostegno.—Beauté et gravité d'un maître des cérémonies.—La femme morte d'ennui.—Tréve de plaisanteries et caractère honorable de M. Alfieri.—Correspondances entre Turin et Cagliari.—Belle conduite de M. de Saint-Marsan envers Napoléon.—Singulier exemple de la mémoire de l'empereur.—Mes souvenirs et les proverbes de Sancho.—Mademoiselle Raucourt à Turin.—Usage de la langue française, remontant dans quelques localités au temps de Louis XIV.—Notre statistique dramatique à Turin.—Soirée à la cour.—Mademoiselle Raucourt, Jocaste et un Œdipe improvisé.—Représentations de mademoiselle Raucourt au théâtre Carignan.—Monrose et Perrier.—Le bâton de maréchal des comédiens.—Théorie morale de mademoiselle Raucourt, sur le principal et l'accessoire.—Récompenses données par l'empereur au général Menou.—M. de Menou remplacé par César Berthier, et les deux dissipateurs.—Folies de César Berthier et mécontentement de son frère.—Huissiers battus et intervention indispensable.—Charmante famille de César Berthier.—Esprit de mademoiselle Raucourt et leçon de convenance donnée à César Berthier.—Lettre du prince de Neufchâtel au prince Borghèse.—Mort de M. Visconti et désespoir du maréchal.—Plaintes confidentielles contre l'empereur.—Vive tendresse du prince pour sa mère.—Incroyable influence de la température sur son humeur.—Soixante mille francs d'aumônes par an.—Le prince malade d'ennui.—Arrivée à Turin du prince Aldobrandini.—Singulière ambition du dentiste de la cour et les dents des deux frères.—Le Pô et l'Eridan.—Un mot sur Turin.—Mugissemens d'un taureau d'airain et croyance des bonnes femmes.—La manie des alignemens.—La part de Turin dans les projets d'embellissemens de l'empereur.—Le nouveau pont de Turin.—Murmures contre la destruction d'une église.—Entêtement d'une madone, suivi de complaisance.—Cause sérieuse de la chute de l'empire et défi porté aux savans.—Apparition de Lucien à Turin sans qu'il voie sa sœur.—Palais de plaisance des rois de Sardaigne.—La Vennerie, Montcallier et Stupinis.—La cour à Stupinis.—Courte description.—Histoire de ma chambre.—L'empereur, la belle dame et l'aide-de-camp.—Bon voisinage du colonel Gruyer.—La chasse aux yeux d'un pape.—Tour d'écolier et utilité du blanc d'Espagne.—Bonne qualité du prince Aldobrandini, lettre de l'empereur et départ.—Présentation en habit de soldat et les épaulettes de colonel.—Le roi Joseph, à Stupinis.—Le Piémont pris en grippe par Pauline.—Caprices plus violens que jamais.—Départ de Pauline pour les eaux d'Aix et la cour sans femmes.

CHAPITRE VI.

Manie des Français de se prendre pour termes de comparaison.—Usages piémontais.—Les dames romaines et la valeur du temps.—Singulière signification d'un mot français en Piémont.—Mœurs piémontaises.—Bizarrerie d'un jaloux.—L'empereur content de nous.—Quelques souvenirs sur la suite de Pauline.—Organisation de ma table et les capitaines de garde au palais.—Madame Hamelin, mérite et résignation.—La lettre de recommandation.—Histoire véridique du capitaine Poulet.—Son portrait, sa jeunesse et sa femme.—Bonnes manières des officiers sortis des pages et des gendarmes d'ordonnance.—Motifs de l'empereur en créant les gendarmes d'ordonnance.—Craintes et plaintes de quelques chefs de l'armée.—Licenciement des gendarmes d'ordonnance.—Le capitaine Aubriot.—Détails curieux sur le corps licencié.—Le général Montmorency, d'Albignac, et leçon de hiérarchie militaire.—Notre gouvernement un joli petit royaume.—M. Vincent de Margnolas, préfet de Turin, conseiller d'état à vingt-sept ans.—Jeu inouï de la fatalité.—Le naissance et la mort ensemble sous le même toit.—Position de nos neuf départemens.—Notre statistique préfectorale.—M. de Chabrol notre préfet modèle.—M. Bourdon de Vatry à Gênes.—Nos trois départemens maritimes.—Somnolence du préfet de Chiavari.—M. Nardau à Parme; bal le vendredi-saint et destitution immédiate.—M. Robert, préfet de Marengo.—Mot remarquable de l'empereur sur Alexandrie.—M. de la Vieuville, chambellan de l'empereur.—Convoitise d'un département et envoi dans un autre.—M. de la Vieuville, préfet de Coni.—M. Soyris et le beau idéal d'un directeur des douanes.—Auto-da-fé de marchandises anglaises.—Saisie de soixante cachemires adressés à Joséphine.—Sévérité de l'empereur.—Le quintal de tableaux de Raphaël!—Le département de la Doire, Ivrée et madame Jubé.—Promenade à Racconiggi.—Le souper impromptu et la cave de Garda.

CHAPITRE VII.

La femme sans tête et impertinence des Piémontais.—L'hôtel de Londres et la place Saint-Charles.—Le palais d'Aoste devenu le palais de Justice.—Situation et intérieur du palais impérial.—La cathédrale de Turin et le vrai saint suaire.—Le prince et la cour à la messe.—Levers du prince dans le palais impérial.—La galerie de Van-Dick, le boudoir des miniatures et le prie-dieu des reines de Sardaigne.—Prodigalité d'incrustations.—Le jardin du palais, promenade à la mode.—Le Nôtre, jardinier des rois.—Les arcades de la rue de Pô.—Sérénades nocturnes et le guitariste Anelli.—Promenades hors de la ville.—Les allées du Valentin.—La route de Montcallier.—Les jolis chevaux du prince.—La manufacture de tabacs.—M. de V... et application d'un mot de Rivarol.—Grand projet de chasse.—Les lapins de la république et le gibier de l'empire.—Le daim de Racconiggi.—César Berthier notre grand-veneur.—Partie manquée et journée charmante.—La comtesse de Solar.—Saint Hubert plus content de nous.—Le palais du prince auberge des princes et des rois.—La marquise de Gallo et la princesse d'Avelino à Turin.—Exemple incroyable d'exagération italienne.—Passage de Murat.—Le petit prince Achille, et singulière disposition au commandement.—Convoitise insurmontable.—Le marquis de Prié et son valet de chambre vidant ses poches.—Autre manie du marquis de Prié.—Madame de Prié en surveillance et rentrée en grâce.—Petit conseil tenu à la suite d'une lettre de l'empereur.—Rareté des hommes de mérite, et abondance de matière sénatoriale.—Luxe d'écuyers et de chambellans.—M. de Barolo sénateur.—Disposition des Piémontais envers le gouvernement.—Haine contre les Génois.—Gentillesse de Mérinos.—Conversation d'un écuyer avec un chien.—La société de Turin.—M. Alexandre de Saluces et M. de Grimaldi.—Salon de la comtesse de Salmours.—La marquise Dubourg.—M. de Villette.—La saint Napoléon à Turin.—Elégance d'un souper et quatre-vingt-quinze femmes à table.—Conseils du maréchal de Richelieu aux courtisans.—Promenade à la sortie du bal.—Visite à la Superga.—La madone du Pilon et la vigne Chablais.—Église de la Superga et le bon abbé Avogadro.—Le déjeuner d'anachorète et le chien battu.—Tombeaux des rois de Sardaigne.—Le caveau de la branche de Carignan et la dernière princesse de Carignan.—Effet prodigieux d'un rayon de soleil.—Pension obtenue de l'empereur pour l'abbé Avogadro.—Retour à cheval et station chez Laurent Dufour.—Histoire du comte de Scarampi et rare exemple de fermeté.—Le silence volontaire.

CHAPITRE VIII.

La pie de Thouaré.—Le Panthéon des animaux célèbres.—Le receveur-général de Turin.—Les deux financiers et les deux extrêmes.—M. Destor et ses distractions.—La partie d'échecs de M. Victor de Caraman.—Jeux à la cour.—Petits bals chez madame Destor.—Une Parisienne et aventure ébauchée.—Informations exactes, et voyage sentimental.—Stupéfaction d'une jolie femme.—Rendez-vous et discrétion.—Arrivée d'un jaloux.—Désappointement et persistance.—Intrigue dans une loge.—Le mouchoir et la boîte aux lettres.—Conseils de morale à la jeunesse.—Le contenu d'une lettre.—Deux chevaux blancs et Machiavel.—Mauvaise issue et oubli.—M. Belmondi.—M. de Navarre et l'épée de Louis XVIII.—Pétitions singulières.—Le prince Borghèse Jésus-Christ.—Leçon de politesse donnée avec un poignard.—Passion des Piémontais pour le jeu.—Le comte Pastoris et le père avare.—Histoire d'un original.—M. de La Payne et la croix de la Légion-d'Honneur.—Correspondance de M. de Lacépède.—Inconcevables motifs donnés à une demande, et le débordement du Pô.—Madame de La Payne et le deuil par anticipation.—Rencontre d'originaux.—Le contrôleur de Pignerol.—L'employé cuisinier.—M. de Marcolle et la confusion des langues.—Ce que c'est que M. Simon.—L'employé, son chef, et bizarre motif d'une prolongation de congé.—Éducation des pigeons.—Le gastronome, et solution du problème des vanneaux.

CHAPITRE IX.

Nos moyens de correspondance.—L'estafette de Naples à Paris.—Miracles du télégraphe.—Détails sur l'estafette.—Défenses sévères de l'empereur.—Légères infractions.—Napoléon crevant le porte-manteau des dépêches.—Le directeur-général pris en fraude.—Emploi des courriers, et missions extraordinaires.—Souvenir d'enfance de l'empereur.—Projets sur la Spezzia.—M'en reparler souvent.—Phénomène remarquable.—Eau douce dans la mer.—Grand projet, et les habitans sans contributions.—Correspondance du docteur Vastapani, et maladie de la princesse.—Le courrier Camille.—La vie d'un homme sauvée par hasard.—Bonté du prince Borghèse.—La bande de brigands de Narzoli.—Meino et sa femme.—Scarcello, Vivalda et le colonel Boizard.—Le modèle de Jean Sbogar.—Mœurs et usages des brigands.—Enlèvemens et contributions.—La croix de Salicetti.—Meino à Alexandrie, et sagacité du général Despinois.—Un jour à Stupinis, et exécution à Turin.—Le ménage de garçons.—Le colonel Jameron.—M. de Valori et M. d'Adhémar.—Pourquoi l'on jouait à la cour.—Conseils de M. de Lameth.—Mort du neveu de M. de Lameth, lettre de sa mère et singulière réponse.—Nobles manières d'Alexandre de Lameth.—Subvention extraordinaire.—Madame et mademoiselle Robert à Turin.—Incroyable changement d'état.—Conversation avec M. de Lameth.—Les veuves des préfets, et projet sans exécution.—M. de Garaudé.—Je mets le feu au palais.—L'aide-de-camp en mission.—Sottise d'un architecte, et la poutre brûlée.—Saint-Laurent et moi.—Mot de Jean-Jacques.

FIN DES TABLES


TOME PREMIER.


INTRODUCTION.

La vie de l'homme obligé de se faire lui-même sa carrière, et qui n'est ni un artisan ni un homme de métier, ne commence ordinairement qu'aux environs de vingt ans. Jusque là il végète, incertain de son avenir, et n'ayant pas, ne pouvant pas avoir de but bien déterminé. Ce n'est que lorsqu'il est parvenu au développement complet de ses forces, et en même temps lorsque son caractère et son penchant le portent à marcher dans telle ou telle voie, qu'il peut se décider sur le choix d'une carrière et d'une profession; ce n'est qu'alors qu'il se connaît lui-même et voit clair autour de lui; enfin, c'est à cet âge seulement qu'il commence à vivre.

En raisonnant de cette façon, ma vie, depuis que j'ai atteint ma vingtième année, a été de trente ans, qui peuvent se partager en deux parts égales, quant au nombre des mois et des jours, mais on ne peut pas plus diverses, si l'on s'attache à considérer les événemens qui se sont passés durant ces deux périodes de mon existence.

Pendant quinze années attaché à la personne de l'empereur Napoléon, j'ai vu tous les hommes et toutes les choses importantes dont seul il était le point de ralliement et le centre. J'ai vu mieux encore que cela; car j'ai eu sous les yeux, dans toutes les circonstances de la vie, les moindres comme les plus graves, les plus privées comme celles qui appartiennent le plus à l'histoire et qui en font déjà partie; j'ai eu, dis-je, sans cesse sous les yeux l'homme dont le nom remplit à lui seul les pages les plus glorieuses de nos annales. Quinze ans je l'ai suivi dans ses voyages et dans ses campagnes, à sa cour et dans l'intérieur de sa famille. Quelque démarche qu'il pût faire, quelque ordre qu'il pût donner, il était bien difficile que l'empereur ne me mît pas, même involontairement, dans sa confidence; et c'est sans le vouloir moi-même que je me suis plus d'une fois trouvé en possession de secrets que j'aurais bien souvent voulu ne point connaître. Que de choses se sont passées pendant ces quinze années! Auprès de l'empereur on vivait comme au milieu d'un tourbillon. C'était une succession d'événemens rapide, étourdissante. On s'en trouvait comme ébloui; et si l'on voulait, pour un instant, y arrêter son attention, il venait tout de suite comme un autre flot d'événemens qui vous entraînait sans vous donner le temps d'y fixer votre pensée.

Maintenant à ces temps d'une activité qui donnait le vertige a succédé pour moi le repos le plus absolu, dans la retraite la plus isolée. C'est aussi un intervalle de quinze ans qui s'est écoulé depuis que j'ai quitté l'empereur. Mais quelle différence! Pour ceux qui, comme moi, ont vécu au milieu des conquêtes et des merveilles de l'empire, que reste-t-il à faire aujourd'hui? Si, dans la force de l'âge, notre vie a été mêlée au mouvement de ces années si courtes, mais si bien remplies, il me semble que nous avons fourni une carrière assez longue et assez pleine. Il est temps que chacun de nous se livre au repos. Nous pouvons bien nous éloigner du monde, et fermer les yeux. Que nous reste-t-il à voir qui valût ce que nous avons vu? de pareils spectacles ne se rencontrent pas deux fois dans la vie d'un homme. Après avoir passé devant ses yeux, ils suffisent à remplir sa mémoire pour le temps qu'il lui reste encore à vivre; et dans sa retraite il n'a rien de mieux à faire que d'occuper ses loisirs du souvenir de ce qu'il a vu.

C'est là aussi ce que j'ai fait. Le lecteur croira facilement que je n'ai point de passe-temps plus habituel que de me reporter aux années que j'ai passées au service de l'empereur. Autant que cela m'a été possible, je me suis tenu au courant de tout ce qu'on a écrit sur mon ancien maître, sur sa famille et sur sa cour. Dans ces lectures que ma femme ou ma belle-sœur faisaient à la famille, au coin du feu, que de longues soirées se sont écoulées comme un instant! Lorsque je rencontrais dans ces livres, dont quelques-uns ne sont vraiment que de misérables rapsodies, des faits inexacts, ou faux, ou calomnieux, je trouvais du plaisir à les rectifier, ou bien à en prouver l'absurdité. Ma femme, qui a vécu, comme moi et avec moi, au milieu de ces événemens, nous faisait à son tour part de ses réflexions et de ses éclaircissemens; et, sans autre but que notre propre satisfaction, elle prenait note de nos observations communes.

Tous ceux qui veulent bien de temps en temps venir nous voir dans notre solitude, et qui prennent plaisir à me faire parler de ce que j'ai vu, étonnés et trop souvent indignés des mensonges que l'ignorance ou la mauvaise foi ont débités à l'envi sur l'empereur et sur l'empire, me témoignaient leur satisfaction des renseignemens que j'étais à même de leur donner, et me conseillaient de les communiquer au public. Mais je ne m'étais jamais arrêté à cette pensée, et j'étais bien loin d'imaginer que je pourrais être un jour moi-même auteur d'un livre, lorsque M. Ladvocat arriva dans notre ermitage, et m'engagea de toutes ses forces à publier mes mémoires, dont il me proposa d'être l'éditeur.

Dans le temps même où je reçus cette visite, à laquelle je ne m'attendais pas, nous lisions en famille les Mémoires de M. de Bourrienne, que la maison Ladvocat venait de publier, et nous avions remarqué plus d'une fois que ces mémoires étaient exempts de cet esprit de dénigrement ou d'engouement que nous avions si souvent rencontré, non sans dégoût, dans les autres livres traitant du même sujet. M. Ladvocat me conseilla de compléter la biographie de l'empereur, dont M. de Bourrienne, par suite de sa situation élevée et de ses occupations habituelles, avait dû s'attacher à ne montrer que le côté politique. Après ce qu'il en a dit d'excellent, il me restait encore, suivant son éditeur, à raconter moi-même, simplement, et comme il convenait à mon ancienne position auprès de l'empereur, ce que M. de Bourrienne a dû nécessairement négliger, et que personne ne pouvait mieux connaître que moi.

J'avouerai sans peine que je ne trouvai que peu d'objections à opposer aux raisonnemens de M. Ladvocat, lorsqu'il acheva de me convaincre, en me faisant relire ce passage de l'introduction aux Mémoires de M. de Bourrienne.

«Si toutes les personnes qui ont approché Napoléon, quels que soient le temps et le lieu, veulent consigner franchement ce qu'elles ont vu et entendu, sans y mettre aucune passion, l'historien à venir sera riche en matériaux. Je désire que celui qui entreprendra ce travail difficile trouve dans mes notes quelques renseignemens utiles à la perfection de son ouvrage.»

Et moi aussi, me dis-je après avoir relu attentivement ces lignes, je puis fournir des notes et des éclaircissemens, relever des erreurs, flétrir des mensonges, et faire connaître ce que je sais de la vérité; en un mot, je puis et je dois porter mon témoignage dans le long procès qui s'instruit depuis la chute de l'empereur; car j'ai été témoin, j'ai tout vu, et je puis dire: J'étais là. D'autres aussi ont vu de près l'empereur et sa cour, et il devra m'arriver souvent de répéter ce qu'ils en ont dit; car, ce qu'ils savent, j'ai été comme eux à même de le savoir. Mais ce qu'à mon tour je sais de particulier et ce que je puis raconter de secret et d'inconnu, personne jusqu'ici n'a pu le savoir, ni par conséquent le dire avant moi[1].

Depuis le départ du premier consul pour la campagne de Marengo, où je le suivis, jusqu'au départ de Fontainebleau, où je fus obligé de quitter l'empereur, je n'ai fait que deux absences, l'une de trois fois vingt-quatre heures, l'autre de sept ou huit jours. Hors ces congés fort courts, dont le dernier m'était nécessaire pour rétablir ma santé, je n'ai pas plus quitté l'empereur que son ombre.

On a prétendu qu'il n'était point de héros pour le valet de chambre. Je demande la permission de ne point être de cet avis. L'empereur, de si près qu'on l'ait vu, était toujours un héros, et il y avait beaucoup à gagner à voir aussi en lui l'homme de près et en détail. De loin on n'éprouvait que le prestige de sa gloire et de sa puissance; en l'approchant, on jouissait de plus, avec surprise, de tout le charme de sa conversation, de toute la simplicité de sa vie de famille, et, je ne crains pas de le dire, de la bienveillance habituelle de son caractère.

Le lecteur, curieux de savoir d'avance dans quel esprit seront écrits mes mémoires, aimera peut-être à trouver ici un passage d'une lettre que j'écrivis a mon éditeur, le 19 janvier dernier.

«M. de Bourrienne a peut-être raison de traiter avec sévérité l'homme politique; mais ce point de vue n'est pas le mien. Je ne puis parler que du héros en déshabillé; et alors il était presque constamment bon, patient, et rarement injuste. Il s'attachait beaucoup, et recevait avec plaisir et bonhomie les soins de ceux qu'il affectionnait. Il était homme d'habitude. C'est comme serviteur attaché que je désire parler de l'empereur, et nullement comme censeur. Ce n'est pas non plus une apothéose en plusieurs volumes que je veux faire. Je suis un peu à son égard comme ces pères qui reconnaissent des défauts dans leurs enfans, les blâment fort, mais en même temps sont bien aises de trouver des excuses à leurs torts.»

Je prie qu'on me pardonne la familiarité, ou même, si l'on veut, l'inconvenance de cette comparaison, en faveur du sentiment qui l'a dictée. Du reste, je ne me propose ni de louer ni de blâmer, mais simplement de raconter ce qui est à ma connaissance, sans chercher à prévenir le jugement de personne.

Je ne puis finir cette introduction sans dire quelques mots de moi-même, en réponse aux calomnies qui ont poursuivi jusque dans sa retraite un homme qui ne devrait point avoir d'ennemis, si, pour être à l'abri de ce malheur, il suffisait d'avoir fait un peu de bien, et jamais de mal. On m'a reproche d'avoir abandonné mon maître après sa chute, de n'avoir point partagé son exil. Je prouverai que si je n'ai point suivi l'empereur, ce n'est pas la volonté, mais bien la possibilité de le faire, qui m'a manqué. À Dieu ne plaise que je veuille déprécier ici le dévouement des fidèles serviteurs qui se sont attachés jusqu'à la fin à la fortune de l'empereur; mais pourtant qu'il me soit permis de dire que, quelque terrible qu'eût été la chute de l'empereur pour lui-même, la condition (à ne parler ici que d'intérêt personnel) était encore assez belle à l'île d'Elbe pour ceux qui étaient restés au service de Sa Majesté, et qu'une impérieuse nécessité ne retenait pas en France. Ce n'est donc pas l'intérêt personnel qui m'a fait me séparer de l'empereur. J'expliquerai les motifs de cette séparation.

On saura aussi la vérité sur un prétendu abus de confiance dont, suivant d'autres bruits, je me serais rendu coupable vis-à-vis de l'empereur. Le simple récit de la méprise qui a donné lieu à cette fable suffira, j'espère, pour me laver de tout soupçon d'indélicatesse. Mais s'il fallait y ajouter encore des témoignages, j'invoquerais ceux des personnes qui vivaient le plus dans l'intimité de l'empereur, et qui ont été à même de savoir et d'apprécier ce qui s'était passé entre lui et moi; enfin j'invoquerais cinquante ans d'une vie irréprochable, et je dirais:

«Dans le temps où je me suis trouvé en situation de rendre de grands services, j'en ai rendu beaucoup en effet, mais je n'en ai jamais vendu. J'aurais pu tirer avantage des démarches que j'ai faites pour des personnes qui, par suite de mes sollicitations, ont acquis une immense fortune; et j'ai refusé jusqu'au profit légitime que, dans leur reconnaissance, très-vive à cette époque, elles croyaient devoir m'offrir en me proposant un intérêt dans leur entreprise. Je n'ai point cherché à exploiter la bienveillance dont l'empereur daigna si long-temps m'honorer, pour enrichir ou placer mes parens; et je me suis retiré pauvre, après quinze ans passés au service particulier du souverain le plus riche et le plus puissant de l'Europe.»

Cela dit, j'attendrai avec confiance le jument du lecteur.


MÉMOIRES

DE CONSTANT.


CHAPITRE PREMIER.

Naissance de l'auteur.—Son père, ses parens.—Ses premiers protecteurs.—Émigration et abandon.—Le suspect de 12 ans.—Les municipaux ou les imbéciles.—Le chef d'escadron Michau.—M. Gobert.—Carrat.—Madame Bonaparte et sa fille.—Les bouquets et la scène de sentiment.—Économie de Carrat pour les autres et sa générosité pour lui-même.—Poltronnerie.—Espiégleries de madame Bonaparte et d'Hortense.—Le fantôme.—La douche nocturne.—La chute.—L'auteur entre au service de M. Eugène de Beauharnais.


Je ne parlerai que très-peu de moi dans mes mémoires, car je ne me cache pas que le public ne peut y chercher avec intérêt que des détails sur le grand homme au service duquel ma destinée m'a attaché pendant seize ans, et que je ne quittai presque jamais pendant ce temps. Cependant je demanderai la permission de dire quelques mots sur mon enfance, et sur les circonstances qui m'ont amené au poste de valet de chambre de l'empereur.

Je suis né le 2 décembre 1778, à Péruelz, ville qui devint française, lors de la réunion de la Belgique à la république, et qui se trouva alors comprise dans le département de Jemmapes. Peu de temps après ma naissance, mon père prit aux bains de Saint-Amand un petit établissement nommé le Petit-Château, où logeaient les personnes qui fréquentaient les eaux. Il avait été aidé dans cette entreprise par le prince de Croï, dans la maison duquel il avait été maître d'hôtel. Nos affaires prospéraient au delà des espérances de mon père, car nous recevions un grand nombre d'illustres malades. Comme je venais d'atteindre ma onzième année, le comte de Lure, chef d'une des premières familles de Valenciennes, se trouva au nombre des habitans du Petit-Château; et comme cet excellent homme m'avait pris en grande affection, il me demanda à mes parens pour être élevé avec ses fils, qui étaient à peu près de mon âge. L'intention de ma famille était alors de me faire entrer dans les ordres, pour plaire à un de mes oncles, qui était doyen de Lessine. C'était un homme d'un grand savoir et d'une vertu rigide. Pensant que la proposition du comte de Lure ne changerait rien à ses projets futurs, mon père l'accepta, jugeant que quelques années passées dans une famille aussi distinguée me donneraient le goût de l'étude et me prépareraient aux études plus sérieuses que j'aurais à faire pour embrasser l'état ecclésiastique. Je partis donc avec le comte de Lure, fort affligé de quitter mes parens, mais bien aise en même temps, comme on l'est ordinairement à l'âge que j'avais, de voir un pays nouveau. Le comte m'emmena dans une de ses terres située près de Tours, où je fus reçu avec la plus bienveillante amitié par la comtesse et ses enfans, et je fus traité sur un pied parfait d'égalité avec eux, prenant chaque jour les leçons de leur gouverneur.

Hélas! je ne profitai malheureusement pas assez long-temps des bontés du comte de Lure et des leçons que je recevais chez lui. Une année à peine s'était écoulée depuis notre installation au château, lorsque l'on apprit l'arrestation du roi à Varennes. La famille dans laquelle je me trouvais en éprouva un violent désespoir, et tout enfant que j'étais, je me rappelle que j'éprouvai un vif chagrin de cette nouvelle, sans pouvoir m'en rendre compte, mais parce que, sans doute, il est naturel de partager les sentimens des personnes avec lesquelles on vit, quand elles nous traitent avec autant de bonté que le comte et la comtesse de Lure en avaient pour moi. Toutefois j'étais dans cette heureuse imprévoyance de l'enfance, lorsqu'un matin je fus réveillé par un grand bruit. Bientôt je me vis entouré d'un nombre considérable d'étrangers, dont aucun ne m'était connu, et qui m'adressèrent une foule de questions auxquelles il m'était bien impossible de répondre. Seulement j'appris alors que le comte et la comtesse de Lure avaient pris le parti d'émigrer. On me conduisit à la municipalité, où les questions recommencèrent de plus belle, et toujours aussi inutilement; car je ne savais rien du projet de mes protecteurs, et je ne pus répondre que par les larmes abondantes que je versai en me voyant abandonné de la sorte et éloigné de ma famille. J'étais trop jeune alors pour réfléchir sur la conduite du comte; mais j'ai pensé depuis, que mon abandon même était de sa part un acte de délicatesse, n'ayant pas voulu me faire émigrer sans l'assentiment de mes parens; j'ai toujours eu la conviction qu'avant de partir, le comte de Lure m'avait recommandé à quelques personnes, mais que celles-ci n'osèrent pas me réclamer, dans la crainte de se trouver compromises; ce qui, comme l'on sait, était alors extrêmement dangereux.

Me voilà donc seul, à l'âge de douze ans, sans guide, sans appui, sans soutien, sans conseil et sans argent, à plus de cent lieues de mon pays, et déjà habitué aux douceurs de la vie d'une bonne maison. Qui le croirait? dans cet état, j'étais presque regardé comme un suspect, et les autorités du lieu exigeaient que je me présentasse chaque jour à la municipalité, pour la plus grande sûreté de la république; aussi me rappelé-je parfaitement que lorsque l'empereur se plaisait à me faire raconter ces tribulations de mon enfance, il ne manquait jamais de répéter plusieurs fois: Les imbéciles! en parlant de mes honnêtes municipaux. Quoi qu'il en soit, les autorités de Tours, jugeant enfin qu'un enfant de douze ans était incapable de renverser la république, me délivrèrent un passe-port avec l'injonction expresse de quitter la ville dans les vingt-quatre heures; ce que je fis de bien grand cœur, mais non sans un profond chagrin de me voir seul et à pied sur la route, avec un long chemin à faire. À force de privation, et avec beaucoup de peine, j'arrivai enfin auprès de Saint-Amand, que je trouvai au pouvoir des Autrichiens. Les Français entouraient la ville, mais il me fut impossible d'y entrer. Dans mon désespoir je m'assis sur les rebords d'un fossé, et là je pleurais amèrement quand je fus remarqué par le chef d'escadron Michau,[2] qui devint par la suite colonel et aide-de-camp du général Loison. M. Michau s'approcha de moi, me questionna avec beaucoup d'intérêt, me fit raconter mes tristes aventures, en parut touché, mais ne me cacha pas l'impossibilité où il était de me faire conduire dans ma famille; venant d'obtenir un congé, qu'il allait passer dans la sienne à Chinon, il me proposa de l'accompagner, ce que j'acceptai avec une vive reconnaissance. Je ne saurais dire combien la famille de M. Michau eut pour moi de bonté et d'égards, pendant les trois ou quatre mois que je passai auprès d'elle; au bout de ce temps M. Michau m'emmena avec lui à Paris, où je ne tardai pas à être placé chez un M. Gobert, riche négociant, qui me traita avec la plus grande bonté pendant tout le temps que je restai chez lui.

J'ai revu dernièrement M. Gobert, et il m'a rappelé que, quand nous voyagions ensemble, il avait l'attention de laisser à ma disposition une des banquettes de sa voiture, sur laquelle je m'étendais pour dormir. Je mentionne avec plaisir cette circonstance, d'ailleurs assez indifférente, mais qui prouve toute la bienveillance que M. Gobert avait pour moi.

Quelques années après, je fis la connaissance de Carrat, qui était au service de madame Bonaparte, pendant que le général se livrait à son expédition d'Égypte; mais avant de dire comment j'entrai dans la maison, il me semble à propos de commencer par raconter comment Carrat lui-même avait été attaché à madame Bonaparte, et en même temps quelques anecdotes qui le concernent, et qui sont de nature à faire connaître les premiers passe-temps des habitans de la Malmaison.

Carrat se trouvait à Plombières quand madame Bonaparte y alla prendre les eaux. Tous les jours il lui apportait des bouquets, et lui adressait de petits complimens, si singuliers, si drôles même, que cela divertissait beaucoup Joséphine, aussi bien que quelques dames qui l'avaient accompagnée, parmi lesquelles étaient mesdames de Cambis et de Crigny,[3] et surtout sa fille Hortense, qui riait aux éclats de ses facéties; et la vérité est qu'il était extrêmement plaisant à cause d'une certaine niaiserie et d'une certaine originalité de caractère qui ne l'empêchaient pas d'avoir de l'esprit. Ses espiégleries ayant plu à madame Bonaparte, il y ajouta une scène de sentiment, au moment où cette excellente femme allait quitter les eaux. Carrat pleura, se lamenta, exprima de son mieux le vif chagrin qu'il allait éprouver à ne plus voir madame Bonaparte tous les jours, comme il en avait contracté l'habitude, et madame Bonaparte était si bonne, qu'elle n'hésita pas à l'emmener à Paris avec elle. Elle lui fit apprendre à coiffer, et se l'attacha définitivement en qualité de valet de chambre coiffeur; telles étaient du moins les fonctions qu'il avait à remplir auprès d'elle, quand je fis la connaissance de Carrat. Il avait avec elle un franc-parler étonnant, au point même que quelquefois il la grondait. Quand madame Bonaparte, qui était extrêmement généreuse, et toujours bienveillante pour tout le monde, faisait des cadeaux à ses femmes, ou s'entretenait familièrement avec elles, Carrat lui en faisait des reproches: «Pourquoi donner cela?» disait-il; puis il ajoutait: «Voilà comme vous êtes, Madame, vous vous mettez à plaisanter avec vos domestiques! eh bien, au premier jour, ils vous manqueront de respect.» Mais s'il mettait ainsi obstacle à la générosité de sa maîtresse quand elle se répandait sur ses entours, il ne se gênait pas davantage pour la stimuler en ce qui le concernait, et quand quelque chose lui plaisait, il disait tout simplement: «Vous devriez bien me donner cela?»

La bravoure n'est pas toujours la compagne inséparable de l'esprit, et Carrat en offrit plus d'une fois la preuve. Il était doué d'une de ces sortes de poltronneries naïves et insurmontables qui ne manquent jamais dans les comédies d'exciter le rire des spectateurs; aussi était-ce un grand plaisir pour madame Bonaparte que de lui jouer des tours qui mettaient en évidence sa rare prudence.

Il faut savoir, d'abord, qu'un des grands plaisirs de madame Bonaparte à la Malmaison était de se promener à pied sur la grande route qui longe les murs du parc; elle préféra toujours cette promenade extérieure, et où il y avait presque continuellement des tourbillons de poussière, aux délicieuses allées de l'intérieur du parc. Un jour, étant accompagnée de sa fille Hortense, madame Bonaparte dit à Carrat de la suivre à la promenade. Celui-ci était enchanté d'une pareille distinction, lorsque tout à coup on vit s'élever de l'un des fossés une grande figure recouverte d'un drap blanc, enfin un vrai fantôme, tels que j'en ai vus de décrits dans la traduction de quelques anciens romans anglais. Il est inutile que je dise que le fantôme n'était autre qu'une personne placée exprès par ces dames pour épouvanter Carrat, et certes la comédie réussit à merveille; Carrat, en effet, eut à peine aperçu le fantôme, qu'il s'approcha fort effrayé de madame Bonaparte, en lui disant tout tremblant: «Madame, Madame, regardez donc ce fantôme!... c'est l'esprit de cette dame qui est morte dernièrement à Plombières!...—Taisez-vous, Carrat, vous êtes un poltron.—Ah! c'est bien son esprit qui revient.» Comme Carrat parlait ainsi, l'homme au drap blanc, achevant de remplir son rôle, s'avança sur lui en agitant son long voile, et le pauvre Carrat, saisi de terreur, tomba à la renverse, et se trouva tellement mal, qu'il fallut tous les soins qui lui furent prodigués pour lui faire reprendre connaissance.

Un autre jour, toujours pendant que le général était en Égypte, et par conséquent avant que je ne fusse attaché à personne de sa famille, madame Bonaparte voulut donner à quelques-unes de ses dames une représentation de la peur de Carrat. Ce fut alors parmi les dames de la Malmaison une conspiration générale, dans laquelle mademoiselle Hortense joua le rôle du principal conjuré. Cette scène a été assez racontée devant moi par madame Bonaparte pour que je puisse en donner les détails assez comiques. Carrat couchait dans une chambre auprès de laquelle existait un petit cabinet; on fit percer la cloison de séparation, et l'on y fit passer une ficelle au bout de laquelle était attaché un pot rempli d'eau. Ce vase rafraîchissant était suspendu précisément au-dessus de la tête du patient; et ce n'était pas tout encore, car on avait en outre pris la précaution de faire ôter les vis qui retenaient la sangle du lit de Carrat, et comme celui-ci avait l'habitude de se coucher sans lumière, il ne vit ni les préparatifs d'une chute préméditée, ni le vase contenant l'eau destinée à son nouveau baptême. Tous les membres de la conspiration attendaient depuis quelques instans dans le cabinet, quand il se jeta assez lourdement sur son lit, qui ne manqua pas de s'enfoncer à l'instant même, pendant que le jeu de la ficelle faisait produire au pot à l'eau tout son effet. Victime à la fois d'une chute et d'une inondation nocturnes, Carrat se récria avec violence contre ce double attentat: «C'est une horreur!» criait-il de toutes ses forces; et cependant la maligne Hortense, pour ajouter à ses tribulations, disait à sa mère, à madame de Crigny, depuis madame Denon, à madame Charvet et à plusieurs autres dames de la maison: «Ah! maman, les crapauds et les grenouilles qui sont dans l'eau vont lui tomber sur la figure.» Ces mots, joints à une profonde obscurité, ne servaient qu'à augmenter la terreur de Carrat, qui, se fâchant sérieusement, s'écriait: «C'est une horreur, Madame, c'est une atrocité que de se jouer ainsi de vos domestiques.» Je n'oserais assurer que les plaintes de Carrat fussent tout-à-fait déplacées, mais elles ne servaient qu'à exciter la gaieté des dames qui l'avaient pris pour le plastron de leurs plaisanteries.

Quoi qu'il en soit, tels étaient le caractère et la position de Carrat, lorsque, ayant fait depuis quelque temps connaissance avec lui, le général Bonaparte étant de retour de son expédition d'Égypte, il me dit que M. Eugène de Beauharnais s'était adressé à lui pour un valet de chambre de confiance, le sien ayant été retenu au Caire par une maladie assez grave au moment du départ. Il s'appelait Lefebvre, et était un vieux serviteur tout dévoué à son maître, comme durent l'être toutes les personnes qui ont connu le prince Eugène; car je ne crois pas qu'il ait jamais existé un homme meilleur, plus poli, plus rempli d'égards et même d'attentions pour les personnes qui lui ont été attachées. Carrat m'ayant donc dit que M. Eugène de Beauharnais désirait un jeune homme pour remplacer Lefebvre, et m'ayant proposé de prendre sa place, j'eus le bonheur de lui être présenté et de lui convenir. Il voulut même bien me dire, dès le premier jour, que ma physionomie lui plaisait beaucoup, et qu'il voulait que j'entrasse chez lui sur-le-champ. De mon côté, j'étais enchanté de cette condition, qui, je ne sais pourquoi, se présentait à mon imagination sous les plus riantes couleurs. J'allai sans perdre de temps chercher mon modeste bagage, et me voilà valet de chambre, par intérim, de M. de Beauharnais, ne pensant point que je serais un jour admis au service particulier du général Bonaparte, et encore moins que je deviendrais le premier valet de chambre d'un empereur.


CHAPITRE II

Le prince Eugène apprenti menuisier.—Bonaparte et l'épée du marquis de Beauharnais.—Première entrevue de Napoléon et de Joséphine.—Extérieur et qualités d'Eugène.—Franchise.—Bonté.—Goût pour le plaisir.—Déjeuners de jeunes officiers et d'artistes.—Les mystifications et les mystifiés.—Thiémet et Dugazon.—Les bègues et l'immersion à la glace.—Le vieux valet de chambre rétabli dans ses droits.—Constant passe au service de madame Bonaparte.—Agrémens de sa nouvelle situation.—Souvenirs du 18 brumaire.—Déjeuners politiques.—Les directeurs en charge.—Barras à la grecque.—L'abbé Sieys à cheval.—Le rendez-vous.—Erreur de Murat.—Le président Gohier, le général Jubé et la grande manœuvre.—Le général Marmont et les chevaux de manège.—La Malmaison.—Salon de Joséphine.—M. de Talleyrand.—La famille du général Bonaparte.—M. Volney.—M. Denon.—M. Lemercier.—M. de Laigle.—Le général Bournonville.—Excursion à cheval.—Chute d'Hortense.—Bon ménage.—La partie de barres.—Bonaparte mauvais coureur.—Revenu net de la Malmaison.—Embellissemens.—Théâtre et acteurs de société: MM. Eugène, Jérôme, Bonaparte, Lauriston, etc.; mademoiselle Hortense, madame Murat, les deux demoiselles Auguié.—Napoléon simple spectateur.


C'était le 16 octobre 1799 qu'Eugène de Beauharnais était arrivé à Paris, de retour de l'expédition d'Égypte, et ce fut presque immédiatement après son arrivée que j'eus le bonheur d'être placé auprès de lui M. Eugène avait alors vingt-un ans, et je ne tardai pas à apprendre quelques particularités que je crois peu connues sur sa vie antérieure, au mariage de sa mère avec le général Bonaparte. On sait quelle fut la mort de son père, l'une des victimes de la révolution. Lorsque le marquis de Beauharnais eut péri sur l'échafaud, sa veuve, dont les biens avaient été confisqués, se trouvant réduite à un état voisin de la misère, craignant que son fils, quoique bien jeune encore, ne fût aussi poursuivi à cause de sa noblesse, le plaça chez un menuisier, rue de l'Echelle. Une dame de ma connaissance, qui demeurait dans cette rue, l'a souvent vu passer portant une planche sur son épaule. Il y avait loin de là au commandement du régiment des guides consulaires, et surtout à la vice-royauté d'Italie. J'appris, en l'entendant raconter à Eugène lui-même, par quelle singulière circonstance il avait été la cause de la première entrevue de sa mère avec son beau-père.

Eugène n'étant alors âgé que de quatorze ou quinze ans, ayant été informé que le général Bonaparte était devenu possesseur de l'épée du marquis de Beauharnais, hasarda auprès de lui une démarche qui obtint un plein succès. Le général l'accueillit avec obligeance, et Eugène lui dit qu'il venait lui demander de vouloir bien lui rendre l'épée de son père. Sa figure, son air, sa démarche franche, tout plut en lui à Bonaparte, qui sur-le-champ lui rendit l'épée qu'il demandait. À peine cette épée fut-elle entre ses mains qu'il la couvrit de baisers et de larmes, et cela d'un air si naturel que Bonaparte en fut enchanté. Madame de Beauharnais, ayant su l'accueil que le général avait fait à son fils, crut devoir lui faire une visite de remercîmens. Joséphine ayant plu beaucoup à Bonaparte dès cette première entrevue, celui-ci lui rendit sa visite. Ils se revirent souvent, et l'on sait qu'elle fut, d'événemens en événemens, la première impératrice des Français; et je puis assurer, d'après les preuves nombreuses que j'en ai eues par la suite, que Bonaparte n'a jamais cessé d'aimer Eugène autant qu'il aurait pu aimer son propre fils.

Les qualités d'Eugène étaient à la fois aimables et solides. Il n'avait pas de beaux traits, mais cependant sa physionomie prévenait en sa faveur. Il avait la taille bien prise, mais non point une tournure distinguée, à cause de l'habitude qu'il avait de se dandiner en marchant. Il avait environ cinq pieds trois à quatre pouces. Il était bon, gai, aimable, plein d'esprit, vif, généreux; et l'on peut dire que sa physionomie franche et ouverte était bien le miroir de son âme. Combien de services n'a-t-il pas rendus pendant le cours de sa vie et à l'époque même où il devait pour cela s'imposer des privations!

On verra bientôt comment il se fit que je ne passai qu'un mois auprès d'Eugène mais pendant ce court espace de temps je me rappelle que, tout en remplissant scrupuleusement ses devoirs auprès de sa mère et de son beau-père, il était fort adonné aux plaisirs, si naturels à son âge et dans sa position. Une des choses qui lui plaisait le plus était de donner des déjeuners à ses amis; aussi en donnait-il fort souvent; ce qui, pour ma part, m'amusait beaucoup, à cause des scènes comiques dont je me trouvais témoin. Outre les jeunes militaires de l'état-major de Bonaparte, ses convives les plus assidus, il avait encore pour convives habituels le ventriloque Thiémet, Dugazon, Dazincourt et Michau du théâtre Français, et quelques autres personnes dont le nom m'échappe en ce moment. Comme on peut le croire, ces réunions étaient extrêmement gaies; les jeunes officiers surtout qui revenaient, comme Eugène, de l'expédition d'Égypte, ne cherchaient qu'à se dédommager des privations récentes qu'ils avaient eues à souffrir. À cette époque, les mystificateurs étaient à la mode à Paris; on en faisait venir dans les réunions, et Thiémet tenait parmi ceux-ci un rang fort distingué. Je me rappelle qu'un jour, à un déjeuner d'Eugène, Thiémet appela par leurs noms plusieurs présens, en imitant la voix de leurs domestiques, comme si cette voix fût venue du dehors: lui, il restait tranquille à sa place, et n'ayant l'air de remuer les lèvres que pour boire et manger, deux fonctions qu'il remplissait très-bien. Chacun des officiers, appelé de la sorte, descendait, et ne trouvait personne; et alors Thiémet, affectant une feinte obligeance, descendait avec eux, sous le prétexte de les aider à chercher, et prolongeait leur embarras en continuant à leur faire entendre une voix connue. La plupart rirent eux-mêmes de bon cœur d'une plaisanterie dont ils venaient d'être victimes; mais il s'en trouva un qui, ayant l'esprit moins bien fait que celui de ses camarades, prit la chose au sérieux, et voulut se fâcher, quand Eugène avoua qu'il était le chef du complot.

Je me rappelle encore une autre scène plaisante dont les deux héros furent ce même Thiémet dont je viens de parler, et Dugazon. Plusieurs personnes étrangères étaient réunies chez Eugène, les rôles distribués et appris d'avance, et les deux victimes désignées. Lorsque chacun fut placé à table, Dugazon, contrefaisant un bègue, adresse la parole à Thiémet, qui, chargé d'un rôle pareil, lui répond en bégayant; alors chacun des deux feint de croire que l'autre se moque de lui, et il en résulte une querelle de bègues, qui peuvent d'autant moins s'exprimer que la colère les domine. Thiémet, qui à sa qualité de bègue avait joint celle de sourd, s'adresse à son voisin, et lui demande, son cornet à l'oreille: «Qu-que-qu'est-ce qui-qui-i-i dit?—Rien,» répond l'officieux voisin, qui voulait prévenir une querelle, et prendre fait et cause pour son bègue.—«Si-si-sii-i-i se-se mo-moque-moque de moi.» Alors la querelle devient plus vive; on va en venir aux voies de fait, et déjà chacun des deux bègues s'est emparé d'une carafe pour la jeter à la tête de son antagoniste, quand une copieuse immersion de l'eau contenue dans la carafe apprend aux officieux voisins quel est le danger de la conciliation. Les deux bègues continuaient cependant à crier comme deux sourds, jusqu'à ce que la dernière goutte d'eau fût versée; et je me rappelle qu'Eugène, auteur de cette conspiration, riait aux éclats pendant tout le temps que dura cette scène. On s'essuya, et tout fut bientôt raccommodé le verre à la main. Eugène, quand il avait fait une plaisanterie de cette sorte, ne manquait jamais de la raconter à sa mère, et quelquefois même à son beau-père, qui s'en amusaient beaucoup, surtout Joséphine.

Je menais, depuis un mois, assez joyeuse vie chez Eugène, quand Lefebvre, le valet de chambre qu'il avait laissé malade au Caire, revint guéri, et redemanda sa place. Eugène, auquel je convenais mieux à cause de mon âge et de mon activité, lui proposa de le faire entrer chez sa mère, en lui faisant observer qu'il y serait bien plus tranquille qu'auprès de lui; mais Lefebvre, qui était extrêmement attaché à son maître, alla trouver Madame Bonaparte, à laquelle il témoigna tout son chagrin de la résolution d'Eugène. Joséphine lui promit de prendre fait et cause pour lui; elle le consola, l'assura qu'elle parlerait à son fils, qu'elle le ferait rentrer dans son ancien poste, et lui dit que ce serait moi qu'elle prendrait à son service. Joséphine parla effectivement à son fils, comme elle avait promis à Lefebvre de le faire; et, un matin, Eugène m'annonça, dans les termes les plus obligeans, mon changement de domicile.—«Constant, me dit-il, je suis très-fâché de la circonstance qui exige que nous nous quittions; mais, vous le savez, Lefebvre m'a suivi en Égypte; c'est un vieux serviteur: je ne puis pas me dispenser de le reprendre. D'ailleurs, vous n'allez pas me devenir étranger; vous allez entrer chez ma mère, où vous serez fort bien; et là nous nous verrons souvent. Allez-y de ma part, dès ce matin même; je lui ai parlé de vous; c'est une chose convenue; elle vous attend.»

Comme on peut le croire, je ne perdis pas de temps pour me présenter chez madame Bonaparte; sachant qu'elle était à la Malmaison, je m'y rendis sur-le-champ, et je fus reçu par madame Bonaparte avec une bonté qui me pénétra de reconnaissance, ne sachant pas que cette bonté, elle l'avait pour tout le monde, qu'elle était aussi inséparable de son caractère que la grâce l'était de sa personne. Le service que j'eus à faire chez elle était tout-à-fait insignifiant; presque tout mon temps était à ma disposition, et j'en profitais pour aller souvent à Paris. La vie que je menais était donc fort douce pour un jeune homme, ne pouvant encore me douter que, quelque temps après, elle deviendrait aussi assujettie qu'elle était libre alors.

Avant de quitter un service dans lequel j'avais trouvé tant d'agrément, je rapporterai quelques faits qui sont de cette époque et que ma position auprès du beau-fils du général Bonaparte m'a mis à même de connaître.

M. de Bourrienne a parfaitement raconté dans ses mémoires les événemens du 18 brumaire. Le récit qu'il a fait de cette fameuse journée est aussi exact qu'intéressant; et toutes les personnes curieuses de connaître les causes secrètes qui amènent les changemens politiques les trouveront fidèlement exposées dans la narration de M. le ministre d'état. Je suis bien loin de prétendre à exciter un intérêt de ce genre: mais sa lecture de l'ouvrage de M. Bourrienne m'a remis moi-même sur la voie de mes souvenirs. Il est des circonstances qu'il a pu ignorer, ou même omettre volontairement comme étant de peu d'importance; et ce qu'il a laissé tomber sur sa route, je m'estime heureux de pouvoir le glaner.

J'étais encore chez M. Eugène de Beauharnais, lorsque le général Bonaparte renversa le Directoire; mais je me trouvais là aussi bien à portée de savoir tout ce qui se passait que si j'avais été au service de madame Bonaparte ou du général lui-même; car mon maître, quoiqu'il fût très-jeune, avait toute la confiance de son beau-père, et surtout celle de sa mère, qui le consultait en toute occasion.

Quelques jours avant le 18 brumaire, M. Eugène m'ordonna de m'occuper des apprêts d'un déjeuner qu'il devait donner ce jour-là même à ses amis. Le nombre des convives, tous militaires, était beaucoup plus grand que de coutume. Ce repas de garçons fut fort égayé par un officier qui se mit à imiter en charge les manières et la tournure des directeurs et de quelques-uns de leurs affidés. Pour la charge du directeur Barras, il se drapa à la grecque avec la nappe du déjeuner, ôta sa cravate noire, rabattit le col de sa chemise, et s'avança en se donnant des grâces, et appuyé du bras gauche sur l'épaule du plus jeune de ses camarades, tandis que de la main droite il faisait semblant de lui caresser le menton. Il n'était personne qui ne comprît le sens de cette espèce de charade; et c'étaient des éclats de rire qui n'en finissaient pas.

Il prétendit ensuite représenter l'abbé Sieys, en passant un énorme rabat de papier dans sa cravate, en allongeant indéfiniment un long visage pâle, et en faisant dans la salle, à califourchon sur sa chaise, quelques tours qu'il termina par une grande culbute, comme si sa monture l'eût désarçonné. Il faut savoir, pour comprendre la signification de cette pantomime, que l'abbé Sieys prenait depuis quelque temps des leçons d'équitation, dans le jardin du Luxembourg, au grand amusement des promeneurs, qui se rassemblaient en foule pour jouir de l'air gauche et raide du nouvel écuyer.

Le déjeuner fini, M. Eugène se rendit auprès du général Bonaparte, dont il était aide-de-camp, et ses amis rejoignirent les divers corps auxquels ils appartenaient. Je sortis sur leurs pas; car, d'après quelques mots qui venaient d'être dits chez mon jeune maître, je me doutais qu'il allait se passer quelque chose de grave et d'intéressant. M. Eugène avait donné rendez-vous à ses camarades au Pont-Tournant; je m'y rendis, et j'y trouvai un rassemblement considérable d'officiers en uniforme, à cheval, et tout prêts à suivre le général Bonaparte à Saint-Cloud.

Les commandans de chaque arme avaient été invités par le général Bonaparte à donner à déjeuner à leur corps d'officiers, et ils avaient fait comme mon jeune maître. Cependant les officiers, même les généraux, n'étaient pas tous dans le secret; et le général Murat lui-même, qui se jeta dans la salle des Cinq-Cents, à la tête des grenadiers, croyait qu'il ne s'agissait que d'une dispense d'âge que le général Bonaparte allait demander, afin d'obtenir une place de directeur.

J'ai su, d'une source certaine, que, au moment où le général Jubé, dévoué au général Bonaparte, rassembla dans la cour du Luxembourg la garde des directeurs dont il était commandant, l'honnête M. Gohier, président du directoire, avait mis la tête à la fenêtre, en criant à Jubé:—Citoyen général, que faites-vous donc là?—Citoyen président, vous le voyez bien; je rassemble la garde.—Sans doute je le vois bien, citoyen général; mais pourquoi la rassemblez-vous?—Citoyen président, je vais en faire l'inspection, et commander une grande manœuvre. En avant, marche!—Et le citoyen général sortit à la tête de sa troupe pour aller rejoindre le général Bonaparte à Saint-Cloud, tandis que celui-ci était attendu chez le citoyen président, qui se morfondait auprès du déjeuner auquel il l'avait invité pour le matin même.

Le général Marmont avait eu aussi à déjeuner les officiers de l'arme qu'il commandait (c'était, je crois, l'artillerie). À la fin du repas, il leur avait adressé quelques mots, les engageant à ne pas séparer leur cause de celle du vainqueur de l'Italie, et à l'accompagner à Saint-Cloud. «Mais comment voulez-vous que nous le suivions? s'écria un des convives; nous n'avons pas de chevaux.—Si ce n'est que cela qui vous arrête, dit le général, vous en trouverez dans la cour de cet hôtel. J'ai fait retenir tous ceux du manége national. Descendons, et montons à cheval.» Tous les officiers présens se rendirent à cette invitation, excepté le seul général Allix, qui déclara ne vouloir point se mêler de tout ce grabuge.

J'étais à Saint-Cloud dans les journées des 18 et 19 brumaire. Je vis le général Bonaparte haranguer les soldats et leur lire le décret par lequel il était nommé commandant en chef de toutes les troupes qui se trouvaient à Paris et dans toute l'étendue de la dix-septième division militaire. Je le vis d'abord sortir fort agité du conseil des Anciens, et ensuite de l'assemblée des Cinq-Cents. Je vis M. Lucien emmené, hors de la salle où se tenait cette dernière assemblée, par quelques grenadiers envoyés pour le protéger contre la violence de ses collègues. Il s'élança pâle et furieux sur un cheval, et galopa droit aux troupes pour les haranguer. Au moment où il tourna son épée sur le sein du général son frère, en disant qu'il serait le premier à l'immoler s'il osait porter atteinte à la liberté, des cris de vive Bonaparte! à bas les avocats! éclatèrent de toutes parts, et les soldats conduits par le général Murat se jetèrent dans la salle des Cinq-Cents. Tout le monde sait ce qui s'y passa, et je n'entrerai point dans des détails qui ont été racontés tant de fois.

Le général, devenu premier consul, s'installa au Luxembourg. À cette époque, il habitait aussi la Malmaison; mais il était souvent sur la route, aussi bien que Joséphine; car leurs voyages à Paris, quand ils occupaient cette résidence, étaient très-fréquens, non-seulement pour les affaires du gouvernement, qui y nécessitaient souvent la présence du premier consul, mais aussi pour aller au spectacle, que le général Bonaparte aimait beaucoup, donnant toujours la préférence au théâtre Français et à l'Opéra italien; observation que je ne fais qu'en passant, me réservant de présenter plus tard les traits que j'ai recueillis sur les goûts et les habitudes familières de l'empereur.

La Malmaison, à l'époque dont je parle, était un lieu de délices où l'on ne voyait arriver que des figures qui exprimaient la satisfaction; partout aussi où j'allais, j'entendais bénir le nom du premier consul et de madame Bonaparte. Dans le salon de madame Bonaparte il n'y avait pas encore l'ombre de cette étiquette sévère qu'il a fallu observer depuis à Saint-Cloud, aux Tuileries et dans tous les palais où se trouva l'empereur. La société était d'une élégance simple, également éloignée de la grossièreté républicaine et du luxe de l'empire. M. de Talleyrand était à cette époque une des personnes qui venaient le plus assidûment à la Malmaison: il y dînait quelquefois, mais y arrivait plus ordinairement le soir entre huit et neuf heures, et s'en retournait à une heure, deux heures et quelquefois même à trois heures du matin. Tout le monde était admis chez madame Bonaparte sur un pied de presque égalité qui lui plaisait beaucoup. Là venaient familièrement Murat, Duroc, Berthier et toutes les personnes qui depuis ont figuré par de grandes dignités et quelquefois même avec des couronnes dans les annales de l'empire. La famille du général Bonaparte y était aussi fort assidue, mais nous savions bien entre nous qu'elle n'aimait pas madame Bonaparte; ce dont j'acquis les preuves par la suite. Mademoiselle Hortense ne quittait jamais sa mère, et toutes deux s'aimaient beaucoup. Outre les hommes distingués par leurs fonctions dans le gouvernement et dans l'armée, il en venait aussi qui ne l'étaient pas moins par leur mérite personnel et qui l'avaient été par leur naissance avant la révolution. C'était une véritable lanterne magique dont nous étions à même de voir les personnages défiler sous nos yeux, et ce spectacle, sans rappeler la gaîté des déjeuners d'Eugène, était bien loin d'être sans attraits. Parmi les personnes que nous voyions le plus souvent, il faut citer M. de Volney, M. Denon, M. Lemercier, M. le prince de Poix, MM. de Laigle, M. Charles, M. Baudin, le général Beurnonville, M. Isabey, et un grand nombre d'autres hommes célèbres dans les sciences, les lettres et les arts; enfin la plupart des personnes qui composaient la société de madame de Montesson.

Madame Bonaparte et mademoiselle Hortense sortaient souvent à cheval, et allaient se promener dans la campagne; dans ces excursions, les plus fidèles écuyers étaient ordinairement M. le prince de Poix et MM. de Laigle. Un jour, comme une de ces cavalcades rentrait dans la cour de la Malmaison, le cheval que montait mademoiselle Hortense fut effrayé et s'emporta. Mademoiselle Hortense, qui montait parfaitement à cheval et qui était fort leste, voulut sauter sur le gazon qui bordait la route; mais l'attache qui retenait sous son pied l'extrémité inférieure de son amazone, l'empêcha de se débarrasser assez promptement, de sorte qu'elle fut renversée et traînée par son cheval pendant la longueur de quelques pas. Heureusement que ces messieurs qui l'accompagnaient, l'ayant vue tomber, s'étaient précipités en bas de leur cheval et arrivèrent à temps pour la relever. Elle ne s'était, par un bonheur extraordinaire, fait aucune contusion, et fut la première à rire de sa mésaventure.

Pendant les premiers temps de mon séjour à la Malmaison, le premier consul couchait toujours avec sa femme, comme un bon bourgeois de Paris, et je n'entendis parler d'aucune intrigue galante qui ait eu lieu dans le château. Cette société, dont la plupart des membres étaient jeunes, et qui souvent était fort nombreuse, se livrait souvent à des exercices qui rappelaient les récréations de collége; enfin, un des grands divertissemens des habitans de la Malmaison était de jouer aux barres. C'était ordinairement après le dîner que Bonaparte, MM. de Lauriston, Didelot, de Luçay, de Bourrienne, Eugène, Rapp, Isabey, madame Bonaparte et mademoiselle Hortense se divisaient en deux camps, où des prisonniers faits et échangés rappelaient au premier consul le grand jeu auquel il donnait la préférence.

Dans ces parties de barres, les coureurs les plus agiles étaient M. Eugène, M. Isabey et mademoiselle Hortense; quant au général Bonaparte, il tombait souvent, mais il se relevait en riant aux éclats.

Le général Bonaparte et sa famille paraissaient jouir d'un rare bonheur, surtout quand ils étaient à la Malmaison. Cette habitation était loin, malgré l'agrément dont on y jouissait, de ressembler à ce qu'elle a été depuis. La propriété se composait du château, qu'à son retour d'Égypte Bonaparte avait trouvé en assez mauvais état, d'un parc déjà fort joli, et d'une ferme dont les revenus n'excédaient sûrement pas douze mille francs par an. Joséphine présida elle-même à tous les travaux qui y furent exécutés, et jamais aucune femme ne fut douée d'autant de goût.

Dès le commencement, on joua la comédie à la Malmaison. C'était un genre de délassement que le premier consul aimait beaucoup, mais il ne remplit jamais d'autre rôle que celui de spectateur. Toutes les personnes attachées à la maison assistaient aux représentations, et je ne tairai point le plaisir que nous goûtions, plus peut-être que tous les autres, à voir ainsi travesties sur la scène les personnes au service desquelles nous nous trouvions. La troupe de la Malmaison, s'il m'est permis de désigner ainsi des acteurs d'une position sociale aussi élevée, se composait principalement de MM. Eugène, Jérôme, Lauriston, de Bourrienne, Isabey; de Leroy, Didelot; de mademoiselle Hortense, de madame Caroline Murat, et des demoiselles Auguié, dont l'une a épousé depuis le maréchal Ney, et l'autre M. de Broc. Toutes les quatre étaient très-jeunes, charmantes, et peu de théâtres à Paris auraient pu réunir quatre aussi jolies actrices. Elles avaient d'ailleurs beaucoup de grâce sur la scène, et jouaient leurs rôles avec un véritable talent. Elles étaient là presque comme dans le salon où elles avaient un ton d'une exquise délicatesse. Le répertoire ne fut pas d'abord très-varié, mais il était en général bien choisi. La première représentation à laquelle j'assistai était composée du Barbier de Séville, dans lequel M. Isabey jouait le rôle de Figaro, et mademoiselle Hortense celui de Rosine; et du Dépit amoureux. Une autre fois je vis représenter la Gageure imprévue, et les fausses Consultations. Mademoiselle Hortense et M. Eugène jouaient parfaitement dans cette dernière pièce, et je me rappelle encore actuellement combien, dans le rôle de madame Leblanc, mademoiselle Hortense paraissait encore plus jolie, sous son costume de vieille. M. Eugène représentait M. Lenoir, et M. Lauriston le charlatan. Le premier consul, comme je l'ai dit, se bornait au rôle de spectateur, mais il paraissait prendre à ce spectacle d'intérieur, et pour ainsi dire de famille, le plaisir le plus vif; il riait, il applaudissait du meilleur cœur, mais souvent aussi il critiquait. Madame Bonaparte s'amusait également, et, quand elle n'aurait pas été fière des succès de ses enfans, les premiers sujets de la troupe, il aurait suffi que ce fût un délassement agréable à son mari, pour qu'elle eût eu l'air de s'y plaire, car son étude constante était de contribuer au bonheur du grand homme qui avait uni sa destinée à la sienne.

Quand vin jour de représentation était arrêté, il n'y avait point relâche, mais souvent changement de spectacle, non pour cause d'indisposition ou d'une migraine d'actrice, comme cela arrive aux théâtres de Paris, mais pour des motifs plus sérieux; il arrivait souvent que M. d'Etieulette recevait l'ordre de rejoindre son régiment, qu'une mission importante était confiée au comte Almaviva; mais Figaro et Rosine restaient toujours à leur poste, et le désir de plaire au premier consul était d'ailleurs si général parmi tous ceux qui l'entouraient, que les doubles montraient la meilleure volonté en l'absence de leurs chefs d'emploi, et que le spectacle enfin ne manqua jamais faute d'un acteur[4].


CHAPITRE III.

M. Charvet.—Détails antérieurs à l'entrée de l'auteur chez madame Bonaparte.—Départ pour l'Égypte.—La Pomone.—Madame Bonaparte à Plombières.—Chute horrible.—Madame Bonaparte forcée de rester aux eaux, envoie chercher sa fille.—Euphémie.—Friandise et malice.—La Pomone capturée par les Anglais.—Retour à Paris.—Achat de la Malmaison.—Premiers complots contre la vie du premier consul.—Les marbriers.—Le tabac empoisonné.—Projets d'enlèvement.—Installation aux Tuileries.—Les chevaux et le sabre de Campo-Formio.—Les héros d'Égypte et d'Italie.—Lannes.—Murat.—Eugène.—Disposition des appartemens aux Tuileries.—Service de bouche du premier consul.—Service de la chambre.—M. de Bourrienne.—Partie de billard avec madame Bonaparte.—Les chiens de garde.—Accident arrivé à un ouvrier.—Les jours de congé du premier consul.—Le premier consul fort aimé dans son intérieur.—Ils n'oseraient!—Le premier consul tenant les comptes de sa maison.—Le collier de misère.


Je n'étais que depuis fort peu de temps attaché au service de madame Bonaparte, lorsque je fis connaissance avec M. Charvet, concierge de la Malmaison. Ma liaison avec cet excellent homme devint chaque jour de plus en plus intime, et à tel point, que par la suite il me donna une de ses filles en mariage. J'étais avide de savoir par lui tout ce qui se rapportait à madame Bonaparte et au premier consul, antérieurement à mon entrée dans la maison, et, sur ce point, il mettait dans nos fréquens entretiens la plus grande complaisance à satisfaire ma curiosité; c'est à sa confiance que je dois les détails suivans sur la mère et sur la fille.

Lorsque le général Bonaparte partit pour l'Égypte, madame Bonaparte l'accompagna jusqu'à Toulon; elle désirait même beaucoup le suivre en Égypte, et quand le général lui faisait des objections, elle lui faisait observer que, née créole, la chaleur du climat lui serait plus favorable que dangereuse, et par un singulier rapprochement, c'était sur la Pomone qu'elle voulait faire la traversée, c'est-à-dire sur le bâtiment même qui dans sa première jeunesse l'avait amenée de la Martinique en France. Le général Bonaparte ayant fini par céder au désir de sa femme, lui promit de lui envoyer la Pomone, et l'engagea à aller en attendant prendre les eaux de Plombières. Les choses furent ainsi convenues entre le mari et la femme, et madame Bonaparte fut enchantée d'aller aux eaux de Plombières, ce qu'elle désirait faire depuis long-temps, connaissant comme tout le monde la réputation dont jouissent ces eaux pour raviver les fécondités paresseuses.

Madame Bonaparte n'était que depuis peu de temps à Plombières, lorsqu'un matin, étant dans son salon, occupée à ourler des madras, et causant avec les dames de la société, madame de Cambis, qui était sur le balcon, l'appela pour lui faire voir un joli petit chien qui passait dans la rue. Toute la société courut au balcon sur les pas de madame Bonaparte, et alors le balcon s'écroula avec un épouvantable fracas. Heureusement, et l'on peut dire par un grand hasard, personne ne fut tué; mais madame de Cambis eut la cuisse cassée; madame Bonaparte fut cruellement meurtrie, sans avoir, à la vérité, éprouvé aucune fracture. M. Charvet, qui était dans une pièce au dessus du salon, accourut au bruit, et fit immédiatement tuer un mouton qu'on dépouilla, et dans la peau duquel on enveloppa madame Bonaparte. Elle fut long-temps à se rétablir. Ses bras et ses mains surtout étaient tellement contusionnés, qu'elle fut pendant quelque temps sans pouvoir en faire aucun usage, de sorte qu'il fallait couper ses alimens, la faire manger, et lui rendre enfin tous les services que l'on rend ordinairement à un enfant.

On vient de voir tout à l'heure que Joséphine croyait aller rejoindre son mari en Égypte, ce qui donnait lieu de penser que son séjour aux eaux de Plombières ne serait pas long; mais son accident lui fit juger qu'il se prolongerait indéfiniment, et elle désira, pendant qu'elle achèverait de se rétablir, avoir auprès d'elle sa fille Hortense, alors âgée de quinze ans, et qui était élevée dans le pensionnat de madame Campan. Elle l'envoya chercher par une mulâtre qu'elle aimait beaucoup; elle s'appelait Euphémie, était la sœur de lait de madame Bonaparte, et passait même, sans que je sache si cette présomption était fondée, pour être sa sœur naturelle. Euphémie partit avec M. Charvet, dans une des voitures de madame Bonaparte. Mademoiselle Hortense les voyant arriver, fut enchantée du voyage qu'elle allait faire, et surtout de l'idée de se rapprocher de sa mère, pour laquelle elle avait la plus vive tendresse. Mademoiselle Hortense était, je ne dirai pas gourmande, mais friande à l'excès; aussi M. Charvet, en me racontant ces particularités, me dit-il que dans chaque ville un peu considérable où ils passaient, on remplissait la voiture de bonbons et de friandises, dont mademoiselle Hortense faisait une très-grande consommation. Un jour qu'Euphémie et M. Charvet s'étaient profondément endormis, tout à coup ils furent réveillés par une détonation qui leur parut terrible, et qui ne les laissa pas sans une vive inquiétude, voyant à leur réveil qu'ils traversaient une épaisse forêt. Cet accident fortuit fit rire aux éclats Hortense, car ils avaient à peine manifesté leur frayeur, qu'ils se virent inondés d'une mousse odorante, qui leur expliqua d'où venait la détonation: c'était celle d'une bouteille de vin de Champagne placée dans une des poches de la voiture, et que la chaleur jointe au mouvement, ou plutôt la malice de la jeune voyageuse, avait fait déboucher avec bruit. Quand mademoiselle Hortense arriva à Plombières, sa mère était à peu près rétablie, de sorte que l'élève de madame Campan y trouva toutes les distractions qui plaisent et conviennent à l'âge qu'avait alors la fille de madame Bonaparte.

On a raison de dire qu'à quelque chose malheur est bon, car, sans l'accident arrivé à madame Bonaparte, il est dans les choses probables qu'elle serait devenue prisonnière des Anglais; elle apprit en effet que la Pomone, bâtiment sur lequel on a vu qu'elle voulait faire la traversée, était tombée au pouvoir de ces ennemis de la France. Comme d'ailleurs le général Bonaparte, dans toutes ses lettres, détournait sa femme du projet qu'elle avait de le rejoindre, elle revint à Paris.

À son arrivée, Joséphine songea à remplir un désir que lui avait témoigné le général Bonaparte avant de partir. Il lui avait dit qu'il voudrait, pour son retour, avoir une maison de campagne, et il avait même chargé son frère Joseph de s'en occuper de son côté, ce que M. Joseph ne fit pas. Madame Bonaparte, qui, au contraire, était toujours en recherche de ce qui pouvait plaire à son mari, chargea plusieurs personnes de faire des courses dans les environs de Paris pour y découvrir une habitation qui pût lui convenir. Après avoir hésité long-temps entre Ris et la Malmaison, elle se décida pour cette dernière, qu'elle acheta de M. Lecoulteux-Dumoley, moyennant, je crois, une somme de quatre cent mille francs.

Tels étaient les récits que M. Charvet avait l'obligeance de me faire pendant les premiers temps où je fus attaché au service de madame Bonaparte; tout le monde dans la maison aimait à parler d'elle, et ce n'était sûrement pas pour en médire, car jamais femme n'a été plus aimée de tous ceux qui l'entouraient, et n'a mieux mérité de l'être. Le général Bonaparte était aussi un homme excellent dans l'intérieur de la vie privée.

Depuis le retour du premier consul de sa campagne d'Égypte, plusieurs tentatives avaient été faites contre ses jours. La police l'avait fait mainte fois avertir de se tenir sur ses gardes, et de ne point s'aventurer seul dans les environs de la Malmaison. Le premier consul était peu défiant, surtout avant cette époque. Mais la découverte des piéges qui lui étaient tendus jusque dans son plus secret intérieur, le forcèrent à user de précaution et de prudence. On a dit depuis que ces prétendus complots n'étaient que des fabrications de la police pour se rendre nécessaire au premier consul, ou (qui sait?) du premier consul lui-même pour redoubler l'intérêt qui s'attachait à sa personne, par la crainte des périls qui menaçaient sa vie; et pour preuve de la fausseté de ces tentatives, on a allégué leur absurdité. Je ne saurais prétendre à sonder de pareils mystères; mais il me semble qu'en la matière dont il s'agit, l'absurdité ne prouve rien, ou du moins ne prouve pas la fausseté. Les conspirateurs de cette époque ont donné leur mesure en fait d'extravagance. Quoi de plus absurde, et pourtant de plus réel, que l'atroce folie de la machine infernale? Quoi qu'il en soit, je vais raconter ce qui se passa sous mes yeux dans les premiers mois de mon séjour à la Malmaison. Personne n'avait dans la maison, ou du moins personne ne manifesta devant moi le moindre doute sur la réalité de ces attentats.

Pour se défaire du premier consul, tous les moyens paraissaient bons à ses ennemis. Ils faisaient tout entrer dans leurs calculs, et jusqu'à ses distractions. Le fait suivant en est la preuve.

Il y avait des réparations et des embellissemens à faire aux cheminées des appartenons du premier consul, à la Malmaison. L'entrepreneur chargé de ces travaux avait envoyé des marbriers, parmi lesquels, selon toute apparence, s'étaient glissés quelques misérables gagnés par les conspirateurs. Les personnes attachées au premier consul étaient sans cesse sur le qui-vive, et exerçaient la plus grande surveillance. On crut s'être aperçu que, dans le nombre de ces ouvriers, il se trouvait des hommes qui feignaient de travailler, mais dont l'air et la tournure contrastaient avec leur genre d'occupation. Les soupçons n'étaient malheureusement que trop fondés, car les appartenons étant prêts à recevoir le premier consul, et au moment où il venait les occuper, on trouva, en y faisant une tournée, sur le bureau auquel il allait s'asseoir, une tabatière en tout semblable à une de celles que le premier consul portait habituellement. On s'imagina d'abord que cette boîte lui appartenait bien en effet, et qu'elle avait été oubliée là par son valet de chambre; mais les doutes inspirés par la tournure équivoque de quelques-uns des marbriers, ayant pris plus de consistance, on fit examiner et décomposer le tabac. Il était empoisonné.

Les auteurs de cette perfidie avaient, dit-on, dans ce temps, des intelligences avec d'autres conspirateurs, qui devaient essayer d'un autre moyen pour se débarrasser du premier consul. Ils voulaient assaillir la garde du château (la Malmaison) et enlever de force le chef du gouvernement. Dans ce dessein ils avaient fait faire des uniformes semblables à ceux des guides consulaires, qui alors faisaient jour et nuit le service auprès du premier consul, et le suivaient à cheval dans ses excursions. Sous ce costume, et à l'aide de leurs intelligences avec leurs complices de l'intérieur (les prétendus ouvriers en marbre), ils auraient pu facilement s'approcher et se mêler avec la garde, qui était logée et nourrie au château; ils auraient pu même parvenir jusqu'au premier consul, et l'enlever. Cependant ce premier projet fut abandonné comme trop chanceux, et les conspirateurs se flattèrent de parvenir plus sûrement et avec moins de péril à leurs fins, en profitant des fréquens voyages du premier consul à Paris. Avec le secours de leur travestissement, ils devaient, sur la route, se mêler aux guides de l'escorte et les massacrer. Leur point de ralliement était aux carrières de Nanterre. Leur complot fut, pour la seconde fois, éventé. Il y avait dans le parc de la Malmaison une carrière assez profonde; on craignit qu'ils n'en profitassent pour s'y cacher et exercer quelque violence sur le premier consul, dans une de ses promenades solitaires, et l'on y fit mettre une porte de fer.

Le 19 février, à une heure après midi, le premier consul se rendit en pompe aux Tuileries, que l'on appelait alors le palais du gouvernement, pour s'y installer avec toute sa maison. Il avait avec lui ses deux collègues, dont l'un, le troisième consul, devait occuper la même résidence, et s'établir au pavillon de Flore. La voiture des consuls était attelée des six chevaux blancs, dont l'empereur d'Allemagne avait fait présent au vainqueur de l'Italie, après la signature du traité de paix de Campo-Formio. Le sabre que le premier consul portait à cette cérémonie, et qui était magnifique, lui avait aussi été donné par ce monarque, à la même occasion. Une chose remarquable dans ce solennel changement de domicile, c'est que les acclamations et les regards de la foule, et même ceux des spectateurs plus distingués qui encombraient les fenêtres de la rue Thionville et du quai Voltaire, ne s'adressaient qu'au premier consul et aux jeunes guerriers de son brillant état-major, encore tout noircis par le soleil des Pyramides ou d'Italie. Au premier rang marchaient les généraux Lannes et Murat, le premier, facile à reconnaître à l'audace de son air et de ses manières toutes militaires; le second, aux mêmes qualités, et de plus à une élégance très-recherchée dans son costume et dans ses armes. Son titre nouveau de beau-frère du premier consul contribuait aussi puissamment à fixer sur lui l'attention universelle. Pour moi, toute la mienne était absorbée par le principal personnage du cortége, que je ne voyais, comme tout le peuple qui m'entourait, qu'avec une sorte de religieuse admiration, et par son beau-fils, par le fils de mon excellente maîtresse, lui-même mon ancien maître, le brave, modeste et bon prince Eugène, qui n'était pas encore prince alors. À son arrivée aux Tuileries, le premier consul s'empara sur-le-champ de l'appartement qu'il a occupé depuis, et qui faisait partie des anciens appartemens royaux. Ce logement se composait d'une chambre à coucher, d'une salle de bain, d'un cabinet et d'un salon dans lequel il donnait audience le matin, d'un second salon où se tenaient les aides-de-camp de service, et qui lui servait de salle à manger, et d'une vaste antichambre. Madame Bonaparte avait ses appartemens à part au rez-de-chaussée, les mêmes aussi qu'elle a occupés comme impératrice. Au dessus du corps-de-logis habité par le premier consul était le logement de M. de Bourrienne, son secrétaire, d'où il communiquait avec les appartemens du premier consul par un escalier dérobé.

Quoiqu'à cette époque il y eût déjà des courtisans, il n'y avait pourtant point encore de cour. L'étiquette était des plus simples. Le premier consul, comme je crois l'avoir déjà dit, couchait dans le même lit que sa femme. Ils habitaient ensemble tantôt les Tuileries, tantôt la Malmaison; on ne voyait encore ni grand-maréchal, ni chambellans, ni préfets du palais, ni dames d'honneur, ni dames d'annonce, ni dames d'atours, ni pages. La maison du premier consul se composait seulement de M. Pfister, intendant de la maison, de MM. Venard, chef de cuisine, Gaillot, Dauger, chefs d'emploi, Colin, chef d'office. M. Ripeau était bibliothécaire, M. Vigogne père, écuyer. Les personnes attachées au service particulier étaient M. Hambart, premier valet de chambre, Hébert, valet de chambre ordinaire, et Roustan, mameluck du premier consul; il y avait de plus une quinzaine de personnes pour remplir les emplois subalternes. M. de Bourrienne dirigeait tout ce monde et ordonnançait les dépenses; quoique très-vif, il avait su se concilier l'estime et l'affection universelle; il était bon, obligeant et surtout très-juste. Aussi, lors de sa disgrâce, toute la maison en fut-elle affligée; pour moi, j'ai gardé de lui un sincère et respectueux souvenir, et j'espère que, s'il a eu le malheur de trouver des ennemis parmi les grands, il n'a du moins rencontré dans ses inférieurs que des cœurs reconnaissans et qui l'ont vivement regretté.

Quelques jours après cette installation, il y eut au château réception du corps diplomatique: on verra par les détails que j'en vais donner, combien était simple alors l'étiquette de ce qu'on appelait déjà la Cour.

À huit heures du soir, les appartemens de madame Bonaparte, situés comme je viens de le dire, dans la partie du rez-de-chaussée qui regarde le jardin, étaient encombrés de monde; c'était un luxe incroyable de plumes, de diamans, de toilettes éblouissantes; on fut obligé, à cause de la foule, d'ouvrir la chambre à coucher de madame Bonaparte, car les deux salons étaient si pleins que la circulation devenait impossible.

Lorsqu'après beaucoup d'embarras et de peine, tout ce monde eut pris place tant bien que mal, on annonça madame Bonaparte, qui parut conduite pas M. de Talleyrand. Elle avait une robe de mousseline blanche, à manches courtes, un collier de perles au cou, et la tête nue; les cheveux en tresse, retenus par un peigne d'écaillé avec une négligence pleine de charmes; ses oreilles durent être agréablement frappées du murmure flatteur qui l'accueillit à son entrée. Jamais elle n'eut, je crois, plus de grâce et de majesté.

M. de Talleyrand, toujours donnant la main à madame Bonaparte, eut l'honneur de lui présenter les membres du corps diplomatique les uns après les autres, non point par leurs noms, mais par ceux de leurs cours. Ensuite il fit successivement avec elle le tour des deux salons. La revue du second salon était à moitié faite, lorsqu'entra, sans se faire annoncer, le premier consul revêtu d'un uniforme extrêmement simple, la taille serrée d'une écharpe tricolore en soie avec la frange pareille. Il portait un pantalon collant en casimir blanc, des bottes à revers, et il avait son chapeau à la main. Cette mise si peu recherchée formait au milieu des habits brodés, surchargés de cordons et de bijoux que portaient les ambassadeurs et dignitaires étrangers, un contraste aussi imposant pour le moins que la toilette de madame Bonaparte avec celle des dames invitées.

Avant de raconter comment je quittai le service de madame Bonaparte pour celui du chef de l'état, et le séjour de la Malmaison pour la seconde campagne d'Italie, je crois bon de m'arrêter, de jeter un regard en arrière, et de placer ici un ou deux souvenirs qui se rapportent au temps où j'appartenais à Madame Bonaparte. Elle aimait à veiller et à faire, le soir, quand presque toute la société s'était retirée, une partie de billard et plus souvent de trictrac. Il arriva une fois qu'ayant renvoyé tout son monde et ne se sentant point encore envie de dormir, elle me demanda si je savais jouer au billard; sur ma réponse, qui fut affirmative, elle m'engagea avec une bonté charmante à faire sa partie, et j'eus plusieurs fois l'honneur de jouer avec elle. Quoique je fusse d'une certaine force, je m'arrangeais de manière à la laisser gagner souvent, ce qui l'amusait beaucoup. Si c'était là de la flatterie, je dois m'en avouer coupable, mais je crois que j'aurais agi de la même manière vis-à-vis de toute autre femme, quels qu'eussent été son rang et sa position par rapport à moi, pour peu qu'elle eût été seulement à moitié aussi aimable que madame Bonaparte.

Le concierge de la Malmaison, qui avait toute la confiance de ses maîtres, entre autres moyens de défense et de surveillance imaginés par lui, pour mettre la demeure et la personne du premier consul à l'abri d'un coup de main, avait fait dresser pour la garde du château plusieurs chiens énormes, au nombre desquels se trouvaient deux très-beaux chiens de Terre-Neuve. On travaillait sans cesse aux embellissemens de la Malmaison, une foule d'ouvriers y passaient les nuits, et l'on avait grand soin de les avertir de ne pas s'aventurer seuls dehors. Une nuit que quelques-uns des chiens de garde étaient avec les ouvriers dans l'intérieur du château et se laissaient caresser par eux, leur douceur apparente inspira à un de ces hommes assez de courage ou plutôt d'imprudence pour qu'il ne craignît pas de sortir; il crut même ne pouvoir mieux faire, pour éviter tout danger, que de se mettre sous la protection d'un de ces terribles animaux. Il en prit donc un avec lui, et ils passèrent très-amicalement ensemble le seuil de la porte; mais à peine furent-ils dehors, que le chien s'élança sur son malheureux compagnon et le renversa; les cris du pauvre ouvrier réveillèrent plusieurs gens de service, et l'on courut à son secours; il était temps, car le chien le tenait terrassé et lui serrait cruellement la gorge; on le releva grièvement blessé. Madame Bonaparte, qui apprit cet accident, fit soigner jusqu'à parfaite guérison celui qui avait manqué d'en être victime, et lui donna une forte gratification, en lui recommandant plus de prudence à l'avenir.

Tous les momens que le premier consul pouvait dérober aux affaires, il venait les passer à la Malmaison; la veille de chaque décadi était un jour d'attente et de fête pour tout le château. Madame Bonaparte envoyait des domestiques à cheval et à pied au-devant de son époux; elle y allait souvent elle-même avec sa fille et les familiers de la Malmaison. Quand je n'étais pas de service, je prenais aussi cette direction de moi-même et tout seul; car tout le monde avait pour le premier consul une égale affection, et éprouvait à son sujet la même sollicitude. Tels étaient l'acharnement et l'audace des ennemis du premier consul, que le chemin, pourtant assez court, de Paris à la Malmaison était semé de dangers et de piéges; on savait que plusieurs tentatives pour l'enlever dans ce trajet avaient été faites et pouvaient se renouveler. Le passage le plus suspect était celui des carrières de Nanterre, dont j'ai déjà parlé; aussi étaient-elles soigneusement visitées et surveillées par les gens de la maison, les jours de visite du premier consul; on finit par faire boucher les trous les plus voisins de la route. Le premier consul nous savait gré de notre dévouement et nous en témoignait sa satisfaction; mais pour lui il paraissait toujours être sans crainte et sans inquiétude; souvent même il se moquait un peu de la nôtre, et racontait très-sérieusement à la bonne Joséphine qu'il l'avait échappé belle sur la route; que des hommes à visage sinistre s'étaient montrés maintes fois sur son passage; que l'un d'eux avait eu l'audace de le coucher en joue, etc.; fit quand il la voyait bien effrayée, il éclatait de rire et lui donnait quelques tapes ou quelques baisers sur la joue et sur le cou, en lui disant: «N'aie pas peur, ma grosse bête; ils n'oseraient

Il s'occupait plus dans ces jours de congé, comme il les appelait lui-même, de ses affaires particulières que de celles de l'état. Mais jamais il ne pouvait rester oisif: il faisait démolir, relever, bâtir, agrandir, planter, tailler sans cesse dans le château et dans le parc, examinait les comptes des dépenses, calculait ses revenus et prescrivait les économies. Le temps passait vite dans toutes ces occupations, et le moment était bientôt venu où il fallait aller, ainsi qu'il le disait, reprendre le collier de misère.


CHAPITRE IV.

Le premier consul prend l'auteur à son service.—Oubli.—Chagrin.—Consolations offertes par madame Bonaparte.—Réparation.—Départ de Constant pour le quartier-général du premier consul.—Enthousiasme des soldats partant pour l'Italie.—L'auteur rejoint le premier consul.—Hospice du mont Saint-Bernard.—Passage.—La ramasse.—Humanité des religieux et générosité du premier consul.—Passage du mont Albaredo.—Coup d'œil du premier consul.—Prise du fort de Bard.—Entrée à Milan.—Joie et confiance des Milanais.—Les collègues de Constant.—Hambard.—Hébert.—Roustan.—Ibrahim-Ali.—Colère d'un Arabe.—Le poignard.—Le bain de Surprise.—Suite de la campagne d'Italie.—Combat de Montebello.—Arrivée de Desaix.—Longue entrevue avec le premier consul.—Colère de Desaix contre les Anglais.—Bataille de Marengo.—Pénible incertitude.—Victoire.—Mort de Desaix.—Douleur du premier consul.—Les aides-de-camp de Desaix devenus aides-de-camp du premier consul.—MM. Rapp et Savary.—Tombeau de Desaix sur le mont Saint-Bernard.


Vers la fin de mars 1800, cinq à six mois après mon entrée chez madame Bonaparte, le premier consul arrêta un jour ses regards sur moi, pendant son dîner, et après m'avoir assez long-temps examiné et toisé de la tête aux pieds: «Jeune homme, me dit-il, voudriez-vous me suivre en campagne?» Je répondis avec beaucoup d'émotion que je ne demandais pas mieux. «Eh bien, vous me suivrez donc;» et en se levant de table il donna à M. Pfister, intendant, l'ordre de me porter sur la liste des personnes de la maison qui seraient du voyage. Mes apprêts ne furent pas longs; j'étais enchanté de l'idée d'être attaché au service particulier d'un si grand homme, et je me voyais déjà au delà des Alpes... Le premier consul partit sans moi! M. Pfister, par un défaut de mémoire peut-être prémédité, avait oublié de m'inscrire sur la liste. Je fus au désespoir, et j'allai en pleurant conter ma mésaventure à mon excellente maîtresse, qui eut la bonté de chercher à me consoler en me disant: «Eh bien, Constant, tout n'est pas perdu, mon ami: vous resterez avec moi, vous chasserez dans le parc pour vous distraire, et peut-être le premier consul finira-t-il par vous redemander.» Pourtant madame Bonaparte n'y comptait pas, car elle pensait ainsi que moi, quoique par bonté elle ne voulût pas me le dire, que c'était le premier consul qui, ayant changé d'idée et ne voulant plus de mes services en campagne, avait lui-même donné contre-ordre. J'acquis bientôt après la certitude du contraire. En passant à Dijon, dans sa marche vers le mont Saint-Bernard, le premier consul, qui me croyait à sa suite, me demanda et apprit alors que l'on m'avait oublié; il en témoigna quelque mécontentement, et voulut que M. de Bourrienne écrivît sur-le-champ à madame Bonaparte, la priant de me faire partir sans tarder. Un matin que mon chagrin m'était revenu, plus vif encore que de coutume, madame Bonaparte me fait appeler et me dit, la lettre de M. de Bourrienne à la main: «Constant, puisque vous êtes décidé à nous quitter pour faire vos campagnes, réjouissez-vous, vous allez partir; le premier consul vous fait demander. Passez chez M. Maret, pour savoir s'il ne doit pas bientôt expédier un courrier; vous feriez route en sa compagnie.» Je fus, à cette bonne nouvelle, dans un ravissement inexprimable et que je ne cherchai point à dissimuler. «Vous êtes donc bien content de vous éloigner de nous?» observa madame Bonaparte avec un sourire de bonté. «Non, Madame, répondis-je; mais ce n'est pas s'éloigner de Madame que de se rapprocher du premier consul.—Je l'espère bien, répliqua-t-elle. Allez, Constant, et ayez bien soin de lui.» S'il en eût été besoin, cette recommandation de ma noble maîtresse aurait encore ajouté au zèle et à la vigilance avec laquelle j'étais décidé à remplir ma nouvelle condition.

Je courus, sans différer, chez M. Maret, secrétaire d'état, qui me connaissait et avait beaucoup de bonté pour moi. «Préparez-vous tout de suite, me dit-il, il part un courrier ce soir ou demain matin.» Je revins en toute hâte à la Malmaison annoncer a madame Bonaparte mon prochain départ. Elle me fit à l'instant préparer une bonne chaise de poste, et Thibaut (c'était le nom du courrier que je devais accompagner) fut chargé de me commander des chevaux le long de la route. M. Maret me remit huit cents francs pour mes frais de voyage. Cette somme, à laquelle j'étais loin de m'attendre, me fit ouvrir de grands yeux; jamais je ne m'étais vu si riche. À quatre heures du matin on vint de la part de Thibaut m'avertir que tout était prêt. Je me rendis chez lui, où était la chaise de poste, et nous partîmes.

Je voyageai très-agréablement, tantôt en chaise de poste, tantôt en courrier; alors je prenais la place de Thibaut, qui prenait la mienne. Je pensais rejoindre le premier consul à Martigny, mais sa marche avait été si rapide que je ne l'atteignis qu'au couvent du mont Saint-Bernard. Sur notre route, nous dépassions continuellement des régimens en marche, des officiers et des soldats qui se hâtaient de rejoindre leurs différens corps. Leur enthousiasme était inexprimable. Ceux qui avaient fait les campagnes d'Italie se réjouissaient de retourner dans un si beau pays; ceux qui ne le connaissaient point encore brûlaient de voir les champs de bataille immortalisés par la valeur française et par le génie du héros qui marchait encore à leur tête. Tous allaient comme à une fête, et c'était en chantant qu'ils gravissaient les montagnes du Valais. Il était huit heures du matin lorsque j'arrivai au quartier-général. Pfister m'annonça, et je trouvai le général en chef dans la grande salle basse de l'hospice. Il déjeunait debout avec son état-major. Dès qu'il m'aperçut: «Ah! vous voilà donc, monsieur le drôle! Pourquoi ne m'avez-vous pas suivi?» me dit-il. Je m'excusai sur ce que, à mon grand regret, j'avais reçu contre-ordre, ou du moins sur ce qu'on m'avait laissé derrière au moment du départ. «Ne perdez pas de temps, mon ami, ajouta-t-il, mangez vite un morceau; nous allons partir.» Dès ce moment je fus attaché au service particulier du premier consul, en qualité de valet de chambre ordinaire, c'est-à-dire, selon mon tour. Ce service donnait peu de chose à faire, M. Hambart, premier valet de chambre du premier consul, étant dans l'habitude de l'habiller de la tête aux pieds.

Aussitôt après le déjeuner nous commençâmes à descendre le mont. Plusieurs personnes se laissaient glisser sur la neige, à peu près comme on dégringolait au jardin Beaujon, du haut en bas des montagnes russes. Je suivis leur exemple. On appelait cela se faire ramasser. Le général en chef descendit aussi à la ramasse un glacier presque perpendiculaire. Son guide était un jeune paysan alerte et courageux, à qui le premier consul assura un sort pour le reste de ses jours. De jeunes soldats qui s'étaient égarés dans les neiges avaient été découverts, presque morts de froid, par les chiens des religieux, et transportés à l'hospice, où ils avaient reçu tous les soins imaginables, et s'étaient vus promptement rendre à la vie. Le premier consul fit témoigner aux bons pères sa reconnaissance d'une charité si active et si généreuse. Déjà, avant de quitter l'hospice, où des tables chargées de vivres étaient préparées pour les soldats à mesure qu'ils gravissaient, il avait laissé aux pieux religieux, en récompense de l'hospitalité qu'il en avait reçue, ainsi que ses compagnons d'armes, une somme d'argent considérable, et le titre d'un fonds de rente pour l'entretien de leur couvent.

Le même jour nous escaladâmes le mont Albaredo; mais comme ce passage eût été impraticable pour la cavalerie et l'artillerie, on les fit passer par la ville de Bard, sous les batteries du fort. Le premier consul avait ordonné que l'on passerait de nuit et au galop, et il avait fait entourer de paille les roues des caissons et les pieds des chevaux. Ces précautions ne suffirent pas complétement pour empêcher les Autrichiens d'entendre nos troupes, et les canons du fort ne cessèrent de tirer à mitraille. Mais, par bonheur, les maisons de la ville mettaient nos soldats à l'abri du feu des ennemis, et plus de la moitié de l'armée traversa la ville sans avoir eu beaucoup à souffrir. Quant à la maison du premier consul, commandée par le général Gardanne, et dont je faisais partie, elle tourna le fort de Bard. Le 23 mai nous passâmes à gué un torrent qui coulait entre la ville et le fort, ayant à notre tête le premier consul. Il gravit ensuite, suivi du général Berthier et de quelques officiers, un sentier de l'Albaredo qui dominait sur le fort et sur la ville de Bard. Là, sa lunette d'approche braquée sur les batteries ennemies, contre le feu desquelles il n'était protégé que par quelques buissons, il blâma les dispositions qui avaient été prises par l'officier chargé de commander le siège, en ordonna de nouvelles dont l'effet devait être, comme il le dit lui-même, de faire tomber en peu de temps la place dans ses mains, et débarrassé désormais du souci que lui avait donné ce fort, qui l'avait, dit-il, empêché de dormir pendant les deux jours qu'il avait passés au couvent de Saint-Maurice, il s'étendit au pied d'un sapin et s'endormit d'un bon somme, tandis que l'armée continuait d'effectuer son passage. Rafraîchi par ce court instant de repos, le premier consul redescendit la montagne, continua sa marche, et nous allâmes coucher à Yvrée, où il devait passer la nuit. Le brave général Larnnes, qui commandait l'avant-garde, nous servait en quelque sorte de maréchal-des-logis, s'emparant de vive force de toutes les places qui barraient le chemin. Il n'y avait que quelques heures qu'il avait forcé le passage d'Yvrée lorsque nous y entrâmes.

Tel fut ce miraculeux passage du mont Saint-Bernard. Chevaux, canons, caissons, un matériel immense, tout fut traîné ou porté par-dessus des glaciers qui paraissaient inaccessibles, et par des sentiers en apparence impraticables, même pour un seul homme. Le canon des Autrichiens ne parvint pas plus que les neiges et les glaces à arrêter l'armée française; tant il est vrai que le génie et la persévérance du premier consul s'étaient communiqués, pour ainsi dire, jusqu'aux derniers de ses soldats et leur avaient inspiré un courage et une force dont les résultats paraîtront un jour fabuleux.

Le 2 juin, qui était le lendemain du passage du Tésin, et le jour même de notre entrée à Milan, le premier consul apprit que le fort de Bard avait été emporté la veille. Ainsi ses dispositions avaient eu promptement leur effet, et la route de communication par le Saint-Bernard était déblayée.

Le premier consul entra à Milan sans avoir rencontré beaucoup de résistance. Toute la population était accourue sur son passage, et il fut accueilli par mille acclamations. La confiance des Milanais redoubla lorsqu'ils apprirent qu'il avait promis aux membres du clergé assemblés de maintenir le culte et le clergé catholiques tels qu'ils étaient établis, et leur avait fait prêter serment de fidélité à la république cisalpine.

Le premier consul s'arrêta quelques jours dans cette capitale, et j'eus le temps de lier plus intimement connaissance avec mes collègues: c'étaient, comme je l'ai dit, MM. Hambart, Roustan et Hébert. Nous nous relevions toutes les vingt-quatre heures à midi précis. Mon premier soin, comme toutes les fois que j'ai eu à vivre avec de nouveaux visages, fut d'observer, du plus près que je le pus, le caractère et l'humeur de mes camarades, pour en tirer les conséquences qui régleraient ensuite ma conduite à leur égard, et savoir d'avance à peu près à quoi m'en tenir sur ce qu'il y aurait à craindre ou à espérer de leur commerce.

Hambart avait un dévouement sans bornes pour le premier consul, qu'il avait suivi en Égypte; mais malheureusement il avait un caractère sombre et misanthropique qui le rendait extrêmement maussade et désagréable. La faveur dont jouissait Roustan n'avait peut-être pas peu contribué à augmenter cette noire disposition. Dans son espèce de manie, il s'imaginait être l'objet d'une surveillance toute particulière. Il s'enfermait dans sa chambre, une fois son service fini, et passait dans la plus triste solitude tout son temps de loisir. Le premier consul, lorsqu'il était de bonne humeur, le plaisantait sur cette sauvagerie, l'appelant en riant mademoiselle Hambart. «Eh bien, Mademoiselle, que faites-vous donc ainsi toute seule dans votre chambre? Vous y lisez, sans doute quelques mauvais romans, quelques vieux bouquins traitant de princesses enlevées et tenues en surveillance par un géant barbare.» À quoi le pauvre Hambart répondait d'un air morose: «Mon général, vous savez sans doute mieux que moi ce que je fais;» voulant faire allusion par ces mots à l'espionnage dont il se croyait sans cesse entouré. En dépit de ce malheureux caractère, le premier consul avait beaucoup de bontés pour lui. Lors du voyage au camp de Boulogne, il refusa de suivre l'empereur, qui lui donna pour retraite la conciergerie du palais de Meudon. Là il fit mille traits de folie. Sa fin fut lamentable: pendant les cent jours, après une audience qu'il avait eue de l'empereur, il fut pris d'un de ses accès, et se précipita sur un couteau de cuisine avec tant de violence, que la lame lui sortait de deux pouces derrière le dos. Comme on pensait dans ce temps que j'avais à craindre la colère de l'empereur, le bruit se répandit que c'était moi qui m'étais suicidé, et cette mort tragique fut annoncée dans quelques journaux comme ayant été la mienne.

Hébert, valet de chambre ordinaire, était un jeune homme fort doux, mais d'une excessive timidité. Il avait, comme au reste toutes les personnes de la maison, l'affection la plus dévouée pour le premier consul. Il arriva un jour, en Égypte, que celui-ci, qui n'avait jamais pu se raser lui-même (c'est moi, comme je le raconterai ailleurs avec quelques détails, qui lui ai appris à se faire la barbe), fit demander Hébert en l'absence de Hambart, qui le rasait ordinairement, pour remplir cet office. Comme il était quelquefois arrivé à Hébert, par un effet de sa grande timidité, de couper le menton de son maître, ce dernier, qui avait à la main des ciseaux, dit à Hébert lorsqu'il s'approchait tenant son rasoir: «Prends bien garde à toi, drôles; si tu me coupes, je te fourre mes ciseaux dans le ventre.» Cette menace, faite d'un air presque sérieux, mais qui n'était au fond qu'une plaisanterie, comme j'ai vu cent fois l'empereur aimera en faire, fit une telle impression sur Hébert, qu'il lui fut impossible d'achever son ouvrage. Il lui prit un tremblement convulsif, son rasoir lui tomba des mains, et le général en chef eut beau tendre le cou et lui crier vingt fois en riant: «Allons, achève donc, poltron,» non-seulement Hébert fut pour cette fois obligé d'en rester là, mais même depuis ce temps il lui fallut renoncer à remplir l'office de barbier. L'empereur n'aimait point cette excessive timidité dans les gens de son service; ce qui ne l'empêcha point, lorsqu'il fit remettre à neuf le château de Rambouillet, de donner la place de concierge à Hébert, qui la lui avait demandée.

Roustan, si connu sous le nom de mameluck de l'empereur, était d'une bonne famille de Géorgie; enlevé à l'âge de six à sept ans et conduit au Caire, il y avait été élevé parmi de jeunes esclaves qui servaient les mamelucks, en attendant qu'ils eussent l'âge d'entrer eux-mêmes dans cette belliqueuse milice. Le sheick du Caire, en faisant don au général Bonaparte d'un magnifique cheval arabe, lui avait donné en même temps Roustan et Ibrahim, autre mameluck, qui fut ensuite attaché au service de madame Bonaparte, sous le nom d'Ali. On sait que Rouslan devint un accompagnement indispensable dans toutes les occasions où l'empereur paraissait en public. Il était de tous les voyages, de tous les cortéges, et ce qui lui fait surtout honneur, de toutes les batailles. Dans le brillant état-major qui suivait l'empereur, il brillait plus que tout autre par l'éclat de son riche costume oriental. Sa vue faisait un prodigieux effet, surtout sur les gens du peuple et en province. On le croyait en très-grand crédit auprès de l'empereur, et cela venait, selon quelques personnes crédules, de ce que Roustan avait sauvé les jours de son maître, en se jetant entre lui et le sabre d'un ennemi tout prêt de l'atteindre. Je crois que c'était une erreur. La faveur toute particulière dont il était l'objet était assez motivée par la bonté habituelle de S. M. pour toutes les personnes de son service. D'ailleurs cette faveur ne s'étendait pas au delà du cercle des rapports domestiques. M. Roustan a épousé une jeune et jolie Française, nommée mademoiselle Douville, dont le père était valet de chambre de l'impératrice Joséphine. Lorsque, en 1814 et 1815, quelques journaux lui firent une sorte de reproche de n'avoir point suivi jusqu'au bout la fortune de celui pour lequel il avait toujours annoncé le plus grand dévouement, il répondit que les liens de famille qu'il avait contractés lui défendaient de quitter la France, et qu'il ne pouvait rien déranger au bonheur dont il jouissait dans son intérieur.

Ibrahim prit le nom d'Ali en passant au service de madame Bonaparte. Il était d'une laideur plus qu'arabe et avait le regard méchant. Je me rappelle ici, à son sujet, un petit événement qui eut lieu à la Malmaison, et qui pourra donner une idée de son caractère. Un jour que nous jouions sur la pelouse du château, je le fis tomber, en courant, sans aucune intention. Furieux de sa chute, il se relève, tire son poignard qu'il ne quittait jamais, et s'élance après moi pour m'en frapper. J'avais d'abord ri, comme les autres, de son accident, et je m'amusais à le faire courir. Mais averti par les cris de mes camarades, et m'étant retourné moi-même pour voir où en était sa poursuite, j'aperçus à la fois son arme et sa colère. Je m'arrêtai à l'instant, le pied ferme et l'œil fixé sur son poignard, et je fus assez heureux pour éviter le coup, qui cependant m'effleura la poitrine. Furieux à mon tour, comme on peut le croire, je le saisis par son large pantalon et le lançai à dix pas de moi dans la rivière de la Malmaison, qui avait à peine deux pieds de profondeur. Le plongeon calma tout d'abord ses sens, et d'ailleurs son poignard était descendu au fond de l'eau, ce qui rendait mon homme beaucoup moins redoutable. Mais dans son désappointement il se mit à crier si fort que madame Bonaparte l'entendit, et comme elle était pleine de bontés pour son mameluck, je fus tancé vertement. Toutefois ce pauvre Ali était d'humeur si peu sociable qu'il se brouilla avec toute la maison, et il finit par être envoyé à Fontainebleau comme garçon de château.

Je reviens à notre campagne. Le 13 juin, le premier consul alla coucher à Torre-di-Galifolo, où il établit son quartier-général. Depuis le jour de notre entrée à Milan, la marche de l'armée ne s'était point ralentie. Le général Murat avait passé le Pô et s'était emparé de Plaisance. Le général Lannes, toujours poussant en avant avec sa brave avant-garde, avait livré une sanglante bataille à Montebello, dont plus tard il illustra le nom en le portant. L'arrivée toute récente du général Desaix, venant d'Égypte, comblait de joie le général en chef, et ajoutait aussi beaucoup à la confiance des soldats, dont le bon et modeste Desaix était adoré. Le premier consul l'avait accueilli avec l'amitié la plus franche et la plus cordiale, et ils étaient tout d'abord restés trois heures de suite en tête-à-tête. À la fin de cette conférence, un ordre du jour avait annoncé à l'armée que le général Desaix prendrait le commandement de la division Boudet. J'entendis quelques personnes de la suite du général Desaix dire que sa patience et l'égalité de son humeur avaient été mises à de rudes épreuves, pendant sa traversée, par des vents contraires, des relâches forcées, l'ennui de la quarantaine, et surtout par les mauvais procédés des Anglais, qui l'avaient quelque temps retenu prisonnier sur leur flotte, en vue des côtes de France, quoiqu'il fût porteur d'un passe-port signé en Égypte par les autorités anglaises et par suite d'une capitulation réciproquement acceptée. Aussi son ressentiment contre eux était des plus ardens, et il regrettait vivement, disait-il, que les ennemis qu'il allait avoir à combattre ne fussent pas des Anglais. Malgré la simplicité de ses goûts et de ses habitudes, personne n'était plus avide de gloire que ce brave général. Toute sa colère contre les Anglais ne venait que de la crainte qu'il avait eue de ne point arriver à temps pour cueillir de nouveaux lauriers. Il n'arriva que trop à temps pour trouver une mort glorieuse, mais, hélas! si prématurée!

Ce fut le 14 que se livra la célèbre bataille de Marengo. Elle commença de bonne heure et dura toute la journée. J'étais resté au quartier avec toute la maison du premier consul. Nous étions en quelque sorte à portée de canon du champ de bataille, et il en arrivait sans cesse des nouvelles qui ne s'accordaient guère: l'une représentait la bataille comme entièrement perdue, la suivante nous donnait la victoire; il y eut un moment où l'augmentation du nombre de nos blessés et le redoublement du canon des Autrichiens nous firent croire un instant que nous étions perdus; puis tout à coup on vint nous dire que cette déroute apparente n'était que l'effet d'une manœuvre hardie du premier consul, et qu'une charge du général Desaix avait assuré le gain de la bataille. Mais la victoire coûtait cher à la France et au cœur du premier consul. Desaix, atteint d'une balle, était tombé mort sur le coup, et la douleur des siens n'ayant fait qu'exaspérer leur courage, ils avaient culbuté à la baïonnette l'ennemi déjà coupé par une charge brillante du général Kellermann.

Le premier consul coucha sur le champ de bataille. Malgré la victoire décisive qu'il venait de remporter, il était plein de tristesse, et dit, le soir, devant Hambart et moi, plusieurs choses qui prouvaient la profonde affliction qu'il ressentait de la mort du général Desaix: «que la France venait de perdre un de ses meilleurs défenseurs, et lui son meilleur ami; que personne ne savait tout ce qu'il y avait de vertu, dans le cœur de Desaix, et de génie dans sa tête.» Il se soulagea ainsi de sa douleur, en faisant à tous et à chacun l'éloge du héros qui venait de mourir au champ d'honneur. «Mon brave Desaix, dit-il encore, avait toujours souhaité de mourir ainsi.» Puis il ajouta, ayant presque les larmes aux yeux, «Mais la mort devait-elle être si prompte à exaucer son vœu!» Il n'y avait pas un soldat dans notre armée victorieuse qui ne partageât un si juste chagrin. Les aides-de-camp du général, Rapp et Savary, restaient plongés dans le plus amer désespoir auprès du corps de leur chef, que, malgré sa jeunesse, ils appelaient leur père, plus encore pour exprimer son inépuisable bonté pour eux, qu'à cause de la gravité de son caractère. Par une suite de son respect pour la mémoire de son ami, le général en chef, quoique son état-major fût au complet, s'attacha ces deux jeunes officiers en qualité d'aides-de-camp.

Le commandant Rapp (il n'avait alors que ce grade) était dès ce temps ce qu'il a été toute sa vie, bon, plein de courage et universellement aimé. Sa franchise, quelquefois un peu brusque, plaisait à l'empereur. J'ai mille fois entendu celui-ci faire l'éloge de son aide-de-camp; il ne l'appelait que mon brave Rapp. Ce digne général n'était pas heureux dans les combats, et il était fort rare qu'il prît part à une affaire sans en rapporter quelque blessure. Puisque je suis en train d'anticiper sur les événemens, je dirai ici qu'en Russie, la veille de la bataille de la Moskowa, l'empereur dit devant moi au général Rapp, qui arrivait de Dantzick: «Attention, mon brave; nous nous battrons demain, prenez garde à vous, vous n'êtes pas gâté par la fortune.—Ce sont, répondit le général, les revenant-bons du métier. Comptez, sire, que je n'en ferai pas moins de mon mieux.»

M. Savary conserva auprès du premier consul cette chaleur de zèle et ce dévouement sans bornes qui l'avaient attaché au général Desaix. S'il lui manquait quelqu'une des qualités du général Rapp, ce n'était certainement pas la bravoure. De tous les hommes qui entouraient l'empereur, aucun n'était plus absolument dévoué à ses moindres volontés. J'aurai lieu sans doute, dans le cours de ces mémoires, de rappeler quelques traits de cet enthousiasme sans exemple, et dont M. le duc de Rovigo fut magnifiquement récompensé; mais il est juste de dire que lui du moins ne déchira point la main qui l'avait élevé, et qu'il a donné jusqu'à la fin, et même après la fin de son ancien maître (c'est ainsi qu'il se plaît lui-même à appeler l'empereur) l'exemple très-peu suivi de la reconnaissance.

Un arrêté du gouvernement, du mois de juin suivant, décida que le corps de Desaix serait transporté au couvent du grand Saint-Bernard, et qu'il y serait élevé un tombeau; pour attester les regrets de la France, et en particulier ceux du premier consul, dans un lieu où celui-ci s'était couvert d'une gloire immortelle[5].


CHAPITRE V.

Retour à Milan, en marche sur Paris.—Le chanteur Marchesi et le premier consul.—Impertinence et quelques jours de prison.—Madame Grassini.—Rentrée en France par le mont Cénis.—Arcs-de-triomphe.—Cortége de jeunes filles.—Entrée à Lyon.—Couthon et les démolisseurs.—Le premier consul fait relever les édifices de la place Belcour.—La voiture versée.—Illuminations à Paris.—Kléber.—Calomnies contre le premier consul.—Chute de cheval de Constant.—Bonté du premier consul et de madame Bonaparte à l'égard de Constant.—Générosité du premier consul.—Émotion de l'auteur.—Le premier consul outrageusement méconnu.—Le premier consul, Jérôme Bonaparte et le colonel Lacuée.—Amour du premier consul pour madame D...—Jalousie de madame Bonaparte, et précautions du premier consul.—Curiosité indiscrète d'une femme de chambre.—Menaces et discrétion forcée.—La petite maison de l'allée des Veuves.—Ménagemens du premier consul à l'égard de sa femme.—Mœurs du premier consul, et ses manières avec les femmes.


Cette victoire de Marengo avait rendue certaine la conquête de l'Italie; aussi le premier consul jugeant sa présence plus nécessaire à Paris qu'à la tête de son armée, en donna le commandement en chef au général Masséna, et se prépara à repasser les monts. Nous retournâmes à Milan, où le premier consul fut reçu avec encore plus d'enthousiasme que pendant notre premier séjour. L'établissement d'une république comblait les vœux du plus grand nombre des Milanais, et ils appelaient le premier consul leur sauveur, pour les avoir délivrés du joug des Autrichiens. Il y avait pourtant un parti qui détestait également les changemens, l'armée française qui en était l'instrument, et le jeune chef qui en était l'auteur. Dans ce parti figurait un artiste célèbre, le chanteur Marchesi; à notre premier passage, le premier consul l'avait fait demander, et le musicien s'était fait prier pour se déranger; enfin il s'était présenté, mais avec toute l'importance d'un homme qui se croit blessé dans sa dignité. Le costume très-simple du premier consul, sa petite taille et son visage maigre et payant peu de mine, n'étaient pas faits pour imposer beaucoup au héros de théâtre; aussi le général en chef l'ayant bien accueilli, et fort poliment prié de chanter un air, il avait répondu par ce mauvais calembour, débité d'un ton d'impertinence que relevait encore son accent italien: «Signor zénéral, si c'est oun bon air qu'il vous faut, vous en trouverez oun excellent en faisant oun petit tour de zardin.» Le signor Marchesi avait été, pour cette gentillesse, sur-le-champ mis à la porte, et le soir même un ordre avait été expédié sur lequel on avait mis le chanteur en prison. À notre retour, le premier consul, dont le canon de Marengo avait fait taire sans doute le ressentiment contre Marchesi, et qui trouvait d'ailleurs que la pénitence de l'artiste pour un pauvre quolibet avait été bien assez longue, l'envoya chercher de nouveau et le pria encore de chanter; Marchesi cette fois fut modeste, poli, et chanta d'une manière ravissante; après le concert, le premier consul s'approcha de lui, lui serra vivement la main, et le complimenta du ton le plus affectueux. Dès ce moment la paix fut conclue entre les deux puissances, et Marchesi ne faisait plus que chanter les louanges du premier consul.

À ce même concert, le premier consul fut frappé de la beauté d'une cantatrice fameuse, madame Grassini. Il ne la trouva point cruelle, et au bout de quelques heures le vainqueur de l'Italie comptait une conquête de plus. Le lendemain au matin elle déjeuna avec le premier consul et le général Berthier dans la chambre du premier consul. Le général Berthier fut chargé de pourvoir au voyage de madame Grassini, qui fut envoyée à Paris, et attachée aux concerts de la cour...

Le premier consul partit de Milan le 24, et nous rentrâmes en France par la route du Mont-Cénis. Nous voyagions avec la plus grande rapidité. Partout le premier consul était reçu avec un enthousiasme difficile à décrire. Des arcs de triomphe avaient été élevés à l'entrée de chaque ville, et pour ainsi dire de chaque village, et dans chaque canton une députation de notables venait le haranguer et le complimenter. De longs rangs de jeunes filles, vêtues de blanc et couronnées de fleurs, des fleurs dans les mains, et jetant des fleurs dans la voiture du premier consul, lui servaient seules d'escorte, l'entouraient, le suivaient et le précédaient jusqu'à ce qu'il fût passé, ou, quand il devait s'arrêter, jusqu'à ce qu'il eût mis pied à terre. Ce voyage fut ainsi sur toute la route une fête perpétuelle. À Lyon ce fut un délire: toute la ville sortit à sa rencontre. Il y entra au milieu d'une foule immense et des plus bruyantes acclamations, et descendit à l'hôtel des Célestins. Dans le temps de la terreur, et lorsque les jacobins avaient fait tomber toute leur fureur sur la ville de Lyon, dont ils avaient juré la ruine, les beaux édifices qui ornaient la place Belcour avaient été rasés de fond en comble, et le hideux cul-de-jatte Couthon y avait le premier porté le marteau, à la tête de la plus vile canaille des clubs. Le premier consul détestait les jacobins, qui, de leur côté, le haïssaient et le craignaient, et son soin le plus constant était de détruire leur ouvrage, ou, pour mieux dire, de relever les ruines dont ils avaient couvert la France. Il crut donc, et avec raison, ne pouvoir mieux répondre à l'affection des Lyonnais qu'en encourageant de tout son pouvoir la reconstruction des bâtimens de la place Belcour, et, avant son départ, il en posa lui-même la première pierre. La ville de Dijon ne fit pas au premier consul une réception moins brillante.

Entre Villeneuve-le-Roi et Sens, à la descente du pont de Montereau, les huit chevaux, lancés au grand galop, emportant rapidement la voiture (déjà le premier consul voyageait en roi), l'écrou d'une des roues de devant se détacha. Les habitans qui bordaient la route, témoins de cet accident, et prévoyant ce qui allait en résulter, crièrent de toutes leurs forces aux postillons d'arrêter; mais ceux-ci n'en purent venir à bout. La voiture versa donc rudement. Le premier consul n'eut aucun mal; le général Berthier eut le visage légèrement égratigné par les glaces, qui s'étaient brisées; deux valets de pied, qui étaient sur le siège, furent violemment jetés au loin et blessés assez grièvement. Le premier consul sortit, ou plutôt il fut hissé par une des portières; du reste cet accident ne l'arrêta pas: il remonta sur-le-champ dans une autre voiture, et arriva à Paris sans autre mésaventure. Le 2 juillet, dans la nuit, il descendit aux Tuileries, et dès que, le lendemain, la nouvelle de son retour eut circulé dans Paris, la population tout entière remplit les cours et le jardin. On se pressait sous les fenêtres du pavillon de Flore, dans l'espérance d'entrevoir le sauveur de la France, le libérateur de l'Italie. Le soir il n'y eut ni riche ni pauvre qui ne s'empressât d'illuminer sa maison ou son grenier.

Ce fut peu de temps après son arrivée à Paris que le premier consul apprit la mort du général Kléber. Le poignard de Suleyman avait immolé ce grand capitaine le même jour que le canon de Marengo abattait un autre héros de l'armée d'Égypte. Cet assassinat causa la plus vive douleur au premier consul. J'en ai été témoin, et je puis l'affirmer; et pourtant ses calomniateurs ont osé dire qu'il se réjouit d'un événement, lequel, même à ne le considérer que sous le rapport politique, lui faisait perdre une conquête qui lui avait coûté tant d'efforts, et à la France tant de sang et de dépenses. D'autres misérables, plus stupides et plus infâmes encore, ont été jusqu'à imaginer et répandre le bruit que le premier consul avait commandé l'assassinat de son compagnon d'armes, de celui qu'il avait mis en sa propre placé à là tête de l'armée d'Égypte. Pour ceux-ci je ne saurais qu'une réponse à leur faire, s'il était besoin de leur faire une réponse: c'est qu'ils n'ont jamais connu l'empereur.

Après son retour, le premier consul allait souvent avec sa femme à la Malmaison, où il restait quelquefois plusieurs jours. À cette époque le valet de chambre, de service suivait la voiture à cheval. Un jour le premier consul, se rendant à Paris, s'aperçut, à cent pas du château, qu'il avait oublié sa tabatière; il me dit d'aller la chercher. Je tournai bride, partis au galop, et ayant trouvé la tabatière sur le bureau du premier consul, je me remis du même pas sur sa trace. Il n'était qu'à Ruelle lorsque je rejoignis sa voiture. Mais au moment où j'allais l'atteindre, le pied de mon cheval glissa sur un caillou, il s'abattit et me jeta au loin dans un fossé. La chuté fut rude, je restai étendu sur là place, une épaule démise et un bras fortement froissé. Le premier consul fit aussitôt arrêter ses chevaux, donna lui-même les ordres nécessaires pour me faire relever, et indiqua les soins qu'il fallait me donner dans ma position; je fus transporté, en sa présence, à la caserne de Ruelle, et il Voulut, avant de continuer sa route, s'assurer si mon état n'offrait point de danger. Le médecin de la maison fut appelé à Ruelle, où il me remit l'épaule et pansa le bras. De là je fus porté, le plus doucement possible, à la Malmaison. L'excellente madame Bonaparte eut la bonté de venir me voir, et elle me fit prodiguer tous les soins imaginables.

Le jour où je repris mon service, après mon rétablissement, j'étais dans l'antichambre du premier consul, au moment où il sortit de son cabinet. Il vint à moi et me demanda avec intérêt de mes nouvelles. Je lui répondis que, grâce aux soins que mes excellens maîtres m'avaient fait donner, j'étais complétement rétabli. «Allons, tant mieux, me dit le premier consul. Constant, dépêchez-vous de reprendre vos anciennes forces. Continuez à bien me servir, et j'aurai soin de vous. Tenez, ajouta-t-il en me mettant dans la main trois petits papiers chiffonnés, voilà pour monter votre garde-robe;» et il passa, sans écouter tous les remerciemens que je lui adressais avec beaucoup d'émotion, beaucoup plus pourtant pour sa bienveillance et l'intérêt qu'il avait daigné me témoigner, que pour son présent; car je ne savais pas en quoi il consistait. Lorsqu'il se fut éloigné, je déroulai mes chiffons; c'étaient trois billets de banque, chacun de mille francs! Je fus touché jusqu'aux larmes d'une bonté si parfaite. Il faut se rappeler qu'à cette époque le premier consul n'était pas riche, quoiqu'il fût le premier magistrat de la république. Aussi le souvenir de ce trait généreux me remue profondément encore aujourd'hui. Je ne sais si l'on trouvera bien intéressant des détails qui me sont si personnels; mais ils me paraissent propres à faire connaître le caractère de l'empereur si outrageusement méconnu, et ses manières habituelles avec les gens de sa maison; ils feront juger en même temps si la sévère économie qu'il exigeait dans son intérieur, et dont j'aurai lieu moi-même de parler ailleurs, était, comme on l'a dit, une sordide avarice, ou si elle n'était pas plutôt une règle de prudence dont il s'écartait volontiers quand sa bonté ou son humanité l'y poussait.

Je ne sais si ma mémoire ne me trompe pas en me faisant placer ici une circonstance qui prouve l'estime que le premier consul avait pour les braves de son armée, et qu'il aimait à leur témoigner en toute occasion. J'étais un jour dans la chambre à coucher, à l'heure ordinaire de sa toilette, et je remplissais même ce jour-là l'office de premier valet de chambre, Hambart étant pour le moment absent ou incommodé. Il n'y avait dans l'appartement, outre le service, que le brave et modeste colonel Gérard Lacuée, un des aides-de-camp du premier consul. M. Jérôme Bonaparte, alors à peine âgé de dix-sept ans, fut introduit Ce jeune homme donnait à sa famille de fréquens sujets de plainte, et ne craignait que son frère Napoléon, qui le réprimandait, le sermonait et le grondait comme s'il eût été son fils. Il s'agissait à cette époque d'en faire un marin, moins pour lui faire une carrière que pour l'éloigner des tentations séduisantes que la haute fortune de son frère faisait sans cesse naître sous ses pas, et auxquelles il était bien loin de résister. On conçoit qu'il lui en coûtât de renoncer à des plaisirs assez faciles et si enivrans pour un jeune homme; aussi ne manquait-il pas de protester, en toute occasion, de son peu d'aptitude au service de mer, jusque là, dit-on, qu'il se laissa refuser comme incapable par les examinateurs de la marine, quoiqu'il lui eût été aisé, avec un peu de travail et de bonne volonté, de répondre à leurs questions. Cependant il fallut que la volonté du premier consul s'exécutât, et M. Jérôme fut contraint de s'embarquer. Le jour dont je parle, après quelques minutes de conversation et de gronderie, toujours au sujet de la marine, M. Jérôme ayant dit à son frère: «Au lieu de m'envoyer périr d'ennui en mer, vous devriez bien me prendre pour aide-de-camp.—Vous, blanc-bec! répondit vivement le premier consul; attendez qu'une balle vous ait labouré le visage, et alors nous verrons;» et en même temps il lui montrait du regard le colonel Lacuée, qui rougit et baissa les yeux comme une jeune fille. Il faut savoir, pour comprendre ce que cette réponse avait de flatteur pour lui, qu'il portait au visage la cicatrice d'une balle. Ce brave colonel fut tué en 1805, devant Guntzbourg. L'empereur le regretta vivement. C'était un des officiers les plus intrépides et les plus instruits de l'armée.

Ce fut, je crois, vers cette époque, que le premier consul s'éprit d'une forte passion pour une jeune dame pleine d'esprit et de grâces, madame D... Madame Bonaparte, soupçonnant cette intrigue, en témoigna de la jalousie, et son époux faisait tout ce qu'il pouvait pour calmer ses défiances conjugales. Il attendait, pour se rendre chez sa maîtresse, que tout fût endormi au château, et poussait même la précaution jusqu'à faire le trajet qui séparait les deux appartemens, avec un pantalon de nuit, sans souliers ni pantoufles. Je vis une fois le jour poindre, sans qu'il fût de retour, et craignant du scandale, j'allai, d'après l'ordre que le premier consul m'en avait donné lui-même, si le cas arrivait, avertir la femme de chambre de Madame D..., pour que, de son côté, elle allât dire à sa maîtresse l'heure qu'il était. Il y avait à peine cinq minutes que ce prudent avis avait été donné, lorsque je vis revenir le premier consul dans une assez grande agitation, dont je connus bientôt la cause: il avait aperçu à son retour une femme de madame Bonaparte, qui le guettait au travers d'une croisée d'un cabinet donnant sur le corridor. Le premier consul, après une vigoureuse sortie contre la curiosité du beau sexe, m'envoya vers la jeune éclaireuse du camp ennemi, pour lui intimer l'ordre de se taire, si elle ne voulait point être chassée, et de ne pas recommencer à l'avenir. Je ne sais s'il n'ajouta point à ces terribles menaces un argument plus doux pour acheter le silence de la curieuse; mais crainte ou gratification, elle eut le bon esprit de se taire. Toutefois l'amant heureux, craignant quelque nouvelle surprise, me chargea de louer, dans l'allée des Veuves, une petite maison, où Madame D... et lui se réunissaient de temps en temps.

Tels étaient et tels furent toujours les procédés du premier consul pour sa femme. Il était plein d'égards pour elle, et prenait tous les soins imaginables afin d'empêcher les infidélités qu'il lui faisait d'arriver à sa connaissance; d'ailleurs, ces infidélités passagères ne lui ôtaient rien de la tendresse qu'il lui portait, et quoique d'autres femmes lui aient inspiré de l'amour, aucune n'a eu sa confiance et son amitié au même point que madame Bonaparte. Il en est de la dureté de l'empereur et de sa brutalité avec les femmes comme des mille et une calomnies dont il a été l'objet. Il n'était pas toujours galant, mais jamais on ne l'a vu grossier; et quelque singulière que puisse paraître cette observation, après ce que je viens de raconter, il professait la plus grande vénération pour une femme de bonne conduite, faisait cas des bons ménages, et n'aimait le cynisme ni dans les mœurs ni dans le langage. Quand il a eu quelques liaisons illégitimes, il n'a pas tenu à lui qu'elles ne fussent secrètes et cachées avec soin.


CHAPITRE VI.

La machine infernale.—Le plus invalide des architectes.—L'heureux hasard.—Précipitation et retard également salutaires.—Hortense légèrement blessée.—Frayeur de madame Murat, et suites obligeantes.—Le cocher Germain.—D'où lui venait le nom de César.—Inexactitudes à son sujet.—Repas offert par cinq cents cochers de fiacre.—L'auteur à Feydeau, pendant l'explosion.—Frayeur.—Course sans chapeau.—Les factionnaires inflexibles.—Le premier consul rentre aux Tuileries.—Paroles du premier consul à Constant.—La garde consulaire.—La maison du premier consul mise en état de surveillance.—Fidélité à toute épreuve.—Les jacobins innocens et les royalistes coupables.—Grande revue.—Joie des soldats et du peuple.—La paix universelle.—Réjouissances publiques et fêtes improvisées.—Réception du corps diplomatique et de lord Cornwallis.—Luxe militaire.—Le diamant le Régent.


Le 3 nivôse an IX (21 décembre 1800), l'Opéra donnait, par ordre, la Création de Haydn, et le premier consul avait annoncé qu'il irait entendre, avec toute sa famille, ce magnifique oratorio. Il dîna ce jour-là avec madame Bonaparte, sa fille, et les généraux Rapp, Lauriston, Lannes et Berthier. Je me trouvai précisément de service; mais le premier consul allant à l'Opéra, je pensai que ma présence serait superflue au château, et je résolus d'aller de mon côté à Feydeau, dans la loge que madame Bonaparte nous accordait, et qui était placée sous la sienne. Après le dîner, que le premier consul expédia avec sa promptitude ordinaire, il se leva de table, suivi de ses officiers, excepté le général Rapp, qui resta avec mesdames Joséphine et Hortense. Sur les sept heures environ, le premier consul monta en voiture avec MM. Lannes, Berthier et Lauriston, pour se rendre à l'Opéra; arrivé au milieu de la rue Saint-Nicaise, le piquet qui précédait la voiture trouva le chemin barré par une charrette qui paraissait abandonnée, et sur laquelle un tonneau était fortement attaché avec des cordes; le chef de l'escorte fit ranger cette charrette le long des maisons, à droite, et le cocher du premier consul, que ce petit retard avait impatienté, poussa vigoureusement ses chevaux, qui partirent comme l'éclair. Il n'y avait pas deux secondes qu'ils étaient passés, lorsque le baril que portait la charrette éclata avec une explosion épouvantable. Des personnes de l'escorte et de la suite du premier consul, aucune ne fut tuée, mais plusieurs reçurent des blessures. Le sort de ceux qui, résidant ou passant dans la rue, se trouvèrent près de l'horrible machine, fut beaucoup plus triste encore; il en périt plus de vingt, et plus de soixante furent grièvement blessés. M. Trepsat, architecte, eut une cuisse cassée; le premier consul, par la suite, le décora et le fit architecte des Invalides, en lui disant qu'il y avait assez long-temps qu'il était le plus invalide des architectes. Tous les carreaux de vitre des Tuileries furent cassés; plusieurs maisons[6] s'écroulèrent; toutes celles de la rue Saint-Nicaise et même quelques-unes des rues adjacentes furent fortement endommagées. Quelques débris volèrent jusque dans l'hôtel du consul Cambacérès. Les glaces de la voiture du premier consul tombèrent par morceaux.

Par le plus heureux hasard, les voitures de suite, qui devaient être immédiatement derrière celle du premier consul, se trouvaient assez loin en arrière, et voici pourquoi: madame Bonaparte, après le dîner, se fit apporter un schall pour aller à l'Opéra; lorsqu'on le lui présentait, le général Rapp en critiqua gaiement la couleur et l'engagea à en choisir un autre. Madame Bonaparte défendit son schall, et dit au général qu'il se connaissait autant à attaquer une toilette qu'elle-même à attaquer une redoute; cette discussion amicale continua quelque temps sur le même ton. Dans cet intervalle, le premier consul, qui n'attendait jamais, partit en avant, et les misérables assassins, auteurs du complot, mirent le feu à leur machine infernale. Que le cocher du premier consul eût été moins pressé et qu'il eût seulement tardé de deux secondes, c'en était fait de son maître; qu'au contraire madame Bonaparte se fut hâtée de suivre son époux, c'en était fait d'elle et de toute sa suite; ce fut en effet ce retard d'un instant qui lui sauva la vie ainsi qu'à sa fille, à sa belle-sœur madame Murat, et à toutes les personnes qui devaient les accompagner. La voiture où se trouvaient ces dames, au lieu d'être à la file de celle du premier consul, débouchait de la place du Carrousel, au moment où sauta la machine; les glaces en furent aussi brisées. Madame Bonaparte n'eut rien qu'une grande frayeur; mademoiselle Hortense fut légèrement blessée au visage, par un éclat de glace; madame Caroline Murat, qui se trouvait alors fort avancée dans sa grossesse, fut frappée d'une telle peur, qu'on fut obligé de la ramener au château; cette catastrophe influa même beaucoup sur la santé de l'enfant qu'elle portait dans son sein. On m'a dit que le prince Achille Murat est sujet encore aujourd'hui à de fréquentes attaques d'épilepsie. On sait que le premier consul poussa jusqu'à l'Opéra, où il fut reçu avec d'inexprimables acclamations, et que le calme peint sur sa physionomie contrastait fortement avec la pâleur et l'agitation de madame Bonaparte, qui avait tremblé non pas pour elle, mais pour lui.

Le cocher qui conduisit si heureusement le premier consul s'appelait Germain; il l'avait suivi en Égypte, et dans une échauffourée il avait tué de sa main un Arabe, sous les yeux du général en chef, qui, émerveillé de son courage, s'était écrié: «Diable, voilà un brave! c'est un César.» Le nom lui en était resté. On a prétendu que ce brave homme était ivre lors de l'explosion; c'est une erreur, que son adresse même dans cette circonstance dément d'une manière positive. Lorsque le premier consul, devenu empereur, sortait incognito dans Paris, c'était César qui conduisait, mais sans livrée. On trouve dans le Mémorial de Sainte-Hélène que l'empereur, parlant de César, dit qu'il était dans un état complet d'ivresse; qu'il avait pris la détonation pour un salut d'artillerie, et qu'il ne sut que le lendemain ce qui s'était passé. Tout cela est inexact, et l'empereur avait été mal informé sur le compte de son cocher. César mena très-vivement le premier consul, parce que celui-ci le lui avait recommandé, et parce qu'il avait cru, de son côté, son honneur intéressé à ne point être mis en retard par l'obstacle que la machine infernale lui avait opposé avant l'explosion. Le soir de l'événement, je vis César, qui était parfaitement récent et qui me raconta lui-même une partie des détails que je viens de donner. Quelques jours après, quatre ou cinq cents cochers de fiacre de Paris se cotisèrent pour le fêter, et lui offrirent un magnifique dîner, à 24 fr. par tête.

Pendant que l'infernal complot s'exécutait et coûtait la vie à un si grand nombre de citoyens innocents sans toutefois atteindre le but que les assassins s'étaient proposé, j'étais, comme je l'ai dit, au théâtre Feydeau, où je me préparais à savourer à loisir toute une soirée de liberté et le plaisir du spectacle, pour lequel j'ai eu toute ma vie une véritable passion; mais à peine m'étais-je installé carrément dans la loge, que tout à coup l'ouvreuse entra précipitamment et dans le plus grand désordre: «Monsieur Constant, s'écria-t-elle, on dit qu'on vient de faire sauter le premier consul; tout le monde a entendu un bruit épouvantable; on assure qu'il est mort.» Ces terribles mots sont pour moi comme un coup de foudre; ne sachant plus ce que je faisais, je me précipite dans l'escalier, et sans songer à prendre mon chapeau, je cours comme un fou vers le château. En traversant ainsi la rue Vivienne et le Palais-Royal, je n'y vis aucun mouvement extraordinaire; mais dans la rue Saint-Honoré le tumulte était extrême; je vis emporter sur des brancards quelques morts et quelques blessés que l'on avait d'abord retirés dans les maisons voisines de la rue Saint-Nicaise; mille groupes s'étaient formés; et il n'y avait qu'une voix pour maudire les auteurs encore inconnus de cet exécrable attentat. Mais les uns en accusaient les jacobins, qui, trois mois auparavant, avaient mis le poignard aux mains de Ceracchi, d'Aréna et de Topino-Lebrun; tandis que les autres, moins nombreux pourtant, nommaient les aristocrates, les royalistes comme seuls coupables de cette atrocité. Je n'eus pour prêter l'oreille à ces accusations diverses que le temps nécessaire pour percer une foule immense et serrée; dès que je le pus, je repris ma course, et en deux secondes je fus au Carrousel. Je m'élance au guichet, mais au même instant les deux factionnaires croisent la baïonnette sur ma poitrine. J'ai beau leur crier que je suis valet de chambre du premier consul, ma tête nue, mon air effaré, le désordre de toute ma personne et de mes idées, leur semblent suspects, et ils me refusent obstinément et fort énergiquement l'entrée; je les prie alors de faire demander le concierge du château; il arrive et je suis introduit, ou plutôt je me précipite dans le château, où j'apprends ce qui venait de se passer. Peu de temps après, le premier consul arriva, et il fut aussitôt entouré de tous ses officiers, de toute sa maison; il n'y avait âme présente qui ne fût dans la plus grande anxiété. Lorsque le premier consul descendit de voiture, il paraissait fort calme et souriait; il avait même comme de la gaieté. En entrant dans le vestibule, il dit à ses officiers, en se frottant les mains: «Eh bien, Messieurs, nous l'avons échappé belle!» Ceux-ci frémissaient d'indignation et de colère. Il entra ensuite dans le grand salon du rez-de-chaussée, où grand nombre de conseillers d'état et de fonctionnaires s'étaient déjà rassemblés; à peine avaient-ils commencé à lui adresser leur félicitations, qu'il prit la parole et sur un ton si éclatant, qu'on entendait sa voix hors du salon. On nous dit après ce conseil qu'il avait eu une vive altercation avec M. Fouché, ministre de la police, à qui il avait reproché son ignorance du complot, et qu'il avait hautement accusé les jacobins d'en être les auteurs.

Le soir, à son coucher, le premier consul me demanda en riant si j'avais eu peur. «Plus que vous, mon général» lui répondis-je; et je lui contai comment j'avais appris la fatale nouvelle à Feydeau, et comme quoi j'avais couru sans chapeau jusqu'au guichet du Carrousel, où les factionnaires avaient voulu s'opposer à mon passage. Il s'amusa des jurons et des épithètes peu flatteuses dont je lui dis qu'ils avaient accompagné leur défense, et finit par me dire: «Après tout, mon cher Constant, il ne faut pas leur en vouloir, ils ne faisaient qu'exécuter leur consigne. Ce sont de braves gens, et sur lesquels je puis compter.» Le fait est que la garde consulaire n'était pas moins dévouée à cette époque qu'elle ne l'a été depuis en recevant le nom de garde impériale. Au premier bruit du danger qu'avait couru le premier consul, tous les soldats de cette fidèle milice s'étaient spontanément réunis dans la cour des Tuileries.

Après cette funeste catastrophe, qui porta l'inquiétude dans toute la France et le deuil parmi tant de familles, toutes les polices furent activement employées à la recherche des auteurs du complot. La maison du premier consul fut tout d'abord mise en état de surveillance. Nous étions sans cesse espionnés, sans nous en douter. On savait toutes nos démarches, toutes nos visites, toutes nos allées et venues. On connaissait nos amis, nos liaisons, et on ne manquait pas d'avoir aussi l'œil ouvert sur eux. Mais tel était le dévouement de tous et de chacun à la personne du premier consul, telle était l'affection qu'il savait inspirer à ses entours, que nulle des personnes attachées à son service ne fut même un instant soupçonnée d'avoir trempé dans cet infâme attentat. Ni alors, ni dans aucune autre affaire de ce genre, les gens de sa maison ne se trouvèrent compromis, et jamais le nom du moindre des serviteurs de l'empereur ne s'est trouvé mêlé à des trames criminelles contre une vie si chère et si glorieuse.

Le ministre de la police soupçonnait les royalistes de cet attentat. Le premier consul n'en chargeait que la conscience des jacobins, déjà lourde, il faut l'avouer, de crimes aussi odieux. Cent trente des hommes les plus marquans de ce parti furent déportés sur de simples soupçons et sans forme de procédure. On sait que la découverte, le procès et l'exécution de Saint-Régent et Carbon, les vrais coupables, prouva que les conjectures du ministre étaient plus justes que celles du chef de l'état.

Le 4 nivôse, à midi, le premier consul passa une grande revue sur la place du Carrousel. Une foule innombrable de citoyens s'y étaient réunis pour le voir et lui témoigner leur affection pour sa personne et leur indignation contre des ennemis qui n'osaient l'attaquer que par des assassinats. À peine eut-il commencé à diriger son cheval vers la première ligne des grenadiers de la garde consulaire, que d'innombrables acclamations s'élevèrent de toutes parts. Il parcourut les rangs au pas et très-lentement, se montrant fort sensible et répondant par quelques saluts simples et affectueux à cette effusion de la joie populaire. Les cris de vive Bonaparte! vive le premier consul! ne cessèrent qu'après qu'il eut remonté dans ses appartemens.

Les conspirateurs qui s'obstinaient avec tant d'acharnement à attaquer les jours du premier consul n'auraient pu choisir une époque où les circonstances eussent été plus contraires à leurs projets qu'en 1800 et 1801; car alors on aimait le premier consul non-seulement pour ses hauts faits militaires, mais encore et surtout pour les espérances de paix qu'il donnait à la France. Ces espérances furent bientôt réalisées. Au premier bruit qui se répandit que la paix avait été conclue avec l'Autriche, la plupart des habitans de Paris se rendirent sous les fenêtres du pavillon de Flore. Des bénédictions, des cris de reconnaissance et de joie se firent entendre; puis des musiciens rassemblés pour donner une sérénade au chef de l'état finirent par se former en orchestres, et les danses durèrent toute la nuit. Je n'ai rien vu de plus singulier ni de plus gai que le coup d'œil de cette fête improvisée.

Lorsque, au mois d'octobre, la paix d'Amiens ayant été conclue avec l'Angleterre, la France se trouva délivrée de toutes les guerres qu'elle soutenait depuis tant d'années et au prix de tant de sacrifices, on ne saurait se faire une idée des transports qui éclatèrent de toutes parts. Les décrets qui ordonnaient soit le désarmement des vaisseaux de guerre, soit l'organisation des places fortes sur le pied de paix, étaient accueillis comme des gages de bonheur et de sécurité. Le jour de la réception de lord Cornwallis, ambassadeur d'Angleterre, le premier consul déploya la plus grande pompe. «Il faut, avait-il dit la veille, montrer à ces orgueilleux Bretons que nous ne sommes pas réduits à la besace.» Le fait est que les Anglais, avant de mettre le pied sur le continent français, s'étaient attendus à ne trouver partout que ruines, disette et misère. On leur avait peint la France entière sous le jour le plus triste, et ils s'étaient crus au moment de débarquer en Barbarie. Leur surprise fut extrême quand ils virent combien de maux le premier consul avait déjà réparés en si peu de temps, et toutes les améliorations qu'il se proposait d'opérer encore. Ils répandirent dans leur pays le bruit de ce qu'ils appelaient eux-mêmes les prodiges du premier consul, et des milliers de leurs compatriotes s'empressèrent devenir en juger parleurs propres yeux. Au moment où lord Cornwallis entra dans la grande salle des ambassadeurs, avec les personnes de sa suite, la vue de tous ces Anglais dut être frappée de l'aspect du premier consul, entouré de ses deux collègues, de tout le corps diplomatique et d'une cour militaire déjà brillante. Au milieu de tous ces riches uniformes, le sien était remarquable par sa simplicité; mais le diamant appelé le Régent, qui avait été mis en gage sous le directoire, et depuis quelques jours dégagé par le premier consul, étincelait à la garde de son épée.


CHAPITRE VII.

Le roi d'Étrurie.—Madame de Montesson.—Le monarque peu travailleur.—Conversation à son sujet entre le premier et le second consul.—Un mot sur le retour des Bourbons.—Intelligence et conversation de don Louis.—Traits singuliers d'économie.—Présent de cent mille écus et gratification royale de six francs.—Dureté de don Louis envers ses gens.—Hauteur vis-à-vis d'un diplomate, et dégoût des occupations sérieuses.—Le roi d'Étrurie installé par le futur roi de Naples.—La reine d'Étrurie.—Son peu de goût pour la toilette.—Son bon sens.—Sa bonté.—Sa fidélité à remplir ses devoirs.—Fêtes magnifiques chez M. de Talleyrand.—Chez madame de Montesson.—À l'hôtel du ministre de l'intérieur, le jour anniversaire de la bataille de Marengo.—Départ de Leurs Majestés.

Au mois de mai 1801 arriva à Paris, pour de là se rendre dans son nouveau royaume, le prince de Toscane, don Louis Ier, que le premier consul venait de faire roi d'Étrurie. Il voyageait sous le nom de comte de Livourne, avec son épouse l'infante d'Espagne Marie-Louise, troisième fille de Charles IV. Malgré l'incognito que, d'après le titre modeste qu'il avait pris, il paraissait vouloir garder, peut-être à cause du peu d'éclat de sa petite cour, il fut aux Tuileries accueilli et traité en roi. Ce prince était d'une assez faible santé, et tombait, dit-on, du haut-mal. On l'avait logé à l'hôtel de l'ambassade d'Espagne, ancien hôtel Montesson, et il avait prié madame de Montesson, qui habitait l'hôtel voisin, de lui permettre de faire rétablir une communication condamnée depuis long-temps. Il se plaisait beaucoup, ainsi que la reine d'Étrurie, dans la société de cette dame, veuve du duc d'Orléans, et y passait presque tous les jours plusieurs heures de suite. Bourbon lui-même, il aimait sans doute à entendre tous les détails que pouvait lui donner sur les Bourbons de France une personne qui avait vécu à leur cour et dans l'intimité de leur famille, à laquelle elle tenait même par des liens qui, pour n'être point officiellement reconnus, n'en étaient pas moins légitimes et avoués. Madame Montesson recevait chez elle tout ce qu'il y avait de plus distingué à Paris. Elle avait réuni les débris des sociétés les plus recherchées autrefois, et que la révolution avait dispersées. Amie de madame Bonaparte, elle était aimée et vénérée par le premier consul, qui désirait que l'on pensât et que l'on dît du bien de lui dans le salon le plus noble et le plus élégant de la capitale. D'ailleurs il comptait sur les souvenirs et sur le ton exquis de cette dame pour établir dans son palais et dans sa société, dont il songeait dès lors à faire une cour, les usages et l'étiquette pratiqués chez les souverains.

Le roi d'Étrurie n'était pas un grand travailleur, et, sous ce rapport, il ne plaisait guère au premier consul, qui ne pouvait souffrir le désœuvrement. Je l'entendis un jour, dans une conversation avec son collègue M. Cambacérès, traiter fort sévèrement son royal protégé (absent, cela va sans dire). «Voilà un bon prince, disait-il, qui ne prend pas grand souci de ses très-chers et aimés sujets. Il passe son temps à caqueter avec de vieilles femmes, à qui il dit tout haut beaucoup de bien de moi, tandis qu'il gémit tout bas de devoir son élévation au chef de cette maudite république française. Cela ne s'occupe que de promenades, de chasse, de bals et de spectacles.—On prétend, observa M. Cambacérès, que vous avez voulu dégoûter les Français des rois en leur en montrant un tel échantillon, comme les Spartiates dégoûtaient leurs enfans de l'ivrognerie en leur faisant voir un esclave ivre.—Non pas, non pas, mon cher, repartit le premier consul; je n'ai point envie qu'on se dégoûte de la royauté; mais le séjour de sa majesté le roi d'Étrurie contrariera ce bon nombre d'honnêtes gens qui travaillent à faire revenir le goût des Bourbons.»

Don Louis ne méritait peut-être pas d'être traité avec tant de rigueur, quoiqu'il fût, il faut en convenir, doué de peu d'esprit, moins encore d'agrémens. Lorsqu'il dînait aux Tuileries, il ne répondait qu'avec embarras aux questions les plus simples que lui adressait le premier consul; hors la pluie et le beau temps, les chevaux, les chiens et autres sujets d'entretien de cette force, il n'était rien sur quoi il pût donner une réponse satisfaisante. La reine sa femme lui faisait souvent des signes pour le mettre sur la bonne voie, et lui soufflait même ce qu'il aurait dû dire ou faire; mais cela ne faisait que rendre plus choquant son défaut absolu de présence d'esprit. On s'égayait assez généralement à ses dépens, mais on avait soin pourtant de ne pas le faire en présence du premier consul, qui n'aurait point souffert que l'on manquât d'égards vis-à-vis d'un hôte à qui lui-même il en témoignait beaucoup. Ce qui donnait le plus matière aux plaisanteries dont le prince était l'objet, c'était son excessive économie; elle allait à un point véritablement inimaginable; on en citait mille traits, dont voici peut-être le plus curieux.

Le premier consul lui envoya plusieurs fois, durant son séjour, de magnifiques présens, des tapis de la Savonnerie, des étoffes de Lyon, des porcelaines de Sèvres; dans de telles occasions, Sa Majesté ne refusait rien, sinon de donner quelque légère gratification aux porteurs de tous ces objets précieux. On lui apporta, un jour, un vase du plus grand prix (il coûtait, je crois, cent mille écus); il fallut douze ouvriers pour le placer dans l'appartement du roi. Leur besogne finie, les ouvriers attendaient que Sa Majesté leur fît témoigner sa satisfaction, et ils se flattaient de lui voir déployer une générosité vraiment royale. Cependant le temps s'écoule, et ils ne voient point arriver la récompense espérée. Enfin ils s'adressent à un de messieurs les chambellans, et le prient de mettre leur juste réclamation aux pieds du roi d'Étrurie. Sa Majesté, qui n'avait pas encore cessé de s'extasier sur la beauté du cadeau et sur la magnificence du premier consul, fut on ne peut plus surprise d'une pareille demande. C'était un présent, disait-elle; donc elle avait à recevoir et non à donner. Ce ne fut qu'après bien des instances que le chambellan obtint pour chacun des ouvriers un écu de six francs, que ces braves gens refusèrent.

Les personnes de la suite du prince prétendaient qu'à cette aversion outrée pour la dépense il joignait une extrême sévérité à leur égard. Toutefois la première de ces deux dispositions portait probablement les gens du roi d'Étrurie à exagérer la seconde. Les maîtres par trop économes ne manquent jamais d'être jugés sévères, et en même temps sévèrement jugés, par leurs serviteurs. C'est peut-être (soit dit en passant) d'après quelque jugement de ce genre que s'est accrédité parmi de certaines personnes le bruit calomnieux qui représentait l'empereur comme pris souvent d'humeur de battre; et pourtant l'économie de l'empereur Napoléon n'était que l'amour de l'ordre le plus parfait dans les dépenses de sa maison. Ce qu'il y a de certain pour S. M. le roi d'Étrurie, c'est qu'il ne sentait pas au fond tout l'enthousiasme ni toute la reconnaissance qu'il témoignait au premier consul. Celui-ci en eut plus d'une preuve; voilà pour la sincérité. Quant au talent de gouverner et de régner, le premier consul dit à son lever à M. Cambacérès, dans ce même entretien dont j'ai tout à l'heure rapporté quelques mots, que l'ambassadeur d'Espagne se plaignait de la hauteur du prince à son égard, de sa complète ignorance, et du dégoût que lui inspirait toute espèce d'occupation sérieuse. Tel était le roi qui allait gouverner une partie de l'Italie. Ce fut le général Murat qui l'installa dans son royaume, sans se douter, selon toute apparence, qu'un trône lui était réservé, à lui-même, à quelques lieues de celui sur lequel il faisait asseoir don Louis.

La reine d'Étrurie était, au jugement du premier consul, plus fine et plus avisée que son auguste époux. Cette princesse ne brillait ni par la grâce ni par l'élégance; elle se faisait habiller dès le matin pour toute la journée, et se promenait dans son jardin, un diadème ou des fleurs sur la tête, et en robe à queue dont elle balayait le sable des allées. Le plus souvent aussi elle portait dans ses bras un de ses enfans encore dans les langes, et qui était sujet à tous les inconvéniens d'un maillot. On conçoit que, lorsque venait le soir, la toilette de sa majesté était un peu dérangée. De plus, elle était loin d'être jolie, et n'avait pas les manières qui convenaient à son rang. Mais, ce qui certainement faisait plus que compensation à tout cela, elle était très-bonne, très-aimée de ses gens, et remplissait avec scrupule tous ses devoirs d'épouse et de mère; aussi le premier consul, qui faisait si grand cas des vertus domestiques, professait-il pour elle la plus haute et la plus sincère estime.

Durant tout le mois que leurs majestés séjournèrent à Paris, ce ne fut qu'une suite de fêtes. M. de Talleyrand leur en offrit une à Neuilly d'une richesse et d'une splendeur admirables. J'étais de service, et j'y suivis le premier consul. Le château et le parc étaient illuminés d'une brillante profusion de verres de couleur. Il y eut d'abord un concert, à la fin duquel le fond de la salle fut enlevé comme un rideau de théâtre, et laissa voir la principale place de Florence, le palais ducal, une fontaine d'eau jaillissante, et des Toscans se livrant aux jeux et aux danses de leur pays, et chantant des couplets en l'honneur de leurs souverains. M. de Talleyrand vint prier leurs majestés de daigner se mêler à leurs sujets; et à peine eurent-elles mis le pied dans le jardin qu'elles se trouvèrent comme dans un lieu de féerie: les bombes lumineuses, les fusées, les feux du Bengale éclatèrent en tous sens et sous toutes les formes; des colonnades des arcs de triomphe et des palais de flammes s'élevaient, s'éclipsaient et se succédaient sans relâche. Plusieurs tables furent servies dans les appartemens, dans les jardins, et tous les spectateurs purent successivement s'y asseoir. Enfin un bal magnifique couronna dignement cette soirée d'en chantemens; il fut ouvert par le roi d'Étrurie et madame Leclerc (Pauline Borghèse).

Madame de Montesson offrit aussi à leurs majestés un bal auquel assista toute la famille du premier consul. Mais de tous ces divertissemens celui dont j'ai le mieux gardé souvenir est la soirée véritablement merveilleuse que donna M. Chaptal, ministre de l'intérieur. Le jour qu'il choisit était le 14 juin, anniversaire de la bataille de Marengo. Après le concert, le spectacle, le bal, et une nouvelle représentation de la ville et des habitans de Florence, un splendide souper fut servi dans le jardin, sous des tentes militaires, décorées de drapeaux, de faisceaux d'armes et de trophées. Chaque dame était accompagnée et servie à table par un officier en uniforme. Lorsque le roi et la reine d'Étrurie sortirent de leur tente, un ballon fut lancé, qui emporta dans les airs le nom de Marengo en lettres de feu.

Leurs majestés voulurent visiter, avant de partir, les principaux établissemens publics. Elles allèrent au conservatoire de musique, à une séance de l'Institut, à laquelle elles n'eurent pas l'air de comprendre grand'chose, et à la Monnaie, où une médaille fut frappée en leur honneur. M. Chaptal reçut les remercîmens de la reine pour la manière dont il avait accueilli et traité les nobles hôtes, comme savant à l'Institut, comme ministre dans son hôtel, et dans les visites qu'ils avaient faites dans divers établissemens de la capitale. La veille de son départ, le roi eut un long entretien secret avec le premier consul. Je ne sais ce qui s'y passa; mais, en en sortant, ils n'avaient l'air satisfaits ni l'un ni l'autre. Toutefois leurs majestés durent emporter, au total, la plus favorable idée de l'accueil qui leur avait été fait.


CHAPITRE VIII.

Passion d'un fou pour mademoiselle Hortense de Beauharnais.—Mariage de M. Louis Bonaparte et d'Hortense.—Chagrins.—Caractère de M. Louis.—Atroce calomnie contre l'empereur et sa belle-fille.—Penchant d'Hortense avant son mariage.—Le général Duroc épouse mademoiselle Hervas d'Alménara.—Portrait de cette dame.—Le piano brisé et la montre mise en pièces.—Mariage et tristesse.—Infortunes d'Hortense, avant, pendant et après ses grandeurs.—Voyage du premier consul à Lyon.—Fêtes et félicitations.—Les Soldats d'Égypte.—Le légat du pape.—Les députés de la consulte.—Mort de l'archevêque de Milan.—Couplets de circonstance.—Les poëtes de l'empire.—Le premier consul et son maître d'écriture.—M. l'abbé Dupuis, bibliothécaire de la Malmaison.


Dans toutes les fêtes offertes par le premier consul à leurs majestés le roi et la reine d'Étrurie, mademoiselle Hortense avait brillé de cet éclat de jeunesse et de grâce qui faisaient d'elle l'orgueil de sa mère et le plus bel ornement de la cour naissante du premier consul.

Environ dans ce temps, elle inspira la plus violente passion à un monsieur d'une très-bonne famille, mais dont le cerveau était déjà, je crois, un peu dérangé, même avant qu'il se fût mis ce fol amour en tête. Ce malheureux rôdait sans cesse autour de la Malmaison; et dès que mademoiselle Hortense sortait, il courait à côté de la voiture, et, avec les plus vives démonstrations de tendresse, il jetait par la portière, des fleurs, des boucles de ses cheveux et des vers de sa composition. Lorsqu'il rencontrait mademoiselle Hortense à pied, il se jetait à genoux devant elle avec mille gestes passionnés, l'appelant des noms les plus touchans. Il la suivait, malgré tout le monde, jusque dans la cour du château, et se livrait à toutes ses folies. Dans le premier temps, mademoiselle Hortense, jeune et gaie comme elle l'était, s'amusa des simagrées de son adorateur. Elle lisait les vers qu'il lui adressait, et les donnait à lire aux dames qui l'accompagnaient. Une telle poésie était de nature à leur prêter à rire; aussi ne s'en faisaient-elles point faute; mais après ces premiers transports de gaîté, mademoiselle Hortense, bonne et charmante comme sa mère, ne manquait jamais de dire, d'un visage et d'un ton compatissant; «Ce pauvre homme, il est bien à plaindre!» À la fin pourtant, les importunités du pauvre insensé se multiplièrent au point de devenir insupportables. Il se tenait, à Paris, à la porte des théâtres, quand mademoiselle Hortense devait s'y rendre, et se prosternait à ses pieds, suppliant, pleurant, riant et gesticulant tout à la fois. Ce spectacle amusait trop la foule pour continuer plus long-temps d'amuser mademoiselle de Beauharnais; Carrat fut chargé d'écarter le malheureux, qui fut mis, je crois, dans une maison de santé.

Mademoiselle Hortense eût été trop heureuse si elle n'avait connu l'amour que par les burlesques effets qu'il produisait sur une cervelle dérangée. Elle n'en voyait ainsi qu'un côté plaisant et comique. Mais le moment arriva où elle dut sentir tout ce qu'il y a de douloureux et d'amer dans les mécomptes de cette passion. En janvier 1802 elle fut mariée à M. Louis Bonaparte, frère du premier consul. Cette alliance était convenable sous le rapport de l'âge, M. Louis ayant à peine vingt-quatre ans, et mademoiselle de Beauharnais n'en ayant pas plus de dix-huit; et pourtant elle fut pour les deux époux la source de longs et interminables chagrins. M. Louis était pourtant bon et sensible, plein de bienveillance et d'esprit, studieux et ami des lettres, comme tous ses frères, hormis un seul; mais il était d'une faible santé, souffrant presque sans relâche, et d'une disposition mélancolique. Les frères du premier consul avaient tous dans les traits plus ou moins de ressemblance avec lui, et M. Louis encore plus que les autres, surtout du temps du consulat, et avant que l'empereur Napoléon n'eût pris de l'embonpoint. Toutefois aucun des frères de l'empereur n'avait ce regard imposant et incisif, et ce geste rapide et impérieux qui lui venait d'abord de l'instinct et ensuite de l'habitude du commandement. M. Louis avait des goûts pacifiques et modestes. On a prétendu qu'il avait, à l'époque de son mariage, un vif attachement pour une personne dont on n'a pu découvrir le nom, qui, je crois, est encore un mystère. Mademoiselle Hortense était extrêmement jolie, d'une physionomie expressive et mobile. De plus elle était pleine de grâce, de talens et d'affabilité; bienveillante et aimable comme sa mère, elle n'avait pas cette excessive facilité, ou, pour tout dire, cette faiblesse de caractère qui nuisait parfois à madame Bonaparte. Voilà pourtant la femme que de mauvais bruits, semés par de misérables libellistes, ont si outrageusement calomniée! Le cœur se soulève de dégoût et d'indignation, lorsqu'on voit se débiter et se répandre des absurdités aussi révoltantes. S'il fallait en croire ces honnêtes inventeurs, le premier consul aurait séduit la fille de sa femme avant de la donner en mariage à son propre frère. Il n'y a qu'à énoncer un tel fait pour en faire comprendre toute la fausseté. J'ai connu mieux que personne les amours de l'empereur; dans ces sortes de liaisons clandestines, il craignait le scandale, haïssait les fanfaronnades de vice, et je puis affirmer sur l'honneur que jamais les désirs infâmes qu'on lui a prêtés n'ont germé dans son cœur. Comme tous ceux, et, parce qu'il connaissait plus intimement sa belle-fille, plus que tous ceux qui approchaient de mademoiselle de Beauharnais, il avait pour elle la plus tendre affection; mais ce sentiment était tout-à-fait paternel, et mademoiselle Hortense y répondait par cette crainte respectueuse qu'une fille bien née éprouve en présence de son père. Elle aurait obtenu de son beau-père tout ce qu'elle aurait voulu, si son extrême timidité ne l'eût empêchée de demander; mais, au lieu de s'adresser directement à lui, elle avait d'abord recours à l'intercession du secrétaire et des entours de l'empereur. Est-ce ainsi qu'elle s'y serait prise, si les mauvais bruits semés par ses ennemis et par ceux de l'empereur avaient eu le moindre fondement?

Avant ce mariage, mademoiselle Hortense avait de l'inclination pour le général Duroc, à peine âgé de trente ans, bien fait de sa personne, et favori du chef de l'état, qui le connaissant prudent et réservé, lui avait confié d'importantes missions diplomatiques. Aide-de-camp du premier consul, général de division et gouverneur des Tuileries, il vivait depuis long-temps dans la familiarité intime de la Malmaison et dans l'intérieur du premier consul. Pendant les absences qu'il était obligé de faire, il entretenait une correspondance suivie avec mademoiselle Hortense, et pourtant l'indifférence avec laquelle il laissa faire le mariage de celle-ci avec M. Louis prouve qu'il ne partageait que faiblement l'affection qu'il avait inspirée. Il est certain qu'il aurait eu pour femme mademoiselle de Beauharnais, s'il eût voulu accepter les conditions auxquelles le premier consul lui offrait la main de sa belle-fille; mais il s'attendait à quelque chose de mieux, et sa prudence ordinaire lui manqua au moment où elle aurait dû lui montrer un avenir facile à prévoir, et fait pour combler les vœux d'une ambition même plus exaltée que la sienne. Il refusa donc nettement, et les instances de madame Bonaparte, qui déjà avaient ébranlé son mari, eurent décidemment le dessus. Madame Bonaparte, qui se voyait traitée avec fort peu d'amitié par les frères du premier consul, cherchait à se créer dans cette famille des appuis contre les orages que l'on amassait sans cesse contre elle pour lui ôter le cœur de son époux. C'était dans ce dessein qu'elle travaillait de toutes ses forces au mariage de sa fille avec un de ses beaux-frères.

Le général Duroc se repentit probablement par la suite de la précipitation de ses refus, lorsque les couronnes commencèrent à pleuvoir dans l'auguste famille à laquelle il avait été le maître de s'allier; lorsqu'il vit Naples, l'Espagne, la Westphalie, la Haute-Italie, les duchés de Parme, de Lucques, etc., devenir les apanages de la nouvelle dynastie impériale; lorsque la belle et gracieuse Hortense elle-même, qui l'avait tant aimé, monta à son tour sur un trône qu'elle aurait été si heureuse de partager avec l'objet de ses premières affections. Pour lui, il épousa mademoiselle Hervas d'Alménara, fille du banquier de la cour d'Espagne, petite femme très-brune, très-maigre, très-peu gracieuse; mais en revanche, de l'humeur la plus acariâtre, la plus hautaine, la plus exigeante, la plus capricieuse. Comme elle devait avoir en mariage une énorme dot, le premier consul la fit demander pour son premier aide-de-camp. Madame D.... s'oubliait, m'a-t-on dit, au point de battre ses gens et de s'emporter même de la façon la plus étrange contre des personnes qui n'étaient nullement dans sa dépendance. Lorsque M. Dubois venait accorder son piano, si malheureusement elle se trouvait présente, comme elle ne pouvait supporter le bruit qu'exigeait cette opération, elle chassait l'accordeur avec la plus grande violence. Elle brisa un jour, dans un de ces singuliers accès, toutes les touches de son instrument; une autre fois, M. Mugnier, horloger de l'empereur, et le premier de Paris dans son art, avec M. Bréguet, lui ayant apporté une montre d'un très-grand prix, que madame la duchesse de Frioul avait elle-même commandée, ce bijou ne lui plut pas, et, dans sa colère, en présence de M. Mugnier, elle jeta la montre sous ses pieds, se mit à danser dessus, et la réduisit en pièces. Jamais elle ne voulut payer, et le maréchal se vit obligé d'en acquitter le prix. Ainsi le refus mal entendu du général Duroc, et les calculs peu désintéressés de madame Bonaparte causèrent le malheur de deux ménages.

Au reste le portrait que je viens de tracer et que je crois vrai, quoique peu flatté, n'est que celui d'une jeune femme gâtée comme une fille unique, vive comme une Espagnole et élevée avec indulgence et même avec cette négligence absolue qui nuisent à l'éducation de toutes les compatriotes de mademoiselle d'Alménara. Le temps a calmé cette vivacité de jeunesse, et madame la duchesse de Frioul a donné, depuis, l'exemple du dévouement le plus tendre à tous ses devoirs, et d'une grande force d'âme dans les affreux malheurs qu'elle a eu à subir. Pour la perte de son époux toute douloureuse quelle était, la gloire avait du moins quelques consolations à offrir à la veuve du grand maréchal. Mais quand une jeune fille, seule héritière d'un grand nom et d'un titre illustre, est enlevée tout-à-coup par la mort, à toutes les espérances et à tout l'amour de sa mère, qui oserait parler à celle-ci de consolations? S'il peut y en avoir quelqu'une (ce que je ne crois pas), ce doit être le souvenir des soins et des tendresses prodigués jusqu'à la fin par un cœur maternel. Ce souvenir, dont l'amertume est mêlée de quelque douceur, ne peut manquer à madame la duchesse de Frioul.

La cérémonie religieuse du mariage eut lieu le 7 janvier dans la maison de la rue de la Victoire, et le mariage du général Murat avec mademoiselle Caroline Bonaparte, qui n'avait été contracté que par-devant l'officier de l'état civil, fut consacré le même jour. Les deux époux (M. Louis et sa femme) étaient fort tristes; celle-ci pleurait amèrement pendant la cérémonie, et ses larmes ne se séchèrent point après. Elle était loin de chercher les regards de son époux, qui, de son côté, était trop fier et trop ulcéré pour la poursuivre de ses empressemens. La bonne Joséphine faisait tout ce qu'elle pouvait pour les rapprocher. Sentant que cette union, qui commençait si mal, était son ouvrage, elle aurait voulu concilier son propre intérêt, ou du moins ce qu'elle regardait comme tel, avec le bonheur de sa fille. Mais ses efforts comme ses avis et ses prières n'y pouvaient rien. J'ai vu cent fois madame Louis Bonaparte chercher la solitude de son appartement et le sein d'une amie pour y verser ses larmes. Elles lui échappaient même au milieu du salon du premier consul, où l'on voyait avec chagrin cette jeune femme brillante et gaie, qui si souvent en avait fait gracieusement les honneurs et déridé l'étiquette, se retirer dans un coin, ou dans l'embrasure d'une fenêtre, avec quelqu'une des personnes de son intimité pour lui confier tristement ses contrariétés. Pendant cet entretiens, d'où elle sortait les yeux rouges et humides, son mari se tenait pensif et taciturne au bout opposé du salon.

On a reproché bien des torts à Sa Majesté la reine de Hollande, et tout ce qu'on a dit ou écrit contre cette princesse est empreint d'une exagération haineuse. Une si haute fortune attirait sur elle tous les regards, et excitait une malveillance jalouse; et pourtant ceux qui lui ont porté envie n'auraient pas manqué de se trouver eux-mêmes à plaindre, s'ils eussent été mis à sa place, à condition de partager ses chagrins. Les malheurs de la reine Hortense avaient commencé avec sa vie. Son père, mort sur l'échafaud révolutionnaire, sa mère jetée en prison, elle s'était trouvée, encore enfant, isolée et sans autre appui que la fidélité d'anciens domestiques de sa famille. Son frère, le noble et digne prince Eugène, avait été obligé, dit-on, de se mettre en apprentissage; elle eut quelques années de bonheur, ou du moins de repos, tout le temps qu'elle fut confiée aux soins maternels de madame de Campan, et après sa sortie de pension. Mais le sort était loin de la tenir quitte: ses penchans contrariés, un mariage malheureux, ouvrirent pour elle une nouvelle suite de chagrins. La mort de son premier fils, que l'empereur voulait adopter, et qu'il avait désigné pour son successeur à l'empire, le divorce de sa mère, la mort cruelle de sa plus chère amie, madame de Brocq[7], entraînée sous ses yeux dans un précipice, le renversement du trône impérial, qui lui fit perdre son titre et son rang de reine, perte qui lui fut pourtant moins sensible que l'infortune de celui qu'elle regardait comme son père; enfin les continuelles tracasseries de ses débats domestiques, de fâcheux procès, et la douleur qu'elle eut de se voir enlever son fils aîné par l'ordre de son mari; telles ont été les principales catastrophes d'une vie qu'on aurait pu croire destinée à beaucoup de bonheur.

Le lendemain du mariage de mademoiselle Hortense, le premier consul partit pour Lyon, où l'attendaient les députés de la république Cisalpine, rassemblés pour l'élection d'un président. Partout, sur son passage, il fut accueilli au milieu des fêtes et des félicitations que l'on s'empressait de lui adresser, pour la manière miraculeuse dont il avait échappé aux complots de ses ennemis. Ce voyage ne différait en rien des voyages qu'il fit dans la suite avec le titre d'empereur. Arrivé à Lyon, il reçut la visite de toutes les autorités, des corps constitués, des députations des départemens voisins, des membres de la consulte italienne. Madame Bonaparte, qui était de ce voyage, accompagna son mari au spectacle, et elle partagea avec lui les honneurs de la fête magnifique qui lui fut offerte par la ville de Lyon. Le jour où la consulte élut et proclama le premier consul président de la république italienne, il passa en revue, sur la place des Brotteaux, les troupes de la garnison, et reconnut dans les rangs plusieurs soldats de l'armée d'Égypte, avec lesquels il s'entretint quelque temps. Dans toutes ces occasions, le premier consul portait le même costume qu'il avait à la Malmaison, et que j'ai décrit ailleurs. Il se levait de bonne heure, montait à cheval, et visitait les travaux publics, entre autres ceux de la place Belcour, dont il avait posé la première pierre à son retour d'Italie. Il parcourait les Brotteaux, inspectait, examinait tout, et, toujours infatigable, travaillait en rentrant comme s'il eût été aux Tuileries. Rarement il changeait de toilette; cela ne lui arrivait que lorsqu'il recevait à sa table les autorités, ou les principaux habitans. Il accueillait toutes les demandes avec bonté. Avant de partir, il fit présent au maire de la ville d'une écharpe d'honneur, et au légat du Pape, d'une riche tabatière ornée de son portrait. Les députés de la consulte reçurent aussi des présens, et ils ne restèrent pas en arrière pour les rendre. Ils offrirent à madame Bonaparte de magnifiques parures en diamans et en pierreries, et les bijoux les plus précieux.

Le premier consul, en arrivant à Lyon, avait été vivement affligé de la mort subite d'un digne prélat qu'il avait connu dans sa première campagne d'Italie.

L'archevêque de Milan était venu à Lyon, malgré son grand âge, pour voir le premier consul qu'il aimait avec tendresse, au point que, dans la conversation, on avait entendu le vénérable vieillard, s'adressant au jeune général, lui dire: mon fils. Les paysans de Pavie s'étant révoltés, parce qu'on les avait fanatisés en leur faisant croire que les Français voulaient détruire leur religion, l'archevêque de Milan, pour leur prouver que leurs craintes étaient sans fondement, s'était souvent montré en voiture avec le général Bonaparte.

Ce prélat avait supporté parfaitement le voyage il paraissait bien portant et assez gai. M. de Talleyrand, qui était arrivé à Lyon quelques jours avant le premier consul, avait donné à dîner aux députés cisalpins et aux principaux notables de la ville. L'archevêque de Milan était à sa droite. À peine assis, et au moment où il se penchait du côté de M. de Talleyrand pour lui parler, il était tombé mort dans son fauteuil.

Le 12 janvier, la ville de Lyon offrit au premier consul et à madame Bonaparte, un bal magnifique suivi d'un concert. À huit heures du soir, les trois maires, accompagnés des commissaires de la fête, vinrent chercher leurs illustres hôtes au palais du Gouvernement. Il me semble avoir encore devant les yeux cet amphithéâtre immense, magnifiquement décoré, et illuminé de lustres et de bougies sans nombre, ces banquettes drapées des plus riches tapis des manufactures de la ville, et couvertes de milliers de femmes, brillantes, quelques-unes de beauté et de jeunesse, et toutes, de parure. La salle de spectacle avait été choisie pour lieu de la fête. À l'entrée du premier consul et de madame Bonaparte, qui s'avançait donnant le bras à l'un des maires, il s'éleva comme un tonnerre d'applaudissemens et d'acclamations. Tout à coup la décoration du théâtre disparut, et la place Bonaparte (l'ancienne place Belcour), parut telle qu'elle avait été restaurée par ordre du premier consul. Au milieu s'élançait une pyramide surmontée de la statue du premier consul qui y était représenté s'appuyant sur un lion. Des trophées d'armes et des bas-reliefs figuraient, sur une des faces, la bataille d'Arcole, sur l'autre celle de Marengo.

Lorsque les premiers transports excités par ce spectacle qui rappelait à la fois les bienfaits et les victoires du héros de la fête, se furent calmés, il se fit un grand silence et l'on entendit une musique délicieuse, mêlée de chants tous à la gloire du premier consul, de son épouse, des guerriers qui l'entouraient, et des représentans des républiques italiennes. Les chanteurs et les musiciens étaient des amateurs de Lyon. Mademoiselle Longue, M. Gerbet, directeur des postes, et M. Théodore, négociant, qui avaient chanté, chacun sa partie, d'une manière ravissante, reçurent les félicitations du premier consul et les plus gracieux remercîmens de madame Bonaparte.

Ce que je remarquai le plus dans les couplets qui furent chantés en cette occasion et qui ressemblaient à tous les couplets de circonstance imaginables, c'est que le premier consul y était encensé dans les termes, dont tous les poëtes de l'empire se sont servis dans la suite. Toutes les exagérations de la flatterie étaient épuisées dès le consulat; dans les années qui suivirent, il fallut nécessairement se répéter. Ainsi, dans les couplets de Lyon, le premier consul était le dieu de la victoire, le triomphateur du Nil et de Neptune, le sauveur de la patrie, le pacificateur du monde, l'arbitre de l'Europe. Les soldats français étaient transformés en amis et compagnons d'Alcide, etc. C'était couper l'herbe sous le pied aux chantres à venir.

La fête de Lyon se termina par un bal qui dura jusqu'au jour. Le premier consul y resta deux heures, pendant lesquelles il s'entretint avec les magistrats de la ville.

Tandis que les habitans les plus considérables offraient à leurs hôtes ce magnifique divertissement, le peuple, malgré le froid, se livrait sur les places publiques, à la danse et au plaisir. Vers minuit, un très-beau feu d'artifice avait été tiré sur la place Bonaparte.

Après quinze ou dix-huit jours passés à Lyon, nous reprîmes la route de Paris. Le premier consul et sa femme continuèrent de résider de préférence à la Malmaison. Ce fut, je crois, peu de temps après le retour du premier consul, qu'un homme fort peu richement vêtu sollicita une audience; il le fit entrer dans son cabinet, et lui demanda qui il était.—«Général, lui répondit le solliciteur intimidé en sa présence, c'est moi qui ai eu l'honneur de vous donner des leçons d'écriture à l'école de Brienne.—Le beau f.... élève que vous avez fait là! interrompit vivement le premier consul, je vous en fais mon compliment!» Puis il se mit à rire le premier de sa vivacité, et adressa quelques paroles bienveillantes à ce brave homme, dont un tel compliment n'avait point rassuré la timidité. Peu de jours après, le maître reçut du plus mauvais, sans doute, de tous ses élèves de Brienne (on sait comment l'empereur écrivait), une pension qui suffisait à ses besoins.

Un autre des anciens professeurs du premier consul, M. l'abbé Dupuis, avait été placé par lui à la Malmaison, en qualité de bibliothécaire particulier. Il y résidait toujours, et y est mort. C'était un homme modeste, et qui passait pour instruit. Le premier consul le visitait souvent dans son appartement, et il avait pour lui toutes les attentions et tous les égards imaginables.


CHAPITRE IX.

Proclamation de la loi sur les cultes.—Conversation à ce sujet.—La consigne.—Les plénipotentiaires pour le concordat.—L'abbé Bernier et le cardinal Caprara.—Le chapeau rouge et le bonnet rouge.—Costume du premier consul et de ses collègues.—Le premier Te Deum chanté à Notre-Dame.—Dispositions diverses des spectateurs.—Le calendrier républicain.—La barbe et la chemise blanche.—Le général Abdallah-Menou.—Son courage à tenir tête aux Jacobins.—Son pavillon.—Sa mort romanesque.—Institution de l'ordre de la légion d'honneur.—Le premier consul à Ivry.—Les inscriptions de 1802 et l'inscription de 1814.—Le maire d'Ivry et le maire d'Évreux.—Naïveté d'un haut fonctionnaire.—Les cinq-z-enfans.—Arrivée à Rouen du premier consul.—M. Beugnot et l'archevêque Cambacérès.—Le maire de Rouen dans la voiture du premier consul.—Le général Soult et le général Moncey.—Le premier consul fait déjeuner à sa table un caporal.—Le premier consul au Havre et à Honfleur.—Départ du Havre pour Fécamp.—Arrivée du premier consul à Dieppe.—Retour à Saint-Cloud.

Le jour de la proclamation faite par le premier consul, de la loi sur les cultes, il se leva de bonne heure, et fit entrer le service pour faire sa toilette. Pendant qu'on l'habillait, je vis entrer dans sa chambre M. Joseph Bonaparte avec le consul Cambacérès.

—Eh bien! dit à celui-ci le premier consul, nous allons à la messe; que pense-t-on de cela dans Paris?

—Beaucoup de gens, répondit M. Cambacérès, se proposent d'aller à la première représentation et de siffler la pièce, s'ils ne la trouvent pas amusante.

—Si quelqu'un s'avise de siffler, je le fais mettre à la porte par les grenadiers de la garde consulaire.

—Mais si les grenadiers se mettent à siffler comme les autres?

—Pour cela, je ne le crains pas. Mes vieilles moustaches iront ici à Notre-Dame, tout comme au Caire ils allaient à la mosquée. Ils me regarderont faire, et en voyant leur général se tenir grave et décent, ils feront comme lui, en se disant: C'est la consigne!

—J'ai peur, dit M. Joseph Bonaparte, que les officiers-généraux ne soient pas si accommodans. Je viens de quitter Augereau qui jette feu et flamme contre ce qu'il appelle vos capucinades. Lui et quelques autres ne seront pas faciles à ramener au giron de notre sainte mère l'église.

—Bah! Augereau est comme cela. C'est un braillard qui fait bien du tapage, et s'il a quelque petit cousin imbécile, il le mettra au séminaire pour que j'en fasse un aumônier. À propos, poursuivit le premier consul en s'adressant à son collègue, quand votre frère ira-t-il prendre possession de son siège de Rouen? Savez-vous qu'il a là le plus bel archevêché de France. Il sera cardinal avant un an; c'est une affaire convenue.

Le deuxième consul s'inclina. Dès ce moment, il avait auprès du premier consul bien plutôt l'air de son courtisan que de son égal.

Les plénipotentiaires qui avaient été chargés de discuter et signer le concordat étaient MM. Joseph Bonaparte, Crétet et l'abbé Bernier. Celui-ci, que j'ai vu quelquefois aux Tuileries, avait été chef de chouans, et il n'y avait rien qui n'y parût. Le premier consul, dans cette même conversation dont je viens de rapporter le commencement, s'entretint avec ses deux interlocuteurs, des conférences sur le concordat. «L'abbé Bernier, dit le premier consul, faisait peur aux prélats italiens par la véhémence de sa logique. On aurait dit qu'il se croyait au temps où il conduisait les Vendéens à la charge contre les bleus. Rien n'était plus singulier que le contraste de ses manières rudes et disputeuses, avec les formes polies et le ton mielleux des prélats. Le cardinal Caprara est venu il y a deux jours, d'un air effaré, me demander s'il est vrai que l'abbé Bernier s'est fait, pendant la guerre de la Vendée, un autel pour célébrer la messe, avec des cadavres de républicains. Je lui ai répondu que je n'en savais rien, mais que cela était possible. Général premier consul, s'est écrié le cardinal épouvanté, ce n'est pas oun chapeau rouge, mais oun bonnet rouge qu'il faut à cet homme!

J'ai bien peur, continua le premier consul, que cela ne nuise à l'abbé Bernier pour la barrette.»

Ces messieurs quittèrent le premier consul lorsque sa toilette fut terminée, et ils allèrent se préparer eux-mêmes pour la cérémonie. Le premier consul porta ce jour-là le costume des consuls, qui était un habit écarlate, sans revers, avec une large broderie de palmes en or sur toutes les coutures. Son sabre, qu'il avait apporté d'Égypte, était suspendu à son côté par un baudrier assez étroit, mais du plus beau travail et brodé richement. Il garda son col noir, ne voulant point mettre une cravate de dentelle. Du reste il était comme ses collègues, en culotte et en souliers. Un chapeau français, avec des plumes flottantes, aux trois couleurs; complétait ce riche habillement.

Ce fut un spectacle singulier pour les Parisiens, que la première célébration de l'office divin, à Notre-Dame. Beaucoup de gens y couraient comme à une représentation théâtrale. Beaucoup aussi, surtout parmi les militaires, y trouvaient plutôt un sujet de raillerie que d'édification. Et quant à ceux qui, pendant la révolution, avaient contribué de toutes leurs forces au renversement du culte que le premier consul venait de rétablir, ils avaient peine à cacher leur indignation et leur chagrin. Le bas peuple ne vit, dans le Te Deum qui fut chanté ce jour-là pour la paix et le concordat, qu'un aliment de plus, offert à sa curiosité. Mais, dans la classe moyenne, un grand nombre de personnes pieuses, qui avaient vivement regretté la suppression des pratiques de dévotion dans lesquelles elles avaient été élevées, se trouvèrent heureuses du retour à l'ancien culte. D'ailleurs, il n'y avait alors aucun symptôme de superstition ou de rigorisme capable d'effrayer les ennemis de l'intolérance. Le clergé avait grand soin de ne pas se montrer trop exigeant; il demandait fort peu, ne damnait personne, et le représentant du saint-père, le cardinal-légat, plaisait à tout le monde, excepté peut-être à quelques vieux prêtres chagrins, par son indulgence, la grâce mondaine de ses manières; et le laissez-aller de sa conduite. Ce prélat était tout-à-fait d'accord avec le premier consul, qui aimait beaucoup sa conversation.

Il est certain aussi que, à part tout sentiment religieux, la fidélité du peuple à ses anciennes habitudes lui faisait retrouver avec plaisir le repos et la célébration du dimanche. Le calendrier républicain était sans doute savamment supputé; mais on l'avait tout d'abord frappé de ridicule, en remplaçant la légende des saints de l'ancien calendrier par les jours de l'âne, du porc, du navet, de l'oignon, etc... De plus, s'il était habilement calculé, il n'était pas du tout commodément divisé, et je me rappelle à ce sujet le mot d'un homme de beaucoup d'esprit, et qui, malgré la désapprobation que renfermaient ses paroles, aurait pourtant désiré l'établissement du système républicain partout ailleurs que dans l'almanach. Lorsque fut publié le décret de la Convention qui ordonnait l'adoption du calendrier républicain:—Ils ont beau faire, dit M***, ils ont affaire à deux ennemis qui ne céderont pas: la barbe et la chemise blanche. Le fait est qu'il y avait, pour la classe ouvrière, et pour toutes les classes occupées d'un travail pénible, trop d'intervalle d'un décadi à l'autre. Je ne sais si c'était l'effet d'une routine enracinée; mais le peuple, habitué à travailler six jours de suite, et à se reposer le septième, trouvait trop longues neuf journées de travail consécutives. Aussi, la suppression des décadis fut-elle universellement approuvée. L'arrêté qui fixa au dimanche les publications de mariage ne le fut pas autant, quelques personnes craignant de voir renaître les anciennes prétentions du clergé sur l'état civil.

Peu de jours après le rétablissement solennel du culte catholique, je vis arriver aux Tuileries un officier-général qui aurait peut-être autant aimé l'établissement de la religion de Mahomet, et le changement de Notre-Dame en mosquée. C'était le dernier général en chef de l'armée d'Égypte, lequel s'était, dit-on, fait musulman au Caire, le ci-devant baron de Menou. Malgré le dernier échec que les Anglais lui avaient tout récemment fait essuyer en Égypte, le général Abdallah Menou fut bien reçu du premier consul, qui le nomma bientôt après gouverneur-général du Piémont. Le général Menou était d'une bravoure à toute épreuve, et il avait montré le plus grand courage même ailleurs que sur les champs de bataille, et au milieu des circonstances les plus difficiles. Après la journée du 10 août, bien qu'appartenant au parti républicain, on l'avait vu suivre Louis XVI à l'assemblée, et il avait été dénoncé comme royaliste par les jacobins. En 1795, le faubourg Saint-Antoine s'étant levé en masse, et avancé contre la Convention, le général Menou avait cerné et désarmé les séditieux; mais il avait résisté aux ordres atroces des commissaires de la Convention, qui voulaient que le faubourg entier fût incendié, pour punir les habitans de leurs continuelles insurrections. Quelque temps après, ayant encore refusé aux conventionnels de mitrailler les sections de Paris, il avait été traduit devant une commission qui n'aurait pas manqué de faire tomber sa tête, si le général Bonaparte, qui l'avait remplacé dans le commandement de l'armée de l'intérieur, n'eût pas usé de tout son crédit pour lui sauver la vie. Des actes si multipliés de courage et de générosité suffisent bien, et au delà, pour faire pardonner à ce brave officier l'orgueil, d'ailleurs fort légitime, avec lequel il se vantait d'avoir armé les gardes nationales, et fait substituer au drapeau blanc, le drapeau tricolore, qu'il appelait mon pavillon. Du gouvernement du Piémont, il passa à celui de Venise, et mourut, en 1810, d'amour, malgré ses soixante ans, pour une actrice qu'il avait suivie de Venise à Reggio.

L'institution de l'ordre de la Légion-d'Honneur précéda de peu de jours la proclamation du consulat à vie. Cette proclamation donna lieu à une fête qui fut célébrée le 15 août. C'était le jour anniversaire de la naissance du premier consul, et l'on profita de l'occasion pour fêter, pour la première fois, cet anniversaire. Ce jour-là le premier consul prit ses trente-trois ans.

Au mois d'octobre suivant, je suivis le premier consul dans son voyage en Normandie. Nous nous arrêtâmes à Ivry, dont le premier consul visita le champ de bataille. Il dit, en y arrivant: «Honneur à la mémoire du meilleur Français qui se soit assis sur le trône de France!» Et il ordonna le rétablissement de la colonne qu'on avait érigée en souvenir de la victoire remportée par Henri IV.

Le lecteur me saura peut-être gré de rapporter ici les inscriptions qui furent gravées sur les quatre faces de la pyramide.

Première inscription.

Napoléon Bonaparte, premier consul, à la mémoire de Henri IV, victorieux des ennemis de l'État, aux champs d'Ivry, le 14 mars 1590.

Deuxième inscription.

Les grands hommes aiment la gloire de ceux qui leur ressemblent.

Troisième inscription.

L'an XI de la République française, le 7 brumaire, Napoléon Bonaparte, premier consul, après avoir parcouru cette plaine, a ordonné la réédification du monument destiné à consacrer le souvenir de Henri IV et de la victoire d'Ivry.

Quatrième inscription.

Les malheurs éprouvés par la France, à l'époque de la bataille d'Ivry, étaient le résultat de l'appel fait par les différens partis français aux nations espagnole et anglaise. Toute famille, tout parti qui appelle les puissances étrangères à son secours, a mérité et méritera, dans la postérité la plus reculée, la malédiction du peuple français.

Toutes ces inscriptions ont été effacées et remplacées par celle-ci: C'est ici le lieu de l'ente où se tint Henri IV, le jour de la bataille d'Ivry, le 14 mars 1590.

M. Lédier, maire d'Ivry, accompagnait le premier consul dans cette excursion. Le premier consul causa long-temps avec lui et en parut très-satisfait. Le maire d'Évreux ne lui donna pas une aussi bonne idée de ses moyens; aussi l'interrompit-il brusquement au milieu d'une espèce de compliment que ce digne magistrat essayait de lui faire, en lui demandant s'il connaissait son confrère le maire d'Ivry. «Non, général, répondit le maire.—Eh bien, tant pis pour vous, je vous engage à faire sa connaissance.»

Ce fut aussi à Évreux qu'un administrateur, d'un grade élevé, eut l'avantage d'amuser madame Bonaparte et sa suite par une naïveté que le premier consul tout seul ne trouva point divertissante, parce qu'il n'aimait pas de telles naïvetés venant d'un homme en place. M. de Ch.... faisait à l'épouse du premier consul les honneurs du chef-lieu, et il y mettait, malgré son âge, beaucoup d'empressement et d'activité. Madame Bonaparte, entre autres questions que lui dictait sa bienveillance et sa grâce accoutumées, lui demanda s'il était marié, et s'il avait de la famille.—Oh! Madame, je le crois bien, répondit M. de Ch.... avec un sourire et en s'inclinant; j'ai cinq-z-enfans.»—Ah! mon Dieu! s'écria madame Bonaparte, quel régiment! c'est extraordinaire. Comment, Monsieur, seize enfans?—Oui, Madame, cinq-z-enfans, cinq-z-enfans,» répéta l'administrateur qui ne voyait là rien de bien merveilleux, et qui ne s'étonnait que de l'étonnement manifesté par madame Bonaparte. À la fin, quelqu'un expliqua à celle-ci l'erreur que lui faisait commettre la liaison dangereuse de M. de Ch...., et ajouta le plus sérieusement qu'il put: «Daignez, Madame, excuser M. de Ch....; la révolution a interrompu le cours de ses études.» Il avait plus de soixante ans.

D'Évreux nous partîmes pour Rouen, où nous arrivâmes sur les trois heures après midi. M. Chaptal, ministre de l'intérieur, M. Beugnot, préfet du département, et M. Cambacérès, archevêque de Rouen, vinrent à la rencontre du premier consul jusqu'à un certaine distance de la ville. Le maire, M. Fontenay, l'attendait aux portes, dont il lui présenta les clefs. Le premier consul les tint quelque temps dans ses mains, et les rendit ensuite au maire, en disant assez haut pour être entendu par la foule qui entourait sa voiture: «Citoyens, je ne puis mieux confier les clefs de la ville qu'au digne magistrat qui jouit, à tant de titres, de ma confiance et de la vôtre.» Il fit monter M. Fontenay dans sa voiture, en exprimant qu'il voulait honorer Rouen dans la personne de son maire.

Madame Bonaparte était dans la voiture de son mari; le général Moncey, inspecteur-général de la gendarmerie, était à cheval à la portière de droite. Dans la seconde voiture étaient le général Soult et deux aides-de-camp; dans une troisième le général Bessières et M. de Luçay; dans une quatrième le général Lauriston. Venaient ensuite les voitures de service. Nous étions, Hambard, Hébert et moi, dans la première.

J'essayerais vainement de donner une idée de l'enthousiasme des Rouennais à l'arrivée du premier consul. Les forts de la halle et les bateliers en grand costume nous attendaient en dehors de la ville; et quand la voiture qui renfermait les deux augustes personnages fut à leur portée, ces braves gens se mirent en file deux à deux, et précédèrent ainsi la voiture jusqu'à l'hôtel de la préfecture, où le premier consul descendit.

Le préfet et le maire de Rouen, l'archevêque et le général commandant la division, dînèrent avec le premier consul, qui fut de la plus aimable gaîté pendant le repas, et mit beaucoup de sollicitude à s'informer de la situation des manufactures, des découvertes nouvelles dans l'art de fabriquer, enfin de tout ce qui pouvait se rapporter à la prospérité de cette ville essentiellement industrielle.

Le soir, et presque toute la nuit, une foule immense entoura l'hôtel, et remplit les jardins de la préfecture, qui étaient illuminés et ornés de transparens allégoriques à la louange du premier consul. Chaque fois qu'il se montrait sur la terrasse du jardin, l'air retentissait d'applaudissemens et d'acclamations qui paraissaient le flatter vivement.

Le lendemain matin, après avoir fait à cheval le tour de la ville, et visité les sites magnifiques dont elle est entourée, le premier consul entendit la messe, qui fut célébrée, à onze heures, par l'archevêque dans la chapelle de la préfecture. Une heure après, il eut à recevoir le conseil général du département, le conseil de préfecture, le conseil municipal, le clergé de Rouen, et les tribunaux. Il lui fallut entendre une demi-douzaine de discours, tous à peu près conçus dans les mêmes termes, et auxquels il répondit de manière à donner aux orateurs la plus haute opinion de leur propre mérite. Tous ces corps, en quittant le premier consul, furent présentés à madame Bonaparte, qui les accueillit avec sa grâce ordinaire.

Le soir, il y eut réception chez madame Bonaparte pour les femmes des fonctionnaires. Le premier consul assistait à cette réception, dont on profita pour lui présenter plusieurs personnes nouvellement amnistiées, qu'il reçut avec bienveillance.

Au reste, même affluence, mêmes illuminations, mêmes acclamations que la veille. Toutes les figures avaient un air de fête qui me réjouissait et contrastait singulièrement, à mon avis, avec les horribles maisons en bois, les rues sales et étroites et les constructions gothiques qui distinguaient alors la ville de Rouen.

Le lundi, 1er novembre, à sept heures du matin, le premier consul monta à cheval, escorté d'un détachement des jeunes gens de la ville, formant une garde volontaire. Il passa le pont de bateaux, et parcourut le faubourg Saint-Sever. Au retour de cette promenade, nous trouvâmes le peuple qui l'attendait à la tête du pont, et le reconduisit à l'hôtel de la préfecture, en faisant éclater la joie la plus vive.

Après le déjeuner, il y eut grand'messe par monseigneur l'archevêque, à l'occasion de la fête de la Toussaint; puis vinrent les sociétés savantes, les chefs d'administration et les juges-de-paix, avec leurs discours. L'un de ceux-ci renfermait une phrase remarquable: ces bons magistrats, dans leur enthousiasme, demandaient au premier consul la permission de le surnommer le grand juge-de-paix de l'Europe. À la sortie de l'appartement du consul, je remarquai celui qui avait porté la parole; il avait les larmes aux yeux, et répétait avec orgueil la réponse qui venait de lui être faite. Je regrette de n'avoir point retenu son nom; c'était, m'a-t-on dit, un des hommes les plus recommandables de Rouen. Sa figure inspirait la confiance et portait une expression de franchise qui prévenait en sa faveur.

Le soir, le premier consul se rendit au théâtre. La salle, pleine jusqu'en haut, offrait un coup-d'œil charmant. Les autorités municipales avaient fait préparer une fête superbe, que le premier consul trouva fort de son goût; il en fit ses complimens à plusieurs reprises au préfet et au maire. Après avoir vu l'ouverture du bal, il fit deux ou trois tours dans la salle, et se retira, entouré de l'état-major de la garde nationale.

La journée du mardi fut employée en grande partie par le premier consul à visiter les ateliers des nombreuses fabriques de la ville. Le ministre de l'intérieur, le préfet, le maire, le général commandant la division, l'inspecteur-général de la gendarmerie et l'état-major de la garde consulaire l'accompagnaient. Dans une manufacture du faubourg Saint-Sever, le ministre de l'intérieur lui présenta le doyen des ouvriers, connu pour avoir tissé en France la première pièce de velours. Le premier consul, après avoir complimenté cet honorable vieillard, lui accorda une pension. D'autres récompenses ou encouragemens furent également distribués à plusieurs personnes que des inventions utiles recommandaient à la reconnaissance publique.

Le mercredi matin de bonne heure nous partîmes pour Elbeuf, où nous arrivâmes à dix heures, précédés par une soixantaine de jeunes gens des familles les plus distinguées de la ville, qui, à l'exemple de ceux de Rouen, aspiraient à l'honneur de former la garde du premier consul.

La campagne autour de nous était couverte d'une multitude innombrable, accourue de toutes les communes environnantes. Le premier consul descendit à Elbeuf chez le maire, et se fit servir à déjeuner. Ensuite il visita la ville en détail, prit des renseignemens partout, et, sachant qu'un des premiers besoins des citoyens était la construction d'un chemin d'Elbeuf à une petite ville voisine, nommée Romilly, il donna l'ordre au ministre de l'intérieur d'y faire travailler aussitôt.

À Elbeuf, comme à Rouen, le premier consul fut comblé d'hommages et de bénédictions. Nous étions de retour dans cette dernière ville à quatre heures après midi.

Le commerce de Rouen avait préparé une fête dans le local de la bourse. Le premier consul et sa femme s'y rendirent après dîner. Il s'arrêta fort long-temps au rez-de-chaussée de ce grand bâtiment, où étaient exposés les magnifiques échantillons des produits de l'industrie départementale. Il examina tout, et le fit examiner à madame Bonaparte, qui voulut acheter plusieurs pièces d'étoffe.

Le premier consul monta ensuite au premier étage; là, dans un beau salon, étaient réunies cent dames et demoiselles, presque toutes jolies, femmes ou filles des principaux négocians de Rouen, qui l'attendaient pour le complimenter. Il s'assit dans ce cercle charmant, et y resta un quart d'heure environ, puis il passa dans une autre salle, où l'attendait la représentation d'un petit proverbe, mêlé de couplets, exprimant, comme on pense bien, l'attachement et la reconnaissance des Rouennais.

Ce proverbe fut suivi d'un bal.

Le jeudi soir, le premier consul annonça qu'il partirait pour le Havre, le lendemain à la pointe du jour. Effectivement, à cinq heures du matin je fus éveillé par Hébert, qui me dit qu'on partait à six heures. J'eus un mauvais réveil, qui me rendit malade toute la journée: j'aurais donné beaucoup pour dormir quelques heures de plus... Enfin, il fallut se mettre en route. Avant de monter en voiture, le premier consul fit présent à monseigneur l'archevêque d'une tabatière avec son portrait. Il en donna une aussi au maire, sur laquelle était le chiffre Peuple Français.

Nous nous arrêtâmes à Caudebec pour déjeuner. Le maire de cette ville présenta au premier consul un caporal qui avait fait la campagne d'Italie (son nom était, je crois, Roussel), et avait reçu un sabre d'honneur pour prix de sa belle conduite à Marengo. Il se trouvait à Caudebec en congé de semestre, et demanda au premier consul la permission de se tenir en faction à la porte de l'appartement où se tenaient les augustes voyageurs. Elle lui fui accordée, et lorsque le premier consul et madame Bonaparte se mirent à table, Roussel fut appelé et invité à déjeuner avec son ancien général. Au Havre et à Dieppe, le premier consul invita ainsi à sa table tous ceux, soldats ou marins, qui avaient obtenu des fusils, des sabres ou des haches d'abordage d'honneur. Le premier consul s'arrêta une demi-heure à Bolbec, montrant beaucoup d'attention et d'intérêt à examiner les produits de l'industrie de l'arrondissement, complimentant les gardes d'honneur qui venaient au devant de lui, sur leur bonne tenue; remerciant le clergé des prières qu'il adressait pour lui au ciel, et laissant pour les pauvres entre ses mains et celles du maire des marques de son passage. À l'arrivée du premier consul au Havre, la ville était illuminée. Le premier consul et son nombreux cortége marchaient entre deux rangées d'ifs, de colonnes de feux de toute espèce; les bâtimens qui se trouvaient dans le port semblaient une forêt enflammée; ils étaient surchargés de verres de couleur jusqu'au haut de leurs mâts. Le premier consul ne reçut, le jour de son arrivée au Havre, qu'une partie des autorités de la ville; il se coucha peu de temps après, se disant fatigué; mais dès six heures du matin, le lendemain, il était à cheval, et jusqu'à plus de deux heures il parcourut la plage, les coteaux d'Ingouville jusqu'à plus d'une lieue, les rives de la Seine, jusqu'à la hauteur du Hoc; et il fit le tour extérieur de la citadelle. Vers trois heures, le premier consul commença à recevoir les autorités. Il s'entretint avec elles, dans le plus grand détail, des travaux qu'il y avait à faire, pour que leur port, qu'il appelait toujours le port de Paris, parvînt au plus haut degré de prospérité. Il fit au sous-préfet, au maire, aux deux présidens des tribunaux, au commandant de la place, et au chef de la dixième demi-brigade d'infanterie légère, l'honneur de les inviter à sa table.

Le soir, le premier consul se rendit au théâtre, où l'on joua une petite pièce de circonstance, bonne comme toutes les pièces de circonstance, mais dont le premier consul, et surtout madame Bonaparte, surent bon gré aux auteurs. Les illuminations étaient plus brillantes encore que la veille. Je me rappelle surtout que le plus grand nombre des transparens portaient pour inscription ces mots: 18 brumaire an VIII.

Le dimanche, à sept heures du matin, après avoir visité l'arsenal de marine et tous les bassins, le premier consul s'embarqua sur un petit canot, par un très-beau temps, et se tint en rade pendant quelques heures. Il avait pour cortége un grand nombre de canots remplis d'hommes et de dames élégantes, et de musiciens qui exécutaient les airs favoris du premier consul. Quelques heures se passèrent encore en réceptions de négocians avec lesquels le premier consul dit hautement qu'il avait eu le plus grand plaisir à conférer sur le commerce du Havre avec les colonies. Il y eut le soir une fête préparée par le commerce, à laquelle le premier consul assista une demi-heure. Le lundi, à cinq heures du matin, il s'embarqua sur un lougre, et se rendit à Honfleur. Au moment du départ, le temps était un peu menaçant; quelques personnes avaient engagé le premier consul à ne pas s'embarquer. Madame Bonaparte, aux oreilles de laquelle ce bruit parvint, accourut auprès de son mari, le suppliant de ne pas partir; mais il l'embrassa en riant et l'appelant peureuse, et monta sur le navire qui l'attendait. Il était à peine embarqué que le vent se calma soudain et le temps fut magnifique. À son retour au Havre, le premier consul passa une revue sur la place de la Citadelle, et visita les établissemens d'artillerie. Il reçut encore jusqu'au soir un grand nombre de fonctionnaires publics et de négocians, et le lendemain, à six heures du matin, nous partîmes pour Dieppe.

Au moment où nous arrivâmes à Fécamp, la ville présentait un spectacle extrêmement curieux. Tous les habitans de la ville et des villes et villages voisins suivaient le clergé en chantant un Te Deum pour l'anniversaire du 18 brumaire. Ces voix innombrables, s'élevant au ciel pour prier pour lui, frappèrent vivement le premier consul. Il répéta plusieurs fois, pendant le déjeuner, qu'il avait éprouvé plus d'émotion de ces chants sous la voûte du ciel, que ne lui en avaient jamais fait éprouver les musiques les plus brillantes.

Nous arrivâmes à Dieppe, à six heures du soir; le premier consul ne se coucha qu'après avoir reçu toutes les félicitations, qui certes étaient bien sincères là, comme alors dans toute la France. Le lendemain, à huit heures, le premier consul se rendit sur le port, où il resta long-temps à regarder rentrer la pêche, puis visita le faubourg du Pollet, et les travaux des bassins que l'on commençait. Il admit à sa table le sous-préfet, le maire, et trois marins de Dieppe qui avaient obtenu des haches d'abordage d'honneur, pour s'être distingués au combat de Boulogne. Le premier consul ordonna la construction d'une écluse dans l'arrière port, et la continuation d'un canal de navigation qui devait s'étendre jusqu'à Paris, et dont il n'a été fait jusqu'à présent que quelques toises. De Dieppe nous allâmes à Gisors et à Beauvais; et enfin, le premier consul et sa femme rentrèrent à Saint-Cloud, après une absence de quinze jours, pendant lesquels on s'était activement occupé de restaurer cette ancienne résidence royale, que le premier consul s'était décidé à accepter, comme je l'expliquerai tout à l'heure.


CHAPITRE X.

Influence du voyage en Normandie sur l'esprit du premier consul.—La génération de l'empire.—Les mémoires et l'histoire.—Premières dames et premiers officiers de Madame Bonaparte.—Mesdames de Rémusat, de Tallouet, de Luçay, de Lauriston.—Mademoiselle d'Alberg, et Mademoiselle de Luçay.—Sagesse à la cour.—MM. de Rémusat, de Cramayel, de Luçay, Didelot.—Le palais refusé, puis accepté.—Les colifichets.—Les serviteurs de Marie-Antoinette, mieux traités sous le consulat que depuis la restauration.—Incendie au château de Saint-Cloud.—La chambre de veille.—Le lit bourgeois.—Comment le premier consul descendait la nuit chez sa femme.—Devoir et triomphe conjugal.—Le galant pris sur le fait.—Sévérité excessive envers une demoiselle.—Les armes d'honneur et les troupiers.—Le baptême de sang.—Le premier consul conduisant la charrue.—Les laboureurs et les conseillers d'état.—Le grenadier de la république devenu laboureur.—Audience du premier consul.—L'auteur l'introduit dans le cabinet du général.—Bonne réception et conversation curieuse.

Le voyage du premier consul dans les départemens les plus riches et les plus éclairés de France, avait dû aplanir dans son esprit bien des difficultés qu'il avait peut-être craint de rencontrer d'abord dans l'exécution de ses projets. Partout il avait été reçu comme un monarque; et non-seulement lui, mais madame Bonaparte elle-même avait été accueillie avec tous les honneurs ordinairement réservés aux têtes couronnées. Il n'y a eu aucune différence entre les hommages qui leur furent rendus alors, et ceux dont ils ont été entourés depuis et même sous l'empire, lors des voyages que leurs Majestés firent dans leurs états à diverses époques. Voilà pourquoi je suis entré dans quelques détails sur celui-ci; s'ils paraissent trop longs ou trop dépourvus de nouveauté à quelques lecteurs, je les prie de se souvenir que je n'écris pas seulement pour ceux qui ont vu l'empire. La génération qui fut témoin de tant de grandes choses et qui a pu envisager de près, et dès ses commencemens, le plus grand homme de ce siècle, fait déjà place à d'autres générations qui ne peuvent et ne pourront juger que sur le dire de celle qui les a précédées. Ce qui est familier pour celle-ci, qui a jugé par ses yeux, ne l'est pas pour les autres, qui ont besoin qu'on leur raconte ce qu'elles n'ont pu voir. De plus, les détails négligés comme futiles et communs par l'histoire, qui fait profession de gravité, conviennent parfaitement à de simples souvenirs, et font parfois bien connaître et juger cette époque. Il me semble, par exemple, que l'empressement de toute la population et des autorités locales auprès du premier consul et de madame Bonaparte, pendant leur voyage en Normandie, montre assez que le chef de l'état n'aura point à craindre une bien grande opposition, du moins de la part de la nation, lorsqu'il lui plaira de changer de titre et de se proclamer empereur.

Peu de temps après notre retour, une décision des consuls accorda à madame Bonaparte quatre dames pour lui aider à faire les honneurs du palais. C'étaient mesdames: de Rémusat, de Tallouet, de Luçay et de Lauriston. Sous l'empire, elles devinrent dames du palais; madame de Luçay faisait souvent rire les personnes de la maison par de petits traits de parcimonie; mais elle était bonne et obligeante. Madame de Rémusat était une femme du plus grand mérite et d'excellent conseil. Elle paraissait un peu haute, et cela se remarquait d'autant plus que M. de Rémusat était plein de bonhomie.

Dans la suite, il y eut une dame d'honneur, madame de La Rochefoucault, dont j'aurai occasion de parler plus tard;

Une dame d'atours, madame de Luçay, qui fut remplacée par madame de La Vallette, si glorieusement connue depuis par son dévouement à son époux;

Vingt-quatre dames du palais, françaises, parmi lesquelles: mesdames de Rémusat, de Tallouet, de Lauriston, Ney, d'Arberg, Louise d'Arberg, depuis madame la comtesse de Lobau, de Walsh-Sérent, de Colbert, Lannes, Savary, de Turenne, Octave de Ségur, de Montalivet, de Marescot, de Bouille, Solar, Lascaris, de Brignolé, de Canisy, de Chevreuse, Victor de Mortemart, de Montmorency, Matignon et Maret;

Douze dames du palais, italiennes;

Ces dames prenaient le service tous les mois, de manière qu'il y eût toujours ensemble une Italienne et deux Françaises. L'empereur ne voulait pas d'abord de demoiselles parmi les dames du palais, mais il se relâcha de cette règle pour mademoiselle Louise d'Arberg, depuis madame la comtesse de Lobau, et mademoiselle de Luçay, qui a épousé M. le comte Philippe de Ségur, auteur de la belle histoire de la campagne de Russie. Ces deux demoiselles, par leur conduite prudente et réservée, ont prouvé que l'on peut être très-sage, même à la cour;

Quatre dames d'annonce, mesdames Soustras, Ducrest-Villeneuve, Félicité Longroy et Eglé Marchery;

Deux premières femmes de chambre, mesdames Roy et Marco de Saint-Hilaire, qui avaient sous leur direction la grande garde-robe et le coffre aux bijoux;

Quatre femmes de chambre ordinaires;

Une lectrice;

En hommes, le personnel de la maison de Sa Majesté l'impératrice se composa dans la suite de:

Un premier écuyer, M. le sénateur Harville, remplissant les fonctions de chevalier d'honneur;

Un premier chambellan, M. le général de division Nansouty;

Un second chambellan, introducteur des ambassadeurs, M. de Beaumont;

Quatre chambellans ordinaires, M. de Courtomer, Degrave, Galard de Béarn, Hector d'Aubusson de La Feuillade;

Quatre écuyers cavalcadours, MM. Corbineau, Berckheim, d'Audenarde et Fouler;

Un intendant général de la maison de Sa Majesté, M. Hinguerlot;

Un secrétaire des commandemens, M. Deschamps;

Deux premiers valets de chambre, MM. Frère et Douville;

Quatre valets de chambre ordinaires;

Quatre huissiers de la chambre;

Deux premiers valets de pied, MM. Lespérance et d'Argens;

Six valets de pied ordinaires;

Les officiers de bouche et de santé étaient ceux de la maison de l'empereur. En outre, six pages de l'empereur étaient toujours de service auprès de l'impératrice.

Le premier aumônier était M. Ferdinand de Rohan, ancien archevêque de Cambray.

Une autre décision de la même époque fixa les attributions des préfets du palais. Les quatre premier préfets du palais consulaire furent MM. de Rémusat, de Cramayel, plus tard nommé introducteur des ambassadeurs et maître des cérémonies; de Luçay, et Didelot, depuis préfet du Cher.

La Malmaison ne suffisait plus au premier consul, dont la maison, comme celle de madame Bonaparte, devenait de jour en jour plus nombreuse. Une demeure beaucoup plus étendue était devenue nécessaire, et le choix du premier consul s'était fixé sur Saint-Cloud.

Les habitans de Saint-Cloud avaient adressé une pétition au corps législatif, pour que le premier consul voulût bien faire de leur château sa résidence d'été, et l'assemblée s'était empressée de la transmettre au premier consul, en l'appuyant même de ses prières, et de comparaisons qu'elle croyait flatteuses. Le général s'y refusa formellement, en disant que quand il se serait acquitté des fonctions dont le peuple l'avait chargé, il s'honorerait d'une récompense décernée par le peuple; mais que tant qu'il serait chef du gouvernement, il n'accepterait jamais rien. Malgré le ton de détermination de cette réponse, les habitans de Saint-Cloud, qui avaient le plus grand intérêt à ce que leur demande fût accueillie, la renouvelèrent lorsque le premier consul fut nommé consul à vie, et il consentit cette fois à l'accepter. Les dépenses pour les réparations et l'ameublement furent immenses, et surpassèrent de beaucoup les calculs qu'on lui avait faits, encore fut-il mécontent des meubles et des ornemens. Il se plaignit à M. Charvet, concierge de la Malmaison, qu'il avait nommé concierge de ce nouveau palais, et qu'il avait chargé de présider à la distribution des pièces et de surveiller l'ameublement, qu'on lui avait fait des appartemens comme pour une fille entretenue; qu'il n'y avait que des colifichets, des papillottes, et rien de sérieux. Il donna encore en cette occasion une preuve de son empressement à faire le bien, sans s'inquiéter de préjugés qui avaient encore beaucoup de force. Sachant qu'il y avait à Saint-Cloud un grand nombre d'anciens serviteurs de la reine Marie-Antoinette, il chargea M. Charvet de leur proposer, soit leurs anciennes places, soit des pensions; la plupart reprirent leurs places. En 1814, on fut bien loin d'agir aussi généreusement. Tous les employés furent renvoyés, ceux même qui avaient servi Marie-Antoinette.

Il n'y avait pas long-temps que le premier consul s'était installé à Saint-Cloud, lorsque ce château, redevenu résidence souveraine à frais énormes, faillit être la proie des flammes. Il y avait un corps-de-garde sous le vestibule du centre du palais. Une nuit que les soldats avaient fait du feu outre mesure, le poêle devint si brûlant qu'un fauteuil qui se trouvait adossé à une des bouches qui chauffaient le salon prit feu, et la flamme se communiqua promptement à tous les meubles. L'officier du poste s'en étant aperçu, prévint aussitôt le concierge, et ils coururent à la chambre du général Duroc, qu'ils réveillèrent. Le général se leva en toute hâte, et recommandant aussitôt le plus grand silence, on organisa une chaîne. Il se mit lui-même dans le bassin, ainsi que le concierge, passant des seaux d'eau aux soldats, et en deux ou trois heures le feu, qui avait déjà dévoré tous les meubles, fut éteint. Ce ne fut que le lendemain matin que le premier consul, Joséphine, Hortense, tous les habitans enfin du château, apprirent cet accident, et témoignèrent tous, le premier consul surtout, leur satisfaction de l'attention qu'on avait mise à ne pas les réveiller. Pour prévenir, ou au moins rendre moins dangereux à l'avenir de pareils accidens, le premier consul fit organiser une garde de nuit à Saint-Cloud, et, dans la suite, dans toutes ses résidences. On appelait cette garde chambre de veille.

Dans les premiers temps que le premier consul habitait le palais de Saint-Cloud, il couchait dans le même lit que sa femme. Plus tard, l'étiquette survint, et, sous ce rapport, refroidit un peu la tendresse conjugale. En effet, le premier consul finit par habiter un appartement assez éloigné de celui de madame Bonaparte. Pour se rendre chez elle, il fallait qu'il traversât un grand corridor de service. À droite et à gauche habitaient les dames du palais, les dames de service, etc. Lorsque le premier consul voulait passer la nuit avec sa femme, il se déshabillait chez lui, d'où il sortait en robe de chambre et coiffé d'un madras. Je marchais devant lui, un flambeau à la main. Au bout de ce corridor était un escalier de quinze à seize marches, qui conduisait à l'appartement de madame Bonaparte. C'était une grande joie pour elle quand elle recevait la visite de son mari; toute la maison en était instruite le lendemain. Je la vois encore dire à tout venant, en frottant ses petites mains: «Je me suis levée tard aujourd'hui, mais, voyez-vous, c'est que Bonaparte est venu passer la nuit avec moi.» Ce jour-là elle était plus aimable encore que de coutume; elle ne rebutait personne, et on en obtenait tout ce qu'on voulait. J'en ai fait pour ma part bien des fois l'épreuve.

Un soir que je conduisais le premier consul à une de ces visites conjugales, nous aperçûmes dans le corridor un jeune homme bien mis qui sortait de l'appartement d'une des femmes de madame Bonaparte. Il cherchait à s'esquiver, mais le premier consul lui cria d'une voix forte: Qui est là? où allez-vous? que faites-vous? quel est votre nom? C'était tout simplement un valet de chambre de madame Bonaparte. Stupéfait de ces interrogations précipitées, il répondit d'une voix effrayée qu'il venait de faire une commission pour madame Bonaparte. «C'est bien, reprit le premier consul, mais que je ne vous y reprenne pas.» Persuadé que le galant profiterait de la leçon, le général ne chercha point à savoir son nom ni celui de sa belle.

Cela me rappelle qu'il fut beaucoup plus sévère à l'égard d'une autre femme de chambre de madame Bonaparte. Elle était jeune et très-jolie, et inspira des sentimens fort tendres à deux aides-de-camp, MM. R... et E.... Ils soupiraient sans cesse à sa porte, lui envoyaient des fleurs et des billets doux. La jeune fille, du moins telle fut l'opinion générale de la maison, ne les payait d'aucun retour. Joséphine l'aimait beaucoup, et pourtant le premier consul s'étant aperçu des galanteries de ces messieurs, se montra fort en colère, et fit chasser la pauvre demoiselle, malgré ses pleurs et malgré les prières de madame Bonaparte et celles du brave et bon colonel R..., qui jurait naïvement que la faute était toute de son côté, que la pauvre petite ne méritait que des éloges, et ne l'avait point écouté. Tout fut inutile contre la résolution du premier consul, qui répondit à tout en disant: «Je ne veux point de désordre chez moi, point de scandale.»

Lorsque le premier consul faisait quelque distribution d'armes d'honneur, il y avait aux Tuileries un banquet auquel étaient admis indistinctement, quels que fussent leurs grades, tous ceux qui avaient eu part à ces récompenses. À ces dîners, qui se donnaient dans la grande galerie du château, il y avait quelquefois deux cents convives. C'était le général Duroc qui était le maître des cérémonies, et le premier consul avait soin de lui recommander d'entremêler les simples soldats, les colonels, les généraux, etc. C'était surtout les premiers qu'il ordonnait aux domestiques de bien soigner, de bien faire boire et manger. Ce sont les repas les plus longs que j'aie vu faire à l'empereur; il y était d'une amabilité, d'un laissez-aller parfaits; il faisait tous ses efforts pour mettre ses convives à leur aise; mais pour un grand nombre d'entre eux, il avait bien de la peine à y parvenir. Rien n'était plus drôle que de voir ces bons troupiers, se tenant à deux pieds de la table, n'osant approcher ni de leur serviette ni de leur pain; rouges jusqu'aux oreilles, et le cou tendu du côté de leur général, comme pour recevoir le mot d'ordre. Le premier consul leur faisait raconter le haut fait qui leur valait la récompense nationale, et riait quelquefois aux éclats de leurs singulières narrations. Il les engageait à bien manger, buvant quelquefois à leur santé; mais pour quelques-uns, ses encouragemens échouaient contre leur timidité, et les valets de pied leur enlevaient successivement leurs assiettes sans qu'ils y eussent touché. Cette contrainte ne les empêchait pas d'être pleins de joie et d'enthousiasme en quittant la table. «Au revoir, mes braves, leur disait le premier consul, baptisez-moi bien vite ces nouveau-nés-là» (montrant du doigt leurs sabres d'honneur). Dieu sait s'ils s'y épargnaient.

Cette bienveillance du premier consul pour de simples soldats me rappelle une anecdote arrivée à la Malmaison, et qui répond encore à ces reproches de hauteur et de dureté qu'on lui a faits.

Le premier consul sortit un jour de grand matin, vêtu de sa redingote grise et accompagné du général Duroc, pour se promener du côté de la machine de Marly. Comme ils marchaient en causant, ils virent un laboureur qui traçait un sillon en venant de leur côté.—Dites donc, mon brave homme (dit le premier consul en s'arrêtant), votre sillon n'est pas droit, vous ne savez donc pas votre métier?—Ce n'est toujours pas vous, mes beaux messieurs, qui me l'apprendrez; vous seriez encore assez embarrassés pour en faire autant.—Parbleu non!—Vous croyez: eh bien! essayez, reprit le brave homme en cédant sa place au premier consul. Celui-ci prit le manche de la charrue, et, poussant les chevaux, voulut commencer la leçon; mais il ne fit pas un seul pas en droite ligne, tant il s'y prenait mal.—Allons, allons, dit le paysan en mettant sa main sur celle du général, pour reprendre sa charrue, votre besogne ne vaut rien: chacun son métier; promenez-vous, c'est votre affaire. Mais le premier consul ne continua pas sa promenade sans payer la leçon de morale qu'il venait de recevoir du laboureur: le général Duroc lui remit deux ou trois louis pour le dédommager de la perte de temps qu'on lui avait causée. Le paysan, étonné de cette générosité, quitte sa charrue pour aller conter son aventure, et rencontre en chemin une femme à laquelle il conte qu'il croit bien avoir rencontré deux gros messieurs, à en juger parce qu'il avait encore dans sa main. La fermière, mieux avisée, lui demanda quel était le costume des promeneurs, et d'après la description qu'il lui en fit, elle devina que c'était le premier consul et quelqu'un des siens. Le bon homme fut quelque temps interdit; mais le lendemain, il se prit d'une belle résolution, et s'étant paré de ses plus beaux habits, il se présenta à la Malmaison, demandant à parler au premier consul, pour le remercier, disait-il, du beau cadeau qu'il lui avait fait la veille[8].

J'allai avertir le premier consul de cette visite, et il me donna l'ordre d'introduire le laboureur. Celui-ci, pendant que j'étais sorti pour l'annoncer, avait, suivant sa propre expression, pris son courage à deux mains, pour se préparer à cette grande entrevue. Je le retrouvai debout au milieu de l'antichambre (car il n'avait osé s'asseoir sur les banquettes, qui, bien que des plus simples, lui paraissaient magnifiques); et songeant à ce qu'il allait dire au premier consul pour lui témoigner sa reconnaissance. Je marchai devant lui, il me suivait en posant avec précaution le pied sur le tapis, et lorsque je lui ouvris la porte du cabinet, il me fit des civilités pour me faire entrer le premier. Lorsque le premier consul n'avait rien de secret à dire ou à dicter, il laissait assez volontiers la porte de son cabinet ouverte. Il me fit signe cette fois de ne point la fermer, de sorte que je pus voir et entendre tout ce qui se passait.

L'honnête laboureur commença, en entrant dans le cabinet, par saluer le dos de M. de Bourrienne, qui ne pouvait le voir, occupé qu'il était à écrire sur une petite table de travail placée dans l'embrasure de la fenêtre. Le premier consul le regardait faire ses saluts, renversé en arrière dans son fauteuil, dont, suivant une vieille habitude, il travaillait un des bras avec la pointe de son canif. À la fin pourtant il prit ainsi la parole:

—Eh bien, mon brave (le paysan se retourna, le reconnut et salua de nouveau). Eh bien, poursuivit le premier consul, la moisson a été belle cette année?

—Mais, sauf votre respect, citoyen mon général, pas trop mauvaise comme çà.

—Pour que la terre rapporte, reprit le premier consul, il faut qu'on la remue, n'est-il pas vrai? Les beaux messieurs ne valent rien pour cette besogne-là.

—Sans vous offenser, mon général, les bourgeois ont la main trop douce pour manier une charrue. Il faut une poigne solide pour remuer ces outils-là.

—C'est vrai, répondit en souriant le premier consul. Mais grand et fort comme vous êtes, vous avez dû manier autre chose qu'une charrue. Un bon fusil de munition, par exemple, ou bien la poignée d'un bon sabre.

Le laboureur se redressa avec un air de fierté: «—Général, dans le temps j'ai fait comme les autres. J'étais marié depuis cinq ou six ans, lorsque ces b..... de Prussiens (pardon, mon général) entrèrent à Landrecies. Vint la réquisition; ou me donna un fusil et une giberne à la maison commune, et marche! Ah dame, nous n'étions pas équipés comme ces grands gaillards que je viens de voir en entrant dans la cour.»

Il voulait parler des grenadiers de la garde consulaire.

—Pourquoi avez-vous quitté le service? reprit le premier consul, qui paraissait prendre beaucoup d'intérêt à cette conversation.

—Ma foi, mon général, à chacun son tour. Il y avait des coups de sabre pour tout le monde. Il m'en tomba un là (le digne laboureur se baissa montrant sa tête, et écartant ses cheveux), et après quelques semaines d'ambulance, on me donna mon congé pour revenir à ma femme et à ma charrue.

—Avez-vous des enfans?

—J'en ai trois, mon général; deux garçons et une fille.

—Il faut faire un militaire de l'aîné de vos garçons. S'il se conduit bien, je me chargerai de lui. Adieu, mon brave; quand vous aurez besoin de moi, revenez me voir. Là-dessus, le premier consul se leva, se fit donner, par M. de Bourrienne, quelques louis qu'il ajouta à ceux que le laboureur avait déjà reçus de lui, et me chargea de le reconduire. Nous étions déjà dans l'antichambre, lorsque le premier consul rappela le paysan pour lui dire:

—Vous étiez à Fleurus?

- Oui, mon général.

—Pourriez-vous me dire le nom de votre général en chef?

—Je le crois bien, parbleu! c'était le général Jourdan.

—C'est bien; au revoir. Et j'emmenai le vieux soldat de la république, enchanté de sa réception.


CHAPITRE XI.

L'envoyé du bey de Tunis et les chevaux arabes.—Mauvaise foi de l'Angleterre.—Voyage à Boulogne.—En Flandre et en Belgique.—Courses continuelles.—L'auteur fait le service de premier valet de chambre.—Début de Constant comme barbier du premier consul.—Apprentissage.—Mentons plébéiens.—Le regard de l'aigle.—Le premier consul difficile à raser.—Constant l'engage à se raser lui-même.—Ses motifs pour tenir à persuader le premier consul.—Confiance et sécurité imprudente du premier consul.—La première leçon.—Les taillades.—Légers reproches.—Gaucherie du premier consul tenant son rasoir.—Les chefs et les harangues.—Arrivée du premier consul à Boulogne.—Préludes de la formation du camp de Boulogne.—Discours de vingt pères de famille.—Combat naval gagné par l'amiral Bruix contre les Anglais.—Le dîner et la victoire.—Les Anglais et la Côte de Fer.—Projet d'attentat sur la personne du premier consul.—Rapidité du voyage.—Le ministre de la police.—Présens offerts par les villes.—Travaux ordonnés par le premier consul.—Munificence.—Le premier consul mauvais cocher.—Pâleur de Cambacérès.—L'évanouissement.—Le précepte de l'évangile.—Le sommeil sans rêves.—L'ambassadeur ottoman.—Les cachemires.—Le musulman en prières et au spectacle.

Au commencement de cette année (1803), arriva à Paris un envoyé de Tunis, qui fit hommage au premier consul, de la part du bey, de dix chevaux arabes. Le bey avait alors à craindre la colère de l'Angleterre, et il cherchait à se faire de la France une alliée puissante et capable de le protéger; il ne pouvait mieux s'adresser, car tout annonçait la rupture de cette paix d'Amiens dont toute l'Europe s'était tant réjouie. L'Angleterre ne tenait aucune de ses promesses et n'exécutait aucun des articles du traité; de son côté, le premier consul, révolté d'une si mauvaise foi et ne voulant pas en être la dupe, armait publiquement et ordonnait le complétement des cadres et une nouvelle levée de cent vingt mille conscrits. La guerre fut officiellement déclarée au mois de juin; mais il y avait déjà eu des hostilités auparavant.

À la fin de ce mois, le premier consul fit un voyage à Boulogne, et visita la Picardie, la Flandre et la Belgique, pour organiser l'expédition qu'il méditait contre les Anglais, et mettre les côtes du nord en état de défense. De retour au mois d'août à Paris, il en repartit en novembre pour une seconde visite à Boulogne. Ces courses multipliées auraient été trop fortes pour M. Hambard, premier valet de chambre, qui était depuis long-temps malade. Aussi lorsque le premier consul avait été sur le point de partir pour sa première tournée dans le nord, M. Hambard lui avait demandé la permission de ne pas en être, alléguant, ce qui était trop vrai, le mauvais état de sa santé. «Voilà comme vous êtes, dit le premier consul, toujours malade et plaignant! Et si vous restez ici, qui donc me rasera?—Mon général, répondit M. Hambard, Constant sait raser aussi bien que moi.» J'étais présent et occupé dans ce moment même à habiller le premier consul. Il me regarda et me dit: «—Eh bien! monsieur le drôle, puisque vous êtes si habile, vous allez faire vos preuves sur-le-champ; nous allons voir comment vous vous y prendrez.» Je connaissais la mésaventure du pauvre Hébert, que j'ai rapportée précédemment, et ne voulant pas en éprouver une pareille, je m'étais fait depuis long-temps apprendre à raser. J'avais payé des leçons à un perruquier pour qu'il m'enseignât son métier, et je m'étais même, à mes momens de loisir, mis en apprentissage chez lui, où j'avais indistinctement fait la barbe à toutes ses pratiques. Le menton de ces braves gens avait eu passablement à souffrir avant que j'eusse assez de légèreté dans la main pour oser approcher mon rasoir du menton consulaire. Mais à force d'expériences réitérées sur les barbes du commun, j'étais arrivé à un degré d'adresse qui m'inspirait la plus grande confiance. Aussi, sur l'ordre du premier consul, j'apprête l'eau chaude et la savonnette, j'ouvre hardiment un rasoir, et je commence l'opération. Au moment où j'allais porter le rasoir sur le visage du premier consul, il se lève brusquement, se retourne, et fixe ses deux yeux sur moi avec une expression de sévérité et d'interrogation que je ne pourrais rendre. Voyant que je ne me troublais pas, il se rassit en me disant avec plus de douceur: «Continuez;» ce que je fis avec assez d'adresse pour le rendre très-satisfait. Lorsque j'eus fini: «Dorénavant, me dit-il, c'est vous qui me raserez.» Et depuis lors, en effet, il ne voulut plus avoir d'autre barbier que moi. Dès lors aussi mon service devint beaucoup plus actif; car tous les jours j'étais obligé de paraître pour raser le premier consul, et je puis assurer que ce n'était pas chose facile à faire. Pendant la cérémonie de la barbe, il parlait souvent, lisait les journaux, s'agitait sur sa chaise, se retournait brusquement, et j'étais obligé d'user de la plus grande précaution pour ne point le blesser. Heureusement ce malheur ne m'est jamais arrivé. Quand par hasard il ne parlait pas, il restait immobile et raide comme une statue; et l'on ne pouvait lui faire baisser, ni lever, ni pencher la tête, comme il eût été nécessaire, pour accomplir plus aisément la tâche. Il avait aussi une manie singulière, qui était de ne se faire savonner et raser d'abord qu'une moitié du visage. Je ne pouvais passer à l'autre moitié que lorsque la première était finie. Le premier consul trouvait cela plus commode.

Plus tard, quand je fus devenu son premier valet de chambre, alors qu'il daignait me témoigner la plus grande bonté, et que j'avais mon franc-parler avec lui autant que son rang le permettait, je pris la liberté de l'engager à se raser lui-même; car, comme je viens de le dire, ne voulant pas se faire raser par d'autres que moi, il était obligé d'attendre que l'on m'eût fait avertir, à l'armée surtout où ses levers n'étaient pas réguliers. Il se refusa long-temps à suivre mon conseil, et toutes les fois que j'y revenais:—Ah! ah! monsieur le paresseux! me disait-il en riant; vous seriez bien aise que je fisse la moitié de votre besogne? Enfin j'eus le bonheur de le convaincre du désintéressement et de la sagesse de mes avis. Le fait est que je tenais beaucoup à le persuader; car, me figurant quelquefois ce qui serait nécessairement arrivé si une absence indispensable, une maladie ou un motif quelconque m'eût tenu éloigné du premier consul, je ne pouvais penser, sans frémir, que sa vie aurait été à la merci du premier venu. Pour lui, je suis presque sûr qu'il n'y songeait pas; car, quelques contes qu'on ait faits sur sa méfiance, il est certain qu'il ne prenait aucune précaution contre les piéges que pouvait lui tendre la trahison. Sa sécurité, sur ce point, allait même jusqu'à l'imprudence. Aussi tous ceux qui l'aimaient, et c'étaient tous ceux dont il était entouré, cherchaient-ils à remédier à ce défaut de précaution par toute la vigilance dont ils étaient capables. Je n'ai pas besoin de dire que c'était surtout cette même sollicitude pour la précieuse vie de mon maître, qui m'avait engagé à insister sur le conseil que je lui avais donné de se raser lui-même.

Les premières fois qu'il essaya de mettre mes leçons en pratique, c'était une chose plus inquiétante encore que risible de voir l'empereur (il l'était alors), qui, en dépit des principes que je venais de lui donner en les lui démontrant par des exemples réitérés, ne savait pas tenir son rasoir, le saisir à poignée par le manche, et l'appliquer perpendiculairement sur sa joue sans le coucher. Il donnait brusquement un coup de rasoir, ne manquait pas de se faire une taillade, et retirait sa main au plus vite en s'écriant:—Vous le voyez bien, drôle! vous êtes cause que je me suis coupé! Je prenais alors le rasoir, et finissais l'opération. Le lendemain, même scène que la veille, mais avec moins de sang répandu. Chaque jour ajoutait à l'adresse de l'empereur; et il finit, à force de leçons, par être assez habile pour se passer de moi. Seulement il se coupait encore de temps en temps, et alors il recommençait à m'adresser de petits reproches; mais en plaisantant et avec bonté. Au reste, de la manière dont il s'y prenait et qu'il ne voulait pas changer, il était bien impossible qu'il ne lui arrivât pas souvent de se tailler le visage; car il se rasait de haut en bas, et non de bas en haut comme tout le monde, et cette mauvaise méthode, que tous mes efforts ne purent jamais changer, ajoutée à la brusquerie habituelle de ses mouvemens, faisait que je ne pouvais m'empêcher de frémir chaque fois que je lui voyais prendre son rasoir.

Madame Bonaparte accompagna le premier consul dans le premier de ces voyages. Ce ne fut, comme dans celui de Lyon, que fêtes et triomphes continuels.

Pour l'arrivée du premier consul, les habitans de Boulogne avaient élevé des arcs-de-triomphe, depuis la porte dite de Montreuil jusqu'au grand chemin qui conduisait à sa baraque, que l'on avait faite au camp de droite. Chaque arc-de-triomphe était en feuillage, et l'on y lisait les noms des combats et batailles rangées où il avait été victorieux. Ces dômes et ces arcades de verdure et de fleurs offraient un coup-d'œil admirable. Un arc-de-triomphe, beaucoup plus haut que les autres, s'élevait au milieu de la rue de l'Écu (grande rue); l'élite des citoyens s'était rassemblée à l'entour; plus de cent jeunes personnes parées de fleurs, des enfans, de beaux vieillards et un grand nombre de braves, que le devoir militaire n'avait pas retenus au camp, attendaient avec impatience l'arrivée du premier consul. À son approche, le canon de réjouissance annonça aux Anglais, dont la flotte ne s'éloignait pas des eaux de Boulogne, l'apparition de Napoléon sur le rivage, où se rassemblait la formidable armée qu'il avait résolu de jeter sur l'Angleterre.

Le premier consul, monté sur un petit cheval gris, qui avait la vivacité de l'écureuil, mit pied à terre, et, suivi de son brillant état-major, il adressa ces paternelles paroles aux autorités de la ville: «Je viens pour assurer le bonheur de la France; les sentimens que vous manifestez, toutes vos marques de reconnaissance me touchent; je n'oublierai pas mon entrée à Boulogne, que j'ai choisi pour le centre de réunion de mes armées. Citoyens, ne vous effrayez pas de ce rendez-vous; c'est celui des défenseurs de la patrie, et bientôt des vainqueurs de la fière Angleterre.» Le premier consul continua sa marche, entouré de toute la population, qui ne le quitta qu'à la porte de sa baraque, où plus de trente généraux le reçurent. Le bruit du canon, des cloches, les cris d'allégresse ne cessèrent qu'avec ce beau jour.

Le lendemain de notre arrivée, le premier consul visita le Pont de Briques, petit village situé à une demi-lieue de Boulogne; un fermier lui lut le compliment suivant:

«Général, nous sommes ici vingt pères de famille qui vous offrons une vingtaine de gros gaillards qui sont et seront toujours à vos ordres; emmenez-les, général, ils sont capables de vous donner un bon coup de main lorsque vous irez en Angleterre. Quant à nous, nous remplirons un autre devoir; nos bras travailleront à la terre pour que le pain ne manque pas aux braves qui doivent écraser les Anglais.»

Napoléon remercia en souriant le franc campagnard, jeta un coup d'œil sur une petite maison de campagne, bâtie au bord de la grande route, et s'adressant au général Berthier, il dit: «Voilà où je veux que mon quartier-général soit établi.» Puis il piqua son cheval et s'éloigna. Un général et quelques officiers restèrent pour faire exécuter l'ordre du premier consul, qui dans la nuit même de son arrivée à Boulogne revint coucher au Pont de Briques.

On me raconta à Boulogne les détails d'un combat naval, que s'étaient livré, peu de temps avant notre arrivée, la flottille française, commandée par l'amiral Bruix, et l'escadre anglaise avec laquelle Nelson bloquait le port de Boulogne. Je les rapporterai tels qu'ils m'ont été dits, ayant trouvé des plus curieuses la manière commode dont l'amiral français dirigeait les opérations de ses marins.

Deux cents bâtimens environ tant canonnières que bombardes, bateaux plats et péniches, formaient la ligne de défense; la côte et les forts étaient hérissés de batteries. Quelques frégates se détachèrent de la station ennemie, et, précédées de deux ou trois bricks, vinrent se ranger en bataille devant la ligne et à la portée du canon de notre flottille. Alors le combat s'engagea, les boulets arrivèrent de toutes parts. Nelson, qui avait promis la destruction de la flottille, fit renforcer sa ligne de bataille de deux autres rangs de vaisseaux et de frégates; ainsi placés par échelons, ils combattirent avec une grande supériorité de forces. Pendant plus de sept heures, la mer, couverte de feu et de fumée, offrit à toute la population de Boulogne le superbe et épouvantable spectacle d'un combat naval où plus de dix-huit cents coups de canon partaient à la fois. Le génie de Nelson ne put rien contre nos marins et nos soldats. L'amiral Bruix était dans sa baraque, placée près du sémaphore des signaux. De là, il combattait Nelson, en buvant avec son état-major et quelques dames de Boulogne qu'il avait invitées à dîner. Les convives chantaient les premières victoires du premier consul, tandis que l'amiral, sans quitter la table, faisait manœuvrer la flottille au moyen des signaux qu'il ordonnait. Nelson, impatient de vaincre, fit avancer toutes ses forces navales; mais, contrarié par le vent que les Français avaient sur son escadre, il ne put tenir la promesse qu'il avait faite à Londres de brûler notre flottille. Loin de là, plusieurs de ses bâtimens furent fortement endommagés, et l'amiral Bruix voyant s'éloigner les Anglais, cria victoire, en versant le champagne à ses convives. La flottille française avait peu souffert, tandis que l'escadre ennemie était abîmée par le feu continuel de nos batteries sédentaires. Ce jour-là, les Anglais reconnurent qu'il leur serait impossible d'approcher de la côte de Boulogne, qu'ils ont depuis surnommée la Côte de Fer.

Lorsque le premier consul quitta Boulogne, il devait passer à Abbeville et y rester vingt-quatre heures. Le maire de cette ville n'avait rien négligé pour l'y recevoir dignement. Abbeville était superbe ce jour-là. On était allé enlever, avec leurs racines, les plus beaux arbres d'un bois voisin, pour former des avenues dans toutes les rues où le premier consul devait passer. Quelques habitans, propriétaires de magnifiques jardins, en avaient retiré leurs arbustes les plus rares pour les ranger sur son passage; des tapis de la manufacture de MM. Hecquet-Dorval étaient étendus par terre, pour être foulés par ses chevaux. Une circonstance imprévue troubla tout-à-coup la fête; un courrier que le ministre de la police avait expédié, arriva au moment où nous approchions de la ville. Le ministre avertissait le premier consul qu'on voulait l'assassiner à deux lieues de là; le jour et l'heure étaient indiqués.

Pour déjouer l'attentat qu'on méditait contre sa personne, le premier consul traversa la ville au galop, et, suivi de quelques lanciers, il se rendit sur le terrain où il devait être attaqué; là, il fit une halte d'environ une demi-heure, y mangea quelques biscuits d'Abbeville et repartit. Les assassins furent trompés; ils ne s'étaient préparés que pour le lendemain.

Le premier consul et madame Bonaparte continuèrent leur tournée à travers la Picardie, la Flandre et les Pays-Bas. Chaque jour arrivaient au premier consul des offres de bâtiments de guerre faites par les divers conseils généraux. On continuait à le haranguer, à lui présenter les clefs des villes comme s'il eût exercé la puissance royale. Amiens, Dunkerque, Lille, Bruges, Gand, Bruxelles, Liége, Namur se distinguèrent par l'éclat de la réception qu'ils firent aux illustres voyageurs. Les habitans de la ville d'Anvers firent présent au premier consul de six chevaux bais magnifiques. Partout aussi le premier consul laissa des marques utiles de son passage. Par ses ordres, des travaux furent aussitôt commencés pour nettoyer et améliorer le port d'Amiens. Il visita dans cette ville, et dans les autres lorsqu'il y avait lieu, l'exposition des produits de l'industrie, encourageant les fabricans par ses conseils et les favorisant par ses arrêtés. À Liége, il fit mettre à la disposition du préfet de l'Ourthe une somme de 300,000 francs pour la réparation des maisons brûlées par les Autrichiens, dans ce département, pendant les premières guerres de la révolution. Anvers lui dut son port intérieur, un bassin et des chantiers de construction. À Bruxelles, il ordonna la jonction du Rhin, de la Meuse et de l'Escaut par un canal. Il fit jeter à Givet un pont de pierre sur la Meuse, et, à Sedan, madame veuve Rousseau reçut de lui une somme de 60,000 francs pour le rétablissement de sa fabrique détruite par un incendie. Enfin, je ne saurais énumérer tous les bienfaits publics ou particuliers que le premier consul et madame Bonaparte semèrent sur leur route.

Peu de temps après notre retour à Saint-Cloud, le premier consul, se promenant en voiture dans le parc avec sa femme et M. Cambacèrès, eut la fantaisie de conduire à grandes guides les quatre chevaux attelés à sa calèche, et qui étaient de ceux qui lui avaient été donnés par les habitans d'Anvers. Il se plaça donc sur le siége, et prit les rênes des mains de César, son cocher, qui monta derrière la voiture. Ils se trouvaient en ce moment dans l'allée du fer à cheval, qui conduit à la route du pavillon Breteuil et de Ville-d'Avray. Il est dit, dans le Mémorial de Sainte-Hélène, que l'aide-de-camp, ayant gauchement traversé les chevaux, les fit emporter. César, qui me conta en détail cette fâcheuse aventure, peu de minutes après que l'accident avait eu lieu, ne me dit pas un mot de l'aide-de-camp; et, en conscience, il n'était pas besoin, pour faire verser la calèche, d'une autre gaucherie que de celle d'un cocher aussi peu expérimenté que l'était le premier consul. D'ailleurs, les chevaux étaient jeunes et ardens, et César lui-même avait besoin de toute son adresse pour les conduire. Ne sentant plus sa main, ils partirent au galop; et César, voyant la nouvelle direction qu'ils prenaient vers la droite, se mit à crier, à gauche! d'une voix de stentor. Le consul Cambacèrès, encore plus pâle qu'à l'ordinaire, s'inquiétait peu de rassurer madame Bonaparte alarmée; mais il criait de toutes ses forces:—Arrêtez! arrêtez! vous allez nous briser! Cela pouvait fort bien arriver; mais le premier consul n'entendait rien, et d'ailleurs il n'était plus maître des chevaux. Arrivé, ou plutôt emporté avec une rapidité extrême jusqu'à la grille, il ne put prendre le milieu, accrocha une borne et versa lourdement. Heureusement les chevaux s'arrêtèrent. Le premier consul, jeté à dix pas sur le ventre, s'évanouit et ne revint à lui que lorsqu'on le toucha pour le relever. Madame Bonaparte et le second consul n'eurent que de légères contusions; mais la bonne Joséphine avait horriblement souffert d'inquiétude pour son mari. Pourtant, quoiqu'il eût été rudement froissé, il ne voulut point être saigné, et se contenta de quelques frictions d'eau de Cologne, son remède favori. Le soir, à son coucher, il parla avec gaîté de sa mésaventure, de la frayeur extrême qu'avait montrée son collègue, et finit en disant «Il faut rendre à César ce qui est à César; qu'il garde son fouet, et que chacun fasse son métier.» Il convenait toutefois, malgré ses plaisanteries, qu'il ne s'était jamais cru lui-même si près de la mort, et que même il se tenait pour avoir été bien mort pour quelques secondes. Je ne me souviens pas si c'est à cette occasion, ou dans un autre moment, que j'ai entendu dire à l'empereur que la mort n'était qu'un sommeil sans rêves.

Au mois d'octobre de cette année, le premier consul reçut en audience publique Haled-Effendi, ambassadeur de la Porte Ottomane.

L'arrivée de l'ambassadeur Turc fit sensation aux Tuileries, parce qu'il apportait une grande quantité de cachemires au premier consul, qu'on était sûr qu'ils seraient distribués, et que chaque femme se flattait d'être favorablement traitée. Je crois que sans son costume étranger, et surtout sans ses cachemires, il aurait produit peu d'effet sur des gens déjà habitués à voir des princes souverains faire la cour au chef du gouvernement, chez lui et chez eux. Son costume même n'était pas plus remarquable que celui de Roustan, auquel on était accoutumé, et quant à ses saluts, ils n'étaient guère plus bas que ceux des courtisans ordinaires du premier consul. À Paris, on dit que l'enthousiasme dura plus long-temps. C'est si drôle d'être Turc! Quelques dames eurent l'honneur de voir manger l'ambassadeur barbu; il fut poli et même galant avec elles, et leur fit quelques cadeaux qui furent très-vantés. Il n'avait pas les mœurs trop musulmanes et ne fut pas très-effrayé de voir, sans un voile sur le visage, nos jolies Parisiennes. Un jour, qu'il passa presque entier à Saint-Cloud, je le vis faire sa prière. C'était dans la cour d'honneur, sur un large parapet bordé d'une balustrade en pierre. L'ambassadeur fit étendre des tapis du côté des appartemens qui, depuis, furent ceux du roi de Rome, et là il fit ses génuflexions, aux yeux de plusieurs personnes de la maison qui, par discrétion, se tinrent derrière les croisées. Le soir il assista au spectacle. On donnait, je crois, Zaïre ou Mahomet; il n'y comprit rien.


CHAPITRE XII.

Nouveau voyage à Boulogne.—Visite de la flottille, et revue des troupes.—Jalousie de la ligne contre la garde.—Le premier consul au camp.—Colère du général contre les soldats.—Ennuis des officiers et plaisirs du camp.—Timidité des Boulonnaises.—Jalousie des maris.—Visites des Parisiennes, des Abbevilloises, des Dunkerquoises et des Amiennoises, au camp de Boulogne.—Soirées chez la maîtresse du colonel Joseph Bonaparte.—Les généraux Soult, Saint-Hilaire et Andréossy.—La femme adroite et les deux amans heureux.—Curiosité du premier consul.—Le premier consul pris pour un commissaire des guerres.—Commencement de la faveur du général Bertrand.—L'ordonnateur Arcambal et les deux visiteurs.—Le premier consul épiant son frère, qui feint de ne pas le reconnaître.—Le premier consul et les jeux innocens.—Le premier consul n'a rien à donner pour gage.—Billet doux du premier consul.—Combat naval.—Le premier consul commande une manœuvre et se trompe.—Erreur reconnue et silence du général.—Le premier consul pointe les canons et fait rougir les boulets.—Combat de deux Picards.—Explosion continuelle.—Dîner au bruit du canon.—Frégate anglaise démâtée, et le brick coulé bas.

Au mois de novembre de cette année, le premier consul retourna à Boulogne pour visiter la flottille et passer la revue des troupes qui s'y étaient déjà rassemblées, dans les camps destinés à l'armée avec laquelle il se proposait de descendre en Angleterre. J'ai conservé quelques notes, et encore plus de souvenirs sur mes différens séjours à Boulogne. Jamais l'empereur ne déploya autre part une plus grande puissance militaire. Jamais on ne vit réunies sur un même point, de plus belles troupes ni de plus prêtes à marcher au moindre signe de leur chef. Il n'est donc pas suprenant que j'aie retrouvé dans ma mémoire sur cette époque, des détails que personne, je crois, n'a encore imaginé de publier. Personne aussi, si je ne me trompe, n'a pu être mieux en état que moi de les connaître. Au reste, le lecteur va être à même d'en juger.

Dans les différentes revues que passait le premier consul, il semblait vouloir exciter l'enthousiasme des soldats et leur attachement à sa personne, par l'attention avec laquelle il saisissait toutes les occasions de flatter leur amour-propre.

Un jour, ayant particulièrement remarqué l'excellente tenue des 36e, 57e régimens de ligne et 10e d'infanterie légère, il fit sortir des rangs tous les chefs, depuis les caporaux jusqu'aux colonels, et se mettant au milieu d'eux, il leur témoigna sa satisfaction en leur rappelant les occasions où, sous le feu du canon, il avait été à même de faire sur ces trois braves régimens des remarques avantageuses. Il complimenta les sous-officiers sur la bonne éducation des soldats, et les capitaines et les chefs de bataillon sur l'ensemble et la précision des manœuvres. Enfin, chacun eut sa part d'éloges.

Cette flatteuse distinction n'excita point la jalousie des autres corps de l'armée; chaque régiment avait eu dans cette journée sa part plus ou moins grande de complimens, et quand la revue fut terminée, ils regagnèrent paisiblement leurs cantonnemens. Mais les soldats des 36e, 57e et 10e, tout fiers d'avoir été favorisés si spécialement, allèrent dans l'après-midi porter leur triomphe dans une guinguette fréquentée par les grenadiers de la garde à cheval. On commença par boire tranquillement, en parlant de campagnes, de villes prises, du premier consul, enfin de la revue du matin: alors, des jeunes gens de Boulogne qui s'étaient mêlés aux buveurs, s'avisèrent de chanter des couplets de composition toute récente, dans lesquels on portait aux nues la bravoure, les exploits des trois régimens, sans y mêler un mot pour le reste de l'armée, pas même pour la garde; et c'était dans la guinguette favorite des grenadiers de la garde, que ces couplets étaient chantés! Ceux-ci gardèrent d'abord un morne silence; mais bientôt, poussés à bout, ils protestèrent à haute voix contre ces couplets, qu'ils trouvaient, disaient-ils, détestables. La querelle s'engagea d'une façon très-vive, on cria beaucoup, on se dit des injures, puis on se sépara, sans trop de bruit pourtant, en se donnant rendez-vous pour le lendemain, à quatre heures du matin, aux environs de Marquise, petit village qui est à deux lieues de Boulogne. Il était fort tard, le soir, quand les soldats quittèrent la guinguette.

Plus de deux cents grenadiers de la garde se rendirent séparément au lieu du rendez-vous, et trouvèrent le terrain occupé par un nombre à peu près égal de leurs adversaires des 36e, 57e et 10e. Sans explications, sans tapage, ils mirent tous le sabre à la main, et se battirent pendant plus d'une heure avec un sang-froid effrayant. Un nommé Martin, grenadier de la garde, homme d'une taille gigantesque, tua de sa main sept ou huit soldats du 10e. Ils se seraient probablement massacrés tous, si le général Saint-Hilaire, prévenu trop tard de cette sanglante querelle, n'eût pas fait aussitôt partir un régiment de cavalerie, qui mit fin au combat. Les grenadiers avaient perdu dix hommes, et les soldats de la ligne treize: les blessés étaient de part et d'autre en très-grand nombre.

Le premier consul alla au camp le lendemain, fit amener devant lui les provocateurs de cette terrible scène, et leur dit d'une voix sévère: «Je sais pourquoi vous vous êtes battus; plusieurs braves ont succombé dans une lutte indigne d'eux et de vous. Vous serez punis. J'ai ordonné qu'on imprimât les couplets, cause de tant de malheurs. Je veux qu'en apprenant votre punition, les Boulonnais sachent que vous avez démérité de vos frères d'armes.»

Cependant les troupes, et surtout les officiers, commençaient à s'ennuyer de leur séjour à Boulogne, ville moins propre que toute autre, peut-être, à leur rendre supportable une existence inactive. On ne murmurait pas néanmoins, parce que jamais, où était le premier consul, les murmures n'avaient pu trouver place; mais on pestait tout bas de se voir retenu au camp ou dans le port, ayant l'Angleterre devant soi, à neuf ou dix lieues de distance. Les plaisirs étaient: rares à Boulogne; les Boulonnaises, jolies femmes en général, mais extrêmement timides, n'osaient pas former de réunions chez elles, dans la crainte de déplaire à leurs maris, gens fort jaloux, comme le sont tous les Picards. Il y avait pourtant un beau salon, dans lequel on aurait pu facilement donner des bals et des soirées; mais, quoiqu'elles en eussent bien envie, ces dames n'osaient pas s'en servir; il fallut qu'un certain nombre de belles Parisiennes, touchées du triste sort de tant de braves et beaux officiers, vinssent à Boulogne pour charmer les ennuis d'un si long repos. L'exemple des Parisiennes piqua les Abbevilloises, les Dunkerquoises, les Amiennoises, et bientôt Boulogne fut rempli d'étrangers et d'étrangères qui venaient faire les honneurs de la ville.

Entre toutes ces dames, celle qui se faisait principalement remarquer par un excellent ton, beaucoup d'esprit et de beauté, était une Dunkerquoise nommée madame F..., excellente musicienne, pleine de gaîté, de grâces et de jeunesse; il était impossible que madame F... ne fit point tourner bien des têtes. Le colonel Joseph, frère du premier consul, le général Soult, qui fut depuis maréchal, les généraux Saint-Hilaire et Andréossy, et quelques autres grands personnages, furent à ses pieds. Deux seulement, dit-on, réussirent à s'en faire aimer, et de ces deux, l'un était le colonel Joseph, qui passa bientôt dans la ville pour l'amant préféré de madame F.... La belle Dunkerquoise donnait souvent des soirées, auxquelles le colonel Joseph ne Manquait jamais d'assister. Parmi tous ses rivaux, et certes il en avait bon nombre, un seul lui portait ombrage; c'était le général en chef Soult. Cette rivalité ne nuisait point aux intérêts de madame F...; en habile tacticienne, elle provoquait adroitement la jalousie de ses deux soupirans, en acceptant tour à tour de chacun d'eux les complimens, les bouquets de roses, et mieux que cela quelquefois.

Le premier consul, informé des amours de son frère, eut un soir la fantaisie d'aller s'égayer au petit salon de madame F..., qui était tout bonnement une chambre au premier étage de la maison d'un menuisier, dans la rue des Minimes. Pour ne pas être reconnu, il s'habilla en bourgeois, et mit une perruque et des lunettes. Il mit dans sa confidence le général Bertrand, qui était déjà en grande faveur auprès de lui, et qui eut soin de faire aussi tout ce qui pouvait le rendre méconnaissable.

Ainsi déguisés, le premier consul et son compagnon se présentèrent chez madame F..., et demandèrent monsieur l'ordonnateur Arcambal. Le plus sévère incognito fut recommandé à M. Arcambal par le premier consul, qui n'aurait pas voulu, pour tout au monde, être reconnu. M. Arcambal promit le secret. Les deux visiteurs furent annoncés sous le titre de commissaires des guerres.

On jouait à la bouillotte: l'or couvrait les tables, et le jeu et le punch absorbaient à un tel point l'attention des joyeux habitués qu'aucun d'eux ne prit garde aux personnages qui venaient d'entrer. Quant à la maîtresse du logis, elle n'avait jamais vu de près le premier consul ni le général Bertrand; en conséquence, il n'y avait rien à craindre de son côté. Je crois bien que le colonel Joseph reconnut son frère, mais il ne le fit pas voir.

Le premier consul, évitant de son mieux les regards, épiait ceux de son frère et de madame F.... Convaincu de leur intelligence, il se disposait à quitter le salon de la jolie Dunkerquoise, lorsque celle-ci, tenant beaucoup à ce que le nombre de ses convives ne diminuât pas encore, courut aux deux faux commissaires des guerres, et les retint gracieusement, en leur disant qu'on allait jouer aux petits jeux, et qu'ils ne s'en iraient pas avant d'avoir donné des gages. Le premier consul ayant consulté des yeux le général Bertrand, trouva plaisant de rester pour jouer aux jeux innocens.

Effectivement, au bout de quelques minutes, sur la demande de madame F..., les joueurs désertèrent la bouillotte, et vinrent se ranger en cercle autour d'elle. On commença par danser la boulangère; puis les jeux innocens allèrent leur train. Le tour vint au premier consul de donner un gage. Il fut d'abord très-embarrassé, n'ayant sur lui qu'un morceau de papier sur lequel il avait crayonné les noms de quelques colonels; il confia pourtant ce papier à madame F..., en la priant de ne point l'ouvrir. La volonté du premier consul fut respectée, et le papier, jusqu'à ce que le gage eût été racheté, resta fermé sur les genoux de la belle dame. Ce moment arriva, et l'on imposa au grand capitaine la singulière pénitence de faire le portier, tandis que madame F..., avec le colonel Joseph, feraient le voyage à Cythère dans une pièce voisine. Le premier consul s'acquitta de bonne grâce du rôle qu'on lui faisait jouer; puis, après les gages rendus, il fit signe au général Bertrand de le suivre. Ils sortirent, et bientôt le menuisier, qui demeurait au rez-de-chaussée, monta pour remettre un petit billet à madame F.... Ce billet était ainsi conçu:

«Je vous remercie, madame, de l'aimable accueil que vous m'avez fait. Si vous venez un jour dans ma baraque, je ferai encore le portier, si bon vous semble; mais cette fois je ne laisserai point à d'autres le soin de vous accompagner dans le voyage à Cythère.

Signé Bonaparte

La jolie Dunkerquoise lut tout bas le billet; mais elle ne laissa point ignorer aux donneurs de gages qu'ils avaient reçu la visite du premier consul. Au bout d'une heure on se sépara, et madame F... resta seule à réfléchir sur la visite et le billet du grand homme.

Ce fut durant ce même séjour qu'il y eut dans la rade de Boulogne un combat terrible pour protéger l'entrée dans le port, d'une flottille composée de vingt ou trente bâtimens, qui venaient d'Ostende, de Dunkerque et de Nienport, chargés de munitions pour la flotte nationale.

Une magnifique frégate, portant du canon de trente-six, un cottre et un brick de premier rang s'étaient détachés de la croisière anglaise, afin de couper le chemin à la flottille batave; mais on les reçut de manière à leur ôter l'envie d'y revenir.

Le port de Boulogne était défendu par cinq forts: le fort de la Crèche, le fort en Bois, le fort Musoir, la tour Croï et la tour d'Ordre, tous garnis de canons et d'obusiers avec un luxe extraordinaire. La ligne d'embossage qui barrait l'entrée se composait de deux cent cinquante chaloupes canonnières et autres bâtimens; la division des canonnières impériales en faisait partie.

Chaque chaloupe portait trois pièces de canon de vingt-quatre, deux pièces de chasse et une de retraite. Cinq cents bouches à feu jouaient donc sur l'ennemi, indépendamment de toutes les batteries des forts. Toutes les pièces de canon tiraient plus de trois coups par minute.

Le combat commença à une heure après midi. Il faisait un temps superbe. Au premier coup de canon, le premier consul quitta le quartier-général du Pont de Briques, et vint au galop, suivi de son état-major, pour donner ses ordres à l'amiral Bruix. Bientôt, voulant observer par lui-même les mouvemens de défense, et contribuer à les diriger, il se jeta, suivi de l'amiral et de quelques officiers, dans un canot que des marins de la garde conduisaient.

C'est ainsi que le premier consul se porta au milieu des bâtimens qui formaient la ligne d'embossage, à travers mille dangers et une grêle d'obus, de bombes et de boulets. Ayant l'intention de débarquer à Wimereux après avoir parcouru la ligne, il fit tourner vers la tour Croï, disant qu'il fallait la doubler. L'amiral Bruix, effrayé du péril qu'on allait courir inutilement, représenta au premier consul l'imprudence de cette manœuvre: «Que gagnerons-nous, disait-il, à doubler ce fort? rien, que des boulets.... Général, en le tournant nous arriverions aussi tôt.» Le premier consul n'était pas de l'avis de l'amiral; il s'obstinait à vouloir doubler la tour; l'amiral, au risque d'être disgracié, donna des ordres contraires aux marins; et le premier consul se vit obligé de passer derrière le fort, très-irrité et faisant à l'amiral des reproches qui cessèrent bientôt: car à peine le canot était-il passé, qu'un bateau de transport, qui avait doublé la tour Croï, fut écrasé et coulé bas par trois ou quatre obus.

Le premier consul se tut, en voyant combien l'amiral avait eu raison, et le reste du chemin se fit sans encombre jusqu'au petit port de Wimereux. Arrivé là, il monta sur la falaise pour encourager les canonniers. Il leur parlait à tous, leur frappait sur l'épaule, les engageant à bien pointer. «Courage, mes amis, disait-il, songez que vous combattez des gaillards qui tiendront long-temps; renvoyez-les avec les honneurs de la guerre.» Et regardant la belle résistance et les manœuvres majestueuses de la frégate, il demandait: «Croyez-vous, mes enfans, que le capitaine soit anglais? je ne le pense pas.»

Les artilleurs, enflammés par les paroles du premier consul redoublaient d'ardeur et de vitesse. «Tenez, mon général, s'écria l'un d'eux, à la frégate, le beaupré va descendre!» Il avait bien dit, le mât de beaupré fut coupé en deux par le boulet. «Donnez vingt francs à ce brave,» dit le premier consul en s'adressant aux officiers qui l'avaient suivi.

À côté des batteries de Wimereux était une forge pour faire rougir les boulets. Le premier consul regardait travailler les forgerons, et leur donnait des conseils. «Ce n'est pas assez rouge, mes enfans; il faut leur envoyer plus rouge que ça... allons! allons!» L'un d'eux l'avait connu lieutenant d'artillerie, et disait à ses camarades: «Il s'entend joliment à ces petites choses-là... tout comme aux grandes, allez!»

Ce jour-là, deux soldats sans armes, qui, placés sur la falaise, regardaient les manœuvres, se prirent de querelle d'une manière très-plaisante. «Tiens, dit l'un, vois-tu l'pio caporal, là-bas? (ils étaient tous deux Picards.)—Mais non, je ne l'vois point.—Tu ne l'vois point dans son canot?—Ah! si... mais il n'y pens' point, bien sûr; s'il y arrivait queuq' tape, il ferait pleurer toute l'armée. Pourquoi qu'i s'expose comme ça?—Dame, c'est sa place.—Mais, non.—Mais, si.—Mais, non... Voyons, qu'est-ce que tu ferais d'main, toi, si l'pio caporal était f...—Eh! puisqu'j'te dis qu'c'est sa place, etc.; et n'ayant point, à ce qu'il paraît, d'argumens assez forts de part et d'autre, ils en vinrent à se battre à coups de poing. On eut beaucoup de peine à les séparer.

Le combat avait commencé à une heure après midi; à dix heures du soir environ, la flottille batave entra dans le port au milieu du feu le plus horrible que j'aie jamais vu. Dans cette obscurité, les bombes qui se croisaient en tous sens formaient au dessus du port et de la ville un berceau de feu. L'explosion continuelle de toute cette artillerie était répétée par les échos des falaises avec un fracas épouvantable; et, chose singulière, personne dans la ville n'avait peur. Les Boulonnais avaient pris l'habitude du danger; ils s'attendaient tous les jours à quelque chose de terrible; ils avaient toujours sous les yeux des préparatifs d'attaque ou de défense; ils étaient devenus soldats à force d'en voir. Ce jour-là, on dîna au bruit du canon, mais tout le monde dîna: l'heure du repas ne fut ni avancée ni reculée. Les hommes allaient à leurs affaires, les femmes s'occupaient de leur ménage, les jeunes filles touchaient du piano... Tous voyaient avec indifférence les boulets passer au dessus de leurs têtes, et les curieux que l'envie de voir le combat avait attirés sur les falaises, ne paraissaient guère plus émus qu'on ne l'est ordinairement en voyant jouer une pièce militaire chez Franconi.

J'en suis encore à me demander comment trois vaisseaux ont pu supporter pendant plus de neuf heures un choc aussi violent. Au moment où la flottille entra dans le port, le cutter anglais avait coulé bas, le brick avait été brûlé par les boulets rouges, il ne restait que la frégate, avec ses mâtures fracassées, ses voiles déchirées, et pourtant elle tenait encore, immobile comme un roc. Elle était si près de la ligne d'embossage, que les marins pouvaient, de part et d'autre, se reconnaître et se compter. Derrière elle, à distance raisonnable se trouvaient plus de cent voiles anglaises. Enfin, à dix heures passées, un signal parti de l'amiral anglais fit virer de bord la frégate, et le feu cessa. La ligne d'embossage ne fut pas fortement endommagée dans ce long et terrible combat, parce que les bordées de la frégate portaient presque toujours dans les mâtures, et jamais dans le corps des chaloupes. Le brick et le cutter firent plus de mal.


CHAPITRE XIII.

Retour à Paris du premier consul.—Arrivée du prince Camille Borghèse.—Pauline Bonaparte et son premier mari, le général Leclerc.—Amour du général pour sa femme.—Portrait du général Leclerc.—Départ du général pour Saint-Domingue.—Le premier consul ordonne aussi le départ de sa sœur.—Révolte de Christophe et de Dessalines.—Arrivée au Cap, du général et de sa femme.—Courage de madame Leclerc.—Insurrection des noirs.—Les débris de l'armée de Brest, et douze mille nègres révoltés.—Valeur héroïque du général en chef, atteint d'une maladie mortelle.—Courage de madame Leclerc.—Noblesse et intrépidité.—Pauline sauvant son fils.—Mort du général Leclerc.—Mariage de Pauline.—Chagrin de Lafon, et réponse de mademoiselle Duchesnois.—M. Jules de Canouville, et la princesse Borghèse.—Disgrâce de la princesse auprès de l'empereur.—Générosité de la princesse pour son frère.—La seule amie qui lui reste.—Les diamans de la princesse dans la voiture de l'empereur à la bataille de Waterloo.


Le premier consul quitta Boulogne pour retourner à Paris, où il voulait assister au mariage d'une de ses sœurs. Le prince Camille Borghèse, descendant de la plus noble famille de Rome, y était déjà arrivé pour épouser madame Pauline Bonaparte, veuve du général Leclerc, mort de la fièvre jaune à Saint-Domingue.

Je me souviens d'avoir vu ce malheureux général, chez le premier consul, quelque temps avant son départ pour la funeste expédition qui lui coûta la vie, et à la France la perte de tant de braves soldats, et un argent énorme. Le général Leclerc, dont le nom est aujourd'hui à peu près oublié, ou même, en quelque sorte, voué au mépris, était un homme doux et bienveillant. Il était passionnément amoureux de sa femme, dont la légèreté, pour ne pas dire plus, le désolait, et le jetait dans une mélancolie profonde et habituelle qui faisait peine à voir. La princesse Pauline (qui était loin encore d'être princesse) l'avait pourtant épousé librement et par choix; ce qui ne l'empêchait pas de tourmenter son mari par des caprices sans fin, et en lui répétant cent fois le jour qu'il était trop heureux d'avoir pour femme une sœur du premier consul. Je suis convaincu qu'avec ses goûts simples et son humeur pacifique, le général Leclerc aurait mieux aimé beaucoup moins d'éclat et plus de repos.

Le premier consul avait exigé que sa sœur accompagnât le général à Saint-Domingue. Il lui avait fallu obéir et quitter Paris, où elle tenait le sceptre de la mode, et éclipsait toutes les femmes par son élégance et sa coquetterie, autant que par son incomparable beauté, pour aller braver un climat dangereux et les féroces compagnons de Christophe et de Dessalines. À la fin de l'année 1801, le vaisseau amiral l'Océan avait mis à la voile, de Brest, conduisant au Cap le général Leclerc, sa femme et leur fils.

Arrivée au Cap, la conduite de madame Leclerc fut au dessus de tout éloge. Dans plus d'une occasion, mais particulièrement dans celle que je vais essayer de rappeler, elle déploya un courage digne de son nom et de la situation de son mari. Je tiens ces détails d'un témoin oculaire, que j'ai connu à Paris au service de la princesse Pauline.

Le jour de la grande insurrection des noirs, en septembre 1802, les bandes de Christophe et de Dessalines, composées de plus de 12,000 nègres exaspérés par leur haine contre les blancs, et par la certitude que s'ils succombaient, il ne leur serait point fait de quartier, vinrent donner l'assaut à la ville du Cap, qui n'était défendue que par un millier de soldats. C'étaient les seuls restes de cette nombreuse armée qui était sortie de Brest, un an auparavant, si brillante et si pleine d'espérance. Cette poignée de braves, la plupart minés par la fièvre, ayant à sa tête le général en chef de l'expédition, déjà souffrant lui-même de la maladie dont il mourut, repoussa avec des efforts inouïs et une valeur héroïque les attaques multipliées des noirs.

Pendant le combat, où la fureur, sinon le nombre et la force, était égale des deux côtés, madame Leclerc était avec son fils, et sous la garde d'un ami dévoué qui n'avait à ses ordres qu'une faible compagnie d'artillerie, dans la maison où son mari avait fixé sa résidence, au pied des mornes qui bordent la côte. Le général en chef, craignant que cette résidence ne fût surprise par un parti ennemi, et ne pouvant d'ailleurs prévoir l'issue de la lutte qu'il soutenait au haut du cap où se livraient les assauts les plus acharnés des noirs, envoya l'ordre de transporter à bord de la flotte française sa femme et son fils. Pauline n'y voulut point consentir. Toujours fidèle à la fierté que lui inspirait son nom (mais cette fois il y avait dans sa fierté autant de grandeur que de noblesse), elle dit aux dames de la ville qui s'étaient réfugiées auprès d'elle, et la conjuraient de s'éloigner, en lui faisant une effrayante peinture des horribles traitemens auxquels des femmes seraient exposées de la part des nègres: «Vous pouvez partir? vous. Vous n'êtes point sœur de Bonaparte.»

Cependant le danger devenant plus pressant de minute en minute, le général Leclerc envoya un aide-de-camp à la résidence, et il lui fut enjoint, en cas d'un nouveau refus de Pauline, de l'enlever de force, et de la porter à bord malgré elle. L'officier se vit obligé d'exécuter cet ordre à la rigueur. Madame Leclerc fut retenue de force dans un fauteuil porté par quatre soldats. Un grenadier marchait à côté d'elle, portant dans son bras le fils de son général; et pendant cette scène de fuite et de terreur, l'enfant, déjà digne de sa mère, jouait avec le panache de son conducteur. Suivie de son cortége de femmes tremblantes et en pleurs, dont son courage était le seul rempart pendant ce trajet périlleux, Pauline fut ainsi transportée jusqu'au bord de la mer. Mais, au moment où on allait la déposer dans la chaloupe, un autre aide-de-camp de son mari lui apporta la nouvelle de la déroute des noirs. «Vous le voyez bien, dit-elle en retournant à la résidence; j'avais raison de ne pas vouloir m'embarquer.» Elle n'était pourtant pas encore hors de tout danger. Une troupe de nègres, faisant partie de l'armée qui venait d'être si miraculeusement repoussée, et cherchant elle-même à opérer sa retraite dans les moles, rencontra la faible escorte de madame Leclerc. Les insurgés firent mine de vouloir l'attaquer; il fallut les écarter à coups de fusil tirés presque à bout portant. Au milieu de cette échaufourée, Pauline conserva une imperturbable présence d'esprit.

On ne manqua point de rapporter au premier consul toutes ces circonstances, qui faisaient tant d'honneur à madame Leclerc; son amour-propre en fut flatté, et je crois que ce fut au prince Borghèse qu'il dit un jour à son lever: «Pauline était prédestinée à épouser un Romain; car, de la tête aux pieds, elle est toute Romaine.»

Malheureusement ce courage, qu'un homme aurait pu lui envier, n'était pas accompagné chez la princesse Pauline de ces vertus, moins brillantes et plus modestes, mais aussi plus nécessaires à une femme, et que l'on a droit d'attendre d'elle, plutôt que l'audace et que le mépris du danger.

Je ne sais s'il est vrai, comme on l'a écrit quelque part, que madame Leclerc, lorsqu'elle fut obligée de partir pour Saint-Domingue, avait de l'affection pour un acteur du Théâtre-Français. Je ne pourrais pas dire non plus si en effet mademoiselle Duchesnois eut la naïveté de s'écrier devant cent personnes, à propos de ce départ: «Lafon ne s'en consolera pas; il est capable d'en mourir!» Mais ce que j'ai pu savoir par moi-même, des faiblesses de cette princesse, me porterait assez à croire cette anecdote.

Tout Paris a connu la faveur particulière dont elle honora M. Jules de Canouville,[9] jeune et brillant colonel, beau, brave, d'une tournure parfaite et d'une étourderie qui lui valait ses innombrables succès auprès de certaines femmes, quoiqu'il usât fort peu de discrétion avec elles. La liaison de la princesse Pauline avec cet aimable officier fut la plus durable quelle ait jamais formée. Par malheur ils n'étaient pas plus réservé l'un que l'autre, et leur mutuelle tendresse acquit en peu de temps une scandaleuse publicité. J'aurai occasion plus tard de raconter, en son lieu, l'aventure qui causa la disgrâce, l'éloignement et peut-être la mort du colonel de Canouville, dont toute l'armée pleura la perte si prématurée et surtout si cruelle, puisque ce ne fut pas d'un boulet ennemi qu'il fut frappé.[10]

Au reste, quelle qu'ait été la faiblesse de la princesse Pauline pour ses amans, et quoique l'on en pût citer les plus incroyables exemples, sans toutefois sortir de la vérité, son dévouement admirable à la personne de S. M. l'empereur, en 1814, doit faire traiter ses fautes avec indulgence.

Cent fois l'étourderie de sa conduite, et surtout son manque d'égards et de respect pour l'impératrice Marie-Louise, avait irrité l'empereur contre la princesse Borghèse. Il finissait toujours par lui pardonner. Cependant à l'époque de la chute de son auguste frère, elle était de nouveau dans sa disgrâce. Informée que l'île d'Elbe avait été assignée pour prison à l'empereur, elle courut s'y enfermer avec lui, abandonnant Rome et l'Italie, dont les plus beaux palais étaient à elle. Avant la bataille de Waterloo, Sa Majesté, dans ce moment de crise, retrouva toujours fidèle le cœur de sa sœur Pauline. Craignant pour lui le manque d'argent, elle lui envoya ses plus riches parures de diamans, dont le prix était énorme. Elles se trouvaient dans la voiture de l'empereur, qui fut prise à Waterloo, et exposée à la curiosité des habitans de Londres. Mais les diamans ont été perdus, du moins pour leur légitime propriétaire.


CHAPITRE XIV.

Arrestation du général Moreau.—Constant envoyé en observateur.—Le général Moreau marié par madame Bonaparte.—Mademoiselle Hulot.—Madame Hulot.—Hautes prétentions.—Opposition de Moreau.—Ses railleries.—Intrigues et complots des mécontens.—Témoignages d'affection donnés par le premier consul au général Moreau.—Ce que dit et fait l'empereur le jour de l'arrestation des aides-de-camp de Moreau.—Le compagnon d'armes du général Foy.—Enlèvement.—Rigueur excessive envers le colonel Delélée.—Ruse d'un enfant.--Mesures arbitraires.—Inflexibilité de l'empereur.—Les députés de Besançon et le maréchal M....—Terreur panique et fermeté.—Les amis de cour.—Une audience solennelle aux Tuileries.—Réception des Bisontins.—Réponse courageuse.—Réparation.—Changement à vue.—Les anciens camarades.—Le chef d'état-major de l'armée de Portugal.—Mort prématurée.—Surveillance exercée sur les gens de la maison de l'empereur à chaque nouvelle conspiration.—Le gardien du porte-feuille.—Registres des concierges.—Jalousie de l'empereur excitée par un nom suspect.


Le jour de l'arrestation du général Moreau, le premier consul était dans une grande agitation. La matinée se passa en allées et venues de ses émissaires et des agens de la police. Des mesures avaient été prises pour que l'arrestation se fît à la même heure, soit à Gros-Bois, soit à l'hôtel du général, rue du Faubourg-Saint-Honoré. Le premier consul se promenait fort soucieux dans sa chambre. Il me fit venir et m'ordonna d'aller devant la maison du général Moreau (celle de Paris) observer si l'arrestation avait lieu, s'il y avait du tumulte, et de revenir promptement lui faire mon rapport. J'obéis; mais rien d'extraordinaire ne se passait dans l'hôtel, et je ne vis que quelques limiers de police se promenant dans la rue, l'œil sur la porte de la maison habitée par l'homme qu'on leur avait marqué pour leur proie. Ma présence pouvant être remarquée, je m'éloignai, et en retournant au château, j'appris que le général Moreau avait été arrêté sur la route en revenant à Paris de la terre de Gros-Bois, qu'il vendit quelques mois plus tard au maréchal Berthier, avant de partir pour les États-Unis. Je pressai le pas et courus annoncer au premier consul la nouvelle de l'arrestation. Il la savait déjà et ne me répondit rien. Il était toujours pensif et rêveur, comme dans la matinée.

Puisque je me trouve amené à parler du général Moreau, je rappellerai par quelles fatales circonstances il fut poussé à flétrir sa gloire. Madame Bonaparte l'avait marié à mademoiselle Hulot, son amie, et, comme elle, créole de l'île de France. Cette jeune personne, douce, aimable et pleine des qualités qui font la bonne épouse et la bonne mère, aimait passionément son mari; elle était fière de ce nom glorieux, qui l'entourait de respects et d'honneurs. Mais, par malheur, elle avait la plus grande déférence pour sa mère, dont l'ambition était grande, et qui ne désirait pas moins que de voir sa fille assise sur un trône. L'empire qu'elle avait sur madame Moreau ne tarda pas à s'étendre au général lui-même, qui, dominé par ses conseils, devint sombre, rêveur, mélancolique, et perdit pour jamais cette tranquillité d'esprit qui le distinguait. Dès lors la maison du général fut ouverte aux intrigues, aux complots; tous les mécontens, et le nombre en était grand, s'y donneront rendez-vous; dès lors le général prit à tâche de désapprouver tous les actes du premier consul: il s'opposa au rétablissement du culte, il traita d'enfantillage et de ridicule momerie l'institution de la Légion-d'honneur. Ces inconséquences graves, et bien d'autres encore, arrivèrent, comme bien on pense, aux oreilles du premier consul, qui refusa d'abord d'y ajouter foi; mais comment aurait-il pu rester sourd à des propos qui revenaient tous les jours avec plus de force, et sans doute envenimés par la malveillance?

À mesure que les discours imprudens du général contribuaient à le perdre dans l'esprit du premier consul, sa belle-mère, par une obstination dangereuse, l'encourageait dans son opposition, persuadée, disait-elle, que l'avenir ferait justice du présent; elle ne croyait pas si bien dire. Le général donna tête baissée dans l'abîme qui s'ouvrait devant lui. Combien sa conduite fut en opposition avec son caractère! Il avait pour les Anglais une aversion prononcée, il détestait les chouans et tout ce qui tenait à l'ancienne noblesse. D'ailleurs un homme comme le général Moreau, après avoir si glorieusement servi sa patrie, n'était pas fait pour porter les armes contre elle. Mais on l'abusait, il s'abusait lui-même en se croyant propre à jouer un grand rôle politique. Il fut perdu par la flatterie d'un parti qui soulevait le plus d'inimitiés qu'il pouvait contre le premier consul, en éveillant la jalousie de ses anciens compagnons d'armes.

J'ai vu plus d'un témoignage d'affection donné par le premier consul au général Moreau. Dans le cours d'une visite de celui-ci aux Tuileries, et pendant qu'il s'entretenait avec le premier consul, survint le général Carnot, qui arrivait de Versailles avec une paire de pistolets d'un travail précieux, et dont la manufacture de Versailles faisait hommage au premier consul. Prendre ces deux belles armes des mains du général Carnot, les admirer un moment et les offrir ensuite au général Moreau en lui disant: «Tenez; ma foi, ils ne pouvaient venir plus à propos,» tout cela se fit plus vite que je ne puis l'écrire. Le général fut on ne peut plus flatté de cette preuve d'amitié, et remercia vivement le premier consul.

Le nom et le procès du général Moreau me rappellent l'histoire d'un brave officier, qui se trouva compromis dans cette malheureuse affaire, et ne sortit de peine, après plusieurs années de disgrâce, que par le courage avec lequel il osa s'exposer au courroux de l'empereur. L'authenticité des détails que je vais rapporter pourrait être attestée, au besoin, par des personnes vivantes, que j'aurai occasion de nommer dans mon récit, et dont aucun lecteur ne songerait à récuser le témoignage.

La disgrâce du général Moreau s'étendit d'abord à tous ceux qui lui appartenaient: on connaissait l'affection et le dévonement que lui portaient les militaires, officiers ou soldats, qui avaient servi sous ses ordres. Ses aides-de-camp furent arrêtés, même ceux qui n'étaient pas à Paris.

L'un d'eux, le colonel Delélée, était depuis plusieurs mois en congé à Besançon, se reposant de ses campagnes dans le sein de sa famille, et auprès d'une jeune femme qu'il venait d'épouser; du reste, s'occupant fort peu des affaires politiques, beaucoup de ses plaisirs, et point du tout de conspirations. Camarade et frère d'armes des colonels Guilleminot, Hugo[11], Foy[12], tous trois devenus généraux depuis, il passait avec eux de joyeuses soirées de garnison, et d'agréables soirées de famille. Tout à coup le colonel Delélée est arrêté, jeté dans une chaise de poste, et ce n'est qu'en roulant au galop sur la route de Paris, qu'il apprend de l'officier de gendarmerie qui l'accompagnait que le général Moreau a conspiré, et qu'en sa qualité d'aide-de-camp du général, il se trouve compris parmi les conspirateurs.

Arrivé à Paris, le colonel est mis au secret, à la Force, je crois. Sa femme, justement alarmée, accourt sur sa trace; mais ce n'est qu'après un grand nombre de jours qu'elle obtient la permission de communiquer avec le prisonnier; encore ne le peut-elle faire que par signes: elle restera dans la cour de la prison, pendant qu'il se montrera quelques instans, et passera sa main à travers les barreaux de sa fenêtre.

Cependant la rigueur de ces ordres est adoucie pour le fils du colonel, jeune enfant de trois ou quatre ans. Son père obtient la grâce de l'embrasser. Il vient chaque matin au cou de sa mère; un porte-clefs le conduit au détenu. Devant ce témoin importun, le pauvre petit joue son rôle avec toute la ruse d'un dissimulateur consommé. Il fait le boiteux et se plaint d'avoir dans sa bottine des grains de sable qui le blessent. Le colonel, tournant le dos au geôlier, prend l'enfant sur ses genoux pour le débarrasser de ce qui le gêne, et trouve dans la bottine de son fils un billet de sa femme qui lui apprend en peu de mots où en est l'instruction du procès, et ce qu'il a pour lui-même à espérer ou à craindre.

Enfin, après plusieurs mois de captivité, la sentence ayant été portée contre les conspirateurs, le colonel Delélée, contre lequel il ne s'était élevé aucune charge, est, non pas absous, ce qu'il avait droit d'attendre, mais rayé des contrôles de l'armée et arbitrairement envoyé en surveillance, avec défense de s'approcher de Paris à plus de quarante lieues. Défense lui fut faite aussi d'abord de retourner à Besançon, et ce ne fut que plus d'un an après sa sortie de prison que le séjour lui en fut permis.

Jeune et plein de courage, le colonel voit du fond de sa retraite, ses amis, ses camarades faire leur chemin et gagner sur les champs de bataille un nom, des grades et de la gloire. Lui, il se voit condamné à l'inaction et à l'obscurité. Ses jours se passent à suivre sur les cartes la marche triomphante de ces armées dans lesquelles il se sent digne de reprendre son rang. Mille demandes sont adressées par lui et par ses amis au chef de l'empire; qu'il lui permette seulement de partir comme volontaire, de se joindre, fût-ce le sac sur le dos, à ses anciens camarades. Ses prières sont repoussées. La volonté de l'empereur est inflexible, et à chaque nouvelle démarche il répond: «Qu'il attende!»

Les habitans de Besançon, qui considéraient le colonel Delélée comme leur compatriote, s'intéressaient vivement au malheur non mérité de ce brave officier. Une occasion se présenta de le recommander de nouveau à la clémence, ou plutôt à la justice de l'empereur; ils en profitèrent.

Ce fut, je crois, au retour de la campagne de Prusse et Pologne. De tous les points de la France arrivèrent des députations chargées de féliciter l'empereur sur ses nouvelles victoires. Le colonel Delélée fut unanimement élu membre de la députation du Doubs, dont le maire et le préfet de Besançon faisaient partie, et qui était présidée par le respectable maréchal M***.

Une occasion est donc enfin offerte au colonel Delélée de faire lever la trop longue interdiction qui a pesé sur sa tête et tenu son épée oisive! Il parlera à l'empereur; il se plaindra respectueusement, mais avec dignité, de la disgrâce dans laquelle on l'a tenu si long-temps, sans motif. Il rend grâce du fond du cœur à l'affection généreuse de ses concitoyens, dont les suffrages devront, il l'espère, plaider en sa faveur auprès de sa majesté.

Les députés de Besançon, dès leur arrivée à Paris, se font présenter aux divers ministres. Celui de la police prend à part le président de la députation et lui demande ce que signifie la présence, parmi les députés, d'un homme publiquement connu pour être sous le coup d'une disgrâce, et dont la vue ne peut manquer d'être désagréable au chef de l'empire.

Le maréchal M***, au sortir de cet entretien particulier, entra pâle et épouvanté chez le colonel Delélée.

—Mon ami, tout est perdu! J'ai vu, à l'air du bureau, qu'on est toujours mal disposé contre vous. Si l'empereur vous voit parmi nous, il prendra cela pour une intention ouverte d'aller contre ses ordres, et sera furieux.

—Eh bien, que puis-je faire à cela?

—Mais, pour éviter de compromettre le département, la députation, pour éviter de vous compromettre vous-même, vous feriez peut-être bien....

Le maréchal hésitait.

—Je ferais bien? demanda le colonel.

—Peut-être qu'en vous retirant sans faire d'éclat....

Ici le colonel interrompit le président de la députation.

—Monsieur le maréchal, permettez-moi de ne pas suivre ce conseil. Je ne suis pas venu de si loin pour reculer, comme un enfant, devant le premier obstacle. Je suis las d'une disgrâce que je n'ai pas méritée; encore plus las de mon oisiveté. Que l'empereur s'irrite ou s'apaise, il me verra; qu'il me fasse fusiller, s'il le veut, je ne tiens guère à une vie comme celle que je mène depuis quatre ans. Cependant, monsieur le maréchal, j'en passerai par ce que décideront mes collègues, messieurs les députés de Besançon.

Ceux-ci ne désapprouvèrent point la résolution du colonel, et il se rendit avec eux aux Tuileries, le jour de la réception solennelle de toutes les députations de l'empire.

Toutes les salles des Tuileries étaient encombrées d'une foule en habits richement brodés et en brillans uniformes. La maison militaire de l'empereur, sa maison civile, les généraux présens à Paris, le corps diplomatique, les ministres et les chefs des diverses administrations, les députés des départemens avec leurs préfets et leurs maires, décorés d'écharpes tricolores; tous s'étaient réunis en groupes innombrables, et attendaient, en causant à demi-voix, l'arrivée de sa majesté.

Dans un de ces groupes, on voyait un officier d'une haute taille, vêtu d'un uniforme très-simple et d'une coupe qui datait de quelques années. Il ne portait, ni au cou, ni même sur la poitrine, la décoration qui ne manquait alors à aucun des officiers de son grade: c'était le colonel Delélée. Le président de la députation dont il faisait partie paraissait embarrassé et presque désolé. Des anciens camarades du colonel, bien peu osaient le reconnaître. Les plus hardis lui faisaient de loin un léger signe de tête, qui exprimait à la fois de l'inquiétude et de la pitié. Les plus prudens ne le regardaient pas.

Pour lui, il restait là impassible et résolu.

Enfin, une porte s'ouvrit à deux battans, et un huissier cria: «L'empereur, Messieurs!»

Les groupes se séparèrent; on se mit en haie. Le colonel se plaça dans le premier rang.

Sa majesté commença sa tournée autour du salon. Elle adressait la parole au président de chaque députation, et disait à chacun d'eux quelques paroles flatteuses. Arrivé devant les députés du Doubs, l'empereur, après avoir dit quelques mots au brave maréchal qui la présidait, allait passer à d'autres, lorsque ses yeux tombèrent sur un officier qu'il n'avait jamais vu. Il s'arrêta surpris, et adressa au député sa question familière:

—Qui êtes-vous?

—Sire, je suis le colonel Delélée, ancien premier aide-de-camp du général Moreau.

Ces mots furent prononcés d'une voix ferme, et qui résonna au milieu du profond silence que commandait la présence du souverain.

L'empereur fit un pas en arrière, et fixa ses deux yeux sur le colonel. Celui-ci ne sourcilla point devant ce regard, mais il s'inclina légèrement.

Le maréchal M*** était pâle comme un mort.

L'empereur reprit:—Que venez-vous demander ici?

—Ce que je demande depuis des années, sire; que Votre Majesté daigne me dire de quoi je suis coupable, ou me rétablisse dans mon grade.

Parmi ceux qui se trouvaient assez près pour entendre ces questions et ces réponses, il n'y en avait pas beaucoup qui pussent librement respirer.

Enfin un sourire vint entr'ouvrir les lèvres serrées de l'empereur. Il porta un doigt vers sa bouche, en se rapprochant du colonel, et lui dit d'un ton radouci et presque amical:

—On s'est un peu plaint de ça; mais n'en parlons plus.

Et il poursuivit sa tournée. Il avait à peine dépassé de dix pas le groupe formé par les députés de Besançon, lorsqu'il revint en arrière, et s'arrêtant vis-à-vis du colonel:

—Monsieur le ministre de la guerre, dit sa majesté, prenez le nom de cet officier, et ayez soin de me le rappeler. Il s'ennuie à ne rien faire; nous lui donnerons de l'occupation.

Dès que l'audience fut terminée, ce fut à qui s'empresserait le plus auprès du colonel. On l'entourait, on le félicitait, on l'embrassait, on se l'arrachait. Chacun de ses anciens camarades voulait l'emmener avec lui. Ses mains ne pouvaient suffire à toutes les mains qu'on venait lui tendre. Le général S***, qui la veille même avait encore ajouté aux frayeurs du maréchal M***, en s'étonnant qu'on eût eu l'audace de venir ainsi braver l'empereur, allongea son bras par-dessus les épaules de ceux qui se pressaient autour du colonel, et lui secouant la main le plus cordialement du monde: «Delélée, lui cria-t-il, n'oublie pas que je t'attends demain pour déjeuner.»

Deux jours après cette scène de cour, le colonel Delélée reçut sa nomination de chef d'état-major de l'armée de Portugal, commandée par le duc d'Abrantès. Ses équipages furent bientôt prêts, et au moment de partir, il eut une dernière audience de l'empereur, qui lui dit: «Colonel, je sais qu'il est inutile que je vous engage à réparer le temps perdu. Avant peu, j'espère, nous serons tout-à-fait contens l'un de l'autre.»

En sortant de sa dernière audience, le brave Delélée disait qu'il ne lui manquait plus pour être heureux, qu'une bonne occasion de se faire hacher pour un homme qui savait si bien fermer les blessures d'une longue disgrâce. Tel était l'empire que Sa Majesté exerçait sur les esprits.

Le colonel eut bientôt passé les Pyrénées; il traversa l'Espagne, et fut reçu par Junot à bras ouverts. L'armée de Portugal avait eu beaucoup à souffrir depuis deux ans qu'elle luttait contre la population et contre les Anglais avec des forces inégales. Les subsistances étaient mal assurées, les soldats mal vêtus et mal chaussés. Le nouveau chef d'état-major fit tout ce qu'il était possible de faire pour remédier à ce désordre, et les soldats commençaient à s'apercevoir de sa présence, lorsqu'il tomba malade d'un excès de travail et de fatigue, et mourut avant d'avoir pu, suivant le mot de l'empereur, réparer le temps perdu.

J'ai dit ailleurs qu'à chaque conspiration contre les jours du premier consul, toutes les personnes de sa maison se trouvaient naturellement soumises à une surveillance sévère. Leurs moindres démarches étaient épiées; on les suivait hors du château; leur conduite était à jour jusque dans les plus petits détails. Il n'y avait, à l'époque où le complot de Pichegru fût découvert, qu'un seul gardien du porte-feuille, ayant nom Landoire, et sa place était ainsi des plus pénibles; car il ne pouvait jamais s'éloigner d'un petit corridor noir sur lequel s'ouvrait la porte du cabinet, et il ne prenait ses repas qu'en courant et presque à la dérobée. Heureusement pour Landoire, on lui donna un second; et voici à quelle occasion: Augel, un des portiers du palais, fut désigné par le premier consul pour aller s'établir à la barrière des Bons-Hommes, pendant le procès de Pichegru, afin de reconnaître et d'observer les gens de la maison, qui allaient et venaient pour leur service, personne ne pouvant sortir de Paris sans permission. Les rapports que fit Augel plurent au premier consul. Il le fit appeler, parut content de ses réponses et de son intelligence, et le nomma suppléant de Landoire à la garde du porte-feuille. Ainsi la tâche de celui-ci devint plus facile de moitié. Augel fut, en 1812, de la campagne de Russie; et il mourut au retour, lorsqu'il n'était plus qu'à quelques lieues de Paris, des suites de la fatigue et des privations que nous partageâmes avec l'armée.

Au reste, ce n'étaient pas seulement les gens attachés au service du premier consul ou du château qui se trouvaient soumis à ce régime de surveillance. Dès le moment qu'il devint empereur, il fut établi, chez les concierges de tous les palais impériaux, un registre sur lequel les gens du dehors, et les étrangers qui venaient visiter quelqu'un de l'intérieur, étaient obligés d'inscrire leur nom avec celui des personnes qu'ils venaient voir. Tous les soirs ce registre était porté chez le grand-maréchal du palais, ou, en son absence, chez le gouverneur; et souvent l'empereur le consultait. Il y lut une fois un certain nom, qu'en sa qualité de mari il avait ses raisons, et peut-être même raison, de redouter. Sa Majesté avait précédemment ordonné l'éloignement du personnage; aussi en retrouvant ce nom malencontreux sur le livre du concierge, elle s'emporta outre mesure, croyant qu'on avait osé, de deux côtés, désobéir à ses ordres. Des informations furent prises sur-le-champ, et il en résulta, fort heureusement, que le visiteur suspect n'était qu'une personne des plus insignifiantes, et dont le seul tort était de porter un nom justement compromis.


CHAPITRE XV.

Réveil du premier consul, le 21 mars 1804.—Silence du premier consul.—Arrivée de Joséphine dans la chambre du premier consul.—Chagrin de Joséphine, et pâleur du premier consul.—Les malheureux ont été trop vite!—Nouvelle de la mort du duc d'Enghien.—Émotion du premier consul.—Préludes de l'empire.—Le premier consul empereur.—Le sénat à Saint-Cloud.—Cambacérès salue, le premier, l'empereur du nom de Sire.—Les sénateurs chez l'impératrice.—Ivresse du château.—Tout le monde monte en grade.—Le salon et l'antichambre.—Embarras de tout le service.—Le premier réveil de l'empereur.—Les princes Français.—M. Lucien et madame Jouberton.—Les maréchaux de l'empire.—Maladresse des premiers courtisans.—Les chambellans et les grands officiers.—Leçons données par les hommes de l'ancienne cour.—Mépris de l'empereur pour les anniversaires de la révolution.—Première fête de l'empereur, et le premier cortége impérial.—Le temple de Mars et le grand maître des cérémonies.—L'archevêque du Belloy et le grand chancelier de la Légion-d'Honneur.—L'homme du peuple et l'accolade impériale.—Départ de Paris pour le camp de Boulogne.—Le seul congé que l'empereur m'ait donné.—Mon arrivée à Boulogne.—Détails de mon service près de l'empereur.—M. de Rémusat, MM. Boyer et Yvan.—Habitudes de l'empereur.—M. de Bourrienne et le bout de l'oreille.—Manie de donner des petits soufflets.—Vivacité de l'empereur contre son écuyer.—M. de Caulaincourt grand écuyer.—Réparation.—Gratification généreuse.

L'année 1804 qui fut si glorieuse pour l'empereur fut aussi, à l'exception de 1814 et 1815, celle qui lui apporta le plus de sujets de chagrin. Il ne m'appartient pas de juger de si graves événemens, ni de chercher quelle part y prit l'empereur, quelle ceux qui l'entouraient et le conseillaient. Je ne dois et ne puis raconter que ce que j'ai vu et entendu. Le 21 mars de cette même année, j'entrai de bonne heure chez le premier consul. Je le trouvai éveillé, le coude appuyé sur son oreiller, l'air sombre et le teint fatigué. En me voyant entrer, il se mit sur son séant, passa plusieurs fois sa main sur son front, et me dit: «Constant, j'ai mal à la tête.» Puis jetant sa couverture avec violence, il ajouta: «J'ai bien mal dormi.» Il paraissait on ne peut plus préoccupé et absorbé; et même il avait l'air triste et souffrant, à tel point que j'en étais surpris et même affecté. Pendant que je l'habillais, il ne me dit pas un seul mot, ce qui n'arrivait que lorsque quelque pensée l'agitait et le tourmentait. Il n'y avait alors dans sa chambre que Roustan et moi. Au moment où, la toilette terminée, je lui présentais sa tabatière, son mouchoir et sa petite bonbonnière, la porte s'ouvre tout à coup, et nous voyons paraître l'épouse du premier consul, dans son négligé du matin, les traits décomposés, le visage couvert de larmes. Cette subite apparition nous étonna, nous effraya même, Roustan et moi; car il n'y avait qu'une circonstance extraordinaire qui eût pu engager madame Bonaparte à sortir de chez elle dans ce costume, et avant d'avoir pris toutes les précautions nécessaires pour dissimuler le tort que pouvait lui faire le manque de toilette. Elle entra ou plutôt elle se précipita dans la chambre en s'écriant: «Le duc d'Enghien est mort! ah! mon ami, qu'as-tu fait?» Puis elle se laissa tomber en sanglotant dans les bras du premier consul. Celui-ci devint pâle comme la mort, et dit avec une émotion extraordinaire: «Les malheureux ont été trop vite!» Alors il sortit, soutenant madame Bonaparte, qui ne marchait qu'à peine, et continuait de pleurer. La nouvelle de la mort du prince répandit la consternation dans le château. Le premier consul remarqua cette douleur universelle, et pourtant il n'en fit reproche à personne. Le fait est que le plus grand chagrin que causait cette funeste catastrophe à ses serviteurs, qui, pour la plupart, lui étaient dévoués par affection plus que par devoir, venait de l'idée qu'elle ne manquerait pas de nuire à la gloire et à la tranquillité de leur maître. Le premier consul sut probablement démêler nos sentimens. Quoi qu'il en soit, voilà tout ce que j'ai vu et tout ce que je sais de particulier sur ce déplorable événement. Je ne prétends point à connaître ce qui s'est passé dans l'intérieur du cabinet. L'émotion du premier consul me parut sincère et non affectée. Il demeura plusieurs jours triste et silencieux, ne parlant que fort peu à sa toilette, et seulement pour les besoins du service.

Dans le courant de ce mois et du suivant, je remarquai les allées et venues continuelles, et les fréquentes entrevues avec le premier consul, de divers personnages qu'on me dit être membres du conseil-d'état, tribuns ou sénateurs. Depuis long-temps l'armée et le plus grand nombre des citoyens, qui idolâtraient le héros de l'Italie et de l'Égypte, manifestaient tout haut leur désir de le voir porter un titre digne de sa renommée et de la grandeur de la France. On savait d'ailleurs que c'était lui qui faisait tout dans l'état, et que ses prétendus collègues n'étaient réellement que ses inférieurs. On trouvait donc juste qu'il devînt chef suprême de nom, puisqu'il l'était déjà de fait. J'ai bien souvent, depuis sa chute, entendu appeler Sa Majesté de nom d'usurpateur, et cela n'a jamais produit sur moi d'autre effet que de me faire rire de pitié. Si l'empereur a usurpé le trône, il a eu plus de complices que tous les tyrans de tragédie et de mélodrame; car les trois quarts des Français étaient du complot. On sait que ce fut le 18 mai que l'empire fut proclamé, et que le premier consul (que j'appellerai dorénavant l'empereur) reçut à Saint-Cloud le sénat, conduit par le consul Cambacérès, qui fut quelques heures après l'archi-chancelier de l'empire. Ce fut de sa bouche que l'empereur s'entendit pour la première fois saluer du nom de Sire. Au sortir de cette audience, le sénat alla présenter ses hommages à l'impératrice Joséphine. Le reste de la journée se passa en réceptions, présentations, entrevues et félicitations. Tout le monde était ivre de joie dans le château, chacun se faisait l'effet d'être monté subitement en grade. On s'embrassait, on se complimentait, on se faisait mutuellement part de ses espérances et de ses plans pour l'avenir; il n'y avait si mince subalterne qui ne fût saisi d'ambition: en un mot l'antichambre, sauf la différence des personnages, offrait la répétition exacte de ce qui se passait dans le salon.

Rien n'était plus plaisant que l'embarras de tout le service, lorsqu'il s'agissait de répondre aux interrogations de Sa Majesté. On commençait par se tromper; puis on se reprenait pour plus mal dire encore; on répétait dix fois en une minute, sire, général, votre majesté, citoyen premier consul. Le lendemain matin, en entrant, comme de coutume, dans la chambre de l'empereur, à ses questions ordinaires, quelle heure est-il? quel temps fait-il? je répondis: «Sire, sept heures, beau temps.» M'étant approché de son lit, il me tira l'oreille et me frappa sur la joue, en m'appelant monsieur le drôle; c'était son mot de prédilection avec moi, lorsqu'il était plus particulièrement content de mon service. Sa majesté avait veillé et travaillé fort avant dans la nuit. Je lui trouvai l'air sérieux et occupé, mais satisfait. Quelle différence de ce réveil à celui du 21 mars précédent!

Ce même jour Sa Majesté alla tenir son premier grand lever aux Tuileries, où toutes les autorités civiles et militaires lui furent présentées. Les frères et sœurs de l'empereur furent faits princes et princesses, à l'exception de M. Lucien, qui s'était brouillé avec Sa Majesté, à l'occasion de son mariage avec madame Jouberton. Dix-huit généraux furent élevés à la dignité de maréchaux de l'empire. Dès ce premier jour tout prit autour de Leurs Majestés un air de cour et de puissance royale. On a beaucoup parlé de la maladresse de leurs premiers courtisans, très-peu habitués au service que leur imposaient leurs nouvelles charges, et aux cérémonies de l'étiquette; mais on a beaucoup exagéré là-dessus, comme sur tout le reste. Il y eut bien, dans le commencement, quelque chose de cet embarras que les gens du service particulier de l'empereur avaient éprouvé, comme je l'ai dit plus haut. Pourtant cela ne dura que fort peu, et messieurs les chambellans et grands officiers se façonnèrent presque aussi vite que nous autres valets de chambre. D'ailleurs il se présenta pour leur donner des leçons une nuée d'hommes de l'ancienne cour, qui avaient obtenu de la bonté de l'empereur d'être rayés de la liste des émigrés, et qui sollicitèrent ardemment, pour eux et pour leurs femmes, les charges de la naissante cour impériale.

Sa Majesté n'aimait point les fêtes anniversaires de la république; en tout temps elles lui avaient paru, les unes odieuses et cruelles, les autres ridicules. Je l'ai vu s'indigner qu'on eût osé faire une fête annuelle de l'anniversaire du 21 janvier, et sourire de pitié au souvenir de ce qu'il appelait les mascarades des théophilantropes, qui, disait-il, ne voulaient point de Jésus-Christ, et faisaient des saints de Fénelon et de Las-Casas, prélats catholiques. M. de Bourrienne dit, dans ses Mémoires, que «ce ne fut pas une des moindres bizarreries de la politique de Napoléon que de conserver pour la première année de son régne la fête du 14 juillet.» Je me permettrai de faire observer sur ce passage que, si Sa Majesté profita de l'époque, d'une solennité annuelle pour paraître en pompe en public, d'un autre côté elle changea tellement l'objet de la fête qu'il eût été difficile d'y reconnaître l'anniversaire de la prise de la Bastille et de la première fédération. Je ne sais pas s'il fut dit un mot de ces deux événemens dans toute la cérémonie; et, pour mieux dérouter encore les souvenirs des républicains, l'empereur ordonna que la fête ne serait célébrée que le 15, parce que c'était un dimanche, et qu'ainsi il n'en résulterait point de perte de temps pour les habitans de la capitale. D'ailleurs, il ne s'agit point du tout de célébrer les vainqueurs de la Bastille, mais seulement d'une grande distribution de croix de la Légion-d'Honneur.

C'était la première fois que Leurs Majestés se montraient au peuple dans tout l'appareil de leur puissance. Le cortége traversa la grande allée des Tuileries pour se rendre à l'hôtel des Invalides, dont l'église, changée pendant la révolution en Temple de Mars, avait été rendue par l'empereur au culte catholique, et devait servir pour la magnifique cérémonie de ce jour. C'était aussi la première fois que l'empereur usait du privilège de passer en voiture dans le jardin des Tuileries. Son cortége était superbe; celui de l'impératrice Joséphine n'était pas moins brillant. L'ivresse du peuple était au comble, et ne saurait s'exprimer. Je m'étais, par ordre de l'empereur, mêlé dans la foule, pour observer dans quel esprit elle prendrait part à la fête; je n'entendis pas un murmure; tant était grand, quoi qu'on en ait pu dire depuis, l'enthousiasme de toutes les classes pour Sa Majesté. L'empereur et l'impératrice furent reçus à la porte de l'hôtel des Invalides par le gouverneur et par M. le comte de Ségur, grand-maître des cérémonies, et à l'entrée de l'église par M. le cardinal du Belloy, à la tête d'un nombreux clergé. Après la messe M. de Lacépède, grand-chancelier de la Légion-d'Honneur, prononça un discours qui fut suivi de l'appel des grands-officiers de la légion. Alors l'empereur s'assit et se couvrit, et prononça d'une voix forte la formule du serment, à la fin de laquelle tous les légionnaires s'écrièrent: Je le jure! et aussitôt des cris mille fois répétés de Vive l'empereur! se firent entendre dans l'église et au dehors. Une circonstance singulière ajouta encore à l'intérêt qu'excitait la cérémonie. Pendant que les chevaliers du nouvel ordre passaient l'un après l'autre devant l'empereur qui les recevait, un homme du peuple, vêtu d'une veste ronde, vint se placer sur les marches du trône. Sa majesté parut un peu étonnée, et s'arrêta un instant. On interrogea cet homme, qui montra son brevet. Aussitôt l'empereur le fit approcher avec empressement, et lui donna la décoration avec une vive accolade. Le cortége suivit au retour le même chemin, passant encore par le jardin des Tuileries.

Le 18 juillet, trois jours après cette cérémonie, l'empereur partit de Saint-Cloud pour le camp de Boulogne. Je crus que Sa Majesté voudrait bien, pendant quelques jours, consentir à se passer de ma présence; et comme il y avait nombre d'années que je n'avais vu ma famille, j'éprouvai le désir bien naturel de la revoir et de m'entretenir avec mes parens des circonstances singulières où je m'étais trouvé depuis que je les avais quittés. J'aurais senti, je l'avoue, une grande joie à causer avec eux de ma condition présente et de mes espérances, et j'avais besoin des épanchemens et des confidences de l'intimité domestique pour me dédommager de la gêne et de la contrainte que mon service m'imposait. Je demandai donc la permission d'aller passer huit jours à Peruetlz. Elle me fut accordée sans difficulté, et je ne perdis point de temps pour partir. Mais quel fut mon étonnement, lorsque, le lendemain même de mon arrivée, je reçus un courrier porteur d'une lettre de M. le comte de Rémusat qui me mandait de rejoindre l'empereur sans différer, ajoutant que Sa Majesté avait besoin de moi, et que je ne devais m'occuper que d'arriver promptement! En dépit du désappointement que de tels ordres me faisaient éprouver, je me sentais flatté pourtant d'être devenu si nécessaire au grand homme qui avait daigné m'admettre à son service. Aussi je fis sans tarder mes adieux à ma famille. Sa Majesté, à peine arrivée à Boulogne, en était aussitôt repartie pour une excursion de quelques jours dans les départemens du Nord. Je fus à Boulogne avant son retour, et je me hâtai d'organiser le service de Sa Majesté, qui trouva tout prêt à son arrivée; ce qui ne l'empêcha pas de me dire que j'avais été long-temps absent.

Puisque je suis sur ce chapitre, je placerai ici, bien que ce soit anticiper sur les années, une ou deux circonstances qui mettront le lecteur à même de juger de l'assiduité rigoureuse à laquelle j'étais obligé de m'astreindre.

J'avais contracté, par les fatigues de mes courses continuelles à la suite de l'empereur, une maladie de la vessie dont je souffrais horriblement. Long-temps je m'armai contre mes maux de patience et de régime: mais enfin les douleurs étant devenues tout-à-fait insupportables, je demandai, en 1808, à Sa Majesté un mois pour me soigner. M. le docteur Boyer m'avait dit que ce terme d'un mois n'était que le temps rigoureusement nécessaire pour ma guérison, et que, sans cela, ma maladie pourrait devenir incurable. Ma demande me fut accordée, et je me rendis à Saint-Cloud dans la famille de ma femme. M. Yvan, chirurgien de l'empereur, venait me voir tous les jours. À peine une semaine s'était-elle passée, qu'il me dit que Sa Majesté pensait que je devais être bien guéri, et qu'elle désirait que je reprisse mon service. Ce désir équivalait à un ordre; je le sentis, et je retournai auprès de l'empereur, qui, me voyant pâle et aussi souffrant que possible, daigna me dire mille choses pleines de bonté, mais sans parler d'un nouveau congé. Ces deux absences sont les seules que j'aie faites pendant seize années; aussi, à mon retour de Moscou, et pendant la campagne de France, ma maladie avait atteint son plus haut période; et si je quittai l'empereur à Fontainebleau, c'est qu'il m'eût été impossible, malgré tout mon attachement pour un si bon maître et toute la reconnaissance que je lui devais, de le servir plus long-temps. Après cette séparation si douloureuse pour moi, une année suffit à peine pour me guérir et non pas entièrement. Mais j'aurai lieu plus tard de parler de cette triste époque. Je reviens au récit des faits qui prouvent que j'aurais pu, avec plus de raison que tant d'autres, me croire un gros personnage, puisque mes humbles services avaient l'air d'être indispensables au maître de l'Europe. Bien des habitués des Tuileries auraient eu plus de peine que moi à démontrer leur utilité. Y a-t-il trop de vanité dans ce que je viens de dire? et messieurs les chambellans n'auront-ils pas droit de s'en fâcher? Je n'en sais rien, et je continue ma narration.

L'empereur tenait à ses habitudes; il voulait, comme on l'a déjà pu voir, être servi par moi, de préférence à tout autre; et pourtant je dois dire que ces messieurs de la chambre étaient tous pleins de zèle et de dévouement; mais j'étais le plus ancien, et je ne le quittais jamais. Un jour l'empereur demande du thé au milieu du jour. M. Sénéchal était de service; il en fait, et le présente à Sa Majesté, qui le trouve détestable. On me fait appeler; l'empereur se plaint à moi qu'on ait voulu l'empoisonner. (C'était son mot, quand il trouvait mauvais goût à quelque chose.) Rentré dans l'office, je verse de la même théière une tasse que j'arrange, et porte à Sa Majesté, avec deux cuillers en vermeil, selon l'usage, une pour y goûter devant l'empereur, l'autre pour lui. Cette fois il trouva le thé excellent, m'en fit compliment avec la familiarité bienveillante dont il daignait parfois user à l'égard de ses serviteurs; et en me rendant la tasse, il me tira les oreilles et me dit: «Mais apprenez-leur donc à faire du thé; ils n'y entendent rien.»

M. de Bourrienne, dont j'ai lu avec le plus grand plaisir les excellens Mémoires, dit quelque part que l'empereur, dans ses momens de bonne humeur, pinçait à ses familiers le bout de l'oreille; j'ai l'expérience par devers moi qu'il la pinçait bien toute entière, souvent même les deux oreilles à la fois; et de main de maître. Il est dit aussi dans les mêmes Mémoires qu'il ne donnait qu'avec deux doigts ses petits soufflets d'amitié; en cela M. de Bourrienne est bien modeste; je puis encore attester là-dessus que Sa Majesté, quoique sa main ne fût pas grande, distribuait ses faveurs beaucoup plus largement; mais cette espèce de caresse, aussi bien que la précédente, était donnée et reçue comme une marque de bienveillance particulière; et loin que personne s'en plaignît alors, j'ai entendu plus d'un dignitaire dire, avec orgueil, comme ce sergent de la comédie:

. . . . . .Monsieur, tâtez plutôt;
Le soufflet sur ma joue est encore tout chaud.

Dans son intérieur, l'empereur était presque toujours gai, aimable, causant avec les personnes de son service, et les questionnant sur leur famille, leurs affaires, même leurs plaisirs. Sa toilette terminée, sa figure changeait subitement; elle était grave, pensive, il reprenait son air d'empereur. On a dit qu'il frappait souvent les gens de sa maison; cela est faux. Je ne l'ai vu qu'une seule fois se livrer à un emportement de ce genre; et certes les circonstances qui le causèrent et la réparation qui le suivit peuvent le rendre, sinon excusable, du moins facile à concevoir. Voici le fait dont je fus témoin et qui se passa aux environs de Vienne, le lendemain de la mort du maréchal Lannes. L'empereur était profondément affecté; il n'avait pas dit un mot pendant sa toilette. À peine habillé, il demanda son cheval. Un malheureux hasard voulut que M. Jardin, son premier piqueur, ne se trouvât point aux écuries au moment de seller, et le palefrenier ne mit point au cheval sa bride ordinaire. Sa Majesté n'est pas plutôt montée que l'animal recule, se cabre, et le cavalier tombe lourdement à terre. M. Jardin arrive à l'instant où l'empereur se relevait irrité, et, dans ce premier transport de colère, il en reçoit un coup de cravache à travers le visage. M. Jardin s'éloigna désespéré d'un mauvais traitement auquel Sa Majesté ne l'avait pas habitué, et peu d'heures après, M. de Caulaincourt, grand écuyer, se trouvant seul avec sa Majesté, lui peignit le chagrin de son premier piqueur. L'empereur témoigna un vif regret de sa vivacité, fit appeler M. Jardin, lui parla avec une bonté qui effaçait son tort, et lui fit donner, à quelques jours de là, une gratification de trois mille francs. On m'a conté que pareille chose était arrivée à M. Vigogne père, en Égypte[13]. Mais, quand cela serait vrai, deux traits pareils dans toute la vie de l'empereur, et avec des circonstances si bien faites pour faire sortir de son caractère l'homme même naturellement le moins emporté, auraient-ils dû suffire pour attirer à Napoléon l'odieux reproche de battre cruellement les personnes de son service?


CHAPITRE XVI.

Assiduité de l'empereur au travail.—Roustan et le flacon d'eau-de-vie.—Armée de Boulogne.—Les quatre camps.—Le Pont de Briques.—Baraque de l'empereur.—La chambre du conseil.—L'aigle guidé par l'étoile tutélaire.—Chambre à coucher de l'empereur.—Lit.—Ameublement.—La chambre du télescope.—Porte-manteau.—Distribution des appartemens.—Le sémaphore.—Les mortiers gigantesques.—L'empereur lançant la première bombe.—Baraque du maréchal Soult.—L'empereur voyant de sa chambre Douvres et sa garnison.—Les rues du camp de droite.—Chemin taillé à pic dans la falaise.—L'ingénieur oublié.—La flottille.—Les forts.—Baraque du prince Joseph.—Le grenadier embourbé.—Trait de bonté de l'empereur.—Le pont de service.—Consigne terrible.—Les sentinelles et les marins de quart.—Exclusion des femmes et des étrangers.—Les espions.—Fusillade.—Le maître d'école fusillé.—Les brûlots.—Terreur dans la ville.—Chanson militaire.—Fausse alerte.—Consternation.—Tranquillité de madame F....—Le commandant condamné à mort et gracié par l'empereur.


Au quartier-général du Pont de Briques, l'empereur travaillait autant que dans son cabinet des Tuileries. Après ses courses à cheval, ses inspections, ses visites, ses revues, il prenait son repas à la hâte, et rentrait dans son cabinet, où il travaillait souvent une bonne partie de la nuit. Il menait ainsi le même train de vie qu'à Paris; dans ses tournées à cheval, Roustan le suivait partout: celui-ci portait toujours avec lui un petit flacon en argent, rempli d'eau-de-vie, pour le service de Sa Majesté, qui du reste n'en faisait presque jamais usage.

L'armée de Boulogne était composée d'environ cent cinquante mille hommes d'infanterie et quatre-vingt-dix mille de cavalerie, répartis dans quatre camps principaux: le camp de droite, le camp de gauche, le camp de Wimereux, et le camp d'Ambleteuse.

Sa majesté l'empereur avait son quartier-général au Pont de Briques, ainsi nommé, m'a-t-on dit, parce qu'on y avait découvert les fondations en briques d'un ancien camp de César. Le Pont de Briques, comme je l'ai dit plus haut, est à une demi-lieue environ de Boulogne, et le quartier-général de Sa Majesté fut établi dans la seule maison de l'endroit qui fût habitable alors.

Le quartier-général était gardé par un poste de la garde impériale à cheval.

Les quatre camps étaient sur une falaise très-élevée, dominant la mer de manière qu'on pouvait en voir les côtes d'Angleterre, quand il faisait beau temps. Au camp de droite on avait établi des baraques pour l'empereur, pour l'amiral Bruix, pour le maréchal Soult et pour M. Decrès, alors ministre de la marine.

La baraque de l'empereur, construite par les soins de M. Sordi, ingénieur, faisant les fonctions d'ingénieur en chef des communications miliaires, et dont le neveu, M. Lecat de Rue, attaché à cette époque, en qualité d'aide-de-camp, à l'état-major du maréchal Soult, a bien voulu me fournir les renseignemens qui ne sont pas particulièrement de ma compétence; la baraque de l'empereur, dis-je, était en planches comme les baraques d'un champ de foire, avec cette différence que les planches en étaient soigneusement travaillées et peintes en gris blanc. Sa figure était un carré long, ayant, à chaque extrémité, deux pavillons de forme semi-circulaire. Un pourtour fermé par un grillage en bois régnait autour de cette baraque qu'éclairaient en dehors des réverbères placés à quatre pieds de distance les uns des autres. Les fenêtres étaient placées latéralement.

Le pavillon qui regardait la mer se composait de trois pièces et d'un couloir. La pièce principale servant de chambre du conseil, était décorée en papier gris-argent: le plafond peint avec des nuages dorés, au milieu desquels on voyait sur un fond bleu de ciel, un aigle tenant la foudre, guidé vers l'Angleterre par une étoile, l'étoile tutélaire de l'empereur. Au milieu de cette chambre, était une grande table ovale couverte d'un tapis de drap vert, sans franges. On ne voyait devant cette table que le fauteuil de Sa Majesté, lequel était en bois indigène simple, couvert en maroquin vert, rembourré de crin, et se démontant pièce à pièce; sur la table était une écritoire en buis. C'était là tout le mobilier de la chambre du conseil, où Sa Majesté seule pouvait s'asseoir, les généraux se tenant debout devant lui, et n'ayant dans ces conseils, qui duraient quelquefois trois ou quatre heures, d'autre point d'appui que la poignée de leurs sabres.

On entrait dans la chambre du conseil par un couloir. Dans ce couloir, à droite, était la chambre à coucher de Sa Majesté, fermée d'une porte vitrée, éclairée par une fenêtre qui donnait sur le camp de droite et de laquelle on voyait la mer, à gauche. Là se trouvait le lit de l'empereur, en fer, avec un grand rideau de simple florence vert, fixé au plafond par un anneau de cuivre doré. Sur ce lit, deux matelas, un sommier, deux traversins, un à la tête, l'autre au pied, point d'oreiller: deux couvertures, l'une en coton blanc, l'autre en Florence vert, ouatée et piquée; un pot de nuit en porcelaine blanche avec un filet d'or, sous le lit, sans plus de cérémonie. Deux sièges plians très-simples à côté du lit. À la croisée, petits rideaux en florence vert; cette pièce était tapissée d'un papier fond rose, à dentelle, bordure étrusque.

Vis-à-vis de la chambre à coucher était une chambre parallèle dans laquelle se trouvait une espèce de télescope qui avait coûté douze mille francs. Cet instrument avait environ quatre pieds de longueur sur un pied de diamètre, il se montait sur un support en acajou à trois pieds, et le coffre qui servait à le contenir avait à peu près la figure d'un piano. Dans la même chambre, sur deux tabourets, on voyait une cassette carrée couverte en cuir jaune, qui contenait trois habillemens complets et du linge. C'était la garde-robe de campagne de Sa Majesté; au dessus un seul chapeau de rechange, doublé de satin blanc et très-usé. L'empereur, comme je le dirai en parlant de ses habitudes, ayant la tête fort délicate, n'aimait point les chapeaux neufs, et gardait long-temps les mêmes.

Le corps principal de la baraque impériale était divisé en trois pièces: un salon, un vestibule et une grande salle à manger, qui communiquait par un couloir, parallèle à celui que je viens de décrire, avec les cuisines. En dehors de la baraque et dans la direction des cuisines, se trouvait une petite loge couverte en chaume, qui servait de buanderie et dans laquelle on lavait la vaisselle.

La baraque de l'amiral Bruix offrait les mêmes dispositions que celle de l'empereur, mais en petit.

À côté de cette baraque se trouvait le sémaphore des signaux, sorte de télégraphe maritime qui faisait manœuvrer la flotte. Un peu plus loin la tour d'ordre, batterie terrible composée de six mortiers, six obusiers et douze pièces de vingt-quatre. Ces six mortiers, du plus gros calibre qu'on eût jamais fait, avaient seize pouces d'épaisseur, portaient quarante-cinq livres de poudre dans la chambre, et chassaient des bombes de sept cents livres, à quinze cents toises en l'air et à une lieue et demie en mer. Chaque bombe lancée coûtait à l'état trois cents francs. On se servait pour mettre le feu à ces épouvantables machines, de lances qui avaient douze pieds de long, et le canonnier se fendait autant que possible, baissant la tête entre les jambes et ne se relevant qu'après le coup parti. Ce fut l'empereur qui voulut lui-même lancer la première bombe.

À droite de la tour d'ordre, était la baraque du maréchal Soult, construite en forme de hutte de sauvage, couverte en chaume jusqu'à terre et vitrée par le haut, avec une porte par laquelle on descendait dans les appartemens, qui étaient comme enterrés. La chambre principale était ronde; il y avait dedans une grande table de travail couverte d'un tapis vert et entourée de petits plians en cuir.

La dernière baraque enfin, était celle de M. Decrès, ministre de la marine, faite et distribuée comme celle du maréchal Soult.

De sa baraque, l'empereur pouvait observer toutes les manœuvres de mer, et la longue-vue dont j'ai parlé était si bonne, que le château de Douvres avec sa garnison se trouvait, pour ainsi dire, sous les yeux de Sa Majesté.

Le camp de droite, établi sur la falaise, se divisait en rues qui toutes portaient le nom de quelque général distingué. Cette falaise était hérissée de batteries depuis Boulogne jusqu'à Ambleteuse, c'est-à-dire sur une longueur de plus de deux lieues.

Il n'y avait, pour aller de Boulogne au camp de droite, qu'un chemin qui prenait dans la rue des Vieillards, et passait sur la falaise entre la baraque de Sa Majesté et celles de MM. Bruix, Soult et Decrès. Lorsqu'à la marée basse, l'empereur voulait descendre sur la plage, il lui fallait faire un très-grand détour. Un jour il s'en plaignit assez vivement. M. Bonnefoux, préfet maritime de Boulogne, entendit les plaintes de Sa Majesté, et s'adressant à M. Sordi, ingénieur des communications militaires, lui demanda s'il ne serait pas possible de remédier à ce grave inconvénient. L'ingénieur répondit que la chose était faisable, que l'on pouvait procurer à Sa Majesté les moyens d'aller directement de sa baraque à la plage, mais que, vu l'excessive élévation de la falaise, il faudrait, afin d'esquiver la rapidité de la descente, creuser le chemin en zig-zag. «Faites-le comme vous l'entendrez, dit l'empereur, mais que je puisse descendre par là dans trois jours.» L'habile ingénieur se mit à l'œuvre; en trois jours et trois nuits, un chemin en pierres liées ensemble par des crampons de fer, fut construit, et l'empereur, charmé de tant de diligence et de talent, fit porter M. Sordi pour la prochaine distribution des croix. On ne sait par quelle fâcheuse négligence cet habile homme fut oublié.

Le port de Boulogne contenait environ dix-sept cents bâtimens, tels que bateaux plats, chaloupes canonnières, caïques, prames, bombardes, etc. L'entrée du port était défendue par une énorme chaîne, et par quatre forts, deux à droite, deux à gauche.

Le fort Musoir, placé sur la gauche, était armé de trois batteries formidables, étagées l'une sur l'autre; le premier rang en canons de vingt-quatre, le second et le troisième en canons de trente-six. À droite, en regard de ce fort, se trouvait le pont de halage, et derrière ce pont, une vieille tour, appelée la tour Croï, garnie de bonnes et belles batteries. À gauche, distance d'environ un quart de lieue du fort Musoir, était le fort la Crèche, avancé de beaucoup dans la mer, construit en pierres de taille, et terrible. À droite enfin, en regard du fort la Crèche, on voyait le fort en bois; armé d'une manière prodigieuse, et percé d'une large ouverture qui se trouvait à découvert, en marée basse.

Sur la falaise à gauche de la ville, à la même élévation que l'autre, à peu près, était le camp de gauche. On y voyait la baraque du prince Joseph, alors colonel du quatrième régiment de ligne. Cette baraque était couverte en chaume. Au bas de ce camp et de la falaise, l'empereur fit creuser un bassin, aux travaux duquel une partie des troupes fut employée.

C'était dans ce bassin qu'un jour, un jeune soldat de la garde, enfoncé dans la vase jusqu'aux genoux, tirait de toutes ses forces pour dégager sa brouette, encore plus embourbée que lui; mais il ne pouvait en venir à bout, et, tout couvert de sueur il jurait et pestait comme un grenadier en colère. Tout à coup, en levant par hasard les yeux, il aperçut l'empereur, qui passait par les travaux pour aller voir son frère Joseph, au camp de gauche. Alors, il se mit à le regarder avec un air et des gestes supplians, en chantant d'un ton presque sentimental: «Venez, venez à mon secours!» Sa Majesté ne put s'empêcher de sourire, et fit signe au soldat d'approcher, ce que fit le pauvre diable en se débourbant à grand'peine.—Quel est ton régiment?—Sire, le premier de la garde.—Depuis quand es-tu soldat?—Depuis que vous êtes empereur, sire.—Diable! il n'y a pas long-temps.... Il n'y a pas assez long-temps pour que je te fasse officier, n'est-il pas vrai? Mais conduis-toi bien, et je te ferai nommer sergent-major. Après cela, si tu veux, la croix et les épaulettes sur le premier champ de bataille. Es-tu content?—Oui, sire.—Major général, continua l'empereur en s'adressant au général Berthier, prenez le nom de ce jeune homme. Vous lui ferez donner trois cents francs pour faire nettoyer son pantalon et réparer sa brouette.—Et Sa majesté poursuivit sa course, au milieu des acclamations des soldats.

Au fond du port, il y avait un pont en bois, qu'en appelait le pont de service. Les magasins à poudre étaient derrière, et renfermaient d'immenses munitions. La nuit venue, on n'entrait plus par ce pont sans donner le mot d'ordre à la seconde sentinelle, car la première laissait toujours passer. Mais elle ne laissait pas repasser. Si la personne entrée sur le pont ignorait ou venait à oublier le mot d'ordre, elle était repoussée par la seconde sentinelle, et la première placée à la tête du pont, avait ordre exprès de passer sa baïonnette au travers du corps de l'imprudent qui s'était engagé dans ce passage dangereux, sans pouvoir répondre aux questions des factionnaires. Ces précautions rigoureuses étaient rendues nécessaires par le voisinage des terribles magasins à poudre, qu'une étincelle pouvait faire sauter avec la ville, la flotte et les deux camps.

La nuit, on fermait le port avec la grosse chaîne dont j'ai parlé, et les quais se garnissaient de sentinelles placées à quinze pas de distance l'une de l'autre. De quart d'heure en quart d'heure, elles criaient: «Sentinelles, prenez garde à vous!» Et les soldats de marine placés dans les huniers répondaient à ce cri par celui de: «Bon quart!» prononcé d'une voix traînante et lugubre. Rien de plus monotone et de plus triste que ce murmure continuel, ce roulement de voix hurlant toutes sur le même ton, d'autant plus que ceux qui proféraient ces cris, mettaient toute leur science à les rendre aussi effrayans que possible.

Il était défendu aux femmes non-domiciliées à Boulogne, d'y séjourner sans une autorisation spéciale du ministre de la police. Cette mesure avait été jugée nécessaire, à cause de l'armée. Sans cela, chaque soldat peut-être eût fait venir à Boulogne une femme; et Dieu sait quel désordre il en serait advenu. En général, les étrangers n'étaient reçus dans la ville qu'avec les plus grandes difficultés.

Malgré toutes ces précautions, il s'introduisait journellement à Boulogne des espions de la flotte anglaise. Lorsqu'ils étaient découverts, il ne leur était point fait de grâce; et pourtant des émissaires qui débarquaient on ne sait où, venaient le soir au spectacle, et poussaient l'imprudence jusqu'à écrire leur opinion sur le compte des acteurs et des actrices qu'ils désignaient par leur nom, et coller ces écrits aux murs du théâtre. Ils bravaient ainsi la police. On trouva un jour sur le rivage deux petits batelets couverts en toile goudronnée, qui servaient probablement à ces messieurs pour leurs excursions clandestines.

En juin 1804, on arrêta huit Anglais, parfaitement bien vêtus, en bas de soie blancs, etc. Ils avaient sur eux des appareils soufrés, qu'ils destinaient à incendier la flotte. On les fusilla au bout d'une heure, sans autre forme de procès.

Il y avait aussi des traîtres à Boulogne. Un maître d'école, agent secret des lords Keith et Melvil, fut surpris un matin sur la falaise du camp de droite, faisant avec ses bras des signaux télégraphiques. Arrêté presque au même instant par les factionnaires, il voulut protester de son innocence et tourner la chose en plaisanterie. Mais on visita ses papiers, et l'on y trouva une correspondance avec les Anglais, qui prouvait sa trahison jusqu'à l'évidence. Traduit devant le conseil de guerre, il fut fusillé le lendemain.

Un soir, entre onze heures et minuit, un brûlot gréé à la française, portant pavillon français, ayant tout-à-fait l'apparence d'une chaloupe canonnière, s'avança vers la ligne d'embossage, et passa. Par une impardonnable négligence, la chaîne du port n'était pas tendue ce soir-là. Ce brûlot fut suivi d'un second qui sauta en l'air en heurtant une chaloupe qu'il fit disparaître avec lui. L'explosion donna l'alarme à toute la flotte: à l'instant des lumières brillèrent partout, et à la faveur de ces lumières, on vit, avec une anxiété inexprimable, le premier brûlot s'avancer entre les jetées. Trois ou quatre morceaux de bois attachés avec des câbles l'arrêtèrent heureusement dans sa marche. Il sauta avec un tel fracas que toutes les vitres des fenêtres furent brisées dans la ville, et qu'un grand nombre d'habitans qui, faute de lits, couchaient sur des tables, furent jetés à terre et réveillés par la chute, sans comprendre de quoi il s'agissait. En dix minutes tout le monde fut sur pied. On croyait les Anglais dans le port. C'était un trouble, un tumulte, des cris à ne pas s'entendre. On fit parcourir la ville par des crieurs précédés de tambours, qui rassurèrent les habitans, en leur disant que le danger était passé.

Le lendemain, on fit des chansons sur cette alerte nocturne. Elles furent bientôt dans toutes les bouches. J'en ai conservé une que je vais rapporter ici, et qui fut celle que les soldats chantèrent le plus long-temps.

Depuis long-temps la Bretagne,
Pour imiter la Montagne,
Menaçait le continent
D'un funeste événement,
Dans les ombres du mystère
Vingt monstres[14] elle enfanta.
Pitt s'écria: j'en suis père,
Et personne n'en douta.

Bientôt dans la nuit profonde,
Melville[15] lance sur l'onde
Tous ces monstres nouveau-nés,
Pour Boulogne destinés.
Lord Keith, en bonne nourrice,
Dans son sein les tient cachés:
Le flot lui devient propice,
Et les enfans sont lâchés.

Le Français, qui toujours veille,
Vers le bruit prête l'oreille;
Mais il ne soupçonnait pas
Des voisins si scélérats.
Son étoile tutélaire
Semble briller à ses yeux:
Le danger même l'éclaire
En l'éclairant de ses feux.

Cette infernale famille
S'approche de la flottille:
En expirant elle fait
Beaucoup de bruit, peu d'effet.
Les marques qu'elle a laissées
De sa brillante valeur,
Sont quelques vitres cassées
Et la honte de l'auteur.

Mons Pitt, sur votre rivage
Vous bravez noire courage,
Bien convaincu que jamais
Vous n'y verrez les Français.
Vous comptez sur la distance,
Vos vaisseaux et vos bourgeois;
Mais les soldats de la France
Vous feront compter deux fois.

Dans nos chaloupes agiles,
Les vents, devenus dociles,
Vous retenant dans vos ports,
Nous conduiront à vos bords;
Vous forçant à l'arme égale,
Vous verrez que nos soldats
Ont la machine infernale
Placée au bout de leurs bras.

Une autre alerte, mais d'un genre tout différent, mit tout Boulogne sens dessus dessous, dans l'automne de 1804. Vers huit heures du soir, le feu prit dans une cheminée sur la droite du port. La clarté de ce feu donnant à travers les mâts de la flottille, effraya le commandant d'un poste qui était du côté oppose. À cette époque, tous les bâtimens étaient chargés de poudre et de munitions. Le pauvre commandant perdit la tête; il s'écria: Mes enfans! le feu est à la flottille! et fit aussitôt battre la générale. Cette effrayante nouvelle se répandit avec la rapidité de l'éclair. En moins d'une demi-heure, plus de soixante mille hommes débouchèrent sur les quais; on sonna le tocsin à toutes les églises, les forts tirèrent le canon d'alarme; et tambours et trompettes se mirent à courir les rues en faisant un vacarme infernal.

L'empereur était au quartier-général quand ce cri terrible: Le feu est à la flotte, parvint à ses oreilles. «C'est impossible!» s'écria-t il aussitôt. Nous partîmes néanmoins à l'instant même.

En entrant dans la ville, de quel affreux spectacle je fus témoin! les femmes éplorées tenaient leurs enfans dans leurs bras et couraient comme des folles en poussant des cris de désespoir; les hommes abandonnaient leurs maisons, emportant ce qu'ils avaient de plus précieux, se heurtant, se renversant dans l'obscurité. On entendait partout: «Sauve qui peut! Nous allons sauter! Nous sommes tous perdus!» Et des malédictions, des blasphèmes, des lamentations à faire dresser les cheveux.

Les aides-de-camp de Sa Majesté, ceux du maréchal Soult, couraient au galop partout où ils pouvaient passer, arrêtant les tambours et leur demandant: «Pourquoi battez-vous la générale? Qui vous a donné l'ordre de battre la générale?—Nous n'en savons rien,» leur répondait-on; et les tambours continuaient de battre, et le tumulte allait toujours croissant, et la foule se précipitait aux portes, frappée d'une terreur qu'un instant de réflexion eût fait évanouir. Mais la peur n'admet point de réflexion, malheureusement.

Il est vrai de dire cependant qu'un nombre assez considérable d'habitans, moins peureux que les autres, se tenaient fort tranquilles chez eux, sachant bien que si le feu eût été à la flotte, on n'aurait pas eu le temps de pousser un cri. Ceux-là faisaient tous leurs efforts pour rassurer la foule alarmée. Madame F...., très-jolie et très-aimable dame, épouse d'un horloger, veillait dans sa cuisine aux préparatifs du souper, lorsqu'un voisin entre tout effaré et lui dit: «Sauvez-vous, madame, vous n'avez pas un moment à perdre!—Qu'est-ce donc?—Le feu est à la flotte.—Ah! bah!—Fuyez donc, madame, fuyez donc! je vous dis que le feu est à la flotte.» Et le voisin prenait madame F.... par le bras et la tirait fortement. Madame F.... tenait dans le moment une poêle dans laquelle cuisaient des beignets. «Prenez donc garde! vous allez me faire brûler ma friture,» dit-elle en riant; et quelques mots moitié sérieux, moitié plaisais, lui suffirent pour rassurer le pauvre diable, qui finit par se moquer de lui-même.

Enfin, le tumulte s'apaisa: à cette frayeur si grande succéda un calme profond; aucune explosion ne s'était fait entendre. C'était donc une fausse alarme? Chacun rentra chez soi, ne pensant plus à l'incendie, mais agité d'une autre crainte. Les voleurs pouvaient fort bien avoir profité de l'absence des habitans pour piller les maisons.... Par bonheur, aucun accident de ce genre n'avait eu lieu.

Le lendemain, le pauvre commandant qui avait pris et jeté l'alarme si mal à propos, fut traduit devant le conseil de guerre. Il n'avait pas de mauvaises intentions, mais la loi était formelle. Il fut condamné à mort, mais ses juges le recommandèrent à la clémence de l'empereur, qui lui fit grâce.


CHAPITRE XVII.

Distribution de croix de la Légion-d'Honneur, au camp de Boulogne.—Le casque de Duguesclin.—Le prince Joseph, colonel.—Fête militaire.—Courses en canots et à cheval.—Jalousie d'un conseil d'officiers supérieurs.—Justice rendue par l'empereur.—Chute malheureuse, suivie d'un triomphe.—La pétition à bout portant.—Le ministre de la marine tombé à l'eau.—Gaîté de l'empereur.—Le général gastronome.—Le bal.—Une boulangère, dansée par l'empereur et madame Bertrand.—Les Boulonnaises au bal.—Les macarons et les ridicules.—La maréchale Soult reine du bal.—La belle suppliante.—Le garde-magasin condamné à mort.—Clémence de l'empereur.


Beaucoup des braves qui composaient l'armée de Boulogne avaient mérité la croix dans les dernières campagnes. Sa Majesté voulut que cette distribution fût une solennité qui laissât des souvenirs immortels. Elle choisit pour cela le lendemain de sa fête, 16 août 1804. Jamais rien de plus beau ne s'était vu, ne se verra peut-être.

À six heures du matin, plus de quatre-vingt mille hommes sortirent des quatre camps et s'avancèrent par divisions, tambours et musique en tête, vers la plaine du moulin Hubert, situé sur la falaise au delà du camp de droite. Dans cette plaine, le dos tourné à la mer, se trouvait dressé un échafaudage élevé à quinze pieds environ au dessus du sol. On y montait par trois escaliers, un au milieu et deux latéraux, tous trois couverts de tapis superbes. Sur cet amphithéâtre d'environ quarante pieds carrés, s'élevaient trois estrades. Celle du milieu supportait le fauteuil impérial, décoré de trophées et de drapeaux. L'estrade de gauche était couverte de sièges pour les frères de l'empereur et pour les grands dignitaires. Celle de droite supportait un trépied de forme antique portant un casque, le casque de Duguesclin, je crois, rempli de croix et de rubans; à côté du trépied on avait mis un siège pour l'archi-chancelier.

À trois cents pas, environ, du trône, le terrain s'élevait en pente douce et presque circulairement; c'est sur cette pente que les troupes se rangèrent en amphitéâtre. À la droite du trône, sur une éminence, étaient jetées soixante ou quatre-vingts tentes, faites avec les pavillons de l'armée navale. Ces tentes, destinées aux dames de la ville, faisaient un effet charmant; elles étaient assez éloignées du trône pour que les spectateurs qui les remplissaient fussent obligés de se servir de lorgnettes. Entre ces tentes et le trône, était une partie de la garde impériale à cheval, rangée en bataille.

Le temps était magnifique; il n'y avait pas un nuage au ciel: la croisière anglaise avait disparu, et sur la mer on ne voyait que la ligne d'embossage superbement pavoisée.

À dix heures du matin, une salve d'artillerie annonça le départ de l'empereur. Sa Majesté partit de sa baraque, entourée de plus de quatre-vingts généraux et de deux cents aides-de-camp; toute sa maison le suivait. L'empereur était vêtu de l'uniforme de colonel général de la garde à pied, il arriva au grand galop jusqu'au pied du trône, au milieu des acclamations universelles et du plus épouvantable vacarme que puissent faire tambours, trompettes, canons, battant, sonnant et tonnant ensemble.

Sa Majesté monta sur le trône, suivie de ses frères et des grands dignitaires. Quand elle se fut assise, tout le monde prit place, et la distribution des croix commença de la manière suivante: un aide-de-camp de l'empereur appelait les militaires désignés, qui venaient un à un, s'arrêtaient au pied du trône, saluaient et montaient l'escalier de droite. Ils étaient reçus par l'archi-chancelier, qui leur délivrait leur brevet. Deux pages, placés entre le trépied et l'empereur, prenaient la décoration dans le casque de Duguesclin et la remettaient à Sa Majesté, qui l'attachait elle-même sur la poitrine du brave. À cet instant, plus de huit cents tambours battaient un roulement, et lorsque le soldat décoré descendait du trône par l'escalier de gauche, en passant devant le brillant état-major de l'empereur, des fanfares exécutées par plus de douze cents musiciens, signalaient le retour du légionnaire à sa compagnie. Il est inutile de dire que le cri de vive l'empereur était répété deux fois à chaque décoration.

La distribution commencée à dix heures, fut terminée à trois heures environ. Alors on vit les aides-de-camp parcourir les divisions; une salve d'artillerie se fit entendre, et quatre-vingt mille hommes s'avancèrent en colonnes serrées jusqu'à la distance de vingt-cinq ou trente pas du trône. Le silence le plus profond succéda au bruit des tambours, et l'empereur ayant donné ses ordres, les troupes manœuvrèrent pendant une heure environ. Ensuite chaque division défila devant le trône pour retourner au camp, chaque chef inclinant, en passant, la pointe de son épée. On remarqua le prince Joseph, tout nouvellement nommé colonel du quatrième régiment de ligne, lequel fit en passant à son frère un salut plus gracieux que militaire. L'empereur renfonça d'un froncement de sourcils les observations tant soit peu critiques que ses anciens compagnons d'armes semblaient prêts à se permettre à ce sujet. Sauf ce petit mouvement, jamais le visage de Sa Majesté n'avait été plus radieux.

Au moment où les troupes défilaient, le vent, qui depuis deux ou trois heures soufflait avec violence, devint terrible. Un officier d'ordonnance accourut dire à Sa Majesté que quatre ou cinq canonnières venaient de faire côte. Aussitôt l'empereur quitta la plaine au galop, suivi de quelques maréchaux, et alla se poster sur la plage. L'équipage des canonnières fut sauvé, et l'empereur retourna au Pont de Briques.

Cette grande armée ne put regagner ses cantonnemens avant huit heures du soir.

Le lendemain, le camp de gauche donna une fête militaire, à laquelle l'empereur assista.

Dès le matin, des canots montés sur des roulettes, couraient à pleines voiles dans les rues du camp, poussés par un vent favorable. Des officiers s'amusaient à courir après, au galop, et rarement ils les atteignaient. Cet exercice dura une heure ou deux; mais le vent ayant changé, les canots chavirèrent au milieu des éclats de rire.

Il y eut ensuite une course à cheval. Le prix était de douze cents francs. Un lieutenant de dragons, fort estimé dans sa compagnie, demanda en grâce à concourir. Mais le fier conseil des officiers supérieurs refusa de l'admettre, sous prétexte qu'il n'était point d'un grade assez élevé, mais en réalité, parce qu'il passait pour un cavalier d'un talent prodigieux. Piqué au vif de ce refus injuste, le lieutenant de dragons s'adressa à l'empereur, qui lui permit de courir avec les autres, après avoir pris des informations qui lui apprirent que ce brave officier nourrissait à lui seul une nombreuse famille, et que sa conduite était irréprochable.

Au signal donné, les coureurs partirent. Le lieutenant de dragons ne tarda pas à dépasser ses antagonistes; il allait toucher le but, lorsque par un malencontreux hasard, un chien caniche vint se jeter étourdiment dans les jambes de son cheval qui s'abattit. Un aide-de-camp, qui venait immédiatement après lui, fut proclamé vainqueur. Le lieutenant se releva tant bien que mal, et se disposait à s'éloigner bien tristement, mais un peu consolé par les témoignages d'intérêt que lui donnaient les spectateurs, lorsque l'empereur le fit appeler et lui dit: «Vous méritez le prix, vous l'aurez.... Je vous fais capitaine.» Et s'adressant au grand maréchal du palais: «Vous ferez compter douze cents francs au capitaine N....» (le nom ne me revient pas). Et tout le monde de crier: Vive l'empereur! et de féliciter le nouveau capitaine sur son heureuse chute.

Le soir, il y eut un feu d'artifice, que l'on put voir des côtes d'Angleterre. Trente mille soldats exécutèrent toutes sortes de manœuvres avec des fusées volantes dans leurs fusils. Ces fusées s'élevaient à une hauteur incroyable. Le bouquet, qui représentait les armes de l'empire, fut si beau, que pendant cinq minutes, Boulogne, les campagnes et toute la côte furent éclairés comme en plein jour.

Quelques jours après ces fêtes, l'empereur passant d'un camp à l'autre, un marin qui l'épiait pour lui remettre une pétition, fut obligé, la pluie tombant par torrens, et dans la crainte de gâter sa feuille de papier, de se mettre à couvert derrière une baraque isolée sur le rivage, et qui servait à déposer des cordages. Il attendait depuis long-temps, trempé jusqu'aux os, quand il vit l'empereur descendre du camp de gauche au grand galop. Au moment où Sa Majesté, toujours galopant, allait passer devant la baraque, mon brave marin, qui était aux aguets, sortit tout-à-coup de sa cachette et se jeta au devant de l'empereur, lui tendant son placet, dans l'attitude d'un maître d'escrime qui se fend. Le cheval de l'empereur fit un écart, et s'arrêta tout court, effrayé de cette brusque apparition. Sa Majesté, un instant étonnée, jeta sur le marin un regard mécontent, et continua son chemin, sans prendre la pétition qu'on lui offrait d'une façon si bizarre.

Ce fut ce jour-là, je crois, que le ministre de la marine, M. Decrès, eut le malheur de se laisser tomber à l'eau, au grand divertissement de Sa Majesté. On avait, pour faire passer l'empereur du quai dans une chaloupe canonnière, jeté une simple planche du bord de la chaloupe au quai: Sa Majesté passa, ou plutôt sauta ce léger pont, et fut reçue à bord dans les bras d'un marin de la garde. M. Decrès, beaucoup plus replet et moins ingambe que l'empereur, s'avança avec précaution sur la planche qu'il sentait, avec effroi, fléchir sous ses pieds: arrivé au milieu, le poids de son corps rompit la planche, et le ministre de la marine tomba dans l'eau entre le quai et la chaloupe. Sa Majesté se retourna au bruit que fit M. Decrès en tombant, et se penchant aussitôt en dehors de la chaloupe: «Comment! c'est notre ministre de la marine qui s'est laissé tomber? Comment est-il possible que ce soit lui?» Et l'empereur, en parlant ainsi, riait de tout son cœur. Cependant, deux ou trois marins s'occupaient à tirer d'embarras M. Decrès, qui fut avec beaucoup de peine hissé sur la chaloupe, dans un triste état, comme on peut le croire, rendant l'eau par le nez, la bouche et les oreilles, et tout honteux de sa mésaventure, que les plaisanteries de Sa Majesté contribuaient à rendre plus désolante encore.

Vers la fin de notre séjour, les généraux donnèrent un grand bal aux dames de la ville. Ce bal fut magnifique; l'empereur y assista.

On avait construit à cet effet une salle en charpente et menuiserie. Elle fut décorée de guirlandes, de drapeaux et de trophées, avec un goût parfait. Le général Bertrand fut nommé maître des cérémonies par ses collègues, et le général Bisson fut chargé du buffet. Cet emploi convenait parfaitement au général Bisson, le plus grand gastronome du camp, et dont le ventre énorme gênait parfois la marche. Il ne lui fallait pas moins de six à huit bouteilles pour son dîner, qu'il ne prenait jamais seul, car c'était un supplice pour lui que de ne pas jaser en mangeant. Il invitait assez ordinairement ses aides-de-camp que, par malice sans doute, il choisissait toujours parmi les plus minces et les plus frêles officiers de l'armée. Le buffet fut digne de celui qu'on en avait chargé.

L'orchestre était composé des musiques de vingt régimens, qui jouaient à tour de rôle. Au commencement du bal seulement, elles exécutèrent toutes ensemble une marche triomphale, tandis que les aides-de-camp, habillés de la manière la plus galante du monde, recevaient les dames invitées et leur donnaient des bouquets.

Il fallait pour être admis à ce bal avoir au moins le grade de commandant. Il est impossible de se faire une idée de la beauté du coup d'œil que présentait cette multitude d'uniformes, tous plus brillans les uns que les autres. Les cinquante ou soixante généraux qui donnaient le bal avaient fait venir de Paris des costumes brodés avec une richesse inconcevable. Le groupe qu'ils formèrent autour de Sa Majesté, lorsqu'elle fut entrée, étincelait d'or et de diamans. L'empereur resta une heure à cette fête et dansa la boulangère avec madame Bertrand; il était vêtu de l'uniforme de colonel-général de la garde à cheval.

Madame la maréchale Soult était la reine du bal. Elle portait une robe de velours noir, parsemée de ces diamans connus sous le nom de cailloux du Rhin.

Au milieu de la nuit, on servit un souper splendide dont le général Bisson avait surveillé les apprêts. C'est assez dire que rien n'y manquait.

Les Boulonnaises, qui ne s'étaient jamais trouvées à pareille fête, en étaient émerveillées. Quand vint le souper, quelques-unes s'avisèrent d'emplir leurs ridicules de friandises et de sucreries; elles auraient emporté, je crois, la salle, les musiciens et les danseurs. Pendant plus d'un mois ce bal fut l'unique sujet de leurs conversations.

À cette époque, ou à peu près, Sa Majesté se promenant à cheval dans les environs de sa baraque, une jolie personne de quinze ou seize ans, vêtue de blanc et tout en larmes, se jeta à genoux sur son passage. L'empereur descendit aussitôt de cheval et courut la relever en s'informant avec bonté de ce qu'il pouvait faire pour elle. La pauvre fille venait lui demander la grâce de son père, garde-magasin des vivres, condamné aux galères pour des fraudes graves. Sa Majesté ne put résister à tant de charmes et de jeunesse: elle pardonna.


CHAPITRE XVIII.

Popularité de l'empereur à Boulogne.—Sa funeste obstination.—Fermeté de l'amiral Bruix.—La cravache de l'empereur et l'épée d'un amiral.—Exil injuste.—Tempête et naufrage.—Courage de l'empereur.—Les cadavres et le petit chapeau.—Moyen infaillible d'étouffer les murmures.—Le tambour sauvé sur sa caisse.—Dialogue entre deux matelots.—Faux embarquement.—Proclamation.—Colonne du camp de Boulogne.—Départ de l'empereur.—Comptes à régler.—Difficultés que fait l'empereur pour payer sa baraque.—Flatterie d'un créancier.—Le compte de l'ingénieur acquitté en rixdales et en frédérics.

À Boulogne, comme partout ailleurs, l'empereur savait se faire chérir par sa modération, sa justice et la grâce généreuse avec laquelle il reconnaissait les moindres services. Tous les habitans de Boulogne, tous les paysans des environs se seraient fait tuer pour lui. On se racontait les plus petites particularités qui lui étaient relatives. Un jour pourtant, sa conduite excita les plaintes, il fut injuste. Il fut généralement blâmé: son injustice avait causé tant de malheurs! Je vais rapporter ce triste événement dont je n'ai encore vu nulle part un récit fidèle.

Un matin, en montant à cheval, l'empereur annonça qu'il passerait en revue l'armée navale, et donna l'ordre de faire quitter aux bâtimens qui formaient la ligne d'embossage, leur position, ayant l'intention, disait-il, de passer la revue en pleine mer. Il partit avec Roustan pour sa promenade habituelle, et témoigna le désir que tout fût prêt pour son retour, dont il désigna l'heure. Tout le monde savait que le désir de l'empereur était sa volonté; on alla, pendant son absence, le transmettre à l'amiral Bruix, qui répondit avec un imperturbable sang-froid qu'il était bien fâché, mais que la revue n'aurait pas lieu ce jour-là. En conséquence, aucun bâtiment ne bougea.

De retour de sa promenade, l'empereur demanda si tout était prêt; on lui dit ce que l'amiral avait répondu. Il se fit répéter deux fois cette réponse, au ton de laquelle il n'était point habitué, et frappant du pied avec violence, il envoya chercher l'amiral, qui sur-le-champ se rendit auprès de lui.

L'empereur, au gré duquel l'amiral ne venait point assez vite, le rencontra à moitié chemin de sa baraque. L'état-major suivait Sa Majesté, et se rangea silencieusement autour d'elle. Ses yeux lançaient des éclairs.

«Monsieur l'amiral, dit l'empereur d'une voix altérée, pourquoi n'avez-vous point fait exécuter mes ordres?»

—«Sire, répondit avec une fermeté respectueuse l'amiral Bruix, une horrible tempête se prépare.... Votre Majesté peut le voir comme moi: veut-elle donc exposer inutilement la vie de tant de braves gens?» En effet, la pesanteur de l'atmosphère et le grondement sourd qui se faisait entendre au loin ne justifiaient que trop les craintes de l'amiral. «Monsieur, répond l'empereur de plus en plus irrité, j'ai donné des ordres; encore une fois, pourquoi ne les avez-vous point exécutés? Les conséquences me regardent seul. Obéissez!—Sire, je n'obéirai pas.—Monsieur, vous êtes un insolent!» Et l'empereur, qui tenait encore sa cravache à la main, s'avança sur l'amiral en faisant un geste menaçant. L'amiral Bruix recula d'un pas, et mettant la main sur la garde de son épée: «Sire! dit-il en pâlissant; prenez garde!» Tous les assistans étaient glacés d'effroi. L'empereur, quelque temps immobile, la main levée, attachait ses yeux sur l'amiral, qui, de son côté, conservait sa terrible attitude. Enfin, l'empereur jeta sa cravache à terre, M. Bruix lâcha le pommeau de son épée, et, la tête découverte, il attendit en silence le résultat de cette horrible scène.

«Monsieur le contre-amiral Magon, dit l'empereur, vous ferez exécuter à l'instant le mouvement que j'ai ordonné. Quant à vous, monsieur, continua-t-il en ramenant ses regards sur l'amiral Bruix, vous quitterez Boulogne dans les vingt-quatre heures, et vous vous retirerez en Hollande. Allez.» Sa Majesté s'éloigna aussitôt; quelques officiers, mais en bien petit nombre, serrèrent en partant la main que leur tendait l'amiral.

Cependant le contre-amiral Magon faisait faire à la flotte le mouvement fatal exigé par l'empereur. À peine les premières dispositions furent-elles prises, que la mer devint effrayante à voir. Le ciel, chargé de nuages noirs, était sillonné d'éclairs, le tonnerre grondait à chaque instant, et le vent rompait toutes les lignes. Enfin, ce qu'avait prévu l'amiral arriva, et la tempête la plus affreuse dispersa les bâtimens de manière à faire désespérer de leur salut. L'empereur, soucieux, la tête baissée, les bras croisés, se promenait sur la plage, quand tout-à-coup des cris terribles se firent entendre. Plus de vingt chaloupes canonnières chargées de soldats et de matelots venaient d'être jetées à la côte, et les malheureux qui les montaient, luttant contre les vagues furieuses, réclamaient des secours que personne n'osait leur porter. Profondément touché de ce spectacle, le cœur déchiré par les lamentations d'une foule immense que la tempête avait rassemblée sur les falaises et sur la plage, l'empereur, qui voyait ses généraux et officiers frissonner d'horreur autour de lui, voulut donner l'exemple du dévoûment, et malgré tous les efforts que l'on put faire pour le retenir, il se jeta dans une barque de sauvetage en disant: «Laissez-moi! laissez-moi! il faut qu'on les tire de là.» En un instant sa barque fut remplie d'eau. Les vagues passaient et repassaient par dessus, et l'empereur était inondé. Une lame encore plus forte que les autres faillit jeter Sa Majesté par dessus le bord, et son chapeau fut emporté dans le choc. Electrisés par tant de courage, officiers, soldats, marins et bourgeois se mirent, les uns à la nage, d'autres dans des chaloupes, pour essayer de porter du secours. Mais, hélas! on ne put sauver qu'un très-petit nombre des infortunés qui composaient l'équipage des canonnières, et le lendemain la mer rejeta sur le rivage plus de deux cents cadavres, avec le chapeau du vainqueur de Marengo.

Ce triste lendemain fut un jour de désolation pour Boulogne et pour le camp. Il n'était personne qui ne courût au rivage cherchant avec anxiété parmi les corps que les vagues amoncelaient. L'empereur gémissait de tant de malheurs, qu'intérieurement il ne pouvait sans doute manquer d'attribuer à son obstination. Des agens chargés d'or parcoururent par son ordre la ville et le camp, et arrêtèrent des murmures tout près d'éclater.

Ce jour-là, je vis un tambour, qui faisait partie de l'équipage des chaloupes naufragées, revenir sur sa caisse, comme sur un radeau. Le pauvre diable avait la cuisse cassée. Il était resté plus de douze heures dans cette horrible situation.

Pour en finir avec le camp de Boulogne, je raconterai ici ce qui ne se passa en effet qu'au mois d'août 1805, après le retour de l'empereur de son voyage et de son couronnement en Italie.

Soldats et matelots brûlaient d'impatience de s'embarquer pour l'Angleterre; le moment tant désiré n'arrivait pas. Tous les soirs on se disait: Demain il y aura bon vent, il fera du brouillard, nous partirons; et l'on s'endormait dans cet espoir. Le jour venait avec du soleil ou de la pluie.

Un soir pourtant que le vent favorable soufflait, j'entendis deux marins, causant ensemble sur le quai, se livrer à des conjectures sur l'avenir: «L'empereur fera bien de partir demain matin, disait l'un, il n'aura jamais un meilleur temps, il y aura sûrement de la brume.»—«Bah! disait l'autre, il n'y pense seulement pas; il y a plus de quinze jours que la flotte n'a bougé. On ne veut pas partir de sitôt.»—«Pourtant toutes les munitions sont à bord; avec un coup de sifflet, tout ça peut démarer.» On vint placer les sentinelles de nuit, et la conversation des vieux loups de mer en resta là. Mais j'eus lieu bientôt de reconnaître que leur expérience ne les avait pas trompés. En effet, sur les trois heures du matin, un léger brouillard se répandit sur la mer, qui était un peu houleuse; le vent de la veille commençait à souffler. Le jour venu, le brouillard s'épaissit de manière à cacher la flotte aux Anglais. Le silence le plus profond régnait partout. Aucune voile ennemie n'avait été signalée pendant la nuit, et comme l'avaient dit les marins, tout favorisait la descente.

À cinq heures du matin, des signaux partirent du sémaphore. En un clin-d'œil, tous les marins furent debout; le port retentit de cris de joie; on venait de recevoir l'ordre du départ! Tandis qu'on hissait les voiles, la générale battait dans les quatre camps. Elle faisait prendre les armes à toute l'armée, qui descendit précipitamment dans la ville, croyant à peine ce qu'elle venait d'entendre. «—Nous allons donc partir, disaient tous ces braves; nous allons donc dire deux mots à ces (....) d'Anglais!» Et le plaisir qui les agitait s'exprimait en acclamations qu'un roulement de tambour fit cesser. L'embarquement s'opéra dans un silence profond, avec un ordre que j'essayerais vainement de décrire. En sept heures, deux cent mille soldats furent à bord de la flotte; et, lorsqu'un peu après midi cette belle armée allait s'élancer au milieu des adieux et des vœux de toute la ville rassemblée sur les quais et sur les falaises, au moment où tous les soldats debout, et la tête découverte, se détachaient du sol français en criant: Vive l'empereur! un message arriva de la baraque impériale, qui fit débarquer et rentrer les troupes au camp. Une dépêche télégraphique reçue à l'instant même par Sa Majesté l'obligeait à donner une autre direction à ses troupes.

Les soldats retournèrent tristement dans leurs quartiers; quelques-uns témoignaient tout haut, et d'une manière fort énergique, le désappointement que leur causait cette espèce de mystification. Ils avaient toujours regardé le succès de l'entreprise contre l'Angleterre comme une chose de toute certitude, et se voir arrêté à l'instant du départ était à leurs yeux le plus grand malheur qui pût leur arriver.

Lorsque tout fut en ordre, l'empereur se rendit au camp de droite, et là, il prononça devant les troupes une proclamation que l'on porta dans les autres camps, et qui fut affichée partout. En voici à peu près la teneur:

«Braves soldats du camp de Boulogne!

«Vous n'irez point en Angleterre. L'or des Anglais a séduit l'empereur d'Autriche, qui vient de déclarer la guerre à la France. Son armée a rompu la ligne qu'il devait garder; la Bavière est envahie. Soldats! de nouveaux lauriers vous attendent au delà du Rhin; courons vaincre des ennemis que nous avons déjà vaincus.»

Des transports unanimes accueillirent cette proclamation. Tous les fronts s'éclaircirent. Il importait peu à ces hommes intrépides d'être conduits en Autriche ou en Angleterre. Ils avaient soif de combattre, on leur annonçait la guerre: tous leurs vœux étaient comblés.

Ce fut ainsi que s'évanouirent tous ces grands projets de descente en Angleterre, si long-temps mûris, si sagement combinés. Il n'est pas douteux aujourd'hui qu'avec du temps et de la persévérance, l'entreprise n'eût été couronnée du plus beau succès. Mais il ne devait pas en être ainsi.

Quelques régimens restèrent à Boulogne; et tandis que leurs frères écrasaient les Autrichiens, ils érigeaient sur la plage une colonne destinée à rappeler long-temps le souvenir de Napoléon, et de son immortelle armée.

Aussitôt après la proclamation dont je viens de parler, Sa Majesté donna l'ordre de préparer tout pour son prochain départ. Le grand maréchal du palais fut chargé de régler et de payer toutes les dépenses que l'empereur avait faites, ou qu'il avait fait faire pendant ses différens séjours; non sans lui recommander, selon son habitude, de prendre bien garde à ne rien payer de trop, ou de trop cher. Je crois avoir déjà dit que Sa Majesté était extrêmement économe pour tout ce qui la regardait personnellement, et que vingt francs lui faisaient peur à dépenser sans un but d'utilité bien direct.

Parmi beaucoup d'autres comptes à régler, le grand maréchal du palais reçut celui de M. Sordi, ingénieur des communications militaires, qui avait été chargé par lui des ornemens intérieurs et extérieurs de la baraque de Sa Majesté. Le compte s'élevait à une cinquantaine de mille francs. Le grand maréchal jeta les hauts cris à la vue de cet effrayant total; il ne voulut point régler le compte de M. Sordi, et le renvoya en lui disant qu'il ne pouvait autoriser le paiement sans avoir, au préalable, pris les ordres de l'empereur.

L'ingénieur se retira, après avoir assuré le grand maréchal qu'il n'avait surchargé aucun article et qu'il avait suivi pas à pas ses instructions.

Il ajouta que dans cet état de choses, il lui était impossible de faire la moindre réduction.

Le lendemain, M. Sordi reçut l'ordre de se rendre auprès de Sa Majesté.

L'empereur était dans la baraque, objet de la discussion: il avait sous les yeux, non pas le compte de l'ingénieur, mais une carte sur laquelle il suivait la marche future de son armée. M. Sordi vint et fut introduit par le général Cafarelli: la porte entr'ouverte permit au général, ainsi qu'à moi, d'entendre la conversation qui vint à s'établir. «Monsieur, dit Sa Majesté, vous avez dépensé beaucoup trop d'argent pour décorer cette misérable baraque: oui certainement, beaucoup trop.... Cinquante mille francs! y songez-vous, monsieur? mais c'est effrayant, cela. Je ne vous ferai pas payer.» L'ingénieur, interdit par cette brusque entrée en matière, ne sut d'abord que répondre. Heureusement l'empereur en rejetant les yeux sur la carte qu'il tenait déroulée, lui donna le temps de se remettre. Il répondit: «Sire, les nuages d'or qui forment le plafond de cette chambre (tout cela se passait dans la chambre du conseil), et qui entourent l'étoile tutélaire de Votre Majesté, ont coûté vingt mille francs, à la vérité. Mais si j'avais consulté le cœur de vos sujets, l'aigle impérial qui va foudroyer de nouveau les ennemis de la France et de votre trône, eût étendu ses ailes au milieu des diamans les pins rares.—C'est fort bien, répondit en riant l'empereur, c'est fort bien, mais je ne vous ferai point payer à présent, et puisque vous me dites que cet aigle qui coûte si cher doit foudroyer les Autrichiens, attendez qu'il l'ait fait, je paierai votre compte avec les rixdales de l'empereur d'Allemagne et les frédérics d'or du roi de Prusse.» Et Sa Majesté reprenant son compas, se mit à faire voyager l'armée sur la carte.

En effet, le compte de l'ingénieur ne fut soldé qu'après la bataille d'Austerlitz, et, comme l'avait dit l'empereur, en rixdales et en frédérics.


CHAPITRE XIX.

Voyage en Belgique.—Congé de vingt-quatre heures.—Les habitans d'Alost.—Leur empressement auprès de Constant.—Le valet de chambre fêté à cause du maître.—Bonté de l'empereur.—Journal de madame***—sur un voyage à Aix-la-Chapelle.—Histoire de ce journal.—Narration de Madame***.—M. d'Aubusson, chambellan.—Cérémonie du serment.—Grâce de Joséphine.—Une ancienne connaissance.—Aversion de Joséphine pour l'étiquette.—Madame de La Rochefoucault.—Le faubourg Saint-Germain.—Une clef de chambellan au lieu d'un brevet de colonel.—Formation des maisons impériales.—Les gens de l'ancienne cour, à la nouvelle.—Le parti de l'opposition dans le noble faubourg.—Madame de La Rochefoucault, madame de Balby et madame de Bouilley.—Solliciteurs honteux.—Distribution de croix d'honneur.—Le chevalier en veste ronde.—Napoléon se plaint d'être mal logé au Tuileries.—Mauvaise humeur.—La robe de madame de La Valette et le coup de pied.—Le musée vu aux lumières.—Passage périlleux.—Napoléon devant la statue d'Alexandre.—Grandeur et petitesse.—Un mot de la princesse Dolgorouki—L'empereur à Boulogne et l'impératrice à Aix-la-Chapelle.—L'impératrice manque à l'étiquette, et est reprise par son grand-écuyer.—La route sur la carte.—Les femmes et les dragons.—M. Jacoby et sa maison.—Le journal indiscret.—Inquiétude de Joséphine.—La malaquite et la femme du maire de Reims.—Silence imposé aux journaux.—Ennui.—La troupe et les pièces de Picard.—Répertoire fatigant.—La diligence et la rue Saint-Denis.—Excursion à pied.—Désespoir du chevalier de l'étiquette.—Retour embarrassant.—Les robes de cour et les haillons.—Maison et cercle de l'impératrice.—Les caricatures allemandes.—Madame de Sémonville—Madame de Spare.—Madame Macdonald.—Confiance de l'impératrice.—Son caractère est celui d'un enfant.—Son esprit;—son instruction;—Ses manières.—Le canevas de société.—Un quart d'heure d'esprit par jour.—Candeur et défiance de soi-même.—Douceur et bonté.—Indiscrétion.—Réserve de l'empereur avec l'impératrice.—Dissimulation de l'empereur.—Superstition de l'empereur.—Prédiction faite à Joséphine.—Plus que reine, sans être reine.—Les cachots de la terreur et le trône impérial.—M. de Talleyrand.—Motif de sa haine contre Joséphine.—Le dîner chez Barras.—Le courtisan en défaut.—M. de Talleyrand poussant au divorce.—La princesse Willelmine de Bade.—Fausse sécurité de l'impératrice.—Les deux étoiles.—Madame de Staël et M. de Narbonne.—Correspondance interceptée.—L'espion et le ministre de la police.—L'habit d'arlequin.—Napoléon arlequin.—Courage par lettres, et flagornerie à la cour.—Indifférence de l'empereur au sujet de l'attachement de ceux qui l'entouraient.—Le thermomètre des amitiés de cour.—Politesse et envie.—Profondes révérences et profonde insipidité.—Orage excité par les atténuons de Joséphine.—Cérémonie dans l'église d'Aix.—Éloquence du général Lorges.—La vertu sur le trône et la beauté à côté.—Mouvement causé par la prochaine arrivée de l'empereur.—L'empereur savait-il se faire aimer?—Arrivée de l'empereur.—Chagrins.—Espionnage.—Lejeune général et le vieux militaire.—La causeuse et l'impératrice.—Faux rapports.—Jalousie de l'empereur.—Joséphine justifiée.—Les enfans et les conquérans.—Napoléon tout occupé de l'étiquette.—Pourquoi le respect est-il marqué par des attitudes gênantes?—Grande réception des autorités constituées.—Admiration des bonnes gens.—Prétendu charlatanisme de l'empereur.—Lui aussi y aurait appris sa leçon.—Les dames d'honneur au catéchisme.—L'empereur parlant des arts et de l'amour.—L'empereur avait-il de l'esprit?—Adulation des prêtres.—Les grandes reliques.—Le tour du reliquaire, exécuté par Joséphine et par le clergé.—Méditation sur les prêtres courtisans.—M. de Pradt, premier aumônier de l'empereur.—Récompense accordée sans discernement.—Alexandre et le boisseau de millet.—Talma.—M. de Pradt croyait-il en Dieu?—Le wist de l'empereur.—Le duc d'Aremberg; le joueur aveugle.—L'auteur fait la partie de l'empereur, sans savoir le jeu.—Un axiôme du grand Corneille.—Disgrâce de M. de Sémonville,—Il ne peut obtenir une audience.—Propos indiscret attribué à M. de Talleyrand.—Les deux diplomates aux prises; assaut de finesse.—L'annulation au sénat.—M. de Montholon.—Madame la duchesse de Montebello.—Indiscrétion de l'empereur.—Observation digne et spirituelle de la maréchale.—Boutade de Napoléon contre les femmes.—Les mousselines anglaises.—La première amoureuse de l'empereur.—L'empereur plus que sérieusement jugé.—L'empereur représenté comme insolent, dédaigneux vulgaire.—Observation de Constant sur ce jugement.—Les manières de Murat opposées à celles de l'empereur.—L'empereur orgueilleux et méprisant l'espèce humaine.


Vers la fin de novembre, l'empereur partit de Boulogne pour faire une tournée en Belgique, et rejoindre l'impératrice, qui s'était rendue de son côté à Aix-la-Chapelle. Partout sur son passage il fut accueilli non-seulement avec les honneurs réservés aux têtes couronnées, mais encore avec des acclamations qui s'adressaient plutôt à sa personne qu'à sa puissance. Je ne dirai rien de tant de fêtes qui lui furent données durant ce voyage, ni de tout ce qui s'y passa de remarquable. Ces détails se trouvent partout, et je ne veux parler que de ce qui m'est personnel, ou du moins de ce qui n'est pas connu de tous et de chacun. Qu'il me suffise donc de dire que nous traversâmes comme en triomphe Arras, Valenciennes, Mons, Bruxelles, etc. À la porte de chaque ville, le conseil municipal présentait à Sa Majesté le vin d'honneur et les clefs de la place. On s'arrêta quelques jours à Lacken, et, n'étant qu'à cinq lieues d'Alost, petite ville où j'avais des parens, je demandai à l'empereur la permission de le quitter pour vingt-quatre heures; ce qu'il m'accorda, quoique avec peine. Alost, comme le reste de la Belgique, à cette époque, professait le plus grand attachement pour l'empereur. À peine si j'eus un moment à moi. J'étais descendu chez un de mes amis, M. D..., dont la famille avait long-temps été dans les hautes fonctions du gouvernement Belge. Là je crois que toute la ville vint me rendre visite; mais je n'eus pas la vanité de m'attribuer tout l'honneur de cet empressement. On voulait connaître jusque dans les plus petits détails tout ce qui se rapportait au grand homme près duquel j'étais placé. Je fus par cette raison extraordinairement fêté, et mes vingt-quatre heures passèrent trop vite. À mon retour Sa Majesté daigna me faire mille questions sur la ville d'Alost, et sur les habitans, sur ce qu'on y pensait de son gouvernement et de sa personne. Je pus lui répondre, sans flatterie, qu'il y était adoré. Il parut content, et me parla avec bonté de ma famille et de mes petits intérêts. Nous partîmes le lendemain de Lacken, et nous passâmes par Alost. Si la veille j'avais pu prévoir cela, je serais peut-être resté quelques heures de plus. Cependant l'empereur avait eu tant de peine à m'accorder un seul jour, que je n'aurais probablement pas osé en perdre davantage, quand même j'aurais su que la maison devait passer par cette ville.

L'empereur aimait Lacken; il y fit faire des réparations et des embellissemens considérables; et ce palais devint par ses soins un charmant séjour.

Ce voyage de Leurs Majestés dura près de trois mois. Nous ne fûmes de retour à Paris, ou plutôt à Saint-Cloud, qu'en octobre. L'empereur avait reçu à Cologne et à Coblentz la visite de plusieurs princes et princesses d'Allemagne; mais, comme je ne pus savoir que par ouï-dire ce qui se passa dans ces entrevues, j'avais résolu de n'en pas parler, lorsqu'il me tomba dans les mains un manuscrit dans lequel l'auteur est entré dans tous les détails que je n'étais point à même de connaître. Voici comment je me suis trouvé possesseur de ce curieux journal.

Il paraît qu'une des dames de S. M. l'impératrice Joséphine tenait note, jour par jour, de ce qui se passait d'intéressant dans l'intérieur du palais et de la famille impériale. Ces souvenirs, parmi lesquels il se trouvait beaucoup de portraits qui n'étaient pas flattés, furent mis sous les yeux de l'empereur, probablement, comme on le soupçonna dans le temps, par l'indiscrétion et l'infidélité d'une femme de chambre.

Leurs Majestés étaient fort durement, et, selon moi, fort injustement traitées dans les mémoires de madame***. Aussi l'empereur entra-t-il dans une violente colère, et madame*** reçut son congé. Le jour où Sa Majesté lut ces manuscrits dans sa chambre à coucher de Saint-Cloud, son secrétaire, qui avait coutume d'emporter tous les papiers dans le cabinet de Sa Majesté, oublia sans doute un cahier assez mince, que je trouvai par terre, près de la baignoire de l'empereur. Ce cahier n'était autre chose que la relation du Voyage de l'impératrice à Aix-la-Chapelle, relation qui faisait apparemment partie des mémoires de madame***. Comme nous étions au moment de partir pour Paris, et que d'ailleurs des papiers négligemment oubliés et non réclamés ne me semblèrent pas devoir être d'une grande importance, je les jetai dans le haut de l'armoire d'un cabinet, laquelle ne s'ouvrait qu'assez rarement, et je ne m'en occupai plus. Personne, à ce qu'il paraît, n'y pensa plus que moi; car ce ne fut que deux ans après, que cherchant dans tous les recoins de la chambre à coucher je ne sais quel objet qui se trouvait égaré, mes yeux tombèrent sur le manuscrit tout poudreux de madame***. La pensée de l'empereur était alors bien loin d'être occupée d'une petite tracasserie de 1805, et je ne m'avisai pas d'aller lui rappeler des souvenirs désagréables. Mais, comme je trouvai dans cette relation des détails piquans sur le retour de Leurs Majestés d'Aix-la-Chapelle, je ne crus pas me rendre coupable d'une grande indiscrétion en emportant chez moi le manuscrit, et j'espère qu'on ne me saura pas mauvais gré de le trouver joint à mes mémoires. Toutefois je proteste ici d'avance contre toute interprétation qui tendrait à me rendre solidairement responsable des opinions de madame***. Elle était du nombre de ces personnes qui, appartenant à l'ancien régime, soit par elles-mêmes, soit par leurs liens de famille, avaient cru pouvoir accepter ou même solliciter les charges de la maison de l'empereur, sans renoncer à leurs préventions et à leur haine contre lui. Cette haine a porté plus d'une fois l'auteur du Voyage à une exagération injuste sur tout ce qui se rapporte à Leurs Majestés, et j'ai répondu dans quelques notes à ce qui m'a paru inexact dans ses jugemens. Quant à ce qui concerne les princes allemands, et divers autres personnages, madame*** me fait l'effet d'avoir été spirituellement véridique, quoique un peu trop railleuse.


JOURNAL

DU VOYAGE À MAYENCE

PREMIÈRE PARTIE.

Paris, 1er juillet 1804.

J'ai prêté mon serment aujourd'hui à Saint-Cloud, comme dame du palais de l'impératrice, en même temps que M. d'Aubusson comme chambellan. Madame de La Rochefoucault seule assistait à cette cérémonie, qui s'est passée dans le salon bleu, d'une manière assez gaie. Joséphine y a mis beaucoup de grâce; elle avait rencontré autrefois dans le monde M. d'Aubusson; il lui a paru très-plaisant de renouveler connaissance avec lui, en recevant son serment comme impératrice. Elle parle de son élévation très-franchement, très-convenablement. Elle nous a dit avec une naïveté tout-à-fait aimable qu'elle était très-malheureuse de rester assise, lorsque des femmes qui naguère étaient ses égales ou même ses supérieures, entraient chez elle; qu'on exigeait d'elle de se conformer à cette étiquette, mais que cela lui était impossible. Madame de La Rochefoucault, qui s'est fait prier long-temps pour accepter la place de dame d'honneur, et qui ne l'a fait que par l'attachement qu'elle a pour Joséphine, se donne une peine infinie pour faire arriver à cette cour tout le faubourg Saint-Germain. C'est elle qui a déterminé M. d'Aubusson. Il avait désiré prendre du service comme colonel; il a été un peu surpris de recevoir, au lieu d'un régiment, une nomination de chambellan. La formation des maisons de l'empereur et de l'impératrice occupe tout Paris; chaque jour on apprend le nom de quelque famille de l'ancienne cour, qui va faire partie de celle-ci. C'est une chose assez curieuse que l'embarras avec lequel on aborde les personnes de sa connaissance: incertain si elles ont reçu des nominations, on ne veut pas se vanter de la sienne; mais apprend-on la leur, on en est enchanté; c'est une arme de plus pour le faisceau qu'on voudrait former, en opposition aux mauvaises plaisanteries du faubourg Saint-Germain.

8 juillet 1804.

Madame de La Rochefoucault m'a conté ce matin une aventure assez plaisante. Elle venait de faire une visite à madame de Balby. Celle-ci, enchantée de trouver l'occasion de lancer une pierre dans son jardin, lui a dit: «Madame de Bouilley sort d'ici; je lui ai dit qu'on la désignait dans le monde comme dame du palais; mais elle s'en est défendue de manière à me prouver qu'on avait tort.» Madame de La Rochefoucault avait précisément sur elle la lettre dans laquelle madame de Bouilley demande cette place: elle a répondu: «Je ne sais pourquoi madame de Bouilley s'en défend, car voilà sa demande et sa nomination.»

14 juillet 1804.

Quelle journée fatigante! Nous nous sommes réunies au château, à onze heures, pour accompagner l'impératrice à l'église des Invalides, pour assister à la distribution des décorations de la Légion-d'Honneur.

Placées dans une tribune, en face du trône de l'empereur, nous l'avons vu recevoir dix-neuf cents chevaliers. Cette cérémonie a été suspendue un instant par l'arrivée d'un homme du peuple, vêtu d'une simple veste, qui s'est présenté sur les degrés du trône. Napoléon étonné s'est arrêté: on a questionné cet homme, qui a montré son brevet, et il a reçu l'accolade et sa décoration. Le cortége a suivi, au retour, le même chemin, en traversant la grande allée des Tuileries. C'est la première fois que Bonaparte passe en voiture dans le jardin. Rentré dans les appartemens de l'impératrice, il s'est approché de la fenêtre; quelques enfans qui étaient sur la terrasse, l'ayant aperçu, ont crié: Vive l'empereur! Il s'est retiré avec un mouvement d'humeur très-marqué, en disant: «Je suis le souverain le plus mal logé de l'Europe; on n'a jamais imaginé de laisser approcher le public aussi près de son palais.» J'avoue que si j'étais arrivé aux Tuileries comme Napoléon, j'aurais cru plus convenable de ne pas paraître m'y trouver mal logé.

Je ne sais si c'est ce petit mouvement d'humeur qui s'est prolongé; mais, en passant dans le cercle que nous formions, il s'est approché de madame de La Vallette, et en donnant un coup de pied[16] dans le bas de sa robe, «Fi donc! a-t-il dit, madame, quelle robe! quelle garniture! Cela est du plus mauvais goût!» Madame de La Vallette a paru un peu déconcertée.

Le soir, nous sommes montées au balcon du pavillon du milieu, pour entendre le concert qui se donnait dans le jardin. Après quelques instans, l'empereur a eu la fantaisie de voir les statues du Louvre aux lumières. M. Denon, qui était là, a reçu ses ordres; les valets de pied portaient des flambeaux; nous avons traversé la grande galerie, et nous sommes descendus dans les salles des antiques. En les parcourant, Napoléon s'est arrêté long-temps devant un buste d'Alexandre; il a mis une sorte d'affectation à nous faire remarquer que nécessairement cette tête était mauvaise, qu'elle était trop grosse, Alexandre étant beaucoup plus petit que lui. Il a essentiellement appuyé sur ces mots: beaucoup plus petit. J'étais un peu éloignée, mais je l'avais entendu; m'étant rapprochée, il a répété absolument la phrase: il avait l'air charmé de nous apprendre qu'il était plus grand qu'Alexandre. Ah! qu'il m'a paru petit dans cet instant!

Le 15 juillet 1804.

J'étais ce soir dans une maison où est arrivée la princesse Dolgorouki, en sortant du cercle des Tuileries. On lui a demandé ce qu'elle en pensait: «C'est bien une grande puissance, a-t-elle répondu, mais ce n'est pas là une cour.»

Paris, le juillet 1804.

L'empereur part demain pour aller visiter les bateaux plats à Boulogne, et l'impératrice pour Aix-la-Chapelle, où elle prendra les eaux. Je dois l'accompagner.

Reims, le juillet 1804.

Ce matin, avant de partir de Saint-Cloud, l'impératrice a traversé deux salles, pour donner un ordre à une personne assez subalterne de sa maison. M. d'Harville, son grand écuyer, est arrivé tout effaré, pour lui représenter très-respectueusement que Sa Majesté compromettait tout-à-fait la dignité du trône, et qu'elle devait faire passer ses ordres par sa bouche. «Eh! monsieur, lui a dit gaîment Joséphine, cette étiquette est parfaite pour les princesses nées sur le trône, et habituées à la gêne qu'il impose; mais moi, qui ai eu le bonheur de vivre pendant tant d'années en simple particulière, trouvez bon que je donne quelquefois mes ordres sans interprète.» Le grand écuyer s'est incliné, et nous sommes parties.

Sedan, le 30 juillet 1804.

J'ai trouvé ce matin Joséphine très-occupée à lire une grande feuille manuscrite, et je n'ai pas été peu surprise de voir qu'elle apprenait sa leçon. Lorsqu'elle voyage, tout est fixé, prévu d'avance. On sait que dans tel endroit elle doit être haranguée par telle ou telle autorité; à celle-ci elle doit répondre de telle manière; à celle-là de telle autre. Tout est réglé, jusqu'aux présens qu'elle doit faire. Mais il arrive quelquefois qu'elle manque de mémoire; et alors, si sa réponse n'est pas aussi convenable que celle préparée, elle est toujours au moins faite avec tant d'obligeance et de bonté qu'on en est toujours content.

Liége, le 1er août 1804.

Je craignais que nous n'arrivassions jamais ici. L'empereur, sans s'informer si une route projetée à travers la forêt des Ardennes, était exécutée, a tracé la nôtre sur la carte; on a disposé les relais d'après ses ordres, et nous nous sommes trouvés vingt fois au moment d'avoir nos voitures brisées. Dans plusieurs endroits on les a soutenues avec des cordes. On n'a jamais imaginé de faire voyager des femmes comme des officiers de dragons.

Aix-la-Chapelle, le 7 août 1804.

L'impératrice est descendue ici dans la maison d'un M. de Jacoby, achetée dernièrement par l'empereur. On avait parlé de cette maison comme d'une habitation fort agréable; nous avons été surprises en trouvant une misérable petite maison. Le préfet voulait que Joséphine vînt de suite s'établir à la préfecture; mais telle est sa parfaite soumission aux volontés de Bonaparte qu'elle n'a pas voulu le faire sans ses ordres. Il tient beaucoup à favoriser les habitans des départemens réunis, désirant les attacher à la France. C'est par ce motif qu'il a acheté la maison de M. de Jacoby, et qu'il l'a payée quatre fois sa valeur.

Aix-la-Chapelle, août 1804.

Ce matin, en lisant le journal le Publiciste, Joséphine a été surprise assez désagréablement en voyant, dans le récit de son voyage, qu'on a recueilli et imprimé ses adieux à la femme du maire de Reims, chez lequel elle avait logé en passant dans cette ville. Il arrive souvent qu'on dit avec négligence une chose qui n'a pas le sens commun sans s'en apercevoir; mais retrouve-t-on cette même phrase imprimée, alors la réflexion la fait apprécier tout ce qu'elle vaut. J'avoue qu'il n'en est pas besoin pour juger celle-ci. En partant de Reims, l'impératrice a remis à la femme du maire un médaillon de malaquite, entouré de diamans, et lui a dit en l'embrassant: C'est la couleur de l'espérance. Le fait est que l'espérance n'avait pas la moindre chose à faire là; c'est une bêtise. J'y étais; je l'ai entendue et remarquée: mais je me suis bien gardée de m'en souvenir ce matin. Joséphine était désolée; elle assurait, de la meilleure foi du monde, n'avoir pas dit un mot de cela: il eût été cruel de la contredire. Le secrétaire des commandemens lui proposait de faire démentir cette phrase dans le journal; elle y a pensé un moment; mais soit que la mémoire lui revînt dans cet instant, soit qu'elle ait craint de faire une chose qui fût désapprouvée par Bonaparte, elle s'est bornée à lui écrire qu'elle n'a point dit cette bêtise; que son premier mouvement avait été de la faire démentir, mais qu'elle n'avait rien voulu faire sans ses ordres. On a fait partir un courier pour Boulogne.[17]

Aix-la-Chapelle, 11 août 1804

Notre vie ici est ennuyeuse et monotone. À l'exception d'une promenade que nous faisons chaque jour en calèche, dans les environs de la ville, le reste de la journée ressemble toujours parfaitement à la veille. La troupe de Picard est venue ici, et y restera aussi long-temps que l'impératrice. Chaque soir, nous allons bâiller au théâtre; on ne peut imaginer combien le répertoire de Picard est fatigant à la longue. Certainement on y trouve de l'esprit, quelques scènes d'un très-bon comique; mais les sujets étant toujours choisis dans la plus basse bourgeoisie, on ne sort jamais de la diligence ou de la rue Saint-Denis. On peut s'amuser un jour de la nouveauté de ce ton; mais bientôt on est fatigué de se trouver toujours si loin de chez soi.

Le 11 août 1804.

N'étant pas allée au théâtre ce soir, et quelqu'un ayant parlé d'un plan de Paris en relief, l'impératrice a désiré le voir. La soirée étant très-belle, pourquoi, a-t-elle dit, ne pourrions-nous pas y aller à pied? C'était une nouveauté; on s'est empressé de partir. M. d'Harville, qui est toujours le chevalier de l'étiquette, était au désespoir. Il a voulu hasarder son opinion, mais nous étions déjà bien loin. Le fait est qu'il avait bien raison, et la suite de cette gaîté l'a prouvé. Les rues étant très-désertes le soir, nous n'avons rencontré presque personne en allant; mais pendant que nous examinions ce plan, voilà le bruit de notre promenade nocturne qui se répand; et quand nous sortons, toutes les chandelles étaient sur les fenêtres, et toute la populace sur notre passage. Nous devions former un cortége assez plaisant; ces messieurs, le chapeau sous le bras, l'épée au côté, nous donnaient la main, et nous aidaient à traverser la foule qui se pressait autour de nous, et dont les haillons formaient un contraste assez bizarre avec nos plumes, nos diamans et nos longues robes. Enfin nous avons atteint l'hôtel de la préfecture; l'impératrice a senti alors qu'elle avait fait une étourderie; elle en est convenue franchement.

Le 13 août 1804.

On a dit ce soir que l'empereur arriverait bientôt ici: cela donnera un peu de mouvement et de variété à notre cercle habituel, qui est d'une parfaite monotonie. Il se compose de madame de La Rochefoucault, femme d'un esprit très-agréable; de quatre dames du palais, du grand écuyer, deux chambellans, l'écuyer cavalcadour; M. Deschamps, secrétaire des commandemens; le préfet, sa famille; deux ou trois généraux qui ont épousé des femmes allemandes, véritables caricatures. J'ajoute une femme fort aimable, madame de Sémonville, femme de l'ambassadeur de France en Hollande; elle était par son premier mariage madame de Montholon. Elle a eu deux fils et deux filles: l'une, madame de Spare; l'autre, qui avait épousé le général Joubert, et, en second, le général Macdonald. Cette jeune et aimable femme est mourante; elle est venue ici pour prendre les eaux; sa mère, madame de Sémonville, l'a accompagnée pour lui donner ses soins. Je crains qu'ils ne soient infructueux. Nous jouissons donc bien peu de la société de madame de Sémonville, qui ne quitte presque pas sa fille.

Aix-la-Chapelle, le 14 août 1804.

Je suis restée ce matin assez long-temps seule avec Joséphine; elle m'a parlé avec une confiance dont je serais très-flattée, si je ne m'apercevais chaque jour que cet abandon lui est naturel et nécessaire. Le jugement que je porte de son caractère est peut-être prématuré, puisque je la connais depuis bien peu de temps; cependant je ne crois pas me tromper. Elle est tout-à-fait comme un enfant de dix ans. Elle en a la bonté, la légèreté; elle s'affecte vivement; pleure et se console dans un instant. On pourrait dire de son esprit ce que Molière disait de la probité d'un homme, «qu'il en avait justement assez pour n'être point pendu.» Elle en a précisément ce qu'il en faut pour n'être pas une bête. Ignorante, comme le sont en général toutes les créoles, elle n'a rien ou presque rien appris que par la conversation; mais ayant passé sa vie dans la bonne compagnie, elle y a pris de très-bonnes manières, de la grâce, et ce jargon qui, dans le monde, tient lieu quelquefois d'esprit. Les événemens de la société sont un canevas qu'elle brode, qu'elle arrange, qui fournit à sa conversation. Elle a bien un quart heure d'esprit par jour. Ce que je trouve charmant en elle, c'est cette défiance d'elle-même, qui, dans sa position, est un grand mérite. Si elle trouve de l'esprit, du jugement à quelques-unes des personnes qui l'entourent, elle les consulte avec une candeur, une naïveté tout-à-fait aimables. Son caractère est d'une douceur, d'une égalité parfaites: il est impossible de ne pas l'aimer. Je crains que ce besoin d'ouvrir son cœur, de communiquer toutes ses idées, tout ce qui se passe entre elle et l'empereur, ne lui ôte beaucoup de sa confiance. Elle se plaint de ne point la posséder; elle me disait ce matin que jamais, dans toutes les années qu'elle a passées avec lui, elle ne lui a vu un seul moment d'abandon; que si, dans quelques instans, il montre un peu de confiance, c'est seulement pour exciter celle de la personne à qui il parle; mais que jamais il ne montre sa pensée tout entière. Elle dit qu'il est très-superstitieux; qu'un jour, étant à l'armée d'Italie, il brisa dans sa poche la glace qui était sur son portrait, et qu'il fut au désespoir, persuadé que c'était un avertissement qu'elle était morte; il n'eut pas de repos avant le retour du courrier qu'il fit partir pour s'en assurer[18].

Cette conversation a amené Joséphine à me parler de la singulière prédiction qui lui fut faite au moment de son départ de la Martinique. Une espèce de bohémienne lui dit: «Vous allez en France pour vous marier; votre mariage ne sera point heureux; votre mari mourra d'une manière tragique; vous-même, à cette époque, vous courrez de grands dangers; mais vous en sortirez triomphante; vous êtes destinée au sort le plus glorieux, et, sans être reine, vous serez plus que reine.» Elle a ajouté qu'étant fort jeune alors, elle fit peu d'attention à cette prédiction; qu'elle ne s'en souvint qu'au moment où M. de Beauharnais fut guillotiné; qu'elle en parla alors à plusieurs des dames qui étaient enfermées avec elle, dans le temps de la terreur; mais qu'à présent, elle la voit accomplie dans tous ses points. C'est un hasard assez singulier que le rapport qui se trouve entre cette prédiction et sa destinée.

Le 15 août.

Joséphine a continué ce matin à la promenade la conversation commencée hier avec moi. J'étais seule dans sa voiture; elle m'a parlé de M. de Talleyrand; elle prétend qu'il la hait, et sans autres motifs que les torts qu'il a eus avec elle. Hélas! il est trop vrai que quiconque a offensé ne pardonne pas. Ces mots sont gravés en gros caractères dans l'histoire du cœur humain. L'offensé peut perdre le souvenir, mais la conscience ne manque jamais de mémoire. Pendant le séjour de Bonaparte en Égypte, dans un temps où on le regardait comme perdu, M. de Talleyrand, toujours aux pieds du pouvoir, fut, dans plusieurs circonstances, très-poli pour madame Bonaparte. Un jour, particulièrement, il dînait avec elle chez Barras; madame Tallien s'y trouvait: on prétend que cette femme, célèbre par sa beauté, exerçait alors un grand empire sur Barras. M. de Talleyrand, placé près d'elle et de madame Bonaparte, mit tant de grâce dans les soins dont il entoura madame Tallien, et si peu de politesse envers madame Bonaparte, que celle-ci, qui le connaissait pour être la perfection des courtisans, jugea qu'il fallait que le général Bonaparte fût mort, pour qu'il la traitât si mal; car s'il avait eu la pensée qu'il pût jamais revenir en France, il eût craint qu'il ne vengeât à son retour le peu d'égards qu'il aurait eus pour sa femme en son absence. Cette idée, en se mêlant à l'amour-propre blessé, lui fit quitter la table en pleurant. M. de Talleyrand, qui n'a pas oublié cette circonstance, et qui craint que Joséphine n'ait un jour le désir et le pouvoir de s'en venger, a fait tout ce qui a dépendu de lui, dans les trois derniers mois qui viennent de s'écouler, avant la création de l'empire, pour engager Napoléon à divorcer, pour épouser la princesse Willelmine de Bade; il a fait valoir, avec toute l'adresse de son esprit, l'appui qu'il trouverait dans les cours de Russie et de Bavière, dont il deviendrait l'allié par ce mariage; le besoin de consolider son empire par l'espérance d'avoir des enfans. L'empereur a un peu balancé; mais enfin il a résisté, et Joséphine n'a plus d'inquiétude à cet égard.[19]

Quoiqu'avec peu d'esprit, elle ne manque pas d'une certaine adresse; elle a su profiter de la faiblesse superstitieuse de l'empereur, et elle lui dit quelquefois: On parle de ton étoile, mais c'est la mienne qui influe sur la tienne; c'est à moi qu'il a été prédit une haute destinée. Cette idée a contribué peut-être plus qu'on ne pense à faire échouer les projets de M. de Talleyrand, et à resserrer les liens qu'il voulait rompre[20].

Joséphine vient de me conter une anecdote assez piquante. Madame de Staël écrivait dernièrement au comte Louis de Narbonne. Envoyant sa lettre par un homme qu'elle croyait sûr, elle n'a rien déguisé de sa pensée; elle s'est particulièrement égayée sur le compte des personnes qui ont accepté des places à la cour depuis la création de l'empire. Elle ajoutait qu'elle espérait qu'elle n'aurait jamais le chagrin, en lisant le journal, de voir son nom côte à côte des leurs. L'homme qui était chargé de cette lettre l'a portée à Fouché. Celui-ci (après avoir payé cette scélératesse) l'a lue, copiée, et l'ayant refermée avec soin, il a dit à l'homme: «Remplissez votre commission; ayez la réponse de M. de Narbonne, et vous me l'apporterez:» ce qu'il n'a pas manqué de faire. Le comte a répondu sur le même ton. On dit que nous ne sommes pas ménagés dans cette réponse. Je lui pardonne de tout mon cœur; je suis moi-même toujours tentée de rire de l'ensemble bizarre que nous formons. C'est un véritable habit d'arlequin que cette cour; mais si l'habit a toutes les bigarrures requises, arlequin n'a pas du tout les grâces de son état[21]; sa gaucherie contraste singulièrement avec les grands seigneurs dont il s'est entouré. Je suis fâchée qu'on puisse opposer aux plaisanteries du comte son assiduité aux cercles de Cambacérès et de tous les ministres. Joséphine prétend que cette lettre dont Napoléon se souvient à chaque révérence de M. de Narbonne (il en fait beaucoup), leur ôtera toute leur grâce et qu'il n'obtiendra jamais rien[22].

Le 16 août.

Je m'aperçois, au redoublement de politesse des personnes qui entourent l'impératrice, de ce que je perds chaque jour dans leur affection. C'est ainsi qu'à la cour on doit mesurer le degré d'attachement qu'on inspire. Depuis quelques jours, je m'étonnais d'être devenue l'objet de l'attention générale; je ne savais en vérité à quoi l'attribuer, et dans mon innocence j'allais peut-être m'en faire les honneurs. Qui sait jusqu'où l'amour-propre pouvait m'abuser? M. de——, le plus doucereux, le plus insipide de tous les courtisans passés, présens et à venir, s'est chargé d'éclairer mon inexpérience; il est arrivé ce matin chez moi, dix fois plus révérencieux qu'à l'ordinaire. Il m'a dit que tout le monde avait remarqué les bontés de Joséphine pour moi, nos longues conversations ensemble, l'attention avec laquelle elle m'offre chaque jour à déjeuner des plats qui se trouvent devant elle; que, quant à lui, il avait été particulièrement heureux en remarquant ces distinctions; mais qu'elles sont devenues un sujet de jalousie pour beaucoup de personnes. J'ai ri de l'importance qu'il attachait à tout cela, et je me suis promis in petto de ne plus mettre sur le compte de mon mérite les égards que je ne dois qu'à la fantaisie de la souveraine.

Le 16 août.

Nous avons eu aujourd'hui une grande cérémonie à l'église, pour la distribution de plusieurs décorations de la Légion-d'Honneur. Elles avaient été envoyées au général Lorges, qui a désiré que Joséphine les donnât elle-même. Le clergé est venu la recevoir à la porte de l'église. Un trône était préparé pour elle dans le chœur, tout cela avait un air assez solennel; le général Lorges a fait un discours, mais il est plus brave qu'éloquent; il sait mieux se battre que parler en public. Il nous a dit dans ce discours qu'il se trouvait heureux de voir la vertu sur le trône, et la beauté à côté. Si ce n'est pas sa phrase exacte, c'est au moins sa pensée. Nous pouvions toutes nous fâcher de ce compliment, puisqu'il accordait à l'une la vertu sans beauté, et aux autres la beauté sans vertu, mais nous en avons beaucoup ri en sortant. L'impératrice nous a dit qu'elle était fort contente d'avoir eu la vertu pour son lot, et demandé à laquelle de nous ou avait décerné celui de la beauté; l'amour-propre était là pour persuader à chacune qu'on avait voulu parler d'elle; mais poliment, on s'est fait mutuellement les honneurs de ce compliment.

Aix-la-Chapelle, le 18 août 1804.

Tout est en mouvement dans le palais; Bonaparte arrive demain. Il est extraordinaire que, dans une situation comme la sienne, on ne soit point aimé[23]. Cela doit être si facile quand on n'a besoin pour faire des heureux que de le vouloir. Mais il paraît qu'il n'a pas souvent cette volonté; car depuis le valet de pied jusqu'au premier officier de la couronne, chacun éprouve une sorte de terreur à son approche. La cour va devenir très-brillante; les ambassadeurs n'ayant pas été accrédités de nouveau depuis la métamorphose du consul en empereur, arrivent tous pour présenter leurs lettres. On passera encore quelques jours ici. On ira à Cologne, à Coblentz; on restera quelques jours dans chacune de ces villes, et de là à Mayence, où tous les princes qui doivent former la confédération du Rhin se réuniront.

Le 19 août 1804.

Il est arrivé, et avec lui l'espionnage; les chagrins, qui forment ordinairement son cortége, ont déjà banni toute la gaité de notre petit cercle. Son retour nous a appris que parmi douze personnes qui ont été nommées pour accompagner Joséphine ici, il y en a une qui était chargée du rôle d'espion. Napoléon savait, en arrivant, que tel jour nous avions fait une promenade, que tel autre jour nous avions été déjeuner avec madame de Sémonville, dans un bois aux environs d'Aix-la-Chapelle. Le délateur (que nous connaissons) a cru donner plus de mérite à son récit en mettant sur le compte du général Lorges, qui est jeune et d'une tournure fort agréable, la faute d'un pauvre vieux militaire qui, probablement, ayant été plus long-temps soldat qu'officier, ignorait qu'on ne dût pas s'asseoir devant l'impératrice, sur le même divan. Joséphine était trop bonne pour lui apprendre qu'il faisait une chose inconvenante; elle eût craint de l'humilier; cette preuve de son bon cœur a été transformée en une condescendance coupable en faveur d'un jeune homme pour lequel elle devait avoir beaucoup d'indulgence et de bontés, puisqu'il se mettait si parfaitement à son aise avec elle. C'était là la conséquence qu'on voulait que l'empereur en tirât. Heureusement, cette circonstance si peu faite pour être remarquée, l'avait été, et il n'a pas été difficile à Joséphine de prouver quel était le coupable; son âge, son peu d'usage, ont effacé tout le noir avec lequel on avait peint cette action. Comment ne pas s'étonner[24] qu'un homme qui a passé sa vie dans les camps, qui a été nouri, élevé par la république, puisse attacher cette importance à des minuties! Ah! sans doute l'amour du pouvoir est naturel à l'homme; un enfant fait, pour le jouet qu'il dispute à son camarade, ce que les souverains, dans un âge plus avancé, font pour les provinces qu'ils veulent s'arracher. Mais qu'il y a loin de ce noble orgueil qui veut dominer ses semblables, avec l'intention de les rendre heureux, à ce code d'étiquette qui fait dans cet instant la plus chère occupation de Napoléon! Je me demandais, ce soir, dans le salon, en voyant tous ces hommes debout, n'osant faire un pas hors du cercle qu'ils formaient, pourquoi les puissans de tous les temps, de tous les pays, ont attaché l'idée du respect à des attitudes gênantes. Je pense que le spectacle de tous ces hommes courbés sans cesse en leur présence, leur est doux, parce qu'il leur rappelle continuellement le pouvoir qu'ils ont sur eux.

Le 20 août 1804.

Ce matin, Napoléon a reçu toutes les autorités constituées de la ville. On est sorti de cette audience, confondu, étonné au dernier point. «Quel homme! (me disait le maire) quel prodige! quel génie universel! Comment ce département si éloigné de la capitale lui est-il mieux connu qu'il ne l'est de nous? Aucun détail ne lui échappe; il sait tout; il connaît tous les produits de notre industrie.» J'ai souri; j'étais bien tentée d'apprendre à ce brave homme, qui allait colportant son admiration dans toute la ville, qu'il devait en rabattre beaucoup; que cette parfaite connaissance que Napoléon leur a montrée, est un charlatanisme avec lequel il subjugue le vulgaire. Il a fait faire une statistique, parfaitement exacte, de la France et des départemens réunis. Lorsqu'il voyage, il prend les cahiers qui concernent les pays qu'il parcourt[25]; une heure avant l'audience il les apprend par cœur; il paraît, parle de tout, en homme dont la pensée embrasse tout le vaste pays qu'il gouverne, et laisse ces bonnes gens ravis en admiration. Une heure après, il ne sait plus un mot de ce qui a excité cette admiration.

Le préfet, M. Méchin, est arrivé à cette audience avec une certaine assurance (qui lui est assez ordinaire), ne se doutant pas de l'interrogatoire qu'il allait subir. Napoléon, qui venait d'apprendre sa leçon, lui a fait plusieurs questions auxquelles il n'a su que répondre; il s'est troublé, embarrassé. «Monsieur, lui a dit l'empereur, quand on ne connaît pas mieux un département, on est indigne de l'administrer.» Et il l'a destitué. Tel est le résultat de l'audience d'aujourd'hui.

Aix-la-Chapelle, le 21 août.

Je suis souvent tentée d'apprendre à Napoléon, qui fait tant de questions sur les usages de l'ancienne cour, que la grâce et l'urbanité y régnaient; que les femmes osaient y converser avec les princes. Ici, nous ressemblons tout-à-fait à de petites filles qu'on va interroger au catéchisme. Napoléon trouverait très-mauvais qu'on osât lui adresser la parole[26]. Couché à moitié sur un divan, il fournit seul à la conversation; car personne ne lui répond que par un oui, ou un non, sire, prononcé bien timidement. Il parle assez ordinairement des arts, comme la musique, la peinture; souvent il prend l'amour[27] pour sujet de conversation, et Dieu sait comme il en parle. Il n'appartient point à une femme de juger un général; aussi, je ne m'aviserai pas de parler de ses faits militaires; mais l'esprit[28] de salon est de notre ressort, et pour celui-là, il est permis de dire qu'il n'en a pas du tout.

Le 22 août 1804.

Il faut que ce besoin d'aduler le pouvoir soit bien général, puisque des prêtres même n'en sont pas exempts. Ce matin on nous a fait voir ce qu'on appelle les grandes reliques: elles furent envoyées en présent à Charlemagne par l'impératrice Irène, et sont conservées, depuis ce temps, dans une armoire de fer pratiquée dans un mur. Cette armoire est ouverte tous les sept ans, pour montrer ces reliques au peuple. Cette circonstance attire une foule très-considérable de tous les pays voisins. Chaque fois qu'on replace les reliques dans l'armoire, on fait murer la porte, qui n'est ouverte que sept ans après, Joséphine a eu le désir de les voir, et quoique les sept années ne fussent pas révolues, le mur a été démoli. Parmi ces reliques, un petit coffre en vermeil attirait particulièrement l'attention. Les prêtres qui nous montraient ce trésor ont piqué notre curiosité en disant que la tradition la plus ancienne attachait un grand bonheur à la possibilité d'ouvrir ce coffre, mais que personne, jusqu'alors, n'avait pu y parvenir. Joséphine, dont la curiosité était vivement excitée, a pris ce coffre, qui presque aussitôt s'est ouvert dans ses doigts. On ne remarquait pas de traces extérieures de serrure, mais il faut qu'il y ait eu un secret pour ouvrir le ressort intérieur. Je suis persuadée que les prêtres qui nous montraient ces reliques connaissaient le secret, et qu'ils ont ménagé ce petit plaisir à l'impératrice. Quoi qu'il en soit, cette circonstance a été regardée comme très-extraordinaire; on l'a beaucoup fait valoir à Joséphine, qui tout en s'étant assez amusée de cette surprise, n'y a pas attaché plus d'importance que cela n'en méritait. Au reste la curiosité n'a pas été très-satisfaite, car on n'a trouvé dans cette boîte que quelques petits morceaux d'étoffe qu'on peut regarder comme des reliques si l'on veut, mais dont l'authenticité n'est nullement constatée.

Je suis revenue chez moi attristée par cet emploi de ma matinée. Je n'aime pas à rencontrer des prêtres courtisans ou ambitieux; je ne puis même comprendre comment il peut y en avoir. Je trouve quelque chose de si noble, de si élevé dans leurs attributions, que mon imagination aime à les dégager de toutes nos faiblesses. Détachés de toutes les passions qui troublent et gouvernent l'humanité, placés comme intermédiaires entre l'homme et la divinité, ils sont chargés du doux emploi de consoler les malheureux, de leur montrer, à travers les orages de la vie, un port où enfin ils trouveront le repos. Le monde peut-il offrir une dignité qui puisse valoir ce privilége qui leur est réservé, de pénétrer dans l'asile du malheur, d'y adoucir les angoisses d'un mourant, en l'entourant encore d'espérance; d'enlever à la mort ce qu'elle a de plus effrayant, le néant! Non, un prêtre ne peut échanger ces belles attributions contre de l'argent, ou ce que le monde nomme des honneurs.

Le 23 août 1804.

En ouvrant mon journal, mes yeux se fixent sur la page d'hier; je ne puis m'empêcher de sourire en comparant ce que je disais de la simplicité, de là sainteté, de la dignité du sacerdoce, avec la conversation que j'ai entendue ce soir entre M. de Pradt, premier aumônier de l'empereur, et un général. Ils étaient tous deux parés de la même décoration, de la croix d'honneur. Je me suis demandé comment l'homme de Dieu, le ministre de paix, a-t-il mérité la même récompense que le guerrier chargé d'envoyer à la mort les ennemis de son pays. Leurs souverains devraient se rappeler cette leçon d'Alexandre, sur la distinction des récompenses: un homme dardait très-adroitement devant lui des grains de millet à travers une aiguille; il ordonna qu'il lui fût donné un boisseau de millet, voulant proportionner la récompense à l'utilité du talent. Cet art de récompenser avec discernement n'est pas très-commun aujourd'hui. Nous voyons Talma payé beaucoup plus cher qu'un général. Il a, tant du théâtre que de Bonaparte, plus de soixante mille francs. Je laisse le comédien, et je reviens à M. de Pradt. En écoutant ce soir sa conversation brillante, philosophique, je me suis rappelé la question piquante qui lui fut adressée par un homme de beaucoup d'esprit, qui se trouvait avec lui à un dîner de vingt-cinq personnes, et qui lui demanda: Monseigneur, croyez-vous en Dieu?

Le 24 août.

L'empereur fait assez ordinairement, tous les soirs, une partie de wist avec Joséphine, madame de La Rochefoucault; le quatrième est choisi parmi les personnes qui viennent au cercle. Ce soir, le duc d'Aremberg devait faire le quatrième; l'empereur trouvait assez piquant de jouer avec un aveugle. J'allais m'asseoir à l'ennuyeuse table de loto, lorsque le premier chambellan est venu me dire que Napoléon m'avait désignée pour son wist. J'ai répondu qu'il n'y avait qu'une difficulté, c'est que je n'y avais jamais joué. M. de Rémusat est allé rendre ma réponse, à laquelle l'empereur, qui ne connaît pas d'impossibilité, a dit: C'est égal. C'était un ordre; je m'y suis rendue. Madame de La Rochefoucault, dont j'occupais la place, m'a donné quelques conseils; et d'ailleurs, excepté le duc d'Aremberg, qui a la mémoire d'un aveugle, et auquel aucune des cartes qu'on nomme n'échappe, je jouais à peu près aussi bien que l'impératrice et l'empereur. La partie n'a pas été longue. Le duc d'Aremberg a ordinairement à côté de lui un homme qui arrange ses cartes; son jeu lui est désigné par une petite planche adaptée à la table; en passant la main sur cette planche, il connaît ses cartes, par les chevilles en relief qui sont placées par l'homme qu'il appelle son marqueur. Il joue fort bien et même étonnamment vite, si l'on pense à tout le travail nécessaire pour lui faire connaître ses cartes. Mais n'ayant pas osé se faire accompagner chez l'empereur par son marqueur, qui est une espèce de valet de chambre, c'est la duchesse d'Aremberg qui l'a remplacé, et son jeu en était fort retardé; aussi l'empereur, qui aime à jouer vite, et dont la curiosité était satisfaite, a laissé la partie après le premier rob.

Le 25 août.

Corneille avait raison quand il a dit:

Qui peut tout ce qu'il veut, veut plus que ce qu'il doit.

Ce vers renferme un axiôme moral d'une grande vérité. M. de Sémonville est une victime que la politique offre aujourd'hui en holocauste aux Hollandais. Cette action est d'une injustice révoltante; M. de Talleyrand a ordonné à M. de Sémonville je ne sais quelle mesure qui a déplu aux Hollandais. Bonaparte, qui les ménage, ne veut point avouer que son ambassadeur n'a agi que par les ordres de M. de Talleyrand, parce qu'alors il faudrait le sacrifier, et (quoiqu'il le déteste) comme il pense qu'il s'en servira plus utilement que de M. de Sémonville, il sacrifie celui-ci. On croira peut-être excuser cette action en nous disant que les idées de justice, considérées par rapport à un particulier, ne sont pas applicables aux souverains; je crois, au contraire, que leurs actions appartenant à la postérité qui les jugera, dépouillées du prestige qui nous éblouit, ils devraient toujours prendre pour guides la morale et la justice.

Hier, à la réception des ambassadeurs, lorsque Bonaparte fut près de M. de Sémonville, il lui tourna le dos sans vouloir lui parler; et quand celui-ci demanda, pour toute grâce, à s'expliquer dans une audience, on la lui à refusée. On sait tout ce qu'il dirait; il est justifié d'avance; mais c'est précisément pourquoi on ne veut pas le recevoir. On ne peut lui dire: «Vous avez raison; M. de Talleyrand a tort, et cependant c'est vous qui paierez pour lui:» comme c'est ce que l'empereur a décidé dans sa suprême sagesse, il ne veut ni le voir ni l'entendre. Serait-il donc vrai que l'abus du pouvoir est toujours lié au pouvoir, comme l'effet à la cause?

Aix-la-Chapelle, le 26 août.

J'ai vu ce matin, M. de Sémonville: il m'a conté qu'hier M. de Talleyrand, en causant avec lui, avait voulu lui persuader adroitement qu'il devait donner l'ordre à La Haye de brûler tous ses papiers. «Prenez-y garde, a-t-il dit, l'empereur est un petit Néron[29].

«Il enverra[30] peut-être saisir vos papiers, et cela peut être fort désagréable: madame de Spare, votre belle-fille, est à La Haye; écrivez-lui de tout brûler promptement; c'est plus essentiel que vous ne le pensez.» Ce conseil, donné avec le ton de l'amitié, de l'intérêt, aurait pu être suivi par un sot; mais M. de Talleyrand a affaire avec un homme aussi fin que lui. M. de Sémonville en a parfaitement senti le but, qui était de détruire toutes les pièces qui le justifient. Au lieu d'écrire à madame de Spare de brûler ses papiers, il vient de faire partir l'un de ses beaux-fils, M. de Montholon, pour aller les chercher. Jusqu'à son retour, il cessera de demander aucune audience à l'empereur. Il attendra qu'il soit muni de toutes les preuves; mais je doute fort qu'elles produisent aucun autre effet que celui de donner beaucoup d'humeur à Bonaparte, si toutefois il consent à les voir, ce que je ne crois pas[31].

Ce soir, j'étais placée dans le salon, à côté de madame Lannes[32].

C'était la première fois que je la voyais: elle arrive de Portugal avec son mari, qui y était ambassadeur. Elle m'a paru charmante. L'empereur en se promenant dans le cercle, lui a dit avec ce ton si extraordinaire qu'il a envers toutes les femmes: «On dit que vous étiez assez joliment avec le prince régent de Portugal.» Madame Lannes a répondu très-convenablement que le prince avait toujours traité son mari et elle avec beaucoup de bonté. Elle s'est retournée de mon côté en me disant: «Je ne sais quelle est la fatalité qui me place toujours sous les yeux de l'empereur dans les momens où il a de l'humeur; car je ne pense pas qu'il ait l'intention de me dire des choses désagréables, et cependant cela lui arrive très-souvent.» Cette pauvre femme avait presque les larmes aux yeux. Cette apostrophe si inconvenante est d'autant plus déplacée, qu'on fait généralement l'éloge de sa conduite; mais, ce soir, Napoléon était déchaîné contre toutes les femmes; il nous a dit: «que nous n'avions point de patriotisme, point d'esprit national; que nous devions rougir de porter des mousselines; que les dames anglaises nous donnent l'exemple, en ne portant que les marchandises de leur pays; que cet engoûment pour les mousselines anglaises est d'autant plus extraordinaire, que nous avons en France des linons-batistes qui peuvent les remplacer et qui font des robes beaucoup plus jolies; que, quant à lui, il aimerait toujours cette étoffe, préférablement à toute autre, parce que, dans sa jeunesse, sa première amoureuse en avait une robe.» À l'expression de première amoureuse, j'ai eu beaucoup de peine à ne pas rire, d'autant plus que mes yeux ont rencontré ceux de madame de La Rochefoucault, qui mourait d'envie d'en faire autant. Il est extraordinaire que Bonaparte ait des manières; aussi communes.[33] Lorsqu'il veut avoir de la dignité il est insolent et dédaigneux; et s'il a un moment de gaîté, il devient le plus vulgaire de tous les hommes. Son beau-frère Murat, né dans une classe fort au dessous de la sienne, qui n'avait reçu aucune éducation, s'est formé à l'école du monde, d'une manière étonnante. Il y a quelques années que je me trouvais à Dijon dans l'instant ou il vînt passer la revue d'un corps d'armée qu'on y avait réuni; je dînai avec lui chez le général Canclaux, qui commandait à Dijon; et alors, je trouvai qu'il avait tout-à-fait l'air d'un soldat habillé en officier. Je l'ai revu dernièrement, et j'ai été étonnée de lui voir des manières fort polies, et même assez agréables. Mais Napoléon est trop orgueilleux pour jamais rien acquérir en fait de manières; il à trop de respect pour lui-même pour s'aviser jamais de s'examiner, et trop de mépris pour l'espèce humaine pour penser un seul instant qu'on peut être mieux que lui.

fin du premier volume.


MÉMOIRES

DE CONSTANT,

PREMIER VALET DE CHAMBRE DE L'EMPEREUR,

SUR LA VIE PRIVÉE

DE

NAPOLÉON,

SA FAMILLE ET SA COUR.

Depuis le départ du premier consul pour la campagne de Marengo, où je le suivis, jusqu'au départ de Fontainebleau, où je fus obligé de quitter l'empereur, je n'ai fait que deux absences, l'une de trois fois vingt-quatre heures, l'autre de sept ou huit jours. Hors ces congés fort courts, dont le dernier m'était nécessaire pour rétablir ma santé, je n'ai pas plus quitté l'empereur que son ombre.

Mémoires de Constant, Introduction.

TOME SECOND.

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À PARIS,

CHEZ LADVOCAT, LIBRAIRE

DE S. A. R. LE DUC DE CHARTRES,

quai voltaire et palais-royal.

MDCCCXXX.

PARIS.—IMPRIMERIE DE COSSON,

rue saint germain-des-prés, nº 9.


CHAPITRE PREMIER.

———

JOURNAL

DU VOYAGE À MAYENCE.

SECONDE PARTIE.

Le duc et la duchesse de Bavière;—leurs enfans.—Le prince Pie.—Le petit corps et les grands cordons.—La princesse Elisabeth (depuis, princesse de Neufchâtel et de Wagram).—L'empereur blessé de l'entendre causer à table.—Bonté et politesse du prince Eugène.—Départ d'Aix-la-Chapelle et arrivée à Cologne.—Les cloches, les églises et les couvens.—Erreurs communes au sujet de l'empereur, relevées par l'auteur.—Travail et sommeil de l'empereur.—Usage du café.—Les grands hommes vus de près.—L'empereur à la toilette de l'impératrice.—L'écrin bouleversé par l'empereur.—Désespoir de la première femme de chambre.—Les mystères de la toilette.—Les femmes de chambre métamorphosées en dames d'annonce.—L'empereur très-occupé de la toilette des dames de sa cour.—L'écritoire vidée par l'empereur sur une robe de l'impératrice,—Cinq toilettes par jour.—Antipathie de l'empereur pour les femmes d'esprit.—Les femmes considérées par lui comme faisant partie de son ameublement.—Un mot de Joséphine, au sujet de l'influence des femmes sur l'empereur.—L'empereur et la reine de Prusse.—Les souverains ont tort de se dire mutuellement des injures.—Départ de Cologne, et séjour à Bonn.—La maison et les jardins de monsieur de Belderbuch.—Méditation nocturne au bord du Rhin.—Les chants des pèlerins allemands.—M. de Chahan, préfet de Coblentz.—Simplicité d'un sage administrateur, et luxe de Napoléon.—L'auteur s'avoue coupable d'une escobarderie,—L'empereur incommodé pendant la nuit.—Erreur de l'auteur relevée par Constant,—Les généraux Cafarelli, Rapp et Lauriston.—Erreur de l'auteur au sujet de M. de Caulaincourt, relevée par l'éditeur.—Voyage sur le Rhin.—Sites pittoresques.—La tour de la souris.—Orage et tempête sur le Rhin.—Arrivée à Bingen.—Retard.—Double entrée à Mayence.—Mécontentement attribué à Napoléon.—Tête-à-tête orageux.—Le petit salut.—Larmes de l'impératrice.—Les héros et leurs valets de chambre.—Présentation des princes de Bade.—Querelle d'intérieur, à propos du prince Eugène.—Fermeté de l'impératrice.—Je n'ai pas pleuré pour être princesse.—L'empereur esclave de l'étiquette, malgré son affection pour le prince Eugène.—Taquinerie du grand chambellan.—Manœuvre adroite de Joséphine.—Le prince Eugène est présenté.—L'empereur ne se souvenant plus de sa colère.—M. de Caulaincourt et les princes de Bade.—Nouvelle erreur sur M. de Caulaincourt.—Ignorance des usages de la cour, attribuée par l'auteur à M. le grand écuyer.—Note de l'éditeur sur ce passage.—Cambacérès, grand métaphysicien.—Sortie de l'empereur contre Kant.—Prédilection de Cambacérès pour ce philosophe.—La profondeur traitée d'obscurité par les esprits inattentifs.—La princesse et le prince héréditaire de Hesse-Darmstadt et sa femme la princesse Willelmine de Bade.—Curiosité de Joséphine.—Portrait de la princesse Willelmine.—Petit triomphe de Joséphine.—Le yacht du prince de Nassau-Weilbourg.—Déjeuner dans une île du Rhin.—Ravages de la guerre.—L'empereur exauce le vœu d'une pauvre femme.—Sévérité excessive d'un jugement de l'auteur.—Promenade dans l'île.—Trait de bienfaisance de Joséphine.—L'empereur parlant beaucoup et ne causant jamais.—Définition du bonheur, donnée par l'empereur.—L'auteur applique à cette définition la méthode de l'archi-chancelier.—Résultat de cette analyse.—Les schalls prêtés et non rendus.—Excursion de l'auteur et de madame de Larochefoucault à Francfort.—Les marchandises anglaises.—Joséphine encourageant la fraude.—La mèche éventée.—L'empereur ne se fâche pas.—Le grand bal de Mayence.—Exigence de l'empereur.—Joséphine obligée d'aller au bal, quoique souffrante.—Les princesses de Nassau.—Humiliation de l'auteur, en voyant que l'empereur ignore les usages des cours.—Déjeuner chez le prince de Nassau.—Dureté de l'empereur à l'égard de madame de Lorges.—Le goût allemand et le goût français.—L'empereur de la Chine et l'empereur Napoléon.—Regard lancé à l'auteur par l'empereur.—Hardiesse de l'auteur.—Les petits hibous.—Départ de Mayence.—Monotonie des harangues.—La harangue du renard.


Aix-la-Chapelle, le 28 août.

Le duc et la duchesse Léopold de Bavière, le prince Pie leur fils, et la princesse Elisabeth leur fille[34], sont arrivés ici pour faire leur cour; ils viennent de prendre possession de Dusseldorf, qui leur est échu en indemnité. La duchesse a dû être une fort belle femme; elle a une belle taille et l'air très-noble. Le prince Pie son fils est justement à cet âge si désavantageux qui tient le milieu entre l'enfance et la jeunesse. L'empereur a beaucoup ri de ses petites jambes, qui ont peine à porter son petit corps surchargé d'ordres et de grands cordons. Cela fait une drôle de petite caricature. La princesse Elisabeth n'est pas jolie, mais je crois que si elle était mieux habillée elle serait bien faite. Elle est très-polie, très-parlante, chose qui scandalise fort Napoléon. À dîner, elle était placée entre lui et Eugène Beauharnais: habituée à la petite cour de son père, à celle de l'électeur de Bavière, il est assez simple qu'elle ne soit point intimidée en parlant à Bonaparte. Il trouve fort extraordinaire qu'elle n'attende pas qu'on l'interroge, ainsi que le font toutes les personnes dont il est entouré. Aussi, j'ai remarqué à table qu'il s'en est très-peu occupé, comme s'il eût voulu la punir de n'avoir pas peur de lui; mais Eugène, dont les manières sont si bonnes, qui était placé de l'autre côté de la princesse, a été ce qu'il est toujours, parfaitement poli.

Cologne, le 31 août.

Nous avons quitté Aix-la-Chapelle, et nous sommes arrivées avant-hier à Cologne, ville qui me paraît assez triste. En arrivant, on m'a fait remarquer qu'on y compte trois cent soixante-cinq cloches, ce qui indique quelle quantité énorme d'églises et de couvens on y trouvait avant que les Français en eussent pris possession. J'espère que nous n'y passerons que peu de jours. Une chose que j'ai remarquée déjà à Aix-la-Chapelle, mais plus particulièrement ici, c'est l'erreur où chacun est sur le compte de Napoléon. Le vulgaire est persuadé qu'il ne dort presque jamais, et qu'il travaille sans cesse; mais je vois que, s'il se lève de bonne heure pour faire manœuvrer des régimens, il a grand soin de se coucher beaucoup plus tôt le soir: hier, par exemple, il était monté à cheval à cinq heures du matin; le soir il s'est retiré avant neuf dans son appartement; et Joséphine nous a dit que c'était pour se coucher. On prétendait aussi qu'il faisait un usage immodéré de café, pour éloigner le sommeil; il en prend une tasse après son déjeuner et autant à dîner. Mais le public est ainsi: si un homme, placé dans des circonstances heureuses, opère de grandes choses, nous mettons tout sur le compte de son génie. Nous ne voulons rien devoir à la puissance du hasard; cet aveu répugne à l'amour-propre humain. Notre imagination crée un fantôme; elle l'entoure d'une brillante auréole[35]; mais sommes-nous admis à le voir de près, tout ce prestige, dont nous l'avions paré dans l'éloignement, s'évanouit; nous retrouvons l'homme avec toutes ses faiblesses, toutes ses petitesses, et nous nous indignons du culte que nous lui avons rendu.

Cologne, le 1e septembre.

Ce matin, je causais avec Joséphine, pendant qu'on la coiffait. L'empereur est arrivé, il a culbuté tout l'écrin pour lui faire essayer plusieurs parures. Madame Saint-Hilaire, première femme de chambre, chargée du soin des bijoux, était bonne à voir dans cet instant où Bonaparte mettait en désordre les objets confiés à ses soins. Elle était autrefois femme de chambre de madame Adélaïde, et elle voudrait établir, dans le département de la toilette, l'étiquette à laquelle elle était habituée à l'ancienne cour; mais cela n'est pas facile. On avait nommé un assez grand nombre de femmes de chambre qui devaient faire leur service par quartier de trois mois. Joséphine, qui arrive à cet âge où l'on a besoin de tout l'art, de tous les mystères de la toilette, était fort ennuyée d'avoir toutes ces spectatrices; elle a prié qu'on lui laissât seulement ses anciennes femmes de chambre; et, à la réserve de madame Saint-Hilaire, on a fait des dames d'annonce de toutes les femmes de chambre qu'on venait de nommer. Ces dames n'ont pas d'autres fonctions que celle d'annoncer l'empereur, lorsqu'il vient chez l'impératrice; elles sont, par conséquent, dans l'intérieur des petits appartemens.

Cette manie de se mêler de la toilette des femmes est bien extraordinaire dans un homme chargé (je dirais presque) des destinées du monde. Cela est si connu qu'Herbaut, valet de chambre de Joséphine, m'a observé, la première fois qu'il m'a coiffée, que je plaçais mon diadème de côté, et que l'empereur voulait qu'on le plaçât absolument droit. J'ai ri de son observation, et l'ai assuré que je me coiffe pour moi, et en ne consultant que mon goût. Il en a été fort étonné, et m'a assuré que toutes ces dames ont soin de se conformer à celui de Napoléon. Il s'occupe tellement de ces détails, qu'un jour de grande cérémonie, Joséphine ayant paru avec une robe rose et argent qu'il n'aimait pas, il jeta violemment son écritoire sur elle, pour la forcer à changer de robe. Ici, nous ne faisons pas autre chose: le matin, à dix heures, on s'habille pour déjeuner; à midi, on fait une autre toilette, pour assister à des représentations; souvent, ces représentations se renouvellent à différentes heures, et la toilette doit toujours être en rapport avec l'espèce de personnes présentées: en sorte qu'il nous est arrivé quelquefois de changer de toilette trois fois dans la matinée, une quatrième pour le dîner, et une cinquième pour un bal. Cette occupation continuelle est tout-à-fait un supplice pour moi.

Cologne, le 2 septembre.

L'empereur a une antipathie bien prononcée pour ce qu'on appelle les femmes d'esprit; il borne notre destination à orner un salon. En sorte que je crois qu'il ne fait pas une grande différence entre un beau vase de fleurs et une jolie femme. Quand il s'occupe de leur toilette, c'est par suite du luxe qu'il veut établir dans tous ses meubles; il blâme ou approuve une robe, comme il ferait de l'étoffe d'un fauteuil; une femme à sa cour n'est qu'un meuble de représentation de plus dans son salon. Joséphine dit assez plaisamment qu'il y a bien cinq ou six jours dans l'année où les femmes peuvent avoir quelque influence sur lui, mais qu'à l'exception de ce petit nombre de jours elles ne sont rien (ou presque rien) pour lui. Ce soir, la conversation est tombée sur la reine de Prusse; il ne peut pas la souffrir, et ne s'en cache pas. Les souverains sont tout-à-fait comme les amans: sont-ils brouillés, ils disent un mal horrible les uns des autres. Ils devraient se rappeler, lorsqu'ils sont en guerre, qu'ils finiront par faire la paix, et que dans ce cas, s'ils se rendent mutuellement les forteresses qu'ils se sont prises, ils ne pourront effacer les injures qu'ils se seront dites. Je crois que cette méthode, si à la mode aujourd'hui, de remplir les journaux d'invectives réciproques, tient beaucoup au caractère de Napoléon, et à la nouveauté de sa dynastie; car, en lisant l'histoire, je trouve qu'il y avait autrefois entre les princes qui se faisaient la guerre, un ton de modération qui n'existe plus aujourd'hui.

Bonn, le 5 septembre.

Nous avons quitté Cologne ce matin. Depuis long-temps, je n'avais passé une soirée aussi agréablement qu'aujourd'hui. L'impératrice a été reçue chez M. de Belderbuch, qui a une maison charmante; le jardin, qui était illuminé, s'étend jusqu'au bord du Rhin, très-large en cet endroit. On avait placé des musiciens dans un bateau sur le fleuve. Pendant le feu d'artifice qu'on a tiré après souper, je me suis glissée seule dans le fond du jardin, jusqu'au bord du Rhin. J'avais besoin d'échapper quelques instans à cette contrainte qui pèse sur moi si péniblement. L'air était pur et calme; peu à peu on a quitté le jardin. Une musique douce, harmonieuse, se faisait seule entendre; mais bientôt elle a cessé, le plus profond silence n'était interrompu que par le bruit des vagues qui venaient se briser sur les pierres près desquelles j'étais appuyée. La lune, qui se reflétait sur le fleuve, est venue remplacer les lampions qui s'éteignaient dans le jardin, et répandre l'harmonie de sa douce lueur sur le beau tableau que j'avais sous les yeux. Absorbée dans un recueillement profond, je ne m'apercevais pas que les heures s'écoulaient, lorsque des chants religieux, qui se sont fait entendre dans un extrême éloignement, ont réveillé mon attention. Je ne puis bien exprimer leur effet sur moi dans cet instant; on eût pu prendre pour un concert d'esprits célestes ces chants que les vents apportaient de l'autre côté du Rhin jusqu'à moi. Mais le plaisir que je trouvais à écouter ces sons, en quelque sorte aériens, a été interrompu. Des personnes inquiètes de ma longue absence, qui me cherchaient dans le jardin, sont arrivées près de moi dans cet instant; elles m'ont appris qu'à cette époque de l'année il est très-commun, en Allemagne, de voir les habitans de plusieurs villages se réunir pour aller visiter quelques saints en réputation dans le pays; que ces pèlerins marchent souvent la nuit, pour éviter la chaleur, et quelquefois en chantant des hymnes avec cette harmonie presque naturelle aux Allemands. Ainsi ont été expliqués les chants religieux que je venais d'entendre.

Coblentz, le 8 septembre.

Nous sommes logées ici à la préfecture. La simplicité, je dirai presque la pauvreté des meubles, fait grand honneur au préfet, M. de Chaban. L'empereur s'est étonné de ce dénûment; le préfet a répondu: «Ce pays est si pauvre, il y a tant de malheureux, que je me serais reproché de demander à la ville une augmentation d'impôts pour payer des meubles de luxe. J'ai tout ce qui est nécessaire.» Ce nécessaire, c'est quelques vieux fauteuils, un vieux lit et quelques tables. Cette simplicité est admirable. Il ne s'occupe que du soin de soulager les pauvres. On est heureux de rencontrer un être semblable qui joint beaucoup d'esprit à tant de vertus. L'empereur, toujours entouré d'un luxe asiatique, était tenté de se fâcher en arrivant, d'être logé ainsi; son âme sèche et aride ne peut apprécier tout ce que vaut M. de Chaban[36]; mais, cependant il sait combien son administration paternelle est utile pour faire aimer les Français dans ce pays.

Coblentz, le 9 septembre.

Je crois que j'ai à me reprocher aujourd'hui un peu de fausseté; car on ne transige pas avec sa conscience; elle ne prend pas le change sur les expressions. L'empereur a promis ce matin à Joséphine que, s'il ne rendait pas à mon mari les biens non vendus dont je désire la restitution, au moins il l'en dédommagerait par un emploi. Après dîner, dans le moment où l'on prenait le café, l'impératrice m'engageait à remercier Napoléon. Lorsqu'il s'est approché, en demandant ce qui nous occupait, «Elle me dit, a répondu Joséphine, qu'elle n'ose pas vous remercier de ce que vous m'avez promis ce matin pour elle.—Pourquoi donc? a dit l'empereur. Est-ce que je vous fais peur?—Mais, Sire, ai-je répondu, il n'est pas extraordinaire que l'idée de ce que Votre Majesté a fait se rattache à sa personne, et par conséquent qu'elle impose.» Je disais la vérité: c'est la mort du duc d'Enghien, et celle de tant d'autres victimes, qui, pour moi, se rattachent à sa personne, et me le montrent toujours empreint de leur sang. Et cependant (voyez la perversité!) je n'ai pas été fâchée qu'il ait pris le change sur ma réponse, dont il a fait un compliment qui l'a fait sourire. Ah! je crois que l'exemple commence à me corrompre. Il est bien temps que je retourne cultiver mes champs!

Coblentz, le 10 septembre.

Il paraît que Napoléon a eu, cette nuit, une attaque violente de la maladie de nerfs ou d'épilepsie à laquelle il est sujet. Il a été long-temps très-incommodé, avant que Joséphine, qui occupait la même chambre, ait osé demander du secours; mais enfin, cet état de souffrance se prolongeant, elle a voulu avoir de la lumière. Roustan, qui couche toujours à la porte de l'empereur, dormait si profondément qu'elle n'a pas pu le réveiller. L'appartement du préfet est si éloigné du luxe, qu'on n'y trouve pas même les objets de simple commodité. Il n'y avait pas une sonnette; les valets de chambre étaient logés fort loin; et Joséphine, à moitié nue, a été obligée d'aller entr'ouvrir la porte de l'aide-de-camp de service, pour avoir de la lumière. Le général Rapp, un peu étonné de cette visite nocturne, lui en a donné; et, après plusieurs heures d'angoisse, cette attaque s'est calmée. Napoléon a défendu à Joséphine de dire un seul mot de son incommodité. Aussi a-t-elle imposé le secret à tous ceux ou celles auxquels elle l'a racontée ce matin. Mais peut-on espérer qu'on gardera le secret que nous ne pouvons garder nous-mêmes? Et avons-nous le droit d'imposer aux autres la discrétion dont nous manquons? L'empereur était assez pâle ce soir, assez abattu; mais personne ne s'est avisé de lui demander de ses nouvelles. On sait qu'on encourrait sa disgrâce, si on pouvait croire Sa Majesté sujette à quelque infirmité humaine[37].

Coblentz, le 11 septembre.

Je m'étais arrêtée un instant dans le salon des aides-de-champ: les généraux Cafarelli, Rapp, Lauriston s'y trouvaient; on parlait de la faveur extrême dont jouit M. de Caulaincourt. «Nous ne l'envions pas, ont dit ces messieurs; nous ne voudrions pas l'avoir achetée au même prix.» Ce sentiment, sans doute, est commun à beaucoup de gens; mais, dans la position de ces messieurs, j'ai trouvé qu'il y avait quelque mérite à l'énoncer si franchement[38].

Coblentz, le 12 septembre 1804.

Le prince de Nassau-Weilbourg est venu ici faire sa cour. Il a proposé à Joséphine de lui envoyer deux yachts pour remonter le Rhin jusqu'à Mayence; ce qu'elle a accepté. Nous partons demain, et l'empereur suivra la nouvelle route qu'on a fait pratiquer aux bords du Rhin.

Bingen, le 13 septembre.

Notre voyage a été très-agréable toute la journée, et, pour qu'il n'y manque rien, nous pouvons même y joindre la description d'une tempête qui a manqué nous être funeste, et qui a retardé notre arrivée ici jusqu'à minuit. Les bords du Rhin, depuis Coblentz jusqu'à Bingen, sont très-pittoresques; dans la plus grande partie, ils sont hérissés de rochers, de montagnes très-élevées, sur lesquelles on voit une grande quantité de ruines d'anciens châteaux. On est étonné que des lieux qui paraissent si sauvages aient pu être habités par des créatures humaines. On nous a fait remarquer une tour qui s'élève au milieu du Rhin. Les princesses palatines étaient obligées autrefois de venir habiter cette tour pour donner le jour à leurs enfans. Je ne sais ce qui motivait cet usage, car la tour paraît inhabitable. Elle s'appelle le château de la Souris, et en effet je pense qu'il ne peut convenir qu'à cette espèce d'animaux d'y faire leur demeure. En passant devant Rhinsels et Bacareuch, quelques habitans sont venus dans des bateaux, accompagnés de musique, nous offrir des fruits. En arrivant à Bingen, le Rhin se trouve très-resserré entre des montagnes, et roule ses flots avec une rapidité effrayante, qui n'est pas toujours sans danger (m'a-t-on dit). Le ciel, qui avait été très-pur, très-serein toute la journée, s'est couvert ce soir de nuages, et nous avons été surprises par un orage, épouvantable (ont dit les uns), très-beau, suivant les autres; car, dans ce monde, presque chaque chose prend une dénomination relative à l'impression qu'éprouve celui qui en parle. Je dirai donc qu'un très-bel orage est venu éclairer notre navigation. Joséphine, et plusieurs dames, un peu effrayées, se sont enfermées dans une petite chambre du yacht; j'ai voulu jouir d'un coup-d'œil nouveau pour moi. Les éclairs qui se succédaient rapidement laissaient voir, en arrière de notre yacht, celui qui portait les femmes et la suite de l'impératrice. Ses grandes voiles blanches, agitées par un vent violent, se détachaient sur les nuages noirs qui obscurcissaient le ciel. Le bruit des vagues et du tonnerre, qui se faisait entendre doublement dans les hautes montagnes entre lesquelles le Rhin est resserré dans cet endroit, ajoutait quelque chose de solennel à ce tableau. Peu à peu, cet orage s'est calmé, et nous sommes arrivées à Bingen, à minuit.

Mayence, le 14 septembre.

Les bords du Rhin, de Bingen à Mayence, sont beaucoup moins pittoresques que ceux que nous avons vus hier. Le pays est plus ouvert. Nous sommes arrivées à trois heures. Nous étions attendues à onze; mais Joséphine, fatiguée, la veille, par l'orage qui avait retardé son arrivée à Bingen, ayant été malade, n'a pu partir aussitôt qu'on le croyait. D'ailleurs, les relais de chevaux qu'on avait placés sur les bords du Rhin pour remonter les yachts, ayant été mal servis, on n'a pas pu arriver plus tôt. Cette circonstance, qui paraît bien indifférente, ne l'a pas été pour Bonaparte. Le hasard a voulu que le courrier qui l'annonçait soit arrivé précisément dans l'instant où l'on commençait à apercevoir les deux yachts de l'impératrice. Toute la population de Mayence était sur le port, depuis onze heures. Des jeunes filles habillées de blanc, portant des corbeilles de fleurs, étaient placées des deux côtés d'un petit pont qu'on avait préparé pour le débarquement. Le général Lorges, commandant la division, le maire, le préfet, étaient là pour recevoir Joséphine, lorsque le courrier qui précédait l'empereur a annoncé son arrivée. Le général Lorges, suivi seulement d'un aide-de-camp, est monté à cheval pour aller le recevoir. Napoléon, en entrant à Mayence, a été surpris désagréablement, en voyant toutes les maisons fermées, pas une seule personne sur son passage, pas un seul cri de Vive l'empereur! Il a cru entrer dans un tombeau. Il était assez simple que tout le peuple qui s'était porté sur le port, depuis onze heures, n'ait pas quitté à l'instant où l'on apercevait les yachts. L'arrivée de l'impératrice, qui devait s'arrêter pour être haranguée, présentait un coup-d'œil plus agréable que la voiture dans laquelle Napoléon était enfermé. Il n'est donc pas étonnant que l'on soit resté sur le bord du Rhin. Il paraît que cette préférence a blessé vivement l'empereur. Les voitures de Joséphine arrivaient dans la cour du palais en même temps que la sienne. Napoléon, en passant devant nous, a fait un petit salut de la tête avec un air d'humeur; mais, comme cela lui arrive souvent, nous l'avons peu remarqué, et nous sommes allées, chacune dans les appartemens qui nous étaient destinés. Ce soir, l'empereur et l'impératrice ayant dîné seuls, nous attendions chez madame de La Rochefoucault l'avertissement qu'on nous donne assez ordinairement à sept heures, pour descendre dans le salon; mais sept, huit, neuf heures ont sonné, et l'on ne venait pas nous chercher. Nous plaisantions sur le long tête-à-tête de Leurs Majestés, lorsqu'on est venu nous avertir. En entrant dans le salon, nous avons été surprises de n'y trouver personne. Peu de temps après, Bonaparte est sorti de la chambre de Joséphine; il a traversé le salon en nous faisant encore son petit salut d'humeur, et il s'est retiré dans son appartement, d'où il n'est pas sorti de la soirée.

L'impératrice ne quittant pas sa chambre, madame de La Rochefoucault y est entrée; elle l'a trouvée pleurant amèrement. Napoléon lui avait fait une scène affreuse qui s'était prolongée jusqu'à ce moment. C'était sa faute si les chevaux avaient eu peine à remonter le Rhin; c'était sa faute si elle était partie aussi tard de Bingen; dans son injuste colère, je ne sais s'il ne lui a point fait un tort de l'orage qui avait causé son incommodité. Tout, selon lui, avait été arrangé et préparé par elle pour arriver à la même heure que lui. Il lui a reproché d'aimer à capter les suffrages; enfin, il lui a fait la scène la plus violente, la plus déraisonnable qu'on puisse imaginer, et sûrement la moins méritée. Ah! ce vieux adage qui dit qu'il n'y a point de héros pour les valets de chambre, est plus vrai qu'on ne pense. Nous voyons celui-ci de moins près que ne le voit son valet de chambre, et cependant que de petitesses nous découvrons chaque jour en lui[39]!

Mayence, le 16 septembre.

Ce matin devaient avoir lieu les présentations des princes de Bade, et celle de l'électeur archi-chancelier[40].

Après la présentation, ces princes devaient demander la permission à l'impératrice de lui nommer une partie des officiers de leur maison, et un neveu de l'archi-chancelier.

En recevant les instructions de Napoléon sur l'étiquette de cette présentation, Joséphine lui a demandé quelle était celle à suivre pour son fils; car enfin il fallait bien qu'il fût nommé aux princes. Bonaparte, qui n'avait pas pensé à cela, et qui se fâche toujours quand il est pris au dépourvu sur un sujet quelconque, a répondu avec humeur que son fils ne serait pas présenté; qu'il n'en voyait pas la nécessité. Joséphine, très-bonne, très facile, très-faible même dans presque toutes les circonstances, a un courage extrême et beaucoup de fermeté pour tout ce qui concerne ses enfans. Elle a représenté à l'empereur que, pour elle et pour lui-même, il n'était pas convenable que le fils de l'impératrice fût compté pour rien; qu'elle n'avait jamais rien demandé pour elle; et elle a eu le courage d'ajouter qu'elle n'avait pas pleuré pour être princesse[41]; mais que, son fils devant dîner chez elle avec ces princes, il fallait bien qu'il leur fût nommé; que dans l'ancien régime, si M. de Beauharnais (quoique non présenté à la cour de France) eût voyagé en Allemagne, il eût été admis partout. Ces derniers mots ont enflammé la colère de Napoléon à un point excessif. Il lui a dit qu'elle citait toujours son impertinent ancien régime (c'est l'expression dont il s'est servi); et qu'après tout, son fils pouvait ne pas dîner ce jour-là chez elle[42].

Il est sorti après ces mots, laissant Joséphine bien peu disposée à paraître dans le salon, pour la présentation. Pendant une demi-heure qu'elle y a passé, en attendant les princes, elle n'a pas cessé d'essuyer ses yeux, qui étaient encore gonflés de larmes lorsqu'ils ont paru. Pendant qu'elle avait cette scène avec l'empereur, M. de Talleyrand, qui, par les prérogatives de sa place, devait désigner les grands officiers de la couronne qui devaient aller prendre les princes à la portière de leurs carrosses, et qui ne néglige pas une occasion de causer une contrariété à Joséphine, a dit à son fils qu'il était désigné pour recevoir les princes. Eugène, qui a parfaitement le sentiment des convenances, et qui trouvait qu'il était ridicule que le fils de l'impératrice fût confondu dans le cortége des princes qui allaient lui être présentés, a répondu, avec cette simplicité digne qu'il possède si bien, qu'il s'y trouverait, si toutefois il lui était démontré qu'il dût s'y trouver. Il est venu conter à sa mère ce petit trait de malveillance de M. de Talleyrand; et il est convenu avec elle qu'il n'accompagnerait pas les princes; qu'il se rendrait le soir, dans le salon, un peu avant six heures, que Joséphine y serait pour le présenter. Tout cela s'est bien passé; Bonaparte n'est arrivé dans le salon qu'après six heures, à l'instant de se mettre à table; il ne s'est point informé si la présentation avait eu lieu; sa colère était calmée.

Lorsqu'il y a des princes à dîner, la dame d'honneur doit y être, avec une ou deux dames du palais. J'étais désignée aujourd'hui. Les princes de Nassau-Weilbourg, d'Issembourg, de Nassau-Usingen sont venus ce soir au cercle, qui était très-brillant.

Mayence, le 17 septembre.

Nous remarquions ce soir, madame de La Rochefoucault et moi, une chose bien extraordinaire; c'est l'empressement de M. de Caulaincourt envers les princes de Bade[43]. Il se croit obligé de leur faire les honneurs du salon. Lorsque je sus que ces princes seraient ici, j'étais très-curieuse d'observer leur première entrevue avec lui. Je supposais que, ne les ayant point vus depuis l'enlèvement qu'il avait fait, dans leurs états, du duc d'Enghien, et cet enlèvement ayant eu des suites si funestes, il devait, en se tenant à l'écart, en évitant de renouveler par sa vue le souvenir de l'affront cruel qu'il leur a fait, leur témoigner tacitement par sa contenance que, lorsqu'il exécuta cet ordre, il était loin d'en prévoir l'horrible suite. Mais je m'étais bien trompée: il est allé à eux avec une gaîté qui paraissait fort naturelle. Dès que les princes arrivent, il est près d'eux, il s'en empare absolument; il semble que la connaissance qu'il a faite avec eux d'une manière si funeste soit un titre à leur bienveillance. Cette conduite me confond. Il faut n'avoir pas le moindre tact, pas le plus léger sentiment des convenances, pour en agir ainsi. Le père, déjà vieux, craintif, comme on l'est à cet âge, tremblant toujours de voir la main toute-puissante de l'empereur le rayer du nombre des souverains, n'a presque rien témoigné extérieurement, en voyant M. de Caulaincourt[44]; la contenance de son petit-fils, le prince héréditaire, qui n'a encore aucun caractère, et, je crois, assez peu d'esprit, n'a pas mieux indiqué ce qui se passait en eux; mais à l'égard du prince Louis[45], je remarque que, chaque fois que M. de Caulaincourt s'approche d'eux, il se retire en arrière de son père et de son neveu, et qu'il évite, autant qu'il est possible, de parler avec lui; mais cette réserve n'ôte rien à l'aisance de M. de Caulaincourt. Quand je dis aisance, tout est relatif: car personne n'en possède moins que lui. On le prendrait plutôt pour un Prussien que pour un officier français; ses phrases même ont quelque chose de la tournure allemande; car en parlant à l'empereur ou à l'impératrice, il ne manque jamais de dire oui, ou non, votre Majesté. Il est extraordinaire que M. de Caulaincourt, dont les parens étaient à la cour, n'en connaisse pas mieux les usages[46].

Le 18 septembre

Je trouve que l'empereur ressemble beaucoup à cet homme qui, ennuyé des raisonnemens qu'une personne sage apportait en preuve de son opinion, s'écria: Hé! Monsieur, je ne veux pas qu'on me prouve. Il était bien tenté d'en dire autant ce soir. Le prince archi-chancelier, qui possède particulièrement cet esprit d'analyse qui décompose jusqu'au dernier principe d'une idée, discutait avec lui une question métaphysique de Kant; mais l'empereur a tranché la question en disant que Kant était obscur, qu'il ne l'aimait pas; et il a quitté brusquement le prince, qui est venu s'asseoir près de moi. Il y avait pour un observateur un combat très-plaisant entre la volonté déterminée du prince courtisan de tout admirer dans l'empereur, et le petit mécontentement d'avoir été arrêté au milieu de sa discussion sur son cher philosophe; car il est grand partisan de Kant. Il m'a dit, en thèse générale, que souvent on déprisait les ouvrages de pur raisonnement, uniquement par la peine qu'il faut se donner pour les comprendre; qu'on ne tient pour bien pensé que ce qu'on entend sans peine; mais qu'il en est d'une idée profonde, comme de l'eau, dont la profondeur ternit la limpidité; et que rien n'est plus facile, avec le secours des idées intermédiaires, que d'élever les esprits (même les plus médiocres) jusqu'aux plus hautes conceptions qu'il ne faut pour cela que perfectionner l'analyse et décomposer une question; que, si le fond en est vrai, on peut toujours la réduire à un point simple. J'ai profité de son petit mouvement d'humeur contre l'empereur (humeur dont il ne serait pas convenu pour tout au monde), et j'ai trouvé un grand plaisir à causer avec lui.

Mayence, le 19 septembre.

La princesse de Hesse-Darmstadt, son fils le prince héréditaire, et la jeune princesse Willelmine de Bade qu'il vient d'épouser, arrivent demain. Joséphine ne peut dissimuler une vive curiosité de voir cette jeune femme. C'est elle dont M. de Talleyrand parlait à l'empereur comme de la plus jolie personne de l'Europe, lorsqu'il l'engageait dernièrement à divorcer. J'entendais ce soir Joséphine qui faisait à son frère, le prince héréditaire, une foule de questions sur sa sœur. On voit que, quoique rassurée sur les craintes d'un divorce, elle serait fâchée que sa vue pût donner quelques regrets à l'empereur.

Le 20 septembre.

Enfin nous avons vu cette princesse si vantée! et jamais il n'y eut surprise si générale. On ne peut imaginer comment on a pu lui trouver quelque agrément. Elle est, je ne dirai pas d'une grandeur, mais d'une longueur démesurée. Il n'y a pas la moindre proportion dans sa taille, beaucoup trop mince et dépourvue tout-à-fait de grâce. Ses yeux sont petits: sa figure longue et sans expression. Elle a la peau très blanche, peu de coloris. Il est possible que, dans quelques années, quand elle sera formée, elle soit assez belle femme; mais, quant à présent, elle n'est nullement séduisante. J'étais charmée que Joséphine ait eu ce petit triomphe dont elle a bien joui. Jamais peut-être elle n'a eu autant de grâce qu'elle en a mis dans cette réception. En général, on est si bienveillant, si gracieux, quand on est heureux. On voyait qu'elle était ravie de trouver la princesse si peu agréable, et si différente de ce qu'on en avait dit à Napoléon. La princesse-mère a dû être charmante: elle a la physionomie la plus spirituelle et la plus agréable. Elle a beaucoup de vivacité et d'esprit. C'est elle qui gouverne entièrement ses petits états et son mari. Son fils, le prince héréditaire, est très-grand et très-beau; mais je crois que, lorsqu'on a dit cela de lui, on a tout dit.

Le 20 septembre 1804.

Le prince de Nassau-Weilbourg ayant laissé son yacht ici aux ordres de Joséphine, pour tout le temps qu'elle y passera, nous nous en sommes servies ce matin pour aller déjeuner dans une île du Rhin, près de Mayence, où était autrefois la maison de campagne de l'électeur, appelée la Favorite. Il n'en reste aucune trace: elle a été démolie. Cette île, ainsi que les environs de Mayence, offre une image assez triste des suites de la guerre. On n'y voit pas un arbre. Lorsque nous sommes arrivées, nous avons trouvé le déjeuner prêt. Pendant qu'on était à table, l'empereur a aperçu une pauvre femme qui, n'osant s'avancer, regardait de loin ce spectacle si nouveau pour elle; il lui a fait donner l'ordre de s'approcher. Lorsqu'elle a été près de la table, il lui a fait demander en allemand (car elle n'entend pas le français) si jamais elle avait rêvé qu'elle fût riche, et, dans ce cas, qu'est-ce qu'elle avait cru posséder. Cette pauvre femme avait beaucoup de peine à comprendre cette question, et encore plus à y répondre. Enfin, elle a dit qu'elle pensait qu'une personne qui avait 500 florins était la plus riche qu'il y eût au monde. «Son rêve est un peu cher, a dit l'empereur; mais n'importe, il faut le réaliser.» Aussitôt, ces messieurs ont pris tout l'or qu'ils avaient sur eux, et on lui a compté cette somme. C'était la chose la plus touchante que l'étonnement et la joie de cette femme; ses mains laissaient échapper l'or qu'elles ne pouvaient contenir; tous les yeux étaient mouillés de larmes d'attendrissement, en voyant la surprise et le bonheur de cette pauvre créature. J'ai regardé l'empereur dans cet instant; je pensais qu'il devait être si heureux! Non, sa physionomie ne peignait rien, absolument rien..... qu'un peu d'humeur. «J'ai déjà demandé deux fois la même chose, a-t-il dit, mais leurs rêves étaient plus modérés; elle est ambitieuse, cette bonne femme.» Il n'avait, dans ce moment, d'autre sensation que le regret qu'elle eût tant demandé. Qu'il est malheureux cet homme! À quoi lui sert son immense pouvoir, s'il ne sait pas jouir du bonheur qu'il peut répandre?... Après le déjeuner, on s'est dispersé dans l'île pour se promener. L'impératrice, accompagnée seulement par moi et deux autres personnes, a rencontré une jeune femme qui allaitait son enfant. Sa situation n'était pas très-heureuse. Joséphine avait sur elle seulement cinq pièces de vingt francs; elle les a données à cette femme sans appareil, sans ostentation, et une larme d'attendrissement est tombée sur l'enfant qu'elle avait pris dans ses bras, et qui la caressait avec ses petites mains, comme s'il eût senti le bien qu'elle venait de faire à sa mère, et qu'il voulût l'en remercier. En revenant à Mayence, l'empereur a beaucoup causé, ou, pour mieux dire, beaucoup parlé, car il ne cause jamais. Je n'oublierai de ma vie la singulière définition qu'il nous a donnée du bonheur et du malheur. «Il n'y a, a-t-il dit, ni bonheur ni malheur dans le monde; la seule différence, c'est que la vie d'un homme heureux est un tableau à fond d'argent avec quelques étoiles noires, et la vie d'un homme malheureux est un fond noir avec quelques étoiles d'argent.» Si l'on comprend cette définition, je trouve qu'on est bien habile; quant à moi, je ne l'entends pas du tout; et je n'ai pas la ressource d'appliquer le précepte de l'archi-chancelier, qui prétend que la question métaphysique la plus obscure (si toutefois elle repose sur une idée vraie) peut toujours être entendue avec le secours de l'analyse. Ici, je décompose, j'analyse, et je trouve.... zéro.

Mayence, le 22 septembre 1804.

Hier, les deux princesses de Hesse-Darmstadt qui devaient quitter Mayence aujourd'hui, étaient à dîner. Le soir, on est allé au théâtre. Ces dames n'avaient pas de schalls; et Joséphine, ayant craint qu'elles n'eussent froid, en a fait demander deux pour les leur prêter. Ce matin, en partant, la princesse mère a écrit un billet très-spirituel, très-aimable à l'impératrice, pour dire qu'elle gardait les schalls comme un souvenir. Le billet était fort bien tourné, mais j'ai cru voir qu'il ne consolait pas Joséphine de la privation des deux schalls qui se trouvaient être précisément les deux plus beaux de ses schalls blancs. Elle eût autant aimé que ses femmes en eussent choisi d'autres.

Mayence, le 24 septembre.

Hier, en quittant le salon, nous sommes parties, madame de La Rochefoucault et moi, pour Francfort[47].

Nous espérions que cette course rapide pourrait être ignorée de l'empereur. Nous avons passé la matinée à visiter la ville, à acheter quelques marchandises anglaises, que Joséphine nous avait prié de lui rapporter; car elle était dans notre confidence. Nous avons quitté Francfort à trois heures après midi, avec l'intention d'arriver à Mayence, à six. Ayant été désignée hier pour le dîner, je ne devais pas m'attendre à l'être encore aujourd'hui, et je pensais avoir tout le temps nécessaire pour me reposer, faire ma toilette et paraître à huit heures dans le salon. Quant à madame de Larochefoucault, sa santé est si faible qu'elle comptait se faire excuser de ne pas paraître ce soir, en prétextant qu'elle était incommodée. Mais tout cet arrangement s'est trouvé détruit, au moins relativement à moi. En arrivant, j'ai trouvé un billet du premier chambellan, qui me désignait pour le dîner. Il était six heures moins dix minutes; à six heures cinq, j'étais à table. J'avais cherché à réparer, par le choix d'une très belle robe, la précipitation de ma toilette. Tout en mangeant mon potage, je me félicitais d'être arrivée assez tôt pour ne pas trahir le secret de notre voyage; lorsque l'empereur avec un sourire un peu ironique, m'a dit que ma robe était bien belle, et m'a demandé si je l'avais rapportée de Francfort. Il n'y avait plus moyen de nier notre voyage; il fallait en rire, et tourner la chose en plaisanterie, pour que l'empereur ne s'en fâchât pas, et c'est ce que j'ai fait. Il a demandé si nous avions rapporté beaucoup de marchandises anglaises; mais comme rien apparemment ne l'avait contrarié aujourd'hui, il était dans une disposition d'esprit assez bienveillante, il ne s'est fâché qu'à moitié.

Mayence, le 25 septembre.

La ville de Mayence donnait un grand bal aujourd'hui à l'impératrice; mais étant très-incommodée, il lui paraissait impossible de s'y rendre; elle était dans son lit à cinq heures, avec une forte transpiration de la fièvre. Napoléon est entré chez elle, il lui a dit qu'il fallait qu'elle se levât, qu'elle allât à ce bal. Joséphine lui ayant représenté ses souffrances et le danger de se découvrir, ayant une éruption très-forte à la peau, Bonaparte l'a tirée brusquement de son lit, par un bras, et l'a forcée de faire sa toilette. Madame de La Rochefoucault, qui a été témoin de cette action brutale, me l'a contée, les larmes aux yeux; Joséphine, avec sa douceur, sa soumission si touchante, s'est habillée, et a paru une demi-heure au bal.

Mayence, le 26 septembre.

En entendant Napoléon appeler les princesses de Nassau qui étaient au cercle, mesdemoiselles, je souffrais incroyablement. Quelque peu d'attraits que cette cour ait pour moi, il n'en est pas moins vrai que j'en fais partie dans cet instant; et je suis humiliée comme française, que le souverain à la suite duquel je me trouve, ait si peu l'habitude des usages des cours. Comment ignore-t-il que les princes, entre eux, se donnent leurs titres respectifs, sans pour cela déroger à leur puissance? Mais Bonaparte croirait compromettre tout-à-fait la sienne, s'il en usait ainsi. Il ne manque jamais de dire au prince archi-chancelier, monsieur l'électeur, et mademoiselle, à toutes les princesses; j'en ai vu plus d'une sourire un peu ironiquement.

Mayence, le 27 septembre 1804.

L'impératrice a passé le Rhin ce matin, pour aller faire une visite au prince et à la princesse de Nassau, au château de Biberich, près de Mayence. Les troupes du prince étaient sous les armes; tous les officiers de sa petite cour, en grande tenue. Un déjeuner très-élégant était servi dans une salle, dont la vue s'étend au loin sur le Rhin, et offre un coup-d'œil magnifique. C'est une grande et superbe habitation. En revenant à Mayence, les troupes du prince ont accompagné l'impératrice jusqu'au bord du Rhin.

Mayence, le 28 septembre.

Napoléon a dit aujourd'hui, devant quarante personnes, à madame Lorges, dont le mari commande la division: «Ah! madame, quelle horreur que votre robe! c'est tout-à-fait une vieille tapisserie. C'est bien là le goût allemand!» (Madame Lorges est allemande.) Je ne sais si la robe est dans le goût allemand, mais ce que je sais mieux, c'est que ce compliment n'est pas dans le goût français.

Mayence, le 29 septembre.

Ce soir, en causant dans un coin du salon, avec deux personnes, je ne sais comment la conversation m'a amenée à parler de cet empereur de la Chine, qui demandait à Confucius de quelle manière on parlait de lui, de son gouvernement. «Chacun se tait, lui dit le philosophe, tous gardent le silence.» C'est ce que je veux, reprit l'empereur, Napoléon, qui était assez près de moi, causant avec le prince d'Issembourg, s'est retourné vivement. Je vivrais mille ans, que je n'oublierais jamais le regard menaçant qu'il m'a lancé. Je ne me suis pas troublée; j'ai continué ma conversation, et j'ai ajouté que cet empereur de la Chine ressemblait à beaucoup d'autres, qui sont comme les petits hiboux qui crient quand on porte de la lumière dans leur nid. Je ne sais si Napoléon a saisi le sens de cette dernière phrase; mais il a probablement senti qu'il avait eu tort de paraître se faire l'application de l'histoire de l'empereur chinois, et sa figure a repris cette immobilité, ce défaut total d'expression qu'il sait se donner à volonté.

1er octobre 1804.

Nous avons quitté Mayence hier, pour retourner à Paris, où nous serons dans peu de jours. Les autorités de tous les pays que nous traversons se donnent une peine incroyable pour composer des harangues; mais en vérité, ce sont des soins perdus; car je remarque qu'elles sont toutes les mêmes. Depuis celle du maire d'un petit village allemand, jusqu'à celle du président du sénat, on pourrait toutes les traduire par cette fable, dans laquelle le renard dit au lion:

«Vous leur fîtes, seigneur,
En les croquant, beaucoup d'honneur.»


CHAPITRE II.

Portrait de l'empereur.—Intérêt attaché aux moindres détails concernant les personnages historiques.—Fleury et Michelot dans le rôle du grand Frédéric.—Les Mémoires de Constant consultés par les auteurs et par les artistes.—Bonaparte au retour d'Égypte.—Son portrait par M. Horace Vernet.—Front de Bonaparte.—Ses cheveux.—Couleur et expression de ses yeux.—Sa bouche, ses lèvres et ses dents.—Forme de son nez.—Ensemble de sa figure.—Sa maigreur extrême.—Circonférence et forme de sa tête.—Nécessité de ouater et de briser ses chapeaux.—Forme de ses oreilles.—Délicatesse excessive.—Taille de l'empereur.—Son cou.—Ses épaules.—Sa poitrine.—Sa jambe et son pied.—Ses pieds.—Beauté de sa main et sa coquetterie sur cet article.—Habitude de se ronger légèrement les ongles.—Embonpoint venu avec l'empire.—Teint de l'empereur.—Tic singulier.—Particularité remarquable sur le cœur de Napoléon.—Durée de son dîner.—Sage précaution du prince Eugène.—Déjeuner de l'empereur.—Sa manière de manger.—Les convives accommodans.—Mets favoris de l'empereur.—Le poulet à la Marengo.—Usage du café.—Erreur vulgaire sur ce point.—Attention conjugale des deux impératrices.—Usage du vin.—Anecdote sur le maréchal Augereau.—Erreurs et contes réfutés par Constant.—Confiance imprudente de l'empereur.—Fâcheux effets de l'habitude de manger trop vite.—Joséphine et Constant garde-malades de l'empereur.—L'empereur mauvais malade.—Tendresse, soins et courage de Joséphine.—Maladies de l'empereur.—Ténacité d'un mal gagné au siège de Toulon.—Le colonel Bonaparte et le refouloir.—Blessures de l'empereur.—Le coup de baïonnette et la balle du carabinier tyrolien.—Répugnance pour les médicamens.—Précaution recommandée par le docteur Corvisart.—Heure du lever de l'empereur.—Sa familiarité à l'égard de Constant.—Conversations avec les docteurs Corvisart et Ivan.—Les oreilles tirées et le médecin récalcitrant.—Causeries de l'empereur avec Constant.—L'occasion négligée et manquée.—Le thé au saut du lit.—Bain de l'empereur.—Lecture des journaux.—Premier travail avec le secrétaire.—Robes de chambre d'hiver et d'été.—Coiffure de nuit et de bain.—Cérémonie de la barbe.—Ablutions, frictions, toilette, etc...—Costume.—Habitude de se faire habiller.—Napoléon né pour avoir des valets de chambre.—La toilette d'étiquette non rétablie.—Heure du coucher de l'empereur.—Sa manière expéditive de se déshabiller.—Comment il appelait Constant.—La bassinoire.—La veilleuse.—L'impératrice Joséphine lectrice favorite de l'empereur.—Les cassolettes de parfums.—Napoléon très-sensible au froid.—Passion pour le bain.—Travail de nuit.—Anecdote.—M. le prince de Talleyrand endormi dans la chambre de l'empereur.—Boissons de l'empereur pendant la nuit.—Excessive économie de l'empereur dans son intérieur.—Les étrennes de Constant.—Le pincement d'oreilles.—Tendresses et familiarités impériales.—Le prince de Neufchâtel.


Rien n'est à dédaigner dans ce qui se rapporte aux grands hommes. La postérité se montre avide de connaître jusque dans les plus petites circonstances leur genre de vie, leur manière d'être, leurs penchans, leurs moindres habitudes. Lorsqu'il m'est arrivé d'aller au théâtre, soit dans mes courts momens de loisir, soit à la suite de Sa Majesté, j'ai remarqué combien les spectateurs aimaient à voir sur la scène quelque grand personnage historique représenté avec son costume, ses gestes, ses attitudes et même ses infirmités et ses défauts, tels que des contemporains en ont transmis la description. J'ai toujours pris moi-même le plus grand plaisir à voir ces portraits vivans des hommes célèbres. C'est ainsi que je me souviens fort bien de n'avoir jamais trouvé autant d'agrément au théâtre que le jour où je vis pour la première fois jouer la charmante pièce des Deux Pages. Fleury, chargé du rôle du grand Frédéric, rendait si parfaitement la démarche lente, la parole sèche, les mouvemens brusques et jusqu'à la myopie de ce monarque, que, dès qu'il entrait en scène, toute la salle éclatait en applaudissemens. C'était, au dire des personnes assez instruites pour en juger, l'imitation la plus parfaite et la plus fidèle. Pour moi, je ne saurais dire si la ressemblance était exacte, mais je sentais que nécessairement elle devait l'être. Michelot, que j'ai vu depuis dans le même rôle, ne m'a pas fait moins de plaisir que son devancier. Sans doute ces deux habiles acteurs ont puisé aux bonnes sources pour connaître et retracer ainsi les manières de leur modèle. J'éprouve, je l'avoue, quelque orgueil à penser que ces mémoires pourront procurer aux lecteurs quelque chose de semblable au plaisir que j'ai essayé de peindre ici; et que, dans un avenir encore éloigné sans doute, mais qui pourtant ne peut manquer d'arriver, l'artiste qui voudra faire revivre et marcher devant des spectateurs le plus grand homme de ce temps sera obligé, s'il veut être imitateur fidèle, de se régler sur le portrait que, mieux que personne, je puis tracer d'après nature. Je crois d'ailleurs que personne ne l'a fait encore, du moins avec autant de détail.

À son retour d'Égypte, l'empereur était fort maigre et très-jaune, le teint cuivré, les yeux assez enfoncés, les formes parfaites, bien qu'un peu grêles alors. J'ai trouvé fort ressemblant le portrait qu'en a fait M. Horace Vernet, dans son tableau d'Une revue du premier consul sur la place du Carrousel. Son front était très-élevé et découvert; il avait peu de cheveux, surtout sur les tempes; mais ils étaient très-fins et très-doux. Il les avait châtains, et les yeux d'un beau bleu, qui peignaient d'une manière incroyable les diverses émotions dont il était agité, tantôt extrêmement doux et caressans, tantôt sévères et même durs. Sa bouche était très-belle, les lèvres égales et un peu serrées, particulièrement dans la mauvaise humeur. Ses dents, sans être rangées fort régulièrement, étaient très-blanches et très-bonnes; jamais il ne s'en est plaint. Son nez, de forme grecque, était irréprochable, et son odorat excessivement fin. Enfin, l'ensemble de sa figure était régulièrement beau. Cependant, à cette époque, sa maigreur extrême empêchait qu'on ne distinguât cette beauté des traits, et il en résultait pour toute sa physionomie un effet peu agréable. Il aurait fallu détailler ses traits un à un pour recomposer ensuite et comprendre la régularité parfaite et la beauté du tout. Sa tête était très-forte, ayant vingt-deux pouces de circonférence; elle était un peu plus longue que large, par conséquent un peu aplatie sur les tempes; il l'avait extrêmement sensible; aussi je lui faisais ouater ses chapeaux, et j'avais soin de les porter quelques jours dans ma chambre pour les briser. Ses oreilles étaient petites, parfaitement faites et bien placées. L'empereur avait aussi les pieds extrêmement sensibles; je faisais porter ses bottes et ses souliers par un garçon de garde-robe, appelé Joseph, qui avait exactement le même pied que l'empereur.

Sa taille était de cinq pieds deux pouces trois lignes; il avait le cou un peu court, les épaules effacées, la poitrine large, très-peu velue la cuisse et la jambe moulées; son pied était petit, les doigts bien rangés et tout-à-fait exempts de cors ou durillons; ses bras étaient bien faits et bien attachés; ses mains, admirables; et les ongles ne les déparaient pas; aussi en avait-il le plus grand soin, comme, au reste, de toute sa personne, mais sans afféterie. Il se rongeait souvent les ongles, mais légèrement; c'était un signe d'impatience ou de préoccupation.

Plus tard il engraissa beaucoup, mais sans rien perdre de la beauté de ses formes; au contraire, il était mieux sous l'empire que sous le consulat; sa peau était devenue très-blanche, et son teint animé.

L'empereur, dans ses momens ou plutôt dans ses longues heures de travail et de méditation, avait un tic particulier qui semblait être un mouvement nerveux, et qu'il conserva toute sa vie; il consistait à relever fréquemment et rapidement l'épaule droite, ce que les personnes qui ne lui connaissaient pas cette habitude interprétaient quelquefois en geste de mécontentement et de désapprobation, cherchant avec inquiétude en quoi et comment elles avaient pu lui déplaire. Pour lui, il n'y songeait pas, et répétait coup sur coup le même mouvement, sans s'en apercevoir.

Une particularité très-remarquable, c'est que l'empereur ne sentit jamais battre son cœur. Il l'a dit souvent à M. Corvisart ainsi qu'à moi, et plus d'une fois il nous fit passer la main sur sa poitrine, pour que nous fissions l'épreuve de cette exception singulière; jamais nous n'y sentîmes aucune pulsation.

L'empereur mangeait très-vite: à peine s'il restait douze minutes à table. Lorsqu'il avait fini de dîner, il se levait et passait dans le salon de famille; mais l'impératrice Joséphine restait et faisait signe aux convives d'en faire autant; quelquefois pourtant elle suivait Sa Majesté, et alors sans doute les dames du palais se dédommageaient dans leurs appartemens, où on leur servait ce qu'elles désiraient.

Un jour que le prince Eugène se levait de table immédiatement après l'empereur, celui-ci se retournant lui dit: «Mais tu n'as pas eu le temps de dîner, Eugène?—Pardonnez-moi, répondit le prince, j'avais dîné d'avance.» Les autres convives trouvèrent sans doute que ce n'était pas la précaution inutile. C'était avant le consulat que les choses se passaient ainsi; car depuis, l'empereur, même lorsqu'il n'était encore que premier consul, dînait en tête à tête avec l'impératrice, à moins qu'il n'invitât à sa table quelqu'une des personnes de sa maison, tantôt l'une, tantôt l'autre, et toutes recevaient cette faveur avec joie. À cette époque il y avait déjà une cour.

Le plus souvent, l'empereur déjeunait seul sur un guéridon d'acajou, sans serviette. Ce repas, plus court encore que l'autre, durait de huit à dix minutes.

Je dirai tout à l'heure quel fâcheux effet la mauvaise habitude de manger trop vite produisait souvent sur la santé de l'empereur. Outre cette habitude, et même par un premier effet de sa précipitation, il s'en fallait de beaucoup que l'empereur mangeât proprement. Il se servait volontiers de ses doigts au lieu de fourchette ou même de cuiller; on avait soin de mettre à sa portée le plat qu'il préférait. Il prenait à même, à la façon que je viens de dire, trempait son pain dans la sauce et dans le jus, ce qui n'empêchait pas le plat de circuler; en mangeait qui pouvait, et il y avait peu de convives qui ne le pussent pas. J'en ai même vu qui avaient l'air de considérer ce singulier acte de courage comme un moyen de faire leur cour. Je veux bien croire aussi qu'en plusieurs leur admiration pour Sa Majesté faisait taire toute répugnance, par la même raison qu'on ne se fait aucun scrupule de manger dans l'assiette et de boire dans le verre d'une personne que l'on aime, fût-elle d'ailleurs peu recherchée sur la propreté; ce que l'on ne voit pas, parce que la passion est aveugle. Le plat que l'empereur aimait le plus était cette espèce de fricassée de poulet à laquelle cette préférence du vainqueur de l'Italie fit donner le nom de poulet à la Marengo; il mangeait aussi volontiers des haricots, des lentilles, des côtelettes, une poitrine de mouton grillée, un poulet rôti. Les mets les plus simples étaient ceux qu'il aimait le mieux; mais il était difficile sur la qualité du pain. Il n'est pas vrai que l'empereur fit, comme on l'a dit, un usage immodéré du café. Il n'en prenait qu'une demi-tasse après son déjeuner et une autre après son dîner. Cependant il a pu lui arriver quelquefois, lorsqu'il était dans ses momens de préoccupation, d'en prendre, sans s'en apercevoir, deux tasses de suite. Mais alors le café, pris à cette dose, l'agitait et l'empêchait de dormir; souvent aussi il lui était arrivé de le prendre froid, ou sans sucre, ou trop sucré. Pour remédier à tous ces inconvéniens, l'impératrice Joséphine se chargea du soin de verser à l'empereur son café, et l'impératrice Marie-Louise adopta aussi cet usage. Lorsque l'empereur, après s'être levé de table, passait dans le petit salon, un page l'y suivait portant sûr un plateau en vermeil une cafetière, un sucrier et une tasse. Sa Majesté l'impératrice versait elle-même le café, le sucrait, en humait quelques gouttes pour le goûter, et l'offrait à l'empereur.

L'empereur ne buvait que du chambertin, et rarement pur. Il n'aimait guère le vin, et s'y connaissait mal. Cela me rappelle qu'un jour, au camp de Boulogne, ayant invité à sa table plusieurs officiers, Sa Majesté fit donner de son vin au maréchal Augereau, et lui demanda avec un certain air de satisfaction comment il le trouvait. Le maréchal le dégusta quelque temps en faisant claquer sa langue contre son palais, et finit par répondre: Il y en a de meilleur, de ce ton qui n'était pas des plus insinuans. L'empereur, qui pourtant s'attendait à une autre réponse, sourit, comme le reste des convives, de la franchise du maréchal.

Il n'est personne qui n'ait entendu dire que Sa Majesté prenait les plus grandes précautions pour n'être point empoisonnée. C'est un conte à mettre avec celui de la cuirasse à l'épreuve de la balle et du poignard. L'empereur poussait au contraire beaucoup trop loin la confiance: son déjeuner était apporté tous les jours dans une antichambre ouverte à tous ceux à qui il avait accordé une audience particulière, et ils y attendaient quelquefois des heures de suite. Le déjeuner de Sa Majesté attendait aussi fort long-temps; on tenait les plats aussi chauds que l'on pouvait, jusqu'au moment où elle sortait de son cabinet pour se mettre à table. Le dîner de Leurs Majestés était porté des cuisines aux appartemens supérieurs dans des paniers couverts; mais il n'eût point été difficile d'y glisser du poison; néanmoins jamais aucune tentative de ce genre n'entra dans la pensée des gens de service, dont le dévouement et la fidélité à l'empereur, même chez les plus subalternes, surpassaient tout ce que j'en pourrais dire.

L'habitude de manger précipitamment causait parfois à Sa Majesté de violens maux d'estomac qui se terminaient presque toujours par des vomissemens. Un jour, un des valets de chambre de service vint en grande hâte m'avertir que l'empereur me demandait instamment; que son dîner lui avait fait mal, et qu'il souffrait beaucoup. Je cours à la chambre de Sa Majesté, et je la trouve étendue tout de son long sur le tapis; c'était l'habitude de l'empereur lorsqu'il se sentait incommodé. L'impératrice Joséphine était assise à ses côtés, et la tête du malade reposait sur ses genoux. Il geignait et pestait alternativement ou tout à la fois, car l'empereur supportait ce genre de mal avec moins de force que mille accidens plus graves que la vie des camps entraîne avec elle; et le héros d'Arcole, celui dont la vie avait été risquée dans cent batailles, et même ailleurs que dans les combats, sans étonner son courage, se montrait on ne peut plus douillet pour un bobo. Sa majesté l'impératrice le consolait et l'encourageait de son mieux; elle, si courageuse lorsqu'elle avait de ces migraines qui, par leur violence excessive, étaient une véritable maladie, aurait, si cela eût été possible, pris volontiers le mal de son époux, dont elle souffrait peut-être autant que lui-même en le voyant souffrir. «Constant, me dit-elle dès que j'entrai, arrivez vite, l'empereur a besoin de vous; faites-lui du thé et ne sortez pas qu'il ne soit mieux.» À peine Sa Majesté en eut-elle pris trois tasses que déjà le mal diminuait; elle continuait de tenir sa tête sur les genoux de l'impératrice, qui lui caressait le front de sa main blanche et potelée, et lui faisait aussi des frictions sur la poitrine. «Te sens-tu mieux? Veux-tu te coucher un peu? Je resterai près de ton lit avec Constant.» Cette tendresse n'était-elle pas bien touchante, surtout dans un rang si élevé? Mon service intérieur me mettait souvent à portée de jouir de ce tableau d'un bon ménage.

Pendant que je suis sur le chapitre des maladies de l'empereur, je dirai quelques mots de la plus grave qu'il ait eue, si l'on en excepte celle qui causa sa mort.

Au siège de Toulon, en 1793, l'empereur n'étant encore que colonel d'artillerie, un canonnier fut tué sur sa pièce. Le colonel Bonaparte s'empara du refouloir et chargea lui-même plusieurs coups. Le malheureux artilleur avait ou plutôt avait eu une gale de la nature la plus maligne, et l'empereur en fut infecté. Il ne parvint à s'en guérir qu'au bout de plusieurs années, et les médecins pensaient que cette maladie mal soignée avait été cause de l'extrême maigreur et du teint bilieux qu'il conserva long-temps. Aux Tuileries, il prit des bains sulfureux et garda quelque temps un vésicatoire. Jusque là il s'y était toujours refusé, parce que, disait-il, il n'avait pas le temps de s'écouter. M. Corvisart avait vivement insisté pour un cautère. Mais l'empereur, qui tenait à conserver intacte la forme de son bras, ne voulut point de ce remède.

C'est à ce même siège qu'il avait été élevé du grade de chef de bataillon à celui de colonel, à la suite d'une brillante affaire contre les Anglais, dans laquelle il avait reçu, à la cuisse gauche, un coup de baïonnette dont il me montra souvent la cicatrice. La blessure qu'il reçut au pied, à la bataille de Ratisbonne, ne laissa aucune trace, et pourtant lorsque l'empereur la reçut l'alarme fut dans toute l'armée.

Nous étions à peu près à douze cents pas de Ratisbonne, l'empereur voyant fuir les Autrichiens de toutes parts, croyait l'affaire terminée. On avait apprêté son déjeuner à la cantine, au lieu que l'empereur avait désigné. Il se dirigeait à pied vers cet endroit, lorsque se tournant vers le maréchal Berthier, il s'écria: «Je suis blessé.» Le coup avait été si fort que l'empereur était tombé assis; il venait en effet de recevoir une balle qui l'avait frappé au talon. Au calibre de cette balle, on reconnut qu'elle avait été lancée par un carabinier tyrolien, dont l'arme porte ordinairement à la distance où nous étions de la ville. On pense bien qu'un pareil événement jeta aussitôt le trouble et l'effroi dans tout l'état-major. Un aide-de-camp vint me chercher, et lorsque j'arrivai, je trouvai M. Ivan occupé à couper la botte de Sa Majesté, dont je l'aidai à panser la blessure. Quoique la douleur fût encore très-vive, l'empereur ne voulut même pas donner le temps qu'on lui remît sa botte, et pour donner le change à l'ennemi, et rassurer l'armée sur son état, il monta à cheval, partit au galop avec tout son état-major et parcourut toutes les lignes. Ce jour-là, comme l'on pense bien, personne ne déjeuna, et tout le monde alla dîner à Ratisbonne.

Sa Majesté éprouvait une répugnance invincible pour tous les médicamens, et quand elle en a pris, ce qui arrivait fort rarement, c'était de l'eau de poulet ou de chicorée, et du sel de tartre. M. Corvisart lui avait recommandé de rejeter toute boisson qui aurait un goût âcre et désagréable; c'était, je crois, dans la crainte qu'on ne cherchât à l'empoisonner.

À quelque heure que l'empereur se fût couché, j'entrais dans sa chambre entre sept et huit heures du matin. J'ai déjà dit que ses premières questions regardaient invariablement l'heure qu'il pouvait être et le temps qu'il faisait. Quelquefois il se plaignait à moi d'avoir mauvaise mine. Quand cela était vrai, j'en convenais, comme je disais non quand je ne le trouvais pas. Dans ce cas, il me tirait les oreilles, m'appelait en riant grosse bête, demandait un miroir, et souvent avouait qu'il avait voulu me tromper et qu'il se portait bien. Il prenait ses journaux, demandait le nom des personnes qui étaient dans le salon d'attente, disait qui il voulait voir, et causait avec l'un ou l'autre. Quand M. Corvisart venait, il entrait sans attendre d'ordre. L'empereur se plaisait à le taquiner en parlant de la médecine, dont il disait que ce n'était qu'un art conjectural, que les médecins étaient des charlatans, et il citait ses preuves à l'appui, surtout sa propre expérience. Le docteur ne cédait jamais quand il croyait avoir raison. Pendant ces conversations, l'empereur se rasait, car j'étais parvenu à le décider à se charger seul de ce soin. Souvent il oubliait qu'il n'était rasé que d'un côté. Je l'en avertissais; il riait et achevait son ouvrage. M. Ivan, chirurgien ordinaire, avait, aussi bien que M. Corvisart, sa bonne part de critiques et de médisances contre son art. Ces discussions étaient fort amusantes; l'empereur y était très-gai et très-causeur, et je crois que quand il n'avait pas d'exemples sous la main à citer à l'appui de ses raisons, il ne se faisait pas scrupule d'en inventer. Aussi ces messieurs ne le croyaient-ils pas toujours sur parole. Un jour, Sa Majesté, suivant sa singulière habitude, s'avisa de tirer les oreilles d'un de ses médecins (M. Hallé, je crois). Le docteur se retira brusquement en s'écriant: «Sire, vous me faites mal.» Peut-être ce mot fut-il assaisonné d'un peu de mauvaise humeur, et peut-être aussi le docteur avait-il raison. Quoi qu'il en soit, depuis ce jour ses oreilles ne coururent plus aucun danger.

Quelquefois, avant de faire entrer le service, Sa Majesté me questionnait sur ce que j'avais fait la veille. Elle me demandait si j'avais dîné en ville et avec qui, si l'on m'avait bien reçu, ce que nous avions à dîner. Souvent aussi elle voulait savoir ce que me coûtait telle ou telle partie de mon habillement; je le lui disais, et alors l'empereur se récriait sur les prix, et me disait que, quand il était sous-lieutenant, tout était bien moins cher, qu'il avait souvent mangé chez Roze, restaurateur de ce temps, et qu'il y dînait fort bien pour 40 sous. Plusieurs fois il me parla de ma famille, de ma sœur, qui était religieuse avant la révolution et qui avait été contrainte de quitter son couvent. Un jour il me demanda si elle avait une pension et de combien elle était. Je le lui dis, et j'ajoutai que cela ne suffisant pas à ses besoins, je lui faisais moi-même une pension, ainsi qu'à ma mère. Sa Majesté me dit de m'adresser au duc de Bassano, pour qu'il lui fît son rapport à ce sujet, voulant bien traiter ma famille. Je ne profitai point de cette bonne disposition de Sa Majesté; car alors j'étais assez heureux pour pouvoir venir au secours de mes parens. Je ne pensais pas à l'avenir, qui me semblait ne devoir rien changer à mon sort, et je me faisais scrupule de mettre, pour ainsi dire, les miens à la charge de l'état. J'avoue que depuis, j'ai plus d'une fois été tenté de me repentir de cet excès de délicatesse, dont j'ai vu peu de personnes, tant au dessus qu'au dessous de ma condition, donner ou suivre l'exemple.

À son lever, l'empereur prenait habituellement une tasse de thé ou de feuilles d'oranger; s'il prenait un bain, il y entrait immédiatement au sortir du lit, et là se faisait lire par un secrétaire (par M. de Bourrienne jusqu'en 1804), ses dépêches et les journaux; quand il ne prenait pas de bain, il s'asseyait au coin du feu, et se faisait faire ainsi, ou fort souvent faisait lui-même cette lecture. Il dictait au secrétaire ses réponses et les observations que lui suggérait la lecture de ces papiers. Au fur et à mesure qu'il les avait parcourus, il les jetait sur le parquet, sans aucun ordre. Le secrétaire ensuite les ramassait et les mettait en ordre, pour les emporter dans le cabinet particulier. Sa Majesté, avant sa toilette, passait, en été, un pantalon de piqué blanc et une robe de chambre pareille; en hiver, un pantalon et une robe de chambre de molleton. Elle avait sur la tête un madras noué sur le front et dont les deux coins de derrière tombaient jusque sur son cou. L'empereur mettait lui-même, le soir, cette coiffure on ne peut pas moins élégante. Lorsqu'il sortait du bain on lui présentait un autre madras, car le sien était toujours mouillé dans le bain, où il se tournait et retournait sans cesse. Le bain pris ou les dépêches lues, il commençait sa toilette. Je le rasais, avant que je lui eusse appris à se raser lui-même. Quand l'empereur eut pris cette habitude, il se servit d'abord, comme tout le monde, d'un miroir attaché à la fenêtre; mais il s'en approchait de si près et se barbouillait si brusquement de savon, que la glace, les carreaux, les rideaux, la toilette et l'empereur lui-même en étaient inondés; pour remédier à cet inconvénient, le service s'assembla en conseil, et il fut résolu que Roustan tiendrait le miroir à Sa Majesté. Lorsque l'empereur était rasé d'un côté, il tournait l'autre côté au jour et faisait passer Roustan de gauche à droite ou de droite à gauche, suivant le côté par lequel il avait d'abord commencé. On transportait aussi la toilette. Sa barbe faite, l'empereur se lavait le visage et les mains, et se faisait les ongles avec soin; ensuite je lui ôtais son gilet de flanelle et sa chemise et lui frottais tout le buste avec une brosse de soie extrêmement douce. Je le frictionnais ensuite d'eau de Cologne, dont il faisait une grande consommation de cette manière; car tous les jours on le brossait et arrangeait ainsi. C'est en Orient qu'il avait pris cette habitude hygiénique, dont il se trouvait fort bien, et qui en effet est excellente. Tous ces préparatifs terminés, je lui mettais aux pieds de légers chaussons de flanelle ou de cachemire, des bas de soie blancs (il n'en a jamais porté d'autres), un caleçon de toile très-fine ou de futaine, et tantôt une culotte de casimir blanc avec des bottes molles à l'écuyère, tantôt un pantalon collant de la même étoffe et de la même couleur, avec de petites bottes à l'anglaise qui lui venaient au milieu du mollet. Elles étaient garnies de petits éperons en argent qui n'avaient pas plus de six lignes de longueur. Toutes ses bottes étaient ainsi éperonnées. Je lui mettais ensuite son gilet de flanelle et sa chemise, une cravate très-mince de mousseline, et par-dessus un col en soie noire; enfin un gilet rond de piqué blanc, et soit un habit de chasseur, soit un habit de grenadier, mais plus souvent le premier. Sa toilette achevée, on lui présentait son mouchoir, sa tabatière et une petite boîte en écaille remplie de réglisse anisé coupé très fin. On voit, par ce qui précède, que l'empereur se faisait habiller de la tête aux pieds; il ne mettait la main à rien, se laissant faire comme un enfant, et pendant ce temps s'occupait de ses affaires.

J'ai oublié de dire qu'il se servait, pour ses dents, de cure-dents de buis et d'une brosse trempée dans de l'opiat.

L'empereur était né, pour ainsi dire, homme à valets de chambre. Général, il en avait jusqu'à trois, et il se faisait servir avec autant de luxe que dans la plus haute fortune; dès cette époque, il recevait tous les soins que je viens de décrire, et dont il lui était presque impossible de se passer. L'étiquette n'a rien changé de ce côté; elle a augmenté le nombre de ses serviteurs, les a décorés de titres nouveaux, mais elle n'aurait pu l'entourer de plus de soins. Il ne se soumit que très-rarement à la grande étiquette royale; jamais, par exemple, le grand-chambellan ne lui a passé sa chemise; une fois seulement, au repas que la ville de Paris lui offrit lors du couronnement, le grand-maréchal lui présenta à laver. Je ferai la description de la toilette du jour du sacre, et l'on pourra voir que, ce jour-là même, sa majesté l'empereur des Français n'exigea pas d'autre cérémonial que celui auquel avaient été accoutumés le général Bonaparte et le premier consul de la république.

L'empereur n'avait point d'heure fixe pour se coucher; tantôt il se mettait au lit à dix ou onze heures du soir, tantôt, et le plus souvent, il veillait jusqu'à deux, trois et quatre heures du matin. Il était bientôt déshabillé, car son habitude était de jeter, en entrant dans sa chambre, chaque partie de son habillement à tort et à travers: son habit par terre, son grand cordon sur le tapis, sa montre à la volée sur le lit, son chapeau au loin sur un meuble, et ainsi de tous ses vêtemens l'un après l'autre. Lorsqu'il était de bonne humeur, il m'appelait d'une voix forte, par cette espèce de cri: Ohé, oh! oh! D'autres fois, quand il n'était pas content, c'était: Monsieur! Monsieur Constant! En toute saison il fallait lui bassiner son lit; ce n'était que dans les plus grandes chaleurs qu'il s'en dispensait. L'habitude qu'il avait de se déshabiller à la hâte faisait que, lorsque j'arrivais, je n'avais souvent presque rien à faire que de lui présenter son madras; j'allumais ensuite sa veilleuse, qui était en vermeil et recouverte pour donner moins de lumière. Lorsqu'il ne s'endormait pas tout de suite, il faisait appeler un de ses secrétaires ou bien l'impératrice Joséphine pour lui faire la lecture; personne ne pouvait mieux que Sa Majesté s'acquitter de cet office, pour lequel l'empereur la préférait à tous ses lecteurs; elle lisait avec ce charme particulier qui se mêlait à toutes ses actions. Par ordre de l'empereur, on brûlait dans sa chambre, dans de petites cassolettes en vermeil, tantôt du bois d'aloès, tantôt du sucre ou du vinaigre. Presque toute l'année il fallait du feu dans tous ses appartemens; il était habituellement très-sensible au froid. Lorsqu'il voulait dormir, je rentrais prendre son flambeau et montais chez moi. Ma chambre était au dessus de l'appartement de Sa Majesté; Roustan et un valet de chambre de service couchaient dans le petit salon attenant à la chambre de l'empereur. S'il avait besoin de moi la nuit, un garçon de garde-robe, qui couchait à côté, dans l'antichambre, venait me chercher. Jour et nuit on tenait de l'eau chaude pour son bain; car souvent, à toute heure de la nuit comme de la journée, il lui prenait fantaisie d'en prendre un. M. Ivan paraissait, tous les soirs et tous les matins, au lever et au coucher de Sa Majesté.

On sait que l'empereur faisait souvent appeler ses secrétaires et même ses ministres pendant la nuit. Pendant son séjour à Varsovie, en 1806, M. le prince de Talleyrand reçoit un jour un message à minuit passé; il arrive aussitôt et s'entretient long-temps avec l'empereur; le travail se prolonge assez avant dans la nuit, et Sa Majesté, fatiguée, finit par tomber dans un sommeil profond; le prince de Bénévent, qui aurait craint, en sortant, soit de réveiller l'empereur, soit d'être rappelé pour continuer la conversation, jette les yeux autour de lui, aperçoit un canapé commode, s'y étend et s'endort. M. Menneval, secrétaire de Sa Majesté, ne voulait se coucher qu'après la sortie du ministre, l'empereur pouvant avoir besoin de lui dès que M. de Talleyrand se serait retiré; aussi s'impatientait-il beaucoup d'une si longue audience. De mon côté, je n'étais pas de meilleure humeur, dans l'impossibilité où je me trouvais de me livrer au sommeil, avant d'avoir ôté le flambeau de nuit de Sa Majesté. M. Menneval vint dix fois me demander si M. le prince de Talleyrand était sorti. «Il est encore là, lui dis-je, j'en suis sûr, et pourtant je n'entends rien.» Enfin je le priai de se tenir dans la pièce où j'étais, et sur laquelle s'ouvrait la porte d'entrée, tandis que j'irais me mettre en sentinelle dans un cabinet de dégagement sur lequel la chambre de l'empereur avait une autre sortie; et il fut convenu que celui des deux qui verrait sortir le prince avertirait l'autre. Deux heures sonnent, puis trois, puis quatre; personne ne paraît; pas le moindre mouvement dans la chambre de Sa Majesté. Perdant patience à la fin, j'entr'ouvre la porte le plus doucement possible; mais l'empereur, dont le sommeil était fort léger, s'éveille en sursaut et demande d'une voix forte: «Qui est là? qui va là? qu'est-ce?» Je répondis que, pensant que M. le prince de Bénévent était sorti, je venais chercher le flambeau de Sa Majesté. «Talleyrand! Talleyrand! s'écrie vivement Sa Majesté; où donc est-il? et le voyant s'éveiller: Eh bien, je crois qu'il s'est endormi! Comment, coquin, vous dormez chez moi! ah! ah!» Je sortis sans emporter la lumière, ils se remirent à causer, et M. Menneval et moi nous attendîmes la fin du tête-à-tête jusqu'à cinq heures du matin.

L'empereur avait eu l'habitude de prendre, en travaillant ainsi la nuit, du café à la crême ou du chocolat; mais il y avait renoncé, et sous l'empire il ne prenait plus rien, sinon de temps en temps, mais très-rarement, soit du punch doux et léger comme de la limonade, soit, comme à son lever, une infusion de feuilles d'oranger ou de thé.

L'empereur qui dota si magnifiquement la plupart de ses généraux, qui se montra si libéral pour ses armées, et à qui, d'un autre côté, la France doit tant et de si beaux monumens, était peu généreux, et il faut le dire, un peu avare dans son intérieur. Peut-être ressemblait-il à ces riches vaniteux qui économisent de très près dans leur famille, pour briller davantage au dehors. Il faisait très-peu, pour ne pas dire point de cadeaux à sa maison. Le jour de l'an même se passait pour lui sans bourse délier; quand je le déshabillais la veille de ce jour-là: «Eh bien, monsieur Constant, me disait-il en me pinçant l'oreille, que me donnerez-vous pour mes étrennes?» La première fois qu'il me fit cette question, je lui répondis que je lui donnerais ce qu'il voudrait, mais j'avoue que j'espérais bien que, le lendemain, ce ne serait pas moi qui donnerais des étrennes. Il paraît que l'idée ne lui en vint pas, car personne n'eut à le remercier de ses dons, et depuis, il ne se départit jamais de cette règle d'économie domestique. À propos de ce pincement d'oreilles, sur lequel je suis revenu tant de fois, parce que Sa Majesté y revenait très-souvent, il faut que je dise, pendant que j'y pense et pour en finir, que l'on se tromperait beaucoup de croire qu'il se contentât de toucher légèrement la partie en butte à ses marques de faveur; il serrait au contraire très-rudement, et j'ai remarqué qu'il serrait d'autant plus fort qu'il était de meilleure humeur. Quelquefois, au moment où j'entrais dans sa chambre pour l'habiller, il accourait sur moi comme un furieux, et en me saluant de son bonjour favori: Eh bien, monsieur le drôle? il me pinçait les deux oreilles à la fois, de façon à me faire crier; il n'était même pas rare qu'il ajoutât à ces douces caresses une ou deux tapes assez bien appliquées; j'étais sûr alors de le trouver tout le reste de la journée d'une humeur charmante, et plein de bienveillance comme je l'ai vu si souvent. Roustan, et même le maréchal Berthier, prince de Neufchâtel, recevaient leur bonne part de ces tendresses impériales; souvent je leur en ai vu les joues tout enluminées et les yeux presque pleurans.


CHAPITRE III.

Somme fixée par l'empereur pour sa toilette.—Les budgets écourtés.—La place de 1,000 écus et le revenu d'une commune.—Quand j'étais sous-lieutenant.--Idée fixe de l'empereur en matière d'économies.—Les fournisseurs et les agens comptables.—La voiture de Constant supprimée par le grand-écuyer et rendue par l'empereur.—L'empereur jetant au feu les livres qui lui déplaisaient.—L'Allemagne de madame la baronne de Staël.—L'empereur surveillant les lectures des gens de sa maison.—Comment l'empereur montait à cheval.—Éducation de ses chevaux.—M. Jardin, écuyer de l'empereur.—Chevaux favoris de l'empereur.—Le cheval du mont Saint-Bernard et de Marengo admis à la pension de retraite.—Intelligence et fierté d'un cheval arabe de l'empereur.—L'équitation et la voltige enseignées aux pages de l'empereur.—L'empereur à la chasse.—Le cerf sauvé par Joséphine.—Mauvaise humeur et dureté d'une dame d'honneur de l'impératrice.—L'empereur a-t-il jamais été blessé à la chasse?—Napoléon mauvais tireur.—La chasse aux faucons.—Fauconnerie envoyée par le roi de Hollande.—Goût de l'empereur pour le spectacle.—Les prédilections.—Le grand Corneille et Cinna.—La Mort de César.—Représentations sur le théâtre de Saint-Cloud.—MM. Baptiste cadet et Michaut.—Les Vénitiens de M. Arnault père.—Conversations littéraires de l'empereur, très-profitables pour Constant.—Usage du tabac.—Erreurs populaires.—Tabatières de l'empereur.—Les gazelles de Saint-Cloud.—La pipe de l'ambassadeur persan.—L'empereur mal habile à fumer.—Constant lui donne une première et unique leçon de pipe.—Maladresse et dégoût de l'empereur.—Opinion sur les fumeurs.—Vêtemens de l'empereur.—La redingote grise.—Aversion de l'empereur pour les changemens de mode.—Supercherie de Constant pour amener l'empereur à les suivre.—Élégance du roi de Naples.—Discussion sur la toilette entre l'empereur et Murat.—Calembourg royal.—Velléité d'élégance.—Le tailleur Léger.—Napoléon et le bourgeois gentilhomme.—L'habit habillé et la cravate noire.—Vestes et culottes de l'empereur.—Habitude d'écolier.—Les taches d'encre.—Bas et souliers de l'empereur.—Autre habitude.—Boucles de l'empereur.—Napoléon ayant le même cordonnier à l'École-Militaire et sous l'empire.—Le cordonnier mandé dans la chambre de l'empereur.—Embarras et naïveté.—Linge et marque de l'empereur.—La flanelle d'Angleterre.—L'impératrice Joséphine et les gilets de cachemire.—Mensonge de la cuirasse.—Bonbonnière de l'empereur.—Décorations de l'empereur.—L'épée d'Austerlitz.—Sabres de l'empereur.—Voyages de l'empereur.—Pourquoi l'empereur n'annonçait pas d'avance le moment de son départ, ni le terme de son voyage.—Ordres dans les dépenses faites en route.—Présens, gratifications et bienfaits.—Questions faites aux curés.—Les ecclésiastiques décorés de l'étoile de la Légion-d'Honneur.—Aversion de l'empereur pour les réponses embarrassées.—Le service en voyage.—Anecdotes.—Le capitaine par méprise. Passe-droit fait à un vétéran.—Réponse militaire.—Réparation.


La somme fixée pour la toilette de Sa Majesté était de 20,000 francs, et l'année du sacre elle entra dans une grande colère, parce que cette somme avait été de beaucoup dépassée. Ce n'était jamais qu'en tremblant qu'on lui présentait les divers budgets des dépenses de sa maison. Toujours il retranchait et rognait, et recommandait toutes sortes de réformes. Je me souviens que lui demandant pour quelqu'un une place de 3,000 francs, qu'il m'accorda, je le vis se récrier: «Trois mille francs! mais savez-vous bien que c'est le revenu d'une de mes communes? Quand j'étais sous-lieutenant, je ne dépensais pas cela.» Ce mot revenait sans cesse dans les avertissemens de l'empereur aux personnes de sa familiarité, et quand j'avais l'honneur d'être sous-lieutenant était souvent dans sa bouche, et toujours pour faire des exhortations ou des comparaisons d'économie.

À propos de ces présentations de budgets, je me rappelle une circonstance qui doit trouver place dans mes mémoires, puisqu'elle m'est toute personnelle et que de plus elle peut donner une idée de la manière dont Sa Majesté entendait les économies. Elle partait de l'idée souvent fort juste, selon moi, que, dans ses dépenses particulières comme dans les dépenses publiques, même en supposant de la probité aux agens (supposition que l'empereur était toujours, j'en conviens, peu disposé à faire), on aurait pu faire les mêmes choses pour beaucoup moins d'argent. Ainsi quand il exigeait des diminutions, ce n'était point sur le nombre des objets de dépense qu'il voulait les faire porter, mais sur le taux auquel ces objets étaient estimés par les fournisseurs. J'aurai lieu de citer ailleurs quelques exemples de l'influence qu'exerçait cette idée sur la conduite de Sa Majesté à l'égard des agens comptables de son gouvernement. Voici, pour le présent, ce qui me regarde: un jour de règlement des divers budgets particuliers, l'empereur se récria beaucoup sur la dépense des écuries, et biffa une somme considérable. M. le grand-écuyer, pour parvenir aux économies exigées, retrancha à plusieurs personnes de la maison leur voiture; la mienne fut comprise dans la réforme. Quelques jours après l'exécution de cette mesure, Sa Majesté me chargea d'une commission pour laquelle il fallait une voiture. Je lui dis que, n'ayant plus la mienne, force m'était de ne pas obéir à ses ordres. L'empereur alors de s'écrier que ce n'était pas là son intention, que M. de Caulaincourt comprenait mal les économies; et lorsqu'il revit M. le duc de Vicence, il lui dit qu'il ne voulait pas qu'il fût touché à rien de ce qui me concernait.

L'empereur lisait quelquefois le matin les nouveautés et les romans du jour. Quand un ouvrage lui déplaisait, il le jetait au feu. On aurait tort de croire qu'il n'y avait que les livres mauvais qui fussent ainsi brûlés. Quand l'auteur n'était pas de ceux qu'il aimait, ou qu'il parlait trop bien d'un peuple étranger, cela suffisait pour que le volume fût condamné aux flammes. J'ai vu Sa Majesté jeter au feu un tome de l'ouvrage de madame la baronne de Staël sur l'Allemagne. S'il nous trouvait, le soir, occupés à lire dans le petit salon où nous l'attendions à l'heure du coucher, il regardait quels livres nous lisions, et quand c'étaient des romans, ils étaient brûlés sans miséricorde. Sa Majesté manquait rarement d'ajouter une petite semonce à la confiscation, et de demander au délinquant si un homme ne pouvait pas faire une meilleure lecture. Un matin qu'il avait parcouru et jeté au feu un livre de je ne sais quel auteur, Roustan se baissa pour le retirer; mais l'empereur s'y opposa en lui disant: «Laisse donc brûler ces cochonneries-là; c'est tout ce qu'elles méritent.»

L'empereur montait à cheval sans grâce, et je crois qu'il n'y aurait pas toujours été très-solide si l'on n'avait pas mis tant de soin à ne lui donner que des chevaux parfaitement dressés. Il n'était pas sur ce point de précautions que l'on ne prît. Les chevaux destinés au service personnel de l'empereur passaient par un rude noviciat avant d'arriver jusqu'à l'honneur de le porter. On les accoutumait à souffrir, sans faire le moindre mouvement, des tourmens de toute espèce, des coups de fouet sur la tête et sur les oreilles; on battait le tambour, on leur tirait aux oreilles des coups de pistolet et des boîtes d'artifice; on agitait des drapeaux devant leurs yeux; on leur jetait dans les jambes de lourds paquets, quelquefois même des moutons et des cochons. Il fallait qu'au milieu du galop le plus rapide (l'empereur n'aimait que cette allure) il pût arrêter son cheval tout court. Il ne lui fallait enfin que des chevaux brisés. M. Jardin père, écuyer de Sa Majesté, s'acquittait de sa pénible charge avec beaucoup d'adresse et d'habileté; aussi l'empereur en faisait-il le plus grand cas.

Sa Majesté tenait beaucoup à ce que ses chevaux fussent très-beaux, et dans les dernières années de son règne elle ne montait que des chevaux arabes. Il y eut quelques-uns de ces nobles animaux que l'empereur affectionna, entre autres la Styrie, qu'il montait au Saint-Bernard et à Marengo. Après cette dernière campagne, il voulut que son favori finît sa vie dans le luxe du repos. Marengo et le grand Saint-Bernard étaient déjà une carrière assez bien remplie. L'empereur eut aussi pendant quelques années un cheval arabe d'un rare instinct, et qui lui plaisait beaucoup. Tout le temps qu'il attendait son cavalier, il eût été difficile de lui découvrir la moindre grâce; mais dès qu'il entendait les tambours battre aux champs, ce qui annonçait la présence de Sa Majesté, il se redressait avec fierté, agitait sa tête en tous sens, battait du pied la terre, et jusqu'au moment où l'empereur en descendait, son cheval était le plus beau qu'on eût pu voir. Sa Majesté faisait cas des bons écuyers; aussi rien n'était négligé pour que ses pages reçussent sous ce rapport l'éducation la plus soignée. Outre qu'on les instruisait à monter solidement et avec grâce, ils pratiquaient encore des exercices de voltige dont il semblerait qu'on dût avoir besoin seulement au Cirque-Olympique. C'était même un des écuyers de MM. Franconi qui était chargé de cette partie de l'éducation des pages.

L'empereur, comme on l'a dit ailleurs, ne prenait du plaisir de la chasse qu'autant qu'il en fallait pour se conformer aux exigences de l'usage qui font de ce royal exercice un accompagnement nécessaire du trône et de la couronne. Pourtant je l'ai vu quelquefois s'y livrer assez long-temps pour faire croire qu'il ne s'y ennuyait pas. Il chassa un jour dans la forêt de Rambouillet depuis six heures du matin jusqu'à huit heures du soir; c'était un cerf qui avait causé cette excursion extraordinaire, et je me rappelle qu'on revint même sans l'avoir forcé. Dans une des chasses impériales de Rambouillet, à laquelle assistait l'impératrice Joséphine, un cerf poursuivi par les chasseurs vint se jeter sous la voiture de l'impératrice. Cet asile ne le trahit pas, car sa majesté, touchée des larmes du pauvre animal, demanda sa grâce à l'empereur. Le cerf fut épargné, et la bonne Joséphine lui attacha elle-même autour du cou un collier d'argent, qui devait attester sa délivrance et le protéger contre les attaques de tous les chasseurs.

Il y eut une des dames de S. M. l'impératrice qui montra un jour moins d'humanité qu'elle, et la réponse qu'elle fit à l'empereur déplut singulièrement à celui-ci, qui aimait la douceur et la pitié dans les femmes. On chassait depuis quelques heures dans le bois de Boulogne; l'empereur s'approcha de la calèche de l'impératrice Joséphine, et se mit à causer avec cette dame, qui portait un des noms les plus anciens et les plus nobles de France, et qui sans l'avoir, dit-on, désiré, avait été placée auprès de l'impératrice. Le prince de Neufchâtel vint dire que le cerf était aux abois. «Madame, dit galamment l'empereur à madame de C***, que voulez-vous qu'on fasse du cerf? je remets son sort entre vos mains.—Faites-en, sire, répondit-elle, ce qu'il vous plaira. Je ne m'y intéresse guère.» L'empereur la regarda froidement, et dit au grand-veneur: «Puisque le cerf a le malheur de ne point intéresser madame de C***, il ne mérite pas de vivre: faites-le mettre à mort!» Et là-dessus S. M. tourna la bride de son cheval et s'éloigna. L'empereur avait été choqué d'une telle réponse, et il la répéta le soir, au retour de la chasse, dans des termes peu flatteurs pour madame de C***.

On lit dans le Mémorial de Sainte-Hélène que l'empereur ayant été, dans une chasse, renversé et blessé par un sanglier, en avait au doigt une forte contusion. Je ne l'ai jamais vue, et je n'ai jamais eu connaissance d'un pareil accident arrivé à S. M.

L'empereur n'appuyait pas bien son fusil à l'épaule, et comme il faisait charger et bourrer fort, il ne tirait jamais sans en avoir le bras tout noirci. Je frottais la place meurtrie avec de l'eau de Cologne, et S. M. n'y pensait plus.

Les dames suivaient la chasse en calèche. On dressait ordinairement une table dans la forêt pour le déjeuner, auquel toutes les personnes de la chasse étaient invitées.

L'empereur essaya une fois d'une chasse au faucon dans la plaine de Rambouillet. Cette chasse avait été commandée pour mettre à l'essai la fauconnerie que le roi de Hollande (Louis) avait envoyée en présent à S. M. Toute la maison s'était fait une fête de voir cette chasse, dont on avait tant entendu parler; mais l'empereur parut s'y plaire encore moins qu'aux chasses à courre et au tir, et la fauconnerie ne resservit jamais.

S. M. aimait beaucoup le spectacle. Elle avait une préférence marquée pour la tragédie française et l'opéra italien. Corneille était son auteur favori; j'ai vu constamment sur sa table quelque volume des œuvres de ce grand poète. Très-souvent j'ai entendu l'empereur déclamer, en marchant dans sa chambre, des vers de Cinna, ou cette tirade de la Mort de César:

César, tu vas régner. Voici le jour auguste
Où le peuple romain, pour toi toujours injuste,
Etc., etc.

Sur le théâtre de Saint-Cloud, le spectacle d'une soirée n'était souvent que de pièces et de morceaux. On prenait un acte d'un opéra, un acte d'un autre, ce qui était fort contrariant pour les spectateurs, que la première pièce avait commencé à intéresser. Souvent aussi on jouait des comédies, et c'était alors grande joie pour la maison. L'empereur lui-même y prenait beaucoup de plaisir. Combien de fois je l'ai vu se pâmer de rire en voyant Baptiste cadet dans les Héritiers. Michaut l'amusait aussi beaucoup dans la Partie de Chasse de Henri IV.

Je ne sais plus en quelle année, pendant un voyage de la cour à Fontainebleau, on représenta devant l'empereur la tragédie des Vénitiens, de M. Arnault père. Le soir au coucher, Sa Majesté causa de la pièce avec le maréchal Duroc, et donna son jugement appuyé sur beaucoup de raisons. Les éloges comme les censures furent motivés et discutés; le grand-maréchal parla peu; l'empereur ne tarissait pas. Bien que très-pauvre juge en pareilles matières, c'était pour moi une chose très-amusante, et aussi très-instructive, que d'entendre ainsi l'empereur discourir des pièces anciennes ou nouvelles qui étaient jouées sous ses yeux. Ses observations et ses remarques n'auraient pas manqué, j'en suis certain, d'être très-profitables aux auteurs, s'ils avaient été comme moi à même de les entendre. Pour moi, si j'y ai gagné quelque chose, c'est de pouvoir en parler ici un peu (quoique bien peu) plus pertinemment qu'un aveugle des couleurs; pourtant, de crainte de mal dire, je retourne aux choses qui sont de mon département.

On a dit que Sa Majesté prenait beaucoup de tabac, que, pour en prendre plus vite et plus souvent, elle en mettait dans une poche de son gilet, doublée de peau pour cet usage; ce sont autant d'erreurs: l'empereur n'a jamais pris du tabac que dans ses tabatières, et quoiqu'il en consommât beaucoup, il n'en prenait que très-peu. Il approchait sa prise de ses narines comme simplement pour la sentir, et la laissait tomber ensuite. Il est vrai que la place où il se trouvait en était couverte; mais ses mouchoirs, témoins irrécusables en pareille matière, étaient à peine tachés, bien qu'ils fussent blancs et de batiste très-fine; certes ce ne sont pas là les marques d'un priseur. Souvent il se contentait de promener sous son nez sa tabatière ouverte pour respirer l'odeur du tabac qu'elle contenait. Ses boîtes étaient étroites, ovales, à charnières, en écaille noire, doublées en or, ornées de camées ou de médailles antiques en or et en argent. Il avait eu des tabatières rondes, mais comme il fallait deux mains pour les ouvrir, et que dans cette opération il laissait tomber tantôt la boîte, tantôt le couvert, il s'en était dégoûté. Son tabac était râpé fort gros, et se composait ordinairement de plusieurs sortes de tabacs mélangées ensemble. Souvent il s'amusait à en faire manger aux gazelles qu'il avait à Saint-Cloud. Elles en étaient très-friandes, et quoiqu'on ne peut plus sauvages pour tout le monde, elles s'approchaient sans crainte de Sa Majesté.

L'empereur n'eut qu'une seule fois fantaisie d'essayer de la pipe; voici à quelle occasion: l'ambassadeur persan (ou peut-être l'ambassadeur turc qui vint à Paris sous le consulat) avait fait présent à sa Majesté d'une fort belle pipe à l'orientale. Il lui prit un jour envie d'en faire l'essai, et il fit préparer tout ce qu'il fallait pour cela. Le feu ayant été appliqué au récipient, il ne s'agissait plus que de le faire se communiquer au tabac, mais à la manière dont Sa Majesté s'y prenait, elle n'en serait jamais venue à bout. Elle se contentait d'ouvrir et de fermer alternativement la bouche, sans aspirer le moins du monde. «Comment diable! s'écria-t-elle enfin, cela n'en finit pas.» Je lui fis observer qu'elle s'y prenait mal, et lui montrai comment il fallait faire. Mais l'empereur en revenait toujours à son espèce de bâillement. Ennuyé de ses vains efforts, il finit par me dire d'allumer la pipe. J'obéis et la lui rendis en train. Mais à peine en eut-il aspiré une bouffée, que la fumée qu'il ne sut point chasser de sa bouche, tournoyant autour du palais, lui pénétra dans le gosier, et ressortit par les narines et par les yeux. Dès qu'il put reprendre haleine, «Ôtez-moi cela! quelle infection! oh les cochons! le cœur me tourne.» Il se sentit en effet comme incommodé pendant au moins une heure, et renonça pour toujours à un plaisir «dont l'habitude, disait-il, n'était bonne qu'à désennuyer les fainéans.»

L'empereur ne mettait dans ses vêtemens d'autre recherche que celle de la finesse de l'étoffe et de la commodité. Ses fracs, ses habits et la redingote grise si fameuse, étaient des plus beaux draps de Louviers. Sous le consulat, il portait, comme c'était alors la mode, les basques de son habit extrêmement longues. Plus tard, la mode ayant changé, on les porta plus courtes, mais l'empereur tenait singulièrement à la longueur des siennes, et j'eus beaucoup de peine à le décider à y renoncer. Ce ne fut même que par une supercherie que j'en vins tout-à-fait à bout. À chaque nouvel habit que je faisais faire pour Sa Majesté, je recommandais au tailleur de raccourcir les pans d'un bon pouce, jusqu'à ce qu'enfin, sans que l'empereur s'en aperçût, ils ne furent plus ridicules. Il ne renonçait pas plus aisément sur ce point que sur tous les autres, à ses anciennes habitudes, et il voulait surtout ne pas être gêné: aussi parfois ne brillait-il pas par l'élégance. Le roi de Naples, l'homme de France qui se mettait avec le plus de recherche et presque toujours avec le meilleur goût, se permettait quelquefois de le plaisanter doucement sur sa toilette. «Sire, disait-il à l'empereur, Votre Majesté s'habille trop à la papa. De grâce, sire, donnez à vos fidèles sujets l'exemple du bon goût.—Ne faut-il pas, pour vous plaire, répondait l'empereur, que je me mette comme un muscadin, comme un petit-maître, enfin comme sa majesté le roi de Naples et des Deux-Siciles? Je tiens à mes habitudes, moi.—Oui, sire, et à vos habits tués, ajouta une fois le roi.—Détestable! s'écria l'empereur, cela est digne de Brunet;» et ils rirent un instant de ce jeu de mots, tout en le déclarant tel que l'avait jugé l'empereur.

Cependant ces discussions sur la toilette s'étant renouvelées à l'époque du mariage de Sa Majesté avec l'impératrice Marie-Louise, le roi de Naples pria l'empereur de permettre qu'il lui envoyât son tailleur. Sa Majesté, qui cherchait en ce moment tous les moyens de plaire à sa jeune épouse, accepta l'offre de son beau-frère. Le même jour, je courus chez Léger, qui habillait le roi Joachim, et l'amenai avec moi au château, en lui recommandant de faire les habits qu'on allait lui demander le moins gênans qu'il se pourrait, certain que j'étais d'avance que, tout au contraire de M. Jourdain, si l'empereur n'entrait pas dedans avec la plus grande aisance, il ne les prendrait pas. Léger ne tint aucun compte de mes avis; il prit ses mesures fort justes. Les deux habits qu'il fit étaient parfaitement faits, mais l'empereur les trouva incommodes. Il ne les mit qu'une fois, et Léger fut dès ce jour dispensé de travailler pour Sa Majesté. Une autre fois, long-temps avant cette époque, il avait commandé un fort bel habit de velours marron, avec boutons en diamans. Il descendit ainsi vêtu au cercle de sa majesté l'impératrice, mais avec une cravate noire. L'impératrice Joséphine lui avait préparé un col de dentelle magnifique, mais toutes mes instances n'avaient pu le décider à le mettre.

Les vestes et les culottes de l'empereur étaient toujours de casimir blanc. Il en changeait tous les matins. On ne les lui faisait blanchir que trois ou quatre fois. Deux heures après qu'il était sorti de sa chambre, il arrivait très-souvent que sa culotte était toute tachée d'encre, grâce à son habitude d'y essuyer sa plume, et d'arroser tout d'encre autour de lui, en secouant sa plume contre sa table. Cependant, comme il s'habillait le matin pour toute la journée, il ne changeait pas pour cela de toilette et restait en cet état le reste du jour. J'ai déjà dit qu'il ne portait jamais que des bas de soie blancs. Ses souliers, très-légers et très-fins, étaient doublés de soie. Tout le dedans de ses bottes était garni de futaine blanche. Lorsqu'il sentait à une de ses jambes quelque démangeaison, il se frottait avec le talon du soulier ou de la botte dont l'autre jambe était chaussée, ce qui ajoutait encore à l'effet de l'encre éparpillée. Les boucles de ses souliers étaient d'or, ovales, simples ou à facettes. Il en portait aussi en or, aux jarretières. Jamais sous l'empire je ne lui ai vu porter de pantalons.

Toujours, par suite de la fidélité de l'empereur à ses anciennes habitudes, son cordonnier, dans les premiers temps de l'empire, était le même qui l'avait chaussé lorsqu'il était à l'école militaire. Depuis ce temps il le chaussait toujours d'après ses premières mesures, sans lui en prendre de nouvelles; aussi ses souliers comme ses bottes étaient toujours mal faits et sans grâce. Long-temps il les porta pointus; je gagnai qu'ils fussent faits en bec de canne, comme c'était la mode. Ses anciennes mesures se trouvèrent à la fin trop petites, et j'obtins de Sa Majesté qu'elle s'en ferait prendre d'autres. Je courus aussitôt chez son cordonnier: c'était un grand simple qui avait succédé à son père. Il n'avait jamais vu l'empereur, quoiqu'il travaillât pour lui, et fut tout stupéfait d'apprendre qu'il fallait paraître devant Sa Majesté; la tête lui en tournait. Comment oserait-il se présenter devant l'empereur? Quel costume fallait-il prendre? Je l'encourageai et lui dis qu'il lui fallait un habit noir à la française, avec la culotte, l'épée, le chapeau, etc. Il se rendit ainsi panaché aux Tuileries. En entrant dans la chambre de Sa Majesté, il fit un profond salut, et demeura fort embarrassé. «Ce n'est pas vous, dit l'empereur, qui me chaussiez à l'école militaire?—Non, Votre Majesté l'empereur et roi, c'était mon père.—Et pourquoi n'est-ce plus lui?—Sire l'empereur et roi, parce qu'il est mort.—Combien me faites-vous payer mes souliers?—Votre Majesté l'empereur et roi les paye dix-huit francs.—C'est bien cher.—Votre Majesté l'empereur et roi les paierait bien plus cher si elle voulait.» L'empereur rit beaucoup de cette niaiserie et se fit prendre mesure. Les rires de Sa Majesté avaient complétement déconcerté le pauvre homme; lorsqu'il s'approcha, le chapeau sous le bras, et en faisant mille saluts, son épée se prit dans ses jambes, fut rompue en deux et le fit tomber sur les genoux et sur les mains. C'était à n'y pas tenir, aussi les rires de Sa Majesté redoublèrent; enfin l'honnête cordonnier, débarrassé de sa brette, prit plus aisément mesure à l'empereur, et se retira en faisant beaucoup d'excuses.

Tout le linge de corps de Sa Majesté était de toile extrêmement belle, marqué d'un N couronné. Dans le commencement, il ne portait point de bretelles; il finit par s'en servir, et il en trouvait l'usage très-commode. Il portait sur la peau des gilets de flanelle d'Angleterre. L'impératrice Joséphine lui avait fait faire pour l'été douze gilets de cachemire.

Beaucoup de personnes ont cru que l'empereur avait une cuirasse sous ses habits dans ses promenades et à l'armée; le fait est matériellement faux; jamais Sa Majesté n'a endossé une cuirasse, ni rien de semblable, pas plus sous ses habits que dessus.

L'empereur ne portait jamais de bijoux; il n'avait dans ses poches ni bourse ni argent, mais seulement son mouchoir, sa tabatière et sa bonbonnière.

Il ne portait à ses habits qu'un crachat et deux croix, celle de la Légion-d'Honneur et celle de la Couronne-de-Fer. Sous son uniforme et sur sa veste, il avait un cordon rouge dont les deux bouts ne se voyaient qu'à peine. Quand il y avait cercle au château, ou qu'il passait une revue, il mettait ce grand cordon sur son habit.

Son chapeau, dont il sera inutile de décrire la forme tant qu'il existera des portraits de Sa Majesté, était de castor, extrêmement fin et très-lèger; le dedans en était doublé de soie et ouaté. Il n'y portait ni glands, ni torsades, ni plumes, mais simplement une ganse étroite de soie plate qui soutenait une petite cocarde tricolore.

L'empereur avait plusieurs montres de Bréguet et de Meunier; elles étaient fort simples, à répétions, sans ornemens ni chiffre, le dessus couvert d'une glace, la boîte en or. M. Las Cases parle d'une montre recouverte des deux côtés d'une double boîte en or, marquée du chifre B, et qui n'a jamais quitté l'empereur. Je ne lui en ai pas connu de pareille, et pourtant j'étais dépositaire de tous les bijoux; je l'ai même été, durant plusieurs, années, des diamans de la couronne. L'empereur cassait souvent sa montre en la jetant à la volée, comme je l'ai dit plus haut, sur un des meubles de sa chambre à coucher. Il avait deux réveils faits par Meunier, un dans sa voiture, l'autre au chevet de son lit. Il les faisait sonner avec une petite ganse de soie verte; il en avait bien un troisième, mais il était vieux et mauvais, et ne pouvait servir. C'est celui-là qui avait appartenu au grand Frédéric, et qu'il avait apporté de Berlin.

Les épées de Sa Majesté étaient fort simples la monture en or, avec un hibou sur le pommeau.

L'empereur s'était fait faire deux épées semblables à celle qu'il portait le jour de la bataille d'Austerlitz. Une de ces épées fut donnée à l'empereur Alexandre, ainsi qu'on le verra plus tard, et l'autre au prince Eugène en 1814. Celle que l'empereur avait à Austerlitz, et sur laquelle il avait fait graver le nom et la date de cette mémorable bataille, devait être enfermée dans la colonne de la place Vendôme. Sa Majesté l'avait encore, je crois, à Sainte-Hélène.

Il avait aussi plusieurs sabres qu'il avait portés dans ses premières campagnes, et sur lesquels on avait fait graver le nom des batailles où il s'en était servi. Ils furent distribués à divers officiers-généraux par sa majesté l'empereur. Je parlerai plus tard de cette distribution.

Lorsque l'empereur devait quitter sa capitale pour rejoindre ses armées ou pour une simple tournée dans les départemens, jamais on ne savait bien précisément le moment de son départ. Il fallait d'avance envoyer sur diverses routes un service complet pour la chambre, la bouche, les écuries; quelquefois ils attendaient trois semaines, un mois, et quand Sa Majesté était partie, on faisait revenir les services restés sur les routes qu'elle n'avait point parcourues. J'ai souvent pensé que l'empereur en usait ainsi pour déconcerter les calculs de ceux qui épiaient ses démarches, et dérouter les politiques. Le jour qu'il devait partir personne que lui ne le savait; tout se passait comme à l'ordinaire. Après un concert, un spectacle, ou tout autre divertissement qui avait réuni un grand nombre de personnes, Sa Majesté disait à son coucher: «Je pars à deux heures.» Quelquefois c'était plus tôt, quelquefois plus tard, mais on partait toujours à l'heure qu'elle avait fixée. À l'instant l'ordre était transmis par chacun des chefs de service; tout se trouvait prêt dans le temps marqué, mais on laissait le château sens dessus dessous. J'ai tracé ailleurs un tableau de la confusion qui précédait et suivait immédiatement, au château, le départ de l'empereur. Partout où logeait Sa Majesté, en voyage, elle faisait payer, avant de partir, la dépense de sa maison et la sienne; elle faisait des présens à ses hôtes et donnait des gratifications aux domestiques de la maison. Le dimanche, l'empereur se faisait dire la messe par le desservant du lieu et donnait toujours vingt napoléons, quelquefois plus, selon les besoins des pauvres de la commune. Il questionnait beaucoup les curés sur leurs ressources, sur celles de leurs paroissiens, sur l'esprit et la moralité de la population, etc. Il ne manquait que rarement à demander le nombre des naissances, des décès, des mariages, et s'il y avait beaucoup de garçons et de filles en âge d'être mariés. Si le curé répondait d'une manière satisfaisante et s'il n'avait pas été trop long-temps à dire sa messe, il pouvait compter sur les bonnes grâces de Sa Majesté; son église et ses pauvres s'en trouvaient bien, et pour lui-même l'empereur lui laissait à son départ, ou lui faisait expédier un brevet de chevalier de la Légion-d'Honneur. En général, Sa Majesté aimait qu'on lui répondît avec assurance et sans timidité; elle souffrait même la contradiction; on pouvait sans aucun risque lui faire une réponse inexacte, cela passait presque toujours, elle y faisait peu d'attention, mais elle ne manquait jamais de s'éloigner de ceux qui lui parlaient en hésitant et d'une manière embarrassée.

Partout où l'empereur se trouvait résider, il y avait toujours de service, le jour comme la nuit, un page et un aide-de-camp qui couchaient sur des lits de sangle. Il y avait aussi dans l'antichambre un maréchal-des-logis et un brigadier des écuries pour aller, quand il le fallait, faire avancer les équipages qu'on avait soin de tenir toujours prêts à marcher; des chevaux tout sellés et bridés, et des voitures attelées de deux chevaux sortaient des écuries au premier signe de Sa Majesté. On les relevait de service toutes les deux heures, comme des sentinelles.

J'ai dit tout à l'heure que Sa Majesté aimait les promptes réponses et celles qui annonçaient de la vivacité dans l'esprit. Voici deux anecdotes qui me paraissent venir à l'appui de cette assertion.

L'empereur passant un jour une revue sur la place du Carrousel, son cheval se cabra, et dans les efforts que fit Sa Majesté pour le retenir, son chapeau tomba à terre; un lieutenant (son nom était, je crois, Rabusson), aux pieds duquel le chapeau était tombé, le ramassa et sortit du front de bandière pour l'offrir à Sa Majesté. «Merci, capitaine,» lui dit l'empereur encore occupé à calmer son cheval.—«Dans quel régiment, sire?» demanda l'officier. L'empereur le regarda alors avec plus d'attention, et s'apercevant de sa méprise, dit en souriant: «Ah! c'est juste, Monsieur; dans la garde.» Le nouveau capitaine reçut peu de jours après le brevet qu'il devait à sa présence d'esprit, mais qu'il avait auparavant bien mérité par sa bravoure et sa capacité.

À une autre revue, Sa Majesté aperçut dans les rangs d'un régiment de ligne un vieux soldat dont le bras était décoré de trois chevrons. Elle le reconnut aussitôt pour l'avoir vu à l'armée d'Italie, et s'approchant de lui:—«Eh bien! mon brave, pourquoi n'as-tu pas la croix? tu n'as pourtant pas l'air d'un mauvais sujet.—Sire, répondit la vieille moustache avec une gravité chagrine, on m'a fait trois fois la queue pour la croix.—On ne te la fera pas une quatrième,» reprit l'empereur; et il ordonna au maréchal Berthier de porter sur la liste de la plus prochaine promotion le brave, qui fut en effet bientôt chevalier de la Légion-d'Honneur.


CHAPITRE IV.

Le pape quitte Rome pour venir couronner l'empereur.—Il passe le Mont-Cénis.—Son arrivée en France.—Enthousiasme religieux.—Rencontre du pape et de l'empereur.—Finesses d'étiquette.—Respect de l'empereur pour le pape.—Entrée du pape à Paris.—Il loge aux Tuileries.—Attentions délicates de l'empereur, et reconnaissance du Saint-Père.—Le nouveau fils aîné de l'église.—Portrait de Pie VII.—Sa sobriété non imitée par les personnes de sa suite.—Séjour du pape à Paris.—Empressement des fidèles.—Visite du pape aux établissemens publics.—Audiences du pape, dans la grande salle du musée.—L'auteur assiste à une de ces réceptions.—La bénédiction du pape.—Le souverain pontife et les petits enfans.—Costume du Saint-Père.—Le pape et madame la comtesse de Genlis.—Les marchands de chapelets.—Le 2 décembre 1804.—Mouvement dans le château des Tuileries.—Lever et toilette de l'empereur.—Les fournisseurs et leurs mémoires.—Costume de l'empereur, le jour du sacre.—Constant remplissant une des fonctions du premier chambellan.—Le manteau du sacre et l'uniforme de grenadier.—Joyaux de l'impératrice.—Couronne, diadème et ceinture de l'impératrice.—Le sceptre, la main de justice et l'épée du sacre.—MM. Margueritte, Odiot et Biennais, joailliers.—Voiture du pape. Le premier camérier et sa monture.—Voiture du sacre.—Singulière méprise de Leurs Majestés.—Cortége du sacre.—Cérémonie religieuse.—Musique du sacre.—M. Lesueur et la marche de Boulogne.—Joséphine couronnée par l'empereur.—Le regard d'intelligence.—Le couronnement et l'idée du divorce.—Chagrin de l'empereur et ce qui le causait.—Serment du sacre.—La galerie de l'archevêché.—Trône de Leurs Majestés.—Illuminations.—Présens offerts par l'empereur à l'église de Notre-Dame.—La discipline et la tunique de saint Louis.—Médailles du couronnement de l'empereur.—Réjouissances publiques.


Le pape Pie VII avait quitté Rome au commencement de novembre. Sa sainteté, accompagnée par le général Menou, administrateur du Piémont, arriva sur le Mont-Cénis le 15 novembre au matin. On avait jalonné et aplani la route du Mont-Cénis, et tous les points périlleux avaient été garnis de barrières. Le Saint-Père fut complimenté par M. Poitevin-Maissemy, préfet du Mont-Blanc. Après une courte visite à l'hospice, il fit la traversée du mont, dans une chaise à porteurs, escorté d'une foule immense qui se précipitait pour recevoir sa bénédiction.

Le 17 novembre, Sa Sainteté remonta en voiture et fit ainsi le reste du chemin, toujours aussi accompagnée. L'empereur alla au devant du Saint-Père, et ce fut sur la route de Nemours, dans la forêt de Fontainebleau, qu'ils se rencontrèrent. L'empereur descendit de cheval, et les deux souverains rentrèrent à Fontainebleau dans la même voiture. On dit que pour que l'un ne prît point le pas sur l'autre, ils y étaient montés en même temps, Sa Majesté par la portière de droite, Sa Sainteté par la portière de gauche. Je ne sais si l'empereur usa de précautions et de finesses pour éviter de compromettre sa dignité; mais ce que je sais bien, c'est qu'il eût été impossible d'avoir plus d'égards et d'attentions qu'il n'en eut pour le vénérable vieillard. Le lendemain de son arrivée à Fontainebleau, le pape fit son entrée à Paris, avec tous les honneurs que l'on rendait ordinairement au chef de l'empire; un logement lui avait été préparé aux Tuileries, dans le pavillon de Flore; et par suite de la recherche délicate et affectueuse que Sa Majesté avait mise dès le commencement à bien recevoir le Saint-Père, celui-ci trouva son appartement distribué et meublé exactement comme celui qu'il occupait à Rome; il témoigna vivement sa surprise et sa reconnaissance d'une attention que lui-même, dit-on, appela délicatement, toute filiale, voulant faire allusion en même temps au respect que l'empereur lui avait montré en toute occasion, et au nouveau titre de fils aîné de l'église, que Sa Majesté allait prendre avec la couronne impériale.

Chaque matin, j'allais, par ordre de Sa Majesté, demander des nouvelles du Saint-Père. Pie VII avait une noble et belle figure, un air de bonté angélique, la voix douce et sonore; il parlait peu, lentement, mais avec grâce; d'une simplicité extrême et d'une sobriété incroyable; il était indulgent et sans rigueur pour les autres. Aussi, sous le rapport de la bonne chère, les personnes de sa suite ne se piquaient pas de l'imiter, mais profitaient au contraire largement de l'ordre qu'avait donné l'empereur, de fournir tout ce qui serait demandé. Les tables qui leur étaient destinées étaient abondamment et même magnifiquement servies; ce qui n'empêchait pas qu'un panier de chambertin ne fût demandé chaque jour pour la table particulière du pape, qui dînait tout seul et ne buvait que de l'eau.

Le séjour de près de cinq mois que le Saint-Père fit à Paris, fut un temps d'édification pour les fidèles, et Sa Sainteté dut emporter la meilleure idée d'une population qui, après avoir cessé de pratiquer et de voir pendant plus de dix ans les cérémonies de la religion catholique, les avait reprises avec une avidité inexprimable. Lorsque le pape n'était pas retenu dans ses appartemens par la délicatesse de sa santé, pour laquelle la différence du climat, comparé à celui de l'Italie, et la rigueur de la saison l'obligeaient à prendre de grandes précautions, il visitait les églises, les musées et les établissemens d'utilité publique. Quand le mauvais temps l'empêchait de sortir, on présentait à Pie VII, dans la grande galerie du musée Napoléon, les personnes qui demandaient cette faveur. Je fus un jour prié par des dames de ma connaissance de les conduire à cette audience du Saint-Père, et je me fis un plaisir de les accompagner.

La longue galerie du musée était occupée par une double haie d'hommes et de dames. La plupart de celles-ci étaient des mères de famille, et elles avaient leurs enfans autour d'elles ou dans leurs bras, pour les présenter à la bénédiction du Saint-Père. Pie VII arrêtait ses regards sur ces groupes d'enfans avec une douceur et une bonté vraiment angélique. Précédé du gouverneur du musée, et suivi des cardinaux et des seigneurs de sa maison, il s'avançait lentement entre deux rangs de fidèles agenouillés sur son passage; souvent il s'arrêtait pour poser sa main sur la tête d'un enfant, adresser quelques mots à la mère, et donner son anneau à baiser. Son costume était une simple soutane blanche, sans aucun ornement. Au moment où le pape allait arriver à nous, le directeur du musée présenta une dame qui attendait à genoux, comme les autres, la bénédiction de Sa Sainteté. J'entendis M. le directeur nommer cette dame, madame la comtesse de Genlis. Le Saint-Père, après lui avoir tendu son anneau, la releva et lui adressa avec affabilité quelques paroles flatteuses, lui faisant compliment de ses ouvrages et de l'heureuse influence qu'ils avaient exercée sur le rétablissement de la religion catholique en France.

Les marchands de chapelets et de rosaire durent faire leur fortune durant cet hiver. Il y avait des magasins où il s'en débitait plus de cent douzaines par jour. Pendant le mois de janvier seulement, cette branche d'industrie rapporta, dit-on, à un marchand de la rue Saint-Denis, 40,000 fr. de bénéfice net. Toutes les personnes qui se présentaient à l'audience du Saint-Père, ou qui se pressaient autour de lui, dans sa sortie, faisaient bénir des chapelets pour elles-mêmes, pour tous leurs parens et pour leurs amis de Paris ou de la province. Les cardinaux en distribuaient aussi une incroyable quantité, dans leurs visites aux divers hôpitaux, aux hospices, à l'hôtel des Invalides, etc. On leur en demandait même dans leurs visites chez des particuliers.

La cérémonie du sacre de Leurs Majestés avait été fixée au 2 décembre. Le matin de ce grand jour, tout le monde au château fut sur pied de très-bonne heure, surtout les personnes attachées au service de la garde-robe. L'empereur se leva à huit heures. Ce n'était pas une petite affaire que de faire endosser à Sa Majesté le riche costume qui lui avait été préparé pour la circonstance; et pendant que je l'habillais, elle ne se fit pas faute d'apostrophes et de malédictions contre les brodeurs, tailleurs et fournisseurs de toute espèce. À mesure que je lui passais une pièce de son habillement: «Voilà qui est beau, monsieur le drôle, disait-il (et mes oreilles d'entrer en jeu), mais nous verrons les mémoires.» Voici quel était ce costume: bas de soie brodés en or, avec la couronne impériale au dessus des coins; brodequins de velours blanc, lacés et brodés en or; culotte de velours blanc brodée en or sur les coutures, avec boutons et boucles en diamans aux jarretières; la veste, aussi de velours blanc brodée en or, boutons en diamans; l'habit de velours cramoisi, avec paremens en velours blanc, brodé sur toutes les coutures, fermé par devant jusqu'en bas, étincelant d'or. Le demi-manteau aussi cramoisi, doublé de satin blanc, couvrant l'épaule gauche et rattaché à droite sur la poitrine avec une double agrafe en diamans. Autrefois, en pareille circonstance, c'était le grande chambellan qui passait la chemise. Il parait que Sa Majesté ne songea point à cette loi de l'étiquette, et ce fut moi simplement qui remplis cet office, comme j'avais coutume de le faire. La chemise était une des chemises ordinaires de Sa Majesté, mais d'une baptiste fort belle; l'empereur ne portait que de très-beau linge. Seulement on y avait adapté des manchettes d'une superbe dentelle; la cravate était de la mousseline la plus parfaite, et la collerette en dentelle magnifique; la toque en velours noir était surmontée de deux aigrettes blanches; la ganse en diamans, et pour bouton le régent. L'empereur partit ainsi vêtu des Tuileries, et ce ne fut qu'à Notre-Dame qu'il mit sur ses épaules le grand manteau du sacre. Il était de velours cramoisi, parsemé d'abeilles d'or, doublé de satin blanc et d'hermine, et attaché par des torsades en or; le poids en était d'au moins quatre-vingts livres, et quoiqu'il fût soutenu par quatre grands dignitaires, l'empereur en était écrasé. Aussi, de retour au château, il se débarrassa au plus vite de tout ce riche et gênant attirail, et en endossant son uniforme des grenadiers, il répétait sans cesse: «Enfin, je respire!» Il était certainement beaucoup plus à son aise un jour de bataille.

Les joyaux qui servirent au couronnement de Sa Majesté l'impératrice, et qui consistaient en une couronne, un diadème et une ceinture, sortaient des ateliers de M. Margueritte. La couronne était à huit branches qui se réunissaient sous un globe d'or surmonté d'une croix. Les branches étaient garnies de diamans, quatre en forme de feuilles de palmier, et quatre en feuilles de myrte. Autour de la courbure régnait un cordon incrusté de huit émeraudes énormes. Le bandeau qui reposait sur le front étincelait d'améthystes. Le diadème était composé de quatre rangées de perles de la plus belle eau, entrelacées de feuillages en diamans parfaitement assortis, et montés avec un art aussi admirable que la richesse de la matière. Sur le front étaient plusieurs gros brillans, dont un seul pesait cent quarante-neuf grains. La ceinture enfin était un ruban d'or enrichi de trente-neuf pierres roses.

Le sceptre de Sa Majesté l'empereur avait été confectionné par M. Odiot. Il était d'argent, enlacé d'un serpent d'or et surmonté d'un globe sur lequel on voyait Charlemagne assis. La main de justice et la couronne, ainsi que l'épée, étaient d'un travail exquis. La description en serait trop longue. Elles sortaient des ateliers de M. Biennais.

À neuf heures du matin, le pape sortit des Tuileries, pour se rendre à Notre-Dame, dans une voiture attelée de huit chevaux gris pommelés. Sur l'impériale était une tiare avec tous les attributs de la papauté en bronze doré. Le premier camérier de Sa Sainteté, monté sur une mule, précédait la voiture, portant une croix de vermeil.

Il y eut un intervalle d'une heure environ entre l'arrivée du pape à Notre-Dame et celle de Leurs Majestés. Leur départ des Tuileries se fit à onze heures précises et fut annoncé par de nombreuses salves d'artillerie. Leurs Majestés étaient dans une voiture toute éclatante d'or et de peintures précieuses, traînée par huit chevaux de couleur isabelle, caparaçonnés avec une richesse extraordinaire. Sur l'impériale on voyait une couronne soutenue par quatre aigles, les ailes déployées. Les panneaux de cette voiture, objet de l'admiration universelle, étaient en glace, au lieu d'être en bois, de sorte que le fond ressemblait beaucoup au devant. Cette similitude fut cause que Leurs Majestés, en montant, se trompèrent de côté et s'assirent sur le devant; ce fut l'impératrice qui d'abord s'aperçut de cette méprise, dont elle rit beaucoup, ainsi que son époux.

Je n'entreprendrai point la description du cortége, quoique les souvenirs que j'en ai gardés soient encore complets et récens; mais j'aurais trop de choses à dire. Qu'on se figure dix mille hommes de cavalerie d'une superbe tenue, défilant entre deux haies d'infanterie aussi brillante, occupant chacune en longueur un espace de près d'une demi-lieue. Que l'on songe au nombre des équipages, à leur richesse, à la beauté des attelages et des uniformes, à cette multitude de musiciens jouant les marches du sacre au bruit des cloches et du canon; qu'on ajoute l'effet produit par le concours de quatre à cinq cent mille spectateurs; et l'on sera bien loin encore d'avoir une juste idée de cette étonnante magnificence.

Au mois de décembre, il est rare que le temps soit bien beau: ce jour-là pourtant, le ciel sembla favoriser l'empereur: au moment de son entrée à l'archevêché, un brouillard assez épais, qui avait duré toute la matinée, se dissipa, et permit au soleil d'ajouter l'éclat de ses rayons à la splendeur du cortége. Cette circonstance singulière fut remarquée par les spectateurs et augmenta l'enthousiasme.

Toutes les rues par lesquelles passa le cortége étaient soigneusement nettoyées et sablées; les habitans avaient décoré la façade de leurs maisons, selon leur goût et leurs moyens, en draperies, en tapisseries, en papier peint, quelques-uns avec des guirlandes de feuilles d'if. Presque toutes les boutiques du quai des Orfèvres étaient garnies de festons en fleurs artificielles.

La cérémonie religieuse dura près de quatre heures, et dut être on ne peut plus fatigante pour les principaux acteurs; le service de la chambre fut obligé de se tenir constamment dans l'appartement préparé pour l'empereur à l'archevêché. Pourtant les curieux (et nous l'étions tous) se détachaient de temps en temps, et purent ainsi voir à loisir la cérémonie.

Je n'ai peut-être jamais entendu d'aussi belle musique; elle était de la composition de MM. Paësiello, Rose et Lesueur, maîtres de chapelle de Leurs Majestés; l'orchestre et les chœurs offraient une réunion des premiers talens de Paris. Deux orchestres à quatre chœurs, composés de plus de trois cents musiciens, étaient dirigés, l'un par M. Persuis, l'autre par M. Rey, tous deux chefs de la musique de l'empereur. M. Laïs, premier chanteur de Sa Majesté, M. Kreutzer et M. Baillot, premiers violons du même titre, s'étaient adjoint tout ce que la chapelle impériale, tout ce que l'opéra et les grands théâtres lyriques possédaient de talens supérieurs en instrumentistes aussi bien qu'en chanteurs et chanteuses. La musique militaire était innombrable, et sous les ordres de M. Lesueur; elle exécutait des marches héroïques, dont une, commandée par l'empereur à M. Lesueur pour l'armée de Boulogne, est encore aujourd'hui, au jugement des connaisseurs, digne de figurer au premier rang des plus belles et des plus imposantes compositions musicales. Quant à moi, cette musique me rendait pâle et tremblant; je frissonnais par tout le corps en l'écoutant.

Sa Majesté ne voulut point que le pape mît la main à sa couronne; il la plaça lui-même sur sa tête. C'était un diadème de feuilles de chêne et de laurier en or. Sa Majesté prit ensuite la couronne destinée à l'impératrice, et, après s'en être couvert quelques instans, la posa sur le front de son auguste épouse, à genoux devant lui. Elle versait des larmes d'émotion, et, en se relevant, elle fixa sur l'empereur un regard de tendresse et de reconnaissance; l'empereur le lui rendit, mais sans rien perdre de la gravité qu'exigeait une si imposante cérémonie devant tant de témoins; et malgré cette gêne, leurs cœurs se comprirent au milieu de cette brillante et bruyante assemblée. Certainement l'idée du divorce n'était point alors dans la tête de l'empereur, et, pour ma part, je suis sûr que jamais cette cruelle séparation n'aurait eu lieu, si Sa Majesté l'impératrice eût pu avoir encore des enfans; ou même seulement sa le jeune Napoléon, fils du roi de Hollande et de la reine Hortense, ne fût pas mort dans le temps où l'empereur songeait à l'adopter. Cependant je dois avouer que la crainte ou pour mieux dire la certitude de n'avoir point de Joséphine un héritier de son trône, mettait l'empereur au désespoir; et souvent je l'ai entendu s'interrompre subitement au milieu de son travail, et s'écrier avec chagrin: «À qui laisserai-je tout cela?»

Après la messe, Son Excellence le cardinal Fesch, grand-aumônier de France, porta le livre des évangiles à l'empereur, qui, du haut de son trône, prononça le serment impérial d'une voix si ferme et si distincte que tous les assistans l'entendirent. C'est alors que, pour la vingtième fois peut-être, le cri de vive l'empereur! sortit de toutes les bouches; on chanta le Te Deum, et Leurs Majestés sortirent de l'église avec le même appareil qu'elles y étaient entrées. Le pape resta dans l'église un quart d'heure environ après les souverains, et lorsqu'il se leva pour se retirer, des acclamations universelles le saluèrent depuis le chœur jusqu'au portail.

Leurs Majestés ne rentrèrent au château qu'à six heures et demie, et le pape à près de sept heures. Pour entrer à l'église. Leurs Majesté passèrent comme je l'ai dit, par l'archevêché, dont les bâtimens communiquaient avec Notre-Dame au moyen d'une galerie en charpente. Cette galerie couverte en ardoises et tendue de tapisseries superbes, aboutissait à un portail, aussi en charpente, établi devant la principale entrée de l'église, et d'un style en harmonie parfaite avec l'architecture gothique de cette belle métropole. Ce portail volant reposait sur quatre colonnes décorées d'inscriptions en lettres d'or qui représentaient les noms des trente-six principales villes de France, dont les maires avaient été députés au couronnement. Sur le haut de ces colonnes étaient peints en relief Clovis et Charlemagne assis sur leur trône, le sceptre à la main. Au centre du frontispice étaient figurées les armes de l'empire ombragées par les drapeaux des seize cohortes de la Légion-d'Honneur. Aux deux côtés on voyait deux tourelles surmontées d'aigles en or. Le dessous de ce portique, ainsi que de la galerie, était façonné en voûte, peint en bleu de ciel, et semé d'étoiles.

Le trône de Leurs Majestés était élevé sur une estrade demi-circulaire, couverte d'un tapis bleu parsemé d'abeilles. On y montait par vingt-deux degrés. Ce trône, drapé en velours rouge était surmonté d'un pavillon aussi en velours rouge, dont les ailes ombrageaient, à gauche, l'impératrice les princesses et leurs dames d'honneur; à droite, les deux frères de l'empereur, l'archi-chancelier et l'archi-trésorier.

Rien de plus magnifique que le coup d'œil du jardin des Tuileries, le soir de cette belle journée. Le grand parterre entouré de portiques en lampions, de chaque arcade desquelles descendait une guirlande en verres de couleur; la grande allée décorée de colonnades surmontées d'étoiles; sur les terrasses, des orangers de feu; chaque arbre des autres allées éclairé par des lampions; enfin, pour couronner l'illumination, une immense étoile suspendue sur la place de la Concorde, dominant tous les autres feux. C'était un palais de feu.

À l'occasion du couronnement, Sa Majesté fit des présens magnifiques à l'église métropolitaine. On remarquait entre autres choses un calice en vermeil orné de bas-reliefs, composés par le célèbre Germain; un ciboire, deux burettes avec le plateau, un bénitier et un plat d'offrande; le tout en vermeil et précieusement travaillé. D'après les ordres de Sa Majesté, transmis par le ministre de l'intérieur, on remit aussi à M. d'Astros, chanoine de Notre-Dame, un carton contenant la couronne d'épines, une cheville et un morceau de bois de la vraie croix; une petite bouteille renfermant, dit-on, du sang de notre Seigneur; une discipline de fer qui avait servi à saint Louis, et une tunique ayant également appartenu à ce roi.

Le matin, M. le maréchal Murat, gouverneur de Paris, avait donné un déjeuner magnifique aux princes d'Allemagne qui étaient venus à Paris pour assister au couronnement. Après le déjeuner, le maréchal-gouverneur les fit conduire à Notre-Dame dans quatre voitures à six chevaux, avec une escorte de cent hommes à cheval commandés par un de ses aides-de-camp. Ce cortége fut particulièrement remarqué par son élégance et sa richesse.

Le lendemain de cette grande et mémorable solennité fut un jour de réjouissances publiques. Dès le matin, une population innombrable, favorisée par un temps magnifique, se répandit sur les boulevards, sur les quais et sur les places, où l'on avait disposé des divertissemens variés à l'infini.

Les hérauts d'armes parcoururent de bonne heure les places publiques, jetant à la foule qui se pressait sur leur passage des médailles frappées en mémoire du couronnement. Ces médailles représentaient d'un côté la figure de l'empereur, le front ceint de la couronne des Césars, avec ces mots pour légende: Napoléon empereur. Au revers étaient une figure revêtue du costume de magistrat, entourée d'attributs analogues, et celle d'un guerrier antique soulevant sur un bouclier un héros couronné et couvert du manteau impérial. Au dessous on lisait: Le sénat et le peuple. Aussitôt après le passage des hérauts d'armes commencèrent les réjouissances, qui se prolongèrent fort avant dans la soirée.

On avait élevé sur la place Louis XV, qui s'appelait alors place de la Concorde, quatre grandes salles carrées, en charpente et en menuiserie pour la danse et les valses. Des théâtres de pantomime et de farces étaient placés sur les boulevards de distance en distance; des groupes de chanteurs et de musiciens exécutaient des airs nationaux et des marches guerrières; des mâts de cocagne, des danseurs de corde, des jeux de toute espèce, arrêtaient les promeneurs à chaque pas, et leur faisaient attendre sans impatience le moment des illuminations et du feu d'artifice.

Les illuminations furent admirables. Depuis la place Louis XV jusqu'à l'extrémité du boulevard Saint-Antoine régnait un double cordon de feux de couleur en guirlandes. L'ancien Garde-Meuble, le palais du Corps-Législatif, resplendissaient de lumières; les portes Saint-Denis et Saint-Martin étaient couvertes de lampions depuis le haut jusqu'en bas.

Dans la soirée, tous les curieux se portèrent sur les quais et les ponts, afin de voir le feu d'artifice, qui fut tiré du pont de la Concorde (aujourd'hui pont Louis XVI), et surpassa en éclat tous ceux qu'on avait vus jusqu'alors.


CHAPITRE V.

Cérémonie de la distribution des aigles.—Allocution de l'empereur.—Serment.—La grande revue et la pluie.—Banquet aux Tuileries.—Panégyrique de la conscription, fait par l'empereur.—Grandes réceptions.—Fête à l'Hôtel-de-Ville de Paris.—Distribution de comestibles bien réglée.—Le vaisseau de feu.—Passage du mont Saint-Bernard au milieu des flammes.—Toilette et service en or, offerts à Leurs Majestés par la ville de Paris.—Le ballon de M. Garnerin.—Incident curieux.—Voyage par air, de Paris à Rome, en vingt-quatre heures.—Billet de M. Garnerin et lettre du cardinal Caprara.—Les bateliers et la maison flottante.—Quinze lieues par heure.—Histoire d'un aérostat.—Intrépidité de deux femmes.—Gratifications accordées par la ville de Paris.—Bonté de l'empereur et de son frère Louis.—Grâce accordée par l'empereur.—Statue érigée à l'empereur dans la salle des séances du Corps-Législatif.—L'impératrice Joséphine et le chœur de Gluck.—Heureux à-propos.—Le voile levé par les maréchaux Murat et Masséna.—Fragment d'un éloge de l'empereur, prononcé par M. de Vaublanc.—Bouquet et bal.—Profusion de fleurs au mois de janvier.


Le mercredi 5 décembre, trois jours après le couronnement, l'empereur fit au Champ-de-Mars la distribution des drapeaux.

La façade de l'École-Militaire était décorée d'une galerie composée de tentes placées au niveau des appartemens du premier étage. La tente du milieu, fixée sur quatre colonnes qui portaient des figures dorées représentant la Victoire, couvrait le trône de Leurs Majestés. Excellente précaution; car, ce jour-là, le temps fut horrible. Le dégel avait pris subitement, et l'on sait ce que c'est qu'un dégel parisien.

Autour du trône étaient placés les princes et les princesses, les grands dignitaires, les ministres, les maréchaux de l'empire, les grands officiers de la couronne, les dames de la cour et le conseil-d'état.

La galerie se divisait à droite et à gauche en seize parties décorées d'enseignes militaires et couronnées par des aigles. Ces seize parties représentaient les seize cohortes de la Légion-d'Honneur. La droite était occupée par le sénat, les officiers de la Légion-d'Honneur, la cour de cassation et les chefs de la comptabilité nationale. La gauche l'était par le tribunat et le corps législatif.

À chaque bout de la galerie était un pavillon; celui du côté de la ville portait le nom de tribune impériale; il était destiné aux princes étrangers. Le corps diplomatique et les personnages étrangers de distinction remplissaient l'autre pavillon.

On descendait de cette galerie dans le Champ-de-Mars par un immense escalier, dont le premier degré, qui faisait banquette au dessous des tribunes, était garni par les présidens de canton, les préfets, les sous-préfets et les membres du conseil municipal. Aux deux côtés de cet escalier on voyait les figures colossales de la France faisant la paix et de la France faisant la guerre. Sur les degrés étaient rangés les colonels des régimens et les présidens des colléges électoraux des départemens, qui portaient les aigles impériales.

Le cortége de Leurs Majestés sortit à midi du château des Tuileries dans l'ordre adopté pour le couronnement. Les chasseurs de la garde et l'escadron des mamelucks marchaient en avant; la légion d'élite et les grenadiers à cheval suivaient; la garde municipale et les grenadiers de la garde formaient la haie. Leurs Majestés étant entrées à l'École-Militaire, reçurent les hommages du corps diplomatique que l'on introduisît pour cela dans les grands appartemens de l'École. Ensuite l'empereur et l'impératrice se revêtirent de leurs ornemens du sacre et vinrent s'asseoir sur leur trône, au bruit des décharges réitérées de l'artillerie et des acclamations universelles.

Au signal donné, les députations de l'armée répandues sur le Champ-de-Mars se mirent en colonnes serrées et s'approchèrent du trône au bruit des fanfares. L'empereur s'étant levé, le plus grand silence s'établit, et d'une voix forte, Sa Majesté prononça ces paroles:

«Soldats, voilà vos drapeaux! ces aigles vous serviront toujours de point de ralliement; ils seront partout où votre empereur jugera leur présence nécessaire pour la défense de son trône et de son peuple.

»Vous jurez de sacrifier votre vie pour les défendre, et de les maintenir constamment, par votre courage, sur le chemin de la victoire: vous le jurez!»

Nous le jurons! répétèrent tous ensemble les colonels et les présidens des collèges, en balançant dans les airs les drapeaux qu'ils tenaient. Nous le jurons! dit à son tour toute l'armée, tandis que la musique jouait la marche célèbre connue sous le nom de marche des drapeaux.

Ce mouvement d'enthousiasme s'était communiqué aux spectateurs, qui, malgré la pluie, se pressaient en foule sur les gradins qui forment l'enceinte du Champ-de-Mars. Bientôt les aigles allèrent prendre la place qui leur était destinée, et l'armée vint par divisions défiler devant le trône de Leurs Majestés.

Quoiqu'on eût rien épargné pour donner à cette cérémonie toute la magnificence possible, elle ne fut point brillante; le motif seul était imposant, mais comment satisfaire l'œil à travers des torrens de neige fondue, au milieu d'une mer de boue, aspect que présentait le Champ-de-Mars ce jour-là? Les troupes étaient sous les armes depuis six heures du matin, exposées à la pluie et forcées de la recevoir, sans aucune apparence d'utilité! C'est ainsi du moins qu'elles envisageaient la question. La distribution des drapeaux n'était pour ces hommes qu'une revue pure et simple, et certes, autre chose est aux yeux du soldat de recevoir la pluie sur un champ de bataille, ou bien un jour de fête, avec un fusil bien luisant et une giberne vide.

Le cortége était de retour aux Tuileries à cinq heures. Il y eut un grand banquet dans la galerie de Diane. Le pape, l'électeur souverain de Ratisbonne, les princes et princesses, les grands dignitaires, le corps diplomatique et beaucoup d'autres personnes étaient invitées.

La table de Leurs Majestés, dressée au milieu de la galerie sur une estrade, était couverte par un dais magnifique. L'empereur s'y assit à la droite de l'impératrice et le pape à sa gauche. Le service fut fait par les pages. Le grand-chambellan, le grand-écuyer et le colonel-général de la garde se tenaient debout devant Sa Majesté; le grand-maréchal du palais à droite, et en avant de la table et plus bas, le préfet du palais, à gauche et vis-à-vis le grand-maréchal, le grand-maître des cérémonies, se tenaient également debout.

Des deux côtés de la table de Leurs Majestés étaient celle de leur altesses impériales, celle du corps diplomatique, celle des ministres et des grands-officiers, enfin celle de la dame d'Honneur de l'impératrice.

Après le dîner, il y eut cercle, concert et bal.

Le lendemain de la distribution des aigles, son altesse impériale le prince-Joseph présenta à Sa Majesté les présidens des colléges électoraux de départemens. Les présidens des colléges d'arrondissemens et les préfets furent introduits ensuite et reçus par Sa Majesté.

L'empereur s'entretint avec la plupart de ces fonctionnaires, sur les besoins de chaque département, les remercia de leur zèle à le seconder, puis il leur recommanda spécialement l'exécution de la loi sur la conscription. «Sans la conscription, dit Sa Majesté, il ne peut y avoir ni puissance ni indépendance nationales... Toute l'Europe est assujetties à la conscription. Nos succès, et la force de notre position, tiennent à ce que nous avons une armée nationale; il faut s'attacher avec soin cet avantage.»

Ces présentations durèrent plusieurs jours; Sa Majesté reçut tour à tour, et toujours avec le même cérémonial, les présidens des hautes cours de justice, les présidens des conseils généraux des départemens, les sous-préfets, les députés des colonies, les maires des trente-six villes principales, les présidens des cantons, les vice-présidens des chambres de commerce et les présidens des consistoires.

Quelques jours après, la ville de Paris offrit à Leurs Majestés une fête dont l'éclat et la magnificence surpassaient tout ce qui serait possible d'en dire. L'empereur, l'impératrice, les princes Joseph et Louis, montèrent ensemble pour s'y rendre dans la voiture du sacre. Des batteries établies sur le Pont-Neuf annoncèrent le moment où Leurs Majestés mettaient le pied sur le perron de l'Hôtel-de-Ville. Au même instant, des buffets chargés de pièces de volaille, et des fontaines de vin attiraient sur la principale place de chacune des douze municipalités de Paris, une multitude immense, dont presque chaque individu eut sa part dans les distributions de comestibles, grâce à la précaution qu'avaient prise les autorités de ne donner une pièce que sur la présentation d'un billet. La façade de l'Hôtel-de-Ville était illuminée en verres de couleur. Ce qui me frappa le plus fut la vue d'un vaisseau percé de quatre-vingts canons, dont les ponts, les mâts, les voiles et les cordages étaient figurés en illuminations. Le bouquet du feu d'artifice, auquel l'empereur lui-même mit le feu, représentait le Saint-Bernard vomissant un volcan du milieu de ses rochers couverts de neige. On y voyait l'image de l'empereur éclatante de lumière, gravissant à cheval, à la tête de son armée, le sommet escarpé du mont. Il se trouva au bal plus de sept cents personnes, sans qu'il y eût le moindre désordre. Leurs Majestés se retirèrent de bonne heure.

L'impératrice, en entrant dans l'appartement qui lui avait été préparé à l'Hôtel-de-Ville, y avait trouvé une toilette en or, complétement fournie et de la plus grande richesse. Lorsqu'elle fut apportée aux Tuileries, ce fut, pendant plusieurs jours, le bijou favori et le sujet des conversations de sa majesté l'impératrice. Elle voulait que tout le monde admirât ce meuble, et en effet personne ne songeait à se faire tirer l'oreille pour cela. Leurs Majestés permirent que cette toilette, et un service dont la ville avait pareillement fait hommage à l'empereur, furent exposés à la curiosité du public pendant quelques jours.

Après le feu d'artifice, on vit s'élever un ballon superbe, dont toute la circonférence, la nacelle et les cordes qui rattachaient celle-ci au ballon, étaient décorées de guirlandes lumineuses en verres de couleur. C'était un magnifique spectacle que cette énorme masse montant lentement mais légèrement dans les airs; quelque temps elle resta suspendue au dessus de Paris, comme pour attendre que la curiosité publique fût satisfaite; puis le ballon ayant vraisemblablement trouvé, à la hauteur où il était parvenu, un courant d'air plus rapide, disparut chassé par le vent dans la direction du midi; ne l'apercevant plus on cessa de s'en occuper; mais quinze jours après un incident très-singulier ramena sur ce ballon l'attention universelle.

Un matin, pendant que j'habillais l'empereur (c'était, je crois, ou le jour même, ou la veille du jour de l'an), un des ministres de Sa Majesté fut introduit, et l'empereur lui ayant demandé quelles étaient les nouvelles de Paris, comme il avait coutume de le faire aux personnes qu'il voyait de bonne heure dans la matinée, le ministre répondit: «J'ai laissé hier fort tard le cardinal Caprara, et j'ai appris de lui la chose la plus étrange.—Quoi donc? de quoi s'agit-il?» Et Sa Majesté, s'imaginant sans doute qu'il allait être question de quelque incident politique, s'apprêtait à emmener son ministre dans son cabinet, avant d'avoir complétement achevé sa toilette, lorsque son excellence se hâta d'ajouter: «Il ne s'agit point, Sire, d'un événement bien sérieux. Votre Majesté n'ignore pas que l'on a parlé dernièrement au cercle de sa majesté l'impératrice, du chagrin de ce pauvre Garnerin, qui n'avait pu, jusqu'à présent, retrouver le ballon qu'il lança le jour de la fête offerte à l'empereur par la ville de Paris; aujourd'hui même il va recevoir des nouvelles de son aérostat.—Où donc était-il tombé? demanda l'empereur.—À Rome, Sire.—Ah! voilà qui est curieux en effet.—Oui, Sire, le ballon de Garnerin a montré, en vingt-quatre heures, votre couronne impériale aux deux capitales du monde.» Alors le ministre raconta à Sa Majesté les détails suivans, qui furent rendus publics à cette époque, mais que je crois assez intéressans pour que l'on me sache quelque gré de les rappeler ici.

M. Garnerin avait attaché à son aérostat l'avis suivant:

«Le ballon porteur de cette lettre a été lancé à Paris, le 25 frimaire, au soir (16 décembre), par M. Garnerin, aéronaute privilégié de sa majesté l'empereur de Russie, et aéronaute ordinaire du gouvernement français, à l'occasion d'une fête donnée par la ville de Paris à sa majesté l'empereur Napoléon, pour célébrer son couronnement. Les personnes qui trouveront ce ballon sont priées d'en informer M. Garnerin, qui se rendra sur les lieux.»

L'aéronaute s'attendait sans doute, en écrivant ce billet, à recevoir avis le lendemain que son ballon était descendu dans la plaine de Saint-Denis ou dans celle de Grenelle; car il est à présumer qu'il ne songeait guère à un voyage à Rome, lorsqu'il s'engageait à se rendre sur les lieux. Plus de quinze jours se passèrent sans qu'il reçût l'avertissement sur lequel il avait compté, et il avait probablement fait le sacrifice de son ballon, lorsqu'il lui arriva une lettre ainsi conçue, du nonce de sa sainteté:

«Le cardinal Caprara vient d'être chargé par son excellence le cardinal Gonsalvi, secrétaire d'état de Sa Sainteté, de remettre à M. Garnerin la copie d'une lettre datée du 18 décembre; il s'empresse de la lui envoyer, et d'y joindre même la copie de la dépêche qui l'accompagnait. Le-dit cardinal saisit cette occasion pour témoigner à M. Garnerin toute son estime.»

À cette lettre était jointe la traduction du rapport fait au cardinal secrétaire d'état à Rome, par M. le duc de Mondragone, et daté d'Anguillora près Rome, le 18 décembre:

«Hier au soir, vers la vingt-quatrième heure, on vit passer dans les airs un globe d'une grandeur étonnante, lequel étant tombé sur le lac de Bracciano, paraissait être une maison. On envoya des bateliers pour le mettre à terre; mais ils ne purent y réussir, étant contrariés par un vent impétueux, accompagné de neige. Ce matin, de bonne heure, ils sont venus à bout de le conduire à bord. Ce globe est de taffetas gommé, couvert d'un filet; la galerie de fil de fer s'est un peu brisée. Il parait qu'il avait été éclairé par des lampions et des verres de couleur, dont il reste plusieurs débris. On a trouvé, attaché au globe, l'avis suivant (celui qu'on a lu plus haut).»

Ainsi ce ballon étant parti de Paris le 16 décembre à sept heures du soir, et étant descendu le lendemain 17, près Rome, à la vingt-quatrième heure, c'est-à-dire à la fin du jour, a traversé la France, les Alpes, etc., et parcouru une distance de trois cents lieues en vingt-deux heures. La vitesse de sa marche a donc été de quinze lieues par heure; et, ce qui est remarquable, ce ballon était chargé d'une décoration du poids de cinq cents livres.

L'histoire des courses précédentes de ce même ballon est faite pour piquer la curiosité. Sa première ascension eut lieu en présence de leurs majestés prussiennes et de toute la cour. Ce ballon, qui portait M. Garnerin, son épouse et M. Gaertner, fut descendu sur les frontières de la Saxe. La seconde expérience fut faite à Pétersbourg devant l'empereur, les deux impératrices et la cour. Le ballon enleva M. et madame Garnerin, qui descendirent à peu de distance sur un marais. C'est la première fois qu'on eut en Russie le spectacle d'une ascension aérostatique. La troisième expérience se fit également à Saint-Pétersbourg, en présence de la famille impériale. M. Garnerin s'éleva avec le général Lwolf. Ces deux voyageurs furent portés sur le golfe de Finlande, durant trois quarts d'heure et allèrent descendre à Krasnosalo, à vingt-cinq verstes de Pétersbourg. La quatrième expérience eut lieu à Moscou. M. Garnerin s'éleva à plus de quatre mille toises, fit une multitude d'expériences, et alla descendre, au bout de sept heures, à trois cent trente verstes de Moscou, sur les bords des anciennes frontières de la Russie. Le même ballon servit encore à l'ascension que madame Garnerin fit à Moscou avec madame Toucheninolf, au milieu d'un orage affreux et des éclats d'un tonnerre qui tua trois hommes à trois cents pas du ballon, au moment où il s'élevait. Ces dames descendirent, sans accident, à vingt-une verstes de Moscou.

La ville de Paris fit donner une gratification de 600 francs aux bateliers qui avaient retiré le ballon du lac de Bracciano. L'aérostat fut rapporté à Paris et déposé dans les archives de l'Hôtel-de-Ville.

Je fus témoin, ce même jour-là, de la bonté avec laquelle l'empereur accueillit la pétition d'une pauvre dame, dont le mari, qui était, je crois, un notaire, avait été condamné, je ne sais pour quelle faute, à une longue réclusion. Au moment où la voiture de Leurs Majestés impériales passait devant le Palais-Royal, deux femmes, une déjà âgée, l'autre de seize ou dix-sept ans, s'élancèrent à la portière, en criant: «Grâce pour mon mari! Grâce pour mon père!» L'empereur donna aussitôt avec force l'ordre d'arrêter sa voiture, et tendit la main pour prendre le placet, que la plus âgée des deux dames ne voulait remettre qu'à lui. En même temps, il lui adressa des paroles consolantes, en lui témoignant, avec le plus touchant intérêt, la crainte qu'elle ne fût blessée par les chevaux des maréchaux de l'empire, qui étaient à côté de la voiture. Pendant que cette bonté de son auguste frère excitait au plus haut point l'enthousiasme et la sensibilité des témoins de cette scène, le prince Louis, assis sur le siège de devant la voiture, s'était penché en dehors pour rassurer la jeune personne toute tremblante, et l'engager à consoler sa mère et à compter sur tout l'intérêt de l'empereur. La mère et la fille, suffoquées par leur émotion, ne pouvaient faire aucune réponse, et au moment où le cortége se remit en marche, je vis la première sur le point de tomber évanouie. On la porta dans une maison voisine, où elle ne revint à elle que pour verser, avec sa fille, des larmes de reconnaissance et de joie.

Le Corps Législatif avait arrêté qu'une statue en marbre blanc serait érigée à l'empereur dans la salle des séances, en mémoire de la confection du Code civil. Le jour de l'inauguration de ce monument, sa majesté l'impératrice, les princes Joseph, Louis, Borghèse, Bacciochi et leurs épouses, d'autres membres de la famille impériale, des députations des principaux ordres de l'état, le corps diplomatique et beaucoup d'étrangers de marque, les ministres, les maréchaux de l'empire, et un nombre considérable d'officiers généraux se rendirent sur les sept heures du soir au palais du Corps-Législatif.

Au moment où l'impératrice parut dans la salle, l'assemblée entière se leva, et un corps de musique placé dans une salle voisine fit entendre le chœur bien connu de Gluck, Que d'attraits! que de majesté!... À peine eut-on distingué les premières mesures de ce chœur, que chacun en saisit avec enthousiasme l'heureux à propos, et les applaudissemens éclatèrent de toutes parts.

Sur l'invitation du président, les maréchaux Murat et Masséna levèrent le voile qui recouvrait la statue, et tous les regards se portèrent sur l'image de l'empereur, le front ceint d'une couronne de lauriers mêlée de feuilles de chêne et d'olivier. Lorsque le silence eut succédé aux acclamations excitées par ce spectacle, M. de Vaublanc monta à la tribune et prononça un discours qui fut vivement applaudi dans l'assemblée dont il exprimait fidèlement les sentimens.

«Messieurs, dit l'orateur, vous avez signalé l'achèvement du Code civil des Français par un acte d'admiration et de reconnaissance: vous avez décerné une statue au prince illustre dont la volonté ferme et constante a fait achever ce grand ouvrage, en même temps que sa vaste intelligence a répandu la plus vive lumière sur cette noble partie des institutions humaines. Premier consul alors, empereur des Français aujourd'hui, il paraît dans le temple des lois, la tête ornée de cette couronne triomphale dont la victoire l'a ceint si souvent en lui présageant le bandeau des rois, et couvert du manteau impérial, le noble attribut de la première des dignités parmi les hommes.

»Sans doute, dans ce jour solennel, en présence des princes et des grands de l'état, devant la personne auguste que l'empire désigne par son penchant à faire le bien, plus encore que par le haut rang dont cette vertu la rendait si digne, dans cette fête de la gloire où nous voudrions pouvoir réunir tous les Français, vous permettrez à ma faible voix de s'élever un instant, et de vous rappeler par quelles actions immortelles Napoléon s'est ouvert cette immense carrière de puissance et d'honneur. Si la louange corrompt les âmes faibles, elle est l'aliment des grandes âmes. Les belles actions des héros sont un engagement qu'ils prennent envers la patrie. Les rappeler, c'est leur dire qu'on attend d'eux encore ces grandes pensées, ces généreux sentimens, ces faits glorieux, si noblement récompensés par l'admiration et la reconnaissance publique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

«Victorieux dans trois parties du monde, pacificateur de l'Europe, législateur de la France, des trônes donnés, des provinces ajoutées à l'empire, est-ce assez de tant de gloire pour mériter à la fois et ce titre auguste d'empereur des Français, et ce monument érigé dans le temple des lois? Eh bien, je veux effacer moi-même ces brillans souvenirs que je viens de retracer. D'une voix plus forte que celle qui retentissait pour sa louange, je veux vous dire: cette gloire du législateur, cette gloire du guerrier, anéantissez-la par la pensée et dites-vous: avant le 18 brumaire, quand des lois funestes étaient promulguées, quand les principes destructeurs, proclamés de nouveau, entraînaient déjà les choses et les hommes avec une rapidité que bientôt rien ne pourrait arrêter, quel fut celui qui parut tout à coup comme un astre bienfaisant, qui vint abroger ces lois, qui combla l'abîme entr'ouvert? Vous vivez, vous tous, menacés par le malheur des temps, vous vivez et vous le devez à celui dont vous voyez l'image. Vous accourez, infortunés proscrits, vous respirez l'air si doux de votre patrie, vous embrassez vos pères, vos enfans, vos épouses, vos amis, vous le devez à celui dont vous voyez l'image. Il n'est plus question de sa gloire, je ne l'atteste plus; j'invoque l'humanité d'un côté, la reconnaissance de l'autre; je vous demande à qui vous devez un bonheur si grand, si extraordinaire, si imprévu... Vous répondez tous avec moi: c'est au grand homme dont vous voyez l'image.»

Le président répéta à son tour un éloge semblable, dans des termes à peine différens. Il était peu de personnes alors qui songeassent à trouver ces louanges exagérées; leur opinion a peut-être changé depuis.

Après la cérémonie, l'impératrice, conduite par le président, passa dans la salle des conférences, où le couvert de Sa Majesté avait été servi sous un dais magnifique en soie cramoisie. Des tables composant près de trois cents couverts, et servies par le restaurateur Robert, avaient été dressées dans les différentes salles du palais; au dîner succéda un bal brillant. Ce qu'il y avait de plus remarquable dans cette fête était un luxe inimaginable de fleurs et d'arbustes, que sans doute on n'avait pu rassembler qu'à grands frais, vu la rigueur de l'hiver. Les salles de Lucrèce et de la Réunion, où se formaient les quadrilles des danseurs, étaient comme un immense parterre de lauriers-roses, de lilas, de jonquilles, de lis et de jasmins.


CHAPITRE VI.

Mon mariage avec mademoiselle Charvet.—Présentation de ma femme à madame Bonaparte.—Le général Bonaparte ouvrant les lettres adressées à son courrier.—Le général Bonaparte veut voir M. et madame Charvet.—M. Charvet suit madame Bonaparte à Plombières.—Établissement de M. Charvet et de sa famille à la Malmaison.—Madame Charvet, secrétaire intime de madame Bonaparte.—Mesdemoiselles Louise et Zoé Charvet, favorites de Joséphine.—Fantasmagorie à la Malmaison.—Jeux de Bonaparte et des dames de la Malmaison.—M. Charvet quitte la maison pour le château de Saint-Cloud.—Les anciens porteurs et frotteurs de la reine sont déplacés.—Incendie du château et mort de madame Charvet.—L'impératrice veut voir mademoiselle Charvet.—Elle veut lui servir de mère et lui donner un mari.—L'impératrice se plaint à M. Charvet de ne pas voir ses filles.—On promet une dot à ma femme.—Argent dissipé et manque de mémoire de l'impératrice Joséphine.—L'impératrice marie ma belle-sœur.—Recommandation bienveillante de l'impératrice.—Ma belle-sœur, mademoiselle Joséphine Tallien et mademoiselle Clémence Cabarus.—Madame Vigogne et les protégées de l'impératrice.—La jeune pensionnaire et le danger d'être brûlée.—Présence d'esprit de madame Vigogne.—Visite à l'impératrice.


Ce fut le 2 janvier 1805, justement un mois après le couronnement, que je formai, avec la fille aînée de M. Charvet, une union qui a fait jusqu'ici, et fera, j'espère, jusqu'à la fin, le bonheur de ma vie. J'ai promis au lecteur de lui parler fort peu de moi; et en effet de quel intérêt pourraient être pour lui les détails de ma vie privée qui ne se rapporteraient point au grand homme en vue duquel j'ai entrepris d'écrire mes Mémoires? Toutefois je demanderai ici la permission de revenir un peu sur cette époque la plus intéressante de toutes pour moi, et qui a décidé du reste de mon existence. Il n'est pas défendu sans doute à un homme qui recherche et retrace ses souvenirs de compter pour quelque chose ceux qui se rapportent le plus particulièrement à lui. D'ailleurs même dans les événemens les plus personnels de ma vie, il y a encore des circonstances auxquelles Leurs Majestés ne restèrent point étrangères, et que par conséquent il importe de connaître, si l'on veut se former un jugement complet sur le caractère de l'empereur et de l'impératrice.

La mère de ma femme avait été présentée à madame Bonaparte pendant la première campagne d'Italie, et elle lui avait plu; car madame Bonaparte, qui était si parfaitement bonne et qui de son côté avait aussi connu le malheur, savait compatir aux peines des autres. Elle promit d'intéresser le général au sort de mon beau-père, qui venait de perdre une place à la trésorerie. Pendant ce temps madame Charvet était en correspondance avec un ami de son mari, qui était, je crois, courrier du général Bonaparte. Celui-ci ouvrit et lut les lettres adressées à son courrier, et il demanda quelle était cette jeune femme qui écrivait avec tant d'esprit et de raison. En effet madame Charvet était bien digne de ce double éloge. L'ami de mon beau-père prit texte de cette question du général en chef pour lui raconter les malheurs de la famille. Le général dit qu'à son retour à Paris il voulait voir M. et madame Charvet. En conséquence ils lui furent présentés, et madame Bonaparte se réjouit d'apprendre que ses protégés étaient aussi devenus ceux de son époux. Il fut décidé que M. Charvet suivrait le général en Égypte. Mais arrivée à Toulon, madame Bonaparte demanda que mon beau-père l'accompagnât aux eaux de Plombières. J'ai raconté précédemment l'accident arrivé à Plombières, et la mission de M. Charvet envoyé à Saint-Germain, pour retirer mademoiselle Hortense de pension et la conduire à sa mère. De retour à Paris, M. Charvet en courut tous les environs, pour trouver une maison de campagne que le général avait chargé sa femme d'acheter en son absence. Quand madame Bonaparte se fut décidée pour la Malmaison, M. Charvet, sa femme et leurs trois enfans furent installés dans cette charmante résidence. Mon beau-père donna tous ses soins aux intérêts de la bienfaitrice de sa famille, et madame Charvet servait souvent de secrétaire intime à madame Bonaparte, pour sa correspondance.

Mademoiselle Louise, qui est devenue ma femme, et mademoiselle Zoé, sa sœur puînée, étaient les favorites de madame Bonaparte; surtout la seconde, qui passait plus de temps que Louise à la Malmaison. Les bontés de leur noble protectrice avaient rendu cette enfant si familière qu'elle tutoyait habituellement madame Bonaparte, à qui elle dit un jour: «Tu es bien heureuse, toi. Tu n'as pas de maman qui te gronde, quand tu déchires tes robes.»

Pendant une des campagnes que j'ai faites à la suite de l'empereur, j'écrivis un jour à ma femme pour lui demander quelques détails sur la vie qu'elle et sa sœur menaient à la Malmaison. Elle me répondit, entres autres choses (je transcris un passage de sa réponse): «Nous avions quelquefois des rôles dans des bouffonneries que je ne puis concevoir. Un soir le salon fut séparé en deux par une gaze derrière laquelle était un lit drapé à la grecque, et sur le lit un homme endormi et vêtu de grandes draperies blanches. Auprès du dormeur, madame Bonaparte et d'autres dames frappaient en mesure (et encore pas toujours) sur des vases de bronze; ce qui faisait une terrible musique. Pendant ce charivari, un de ces messieurs me tenait par le milieu du corps, élevée de terre, et je remuais mes bras et mes jambes en cadence. Le concert de ces dames réveillait le dormeur, qui ouvrait de grands yeux sur moi et semblait s'effrayer de mes gestes. Il se levait, et s'éloignait d'un pas rapide, suivi de mon frère qui marchait à quatre pattes, pour figurer, je pense, un chien que devait avoir cet étrange personnage. Comme j'étais alors tout enfant, je n'ai qu'une idée confuse de tout cela; mais la société de madame Bonaparte avait l'air de s'en amuser beaucoup.»

Quand le premier consul alla habiter Saint-Cloud; il dit à mon beau-père des choses flatteuses, et lui donna la conciergerie du château. C'était une place de confiance, et dont les détails et la responsabilité étaient considérables. M. Charvet fut chargé d'y organiser le service, et, par ordre du premier consul, il choisit parmi les anciens serviteurs de la reine pour les places de portiers, de frotteurs et de garçons de château. Ceux qui ne pouvaient pas servir eurent des pensions.

Quand le feu prit au château, en 1802, comme je l'ai raconté précédemment, madame Charvet, qui était grosse de plusieurs mois, eut une grande frayeur. On ne jugea pas à propos de la saigner. Elle fit une couche malheureuse, et mourut avant l'âge de trente ans. Louise était en pension depuis quelques années; son père la rappela près de lui pour tenir sa maison. Elle avait alors douze ans. Une de ses amies a bien voulu me donner communication d'une lettre que Louise lui adressa peu de temps après notre mariage, et dont j'ai fait l'extrait qui suit:

«À mon retour de ma pension, j'allai voir sa majesté l'impératrice (alors madame Bonaparte) aux Tuileries. J'étais en grand deuil. Elle m'attira sur ses genoux, me consola, dit qu'elle me servirait de mère et me trouverait un mari. Je pleurais, et je dis que je ne voulais pas me marier.—Non pas à présent, reprit Sa Majesté; mais cela te viendra, sois-en sûre. Je n'étais pourtant pas persuadée que cette envie dût me venir. Je reçus encore quelques caresses, et me retirai. Quand le premier consul était à Saint-Cloud, c'était chez mon père que se réunissaient tous les chefs des différens services. Car mon père est très aimé de la maison, dont il est le plus ancien. M. Constant, qui m'avait vue enfant à la Malmaison, me trouva assez raisonnable à Saint-Cloud pour me demander à mon père, avec l'approbation de Leurs Majestés. Il fut décidé que nous serions mariés après le couronnement. J'ai pris quatorze ans, quinze jours après notre mariage.

»Nous sommes toujours reçues, ma sœur et moi, par sa majesté l'impératrice avec une extrême bonté; et quand, dans la crainte de l'importuner, nous sommes quelque temps sans aller la voir, elle s'en plaint à mon père. Elle nous admet à sa toilette du matin. On la lace, on l'habille devant nous. Il n'y a dans sa chambre que ses femmes et quelques personnes de la maison, qui, comme nous, mettent au nombre de leurs plus doux momens ceux où elles peuvent voir cette princesse adorée. La causerie est presque toujours pleine de charme. Sa Majesté conte quelquefois des anecdotes qu'un mot d'une de nous deux lui rappelle.»

Sa majesté l'impératrice avait promis une dot à Louise; mais l'argent qu'elle avait destiné à cela avait été dépensé autrement, et ma femme n'eut que quelques petits bijoux, et deux ou trois pièces d'étoffe. M. Charvet était trop délicat pour rappeler à Sa Majesté sa promesse: or on n'avait rien d'elle sans cela; car elle ne savait pas plus économiser que refuser. L'empereur me demanda, peu de temps après mon mariage, ce que l'impératrice avait donné à ma femme; et sur ma réponse, il me parut on ne peut plus mécontent: sans doute parce que la somme qu'on lui avait demandée pour la dot de Louise avait reçu une autre destination. Sa majesté l'empereur eut à ce sujet la bonté de m'assurer que ce serait lui qui désormais s'occuperait de ma fortune, qu'il était content de mes services, et qu'il me le prouverait.

J'ai dit plus haut que la sœur puînée de ma femme était la favorite de sa majesté l'impératrice. Cependant elle n'en reçut pas, en se mariant, une plus riche dot que celle de Louise. Mais l'impératrice voulut voir le mari de ma belle-sœur, et lui dit avec un accent vraiment maternel: «Monsieur, je vous recommande ma fille, et vous prie de la rendre heureuse. Elle le mérite, et je vous en voudrais beaucoup, si vous ne saviez pas l'apprécier.» Quand ma belle-sœur, se sauvant de Compiègne avec sa belle-mère en 1814, alla faire ses couches à Évreux, l'impératrice, qui l'apprit, lui envoya son premier valet de chambre avec tout ce qu'elle crut nécessaire; à une jeune femme en cet état. Elle lui fit même faire des reproches de n'être pas descendue à Navarre.

Ma belle-sœur avait été élevée dans la même pension que mademoiselle Joséphine Tallien, filleule de l'impératrice, et qui depuis a épousé M. Pelet de la Lozère, et une autre fille de madame Tallien, mademoiselle Clémence Cabarus. La pension était dirigée par madame Vigogne, veuve du colonel de ce nom, et ancienne amie de l'impératrice, qui l'avait engagée à prendre un pensionnat, en lui promettant de lui procurer le plus d'élèves qu'elle pourrait. L'institution prospéra sous la direction de cette dame, qui était d'un esprit distingué et d'un ton parfait. Souvent elle amenait chez Sa Majesté l'impératrice les protégées de celle-ci, et les jeunes personnes qui avaient mérité cette récompense. C'était un moyen puissant d'exciter l'émulation de ces enfans que Sa Majesté comblait de caresses, et à qui elle faisait de petits présens. Un matin, que madame Vigogne était habillée pour aller chez l'impératrice, comme elle descendait son escalier pour monter en voiture, elle entendit des cris perçans dans une des classes. Elle s'y précipite, et voit une jeune fille dont les vêtemens étaient tout en flammes. Avec une présence d'esprit digne d'une mère, madame Vigogne enveloppe aussitôt l'enfant dans la longue queue de sa robe traînante, et le feu s'éteignit. Mais la courageuse institutrice eût les mains cruellement brûlées. Elle vint en cet état faire sa visite à sa majesté l'impératrice, et lui conta le fâcheux accident qui l'y avait mise. Sa Majesté, qui était si facilement émue de tout ce qui était beau et généreux, combla d'éloges son courage, et s'en montra touchée au point de pleurer d'admiration. Un des médecins de Sa Majesté fut chargé de donner les premiers soins à madame Vigogne et à sa jeune élève.


CHAPITRE VII.

Portrait de l'impératrice Joséphine.—Lever de l'impératrice.—Détails de toilette.—Audiences de l'impératrice.—Réception des fournisseurs.—Déjeuner de l'impératrice.—Madame de La Rochefoucault première dame d'honneur.—L'impératrice au billard.—Promenades dans le parc fermé.—L'impératrice avec ses dames.—L'empereur venant surprendre l'impératrice au salon.—Dîner de l'impératrice.—L'empereur fait attendre.—Les princes et les ministres à la table de l'empereur.—L'impératrice et M. de Beaumont.—Partie de trictrac.—L'impératrice un jour de chasse.—Toutes les dames à la table de Leurs Majestés.—L'impératrice vient passer la nuit avec l'empereur.—Détails sur le réveil des augustes époux.—Goût de l'impératrice pour les bijoux.—Anecdote sur le premier mariage de l'impératrice.—Les poches de madame de Beauharnais.—Joyaux de l'impératrice Joséphine.—L'armoire aux bijoux de Marie-Antoinette trop petite pour contenir ceux de Joséphine.—Jalousie de Joséphine.—Mémoire de l'impératrice.—L'impératrice rétablit l'harmonie entre les frères de l'empereur.—Trait de bonté de l'impératrice Joséphine pour son valet de chambre.—Sévérité de l'empereur; il veut renvoyer M. Frère.—Le valet de chambre rentre en grâce.—Oubli d'un bienfait.—Générosité de l'impératrice.—Comment les valets de chambre de l'impératrice employaient leur temps.—Détails sur une première fille de M. de Beauharnais, premier mari de Joséphine.—L'impératrice lui fait épouser un préfet de l'empire.—Tendresse de l'impératrice pour Eugène et Hortense.—Détails sur la vice-reine (Auguste-Amélie de Bavière.)—Le portrait de famille.—L'impératrice me fait appeler pour voir ce portrait.—Amour de Joséphine pour ses petits-enfans.—Un mot sur le divorce.—Lettre du prince Eugène à sa femme.—Mes voyages à la Malmaison après le divorce.—Commissions de l'empereur pour l'impératrice Joséphine.—Mes adieux à l'impératrice.—Recommandations de cette princesse.—L'impératrice désire voir l'empereur.—Visite à Joséphine avant la campagne de Russie.—Visite à l'impératrice après cette campagne.—Lettres dont je suis chargé.—Conversation avec l'impératrice.—Ma femme va voir l'impératrice et lui montre mes lettres.—Détails sur le budget de l'impératrice après le divorce.—Conseil présidé par l'impératrice en robe de toile.—L'impératrice trompée par les marchands.—Politesse de l'impératrice.—Manière dont Joséphine punissait ses dames.—Magasin d'objets précieux appartenant à l'impératrice.—Partage entre ses enfans et les frères et sœurs de l'empereur.—M. Denon.—Le cabinet d'antiques de la Malmaison.—M. Denon et la collection de médailles de l'impératrice.—Visite de l'impératrice à l'empereur pendant que je faisais sa toilette.—Le maillot et la pétition.—L'orpheline sauvée de la Seine.—M. Fabien Pillet et sa femme chez l'impératrice.—Scène touchante.


L'impératrice Joséphine était d'une taille moyenne, modelée avec une rare perfection: elle avait dans les mouvemens une souplesse, une légèreté, qui donnaient à sa démarche quelque chose d'aérien, sans exclure néanmoins la majesté d'une souveraine. Sa physionomie expressive suivait toutes les impressions de son âme, sans jamais perdre de la douceur charmante qui en faisait le fond. Dans le plaisir comme dans la douleur, elle était belle à regarder: on souriait malgré soi en la voyant sourire... Si elle était triste, on l'était aussi. Jamais femme ne justifia mieux qu'elle cette expression, que les yeux sont le miroir de l'âme. Les siens, d'un bleu foncé, étaient presque toujours à demi fermés par ses longues paupières, légèrement arquées, et bordées des plus beaux cils du monde; et quand elle regardait ainsi, on se sentait entraîné vers elle par une puissance irrésistible. Il eût été difficile à l'impératrice de donner de la sévérité à ce séduisant regard; mais elle pouvait, et savait au besoin, le rendre imposant. Ses cheveux étaient fort beaux, longs et soyeux; leur teint châtain clair se mariait admirablement à celui de sa peau, éblouissante de finesse et de fraîcheur. Au commencement de sa suprême puissance, l'impératrice aimait encore à se coiffer le matin avec un madras rouge, qui lui donnait l'air de créole le plus piquant à voir.

Mais ce qui, plus que tout le reste, contribuait au charme dont l'impératrice était entourée, c'était le son ravissant de sa voix. Que de fois il est arrivé à moi, comme à bien d'autres, de nous arrêter tout d'un coup en entendant cette voix, uniquement pour jouir du plaisir de l'entendre! On ne pouvait peut-être pas dire que l'impératrice était une belle femme; mais sa figure, toute pleine de sentiment et de bonté, mais la grâce angélique répandue sur toute sa personne, en faisaient la femme la plus attrayante.

Pendant son séjour à Saint-Cloud, sa majesté l'impératrice se levait habituellement à neuf heures, et faisait sa première toilette, qui durait jusqu'à dix heures; alors elle passait dans un salon où se trouvaient réunies les personnes qui avaient sollicité et obtenu la faveur d'une audience. Quelquefois aussi à cette heure, et dans ce même salon, Sa Majesté recevait ses fournisseurs. À onze heures, lorsque l'empereur était absent, elle déjeunait avec sa première dame d'honneur et quelques autres dames. Madame de La Rochefoucault, première dame d'honneur de l'impératrice, était bossue et tellement petite, qu'il fallait, lorsqu'elle se mettait à table, ajouter au coussin de sa chaise meublante un autre coussin fort épais, en satin violet. Madame de La Rochefoucault savait racheter ses difformités physiques par son esprit, vif, brillant, mais un peu caustique, par le meilleur ton et les manières de cour les plus exquises.

Après le déjeuner, l'impératrice faisait une partie de billard; ou bien, lorsque le temps était beau, elle se promenait à pied dans les jardins ou dans le parc fermé. Cette récréation durait fort peu de temps, et Sa Majesté, rentrée bientôt dans ses appartemens, s'occupait à broder au métier, en causant avec ses dames, qui travaillaient, comme elle, à quelque ouvrage d'aiguille. Quand il arrivait qu'on n'était pas dérangé par des visites, entre deux et trois heures après midi, l'impératrice faisait en calèche découverte une promenade, au retour de laquelle avait lieu la grande toilette. Quelquefois l'empereur y assistait.

De temps en temps aussi, l'empereur venait surprendre Sa Majesté au salon. On était sûr alors de le trouver amusant, aimable et gai.

À six heures, le dîner était servi; mais le plus souvent l'empereur l'oubliait et le retardait indéfiniment. Il y a plus d'un exemple de dîners mangés ainsi à neuf et dix heures du soir. Leurs Majestés dînaient ensemble, seules ou en compagnie de quelques invités, princes de la famille impériale, ou ministres. Qu'il y eût concert, réception ou spectacle, à minuit tout le monde se retirait; alors l'impératrice, qui aimait beaucoup les longues veillées, jouait au trictrac avec un de messieurs les chambellans. Le plus ordinairement, c'était M. le comte de Beaumont qui avait cet honneur.

Les jours de chasse, l'impératrice et ses dames suivaient en calèche. Il y avait un costume pour cela. C'était une espèce d'amazone, de couleur verte, avec une toque ornée de plumes blanches. Toutes les dames qui suivaient la chasse dînaient avec Leurs Majestés.

Quand l'impératrice venait passer la nuit dans l'appartement de l'empereur, j'entrais le matin, comme de coutume, entre sept et huit heures; il était rare que je ne trouvasse point les augustes époux éveillés. L'empereur me demandait ordinairement du thé, ou une infusion de fleurs d'oranger, et se levait aussitôt. L'impératrice lui disait en souriant: «Tu te lèves déjà? reste encore un peu.—Eh bien, tu ne dors pas?» répondait Sa Majesté; alors, il la roulait dans sa couverture, lui donnait de petites tapes sur les joues et sur les épaules, en riant et l'embrassant.

Au bout de quelques minutes, l'impératrice se levait à son tour, passait une robe du matin, et lisait les journaux, ou descendait par le petit escalier de communication pour se rendre dans son appartement. Jamais elle ne quittait celui de Sa Majesté sans m'avoir adressé quelques mots qui témoignaient toujours la bonté, la bienveillance la plus touchante.

Élégante et simple dans sa mise, l'impératrice se soumettait avec regret à la nécessité des toilettes d'apparat; les bijoux seulement étaient fort de son goût; elles les avait toujours aimés; aussi l'empereur lui en donnait souvent et en grande quantité. C'était un bonheur pour elle de s'en parer, et encore plus de les montrer.

Un matin que ma femme était allée la voir à sa toilette, Sa Majesté lui conta que, nouvellement mariée à M. de Beauharnais, et enchantée des parures dont il lui avait fait présent, elle les emportait dans ses poches (on sait que les poches faisaient alors partie essentielle de l'habillement des femmes), et les montrait à ses jeunes amies. Comme l'impératrice parlait de ses poches, elle donna ordre à une de ses dames d'en aller chercher une paire pour les montrer à ma femme. La dame à laquelle s'adressait l'impératrice eut beaucoup de peine à réprimer une envie de rire qui la prit à cette singulière demande, et assura à Sa Majesté que rien de semblable n'existait plus dans sa lingerie. L'impératrice répondit, avec un air de regret, qu'elle en était fâchée, qu'elle aurait eu du plaisir à revoir une paire de ses anciennes poches. Les années avaient amené de grands changemens. Les joyaux de l'impératrice Joséphine n'auraient guère pu tenir dans les poches de madame de Beauharnais, quelque longues et profondes qu'elles eussent été. L'armoire aux bijoux qui avait appartenu à la reine Marie-Antoinette, et qui n'avait jamais été tout-à-fait pleine, était trop petite pour l'impératrice; et lorsqu'un jour elle voulut faire voir toutes ses parures à plusieurs dames qui en témoignaient le désir, il fallut faire dresser une grande table pour y déposer les écrins; et la table ne suffisant pas, on en couvrit plusieurs autres meubles.

Bonne à l'excès, tout le monde le sait, sensible au delà de toute expression, généreuse jusqu'à la prodigalité, l'impératrice faisait le bonheur de tout ce qui l'entourait; chérissant son époux avec une tendresse que rien n'a pu altérer, et qui était aussi vive à son dernier soupir qu'à l'époque où madame de Beauharnais et le général Bonaparte se firent l'aveu mutuel de leur amour, Joséphine fut long-temps la seule femme aimée de l'empereur, et elle méritait de l'être toujours. Pendant quelques années, combien fut touchant l'accord de ce ménage impérial! Plein d'attentions, d'égards, d'abandon pour Joséphine, l'empereur se plaisait à l'embrasser au cou, à la figure, en lui donnant des tapes et l'appelant ma grosse bête: tout cela ne l'empêchait pas, il est vrai, de lui faire quelques infidélités, mais sans manquer autrement à ses devoirs conjugaux. De son côté, l'impératrice l'adorait, se tourmentait pour chercher ce qui pouvait, lui plaire, pour deviner ses intentions, pour aller au devant de ses moindres désirs.

Au commencement, elle donna de la jalousie à son époux: prévenu assez fortement contre elle, pendant la campagne d'Égypte, par des rapports indiscrets, l'empereur eut avec l'impératrice, à son retour, des explications qui ne se terminaient pas toujours sans cris et sans violences; mais bientôt le calme renaquit et fut depuis très-rarement troublé. L'empereur ne pouvait résister à tant d'attraits et de douceur.

L'impératrice avait une mémoire prodigieuse que l'empereur savait mettre à contribution fort souvent; elle était excellente musicienne, jouait très bien de la harpe, et chantait avec goût. Elle avait un tact parfait, un sentiment exquis des convenances, le jugement le plus sain, le plus infaillible qu'il fût possible d'imaginer; d'une humeur toujours douce, toujours égale, aussi obligeante pour ses ennemis que pour ses amis, elle ramenait la paix partout où il y avait querelle ou discorde. Lorsque l'empereur se fâchait avec ses frères ou avec d'autres personnes, ce qui lui arrivait fréquemment, l'impératrice disait quelques mots, et tout s'arrangeait. Quand elle demandait une grâce, il était bien rare que l'empereur ne l'accordât pas, quelle que fût la gravité de la faute commise; je pourrais citer mille exemples de pardons ainsi sollicités et obtenus. Un fait qui m'est presque personnel prouvera suffisamment que l'intercession de cette bonne impératrice était toute-puissante.

Le premier valet de chambre de Sa Majesté s'était un peu échauffé à un déjeuner qu'il avait fait avec quelques amis; par la nature de son service, il était obligé d'assister aux repas, et de se tenir derrière l'impératrice pour prendre et donner des assiettes. Ce jour-là donc, animé par les vapeurs du champagne, il eut le malheur de laisser échapper quelques mots injurieux prononcés bien à demi-voix, mais que par un fâcheux hasard l'empereur entendit; Sa Majesté lança un regard foudroyant à M. Frère, qui sentit alors la gravité de sa faute, et quand on eut fini de dîner, l'ordre de renvoyer l'imprudent valet de chambre fut donné par l'empereur avec un ton qui ne laissait pas d'espoir, et ne permettait pas de réplique.

M. Frère était un excellent serviteur, un homme doux, honnête et probe. C'était la première faute de ce genre qu'on eût à lui reprocher, et par conséquent elle méritait de l'indulgence. On fit des démarches auprès de monsieur le grand maréchal qui refusa son intercession, connaissant bien l'inflexibilité de l'empereur. Plusieurs autres personnes que le pauvre disgracié alla prier de parler pour lui répondirent comme le grand maréchal; de sorte que M. Frère, au désespoir, vint nous faire ses adieux. J'osai me charger de sa cause: j'espérais qu'en choisissant le moment favorable, je parviendrais à faire revenir Sa Majesté. L'ordre de renvoi portait que M. Frère eût à quitter le palais dans les vingt-quatre heures; je lui conseillai de ne point obéir, mais de se tenir soigneusement caché dans sa chambre, ce qu'il fit. Le soir, au coucher, Sa Majesté me parla de ce qui s'était passé, témoignant beaucoup de colère; je jugeai que le silence était le meilleur parti à prendre, et j'attendis. Le lendemain, l'impératrice eut la bonté de me faire dire qu'elle assisterait à la toilette de son époux, et que si je croyais devoir aborder la question, elle me soutiendrait de tout son pouvoir. En effet, voyant l'empereur d'assez bonne humeur, je parlai de M. Frère, et peignant à Sa Majesté les regrets de ce pauvre homme, je lui exposai les raisons qui pouvaient faire excuser la légèreté de sa conduite. «Sire, dis-je, c'est un homme de bien qui n'a pas de fortune, et qui soutient une famille nombreuse. S'il vient à quitter le service de sa majesté l'impératrice, on ne croira pas que c'est pour une faute dont le vin est plus coupable que lui, et il sera perdu pour toujours.» À ces mots, comme à bien d'autres prières encore, l'empereur ne répondait que par des interruptions faites avec toute les apparences d'un éloignement prononcé pour le pardon que je sollicitais. Heureusement l'impératrice voulut bien se joindre à moi et dire à son époux avec sa voix si touchante et si expressive: «Mon ami, si tu veux lui pardonner, tu me feras plaisir.» Enhardi par ce puissant patronage, je recommençai mes sollicitations, auxquelles l'empereur répondit brusquement en s'adressant à l'impératrice et à moi: «Enfin, vous le voulez? Eh bien, qu'il reste donc.»

M. Frère me remercia de tout son cœur; il ne pouvait croire à la bonne nouvelle que je lui apportais. Quant à l'impératrice, elle fut heureuse de la joie que ressentait ce fidèle serviteur, qui lui a donné jusqu'à sa mort les marques du plus entier dévouement. On m'a assuré qu'en 1814, lors du départ de l'empereur pour l'île d'Elbe, M. Frère n'aurait pas été le dernier à blâmer ma conduite, dont il ne connaissait pas les motifs. Je ne veux pas le croire, car il me semble qu'à sa place, si j'avais pensé ne pouvoir défendre un ami absent, au moins j'aurais gardé le silence.

Comme je l'ai dit, l'impératrice était extrêmement généreuse. Elle répandait beaucoup d'aumônes; elle était ingénieuse à trouver les occasions d'en répandre: beaucoup d'émigrés ne vivaient que de ses bienfaits. Elle entretenait une correspondance très-active avec les sœurs de la charité qui soignaient les malades, et leur envoyait une foule de choses. Ses valets de chambre étaient chargés d'aller partout porter au pauvre des secours de son inépuisable bienfaisance. Une foule d'autres personnes recevaient aussi chaque jour de semblables missions, et toutes ces aumônes, tous ces dons multipliés et si largement répandus, recevaient un prix inestimable de la grâce avec laquelle ils étaient offerts, du discernement avec lequel ils étaient distribués. Je pourrais citer mille exemples de cette délicate générosité.

M. de Beauharnais avait eu, au temps de son mariage avec Joséphine, une fille naturelle nommée Adèle. L'impératrice la chérissait autant que si elle eût été sa propre fille. Elle prit le plus grand soin de son éducation, la dota généreusement et la maria avec un préfet de l'empire.

Si l'impératrice montrait autant de tendresse pour une fille qui n'était pas la sienne, il est impossible de se faire une véritable idée de son amour, de son dévouement pour la reine Hortense et le prince Eugène. Il est vrai de dire que ses enfans le lui rendaient bien, et que jamais il ne fut au monde une meilleure comme une plus heureuse mère. Elle était fière de ses deux enfans, elle en parlait toujours avec un enthousiasme qui paraîtra bien naturel à toutes les personnes qui ont connu la reine de Hollande et le vice-roi d'Italie. J'ai raconté comment, rendu orphelin dans le plus bas âge, par l'échafaud révolutionnaire, le jeune Beauharnais avait gagné le cœur du général Bonaparte en venant lui demander l'épée de son père. On sait aussi comment cette action donna au général l'envie de voir Joséphine, et ce qui résulta de cette entrevue. Lorsque madame de Beauharnais fut devenue l'épouse du général Bonaparte, Eugène entra dans la carrière militaire, et s'attacha aussitôt à la fortune de son beau-père, qui l'appela près de lui en Italie, en qualité d'aide-de-camp. Il était chef d'escadron dans les chasseurs de la garde consulaire, lorsqu'à l'immortelle bataille de Marengo, il partagea tous les dangers de celui qui avait tant de plaisir à le nommer son fils. Peu d'années après, le chef d'escadron était devenu vice-roi d'Italie, héritier présomptif de la couronne impériale, titre qu'à la vérité il ne conserva pas long-temps, et époux de la fille d'un roi.

La vice-reine (Auguste-Amélie de Bavière) était belle et bonne comme un ange. Je me trouvais à la Malmaison un jour que l'impératrice venait de recevoir le portrait de sa belle-fille, entourée de trois ou quatre enfans, l'un sur son épaule, l'autre à ses pieds, un troisième sur les bras; tous avaient des figures angéliques. En me voyant, l'impératrice daigna m'appeler pour me faire admirer cette réunion de têtes charmantes. Je m'aperçus qu'en me parlant elle avait les larmes aux yeux: ces portraits étaient bien faits, et j'eus occasion de voir dans la suite qu'ils étaient parfaitement ressemblans. Alors il ne fut plus question que de joujoux, de raretés à acheter pour ces chers enfans. L'impératrice allait elle-même choisir les présens qu'elle leur destinait, et les faisait emballer sous ses yeux.

Un valet de chambre du prince m'a assuré qu'à l'époque du divorce, le prince Eugène avait écrit à son épouse une lettre fort triste. Peut-être y exprimait-il quelque regret de n'être pas le fils adoptif de l'empereur. La princesse lui répondit avec tendresse; elle lui disait, entre autres choses: «Ce n'est pas l'héritier de l'empereur que j'ai épousé et que j'aime, c'est Eugène de Beauharnais.» Le prince lut cette phrase et quelques autres devant la personne dont je tiens le fait, et qui était émue jusqu'aux larmes. Une pareille femme méritait plus qu'un trône.

Après cet événement, si terrible pour le cœur de l'impératrice qui n'a jamais pu s'en consoler, l'excellente princesse ne quitta plus la Malmaison, excepté pour faire quelques voyages à Navarre. Chaque fois que je rentrais à Paris avec l'empereur, je n'étais pas plutôt arrivé que mon premier soin était d'aller à la Malmaison. Rarement j'étais porteur d'une lettre de l'empereur; il n'écrivait à Joséphine que dans les grandes occasions. «Dites à l'impératrice que je me porte bien et que je désire qu'elle soit heureuse.» Voilà ce que me disait presque toujours Sa Majesté en me voyant partir. Aussitôt que j'arrivais, l'impératrice quittait tout pour me parler; souvent je restais une heure et même deux heures avec elle; pendant ce temps, il n'était question que de l'empereur; il me fallait dire tout ce qu'il avait souffert en voyage, s'il avait été triste ou gai, malade ou bien portant. Elle pleurait aux détails que je lui donnais, me faisait mille recommandations pour sa santé, pour les soins dont elle désirait que je l'entourasse; ensuite elle daignait me questionner sur moi, sur mon sort, sur la santé de ma femme, son ancienne protégée; puis elle me congédiait enfin avec une lettre pour Sa Majesté, me priant de dire à l'empereur combien elle serait heureuse s'il voulait la venir voir.

Avant le départ pour la Russie, l'impératrice, inquiète de cette guerre qu'elle désapprouvait complétement, redoubla encore ses recommandations. Elle me fit présent de son portrait en me disant: «Mon bon Constant, je compte sur vous; si l'empereur était malade, vous m'en instruiriez, n'est-ce pas? ne me cachez rien, je l'aime tant!» Certainement l'impératrice avait mille moyens de savoir des nouvelles de Sa Majesté, mais je suis persuadé qu'eût-elle reçu cent lettres par jour des personnes qui entouraient l'empereur, elles les aurait lues et relues toutes avec la même avidité.

Quand j'étais de retour à Saint-Cloud ou aux Tuileries, l'empereur me demandait comment se portait Joséphine et si je l'avais trouvée gaie; il recevait avec plaisir les lettres que je lui apportais et s'empressait de les ouvrir. Toutes les fois qu'étant en voyage ou à la campagne à la suite de Sa Majesté, j'écrivais à ma femme, je parlais de l'empereur, et la bonne princesse était enchantée que ma femme lui montrât mes lettres. Toute chose enfin ayant le plus petit rapport avec son époux intéressait l'impératrice à un degré qui prouvait bien la tendresse unique qu'elle lui a toujours portée, après comme avant leur séparation. Trop généreuse et incapable de mesurer ses dépenses sur ses ressources, il arriva fort souvent que l'impératrice se vit obligée de renvoyer ses fournisseurs les jours qu'elle avait elle-même fixés pour le paiement de leurs mémoires. Ceci vint une fois aux oreilles de l'empereur, et il y eut à ce sujet, entre les deux augustes époux, une discussion très-vive qui se termina par une décision qu'à l'avenir aucun marchand ou fournisseur ne pourrait venir au château sans une lettre de la dame d'atours ou du secrétaire des commandemens. Cette marche bien arrêtée fut suivie avec beaucoup d'exactitude jusqu'au divorce. À la suite de cette explication, l'impératrice pleura beaucoup, promit d'être plus économe; l'empereur lui pardonna, l'embrassa, et la paix fut faite. C'est, je crois, la dernière querelle de ce genre qui troubla le ménage impérial.

On m'a dit qu'après le divorce, le budget de l'impératrice ayant été dépassé, l'empereur en fit à l'intendant de la Malmaison des reproches qui vinrent naturellement à Joséphine. Cette bonne maîtresse, vivement affligée du désagrément qu'avait éprouvé son intendant, et ne sachant comment faire pour établir un ordre des choses meilleur, assembla un conseil de sa maison, qu'elle voulut présider en robe de toile sans garniture. Cette robe de toile avait été faite en grande hâte, et ne servit que cette fois. L'impératrice, que la nécessité d'un refus mettait toujours au désespoir, était continuellement assiégée de marchands qui lui assuraient avoir fait faire telle ou telle chose expressément pour son usage, la conjurant de ne pas les renvoyer, parce qu'ils ne sauraient comment et où placer leurs marchandises. L'impératrice gardait tout ce que les marchands avaient apporté: mais ensuite il fallait payer.

L'impératrice mettait toujours une extrême politesse dans ses rapports avec les personnes de sa maison; il n'arrivait jamais qu'un reproche sortît de cette bouche qui ne s'ouvrait que pour dire des choses flatteuses. Si quelqu'une de ses dames lui donnait un sujet de mécontentement, la seule punition qu'elle lui infligeait, c'était un silence absolu de sa part qui durait un, deux, trois, huit jours plus ou moins, selon la gravité de la faute. Eh bien, cette peine, si douce en apparence, était cruelle pour le plus grand nombre: l'impératrice savait si bien se faire aimer!

Au temps du consulat, madame Bonaparte recevait souvent des villes conquises par son époux, ou des personnes qui désiraient obtenir sa protection auprès du premier consul, des envois de meubles précieux, et de curiosités en tous genres, de tableaux, d'étoffes, etc. Au commencement, ces cadeaux flattaient vivement madame Bonaparte; elle prenait un plaisir d'enfant à faire ouvrir les caisses pour voir ce qui était dedans: elle aidait elle-même à déballer, à transporter toutes ces jolies choses. Mais bientôt les envois devinrent si considérables et se répétaient si souvent qu'il fallut avoir pour les déposer un appartement dont mon beau-père avait la clef. Là, les caisses restaient intactes jusqu'à ce qu'il plût à madame Bonaparte de les faire ouvrir.

Quand le premier consul décida qu'il irait demeurer à Saint-Cloud, mon beau-père dut quitter la Malmaison pour aller s'installer dans le nouveau palais dont le maître voulait qu'il surveillât l'ameublement. Avant de partir, mon beau-père rendit compte à madame Bonaparte de tout ce qu'il avait sous sa responsabilité. On fit donc, devant elle, l'ouverture des caisses qui étaient empilées dans deux chambres depuis le plancher jusqu'au plafond. Madame Bonaparte fut émerveillée de tant de richesses: ce n'était que marbres, bronzes, tableaux magnifiques. Eugène, Hortense, et les sœurs du premier consul en eurent une bonne part: le reste fut employé à décorer les appartemens de la Malmaison.

Le goût que l'impératrice avait pour les bijoux s'étendit pendant quelque temps aux curiosités antiques, aux pierres gravées, aux médailles. M. Denon flattait cette fantaisie, et finit par persuader à la bonne Joséphine qu'elle se connaissait parfaitement en antiques et qu'il lui fallait avoir à la Malmaison un cabinet, un conservateur, etc. Cette proposition, qui caressait l'amour-propre de l'impératrice, fut accueillie favorablement. On choisit l'emplacement, on prit pour conservateur M. de M..., et le nouveau cabinet s'enrichit en diminuant d'autant le riche mobilier des appartemens du château. M. Denon, qui avait donné cette idée, se chargea de faire une collection de médailles: mais ce goût, venu subitement, s'en alla comme il était venu; le cabinet fut pris pour faire un salon de compagnie, les antiques furent relégués dans l'antichambre de la salle de bain, et M. de M..., n'ayant plus rien à conserver, vivait habituellement à Paris.

À quelque temps de là, il prit fantaisie à deux dames du palais de persuader à sa majesté l'impératrice que rien ne serait plus beau ni plus digne d'elle qu'une parure de pierres antiques, grecques et romaines, assorties. Plusieurs chambellans appuyèrent l'invention, qui ne manqua pas de plaire à l'impératrice: elle aimait fort tout ce qui tendait à l'originalité. Un matin donc, comme j'habillais Sa Majesté, je vis entrer l'impératrice. Après quelques instans de conversation, «Bonaparte, dit-elle, ces dames m'ont conseillé d'avoir une parure en pierres antiques; je viens te prier de dire à M. Denon qu'il m'en choisisse de bien belles.» L'empereur se mit à rire aux éclats, et refusa nettement d'abord. Arrive le grand maréchal du palais que l'empereur informe de la requête présentée par l'impératrice en lui demandant son avis. M. le duc de Frioul trouva la chose fort raisonnable et joignit ses instances à celles de l'impératrice: «C'est une folie insigne, dit l'empereur, mais enfin il faut en passer par ce que veulent les femmes. Duroc, allez vous-même au cabinet des antiques et choisissez ce qui sera nécessaire.»

Le duc de Frioul revint bientôt avec les plus belles pierres de la collection. Le joaillier de la couronne les monta magnifiquement: mais cette parure était d'un poids énorme, et l'impératrice ne la porta jamais.

Quand on devrait m'accuser de tomber dans des répétitions oiseuses, je dirai que l'impératrice saisissait avec un empressement dont rien n'approche toutes les occasions de faire du bien. Un matin qu'elle déjeunait seule avec Sa Majesté, on entendit tout à coup des cris d'enfant partir d'un escalier dérobé. L'empereur devint sombre, il fronça le sourcil et demanda brusquement ce que cela signifiait. J'allai aux informations et je trouvai un enfant nouveau-né soigneusement et proprement emmailloté, couché dans une espèce de barcelonnette, et le corps entouré d'un ruban auquel pendait un papier lié. Je revins dire ce que j'avais vu: «Oh! Constant, apportez-moi le berceau,» dit aussitôt l'impératrice. L'empereur s'y refusa d'abord, et témoigna sa surprise et son mécontentement de ce qu'on avait pu s'introduire ainsi jusque dans l'intérieur de ses appartemens. Là-dessus sa majesté l'impératrice lui ayant fait observer que ce ne pouvait être que quelqu'un de la maison, il se tourna vers moi et me regarda comme pour demander si c'était moi qui avais eu cette idée. Je fis un signe de tête négatif. En ce moment l'enfant s'étant mis à crier, l'empereur ne put s'empêcher de sourire tout en murmurant et en disant: «Joséphine, renvoyez donc ce marmot.» L'impératrice voulant profiter de ce retour de bonne humeur, m'envoya chercher le berceau, que je lui apportai. Elle caressa le nouveau-né, l'apaisa, et lut un papier qui était un placet des parens. Ensuite elle s'approcha de l'empereur, en l'engageant à caresser un peu l'enfant à son tour, et à pincer ses bonnes grosses joues; ce qu'il fit sans trop se faire prier: car l'empereur lui-même aimait à jouer avec les enfans. Enfin sa majesté l'impératrice, après avoir mis un rouleau de napoléons dans la barcelonnette, fit porter le maillot chez le concierge du palais, pour qu'il fût rendu à ses parens.

Voici un autre trait de bonté de sa majesté l'impératrice; j'eus le bonheur d'en être témoin, comme du précédent.

Quelques mois avant le couronnement, une petite fille de quatre ans et demi avait été retirée de la Seine, et une dame charitable, madame Fabien Pillet, s'était empressée de donner asile à la pauvre orpheline. À l'époque du sacre, l'impératrice, instruite de ce fait, désira voir cet enfant, et après l'avoir considéré quelques minutes avec attendrissement, après avoir offert avec grâce et sincérité sa protection à madame Pillet et à son mari, elle leur annonça qu'elle se chargeait du sort de la petite fille; puis avec cette délicatesse et de ce ton affectueux qui lui étaient naturels, l'impératrice ajouta: «Votre bonne action vous a acquis trop de droits sur la pauvre petite pour que je vous prive d'achever vous-même votre ouvrage. Ainsi, je vous demande la permission de fournir aux frais de son éducation; mais c'est vous qui la mettrez en pension et qui la surveillerez; je ne veux être sa bienfaitrice qu'en second.» C'était la chose du monde la plus touchante que de voir Sa Majesté, en prononçant ces paroles délicates et généreuses, passer sa main dans les cheveux de la pauvre petite, comme elle venait de l'appeler, et la baiser au front avec une bonté de mère. M. et madame Pillet se retirèrent on ne peut plus attendris de cette scène touchante.


CHAPITRE VIII.

Le général Junot nommé ambassadeur en Portugal.—Anecdote sur ce général.—La poudre et la titus.—Le grognard récalcitrant, et Junot faisant l'office de perruquier.—Emportemens de Junot.—Junot, gouverneur de Paris, bat les employés d'une maison de jeu.—L'empereur le réprimande dans des termes de mauvais augure.—Adresse de Junot au pistolet.—La pipe coupée, etc.—La belle Louise, maîtresse de Junot.—La femme de chambre de madame Bonaparte rivale de sa maîtresse.—Indulgence de Joséphine.—Brutalité d'un jockey anglais.—Napoléon, roi d'italie.—Second voyage de Constant en Lombardie.—Contraste entre ce voyage et le premier.—Baptême du second fils du prince Louis.—Les trois fils d'Hortense, filleuls de l'empereur.—L'impératrice aimant à suivre l'empereur dans ses voyages.—Anecdote à ce sujet.—L'empereur obligé malgré lui d'emmener l'impératrice.—Joséphine à peine vêtue dans la voiture de l'empereur.—Séjour de l'empereur à Brienne.—Mesdames de Brienne et de Loménie.—Souvenirs d'enfance de l'empereur.—Le dîner, wisk, etc.—Le champ de la Rothière.—L'empereur se plaisant à dire le nom de chaque localité.—Le paysan de Brienne et l'empereur.—La mère Marguerite.—L'empereur lui rend visite, cause avec elle et lui demande à déjeuner.—Scène de bonhomie et de bonheur.—Nouvelle anecdote sur le duc d'Abrantès.—Junot et son ancien maître d'école.—L'empereur et son ancien préfet des études.—Bienfaits de l'empereur à Brienne.—Passage par Troyes.—Détresse de la veuve d'un officier-général de l'ancien régime.—L'empereur accorde à cette dame une pension de mille écus.—Séjour à Lyon.—Soins délicats, mais non désintéressés, du cardinal Fesch.—Générosité de son éminence bien rétribuée.—Passage du Mont-Cénis.—Litières de Leurs Majestés.—Halte à l'hospice.—Bienfaits accordés par l'empereur aux religieux.—Séjour à Stupinigi.—Visite du pape.—Présens de Leurs Majestés au pape et aux cardinaux romains.—Arrivée à Alexandrie.—Revue dans la plaine de Marengo.—L'habit et le chapeau de Marengo.—Le costume de l'empereur à Marengo, prêté à David pour un de ses tableaux.—Description de la revue.—Le nom du général Desaix.—Souvenir triste et glorieux.—Entrevue de l'empereur et du prince Jérôme.—Cause du mécontentement de l'empereur.—Jérôme et Miss Paterson.—Le prince Jérôme va délivrer des Génois prisonniers à Alger.—Affection de Napoléon pour Jérôme.


Lorsque le général Junot fut nommé ambassadeur en Portugal, je me rappelai une anecdote passablement comique et qui avait fort égayé l'empereur. Au camp de Boulogne, l'empereur avait fait mettre à l'ordre du jour que tout militaire ait à quitter la poudre et à se coiffer à la Titus. Beaucoup murmurèrent, mais tous finirent par se soumettre à l'ordre du chef, hormis un vieux grenadier appartenant au corps commandé par le général Junot. Ne pouvant se décider au sacrifice de ses cadenettes et de sa queue, ce brave jura qu'il ne s'y résignerait que dans le cas où son général voudrait bien lui-même couper la première mèche. Tous les officiers qui s'employèrent dans cette affaire ne pouvant obtenir d'autre réponse, la rapportèrent au général. «Qu'à cela ne tienne, répondit celui-ci; faites-moi venir ce drôle.» Le grenadier fut appelé, et le général Junot porta sur une tresse grasse et poudrée le premier coup de ciseaux; puis il donna vingt francs au grognard, qui s'en alla content faire achever l'opération chez le barbier du régiment.

L'empereur ayant appris cette aventure en rit de tout son cœur, et approuva fort le général Junot, à qui il fit compliment de sa condescendance.

On pourrait citer mille traits pareils de la bonté mêlée de brusquerie militaire qui caractérisait le général Junot. On en pourrait citer aussi d'une autre espèce et qui feraient moins d'honneur à sa tête. Le peu d'habitude qu'il avait de se contraindre le jetait parfois dans des emportemens dont le résultat le plus ordinaire était l'oubli de son rang et de la réserve qu'il aurait dû lui imposer. Tout le monde sait son aventure de la maison de jeu dont il déchira les cartes, bouleversa les meubles et rossa banquiers et croupiers, pour se dédommager de la perte de son argent. Le pis est qu'il était alors gouverneur de Paris. L'empereur, informé de cet esclandre, l'avait fait venir et lui avait demandé, fort en colère, s'il avait juré de vivre et de mourir fou. Cela aurait pu, dans la suite, être pris pour une prédiction, lorsque le malheureux général mourut dans des accès d'aliénation mentale. Il répondit avec peu de mesure aux réprimandes de l'empereur, et fut envoyé, peut-être pour avoir le temps de se calmer, à l'armée d'Angleterre. Ce n'était pas seulement dans les maisons de jeu que le gouverneur de Paris compromettait ainsi sa dignité. On m'a conté de lui d'autres aventures d'un genre encore plus gai, mais dont je dois m'interdire le récit. Le fait est que le général Junot se piquait beaucoup moins de respecter les convenances que d'être un des plus habiles tireurs au pistolet de l'armée. En se promenant dans la campagne, il lui arrivait souvent de lancer son cheval au galop, un pistolet dans chaque main, et il ne manquait jamais d'abattre en passant la tête des canards ou des poules qu'il prenait pour but de ses coups. Il coupait une petite branche d'arbre à vingt-cinq pas, et j'ai même entendu dire (je suis loin de garantir la vérité de ce fait) qu'il avait une fois, avec le consentement de la partie dont son imprudence mettait ainsi la vie en péril, coupé par le milieu du tuyau une pipe en terre, et à peine longue de trois pouces, qu'un soldat tenait entre ses dents.

Dans le premier voyage qu'avait fait madame Bonaparte en Italie pour rejoindre son mari, elle s'était arrêtée quelque temps à Milan. Elle avait alors à son service une femme de chambre nommée Louise, grande et fort belle, et qui avait des bontés bien payées pour le brave Junot. Sitôt son service fait, Louise, encore plus parée que madame Bonaparte, montait dans un élégant équipage, parcourait la ville et les promenades, et souvent éclipsait la femme du général en chef. De retour à Paris, celui-ci obligea sa femme à congédier la belle Louise, qui, abandonnée de son inconstant amant, tomba dans une grande misère. Je l'ai vue souvent depuis venir chez l'impératrice Joséphine demander des secours qui lui furent toujours accordés avec bonté. Cette jeune femme, qui avait osé rivaliser d'élégance avec madame Bonaparte, a fini, je crois, par épouser un jockey anglais, qui l'a rendue fort malheureuse, et elle est morte dans le plus misérable état.

Le premier consul de la république française, devenu empereur des Français, ne pouvait plus se contenter en Italie du titre de président. Aussi de nouveaux députés de la république cisalpine passèrent les monts, et réunis à Paris en consulte, ils déférèrent à Sa Majesté le titre de roi d'Italie, qu'elle accepta. Peu de jours après son acceptation l'empereur partit pour Milan, où il devait être couronné. Je retournai avec le plus grand plaisir dans ce beau pays, dont, malgré la fatigue et les dangers de la guerre, il m'était resté les plus agréables souvenirs. Maintenant les circonstances étaient bien différentes. C'était comme souverain que l'empereur allait traverser les Alpes, le Piémont et la Lombardie, dont il avait fallu, à notre premier voyage, emporter militairement chaque gorge, chaque rivière et chaque défilé. En 1800, l'escorte du premier consul était une armée; en 1805, ce fut un cortége tout pacifique de chambellans, de pages, de dames d'honneur et d'officiers du palais.

Avant son départ, l'empereur tint à Saint-Cloud, sur les fonts baptismaux, avec Madame-mère, le prince Napoléon-Louis, second fils du prince Louis, frère de Sa Majesté. Les trois fils de la reine Hortense eurent, si je ne me trompe, l'empereur pour parrain. Mais celui qu'il affectionnait le plus était l'aîné des trois, le prince Napoléon-Charles, qui est mort à cinq ans, prince royal de Hollande. Je parlerai plus tard de cet aimable enfant, dont la mort fit le désespoir de son père et de sa mère, fut un des plus grands chagrins de l'empereur, et peut être considérée comme la cause des plus graves événemens.

Après les fêtes du baptême, nous partîmes pour l'Italie. L'impératrice Joséphine était du voyage. Toutes les fois que cela se pouvait, l'empereur aimait à l'emmener avec lui. Pour elle, elle aurait voulu toujours accompagner son mari, que cela fût possible ou non. L'empereur tenait le plus souvent ses voyages fort secrets jusqu'au moment du départ, et il demandait à minuit des chevaux pour aller à Mayence, ou à Milan, comme s'il se fût agi d'une course à Saint-Cloud ou à Rambouillet.

Je ne sais dans lequel de ses voyages Sa Majesté avait décidé de ne point emmener l'impératrice Joséphine. L'empereur était moins effrayé de cette suite de dames et de femmes qui formaient la suite de Sa Majesté, que des embarras causés par les paquets et les cartons dont elles sont ordinairement accompagnées. Il voulait de plus voyager rapidement et sans faste, et épargner aux villes qui se trouveraient sur son passage un énorme surcroît de dépense.

Il ordonna donc que tout fût prêt pour le départ à une heure du matin, heure à laquelle l'impératrice était ordinairement endormie; mais en dépit de toutes les précautions, une indiscrétion avertit l'impératrice de ce qui allait se passer. L'empereur lui avait promis qu'elle l'accompagnerait dans son premier voyage. Il la trompait cependant, et il partait sans elle!... Aussitôt elle appelle ses femmes; mais impatientée de leur lenteur, Sa Majesté saute à bas du lit, passe le premier vêtement qui se trouve sous sa main, court hors de sa chambre, en pantoufles et sans bas. Pleurant comme une petite fille que l'on reconduit en pension, elle traverse les appartemens, descend les escaliers d'un pas rapide, et se jette dans les bras de l'empereur, au moment où il s'apprêtait à monter en voiture. Il était grand temps, car une minute plus tard, celui-ci était parti. Comme il arrivait presque toujours en voyant couler les pleurs de sa femme, l'empereur s'attendrit; elle s'en aperçoit, et déjà elle est blottie au fond de la voiture; mais sa majesté l'impératrice est à peine vêtue. L'empereur la couvre de sa pelisse, et avant de partir il donne lui-même l'ordre qu'au premier relais sa femme trouve tout ce qui pouvait lui être nécessaire.

L'empereur, laissant l'impératrice à Fontainebleau, se rendit à Brienne, où il arriva à six heures du soir. Mesdames de Brienne et de Loménie et plusieurs dames de la ville l'attendaient au bas du perron du château. Il entra au salon, et fit l'accueil le plus gracieux à toutes les personnes qui lui furent présentées. De là il passa dans les jardins, s'entretenant familièrement avec mesdames de Brienne et de Loménie, et se rappelant avec une fidélité de mémoire surprenante les moindres particularités du séjour qu'il avait fait, dans son enfance, à l'école militaire de Brienne.

Sa Majesté admit à sa table ses hôtes et quelques personnes de leur société. Elle fit après le dîner une partie de wisk avec mesdames de Brienne, de Vandeuvre et de Nolivres; et, au jeu comme à table, la conversation de l'empereur paraissait animée, pleine d'intérêt, et lui-même d'une gaîté et d'une affabilité dont tout le monde était ravi.

Sa Majesté passa la nuit au château de Brienne, et se leva de bonne heure pour aller visiter le champ de la Rothière, une de ses anciennes promenades favorites. L'empereur parcourut avec le plus grand plaisir ces lieux où s'était passée sa première jeunesse. Il les montrait avec une espèce d'orgueil, et chacun de ses mouvemens, chacune de ses réflexions semblait dire: «Voyez d'où je suis parti, et où je suis arrivé.»

Sa Majesté marchait en avant des personnes qui l'accompagnaient, et elle se plaisait à nommer la première les divers endroits où elle se trouvait. Un paysan, la voyant ainsi écartée de sa suite, lui cria familièrement: «Eh! citoyen, l'empereur va-t-il bientôt passer?—Oui, répondit l'empereur lui même; prenez patience.»

L'empereur avait demandé la veille à madame de Brienne des nouvelles de la mère Marguerite; c'était ainsi qu'on appelait une bonne femme qui occupait une chaumière au milieu du bois, et à laquelle les élèves de l'école militaire avaient autrefois coutume d'aller faire de fréquentes visites. Sa Majesté n'avait point oublié ce nom, et elle apprit avec autant de joie que de surprise que celle qui le portait vivait encore. L'empereur, en continuant sa promenade du matin, galopa jusqu'à la porte de la chaumière, descendit de cheval, et entra chez la bonne paysanne. La vue de celle-ci avait été affaiblie par l'âge; et d'ailleurs l'empereur avait tellement changé, depuis qu'elle ne l'avait vu, qu'il lui eût été, même avec de bons yeux, difficile de le reconnaître. «Bonjour, la mère Marguerite, dit Sa Majesté en saluant la vieille; vous n'êtes donc pas curieuse de voir l'empereur?—Si fait, mon bon monsieur; j'en serais bien curieuse; et si bien que voilà un petit panier d'œufs frais que je vas porter à Madame; et puis je resterai au château pour tâcher d'apercevoir l'empereur. Ça n'est pas l'embarras, je ne le verrai pas si bien aujourd'hui qu'autrefois, quand il venait avec ses camarades boire du lait chez la mère Marguerite. Il n'était pas empereur dans ce temps-là; mais c'est égal: il faisait marcher les autres; dame! fallait voir. Le lait, les œufs, le pain bis, les terrines cassées, il avait soin de me faire tout payer, et il commençait lui-même par payer son écot.—Comment! mère Marguerite, reprit en souriant Sa Majesté, vous n'avez pas oublié Bonaparte?—Oublié! mon bon monsieur; vous croyez qu'on oublie un jeune homme comme ça, qui était sage, sérieux, et même quelquefois triste, mais toujours bon pour les pauvres gens. Je ne suis qu'une paysanne; mais j'aurais prédit que ce jeune homme-là ferait son chemin.—Il ne l'a pas trop mal fait, n'est-ce pas?—Ah dame! non.»

Pendant ce court dialogue, l'empereur avait d'abord tourné le dos à la porte, et par conséquent au jour, qui ne pouvait pénétrer que par là dans la chaumière. Mais peu à peu Sa Majesté s'était rapprochée de la bonne femme, et lorsqu'il fut tout près d'elle, l'empereur, dont le visage se trouvait alors éclairé par la lumière du dehors, se mit à se frotter les mains, et à dire, en tâchant de se rappeler le ton et les manières qu'il avait eues dans sa première jeunesse, lorsqu'il venait chez la paysanne: «Allons, la mère Marguerite! du lait, des œufs frais; nous mourons de faim.» La bonne vieille parut chercher à rassembler ses souvenirs, et elle se mit à considérer l'empereur avec une grande attention. «—Oh bien! la mère, vous étiez si sûre tout-à-l'heure de reconnaître Bonaparte? nous sommes de vieilles connaissances, nous deux.» La paysanne, pendant que l'empereur lui adressait ces derniers mots, était tombée à ses pieds. Il la releva avec la bonté la plus touchante, et lui dit: «En vérité, mère Marguerite, j'ai un appétit d'écolier. N'avez-vous rien à me donner?» La bonne femme, que son bonheur mettait hors d'elle-même, servit à Sa Majesté des œufs et du lait. Son repas fini, Sa Majesté donna à sa vieille hôtesse une bourse pleine d'or, en lui disant: «Vous savez, mère Marguerite, que j'aime qu'on paie son écot. Adieu, je ne vous oublierai pas.» Et, tandis que l'empereur remontait à cheval, la bonne vieille, sur le seuil de sa porte, lui promettait, en pleurant de joie, de prier le bon Dieu pour lui.

À son lever, Sa Majesté s'était entretenue avec quelqu'un de la possibilité de retrouver d'anciennes connaissances, et on lui avait raconté un trait du général Junot qui l'avait beaucoup diverti. Le général se trouvant à son retour d'Égypte à Montbard, où il avait passé plusieurs années de son enfance, avait recherché avec le plus grand soin ses camarades de pension et d'espiégleries, et il en avait retrouvé plusieurs avec lesquels il avait gaîment et familièrement causé de ses premières fredaines et de ses tours d'écolier. Ensuite, ils étaient allés ensemble revoir les différentes localités, dont chacune réveillait en eux quelque souvenir de leur jeunesse. Sur la place publique de la ville, le général aperçoit un bon vieillard qui se promenait magistralement, sa grande canne à la main. Aussitôt il court à lui, se jette à son cou et l'embrasse à l'étouffer à plusieurs reprises. Le promeneur se dégageant à grand'peine de ses chaudes accolades, regarde le général Junot d'un air ébahi, et ne sait à quoi attribuer une tendresse si expressive de la part d'un militaire portant l'uniforme d'officier supérieur, et toutes les marques d'un rang élevé. «Comment, s'écrie celui-ci, vous ne me reconnaissez pas?—Citoyen général, je vous prie de m'excuser, mais je n'ai aucune idée...—Eh! morbleu, mon cher maître, vous avez oublié le plus paresseux, le plus libertin, le plus indisciplinable de vos écoliers.—Mille pardons, seriez-vous M. Junot?—Lui-même,» répond le général en renouvelant ses embrassades et en riant avec ses amis des singulières enseignes auxquelles il s'était fait reconnaître. Pour sa majesté l'empereur, si la mémoire eût manqué à quelqu'un de ses anciens maîtres, ce n'est point sur un signalement de ce genre qu'il aurait été reconnu, car tout le monde sait qu'il s'était distingué à l'École militaire par son assiduité au travail, et par la régularité et le sérieux de sa conduite.

Une rencontre du même genre, sauf la différence des souvenirs, attendait l'empereur à Brienne. Pendant qu'il visitait l'ancienne école militaire tombée en ruines, et désignait aux personnes qui l'entouraient l'emplacement des salles d'étude, des dortoirs, des réfectoires, etc., on lui présenta un ecclésiastique qui avait été sous-préfet d'une des classes de l'école. L'empereur le reconnut aussitôt, et jeta une exclamation de surprise. Sa Majesté s'entretint plus de vingt minutes avec ce monsieur, et le laissa pénétré de reconnaissance.

L'empereur, avant de quitter Brienne pour retourner à Fontainebleau, se fit remettre par le maire une note des besoins les plus pressans de la commune, et il laissa, à son départ, une somme considérable pour les pauvres et pour les hôpitaux.

En passant par Troyes, l'empereur y laissa, comme partout ailleurs, des marques de sa générosité. La veuve d'un officier général, retirée à Joinville (je regrette d'avoir oublié le nom de cette vénérable dame qui était plus qu'octogénaire), vint à Troyes, malgré son grand âge, pour demander des secours à Sa Majesté. Son mari n'ayant servi qu'avant la révolution, la pension de retraite dont elle avait joui lui avait été retirée sous la république, et elle se trouvait dans le plus grand dénuement. Le frère du général Vouittemont, maire d'une commune des environs de Troyes, eut la bonté de me consulter sur ce qu'il y avait à faire pour introduire cette dame jusqu'auprès de l'empereur, et je lui conseillai de la faire inscrire sur la liste des audiences particulières de Sa Majesté. Je pris moi-même la liberté de parler de madame de *** à l'empereur, et l'audience fut accordée. Je ne prétends point m'en attribuer le mérite; car en voyage, Sa Majesté était facilement accessible.

Lorsque la bonne dame vint à son audience, avec M. de Vouittemont, à qui son écharpe municipale donnait les entrées, je me trouvai sur leur passage. Elle m'arrêta pour me remercier du très-petit service qu'elle prétendait que je lui avais rendu, et me raconta qu'elle avait été obligée de mettre en gage les six couverts d'argent qui lui restaient, pour fournir aux frais de son voyage; qu'arrivée à Troyes dans une mauvaise carriole de ferme, recouverte d'une toile jetée sur des cerceaux, et qui l'avait mortellement secouée, elle n'avait pu trouver de place dans les auberges, toutes encombrées, à cause du séjour de Leurs Majestés, et qu'elle aurait été obligée de coucher dans sa carriole, sans l'obligeance de M. de Vouittemont, qui lui avait cédé sa chambre et offert ses services. En dépit de ses quatre-vingts ans passés, et de sa détresse, cette respectable dame contait son histoire avec un air de douce gaîté, et en finissant elle jeta un regard reconnaissant à son guide, sur le bras duquel elle s'appuyait.

En ce moment l'huissier vint l'avertir que son tour était venu, et elle entra dans le salon d'audience. M. de Vouittemont l'attendit en causant avec moi. Lorsqu'elle revint, elle nous raconta, en ayant grande peine à contenir son émotion, que l'empereur avait pris avec bonté le mémoire qu'elle lui avait présenté, l'avait lu avec attention, et remis à l'instant à un ministre qui se trouvait près de lui, en lui recommandant d'y faire droit dans la journée.

Le lendemain elle reçut le brevet d'une pension de trois mille francs, dont la première année lui fut payée ce jour-là même.

À Lyon, dont le cardinal Fesch était archevêque, l'empereur logea au palais de l'archevêché.

Pendant le séjour de Leurs Majestés, le cardinal se donna beaucoup de mouvement pour que son neveu eût sur-le-champ tout ce qu'il pouvait désirer. Dans son ardeur de plaire, Monseigneur s'adressait à moi plusieurs fois par jour, pour être assuré qu'il ne manquait rien. Aussi tout alla-t-il bien, et même très-bien. L'empressement du cardinal fut remarqué de toutes les personnes de la maison. Pour moi, je crus m'apercevoir que le zèle déployé par Monseigneur pour la réception de Leurs Majestés prit une nouvelle force lorsqu'il fut question d'acquitter toutes les dépenses occasionées par leur séjour, et qui furent considérables. Son Éminence retira, je pense, de forts beaux intérêts de l'avance de ses fonds, et sa généreuse hospitalité fut largement indemnisée par la générosité de ses hôtes.

Le passage du mont Cénis ne fut pas à beaucoup près aussi pénible que l'avait été celui du mont Saint-Bernard. Cependant la route que l'empereur a fait exécuter n'était pas encore commencée. Au pied de la montagne, on fut obligé de démonter pièce à pièce les voitures et d'en transporter les parties à dos de mulet. Leurs Majestés franchirent le mont, partie à pied, partie dans des chaises à porteur de la plus grande beauté, qui avaient été préparées à Turin. Celle de l'empereur était garnie en satin cramoisi et ornée de franges et galons d'or; celle de l'impératrice, en satin bleu avec franges et galons d'argent; la neige avait été soigneusement balayée et enlevée. Arrivées au couvent, elles furent reçues avec beaucoup d'empressement par les bons religieux. L'empereur, qui les affectionnait singulièrement, s'entretint avec eux, et ne partit point sans leur laisser de nombreuses et riches marques de sa munificence. À peine arrivé à Turin, il rendit un décret relatif à l'amélioration de leur hospice, et il a continué de les soutenir jusqu'à sa déchéance.

Leurs Majestés s'arrêtèrent quelques jours à Turin, où elles habitèrent l'ancien palais des rois de Sardaigne, qu'un décret de l'empereur, rendu pendant notre séjour actuel, déclara résidence impériale, aussi bien que le château de Stupinigi, situé à une petite distance de la ville.

Le pape rejoignit Leurs Majestés à Stupinigi; le saint père avait quitté Paris presque en même temps que nous, et avant son départ, il avait reçu de l'empereur des présens magnifiques. C'était un autel d'or, avec les chandeliers et les vases sacrés du plus riche travail, une tiare superbe, des tapisseries des Gobelins et des tapis de la Savonnerie; une statue de l'empereur en porcelaine de Sèvres. L'impératrice avait aussi fait à Sa Sainteté présent d'un vase de la même manufacture, orné de peintures des premiers artistes. Ce chef-d'œuvre avait au moins quatre pieds en hauteur et deux pieds et demi de diamètre à l'ouverture. Il avait été fabriqué exprès pour être offert au saint père, et représentait, autant qu'il m'en souvient, la cérémonie du sacre.

Chacun des cardinaux de la suite du pape avait reçu une boîte d'un beau travail, avec le portrait de l'empereur enrichi de diamans, et toutes les personnes attachées au service de Pie VII avaient eu des présens plus ou moins considérables. Tous ces divers objets avaient été successivement apportés par les fournisseurs dans les appartemens de Sa Majesté, et j'en prenais note par ordre de l'empereur à mesure qu'ils arrivaient.

Le saint père fit aussi, de son côté, accepter de très-beaux présens aux officiers de la maison de l'empereur qui avaient rempli quelques fonctions auprès de sa personne, pendant son séjour à Paris.

De Stupinigi nous nous rendîmes à Alexandrie. L'empereur, le lendemain de son arrivée, se leva de très-bonne heure, visita les fortifications de la ville, parcourut toutes les positions du champ de bataille de Marengo, et ne rentra qu'à sept heures du soir, après avoir fatigué cinq chevaux. Quelques jours après, il voulut que l'impératrice vît cette plaine fameuse, et, par ses ordres, une armée de vingt-cinq ou trente mille hommes y fut rassemblée. Le matin du jour fixé pour la revue de ces troupes, l'empereur sortit de son appartement vêtu d'un habit bleu à longue taille et à basques pendantes, usé à profit et même troué en quelques endroits. Ces trous étaient l'ouvrage des vers et non des balles, comme on l'a dit à tort dans certains mémoires. Sa Majesté avait sur la tête un vieux chapeau bordé d'un large galon d'or, noirci et effilé par le temps, et au côté un sabre de cavalerie comme en portaient les généraux de la république. C'étaient l'habit, le chapeau et le sabre qu'il avait portés le jour même de la bataille de Marengo. Je prêtai dans la suite cet habillement à M. David, premier peintre de Sa Majesté, pour son tableau du passage du mont Saint-Bernard. Un vaste amphithéâtre avait été élevé dans la plaine pour l'impératrice et pour la suite de Leurs Majestés. La journée fut magnifique, comme le sont tous les jours du mois de mai en Italie. Après avoir parcouru ses lignes, l'empereur vint s'asseoir à côté de l'impératrice, et fit aux troupes une distribution de croix de la Légion-d'Honneur. Ensuite il posa la première pierre d'un monument qu'il avait ordonné d'élever dans la plaine à la mémoire des braves morts dans la bataille. Lorsque Sa Majesté, dans la courte allocution qu'elle adressa en cette occasion à son armée, prononça d'une voix forte, mais profondément émue, le nom de Desaix, mort glorieusement ici pour la patrie, un frémissement de douleur se fit entendre dans les rangs des soldats. Pour moi, j'étais ému jusqu'aux larmes, et, les yeux fixés sur cette armée, sur ses drapeaux, sur le costume de l'empereur, j'avais besoin de me tourner de temps en temps vers le trône de sa majesté l'impératrice, pour ne pas me croire encore au 14 juin de l'année 1800.

Je pense que ce fut pendant ce séjour à Alexandrie que le prince Jérôme Bonaparte eut avec l'empereur une entrevue dans laquelle celui-ci fit à son jeune frère de sérieuses et vives remontrances. Le prince Jérôme sortit du cabinet visiblement agité. Le mécontentement de l'empereur venait du mariage contracté par son frère, à l'âge de dix-neuf ans, avec la fille d'un négociant américain. Sa Majesté avait fait casser cette union pour cause de minorité, et elle avait rendu un décret portant défense aux officiers de l'état civil de recevoir sur leurs registres la transmission de l'acte de célébration de mariage de M. Jérôme avec mademoiselle Paterson. Pendant quelque temps, l'empereur lui battit froid et le tint éloigné; mais peu de jours après l'entrevue d'Alexandrie, il le chargea d'aller à Alger pour réclamer comme sujets de l'empire deux cents Génois retenus en esclavage. Le jeune prince s'acquitta fort heureusement de sa mission d'humanité, et rentra au mois d'août dans le port de Gênes, avec les captifs qu'il venait de délivrer. L'empereur fut content de la manière dont son frère avait suivi ses instructions, et il dit à cette occasion «que le prince Jérôme était bien jeune, bien léger, qu'il lui fallait du plomb dans la tête, mais que pourtant il espérait en faire quelque chose.» Ce frère de Sa Majesté était du petit nombre des personnes qu'elle aimait particulièrement, quoiqu'il lui eût souvent donné les plus justes motifs de s'emporter contre lui.


CHAPITRE IX.

Séjour de l'empereur à Milan.—Emploi de son temps.—Le prince Eugène vice-roi d'Italie.—Déjeuner de l'empereur et de l'impératrice dans l'île de l'Olona.—Visite dans la chaumière d'une pauvre femme.—Entretien de l'empereur.—Quatre heureux.—Réunion de la république ligurienne à l'empire français.—Trois nouveaux départemens au royaume d'Italie.—Voyage de l'empereur à Gênes.—Le sénateur Lucien chez son frère.—L'empereur veut faire divorcer son frère.—Réponse de Lucien.—Colère de l'empereur.—Émotion de Lucien.—Lucien repart pour Rome.—Silence de l'empereur à son coucher.—La véritable cause de la brouillerie de l'empereur et de son frère Lucien.—Détails sur les premières querelles des deux frères.—Réponse hardie de Lucien.—L'empereur brise sa montre sous ses pieds.—Conduite de Lucien, ministre de l'intérieur.—Les blés passent le détroit de Calais.—Vingt millions de bénéfice et l'ambassade d'Espagne.—Réception de Lucien à Madrid.—Liaison entre le prince de la Paix et Lucien.—Trente millions pour deux plénipotentiaires.—Amitié de Charles IV pour Lucien.—Le roi d'Espagne envie le sort de son premier écuyer.—Amour de Lucien pour une princesse.—Le portrait et la chaîne de cheveux.—Le nœud de chapeau de la seconde femme de Lucien.—Détails sur le premier mariage de Lucien, racontés par une personne de l'hôtel même.—Espionnages.—Le maire du dixième arrondissement et les registres de l'état civil.—Empêchement de mariage.—Cent chevaux de poste retenus et départ pour le Plessis-Chamant.—Le curé adjoint.—Le curé conduit de brigade en brigade.—Arrivée du curé aux Tuileries.—Le curé dans le cabinet du premier consul.—Plus de peur que de mal.—Conversation entre le factotum de M. Lucien et son secrétaire, le jour de la proclamation de l'empire français.—Détails sur l'inimitié entre Lucien et madame Bonaparte.—Amour de Lucien pour mademoiselle Méseray.—Générosité de M. le comte Lucien.—Dégoût de M. le comte; il ne veut pas tout perdre.—Funeste présent.—Contrat de dupe.—Un mot sur notre séjour à Gênes.—Fêtes données à l'empereur.—Départ de Turin pour Fontainebleau.—La vieille femme de Tarare.—Anecdote racontée par le docteur Corvisart.


Leurs Majestés restèrent plus d'un mois à Milan, et j'eus tout le loisir de visiter cette belle capitale de la Lombardie. Ce ne fut pendant leur séjour qu'un enchaînement continuel de fêtes et de plaisirs. Il semblait que l'empereur lui seul eût quelque temps à donner au travail. Il s'enfermait, selon sa coutume, avec ses ministres, pendant que toutes les personnes de sa suite et de sa maison, lorsque leur devoir ne les retenait pas près de Sa Majesté, couraient se mêler aux jeux et aux divertissemens des Milanais. Je n'entrerai dans aucun détail sur le couronnement. Ce fut à peu près la répétition de ce qui s'était passé à Paris quelques mois auparavant. Toutes les solennités de ce genre se ressemblent, et il n'est personne qui n'en connaisse jusqu'aux moindres circonstances. Parmi tous ces jours de fête, il y eut un véritable jour de bonheur pour moi, lorsque le prince Eugène, dont je n'ai jamais oublié les bontés à mon égard, fut proclamé vice-roi d'Italie. Certes, personne n'était plus digne que lui d'un rang si élevé, s'il ne fallait pour y prétendre que noblesse, générosité, courage et habileté dans l'art de gouverner. Jamais prince ne voulut plus sincèrement la prospérité des peuples confiés à son administration. J'ai vu mille fois combien il était heureux, et quelle douce gaîté animait tous ses traits, lorsqu'il avait répandu le bonheur autour de lui.

L'empereur et l'impératrice allèrent un jour déjeuner aux environs de Milan, dans une petite île de l'Olona; en s'y promenant, l'empereur rencontra une pauvre femme dont la chaumière était toute voisine du lieu où avait été dressée la table de Leurs Majestés, et il lui adressa nombre de questions. «Monsieur, répondit-elle (ne connaissant pas l'empereur), je suis très-pauvre, et mère de trois enfans que j'ai bien de la peine à élever, parce que mon mari, qui est journalier, n'a pas toujours de l'ouvrage.—Combien vous faudrait-il, reprit Sa Majesté, pour être parfaitement heureuse?—Oh! Monsieur, il me faudrait beaucoup d'argent.—Mais encore, ma bonne, combien vous faudrait-il?—Ah! Monsieur, à moins que nous n'ayons vingt louis, nous ne serons jamais au dessus de nos affaires; mais quelle apparence que nous ayons jamais vingt louis!»

L'empereur lui fit donner sur-le-champ une somme de trois mille francs en or, et il m'ordonna de défaire les rouleaux et de jeter le tout dans le tablier de la bonne femme. À la vue d'une si grande quantité d'or, cette dernière pâlit, chancelle, et je la vis près de s'évanouir. «Ah! c'est trop, monsieur, c'est vraiment trop. Pourtant vous ne voudriez pas vous jouer d'une pauvre femme?»

L'empereur la rassura en lui disant que tout était bien pour elle, et qu'avec cet argent elle pourrait acheter un petit champ, un troupeau de chèvres, et faire bien élever ses enfans.

Sa Majesté ne se fit point connaître; elle aimait, en répandant ses bienfaits, à garder l'incognito. Je connais dans sa vie un grand nombre d'actions semblables à celle-ci. Il semble que ses historiens aient fait exprès de les passer sous silence, et pourtant c'était, ce me semble, par des traits pareils qu'on pouvait et qu'on devait peindre le caractère de l'empereur.

Des députés de la république ligurienne, le doge à leur tête, étaient venus à Milan supplier l'empereur de réunir à l'empire Gênes et son territoire. Sa Majesté n'avait eu garde de repousser une telle demande, et par un décret elle avait fait des états de Gênes, trois départemens de son royaume d'Italie. L'empereur et l'impératrice partirent de Milan pour aller visiter ces départemens et quelques autres.

Nous étions à Mantoue depuis peu de temps, lorsqu'un soir, vers les six heures, M. le grand maréchal Duroc vint me donner l'ordre de rester seul dans le petit salon qui précédait la chambre de l'empereur, et me prévint que M. le comte Lucien Bonaparte allait bientôt arriver. En effet, au bout de quelques minutes je le vis arriver. Lorsqu'il se fut fait connaître, je l'introduisis dans la chambre à coucher, puis j'allai frapper à la porte du cabinet de l'empereur pour le prévenir. Après s'être salués, les deux frères s'enfermèrent dans la chambre; bientôt il s'éleva entre eux une discussion fort vive, et, bien malgré moi, obligé de rester dans le petit salon, j'entendis une grande partie de la conversation: l'empereur engageait son frère à divorcer, et lui promettait une couronne s'il voulait s'y décider; M. Lucien répondit qu'il n'abandonnerait jamais la mère de ses enfans. Cette résistance irrita vivement l'empereur, dont les expressions devinrent dures et même insultantes. Enfin cette explication avait duré plus d'une heure, lorsque M. Lucien en sortit dans un état affreux, pâle, défait, les yeux rouges et remplis de larmes. Nous ne le revîmes plus, car en quittant son frère il retourna à Rome.

L'empereur resta tristement affecté de la résistance de son frère, et n'ouvrit seulement pas la bouche à son coucher. On a prétendu que la brouillerie entre les deux frères fut causée par l'élévation du premier consul à l'empire, ce que M. Lucien désapprouvait. C'est une erreur; il est bien vrai que ce dernier avait proposé de continuer la république sous le gouvernement de deux consuls, qui auraient été Napoléon et Lucien. L'un aurait été chargé de la guerre et des relations extérieures, l'autre de tout ce qui concernait les affaires de l'intérieur; mais quoique la non-réussite de son plan eût affligé M. Lucien, l'empressement avec lequel il accepta le titre de sénateur et de comte de l'empire prouve assez qu'il se souciait fort peu d'une république dont il n'aurait pas été un des chefs. Je suis certain que le mariage seul de M. Lucien avec madame J... fut cause de la brouillerie. L'empereur désapprouvait cette union, parce que la dame passait pour avoir été fort galante, et qu'elle était divorcée de son mari, qui avait fait faillite et s'était enfui en Amérique. Cette faillite et surtout le divorce blessaient beaucoup Napoléon, qui eut toujours une grande répugnance pour les personnes divorcées.

Déjà l'empereur avait voulu élever son frère au rang des souverains en lui faisant épouser la reine d'Étrurie, qui venait de perdre son mari. M. Lucien refusa cette alliance à plusieurs reprises. Enfin l'empereur s'étant fâché lui dit: «Vous voyez où vous conduit votre entêtement et votre sot amour pour une... femme galante.—Au moins, répliqua M. Lucien, la mienne est jeune et jolie,» faisant allusion à l'impératrice Joséphine qui avait été l'un et l'autre. La hardiesse de cette réponse poussa à l'extrême la colère de l'empereur: il tenait, dit-on, alors sa montre à la main, et il la jeta avec force sur le parquet, en s'écriant: «Puisque tu ne veux rien entendre, eh bien, je te briserai comme cette montre.»

Des différends avaient éclaté entre les deux frères, même avant l'établissement de l'empire. Parmi les faits qui causèrent la disgrâce de M. Lucien, j'ai souvent entendu citer celui-ci:

M. Lucien, étant ministre de l'intérieur, reçut l'ordre du premier consul de ne pas laisser sortir de blé du territoire de la république. Nos magasins étaient remplis et la France abondamment pourvue; mais il n'en était pas ainsi de l'Angleterre, où la disette se faisait grandement sentir. On ne sait comment l'affaire s'arrangea, mais la majeure partie de ces blés passa le détroit de Calais. On assurait qu'il y en avait pour la somme de vingt millions. En apprenant cette nouvelle, le premier consul ôta le porte-feuille de l'intérieur à son frère, et le nomma à l'ambassade d'Espagne.

À Madrid, M. Lucien fut très-bien reçu du roi et de la famille royale, et il devint l'ami intime de don Manuel Godoy, prince de la Paix. C'est pendant cette mission, et d'accord avec le prince de la Paix, que fut conclu le traité de Badajos, pour la conclusion duquel le Portugal donna, dit-on, trente millions. On a dit de plus que cette somme, payée en or et en diamans, fut partagée entre les deux plénipotentiaires, qui ne jugèrent pas à propos d'en compter avec leurs cours respectives.

Charles IV aimait tendrement M. Lucien, et il avait pour le premier consul la plus grande vénération. Après avoir regardé en détail plusieurs chevaux d'Espagne qu'il destinait au premier consul, il dit à son premier écuyer: «Que tu es heureux, et que j'envie ton bonheur! tu vas voir le grand homme et tu vas lui parler; que ne puis-je prendre ta place!»

Pendant son ambassade, M. Lucien avait adressé ses hommages à une personne du rang le plus élevé, et il en avait reçu un portrait en médaillon entouré de très-beaux brillans. Je lui ai vu cent fois ce portrait, qu'il portait suspendu au cou par une chaîne de cheveux du plus beau noir. Loin d'en faire mystère, il affectait au contraire de le montrer, et se penchait en avant pour qu'on vît le riche médaillon se balancer sur sa poitrine.

Avant son départ de Madrid, le roi lui fit aussi présent de son portrait en miniature, également entouré de diamans. Ces pierres, démontées et employées pour former un nœud de chapeau, passèrent à la seconde femme de M. Lucien. Voici comment une personne de l'hôtel même de M. Lucien m'a raconté le mariage de celui-ci avec madame J...

Le premier consul était instruit jour par jour et sans nul retard de ce qui se passait dans l'intérieur de l'hôtel de ses frères. On lui rendait un compte exact des moindres particularités et des plus petits détails. M. Lucien, voulant épouser madame J..., qu'il avait connue chez le comte de L..., avec lequel elle était au mieux, fit prévenir entre deux et trois heures de l'après-midi, M. Duquesnoy, maire du dixième arrondissement, en l'invitant à se transporter à son hôtel, rue Saint-Dominique, sur les huit heures du soir, avec le registre des mariages. Entre cinq et six heures, M. Duquesnoy reçut du château des Tuileries l'ordre de ne point emporter les registres hors de la municipalité, et surtout de ne prononcer aucun mariage avant que, conformément à la loi, le nom des futurs époux n'eût été, au préalable, affiché pendant huit jours.

À l'heure indiquée, M. Duquesnoy arrive à l'hôtel, et demande à parler en particulier à M. le comte, auquel il communique l'ordre émané du château.

Outré de colère, M. Lucien fait sur-le-champ retenir une centaine de chevaux à la poste pour lui et pour tout son monde, et sans tarder, lui-même et madame J..., la société et les gens de sa maison montent en voiture pour se rendre au château du Plessis-Chamant, maison de plaisance à une demi-lieue au-dessus de Senlis. Le curé du lieu, qui était aussi adjoint du maire, est aussitôt mandé. À minuit il prononce le mariage civil; puis jetant sur son écharpe d'officier de l'état civil ses habits sacerdotaux, il donna aux fugitifs la bénédiction nuptiale. On servit ensuite un bon souper, auquel l'adjoint-curé assista; et comme il revenait à son presbytère vers les six heures du matin, il vit à sa porte une chaise de poste gardée par deux cavaliers. En entrant dans sa maison, il y trouva un officier de gendarmerie qui l'invita poliment à vouloir bien l'accompagner à Paris. Le pauvre curé se crut perdu; mais il fallait obéir, sous peine d'être conduit à Paris de brigade en brigade par la gendarmerie.

Il monte donc dans la fatale chaise qui l'emporte au galop de deux bons chevaux, et le voilà aux Tuileries. Amené dans le cabinet du premier consul: «C'est donc vous, monsieur, lui dit celui-ci d'une voix foudroyante, qui mariez les gens de ma famille sans mon consentement, et sans avoir fait les publications que vous deviez faire en votre double caractère de curé et d'adjoint? Savez-vous bien que vous méritez d'être destitué, interdit et poursuivi devant les tribunaux?» Le malheureux prêtre se voyait déjà au fond d'un cachot. Cependant, après une verte semonce, il fut renvoyé dans son presbytère. Mais les deux frères ne se réconcilièrent jamais.

Malgré tous ces différends, M. Lucien comptait toujours sur la tendresse de son frère pour obtenir un royaume. Voici un fait dont je garantis l'authenticité, et qui m'a été raconté par une personne digne de foi. M. Lucien avait à la tête de sa maison un ami d'enfance, du même âge que lui et également né en Corse. Il se nommait Campi, et jouissait dans l'hôtel de M. le comte d'une confiance sans bornes. Le jour où le Moniteur donna la liste des nouveaux princes français, M. Campi se promenait dans la belle galerie de tableaux formée par M. Lucien, avec un jeune secrétaire de M. Lucien, et il s'établit entre eux la conversation suivante. «Vous avez sans doute lu le Moniteur d'aujourd'hui?—Oui.—Vous y avez vu que tous les membres de la famille sont décorés du titre de princes français et que le nom de M. le comte manque à la liste.—Qu'importe, il y a des royaumes.—Aux soins que se donnent les souverains pour les conserver, je n'en vois guère de vacans.—Eh bien, on en fera; toutes les familles souveraines de l'Europe sont usées, et nous en aurons de nouvelles.» Là-dessus M. Campi se tut, et commanda au jeune homme de se taire, s'il voulait conserver les bonnes grâces de M. le comte. Aussi n'est-ce que bien long-temps après cet entretien que le jeune secrétaire en a parlé. Cette confidence, sans être singulièrement piquante, donne pourtant une idée du degré de confiance qu'il faut accorder à la prétendue modération de M. le comte Lucien, et aux épigrammes qu'on lui a prêtées contre l'ambition de son frère et de sa famille.

Il n'était personne au château qui ne connût l'inimitié qui existait entre M. Lucien Bonaparte et l'impératrice Joséphine; et pour faire leur cour à celle-ci, les anciens habitués de la Malmaison, devenus avec le temps les courtisans des Tuileries, lui racontaient tout ce qu'ils avaient recueilli de plus piquant sur le compte du frère puîné de l'empereur. C'est ainsi qu'un jour j'entendis par hasard un grave personnage, un sénateur de l'empire, donner le plus gaîment du monde à l'impératrice des détails très-circonstanciés sur une des liaisons passagères de M. le comte Lucien. Je ne garantis point l'authenticité de l'anecdote, et j'éprouve à l'écrire plus d'embarras que M. le sénateur n'en avait à la conter. Je me garderai même bien d'entrer dans une foule de détails que le narrateur donnait sans rougir, et sans effaroucher son auditoire; car mon but est de faire connaître ce que je sais de l'intérieur de la famille impériale et des habitudes des personnages qui tenaient de plus près à l'empereur, et non d'exciter le scandale, quoique je pusse m'en justifier par l'exemple d'un dignitaire de l'empire.

Donc M. le comte Lucien (je ne sais en quelle année) rechercha les bonnes grâces de mademoiselle Méserai, actrice jolie et spirituelle du Théâtre-Français. La conquête n'en fut pas difficile, d'abord parce qu'elle ne l'avait jamais été pour personne, ensuite parce que l'artiste connaissait l'opulence de M. le comte, et le croyait prodigue. Les premières attentions de son amant durent la confirmer dans cette opinion. Elle demanda un hôtel; on lui en donna un richement et élégamment meublé, et le contrat lui en fut remis le jour où elle prit possession. Chaque visite de M. le comte enrichissait de quelque nouvelle parure la garde-robe ou l'écrin de l'actrice. Cela dura quelques mois, au bout desquels M. Lucien se dégoûta de son marché, et se mit à aviser aux moyens de le rompre sans trop y perdre. Il avait, entre autres présens, donné à mademoiselle Méserai une paire de girandoles en diamans de très-grand prix. Dans une de leurs dernières entrevues, mais avant que M. le comte eût laissé paraître aucun signe de refroidissement, il aperçut les girandoles sur la toilette de sa maîtresse, et les prenant dans ses mains: «En vérité, ma chère, vous avez des torts avec moi. Pourquoi ne pas me montrer plus de confiance? Je vous en veux beaucoup de porter des bijoux passés de mode comme ceux-ci.—Comment! mais il n'y a pas six mois que vous me les avez donnés.—Je le sais, mais une femme qui se respecte, une femme de bon goût ne doit rien porter qui ait six mois de date. Je garde les pendans d'oreilles et je vais les faire porter chez Devilliers (c'était le joaillier de M. le comte) pour qu'il les monte comme je l'entends.» M. le comte, bien tendrement remercié pour une attention si délicate, mit les girandoles dans sa poche avec une ou deux parures venant aussi de lui et qui ne lui paraissaient plus assez nouvelles, et la brouillerie éclata avant qu'il eût rien rapporté. Il fit pourtant, dit-on, un dernier cadeau à mademoiselle M... avant de la quitter tout-à-fait; et celui-là, la pauvre fille en souffrit long-temps. Il faut dire toutefois, pour rendre justice aux deux parties, que de son côté M. le comte prétendait que, loin de donner, il avait craint de recevoir, et que c'était cette crainte salutaire qui avait amené la rupture.

Quoi qu'il en soit, mademoiselle M... se croyait bien dans ses meubles et même dans sa maison, lorsqu'un matin le véritable propriétaire vint lui demander si son intention était de passer un nouveau bail. Elle recourut à son contrat de propriété, qu'elle n'avait pas encore songé à déplier, et trouva que ce n'était que la grosse d'un état de lieux au bas duquel était la quittance d'un loyer de deux années.

Pendant notre séjour à Gênes, les chaleurs étaient insupportables; l'empereur en souffrait beaucoup et prétendait qu'il n'en avait pas éprouvé de pareilles en Égypte. Il se déshabillait plusieurs fois le jour; son lit fut entouré d'une moustiquaire, car les cousins étaient nombreux et tourmentans. Les fenêtres de la chambre à coucher donnaient sur une grande terrasse située au bord de la mer, et d'où l'on découvrait le golfe et tout le pays environnant: les fêtes données par la ville furent superbes; on avait lié les uns aux autres un grand nombre de bateaux chargés d'orangers, de citronniers et d'arbustes couverts de fleurs et de fruits; réunis ensemble, ces bateaux présentaient l'image d'un jardin flottant de la plus grande beauté. Leurs Majestés s'y rendirent sur un yacht magnifique.

À son retour en France, l'empereur ne prit aucun repos depuis Turin jusqu'à Fontainebleau. Il voyageait incognito, sous le nom du ministre de l'intérieur. Nous allions avec une si grande vitesse qu'à chaque relais on était obligé de jeter de l'eau sur les roues; malgré cela Sa Majesté se plaignait de la lenteur des postillons, et s'écriait à chaque instant: Allons, allons donc, nous ne marchons pas. Plusieurs voitures de service restèrent en arrière; la mienne n'éprouva aucun retard, et j'arrivai à chaque relais en même temps que l'empereur.

Pour monter la côte rapide de Tarare, l'empereur descendit de voiture ainsi que le maréchal Berthier qui l'accompagnait. Les équipages étaient assez loin derrière, parce qu'on avait arrêté afin de faire reposer les chevaux. Sa Majesté vit gravissant la montée, à quelques pas devant lui, une femme vieille et boiteuse, et qui ne cheminait qu'avec grand'peine. L'empereur s'approcha d'elle et lui demanda pourquoi, infirme comme elle semblait être, et ayant l'air si fatiguée, elle suivait à pied une route si pénible.

«Monsieur, répondit-elle, on m'a assuré que l'empereur doit passer par ici, et je veux le voir avant de mourir.» Sa Majesté, qui voulait s'amuser, lui dit «Ah! bon Dieu! pourquoi vous déranger? c'est un tyran comme un autre.»

La bonne vieille, indignée du propos, repartit avec une sorte de colère: «Du moins, monsieur, celui-là est de notre choix, et puisqu'il nous faut un maître, il est bien juste à tout le moins que nous le choisissions.» Je n'ai point été témoin de ce fait; mais j'ai entendu l'empereur lui-même le raconter au docteur Corvisart, avec quelques réflexions sur le bon sens du peuple, qui, de l'avis de Sa Majesté et de son premier médecin, a généralement le jugement très-droit.


CHAPITRE X.

Séjour à Munich et à Stuttgard.—Mariage du prince Eugène avec la princesse Auguste-Amélie de Bavière.—Fêtes.—Tendresse mutuelle du vice-roi et de la vice-reine.—Comment le vice-roi élevait ses enfans.—Un trait de l'enfance de sa majesté l'impératrice actuelle du Brésil.—Portrait du feu roi de Bavière, Maximilien Joseph.—Souvenirs de son ancien séjour à Strasbourg, comme colonel au service de France.—Amour des Bavarois pour cet excellent prince.—Dévoûment du roi de Bavière pour Napoléon.—La main de Constant dans une main royale.—Contraste entre la destinée du roi de Bavière et celle de l'empereur.—Les deux tombeaux.—Portrait du prince royal, aujourd'hui roi de Bavière.—Surdité et bégaiement.—Gravité et amour pour l'étude.—Opposition du prince-royal contre l'empereur.—Voyage du prince Louis (de Bavière) à Paris.—Sommeil de ce prince au spectacle, et la méridienne de l'archi-chancelier de l'empire.—Portrait du roi de Wurtemberg.—Son énorme embonpoint.—Son attitude à table.—Sa passion pour la chasse.—La monture difficile à trouver.—Comment on dressait les chevaux du roi à porter l'énorme poids de leur maître.—Dureté excessive du roi de Wurtemberg.—Détails singuliers à ce sujet.—Fidélité gardée par ce monarque.—Luxe du roi de Wurtemberg.—Le prince royal de Wurtemberg.—Le prince primat.—Toilette surannée des princesses allemandes.—Les coches et les paniers.—Les journaux des modes, français.—Tristes équipages.—Portrait du prince de Saxe-Gotha.—Coquetterie de ci-devant jeune homme.—Michalon le coiffeur, et les perruques à la Cupidon.—Toilette extravagante d'une princesse de la confédération, au spectacle de la cour.—Madame Cunégonde.—L'impératrice Joséphine se souvient de Candide.—Le prince Murat, grand duc de Berg et de Clèves.—Le prince Charles-Louis Frédéric de Bade vient à Paris pour épouser une des nièces de l'impératrice Joséphine.—Portrait de ce prince.—La première nuit des noces.—Vive résistance.—Condescendance d'un bon mari.—La queue sacrifiée.—Rapprochement et bon ménage.—Le grand-duc de Bade à Erfurt.—L'empereur Alexandre excite sa jalousie.—Maladie et mort du grand-duc de Bade.—Un mot sur sa famille.—La grande-duchesse se livre à l'éducation de ses filles.—Fêtes, chasses, etc.—Gravité d'un ambassadeur turc, suivant une chasse impériale.—Il refuse l'honneur de tirer le premier coup.


Sa majesté l'empereur passa le mois de janvier 1806 à Munich et à Stuttgard; c'est dans la première de ces deux capitales que fut célébré le mariage du vice-roi avec la princesse de Bavière. Il y eut à cette occasion une suite de fêtes magnifiques dont l'empereur était toujours le héros. Ses hôtes ne savaient par quels hommages témoigner au grand homme l'admiration que leur inspirait son génie militaire.

Le vice-roi et la vice-reine ne s'étaient jamais vus avant leur mariage, mais ils s'aimèrent bientôt comme s'ils s'étaient connus depuis des années, car jamais deux personnes n'ont été mieux faites pour s'aimer. Il n'est pas de princesse, et même il n'est point de mère qui se soit occupée de ses enfans avec plus de tendresse et de soins que la vice-reine. Elle était faite pour servir de modèle à toutes les femmes; on m'a cité de cette respectable princesse un trait que je ne puis m'empêcher de rapporter ici. Une de ses filles encore tout enfant, ayant répondu d'un ton fort dur à une femme de chambre, Son Altesse Sérénissime la vice-reine en fut instruite, et pour donner une leçon à sa fille, elle défendit qu'à partir de ce moment on rendît à la jeune princesse aucun service, et qu'on répondit à ses demandes. L'enfant ne tarda pas à venir se plaindre à sa mère, qui lui dit fort gravement que, quand on avait, comme elle, besoin du service et des soins de tout le monde, il fallait savoir les mériter et les reconnaître par des égards et par une politesse obligeante. Ensuite elle l'engagea à faire des excuses à la femme de chambre et à lui parler dorénavant avec douceur, l'assurant qu'elle en obtiendrait ainsi tout ce qu'elle demanderait de raisonnable et de juste. La jeune enfant obéit, et la leçon lui profita si bien, qu'elle est devenue, si l'on en croit la voix publique, une des princesses les plus accomplies de l'Europe. Le bruit de ses perfections s'est même répandu jusque dans le nouveau monde, qui s'est empressé de la disputer à l'ancien, et qui a été assez heureux pour la lui enlever. C'est, je crois, aujourd'hui, Sa Majesté l'impératrice du Brésil.

Sa majesté le roi de Bavière Maximilien-Joseph était d'une taille élevée, d'une noble et belle figure; il pouvait avoir cinquante ans. Ses manières étaient pleines de charme, et il avait avant la révolution laissé à Strasbourg une renommée de bon ton et de galanterie chevaleresque, du temps où il était colonel au service de France, du régiment d'Alsace, sous le nom de prince Maximilien, ou prince Max, comme l'appelaient ses soldats. Ses sujets, sa famille, ses serviteurs, tout le monde l'adorait. Il se promenait souvent seul, le matin, dans la ville de Munich, allait aux halles, marchandait les grains, entrait dans les boutiques, parlait à tout le monde, et surtout aux enfans qu'il engageait à se rendre aux écoles. Cet excellent prince ne craignait point de compromettre sa dignité par la simplicité de ses manières, et il avait raison, car je ne pense pas que personne ait jamais été tenté de lui manquer de respect. L'amour qu'il inspirait n'ôtait rien à la vénération. Tel était son dévouement à l'empereur que sa bienveillance s'étendait jusques sur les personnes qui par leurs fonctions approchaient le plus de Sa Majesté impériale, et se trouvaient le mieux en position de connaître ses besoins et ses désirs. Ainsi (je ne raconte cela que pour citer une preuve de ce que j'avance, et non pour en tirer vanité), Sa Majesté le roi de Bavière ne venait pas de fois chez l'empereur qu'il ne me serrât la main, s'informant de la santé de Sa Majesté impériale, puis de la mienne, et ajoutant mille choses qui prouvaient tout ensemble son attachement pour l'empereur et sa bonté naturelle.

Sa majesté le roi de Bavière est maintenant dans la tombe comme celui qui lui avait donné un trône. Mais son tombeau est encore un tombeau royal, et les bons Bavarois peuvent venir s'y agenouiller et pleurer. L'empereur au contraire...! le vertueux Maximilien a pu léguer à un fils digne de lui le sceptre qu'il avait reçu de l'exilé mort à Sainte-Hélène.

Le prince Louis, aujourd'hui roi de Bavière, et peut-être le plus digne roi de l'Europe, était de moins grande taille que son auguste père; il avait aussi une figure moins belle, et par malheur il était affligé alors d'une surdité extrême, qui le faisait grossir et élever la voix sans qu'il s'en aperçût. Sa prononciation était également affectée d'un léger bégaiement; les Bavarois l'aimaient beaucoup. Ce prince était sérieux et ami de l'étude, et l'empereur lui reconnaissait du mérite, mais ne comptait pas sur son amitié; ce n'était pas qu'il le soupçonnât de manquer de loyauté. Le prince royal était au dessus d'un pareil soupçon; mais l'empereur savait qu'il était du parti qui craignait l'asservissement de l'Allemagne, et qui suspectait les Français, quoiqu'ils n'eussent jusqu'alors attaqué que l'Autriche, de projets d'envahissement sur toutes les puissances germaniques. Toutefois ce que je viens de dire du prince royal doit se rapporter uniquement aux années postérieures à 1806, car je suis certain qu'à cette époque, ses sentimens ne différaient pas de ceux du bon Maximilien, qui était, comme je l'ai dit, pénétré de reconnaissance pour l'empereur. Le prince Louis vint à Paris au commencement de cette année, et je l'ai vu maintes fois au spectacle de la cour dans la loge du prince archi-chancelier. Ils dormaient tous deux de compagnie et très-profondément; c'était au reste l'habitude de M. Cambacérès. Lorsque l'empereur le faisait demander, et qu'il recevait pour réponse que Monseigneur était au spectacle, «C'est bon, c'est bon, disait Sa Majesté, il fait la méridienne, qu'on ne le dérange pas.»

Le roi de Wurtemberg était grand, et si gros qu'on disait de lui que Dieu l'avait mis au monde pour prouver jusqu'à quel point la peau de l'homme peut s'étendre. Son ventre avait une telle dimension, que sa place à table était marquée par une profonde échancrure; et malgré cette précaution, il était obligé de tenir son assiette à la hauteur du menton pour manger son potage; il allait à la chasse, qu'il aimait beaucoup, à cheval, ou sur une petite voiture russe attelée de quatre chevaux qu'il conduisait souvent lui-même. Il aimait à monter à cheval, mais ce n'était pas chose aisée de trouver une monture de taille et de force à porter un si lourd fardeau. Il fallait que le pauvre animal y eût été dressé progressivement. À cet effet, l'écuyer du roi se serrait les reins d'une ceinture chargée de morceaux de plomb dont il augmentait chaque jour le poids, jusqu'à ce qu'il égalât celui de Sa Majesté. Le roi était despote, dur, et même cruel; il devait signer la sentence de tous les condamnés, et presque toujours, s'il faut en croire ce que j'en ai entendu dire à Stuttgard, il aggravait la peine prononcée par les juges. Difficile et brutal, il frappait souvent les gens de sa maison: on allait jusqu'à dire qu'il n'épargnait pas Sa Majesté la reine sa femme, sœur du roi actuel d'Angleterre. C'était au reste un prince dont l'empereur estimait l'esprit et les hautes connaissances. Il l'aimait et en était aimé, et il le trouva jusqu'à la fin fidèle à son alliance. Le roi Frédéric de Wurtemberg avait une cour brillante et nombreuse, et il étalait une grande magnificence.

Le prince héréditaire était fort aimé; il était moins altier et plus humain que son père; on le disait juste et libéral.

Outre les têtes couronnées de sa main, l'empereur reçut en Bavière un grand nombre de princes et princesses de la confédération qui dînaient ordinairement avec Sa Majesté. Dans cette foule de courtisans royaux, on remarquait le prince primat, qui ne différait en rien, sous le rapport des manières, du ton et de la mise, de ce que nous avons de mieux à Paris; aussi l'empereur en faisait-il un cas tout particulier. Je ne saurais faire le même éloge de la toilette des princesses, duchesses, et autres dames nobles. Le costume de la plupart d'entre elles était du plus mauvais goût; elles avaient entassé dans leur coiffure, sans art et sans grâce, les fleurs, les plumes, les chiffons de gaze d'or ou d'argent, et surtout grande quantité d'épingles à têtes de diamans.

Les équipages de la noblesse allemande étaient tous de gros et larges coches, ce qui était indispensable pour les énormes paniers que portaient encore ces dames. Cette fidélité aux modes surannées était d'autant plus surprenante, qu'à cette époque l'Allemagne jouissait du précieux avantage de posséder deux journaux des modes. L'un était la traduction du recueil publié par M. de la Mésangère; et l'autre, rédigé également à Paris, était traduit et imprimé à Manheim. À ces ignobles voitures, qui ressemblaient à nos anciennes diligences, étaient attelés avec des cordes des chevaux extrêmement chétifs; ils étaient tellement éloignés les uns des autres, qu'il fallait un espace immense pour faire tourner les équipages.

Le prince de Saxe-Gotha était long et maigre; malgré son grand âge, il était assez coquet pour faire faire à Paris, par notre célèbre coiffeur Michalon, de jolies petites perruques, d'un blond d'enfant, et bouclées comme la coiffure de Cupidon; au surplus, c'était un homme excellent.

Je me souviens, à propos des nobles dames allemandes, d'avoir vu au spectacle de la cour à Fontainebleau une princesse de la confédération, qui fut présentée à Leurs Majestés. La toilette de Son Altesse annonçait un immense progrès de la civilisation élégante au delà du Rhin. Renonçant aux gothiques paniers, la princesse avait adopté des goûts plus modernes; âgée de près de soixante-dix ans, elle portait une robe de dentelle noire sur un dessous de satin aurore; sa coiffure consistait en un voile de mousseline blanche, retenu par une couronne de roses, à la manière des vestales de l'Opéra. Elle avait avec elle sa petite fille, toute brillante de jeunesse et de charmes, et qui fut admirée de toute la cour, quoique son costume fût moins recherché que celui de sa grand'mère.

J'ai entendu sa majesté l'impératrice Joséphine raconter un jour qu'elle avait eu toutes les peines du monde à s'empêcher de rire, quand, dans le nombre des princesses allemandes, on vint en annoncer une sous le nom de Cunégonde. Sa Majesté ajouta que lorsqu'elle vit la princesse assise, elle s'imaginait la voir pencher de côté. Assurément l'impératrice avait lu les aventures de Candide et de la fille du très-noble baron de Thunder-Ten-Trunck.

On vit à Paris, au printemps de 1806, presque autant de membres de la confédération que j'en avais vu dans les capitales de la Bavière et du Wurtemberg. Un nom français prit rang parmi les noms de ces princes étrangers; c'était celui du prince Murat, qui fut créé, au mois de mars, grand duc de Berg et de Clèves. Après le prince Louis de Bavière, arriva le prince héréditaire de Bade, qui vint à Paris pour épouser une des nièces de sa majesté l'impératrice.

Les commencemens de cette union ne furent pas heureux. La princesse Stéphanie était une très-jolie femme, pleine de grâces et d'esprit. L'empereur voulut en faire une grande dame, et il la maria sans beaucoup la consulter. Le prince Charles-Louis-Frédéric, qui avait alors vingt ans, était bon par excellence, rempli de qualités précieuses, brave, généreux, mais lourd, flegmatique, toujours d'un sérieux glacial, et tout-à-fait dépourvu de ce qui pouvait plaire à une jeune princesse habituée à la brillante élégance de la cour impériale.

Le mariage eut lieu en avril, à la grande satisfaction du prince, qui ce jour-là parut faire violence à sa gravité habituelle, et permit enfin au sourire d'approcher de ses lèvres. La journée se passa fort bien; mais lorsque vint le moment où l'époux voulut user de ses droits, la princesse fit une grande résistance: elle cria, pleura, elle se fâcha; enfin elle fit coucher dans sa chambre une amie d'enfance, mademoiselle Nelly Bourjoly, jeune personne qu'elle affectionnait particulièrement. Le prince était désolé: il suppliait sa femme, il promettait de faire tout ce qu'elle voudrait: toutes ses promesses et ses supplications furent inutiles, au moins pendant huit jours.

On vint lui dire que la princesse trouvait sa coiffure affreuse, et que rien ne lui inspirait autant d'aversion que les coiffures à queue. Le bon prince n'eut rien de plus pressé que de faire couper ses cheveux. Quand elle le vit ainsi tondu, elle se mit à rire aux éclats, et s'écria qu'il était encore plus laid à la titus qu'autrement.

Enfin, comme il était impossible qu'avec de l'esprit et un bon cœur la princesse ne finît pas par apprécier les bonnes et solides qualités de son mari, elle mit un terme à ses rigueurs, puis elle l'aima aussi tendrement qu'elle en était aimée, et l'on m'a assuré que les augustes époux faisaient un excellent ménage.

Trois mois après ce mariage, le prince quitta sa femme pour suivre l'empereur dans la campagne de Prusse d'abord, ensuite dans celle de Pologne. La mort de son grand-père, arrivée quelque temps après la campagne d'Autriche de 1809, le mit en possession du grand duché. Alors il donna le commandement de ses troupes à son oncle, le Comte de Hochberg, et revint dans son gouvernement pour ne plus le quitter.

Je l'ai revu avec la princesse à Erfurt, où l'on m'a raconté qu'il était devenu jaloux de l'empereur Alexandre, qui passait pour faire à sa femme une cour assidue. La peur prit au prince, et il sortit brusquement d'Erfurt, emmenant avec lui la princesse, dont il est vrai de dire que jamais la moindre démarche imprudente de sa part n'avait autorisé cette jalousie bien pardonnable, au reste, au mari d'une si charmante femme.

Le prince était d'une santé faible. Dès sa première jeunesse on avait remarqué en lui des symptômes alarmans, et cette disposition physique entrait pour beaucoup sans doute dans l'humeur mélancolique qui faisait le fond de son caractère. Il est mort en 1818, après une maladie extrêmement longue et douloureuse, pendant laquelle son épouse eut pour lui les soins les plus empressés. Il avait eu quatre enfans, deux fils et deux filles. Les deux fils sont morts en bas âge, et ils auraient laissé la souveraineté de Bade sans héritiers, si les comtes de Hochberg n'avaient été reconnus membres de la famille ducale. La grande duchesse est aujourd'hui livrée tout entière à l'éducation de ses filles, qui promettent de l'égaler en grâces et en vertus.

Les noces du prince et de la princesse de Bade furent célébrées par de brillantes fêtes. Il y eut à Rambouillet une grande chasse, à la suite de laquelle Leurs Majestés, avec plusieurs membres de leur famille, et tous les princes et princesses de Bade, de Clèves, etc., parcoururent à pied le marché de Rambouillet.

Je me souviens d'une autre chasse qui eut lieu vers la même époque, dans la forêt de Saint-Germain, et à laquelle l'empereur avait invité un ambassadeur de la sublime Porte, tout nouvellement arrivé à Paris. Son Excellence turque suivit la chasse avec ardeur, mais sans déranger un seul muscle de son austère visage. La bête ayant été forcée, Sa Majesté fit apporter un fusil à l'ambassadeur turc pour qu'il eût l'honneur de tirer le premier coup; mais il s'y refusa, ne concevant pas sans doute quel plaisir on peut trouver à tuer à bout portant un pauvre animal épuisé, et qui n'a plus même la fuite pour se défendre.


CHAPITRE XI.

Coalition de la Russie et de l'Angleterre contre l'empereur.—L'armée de Boulogne en marche vers le Rhin.—Départ de l'empereur.—Tableau de l'intérieur des Tuileries, avant et après le départ de l'empereur pour l'armée.—Les courtisans civils et le jour sans soleil.—Arrivée de l'empereur à Strasbourg, et passage du pont de Kehl.—Le rendez-vous.—L'empereur inondé de pluie.—Le chapeau de charbonnier.—Les généraux Chardon et Vandamme.—Le rendez-vous oublié, et pourquoi.—Les douze bouteilles de vin du Rhin.—Mécontentement de l'empereur.—Le général Vandamme envoyé à l'armée wurtembergeoise.—Courage et rentrée en grâce.—L'empereur devance sa suite et ses bagages, et passe tout seul la nuit dans une chaumière.—L'empereur devant Ulm.—Combat à outrance.—Courage personnel et sang-froid de l'empereur.—Le manteau militaire de l'empereur servant de linceul à un vétéran.—Le canonnier blessé à mort.—Capitulation d'Ulm; trente mille hommes mettent bas les armes aux pieds de l'empereur.—Entrée de la garde impériale dans Augsbourg.—Passage à Munich.—Serment d'alliance mutuelle, prêté par l'empereur de Russie et le roi de Prusse, sur le tombeau du grand Frédéric; rapprochement.—Arrivée des Russes.—Le Couronnement, et la bataille d'Austerlitz.—L'empereur au bivouac.—Sommeil de l'empereur.—Visite des avant-postes.—Illumination militaire.—L'empereur et ses braves.—Bivouac des gens de service.—Je fais du punch pour l'empereur.—Je tombe de fatigue et de sommeil.—Réveil d'une armée.—Bataille d'Austerlitz.—Le général Rapp blessé; l'empereur va le voir.—L'empereur d'Autriche au quartier-général de l'empereur Napoléon.—Traité de paix.—Séjour à Vienne et à Schœnbrunn.—Rencontre singulière.—Napoléon et la fille de M. de Marbœuf.—Le courrier Moustache envoyé à l'impératrice Joséphine.—Récompense digne d'une impératrice.—Zèle et courage de Moustache.—Son cheval tombe mort de fatigue.


L'empereur ne resta que quelques jours à Paris, après notre retour d'Italie, et repartit bientôt pour son camp de Boulogne. Les fêtes de Milan ne l'avaient point empêché de suivre les plans de sa politique, et l'on se doutait bien que ce n'était pas sans raison qu'il avait crevé ses chevaux, depuis Turin jusqu'à Paris. Cette raison fut bientôt connue; l'Autriche était entrée secrètement dans la coalition de la Russie et de l'Angleterre contre l'empereur. L'armée rassemblée au camp de Boulogne reçut l'ordre de marcher sur le Rhin, et Sa Majesté partit pour rejoindre ses troupes, sur la fin de septembre. Selon sa coutume il ne nous fit connaître qu'une heure à l'avance l'instant du départ. C'était quelque chose de curieux que le contraste du bruit et de la confusion qui précédaient cet instant, avec le silence qui le suivait. À peine l'ordre était-il donné, que chacun s'occupait à la hâte des besoins du maître et des siens. On n'entendait que courses dans les corridors de domestiques allant et venant, bruit de caisses que l'on fermait, de coffres que l'on transportait. Dans les cours, grand nombre de voitures, de fourgons et d'hommes occupés à les garnir, éclairés par des flambeaux; partout des cris d'impatience et des juremens. Les femmes, chacune dans son appartement, s'occupaient tristement du départ d'un mari, d'un fils, d'un frère. Pendant tous ces préparatifs, l'empereur faisait ses adieux à sa majesté l'impératrice, ou prenait quelques instans de repos; à l'heure dite, il se levait, on l'habillait, et il montait en voiture. Une heure après, tout était muet dans le château; on n'apercevait plus que quelques personnes isolées passant comme des ombres; le silence avait succédé au bruit, la solitude au mouvement d'une cour brillante et nombreuse. Le lendemain au matin, on ne voyait que des femmes s'approchant les unes des autres, le visage pâle, les yeux en larmes, pour se communiquer leur douleur et leur inquiétude. Bon nombre de courtisans qui n'étaient pas du voyage arrivaient pour faire leur cour et restaient tout stupéfaits de l'absence de Sa Majesté. C'était pour eux comme si le soleil n'eût pas dû se lever ce jour-là.

L'empereur alla sans s'arrêter jusqu'à Strasbourg; le lendemain de son arrivée dans cette ville, l'armée commença à défiler sur le pont de Kehl.

Dès la veille de ce passage, l'empereur avait ordonné aux officiers généraux de se rendre sur les bords du Rhin le jour suivant, à six heures précises du matin. Une heure avant celle du rendez-vous, Sa Majesté, malgré la pluie qui tombait en abondance, s'était transportée seule à la tête du pont pour s'assurer de l'exécution des ordres qu'elle avait donnés. Elle reçut continuellement la pluie jusqu'au moment du déploiement des premières divisions qui s'avancèrent sur le pont, et il en était tellement trempé, que les gouttes qui découlaient de ses habits se réunissaient sous le ventre de son cheval et y formaient une petite chute d'eau. Son petit chapeau était si fort maltraité par la pluie, que le derrière en retombait sur les épaules de l'empereur, à peu près comme le grand feutre des charbonniers de Paris. Les généraux qu'il attendait vinrent l'entourer; quand il les vit rassemblés il leur dit: «Tout va bien, Messieurs, voilà un nouveau pas fait vers nos ennemis, mais où donc est Vandamme? Pourquoi n'est-il pas ici? Serait-il mort?» Personne ne disait mot: «Répondez-moi donc, Messieurs, qu'est devenu Vandamme?» Le général Chardon, général d'avant-garde très-aimé de l'empereur, lui répondit: «Je crois, Sire, que le général Vandamme dort encore; nous avons bu ensemble hier soir une douzaine de bouteilles de vin du Rhin, et sans doute...—Il a bien fait, de boire, Monsieur, mais il a tort de dormir quand je l'attends.» Le général Chardon se disposait à envoyer un aide-de-camp à son compagnon d'armes, mais l'empereur le retint en lui disant: «Laissons dormir Vandamme, plus tard je lui parlerai.» En ce moment le général Vandamme parut: «Eh! vous voilà, Monsieur, il paraît que vous aviez oublié l'ordre que j'ai donné hier.—Sire, c'est la première fois que cela m'arrive, et...—Et pour éviter la récidive, vous irez combattre sous les drapeaux du roi de Wurtemberg; j'espère que vous donnerez aux Allemands des leçons de sobriété.» Le général Vandamme s'éloigna, non sans chagrin, et il se rendit à l'armée wurtembergeoise, où il fit des prodiges de valeur. Après la campagne, il revint auprès de l'empereur; sa poitrine était couverte de décorations, et il était porteur d'une lettre du roi de Wurtemberg à Sa Majesté, qui, après l'avoir lue, dit à Vandamme: «Général, n'oubliez jamais que si j'aime les braves, je n'aime pas ceux qui dorment quand je les attends.» Il serra la main du général et l'invita à déjeuner ainsi que le général Chardon, à qui cette rentrée en grâce faisait autant de plaisir qu'à son ami.

Avant d'entrer à Augsbourg l'empereur, qui était parti en avant, fit une si longue course que sa maison ne put le rejoindre. Il passa la nuit, sans suite et sans bagages, dans la maison la moins mauvaise d'un très-mauvais village. Lorsque nous atteignîmes Sa Majesté le lendemain, elle nous reçut en riant et en nous menaçant de nous faire relancer comme traîneurs par la gendarmerie.

D'Augsbourg l'empereur se rendit au camp devant Ulm, et fit des dispositions pour l'assaut de cette place.

À peu de distance de la ville, un combat terrible et opiniâtre s'engagea entre les Français et les Autrichiens, et il durait depuis deux heures, quand tout à coup on entendit des cris de vive l'empereur! Ce nom qui portait toujours la terreur dans les rangs ennemis, et qui encourageait partout nos soldats, les électrisa à tel point qu'ils culbutèrent les Autrichiens. L'empereur se montra sur la première ligne, criant en avant! et faisant signe aux soldats d'avancer. De temps en temps le cheval de Sa Majesté disparaissait au milieu de la fumée du canon. Durant cette charge furieuse, l'empereur se trouva près d'un grenadier blessé grièvement. Ce brave grenadier criait comme les autres «en avant! en avant!» L'empereur s'approcha de lui et lui jeta son manteau militaire en disant: «Tâche de me le rapporter, je te donnerai en échange la croix que tu viens de gagner.» Le grenadier, qui se sentait mortellement blessé, répondit à Sa Majesté que le linceul qu'il venait de recevoir valait bien la décoration, et il expira enveloppé dans le manteau impérial.

Le combat terminé, l'empereur fit relever le grenadier, qui était un vétéran de l'armée d'Égypte, et voulut qu'il fût enterré dans son manteau.

Un autre militaire, non moins courageux que celui dont je viens de parler, reçut aussi de Sa Majesté des marques d'honneur. Le lendemain du combat devant Ulm, l'empereur visitant les ambulances, un canonnier de l'artillerie légère, qui n'avait plus qu'une cuisse, et qui criait de toutes ses forces: vive l'empereur! attira son attention. Il s'approcha du soldat et lui dit: «Est-ce donc là tout ce que tu as à me dire?—Non, Sire, je puis aussi vous apprendre que j'ai à moi seul démonté quatre pièces de canon aux Autrichiens; et c'est le plaisir de les voir enfoncés qui me fait oublier que je vais bientôt tourner l'œil pour toujours.» L'empereur, ému de tant de fermeté, donna sa croix au canonnier, prit le nom de ses parens et lui dit: «Si tu en reviens, à toi l'hôtel des Invalides.—Merci, Sire, mais la saignée a été trop forte; ma pension ne vous coûtera pas bien cher; je vois bien qu'il faut descendre la garde, mais vive l'empereur quand même!» Malheureusement ce brave homme ne sentait que trop bien son état; il ne survécut pas à l'amputation de sa cuisse.

Nous suivîmes l'empereur à Ulm, après l'occupation de cette place, et nous vîmes une armée ennemie de plus de trente mille hommes mettre bas les armes aux pieds de Sa Majesté, en défilant devant elle; je n'ai jamais rien vu de plus imposant que ce spectacle. L'empereur était à cheval, quelques pas en avant de son état-major. Son visage était calme et grave, mais sa joie perçait malgré lui dans ses regards. Il levait à chaque instant son chapeau, pour rendre le salut aux officiers supérieurs de la division autrichienne.

Lorsque la garde impériale entra dans Augsbourg, quatre-vingts grenadiers marchaient en tête des colonnes, portant chacun un drapeau ennemi. L'empereur, arrivé à Munich, fut accueilli avec les plus grandes attentions par l'électeur de Bavière, son allié. Sa Majesté alla plusieurs fois au spectacle et à la chasse, et donna un concert aux dames de la cour. Ce fut, comme on l'a su depuis, pendant le séjour de l'empereur à Munich que l'empereur Alexandre et le roi de Prusse, se promirent à Postdam, sur le tombeau de Frédéric II, de réunir leurs efforts contre Sa Majesté. Un an après, l'empereur Napoléon fit aussi une visite au tombeau du grand Frédéric.

La prise d'Ulm avait achevé la défaite des Autrichiens et ouvert à l'empereur les portes de Vienne; mais les Russes s'avançaient à marches forcées au secours de leurs alliés. Sa Majesté se porta à leur rencontre; et le 1er décembre, les deux armées ennemies se trouvèrent en face l'une de l'autre. Par un de ces hasards qui n'étaient faits que pour l'empereur, le jour de la bataille d'Austerlitz était aussi le jour anniversaire du couronnement.

Je ne sais plus pourquoi il n'y avait pas à Austerlitz de tente pour l'empereur; les soldats lui avaient dressé avec des branches une espèce de baraque, avec une ouverture dans le haut pour le passage de la fumée. Sa Majesté n'avait pour lit que de la paille; mais elle était si fatiguée, la veille de la bataille, après avoir passé la journée à cheval sur les hauteurs du Santon, qu'elle dormait profondément quand le général Savary, un de ses aides-de-camp, entra pour lui rendre compte d'une mission dont il avait été chargé. Le général fut obligé de toucher l'épaule de l'empereur et de le pousser pour l'éveiller. Alors il se leva et remonta à cheval pour visiter ses avant-postes. La nuit était profonde, mais tout à coup le camp se trouva illuminé comme par enchantement. Chaque soldat mit une poignée de paille au bout de sa baïonnette, et tous ces brandons se trouvèrent allumés en moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire. L'empereur parcourut à cheval toute sa ligne, adressant la parole aux soldats qu'il reconnaissait. «Soyez demain, mes braves, tels que vous avez toujours été, leur disait-il, et les Russes sont à nous, nous les tenons!» L'air retentissait des cris de vive l'empereur! et il n'y avait officier ni soldat qui ne comptât pour le lendemain sur une victoire.

Sa Majesté, en visitant la ligne d'attaque où les vivres manquaient depuis quarante-huit heures, (car on n'avait distribué dans cette journée qu'un pain de munition pour huit hommes), vit, en passant de bivouac en bivouac, des soldats occupés à faire cuire des pommes de terre sous la cendre. Se trouvant devant le 4e régiment de ligne dont son frère était colonel, l'empereur dit à un grenadier du 2e bataillon, en prenant et mangeant une des pommes de terre de l'escouade: «Es-tu content de ces pigeons-là?—Hum! çà vaut toujours mieux que rien; mais ces pigeons-là, c'est bien de la viande de carême.—Eh bien, mon vieux,» reprit Sa Majesté en montrant aux soldats les feux de l'ennemi, «aide-moi à débusquer ces b...-là, et nous ferons le mardi-gras à Vienne.»

L'empereur revint, se recoucha et dormit jusqu'à trois heures du matin. Le service était rassemblé autour d'un feu de bivouac, près de la baraque de Sa Majesté; nous étions couchés sur la terre, enveloppés dans nos manteaux, car la nuit était des plus froides. Depuis quatre jours je n'avais pas fermé l'œil, et je commençais à m'endormir quand, sur les trois heures, l'empereur me fit demander du punch; j'aurais donné tout l'empire d'Autriche pour reposer une heure de plus. Je portai à Sa Majesté le punch que je fis au feu du bivouac; l'empereur en fit prendre au maréchal Berthier, et je partageai le reste avec ces messieurs du service. Entre quatre et cinq heures, l'empereur ordonna les premiers mouvemens de son armée. Tout le monde fut sur pied en peu d'instans et chacun à son poste; dans toutes les directions on voyait galoper les aides-de-camp et les officiers d'ordonnance, et au jour la bataille commença.

Je n'entrerai dans aucun détail sur cette glorieuse journée qui, suivant l'expression de l'empereur lui-même, termina la campagne par un coup de tonnerre. Pas une des combinaisons de Sa Majesté n'échoua, et en quelques heures les Français furent maîtres du champ de bataille et de l'Allemagne tout entière. Le brave général Rapp fut blessé à Austerlitz, comme dans toutes les batailles où il a figuré. On le transporta au château d'Austerlitz, et le soir, l'empereur alla le voir et causa quelque temps avec lui. Sa Majesté passa elle-même la nuit dans ce château.

Deux jours après, l'empereur François vint trouver Sa Majesté et lui demander la paix. Avant la fin de décembre un traité fut conclu, d'après lequel l'électeur de Bavière et le duc de Wurtemberg, alliés fidèles de l'empereur Napoléon, furent créés rois. En retour de cette élévation dont elle était l'unique auteur, Sa Majesté demanda et obtint pour le prince Eugène, vice-roi d'Italie, la main de la princesse Auguste-Amélie de Bavière.

Pendant son séjour à Vienne, l'empereur avait établi son quartier-général à Schœnbrunn, dont le nom est devenu célèbre par plusieurs séjours de Sa Majesté, et qui, dit-on, est encore aujourd'hui, par une singulière destinée, la résidence de son fils.

Je ne saurais assurer si ce fut pendant ce premier séjour à Schœnbrunn que l'empereur fit la rencontre extraordinaire que je vais rapporter. Sa Majesté, en costume de colonel des chasseurs de la garde, montait tous les jours à cheval. Un matin qu'il se promenait sur la route de Vienne, il vit arriver dans une voiture ouverte un ecclésiastique et une femme baignée de larmes qui ne le reconnut pas. Napoléon s'approcha de la voiture, salua cette dame, et s'informa de la cause de son chagrin, de l'objet et du but de son voyage. «Monsieur, répondit-elle, j'habitais dans un village à deux lieues d'ici, une maison qui a été pillée par des soldats, et mon jardinier a été tué. Je viens demander une sauve-garde à votre empereur qui a beaucoup connu ma famille, à laquelle il a de grandes obligations.—Quel est votre nom, madame?—De Bunny; je suis fille de M. de Marbœuf, ancien gouverneur de la Corse.—Je suis charmé, madame, reprit Napoléon, de trouver une occasion de vous être agréable. C'est moi qui suis l'empereur.» Madame de Bunny resta tout interdite. Napoléon la rassura et continua son chemin en la priant d'aller l'attendre à son quartier-général. À son retour, il la reçut et la traita à merveille, lui donna pour escorte un piquet de chasseurs de sa garde, et la congédia heureuse et satisfaite.

Dès que la bataille d'Austerlitz avait été gagnée, l'empereur s'était empressé d'envoyer en France le courrier Moustache, pour en annoncer la nouvelle à l'impératrice. Sa Majesté était au château de Saint-Cloud. Il était neuf heures du soir, lorsqu'on entendit tout à coup pousser de grands cris de joie, et le bruit d'un cheval qui arrivait au galop. Le son des grelots et les coups répétés du fouet annonçaient un courrier. L'impératrice, qui attendait avec une vive impatience des nouvelles de l'armée, s'élance vers la fenêtre et l'ouvre précipitamment. Les mots de victoire et d'Austerlitz frappent son oreille. Impatiente de savoir les détails, elle descend sur le perron, suivie de ses dames. Moustache lui apprend de vive voix la grande nouvelle, et remet à Sa Majesté la lettre de l'empereur. Joséphine, après l'avoir lue, tira un superbe diamant qu'elle avait au doigt, et le donna au courrier. Le pauvre Moustache avait fait au galop plus de cinquante lieues dans la journée, et il était tellement harassé qu'on fut obligé de l'enlever de dessus son cheval. Il fallut quatre personnes pour procéder à cette opération, et le transporter dans un lit. Son dernier cheval, qu'il avait sans doute encore moins ménagé que les autres, tomba mort dans la cour du château.


CHAPITRE XII.

Retour de l'empereur à Paris.—Aventure en montant la côte de Meaux.—Une jeune fille se jette dans la voiture de l'empereur.—Rude accueil, et grâce refusée. Je reconnais mademoiselle de Lajolais.—Le général Lajolais deux fois accusé de conspiration.—Arrestation de sa femme et de sa fille.—Rigueurs exercées contre madame de Lajolais.—Résolution extraordinaire de mademoiselle de Lajolais.—Elle se rend seule à Saint-Cloud et s'adresse à moi.—Je fais parvenir sa demande à sa majesté l'impératrice.—Craintes de Joséphine.—Joséphine et Hortense font placer mademoiselle de Lajolais sur le passage de l'empereur.—Attention et bonté des deux princesses.—Constance inébranlable d'un enfant.—Mademoiselle de Lajolais en présence de l'empereur.—Scène déchirante.—Sévérité de l'empereur.—Grâce arrachée.—Évanouissement.—Soins donnés à mademoiselle de Lajolais par l'empereur.—Les généraux Wolff et Lavalette la reconduisent à son père.—Entrevue du général Lajolais et de sa fille.—Mademoiselle de Lajolais obtient aussi la grâce de sa mère.—Elle se joint aux dames bretonnes pour solliciter la grâce des compagnons de George.—Exécution retardée.—Démarche infructueuse.—Avertissement de l'auteur.—Le jeune Destrem demande et obtient la grâce de son père.—Faveur inutile.—Passage de l'empereur par Saint-Cloud, au retour d'Austerlitz.—M. Barré, maire de Saint-Cloud.—L'arc barré et la plus dormeuse des communes.—M. Je prince de Talleyrand et les lits de Saint-Cloud.—Singulier caprice de l'empereur.—Petite révolution au château.—Les manies des souverains sont epidémiques.


L'empereur ayant quitté Stuttgard, ne s'arrêta que vingt-quatre heures à Carlsruhe, et quarante-huit heures à Strasbourg; de là jusqu'à Paris il ne fit que des haltes assez courtes, sans se presser toutefois, et sans demander aux postillons cette rapidité extrême qu'il avait coutume d'en exiger.

Pendant que nous montions la côte de Meaux, et que l'empereur lui-même, fortement occupé de la lecture d'un livre qu'il avait dans les mains, ne faisait aucune attention à ce qui se passait sur la route, une jeune fille se précipita sur la portière de Sa Majesté, s'y cramponna malgré les efforts, assez faibles à la vérité, que les cavaliers de l'escorte tentèrent pour l'éloigner, l'ouvrit et se jeta dans la voiture de l'empereur. Tout cela fut fait en moins de temps que je n'en mets à le dire. L'empereur, on ne peut plus surpris, s'écria: «Que diable me veut cette folle?» Puis reconnaissant la jeune demoiselle après avoir mieux examiné ses traits, il ajouta avec une humeur bien prononcée: «Ah! c'est encore vous! vous ne me laisserez donc jamais tranquille?» La jeune fille, sans s'effrayer de ce rude accueil, mais non sans verser beaucoup de larmes, dit que la seule grâce qu'elle était venue implorer pour son père était qu'on le changeât de prison, et qu'il fût transporté du château d'If, où l'humidité détruisait sa santé, à la citadelle de Strasbourg. «Non, non, s'écria l'empereur, n'y comptez pas. J'ai bien autre chose à faire que de recevoir vos visites. Que je vous accorde encore cette demande, et dans huit jours vous en aurez imaginé quelqu'autre.» La pauvre demoiselle insista avec une fermeté digne d'un meilleur succès; mais l'empereur fut inflexible. Arrivé au haut de la côte, il dit à la jeune fille: «J'espère que vous allez descendre, et me laisser poursuivre mon chemin. J'en suis bien fâché, mais ce que vous me demandez est impossible.» Et il la congédia sans vouloir l'entendre plus long-temps.

Pendant que cela se passait, je montais la côte à pied, à quelques pas de la voiture de Sa Majesté, et lorsque, cette désagréable scène étant terminée, la jeune personne, forcée de s'éloigner sans avoir rien obtenu, passa devant moi en sanglotant, je reconnus mademoiselle de Lajolais, que j'avais déjà vue dans une circonstance semblable, mais où sa courageuse tendresse pour ses parens avait été suivie d'une meilleure réussite.

Le général de Lajolais avait été arrêté, ainsi que toute sa famille, au 18 fructidor. Après avoir subi une détention de vingt-huit mois, il avait été jugé à Strasbourg par un conseil de guerre, sur l'ordre qu'en donna le premier consul, et acquitté à l'unanimité.

Plus tard, lorsqu'éclata la conjuration des généraux Pichegru, Moreau, George Cadoudal, et de MM. de Polignac, de Rivière, etc., le général de Lajolais, qui en faisait partie, fut condamné à mort avec eux; sa femme et sa fille furent transférées de Strasbourg à Paris par la gendarmerie. Madame de Lajolais fut mise au secret le plus rigoureux; et sa fille, séparée d'elle, se réfugia chez des amis de sa famille. C'est alors que cette jeune personne, âgée à peine de quatorze ans, déploya un courage et une force de caractère inconnus dans un âge aussi tendre. Lorsqu'elle apprit la condamnation à mort de son père, elle partit à quatre heures du matin, sans avoir fait part de sa résolution à personne, seule, à pied, sans guide, sans introducteur, et se présenta tout en larmes au château de Saint-Cloud, où était l'empereur. Ce ne fut pas sans beaucoup de peine qu'elle parvint à en franchir l'entrée; mais elle ne se laissa rebuter par aucun obstacle, et arriva jusqu'à moi. «Monsieur, me dit-elle, on m'a promis que vous me conduiriez tout de suite à l'empereur (je ne sais qui lui avait fait ce conte); je ne vous demande que cette grâce, ne me la refusez pas, je vous en supplie!» Touché de sa confiance et de son désespoir, j'allai prévenir sa majesté l'impératrice.

Celle-ci, tout émue de la résolution et des larmes d'une enfant si jeune, n'osa pourtant pas lui prêter sur-le-champ son appui, dans la crainte de réveiller la colère de l'empereur, qui était grande contre ceux qui avaient trempé dans la conspiration. L'impératrice m'ordonna de dire à la jeune de Lajolais qu'elle était désolée de ne pouvoir rien faire pour elle en ce moment; mais qu'elle eût à revenir à Saint-Cloud le lendemain à cinq heures du matin; qu'elle et la reine Hortense aviseraient au moyen de la placer sur le passage de l'empereur. La jeune fille revint le jour suivant à l'heure indiquée. Sa majesté l'impératrice la fit placer dans le salon vert. Là elle épia pendant dix heures le moment où l'empereur, sortant du conseil, traverserait cette salle pour passer dans son cabinet.

L'impératrice et son auguste fille donnèrent des ordres pour qu'on lui servît à déjeuner et ensuite à dîner; elles vinrent elles-mêmes la prier de prendre quelque nourriture, mais leurs instances furent inutiles. La pauvre enfant n'avait pas d'autre pensée ni d'autre besoin que d'obtenir la vie de son père. Enfin à cinq heures après midi l'empereur parut; sur un signe que l'on fit à mademoiselle de Lajolais pour lui montrer l'empereur, qu'entouraient quelques conseillers d'état et des officiers de sa maison, elle s'élança vers lui; c'est alors qu'eut lieu une scène déchirante qui dura fort long-temps. La jeune fille se traînait aux genoux de l'empereur, le conjurant, les mains jointes et dans les termes les plus touchans, de lui accorder la grâce de son père. L'empereur commença d'abord par la repousser et lui dire du ton le plus sévère: «Votre père est un traître, c'est la seconde fois qu'il se rend coupable envers l'état, je ne puis rien vous accorder.» Mademoiselle de Lajolais répondit à cette sortie de Sa Majesté: «La première fois, mon père a été jugé et reconnu innocent; cette fois-ci c'est sa grâce que j'implore!» Enfin l'empereur, vaincu par tant de courage et de dévouement, et un peu fatigué d'ailleurs d'une séance que la persévérance de la jeune fille semblait encore disposée à prolonger, céda à ses prières, et la vie du général de Lajolais fut sauvée.

Épuisée de fatigue et de faim, sa fille tomba sans connaissance aux pieds de l'empereur; il la releva lui-même, lui fit donner des soins, et la présentant aux personnes témoins de cette scène, il la combla d'éloges pour sa piété filiale.

Sa Majesté donna ordre aussitôt qu'on la reconduisît à Paris, et plusieurs officiers supérieurs se disputèrent le plaisir de l'accompagner. Les généraux Wolff, aide-de-camp du prince Louis, et Lavalette, furent chargés de ce soin, et la conduisirent à la Conciergerie auprès de son père. Entrée dans son cachot, elle se précipita à son cou pour lui annoncer la grâce qu'elle venait d'arracher, mais accablée par tant d'émotions elle fut hors d'état de prononcer une seule parole, et ce fut le général Lavalette qui annonça au prisonnier ce qu'il devait à la courageuse persistance de sa fille... Le lendemain, elle obtint par l'impératrice Joséphine la liberté de sa mère qui devait être déportée[48].

Après avoir obtenu la vie de son père et la liberté de sa mère, comme je viens de le rapporter, mademoiselle de Lajolais voulut encore travailler à sauver leurs compagnons d'infortune condamnés à mort. Elle se joignit aux dames bretonnes, que le succès qu'elle avait déjà obtenu avait engagées à solliciter sa coopération, et elle courut avec elles à la Malmaison pour demander ces nouvelles grâces.

Ces dames avaient obtenu que l'exécution des condamnés fût retardée de deux heures; elles espéraient que l'impératrice Joséphine pourrait fléchir l'empereur; mais il fut inflexible, et cette généreuse tentative resta sans succès. Mademoiselle de Lajolais revint à Paris avec la douleur de n'avoir pu arracher quelques malheureux de plus aux rigueurs de la loi.

J'ai déjà dit deux choses que je me crois obligé de rappeler en cet endroit: la première, c'est que, loin de m'assujettir à rapporter les événemens dans leur ordre chronologique, je les écrirais à mesure qu'ils viendraient s'offrir à ma mémoire; la seconde, c'est que je considère comme une obligation et un devoir pour moi de raconter tous les actes de l'empereur qui peuvent servir à le faire mieux connaître, et qui ont été oubliés, soit involontairement, soit à dessein, par ceux qui ont écrit sa vie. Je crains peu que l'on m'accuse sur ce point de monotonie, et que l'on m'adresse le reproche de ne faire qu'un panégyrique; mais si cela arrivait à quelqu'un, je dirais: Tant pis pour qui s'ennuie au récit des bonnes actions! Je me suis engagé à dire la vérité sur l'empereur, en bien comme en mal; tout lecteur qui s'attend à ne trouver dans mes mémoires que du mal sur le compte de l'empereur, comme celui qui s'attendrait à n'y trouver que du bien, fera sagement de ne pas aller plus loin, car j'ai fermement résolu de raconter tout ce que je sais. Ce n'est pas ma faute si les bienfaits accordés par l'empereur ont été tellement nombreux que mes récits devront souvent tourner à sa louange.

J'ai cru bon de faire ces courtes observations avant de rapporter ici une autre grâce accordée par Sa Majesté à l'époque du couronnement, et que l'aventure de mademoiselle de Lajolais m'a rappelée.

Le jour de la première distribution dans l'église des Invalides de la décoration de la Légion-d'Honneur, et au moment où, cette imposante cérémonie étant terminée, l'empereur allait se retirer, un très-jeune homme vint se jeter à genoux sur les marches du trône en criant: Grâce! grâce pour mon père! Sa Majesté, touchée de sa physionomie intéressante et de sa profonde émotion, s'approcha de lui et voulut le relever; mais le jeune homme se refusait à changer d'attitude, et répétait sa demande d'un ton suppliant. «Quel est le nom de votre père?» lui demanda l'empereur.—«Sire, répondit le jeune homme pouvant à peine se faire entendre, il s'est fait assez connaître, et les ennemis de mon père ne l'ont que trop calomnié auprès de Votre Majesté; mais je jure qu'il est innocent. Je suis le fils de Hugues Destrem.—Votre père, Monsieur, s'est gravement compromis par ses liaisons avec des factieux incorrigibles; mais j'aurai égard à votre demande. M. Destrem est heureux d'avoir un fils qui lui est si dévoué.» Sa Majesté ajouta encore quelques paroles consolantes, et le jeune homme se retira avec la certitude que son père serait gracié. Malheureusement le pardon accordé par l'empereur arriva trop tard: M. Hugues Destrem, qui avait été transporté à l'île d'Oléron après l'attentat du 3 nivôse, auquel il n'avait pourtant pris aucune part, mourut dans cet exil, avant d'avoir reçu la nouvelle que les sollicitations de son fils avaient obtenu un plein succès.

À notre retour de la glorieuse campagne d'Austerlitz, la commune de Saint-Cloud, si favorisée par le séjour de la cour, avait décidé qu'elle se distinguerait dans cette circonstance, et s'efforcerait de prouver tout son amour pour l'empereur.

Le maire de Saint-Cloud était M. Barré, homme d'une instruction parfaite et d'une grande bonté; Napoléon l'estimait particulièrement, et aimait à s'entretenir avec lui; aussi fut-il sincèrement regretté de ses administrés, quand la mort le leur enleva.

M. Barré fit élever un arc de triomphe simple, mais noble et de bon goût, au bas de l'avenue qui conduit au palais; on le décora de l'inscription suivante:

à son souverain chéri

la plus heureuse des communes.

Le soir où l'on attendait l'empereur, M. le maire et ses adjoints, avec la harangue obligée, passèrent une partie de la nuit au pied du monument. M. Barré, qui était vieux et valétudinaire, se retira, mais non sans avoir placé en sentinelle un de ses administrés qui devait l'aller prévenir de la venue du premier courrier. On fit poser une échelle en travers de l'arc de triomphe pour que personne n'y pût passer avant Sa Majesté. Malheureusement l'argus municipal vint à s'endormir: l'empereur arrive sur le matin et passe à côté de l'arc de triomphe, en riant beaucoup de l'obstacle qui l'empêchait de jouir de l'honneur insigne que lui avaient préparé les bons habitans de Saint-Cloud.

Le jour même de l'événement, on fit courir dans le palais un petit dessin représentant les autorités endormies auprès du monument. On n'avait eu garde d'oublier l'échelle qui barrait le passage; on lisait au-dessous l'arc barré, par allusion au nom du maire. Quant à l'inscription, on l'avait travestie de cette manière:

à son souverain chéri

la plus heureuse des communes.

Leurs Majestés s'amusèrent beaucoup de cette plaisanterie.

La cour étant à Saint-Cloud, l'empereur, qui avait travaillé fort tard avec M. de Talleyrand, invita ce dernier à coucher au château. Le prince, qui aimait mieux retourner à Paris, refusa, donnant pour excuse que les lits avaient une odeur fort désagréable. Il n'en était pourtant rien, et on avait, comme on peut aisément le croire, le plus grand soin du mobilier, tant au garde-meuble que dans les différens palais impériaux. Le motif assigné par M. de Talleyrand avait été donné par hasard; il aurait pu tout aussi bien en assigner un autre. Néanmoins l'observation frappa l'empereur, et le soir, en entrant dans sa chambre, il se plaignit que son lit sentait mauvais. Je l'assurai du contraire, en promettant à Sa Majesté que le lendemain elle serait convaincue de son erreur. Mais loin d'être persuadé, l'empereur, à son lever, répéta que son lit avait une odeur fort désagréable et qu'il fallait absolument le changer. Sur-le-champ on appela M. Charvet, concierge du palais, à qui Sa Majesté se plaignit de son lit et ordonna d'en faire apporter un autre. M. Desmasis, conservateur du garde-meuble, fut aussi mandé; il examine matelas, lits de plume et couvertures, les tourne et retourne en tout sens; d'autres personnes en font autant, et chacun demeure convaincu que le lit de Sa Majesté ne répandait aucune odeur. Malgré tant de témoignages, l'empereur, non parce qu'il tenait à honneur de n'avoir pas le démenti de ce qu'il avait avancé, mais seulement par suite d'un caprice auquel il était assez sujet, persista dans sa première idée et exigea que son coucher fût changé. Voyant qu'il fallait obéir, j'envoyai le coucher aux Tuileries et fis apporter le lit de Paris au château de Saint-Cloud, L'empereur applaudit à ce changement, et quand il fut revenu aux Tuileries, il ne s'aperçut pas de l'échange et trouva très-bon son coucher dans ce château. Ce qu'il y eut de plus plaisant, c'est que les dames du palais ayant appris que l'empereur s'était plaint de son lit, trouvèrent aux leurs une odeur insupportable. Il fallut tout bouleverser, et cela fit une petite révolution. Les caprices des souverains ont quelque chose d'épidémique.


CHAPITRE XIII.

Liaisons secrètes de l'empereur.—Quelle est, selon l'empereur, la conduite d'un honnête homme.—Ce que Napoléon entendait par immoralité.—Tentations des souverains.—Discrétion de l'empereur.—Jalousie de Joséphine.—Madame Gazani.—Rendez-vous dans l'ancien appartement de M. de Bourrienne.—L'empereur en tête à tête avec un ministre.—Soupçons et agitation de l'impératrice.—Ma consigne me force à mentir.—L'impératrice plaidant à mes dépens le faux pour savoir le vrai.—Petite réprimande adressée à mon sujet par l'empereur à l'impératrice.—Je suis justifié.—Bouderie passagère.—Durée de la liaison de l'empereur avec madame Gazani.—Madame de Rémusat dame d'honneur de l'impératrice.—Expédition nocturne de Joséphine et de madame de Rémusat.—Ronflement formidable.—Terreur panique et fuite précipitée.—Larmes et rire fou.—L'allée des Veuves.—L'empereur en bonnes fortunes.—Le prince Murat et moi nous l'attendons à la porte de...—Inquiétude de Murat.—Mot impérial de Napoléon.—Les pourvoyeurs officieux.—Je suis sollicité par certaines dames.—Ma répugnance pour les marchés clandestins.—Anciennes attributions du premier valet de chambre, non rétablies par l'empereur.—Complaisance d'un général.—Résistance d'une dame après son mariage.—Mademoiselle E... lectrice de la princesse Murat.—Portrait de mademoiselle E...—Intrigue contre l'impératrice.—Entrevues aux Tuileries et quelles en furent les suites.—Naissance d'un enfant impérial.—Éducation de cet enfant.—Mademoiselle E... à Fontainebleau.—Mécontentement de l'empereur.—Rigueur envers la mère et tendresse pour le fils.—Les trois fils de Napoléon.—Distractions de l'empereur à Boulogne.—La belle Italienne.—Découverte et proposition de Murat.—Mademoiselle L. B.—Spéculation honteuse.—Les pas de ballet.—Le teint échauffé.—Œillades en pure perte.—Visite à mademoiselle Lenormand.—Discrétion de mademoiselle L. B. sur les prédictions de la devineresse.—Crédulité justifiée par l'événement.—Balivernes.


Sa Majesté avait coutume de dire que l'on reconnaissait un honnête homme à sa conduite envers sa femme, ses enfans et ses domestiques, et j'espère qu'il ressortira de ces mémoires que l'empereur, sous ces divers rapports, avait la conduite d'un honnête homme, telle qu'il la définissait. Il disait encore que l'immoralité était le vice le plus dangereux dans un souverain, parce qu'il faisait loi pour les sujets. Ce qu'il entendait par immoralité, c'était sans doute une publicité scandaleuse donnée à des liaisons qui devraient toujours rester secrètes: car pour ces liaisons en elles-mêmes, il ne les repoussait pas plus qu'un autre lorsqu'elles venaient se jeter à sa tête. Peut-être tout autre, dans la même position que lui, entouré de séductions, d'attaques et d'avances de toute espèce, aurait moins souvent encore résisté à la tentation. Pourtant à Dieu ne plaise que je veuille prendre ici la défense de Sa Majesté sous ce rapport; je conviendrai même, si l'on veut, que sa conduite n'offrait pas l'exemple de l'accord le plus parfait avec la morale de ses discours; mais on avouera aussi que c'était beaucoup, pour un souverain, de cacher avec le plus grand soin ses distractions au public, pour qui elles auraient été un sujet de scandale, ou, qui pis est, d'imitation, et à sa femme, qui en aurait éprouvé le plus violent chagrin. Voici, sur ce chapitre délicat, deux ou trois anecdotes qui me reviennent maintenant à l'esprit, et qui sont, je crois, à peu près de l'époque à laquelle ma narration est parvenue.

L'impératrice Joséphine était jalouse, et malgré la prudence dont usait l'empereur dans ses liaisons secrètes, elle n'était pas sans être quelquefois informée de ce qui se passait.

L'empereur avait connu à Gênes madame Gazani, fille d'une danseuse italienne, et il continuait de la recevoir à Paris. Un jour qu'il avait rendez-vous avec cette dame dans les petits appartemens, il m'ordonna de rester dans sa chambre, et de répondre aux personnes qui le demanderaient, fût-ce même Sa Majesté l'impératrice, qu'il travaillait dans son cabinet avec un ministre.

Le lieu de l'entrevue était l'ancien appartement occupé par M. de Bourrienne, dont l'escalier donnait dans la chambre à coucher de Sa Majesté. Cet appartement avait été arrangé et décoré fort simplement; il avait une seconde sortie sur l'escalier, dit l'escalier noir, parce qu'il était sombre et peu éclairé. C'était par là qu'entrait madame Gazani. Quant à l'empereur, il allait la trouver par la première issue. Il y avait peu d'instans qu'ils étaient réunis, quand l'impératrice entra dans la chambre de l'empereur, et me demanda ce que faisait son époux. «Madame, l'empereur est fort occupé en ce moment; il travaille dans son cabinet avec un ministre.—Constant, je veux entrer.—Cela est impossible, madame, j'ai reçu l'ordre formel de ne pas déranger Sa Majesté, pas même pour Sa Majesté l'impératrice.» Là dessus, celle-ci s'en retourna mécontente et même courroucée. Au bout d'une demi-heure, elle revint, et comme elle renouvela sa demande, il me fallut bien renouveler ma réponse. J'étais désolé de voir le chagrin de Sa Majesté l'impératrice, mais je ne pouvais manquer à ma consigne. Le même soir, à son coucher, l'empereur me dit, d'un ton fort sévère, que l'impératrice lui avait assuré tenir de moi que, lorsqu'elle était venue le demander, il était enfermé avec une dame. Je répondis à l'empereur, sans me troubler, que certainement il ne pouvait croire cela. «Non, reprit Sa Majesté, revenant au ton amical dont elle m'honorait habituellement, je vous connais assez pour être assuré de votre discrétion; mais malheur aux sots qui bavardent, si je parviens à les découvrir.» Au coucher du lendemain, l'impératrice entra comme l'empereur se mettait au lit, et Sa Majesté lui dit devant moi: «C'est fort mal, Joséphine, de prêter des mensonges à ce pauvre Constant; il n'était pas homme à vous faire un conte comme celui que vous m'avez rapporté.» L'impératrice s'assit sur le bord du lit, se prit à rire, et mit sa jolie petite main sur la bouche de son mari. Comme il était question de moi, je me retirai. Pendant quelques jours, Sa Majesté l'impératrice fut froide et sévère envers moi; mais comme cela lui était peu naturel, elle reprit bientôt cet air de bonté qui lui gagnait tous les cœurs.

Quant à la liaison de l'empereur avec madame Gazani, elle dura à peu près un an; encore les rendez-vous n'avaient lieu qu'à des époques assez éloignées.

Le trait de jalousie suivant ne m'est pas aussi personnel que celui que je viens de citer.

Madame de R***, femme d'un de messieurs les préfets du palais, et celle de ses dames d'honneur que Sa Majesté l'impératrice aimait le plus, la trouva un soir tout en larmes et désespérée. Madame de R*** attendit en silence que Sa Majesté daignât lui apprendre la cause de ce violent chagrin. Elle n'attendit pas long-temps. À peine était-elle entrée dans le salon, que Sa Majesté s'écria: «Je suis sûre qu'il est maintenant couché avec une femme. Ma chère amie, ajouta-t-elle continuant de pleurer, prenez ce flambeau et allons écouter à sa porte: nous entendrons bien.» Madame de R*** fit tout ce qu'elle put pour la dissuader de ce projet; elle lui représenta l'heure avancée, l'obscurité du passage, le danger qu'elles couraient d'être surprises; mais tout fut inutile. Sa Majesté lui mit le flambeau dans la main en lui disant: «Il faut absolument que vous m'accompagniez. Si vous avez peur, je marcherai devant vous.» Madame de R*** obéit, et voilà les deux dames s'avançant sur la pointe du pied dans le corridor, à la lueur d'une seule bougie que l'air agitait. Arrivées à la porte de l'antichambre de l'empereur, elles s'arrêtent, respirant à peine, et l'impératrice tourne doucement le bouton. Mais au moment où elle met le pied dans l'appartement, Roustan qui y couchait, et qui était profondément endormi, poussa un ronflement formidable et prolongé. Ces dames n'avaient pas pensé apparemment qu'il se trouverait là, et madame de R*** s'imaginant le voir déjà sautant à bas du lit, le sabre et le pistolet au poing, tourne les talons et se met à courir de toutes ses forces, son flambeau à la main, vers l'appartement de l'impératrice, laissant celle-ci dans la plus complète obscurité. Elle ne reprit haleine que dans la chambre à coucher de l'impératrice, et ce ne fut aussi que là qu'elle se souvint que celle-ci était restée sans lumière dans les corridors. Madame de R*** allait retourner à sa rencontre, lorsqu'elle la vit revenir se tenant les côtés de rire, et parfaitement consolée de son chagrin par cette burlesque aventure. Madame de R*** cherchait à s'excuser: «Ma chère amie, lui dit Sa Majesté, vous n'avez fait que me prévenir. Ce butor de Roustan m'a fait une telle peur, que je vous aurais donné l'exemple de la fuite, si vous n'aviez pas été encore un peu plus poltronne que moi.»

Je ne sais ce que ces dames auraient découvert si le courage ne leur eût manqué avant d'avoir mené à fin leur expédition; rien du tout, peut-être, car l'empereur ne recevait que rarement aux Tuileries la personne dont il était épris pour le moment. On a vu que, sous le consulat, il donnait ses rendez-vous dans une petite maison de l'allée des Veuves. Empereur, c'était encore hors du château qu'avaient lieu ses entrevues amoureuses. Il s'y rendait incognito la nuit, et s'exposait à toutes les chances que court un homme à bonnes fortunes.

Un soir, entre onze heures et minuit, l'empereur me fait appeler, demande un frac noir et un chapeau rond, et m'ordonne de le suivre. Nous montons, le prince Murat troisième, dans une voiture de couleur sombre; César conduisait. Il n'y avait qu'un seul laquais pour ouvrir la portière, et tous deux étaient sans livrée. Après une petite course dans Paris, l'empereur fit arrêter dans la rue de... Il descendit, fit quelques pas en avant, frappa à une porte cochère et entra seul dans un hôtel. Le prince et moi étions restés dans la voiture. Des heures se passèrent, et nous commençâmes à nous inquiéter. La vie de l'empereur avait été assez souvent menacée pour qu'il ne fût que trop naturel de craindre quelque nouveau piége ou quelque surprise. L'imagination fait du chemin lorsqu'elle est poursuivie par de telles craintes. Le prince Murat jurait et maudissait énergiquement tantôt l'imprudence de Sa Majesté, tantôt sa galanterie, tantôt la dame et ses complaisances. Je n'étais pas plus rassuré que lui, mais, plus calme, je cherchais à la calmer. Enfin, ne pouvant plus résister à son impatience, le prince s'élance hors de la voiture, je le suis, et il avait la main sur le marteau de la porte lorsque l'empereur en sortit. Il était déjà grand jour. Le prince lui fit part de nos inquiétudes et des réflexions que nous avions faites sur sa témérité. «Quel enfantillage! dit là-dessus Sa Majesté, qu'aviez-vous tant à craindre? partout où je suis, ne suis-je pas chez moi?»

C'était bien volontairement que quelques habitués de la cour s'empressaient de parler à l'empereur de jeunes et jolies personnes qui désiraient être connues de lui, car il n'était nullement dans son caractère de donner de pareilles commissions. Je n'étais pas assez grand seigneur pour trouver un tel emploi honorable; aussi n'ai-je jamais voulu me mêler des affaires de ce genre. Ce n'est pourtant pas faute d'avoir été indirectement sondé, ou même ouvertement sollicité par certaines dames qui ambitionnaient le titre de favorites, quoique ce titre ne donnât que fort peu de droits et de priviléges auprès de l'empereur; mais encore une fois je n'entrais point dans de tels marchés; je me contentais de m'occuper des devoirs que m'imposait ma place, non d'autre chose; et quoique Sa Majesté prît plaisir à ressusciter les usages de l'ancienne monarchie, les secrètes attributions du premier valet de chambre ne furent point rétablies, et je me gardai bien de les réclamer.

Assez d'autres (non des valets de chambre) étaient moins scrupuleux que moi. Le général L... parla un jour à l'empereur d'une demoiselle fort jolie, dont la mère tenait une maison de jeu, et qui désirait lui être présentée. L'empereur la reçut une seule fois. Peu de jours après elle fut mariée. À quelque temps de là, Sa Majesté voulut la revoir et la redemanda. Mais la jeune femme répondit qu'elle ne s'appartenait plus, et elle se refusa à toutes les instances, à toutes les offres qui lui furent faites. L'empereur n'en parut nullement mécontent; il loua au contraire madame D... de sa fidélité à ses devoirs et approuva fort sa conduite.

Son altesse impériale la princesse Murat avait, en 1804, dans sa maison, une jeune lectrice, mademoiselle E... Elle était grande, svelte, bien faite, brune avec de beaux yeux noirs, vive et fort coquette, et pouvait avoir de dix-sept à dix-huit ans. Quelques personnes qui croyaient avoir intérêt à éloigner Sa Majesté de l'impératrice sa femme, remarquèrent avec plaisir la disposition de la lectrice à essayer le pouvoir de ses œillades sur l'empereur, et celle de ce dernier à s'y laisser prendre. Elles attisèrent adroitement le feu, et ce fut une d'elles qui se chargea de toute la diplomatie de cette affaire. Des propositions faites par un tiers furent sur-le-champ acceptées. La belle E... vint au château, en secret, mais rarement, et elle n'y passait que deux ou trois heures. Elle devint grosse. L'empereur fit louer pour elle, rue Chantereine, un hôtel où elle accoucha d'un beau garçon qui fut doté dès sa naissance de 30,000 francs de rente. On le confia d'abord aux soins de madame L..., nourrice du prince Achille Murat, laquelle le garda trois ou quatre ans. Ensuite M. M..., secrétaire de Sa Majesté, fut chargé de pourvoir à l'éducation de cet enfant. Lorsque l'empereur revint de l'île d'Elbe, le fils de mademoiselle E... fut remis aux mains de sa majesté l'impératrice-mère. La liaison de l'empereur avec mademoiselle E... ne dura pas long-temps. Un jour on la vit arriver avec sa mère à Fontainebleau, où se trouvait la cour. Elle monta à l'appartement de Sa Majesté, et me demanda de l'annoncer. L'empereur fut on ne peut plus mécontent de cette démarche, et me chargea d'aller dire de sa part à mademoiselle E... qu'il lui défendait de jamais se présenter devant lui sans sa permission et de séjourner un instant de plus à Fontainebleau. Malgré cette rigueur pour la mère, l'empereur aimait tendrement le fils. Je le lui amenais souvent; il le caressait, lui donnait cent friandises, et s'amusait beaucoup de sa vivacité et de ses reparties, qui étaient très-spirituelles pour son âge.

Cet enfant et celui de la belle Polonaise dont je parlerai plus tard sont, avec le roi de Rome, les seuls enfans qu'ait eus l'empereur. Il n'a jamais eu de filles, et je crois qu'il n'aurait pas aimé à en avoir.

J'ai vu je ne sais où que l'empereur, pendant le séjour le plus long que nous ayons fait à Boulogne, se délassait la nuit des travaux de la journée avec une belle Italienne. Voici ce que je sais de cette aventure. Sa Majesté se plaignait un matin, pendant que je l'habillais, en présence du prince Murat, de ne voir que des figures à moustaches, ce qui, disait-elle, était fort triste. Le prince toujours prêt, dans les occasions de ce genre, à offrir ses services à son beau-frère, lui parla d'une dame génoise belle et spirituelle, qui avait le plus grand désir de voir Sa Majesté. L'empereur accorda, en riant, un tête-à-tête, et le prince se chargea de transmettre le message. Il y avait deux jours que, par ses soins, la belle dame était arrivée et installée dans la haute ville, lorsque l'empereur, qui habitait au Pont de Briques, m'ordonna un soir de prendre une voiture et d'aller chercher la protégée du prince Murat. J'obéis et j'amenai la belle Génoise, qui, pour éviter le scandale, bien qu'il fît nuit close, fut introduite par un petit jardin situé derrière les appartemens de Sa Majesté. La pauvre femme était bien émue et pleurait; mais elle se consola promptement en se voyant bien accueillie: l'entrevue se prolongea jusqu'à trois heures du matin, et je fus alors appelé pour reconduire la dame. Elle revint, depuis, quatre ou cinq fois et revit encore l'empereur à Rambouillet. Elle était bonne, simple, crédule et point du tout intrigante, et ne chercha point à tirer parti d'une liaison qui, du reste, ne fut que passagère.

Une autre de ces favorites d'un moment qui se précipitaient en quelque sorte dans les bras de l'empereur, sans lui donner le temps de lui adresser ses hommages, mademoiselle L. B. était une fort jolie personne; elle avait de l'esprit et un bon cœur, et si elle eût reçu une éducation moins frivole, elle aurait été sans doute une femme estimable. Mais j'ai tout lieu de penser que sa mère avait toujours eu le dessein d'acquérir un protecteur à son second mari, en utilisant la jeunesse et les attraits de la fille de son premier; je ne me souviens pas de son nom, mais il était d'une famille noble, ce dont la mère et la fille se félicitaient beaucoup. La jeune personne était bonne musicienne, et chantait agréablement; mais ce qui me paraissait aussi ridicule qu'indécent, c'était de la voir devant une assez nombreuse compagnie réunie chez sa mère, danser des pas de ballet, dans un costume presque aussi léger qu'à l'Opéra, avec des castagnettes ou un tambour de basque, et terminer sa danse par une répétition d'attitudes et de grâces. Avec une pareille éducation, elle devait trouver sa position toute naturelle; aussi fut-elle fort chagrine du peu de durée qu'eut sa liaison avec l'empereur. Pour la mère, elle en était désespérée, et me disait avec une naïveté révoltante: «Voyez ma pauvre Lise, comme elle a le teint échauffé! c'est le chagrin de se voir négligée, cette chère enfant. Que vous seriez bon si vous pouviez la faire demander!» Pour provoquer une entrevue dont la mère et la fille étaient si désireuses, elles vinrent toutes deux à la chapelle de Saint-Cloud, où pendant la messe la pauvre Lise lançait à l'empereur des œillades qui faisaient rougir les jeunes femmes qui s'en aperçurent. Tout cela fut du temps perdu, et l'empereur n'y fit nulle attention.

Le colonel L. B. était aide-de-camp du général L..., gouverneur de Saint-Cloud; le général était veuf, et c'est ce qui peut faire excuser l'intimité de sa fille unique avec la famille L. B..., qui m'étonnait beaucoup. Un jour que je dînais chez le colonel avec sa femme, sa belle-fille et mademoiselle L......, le général fit demander son aide-de-camp, et je restai seul avec ces dames, qui me sollicitèrent vivement de les accompagner chez mademoiselle Lenormand. J'aurais eu mauvaise grâce à ne pas céder. Nous montâmes en voiture, et arrivâmes rue de Tournon. Mademoiselle L. B... entra la première dans l'antre de la sibylle, y resta long-temps, mais fut fort discrète sur ce qui lui avait été dit. Pour mademoiselle L......, elle nous dit fort ingénument qu'elle avait de bonnes nouvelles, et qu'elle épouserait bientôt celui qu'elle aimait; ce qui en effet ne tarda pas. Ces demoiselles me pressèrent de consulter à mon tour la prophétesse, et je m'aperçus bien que j'étais connu, car mademoiselle Lenormand vit tout de suite dans ma main que j'avais le bonheur d'approcher d'un grand homme et d'en être aimé; puis elle ajouta mille autres balivernes de ce genre dont je la remerciai au plus vite, tant elles m'ennuyaient.


CHAPITRE XIV.

Les trônes de la famille impériale.—Rupture du traité fait avec la Prusse.—La reine de Prusse et le duc de Brunswick.—Départ de Paris.—Cent cinquante mille hommes dispersés en quelques jours.—Mort du prince Louis de Prusse.—Guindé, maréchal-des-logis du 10e de hussards.—La voiture de Constant versée sur la route.—Empressement des soldats à lui porter secours.—Le chapeau et le premier valet de chambre du petit caporal.—Arrivée de l'empereur sur le plateau de Weimar.—Chemin creusé dans le roc vif.—Danger de mort couru par l'empereur.—L'empereur à plat ventre.—Compliment de l'empereur au soldat qui avait failli le tuer.—Fruits de la bataille d'Iéna.—Mort du général Schmettau et du duc de Brunswick.—Fuite du roi et de la reine de Prusse.—La reine amazone passant la revue de son armée.—Costume de la reine.—La reine poursuivie par des hussards français.—Ardeur et propos des soldats.—Les dragons Klein.—Réprimande adressée et récompense accordée par l'empereur aux soldats qui avaient poursuivi la reine de Prusse.—Clémence envers le duc de Weimar.—Quel était le lit de Constant sous la tente de l'empereur.—Constant partage son lit avec le roi de Naples.—Une nuit de l'empereur et de Constant en campagne.—Sommeil interrompu.—Les aides-de-camp.—Le prince de Neufchâtel.—Déjeuner.—Tournée à cheval.—Roustan et le flacon d'eau-de-vie.—Abstinence de l'empereur à l'armée.—Le petit croûton et le verre de vin.—Intrépidité du contrôleur de la bouche.—Visite du champ de bataille.—L'empereur accablé de fatigue.—Réveil gracieux de l'empereur.—Sa facilité à se rendormir.—Travail particulier de l'empereur aux approches d'une bataille.—Les cartes et les épingles.—Activité du service en campagne et en voyage.—Promptitude des préparatifs.—Une ambulance changée en logement pour l'empereur.—Cadavres, membres coupés, taches de sang, etc., enlevés en quelques minutes.—L'empereur dormant sur le champ de bataille.—En route sur Potsdam.—Orage.—Rencontre d'une Égyptienne, veuve d'un officier français.—Bienfait de l'empereur.—L'empereur à Potsdam.—Les reliques du grand Frédéric.—Charlottembourg.—Toilette de l'armée avant d'entrer dans Berlin.—Entrée à Berlin.—L'empereur faisant rendre les honneurs militaires au buste du grand Frédéric.—Les grognards.—Égards de l'empereur pour la sœur du roi de Prusse.—Grande revue.—Pétition présentée par deux femmes.—Curiosité de l'empereur.—Mission confiée à Constant.—Une suppliante de seize ans.—L'étiquette.—Entretien muet.—L'empereur peu satisfait de son tête-à-tête.—Enlèvement.—Singulière rencontre.—Aventures de la jeune Prussienne.—Crédulité suivie de détresse.—Constant recommande la belle Prussienne à l'empereur.—Retour d'un caprice.—Objections de Constant.—Générosité de l'empereur.


Pendant que l'empereur donnait des couronnes à ses frères et à ses sœurs, au prince Louis le trône de Hollande, Naples au prince Joseph, le duché de Berg au prince Murat, à la princesse Elisa Lucques et Massa-Carrara, Guastalla à la princesse Pauline Borghèse: pendant qu'il s'assurait de plus en plus par des alliances de famille et par des traités, la coopération des différens états qui étaient entrés dans la confédération du Rhin, la guerre se rallumait entre la France et la Prusse. Il ne m'appartient pas de rechercher les causes de cette guerre, ni de quel côté étaient venues les premières provocations. Tout ce que j'en sais, c'est que j'entendis cent fois, aux Tuileries et en campagne, l'empereur, causant avec ses familiers, accuser le vieux duc de Brunswick, dont le nom était si odieux en France depuis 1792, et la jeune et belle reine de Prusse d'avoir excité le roi Frédéric-Guillaume à rompre le traité de paix. La reine était, suivant l'empereur, plus disposée à guerroyer que le général Blücher lui-même. Elle portait l'uniforme du régiment à qui elle avait donné son nom, se montrait à toutes les revues, et commandait les manœuvres.

Nous partîmes de Paris à la fin de septembre. Mon dessein n'est pas d'entrer dans les détails de cette merveilleuse campagne, où l'on vit l'empereur, en moins de quelques jours, écraser une armée de cent cinquante mille hommes parfaitement disciplinés, pleins d'enthousiasme et de courage, et ayant leur pays à défendre. Dans un des premiers combats le jeune prince Louis de Prusse, frère du roi, fut tué à la tête de ses troupes, par Guindé, maréchal-des-logis du 10e de hussards. Le prince combattait corps à corps avec ce brave sous-officier, qui lui dit: «Rendez-vous, colonel, ou vous êtes mort.» Le prince Louis ne lui répondit que par un coup de sabre, et Guindé lui plongea le sien dans le corps. Il tomba mort sur la place.

Dans cette campagne, les routes étant défoncées par le passage continuel de l'artillerie, ma voiture versa, et un des chapeaux de l'empereur tomba par la portière. Un régiment qui passait sur la même route reconnut le chapeau à sa forme particulière, et sur-le-champ ma voiture fut relevée. «Non, disaient ces braves militaires, nous ne laisserons pas dans l'embarras le premier valet de chambre du petit caporal.» Le chapeau, après avoir passé dans toutes les mains, me fut enfin remis avant mon départ.

L'empereur, arrivé sur le plateau de Weimar, fit ranger son armée en bataille et bivouaqua au milieu de sa garde. Vers deux heures du matin il se leva et partit à pied pour aller examiner les travaux d'un chemin qu'il faisait creuser dans le roc pour le transport de l'artillerie. Il resta près d'une heure avec les travailleurs, et avant de s'acheminer vers son bivouac, il voulut donner un coup-d'œil aux avant-postes les plus voisins.

Cette excursion que l'empereur voulut faire seul et sans aucune escorte, pensa lui coûter la vie. La nuit était très-noire, et les sentinelles du camp ne voyaient pas à dix pas autour d'elles. La première, entendant quelqu'un marcher dans l'ombre, en s'approchant de notre ligne, cria qui vive et se tint prête à faire feu. L'empereur, qu'une profonde préoccupation, ainsi qu'il l'a dit lui-même ensuite, empêchait d'entendre la voix de la sentinelle, ne fit aucune réponse, et ce fut une balle sifflant à son oreille qui le tira de sa distraction. Aussitôt il s'aperçut du danger qu'il courait et se jeta à plat-ventre; la précaution était des plus sages, car à peine Sa Majesté s'était-elle laissé tomber dans cette position, que d'autres balles passèrent au dessus de sa tête, la décharge de la première sentinelle ayant été répétée par toute la ligne. Ce premier feu essuyé, l'empereur se releva, marcha vers le poste le plus rapproché et s'y fit reconnaître.

Sa Majesté était encore à ce poste, lorsque y rentra le soldat qui avait tiré sur elle, et qui venait d'être relevé de garde; c'était un jeune grenadier de la ligne. L'empereur lui ordonna de s'approcher et lui pinçant fortement la joue: «Comment, coquin, lui dit-il, tu m'as donc pris pour un Prussien? Ce drôle-là ne jette pas sa poudre aux moineaux; il ne tire qu'aux empereurs.» Le pauvre soldat était tout troublé de l'idée qu'il aurait pu tuer le petit caporal, qu'il adorait comme tout le reste de l'armée, et ce fut avec grande peine qu'il put dire: «Pardon, Sire, mais c'était la consigne; si vous ne répondez pas, c'est pas ma faute. Fallait mettre dans la consigne que vous ne vouliez pas répondre.» L'empereur le rassura en souriant et lui dit en s'éloignant du poste: «Mon brave, je ne te fais pas de reproche. C'était assez bien visé pour un coup tiré à tâtons; mais tout à l'heure il fera jour, tire plus juste et j'aurai soin de toi.»

On sait quels furent les fruits de la bataille d'Iéna, livrée le 14 octobre. Presque tous les généraux prussiens, du moins les meilleurs, y furent pris ou mis hors d'état de continuer la campagne[49]. Le roi et la reine prirent la fuite, et ne s'arrêtèrent qu'à Kœnigsberg.

Quelques momens avant l'attaque, la reine de Prusse, montée sur un cheval fier et léger, avait paru au milieu des soldats, et l'élite de la jeunesse de Berlin suivait la royale amazone qui galopait devant les premières lignes de bataille. On voyait tous les drapeaux que sa main avait brodés pour encourager ses troupes, et ceux du grand Frédéric, que la poudre du canon avait noircis, s'incliner à son approche, tandis que des cris d'enthousiasme s'élevaient dans tous les rangs de l'armée prussienne. Le ciel était si pur et les deux armées si proches l'une de l'autre, que les Français pouvaient facilement distinguer le costume de la reine.

Ce costume singulier fut, en grande partie, la cause des dangers qu'elle courut dans sa fuite. Elle était coiffée d'un casque en acier poli, qu'ombrageait un superbe panache. Elle portait une cuirasse toute brillante d'or et d'argent. Une tunique d'étoffe d'argent complétait sa parure, et tombait jusqu'à ses jambes, chaussées de brodequins rouges, éperonnés en or. Ce costume rehaussait les charmes de la belle reine.

Lorsque l'armée prusienne fut mise en déroute, la reine resta seule avec trois ou quatre jeunes gens de Berlin, qui la défendirent jusqu'à ce que deux hussards, qui s'étaient couverts de gloire pendant la bataille, tombèrent au grand galop, la pointe du sabre haute, au milieu de ce petit groupe qui fut à l'instant même dispersé. Effrayé par cette brusque attaque, le cheval que montait Sa Majesté s'enfuit de toute la force de ses jambes, et bien en prit à la reine fugitive de ce qu'il était agile comme un cerf, car les deux hussards l'eussent infailliblement faite prisonnière. Plus d'une fois ils la serrèrent d'assez près pour qu'elle entendît leurs propos de soldat, et des quolibets de nature à effaroucher ses oreilles.

La reine, ainsi poursuivie, était arrivée en vue de la porte de Weimar, quand un fort détachement des dragons Klein fut aperçu accourant à toute bride. Le chef avait ordre de prendre la reine à quelque prix que ce fût. Mais à peine était-elle entrée dans la ville qu'on en ferma les portes. Les hussards et le détachement de dragons s'en retournèrent désappointés au champ de bataille.

Les détails de cette singulière poursuite vinrent bientôt aux oreilles de l'empereur, qui fit venir les hussards en sa présence. Après leur avoir, en termes fort vifs, témoigné son mécontentement des plaisanteries indécentes qu'ils avaient osé faire sur la reine, quand son malheur devait encore ajouter au respect dû à son rang et à son sexe, l'empereur se fit rendre compte de la manière dont ces deux braves s'étaient comportés pendant la bataille. Sachant qu'ils avaient fait des prodiges de valeur, Sa Majesté leur donna la croix, et fit compter à chacun trois cents francs de gratification.

L'empereur usa de clémence à l'égard du duc de Weimar, qui avait commandé une division prussienne. Le lendemain de la bataille d'Iéna, Sa Majesté, étant allée à Weimar, logea au palais ducal, où elle fut reçue par la duchesse régente: «Madame, lui dit l'empereur, je vous sais gré de m'avoir attendu; et c'est parce que vous avez eu cette confiance en moi que je pardonne à votre mari.»

Quand nous étions à l'armée, je couchais sous la tente de l'empereur, soit sur un petit tapis, soit sur une peau d'ours dont il s'enveloppait dans sa voiture. Lorsqu'il m'arrivait de ne pouvoir me servir de ces objets, je cherchais à me procurer un peu de paille. Je me souviens d'avoir, un soir, rendu un grand service au roi de Naples, en partageant avec lui une botte de paille qui devait me servir de lit.

Voici quelques détails qui pourront donner au lecteur une idée de la manière dont je passais les nuits en campagne.

L'empereur reposait sur son petit lit en fer, et moi je me couchais où et comme je pouvais. À peine étais-je endormi que l'empereur m'appelait: «Constant.—Sire.—Voyez qui est de service. (C'était des aides-de-camp qu'il voulait parler.)—Sire, c'est M***.—Dites-lui de venir me parler.» Je sortais alors de latente pour aller avertir l'officier, que je ramenais avec moi. À son entrée, l'empereur lui disait: «Vous allez vous rendre auprès de tel corps, commandé par tel maréchal; vous lui enjoindrez d'envoyer tel régiment dans telle position; vous vous assurerez de celle de l'ennemi, puis vous viendrez m'en rendre compte.» L'aide-de-camp sortait et montait à cheval pour aller exécuter sa mission. Je me recouchais, l'empereur faisait mine de vouloir s'endormir, mais au bout de quelques minutes je l'entendais crier de nouveau: «Constant.—Sire.—Faites appeler le prince de Neufchâtel.» J'envoyais prévenir le prince, qui arrivait bientôt; et pendant le temps de la conversation je restais à la porte de la tente. Le prince écrivait quelques ordres et se retirait. Ces dérangemens avaient lieu plusieurs fois dans la nuit. Vers le matin, Sa Majesté s'endormait; alors j'avais aussi quelques instans de sommeil. Quand il venait des aides-de-camp apporter quelque nouvelle à l'empereur, je le réveillais en le poussant doucement.

«Qu'est-ce? disait Sa Majesté en s'éveillant en sursaut; quelle heure est-il? faites entrer. L'aide-de-camp faisait son rapport; s'il en était besoin, Sa Majesté se levait sur-le-champ et sortait de la tente; sa toilette n'était pas longue; s'il devait y avoir une affaire, l'empereur observait le ciel et l'horizon, et je l'ai souvent entendu dire: «Voilà un beau jour qui se prépare!»

Le déjeuner était préparé et servi en cinq minutes, et au bout d'un quart d'heure le couvert était levé. Le prince de Neufchâtel déjeunait et dînait tous les jours avec Sa Majesté; en huit ou dix minutes le plus long repas était terminé. «À cheval!» disait alors l'empereur, et il partait accompagné du prince de Neufchâtel, d'un aide-de-camp ou de deux, et de Roustan, qui portait toujours un flacon d'argent plein d'eau-de-vie dont l'empereur ne faisait presque jamais usage. Sa Majesté passait d'un corps à un autre, parlait aux officiers, aux soldats, les interrogeait, et voyait par ses yeux tout ce qu'il était possible de voir. S'il y avait quelque affaire, le dîner était oublié, et l'empereur ne mangeait que lorsqu'il était rentré. Si l'engagement durait trop long-temps, on lui portait alors et sans qu'il le demandât, un petit croûton de pain et un peu de vin.

M. Colin, contrôleur de la bouche, a maintes fois bravé le canon pour porter ce léger repas à l'empereur.

À l'issue d'un combat, Sa Majesté ne manquait jamais de visiter le champ de bataille; elle faisait distribuer des secours aux blessés en les encourageant par ses paroles.

L'empereur rentrait quelquefois accablé de fatigue; il prenait un léger repas et se couchait pour recommencer encore ses interruptions de sommeil.

Il est à remarquer que chaque fois que des circonstances imprévues forçaient les aides-de-camp à faire réveiller l'empereur, ce prince était aussi apte au travail qu'il l'eût été au commencement ou au milieu du jour: son réveil était aussi aimable que son air était gracieux. Le rapport d'un aide-de-camp étant terminé, Napoléon se rendormait aussi facilement que si son somme n'eût pas été interrompu.

Les trois ou quatre jours qui précédaient une affaire, l'empereur passait la plus grande partie de son temps étendu sur de grandes cartes qu'il piquait avec des épingles dont la tête était en cire de différentes couleurs.

Je l'ai déjà dit, toutes les personnes de la maison de l'empereur cherchaient à l'envi les moyens les plus sûrs et les plus prompts pour que rien ne lui manquât. Partout, en voyage comme en campagne, sa table, son café, son lit et son bain même, pouvaient être préparés en cinq minutes. Combien de fois ne fut-on pas obligé d'enlever en moins de temps encore des cadavres d'hommes et de chevaux pour dresser la tente de Sa Majesté!

Je ne sais dans quelle campagne au-delà du Rhin nous nous trouvâmes arrêtés dans un mauvais village où, pour faire le logement de l'empereur, on fut obligé de prendre une baraque de paysan qui avait servi d'ambulance. Il fallut commencer d'abord par enlever les membres coupés, et laver les taches de sang: ce travail fut terminé en moins d'une demi-heure, et tout était presque bien.

L'empereur dormait quelquefois un quart d'heure ou une demi-heure sur le champ de bataille, lorsqu'il était fatigué, ou qu'il voulait attendre plus patiemment le résultat des ordres qu'il avait donnés.

Nous nous rendions à Potsdam, lorsque nous fûmes surpris par un violent orage: il était si fort et la pluie tellement abondante, que nous fûmes obligés de nous arrêter et de nous réfugier dans une maison voisine de la route; bien boutonné dans sa capote grise, et ne croyant pas qu'on pût le reconnaître, l'empereur fut fort surpris de voir en entrant dans la maison une jeune femme que sa présence faisait tressaillir: c'était une Égyptienne qui avait conservé pour mon maître cette vénération religieuse que lui portaient les Arabes. Veuve d'un officier de l'armée d'Égypte, le hasard l'avait conduite en Saxe, dans cette même maison où elle avait été accueillie. L'empereur lui accorda une pension de douze cents francs, et se chargea de l'éducation d'un fils, seul héritage que lui eût laissé son mari. «C'est la première fois, dit Napoléon, que je mets pied à terre pour éviter un orage; j'avais le pressentiment qu'une bonne action m'attendait là.»

Le gain de la bataille d'Iéna avait frappé les Prussiens de terreur; la cour avait fui avec tant de précipitation, qu'elle avait tout laissé dans les maisons royales. En arrivant à Potsdam, l'empereur y trouva l'épée du grand Frédéric, son hausse-col, le grand cordon de ses ordres et son réveil. Il les fit porter à Paris, pour être conservés à l'hôtel des Invalides: «Je préfère ces trophées, dit Sa Majesté, à tous les trésors du roi de Prusse; je les enverrai à mes vieux soldats des campagnes de Hanovre; il les garderont comme un témoignage des victoires de la grande armée et de la vengeance qu'elle a tirée du désastre de Rosbach.» L'empereur ordonna le même jour la translation dans sa capitale de la colonne élevée par le grand Frédéric pour perpétuer le souvenir de la défaite des Français à Rosbach. Il aurait pu se contenter d'en changer l'inscription.

Napoléon demeurait au château de Charlottembourg, où il avait établi son quartier-général. Les régimens de la garde arrivaient de tous côtés. Aussitôt qu'ils furent rassemblés, on leur donna l'ordre de se mettre en grande tenue, ce qui s'exécuta dans le petit bois, en avant de la ville. L'empereur fit son entrée dans la capitale de la Prusse, entre dix et onze heures du matin. Il était entouré de ses aides-de-camp et des officiers de son état-major. Tous les régimens défilèrent dans le plus grand ordre, tambours et musique en tête. L'excellente tenue des troupes excita l'admiration des Prussiens.

Étant entrés dans Berlin, à la suite de l'empereur, nous arrivâmes sur la place de la ville au milieu de laquelle s'élevait un buste du grand Frédéric. Le nom de ce monarque est si populaire à Berlin et dans toute la Prusse, que j'ai vu cent fois, lorsqu'il arrivait à quelqu'un de le prononcer, soit dans un café ou dans tout autre lieu public, soit dans des réunions particulières, tous les assistans se lever, chacun ôtant son chapeau et donnant toutes les marques d'un respect et même d'un culte profond. L'empereur arrivé devant le buste, décrivit un demi-cercle au galop, suivi de son état-major, et baissant la pointe de son épée, il ôta en même temps son chapeau et salua le premier l'image de Frédéric II. Son état-major imita son exemple, et tous les officiers-généraux et officiers qui le composaient se rangèrent en demi-cercle autour du buste, l'empereur au centre. Sa Majesté donna ordre que chaque régiment présentât les armes en défilant devant le buste. Cette manœuvre ne fut pas du goût de quelques grognards du premier régiment de la garde, qui, la moustache roussie et le visage encore tout noirci de la poudre d'Iéna, auraient mieux aimé un bon billet de logement chez le bourgeois que la parade. Aussi ne cachaient-ils pas leur humeur, et il y en eut un entre autres qui en passant devant le buste et devant l'empereur, exprima entre ses dents et sans déranger un muscle de son visage, mais pourtant assez haut pour être entendu de Sa Majesté, qu'il ne se moquait pas mal de son s... buste. Sa Majesté fit la sourde oreille; mais le soir elle répéta en riant le mot du vieux soldat.

Sa Majesté descendit au château, où son logement était préparé, et où les officiers de sa maison l'avaient devancé. Ayant appris que la princesse électorale de Hesse-Cassel, sœur du roi, y était restée malade à la suite d'une couche, l'empereur monta à l'appartement de cette princesse, et après une assez longue visite, il donna des ordres pour que cette dame fût traitée avec tous les égards dus à son rang et à sa cruelle position.

L'empereur passant une grande revue à Berlin, une jeune personne, accompagnée d'une femme âgée, lui présenta une pétition. Sa Majesté, rentrée au palais, en prit connaissance, et me dit: «Constant, lisez cette demande, vous y verrez la demeure des femmes qui me l'ont présentée. Vous irez chez elles pour savoir qui elles sont et ce qu'elles veulent.» Je lus le placet, et je vis que la jeune fille demandait pour toute grâce un entretien particulier avec Sa Majesté.

M'étant rendu à l'adresse indiquée, je trouvai une demoiselle de l'âge de quinze à seize ans et d'une beauté admirable. Malheureusement je découvris, en lui adressant la parole, qu'elle ne comprenait pas un seul mot de français ni d'italien; et en songeant à l'entretien qu'elle sollicitait, je ne pus m'empêcher de rire. La mère, ou celle qui se faisait passer pour telle, parlait un peu français, mais fort difficilement. Je parvins pourtant à comprendre qu'elle était veuve d'un officier prussien, dont elle avait eu cette belle personne. «Si l'empereur accorde à ma fille sa demande, dit-elle, je solliciterai la grâce d'être présentée en même temps à sa majesté l'empereur.» Je lui fis observer que l'audience ayant été sollicitée seulement par sa fille, il me paraissait difficile qu'elle y assistât, et elle parut comprendre parfaitement cette nécessité imposée par l'étiquette. Après ce court entretien, je retournai au palais, où je rendis compte à l'empereur de ma mission. À dix heures du soir, j'allai avec une voiture chercher les deux dames, que j'amenai au palais. J'engageai la mère à rester dans un cabinet pendant que j'irais présenter la jeune fille à l'empereur. Sa Majesté la retint, et je me retirai.

Quoique la conversation ne dût pas être fort intéressante entre deux personnes qui ne pouvaient se comprendre que par signes, elle ne laissa pas de se prolonger une partie de la nuit. Vers le matin, l'empereur, m'ayant appelé, me demanda 4,000 francs, qu'il remit lui-même à la jeune Prussienne, qui paraissait être fort contente. Elle rejoignit ensuite sa mère, qui n'avait pas eu l'air d'éprouver la moindre inquiétude sur la longue durée de l'entretien. Elles remontèrent dans la voiture qui les attendait, et je les reconduisis à leur demeure.

L'empereur me dit qu'il n'avait jamais pu rien comprendre que Dass ist miserable, dass ist gut, et que, malgré tous les agrémens d'un tête-à-tête avec une aussi jolie femme, l'entretien était peu de son goût.

Peu de jours après cette aventure, j'appris que la demoiselle avait été enlevée par un militaire français, dont on ignorait le nom. L'empereur ne s'occupa en aucune façon des fugitifs. De retour à Paris, et quelques mois après, je traversais la rue de Richelieu, quand je fus accosté par une femme assez mal vêtue, et coiffée d'un grand chapeau qui lui couvrait presque entièrement le visage; elle me demanda pardon, en m'appelant par mon nom, de m'arrêter ainsi dans la rue. Lorsqu'elle leva la tête, je reconnus la jolie figure de la Prussienne, qui était toujours ravissante. Le voyage l'avait formée; car elle parlait assez bien français. Elle me conta ainsi son histoire.

«J'ai éprouvé de bien grands malheurs depuis que je ne vous ai vu; vous savez sans doute que j'eus à Berlin la faiblesse de céder aux importunités et aux promesses d'un colonel français. Cet officier, après m'avoir tenue cachée pendant quelque temps, m'a déterminée à le suivre, me jurant qu'il m'aimerait toujours et que je serais bientôt sa femme. Il m'emmena à Paris. Je ne sais s'il comptait, pour son avancement, sur la faveur dont il supposait que je jouissais auprès de l'empereur;» (ici je crus voir quelque rougeur sur le visage et quelques pleurs dans les yeux de la pauvre fille); «mais je ne pus m'empêcher de le soupçonner de ce honteux calcul, en l'entendant un jour s'étonner et presque se plaindre de ce que l'empereur n'avait fait faire aucune démarche pour savoir ce que j'étais devenue. Je reprochai au colonel cet excès de turpitude, et pour se débarrasser de moi et de mes reproches, il eut la lâcheté de m'abandonner dans une maison suspecte. Désespérée de me trouver dans un pareil repaire, j'ai fait mille efforts pour m'en échapper, et j'ai été assez heureuse pour y réussir. Comme il me restait encore un peu d'argent, j'ai loué une petite chambre dans la rue Chabanais. Mais ma bourse est épuisée et je suis très-malheureuse; tout ce que je désire aujourd'hui, c'est de retourner à Berlin. Mais comment faire pour partir d'ici?» En prononçant ces derniers mots, la malheureuse femme fondait en larmes.

Je fus véritablement touché de la détresse d'une personne si jeune et si belle, dont la corruption des autres, et non la sienne, avait causé la perte, et je lui promis de parler de sa situation à l'empereur. En effet, le soir même, je saisis l'occasion d'un moment de bonne humeur pour faire part à Sa Majesté de la rencontre que j'avais faite. L'empereur se réjouit d'apprendre que la jolie étrangère parlait assez bien le français, et il eut quelque velléité de la voir de nouveau. Mais je me permis de lui faire observer qu'il était à craindre qu'elle ne fût plus digne de ses soins, et je lui racontai les voyages et aventures de la pauvre délaissée. Mon récit produisit l'effet que j'en attendais; il refroidit considérablement Sa Majesté et excita sa pitié.

Je reçus ordre de compter à la jeune fille deux cents napoléons, afin qu'elle pût retourner dans son pays, et jamais je ne m'acquittai d'une commission avec plus de joie. Celle de la belle Prussienne fut au comble. Elle m'accabla de remerciemens et me fit ses adieux.

Elle partit sans doute, car depuis je ne l'ai plus revue.


NOTE
DE L'ÉDITEUR.

Les mémoires de M. Constant ont été faits par lui dans un double but: pour faire connaître l'empereur Napoléon, et pour faire connaître aussi la cour impériale. Les noms des principaux personnages, et même des auteurs secondaires de ce grand théâtre, revenant sans cesse dans les récits de M. Constant, l'éditeur de ses mémoires a pensé que l'on pourrait être curieux de voir quels étaient l'emploi et les rôles de chacun. L'étiquette, à l'époque de l'avènement de Napoléon à l'empire, fut long-temps la grande affaire de la nouvelle cour, et occupa même quelques-uns des loisirs de cet homme extraordinaire, qui songeait en même temps à l'invasion de l'Angleterre et à la coupe d'un habit de chambellan, et qui datait de son quartier général du Kremlin un nouveau règlement pour le Théâtre-Français.

L'éditeur a donc eu l'idée de satisfaire une juste curiosité, en plaçant ici, en forme de pièces justificatives, des réglemens d'étiquette qui ont été longuement discutés dans un conseil formé et rassemblé ad hoc, lequel tenait ses séances en présence de l'empereur. Napoléon prit part à cette grave discussion autant qu'à celle du Code civil, et son esprit, également prêt à traiter tous les sujets, jeta de vives lumières sur l'une comme sur l'autre. Ainsi, ce que l'on va lire est en majeure partie l'œuvre du vainqueur d'Austerlitz, moins de nombreux plagiats dérobés à l'ancienne cour de France; car les conseillers de Napoléon sur ces matières avaient appartenu plus ou moins à l'ancienne cour, et l'empereur ne fut pas médiocrement aidé dans le travail dont il s'agit par l'homme honorable et spirituel qu'il institua, avec grande raison, son grand-maître des cérémonies.

———

Les attributions du grand-maréchal du palais étaient:

Le commandement militaire dans les palais impériaux et leurs dépendances, la surveillance de leur entretien, embellissement et ameublement, la distribution des logemens;

Le service de la bouche, les tables, le chauffage, l'éclairage, l'argenterie, la lingerie et la livrée.

Le grand-maréchal du palais était présent à l'ordre que Sa Majesté donnait journellement aux colonels-généraux de sa garde. Il le recevait pour le palais, et faisait à Sa Majesté son rapport sur tous les événemens qui pouvaient s'y être passés.

Il proposait à Sa Majesté la distribution du service militaire à établir pour la garde du palais. Ce service une fois fixé ne pouvait plus être dérangé sous un nouvel ordre de Sa Majesté.

Le grand-maréchal du palais, chargé du commandement et de la police dans les palais impériaux, commandait aux détachemens de la garde impériale qui y faisaient le service. Il leur donnait les consignes et l'ordre; il recevait le rapport des officiers qui commandaient les différens postes.

Les officiers militaires en service dans le palais ne devaient recevoir des ordres que du grand-maréchal du palais ou des officiers qui le représentaient.

Il donnait les ordres pour battre la retraite ou le réveil, pour fermer ou ouvrir les grilles du palais.

Le grand-maréchal du palais prenait le commandement, et était chargé de la police dans tous les endroits où Sa Majesté allait en cérémonie, et dans lesquels la garde impériale prenait poste.

Sa Majesté donnait ses ordres au grand-maréchal du palais pour les personnes qui devaient monter à cheval aux grandes parades qui avaient lieu dans l'enceinte du palais.

Il devait lui être rendu compte de tous les événemens qui arrivaient dans le palais, de tous les individus qui venaient y loger, s'y établir ou s'y introduire. Ceux qui y étaient arrêtés n'étaient plus relâchés ou renvoyés à d'autres autorités que d'après ses ordres.

Comme chargé de la police dans les palais, c'était lui seul qui pouvait infliger, sur la demande qui lui en était faite, la punition d'emprisonnement, aux individus des différens services de la maison de Sa Majesté, quelles que fussent leurs fonctions. Il faisait exécuter ses ordres par les officiers de la gendarmerie impériale de service dans le palais.

Le grand-maréchal du palais, ou les officiers qui le représentaient, étaient exactement prévenus des cérémonies ou fonctions qui devaient avoir lieu dans le palais, des personnes qui devaient y participer ou y assister, par les officiers qui les ordonnaient.

Il prenait les ordres de l'empereur pour les logemens que Leurs Majestés, leurs officiers et les gens attachés à leur service, devaient occuper dans les différens palais impériaux, à l'année et dans les voyages.

Le grand-maréchal du palais était chargé de la distribution des appartemens, et des logemens dans les palais impériaux. Il réglait leur ameublement, et s'adressait à l'intendant général pour en obtenir les travaux en réparation et entretien, et tous les meubles nécessaires.

Il ne pouvait rien être changé à la distribution ou à l'ameublement du palais, et l'on ne pouvait faire sortir aucun des meubles, à moins d'un ordre du grand-maréchal du palais. Il ne pouvait rien y entrer non plus sans qu'il en fût prévenu.

Le grand-maréchal du palais faisait à l'intendant général la demande des meubles nécessaires; les chambellans de Leurs Majestés les faisaient disposer dans les grands appartemens et appartemens d'honneur de Leurs Majestés, comme cela était nécessaire pour les cérémonies ou fonctions qui pouvaient avoir lieu.

Il avait sous ses ordres les concierges, garçons d'appartement, portiers, et tous employés quelconques au service du palais; il avait la surveillance sur tous les individus quelconques, attachés au service de Leurs Majestés, qui y étaient logés. Il donnait à tous les portiers les consignes pour leur service.

Il surveillait l'entretien des bâtimens des palais et celui de leur ameublement. Il veillait à l'appropriement et à la bonne tenue de tous les appartemens et logemens, des communs, des cours, jardins et dépendances.

Il veillait à ce que les gouverneurs et sous-gouverneurs des palais tinssent la main pour que les inventaires que les concierges devaient avoir de leur mobilier, et leurs registres de recette et consommation, fussent conformes à ce qui était réellement.

Le grand-maréchal du palais et ses officiers devaient veiller à ce qu'il ne s'introduisît dans le palais aucun individu qui ne devait pas y entrer.

Comme grand-officier de la maison, le grand-maréchal du palais avait ses entrées déterminées et fixées dans les appartemens habités par Leurs Majestés. Mais lorsqu'elles n'habitaient pas un appartement, il pouvait y entrer et y ordonner.

Les pompiers et la chambre de veille étaient sous les ordres du grand-maréchal du palais; en cas d'accidens imprévus et d'incendies, le grand-maréchal du palais ordonnait toutes les dispositions.

Il visitait et faisait visiter par les maréchaux-des-logis, les palais impériaux, leurs dépendances, les différens logemens qui y étaient établis, afin de s'assurer qu'ils étaient tenus proprement, et que ceux qui les occupaient n'y commettaient aucune dégradation, ni rien qui fût préjudiciable à la police et au bon ordre qui devaient y régner.

À l'armée et en voyage, le grand-maréchal du palais était chargé de pourvoir au logement de Leurs Majestés.

Il ordonnait la répartition des logemens pour les personnes de la suite de Leurs Majestés et de celles de leur service, et faisait fournir les écuries nécessaires.

C'était au grand-maréchal du palais à régler ce qui concernait les logemens des hommes et des chevaux de la garde impériale qui accompagnaient Sa Majesté dans ses voyages; et pour cela, les commandans des détachemens lui fournissaient les officiers ou sous-officiers de logement qui lui étaient nécessaires.

Les logemens marqués par ordre du grand-maréchal du palais, pour le service de Leurs Majestés, les personnes de leur suite et pour la garde impériale, ne pouvaient plus être pris par aucune autre personne, quels que fussent son rang et ses fonctions, et pour aucun autre service.

Lorsque Sa Majesté arrivait ou faisait sa première entrée dans un de ses palais, le grand-maréchal la recevait à la porte, la précédait et la conduisait dans les appartemens où elle pouvait désirer d'aller.

La place du grand-maréchal du palais dans les cérémonies était désignée; si c'était dans l'enceinte du palais ou dans un lieu dont il avait le commandement, il était placé de manière à pouvoir recevoir directement les ordres de Sa Majesté.

Le grand-maréchal du palais, comme chargé du service de la bouche, du chauffage, de l'éclairage, de l'argenterie, de la lingerie et de la livrée, ordonnait tout ce qui était relatif à ces services, et devait veiller à ce qu'ils fussent bien faits dans tous les endroits quelconques où Leurs Majestés pouvaient se trouver.

Il distribuait les tables, déterminait quelles étaient les personnes qui devaient y manger, réglait le service de chacune.

Le grand-maréchal du palais était prévenu des ordres que Leurs Majestés donnaient pour le service de leurs tables, et des invitations qu'elles faisaient faire. Il chargeait les préfets des détails des services.

Le grand-maréchal faisait visiter par les préfets du palais, les cuisines, offices, caves, lingerie et fourrières, pour s'assurer que tout était tenu proprement et en ordre.

Lorsque Leurs Majestés mangeaient en grand couvert, le grand-maréchal du palais prenait lui-même les ordres de Leurs Majestés pour le service; il les faisait exécuter par les préfets du palais, qui l'avertissaient quand le repas était servi.

Le grand-maréchal du palais prévenait Leurs Majestés, les conduisait jusqu'à la table, se plaçait à la droite, et les reconduisait de même après le repas.

Pendant le repas, le grand-maréchal du palais offrait à boire à l'empereur.

Lorsque Leurs Majestés mangeaient en petit couvert dans les appartemens d'honneur, et que le grand-maréchal du palais était présent, il prenait de même les ordres de Leurs Majestés pour le service, et les prévenait lorsque tout était prêt.

Il faisait faire, tous les six mois au moins, par les préfets, la vérification de toute la vaisselle, argenterie, lingerie, porcelaine et verrerie appartenant à Leurs Majestés.

Il visait tous les états de dépenses et de gages pour lesquels il lui était accordé des fonds par le budget de la maison.

Le grand-maréchal du palais présentait à Sa Majesté et à son lever, les officiers compris dans ses attributions qu'elle avait bien voulu nommer. Il leur remettait copie de l'expédition du décret de leur nomination, et recevait le serment de ceux qui ne le prêtaient pas entre les mains de Sa Majesté.

Le grand-maréchal du palais nommait, avec l'agrément de Sa Majesté, et brevetait le secrétaire, les maîtres d'hôtel, les concierges et toutes les autres personnes au service du palais ou de la maison, comprises dans ses attributions, et recevait leur serment.

Le bureau de la poste aux lettres, établi dans chacun des palais impériaux, était sous la surveillance du grand-maréchal du palais.

Le grand-maréchal du palais était logé et avait une table servie aux dépens de la couronne.

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GOUVERNEURS DES PALAIS.

Le gouverneur d'un palais était chargé, sous les ordres du grand-maréchal et pour le palais dont il était le gouverneur, de tous les détails du commandement militaire et de la police du palais, de la surveillance pour l'entretien des bâtimens et leur mobilier, de la propreté des appartemens, cours et jardins, de la distribution des logemens, suivant tout ce qui a été dit ci-dessus pour le grand-maréchal du palais.

Les gouverneurs des palais étaient officiers de la maison; ils prêtaient serment entre les mains de l'empereur.

Le gouverneur d'un palais faisait habituellement la ronde et la visite du palais et des postes qui y étaient établis.

Il faisait au maréchal du palais toutes les demandes pour les fournitures ou travaux à faire dans le palais.

Il se faisait rendre compte de tout ce qui arrivait, par les chefs des postes, le concierge, les portiers, les garçons d'appartement, les gardes et surveillans des jardins.

Il faisait défiler la garde montante; il donnait l'ordre et le mot qu'il recevait du grand-maréchal du palais, ou, en son absence, du colonel général de service.

Pendant le séjour de Sa Majesté dans un de ses palais, si le grand-maréchal était absent, le gouverneur prenait les ordres du colonel général de service.

Le sous-gouverneur suppléait le gouverneur dans toutes ses fonctions.

L'adjudant du palais surveillait, sous les ordres du gouverneur et sous-gouverneur, les détails du service militaire, de la police et bonne tenue du palais. Il faisait journellement la ronde de tous les postes du palais; il s'assurait que les consignes fussent bien exécutées et les patrouilles bien faites; que les hommes qui montaient la garde fussent propres, ainsi que les corps-de-garde.

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préfets du palais.

Le premier préfet du palais et les préfets du palais suppléaient le grand-maréchal du palais pour le service de la bouche, de l'éclairage, du chauffage, de l'argenterie et de la livrée.

Il y avait toujours un préfet du palais de service; il était relevé tous les huit jours, et pendant son service il était logé dans le palais.

Le préfet de service devait visiter, tous les jours, les cuisines, caves, offices, argenteries, fourrières et magasins, afin de s'assurer si tout était tenu proprement. Il devait bien connaître toutes les personnes qui y étaient employées.

Lorsque l'intendant général passait un marché de fourniture pour la maison, le premier préfet ou un des préfets y était présent; il devait le discuter pour les intérêts de Sa Majesté et s'assurer que la chose à fournir serait de la meilleure qualité.

Le préfet de service était présent aux vérifications d'inventaire, qui devaient se faire de temps à autre, de l'argenterie, porcelaine et autres objets confiés aux chefs de service.

Il devait être présent à la réception de toutes les fournitures, pour le service de la maison, et s'assurer si elles étaient conformes à ce qui avait été arrêté par les marchés.

Il vérifiait de temps à autre les registres du premier maître d'hôtel contrôleur et des chefs de service.

Le préfet de service devait recevoir des chambellans de service la liste des personnes que Leurs Majestés faisaient inviter à leur table.

Avant le coucher de l'empereur, le préfet de service devait prendre ses ordres pour le service du lendemain, et connaître l'heure de son déjeuner.

Tous les matins, le préfet de service se faisait représenter le service arrêté pour la journée.

Aux heures des repas de Leurs Majestés le préfet prenait leurs ordres, et il envoyait un maître d'hôtel chercher le service de la cuisine et celui de l'office: ils étaient apportés couverts, et précédés du maître d'hôtel, qui devait les poser, du sommelier et du chef de l'office qui apportaient et posaient eux-mêmes sur la table les vins, l'eau et le pain qui devaient être servis à Leurs Majestés.

Le préfet prévenait ensuite Leurs Majestés; il les précédait pour les conduire dans le lieu où le couvert était mis; il faisait placer les personnes invitées, et il veillait à ce que le service fût bien fait. Après le repas, il précédait également Leurs Majestés pour les reconduire dans leurs appartemens.

Les fonctions du premier préfet et des préfets, lorsque Leurs Majestés mangeaient en grand couvert, sont détaillées dans le titre des repas.

Le premier préfet et le préfets du palais avaient leurs entrées et leurs places désignées dans les cérémonies, comme officiers civils de la maison; ils prêtaient serment entre les mains de l'empereur.

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maréchaux-des-logis

Les maréchaux-des-logis étaient officiers civils de la maison, et prêtaient serment entre les mains de l'empereur.

Ils étaient chargés de la distribution des appartemens et logemens pour Leurs Majestés, et les personnes de leur suite, dans les palais impériaux et dans les voyages.

Dans les voyages, un maréchal-des-logis précédait Leurs Majestés pour faire préparer leur logement dans les lieux où elles devaient s'arrêter.

Lorsque Leurs Majestés devaient aller habiter un palais, un maréchal-des-logis les précédait pour en faire préparer les appartemens, et faire la distribution des logemens pour les différentes personnes qui devaient accompagner Leurs Majestés.

Lorsque Leurs Majestés recevaient dans un de leurs palais un prince français ou étranger, un maréchal-des-logis était chargé de faire préparer et distribuer l'appartement désigné par Leurs Majestés pour le logement de ce prince.

Les maréchaux-des-logis veillaient au maintien de la propreté et de l'ordre dans les palais et les différens logemens qu'ils renfermaient, ainsi que leurs dépendances. Ils prévenaient le grand-maréchal du palais des dégradations qu'ils pouvaient apercevoir, soit dans les bâtimens, soit dans le mobilier.

Le secrétaire général du service du grand-maréchal du palais était chargé de la correspondance, de l'expédition des ordres et de leur enregistrement. Tous les ordres étaient signés par le grand-maréchal du palais, ou l'officier qui le représentait.

Il tenait les registres où étaient inscrites les personnes attachées au service des palais ou de Leurs Majestés, avec les notes et renseignemens sur chacune d'elles.

Le quartier-maître du palais réunissait et surveillait toute la comptabilité du service du grand-maréchal du palais.

C'était à lui que devaient être envoyées ou remises toutes les pièces de comptabilité, lorsqu'elles étaient revêtues des formalités exigées. Il les vérifiait avant de les soumettre à la signature du grand-maréchal du palais, et les enregistrait ensuite, suivant les divisions établies dans le budget.

Le premier maître d'hôtel contrôleur, d'après les ordres qu'il recevait du grand-maréchal du palais, ordonnait et surveillait les dépenses, achats ou consommations. Il en arrêtait les comptes on mémoires.

Il était chargé de toute la comptabilité en matières; il tenait les inventaires de tout le matériel qui dépendait du service du grand-maréchal du palais.

Il arrêtait, sauf l'approbation du grand-maréchal du palais, ou des officiers qui le représentaient, le service des différentes tables, celui de l'éclairage, de la lingerie, du chauffage, et les fournitures à faire pour les différens palais.

Les fourriers du palais aidaient et suppléaient les maréchaux-des-logis pour faire préparer et distribuer les logemens des personnes attachées au service de Leurs Majestés, ou de leur suite, soit dans les palais, soit en voyage.

Les fourriers du palais veillaient au maintien de l'ordre et de la propreté dans les différens palais et leurs dépendances, et à ce qu'ils fussent éclairés conformément à ce qui était réglé pour chacun.

Les fourriers du palais devaient connaître toutes les personnes attachées au service de Leurs Majestés ou des différens palais. Ils avaient la surveillance particulière de la livrée et de son service.

Ils devaient s'habituer à bien connaître les différens palais, leurs dépendances et la distribution des appartemens et logemens.

Ils prenaient connaissance des différens réglemens pour le service du palais ou de Leurs Majestés, et devaient prévenir le grand-maréchal du palais ou l'officier qui le représentait de ce qu'ils pouvaient apprendre ou apercevoir de contraire ou de nuisible aux intérêts de Sa Majesté.

En cas d'une fête ou d'une cérémonie dans un palais, les fourriers du palais avaient soin que les préparatifs en fussent faits comme ils devaient l'être, et pendant la fête il veillaient à l'extérieur, au maintien de l'ordre et de la police.

Il y avait toujours un fourrier du palais de service, qui devait avoir l'état des valets de pied ou autres qui étaient de service chaque jour.

Tous les matins il faisait un rapport au grand-maréchal du palais.

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chambellans.

Le service de la chambre était composé de tout ce qui concernait les honneurs du palais, les audiences ordinaires, les sermens qui se prêtaient dans le cabinet de l'empereur, les entrées, les levers et couchers de Sa Majesté, les fêtes, les cercles, les théâtres du palais, la musique, les loges de l'empereur et de l'impératrice aux différens spectacles, la garde-robe de l'empereur, sa bibliothèque, les huissiers et valets de chambre.

Le grand-chambellan était le chef de tout le service de la chambre. Il était l'ordonnateur général de toutes les dépenses de ce service. Il jouissait de tous les honneurs et de toutes les distinctions attribués aux grands-officiers par le règlement général de la maison.

Aux banquets et festins publics donnés par l'empereur, il devait présenter à laver à Sa Majesté, avant et après le repas.

Il prenait les ordres de Sa Majesté pour les présens qu'elle désirait faire aux têtes couronnées, princes, ambassadeurs et autres, et qui devaient être payés par sa cassette. Il les faisait confectionner, en arrêtait le prix et en ordonnançait le paiement, de même que de tous les objets soumis à sa surveillance particulière.

Quant au service, il faisait celui d'honneur de préférence à tout autre chambellan. Il pouvait aussi faire le service ordinaire; il en avait la surveillance et l'inspection.

Un aide-de-camp de l'empereur ou un chambellan remplissait les fonctions de maître de la garde-robe. Il était désigné par Sa Majesté.

Le maître de la garde-robe était spécialement chargé de tout ce qui la concerne; il avait en conséquence l'ordonnance et la surveillance sur tous les objets qui la composaient, comme habits, linge, dentelles, chaussures, grands et petits costumes, cordons et colliers de la Légion-d'Honneur et autres, ainsi que des diamans, bijoux, etc., appartenant à Sa Majesté.

Il prêtait le serment de fidélité entre les mains de l'empereur, et recevait celui de tous les gens employés à la garde-robe.

Tous les ouvriers travaillant pour les objets dont il avait la surveillance recevaient des brevets du grand-chambellan.

Il prenait les ordres de l'empereur sur tout ce qui concernait son habillement, et les faisait exécuter par les personnes attachées à ce service.

S'il assistait à la toilette de l'empereur, il devait lui passer lui-même son habit, lui attacher le cordon ou collier de la Légion, et lui présenter son épée, son chapeau et ses gants, lorsque le grand-chambellan était absent.

S'il assistait au coucher de Sa Majesté, il devait détacher le cordon ou collier de la Légion, et recevoir l'épée, le chapeau et les gants, lorsque le grand-chambellan était absent.

Aux jours de fête et de cérémonie, auxquels Sa Majesté revêtait quelqu'un de ses costumes, il devait assister à la toilette, passer lui-même l'habit, et lui placer le manteau sur les épaules, si le grand-chambellan était absent.

Il avait la garde des diamans et bijoux qui ne faisaient pas partie de ceux de la couronne, et avait soin de leur entretien. Ces objets étaient payés sur le budget du grand-chambellan et soumis à son visa.

Quant aux diamans de la couronne, il en avait la confection et l'entretien; mais il les remettait en garde au trésorier général de la couronne, qui ne pouvait les confier que sur la demande écrite du grand-chambellan, ou sur un ordre direct de l'empereur, pour les diamans à son usage; et sur la demande écrite de la dame d'honneur, ou de la dame d'atours, pour les diamans à l'usage de l'impératrice.

Lorsque Leurs Majestés voulaient se servir des diamans de la couronne, le trésorier général, sur la demande écrite du grand-chambellan, ou sur un ordre direct de l'empereur pour les diamans à son usage, et sur une demande écrite de la dame d'honneur ou de la dame d'atours pour ceux à l'usage de l'impératrice, portait les diamans demandés chez Leurs Majestés et les remettait, ceux de l'empereur au maître de sa garde-robe, et ceux de l'impératrice à la dame d'honneur ou à la dame d'atours. Le trésorier général tenait à cet effet un registre particulier sur lequel la personne à qui il remettait les diamans en donnait un reçu; et lorsqu'ils lui étaient rapportés par le maître de la garde-robe, il en donnait lui-même un reçu sur de pareils registres tenus à cet effet par le maître de la garde-robe, et par la dame d'honneur ou la dame d'atours.

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chambellans.

Le premier chambellan et les chambellans prenaient entre eux leur rang d'ancienneté de service auprès de l'empereur. Ils prêtaient serment entre les mains de Sa Majesté.

Il y en avait au moins quatre de service par trimestre, qui l'étaient sans aucun tour de droit, mais qui étaient désignés par Sa Majesté, à la fin de chaque trimestre, sur la présentation du grand-chambellan.

Il y avait toujours au palais deux chambellans de jour, dont un pour le grand appartement de présentation et un pour l'appartement d'honneur de l'empereur. Ils étaient relevés tous les huit jours.

Les chambellans de jour étaient chargés d'introduire près de Sa Majesté les personnes qui pouvaient être admises près d'elle ou auxquelles elle voulait parler.

Leur service était déterminé par les réglemens particuliers de Sa Majesté sur l'étiquette. C'était aux chambellans à tenir la main à leur exécution.

Les chambellans de jour en fonctions ordonnaient seuls dans les appartemens; ils avaient à leurs ordres les huissiers, valets de chambre et autres personnes attachées aux appartemens.

Ils faisaient exécuter les réglemens sur les entrées, et toute personne qui ne les avait pas en vertu de ces réglemens ne pouvait pénétrer dans les appartemens sans qu'ils en eussent donné l'ordre.

C'étaient eux qui présentaient à l'empereur toutes les demandes d'audiences particulières, et qui prévenaient de celles que Sa Majesté accordait.

Les chambellans de jour faisaient toutes les invitations qui étaient attribuées au service de la chambre.

Toutes les personnes qui désiraient être présentées à Sa Majesté s'adressaient aux chambellans de jour.

Ils devaient veiller à l'ordre et à l'arrangement de tout ce qui se trouvait dans les grands appartemens et dans celui d'honneur de l'empereur.

Les chambellans de jour étaient chargés de l'étiquette aux levers et aux couchers de l'empereur. Ils prenaient les ordres de Sa Majesté pour l'heure à laquelle ils devaient avoir lieu.

Les chambellans et l'aide-de-camp de jour devaient précéder Sa Majesté dans l'intérieur du palais.

Quand Sa Majesté sortait avec son piquet, un des deux chambellans de jour l'accompagnait et montait dans la seconde voiture avec l'aide-de-camp de service.

Les chambellans de jour se relevaient toutes les semaines au coucher. Ceux qui quittaient le service devaient prévenir ceux qui les relevaient, des ordres que Sa Majesté aurait pu donner pour la semaine suivante.

Les chambellans de jour ne quittaient les appartemens que lorsque Sa Majesté était couchée, et ils devaient y être rendus une heure avant son lever, afin de les visiter et de s'assurer s'ils étaient appropriés et disposés comme ils devaient l'être, et si les huissiers et les valets de chambre étaient à leurs postes.

Dans l'intérieur des palais, les chambellans avaient le pas avant les officiers de tous les autres services.

Un des chambellans de service suivait l'empereur au conseil-d'état.

Les deux chambellans de service habitaient au palais. Toutes les fois que l'empereur recevait dans les grands appartemens, quatre chambellans étaient obligés de s'y trouver, et tous avaient la faculté de s'y rendre.

Sa Majesté désignait particulièrement les chambellans qui devaient l'accompagner et être de service dans ses voyages.

La dame d'honneur avait dans la maison de l'impératrice les mêmes droits, prérogatives et honneurs que le grand-chambellan dans la maison de l'empereur. Pour tous les objets de service, la dame d'atours remplaçait la dame d'honneur.

Les chambellans de l'impératrice prêtaient serment entre les mains de l'empereur et de l'impératrice.

Les chambellans de l'impératrice faisaient le service chez Sa Majesté, conformément aux réglemens particuliers établis pour la maison de sa majesté l'impératrice.

Ils prenaient entre eux leur rang d'ancienneté de service auprès de l'impératrice.

Il y avait trois chambellans de service par trimestre, qui étaient désignés par Sa Majesté, à la fin de chacun. Il y avait toujours dans l'appartement de sa majesté l'impératrice un chambellan de jour; il était relevé tous les huit jours.

Le chambellan introducteur près de l'impératrice introduisait auprès de Sa majesté les ambassadeurs et étrangers; en son absence, il était remplacé par un chambellan désigné par la dame d'honneur, en se conformant au réglement adopté pour le cérémonial.

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le grand-écuyer.—officiers de son service.

L'écurie et ses différens services, les pages, les courriers, les armes de guerre de Sa Majesté, la surveillance et la direction des haras de Saint-Cloud, formaient les attributions du grand-écuyer.

Il ordonnait de tout ce qui était relatif aux voyages, et désignait les places que chacun devait avoir.

Il avait la distribution de tous les logemens dans les bâtimens affectés, par le grand-maréchal, au service des écuries, pages, etc. Les portiers de ces maisons étaient dépendans de ses attributions.

Il prévenait les personnes que Sa Majesté admettait à monter ses chevaux ou dans ses voitures.

Il recevait le serment que les officiers de son service devaient à l'empereur, et celui des employés et des gens à gages, ainsi que celui des maîtres-ouvriers travaillant pour les écuries impériales.

Le grand-écuyer accompagnait toujours Sa Majesté à l'armée.

Il portait à l'armée, en l'absence du connétable, l'épée de Sa Majesté.

Si le cheval de Sa Majesté était tué ou venait à tomber, c'était à lui à relever Sa Majesté et à lui offrir le sien.

Il faisait, en toute occasion, le service d'honneur, quand il était près de Sa Majesté, de préférence aux écuyers qui étaient de service auprès d'elle.

À l'armée, le grand-écuyer logeait aussi près que possible de Sa Majesté, afin de se trouver toujours près d'elle quand elle sortait. Il prenait lui-même ses ordres à son lever et à son coucher.

Il partageait à cheval la croupe de celui de sa Majesté avec le colonel-général de service. Il était à gauche, afin de se trouver toujours au montoir. Dans les défilés, ou sur un pont étroit, il suivait immédiatement Sa Majesté, afin d'être à même de prendre son cheval, si elle voulait mettre pied à terre, ou de la soutenir au besoin.

En cortége ou en route, il allait dans la voiture qui précédait celle de Sa Majesté, celles des princes de la famille impériale ou de l'empire.

Il nommait le premier et le second page, sur la proposition du gouverneur, et l'avis des sous-gouverneurs et maîtres.

Il nommait le médecin et le chirurgien des pages, ainsi que les employés de la bouche et du service des pages et les gagistes de son service.

Il présentait à Sa Majesté, à son lever, les officiers et employés supérieurs de son département, ainsi que les maîtres et les pages, quand ils étaient nommés par Sa Majesté.

Il présentait à Sa Majesté ceux des pages qui, ayant atteint leur dix-huitième année, étaient dans le cas de passer dans les corps de l'armée.

Un porte-arquebuse était sous les ordres du grand-écuyer; il était spécialement chargé d'entretenir, charger et décharger les pistolets et les armes des voitures de Sa Majesté.

La place du grand-écuyer dans les cérémonies, quand Sa Majesté était sur son trône, qu'elle se rendait à la messe, dans la chapelle et partout ailleurs, était réglée par le cérémonial.

Il jouissait des entrées et de toutes les prérogatives que donnait la charge de grand-officier.

Il avait la police de tous les employés et gens à gages de son département, pour tout ce qui était relatif au service de l'écurie.

Il était logé par la couronne et se servait des gens, chevaux et voitures des écuries de Sa Majesté.

Au grand couvert, il donnait le fauteuil à Sa Majesté pour se mettre à table: il le retirait pour qu'elle se levât; il se tenait à sa gauche.

Il soutenait Sa Majesté du côté droit, pour monter en voiture ou en descendre dans les cérémonies, et toutes les fois qu'il se trouvait près d'elle.

Il marchait immédiatement devant Sa Majesté quand elle sortait de ses appartemens pour monter à cheval; lui donnait la cravache, lui présentait le bout des rênes et l'étrier gauche; il la soutenait aussi pour monter à cheval.

Il s'assurait par lui-même de la régularité du service de tout ce qui tenait à son département, de la solidité des voitures destinées à Sa Majesté, de l'intelligence et de l'adresse des hommes employés à son service personnel, et de la sûreté et de l'instruction des chevaux qu'elle montait, ou qu'on employait à sa voiture.

Il surveillait particulièrement l'instruction des pages et tout ce qui tenait à leur nourriture et à leur entretien.

L'écuyer de service accompagnait toujours Sa Majesté, soit en voiture, soit à cheval: si c'était en voiture, même en voyage, l'écuyer se plaçait à cheval, à la portière droite, quand le colonel-général de service n'était point à cheval; s'il était à cheval, il se plaçait à la portière gauche: quand Sa Majesté était à cheval, l'écuyer de service se plaçait derrière le grand-écuyer.

L'écuyer de service portait à l'armée la cuirasse de Sa Majesté, et, en l'absence du grand-écuyer et du premier écuyer, son épée et ses armes; en leur absence encore, il avait l'honneur de revêtir de ses armes Sa Majesté le jour d'une bataille.

L'écuyer précédait Sa Majesté, soit qu'elle sortît de ses appartemens, soit qu'elle y rentrât.

Dans les palais impériaux, il se tenait dans le salon de service. L'écuyer de service ne quittait jamais le salon de service pendant la journée, et couchait dans le palais; il se trouvait au lever et au coucher de Sa Majesté pour recevoir ses ordres.

Il recevait directement les ordres de Sa Majesté, soit qu'elle voulût monter à cheval, ou sortir en voiture, et les transmettait à l'écuyer commandant de la selle ou de l'attelage, pour leur exécution; il veillait à ce qu'ils n'éprouvassent aucun retard, et prévenait Sa Majesté quand les chevaux et voitures étaient prêts.

Il suivait à cheval Sa Majesté, toutes les fois qu'elle sortait à cheval ou en voiture avec sa livrée; si c'était en route, il courait en bidet.

Lorsque Sa Majesté était en voiture, il la suivait soit en voiture, soit à cheval, comme l'ordonnait Sa Majesté, afin d'être à portée de recevoir ses ordres et de les faire exécuter. Il dirigeait et surveillait la marche des voitures qui composaient le cortége de Sa Majesté.

Quand Sa Majesté laissait tomber quelque chose à cheval, c'était à lui à le ramasser ou faire ramasser; il le lui remettait en l'absence du grand-écuyer ou du premier écuyer.

En voyage, les écuyers faisaient le service par jour. Celui de jour était chargé de l'exécution des ordres du grand-écuyer pour le départ des différens services, et l'ordre à suivre dans la marche. Il commandait aux employés des postes; il était chargé en outre de l'exécution du cérémonial pendant la marche, et commandait, à cet effet, aux escortes auxquelles il assignait leurs places dans le cortége d'après un règlement de Sa Majesté et les ordres du colonel-général de service.

Il surveillait les pages de service, et prévenait le gouverneur ou le sous-gouverneur, en cas de chasse à courre ou au tir, afin que les pages du service des chasses s'y trouvassent.

Il recevait du secrétaire de Sa Majesté, auquel il en donnait reçu, les dépêches à expédier directement par les courriers extraordinaires; il les comptait au courrier, s'il y en avait plusieurs; constatait la solidité des cachets et enveloppes, et les inscrivait sur le part, pour les expédier.

Il recevait de même les dépêches des courriers qui arrivaient, et les remettait lui-même à Sa Majesté pendant la journée. Quand elle était couchée, il faisait demander M. l'aide-de-camp de service dans le salon qui précédait celui où il couchait, et lui remettait les dépêches, pour qu'il les portât à Sa Majesté.

Il vérifiait scrupuleusement le part, pour s'assurer que tout ce qu'il portait avait été remis, et donnait reçu au courrier, après avoir également vérifié le temps qu'il avait mis en route. S'il était en retard, il en rendait compte au grand-écuyer, pour qu'il fût puni.

L'écuyer de service inscrivait en outre sur un registre disposé à cet effet, et qu'il enfermait sous clef dans un tiroir ou bureau du salon de service le nom du courrier, la destination, le nombre des dépêches qu'il avait reçues ou qu'il apportait, la date et l'heure du départ, ou celle de l'arrivée, afin que l'on pût vérifier en tout temps les départs et arrivées, ainsi que le nom des courriers, etc.

Dans l'intérieur du palais, les chambellans avaient le pas sur les officiers des autres services de Sa Majesté. Dans le service des écuries, et aux chasses, les écuyers avaient le pas sur les chambellans.

Le premier écuyer de l'impératrice était premier officier de la maison de Sa Majesté. Il remplissait près d'elle les fonctions de chevalier d'honneur; il lui donnait la main de préférence à tout autre. Il était présent aux audiences que donnait Sa Majesté et se tenait derrière son fauteuil. Il remplissait près de sa majesté l'impératrice les fonctions équivalentes à celles du premier écuyer de l'empereur envers Sa Majesté. Il en est de même des fonctions des autres écuyers de sa majesté l'impératrice.

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pages.

Il devait y avoir trente-six pages, et soixante au plus.

Ils faisaient le service de Leurs Majestés. Ils étaient âgés de quatorze à seize ans, et restaient pages jusqu'à dix-huit.

Service de l'empereur.

À Paris, deux pages près de l'empereur. Un suivait Sa Majesté quand elle montait à cheval, ou sortait en voiture: il se tenait derrière la voiture.

À Saint-Cloud, il n'y avait qu'un page au palais, et un commandé à l'hôtel des pages pour le remplacer.

Dans les audiences et les jours de messe, huit pages étaient de service. Ils se tenaient en haie quand Sa Majesté rentrait dans ses appartemens et la précédaient quand elle en sortait. Ils marchaient après les huissiers.

Quand l'empereur se servait de sa voiture de cérémonie, il en montait autant que possible derrière la voiture et six derrière le cocher.

Si Sa Majesté n'était point rentrée dans son palais quand il faisait nuit, les pages de service l'attendaient à la porte du vestibule pour la précéder, en portant un flambeau de poing, de cire blanche, et allant jusque dans leur salon de service. Les valets de chambre se trouvaient à la porte intérieure de l'antichambre pour prendre leurs flambeaux.

Les pages faisaient le service dont Sa Majesté jugeait à propos de les charger. Les commissions leur étaient données par Sa Majesté, les princes, les princesses, ou par les aides-de-camp, chambellans ou écuyers de service; mais en revenant, ils devaient rendre compte directement à la personne de la famille impériale qui les avait envoyés.

Sous quelque prétexte que ce pût être, les pages porteurs d'ordre de Leurs Majestés ou de leurs Altesses Impériales, soit écrit, soit verbal, ne pouvaient se dispenser de le rendre directement à la personne que l'ordre concernait, eût-elle été malade et même gardant le lit.

À la chasse à courre, un des deux premiers pages suivait toujours Sa Majesté pour lui donner sa carabine.

Au tiré, les deux premiers pages et six autres donnaient les fusils à Sa Majesté. Ils se rangeaient à sa droite, le premier page près de Sa Majesté.

Ils recevaient les fusils des mains du mamelouck et des porte-arquebuses.

Les valets de pied formaient la chaîne pour prendre des mains du second page les fusils que Sa Majesté avait tirés et les remettre aux porte-arquebuses.

Le gibier tué au tire de Sa Majesté appartenait au premier page. Les deux premiers pages suivaient de préférence Sa Majesté à l'armée ou dans ses voyages; ils pouvaient faire le service d'aides-de-camp près des aides-de-camp de sa Majesté.

Deux pages étaient de service près de l'impératrice. Le plus ancien portait la queue de la robe de Sa Majesté quand elle sortait de ses appartemens, montait en voiture ou en descendait: l'autre précédait Sa Majesté. Tous deux l'accompagnaient, quand c'était à l'extérieur, jusque dans le premier salon. En ville, quand Sa Majesté sortait avec son piquet ou sa livrée, ils allaient derrière le cocher. Leur rang, leurs fonctions, etc., équivalaient à ceux des pages de l'empereur.

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grand-maître des cérémonies.

Lorsque l'empereur ordonnait une cérémonie publique et solennelle, telle qu'ont été le sacre, la réception des membres de la Légion-d'Honneur, la fête du Champ-de-Mars, l'ouverture de la session du corps législatif, etc., etc., etc., le grand-maître dressait le projet de cette cérémonie, en réglait le lieu, le temps, etc., y assignait les places et rangs de chacun, suivant les localités et l'ordre de préséance combiné avec la nécessité du service.

Lorsque le projet était fait, il le présentait à Sa Majesté. Quand le projet était approuvé par Sa Majesté, le grand-maître l'envoyait aux princes, princesses, grands-officiers, présidens de corps, etc., etc., etc.

Le jour de la cérémonie, il faisait exécuter ponctuellement toutes les parties du cérémonial, se tenait, pendant la cérémonie, en avant et près de Sa Majesté, et prenait ses ordres à chaque partie de la cérémonie.

L'empereur avait douze aides-de-camp. Ils prenaient rang entre eux, non par leur grade militaire, mais par leur ancienneté de service auprès de Sa Majesté.

Il y avait toujours un aide-de-camp de jour auprès de l'empereur: l'aide-de-camp entrant et celui sortant devaient s'y trouver et prendre ses ordres.

L'aide-de-camp de jour avait toujours un cheval sellé ou une voiture attelée, dans une remise du palais, et à portée pour pouvoir être à même de remplir les commissions que l'empereur voulait lui donner.

Depuis le moment où l'empereur était couché, l'aide-de-camp de jour était plus spécialement chargé de la garde de sa personne, et il couchait dans la pièce voisine de celle dans laquelle Sa Majesté reposait.

Toute dépêche arrivant la nuit pour l'empereur était remise à l'aide-de-camp de jour: qui que ce fût ne pouvait entrer dans la pièce dans laquelle Sa Majesté reposait, ni dans celle de l'aide-de-camp, et dont il tenait la porte fermée en dedans par un verrou: il allait recevoir dans le premier salon ou dans la pièce qui précédait, la personne qui voulait lui parler ou lui remettre une dépêche; en revenant il devait fermer le verrou sur lui; pour que l'on ne pût le suivre ni dans son appartement, ni dans la chambre à coucher de l'empereur; et alors seulement il frappait à la porte de l'empereur.

L'aide-de-camp de jour pouvait introduire les personnes qui avaient à parler à Sa Majesté, soit qu'elle se tînt dans le grand appartement de représentation, ou dans celui d'honneur, ou dans l'intérieur; mais il ne le faisait que par une commission spéciale de l'empereur.

Quand, d'après l'ordre de l'empereur, l'aide-de-camp de jour devait lui parler, il pouvait se présenter à la porte de l'appartement dans lequel se trouvait Sa Majesté; mais quand ce n'était pas pour affaire pressante et par ordre de l'empereur, il devait se faire introduire par le chambellan.

Quand Sa Majesté sortait avec un piquet, et qu'elle avait demandé deux voitures, l'aide-de-camp de jour se plaçait dans la seconde avec le chambellan de jour.

À la chasse à tir, l'aide-de-camp de jour se tenait à cheval derrière l'empereur.

L'aide-de-camp de jour qui accompagnait à cheval la voiture de Sa Majesté se plaçait sur un des côtés de manière à être prêt à recevoir les ordres de Sa Majesté, laissant toutefois aux officiers de service les places d'honneur auxquelles ils avaient droit.

Dans les parades et mouvemens militaires, les aides-de-camp marchaient devant l'empereur; celui de jour se tenait immédiatement devant et à six pas.

À l'armée, les aides-de-camp de l'empereur faisaient le service de chambellans.

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le palais impérial des tuileries était distribué en grand appartement de représentation,—appartement ordinaire de l'empereur,—appartement ordinaire de l'impératrice.

Le grand appartement de représentation se composait d'une salle de concert, d'un premier salon, d'un second salon, d'une salle du trône, du salon de l'empereur, et d'une galerie.

Les pages se tenaient dans la salle de concert.

Tous les officiers du service d'honneur de Leurs Majestés, ceux des maisons des princes et princesses de la famille impériale ou de l'empire, lorsqu'ils les accompagnaient, les membres du sénat et du conseil-d'état, les généraux de division, les archevêques et évêques entraient de droit dans le second salon.

Les princes et princesses de la famille impériale et de l'empire, les ministres, les grands-officiers de l'empire, les présidens du sénat, du corps législatif, entraient de droit dans la salle du trône.

Lorsque l'impératrice recevait dans la salle du trône, les dames d'honneur, d'atours et du palais avaient le droit d'y entrer.

Les dames d'honneur ou de service près des princesses les accompagnaient lorsqu'elles entraient dans la salle du trône.

Les hommes et les dames saluaient le trône en traversant la salle où il était placé.

L'empereur et l'impératrice seuls entraient dans le salon de l'empereur; tout autre individu, quels que fussent son rang et ses fonctions, n'y entrait que lorsque Sa Majesté le faisait appeler.

Le chambellan de jour y entrait pour prendre les ordres de Leurs Majestés, mais après en avoir fait demander la permission par un huissier.

Lorsque Leurs Majestés ne se trouvaient pas dans le grand appartement de représentation, les officiers du service d'honneur de Leurs Majestés et les pages pouvaient le traverser et communiquer pour leur service.

L'appartement ordinaire de l'empereur se divisait en appartement d'honneur et appartement intérieur.

L'appartement d'honneur se composait d'une salle des gardes, d'un premier salon et d'un second salon.

L'appartement intérieur se composait d'un cabinet de travail, d'un arrière-cabinet, d'un bureau topographique, et d'une chambre à coucher.

Les huissiers faisaient le service de l'appartement d'honneur, et les valets de chambre celui de l'appartement intérieur.

Dans la salle des gardes se tenaient les pages de service, un sous-officier du piquet de la garde à cheval. Il n'y entrait aucun domestique. Un portier d'appartement en tenait la porte.

Le colonel-général de service, les grands-officiers de la couronne, l'aide-de-camp de jour, le préfet de service, entraient de droit dans le premier salon.

Le chambellan de jour faisait entrer dans le premier salon ou dans celui que lui désignait Sa Majesté, les personnes admises à son audience, ou appelées pour affaires de service et travailler.

Lorsque le chambellan de jour avait besoin de prévenir Sa Majesté qui se trouvait dans son appartement intérieur, il traversait le salon de l'empereur, et frappait à la porte de l'appartement intérieur: cependant, lorsqu'il ne s'agissait que d'annoncer à Sa Majesté l'arrivée d'un officier de sa maison, ou d'un ministre qu'elle avait fait demander, il suffisait que le chambellan de jour en prévînt l'huissier de service qui annonçait à Sa Majesté. Le chambellan avait soin de faire entrer ces personnes dans le salon de l'empereur, afin que Sa Majesté les y trouvât lorsqu'elle sortait de son appartement intérieur.

L'aide-de-camp, le préfet et l'écuyer de service qui avaient à prendre les ordres de Sa Majesté ou à la prévenir pour leur service, pouvaient le faire directement, sans passer par l'intermédiaire du chambellan.

Le préfet et l'écuyer qui venaient annoncer à Sa Majesté qu'elle était servie, ou que ses voitures et chevaux étaient prêts, lorsqu'elle était dans son appartement intérieur, pouvaient même le dire à l'huissier de service, afin de déranger le moins possible l'empereur.

Un gardien du porte-feuille tenait la porte de l'arrière-cabinet; le gardien du porte-feuille ne laissait entrer dans l'arrière-cabinet que par ordre de l'empereur, la personne qui en avait obtenu le droit.

Personne ne pouvait traverser le cabinet dans lequel Sa Majesté travaillait ordinairement, à moins d'y être appelé par l'empereur.

———

repas.

Lorsque Leurs Majestés voulaient manger en grand couvert, la table était placée sur une estrade et sous un dais avec deux fauteuils; les portes de la salle où elle était placée étaient tenues par des huissiers.

S'il y avait des invitations à faire, le grand-maître des cérémonies en était chargé; il prévenait le grand-maréchal du palais de la distribution des tables et des personnes qui devaient s'y asseoir, ainsi que de la pièce dans laquelle on devait se réunir, et de l'heure.

Le grand-maréchal du palais prenait les ordres de Leurs Majestés pour le moment du service, et les transmettait au premier préfet, qui veillait à leur exécution.

Le préfet de service envoyait lui-même à l'office et à la cuisine, et il en faisait apporter en ordre tout ce qui était nécessaire pour le service, qu'il faisait placer sur la table en sa présence.

Le couvert de l'empereur était placé à droite, celui de l'impératrice à gauche; la nef et le cadenas de l'empereur à droite de son couvert; la nef et le cadenas de l'impératrice, à la gauche de son couvert, sur la table même.

Lorsque tout était prêt, le premier préfet en avertissait le grand-maréchal du palais qui en prévenait Leurs Majestés.

Leurs Majestés se rendaient dans la salle où le repas était préparé dans l'ordre suivant: les pages de service; un aide des cérémonies; les préfets de service; le premier préfet et un maître des cérémonies; le grand-maréchal du palais et le grand-maître des cérémonies; l'impératrice; son premier écuyer et son premier chambellan; l'empereur; le colonel-général de service; le grand-chambellan et le grand-écuyer; le grand-aumônier.

Leurs Majestés étant arrivées à la table, le grand-chambellan devait présenter à laver à l'empereur. Le grand-écuyer lui offrait le fauteuil; le grand-maréchal du palais prenait une serviette dans la nef et la présentait à Sa Majesté.

Le premier préfet, le premier écuyer et le premier chambellan de l'impératrice, remplissaient les mêmes fonctions près de Sa Majesté.

Le grand-aumônier venait sur le devant de la table, bénissait le dîner et se retirait.

Les pages faisaient le service. Les carafes d'eau et de vin, à l'usage de Leurs Majestés, étaient placées sur un plat d'or, le verre sur un autre plat et à la droite de leurs couverts.

Lorsque l'empereur demandait à boire, le premier préfet versait l'eau et le vin dans le verre, qui était offert à Sa Majesté par le grand-maréchal.

Les mêmes fonctions étaient remplies pour le service de Sa Majesté l'impératrice, par son premier écuyer et par le préfet de service qui était placé à sa droite.

Les maîtres-d'hôtel posaient les plats, découpaient les mets et faisaient offrir à Leurs Majestés par les pages.

Le grand-chambellan faisait verser devant lui le café dans la tasse destinée à l'empereur, un page la lui remettait sur un plat d'or, et il l'offrait à Sa Majesté.

Le premier chambellan de l'impératrice offrait de même le café à Sa Majesté.

Après le repas, le grand-maréchal prenait la serviette des mains de l'empereur; le premier préfet, de celles de l'impératrice.

Le grand-écuyer, et le premier écuyer de l'impératrice retiraient les fauteuils de Leurs Majestés, le grand-chambellan donnait à laver à l'empereur, le premier chambellan à l'impératrice.

Si, dans la salle où mangeaient Leurs Majestés, il était servi d'autres tables, le service en était fait par les maîtres-d'hôtel et la livrée.

Quand Leurs Majestés voulaient manger dans l'appartement intérieur, elles désignaient le lieu et les individus qui devaient les servir. Il n'y avait aucune étiquette ni personne du service d'honneur.

Avant le coucher de Leurs Majestés, le préfet de service prenait les ordres de Leurs Majestés pour l'heure à laquelle elles voulaient déjeuner.

fin du tome second.


MÉMOIRES

DE CONSTANT,

PREMIER VALET DE CHAMBRE DE L'EMPEREUR,

SUR LA VIE PRIVÉE

DE

NAPOLÉON,

SA FAMILLE ET SA COUR.

Depuis le départ du premier consul pour la campagne de Marengo, où je le suivis, jusqu'au départ de Fontainebleau, où je fus obligé de quitter l'empereur, je n'ai fait que deux absences, l'une de trois fois vingt-quatre heures, l'autre de sept ou huit jours. Hors ces congés fort courts, dont le dernier m'était nécessaire pour rétablir ma santé, je n'ai pas plus quitté l'empereur que son ombre.

Mémoires de Constant, Introduction.

TOME TROISIÈME.

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À PARIS,

CHEZ LADVOCAT, LIBRAIRE

DE S. A. R. LE DUC DE CHARTRES,

quai voltaire et palais-royal.

MDCCCXXX.

PARIS.—IMPRIMERIE DE COSSON,

rue saint germain-des-prés, nº 9.


INTRODUCTION

DU TROISIÈME VOLUME.

Le public a bien voulu accueillir les Mémoires de Constant avec tout l'intérêt que l'éditeur les avait jugés capables d'exciter. Parmi les plus curieux passages de la première livraison, le spirituel journal du Voyage à Mayence a été traité avec une faveur particulière. L'auteur de ce journal, depuis la publication des deux premiers tomes des Mémoires de Constant, a fait à l'éditeur l'honneur de lui adresser une lettre; et comme cette lettre renferme une juste réclamation, l'éditeur a pensé ne pouvoir mieux y faire droit qu'en la mettant sous les yeux du public.

«Paris, 10 mai 1830.

»Monsieur,

»Je viens de trouver avec étonnement dans les Mémoires de Constant le journal d'un voyage que j'ai fait avec Joséphine.

»Les feuilles que j'écrivais rapidement chaque soir étaient mises en ordre et copiées, dans les villes où nous séjournions, par ma femme de chambre, qui écrivait fort bien; il est probable qu'elle en aura gardé une copie.

»Depuis, j'avais réuni les souvenirs de ce voyage à ceux d'une partie de ma vie; mais je n'étais nullement décidée à les publier.

»Je crois qu'une femme peut amuser son imagination avec sa plume, comme elle exerce ses doigts avec un crayon ou un pinceau; mais je pense qu'elle ne doit jamais mettre le public dans la confidence de ses pensées et de ses sentimens qui ne peuvent intéresser que ses amis et sa famille.

»La publication que vous venez de faire, et surtout le désir de rétablir dans toute sa vérité un fait énoncé par M. Constant en parlant du motif qui m'a fait quitter la cour, me déterminent, Monsieur, à vous envoyer la totalité de ces souvenirs.

»Je vous autorise à les publier, si vous pensez que des faits si peu intéressans, écrits avec si peu de soin, puissent trouver place dans la seconde partie des Mémoires que vous venez de faire paraître.

»Lorsque je voulus donner ma démission, j'écrivis à Joséphine, qui en fut aussi étonnée qu'affligée (si je dois croire ce qu'elle eut la bonté de me dire). Aussitôt ma lettre reçue, elle m'envoya chercher par le général Fouller pour m'assurer qu'elle ne voulait pas l'accepter. Plus de quinze jours s'écoulèrent entre celui où ma démission fut donnée et le moment où elle fut acceptée par l'empereur.

»J'ignore si c'est dans l'instant qu'il l'accepta qu'il eut connaissance de ce journal; mais l'expression de congé, employée par l'auteur des Mémoires qui viennent de paraître chez vous, n'en est pas moins inexacte.

»Au reste, j'y attache bien peu d'importance, et je ne rectifie ce fait qu'à cause de cette inexactitude.»

»Recevez, Monsieur, l'assurance de
ma parfaite considération,
La Baronne de V*****

L'éditeur sent combien il a de grâces à rendre à madame la baronne de *** pour l'autorisation qu'elle a consenti à lui donner d'associer aux souvenirs de Constant ceux d'une des premières dames du palais de l'impératrice Joséphine. Ces deux publications ainsi faites ensemble ont paru à l'éditeur de nature à se prêter réciproquement du relief. Toutefois, ce n'est point parce qu'il lui aurait semblé piquant de mettre en regard l'une des époques différentes, deux voyages en Angleterre. Elle a vu la cour du prince de Galles, et une régence qui ne manquait pas, sous le rapport des mœurs, de points de comparaison avec la joyeuse régence du duc d'Orléans. Enfin, pendant son second séjour à Londres, madame la baronne *** y a vu tous les scandales du procès et de la mort de la reine Caroline.

Ce simple énoncé suffira sans doute pour mettre le lecteur à même de juger de l'intérêt qu'il doit s'attendre à rencontrer dans les souvenirs de madame la baronne ***.


MÉMOIRES

DE CONSTANT.


SOUVENIRS

D'UNE DAME

DU PALAIS IMPÉRIAL

CHAPITRE PREMIER.

Avertissement de l'auteur.—Isolement des jeunes femmes pendant la révolution.—Ma naissance et mes parens.—Le général D..... mon père.—Le baron de V... mon mari.—Une première imprudence.—Sage prévoyance de mon père.—Le général D..... à l'armée du Nord.—Déférence de Carnot pour mon père.—Carnot dans le cabinet du général D.....—Conduite de Carnot envers mon père.—Carnot le sauve de l'exil.—Amour-propre de Carnot.—Mallet du Pan et le Mercure de Genève.—Les représentans du peuple en mission à Besançon.—Bernard de Saintes.—Son hôtel;—son costume;—ses manières.—Brusquerie tout à coup suivie de politesse.—Le jacobin de bonne compagnie.—Effrayante proposition de Bernard de Saintes et explication de ses prévenances.—M. Briot, aide-de-camp de Bernard de Saintes.—Arrivée de Robespierre le jeune à Besançon.—Comment je fus délivrée des poursuites de Bernard de Saintes.—Je me rends à Paris.—Danger des châteaux en Espagne.—Les plaisirs de Paris après la terreur.—Première représentation d'Olympie.—La première robe de velours.—Un triomphe de toilette.—Sages maximes de La Rochefoucault et de M. de Ségur.—Vie de dissipation.—Mes démarches pour obtenir le rappel de mon mari.—Retour de mon père à Paris.—Relations de mon père avec madame de Staël.—Susceptibilité extrême de madame de Staël.—Mon père me présente chez cette dame.—Réflexion, sur une pensée de madame Necker.—Danger des périphrases.


En livrant ces mémoires au public, je n'ai pas la prétention de croire que je puisse exciter son attention par les événemens qui ont rempli ma vie; mais les rapports que j'ai eus avec des personnes qui ont fixé long-temps ses regards peuvent l'intéresser en fournissant à sa curiosité quelques circonstances de leur vie privée.

Si j'ai parlé de moi, on me le pardonnera peut-être en faveur du motif.

J'ai désiré, que mon exemple ne fût pas sans utilité pour quelques jeunes femmes jouissant du funeste avantage de leur liberté. Puissent-elles se convaincre qu'en recherchant l'indépendance, elles ne recueilleront que le malheur!

La nature, en nous créant plus faibles que les hommes, a voulu nous faire sentir le besoin d'être guidées et protégées par eux.

Un malheur de la révolution (et ce n'est pas un des moindres) est l'isolement où sont restées beaucoup de jeunes femmes, pendant un grand nombre d'années, par l'émigration de leurs maris; isolement qui leur a fait contracter la dangereuse habitude de se conduire par leur seule volonté.

Je suis née dans une province où mes parens occupaient un rang distingué. Mon père, le général D..., y était entouré de considération; ma mère y vit encore, jouissant de l'estime générale, juste récompense d'une longue vie passée dans la pratique de toutes les vertus.

Très-jeune encore, je fus demandée en mariage par le baron de V... Ses parens possédaient une grande fortune; leur fils unique fut élevé dans l'idée que cette fortune était peut-être encore plus considérante qu'elle ne l'était en effet, ce qui arrive fort souvent par les flatteries que les valets; n'épargnent pas à l'enfance d'un jeune maître destiné à avoir un rang dans le monde. Cette confiance, jointe à l'extrême bonté de son cœur, ne lui permit jamais de refuser un service, non seulement à un ami, mais cette obligeance s'étendait jusqu'aux simples connaissances. Cette facilité de caractère, dont beaucoup de personnes abusèrent, lui fit accorder sa signature, comme cautionnement, pour des sommes assez considérables. J'étais trop jeune alors pour que mes conseils pussent préserver mon mari du danger de se livrer ainsi à la bonté de son cœur.

Bientôt l'émigration l'entraîna loin de moi. Capitaine de cavalerie, il dut suivre les officiers de son régiment..

Aussitôt que son émigration fut connue, plusieurs des porteurs de cautionnemens qu'il avait donnés si généreusement vinrent me trouver. Ils désiraient que j'ajoutasse ma signature à la sienne; je le fis avec cette légèreté, cette imprévoyance si commune à la jeunesse. J'aurais cru manquer à M. de V... en refusant mon approbation à ce qu'il avait fait.

Cette première imprudence a eu des suites funestes pour moi.

Mon père avait prévu les suites désastreuses de l'émigration; son esprit si juste en avait; calculé toutes les conséquences. Il avait cherché à retenir mon mari près de lui. Il lui disait quelquefois: «Vous partez pour revenir; il est bien plus simple de rester. Qui quitte la partie la perd.» Ses conseils étaient restés sans effet.

Mon père était du nombre de ceux qui avaient cru à la possibilité de réformer les abus qu'on reprochait au gouvernement; mais bientôt son âme, si belle, si noble, s'indigna des moyens employés pour y parvenir. Placé par le grade élevé qu'il occupait, et par la supériorité de ses talens, à la tête du corps du génie, il ne put rester dans l'ombre dont il aimait à s'entourer. Il fut appelé à l'armée du Nord; il prit rapidement Bréda, Gertruidemberg. Ayant ouvert les portes de la Hollande par la prise de ces deux places importantes, il demanda et obtint de revenir soigner sa santé.

Il vivait très-retiré à Paris, au milieu d'un petit cercle d'amis; mais bientôt la tourmente révolutionnaire les dispersa presque tous.

À cette époque, Carnot, qui avait servi sous ses ordres, et qui admirait autant son génie qu'il respectait son noble caractère, venait, presque chaque jour, discuter dans son cabinet ces plans de campagne qui lui furent attribués.

Mon père avait cru à la possibilité d'une réforme, il l'avait désirée de bonne foi; les moyens qu'on employa lui étant odieux, il ne voulut plus servir. Mais quand Carnot venait le consulter, quand ses conseils pouvaient, en épargnant le sang des soldats, les conduire à la victoire, il discutait son opinion avec autant de franchise et de chaleur que s'il se fût agi d'une cause pour laquelle il eût été dévoué.

La conduite de Carnot fut parfaitement honorable envers mon père; ce dernier, vif, emporté, incapable de transiger avec sa conscience, l'accablait souvent de reproches sur ses opinions politiques; il discutait si vivement avec lui à ce sujet, que souvent il l'avait vu quitter son cabinet après des scènes si vives entre eux qu'il était persuadé que deux heures après on viendrait l'arrêter.

Bien loin de là, lorsque la loi du 27 germinal fut rendue, pour renvoyer de Paris et des places fortes tous les nobles, mon père allait monter dans sa voiture lorsqu'il vit accourir Carnot, qui lui apportait une réquisition du comité du salut public (c'était alors le seul moyen d'exception). Il l'en remercia; mais empressé de quitter Paris à cette désastreuse époque, il n'en profita pas, et se retira dans les montagnes du Jura, où il avait quelques propriétés.

En parlant de Carnot, je dois faire mention d'un fait qui prouvera que des hommes de beaucoup de talent peuvent être susceptibles de faiblesse et d'amour-propre.

J'ai dit plus haut que la plupart des plans attribués au général Carnot étaient l'ouvrage de mon père; mais ce dernier était loin de s'en enorgueillir: quand on lui demandait son opinion, ses conseils, il les donnait avec la franchise, la bonne foi qu'on devait attendre de sa loyauté; mais loin de s'en vanter, il eût été fâché qu'on en parlât. Je ne sais donc pas comment Mallet du Pan, qui rédigeait à Genève le journal le Mercure, put avoir connaissance de ces faits, à moins que ce ne fût par quelque indiscrétion de ma part; mais on vit un jour dans un des numéros de ce journal un article ainsi conçu:

Tous les plans de campagne qui ont été attribués au général Carnot, et lui ont fait beaucoup d'honneur, sont l'ouvrage du général D...

Si le fait n'eût été exact, il est probable que Carnot n'y eût fait aucune attention; mais il était vrai, et il s'en affligea, plus même qu'il n'aurait dû le faire. Dans la suite, il ne put jamais se défendre de montrer à mon père un peu de susceptibilité à ce sujet.

À l'époque dont je viens de parler, pendant que mon père résidait à Paris, j'habitais la ville de B...; cette ville était soumise aux jacobins, qui la gouvernaient de concert avec les représentans du peuple qu'on y envoyait successivement en mission. L'un d'eux, Bernard de Saintes, venait de faire afficher dans toutes les rues de longues listes de tous les parens d'émigrés ou suspects, auxquels il était ordonné de se rendre en prison sous trois jours.

Le contenu ayant surpassé le contenant, il avait fallu transformer trois couvens en prisons pour les recevoir.

Ma mère voulut tenter de fléchir Bernard de Saintes en lui demandant de permettre que sa maison me servît de prison avec un gardien.

Nous nous rendîmes chez lui pour solliciter cette faveur. Il occupait un très-bel hôtel qui avait été bâti pour le dernier intendant.

Son costume, composé d'une veste qu'on appelait alors carmagnole, ainsi que le bonnet de laine rouge qui couvrait sa tête, contrastait bien singulièrement avec la beauté des appartemens dans lesquels il nous reçut.

C'était un homme de quarante-cinq ans, d'une, figure fort commune, dont le premier abord me parut effrayant par la brusquerie et la grossièreté, de ses manières. Mais bientôt il parut s'adoucir et nous laissa l'espérance qu'il accorderait à ma mère sa demande, sans le promettre cependant positivement; il nous retint assez long-temps et nous accompagna jusqu'au perron de l'hôtel.

En sortant, nous nous regardâmes avec surprise et effroi; nous n'osions nous communiquer nos craintes, et nous ne savions comment expliquer cette transition subite d'une extrême brusquerie à une politesse qui était loin, sans doute, d'être parfaite; mais relative au ton qui l'avait précédée, elle avait de quoi nous surprendre.

Cet étonnement cessa le lendemain pour faire place aux craintes les plus vives.

J'avais rencontré quelquefois dans le monde un adjudant-général, frère de M. de Vaublanc; c'était un jacobin de bonne compagnie, ou pour mieux dire un jacobin par peur. Ses manières contrastaient singulièrement avec le ton du jour; vainement il voulait les mettre en harmonie avec celles des gens dont il s'était entouré, les anciennes habitudes faisaient taire les nouvelles.

Il portait le nom de Viennot, n'osant pas porter celui de son frère, connu par des opinions très opposées à celles qu'il professait alors.

Il ne venait pas chez moi, et je fus très-surprise de le voir entrer le lendemain de l'audience de Bernard; il était confus, embarrassé, et ne savait comment aborder le sujet qui l'amenait.

Enfin, après quelques phrases générales d'intérêt sur ma situation, sur les dangers qui menaçaient les femmes d'émigrés, il me dit que Bernard, veuf, père de plusieurs enfans, désirait se remarier, que la veille je lui avais plu, qu'il avait conçu le désir de me sauver les dangers de ma situation en m'épousant. Cette idée me parut si singulière, si folle, que je ne pus m'empêcher d'en rire, et de lui demander si le représentant ignorait que j'eusse un mari vivant. Ne riez point, me dit tristement M. Viennot, je me suis chargé de cette commission, parce que je pressentais votre refus, et que je connaissais tous les malheurs qu'il peut attirer sur vous, sur vos parens et surtout sur votre père, qui se trouve à Paris, sous la hache révolutionnaire. J'ai cru, sans trop oser l'espérer, que peut-être je pourrais adoucir les mesures qui seront la suite de ce refus. L'idée de mon père compromis par cette fantaisie de Bernard eut bientôt réprimé ma gaîté.

M. Viennot voyant à quel point j'en étais affectée, voulut insister et plaider de nouveau la mauvaise cause dont il s'était chargé; mais je ne le laissai pas poursuivre, je l'assurai que je connaissais trop bien mon père pour croire qu'il voulût racheter sa vie par l'infamie de sa fille; que quant à moi, j'étais résignée à tout. En cherchant à vaincre ma résolution, je vis très-clairement qu'il m'approuvait dans le fond de son cœur.

Il retourna rendre compte de sa mission; mais j'ai dû croire qu'il ne fut pas parfaitement véridique dans son rapport, et qu'il laissa à Bernard de Saintes l'espérance de faire changer ma résolution; car je fus laissée chez ma mère, même sans gardiens.

Je savais que le représentant devait partir le lendemain pour une inspection dans le département. Il devait être absent quinze jours; son départ me rendit un peu de sécurité. Pendant le cours de sa tournée, il envoya deux fois M. Briot, qui faisait les fonctions d'aide-de-camp près de lui, pour me parler de son amour, ou, pour mieux dire, de ses suprêmes volontés.

Ce jeune homme, qui fut depuis du conseil des cinq-cents, avait trop d'esprit, trop de délicatesse pour se rendre l'interprète des menaces de Bernard. Tout en les transmettant, il approuvait ma conduite, et s'effrayait pour moi du prochain retour du représentant.

Je fus sauvée de tous les malheurs que je redoutais par l'arrivée de Robespierre le jeune, envoyé en mission extraordinaire dans ce département.

Un courrier fut envoyé à Bernard pour venir justifier sa conduite, qui (je ne sais sous quel rapport) était désapprouvée par le comité du salut public.

Il arriva et descendit de voiture dans le lieu des séances des jacobins; après une discussion qui dura toute la journée et une partie de la nuit, il succomba, et fut forcé de céder la place à Robespierre; il partit de suite, et je fus alors délivrée de toutes mes craintes. Comme je l'ai dit plus haut, mon père avait quitté Paris lors de la loi du 27 germinal; nous nous étions retirés à la campagne, où nous fûmes heureusement oubliés pendant tout le reste de cette époque de terreur.

Aussitôt qu'on put se montrer avec quelque sécurité, je vins à Paris, avec l'espérance de faire rayer M. de V... de la liste des émigrés.

Quelques personnes de ma connaissance, en sacrifiant beaucoup d'argent, avaient pu obtenir de rentrer en France, je voulais tenter le même moyen. Mon père ne put pas m'accompagner, sa santé n'était pas très-bonne; je vins seule à Paris, je m'y trouvai entourée d'une société entièrement nouvelle pour moi et étrangère à ma famille: les parens de mon mari étaient émigrés.

Mariée très-jeune, n'ayant habité que bien peu de temps avec M. de V... avant son émigration, je n'avais que très-peu de connaissance du monde, m'étant retirée à la campagne après son émigration. J'y entrais sans une main amie pour me soutenir et me protéger; j'y apportais une imagination vive, souvent égarée dans la sphère indéfinie des rêves chimériques, et dont les idées n'étaient pas toujours limitées par de sages probabilités.

C'est bien le cas ici de dire aux mères qu'elles ne sauraient trop combattre dans les jeunes filles cette habitude frivole et dangereuse de créer des châteaux en l'air, de s'abandonner à ces rêveries vagues, indéterminées, dont le moindre inconvénient est le mépris des choses réelles.

Hélas! à cet âge heureux on se laisse aisément séduire par les lueurs douces de l'espérance, ce prestige s'introduit facilement dans un cœur innocent; mais si on trouve quelques plaisirs dans cette source toujours abondante de sensations nouvelles, on y trouve plus de maux encore.

À l'époque à laquelle je vins à Paris, il semblait que les malheurs qu'on venait d'y éprouver eussent laissé une soif de plaisir dans toutes les classes de la société; on eût dit que chacun y était piqué de la tarentule.

Les bals se succédaient chaque jour; aimant la danse avec passion, je n'en manquais pas un.

Vers cette époque, on donna la première représentation d'Olympie, mauvais opéra qui n'eut que cette seule représentation. J'y parus avec une robe de velours noir et beaucoup de diamans. C'était une nouveauté: depuis la révolution les femmes ne portaient pas de velours; j'eus même beaucoup de peine, pour satisfaire cette fantaisie, à m'en procurer. Cette toilette très-remarquable fut applaudie du parterre et des loges. Il n'en fallut pas davantage pour mettre à la mode celle qui la portait. Combien de gens de ma société, qui n'avaient jamais pensé à me remarquer, qui le lendemain étaient à mes pieds! L'opinion du parterre leur avait appris le mérite de ma figure. Pourquoi alors n'ai-je pas ouvert le livre des Maximes de M. de La Rochefoucault? j'y aurais vu que la femme qui mérite la meilleure réputation est celle qui n'en a point.

Peut-être des intentions pures, un cœur droit, m'auraient fait apprécier cette maxime tout ce qu'elle vaut; j'aurais répété avec M. de Ségur que celle dont il y a le plus de bien à dire est celle dont on parle le moins, et j'aurais cherché l'obscurité, hors de laquelle il n'existe presque jamais de bonheur pour les femmes. Mais ces sages réflexions furent alors perdues pour moi.

Mes parens et ceux de mon mari fournissaient libéralement à mes dépenses: on cita bientôt mon élégance, mon bon goût.

On me voyait partout, au bois de Boulogne, au bal, au spectacle.

Au milieu de cette vie de dissipation, je ne négligeais aucune des démarches qui pouvaient amener la radiation de M. de V...; mais elles avaient toutes été infructueuses. Je crus que la présence de mon père à Paris pourrait en assurer le succès; et je joignis mes sollicitations à celles du général Milet-Mureau, qui venait d'être nommé ministre de la guerre, et qui devait l'appeler à Paris. Nous eûmes beaucoup de peine à le déterminer à accepter. Sa retraite lui était chère, et la culture de son jardin avait remplacé tous les rêves de l'ambition; cependant il céda à mes prières, et à l'espérance qu'il conçut que la radiation de mon mari pouvait être le prix de sa complaisance, par les rapports qu'elle lui donnerait avec les membres du directoire. Il vint habiter avec moi un hôtel, rue du Bac, à l'angle de la rue de Varennes. Cet hôtel touchait à celui de madame de Staël. L'amitié qui existait entre le comte Louis de Narbonne et mon père avait dû établir des relations de société entre ce dernier et madame de Staël, qui était l'amie intime du comte Louis. En se retrouvant logé si près d'elle, ces relations se renouvelèrent, et nous la voyions très-souvent. Il y eut à cette époque une réaction des jacobins qui n'eut heureusement que peu de durée, mais assez cependant pour que les journaux rédigés dans le sens de leur opinion insultassent chaque jour madame de Staël et Benjamin Constant.

Il est extraordinaire que cette femme célèbre, si supérieure à toute cette coterie révolutionnaire, ait pu être aussi sensible qu'elle l'était à tous ces misérables sarcasmes. Mais il est vrai de dire que chaque jour, lorsque ses journaux lui arrivaient, elle en avait presque des convulsions de rage: après quelques heures elle se calmait pour recommencer le lendemain les mêmes agitations.

J'accompagnais souvent mon père chez madame de Staël. J'ai rencontré dans le cours de ma vie quelques personnes de beaucoup d'esprit, mais je n'ai jamais trouvé dans aucune une conversation aussi brillante et une telle richesse de pensées.

Madame de Staël ne cherchait jamais un mot; toujours celui qui peignait le mieux son idée se présentait sans effort, sans affectation. À cet égard, sa conversation valait mieux que ses écrits; en les lisant on se souvenait quelquefois de ce précepte de sa mère madame Necker, qui prétend que lorsqu'un auteur a le choix de plusieurs expressions, il doit toujours donner la préférence à celle qui présente plus d'un sens, et qui laisse quelque chose à faire à l'imagination du lecteur. Ce principe me paraît tout-à-fait faux.

Des auteurs d'un génie supérieur peuvent, en suivant ce précepte, rendre leur style plus poétique; la richesse, l'abondance de leurs pensées leur feront pardonner cette innovation; mais combien cette école est dangereuse pour les mauvais écrivains qui voudront se traîner sur leurs traces!

Je citerai un exemple de mon opinion, et je choisirai parmi les ouvrages d'un des auteurs que j'admire le plus, le vicomte de Chateaubriand. Il semble qu'il se plaise quelquefois à laisser à son lecteur le plaisir de le deviner, et celui de s'applaudir de son entendement quand il l'a bien compris. Beaucoup de lieux, de villes, de choses, en remplacement de leur nom propre, en reçoivent de lui un relatif. Il arrive que quelques ignorans le prennent pour le véritable.

Dernièrement une jeune personne nous parlait de la ville d'Épaminondas; je lui dis qu'il n'y avait jamais eu de ville de ce nom; mais elle soutint son dire, et s'appuya de l'autorité d'un ouvrage de M. de Chateaubriand. J'eus beaucoup de peine à lui persuader que c'était la ville de Thèbes qu'on avait désignée ainsi, comme étant la patrie d'Épaminondas. Sans doute il est bien hardi à moi indigne, d'oser exprimer ainsi mon opinion sur des auteurs dont les ouvrages sont si dignes d'admiration; mais je pense qu'il en est de la littérature comme des gouvernemens absolus, qui, sous de bons princes, sont assurément les meilleurs de tous, et qui par cette raison même ne doivent pas être adoptés, parce qu'il y a bien plus de princes médiocres que de ceux qui sont doués de qualités supérieures. On compte peu de Titus et de Trajans. De même en littérature les inconvéniens d'un faux précepte se glissent inaperçus, dans les écrits d'un génie supérieur: la richesse des pensées, l'élégance du style, couvrent de leur éclat quelques taches d'obscurité. Mais c'est sous la plume de l'écrivain médiocre qu'on retrouve toute la fausseté de cette maxime de madame Necker: Plus il est faible de choses, plus il doit bien choisir les mots. Un auteur pauvre d'idées peut encore plaire et attirer l'attention par un style pur, clair et précis: la beauté de l'expression est souvent un cache-sottise; loin de choisir celle dont on a besoin, de chercher le sens, on devrait toujours se servir de celle qui peint le plus clairement sa pensée.


CHAPITRE II.

Visite aux directeurs.—Embarras de madame R.... au petit Luxembourg.—Le meuble des Gobelins.—Le salon de Barras.—M. de Talleyrand, madame de Staël, Bernadotte, etc. chez Bras.—Intimité de Barras et de madame Tallien.—Scandales de la cour de Barras.—Mot spirituel sur madame de Staël.—Dévouement de madame de Staël, en amitié.—Une repartie de M. de Talleyrand.—Madame Grand, madame de Flahaut, et madame de Staël.—Autre repartie de M. de Talleyrand.—Indiscrétion de madame de Staël.—Garat le sénateur, Garat le chanteur, et Garat le tribun.—Fatuité de Garat le chanteur.—Bonnes fortunes de son frère le tribun.—L'écritoire oubliée.—Mauvais succès de mes démarches.—Je suis mon père dans son ermitage.—Mort de mon beau-père et de ma belle-mère.—Leurs bontés pour moi.—Bonaparte, premier consul.—Mon père retourne seul à Paris.—Mon père unanimement proposé pour le sénat.—Mon mari rayé de la liste des émigrés.—Mort de mon père.—Premier exemple de funérailles religieuses, depuis la terreur.—Article d'un journal sur les obsèques du général D.....—Grandes qualités du général D.....—Ses travaux devant Gibraltar—ses ouvrages.—Hommage solennel rendu à la mémoire de mon père par le corps du génie, seize ans après sa mort.


La position de mon père près du ministre de la guerre nous obligeait quelquefois d'aller au directoire. Un jour nous fûmes chez madame R...; elle venait d'être installée au petit Luxembourg, et était encore tout étonnée de la magnificence qui l'entourait. Un peu embarrassée de tenir sa cour, n'ayant aucune conversation, elle fut enchantée d'en trouver un sujet en nous faisant remarquer la beauté d'un meuble des Gobelins; quatre canapés étaient placés dans les quatre faces du salon. Après une courte pause sur chacun de ces canapés, et nous en avoir fait remarquer les beautés, elle se transportait sur un autre. Elle fit comme cela quatre stations, pendant lesquelles nous la suivîmes. J'avais toutes les peines du monde à garder mon sérieux en faisant ce voyage autour de sa chambre.

En parlant du directoire, on ne peut pas omettre la famille de Rewbel, remarquable par les contrastes qu'elle offrait. Le père avait toute la morgue, toute l'importance d'un avocat de province parvenu. La mère, la rondeur d'une bourgeoise qui paraissait bonne femme. Le fils aîné était une caricature parfaite d'un grand seigneur de l'ancien régime. Il professait un souverain mépris pour la démocratie et les démocrates. (Dénomination de l'époque.) Très-lié avec MM. de Laigle, leur nom se trouvait sans cesse placé dans sa conversation; en général il ne recherchait pour sa société que des personnes très-opposées à l'opinion de son père. Mais à part l'affectation de ses manières, on lui doit la justice qu'il a rendu les plus grands services à plusieurs familles d'émigrés. Postérieurement à cette époque, il s'est lié avec Jérôme Bonaparte: ils étaient ensemble à Baltimore. De même que Jérôme il s'y est marié, mais il a gardé sa femme.

En sortant de chez madame R..., nous passâmes chez Barras; nous y trouvâmes M. de Talleyrand, madame de Staël, Bernadotte, une foule de généraux; mais le directeur n'était pas dans son salon; on nous dit qu'il venait de passer dans son cabinet avec madame Tallien. Une heure après nous les vîmes sortir; un bras du directeur était passé autour de la taille de madame Tallien, qui entra ainsi jusqu'au milieu du salon. Mon père fut tellement indigné de cet oubli de toutes les bienséances qu'il m'engagea à sortir, et nous convînmes que je ne retournerais jamais dans cette cour, qui ressemblait plutôt à un mauvais lieu qu'à la résidence des chefs du gouvernement. J'ai parlé de l'admiration que m'inspirait l'esprit de madame de Staël; je dois dire aussi le seul défaut que j'aie cru remarquer en elle, en opposition à ses brillantes qualités, c'était ce besoin de mouvement, d'occupation, de sensation, dont elle était dévorée. On a dit d'elle qu'elle eût jeté tous ses amis à l'eau pour avoir le plaisir de les retirer; et en vérité je crois que cela était un peu vrai. Rien n'égalait son bonheur quand elle avait pu leur être utile.

Le besoin d'occuper ses amis était porté chez elle à l'excès; il pouvait quelquefois se nommer de l'indiscrétion: elle les fatiguait de sa tendresse, de sa jalousie, des soins dont elle aimait à les entourer. On sait ce mot de M. Talleyrand: Un jour un de ses amis, dans le secret de l'intimité, lui demandait comment madame G..., avec toute sa bêtise, avait pu le subjuguer: «Que voulez-vous; lui dit-il, madame de Staël m'a tellement fatigué de l'esprit, que j'ai cru ne pouvoir jamais donner assez dans l'excès contraire.» Son indiscrétion lui attira un jour de lui une réponse charmante. J'avais dîné à l'hôtel des relations extérieures; j'étais appuyée sur un des côtés de la cheminée, prenant une tasse de café; près de là se trouvaient mesdames Grand, de Flahaut et de Staël; cette dernière voyant M. de Talleyrand s'approcher, l'appela, et lui faisant remarquer le hasard qui réunissait trois femmes qu'il avait aimées, lui demanda de leur dire bien franchement si l'une d'elles tombait à l'eau, quelle serait celle des trois qu'il sauverait la première.

Avec cette grâce, ce sourire fin et moqueur qui lui est particulier, il lui répondit: «Ah! Madame, vous nagez si bien!»

Cette réponse est charmante; elle peignait tout. Un jour j'eus un autre exemple de son indiscrétion. Je dînais chez le même ministre, et je me trouvais placée à côté de Garat, qui fut depuis sénateur. Tout à coup, lui, moi et tous les assistans, nous fûmes très-surpris d'entendre madame de Staël qui était placée de l'autre côté de la table, qui, interrompant la conversation qu'elle avait avec son voisin, lui dit en élevant la voix: «À propos de mauvais mariage, Garat, avez-vous épousé cette femme?...» Il n'y eut jamais tel embarras que celui de Garat; il répondit: «Madame, je ne sais pas de quel mariage vous voulez parler; je sais que je suis marié, et que je me trouve très heureux.» Il y avait trente personnes à table. Je cite ce fait, parce qu'il peint madame de Staël; il peint cette indiscrétion qui fatiguait ses meilleurs amis, tout en rendant justice à son cœur qui était parfait, et à son esprit inimitable. Assurément l'idée d'affliger Garat n'avait pas pu prendre place dans sa pensée un seul instant, et cependant elle lui fit passer un moment très-pénible. Le nom de Garat me rappelle son neveu le chanteur et tous ses ridicules. Il est incroyable à quel point les bontés qu'on avait pour lui dans le monde l'avaient gâté. Il traitait d'égal à égal avec les ministres et les plus grands seigneurs. Ce même jour il avait été invité à dîner par madame de Talleyrand; le soir on devait faire de la musique: Charles de Flahaut, très jeune alors, joua du piano avec Jadin son maître; et Garat, qui arrivait d'Espagne, chanta quelques boléros. Avant de se mettre à table, trouvant apparemment qu'on dînait trop tard, je l'entendis dire au ministre, avec beaucoup d'impertinence, que c'était la dernière fois qu'il dînerait chez lui; qu'il préférait dîner chez Beauvilliers à l'heure qui lui convenait. Son frère le tribun était de ce dîner. C'est de lui qu'on disait:

«Pourquoi ce petit homme est-il au tribunat?
C'est que ce petit homme a son oncle au sénat.»

Je le voyais assez souvent dans le monde, et je n'ai jamais conçu comment madame de C..., femme de beaucoup d'esprit, avait pu en faire sa société habituelle pendant tant d'années. Au reste, les succès qu'il a obtenus près de plusieurs femmes très-spirituelles ont donné un démenti à mon opinion. On sait que la duchesse de F..., amie intime de madame de C..., quittant un jour la maison de campagne de son amie, chez laquelle elle venait de passer plusieurs jours, oublia son écritoire, dont une lettre de l'écriture du tribun, sortant à moitié, apprit à madame de C... que (sans doute pour partager avec elle toutes ses affections) il n'était point indifférent pour la duchesse.

Nos démarches pour obtenir le retour de monsieur de V... n'ayant eu aucun succès, mon père, fatigué de s'occuper d'un ordre de choses qu'il n'aimait pas, voulut quitter Paris, et retourner dans son ermitage cultiver son jardin. Je le suivis. J'étais inquiète de la santé des parens de mon mari; on m'avait écrit qu'ils étaient malades. Peu de temps après mon retour près d'eux, je perdis ma belle-mère, à laquelle mon beau-père ne survécut pas très-long-temps.

En mourant ils me donnèrent les mêmes témoignages d'affection dont j'avais eu tant à me louer pendant leur vie, et disposèrent en ma faveur de toute la fortune qu'ils avaient pu sauver par le partage qu'ils avaient fait avec le gouvernement, qui en avait pris la moitié pour la part de leur fils émigré. Pendant que je m'étais établie leur garde-malade, une grande révolution s'était opérée à Paris: le directoire n'existait plus, Bonaparte avait été créé consul; il ne connaissait mon père que par sa réputation; il désira le voir a Paris: n'étant pas au service, on ne pouvait lui donner l'ordre de s'y rendre, mais seulement l'y inviter. Me trouvant près de lui lorsqu'il reçut cette lettre, j'insistai vivement pour l'empêcher de refuser comme il le voulait. Le grand changement qui venait de s'opérer me faisait espérer qu'enfin cette radiation sollicitée depuis si long-temps lui serait accordée. Ce motif fut déterminant pour lui; il partit; je ne l'accompagnai pas; mon beau-père était mourant alors.

À peine arrivé à Paris, mon père, qui y avait été précédé par sa brillante réputation, fut proposé pour le sénat qu'on venait de créer.

Sa nomination ne pouvait être douteuse; les trois corps qui présentaient alors chacun un candidat l'avaient proposé tous trois. Cet accord entre ces corps, dont mon père ne connaissait personnellement aucun membre, est un bel hommage à son génie; il fut le seul qui ait joui de cette honorable unanimité. Hélas! ces honneurs devaient bientôt environner sa tombe. Après avoir perdu mon beau-père, j'étais venue me réunir à lui: nous nous félicitions ensemble du retour de mon mari, dont nous avions obtenu la radiation: il arriva pour assister à ses funérailles.

Pour savoir ce que je perdis par la mort de mon père, il faudrait connaître tout ce qu'il avait été pour moi, j'avais toujours trouvé en lui l'ami le plus tendre, le confident de toutes mes pensées, le guide le plus éclairé. Cette horrible séparation me laissa sans force et sans courage pour la supporter.

Tous les honneurs que je pus faire réunir autour de sa dépouille mortelle lui furent rendus. Depuis quelques années aucun acte religieux ne consacrait les obsèques: je voulus que cette triste cérémonie fût environnée de toutes les pompes du culte catholique. Ah! ce n'était point une vaine ostentation, mais un besoin de mon cœur. Depuis cette funeste époque, l'exemple que j'avais donné fut généralement suivi. Je transcrirai ici l'extrait d'un journal du temps que j'ai conservé, parce qu'il contenait un article nécrologique sur mon père.

«Il faut saisir les nuances de l'esprit qui préside à la fin d'une révolution dans toutes les circonstances, et rien n'est peut-être plus curieux pour un observateur que la cérémonie qui a eu lieu avant-hier dans l'église Saint-Roch, déservie par l'ancien curé depuis le 18 brumaire. On y célébrait les obsèques du général D..., décédé membre du sénat conservateur. Un grand nombre de ses collègues, des généraux en uniformes, le ministre de la guerre en costume, y assistaient: la cérémonie a été longue, le silence de la douleur et le plus grand recueillement rendaient les chants plus solennels et plus lugubres. Le gendre du général D... était présent. En pensant qu'il venait d'être rayé de la fatale liste des émigrés, ce n'était pas sans réflexion qu'on le considérait au milieu de tous hommes attachés au gouvernement: quel présage pour l'avenir!»

Ce présage ne tarda pas à se réaliser, bientôt une fusion presque générale réunit les personnes d'opinions les plus opposées...

En relisant l'article nécrologique de ce même journal, je ne puis me refuser la satisfaction de répéter ici l'éloge qu'il contenait.

«L'art militaire, les sciences et la philosophie viennent de perdre le général D...; une imagination ardente, une âme dévorée de la soif de son art et du bien de l'humanité ont ruiné plus que l'âge sa constitution affaiblie par les veilles. Près de cinquante années de service dans le corps du génie, un travail assidu, toujours utile et brillant, plusieurs sièges fameux, notamment celui de Gibraltar, les moyens ingénieux qu'il y employa, qu'une basse intrigue fit seule échouer, plusieurs ouvrages justement célèbres, les Considérations sur l'influence du génie de Vauban, dans la balance des forces de l'état; Considérations militaires et politiques sur les fortifications, etc., etc., enfin, la réfutation des erreurs de Montalanberg, dont il sut distinguer et faire valoir les idées saines, tout assure au général D... un des premiers rangs parmi les tacticiens du siècle.

»Ingénieur habile, mécanicien célèbre, ses écrits sont remplis d'idées neuves sur les fortifications et leurs ressources de détail, sur les machines de guerre, sur le lever des cartes militaires, sur la méthode la plus expéditive de saisir un terrain, en général, sur les moyens conservateurs des hommes, qui faisaient sa plus chère occupation.

»Philanthrope, véritable sage, adoré de sa famille, de ses voisins, chéri, consulté par un corps qui s'honorait de tenir encore à lui, du moins par son souvenir et ses conseils, il habitait son ermitage dans le Jura, lorsque dans l'an VII, l'invitation pressante du ministre de la guerre l'arracha à sa solitude par les ordres du directoire.

»Tel est l'ascendant d'un génie supérieur, que ses ennemis mêmes sont réduits à l'invoquer. Il prédit en arrivant les revers de cette campagne, il tonna avec son énergie brûlante contre la désorganisation, la corruption, les fautes innombrables dont il était témoin. Las de prédire en vain, il était retourné gémir dans ses montagnes, lorsque le grand réparateur des fautes, voulant s'entourer des sages qui les avaient prévues, l'appela au sénat, où il fut porté à l'unanimité. C'est là qu'à l'exemple de Vauban il consacrait au bien public des lumières acquises par une longue expérience, des connaissances profondes et les vœux d'une âme toujours pure et bienveillante, quand la mort est venue l'arracher au sénat, qui le regrette, à un corps qui le pleure, à une famille inconsolable.

»Le général D... eut beaucoup d'admirateurs, et pas un ennemi parce qu'il fut célèbre sans orgueil, utile sans ambition, bouillant sans humilier ses rivaux; en un mot, parce que son âme était aussi belle, aussi ignorante du mal que son esprit était original et ami du bien.»

Un hommage rendu depuis, par le corps du génie, à la mémoire de mon père, me parut bien plus honorable encore que ces éloges, quelque vrais qu'ils fussent: c'était sur sa tombe qu'on les faisait entendre. Le sentiment de sa perte récente, les regrets de l'amitié pouvaient exagérer l'admiration que commandaient ses grands talens; mais, quand ils étaient ensevelis dans le tombeau depuis seize ans, le prestige de la douleur n'avait plus d'influence, et le souvenir qu'on en a conservé atteste leur grande supériorité. En 1816, le général Marescot, organe du corps du génie, vint me demander un portrait de mon père pour placer au comité des fortifications, à côté de celui de Vauban. Cet honneur, rendu à sa mémoire seize ans après sa mort, sera toujours pour moi le souvenir le plus doux et le plus honorable.


CHAPITRE III.

Madame Récamier.—Concert chez madame Récamier.—Madame Regnault de Saint-Jean d'Angély et madame Michel.—M. Adrien de Montmorency.—Une journée chez madame Récamier, à Clichy-la-Garenne.—Une messe dans l'église de Clichy.—Fox, lord et lady Holland, Erskine, le général Bernadotte, Adair et le général Moreau chez madame Récamier.—MM. de Narbonne, Em. Dupaty, de Longchamp, de Lamoignon, Mathieu de Montmorency.—Un moment d'embarras.—Présentation.—Déjeuner; entretien de l'auteur avec M. Adair.—Conversation de Fox et de Moreau.—Modestie et amabilité de Moreau.—Moreau destiné par sa famille à la profession d'avocat.—La Harpe, lord Erskine et M. de Narbonne.—Eugène Beauharnais et M. Philippe de Ségur.—Invitation d'Eugène à Fox, de la part de Joséphine.—Romance de Plantade, chantée par madame Récamier.—La duchesse de Gordon et lady Georgiana, sa fille.—La belle Anglaise.—Lecture du Séducteur amoureux.—Le Diou de la danse.—Madame Récamier, mademoiselle de Crigny et lady Georgiana, élèves de Vestris.—Gavotte et ravissement de Vestris.—Promenade au bois de Boulogne.—M. Récamier.—MM. Degerando et Camille Jordan.—Le sauvage de l'Aveyron, et M. Yzard, son gouverneur.—Habitudes du sauvage indomptables.—Insensibilité et gloutonnerie.—Escapade.—Le sauvage en liberté.—Chasse et reprise.—Le sauvage en jupon.—Querelle entre La Harpe et Lalande.—Goût de celui-ci pour les araignées.—MM. de Cobentzel; MM. de Berckeim et Dolgorouki.—Douleur et folie.—Promenade dans le village.—Noce et bal champêtres à la guinguette de Clichy.—Madame de Staël, madame Viotte, le général Marmont, le marquis de Luchésini.—Agar au désert, scènes dramatiques jouées par madame de Staël et madame Récamier.—Talent dramatique de madame de Staël.—Romance de madame Viotte.—M. de Cobentzel dans les crispins.—Souper.—Opinion de M. de Cobentzel sur les divers repas.


En publiant les souvenirs d'une jeunesse imprudente, en peignant les dangers d'une trop grande indépendance, j'aime à offrir l'exemple d'une femme belle, riche, entourée de toutes les séductions, qui a vu se briser devant elle les poignards de la calomnie; aucun n'a jamais pu l'atteindre.

Madame Récamier est un exemple rare à citer; non pas que la calomnie l'ait toujours épargnée; mais ne faut-il pas que l'envie ait un aliment? Heureuse la femme contre laquelle le monstre se contente de lancer quelques traits sans portée!

Madame Récamier me fut présentée par M. de Narbonne; je la reçus quelquefois chez moi et je fus invitée à quelques-unes de ses assemblées. M. Récamier venait d'acheter l'hôtel de M. Necker. Ce fut le premier hiver où madame Récamier reçut, et sa maison fut de suite la plus brillante de cette époque.

Il n'était aucune personne distinguée ou par sa naissance ou par quelque talent qui n'enviât la faveur d'être admise chez elle. Mais cet empressement rendait sa société un peu trop nombreuse; la société de ce temps, au reste, était souvent un tout dont les parties n'avaient pas d'analogie entre elles, et ces assemblées étaient un peu comme l'habit d'Arlequin, composé de pièces rapportées.

Je citerai un concert auquel je fus invitée. Le jour en avait été assez mal choisi, car les acteurs de ce concert étaient ceux de l'Opéra. Il fallut attendre la fin du spectacle, attendre que les chanteurs fussent reposés, que leur toilette fût terminée; en sorte que ce concert commença lorsque raisonnablement chacun eût dû se retirer. Je ne parlerai pas de la musique, car, fatiguée d'être restée en cercle depuis dix heures jusqu'à minuit et demi, je fus heureuse de m'échapper dans l'instant de mouvement occasioné par l'arrivée des chanteurs.

Je ne connais rien de si froid que les réunions qui précèdent un concert qui se fait attendre. Ce même jour le grand salon de madame Récamier était occupé par un cercle immense de femmes qui pour la plupart ne se connaissaient pas, et n'avaient par conséquent aucun élément de conversation entre elles. Les hommes plus heureux étaient tous dans le salon qui précédait, et ce n'était qu'un très-petit nombre qui osait de temps en temps traverser cet immense aréopage féminin pour s'approcher de quelques-unes de nous. Placée entre madame Regnault de Saint-Jean-d'Angély, et madame Michel, qui venait de se marier, ne connaissant ni l'une ni l'autre de ces dames, je fus réduite à écouter la causerie qu'elles commencèrent, quoique je me trouvasse en tiers entre elles. En vérité on aurait pu dire de cette conversation ce qu'on dirait d'un moulin qui irait à vide: j'entends le bruit, mais où est la farine? Adrien de Montmorency s'approcha de moi quelques instans, et fit à madame Michel son compliment sur son mariage. Ce persiflage, cette moquerie fine et spirituelle qu'on trouve souvent dans sa conversation, m'amusèrent un moment de cette longue soirée.

Après avoir parlé d'une grande réunion chez madame Récamier à Paris, je donnerai le détail d'une journée passée à Clichy-la-Garenne le printemps suivant, dans le château qu'elle habitait. Ce château appartenait autrefois au duc de Lévis. La France jouissait alors d'un de ces courts momens de repos que devaient bientôt interrompre des guerres longues et cruelles dans leur cours comme dans leurs résultats.

La paix au dehors, le gouvernement se montrait moins sévère au dedans pour l'observation des lois contre les émigrés. Tout annonçait pour l'Europe un avenir plus heureux. Les fêtes se succédaient; elles ne furent jamais aussi nombreuses, aussi brillantes qu'à cette époque. Celle dont je voudrais consacrer le souvenir semblait une véritable féerie. C'était dans ce lieu qu'il fallait voir madame Récamier; c'était à la campagne, au milieu des pauvres qu'elle habillait, qu'elle soignait, qu'on pouvait connaître son âme, plus parfaite encore que l'enveloppe charmante qui la renfermait. Je savais que ce jour-là il devait y avoir un grand nombre de personnes célèbres de la France et de l'Angleterre; je me décidai à y aller de très-bonne heure, j'arrivai à dix heures. Cette journée, destinée au plaisir, avait commencé, comme toutes les autres, pour madame Récamier, par l'accomplissement d'un devoir; elle était allée entendre la messe à l'église du village, avec madame Bernard, sa mère, et M. de La Harpe. Lorsque j'arrivai, elle en revenait, et nous demanda la permission d'aller s'habiller. J'allai pendant ce temps visiter l'église de Clichy, qui venait, comme toutes les autres, d'être rouverte aux fidèles, et qui attestait encore la fureur et le vandalisme révolutionnaires. Le club y avait tenu ses séances; elle avait ensuite servi d'asile aux pauvres; quelques fenêtres gothiques rappelaient seules sa destination primitive. L'autel n'avait encore pour ornemens que des fleurs; le prêtre qui célébra les saints mystères avait échappé par miracle aux massacres de l'Abbaye du 3 septembre. Le seul ornement sacré qui décorât l'église était un tableau représentant la bénédiction donnée par le père Lenfant aux prisonniers de l'Abbaye, tableau que madame Récamier avait fait exécuter d'après le récit du vénérable curé.

Revenue dans le salon, j'y trouvai M. de Narbonne, Camille Jordan, le général Junot et le général Bernadotte. Bientôt après arrivèrent Talma, et M. de Longchamps qui devait lire le Séducteur amoureux, pièce sur laquelle il désirait avoir l'opinion de M. de La Harpe, avant de la donner au comité du Théâtre-Français.

Nous vîmes ensuite arriver MM. de Lamoignon, Adrien et Mathieu de Montmorency, dont les noms illustres avaient cessé d'être pour eux une sentence de mort, et qui, ressuscitant en quelque sorte du milieu des ruines de la révolution, apportaient au nouveau régime leur élégance de mœurs, et ces formes françaises, qui appartenaient exclusivement autrefois à leurs nobles aïeux.

Enfin, arriva le général Moreau, et quelques momens après parurent M. Fox, lord et lady Holland, M. Erskine et M. Adair. Ainsi se trouvaient réunis des hommes de l'ancienne et de la nouvelle France, et des étrangers qui ne se connaissaient la plupart que de nom. Ils s'observaient avant de parler, et, malgré le talent de M. Narbonne pour animer et varier une conversation, ils étaient tous plus embarrassés les uns que les autres. Par bonheur pour eux, madame Récamier rentra bientôt. Elle s'avança vers M. Fox, et lui dit avec cette grâce qui la distingue si particulièrement: «Je suis heureuse, monsieur, d'avoir l'honneur de recevoir chez moi un homme qui n'est pas moins estimé en France qu'admiré en Angleterre: me permettrez-vous, ainsi que lord et lady Holland, de vous présenter mes amis?» Elle nomma alors toutes les personnes présentes, faisant quelque allusion au talent particulier de chacune, et bientôt la conversation devint générale.

Le déjeuner fut annoncé. Madame Bernard faisait les honneurs de la table de sa fille; madame Récamier était assise auprès de Fox et de Moreau, qui semblaient être tous les deux parfaitement à leur aise. Pour moi, un heureux hasard me plaça à côté de M. Adair, qui me transporta avec lui dans toutes les parties de l'Angleterre, d'une façon si piquante, et par des descriptions si animées, qu'il fit naître en moi un vif désir de connaître ce pays. Ce fut peu de temps après ce déjeuner, que je partis pour Londres. M. Adair parlait de son illustre ami avec un enthousiasme qui partait évidemment du cœur. Ses remarques sur les affaires de la France étaient si profondes et si judicieuses, que je ne pouvais trop admirer un politique qui connaissait si bien les hommes et les choses.

On ne s'attend pas que je rapporte mot pour mot toutes les choses ingénieuses et remarquables qui furent dites pendant deux heures que dura le déjeuner. On parla guerre et politique, littérature et beaux-arts. On compara l'Angleterre et la France; on essaya de caractériser le mérite respectif de chacun des deux peuples.

Fox et Moreau attirèrent surtout l'attention. On aurait dit deux amis qui se retrouvaient après une longue absence. Le premier joignait à l'esprit le plus aimable une grande verve de conversation et une gaîté franche et entraînante. Le second, simple et modeste, donnait son opinion avec tant de réserve, et il écoutait avec une complaisance si attentive, qu'il n'aurait pas eu besoin de sa brillante réputation pour le faire chérir de tous ceux qui l'approchèrent. Il dit avec une simplicité charmante à Erskine, qui venait de nous faire un éloquent précis de la cause de Thomas Payne, qu'il avait défendue sans succès: «J'aurais dû être aussi avocat, c'était le désir de ma famille; si je suis militaire, je dois m'en prendre en partie à la fortune et en partie à mes goûts; mais on est si peu maître du rôle qu'on jouera dans le monde, que ce n'est qu'à la fin de sa carrière qu'on peut réellement regretter son choix ou s'en applaudir.»

M. de La Harpe était assis auprès d'Erskine; tous les deux s'interrogeaient et se répondaient souvent, nous amusant par des saillies qui ne tarissaient pas. Lorsque M. de Narbonne tentait de rendre la conversation générale, chacun des convives cherchait à la fixer sur quelque point de l'histoire des autres. C'est ainsi que tour à tour on mit sur le tapis, on analysa et on applaudit la retraite fameuse de Moreau, les adresses de Fox au roi pour forcer Pitt à faire la paix; les discours d'Erskine sur le jury; l'administration de M. de Narbonne; le Cours de littérature de La Harpe; la vie publique et privée de Montmorency; la bravoure de Junot; les vers de Dupaty, etc.

Le café venait d'être servi lorsque nous entendîmes dans la cour un bruit de chevaux, et un instant après on annonça Eugène Beauharnais et son ami Philippe de Ségur. Jeune et vif, brillant de sa propre gloire et du reflet de celle de son beau-père, Eugène n'était nullement enivré de sa belle position. Vous pouviez aisément reconnaître, sous l'élégant uniforme des guides, le même jeune homme qui, quelques années auparavant, était apprenti menuisier, dans l'espoir peut-être d'aider un jour de son travail sa mère et sa sœur, et qui, dans un court espace de temps, transporté des plaines de l'Italie conquise aux pieds des Pyramides, était devenu le fils adoptif de l'homme qui attirait sur lui les yeux de toute l'Europe. S'avançant d'un air aimable vers madame Récamier, il la pria de vouloir bien lui permettre de témoigner son regret d'être arrivé si tard à une fête à laquelle il lui avait été si agréable d'être invité. Ensuite, s'approchant de M. Fox: «Je me flatte, dit-il, que je pourrai bientôt me dédommager auprès de vous, Monsieur, car je suis chargé par ma mère de vous accompagner à la Malmaison, et je ne précède que de quelques minutes les voitures qui doivent vous y conduire avec vos amis, aussitôt que vous pourrez vous arracher au charme qui vous arrête ici. J'aurai beaucoup de plaisir à vous servir de guide.» Il présenta alors M. de Ségur aux voyageurs; et touchant la main aux personnes de la société qu'il connaissait, il s'assit à table comme un soldat habitué aux repas précipités du premier consul. Quelques momens après nous nous levâmes, et la société se dispersa, chacun choisissant ses compagnons d'après son goût ou le hasard pour aller faire une courte promenade dans le parc. C'était autour de Fox et de madame Récamier que s'était formé le groupe le plus nombreux; mais bientôt Moreau s'empara seul de M. Fox, en le prenant sous le bras jusqu'au château.

En entrant dans le salon, madame Récamier désira donner aux illustres étrangers réunis chez elle, le plaisir d'entendre déclamer Talma. On sait à quel point cet admirable acteur pouvait se passer du prestige de la scène. Madame Récamier, par une attention ingénieuse, demanda de préférence des scènes imitées de Shakespeare. Talma commença par une scène d'Othello, et, comme dit si bien madame de Staël, il lui suffisait de passer sa main dans ses cheveux, et de froncer le sourcil pour être le Maure de Venise. La terreur saisissait à deux pas de lui, comme si toutes les illusions du théâtre l'avait environné. Il dit ensuite, à la prière de madame Récamier, le récit de Macbeth:

Par des mots inconnus, ces êtres monstrueux
S'appelaient tour à tour, s'applaudissaient entr'eux,
S'approchaient, me montraient avec un rire farouche.
Leur doigt mystérieux se posait sur leur bouche.
Je leur parle, et dans l'ombre ils s'échappent soudain,
L'un avec un poignard, l'autre un spectre à la main;
L'autre d'un long serpent serrait son corps livide:
Tous trois vers ce palais ont pris un vol rapide,
Et tous trois dans les airs, en fuyant loin de moi,
M'ont laissé pour adieu ces mots: Tu seras roi.

La voix basse et mystérieuse de l'acteur, en prononçant ces vers, la manière dont il plaçait son doigt sur sa bouche comme la statue du Silence, son regard qui s'altérait pour exprimer un souvenir horrible et repoussant; tout était combiné pour peindre un merveilleux, nouveau sur notre théâtre, et dont aucune tradition ne pouvait donner l'idée. Il est impossible de ne pas confondre dans le même souvenir le récit fait par Talma, et la manière si frappante dont madame de Staël en a parlé.

Talma, après avoir charmé tous ceux qui étaient présens, partit pour une répétition à laquelle il était attendu. Les Anglais surtout ne pouvaient se lasser d'admirer les intentions de leur grand tragique, rendues ainsi par la double interprétation de Ducis et de Talma.

Après le départ de Talma, on fit de la musique; Nadermann et Frédéric exécutèrent un duo; on pria madame Récamier de chanter; elle se mit à sa harpe et chanta, en s'accompagnant, une jolie romance de Plantade. Est-il besoin que j'ajoute qu'on fut ravi de la voix de madame Récamier?

«En si agréable compagnie le temps passe vite.» Cette remarque fut faite par M. de Ségur, qui ajouta que les voitures du premier consul attendaient depuis une heure dans l'avenue. On se sépara: M. Fox et ses amis prirent congé de la belle châtelaine. Eugène et M. de Ségur suivirent MM. Fox et Adair.

Nous nous entretenions de nos hôtes anglais, lorsqu'on annonça la duchesse de Gordon et sa fille lady Georgiana, aujourd'hui duchesse de Bedford. La duchesse de Gordon était d'une aimable affabilité; mais quelques mots français, qu'elle estropiait avec l'accent anglais, contribuèrent peut-être autant à sa réputation que son rang. Qui n'a pas entendu vanter la beauté de sa fille? L'air virginal de cette belle Anglaise, la douceur et le charme de ses yeux et de ses traits, lui attiraient des hommages universels.

Ces dames entrèrent au moment où M. de Longchamp s'apprêtait à nous lire sa pièce; elles demandèrent à faire partie de notre aréopage, et l'auteur commença. Nous fûmes charmés de sa jolie comédie, et M. de La Harpe lui-même, juge ordinairement sévère, fit ses complimens à l'auteur. Il était occupé à commenter quelques scènes, lorsque la poésie fut obligée de faire place à une autre muse.

Le personnage nouveau qui survint n'était rien moins que M. Vestris, le fils du diou de la danse. Il venait faire répéter à madame Récamier une gavotte qu'il avait composée l'hiver précédent pour elle et mademoiselle de Goigny[50]. Cette gavotte devait être dansée le lendemain, à un bal chez la duchesse de Gordon, par madame Récamier et lady Georgiana. Il ne pouvait être question de renvoyer un maître tel que Vestris. Les dames consentirent à répéter la gavotte devant nous; elle fut dansée au son de la harpe et du cor.

Jamais nymphes plus légères ne charmèrent des yeux mortels. Madame Récamier, le tambourin à la main, l'élevait au dessus de sa tête à chaque pas, avec une grâce toujours nouvelle, pendant que lady Georgiana, qui, au lieu d'un tambourin, avait pris un schall, semblait, bayadère plus timide, vouloir s'en servir comme d'un voile. Il y avait dans ses attitudes ce mélange d'abandon et de pudeur qui embellit encore les formes les plus belles; ses charmes à demi cachés ou à demi révélés sous les ondulations du flexible tissu; ses yeux, tour à tour baissés ou lançant un regard furtif, tout en elle était une séduction; mais les mouvemens et les poses variées de madame Récamier parvenaient encore à distraire les yeux les plus occupés de la danse de lady Georgiana, et il y avait surtout dans son sourire un charme qui faisait pencher les suffrages de son côté. Au milieu de l'enthousiasme général, on remarquait encore l'extase du bon Vestris, qui semblait attribuer toute cette poésie de formes et de mouvemens, d'expressions et d'attitudes, aux seules inspirations de son génie.

Après ce ballet ravissant et imprévu, la duchesse de Gordon, madame Récamier et moi partîmes pour le bois de Boulogne.

La promenade fut courte; mais quelques instans suffirent pour nous faire connaître dans lady Georgiana une femme qui, aux grâces et à la beauté, joignait un esprit plein de charmes et une véritable instruction. L'heure du dîner était si peu éloignée, que nous priâmes la duchesse de nous ramener sans retard à Clichy. En nous quittant, elle nous invita au bal qu'elle devait donner le lendemain à l'hôtel de Richelieu, où elle avait ses appartemens.

Au moment où nous rentrions au château, cinq heures sonnaient; c'était l'heure où le dîner était toujours sur la table, car M. Récamier aimait la ponctualité autant pour lui-même que pour les amis qu'il recevait. Nous le trouvâmes entouré, entre autres convives, de M. de Lalande, l'astronome, et de MM. Degerando et Camille Jordan: M. Degerando est connu par ses écrits sur la philosophie; dans ses relations de société c'est un philanthrope, et par ce mot, auquel on a donné tant de sens divers depuis qu'il existe, je veux dire un philosophe aimable. Camille Jordan, homme de bien dans sa vie politique, éloge rare de nos jours, portait dans les salons cette alliance de douceur et de verve généreuse qui caractérisait son beau talent. On se sentait meilleur quand on se livrait à l'admiration qu'il inspirait; c'était à Camille Jordan qu'allait bien surtout cette définition un peu métaphysique d'un homme vertueux, quand on dit de lui qu'il a une belle âme.

Se consacrant tout entier aux importantes affaires qu'augmentaient chaque jour son crédit, M. Récamier confiait à sa femme (qui, par son âge, aurait pu être prise pour sa fille) le soin de recevoir les personnes qui lui étaient adressées et recommandées de tous les coins du globe. M. Récamier, qui devait sa fortune à son activité et à ses connaissances des affaires de banque, encourageait tous les actes de charité et de générosité qui marquaient tous les jours de la vie de sa femme; charmé de la manière dont elle brillait, c'était une jouissance pour lui de la voir aussi prévenante et attentive pour la dernière paysanne d'un pauvre village, que pour le ministre plénipotentiaire d'un des maîtres du monde.

On attendait encore ce jour-là un hôte remarquable, le fameux sauvage de l'Aveyron. Il arriva enfin, accompagné de M. Yzard, qui était à la fois son précepteur, son médecin et son bienfaiteur.

Ce sauvage, dont l'origine est inconnue, fut trouvé dans la forêt de l'Aveyron, où il avait sans doute, pendant plusieurs années, vécu de fruits, de végétaux, et des animaux qu'il pouvait attraper à la course, ou en leur lançant un bâton, qu'il maniait avec une dextérité surprenante. Les bûcherons le prirent dans des filets dont ils l'enveloppèrent. Bientôt après sa capture il fut conduit a Paris, et le gouvernement le confia aux soins du docteur Yzard. Ce médecin se donna toutes les peines imaginables pour le rendre à la société; et conçut pour lui une affection égale à celle d'un père pour son enfant. Néanmoins, toutes les peines qu'on prit ne purent dompter ses habitudes sauvages; et soit défaut d'attention de sa part, soit vice de conformation dans ses organes, il ne put jamais apprendre à faire d'autre usage de sa voix que d'articuler quelques inflexions gutturales, en imitant les cris de différens animaux.

Madame Récamier le fit asseoir à son côté, supposant peut-être que la même beauté qui captivait les hommes civilisés, recevrait un semblable hommage de cet enfant de la nature, qui paraissait n'avoir pas quinze ans.

C'était une scène qui pouvait rappeler un moment l'Ingénu à côté de la jolie mademoiselle de Saint-Yves; mais moins galant qu'on ne l'était en Huronie du temps de Voltaire, et trop occupé de l'abondance variée des mets, qu'il dévorait avec une avidité effrayante, dès qu'on avait rempli son assiette, le jeune sauvage s'inquiétait peu des beaux yeux dont il excitait lui-même l'attention. Quand le dessert fut servi et qu'il eut adroitement mis dans ses poches toutes les friandises qu'il put escamoter, il s'échappa tranquillement de table. Personne ne s'aperçut que le jeune sauvage était sorti de la salle à manger, pendant qu'on écoutait une chaude discussion qui s'était élevée entre La Harpe et l'astronome Lalande, au sujet des opinions athées de celui-ci et du singulier goût qui lui faisait manger des araignées. Tout à coup un bruit partant du jardin fit supposer à M. Yzard que son élève seul en était cause. Il se leva pour aller vérifier ses soupçons; entraînés par la curiosité, nous le suivîmes tous à la recherche du fugitif, que nous aperçûmes bientôt courant sur la pelouse avec la vitesse d'un lièvre. Pour donner plus de liberté à ses mouvemens, il s'était dépouillé de ses vêtemens jusqu'à la chemise. En atteignant la grande allée du parc, plantée de très-grands marronniers, il déchira son dernier vêtement en deux, comme si c'eût été un simple tissu de gaze; puis grimpant sur l'arbre le plus voisin avec la légèreté d'un écureuil, il s'assit au milieu des branches.

Les dames, autant par dégoût que par respect pour le décorum, se tinrent à l'arrière-garde, pendant que les messieurs se mirent à l'ouvrage pour rattraper l'enfant des bois. M. Yzard employa tous les moyens qui lui étaient familiers pour le rappeler, mais ce fut sans effet; le sauvage, insensible aux prières de son précepteur, ou redoutant le châtiment qu'il supposait avoir mérité par son escapade, sauta de branche en branche, et d'arbre en arbre, jusqu'à ce qu'il n'y eût plus devant lui ni arbres ni branches, et qu'il fût parvenu à l'extrémité de l'allée. Le jardinier s'avisa alors de lui montrer un panier plein de pêches, et la nature cédant à cet argument, le fugitif descendit de l'arbre et se laissa prendre. On lui fit comme on put un vêtement indispensable avec un jupon de la nièce du jardinier; ainsi affublé, il fut emballé dans la voiture qui l'avait amené, et repartit, laissant les convives de Clichy-la-Garenne tirer une grande et utile comparaison entre la perfection de la vie civilisée et l'affligeant tableau de la nature sauvage, dont cette scène nous avait fourni un contraste si frappant. M. de La Harpe, surtout, s'échauffa d'un beau zèle: «Je voudrais bien voir ici, s'écria-t-il, J.-J. Rousseau, avec ses déclamations contre l'état social!» Et dans ce défi adressé aux mânes de l'éloquent sophiste de Genève, la colère du classique rhéteur semblait tout à la fois, par une contradiction bien explicable, l'expression de l'élève de Voltaire, et celle du philosophe converti jaloux de combattre à outrance le moindre fantôme de philosophie et d'irréligion. À défaut de Jean-Jacques, La Harpe recommença sa discussion interrompue avec l'astronome athée. Ils étaient tous les deux en verve, il serait trop long de rapporter leur dispute.

L'astronome Lalande avait bien aussi ses petits ridicules et ses manies. Je citais tout à l'heure son goût pour les araignées; il s'en vantait comme d'une vertu philosophique. L'origine de ce goût était son affection pour madame Lepaute, que dans des vers dignes d'un mathématicien il avait appelée un jour:

La tangente des cœurs et le sinus des âmes.

Voulant mettre cette dame comme lui au dessus des préjugés et la guérir de la terreur que lui inspiraient les araignées, les chenilles, etc., il l'avait habituée peu à peu à voir, à toucher et enfin à avaler, à son exemple, ces insectes, objets de ses préventions.

Cependant, sur les sept heures, plusieurs voitures se succédèrent dans les avenues du château, nous amenant les visiteurs de la soirée. Dans le nombre étaient l'ambassadeur russe avec ses secrétaires, les comtes de Cobentzel, dont l'un était ambassadeur d'Autriche, et Sigismond de Berckeim[51], et le jeune prince Dolgorouki, avec lequel il arrivait de Saint-Pétersbourg. On servit des fruits et des glaces aux nouveaux venus pendant qu'on les régalait du récit de la chasse du jeune sauvage, qui amusa beaucoup les diplomates. Bientôt cependant la conversation avait pris une tournure plus sérieuse, en partie politique et en partie savante, lorsque madame Récamier proposa de faire une promenade dans le village, où nous nous empressâmes tous de l'accompagner. Après quelques détours, les accords d'un fifre, d'un violon et d'un tambourin nous firent porter nos pas du côté de la rivière.

Il y avait une noce à la guinguette de Clichy, et les nouveaux mariés avec leurs amis dansaient sous un petit pavillon.

Madame Récamier nous persuada de nous mêler à cette fête champêtre. Le marié et la mariée, flattés de l'honneur de notre visite, nous reçurent avec toutes les marques d'égards, et ce contraste piquant, produit dans le tableau par notre arrivée, peut aisément se concevoir. Telle est la toute-puissance de la beauté: de graves diplomates et de lourds financiers cherchèrent à rivaliser d'agilité avec les joyeux villageois, et les nobles habitans du Nord se hasardèrent pour la première fois à s'égarer dans les méandres d'une contredanse française, en présence de la femme la plus gracieuse et la plus accomplie du monde; un ton général de gaîté augmentait encore l'intérêt d'une scène digne à la fois des pinceaux de Téniers et de l'Albane.

La nuit approchait, le bal champêtre cessa; madame Récamier prit le bras du comte de Markoff. Nous retournâmes au château, nous y trouvâmes une nombreuse réunion, et entre autres madame de Staël, madame Viotte, le général Marmont et sa femme, le marquis et la marquise de Luchésini. Le marquis de Luchésini était un homme de talent et un diplomate qui jouissait de toute la confiance de son souverain, le roi de Prusse. Il avait été précédé d'une grande réputation à Paris.

Des plaisirs qui se succédaient si rapidement semblaient n'admettre aucun intervalle de réflexion. Après les premières cérémonies d'usage, on proposa de finir la soirée en jouant des proverbes.

C'était placer une partie de la société sous son jour le plus avantageux: madame de Staël allait pouvoir déployer ce talent d'improvisation qui rendait sa conversation si attrayante; madame Viotte trouverait l'occasion de prouver qu'elle méritait le titre de dixième muse, que La Harpe lui avait donné, et le comte de Cobentzel, estimé un des meilleurs acteurs du théâtre de l'Ermitage, à la cour de l'impératrice Catherine, nous ferait juger par nous-mêmes de ce talent déclaré inimitable par Ségur et tous les Russes de notre connaissance. Nous commençâmes par quelques scènes dramatiques. La première fut Agar au désert; madame de Staël joua le rôle d'Agar, son fils celui d'Ismaël[52], et madame Récamier représentait l'ange.

Il serait difficile de décrire l'effet produit par madame de Staël dans ce rôle éminemment dramatique, et cependant je voudrais au moins indiquer la manière pathétique dont elle rendit les émotions de douleur et de désespoir suggérées par la situation d'Agar au désert.

Quoique jouée dans un salon, l'illusion dramatique de cette scène fut parfaite. Avec ses longs cheveux épars, madame de Staël s'était complétement identifiée au personnage, comme madame Récamier, avec sa modeste et céleste beauté, était la personnification du messager du ciel.

Pour elle semblaient avoir été faits ces deux vers d'un poëte anglais:

O woman! lovely woman!
Angels are painted fair to look like you.


«Ô femme! femme charmante! pour peindre les anges beaux,
on les a fait semblables à toi.»

Dans l'expression de l'amour maternel d'Agar, madame de Staël montra toute cette exaltation d'enthousiasme et d'énergie qu'elle retrouva par la suite dans ses écrits, chaque fois qu'elle faisait allusion à son père. Inspirée par l'admiration du cercle qui l'entourait, jamais, peut-être, elle ne fut plus complétement elle-même; chaque regard était une émanation du génie. Il fallut l'avoir vue pour concevoir comment un talent tel que celui de madame de Staël peut, même sans le secours de la beauté, rendre celle qui le possède l'objet de la plus violente passion que puisse faire naître une femme[53].

Cette scène étant finie, les proverbes commencèrent, mais dans l'intervalle madame Viotte nous chanta sa dernière romance, alors en vogue à Paris, et connue sous le titre de l'Émigration du plaisir.

Dans les proverbes les différens auteurs présens rivalisèrent de talent et d'esprit.

M. Cobentzel justifia aussi tous les éloges qu'on lui avait prodigués d'avance.

Mais on remarqua qu'il excellait surtout dans la comédie bouffonne, au grand scandale de ses collègues en diplomatie, qui ne lui pardonnèrent pas volontiers d'avoir changé son habit brodé contre un manteau de Crispin.

Après les proverbes, nous nous divertîmes avec des charades en action, dans lesquelles toute la société prit part.

Nous nous déguisâmes aussi bien que nous pûmes, et nous nous acquittâmes de nos rôles les uns bien, les autres mal: les plus gauches étaient les plus amusans.

Enfin onze heures sonnèrent et le souper fut annoncé.

Le souper est toujours et partout l'acte le plus agréable de la comédie du jour.

Le marquis de Luchésini nous dit, à ce sujet, que le déjeuner était pour l'amitié, le dîner pour l'étiquette, le goûter pour les enfans, le souper pour l'amour et les confidences.

Le temps glissa si rapidement pendant cette soirée que nous ne pouvions croire qu'il fût si tard, quand vint minuit. Il en est de la vie comme de la richesse; nous en sommes prodigues quand nous l'avons en abondance devant nous, et nous ne nous y attachons que lorsqu'elle tire à sa fin.


CHAPITRE IV.

Fête au Raincy, chez M. Ouvrard.—Magnifique hospitalité de M. Ouvrard.—Les portiers ministres d'état.—Madame Tallien.—Description de la salle du banquet.—Lord et lady Holland, madame Visconti, madame Roger.—La princesse Dolgorouki, et le prince Potemkin.—Fox et ses amis.—Généraux français, diplomates étrangers, etc.—Autre conversation de l'auteur avec M. Adair.—Fox à la Malmaison.—Amabilité de Joséphine.—Fox applaudi au théâtre français.—Fox trouvant son buste chez le premier consul.—Accueil fait à Fox, par Bonaparte.—Fox recherché avec empressement.—Le général Lafayette et Kosciusko.—Partie de chasse, à courre et au tir.—Délicatesse de M. Ouvrard.—MM. d'Hantcour et Destilières, le général Moreau.—Tentes et tables dressées dans la forêt de Bercy.—Mésaventure de Berthier et de madame Visconti.—Le cheval emporté, chute de Berthier dans une mare; retraite précipitée.—Conversation avec le général Lannes.—Opinion de Lannes sur l'état militaire.—Pressentiment et souvenir.—La forêt illuminée.—Dégoût de M. Erskine pour la chasse.—MM. de Saint-Farre et Saint-Albin, fils du duc d'Orléans.—Symphonies et fanfares pendant le dîner.—Chanson; couplets en l'honneur de lady Holland.—Bal sur la pelouse.—M. Ouvrard en butte à l'inimitié de Bonaparte.—M. Collot prenant la défense de M. Ouvrard; réponse de Bonaparte.—Bals masqués du salon des étrangers.—Jeu effrayant.—Le danseur Duport; mesdames Bigotini et Miller.—Générosité d'un Anglais.—Scène singulière; entrave secrète et conversation de Joséphine et de madame Tallien, au cercle des étrangers.


Vers le même temps, M. Ouvrard donna au Raincy une fête charmante. J'avais un grand désir d'y assister, quoique je ne fusse ni de sa société ni de celle de madame Tallien qui en faisait les honneurs; mais voyant très-souvent la princesse Dolgorouki, nous y fûmes ensemble.

M. Ouvrard avait fait arranger son orangerie du Raincy pour un déjeuner auquel il avait invité, en même temps qu'à une partie de chasse, madame Tallien et ses amis. Les préparatifs de la fête étaient dirigés par M. Bertheaux, un des premiers architectes de la capitale.

Le Raincy, situé à quatre lieues de Paris, et dont le parc touche à la forêt de Bondy, avant d'appartenir à M. Ouvrard, avait été la propriété du duc d'Orléans. Mais l'opulent munitionnaire-général n'avait pas jugé digne de lui la résidence d'un prince du sang, et il l'avait agrandie et embellie au point d'en faire un lieu véritablement enchanté. Telle était la magnificence du maître de ce palais de fée, que les diverses fabriques des jardins et du parc, les loges, les pavillons, une maison dans le village, et jusqu'au château même étaient habités pendant l'été par des amis de M. Ouvrard. Pour lui, il occupait un pavillon situé sur la hauteur de Raincy, dans le voisinage d'une pompe à feu, destinée à entretenir l'eau dans les bassins et les sources artificielles du parc. M. Ouvrard n'était pas sans tirer quelque vanité de cette hospitalité sans exemple, et il dit un jour fort plaisamment qu'il avait pour portiers trois ministres d'état. Le fait n'avait rien que de très-vrai. M. Talleyrand, ministre des relations extérieures, M. Berthier, ministre de la guerre, et Decrès, ministre de la marine, avaient choisi pour leur résidence d'été chacun un des charmans pavillons qui servaient de loges au parc de Raincy.

Toutes les descriptions de fêtes se ressemblent assez généralement. Celle-ci reçut un caractère particulier du goût délicat qui en dirigea les apprêts, et de la présence de tous les personnages distingués qu'elle réunit au Raincy. M. Ouvrard, en invitant madame Tallien, avait désiré qu'elle fît les honneurs de la maison, et la fête fut digne en tout de celle qui y présidait.

Dans une orangerie pavée de marbre, on éleva une table sur une plate-forme parallèle aux caisses de quelques beaux orangers qui, chargés de fleurs et de fruits, formaient une voûte de verdure d'où s'exhalait un délicieux parfum. Au milieu de la table était un bassin de marbre rempli d'une eau limpide avec un lit de sable d'or, et dans laquelle jouaient des poissons de toutes couleurs. Le déjeuner fut remarquable par la somptuosité, la profusion et l'arrangement des mets. Dans l'appartement voisin, où furent servis le café et les glaces, les murs étaient tapissés de pampres verts, et des rameaux de cette treille intérieure pendaient d'énormes grappes de raisin. Aux quatre coins de cette salle, il y avait quatre bassins de marbre en forme de coquille, d'où jaillissaient des fontaines de punch, d'orgeat et d'eau de fleur d'oranger. Les fruits des deux hémisphères, les uns naturels, les autres en sucre, couvraient des plats de riche porcelaine; les vins les plus exquis, les liqueurs les plus fines pétillaient dans des cristaux; enfin, l'abondance de la vaisselle d'or et d'argent réalisait presque le luxe des fictions orientales. On était tenté de croire que l'homme qui déployait tant de magnificence avait trouvé la lampe d'Aladin.

Comme le déjeuner devait précéder la chasse, le rendez-vous était pour midi, et, ce qui n'est pas très-ordinaire pour une société si nombreuse, chacun fut exact à l'heure. Madame Tallien était arrivée la première. Bientôt après arrivèrent lord et lady Holland, la marquise de Luchésini, madame Marmont, madame Diwoff, madame Visconti, la princesse Dolgorouki et madame Roger[54].

Madame Tallien, dont l'admirable beauté n'était pas au dessous de sa réputation, méritait bien d'être la divinité d'un tel temple. La figure mignonne de madame Marmont était deux fois jolie avec le costume d'amazone qu'elle avait adopté, ainsi que la belle madame Visconti et la marquise de Luchésini, ces dames ayant l'intention de suivre la chasse à cheval. La princesse Dolgorouki a passé pour une des plus belles femmes de son temps; et qui n'a pas entendu parler de la passion ardente qu'elle a inspirée au fameux prince Potemkin[55]? on prétend que c'est pour satisfaire une fantaisie de la princesse qui était dans ce moment au camp devant Ocksacow, et qui désirait voir un assaut, que celui de cette place fut donné.

La vive et intelligente madame Roger, avec sa figure enfantine et sa grâce sans affectation, méritait bien de tenir sa place parmi les jeunes amies de madame Tallien, dont je ne cite pas les noms peu connus, du moins alors, et qu'on ne distinguait que par leur fraîcheur et leurs charmes.

Les honneurs de la fête devaient être adressés spécialement à lady Holland, la nièce de M. Fox. Cette belle Anglaise se distinguait par la dignité de ses manières. On pouvait même l'accuser de cette réserve qui voile fréquemment les dons les plus heureux de la nature: elle formait donc un contraste frappant avec la gaîté de la plupart des jeunes Françaises qui l'entouraient. Toute la société s'unit à madame Tallien, pour lui prodiguer tous les égards qu'elle méritait. Chacun s'étudiait à lui plaire et à l'amuser.

Les voitures ne tardèrent pas à se succéder. Dans la première étaient MM. Fox, Erskine, Adair, et le général Fitz-Patrik; dans une autre, le comte Markoff et le marquis de Luchésini[56], ambassadeurs de Russie et de Prusse; vinrent ensuite les généraux Junot, Berthier, Lannes et Marmont; M. de Laharpe et M. de Narbonne, le prince Dolgorouki; le chevalier d'Azara, ambassadeur d'Espagne; et Adrien de Montmorency.

Une fanfare de cors de chasse remplaça le son de la cloche du château, pour donner le signal de se mettre à table: nous nous rendîmes à la salle à manger. Madame Tallien donna à lady Holland la place d'honneur entre le prince Markoff et le ministre de la guerre; elle s'assit elle-même entre MM. Fox et Erskine, et les autres convives choisirent leurs places où ils voulurent.

Je me trouvai encore une fois placée près de M. Adair, que j'avais déjà vu chez madame Récamier, et je ne me fis point scrupule de le questionner sur son illustre ami M. Fox. Il répondit à toutes mes questions avec une extrême complaisance.—Comment, lui dis-je, M. Fox a-t-il trouvé la Malmaison?—Oh! me répondit M. Adair, il en est revenu enchanté; c'est une fort belle résidence! Madame Bonaparte nous reçut avec cette grâce séduisante qui explique l'amour du premier consul, malgré la différence de leurs âges. Sachant que M. Fox aime l'agriculture et la botanique, elle nous fit entrer dans sa serre, et nous montra sa belle collection de plantes rares. Après le dîner, nous partîmes de la Malmaison, pour aller au théâtre français, où M. Fox, étant reconnu dans la salle, fut salué par d'unanimes applaudissemens, qui le charmèrent d'autant plus qu'ils étaient spontanés.—Et le premier consul, comment M. Fox le trouve-t-il?—Le premier consul lui plaît beaucoup personnellement.—Et notre cour des Tuileries, si vite improvisée?—Il en a été charmé, comme de tout ce qu'il voit. Le premier objet qu'il y a aperçu, dans un des appartemens, a été son propre buste en marbre. Je ne sais si Pierre-le-Grand se sentit plus honoré lorsque, dans sa visite à l'hôtel de la Monnaie, on frappa une médaille en son honneur. Quand nous fûmes entrés dans la salle d'audience, le premier consul s'avança vers M. Fox, et lui dit: «Je me félicite de vous voir à Paris, Monsieur, il y a long-temps que je vous admire comme orateur, et comme sincère ami de votre pays, à qui vous êtes si désireux de rendre la paix. Je suis très-heureux de faire votre connaissance.» À ces paroles, il ajouta plusieurs complimens, qui, dans la bouche d'un homme si extraordinaire, ne pouvaient qu'être très-agréables à M. Fox. Se tournant ensuite vers M. Erskine, dont il ne connaissait évidemment ni le talent ni la réputation éclatante en Angleterre: «Vous êtes légiste, Monsieur,» lui dit-il. C'est bien peu de chose pour un tel nom; mais à l'exception de cette apostrophe insignifiante, Bonaparte nous a tous satisfaits par sa conversation. Quelques jours après, ajouta Adair, nous sommes allés à Versailles, et nous avons dîné au Petit-Trianon. Nous avons visité encore Saint-Cloud, Bellevue, et M. de Talleyrand à Neuilly. Il faudrait à M. Fox le don d'ubiquité, pour tout voir avant de quitter Paris, manufactures, musées, bibliothèques, etc. D'un autre côté, les visiteurs abondent à l'hôtel de Richelieu, où nous sommes logés. Hier matin, pendant que nous déjeunions avec lord et lady Holland, sont venus deux personnages qui forment un curieux contraste par leur extérieur. L'un, d'une taille imposante, l'air ouvert et agréable, et, quoique sur le déclin de l'âge, doué encore des grâces et de la vivacité de la jeunesse; l'autre, petit et nullement remarquable par sa tournure ou par les traits de son visage, par rien, en un mot, de ce qui révèle le héros. Le premier était Lafayette, le preux chevalier de l'indépendance américaine, le grand-seigneur citoyen de la révolution; l'autre, le général polonais Kosciusko, nom glorieux, et qui méritait, par sa valeur comme par sa noble conduite, d'être le Washington de son pays. Lafayette venait inviter M. Fox, le général Fitz-Patrick et moi à son domaine de La Grange. Kosciusko, vieux compagnon d'armes de Lafayette, sera de la partie, qui doit avoir lieu après demain.—Vous venez de nommer le général Fitz-Patrick, dis-je à M. Adair; puis-je vous demander où il est?—Le voilà assis entre madame Marmont et l'ambassadeur de Prusse. C'est un ami particulier de M. Fox; ayant connu le général Lafayette en Amérique, il parla en sa faveur à la chambre des communes, pendant sa détention à Olmutz.

Là où tant d'hommes célèbres par leurs talens et leur esprit étaient rassemblés, il est superflu de dire que le déjeuner fut animé et intéressant. Lord Holland a beaucoup des qualités de son oncle; comme lui, il réunit les deux caractères, en apparence incompatibles, de savant et d'aimable convive. Un feu roulant de saillies fut entretenu entre les Anglais et les Français: heureuses les deux nations, si une rivalité plus sérieuse n'avait pas dû les appeler bientôt à une lutte long-temps terrible!

Une fanfare de cors ayant donné le signal de la chasse, les aboiemens des chiens et les cris des piqueurs retentirent bientôt dans le lointain; les calèches les carick, les tilburys et les chevaux étaient prêts aux portes de l'orangerie. Madame Tallien, lady Holland, M. Fox et le comte Markoff se placèrent dans une des voitures; mesdames Marmont, Visconti et Luchésini montèrent à cheval, et furent escortées par une brillante cavalcade. Enfin, chacun consulta son goût et s'arrangea à sa guise. Ceux qui ne voulurent pas suivre la grande chasse furent conduits par les gardes dans le parc, où il y avait abondance de lièvres et de faisans. Le rendez-vous général était désigné dans un carré de la forêt, où nous trouvâmes une compagnie de chasseurs qui nous attendaient, entre autres M. Ouvrard, qui, ayant prêté le château de Raincy à madame Tallien, pour y recevoir ses amis, avait, par un raffinement de galanterie, refusé d'y paraître, de peur que la présence du véritable propriétaire ne gênât celle qui en faisait ce jour-là les honneurs.

Parmi ceux qu'il avait amenés était M. d'Hantcour, qui passait pour un des meilleurs chasseurs de France, et à qui cette réputation valut depuis le titre de capitaine général des chasses de Napoléon; M. Destilières, fameux par sa grande fortune, et père de la comtesse d'Osmond, et le général Moreau qui s'excusa de n'avoir pu venir le matin déjeuner.

Tous ces messieurs étaient en costume complet de chasseur, et n'attendaient plus que les nouvelles du cerf, pour sonner de leurs cors. Si la magnificence du déjeuner avait excité l'admiration générale, les préparatifs de la chasse ne firent pas moins d'effet sur nous. Dans les clairières de la forêt, on avait dressé des tentes, et sous les tentes des tables avec des rafraîchissemens non-seulement pour les chasseurs, mais encore pour les habitans du voisinage, de toute condition, que l'intérêt du spectacle avait attirés en foule. La gaîté naturelle de cette multitude s'était encore accrue par la douce influence du vin, qui lui était généreusement versé, et la belle forêt de Bondy offrait un grand tableau composé de mille groupes différens.

Un accident, qui par bonheur n'eut aucun résultat funeste, troubla un instant la fête. Le cheval de madame Visconti, excité par l'ardeur de la chasse, se montra tout à coup indomptable, et partit au grand galop avec une espèce de fureur. Le général Berthier, le général Lannes et un troisième cavalier, coururent à toute bride au secours de la dame ainsi emportée, et qu'ils ne purent atteindre qu'auprès du village de Villemonble, environ à une lieue de distance.

Pendant ce rapide trajet, le général Berthier tomba de son cheval; de sorte que Lannes et M..... purent seuls retrouver madame Visconti, qui était dans les plus vives alarmes, quoiqu'elle en fût quitte pour la perte de son beau costume d'amazone, déchiré en lambeaux à travers la forêt. Il s'agissait de la transporter au château, car elle était trop fatiguée pour pouvoir monter à cheval. Le hasard voulut que Berthier, en se démenant dans une mare où sa monture l'avait jeté, pût faire entendre ses cris de quelques chasseurs qui étaient dans cet endroit de la forêt. Or, comme tout était prévu dans cette partie, y compris les accidens, on lui amena bientôt une calèche où s'étant placé, il arriva juste à temps pour donner asile à madame Visconti dans la voiture. Le chevalier, couvert de boue, et la dame, dans un autre désordre de toilette, se regardèrent en souriant de leurs mutuelles infortunes, et on les laissa s'en retourner en tête à tête dans cet accès de bonne humeur; mais on ne les revit plus de ce jour-là, car, déconcertés de leurs malencontreuses aventures, ils prirent la route de Paris sans s'inquiéter davantage des chasseurs et du cerf.

J'eus ce jour-là une longue conversation avec le général Lannes; il me raconta les événemens de sa vie militaire, qui, comme celle de tant d'autres guerriers de l'époque, ressemblait à un roman.

Ces hommes osaient alors se vanter de leur origine obscure. J'appris de Lannes lui-même qu'il avait quitté la boutique d'un teinturier pour les drapeaux de la république. Il devait le rang de général en chef à l'intrépidité avec laquelle il brava la mort à Lodi, à Arcole, à Aboukir, ainsi qu'à l'amitié qu'avait eue pour lui le général en chef. «Ne croyez pas, me dit le général, qu'il ne s'agisse que de bien se battre; que d'obstacles à surmonter avant de parvenir! et que de chances favorables nous sont nécessaires! Après tout, la carrière d'un soldat n'est qu'une alternative de bonne et de mauvaise fortune. Le mal y est tout physique et le bien tout moral. Cependant cette vie de privations est embrassée avec amour pour la gloire seule, dont la voix bien souvent ne proclame votre nom qu'au milieu du bruit du dernier coup de canon qui nous emporte.» Je me souvins de cette tirade philosophique cinq ans après, en lisant les bulletins de la bataille d'Esling[57].

Deux heures après notre entrée en chasse, le cerf fut forcé près de l'étang de Bondy, en présence de tous les chasseurs et de la foule dont la curiosité avait grossi nos rangs. On n'entendit plus alors que les complimens qu'on échange en pareille occasion, et le récit plus ou moins improbable que chacun faisait de ses aventures particulières; mais tout le monde s'était amusé. Le but de ce grand jour était atteint.

En retournant au Raincy, nous vîmes que M. Ouvrard n'avait rien oublié pour l'éclat de cette partie; car, supposant que la chasse pouvait se prolonger fort tard, il avait tout fait disposer pour la continuer à la lueur des torches. J'avais déjà jugé de l'effet imposant d'une chasse aux flambeaux dans une partie qui, peu de temps auparavant, avait eu lieu par les ordres de Joseph Bonaparte dans la même forêt; mais cette fois-ci la chasse finit avec le jour, et la forêt ne retentit plus que des chants joyeux des paysans, à qui furent distribués les rafraîchissemens destinés aux chasseurs.

Les chasseurs au tir, qui étaient arrivés avant nous au château, n'avaient pas été moins heureux. Nous en jugeâmes à la quantité de gibier qui encombrait la porte de l'orangerie. La vue de ces monceaux d'animaux égorgés n'était pas du goût de M. Erskine, je le pensai du moins, en le voyant partir sans attendre ses amis, qu'il avait refusé d'accompagner à la chasse.

MM. de Saint-Farre et Saint-Albin, deux fils naturels du duc d'Orléans, étaient de la partie au tir, et Ouvrard s'étudia, par la réception la plus affable, à leur faire oublier que le Raincy avait appartenu à leur père; mais c'était peut-être le leur rappeler que de mettre tout à leur disposition comme s'ils étaient chez eux.

Pendant la chasse, la plus grande activité avait présidé aux soins du dîner, qui, réunissant un plus grand nombre de convives que le déjeuner, égala ce premier repas en somptuosité. M. Ouvrard s'assit à table comme un simple convive, madame Tallien continuant à faire les honneurs.

Fox et Moreau furent charmés de se retrouver. Le général fut flatté des égards que les Anglais lui prodiguaient; il se laissa aller à causer librement et à raconter ses campagnes, en mettant de côté sa timidité ou sa réserve habituelle. Il fut même inspiré au point de s'attirer le compliment qu'il savait parler aussi bien que gagner des batailles.

Des orchestres d'instrumens à vent, placés dans les bosquets autour de l'orangerie, exécutaient des symphonies auxquelles répondaient dans le lointain les fanfares des chasseurs de Grobois et du Raincy, comme pour célébrer les amusemens du jour.

Après le dîner, plusieurs chansons de chasse furent chantées au bruit joyeux des verres; et un des convives fit en l'honneur de lady Holland des couplets qu'on trouva charmans et qui furent répétés en chœur.

Une partie si gaie ne pouvait se terminer sans danse. Le bal commença donc sur la pelouse devant le château, et chacun y prit part. Des généraux parvenus au pinacle de leur gloire, des hommes d'état riches d'honneurs et de renommée, de jeunes ambitieux à qui la fortune réservait tant de jouissances ou de revers, des exilés oubliant sur le sol natal les sévérités que la révolution exerça contre eux, Anglais, Russes, Prussiens et Français, tous payèrent leur tribut à Terpsichore. Minuit avait sonné avant qu'aucun des hôtes joyeux du Raincy se rappelât qu'il avait encore quatre lieues à faire pour retrouver son lit à Paris.

Ce fut peu de temps après cette fête enchantée que s'ouvrit pour celui qui l'avait donnée une carrière indéfinie de persécutions.

Bonaparte n'aimait pas M. Ouvrard, et celui-ci accrut encore cette inimitié du premier consul en refusant de prêter à l'État douze millions dont on avait le plus pressant besoin. Avant de s'engager de nouveau, le riche munitionnaire réclamait le paiement d'une ancienne créance de dix millions souscrite par le directoire.

Au lieu d'examiner sa demande, on le mit sous la surveillance de la gendarmerie, et les scellés furent apposés sur ses papiers.

Madame Visconti, dont j'ai raconté plus haut la mésaventure au Raincy, voulut faire en faveur de son ami quelques démarches auprès de Bonaparte; mais le général Berthier l'en empêcha en lui disant que le premier consul ne manquerait pas de les accuser, lui et madame Visconti, de faire des affaires avec M. Ouvrard. Ce fut M. Collot, depuis directeur de la monnaie, qui, bien qu'il ne connût pas M. Ouvrard, osa seul dire à Bonaparte: «C'est mal débuter, général, que d'inquiéter ainsi tout le monde.» Le premier consul répondit: «Un homme qui a trente millions et qui n'y tient pas est trop dangereux pour mon gouvernement.»

Après avoir été comblé des adulations que lui attiraient ses richesses, M. Ouvrard se vit obligé à deux époques différentes, et sous deux gouvernement antipathiques, de solliciter la faveur de sortir de prison accompagné d'un gardien, la première fois pour recevoir la bénédiction de sa mère mourante, la seconde pour se rendre auprès du lit de douleur de sa fille chérie, madame la comtesse de Rochechouart, dont une grave maladie menaçait les jours.

De tous les plaisirs auxquels on courait à cette époque, le plus recherché et le plus à la mode était le bal masqué du salon des Étrangers. Le marquis de Livry en faisait les honneurs. La meilleure société de l'Europe était alors rassemblée à Paris, et la France, à peine échappée aux derniers orages de la révolution, semblait saisir avec empressement tous les plaisirs qui pouvaient bannir de sa mémoire le souvenir de ses troubles politiques. Le salon des Étrangers était chaque soir rempli d'une foule immense.

De quel jeu effrayant j'ai été témoin! J'ai vu perdre trois cent mille francs d'un seul coup; et quels quadrilles! quels danseurs! c'était Duport, c'étaient Bigottini et Miller, qui rivalisaient de grâce et de légèreté dans les divertissemens de la soirée.

Les soupers étaient servis par Robert avec tout le luxe de la gastronomie, non pas à un seul couvert, mais sur plusieurs tables, de sorte que chacun pouvait choisir sa compagnie aussi bien que ses mets.

Il y avait un Anglais qui donnait régulièrement au garçon un louis chaque fois qu'il demandait quelque chose.

Un soir que le garçon avait reçu de cet Anglais généreux jusqu'à dix pièces d'or: «Milord, lui dit-il tout surpris, peut-être ignorez vous qu'on ne paie pas ici?—Oh! oh! peu importe garçon, reprit l'Anglais froidement; quand un homme risque cent mille francs sur une carte, il a bien de quoi donner quelques louis pour qu'on lui serve à souper. Voilà dix autres louis pour t'apprendre que je ne me trompe pas.»

Que de gens de tout sexe, de tout âge, de tout rang venaient chez le marquis de Livry, pour y hasarder, à la faveur du domino, le fruit de vingt ans de travail et d'économie sur une carte! Que d'intrigues, de politique ou d'amour se trouvaient sous le masque! Combien de personnes se cherchaient sans avoir la bonne fortune de se rencontrer! Combien d'autres se coudoyaient qui ne pensaient qu'à se fuir!

Le hasard me rendit le témoin d'une scène singulière dans un de ces bals: Il était près de deux heures du matin, la foule était immense, et la chaleur excessive; je m'en trouvai incommodée, et montai à l'étage supérieur pour respirer un peu plus librement; l'air frais m'eut bientôt remise, et je me préparais à descendre, lorsque mon attention fut attirée par une conversation très-animée qui se tenait dans un appartement voisin. Beaumarchais dit que pour entendre il faut écouter. Soupçonnant qu'il s'agissait de quelque intrigue sous le masque, je m'approchai de la cloison, et je reconnus les voix de deux femmes; mais comme le sujet de l'entretien paraissait n'avoir d'intérêt que pour elles, je me préparais à m'éloigner, lorsqu'à mon grand étonnement, l'une des interlocutrices prononça le nom de Bonaparte. Ce nom fixa de nouveau mon attention, et j'entendis que cette dame disait: «Je vous déclare, ma chère Thérésina, que j'ai fait tout ce que l'amitié pouvait me dicter, mais inutilement. Pas plus tard que ce matin, j'ai tenté un nouvel effort; mais il n'a rien écouté de ce que je voulais lui dire. Je ne saurais comprendre ce qui a pu le prévenir si fortement contre vous. Vous êtes la seule femme dont il a effacé le nom de la liste de mes amies intimes, et c'est de peur qu'il ne nous montrât directement son déplaisir (ce qui me désolerait), que je suis venue ici seule avec mon fils. Dans ce moment, on me croit bien endormie dans mon lit au château; mais j'étais décidée à venir pour vous voir, et vous prévenir, pour vous consoler et surtout me justifier.

»Joséphine, répondit l'autre dame, je n'ai jamais douté de la bonté de votre cœur ni de la sincérité de votre affection.

»Le ciel m'est témoin que la perte de votre amitié serait pour moi bien plus pénible que la crainte de Bonaparte.

»J'ai tenu, dans ces temps difficiles, une conduite telle qu'on pourrait peut-être s'honorer de mes visites; mais je ne vous importunerai pas sans son consentement. Il n'était pas consul quand Tallien le suivit en Égypte..., lorsque je vous reçus tous deux chez moi..., lorsque je partageai avec vous...» (Ici des sanglots interrompirent la voix de la dame.) «Calmez-vous, reprit l'autre, calmez-vous, ma chère Thérésina..., laissez passer l'orage..., je vous préparerai une réconciliation, mais il ne faut pas l'irriter davantage; vous savez qu'il n'aime pas Ouvrard, et l'on dit qu'il vous voit souvent!—Quoi donc! parce qu'il gouverne la France, espère-t-il tyranniser nos foyers? Faudra-t-il lui sacrifier nos amitiés privées?» Comme elle prononçait ces mots, on frappa à la porte.

C'était Eugène Beauharnais, qui cherchait partout sa mère.

«Madame, lui dit-il, voilà plus d'une heure que vous êtes absente; le conseil des ministres est peut-être terminé; que dira le premier consul, s'il ne vous trouve pas à son retour?»

Les deux dames et Eugène descendirent lentement, et je quittai aussi le bal quelques minutes après.

Je venais d'être témoin d'une scène très-intéressante; car une des deux dames devint par la suite impératrice des Français; l'autre était madame Tallien, à qui la France devait la chute de Robespierre.


CHAPITRE V.

Sépulture de mon père dans le parc de sa maison de campagne.—Imprévoyance.—Maison ruineuse.—Confiance de mon mari en moi.—Son insouciance.—Visite à ma mère.—Maladie.—Travaux d'embellissement à ma maison de campagne.—Voyage en Angleterre, à la paix d'Amiens.—Le Ranelagh.—Madame Fitzhebert et le prince de Galles.—Lady Jersey.—Perfidie attribuée à une femme.—La première nuit des noces du prince de Galles (depuis George IV) et de la reine Caroline.—Dureté et froideur du prince de Galles envers sa femme.—Manières étranges de la princesse de Galles.—Courte faveur de lady Jersey.—Retour du prince de Galles à madame Fitzhebert.—Passion du prince pour cette dame.—Toast porté par le prince à sa maîtresse.—Le prince de Galles et les femmes de quarante ans.—Le prince de Galles inséparable de madame Fitzhebert.—Amabilité du prince à mon égard.—Il me présente à la duchesse de Devonshire.—Conversation avec le prince.—Son genre d'esprit.—Bonhomie d'un voyageur.—Le prince de Galles parlant parfaitement français.—Le prince régent et Henri V.—Excès de familiarité puni.—Fête magnifique chez la duchesse de Devonshire.—Monseigneur le duc d'Orléans et le duc de Beaujolais, son frère.—Les routs de Londres.—Les parties de thé.—Les belles pommes de terre et le capital beefstake.—Les peines d'estomac.—Timidité des Anglaises.—Leurs bonnes qualités.—Les femmes mariées en France et en Angleterre.


Mon père avait acquis, peu de temps avant sa mort, une maison de campagne charmante près de Paris; l'étendue du parc me permit d'en faire consacrer une partie pour lui servir de sépulture. Dans l'égarement de la douleur, je ne vis que la possibilité d'aller chaque jour visiter son tombeau.

Je ne calculai pas si l'avenir pouvait amener tels événemens qui me forçassent de renoncer à cette maison; je ne calculai pas que la moitié de la fortune de mon mari avait été abandonnée au gouvernement, par le partage qu'on en avait fait pendant son émigration; que sur la moitié qu'il nous était échu il restait les droits des personnes auxquelles il avait donné sa signature, avant l'émigration, en cautionnemens, dans le cas où les personnes qu'il avait cautionnées ne payeraient pas, et que par conséquent la fortune qui me restait n'était pas suffisante pour conserver une maison qui par son agrément, par l'étendue de ses jardins, et surtout par sa position entre Paris et Versailles, avait causé de grandes dépenses au dernier propriétaire. En effet, on attribuait en grande partie la ruine de M. de L. T. D. P., au séjour de cette maison, dans laquelle il recevait la cour et la ville. Je ne vis rien de ces dangers, aucune voix amie ne vint m'avertir de leur existence. Mon mari, si bon, si aimable pour tout ce qui le connaît, trouvait que j'avais sauvé avec beaucoup de bonheur et d'adresse une partie de sa fortune, et pensait qu'il pouvait sans danger m'en laisser la direction. Il n'avait jamais eu l'habitude de s'occuper d'affaires d'intérêt; il ne pouvait souffrir qu'on lui en parlât. S'il voyait entrer un fermier ou un homme d'affaires, il prenait son chapeau et sortait. Sa confiance en moi, sa parfaite bonté qui l'empêchait de me contrarier en rien, eurent une influence funeste sur le reste de ma vie, et malheureusement aussi sur la sienne. Aussitôt que mes forces me le permirent, je partis pour aller porter à ma mère (qui habitait loin de Paris) les seules consolations que je pusse lui offrir après la perte affreuse que nous venions de faire: pleurer ensemble était un besoin pour toutes deux.... À mon retour, ma santé, qui avait beaucoup souffert, ne me permit pas d'arriver jusqu'à Paris; je fus retenue près de six mois à cinquante lieues de la capitale; enfin, le temps, ce consolateur donné par la nature, vint calmer mes regrets et les rendre supportables; il ne me fit pas oublier mon excellent père, mais son souvenir, dont j'aime toujours à m'entourer, cessa d'être accompagné de ces déchiremens qui suivent les premiers instans d'une perte si cruelle.

À mon retour à Paris, je mis tous mes soins à embellir l'habitation qui m'était devenue précieuse depuis qu'elle renfermait un dépôt si cher.

J'abandonnai la direction des travaux que je me proposais d'y faire à un architecte, et, profitant de la liberté laissée par la paix d'Amiens de voyager en Angleterre, mon mari et moi nous partîmes pour Londres. Le but principal de notre voyage était de visiter une tante de M. de V..., à laquelle il était fort attaché, et qui habitait l'Angleterre depuis son émigration; le rang qu'elle occupait, ainsi que ses qualités personnelles, lui avaient attaché de nombreux amis qui nous accueillirent parfaitement mon mari et moi, qui s'empressèrent de rendre notre séjour à Londres aussi agréable qu'il pouvait l'être.

Le lendemain de mon arrivée, je fus conduite au Ranelagh. Cet établissement, qui est tombé depuis, était alors très à la mode. J'étais accompagnée de M. Smith, frère de madame Fitzhebert. On prétendait que cette dame avait été unie au prince de Galles par une sorte de mariage nul devant la loi, puisque madame Fitzhebert était catholique. Lorsque ce prince, cédant aux vœux de sa famille et du parlement, consentit à épouser la princesse de Brunswick, madame Fitzhebert s'était brouillée avec lui.

On disait que lady Jersey, dame d'honneur de la princesse de Galles, avait formé le projet de subjuguer le prince et remplacer dans son cœur madame Fitzhebert. On ajoutait que le jour de son mariage, désirant l'éloigner de sa jeune épouse, elle avait mêlé de l'eau-de-vie dans le vin destiné à la princesse, que les résultats de cette mixtion furent tels qu'ils inspirèrent au prince un profond dégoût pour elle.

Je ne sais quel degré de confiance on doit accorder à ces détails odieux, mais le fait que je vais citer est certain, je le tiens de la personne même qui en a été le témoin.

Le lendemain de son mariage, la princesse traversant un salon dans lequel se trouvait son auguste époux, s'approcha de lui et prit sa main d'une manière caressante; le prince la retira vivement et dit à l'ami qui se trouvait près de lui: Touchez ma main, sentez comme elle est froide; cette femme me glace en me touchant.

Sans attribuer à lady Jersey l'horrible action dont elle fut accusée, il est permis de penser que les manières seules de la princesse avaient suffi pour faire naître cette aversion, qui s'est manifestée dès la première nuit de leur mariage. Je serais d'autant plus disposée à le croire que je tiens de madame Egerton, dame d'honneur de la feue reine Charlotte, que, la veille du mariage de la princesse de Galles, les dames qui l'entouraient avaient été indignées de sa gaîté et des mauvaises plaisanteries qu'elle se permettait (plaisanteries qui m'ont été rendues, mais que je n'oserais répéter ici).

Quoiqu'il en soit, lady Jersey, qui était parvenue à plaire au prince pour quelques instans, fut bientôt délaissée; il revint à madame Fitzhebert avec tout l'empressement de la plus violente passion; il la suivait partout; on le voyait à cheval courant après sa voiture. Vainement elle voulut le fuir et mettre la mer entre eux en venant se réfugier en France; bientôt elle y apprit que le désespoir du prince avait altéré sa santé, qu'il était malade. Cédant alors à l'attachement qu'il lui avait inspiré, elle consentit à revenir en Angleterre.

Cette passion durait encore lorsque j'étais à Londres, quoique madame Fitzhebert eût alors plus de quarante ans. On sait que dans un dîner avec ses amis, dans lequel on discutait quel était l'âge le plus favorable à la beauté d'une femme, et quels étaient les avantages qui établissent cette beauté, le prince décida la question par un toast qu'il porta à une femme blonde, grasse et âgée de quarante ans.

En effet, les trois femmes qui ont successivement occupé son cœur avaient toutes plus de quarante ans.

En invitant madame Fitzhebert à une soirée on était sûr que le prince l'honorerait de sa présence; c'est ainsi que je me suis trouvée plusieurs fois avec lui chez lady Warren à Kensington, où elle avait une maison charmante, chez madame Daff et chez la duchesse de Saint-Albans sa sœur. Le lendemain de mon arrivée, il était au Ranelagh lorsque j'y fus accompagnée du frère de madame Fitzhebert; ce dernier s'approcha du prince et lui dit qu'il regrettait que la duchesse de Devonshire eût déjà quitté le Ranelagh, parce qu'il lui aurait demandé une invitation pour une dame française qui venait d'arriver à Londres, à laquelle il eût voulu faire voir la fête que la duchesse donnait le lendemain à Chiswick. Le prince répondit avec beaucoup de grâce que je n'avais pas besoin de billet, qu'il y serait, et qu'en le faisant avertir de mon arrivée il me présenterait à la duchesse. En effet, le lendemain M. Smith, qui nous accompagnait, alla prévenir le prince, qui non-seulement me présenta, mais qui se promena assez long-temps sur la pelouse avec moi. Le lendemain, les journaux de Londres, qui remplissent leurs longues colonnes de tous ces détails de la société, et de la description la plus minutieuse de la toilette des dames firent un long article de ma présentation et de ma promenade avec le prince. J'ai pu, dans cette circonstance, où j'ai joui assez long-temps de sa conversation, apprécier le charme de son esprit, remarquable surtout par une légère teinte de causticité et de moquerie d'un ton parfait. Il me parut fort amusé d'un M. Michel qui était venu depuis peu en Angleterre en même temps que madame Récamier, qui lui avait offert ses services et promis ses bons offices si le prince venait à Paris, comme si chacun ne devait pas savoir que l'héritier de la couronne d'Angleterre ne peut jamais quitter ses états, ou qu'il pût avoir besoin d'un M. Michel. Je fus étonnée de la perfection avec laquelle le prince parlait français sans le moindre accent étranger.

La conduite qu'il a tenue lorsqu'il devint régent du royaume a fait trouver de grands rapports entre lui et Henri V: tous deux eurent une jeunesse fort orageuse, tous deux surent éloigner d'eux à leur avènement au trône les compagnons de leurs joyeuses folies.

Mais, même au temps où il n'était que prince de Galles, il savait réprimer la trop grande familiarité que quelques-uns de ses amis, encouragés par celle qu'il avait avec eux, se permettaient quelquefois. On cite en exemple monsieur B..., qui un jour le pria de sonner pour un verre d'eau dont il avait besoin. Le prince sonna et dit froidement au valet de chambre, lorsqu'il ouvrit la porte: «Faites avancer la voiture de monsieur B...»

Cette correction infligée si à propos fit sentir à ses amis que lorsqu'un souverain veut bien oublier la distance qui le sépare de ses sujets, c'est un motif de plus pour que ceux-ci s'en souviennent. Monsieur B... ne reparut jamais depuis devant le prince; malheureux à l'excès par cette disgrâce, il quitta l'Angleterre, et depuis ce temps il habite Calais. Cette fête donnée par la duchesse de Devonshire était un déjeuner offert à cinq cents personnes. Des tables étaient dressées dans les appartemens et dans quelques fabriques du parc; le plus beau temps la favorisait. Après le déjeuner on forma plusieurs contredanses sur le gazon; j'eus l'honneur de me trouver de la même que messeigneurs le duc d'Orléans et son frère, qui vivait alors, monsieur le duc de Beaujolais.

Cette fête est une des plus agréables que j'aie vues pendant mon séjour en Angleterre.

En général, les assemblées si nombreuses, à la mode à Londres, me semblent peu agréables. Quand on a fait le tour des salons avec beaucoup de difficultés, et souvent en y laissant une partie de sa parure, on va se montrer dans un autre. La perfection pour un homme, et même pour quelques femmes, est d'être vues dans plusieurs le même jour.

Lorsqu'on veut témoigner à une personne une bienveillance particulière, on ne se contente pas de l'inviter à ces grandes assemblées, mais on la prie de venir prendre le thé. Que Dieu garde les voyageurs qui iront en Angleterre après moi de cette bienveillante politesse.

Rien dans le monde n'est plus ennuyeux que ces réunions (au moins pour des Français). Sur vingt ou vingt-cinq femmes, à peine y compte-t-on un ou deux hommes. La conversation assez généralement est relative au dîner qu'on a eu ou au souper qu'on aura. Je me rappelle qu'à une de ces réunions une dame placée près de moi parla beaucoup des beautiful potatoes et du capital beefstake qu'elle avait eus à son dîner, ainsi que des peines d'estomac qu'elle éprouvait.

Ce mot peine, dont nous nous servons en parlant de douleurs morales, me parût la chose du monde la plus drôle, appliquée aux douleurs physiques, ainsi que les belles pommes de terre et le capital beefstake. Mais s'il est difficile à une jeune femme de ne pas rire des choses qui sont en opposition directe avec ses habitudes, il serait fort injuste de juger sur des rapports semblables la société anglaise. Si la timidité, la mauvaise honte (comme ils disent), paralyse les moyens d'un grand nombre, elles n'en sont pas moins pour la plupart d'excellentes femmes, et il n'est pas rare d'en trouver qui réunissent beaucoup de talens et d'agrémens dans l'esprit. On a dit (et on a eu raison) que les mœurs sont plus pures en Angleterre que dans aucun autre pays (les personnes de la cour exceptées); mais on aurait tort d'en conclure que les femmes des autres pays valent moins.

En France, elles jouissent d'une grande liberté: elles font et reçoivent des visites sans leur mari; elles vont au bal, au spectacle sans lui; enfin celles qui se conduisent bien (et il y en a beaucoup) ne doivent qu'à elles seules leur vertu. En Angleterre, une jeune femme ne sort jamais seule à la promenade, au spectacle; partout enfin elle est entourée d'une protection qui ne lui manque jamais.

Ce genre de vie, si bien fait pour assurer le repos, le bonheur des familles, est une sauve-garde pour les femmes. Les mœurs du pays qui a adopté ces usages doivent être généralement bonnes; mais les individus ne valent pas mieux. Il ne faut jamais oublier que les hommes (et avec bien plus de raison les femmes) ne sont jamais que le produit des circonstances dans lesquelles ils se trouvent placés. Cela est si vrai, que si vous isolez une Française et une Anglaise de toute espèce de protection, la Française trouvera en elle-même plus de force de résistance pour échapper à la séduction qu'une Anglaise lorsqu'elle sera séparée de tout ce qui forme son bouclier ordinaire.


CHAPITRE VI.

Beauté des Anglaises.—Comparaison entre les Anglaises et les Françaises.—Les enfans.—Les veuves.—Liberté des jeunes filles.—Respect et froideur filiale.—Le poëte Shandy.—L'aïeul et les petits-fils.—Autorité paternelle absolue en Angleterre.—Les maisons de Londres.—Une ville de bourgeois.—Commodité et tristesse.—Les salles de spectacle.—L'opéra italien à Londres.—Un bal masqué.—Gaîté anglaise, gravité française.—Les voyages.—Manie du changement chez les Anglais.—Les voyages d'agrément.—La reine Caroline, reine de la canaille.—Bergami et les caricatures.—La reine à Hammersmith.--L'alderman Hood.—Costume et coiffure de la reine.—Les corporations.—Équipage grotesque des dames de la cour de Hammersmith.—Le parc de la reine dévasté par ses courtisans.—Audace et humiliation de la reine au couronnement de George IV.—Maladie et mort de la reine attribués à son désappointement.—Convoi de la reine.—Patience des soldats anglais mise à l'épreuve.—Insolence et poltronnerie de la canaille.—Visite dans une brasserie.—M. Brunel, ingénieur.


En général, les Anglaises sont parfaitement belles; ce n'est point sur le petit nombre de celles qui voyagent et viennent sur le continent qu'on doit former son opinion.

Mais qu'on aille un dimanche, dans une belle matinée de printemps, se promener sur les beaux gazons de Kensington-Garden, sous ces ombrages si beaux, si frais, c'est là qu'on prendra une opinion juste de la beauté des femmes; leur toilette du matin, dépouillée de tous les ornemens dont elles la surchargent le soir, qui la rendent souvent de mauvais goût, est plus simple, est plus favorable à leur beauté.

Il existe une différence bien remarquable entre les Françaises et les Anglaises. À la promenade des Tuileries, à dix pas, toutes les femmes paraissent charmantes; leurs grâces, leur tournure, leur mise, l'éclat de leurs yeux, les font paraître parfaitement jolies à distance; en s'approchant ce n'est plus la même chose: sur dix souvent il n'y en a pas une de véritablement jolie.

À Kensington-Garden, au contraire, à dix pas il n'y a pas une femme de jolie, l'ensemble est sans grâces, la toilette de mauvais goût; mais arrive-t-on jusqu'à elles on est étonné du charme de leur figure, de la délicatesse de leurs traits, mais surtout, de la transparence de leur peau, qui paraît encore plus belle au jour qu'aux lumières. Les enfans y sont plus beaux que dans aucun autre pays. Il est vrai de dire qu'il n'y en a pas où l'on s'en occupe autant; je ne sais quel auteur a dit que les Anglaises ressemblaient aux animaux qui n'aiment leurs petits qu'autant qu'ils ont besoin d'eux, et qui les méconnaissent dès qu'ils peuvent se passer de leurs soins. Sans accorder tout-à-fait la justesse de cette opinion, elle renferme bien pourtant quelque chose de vrai. J'ai vu un grand nombre de veuves anglaises se remarier, oubliant tout-à-fait les intérêts de leurs enfans; en France ces exemples sont bien plus rares.

Il est assez commun en Angleterre de voir de jeunes demoiselles aller passer plusieurs mois en visite chez des amies, et leur mère ne s'en inquiéter nullement. C'est surtout parmi les hommes que je n'ai pas trouvé cette confiance, cette intimité qui règne souvent entre un père et ses fils; en Angleterre, une fois que ces derniers ont passé l'enfance, et qu'ils atteignent la jeunesse, ils sont très-respectueux, mais très-froids pour leurs parens; enfin je ne sais pourquoi, en voyageant dans ce pays, je me suis rappelé cette horrible explication de l'amour des grands-pères pour leurs petits-enfans qui a été donnée par le poëte Shandy, qui prétend que les pères ne voient dans leurs enfans que des héritiers avides, et que c'est à cette cause qu'on doit attribuer l'amour extrême de l'aïeul pour ses petits-fils, parce qu'il les regarde comme les ennemis de ses ennemis. S'il y a un pays au monde où une pareille opinion ait pu prendre naissance, ce doit être en Angleterre, quoiqu'en général je pense qu'en tous pays l'enfance est l'époque de la vie qui inspire aux parens l'attachement le plus vif.

Si on voulait en analyser la cause, peut-être la trouverait-on dans l'empire absolu qu'ils exercent alors sur leurs enfans; cet empire les identifiant en quelque sorte avec eux-mêmes, leur inspire une sorte d'intérêt pour toutes leurs actions, qui se perd lorsque ces enfans, devenus libres de leurs pensées, de leur conduite, ne doivent plus leurs succès qu'à eux-mêmes.

Serait-il donc vrai qu'il n'est pas un seul des sentimens qui font le charme de notre existence qui soit tout-à-fait exempt d'égoïsme?...

D'autres causes peuvent aussi déterminer la préférence accordée à l'enfance.

Le bonheur qu'on attend de ses enfans étant alors en espérance, il est entouré de toutes les illusions qui suivent cette puissance décevante, on jouit de ce qu'on a et de ce qu'on espère; mais quand les enfans s'élancent dans la vie, où ils vont exister pour d'autres que ceux qui les ont élevés, toutes ces illusions se perdent successivement, et le sentiment qui attache les parens à leurs enfans n'est plus qu'une affection raisonnable.

N'ayant jamais eu d'enfans, mon opinion, à cet égard, n'est que le fruit de mes observations, et non de mon expérience personnelle; aussi je suis bien loin de la donner comme autorité.

En arrivant à Londres, je fus frappée de la construction des maisons: toutes ces petites portes me faisaient demander où étaient les maisons des grands seigneurs; ne voyant partout que des habitations pour des bourgeois, je voulais toujours chercher des hôtels comme les nôtres. Après quelque séjour à Londres, je trouvai que, malgré la différence de l'extérieur, quelques maisons offraient des habitations aussi belles qu'élégantes.

Les rues de Londres sont belles, larges, bien alignées, garnies de trottoirs qui les rendent très-commodes aux piétons. Ces rues sont coupées par de belles places; la plupart renferment au milieu des jardins charmans, entourés d'une grille dont la jouissance est commune à tous les propriétaires du square. La construction des maisons en brique, et la fumée du charbon de terre, donnent à Londres un aspect un peu triste, particulièrement le soir. Personne ne se promène jamais après son dîner; toutes les affaires se font le matin. On va au spectacle et dans le monde, mais c'est en voiture qu'on s'y fait conduire; et comme ce n'est jamais qu'un petit-nombre comparé à la population, il en résulte que les rues, les places publiques, présentent un aspect fort triste le soir.

Nos cafés brillans, qui offrent un point de réunion aux oisifs de toutes les classes, sont inconnus à Londres; aussi les Anglais qui viennent à Paris sont charmés de l'aspect animé de nos boulevards.

Les salles de spectacles sont toutes fort belles; les dames y allant toujours en grande toilette, le coup d'œil de ces grandes réunions est très-imposant. Une femme bien mise n'est pas exposée à se trouver (comme cela arrive souvent à Paris) à côté d'une femme du peuple. Les loges, particulièrement à l'Opéra, sont toutes généralement louées à l'année; une loge du quatrième rang est du même prix qu'au premier; heureux ceux qui possèdent les meilleures. Les étrangers qui veulent aller à l'Opéra, s'ils n'ont pas la connaissance de quelques propriétaires de loges, sont forcés d'aller au parterre; ils ne trouveraient pas une loge à louer.

Quoique la bonne compagnie n'aille point au bal masqué de l'Opéra en général, je voulus en voir un qu'on donna je ne sais à quelle occasion. Nous fûmes nous établir dans une loge appartenant à une dame qui eut la bonté de me l'offrir, et de là nous pûmes voir parfaitement le bal.

Je fus surprise au dernier point, je n'avais aucune idée de rien de semblable: d'après l'idée qu'on se forme assez généralement de la gravité anglaise et de la gaîté française, si un étranger se trouvait transporté tout à coup au milieu d'un de nos bals de l'Opéra, dont l'aspect est rendu si triste par les dominos noirs, et dont tout le plaisir se réduit à se promener, il n'hésiterait pas à se croire sous les brumes de la Tamise, entouré de la gravité britannique, comme au contraire, si on le ramenait subitement dans un bal masqué de Londres, il pourrait se croire au milieu de ces Français réputés si gais, si turbulens.

Dans un bal masqué, en Angleterre, chacun adopte un caractère, et doit agir et parler en conséquence: l'avocat plaide une cause au milieu d'un nombreux auditoire, la marchande de poissons promène son panier et offre sa marchandise, le watchman porte sa lanterne et étourdit tout le monde avec sa cresselle; dans un coin on danse une écossaise, dans un autre on walse, un peu plus loin une contredanse française; il résulte de cette multiplicité d'orchestres une discordance, un bruit qui, en se mêlant aux cris, aux discours des masques, forment un véritable charivari.

Ce bal dérangea singulièrement les idées que je m'étais formées de la gravité des Anglais. Au reste, j'ai cru remarquer qu'ils recherchent beaucoup plus le plaisir que nous; peut-être que leurs efforts sont en proportion de la peine qu'ils ont à le trouver: ils font beaucoup de frais pour s'amuser et n'y réussissent pas toujours; de là, ce besoin de changer de place, dont les Anglais de toutes les classes sont atteints, et qui les porte sans cesse d'un lieu dans un autre.

Sans doute voyager est un plaisir quand on a une bonne voiture, des domestiques qui font ou défont nos paquets, et qui, en nous évitant tous les pénibles détails, nous laissent jouir sans trouble de la beauté des sites qui se trouvent sur notre passage, ou de ce qu'il y a de remarquable dans les villes que nous parcourons.

Mais parmi le grand nombre d'Anglais voyageant pour ce qu'ils appellent leur plaisir, il n'y en a que très-peu qui se servent de leur voiture; les autres ont le courage de s'entasser dans des diligences et de courir ainsi le monde d'auberge en auberge. Je ne puis concevoir qu'eux, qui ont tant de ce qu'ils appellent comforts, chez eux, puissent se résigner à passer un quart de leur vie dans ces tristes voitures, et l'autre quart dans des auberges; le tout pour changer d'air et de place. Ce changement d'air leur paraît indispensable: c'est un préjugé établi dans toute la nation, que ce changement est nécessaire à leur santé. Nous autres Français qui souvent naissons, vivons et mourons à la même place, nous trouvons ce besoin fort extraordinaire. Il m'est arrivé souvent, en rencontrant de ces grandes et lourdes masses, qu'on nomme diligences, de plaindre de tout mon cœur les gens qui y sont entassés, les trouvant les plus malheureux du monde. Je comprends très-bien que, dans la nécessité de se transporter d'un lieu dans un autre, on soit heureux de trouver ces voitures. Mais que ce soit par choix, par plaisir, qu'on se condamne à se promener ainsi, c'est ce que je ne puis concevoir. Il me semble que c'est intervertir le sens des mots que d'appeler cela des voyages d'agrément: je les nommerais plutôt de cruelles pénitences.

Dans un voyage que je fis postérieurement en Angleterre, je fus témoin de toutes les scènes qui accompagnèrent le retour de la reine Caroline, son séjour et sa mort.

On la nommait la reine de la canaille, et en vérité, rien ne lui allait mieux que cette dénomination. Elle ne paraissait jamais sans que sa voiture fût environnée d'une foule immense de gens déguenillés, dont l'aspect était vraiment effrayant.

Je pus observer, à son occasion, toute l'inconséquence du bas peuple, et apprécier son suffrage tout ce qu'il vaut.

Lors de son arrivée à Londres, j'étais placée dans Saint-James-Street, pour voir passer son cortége. Une boutique de caricatures occupait le dessous de la fenêtre où j'étais; le vitrage était couvert de celles de la reine et de Bergami; il y en avait de toutes sortes, et toutes faites dans le but de la couvrir du plus profond mépris.

Je croyais à chaque instant que l'immense populace qui s'était portée dans cette rue pour attendre le passage de sa reine chérie allait se jeter sur cette boutique, et déchirer ces caricatures outrageantes pour son idole; c'était une conséquence naturelle à prévoir; mais non, ces caricatures, au contraire, les amusèrent beaucoup et les occupèrent jusqu'au moment de l'arrivée de la reine: ils montaient sur les épaules les uns des autres pour les mieux voir.

Lorsqu'elle passa, le plaisir qu'ils avaient trouvé à voir la représentation de ses vices ne les empêcha pas de se retourner en criant: Caroline for ever! À entendre leurs acclamations, on eût pu croire qu'en même temps qu'elle était la princesse la plus chérie, elle était la plus digne de l'être.

Cet exemple doit apprendre aux souverains toute la valeur de ces acclamations qu'ils aiment à entendre sur leur passage. Pendant son séjour à Hammersmith, dans la maison de campagne qui avait été embellie par la margrave d'Anspach, elle reçut les députations de toutes les corporations des ouvriers de Londres, qui s'y rendirent en bateau sur la Tamise. Curieuse de voir cette cour si nombreuse et d'espèce si nouvelle, j'y fus conduite par une personne de la maison de la reine, qui me fit placer dans un salon à côté de celui où elle était, dont la porte resta ouverte. Une seule dame et quatre hommes parmi lesquels se trouvait l'alderman Hood, y étaient avec elle.

Sa parure se composait d'une robe de mousseline des Indes, brodée d'un semis en or; cette robe était dans la forme ordinaire, mais un grand schall de mousseline lamée, pareille, était attaché sur l'épaule d'un côté, et passait de l'autre sous le bras, en se rattachant sous le sein. Cette draperie, portée par une grande femme, eût eu assez de grâce; mais la reine étant assez petite, et d'une taille très-épaisse, cette forme de robe la faisait paraître encore plus grosse.

Elle était coiffée d'un turban de la même mousseline, qui cachait entièrement ses cheveux, à l'exception de deux mèches en tire-bouchons, qui paraissaient de chaque côté; mais ces mèches, qui étaient blondes, et qui par conséquent ne lui appartenaient pas, contrastaient désagréablement avec son teint, qui était celui d'une brune. L'ensemble de sa figure et de sa personne n'avait rien de distingué. Un collier et des boucles d'oreilles de diamans complétaient sa parure.

Chaque corporation, qui était débarquée dans le parc qui touche à la Tamise, envoya des députés pour la complimenter et lui baiser la main; le grand nombre de ces députés rendit cette cérémonie très-longue. On conçoit qu'un ouvrier savetier, revêtu de ses habits du dimanche, était charmé de pouvoir raconter qu'il avait été présenté à la reine et se vanter de lui avoir baisé la main; aussi de ces processions se succédèrent à Hammersmith jusqu'à ce qu'elle eût passé en revue toute la populace. Celles qui présentaient les plus grotesques caricatures étaient celles dont les femmes faisaient partie: voulant singer les dames de la cour, qui en Angleterre portent beaucoup de plumes, elles s'en couvraient la tête; ces plumes, longues d'une demi-aune, qui menaçaient le ciel, complétaient leurs étranges parures.

Lorsque ces dames allaient faire leur cour à la reine, c'était toujours en grand cortége: ordinairement tout un quartier se réunissait, on prenait des voitures découvertes, pour en rendre les frais moins dispendieux, on y faisait entrer autant de personnes que la voiture pouvait en contenir, et par ce motif on s'y tenait presque toujours debout.

Le coup d'œil de toutes ces femmes coiffées de leur forêt de plumes, entassées dans ces voitures, dont plusieurs étaient à quatre chevaux, valait la peine d'être vu.

Le jour de la députation en bateau, ces courtisans d'espèce nouvelle détruisirent presque entièrement les arbustes qui se trouvaient dans le parc; ils montaient sur des arbres qui se brisaient sous leur poids, ils arrachaient les fleurs. Si ces processions eussent encore été admises dans le parc, il est probable que bientôt il n'y serait pas resté un arbre. Pendant que la reine recevait les hommages de cette multitude, je méditais sur sa dégradation; je me disais que la nécessité de s'entourer d'une cour si différente de celle qu'elle eût dû avoir, devait être pour elle une bien forte punition de ses désordres.

Je la vis au couronnement du roi, lors de ses tentatives pour y assister: quand elle se présenta à six heures du matin dans la grande galerie qu'on avait pratiquée extérieurement, pour conduire de Westminster-Hall à Westminster-Abbey, le poste des officiers lui observa qu'il avait reçu l'ordre de l'empêcher d'entrer; mais comme elle insista pour passer plus loin, malgré leur respectueuse défense, on juge qu'ils ne durent pas employer la force, ils baissèrent les pointes de leurs épées, elle passa; mais un peu plus loin, une foule de constables, moins galans, lui opposèrent une barrière insurmontable; force fut à elle de retourner sur ses pas. Pour arriver à sa voiture, elle fut obligée de parcourir un espace de la galerie assez long, au milieu des huées des spectateurs qui couvraient les vastes amphithéâtres construits de chaque côté. On criait qu'elle s'était levée trop matin, qu'elle devait retourner près de Bergami, et mille autres choses du même genre. Le dépit, la colère, tous les sentimens d'irritation se peignaient sur sa figure, qui fut bientôt couverte d'une extrême pâleur; ses lèvres étaient tremblantes; ce fut avec peine qu'elle atteignit sa voiture.

Je n'ai jamais douté que la maladie qui se manifesta en elle quelques jours après, et qui l'emporta au tombeau, n'ait pris sa cause dans la révolution qu'elle dut éprouver dans ce moment d'humiliation; et je ne conçois pas comment elle avait pu s'exposer à cette honte publique, étant parfaitement instruite qu'on ne la laisserait pas entrer à Westminster-Abbey.

J'avais vu son arrivée à Londres; j'avais été témoin des principales circonstances qui avaient marqué son séjour dans cette ville; je voulus assister à son enterrement.

Il faisait un temps déplorable, la pluie tombait par torrens. Je me rendis dans New-Road, où le convoi devait passer; ce chemin tournant autour de la ville avait été désigné, parce qu'on ne voulait pas qu'il traversât les rues de Londres. Cet ordre se trouvant en opposition aux désirs de la populace, il s'ensuivit des rixes dans lesquelles plusieurs personnes perdirent la vie; c'est probablement ce qui me fût arrivé si, par suite de cette activité qui ne peut jamais me laisser stationnaire, je n'avais donné l'ordre à mon cocher de quitter la première place que j'avais choisie à Tottenham Court-Road, pour aller un peu plus loin: ce fut précisément à cette place que je quittai que plusieurs personnes furent tuées.

Celle où je m'arrêtai un peu plus loin ne fut pas exempte de quelques dangers. À peine ma voiture y était-elle arrivée que le convoi commença à défiler; quelques escadrons de cavalerie le précédaient.

Le peuple, mécontent de ce qu'on fît passer le convoi hors de la ville, accablait les soldats d'injures et les couvrait de boue. C'est alors que je pus admirer la discipline et la patience des soldats anglais; ils étaient impassibles comme des soldats de marbre; mais à la fin, quelques pierres ayant été mêlées à la boue, le casque d'un des cavaliers en fut renversé, et quelques coups de plat de sabre furent distribués autour d'eux.

À l'instant tout ce peuple se hâta de fuir. Ma voiture leur paraissant apparemment un abri, en une seconde les chevaux, le siége, la voiture, disparurent sous la foule qui s'était précipitée dessus. Je manquai être étouffée.

Heureusement le convoi, qui avait été arrêté un moment, ayant continué sa route, nous nous trouvâmes dégagés. Ne voulant pas exposer plus long-temps une dame qui m'accompagnait, et qui était très-effrayée, je donnai l'ordre de ne pas attendre la fin du convoi, et de s'éloigner par une rue transversale près de laquelle nous nous trouvions.

Cette précaution de ma part nous sauva, sinon d'un grand danger, au moins d'un spectacle effrayant, car la place que nous quittions se trouvait encore très-près de Tottenham Court-Road, où peu d'instans après plusieurs personnes furent tuées.

Puisque je me suis éloignée de l'époque de mon premier voyage en Angleterre, pour raconter quelques circonstances relatives à la reine, qui ne se passèrent que bien des années après, je dirai un mot d'un moment vraiment heureux pour moi dont je jouis vers le même temps 1821. J'en fais mention ici pour que ceux de mes compatriotes qui iront en Angleterre puissent se procurer le même plaisir.

Parmi les établissemens dignes de fixer l'attention des étrangers, la brasserie de M. Meux me semble devoir tenir le premier rang.

Pour donner une idée de l'étendue, de l'importance de cet établissement, je citerai une de ses moindres parties, celle des cuves pour recevoir la bière: elles sont au nombre de quatre-vingts, et la plus petite, la moins chère, coûte quatre mille livres sterling, ou cent mille francs de notre monnaie.

Toutes les parties de cette vaste et magnifique brasserie reçoivent le mouvement par une machine à vapeur. Lorsqu'après en avoir admiré tous les détails, on me conduisit devant la petite roue dont l'effet était si prodigieux, je demandai avec empressement le nom de l'inventeur. Il faut aimer son pays comme moi, pour savoir tout le plaisir que j'éprouvai, lorsque entourée de plusieurs Anglais, fiers avec raison de leurs talens et de leur industrie, on me nomma un Français, M. Brunel. Cet homme si justement apprécié, admiré en Angleterre, avait voulu consacrer ses grands talens à sa patrie. Il fut repoussé par Bonaparte, et obligé de porter son industrie et son génie parmi les Anglais.

La brasserie de M. Meux vaut à elle seule qu'on fasse le voyage de Londres pour la voir.

Je reviens aux détails de mon premier voyage.


CHAPITRE VII.

Les deux maisons des habitans de Londres.—La noblesse anglaise.—Taciturnité générale.—Le château de Blenheim, récompense nationale décernée au duc de Marlborough.—Architecture de Blenheim.—Trophées attristans.—Terre du marquis de Buckingham.—Les tableaux.—Vénus en Jupon d'indienne.—L'estomac classique.—Le château de Park-Place.—Terre du lord Harcourt.—Oxford.—Les universités.—La jeunesse française et la jeunesse anglaise.—Les étudians anglais.—La grotte et le diamant.—Impromptu de lord Albermale.—Le cadeau impossible.—Distinction des rangs.—Doux visages et rudes manières.—Affectation des femmes en France et en Angleterre, attribuée à des causes différentes.—Cheltenham.—Bath.—Les jeunes poitrinaires.—Windsor.—Richemont.—Les gazons anglais; d'où provient leur fraîcheur.—Retour en France.


La ville de Londres est d'une étendue immense: non-seulement chaque famille y occupe une maison à elle seule, mais le plus grand nombre en a deux. Toutes les personnes exerçant une profession qui les fixe à la ville ont une seconde maison dans les faubourgs, qui sont une continuation de Londres, et qui s'étendent à plusieurs milles. Ces faubourgs se distinguent par de très-petits jardins placés en avant de chaque maison, et séparés de la route par une grille. La noblesse se rend à Londres au mois d'avril, et en part dans les premiers jours de juillet; il arrive de là que tout le quartier qu'elle habite est absolument désert pendant neuf mois de l'année: souvent on n'y rencontre plus une personne à laquelle on puisse demander son chemin. Une chose assez extraordinaire dont j'ai été frappée non-seulement dans ce voyage, mais dans ceux que j'y ai faits depuis, c'est une sorte de douceur, de taciturnité (si je puis m'exprimer ainsi) commune, non-seulement aux hommes, mais aux animaux. Les chiens y sont plus tranquilles, ils aboient moins; les chevaux y sont beaucoup plus doux: ces mêmes chevaux ramenés sur le continent après y avoir fait quelque séjour perdent souvent cette qualité. À Londres, le bruit des voitures, qui est continuel, ne permet pas de faire cette observation; mais si l'on habite une ville de province, on est frappé du silence qui règne partout. Pendant les soirées d'été, les Français (particulièrement en province) se promènent, causent; il en résulte une espèce de bourdonnement qui s'entend au loin. Chaque fois que j'ai passé la mer, cette différence m'a frappée.

Après avoir joui des plaisirs de Londres pendant quelque temps, je voulus voir quelques parties de l'Angleterre que les étrangers vont toujours visiter. Je commençai par le château de Blenheim, résidence des lords Spencer: cette magnifique habitation a été bâtie par la reine Anne, pour en faire don au duc de Marlborough.

On critique son architecture, qu'on trouve lourde et massive; mais ce qui paraît un défaut à beaucoup de personnes me semble au contraire digne d'éloge. Un château donné comme récompense nationale, doit, par sa solidité, défier la main du temps. Les générations passeront, et ce monument, ouvrage de la main des hommes, leur survivra; il apprendra aux siècles à venir comment le gouvernement anglais sait récompenser. Je me hâtai de quitter Blenheim: ces trophées, cette colonne élevée à la gloire de Marlborough, contristaient mon cœur. Une Française ne peut pas se plaire dans ce lieu. De là, j'allai à Stowe, chez le marquis de Buckingham: là aucune pensée pénible ne vint se mêler à mon admiration; le concert de bénédictions qui accompagnait les noms du marquis et de la marquise, chaque fois que leurs vassaux ou leurs domestiques le prononçaient, ajoutait à l'intérêt que je mis à visiter cette belle demeure. Le parc est un des plus beaux que j'aie vus, et le château renferme de très-beaux tableaux. On est étonné, en parcourant l'Angleterre, de la quantité énorme qu'on en trouve.

En parlant de tableaux, je me rappelle en avoir vu un dans une maison à Londres, qu'on me fit particulièrement remarquer dans une assez belle collection. Il est d'un peintre anglais, nommé West, qui est généralement placé par les Anglais au premier rang des hommes de talent. Ce tableau représente la mort d'Adonis. Vénus est assise; elle est vêtue d'un jupon, ou petticoat (comme disent les Anglais) de mousseline fond jaune, avec un dessin en fleurs de différentes couleurs. Adonis est couché à ses pieds; une de ses mains repose sur les genoux de Vénus. J'admirai beaucoup cette main, qui est bien morte, et qui se trouve en opposition à celle de Vénus qui soutient Adonis. Mais c'est à peu près tout ce que j'admirai. Je suis femme, je ne suis point artiste, je ne prétends pas du tout que mes jugemens soient autorité: une Vénus en jupon, et en jupon d'indienne, me semblait une chose tout-à-fait extraordinaire et nouvelle; mais où l'envie de rire était tout-à-fait impossible à vaincre, ce fut lorsque le maître de la maison, qui professait une grande admiration pour ce tableau, me dit, en m'en faisant remarquer toutes les beautés: Voyez, madame, l'estomac d'Adonis, il est classique. J'avoue, à ma honte sans doute, que je ne comprends pas encore à présent un estomac classique. Je le dis bien timidement à ce monsieur, en lui faisant observer que je pensais que l'on pouvait se servir de cette qualification en parlant des vêtemens, et qu'à cet égard ceux de Vénus me semblaient différer beaucoup de l'antique. Mais mon observation ne diminua rien de l'admiration de cet amateur d'estomacs classiques; il en parla pendant une heure.

Je citerai, parmi les habitations qui m'ont paru mériter le mieux l'attention des voyageurs, le château de Park-Place, appartenant à lord Malmesbury Wilton, résidence de lord Pembrooke, particulièrement remarquable par un grand nombre de belles statues. La charmante habitation de lord Harcourt, dont les jardins méritent d'être vus et admirés. Cette terre est située près d'Oxford. Cette ville est citée pour la beauté de ses colléges, de ses églises, de ses bibliothèques. Ce genre de mérite n'était pas trop de mon ressort; mais ce qui m'a frappée particulièrement, c'est cette apparence d'antiquité qui règne partout; je me croyais transportée à quelques siècles dans le passé. C'est dans cette ville et celle de Cambridge que la jeunesse d'Angleterre vient achever ses études, en sortant des colléges.

Je pense que c'est à cet usage qu'on doit attribuer la différence qu'on remarque en général entre les manières, les habitudes des Anglais et celles des hommes des autres pays.

En France, par exemple, un jeune homme sort du collége à l'âge de dix-sept ou dix-huit ans; alors il revient chez ses parens; il est présenté par eux à leurs amis. Ses manières se forment sur celles des personnes dont il est entouré; la conversation des dames lui donne ce poli, cette grâce qui distingue particulièrement les Français. Cette seconde éducation est peut-être celle qui influe le plus sur toute notre vie: c'est dans l'adolescence que se décident nos goûts et nos penchans; c'est dans l'âge où nos passions s'éveillent que nous recevons de tout ce qui nous entoure des impressions qu'il importe de bien diriger. C'est pourquoi je crois que des parens sages ne doivent pas abandonner au hasard d'une bonne ou mauvaise connaissance les premiers pas que leurs enfans font dans le monde.

Les premières années de la jeunesse des Anglais se passent toujours dans les universités. Ils y vivent entre eux, privés de la société des dames et loin de leurs parens. Les études ne pouvant remplir tous les momens de la journée, il en est bien quelques-uns où l'ennui les réunit autour de quelques bouteilles de bon vin. L'habitude qu'on reproche aux Anglais dans l'âge mûr doit prendre sa source dans le genre de vie imposé à leur jeunesse: c'est à l'indépendance dont ils jouissent dans ces universités qu'est due la différence de leurs manières.

En parlant de cette différence, je n'ai pas prétendu établir un parallèle à l'avantage des uns ou au détriment des autres. On admire quelquefois une pierre fausse, séduisante par l'éclat dont elle frappe les yeux, sans que pour cela le diamant brut perde rien de sa valeur.

J'ai parlé en général. Toutes les personnes voyageant en Angleterre trouveront à faire beaucoup d'exceptions. Entre bien des exemples que je pourrais citer pour prouver qu'il est des Anglais dont l'esprit et les manières sont remplis de grâces, je rapporterai l'impromptu attribué à milord Albemarle.

En quittant une grotte où il avait passé quelques heureux instans avec sa maîtresse, il détacha un diamant de son doigt, qu'il y jeta, en disant:

Qu'un autre aime après moi cet asile que j'aime,
Et soit heureux aux lieux où je le fus moi-même.

C'est encore lui qui, voyant sa maîtresse regarder une étoile, lui dit ces mots charmans:

«Ne la regardez pas tant, ma chère, car je ne puis vous la donner.»

En Angleterre, la différence des manières indique mieux qu'en France à quelle partie de la société on appartient. La haute classe est parfaitement polie, mais le peuple est grossier. Dans les grandes réunions, à l'occasion de quelque fête, j'étais toujours étonnée de voir des jeunes filles avec ces jolis visages si blancs, si délicats, qu'on voit partout en Angleterre, se faire place dans la foule, au milieu de laquelle elles s'avançaient, les poings fermés, et très-disposées à en faire sentir la force à ceux qui s'opposeraient à leur passage. Je ne revenais pas de mon étonnement. Ces traits délicats sont rarement en France le partage des femmes du peuple; ils me semblaient tout-à-fait un contre-sens avec des poings fermés. Aussi les Anglais voyageant en France sont-ils toujours surpris des manières du peuple. J'en ai vu qui trouvaient très-singulier d'entendre un porteur d'eau, chargé de ses seaux dire Mademoiselle à une laitière, qui répondait oui, M. Pierre. À Paris, particulièrement, tout le monde est poli. Nous autres Français, nous distinguons bien vite entre nous les différentes classes de la société; mais ces nuances sont imperceptibles pour des étrangers, parce que ce sont seulement certains tours d'expressions, c'est surtout une grande simplicité de manières, qui font distinguer les rangs; je défie un étranger de s'y reconnaître. En Angleterre, il est bien rare que je me sois méprise sur le rang des personnes que je voyais, parce que cette différence consiste particulièrement dans la politesse.

J'ai trouvé généralement en Angleterre bien plus d'affectation dans les femmes qu'en France; et cela doit s'expliquer tout à l'avantage des Anglaises. En France, les manières sont simples, particulièrement à la cour; l'affectation est très-rare, mais quand elle existe, elle est toujours causée par le désir de plaire. Au contraire, en Angleterre, si l'on rencontre un grand nombre de personnes affectées, c'est la timidité, ce que les Anglais appellent mauvaise honte, qui produit cette gêne dans les manières, et non le désir de paraître avec plus d'avantage. Aussi cette affectation reprochée aux dames anglaises n'est qu'une qualité de plus, puisqu'elle dérive de cette timidité qui sied si bien aux femmes, en général, et fonde leur plus grand charme.

En quittant Oxford, je visitai Cheltenham, jolie place où l'on prend les eaux, et la ville de Bath, où l'on se réunit en hiver. C'est une fort belle ville, très-bien bâtie; mais fort triste dans la saison où je la vis. Je fus de là voir Cliffton, joli village près de Bristol, mais dont l'habitation est triste par le grand nombre de jeunes personnes attaquées de la poitrine, qu'on y envoie mourir. On pense bien que je ne quittai pas l'Angleterre sans avoir visité le château de Windsor, dont la vue de la terrasse rivalise avec celle de Saint-Germain; ni les beaux ombrages de Richemont, si vantés, et qui méritent si bien de l'être. Cette place fut la dernière que je visitai. Le souvenir récent que je rapportai de ses belles prairies, de ses ombrages si frais, me fit éprouver un grand désappointement quand j'arrivai chez moi; le soleil des mois de juillet et d'août avait dévoré mes gazons; il n'en restait rien. Je pus faire la comparaison de notre climat et de celui que je venais de quitter. Mon jardinier m'assura que depuis trois mois il n'y avait pas eu de pluie, et presque chaque jour il en était tombé en Angleterre. Aussi, quand je demandai dans ce pays qu'on me procurât de la graine de ces beaux gazons qui étaient l'objet de mon admiration, on se moqua de moi et on me répondit que c'était l'humidité du sol et les soins qu'on leur donnait qui les rendaient si beaux; et que la graine en était la même que celle que nous employons en France. La sécheresse ne fut pas la seule cause de désappointement qui m'attendait à mon retour.


CHAPITRE VIII.

Mauvais goût très-dispendieux.—Mon voisin M. Lecouteulx de Canteleu.—Je revois madame de Staël.—M. Melzi, président de la république ligurienne.—M. Godin.—La belle Grecque.—Rien que de beaux yeux.—Mariage devant l'arbre de la liberté.—Divorce—Cambacérès.—Fâcheux effets du ridicule.—L'abbé Sieyès.—Heureuse influence d'un mot de Mirabeau.—L'arrêt d'exil.—Madame de Chevreuse.—Dureté de l'empereur.—Mort de madame de Chevreuse.—Mort du duc d'Enghien.—Procès de Moreau.—Conversation entre le premier consul et M. de Canteleu.—MM. de Polignac.—Brouillerie entre madame Moreau et Joséphine.—Justification imprudente.—Le portrait.—Recommandations aux jeunes femmes.—MM. de Toulougeon et de Crillon chez M. de Cauteleu.—L'inflexible Moniteur.—Mort de madame de Canteleu.—Joséphine voulant faire rompre son mariage avec Bonaparte.—Sage conseil de M. de Canteleu.—Inquiétude de Joséphine.—Manœuvres de Lucien contre Joséphine.—Bonaparte refusant sa porte à Joséphine.—Larmes et réconciliation.—Superstition de Napoléon.—Adresse de Joséphine.—Le confident discret.—Reconnaissance de Joséphine.—Je suis recommandée à Joséphine par M. Lecouteulx de Canteleu.


L'architecte auquel j'avais confié les travaux que je me proposais de faire dans ma maison avait profité de la liberté que lui laissait mon absence pour bouleverser entièrement le jardin dont il avait fait un monument de mauvais goût; on eût dit qu'un serpent en avait dessiné les allées, par les détours multipliés qu'il leur avait fait faire. Qu'une allée décrive une courbe, si un groupe d'arbres, si quelque chose enfin nécessite un détour, c'est tout simple; mais un chemin doit être droit, s'il ne se rencontre pas d'obstacle qui le force à tourner. Ce qui était désolant, c'est que ces changemens avaient occasioné une dépense énorme d'autant plus onéreuse, que dans la suite on fut dans la nécessité de la perdre en bouleversant de nouveau tout ce qui avait été si mal fait.

La maison que j'occupais à la campagne se trouvait près de celle de M. de Lecouteulx de Canteleu; je profitais souvent d'un voisinage si agréable: le mari et la femme étaient aussi bons qu'ils étaient aimables; ils réunissaient chez eux des personnes de beaucoup d'esprit. J'y revis madame de Staël, et parée de tous ses avantages; elle se trouvait là souvent avec M. de Melzi, président de la république ligurienne. La supériorité d'esprit, l'agrément de la conversation de cet homme spirituel, valaient bien les frais que faisait madame de Staël pour ne pas rester au dessous de lui. Cette émulation d'esprit prit entre eux rendait leur société parfaitement agréable. Je rencontrai dans cette maison M. Godin, qui avait été attaché à l'ambassade de la république à Constantinople; il en avait ramené une femme grecque dont on vantait la beauté, quoiqu'elle n'eût rien de remarquable que de très-beaux yeux. Elle savait très-peu de français; et ayant entendu parler souvent de ses beaux yeux, elle s'était persuadé que ces deux mots ne pouvaient pas être séparés; se plaignant un jour d'un mal d'yeux, on trouva très-drôle de l'entendre dire: J'ai mal à mes beaux yeux.

L'histoire qu'on racontait de son mariage était assez singulière. M. Godin, envoyé de la république française à Constantinople, s'étant présenté un jour avec sa maîtresse dans un bal qui réunissait presque toutes les femmes des ambassadeurs, il s'éleva une rumeur telle qu'il fut obligé de se retirer, et de l'emmener à l'instant même. Il prit avec lui quelques témoins, les conduisit devant l'arbre de la liberté planté dans la cour de l'ambassade, jura devant eux qu'il la prenait pour sa femme, et retourna au bal, où il présenta madame Godin à tout le monde. Depuis, ce mariage, conclu si légèrement, a été annullé de même par un divorce, et madame Godin est aujourd'hui madame la duchesse de G. On cite sa piété exemplaire, les charités innombrables qu'elle ne cesse de faire; sa vie est une suite de bonnes œuvres. Cambacérès venait quelquefois chez M. de Canteleu; il y parlait peu; sa conversation, quand il s'y livrait, était sérieuse et riche de pensées.

C'est le cas, en rappelant son souvenir, de faire remarquer combien les hommes doivent craindre le ridicule; celui qui s'était attaché à lui détruisait tout l'effet de son esprit, et il en avait beaucoup: pour s'en convaincre, il ne faut qu'ouvrir les mémoires de l'institut, on y trouvera des discours de lui qui sont admirables, non-seulement par des mots éloquens, mais par des choses profondément pensées.

Je vis là aussi quelquefois Sieyès. J'ai toujours cru qu'il devait avoir pour sa réputation la même reconnaissance que cet homme de bonne foi avait pour sa toilette lorsqu'il s'écriait: Ô mon habit! que je vous remercie!

Sieyès vécut sur le mot de Mirabeau qui dit en parlant de lui, que son silence était une calamité pour l'état. Ce mot fit sa réputation bien mieux que tout ce qu'il a dit et fait depuis.

Nous perdîmes bientôt la société de madame de Staël; le premier consul lui fit interdire le séjour de Paris et de la France, sans qu'aucune sollicitation ait pu jamais faire changer sa résolution. Plus tard il montra la même obstination à l'égard de madame de Chevreuse, qu'il avait exilée pour le refus qu'elle avait fait d'être de service à Fontainebleau près de la reine d'Espagne.

Cette jeune femme était mourante de la poitrine à Caen; son seul désir était de venir mourir à Paris.

Une révolte à l'occasion des blés eut lieu dans cette ville. On y envoya plusieurs régimens; le général qui les commandait eut l'occasion de voir madame de Chevreuse: sa situation l'intéressa vivement, et il lui promit de solliciter près de l'empereur à son retour.

En effet, Napoléon l'ayant reçu parfaitement en donnant beaucoup d'éloges à sa conduite, et lui ayant exprimé qu'il serait heureux de l'en récompenser, le général lui dit: «Eh bien, sire, j'ose demander à Votre Majesté cette récompense qu'elle daigne me promettre: une jeune femme est mourante à Caen, son seul vœu est de venir expirer à Paris au milieu de ses amis et de sa famille; je supplie votre majesté de m'accorder cette faveur qui sera pour moi la plus douce récompense.—Est-elle donc bien mal? demanda l'empereur qui entendait bien de qui on voulait parler. Oui, Sire, il lui reste bien peu de temps à vivre.—Eh bien dit Napoléon, elle mourra aussi bien à Caen qu'à Paris.» Le général se retira désolé et indigné de cette dureté révoltante.

En effet, la mort de la duchesse de Chevreuse suivit de près cette cruelle réponse.

Cette jeune femme possédait sans doute des qualités précieuses, car elle avait beaucoup d'amis. On connaît le dévoûment de sa belle-mère, la duchesse de Luynes, qui la suivait partout dans son exil. Je ne l'ai vue que dans le monde, à ses assemblées qui étaient très-brillantes. C'était une femme fort agréable, très à la mode. Ses succès, comme jolie femme, m'ont toujours paru la chose la plus extraordinaire. On la trouvait charmante, et en décomposant ses traits, elle avait tout ce qu'il fallait pour être laide. Ses cheveux étaient rouges; elle portait toujours une perruque; ses yeux étaient petits, sa bouche très-grande et mal coupée, sa peau très-blanche, sans doute, était couverte de beaucoup de taches de rousseur, et cependant l'ensemble de toute sa personne était très-agréable. Sa taille était parfaite et toute sa tournure charmante.

La mort du duc d'Enghien, le procès de Moreau et de MM. de Polignac, avaient glacé tous les cœurs.

J'ai regretté souvent de n'avoir pas pris une copie d'une conversation qui s'était passée dans les galeries de la Malmaison, le lendemain de la mort du duc, entre le premier consul et M. de Canteleu; elle avait paru assez intéressante à ce dernier pour qu'il l'écrivît en rentrant chez lui: il vint me la communiquer, et je la lui rendis après l'avoir lue.

Parmi les déplorables raisons qu'il donnait pour motiver cet assassinat juridique, je me souviens de celle-ci: J'ai voulu prouver à l'Europe que ce qui se passe en France n'est plus des jeux d'enfant. C'était sa phrase exacte.

Dans cette conversation il se défendit, mais très-mal, de la jalousie qu'on supposait que Moreau lui inspirait.

Ce procès donna lieu à un débat bien touchant entre MM. de Polignac; le plus jeune demandait avec instance qu'on le prît comme victime expiatoire du prétendu crime de son frère. Il objectait que ce dernier était marié, que sa vie était plus précieuse que la sienne. Son frère, bien loin d'accepter cet héroïque dévouement, cherchait au contraire à intéresser les juges par la jeunesse de son frère, espérant sauver ainsi sa vie.

Si un pareil débat se fût passé chez les Grecs ou les Romains, des poëtes n'auraient pas manqué de s'emparer d'un si beau sujet pour le transmettre à la postérité.

C'est sous nos yeux que cette belle scène s'est passée, et pas un poëte, pas un peintre, n'ont exercé leur talent sur un sujet si noble et si touchant.

En parlant du procès de Moreau, on est amené naturellement à remonter aux motifs de sa désunion avec le général Bonaparte, et on s'étonne qu'une cause presque inaperçue, tant elle paraît insignifiante, ait pu produire de tels effets.

Madame Moreau et sa mère, madame Hulot, étaient à Plombières, ainsi que madame Bonaparte. Cette dernière avait la mauvaise habitude de porter du blanc: on sait que le grand air et la chaleur ont la propriété de le noircir. Au retour d'une promenade à cheval, madame Bonaparte trouva mesdames Hulot et Moreau qui venaient lui faire une visite. Sachant l'effet que le soleil avait dû produire sur son teint factice, ne voulant pas se faire voir ainsi à ces dames, elle traversa rapidement, sans s'arrêter, le salon dans lequel elles étaient, empressée d'aller réparer le désordre de sa toilette, pour reparaître promptement et venir recevoir leur visite; mais celles-ci, furieuses de faire antichambre, se retirèrent sans attendre plus long-temps. De là un mécontentement, une aigreur que rien ne put jamais calmer, et que ces dames firent partager au général Moreau.

Vers ce temps je fus coupable d'une imprudence que je payai bien chèrement dans la suite, et qui m'a causé des peines bien vives par la vengeance qu'on en tira.

M.***, que je voyais souvent dans le monde, s'avisa non de devenir amoureux de moi, il n'y a jamais pensé, mais il voulait le persuader, et surtout qu'on le crût heureux.

Nous avions joué la comédie ensemble; son rôle voulait qu'il eût un portrait qui était censé devoir être le mien. J'appris qu'en effet c'était bien mon véritable portrait qu'on avait vu entre ses mains. Je ne pouvais concevoir comment il avait pu se le procurer; j'étais au désespoir, et je cherchais les moyens de détromper les personnes aux yeux desquelles je me trouvais ainsi compromise. Le hasard m'en fournit les moyens: sans calculer quelles suites pouvait avoir pour moi la satisfaction que je trouvais à me justifier, j'en saisis vivement l'occasion.

J'avais chez moi trois hommes de la société de M.***, et précisément trois de ceux qui avaient reçu ses fausses confidences, lorsqu'un heureux hasard l'amena pour me faire une visite. En le voyant descendre de sa voiture, je poussai rapidement ces messieurs dans la chambre de mon mari, dont je laissai la porte ouverte. M.***, qui se croyait seul, interrogé par moi sur tous les propos qu'il s'était permis, sur le portrait qu'il avait montré, nia les propos comme n'ayant pu être tenus, puisque rien n'avait pu y donner lieu; et quant au portrait, il convint qu'il avait désiré l'avoir, et que pour se le procurer il avait fait cacher un peintre dans une des loges de la galerie aux Français, près de celle que j'y avais à l'année.

Quand je crus être parfaitement justifiée, je le congédiai. Mes prisonniers rentrèrent, fort amusés de cette scène qu'ils racontèrent à toutes les personnes de la société de M.***. Ce dernier, dont l'amour-propre fut cruellement blessé, chercha et trouva dans la suite le moyen de me faire regretter le plaisir que j'avais eu à détruire ses infâmes calomnies. Les jeunes femmes ne peuvent jamais s'éloigner assez de ces hommes avantageux qui aiment à ajouter leurs noms à la liste de leurs bonnes fortunes vraies ou supposées; mais s'il n'est pas toujours en leur pouvoir de les éviter, quelque fâcheux qu'il leur paraisse d'être compromises par eux, qu'elles redoutent, en cherchant à s'en justifier, de blesser leur amour-propre.

Un soir j'avais dîné chez M. de Canteleu alors sénateur, dans son hôtel faubourg Saint-Honoré, je fus très-amusée d'une scène assez piquante qui se passa devant moi.

Le vicomte de Toulougeon et M. de Crillon, qui étaient de ce dîné, avaient été, ainsi que M. de Canteleu, membres de la constituante. Dans la conversation, M. de Crillon rappela je ne sais quelle opinion du vicomte qui n'était plus en harmonie avec celle qu'il professait alors. Celui-ci répondit en voulant citer aussi quelques fragmens de discours de M. de Crillon, M. de Canteleu alla chercher un volume de ce terrible Moniteur, qui est là comme un monument pour consacrer toutes nos folies politiques et notre versatilité. Rien n'était plus plaisant que l'empressement avec lequel ces trois messieurs cherchèrent chacun un article que les autres auraient voulu effacer.

À l'époque de ce dîner, madame de Canteleu était très-malade: attaquée depuis long-temps par une maladie de poitrine qu'elle voulut dissimuler, cette excellente femme si aimée, si digne de l'être, y succomba, et laissa dans le cœur de tous ses amis des regrets bien vifs et un souvenir qui ne s'effacera jamais. Son mari s'était trouvé dans une situation assez délicate lorsque Bonaparte arriva d'Égypte. Pendant cette longue absence, sa femme, mal conseillée sans doute, entraînée par je ne sais quel motif, avait eu l'idée de demander un divorce, et déjà la demande en avait été rédigée. Son estime pour M. de Canteleu l'avait portée à venir lui en parler et le consulter. Celui-ci lui fit sentir qu'en supposant même que le général fût perdu, qu'il ne dût jamais revenir, son nom seul était pour elle une auréole qui l'entourait d'une considération qui l'abandonnerait aussitôt qu'elle y aurait renoncé; il la persuada si bien qu'elle déchira devant lui sa demande en divorce, dont il ne fut jamais question depuis. Bien peu de personnes ont eu connaissance de cette anecdote assez curieuse; M. de Canteleu n'en parlait jamais: il me la confia sous le sceau du secret et de l'amitié; sa mort et celle de Joséphine me permettent d'en parler et d'en affirmer la vérité.

Au retour de Bonaparte, sa femme n'était pas sans inquiétude; ce projet de demande en divorce avait été connu de peu de personnes, mais elle avait des raisons de croire que les parens du général en avaient eu quelque connaissance, et elle était assez certaine de leur malveillance à son égard pour craindre qu'ils ne laissassent pas échapper cette occasion de lui nuire dans son esprit: elle eût donc voulu, en se présentant à lui, être accompagnée d'une personne qui pût la protéger. Elle crut que M. de Canteleu, entouré comme il l'était de l'estime générale, serait le meilleur appui qu'elle pût avoir. À la première nouvelle de l'arrivée de Bonaparte, elle accourut pour le supplier de l'accompagner au-devant de lui. M. de Canteleu s'y refusa; il ignorait si le générai avait été prévenu contre sa femme, et comment il la recevrait; il ne se souciait pas, dans cette incertitude, de se faire son chevalier: il lui fit observer qu'elle ignorait par quelle route il arrivait; que sans doute elle le manquerait; qu'il était préférable de l'attendre à Paris. Elle ne fut pas de cet avis; elle partit seule, et en effet elle ne le rencontra pas. Lucien, plus heureux, avait pris la bonne route; il sut profiter de ces premiers instans pour prévenir son frère contre sa femme. Les préventions qu'il fit naître furent telles qu'en arrivant rue de la Victoire, le général fit déposer chez le portier tous les effets de madame Bonaparte, avec ordre de l'empêcher d'entrer lorsqu'elle se présenterait.

Mais l'amour qu'il avait eu pour elle n'était pas totalement éteint, et lorsqu'elle arriva de la course qu'elle avait été faire sans succès au devant de lui, les efforts qu'elle fit pour se justifier et reprendre son empire sur lui, trouvèrent dans le cœur du général un puissant auxiliaire qui plaida pour elle, et qui les réunit de nouveau.

Dans beaucoup de circonstances, Joséphine a su profiter habilement de la faiblesse superstitieuse de Napoléon. Elle n'avait pas beaucoup d'esprit; mais elle ne manquait pas d'une certaine adresse. Elle lui disait quelquefois: On parle de ton étoile, mais c'est la mienne qui l'influence. C'est à moi qu'il a été prédit de hautes destinées.

La confiance dont elle avait donné la preuve à M. de Canteleu en le consultant dans une circonstance aussi importante que celle de son projet de divorce, ne se démentit jamais; mais dans la suite il ne lui échappa pas un mot avec lui qui pût rappeler ce souvenir. On pense bien qu'il était assez bon courtisan pour éviter tout ce qui aurait pu faire croire qu'il en restât quelques traces dans sa pensée.

Lorsqu'on créa l'empire et qu'on s'occupa de former une cour, ce fut M. de Canteleu qui parla de moi à Joséphine comme d'un choix convenable, tant par le souvenir de mon père que par les alliances de mon mari, qui l'attachaient aux premières familles de l'ancienne cour. C'est à lui que je dus ma nomination de dame du palais de l'impératrice.


CHAPITRE IX.

Supplément au journal du voyage à Mayence.—Madame la princesse de Craon.—Le prince de B..... et ses deux fils.—Faveurs de Napoléon non sollicitées.—Motifs pour les accepter.—Froideur de Louis XVIII, et irritation du prince de B......—M. d'Aubusson.—Le prince de B...... demandant la clef de chambellan et craignant de l'obtenir.—Madame la princesse de B...... écrit à l'empereur.—Causticité de madame de Balbi.—Anne et zèbre de Montmorency.—Madame de Lavalette, dame d'atours.—Attributions de sa place usurpées par l'impératrice Joséphine.—Joséphine abuse du blanc.—Fâcheux effet du blanc sur le visage de l'impératrice.—Les farines.—Question indiscrète d'un docteur.—Réponse normande.—Le rouge et le blanc.—Toilette de Joséphine et de ses dames pour la cérémonie du 14 juillet.—Portrait de M. Denon.—Service d'honneur de l'impératrice pendant le voyage à Aix-la-Chapelle.—M. Deschamps, secrétaire des commandemens de l'impératrice.—Ses idées sur les alimens.—Influence des alimens sur l'esprit.—Routes défoncées.—Frayeur de Joséphine.—Excès de prudence pris pour du courage.—Confusion de mots.—La crainte du tonnerre.—Attention charmante de Joséphine pour l'auteur.—Voiture versée.—Importance de la première femme de chambre, et simplicité de l'impératrice.


Le journal de mon voyage avec Joséphine trouvait ici sa place parmi mes souvenirs; mais comme il a été publié dans les premiers volume des Mémoires de Constant, je le supprime et ne laisse subsister que quelques réflexions que j'y avais jointes.

Le jour de ma prestation de serment à Saint-Cloud, je m'y trouvai avec M. d'Aubusson. Nous revînmes à Paris ensemble. Je désirais faire une visite à la princesse de G....; lui-même voulait la voir, mais l'un et l'autre nous redoutions son opinion sur nos nouvelles dignités, et nous résolûmes de faire cette visite en commun, pour mieux nous défendre des sarcasmes que nous attendions.

La princesse de G.... est du petit nombre des personnes qui n'ont jamais dans aucun temps désespéré de la cause des Bourbons et de leur retour. Son dévouement, son attachement pour eux étaient généralement connus. Son fils, le prince de B***, partageait ses opinions; il blâmait vivement tout ce qui s'attachait à la cour de Napoléon. Lorsque je fus nommée dame du palais, il était une des personnes que je craignais le plus de rencontrer chez sa mère.

La manière dont l'empereur sut vaincre sa résistance et l'attirer à lui, mérite qu'on en parle. Napoléon attachait un grand prix à réunir autour de lui les familles les plus marquantes de l'ancienne cour. Il avait commencé par s'emparer de leurs enfans, sans que la volonté des parens pût en aucune façon les soustraire à son autorité.

Telle personne venait de payer dix mille francs pour acheter un remplaçant pour son fils atteint par la conscription, qui le voyait le lendemain arraché de ses bras comme garde d'honneur, pour aller paver de ses ossemens les routes de Russie. Charles et Edmond, les deux fils du prince de B***, étaient très-jeunes encore. Leur éducation n'était pas terminée; leur père espérait trouver dans leur grande jeunesse une sauve-garde contre la toute-puissance de Bonaparte. Mais c'était vainement qu'il s'en flattait. Son nom, son rang dans le monde, la réputation parfaite et si bien méritée de la princesse de B......, tout se réunissait pour que l'empereur cherchât les moyens d'attirer à lui cette famille.

Il commença par envoyer des brevets de sous-lieutenans à ses fils. Sous un gouvernement tel que celui de Napoléon, c'était un ordre difficile à éluder. Le prince de B...... eut recours à Fouché. Ce ministre, dans les temps difficiles de la révolution, avait rendu de grands services à plusieurs personnes de la cour, notamment à la maréchale de B***. Il était donc très-simple que le prince s'adressât à lui pour obtenir qu'on ne lui enlevât pas ses enfans.

Il représenta au ministre leur grande-jeunesse, et demanda du temps (au moins celui de terminer leur éducation).

Assurément tous les efforts que fit alors le prince de B....... pour soustraire ses fils à la volonté de l'empereur, et les retenir le plus long-temps possible loin de l'armée, prouvent bien le dégoût qu'il avait pour le gouvernement de Bonaparte: car dans cette famille l'honneur, la bravoure sont héréditaires, et les deux jeunes princes Charles et Edmond en ont donné plus tard d'assez brillantes preuves.

Fouché, ayant été mis en rapport avec le prince à cette occasion, fut employé par Bonaparte pour le séduire et lui faire accepter une place de chambellan et une de dame du palais pour la princesse.

Depuis plusieurs mois, les maisons de l'empereur et de l'impératrice avaient réuni un grand nombre des familles les plus distinguées de l'ancienne cour. En acceptant, le prince ne donnait plus l'exemple, il ne faisait que le suivre. On lui montrait en perspective la restitution des terres non vendues, appartenant au duc d'Harcourt, grand-père de la princesse. Cette immense restitution, d'un grand intérêt pour ses enfans, était fort importante aussi pour les deux sœurs de sa femme, la duchesse de C*** et la princesse de C***, toutes trois petites-filles du duc d'Harcourt. Était-il le maître de sacrifier tant d'intérêts réunis, par l'obstination de ses refus? Non; il devait accepter, et il le fit.

Lors du retour de Louis XVIII, il fut traité froidement par lui, et ne fut pas compris dans la formation de la chambre des pairs. Il en fut blessé; son caractère naturellement froid, haut, fier, s'irrita (je le suppose) de cette distinction: à sa place, il me semble que j'en eusse été très-flatté. Si le roi se montrait plus sévère avec lui qu'envers toutes les autres personnes qui comme lui avaient composé la cour de l'empereur, c'est que sans doute sa majesté faisait plus de cas de lui que de tout autre, et puisqu'elle regrettait que son nom eût été inscrit sur l'almanach impérial, c'est que ce nom ne devait pas se trouver sur la même ligne que ceux qu'on y voyait.

C'est ainsi (je pense) que le prince de B....... eût dû traduire ce petit moment de bouderie royale, mais ce n'est point ce qu'il fit. L'injustice dont il croyait avoir à se plaindre lui faisait trouver dans l'attachement même qu'il avait toujours professé pour la famille de nos rois un aliment à son irritation, et cette irritation détermina sans doute tout le reste de sa conduite, lorsqu'il revit l'empereur dans les cent jours.

Ce que je viens de raconter du prince de B....... me rappelle une anecdote relative à madame de B***, dont on ne s'étonnera pas, parce qu'il n'y a rien de bien qu'on ne puisse attendre d'elle.

M. d'Aubusson, désolé de se trouver chambellan malgré lui, ressemblait tout-à-fait à madame de La Rochefoucault, qui aurait voulu rendre toute l'ancienne cour tributaire de la nouvelle; il se chargea donc avec plaisir d'une lettre de M. D. B. qui demandait la clef de chambellan. Il s'était bien gardé de faire part à sa femme de cette démarche. Lorsqu'elle apprit cette nomination, elle fut au désespoir, ne se doutant pas que son mari l'eût sollicitée. Elle exigeait qu'il refusât. On peut juger dans quelle perplexité il se trouvait: refuser ce qu'il avait demandé avec instance était impossible. M. d'Aubusson, qui avait été employé par lui, était fort embarrassé, et se trouvait compromis par cette versatilité. Madame de B*** mit fin à cette position en écrivant elle-même une lettre aussi noble que touchante à l'empereur. Elle osa rappeler ses devoirs envers la duchesse d'Angoulême; sa mère et elle-même avaient partagé sa captivité; elle avait été la compagne de son enfance: pouvait-elle paraître à la cour de celui qui occupait le trône de sa famille?

En écrivant cette lettre, madame de B*** ne se doutait pas que son mari eût demandé cette faveur qu'elle repoussait; elle croyait n'avoir à réparer pour lui qu'un malheur, et non une faute. À cette époque, beaucoup de demandes avaient été adressées, mais presque personne ne voulait en convenir.

Madame de Balby était une de celles dont les sarcasmes et les moqueries étaient le plus redoutables, parce que son esprit satirique les rendait plus piquantes.

On a retenu d'elle beaucoup de mots qui restent dans le souvenir; j'en citerai un assez mordant.

Pendant l'émigration, le duc de Laval s'ennuyait à Altona, et disait un soir qu'il voulait rentrer en France.—Comment! lui dit madame de Balby, vous, monsieur le duc, vous voulez aller à Paris! et qu'y ferez-vous? quel monde verrez-vous? Vous savez qu'il n'est plus permis d'y porter ses titres: comment vous ferez-vous annoncer dans un salon?—Mais, dit le vieux duc en relevant fièrement la tête au souvenir de ses nobles ancêtres, je me ferai annoncer Anne de Montmorenci; ce titre en vaut bien d'autres.

—Ah! monsieur le duc, lui dit en souriant madame de Balby, vous voulez dire zèbre de Montmorenci. Ce mot ne vaut quelque chose que pour les personnes qui connaissaient le vieux duc.

Lorsque l'empereur forma la maison de l'impératrice, on avait nommé douze dames du palais, une dame d'honneur et une dame d'atours qui était madame de Lavalette, nièce de Joséphine. Elle s'était persuadé qu'elle devait avoir la direction entière de la toilette de l'impératrice, et décider celles que devaient porter les dames du palais dans les différentes cérémonies: en effet, les attributs de sa place pouvaient lui donner cette prétention; mais Joséphine, pour qui la toilette était une véritable occupation, et qui trouvait d'ailleurs que sa nièce manquait de goût, lui signifia qu'elle n'aurait que le nom de dame d'atours, mais qu'elle entendait choisir elle-même ses étoffes, et ne céder ce soin à personne.

C'était peut-être un tort dans la position élevée qui était devenue la sienne; elle eût dû laisser prendre ce soin aux personnes de son service. Joséphine se mettait fort bien, sa taille était charmante; elle avait de la grâce dans ses moindres actions: mais sa figure, quand je l'ai connue, était loin d'être bien. Je crois que sa peau a toujours été un peu brune, mais elle l'était devenue davantage par l'usage du blanc dont elle la couvrait.

On sait combien cette préparation est dangereuse pour la peau, qu'elle finit toujours par scorifier, lorsqu'on s'en est servi long-temps. C'est ce qui était arrivé à l'impératrice; son menton particulièrement avait été tellement gâté par l'usage du blanc, qu'il n'y tenait plus que très-difficilement. Il était difficile qu'elle se fît illusion à cet égard; mais elle nous disait (et peut-être le croyait-elle elle-même) que l'état de son menton indiquait l'état de sa santé; que, lorsqu'elle n'était pas bien, sa peau était couverte de farine blanchâtre. Il arrivait souvent, lorsqu'on lui demandait des nouvelles de sa santé, qu'elle répondait: Mais pas bien; voyez, j'ai mes farines.

Ces farines, sur l'existence desquelles elle consultait bien gravement le médecin allemand d'Aix-la-Chapelle, me mirent dans un étrange embarras. Ce petit docteur vint un jour me faire une visite, il paraissait fort embarrassé de ce qu'il avait à me dire; il amena la conversation sur la santé de l'impératrice, et enfin me demanda: Madame, Sa Majesté ne porte-t-elle pas du fard? Cette question, faite avec l'accent allemand le plus prononcé, me causa beaucoup d'embarras, et encore plus d'envie de rire. Je voyais que le docteur, consulté chaque jour par Joséphine sur ce qu'elle appelait ses farines, voulait savoir à quoi s'en tenir avant d'ordonner des remèdes qu'il ne voulait lui administrer qu'en sûreté de conscience. Il avait la vue très-basse, mais à travers les lunettes qu'il portait toujours, il avait bien cru apercevoir quelque chose qui ressemblait à ce qu'il nommait du fard. Je lui répondis comme on répond à la cour; en me quittant il n'en savait pas beaucoup plus qu'en entrant. Seulement je l'engageai beaucoup à ne pas droguer Sa Majesté, et lui conseillai de s'en rapporter un peu à la nature.

Je ne sais s'il me comprit; quoi qu'il en soit, l'impératrice garda ses farines.

Je ne sais pourquoi les femmes ne conviennent jamais qu'elles portent du blanc, et ne font aucun mystère de mettre du rouge; je n'ai jamais pu comprendre la différence qu'elles font du rouge au blanc.

On préparait une grande cérémonie aux Invalides; le 14 juillet, on devait y faire une grande distribution des décorations de la Légion-d'Honneur. L'impératrice devait s'y rendre, accompagnée de sa nouvelle cour. Madame de Lavalette décida que, pour une cérémonie du matin, ces dames ne devaient porter que des robes d'étoffe, ou du crêpe et des fleurs, mais ni broderies d'or ou d'argent, ni diamans. Son avis ne fut pas suivi: on décida que la toilette des dames devait toujours être en harmonie avec celle de l'impératrice. Madame de Lavalette seule parut avec une toilette très-simple.

Le soir du 14 juillet, l'empereur nous conduisit dans la salle des antiques, qu'il voulut voir aux flambeaux. M. Denon nous accompagnait. La réputation que ce directeur du musée a acquise en pays étranger, et particulièrement en Angleterre, est une chose étonnante.

Pour nous autres Français, M. Denon était un homme aimable, ayant de la grâce dans l'esprit, dans les manières, mais nous sommes bien loin de lui accorder les talens que les Anglais lui supposent. M. Denon est placé par eux en première ligne parmi les auteurs les plus remarquables; je ne sais en vérité s'ils ne mettraient pas Voltaire à sa suite. Au reste, ce n'est point à une femme à dépriser le mérite de M. Denon. Il était laid, mais laid comme il n'est vraiment pas permis de l'être, et pas un homme n'a eu autant de succès près des dames même dans un âge très-avancé; les femmes doivent consacrer le souvenir de ces succès comme une page honorable de leur histoire, qui doit servir de réponse à toutes les accusations de frivolité qu'on leur a adressées de tous temps, et qu'on continue plus par habitude que par conviction, car personne ne peut contester que M. Denon n'a pu devoir ses succès qu'aux grâces de son esprit et de ses manières.

Joséphine partit peu de jours après la cérémonie des Invalides pour aller prendre les eaux d'Aix-la-Chapelle.

Madame de La Rochefoucault et quatre dames du palais devaient être du voyage. Je fus désignée pour l'une d'elles. Madame Auguste de Colbert, madame de Luçay et sa fille, étaient les trois autres. M. d'Harville, grand écuyer, M. de Foulers, écuyer cavalcadour, MM. de Beaumont et d'Aubusson, chambellans, composaient tout le service d'honneur, avec M. Deschamps, secrétaire des commandemens.

M. Deschamps était un homme d'un esprit fin, délié, tout-à-fait agréable. En voyage dans l'absence de l'empereur, Joséphine dînait avec toutes les personnes nommées pour l'accompagner; on y joignait l'officier de gendarmerie commandant son escorte, le colonel de la garde d'honneur qu'on lui donnait dans toutes les villes où elle séjournait. Je choisissais souvent ma place près de M. Deschamps; j'ai toujours préféré la société des hommes d'esprit amusans à celle des gens titrés ennuyeux. Il avait des manies fort drôles; celle, par exemple, d'être persuadé que l'espèce de nourriture avait quelque influence sur nos facultés intellectuelles, en sorte qu'il faisait une distinction des mets qui rendaient bêtes et de ceux qui laissaient à l'esprit tout son développement. Il prétendait qu'on devait manger des perdreaux, des viandes nourrissantes en très-petite quantité, et proscrire les légumes qui chargeaient l'estomac, et par leur digestion difficile nous rendent fort bêtes. Je donne ici sa recette pour avoir de l'esprit, bien persuadée que personne ne la suivra, car, dans ce monde je n'ai jamais rencontré aucun individu qui ne fût pas très-content du sien, et qui crût avoir besoin d'en acquérir davantage.

En traversant les Ardennes nous courûmes quelques dangers. L'empereur avait déterminé la route que nous devions suivre; malheureusement, cette route n'était tracée que sur la carte. Elle devint si mauvaise qu'on fut obligé, dans une descente très-rapide, de soutenir les voitures avec des cordes. Joséphine effrayée voulut descendre malgré la pluie et la boue qui couvrait la route. De toutes les personnes du voyage, hommes ou femmes, maîtres ou domestiques, je fus la seule qui restai dans ma voiture. J'ai remarqué souvent qu'on s'effraie de dangers imaginaires, et qu'on ne pense pas à ceux dont on est sans cesse entouré. J'en trouvais un très-réel à recevoir la pluie, à mouiller mes pieds, et à gagner un rhume presque certain. La chance d'être versée était beaucoup moins probable; on exalta beaucoup mon courage, qui ne me paraissait au contraire que de la prudence. C'est ainsi que dans le monde on ne s'entend pas toujours sur les mots; on devrait bien faire un dictionnaire qui leur donnerait leur véritable signification.

La peur que l'impératrice éprouva me rappelle celle de beaucoup de gens, lorsqu'ils entendent le tonnerre. Une femme de ma connaissance, âgée de soixante-dix ans, est toujours tourmentée à l'excès par tous les orages. Un jour je lui demandai si, dans le cours de sa longue vie, elle avait déjà vu quelqu'un tué par le tonnerre; elle me dit que non; je lui fis observer que sans doute, elle avait vu mourir autour d'elle une foule de personnes par suite d'apoplexies, de fièvres et d'accidens auxquels on ne pense jamais; que je croyais que dans tous les instans nous étions entourés de dangers qui peuvent nous atteindre avec bien plus de facilité que le tonnerre.

En parlant de cette route, je dois faire mention d'une attention charmante de Joséphine pour moi. En passant près de la forteresse du Luxembourg, elle envoya à la portière de ma voiture, qui suivait la sienne de très-près, son écuyer cavalcadour, pour me faire remarquer un ouvrage fortifié qu'on lui avait dit fait par mon père le général D***; rien au monde n'était plus aimable que ce message.

Dans la mauvaise route que nous avions parcourue, la voiture dans laquelle se trouvait madame Saint-Hilaire, première femme de chambre, versa. Elle n'arriva à Liége qu'un jour après nous. Aussitôt qu'on s'était aperçu de son absence, on avait envoyé quelques cavaliers de l'escorte pour s'informer de la cause de ce retard, et protéger son voyage. Mais ces soins ne parurent pas suffisans à madame Saint-Hilaire, qui était très-offensée que la cour entière ne fût pas bouleversée par son absence; la gravité importante de sa contenance contrastait singulièrement avec la simplicité gracieuse de sa maîtresse.


CHAPITRE X.

Vérité des tableaux de Téniers.—Beaux paysages et affreuse population.—Influence de la vie sédentaire et de l'abus du café.—Séjour à Aix-la-Chapelle.—L'impératrice à la préfecture.—Heureux hasard.—Mauvaise habitude et mauvaise humeur de madame de L....—L'auteur citée pour modèle par Joséphine.—Lésinerie de madame de L....—L'eau de Cologne de J. M. Farina.—Adoration perpétuelle devant l'empereur.—Napoléon questionneur.—M. de R....... courtisan parfait.—Définition du courtisan par le duc d'Orléans, régent.—Jalousie excitée par la broderie d'un habit.—Colère de M. d'Aubusson.—Plaisanterie cruelle.—Portrait de madame de La Rochefoucault.—Ambition et désappointement.—Piége de cour.—Le général Franceschi.—Naïveté de sa femme.—Querelles et coups de pincettes.—Diplomatie féminine à propos de révérences.—La révérence en pirouette.—Embarras, consultations et explication.—Les visages et les masques.—Gaucherie germanique.—Passion d'une princesse pour M. de Caulaincourt.—Colère de Napoléon excitée par la laideur d'une actrice.—Réintégration de M. Méchin destitué.—Humanité du prince primat.—Attention de ce prince pour l'auteur.—L'éventail brisé et remplacé.—Erreur légère et chagrin de Joséphine.—Audiences de Marie-Louise.—Questions habituelles de l'empereur répétées par Marie-Louise.—Gaucherie impériale.—Mauvaise mémoire de Marie-Louise.


En traversant la Belgique, on retrouve toute la vérité des tableaux de Téniers; les plus beaux paysages, et le peuple le plus affreux que j'aie jamais vus. Quand tous ces ouvriers sortaient de leurs manufactures pour voir l'impératrice, ils présentaient un spectacle affligeant. Ce contraste entre ce beau pays et ses habitans m'étonna; on me dit que c'était la conséquence de la vie sédentaire des peuples manufacturiers, et surtout leur mauvaise nourriture, dont le café est la base. Avec l'argent qu'il leur coûte, ils pourraient se procurer des alimens plus substantiels.

En arrivant à Aix-la-Chapelle, nous fûmes tous très-mal logés dans une maison achetée par l'empereur. Après quelques jours, M. Méchin, préfet d'alors, quitta l'hôtel de la préfecture pour le céder à Joséphine, et fut avec toute sa famille s'établir dans une auberge. Tout le service fut dispersé dans les maisons voisines de la préfecture. Je ne sais comment il arriva, dans ce voyage que presque toujours M. de Ségur, qui faisait les fonctions de maréchal-des-logis de la cour, désignait mon logement dans la maison occupée par l'impératrice. Il m'arriva très-rarement d'être logée ailleurs. Ce hasard (car sans doute ce n'était que cela) donnait beaucoup d'humeur à madame de L***. Elle avait la mauvaise habitude de n'être jamais prête. Je n'ai jamais vu aucune promenade, aucun départ qui ne fût un peu retardé par elle; ce qui donnait beaucoup d'humeur à Joséphine. Un jour même, cette humeur fut exprimée un peu sèchement. Elle eut la bonté de me citer pour exemple, comme ayant toujours une toilette très-soignée, et cependant me trouvant toujours la première dans le salon. Madame de L*** répondit que cela m'était très-facile, que j'étais toujours logée dans le palais, ou que, si je n'y étais pas, j'étais toujours très-près; que les coureurs chargés, les jours de départ, d'aller éveiller les femmes de chambre, n'arrivaient jamais chez elle qu'après avoir fait leur tournée. C'était un peu vrai, mais aussi madame de L*** ne stimulait jamais leur zèle par quelque gratification. Avec une belle fortune, elle cherchait à éviter les plus petites dépenses. Cette lésinerie était poussée à un point ridicule. Elle faisait payer par les personnes qui se trouvaient près d'elle mille bagatelles, sous le prétexte qu'elle n'avait sur elle que des napoléons. Entre mille exemples j'en citerai un: En quittant Cologne, nous avions toutes acheté beaucoup d'eau de Jean-Marie Farina; j'en avais gardé seulement dans un nécessaire pour le temps du voyage, et j'avais fait emballer le reste. Madame de L***, qui avait fait de même, mais qui n'en avait pas gardé assez, au lieu de déballer sa caisse, me tourmenta pouf me faire défaire la mienne, et envoya un jour la chercher chez ma femme de chambre: le tout pour s'éviter la peine d'un déballage, qu'elle ne voulait, disait-elle, faire qu'à Paris.

Madame de L*** était en adoration perpétuelle devant l'empereur; sa soumission pour tout ce qu'il disait ou voulait était entière. Je ne pense pas qu'elle ait eu jamais une seule pensée à elle. Ce qui, dans ses facultés, pouvait lui appartenir, était tellement confondu avec son admiration, que je suis bien sûre qu'elle-même n'aurait pas su en faire la distinction. Un jour, en partant pour la chasse, qu'elle devait suivre en calèche, je l'entendis dire à sa fille: Mais, Lucie, allez donc changer cette robe; vous savez que l'empereur n'aime pas cette couleur. Un autre jour, avant de descendre dans le salon, elle lui fit répéter sa leçon, et revoir ses cahiers d'extraits d'histoire qu'elle avait apportés avec elle. «L'empereur vous fera des questions, et vous ne saurez que répondre,» lui disait-elle. Il est vrai que souvent il questionnait les femmes, particulièrement les jeunes, et toutes généralement avaient grand'peur de se tromper en lui répondant.

L'empereur, en quittant Boulogne, vint joindre Joséphine à Aix-la-Chapelle. Parmi les personnes qui raccompagnaient, se trouvait M. de R... On eût pu le citer comme modèle d'un parfait courtisan; non cependant dans le sens de la définition donnée par le duc d'Orléans régent, qui disait que, pour être un parfait courtisan, il fallait être sans honneur et sans humeur. M. de R... était premier chambellan, et, comme tel, l'ordonnance lui attribuait une broderie plus large que celle des habits des chambellans. Cette distinction et quelques habitudes de M. de R... mettaient M. d'Aubusson dans des colères continuelles. Un jour entre autres, en parlant de cette différence de l'habit du premier chambellan avec celui des autres, il fit une plaisanterie peu applicable d'ailleurs à celui contre qui elle était dirigée. «L'habit du premier chambellan, dit-il, doit être surtout bien rembourré sur les épaules.» M. d'Aubusson était arrivé à cette cour un peu comme un chien qu'on fouette. Vingt fois je le vis au moment de donner sa démission de sa place, tant il s'en trouvait ennuyé. Madame de La Rochefoucault ne cessait de l'encourager à rester. Elle avait un vif désir de retrouver à cette cour ses habitudes et les gens de sa société. C'était une femme d'un esprit très-agréable. Sa physionomie était fine, spirituelle. Elle eût été jolie si elle n'eût pas été contrefaite. Son esprit était empreint d'une légère teinte de moquerie, mais de cette moquerie de bonne compagnie, qui n'était jamais offensante pour personne, et qui était tempérée par une sensibilité vraie. Je la vis souvent s'attendrir au récit de belles actions. Tout en rendant justice à son cœur, aux qualités aimables qui la distinguaient, je dois, à regret, convenir qu'elle eut quelque tort avec Joséphine à l'époque du divorce. Sa place était marquée près d'elle: jamais elle n'eût dû la quitter; dans cette occasion, elle fut tout-à-fait dupe de l'empereur et de sa propre ambition.

Napoléon avait un vif désir de lui voir donner sa démission. Si elle ne l'eût pas fait, elle restait, de droit et de fait, dame d'honneur de l'impératrice Marie-Louise. On lui fit insinuer, sous le voile de l'intérêt, que puisqu'elle ne voulait pas suivre Joséphine et s'attacher à son sort, elle ne pouvait pas rester, au moins volontairement, près de la nouvelle impératrice; mais que, si elle donnait sa démission, ce moyen concilierait tout, ce qu'elle devait à Joséphine et ce qu'elle devait à sa famille, dont l'intérêt exigeait qu'elle restât à la cour de Napoléon; que celui-ci ne manquerait certainement pas de la renommer dame d'honneur de Marie-Louise; qu'il s'en était expliqué, et qu'ainsi elle aurait envers Joséphine et envers le public l'excuse de l'impossibilité de résister aux volontés de l'empereur.

Elle donna dans ce piége. Elle dit à Joséphine que sa santé, ses enfans, sa famille l'empêchaient de la suivre, si elle s'éloignait de Paris et de la France (comme on le croyait alors), mais qu'elle ne resterait pas attachée à celle qui venait occuper son trône, et qu'elle donnait sa démission. Elle la donna en effet. C'était ce que voulait l'empereur. Chacun sait que, libre par cette résolution, ce fut de madame la duchesse de Montebello qu'il fit choix. Dans cette circonstance, madame de La Rochefoucault fut mal conseillée par son ambition; elle l'eût été mieux sans doute, si elle eût écouté son cœur et qu'elle fût restée près de Joséphine.

Je reviens à Aix-la-Chapelle, dont je me suis éloignée. Le cercle habituel se composait du service, et des personnes admises à faire leur cour. Elles étaient en assez petit nombre. Le général Franceschi s'y trouvait avec sa femme. Celle-ci ne pouvait pas se consoler d'avoir pu épouser Joseph Bonaparte, et de l'avoir refusé: «Mais aussi, disait-elle naïvement, qui eut jamais pu prévoir ce qui est arrivé?» Je crois que ce souvenir entrait bien pour quelque chose dans les querelles violentes qu'elle avait avec son mari, et dans lesquelles, disait-on, les pincettes figuraient quelquefois à défaut de meilleur argument. Une autre dame allemande, dont le mari, qui était Français, commandait à Cologne, était venue passer à Aix tout le temps de notre séjour en cette ville. Comme elle savait qu'en la quittant la cour se rendrait à Cologne, elle voulait prémunir ses amies contre les gaucheries qu'elles auraient pu faire, et elle leur donna ses instructions pour les présentations. Elle leur mandait qu'on devait faire trois révérences, une à la porte du salon, une au milieu, et une troisième quelques pas plus loin, en pirouette. Cette instruction pensa tourner toutes les têtes à Cologne (au moins celles des personnes qui prétendaient à l'honneur d'être présentées.) Le plus grand nombre était des dames âgées, plusieurs étaient d'une taille qui aurait pu leur rendre très-difficile et même dangereuse la tentative d'une pirouette. Madame Duchaylar, que je connaissais, et dont le mari occupait une place à Cologne, s'empressa, aussitôt mon arrivée dans cette ville, de venir me voir et me demander l'explication de cette troisième révérence, pour laquelle ces dames s'exerçaient depuis quinze jours. Après en avoir ri beaucoup ensemble, et à force d'y penser, je me rappelai qu'en effet la dame dont j'ai parlé plus haut, en faisant sa troisième révérence, se retournait un peu vers la place où nous étions assises, sans doute pour nous y faire participer; c'était sans doute cela qu'elle appelait une révérence en pirouette.

Il y avait bien dans ce qui composait ce cercle habituel certaines personnes qui présentaient quelques traits assez plaisans à peindre. Une personne de ma connaissance me le demandait dernièrement, mais c'est une œuvre fort difficile.

À la cour, on ne voit pas de visage, on ne voit que des masques. À la vérité, ce masque se dérange quelquefois, et laisse voir le bout de l'oreille; mais si on veut le peindre, on dit qu'on est méchant. Et pour, ne dessiner que des masques, ce n'est pas la peine; on en trouve partout. Il me semble que si j'étais souverain, je serais bien ennuyé de n'avoir jamais autour de moi que des êtres pensant et agissant d'après ma volonté. Autant vaudrait n'avoir pour compagnie que sa propre image répétée dans beaucoup de miroirs.

Je trouverais au contraire piquant de pouvoir jouir de la conversation de quelques personnes bien indépendantes, ayant en toute propriété leurs pensées, qu'elles ne craindraient pas d'exprimer. Mais à la cour, il en est des pensées comme des habits: il faut qu'elles soient déguisées par un certain tour d'expression convenu, et il est quelquefois aussi impossible de montrer ses idées qu'il le serait de paraître vêtu comme on l'était il y a deux siècles.

Si les grâces sont le complément de la beauté, comme le goût est celui de l'esprit, les Françaises doivent remercier la nature qui les a si bien traitées; car, toute prévention à part, je suis obligée de dire que les femmes de notre nation se distinguent parmi toutes les autres.

Les différentes cours d'Allemagne que nous passâmes en revue pendant ce voyage nous fournirent les preuves de la justesse de cette observation; nous ne rencontrâmes pas une de ces princesses dont la tournure pût rivaliser avec celle de la moins élégante de nos ouvrières en modes.

Je suis persuadée que la princesse de ***, que nous nous honorons de compter à présent parmi nos compatriotes, et qui se met très-bien, rirait de tout son cœur, si elle revoyait la parure qu'elle portait le jour où elle fut présentée à l'empereur.

Nous retrouvâmes à Mayence la princesse M... que nous avions déjà vue un instant à Aix-la-Chapelle; passionnée pour M. de Caulaincourt, elle le suivait partout; ce qu'il y a de remarquable dans cette promenade sentimentale, c'est qu'elle traînait à sa suite son mari, qui l'accompagnait toujours. Elle oubliait tellement les convenances qu'au spectacle, placée sur le côté de la salle, elle passait toute la soirée entièrement tournée du côté opposé au théâtre, parce que M. de Caulaincourt s'y trouvait, oubliant tout-à-fait la scène et les acteurs.

En parlant de ceux-ci, je me rappelle un accès de colère de Napoléon, comme je ne lui en avais jamais vu.

M. de R... fut la victime sur laquelle l'orage éclata. Le premier chambellan était chargé de l'organisation du théâtre français; c'est lui qui avait désigné ceux des acteurs qui viendraient à Mayence, pendant la réunion des princes, qui s'y rendaient pour la confédération du Rhin. Désirant leur rendre la cour agréable, on avait voulu y réunir un bon spectacle.

Ce jour on avait joué Cinna, mademoiselle Raucourt avait rempli le rôle d'Émilie, et vraiment c'était un contre-sens choquant de lui entendre dire:

Si j'ai séduit Cinna, j'en séduirai bien d'autres.

L'empereur était furieux qu'on eût donné aux princes réunis à Mayence un tel échantillon de nos actrices; il disait avec raison qu'ils devaient supposer que dans cette circonstance on avait fait un choix des meilleures, et qu'ils emporteraient dans leur pays une opinion bien désavantageuse de notre premier théâtre. Il gronda vivement M. de B... et lui dit qu'à l'exception d'un très-petit nombre de rôles dont mademoiselle Raucourt pouvait encore être chargée, on devait lui interdire tous les autres.

Ce fut à Mayence, où M. Méchin avait suivi l'empereur, qu'il obtint une nouvelle préfecture en remplacement de celle qui venait de lui être enlevée par sa destitution. Depuis le départ d'Aix-la-Chapelle, nous l'avions rencontré dans toutes les villes où la cour séjournait, à Cologne, à Coblentz; on était sûr, en traversant l'antichambre, d'y trouver M. Méchin.

L'impératrice contribua beaucoup à calmer la colère de l'empereur; c'est à elle, à ses pressantes sollicitations, que M. Méchin dut sa nomination. Mais la préfecture de la Roër n'en était pas moins regrettable; c'était la première de France pour les produits, qui excédaient 25,000 fr., tandis que celle de Laon n'en valait pas douze.

Joséphine avait beaucoup vu la famille de M. Méchin pendant le voyage d'Aix-la-Chapelle; il avait quitté l'hôtel de la préfecture pour le lui offrir, et avait passé tout le temps qu'elle l'avait habité dans une auberge avec toute sa famille. Elle mit tant d'instance et de suite dans ses sollicitations qu'elle obtint qu'il fût replacé à Laon. Le hasard d'une promenade me rendit témoin, pendant mon séjour à Mayence, de l'arrivée du prince primat (depuis grand-duc de Francfort). Le cortége qui se rendit hors de la ville à sa rencontre était la chose du monde la plus touchante.

Cet excellent prince, aussi bon que spirituel, était coadjuteur de son oncle l'électeur de Mayence.

Quoique la révolution arrivée en France l'eût privé de cette succession (puisqu'on s'était emparé de Mayence), il n'en payait pas moins des pensions à tous les anciens serviteurs de son oncle.

Je citerai de lui une attention très-aimable pour moi. Au bal donné par la ville de Mayence à l'empereur, il vint s'asseoir sur le siége que je venais de quitter pour danser une valse avec le prince d'Isembourg. J'y avais laissé mon éventail; il le brisa en s'asseyant.

La danse finie, je cherchai mon éventail un instant, mais quelqu'un m'ayant dit ce qui était arrivé, je cessai bien vite de m'en occuper.

Deux mois après je reçus à Paris un éventail charmant.

Joséphine avait l'habitude, avant les audiences diplomatiques, de voir la liste des présentations, en sorte qu'elle était ou se mettait parfaitement au courant des ambassadeurs et des ministres qui devaient en faire partie; elle savait à peu près avant ce qu'elle devait dire à chacun. Il arriva cependant un jour qu'en répondant à M. de Lima, et lui disant, je reçois avec plaisir les félicitations du prince régent de Portugal, elle se trompa et dit le prince régnant, pour le prince régent. Elle était désolée après l'audience; je ne sais quelle était la sotte personne qui avait pu l'avertir de cette bévue; lui en parler était très-inconvenant et très-méchant, car on était certain qu'elle s'en affligerait.

Au reste, je dois dire que toutes les audiences auxquelles j'ai assisté se passaient de la manière la plus convenable; et ce qui pourra surprendre, c'est qu'il n'en était pas ainsi de Marie-Louise, qui cependant devait en avoir pris l'habitude à la cour d'Autriche. Mais en vérité rien de plus pitoyable que la plupart des réceptions de cette jeune et malheureuse princesse. Madame la duchesse de Montebello tenait la feuille contenant les noms des personnes présentées; souvent elle lisait mal les noms étrangers; quand elle avait dit: «J'ai l'honneur de présenter à Votre Majesté impériale et royale Monsieur...,» elle s'arrêtait, hésitait, balbutiait. Marie-Louise alors se penchait pour lire elle-même le nom; puis, à l'exemple de Napoléon, elle demandait à la personne présentée: Êtes-vous marié? avez-vous des enfans? et quelquefois elle ajoutait comme son époux: Que faites-vous? Le ministre de Saxe, le comte d'Einselden, que je voyais très-souvent alors, me disait à chaque audience de Marie-Louise: En vérité l'impératrice devrait savoir que je ne suis pas marié, que je n'ai pas d'enfans, car je le lui ai déjà dit tout autant de fois que je l'ai vue. Il paraît qu'elle a peu de mémoire.


CHAPITRE XI.

De Mayence à Saverne.—Le général Ordener et madame de La Rochefoucault.—Plaintes de madame de La Rochefoucault à l'impératrice.—Bonté de Joséphine.—Sa douceur dégénérant en faiblesse.—Jalousie entre ses femmes de chambre.—Mademoiselle Avrillon et madame Saint-Hilaire.—Madame de La Rochefoucault grondant l'impératrice.—Larmes de Joséphine.—Joséphine parlant de la mort du duc d'Enghien.—Prières de Joséphine et regret de Napoléon.—Arrivée à Nancy.—M. d'Osmond, évêque de Nancy.—Madame Lévi.—Invitation à déjeuner refusée par l'impératrice.—Autre temps, autres mœurs.—Prodigalité de Joséphine, venant de la bonté de son cœur.—Importunités des marchands.—Joséphine achetant une bourse que son intendant refuse de payer.—Triomphe de Napoléon en voyage et froid accueil des Parisiens.—Opinion de Napoléon sur le 10 août.—Mépris de Napoléon pour le peuple.—Chagrins domestiques de l'auteur.—Spéculations sur les fonds publics.—Engagement imprudent.—Dépenses énormes et inévitables.—Vente à réméré de la terre de V...—Beau rêve et triste réveil.—Le spéculateur en perte.—Fuite de MM.*** et ruine de l'auteur.—Lettre de MM.*** à l'auteur.—Résolution soudaine.—L'auteur priant l'impératrice d'accepter sa démission.—Le général Foulers envoyé à l'auteur par l'impératrice.—Instance de Joséphine.—Explication différée.


En quittant Mayence, on vint coucher à Saverne; nous y trouvâmes le général qui avait commandé l'expédition d'Ettenheim; il fut, ainsi que plusieurs autres généraux, admis au souper de l'impératrice, et le hasard le plaça à côté de madame de La Rochefoucault. Ne connaissant ce général que par son nom, qui avait acquis une si funeste célébrité, et nullement par sa figure, je ne pouvais pas comprendre les signes que me faisait madame de La Rochefoucault, signes qui annonçaient un vif sujet de mécontentement. Après souper, une conversation qui eut lieu devant moi, dans l'appartement de Joséphine, m'en donna l'explication.

Madame de La Rochefoucault lui dit: «Quand j'ai refusé si long-temps l'honneur que Votre Majesté voulait me faire, c'est ce que je savais bien que ses bontés, son amitié même, ne pouvaient pas m'éviter une foule de désagrémens indépendans de sa volonté, comme, par exemple, le malheur (qui m'est arrivé ce soir) de me trouver placée à souper à côté du général***.» Madame de La Rochefoucault ne pouvait pas s'en consoler. On trouvera peut-être singulière la liberté avec laquelle elle adressait ces plaintes à l'impératrice; mais elle avait été son amie long-temps avant d'être sa dame d'honneur, et la bonté de Joséphine lui donnait tout-à-fait son franc-parler.

Dans une autre circonstance, je l'avais vue en user jusqu'au point de la faire pleurer; c'était à propos de ses femmes de chambre que cette sévère leçon lui avait été donnée.

J'ai déjà dit que l'impératrice était parfaitement bonne, d'un caractère doux, égal, mais très-faible. La dernière personne qui lui parlait avait toujours raison avec elle.

Il arrivait de là quelquefois que les deux parties, auxquels en particulier elle avait donné droit, en appelaient à elle-même, se croyant sûres chacune de leur côté de triompher. Ce fut ce qui arriva un jour avec ses femmes de chambre.

Mademoiselle Avrillon, qui avait été à madame Bonaparte, avait toutes les peines du monde à perdre avec l'impératrice la familiarité dont sa grande bonté lui avait laissé contracter l'habitude; elle venait lui faire ses plaintes. Il existait une grande jalousie entre elle et madame Saint-Hilaire, première femme de chambre, et les sujets de doléance ne manquaient jamais, surtout en voyage; c'était souvent relativement aux chambres que leur désignait M. Philippe de Ségur, maréchal-des-logis: si celle de madame Saint-Hilaire était meilleure que celle de mademoiselle Avrillon, cette dernière venait tourmenter Joséphine; il en était de même si c'était madame Saint-Hilaire qui se crût maltraitée. Jamais les prérogatives des ambassadrices entre elles n'ont occasioné autant de débats qu'il s'en élevait quelquefois entre les femmes de Joséphine.

Mademoiselle Avrillon trouvait fort mauvais que madame Saint-Hilaire se fît accompagner par sa femme de chambre, et surtout qu'elle l'envoyât dîner à la même table où elle se trouvait.

Un jour les différentes parties avaient réclamé près de Joséphine le redressement de leurs griefs respectifs; elle avait, comme d'habitude, donné raison à chacune, et il en était résulté que le désordre avait été porté au comble, chaque partie se trouvant forte de son approbation.

Madame de La Rochefoucault intervint; elle lui fit sentir qu'elle ne devait pas permettre à ses femmes de venir jamais l'entretenir de leurs débats; elle lui dit que c'était sa trop grande bonté à cet égard qui avait empiré le mal.

Joséphine le sentait si bien qu'elle en pleura. Le matin avant de partir de Saverne, ce qui s'était passé la veille amena naturellement l'impératrice à me parler de la mort du duc d'Enghien; elle me dit qu'elle l'avait apprise par Bonaparte, qui était entré de très-bonne heure chez elle, et lui avait annoncé son arrivée, sans parler encore de sa mort; qu'elle s'était précipitée vivement hors de son lit, en se jetant à ses pieds, pour le supplier d'épargner sa vie; Napoléon l'avait relevée en lui disant tristement: «Il n'est plus temps.»

Elle croyait que si elle eût été instruite à temps, elle eût peut-être pu faire changer sa détermination, Joséphine pensait qu'en venant lui annoncer le matin ce funeste événement, il éprouvait déjà le regret de l'avoir provoqué.

De Saverne on vint coucher à Nancy.

Les deux seules visites que Joséphine y reçut le soir de son arrivée présentaient un contraste bien bizarre: c'était l'évêque, M. d'Osmont, et madame Levi; la bienveillance qu'elle leur accordait les fit excepter de l'ordre qui avait été donné de ne recevoir personne. L'évêque n'était point une nouvelle connaissance pour l'impératrice, elle l'avait déjà reçu souvent à Paris; elle appréciait son esprit, et surtout les formes polies et agréables qui entouraient toutes ses actions.

La séduction des manières exerçait un grand empire sur elle, et ne manquait jamais son effet; c'était un moyen certain de lui plaire.

Quant à madame Levi, je ne sais trop ce qui lui avait acquis ses bontés, mais cette riche juive accourut avec beaucoup de familiarité, pour lui demander d'accepter un déjeuner chez elle le lendemain. Joséphine lui dit que cela était impossible; madame Levi insistait et voulait absolument savoir le pourquoi. Elle rappelait, sans faire distinction des temps, un autre déjeuner que madame Bonaparte était venue faire chez elle antérieurement, lorsqu'elle se rendait aux eaux de Plombières.

Et cependant, en révolution, il faudrait souvent rappeler cet adage: autre temps, autres mœurs.

L'impératrice, pressée par elle, lui répondit enfin: «Ma chère madame Levi, c'est tout autre chose à présent, je ne le puis plus; mais revenez encore demain matin me voir.»

Madame Levi revint et lui apporta de très-belles perles. Joséphine les acheta, pour la consoler du déjeuner qu'elle avait été obligée de refuser.

Elle oubliait quelquefois qu'il est plus facile d'acheter que de payer, et cet oubli lui donnait souvent beaucoup d'embarras. On lui en a fait bien des reproches, et on avait tort. Cette prodigalité tenait particulièrement à la bonté de son cœur, qui ne lui permettait pas de rien refuser. Sa condescendance à cet égard excédait souvent les sommes destinées pour sa toilette.

C'était aux personnes de son service, qui la connaissaient, à lui éviter les tentations, en ne laissant pas arriver jusqu'à elle cette foule de marchands, sollicitant chacun l'achat de ce qu'ils lui apportaient. Un jour un joaillier vint la tourmenter pour acheter une charmante bourse ornée de diamans; Joséphine la trouva très-jolie et l'acheta mais son intendant ne voulut jamais délier les cordons de la sienne pour la payer. Le pauvre joaillier, après mille courses et deux ans d'attente, se trouva fort heureux qu'on la lui rendît. Ces refus de payer, qu'on opposait souvent à de justes demandes, faisaient un très-mauvais effet. C'était le tort des personnes qui l'entouraient, et non le sien.

En arrivant à Paris, je ne m'étonnai plus si Napoléon aimait tant à voyager. Sur sa route partout il foulait des fleurs, en passant sous des arcs de triomphe; toujours il était accompagné des cris de vive l'empereur! mais en entrant à Paris, tout était froid et silencieux autour de lui; sa voiture passait presque inaperçue; aussi il détestait bien cordialement les Parisiens. Pendant notre séjour à Mayence, un jour je lui avais entendu parler du 10 août, et dire: À cette époque je n'étais qu'un simple officier d'artillerie; j'étais sur la terrasse du bord de l'eau, et je me rongeais les poings (c'est l'expression dont il se servit) en voyant un souverain attendre dans son palais l'attaque de toute cette populace, qu'il devait balayer à coups de canon.

Il parla long-temps et vivement à ce sujet, s'exprimant avec beaucoup de mépris pour le peuple, qui, disait-il, est comme l'eau qui prend la forme de tous les vases, et dont les volontés doivent être enchaînées, ayant besoin qu'on pense et qu'on agisse pour lui.

Mon retour à Paris fut suivi de beaucoup de chagrins; avant d'en parler, je dois retracer quelques circonstances antécédentes.

Lorsque j'avais perdu mon père, j'étais restée en rapports avec M. G..., son homme d'affaires; je vis chez lui un M. M..., qui faisait quelques opérations très-avantageuses. M. G... regarda comme une très-grande faveur qu'il voulût bien se charger d'une petite somme que je lui confiai, pour joindre à ses opérations; j'ignorais de quelle nature elles étaient; mais depuis j'ai eu lieu de croire qu'elles consistaient tout simplement en spéculations sur la hausse et la baisse des fonds publics. Mes rapports avec lui me firent rencontrer quelquefois dans son cabinet un M. Odra, qu'on disait chargé de beaucoup d'affaires de ce genre pour M. de Talleyrand.

Depuis, j'ai cru souvent que les opérations si avantageuses de M. M..., auxquelles je participai pendant plusieurs années, avaient dû provenir de ses liaisons avec M. Odra, qui avait dû être toujours parfaitement au courant de tout ce qui devait assurer le succès de ce genre d'affaires.

Pendant long-temps M. M... me renvoyait mes fonds avec le bénéfice, et quand il se présentait une circonstance qui lui paraissait favorable, il venait les reprendre.

Si j'eusse été prudente, je me serais contentée d'augmenter ce capital avec les bénéfices, sans compromettre d'autres fonds. Mais c'est ici que je dois m'avouer coupable. Enchantée de ces succès, non-seulement j'augmentai ce capital de tout ce qu'il me fut possible d'y joindre, mais j'eus l'imprudence d'en parler à des amis, à des personnes de ma propre famille, qui désiraient participer à ces avantages.

J'en parlai à M. M...; il me dit qu'il ne s'occupait de ce genre d'affaires que pour lui, qu'il avait consenti à s'en charger pour moi à la recommandation de M. G..., son ami intime, mais qu'il ne voulait accepter aucune responsabilité envers personne autre que moi. J'eus l'imprudence de donner ma reconnaissance personnelle pour les fonds que mes amis lui confièrent par mon entremise.

Les changemens qu'on avait faits dans ma maison et mon jardin pendant mon voyage en Angleterre avaient été tellement mal ordonnés, qu'il y avait eu nécessité de les faire disparaître. J'avais confié ces nouveaux travaux à un autre architecte, qui avait un goût particulier pour la distribution des jardins; mais au lieu de commencer ces changemens en détail et successivement, il avait bouleversé vingt-deux arpens de terrain dans toute leur étendue; il avait détruit l'ancienne avenue, et en avait pratiqué une nouvelle au milieu du parc, pour arriver à la maison; mais n'ayant pas calculé exactement la durée de ces travaux, il arriva que la saison des pluies survint avant qu'ils ne fussent terminés. Bientôt la nouvelle route, qui n'avait pas été ferrée encore, devint impraticable; les voitures, pour parvenir à la maison, furent obligées de se frayer de nouvelles routes à travers le parc, et l'ouvrage d'une centaine d'ouvriers, qui y avaient été employés pendant trois mois, se trouva perdu. Non-seulement ce travail et les sommes qu'il avait coûtées étaient regrettables, mais le piétinement des chevaux, le passage des voitures sur ces terres les avaient transformées en pierre; au printemps, il fallut des travaux immenses pour les défoncer de nouveau, et les mettre au point de recevoir les plantations et la semence de gazon. On se formera une idée des sommes qui furent enfouies dans ce lieu, quand on saura qu'il y eut pour deux mille francs de graine de gazon, et cependant cet article, dans les travaux de ce genre, est communément une des moindres dépenses.

J'étais tout-à-fait malheureuse de me trouver ainsi entraînée, malgré ma volonté, dans des travaux interminables; mais la totalité des terrains ayant été bouleversée, il fallait ou les finir, ou vendre cette habitation à vil prix, car dans l'état où elle se trouvait personne n'en eût voulu. La vendre me paraissait impossible, je manquais de force pour me résigner à ce cruel sacrifice. Une partie du parc avait été consacrée pour la sépulture de mon père, je devais donc conserver à jamais cette habitation.

Jusqu'alors les bénéfices qui m'avaient été remis par M. M*** avaient couvert une grande partie de ces dépenses. Mais elles finirent par les absorber, et le capital même s'en trouva fort diminué.

Les avantages que j'avais recueillis pendant plusieurs années me perdirent. Sans calculer qu'ils pouvaient cesser, j'eus l'imprudence, la folie de vendre à réméré la superbe terre de V..., dont le fourneau seul était loué vingt mille francs. Le terme pour exercer le réméré était une année; je vendis ma terre pour rien, me croyant certaine de rentrer dans sa possession, en remboursant dans le cours de l'année la somme qui avait été donnée. Je pensais que les bénéfices des opérations de M. M... suffiraient pour achever les travaux de ma maison, et payer les sommes qui étaient restées à la charge de mon mari par suite de plusieurs cautionnemens qu'il avait donnés avant son émigration. Je me voyais en espérance rentrée, à la fin de l'année, en possession de ma terre, et libérée de tout engagement.

Ce rêve était beau, le réveil fut cruel... Hélas! si la conscience des intentions pouvait suffire, je pourrais me reposer sur les miennes; elles étaient parfaites; mais combien est faible cette consolation! elle ne peut avoir d'effet que lorsque nos fautes n'ont atteint que nous-mêmes; mais si d'autres en sont aussi les victimes, elle devient bien insuffisante.

M. M***, dont les opérations depuis six mois étaient beaucoup moins avantageuses, et quelquefois en perte, avait cessé dès long-temps de rapporter les fonds, et de les reprendre lorsque l'occasion de s'en servir se présentait; ces fonds restaient alors toujours entre ses mains; seulement j'y puisais pour payer mes dépenses et celles des travaux de ma maison.

Le lendemain de mon arrivée à Paris, j'envoyai chez lui; on vint me dire qu'il n'y logeait plus, et qu'on ignorait où il était. Inquiète, effrayée, j'y courus moi-même, et je reçus la même réponse; il avait cédé son appartement et ses meubles à un Allemand, qui ne put me donner aucune lumière sur le lieu où il s'était retiré. J'exprimerais mal ce qui se passa en moi dans ce moment. Si j'eusse été veuve, si tous les fonds emportés ou perdus par M. M... eussent été à moi seule, avec le caractère que j'ai reçu de la nature, je n'en aurais pas été affectée un seul instant; mais les bontés de mon beau-père et de ma belle-mère m'avaient donné l'entière propriété de tout ce que mes soins avaient pu sauver de leur fortune. Toujours je m'étais regardée comme dépositaire de cette fortune; mon mari, au retour de l'émigration, m'en avait laissé la libre disposition. Jamais il ne m'avait demandé compte de ma gestion. Il ignorait toutes les opérations de M. M...; l'adresse ou le bonheur que j'avais eu de lui conserver une belle fortune, malgré la sévérité des lois contre les émigrés, lui avait donné une parfaite confiance dans ma capacité; sa bonté pour moi m'en accordait même beaucoup plus que je n'en avais reçu réellement. Il ne cessait de faire mon éloge à ses amis, à ses parens.

Si l'on ajoute à cette confiance illimitée l'éloignement naturel qu'il avait pour s'occuper de toute espèce d'affaires, on concevra comment il était resté dans l'ignorance totale des siennes. Qu'on juge donc de ce que je dus éprouver quand mon imprudence funeste eut compromis toute cette brillante fortune, et que je pensai que cet excellent homme, qui avait été élevé au milieu d'un luxe proportionné à l'opulence qui entourait sa famille, allait partager les privations que je devais m'imposer.

Pour moi personnellement, mon parti était pris; mais avec quels déchiremens je commençai à entrevoir l'impossibilité de garder cette maison qui m'était si précieuse par le dépôt qu'elle renfermait!

Hélas! les sommes énormes qui y avaient été enfouies auraient presque suffi, pour réparer les pertes résultant de la fuite de M. M..., ou du moins elles eussent pu former encore une belle fortune.

Mais elles étaient perdues sans retour; car on sait qu'en vendant une maison de campagne, on ne retrouve jamais que sa valeur primitive, et qu'en général le prix de tous les changemens qu'on y a faits se trouve perdu. En revenant de chez M. M..., je trouvai chez moi une lettre de lui, timbrée de La Haye; il me disait «qu'il était au désespoir, beaucoup plus pour moi que pour lui-même; que je devais me rappeler que c'était presque malgré lui qu'il s'était chargé de mes fonds, puisqu'il n'avait jamais travaillé que sur son propre argent. Qu'il n'avait rien emporté, absolument rien autre que la valeur de son mobilier, qui n'était pas considérable. Qu'il avait quelques réclamations à faire en Hollande pour quelques sommes qui lui étaient dues. Que s'il réussissait à s'en faire payer, ces sommes me seraient envoyées, puisque j'étais la seule personne compromise dans cette affaire. Que tout ce qu'il pourrait recueillir de ce qui lui était dû, ou gagner par son industrie, me serait acquis[58]

Cette lettre ne devait me laisser aucune espérance. Je dus de suite prendre courageusement mon parti, et renoncer à un monde dans lequel je ne pouvais plus paraître avec l'éclat qui m'avait entourée jusqu'alors.

J'écrivis à l'impératrice; sans entrer dans aucun détail, je lui disais qu'une circonstance imprévue et impérieuse me prescrivait de quitter Paris, que je la priais d'accepter ma démission.

Quelques heures après le départ de ma lettre, le général Fouler, son écuyer cavalcadour, arriva chez moi, avec l'invitation de me rendre de suite à Saint-Cloud. J'y fus, j'y trouvai Joséphine seule; elle vint à moi avec l'empressement le plus aimable. «Que vous est-il donc arrivé? me demanda-t-elle; quelque chose que ce soit, je puis, je crois, le réparer, et c'est là, sans doute, la plus heureuse prérogative de ma position. Parlez, ouvrez-moi franchement votre cœur. Vous savez si je vous aime; dans les mois que nous venons dépasser ensemble, j'ai su vous apprécier[59]; je ne veux pas que nous soyons séparées. Non, ajouta-t-elle en m'embrassant, nous ne le serons pas, nous ne pouvons pas l'être.»

J'allais répliquer et lui dire que j'étais pénétrée de sa bonté, mais qu'il m'était impossible d'en profiter, que les circonstances dans lesquelles je me trouvais étaient irréparables, et nécessitaient le parti que je prenais, lorsque l'empereur entra chez elle. Le salon fut bientôt rempli de monde; je dus remettre cette explication à un autre jour.


CHAPITRE XII.

Événement tragique raconté par madame de La Rochefoucault.—Dernière précaution d'une mourante.—Désespoir d'un jeune homme.—Réflexions de la maréchale... sur cette aventure.—Le voleur de cœur.—Attendrissement suivi d'hilarité.—Le diamant volé et retrouvé.—Empressement des jeunes femmes auprès de la maréchale...—La devise de la république brodée en garniture de robe par ordre de la maréchale...—Tendresse du prince de Talleyrand pour mademoiselle Charlotte.—Conjectures.—Stupéfaction du corps diplomatique.—Question de M. d'Azara à madame Duroc.—Méprise de celle-ci.—Madame Duroc prise pour habile diplomate.—Désolation de madame Duroc qui craint de passer pour sotte.—Promenade proposée par l'empereur.—Correspondance mystérieuse.—Lettres anonymes.—Napoléon dénoncé à Joséphine, et Joséphine dénoncée à Napoléon.—L'espion cherchant à exciter la jalousie de l'empereur.—Secret impénétrable.—Promenade à la Malmaison.—Noms rayés par l'empereur.—Bonne mémoire de Napoléon.—Spectacle et cercle à la cour.—Mésaventure d'un riche banquier.—Mot de la princesse Dolgorouki sur la cour impériale.


La maréchale*** était du nombre des personnes qui venaient d'arriver dans le salon de l'impératrice. Madame de La Rochefoucault, encore tout émue d'un événement que son médecin venait de lui raconter, nous dit qu'il avait été appelé pour donner ses soins à une jeune femme qui était tombée sous les roues d'une voiture, qu'elle était tellement blessée qu'elle mourut quelques minutes après qu'il fut près d'elle, mais qu'elle avait eu encore assez de force pour lui dire avant de mourir: «Monsieur, il va arriver ici quelqu'un qui sera bien malheureux de ma perte, je vous le recommande, ne l'abandonnez pas à son désespoir. Emportez les pistolets qui se trouvent dans mon secrétaire, car je craindrais que dans le premier moment de sa douleur il ne pût en faire un usage funeste.»

En effet, ce médecin avait vu arriver peu de temps après un jeune homme dont le désespoir était si déchirant, qu'il lui avait inspiré un véritable intérêt.

La maréchale***, présente à ce récit que madame de La Rochefoucault nous faisait avec beaucoup d'émotion, l'interrompit pour lui demander bien gravement: «Ce jeune homme était-il son mari?—Je ne le crois pas, répondit la comtesse, mais il est bien malheureux, et par conséquent il inspire de l'intérêt.—Comment, Madame, dit la maréchale; d'une voix éclatante, pouvez-vous vous intéresser à un de ces voleurs de cœur, car il est bien clair qu'il n'était que cela, un voleur de cœur...» Cette expression de voleur de cœur, qui nous paraissait si drôle, ainsi que la sévérité de la maréchale, séchèrent les larmes que le récit de madame de La Rochefoucault avait presque fait couler.

Joséphine avait raconté à quelques-unes de nous le vol d'un diamant de la maréchale, qui paraissait presque incroyable; elle se pencha vers moi, et me dit tout bas: «Je vais vous faire répéter l'histoire du diamant.»

La conversation ayant été mise sur ce sujet, la maréchale entra de nouveau dans tous les détails: elle nous dit qu'elle avait un frotteur qu'elle soupçonnait fort de lui avoir volé un très-beau diamant; elle était entrée dans la chambre où il était, un pistolet à la main, en avait fermé la porte à la clef, et lui avait dit qu'elle ne quitterait pas la chambre sans avoir retrouvé son diamant; que l'homme avait voulu protester de son innocence; que, pour la prouver, il s'était mis nu comme un ver, et que c'était dans cet état qu'elle avait su retrouver son diamant caché sur lui. Ce récit fut accompagné de beaucoup de détails que je dois omettre ici...

Chaque fois que la maréchale*** venait voir l'impératrice, l'empressement des jeunes femmes autour d'elle était extrême. Elles espéraient toujours recueillir quelques-uns de ces mots qui ont fait fortune dans le monde.

Je crois qu'on lui en a prêté beaucoup plus qu'elle n'en a jamais dit.

Mais aussi un proverbe vulgaire nous apprend qu'on ne prête qu'aux riches.

Au temps où les édifices publics étaient couverts de cette devise: Vivre libre ou mourir; unité, indivisibilité de la république, la maréchale l'ayant trouvée jolie, la fit broder sur un ruban dont elle fit garnir une robe.

Au reste, toutes les plaisanteries qu'on a faites sur elle n'ont pour objet que des ridicules; combien de femmes seraient heureuses que les reproches qu'on peut leur adresser n'eussent pas des motifs plus graves!

Ce même jour madame Duroc revint toute triste d'une visite qu'elle venait de faire chez la princesse de Talleyrand; en se rappelant une réponse qu'elle avait faite à M. d'Azara, elle craignit qu'il ne l'eût prise pour une sotte. Avant de raconter ce qui fit naître cette crainte, il faut rappeler l'extrême tendresse de M. de Talleyrand pour une jolie petite fille qui tomba un jour des nues chez lui. Elle se nommait Charlotte; non-seulement elle était l'objet des soins de la princesse, mais le prince en raffolait; il en parlait sans cesse, les occupations les plus graves, la présence des ambassadeurs, rien ne pouvait l'en distraire.

Lorsqu'il vint à Aix-la-Chapelle, elle était malade. Il attendait l'arrivée des courriers avec une anxiété dont l'excès excitait la curiosité de tout le monde; le vaste champ des conjectures fut parcouru en tous sens pendant long-temps, sans qu'il fût possible de deviner; mais enfin on sut très-positivement que l'extrême tendresse du prince ne prouvait que la gentillesse de l'enfant, et non aucun lien de parenté; cette tendresse n'en était pas moins un sujet d'étonnement. Souvent, au milieu d'intérêts très-graves, si cet enfant s'approchait de lui, tout entier aux caresses qu'elle lui prodiguait, il la pressait dans ses bras, interrompait pour elle la conversation la plus sérieuse, et laissait autour de lui tous les diplomates stupéfaits.

Ce même jour, M. d'Azara, dont la conversation avait été ainsi interrompue, vint se placer près de madame Duroc, et se penchant vers elle, il lui demanda bien bas: «Madame, pourriez-vous me dire ce que c'est que Charlotte?»

La duchesse, qui dans cet instant ne pensait pas du tout à cet enfant, regarda M. d'Azara avec étonnement, et lui dit: «Monsieur, c'est un entremet qu'on fait avec des pommes.» M. d'Azara, en recevant cette réponse à bâtons rompus, se persuada que la jeune duchesse était une diplomate beaucoup plus fine que lui, et qu'elle ne voulait pas répondre à sa question, dont la solution, devait sans doute rester un problème; il s'inclina, et n'ajouta pas un mot.

Madame Duroc, en sortant de chez le prince, pensait à la singulière question de M. d'Azara, ne pouvant pas comprendre à quel propos il lui avait parlé de cuisine, quant tout à coup un souvenir de cet enfant vint la frapper, et lui faire penser que la question de M. d'Azara pouvait bien avoir eu cette petite fille pour objet. Alors elle se désolait de sa réponse.

«Qu'aura pensé M. d'Azara? il aura cru que j'étais folle,» nous disait-elle tristement. Au contraire, cette réponse, qu'elle croyait si ridicule, avait paru le nec plus ultra de l'adresse diplomatique, pour répondre sans rien dire.

Je n'avais pas vu l'empereur depuis ma démission; ce souvenir, auquel se joignait celui de ce terrible regard lancé sur moi la veille de notre départ de Mayence, me troubla un peu lorsqu'il entra chez l'impératrice; mais étant accompagné de plusieurs personnes, et beaucoup d'autres étant survenues, je me remis bientôt. Il venait proposer à Joséphine une promenade qui fut acceptée; elle eut la bonté de m'engager à l'accompagner.

Pendant la promenade, j'espérais profiter d'un instant de solitude pour lui rappeler ma démission et ses motifs, dont rien malheureusement ne pouvait atténuer la force, mais nous ne fûmes jamais seules.

Joséphine nous parla d'une circonstance assez extraordinaire et jusqu'alors parfaitement inexplicable; et cependant la police du château et celle de Paris avaient été employées successivement pour en découvrir les auteurs.

Chaque fois que l'empereur faisait une action, quelle qu'elle fût, dont il désirait dérober la connaissance à Joséphine, elle recevait peu d'heures après une lettre qui l'en instruisait dans tous les détails qui y étaient relatifs.

De même tout ce que faisait Joséphine et qui pouvait donner lieu à interprétation était toujours transmis par la même voie à l'empereur.

Ces lettres arrivaient toutes par la poste du gouvernement; elles étaient de la même écriture. Pendant le séjour de la cour à Saint-Cloud, elles arrivaient si promptement, qu'on s'étonnait quelquefois qu'on eût le temps de les envoyer à la poste à Paris.

À une époque où le prince Eugène partait pour l'armée, il dit à Joséphine qu'il avait dans son régiment un jeune officier qu'il aimait beaucoup, qui venait de perdre sa mère qui lui avait laissé de très-beaux diamans, qu'il en était fort embarrassé, ne pouvant pas les emporter à l'armée, et qu'il lui avait offert de les faire garder, avec ceux de l'impératrice, par la personne préposée à cet effet; Joséphine lui dit qu'elle y consentait, que cet officier pouvait se présenter chez sa première femme pour y déposer ses diamans, mais qu'on la fît prévenir, attendu qu'elle voulait connaître ce qu'on déposait.

Le lendemain à l'issue de son déjeuner, on vint l'avertir de l'arrivée de cet officier; elle monta un instant très-court dans l'appartement de cette première femme de chambre, pour s'assurer de la valeur de ce qu'on lui confiait. L'amitié que le prince Eugène avait pour cet officier la portait à prendre tous ces soins; aussitôt que la remise de ces objets fut faite, elle revint dans son appartement.

Deux heures après, l'empereur était instruit de tous ces détails par le correspondant anonyme, à la réserve qu'on lui avait tu la circonstance du dépôt qui avait motivé cette visite; on voyait qu'on aurait voulu pouvoir y donner une apparence coupable. L'heure, le signalement de l'officier étaient bien exacts.

Pendant plusieurs années, cette mystérieuse correspondance a été suivie à chaque circonstance qui pouvait présenter quelques malignes interprétations. Il n'y avait aucun doute que l'auteur ne fût une personne du château, et même il fallait qu'elle y occupât une place qui lui donnât l'entrée des salons, car souvent ces lettres avaient pour objet des choses qui devaient rester inconnues aux personnes du service subalterne. L'écriture de ces lettres, qui était toujours la même, ne paraissait pas contrefaite.

Jamais on n'a pu avoir aucune lumière sur ce génie invisible qui suivait leurs majestés partout. Deux jours après, Joséphine m'envoya chercher pour l'accompagner à la Malmaison. L'empereur était de cette promenade; en y arrivant, nous nous assîmes quelques instans dans le salon. M. de Rémuzat en profita pour s'approcher de l'empereur; il tenait un papier d'une main et une écritoire de l'autre; il lui présenta le papier; l'empereur le parcourut, prit la plume, et biffa vivement avec humeur deux noms.

C'était la liste pour les invitations d'un cercle. Joséphine, qui était près de moi, sourit et prit mon bras pour passer dans le parc. J'étais curieuse de connaître les deux noms rayés qui avaient fait naître ce sourire; mais je ne devais pas me permettre de question. L'impératrice ne laissa pas long-temps ma curiosité en suspens; elle me dit que Napoléon voulait qu'on lui présentât toujours la liste des invitations des cercles; souvent il rayait quelques noms, mais qu'il y en avait deux qu'on était presque certain de trouver dans les raturés. Si l'empereur les laissait quelquefois, c'était à regret, et par des considérations relatives à l'entourage de ces dames; car pour elles-mêmes, leurs noms eussent toujours été rayés: l'une était madame de V***, l'autre madame de T... L'empereur avait une mémoire des noms et des personnes qui le trompait rarement.

Lorsqu'il y avait spectacle à la cour, le cercle dans les appartemens y succédait; beaucoup de personnes de la ville recevaient des billets pour le spectacle: ces billets ne leur donnaient aucun droit de se présenter au cercle.

Un soir, M. de ***, riche banquier, était dans le parterre en habit habillé très-brillant, sa toilette ne le cédait en rien à celle de beaucoup de personnes de la cour, près desquelles il se trouvait. En sortant, il rencontra plusieurs membres du corps diplomatique qu'il connaissait, et, tout en causant avec eux, il les suivit et arriva dans les salons.

Il y avait fort peu de temps qu'il y était, lorsque l'empereur distingua au milieu de cette foule de courtisans une figure qui lui était inconnue; il lui fit dire de sortir. L'existence honorable dont M. de *** jouissait dans le monde rendit cette commission fort dure à exécuter pour celui qui en fut chargé. M. de *** en fut frappé d'autant plus douloureusement, qu'il aimait à s'entourer habituellement de beaucoup de personnes de la cour, qu'il recevait chez lui tous les ambassadeurs, et en général fort bonne compagnie.

Ces cercles furent définis un soir devant moi par la princesse Dolgorouki; cette femme, fort spirituelle, avait fait par son esprit les délices de la cour de l'impératrice Catherine. Elle arriva chez la baronne de Saint-Marceau où j'étais, en sortant du château; on lui demanda ce qu'elle en pensait; elle répondit: On trouve bien là une grande puissance, mais non pas une cour.


CHAPITRE XIII.

Conversation avec l'impératrice, au sujet au mariage du prince de....—Ordre donné par l'empereur au prince de se séparer de sa maîtresse.—Esprit et paresse du prince de....—Démarches de madame*** auprès de l'empereur.—Résultat de ses démarches.—Madame***, mariée au prince de.....—Sotte timidité des gens d'esprit, et audace heureuse des sots.—Mécontentement de l'empereur.—Son aversion pour madame***.—Les deux premiers maris de madame***.—Double complaisance, et argent reçu des deux mains.—Consentement acheté fort cher.—Suite de la conversation avec l'impératrice.—Détails racontés par l'impératrice sur les sœurs de l'empereur.—Toilette de la princesse Pauline.—Aisance incroyable.—Mort du fils du général Leclerc et de la princesse Pauline.—Le café et le sucre.—Économie outrée de la princesse Pauline et des frères et sœurs de Napoléon.—Traits de parcimonie de madame-mère.—La dame de compagnie à mille francs d'appointemens, et le voile de 500 francs.—Le melon au sucre.—Madame-mère se coupant des chemises.—Parcimonie du cardinal Fesch.—Louis Bonaparte.—Exaltation de ses sentimens.—Dehors froids et âme passionnée de Louis.—Sa jalousie.—Mademoiselle C., amie de la reine Hortense.—Portrait de la reine Hortense.—Hilarité d'Hortense excitée par une épithète impériale.—Gravité de Cambacérès déconcertée.—Gravité d'un jugement de Napoléon sur son frère Joseph.—Tête-à-tête de l'auteur avec Joséphine.—L'impératrice enviant le sort d'une pauvre femme.—Aversion de Joséphine pour l'étiquette.—Chagrin causé à l'impératrice par des calomnies.—Lettre de Napoléon à Joséphine au sujet d'Hortense.—Timidité d'Hortense vis-à-vis de Napoléon.—L'auteur persiste dans sa résolution de s'éloigner de la cour.


En parlant des cercles, je me suis éloignée de l'impératrice avec laquelle je me promenais; la conversation qu'elle avait commencée l'amena à me parler du mariage d'un ministre dont tout le monde s'était étonné (à commencer, je crois, par lui).

L'empereur, effrayé de la dissolution des mœurs suite nécessaire de l'anarchie dans laquelle la France avait été plongée, et de l'irréligion devenue presque générale, avait cru consolider son autorité en rétablissant le culte, et en donnant l'exemple d'une vie régulière.

Ses regards s'étendirent sur plusieurs personnes de sa cour. Un de ses ministres reçut l'ordre de renvoyer de chez lui sa maîtresse, qui jusqu'alors avait fait les honneurs de sa maison.

On trouvait très-simple qu'il eût une maîtresse s'il en avait la fantaisie, mais on voulait qu'il allât la voir chez elle, et que sa présence chez lui ne fût pas pour les représentans de tous les souverains de l'Europe une preuve de mépris pour toutes les opinions reçues.

Ce ministre, qui joint à tout l'esprit qu'il est possible d'avoir, une faiblesse, une paresse de caractère qui lui fait préférer d'être gouverné par les gens qui l'entourent à l'ennui d'avoir une volonté avec eux[60], fut charmé (ceci est une supposition) que les ordres de l'empereur missent fin à une manière de vivre qui devait lui déplaire, mais qu'il n'avait pas la force de changer.

Quant à sa maîtresse, ce fut tout autre chose; elle avait dit, écrit, répété à toute la terre qu'elle était sa femme; que ce qui manquait à la cérémonie de leur mariage était si peu de chose que ce n'était pas la peine d'en parler, et qu'à l'exception de s'être présentés à la municipalité, c'était tout-à-fait la même chose: elle n'était pas femme à abandonner ainsi la partie.

La faiblesse du ministre, son laissez-aller avec elle, lui donnaient l'assurance qu'il ne dirait pas non, si elle pouvait parvenir à vaincre la résolution de l'empereur.

Elle mit donc tout en œuvre pour parvenir à le voir.

Ce n'était pas chose facile; il ne l'aimait pas. Sa liaison avec le ministre, qu'elle s'était plu à afficher, l'avait indisposé contre elle.

Joséphine, à qui elle s'adressa pour obtenir une audience, n'osa pas même la demander. Mais madame*** ne se rebuta pas. Elle alla dans les appartemens, dans les corridors, et après bien des heures d'attente, elle saisit l'empereur au détour d'une porte, se jeta à ses pieds, et tant il est vrai que la bête la plus bête a une sorte d'éloquence de sentiment quand il s'agit d'intérêts qui touchent son bonheur, elle arracha à l'empereur ces mots: Eh bien, madame, si vous ne voulez pas le quitter, alors épousez-le.

Elle ne demandait pas mieux assurément, c'était la volonté du ministre qu'elle n'avait pu maîtriser jusqu'alors assez pour arriver à ce but désiré, qu'elle redoutait: mais une fois munie de l'ordre qu'elle se fit donner, elle sortit triomphante, et force fut au ministre de se soumettre à épouser... Dans cette circonstance on put se convaincre d'une grande vérité, c'est qu'une personne de peu d'esprit réussit dans beaucoup de choses ou échoueraient celles qui ont du tact et le sentiment des convenances; celles-là sont retenues par mille craintes, par mille bienséances qu'elles craignent de blesser. Celle qui manque de ces qualités n'aperçoit que son but, elle y marche hardiment en passant sur tous les obstacles qui arrêteraient des personnes plus délicates.

L'empereur était mécontent de lui, mécontent d'avoir cédé à ces importunes sollicitations. C'était la première fois qu'on eût emporté un ordre contraire à sa volonté.

La précipitation qu'on mit à le faire exécuter lui épargna la peine de le révoquer.

Mais il garda toujours au fond de son cœur un fond d'aversion pour la femme qui la première avait pu changer son immuable volonté. Sa vue lui rappelait toujours un souvenir désagréable; aussi l'évitait-il aussi souvent qu'il le pouvait.

Moins cette femme possédait de séduction d'esprit, plus l'humeur de lui avoir cédé s'en augmentait. On dit que cette personne qui a été si belle a été très-profitable à ses deux premiers maris. On prétend que le premier qui l'épousa la perdit le premier jour de son mariage. Elle lui fut enlevée par le second, qui, ainsi que cela se pratique dans les pays soumis à la domination anglaise, lui paya une somme très-considérable pour le dédommager de la privation de sa femme.

Ce second mari avait été vivement sollicité par elle depuis long-temps pour consentir au divorce. Elle lui donnait beaucoup d'argent dans l'espérance d'obtenir qu'il céderait à ses instances; d'un autre côté, on dit que le ministre, qui était bien aise d'avoir un obstacle à opposer aux sollicitations de madame***, pour l'épouser, payait fort chèrement le mari pour qu'il gardât son titre. Celui-ci, qui trouvait très-doux de recevoir des deux mains, ne demandait pas mieux de prolonger cette importante négociation; mais on prétend que lorsqu'il vit qu'il allait perdre cette double pension et qu'il fallait se décider, il mit un prix très-haut à son consentement.

Joséphine, qui me raconta l'histoire du mariage que je viens de rapporter, y ajouta cet épisode qu'elle ne me donna que comme un on dit. Cette conversation l'amena à parler des sœurs de l'empereur; nous étions seules. Je pus juger qu'elle les aimait peu. Elle s'étonnait que la sévérité qu'il voulait introduire dans les mœurs de sa cour ne s'étendît pas à sa propre famille. La princesse Pauline fut en grande partie le sujet de cette conversation; elle était parfaitement jolie, et elle voulait qu'on ne pût pas douter de la perfection de sa personne. Souvent les dames de service près d'elle étaient admises dans son appartement pendant sa toilette, qu'elle prolongeait à dessein de se faire admirer. Souvent un intervalle assez long séparait le moment où on lui offrait sa chemise de celui où on la lui passait; pendant ce temps elle se promenait dans sa chambre avec autant d'aisance que si elle eut été totalement vêtue. Il y a sur cette toilette des détails qui paraissent incroyables, mais dont je n'aime pas à rappeler le souvenir même dans le secret de ma pensée. Joséphine me parla du fils que la princesse Pauline avait eu de son premier mariage avec le général Leclerc; cet enfant charmant fut envoyé en Italie au milieu de la famille du second mari de sa mère. On prétendait que cette famille l'aimait peu, que croyant qu'il naîtrait des enfans de ce mariage, elle voyait avec peine qu'ils auraient pour frère un fils du général Leclerc: quoi qu'il en soit, cet enfant mourut.

Joséphine disait qu'il était très-intéressant; elle me cita de lui une naïveté pleine de malice.

Un jour, sa mère, avec beaucoup d'affectation, refusait de prendre du café[61], et donnait pour raison qu'il lui avait coûté trop cher (voulant faire entendre que c'était pour ces denrées coloniales que l'empereur avait fait partir l'expédition de Saint-Domingue, dans laquelle le général Leclerc avait perdu la vie). Mais, maman, lui dit son fils, tu manges bien du sucre tous les jours

L'impératrice parlait de cet enfant avec beaucoup d'intérêt, et regrettait sa fin prématurée.

La princesse Pauline avait en commun avec toute la famille de Napoléon une parcimonie qui eût été ridicule dans une personne d'un rang peu élevé, et qui le paraissait bien davantage quand c'était la sœur du chef de l'état qui en était capable. À côté de grandes dépenses d'ostentation se trouvaient des économies qu'on a peine à concevoir. J'en citerai un exemple: Étant aux bains de Lucques, il y avait sur la cheminée de son salon des candélabres portant des bougies; à l'instant où les visites sortaient on les éteignait; et lorsqu'on entendait une voiture entrer, on les rallumait précipitamment. Cet exercice se renouvelait plusieurs fois dans la soirée.

Mais tout ce qui dans ce genre paraissait ridicule parmi les frères et sœurs de Napoléon était effacé par ce qu'on racontait de sa mère.

Dans le temps du consulat, sa maison n'était pas encore montée comme elle l'a été depuis; elle n'avait qu'une dame de compagnie à laquelle elle donnait mille francs d'appointemens. Cette dame avait été chanoinesse, et appartenait à une très-bonne famille de Franche-Comté.

Dans un voyage à Rome, pendant lequel madame Bonaparte fut présentée au pape, elle dit à madame D..., sa dame de compagnie, qu'elle devait avoir pour cette présentation une toilette convenable, et particulièrement un grand voile lamé, tel qu'on en portait alors. Sur l'observation que madame D... lui fit que ce voile lui coûterait 500 fr., ce qui, avec le reste de sa parure, excéderait la somme qu'elle pouvait y consacrer, madame Bonaparte lui dit: «Je vous avancerai six mois de vos appointemens. Cette dame ne pouvant pas consacrer six mois de ses appointemens pour un seul voile, se détermina, lors de son retour à Paris, à donner sa démission. Depuis, lorsque la maison de madame-mère (comme on la nommait alors) fut montée, obligée d'avoir une table bien servie, elle s'était aperçue que plusieurs des dames faisant partie de sa maison demandaient du sucre avec des melons; elle fit défendre à son cuisinier d'en servir pour éviter cette double consommation.

Dans ce temps elle se faisait conduire quelquefois dans la rue des Moineaux, dans les magasins du Gagne-Petit, descendait à quelque distance de la maison, de peur que la vue de sa voiture ne l'exposât à payer quelques sous de plus: elle y achetait de la toile pour des chemises, et, revenue à son hôtel, elle s'enfermait dans sa chambre pour les couper elle-même, dans la crainte qu'une lingère pût lui prendre un peu plus de toile.

Le cardinal Fesch, son frère, qui a dépensé tant de millions dans son hôtel de la rue de la Chaussée-d'Antin, participait à cette maladie de famille. Lorsqu'il fut nommé cardinal, sa sœur se trouvait à Borne, et il logeait chez elle.

Donnant un grand dîner à tous les cardinaux, le cuisinier de madame Bonaparte lui dit qu'il avait besoin de beaucoup de vases communs en terre, pour mettre les jus, etc. Le cardinal lui dit d'en acheter. Lorsque le chef de cuisine lui présenta la facture de 18 fr. jointe à la dépense du dîner, il lui donna l'ordre de rapporter toutes ces poteries dans une armoire de son antichambre, ne voulant pas les laisser dans la cuisine de sa sœur, puisque c'était lui qui les payait...

Louis était, de toute la famille de l'empereur, celui qui participait le moins à ce défaut, et celui qui réunissait quelques belles qualités. C'est un honnête homme un peu exagéré dans tous ses sentimens. Il eût été passionné pour sa femme, si elle l'eût aimé; mais elle n'éprouvait pour lui que de l'éloignement; elle avait sacrifié ses affections aux désirs de sa mère, mais l'attrait peut-il se commander? Sans doute la conduite dépend de nous, mais nos sentimens sont involontaires. J'ai vu souvent dans le monde confondre la conduite et les affections, ce qui me semble très-injuste: on doit à soi-même et au mari qu'on aime le moins une conduite régulière, mais l'aimer est tout autre chose. La volonté est souvent insuffisante à cet égard.

Louis cachait sous des dehors assez froids une âme passionnée: il ne put se contenter des seuls sentimens que sa femme put lui accorder; ses affections les plus pures, sa tendresse pour sa mère, son attachement pour son frère, excitaient son envie; il était jaloux de tout ce qui pouvait la distraire de lui; il eût voulu lui interdire la musique, le dessin, qu'elle cultivait avec beaucoup de succès. Ces innocentes occupations excitaient souvent son humeur.

La reine Hortense avait une amie dans la personne d'une de ses lectrices, mademoiselle C..., qui était détestée de Louis. Je pense que l'affection de sa femme pour elle était le seul motif de cette antipathie.

Mademoiselle C... conduisait toute la maison de la reine. Elle passait pour avoir de l'esprit; on a dit (je ne sais sur quoi cette supposition est fondée) que loin de calmer l'irritation des deux époux, elle y avait ajouté par ses conseils. C'est un on dit que je répète sans y croire, Hortense ayant bien assez d'esprit pour se conduire d'après ses propres lumières. C'était une femme fort agréable par ses grâces, ses talens, ses manières et son aimable caractère; elle n'était pas jolie; la conformation de sa bouche, qui laissait paraître ses dents longues et saillantes, gâtait sa figure, qui sans ce défaut eût été remarquable par de jolis yeux bleus, une belle peau et des cheveux d'un blond charmant; sa taille était moyenne et sa tournure fort agréable. Dans les premiers momens de son élévation, et de celle de sa famille, elle eut à écouter un jour un discours de Cambacérès. Peu faite encore à l'épithète d'auguste qu'on se croyait obligé d'ajouter au nom de sa mère, elle partit d'un grand éclat de rire. La gravité du grand chancelier en fut presque altérée; mais il fut bientôt remis; chacun sait avec quelle sérieuse importance il remplissait les fonctions de sa place.

L'empereur, en parlant de son frère Joseph, disait qu'il avait l'esprit de commérage d'une vieille femme.

Deux jours après cette promenade à la Malmaison, je reçus un message de Joséphine qui désirait me voir à Saint-Cloud. La maison de campagne que j'occupais en était peu éloignée. En arrivant, je la trouvai dans sa chambre à coucher. Elle pleurait et paraissait profondément affectée. Elle prit ma main, et me fit asseoir sur un siége placé près de celui qu'elle occupait, en gardant ma main dans la sienne. Elle continuait de pleurer; je voulus essayer quelques paroles consolantes, toujours embarrassantes à prononcer quand on ignore le sujet qui fait couler les larmes qu'on voudrait tarir.

«Vous voyez ce tableau[62], me dit-elle en élevant la main pour me le désigner; eh bien! la femme qu'il représente était plus heureuse que moi. Ah! souvent tous mes vœux se sont réunis pour envier son sort bien préférable au mien. Je voudrais être à sa place, et cependant on croit mon sort heureux! on l'envie! Ah! si on pouvait bien le connaître, on le plaindrait loin de l'envier. L'impératrice n'est qu'une esclave parée; l'expression de ma pensée ne m'appartient même pas, on veut me la dicter, on voudrait anéantir tous mes souvenirs, et paralyser tous mes sentimens.» Sans s'expliquer positivement, je vis qu'elle venait d'éprouver une vive contrariété, relative, je crois, à quelques amies qu'elle avait voulu servir sans avoir pu y réussir. Cette contrariété qu'elle venait d'éprouver ajoutait à l'humeur qu'elle avait si souvent contre l'étiquette dont on l'entourait.

«On exige, me dit-elle, que je reste assise lorsque des femmes qui naguère m'étaient supérieures, entrent chez moi, c'est impossible, je ne le puis pas. Quelle jouissance pourrais-je trouver à faire sentir aux personnes qui m'entourent, la différence du rang qu'elles occupent à celui auquel je suis parvenue? non, cela est impossible.

»Être aimée est le premier besoin de mon cœur...» Nous restâmes long-temps seules.

Elle me parla des horribles calomnies imprimées dans les journaux anglais au sujet de sa fille, et répétées par le public parisien. Dans ce moment, disposée à l'attendrissement auquel elle venait de se livrer, elle alla chercher dans une cassette quelques lettres; elle en prit une qui lui avait été écrite en dernier lieu par l'empereur, du camp de Boulogue à Aix-la-Chapelle.

Il se plaignait de n'avoir reçu aucune nouvelle de sa fille, il lui disait que ses enfans lui étaient aussi chers que s'ils tenaient de lui la vie, et paraissait blessé de ce silence.

Joséphine avait écrit à Hortense pour l'engager à être moins négligente envers Napoléon; elle me montra sa réponse.

Hortense lui disait qu'il était impossible que l'empereur pût douter de son attachement, qu'il faudrait qu'elle fût un monstre d'ingratitude pour ne pas lui rendre en reconnaissance et en affection, tout ce qu'il avait fait pour elle et son frère; mais qu'elle ne pouvait pas se défendre d'un peu de timidité avec lui, que c'était cette timidité qui gênait souvent l'expression de son affection, et qui était la cause de son silence.

Ces calomnies affectaient vivement Joséphine, chaque fois qu'elles étaient répétées.

Je la quittai sans lui parler de ma démission, et sans prendre congé d'elle, comme j'en avais eu l'intention. Les bontés dont elle m'avait comblée, l'attachement dont j'avais reçu tant de preuves, m'imposaient le devoir de ne pas choisir le moment où je la voyais tristement affectée, pour l'occuper de moi. Mais en partant de Saint-Cloud, je pris la résolution formelle de n'y plus retourner, de prendre congé de Joséphine en lui écrivant, et de quitter Paris sous très-peu de jours.


CHAPITRE XIV.

Préparatifs de départ.—Devoirs pénibles.—Suppositions ridicules.—Calomnies.—Souvenir redouté.—Faiblesse de caractère de Joséphine.—Contes absurdes.—Pensée accablante.—Désespoir.—Imprudence.—Horreur du monde.—Confiance trompée.—Les domestiques de madame de V*** la suivent dans sa retraite.—Goût de madame de V*** pour l'agriculture.—Les laquais valets de ferme.—Souvenirs de Paris effacés.—Tranquillité parfaite.—Un seul chagrin.—Bonté et empressement de Joséphine.—Place accordée à M. de V***, sur la recommandation de l'impératrice.—Rancune de l'amour-propre offensé.—Le créancier par vengeance.—Mémoire de M. Lacroix-Frainville.—Beaucoup de mots et peu de choses.—Réponse de l'auteur à ce mémoire.—Danger de l'éloquence.—Mot du cardinal Duperron à ce sujet.—L'éloquence pernicieuse à la tribune et au barreau.—Translation à Montmartre des restes du général D...., père de l'auteur.—Nouvel abus de confiance.—Retour de l'auteur dans sa terre.—Infidélité et ingratitude de ses domestiques.—L'auteur renonce à l'agriculture.


Je m'occupai sans différer de toutes les mesures qui pouvaient hâter mon départ; mais il en était une pour laquelle je manquais de force, c'était la translation du corps de mon père. Décidée à vendre ma maison, je ne voulais pas y laisser ce dépôt précieux; je voulais qu'il fût transporté dans un cimetière, où je pourrais trouver un jour ma place près de lui. Cette translation m'était si pénible, que je l'ajournai jusqu'à l'époque encore incertaine où cette maison serait vendue.

La parfaite bonté de mon mari, qui ne me faisait pas un reproche, la satisfaction intérieure qui suit toujours un grand sacrifice fait à la raison, et mon caractère qui mêle toujours un peu d'exaltation à toutes mes actions, soutenaient mon courage dans tous les préparatifs de ce départ. En classant tous mes bijoux que je destinais à être vendus ainsi que ma maison, pour payer tous mes engagemens, j'éprouvais plus de plaisir que je n'en avais jamais trouvé à m'en parer, et leur vue ne fit pas naître un seul regret.

Mais cette force, ce courage s'évanouirent bientôt, quand j'appris toutes les suppositions auxquelles ma démission donnait lieu dans le monde.

Je n'en avais pas fait un mystère, le bruit s'en répandit bientôt, et dans ce moment on me fit payer bien cher toutes les bontés dont Joséphine m'avait comblée.

Si j'avais été l'objet de quelque préférence, si ces préférences avaient fait naître quelques sentimens de jalousie, avec quel plaisir on s'en dédommageait alors! il semblait que, même en mon absence, on redoutât le souvenir que je laissais dans le cœur de l'impératrice; on cherchait aie détruire; on connaissait la faiblesse de son caractère, qui ne lui permettait pas toujours de défendre ses amis absens.

Hélas! c'était sa bonté pour moi, qui avait donné naissance à tous les contes absurdes qui se débitaient; si elle eût accepté ma démission le jour où je la donnai, l'effet en eût été tout différent. Mais le temps qui s'était écoulé depuis, les instances qu'elle avait faites pour m'attirer souvent à Saint-Cloud, donnèrent carrière à mille propos plus ridicules les uns que les autres. Si on avait pour but de m'affliger, on y réussit bien complétement.

Je manquai tout-à-fait de courage pour supporter la pensée d'avoir excité tant de malveillances. Jusque là je croyais n'avoir pas un ennemi; il me fut affreux de m'en trouver un si grand nombre.

Mon désespoir pensa me coûter la vie....

Les soins de ma famille, de mes amis y m'arrachèrent à la mort que je désirais, et dont je me trouvai bien près.

Aussitôt que, mes forces furent rétablies, je m'occupai de nouveau de mon départ; mais j'étais si pressée de l'effectuer, que je négligeai les mesures que la prudence me commandait. L'exaltation dont mes actions sont si souvent empreintes, me faisait trouver trop de lenteur dans les apprêts de ce déplacement, malgré tout l'empressement que j'apportais pour les hâter. Ce monde, où j'avais paru entourée de quelque éclat, m'était devenu en horreur; j'étais pressée de mettre entre lui et moi une grande distance, et mon empressement ne me permit pas de prendre les précautions nécessaires pour conserver la valeur de ce que je laissais à Paris.

Je confiai le tout à un homme que je ne nommerai pas par respect pour le corps respectable auquel il appartenait alors. J'avais en lui une grande confiance; je lui laissai une procuration générale, non seulement pour vendre les propriétés, mais je lui laissai mes chevaux, mes voitures, tout mon mobilier qui était fort considérable, mes bijoux, tous les objets enfin qui pouvaient avoir quelque valeur, n'emportant avec moi que les choses les plus simples.

Si j'avais eu la force de rester à Paris, de faire moi-même la vente de tout ce que j'y laissais, j'en aurais recueilli bien plus qu'il n'était nécessaire pour l'acquittement de toutes mes dettes.

Je ne le voulus pas, et ma confiance avait été si mal placée, qu'on ne trouva pas la moitié de la valeur de ce que j'avais laissé.

En partant, j'allai me fixer dans une propriété que j'avais à douze lieues de Paris; les sacrifices que j'avais faits ne portaient que sur les objets de luxe qui m'étaient personnels. Je n'avais pas eu le courage de congédier des domestiques que je croyais m'être attachés. Lorsque j'avais parlé de les renvoyer, ils m'avaient paru si malheureux, qu'à l'exception d'un petit nombre je les emmenai avec moi.

Les terres du domaine où je m'étais retirée n'étaient pas affermées; je pris la fantaisie de les faire cultiver. Le génie de l'imagination, qui dans presque toutes les situations de ma vie fournissait toujours un aliment à mon activité, me fit adopter avec plaisir et empressement cette occupation. Je transformai donc tous ces grands laquais de Paris, habitués à l'oisiveté des antichambres, en valets de ferme. On peut juger, d'après cette métamorphose, du succès que devait présenter cette exploitation: la lecture des œuvres de l'abbé Rozier et de la Maison rustique remplissait mes soirées, et mes journées se passaient dans un exercice dont ma santé se trouva parfaitement, et dont le mouvement eut bientôt effacé les souvenirs de Paris.

Quelquefois j'étais disposée à croire que ces souvenirs appartenaient à un autre vie que la mienne, tant le présent différait du passé.

Cette transition subite d'un luxe extrême à la plus grande simplicité, d'une vie toujours agitée au milieu du monde, à une solitude complète, ne fit pas naître en moi un seul regret. J'étais heureuse du calme dont je jouissais; la belle propriété que j'avais laissée à Paris, ainsi qu'un mobilier très-considérable, me laissaient sans inquiétude sur l'entier acquittement de mes engagemens. Douter du zèle ou de la probité de la personne qui avait reçu ce dépôt m'eût semblé un tort dont j'étais bien loin d'être coupable, ma confiance était entière. J'avais encore cet abandon que donne la jeunesse; tout ce que je venais d'éprouver ne m'avait pas corrigée. Hélas! le temps et les nombreuses déceptions de ce genre dont j'ai eu souvent à gémir, n'ont pas eu encore le pouvoir de le faire. Ma volonté et toutes mes résolutions à cet égard n'ont jamais pu me sauver du danger de la confiance.

Le peu de goût que mon mari avait pour la campagne était la seule chose qui troublât le bonheur dont j'y jouissais. Il s'ennuyait de cette solitude. Je fis pour lui un sacrifice énorme; je soulevai ce linceul dont je m'étais entourée. J'aurais voulu qu'on me crût morte, qu'on m'oubliât complétement; il m'en coûtait beaucoup de me rappeler à ce monde que j'avais quitté. Je vins à Paris, j'écrivis à Joséphine, que sans me croire les mêmes droits que par le passé à solliciter ses bontés, j'osais lui rappeler la promesse qu'elle avait bien voulu me faire d'une place pour mon mari dans les haras, ses connaissances comme ancien officier de cavalerie le rendant parfaitement propre à la remplir. Le lendemain même je vis arriver chez moi M. Deschamps, son secrétaire des commandemens; il m'apportait une lettre de Joséphine: elle me disait que j'avais tort de croire qu'elle m'eût oubliée. M. Deschamps ajouta de sa part qu'à l'instant où elle avait reçu ma lettre, elle avait donné l'ordre qu'on lui rendît de suite compte des places dont on pouvait disposer dans les haras; que d'après la réponse qu'on était venu lui faire, que tout était donné, elle me faisait demander si une recette principale dans les droits-réunis pouvait convenir à mon mari.

Ce genre de place ne donnait aucun rapport désagréable; elle consistait à recevoir et garder en caisse les fonds que les receveurs particuliers venaient y verser. Elle demandait peu de travail; j'acceptai pour lui, et M. Deschamps m'assura que sa nomination serait très-prompte. En effet, trois jours après M. Français de Nantes l'envoya à Joséphine, tant la demande qu'elle lui avait faite était pressante. Mon voyage à Paris avait plus d'un motif: indépendamment de la demande d'une place pour mon mari, tous mes amis m'avaient écrit pour me prévenir des démarches actives que faisait contre moi M.***. J'ai dit plus haut comment j'avais blessé son amour-propre, en me justifiant au sujet de mon portrait qu'il avait fait faire aux Français. Il avait cherché à s'en venger en achetant une créance contre moi au moyen de laquelle il m'intentait alors un procès. Son avocat, M. Lacroix-Frainville, venait de publier un mémoire très-volumineux, dans lequel il avait masqué le défaut de raison par des phrases éloquentes. Mes amis, effrayés de l'effet de ces phrases, avaient désiré ma présence à Paris, craignant que je ne perdisse ma cause si elle n'était pas défendue.

J'écrivis moi-même ma réponse à M. Lacroix-Frainville; dans un précis de quatre pages, je réduisis tous les faits (qu'il avait noyés dans un déluge de mots) à un simple exposé, tout-à-fait dépouillé du secours de l'éloquence. J'ai toujours pensé que cet art dangereux n'est propre qu'à égarer le jugement: en portant tout l'effort de l'esprit sur un côté spécieux d'une question, on peut parvenir à faire disparaître sous le charme oratoire tout ce qu'il importe de cacher. Pour se convaincre du danger de l'éloquence, il ne faut que se rappeler le cardinal Duperron; après avoir, dans un discours à Henri III, prouvé l'existence de Dieu, il lui dit: Si votre majesté le désire, je lui en prouverai tout aussi évidemment la non-existence.

Si j'étais souverain, je défendrais l'éloquence dans mes états. À la tribune nous avons pu en reconnaître les dangers. L'introduction des spectateurs dans la chambre des représentans de la nation les a conduits souvent bien plus loin qu'ils ne voulaient aller; le désir d'obtenir des applaudissemens a fait commettre des erreurs et des crimes.

Au barreau, l'éloquence est encore plus dangereuse: une mauvaise cause ne doit pas être défendue, et une bonne n'en a pas besoin. On doit seulement donner un simple exposé des faits, dépouillé de toute cette coquetterie d'esprit dont messieurs les avocats abusent souvent, en détournant l'attention des juges du véritable état de la question. Je gagnai mon procès, malgré toutes les peines que s'était données mon adversaire pour que je le perdisse.

Le gain de mon procès, et la place accordée à à M. de V... ne me dédommagèrent que bien faiblement des peines que j'éprouvai pendant mon séjour à Paris. La première de toutes fut la translation du corps de mon père dans le cimetière de Montmartre; j'y préparai ma place près de la sienne. J'ignore dans quel lieu je finirai ma vie, mais la seule prière que je ferai aux amis qui me survivront sera celle de me réunir à lui. Désirant leur éviter toute espèce de peine à ce sujet, ils n'auront que mon nom à inscrire sur la pierre déjà préparée.

La certitude que je dus acquérir pendant ce voyage, de l'infidélité de la personne dépositaire de ma confiance, fut aussi un sujet de douleur très-vive. J'avais espéré, j'avais dû croire qu'en restant pauvre je serais au moins libérée envers tous mes créanciers; je pus me convaincre que mes espérances étaient bien loin d'être réalisées; ma confiance avait été si entière, j'avais pris si peu de précautions, que les réclamations judiciaires eussent été peut-être difficiles. À la vérité, une dénonciation au corps respectable dont cette personne faisait partie m'eût vengée.

J'en eus la pensée; je montai en voiture avec l'intention de me rendre au lieu où ses confrères se réunissaient, et près d'y arriver, je donnai l'ordre au cocher de retourner chez moi.

La faiblesse de mon caractère, toujours extrême quand il s'agit de sévir, même contre mes ennemis, me retint.

Je n'eus pas la force de perdre une personne alors entourée de considération.

Quelques-unes de ces paroles trompeuses qui m'avaient abusée vinrent encore me présenter des espérances qu'on ne voulait pas réaliser. Mon désir de retourner à la campagne se réunit à ma faiblesse, et je quittai Paris sans avoir fait aucune démarche contre cette personne, dont j'avais tant à me plaindre.

En arrivant chez moi, je n'avais pas annoncé mon retour, non assurément par aucune espèce de défiance, mais dans l'incertitude où j'étais, qui m'empêchait d'en fixer le jour.

On ne m'attendait pas, et je pus me convaincre en arrivant, que la plus grande partie de ces domestiques que je n'avais pas voulu renvoyer en quittant Paris, par excès de bonté ou de faiblesse, me volaient de la manière la plus impudente. On faisait disparaître des sacs de blé, et jusqu'à des voitures de foin. Malheureusement c'était un peu tard que j'acquérais cette connaissance. J'en fus tout-à-fait découragée. Parmi ces domestiques qui me dépouillaient à l'envi l'un de l'autre, il y avait un jardinier et sa famille dont un fils fou et imbécile faisait partie. Cet homme ne pouvait se placer nulle part à cause de l'infirmité de son fils, qui effrayait beaucoup de personnes; ce motif me l'avait fait garder.

Il était un de ceux dont j'avais le plus à me plaindre. Je fus obligée de reconnaître qu'une femme seule ne pouvait pas gouverner une telle exploitation sans s'exposer à être trompée par tous ceux qu'elle emploierait. Je me déterminai à vendre cette propriété, sur laquelle il restait dû encore une partie du prix d'acquisition, et je louai une petite maison dans l'Orléanais, sur les bords de la Loire.

Là, je regrettai quelquefois l'activité de la vie rurale dont je venais de jouir pendant plusieurs années. Si j'étais maîtresse de choisir tel genre de vie qui pourrait me plaire davantage, je voudrais vivre, avec quelques amis, dans une terre que je ferais cultiver. Jamais le monde et tous ses plaisirs ne m'ont offert la moitié des jouissances que j'ai trouvées dans ce genre de vie. Il me fut pénible d'y renoncer.


CHAPITRE XV.

Moment d'ennui.—L'ennui chassé par la régularité.—L'alarme du coup de cloche dans les couvens.—Faiblesses d'amour-propre.—Amour de la solitude.—Devoirs de la société rendant plus amer le changement de fortune.—Les commérages politiques et les soirées de province.—Expérience faite par madame de Y*** sur elle-même.—Abstinence volontaire pendant trois mois.—Bon succès de l'expérience.—Un mot sur l'ambition.—Le septuagénaire marié à une jeune femme.—Honteux calcul.—Une place et la tombe.—La ronde des fous.—L'auteur revient à Paris.—Insomnies.—Abus de l'opium.—Absences de raison.—Maison de santé pour les aliénés.—Folie périodique.—Effets opposés de la folie.—Mémoire trop fidèle.—Indifférence pour les malades.—La folie causée souvent par de légères causes.—Guérison.—La restauration.—Démission donnée par M. de V***.—Réflexions sur la chute de Napoléon.—Les généraux de l'empire et le cortége de Monsieur.—Cérémonie à Notre-Dame.—Départ pour l'exil et retour de l'exil.—Abandon et fidélité.—Épisode.


Dans les premiers momens de mon séjour dans ma petite maison, où nul intérêt ne me fixait, j'étais tentée de croire que la journée se composait de plus de vingt-quatre heures; mais en réglant mes occupations d'une manière régulière, je sus en abréger la durée. La lecture, la promenade, la musique, quelques ouvrages à l'aiguille remplirent bientôt mes heures, qui s'écoulèrent alors toujours trop rapidement. Cette régularité me fit concevoir ce que j'avais entendu dire plusieurs fois sans le comprendre, que dans les couvens, le coup de cloche auquel obéissent les religieuses est la seule chose qui rende leur existence supportable. On s'étonnera peut-être que je ne sois pas allée vivre près de ma mère, ou avec mon mari, et sans doute on aura raison de me blâmer; cependant peut-être doit-on quelque indulgence à la faiblesse humaine. Dans la ville habitée par ma mère, j'avais occupé le premier rang; la terre que j'avais vendue était une des plus belles de la province, il m'était pénible de retourner sur ce théâtre de ma prospérité passée. Quant à la ville où résidait M. de V..., je n'avais pas les mêmes motifs; mais il était incertain s'il l'habiterait long-temps; il était question pour lui de changer sa place pour celle d'un autre département. Mais indépendamment de ce motif, je préférais ma solitude. Mes goûts sont si simples, mes besoins si peu dispendieux, que je puis vivre avec la somme la plus faible, sans donner un regret à aucun des objets de luxe dont ma jeunesse fut entourée. Seule, je n'ai jamais connu l'ennui; dans toutes les situations, je sais me créer des occupations; il n'en est pas de même si je suis obligée de vivre avec des ennuyeux, alors je n'ai aucune patience pour les supporter. Seule, je ne m'apercevais pas du changement de ma fortune, je n'en éprouvais pas le besoin. Dans la province habitée par mon mari, je me serais trouvée pauvre. Quand il eût fallu remplir les devoirs que la société impose, je me serais souvenue que je n'avais plus de voiture; quand j'aurais eu des dîners à accepter ou à donner, je me serais aperçue que mon cuisinier me manquait; et à l'heure de ma toilette, le goût que j'avais eu dans le choix de mes habillemens m'aurait rappelé que ceux qui me restaient étaient plus que simples. Quelle compensation aurais-je trouvée à ces souvenirs? J'aurais entendu quelques commères, dignes émules de madame Glinet, parler politique. Quand j'ai lu deux journaux d'opinions différentes, j'en sais bien assez pour fixer mes idées. J'aurais pu écouter la chronique de la ville? eh! que m'importent les actions des autres? j'ai assez de peine à bien diriger les miennes. Le soir, il eût fallu m'occuper essentiellement du quinola au reversi, ou de la misère au boston, et c'est alors que j'aurais senti celle qui ne peut jamais m'atteindre quand je vis seule. Au temps de ma prospérité j'avais fait sur moi-même une épreuve que je conseillerais à toute personne sage.

J'avais voulu savoir de quelle somme j'avais réellement besoin pour vivre, et pendant trois mois, avec une table bien servie chez moi, je n'y avais pas touché, j'avais vécu avec du lait et du pain; dans un cabinet attenant à ma chambre, j'avais dormi parfaitement sur quelques bottes de paille. Le temps de cette épreuve passé, j'avais vu que ma santé était restée parfaite, et j'avais eu un véritable bonheur à penser que, dans quelques circonstances que je pusse me trouver, quelques malheurs que l'avenir pût me réserver, je n'en serais jamais dépendante, puisque je pouvais toujours trouver en moi-même les moyens de suffire aux besoins de ma vie.

Quand on considère combien ces besoins sont bornés pour les personnes sages qui ne s'en font pas de factices, on s'étonne de toutes ces ambitions qui s'agitent en tous sens dans le monde pour augmenter leur fortune.

Je pense que rien ne tendrait autant au perfectionnement de la morale que l'épreuve dont je viens de parler. Si tous les hommes étaient bien convaincus du peu dont ils ont besoin, ils seraient en général plus probes et meilleurs.

Mais aussi il faudrait que la société, pénétrée de ce principe qu'on doit juger l'homme par ses qualités personnelles, et non par l'habit qui le couvre, accueillit aussi bien le mérite mal vêtu que la sottise dorée.

Ces réflexions sur l'ambition me rappellent l'étonnement que j'éprouvai un jour, lorsqu'un homme de soixante-dix ans, M. de B..., vint m'annoncer son mariage avec une des plus belles femmes qui aient paré la cour de Napoléon. Cette charmante personne avait peu de fortune; on jugea que ce ne serait pas la payer trop cher que de l'acquérir à ce prix, et on la sacrifia à ce vieillard.

Je demande si tous les diamans dont on para cette victime ont jamais pu la dédommager d'un tel sacrifice.

Et ce mari de soixante-dix ans, quel pouvait être le motif qui le portait à ce mariage extravagant? Ce n'est pas quand on n'a plus le sentiment de l'amour qu'on peut en éprouver le besoin! non; ce n'étaient pas les qualités aimables de cette charmante personne qui l'avaient déterminé, c'était sa beauté remarquable: il avait espéré qu'elle fixerait tous les regards, et que l'intérêt qu'elle inspirerait lui obtiendrait une place.

Une place? Eh! malheureux vieillard, ne voyais-tu pas celle qui t'attendait, vers laquelle tu t'avançais chaque jour?

Mais non, tous les hommes sont ainsi... Souvent je crois voir une troupe d'aliénés s'agitant, dansant une ronde autour de la tombe qu'ils n'aperçoivent pas, et dans laquelle il vont successivement tomber.

Après quelques années de séjour dans l'Orléanais, des amis qui avaient une terre près de Blois vinrent m'enlever à ma solitude; ils me ramenèrent à Paris. J'ai déploré souvent depuis cette bonté de leur part, et la faiblesse que j'avais eue d'y céder.

Je ne sais si ce fut le changement d'air, ou le défaut d'exercice, ou même le bruit de Paris dont j'avais perdu l'habitude, mais j'y perdis entièrement le sommeil. Après avoir été fatiguée bien long-temps de ces insomnies, je consultai un médecin, qui me conseilla de prendre le soir une très-petite dose d'opium; à la longue, l'habitude rendit ce remède sans effet, et j'en doublai graduellement la quantité, tellement que ce remède si dangereux me porta à la tête, et produisit en moi plusieurs absences de raison.

Loin de ma famille et de mon mari, ces absences n'étant pas continuelles, n'excitèrent pas assez l'attention des personnes qui m'entouraient pour qu'on y portât remède de suite. Ce ne fut qu'après un temps assez long, et lorsque le mal fut porté au comble, qu'on pensa à le guérir. L'homme d'affaires de ma mère confia ce soin à un médecin qui avait une maison destinée au traitement des maladies d'aliénations. Ces agitations violentes, causées par l'usage de l'opium, se calmèrent peu à peu, quand je fus dans l'impossibilité d'en prendre; les intervalles de raison furent plus longs, ils revinrent plus souvent. Après une année, j'étais totalement guérie; mais je ne le dus qu'à la nature, et non à aucun remède.

Un médecin que j'ai consulté depuis, sur les craintes que j'éprouvais d'une rechute, m'a parfaitement rassurée en me disant que cette maladie n'avait été chez moi que l'effet de l'opium dont j'avais fait un usage abusif; qu'en évitant d'en prendre, je pouvais être parfaitement tranquille.

Ce que j'ai souffert pendant cette année ne peut être bien décrit.

Mon séjour dans cette maison m'a fait connaître plusieurs de ces maladies, très-différentes les unes des autres. Quelques-unes sont périodiques, et n'attaquent ceux qui en sont affligés qu'un jour par semaine; d'autres n'ont à en souffrir qu'un jour par mois. À la réserve de ce temps, on pouvait les croire dans un état de parfaite raison.

Quelques-uns n'avaient aucun souvenir de leur maladie; d'autres avaient le malheur, dans leurs momens de bon sens, de se rappeler tout ce qu'ils avaient fait ou dit dans leurs accès de folie.

J'étais malheureusement de ce nombre, et cette cruelle faculté de la mémoire doublait pour moi les angoisses de cette affreuse maladie.

Le spectacle continuel que j'avais sous les yeux n'était pas propre à avancer ma guérison; quand je me voyais entourée de tous ces insensés, et que je me rappelais qu'il était des instans où je l'étais autant qu'eux, je m'abandonnais à un désespoir qui contribuait à ramener ces accès.

Une chose qui m'indignait dans cette maison, c'était l'indifférence, et je dirais presque l'espèce de mépris qu'on y montrait pour les malheureux malades, qu'on y amenait. Et cependant à quoi tient cette supériorité de raison dont ces gens croient pouvoir abuser pour opprimer ceux qui en sont privés? je ne dirai pas à une affection morale; ils ne sont pas doués d'une sensibilité assez vive pour que cette faculté dérange jamais l'équilibre de leur humeur. Mais combien de causes physiques, auxquelles nous ne pensons jamais, peuvent altérer cette raison dont ils sont si fiers! Pendant que j'habitais cette maison, un homme y fut amené, qui était devenu fou par une transpiration arrêtée. Un rhume s'était fixé fortement sur son cerveau, et il fut guéri par un grand nombre de vésicatoires appliqués sur le col.

Quand on a vu de près les asiles où l'on traite cette cruelle maladie, quand on a observé quelles faibles causes peuvent la produire, on se demande comment les hommes peuvent être si fiers des facultés de leur esprit.

Lorsque je fus totalement guérie, je ne voulus plus vivre seule; mes craintes d'être attaquée de nouveau par cette maladie n'étaient pas totalement dissipées. Je voulais habiter avec des amis qui pussent me protéger et veiller sur moi.

J'allai loger au faubourg Saint-Germain, dans un très-joli hôtel, sur le boulevard des Invalides, avec M. et madame B..., que je regardais comme mes enfans, par l'affection que j'avais pour eux. Pendant ma maladie, une grande révolution s'était opérée, et l'époque de ma guérison fut celle du retour de la famille royale. Mon mari, ennuyé dès long-temps de sa place, que l'oisiveté et l'ennui de vivre à la campagne lui avaient fait seuls désirer, donna sa démission et vint me rejoindre à Paris. Je me réjouis pour mon pays d'un ordre de choses qui allait lui donner quelque liberté, et rendre aux Français un peu de cette dignité qu'ils avaient perdue sous la verge de fer de l'empereur. À la vérité, nous achetions cette liberté par le malheur d'avoir été conquis par des armées étrangères; mais loin d'en faire supporter la honte à la nation, je la rejetais tout entière sur Napoléon.

C'étaient son orgueil et son insatiable ambition qui, en effrayant les souverains, les avaient armés contre nous. C'était son despotisme qui, en fatiguant les Français, leur avait ôté leur énergie et paralysé leur défense. Tout ce qui possédait une âme susceptible de quelques sentimens généreux éprouvait le besoin de briser les liens qui nous retenaient dans la dégradation.

C'est l'opinion qui a renversé Bonaparte. Qu'on ne pense pas que la volonté de l'Angleterre, aidée de toutes les baïonnettes de la Russie et de l'Autriche, eût pu abattre ce colosse moral, si les Français n'eussent pas eux-mêmes miné les fondemens du piédestal sur lequel ils l'avaient élevé. En 1804, lorsque Bonaparte était à l'apogée de sa puissance, je ne l'aimais pas pour l'avoir vu de près dans sa vie privée. En 1814, je le haïssais pour les malheurs qu'il attirait sur la France, et pour la honte qu'elle n'eut jamais subie sans lui, dont je prenais ma part comme Française. Recevoir des lois des étrangers, après en avoir imposé à toute l'Europe, ajoutait à mon ressentiment contre lui. Mais ce ressentiment n'ôta rien à mon indignation lorsque je vis à Notre-Dame tous les généraux que j'avais rencontrés dans les salons de Napoléon se presser en foule sur les pas de Monsieur. Jamais je n'avais reçu aucun bienfait de l'empereur, mon opinion pouvait être indépendante. Mais tous ces enfans de la victoire, qu'il avait comblés de faveurs et de richesses, pouvaient-ils l'abandonner si promptement? Quelques lieues les séparaient seulement de lui, et ils formaient déjà le cortége de celui qui le précipitait du trône. Ce n'était pas assez des richesses dont Bonaparte les avait comblés, et dont ils eussent dû (au moins pour les premiers momens) aller jouir dans la retraite; il leur fallait encore des broderies et des honneurs, dussent-ils les payer de tout celui qu'ils avaient acquis à la pointe de leur épée.

Cette conduite opposée à tant de gloire acquise, précédemment m'affligea profondément; je cherchai à en faire retomber l'odieux sur Napoléon, et je ne pus l'expliquer qu'en me disant qu'un maître dont on avait reçu tant de faveurs, et qu'on abandonnait ainsi, devait être bien haïssable! puisque le souvenir de ses bienfaits n'avait pas pu effacer ses torts. Malgré cette explication, je quittai Notre-Dame avant la fin de la cérémonie; la vue de tous ces ingrats m'était pénible.

On put faire alors un parallèle entre le maître qui partait et celui qui arrivait. Celui qui partait était déjà abandonné; celui qui arrivait ramenait de vieux serviteurs qui depuis vingt-cinq ans s'étaient dévoués à la pauvreté et à l'exil pour suivre son sort. Je laisse la politique, dont la discussion ne convient guère à mon sexe, pour raconter l'histoire d'une femme que j'eus l'occasion de connaître dans la maison que j'occupais, et dont la vie a offert plusieurs circonstances qui paraissent si étrangères à la destinée ordinaire des femmes, qu'elle pourrait passer pour un conte (mais non un conte moral). Je la raconterai ici pour montrer qu'il est quelques maris assez imprudens pour jeter eux-mêmes leurs femmes sur une mauvaise route.


CHAPITRE XVI.

Aventures de la présidente D***.—La mariée de treize ans et la dote de 1,600,000 francs.—Miniature.—Négligence conjugale.—L'officier amoureux.—Lettre d'amour écrite à la femme et remise au mari.—Piége.—Rendez-vous perfide.—Effroi.—Le basset à jambes torses.—Le piége se referme.—La jeune femme perdue par son mari.—Éclat imprudent.—Cartel refusé.—La présidente D*** mise au couvent.—Amour accru par les persécutions.—L'espion.—Tentative de suicide.—Sortie du couvent.—Vigilance mise en défaut.—L'amant en livrée.—Stations dans les auberges.—La chaumière et l'amour.—Le couvent de Chaillot.—Imprudence.—Fureur du président D***.—Arrestation et réclusion de la présidente dans une maison de fous.—Constance d'un amant.—Les geôliers achetés.—Évasion et fuite en Angleterre.—Révocation des lettres de cachet.—Retour de la présidente à Paris.—Séduction, résistance et faiblesse.—Découverte douloureuse.—Duel sur un paquebot.—Vengeance implacable du président D***.—Madame D*** ruinée par son mari.—Le fils de M. D***.—Constitution féminine.—Mystifications d'un Suédois.


La présidente D*** était fille de M. de N***, intendant de Lyon; elle avait reçu de son père 1,600,000 francs de dot.

On l'avait mariée, à l'âge de treize ans, à M. D***; on pense bien que la volonté des parens avait formé seule cette union.

Madame D*** était une des plus jolies miniatures qu'on pût voir. Ses pieds étaient si petits qu'à peine ils pouvaient la porter; ses mains étaient charmantes, et l'ensemble de sa personne présentait une femme très-agréable et très-piquante.

Malgré sa grande jeunesse, elle venait d'avoir un fils qu'on nourrissait chez elle, à l'époque dont je parle.

Elle ne sortait jamais sans sa belle-mère; ce mentor la suivait partout. Son mari se dispensait de l'accompagner; on les voyait très-rarement ensemble.

Elle avait rencontré souvent dans le monde M. de Q***, officier de dragons, qui en était devenu très-amoureux.

Ne pouvant presque jamais trouver l'occasion de lui parler, la présence continuelle de sa belle-mère l'en empêchant, il s'avisa un matin de lui écrire, et de lui demander la permission d'être reçu chez elle.

Le domestique qui apportait cette lettre rencontra M. D***; lui trouvant apparemment l'air d'un valet de chambre, il la lui donna en demandant une réponse.

M. D*** lui dit d'attendre, qu'il allait la chercher; il revint peu d'instans après.—«On m'a chargé de vous dire que votre maître peut venir ce soir à huit heures.» Ces mots furent la réponse qu'il apporta. Madame D*** n'avait pas reçu ce message; elle était montée chez la nourrice de son fils, comme elle avait l'habitude de le faire tous les soirs; elle y était depuis une heure lorsqu'on vint l'avertir que M. de Q*** l'attendait dans son appartement. La visite d'un jeune officier était un événement si extraordinaire à l'hôtel D***, que cette jeune femme en fut tout-à-fait effrayée. Elle se hâta de descendre, avec l'intention de renvoyer bien vite M. de Q***, auquel, avec l'imprudence d'un enfant, elle ne dissimula pas la peur qu'elle avait que cette visite fût connue de sa belle-mère ou de son mari. Il lui répondit que jamais il n'aurait eu la hardiesse de se présenter chez elle, si elle-même ne lui avait pas fait dire ce même jour, en réponse à sa lettre, qu'il pouvait venir à huit heures. Madame D*** fut bien autrement épouvantée quand elle connut cette circonstance, à laquelle elle était totalement étrangère; elle redoubla ses instances pour faire partir M. de Q***; mais celui-ci, qui voyait combien il était difficile d'arriver jusqu'à elle, n'était pas disposé à renoncer sitôt à sa présence; plus elle le pressait de se retirer, plus il désirait profiter de ces courts instans pour lui peindre sa passion. Tout entière à ses craintes, madame D*** s'était laissée tomber en entrant sur une ottomane. M. de Q*** s'était assis près d'elle; en la voyant si effrayée, il lui dit: «Mais apprenez-moi donc à connaître ce mari qui vous inspire un tel effroi; je ne l'ai jamais rencontré dans le monde. Faites-moi son portrait. À qui ressemble-t-il?—À qui il ressemble! répondit cette imprudente jeune femme, à un basset à jambes torses.» À ces mots, une main vigoureuse la saisit par une jambe, tandis que l'autre retint de même M. de Q***, qui se trouva fixé sur l'ottomane.

Le président D*** (car c'était lui qui, ayant reçu le billet, avait donné ce rendez-vous pour y être présent) ne cessa de crier au voleur que lorsque ses cris eurent attiré assez de valets pour être certain que M. de Q*** ne pouvait s'échapper. Alors il lâcha ses deux victimes, et sortit de dessous sa cachette.

Je dis ses deux victimes, car cet homme, qui devait être le guide, le protecteur de cette jeune femme, la perdit à jamais par cet éclat. C'est lui seul qui la conduisit sur la mauvaise voie qu'elle parcourut depuis.

On peut se représenter la scène qui suivit. La jeune femme s'était évanouie; sa belle-mère, ainsi que le vieux président, étaient accourus aux cris de leurs fils. Ce respectable vieillard, dont le nom est resté en vénération dans la magistrature, blâma vivement son fils; il désirait jeter un voile sur cette scène, et en dérober la connaissance au public; mais la fureur de son fils rendit ses efforts impuissans. M. de Q***, indigné du piége qu'on lui avait tendu, voulait en avoir satisfaction; la robe de M. D*** lui permettait de refuser un duel, il ne put l'obtenir.

Le lendemain, malgré les sollicitations de son beau-père, madame D*** fut conduite dans un couvent, et M. de Q*** rejoignit son régiment, espérant que son absence diminuerait les rigueurs dont on paraissait vouloir user envers cette jeune femme.

Cette scène, l'éclat quelle avait fait dans le monde, les malheurs qu'elle attira sur madame D*** convertirent en une véritable passion ce qui n'eût été peut-être qu'un goût passager. En quittant Paris, M. de Q*** y laissa un valet de chambre, avec ordre de le tenir au courant de tout ce qui concernait la présidente.

Cette jeune personne, ennuyée de la vie de couvent à laquelle elle se voyait condamnée par son mari, fatiguée d'une existence qu'elle ne prévoyait pas devoir être jamais heureuse, résolut de se donner la mort. Elle fit infuser des sous dans du vinaigre pour obtenir de l'oxide, avec l'intention de s'empoisonner. La dose fut insuffisante; elle fut très-malade, mais on parvint à la sauver. Cette tentative d'empoisonnement donna lieu à de nouvelles sollicitations de son beau-père; enfin, après mûre délibération, on convint qu'on la ferait sortir du couvent, et qu'elle irait passer six mois dans la terre de la vieille maréchale de M***, sa parente, qui était située près de Valence.

«Bien fin qui pourra me tromper, disait la maréchale; soyez tranquille, je vous réponds quelle sera aussi bien gardée dans ma terre que dans son couvent.»

On partit; la maréchale était enfoncée dans sa voiture au milieu d'une douzaine d'oreillers, et autant de petits chiens.

Madame D*** suivait dans une voiture.

À quelques postes de Paris, elle remarqua un courrier qui suivait la même route, et paraissait chercher à observer sa voiture. Lorsqu'il fut bien assuré qu'elle y était seule avec sa femme de chambre, il laissa tomber le chapeau qui cachait en grande partie sa figure, et elle reconnut M. de Q***. Il avait eu connaissance par son valet de chambre du projet de ce voyage, et s'était empressé de revenir à Paris. Il y obtint un congé, et désirait consacrer ce temps pour vivre dans le voisinage du château que madame D*** allait habiter. Elle voulait refuser, elle avait la volonté de rester fidèle à ce mari qui l'avait en quelque sorte jetée lui-même dans les bras de son amant; mais qui ne sait que les femmes ont en elles deux puissances qui ne sont pas toujours d'accord, et que l'une de ces puissances paralyse quelquefois les bonnes dispositions de l'autre?

Hélas! ce fut ce qui arriva. On voulait rester sage, et cette volonté ne fut pas la plus forte.

La vieille maréchale voyageait très-lentement, et s'arrêtait souvent. Chaque soir l'élégant courrier se trouvait logé dans les mêmes auberges. Si elle le rencontra, elle n'eut garde de le reconnaître; ses yeux ne pouvaient pas s'arrêter sur un homme portant une livrée; et la surveillance si bien promise au mari fut ainsi mise en défaut dès les premiers pas qu'on fit hors de Paris. Dès qu'on fut arrivé au château de madame de M***, M. de Q*** se logea dans une chaumière aux environs, et l'amour se chargea du soin d'y réunir souvent les deux amans.

Vers la fin du séjour de la maréchale dans sa terre, on commença une négociation pour obtenir de M. D***, que sa femme pût habiter un appartement à l'extérieur d'un couvent à Chaillot, où elle serait convenablement, et cependant un peu plus libre que dans l'intérieur. Il y donna son consentement.

Malheureusement madame D***, fort jeune, fort imprudente, se crut encore dans les bosquets du parc de la maréchale; elle crut qu'elle pourrait dérober la vue de son amant; mais les murs de son couvent furent plus transparens que l'ombrage des bois; bientôt le président sut qu'elle recevait M. de Q***; alors sa fureur n'eut plus de bornes; il demanda et obtint une lettre de cachet pour enfermer sa femme, et le lieu qu'il choisit fut une maison de fous à Montrouge.

Un jour que madame D*** revenait de la promenade, elle trouva sa cour remplie de cavaliers de la maréchaussée, elle fut enlevée par eux et conduite dans cet hospice.

Tous les moyens employés par M. D*** n'étaient pas propres à le faire aimer de sa femme, et à lui faire oublier son amant. Plus elle éprouvait de persécutions, plus la passion de M. de Q*** s'en augmentait.

Véritable héros de roman, rempli de sensibilité, se reprochant la perte de cette jeune personne, qui sans lui, sans son funeste amour, serait restée au sein de sa famille, il croyait devoir lui consacrer toute son existence; en l'entourant de tant de soins délicats, de tant d'affection, il espérait la consoler de la considération qu'il lui avait fait perdre.

On peut juger quel fut son désespoir, en apprenant l'enlèvement de madame D***; il en eut beaucoup de peine à se procurer quelques lumières sur son sort. Enfin il découvrit dans quel affreux asile on l'avait enfermée. Bientôt il trouva les moyens de correspondre avec elle, et de lui communiquer un plan d'évasion. Il s'était procuré des passe-ports pour l'Angleterre; les gardiens furent achetés à un prix énorme; les chiens qui auraient pu avertir de l'instant du départ, furent empoisonnés. On sortit madame D***, qui était très-mince, par un œil-de-bœuf qui se trouvait sur une porte, dont on enleva le verre, et on la passa par-dessus les murs du jardin. De l'autre côté, elle trouva une chaise de poste, et son amant qui la reçut dans ses bras; mais ce fut à son valet de chambre qu'il confia le soin de la conduire en Angleterre. Cette même nuit il eut soin de se montrer partout. Il avait paru à l'Opéra, il retourna au bal, et cette précaution l'empêcha d'être compromis dans cet enlèvement. On savait bien qu'il devait être son ouvrage, mais toute la malveillance de M. D*** ne put jamais parvenir à en trouver la preuve. Après avoir donné à ces précautions tout le temps que la prudence exigeait, M. de Q*** s'empressa de partir pour Londres. Pendant plusieurs années, excepté le temps de son service qu'il passait à son régiment, il habitait toujours l'Angleterre.

Les soins de M. de La Luzerne, notre ambassadeur à Londres, qui s'intéressait vivement à madame D***, et plus que tout cela, la révocation des lettres de cachet due à l'assemblée constituante, la ramenèrent à Paris.

M. de Q***, toujours fidèle, toujours tendre et empressé, semblait lui avoir dévoué sa vie.

Il se croyait aimé aussi vivement qu'il aimait; sa confiance à cet égard était entière.

Hélas! cet amour si vrai, si constant, était encore payé par une tendre affection, par la volonté formelle de lui rester fidèle; mais un autre avait su occuper quelques pensées de madame D***. M. de L*** l'avait vue, les agrémens de cette femme si jolie l'avaient séduit, et il s'en était occupé assez pour qu'elle pressentît le danger de la séduction dont on l'entourait, et qu'elle voulût y échapper en fuyant. Elle supplia M. de Q*** de la reconduire en Angleterre, dont elle préférait le séjour; il ne concevait rien à cette fantaisie. «Comment! lui disait-il, à peine revenue dans cette belle France que vous regrettiez si vivement lorsque vous étiez à Londres, pouvez-vous la quitter déjà pour retourner dans un pays que vous n'aimiez pas lorsque vous y étiez?» Elle insista, et il céda avec la condescendance qu'il avait pour tous ses désirs.

En mettant le pied sur le packet-boat, elle se croyait sauvée des séductions de M. de L*** et de sa propre faiblesse, lorsqu'elle aperçut l'homme qu'elle fuyait, enveloppé dans un manteau sur le pont.

Il avait appris son départ, l'avait suivie et avait arrêté son passage sur le même bâtiment.

Les yeux de M. de Q*** s'ouvrirent douloureusement; il se rappela différentes circonstances qui, réunies, pouvaient lui paraître une conviction; un duel sur le packet-boat fut la suite de cette rencontre.

Les deux antagonistes furent blessés, mais sans danger pour leur vie. L'amour de M. de Q*** s'éteignit dans le sang de son adversaire.

Je finis là l'histoire de madame D***, qui pourrait fournir un volume in-folio.

Son mari put s'accuser entièrement de ses désordres; cette jeune femme fut perdue par lui seul. Une femme innocente, mais qui par de malheureuses apparences ne jouit plus de l'estime publique, est bien près de justifier cette opinion.

Le président ne borna pas sa vengeance aux différentes arrestations dont elle eut à souffrir. Il avait reçu seize cent mille francs de sa dot; il dénatura ses biens, il en plaça une partie en Angleterre, enfin il dispersa si adroitement le tout, qu'on n'a jamais pu retrouver la trace de l'emploi qu'il en fit. À sa mort on ne put rien en recouvrer.

Pendant sa vie il avait obtenu souvent de madame D***, des signatures moyennant quelques faibles sommes qu'il lui donnait. Probablement c'est à l'aide de ces signatures, auxquelles cette jeune femme si imprudente n'apportait aucune attention, qu'il put dénaturer tout ce qu'elle possédait.

Cette conduite de M. D*** est d'autant plus répréhensible qu'il avait un fils qui se trouva à sa mort sans aucune fortune. Depuis, il hérita d'une tante, qui lui laissa vingt mille livres de rente. Il fit alors à sa mère une pension de cent louis.

Ce fils tenait d'elle une constitution assez délicate; sa taille, ses pieds, ses mains, auraient pu lui permettre de se faire passer pour une femme; son organe même ne démentait pas cet extérieur.

Un de ses grands plaisirs, pendant les bals de l'Opéra, était de s'habiller en femme. Pendant tout un carnaval, il s'était fait suivre par un Suédois qui en était devenu éperdument amoureux, et qui ne manquait jamais un bal dans l'espérance de l'y trouver.

Cet étranger fut au désespoir de cette mystification, quand il put en être convaincu.

M. D*** avait beaucoup de causticité dans l'esprit; c'était un petit volume d'anecdotes bien relié.

Ce malheureux jeune homme est atteint depuis quelques années d'une aliénation mentale; il est aujourd'hui dans une maison de santé du faubourg Saint-Antoine.


CHAPITRE XVII.

Dangers de l'indépendance.—Influence de la seconde éducation.—Exaltation.—Grave confidence.—Retour de Napoléon au 20 mars.—Calamités prévues.—Chagrin.—Trahisons et défections.—Mesures impuissantes.—Moyen de salut imaginé par l'auteur.—Napoléon devant être isolé des soldats.—Idée fixe.—Les destinées de la France attachées à la vie de Napoléon.—La mort de Napoléon nécessaire au salut de la France.—Comparaison entre le duelliste et le meurtrier par dévouement.—Assassins sauveurs de leur patrie.—Scévola.—Hésitation et résolution.—Plan de l'auteur.—Les petits pistolets et la chaise de poste.—L'auteur faisant sacrifice de sa vie.—L'auteur au tir de Lepage.—L'auteur communiquant son projet au prince de Polignac.—Résignation du prince aux décrets de la Providence.—Influence d'un sourire de M. de Polignac.—Réveil d'un rêve de gloire.—Dévouement à deux maîtres.—L'auteur regrettant l'inexécution de son projet.—Le prince de Polignac et la machine infernale.—Accusation contre le prince réfutée par l'auteur.—Désintéressement de l'auteur.—Indifférence de l'auteur pour les jugemens du monde.—Opinion de l'auteur sur Napoléon.—M. de Chateaubriand et Carnot.—La main de fer et le gant de velours.—Esclavage de la presse périodique, sous l'empire.—Invariabilité des sentimens de l'auteur.—Conclusion.


En faisant le récit des principaux événemens de ma vie, remarquable seulement par les vicissitudes qui en ont marqué le cours, j'ai dû croire qu'en développant les causes de ces vicissitudes, j'offrirais une leçon utile aux jeunes femmes assez malheureuses pour jouir de leur indépendance.

J'ai dit précédemment que la première éducation que nous recevons n'est pas celle qui a le plus d'influence sur le reste de notre, vie; c'est la seconde, c'est celle de notre adolescence qu'il importe de bien diriger. L'indépendance qui accompagna une partie de ma jeunesse fut la faute des circonstances, et non celle de mon excellente mère, dont je me trouvai presque toujours séparée.

C'est dans ces premières années que mon caractère naturellement très-vif, prit cette teinte d'exaltation qui a décidé depuis presque toutes mes actions, bien plus que la prudence et la raison. Une résolution enfantée par cette exaltation a pu avoir des résultats si grands, si importans, que je dois en parler. Si je le fais, si je me soumets au blâme dont les âmes froides qui ne me comprendront pas pourront la flétrir, je crois remplir un devoir dont on trouvera plus loin l'explication.

Je désire aussi apprendre quelle force cette exaltation peut prêter à un faible bras. Le levier d'Archimède n'était pas plus puissant; mais cette puissance empruntant toute sa force de l'opinion, peut la perdre aussi facilement qu'elle l'acquiert.

Au 20 mars, lorsque j'appris le débarquement de Napoléon, je jugeai dans un instant tous les malheurs dont son retour serait accompagné. Non-seulement je prévoyais que notre belle France serait conquise de nouveau; mais de tous les malheurs qu'on devait craindre, la représentation du second acte de notre dégradation morale fut celui dont je fus le plus péniblement affectée.

L'année précédente, j'avais été indignée en voyant tous les serviteurs de Napoléon former le cortége de Monsieur; je pressentais, je devinais toutes les honteuses défections dont nous allions être les témoins; j'aurais voulu au prix de ma vie sauver ce déshonneur à mon pays.

C'était moins le sang qui allait couler que je désirais épargner que notre gloire nationale que j'aurais voulu sauver. Dès les premiers instans du débarquement de Napoléon je m'étonnai des mesures adoptées pour arrêter sa marche.

Je ne suis qu'une faible femme, dont les facultés ne s'étendent guère au delà d'une petite dose de sens commun; mais si j'eusse été à la place de ceux qui ordonnèrent ces mesures, j'aurais agi absolument en sens inverse.

Loin d'envoyer des troupes à sa rencontre, je me serais pressée d'éloigner de sa route toutes celles qui pouvaient s'y trouver; tandis qu'il s'avançait en venant du midi, j'aurais fait marcher vers le nord tous les régimens qui pouvaient se trouver sur son passage. Je me serais bien gardée de le rapprocher des soldats avec lesquels il avait combattu; j'aurais voulu au contraire l'isoler de tous, et mettre une grande distance entre eux et lui.

Qui ne sait que l'armée ne juge pas? Le soldat sait se battre et mourir, mais ce n'est pas lui qui peut décider si l'homme en possession de la puissance n'en abusera pas. Ce n'est pas à lui qu'il appartient déjuger quelle est l'espèce de gouvernement qui convient le mieux à son pays; cette grande question ne doit jamais lui être soumise.

Quand on les envoyait pour tourner leurs armes contre le général qui les avait conduits si souvent à la victoire, on devait prévoir que c'était un cortége qu'on lui formait, pour protéger et assurer son retour dans la capitale.

Je n'ai jamais conçu qu'une idée si simple n'ait pas frappé tous les esprits. Si chaque commandant de place qui se trouvait sur la route parcourue par Napoléon eût éloigné les troupes dont il avait le commandement, l'isolement dans lequel il se fût trouvé (réduit seulement au petit nombre qu'il avait ramené de l'île d'Elbe) eût rendu bien facile son arrestation. Pour l'opérer, il n'eût plus fallu qu'un petit nombre d'hommes dévoués...

Quand je vis quels étaient les moyens employés, je jugeai que tout était perdu.

C'est alors qu'une pensée forte, unique, vint me saisir et absorber toutes mes facultés.

En voyant cette hydre menaçante s'élancer vers nous, j'osai me demander si le bras qui l'arrêterait n'aurait pas bien mérité de sa patrie. C'était la vie des Français, leurs trésors, leur honneur qui allaient payer le retour de Napoléon. À la vie de cet homme qui n'avait presque jamais épargné celle de personne étaient attachées les destinées de la France... Toute personne raisonnable pouvait prévoir ces destinées. Il était impossible, dans l'état de désunion où elle se trouvait, qu'elle ne succombât pas sous les armes qu'on allait diriger contre elle; et par combien de sang ce grand débat allait être scellé!

Quand de si graves intérêts étaient attachés à une seule vie, je ne concevais pas qu'elle ne fût pas encore tranchée. Cet homme avait fait périr des milliers de ses semblables, et il ne s'en trouvait pas un qui sût mourir pour sauver son pays!...

Cette action me semblait grande et héroïque; j'enviais la gloire de celui qui l'exécuterait.

La pensée que cette action pût être considérée comme un crime ne se présenta pas un seul instant à moi. Le duelliste qui tue son adversaire n'a jamais rien perdu dans l'opinion; pourquoi? parce qu'en prenant la vie de son ennemi, il a exposé la sienne. La possibilité d'être tué lui-même (quoique fort incertaine) ôte à cette action tout le blâme dont on flétrit les assassins.

Et cependant c'est seulement sa propre cause qu'il venge! Avec bien plus de raison, celui qui n'a nulles chances d'échapper à une mort certaine, et qui s'y dévoue dans l'intérêt du bien public, me paraissait digne des hommages de l'univers. Mon imagination plaçait son nom parmi ceux qui sont cités honorablement comme, les sauveurs de leur patrie. Je me disais que c'était avec admiration qu'on parlait de Scévola se brûlant la main qui avait manqué Porsenna.

Bientôt mon imagination exaltée me présenta sans cesse la même idée; j'en étais poursuivie dans mon sommeil; à mon réveil, je la retrouvais avant la lumière du jour. Je crus qu'à moi était réservé l'honneur de cet honorable dévouement; une seule pensée venait combattre ma résolution!... je n'aimais pas Napoléon.

Je craignais que mon éloignement pour lui n'eût égaré mon jugement; cette action, digne de l'admiration des siècles à venir, n'eût plus été qu'un crime, si quelques ressentimens personnels s'y fussent mêlés.

J'examinai mon cœur; je n'y trouvai qu'un désir passionné de sauver la France.

Bien loin d'être dirigée par aucune animosité contre Napoléon, j'aurais voulu l'aimer. Je regrettais que cette victime à immoler au bien public ne me fût pas chère à quelque titre; alors j'aurais pu ajouter le sacrifice de mes propres affections à celui de ma vie, qui me paraissait trop peu de chose.

Dès l'instant où cette grande résolution fut prise, je m'occupai d'en assurer l'exécution; ma position la rendait très-difficile: j'étais entourée de mes amis, de mon mari; je ne pouvais en aucune façon me confier à eux: ils m'eussent gardée à vue pour me retenir.

Mon plan était simple, il consistait à me munir d'une bonne paire de petits pistolets et d'une chaise de poste; je me croyais certaine de pouvoir approcher de Napoléon.

Il n'entrait pas dans ma pensée de lui survivre; je croyais succomber sous les coups des amis qui l'entouraient. Je dis plus, c'était cette certitude que je croyais avoir qui me donnait le courage de tenter cette action si hardie. Il fallait qu'elle fût lavée dans mon sang, pour passer à la postérité comme un dévouement digne d'éloges. La première exécution que je donnai à ce projet fut d'aller m'exercer au tir de Lepage, qui se trouvait à côté de chez moi.

L'espace que Napoléon avait déjà parcouru, le peu de temps qui me restait, si je voulais que sa mort empêchât le départ du roi, me forçaient de précipiter le mien, et me mettaient dans la nécessité de me confier à quelqu'un qui pût me seconder. Dans ce moment, je ne pouvais faire l'achat d'une chaise de poste sans que mon mari en fût instruit. Je cherchai, parmi les personnes que je connaissais, une qui fût assez dévouée au roi pour garder mon secret. Je crus que le prince de Polignac pourrait faire mettre de suite à ma disposition la voiture dont j'avais besoin. Son dévouement au roi me persuadait qu'il approuverait le mien.

Malheureusement le prince ne savait pas qu'il y avait en moi autant de courage pour exécuter que d'exaltation pour concevoir. Il pensa peut-être que ce dévouement n'était qu'un acte de folie. Il me dit que nous devions nous en remettre aux soins de la Providence, qui savait mieux que nous ce qui pouvait nous sauver de la crise qui s'approchait.

Je ne sais si l'expression de sa figure ordinairement si gracieuse m'abusa, mais je crus voir un léger sourire errer sur ses lèvres.

L'effet de ce sourire, si imperceptible, si fugitif, fut incroyable sur moi; celui d'un bain de glace n'eût pas été plus prompt.

Cette auréole de gloire au milieu de laquelle mon imagination avait placé mon nom disparut dans un instant.

En sortant de chez le prince, j'étais comme une personne qui verrait tomber autour d'elle les murs d'un palais enchanté, et qui se trouverait seule au milieu d'un désert.

Ce rêve de gloire était fini. L'apparence d'un sourire l'avait fait évanouir.

Une heure avant, cette action me semblait mériter qu'on élevât des autels pour en consacrer le souvenir, et dans ce moment je commençai à me demander si j'avais bien le droit de disposer de la vie de mon semblable. Dès l'instant où je pus m'adresser cette question, elle fut résolue pour moi.

Si cette action n'excitait pas l'admiration, elle n'était plus qu'un crime.

Mon parti fut pris à l'instant. Je revins chez moi, je m'y enfermai, et j'attendis les événemens.

Ils se succédèrent avec rapidité, comme chacun sait. Tous les corps constitués vinrent prodiguer à la famille royale les assurances de leur zèle, de leur respectueux dévouement. Peu de jours après ils offrirent la parodie complète de ces paroles.

Ah! combien j'eus à souffrir! Chaque fois que le bruit de ces coupables défections parvenait jusqu'à moi, je pensais que la honte m'en était due, pour m'être laissée arrêter dans l'exécution de ce noble projet par une si faible cause.

Tout le sang qui fut répandu, nos musées dévastés, jusqu'aux longues souffrances de Napoléon sur le rocher où il expira, m'ont semblé quelquefois mon ouvrage, tant est grande sur moi la puissance de l'imagination.

Le temps a jeté son voile sur ces souvenirs; si je les rappelle quelquefois dans le secret de ma pensée, c'est pour méditer sur la faiblesse des causes qui produisent ou paralysent souvent les plus grands événemens.

Un mot, un regard d'encouragement eût soutenu cette force morale; l'apparence d'un sourire la fit évanouir. Mes parens, mes amis, ne surent jamais rien de cette circonstance importante.

Le prince de Polignac seul en a eu connaissance. En la publiant aujourd'hui, je crois accomplir un devoir envers lui. Je m'occupe peu de politique et ne lis pas toujours les journaux, que je reçois cependant chaque jour. Dernièrement il en est tombé un sous mes yeux, dans lequel j'ai vu qu'on osait lui attribuer la machine infernale.

Je laisse à tout esprit raisonnable à décider si l'homme qui a arrêté mon bras quand il voulait frapper Bonaparte put avoir quelque chose de commun avec la machine infernale.

Il devait mourir seul, sa mort n'exposait personne autre que moi, elle sauvait la France; l'intérêt immense attaché à cette mort avait bien de quoi la justifier; et cependant le prince ne l'a pas voulue. Son âme pure a cru y voir un crime. Lorsqu'on parle d'un ministre, l'opinion émise sur lui peut être suspectée; on croira sans doute que la mienne a pu être influencée par cette considération, mais on serait dans une grande erreur. Je vis loin de la société, et ne lui demande rien. Je n'ai pas vu M. de Polignac depuis plusieurs années. Il n'est personne, peut-être qui ait plus d'indépendance dans ses opinions, et qui soit moins susceptible que moi de se laisser influencer par toutes les petites considérations qui gouvernent le monde. Je crois en donner la preuve dans ce moment, en publiant un fait qui était inconnu, et qui sera blâmé par la grande majorité.

Tous ces êtres froids, égoïstes, qui, sous tous les gouvernemens, se sont traînés au pied du pouvoir, depuis Robespierre jusqu'à Charles X, n'ont rien en eux de ce qu'il faut pour me comprendre et me juger.

J'entends d'avance l'arrêt dont ils flétriront un projet dont l'inexécution ne tint pas à ma volonté.

Le peu d'intérêt que je prends à tous ces jugemens d'un monde auquel je n'appartiens plus, m'empêchera sans doute de les connaître; mais dans tous les cas, ils ne troubleront pas un seul instant mon repos.

On a dit, et on répète encore, que le règne de Napoléon fut environné de gloire; si c'est de la gloire militaire qu'on veut parler, on a tort de la faire rejaillir sur lui. En France, elle sera toujours indépendante des souverains; ce n'est pas à eux qu'on doit en rapporter l'honneur, il appartient tout entier au caractère français. Qu'on se rappelle plutôt les premières victoires de la révolution; nous n'avions ni généraux expérimentés, ni magasins, ni armes; nous marchions contre toute l'Europe, avec le seul secours de nos bras et de notre courage; on sait ce qu'il a produit.

Bien loin d'attribuer au règne de Napoléon aucune gloire pour la nation, je dis qu'il l'a avilie, qu'il l'a dégradée, qu'il a perdu notre caractère national; son despotisme a fait courber devant lui tous les fronts dans la poussière.

Les hommes les plus distingués par leur esprit, leurs lumières, rampaient à ses pieds, beaucoup plus par l'effet de la peur que par celui de l'admiration. Une seule voix généreuse s'est élevée pour défendre la cause de l'humanité et faire sentir au despote qu'en avilissant la nation qui lui était soumise, il ne pouvait plus trouver de gloire à la commander. La noble conduite de M. de Chateaubriand à cette époque a fixé son rang parmi les plus grands hommes, bien plus encore que son admirable génie.

Ce n'est jamais qu'avec un sentiment pénible que je reporte ma pensée sur ce règne tant vanté par quelques personnes. À l'exception de M. de Chateaubriand, qui eut le noble courage d'opposer sa volonté à la sienne, je n'y trouve que des esclaves courbés sous le joug. Loin de nous glorifier de ce règne, oublions-le s'il est possible, et déchirons la page de l'histoire qui, en le consacrant, éternise des souvenirs peu honorables pour la nation.

On a dit qu'il faut gouverner les Français avec une main de fer et un gant de velours[63]; nous avons senti la main de fer, Napoléon l'a appesantie sur nous de tout son poids, mais il ne nous a jamais montré le gant. En lisant quelquefois des journaux, je m'étonne de trouver à côté des critiques sur notre gouvernement des éloges de ce règne qu'ils nomment glorieux. Quel est celui d'entre eux qui eût osé se permettre la plus légère observation sur aucun acte de cette puissance infaillible? Le voile même de l'allégorie n'était pas assez épais pour couvrir quelques légers signes de désapprobation; celui qui eût osé s'en servir en eût été bientôt puni par l'exil ou la prison.

On pourra penser peut-être que la chute de Bonaparte, que tous les changemens survenus depuis ont pu en apporter dans mon opinion, et influencer celle que je viens d'exprimer; mais c'est quand il était à l'apogée de sa puissance que mon jugement sur lui s'est formé.

J'ai eu presque toute ma vie l'habitude de me rendre compte le soir de mes actions, de mes impressions de la journée, sans autre but que celui de fixer des observations, des idées souvent passagères, dont il ne restait nulles traces, si elles n'étaient pas écrites de suite.

Durant le voyage que j'ai fait avec Joséphine, j'ai continué ce journal chaque soir.

C'est une copie de ce journal qui a été publiée par M. Constant. On peut y reconnaître que l'opinion énoncée quand Napoléon n'est plus qu'un nom historique ne diffère en rien de celle qui fut émise quand il gouvernait le monde[64]. Cela est si vrai que j'avouerai que, lorsque j'ai revu dernièrement ce journal, que je n'avais pas relu depuis qu'il avait été écrit, je me suis presque étonnée de la sévérité de mes jugemens. Alors j'avais lu le récit des souffrances de Bonaparte à Sainte-Hélène. La pitié (même à mon insu) avait affaibli cette sévérité. Pour ne pas trouver trop amères les expressions qu'elle m'avait dictées, j'ai eu besoin de me rappeler que nous lui devions la dégradation des Français flétris par son joug despotique, et la tache imprimée à notre gloire militaire par la folie et l'imprévoyance de son orgueil.

fin des souvenirs de madame la baronne de v....

SUITE DES MÉMOIRES

DE CONSTANT.


CHAPITRE XVIII.

Suite de succès.—Le général Beaumont.—Le colonel (aujourd'hui général) Gérard.—Cent quarante drapeaux pris sur l'ennemi.—Le général Savary, le maréchal Mortier, le prince Murat.—Départ de Berlin.—Le grand-maréchal Duroc se casse une clavicule.—Séjour de l'empereur à Varsovie.—Empressement de la noblesse polonaise.—L'empereur voit pour la première fois madame V....—Portrait de cette dame.—Agitation de l'empereur.—Singulière mission confiée à un grand personnage.—Premières avances de l'empereur rejetées.—Confusion de l'ambassadeur.—Préoccupation de Sa Majesté.—Correspondance.—Consentement.—Premier rendez-vous.—Pleurs et sanglots.—L'entrevue sans résultat.—Second rendez-vous.—Madame V... au quartier-général de Finkenstein.—Tendresse de madame V... pour l'empereur.—Repas en tête à tête.—Constant chargé seul du service.—Conversation.—Occupations de madame V... hors de la présence de l'empereur.—Douceur et égalité d'humeur de madame V....—Madame V... à Schœnbrunn avec l'empereur.—Emploi mystérieux dont Constant est chargé.—La pluie et les ornières.—Inquiétude et recommandations de l'empereur.—La voiture versée.—Chute peu dangereuse.—Constant soutenant madame V....—Grossesse.—Soins prodigués par l'empereur à madame V....—Le petit hôtel de la Chaussée-d'Antin.—Solitude volontaire de madame V....—Naissance d'un fils.—Joie de Napoléon.—Le nouveau-né fait comte.—Madame V... conduit son fils à l'empereur.—Le jeune comte sauvé par le docteur Corvisart.—Les cheveux, la bague et le motto.—La Lavallière de l'empire et les favorites du vainqueur d'Austerlitz.


J'ai laissé l'empereur à Berlin, où chaque jour et chaque heure de la journée lui apportait la nouvelle de quelque victoire remportée, de quelque succès obtenu par ses généraux. Le général Beaumont lui présenta quatre-vingts drapeaux pris sur l'ennemi par sa division. Le colonel Gérard lui en présenta aussi soixante, enlevés à Blücher, au combat de Wismar. Magdebourg avait capitulé, et une garnison de seize mille hommes avait défilé devant le général Savary. Le maréchal Mortier occupait le Hanovre au nom de la France. Le prince Murat entrait dans Varsovie après en avoir chassé les Russes. C'était contre ceux-ci que la guerre allait recommencer, ou plutôt continuer; car les armées de la Prusse pouvaient bien être regardées comme anéanties. L'empereur quitta Berlin pour aller lui-même conduire ses opérations contre les Russes.

Nous voyagions dans de petites calèches du pays. Comme dans tous nos voyages, la voiture du grand-maréchal précédait celle de l'empereur. La saison et le passage de l'artillerie avaient rendu les chemins affreux, et cependant nous allions très-vite. Entre Kutow et Varsovie, la voiture du grand-maréchal versa, et il eut une clavicule cassée. L'empereur arriva peu de temps après ce malheureux accident. Il fit transporter sous ses yeux le maréchal dans la maison de poste la plus voisine. Nous avions toujours avec nous une petite pharmacie de voyage, de sorte que les premiers secours furent promptement donnés au blessé. Sa Majesté le remit entre les mains de son chirurgien, et ne le quitta qu'après avoir vu poser le premier appareil.

À Varsovie, où Sa Majesté passa tout le mois de janvier 1807, elle habitait le grand palais. La noblesse polonaise, empressée à lui faire la cour, lui donnait des fêtes magnifiques, des bals très-brillans, auxquels assistait tout ce que Varsovie renfermait à cette époque de riche et de distingué. Dans une de ces réunions, l'empereur remarqua une jeune Polonaise, madame V..., âgée de vingt-deux ans, et nouvellement mariée à un vieux noble, d'humeur sévère, de mœurs extrêmement rigides, plus amoureux de ses titres que de sa femme, qu'il aimait pourtant beaucoup, mais dont, en revanche, il était plus respecté qu'aimé. L'empereur vit cette dame avec plaisir, et se sentit entraîné vers elle au premier coup d'œil. Elle était blonde, elle avait les yeux bleus et la peau d'une blancheur éblouissante; elle n'était pas grande, mais parfaitement bien faite et d'une tournure charmante. L'empereur s'étant approché d'elle, entama aussitôt une conversation qu'elle soutint avec beaucoup de grâce et d'esprit, laissant voir qu'elle avait reçu une brillante éducation. Une teinte légère de mélancolie répandue sur toute sa personne la rendait plus séduisante encore. Sa Majesté crut voir en elle une femme sacrifiée, malheureuse en ménage, et l'intérêt que cette idée lui inspira le rendit plus amoureux, plus passionné que jamais il ne l'avait été pour aucune femme. Elle dut s'en apercevoir.

Le lendemain du bal, l'empereur me parut dans une agitation inaccoutumée. Il se levait, marchait, s'asseyait et se relevait de nouveau; je croyais ne pouvoir jamais venir à bout de sa toilette ce jour-là. Aussitôt après son déjeuner, il donna mission à un grand personnage que je ne nommerai pas, d'aller de sa part faire une visite à madame V..., et lui présenter ses hommages et ses vœux. Elle refusa fièrement des propositions trop brusques peut-être, ou que peut-être aussi la coquetterie naturelle à toutes les femmes lui recommandait de repousser. Le héros lui avait plu; l'idée d'un amant tout resplendissant de puissance et de gloire fermentait sans doute avec violence dans sa tête, mais jamais elle n'avait eu l'idée de se livrer ainsi sans combat. Le grand personnage revint tout confus et bien étonné de ne pas avoir réussi dans sa négociation. Le jour d'après, au lever de l'empereur, je le trouvai encore préoccupé. Il ne me dit pas un mot, quoiqu'il eût assez l'habitude de me parler. Il avait écrit plusieurs fois la veille à madame V..., qui ne lui avait pas répondu. Son amour-propre était vivement piqué d'une résistance à laquelle on ne l'avait pas habitué. Enfin il écrivit tant de lettres et si tendres, si touchantes, que madame V... céda. Elle consentit à venir voir l'empereur le soir entre dix et onze heures. Le grand personnage dont j'ai parlé reçut l'ordre d'aller la prendre en voiture dans un endroit désigné. L'empereur, en l'attendant, se promenait à grands pas, et témoignait autant d'émotion que d'impatience; à chaque instant il me demandait l'heure. Madame V... arriva enfin, mais dans quel état! pâle, muette et les yeux baignés de larmes. Aussitôt qu'elle parut, je l'introduisis dans la chambre de l'empereur; elle pouvait à peine se soutenir et s'appuyait en tremblant sur mon bras. Quand je l'eus fait entrer, je me retirai avec le personnage qui l'avait amenée. Pendant son tête-à-tête avec l'empereur, madame V... pleurait et sanglotait tellement, que, malgré la distance, je l'entendais gémir de manière à me fendre le cœur. Il est probable que dans ce premier entretien, l'empereur ne put rien obtenir d'elle. Vers deux heures du matin, Sa Majesté m'appela. J'accourus et je vis sortir madame V..., le mouchoir sur les yeux et pleurant encore à chaudes larmes. Elle fut reconduite chez elle par le même personnage. Je crus bien qu'elle ne reviendrait pas.

Deux ou trois jours après néanmoins, à peu près à la même heure que la première fois, madame V... revint au palais; elle paraissait plus tranquille. La plus vive émotion se peignait encore sur son charmant visage; mais ses yeux au moins étaient secs et ses joues moins pâles. Elle se retira le matin d'assez bonne heure, et continua ses visites jusqu'au moment du départ de l'empereur.

Deux mois après, l'empereur, de son quartier-général de Finkenstein, écrivit à madame V..., qui s'empressa d'accourir auprès de lui. Sa Majesté lui fit préparer un appartement qui communiquait avec le sien. Madame V... s'y établit et ne quitta plus le palais de Finkenstein, laissant à Varsovie son vieil époux qui, blessé dans son honneur et dans ses affections, ne voulut jamais revoir la femme qui l'avait abandonné. Madame V... demeura trois semaines avec l'empereur, jusqu'à son départ, et retourna ensuite dans sa famille. Pendant tout ce temps, elle ne cessa de témoigner à Sa Majesté la tendresse la plus vive, comme aussi la plus désintéressée. L'empereur, de son côté, paraissait parfaitement comprendre tout ce qu'avait d'intéressant cette femme angélique, dont le caractère plein de douceur et d'abnégation m'a laissé un souvenir qui ne s'effacera jamais. Ils prenaient tous leurs repas ensemble; je les servais seul; ainsi j'étais à même de jouir de leur conversation toujours aimable, vive, empressée de la part de l'empereur, toujours tendre, passionnée, mélancolique de la part de madame V... Lorsque Sa Majesté n'était point auprès d'elle, madame V... passait tout son temps à lire, ou bien à regarder, à travers les jalousies de la chambre de l'empereur, les parades et les évolutions qu'il faisait exécuter dans la cour d'honneur du château, et que souvent il commandait en personne. Voilà quelle était sa vie, comme son humeur, toujours égale, toujours uniforme. Son caractère charmait l'empereur, et la lui faisait chérir tous les jours davantage.

Après la bataille de Wagram, en 1809, l'empereur alla demeurer au palais de Schœnbrunn. Il fit venir aussitôt madame V..., pour laquelle on avait loué et meublé une maison charmante dans l'un des faubourgs de Vienne, à peu de distance de Schœnbrunn. J'allais mystérieusement la chercher tous les soirs dans une voiture fermée, sans armoiries, avec un seul domestique sans livrée. Je l'amenais ainsi au palais par une porte dérobée, et je l'introduisais chez l'empereur. Le chemin, quoique fort court, n'était pas sans danger, surtout dans les temps de pluie, à cause des ornières et des trous qu'on rencontrait à chaque pas. Aussi l'empereur me disait-il presque tous les jours: «Prenez bien garde ce soir, Constant, il a plu aujourd'hui, le chemin doit être mauvais. Êtes-vous sûr de votre cocher? La voiture est-elle en bon état?» et autres questions de même genre, qui toutes témoignaient l'attachement sincère et vrai qu'il portait à madame V... L'empereur n'avait pas tort, au reste, de m'engager à prendre garde, car un soir que nous étions partis de chez madame V... un peu plus tard que de coutume, le cocher nous versa. En voulant éviter une ornière, il avait jeté la voiture dans le débord du chemin. J'étais à droite de madame V...; la voiture tomba sur le côté droit, de sorte que seul j'eus à souffrir de la chute, et que madame V..., en tombant sur moi, ne se fit aucun mal. Je fus content de l'avoir garantie. Je le lui dis, et elle m'en témoigna sa reconnaissance avec une grâce qui n'appartenait qu'à elle. Le mal que j'avais ressenti fut bientôt dissipé. Je me mis à en rire le premier, et madame V... ensuite, qui raconta notre accident à Sa Majesté aussitôt que nous fûmes arrivés.

C'est à Schœnbrunn que madame V... devint grosse. Je n'essaierai pas de raconter tous les soins, tous les égards dont l'empereur l'entoura. Il la fit venir à Paris, accompagnée de son frère, officier fort distingué, et d'une femme de chambre. Il chargea le grand-maréchal de lui acheter un joli hôtel dans la Chaussée-d'Antin. Madame V... se trouvait heureuse; elle me le disait souvent: «Toutes mes pensées, toutes mes inspirations viennent de lui et retournent à lui: il est tout mon bien, mon avenir, ma vie!» Aussi ne sortait-elle de sa maison que pour venir aux Tuileries dans les petits appartemens. Quand ce bonheur ne lui était point permis, elle n'allait point chercher de distractions au spectacle, à la promenade ou dans le monde. Elle restait chez elle, ne voyant que fort peu de personnes, écrivant tous les jours à l'empereur. Elle accoucha d'un fils qui ressemblait d'une manière frappante à Sa Majesté. Ce fut une grande joie pour l'empereur. Il accourut auprès d'elle aussitôt qu'il lui fut possible de s'échapper du château; il prit l'enfant dans ses bras, et l'embrassa comme il venait d'embrasser la mère, il lui dit: «Je te fais comte.» Nous verrons plus tard ce fils recevoir à Fontainebleau de l'empereur une dernière marque d'attachement.

Madame V... éleva son fils chez elle, et ne le quitta jamais; elle le conduisait souvent au château, où je les faisais entrer par l'escalier noir. Quand l'une ou l'autre était malade, l'empereur leur envoyait M. Corvisart; cet habile médecin eut une fois le bonheur de sauver le jeune comte, d'une maladie dangereuse.

Madame V... avait fait faire pour l'empereur une bague en or autour de laquelle elle avait roulé de ses beaux cheveux blonds. L'intérieur de l'anneau portait ces mots gravés: Quand tu cesseras de m'aimer, n'oublie pas que je t'aime. L'empereur ne lui donnait pas d'autre nom que Marie.

Je me suis peut-être arrêté trop long-temps à cette liaison de l'empereur, mais Madame V..., différait complétement des autres femmes dont Sa Majesté a obtenu les bonnes grâces, et elle était digne d'être surnommée la Lavallière de l'empereur, qui toutefois ne se montra point ingrat envers elle comme Louis XIV envers la seule femme dont il a été aimé. Ceux qui ont eu, comme moi, le bonheur de la connaître et de la voir de près ont dû conserver d'elle un souvenir qui leur fera comprendre pourquoi il y a une si grande distance, à mes yeux, de Madame V..., tendre et modeste femme, élevant dans la retraite le fils qu'elle a donné à l'empereur, aux favorites du vainqueur d'Austerlitz.


CHAPITRE XIX.

Campagne de Pologne.—Bataille d'Eylau.—Te Deum et De profundis.—Retard involontaire du prince de Ponte-Corvo.—Les généraux d'Hautpoult, Corbineau et Boursier blessés à mort.—Courage et mort du général d'Hautpoult.—Le bon coup du général Ordener.—Pressentimens du général Corbineau.—Argent de la cassette de l'empereur, avancé par Constant au général Corbineau, quelques instans avant sa mort.—Enthousiasme des Polonais.—Mauvaise humeur des Français.—Anecdotes.—Le fond de la langue polonaise.—Misère et gaîté.—Hilarité des soldats excitée par une réponse de l'empereur.—L'ambassadeur persan.—Envoi du général Gardanne en Perse.—Trésor non retrouvé.—Séjour de l'empereur à Finkenstein.—L'empereur trichant au vingt-et-un.—L'empereur partageant son gain avec Constant.—Passe-temps des grands officiers de l'empereur.—Pari gagné par le duc de Vicence.—Mystification de M. B. d'A***.—Le prince Jérôme amoureux d'une actrice de Breslau.—Mariage de l'actrice avec le valet de chambre du prince.—Complaisance et jalousie.—Les frères de l'empereur faisant antichambre.—L'empereur aimant et grondant ses frères.—Le maréchal Lefebvre nommé duc de Dantzig par l'empereur.—Anecdote du chocolat de Dantzig.—Bataille de Friedland; rapprochement de dates.—Gaîté de l'empereur pendant la bataille.—Paix avec la Russie.—Entrevue de l'empereur et du czar à Tilsitt.—Le roi et la reine de Prusse.—Galanterie et rigueur de Napoléon.—Rudesse du grand-duc Constantin.—Banquet militaire.—Concert exécuté par des musiciens haskirs.—Visite de Constant aux Baskirs.—Repas à la cosaque.—Tir à l'arc.—Succès de Constant.—Souvenir frappant.—Soldat moscovite décoré par l'empereur Napoléon.—Retour par Bautzen et Dresde, et rentrée en France.


Les Russes étaient animés dans cette campagne par le souvenir de la défaite d'Austerlitz, et par la crainte de voir la Pologne leur échapper: aussi l'hiver ne les arrêta point, et ils résolurent de venir attaquer l'empereur. Celui-ci n'était pas homme à se laisser prévenir; il leva ses quartiers d'hiver et quitta Varsovie à la fin de janvier. Le 8 février, les deux armées se rencontrèrent à Eylau, et là se livra, comme on sait, cette sanglante bataille dans laquelle des deux côtés on montra un courage égal; il resta près de quinze mille morts sur le champ de bataille, autant de Français que de Russes. L'avantage, ou plutôt la perte fut la même dans les deux armées, et un Te Deum fut chanté à Pétersbourg comme à Paris, au lieu d'un De profundis qui aurait bien mieux convenu. Sa Majesté se plaignit vivement en rentrant à son quartier de l'inexécution d'un ordre qu'elle avait fait porter au maréchal Bernadotte, dont le corps ne donna point dans cette journée; il paraît certain en effet que la victoire, restée indécise entre l'empereur et le général Beningsen, se serait fixée du côté du premier si un corps d'armée tout frais était survenu pendant la bataille, comme Sa Majesté l'avait calculé. Par malheur l'aide-de-camp porteur des ordres de l'empereur au prince de Ponte-Corvo était tombé dans les mains d'un parti de Cosaques. Lorsque le lendemain du combat, l'empereur apprit cette circonstance, son ressentiment se calma, mais non pas son chagrin. Nos troupes bivouaquèrent sur le champ de bataille, que Sa Majesté visita trois fois, faisant distribuer des secours aux blessés et ensevelir les morts.

Les généraux d'Haultpoult, Corbineau et Boursier furent blessés à mort à Eylau; il me semble encore entendre le brave d'Hautpoult dire à sa Majesté au moment de partir au galop pour charger l'ennemi: «Sire, vous allez voir mes gros talons; çà entre dans les carrés ennemis comme dans du beurre!» Une heure après il n'était plus. Un de ses régimens s'étant engagé dans un intervalle de l'armée russe, fut mitraillé et haché parles Cosaques; il ne s'en sauva que dix-huit hommes. Le général d'Hautpoult, forcé trois fois de reculer avec sa division, la ramena deux fois à la charge; la troisième, il s'élança encore sur l'ennemi en criant d'une voix forte: «Cuirassiers, en avant, au nom de Dieu! en avant, mes braves cuirassiers!» Mais la mitraille avait abattu un trop grand nombre de ces braves. Il n'y en eut que très-peu en état de suivre leur chef, qui tomba percé de coups au milieu d'un carré de Russes dans lequel il s'était jeté à peu près seul.

Ce fut aussi je crois dans cette bataille que le général Ordener tua de sa main un officier général ennemi. L'empereur lui demanda s'il n'aurait pas pu le prendre vivant. Sire, répondit le général avec son accent fortement germanique, ché né donne qu'un coup, mais ché tâche qu'il soit pon.

Le jour même de la bataille, au matin, le général Corbineau, aide-de-camp de l'empereur, étant à déjeuner avec les officiers de service, leur avoua qu'il était assiégé par les plus tristes pressentimens. Ces messieurs entreprirent de le distraire de cette idée et tournèrent la chose en plaisanterie. Le général Corbineau, reçut peu d'instans après, un ordre de Sa Majesté; ayant besoin d'argent et n'en ayant pas trouvé chez M. de Menneval, il vint m'en demander et je lui en avançai de la cassette, de l'empereur; au bout de quelques heures, je rencontrai M. de Menneyal, à qui je fis part de la demande du général Corbineau et de la somme que je lui avais remise. Je parlais encore à M. de Menneval, lorsqu'un officier passant au galop, nous jeta la triste nouvelle de la mort du général. Je n'ai point oublié l'impression que cette nouvelle fit sur moi, et je trouve encore inexplicable aujourd'hui cette espèce de trouble intérieur qui était venu avertir un brave de sa fin prochaine.

La Pologne comptait sur l'empereur pour être rétablie dans son indépendance. Aussi les Polonais furent-ils pleins d'enthousiasme et d'espoir, lorsqu'ils virent arriver l'armée française. Quant à nos soldats, cette campagne d'hiver leur déplaisait fort; le froid, la misère, le mauvais temps et les mauvais chemins, leur avaient inspiré pour ce pays une aversion extrême.

Dans une revue à Varsovie, les habitans se pressant autour de nos troupes, un soldat se mit à jurer énergiquement contre la neige et la boue, et par suite, contre la Pologne et les Polonais. «Vous avez bien tort, monsieur le soldat,» se mit à dire une demoiselle d'une bonne famille, bourgeoise de le ville, «de ne pas aimer notre pays, car nous aimons beaucoup les Français.—Vous êtes sans doute bien aimable, mademoiselle, répliqua le soldat, mais si vous voulez me persuader de la vérité de ce que vous dites, vous nous ferez faire un bon dîner à mon camarade et à moi.—Venez donc, messieurs, dirent, s'avançant à leur tour, les parens de la jeune Polonaise; nous boirons ensemble à la santé de votre empereur.» Et ils emmenèrent en effet les deux soldats, qui firent là le meilleur repas de toute la campagne.

Suivant le dire des soldats, quatre mots constituaient le fond de la langue polonaise. kleba? niema; du pain? il n'y en a pas; voia sara; de l'eau? on va en apporter.

L'empereur traversant un jour une colonne d'infanterie aux environs de Mysigniez, où la troupe éprouvait de grandes privations à cause des boues qui empêchaient les arrivages: Papa, kleba, lui cria un soldat, niema, répondit aussitôt l'empereur. Toute la colonne partit d'un éclat de rire, et personne ne demanda plus rien.

Durant le séjour assez long que fit l'empereur à Finkenstein, il reçut la visite d'un ambassadeur persan à qui il donna le spectacle de quelques grandes revues. Sa Majesté envoya à son tour une ambassade au schah, à la tête de laquelle elle mit le général Gardanne, qui avait, disait-on alors, une raison particulière pour désirer d'aller en Perse. On prétendait qu'un de ses parens, après avoir long-temps résidé à Téhéran, avait été contraint par une émeute contre les Francs, de quitter cette capitale, et qu'avant de prendre la fuite il avait enterré un trésor considérable, dans un certain endroit dont il avait apporté le plan en France. J'ajouterai, pour en finir avec cette histoire, qu'on m'a dit depuis que le général Gardanne avait trouvé la place bouleversée et que n'ayant pu reconnaître les lieux, ni découvrir le trésor, il était revenu de son ambassade les mains vides.

Le séjour à Finkenstein devint fort ennuyeux. Pour passer le temps, Sa Majesté jouait quelquefois avec ses généraux et ses aides-de-camp. Le jeu était ordinairement le vingt-et-un, et le grand capitaine prenait grand plaisir à tricher; il gardait, pendant plusieurs coups de suite, les cartes nécessaires pour former le nombre exigé, et s'amusait beaucoup quand il gagnait ainsi par adresse. C'était moi qui lui remettais la somme nécessaire pour son jeu; dès qu'il rentrait, je recevais l'ordre de retirer sa mise; il me donnait toujours la moitié de son gain, et je partageais le reste avec les valets de chambre ordinaires.

Je n'ai point l'intention de m'assujettir dans ce journal à un ordre de dates bien rigoureux, et quand il se présentera à ma mémoire un fait ou une anecdote qui me paraîtront mériter d'être rapportés, je les placerai, autant que cela pourra se faire, à l'endroit de mon récit où je serai arrivé, au moment même où je me les rappellerai; en les renvoyant à leur époque, je craindrais de les oublier. C'est ainsi que je croîs pouvoir noter ici, en passant, quelques souvenirs de Saint-Cloud ou des Tuileries, quoique nous soyons au quartier-général de Finkenstein. Ce sont les passe-temps auxquels se livraient Sa Majesté et ses grands-officiers qui m'ont mis sur la voie de ces souvenirs.

Ces messieurs se portaient souvent entre eux des défis ou des gageures. J'ai vu un jour M. le duc de Vicence parier que M. Jardin fils, écuyer de Sa Majesté, monté à reculons sur son cheval, arriverait au bout de l'avenue du château dans un espace de peu de minutes; M. le grand-écuyer gagna le pari.

MM. Fain, Menneval et Ivan jouèrent une fois un singulier tour à M. B. d'A..., qu'ils savaient être sujet à de fréquens accès de galanterie. Ils firent habiller un jeune homme en femme, et l'envoyèrent se promener, ainsi déguisé, dans une avenue près du château; M. B. d'A... avait la vue fort basse et se servait ordinairement d'un lorgnon; ces messieurs l'engagèrent à sortir, et il ne fut pas plus tôt dehors qu'il aperçu; la belle promeneuse et ne put retenir, à cette vue, une exclamation de surprise et de joie.

Ses amis feignirent de partager son ravissement, et comme le plus entreprenant, ils le poussèrent à faire les premières avances. Il se rendit donc avec des airs empressés auprès de la fausse jeune dame, à laquelle on avait bien fait sa leçon. M. d'A.... s'épuisa en politesses, en attentions, en offres de service. Il voulait à toute force faire à sa nouvelle conquête les bonneurs du château. L'autre s'acquitta parfaitement de son rôle, et après bien des minauderies de son côté, bien des protestations de la part de M. d'A...., il y eut des rendez-vous pris pour le soir même. L'amant, heureux en espérance, revint près de ses amis, et fit le discret et l'indifférent sur sa bonne fortune, pendant qu'il aurait voulu pouvoir dévorer le temps qu'il avait à attendre jusqu'à la fin de la journée. Enfin le soir arrivant, amena la terme de son impatience et l'heure de l'entrevue. Mais quels ne furent pas son déboire et sa colère lorsqu'il s'aperçut que les vêtemens de femme couvraient un costume masculin! M. d'A..... voulut, dans le premier moment, appeler en duel les auteurs et l'acteur de cette mystification, et ce ne fut qu'avec beaucoup de peine que l'on parvint à l'apaiser.

Ce fut, je crois, au retour de cette campagne que le prince Jérôme vit à Breslau, sur le théâtre de cette ville, une jeune actrice fort jolie, jouant assez mal, mais chantant fort bien. Il fit des avances; on la disait très-sage; mais les rois ne soupirent pas long-temps en vain; ils jettent un poids trop lourd dans la balance de la sagesse. S. M. le roi de Westphalie emmena sa conquête à Cassel; où au bout de quelque temps il la maria à son premier valet de chambre Albertoni dont les mœurs italiennes ne répugnèrent pas à ce mariage. Quelques mécontentemens, dont je n'ai pas su les motifs, décidèrent Albertoni à quitter le roi; il revint à Paris avec sa femme, et fit plusieurs entreprises où il perdit ce qu'elle avait gagné. On m'a dit qu'il était retourné en Italie. Une chose qui m'a toujours paru extraordinaire, c'est la jalousie d'Albertoni pour sa femme, jalousie vigilante qui avait les yeux ouverts sur tous les hommes, hormis le roi; car je suis presque certain que la liaison continua après le mariage.

Les frères de l'empereur, même étant rois, faisaient quelquefois antichambre chez Sa Majesté. Le roi Jérôme vint un matin par ordre de l'empereur, qui, n'étant pas encore levé, me dit de prier le roi de Westphalie d'attendre. Comme l'empereur voulait se reposer un peu, je restai avec le service dans le salon qui servait d'antichambre, et où le roi attendait comme nous, je ne dis pas avec patience, car à chaque instant il quittait un siége pour un autre, allait de la fenêtre à la cheminée, et paraissait fort ennuyé. Il causait de temps en temps avec moi, pour qui il a toujours eu une grande bienveillance. Il se passa ainsi plus d'une demi-heure. Enfin j'entrai dans la chambre de l'empereur, et quand il eut passé sa robe de chambre, j'avertis le roi que Sa Majesté l'attendait, et l'ayant introduit, je me retirai. L'empereur le reçut assez mal, et le gronda beaucoup. Comme il parlait très-haut, je l'entendis malgré moi; mais le roi s'excusait si bas, que je ne pouvais entendre un mot de sa justification. De pareilles scènes se répétaient souvent. Le prince était dissipé et prodigue, ce qui déplaisait par-dessus tout à l'empereur, qui le lui reprochait durement, quoiqu'il l'aimât, ou plutôt parce qu'il l'aimait beaucoup; car il est à remarquer que, malgré les fréquens déplaisirs que sa famille lui causait, l'empereur a toujours conservé pour tous ses parens une grande tendresse.

Quelque temps après la prise de Dantzig (24 mai 1807) l'empereur, voulant récompenser le maréchal Lefebvre des services récens qu'il lui avait rendus, le fit appeler à six heures du matin. Sa Majesté travaillait avec le major général de l'armée, lorsqu'on vint lui annoncer l'arrivée du maréchal. «Ah ah! dit-il au major général, monsieur le duc ne s'est point fait attendre;» puis se retournant vers l'officier de service: «Vous direz au duc de Dantzig que c'est pour le faire déjeuner avec moi que je l'ai demandé si matin.» L'officier d'ordonnance, croyant que l'empereur se trompait de nom, lui fit observer que la personne qui attendait ses ordres n'était pas le duc de Dantzig, que c'était le maréchal Lefebvre. «Il paraît, Monsieur, que vous me croyez plus capable de faire un conte qu'un duc.» L'officier fut un instant déconcerté par cette réponse, mais l'empereur le rassura par un sourire, et lui dit: «Allez prévenir le duc de mon invitation; dans un quart d'heure nous nous mettrons à table.» L'officier retourna près du maréchal, qui était assez inquiet de ce que l'empereur voulait lui dire. «Monsieur le duc, l'empereur vous engage à déjeuner avec lui, et vous prie d'attendre un quart d'heure.» Le maréchal n'ayant point fait attention au nouveau titre que lui donnait l'officier, lui répondit par un signe de tête, et s'assit sur un pliant au dessus duquel l'épée de l'empereur se trouvait accrochée. Le maréchal la regarda et la toucha avec admiration et respect. Le quart d'heure passé, un autre officier d'ordonnance vint appeler le maréchal pour qu'il se rendît près de l'empereur, qui était déjà à table avec le major général. En l'apercevant, Napoléon le salua de la main: «Bonjour, monsieur le duc; asseyez-vous près de moi.»

Le maréchal, étonné de s'entendre donner cette qualification, crut d'abord que Sa majesté plaisantait; mais voyant qu'il affectait de l'appeler monsieur le duc, il en fut un moment interdit. L'empereur, pour augmenter son embarras, lui dit; «Aimez-vous le chocolat, monsieur le duc?—Mais..... oui, sire.—Eh bien! vous n'en déjeunerez pas, mais je vais vous en donner une livre de la ville même de Dantzig, car, puisque vous l'avez conquise, il est bien juste qu'elle vous rapporte quelque chose.» Là-dessus l'empereur quitta la table, ouvrit une petite cassette, y prit un paquet ayant la forme d'un carré long, et le donna au maréchal Lefebvre en lui disant: «Duc de Dantzig, acceptez ce chocolat; les petits cadeaux entretiennent l'amitié.» Le maréchal remercia Sa Majesté, mit le chocolat dans sa poche, et se rassit à table avec l'empereur et le maréchal Berthier. Un pâté représentant la ville de Dantzig était au milieu de la table, et quand il fut question de l'entamer, l'empereur dit au nouveau duc: «On ne pouvait donner à ce pâté une forme qui me plût davantage. Attaquez, monsieur le duc, voilà votre conquête, c'est à vous d'en faire les honneurs.» Le duc obéit, et les trois convives mangèrent du pâté, qu'ils parurent trouver fort à leur goût.

De retour chez lui, le maréchal duc de Dantzig, soupçonnant une surprise dans le petit paquet que lui avait donné l'empereur, s'empressa de l'ouvrir et y trouva cent mille écus en billets de banque. Depuis ce magnifique cadeau, l'usage s'établit dans l'armée d'appeler de l'argent, soit en espèces, soit en billets, du chocolat de Dantzig; et quand les soldats voulaient se faire régaler par quelque camarade un peu bien en fonds: «Allons, viens donc, lui disaient-ils; n'as-tu pas du chocolat de Dantzig dans ton sac?»

Le goût presque superstitieux de sa majesté l'empereur pour les rapprochemens de dates et d'anniversaires se trouva encore une fois justifié par la victoire de Friedland, gagnée le 14 juin 1807, sept ans jour pour jour après la bataille de Marengo. La rigueur de l'hiver, la difficulté des approvisionnemens (auxquels l'empereur avait néanmoins pourvu avec tout le soin et toute l'habileté possibles) et le courage obstiné des Russes avaient rendu cette campagne pénible même pour les vainqueurs, que l'incroyable rapidité de leurs succès en Prusse avaient accoutumés aux promptes conquêtes. Le partage de gloire qu'il avait fallu faire à Eylau avec les Russes était quelque chose de nouveau dans la carrière militaire de l'empereur. À Friedland, il reprit ses avantages et son ancienne supériorité. Sa Majesté, par une feinte retraite et en ne laissant voir à l'ennemi qu'une partie de ses forces, attira les Russes en deçà de l'Elbe, de sorte qu'ils se trouvèrent resserrés entre ce fleuve et notre armée. La victoire fut gagnée par les troupes de ligne et par la cavalerie; l'empereur n'eut pas besoin de faire donner sa garde. Celle de l'empereur Alexandre fut presque entièrement détruite en protégeant la retraite ou plutôt la fuite des Russes qui ne pouvaient échapper à la poursuite de nos soldats que par le pont de Friedland, quelques pontons étroits et un gué presque impraticable.

Tous les régimens de ligne de l'armée française couvraient la plaine. L'empereur, en observation sur une hauteur d'où sa vue pouvait embrasser tout le champ de bataille, était assis dans un fauteuil près d'un moulin, et son état-major l'entourait. Jamais je ne l'ai vu plus gai; il causait avec les généraux qui attendaient ses ordres, et semblait prendre plaisir à manger du pain noir russe fait en forme de brique. Ce pain, pétri avec de la mauvaise farine de seigle et rempli de longues pailles, était la nourriture de tous les soldats, qui savaient que Sa Majesté en mangeait aussi bien qu'eux.

Un temps superbe favorisait les savantes manœuvres de l'armée, qui fit des prodiges de valeur. Les charges de cavalerie furent exécutées avec tant de précision que l'empereur envoya complimenter les régimens qui les avaient faites.

Vers quatre heures après midi, et au moment où les deux armées se pressaient de toutes parts, pendant que des milliers de canons faisaient trembler la terre, l'empereur s'écria: Si cela continue encore deux heures, il ne restera debout dans la plaine que l'armée française. Peu d'instans après il donna l'ordre au comte d'Orsène, général des grenadiers à pied de la vieille garde, de faire tirer sur une briqueterie derrière laquelle des masses de Russes et de Prussiens s'étaient retranchées. En un clin d'œil, elles furent contraintes d'abandonner cette position, et des nuées de tirailleurs se mirent à la poursuite des fuyards.

La garde ne se mit en mouvement qu'à cinq heures, et à six heures la bataille était complétement gagnée. L'empereur dit à ceux qui étaient près de lui, en voyant la garde se développer: «Voilà des braves qui avaleraient de bon cœur les pousse-cailloux et les rintintins de la ligne pour leur apprendre à charger sans les attendre; mais ils auront beau faire, la besogne a été proprement faite sans eux.»

Sa Majesté alla complimenter plusieurs régimens qui s'étaient battus toute la journée. Quelques paroles, un sourire, un salut de la main, un signe de tête suffisait pour récompenser les braves qui venaient de vaincre.

Le nombre des morts et des prisonniers fut énorme. Soixante-dix drapeaux et tout le matériel de l'armée russe restèrent au pouvoir de l'armée française.

Après cette journée décisive, l'empereur de Russie, qui avait rejeté les propositions que Sa Majesté lui avait fait porter à la suite de la bataille d'Eylau, se trouva très-disposé à en faire lui-même à son tour. Le général Beningsen demanda un armistice au nom de son empereur; Sa Majesté l'accorda, et peu de temps après vint la signature de la paix et la fameuse entrevue des deux souverains sur le Niémen. Je passerai rapidement sur les détails de cette rencontre qui ont été cent et cent fois publiés et répétés. Sa Majesté et le jeune Czar se prirent d'une affection mutuelle, dès le moment qu'il se virent pour la première fois, et ils se donnèrent l'un à l'autre des fêtes et des divertissemens. Ils étaient inséparables en public et en particulier, et passaient des heures ensemble dans des réunions de plaisir dont les importuns étaient soigneusement écartés. La ville de Tilsitt fut déclarée neutre, et Français, Russes et Prussiens suivirent l'exemple qui leur était donné par leurs souverains en vivant ensemble dans la plus intime confraternité.

Le roi et la reine de Prusse vinrent se joindre, à Tilsitt, à leurs majestés impériales. Ce malheureux monarque à qui il restait à peine une ville de tout le royaume qu'il avait possédé, devait être peu disposé à prendre part à tant de fêtes. La reine était belle et gracieuse, peut-être un peu haute et sévère; mais cela ne l'empêchait pas d'être adorée de tout ce qui l'entourait. L'empereur cherchait à lui plaire, et elle ne négligeait aucune des innocentes coquetteries de son sexe pour adoucir le vainqueur de son époux. Je vis la reine dîner plusieurs fois avec les souverains, assise entre les deux empereurs, qui la comblaient à l'envi d'attentions et de galanteries. On sait que l'empereur Napoléon lui offrit un jour une rose superbe; qu'après avoir hésité quelque temps elle finit par accepter, en disant à Sa Majesté avec le plus charmant sourire: «Au moins avec Magdebourg.» Et l'on sait aussi que l'empereur n'accepta point l'échange. La princesse avait pour dame d'honneur une femme fort âgée à laquelle on reconnaissait un très-grand mérite.

Un soir, au moment où la reine était conduite dans la salle à manger par les deux empereurs, suivis du roi de Prusse, du prince Murat et du grand-duc Constantin, la vieille dame d'honneur se dérangea pour faire place à ces deux derniers princes. Le grand-duc Constantin ne voulut point passer, et gâtant cet acte de politesse par un ton fort rude, il lui dit: «Passez, madame, passez donc!» Puis se retournant vivement du côté du roi de Naples, il ajouta assez haut pour être entendu, cette gracieuse exclamation: la vieille bécasse!

On peut juger par là que le prince Constantin était loin d'avoir auprès des femmes cette politesse exquise et cette fine fleur de galanterie qui distinguaient son auguste frère.

La garde impériale française donna une fois à dîner à la garde de l'empereur Alexandre. Le repas fut on ne peut plus gai, et pour terminer ce banquet fraternel, chaque soldat français changea d'uniforme avec un Russe, qui lui donna le sien en échange. Ils passèrent ainsi sous les yeux des empereurs, qui s'amusèrent beaucoup de ce déguisement improvisé.

Au nombre des galanteries que l'empereur de Russie fit au nôtre, je citerai un concert exécuté par une troupe de Baskirs, à qui leur souverain fit à cet effet passer le Niémen. Certes, jamais musique plus barbare n'avait résonné aux oreilles de Sa Majesté, et cette étrange harmonie, accompagnée de gestes au moins aussi sauvages, nous procura le spectacle le plus burlesque que l'on puisse imaginer. Quelques jours après ce concert, j'obtins la permission d'aller visiter les musiciens dans leur camp, et j'y allai avec Roustan, qui pouvait me servir d'interprète. Nous eûmes l'avantage d'assister à un repas des Baskirs: autour d'immenses baquets en bois étaient rangées des escouades de dix hommes, chacun tenant à la main un morceau de pain noir qu'il assaisonnait d'une cuillerée d'eau dans laquelle ils avaient délayé quelque chose qui ressemblait à de la terre rouge. Après le repas, ils nous donnèrent le divertissement du tir à l'arc; Roustan, à qui cet exercice rappelait ceux de son jeune âge, voulut essayer de lancer une flèche; mais elle tomba à quelques pas, et je vis un sourire de mépris sur les lèvres épaisses de nos Baskirs; j'essayai l'arc à mon tour, et je m'en acquittai de manière à me faire honneur aux yeux de nos hôtes, qui m'entourèrent à l'instant en me félicitant par leurs gestes de mon adresse et de ma vigueur. Un d'eux, plus enthousiaste et plus amical encore que les autres, m'appliqua sur l'épaule une tape dont je me souvins assez long-temps.

Le lendemain de ce fameux concert, la paix entre les trois souverains fut signée, et Sa Majesté fit une visite à l'empereur Alexandre, qui la reçut à la tête de sa garde. L'empereur Napoléon demanda à son illustre allié de lui montrer le plus brave grenadier de cette belle et vaillante troupe. On le présenta à Sa Majesté, qui détacha de sa boutonnière sa propre croix de la Légion-d'Honneur et la fixa sur la poitrine du soldat moscovite, au milieu des acclamations et des houras de tous ses camarades. Les deux empereurs s'embrassèrent une dernière fois sur les bords du Niémen, et Sa Majesté prit la route de Kœnigsberg.

À Bautzen, l'empereur fut rencontré par le roi de Saxe, qui était venu au devant de lui, et Leurs Majestés entrèrent ensemble dans Dresde. Le roi Frédéric-Auguste fit la plus magnifique réception qu'il put au souverain qui, non content de lui avoir donné un sceptre, avait encore agrandi considérablement les états héréditaires des électeurs de Saxe. Les bons habitans de Dresde, pendant les huit jours que nous y passâmes, traitèrent les Français plutôt en frères et en compatriotes qu'en alliés. Mais il y avait près de dix mois que nous avions quitté Paris, et malgré toutes les douceurs de la simple et franche hospitalité allemande, j'avais grande hâte de revoir la France et ma famille.


CHAPITRE XX.

Mort du jeune Napoléon, fils du roi de Hollande.--Gentillesse de cet enfant.—Faiblesse de nourrice et fermeté du jeune prince.--Soumission du jeune prince à l'empereur.--Tendresse de cet enfant pour l'empereur.--Joli portrait de famille.--Le cordonnier et le portrait de mon oncle Bibiche.—Les gazelles de Saint-Cloud.—Le roi et la reine de Holande réconciliés par le jeune Napoléon.--Affection de l'empereur pour son neveu.—L'héritier désigné de l'empire.—Présage de malheurs.—Première idée du divorce.--Douleurs de l'impératrice Joséphine à la mort du jeune Napoléon.—Désespoir de la reine Hortense.--Idée d'un chambellan.—Douleur universelle causée par la mort du jeune prince.


Ce fut dans le cours de la glorieuse campagne de Prusse et Pologne que la famille impériale fut plongée dans la douleur la plus amère, Le jeune Napoléon, fils aîné du roi Louis de Hollande, mourut. Cet enfant ressemblait beaucoup à son père, et, par conséquent, à son oncle. Ses cheveux étaient blonds; mais il est probable qu'ils auraient bruni avec le temps. Ses yeux bleus, grands, admirablement bien fendus, brillaient d'un éclat extraordinaire quand une impression forte frappait sa jeune tête. Bon, aimant, plein de franchise et de gaieté, il faisait les délices de l'empereur, surtout à cause de la fermeté de son caractère, si grande que, malgré son extrême jeunesse, rien ne pouvait le faire manquer à sa parole. Le trait suivant, dont je me souviens, en donnera la preuve.

Il aimait les fraises avec passion; mais elles lui causaient de longs et fréquens vomissemens. Sa mère, alarmée, défendit expressément de lui en laisser manger dorénavant, et témoigna le désir qu'on prît toutes les précautions possibles afin de soustraire aux regards du jeune prince un fruit si malfaisant pour lui. Mais le petit Napoléon, que l'effet dangereux des fraises n'en dégoûtait pas, s'étonna bientôt de ne plus voir son mets favori. D'abord il prit patience, puis un jour il avisa sa nourrice, et lui demanda très-sérieusement à ce sujet des explications que la bonne femme ne sut comment lui donner. Elle était complaisante pour lui jusqu'à le gâter; il connaissait sa faiblesse; aussi en abusait-il fort souvent. Dans cette circonstance, par exemple, il se fâcha, et dit à sa nourrice, d'un ton qui lui en imposait autant pour le moins qu'auraient pu le faire l'empereur ou le roi de Hollande: «J'en veux, moi, des fraises. Donne-m'en tout de suite.» La pauvre nourrice, en le conjurant de s'apaiser, lui dit qu'elle lui en donnerait bien, mais que, s'il lui arrivait quelque chose, elle avait peur qu'il n'avouât à la reine comment ces fraises lui étaient venues.... «N'est-ce que ça? répondit vivement Napoléon. Oh! n'aie pas peur, je te promets de ne pas le dire.» Et la nourrice céda. Les fraises firent leur effet accoutumé, et la reine entra pendant que le prince subissait le châtiment de sa gourmandise. Il ne put nier qu'il eût mangé le fruit défendu: la preuve était là. La reine, irritée, voulut savoir qui lui avait désobéi; elle pria, menaça l'enfant, qui répondait toujours avec le plus grand sang-froid: «J'ai promis de ne pas le dire;» et malgré tout l'empire qu'elle avait sur lui, elle ne put lui arracher le nom du coupable[65].

Le jeune Napoléon aimait beaucoup son oncle; il était avec lui d'une patience, d'une tranquillité bien éloignée de son caractère. L'empereur le mettait souvent sur ses genoux pendant le déjeuner, et s'amusait à lui faire manger des lentilles une à une. Le rouge montait à la jolie figure de l'enfant; toute sa physionomie peignait le dépit et l'impatience; mais Sa Majesté pouvait prolonger ce jeu sans craindre que son neveu se fâchât, ce que certainement il n'eût pas manqué de faire avec tout autre.

À cet âge si tendre, avait-il donc le sentiment de la supériorité de son oncle sur tous ceux qui l'entouraient? Le roi Louis, son père, lui donnait tous les jours des joujoux nouveaux, choisis parmi ceux qui étaient le plus de son goût; l'enfant préférait ceux qu'il tenait de son oncle; et quand son père lui disait: «Mais regarde donc, Napoléon, ils sont laids, ceux-là; les miens sont plus jolis.—Non, disait le jeune prince, ils sont très-bien: c'est mon oncle qui me les a donnés.»

Un matin qu'il venait voir Sa Majesté, il traversa un salon où, parmi plusieurs grands personnages, se trouvait le prince Murat, à cette époque, je crois, grand-duc de Berg. L'enfant passait tout droit sans saluer personne, quand le prince l'arrêta et lui dit: «Ne veux-tu pas me dire bonjour?—Non, répond Napoléon en se dégageant des bras au grand-duc, non, pas avant mon oncle l'empereur.

À la suite d'une revue qui venait d'avoir lieu dans la cour des Tuileries et sur la place du Carrousel, l'empereur, étant remonté dans ses appartements, jeta son chapeau sur un fauteuil, et son épée sur un autre. Le petit Napoléon entre, prend l'épée de son oncle, en passe le ceinturon à son cou, met le chapeau sur sa tête, puis marche au pas gravement, en fredonnant une marche derrière l'empereur et l'impératrice. Sa Majesté se retourne, l'aperçoit et l'embrasse en s'écriant: «Ah! le joli tableau!» Ingénieuse à saisir toutes les occasions de plaire à son époux, l'impératrice fit venir M. Gérard, et lui commanda le portrait du jeune prince dans ce costume. Le tableau fut apporté au palais de Saint-Cloud le jour même où l'impératrice apprit la mort de cet enfant chéri.

Il avait à peine trois ans lorsque, voyant payer le mémoire de son cordonnier avec des pièces de cinq francs, il jeta les hauts cris, ne voulant pas, disait-il, que l'on donnât ainsi le portrait de mon oncle Bibiche. Ce nom de Bibiche, donné par le jeune prince à Sa Majesté, venait de ce que, dans le parc de Saint-Cloud, l'impératrice avait fait mettre plusieurs gazelles fort peu familières avec les habitans du palais, excepté pourtant avec l'empereur qui leur faisait manger du tabac dans sa boîte, et se faisait ainsi suivre par elles. Il avait plaisir à leur faire donner du tabac par le petit Napoléon, qu'il mettait ensuite à cheval sur l'une d'elles. Il ne désignait jamais ces jolis animaux par un autre nom que celui de bibiche, nom qu'il trouva amusant de donner aussi à son oncle.

Ce charmant enfant, adoré de son père et de sa mère, usait sur tous deux de son influence presque magique pour les ramener l'un à l'autre. Il prenait par la main son père, qui se laissait conduire par cet ange de paix vers la reine Hortense; il lui disait ensuite: «Embrasse-la, papa, je t'en prie;» et sa joie éclatait en vifs et bruyans transports lorsqu'il était ainsi parvenu à réconcilier deux êtres qu'il aimait avec une égale tendresse.

Comment un aussi aimable caractère n'eût-il pas fait chérir cet ange par tous ceux qui le connaissaient? Comment l'empereur, qui aimait tous les enfans, ne se fût-il pas passionné pour celui-là, quand bien même il n'eût pas été son neveu et le petit-fils de cette bonne Joséphine qu'il ne cessa pas d'aimer un seul instant? À l'âge de sept ans, lorsque cette maladie si terrible aux enfans, le croup, l'enleva à sa famille désolée, il annonçait les plus heureuses dispositions, et donnait les plus belles espérances. Son caractère fier et altier, en le rendant susceptible des plus nobles impressions, était loin d'exclure l'obéissance et la docilité. L'idée de l'injustice le révoltait; mais il se rendait bien vite à un sage conseil, à des représentations mesurées. Premier-né de la nouvelle dynastie, il devait attirer, comme effectivement il attira sur lui toute la sollicitude et toute la tendresse du chef. La malignité et l'envie, qui cherchent toujours à noircir et à souiller ce qui est grand, donnèrent des explications calomnieuses à cet attachement presque paternel; mais les gens sages et de bonne foi ne virent dans cette tendresse adoptive que ce qu'il fallait vraiment y voir, le désir et l'espoir de transmettre une puissance immense et le plus beau nom de l'univers à un héritier indirect, à la vérité, mais du sang impérial, et qui, élevé sous les yeux et par les soins de l'empereur, eût été pour lui tout ce qu'un fils pouvait être. La mort du jeune Napoléon, apparaissant comme un présage de malheurs au milieu de sa plus grande gloire, vint déranger tous les plans que le monarque avait conçus, et le décider à concentrer dans sa ligne directe l'espérance d'un héritier. C'est alors que naquit dans son esprit l'idée d'un divorce, qui n'eut lieu que deux ans plus tard, mais dont on commença à s'entretenir tout bas durant le voyage de Fontainebleau. L'impératrice devina facilement le funeste résultat que devait avoir pour elle la mort de son petit-fils; dès lors cette terrible idée vint se fixer dans son cerveau, et empoisonner son existence. Cette mort prématurée fut pour elle une douleur sans consolation. Elle s'enferma pendant trois jours, pleurant avec amertume, ne voyant personne que ses femmes, et ne prenant, pour ainsi dire, aucune nourriture. Il semblait qu'elle craignît de se distraire de son chagrin; car elle s'entourait avec une sorte d'avidité de tout ce qui pouvait lui rappeler un malheur sans remède. Elle obtint, non sans peine, de la reine Hortense la chevelure du jeune prince, que cette mère infortunée conservait religieusement. L'impératrice fit encadrer cette chevelure sur un fond de velours noir. Ce tableau ne la quittait pas. Je l'ai vu souvent à la Malmaison, et jamais sans une vive émotion.

Mais comment essaierai-je de peindre le désespoir de la reine Hortense, de cette mère aussi parfaite qu'elle était tendre fille? Elle ne quitta pas son fils un seul instant pendant sa maladie; il expira dans ses bras, et la reine, voulant rester auprès de son corps inanimé, passa ses bras dans ceux de son fauteuil pour qu'on ne pût l'enlever à ce déchirant tableau. Enfin, la nature succombant à une douleur si poignante, la malheureuse mère s'évanouit et on prit ce moment pour la transporter dans son appartement, toujours sur ce fauteuil qu'elle n'avait point quitté, et que ses bras étreignaient convulsivement. Revenue à la lumière, la reine poussa des cris perçans. Ses yeux secs et fixes, ses lèvres bleues firent craindre pour ses jours. Rien ne pouvait appeler les larmes sur ses paupières. Enfin, un chambellan eut l'idée de faire apporter le corps du jeune prince et de le placer sur les genoux de sa mère. Cette vue lui fit un tel effet que ses larmes jaillirent en abondance, et la sauvèrent. De combien de baisers ne couvrit-elle pas ces restes froids et adorés!

Toute la France partagea la douleur de la reine de Hollande.


CHAPITRE XXI.

Retour de la campagne de Prusse et Pologne.--Restauration du château de Rambouillet.--Peinture de la salle de bain.—Surprise et mécontentement de l'empereur.--Séjour de la cour à Fontainebleau.--Exigence des aubergistes.--Pillage exercé sur les voyageurs.--Le cardinal Caprara et bouillon de 600 francs.--Tarif imposé par l'empereur.—Arrivée à Paris de la princesse Catherine de Wurtemberg.—Mariage de cette princesse avec le roi de Westphalie.--Relations du roi Jérôme avec sa première femme.—Le valet de chambre Rico envoyé en Amérique.—Tendresse de la reine de Westphalie pour son époux.—Lettre de la reine à son père.—Arrestation de la reine par le marquis de Maubreuil.--Vol de diamans.—Présens du czar à l'empereur.--Promenades de l'empereur dans Fontainebleau.—Bonté de l'empereur et de l'impératrice pour un vieil ecclésiastique, et entretien de l'empereur avec ce vieillard.—Le cardinal de Belloy, archevêque de Paris.--Touchante allocution d'un prélat presque centenaire.—Chasse de l'empereur.—Costumes et équipages de chasse.—Intrigue galante de l'empereur à Fontainebleau.--Commission mystérieuse donnée à Constant, dans l'obscurité.--Mauvaise ambassade.—Gaîté de l'empereur.--L'empereur guidé par Constant, dans les ténèbres.—Plaisanteries et remercîment de l'empereur.—Refroidissement subit de l'empereur.—Spectacle à Fontainebleau.—Mésaventure de mademoiselle Mars.—Perte promptement réparée.


Nous arrivâmes le 27 juillet à Saint-Cloud. L'empereur passa l'été, partie dans cette résidence, et partie à Fontainebleau. Il ne venait à Paris que pour les grandes réceptions, et n'y restait pas plus de vingt-quatre heures. Pendant l'absence de Sa Majesté, on s'était occupé de restaurer et de meubler à neuf le château de Rambouillet; l'empereur alla y passer quelques jours. La première fois qu'il entra dans la salle de bain, il s'arrêta tout court à la porte, et jeta les yeux autour de lui avec toutes les marques de la surprise et du mécontentement. J'en cherchai aussitôt la cause, en suivant la direction des regards de Sa Majesté, et je vis qu'ils s'arrêtaient sur divers portraits de famille que l'architecte avait fait peindre sur les murs de la salle. C'étaient ceux de Madame-Mère, des sœurs de Sa Majesté, de la reine Hortense, etc., etc.; la vue d'une telle galerie dans un tel lieu excita au plus haut point l'humeur de l'empereur. «Quelle sottise! s'écria-t-il. Constant, faites appeler le maréchal Duroc.» Lorsque le grand maréchal parut: «Quel est, dit Sa Majesté, l'imbécile qui a pu avoir une pareille idée? Qu'on fasse venir le peintre et qu'il efface tout cela. Il faut avoir bien peu de respect pour les dames pour commettre une pareille indécence.»

Lorsque la cour séjournait à Fontainebleau, les habitans se dédommageaient amplement des longues absences de Sa Majesté par le prix élevé qu'ils mettaient aux objets de consommation. Leurs profits étaient alors de scandaleuses curées, et plus d'un étranger, faisant une excursion à Fontainebleau, a dû se croire tenu à rançon par une troupe de Bédouins. Durant le séjour de la cour, un mauvais lit de sangle, dans une mauvaise auberge, se payait douze francs pour une seule nuit; le moindre repas coûtait un prix fou, et encore était-il détestable; c'était enfin un vrai pillage exercé sur les voyageurs. Le cardinal Caprara, dont tout Paris a connu la stricte économie, alla un jour à Fontainebleau faire sa cour à l'empereur. Il ne prit dans l'hôtel où il était descendu, qu'un seul bouillon, et les six personnes de sa suite se contentèrent d'un fort léger repas. Le cardinal s'apprêta à repartir trois heures après son arrivée. Au moment où il remontait en voiture, l'hôte eut l'impudence de lui présenter un mémoire de six cents francs! Le prince de l'église s'indigna, se récria, s'emporta, menaça, etc.; tout fut inutile, et il finit par payer. Mais un abus aussi révoltant vint aux oreilles de l'empereur, qui s'en mit fort en colère, et ordonna qu'il serait fait sur-le-champ un tarif portant une fixation de prix, dont il fut défendu aux aubergistes de s'écarter. Cette mesure mit un terme aux exactions des sangsues de Fontainebleau.

Le 21 août, arriva à Paris la princesse Catherine de Wurtemberg, future épouse du prince Jérôme Napoléon, roi de Westphalie. Cette princesse était âgée d'environ vingt-quatre ans, et très-belle, avec l'air le plus noble et le plus affable. La politique seule avait fait ce mariage; mais jamais l'amour et un choix libre et mutuel n'auraient pu en faire un plus heureux. On connaît la courageuse conduite de sa majesté la reine de Westphalie en 1814; son dévouement à son époux détrôné, et ses admirables lettres à son père, qui voulait l'arracher des bras du roi Jérôme. J'ai entendu dire que ce prince n'avait pas cessé, même après ce mariage, si flatteur pour son ambition, d'être en correspondance avec sa première femme, mademoiselle Patterson, et qu'il envoyait souvent en Amérique Rico, son valet de chambre, pour avoir des nouvelles de cette dame et de l'enfant qu'il en avait eu. Si cela est vrai, il ne l'est pas moins que ces égards, non seulement bien excusables, mais même, selon moi, dignes d'éloges, du prince Jérôme pour sa première femme, n'empêchaient pas sa majesté la reine de Westphalie, qui probablement n'en était pas ignorante, de se trouver heureuse avec son époux. Il ne peut y avoir sur ce point d'autorité plus croyable que la reine elle-même, qui s'exprime ainsi dans la seconde de ses lettres à son père, sa majesté le roi de Wurtemberg:

«Forcée par la politique d'épouser le roi mon époux, le sort a voulu que je me trouvasse la femme la plus heureuse qui puisse exister. Je porte à mon mari tous les sentimens réunis, amour, tendresse, estime; en ce moment douloureux le meilleur des pères voudrait-il détruire mon bonheur intérieur, le seul qui me reste? J'ose vous le dire, mon cher père, vous, et toute ma famille, méconnaissez le roi mon époux. Un temps viendra, je l'espère, où vous serez convaincu que vous l'avez mal jugé, et alors vous retrouverez toujours en lui comme en moi, les enfans les plus respectueux et les plus tendres.»

Sa majesté parle ensuite d'un événement affreux auquel elle dit avoir été exposée; cet événement, affreux en effet, n'était autre chose que la violence et le vol commis sur une femme fugitive, sans défense et sans escorte, par une bande à la tête de laquelle s'était mis le fameux marquis de Maubreuil, qui avait été écuyer du roi de Westphalie. Je reviendrai, en traitant des événemens de 1814, sur ce honteux guet-apens, et je donnerai à ce sujet quelques détails que je crois peu connus sur les principaux auteurs et acteurs d'un acte si effronté de brigandage..

Au mois de septembre suivant, un courrier du cabinet russe, arrivant de Pétersbourg, présenta à Sa Majesté une lettre de l'empereur Alexandre, et entre autres présens magnifiques, deux pelisses de renard noir et de martre-zibeline de la plus grande beauté.

Pendant le séjour de Leurs Majestés à Fontainebleau, l'empereur se promenait souvent en calèche, avec l'impératrice, dans les rues de la ville, sans avoir ni suite ni gardes. Un jour, en passant devant l'hospice du Mont-Pierreux, Sa Majesté l'impératrice aperçut à une fenêtre, un ecclésiastique d'un grand âge qui saluait Leurs Majestés. L'impératrice, après avoir rendu le salut du vieillard avec sa grâce habituelle, le fit remarquer à l'empereur, qui s'empressa de le saluer à son tour. En même, temps l'empereur ordonna à son cocher d'arrêter, et envoya un des valets de pied demander de la part de Leurs Majestés au vénérable prêtre s'il ne lui serait pas trop pénible de sortir un instant de sa chambre pour venir leur parler. Le vieillard, qui marchait encore facilement, se hâta de descendre; et pour lui épargner quelques pas, l'empereur fit approcher sa voiture tout près de la porte de l'hospice.

Sa Majesté entretint le bon ecclésiastique avec les plus touchantes marques de bienveillance et de respect. Il dit à Leurs Majestés qu'il avait été avant la révolution prêtre habitué d'une des paroisses de Fontainebleau; qu'il avait fait tout ce qu'il avait pu pour ne point émigrer; mais que la terreur l'avait forcé de s'expatrier, quoiqu'il eût alors plus de soixante-quinze ans; qu'il était rentré en France à l'époque de la proclamation du concordat, et vivait d'une modique retraite, à peine suffisante pour payer sa pension dans l'hospice. «Monsieur l'abbé, dit Sa Majesté après avoir écouté le vieux prêtre avec attention, j'ordonnerai que votre pension de retraite soit doublée; et si cela ne suffit pas; j'espère que vous vous adresserez à l'impératrice ou à moi.» Le bon ecclésiastique avait les larmes aux yeux, en remerciant l'empereur. «Malheureusement, Sire, dit-il en autres choses, je suis trop vieux pour voir long-temps le règne de votre Majesté, et pour profiter de vos bontés.--Vous? reprit l'empereur en souriant, mais vous êtes un jeune homme. Voyez M, de Belloy, il est votre aîné de beaucoup, et nous espérons bien le posséder encore long-temps.» Leurs Majestés prirent alors congé du vieillard attendri, le laissant au milieu d'une foule d'habitans qui s'étaient rassemblés pendant l'entretien devant la porte de l'hospice, et que cette scène intéressante et la bonté généreuse de l'empereur avaient profondément émus.

M. de Belloy, cardinal et archevêque de Paris, dont l'empereur cita le nom dans la conversation que je viens de rapporter, avait alors quatre-vingt-dix-huit ans. Sa santé était excellente, et il paraissait encore souvent, en public. Jamais je n'ai vu de vieillard qui eût l'air aussi vénérable que ce digne prélat. L'empereur avait pour lui le plus profond respect et ne manquait aucune occasion de lui en donner des témoignages. Durant ce même mois de septembre, un grand nombre de fidèles s'étant rassemblés, suivant l'usage, sur le Mont-Valérien, monseigneur l'archevêque s'y rendit pareillement et entendit la messe. Au moment de se retirer, voyant que beaucoup de personnes pieuses attendaient sa bénédiction, il leur adressa, avant de la leur donner, quelques paroles qui peignaient sa bonté et sa simplicité évangélique: «Mes enfans, je sens que je suis bien vieux, à la diminution de mes forces, mais non de mon zèle et de ma tendresse pour vous. Priez Dieu, mes enfans, pour votre vieil archevêque, qui ne manque jamais de le prier pour vous tous les jours.»

Durant ce séjour à Fontainebleau l'empereur se livra, plus fréquemment qu'il n'avait jamais fait, au plaisir de la chasse. Le costume obligé était, pour homme, un habit à la française vert-dragon, boutons et galons d'or, culotte de Casimir blanc, bottes à l'écuyère sans revers; c'était l'habit de grande chasse, une chasse au cerf. Le costume de la chasse au tir était un simple habit français, vert, sans aucune espèce d'ornement que des boutons blancs, sur lesquels étaient gravés des attributs du genre. Le costume était le même et sans aucune espèce de distinction pour toutes les personnes faisant partie de la chasse de l'empereur et pour Sa Majesté elle-même.

Les princesses partaient du rendez-vous en calèche, à six ou à quatre chevaux, équipage à l'espagnole, et suivaient ainsi les diverses directions de la chasse. Leur costume était une élégante amazone et un chapeau surmonté de plumes noires ou blanches.

Une des sœurs de l'empereur (je ne sais plus laquelle.) ne manquait jamais de suivre la chasse, et elle avait avec elle plusieurs dames charmantes, qui étaient habituellement invitées à déjeuner au rendez-vous, comme cela avait toujours lieu en pareille occasion pour les personnes de la cour. Une de ces dames, belle et spirituelle, attira les regards de l'empereur. Il y eut d'abord quelques billets doux d'échangés; enfin, un soir, l'empereur m'ordonna de porter une nouvelle lettre. Dans le palais de Fontainebleau est un jardin intérieur appelé le jardin de Diane, où Leurs Majestés seules avaient accès. Ce jardin est entouré des quatre côtés par des bâtimens. À gauche, la chapelle avec sa galerie sombre et son architecture gothique; à droite, la grande galerie (autant que je puis m'en souvenir). Le bâtiment du milieu contenait les appartemens de Leurs Majestés; enfin, en face et fermant le carré, de grandes arcades derrière lesquelles étaient des bâtimens destinés à diverses personnes attachées, soit aux princes, soit à la maison impériale.

Madame de B......, la dame que l'empereur avait remarquée, logeait dans un appartement situé derrière ces arcades, au rez-de-chaussée. Sa Majesté me prévint que je trouverais une fenêtre ouverte, par laquelle j'entrerais avec précaution; que dans les ténèbres, je remettrais son billet à une personne qui me le demanderait. Cette obscurité était nécessaire, parce que la fenêtre ouverte derrière les arcades, mais sur le jardin, aurait pu être remarquée s'il y eût eu de la lumière. Ne connaissant pas l'intérieur de ces appartemens, j'arrivai et j'entrai par la fenêtre; croyant alors marcher de plain-pied, je fis une chute bruyante, occasionée par une haute marche qui était dans l'embrasure de la croisée. Au bruit que je fis en tombant, j'entendis pousser un cri et une porte se fermer brusquement. Je m'étais légèrement blessé au genou, au coude et à la tête.

Je me relevai avec peine tant j'étais endolori, et je me mis à chercher à tâtons autour de cet appartement obscur; mais n'entendant plus rien, craignant de faire un nouveau bruit qui pourrait être entendu par des personnes qui ne devaient pas me savoir là, je pris mon parti et retournai auprès de l'empereur auquel je contai ma mésaventure. Voyant qu'aucune de mes blessures n'était grave l'empereur se prit à rire de tout son cœur; puis il ajouta: «Oh! oh! il paraît qu'il y aune marche, c'est bon à savoir. Attendons que madame de B... soit remise de sa frayeur, j'irai chez elle, et vous m'accompagnerez.» Au bout d'une heure, l'empereur sortit avec moi par la porte de son cabinet donnant sur le jardin; je le conduisis en silence vers la croisée qui était encore ouverte. Je l'aidai à entrer, et cette fois, ayant appris à mes dépens la connaissance des lieux, je le dirigeai de manière à lui éviter la chute que j'avais faite. Sa Majesté, entrée sans accident dans la chambre, me dit de me retirer; je n'étais pas sans inquiétude, et j'en fis part à l'empereur, qui me répondit que j'étais un enfant, et qu'il ne pouvait y avoir aucun danger. Il paraît que Sa Majesté réussit mieux que je n'avais fait à trouver une issue, car elle ne revînt qu'au point du jour. En rentrant, elle m'adressa encore quelques plaisanteries sur ma maladresse, en avouant toutefois que si je ne l'avais pas prévenue, pareille mésaventure aurait pu lui arriver.

Quoique madame de B... fût digne d'un véritable attachement, sa liaison avec l'empereur ne dura, pas long-temps. Ce ne fut qu'une fantaisie. Je pense que la difficulté de ses visites nocturnes refroidît singulièrement Sa Majesté; car l'empereur n'était pas tellement amoureux qu'il voulut tout braver pour voir sa belle maîtresse. Sa Majesté me conta l'effroi qu'avait causé ma chute, et l'inquiétude où cette aimable dame était sur mon compte. L'empereur l'avait cependant rassurée; mais cela ne l'empêcha pas, d'envoyer le lendemain savoir de mes nouvelles: par une personne de confiance qui me renouvela tout l'intérêt que madame de B... avait pris à mon accident.

Souvent il y avait à Fontainebleau spectacle à la cour. Les acteurs des premiers théâtres reçurent ordre d'y venir pour jouer devant Leurs Majestés des pièces choisies dans leurs divers répertoires. Mademoiselle Mars devait jouer le soir même de son arrivée; mais à Essonne, où elle fut obligée de s'arrêter un moment à cause de l'encombrement de la route qui était couverte de vaches qui allaient ou revenaient de Fontainebleau, sa malle lui fut volée, et elle ne s'en aperçut que fort loin de là. Non-seulement ses costumes lui manquaient, mais il ne lui restait même plus d'autres vêtemens que ceux qu'elle portait sur elle. Il fallait au moins douze heures pour faire venir de Paris ce qui lui était nécessaire. Il était deux heures après midi, et le soir même il fallait paraître dans le rôle brillant de Célimène. Quoique désolée de ce contre-temps, mademoiselle Mars ne perdit pas la tête, elle courut dans tous les magasins de la ville, fit couper et confectionner en quelques heures un habillement complet d'un très-bon goût, et sa perte fut entièrement réparée.


CHAPITRE XXII.

Voyage de l'empereur en Italie.—Peu de temps pour les préparatifs.—Services complets envoyés sous diverses directions.—Service de la chambre en voyage.—Constant inséparable de l'empereur.—Fourgon du service de la bouche.—Ordre réglé pour les repas de l'empereur en voyage.—Déjeuners de l'empereur en plein champ.—Les anciens officiers de bouche du roi au service de l'empereur.—M. Colin et M. Pfister.—MM. Soupe et Pierrugues.—Arrivée subite de l'empereur à Milan.—Illumination improvisée.—Joie du prince Eugène et des Milanais.—Affection et respect de l'empereur pour la vice-reine.—Constant complimenté par le vice-roi.—L'empereur au théâtre de la Scala.—Passage par Brescia et Vérone.—Aspect de la Lombardie.—Terreur inspirée à Constant par les harangues officielles.—Course dans Vicence.—L'empereur très-matinal en voyage.—Les rizières.—Paysages pittoresques.


Au mois de novembre de cette année, je suivis Leurs Majestés en Italie. Nous savions quelques jours à l'avance que l'empereur ferait ce voyage; mais, comme il arriva pour tous les autres, ni le jour, ni même la semaine, n'étaient fixés, et nous n'apprîmes que le 15 au soir que l'on partirait le 16 de grand matin. Je passai la nuit, comme toute la maison de Sa Majesté; car pour arriver à l'incroyable perfection de soins dont l'empereur était entouré dans ses voyages, il fallait que tout le monde fût sur pied dès que l'heure du départ était à peu près désignée; je passai donc la nuit à préparer le service de Sa Majesté, pendant que ma femme apprêtait mon propre bagage. J'avais à peine fini lorsque l'empereur me demanda. Cela voulait dire que dix minutes après nous serions en route: à quatre heures du matin Sa Majesté monta en voiture.

Comme on ne savait jamais à quelle heure ni par quelle route l'empereur se mettrait en voyage, le grand maréchal, le grand écuyer et le grand chambellan envoyaient un service complet sur les différentes routes où l'on croyait que Sa Majesté pourrait passer. Le service de la chambre était composé d'un valet de chambre et d'un garçon de garde-robe. Pour moi, je ne quittais jamais la personne de Sa Majesté, et ma voiture suivait toujours de très-près la sienne. La voiture appartenant à ce service était garnie d'un lit en fer avec ses accessoires, d'un nécessaire de linge, d'habits, etc. Je connais peu le service de l'écurie; voici comment était organisé celui de la bouche. Il y avait une voiture à peu près dans la forme des coucous de la place Louis XV à Paris, avec une grande cave et une énorme vache. La cave contenait le vin de Chambertin pour l'empereur, et les vins fins pour la table des grands officiers. Le vin ordinaire s'achetait sur les lieux. Dans la vache étaient la batterie de cuisine et un fourneau portatif; dans la voiture, un maître-d'hotel, deux cuisiniers et un garçon de fourneau. Il y avait de plus un grand fourgon chargé de provisions et de vin pour remplir la cave à mesure qu'elle se vidait. Toutes ces voitures avaient quelques heures d'avance sur celle de l'empereur. C'était le grand maréchal qui désignait l'endroit où devait se faire le déjeuner. On descendait soit à l'archevêché, soit à l'hôtel-de-ville, soit chez le sous-préfet, ou enfin chez le maire à défaut d'autorités administratives. Arrivé à la maison désignée, le maître d'hôtel s'entendait pour les approvisionnemens; les fourneaux s'allumaient, les broches tournaient. Si l'empereur descendait pour prendre le repas préparé, les provisions consommées étaient sur-le-champ remplacées autant qu'il était possible. On regarnissait les voitures de volailles, de pâtés, etc. Avant le départ chaque chose était payée par le contrôleur, des présens étaient faits aux maîtres de la maison, et tout ce qui n'était pas nécessaire à la fourniture du service restait au profit de leurs domestiques. Mais il arrivait quelquefois que l'empereur trouvant qu'il était trop tôt pour déjeuner, ou voulant faire une plus longue journée, ordonnait de passer outre. Alors tout était emballé de nouveau, et le service continuait sa route. Quelquefois aussi l'empereur faisait halte en plein champ, descendait, s'asseyait sous un arbre et demandait son déjeuner. Roustan et les valets de pied tiraient les provisions de la voiture de Sa Majesté, qui était garnie de petites casseroles d'argent couvertes, et contenant poulets, perdreaux, etc. Les autres voitures fournissaient leur contingent. M. Pfister servait l'empereur, et chacun mangeait un morceau sous le pouce. On allumait du feu pour chauffer le café, et moins d'une demi-heure après tout avait disparu. Les voitures roulaient dans le même ordre qu'avant la halte.

L'empereur avait pour maître d'hôtel et cuisiniers presque toutes les personnes élevées dans la maison du roi ou des princes. C'étaient MM. Dunau, Léonard, Rouff, Gérard. M. Colin était chef d'office et devint maître-d'hôtel contrôleur, après le malheur arrivé à M. Pfister, qui devint fou à la campagne de 1809. Tous étaient des serviteurs pleins de zèle et d'habileté. Comme dans toutes les maisons de souverain, chaque partie de la cuisine avait son chef. C'étaient MM. Soupé et Pierrugues qui avaient la fourniture des vins; les fils de ces messieurs suivaient l'empereur à tour de rôle.

Nous voyageâmes avec une vitesse extrême jusqu'au Mont-Cénis; mais arrivés à ce passage, il fallut bien ralentir la rapidité de notre course: le temps était affreux depuis plusieurs jours, et la route dégradée par la pluie qui tombait encore par torrens au moment de notre passage. L'empereur arriva à Milan le 22 à midi, et, malgré notre retard au Mont-Cénis, le reste du voyage avait été si prompt que personne n'attendait encore Sa Majesté. Le vice-roi n'apprit l'arrivée de son beau-père que lorsque celui-ci n'était plus qu'à une petite demi-lieue de la ville. Nous le vîmes arriver à toute bride, suivi d'un très-petit nombre de personnes. L'empereur ordonna que l'on arrêtât, et aussitôt que la portière fut ouverte il tendit la main au prince Eugène, en lui disant du ton le plus affectueux: «Allons, montez avec nous, beau prince, nous entrerons ensemble.»

Malgré la surprise qu'avait causée l'arrivée encore inattendue de l'empereur, nous étions à peine entrés dans la ville que toutes les maisons étaient illuminées; les beaux palais Litta, Casani, Melzi et beaucoup d'autres brillaient de mille feux. La magnifique coupole du dôme de la cathédrale était couverte de pots à feu et de verres de couleur; au milieu du Forum-Bonaparte, dont les allées étaient aussi illuminées, on voyait la statue équestre et colossale de l'empereur; des deux côtés on avait disposé des transparens en forme d'étoiles, portant les lettres initiales de S. M. I. et R. À huit heures, tout le peuple était en mouvement à l'entour du château, où un superbe feu d'artifice fut tiré, tandis qu'une excellente musique exécutait des symphonies guerrières. Toutes les autorités de la ville furent admises auprès de Sa Majesté.

Le lendemain matin, il y eut au château conseil des ministres, que Sa Majesté présida. À midi, l'empereur monta à cheval pour assister à la messe célébrée par le grand-aumônier du royaume. La place du dôme était couverte d'une foule immense, au travers de laquelle l'empereur s'avançait au pas de son cheval, ayant auprès de lui son altesse impériale le vice-roi et son état-major. Le noble visage du prince Eugène exprimait toute la joie qu'il ressentait en revoyant son beau-père, pour lequel il eut toujours tant de respect et d'affection filiale, et en entendant les acclamations du peuple, qui ne lui manquaient jamais, mais qui redoublaient encore en ce moment.

Après le Te Deum, l'empereur passa sur la place la revue des troupes, et partit aussitôt avec le vice-roi pour Monza, palais qu'habitait la vice-reine. Il n'y avait aucune femme pour laquelle l'empereur eût un ton plus affable, et en même temps plus respectueux, que pour la princesse Amélie; mais aussi nulle princesse et même nulle femme ne fut plus belle et plus vertueuse. Il était impossible devant l'empereur de parler de beauté et de vertu, sans qu'il citât aussitôt pour exemple la vice-reine. Le prince Eugène était bien digne d'une épouse aussi accomplie. Il l'appréciait à sa valeur, et j'étais heureux de voir sur les traits de cet excellent prince l'expression du bonheur dont il jouissait. Au milieu des soins qu'il prenait pour aller au devant de tous les désirs de son beau-père, je fus assez heureux pour qu'il voulût bien m'adresser plusieurs fois la parole, me témoignant tout l'intérêt qu'il avait pris, disait-il, à mon avancement dans le service et dans les bontés de l'empereur. Rien ne pouvait me faire plus de plaisir que ces marques de souvenir d'un prince pour lequel j'ai toujours conservé l'attachement le plus sincère, et, si j'ose le dire, le plus tendre.

L'empereur resta fort long-temps avec la vice-reine, dont l'esprit égalait la bienveillance et la beauté. Il revint à Milan pour dîner; immédiatement après, les dames reçues à la cour lui furent présentées. Le soir, je suivis Sa Majesté au théâtre de la Scala. L'empereur n'assista point à toute la représentation. Il se retira de bonne heure dans ses appartemens, et travailla une grande partie de la nuit; ce qui ne nous empêcha point de rouler sur la route de Vérone avant huit heures du matin.

Sa Majesté ne fit que traverser Brescia et Vérone. J'aurais bien voulu avoir, chemin faisant, le temps de voir les curiosités de l'Italie. Mais cela n'était pas facile à la suite de l'empereur, qui ne s'arrêtait que pour passer les troupes en revue, et aimait mieux visiter des fortifications que des ruines.

À Vérone, Sa Majesté dîna ou soupa (car il était assez tard) avec leurs majestés le roi et la reine de Bavière, qui y étaient arrivés presque en même temps que nous, et le lendemain de très-grand matin nous partîmes pour Vicence.

Quoique la saison fût déjà avancée, je jouis avec délices du beau spectacle qui attend le voyageur sur la route de Vérone à Vicence. Que l'on se figure une plaine immense, coupée en d'innombrables champs, lesquels sont bordés de diverses espèces d'arbres d'une forme élancée, mais surtout d'ormes et de peupliers, qui forment ainsi en tout sens des allées à perte de vue. La vigne serpente autour de leurs troncs, s'élève avec eux et s'enlace à chacune de leurs branches. Cependant quelques rameaux de la vigne abandonnent l'arbre qui lui sert de soutien, et pendent jusqu'à terre, tandis que d'autres s'étendent comme une guirlande d'un arbre à l'autre. Au dessous de ces berceaux naturels on voit au loin et auprès de magnifiques champs de blé, du moins je les avais vus lors de mes voyages précédens; car dans celui-ci la moisson était faite depuis plusieurs mois.

Sur la fin d'une journée que je passai fort agréablement, pour ma part, à admirer ces fertiles plaines, nous entrâmes dans Vicence. Les autorités avec la population presque tout entière attendaient l'empereur sous un superbe arc-de-triomphe, à l'entrée de la ville. Nous mourions de faim, et Sa Majesté elle-même dit le soir, à son coucher, qu'elle était, en entrant dans Vicence, très-disposée à se mettre à table. Je tremblais donc à l'idée de ces longues harangues italiennes, que je trouvais plus longues encore que celles de France, sans doute parce que je n'en comprenais pas un mot. Mais heureusement les magistrats de Vicence furent assez bien avisés pour ne pas abuser de notre position; leur discours ne demanda que quelques minutes.

Le soir Sa Majesté alla au spectacle. J'étais fatigué, et j'aurais voulu profiter de l'absence de l'empereur pour prendre quelque repos; mais quelqu'un vint m'engager à monter au couvent des Servites pour jouir de l'effet des illuminations de la ville; je m'y rendis et j'eus sous les yeux un magnifique spectacle. On aurait dit que la ville était en feu. En rentrant au palais occupé par Sa Majesté, j'appris qu'elle avait donné l'ordre que tout fût prêt pour son départ à deux heures après minuit. J'avais une heure pour dormir, et j'en profitai.

À l'heure indiquée par lui, l'empereur monta en voiture, et nous voilà roulant avec la rapidité de l'éclair sur la route de Stra, où nous passâmes la nuit. Le lendemain, de très-grand matin, nous repartîmes, suivant une longue chaussée élevée à travers des marais. Le paysage est à peu près le même, mais toutefois moins agréable qu'avant d'arriver à Vicence. Ce sont toujours des plantations de mûriers et d'oliviers qui donnent une huile parfaite, des champs de maïs et de chanvre, entrecoupés de prairies. On voit de plus commencer au delà de Stra la culture du riz. Quoique les rizières doivent rendre le pays mal sain, il ne passe pourtant pas pour l'être plus qu'un autre. On voit à droite et à gauche de la route des maisons élégantes et des cabanes couvertes en chaume, mais propres et d'un charmant effet. La vigne est peu cultivée dans cette partie, où elle ne pourrait guère réussir, le terrain étant trop bas et trop humide. Il se trouve cependant quelques vignobles sur les hauteurs. La végétation dans toute la contrée est d'une richesse et d'une vigueur incroyables; mais les dernières guerres ont laissé des traces qu'une longue paix pourra seule effacer.


CHAPITRE XXIII.

Arrivée à Fusina.—La péote et les gondoles de Venise.—Aspect de Venise.—Saluts de l'empereur.—Entrée du cortége impérial dans le grand canal.—Jardin et plantations improvisées par l'empereur.—Spectacle nouveau pour les Vénitiens.—Conversation de l'empereur avec le vice-roi et le grand-maréchal.—L'empereur parlant très-bien, mais ne causant pas.—Observation de Constant sur un passage du journal de madame la baronne de V***.—Opinion de l'empereur sur l'ancien gouvernement de Venise.—Le lion devenu vieux.—Le doge, sénateur français.—L'empereur décidé à faire respecter le nom français.—Visite à l'arsenal.—Ecueils dangereux.—La tour d'observation.—Les chantiers.—Le Bucentaure.—Chagrin d'un marinier, ancien serviteur du doge.—Les noces du doge avec la mer, interrompues par l'arrivée des Français.—Douleur du dernier doge Ludovico Manini.—Les gondoliers.—Course de barques et joute sur l'eau, en présence de l'empereur.—Coup d'œil de la place Saint-Marc pendant la nuit.—Habitudes et travail de l'empereur à Venise.—Visite à l'église de Saint-Marc et au palais du doge.—Le môle.—La tour de l'horloge.—Mécanique de l'horloge.—Les prisons.—Visite rendue par Constant et Roustan à une famille grecque.—Constant questionné par l'empereur.—Curiosité de Constant désappointée.—Enthousiasme d'une belle Grecque pour l'empereur.—Vigilance maritale et enlèvement.—Décret de l'empereur en faveur des Vénitiens.—Départ de Venise et retour eu France.


En arrivant à Fusina, l'empereur y trouva les autorités de Venise qui l'attendaient. Sa Majesté s'embarqua sur la péote ou gondole de la ville, et accompagnée d'un nombreux cortége flottant, elle s'avança vers Venise. Nous suivions l'empereur dans de petites gondoles noires qui ressemblent à des tombeaux flottans. La Brenta en était couverte autour de nous, et rien n'était plus singulier que d'entendre sortir de ces cercueils, si tristes à voir, des concerts délicieux de voix et d'instrumens. Cependant la barque qui portait Sa Majesté, et les gondoles des principaux personnages de sa suite, étaient ornées avec beaucoup de magnificence.

Nous arrivâmes ainsi jusqu'à l'embouchure du fleuve; là il fallut attendre près d'une demi-heure jusqu'à ce qu'on eût ouvert les écluses, ce qui se fit peu à peu et avec précaution, sans quoi les eaux de la Brenta, retenues dans leur canal, où elles étaient élevées beaucoup au dessus du niveau de la mer, s'élançant tout d'un coup et avec une chute violente, auraient entraîné et submergé nos gondoles. Sortis des eaux de la Brenta, nous nous trouvâmes dans le golfe, et nous vîmes au loin s'élever du milieu de la mer la merveilleuse ville de Venise. Des barques, des gondoles, et même des navires d'un port considérable, chargés de toute la population aisée et de tous les mariniers de Venise, en habit de fête, arrivèrent de tous côtés, passant, repassant et se croisant en tous sens avec une adresse et une rapidité extrême.

L'empereur était debout sur l'arrière de la péote, et à chaque nouvelle gondole qui passait près de la sienne, il répondait aux acclamations et aux cris de viva Napoleone imperatore e re! par un de ces profonds saluts qu'il faisait avec tant de grâce et de dignité, ôtant son chapeau sans baisser la tête, et le descendant le long de son corps, presque jusqu'à ses genoux.

Escortée de cette innombrable flottille, dont la péote de la ville semblait être le vaisseau amiral, Sa Majesté entra enfin dans le grand canal que bordent des deux côtés les façades de superbes palais, dont toutes les fenêtres étaient pavoisées de drapeaux et garnies de spectateurs. L'empereur descendit devant le palais des procurateurs, où il fut reçu par une députation de membres du sénat et de nobles vénitiens; il s'arrêta un instant sur la place St-Marc, parcourut quelques rues intérieures et choisit l'emplacement d'un jardin dont l'architecte de la ville lui présenta le plan, qui fut exécuté dans une campagne. Ce fut un spectacle nouveau pour les Vénitiens que des arbres plantés en pleine terre, des charmilles et des pelouses.

L'absence complète de verdure et de végétation, et le silence qui règne dans les rues de Venise, où l'on n'entend jamais le pas d'un cheval ni le bruit d'une voiture, les chevaux et les voitures étant choses entièrement inconnues dans cette ville toute marine, doivent lui donner dans les temps ordinaires un air triste et abandonné; mais cette tristesse avait entièrement disparu pendant le séjour de Sa Majesté.

Le prince vice-roi et le grand-maréchal assistèrent le soir au coucher de l'empereur, et en le déshabillant, j'entendis une partie de leur entretien qui roula tout entier sur le gouvernement de Venise avant la réunion de cette république à l'empire français. Sa Majesté parla presque toute seule; le prince Eugène et le maréchal Duroc se contentaient de jeter, de temps à autre, dans la conversation deux ou trois paroles, comme pour fournir un nouveau texte à l'empereur et empêcher que celui-ci ne s'arrêtât et ne mît trop tôt fin à ses discours, véritables discours en effet, puisque Sa Majesté tenait toujours le dé et ne laissait que peu de chose à dire aux autres. C'était assez son habitude; mais personne ne songeait à s'en plaindre, tant les idées de l'empereur étaient la plupart du temps intéressantes, neuves et spirituellement exprimées. Sa Majesté ne causait pas, comme on l'a dit avec raison dans le journal que j'ai joint ci-dessus à mes Mémoires; mais elle parlait avec un charme inexprimable, et là-dessus il me semble que l'auteur du journal à Aix-la-Chapelle n'a pas assez rendu justice à l'empereur.

Au coucher dont il était tout à l'heure question, Sa Majesté parla de l'ancien état de Venise, et par ce qu'elle en dit j'en appris plus sur ce sujet que je ne l'aurais pu faire dans le meilleur livre. Le vice-roi ayant observé que quelques patriciens regrettaient l'ancienne liberté, l'empereur s'écria: «La liberté! fadaise! il n'y avait plus de liberté à Venise, et il n'y en avait jamais eu que pour quelques familles nobles qui opprimaient le reste de la population. La liberté avec le conseil des dix! la liberté avec les inquisiteurs d'état! la liberté avec les lions dénonciateurs, et les cachots, et les plombs de Venise!» Le maréchal Duroc remarqua que, sur la fin, ce régime sévère s'était beaucoup adouci. «Oui, sans doute, reprit l'empereur, le lion de Saint-Marc était devenu vieux; il n'avait plus ni dents ni ongles. Venise n'était plus que l'ombre d'elle-même, et son dernier doge a trouvé qu'il montait en grade en devenant sénateur de l'empire français.» Sa Majesté, voyant que cette idée faisait sourire le prince vice-roi, ajouta fort gravement: «Je ne plaisante pas, Messieurs. Un sénateur romain se piquait d'être plus qu'un roi; un sénateur français est au moins l'égal d'un doge. Je veux que les étrangers s'accoutument au plus grand respect vis-à-vis des corps constitués de l'empire, et même à traiter avec une haute considération le simple titre de citoyen français. Je ferai en sorte qu'ils en viennent là. Bonsoir, Eugène. Duroc, ayez soin que la réception de demain se fasse d'une manière convenable. Cette cérémonie terminée, nous irons visiter l'arsenal. Adieu, Messieurs. Constant, vous reviendrez dans dix minutes chercher mon flambeau; je me sens en train de dormir. On est bercé comme un enfant dans ces gondoles.»

Le lendemain, Sa Majesté après avoir reçu les hommages des autorités de Venise, se rendit à l'arsenal. C'est un édifice immense, fortifié avec un soin qui devrait le rendre imprenable. L'aspect de l'intérieur est singulier, à cause de plusieurs petites îles, jointes ensemble par des ponts. Les magasins et les divers corps de bâtimens de la forteresse ont ainsi l'air de flotter à la surface des eaux. L'entrée du côté de la terre, par laquelle nous fûmes introduits, est un très-beau pont en marbre, avec des colonnes et des statues. Du côté de la mer, il se trouve aux approches de l'arsenal beaucoup de rochers et de bancs de sable dont la présence est indiquée par de longs pieux. On nous dit qu'en temps de guerre ces pieux étaient retirés, ce qui exposait les bâtimens ennemis, assez imprudens pour s'engager parmi ces écueils, à échouer infailliblement. L'arsenal pouvait équiper autrefois quatre-vingt mille hommes, infanterie et cavalerie, indépendamment d'un grand nombre d'armemens complets pour des vaisseaux de guerre.

L'arsenal est bordé de tours élevées d'où la vue s'étend au loin dans toutes les directions. Sur la plus haute de ces tours placée au centre de l'édifice, comme sur toutes les autres, il y a jour et nuit des sentinelles qui signalent l'arrivée des vaisseaux qu'elles peuvent apercevoir à une très-grande distance. Rien de plus magnifique que les chantiers de construction pour les vaisseaux. Deux mille hommes peuvent y travailler à l'aise. Les voiles sont faites par des femmes sur lesquelles d'autres femmes d'un certain âge exercent une active surveillance.

L'empereur ne s'arrêta que peu de temps à regarder le Bucentaure; c'est ainsi qu'on appelle le superbe vaisseau sur lequel le doge de Venise célébrait ses noces avec la mer. Un Vénitien ne voit jamais sans un profond chagrin ce vieux monument de l'ancienne puissance de sa patrie. Quelques personnes de la suite de l'empereur et moi, nous nous étions fait accompagner par un marinier qui avait les larmes aux yeux en nous racontant en mauvais français que, la dernière fois qu'il avait vu le mariage du doge avec la mer Adriatique, c'était en 1796, un an avant la prise de Venise. Cet homme nous dit qu'il se trouvait alors au service du dernier doge de la république, le seigneur Louis Monini; que l'année suivante (1797) les Français étaient entrés dans Venise, à l'époque ordinaire des noces du doge avec la mer, qui se faisaient le jour de l'Ascension, et que depuis ce temps, la mer était restée veuve. Notre bon marinier nous fit le plus touchant éloge de son ancien maître, qui, suivant lui, n'avait jamais pu se résoudre à prêter serment d'obéissance aux Autrichiens, et s'était évanoui en leur remettant les clefs de la ville.

Les gondoliers sont à la fois domestiques, commissionnaires, confidens, compagnons d'aventures de la personne qui les prend à son service. Rien n'égale le courage, la fidélité et la gaîté de ces braves marins. Ils s'exposent sans crainte aux tempêtes de la mer dans leurs minces gondoles, et leur adresse est si grande qu'ils circulent avec une incroyable vitesse dans les canaux les plus étroits, se croisent, se suivent et se dépassent sans cesse, sans jamais se heurter.

Je me trouvai à même de juger de l'habileté de ces hardis mariniers, le lendemain même de notre visite à l'arsenal. Sa Majesté s'étant fait conduire à travers les lagunes jusqu'au port fortifié de Mala-mocco, les gondoliers lui donnèrent, à son retour, le spectacle d'une course de barques et de joutes sur l'eau. Le même jour il y eut spectacle par ordre au grand théâtre, et toute la ville fut illuminée. Du reste on pourrait croire à Venise que c'est tous les jours fête publique et illumination générale. L'usage étant d'employer la plus grande partie de la nuit aux affaires ou aux plaisirs, les rues sont aussi bruyantes, aussi pleines de monde à minuit, qu'à Paris à quatre heures de l'après-midi. Les boutiques, surtout celles de la place Saint-Marc, sont éclairées d'une manière éblouissante, et la foule remplit les petits pavillons ornés et illuminés où l'on vend du café, des glaces et des rafraîchissemens de toute espèce.

L'empereur n'avait point adopté le genre de vie des Vénitiens. Il se couchait aux mêmes heures qu'à Paris, et quand il ne passait point la journée à travailler avec ses ministres, il se promenait en gondole dans les lagunes ou visitait les principaux établissemens et les édifices publics de Venise. Ce fut ainsi que je vis, à la suite de Sa Majesté, l'église de Saint-Marc et l'ancien palais du doge.

L'église de Saint-Marc a cinq entrées superbement décorées de colonnes de marbre; les portes en sont de bronze et à sculptures. Au dessus de la porte du milieu, étaient autrefois les quatre fameux chevaux de bronze que l'empereur avait fait transporter à Paris pour en orner l'arc de triomphe de la place du Carrousel. La tour de l'église en est séparée par une petite place, du milieu de laquelle elle s'élance à une hauteur de plus de trois cents pieds. On y monte par une rampe sans marches, très-commode; et parvenu au sommet, on a sous les yeux les points de vue les plus magnifiques: Venise avec ses innombrables îles chargées de palais, d'églises et de fabriques, et, se prolongeant au loin dans la mer, une digue immense, large de soixante pieds, haute de plusieurs toises et bâtie en grosses pierres de taille. Cet ouvrage gigantesque entoure Venise et toutes ses îles, et la défend contre les irruptions de la mer.

Les Vénitiens font profession d'une admiration toute particulière pour l'horloge établie dans une tour qui en tire son nom. La mécanique indique la marche du soleil et de la lune à travers les douze signes du zodiaque. On voit, dans une niche au dessus du cadran, une image de la Vierge, bien dorée et de grandeur naturelle. On nous dit qu'à certaines fêtes de l'année, chaque coup de cloche faisait paraître deux anges avec une trompette à la main, et suivis des trois mages qui venaient se prosterner aux pieds de la vierge Marie. Je ne vis rien de tout cela, mais seulement deux grandes figures noires frappant les heures sur la cloche avec des massues de fer.

Le palais du doge est d'un aspect assez sombre, et les prisons qui n'en sont séparées que par un étroit canal, rendent cet aspect encore plus triste.

On trouve à Venise des marchands de toutes les nations. Les juifs et les Grecs y sont très-nombreux. Roustan, qui entendait la langue de ces derniers, était recherché par les plus considérables d'entre eux. Les chefs d'une famille grecque se rendirent un jour auprès de lui pour l'engager à venir les visiter; leur habitation était située dans une des îles dont Venise est entourée. Roustan me fit part du désir qu'il éprouvait d'aller leur rendre une visite. Je fus enchanté de la proposition qu'il me fit de l'accompagner. Arrivés dans leur île, nous fûmes reçus par nos Grecs, qui étaient des négocians fort riches, comme d'anciennes connaissances. L'espèce de parloir dans lequel on nous fit entrer était non-seulement d'une propreté recherchée, mais encore d'une grande élégance. Un large divan ornait le tour de la salle dont le parquet était couvert de nattes artistement tressées. Nos hôtes étaient au nombre de six qui étaient associés pour le même commerce. Je me serais passablement ennuyé, si l'un d'eux, qui parlait français, ne se fût entretenu avec moi. Les autres s'entretenaient dans leur langue avec Roustan. On nous offrit du café, des fruits, des sorbets et des pipes. Je n'ai jamais aimé à fumer, et connaissant d'ailleurs le dégoût prononcé de l'empereur pour les odeurs en général, et en particulier pour celle du tabac, je refusai la pipe, et j'exprimai la crainte que mes vêtemens ne se ressentissent du voisinage des fumeurs. Je crus m'apercevoir que cette délicatesse me faisait baisser considérablement dans l'estime de nos hôtes. Toutefois, quand nous les quittâmes, ils nous engagèrent avec beaucoup d'instances à renouveler notre visite. Il nous fut impossible d'accepter, le séjour de l'empereur ne devant pas se prolonger.

À mon retour, l'empereur me demanda si j'avais parcouru la ville, ce que j'en pensais, si j'étais entré dans quelques maisons, enfin ce qui m'avait semblé digne de remarque. Je répondis de mon mieux, et comme Sa Majesté était en ce moment d'une gaieté causeuse, je lui parlai de notre excursion et de notre visite à la famille grecque. L'empereur me demanda ce que ces Grecs pensaient de lui. «Sire, répondis-je, celui qui parle français m'a paru être un homme entièrement dévoué à Votre Majesté. Il m'a parlé de l'espérance qu'il avait, lui comme ses frères, que l'empereur des Français, qui était allé combattre les mamelucks en Égypte, pourrait aussi quelque jour se faire le libérateur de la Grèce.»

—Ah! monsieur Constant, me dit ici l'empereur en me pinçant vertement, vous vous mêlez de faire de la politique!—Pardonnez-moi, Sire, je n'ai fait que répéter ce que j'avais entendu. Il n'est pas étonnant que tous les opprimés comptent sur le secours de Votre Majesté. Ces pauvres Grecs ont l'air d'aimer avec passion leur patrie, et surtout ils détestent cordialement les Turcs.—C'est bon, c'est bon, dit Sa Majesté; mais j'ai, avant tout, à m'occuper de mes affaires. Constant, poursuivit Sa Majesté, changeant subitement le terrain de la conversation dont elle daignait m'honorer, et souriant d'un air d'ironie, que dites-vous de la tournure des belles Grecques? Combien avez-vous vu de modèles dignes de Canova et de David?» Je me vis obligé de répondre à Sa Majesté que ce qui m'avait le plus engagé à accepter la proposition de Roustan était l'espérance de voir quelques-unes de ces beautés si vantées, et que je m'étais trouvé cruellement désappointé de ne pas apercevoir l'ombre d'une femme. Sur cet aveu naïf, l'empereur, qui s'y attendait d'avance, partit d'un éclat de rire, se rejeta sur mes oreilles, et m'appela libertin:—Vous ne savez donc pas, monsieur le drôle, que vos bons amis les Grecs ont adopté les usages de ces Turcs qu'ils détestent si cordialement, et qu'ils enferment, comme eux, leurs femmes et leurs filles, pour qu'elles ne paraissent jamais devant les mauvais sujets de votre espèce.»

Quoique les dames grecques de Venise soient surveillées d'assez près par leurs maris, elles ne sont pourtant point recluses ni parquées dans un sérail comme les femmes des Turcs. Pendant notre séjour à Venise, un grand personnage parla à Sa Majesté d'une jeune et belle Grecque, admiratrice enthousiaste de l'empereur des Français. Cette dame ambitionnait vivement l'honneur d'être reçue par Sa Majesté, dans l'intérieur de ses appartemens. Quoique très-surveillée par un mari jaloux, elle avait trouvé moyen de faire parvenir à l'empereur une lettre dans laquelle elle lui peignait toute l'étendue de son amour et de son admiration. Cette lettre, écrite avec une passion véritable et une tête exaltée, inspira à Sa Majesté le désir de voir et d'en connaître l'auteur; mais il fallait des précautions. L'empereur n'était pas homme à user de sa puissance pour enlever une femme à son mari; cependant tout le soin que l'on apporta dans la conduite de cette affaire n'empêcha pas le mari de se douter des projets de sa femme; aussi, avant qu'il fût possible à celle-ci de voir l'empereur, elle fut enlevée et conduite fort loin de Venise, et son prudent époux eut soin de cacher sa fuite et de dérober ses traces. Lorsqu'on vint annoncer cette disparition à l'empereur: «Voilà, dit en riant Sa Majesté, un vieux fou qui se croit de taille à lutter contre sa destinée.» Sa Majesté ne forma d'ailleurs aucune liaison intime pendant notre séjour à Venise.

Avant de quitter cette ville, l'empereur rendit un décret qui y fut reçu avec un enthousiasme inexprimable, et ajouta encore au regret que le départ de Sa Majesté causait aux habitans de Venise. Le département de l'Adriatique, dont Venise était le chef-lieu, fut agrandi de toutes les côtes maritimes, depuis la ville d'Aquilée jusqu'à celle d'Adria. Le décret portait en outre que le port serait réparé, les canaux creusés et nettoyés, la grande muraille de Palestrina, dont j'ai parlé plus haut, et les jetées qui sont en avant continuées et entretenues; qu'il serait creusé un canal de communication entre l'arsenal de Venise et le passage de Mala-mocco; enfin que ce passage lui-même serait déblayé et rendu assez profond pour que les vaisseaux de ligne de soixante-quatorze pussent y entrer et en sortir.

D'autres articles concernaient les établissemens de bienfaisance, dont l'administration fut confiée à une espèce de conseil dit congrégation de charité, et la cession à la ville, par le domaine royal, de l'île de Saint-Christophe pour servir de cimetière général; car jusqu'alors avait prévalu à Venise, comme dans le reste de l'Italie, l'usage pernicieux d'enterrer les morts dans les églises. Enfin le décret ordonnait l'adoption d'un nouveau mode d'éclairage pour la belle place Saint-Marc, la construction de nouveaux quais, passages, etc.

Lorsque nous quittâmes Venise, l'empereur fut conduit au rivage par une masse de population aussi nombreuse au moins que celle qui l'avait accueilli à son arrivée. Trévise, Udine, Mantoue rivalisèrent d'empressement à recevoir dignement Sa Majesté. Le roi Joseph avait quitté l'empereur pour retourner à Naples; le prince Murat et le vice-roi accompagnaient Sa Majesté.

L'empereur ne s'arrêta que deux ou trois jours à Milan et continua sa route. En arrivant dans la plaine de Marengo, il y trouva les magistrats et la population d'Alexandrie qui l'y attendaient, et qui l'y reçurent à la clarté d'une multitude de flambeaux. Nous ne fîmes que passer par Turin. Le 30 décembre nous gravissions encore le mont Cénis, et le 1er janvier, au soir, nous étions arrivés aux Tuileries.


AVERTISSEMENT

DE L'ÉDITEUR

Le troisième volume des Mémoires de Constant a initié le lecteur aux délassemens et à la vie intérieure de Napoléon pendant la campagne de 1807. On y voit comment le grand-capitaine employait ses loisirs à Varsovie et à son quartier-général de Finkenstein; et certes l'intérêt ne manque pas à ce spectacle du vainqueur de Friedland conduisant à la fois ses plaisirs et ses travaux militaires, qui étaient sans doute aussi le plus vif de ses plaisirs. Toutefois M. Constant n'ayant pu avoir aucune prétention à raconter ces travaux, l'éditeur ne s'est point dissimulé ce qu'il y a, dans ce point de vue rétréci, d'incomplet, et par conséquent d'inexact.

Peindre César dameret n'est pas peindre César; c'est en exposer le côté faible et défectueux au jour le moins favorable. Ce n'est pas que, même en ne la considérant que de ce côté, la vie de Napoléon ne soit encore susceptible d'un vif intérêt; mais il y aurait peut-être à ne la montrer que sous cet aspect quelque chose comme de l'injustice.

L'éditeur espère s'être d'avance mis à l'abri de ce reproche par la publication des pièces inédites suivantes, qu'il prend lui seul sous sa responsabilité, comme étant, ainsi qu'on le peut croire, tout-à-fait étrangères à M. Constant. On ne trouvera ici que celles qui se rapportent à la campagne de 1807; l'éditeur en possède de non moins curieuses sur les campagnes des années ultérieures.

Tandis que dans le Nord Napoléon combattait les Russes en personne, le maréchal Marmont, alors général, commandait contre eux l'armée de Dalmatie, et, avec six mille Français, culbutait à Castel-Novo dix-sept mille Russes et Monténégrins. Le premier des documens suivans est un rapport fait au nom du général en chef de cette brave armée. Les autres sont des dépêches ou des ordres expédiés par l'empereur de son quartier-général à Finkenstein, avant, pendant et après la bataille de Friedland. Il suffit sans doute d'avoir dit en deux mots quelles sont ces pièces officielles; et l'éditeur n'insistera pas davantage sur l'intérêt qu'elles devront offrir, et aux militaires, et même à toutes les classes de lecteurs.


ARMÉE

DE DALMATIE

à s. a. s. le prince ministre de la guerre.

Le général de brigade Launay était encore le 5 du courant avec ses deux bataillons et deux pièces de canon sur les bords de la Trebinschiza, attendant le rassemblement des Turcs de Mostar, Uthovo et Stolatz; les commandans turcs annonçaient leur prochain départ, mais ne l'avaient pas encore effectué, attendant la nouvelle lune, moins défavorable, disaient-ils, aux combats que la précédente. Les Turcs de Nixichy, plus pressés par la nécessité de se défendre, n'ont pas attendu ce renouvellement de lune pour combattre les Russes et les Monténégrins qui les tenaient assiégés; ils ont fait une sortie générale qui a surpris les ennemis et les a séparés. Il est probable que les Russes se sont repliés sur Castel-novo; ils avaient à Nixichy huit cents hommes avec deux pièces de canon, 33et les Monténégrins de trois à quatre mille hommes; leur évêque y était en personne. Clobuck a été aussi débloqué, et les Turcs de ces contrées ont enlevé quatre mille têtes, soit des Monténégrins, soit des Morlaques rebelles. Par suite de cette affaire, un grand nombre de têtes de Monténégrins ont été envoyées au pacha de Bosnie, parmi lesquelles il y a celles de trois des principaux comtes de Montenero.

Nous serons incessamment informés si les Russes sont tous rentrés dans les bouches, ou tiennent encore la montagne; leur nombre est toujours de deux mille cinq cents environ.

Les Turcs ont besoin de l'impulsion que nous leur donnons pour lever des masses imposantes, et sous ce rapport, le petit corps qui est disposé pour agir de concert avec eux, ne peut que produire un résultat avantageux, et cette circonstance déterminera peut-être aussi le pacha de Scutari à attaquer de son côté.

Le colonel Sorbier, aide de camp de S. A. I. le prince vice-roi, se rendant à Constantinople, a été reçu à son passage à Traunick avec solennité, par le visir de Bosnie; après avoir prié cet officier d'accepter un beau cheval, et avoir reçu de lui une médaille en argent de la bataille d'Iéna, ce visir lui a dit d'une manière très-gracieuse: «Les Turcs n'aiment pas les images, mais pour celle-ci je la place sur mon cœur.»

Le motif de ce pacha pour retarder de quelques jours le départ des canonniers destinés pour Constantinople, consiste dans l'obligation où il croit être de recevoir de nouveaux ordres du grand-visir, ceux qui lui sont parvenus étant en opposition aux ordres que Votre Altesse a transmis au général en chef Marmont, et que ce dernier tient à exécuter à la lettre; au surplus le pacha de Bosnie persiste dans son opinion que le détachement de canonniers ne doit se mettre en marche que par dix hommes, quel que soit son nombre, et il répond aux observations contraires qui lui ont été faites, qu'il connaît mieux que le général en chef et que l'empereur lui-même les pays que cette troupe doit traverser; qu'il répond de sa province, mais qu'il n'est pas en son pouvoir ni au pouvoir du pacha de Roumélie de la garantir dans certains pays où commandent de petits pachas ou des beys presque indépendans, dont il connaît l'ignorance, la barbarie, et même les mauvaises intentions. «En vain, ajoute-t-il, on ferait marcher un officier deux jours en avant pour annoncer le passage de cette troupe; en vain cet officier aurait de moi le bouyourdi le plus clair et le plus amical; que voulez-vous que fassent pour moi des gens qui méprisent les firmans du grand-seigneur lui-même? Ils les baisent avec respect, les déchirent et y désobéissent. Malgré toutes mes précautions et la bonne discipline de cette troupe, elle pourrait être attaquée, et s'il périssait seulement deux Français, il n'en faudrait pas davantage pour refroidir notre amitié, et pour me faire accuser, moi, d'en être la cause; c'est pour éviter ce malheur que le grand-visir m'avait ordonné de les faire voyager par petites troupes, et même habillés à la turque. Vous trouvez à cela des inconvéniens; eh bien, que le grand-visir m'autorise à les laisser passer tous à la fois et en habit français, j'y consentirai, non de bon cœur, car je craindrai toujours pour eux; mais j'y consentirai du moins sans avoir rien à me reprocher. Le général en chef Marmont a des ordres positifs, j'en ai comme lui, et nous ne sommes pas plus libres l'un que l'autre de les changer. Si le grand-visir accède aux désirs du général, il enverra sans doute jusqu'aux frontières de la Bosnie un détachement de son armée pour recevoir et protéger cette troupe, sans cela la Roumélie est pleine d'émissaires ennemis qui ne manqueraient pas de saisir cette occasion de nous nuire. Le sang de ces Français retomberait sur moi, si je n'insistais pas sur ces précautions qui me sont commandées, et dont je sens d'ailleurs la nécessité. En un mot, le grand-visir peut lui seul me dispenser d'exécuter ses premiers ordres; je ne veux point me rendre responsable d'un accident qui pourrait troubler la bonne harmonie entre les deux empires.»

Sur l'observation qui lui a été faite que le retard qu'occasionera la lettre qu'il a écrite au grand-visir peut avoir des inconvéniens:

«Ces inconvéniens seront toujours moindres que ceux que je veux prévenir, a répondu ce pacha. Au surplus, le Tartare que j'ai expédié ne mettra que sept jours pour aller jusqu'à Andrinople, et sept jours pour revenir; ainsi j'aurai une réponse dans quinze ou seize; et avant cette époque, tout sera disposé pour le passage de ce détachement, subsistances et moyens de transport.»

Le général en chef a répliqué aux observations du pacha de Bosnie, et lui a demandé de consentir à ce que le détachement de canonniers qui est rassemblé à Sigu s'achemine toujours sur la Bosnie, où il attendra, s'il le faut, la réponse du grand-visir pour passer outre, et il ne doute pas que le pacha n'y consente.

Le général de division chef de l'état-major général.

Signé Vignolle.

Finckenstein, le 6 juin 1807, quatre heures du soir.

à monsieur le maréchal davoust.

L'ennemi, monsieur le maréchal, continue à pousser le maréchal Ney, qui se retire aujourd'hui sur Deppen; lorsque le maréchal Ney sera obligé de quitter cette position, ce qui vraisemblablement sera au plus tard ce soir ou demain matin; il se portera vers Kl'-Luzeinen entre les lacs de Narienzel et de Mahrung, où il pourra tenir quelque temps. L'intention de l'empereur, monsieur le maréchal, est que vous vous portiez pour défendre le passage d'Alt-Ramten. Vous dirigerez vos blessés et tous vos embarras sur Marienwerder; quant à ce qui sera dirigé sur Thorn, vous aurez soin de faire suivre la route par Bishofswerder et non par Strasbourg.

Quand le maréchal Ney évacuera la position de Kl'-Luzeinen entre les lacs, il se portera sur la position en avant de Liebmühl; alors dans celle d'Osterode, vous serez près de lui.

En définitive, monsieur le maréchal, le projet de l'empereur est de se réunir à Saalfeld, et de prendre position entre les lacs de Roethlof, Bodilten, etc.; enfin, de livrer bataille sur Saalfeld y où S. M. se rendra ce soir, et où vous pourrez adresser vos lettres.

Dans la situation des choses, vous ne correspondez ni assez souvent ni assez en détail. Vous devez sentir assez combien les moindres circonstances sont importantes.

Faites attention, monsieur le maréchal, que vous êtes à Allenstein, plus loin d'Osterode que n'en est l'ennemi.

Pour les choses importantes, écrivez-moi en double à Saalfeld et à Mohrungen, où il est possible que l'empereur se rende cette nuit. La masse de vos forces doit être sur Osterode; vous pouvez donc évacuer Allenstein, qui n'est plus bon à rien. La division Grouchy et celle du général Milhaud se rendent à Gilgenbourg.

Comme à trois heures du matin, quand vous avez écrit à l'empereur, vous ne saviez pas que Guttstadt avait été évacué, S. M. pense que, quand vous en aurez été instruit, vous n'aurez pas fait votre mouvement sur Allenstein.

Prévenez le général Zayoushek qu'il doit se rendre doucement à Gilgenbourg.

Finckenstein, le 6 juin 1807, six heures et demie du soir.

ordre au maréchal mortier.

L'empereur, monsieur le maréchal, ordonne que vous continuiez votre route pour arriver le plus tôt possible à Saalfeld. L'ennemi est en plein mouvement, et s'avance sur nous. Le quartier-général de l'empereur sera ce soir à Saalfeld.

au maréchal lannes.

Même ordre qu'au maréchal Mortier.

Finckenstein, le 6 juin 1807; six heures et demie du soir.

au maréchal masséna.

Vous avez été prévenu, monsieur le maréchal, que l'ennemi, à la pointe du jour, dans la journée du 5, avait attaqué la tête du pont de Spandeim, corps du prince de Ponte-Corvo. Le général de brigade Frère, avec sa seule brigade, a contenu l'ennemi constamment, et l'a repoussé quoiqu'il ait chargé cinq fois ses retranchemens avec des troupes fraîches. Un colonel russe a été fait prisonnier, et les fossés étaient remplis de morts.

Au même moment, l'ennemi attaquait le pont de Lomilten, corps du maréchal Soult; le général Ferey, avec sa seule brigade, en a repoussé l'ennemi, qui a essuyé une grande perte. Ces pertes sont d'autant plus fortes qu'il a eu l'imprudence de mettre beaucoup d'obstination dans ses attaques. Le poste d'Allkirck, en avant de Guttstadt, corps du maréchal Ney, a aussi été attaqué le 5, à quatre heures du matin. L'ennemi a été constamment repoussé jusqu'à onze heures; mais le maréchal Ney, ayant vu le déploiement de quarante à cinquante mille hommes, a, conformément à son instruction générale, fait son mouvement sur Deppen. Ce matin, il était en position au village de Ankendorff, et l'ennemi était en position en avant de Queetz. Dans cette situation des choses, S. M. a ordonné la réunion de son armée, et il est vraisemblable qu'une grande bataille va avoir lieu. L'empereur a donné des ordres au général Zayoushek, mais il n'en a point donné à la division Gazan, ni à la division de dragons du général Becker, ces deux divisions étant sous vos ordres.

S. M., monsieur le maréchal, ne peut rien vous prescrire; vous devez prendre conseil des circonstances, couvrir Varsovie, maintenir le plus possible les Cosaques éloignés du centre de la grande armée, et empêcher le corps qui vous est opposé de se dégarnir pour augmenter l'armée qui est devant nous.

Si vous n'y voyez pas d'inconvéniens, tenez le général Gazan en espèce de corps volant, qui pousserait de forts partis sur Ortelsbourg et Passenheim.

Faites reployer tous les embarras, les malades du général Gazan et les vôtres derrière la Vistule. Si l'ennemi vous attaquait, et que vous eussiez besoin du général Gazan pour couvrir Varsovie, nul doute que vous ne deviez le retirer sur vous. Si, au contraire, l'ennemi reste tranquille, plus le général Gazan poussera en avant pour observer l'ennemi, mieux cela vaudra.

Sa Majesté, M. le maréchal, s'en rapporte à votre zèle et au grand intérêt que vous prenez aux affaires, pour être assurée que vous ferez pour le mieux, et que vous empêcherez qu'un corps ennemi de peu d'importance n'agisse sur nos flancs. On doit croire que l'ennemi a trop à faire pour tenir un corps nombreux vis-à-vis du général Gazan. Il ne faut pas que ce général s'en laisse imposer par les bruits des paysans.

Il est nécessaire que le duplicata de vos nouvelles soit envoyé au général Lemarrois, afin qu'elles parviennent par la rive gauche, si elles étaient interceptées par la rive droite.

Donnez, suivant les circonstances, des ordres relatifs aux convois de Varsovie sur Osterode, afin qu'ils ne puissent tomber au pouvoir de l'ennemi.

Envoyez-moi tous les jours de vos nouvelles.

Le maréchal Bernadotte en reconnaissant l'ennemi a été frappé d'une balle morte au col; mais sa blessure est peu de chose. Je vous en parle, parce que les malveillans ne manqueront pas de dire qu'il est mort. Le général Dutaillis a eu le bras emporté d'un boulet.

Finckenstein, le 6 juin 1807, six heures et demie du soir.

à son altesse le prince de ponte-corvo.

Il est difficile de vous exprimer, prince, la peine que l'empereur et nous nous avons éprouvée de vous savoir blessé, surtout dans un moment où l'empereur a tant besoin de vos talens.

Si vous avez quitté le commandement de votre armée, vous ferez passer la lettre ci-jointe à celui à qui vous aurez confié ce commandement.

Finckenstein, le 6 juin 1807, six heures et demie du soir.

au général commandant provisoirement le premier corps.

Tout porte à croire que d'ici à peu de jours nous aurons une grande bataille. L'empereur dans ce moment réunit toutes ses forces; il faut disposer la division du général Dupont de manière à ce qu'elle puisse promptement se reployer, soit sur Spandeim, soit sur Mulhausen, pour, suivant les circonstances, participer aux opérations. Si on évacue Braunsberg, il faut avoir soin de prévenir le commandant d'Elbing. Nous n'avons pas reçu aujourd'hui de nouvelles du premier corps, ni de celui du maréchal Soult; ce qui fait supposer qu'il n'y a rien de nouveau. Le maréchal Ney est sur Deppen, ayant devant lui les principales forces de l'armée. L'empereur sera cette nuit à Saalfeld, où commencent à se réunir la cavalerie et l'infanterie de la réserve. Peut-être dans la nuit Sa Majesté sera-t-elle à Mohrungen.

Finckenstein, le 6 juin 1807, huit heures du soir.

au général commandant le blocus de grandentz.

Mettez-vous en mesure, général; l'ennemi est à la hauteur de Guttstadt et de Deppen, et longe l'Alle sans doute pour aller au secours de Grandentz. Il est possible que d'ici à deux ou trois jours il jette des partis de Cosaques jusque là; il faut donc former des colonnes de vos meilleures troupes pour prendre position sur les chemins qui peuvent aboutir à Grandentz. La moindre infanterie est suffisante pour en imposer à ces gens-là. Il est donc convenable de se tenir sur ses gardes. La grande armée est en mouvement pour tomber sur l'ennemi, le déborder, et le jeter sur la Vistule. Si jamais un corps plus fort tombait sur la division assiégeante, elle doit se retirer sur Marienbourg et sur Marienwerder. Mais cela n'est pas probable. Ne prenez pas l'alarme pour quelques Cosaques ou quelques piquets de cavalerie.

Mohrungen, le 7 juin 1807, six heures du soir.

à monsieur le maréchal davoust.

Je reçois, M. le maréchal, la lettre de M. le général Hervo, en date d'Osterode le 7 juin. Sa Majesté trouve la position de votre armée très-bonne; la division Friant à Alt-Ramten et Locken, celle du général Morand à Landgat, et enfin celle du général Gudin à Detternvald; à moins d'événemens extraordinaires, ces divisions peuvent rester dans leur position à attendre les ordres de l'empereur; de votre personne il n'y a aucun inconvénient à ce que vous soyez à Osterode, s'il y a un poste intermédiaire qui puisse vous porter rapidement les ordres de Sa Majesté. L'empereur pense que vous avez fait avancer vos divisions de dragons; donnez-moi trois fois par jour de vos nouvelles.

Au bivouac de Deppen, le 7 juin, onze heures du soir.

à monsieur le maréchal soult.

Le quatrième corps fera demain, vers midi, une forte reconnaissance sur Arresdorf, Wollfdorf, pour interroger les habitans et les prisonniers que l'on fera. Si le maréchal Ney, à Deppen, était attaqué demain, le quatrième corps viendrait au secours du sixième corps en attaquant la droite de l'ennemi.

Au bivouac de Deppen, le 7 juin, onze heures du soir.

au général victor commandant le premier corps.

Le premier corps fera un mouvement en avant de Spanden, pour connaître ce qu'est devenu le corps qui lui était opposé, et avoir des nouvelles de l'ennemi de ce côté; il fera faire également une reconnaissance par la division du général Dupont, qui occupe Braunsberg.

Au bivouac de Deppen, le 7 juin, onze heures du soir.

au maréchal davoust.

Si le sixième corps était attaqué, demain 8, le maréchal Davoust ferait diversion en marchant sur la gauche de l'ennemi.

Au bivouac de Deppen, le 7 juin, onze heures du soir.

à son altesse impériale le grand duc de berg.

La cavalerie de la division Grouchy se rendra à Deppen, sur la rive gauche de la Sauarge.

La division Milhaud sera aux ordres du maréchal Davoust, et employée à tenir libre la communication avec le sixième corps.

La division Latour-Maubourg sera mise sous les ordres du maréchal Soult.

Une brigade du général Lasalle sera envoyée sur la gauche du sixième corps et du quatrième, pour maintenir les communications avec la cavalerie légère du maréchal Soult.

Les divisions Saint-Sulpice et d'Espagne se rendront à Mohrungen dans l'emplacement où se trouve la division Lasalle aujourd'hui.

Toute la garde, à pied et à cheval, se rendra à ______. Le maréchal Lannes se portera en avant d'Hebendorf, sur le chemin de Deppen.

Le maréchal Mortier fera connaître l'heure de son arrivée à Mohrungen.

Les divisions Lasalle et Nansouty seront rendues à Deppen demain.

Au bivouac de Deppen, le 8 juin.

Ordre au général Zayouskek de se rendre à Osterode. Ordre au maréchal Davoust de s'approcher, pour soutenir le flanc du maréchal Ney.

Guttstadt, le 10 juin 1807, six heures du matin, porté par M. Charrier, officier du premier corps.

au général victor commandant le premier corps d'armée

Je vous préviens, général, que toute l'armée est réunie à Guttstadt; nous avons eu hier une belle journée, l'ennemi a toujours été mené battant. Nous lui ayons fait un millier de prisonniers. L'empereur ordonne, général, que vous attaquiez sur-le-champ l'ennemi, et que vous vous empariez de Melzach. Si l'ennemi veut ensuite filer sur Elbing, attaquez-le également, et tenez vous prêt soit à marcher sur la droite de l'ennemi, du côté de Dreweutz et de Landsberg, soit enfin à marcher droit sur Kœnigsberg. Faites bien reconnaître les forces que l'ennemi a laissées pour couvrir cette ville; attaquez l'ennemi le plus tôt possible, afin que vos opérations se suivent avec les nôtres.

Altkirch, le 10 juin, neuf heures du matin.

à monsieur le maréchal lannes.

L'empereur ordonne, monsieur le maréchal, que vous réunissiez tout votre corps d'armée dans sa position d'Alt-Guttstadt. Faites soutenir par votre cavalerie légère celle du général Duronel, qui pousse des partis sur Zichern. Le grand-duc de Berg est à Peterswald, et pousse beaucoup de cavalerie sur Freymark et Launau.

Le corps du maréchal Soult est en avant d'Altkirch et occupe Peterswald par une avant-garde.

Venez de votre personne à Altkirch, où est l'empereur. Faites faire là la soupe à votre troupe. L'empereur attend des nouvelles de l'ennemi, afin de savoir s'il fera quelque mouvement.

Altkirch, le 10 juin, dix heures du matin.

Il est ordonné à monsieur le maréchal Davoust de se rendre, avec son corps d'armée, à Altkirch; il fera prévenir le maréchal Mortier, qui est derrière lui, qu'il doit suivre son mouvement.

Heilsberg, le 12 juin 1807, onze heures et demie du matin.

à monsieur le maréchal ney.

L'empereur, monsieur le maréchal, ordonne que vous vous portiez aujourd'hui avec votre corps d'armée à Eichhorn, route d'Eylau; je vous préviens que la plus grande partie de la réserve de cavalerie, une partie de la réserve d'infanterie du maréchal Lannes et le quatrième corps se rendent à Eylau par Landsberg; ainsi vous êtes couvert sur votre gauche. Le quartier-général sera ce soir près d'Eylau.

Heilsberg, le 12 juin 1807, onze heures et demie du matin.

au maréchal mortier.

L'empereur ordonne, monsieur le maréchal, que vous vous rendiez aujourd'hui avec votre corps d'armée à Dixen près d'Eichhorn; envoyez-moi ce soir un officier.

Heilsberg, le 12 juin 1807, onze heures du matin.

au général victor.

L'intention de l'empereur, général, est que vous partiez du point où vous recevrez cet ordre pour vous rendre le plus promptement possible à Landsberg; je vous dépêche un officier pas Mehlsack et un autre par Wormditt.

Heilsberg, le 12 juin 1807.

au maréchal masséna.

Nous avons eu, le 10 et le 11, monsieur le maréchal, deux belles journées. L'armée ennemie entière a été attaquée et obligée de se replier devant nous pendant ces deux journées.

Nous avons fait quelques milliers de prisonniers. Les Russes ont abandonné leur camp retranché de Heilsberg, où ils avaient fait beaucoup d'ouvrages.

Ils nous ont laissé dans la ville, des magasins; l'armée est ce soir à Eylau. L'empereur, monsieur le maréchal, désirerait que le général Gazan, avec la division de dragons, se rendît à Bischofstein, d'où elle serait en mesure de s'emparer de beaucoup de magasins qu'a l'ennemi sur la route de Rastenbourg; le général Gazan recevrait d'ailleurs de là des ordres ultérieurs pour sa destination; mais Sa Majesté, monsieur le maréchal, me charge de vous dire que ce mouvement, qui serait très-utile sur la droite de l'armée, est toutefois soumis à vos dispositions, et qu'il ne doit se faire que dans le cas où cela ne compromettrait pas Varsovie. Faites faire des réjouissances à votre corps d'armée sur les succès que nous avons obtenus le 10 et le 11.

Eylau, le 13 juillet 1807, huit heures du matin.

au maréchal lannes.

L'intention de l'empereur, monsieur le maréchal, est que votre cavalerie légère se dirige sur Domnau passant par Lampasch; quant à votre corps d'armée, il prendra position en colonnes sur la route d'Eylau à Lampasch et se trouvera prêt à se porter partout où il sera nécessaire suivant les nouvelles qu'on recevra dans la journée. La troupe pourra faire la soupe. Envoyez-moi un officier quand vous serez en position, ainsi que les rapports de votre cavalerie légère.

au maréchal ney.

L'empereur ordonne, monsieur le maréchal que vous preniez position au village de Schmoditten; j'envoie un officier d'état-major à la rencontre de votre corps d'armée pour faire prendre cette direction à la tête de votre colonne.

Il est ordonné au général Grouchy de partir de la position qu'il occupe pour se rendre avec sa division à Domnau aux ordres du maréchal Lannes.

au maréchal mortier.

L'intention de l'empereur, monsieur le maréchal, est que vous fassiez continuer toute votre cavalerie ce soir jusqu'à Domnau, afin de secourir celle du maréchal Lannes.

Vous-même, avec votre corps d'armée, prenez position en avant de Lampasch, et envoyez un officier auprès du maréchal Lannes afin de concerter vos opérations avec ce maréchal, et le mouvement que vos troupes doivent faire demain matin pour soutenir ce corps d'armée.

au maréchal lannes.

Des ordres sont donnés, monsieur le maréchal, à la division Grouchy d'être arrivée avant onze heures du soir à Domnau, où il prendra vos ordres. Il a été également ordonné au maréchal Mortier, qui est au village de Lampasch, d'arriver avant onze heures du soir à Domnau; ce qui fera trois ou quatre mille hommes de cavalerie. Le général Grouchy pourra prendre le commandement de ces quatre mille hommes, afin de les faire manœuvrer convenablement, et faire exécuter les ordres que le maréchal Lannes donnera.

Le maréchal Mortier a l'ordre d'envoyer un officier de son état-major au quartier-général, afin de se concerter, et que demain avant le jour il parte et se réunisse à vous, afin d'agir de concert et de donner tous ensemble. Sa Majesté trouve que les renseignemens que vous lui envoyez sur Friedland ne sont pas assez précis; mais vous êtes maître d'attaquer Friedland, si vous croyez que l'ennemi n'est pas supérieur à vous. Dans le cas où il serait supérieur, vous pouvez prendre position pour l'empêcher de déboucher. Sa Majesté pense que si l'ennemi débouche, il le fera par la route qui va de Friedland à Kœnigsberg, par... et que, par ce moyen, il évitera Domnau. Les nouvelles qu'on a de l'ennemi sont les suivantes:

Qu'il a évacué, ce matin à cinq heures, Barteinstein, se dirigeant sur Schippenbeil par la rive droite de l'Alle; qu'à Barteinstein il a jeté à l'eau ses magasins et une grande quantité d'eau-de-vie et farine; qu'on ne sait pas s'il se retire par Grodno, ou s'il veut se retirer par Kœnigsberg, soit en débouchant par Friedland, soit en allant jusqu'à Eylau. Sa Majesté pense qu'il est important qu'il ne débouche pas par Friedland; c'est là le but pour lequel vous avez été envoyé à Domnau. Quant à l'attaque de Friedland, il faudrait savoir les renseignemens pris à Friedland. Est-ce l'avant-garde, est-ce l'arrière-garde ou un détachement qui est venu reprendre Friedland?

Eylau, le 13 juin 1807, neuf heures du soir.

au général victor.

Il paraît, général, que plusieurs corps de l'armée ennemie se trouvent coupés; on s'est battu ce soir sur plusieurs points. Faites donc partir votre armée au petit point du jour, de manière à pouvoir faire demain dix lieues, et vous trouver encore de bonne heure sur le champ de bataille. Faites filer votre cavalerie, et de votre personne rendez-vous très-promptement près de l'empereur. Faites-moi connaître, par le retour de l'officier d'état-major, à quelle heure la tête de votre colonne arrivera ce soir à Eylau. Ce ne saurait être de trop bonne heure.

Eylau, le 13 juin 1807, minuit.

au maréchal mortier.

Je vous renouvelle, monsieur le maréchal, l'ordre que je vous ai déjà donné de faire partir votre corps d'armée à une heure du matin, afin de soutenir le maréchal Lannes. Il est nécessaire de partir à cette heure, afin de laisser le chemin libre au maréchal Ney, qui vous suit. Faites parquer vos bagages, charrettes sous la garde des Polonais, afin de ne pas encombrer la route.

Eylau, le 13 juin 1807, minuit.

au maréchal ney.

L'empereur, monsieur le maréchal, ordonne que vous partiez à deux heures du matin pour vous rendre à Domnau y soutenir le maréchal Lannes. Envoyez-lui un officier d'état-major à Friedland, afin qu'il puisse, suivant les circonstances, accélérer ou ralentir sa marche. Vous vous trouverez suivre le corps du maréchal Mortier qui part à une heure du matin.

Eylau, le 13 juin 1807, minuit.

Il est ordonné au général Nansouty de partir avec sa cavalerie à minuit pour se rendre à Domnau. Il enverra un aide-de-camp près le maréchal Lannes, à Friedland, afin qu'il puisse accélérer ou ralentir sa marche suivant les circonstances. Le général Grouchy est déjà à Domnau; le plus ancien des deux généraux commandera la cavalerie en attendant l'arrivée du grand-duc de Berg. Du moment qu'on saura que l'empereur aura passé, on enverra un officier d'ordonnance près de lui pour faire connaître ce qui se passe, et prendre ses ordres.

Eylau, 13 juin 1807, minuit.

au maréchal bessières.

Donnez ordre, M. le maréchal, que toute la garde à pied et à cheval soit prête à partir à deux heures du matin; vous enverrez à cette heure prendre des ordres, et vous ne ferez brider que quand l'heure du départ sera donnée.

Eylau, 14 juin 1807.

à son altesse impériale le grand duc de berg.

L'empereur me charge de vous prévenir, M. le prince, que l'ennemi est en très-grande force à Friedland; le corps du maréchal Lannes, celui du maréchal Ney, celui du maréchal Mortier, les divisions Grouchy et Nansouty sont devant Friedland.

L'intention de Sa Majesté est que vous, M. le prince, et le corps du maréchal Davoust gardiez bien les débouchés de votre droite, car il serait possible que la tête des ennemis se présentât pour filer sur Kœnigsberg.

L'empereur pense que M. le maréchal Soult suffira pour supposer aux seuls Prussiens qui sont devant Kœnigsberg; Sa majesté désire que vous manœuvriez de manière à appuyer autant que possible la gauche de votre corps d'armée qui est en avant de Domnau sur Friedland, avec votre cavalerie et le corps du maréchal Davoust. Sa Majesté se rend à Domnau.

Ordre de bataille. Au bivouac devant Friedland, le 14 juin 1807.

Le maréchal Ney prendra la droite; il appuiera à la position actuelle du général Oudinot. Le maréchal Lannes fera le centre qui commence à la gauche du maréchal Ney, c'est-à-dire à peu près vis-à-vis le village Postenem. La partie de la droite que forme actuellement le général Oudinot, appuiera insensiblement à gauche.

Le maréchal Lannes resserrera les divisions; par ce ploiement, il pourra se placer sur deux lignes.

La gauche sera formée par le maréchal Mortier, qui n'avancera jamais, le mouvement devant être fait par notre droite, et devant pivoter sur la gauche.

Le général Grouchy avec la cavalerie de l'aile gauche, manœuvrera pour faire le plus de mal possible à l'ennemi, qui, par l'attaque vigoureuse de notre droite, sentira la nécessité de battre en retraite.

Le général Victor formera la réserve; il sera placé en avant du village de Postheinen, ainsi que la garde impériale à pied et à cheval.

La division Latour-Maubourg sera sous les ordres du maréchal Ney.

La division Lahoussaye, sous les ordres du général Victor.

L'empereur sera à la réserve au centre.

On doit toujours avancer par la droite, et on doit laisser l'initiative du mouvement au maréchal Ney, qui doit attendre les ordres de l'empereur pour commencer.

Du moment que M. le maréchal Ney commencera, tous les canons de la ligne devront doubler le feu dans la direction de protéger son attaque.

14 juin 1807, trois heures de l'après-dînée, devant Friedland.

à son altesse le grand duc de berg.

La canonnade dure depuis trois heures du matin; l'ennemi paraît être ici en bataille avec son armée; il a d'abord voulu déboucher par la route de ______ sur Kœnigsberg; actuellement il paraît songer sérieusement à la bataille qui va s'engager; Sa Majesté espère que vous serez entré à Kœnigsberg; une division de dragons et le général Soult suffisent pour entrer dans cette ville, et qu'avec deux divisions de cuirassiers et le maréchal Davoust, vous aurez marché sur Friedland; car il est possible que l'affaire dure encore demain; tâchez donc d'arriver à une heure du matin; nous n'avons point encore de vos nouvelles d'aujourd'hui.

Si l'empereur suppose que l'ennemi est en très-grande force, il est possible qu'il se contente aujourd'hui de le canonner, et qu'il vous attende.

Communiquez une partie de cette lettre à MM. les maréchaux Soult et Davoust.

Wehlau, le 16 juin 1807.

à monsieur le maréchal soult.

L'intention de l'empereur, M. le maréchal, est qu'une de vos divisions soit destinée à bloquer sur-le-champ le fort de Pillau, ainsi qu'à former un corps pour observer le débouché de la langue de terre venant de Mémel. Les deux autres divisions de votre corps d'armée se tiendront prêtes à marcher au premier ordre.

Le 14º régiment de ligne, comme je vous l'ai dit, reste pour former la garnison permanente de Kœnigsberg.

Je vous préviens que la route de l'armée sera de Kœnigsberg à Brandenbourg, de Brandenbourg à Braunsberg deux jours, et de Braunsberg à Elbing, deux journées; enfin d'Elbing à Marienbourg toutes les autres communications sont supprimées, parce que c'est de Marienbourg qu'on se dirige sur Berlin.

Je vous préviens que je donne ordre au quartier-général de se rendre à Kœnigsberg.

Wehlau, le 17 juin.

Ordre aux Saxons restés à Friedland de se rendre en toute diligence à Wehlau.

Ordre aux troupes polonaises qui sont à Elbing, à Marienbourg, à Thorn, soit d'infanterie et de cavalerie, de se diriger le plus promptement sur Kœnigsberg.

Ordre aux dépôts de cavalerie que commande M. le général Laroche, et qui se trouvent au delà de la Vistule, de se rendre à Elbing.

Ordre au régiment italien de dragons, qui doit être arrivé à Thorn, de se diriger sur Kœnigsberg.

Schirrau, le 18 juin 1807, neuf heures du matin.

à son altesse le grand duc de berg.

L'intention de l'empereur, mon prince, est que vous poussiez votre cavalerie jusqu'au village de Parcisgirren, point d'intersection de la route de Insterbourg; vous pousserez même jusqu'au village de Schillupiscken sur la petite rivière de Schillup.

Le corps du général Victor, qui est derrière vous, ne fera aucun mouvement sans nécessité absolue, et dans ce cas, il ne marcherait que vers les trois ou quatre heures.

Le maréchal Davoust qui est à Labian, doit y rester; il a l'ordre de pousser une seule de ses divisions sur la route de Tilsit, où il se mettra en position; il a l'ordre de se mettre en communication avec vous.

Les autres corps d'armée restent dans la position où ils se trouvent jusqu'à nouvel ordre: le maréchal Ney et le général Beaumont à Insterbourg; les corps des maréchaux Lannes, Mortier, et le général Victor en arrière de vous sur la route venant de Tasslacken.

fin du tome troisième.


MÉMOIRES

DE CONSTANT,

PREMIER VALET DE CHAMBRE DE L'EMPEREUR,

SUR LA VIE PRIVÉE

DE

NAPOLÉON,

SA FAMILLE ET SA COUR.

Depuis le départ du premier consul pour la campagne de Marengo, où je le suivis, jusqu'au départ de Fontainebleau, où je fus obligé de quitter l'empereur, je n'ai fait que deux absences, l'une de trois fois vingt-quatre heures, l'autre de sept ou huit jours. Hors ces congés fort courts, dont le dernier m'était nécessaire pour rétablir ma santé, je n'ai pas plus quitté l'empereur que son ombre.

Mémoires de Constant, Introduction.

TOME QUATRIÈME.

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À PARIS,

CHEZ LADVOCAT, LIBRAIRE

DE S. A. R. LE DUC DE CHARTRES,

quai voltaire et palais-royal.

MDCCCXXX.

PARIS.—IMPRIMERIE DE COSSON,

rue saint germain-des-prés, nº 9.


CHAPITRE PREMIER.

Arrivée à Paris.—Représentation d'un opéra de M. Paër—Le théâtre des Tuileries.—M. Fontaine, architecte.—Critiques de l'empereur.—L'arc de triomphe de la place du Carrousel jugé par l'empereur.—Plan de réunion des Tuileries au Louvre.—Vastes constructions projetées par l'empereur.—Restauration du château de Versailles.—Note de l'empereur à ce sujet.—Visite de l'empereur à l'atelier de David.—Tableau du Couronnement.—Admiration de l'empereur.—M. Vien.—Changement indiqué par l'empereur.—Anecdote racontée par le maréchal Bessières.—Le peintre David et la perruque du cardinal Caprara.—Longue visite.—Hommage rendu par l'empereur à un grand artiste.—Complimens de Joséphine.—Le tableau des Sabines dans la salle du conseil-d'état.


Nous arrivâmes à Paris le 1er janvier à neuf heures du soir. Nous trouvâmes la salle de spectacle du palais des Tuileries entièrement terminée, et le dimanche qui suivit le retour de Sa Majesté on y joua la Griselda de M. Paër. Cette salle était magnifique. Les loges de Leurs Majestés étaient à l'avant-scène, en face l'une de l'autre. La décoration intérieure, en étoffe de soie cramoisie, faisait un effet charmant en se détachant sur de grandes glaces mobiles qui réfléchissaient à volonté la salle ou la scène. L'empereur, encore plein du souvenir des théâtres d'Italie, dit beaucoup de mal de la salle des Tuileries. Il la trouvait incommode, d'une coupe désavantageuse et beaucoup trop grande pour un théâtre de palais. Malgré toutes ces critiques, quand vint le jour de l'inauguration, et que l'empereur put se convaincre du soin qu'avait pris M. Fontaine pour distribuer les loges de manière à faire briller les toilettes dans tout leur éclat, il parut très-satisfait, et chargea même le duc de Frioul d'en faire à M. Fontaine les complimens que méritait son habileté.

Huit jours après, ce fut encore le revers de la médaille. On donnait ce jour-là Cinna et une comédie dont je ne me rappelle pas le nom. Il faisait extrêmement froid, à tel point qu'on fut obligé de quitter la salle après la tragédie. Alors l'empereur se répandit en invectives contre la pauvre salle, qui, selon lui, n'était bonne qu'à brûler. M. Fontaine fut mandé, et promit de faire tout son possible pour remédier aux inconvéniens qu'on lui signalait. Effectivement, au moyen de nouveaux poêles placés sous le théâtre, d'un lambrissage à la toiture et de gradins placés sous les banquettes du second rang des loges, en une semaine la salle fut rendue chaude et commode.

Pendant plusieurs semaines, l'empereur s'occupa presque exclusivement de constructions et d'embellissemens. L'arc de triomphe de la place du Carrousel, qu'on avait dégagé de ses échafaudages pour faire passer dessous la garde impériale à son retour de Prusse, attira d'abord l'attention de Sa Majesté. Ce monument était alors à peu près achevé, sauf quelques bas-reliefs qui restaient encore à placer. L'empereur le regarda long-temps d'une des fenêtres du palais, et dit, après avoir froncé le sourcil deux ou trois fois, que cette masse qu'il voyait là ressemblait beaucoup plus à un pavillon qu'à une porte, et qu'il aurait bien mieux aimé une construction dans le genre de la porte Saint-Denis.

Après avoir visité en détail les diverses constructions commencées ou continuées depuis son départ, Sa Majesté fit venir un matin M. Fontaine; s'étant entretenue longuement sur ce qu'elle avait trouvé de louable et de blâmable dans ce qu'elle avait vu, elle lui fit part de ses intentions relativement aux plans que l'architecte avait fournis pour la réunion des Tuileries au Louvre. Il fut arrêté entre l'empereur et M. Fontaine que l'aile neuve qui devait faire la réunion serait bâtie en cinq ans, et qu'un million serait accordé chaque année pour cette construction; qu'on ferait une aile en retour séparant le Louvre des Tuileries, et formant ainsi une place régulière au milieu de laquelle serait construite une salle d'opéra isolée de toutes parts, et communiquant au palais par une galerie souterraine. La galerie formant l'avant-cour du Louvre devait être ouverte au public en hiver, et décorée de statues ainsi que de tous les arbustes en caisses du jardin des Tuileries. Dans cette avant-cour, on aurait élevé un arc de triomphe à peu près semblable à celui du Carrousel. Enfin, toutes ces belles constructions devaient être distribuées en logemens pour les grands-officiers de la couronne, en écuries, etc. Les dépenses à faire furent évaluées approximativement à quarante-deux millions.

L'empereur s'occupa successivement d'un palais des arts avec un nouveau bâtiment pour la bibliothèque impériale, à construire à l'endroit où nous voyons aujourd'hui la Bourse; d'un palais pour la bourse sur le quai Desaix; de la restauration de la Sorbonne et de l'hôtel Soubise; d'une colonne triomphale à Neuilly; d'une fontaine jaillissante sur la place Louis XV; de la démolition de l'Hôtel-Dieu pour agrandir et embellir le quartier de la cathédrale, et de la construction de quatre hôpitaux au Mont-Parnasse, à Chaillot, à Montmartre et dans le faubourg Saint-Antoine, etc., etc,. Tous ces projets étaient bien beaux, et sans doute par la suite celui qui les avait conçus les aurait fait exécuter. Il disait souvent que, s'il vivait, Paris n'aurait de rivale au monde en aucun genre.

Dans le même temps Sa Majesté fixa définitivement la forme à donner à l'arc de triomphe de l'Étoile, sur laquelle on avait long-temps balancé et consulté tous les architectes de la couronne. Ce fut encore en cela l'avis de M. Fontaine qui prévalut. De tous les plans présentés, le sien était le plus simple, comme aussi le plus grandiose.

L'empereur songea aussi à la restauration du palais de Versailles. M. Fontaine avait soumis à Sa Majesté un projet de premières réparations, aux termes duquel, moyennant six millions, l'empereur et l'impératrice auraient eu un logement convenable. Sa Majesté, qui voulait tout faire beau, grand, superbe, mais avec économie, écrivit au bas de ce projet la note suivante, que M. de Bausset rapporte aussi dans ses mémoires:

«Il faut bien penser aux projets sur Versailles. M. Fontaine en présente un raisonnable, dont la dépense est de six millions; mais je ne vois point de logemens, ni la restauration de la chapelle, ni celle de la salle de spectacle, non pas telles qu'elles devraient être un jour, mais seulement telles qu'elles pourraient être pour un premier service.

»D'après ce projet, l'empereur et l'impératrice sont logés; ce n'est pas tout: il faut connaître ce que l'on pourra avoir sur la même somme en logemens de princes, de grands-officiers et d'officiers.

»Il faut savoir aussi où l'on mettra la manufacture d'armes, qui ne laisse pas d'être nécessaire à Versailles, où elle répand de l'argent.

»Il faut, sur ces six millions, trouver six logemens de princes, douze de grands-officiers, et cinquante d'officiers.

»Alors on pourra dire seulement que l'on peut habiter Versailles et y passer un été.

»Avant que l'on exécute ce projet, il faut que l'architecte qui sera chargé de l'exécution puisse certifier que cela pourra être fait pour la somme proposée.»

Quelques jours seulement après leur arrivée, Leurs Majestés l'empereur et l'impératrice allèrent visiter le célèbre David, dans son atelier de la Sorbonne; afin de voir le magnifique tableau du Couronnement, qui venait d'être achevé. La suite de Leurs Majestés se composait de M. le maréchal Bessières, d'un aide de camp de l'empereur, M. Lebrun, de plusieurs dames du palais et chambellans. L'empereur et l'impératrice admirèrent long-temps cette belle composition, qui réunissait tous les genres de mérite; et le peintre était tout glorieux d'entendre Sa Majesté nommer l'un après l'autre tous les principaux personnages du tableau, dont la ressemblance était vraiment miraculeuse. «Que c'est grand! disait l'empereur, que c'est beau! quel relief ont tous les objets! quelle vérité! Ce n'est pas une peinture, on marche dans ce tableau.» Et d'abord, ses regards s'étant fixés sur la grande tribune du milieu, l'empereur reconnut Madame Mère, le général Beaumont, M. de Cossé, M. de La Ville, madame de Fontanges et madame Soult: «Je vois plus loin, dit-il, le bon M. Vien.» M. David répondit: «Oui, Sire, j'ai voulu rendre hommage à mon illustre maître, en le plaçant dans un tableau qui sera, par son objet, le plus important de mes ouvrages.» L'impératrice prit ensuite la parole pour faire remarquer à l'empereur avec quel bonheur M. David avait saisi et rendu le moment intéressant où l'empereur est prêt à la couronner: «Oui, dit Sa Majesté en regardant avec un plaisir qu'elle ne cherchait point à déguiser, le moment est bien choisi, l'action est parfaitement indiquée; les deux figures sont très-bien;» et en parlant ainsi, l'empereur regardait l'impératrice.

Sa Majesté, poursuivant l'examen du tableau dans tous ses détails, loua principalement le groupe du clergé italien près de l'autel, épisode inventé par le peintre. Elle parut désirer seulement de voir le pape représenté dans une action plus directe, paraissant donner sa bénédiction, et que l'anneau de l'impératrice fût porté par le cardinal légat.

À propos de ce groupe, le maréchal Bessières fit beaucoup rire Sa Majesté, en lui rappelant la discussion fort amusante qui avait eu lieu entre David et le cardinal Caprara.

On sait que le grand artiste avait de l'aversion pour les figures habillées, surtout habillées à la moderne. On remarque dans toutes ses compositions, un goût si prononcé pour l'antique, qu'il se glisse jusque dans sa manière de draper les personnages vivans. Or, le cardinal Caprara, l'un des assistans du pape à la cérémonie du couronnement, portait perruque. David l'ayant placé dans son tableau, jugea convenable de lui ôter sa perruque et de le représenter tête chauve, du reste, parfaitement ressemblant. Le cardinal, désolé, supplia l'artiste de lui rendre sa perruque; il essuya de la part de David un refus formel. «Jamais, lui dit-il, je n'avilirai mes pinceaux jusqu'à peindre une perruque.» Son éminence alla tout en colère, se plaindre à M. de Talleyrand, qui était à cette époque ministre des affaires étrangères, donnant entre autres raisons, celle-ci, qui lui paraissait sans réplique, que jamais pape n'ayant porté de perruque, on ne manquerait pas de supposer à lui, cardinal Caprara, l'intention de prétendre à la chaire pontificale en cas de vacance, intention bien clairement indiquée par la suppression de sa perruque dans le tableau du couronnement. Son éminence eut beau faire, David ne voulut jamais consentir à lui restituer sa précieuse perruque, disant qu'elle devait se croire très-heureuse de ce qu'il ne lui avait ôté que cela.

Après avoir entendu le récit dont les détails lui furent confirmés par le principal acteur de la scène, Sa Majesté fit encore à M. David quelques observations, en prenant tous les ménagemens possibles. Elles furent écoutées attentivement par cet artiste admirable, qui, en s'inclinant, promit à l'empereur de profiter de ses avis.

La visite de Leurs Majestés fut longue. Le jour, qui baissait, avertit enfin l'empereur qu'il était temps de s'en aller. Il fut reconduit par M. David jusqu'à la porte de l'atelier. Là, s'arrêtant tout court, l'empereur ôta son chapeau, et par un salut plein de grâce, témoigna l'honneur qu'il rendait à un talent si distingué. L'impératrice ajouta à la vive émotion dont M. David paraissait agité, par quelques-uns de ces mots charmans qu'elle savait si bien dire et placer si à propos.

En face du tableau du Couronnement était exposé celui des Sabines. L'empereur, qui s'était aperçu de l'envie qu'avait M. David de s'en défaire, donna l'ordre en s'en allant à M. Lebrun de voir si ce tableau ne pouvait point être placé convenablement dans le grand cabinet des Tuileries. Mais il changea bientôt d'idée, en songeant que la plupart des personnages étaient représentés in naturalibus, ce qui eût assez mal figuré dans un cabinet consacré aux grandes réceptions diplomatiques, et dans lequel s'assemblait ordinairement le conseil des ministres.


CHAPITRE II.

Mariage de mademoiselle de Tascher avec le duc d'Aremberg.—Mariage d'une nièce du roi Murat avec le prince de Hohenzollern.—Grandes fêtes et bals masqués à Paris.—L'empereur au bal de M. de Marescalchi.—Déguisement de l'empereur.—Instructions de Constant.—L'empereur toujours reconnu.—L'incognito impossible.—Plaisanteries de l'empereur.—Napoléon intrigué par une inconnue.—L'impératrice au bal de l'Opéra.—L'empereur voulant surprendre l'impératrice au bal masqué.—Napoléon en domino.—Constant camarade de l'empereur et le tutoyant.—Espiégleries d'un masque et embarras de l'empereur.—Explication entre Napoléon et Joséphine.—Quel était le masque qui avait intrigué l'empereur.—Mascarades parisiennes.—Le docteur Gall et les têtes à perruque.—Bal costumé et masqué chez la princesse Caroline.—Constant envoyé à ce bal par l'empereur.—Instructions données par l'empereur à Constant.—Mariage du prince de Neufchâtel avec une princesse de Bavière.—Présent offert à l'impératrice par un habitant de l'île de France.—La macaque bien élevée.—Habitudes civilisées.


À la fin du mois de janvier, mademoiselle de Tascher, nièce de Sa Majesté l'impératrice, épousa M. le duc d'Aremberg. L'empereur, à cette occasion, éleva mademoiselle de Tascher à la dignité de princesse, et voulut, avec l'impératrice, honorer de sa présence les noces qui eurent lieu chez sa majesté la reine de Hollande, dans son hôtel de la rue de Cérutti. Elles furent superbes et dignes, en tout point, des augustes convives. L'impératrice ne se retira point tout de suite après le dîner; elle ouvrit le bal avec le duc d'Aremberg.

Quelques jours après, le prince de Hohenzollern épousa la nièce de M. le grand-duc de Berg, mademoiselle Antoinette Murat.

Sa Majesté fit pour elle ce qu'elle avait fait pour mademoiselle de Tascher, elle assista aussi avec l'impératrice au bal que le grand-duc de Berg donna à l'occasion de ce mariage, et dont la princesse Caroline faisait les honneurs.

Cet hiver fut remarquable à Paris, par la grande quantité de fêtes et de bals qu'on y donna. L'empereur, comme je l'ai déjà dit, avait une espèce d'aversion pour les bals, et surtout pour les bals masqués, qu'il trouvait la chose du monde la plus ridicule. C'était un des chapitres sur lesquels il était presque toujours en guerre avec l'impératrice. Un jour pourtant, il céda aux instances de M. de Marescalchi, ambassadeur d'Italie, renommé pour les bals magnifiques qu'il donnait, et auxquels assistaient les personnages les plus distingués de l'état. Ces réunions brillantes avaient lieu dans une salle que l'ambassadeur avait fait construire exprès, et décorer avec une richesse et un luxe extraordinaire. Sa Majesté consentit à honorer de sa présence un bal masqué donné par monsieur l'ambassadeur, et qui devait effacer tous les autres.

Le matin, l'empereur m'appela et me dit: «Constant, je me décide à danser ce soir chez l'ambassadeur d'Italie; vous porterez dans la journée dix costumes complets dans l'appartement qu'il a fait préparer pour moi.» J'obéis, et le soir je me rendis avec Sa Majesté chez M. de Marescalchi. Je l'habillai de mon mieux en domino noir, et m'appliquai à le rendre tout-à-fait méconnaissable. Tout allait assez bien, malgré bon nombre d'observations de la part de l'empereur sur ce qu'un déguisement a d'absurde, sur la mauvaise tournure que donne un domino, etc. Mais quand il fut question de changer de chaussure, il s'y refusa absolument, malgré tout ce que je pus lui dire à cet égard; aussi fut-il reconnu dès son entrée au bal. Il va droit à un masque, les mains derrière le dos, selon son habitude; il veut nouer une intrigue, et à la première question qu'il fait on lui répond en l'appelant Sire... Alors, désappointé, il se retourne brusquement, et revient à moi: «Vous aviez raison, Constant, on m'a reconnu.... Apportez-moi des brodequins et un autre costume. «Je lui chaussai les brodequins, et le déguisai de nouveau, en lui recommandant bien de tenir ses bras pendans, s'il ne voulait pas être reconnu au premier abord. Sa Majesté me promit de suivre de point en point ce qu'elle appelait mes instructions. Mais à peine entrée avec son nouveau costume, elle est accostée par une dame qui, lui voyant encore les mains croisées derrière le dos, lui dit: «Sire, vous êtes reconnu!» L'empereur laissa aussitôt tomber ses bras; mais il était trop tard, et déjà tout le monde s'éloignait respectueusement pour lui faire place. Il revient encore à son appartement, et prend un troisième costume, me promettant bien de faire attention à ses gestes, à sa démarche, et s'offrant à parier qu'il ne sera pas reconnu. Cette fois, en effet, il entre dans la salle comme dans une caserne, poussant et bousculant tout autour de lui; et malgré cela, on vient encore lui dire à l'oreille: «Votre Majesté est reconnue.» Nouveau désappointement, nouveau changement de costume, nouveaux avis de ma part, nouvelles promesses, même résultat; jusqu'à ce qu'enfin Sa Majesté quitta l'hôtel de l'ambassadeur, persuadée qu'elle ne pouvait se déguiser, et que l'empereur se reconnaissait sous quelque travestissement que ce fût.

Le soir au souper, le prince de Neufchâtel, le duc de Trévise, le duc de Frioul et quelques autres officiers étant présens, l'empereur raconta l'histoire de ses déguisemens, et plaisanta beaucoup sur sa maladresse. En parlant de la jeune dame qui l'avait reconnu la veille, et qui l'avait, à ce qu'il paraît, assez fortement intrigué: «Croiriez-vous, Messieurs, dit-il, que je n'ai jamais pu reconnaître cette coquine-là?»

On était dans le carnaval. L'impératrice témoigna le désir d'aller une fois au bal masqué de l'Opéra. L'empereur, qu'elle pria de l'y conduire, refusa, malgré tout ce que l'impératrice put lui dire de tendre et de séduisant pour le décider. On sait de combien de grâce elle entourait une prière, mais tout fut inutile; l'empereur dit nettement qu'il n'irait pas. «Eh bien, j'irai sans toi.—Comme tu voudras;» et l'empereur sortit.

Le soir, à l'heure fixée, l'impératrice partit pour le bal. L'empereur, qui voulait la surprendre, fit appeler une des femmes de chambre et lui demanda la description exacte du costume de l'impératrice. Ensuite il me dit de l'habiller en domino, monte dans une voiture sans armoiries avec le grand-maréchal du palais, un officier supérieur et moi, et nous voilà en chemin pour l'Opéra. Arrivés à l'entrée particulière de la maison de l'empereur, nous éprouvons beaucoup de difficultés de la part de l'ouvreuse, qui ne nous laissa passer qu'après m'avoir fait décliner mon nom et ma qualité... «Ces messieurs sont avec vous?—Vous le voyez bien!—Pardon, monsieur Constant, c'est que, voyez-vous, dans des jours comme aujourd'hui... il y a toujours des personnes qui cherchent à s'introduire sans payer....—C'est bon! c'est bon!» et l'empereur riait de tout son cœur des observations de l'ouvreuse. Enfin nous entrons. Ayant pénétré dans la salle, nous nous promenâmes deux à deux, je donnais le bras à l'empereur, qui, en me tutoyant, me recommanda d'en faire de même à son égard. Nous nous étions donné des noms supposés. L'empereur s'appelait Auguste, le duc de Frioul, François, l'officier supérieur, dont le nom m'échappe, Charles, et moi Joseph. Dès que Sa Majesté apercevait un domino semblable à celui que la femme de chambre de l'impératrice lui avait dépeint, elle me serrait fortement le bras en me disant: «Est-ce elle?—Non, si.... non, Auguste,» répondais-je toujours en me reprenant, car il m'était impossible de m'habituer à appeler l'empereur autrement que Sire ou Votre Majesté. Il m'avait, comme je l'ai dit, recommandé bien expressément de le tutoyer; mais il était à chaque instant obligé de me rappeler sa recommandation, car le respect me liait la langue toutes les fois que j'allais dire tu... Enfin, après avoir tourné de tous côtés, visité tous les coins et recoins de la salle, le foyer, les loges, etc., examiné tout, détaillé chaque costume pièce à pièce, Sa Majesté ne trouvant point l'impératrice plus que nous, commença à concevoir de vives inquiétudes, que je parvins néanmoins à dissiper en lui disant que sans doute Sa Majesté l'impératrice était allée changer de costume. À l'instant où je parlais, arrive un domino qui s'attache à l'empereur, lui parle, l'intrigue, le tourmente de toutes les façons, avec une vivacité telle qu'Auguste peut à peine se reconnaître. Je ne parviendrais jamais à donner une juste idée de ce qu'avait de comique l'embarras de Sa Majesté. Le domino, qui s'en apercevait, redoublait de verve et d'épigrammes jusqu'à ce que pensant qu'il était temps d'en finir, il disparut dans la foule.

L'empereur était piqué au vif; il n'en voulut pas davantage, et nous partîmes.

Le lendemain matin, en voyant l'impératrice: «Eh bien! dit Sa Majesté, tu n'étais pas hier au bal de l'Opéra!—Si vraiment, j'y étais.—Allons donc!—Je t'assure que j'y suis allée. Et toi, mon ami, qu'as-tu fait toute la soirée?—J'ai travaillé.—Oh! c'est singulier! j'ai vu hier au bal un domino qui avait le même pied et la même chaussure que toi; je l'ai pris pour toi et je lui ai parlé en conséquence.» L'empereur rit aux éclats en apprenant qu'il avait ainsi été pris pour dupe, que l'impératrice au moment de partir pour le bal avait changé de costume, parce qu'elle ne trouvait pas le premier assez élégant.

Le carnaval de cette année fut extrêmement brillant. Il y eut à Paris toutes sortes de mascarades. Les plus amusantes étaient celles où l'on mit en jeu le système que professait alors le fameux docteur Gall; je vis passer sur la place du Carrousel une troupe composée de pierrots, d'arlequins, de poissardes, etc., tous se tâtant le crâne et faisant mille singeries; un paillasse portait plusieurs crânes en carton de différentes grosseurs et peints en bleu, rouge, vert, avec ces inscriptions: Crâne d'un voleur; crâne d'un assassin, crâne d'un banqueroutier, etc. Un masque représentant le docteur Gall, était à cheval sur un âne, la tête tournée du côté de la queue de l'animal, et recevait des têtes à perruques couronnées de chiendent, de la main d'une mère gigogne qui suivait, montée aussi sur un âne.

S. A. I. la princesse Caroline donna un bal masqué auquel assistèrent l'empereur et l'impératrice; ce fut une des plus belles fêtes qu'on ait jamais vues. L'opéra de la Vestale était alors dans sa nouveauté et fort à la mode; il donna l'idée d'un quadrille de prêtres et de vestales qui fit son entrée au son d'une musique délicieuse de flûtes et de harpes. Avec cela, des enchanteurs, une noce suisse, des fiançailles tyroliennes, etc. Tous les costumes étaient d'une richesse et d'une exactitude remarquables. On avait établi dans les appartemens du palais un magasin de costumes tel que les danseurs purent en changer quatre ou cinq fois dans la nuit, ce qui fit que le bal parut s'être renouvelé autant de fois.

Comme j'habillais l'empereur pour aller à ce bal, il me dit: «Constant, vous viendrez avec moi; mais vous viendrez déguisé. Prenez le costume qui vous conviendra: arrangez-vous de manière à n'être point reconnu, et je vous donnerai vos instructions.» Je m'empressai de faire ce que désirait Sa Majesté. Je pris un costume suisse qui m'allait fort bien, et j'attendis, ainsi équipé, que l'empereur voulût bien me donner ses ordres.

Il s'agissait d'intriguer plusieurs grands personnages et deux ou trois dames que l'empereur me désigna avec un soin et des détails si minutieux qu'il était impossible de s'y tromper. Il m'apprit sur leur compte des choses fort curieuses et fort ignorées, bien faites pour leur causer le plus mortel embarras. Je partais; l'empereur me rappela: «Surtout, Constant, prenez bien garde de vous tromper; n'allez pas confondre madame de M.... avec sa sœur. Elles ont à peu près le même costume, mais madame de M.... est plus grande que sa sœur. Prenez garde!» Arrivé au milieu du bal, je cherchai et trouvai assez facilement les personnes que Sa Majesté m'avait désignées. Les réponses que l'on me fit l'amusèrent beaucoup, lorsque je les lui racontai à son coucher.

Il y eut à cette époque un troisième mariage, à la cour: celui du prince de Neufchâtel et de la princesse de Bavière. Il fut célébré dans la chapelle des Tuileries, par M. le cardinal Fesch.

Un voyageur de l'île de France présenta dans ce temps, à l'impératrice, un singe femelle de la famille des orang-outangs. Sa Majesté donna l'ordre que l'animal fût placé dans la ménagerie de la Malmaison. Cette macaque était extrêmement douce et paisible. Son maître lui avait donné une excellente éducation. Il fallait la voir lorsque quelqu'un s'approchait de la chaise où elle était assise, prendre un maintien décent, ramener sur ses jambes et sur ses cuisses les pans d'une longue redingote dont elle était revêtue, se lever ensuite pour saluer en tenant toujours sa redingote fermée devant elle, faire enfin tout ce que ferait une jeune fille bien élevée. Elle mangeait à table avec un couteau et une fourchette, plus proprement que beaucoup d'enfans qui passeraient pour être bien tenus; elle aimait, en mangeant, à se couvrir la figure avec sa serviette, puis se découvrait ensuite en poussant un cri de joie. Les navets étaient son aliment de prédilection; une dame du palais lui en ayant montré, elle se mit à courir, à cabrioler, à faire des culbutes, oubliant tout-à-fait les leçons de modestie et de décence que lui avait données son professeur. L'impératrice riait aux éclats de voir la macaque aux prises avec cette dame dans un tel désordre d'ajustement.

Cette pauvre bête eut une inflammation d'intestins. D'après les instructions du voyageur qui l'avait apportée, on la coucha dans un lit, vêtue comme une femme, d'une chemise et d'une camisole. Elle avait soin de ramener la couverture jusqu'à son menton, ne voulait rien supporter sur la tête, et tenait ses bras hors du lit, les mains cachées dans les manches de sa camisole. Lorsqu'il entrait dans sa chambre quelqu'un de sa connaissance, elle lui faisait signe de la tête et lui prenait la main qu'elle serrait affectueusement. Elle prenait avec avidité les tisanes ordonnées pour sa maladie, parce qu'elles étaient sucrées. Un jour qu'on lui préparait une potion de manne, elle trouva qu'on était trop lent à la lui donner, et montra tous les signes d'impatience d'un enfant, criant, s'agitant, jetant sa couverture à bas et tirant enfin son médecin par l'habit avec tant d'opiniâtreté que celui-ci fut obligé de céder. Dès qu'elle eut en sa possession la bienheureuse tasse, elle se mit à boire, tout doucement, à petits coups, avec toute la sensualité d'un gastronome qui aspire un verre de vin bien vieux et bien parfumé, puis elle rendit la tasse et se recoucha.

Il est impossible de se figurer combien ce pauvre animal témoignait de reconnaissance pour les soins qu'on prenait de lui. L'impératrice l'aimait beaucoup.


CHAPITRE III.

Voyage de l'empereur et de l'impératrice.—Séjour à Bordeaux et à Bayonne.—Arrivée de l'infant d'Espagne don Carlos.—Maladie de l'infant et attentions de l'empereur.—Le château de Marrac.—La danse des Basques.—Costumes basques.—Lettre adressée à l'empereur par le prince des Asturies.—Surprise de l'empereur.—Cortége envoyé par l'empereur au devant du prince.—Entrée du prince à Bayonne.—Le prince mécontent de son logement.—Entrevue du prince et de l'empereur.—Dîner des princes et grands d'Espagne avec Napoléon.—Sévérité de Napoléon à l'égard du prince Ferdinand.—Arrivée de l'impératrice à Marrac.—Arrivée du roi et de la reine d'Espagne à Bayonne.—Anecdote de mauvais augure racontée au prince des Asturies.—Service d'honneur français de leurs majestés espagnoles.—Cérémonie du baise-main.—Le prince des Asturies mal accueilli par le roi son père.—Arrivée du prince de la Paix.—Entrevue de l'empereur et du roi d'Espagne.—Douleur de ce monarque.—Rigueurs exercées contre don Manuel Godoï, dans sa prison.—Équipage du roi et de la reine d'Espagne.—Portrait et habitudes du roi.—Portrait de la reine.—Leçons de toilette française.—Taciturnité du prince des Asturies (le roi Ferdinand VII).—Affections du roi pour Godoï.—Les princes d'Espagne à Fontainebleau et à Valençay.—Goût du roi d'Espagne pour la vie privée.—Passion de Charles IV pour l'horlogerie.—Le confesseur sifflé.—Charles IV prenant, dans sa vieillesse, des leçons de violon.—M. Alexandre Boucher.—L'étiquette.—L'étiquette et le duo royal.—Arrivée à Bayonne de Joseph Bonaparte, roi d'Espagne.—Joseph complimenté par les députés de la junte.—M. de Cevallos et le duc de l'Infantado à la cour du nouveau roi.


Après avoir séjourné pendant une semaine environ au château de Saint-Cloud, Sa Majesté partit le 2 avril, à onze heurs du matin, pour aller visiter les départemens du Midi; la tournée devait commencer par Bordeaux, et l'empereur y donna rendez-vous à l'impératrice. Cette intention publiquement annoncée de visiter les départemens du Midi n'était qu'un prétexte pour dérouter les faiseurs de conjectures; car nous savions tous que nous allions aux frontières d'Espagne.

L'empereur resta à peine dix jours à Bordeaux, et partit pour Bayonne tout seul, laissant l'impératrice à Bordeaux: dans la nuit du 14 au 15 avril, il était à Bayonne. Sa majesté l'impératrice le rejoignit deux ou trois jours après.

Le prince de Neufchâtel et le grand-maréchal logèrent au château de Marrac. Le reste de la suite de Leurs Majestés se logea dans Bayonne et les environs. La garde campa en face du château, dans un lieu nommé le Parterre. En trois jours tout le monde fut installé.

Le 15 avril au matin, l'empereur avait eu le temps à peine de se remettre des fatigues de son voyage, lorsqu'il reçut les autorités de Bayonne, qui vinrent le complimenter, et qu'il interrogea, selon son habitude, avec les plus grands détails. Sa Majesté sortit ensuite pour visiter le port et les fortifications. Cette visite dura jusqu'à cinq heures du soir, que l'empereur rentra au palais du gouvernement qu'il habitait provisoirement, en attendant que le château de Marrac fût prêt pour le recevoir.

De retour au palais, Sa Majesté s'attendait à trouver l'infant don Carlos, que le prince des Asturies, Ferdinand son frère, avait envoyé à Bayonne pour présenter ses complimens à l'empereur. Mais on lui apprit que l'infant était malade, et ne pouvait sortir. L'empereur donna sur-le-champ l'ordre d'envoyer auprès de l'infant un de ses médecins, avec un valet de chambre, pour le servir, et quelques autres personnes. Le prince était venu à Bayonne sans suite et comme incognito; il n'avait auprès de lui qu'un service militaire composé de quelques soldats de la garnison. L'empereur ordonna également que ce service fût remplacé d'une manière plus distinguée par la garde d'honneur de Bayonne. Deux ou trois fois par jour, et cela très-régulièrement, il envoyait savoir des nouvelles de l'infant, qui faisait le malade, à ce qu'on disait assez hautement dans le palais.

En quittant le palais du gouvernement pour venir s'établir à Marrac, l'empereur donna tous les ordres nécessaires pour qu'on le tînt prêt à recevoir le roi et la reine d'Espagne, qui devaient venir à Bayonne à la fin du mois. Sa Majesté fit les plus expresses recommandations pour que tout fût promptement disposé, afin de rendre aux souverains espagnols tous les honneurs dus à leur rang.

L'empereur venait d'entrer au château, lorsque tout à coup les sons d'une musique champêtre frappèrent ses oreilles. Le grand-maréchal entra, et dit à Sa Majesté que beaucoup d'habitans en costume du pays s'étaient rassemblés devant la grille du château. L'empereur se mit aussitôt à la fenêtre. À sa vue, dix-sept personnes (sept hommes et dix femmes) se mirent à danser avec une grâce inimitable, une danse de caractère appelée la pamperruque. Les danseuses avaient des tambours de basque, et les danseurs des castagnettes; des flûtes et des guitares composaient l'orchestre. Je sortis du château pour voir ce spectacle de plus près. Les femmes avaient de petites jupes en soie bleue, brodées en argent, et des bas roses également brodés en argent; elles étaient coiffées de rubans, et avaient des bracelets noirs très-larges qui faisaient ressortir la blancheur de leurs bras nus. Les hommes étaient en culottes blanches justes, avec des bas de soie et de grandes aiguillettes, une veste lâche en étoffe de laine rouge très-fine chamarrée d'or, et les cheveux enveloppés dans une résille, comme les Espagnols.

Sa Majesté eut un grand plaisir à voir cette danse qui est particulière au pays et fort ancienne. C'est un hommage que l'usage a consacré pour être rendu aux grands personnages. L'empereur resta à la fenêtre jusqu'à ce que la pamperruque fût terminée; il envoya ensuite complimenter les danseurs sur leur talent, et dire aux habitans de Bayonne qui s'étaient portés là en foule, qu'il les remerciait.

Sa Majesté reçut peu de jours après une lettre de son altesse royale le prince des Asturies, dans laquelle il annonçait à Sa Majesté qu'il se proposait de partir bientôt d'Irun, où il se trouvait alors, pour avoir l'avantage de faire la connaissance de son frère (c'est ainsi que le prince Ferdinand appelait l'empereur); avantage qu'il ambitionnait depuis bien long-temps, et qu'il allait avoir enfin, si toutefois son bon frère voulait bien le permettre. Cette lettre fut remise à l'empereur par un de aides-de-camp du prince qu'il avait accompagné depuis Madrid, et qu'il précéda seulement de dix jours à Bayonne. Sa Majesté ne pouvait croire à ce qu'elle lisait et entendait. Je l'ai entendue s'écrier, et plusieurs personnes l'ont entendue comme moi: «Comment! il vient ici? Mais vous vous trompez; il nous trompe! Cela n'est pas possible.» Je puis certifier qu'en parlant ainsi, l'empereur ne jouait point l'étonnement.

Il fallut pourtant se préparer à recevoir le prince, puisque décidément il venait. Le prince de Neufchâtel, le duc de Frioul et un chambellan d'honneur furent désignés par Sa Majesté; et la garde d'honneur reçut l'ordre d'accompagner ces messieurs pour aller au devant du prince d'Espagne, seulement en dehors de la ville de Bayonne, le rang que l'empereur reconnaissait à Ferdinand ne permettant pas que le cortége allât jusqu'à la frontière des deux empires. Il était midi, le 20 avril, lorsque le prince fit son entrée dans Bayonne. Un logement qui eût été peu de chose à Paris, mais qui était beau pour Bayonne, avait été préparé pour lui et pour son frère l'infant don Carlos, qui s'y trouvait déjà installé. Le prince Ferdinand fit la grimace en entrant; mais il n'osa se plaindre tout haut, et certes il aurait eu grand tort. Ce n'était pas la faute de l'empereur s'il n'y avait à Bayonne qu'un seul palais, le palais du gouvernement, qu'il avait lui-même habité, et que l'on gardait pour le roi. Au reste, cette maison était la plus belle de la ville, grande et toute neuve. Don Pedro de Cevallos, qui accompagnait le prince, la trouva horrible et indigne d'un personnage royal. C'était l'hôtel de l'intendance. Une heure après l'arrivée de Ferdinand, l'empereur vint le voir, et le trouva qui l'attendait à la porte de la rue. Il tendit les bras à l'approche de Sa Majesté, qui l'embrassa, et monta dans les appartemens avec lui. Ils restèrent ensemble environ une demi-heure. Quand ils se séparèrent, le prince avait l'air un peu soucieux. Sa Majesté, en revenant à Marrac, chargea M. le grand-maréchal d'aller inviter à dîner de sa part le prince et son frère don Carlos, le duc de San-Carlos, le duc de l'Infantado, don Pedro de Cevallos, et deux ou trois autres personnes de la suite. Les voitures de l'empereur vinrent prendre les illustres convives à l'heure du dîner, et les amenèrent au château. Sa Majesté descendit jusqu'au bas du perron pour recevoir le prince. Ce fut là que se bornèrent les honneurs. Pas une seule fois pendant le dîner l'empereur ne donna au prince Ferdinand, qui était roi à Madrid, le titre de majesté, ni même celui d'altesse: il ne l'accompagna, lorsqu'il sortit, que jusqu'à la première porte du salon, et il lui fit dire après, par un message, qu'il n'aurait point d'autre rang que celui de prince des Asturies, jusqu'à l'arrivée de son père le roi Charles. L'ordre fut donné en même temps de faire faire le service de sûreté de la maison des princes par la garde d'honneur bayonnaise et la garde impériale ensemble, plus un détachement de gendarmerie d'élite.

Le 27 avril, l'impératrice arriva de Bordeaux à sept heures du soir. Elle ne fit que passer à Bayonne, où son arrivée excita peu d'enthousiasme, peut-être parce qu'on était mécontent de ne point la voir s'arrêter. Sa majesté la reçut avec beaucoup de tendresse et la questionna d'une manière pleine de sollicitude sur les fatigues qu'elle avait dû éprouver sur une route difficile et horriblement gâtée par les pluies. Le soir, la ville et le château furent illuminés.

Trois jours après, le 30, le roi et la reine d'Espagne arrivèrent à Bayonne. Il n'est pas possible de se figurer les égards, les hommages dont ils se virent entourés par l'empereur. Le duc Charles de Plaisance était allé à Irun, et le prince de Neufchâtel sur les bords de la Bidassoa, afin de complimenter leurs majestés catholiques de la part de leur puissant ami. Le roi et la reine parurent très-sensibles à ces marques de considération. Un détachement de troupes d'élite, en tenue superbe, les attendait sur la frontière, et leur servit d'escorte. La garnison de Bayonne s'était mise sous les armes, tous les bâtimens du port étaient pavoisés, les cloches sonnaient partout, et les batteries de la citadelle et du port saluaient à grand bruit.

Le prince des Asturies et son frère, apprenant l'arrivée du roi et de la reine, étaient sortis de Bayonne pour aller au devant de leurs parens. Ils rencontrèrent à quelque distance de la ville deux ou trois gardes du corps qui venaient de Vittoria, et qui leur racontèrent le fait suivant.

Lorsque leurs majestés espagnoles entrèrent à Vittoria, un détachement de cent gardes du corps espagnols qui avait accompagné le prince des Asturies se trouvait dans cette ville et avait pris possession du palais que le roi et la reine devaient occuper à leur passage. À l'arrivée de leurs majestés, ils se mirent sous les armes. Dès que le roi les aperçut, il leur dit d'un ton sévère: «Vous trouverez bon que je vous prie de quitter mon palais; vous avez trahi vos devoirs à Aranjuez; je n'ai pas besoin de vos services, et je n'en veux pas; allez-vous-en.» Ces mots, prononcés avec une énergie à laquelle on n'était pas habitué de la part du roi Charles IV, étaient sans réplique. Les gardes du corps se retirèrent, et le roi pria le général Verdier de lui donner une garde française, fâché, disait-il, de ne pas avoir gardé ses braves carabiniers, dont il avait près de lui le colonel, en qualité de son capitaine des gardes.

Cette nouvelle ne dut point donner au prince des Asturies une haute opinion de l'accueil que lui ferait son père. Il fut effectivement très-mal reçu, ainsi que je vais le dire.

Le roi et la reine d'Espagne trouvèrent au palais du gouvernement, en descendant de voiture, le grand-maréchal, duc de Frioul, qui les conduisit dans leurs appartemens, et leur présenta le général comte Reille, aide-de-camp de l'empereur, chargé des fonctions de gouverneur du palais; M. d'Audenarde, écuyer; M. Dumanoir et M. de Baral, chambellans chargés du service d'honneur près de leurs majestés.

Les grands d'Espagne que leurs majestés trouvèrent à Bayonne étaient les mêmes qui avaient suivi le prince des Asturies. Leur vue ne fit pas plaisir au roi, comme on devait bien s'y attendre, et quand eut lieu la cérémonie du baise-main, tout le monde s'aperçut de l'émotion pénible qui agitait les infortunés souverains. Cette cérémonie, qui consiste à se mettre à genoux et à baiser la main du roi et celle de la reine, se fit dans le plus grand silence. Leurs majestés ne parlèrent qu'au comte de Fuentes, qui se trouvait à Bayonne par hasard.

Le roi pressa cette cérémonie qui le fatiguait horriblement, et se retira avec la reine dans ses appartemens; le prince des Asturies voulut les suivre; mais son père l'arrêta à la porte de sa chambre, et faisant un geste du bras comme pour le repousser, il lui dit d'un voix tremblante: «Prince, voulez-vous encore outrager mes cheveux blancs?» Ces paroles firent, dit-on, sur le prince l'effet d'un coup de foudre. Il fut un moment attéré, et se retira sans proférer une seule parole.

Bien autre fut la réception que leurs majestés firent au prince de la Paix, lorsqu'il les rejoignit à Bayonne. On l'eût pris pour le parent le plus proche et le plus cher de leurs majestés. Tous trois versèrent d'abondantes larmes en se retrouvant; c'est du moins ce que m'a raconté une personne du service, de qui je tiens tout ce qui précède.

À cinq heures, sa majesté l'empereur vint visiter le roi et la reine d'Espagne. Dans cette entrevue, qui fut très-longue, les deux souverains racontèrent à Sa Majesté les outrages qu'ils avaient essuyés et les dangers qu'ils avaient courus pendant un mois; ils se plaignirent vivement de l'ingratitude de tant d'hommes comblés de leurs bienfaits, et surtout des gardes du corps qui les avaient si lâchement trahis. «Votre Majesté, disait le roi, ne sait pas ce que c'est que d'avoir à se plaindre d'un fils; fasse le ciel qu'un tel malheur ne lui arrive jamais! Le mien est cause de tout ce que nous avons souffert.»

Le prince de la Paix était venu à Rayonne, accompagné du colonel Martès, aide-de-camp du prince Murat, et d'un valet de chambre, seul domestique qui lui fût resté fidèle. J'eus occasion de causer avec ce serviteur dévoué, qui parlait très-bien français, ayant été élevé près de Toulouse. Il me raconta qu'il n'avait pu obtenir la permission de rester auprès de son maître pendant sa captivité; que ce malheureux prince avait souffert des tourmens inimaginables; qu'il ne se passait pas un jour sans que l'on vînt dans son cachot lui dire de se préparer à la mort, parce qu'il subirait le dernier supplice le soir même ou le lendemain matin. Il m'a dit qu'on laissait quelquefois le prisonnier trente heures sans nourriture; qu'il n'avait pour lit que de la paille, point de linge, point de livres, pas de lumière, et nulle communication avec le dehors. Lorsqu'il sortit de son cachot pour être remis à M. le colonel Martès, il était effrayant à voir à cause de sa longue barbe, et de la maigreur que le chagrin et les mauvais alimens lui avaient causée. Il avait la même chemise depuis un mois, n'ayant jamais pu obtenir qu'on lui en donnât d'autres. Ses yeux avaient perdu l'habitude de voir le soleil, il fut obligé de les fermer, et se trouva mal au grand air.

On remit au prince, sur la route de Bayonne, une lettre du roi et de la reine. Le papier en était tout taché de larmes. Le prince dit à son valet de chambre après l'avoir lue: «Voilà la seule consolation que j'ai reçue depuis un mois; tout le monde m'abandonne, excepté mes excellent maîtres. Les gardes du corps qui ont trahi et vendu leur roi trahiront et vendront aussi son fils. Quant à moi, je n'espère plus rien; qu'on me permette seulement de trouver un asile en France pour mes enfans et pour moi.» M. Martès lui ayant montré des papiers publics où il était dit que le prince possédait une fortune de cinq cents millions, il se récria hautement, disant que c'était une calomnie atroce et qu'il défiait ses plus cruels ennemis de fournir la preuve de cela.

Comme on a pu le voir, leurs majestés n'avaient point une suite nombreuse; mais, en revanche, elles s'étaient fait suivre d'une quantité de fourgons remplis de meubles, d'étoffes et d'objets précieux. Leurs voitures étaient antiques, mais leurs majestés s'y trouvaient fort bien, surtout le roi, qui fut même très-embarrassé lorsque, le lendemain de son arrivée à Bayonne, ayant été invité à dîner par l'empereur, il lui fallut monter dans une voiture moderne à double marche-pied. Il n'osait mettre le pied sur ces frêles machines qu'il craignait de briser en s'appuyant dessus, et le mouvement oscillatoire de la caisse lui donnait une peur terrible de la voir culbuter.

Ce fut à table que je pus examiner à mon aise le roi et la reine. Le roi était d'une taille moyenne; il n'était pas beau, mais il avait l'air bon, le nez fort long, la parole haute et brève; il marchait en se dandinant et sans aucune majesté, ce que j'attribuai à sa goutte. Il mangea beaucoup de tout ce qu'on lui servit, excepté des légumes, dont il ne mangeait jamais, disant que l'herbe n'était bonne que pour les bêtes. Il ne buvait que de l'eau; on lui en servit deux carafes, dont une était à la glace; il prenait des deux ensemble. Sa Majesté avait recommandé que l'on soignât le dîner, sachant que le roi était un peu gourmand. Il fit honneur à la cuisine française, qu'il paraissait trouver fort à son goût, car à chaque mets qu'on lui servait, il disait à la reine: «Louise, mange de cela, c'est bon;» ce qui amusa beaucoup l'empereur, dont on connaît la sobriété.

La reine était petite et grosse, s'habillait très-mal, et n'avait ni tournure ni grâce aucune; son visage était coloré, son regard fier et dur; elle tenait la tête haute, parlait très-haut, et d'un ton plus bref encore et plus tranchant que son époux. On disait généralement qu'elle avait plus de caractère et de moyens que lui.

Avant le dîner, il fut question ce jour-là d'un peu de toilette. L'impératrice proposa à la reine M. Duplan, son coiffeur, pour donner à ses dames quelques leçons de toilette française. Cette proposition fut acceptée, et la reine sortit bientôt après des mains de M. Duplan mieux habillée sans doute, et mieux coiffée, mais point embellie, car le talent du coiffeur ne put aller jusque là.

Le prince des Asturies, aujourd'hui le roi Ferdinand VII, avait l'extérieur peu gracieux, marchant pesamment, ayant l'air soucieux et ne parlant presque pas.

Leurs majestés espagnoles avaient amené avec elles le prince de la Paix, que l'empereur n'avait point invité et que par cette raison l'huissier de service retenait en dehors de la salle à manger. Mais au moment de s'asseoir, le roi s'aperçut que le prince était absent. «Et Manuel? dit-il vivement à l'empereur, et Manuel, Sire?» Alors l'empereur en souriant fit un signe, et don Manuel Godoï fut introduit. On assure qu'il avait été fort bel homme; il n'y paraissait guère. C'était peut-être à cause des mauvais traitemens qu'il avait essuyés.

Après l'abdication des princes, le roi et la reine, la reine d'Étrurie et l'infant don Francisco partirent de Bayonne pour se rendre à Fontainebleau, lieu que l'empereur avait désigné pour leur résidence, en attendant que le château de Compiègne fût mis en état de les recevoir convenablement. Le prince des Asturies partit le même jour avec son frère don Carlos et son oncle don Antonio pour la terre de Valençay, appartenant à M. le prince de Bénévent. Ils publièrent, en passant à Bordeaux, une proclamation au peuple espagnol, dans laquelle ils confirmaient la transmission de tous leurs droits à l'empereur Napoléon.

Ainsi, le roi Charles, débarrassé d'un trône qu'il avait toujours regardé comme un fardeau trop lourd pour lui, put désormais se livrer sans contrainte à ses goûts favoris et tranquilles. Il n'aimait au monde que le prince de la Paix, la chape, les montres et la musique. Le trône n'était rien pour lui. Après ce qui s'était passé, le prince de la Paix ne pouvait retourner en Espagne, et comment le roi eût-il jamais pu consentir à se séparer de lui, quand même le souvenir des outrages qu'il avait personnellement essuyés n'eût pas été assez puissant pour le dégoûter de son royaume? La vie d'un particulier était ce qu'il lui fallait; aussi se trouva-t-il bien plus heureux, lorsqu'il put, sans contrainte, se livrer à ses goûts simples et tranquilles. À son arrivée au château de Fontainebleau, il y trouva M. de Rémusat, premier chambellan; M. de Caqueray, officier des chasses; M. de Luçay, préfet du palais, et une maison toute montée. Mesdames de La Rochefoucault, Duchâtel et de Luçay avaient été désignées par l'empereur pour faire le service d'honneur de la reine.

Le roi d'Espagne ne séjourna à Fontainebleau que le temps nécessaire pour la réparation du château de Compiègne. Il trouva bientôt le climat de cette partie de la France trop froid pour sa santé, et alla, au bout de quelques mois, s'établir à Marseille, avec la reine d'Étrurie, l'infant don Francisco et le prince de la Paix. En 1811, il quitta la France pour l'Italie, se trouvant encore mal à Marseille. Rome fut la résidence qu'il choisit.

J'ai parlé tout à l'heure du goût du roi d'Espagne pour l'horlogerie; on m'a dit qu'à Fontainebleau il faisait porter une demi-douzaine de ses montres par son valet de chambre, et qu'il en portait autant lui-même, donnant pour raison que l'horlogerie de poche perd à ne pas être portée. On m'a conté aussi qu'il avait toujours son confesseur près de lui, dans l'antichambre, ou dans le salon qui précédait celui où il se trouvait, et que, lorsqu'il voulait lui parler, il le sifflait comme on siffle un chien. Le confesseur ne manquait jamais d'accourir à ce royal appel, et suivait son pénitent dans l'embrasure d'une croisée. Le roi disait, dans ce confessionnal improvisé, ce qu'il avait sur la conscience, recevait l'absolution et renvoyait ensuite le prêtre, jusqu'à ce qu'il se crût obligé de le siffler de nouveau.

Quand la santé du monarque, affaiblie par l'âge et la goutte, ne lui permit plus de se livrer aux plaisirs de la chasse, il se mit à jouer du violon plus qu'il ne l'avait jamais fait, afin, disait-il, de se perfectionner. C'était s'y prendre un peu tard. On sait qu'il avait pour premier violon le célèbre Alexandre Boucher; il aimait beaucoup à jouer avec lui, mais il avait la manie de commencer le premier, sans s'inquiéter en aucune façon de la mesure. S'il arrivait à M. Boucher de lui faire quelque observation à ce sujet, sa majesté lui répondait avec un grand sang-froid: Monsieur, il me semble que je ne suis pas fait pour vous attendre.

Entre le départ de la famille royale et l'arrivée du roi de Naples Joseph, le temps se passa en revues, en fêtes militaires, que l'empereur honorait souvent de sa présence. Le 7 juin, le roi Joseph arriva à Bayonne. On savait long-temps d'avance que son frère l'appelait à échanger sa couronne de Naples contre celle d'Espagne.

Le soir même de l'arrivée du roi Joseph, l'empereur fit inviter les membres de la junte espagnole, qui depuis quinze jours arrivaient à Bayonne de tous les coins du royaume, à se réunir au château de Marrac, afin de complimenter le nouveau roi.

Les députés obéirent à cette invitation un peu brusque, sans avoir eu le temps de bien se concerter sur ce qu'ils avaient à faire. Arrivés à Marrac, l'empereur leur présenta le souverain, qu'ils reconnurent, après une assez vive opposition de la part du duc de l'Infantado seulement, au nom des grands d'Espagne. Quant aux députations du conseil de Castille, de l'inquisition, de l'armée, etc., elles se soumirent sans la plus légère observation. Peu de jours après, le roi forma son ministère, dans lequel on vit avec étonnement figurer M. de Cevallos, celui qui avait accompagné le prince des Asturies à Bayonne, et qui avait tant fait parade d'un attachement inviolable à la personne de celui qu'il appelait son infortuné maître; le même duc de l'Infantado, qui s'était opposé tant qu'il avait pu à la reconnaissance du monarque étranger, fut nommé capitaine des gardes. Le roi partit ensuite pour Madrid, après avoir nommé le grand-duc de Berg lieutenant-général du royaume.


CHAPITRE IV.

Mort de M. de Belloy, archevêque de Paris.—Vie d'un siècle et trop courte.—Beau trait de l'archevêque de Gênes.—L'enfant du bourreau.—Retour d'Espagne du grand-duc de Berg.—Départ de Marrac.—Tabatières prodiguées par l'empereur.—La chambre du premier roi Bourbon.—Souvenir d'Égypte.—La pyramide et les mamelucks.—Les balladeurs.—Visite de l'empereur au grand-duc de Berg.—Préparatifs inutiles.—Le plus vieux soldat de France.—Le centenaire.—Hommage de l'empereur à la vieillesse.—Le soldat d'Égypte.—Arrivée à Saint-Cloud.—Le 15 août.—L'empereur avare de louanges.—Mauvaise humeur de l'empereur.—Napoléon et le dieu Mars.—L'ambassadeur de Perse.—Audience solennelle.—Élégance et générosité d'Asker-kan.—Les sabres de Tamerlan et de Kouli-kan.—Galanterie persanne.—Goût d'Asker-kan pour les sciences et les arts.—Le prix long et le prix court.—L'indienne préférée au cachemire.—Divertissement oriental.—Les armes du sophi et le chiffre de l'empereur.—Asker-kan à la Bibliothèque impériale.—Le Coran.—Portrait du sophi.—Le grand ordre du Soleil donné au prince de Bénévent.—Chute d'Asker-kan au concert de l'impératrice.—M. de Barbé-Marbois, médecin malgré lui.


Dans ce temps-là, on apprit à Bayonne que M. de Belloy, archevêque de Paris, venait de mourir d'un catarrhe, à l'âge de plus de quatre-vingt-dix-huit ans.

Le lendemain du jour où arriva cette triste nouvelle, l'empereur, à qui elle causait un chagrin sincère, parla des grandes et bonnes qualités du vénérable prélat. Sa Majesté raconta elle-même qu'ayant un jour dit, sans trop y réfléchir, à M. de Belloy, déjà âgé de plus de quatre-vingt-seize ans, qu'il vivrait un siècle, le bon archevêque s'était écrié en souriant: «Pourquoi Votre Majesté veut-elle que je n'aie plus que quatre ans à vivre?»

Je me rappelle qu'une des personnes qui assistaient au lever de l'empereur cita à propos de M. de Belloy, le trait suivant du vertueux archevêque de Gênes, pour lequel l'empereur faisait profession du plus grand respect.

La femme du bourreau de Gênes était accouchée d'une fille, qui ne put être baptisée parce que personne ne voulait lui servir de parrain. En vain le père priait, suppliait le peu de personnes qu'il connaissait, en vain même il offrit de l'argent, ce fut une chose impossible. La pauvre petite fille resta ainsi sans baptême quatre ou cinq mois; sa santé heureusement ne donnait aucune inquiétude. Enfin on parla de cette singulière circonstance à l'archevêque. Le bon prélat écouta l'histoire avec beaucoup d'intérêt, se plaignit de ne pas avoir été instruit plus tôt, et donna l'ordre à l'instant qu'on lui amenât la petite fille. Il la fit baptiser dans son palais, et fut lui-même son parrain.

Au commencement de juillet, le grand-duc de Berg revint d'Espagne, fatigué, malade, et de mauvaise humeur. Il ne resta que deux ou trois jours; il eut à peu près autant d'entrevues avec Sa Majesté, qui ne parut guère plus contente de lui qu'il ne l'était d'elle, et partit ensuite pour les eaux de Barèges.

Leurs majestés l'empereur et l'impératrice quittèrent le château de Marrac le 10 juillet, à six heures du soir. Ce voyage de l'empereur fut un de ceux qui coûtèrent le plus de tabatières à entourage de diamans. Sa Majesté n'en était point économe.

Leurs Majestés arrivèrent à Pau le 22, à dix heures du matin. Elles descendirent au château de Gelos, situé à distance d'un quart de lieue de la patrie du bon Henri, sur le bord de la rivière. La journée fut employée en réceptions et en promenades à cheval. L'empereur alla voir le château où fut élevé le premier roi de la maison de Bourbon, et prit beaucoup d'intérêt à cette visite, qu'il prolongea jusqu'à l'heure du dîner.

Sur la limite du département des Hautes-Pyrénées, et justement dans la partie la plus aride et la plus misérable, était élevé un arc de triomphe en verdure, qui semblait un prodige tombé du ciel, au milieu de ces landes incultes et brûlées par le soleil; une garde d'honneur attendait Leurs Majestés, rangée autour de ce monument champêtre, et commandée par un ancien maréchal de camp, M. de Noé, âgé de plus de quatre-vingts ans. Ce respectable militaire prit aussitôt place à côté de la voiture, et fit son service à cheval pendant un jour et deux nuits, sans témoigner la moindre fatigue.

Nous trouvâmes plus loin, sur le plateau d'une petite montagne, une pyramide en pierre de quarante à cinquante pieds de haut, couverte aux quatre faces d'inscriptions à la louange de Leurs Majestés: une trentaine d'enfans, habillés en mamelucks, semblaient garder ce monument, qui rappelait à l'empereur de glorieux souvenirs. Au moment où Leurs Majestés parurent, nous vîmes s'élancer d'un bois voisin, des balladeurs ou danseurs du pays, costumés de la manière la plus pittoresque, portant des bannières de différentes couleurs, et reproduisant avec une souplesse et une vigueur peu commune la danse traditionnelle des montagnards méridionaux.

Plus près de la ville de Tarbes, était une montagne factice, plantée de sapins, qui s'ouvrit pour laisser passer le cortége, et fit place à un aigle impérial suspendu dans les airs, et tenant une banderolle, sur laquelle était écrit: Il ouvrira nos Pyrénées.

Arrivé à Tarbes, l'empereur monta aussitôt à cheval, pour rendre visite au grand-duc de Berg, qui était malade dans un des faubourgs. Nous repartîmes le lendemain, sans voir Barèges et Bagnères, où les préparatifs les plus brillans avaient été faits pour recevoir Leurs Majestés.

On présenta à l'empereur, lors de son passage à Agen, un brave homme, nommé Printemps, âgé de cent quatorze ans; il avait servi sous Louis XIV, Louis XV et Louis XVI, et quoique chargé d'années et de fatigues, lorsqu'il se vit en présence de l'empereur, il repoussa doucement deux de ses petits-fils qui le soutenaient, disant avec une espèce de petite colère, qu'il irait bien tout seul. Sa Majesté, vivement émue, fit la moitié du chemin, et se pencha avec bonté vers le centenaire, qui, à genoux, sa tête blanche découverte et les yeux pleins de larmes, lui dit d'une voix tremblante: «Ah! Sire, j'avais bien peur de mourir avant de vous avoir vu.» L'empereur l'ayant relevé, le conduisit à une chaise sur laquelle il le fit asseoir lui-même, et s'assit à côté de lui sur une autre qu'il me fit signe de lui avancer. «Je suis content de vous voir, mon père Printemps, bien content. Vous avez entendu parler de moi dernièrement?» (Sa Majesté avait fait à ce brave homme une pension réversible sur la tête de sa femme.) Printemps mit la main sur son cœur, et dit: «Oui! j'ai entendu parler de vous!» L'empereur prit plaisir à le faire parler de ses campagnes, et le congédia après un entretien assez long, avec cinquante napoléons dont il lui fit cadeau.

On présenta aussi à Leurs Majestés un soldat natif d'Agen qui avait perdu la vue à la suite de l'expédition d'Égypte. L'empereur lui donna 300 francs, et lui promit une pension, qu'il lui a faite depuis.

Le lendemain de leur arrivée à Saint-Cloud, l'empereur et l'impératrice se rendirent à Paris pour assister aux fêtes du 15 août. Je n'ai pas besoin de dire que ces fêtes furent magnifiques. À peine entré aux Tuileries, l'empereur se mit à parcourir le château pour voir les réparations et les embellissemens qu'on avait faits pendant son absence. Selon son habitude, il critiqua plus qu'il ne loua ce qu'il voyait; et, regardant par la fenêtre de la salle des maréchaux, il demanda à M. de Fleurieu, gouverneur du palais, pourquoi le haut de l'arc-de-triomphe du Carrousel était couvert d'une toile. On répondit à Sa Majesté que c'était à cause des dispositions nécessaires pour la pose de sa statue dans le char auquel étaient attelés les chevaux de Corinthe, ainsi que pour l'achèvement des deux Victoires qui devaient conduire les quatre chevaux. «Comment! s'écria vivement l'empereur, mais je ne veux pas cela! je n'en ai rien dit! je ne l'ai pas demandé!» Puis, se tournant vers M. Fontaine, il continua: «Monsieur Fontaine, est-ce que ma statue était dans le dessin que vous m'avez présenté?—Non, sire; c'était celle du dieu Mars.—Eh bien, pourquoi m'avoir mis à la place du dieu Mars?—Sire, ce n'est pas moi..... M. le directeur-général des Musées....—M. le directeur-général a eu tort, interrompit l'empereur avec impatience; je veux qu'on ôte cette statue, entendez-vous, Monsieur Fontaine? je veux qu'on l'ôte... c'est la chose la plus inconvenante. Comment donc! est-ce à moi à me faire des statues? Que le char et les Victoires soient achevés, mais que le char..... que le char reste vide!» L'ordre fut exécuté, et la statue de l'empereur, descendue et cachée dans l'orangerie, y est peut-être encore. Elle était en plomb doré, fort belle et très-ressemblante.

Le dimanche qui suivit l'arrivée de l'empereur, Sa Majesté reçut aux Tuileries l'ambassadeur de Perse Asker-kan. M. Jaubert l'accompagnait, et lui servait d'interprète: ce savant orientaliste était allé, d'après les ordres de l'empereur, recevoir Son Excellence aux frontières de France, avec M. Outrey, vice-consul de France à Bagdad. Plus tard, Son Excellence eut une seconde audience. Celle-là fut solennelle et au palais de Saint-Cloud.

L'ambassadeur était un fort bel homme, de haute taille, d'une figure aimable, régulière et noble. Ses manières, pleines de politesse et d'aisance, à l'égard des dames surtout, avaient quelque chose de la galanterie française. Sa suite, composée d'hommes choisis, et tous magnifiquement habillés, était, à son départ d'Erzeroum, de plus de trois cents personnes; mais les difficultés innombrables du voyage avaient obligé Son Excellence à laisser en route une grande partie de son monde. Ainsi réduite, cette suite était encore une des plus nombreuses que jamais ambassadeur eût amenées en France. L'ambassadeur logeait avec elle rue de Fréjus, à l'ancien hôtel de mademoiselle de Conti.

Les présens que son souverain l'avait chargé d'offrir à l'empereur étaient très-précieux. C'était plus de quatre-vingts cachemires de toutes sortes; une grande quantité de perles fines de diverses grosseurs, quelques-unes énormes; une bride orientale avec son mors, ornée de perles, de turquoises, d'émeraudes, etc.; enfin le sabre de Tamerlan et celui de Thamas-Kouli-kan; le premier couvert de perles et de pierreries; le second très-simplement monté, tous deux ayant des lames indiennes d'une finesse extraordinaire, avec des arabesques en or incrustées.

J'ai pris plaisir dans le temps à recueillir quelques détails sur cet ambassadeur. Il était d'un caractère fort doux, plein de complaisance et d'égards pour toutes les personnes qui allaient le voir, donnant aux dames de l'essence de roses; aux hommes du tabac, des parfums, des pipes. Il prenait plaisir à comparer les bijoux français avec ceux qu'il avait apportés de son pays, et poussait quelquefois la galanterie jusqu'à proposer aux dames des échanges toujours avantageux pour elles: un refus le chagrinait beaucoup. Quand une jolie femme entrait chez lui, il souriait d'abord, et l'écoutait parler avec une sorte d'extase muette; puis, il s'empressait à la faire asseoir, à lui mettre sous les pieds des coussins, des tapis en cachemire (car il n'y avait que de cette étoffe chez lui), son linge de corps même et les draps de son lit étaient en tissu de cachemire extraordinairement fin. Asker-kan ne se gênait pas pour se laver la figure, la barbe et les mains devant le monde: il s'asseyait pour cette opération en face d'un esclave qui lui présentait à genoux une aiguière de porcelaine.

L'ambassadeur avait beaucoup de goût pour les sciences et les arts; il était lui-même très-savant. MM. Dubois et Loyseau tenaient à côté de son hôtel une maison d'éducation qu'il allait visiter fort souvent. Il aimait surtout à assister aux séances de physique expérimentale; et les questions qu'il faisait proposer par son interprète prouvaient de sa part une connaissance fort étendue des phénomènes de l'électricité. Les marchands de curiosités et d'objets d'art l'aimaient beaucoup, parce qu'il leur achetait sans trop marchander. Cependant, un jour qu'il avait besoin d'un télescope, il fit venir un fameux opticien, qui pensa pouvoir lui surfaire énormément le prix. Mais Asker-kan, après avoir examiné l'instrument, qu'il trouva très-convenable, fit dire à l'opticien: «Vous m'avez donné votre prix long; donnez-moi maintenant votre prix court

Il admirait surtout les indiennes de la manufacture de Jouy, dont il trouvait le tissu, les dessins et les couleurs préférables même aux cachemires; et il en fit acheter plusieurs robes pour les envoyer en Perse, afin de servir de modèles.

Le jour de la fête de l'empereur, Son Excellence donna dans les jardins de son hôtel un divertissement à l'orientale. Les musiciens persans attachés à l'ambassade exécutèrent des chants guerriers étonnans de vigueur et d'originalité. Il y eut un feu d'artifice, où l'on remarqua les armes du sophi, sur lesquelles se dessinait avec beaucoup d'art le chiffre de Napoléon.

Son Excellence visita la Bibliothèque impériale, où M. Jaubert lui servit d'introducteur. L'ambassadeur fut saisi d'admiration en voyant l'ordre qui règne dans cette immense collection de livres. Il s'arrêta une demi-heure dans la salle des manuscrits, qu'il trouva fort beaux, et dont il reconnut plusieurs pour avoir été copiés par des écrivains très-renommés en Perse. Un exemplaire de l'Alcoran le frappa surtout, et il dit en le regardant qu'il n'était point d'homme en Perse qui ne vendît ses enfans pour acquérir un pareil trésor.

En quittant la Bibliothèque, Asker-kan fit faire des complimens aux conservateurs, et promit d'enrichir la bibliothèque de plusieurs manuscrits précieux qu'il avait apportés de son pays.

Quelques jours après sa présentation, l'ambassadeur alla visiter le Musée. La vue d'un tableau qui représentait le roi de Perse son maître lui fit une vive impression, et il ne sut comment témoigner sa joie et sa reconnaissance, lorsqu'on lui présenta plusieurs épreuves de la gravure de ce tableau. Les tableaux d'histoire, principalement les batailles, captivèrent ensuite toute son attention; il demeura un quart d'heure devant celui qui représente la reddition de la ville de Vienne.

Arrivé au bout de la galerie d'Apollon, Asker-kan s'assit pour se reposer, demanda une pipe, et se mit à fumer. Quand il eut fini, il se leva, et, voyant autour de lui beaucoup de dames, que la curiosité avait attirées, il leur fit, par l'organe de M. Jaubert, des complimens extrêmement flatteurs. Puis, quittant le Musée, Son Excellence alla se promener aux Tuileries, où bientôt elle se vit entourée et suivie par une foule immense: ce jour-là, Son Excellence remit au prince de Bénévent, de la part de son souverain, le grand-ordre du Soleil, décoration magnifique, qui consiste en un soleil de diamans attaché par un cordon d'étoffe rouge couvert de perles.

Asker-kan produisait à Paris plus d'effet que l'ambassadeur turc; il était plus généreux, plus galant, faisait sa cour avec plus d'adresse, et se conformait plus facilement aux usages et aux mœurs françaises. Le turc était irascible, austère et bourru, tandis que le persan entendait assez bien la plaisanterie. Un jour pourtant il se fâcha tout rouge, et il faut convenir qu'il en avait bien quelque sujet.

C'était à un concert donné dans les appartemens de l'impératrice Joséphine. Asker-kan, qu'apparemment cette musique n'amusait pas prodigieusement, commença pourtant par y applaudir par des gestes et des roulemens d'yeux. Mais la nature l'emporta à la fin sur la politesse, et l'embassadeur s'endormit d'un profond somme. L'attitude de Son Excellence n'était pourtant pas des plus commodes pour le sommeil; elle était debout, le dos appuyé au lambris, et les deux pieds étayés contre un fauteuil dans lequel une dame était assise. Quelques officiers du palais trouvèrent plaisant d'enlever prestement à Asker-kan son point d'appui. La chose était des plus faciles à exécuter; ils s'entendirent avec la dame qui occupait le fauteuil. Elle se leva subitement, le siége glissa sur le parquet, les pieds de Son Excellence suivirent le mouvement, et l'ambassadeur, privé tout à coup du contrepoids qui l'avait tenu en équilibre, allait s'étendre tout de son long, lorsqu'il se réveilla en sursaut, et s'arrêta dans sa chute en s'accrochant à ses voisins, aux meubles et aux draperies, non sans faire un bruit épouvantable. Les officiers qui lui avaient joué ce mauvais tour l'engagèrent avec le sérieux le plus comique à s'établir dans un bon fauteuil, pour éviter le retour d'un semblable accident, tandis que la dame qui s'était faite leur complice dans cette espiéglerie avait la plus grande peine à étouffer ses éclats de rire, et que Son Excellence était tout animée d'une colère qu'elle ne pouvait exprimer que par ses regards et par ses gestes.

On parla et on rit long-temps à la cour d'une autre aventure d'Asker-kan. Se sentant malade depuis plusieurs jours, il crut que la médecine française parviendrait plus promptement à le guérir que la médecine persane, et il ordonna qu'on fît venir M. Bourdois, l'un des plus habiles médecins de Paris, dont il connaissait le nom, ayant toujours soin de s'informer de toutes nos célébrités dans tous les genres. On s'empresse d'exécuter les ordres de l'ambassadeur; mais, par une singulière méprise, ce n'est pas M. le docteur Bourdois qu'on prie de se rendre auprès d'Asker-kan, mais le président de la cour des comptes, M. Marbois, qui s'étonne beaucoup de l'honneur que lui fait l'ambassadeur persan, ne voyant pas d'abord quels rapports il pouvait y avoir entre eux. Cependant il se rendit avec empressement auprès d'Asker-kan, qui put sans peine prendre le costume sévère de M. le président de la cour des comptes pour un costume de médecin. À peine M. Marbois est-il entré que l'ambassadeur lui présente la main, lui tire la langue en le regardant; M. Marbois est un peu surpris de cet accueil; mais pensant que c'était sans doute la manière orientale de saluer les magistrats, il s'incline profondément, serrant humblement la main qu'on lui présentait. Il était dans cette position respectueuse lorsque quatre des serviteurs de l'ambassadeur lui apportent et lui mettent sous le nez, à titre de renseignemens, un vase d'or à signes non équivoques. M. Marbois reconnut l'usage avec une surprise et une indignation inexprimables. Il recule avec colère, demande vivement ce que signifie tout cela, et s'entendant appeler M. le docteur,—Comment! s'écria-t-il, M. le docteur!—Mais oui, M. le docteur Bourdois.—M. Marbois est confondu. C'est la parité de désinence de son nom et de celui du docteur qui l'a exposé à cette désagréable visite.


CHAPITRE V.

Translation de la statue colossale de la place Vendôme.—Les chevaux de brasseur.—Dernière partie de barres de Napoléon.—Départ pour Erfurt.—Logemens des empereurs.—Garnison d'Erfurt.—Acteurs et actrices du Théâtre-Français à Erfurt.—Antipathie de l'empereur contre madame Talma.—Mademoiselle Bourgoin et l'empereur Alexandre.—Avis paternel de l'empereur au czar.—Désappointement.—Entrée de l'empereur à Erfurt.—Arrivée du czar.—Attentions du czar pour le duc de Montebello.—Rencontre de l'empereur et du czar.—Entrée des deux empereurs dans Erfurt.—Déférence réciproque.—Le czar dînant tous les jours chez l'empereur.—Intimité de l'empereur et du czar.—Nécessaire et lit donnés par Napoléon à Alexandre.—Présent de l'empereur de Russie à Constant.—Le czar faisant sa toilette chez l'empereur.—Échange de présens.—Les trois pelisses de martre-zibeline.—Histoire d'une des trois pelisses.—La princesse Pauline et son protégé.—Colère de l'empereur.—Exil.


Le lendemain ou le surlendemain de la fête de l'empereur, on transporta des ateliers de M. Launay à la place Vendôme la statue colossale en bronze qui devait être placée sur la colonne. Les brasseurs du faubourg Saint-Antoine offrirent leurs plus beaux chevaux pour traîner le chariot qui supportait la statue. On en choisit douze, un à chaque brasseur, et leurs maîtres voulurent les monter eux-mêmes. Rien n'était plus singulier que ce cortége, qui arriva sur la place à cinq heures du soir, suivi d'une foule immense, et aux cris de vive l'empereur!

Quelques jours avant le départ de Sa Majesté pour Erfurt, l'empereur, l'impératrice et leurs familiers jouèrent aux barres pour la dernière fois. C'était le soir. Des valets de pied portaient des torches allumées, et suivaient les joueurs, lorsque ceux-ci s'éloignaient hors de la portée des lumières. L'empereur tomba une fois en courant après l'impératrice; il fut fait prisonnier, mais rompit bientôt son ban, se remit à courir; et quand il fut las, il emmena Joséphine, malgré les réclamations des joueurs. Ainsi finit la dernière partie de barres que j'aie vu faire à l'empereur.

Il avait été décidé que l'empereur Alexandre et l'empereur Napoléon se réuniraient à Erfurt le 27 septembre; et la plupart des souverains formant la confédération du Rhin avaient été invités à assister à cette entrevue, qui devait être majestueuse et brillante. En conséquence, M. le duc de Frioul, grand-maréchal du palais, fit partir M. de Canouville, maréchal-des-logis du palais, M. de Beausset, préfet du palais, et deux fourriers, afin de préparer à Erfurt les logemens nécessaires à tant d'illustres voyageurs, et d'organiser le service du grand-maréchal.

On choisit pour le logement de l'empereur Napoléon le palais du gouvernement, lequel, à cause de son étendue, convenait parfaitement à l'intention que l'empereur avait d'y tenir sa cour. On prépara pour l'empereur Alexandre l'hôtel de M. Triebel, le plus joli de la ville, et celui du sénateur Remann pour S. A. I. le grand-duc Constantin. D'autres hôtels furent également réservés pour les princes de la confédération, ainsi que pour les personnages de leur suite; un détachement de tous les services de la maison impériale fut établi dans chacun de ces différens logemens.

On avait envoyé du garde-meuble de la couronne, des meubles magnifiques et en immense quantité; des tapis et des tapisseries des Gobelins et de la Savonnerie; des bronzes; des lustres, candélabres, girandoles; des porcelaines de Sèvres; enfin tout ce qui pouvait contribuer au luxe de l'ameublement des deux palais impériaux, et de ceux qui devaient être occupés par les autres souverains. On fit venir de Paris une foule d'ouvriers.

M. le général Oudinot fut nommé gouverneur d'Erfurt. Il avait sous ses ordres le Ier régiment de hussards, le 6e de cuirassiers et le 17e d'infanterie légère, que le major général avait désignés pour composer la garnison. Vingt gendarmes d'élite avec un bataillon choisi parmi les plus beaux grenadiers de la garde, furent envoyés pour faire le service des palais impériaux.

L'empereur, qui songeait aux moyens de rendre cette entrevue d'Erfurt aussi agréable que possible aux souverains, qu'il avait pris en affection à Tilsitt, eut l'idée de les faire jouir de la représentation des chefs-d'œuvre de la scène française. C'était sans doute le plus digne amusement qu'il pût leur procurer. Il donna donc des ordres pour que la salle de spectacle fût embellie et réparée; M. Dazincourt fut nommé directeur du théâtre, et partit de Paris avec MM. Talma, Lafon, Saint-Prix, Damas, Després, Varennes, Lacave; mesdames Duchesnois, Raucourt, Talma, Bourgoin, Rose Dupuis, Gros et Patrat. Tout fut organisé avant l'arrivée des souverains.

Napoléon ne pouvait pas souffrir madame Talma, quoique pourtant elle fît preuve d'un talent remarquable. On connaissait cette aversion, dont je n'ai jamais pu découvrir le motif; aussi ne voulut-on pas d'abord la porter sur la liste des acteurs qui allaient à Erfurt; mais M. Talma fit tant d'instances, qu'enfin on y consentit. Il arriva ce que tout le monde avait prévu, excepté peut-être M. Talma et sa femme, c'est que l'empereur l'ayant vu jouer une fois, se plaignit beaucoup de ce qu'on l'avait laissé venir, et la fit rayer de la liste.

Mademoiselle B......., jeune alors, et extrêmement jolie, eut tout d'abord plus de succès. Il faut dire aussi que pour y parvenir, elle s'y prit autrement que madame Talma. Dès qu'elle parut au théâtre d'Erfurt, elle excita l'admiration, et devint l'objet des hommages de tous les illustres spectateurs. Cette préférence marquée fit naître des jalousies, dont elle était fort contente, et qu'elle entretenait de son mieux, par toutes sortes de moyens. Lorsqu'elle ne jouait pas, elle venait se placer dans la salle, magnifiquement parée; alors tous les regards se portaient sur elle, et se détournaient de la scène, ce qui déplaisait fort aux acteurs. L'empereur s'aperçut un jour de ces distractions fréquentes, et y mit fin en faisant défendre à mademoiselle B....... de paraître au théâtre ailleurs que sur la scène.

Cette mesure prise par Sa Majesté, fort sagement à mon avis, dut la mettre fort mal dans les papiers de mademoiselle B....... Un autre incident vint ajouter au déplaisir de l'actrice. Les deux souverains allaient ensemble presque tous les soirs au spectacle. L'empereur Alexandre trouvait mademoiselle B....... charmante, et ne s'en cachait pas. Celle-ci le savait, et tout ce qu'elle jugeait capable d'exciter le goût du monarque, elle le mettait en usage. Un jour enfin, le czar amoureux fit part à l'empereur de ses dispositions à l'égard de mademoiselle B....... «Je ne vous conseille pas de lui faire des avances, dit l'empereur Napoléon.—Vous croyez qu'elle refuserait?—Oh! non; mais c'est demain jour de poste, et dans cinq jours tout Paris saurait comment des pieds à la tête est faite Votre Majesté; et puis votre santé m'intéresse..... Ainsi je souhaite que vous puissiez résister à la tentation.» Ces mots refroidirent singulièrement l'ardeur de l'autocrate, qui remercia l'empereur de son bon avertissement, et lui dit: «Mais à la manière dont parle Votre Majesté, je serais tenté de croire que vous gardez à cette charmante actrice quelque rancune personnelle.—Non, en vérité, répliqua l'empereur, je n'en sais que ce que l'on en dit.» Cette conversation eut lieu dans la chambre à coucher, pendant la toilette. L'empereur Alexandre quitta Sa Majesté, parfaitement convaincu, et mademoiselle B....... en fut pour ses œillades et ses espérances.

Sa Majesté fit son entrée dans Erfurt, le matin du 27 septembre 1808. Le roi de Saxe, qui était arrivé le premier, suivi du comte de Marcolini, du comte de Haag et du comte de Boze, attendait l'empereur au bas de l'escalier du palais du gouvernement. Puis vinrent les membres de la régence et de la municipalité d'Erfurt, qui le complimentèrent dans la formule usitée. Après quelques instans de repos, l'empereur monta à cheval et sortit d'Erfurt par la porte de Weimar après avoir, en passant, fait une visite au roi de Saxe. Il trouva hors de la ville toute la garnison rangée en bataille. Les grenadiers de la garde étaient commandés par M. d'Arquies; le 1er régiment de hussards par M. de Juniac; le 17e d'infanterie par M. de Cabannes-Puymisson, et le 6e de cuirassiers, les plus beaux hommes qu'il fût possible d'imaginer, par le colonel d'Haugeranville. L'empereur passa la revue, fit changer quelques positions, puis continua son chemin à la rencontre de l'empereur Alexandre.

Celui-ci était parti de Saint-Pétersbourg, le 14 septembre. Le roi et la reine de Prusse l'attendaient à Kœnigsberg, où il arriva le 18. Le duc de Montebello eut l'honneur de le recevoir à Bromberg au bruit d'une salve de vingt et un coups de canon. Étant descendu de voiture, l'empereur Alexandre monta à cheval, accompagné des maréchaux de l'empire Soult, duc de Dalmatie, et Lannes, duc de Montebello, et partit au galop pour aller joindre la division Nansouty, qui l'attendait rangée en bataille. Il fut accueilli par une nouvelle salve de vingt-et-un coups de canon, et par les cris mille fois répétés de Vive l'empereur Alexandre! Le monarque, en parcourant les différens corps qui formaient cette belle division, dit aux officiers: «Je tiens à grand honneur, Messieurs, de me trouver parmi d'aussi braves gens et de si beaux militaires.»

Par les ordres du maréchal Soult, qui ne faisait en cela qu'exécuter ceux que l'empereur Napoléon lui avait donnés, des relais de poste avaient été préparés sur toute la route que le monarque du nord devait parcourir. Défense était faite de rien recevoir. À chaque relais se trouvaient des escortes de dragons ou de cavalerie légère qui rendaient les honneurs militaires au czar, lorsqu'il venait à passer.

Après avoir dîné avec les généraux et les colonels de la division Nansouty, l'empereur de Russie remonta dans sa voiture qui était une calèche à deux places, et fit asseoir à côté de lui le duc de Montebello qui a raconté depuis de combien de marques d'estime et de bonté le czar l'avait comblé pendant le voyage, arrangeant le manteau du maréchal sur les épaules de celui-ci pendant son sommeil.

Sa majesté impériale russe, arrivée à Weimar, le 26 au soir, continua le lendemain sa route sur Erfurt, escortée par le maréchal Soult, son état-major et les officiers supérieurs de la division Nansouty qui ne l'avaient point quittée depuis Bromberg. Ce fut à une lieue et demie d'Erfurt qu'Alexandre trouva Napoléon, qui venait au devant de lui à cheval.

Dès l'instant où le czar aperçut l'empereur, il descendit de voiture et s'avança vers Sa Majesté, qui de son côté avait mis pied à terre. Ils s'embrassèrent avec l'affection de deux amis de collége qui se reverraient après une longue absence, puis ils montèrent à cheval tous deux, ainsi que le grand duc Constantin, et passant au galop devant les régimens qui leur présentaient les armes, ils entrèrent dans la ville, tandis que les troupes et une immense population accourue de vingt lieues à la ronde faisait retentir l'air de leurs acclamations. L'empereur de Russie portait, en entrant à Erfurt, la grande décoration de la Légion-d'Honneur, et l'empereur des Français, celle de Saint-André de Russie. Les deux souverains continuèrent à se donner cette marque mutuelle de déférence pendant leur séjour. On remarqua aussi que dans son palais l'empereur donnait toujours la droite à Alexandre. Le soir de l'arrivée de ce souverain, ce fut lui qui, sur l'invitation de Sa Majesté, donna le mot d'ordre de la place au grand-maréchal. Il fut donné ensuite alternativement par les deux souverains.

Ils allèrent d'abord au palais de Russie, où ils restèrent une heure. Ensuite Alexandre vint rendre visite à l'empereur, qui le reçut au bas de l'escalier, et le reconduisit, lorsqu'il se retira, jusqu'à la porte d'entrée de la salle des gardes. À six heures, les deux souverains dînèrent chez Sa Majesté; il en fut de même tous les jours. À neuf heures, l'empereur ramena l'empereur de Russie à son palais; ils eurent alors un entretien tête à tête qui dura plus d'une heure. Ce soir-là toute la ville fut illuminée.

Le lendemain de son arrivée, l'empereur reçut à son lever les officiers de la maison du czar, et il leur accorda les grandes entrées pour toute la durée du séjour. L'empereur Alexandre fit de même à l'égard des officiers français[66].

Les deux souverains se témoignaient l'amitié la plus sincère et la confiance la plus intime. L'empereur Alexandre venait presque tous les matins chez Sa Majesté, et entrait dans sa chambre à coucher, où il causait familièrement avec elle. Un jour il examina le nécessaire de l'empereur, meuble en vermeil, qui avait coûté six mille francs, très-bien disposé, et ciselé par l'orfèvre Biennais, et le trouva de son goût. Aussitôt qu'il fut sorti, l'empereur m'ordonna de prendre un nécessaire pareil, que l'on venait de recevoir de Paris, et de le porter au palais du czar.

Une autre fois, l'empereur Alexandre ayant remarqué l'élégance et la solidité du lit en fer de Sa Majesté, le lendemain même, d'après l'ordre de Napoléon, et par mes soins, un lit semblable, garni de tout ce qui était nécessaire, fut monté dans la chambre de l'empereur de Russie, qui fut enchanté de cette galanterie, et qui, deux jours après, pour me témoigner sa satisfaction, chargea M. de Rémusat de me remettre en son nom deux riches bagues en diamans.

Le czar refit un jour sa toilette chez l'empereur, dans sa chambre, et là j'aidai le monarque à se rhabiller. Je pris dans le linge de l'empereur une cravate blanche et un mouchoir de batiste, que je lui donnai. Il me fit beaucoup de remerciemens; c'était un prince extrêmement doux, bon, aimable, et d'une politesse extrême.

Il y avait échange de présens entre les illustres souverains. Alexandre fit don à l'empereur de trois superbes pelisses en martre-zibeline. L'empereur en donna une à la princesse Pauline, sa sœur, et une autre à madame la princesse de Ponte-Corvo. Quant à la troisième, il la fit couvrir en velours vert et garnir de brandebourgs en or. C'est cette pelisse qu'il a constamment portée en Russie. L'histoire de celle que j'avais portée de sa part à la princesse Pauline est assez curieuse pour que je la rapporte ici, quoiqu'elle ait été déjà racontée ailleurs.

La princesse Pauline avait témoigné beaucoup de joie en recevant le présent de l'empereur, et elle se plaisait à faire admirer sa pelisse aux personnes de sa maison. Un jour qu'elle se trouvait au milieu d'un cercle de dames à qui elle faisait remarquer la finesse et la rareté de cette fourrure, survint M. de Canouville, à qui la princesse demanda son avis sur le cadeau qu'elle avait reçu de l'empereur. Le beau colonel n'en parut pas aussi émerveillé qu'elle s'y attendait, et elle en fut piquée. «Comment, Monsieur, vous ne trouvez pas cela délicieux?—Mais... non, Madame.—En vérité! oh bien, pour vous punir, je veux que vous gardiez cette pelisse, je vous la donne, et j'exige que vous la portiez; je le veux, entendez-vous? Il est probable qu'il y avait eu récemment quelque brouillerie entre son altesse impériale et son protégé, et que la princesse s'était hâtée de saisir la première occasion de rétablir la paix. Quoi qu'il en soit, M. de Canouville se fit un peu prier, pour la forme, et la riche fourrure fut portée chez lui.

Peu de jours après, l'empereur passant une revue sur la place du Carrousel, M. de Canouville y parut, monté sur un cheval ombrageux, et qu'il avait assez de peine à calmer. Cela causa quelque désordre, et attira l'attention de Sa Majesté, qui, en jetant les yeux sur M. de Canouville, reconnut que la pelisse qu'elle avait offerte à sa sœur avait été métamorphosée en dolman de hussard. L'empereur eut grande peine à maîtriser sa colère: «Monsieur de Canouville, s'écria-t-il d'une voix tonnante, votre cheval est jeune, il a le sang trop chaud; vous irez le rafraîchir en Russie.» Trois jours après, M. de Canouville avait quitté Paris.


CHAPITRE VI.

Bienveillance du czar envers les acteurs français.—Parties fines.—Camaraderie du roi de Westphalie et du grand-duc Constantin.—Farces d'écoliers.—Singulière commande du prince Constantin.—Les souvenirs au théâtre d'Erfurt.—Surdité du czar, attention de l'empereur.—Cinna, Œdipe.—Allusion saisie par le czar.—Alarme nocturne.—Terreur de Constant.—Cauchemar de Napoléon.—Un ours mangeant le cœur de l'empereur.—Singulière coïncidence.—Partie de chasse.—Suite des deux empereurs.—Massacre de gibier.—Début du czar à la chasse.—Bal ouvert par le czar.—Étonnement des seigneurs moscovites.—Déjeuner sur le mont Napoléon.—Visite du champ de bataille d'Iéna.—Habitans d'Iéna et propriétaires indemnisés par l'empereur.—Don de 100,000 écus fait par l'empereur aux victimes de la bataille d'Iéna.—Leçon de stratégie donnée par Napoléon à ses alliés.—Représentation du maréchal Berthier.—Réponse de l'empereur.—Conversation entre l'empereur et les souverains alliés.—Érudition de l'empereur.—Décorations et présens distribués par les deux empereurs.—Fin de l'entrevue d'Erfurt.—Séparation.


L'empereur Alexandre ne cessait de témoigner aux acteurs sa satisfaction par des cadeaux et des complimens, et quant aux actrices, j'ai dit plus haut jusqu'où il serait allé avec l'une d'elles, si l'empereur Napoléon ne l'en eût détourné. Le grand-duc Constantin faisait tous les jours avec le prince Murat, et d'autres personnages distingués, des parties de plaisir où rien n'était épargné, et dont quelques-unes de ces dames faisaient les honneurs. Aussi que de fourrures et de diamans elles rapportèrent d'Erfurt! Les deux empereurs n'ignoraient pas ce qui se passait, et ils s'en amusaient beaucoup. C'était le sujet favori des conversations du lever. C'était principalement le roi Jérôme que le grand-duc Constantin avait pris en affection. De son côté le roi poussait sa familiarité avec le grand-duc jusqu'à le tutoyer, et voulait qu'il en fît autant. «Est-ce, lui dit-il un jour, parce que je suis roi que tu parais craindre de me tutoyer? Allons donc, entre camarades faut-il se gêner?» Ils faisaient ensemble de vraies farces d'écoliers, jusqu'à courir les rues la nuit en sonnant et frappant à toutes les portes, enchantés quand ils avaient fait lever quelques honnêtes bourgeois. Au moment du départ de l'empereur, le roi Jérôme dit au grand-duc: «Voyons, dis-moi ce que tu veux que je t'envoie de Paris?—Ma foi, rien, reprit le grand-duc; ton frère m'a fait présent d'une magnifique épée: je suis content, et ne désire rien de plus.—Mais encore une fois, je veux t'envoyer quelque chose; dis-moi ce qui te ferait plaisir.—Eh bien, envoie-moi six demoiselles du Palais-Royal».

Le spectacle à Erfurt devait commencer à sept heures; mais les deux empereurs, qui y venaient toujours ensemble, n'arrivaient jamais avant sept heures et demie. À leur entrée, tout le parterre de rois se levait pour leur faire honneur, et la première pièce commençait aussitôt.

À la représentation de Cinna, l'empereur crut remarquer que le czar, placé à côté de lui, dans une loge située en face de la scène, au premier rang, n'entendait pas très-bien, à cause de la faiblesse de son ouïe. En conséquence, il donna des ordres à M. le comte de Rémusat, premier chambellan, pour qu'une estrade fut élevée sur l'emplacement de l'orchestre. On y plaça deux fauteuils pour Alexandre et Napoléon; à droite et à gauche, des chaises garnies pour le roi de Saxe et les autres souverains de la confédération. Les princesses allèrent occuper la loge abandonnée par leurs majestés. Par ces dispositions, les deux empereurs se trouvaient tellement en évidence, qu'il leur était impossible de faire un mouvement qui ne fût point aperçu de tout le monde. Le 3 octobre, on donna Œdipe; tous les souverains, comme disait l'empereur, assistaient à cette représentation. Au moment où l'acteur prononça ce vers de la première scène:

L'amitié d'un grand homme est un bienfait des dieux;

le czar se leva et tendit la main avec grâce à l'empereur. Aussitôt des applaudissemens que la présence des souverains ne put contenir s'élevèrent de tous les points de la salle.

Le soir de ce même jour, je couchai l'empereur comme à l'ordinaire. Toutes les portes qui donnaient dans sa chambre à coucher étaient soigneusement fermées, ainsi que les volets et les croisées. On ne pouvait donc entrer chez Sa Majesté que par le salon où je couchais avec Roustan. Un factionnaire était placé au bas de l'escalier. Toutes les nuits je m'endormais fort tranquille, sûr qu'il était impossible qu'on arrivât jusqu'à Napoléon sans me réveiller. Cette nuit-là, vers deux heures du matin, comme j'étais le plus profondément endormi, un bruit étrange me réveilla en sursaut. Je me frottai les yeux, j'écoutai avec la plus grande attention, et n'entendant absolument rien, je pris ce bruit pour l'effet d'un rêve, et je me disposais à me rendormir, quand mon oreille fut frappée de cris sourds et plaintifs, semblables à ceux que pourrait pousser un homme que l'on étrangle. À deux reprises je les entendis. J'étais sur mon séant, immobile, les cheveux dressés, et les membres inondés d'une sueur froide. Tout à coup je crois qu'on assassine l'empereur, je me jette à bas de mon lit, j'éveille Roustan..... Les cris recommencent avec une force effrayante. Alors, j'ouvre la porte avec toutes les précautions que mon trouble me permettait de prendre, et j'entre dans la chambre à coucher. J'y jette à la hâte un coup d'œil, et j'acquiers la preuve que personne n'était entré. En avançant vers le lit, j'aperçois Sa Majesté étendue en travers, dans une posture convulsive, ses draps et sa couverture jetés loin d'elle, et toute sa personne dans un état effrayant de crispation nerveuse. Sa bouche ouverte laissait échapper des sons inarticulés, sa poitrine paraissait fortement oppressée, et elle avait une de ses mains appuyée, toute fermée, sur le creux de l'estomac. J'eus peur en la regardant. Je l'appelle, elle ne répond pas; je l'appelle encore une fois, deux fois... même, silence. Enfin, je pris le parti de la pousser doucement. À cette secousse, l'empereur s'éveilla en poussant un grand cri, et en disant: «Qu'est-ce? qu'est-ce?» Puis il se mit sur son séant, en ouvrant de grands yeux. Je me dépêchai de lui dire que, le voyant tourmenté par un cauchemar horrible, je m'étais permis de le réveiller. «Et vous avez bien fait, mon cher Constant, interrompit Sa Majesté. Ah! mon ami, quel rêve affreux! un ours m'ouvrait la poitrine et me dévorait le cœur!» Là-dessus l'empereur se leva, et, pendant que je raccommodais son lit, il se promena dans la chambre. Il fut obligé de changer de chemise, car la sienne était toute trempée de sueur. Enfin il se recoucha.

Le lendemain, à son réveil, il m'apprit qu'il avait eu toutes les peines du monde à se rendormir, tant était vive et terrible l'impression qu'il avait éprouvée. Le souvenir de ce rêve le poursuivit très-long-temps. Il en parlait très-souvent, et chaque fois il cherchait à en tirer des inductions différentes, à faire des rapprochemens de circonstances. Quant à moi, je l'avoue, j'ai été frappé de la coïncidence du compliment d'Alexandre au spectacle et de ce cauchemar épouvantable, d'autant plus qu'il s'en fallait de beaucoup que l'empereur fût sujet à des incommodités nocturnes de ce genre. J'ignore si Sa Majesté a raconté son rêve à l'empereur de Russie.

Le 6 octobre, leurs majestés se rendirent à une partie de chasse que le grand-duc de Weimar leur avait préparée dans la forêt d'Ettersbourg. L'empereur partit d'Erfurt à midi, avec l'empereur de Russie, dans le même carrosse. Ils arrivèrent à une heure dans la forêt, et trouvèrent pour les recevoir un pavillon de chasse qui avait été construit exprès, et décoré avec beaucoup de soin. Ce pavillon était divisé en trois pièces séparées entre elles par des colonnes à jour. Celle du milieu, plus élevée que les autres, formait un joli salon, disposé et meublé pour les deux empereurs. Autour du pavillon étaient placés de nombreux orchestres qui jouaient des fanfares auxquelles se mêlaient les acclamations d'une foule immense attirée par le désir de voir l'empereur.

Les deux souverains furent reçus à leur descente de voiture par le grand-duc de Weimar et son fils, le prince héréditaire Charles-Frédéric. Le roi de Bavière, le roi de Saxe, le roi de Wurtemberg, le prince Guillaume de Prusse, les princes de Mecklembourg, le prince primat et le duc d'Oldembourg les attendaient à l'entrée du salon.

L'empereur avait à sa suite le prince de Neufchâtel, le prince de Bénévent; le grand-maréchal du palais, duc de Frioul; le général Caulaincourt, duc de Vicence; le duc de Rovigo; le général Lauriston, aide-de-camp de Sa Majesté; le général Nansouty, premier écuyer; le chambellan Eugène de Montesquiou; le comte de Beausset, préfet du palais, et M. Cavaletti.

L'empereur de Russie avait avec lui le grand-duc Constantin, le comte de Tolstoï, grand-maréchal, et le comte Oggeroski, aide-de-camp de Sa Majesté.

La chasse dura près de deux heures, pendant lesquelles environ soixante cerfs et chevreuils furent tués. L'espace que ces pauvres animaux avaient à parcourir était fermé par des toiles, de sorte que les monarques pouvaient les tirer à plaisir, sans se déranger, assis aux croisées du pavillon. Je n'ai jamais rien trouvé en ma vie de plus absurde que ces sortes de chasses qui donnent pourtant à ceux qui les font la réputation de tireurs habiles. La grande adresse, en effet, que de tuer un animal que des piqueurs vont, pour ainsi dire, prendre par les oreilles, pour le placer en face du coup de fusil!

L'empereur de Russie avait la vue très-faible, et cette infirmité l'avait toujours détourné d'un amusement qu'il aurait aimé peut-être sans cela. Ce jour-là, pourtant, il eut envie d'essayer; il en témoigna le désir, et tout aussitôt le duc de Montebello lui présenta un fusil. M. de Beauterne eut l'honneur de donner à l'empereur une première leçon; un cerf fut poussé de manière à passer à huit pas environ d'Alexandre, qui le jeta à bas du premier coup.

Après la chasse, leurs majestés se rendirent au palais de Weimar; la duchesse régnante les reçut à la descente de leur voiture, suivie de toute sa cour. L'empereur salua affectueusement la duchesse, se souvenant de l'avoir vue deux ans auparavant dans une circonstance bien différente, et dont j'ai parlé dans son temps. Le duc de Weimar avait fait demander au grand-maréchal, duc de Frioul, des cuisiniers français, pour préparer le dîner de l'empereur; mais Sa Majesté préféra manger à l'allemande.

Leurs majestés admirent à dîner avec elles le duc et la duchesse de Weimar, la reine de Westphalie, le roi de Wurtemberg, le roi de Saxe, le grand-duc Constantin, le prince Guillaume de Prusse, le prince primat, le prince de Neufchâtel, le prince de Talleyrand, le duc d'Oldembourg, le prince héréditaire de Weimar et le prince de Mecklembourg-Schwerin.

Après le dîner, il y eut spectacle et bal, spectacle au théâtre de la ville, où les comédiens ordinaires de Sa Majesté jouèrent la Mort de César; et bal au palais ducal. Ce fut l'empereur Alexandre qui l'ouvrit avec la reine de Westphalie, au grand étonnement de tout le monde; car on savait que ce monarque n'avait jamais dansé depuis son avénement au trône, réserve que les vieillards de la cour de Russie trouvaient fort louable, pensant qu'un souverain est trop haut placé pour partager les goûts, et se plaire dans les amusemens du commun des hommes. Au reste, il n'y avait pas au bal du duc de Weimar de quoi les scandaliser: on n'y dansait pas, mais on se promenait deux à deux, tandis que l'orchestre jouait des marches.

Le lendemain matin, leurs majestés montèrent en voiture pour se rendre sur le mont Napoléon, près d'Iéna. Un déjeuner splendide les attendait sous une tente que le duc de Weimar avait fait dresser sur le lieu même où se trouvait le bivouac de l'empereur, le jour de la bataille d'Iéna. Après déjeuner, les deux empereurs montèrent à un pavillon en charpente qu'on avait construit sur le mont Napoléon. Ce pavillon était fort grand; on l'avait décoré des plans de la bataille. Une députation de la ville et de l'université d'Iéna s'y rendit, et fut reçue par leurs majestés. L'empereur entra, avec les députés, dans de grands détails relativement à leur ville, à ses ressources, aux mœurs et au caractère de ses habitans; il les interrogea sur la valeur approximative des dommages qu'avait pu causer aux gens d'Iéna l'hôpital militaire qui était demeuré si long-temps en permanence au milieu d'eux; il voulut savoir les noms de ceux qui avaient le plus souffert de l'incendie et de la guerre, et donna ordre que des gratifications leur fussent distribuées. Les petits propriétaires devaient être entièrement indemnisés. Sa Majesté s'informa avec intérêt de l'état du culte catholique, et promit de doter à perpétuité le presbytère. Elle accorda trois cent mille francs pour les premiers besoins, et promit de donner plus encore.

Après avoir visité à cheval les positions que les deux armées avaient tenues la veille et le jour de la bataille d'Iéna, ainsi que la plaine d'Aspolda, dans laquelle le duc avait fait préparer une chasse au tir, les deux empereurs retournèrent à Erfurt, où ils arrivèrent à cinq heures du soir, presque en même temps que le grand-duc héréditaire de Bade, et la princesse Stéphanie.

Pendant toute la durée de l'excursion des souverains sur le champ de bataille, l'empereur avait donné avec une complaisance extrême au jeune czar, des explications, que celui-ci, de son côté, écoutait avec une extrême curiosité. Sa Majesté semblait prendre plaisir à développer devant son auguste allié, et en présence des souverains dont les deux empereurs étaient entourés, d'abord le plan qu'il avait combiné et suivi à Iéna, ensuite les divers plans de ses autres campagnes, les manœuvres qu'il jugeait les meilleures, sa tactique habituelle, et enfin ses idées sur l'art de la guerre. L'empereur fit ainsi tout seul, durant quelques heures, les frais de la conversation, et son auditoire de rois lui prêtait autant d'attention que des écoliers avides de s'instruire en montrent aux leçons de leur maître.

Lorsque Sa Majesté rentra dans son appartement, j'entendis le maréchal Berthier qui lui disait: «Sire, ne craignez-vous pas que les souverains ne profitent un jour contre vous de tout ce que vous venez de leur apprendre? Votre Majesté semblait tout à l'heure avoir oublié ce qu'elle nous dit quelquefois, qu'il faut agir avec nos alliés comme s'ils devaient plus tard devenir nos ennemis.—Berthier, répondit l'empereur en souriant, voilà de votre part une observation courageuse, et je vous en remercie; je crois, Dieu me pardonne! que je vous ai fait l'effet d'un étourdi. Vous pensez donc,» poursuivit Sa Majesté en saisissant fortement une des oreilles du prince de Neufchâtel, «que j'ai fait la sottise de leur donner des verges pour qu'ils reviennent nous en fouetter? Soyez tranquille, je ne leur dis pas tout.»

La table de l'empereur à Erfurt était de forme semi-elliptique. Sur le haut bout, et par conséquent à la partie arrondie de cette table se plaçaient leurs majestés; à droite et à gauche, les souverains de la confédération selon leur rang. Le côté qui faisait face au couvert de leurs majestés était toujours vide. Là, se tenait debout le préfet du palais, M. de Beausset, qui raconte dans ses mémoires qu'un jour il entendit la conversation suivante:

«Ce jour (le 7 octobre), il fut question de la bulle d'Or, qui, jusqu'à l'établissement de la confédération du Rhin, avait servi de constitution et de règlement pour l'élection des empereurs, le nombre et la qualité des électeurs, etc. Le prince primat entra dans quelques détails sur cette bulle d'Or, qu'il disait avoir été faite en 1409. L'empereur Napoléon lui fit observer que la date qu'il assignait à la bulle d'Or n'était pas exacte, et qu'elle fut proclamée en 1336, sous le règne de l'empereur Charles IV. «C'est vrai, Sire, répondit le prince primat, je me trompais; mais comment se fait-il que Votre Majesté sache si bien ces choses-là?—Quand j'étais simple lieutenant en second d'artillerie, dit Napoléon....» À ce début, il y eut, de la part des augustes convives, un mouvement d'intérêt très-marqué. Il reprit en souriant.... «Quand j'avais l'honneur d'être simple lieutenant en second d'artillerie, je restai trois années en garnison à Valence. J'aimais peu le monde, et vivais très-retiré. Un heureux hasard m'avait logé près d'un libraire instruit et des plus complaisans.... J'ai lu et relu sa bibliothèque pendant ces trois années de garnison, et n'ai rien oublié, même des matières qui n'avaient aucun rapport avec mon état. La nature d'ailleurs m'a doué de la mémoire des chiffres; il m'arrive très-souvent, avec mes ministres, de leur citer le détail et l'ensemble numérique de leurs comptes les plus anciens.»

Quelques jours avant son départ d'Erfurt, l'empereur donna la croix de la Légion-d'Honneur à M. de Bigi, commandant d'armes de la place, à M. Vegel, bourguemestre d'Iéna; à MM. Wieland et Goëthe; à M. Starlk, médecin-major à Iéna. Il donna au général comte de Tolstoï, ambassadeur de Russie, rappelé de ce poste par son souverain, pour être employé dans l'armée, la grande décoration de la Légion-d'Honneur, à M. le doyen Meimung, qui deux fois avait dit la messe au palais, une bague de brillans avec le chiffre N couronné, et cent napoléons pour les deux prêtres qui l'avaient assisté; enfin au grand-maréchal du palais, comte de Tolstoï, les belles tapisseries des Gobebelins, les tapis de la Savonnerie et les porcelaines de Sèvres, que l'on avait fait venir de Paris pour meubler le palais d'Erfurt. Les ministres, grands officiers et officiers de la suite d'Alexandre, reçurent de Sa Majesté de magnifiques présens. L'empereur Alexandre en fit de même à l'égard des personnes attachées à Sa Majesté. Il donna au duc de Vicence le grand-cordon de Saint-André, et la plaque du même ordre en diamans, aux princes de Bénévent et de Neufchâtel.

Charmé du talent des comédiens français, et principalement de Talma, l'empereur Alexandre lui fit remettre de fort beaux présens, ainsi qu'à tous ses camarades; il fit complimenter les actrices, et le directeur, M. Dazincourt, qu'il n'oublia pas dans ses largesses.

Cette entrevue d'Erfurt, si éblouissante d'illustrations, de richesse et de luxe, se termina le 14 octobre. Tous les grands personnages qu'elle avait attirés partirent du 8 au 14 octobre[67].

Le jour de son départ, l'empereur donna audience après son lever à M. le baron de Vincent, envoyé extraordinaire d'Autriche, et lui remit une lettre pour son souverain. À onze heures, l'empereur de Russie vint chez Sa Majesté, qui le reçut et le reconduisit en grande cérémonie. Bientôt après Sa Majesté se rendit au palais de Russie, accompagné de toute sa cour. Après de mutuels complimens, les deux souverains montèrent en voiture et ne se quittèrent qu'à l'endroit où ils s'étaient rencontrés à l'arrivée, sur la route de Weimar. Là, ils s'embrassèrent affectueusement et se séparèrent. Le 18 octobre à 9 heures et demie du soir, l'empereur était à Saint-Cloud, après avoir fait toute la route incognito.


CHAPITRE VII.

Retour à Saint-Cloud.—Départ pour Bayonne.—Terreurs de l'impératrice Joséphine.—Adieux.—Sachet mystérieux porté en campagne par Napoléon.—Tristesse de Constant.—Pressentiment.—Arrivée à Vittoria.—Prise de Burgos.—Bivouac des grenadiers de la vieille garde.—En marche sur Madrid.—Passage du col de Somo-Sierra.—Arrivée devant Madrid.—L'empereur chez la mère du duc de l'Infantado.—Prise de Madrid.—Respect des Espagnols pour la royauté.—Le marquis de Saint-Simon condamné à mort et grâcié par l'empereur.—Rentrée du roi de Joseph dans Madrid.—Aventure d'une belle actrice espagnole.—Horreur de Napoléon pour les parfums.—Tête-à-tête amoureux.—Migraine subite.—La jeune actrice brusquement congédiée par l'empereur.—Misère des soldats.—L'abbesse du couvent de Tordesillas.—Arrivée à Valladolid.—Assassinats commis par des moines dominicains.—Hubert, valet de chambre de l'empereur, attaqué par des moines.—Les moines forcés de comparaître devant l'empereur.—Grande colère.—Querelle faite à Constant par le grand-maréchal Duroc.—Chagrin de Constant.—Bonté et justice de l'empereur.—Réconciliation.—Bienveillance du grand-maréchal Duroc pour Constant.—Maladie de Constant à Valladolid.—La fièvre brusquée avec succès.—Retour à Paris.—Disgrâce de M. le prince de Talleyrand.


Majesté ne resta que dix jours à Saint-Cloud; sur ces dix jours elle en passa deux ou trois à Paris pour l'ouverture de la session du corps législatif, et le 29 à midi, on se mit en route une seconde fois pour Bayonne.

L'impératrice qui, à son grand chagrin, ne devait point accompagner Sa Majesté, me fit appeler le matin du départ et me renouvela avec l'accent de la plus touchante sollicitude, les recommandations qu'elle avait coutume de me faire à chaque voyage de l'empereur. Le caractère espagnol l'effrayait et lui faisait craindre pour les jours de son époux.

Les adieux furent pénibles et douloureux. L'impératrice voulait partir; l'empereur eut toutes les peines du monde à la rassurer et à lui faire comprendre qu'elle ne pouvait pas le suivre. Au moment de partir, Sa Majesté rentra un instant dans son cabinet de toilette et me dit de lui déboutonner son habit et son gilet. J'obéis, et je vis l'empereur se passer autour du col, entre le gilet et la chemise, un ruban de taffetas noir, au bout duquel était suspendu une sorte de petit sachet, gros comme une grosse noisette, et recouvert de taffetas noir. J'ignorais alors ce que contenait ce sachet, que depuis Sa Majesté porta dans toutes ses campagnes. Quand elle revenait à Paris, elle me le donnait à garder. Ce sachet sentait fort bon; sous l'enveloppe de soie, était une autre enveloppe en peau. J'aurai plus tard une triste occasion de dire à quelle fin l'empereur portait sur lui ce sachet.

Je partis, le cœur serré. Les recommandations de Sa Majesté l'impératrice, des craintes que je ne cherchais point à me dissimuler, et la fatigue de ces voyages réitérés, contribuaient à me donner de la tristesse. Il y en avait, au reste, sur presque tous les visages de la maison impériale. Les officiers se disaient que les guerres du nord étaient une bagatelle en comparaison de celle qu'on allait faire en Espagne.

Nous arrivâmes le 3 novembre au château de Marrac. Quatre jours après nous étions à Vittoria, au milieu de l'armée française. L'empereur y trouva son frère et quelques grands d'Espagne qui n'avaient point encore déserté sa cause.

L'arrivée de Sa Majesté électrisa les troupes, et même une partie, bien faible à la vérité, de l'enthousiasme qu'elles témoignaient pénétra dans le cœur du roi, qui reprit quelque courage.

On se mit en route presque aussitôt pour aller s'établir provisoirement à Burgos, qui fut emporté de vive force et pillé même pendant quelques heures, parce que les habitans l'avaient abandonné en laissant à sa garnison le soin d'arrêter les Français le plus long-temps possible.

L'empereur logea au palais de l'archevêché, superbe bâtiment construit sur une grande place où bivouaquèrent les grenadiers de la garde impériale. C'était chose curieuse à voir que ce bivouac. Des chaudières immenses qu'on avait trouvées dans les couvens, étaient suspendues, pleines de mouton, de volaille, de lapins, etc., au dessus d'un feu qu'alimentaient des meubles, des guitares, des mandolines; et les grenadiers, la pipe à la bouche, gravement assis dans des fauteuils de bois doré, garnis de damas cramoisi, surveillaient avec attention leur cuisine, et se communiquaient leurs conjectures sur la campagne qui venait de s'ouvrir.

L'empereur resta dix ou douze jours à Burgos, et donna ensuite l'ordre de marcher sur Madrid. On pouvait y aller par Valladolid, la route était même plus belle et plus sûre de ce côté: mais l'empereur voulut enlever le Col de Somo-Sierra, position imposante fortifiée par la nature et qu'on avait toujours regardée comme imprenable. Cette position, située entre deux montagnes à pic, défendait la capitale; elle était gardée par douze mille insurgés et douze pièces de canon placées de manière à faire autant de mal que trente ou quarante partout ailleurs. Certes, il y avait bien de quoi arrêter l'armée la plus formidable; mais qui pouvait alors opposer quelque obstacle à la marche de l'empereur?

On arriva le 29 novembre au soir, à trois lieues de ce formidable défilé, dans un village appelé Basaguillas. Il faisait grand froid; pourtant l'empereur ne se coucha point; il passa la nuit à écrire dans sa tente, enveloppé de la pelisse qui lui avait été donnée par l'empereur Alexandre. Vers trois heures du matin, il vint se chauffer au feu du bivouac où je m'étais assis, ne pouvant supporter le froid et l'humidité d'une salle basse qu'on m'avait assignée pour logement, et dans laquelle je n'avais pour me coucher que quelques poignées de paille remplie d'ordures.

À huit heures du matin la position fut attaquée et enlevée. Le lendemain, nous arrivâmes devant Madrid.

L'empereur établit son quartier général au château de Champ-Martin, maison de plaisance à un quart de lieue de la ville, et qui appartenait à la mère du duc de l'Infantado: l'armée campa autour de cette maison. La propriétaire vint toute en larmes, le lendemain de notre arrivée, demander à Sa Majesté la révocation du décret fatal qui mettait son fils hors la loi; l'empereur fit tout ce qu'il put pour la rassurer, mais il ne put lui rien promettre, la mesure étant générale.

On eut quelque peine à s'emparer de la ville, d'abord parce que Sa Majesté recommanda la plus grande modération dans les attaques, ne voulant pas, disait-elle, rendre à son frère une ville brûlée; en second lieu parce que le grand-duc de Berg avait, pendant son séjour à Madrid, fait fortifier le palais du Retiro, et que les Espagnols insurgés s'y étaient établis et le défendaient avec courage. La ville n'était point autrement garantie, car elle n'avait qu'un mur d'enceinte à peu près semblable à celui de Paris. Au bout de trois jours, elle fut prise; mais l'empereur n'y voulut point entrer, il résida toujours à Champ-Martin, un jour excepté, qu'il vint incognito et déguisé visiter le palais du roi et les principaux quartiers.

Une chose extraordinaire, c'est le respect qu'en tout temps les Espagnols ont montré pour tout ce qui est propriété d'un roi, qu'ils le regardent comme légitime ou non. Quand le roi Joseph quitta Madrid, le palais fut fermé, et le gouvernement alla s'établir dans un assez beau bâtiment qui avait servi aux postes. Dès lors personne n'entra plus dans le palais que les domestiques chargés de le nettoyer de temps en temps; pas un meuble, pas un livre ne furent déplacés. Le portrait de Napoléon au mont Saint-Bernard, chef-d'œuvre de David, resta accroché dans le grand salon de réception, et celui de la reine en face, absolument comme le roi les avait fait placer. Les caves mêmes furent religieusement respectées. Les appartemens du roi Charles étaient également demeurés intacts; pas une des montres de son immense collection n'avait été touchée.

Un acte de clémence de Sa Majesté envers le marquis de Saint-Simon, grand d'Espagne, signala d'une manière bien touchante l'entrée des troupes françaises dans Madrid. Le marquis de Saint-Simon, émigré français, était au service d'Espagne depuis l'émigration; il avait le commandement d'une partie de la capitale, et le poste qu'il défendait faisait précisément face à celui que l'empereur occupait aux portes de Madrid; il résista long-temps après que tous les autres chefs se furent rendus. L'empereur impatienté d'entendre toujours tirer de ce côté, donna l'ordre d'une charge vigoureuse dans laquelle le marquis fut fait prisonnier. Dans sa mauvaise humeur, l'empereur le renvoya devant une commission militaire, qui le condamna à être fusillé. L'arrêt allait recevoir son exécution, quand mademoiselle de Saint-Simon, jeune personne charmante, vint se jeter aux genoux de Sa Majesté, qui lui accorda aussitôt la grâce de son père.

Le roi fit immédiatement sa rentrée dans la capitale; avec lui revinrent les hautes familles de Madrid que les troubles avaient éloignées du foyer de l'insurrection, et bientôt recommencèrent les bals, les fêtes, les festins, les spectacles.

Au grand théâtre était alors une fort jolie personne, de quinze à seize ans tout au plus, aux cheveux noirs, à l'œil plein de feu et d'une fraîcheur ravissante. Elle avait su, on le disait du moins, préserver sa vertu des dangers auxquels sa profession d'actrice l'exposait; elle avait une belle âme, un bon cœur, une vivacité d'expressions singulière: elle avait tout enfin, elle était adorable.... Voilà ce que dit un jour à Sa Majesté, M. de B...., qui était allé au théâtre la veille, et qui en était revenu tout émerveillé. M. de B.... ajouta que cette jeune fille n'avait plus ni père ni mère; qu'elle vivait chez une vieille tante; que cette tante, aussi avare que dépravée, la surveillait avec un soin particulier, affectant pour elle un attachement très-vif, faisant partout l'éloge des charmes et des qualités de sa chère enfant, dans l'espérance qu'elle nourrissait de fonder bientôt sa fortune sur la libéralité de quelque protecteur riche et puissant.

Sur un portrait si engageant, l'empereur ayant témoigné le désir de voir cette belle actrice, M. de B.... courut chez la tante, avec laquelle il fut bientôt d'accord, et le soir la nièce était à Champ-Martin, parée d'une manière éblouissante, et parfumée de tous les parfums imaginables. J'ai déjà dit que l'empereur avait un dégoût très-prononcé pour les odeurs; aussi ne manqua-t-il pas de le témoigner quand j'introduisis dans sa chambre cette pauvre fille, qui, sans doute, avait cru faire grand plaisir à Sa Majesté en se couvrant ainsi d'essences. Mais enfin elle était si jolie, si séduisante, qu'en la regardant l'empereur sentit s'évanouir son antipathie.

Il y avait deux heures à peu près que j'étais sorti de la chambre à coucher, lorsque j'entendis sonner à casser le cordon, j'entrai bien vite et ne trouvai que la jeune personne. L'empereur était dans son cabinet de toilette, la tête appuyée sur ses mains. «Constant, s'écria-t-il en me voyant, emmenez-moi cette petite! Elle me fera mourir avec ses odeurs: cela n'est pas supportable. Ouvrez toutes les fenêtres, les portes... mais surtout emmenez-la! dépêchez-vous.»

Il était bien tard pour renvoyer ainsi une femme. Mais enfin l'ordre n'admettait point de réplique... J'allai donc faire part à la pauvre petite des intentions de Sa Majesté... Elle ne me comprit pas d'abord, et je fus obligé de lui répéter plusieurs fois: «Mademoiselle, Sa Majesté désire que vous vous retiriez...» Alors elle se mit à pleurer, à me conjurer de ne pas la faire sortir à une pareille heure; j'eus beau lui dire que je prendrais tous les précautions nécessaires, une voiture douce et bien fermée; elle ne mit fin à ses prières et à ses larmes et ne se consola un peu qu'à la vue d'un présent considérable dont l'empereur m'avait chargé pour elle.

En rentrant, je trouvai l'empereur encore assis dans son cabinet et se frottant les tempes avec de l'eau de Cologne; il s'appuya sur moi pour aller se recoucher.

L'empereur quitta Champ-Martin le 22 décembre, et se dirigea sur Astorga, dans l'intention d'aller au devant des Anglais, qui venaient de débarquer à la Corogne. Mais des dépêches qui lui furent remises à Astorga par un courrier venu de Paris le décidèrent à reprendre le chemin de la France. Il ordonna donc le départ pour Valladolid.

Nous trouvâmes la route depuis Benavente jusqu'à Astorga, horriblement couverte de cadavres, de chevaux tués, d'équipages d'artillerie et de voitures brisées; à chaque pas on rencontrait des détachemens de soldats avec leurs habits déchirés, sans souliers, sans armes, dans l'état le plus déplorable enfin: ces malheureux fuyaient tous vers Astorga qu'ils regardaient comme un port de salut et qui bientôt ne put les contenir tous. Il faisait un temps affreux, la neige tombait à rendre aveugle; j'étais mal portant et je souffris beaucoup pendant ce pénible trajet.

L'empereur, étant à Tordesillas, avait établi son quartier-général dans les bâtimens extérieurs du couvent de Sainte-Claire. L'abbesse de ce couvent fut présentée à Sa Majesté; elle était âgée de plus de soixante-quinze ans, et depuis l'âge de dix ans, elle n'avait pas quitté la maison. Sa conversation, spirituelle et douce, plut beaucoup à l'empereur, qui lui demanda ce qu'il pouvait faire pour elle, et lui accorda plusieurs grâces.

Nous arrivâmes à Valladolid le 6 janvier 1809. Il y régnait encore une fermentation assez forte; deux ou trois jours après notre arrivée, un officier de cavalerie fut assassiné par des moines dominicains; Hubert, l'un de nos camarades, passant le soir dans une rue écartée, trois hommes se jetèrent sur lui et le blessèrent grièvement; ils l'auraient tué sans doute, si des grenadiers de la garde n'étaient accourus à ses cris et ne l'eussent délivré. C'était encore des moines. L'empereur, violemment irrité, fit fouiller le couvent des dominicains; on trouva dans un puits le cadavre de l'officier au milieu d'un amas considérable d'ossemens, et le couvent fut aussitôt supprimé par ordre de Sa Majesté, qui voulut un moment étendre cette mesure de rigueur à tous les couvens de la ville. Il réfléchit pourtant, et se contenta d'indiquer une audience pour que tous les moines de Valadolid eussent à comparaître devant lui. Au jour fixé, ils vinrent, non pas tous, mais par députations de chaque couvent, se prosterner aux pieds de l'empereur, qui les accabla de reproches. Il les traita à plusieurs reprises d'assassins, de brigands, disant qu'ils méritaient d'être tous pendus. Ces pauvres gens écoutaient en silence et avec humilité le terrible langage du vainqueur irrité, que leur patience seule pouvait apaiser. Enfin l'empereur se calma, la réflexion lui étant sans doute venue qu'il était peu convenable d'accabler des hommes agenouillés, dont pas un ne soufflait mot; il quitta le groupe d'officiers qui l'entourait, et s'avança au milieu des moines en leur faisant signe de quitter leur posture suppliante; et ces bonnes gens en lui obéissant, prenaient les pans de son habit qu'ils baisaient, et se pressaient autour de lui avec un empressement qui ne laissait pas de donner quelques alarmes aux personnes de la suite de Sa Majesté; car, certes, s'il se fût trouvé parmi ces religieux quelque dominicain, rien n'était plus facile qu'un assassinat.

Pendant le séjour de l'empereur à Valladolid, j'eus avec le grand-maréchal une querelle dont je me souviendrai toute ma vie, et dans laquelle l'empereur intervint en montrant beaucoup de justice et de bonté pour moi. Voici le fait:

Un matin, M. le duc de Frioul me rencontre dans l'appartement de Sa Majesté, et me demande d'un ton assez brusque (car il était fort emporté) si j'avais fait préparer le service de la calèche; je lui répondis avec beaucoup de respect que ce service était toujours prêt. Trois fois le duc me fit la même question en élevant la voix davantage chaque fois, trois fois aussi je lui fis la même réponse, toujours aussi respectueusement, «Eh f....., dit-il enfin, vous ne comprenez donc pas?—Cela vient apparemment, Monseigneur, de ce que Votre Excellence s'explique mal.» Alors il me parla d'une nouvelle voiture qui venait d'arriver de Paris le même jour, ce que j'ignorais tout-à-fait. J'allais répondre à son excellence; mais sans vouloir m'écouter, voilà M. le grand-maréchal qui s'en va criant, jurant et m'apostrophant en termes auxquels je n'étais nullement accoutumé. Je le suis jusqu'à son appartement, afin d'avoir une explication; mais arrivé à sa porte, il entre seul et me la ferme brusquement au nez.

J'entrai pourtant quelques instans après, mais son excellence avait défendu à son valet de chambre de m'introduire, disant qu'elle n'avait rien à me communiquer, ni à entendre de moi. Tout cela me fut rendu en termes fort durs et fort méprisans.

Peu accoutumé à de pareilles boutades, je me rendis, tout hors de moi, dans la chambre de l'empereur. Lorsque Sa Majesté entra, j'étais encore si ému que des larmes couvraient mon visage. Sa Majesté voulut savoir ce qui m'était arrivé, et je lui racontai la querelle qui venait de m'être faite par le grand-maréchal. «Vous êtes un enfant, me dit l'empereur; calmez-vous, et faites dire au grand-maréchal que je désire lui parler.»

Son excellence ne tarda point à se rendre à l'invitation de l'empereur: ce fut moi qui l'annonçai, «Voyez, lui dit l'empereur en me montrant, voyez dans quel état vous avez mis ce pauvre garçon. Qu'avait-il donc fait pour être ainsi traité?» Le grand-maréchal s'inclina sans répondre, d'un air assez mécontent: l'empereur, continuant, lui fit observer qu'il aurait dû me donner ses ordres plus clairement, et qu'on était excusable de ne pas exécuter un ordre inintelligiblement donné. Puis se tournant vers moi, Sa Majesté me dit: «Monsieur Constant, soyez sûr que cela n'arrivera plus.»

Ce simple fait répond à bien des faux jugemens qu'on a portés sur le caractère de l'empereur. Sans doute il y avait une immense distance entre le grand-maréchal du palais et le simple valet de chambre de Sa Majesté, et pourtant le maréchal fut repris pour un tort à l'égard du valet de chambre. L'empereur mettait la plus grande impartialité dans la distribution de sa justice domestique; jamais intérieur de palais ne fut mieux gouverné que le sien, parce que chez lui réellement il n'y avait de maître que lui-même.

Le grand-maréchal me garda bien rancune pendant quelque temps; mais, comme je l'ai déjà dit, c'était un excellent homme; sa mauvaise humeur passa bientôt et si bien, qu'à Paris, à notre retour, il me chargea de tenir pour lui sur les fonts de baptême un enfant de mon beau-père, qui l'avait prié de vouloir bien en être le parrain; la marraine était l'impératrice Joséphine, qui eut la bonté de choisir ma femme pour la représenter. M. le duc de Frioul fit les choses avec autant de noblesse et de grandeur que de bonne grâce. Depuis lors, j'aime à rendre cette justice à sa mémoire, il saisit avec empressement toutes les occasions qui s'offrirent à lui de m'être utile, et de me faire oublier le chagrin que m'avait causé sa vivacité.

Je tombai malade à Valladolid d'une fièvre assez violente: c'était quelques jours avant le départ de Sa Majesté. Au jour fixé j'étais au plus fort de mon mal, et l'empereur, craignant que le voyage n'empêchât ou ne retardât au moins ma guérison, défendit de me prévenir et partit sans moi, en recommandant aux personnes qu'il laissait à Valladolid d'avoir soin de ma santé. Quand on me vit un peu tranquille, on me dit que Sa Majesté était partie; alors je ne pus me tenir, et malgré les représentations du médecin, malgré ma faiblesse, malgré tout, je me fis porter en voiture et je partis. Je fis bien, car à peine avais-je Valladolid à deux lieues derrière moi que je me sentis mieux, et la fièvre me quitta. J'arrivai à Paris cinq ou six jours après l'empereur, au moment où Sa Majesté venait de nommer M. le comte de Montesquiou grand-chambellan, en remplacement du prince de Talleyrand, que je rencontrai le jour même et qui ne me parut aucunement affecté de cette disgrâce, peut-être en était-il consolé par la dignité de vice-grand-électeur qu'on lui avait conférée en échange.


CHAPITRE VIII.

Arrivée à Paris.—Le palais de Madrid et le Louvre.—Le château de Chambord destiné au prince de Neufchâtel.—Travail continuel de l'empereur.—L'empereur difficile en musique.—Voix fausse de l'empereur et habitude de fredonner.—La Marseillaise, signal de départ.—Gaîté de l'empereur partant pour la campagne de Russie.—Crescentini et madame Grassini.—Jeu de Crescentini.—Satisfaction et générosité de l'empereur.—Maladie et mort de Dazincourt.—Ingratitude du public.—Un mot sur Dazincourt.—Séjour de l'empereur à l'Élysée.—Mariage du duc de Castiglione.—La grande-duchesse de Toscane.—Chasses à Rambouillet.—Adresse de l'empereur.—Talma.—Départ de Leurs Majestés pour Strasbourg.—L'empereur passe le Rhin.—Bataille de Ratisbonne.—L'empereur blessé.—Vives alarmes dans l'armée.—Fermeté de l'empereur.—Silence recommandé aux journaux.—Recommandation de l'empereur avant chaque bataille.—Une famille bavaroise sauvée par Constant.—Chagrin de l'empereur.—M. Pfister attaqué de folie.—Sollicitude de l'empereur.—Conspiration contre l'empereur.—Un million en diamans.—Outrage à un parlementaire.—Modération de l'empereur.—Lettre du prince de Neufchâtel à l'archiduc Maximilien.—Bombardement de Vienne.—La vie de Marie-Louise protégée par l'empereur.—Fuite de l'archiduc Maximilien et prise de Vienne.—Stupeur des Autrichiens.


L'empereur était arrivé à Paris le 23 janvier; il y passa le reste de l'hiver, à part quelques jours de voyage à Rambouillet et à Saint-Cloud.

Le jour même de son arrivée à Paris, quoiqu'il dût être bien fatigué par une course à peine interrompue depuis Valladolid, l'empereur visita les constructions du Louvre et de la rue de Rivoli. Ce qu'il avait vu du palais de Madrid l'occupait, et de nouvelles recommandations de sa part, à M. Fontaine et aux autres architectes, prouvèrent assez le désir qu'il avait de faire du Louvre le plus beau palais du monde. Sa Majesté se fit faire ensuite un rapport sur le château de Chambord, qu'elle voulait donner au prince de Neufchâtel; M. Fontaine trouva que les réparations à faire pour rendre ce domaine convenablement habitable, s'élèveraient à 1,700,000 francs; les bâtimens étaient dans un état pitoyable; on n'y avait presque pas touché depuis la mort du maréchal de Saxe.

Sa Majesté passa ces deux mois et demi de séjour en travaux de cabinet, qu'il ne quittait que rarement et toujours avec regret; ses amusemens furent, comme à l'ordinaire, le spectacle et les concerts. Il aimait la musique avec passion, surtout la musique italienne, et comme les grands amateurs, il était très-difficile. Lui-même aurait voulu chanter, s'il l'avait pu; mais il avait la voix la plus fausse qu'il fût possible d'entendre, ce qui ne l'empêchait pas de fredonner de temps en temps quelques souvenirs des morceaux qui l'avaient frappé. C'était ordinairement le matin que ces petites réminiscences le prenaient; il m'en régalait en se faisant habiller. L'air que je l'ai entendu écorcher ainsi le plus souvent était celui de la Marseillaise. L'empereur sifflait aussi quelquefois, mais légèrement. L'air de Malbrough, sifflé par Sa Majesté, était pour moi l'annonce certaine d'un prochain départ pour l'armée. Je me rappelle qu'il ne siffla jamais autant, et qu'il ne fut jamais plus gai qu'au moment de partir pour la campagne de Russie.

Les chanteurs favoris de Sa Majesté étaient Crescentini et madame Grassini. J'ai vu Crescentini débuter à Paris, par le rôle de Roméo, dans Roméo et Juliette; il était arrivé précédé par l'immense réputation de premier chanteur de l'Italie, et cette réputation, il la justifia complétement, malgré toutes les préventions qu'il avait à vaincre, car je me rappelle encore tout ce qu'on disait de lui avant ses débuts au théâtre de la cour. C'était, à entendre les soi-disant connaisseurs, un braillard sans goût, sans méthode, un faiseur de roulades absurdes, un acteur froid et sans intelligence, et mille autres choses encore. Il savait, à son entrée en scène, combien ses juges étaient peu favorablement disposés en sa faveur, cependant il ne fit pas voir le moindre embarras; sa démarche, pleine de noblesse, surprit agréablement ceux qui s'attendaient à voir, comme on le leur avait dit, un homme gauche et mal tourné; un murmure flatteur l'accueillit donc et l'électrisa de telle sorte que, dès le premier acte, il enleva tous les suffrages. Des mouvemens pleins de grâce et de dignité, une parfaite intelligence de la scène; des gestes modérés et parfaitement en rapport avec le dialogue; une physionomie sur laquelle toutes les nuances de passion se peignaient avec la plus étonnante vérité, toutes ces qualités rares et précieuses donnaient aux accens enchanteurs de cet artiste une magie dont il est impossible de se faire une idée, à moins de l'avoir entendu. À chaque scène l'intérêt qu'il inspirait devenait plus marqué; mais au troisième acte l'émotion et le ravissement des spectateurs furent portés jusqu'au délire. Dans cet acte, joué presque en entier par Crescentini, cet admirable chanteur fit passer dans l'âme de ses auditeurs tout le déchirant et le pathétique d'un amour exprimé par une mélodie délicieuse, par tout ce que la douleur et le désespoir peuvent trouver de chants sublimes. L'empereur fut ravi, et fit donner à Crescentini une gratification considérable qu'il accompagna des marques les plus flatteuses du plaisir qu'il avait éprouvé à l'entendre.

Ce jour-là, comme toutes les fois qu'ils jouèrent ensemble depuis, Crescentini fut admirablement secondé par madame Grassini, femme d'un talent supérieur, et qui possédait la voix la plus étonnante qu'on eût jamais entendue au théâtre. Elle et madame Barilli se partageaient alors les faveurs du public.

Le soir même, ou le lendemain des débuts de Crescentini, la scène française fit une perte irréparable dans la personne de Dazincourt, à peine âgé de soixante ans. La maladie dont il mourut avait commencé à son retour d'Erfurt: elle fut longue et douloureuse; et cependant le public, dont ce grand comédien avait si long-temps fait les plaisirs, ne s'informa de lui qu'alors que son mal était sans remède, et que son agonie avait commencé. Autrefois, quand une maladie tenait long-temps éloigné du théâtre un acteur estimé, (et qui plus que Dazincourt avait mérité de l'être?) le parterre avait l'habitude de témoigner ses regrets, en s'informant tous les jours de l'état du malade: à la fin de chaque représentation, l'acteur chargé d'annoncer le spectacle du lendemain donnait à l'assemblée le bulletin de la santé de son camarade. Il n'en fut pas de même pour Dazincourt, et le parterre se montra ingrat envers lui.

J'aimais et j'estimais sincèrement Dazincourt, dont j'avais fait la connaissance quelques années avant sa mort; et peu d'hommes méritaient mieux que lui et savaient mieux se concilier l'estime et l'affection. Je ne parlerai pas de son talent, qui le rendit le digne successeur de Préville, dont il était l'élève et l'ami; tous ses contemporains doivent se rappeler Figaro joué par Dazincourt; mais je parlerai de la noblesse de son caractère, de sa générosité, de son honnêteté à toute épreuve. Sa naissance et son éducation semblaient devoir l'éloigner du théâtre; ce furent les circonstances seules qui l'y jetèrent; il sut se garder des séductions de son état. Dans les coulisses, au milieu des intrigues du foyer, il resta l'homme de bon ton et de mœurs pures. Accueilli dans les meilleures sociétés, dont il faisait les délices par le piquant de ses saillies autant que par ses bonnes manières et son urbanité, il amusait sans rappeler qu'il était comédien.

À la fin de février, sa majesté l'empereur alla s'établir pour quelque temps au palais de l'Élysée.

C'est là, je crois, que fut signé le contrat de mariage d'un de ses meilleurs lieutenans, le maréchal Augereau, récemment fait duc de Castiglione, avec la fille d'un vieil officier supérieur, mademoiselle Bourlon de Chavanges; c'est là aussi que fut rendu le décret impérial qui donnait à la princesse Éliza le grand-duché de Toscane, avec le titre de grande-duchesse.

Vers le milieu de mars, l'empereur passa quelques jours à Rambouillet: il y eut de fort belles chasses, dans une desquelles Sa Majesté força elle-même et tua un cerf près de l'étang de Saint-Hubert. Il y eut aussi bal et concert, dans lequel on entendit Crescentini, mesdames Grassini, Barelli et plusieurs virtuoses célèbres, enfin Talma récita des vers.

Le 13 avril, à quatre heures du matin, sur la nouvelle que l'empereur venait de recevoir d'une nouvelle invasion de la Bavière par les Autrichiens, il partit pour Strasbourg avec l'impératrice, qu'il laissa dans cette ville; le 15, à onze heures du matin, il passa le Rhin à la tête de son armée. L'impératrice ne resta pas long-temps seule; la reine de Westphalie, la reine de Hollande et ses fils, la grande-duchesse de Bade et son époux ne tardèrent pas à la joindre.

La belle campagne de 1809 commença immédiatement. On sait comme elle fut glorieuse, et que l'un des moindres faits qui la signalèrent fut la prise de Vienne.

À celle de Ratisbonne, le 23 avril, l'empereur reçut au pied droit une balle morte qui lui fit une assez forte contusion. J'étais avec le service quand plusieurs grenadiers de la garde accoururent me dire que Sa Majesté était blessée. Je courus en toute hâte, et j'arrivai au moment où M. Yvan faisait le pansement. On coupa et laça la botte de l'empereur, qui remonta sur-le-champ à cheval; plusieurs généraux l'engageaient à prendre du repos, mais il leur répondit: «Mes amis, ne faut-il pas que je voie tout?» Rien ne pourrait exprimer l'enthousiasme des soldats, en apprenant que leur chef avait été blessé, mais que sa blessure n'offrait aucun danger. «L'empereur est exposé comme nous, disaient-ils; ce n'est pas un poltron celui-là!»

Les journaux ne firent pas mention de cet événement. Avant de livrer une bataille, l'empereur recommandait toujours que dans le cas où il serait blessé, on prît toutes les mesures possibles pour en dérober la connaissance aux troupes. «Qui sait, disait-il, quelle horrible confusion ne produirait pas sur une semblable nouvelle? À ma vie se rattachent les destinées d'un grand empire. Souvenez-vous-en, Messieurs, et si je suis blessé, que personne ne le sache, si c'est possible. Si je suis tué, qu'on tâche de gagner la bataille sans moi; il sera temps de le dire après.»

Quinze jours après la prise de Ratisbonne, je précédais Sa Majesté sur la route de Vienne, et j'étais en voiture, seul avec un officier de la maison, quand tout à coup nous entendîmes des cris affreux dans une maison qui bordait la route à côté de nous. Je fais arrêter aussitôt; nous descendons, et, en entrant dans cette maison, nous voyons plusieurs soldats, des traînards, comme il y a dans toutes les armées, qui, sans s'inquiéter de l'alliance de la France avec la Bavière, se portaient aux plus horribles traitemens envers une famille bavaroise qui habitait cette maison. Une vieille grand'mère, un jeune homme, trois enfans et une jeune femme composaient cette famille. Nos habits brodés en imposèrent heureusement à ces forcenés; nous les menaçâmes de la colère de l'empereur, et nous parvînmes à les faire sortir de la maison, que nous quittâmes bientôt après nous-mêmes, comblés de remercîmens. Je parlai le soir à l'empereur de ce que j'avais fait; il m'approuva beaucoup, et dit: «J'ai beau faire, il y a toujours quelques lâches dans une armée, et ce sont ceux-là qui font le mal. Un brave et bon militaire rougirait de ces choses-là.»

J'ai eu occasion au commencement de ces Mémoires de parler d'un contrôleur de la bouche, M. Pfister, l'un des plus fidèles serviteurs de Sa Majesté, et l'un de ceux aussi pour lesquels l'empereur avait le plus d'attachement. M. Pfister l'avait suivi en Égypte; il avait couru dangers sur dangers pour lui. Le jour du combat de Landshut, qui précéda, je crois, ou suivit de près la prise de Ratisbonne, ce pauvre homme devint fou. Il sort de sa tente, court se cacher dans un bois voisin du champ de bataille, et se dépouille complétement de ses vêtemens. Au bout de quelques heures, Sa Majesté demande M. Pfister; on le cherche, on s'informe, personne ne peut dire ce qu'il est devenu. L'empereur, craignant qu'il n'eût été fait prisonnier, envoie une ordonnance aux Autrichiens pour réclamer son contrôleur de la bouche et proposer un échange. L'ordonnance revient, en disant que les Autrichiens n'avaient pas vu M. Pfister. L'empereur, vivement inquiet, ordonne de faire une battue dans les environs; et ce fut alors que l'on découvrit le pauvre malade tout nu, comme je l'ai dit, blotti derrière un arbre, et dans un état affreux, s'étant déchiré tout le corps aux épines. On le ramena. Il paraissait fort tranquille; on le crut guéri; il reprit son service; mais peu de temps après notre retour à Paris, il eut un nouvel accès. Le caractère de sa folie était excessivement obscène; il se présenta devant l'impératrice Joséphine dans un désordre et avec des gestes d'une telle indécence, qu'il fallut vraiment prendre des précautions à son égard. Il fut confié aux soins du savant docteur Esquirol, qui, malgré tout son talent, ne put opérer sa guérison. J'allais le voir souvent; il n'avait plus d'accès, mais sa cervelle était tournée; il entendait et comprenait fort bien; il n'y avait que ses réponses qui fussent d'un véritable fou. Son attachement pour l'empereur ne l'avait point quitté; il en parlait sans cesse, et se croyait toujours en fonctions auprès de lui. Un jour il me dit avec mystère qu'il voulait me confier un secret terrible, le secret d'une conspiration contre la vie de Sa Majesté. En même temps, il me remit une pétition pour Sa Majesté, avec une liasse d'une vingtaine de petits chiffons de papier, qu'il avait griffonnés lui-même, et qu'il prenait pour les pièces du complot. Une autre fois il me remit, toujours pour l'empereur, une poignée de petits cailloux, qu'il appelait des diamans d'un grand prix: «Il y en a pour plus d'un million dans ce que je vous donne là,» me dit-il. L'empereur, à qui je rendais compte de mes visites, était on ne peut plus touché de la continuelle préoccupation de cet infortuné, dont toutes les pensées, toutes les actions se rapportaient à son ancien maître. Il est mort sans jamais avoir recouvré la raison.

Le 10 mai, à neuf heures du matin, les premières lignes de défense de la capitale de l'Autriche furent attaquées et franchies par le maréchal Oudinot; les faubourgs se rendirent à discrétion. Alors le duc de Montebello s'avance sur l'esplanade à la tête de la division. Mais la garnison ayant fermé les portes, fit, du haut des remparts, une décharge effroyable, qui heureusement ne tua que très-peu de monde. Le duc de Montebello fait sommer la garnison de rendre la ville, et la réponse de l'archiduc Maximilien est qu'il défendra Vienne jusqu'au dernier soupir. Cette réponse est envoyée à l'empereur.

Après avoir tenu conseil avec ses généraux, Sa Majesté chargea le colonel Lagrange d'aller faire une nouvelle sommation à l'archiduc, et le malheureux colonel, à peine entré dans la ville, tomba sous les coups de la populace furieuse. Le général O'Reilly lui sauva la vie en le faisant enlever par ses soldats; mais l'archiduc Maximilien, pour braver davantage l'empereur, fit promener en triomphe, au milieu de la garde nationale, l'individu qui avait porté le premier coup au parlementaire français. Cet attentat, qui avait révolté une partie des Viennois eux-mêmes, ne changea point l'intention de Sa Majesté; elle voulut pousser la modération et les égards jusqu'au bout, et fit écrire à l'archiduc par le prince de Neufchâtel la lettre suivante, dont une copie m'est tombée dans les mains par hasard:

«Le prince de Neufchâtel à Son Altesse l'archiduc Maximilien, commandant la ville de Vienne.

»Sa Majesté l'empereur et roi désire épargner à cette grande et intéressante population les calamités dont elle est menacée, et me charge de représenter à Votre Altesse que, si elle continue à vouloir défendre la place, elle causera la destruction d'une des plus belles villes de l'Europe. Dans tous les pays où la guerre l'a porté, mon souverain a fait connaître sa sollicitude pour écarter les désastres qu'elle entraîne des populations non armées. Votre Altesse doit être persuadée que Sa Majesté est sensiblement affectée de voir au moment de sa ruine cette ville qu'elle tient à gloire d'avoir déjà sauvée. Cependant, contre l'usage établi dans les forteresses, Votre Altesse a fait tirer du canon du côté de la ville, et ce canon pouvait tuer non un ennemi de votre souverain, mais la femme ou l'enfant de ses plus zélés serviteurs. Si Votre Altesse continue à vouloir défendre la place, Sa Majesté sera forcée de faire commencer les travaux d'attaque, et la ruine de cette immense capitale sera consommée en trente-six heures par le feu des obus et des bombes de nos batteries, comme la ville extérieure sera détruite par l'effet des vôtres. Sa Majesté ne doute pas que ces considérations n'engagent Votre Altesse à renoncer à une détermination qui ne retarderait que de quelques instans la prise de la place. Enfin, si Votre Altesse ne se décide pas à prendre un parti qui sauve la ville, sa population, plongée par votre faute dans des malheurs aussi affreux, deviendra, de sujets fidèles, ennemie de votre maison.»

Cette lettre n'empêcha point l'archiduc de persister dans son projet de défense. Cette opiniâtreté lassa l'empereur, qui donna l'ordre enfin d'établir deux batteries. Une heure après, les bombes et les boulets pleuvaient dans la ville. Les habitans, avec un vrai sang-froid d'Allemands, venaient sur les glacis observer l'effet des feux d'attaque et de défense; ils paraissaient beaucoup plus intéressés qu'effrayés de ce spectacle. Quelques boulets étaient déjà tombés dans la cour du palais impérial, lorsqu'un trompette sortit de la ville pour annoncer que l'archiduchesse Marie-Louise n'avait pu suivre son père, qu'elle était malade au palais et exposée à tous les dangers de l'artillerie. L'empereur donna l'ordre aussitôt de faire changer la direction des pièces, de manière à ce que les bombes et les boulets passassent par-dessus le palais. L'archiduc ne tint pas long-temps contre cette vive et énergique attaque; il prit la fuite, et abandonna Vienne aux vainqueurs.

Le 12 mai, l'empereur fit son entrée dans Vienne un mois après l'occupation de Munich par les Autrichiens. Cette circonstance frappa vivement les esprits, et contribua beaucoup à propager les idées superstitieuses qu'un grand nombre de soldats s'étaient faites sur la personne de leur chef: «Voyez! disait-on; il ne lui a fallu que le temps du voyage! c'est donc un dieu que cet homme-là.—C'est un diable plutôt,» disaient les Autrichiens, dont la stupeur serait impossible à décrire. C'était au point que beaucoup se laissaient prendre les armes à la main sans faire la moindre résistance, sans même essayer de fuir; tant ils avaient la conviction que l'empereur et les grenadiers de la garde n'étaient pas des hommes, et que tôt ou tard il leur faudrait tomber au pouvoir de ces ennemis surnaturels.


CHAPITRE IX.

L'empereur à Schœnbrunn.—Description de cette résidence.—Appartemens de l'empereur.—Inconvéniens des poêles.—La chaise volante de Marie-Thérèse.—Le parc de Versailles, la Malmaison et Schœnbrunn.—La Gloriette.—Les ruines.—La ménagerie et le kiosque de Marie-Thérèse.—Revues passées par l'empereur.—Manière dont l'empereur faisait des promotions.—Gratifications accordées par l'empereur.—Trait d'héroïsme.—Bienveillance de l'empereur.—Visite des sacs, des livrets, des armes.—Commandemens inattendus.—Bonne grâce d'un jeune officier.—Le caisson visité par l'empereur.


L'empereur ne séjourna point à Vienne; il établit son quartier-général au château de Schœnbrunn, résidence impériale située à une demi-lieue environ de la ville. On arrangea le terrain en avant du château pour le campement de la garde. Le château de Schœnbrunn, construit par l'impératrice Marie-Thérèse en 1754, dans une position admirable, est d'une architecture irrégulière, très-défectueuse, mais pleine de majesté. On traverse pour y arriver un pont jeté sur la petite rivière la Vienne: quatre sphynx en pierre ornent ce pont, qui est fort large et d'une construction agréable. En face du pont est une très-belle grille, par laquelle on pénètre dans une grande cour, assez vaste pour que sept à huit mille hommes puissent y manœuvrer. Cette cour est carrée, entourée de galeries couvertes, et décorées de deux grands bassins avec des statues de marbre. Aux deux côtés de la grille sont deux grands obélisques en pierre rose, surmontés d'aigles en plomb doré.

Schœnbrunn en allemand signifie belle fontaine; ce nom vient d'une source fraîche et limpide qui se trouve dans un bosquet du parc; elle jaillit d'une petite éminence autour de laquelle on a construit un petit pavillon fort joliment sculpté à l'intérieur de manière à imiter les stalactites. Dans ce pavillon est une naïade couchée qui tient une corne de laquelle cette eau sort et tombe dans un bassin de marbre. C'est un petit coin délicieux en été.

Il n'y a que des éloges à donner à l'intérieur du palais: l'ameublement en est riche et d'un goût original et distingué. La chambre à coucher de l'empereur, seule pièce de l'édifice où il y eût une cheminée, était garnie de boiseries en laque de la Chine, très-vieux, mais dont les peintures et dorures étaient encore très-fraîches; le cabinet de travail était décoré comme la chambre à coucher; toutes les pièces, à l'exception de celle-ci, étaient chauffées en hiver par des poêles immenses qui nuisaient singulièrement à l'effet de l'architecture intérieure. Entre le salon d'étude et la chambre de l'empereur était une machine fort curieuse appelée la chaise volante, sorte de cabine mécanique qui avait été construite pour l'impératrice Marie-Thérèse, et qui servait à la transporter d'un étage à l'autre, pour qu'elle ne fût pas obligée de monter et descendre les escaliers comme tout le monde; cette machine était mise en jeu par les mêmes procédés que les machines de théâtre, au moyen de cordages, de poulies et de contrepoids.

La belle plantation qui sert de parc et de jardin au palais de Schœnbrunn est beaucoup moins grande qu'il ne convient à une résidence impériale; mais, en revanche, il était impossible de trouver rien de plus joli, de mieux distribué. Le parc de Versailles est plus majestueux, plus grandiose; mais il n'a pas le pittoresque, l'irrégularité, les effets fantasques et imprévus du parc de Schœnbrunn; la Malmaison pourrait mieux lui être comparée. Devant la façade intérieure du palais était un magnifique parterre, à l'extrémité duquel on voyait un grand bassin décoré par un groupe de statues représentant le triomphe de Neptune. Ce groupe est fort beau; les amateurs français (et tous, comme on sait, veulent qu'on les croie connaisseurs) prétendaient que les femmes étaient plus autrichiennes que grecques; ils ne retrouvaient point le svelte et la suavité des formes antiques; quant à moi, j'avouerai que ces statues m'ont paru fort remarquables.

Au bout de la grande avenue, et pour borner l'horizon, s'élève une colline qui domine le parc. Un fort joli bâtiment couronnait cette colline; il porte le nom de la Gloriette; c'est une galerie circulaire, vitrée, soutenue par une colonnade charmante, avec des trophées dans les intervalles. Lorsqu'on venait de la route de Vienne, on voyait en entrant dans l'avenue la Gloriette, au dessus et comme confondue avec le palais; cette vue était d'un très-bon effet.

Ce qui fait l'admiration des Autrichiens dans le palais de Schœnbrunn, c'est un bosquet dans lequel on trouve ce qu'on appelle les ruines. Un bassin, coupé avec une fontaine jaillissante, et qui alimente plusieurs petites cascades, les débris d'un aqueduc et d'un temple, des vases tombés, des tombeaux, des bas-reliefs brisés, des statues sans tête, sans jambes, sans bras, et les bras, les jambes et les têtes épars à l'entour, des colonnes tronquées et à demi enterrées, d'autres debout et supportant des restes de fronton ou d'entablement, tout cela compose un beau désordre et joue la véritable ruine antique, quand on le regarde d'un peu loin. Mais, vu de près, c'est tout autre chose; la main du sculpteur contemporain se montre; on reconnaît que tous ces fragmens sont faits de la même espèce de pierre; et les herbes qui poussent dans les creux de ces colonnes paraissent ce qu'elles sont, c'est-à-dire en pierre et peintes pour imiter la verdure.

Mais si les productions de l'art répandues dans le parc de Schœnbrunn n'étaient pas toutes irréprochables, combien n'était-on pas dédommagé par celles de la nature! Quels beaux arbres! quelles épaisses charmilles! quels ombrages frais et touffus! Les allées, prodigieusement hautes et larges, étaient plantées d'arbres qui formaient berceau et étaient impénétrables au soleil; l'œil se perdait dans les sinuosités; d'autres petites allées tournantes, où l'on rencontrait à chaque pas quelque agréable surprise. Au bout de la plus grande était la ménagerie, l'une des plus nombreuses et des plus variées qu'il y eût en Europe. La construction en est très-ingénieuse, et pourrait servir de modèle: sa forme figure une étoile, dans le rond-point de laquelle on voyait un petit kiosque très-élégant que l'impératrice Marie-Thérèse avait fait mettre là pour s'y reposer. De ce kiosque on voyait toute la ménagerie.

Les rayons de cette étoile formaient chacun un jardin particulier où se promenaient les éléphans, les buffles, les chameaux, les dromadaires, les cerfs, les kangurooss; où étaient renfermés, dans de belles et solides loges, les tigres, les ours, les léopards, les lions, les hyènes, etc. Des cygnes, des oiseaux aquatiques rares, des amphibies nageaient dans des bassins entourés de grilles. Je remarquai surtout dans cette ménagerie un animal fort extraordinaire que Sa Majesté voulait envoyer en France, mais qui mourut la veille du jour fixé pour son départ. Cet animal vient de Pologne; il s'appelle curus: c'est une espèce de bœuf beaucoup plus grande que le bœuf ordinaire, avec une crinière comme celle d'un lion, des cornes assez courtes et peu courbées, mais d'une énorme largeur à la base.

Tous les matins, à six heures, les tambours battaient; deux ou trois heures après, les troupes commandées pour la parade étaient rassemblées dans la cour d'honneur. À dix heures précises, l'empereur descendait les degrés du perron et venait se placer au milieu de ses généraux.

Il est impossible de se faire une idée de ces parades, qui ne ressemblaient point du tout aux parades d'honneur de Paris. L'empereur, en passant ces revues, descendait aux plus petits détails; il examinait les soldats un à un, pour ainsi dire; il interrogeait les yeux de chacun pour voir s'il y avait du plaisir ou de la peine dans sa tête; il questionnait les officiers, souvent même les soldats: c'était ordinairement là que Sa Majesté faisait ses promotions. Il lui arrivait de demander à un colonel quel était le plus brave officier de son régiment: la réponse ne se faisait jamais attendre; elle était toujours franche: l'empereur le savait bien. Quand le colonel avait parlé, Sa Majesté s'adressait à tous les officiers en général: «Quel est le plus brave d'entre vous?»—«Sire, c'est un tel.» Les deux réponses étaient presque toujours semblables. «Alors, disait l'empereur, je le fais baron, et je récompense en lui non-seulement sa valeur personnelle, mais celle du corps dont il fait partie. Il ne doit pas cette faveur à moi seulement, mais encore à l'estime de ses camarades.» Il en était de même pour les soldats. Les plus distingués par leur courage et leur bonne conduite montaient en grade ou recevaient des gratifications, des pensions mêmes. L'empereur en fit une de 1200 francs à un soldat qui faisait sa première campagne, et qui avait traversé un escadron ennemi, emportant sur ses épaules son général blessé, et le défendant comme il eût défendu son père.

On voyait à ces revues l'empereur visiter lui-même les sacs des soldats, examiner leurs livrets, prendre un fusil des mains d'un jeune homme frêle, pâle et souffrant, et lui dire d'un ton plein de bienveillance: «C'est bien lourd!» Il commandait souvent l'exercice; quand il ne le faisait pas, c'était le général Dorsenne, ou le général Curial, ou le général Mouton. Quelquefois il lui prenait des fantaisies. Un matin, par exemple, qu'on avait à passer en revue un régiment de la confédération, Sa Majesté se tourna vers les officiers d'ordonnance, et s'adressant au prince de Salm, l'un d'entr'eux: «M. de Salm, ceux-ci doivent vous connaître; approchez, commandez-leur une charge en douze temps.» Le jeune prince rougit beaucoup, mais sans se déconcerter; il s'inclina, tira son épée le plus gracieusement du monde, et fit ce que désirait l'empereur avec une aisance, une précision qui le charmèrent.

Un autre jour, les pontonniers défilaient avec environ quarante voitures d'équipages. L'empereur cria: Halte! et, montrant un caisson au général Bertrand, il lui dit d'appeler un des officiers. «Qu'y a-t-il dans ce caisson?»—«Sire, des boulons, des sacs de clous, des cordages, des hachettes, des scies.....»—«Combien de tout cela?»—L'officier donna le compte exact. Sa Majesté, pour vérifier le rapport, fait vider le caisson, compte les pièces, en trouve le nombre conforme; et pour s'assurer qu'on ne laissait rien dans la voiture, elle y monte par le moyen de la roue en s'accrochant aux rais. Il y eut un mouvement d'approbation et des cris de joie dans tous les rangs: «Bravo! disait-on; à la bonne heure! c'est comme cela qu'on est sûr de n'être pas trompé.» Toutes ces choses faisaient que l'empereur était adoré par ses soldats.


CHAPITRE X.

Attentat contre la vie de Napoléon.—Heureuse pénétration du général Rapp.—Arrestation de Frédéric Stabs.—L'étudiant fanatique.—Incroyable persévérance.—Le duc de Rovigo chez l'empereur.—Stabs interrogé par l'empereur.—Pitié de l'empereur.—Le portrait.—Étonnement de l'empereur.—Impassibilité de Stabs.—Stabs et M. Corvisart.—Grâce offerte deux fois et refusée.—Émotion de Sa Majesté.—Condamnation de Stabs.—Jeûne de quatre jours.—Dernières paroles de Stabs.


Ce fut à une des revues dont je viens de parler et qui attiraient ordinairement une foule de curieux venus exprès de Vienne et des environs, que l'empereur faillit être assassiné. C'était le 13 octobre: Sa Majesté venait de descendre de cheval et traversait à pied la cour, ayant à côté d'elle le prince de Neufchâtel et le général Rapp, quand un jeune homme d'assez bonne mine fendit brusquement la foule, et demanda en mauvais français s'il pouvait parler à l'empereur. Sa Majesté l'accueillit avec bonté; mais, ne comprenant pas très-bien son langage, elle pria le général Rapp de voir ce que voulait ce jeune homme. Le général lui fit quelques questions; mais peu satisfait apparemment de ses réponses, il ordonna à l'officier de gendarmerie de service de l'éloigner. Un sous-officier conduisit le jeune homme hors du cercle formé par l'état-major, et le repoussa dans la foule. On n'y pensait plus, quand tout à coup l'empereur, en se retournant, retrouva le faux solliciteur qui venait à lui de nouveau, portant la main droite sur sa poitrine comme pour prendre un placet dans la poche de sa redingote. Le général Rapp saisit cet homme par le bras et lui dit: «Monsieur, on vous a déjà renvoyé à moi. Que demandez-vous?» Il allait se retirer de nouveau, lorsque le général, lui trouvant un air suspect, donna l'ordre à l'officier de gendarmerie de l'arrêter. Celui-ci fit signe à ses gendarmes de se saisir de l'inconnu. L'un d'eux, le prenant au collet, le secoua un peu violemment, et sa redingote s'étant à moitié déboutonnée, un autre gendarme en vit sortir comme un paquet de papiers: c'était un grand couteau de cuisine, avec plusieurs feuilles de papier gris l'une sur l'autre, pour servir de gaîne. Alors les gendarmes le conduisirent chez le général Savary.

Ce jeune homme était un étudiant, fils d'un ministre protestant de Naumbourg; il s'appelait Frédéric Stabs, et pouvait avoir dix-huit ou dix-neuf ans. Son visage était blanc et ses traits efféminés. Il ne nia point un seul instant qu'il eût l'intention de tuer l'empereur; au contraire, il s'en vantait, et regrettait beaucoup que les circonstances se fussent opposées à l'accomplissement de son dessein.

Il était parti de chez son père avec un cheval que le besoin d'argent lui avait fait vendre en chemin; aucun de ses parens ni de ses amis n'avait eu connaissance de son projet. Le lendemain de son départ, il avait écrit à son père qu'il ne fût point en peine de lui ni de son cheval; qu'il avait depuis long-temps promis à quelqu'un de faire un voyage à Vienne; que bientôt sa famille entendrait parler de lui et en serait fière. Arrivé à Vienne depuis deux jours seulement, il s'était occupé d'abord à prendre des renseignemens sur les habitudes de Sa Majesté, et, sachant qu'il passait tous les matins une revue dans la cour du château, il y était venu une fois pour connaître les localités. Le lendemain il voulut faire son coup, et fut arrêté.

Le duc de Rovigo, après avoir interrogé Stabs, alla trouver l'empereur, qui venait de rentrer dans ses appartemens, et lui apprit le danger qu'il venait de courir. L'empereur haussa d'abord les épaules; mais voyant le couteau qu'on avait saisi sur Stabs, il dit: «Ah! ah! faites venir ce jeune homme; je serais bien aise de lui parler.» Le duc sortit et revint quelques minutes après avec Stabs. Lorsque celui-ci entra, l'empereur fit un geste de pitié, et dit au prince de Neufchâtel: «Mais, en vérité, c'est un enfant!» Un interprète fut appelé, et l'interrogatoire commença.

D'abord Sa Majesté fit demander à l'assassin s'il l'avait déjà vue quelque part. «Oui, je vous ai vu, répondit Stabs, à Erfurt, l'année dernière.—Il paraît qu'un crime n'est rien à vos yeux. Pourquoi vouliez-vous me tuer?—Vous tuer n'est pas un crime: au contraire, c'est un devoir pour tout bon Allemand. Je voulais vous tuer, parce que vous êtes l'oppresseur de l'Allemagne.—Ce n'est pas moi qui ai commencé la guerre.—C'est vous!—Quel est ce portrait? (L'empereur tenait un portrait de femme qu'on avait trouvé sur Stabs.)—C'est celui de ma meilleure amie, de la fille adoptive de mon père.—Comment! et vous êtes un assassin? et vous n'avez pas craint d'affliger et de perdre les êtres qui vous sont chers?—Je voulais faire mon devoir: rien ne devait m'arrêter.—Mais comment auriez-vous fait pour me frapper?—Je voulais vous demander d'abord si nous aurions bientôt la paix; et si vous m'aviez répondu que non, je vous aurais poignardé.—Il est fou! dit l'empereur; il est décidément fou! Et comment espériez-vous échapper, en me frappant ainsi au milieu de mes soldats?—Je savais bien à quoi je m'exposais, et je suis même étonné de vivre encore.»—Cette assurance frappa vivement l'empereur, qui garda le silence pendant quelques instans, et regarda fixement Stabs: celui-ci demeura impassible devant ce regard.... Et l'empereur continua:—«Celle que vous aimez sera bien affligée.—Oh! elle sera affligée sans doute, mais de ce que je n'ai pas réussi; car elle vous hait au moins autant que je vous hais moi-même.—Si je vous faisais grâce?—Vous auriez tort, car je chercherais encore à vous tuer.»—L'empereur envoya chercher M. Corvisart, en disant:—«Ce jeune homme est malade ou fou: cela ne peut pas être autrement.—Je ne suis ni l'un ni l'autre,» répondit vivement l'assassin. M. Corvisart était dans les appartemens: il arrive, et tâte le pouls de Stabs.»—Monsieur se porte bien, dit-il.—Je vous l'avais bien dit, reprit Stabs d'un air triomphant.—Eh bien! docteur, dit Sa Majesté, ce jeune homme qui se porte bien a fait cent lieues pour m'assassiner!»

Malgré la déclaration du médecin et les aveux de Stabs, l'empereur, ému du sang-froid et de l'assurance de ce malheureux, lui offrit de nouveau sa grâce, lui imposant pour condition unique de témoigner quelque repentir de son crime; mais de nouveau Stabs affirma que son seul regret était de n'avoir pu réussir. Alors l'empereur l'abandonna.

Conduit en prison, il persista dans ses aveux, et ne tarda pas à comparaître devant une commission militaire, qui le condamna. Il ne subit son arrêt que le 17, et depuis le 13, jour de son arrestation il ne prit aucune nourriture, disant qu'il aurait bien assez de force pour aller à la mort. L'empereur avait ordonné qu'on retardât le plus possible l'exécution, dans l'espoir que tôt ou tard Stabs se repentirait: mais il demeura inébranlable. Lorsqu'on le conduisit au lieu où il devait être fusillé, quelques personnes ayant dit que la paix venait d'être signée, il s'écria d'une voix forte: «Vive la liberté! Vive l'Allemagne!» Ce furent ses dernières paroles.


CHAPITRE XI.

Aventures galantes de l'empereur à Schœnbrunn.—Promenade au Prater.—Exclamation d'une jeune veuve allemande.—Gracieuseté de l'empereur.—Conquête rapide.—Madame*** suit l'empereur en Bavière.—Sa mort à Paris.—La jeune enthousiaste.—Propositions écoutées avec empressement.—Étonnement de l'empereur.—L'innocence respectée.—Jeune fille dotée par Sa Majesté.—Le souper de l'empereur.—Gourmandise de Roustan.—Demande indiscrètement accordée.—Embarras de Constant.—Ruse découverte.—L'empereur soupant des restes de Roustan.


Pendant son séjour à Schœnbrunn, les aventures galantes ne manquaient pas à l'empereur. Un jour qu'il était venu à Vienne, et qu'il se promenait dans le Prater avec une suite fort peu nombreuse (le Prater est une superbe promenade, située dans le faubourg Léopold), une jeune Allemande, veuve d'un négociant fort riche, l'aperçut, et s'écria involontairement, parlant à quelques dames qui se promenaient avec elle: «C'est lui!» Cette exclamation fut entendue par Sa Majesté, qui s'arrêta tout court, et salua les dames en souriant: celle qui avait parlé devint rouge comme du feu; l'empereur la reconnut à ce signe non équivoque, et la regarda long-temps, puis il continua sa promenade.

Il n'y a pour les souverains ni longues attentes ni grandes difficultés. Cette nouvelle conquête de Sa Majesté ne fut pas moins rapide que les autres. Pour ne pas se séparer de son illustre amant, madame*** suivit l'armée en Bavière, et vint ensuite habiter Paris, où elle mourut en 1812.

Un autre jour, Sa Majesté eut occasion de remarquer une jeune personne charmante: c'était un matin, aux environs de Schœnbrunn; quelqu'un fut chargé de voir cette demoiselle et de lui donner de la part de l'empereur un rendez-vous au château pour le lendemain soir. Le hasard dans cette circonstance servit à merveille Sa Majesté; l'éclat d'un nom si illustre, la renommée de ses victoires avaient produit une impression profonde sur l'esprit de la jeune fille, et l'avaient disposée à écouter favorablement les propositions que l'on vint lui faire. Elle consentit donc et avec empressement à se rendre au château. À l'heure indiquée, la personne dont j'ai parlé vint la chercher. Je la reçus à son arrivée, et l'introduisit dans la chambre de Sa Majesté; elle ne parlait point français, mais elle savait parfaitement l'italien; en conséquence il fut aisé à l'empereur de causer avec elle. Il apprit avec étonnement que cette charmante demoiselle appartenait à une famille très-honorable de Vienne, et qu'en venant le voir elle n'avait été inspirée que par le désir de lui témoigner son admiration. L'empereur respecta l'innocence de la jeune fille, la fit reconduire chez ses parens, et donna des ordres pour que l'on prît soin de son établissement, qu'il rendit plus facile et plus beau au moyen d'une dot considérable.

À Schœnbrunn, comme à Paris, l'empereur dînait habituellement à six heures. Mais comme il travaillait quelquefois fort avant dans la nuit, on avait soin de préparer tous les jours un souper assez léger qu'on enfermait dans une petite bannette d'osier, couverte en toile cirée et fermant à serrure. Il y avait deux clefs dont le contrôleur de la bouche avait l'une et moi l'autre. Le soin de cette bannette me regardait seul, et comme Sa Majesté était extraordinairement sobre, il ne lui arrivait presque jamais de demander à souper. Un soir donc, Roustan, qui avait couru toute la journée à franc étrier pour le service de son maître, était dans un petit salon à côté de la chambre de l'empereur: il me vit, comme je venais d'aider Sa Majesté à se mettre au lit, et me dit en son mauvais français, et regardant la bannette d'un œil d'envie: «Moi mangerais bien une aile de poulet; moi, bien faim.» Je refusai d'abord: mais enfin, sachant que l'empereur était couché, et ne voyant nulle apparence à ce qu'il lui prît fantaisie de demander à souper ce soir-là, je laissai faire Roustan. Celui-ci, bien content, commence par enlever une cuisse, puis après l'aile, et je ne sais trop s'il serait resté quelque chose du poulet, quand tout à coup j'entends sonner avec vivacité. J'entre dans la chambre, et j'entends avec effroi l'empereur qui me dit: «Constant, mon poulet?» On juge de mon embarras: je n'en avais pas d'autre; et le moyen, à pareille heure, de s'en procurer un! Enfin je prends mon parti, et, pensant que c'était à moi de découper la volaille, qu'ainsi j'aurais toute facilité de dissimuler l'absence des deux membres que Roustan avait mangés, j'entre fièrement avec le poulet retourné sur le plat. Roustan me suivait, parce que j'étais bien aise, s'il y avait des reproches à essuyer, de les partager avec lui. Je détache l'aile qui restait et la présente à l'empereur. L'empereur refuse!... en me disant: «Donnez-moi le poulet, je choisirai moi-même.» Cette fois, aucun moyen de nous sauver; il fallut que le poulet démembré passât sous les yeux de Sa Majesté... «Tiens, dit-elle, depuis quand les poulets n'ont-ils qu'une cuisse et qu'une aile? C'est bien: il paraît qu'il faut que je mange les restes des autres. Et qui donc mange ainsi la moitié de mon souper?» Je regardais Roustan, qui tout confus répondit: «Moi avoir faim, Sire; moi ai mangé la cuisse et l'aile...—Comment, drôle! c'est toi? Ah! que je t'y reprenne!» Et, sans ajouter un mot de plus, l'empereur mangea la cuisse et l'aile qui restaient.

Le lendemain, à sa toilette, il fit appeler le grand maréchal pour quelque communication, et dans la conversation il lui dit: «Je vous donne à deviner ce que j'ai mangé hier à mon souper?... les restes de M. Roustan. Oui, ce coquin s'est avisé de manger la moitié de mon poulet.» Roustan entrait dans le moment. «Approche, drôle! continua l'empereur, et la première fois que cela t'arrivera, sois sûr que tu me le paieras.» En lui disant cela, il le tirait par les oreilles, et riait de tout son cœur.


CHAPITRE XII.

Bataille d'Essling.—Rudesse de deux amis de l'empereur.—Aversion du duc de Montebello contre le duc de ***.—Brusquerie du duc de Montebello.—Sa rancune à l'occasion des pestiférés de Jaffa.—Pressentimens du maréchal Lannes.—Contre-temps funeste.—Le maréchal Lannes atteint par un boulet.—Douleur de l'empereur.—L'empereur à genoux auprès du maréchal.—Courage héroïque du maréchal Lannes.—Sa mort causée peut-être par un jeûne de vingt-quatre heures.—Affliction de l'empereur.—Pleurs des vieux grenadiers.—Dernières paroles du maréchal.—Embaumement du cadavre.—Horrible spectacle.—Courage des pharmaciens de l'armée.—Douleur de madame la duchesse de Montebello.—Légèreté de l'empereur.—La duchesse de Montebello veut quitter le service de l'impératrice.


Le 22 mai, dix jours après l'entrée triomphante de l'empereur dans la capitale de l'Autriche, se livra la bataille d'Essling, bataille sanglante qui dura depuis quatre heures du matin jusqu'à six heures du soir, bataille tristement mémorable pour tous les vieux soldats de l'empire, parce qu'elle coûta la vie au plus brave de tous peut-être, au duc de Montebello, cet ami si dévoué à l'empereur, le seul qui partageât, avec le maréchal Augereau, le droit de tout lui dire franchement et en face.

La veille de la bataille, le maréchal entra chez Sa Majesté, qu'il trouva entourée de plusieurs personnes. Le duc de *** affectait toujours de se mettre entre l'empereur et les personnes qui lui parlaient: le duc de Montebello, le voyant faire son manége accoutumé, le prend par le revers de son uniforme, et, lui faisant faire la pirouette, il lui dit: «Ôte-toi donc de là! l'empereur n'a pas besoin que tu le gardes ici. Au champ de bataille, c'est singulier, tu es toujours si loin de nous qu'on ne te voit jamais; mais ici on ne peut rien dire à l'empereur sans rencontrer ta figure.» Le duc était furieux; il regardait alternativement le maréchal et l'empereur, qui se contenta de dire: «Doucement, Lannes.»

Le soir, dans le salon de service, il fut question de cette apostrophe du maréchal. Un officier de l'armée d'Égypte dit que cela n'était pas surprenant; que le duc de Montebello ne pardonnerait jamais au duc de *** la mort des trois cents malades empoisonnés à Jaffa.

Le docteur Lannefranque, un de ceux qui ont donné leurs soins à l'infortuné duc de Montebello, dit qu'en montant à cheval pour se rendre à l'île de Lobau, le duc eut des pressentimens sinistres. Il s'arrêta, prit et serra la main de M. Lannefranque, et lui dit en souriant tristement: «Au revoir; vous ne tarderez probablement pas à venir nous retrouver; il y aura de la besogne aujourd'hui pour vous, et pour ces messieurs, ajouta-t-il en montrant plusieurs chirurgiens et pharmaciens qui se trouvaient avec le docteur.—Monsieur le duc, répondit M. Lannefranque, cette journée ajoutera encore à votre gloire!...—Ma gloire! interrompit vivement le maréchal. Tenez, voulez-vous que je vous parle franchement? Je n'ai pas une bonne idée de cette affaire: au reste, quelle qu'en soit l'issue, ce sera ma dernière bataille.» Le docteur allait demander au maréchal comment il l'entendait, mais il avait mis son cheval au galop, et fut bientôt hors de vue.

Le matin de la bataille, vers les six ou sept heures, les Autrichiens étaient déjà vaincus, quand un aide-de-camp vint annoncer à Sa Majesté que la crue subite du Danube avait mis à flot un grand nombre de gros arbres coupés lors de la prise de Vienne, et que ces arbres en flottant avaient brisé les ponts qui servaient de communication entre Essling et l'île de Lobau; de sorte que les parcs de réserve, une partie de la grosse cavalerie et le corps tout entier du maréchal Davoust se trouvaient en inaction forcée sur l'autre rive. Ce contre-temps arrêta le mouvement que l'empereur voulait faire en avant, et l'ennemi reprit courage. Alors le duc de Montebello reçut l'ordre de garder le champ de bataille, et prit position, appuyé sur le village d'Essling, au lieu de continuer à poursuivre les Autrichiens, comme il avait déjà commencé. Le duc de Montebello tint bon depuis neuf heures du matin jusqu'au soir. À sept heures, la bataille était gagnée; mais à six heures l'infortuné maréchal, étant sur un mamelon à observer les mouvemens, fut frappé d'un boulet qui lui fracassa la cuisse droite et la rotule du genou gauche.

Il crut d'abord qu'il n'avait plus que quelques minutes à vivre, et se fit transporter sur un brancard auprès de l'empereur, qu'il voulait embrasser, disait-il, avant de mourir. L'empereur, en le voyant ainsi baigné dans son sang, fit poser le brancard à terre, et, se jetant à genoux, il prit le maréchal dans ses bras, et lui dit en pleurant: «Lannes, me reconnais-tu?—Oui, sire;... vous perdez votre meilleur ami.—Non! non! tu vivras. N'est-il pas vrai, M. Larrey, que vous répondez de ses jours?» Des blessés, en entendant Sa Majesté parler ainsi, essayèrent de se soulever sur leurs coudes, et se mirent à crier vive l'empereur!

Les chirurgiens transportèrent le maréchal dans un petit village au bord du fleuve, appelé Ebersdorf, et voisin du champ de bataille. On trouva dans la maison d'un brasseur une chambre au dessus d'une écurie, dans laquelle il faisait une chaleur étouffante, que rendait plus insupportable encore l'odeur des cadavres dont la maison était entourée... Mais il n'y avait rien de mieux; il fallut s'en contenter. Le maréchal supporta l'amputation de la cuisse avec un courage héroïque; mais la fièvre qui se déclara ensuite fut si violente que, craignant de le voir mourir dans l'opération, les chirurgiens différèrent à couper l'autre jambe. Cette fièvre était en partie causée par l'épuisement; lorsqu'il fut blessé, le maréchal n'avait pas mangé depuis vingt-quatre heures. Enfin MM. Larrey, Yvan, Paulet et Lannefranque se décidèrent à la seconde amputation; et quand ils l'eurent faite, l'état de tranquillité du blessé leur donna l'espoir de sauver sa vie. Mais il ne devait pas en être ainsi. La fièvre augmenta; elle prit le caractère le plus alarmant; et, malgré les soins de ces habiles chirurgiens et ceux du docteur Frank, alors le plus célèbre médecin de l'Europe, le maréchal rendit le dernier soupir le 31 mai, à cinq heures du matin. Il avait à peine quarante ans.

Pendant ses huit jours d'agonie (car les souffrances qu'il éprouvait peuvent être appelées de ce nom), l'empereur vint le voir très-souvent; il s'en allait toujours désolé. J'allais aussi voir le maréchal tous les jours de la part de l'empereur; j'admirais avec quelle patience il supportait son mal, et pourtant il n'avait pas d'espoir; car il se sentait mourir, et toutes les figures le lui disaient. Quelle chose touchante et terrible de voir autour de sa maison, à sa porte, dans sa chambre, ces vieux grenadiers de la garde, toujours impassibles jusqu'alors, pleurer et sangloter comme des enfans! Que la guerre, dans ces momens-là, semble une chose atroce!

La veille de sa mort, le maréchal me dit: «Je vois bien, mon cher Constant, que je vais mourir; je désire que votre maître ait toujours auprès de lui des hommes aussi dévoués que moi; dites à l'empereur que je voudrais le voir.» Je me disposais à sortir, lorsque l'empereur parut. Alors il se fit un grand silence; tout le monde s'éloigna; mais la porte de la chambre étant restée entr'ouverte, nous pûmes saisir une partie de la conversation; elle fut longue et pénible: le maréchal rappela ses services à l'empereur, et termina par ces paroles prononcées d'une voix encore haute et ferme: «Ce n'est pas pour t'intéresser à ma famille que je te parle ainsi; je n'ai pas besoin de te recommander ma femme et mes enfans; puisque je meurs pour toi, la gloire t'ordonne de les protéger, et je ne crains pas, en t'adressant ces derniers reproches de l'amitié, de changer tes dispositions à leur égard. Tu viens de faire une grande faute, et, quoique elle te prive de ton meilleur ami, elle ne te corrigera pas: ton ambition est insatiable; elle te perdra; tu sacrifies sans ménagement, sans nécessité, les hommes qui te servent le mieux, et quand ils meurent, tu ne les regrettes pas. Tu n'as autour de toi que des flatteurs; je ne vois pas un ami qui ose te dire la vérité. On te trahira, on t'abandonnera; hâte-toi de finir cette guerre; c'est le vœu général. Tu ne seras jamais plus puissant; mais tu peux être bien plus aimé. Pardonne ces vérités à un mourant...; ce mourant te chérit...»

Le maréchal en finissant tendit la main à l'empereur, qui l'embrassa en pleurant et sans répondre.

Le jour de la mort du maréchal, son corps fut livré à M. Larrey et à M. Cadet de Gassicourt, pharmacien ordinaire de l'empereur, avec ordre de le préparer comme on avait préparé celui du colonel Morland, quand il eut été tué à la bataille d'Austerlitz. À cet effet le cadavre fut transporté à Schœnbrunn, et déposé dans l'aile gauche du château assez loin des appartemens habités: en quelques heures la putréfaction devint complète et horrible; il fallut plonger ce corps mutilé dans une baignoire remplie d'une forte dissolution de sublimé corrosif. Cette opération, extrêmement dangereuse, fut longue et pénible. Il faut louer M. Cadet de Gassicourt du courage qu'il a déployé en cette circonstance; car, malgré toutes ses précautions, malgré les parfums que l'on brûlait dans la chambre, l'odeur qu'exhalait le cadavre était si fétide, et les émanations du sublimé si fortes, que ce chimiste distingué fut gravement indisposé.

J'eus, avec plusieurs personnes, la triste curiosité d'aller voir le corps du maréchal dans cet état. C'était épouvantable. Le tronc, qui trempait dans la dissolution, était enflé d'une manière prodigieuse; tandis qu'au contraire la tête, qui était demeurée en dehors de la baignoire, avait subi un rapetissement singulier. Les muscles du visage étaient contractés de la manière la plus hideuse, les yeux tout grands ouverts sortaient de leur orbite.

Après que le corps eut séjourné huit jours dans le sublimé corrosif, qu'il fallut renouveler, parce que les émanations de l'intérieur du cadavre avaient décomposé la dissolution, on le mit dans un tonneau fait exprès et que l'on remplit du même liquide; c'est dans ce tonneau qu'il fit le trajet de Schœnbrunn à Strasbourg. Dans cette dernière ville on le tira de cet étrange cercueil, on le fit sécher dans un filet et on l'ensevelit à l'égyptienne, c'est-à-dire entouré de bandelettes et le visage découvert. M. Larrey et M. de Gassicourt confièrent ce soin honorable à M. Fortin, jeune pharmacien major qui en 1807 avait, par son courage et son infatigable persévérance, sauvé d'une mort certaine neuf cents malades abandonnés, sans médecins ni chirurgiens, dans un hôpital près de Dantzig, et presque tous atteints d'une maladie épidémique.

Au mois de mars 1810 (ce qui va suivre est extrait d'une lettre de M. Fortin à son maître et ami M. Cadet de Gassicourt), madame la duchesse de Montebello voulut, en passant à Strasbourg à la suite de l'impératrice Marie-Louise, revoir encore l'époux qu'elle avait tant aimé.

«Grâce à vos soins et à ceux de M. Larrey (c'est M. Fortin qui parle), l'embaumement du maréchal a parfaitement réussi. Quand j'ai retiré le corps du tonneau, je l'ai trouvé dans un état de parfaite conservation; j'ai disposé, dans une salle basse de la mairie, un filet sur lequel je l'ai fait sécher, à l'aide d'un poêle dont la chaleur a été réglée; j'ai fait faire un très-beau cercueil en bois dur, bien ciré; et maintenant le maréchal, entouré de bandelettes et la figure à découvert, est déposé dans son cercueil ouvert, près de celui du général Saint-Hilaire, dans une pièce souterraine dont j'ai la clef. Une sentinelle y veille jour et nuit. M. Wangen de Gueroldseck, maire de Strasbourg, m'a donné toutes les facilités qu'exigeaient mes fonctions.

»Tout était dans cet état lorsque, une heure après l'arrivée de Sa Majesté l'impératrice, madame la duchesse de Montebello, qui l'accompagne en qualité de dame d'honneur, m'envoya chercher par M. Crétu, son cousin, chez qui elle était allée faire une visite. Je me rendis à ses ordres. Madame la maréchale me fit plusieurs questions et des complimens sur la mission honorable dont j'étais chargé, puis me témoigna, en tremblant, le désir qu'elle avait de revoir pour la dernière fois le corps de son époux. J'hésitai quelques momens à lui répondre, et, prévoyant l'effet que produirait sur elle le triste spectacle qu'elle cherchait, je lui dis que les ordres que j'avais reçus s'opposaient à ce qu'elle demandait; mais elle insista d'une manière si pressante que je me rendis à ses instances. Nous convînmes (autant pour ne pas me compromettre que pour qu'elle ne fût pas reconnue) que j'irais la chercher à minuit et qu'elle serait accompagnée d'un de ses parens.

»Je me rendis auprès de la maréchale à l'heure convenue. Aussitôt qu'elle m'aperçut, elle se leva et me dit qu'elle était prête à me suivre. Je me permis de l'arrêter un moment, la priant de consulter ses forces; je la prévins sur l'état où elle allait trouver le maréchal, et la suppliai de réfléchir sur l'impression qu'elle allait recevoir des tristes lieux qu'elle allait visiter. Elle me répondit qu'elle y était bien préparée, qu'elle se sentait tout le courage nécessaire, et qu'elle espérait trouver dans cette dernière visite un adoucissement aux regrets amers qu'elle éprouvait. En me parlant ainsi, sa figure mélancolique et belle était calme et réfléchie. Nous partîmes. M. Crétu donnait le bras à sa cousine; la voiture et la duchesse suivait de loin à vide; deux domestiques marchaient derrière nous.

»La ville était illuminée; les bons habitans étaient tous en férie; dans plusieurs maisons une musique joyeuse les excitait à célébrer cette mémorable journée. Quel contraste entre ces éclats d'une franche gaîté et la position dans laquelle nous nous trouvions! Je voyais la duchesse ralentir de temps en temps sa marche, tressaillir et soupirer; j'avais le cœur serré, les idées confuses.

»Enfin nous arrivâmes à l'hôtel de la mairie; madame de Montebello donna l'ordre à ses gens de l'attendre; elle descendit lentement avec son cousin et moi jusqu'à la porte de la salle basse. Une lanterne nous éclairait à peine; la duchesse tremblait et affectait une sorte d'assurance; mais, lorsqu'elle pénétra dans une espèce de caveau, le silence de la mort qui régnait sous cette voûte souterraine, la lueur lugubre qui l'éclairait, l'aspect du cadavre étendu dans son cercueil produisirent sur la maréchale un effet épouvantable; elle jeta un cri douloureux et s'évanouit. J'avais prévu cet accident. Toute mon attention était fixée sur elle, et, dès que je m'aperçus de sa faiblesse, je la soutins dans mes bras et la fis asseoir. Je m'étais précautionné de tout ce qui était nécessaire pour la secourir; je lui donnai les soins que réclamait sa position. Au bout de quelques instans elle revint à elle; nous lui conseillâmes de se retirer: elle s'y refusa, se leva, s'approcha du cercueil, en fit lentement le tour en silence, puis, s'arrêtant et laissant tomber ses mains croisées, elle resta quelque temps immobile, regardant la figure inanimée de son époux, et, l'arrosant de ses larmes, elle sortit de cet état en prononçant d'une voix étouffée par des sanglots: Mon Dieu! ô mon Dieu! comme il est changé! Je fis signe à M. Crétu qu'il était temps de nous retirer; mais nous ne pûmes entraîner la duchesse qu'en lui promettant de la ramener le lendemain, promesse qui ne devait pas avoir d'exécution. Je fermai promptement la porte: j'offris mon bras à madame la maréchale; elle voulut bien l'accepter, et, lorsque nous sortîmes de la mairie, je pris congé d'elle; mais elle exigea que je montasse dans sa voiture, et donna l'ordre de me reconduire d'abord chez moi. Pendant ce court trajet elle répandit un torrent de larmes, et lorsque la voiture s'arrêta, elle me dit avec une bonté inexprimable: «Je n'oublierai jamais, Monsieur, le service important que vous venez de me rendre.»

Long-temps après, l'empereur et l'impératrice Marie-Louise visitaient ensemble la manufacture de porcelaines de Sèvres; la duchesse de Montebello accompagnait l'impératrice en qualité de dame d'honneur. L'empereur, apercevant un beau buste du maréchal, en biscuit, d'une rare exécution, s'arrêta, et sans remarquer la pâleur qui se répandait sur le visage de la duchesse, il lui demanda comment elle trouvait ce buste et s'il était bien ressemblant. La veuve sentit se rouvrir sa blessure: elle ne put répondre, et se retira fondant en larmes. Elle fut plusieurs jours sans reparaître à la cour. Outre que cette question inattendue avait réveillé ses chagrins, l'inconcevable distraction que l'empereur avait montrée en cela l'avait blessée si profondément que ses amis eurent toutes les peines du monde à la décider à reprendre son service auprès de l'impératrice.


CHAPITRE XIII.

Désastres de la bataille d'Essling.—Murmures des soldats.—Apostrophes aux généraux.—Patience courageuse.—Intrépidité du maréchal Masséna.—Bonheur continuel.—Zèle des chirurgiens de l'armée.—Mot de l'empereur.—M. Larrey.—Le bouillon de cheval.—Soupe faite dans des cuirasses.—Constance des blessés.—Suicide d'un canonnier.—Le vieux concierge allemand.—La princesse de Lichtenstein.—Le général Dorsenne.—Bonne chère et linge sale.—Lettre outrageante à la princesse de Lichtenstein.—L'empereur furieux.—Piété filiale de l'empereur.—Indulgence de la princesse de Lichtenstein.—Grâce accordée par l'empereur.—Remontrances de M. Larrey.—Deux anecdotes sur ce célèbre chirurgien.


La bataille d'Essling fut désastreuse en tout point. Douze mille Français y furent tués. La cause de tout ce mal vint de la rupture des ponts, qui pouvait être prévue, à ce qu'il me semble; car la même chose était arrivée deux ou trois jours avant la bataille. Les soldats murmuraient hautement; plusieurs corps d'infanterie crièrent aux généraux de mettre pied à terre et de combattre au milieu d'eux. Mais cette mauvaise humeur n'ôtait rien à leur courage et à leur patience; on vit des régimens rester cinq heures, l'arme au bras, exposés au feu le plus terrible. Trois fois pendant la soirée, l'empereur envoya demander au général Masséna s'il pouvait tenir; et le brave capitaine, qui ce jour-là voyait son fils se battre pour la première fois, qui voyait ses amis, ses plus intrépides officiers tomber par douzaine autour de lui, tint jusqu'à la nuit fermée. «Je ne veux pas me replier, dit-il, tant qu'il fait jour; ces gueusards d'Autrichiens seraient trop glorieux.» La constance du maréchal sauva la journée; mais aussi, comme il le dit lui-même le lendemain, il joua de bonheur continuellement. Au commencement de la bataille, il s'aperçut qu'un de ses étriers était trop long. Il appelle un soldat pour le raccourcir; et pendant cette opération, il pose sa jambe sur le cou de son cheval; un boulet part, qui emporte le soldat et coupe l'étrier, sans toucher au maréchal ni à son cheval. «Bon! dit-il; voilà qu'il me faut descendre et changer de selle!» Et ce fut avec humeur que le maréchal fit cette observation.

Les chirurgiens et les officiers de santé se conduisirent admirablement dans cette terrible journée; ils déployèrent un zèle à toute épreuve, une activité qui étonna l'empereur même: aussi lui arriva-t-il plusieurs fois de les appeler, en passant près d'eux, «Mes braves chirurgiens!» M. Larrey surtout fut sublime. Après avoir opéré tous les blessés de la garde qui étaient entassés dans l'île de Lobau, il demanda s'il y avait du bouillon à leur donner. Non, répondirent les aides.—Qu'on en fasse, dit-il en désignant plusieurs chevaux auprès de lui, qu'on en fasse avec les chevaux qui sont à ce piquet.» Les chevaux appartenaient à un général. Lorsqu'on s'en approcha pour obéir à M. Larrey, le propriétaire s'écrie, s'indigne, et jure qu'il ne les laissera point emmener. «Eh bien! qu'on prenne les miens, dit le brave chirurgien, qu'on les tue, et que mes camarades aient du bouillon.» On fit ce qu'il disait; et comme il ne se trouva pas de marmites dans l'île, on prit des cuirasses pour faire la soupe, qui fut salée avec de la poudre à canon: on n'avait pas de sel. Le maréchal Masséna goûta de cette soupe, et la trouva bonne. On ne sait vraiment ce qu'il faut admirer le plus du zèle des chirurgiens, du courage avec lequel ils affrontaient les dangers en soignant les blessés sur le champ de bataille, même au milieu des balles, ou de la constance stoïque des soldats qui, gisans par terre, l'un privé d'un bras, l'autre d'une jambe, causaient entr'eux de leurs campagnes, en attendant que leur tour vînt d'être opérés. Quelques-uns allaient jusqu'à se faire des politesses: «Monsieur le docteur, commencez par mon voisin; il souffre plus que moi... Je puis encore attendre.»

Un canonnier eut les deux jambes emportées par un boulet: deux de ses camarades le ramassèrent, et firent avec des branches d'arbres un brancard sur lequel ils le posèrent pour le transporter dans l'île. Le pauvre mutilé ne jetait pas un seul cri; seulement, «J'ai bien soif,» disait-il de temps en temps à ses porteurs. Comme ils passaient sur un des ponts, il les supplie d'arrêter et d'aller lui chercher un peu de vin ou d'eau-de-vie pour ranimer ses forces. Ils le croient et le quittent; mais ils n'avaient pas fait vingt pas, que le canonnier leur crie: «N'allez pas si vite, mes camarades; je n'ai pas de jambes, et j'arriverai plus tôt que vous. Vive la France!» Et, faisant un effort, il se laisse rouler dans le Danube.

La conduite d'un chirurgien-major de la garde faillit, quelque temps après, compromettre le corps tout entier dans l'esprit de Sa Majesté. Ce chirurgien, M. M....., logeait, avec le général Dorsenne et quelques officiers supérieurs, dans une fort jolie maison de plaisance qui appartenait à madame la princesse de Lichtenstein. Le concierge de la maison, vieil Allemand, brusque et capricieux, ne les servait qu'avec répugnance, et leur jouait le plus de tours qu'il pouvait. C'était en vain, par exemple, qu'on lui demandait du linge pour les lits ou pour la table: il feignait de ne pas entendre.

Le général Dorsenne écrivit à la princesse pour se plaindre; elle donna sans doute ses ordres en conséquence, mais la lettre du général resta sans réponse. Quelques jours se passèrent ainsi: on n'avait pas changé de serviettes depuis un mois, quand il prit fantaisie au général de donner un grand souper. Les vins du Rhin et de Hongrie furent sablés, le punch vint ensuite. L'amphitryon fut grandement complimenté, mais aux complimens se mêlèrent quelques reproches énergiques sur la blancheur douteuse de la nappe et des serviettes. Le général Dorsenne s'excusa sur la mauvaise humeur et la sordide économie du concierge que soutenait très-bien le peu de courtoisie de la princesse.—«Il ne faut pas souffrir cela! s'écrièrent en chorus les joyeux convives; il faut que cette hôtesse, qui nous méconnaît à un tel point, soit rappelée à l'ordre. Allons, M....., prends du papier et une plume: écris-lui force épigrammes: il faut apprendre à vivre à cette princesse de Germanie. Des officiers français, des vainqueurs couchés dans des draps sales, et mangeant sur une nappe grasse! c'est une infamie.» M. M..... fut le trop fidèle interprète des sentimens unanimes de ces messieurs; échauffé, comme il l'était, par les fumées du vin de Hongrie, il écrivit à la princesse de Lichtenstein une lettre, comme, dans le carnaval même, on n'oserait l'écrire à la dernière des filles publiques. Comment dire ce que ressentit madame de Lichtenstein en lisant cet écrit, assemblage incompréhensible de tout ce que la langue des corps-de-garde peut fournir d'expressions ordurières? Il lui fallut le témoignage d'un tiers pour croire que la signature, M....., chirurgien-major de la garde impériale française, n'avait pas été contrefaite par quelque misérable ivrogne. Dans sa profonde indignation, la princesse court chez le général Andréossy, gouverneur de Vienne pour Sa Majesté; elle lui montre cette lettre, et demande vengeance. Le général, encore plus irrité qu'elle, monte en voiture, et se rend à Schœnbrunn, où il arrive au moment de la parade. Il remet à l'empereur la fatale épître; l'empereur lit; il recule trois pas, ses joues se rougissent de colère, sa physionomie se renverse, et c'est d'une voix effrayante qu'il dit au grand-maréchal de faire approcher M. M..... Tout le monde tremblait. «Est-ce vous qui avez écrit cette horreur?—Sire...—Répondez, je vous l'ordonne. Est-ce vous?—Oui, Sire, dans un moment d'oubli, après un souper...—Misérable! cria sa majesté de manière à terrifier tous ceux qui l'entendaient, vous mériteriez d'être fusillé sur la place! Insulter une femme aussi lâchement! et une vieille femme, encore...! N'avez-vous plus de mère?... Je respecte et j'honore toute vieille femme, parce qu'elle me rappelle ma mère.—Sire, je suis coupable..., je l'avoue, mais mon repentir est grand. Daignez penser à mes services; j'ai fait dix-huit campagnes..., je suis père de famille.» Ce dernier mot augmenta la colère de sa majesté: «Qu'on l'arrête; qu'on lui arrache sa décoration: il est indigne de la porter... Qu'il soit jugé dans les vingt-quatre heures...» Puis, se tournant vers les généraux demeurés immobiles de stupeur: «Voyez, Messieurs, lisez! Voyez comme ce polisson traite une princesse, au moment même où son époux négocie de la paix avec moi.»

La parade alla vite ce jour-là; aussitôt qu'elle fut finie, le général Dorsenne et M. Larrey courent chez madame de Lichtenstein; ils lui racontent la scène qui vient de se passer, lui font les plus touchantes excuses au nom de toute la garde impériale; ils la conjurent d'intercéder pour un malheureux, bien coupable sans doute, mais qui n'avait pas sa raison quand il écrivit; «Il se repent, madame, dit le bon M. Larrey; il pleure sa faute, il attend son châtiment avec courage et comme une juste réparation de son outrage envers vous... Mais c'est un des meilleurs officiers de l'armée: il est chéri, estimé; il a sauvé la vie à des milliers d'individus, et ses talens distingués sont la seule fortune de sa famille... Que deviendra-t-elle, si on le fait mourir?—Mourir! s'écria la princesse, mourir! Bon Dieu! les choses iraient-elles jusque là?» Alors le général Dorsenne lui peignit le ressentiment de l'empereur, comme plus vif mille fois que le sien, et la princesse, vivement émue, écrivit aussitôt à l'empereur une lettre par laquelle se disant satisfaite et reconnaissante de la réparation qu'elle avait obtenue, elle le suppliait de vouloir bien pardonner à M. M..... Sa Majesté lut cette lettre et n'y répondit pas. Nouvelle visite à la princesse qui, cette fois, conçut les plus vives alarmes, et dit qu'elle était vraiment désolée d'avoir montré la lettre de M. M..... au général. Décidée à tout faire pour obtenir la grâce du chirurgien, elle adressa un placet à l'empereur; il se terminait par cette phrase d'une angélique bonté: «Sire, je vais m'agenouiller dans mon oratoire, et ne me releverai que lorsque j'aurai obtenu du ciel la clémence de Votre Majesté.» L'empereur ne pouvait plus refuser; il fit grâce. M. M..... en fut quitte pour un mois d'arrêts forcés. M. Larrey fut chargé par Sa Majesté de le tancer vigoureusement, afin qu'il ménageât davantage à l'avenir l'honneur du corps respectable dont il faisait partie. Les remontrances de cet excellent homme furent toutes paternelles, et doublèrent aux yeux de M. M..... le prix du service qu'il lui avait rendu.

M. le baron Larrey faisait le bien avec désintéressement; on le savait, et souvent on en abusait. Le général d'A....., fils d'un riche sénateur, avait eu, à Wagram, l'épaule fracassée par un boulet. Il fallut faire l'amputation. Cette effrayante opération demandait une main exercée: M. Larrey seul pouvait s'en charger; il le fit, et le fit avec succès; mais le blessé, d'une complexion délicate, et extrêmement affaibli, demandait les plus grands soins et l'attention la plus soutenue. M. Larrey le quitta peu; il mit près de lui deux élèves, qui veillaient alternativement, et l'aidaient dans les pansemens. Le traitement fut long et pénible; mais une guérison complète en résulta. En pleine convalescence, le général prit congé de l'empereur pour retourner en France. Un majorat et des décorations acquittèrent envers lui la dette du prince et de l'État. La manière dont il acquitta la sienne envers l'homme qui lui avait sauvé la vie est curieuse à connaître.

Au moment de monter en voiture, il remet à un général de ses amis une lettre et une petite boîte, en lui disant: «Je ne puis quitter Vienne sans remercier M. Larrey; faites-moi le plaisir de lui envoyer de ma part cette marque de ma reconnaissance. Ce bon Larrey! je n'oublierai jamais les services qu'il m'a rendus.» Le lendemain, l'ami s'acquitta de la commission. Un gendarme est chargé de l'épître et du cadeau. Il arrive à Schœnbrunn pendant la parade; il cherche et demande dans les rangs M. Larrey. «C'est une lettre et une boîte que je lui apporte de la part du général d'A...» M. Larrey mit le tout dans sa poche; mais, après la parade, il en prit connaissance, et, remettant le paquet à M. Cadet de Gassicourt, il lui dit: «Voyez, et dites-moi ce que vous en pensez?» La lettre était fort jolie: quant à la boîte, elle renfermait un diamant qui pouvait valoir 60 francs.

Cette mesquine récompense en rappelle une glorieuse et digne que M. Larrey avait reçue de l'empereur pendant la campagne d'Égypte.

À la bataille d'Aboukir, le général Fugières fut opéré sous le canon de l'ennemi d'une blessure dangereuse à l'épaule par M. Larrey, et, se croyant au moment de mourir, offrit son épée au général Bonaparte, en lui disant: «Général, un jour peut-être vous envierez mon sort.» Le général en chef fit présent de cette épée à M. Larrey, après y avoir fait graver le nom de M. Larrey et celui de la bataille. Cependant le général Fugières ne mourut point. Il fut sauvé par l'habile opération qu'il avait subie; et pendant dix-sept ans il a commandé les invalides à Avignon.


CHAPITRE XIV.

Quelques réflexions sur les manières des officiers à l'armée.—Le ton militaire.—Le prince de Neufchâtel, les généraux Bertrand, Bacler d'Albe, etc.—Le prince Eugène, les maréchaux Oudinot, Davoust, Bessières, les généraux Rapp, Lebrun, Lauriston, etc.—Affabilité et dignité.—Fatuité des geais de l'armée.—La giberne de boudoir.—Les officiers de faveur.—Officiers de la ligne.—Bravoure et modestie.—Le vrai courage ennemi du duel.—Désintéressement.—Attachement des officiers pour leurs soldats.—Déjeuner des grenadiers de la garde la veille de la bataille de Wagram.—Les ordres de l'empereur méprisés.—Indignation de l'empereur.—Les coupables fusillés.—Le chien du régiment.—Mort du général Oudet à Wagram.—Confidence faite à Constant par un officier de ses amis.—Les philadelphes.—Conspiration républicaine contre Napoléon.—Oudet chef de la conspiration.—Intrépidité de ce général.—Mort mystérieuse.—Suicides.—Déjeuner militaire le lendemain de la bataille de Wagram.—Vol audacieux.—Courage héroïque d'un chirurgien saxon.


Ce n'est point en présence de l'ennemi qu'il est possible de saisir quelques différences dans les manières et le ton des militaires. Les exigences du service absorbent toutes les idées et tout le temps des officiers, quel que soit leur grade; et l'uniformité de leurs occupations produit aussi une sorte d'uniformité dans les habitudes et le caractère. Mais hors du champ de bataille reparaissent les différences naturelles et celles de l'éducation. J'en ai fait cent fois l'expérience, lorsque venaient les trèves et les traités de paix qui couronnèrent les plus glorieuses campagnes de l'empereur, et j'eus occasion de renouveler mes observations sur ce point pendant le long séjour que nous fîmes à Schœnbrunn avec l'armée.

Le ton militaire est à l'armée une des choses les plus difficiles à définir. Ce ton diffère selon les grades, le temps du service et le genre du service. Il n'y a de vraiment militaires que ceux qui font partie de la ligne ou qui la commandent. Dans l'opinion du soldat, le prince de Neufchâtel et son brillant état-major, le grand-maréchal, les généraux Bertrand, Bacler d'Albe, etc., n'étaient que des hommes de cabinet qui pouvaient bien servir à quelque chose par leurs connaissances, mais auxquels la bravoure n'était pas indispensable.

Les premiers généraux, tels que le prince Eugène, les maréchaux Oudinot, Davoust, Bessières, les aides-de-camp de S. M., Rapp, Lebrun, Lauriston, Mouton, etc., étaient d'une urbanité parfaite; tout le monde était reçu par eux avec affabilité; leur dignité n'était jamais de la morgue, ni leur aisance une excessive familiarité; leurs manières étaient toujours empreintes d'une sévérité toute guerrière. Telle n'était pas l'idée qu'on avait à l'armée de quelques-uns de MM. les officiers d'ordonnance et de l'état-major (aides-de-camp). Tout en leur accordant la considération que méritaient leur éducation et leur courage, on les appelait les geais de l'armée, obtenant des faveurs mieux méritées par d'autres, gagnant des cordons et des majorats pour avoir porté quelques lettres dans les camps sans avoir vu l'ennemi, insultant par leur luxe à la modeste tenue des plus braves officiers; s'occupant sans cesse de leur toilette, et plus fats au milieu des bataillons que dans les boudoirs de leurs maîtresses. Il y avait un de ces messieurs dont la giberne en vermeil était un petit nécessaire complet, et contenait, au lieu de cartouches, des flacons d'odeur, des brosses, un miroir, un gratte-langue, un peigne d'écaille, et... je ne sais même pas s'il y manquait le pot de rouge. Ce n'était pas qu'ils ne fussent pas braves; ils se seraient fait tuer pour un regard; mais ils se trouvaient très-rarement exposés. Les étrangers auraient raison d'établir en principe que le militaire français est léger, présomptueux, impertinent et sans morale, s'ils le jugeaient d'après ces officiers de faveur qui, au lieu d'études et de service, n'avaient quelquefois d'autre titre à leurs grades que le mérite d'avoir émigré.

Les officiers de la ligne, qui avaient fait plusieurs campagnes, et avaient gagné leurs épaulettes sur les champs de bataille, avaient un ton bien différent à l'armée: graves, polis et obligeans, il y avait entre eux une espèce de fraternité. Ayant vu de près la peine et la misère, on les trouvait toujours prêts à secourir les autres; leur conversation n'était pas distinguée par une instruction brillante, mais elle était souvent pleine d'intérêt. Généralement, la jactance les quittait avec leur première jeunesse, et les plus braves étaient toujours les plus modestes. Le faux point d'honneur n'avait pas grand'prise sur eux; car ils savaient ce qu'ils valaient, et toute crainte d'être soupçonné de lâcheté était au dessous d'eux. Pour eux, qui joignaient quelquefois à la plus grande bienveillance une vivacité non moins grande, un démenti, une injure même, dite par un frère d'armes, ne devait pas absolument être lavée dans le sang; et les exemples de cette modération, que le vrai courage seul est en droit de montrer, n'étaient pas rares à l'armée. Ceux qui tenaient le moins à l'argent et les plus généreux étaient les plus exposés, les artilleurs, les hussards. J'ai vu à Wagram un lieutenant payer un louis une bouteille d'eau-de-vie, et la distribuer sur-le-champ aux soldats de sa compagnie. Ces braves officiers s'attachaient quelquefois à leurs régimens, surtout quand ils s'étaient distingués, au point de refuser des grades supérieurs plutôt que de se séparer de leurs enfans, comme ils les appelaient. C'est là qu'il faut prendre le modèle des militaires français: c'est cette bonté mêlée de fermeté guerrière, cet attachement des chefs pour leurs soldats, attachement que ceux-ci savent si bien apprécier, c'est cet honneur inébranlable qui doit distinguer nos soldats, et non, comme le pensent les étrangers, la présomption, la forfanterie, le libertinage, qui ne sont jamais que le partage de quelques parasites de la gloire.

Au camp de Lobau, la veille de la bataille de Wagram, l'empereur se promenait autour de sa tente. Il s'arrêta un instant à regarder les grenadiers de sa garde qui déjeunaient. «Eh bien! mes enfans, comment trouvez-vous le vin?—Il ne nous grisera pas, Sire; voilà notre cave, dit un soldat en montrant le Danube.» L'empereur, qui avait ordonné qu'on distribuât une bonne bouteille de vin à chaque soldat, fut surpris de voir qu'on les mettait au régime la veille d'une bataille. Il en demande la raison au prince de Neufchâtel; on s'informe, et on apprend que deux garde-magasins et un employé aux vivres ont vendu à leur profit quarante mille bouteilles destinées à la distribution, et qu'ils comptaient remplacer par du vin inférieur. Ce vin avait été saisi par la garde impériale dans une riche abbaye. On l'évaluait à trente mille florins. Les coupables furent arrêtés, jugés et condamnés à mort.

Il y avait au camp de Lobau un chien que toute l'armée, je crois, connaissait sous le nom de corps-de-garde. Il était vieux, sale et laid, mais ses qualités morales faisaient bien vite oublier ce que son extérieur avait de défectueux. On l'appelait aussi quelquefois le plus brave chien de l'empire. Il avait reçu un coup de baïonnette à Marengo; il avait eu une patte cassée d'un coup de feu à Austerlitz. Il était alors attaché à un régiment de dragons, car il n'avait point de maître. Il s'attachait à un corps, auquel il restait fidèle tant qu'on le nourrissait bien et qu'on ne le battait pas. Un coup de pied ou un coup de plat de sabre le faisait déserter le régiment et passer dans un autre. Il était d'une rare intelligence. Quelle que fût la position du corps dans lequel il servait, il ne l'abandonnait pas; il ne le confondait pas avec les autres. Au plus fort de la mêlée, il était toujours auprès du drapeau qu'il avait choisi. Si, dans un camp, il rencontrait un soldat d'un régiment qu'il avait abandonné, on le voyait, l'oreille basse, la queue entre les jambes, s'esquiver au plus vite, et retourner auprès de ses nouveaux frères d'armes. Quand son régiment marchait, il courait en éclaireur tout autour, et avertissait, par ses aboiemens, de tout ce qu'il trouvait d'extraordinaire. Il a sauvé plus d'une fois ses camarades d'une embuscade.

Parmi les officiers qui périrent à la bataille de Wagram, ou plutôt dans un engagement particulier qui eut lieu quand la bataille était déjà terminée, un de ceux qui furent le plus regrettés par les soldats, fut le général Oudet. C'était un des plus intrépides généraux de l'armée; mais ce qui fait surtout que son nom revient à ma mémoire plus que tout autre de ceux que perdit l'armée dans cette mémorable journée, c'est une note que j'ai conservée d'une conversation que j'eus plusieurs années après cette bataille avec un excellent officier, avec lequel j'étais lié de la plus sincère amitié.

Dans un entretien que j'eus avec le lieutenant-colonel B... en 1812, il me dit: «Il faut que je vous conte, mon cher Constant, la bizarre aventure qui m'arriva à Wagram. Je ne vous l'ai pas racontée dans le temps, parce que j'avais promis de me taire; mais maintenant que personne ne peut plus être compromis par mon indiscrétion, et que ceux mêmes qui alors auraient le plus redouté que leurs idées singulières (car je n'ai jamais appelé cela autrement) fussent révélées, seraient les premiers à en rire, je peux bien vous apprendre la mystérieuse découverte que je fis à cette époque.

»Vous savez que j'étais très-lié avec ce pauvre F... que nous avons tant regretté. C'était un de nos jeunes officiers les plus gais et les plus aimables, et ses bonnes qualités le faisaient chérir surtout de ceux qui avaient, comme lui, une disposition constante à la franchise et à la bonne humeur. Tout à coup je vis changer ses manières ainsi que celles de quelques-uns de ses camarades habituels; Ils paraissaient sombres, ne se rassemblaient plus pour faire joyeuse humeur, mais se parlaient au contraire tout bas et avec mystère. Plusieurs fois ce changement subit m'avait frappé; je les avais, par hasard, rencontrés souvent dans des lieux écartés, et au lieu de me recevoir cordialement, comme ils m'y avaient accoutumé, ils semblaient vouloir m'éviter. Enfin, fatigué de ce mystère que je ne pouvais m'expliquer, je pris un jour à part F..., et lui demandai ce que signifiait cette étrange conduite.—Vous m'avez prévenu, me dit-il, mon cher; j'allais vous faire une confidence importante; je ne veux pas que vous m'accusiez de méfiance à votre égard; mais jurez-moi, avant que je me confie en vous, que vous ne direz à âme qui vive un mot de ce que je vais vous dire.» Quand j'eus fait ce serment, qu'il me demanda du ton le plus grave et le plus surprenant pour moi, F.... ajouta: «Si je ne vous ai pas parlé des philadelphes, c'est que je savais que des raisons que je respecte vous empêcheraient d'en faire jamais partie; mais puisque vous me demandez ce secret, il y aurait manque de confiance en vous, et peut-être même imprudence, à ne pas vous le dévoiler. Quelques patriotes se sont réunis sous le titre de philadelphes pour sauver la patrie des dangers auxquels elle est exposée. L'empereur Napoléon a terni la gloire de Bonaparte, premier consul; il avait sauvé notre liberté, et il nous l'a ravie par le rétablissement de la noblesse et par le concordat. La société des philadelphes n'a pas encore de moyens bien arrêtés pour empêcher le mal que l'ambition voudrait continuer de faire à la France; c'est lorsque la paix nous sera rendue que nous verrons s'il est désormais impossible de ramener Bonaparte à des institutions républicaines; mais en attendant, nous sommes accablés de douleur et de désespoir. Le brave chef des philadelphes, le vertueux Oudet, a été assassiné! Qui sera digne de le remplacer! Pauvre Oudet! Jamais on ne fut plus audacieux, plus éloquent que lui! À une noble fierté de caractère, à une fermeté inébranlable, il joignait un cœur excellent. Sa première affaire montra toute l'énergie de son âme. Renversé à San-Bartholomeo par un coup de feu, ses camarades voulaient l'enlever. «Non, non, leur cria-t-il; ne vous occupez pas de moi; aux Espagnols! aux Espagnols!—Vous laisserons-nous aux ennemis? lui dit un de ceux qui s'étaient avancés vers lui.—Eh bien! repoussez-les si vous ne voulez pas que je leur reste.» Au commencement de la campagne de Wagram, il était colonel du neuvième régiment de ligne; il fut fait général de brigade la veille de la bataille. Son corps faisait partie de l'aile gauche, commandée par Masséna. Ce fut de ce côté que notre ligne fut un moment rompue. Oudet fit des efforts incroyables pour la réformer. Frappé de trois coups de lance, perdant beaucoup de sang, entraîné par ceux des nôtres qui étaient forcés de reculer, il se fit attacher sur son cheval, pour ne point quitter le combat.

»Après la bataille, il reçut l'ordre de se porter en avant, de se placer avec son régiment dans un poste avantageux pour observer, et de revenir aussitôt au quartier-général avec un certain nombre de ses officiers pour prendre de nouveaux ordres. Il exécute ce mouvement, et revient pendant la nuit. Tout à coup une décharge de mousqueterie se fait entendre; il tombe dans une embuscade; il combat dans l'obscurité avec fureur, sans connaître ni le nombre ni l'espèce de ses adversaires. Au point du jour, on le trouve étendu, criblé de blessures, au milieu de vingt officiers massacrés autour de lui. Il respirait encore... Il vécut trois jours, et les seuls mots qu'il put prononcer étaient pour plaindre le sort de sa patrie. Quand on enleva son corps de l'hôpital pour lui rendre les derniers devoirs, plusieurs blessés déchirèrent de désespoir l'appareil de leurs blessures; un sergent-major se précipita sur son sabre près de sa fosse, et un lieutenant s'y brûla la cervelle. «Voilà, ajouta F...., ce qui nous plonge dans la plus vive affliction.» J'essayai de lui prouver qu'il se trompait, et de lui démontrer que les projets des philadelphes étaient folies; mais je n'y réussis qu'incomplètement; et, tout en écoutant mes conseils, il me recommanda vivement le secret.»

Le lendemain, je crois, de la bataille de Wagram, un assez grand nombre d'officiers se mirent à déjeuner auprès de la tente de l'empereur. Les généraux étaient assis sur l'herbe, et les officiers étaient debout autour d'eux. On parla beaucoup de la bataille, et on cita différens traits fort remarquables, et qui me restèrent gravés dans la mémoire. Un officier d'ordonnance de Sa Majesté dit: «J'ai pensé perdre mon plus beau cheval. Comme je l'avais monté dans la journée du 5, et que je voulais qu'il se reposât, je le donnai à mon domestique pour le tenir en bride; il le quitta un moment pour rebrider le sien: le cheval fut à l'instant volé, entre lui et moi, par un dragon, qui, sans tarder, alla le vendre à un capitaine démonté, en lui disant que c'était un cheval de prise. Je le reconnus dans les rangs, je le réclamai, prouvant par mon porte-manteau et mes effets qui étaient dessus, que ce n'était pas un cheval pris aux Autrichiens. Je remboursai au capitaine cinq louis donnés au dragon pour ce cheval, qui m'en avait coûté soixante.»

Le plus beau trait peut-être de la journée fut celui-ci: M. Salsdorf, chirurgien saxon du régiment du prince Christian, eut, dans le commencement de l'affaire, la jambe fracassée par un obus. Étendu par terre, il voit à quinze pas de lui M. Amédée de Kerbourg, aide-de-camp, qui, froissé par un boulet, tombe et vomit le sang. Il voit que cet officier va périr d'apoplexie s'il n'est secouru; il recueille toutes ses forces, se traîne sur la poussière en rampant jusqu'à lui, le saigne et lui sauve la vie.

M. de Kerbourg ne put embrasser son libérateur. M. Salsdorf, transporté à Vienne, ne survécut que quatre jours à l'amputation.


CHAPITRE XV.

Bienfaits de l'empereur durant son séjour à Schœnbrunn.—Anecdote.—La jeune musulmane enlevée par des corsaires.—Une autre Héloïse.—Second enlèvement.—Détresse.—Voyage à pied de Constantinople à Vienne.—Nouvelle désespérante.—Mariage de la jeune musulmane avec un officier français.—Voyage de madame Dartois à Constantinople.—Terreur et fuite.—Madame Dartois veuve pour la seconde fois.—Démarches auprès de l'empereur.—M. Jaubert, M. le duc de Bassano et M. le général Lebrun—Générosité et reconnaissance.—Le 15 août à Vienne.—Singulière illumination.—Affreux accident.—Le commissaire général de la police de Vienne.—Anecdote.—Méprise singulière d'un officier.—Passion du jeu et trahison.—L'espion surpris et fusillé.—Courage d'un conscrit et gaîté de l'empereur.—Second attentat contre les jours de l'empereur.—La maîtresse de lord Paget.—Avances faites à la comtesse au nom de l'empereur.—Hésitation.—Résolution hardie.—L'homme de la police.—La mêche éventée.—Sécurité de l'empereur.—Courage de l'empereur à Essling.—Sollicitude de l'empereur pour les soldats.—Schœnbrunn rendez-vous des savans.—M. Maëlzel, mécanicien.—L'empereur jouant aux échecs avec un automate.—L'empereur trichant et battu.—Belle action du prince de Neufchâtel.—Reconnaissance de deux jeunes filles.


À Schœnbrunn comme ailleurs, Sa Majesté signala sa présence par ses bienfaits. Ma mémoire est demeurée frappée d'un trait qui occupa long-temps les conversations à cette époque. La singularité des détails mérite que je le rapporte.

Une petite fille de neuf ans, appartenant à une famille de Constantinople très-riche et très-considérée, fut enlevée par des pirates, un jour qu'avec une servante elle se promenait hors de la ville. Les pirates transportèrent leurs deux captives en Anatolie, et les vendirent. La petite fille, qui promettait d'être charmante un jour, échut en partage à un riche marchand de Brousse, l'homme le plus sévère, le plus dur et le plus intraitable de la ville. Les grâces naïves de l'enfant touchèrent pourtant son humeur farouche; il eut pour elle les plus grands égards, la distingua de ses autres esclaves, et ne l'occupa qu'à des travaux faciles, tels que d'avoir soin de ses fleurs, etc. Un Européen, qui logeait chez ce marchand, lui offrit de se charger de l'éducation de la petite, et cet homme y consentit d'autant mieux qu'elle lui avait gagné le cœur et qu'il avait envie d'en faire sa femme, quand elle aurait l'âge d'être mariée. Mais l'Européen avait conçu le même projet, et, comme il était jeune, d'une figure agréable, plein d'intelligence et fort riche, il parvint facilement à s'attacher la jeune esclave, qui s'échappa un beau jour de la maison de son maître, et, nouvelle Héloïse, suivit son Abeilard à Kutahié, où ils demeurèrent cachés pendant six mois.

Elle avait alors dix ans; son précepteur, qui l'aimait tous les jours davantage, la conduisit à Constantinople, et la confia aux soins d'un évêque grec, auquel il recommanda d'en faire une bonne chrétienne. De là il partit pour aller à Vienne chercher le consentement de sa famille, et la permission de son gouvernement pour épouser son élève.

Deux ans s'écoulèrent ainsi: la pauvre fille ne recevait point de nouvelles de son futur époux; l'évêque était mort, et ses héritiers avaient abandonné Marie (c'était le nom de baptême de la musulmane convertie), et Marie, sans secours, sans protecteur, courait à chaque instant le risque d'être découverte par quelque parent, quelque ami de sa famille, et l'on sait que les Turcs ne pardonnent pas le changement de religion. Tourmentée de mille inquiétudes, lasse de la retraite et de l'obscurité profonde où elle vivait ensevelie, elle prit la résolution hardie d'aller rejoindre son bienfaiteur. Les dangers de la route ne l'arrêtèrent point. Elle partit de Constantinople seule, à pied; et, arrivée dans la capitale de l'Autriche, elle apprit que son époux était mort depuis plus d'un an.

On comprend facilement dans quel désespoir une nouvelle aussi triste dut plonger cette pauvre enfant. Que faire? que devenir? Retourner dans sa famille: c'est ce qu'elle voulut faire. Elle se rendit à Trieste, et trouva cette ville dans un affreux désordre. Elle venait de recevoir garnison française, mais les troubles inséparables de la guerre n'étaient point encore apaisés. La jeune Marie entra dans un couvent grec, en attendant le moment favorable pour gagner Constantinople. Ce fut là qu'un sous-lieutenant d'infanterie, nommé Dartois, la vit, en devint éperduement amoureux, s'en fit aimer, et l'épousa au bout d'un an.

Le bonheur dont jouissait madame Dartois ne put la faire renoncer à son projet d'aller voir sa famille. Devenue française, elle pensait que ce titre l'aiderait à rentrer en grâce auprès de ses parens. Le régiment de son mari reçut l'ordre de quitter Trieste, ce fut une occasion pour madame Dartois de renouveler ses instances auprès de lui, afin d'obtenir la permission d'aller à Constantinople. Il y consentit, non sans lui faire envisager tout ce qu'elle avait à redouter, tous les dangers auxquels ce voyage allait de nouveau l'exposer. Enfin elle partit, et quelques jours après son arrivée, comme elle venait de commencer ses démarches auprès de sa famille, elle reconnut dans la rue, à travers son voile, le marchand de Brousse, son premier maître, qui la cherchait par tout Constantinople, et qui avait juré de la tuer, s'il parvenait à la découvrir.

Cette terrible rencontre l'effraya au point que pendant trois ans, elle vécut dans une anxiété continuelle, osant à peine sortir pour ses plus pressantes affaires, et craignant toujours de revoir le farouche Anatolien. Elle recevait de temps en temps des lettres de son mari qui lui faisait part de la marche des armées françaises et de son avancement; dans les dernières, il la conjurait de revenir en France, espérant pouvoir aller l'y rejoindre bientôt.

Privée désormais de tout espoir de réconciliation avec sa famille, madame Dartois se détermina à faire ce que lui demandait son mari, et quoique la guerre entre la Russie et les Turcs rendît les routes fort peu sûres, elle partit de Constantinople au mois de juillet 1809.

Après avoir traversé la Hongrie et passé au milieu des camps autrichiens, madame Dartois se dirigeait sur Vienne, quand elle eut la douleur d'apprendre à Gratz que son époux avait été mortellement blessé à la bataille de Wagram. Il était dans cette ville; on la conduisit auprès de lui, il rendit le dernier soupir dans ses bras.

Elle pleura long-temps son époux. Bientôt il lui fallut songer à l'avenir; le peu d'argent qui lui restait à son départ de Constantinople avait à peine suffi pour les dépenses du voyage. M. Dartois n'avait rien laissé en mourant; quelques personnes donnèrent à la pauvre femme le conseil d'aller à Schœnbrunn réclamer les secours de Sa Majesté. Un officier supérieur lui remit une lettre de recommandation pour M. Jaubert, secrétaire interprète de l'empereur.

Madame Dartois arriva au moment où Sa Majesté se préparait à quitter Schœnbrunn. Elle s'adressa à M. Jaubert, à M. le duc de Bassano, au général Lebrun et à plusieurs autres personnes qui prirent à ses malheurs l'intérêt le plus vif. L'empereur, instruit par le duc de Bassano de la position déplorable où se trouvait cette dame, rendit sur-le-champ un décret spécial, constituant en faveur de madame Dartois une pension annuelle de 1600 francs, dont la première année lui fut payée d'avance. Quand le duc de Bassano vint dire à la veuve ce que Sa Majesté avait fait pour elle, et lui remit la première année de sa pension, elle tomba à ses genoux et les mouilla de larmes.

La fête de l'empereur fut célébrée à Vienne avec beaucoup d'éclat. Tous les habitans s'étaient crus obligés d'illuminer leurs fenêtres: ce qui faisait un coup d'œil vraiment extraordinaire. Il n'y avait pas de lampions; mais presque, toutes les croisées étant à double châssis, on avait mis entre les deux vitrages des lampes, des bougies, etc., arrangées avec art: c'était d'un effet charmant. Les Autrichiens paraissaient aussi gais que nos soldats; ils n'eussent point fêté leur propre empereur avec autant d'empressement. Il y avait bien au fonds quelque chose de contraint dans cette joie inaccoutumée, mais les apparences n'en disaient rien.

La veille de la fête, pendant la parade, on entendit à Schœnbrunn une explosion terrible; le bruit semblait venir de la ville. Quelques instans après on vit un gendarme accourir au grand galop. «Oh! oh! dit en riant le colonel Mechnem, il faut que le feu soit à Vienne. Un gendarme qui galope!» Il venait annoncer un événement bien déplorable. Une compagnie d'artilleurs préparait dans l'arsenal de la ville plusieurs pièces d'artifice pour célébrer la fête de Sa Majesté. Un d'eux, en foulant une bombe, mit le feu à la fusée, il eut peur, et jeta loin de lui la pièce qui alluma les poudres que renfermait l'atelier. Il y eut dix-huit canonniers de tués du coup et sept de blessés.

Dans le temps de la fête de Sa Majesté, comme j'entrais un matin dans son cabinet, je trouvai avec elle M. Charles Sulmetter, commissaire général de la police de Vienne. Je l'avais déjà vu plusieurs fois: il avait commencé par être premier espion de l'empereur, et ce métier avait été profitable pour lui au point de lui faire amasser quarante mille livres de rente. Il était né à Strasbourg, avait commencé par être chef de contrebandiers en Alsace, et la nature l'avait merveilleusement organisé pour cet état comme pour celui qu'il exerça ensuite: il le disait lui-même en racontant ses aventures, et prétendait que la contrebande et la police avaient ensemble beaucoup de points de ressemblance; que le grand art d'un contrebandier était de savoir éviter, comme celui de l'espion de savoir chercher.

Il inspirait une si grande terreur aux Viennois, que seul il valait tout un corps d'armée pour les maintenir. Son regard vif et pénétrant, son air de résolution et de sévérité, la brusquerie de sa démarche et de ses gestes, un organe terrible et son apparence de vigueur, justifiaient pleinement sa réputation. Ses aventures fourniraient une ample matière à quelque romancier. Dans les premières campagnes d'Allemagne, chargé d'un message du gouvernement français pour l'un des plus importans personnages de l'armée autrichienne, il passe chez l'ennemi, déguisé en bijoutier allemand, muni de passe-ports en règle et fourni d'une fort belle provision de diamans et de bijoux. Il avait été vendu: on l'arrête et on le fouille. Sa lettre était cachée dans le double-fond d'une boîte en or: on la trouva, et l'on eut la sottise d'en faire lecture devant lui. Jugé et condamné à mort, il fut livré aux soldats qui devaient le fusiller; mais il était nuit, et l'on remit son supplice au lendemain. Il reconnaît parmi ses gardes un déserteur français; il cause avec lui, lui promet beaucoup d'argent; il fait venir du vin, boit avec les soldats, les enivre, et, couvert d'un de leurs habits, il s'échappe avec le Français: mais, avant de rentrer au camp, il trouve le moyen de prévenir la personne pour qui était la lettre saisie, et de ce qu'elle contenait, et de ce qui lui est arrivé.

On donnait souvent à l'armée des mots d'ordre difficiles à retenir, pour fixer davantage l'attention. Un jour, le mot était Périclès, Persépolis. Un capitaine de la garde, qui connaissait mieux l'art de commander une charge que l'histoire grecque et la géographie, entend mal, et donne, pour mot d'ordre perce l'église. On rit de bon cœur de ce quiproquo. Le vieux capitaine fut bien loin de s'en fâcher, et disait qu'après tout il n'en avait pas été déjà si loin.

Le secrétaire du général Andréossy, gouverneur de Vienne, avait la malheureuse passion du jeu, et trouvant qu'il ne gagnait point assez pour fournir à ses dépenses, il se vendit à l'ennemi. Sa correspondance fut saisie, il avoua sa trahison et fut condamné à mort. Au moment du supplice, il fit preuve d'un étonnant sang-froid: «Approchez-vous davantage, dit-il aux soldats qui devaient le fusiller; comme cela vous me viserez mieux et j'aurai moins à souffrir.»

Dans une de ses excursions autour de Vienne, l'empereur rencontra un conscrit très-jeune qui rejoignait son corps; il l'arrête, lui demande son nom, son âge, son régiment, son pays. «Monsieur, répond le soldat qui ne le connaissait pas, je m'appelle Martin, j'ai dix-sept ans et je suis des Hautes-Pyrénées.—Tu es donc Français?—Oui, Monsieur.—Ah! tu es un coquin de Français!... Qu'on désarme cet homme, et qu'on le pende...—Oui, f..., je suis Français, répète le conscrit, et vive l'empereur!» Sa Majesté rit beaucoup, le conscrit fut détrompé, félicité, et courut rejoindre ses camarades avec la promesse d'une récompense, promesse que l'empereur ne tarda point à exécuter.

Deux ou trois jours avant son départ de Schœnbrunn, l'empereur courut de nouveau le risque d'être assassiné. Cette fois le coup devait être porté par une femme.

La comtesse*** attirait à cette époque tous les regards, tant à cause de son étonnante beauté que du scandale de ses liaisons avec lord Paget, ambassadeur d'Angleterre. Il serait difficile de trouver des expressions qui peignissent avec vérité tout ce qu'il y avait de grâce et de charmes dans cette dame, pour laquelle les sociétés de Vienne ne s'ouvraient qu'avec une sorte de répugnance, mais qui se dédommageait de leurs mépris, en recevant chez elle ce que l'armée française avait de plus brillant.

Un fournisseur de l'armée se mit dans la tête de procurer à l'empereur la connaissance de cette dame, et sans que Sa Majesté en fût informée, il fit faire à la comtesse des propositions par un de ses amis, officier de cavalerie attaché à la police militaire de la ville de Vienne.

L'officier de cavalerie crut parler de la part de l'empereur, et ce fut de très-bonne foi qu'il dit à la comtesse que Sa Majesté avait le plus grand désir de la voir à Schœnbrunn. C'était un matin qu'il lui faisait cette proposition pour le soir; ce qui parut tant soit peu brusque à la comtesse, qui ne se décida pas d'abord, et demanda la journée pour y réfléchir, ajoutant qu'elle voulait des preuves irrécusables pour croire que l'empereur était vraiment pour quelque chose dans cette affaire. L'officier protesta de sa sincérité, promit au reste de donner toutes les preuves qu'on exigerait, et prit rendez-vous pour le soir. Ayant rendu compte de sa négociation au fournisseur, celui-ci donna les ordres nécessaires pour qu'une voiture fût prête pour le soir indiqué par la comtesse, à l'officier de cavalerie. À l'heure convenue, l'officier retourna chez la comtesse, pensant l'emmener avec lui: mais elle le pria de revenir le lendemain, disant qu'elle n'était point décidée, et qu'elle avait besoin de la nuit pour réfléchir encore. Sur les observations de l'officier, elle se décida pourtant, mais toujours pour le lendemain, et lui donna sa parole d'honneur d'être prête pour l'heure à laquelle il viendrait la chercher.

La voiture fut donc renvoyée, et redemandée le lendemain à pareille heure. Cette fois, l'envoyé du fournisseur trouva la comtesse très-bien disposée. Elle le reçut avec gaîté, avec empressement même, et lui fit voir qu'elle avait mis ordre à ses affaires comme s'il se fût agi pour elle de quelque grand voyage: puis après l'avoir regardé quelques instans en face, elle lui dit en le tutoyant «Tu peux revenir dans une heure, je serai prête: j'irai le voir, tu peux y compter. Hier j'avais des affaires à terminer, mais aujourd'hui je suis libre. Si tu es bon Autrichien, tu me le prouveras: tu sais combien il a fait de mal à notre pays! Eh bien, ce soir, notre pays sera vengé! Viens me chercher, n'y manque pas!»

L'officier de cavalerie, effrayé d'une semblable confidence, n'en voulut point porter la responsabilité. Il vint tout dire au château. L'empereur le récompensa richement, l'engagea, dans son propre intérêt, à ne plus revoir la comtesse, et défendit expressément de donner la moindre suite à cette affaire. Tous ces dangers n'altéraient en rien son humeur: il avait coutume de dire: «Qu'ai-je à craindre? je ne puis pas être assassiné: je ne mourrai que sur un champ de bataille.» Et même sur un champ de bataille, il ne prenait aucunement garde à lui. À Essling, par exemple, il s'exposa comme un chef de bataillon qui veut devenir colonel: les boulets tuaient du monde à côté de lui, devant, derrière; il ne bougeait pas. Ce fut au point qu'un général effrayé s'écria: «Sire, si votre majesté ne se retire pas, il faudra que je la fasse enlever par mes grenadiers.» Qu'on juge après cela si l'empereur songeait à prendre des précautions pour lui-même? Mais les marques d'exaspération manifestées par les habitans de Vienne le faisaient veiller à la sûreté de ses troupes; il avait défendu expressément que les soldats quittassent leurs cantonnemens le soir. Sa Majesté avait peur pour eux.

Le château de Schœnbrunn était le rendez-vous de tous les savans illustres de l'Allemagne. Il ne paraissait point un ouvrage nouveau, point une invention curieuse qu'aussitôt l'empereur ne donnât l'ordre de lui en présenter les auteurs. Ce fut ainsi que M. Maëlzel, le fameux mécanicien, inventeur du métronome, fut admis à l'honneur d'offrir à sa majesté plusieurs pièces de son invention. L'empereur admira les jambes artificielles destinées à remplacer bien mieux et plus commodément que des jambes de bois, celles que les boulets emportaient. Il le chargea de construire un char pour emporter les blessés du champ de bataille. Ce char devait être fait de telle sorte, qu'il pût, étant ployé, se charger facilement en croupe des gens à cheval qui se trouvent à la suite de l'armée, comme les chirurgiens, les aides, les employés, etc. M. Maëlzel avait aussi fabriqué un automate connu dans toute l'Europe sous le nom du joueur d'échecs. Il l'avait apporté à Schœnbrunn pour le faire voir à Sa Majesté, et l'avait monté dans l'appartement du prince de Neufchâtel. L'empereur alla chez le prince: je le suivis avec quelques personnes. L'automate était assis devant une table sur laquelle le jeu d'échecs était disposé. Sa Majesté prend une chaise et s'asseyant en face de l'automate, dit en riant: «Allons! mon camarade; à nous deux.» L'automate salue et fait signe de la main à l'empereur, comme pour lui dire de commencer. La partie engagée, l'empereur fait deux ou trois coups, et pose exprès une pièce à faux. L'automate salue, reprend la pièce et la remet à sa place. Sa Majesté triche une seconde fois; l'automate salue encore, mais il confisque la pièce. C'est juste, dit Sa Majesté et pour la troisième fois, elle triche. Alors l'automate secoue la tête, et, passant la main sur l'échiquier, il renverse tout le jeu.

L'empereur fit de grands complimens au mécanicien. Comme il sortait de l'appartement, accompagné du prince de Neufchâtel, nous trouvâmes dans l'antichambre deux jeunes filles qui présentèrent au prince de la part de la mère une corbeille de fruits magnifiques. Comme le prince les accueillait avec un air de familiarité, l'empereur, curieux de les connaître, s'approcha d'elles et les questionna; mais elles n'entendaient pas le français. Quelqu'un dit alors à Sa Majesté que ces deux jolies personnes étaient les filles d'une bonne femme à qui le maréchal Berthier avait sauvé la vie en 1805. Il était seul, à cheval; le froid était horrible et la terre couverte de neige; il aperçoit couchée au pied d'un arbre une femme qui paraissait mourante. Le froid l'avait saisie; le maréchal la prend dans ses bras, la place sur son cheval avec son manteau sur les épaules, et la ramène ainsi chez elle où ses filles pleuraient son absence. Il sortit sans vouloir se faire connaître; mais elles le retrouvèrent lors de la prise de Vienne, et toutes les semaines, les deux sœurs venaient voir leur bienfaiteur, et lui apporter en reconnaissance des corbeilles de fleurs ou de fruits.


CHAPITRE XVI.

Excursion à Raab.—L'évêque et Soliman.—Méprise de M. Jardin.—Sensibilité de l'empereur.—Devoir pénible.—Les chouans de Normandie.—La femme brigand.—Scène déchirante.—Tendresse conjugale.—Désespoir et folie.—Rendez-vous de chasse avec l'archiduc Charles.—Départ de Schœnbrunn.—Arrivée à Passau.—La veuve d'un médecin allemand.—Terreur des habitans d'Augsbourg.—Bonté du général Lecourbe.—Trait d'humanité d'un grenadier.—Désespoir et joie maternelle.—Voyage rapide de l'empereur.—Arrivé à Fontainebleau.—Mauvaise humeur de l'empereur.—Prédilection de l'empereur pour les manufactures de Lyon.—Promenade forcée de Sa Majesté.—Accueil sévère fait par l'empereur à l'impératrice.—Larmes de Joséphine.—Réparation de l'empereur.


Vers la fin de septembre, l'empereur fit un voyage à Raab; il allait monter à cheval pour retourner à la résidence de Schœnbrunn, quand il aperçut l'évêque de Raab, à quelques pas de lui.

«N'est-ce pas l'évêque? dit-il à M. Jardin qui tenait la tête du cheval.—Non, Sire, c'est Soliman.—Je te demande si ce n'est pas l'évêque,» répéta Sa Majesté en montrant le prélat. M. Jardin, tout à son affaire et ne pensant qu'au cheval de l'empereur, qui portait le nom de l'Évêque, répondit: «Sire, je vous assure que vous l'avez monté à l'avant-dernier relais.» L'empereur s'aperçut de la méprise et rit aux éclats.

Je fus témoin, à Wagram, d'un trait qui atteste toute la bonté et la sensibilité de l'empereur, dont je crois avoir déjà donné plusieurs preuves, car si dans le récit que je vais faire, il fut forcé de se refuser à un acte de clémence, son refus même fera admirer la générosité et la force de son âme.

Une dame fort riche, qui habitait près de Caen, madame de Combray, livrait son château à une bande de royalistes qui croyaient servir dignement leur cause en dévalisant les diligences sur les grandes routes. Elle s'était faite trésorière de cette bande de partisans, et faisait passer les fonds à un prétendu trésorier de Louis XVIII. Sa fille, madame Aquet, faisait partie de la troupe et, habillée en homme, elle s'était distinguée par son audace. Mais leurs exploits ne furent pas de longue durée; poursuivis et atteints par des forces supérieures, on leur fit leur procès; madame Aquet fut condamnée à mort, avec ses complices. Elle prétexta une grossesse et obtint un sursis, pendant lequel elle mit en œuvre, mais inutilement, tous les moyens qui étaient en son pouvoir pour obtenir sa grâce. Enfin, au bout de huit mois de vaines sollicitations, elle se décida à envoyer ses enfans en Allemagne pour demander sa grâce à l'empereur. Son médecin, sa sœur et ses deux filles arrivèrent à Schœnbrunn le jour où l'empereur était allé visiter le champ de Wagram. Ils attendirent toute la journée, sur le perron du palais, le retour de l'empereur. Les deux jeunes personnes, âgées, l'une de dix ans, l'autre de douze, inspiraient beaucoup d'intérêt; mais le crime de leur mère était affreux; car si, en politique, des opinions quelles qu'elles soient ne sont jamais coupables, on n'en doit pas moins être puni sous tous les gouvernemens possibles, lorsque, par opinion, on se fait voleur et assassin. Les enfans vêtus de deuil se jettent aux pieds de l'empereur en criant: «Grâce, grâce, rendez-nous notre mère!» L'empereur les relève avec bonté, prend des mains de la tante la pétition, la lit tout entière avec attention, interroge le médecin avec intérêt... regarde les enfans... il hésite... mais au moment où je croyais, comme tous ceux qui étaient présens à cette scène touchante, qu'il allait prononcer la grâce, il s'éloigna à grands pas en disant: «Je ne le peux pas!...» J'avais vu les combats intérieurs qu'il avait éprouvés; il avait changé plusieurs fois de couleur, des larmes roulaient dans ses yeux, sa voix était altérée; son refus me parut un acte de courage.

À côté du souvenir de ces violences criminelles, et d'autant plus condamnables peut-être qu'elles venaient d'une femme qui, pour s'y livrer, avait dû commencer par fouler aux pieds la douceur et les vertus modestes de son sexe, je retrouve dans mes notes un trait de fidélité et de tendresse conjugale qui auraient mérité une meilleure destinée. La femme d'un colonel d'infanterie ne voulut jamais quitter son mari. Pendant la marche de l'armée, elle suivait le régiment dans une calèche; les jours de combat elle montait à cheval, et se tenait le plus près possible de la ligne. À Friedland, elle vit le colonel tomber percé d'une balle; elle y courut avec son domestique, l'enleva elle-même des rangs et l'emporta à l'ambulance; mais il était trop tard, il était mort. Sa douleur fut silencieuse, on ne la vit pas verser une larme. Elle offrit sa bourse à un chirurgien et le supplia d'embaumer le corps de son mari. L'opération se fit aussi bien que possible. Le cadavre, enveloppé de linges, fut placé dans un coffre à charnières et mis dans la calèche. La veuve au désespoir s'asseoit auprès et reprend le chemin de la France; mais sa douleur concentrée égare bientôt sa raison. Dans chaque station qu'elle fait, elle s'enferme avec son précieux dépôt, tire le corps de son coffre, le place sur un lit, lui découvre la face, lui prodigue les plus tendres caresses, lui parle comme s'il était vivant et s'endort auprès de lui. Le matin, elle replace son mari dans le coffre, et reprenant son morne silence, continue sa route. Pendant plusieurs jours, son secret resta inconnu; mais quelques jours seulement avant d'arriver à Paris, il fut dévoilé. L'embaumement du corps n'était pas fait de manière à le garantir long-temps de la putréfaction. Elle arriva au point que dans une auberge, l'odeur effroyable qu'exhalait le coffre éveilla quelques soupçons; on pénétra le soir dans la chambre de cette épouse infortunée, et on la trouva tenant dans ses bras le corps horriblement défiguré de son mari... «Silence! cria-t-elle à l'aubergiste épouvanté, mon mari dort... Pourquoi venez-vous troubler son sommeil de gloire?...» On eut beaucoup de peine à retirer des mains de cette insensée le cadavre qu'elle gardait, et à la conduire à Paris où peu de temps après, elle mourut, sans avoir recouvré un moment la raison.

On s'étonnait beaucoup au château de Schœnbrunn de n'y avoir point encore vu l'archiduc Charles que l'on savait être très-estimé de l'empereur, qui n'en parlait jamais qu'en témoignant la plus haute considération pour lui. J'ignore entièrement quels motifs empêchèrent ce prince de venir à Schœnbrunn, ou l'empereur de l'y recevoir; toujours est-il que, deux ou trois jours avant le départ pour Munich, Sa Majesté sortit un matin du château en partie de chasse avec quelques officiers et moi, et qu'elle nous fit arrêter à un rendez-vous de chasse appelé la Vénerie, sur la route de Vienne à Bukusdorf. En arrivant, nous trouvâmes l'archiduc Charles, qui attendait Sa Majesté avec seulement deux personnes de suite. Le souverain et l'archiduc restèrent long-temps enfermés dans le pavillon, et nous ne rentrâmes que fort tard à Schœnbrunn.

L'empereur partit de cette résidence le 16 octobre, à midi. La suite de Sa Majesté se composait du grand-maréchal duc de Frioul, des généraux Rapp, Mouton, Savary, Nansouty, Durosnel, Lebrun; de trois chambellans; de M. Labbé, chef du bureau topographique; de M. de Menneval, secrétaire de Sa Majesté, et de M. Yvan. Le duc de Bassano et le duc de Cadore, alors ministre des relations extérieures, partirent avec nous.

Nous arrivâmes à Passau le 18 au matin. L'empereur passa toute la journée à visiter les forts Maximilien et Napoléon, ainsi que sept ou huit redoutes, dont les noms rappelaient les faits principaux de la campagne. Plus de douze mille ouvriers travaillaient à ces constructions importantes. Ce fut une fête pour tous ces braves gens que la visite de Sa Majesté. Le soir on se remit en chemin, et deux jours après nous étions à Munich.

À Augsbourg, en sortant du palais de l'électeur de Trèves, l'empereur vit, agenouillée dans la rue, sur son passage, une femme que quatre enfans entouraient; il la releva et s'informa avec bonté de ce qu'il pouvait faire pour elle. La pauvre femme, sans répondre, remit à Sa Majesté une pétition écrite en allemand, que le général Rapp traduisit. Elle était la veuve d'un médecin allemand, nommé Buiting, mort depuis peu, et que l'armée connaissait pour son zèle à secourir les blessés français, quand par hasard il lui en tombait sous la main. L'électeur de Trèves, et plusieurs personnes de la suite de l'empereur, appuyèrent vivement la pétition de madame Buiting, que la mort de son mari réduisait presque à la misère, et qui demandait à l'empereur quelques secours pour les enfans du médecin allemand dont les soins avaient sauvé la vie à plusieurs de ses braves soldats. Sa Majesté donna l'ordre de compter à la pétitionnaire la première année d'une pension qu'elle constitua sur-le-champ. Le général Rapp ayant appris à la veuve ce que l'empereur faisait pour elle, cette bonne mère s'évanouit en poussant un cri de joie.

Je fus témoin d'une autre scène aussi attendrissante. Lorsque l'empereur marchait sur Vienne, les habitans d'Augsbourg, qui s'étaient portés à quelques mauvais traitemens envers des Bavarois, tremblaient que Sa Majesté n'exerçât sur eux de terribles représailles; la terreur fut au comble quand on apprit qu'une partie de l'armée française allait traverser la ville. Une jeune femme, d'une beauté remarquable, veuve depuis quelques mois seulement, s'y était retirée avec son enfant, dans l'espoir d'être plus tranquille à Augsbourg que partout ailleurs; effrayée à l'approche des troupes, elle prend son enfant dans ses bras et s'enfuit. Mais au lieu d'éviter nos soldats, elle se trompe de porte et tombe au milieu des avant-postes français. Le général Lecourbe la voit tremblante, éperdue, qui le conjure à genoux de lui sauver l'honneur, fût-ce même aux dépens de sa vie, et s'évanouit. Ému jusqu'aux larmes, le général lui prodigue ses soins, et lui fait donner un sauf-conduit et une escorte pour l'accompagner dans une ville voisine, où elle avait dit que plusieurs de ses parens demeuraient. L'ordre de marcher fut donné en même temps, et dans les mouvemens qu'il produisit, on oublia, en emmenant la mère, de prendre l'enfant, qui resta aux avant-postes. Un brave grenadier le prit, et s'informant du lieu où la pauvre mère avait été conduite, il se promit bien de le lui rendre le plus tôt qu'il se pourrait, à moins qu'une balle ne l'enlevât avant le retour de l'armée. Il fit faire une poche de cuir, dans laquelle il portait son jeune protégé, arrangé de telle sorte que son sac lui servait d'abri. Toutes les fois qu'il fallait combattre, le bon grenadier faisait un trou dans la terre, y déposait le petit et venait le reprendre après l'affaire finie. Ses camarades se moquèrent de lui le premier jour, mais ils ne tardèrent pas à comprendre ce qu'il y avait de beau dans sa conduite. L'enfant échappa à tous les dangers, grâce aux soins continuels de son père adoptif, et quand on se remit en route pour Munich, le grenadier, qui s'était singulièrement attaché à ce pauvre petit, regrettait presque de voir approcher le moment où il faudrait le rendre à sa mère.

On comprendra facilement ce que dut souffrir cette infortunée après avoir perdu son enfant; elle pria, supplia les militaires qui l'escortaient de revenir sur leurs pas; mais ils avaient un ordre, et rien ne put les déterminer à l'enfreindre. À peine arrivée, elle repartit pour Augsbourg, et s'informa de tous côtés; personne ne put lui donner de renseignemens. Elle crut que son fils était mort, et le pleura amèrement. Elle pleurait ainsi depuis près de six mois, quand l'armée repassa par Augsbourg. Elle travaillait, enfermée dans sa chambre; on vient lui dire qu'un soldat demande à la voir, qu'il a quelque chose de précieux à lui remettre, mais que ne pouvant quitter son corps, il la prie de venir le trouver sur la place. Bien éloignée de penser à tant de bonheur, elle vient et demande le grenadier; celui-ci quitte son rang, et sortant de son sac le petit bonhomme, il le met dans les bras de la pauvre mère, qui ne pouvait en croire le témoignage de ses yeux. Pensant que peut-être cette dame n'était pas riche, cet excellent homme avait fait une collecte qui s'était élevée à vingt-cinq louis qu'il avait mis dans une des poches de l'habit du petit.

L'empereur ne resta que fort peu de temps à Munich. Le jour de son arrivée, un courrier fut expédié par le grand-maréchal à M. de Luçay, pour le prévenir que Sa Majesté serait à Fontainebleau le 27 octobre, dans la soirée probablement, et qu'il fallait que la maison de l'empereur ainsi que celle de l'impératrice fussent à cette résidence pour recevoir Sa Majesté. Mais au lieu d'arriver le 27 au soir, l'empereur avait voyagé avec une telle rapidité que le 26 à dix heures du matin, il était à la grille du palais de Fontainebleau, de sorte qu'à l'exception du grand-maréchal, d'un courrier, et du concierge de Fontainebleau, il ne trouva personne pour le recevoir à la descente de voiture. Ce contre-temps fort naturel, puisqu'il était impossible de prévoir une avance de plus d'un jour, donna beaucoup d'humeur à l'empereur; il regarda tout autour de lui, comme s'il cherchait quelqu'un à gronder, et voyant que le courrier se préparait à descendre de son cheval, sur lequel il était plutôt collé que posé, il lui dit: «Tu te reposeras demain; cours à Saint-Cloud, tu annonceras mon arrivée;» et le pauvre courrier se remit à galoper de plus belle.

La faute de ce qui contrariait si vivement Sa Majesté ne pouvait être attribuée par elle à personne, car, d'après l'ordre du grand-maréchal, qui était celui de l'empereur, M. de Luçay avait commandé le service de Leurs Majestés de manière à ce qu'il fût prêt pour le lendemain de grand matin; c'était donc le soir tout au plus que ce service pouvait arriver. Il fallait attendre jusque là.

En attendant, l'empereur se mit à visiter les appartemens neufs qu'il avait fait construire dans le château. Le bâtiment de la cour du Cheval-Blanc, qui servait autrefois à l'école militaire, avait été restauré, agrandi et décoré avec une magnificence extraordinaire; on l'avait mis tout entier en appartemens d'honneur, afin, disait Sa Majesté, d'occuper les manufactures de Lyon, que la guerre privait de tout débouché extérieur. Après s'être bien promené et repromené, l'empereur s'assit en donnant des signes de la plus vive impatience; il demandait l'heure à chaque instant, ou bien regardait sa montre: enfin il m'ordonna de préparer ce qu'il fallait pour écrire, et se mit à une petite table, tout seul, jurant intérieurement sans doute après ses secrétaires qui n'arrivaient pas.

À cinq heures, il vint une voiture de Saint-Cloud; l'empereur l'entendant rouler dans la cour, descendit précipitamment, et tandis qu'un valet de pied ouvrait la portière et baissait le marche-pied, il dit aux personnes qui étaient dedans: «Et l'impératrice?» On répondit que Sa Majesté l'impératrice ne s'était fait précéder que d'un quart d'heure tout au plus. «C'est bien heureux,» reprit l'empereur, et tournant le dos brusquement, il remonta les escaliers et rentra dans une petite bibliothèque où il s'était établi pour travailler.

Enfin l'impératrice arriva comme six heures allaient sonner; il était nuit fermée. L'empereur, cette fois, ne descendit pas; mais il s'informa de ce qu'il entendait, et sachant que c'était Sa Majesté, il continua d'écrire sans se déranger pour l'aller recevoir; c'était la première fois qu'il agissait ainsi. L'impératrice le trouva assis dans la bibliothèque: «Ah! dit Sa Majesté, vous voilà, Madame; vous faites bien, car j'allais partir pour Saint-Cloud.» Et l'empereur, dont les yeux avaient quitté son ouvrage pour se fixer sur l'impératrice, les baissa après avoir parlé. Cet accueil sévère fit beaucoup de peine à Joséphine; elle voulut s'excuser, Sa Majesté lui répondit de manière à lui faire venir les larmes aux yeux; mais aussitôt il s'en repentit, et demanda pardon à l'impératrice en convenant de son tort.


CHAPITRE XVII.

Opinion erronée sur le divorce.—Motifs de l'empereur.—Tendres ménagemens.—Sacrifice douloureux.—Courage et résignation de l'impératrice.—Les convives désappointés.—Gaîté de l'empereur.—Le roi de Saxe à Fontainebleau.—Amitié des deux monarques.—Promenade à pied au pont d'Iéna.—L'œil du maître.—Compliment du roi de Saxe à Sa Majesté.—Préoccupation de l'empereur.—Embarras de l'empereur et de l'impératrice.—Gêne mutuelle.—Tristesse du séjour à Fontainebleau.—Abattement de l'empereur.—Le 30 novembre.—Repas lugubre.—Scène terrible.—L'impératrice évanouie.—Paroles échappées à l'empereur.—Fêtes données par la ville de Paris.—Horrible situation de l'impératrice.—Enthousiasme inexprimable.—Agitation de l'empereur.—Tableau d'un grand couvert impérial.—Arrivée du prince Eugène.—Son désespoir.—Entrevue de l'empereur et du vice-roi.—Paroles touchantes de l'empereur.—Cérémonie du divorce.—Visite nocturne de Joséphine.—Départ de Joséphine pour la Malmaison.


Ce n'est pas, comme on le dit dans quelques mémoires, à cause et à la suite de la petite brouillerie que j'ai rapportée ci-dessus que l'idée première du divorce vint à Sa Majesté. L'empereur croyait nécessaire au bonheur de la France qu'il eût un héritier de son nom, et comme il était certain que l'impératrice ne pouvait plus lui en donner, il dut songer au divorce. Mais ce fut par les moyens les plus doux, et avec les plus grands ménagemens, qu'il tâcha d'amener l'impératrice à ce sacrifice douloureux; il n'eut pas recours, comme on a voulu le faire entendre, aux emportemens, aux menaces; ce fut à la raison de son épouse qu'il en appela, ce fut volontairement qu'elle y consentit. Je le répète, il n'y eut point de violence de la part de l'empereur; il y eut courage, résignation et soumission de la part de l'impératrice. Son dévouement à l'empereur l'aurait fait souscrire à tous les sacrifices; elle eût donné sa vie pour lui, et, quoique cette terrible séparation brisât son cœur, elle trouvait de la consolation dans l'idée qu'elle épargnerait une inquiétude, un tourment à l'homme qu'elle chérissait le plus au monde; et quand elle apprit que le roi de Rome était né, elle oublia toutes ses douleurs pour ne songer qu'au bonheur de son ami; car ils eurent toujours l'un pour l'autre les soins, les égards de la plus parfaite amitié.

L'empereur n'avait pris dans toute la journée du 26, qu'une tasse de chocolat et un peu de bouillon; aussi plusieurs fois l'avais-je entendu se plaindre de la faim quand arriva l'impératrice. La querelle finie, les deux époux s'embrassèrent tendrement, et l'impératrice passa dans ses appartemens pour faire sa toilette. Pendant ce temps, l'empereur reçut MM. Decrès et de Montalivet, qu'il avait envoyé chercher le matin par un piqueur, et sur les sept heures et demie, l'impératrice reparut, habillée avec un goût parfait. En dépit du froid, elle s'était fait coiffer en cheveux avec des épis d'argent et des fleurs bleues; elle avait une polonaise en satin blanc bordée de cygne qui lui seyait à ravir. L'empereur interrompit son travail pour la regarder: «Je ne suis pas restée long-temps à ma toilette, n'est-ce pas?» dit-elle en souriant. Sa Majesté, sans répondre, lui montra la pendule, puis se leva, lui donna la main, et se disposant à passer dans la salle à manger, il dit à MM. de Montalivet et Decrès: «Je suis à vous dans cinq minutes.—Mais, répliqua l'impératrice, ces messieurs n'ont sans doute pas dîné, puisqu'ils arrivent de Paris.—Ah! c'est juste;» et les ministres entrèrent avec Leurs Majestés dans la salle à manger, où ils ne mangèrent rien, car à peine l'empereur se fut-il assis qu'il se leva, jeta sa serviette et rentra dans son cabinet, où ces messieurs le suivirent nécessairement, mais à leur bien grand regret, je pense.

La journée finit mieux qu'elle n'avait commencé: il y eut le soir une réception peu nombreuse, mais fort agréable, dans laquelle l'empereur se montra très-gai et très-aimable; il semblait qu'il voulût effacer le souvenir de la petite scène qu'il avait faite à l'impératrice.

Leurs Majestés restèrent à Fontainebleau jusqu'au 14 novembre. Le roi de Saxe était arrivé la veille à Paris; l'empereur, qui avait fait à cheval presque toute la route de Fontainebleau à Paris, se rendit en arrivant au palais de l'Élysée. Les deux monarques paraissaient fort liés et sortirent ensemble presque tous les jours. Un matin de très-bonne heure, ils sortirent à pied des Tuileries, suivis chacun d'une seule personne; j'étais avec l'empereur; ils se dirigèrent, en suivant le bord de l'eau, du côté du pont d'Iéna, dont les travaux étaient poussés avec une grande activité. Ils atteignaient la place de la Révolution, lorsque cinquante à soixante personnes se réunirent dans l'intention d'accompagner les deux souverains. Ce groupe commençait à gêner l'empereur, mais des agens de police le dissipèrent. Arrivée au pont, Sa Majesté examina avec attention les travaux, et trouvant à redire dans la construction, elle fit appeler l'architecte, qui vint et trouva l'observation fondée, bien que pour en convenir l'empereur eût besoin de parler beaucoup et de revenir souvent sur les mêmes explications. Sa Majesté, se tournant alors vers le roi de Saxe, lui dit: «Vous voyez, mon cousin, que l'œil du maître est nécessaire partout.»—«Oui, répondit le roi de Saxe, et surtout un œil aussi exercé que celui de Votre Majesté.»

Presque aussitôt après que nous fûmes à Fontainebleau, je m'aperçus que l'empereur, lorsqu'il se trouvait avec son auguste épouse, était contraint, préoccupé. Le même embarras se peignait dans les traits de l'impératrice. Cet état de gêne et de mutuelle observation devint en peu de temps assez visible pour être remarqué de tout le monde. Il en résulta que le séjour à Fontainebleau fut extrêmement triste et ennuyeux. À Paris, la présence du roi de Saxe fit quelque diversion; mais l'impératrice paraissait plus inquiète que jamais. Chacun s'épuisait en conjectures; pour moi, je ne savais trop que penser. Le front de l'empereur était plus soucieux de jour en jour, quand arriva le 30 novembre.

Ce jour-là, le dîner fut silencieux comme jamais je ne l'avais vu. L'impératrice avait pleuré toute la journée, et, pour cacher autant que possible sa pâleur et la rougeur de ses yeux, elle s'était coiffée d'un grand chapeau blanc noué sous le menton, et dont la passe couvrait son front tout entier. L'empereur tenait presque continuellement les yeux baissés; on voyait de temps en temps des mouvemens convulsifs agiter sa physionomie, et s'il lui arrivait de lever les yeux, c'était pour regarder à la dérobée l'impératrice avec un sentiment bien visible de profonde douleur. Les officiers de service, immobiles comme des thermes, observaient avec une inquiétude curieuse cette scène sombre et pénible; et pendant tout le repas, qui fut servi pour la forme, car Leurs Majestés ne touchèrent à rien, on n'entendit que le bruit uniforme des assiettes apportées et remportées, tristement varié par la voix monotone des officiers de bouche et par le tintement que produisait l'empereur en frappant machinalement son couteau sur les parois de son verre. Une seule fois Sa Majesté rompit le silence par un gros soupir suivi de ces mots adressés à l'un des officiers: «Quel temps fait-il?» Question sans intention et sans résultat pour l'empereur, car il n'entendit point ou ne parut point entendre la réponse. Presque aussitôt il se leva de table, et l'impératrice le suivit à pas lents et le mouchoir sur sa bouche, comme pour comprimer des sanglots. On apporta le café, et, selon l'usage, un page présenta le plateau à l'impératrice pour qu'elle versât elle-même la liqueur; mais l'empereur le prit lui-même, versa le café dans la tasse, fit fondre le sucre en regardant toujours l'impératrice, qui restait debout, comme frappée de stupeur; il but, et rendit le tout au page. Ensuite il témoigna par un signe qu'il voulait être seul, et poussa la porte du salon derrière lui. Je restai dehors, et m'assis à côté de la porte; bientôt il ne resta plus dans la salle à manger qu'un de messieurs les préfets du palais, qui se promenait les bras croisés, pressentant, ainsi que moi, quelque terrible événement. Au bout de quelques minutes j'entends des cris, je me précipite... L'empereur ouvre vivement la porte, regarde, et ne voit que nous deux... L'impératrice était par terre, pleurant et criant à fendre le cœur: «Non, vous ne le ferez pas! vous ne voudrez pas me faire mourir!» L'huissier de la chambre avait le dos tourné; je cours à lui, il me comprend et sort. Sa Majesté fit entrer la personne qui se trouvait avec moi, et la porte fut refermée. J'ai su depuis que l'empereur lui avait dit d'enlever l'impératrice avec lui, afin de la transporter dans son appartement; elle venait, dit Sa Majesté, d'avoir une violente attaque de nerfs, et sa position réclamait les soins les plus prompts. M. de B..., avec l'aide de l'empereur, enleva l'impératrice dans ses bras, et Sa Majesté, prenant elle-même un flambeau sur la cheminée, éclaira M. de B... le long d'un couloir où prenait le petit escalier qui communiquait de ses appartemens à ceux de l'impératrice. Cet escalier, extrêmement étroit, ne permettait pas qu'un homme, chargé d'un tel fardeau, pût le descendre sans courir le risque de tomber. Sa Majesté, sur l'observation que lui en fit M. de B..., appela le gardien du porte-feuille, dont la charge était de se tenir toujours à la porte du cabinet de l'empereur, donnant sur cet escalier, et lui remit la bougie, dont on n'avait plus besoin, puisqu'on venait d'allumer les lanternes. Sa Majesté fit passer le gardien devant, qui tenait toujours le flambeau, et, prenant elle-même les jambes de l'impératrice, elle descendit avec M. de B... fort heureusement, et ils arrivèrent ainsi dans la chambre à coucher. Alors l'empereur sonna, et fit venir les femmes; quand elles furent entrées, il se retira les larmes aux yeux, et donnant tous les signes de la plus vive émotion. Cette scène l'avait tellement affecté, qu'il lui échappa de dire à M. de B..., d'une voix tremblante et entrecoupée, quelques phrases qui ne fussent jamais sorties de sa bouche en toute autre circonstance. Sans doute il fallait un trouble aussi extrême pour que Sa Majesté apprît à M. de B... la cause du désespoir de l'impératrice, pour qu'elle lui dît que l'intérêt de la France et de la dynastie impériale avaient fait violence à son cœur; que le divorce était devenu un devoir déplorable, rigoureux, mais que c'était un devoir.

La reine Hortense et M. Corvisart ne tardèrent point à se rendre auprès de l'impératrice, qui passa une fort mauvaise nuit. De son côté, l'empereur ne dormit point; il se leva plusieurs fois pour aller s'informer lui-même de l'état où se trouvait Joséphine. Pendant toute cette nuit, Sa Majesté ne prononça point une seule parole: je ne l'avais jamais vue dans un chagrin pareil.

Cependant le roi de Naples, le roi de Westphalie, le roi de Wurtemberg et les reines et princesses de la famille impériale arrivaient à Paris pour assister aux fêtes que la ville de Paris devait donner à Sa Majesté en réjouissance des victoires et de la paix d'Allemagne, en même temps que pour célébrer l'anniversaire du couronnement. D'un autre côté, la session du corps législatif allait s'ouvrir. Il fallut que, dans l'intervalle qui sépara la fièvre dont je viens de parler et le jour de la signature de l'acte du divorce, l'impératrice fût présente à toutes ces solennités, à toutes ces fêtes, qu'elle parût à la face d'une immense population, tandis que la solitude seule pouvait apporter quelque adoucissement à ses maux; il fallut qu'elle se couvrît le visage de rouge afin de dissimuler sa pâleur et les ravages d'un mois passé dans les tourmens et dans les larmes. Quelles tortures! et combien elle devait maudire cette élévation, dont il ne lui restait plus que la contrainte à sentir!

Le 3 décembre, Leurs Majestés se rendirent à Notre-Dame. Un Te Deum fut chanté; ensuite le cortége impérial se mit en marche pour le palais du Corps-Législatif, et l'ouverture de la session se fit avec une magnificence inusitée. L'empereur prit place au milieu d'un enthousiasme inexprimable; jamais peut-être son apparition n'avait excité tant de cris et d'applaudissemens. L'impératrice fut moins triste un instant; elle semblait jouir de ces témoignages d'affection pour celui qui allait cesser d'être son époux; mais quand il eut commencé à parler, elle retomba dans ses réflexions douloureuses.

Il était cinq heures à peu près lorsque le cortége rentra aux Tuileries. Le banquet impérial n'était que pour sept heures et demie. Dans cet intervalle, il y eut réception des ambassadeurs, après laquelle les convives passèrent dans la galerie de Diane.

L'empereur avait au grand couvert son costume du sacre et la tête coiffée de son chapeau à plumes, qu'il ne quitta point un seul instant. Il mangea plus que de coutume, malgré l'inquiétude qui semblait l'agiter; il regardait tout autour de lui et derrière, faisant qu'à chaque instant le grand-chambellan se baissait pour prendre un ordre qu'il ne donnait jamais. L'impératrice était assise en face de lui, dans la plus riche parure, en robe lamée, couverte de diamans, mais le visage plus souffrant encore que le matin.

À la droite de l'empereur était assis le roi de Saxe, en uniforme blanc, avec revers et collet rouges brodés richement en argent. Il avait une queue postiche d'une longueur prodigieuse.

À côté du roi de Saxe était le roi de Westphalie, Jérôme Bonaparte, en tunique de satin blanc, et ceinture chargée de perles et de diamans; cette ceinture lui venait presque sous les bras. Son col était nu et blanc; il n'avait point de favoris et très-peu de barbe; une collerette rabattue sur les épaules et d'une dentelle magnifique, une toque de velours noir ornée de plumes blanches, complétaient ce costume, le plus frais, le plus galant du monde. Ensuite venaient le roi de Wurtemberg avec son énorme ventre, qui le forçait de se tenir éloigné de la table, et le roi de Naples, en costume si riche qu'il en était presque extravagant; couvert de croix, de crachats, et jouant avec sa fourchette sans boire ni manger.

À la droite de l'impératrice étaient Madame-Mère, la reine de Westphalie, la princesse Borghèse et la reine Hortense, pâle comme l'impératrice, mais rendue plus belle par sa tristesse; sa figure faisait un contraste bien remarquable avec celle de la princesse Pauline, qui ne parut peut-être jamais plus gaie que ce jour-là. La princesse Pauline avait une toilette extraordinairement recherchée, mais qui ne rehaussait point, à beaucoup près, les charmes de sa personne autant que la mise élégante, mais simple et pleine de goût, de la reine de Hollande.

Le lendemain, il y eut une fête magnifique à l'Hôtel-de-Ville: l'impératrice y montra sa grâce et sa bienveillance ordinaires. Ce fut la dernière fois qu'elle se montra en grande cérémonie.

Quelques jours après toutes ces réjouissances, le vice-roi d'Italie, Eugène de Beauharnais, arriva. Il apprit de la bouche même de l'impératrice la terrible mesure que les circonstances allaient rendre nécessaire. Cette confidence l'accabla; troublé, désespéré, il vint chez Sa Majesté; et, comme s'il ne pouvait croire ce qu'il venait d'entendre, il demanda à l'empereur s'il était vrai que le divorce dût avoir lieu. L'empereur fit un signe affirmatif, et, la douleur peinte sur le visage, il tendit la main à son fils adoptif. «Sire, permettez que je vous quitte.—Comment?—Oui, Sire; le fils de celle qui n'est plus l'impératrice ne peut rester vice-roi: je suivrai ma mère dans sa retraite; je la consolerai.—Tu veux me quitter, Eugène? toi! Eh! ne sais-tu pas combien sont impérieuses les raisons qui me forcent à prendre un tel parti? Et si je l'obtiens, ce fils, objet de mes plus chers désirs, ce fils qui m'est si nécessaire, qui me remplacera auprès de lui lorsque je serai absent? qui lui servira de père, si je meurs? qui l'élevera qui fera un homme de lui?» L'empereur avait les larmes aux yeux en prononçant ces dernières paroles: il prit de nouveau la main du prince Eugène, et, l'attirant à lui, il l'embrassa tendrement. Je ne pus entendre la fin de cette intéressante conversation.

Enfin le jour fatal arriva: c'était le 16 décembre. La famille impériale se trouvait réunie en costume de grande cérémonie, lorsque l'impératrice entra, vêtue d'une robe blanche toute simple, et sans le moindre ornement: elle était pâle, mais calme, et s'appuyait sur le bras de la reine Hortense, aussi pâle et bien plus émue que son auguste mère. Le prince de Beauharnais était debout à côté de l'empereur, les bras croisés, et agité d'un tremblement si violent qu'on s'attendait à le voir tomber à chaque instant. Lorsque l'impératrice fut entrée, le comte Regnaud de Saint-Jean-d'Angély fit la lecture de l'acte de séparation.

Cette lecture fut écoutée dans un profond silence; tous les visages peignaient une vive anxiété; l'impératrice paraissait plus calme que tout le monde, quoique ses joues fussent constamment sillonnées de larmes. Elle était assise sur un fauteuil, dans le milieu du salon, et s'appuyait le coude sur une table; la reine Hortense sanglotait debout derrière elle. La lecture de l'acte achevée, l'impératrice se leva, s'essuya les yeux, et d'une voix presque ferme, prononça les paroles d'adhésion; puis elle se remit dans son fauteuil, prit une plume des mains de M. Regnaud de Saint-Jean-d'Angély et signa. Ensuite elle se retira, toujours soutenue par la reine Hortense; le prince Eugène sortit en même temps par le cabinet, et les forces lui manquant, il tomba sans connaissance entre les deux portes. L'huissier du cabinet le releva, et le remit aux mains de ses aides de camp, qui s'empressèrent de lui prodiguer les soins que réclamait une position aussi douloureuse.

Pendant cette terrible cérémonie, l'empereur ne dit pas un mot, ne fit pas un geste; il était immobile comme une statue, les yeux fixes et presque égarés. Il fut silencieux et morne toute la journée. Le soir, comme il venait de se mettre au lit, et que j'attendais ses derniers ordres, tout à coup la porte s'ouvre, et je vois entrer l'impératrice, les cheveux en désordre, la figure toute renversée. Cet aspect me terrifia. Joséphine (car elle n'était plus que Joséphine) s'avança d'un pas chancelant vers le lit de l'empereur. Arrivée tout près, elle s'arrête et pleure d'une manière déchirante. Elle tombe sur le lit, passe ses bras autour du cou de Sa Majesté, et lui prodigue les caresses les plus touchantes. Mon émotion ne peut se décrire. L'empereur se mit à pleurer aussi; il se leva sur son séant, et serra Joséphine sur son sein, en lui disant: «Allons! ma bonne Joséphine, sois plus raisonnable. Allons! du courage, du courage; je serai toujours ton ami.» Étouffée par ses sanglots, l'impératrice ne pouvait répondre; il y eut alors une scène muette, qui dura quelques minutes, pendant lesquelles leurs larmes et leurs sanglots confondus en dirent plus que n'auraient pu le faire les expressions les plus tendres. Enfin Sa Majesté, sortant de cet accablement comme d'un rêve, s'aperçut que j'étais là, et me dit d'une voix altérée par ses pleurs: «Sortez, Constant.» J'obéis, et passai dans le salon à côté. Une heure après, je vis repasser Joséphine, toujours bien triste, toujours en larmes; elle me fit un signe de bienveillance en passant. Alors je rentrai dans la salle à coucher pour en retirer les flambeaux, comme j'avais coutume de faire tous les soirs. L'empereur était silencieux comme la mort, et tellement enfoncé dans son lit, qu'il me fut impossible de voir son visage.

Le lendemain matin, lorsque j'entrai dans la chambre de l'empereur, il ne me dit pas un mot de la visite de l'impératrice; mais je le trouvai souffrant, abattu. Quelques soupirs mal comprimés sortaient de sa poitrine; il ne parla pas tout le temps que dura sa toilette, et dès qu'elle fut terminée, il entra dans son cabinet. C'était ce jour-là que Joséphine devait quitter les Tuileries pour se rendre à la Malmaison. Toutes les personnes que leur service ne retenait pas étaient rassemblées sous le vestibule, pour voir encore une fois cette impératrice détrônée, que tous les cœurs suivaient dans son exil. On se regardait sans oser se parler. Joséphine parut, voilée entièrement, un bras passé sur l'épaule d'une de ses dames, et de l'autre main tenant un mouchoir sur ses yeux. Ce fut un concert de lamentations à ne pouvoir exprimer, lorsque cette femme adorée traversa le court espace qui la séparait de sa voiture. Elle y monta sans jeter un dernier regard sur ce palais qu'elle quittait pour toujours. Les stores furent aussitôt baissés, et les chevaux partirent comme l'éclair.

Quelques heures après, l'empereur partit pour Versailles.


CHAPITRE XVIII.

Anecdotes antérieures au second mariage de l'empereur.—Jalousie de l'impératrice Joséphine contre madame Gazani.—Interposition de l'empereur.—Changement de rôles.—Madame Gazani attaquée par l'empereur et défendue par l'impératrice.—Fournisseurs consignés à la porte.—Conciliabule féminin surpris par l'empereur.—Marchande de modes mise à Bicêtre.—Grande rumeur.—Indifférence de l'empereur.—Hardiesse d'un modiste.—L'empereur censuré en face.—Crainte de Constant.—Retraite précipitée.—L'empereur ayant besoin de la présence de Constant.—L'empereur voulant faire écrire Constant sous sa dictée.—Refus de Constant.—Permission spéciale de chasser accordée à Constant.—Fusil donné à Constant par l'empereur.—Préférence de l'empereur pour les fusils de Louis XVI.—Louis XVI excellent arquebusier.—Opinion de Napoléon sur Louis XVI.—Déjeuners diplomatiques.—Le salon et les portraits de famille.—Scène burlesque dans la loge de l'impératrice.—Singulier usage d'un cachemire.—Le chambellan peu dégoûté.—Attentions d'un chambellan pour le petit chien de l'impératrice.—Un cousin de Constant au spectacle de Saint-Cloud.—Curiosité et extase.—Prudence provinciale.—Le cousin de Constant en garde contre les filous au théâtre de la cour.—Pétitions adressées à l'empereur par Constant.—Mauvais succès des réclamations de la famille Cerf-Berr.—Heureux succès d'une demande de Constant pour le général Lemarrois.—Disgrâce d'un oncle de Constant, involontairement causée par le maréchal Bessières.—Réparation du maréchal.—Imprudence d'une femme et malheur d'un mari.


Le mariage de Sa Majesté avec l'archiduchesse Marie-Louise fut le premier pas de l'empereur dans une nouvelle carrière. Il se flattait qu'elle serait aussi glorieuse que celle qu'il avait déjà parcourue; il en a été tout autrement. Avant d'entrer dans le récit de ce que j'ai à dire sur les événemens de l'année 1810, je vais rapporter ici quelques souvenirs jetés sur des notes éparses, et qui, sans que je puisse leur assigner de date bien précise, sont néanmoins antérieurs à l'époque à laquelle je suis parvenu.

L'impératrice Joséphine avait été long-temps jalouse de la belle madame Gazani, une de ses lectrices, et la traitait assez froidement. Celle-ci s'en plaignit à l'empereur, qui en parla à Joséphine, en l'engageant à avoir plus de bienveillance pour sa lectrice, qui le méritait par son attachement à la personne de l'impératrice, et en ajoutant que celle-ci avait tort de supposer qu'il y eût encore entre madame Gazani et lui la moindre liaison. L'impératrice, sans avoir été convaincue par cette dernière assertion de l'empereur, avait néanmoins cessé de bouder madame Gazani, lorsqu'un matin, l'empereur, qui avait apparemment quelque crainte que la belle Génoise ne reprît sur lui quelque empire, entra brusquement chez l'impératrice, en lui disant: «Je ne veux plus voir chez vous madame Gazani; il faut qu'elle retourne en Italie.» Cette fois ce fut la bonne Joséphine qui prit la défense de sa lectrice. Il courait déjà des bruits de divorce. L'impératrice dit à Sa Majesté: «Vous savez bien, mon ami, que le meilleur moyen que vous ayez d'être délivré de la présence de madame Gazani, c'est de la laisser avec moi. Souffrez donc que je la garde. Nous pleurerons ensemble; elle et moi nous nous entendrons bien.»

Dès ce moment l'impératrice fut en effet pleine de bonté pour madame Gazani, qui la suivit à la Malmaison et à Navarre. Ce qui augmentait les bons procédés de l'impératrice pour cette dame, c'est qu'elle la croyait affligée pour sa part de l'inconstance de l'empereur. Pour moi, j'ai toujours douté que l'attachement de madame Gazani pour l'empereur fût sincère; son amour-propre avait pu souffrir lorsqu'elle s'était vue délaissée; mais elle s'était consolée sans peine au milieu des hommages et des adorations qui entouraient naturellement une aussi jolie femme.

En mentionnant le nom de l'impératrice Joséphine, je me rappelle deux anecdotes que l'empereur lui-même prenait plaisir à rapporter. Le gaspillage outré qui se faisait dans la maison de l'impératrice était un continuel sujet de chagrin pour lui, et il avait fait défendre la porte de Joséphine à divers fournisseurs dont il connaissait par expérience la disposition à abuser de la trop grande confiance de l'impératrice.

Un matin, qu'il était entré sans être attendu chez l'impératrice, il y trouva rassemblées quelques dames qui formaient le conseil secret de la toilette, et une célèbre marchande de modes, faisant un rapport officiel sur les nouveautés les plus riches et les plus recherchées. C'était précisément une des personnes à qui l'empereur avait interdit sévèrement l'entrée du palais, et il ne s'attendait point à la trouver là. Toutefois il ne fit point d'éclat, et Joséphine, qui le connaissait mieux que personne, fut la seule qui comprit l'ironie de son regard, lorsqu'il se retira en disant: «Continuez, Mesdames; je suis fâché de vous avoir dérangées.» La marchande, fort étonnée de n'avoir point été rudement mise à la porte, se hâta de se retirer. Mais arrivée à la dernière marche de l'escalier qui conduisait aux appartemens de Sa Majesté l'impératrice, elle se vit abordée par un agent de police, qui l'invita le plus poliment du monde à monter dans un fiacre qui l'attendait dans la cour du Carrousel. Elle eut beau protester qu'elle aimait mieux s'en aller à pied; l'agent, qui avait reçu des instructions précises, lui saisit le bras de façon à prévenir toute réplique. Il fallut obéir, et prendre avec ce fâcheux compagnon le chemin de Bicêtre.

Quelqu'un vint rapporter à l'empereur que cet enlèvement faisait grand scandale dans tout Paris; qu'on l'accusait tout haut de vouloir relever la Bastille; que beaucoup de personnes avaient été faire à la captive leurs complimens de condoléance, et qu'il y avait devant la porte de la prison de Bicêtre une queue de voitures. Sa Majesté n'en tint aucun compte, et s'amusa beaucoup de cet intérêt excité, comme disait l'empereur, par une marchande de pompons. «Je laisserai, disait encore Sa Majesté à ce sujet, je laisserai bavarder les caillettes, qui tiennent à honneur de se ruiner pour des chiffons. Mais je veux que l'on apprenne à cette vieille juive que je l'ai fait mettre dedans parce qu'elle a oublié que je l'avais mise dehors.»

Un autre célèbre modiste excita aussi un jour la surprise et la colère de Sa Majesté par des observations que personne en France, excepté cet homme, n'aurait eu la hardiesse de lui faire. L'empereur, qui avait coutume, comme je l'ai rapporté, de régler, à la fin de chaque mois, les comptes de sa maison, trouva exorbitant le mémoire du marchand de modes en question, et m'ordonna de le faire venir. Je l'envoyai chercher. Il vint en moins de dix minutes, et je l'introduisis dans la chambre de Sa Majesté, qui était à sa toilette. «Monsieur, lui dit l'empereur, ayant sous les yeux le compte du modiste, vos prix sont fous, plus fous, s'il est possible, que les niais et les sottes qui s'imaginent avoir besoin de votre industrie. Réduisez-moi cela raisonnablement, ou je me chargerai moi-même de la réduction.» Le marchand, qui tenait à la main le double de son mémoire, se mit à justifier, article par article, le prix de ses fournitures, et conclut cette énumération assez longue par une sorte de surprise et de regret que la somme totale ne s'élevât point plus haut. L'empereur, que j'habillais pendant tout ce bavardage, avait peine à contenir son impatience; et je prévoyais déjà que cette singulière scène aurait une mauvaise fin, lorsque le modiste combla la mesure, en se permettant de faire observer à Sa Majesté que la somme qu'elle destinait à la toilette de l'impératrice était insuffisante, et qu'il y avait de simples bourgeoises qui dépensaient plus que cela. J'avoue qu'à cette dernière impertinence je tremblai pour les épaules de l'imprudent personnage, et je suivis avec inquiétude les mouvemens de l'empereur. Cependant il se contenta, à mon grand étonnement, de froisser dans sa main le mémoire de l'audacieux modiste; et, les bras croisés sur sa poitrine, il fit deux pas vers lui, en prononçant ce seul mot: Vraiment! avec un tel accent et un tel regard que le marchand se précipita vers la porte, et gagna au pied sans attendre son règlement.

L'empereur ne pouvait souffrir que je m'éloignasse du château, et il voulait me savoir à sa portée, même quand mon service était fait, et qu'il n'avait pas besoin de moi. Je ne sais si c'était dans l'idée de me retenir que Sa Majesté voulut me charger plusieurs fois de lui faire des copies. Quelquefois aussi l'empereur, ayant des notes à prendre, pendant qu'il était dans son lit et dans le bain, me disait: «Constant, prenez une plume et écrivez.» Mais je m'y refusais toujours, et j'allais appeler M. Menneval. J'ai déjà raconté comment les malheurs de la révolution avaient été cause que ma première éducation n'avait point été aussi soignée qu'elle devait l'être. Mais quand j'aurais été aussi instruit que je le suis peu, je doute fort que j'eusse jamais pu me faire à écrire sous la dictée de l'empereur. Assurément ce n'était pas chose facile que de remplir cet office. Il fallait pour cela une grande habitude. Il parlait vite, tout d'une haleine, ne faisant aucune pause, et s'impatientant quand on le faisait répéter.

Afin de m'avoir toujours à sa disposition, l'empereur m'accorda la permission de chasser dans le parc de Saint-Cloud. Sa Majesté avait eu la bonté de remarquer que j'aimais beaucoup la chasse; et en m'accordant ce privilége elle daigna me dire qu'elle était fort contente d'avoir imaginé ce moyen d'accorder mon plaisir avec le besoin qu'elle avait de moi. J'étais le seul à qui la permission de chasser dans le parc eût été donnée. L'empereur me fit présent en même temps d'un superbe fusil double qui lui avait été offert à Liége, et que j'ai encore en ma possession. Sa Majesté n'aimait point pour lui-même l'usage des fusils à deux coups, et se servait de préférence de petits fusils simples qui avaient appartenu à Louis XVI, et auxquels ce monarque, excellent arquebusier, avait, dit-on, travaillé de ses mains.

La vue de ces fusils amenait souvent l'empereur à parler de Louis XVI, et il ne le faisait jamais qu'avec des sentimens et des expressions de respect et de pitié. «Cet infortuné prince, disait l'empereur, était bon, sage et instruit. À une autre époque c'eût été un excellent roi; mais il ne valait rien pour un temps de révolution. Il manquait de résolution et de fermeté, et ne sut résister ni aux sottises de la cour ni à l'insolence des jacobins. Les courtisans l'ont jeté aux jacobins, qui l'ont conduit à l'échafaud. À sa place je serais monté à cheval, et, avec quelques concessions d'un côté, quelques coups de cravache de l'autre, j'aurais tout fait rentrer dans l'ordre.»

Quand le corps diplomatique venait saluer l'empereur à Saint-Cloud (le même usage existait pour les Tuileries), on servait, dans le salon des ambassadeurs, du thé, du café, du chocolat, ou ce que ces messieurs demandaient. M. Colin, maître-d'hôtel-contrôleur, assistait à ce déjeuner, qui était servi par les garçons d'appartemens.

Il y avait à Saint-Cloud un salon que l'empereur affectionnait beaucoup; il ouvrait sur une belle allée de marronniers, dans le parc fermé, où il pouvait se promener à toute heure sans être vu. Cet appartement était entouré des portraits en pied et de grandeur naturelle de toutes les princesses de la famille impériale; on l'appelait le salon de famille.

Leurs Altesses étaient debout, entourées de leurs enfans; la reine de Westphalie était seule assise, ayant, comme je l'ai dit, un très-beau buste, mais le reste du corps moins gracieux. Sa Majesté la reine de Naples était représentée avec ses quatre enfans; la reine Hortense avec un seulement, qui est l'aîné de ses fils vivans; la reine d'Espagne avec ses deux filles; la princesse Éliza avec la sienne, habillée en garçon; la vice-reine, seule, n'ayant point encore d'enfant à l'époque où son portrait avait été fait; la princesse Pauline également seule.

Le spectacle était avec la chasse mon plus grand divertissement à Saint-Cloud. Il arriva un jour, à je ne sais quelle représentation extraordinaire, sur le théâtre de cette résidence, que l'impératrice Joséphine fut prise tout à coup, au milieu du premier acte, d'un léger mais impérieux besoin. Sa Majesté, pour ne point causer de dérangement, eut la constance d'attendre que l'acte fût fini, et alors elle se hâta de passer dans le petit salon attenant à la loge impériale. Par malheur on n'y trouva point le meuble si nécessaire à Sa Majesté dans un pareil moment, et il fallut courir dans le château pour réparer cette négligence. L'impératrice, qui déjà avait attendu trop long-temps, n'y pouvant plus tenir, mit elle-même messieurs les chambellans à la porte, pria ses dames de se ranger en cercle autour d'elle, dans la crainte de quelque surprise, et, jetant son cachemire sur le parquet, se passa du meuble absent. L'impératrice et la reine Hortense étaient naturellement fort disposées à rire; aussi cette aventure excita-t-elle de leur part, et de celle de leurs dames, les plus bruyans éclats d'hilarité. Cependant cet accès de gaîté s'était calmé, lorsqu'il recommença tout-à-coup de plus belle, et à tel point, que l'empereur, qui entendait les rires de sa loge, craignant qu'ils n'excitassent du scandale dans la salle, envoya quelqu'un pour chuter Leurs Majestés et leur suite. Ce ne fut pas sans grande peine que Sa Majesté l'impératrice parvint à se contenir; et elle fut plus d'une demi-heure à recueillir la gravité nécessaire pour reparaître dans sa loge.

Or, voici ce qui avait redoublé les rires de ces dames. Lorsque Sa Majesté eût fait de son châle de cachemire un usage inaccoutumé, messieurs les chambellans de service étaient rentrés dans le petit salon, et l'un d'eux, M. le comte de B***, trouvant le précieux tissu en si piteux état, et ne le jugeant plus digne de figurer sur les épaules de sa souveraine, l'avait ramassé et mis dans sa poche, humide comme il était, pour en faire hommage à madame la comtesse sa femme, au détriment et surtout au grand mécontentement des femmes de chambre de Sa Majesté l'impératrice, auxquelles le châle revenait de droit.

J'ai vu à la Malmaison ce même M. de B*** se charger officieusement et presque officiellement d'administrer de ses mains le plus rafraîchissant des remèdes au petit chien de l'impératrice Joséphine. Ce devoir rempli, il poussait la complaisance jusqu'à suivre son malade au jardin, pour s'assurer du résultat de l'opération, et en faire son rapport à Sa Majesté.

Pendant un séjour à Saint-Cloud, j'y reçus la visite d'un cousin éloigné, que je n'avais pas vu depuis des années. Tout ce qu'il avait entendu dire du luxe qui entourait l'empereur, et de la magnificence de la cour, excitait au plus haut point sa curiosité; je me fis un plaisir de la satisfaire: à chaque pas il était émerveillé. Un soir, qu'il y avait spectacle au château, je le conduisis dans ma loge, qui était une baignoire près du parterre. Le coup d'œil qu'offrit la salle lorsqu'elle fut remplie enchanta mon parent. Il fallut lui nommer chaque personnage, car son infatigable curiosité les passa tous en revue, l'un après l'autre. C'était peu de temps avant le mariage de l'empereur avec l'archiduchesse d'Autriche, et la cour était plus brillante que jamais. Je montrai donc successivement à mon cousin Leurs Majestés, le roi de Bavière, le roi et la reine de Westphalie, le roi et la reine de Naples, la reine de Hollande; leurs altesses la grande-duchesse de Toscane, le prince et la princesse Borghèse, la princesse de Bade, le grand-duc de Wurtzbourg, etc., etc., sans compter tous les dignitaires, princes, maréchaux, ambassadeurs, dont la salle était pleine. Mon cousin était dans l'extase, et se trouvait plus grand d'un pied en se voyant mêlé à cette multitude toute dorée. Aussi ne fit-il aucune attention au spectacle; l'intérieur de la salle l'intéressait bien plus vivement que ce qui se passait sur la scène; et lorsque nous fûmes sortis du théâtre, il ne put me dire quelle pièce on avait jouée. Son enthousiasme n'alla pas jusqu'à lui faire oublier les histoires qu'on lui avait contées dans son pays sur l'adresse incroyable des filous de la capitale, et les recommandations qui lui avaient été faites à ce sujet. Dans les promenades, au spectacle, dans les réunions quelconques, mon cousin veillait avec une inquiète sollicitude sur sa montre, sa bourse et son mouchoir. Sa prudence habituelle ne l'abandonna point au spectacle de la cour. Au moment de quitter notre baignoire, pour nous mêler à la foule brillante qui sortait du parterre et descendait des loges, il me dit avec le plus grand sang-froid, en couvrant de sa main la chaîne et les cachets de sa montre: Après tout, il est bon de prendre ses précautions. On ne connaît pas tout le monde ici.

À l'époque de son mariage, l'empereur fut plus que jamais accablé de pétitions, et il accorda, comme je le dirai plus tard, un grand nombre de faveurs et de grâces.

Toutes les pétitions remises à l'empereur étaient données par lui à l'aide de camp de service, qui les portait au cabinet de Sa Majesté, où l'ordre était donné de lui en rendre compte le lendemain. Il ne m'est peut-être pas arrivé dix fois d'en trouver dans les poches de l'empereur, que je visitais exactement; et quand il s'en trouvait, c'est qu'il n'avait pas eu, au moment même de leur remise, l'aide de camp assez près de lui. C'est donc à tort que l'on a dit et imprimé que l'empereur mettait dans une poche particulière, que l'on appelait la bonne poche, les demandes qu'il voulait accorder même sans examen; toutes les pétitions qui en valaient la peine étaient répondues. J'en ai présenté un grand nombre à Sa Majesté; elle ne les mettait point dans sa poche, et presque toujours j'ai eu le bonheur de les voir réussir. Il faut en excepter plusieurs, que j'ai présentées pour les frères Cerf-Berr, qui réclamaient le paiement de fournitures faites aux armées de la république; pour celles-là, l'empereur fut toujours inexorable. Cela venait, disait-on, de ce que MM. Cerf-Berr avaient refusé au général Bonaparte une certaine somme dont il avait besoin, dans le temps, pour la campagne d'Italie.

Ces messieurs m'avaient vivement intéressé, et je présentai plusieurs fois leurs placets à l'empereur. Malgré le soin que j'avais de ne remettre ces demandes aux mains de Sa Majesté que quand je la voyais de bonne humeur, je ne recevais aucune réponse. Je continuai toutefois à lui remettre pétition sur pétition, et je m'aperçus que, quand l'empereur jetait les yeux dessus, il avait toujours un mouvement d'humeur. Enfin, un matin, la toilette étant terminée, je lui remis comme de coutume ses gants, son mouchoir, sa tabatière, et j'y joignis encore ce malencontreux papier. Sa Majesté passa dans son cabinet, et je restai dans la chambre où j'avais quelques dispositions à faire. Je m'en occupais, lorsque je vis rentrer l'empereur un papier à la main. Il me dit: «Tenez, Constant, lisez ceci, vous verrez qu'on vous trompe. Le gouvernement ne doit rien aux frères Cerf-Berr. Ne m'en parlez plus, ce sont des Arabes.» Je jetai les yeux sur le papier, et en lus quelques mots par obéissance. Je n'y compris presque rien, mais je dus dès ce moment être certain qu'il ne serait jamais fait droit à la réclamation de ces messieurs. J'en étais désolé, et les sachant malheureux, je leur fis des offres de services qu'ils refusèrent. Malgré mon peu de succès, MM. Cerf-Berr furent persuadés du zèle que j'avais apporté à leur faire rendre justice, et m'en remercièrent. Chaque fois que j'adressais une pétition à l'empereur, je voyais M. de Menneval, que je priais de s'en occuper; il était extrêmement obligeant, et avait la bonté de m'avertir si ma demande pouvait ou non espérer du succès. Il m'avait dit de celle de MM. Cerf-Berr qu'il ne croyait pas que jamais l'empereur y fît droit.

Et en effet, cette famille, riche autrefois, et qui avait perdu un immense patrimoine, en avances faites au directoire, n'a jamais vu la fin des liquidations qu'elle réclamait, et qui étaient confiées à un homme d'une grande probité, mais trop disposé peut-être à justifier le surnom[68] qu'on lui donnait alors.

Madame Théodore Cerf-Berr, sur mon invitation, s'était rendue plusieurs fois avec ses enfans soit à Rambouillet, soit à Saint-Cloud, pour implorer la justice de l'empereur. Cette respectable mère de famille, que rien ne rebutait, se rendit de nouveau au mois d'octobre 1811, avec l'aînée de ses filles, à Compiègne; elle attendit l'empereur dans la forêt, et, s'étant jetée au milieu des chevaux, elle parvint à remettre sa pétition; mais cette fois qu'en advint-il? madame et mademoiselle Cerf-Berr étaient à peine rentrées à l'hôtel où elles étaient descendues, qu'un officier de gendarmerie d'élite vint leur intimer l'ordre de les suivre. Il les fit monter dans une mauvaise charrette remplie de paille, et les conduisit, sous l'escorte de deux gendarmes, à la préfecture de police, à Paris. Là, on leur fit signer l'engagement de ne jamais se présenter devant l'empereur, et, à ces conditions, on les rendit à la liberté.

Il se présenta environ dans ce temps-là une occasion où je fus plus heureux dans mes démarches. Le général Lemarrois, un des plus anciens aides-de-camp de Sa Majesté, d'une bravoure à toute épreuve, et qui avait su gagner tous les cœurs par ses excellentes qualités, fut quelque temps dans la disgrâce de l'empereur, et tenta plusieurs fois de faire demander une audience; mais, soit que la demande ne fût pas présentée à Sa Majesté, soit qu'elle n'y voulût pas répondre, M. Lemarrois n'en entendait pas parler. Pour savoir à quoi s'en tenir, il eut l'idée de s'adresser à moi, en me priant de remettre sa pétition dans un moment opportun. J'eus le bonheur de réussir. M. le comte Lemarrois obtint son audience, en sortit satisfait, et ce fut peu de temps après qu'il obtint le gouvernement de Magdebourg.

L'empereur était quelquefois fort distrait, et oubliait souvent où il avait déposé les pétitions qu'on lui remettait quand elles restaient dans ses habits. Je les portais au cabinet de Sa Majesté, et les remettais à M. Menneval et à M. Fain. Souvent aussi on trouvait chez l'impératrice les papiers qu'il demandait. Il est arrivé plusieurs fois à l'empereur de me donner des papiers à lui serrer. Je les mettais alors dans un nécessaire dont j'avais seul la clef. Il y eut un jour une grande agitation dans l'intérieur des appartemens pour un papier qui ne se retrouvait plus. Voici comment cela arriva. Il y avait près du cabinet de l'empereur, où se tenaient les secrétaires, un petit salon avec un bureau, sur lequel des notes ou des pétitions étaient souvent déposées. Ce salon était celui où se tenait habituellement l'huissier du cabinet, et l'empereur avait coutume d'y passer pour causer confidentiellement avec les personnes dont la conversation ne devait pas être entendue, même par les secrétaires de Sa Majesté. Quand l'empereur entrait dans ce salon, l'huissier se retirait, et restait à la porte extérieure. Il avait donc la responsabilité de ce qui pouvait se distraire de cet appartement, qui n'était ouvert que sur un ordre exprès de Sa Majesté.

M. le maréchal Bessières avait remis quelques jours auparavant une demande d'avancement pour un colonel de l'armée, et l'avait vivement appuyée auprès de l'empereur. Un matin le maréchal entra dans le petit salon dont je viens de parler, et, trouvant sur le bureau sa demande apostillée, il ne vit point d'inconvénient à la prendre, et l'emporta, sans que l'oncle de ma femme, qui était de service, s'en aperçût. Peu d'heures après, l'empereur voulut revoir cette pétition. Il était sûr de l'avoir déposée dans le salon; elle ne s'y trouvait plus; l'huissier avait donc laissé entrer quelqu'un sans l'ordre de Sa Majesté. On chercha partout dans la chambre et dans le cabinet de l'empereur, dans les appartemens de l'impératrice, et il fallut venir annoncer à Sa Majesté que les recherches avaient été infructueuses. Alors l'empereur eut une de ces colères si terribles, et heureusement si rares, qui bouleversaient tout le château. Le pauvre huissier eut ordre de ne plus paraître devant ses yeux. Enfin le maréchal Bessières, apprenant tout ce désordre, vint s'accuser lui-même. L'empereur s'apaisa; l'huissier rentra en grâce, et tout fut oublié. Mais chacun veilla plus que jamais à ce que rien ne fût dérangé, et que l'empereur pût trouver sous sa main les papiers dont il avait besoin.

L'empereur ne pouvait souffrir que personne fût introduit, sans sa permission, dans ses appartemens, ou dans ceux de sa majesté l'impératrice. C'était de la part des gens du service la seule faute pour laquelle il n'y avait point de pardon à espérer. Je ne sais à quelle époque la femme d'un des suisses du palais laissa un amant, qu'elle avait, entrer dans les appartemens de l'impératrice. Ce misérable, à l'insu de son imprudente maîtresse, prit, avec de la cire molle, l'empreinte de la serrure d'un coffre à joyaux, qui était celui dont j'ai déjà parlé comme ayant appartenu à la reine Marie-Antoinette. À l'aide d'une fausse clef fabriquée d'après cette empreinte, il parvint un jour à voler divers bijoux. La police eut bientôt découvert l'auteur du vol, qui fut puni comme il le méritait. Mais une autre personne fut aussi punie, qui certes ne le méritait pas; le pauvre mari perdit sa place.


CHAPITRE XIX.

Diverses opinions au château sur le mariage de l'empereur.—Conjectures mises en défaut.—Constant chargé de renouveler la garde-robe de l'empereur.—Sa Majesté reçoit le portrait de Marie-Louise.—Souvenir de l'École-Militaire.—Étourdissemens causés à l'empereur par la valse.—Les chaises cassées.—Leçon de valse donnée par la princesse Stéphanie à l'empereur.—Départ du prince de Neufchâtel pour Vienne.—Mariage par procuration.—Formation de la maison de l'impératrice.—Présens de noce de l'impératrice.—Gaîté de l'empereur.—Le soulier de bon augure.—Opinions de l'empereur sur la reine Caroline de Naples.—Erreur de la reine Caroline sur la nouvelle impératrice.—Ambition désappointée.—L'impératrice privée de sa grande-maîtresse.—Ressentiment de Marie-Louise contre la reine Caroline.—Correspondance de Leurs Majestés.—L'empereur envoie sa chasse à l'impératrice.—Sévérité de M. le duc de Vicence.—Un ordre du duc de Vicence plus tôt exécuté qu'un ordre de l'empereur.—Impatience de Sa Majesté.—Actes de bienfaisance.—La coquetterie de gloire.—Rencontre de Leurs Majestés Impériales.—Un moment d'humeur.—Amabilité de Marie-Louise.


Depuis son divorce avec l'impératrice Joséphine, l'empereur paraissait fort préoccupé. On savait qu'il songeait à se remarier, et, au château, toutes les personnes du service de Sa Majesté s'entretenaient de ce futur mariage. Mais toutes nos conjectures sur les princesses destinées à partager la couronne impériale se trouvèrent en défaut. Les uns avaient parlé d'une princesse de Russie, les autres disaient que l'empereur ne voulait épouser qu'une Française; personne n'avait songé à une archiduchesse d'Autriche. Quand le mariage eut été décidé, il ne fut question à la cour que de la jeunesse, de la grâce, de la bienveillance naturelle de la nouvelle impératrice. L'empereur se montrait fort gai, se soignait davantage. Il me chargea de renouveler sa garde-robe, et de lui commander des habits plus justes et d'une forme plus moderne. Sa Majesté posa pour son portrait, qui fut porté à Marie-Louise par le prince de Neufchâtel. L'empereur reçut dans le même temps celui de sa jeune épouse, et en parut enchanté.

Sa Majesté fit, pour plaire à Marie-Louise, plus de frais qu'elle n'en avait jamais fait pour aucune femme. Un jour que l'empereur était seul avec la reine Hortense et la princesse Stéphanie, celle-ci lui demanda malicieusement s'il savait valser: Sa Majesté répondit qu'elle n'avait jamais pu aller au delà d'une première leçon, et qu'au bout de deux ou trois tours il lui prenait un éblouissement qui l'empêchait de continuer. «Quand j'étais à l'École-Militaire, ajouta l'empereur, j'ai essayé, je ne sais combien de fois, de surmonter les étourdissemens que la valse me causait, sans pouvoir y parvenir. Notre maître de danse nous avait conseillé de prendre, pour valser, une chaise entre nos bras, en guise de dame. Je ne manquais jamais de tomber avec la chaise que je serrais amoureusement, et de la briser. Les chaises de ma chambre et celles de deux ou trois de mes camarades y passèrent l'une après l'autre.» Ce récit, fait on ne peut plus gaîment par Sa Majesté, excita des éclats de rire de la part des deux princesses.

Cet accès d'hilarité s'étant un peu calmé, la princesse Stéphanie revint à la charge, et dit à l'empereur: «Il est fâcheux, vraiment, que Votre Majesté ne sache pas valser: les Allemandes sont folles de la valse; et l'impératrice doit nécessairement partager le goût de ses compatriotes. Elle ne pourra avoir d'autre cavalier que l'empereur, et se trouvera ainsi privée d'un grand plaisir par la faute de Votre Majesté.—Vous avez raison, reprit l'empereur. Eh bien! donnez-moi une leçon. Vous allez voir un échantillon de mon savoir-faire.» Il se leva là-dessus, et fit quelques pas avec la princesse Stéphanie, en fredonnant lui-même l'air de la reine de Prusse. Mais il ne put faire plus de deux ou trois tours, et encore s'y prit-il d'une manière si gauche, qu'il redoubla la gaîté de ces dames. La princesse de Bade l'arrêta en disant: «Sire, en voilà bien assez pour me convaincre que vous ne serez jamais qu'un mauvais écolier. Vous êtes fait pour donner des leçons, mais non pour en recevoir.»

Dans les premiers jours de mars, le prince de Neufchâtel partit pour Vienne, chargé de faire officiellement la demande de l'impératrice. L'archiduc Charles épousa au nom de l'empereur l'archiduchesse Marie-Louise, qui partit sans délai pour la France. La petite ville de Braunau, frontière de l'Autriche et de la Bavière, avait été désignée pour le remise de Sa Majesté, et bientôt la route de Strasbourg fut couverte de voitures qui conduisaient à Braunau la maison de la nouvelle impératrice. Voici de quelles personnes elle fut primitivement composée:

Le prince Aldobrandini Borghèse, premier écuyer, en remplacement du général Ordener, nommé gouverneur du château de Compiègne; le comte de Beauharnais, chevalier d'honneur.

Dame d'honneur, madame de Montebello; dame d'atours, madame la comtesse de Luçay.

Dames du palais: mesdames les duchesses de Bassano et de Rovigo, et mesdames les comtesses de Montmorency, de Mortemart, de Talhouet, de Lauriston, Duchâtel, de Bouille, de Montalivet, de Perron, de Lascaris, de Noailles, de Brignolle, de Gentile et de Canisy (depuis duchesse de Vicence).

La plupart de ces dames avaient passé de la maison de l'impératrice Joséphine dans celle de l'impératrice Marie-Louise[69].

L'empereur voulut voir par lui-même si la corbeille et les présens de noce qu'il destinait à sa nouvelle épouse étaient dignes d'elle et de lui. Tous les vêtemens, le linge, en furent apportés aux Tuileries, étalés sous ses yeux, et emballés en sa présence. Le bon goût et l'élégance en égalaient seuls la richesse. Les fournisseurs et ouvriers de Paris avaient travaillé sur des mesures et des modèles envoyés de Vienne. Lorsque ces modèles avaient été présentés à l'empereur, il avait pris un des souliers, qui étaient remarquablement petits, et m'en donnant, par forme de caresse, un coup sur la joue: «Voyez, Constant, m'avait dit Sa Majesté; voilà un soulier de bon augure. Avez-vous vu beaucoup de pieds comme celui-là? C'est à prendre dans la main!»

Sa Majesté la reine de Naples avait été envoyée à Braunau par l'empereur pour recevoir l'impératrice. La reine Caroline, dont l'empereur disait qu'elle était un homme parmi ses sœurs, tandis que le prince Joseph était une femme parmi ses frères, se trompa, dit-on, sur la timidité de l'impératrice Marie-Louise, qu'elle prit pour de la faiblesse; elle crut qu'elle n'aurait qu'à parler pour que sa jeune belle-sœur s'empressât d'obéir. Arrivée à Braunau, et après la remise, solennellement faite, l'impératrice avait congédié toute sa maison autrichienne, ne gardant auprès d'elle que sa grande-maîtresse, madame de Lajanski, qui l'avait élevée et ne s'était jamais éloignée d'elle. Cependant l'étiquette exigeait que la nouvelle maison de l'impératrice fût toute française; et d'ailleurs les ordres de l'empereur étaient précis à cet égard. Je ne sais s'il est vrai, comme on l'a dit quelque part, que l'impératrice avait demandé et obtenu de l'empereur l'autorisation d'avoir sa grande-maîtresse auprès d'elle pendant un an. Quoi qu'il en soit, la reine de Naples crut qu'il était dans son intérêt d'écarter une personne dont elle redoutait l'influence sur l'esprit de l'impératrice. Les dames de la maison de Sa Majesté impériale, empressées elles-mêmes de se débarrasser de la rivalité de madame de Lajanski, travaillèrent à exciter de plus en plus la jalousie de Son Altesse Impériale. Un ordre positif fut demandé à l'empereur, et madame de Lajanski fut renvoyée de Munich à Vienne. L'impératrice obéit sans se plaindre; mais, sachant de quelle main ce coup lui était venu, elle en garda un profond ressentiment contre Sa Majesté la reine de Naples.

L'impératrice ne voyageait qu'à petites journées; et une fête l'attendait dans chaque ville qui se trouvait sur le passage de Sa Majesté. Tous les jours l'empereur lui envoyait une lettre de sa main, et elle y répondait régulièrement. Les premières lettres de l'impératrice étaient fort courtes, et probablement assez froides, car l'empereur n'en disait rien. Mais les autres s'allongèrent et s'échauffèrent peu à peu, et l'empereur les lisait avec des transports de plaisir. Il attendait l'arrivée de cette correspondance avec l'impatience d'un amoureux de vingt ans, et trouvait toujours que les courriers ne marchaient pas, quoique ceux-ci crevassent leurs chevaux.

L'empereur rentra un jour de la chasse tenant à la main deux faisans qu'il avait abattus lui-même, et suivi de quelques valets de pied portant les fleurs les plus rares des serres de Saint-Cloud; il écrivit un billet, fit aussitôt mander son premier page, et lui dit: «Dans dix minutes, soyez prêt à monter en voiture. Vous y trouverez cet envoi, que vous remettrez de votre main à sa majesté l'impératrice avec la lettre que voici. Et surtout n'épargnez pas les chevaux; allez train de page, et ne craignez rien. M. le duc de Vicence n'aura rien à vous dire.» Le jeune homme ne demandait pas mieux que d'obéir à Sa Majesté. Fort de cette autorisation, qui lui mettait la bride sur le cou, il ne plaignit pas les pour-boire aux postillons, et en vingt-quatre heures il avait atteint Strasbourg, et s'était acquitté de son message.

Je ne sais s'il fut grondé à son retour par M. le grand-écuyer; mais, s'il y avait eu matière à gronderies, celui-ci ne s'en serait pas fait faute, en dépit de l'assurance donnée au premier page par l'empereur. Le duc de Vicence avait organisé et il dirigeait admirablement le service des écuries, où rien ne se faisait que par sa volonté, qui était des plus absolues. L'empereur lui-même ne pouvait que difficilement changer quelque chose à ce que M. le grand-écuyer avait ordonné. C'est ainsi qu'un jour Sa Majesté, qui allait à Fontainebleau, et était très pressée d'arriver, ayant fait donner l'ordre au piqueur qui réglait l'allure d'aller plus vite, celui-ci transmit cet ordre à M. le duc de Vicence, dont la voiture précédait celle de l'empereur. M. le grand-écuyer n'en tenant compte, l'empereur se mit à jurer, et cria au piqueur par la portière: «Faites passer ma voiture en avant, puisque la première ne veut pas marcher.» Les piqueurs et les postillons allaient exécuter cette manœuvre, lorsque M. le grand-écuyer mit la tête à la portière à son tour, en criant: «Au trot, f...; le premier qui galope, je le chasse en arrivant.» On savait bien qu'il tiendrait sa parole; aussi n'osa-t-on point passer outre, et ce fut sa voiture qui continua de régler l'allure. Arrivé à Fontainebleau, l'empereur demanda à M. le duc de Vicence l'explication de sa conduite. «Sire, répondit le duc à Sa Majesté, quand vous me rognerez les ongles un peu moins court pour la dépense de vos écuries, vous pourrez à votre aise crever vos chevaux.»

L'empereur maudissait à chaque instant le cérémonial et les fêtes qui retardaient l'arrivée de sa jeune épouse. Un camp avait été formé auprès de Soissons pour la réception de l'impératrice. L'empereur était à Compiègne, où il rendit un décret contenant divers actes de bienfaisance et d'indulgence à l'occasion de son mariage: mise en liberté d'individus condamnés, paiement de dettes pour mois de nourrice, mariage de six mille militaires avec des dots de l'empereur, amnistie, institution de majorats, etc. Lorsque Sa Majesté sut que l'impératrice n'était plus qu'à dix lieues de Soissons, elle ne put contenir son impatience; et m'appelant de toutes ses forces: «Ohé! ho! Constant; commandez une voiture sans livrée, et venez m'habiller.» L'empereur voulait surprendre l'impératrice, et se présenter à elle sans s'être fait annoncer; et il riait comme un enfant de l'effet que cette entrevue devait produire. Il soigna sa toilette avec une recherche de propreté plus exquise encore, s'il eût été possible, qu'à l'ordinaire; et, par une coquetterie de gloire, il se vêtit de la redingote grise qu'il avait portée à Wagram.

Ainsi préparé, Sa Majesté monta en voiture avec le roi de Naples. On sait comment se fit la rencontre de Leurs Majestés impériales. L'empereur rencontra, dans le petit village de Courcelles, le dernier courrier, qui ne précédait que de quelques minutes les voitures de l'impératrice. Il pleuvait par torrens, et Sa Majesté l'empereur, pour se mettre à l'abri, descendit sous le porche de l'église du village. Lorsque la voiture de l'impératrice vint à passer, l'empereur fit signe aux postillons d'arrêter. L'écuyer qui était à la portière de l'impératrice, apercevant l'empereur, se hâta de baisser le marche-pied et d'annoncer Sa Majesté, qui en fut passablement contrariée, et lui dit: «N'avez-vous pas vu que je vous faisais signe de vous taire?» Mais ce petit moment d'humeur passa comme un éclair. L'empereur sa jeta au cou de Marie-Louise, qui tenait à la main le portrait de son époux, à qui elle dit, avec un charmant sourire, en regardant alternativement l'empereur et son image: «Votre portrait n'est pas flatté.» On avait préparé à Soissons un magnifique souper pour l'impératrice et pour son cortége; mais l'empereur ordonna de passer outre et de pousser jusqu'à Compiègne, sans avoir égard à l'appétit des officiers et des dames de la suite de l'impératrice.


CHAPITRE XX.

Arrivée de Leurs Majestés à Compiègne.—Jalousie de l'empereur.—Passe-droit fait par Sa Majesté à M. de Beauharnais.—Oubli du cérémonial.—Coquetterie de l'empereur.—Première visite nocturne de Sa Majesté à l'impératrice.—Opinion de l'empereur sur les Allemands.—Gaîté de l'empereur.—Ses attentions continuelles pour Marie-Louise.—Bruit démenti.—Portrait de l'impératrice Marie-Louise.—Instructions de l'impératrice.—Parallèle des deux épouses de l'empereur.—Différence et rapports entre les deux impératrices.—Le mémorial de Sainte-Hélène.—Partialité de l'empereur en faveur de sa seconde épouse.—Économie de l'impératrice Marie-Louise.—Défaut de goût.—L'empereur excellent mari.—Paroles de l'empereur contredites par Constant.—Souvenirs de Joséphine non effacés par Marie-Louise.—Préventions de Marie-Louise contre sa maison et celle de l'empereur.—Retour de Constant de la campagne de Russie.—Bonté de l'empereur et de la reine Hortense.—Froideur dédaigneuse de l'impératrice.—Bonté excessive de l'impératrice Joséphine.—Intrigues parmi les dames de l'impératrice.—Ordre rétabli par l'empereur.—Vigilance de l'empereur sur l'impératrice.—Sévérité envers les dames de l'impératrice.—Anecdote démentie.


Leurs Majestés étant arrivées à Compiègne l'empereur présenta lui-même la main à l'impératrice, et la conduisit à son appartement. Il ne voulait point qu'un autre eût avant lui approché et touché sa jeune épouse, et sa jalousie était si délicate sur ce point, qu'il avait défendu lui-même à M. le sénateur de Beauharnais, chevalier d'honneur de l'impératrice, de présenter la main à Sa Majesté impériale, quoique ce fût un des priviléges de sa place. L'empereur devait, suivant le programme, se séparer de l'impératrice pour aller coucher à l'hôtel de la Chancellerie; il n'en fit rien. Après une longue conversation avec l'impératrice, il rentra dans sa chambre, se déshabilla, se parfuma d'eau de Cologne, et, vêtu seulement d'une robe de chambre, il retourna secrètement chez l'impératrice.

Le lendemain au matin, l'empereur me demanda à sa toilette si l'on s'était aperçu de l'accroc qu'il avait fait au programme. Je répondis que non, au risque de mentir. En ce moment entra un des familiers de l'empereur qui n'était point marié. Sa Majesté, lui tirant les oreilles, lui dit: «Mon cher, épousez une Allemande. Ce sont les meilleures femmes du monde: douces, bonnes, naïves, et fraîches comme des roses.» À l'air de satisfaction de Sa Majesté, il était facile de voir qu'elle faisait un portrait, et qu'il n'y avait pas long-temps que le peintre avait quitté le modèle. Après quelques soins donnés à sa personne, l'empereur retourna chez l'impératrice, et, vers midi, il fit monter à déjeuner pour elle et pour lui, se faisant servir près du lit, et par les femmes de Sa Majesté. Tout le reste du jour, il fut d'une gaîté charmante. Ayant, contre sa coutume, fait une seconde toilette pour dîner, il remit l'habit qu'il avait fait faire par le tailleur du roi de Naples; mais, le lendemain, il n'en voulut plus entendre parler, disant que décidément il s'y trouvait trop à la gêne.

L'empereur, comme on peut le voir par les détails qui précèdent, aimait tendrement sa nouvelle épouse. Il avait pour elle de continuelles attentions, et toute sa conduite était celle d'un amant vivement épris. Toutefois il n'est pas vrai, comme on l'a dit, qu'il resta trois mois sans presque travailler, au grand étonnement de ses ministres. Le travail n'était pas seulement un devoir pour l'empereur, c'était un besoin et un plaisir dont aucun autre plaisir n'aurait pu le distraire. Dans cette occasion, comme dans toute autre, il sut parfaitement accorder les soins de son empire et de ses armées avec son amour pour sa charmante épouse.

L'impératrice Marie-Louise avait à peine dix-neuf ans à l'époque de son mariage; ses cheveux étaient blonds, ses yeux bleus et expressifs, sa démarche noble et sa taille imposante; sa main et son pied auraient pu servir de modèles; enfin toute sa personne respirait la jeunesse, la santé et la fraîcheur; elle était timide, et se tenait dans une réserve de hauteur devant la cour; mais on la disait affectueuse et amicale dans l'intimité. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'elle était fort tendre avec l'empereur, et dévouée à toutes ses volontés. Dans leur première entrevue, l'empereur lui avait demandé quelles recommandations on lui avait faites à son départ de Vienne: «D'être à vous, avait répondu l'impératrice, et de vous obéir en toutes choses.» Et elle parut se conformer sans peine à ses instructions. Du reste, rien ne ressemblait moins à la première impératrice que la seconde. Hormis un seul point, l'égalité de leur humeur et leur complaisance extrême pour l'empereur, l'une était précisément tout l'opposé de l'autre, et (il faut en convenir) l'empereur se félicitait souvent de cette différence, dans laquelle il trouvait du piquant et du charme. Il a fait ainsi lui-même le parallèle de ses deux épouses:

«L'une (Joséphine) était l'art et les grâces; l'autre (Marie-Louise) l'innocence et la simple nature. Dans aucun moment de la vie, la première n'avait de manières ou d'habitudes qui ne fussent pas agréables ou séduisantes. Il eût été impossible de la prendre en défaut sur ce point; elle s'étudiait à ne produire que des impressions avantageuses, et atteignait son but sans laisser apercevoir l'étude. Tout ce que l'art peut imaginer pour relever les attraits était mis en usage par elle, mais avec un tel mystère, qu'on ne pouvait tout au plus que le soupçonner. La seconde, au contraire, ne se doutait même pas qu'il pût y avoir rien à gagner dans d'innocens artifices. L'une était toujours à côté de la vérité; son premier mouvement était la négative. L'autre ignorait la dissimulation; tout détour lui était étranger. La première ne demandait jamais rien, mais elle devait partout. La seconde n'hésitait pas à demander quand elle n'avait plus; ce qui était fort rare. Jamais elle ne prenait rien sans se croire obligée, en conscience, de payer aussitôt. Du reste, toutes les deux étaient bonnes, douces, et fort attachées à leur mari.»

Tels, ou à peu près, étaient les termes dans lesquels l'empereur parlait de ses deux impératrices. On peut voir qu'il paraissait vouloir que la comparaison fût à l'avantage de la seconde; et à cet effet il lui prêtait des qualités qu'elle n'avait pas, ou du moins exagérait singulièrement celles qu'elle pouvait avoir.

L'empereur accordait à Marie-Louise 500,000 francs pour sa toilette; mais jamais, à beaucoup près, elle n'a dépensé cette somme. Elle avait peu de goût dans ses ajustemens, et se serait habillée sans grâce, si elle n'eût point été bien conseillée. L'empereur assistait à sa toilette les jours où il désirait qu'elle fût bien. Il lui faisait essayer des parures, et les essayait lui-même sur la tête, le cou, les bras de l'impératrice, et il se décidait toujours pour le magnifique. L'empereur était excellent mari, et l'a prouvé avec ses deux femmes. Il adorait son fils: comme père et comme époux, il aurait pu servir de modèle à tous ses sujets. Toutefois, et quoi qu'il en ait dit lui-même, je ne crois pas qu'il ait aimé Marie-Louise autant que Joséphine. Celle-ci avait un charme, une bonté, un esprit, un dévouement à son époux que l'empereur connaissait, et dont il sentait tout le prix. Marie-Louise était plus jeune, mais froide, peu gracieuse. Je crois qu'elle aimait son mari; mais elle était réservée, peu expansive; elle ne fit nullement oublier Joséphine aux personnes qui avaient eu le bonheur d'approcher de celle-ci.

Malgré la soumission apparente avec laquelle elle avait congédié sa maison autrichienne, il est certain qu'elle avait de grandes préventions non-seulement contre sa propre maison, mais encore contre celle de l'empereur. Jamais elle n'adressait une parole de bienveillance aux personnes du service personnel de l'empereur. Je l'ai vue bien des fois; mais jamais un sourire, un regard, un signe de sa part ne vint m'apprendre si j'étais à ses yeux autre chose qu'un étranger. Au retour de Russie, d'où je n'arrivai qu'après l'empereur, je ne perdis point de temps pour me rendre dans sa chambre, où il m'avait fait demander. J'y trouvai Sa Majesté dans la compagnie de l'impératrice et de la reine Hortense. L'empereur me plaignit beaucoup des souffrances que j'avais éprouvées, et me dit mille choses flatteuses, et qui prouvaient sa bonté pour moi. La reine, avec cette grâce charmante dont elle est le seul modèle depuis la mort de son auguste mère, me parla long-temps, et dans des termes pleins de bienveillance. L'impératrice seule garda le silence. L'empereur lui dit: «Louise, tu n'as rien à dire à ce pauvre Constant?—Je ne l'avais pas aperçu,» répondit l'impératrice. Cette réponse était dure; car il était impossible que Sa Majesté ne m'eût pas aperçu. Il n'y avait en ce moment dans la chambre que l'empereur, la reine Hortense et moi.

L'empereur prit tout d'abord les plus grandes précautions pour que personne, et surtout aucun homme, ne pût approcher l'impératrice que devant témoin. Il y avait eu du temps de l'impératrice Joséphine quatre dames, dont l'unique emploi était d'annoncer les personnes qui étaient reçues par Sa Majesté. La bonté excessive de Joséphine l'empêcha de réprimer les jalouses prétentions de quelques personnes de sa maison; et de là vinrent, entre les dames du palais et les dames d'annonces, des rivalités et des débats sans fin. L'empereur avait conçu beaucoup d'humeur de toutes ces tracasseries; et, pour se les épargner à l'avenir, il choisit parmi les dames chargées de l'éducation des filles des membres de la Légion-d'Honneur, dans la maison d'Écouen, quatre nouvelles dames d'annonces pour l'impératrice Marie-Louise. La préférence fut d'abord donnée à des filles ou veuves de généraux, et l'empereur décida que les places vacantes appartiendraient de droit aux meilleures élèves de la maison impériale d'Écouen, et seraient la récompense de leur bonne conduite. Quelque temps après, le nombre de ces dames ayant été porté à six, ce furent deux élèves de madame de Campan qui furent nommées. Ces six dames changèrent ensuite leur premier titre contre celui de premières dames de l'impératrice. Mais ce changement ayant indisposé les dames du palais, et excité leurs réclamations auprès de l'empereur, celui-ci décida que les dames d'annonces prendraient le titre de premières femmes de chambre. Grandes réclamations des dames d'annonces à leur tour: elles plaidèrent leur cause elles-mêmes devant l'empereur, et il leur donna le titre de lectrices de l'impératrice, pour concilier les exigences des deux parties belligérantes.

Les dames d'annonces, ou premières dames, ou premières femmes de chambre, ou lectrices, comme il plaira au lecteur de les appeler, avaient sous leurs ordres six femmes de chambre, qui n'entraient chez l'impératrice que quand la sonnette les y appelait. Celles-ci habillaient, chaussaient et coiffaient, le matin, Sa Majesté. Mais les six premières n'avaient rien à faire avec la toilette, excepté pour les diamans, dont elles étaient spécialement chargées. Leur principal, et presque leur unique emploi, était de s'attacher à tous les pas de l'impératrice, qu'elles ne quittaient pas plus que son ombre. Elles entraient chez elle avant qu'elle fût levée, et ne la quittaient plus qu'elle ne fût au lit. Alors toutes les issues donnant dans sa chambre étaient fermées, à l'exception d'une seule qui conduisait dans une pièce voisine où était le lit de celle de ces dames qui avait le principal service. L'empereur lui-même ne pouvait entrer la nuit chez son épouse sans passer par cette chambre. Hormis M. de Menneval, secrétaire des commandemens de l'impératrice, et M. Ballouhai, intendant de ses dépenses, aucun homme n'était admis dans les appartemens intérieurs de l'impératrice, sans un ordre de l'empereur. Les dames même, excepté la dame d'honneur et la dame d'atours, n'y étaient reçues qu'après avoir obtenu un rendez-vous de l'impératrice. Les dames de l'intérieur étaient chargées de faire exécuter ces règlemens, et elles étaient responsables de leur exécution. Une d'elles assistait aux leçons de musique, de dessin, de broderie, que prenait l'impératrice. Elles écrivaient ses lettres sous sa dictée, ou par son ordre.

L'empereur ne voulait pas, disait-il, qu'un homme au monde pût se vanter de s'être trouvé en tête-à-tête avec l'impératrice pendant deux minutes; et il réprimanda un jour très-sévèrement la lectrice de service, parce qu'elle se tenait à une extrémité du salon pendant que M. Biennais, orfévre de la cour, montrait à Sa Majesté les secrets d'un serre-papier, qu'il avait fait pour elle. Une autre fois l'empereur gronda encore, parce que la dame de service ne se trouvait point tout à côté de l'impératrice pendant que celle-ci prenait sa leçon de musique avec M. Paër.

Il n'est donc pas vrai, comme on l'a prétendu, que le marchand de modes Leroy ait été exclu du palais pour s'être permis de dire à l'impératrice, en lui essayant une robe, qu'elle avait de belles épaules. M. Leroy faisait faire dans ses magasins les robes de l'impératrice sur un modèle qu'on lui avait remis. Jamais ni lui, ni personne de la maison, ne les a essayées à Sa Majesté. Les femmes de chambre lui indiquaient les changemens qu'il y avait à faire. Il en était de même des autres marchands et fournisseurs, du faiseur de corsets, du cordonnier, du gantier, etc.; aucun d'eux n'a pu voir l'impératrice, ni lui parler dans son intérieur.


CHAPITRE XXI.

Cérémonie religieuse du mariage de Leurs Majestés.—Le lendemain de leur mariage.—Fêtes éblouissantes.—Les temples de la gloire et de l'hymen.—Présent de la ville de Paris à l'impératrice.—Frais de la toilette des deux impératrices.—Voyage dans les départemens du Nord.—Souvenirs de Joséphine.—Triomphe et isolément.—Arrivée à Anvers.—Froideur entre le roi de Hollande et l'empereur.—Défiance mutuelle au milieu des fêtes.—Emportemens de l'empereur.—Les deux souverains et les deux frères.—Quelques traits du caractère du prince Louis.—Erreur à son sujet.—Course sur mer à Flessingue.—Tempête.—Danger couru par l'empereur.—Souffrances de Sa Majesté.—Situation critique d'un huissier de service.—Mot de l'empereur.—Première leçon d'équitation de l'impératrice.—Sollicitude de l'empereur.—Progrès rapides.—Goût de l'impératrice pour les bals et les fêtes.—Plaisirs continuels.—Incendie de l'hôtel du prince de Schwartzenberg.—Heureuse présence d'esprit de l'empereur et du vice-roi d'Italie.—Les victimes de l'incendie.—Superstition de Napoléon.—Anecdotes sur madame la comtesse Durosnel.—Abdication du roi de Hollande.—Paroles de l'empereur.—Les trois capitales de l'empire français.


Le mariage civil de Leurs Majestés fut célébré au palais de Saint-Cloud, le dimanche 1er avril, à deux heures après midi. Le lendemain eut lieu dans la grande galerie du Louvre la cérémonie du mariage religieux. Une circonstance assez singulière, c'est qu'il faisait le dimanche au soir un assez beau temps à Saint-Cloud, tandis que les rues de Paris étaient inondées d'une pluie effroyable et continuelle. Le lundi il plut à Saint-Cloud, et le temps fut magnifique à Paris, comme pour ne rien ôter à la pompe du cortége et à l'éclat des merveilleuses illuminations de la soirée. «L'étoile de l'empereur, disait-on dans le langage de cette époque, l'a emporté deux fois sur les vents de l'équinoxe.»

La ville de Paris présentait le lundi au soir un spectacle tel qu'on pouvait s'y croire dans un lieu d'enchantemens. Je n'ai jamais vu d'aussi brillantes illuminations. C'était une suite de décorations magiques. Les maisons, les hôtels, les palais, les églises, tout était éblouissant; jusqu'aux tours des églises qui, illuminées aussi, semblaient des étoiles, des comètes suspendues dans les airs. Les hôtels des grands dignitaires de l'empire, des ministres, des ambassadeurs d'Autriche et de Russie, du duc d'Abrantès, rivalisaient d'éclat et de goût. La place Louis XV présentait un coup d'œil admirable. Du milieu de cette place, entourée d'orangers en feu, les yeux se portaient alternativement sur les magnifiques décorations des Champs-Élysées, du Garde-Meuble, du Temple de la gloire, des Tuileries et du Corps-Législatif. Le palais du Corps-Législatif figurait le temple de l'Hymen. Le transparent du fronton représentait la Paix unissant les augustes époux. À leurs côtés étaient deux génies portant des boucliers, où l'on voyait les armes des deux empires; et derrière ce groupe venaient des magistrats, des guerriers, le peuple, leur présentant des couronnes. Aux deux extrémités du transparent étaient la Seine et le Danube, entourés d'enfans; image de fécondité. Les douze colonnes du péristyle et le perron étaient illuminés. Les colonnes étaient réunies l'une à l'autre par des lustres. Les statues qui ornent le péristyle et le perron étaient éclairées. Le pont Louis XV, par lequel on se rendait à ce temple de l'Hymen, était lui-même une avenue dont la double rangée de feux, de verres de couleurs, d'obélisques, de plus de cent colonnes, surmontées chacune d'une étoile, et réunies par des guirlandes de verres de couleurs en spirale, produisait un éclat à peine supportable à la vue. La coupole du dôme de Sainte-Geneviève était aussi magnifiquement éclairée. Toutes les côtes étaient marquées par un double rang de lampions. Entre ces côtes étaient des aigles, des chiffres en verres de couleurs, des guirlandes de feu attachées à des torches de l'Hymen. Le péristyle du dôme était éclairé par des lustres disposés entre chaque colonne, et, ces colonnes n'étant pas éclairées, ces lustres paraissaient suspendus dans les airs. La lanterne était tout en feu, et toute cette masse éclatante était surmontée d'un trépied représentant l'autel de l'Hymen, d'où s'échappait une flamme immense produite par des matières bitumineuses. À une grande élévation au dessus de la plate-forme de l'observatoire, une immense étoile, isolée de la plate-forme, et que la variété des verres de couleurs qui la formaient faisait scintiller comme un vaste diamant, se détachait sur un ciel noir. Le palais du sénat attirait aussi un grand nombre de curieux. Mais je me suis déjà trop étendu dans cette description des spectacles merveilleux que l'on rencontrait à chaque pas.

La ville de Paris fit hommage à Sa Majesté l'impératrice d'une toilette encore plus magnifique que celle qu'elle avait offerte autrefois à l'impératrice Joséphine. Tout était en vermeil, jusqu'au fauteuil et à la psyché. Les dessins des diverses pièces de ce meuble vraiment admirable avaient été tracés par les premiers artistes, et l'élégance, le fini des ornemens surpassaient encore la richesse du métal.

Vers la fin d'avril, Leurs Majestés partirent ensemble pour visiter les départemens du Nord. Ce voyage fut la répétition de celui que j'avais fait en 1804 à la suite de l'empereur; seulement l'impératrice n'était plus la bonne et gracieuse Joséphine. En repassant par toutes ces villes où je l'avais vue accueillie avec tant d'enthousiasme, et dont les vœux et les hommages s'adressaient maintenant à une autre souveraine; en revoyant le château de Lacken, Bruxelles, Anvers, Boulogne, et tant d'autres lieux où j'avais vu Joséphine passer en triomphe, comme à présent Marie-Louise, je songeai avec chagrin et regret à l'isolement de la première épouse de l'empereur, et à la douleur qui ne pouvait manquer de la poursuivre jusque dans la retraite, lorsque arrivait jusqu'à elle la relation des honneurs rendus à celle qui lui avait succédé dans le cœur de l'empereur et sur le trône impérial.

Le roi et la reine de Westphalie et le prince Eugène accompagnaient Leurs Majestés. Nous vîmes lancer à Anvers un vaisseau de quatre-vingts canons, lequel reçut, avant de quitter les chantiers, la bénédiction de M. de Pradt, archevêque de Malines. Le roi de Hollande vint rejoindre l'empereur à Anvers. Ce prince était en froid avec Sa Majesté, qui avait exigé de lui tout récemment la cession d'une partie de ses états, et qui, bientôt après, mit la main sur tout le reste. Il s'était pourtant trouvé à Paris pendant les fêtes du mariage de l'empereur, qui même l'avait envoyé au devant de l'impératrice Marie-Louise; mais les deux frères n'avaient pas renoncé à leur défiance mutuelle l'un contre l'autre; et il faut convenir que celle du roi Louis n'était que trop bien motivée. Ce que j'ai trouvé de plus singulier dans leurs altercations, c'est que l'empereur, en l'absence de son frère, se livrait aux plus grands emportemens et aux menaces les plus violentes contre lui, tandis que, s'ils venaient à avoir une entrevue, ils s'abordaient amicalement et familièrement comme deux frères. Séparés, ils étaient, l'un empereur des Français, l'autre roi de Hollande, avec des intérêts et des vues opposés; ensemble ils n'étaient plus, s'il m'est permis de m'exprimer ainsi, que Napoléon et Louis compagnons et amis d'enfance.

Toutefois le prince Louis était habituellement triste et mélancolique; les contrariétés qu'il éprouvait sur le trône, où il avait été placé malgré lui, ajoutées à ses chagrins domestiques, le rendaient évidemment très-malheureux; et tous ceux qui le connaissaient le plaignaient sincèrement; car le roi Louis était un excellent maître, un homme de mérite et un honnête homme. On a dit que, lorsque l'empereur eut décrété la réunion de la Hollande à la France, le roi Louis résolut de se défendre jusqu'à la dernière extrémité dans la ville d'Amsterdam, et de faire rompre les digues pour inonder tout le pays et arrêter ainsi l'invasion des troupes françaises. Je ne sais si cela est vrai; mais, d'après ce que j'ai vu du caractère de ce prince, je suis bien sûr que, tout en ayant assez de courage personnel pour s'exposer de sa personne à toutes les chances de ce parti désespéré, sa bonté naturelle et son humanité l'auraient arrêté dans l'exécution d'un tel projet.

À Middelbourg, l'empereur s'embarqua à bord du Charlemagne pour visiter les bouches de l'Escaut, le port et l'île de Flessingue. Dans cette course sur mer, nous fûmes assaillis par un grain terrible. Trois ancres furent successivement cassées: nous eûmes encore d'autres avaries et courûmes un assez grand danger. L'empereur était très-malade; il se jetait à chaque instant sur son lit, et faisait beaucoup d'efforts pour vomir, sans pouvoir y parvenir, ce qui rendait son malaise plus pénible. J'eus le bonheur de n'être pas du tout incommodé et d'être ainsi en état de lui donner tous les soins que sa position exigeait. Toutes les personnes de sa suite étaient malades. Mon oncle, qui était huissier de service, et obligé par conséquent de se tenir debout à la porte de la cabine de Sa Majesté, tombait à chaque instant et souffrit horriblement. Pendant cette tourmente, qui dura trois jours, l'empereur bouillait d'impatience. «Je crois, dit-il lorsque nous pûmes enfin aborder, que j'aurais été un assez médiocre amiral.»

Peu de temps après notre retour de ce voyage, l'empereur voulut que Sa Majesté l'impératrice apprît à monter à cheval. Elle alla au manége de Saint-Cloud; plusieurs personnes de la maison étaient dans la tribune pour la voir prendre sa première leçon. J'étais de ce nombre, et je vis la tendre sollicitude que l'empereur témoignait pour sa jeune épouse. Elle était montée sur un cheval doux et fort bien dressé; l'empereur ne quittait pas sa main et marchait à côté d'elle, pendant que M. Jardin père tenait la bride du cheval. Au premier pas que fit sa monture, l'impératrice se mit à crier de frayeur; et l'empereur lui disait: «Allons! Louise, sois brave; que peux-tu craindre? ne suis-je pas là?» La leçon se passa en encouragemens d'une part et en frayeurs de l'autre. Le lendemain l'empereur donna ordre de faire sortir les personnes qui étaient dans les tribunes, parce que cela intimidait l'impératrice. Elle ne tarda pas toutefois à s'aguerrir, et finit par être fort bonne cavalière. Elle faisait souvent des courses dans le parc avec ses dames d'honneur et madame la duchesse de Montebello, qui montait aussi à cheval avec grâce. Une calèche suivait l'impératrice avec quelques dames. Le prince Aldobrandini, son écuyer, ne la quittait pas dans ses promenades.

L'impératrice était dans un âge où l'on a goût aux bals et aux fêtes, et l'empereur craignait par-dessus tout qu'elle s'ennuyât. Aussi les réjouissances et les divertissemens abondaient-ils à la cour et à la ville. Une fête offerte à Leurs Majestés par le prince de Schwartzenberg, ambassadeur d'Autriche, se termina par des malheurs affreux.

Le prince occupait l'ancien hôtel de Montesson dans la rue de la Chaussée-d'Antin. Pour donner son bal, il avait fait ajouter aux appartemens déjà existans une vaste salle et une galerie en bois, décorées avec une profusion de fleurs, de draperies, de candélabres, etc. Au moment où, après avoir assisté pendant deux où trois heures à la fête, l'empereur se retirait, un des rideaux, agité par un courant d'air, prit feu aux bougies qui se trouvaient trop près des fenêtres, et s'enflamma en un instant. Quelques jeunes gens firent de vains efforts pour éteindre le feu, en arrachant les draperies et en étouffant la flamme dans leurs mains. En un clin d'œil les rideaux, les papiers et les guirlandes furent consumés, et la charpente commença à brûler.

L'empereur fut un des premiers qui s'aperçurent des progrès de l'incendie et en prévirent les suites. Il s'approcha de l'impératrice, qui déjà s'était levée pour venir vers lui, et sortit avec elle, non sans quelque difficulté, à cause de la foule qui se précipitait vers les portes. Les reines de Hollande, de Naples, de Westphalie, la princesse Borghèse, etc., suivirent Leurs Majestés. La vice-reine d'Italie, qui était grosse de plusieurs mois, était restée dans la salle, sur l'estrade où s'était placée la famille impériale. Le vice-roi, craignant autant pour sa femme la presse que l'incendie, la sauva par une petite porte que l'on avait ménagée sur l'estrade pour apporter des rafraîchissemens à Leurs Majestés. On n'avait point songé à cette issue avant le prince Eugène; quelques personnes en profitèrent pour sortir avec lui. Sa majesté la reine de Westphalie, parvenue sur la terrasse, ne se crut point encore en sûreté, et, dans son effroi, elle s'élança dans la rue Taitbout, où elle fut relevée par un passant.

L'empereur accompagna l'impératrice jusqu'à l'entrée des Champs-Élysées; là il la quitta pour retourner au lieu de l'incendie, et ne rentra à Saint-Cloud que sur les quatre heures du matin. Depuis l'arrivée de l'impératrice, nous étions dans des transes affreuses; il n'était pas une âme au château qui ne fût en proie à l'inquiétude la plus vive au sujet de l'empereur. Enfin il arriva sans accident, mais très-fatigué, les habits en désordre et le visage échauffé de l'incendie; ses souliers et ses bas étaient noircis et brûlés par le feu. Il se rendit d'abord tout droit chez l'impératrice, pour s'assurer si elle était bien remise de la frayeur qu'elle avait éprouvée; ensuite il rentra dans sa chambre, et, jetant son chapeau sur son lit, se laissa tomber dans un fauteuil en s'écriant: «Mon Dieu, quelle fête!» Je remarquai que les mains de l'empereur étaient toutes charbonnées; il avait perdu ses gants au feu. Sa Majesté était d'une tristesse profonde. Pendant que je la déshabillais, elle me demanda si j'avais été à la fête du prince: je répondis que non; alors elle daigna me donner quelques détails sur le déplorable événement. L'empereur parlait avec une émotion que je ne lui ai vue que deux ou trois fois en sa vie, et qu'il n'éprouva pas pour ses propres infortunes. «L'incendie de cette nuit, dit Sa Majesté, a dévoré une femme héroïque. La belle-sœur du prince de Schwartzenberg, entendant sortir de la salle embrasée des cris qu'elle a crus poussés par sa fille aînée, s'est jetée au milieu des flammes. Le plancher, déjà réduit en charbon, s'est enfoncé sous ses pieds; elle a disparu. La pauvre mère s'était trompée! tous ses enfans étaient hors de danger. On a fait des efforts inouïs pour la retirer des flammes; mais on ne l'a eue que morte, et tous les secours de la médecine ont été vainement prodigués pour la rappeler à la vie. La malheureuse princesse était grosse et très-avancée dans sa grossesse; j'ai moi-même conseillé au prince d'essayer de sauver au moins l'enfant. On l'a retiré vivant du cadavre de sa mère; mais il n'a vécu que quelques minutes.»

L'émotion de l'empereur redoubla à la fin de ce récit. J'avais eu soin de lui tenir un bain tout prêt, prévoyant qu'il en aurait besoin à son retour. Sa Majesté le prit en effet, et, après ses frictions habituelles, elle se trouva, comme on dit, un peu remontée. Cependant je me souviens qu'elle exprima la crainte que le terrible accident de cette nuit ne fût l'annonce d'événemens funestes, et elle conserva long-temps cette appréhension. Trois ans après, pendant la déplorable campagne de Russie, on annonça un jour à l'empereur que le corps d'armée commandé par le prince de Schwartzenberg avait été détruit, et que le prince lui-même avait péri: il se trouva heureusement que la nouvelle était fausse; mais lorsqu'on vint l'apporter à Sa Majesté, elle s'écria, comme pour répondre à une idée qui la préoccupait depuis long-temps: «C'était donc lui que menaçait le mauvais présage!»

Vers le matin, l'empereur envoya des pages chez toutes les personnes qui avaient souffert de la catastrophe, pour les complimenter de sa part et demander de leurs nouvelles. On rapporta à Sa Majesté de tristes réponses: Madame la princesse de la Layen, nièce du prince primat, avait succombé à ses blessures. On désespérait des jours du général Touzart, de sa femme et de sa fille, qui moururent en effet dans la journée. Il y eut encore d'autres victimes de ce désastre. Au nombre des personnes qui y échappèrent, après de longues souffrances, se trouvèrent le prince Kourakin et madame Durosnel, femme du général de ce nom.

Le prince Kourakin, toujours remarquable par l'éclat autant que par le goût singulier de sa toilette, s'était paré pour le bal, d'un habit d'étoffe d'or; ce fut ce qui le sauva. Les flammèches et les brandons glissèrent sur son habit et sur les décorations dont il était couvert, comme sur une cuirasse. Cependant le prince garda le lit pendant plusieurs mois. Dans le tumulte causé par l'incendie, il était tombé sur le dos, avait été long-temps foulé aux pieds et meurtri, et n'avait dû son salut qu'à la présence d'esprit et à la force d'un musicien qui l'avait relevé et porté hors de la foule.

Le général Durosnel, dont la femme s'était évanouie dans la salle du bal, s'élança au milieu des flammes et reparut aussitôt, ayant dans ses bras son précieux fardeau; il porta ainsi madame Durosnel jusque dans une maison du boulevard, où il la déposa pour aller chercher une voiture dans laquelle il la fit transporter à son hôtel. Madame la comtesse Durosnel avait été cruellement brûlée, et elle en resta plus de deux ans malade. Dans le trajet que fit le général, de l'hôtel de l'ambassadeur au boulevard, il vit à la lueur de l'incendie un voleur qui enlevait le peigne de sa femme évanouie dans ses bras. Ce peigne était enrichi de diamans et d'un très-grand prix.

Madame Durosnel avait pour son mari une tendresse égale à celle de son mari pour elle. À la suite d'un combat sanglant de la seconde campagne de Pologne, le général Durosnel fut perdu pendant plusieurs jours, et l'on écrivit en France qu'on le croyait mort. La comtesse, désespérée, tomba malade de douleur, et fut sur le point de mourir. Quelque temps après, on apprit que le général, blessé grièvement, mais non mortellement, avait été retrouvé, et que sa guérison serait prompte. Lorsque madame Durosnel reçut cette heureuse nouvelle, sa joie alla jusqu'au délire; elle fit faire dans la cour de son hôtel, un tas de ses habits de deuil et de ceux de ses gens, y mit le feu, et vit brûler ces lugubres vêtemens avec des transports et des éclats de gaîté folle.

Deux jours après l'incendie de l'hôtel du prince de Schwartzenberg, l'empereur reçut la nouvelle de l'abdication de son frère Louis. Sa Majesté parut d'abord très-contrariée de cet événement, et dit à quelqu'un qui entrait dans sa chambre, à l'instant où elle venait d'en être informée: «J'avais bien prévu cette sottise de Louis, mais je ne croyais pas qu'il fût si pressé de la faire.» Néanmoins l'empereur en prit bientôt son parti, et à quelques jours de là, Sa Majesté qui, pendant sa toilette, n'avait pas ouvert la bouche, sortit tout d'un coup de sa préoccupation, au moment où je lui présentai son habit, et me donnant deux ou trois de ses tapes familières: «M. Constant, me dit-elle, savez-vous quelles sont les trois capitales de l'empire français?» Et, sans me donner le temps de répondre, l'empereur continua: «Paris, Rome, Amsterdam. Cela fait un bon effet; n'est-il pas vrai?»


CHAPITRE XXII.

Les restes du maréchal Lannes transférés au Panthéon.—Cérémonie funèbre.—Aspect de l'église des Invalides le jour de cette cérémonie.—Inscription glorieuse.—Cortége.—Derniers adieux.—Larmes sincères.—Séjour à Rambouillet.—Duel entre deux pages de l'empereur.—Prudence paternelle de M. d'Assigny.—La Saint-Louis fêtée en l'honneur de l'impératrice.—Pronostics tirés après coup.—Revue de la garde impériale hollandaise.—Graves désordres.—Sollicitude de l'empereur.—Heureuse idée d'un officier.—Influence du seul nom de l'empereur.—Napoléon parrain et Marie-Louise marraine.—Sage prévoyance de l'empereur.—Distraction de l'empereur pendant les offices de l'église.—Heureuse nouvelle annoncée par l'empereur.—Retard dans la grossesse de l'impératrice.—Inquiétude de Napoléon.—La cause du retard découverte.—Maux de cœur de Marie-Louise.—Joie universelle.


Dans les derniers jours de juillet, on se porta en foule à l'église de l'Hôtel des Invalides, où étaient déposés les corps du général Saint-Hilaire et du duc de Montebello. Les restes du maréchal étaient placés auprès du tombeau de Turenne. Les matinées étaient employées à la célébration de plusieurs messes qui se disaient sur un autel double, élevé entre la nef et le dôme. Pendant quatre jours on vit flotter sur la flèche du dôme une longue flamme, ou pavillon noir, bordé de blanc.

Le jour même de la translation des restes du maréchal, de l'église des Invalides au Panthéon, je fus envoyé de Saint-Cloud à Paris pour un message particulier de l'empereur. Ma commission faite, il me restait quelques instans de loisir, dont je profitai pour aller voir cette lugubre cérémonie, et dire un dernier adieu au brave guerrier que j'avais vu mourir. À midi, toutes les autorités civiles et militaires se rendirent à l'hôtel. Le corps fut transféré du dôme dans l'église, sous un catafalque formé par une grande pyramide d'Égypte, portée sur une estrade élevée, ouverte par quatre grands arcs, dont les cintres étaient entourés d'une guirlande de lauriers enlacés de cyprès. Aux angles étaient des statues dans l'attitude de la douleur, représentant la Force, la Justice, la Prudence et la Tempérance, vertus caractéristiques des héros. Cette pyramide était terminée par une urne cinéraire, surmontée d'une couronne de feu. Sur les faces de la pyramide étaient placés les armes du duc et des médaillons rappelant les faits les plus mémorables de sa vie, et soutenus par des génies en pleurs. Sous l'obélisque était placé le sarcophage renfermant le corps du maréchal; aux angles étaient des trophées composés de drapeaux enlevés sur les ennemis. Des candélabres en argent, et en très-grand nombre, étaient fixés sur les gradins qui servaient d'estrade à ce monument. L'autel, en bois de chêne, rétabli où il était avant la révolution, était double et à double tabernacle. Sur les portes du tabernacle étaient les tables de la loi; il était surmonté d'une grande croix sur le croisant de laquelle était suspendu un suaire. Aux angles de l'autel étaient les statues de saint Louis et de saint Napoléon. Quatre grands candélabres étaient placés sur des piédestaux aux angles des gradins. Le pavé du chœur, celui de la nef étaient revêtus d'un tapis de deuil. La chaire, drapée en noir, décorée de l'aigle impériale, et où fut prononcée l'oraison funèbre du maréchal, était placée à gauche en avant du catafalque; à droite était un siége en bois d'ébène, décoré des armes impériales, d'abeilles, d'étoiles, de galons, de franges et autres ornemens en placage d'argent. Il était destiné au prince archi-chancelier de l'empire, qui présidait la cérémonie. Des gradins étaient élevés dans les arcades des bas-côtés, et correspondaient aux tribunes qui étaient au dessus. En avant de ces gradins étaient les siéges et les banquettes pour les autorités civiles et militaires, les cardinaux, archevêques, évêques, etc. Les armes, les décorations, le bâton et la couronne de lauriers du maréchal, étaient placés sur le cercueil.

Toute la nef et le fond des bas-côtés étaient tendus de noir avec encadremens blancs; les fenêtres l'étaient aussi. On voyait sur les draperies les armes, le bâton et le chiffre du maréchal.

L'orgue était caché par une vaste tenture qui ne nuisait pas à la propagation de ses lugubres sons. Dix-huit lampes sépulcrales d'argent étaient suspendues, avec des chaînes de même métal, à des lances terminées par des guidons enlevés à l'ennemi. Sur les pilastres de la nef était fixés des trophées d'armes, composés des drapeaux pris dans les différentes affaires qui ont illustré la vie du maréchal.

Le pourtour de l'autel, du côté de l'esplanade, était revêtu d'une tenture de deuil; au dessus étaient les armes du duc, fixées par deux renommées tenant les palmes de la victoire; au dessus on lisait: Napoléon à la mémoire du duc de Montebello, mort glorieusement aux champs d'Essling, le 22 mai 1809.

Le conservatoire de musique exécuta une messe composée des plus beaux morceaux de musique sacrée de Mozart. Après la cérémonie, le corps fut porté jusqu'à la porte de l'église, et placé sur le char funèbre, orné de lauriers et de quatre faisceaux de drapeaux enlevés à l'ennemi dans les affaires où le maréchal s'était trouvé, et par les troupes de son corps d'armée. Il était précédé par un cortége militaire et religieux, et suivi d'un cortége de deuil et d'honneur. Le cortége militaire était composé de détachemens de toutes les armes, de cavalerie et d'infanterie légère et de ligne, d'artillerie à cheval et à pied; suivis de canons, de caissons, de sapeurs, de mineurs, tous précédés de tambours, de trompettes, de musique, etc.; l'état-major général ayant à sa tête le maréchal prince de Wagram, et composé de tous les officiers généraux et d'état-major de la division et de la place.

Le cortége religieux se composait des enfans et vieillards des hospices, du clergé de toutes les paroisses et de l'église métropolitaine de Paris, avec les croix et bannières, les chantres et la musique religieuse, l'aumônier de Sa Majesté avec les assistans. Le char portant le corps du maréchal, suivait immédiatement. Les maréchaux ducs de Conegliano, comte Serrurier, duc d'Istrie et prince d'Eckmühl, portaient les coins du poêle. Aux deux côtés du char, deux aides-de-camp du maréchal portaient deux étendards. Sur le cercueil étaient fixés le bâton de maréchal et les décorations du duc de Montebello.

Après le char venaient le deuil et le cortége d'honneur; la voiture vide du maréchal, ayant aux portières deux de ses aides-de-camp à cheval; quatre voitures de deuil destinées à la famille du maréchal; les voitures des princes grands dignitaires, des ministres, maréchaux, colonels généraux, premiers inspecteurs. Un détachement de cavalerie, précédé de trompettes et de musique à cheval, suivait les voitures et fermait la marche. Une musique accompagnait les chants, toutes les cloches des églises sonnaient, et treize coups de canon étaient tirés par intervalle.

Arrivé à l'entrée de l'église souterraine de Sainte-Geneviève, le corps fut descendu à bras par des grenadiers décorés et blessés dans les mêmes batailles que le maréchal. L'aumônier de Sa Majesté remit le corps à l'archiprêtre. Le prince d'Eckmühl adressa au duc de Montebello les regrets de l'armée; et le prince archi-chancelier déposa sur le cercueil la médaille destinée à perpétuer la mémoire de ces honneurs funèbres, du guerrier qui les recevait, et des services qui les avaient mérités. Alors toute la foule s'écoula, et il ne resta dans le temple que quelques anciens serviteurs du maréchal, qui honoraient sa mémoire, par les larmes qu'ils versaient en silence, autant et plus que ce deuil public et cette imposante cérémonie. Ils me connaissaient, pour nous être trouvés ensemble en campagne. Je restai quelque temps avec eux, et nous sortîmes ensemble du Panthéon.

Pendant ma courte excursion à Paris, Leurs Majestés avaient quitté Saint-Cloud pour Rambouillet. Je fis route pour aller les rejoindre avec les équipages du maréchal prince de Neufchâtel, qui avait momentanément quitté la cour pour assister aux obsèques du brave duc de Montebello.

Ce fut, si ma mémoire ne me trompe pas, en arrivant à Rambouillet que j'appris les détails d'un duel qui avait eu lieu le jour même entre deux de MM. les pages de Sa Majesté. Je ne me rappelle pas la cause de leur querelle; mais, assez frivole dans son origine, elle était devenue fort grave par suite des voies de fait qu'elle avait occasionées. C'était une dispute d'écoliers; mais ces écoliers portaient une épée, et se regardaient, non sans raison, comme plus d'aux trois quarts militaires: il fut donc décidé qu'on se battrait. Pour se battre, il fallait deux choses, du temps et du secret. Quant au temps, il était employé, depuis quatre ou cinq heures du matin jusqu'à neuf heures du soir, presque sans interruption. Le secret ne fut pas gardé.

M. d'Assigny, homme d'un mérite rare et d'une vertu parfaite, était alors sous-gouverneur des pages; ses soins, ses bontés et sa justice l'avaient fait chérir de ses élèves. Voulant prévenir un malheur, il appela devant lui les deux adversaires; mais ces jeunes gens, destinés à servir dans l'armée, ne pouvaient entendre à aucune autre réparation que celle du duel. M. d'Assigny avait trop d'esprit pour essayer de parler dans un sens opposé: il n'eût pas été obéi; mais il s'offrit pour témoin, fut accepté par les jeunes gens, et chargé de fixer le choix des armes. Il choisit le pistolet, et le rendez-vous fut donné pour le lendemain de grand matin. Tout se passa dans l'ordre accoutumé pour ces sortes d'affaires. Un des pages tira le premier, et manqua son adversaire; l'autre déchargea son arme en l'air. Aussitôt ils se précipitèrent dans les bras l'un de l'autre, et M. d'Assigny prit ce moment pour leur adresser une mercuriale toute paternelle. Du reste, le digne sous-gouverneur non-seulement leur garda le secret, mais il garda aussi le sien. Les pistolets, chargés par M. d'Assigny, ne contenaient que des balles de liége; ce que les jeunes gens ignorèrent toujours.

Quelques personnes voyaient arriver avec un sentiment de curiosité le 25 août, jour de la fête de Sa Majesté l'impératrice. Elles pensaient que, de peur d'exciter les souvenirs des royalistes, l'empereur remettrait cette solennité à une autre époque de l'année; ce qu'il aurait aisément pu faire en fêtant son auguste épouse sous le nom de Marie. Mais l'empereur ne s'arrêta point à de pareilles craintes. Il est même probable qu'il fut le seul dans tout le château à qui il n'en vint pas l'idée. Sûr de sa puissance et des espérances que la nation française fondait alors sur lui, il savait bien qu'il n'avait rien à redouter de princes exilés ni d'un parti qui paraissait mort, sans la moindre chance de résurrection. J'ai entendu dire depuis et très-sérieusement, que Sa Majesté avait eu tort de fêter la Saint-Louis; que cela lui avait porté malheur, etc.; mais ces pronostics, tirés après l'événement, n'occupaient alors la pensée de qui que ce fût, et la Saint-Louis fut célébrée en l'honneur de l'impératrice Marie-Louise avec une pompe et une allégresse extraordinaires.

Peu de jours après ces réjouissances, Leurs Majestés passèrent en revue dans le bois de Boulogne, les régimens de la garde impériale hollandaise, que l'empereur avait nouvellement mandés à Paris. Pour célébrer leur bienvenue, Sa Majesté fit placer de distance en distance, dans les allées du bois, des tonneaux de vin, défoncés par un bout, où chaque soldat venait puiser à discrétion. Cette munificence impériale eut des suites fâcheuses et qui auraient pu devenir funestes. Les soldats hollandais, plus accoutumés à la bière forte qu'au vin, mais pourtant fort avides de cette dernière boisson, en prirent outre mesure, et les têtes s'échauffèrent à un degré inquiétant. Ils commencèrent d'abord par quelques rixes, soit entre eux, soit avec les curieux qui les observaient de trop près. Puis un orage étant survenu tout à coup et les promeneurs de Saint-Cloud et des environs se hâtant de rentrer dans Paris, en traversant le bois de Boulogne, les Hollandais, dans un état à peu près complet d'ivresse, se mirent à battre le bois, arrêtant toutes les femmes qui se présentaient, et menant fort rudement les hommes dont la plupart étaient accompagnées. En un instant ce ne fut dans tout le bois que cris de terreur, vociférations, juremens et batailles sans nombre. Quelques personnes effrayées reculèrent jusqu'à Saint-Cloud, où était l'empereur, qui ne fut pas plus tôt informé de ce désordre qu'il ordonna de faire marcher patrouilles sur patrouilles, pour mettre les Hollandais à la raison. Sa Majesté était fort en colère, et disait: «A-t-on jamais vu rien de pareil à ces grosses têtes? Les voilà sens dessus dessous pour deux verres de vin!» En dépit de cette espèce de plaisanterie, l'empereur n'était pas sans inquiétude. Il vint se placer à la grille du parc, vis-à-vis du pont, et adressa lui-même des recommandations aux officiers et aux soldats qui allaient travailler à rétablir l'ordre. Malheureusement la nuit était trop avancée pour que l'on pût distinguer sur quels points il fallait se diriger, et Dieu sait comment cela aurait fini, si l'officier d'une des patrouilles n'avait pas eu l'heureuse idée de s'écrier: «L'empereur, voilà l'empereur!» Les hommes du piquet répétèrent après lui: «Voilà l'empereur!» en chargeant les Hollandais les plus mutins. Et telle était la terreur qu'inspirait à ces soldats étrangers le nom seul de Sa Majesté, que des milliers d'hommes armés, ivres et furieux, se dispersèrent devant ce seul nom, et regagnèrent leurs quartiers le plus vite et le plus secrètement qu'ils purent. On en arrêta quelques-uns, qui furent sévèrement punis.

J'ai déjà dit que l'empereur s'occupait assez souvent de la toilette de l'impératrice, et même de celle de ses dames. En général il aimait que toutes les personnes qui l'entouraient fussent bien vêtues, et même avec luxe. Cependant il donna vers ce temps un ordre dont j'admirai la sagesse. Devant un jour tenir sur les fonts de baptême, avec Sa Majesté l'impératrice, des enfans de ses grands-officiers, et prévoyant que les parens ne manqueraient pas de faire assaut de magnificence dans la toilette de leurs nouveau-nés, l'empereur ordonna que les enfans à baptiser n'auraient pas d'autre habillement qu'un long habit de lin. Cette prudente mesure épargna tout à la fois la bourse et l'amour-propre des parens. Je remarquai dans cette cérémonie que l'empereur avait quelque peine à prêter l'attention nécessaire aux questions de l'officiant. Habituellement l'empereur était d'une assez grande distraction pendant les offices de l'église, qui pourtant n'étaient pas longs: car ils ne duraient jamais plus de douze à quinze minutes; encore m'a-t-on assuré que Sa Majesté demanda s'il n'aurait pas été possible de les dire en moins de temps. Il se mordait les ongles, prenait du tabac plus souvent que de coutume, et regardait sans cesse autour de lui, tandis qu'un prince de l'église se donnait fort inutilement la peine de tourner les feuillets du livre de Sa Majesté, de manière à la tenir au courant.

À la fin de la cérémonie du baptême dont je viens de parler, l'empereur dit, en se frottant les mains, à quelques intimes qui l'entouraient:—«Avant peu, messieurs, nous aurons, j'espère, un autre enfant à baptiser.» Ces paroles de Sa Majesté furent accueillies avec toute la joie qu'elles étaient faites pour inspirer. Au reste, on commençait depuis quelque temps à s'entretenir dans le château de la grossesse de l'impératrice. Sa Majesté n'étant pas devenue grosse aussitôt après son mariage, cela ne laissait pas que d'inquiéter et chagriner l'empereur. Sa première femme n'avait pu lui donner un héritier, et de là surtout était venu le divorce; fallait-il s'attendre au même malheur de la part de l'impératrice Marie-Louise? Car pour douter de lui-même, l'empereur n'en avait aucune raison; tout au contraire, il avait eu deux fois les honneurs de la paternité. Ces idées le rendaient de temps en temps assez triste, et il consultait souvent ses médecins. Ces messieurs s'occupèrent de rechercher la cause du retard apporté aux vœux les plus ardens de l'empereur, et découvrirent que cela tenait à la fréquence des bains que prenait l'impératrice. L'empereur lui en parla; elle cessa d'en prendre, et l'on apprit bientôt l'heureuse nouvelle de sa grossesse. Le jardin particulier (à Fontainebleau, où se trouvaient alors Leurs Majestés) était sous mes fenêtres, et je vis plusieurs fois l'impératrice se promener, soutenue par ses femmes, et souffrant des maux de cœur dont tout le monde se réjouissait.


CHAPITRE XXIII.

Grossesse de Marie-Louise.—Ce qu'on en pensait dans le public.—Premières douleurs.—Tout le palais est en émoi.—M. Dubois.—Agitation de l'empereur.—Napoléon se met au bain.—M. Dubois entre tout défait dans la salle du bain.—Paroles de l'empereur.—Il monte à l'appartement de Marie-Louise.—Les ferremens.—Paroles de Marie-Louise.—L'Empereur écoute avec angoisse à la porte de l'appartement.—Madame de Montesquiou.—Le roi de Rome vient au monde.—Joie paternelle de l'empereur.—Ce qu'il me dit.—On tire le canon.—Spectacle que présentent les rues de Paris.—Le vingt-deuxième coup.—Madame Blanchard.—Des pages servant de courriers.—Paris aux sixième et septième étages.—Les poëtes.—Les étoffes.—La cérémonie de l'ondoiement.—Encore madame Blanchard.—Le ballon tombé.—Tout un village déplorant la mort d'un aéronaute qui est à Paris en pleine santé.—Doutes sur la grossesse de Marie-Louise.—Napoléon accusé de libertinage.—Son amour pour les enfans.—Mon fils meurt du croup.—Paroles de l'empereur.—Ma femme à la Malmaison.—Trait de bonté de Joséphine.—Consolation.


La grossesse de Marie-Louise avait été exempte d'accident, et promettait une heureuse délivrance. Ce moment était attendu par l'empereur avec une impatience à laquelle la France tout entière s'associait depuis long-temps. C'était alors une chose curieuse à observer que l'état de l'esprit public, au commencement du mois de mars, quand le peuple, incertain encore du sexe de l'enfant qui devait naître, formait toutes sortes de conjectures, et faisait des vœux ardens et unanimes pour que cet enfant fût un fils, qui recueillît le vaste héritage de la gloire impériale. Le 19 mars, à sept heures du soir, l'impératrice sentit les premières douleurs. Dès ce moment tout le palais fut en émoi. On fit part de cette nouvelle à l'empereur; il envoya tout de suite chercher M. Dubois, qui demeurait au château depuis quelque temps, et dont les soins étaient si précieux en cette circonstance. Toute la maison particulière de l'impératrice, ainsi que madame de Montesquiou, était dans l'appartement. L'empereur, sa mère, ses sœurs, MM. Corvisart, Bourdier, Yvan, étaient dans un salon voisin.

L'empereur entrait fréquemment, encourageant sa jeune épouse. Dans l'intérieur du palais, l'attente était vive, passionnée, bruyante. C'était à qui aurait la première nouvelle de l'accouchement.

Les douleurs, qui avaient été faibles pendant toute la nuit, se calmèrent tout-à-fait à cinq heures du matin. M. Dubois, ne voyant rien qui annonçât un accouchement très-prochain, le dit à l'empereur, qui renvoya tout le monde, et alla se mettre au bain.

L'anxiété qu'il éprouvait lui avait rendu nécessaire ce moment de repos; il était tout ému. Il me dit combien l'impératrice souffrait: «Mais, ajouta-il, elle est pleine de force et de courage.»

L'impératrice, accablée de fatigue, dormit quelques instans. De vives douleurs l'éveillèrent; elles augmentèrent toujours, sans amener la crise exigée par la nature, et M. Dubois acquit la triste certitude que l'accouchement serait difficile et laborieux. Il y avait à peine un quart d'heure que Sa Majesté était au bain, lorsqu'il se fait annoncer, et entre dans l'appartement, la figure toute décomposée. Il dit à l'empereur que sur mille accouchemens, un seul se présentait comme celui de l'impératrice; qu'il craignait de ne pouvoir sauver la mère en même temps que l'enfant. «Allons donc, dit l'empereur, ne perdez pas la tête, M. Dubois; sauvez la mère, ne pensez qu'à la mère: je vous suis.» L'empereur sortit précipitamment du bain, me laissant à peine le temps de l'essuyer. Il passa sa robe de chambre, et descendit. Je sus qu'il embrassa tendrement l'impératrice, lui recommanda de prendre courage, et lui tint la main pendant quelque temps. Mais ne pouvant résister à son émotion, il se retira dans un salon voisin, et là, prêtant l'oreille au moindre bruit, tremblant de crainte, il passa un quart d'heure dans des angoisses cruelles. Il fallut employer les ferremens. Marie-Louise s'en aperçut, et dit avec une douloureuse amertume: «Parce que je suis impératrice, faut-il donc me sacrifier?» Madame de Montesquiou, qui lui tenait la tête, lui dit: «Courage, madame; j'ai passé par là; je vous assure que vos précieux jours ne sont pas en danger.»

Le travail dura vingt-six minutes, et fut très-douloureux. L'enfant s'était présenté par les pieds; il fallut de grands efforts pour lui dégager la tête. L'empereur attendait dans le cabinet de toilette, pâle comme la mort, et paraissant hors de lui. Enfin l'enfant vint au monde. L'empereur alors se précipita dans l'appartement, embrassant l'impératrice avec une extrême tendresse, sans même jeter un regard sur l'enfant, que l'on croyait mort. En effet il resta sept minutes sans donner aucun signe de vie. On lui souffla quelques gouttes d'eau-de-vie dans la bouche; on le frappa légèrement du plat de la main sur tout le corps; on le couvrit de serviettes chaudes. Enfin il poussa un cri.

L'empereur s'élança des bras de l'impératrice pour embrasser ce fils dont la naissance était pour lui la dernière et la plus haute faveur de la fortune. Il paraissait au comble de la joie; il quittait alternativement la mère pour le fils et le fils pour la mère, et ne pouvait se rassasier de la vue de l'un et de l'autre. Quand il remonta dans l'appartement pour s'habiller, son visage respirait la joie. En m'apercevant, il me dit: «Eh bien! Constant, nous avons un gros garçon! il s'est joliment fait tirer l'oreille, par exemple.» Il l'annonçait ainsi à toutes les autres personnes qu'il rencontrait. C'est dans ses effusions de joie domestique que j'ai pu apprécier combien cette grande âme, que l'on ne croyait sensible qu'à la gloire, sentait profondément les jouissances de la famille.

Depuis l'instant où le bourdon de Notre-Dame et les cloches des différentes paroisses de Paris s'étaient fait entendre, au milieu de la nuit, jusqu'à celui où le canon annonça l'heureuse délivrance de l'impératrice, une extrême agitation se manifesta dans Paris. Au point du jour, la foule s'était portée vers les Tuileries. Les cours, les quais en étaient encombrés. Chacun attendait avec anxiété le premier coup de canon. Mais ce spectacle curieux n'avait pas seulement lieu aux Tuileries et dans les quartiers avoisinans: à neuf heures et demie on voyait le peuple, dans les rues les plus éloignées du château, sur tous les points de Paris, s'arrêter, compter avec émotion les coups de canon. Le vingt-deuxième coup, qui proclamait la naissance d'un garçon, fut salué par des acclamations générales. Au silence de l'attente, qui avait suspendu comme par enchantement la marche de toutes les personnes répandues dans tous les quartiers de la ville, succéda un mouvement d'enthousiasme difficile à peindre. Dans ce vingt-deuxième coup de canon était toute une dynastie, tout un avenir. Les chapeaux volaient en l'air; on courait au devant les uns des autres, on s'embrassait sans se connaître, en criant: Vive l'empereur! De vieux soldats versaient des larmes de joie, en pensant qu'ils avaient contribué de leurs sueurs et de leurs fatigues à préparer l'héritage du roi de Rome, et que leurs lauriers allaient ombrager le berceau d'une dynastie.

Napoléon, caché derrière un rideau, à une des croisées de l'impératrice, jouissait du spectacle de la joie populaire, et en paraissait profondément attendri. De grosses larmes roulaient dans ses yeux; il vint en cet état embrasser son fils. Jamais la gloire ne lui avait fait verser une larme; mais le bonheur d'être père avait amolli cette âme que les plus éclatantes victoires et les témoignages les plus sincères de l'admiration publique semblaient à peine effleurer. Et en effet si Napoléon fut en droit de croire à sa fortune, ce fut surtout le jour qu'une archiduchesse d'Autriche le rendit père d'un roi, lui qui avait commencé par être cadet d'une famille corse. Au bout de quelques heures, l'événement qu'attendaient avec une égale impatience la France et l'Europe était devenu la fête particulière de toutes les familles.

À dix heures et demie, madame Blanchard partit en ballon de l'École-Militaire, pour répandre dans les villes et dans les villages où elle devait passer la nouvelle de la naissance du roi de Rome.

Le télégraphe annonçait de toute part cet heureux événement, et à deux heures après midi on avait déjà reçu la réponse de Lyon, de Lille, de Bruxelles, d'Anvers, de Brest, et de plusieurs autres grandes villes de l'empire. Cette réponse était, comme on pense, parfaitement d'accord avec les sentimens de la capitale.

Pour répondre à l'empressement de la foule qui se pressait continuellement aux portes du palais, afin d'avoir des nouvelles de l'impératrice et de son auguste enfant, il avait été décidé qu'un des chambellans de service se tiendrait du matin jusqu'au soir dans le premier salon du grand appartement, pour recevoir les personnes qui se présenteraient, et leur donner connaissance du bulletin que les médecins de Sa Majesté devaient remettre deux fois par jour. Au bout de quelques heures, des courriers extraordinaires étaient déjà sur toutes les routes, portant aux cours étrangères la nouvelle de l'accouchement de l'impératrice; des pages de l'empereur avaient été chargés de cette mission auprès du sénat d'Italie et des corps municipaux de Milan et de Rome. Des ordres furent donnés dans les villes de guerre et dans les ports, pour qu'on y tirât les mêmes salves qu'à Paris, et pour que les flottes fussent pavoisées. Une belle soirée favorisa les réjouissances particulières de la capitale. Les maisons avaient été spontanément illuminées. Ceux qui cherchent à deviner par les apparences extérieures quelle est la pensée d'un peuple dans des événemens de ce genre, remarquèrent que les derniers étages des maisons situées dans les faubourgs étaient aussi éclairés que les hôtels les plus somptueux et les plus belles maisons de la capitale. Les édifices publics qui, dans d'autres circonstances, se font remarquer, grâce à l'obscurité des maisons environnantes, l'étaient à peine, dans cette profusion de lumières que la reconnaissance publique avait allumées à toutes les fenêtres. Les bateliers donnèrent sur l'eau une fête impromptu qui dura une partie de la nuit, et à laquelle une foule immense prit part du rivage, en témoignant la plus vive joie. Ce peuple, qui depuis trente ans avait passé par tant d'émotions, et qui avait fêté tant de victoires, montrait un enthousiasme aussi vif que s'il se fût agi d'une première fête, ou d'un changement heureux dans sa destinée. Des vers furent chantés ou récités sur tous les théâtres, et il n'y eut forme poétique, depuis l'ode jusqu'à la fable, qui ne fût employée à célébrer l'événement du 20 mars 1811. J'ai appris d'une personne bien instruite qu'une somme de cent mille francs, prélevée sur les fonds particuliers de l'empereur, fut répartie par M. Dequevauvilliers, secrétaire de la comptabilité de la chambre, entre les auteurs des poésies qui furent envoyées aux Tuileries. Enfin, la mode, qui exploite les moindres événemens, donna naissance aux étoffes appelées c...-roi-de-Rome, comme on avait dit dans l'ancien régime c...-Dauphin.

Dans la soirée du 20 mars, à neuf heures, le roi de Rome fut ondoyé dans la chapelle des Tuileries; la cérémonie était magnifique. L'empereur Napoléon, entouré des princes et princesses et de toute sa cour, le plaça au milieu de la chapelle, sur un fauteuil surmonté d'un dais avec un prie-Dieu. On avait placé entre l'autel et la balustrade, sur un tapis de velours blanc, un socle de granit, surmonté d'un magnifique vase de vermeil, formant les fonts baptismaux. L'empereur était grave, mais la tendresse paternelle répandait sur sa figure un air de bonheur; on eût dit qu'il se sentait à moitié soulagé du fardeau de l'empire, en voyant l'auguste enfant qui semblait destiné à le reprendre un jour des mains de son père. Quand il s'approcha des fonts baptismaux, pour présenter l'enfant à l'ondoiement, il y eut un moment de silence et de recueillement religieux, qui faisait un contraste touchant avec la gaîté bruyante qui, au même moment, animait au dehors une foule immense, que le spectacle d'un très-beau feu d'artifice et de magnifiques illuminations avaient amassée de tous les points de Paris dans le voisinage des Tuileries.

Madame Blanchard, qui était partie en ballon une heure après la naissance du roi de Rome, pour en répandre la nouvelle dans les lieux qui se trouvaient sur son passage, était d'abord descendue à Saint-Tiébault, près de Lagny. Mais là, le vent lui ayant manqué, elle était revenue à Paris. Son ballon se releva après son départ, et alla tomber dans un bourg à six lieues plus loin. Les habitans, ne trouvant dans ce ballon que des vêtemens et quelques provisions, ne doutèrent pas que l'intrépide aéronaute n'eût fait naufrage; mais au moment où la nouvelle de sa mort était envoyée à Paris, madame Blanchard y arrivait elle-même, et dissipait toute inquiétude.

Beaucoup de personnes avaient douté de la grossesse de Marie-Louise. Quelques-unes la croyaient feinte; je n'ai jamais pu concevoir les sots raisonnemens que ces personnes firent à ce sujet, et que la malveillance cherchait à répandre dans le public. Mais ce qu'il y a de singulier, et ce qui prouve que c'était, chez le plus grand nombre de ces personnes, mauvaise foi et niaiserie, c'est que d'une part on accusait l'empereur de libertinage, on lui supposait gratuitement un grand nombre d'enfans naturels, et, de l'autre, on le croyait incapable de rendre mère une jeune princesse de dix-neuf ans. La haine fausse ainsi le jugement. Si Napoléon avait eu des enfans naturels, pourquoi n'en pouvait-il avoir de légitimes, surtout avec une jeune épouse qu'on savait généralement d'une santé florissante? Au reste, ce n'était pas le premier, et ce ne fut pas le dernier de ce genre, auquel donna lieu Napoléon. Sa position était trop haute, et sa gloire trop éclatante, pour ne pas inspirer quelquefois des sentimens exagérés, soit en admiration, soit en haine.

Il y eut aussi quelques malveillans qui se plurent à dire que Napoléon était peu capable de sentimens tendres, et que le bonheur d'être père n'allait pas jusqu'au fond de cette âme dévorée d'ambition. Je puis citer entre mille traits une petite anecdote qui me touche particulièrement, et que j'ai d'autant plus de plaisir à raconter que, en même temps qu'elle répond victorieusement aux calomnies dont je parle, elle prouve la bienveillance toute particulière dont m'honorait Sa Majesté. Comme père et comme fidèle serviteur, j'éprouve une satisfaction douce, quoique douloureuse, à la consigner dans ces Mémoires. Napoléon aimait beaucoup les enfans. Un jour il me demanda de lui amener le mien; je sortis pour l'aller chercher. Sur ces entrefaites, M. de Talleyrand fut introduit auprès de l'empereur. La conversation dura long-temps; mon enfant s'ennuyait d'attendre, je le reconduisis près de sa mère. Quelque temps après il fut atteint du croup. Cette cruelle maladie, contre laquelle Sa Majesté avait cru devoir faire un appel spécial à la faculté de Paris, enlevait beaucoup d'enfans à leurs familles. Le mien mourut à Paris: nous étions alors au château de Compiègne. J'en reçus la triste nouvelle au moment de descendre à la toilette. J'étais trop accablé de cette perte pour me rendre à mon devoir. L'empereur fit demander ce qui m'empêchait de venir, et comme on lui rapporta que je venais d'apprendre la mort de mon fils, il dit avec bonté: Ce pauvre Constant! Quelle horrible douleur! Nous autres pères, nous savons ce que c'est!

À quelque temps de là, ma femme alla voir l'impératrice Joséphine à la Malmaison. Cette aimable princesse daigna la recevoir seule dans le petit salon qui précédait la chambre à coucher; elle la fit asseoir auprès d'elle, et essaya de la consoler par de touchantes paroles. Elle dit que ce malheur ne frappait pas que nous; qu'elle-même avait perdu son petit-fils par suite de la même maladie. En disant cela elle se mit à pleurer; car ce souvenir venait de réveiller dans son âme de récentes douleurs. Ma femme baigna de ses larmes les mains de cette excellente princesse. Joséphine ajouta mille choses attendrissantes, tâchant d'alléger ses peines en les partageant, et de ramener ainsi la résignation dans le cœur d'une pauvre mère. Le souvenir de cette bonté adoucit nos anciens chagrins, et j'avoue que c'est tout à la fois un honneur et une consolation pour nous, que de nous rappeler les augustes sympathies que la perte de ce cher enfant excita dans le cœur de Napoléon et dans celui de Joséphine. On ne saura jamais bien tout ce que cette princesse surtout avait de sensibilité et de compassion pour les peines d'autrui, et tout ce que sa belle âme renfermait de trésors de bonté.


CHAPITRE XXIV.

Marie-Louise et Joséphine.—Simplicité de la jeune impératrice.—Elle se croit malade.—M. Corvisart.—Pilules de mie de pain et de sucre.—Locutions germaniques de Marie-Louise.—Tendresse de Napoléon.—Sévère étiquette.—Bonne grâce de l'impératrice.—Caen.—Acte de bienfaisance.—Cherbourg.—Une descente au fond du bassin de Cherbourg.—Baptême du roi de Rome.—Le cortége impérial.—Souvenirs de fête.—L'empereur montre son fils aux assistans.—Banquet et concert à l'hôtel-de-ville.—Paroles bienveillantes.—Le Tibre à Paris.—L'aéronaute Garnerin.—La province.—Le Puy-de-Dôme enflammé.—La mer toute en feu dans le port de Flessingue.—Encore des fêtes.—La route de Saint-Cloud.—Les fontaines d'orgeat et de groseille.—Des arbrisseaux pour lampions.—Madame Blanchard.—L'aérostat.—La grande étoile et les petites étoiles.—Féerie.—Les colombes.—L'orage.—L'empereur et le maire de Lyon.—Les courtisans.—Les musiciens.—Le prince Aldobrandini.—Le prince et la princesse Borghèse.—Les gens à mauvais présages.—Les femmes sans souliers.—Point de voitures.—Trait de galanterie et de bonté de M. de Rémusat.


Napoléon avait coutume de comparer Marie-Louise à Joséphine, en accordant à celle-ci tous les avantages de l'art et des grâces, et en attribuant à celle-là les charmes de la simplicité, de la modestie et de l'innocence. Quelquefois même cette simplicité avait quelque chose d'enfantin. Je n'en citerai qu'une anecdote qui m'est venue de bonne part. La jeune impératrice, se croyant malade, consulta M. Corvisart; celui-ci s'aperçut bien que l'imagination seule était frappée, et que ce pouvait bien être quelque vapeur de jeune femme. Aussi se contenta-t-il d'ordonner pour tout traitement une préparation de pilules composées de mie de pain et de sucre, et il en fit prendre à l'impératrice. Marie-Louise s'en trouva mieux; elle en remercia M. Corvisart, qui ne jugea pas à propos, comme on peut bien le croire, de la mettre dans la confidence de sa petite supercherie.

Élevée dans une cour allemande, et n'ayant appris le français qu'avec des maîtres, Marie-Louise parlait cette langue avec la difficulté qu'on éprouve d'ordinaire à s'exprimer dans un idiome étranger. Parmi les locutions vicieuses dont elle se servait quelquefois, et qui dans sa bouche gracieuse n'étaient pas sans charmes, celle-ci m'a particulièrement frappé, parce qu'elle revenait fort souvent: Napoléon, qu'est-ce que, veux-tu?

L'empereur montrait la plus grande affection à sa jeune épouse, et toutefois il la soumettait à toutes les règles de l'étiquette; ce à quoi l'impératrice se prêtait de la meilleure grâce. Au mois de mai 1811, Leurs Majestés firent un voyage dans les départemens du Calvados et de la Manche, et y furent reçues par les villes avec enthousiasme. L'empereur marqua son séjour à Caen par des dons, des grâces, des actes de bienfaisance. Plusieurs jeunes gens appartenant à de bonnes familles obtinrent des sous-lieutenances; cent trente mille francs furent consacrés à différentes aumônes. De Caen, Leurs Majestés se rendirent à Cherbourg. Le lendemain de leur arrivée, l'empereur sortit à cheval, de bon matin, visita les hauteurs de la ville, s'embarqua sur différens vaisseaux, et à toute heure la foule se pressa sur son passage, en criant Vive l'empereur! Le jour suivant Sa Majesté tint plusieurs conseils, et le soir elle visita tous les établissemens de la marine, et descendit au fond du bassin creusé dans le roc pour recevoir des vaisseaux de ligne et qui devait être couvert de cinquante-cinq pieds d'eau. Dans ce brillant voyage l'impératrice eut sa part dans l'enthousiasme des habitans, et en retour, dans les différentes réceptions qui eurent lieu, elle fit un gracieux accueil aux autorités du pays. J'insiste à dessein sur ces détails; ils prouvent que la joie causée par la naissance du roi de Rome n'était pas concentrée à Paris, mais qu'au contraire la province sympathisait merveilleusement avec la capitale.

Le retour à Paris de Leurs Majestés y ramena les réjouissances et les fêtes; la cérémonie du baptême du roi de Rome et les fêtes dont elle fut accompagnée furent célébrées à Paris avec une pompe digne de leur objet. Elles eurent pour spectateur la population de Paris tout entière, augmentée d'une foule prodigieuse d'étrangers de toutes les classes.

À quatre heures, le sénat partit de son palais, le conseil-d'état des Tuileries, le Corps-Législatif de son palais; la cour de cassation, la cour des comptes, le conseil de l'université, la cour impériale, du lieu ordinaire de leurs séances; le corps municipal de Paris et les députations des quarante neuf bonnes villes, de l'Hôtel-de-Ville. À leur arrivée dans l'église métropolitaine, ces corps furent placés par les maîtres et aides des cérémonies, suivant leur rang, à droite et à gauche du trône, depuis le chœur jusqu'au milieu de la nef. Le corps diplomatique se rendit à cinq heures à la tribune qui lui avait été destinée.

À cinq heures et demie, le canon annonça le départ de Leurs Majestés du palais des Tuileries; le cortége impérial était d'une magnificence éblouissante; la superbe tenue des troupes, la richesse et l'élégance des voitures, l'éclat des costumes offraient un spectacle ravissant. Ces acclamations du peuple qui retentissaient au passage de Leurs Majestés; ces maisons tapissées de festons et de draperies, ces drapeaux flottans aux fenêtres; cette longue file de voitures dont l'attelage et les ornemens augmentaient successivement de magnificence, et se suivaient comme dans un ordre hiérarchique; cet immense appareil d'une fête qu'animaient un sentiment vrai et des idées d'avenir, tout cela s'est profondément gravé dans ma mémoire, et occupe souvent encore les longs loisirs du vieux serviteur d'une famille qui a disparu. La cérémonie du baptême s'accomplit avec une pompe et une solennité inusitées. Après le baptême, l'empereur prit son auguste fils entre ses bras, et le montra aux assistans; aussitôt les acclamations, qui jusqu'alors avaient été comprimées par la sainteté de la cérémonie et la majesté du lieu, éclatèrent de toutes parts. Les prières achevées, Leurs Majestés se rendirent à l'Hôtel-de-Ville à huit heures du soir, et y furent reçues par le corps municipal. Un concert brillant et un banquet somptueux leur avaient été offerts par la ville de Paris. La décoration de la salle du banquet offrait les armes des quarante-neuf bonnes villes, Paris, Rome, Amsterdam placées les premières; les quarante-six autres par ordre alphabétique. Le banquet terminé, Leurs Majestés allèrent prendre place dans la salle du concert; après le concert, elles se rendirent dans la salle du trône, où toutes les personnes invitées faisaient cercle. L'empereur la parcourut en s'adressant avec affabilité, quelquefois même avec familiarité, au plus grand nombre des personnes qui le composaient, et dont chacune ne manqua pas de retenir les paroles bienveillantes qui lui furent adressées. Enfin, avant de se retirer, Leurs Majestés furent invitées à passer dans le jardin factice qui avait été formé au dessus de la cour de l'Hôtel-de-Ville. La décoration en était très-élégante; au fond du jardin, le Tibre était figuré par d'abondantes eaux, dont le cours était disposé avec beaucoup d'art et répandait une douce fraîcheur. Leurs Majestés quittèrent l'Hôtel-de-Ville vers onze heures et demie, et rentrèrent aux Tuileries à la lueur des illuminations les plus élégantes et des emblèmes lumineux du goût le plus délicat. Le temps le plus serein et la plus douce température avaient favorisé cette belle journée.

L'aéronaute Garnerin, parti de Paris à six heures et demie du soir, descendit le lendemain matin à Maule, département de Seine-et-Oise. Après y avoir pris quelque repos, il remonta en ballon et continua sa route.

Les provinces rivalisèrent de magnificence avec la capitale pour célébrer les fêtes de la naissance et du baptême du roi de Rome. Tout ce qu'on avait pu imaginer de plus ingénieux, soit en emblèmes, soit en illuminations, avait été exécuté pour donner plus de pompe à ces fêtes. Chaque ville avait été guidée, dans sa manière de rendre hommage au nouveau roi, soit par sa situation géographique, soit par sa destination particulière. Ainsi à Clermont-Ferrand un feu immense avait été allumé à dix heures du soir sur la cime du Puy-de-Dôme, à une hauteur de plus de cinq mille pieds. Plusieurs départemens purent jouir toute la nuit de ce majestueux et singulier spectacle. Dans le port de Flessingue, les bâtimens furent couverts de flammes et de pavillons de toutes couleurs. Le soir, l'escadre fut entièrement illuminée; des milliers de fanaux, suspendus aux mâts, aux vergues, aux cordages, offraient un coup d'œil ravissant. Tout à coup, au signal d'une fusée partie du vaisseau amiral, tous les bâtimens vomirent à la fois des gerbes de feu qui faisaient succéder à une nuit profonde l'éclat du jour le plus vif, et dessinaient majestueusement ces masses imposantes, répétées par l'eau de la mer unie comme une glace.

Nous ne faisions que passer d'une fête à une autre: c'était étourdissant. Les réjouissances du baptême furent en effet suivies d'une fête donnée par l'empereur dans le parc réservé de Saint-Cloud. Dès le matin, la route de Paris à Saint-Cloud était couverte d'équipages et de gens à pied. La fête avait lieu dans le parc fermé. L'orangerie, dont toutes les caisses décoraient le devant du château, était ornée de riches tentures. Des temples, des kiosques s'élevaient dans les bosquets. Toute l'avenue de marronniers était décorée de guirlandes en verres de couleurs. Des fontaines d'orgeat, de groseille avaient été distribuées de manière à ce que toutes les personnes de la fête pussent s'y rafraîchir. Des tables élégamment servies étaient dressées dans l'allée. Tout le parc était illuminé par des pots à feu cachés dans les arbrisseaux des massifs.

Madame Blanchard avait reçu l'ordre de se tenir prête à partir à neuf heures et demie, au signal qui lui serait donné. À neuf heures, l'aérostat étant rempli, elle monta dans sa nacelle. On la conduisit à l'extrémité du bassin des cygnes, en face du château; jusqu'au moment du départ elle fut maintenue dans cette position, et à une hauteur qui dépassait celle des arbres les plus élevés; de façon que, pendant plus d'une demi-heure, elle put être vue de tous les spectateurs qui assistaient à la fête. À neuf heures trente-cinq minutes, une fusée, partie du château, ayant donné le signal qu'on attendait, les cordes qui retenaient le ballon furent coupées, et aussitôt on vit l'intrépide aéronaute s'élever majestueusement dans les airs devant l'assemblée réunie dans la salle du trône. Parvenue à une certaine hauteur, elle mit le feu à une étoile en artifice d'une grande dimension, suspendue autour de la nacelle, dont elle occupait le centre. Cette étoile, qui, pendant sept à huit minutes, lançait de ses pointes et de ses angles une grande quantité d'autres petites étoiles, produisit l'effet le plus extraordinaire. C'était la première fois qu'on voyait une femme s'élever hardiment dans les airs, entourée de feux d'artifice: elle paraissait se promener sur un char de feu à une hauteur immense. Je me croyais dans un palais de fées. Toute la partie des jardins que parcoururent Leurs Majestés présentait un coup d'œil dont il est impossible de se faire une idée. Les illuminations étaient dessinées avec un goût parfait; les jeux offraient une grande variété, et de nombreux orchestres cachés dans les arbres ajoutaient encore à l'enchantement. À un signal donné, trois colombes partirent du haut d'une colonne surmontée d'un vase de fleurs, et vinrent offrir à Leurs Majestés plusieurs devises très-ingénieuses. Plus loin des paysans allemands dansaient des valses sur une pelouse charmante, et couronnaient de fleurs le buste de sa majesté l'impératrice. Des bergers et des nymphes de l'Opéra exécutaient des danses. Enfin un théâtre avait été élevé au milieu des arbres, afin d'y représenter la Fête de village, divertissement composé par M. Étienne, et mis en musique par Nicolo. L'empereur et l'impératrice assistaient sous un dais à ce spectacle, quand tout à coup il survint une pluie abondante qui mit en émoi tous les spectateurs. Leurs Majestés ne s'aperçurent pas d'abord de la pluie, protégées qu'elles étaient par le dais. L'empereur causait alors avec le maire de la ville de Lyon. Celui-ci se plaignait du peu d'écoulement des étoffes de cette ville. Napoléon, voyant tomber une pluie effroyable, dit à ce fonctionnaire: «Je vous réponds que demain il y aura des commandes considérables.»

L'empereur tint bon à sa place pendant une grande partie de l'orage. Les courtisans, couverts d'étoffes de soie et de velours, la tête découverte, recevaient la pluie d'un air riant. Les pauvres musiciens, trempés jusqu'aux os, ne pouvaient déjà plus tirer aucun son de leurs instrumens, dont la pluie avait brisé ou détendu les cordes; il était temps que cela finît. L'empereur donna le signal du départ, et se retira.

Ce jour-là, le prince Aldobrandini, qui, en sa qualité de premier écuyer de Marie-Louise, accompagnait l'impératrice, fut fort heureux de trouver à emprunter un parapluie par-dessus un mur de séparation, afin de mettre Marie-Louise à couvert. On fut fort mécontent dans le groupe où cet emprunt se fit, de ce que le parapluie n'eût pas été rendu. Ce soir-là, le prince Borghèse et la princesse Pauline faillirent tomber dans la Seine avec leur voiture, en revenant à leur maison de campagne de Neuilly. Les personnes qui se plaisaient à tirer des présages, et celles surtout qui, en très-petit nombre, voyaient d'un œil chagrin les joies de l'empire, ne manquèrent pas de remarquer que toutes les fêtes données à Marie-Louise avaient toujours été troublées par quelque accident. On parlait avec affectation du bal donné par le prince de Schwartzenberg à l'occasion des épousailles de Leurs Majestés, et de l'incendie qui consuma la salle de danse, et de la mort tragique de plusieurs personnes, notamment de la sœur même du prince. On tirait de ce rapprochement de mauvais augures; les uns par malveillance, et pour miner l'enthousiasme inspiré par la haute fortune de Napoléon; les autres par une superstitieuse crédulité; comme s'il y avait eu matière à un rapprochement sérieux entre un incendie qui coûte la vie à plusieurs personnes, et l'accident fort ordinaire d'un orage en juin, qui flétrit des toilettes, et mouille jusqu'aux os des milliers de spectateurs.

C'était un coup d'œil tout-à-fait amusant pour celui qui n'avait pas de colifichets à gâter, et qui ne courait que le risque de s'enrhumer, que de voir ces pauvres femmes, noyées par la pluie, se sauver de côtés et d'autres, avec ou sans cavalier, et chercher des abris qui n'existaient nulle part.

Quelques-unes furent assez heureuses pour trouver de modestes parapluies; mais la plupart virent les fleurs de leur tête tomber abattues par la pluie, ou leurs garnitures, toutes dégouttantes d'eau, traîner par terre, à faire pitié. Quand il fallut retourner à Paris, les voitures manquaient. Les cochers avaient pensé prudemment que la fête durerait jusqu'au jour, et ne s'étaient pas mis en peine d'attendre les gens toute la nuit. Les personnes à équipages ne pouvaient en profiter; l'encombrement étant tel que la circulation en était devenue presque impossible. Plusieurs dames s'égarèrent, et retournèrent à Paris à pied; d'autres perdirent leurs chaussures, et c'était peine alors de voir de jolis petits pieds dans la boue. Heureusement il n'arriva que peu ou point d'accidens. Le médecin et le lit réparèrent tout. Mais l'empereur rit beaucoup de cette aventure, et il dit que cela ferait gagner les fabricans.

M. de Rémusat, si bon, si empressé à rendre service, s'oubliant pour les autres, était parvenu à se procurer un parapluie. Il rencontra ma femme et ma belle-mère, qui se sauvaient comme les autres. Il les prit chacune sous un bras, et les ramena au palais sans le moindre dommage. Pendant une heure il fit ainsi le voyage du palais au parc, et du parc au jardin, et il eut le bonheur d'être utile à un grand nombre de dames, dont il garantit les toilettes d'une entière déconfiture. Ce fut un trait de galanterie dont on lui sut généralement un gré infini, parce qu'il s'y mêlait un sentiment de bonté touchante.


CHAPITRE XXV.

1811 et 1812.—Réflexions.—Fête de l'impératrice.—Trianon.—Route de Paris à Trianon.--Les gens de cour et les gens du peuple se coudoyant à la fête.—Le public des fêtes—Tout Paris à Versailles.—Les grandes allées de Versailles et les petits salons de Paris.—La pluie.—Les lampions et les femmes.—L'impératrice adresse de gracieuses paroles aux dames.—M. Alissan de Chazet.—Une promenade de Leurs Majestés dans le parc du Petit-Trianon.—L'Île-d'Amour.—Féerie.—Barques montées par des amours.—Musique qui vient on ne sait d'où.—Un tableau flamand en action.—Toutes les provinces de l'empire sont représentées à cette fête.—Marie-Louise.—Elle parlait peu aux hommes de son service.—Son maître-d'hôtel.—Dans son intérieur elle était bonne et douce.—Sa froideur pour madame de Montesquiou.—Ce qu'on disait à ce sujet.—Froideur réciproque entre madame de Montesquiou et la duchesse de Montebello.—Crainte d'une rivale.—La duchesse de Montebello.—Visites que lui fait l'impératrice.—Reproche que faisait Joséphine à madame de Montebello.—Mécontentement sourd des dames du palais.—Joséphine et madame de Montesquiou.—Le roi de Rome est conduit à Bagatelle et présenté à Joséphine.—Joie de cette princesse.—Son désintéressement.—Elle baigne l'auguste enfant de ses larmes.—Ce que Joséphine me dit à ce sujet.—La nourrice du roi de Rome.—Marie-Louise et son fils.—Marie-Louise et Joséphine.—Anecdote d'intérieur.—Le baiser sur la joue essuyé avec un mouchoir.—Répugnance de Marie-Louise pour la chaleur et les odeurs.


Cette année semblait être celle des fêtes. Je m'y suis arrêté avec plaisir, parce qu'elle précéda une année qui fut celle des malheurs. 1811 et 1812 offrent un contraste frappant. Toutes ces fleurs qui furent prodiguées aux fêtes du roi de Rome et de son auguste mère couvraient un abîme; tout cet enthousiasme se changea en deuil quelques mois plus tard; jamais fêtes plus brillantes ne furent suivies de plus éclatans revers. Laissons-nous donc aller encore aux charmes des dernières réjouissances qui précédèrent 1812. Ce sont des souvenirs dont j'ai besoin d'être fortifié avant d'entrer dans cette époque de sacrifices sans profit, de sang versé sans conserver ni conquérir, de gloire sans résultat. Le 25 août, la fête de l'impératrice fut célébrée à Trianon. Dès le matin, la route de Paris à Trianon était couverte d'un nombre immense de voitures et de gens à pied. Le même sentiment poussait la cour, la bourgeoisie, le peuple au délicieux rendez-vous de la fête. Tous les rangs étaient confondus, tout allait pêle-mêle; je n'ai jamais vu de foule plus singulièrement bigarrée, présenter un plus touchant mélange de toutes les conditions. D'ordinaire, le public de ces sortes de fêtes n'est guère que d'une classe du peuple, et quelque peu de bourgeoisie modeste; voilà tout: rarement des gens à équipages, plus rarement encore des gens de cour. Ici, il y avait de tout. Ils n'était si petites gens qui ne pussent se donner la satisfaction de coudoyer une comtesse ou quelque autre noble habitante du faubourg Saint-Germain. Tout Paris semblait être dans Versailles. Cette ville si belle, mais d'une beauté si triste, qui depuis le dernier roi, semblait être veuve de sa population; ces rues larges où l'on ne voit personne, ces places dont la moindre contiendrait tous les habitans de Versailles, et qui contenaient à peine les courtisans du grand roi, cette magnifique solitude qu'on appelle Versailles, avait été peuplée tout à coup par le capitale: les maisons particulières ne pouvaient contenir la foule qui arrivait de toute part; le parc était inondé d'une multitude de promeneurs de tout sexe et de tout âge; dans ces immenses allées on se marchait sur les pieds, on manquait d'air sur ce vaste plateau si aëré; on était gêné sur ce théâtre d'une grande fête publique, comme on l'est dans les bals qu'on donne dans ces petits salons de Paris qui ont été construits pour une douzaine de personnes, et où la vanité en entasse cent cinquante.

De grands préparatifs avaient été faits depuis quatre ou cinq jours dans les jardins délicieux de Trianon. Mais, la veille, le ciel avait été orageux; beaucoup de toilettes, pour lesquelles on s'était pressé, avaient été prudemment serrées; mais, le lendemain, un beau ciel bleu ayant rassuré tout le monde, on était parti pour Trianon, malgré les souvenirs de l'orage qui avait dispersé les spectateurs à la fête de Saint-Cloud. Toutefois, à trois heures, une pluie abondante fit craindre un moment que la soirée ne finît mal. Pluie du soir faisant son devoir, comme dit le proverbe. Il arriva, au contraire, que ce contre-temps ne fit qu'enbellir la fête, en rafraîchissant l'air brûlant d'août, et en abattant une poussière incommode. À six heures le soleil avait reparu, et l'été de 1811 n'eut pas de soirée plus douce ni plus agréable.

Toutes les lignes d'architecture du grand Trianon étaient ornées de lampions de différentes couleurs; dans la galerie, on apercevait six cents femmes brillantes de jeunesse et de parure. L'impératrice adressa de gracieuses paroles à plusieurs d'entre elles, et on fut généralement ravi de l'affabilité et des manières aimables d'une jeune princesse qui n'habitait la France que depuis quinze mois.

À cette fête, comme à toutes les fêtes de l'empire, il ne manqua pas de poëtes pour chanter ceux qui en étaient l'objet. Il y eut spectacle, et on joua une pièce de circonstance, dont je me rappelle parfaitement l'auteur, qui était M. Alissan de Chazet, mais dont j'ai oublié le titre. À la fin de la pièce, les principaux artistes de l'Opéra exécutèrent un ballet qui fut trouvé fort joli. Le spectacle terminé, Leurs Majestés commencèrent leur promenade dans le parc du Petit-Trianon. L'empereur, le chapeau à la main, donnait le bras à l'impératrice, et était suivi de toute la cour. On se rendit d'abord à l'Île-d'Amour. Tous les enchantemens de la féerie, tous ses prestiges s'y trouvaient réunis. Le temple, situé au milieu du lac, était magnifiquement illuminé, et les eaux réfléchissaient les colonnes de feu. Une multitude de barques élégantes sillonnaient en tous sens ce lac, qui semblait enflammé, et étaient montées par un essaim d'amours qui paraissaient se jouer dans les cordages. Des musiciens cachés à bord exécutaient des airs mélodieux; et cette harmonie, à la fois douce et mystérieuse, qui semblait sortir du sein des ondes, ajoutait encore à la magie du tableau et au charme de l'illusion. À ce spectacle succédèrent des scènes d'un autre genre; des scènes champêtres; un tableau flamand en action, avec ses bonnes figures réjouies et sa rustique aisance: des groupes d'habitans de chacune des provinces de France, qui faisaient croire que toutes les parties de l'empire avaient été conviées à cette fête. Enfin les spectacles les plus divers attirèrent tour à tour les regards de Leurs Majestés. Arrivées au salon de Polymnie, elles furent accueillies par un chœur charmant, dont la musique était, si je m'en souviens, de M. Paër, et les paroles du même M. Alissan de Chazet. Enfin, après un souper magnifique qui fut servi dans la grande galerie, Leurs Majestés se retirèrent. Il était une heure du matin.

Il n'y eut qu'une voix, dans cette immense assemblée, sur la grâce et la dignité parfaite de Marie-Louise. Cette jeune princesse était en effet charmante, mais avec des singularités plutôt que des taches dans le caractère. J'ai recueilli quelques traits de sa vie domestique qui ne seront pas sans intérêt pour le lecteur.

Marie-Louise parlait peu aux hommes de son service. Soit que ce fût une habitude rapportée de la cour d'Autriche, soit crainte de se compromettre avec son accent étranger devant des personnes de condition inférieure, soit enfin timidité ou insouciance, peu de ces personnes ont eu à retenir quelques mots échappés de sa bouche. J'ai entendu dire à son maître-d'hôtel qu'en trois ans elle ne lui adressa pas une seule fois la parole.

Les dames de sa maison s'accordaient à dire que dans son intérieur elle était bonne et douce. Elle aimait peu madame de Montesquiou. C'était un tort: car il n'était soins empressés, attentions, douceurs de toutes sortes, que madame de Montesquiou n'eût pour le roi de Rome. L'empereur seul appréciait cette excellente dame, si parfaite en toutes choses. Comme homme, il appréciait hautement la dignité, la convenance parfaite, l'extrême discrétion de madame de Montesquiou. Comme père, il lui savait un gré infini des soins qu'elle prodiguait à son fils. Chacun expliquait à sa manière la froideur que témoignait à cette dame la jeune impératrice. Il courait à ce sujet plusieurs propos de cour plus ou moins frivoles. Les momens de loisir des dames du palais en étaient fort souvent occupés. Voici ce qui me parut le plus croyable et le plus conforme à la simplicité naïve de Marie-Louise. L'impératrice avait pour dame d'honneur madame la duchesse de Montebello, femme charmante et d'une conduite parfaite. Or, il entrait peu d'amitié dans les rapports de madame de Montesquiou avec madame de Montebello. Celle-ci craignait, dit-on, d'avoir une rivale dans le cœur de son auguste amie; et, en effet, la plus à craindre pour elle, était bien madame de Montesquiou, car cette dame réunissait toutes les qualités qui plaisent et qui font aimer. Née d'une famille illustre, elle avait reçu une éducation distinguée. Elle joignait le ton et les manières de la haute société à une piété solide et éclairée. Jamais la calomnie n'avait osé s'attaquer à sa conduite, aussi noble que régulière. Ce n'est pas qu'on ne l'accusât d'un peu de hauteur; mais cette hauteur était tempérée par une politesse si empressée et une obligeance si gracieuse, qu'on pouvait croire que c'était simplement de la dignité. Elle prenait du roi de Rome les soins les plus tendres et les plus assidus; et certes elle avait droit à une grande reconnaissance de la part de l'impératrice, celle que le dévouement le plus généreux porta plus tard à s'arracher à sa patrie, à ses amis, à sa famille, pour suivre le sort d'un enfant dont toutes les espérances venaient d'être anéanties.

Madame de Montebello avait coutume de se lever fort tard. Le matin, quand l'empereur était absent, Marie-Louise allait s'entretenir avec elle dans sa chambre, et, pour ne pas passer dans le salon où descendaient les dames du palais, elle entrait dans l'appartement de sa dame d'honneur par un cabinet de garde-robe fort obscur, ce qui blessait beaucoup ces dames. J'ai entendu dire à Joséphine que madame de Montebello avait le tort d'instruire la jeune impératrice de plusieurs aventures scandaleuses, vraies ou fausses, attribuées à quelques-unes de ces dames, et qu'une jeune femme, simple et pure, comme l'était Marie-Louise, n'aurait pas dû savoir; que cette circonstance était cause de sa froideur avec les dames de son service, qui, de leur côté, ne l'aimaient pas, et qui faisaient partager leurs sentimens à leurs proches et à leurs amis.

Joséphine aimait tendrement madame de Montesquiou. Comme elles ne pouvaient se voir, elles s'écrivaient; la correspondance dura jusqu'à la mort de Joséphine.

Un jour, madame de Montesquiou reçut ordre de l'empereur de conduire le petit roi à Bagatelle. Joséphine y était. Elle avait obtenu la faveur de voir cet enfant, dont la naissance avait couvert l'Europe de fêtes. On sait combien l'amour de Joséphine pour Bonaparte était désintéressé, et de quel œil elle voyait tout ce qui pouvait augmenter, et surtout consolider sa fortune. Il entrait même dans les vœux qu'elle faisait pour lui-même depuis l'éclatante disgrâce du divorce, le désir sincère qu'il fût heureux dans son intérieur, et que sa nouvelle épouse lui donnât cet enfant, ce premier-né de sa dynastie, dont elle n'avait pas pu le rendre père. Cette femme, d'une bonté angélique, qui était tombée dans un long évanouissement en apprenant sa sentence de répudiation, et qui, depuis ce jour fatal, traînait une vie douloureuse dans la brillante solitude de la Malmaison; cette épouse dévouée, qui partageait depuis quinze ans toute la fortune de son époux, et qui avait contribué si puissamment à favoriser son élévation, n'avait pas été la dernière à se réjouir de la naissance du roi de Rome. Elle avait coutume de dire que le désir de laisser une postérité et d'être représentés après notre mort par des êtres qui nous doivent la vie et le rang qu'ils tiennent dans le monde, était un sentiment profondément gravé dans le cœur de l'homme; que ce désir si naturel, et qu'elle-même avait si vivement senti dans son cœur d'épouse et de mère, ce désir d'avoir des enfans qui nous survivent et nous continuent sur la terre, s'augmentait encore quand nous devions leur transmettre une haute fortune; que dans la position particulière de Napoléon, fondateur d'un vaste empire, il était impossible qu'il résistât long-temps à un sentiment qui est au fond de tous les cœurs, et que, s'il est vrai que ce sentiment s'augmente en proportion de l'héritage qu'on doit laisser à ses enfans, nul ne devait l'éprouver plus fortement que Napoléon, parce que nul n'avait encore possédé un pouvoir aussi formidable sur la terre; que le cours de la nature ayant fait de la stérilité dont elle était frappée un mal sans espérance, elle devait la première immoler les sentimens de son cœur au bien de l'état et au bonheur personnel de Napoléon: tristes, mais puissantes raisons que la politique invoquait à l'appui du divorce, et dont cette excellente princesse, dans l'illusion de son dévouement, croyait être convaincue au fond de son cœur.

Le royal enfant lui fut présenté. Je ne sache rien au monde de plus touchant que la joie de cette excellente femme à la vue du fils de Napoléon. Elle fixa d'abord sur lui des regards mouillés de larmes; puis elle le prit dans ses bras, et le pressa contre son cœur avec une inexprimable tendresse. Il n'y avait là ni témoins indiscrets, qui se fissent un plaisir de curiosité irrespectueuse en observant ironiquement les sentimens de Joséphine, ni étiquette ridicule qui glaçât l'expression de cette âme si tendre; c'était une scène de vie bourgeoise; Joséphine y allait de tout cœur. À la façon dont elle caressait cet enfant, on eût dit qu'il s'agissait d'un enfant vulgaire, et non du fils des Césars, comme disaient les flatteurs, non du fils d'un grand homme, dont le berceau venait d'être entouré de tant d'honneurs, et qui était roi en venant au monde. Joséphine le baigna de larmes, et lui dit quelques-uns de ces mots enfantins par lesquels une mère sait se faire comprendre et aimer de son nouveau-né. Il fallut enfin se séparer. L'entrevue avait été courte; mais qu'elle avait été bien remplie par l'âme aimante de Joséphine! Ce fut alors qu'on put juger par sa joie de la sincérité de son sacrifice, en même temps que par quelques soupirs étouffés on put juger de son étendue. Les visites de madame de Montesquiou ne se renouvelèrent que de loin en loin. Joséphine en ressentit un vif chagrin. Mais l'enfant grandissait; un mot indiscret bégayé par lui, un souvenir enfantin, quelque chose de moindre encore pouvait porter ombrage à Marie-Louise, qui redoutait Joséphine. L'empereur voulut s'épargner cette contrariété, qui aurait pu porter atteinte à son bonheur domestique. Il ordonna donc que les visites devinssent plus rares: on finit par les suspendre. J'ai entendu dire à Joséphine que la naissance du roi de Rome la payait de tous ses sacrifices. Jamais le dévouement d'une femme ne fut plus désintéressé ni plus complet.

Aussitôt après sa naissance, le roi de Rome avait été confié à une nourrice d'une constitution saine et robuste, prise dans la classe du peuple. Cette femme ne pouvait ni sortir du palais ni recevoir aucun homme: les précautions les plus sévères avaient été prises à cet égard. On lui faisait faire pour sa santé des promenades en voiture; et, alors même, elle était accompagnée de plusieurs femmes.

Voici comment Marie-Louise en usait avec son fils. Le matin, vers neuf heures, on portait le roi chez sa mère; elle le prenait dans ses bras, le caressait quelques instans, puis elle le rendait à sa nourrice, et se mettait à lire les journaux. L'enfant s'ennuyant, la gouvernante l'emmenait. À quatre heures, c'était le tour de la mère d'aller visiter son fils: Marie-Louise descendait dans les appartemens du roi, emportait avec elle un petit ouvrage de broderie auquel elle travaillait avec distraction. Vingt minutes après, on venait la prévenir que M. Isabey ou M. Prudhon étaient arrivés pour la leçon de dessin ou de peinture. L'impératrice remontait alors chez elle.

Ainsi se passèrent les premiers mois qui suivirent la naissance du roi de Rome. Dans l'intervalle des fêtes, l'empereur s'occupait de décrets, de revues, de monumens, de projets, travaillant beaucoup, prenant peu de distractions, infatigable à toute besogne, et pourtant ne paraissant pas avoir de quoi occuper sa tête puissante, heureux dans son intérieur par une jeune femme dont il était tendrement aimé. L'impératrice menait une vie fort simple; cela suffisait à son caractère: Joséphine avait besoin de plus de mouvement; aussi sa vie était-elle plus extérieure, plus animée, plus répandue. Cela n'empêchait pas qu'elle ne fût très-propre aux habitudes du ménage, très-tendre et très-empressée auprès de son mari, qu'elle savait aussi rendre heureux à sa façon.

Un jour que Bonaparte revenait de la chasse, harassé de fatigue, il fit prier Marie-Louise de venir le voir. Elle vint. L'empereur la prit dans ses bras, et lui donna un gros baiser sur la joue. Marie-Louise prit son mouchoir et s'essuya.--Eh bien! Louise, lui dit l'empereur, tu te dégoûtes donc de moi!—Non, répondit l'impératrice; je m'essuie ainsi par habitude; j'en fais autant pour le roi de Rome.—L'empereur parut contrarié. Joséphine était bien différente: elle recevait avec amour les caresses de son mari, et même elle allait au devant. Il arrivait quelquefois à l'empereur de dire à sa jeune femme: Louise, couche chez moi.—Il y fait trop chaud, répondait l'impératrice. Et en effet elle ne pouvait souffrir la chaleur, et les appartemens de Napoléon étaient constamment chauffés. Elle avait aussi une extrême répugnance pour les odeurs, et on ne pouvait brûler chez elle que du vinaigre ou du sucre.


AVERTISSEMENT

DE L'ÉDITEUR

L'éditeur, avant de continuer la publication des documens précieux, dont une partie a déjà été insérée dans le troisième volume des Mémoires de Constant, croit devoir rappeler quelques faits qui serviront à faire comprendre l'importance et l'intérêt des pièces suivantes.

Après la conclusion du traité de paix signé à Tilsitt, les 7 et 9 juillet 1807, Napoléon n'eut plus d'autres ennemis sur le continent que le roi de Suède Gustave-Adolphe, qui avait rompu à la fois avec la France, la Russie, la Prusse et le Danemarck. Un corps de l'armée française commandé par le maréchal Brune investit Stralsund. Gustave, qui s'était jeté dans cette place pour la défendre, ne soutint le siége que quelques jours; et, s'étant embarqué à la hâte, dans la nuit du 19 juillet, il laissa à un chef subalterne le soin d'obtenir une capitulation. Le maréchal Brune, l'ayant accordée, entra, le 21, à Stralsund, prit possession de l'île de Rugen, et toute la Poméranie se trouva conquise.

On sait quel a été le sort de l'imprudent roi de Suède. Comptant sur le secours de l'Angleterre, qui lui envoyait en effet des subsides, il persista à lutter contre des forces démesurément inégales, perdit la Finlande et les îles d'Aland, et laissa les Russes arriver à vingt lieues de Stockholm. La Suède était épuisée d'hommes et d'argent; des murmures éclatèrent parmi le peuple et les troupes, et jusque dans le conseil du souverain. On conjurait Gustave de faire la paix, ce moyen étant le seul de sauver sa personne et le royaume. Mais sourd à ces prières, il se disposait à sortir de sa capitale, pour commencer la guerre civile, à la tête des troupes sur lesquelles il comptait encore, lorsque, dans la matinée du 13 février 1809, les généraux Klingsporre, Adelcreutz et le maréchal de la cour Silversparre forcèrent la consigne à la porte du roi, lui représentèrent l'état déplorable des affaires, et le supplièrent de changer de système. Gustave voulut tirer son épée[70] et se jeter sur eux; mais, avant d'en avoir eu le temps, il fut saisi, porté dans une chambre du château, et gardé à vue. Le lendemain, il écrivit et signa de sa main l'acte de son abdication.

Le droit des états de Suède, de choisir leurs souverains et d'établir la succession à la couronne, avait été solennellement reconnu en diverses occasions; ils en usèrent encore cette fois, en proclamant roi, sous le nom de Charles XIII, le duc de Sudermanie, oncle de Gustave, et qui avait été régent du royaume pendant la minorité de son neveu. En outre les états décrétèrent l'exclusion perpétuelle de Gustave et de ses enfans du trône de Suède, et leur interdirent tout séjour dans ce royaume.

Personne n'ignore que le prince royal Charles-Auguste, de la maison de Holstein Sœnderbourg-Augustenberg, étant mort d'une chute de cheval, le 18 mars 1810, Charles XIII adopta pour son fils et successeur, du consentement des états, le maréchal prince de Ponte-Corvo, aujourd'hui roi de Suède. Quant au monarque dépossédé, il a, depuis son abdication, couru toute l'Europe, se faisant appeler d'abord le comte de Gottorp, puis le duc de Holstein, puis enfin le colonel Gustavson, nom qu'il porte encore aujourd'hui. Dans le cours de sa vie errante, les idées les plus bizarres lui passèrent par la tête. Après avoir eu quelque velléité d'entrer dans l'association des frères Moraves, il renonça à ce projet pour celui d'une croisade en Terre-Sainte, qu'il prêcha, par la voie des feuilles publiques, dans toute la chrétienté. De plus il proposa l'établissement d'un ordre des Frères-Noirs, dont il aurait été le chef, et qui se serait composé de pèlerins pris parmi tous les peuples de l'Europe. Enfin, en 1817, il sollicita et obtint le droit de bourgeoisie à Bâle; et l'ex-roi de Suède est ainsi devenu citoyen d'une république. Au reste, ce serait manquer de justice vis-à-vis du colonel Gustavson que d'omettre que sa rupture avec la France était venue à la suite d'une protestation énergique de ce prince contre l'arrestation et la mort du malheureux duc d'Enghien. Il est à regretter qu'une conduite si honorable dans le principe n'ait pas été marquée plus tard par plus de sagesse et de circonspection.

Tel est le prince sur le compte duquel Napoléon s'exprime avec une grande sévérité dans les pièces que l'on va lire, et particulièrement dans une note écrite de sa main au bas d'un ordre envoyé de son quartier-général au prince de Ponte-Corvo.


ARMÉE

DE DALMATIE

Tilsitt, le 3 juillet 1807.

au maréchal brune.

Je vous préviens, monsieur le maréchal, qu'il est possible que l'expédition anglaise débarque à Stralsund; l'intention de l'empereur est donc que vous retiriez les troupes qui sont devant Colberg, où vous ne laisserez que les troupes de Nassau et les Polonais. Vous ferez venir les Hollandais, les Bavarois et les Espagnols; vous entrerez en Poméranie, et mettrez le siége devant Stralsund. Vous ferez connaître de nouveau au général Blücher l'armistice conclu avec le roi de Prusse, et par cet armistice les troupes prussiennes ne peuvent rien entreprendre; vous disposerez aussi des Italiens pour renforcer votre armée. Je viens de donner l'ordre au général Rapp de faire partir de suite le 19e et le 23e régiment de chasseurs, et le 19e régiment d'infanterie de ligne, pour se rendre à grandes marches de Dantzig à la hauteur de Colberg, où ces troupes seront à vos ordres. Vous aurez donc soin de leur en envoyer.

L'intention de l'empereur, monsieur le maréchal, est que, dans le cas même où les Anglais, apprenant les suites de la bataille de Friedland, ne débarqueraient pas, vous ayez toujours à occuper la Poméranie suédoise. Sa Majesté vous défend d'avoir aucune entrevue avec le roi de Suède, qui ne se trouve point compris dans les armistices conclus entre l'empereur Alexandre et le roi de Prusse. Dans votre proclamation en entrant en Poméranie, vous devez faire connaître que le roi de Suède vous a proposé de trahir votre patrie et votre souverain. Informez-moi, monsieur le maréchal, des dispositions que vous aurez faites.

Tilsitt, le 3 juillet 1807.

au général clarke.

L'empereur, général, ordonne que vous dirigiez le 5e régiment d'infanterie légère, le régiment de dragons italiens et le 14e régiment de chasseurs, sur le lieu où les Anglais auraient débarqué ou pourraient le faire. Il ordonne au maréchal Brune, dans tous les cas, d'occuper la Poméranie. Mettez-vous en correspondance avec lui.

Tilsitt, le 3 juillet 1807.

au général loison.

Je vous envoie, général, une copie de l'armistice conclu entre le roi de Prusse et l'empire, que vous devez déjà avoir reçu. Vous êtes aux ordres du maréchal Brune, et vous devez exécuter ceux qu'il donnera aux troupes que vous commandez.

Tilsitt, le 4 juillet 1807.

à m. le maréchal brune, portée par m. louis de périgord.

Je vous ai expédié hier, par un de mes aides-de-camp, monsieur le maréchal, les ordres de l'empereur. Sa Majesté n'a reçu aucune nouvelle de vous sur l'expédition anglaise; ce qui la porte à penser que peut-être elle n'a pas mis en mer, et que la nouvelle donnée avait été prématurée. Dans tout état de cause, monsieur le maréchal, l'intention de l'empereur est que ses troupes occupent la Poméranie suédoise et assiégent Stralsund, afin d'avoir par là une province qui servira de compensation, quand on sera dans le cas de faire la paix avec l'Angleterre. Vous aurez huit régimens d'infanterie française en comprenant le 5e d'infanterie légère, que vous placerez dans la division Boudet. Vous avez quatre régimens italiens que vous retirerez de Colberg. Le 19e de ligne et les 19e et 25e régimens de chasseurs sont partis de Dantzig pour se rendre devant Colberg, d'où vous les ferez aller sur le point qui vous paraîtra le plus convenable, lorsque vous recevrez cette lettre. Le 14e régiment de chasseurs et un régiment de dragons italiens doivent être arrivés. Vous devez également avoir dans l'arrondissement de votre armée une brigade bavaroise et une brigade de Bade; ainsi, toutes ces troupes réunies vous formeront plus de trente-deux mille hommes, ce qui, joint à cinq ou six mille hommes, portera vos forces à quarante mille hommes, sans dégarnir Hambourg de la division hollandaise du centre, ni de la division espagnole en Poméranie; ce qui fera un accroissement considérable à vos forces. Vous avez donc de quoi occuper la Poméranie et faire le siége de Stralsund, occuper les îles et l'embouchure de l'Oder.

Ne perdez pas un moment pour faire les dispositions nécessaires à l'exécution des ordres de l'empereur.

Vous n'écrirez plus au roi quand bien même il serait à son armée, mais au général commandant l'armée suédoise. Désormais vous n'aurez aucune communication avec ce prince comme roi, mais ayez-en avec la nation et avec les officiers. Si le roi demandait à vous voir et à vous parler, vous vous y refuserez, et vous n'aurez d'entrevue qu'avec le général Essen, ou avec quelque Suédois raisonnable, s'il demandait à vous voir.

Vous renverrez en France les prisonniers suédois qui ne sont pas encore échangés, et vous déclarerez qu'il ne peut y avoir de cartel tant que les révoltés et le soi-disant duc de Pienne resteront dans le pays.

Quant au pays de Mekclembourg, la ville de Rostock sera occupée par vos troupes; mais le souverain doit rentrer dans tous ses droits; et vous le considérerez à l'avenir comme un prince ami de l'empereur, et auquel il porte un intérêt particulier. Vous aurez le soin de prévenir M. le général de Buckler de l'armistice conclu entre l'empereur et le roi de Prusse, et que ce dernier a dû lui envoyer. Si ce général vous demandait à passer de votre côté avec les troupes prussiennes pour se soustraire aux extravagances du roi de Suède, vous l'y autoriserez; vous aurez soin de faire comprendre que c'est le roi de Suède qui a rompu l'armistice, soit en insultant la nation dans la personne d'un de ses maréchaux en osant l'engager à la trahir, soit en formant un régiment de rebelles, soit en cherchant tous les moyens d'insulter la France.

Note de la main de l'empereur.

Dans vos propos, M. le maréchal, et dans ceux que tiendront vos officiers, mais non par écrit, vous direz que nous ne reconnaissons plus le roi de Suède, que nous ne le reconnaîtrons que quand il aura aboli la constitution qui ôte les priviléges à la nation suédoise. Vous parlerez de ce souverain comme d'un fou plutôt digne de régner aux Petites-Maisons que sur la brave nation suédoise.

Tilsitt, le 3 juillet 1807.

au roi de naples.

L'empereur me charge d'avoir l'honneur d'adresser à Votre Majesté la notice qui annonce la paix entre l'empereur et roi Napoléon et l'empereur Alexandre.

Par un des articles, Corfou doit être remis à la France. Sa Majesté a nommé comme gouverneur de cette île et de ses dépendances le général César Berthier. L'intention de l'empereur est qu'un régiment français, un régiment italien du royaume d'Italie, deux compagnies d'artillerie française, deux compagnies d'artillerie italienne, deux compagnies de sapeurs, formant ensemble au moins une force de quatre mille hommes commandée par un général de brigade, soient de suite cantonnés à Otrante et à Tarente, afin d'être prêts à être transportés à Corfou aussitôt que les ordres de l'empereur de Russie arriveront; jusque là le général César Berthier continuera à exercer le poste que vous lui avez confié. Il est important, Sire, de garder le plus grand secret sur l'occupation de Corfou et de Cattaro, place qui doit également être remise au pouvoir des Français.....

Tilsitt, le 8 juillet 1807.

à s. a. s. le prince eugène, vice-roi d'italie.

L'empereur m'ordonne de faire connaître à Votre Altesse qu'il vient de signer la paix avec la Russie, ainsi qu'elle le verra par la notice ci-jointe qu'elle peut rendre publique.

L'intention de l'empereur, monseigneur, est de renforcer son armée de Dalmatie. Sa Majesté désire donc que vous envoyiez à chacun des régimens qui y sont des renforts provenant des conscriptions, mais en n'y comprenant aucun des conscrits provenant de la conscription de 1808, ces hommes étant très-jeunes et devant rester en Italie. L'intention de l'empereur serait que ces troupes passassent par mer, afin qu'elles ne se fatiguassent pas trop. Dans le cas cependant où elles seraient obligées de passer par terre, elles ne devraient se mettre en marche qu'au mois de septembre; mais, dans tous les cas, il faut les préparer de suite. Sa Majesté voudrait que vous fissiez passer assez de monde pour que les sept régimens qui se trouvent en Dalmatie reçoivent les renforts nécessaires pour que les compagnies de chaque bataillon soient portées à cent quarante hommes chacune; pour cela l'empereur désire donc que vous fassiez passer en Dalmatie la division Clozel; par là, des six cents hommes du 8e léger qui forment les six compagnies, on n'en formerait que deux; de même du 18e régiment d'infanterie légère et du 5e de ligne on formerait trois compagnies.

Du 25ede ligne,idem.
Du 11e
Du 6e
Du 60e

De manière que ces compagnies, formant une force de cinq à six mille hommes qui arriveraient en Dalmatie, y seraient encadrées dans les bataillons de guerre.

L'empereur, monseigneur, désire que votre altesse passe elle-même la revue des troupes dont je viens de parler, de manière à s'assurer que l'habillement et l'armement sont en bon état, que les hommes ont deux paires de souliers, leurs bidons et leurs marmites, et qu'ils ne manquent de rien. Votre altesse rendra compte directement à l'empereur de la revue qu'elle passera; de cette manière les cadres des troisièmes bataillons resteront en Italie et recevront les conscrits de 1808 qui vont y arriver; rien ne presse, monseigneur: il n'y aurait qu'une circonstance où votre altesse pourrait faire partir ces troupes sans attendre de nouveaux ordres de l'empereur; ce serait celle où son altesse jugerait que la paix avec les Russes nous laisserait pour le moment maîtres de la mer, et qu'elle prévoirait que dans quelque temps des bâtimens anglais pourraient arriver dans l'Adriatique, et empêcher ces troupes d'aller en Dalmatie.

Tilsitt, le 8 juillet 1807, quatre heures du soir.

au général rapp.

Sa Majesté me charge de vous dire, général, que vous avez eu tort de ne pas conclure avec les habitans de Dantzig. Sa Majesté accorde et approuve tout ce qui a rapport aux observations que vous lui faites.

La ville aura un territoire qui s'étendra à deux lieues autour de son enceinte et elle sera régie comme elle l'était avant sa réunion à la Prusse; enfin il ne pourra être mis aucune espèce de péage depuis Dantzig jusqu'à Varsovie; il faut donc, peu d'heures après avoir reçu cette lettre, conclure votre traité secret, et faire sentir que la ville de Dantzig trouvera en cela des avantages immenses.

Tilsitt, 8 juillet 1807.

au général marmont.

Je vous expédie un courrier général pour vous faire connaître que la paix est faite entre la France et la Russie, et que cette dernière puissance va remettre à notre pouvoir Cattaro.

Vous devez en conséquence faire vos dispositions pour prendre possession de cette place aussitôt que les ordres seront parvenus.

Vous ne devez pas, général, attaquer les Monténégrins, mais au contraire tâcher d'avoir avec eux des intelligences, et de les ramener à nous pour les ranger sous la protection de l'empereur; mais vous sentez que cette démarche doit être faite avec toute la dextérité convenable.

Aussitôt que le mois d'août sera passé, c'est-à-dire les chaleurs, les ordres sont envoyés pour que les troisièmes bataillons des régimens de votre armée complètent ceux que vous avez en Dalmatie, de manière à porter chaque compagnie à cent quarante hommes, et par conséquent chaque bataillon à douze cent soixante.

Raguse doit définitivement rester uni à la Dalmatie; vous devrez donc faire continuer les fortifications et les mettre dans le meilleur état.

Occupez-vous essentiellement à obtenir des renseignemens, soit par des officiers que vous enverrez à cet effet, soit par toute autre manière, et que vous adresserez directement à l'empereur, pour lui faire connaître, par des officiers sûrs, géographiquement et administrativement, 1º ce que vous pourrez obtenir sur la Bosnie, la Macédoine, la Thrace, l'Albanie, etc.; 2º quelle population turque, quelle population grecque, quelles ressources ces pays offriraient en habillemens, vivres, argent, pour une puissance européenne qui posséderait ce pays; enfin quel revenu on pourrait tirer de suite au moment de l'occupation, car les améliorations sont sans bases.

Le second Mémoire sera un mémoire militaire.

Si deux armées européennes entraient à la fois, l'une par Cattaro et la Dalmatie et dans la Bosnie; l'autre par Corfou, quelles devraient être les forces de toute arme, pour être certain de la réussite, quelle espèce d'arme serait la plus avantageuse, comment passerait l'artillerie, comment pourrait-on la remonter, comment se recruterait-on, quel serait le meilleur temps pour agir? Tout ceci, général, ne doit être regardé que comme un calcul hypothétique; tous ces rapports doivent être envoyés par des hommes de confiance qui puissent arriver à bon port.

Faites connaître aux Russes que la paix est faite avec eux, et envoyez-leur des ampliations de la notice ci-incluse.

Faites tenir très-stricte la prise de possession des forteresses; faites seulement dire aux croisières russes que vous leur donnerez tous les secours qu'elles demanderont. La Russie a accepté la médiation de la France pour faire sa paix avec la Porte; tenez-vous toujours en bonne amitié avec le pacha de Bosnie, auquel vous ferez part de ce qui se passe; mais néanmoins vous resterez dans une situation plus circonspecte que ci-devant; envoyez des officiers, faites tous ce qui vous sera possible pour bien connaître le pays.

Tilsitt, 9 juillet 1807.

instructions pour m. l'adjudant-commandant guillemimot.

L'empereur, monsieur l'adjudant-commandant, vous charge d'une mission importante de confiance. L'intention de Sa Majesté est que vous partiez de Tilsitt avec un officier russe que vous désignera M. le lieutenant russe Labanoff de Rostow; vous vous rendrez, le plus promptement possible, avec cet officier, au camp de M. le général Michelson, auquel vous porterez une lettre de M. le prince de Bénévent.

Vous serez aussi porteur d'une autre lettre chiffrée de ce ministre pour le général Sébastiani; votre mission, monsieur l'adjudant-commandant, a deux objets importans, le premier sur le Danube, le second à Constantinople.

Sur le Danube vous porterez une lettre du prince de Bénévent au grand-visir, ou au pacha qui commande l'armée turque; vous aurez outre cela ouvert l'article du traité qui regarde la poste, signé du prince de Bénévent; vous demanderez au grand-visir, s'il est encore à l'armée, s'il adhère aux dispositions de ce traité; dans tout état de cause, vous exigerez que les hostilités cessent de suite entre les deux empires de Russie et de Turquie; de là vous expédierez à l'empereur un des officiers qui vous accompagneront, pour rendre compte de ce qui se sera passé, et faire connaître la situation des choses. Cet officier passera par Varsovie, et vous lui remettrez une lettre pour le général français commandant les troupes, par laquelle vous lui ferez connaître ce que vous aurez fait, et la situation, et enfin si tout marche selon les désirs de l'empereur.

Après avoir rempli votre mission près le grand-visir, vous continuerez votre route pour Constantinople. Arrivé dans cette ville, vous remettrez les dépêches au général Sébastiani; vous aurez soin d'insister fortement auprès des ministres de l'empereur et roi pour que la Porte déclare si elle accorde ou non les conditions du traité de paix qui la concernent; de là vous retournerez au quartier-général du général Michelson pour présider à la conclusion de l'armistice et à tous les arrangemens provisoires qui se feront entre la Porte et la Russie, conformément au traité de paix; vous ne perdrez pas de vue que l'empereur, en soutenant la Porte, est dans l'intention d'extrêmement ménager la Russie, tant dans les choses que dans les formes; vous emmenerez avec vous deux officiers d'état-major, M. M... et un ingénieur-géographe, M... Vous expédierez un de vos officiers du Danube, après avoir vu le général Michelson, et l'autre à votre retour de Constantinople sur le Danube. Un des buts importans de votre mission est de prendre, soit à Constantinople, soit dans tous les pays que vous parcourrez, tout ce qui peut vous mettre à même de rapporter une bonne statistique sur la population, les richesses, et enfin sur la configuration topographique des pays que vous parcourrez; c'est à quoi vous emploierez l'ingénieur-géographe, qui marchera avec vous.

Cette instruction, monsieur l'adjudant-commandant-général, vous fait assez connaître la confiance que l'empereur a dans vos talens.

Kœnisberg, le 12 juillet 1807.

au général dejean, ministre, etc.

L'empereur me charge de faire connaître à Votre Excellence que son intention est que tous les prisonniers russes qui sont en France soient sur-le-champ formés en régimens provisoires, et que le baron de Muller Lakometsky, général major au service de Russie, auquel l'empereur de Russie donne le commandement de ces troupes, soit chargé de désigner les officiers russes qui seront attachés à chaque compagnie des bataillons provisoires. Sa Majesté me charge de vous faire connaître que sa volonté est que tous les prisonniers russes qui sont en France soient sur-le-champ habillés à neuf, suivant l'uniforme de leur nation. Vous leur ferez fournir la buffleterie, la coiffure, sacs, etc, redingotes, etc.; vous leur ferez donner des fusils neufs; et enfin ils seront arrangés de manière à ce que ces prisonniers, formés en bataillons provisoires, puissent servir et entrer en campagne, si le cas l'exigeait. Quant aux prisonniers russes qui sont encore à la rive droite du Rhin, quand mes ordres parviendront, ils doivent rétrograder pour se rendre en Russie, dans l'état où ils seront. Je pense que vous n'avez pas plus de dix mille Russes en France.

Prenez, général, les mesures les plus promptes pour l'exécution de ces ordres, auxquels Sa Majesté attache beaucoup de prix.

Faites parvenir à M. le général Muller, prisonnier de guerre en France, la lettre ci-jointe de l'empereur Alexandre, et celle que je lui écris.

Berlin, le 25 juillet 1807.

au général chasseloup.

L'empereur, général, ordonne que vous vous rendiez sur-le-champ devant Stralsund, pour prendre directement le commandement du génie. L'intention de Sa Majesté est qu'on fasse à la fois trois attaques, et que la place soit enlevée le plus tôt qu'il sera possible. Je donne des ordres au général Songis pour faire arriver toute l'artillerie et les munitions nécessaires de votre côté; portez devant Stralsund le personnel et le matériel du génie que vous jugerez nécessaire pour déployer promptement la plus grande vigueur contre cette place. Destinez le reste de l'argent que pouvez encore avoir à votre disposition, aux ouvrages à faire devant Stralsund. L'empereur me charge de vous dire qu'il compte sur votre zèle.

Berlin, le 25 juillet 1807.

au général songis.

Je vous préviens, général, que je viens de donner ordre au général Chasseloup d'aller prendre le commandement du siége de Stralsund, auquel Sa Majesté porte une grande sollicitude. L'intention de l'empereur, général, est que vous donniez sur-le-champ les ordres nécessaires pour que l'artillerie de siége arrive le plus promptement possible, et en grande quantité, devant Stralsund, de manière que l'on puisse faire à la fois trois attaques, et que cette place soit promptement enlevée. Envoyez le personnel et le matériel d'artillerie nécessaire. Désignez un général pour commander l'artillerie de siége sous le général Lacombe-Saint-Michel. Donnez les ordres pour que toutes les nouvelles compagnies d'artillerie qui arrivent de France, et qui sont à Magdebourg ou ailleurs, qui n'ont point fait la guerre, soient envoyées directement sur Stralsund pour y pousser vigoureusement le siége.

Faites-moi connaître à Berlin les dispositions que vous aurez faites. Je compte me rendre moi-même à Stralsund pour en voir l'effet.

L'empereur s'en rapporte à votre zèle et à l'activité ordinaire du corps de l'artillerie.

Berlin, le 25 juillet 1807.

à s. a. r. le prince de ponte-corvo.

Vous verrez, M. le maréchal, par les ordres que j'ai expédiés aujourd'hui, que les Hollandais qui sont aux ordres du maréchal Brune retournent en Hollande, passant par Hambourg. Je donne également l'ordre à tous les Espagnols, même à ceux qui viennent de France, de se réunir à Hambourg, où ils serviront à former le noyau de l'armée qui vous est destinée; vous aurez donc sous vos ordres quinze cents Espagnols et quinze cents Hollandais; les quinze cents Hollandais se réuniront dans l'Oldembourg et dans l'Ostfrise sous les ordres du général hollandais, qui, en cas d'événement, y recevrait des ordres de vous. Les Espagnols formant le noyau de votre armée se réuniront à Hambourg, où vous établirez votre quartier-général.

Berlin, le 25 juillet 1807.

à m. daru, intendant-général de l'armée.

Je vous envoie par un officier de mon état-major, des paquets de M. de Talleyrand; je vous renvoie ampliation des lettres qu'il m'a adressées dans le cas où votre paquet ne contiendrait pas la même chose. Conformez-vous à leur contenu dans ce qui peut vous concerner. Jusqu'à nouvel ordre, je reste à la grande armée. Je compte aller passer un jour ou deux devant Stralsund au corps d'armée du maréchal Brune; je reviendrai à Berlin, où je désire vous trouver, afin de nommer les commissaires français ou plénipotentiaires qui, conformément à l'article de la convention, doivent se réunir à Berlin avec les plénipotentiaires ou commissaires prussiens. Il faudrait donc que M. de Golz se rendît à Berlin si c'est lui le plénipotentiaire ou commissaire pour l'exécution de l'article 6 de la convention. Je verrai avec vous quels sont les Français que nous pourrions désigner.

Quant à M. le maréchal Soult, il continuera à avoir son quartier-général à Elbing, et successivement sur l'Oder aux époques déterminées.

Quand je vous aurai vu, et que la commission sera installée, s'il n'y a rien de nouveau, je me rendrai à Hanovre. Je compte donc vous retrouver à Berlin au retour de la Poméranie suédoise.

Berlin, le 25 juillet 1807.

au général legrand, à bayreuth.

L'empereur, M. le général Legrand, m'ordonne de vous faire connaître que son intention est que vous pressiez l'entier paiement, non-seulement de la contribution frappée sur le pays de Bayreuth, mais encore ce que le pays doit sur les revenus. Prenez telles mesures que vous jugerez nécessaires, et mettez-moi à même de faire connaître à l'empereur que ses intentions sont exécutées.

Berlin, le 25 juillet 1807.

à m. le maréchal comte de kalkreuth.

Je vous préviens, M. le maréchal, que je suis chargé d'entrer avec vous dans quelques explications sur l'exécution du traité de paix entre sa majesté l'empereur et sa majesté le roi de Prusse; elles n'ont pour but que de lever toute incertitude et de prévenir toute discussion qui pourrait retarder l'évacuation de la Prusse.

Les articles 16, 25 et 26 doivent avoir reçu leur entière exécution avant l'évacuation des provinces prussiennes; en conséquence, les troupes françaises ne quitteront le pays, entre l'Oder et la Vistule, que lorsque:

1º La convention qui, au terme de l'article 16, doit avoir lieu pour la fixation d'une route de communication entre le royaume de Saxe et le duché de Varsovie, aura été conclue avec M. le maréchal Soult, qui a reçu des plénipotentiaires à cet effet.

Je dois vous observer, relativement à cet article du traité de paix, que le terme de route militaire qui y est employé ne peut s'entendre exclusivement du passage de troupes, et que les communications commerciales entre le royaume de Saxe et le duché de Varsovie doivent être libres de manière à ce que les productions agricoles et manufacturières de la Saxe et du duché de Varsovie puissent y être voiturées sans être assujéties à d'autres droits qui seront indispensables pour l'entretien de cette route, stipulant d'ailleurs les précautions convenables pour empêcher la contrebande.

Il serait à désirer que sa majesté le roi de Prusse consentît à ce que les relations commerciales s'établissent entre la Saxe et le duché de Varsovie par les principales villes de la Silésie. Les objets transportés par ces routes seraient assujétis à un droit de transit qui ne pourrait excéder celui qu'on perçoit en Saxe pour les objets de même nature. Cette convention présenterait des avantages réciproques, et serait un heureux présage pour l'avenir.

2º Les papiers, titres et documens, cartes et plans relatifs au duché de Varsovie auront été remis.

3º Les fonds capitaux et valeurs quelconques, pris par sa majesté le roi de Prusse dans le duché de Varsovie, auront été restitués.

4º Toutes les contributions, tant ordinaires qu'extraordinaires, qui peuvent encore être dues par les Prussiens à l'est de la Poméranie et de la Nouvelle-Marche, auront été acquittées, ou du moins il aura été donné pour ces paiemens des sûretés trouvées suffisantes par M. l'intendant-général de l'armée.

Quant à l'évacuation de la Silésie et des provinces à la gauche de l'Oder, elle ne doit avoir lieu qu'après,

1º La remise de tous les papiers, documens, cartes et plans appartenant aux provinces cédées par sa majesté le roi de Prusse à la gauche de l'Elbe;

2º La restitution des fonds, capitaux et valeurs quelconques qui auraient été pris par sa majesté le roi de Prusse, et qui doivent être restitués;

3º Le paiement de toutes les contributions, tant ordinaires qu'extraordinaires, qui peuvent encore être dues par la Silésie, la Poméranie, la Nouvelle-Marche et les autres provinces prussiennes situées entre l'Elbe et l'Oder, ou la remise des sûretés trouvées suffisantes par M. l'intendant-général, le tout conformément aux stipulations antérieures.

L'article 2 du traité de paix met la nouvelle Silésie au nombre des pays qui doivent être rendus au roi de Prusse. Lorsqu'on s'est servi de cette dénomination, les négociateurs français ignoraient que des provinces polonaises avaient été réunies à la nouvelle Silésie. L'ensemble du traité, et surtout l'article 13, qui porte que, de toutes les provinces ayant appartenu au ci-devant royaume de Pologne antérieurement au 1er janvier 1792, le roi de Prusse ne doit conserver que l'Ermeland, les pays à l'ouest de la vieille Prusse, à l'est de la Poméranie et de la Nouvelle-Marche, au nord du cercle de Culm, de Bromberg et de la chaussée allant de Schneidemüchz à Driesen, avec la ville et citadelle de Grandenz, et trois villages qui se trouvent dans le voisinage, ne laissent aucune incertitude sur le véritable sens de l'article 2 du même traité. Il ne doit donc être restitué à la Prusse de la nouvelle Silésie que ce qui a pu faire partie du duché de ce nom antérieurement au 1er janvier 1772, et ce qui, à cette époque, appartenait à la Pologne appartient maintenant au duché de Varsovie.

J'ai l'honneur de vous prévenir, monsieur le maréchal, que le maréchal Soult a reçu les pleins-pouvoirs nécessaires pour passer toutes les conventions auxquelles ces observations pourront donner lieu.

Fontainebleau, le 30 décembre 1807.

à monsieur l'intendant-général.

L'empereur, M. l'intendant-général, me charge de vous écrire que vous m'envoyiez le plus tôt possible,

1º L'état de situation de l'armée d'après les revues passées par les inspecteurs aux revues à la date du 1er octobre;

2º L'état de situation de l'habillement de l'armée, afin que l'empereur puisse fixer l'état de ses magasins. Sa Majesté sait qu'il y a à Dantzig plus de cent vingt mille paires de souliers, et ces souliers pourriront. Au reste, il ne faut prendre aucune détermination jusqu'à ce que je connaisse la décision de l'empereur.

Je dois vous rappeler que les magasins ne sauraient être trop bien approvisionnés à Stetein, parce que cette place tient à la Poméranie suédoise, que nous conserverons jusqu'à la paix maritime.

Quant à l'argent, il est indispensable que les fonds soient faits et préparés pour tout 1807, car il est vraisemblable que l'armée achèvera de passer l'année en Allemagne. Il faut non-seulement assurer la solde du corps du maréchal Davoust pour 1807, mais encore pour les trois premiers mois de 1808.

En général, de préférence à tout, assurez la solde de l'armée, ainsi qu'il est dit ci-dessus, dans la caisse du payeur-général et de ses proposés.

Envoyez-moi un état de caisse qui me fasse connaître toutes les recettes faites depuis le 1er novembre et ce qui reste à recouvrer; un autre état de tout ce que peut avoir produit la grande armée en argent, et où se trouvent les différentes sommes, enfin un troisième qui indique ce qu'elle a produit en denrées ou effets, ce qui a été employé, ce qui reste et où sont les magasins. Par là l'empereur sera à même de connaître où sont les fonds et les magasins, car aujourd'hui Sa Majesté trouve tout cela si confus, qu'elle ne peut faire aucune disposition. Il ne faut pas, dans ces états, entrer dans de petits détails, et quand vous les aurez établis, au 1er novembre, l'empereur désire que tous les dix jours vous m'en envoyiez de nouveaux qui fassent connaître la situation des magasins et des caisses, d'après les mutations ou emploi pendant les dix jours.

Instruisez-moi de ce qui peut être dû à l'armée pour 1806 et 1807. Tâchez de ne rien omettre.

L'empereur a dû vous écrire directement pour le traité que vous aurez à faire à l'égard des cent cinquante millions; mais Sa Majesté croirait n'avoir rien si les effets devaient passer l'armée, car le commerce du pays n'a point les moyens nécessaires pour les acquitter. En pressant le gouvernement prussien et en tenant bon, l'empereur ne doute pas qu'il ne paye, et il peut le faire s'il est quelques années sans armée.

L'empereur vous autorise à faire rentrer les auditeurs dont vous n'avez plus besoin; mais Sa Majesté vous recommande d'envoyer des inspecteurs aux revues pour bien établir l'effectif de l'armée, et pour faire rayer des contrôles ceux dont on n'a point de nouvelles, et qui doivent être rayés d'après les lois; car, en comparant les états de l'effectif avec le présent sous les armes et les détachés dont on a connaissance, on trouve une différence de quarante mille hommes, lesquels doivent être ou des hommes morts, ou désertés à l'ennemi ou à l'intérieur, qu'il faut rayer des contrôles.

L'intention de l'empereur est que vous établissiez l'administration de la Poméranie suédoise, de l'île Rugen, etc., que vous y frappiez une contribution de guerre dans la proportion de celle imposée aux autres pays; faites-moi connaître le nombre des troupes que l'on peut y laisser pour bien y vivre.

Fontainebleau, le 30 décembre 1807.

au même.

L'intention de l'empereur, monsieur le l'intendant-général, est que l'évacuation des hôpitaux se fasse sur plusieurs routes afin de n'écraser aucun pays. Il peut y avoir une ligne d'évacuation de Magdebourg sur Menden, Wesd, etc.; une autre par Wittemberg, Leipsick, Erfurt, Fulde et Francfort; une autre par Dresde, Schleitz, Bamberg, Wurtzbourg et Francfort.

En général, il faut laisser guérir les malades en Allemagne. Alors, il faut que les pays de Westphalie, d'Erfurt et de Saxe supportent le fardeau de l'existence de ces hôpitaux.

Fontainebleau, le 30 décembre 1807.

au même.

L'intention de l'empereur, monsieur l'intendant-général, est que toutes les troupes qui sont à Bremen, Hambourg et Lubeck soient nourries et soldées au compte de ces villes anséatiques.

Sa Majesté pense qu'elles ont assez gagné avec le commerce anglais pour supporter cette dépense.

Paris, le 23 février 1808.

à s. a. le prince de ponte-corvo.

Prince, l'empereur m'ordonne de vous faire connaître qu'il est nécessaire que vous vous rendiez de votre personne auprès du prince royal de Danemarck, et que vous vous assuriez des moyens de passer en Seelande. Vous pouvez employer à cette expédition les Français qui sont à Hambourg, les Espagnols et une division hollandaise. Mais tant de troupes ne pourront point passer; on fera des démonstrations du côté de Rugen, quoiqu'il ne soit pas possible de pénétrer de ce côté en Suède, puisque nous n'avons point de vaisseaux et que le trajet de mer est trop long.

L'intention de l'empereur, monsieur le maréchal, et que si c'est vous qui avez fait occuper le pays d'Oldembourg, vous le fassiez entièrement évacuer, vu que la Russie s'intéresse beaucoup au prince qui le gouverne.

J'écris à M. le maréchal Soult pour lui faire connaître que, quoique l'empereur sente les difficultés de pénétrer en Suède par l'île de Rugen, Sa Majesté cependant désire menacer l'ennemi de ce côté; qu'il doit donc réunir là des bâtimens et des moyens d'embarquement, intercepter la communication et annoncer l'intention de passer par là en Suède. Je mande au maréchal Soult qu'il ne saurait faire trop de bruit, puisqu'il est difficile de tenter quelque chose.

Je vous prie, mon prince, d'agréer, etc., etc.

Paris, le 31 janvier 1808.

à m. le maréchal bernadotte, prince de ponte-corvo.

L'intention de l'empereur, monsieur le maréchal, est que vous disposiez sur-le-champ, et que vous teniez prêt à marcher, un corps composé d'une division française, d'une division espagnole et d'une division hollandaise. Ce corps, d'environ dix-huit mille hommes, se tiendra prêt à partir pour se rendre en Zélande et en Scanie, et faire diversion avec un nombre égal de troupes danoises.

L'officier, porteur de cette lettre, doit continuer sa route pour remettre des dépêches au ministre de l'empereur à Copenhague. L'intention de Sa Majesté, mon prince, est que vous fassiez partir de suite un aide-de-camp ou un officier d'état-major de confiance et intelligent, qui ira s'aboucher avec le ministre de l'empereur à Copenhague, afin d'aplanir tous les obstacles et assurer les subsistances.

L'empereur a demandé que le commandement de cette armée combinée vous soit donné. Une armée russe entre en Finlande, et ce corps que vous commanderez ferait diversion en faveur de l'armée russe.

Vous direz, dans la lettre que vous écrirez par votre aide-de-camp, que vous recevez l'ordre de vous porter avec quinze ou vingt mille hommes en Zélande et en Scanie, où douze à quinze mille Danois doivent passer, et que votre aide-de-camp ou l'officier que vous enverrez, est chargé d'assurer le passage et les subsistances.

Vous pouvez ajouter que le gouvernement danois peut retirer toutes les troupes qu'il a dans le Holstein, afin de pouvoir bien défendre les îles et renforcer l'armée de Scanie, en observant que, lorsque la bonne saison arrivera, s'il craignait d'être inquiété par les Anglais, il pourra demander des troupes françaises, et que l'on en enverra.

Paris, le 3 mars 1808.

au même.

Prince, M. Lépine, officier de votre état-major, m'a remis votre dépêche du 16 février. Je me suis empressé de la communiquer à l'empereur, et voici quelles sont les intentions de Sa Majesté.

Elle ordonne que vous augmentiez la division Boudet du 19e régiment de ligne et des 14e et 23e régimens de chasseurs, ce qui fera 1200 chevaux, de manière qu'avec le parc d'artillerie, cette division sera forte de près de dix mille Français. Vous prendrez avec vous les deux divisions espagnoles, qui, étant fortes de treize cents hommes, porteront votre corps d'armée à vingt-trois mille hommes. Vous laisserez le général Dupas pour commander les villes anséatiques avec le régiment belge, ses deux régimens d'infanterie et son artillerie. Il sera pris des mesures pour compléter cette division à quatre régimens, et les mettre en état d'aller à votre secours, s'il est nécessaire.

L'intention de l'empereur est que vous renvoyiez une division hollandaise en Hollande, en la dirigeant sur Utrecht, et que vous gardiez l'autre division, c'est-à-dire les quatre meilleurs régimens, le régiment de cuirassiers et l'artillerie, ce qui fera un corps de huit mille hommes qui, avec le régiment du général Dupas, restera dans les villes anséatiques, et sera en seconde ligne.

L'empereur ordonne que vous vous dirigiez vis-à-vis les îles danoises, en faisant ouvrir la marche par une avant-garde composée d'un régiment de cavalerie française, d'un régiment d'infanterie légère et de huit pièces de canon; après marchera une division espagnole qui sera suivie de la division Boudet, laquelle marchera entre les deux divisions espagnoles; l'autre division espagnole fermera la marche. Sa Majesté vous autorise à faire passer des troupes dans les îles danoises, c'est-à-dire un régiment de cavalerie et deux régimens d'infanterie espagnole; aucun des régimens français ne doit y passer que vous n'ayez reçu de nouveaux ordres; et, pour les donner, l'empereur attendra qu'il ait des nouvelles des facilités qu'offrira le passage et des dispositions des Danois; mais, dans tous les cas, aucune troupe française ne doit passer la mer qu'après une division espagnole. L'intention de Sa Majesté n'est pas que vos troupes soient disséminées dans les îles: elles doivent toutes se réunir aux environs de Copenhague. Ces vingt-trois mille hommes, joints à treize mille que peut fournir le Danemarck, formeront une armée de trente-six mille hommes. Avant que vos troupes soient passées, la division Dupas et les Hollandais arriveront: probablement ne seront-elles pas nécessaires; mais elles occuperont le Holstein, et maintiendront les communications.

L'empereur ordonne que vous lui fassiez connaître,

1º Combien il y a de marches de Hambourg à l'île de Seelande, et quel jour vous y arriverez;

2º Combien d'hommes peuvent passer pour se rendre à Copenhague, et quel jour toutes les troupes pourront être passées.

Au retour de votre courrier, on saura le résultat des opérations des Russes, qui ont dû entrer le 10 février en Finlande. Au reste, Sa Majesté pense que vous n'avez aucune diversion à craindre de la part des Anglais; ils se contenteront d'envoyer quelques régimens hanovriens qui ne demanderont pas mieux que de déserter. Donnez l'ordre à un officier du génie de visiter le Holstein, la Fionie et le bout du continent. Cet officier demandera la permission de voir les fortifications que les Danois y ont élevées, afin de reconnaître les difficultés qu'il y aurait à vaincre pour s'emparer du pays en cas d'événement. Dès que toutes ces reconnaissances auront été faites, je vous prie de me les adresser, afin que je puisse les mettre sous les yeux de l'empereur.

Paris, le 14 mars 1808.

à son altesse le prince de ponte-corvo.

Prince, l'empereur a reçu la nouvelle que les Russes sont entrés en Finlande, et que les premiers coups de fusil ont été tirés contre les Suédois. L'intention de Sa Majesté est que vous activiez votre marche autant que possible. S'il arrivait, comme on croit avoir lieu de l'espérer, que les Belts vinssent à geler, vous ne devez pas hésiter à les passer avec les divisions espagnoles, votre division française et deux danoises; ce qui pourra former trente mille hommes. Aussitôt que l'empereur saura que vous avez passé, Sa Majesté se propose de donner à la division hollandaise et à une division française l'ordre de se mettre en marche pour vous soutenir.

Recevez, prince, etc., etc.

Paris, le 23 mars 1808.

à son altesse le prince de ponte-corvo.

Prince, j'ai reçu vos lettres du 14; je les ai mises sous les yeux de l'empereur, qui m'ordonne de vous expédier un courrier extraordinaire pour vous faire connaître ses intentions.

Sa Majesté considère les troupes qui sont sur le territoire de Holstein comme si elles étaient à Hambourg, puisqu'elles peuvent s'y porter en peu de marches. Elle vous autorise à faire passer à Copenhague les deux divisions espagnoles et la division française, ce qui pourra faire une force de vingt-deux à vingt-quatre mille hommes. Ces troupes seront prêtes à partir de Copenhague avant les huit premiers jours d'avril. Les troupes hollandaises et celles françaises du général Dupas doivent rester où elles se trouvent, jusqu'à ce que Sa Majesté sache positivement le lieu où elles se sont arrêtées. Des frontières de Russie à Abo il y a un mois de route; ainsi les Russes ne peuvent y être arrivés que du 20 au 25 mars. Il est nécessaire, avant que vous entriez en Scanie, de connaître, 1º si les Russes sont arrivés à Abo; 2º le nombre de troupes que les Danois veulent employer dans l'expédition de Scanie. L'expédition doit être exécutée, mais seulement avec toute sûreté de réussir. L'intention de Sa Majesté est que vous ne passiez pas en Scanie avant d'être certain d'avoir sous vos ordres trente-six mille hommes, indépendamment des secours que peut vous offrir la Norwége. On pense que les divisions espagnoles et la division française formeront un présent sous les armes de vingt-deux mille hommes. Il faut donc que les Danois fournissent quatorze mille hommes, pour arriver à trente-six mille. Les choses étant ainsi, l'empereur vous laisse carte blanche, ayant soin en arrivant en Suède de ménager les troupes, sans faire une guerre d'invasion. Les Danois peuvent ôter toutes les troupes qu'ils ont dans le Holstein. Vous êtes maître de disposer d'une division hollandaise, et maintenir vos communications.

Le sieur Didelot a écrit que les Danois ont des moyens suffisans pour faire passer trente mille hommes en Scanie. Si cela est ainsi, l'empereur désire que vous passiez d'abord avec douze mille Danois, douze mille Espagnols et huit mille Français; les autres deux mille Danois, les mille ou deux mille Espagnols et les autres mille Français passeront avec le second convoi. Il faut aussi que le prince royal ait des troupes pour garder la Zélande. Sa Majesté ne voit pas de difficulté à ce qu'un régiment de la division Dupas, celui qui se trouve le plus près de la Fionie, avec deux régimens hollandais, passât à Copenhague aussitôt que vous serez en Suède, pour aider les Danois à garder Copenhague. Elle enverrait alors deux autres régimens hollandais et le 58e qui est à Hambourg, pour garder le Holstein et la Fionie. En résumé l'empereur approuve que vous n'ayez fait aucun mouvement rétrograde; Sa Majesté approuve même que vous laissiez où elles sont les troupes hollandaises.

Vous êtes autorisé dès à présent de passer à Copenhague. Sa Majesté ne vous autorise à passer en Scanie pour faire la guerre qu'avec deux divisions danoises formant quatorze mille hommes, ce qui complétera votre armée à trente-six mille hommes. Dans ce cas, elle vous laisse le maître de disposer d'une division hollandaise et d'un régiment de la division Dupas pour garder la Scanie et Copenhague; mais elle vous défend expressément de passer en Suède, si les Danois n'ont quatorze mille hommes à joindre à vos troupes. Sa Majesté n'a point un assez grand intérêt à l'expédition de la Suède pour la hasarder à moins de trente-six mille hommes. Elle ne veut pas non plus que, quand ses troupes seront en Suède, et séparées du continent de la mer, les Danois soient tranquilles à Copenhague; cela n'aurait pas de sûreté pour elle.

Une fois débarqué en Scanie, l'intention de l'empereur est que vous fassiez une guerre réglée; que vous fortifiiez un point comme tête de pont, en cas d'événemens; que vous vous empariez, s'il est possible, des points qui interceptent le Sund, pour empêcher les communications des Anglais avec les Suédois; enfin que vous fassiez publier des proclamations dans les pays, afin de produire le plus de mécontentement contre le roi de Suède. Sa Majesté ne vous autorise à marcher sur Stockholm qu'autant que vous seriez assuré d'y avoir un parti puissant pour vous seconder. Dans vos proclamations vous ne devez jamais appeler le roi actuel roi de Suède; l'empereur ne le reconnaît point comme tel; mais l'appeler le chef de la nation suédoise. Vous vous servirez du mot générique de gouvernement; et quand vous serez obligé de lui parler à lui-même, l'appeler toujours le chef de la nation suédoise. Il faut dire que l'empereur ne le reconnaît plus comme roi depuis que la constitution de 1772 a été culbutée. Prince, l'empereur se repose sur vous pour maintenir la dignité qui est due à son caractère et à la majesté impériale; vous ne devez signer aucun armistice, convention, ni acte quelconque que vous n'y soyez appelé prince de Ponte-Corvo, et non maréchal Bernadotte commandant en chef l'armée impériale française, et non commandant les troupes françaises. Le roi de Suède s'est mal comporté avec le maréchal Brune, qui, malheureusement pour la France, a été assez pusillanime pour se laisser maltraiter. Cela ne peut arriver et n'arrivera pas avec vous, prince.

Du moment que vous aurez donné tous vos ordres, vous vous rendrez à Copenhague pour y voir le prince royal, et lui faire connaître les intentions de l'empereur.

fin du tome quatrième.


MÉMOIRES

DE CONSTANT,

PREMIER VALET DE CHAMBRE DE L'EMPEREUR,

SUR LA VIE PRIVÉE

DE

NAPOLÉON,

SA FAMILLE ET SA COUR.

Depuis le départ du premier consul pour la campagne de Marengo, où je le suivis, jusqu'au départ de Fontainebleau, où je fus obligé de quitter l'empereur, je n'ai fait que deux absences, l'une de trois fois vingt-quatre heures, l'autre de sept ou huit jours. Hors ces congés fort courts, dont le dernier m'était nécessaire pour rétablir ma santé, je n'ai pas plus quitté l'empereur que son ombre.

Mémoires de Constant, Introduction.

TOME CINQUIÈME.

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À PARIS,

CHEZ LADVOCAT, LIBRAIRE

DE S. A. R. LE DUC DE CHARTRES,

quai voltaire et palais-royal.

MDCCCXXX.

PARIS.—IMPRIMERIE DE COSSON,

rue saint germain-des-prés, nº 9.


CHAPITRE PREMIER.

Voyage en Flandre et en Hollande.—M. Marchand, fils d'une berceuse du roi de Rome.—O'Méara.—Ce voyage de Leurs Majestés en Hollande généralement peu connu.—Réfutation des Mémoires contemporains.—Quel est mon devoir.—Petit incident à Montreuil.—Napoléon passe un bras de rivière dans l'eau jusqu'aux genoux.—Le meunier.—Le moulin payé.—Le blessé de Ratisbonne.—Boulogne.—La frégate anglaise.—La femme du conscrit.—Napoléon traverse le Swine sur une barque de pêcheurs.—Les deux pêcheurs.—Trait de bienfaisance.—Marie-Louise au théâtre de Bruxelles.—Le personnel du voyage.—Les préparatifs en Hollande.—Les écuries improvisées à Amsterdam.—M. Emery, fourrier du palais.—Le maire de la ville de Bréda.—Réfutation d'une fausseté.—Leurs Majestés à Bruxelles.—Marie-Louise achète pour cent cinquante mille francs de dentelles.—Les marchandises confisquées.—Anecdote.—La cour fait la contrebande.—Je suis traité de fraudeur.—Ma justification.—Napoléon descendant à des détails de femme de chambre.—Note injurieuse.—Mes mémoires sur l'année 1814.—Arrivée de Leurs Majestés à Utrecht.—La pluie et les curieux.—La revue.—Les harangues.—Nouvelle fausseté des Mémoires contemporains.—Délicatesse parfaite de Napoléon.—Sa conduite en Hollande.—Les Hollandais.—Anecdote plaisante.—La chambre à coucher de l'empereur.—La veilleuse.—Entrée de Leurs Majestés dans Amsterdam.—Draperie aux trois couleurs.—Rentrée nocturne aux Tuileries, un an plus tard.—Talma.—M. Alissan de Chazet.—Prétendue liaison entre Bonaparte et mademoiselle Bourgoin.—Napoléon pense à l'expédition de Russie.—Le piano.—Le buste de l'empereur Alexandre.—Visite à Saardam.—Pierre-le-Grand.—Visite au village de Broeck.—L'empereur Joseph II.—La première dent du roi de Rome.—Le vieillard de cent un ans.—Singulière harangue.—Départ.—Arrivé à Saint-Cloud.


En septembre 1811, l'empereur résolut de faire un voyage en Flandre avec l'impératrice, dans la vue de s'assurer par ses yeux si ses intentions étaient fidèlement remplies, en ce qui concernait l'administration tant civile que religieuse. Leurs Majestés partirent le 19 de Compiègne, et arrivèrent à Montreuil-sur-Mer à cinq heures du soir. Je suivis l'empereur dans ce voyage. J'ai lu dans le Mémorial d'O'Méara que M. Marchand faisait alors partie du service de Napoléon; c'est un fait inexact, M. Marchand n'est entré au service particulier de l'empereur qu'à Fontainebleau, en 1814. Sa Majesté m'avait ordonné de choisir parmi les garçons d'appartement un jeune homme intelligent qui pût m'aider dans mes fonctions auprès de sa personne, puisque aucun de MM. les valets de chambre ordinaires ne devait rester à l'île d'Elbe. Je parlai à l'empereur de M. Marchand, fils d'une berceuse du roi de Rome, et qui réunissait toutes les qualités désirables: Sa Majesté l'accepta, et dès ce jour-là M. Marchand fit partie du service de la chambre. Il pouvait être du voyage de Hollande; mais Napoléon ne le connaissait pas, son service ne le rapprochant pas de Sa Majesté.

Je raconterai une partie de ce que j'ai vu durant ce voyage, dont les circonstances sont en général peu connues. Ce sera d'ailleurs une occasion pour moi de relever d'autres assertions du genre de celle que je viens de mentionner, et que j'ai lues avec surprise et souvent avec indignation dans les Mémoires contemporains. Il est important que le public connaisse parfaitement tout ce qui se rapporte à ce voyage, et qu'il soit éclairé sur certains incidens où la calomnie a trouvé à attaquer l'honneur de Napoléon et quelquefois le mien. Serviteur obscur, mais dévoué, de l'empereur, je dois avoir à cœur d'expliquer tout ce qui est douteux, de réfuter tout ce qui est mensonger, de relever tout ce qui est inexact, en ce qui touche les jugemens portés sur mon maître et sur moi. J'accomplirai mon devoir avec franchise; j'en ai donné quelques garanties dans ce qu'on a déjà lu de mes Mémoires.

Un petit incident eut lieu à Montreuil, que je me fais un plaisir de rappeler, parce qu'il prouve tout l'empressement que mettait Napoléon à visiter les travaux de fortifications ou d'embellissemens qui se faisaient dans les villes, par suite de ses ordres directs ou de l'impulsion générale qu'il avait donnée à cette partie importante des services publics. Après avoir parcouru les travaux faits dans l'année aux fortifications de Montreuil, et avoir fait le tour des remparts, l'empereur se rendit à la citadelle, d'où il sortit ensuite pour visiter les ouvrages extérieurs. Un bras de la rivière de Canche, qui baigne un des murs d'enceinte de la ville, lui coupait le chemin. Toute sa suite se mit en mouvement pour former un pont avec des planches et des fascines; mais l'empereur, impatienté, traversa le bras de rivière, ayant de l'eau jusqu'aux genoux. Le propriétaire d'un moulin, situé sur la rive opposée, prit Sa Majesté sous le bras pour l'aider à monter la digue; il profita de cela pour exposer à l'empereur que son moulin, se trouvant dans la ligne des fortifications projetées, allait être nécessairement abattu. Sa Majesté se tourna vers les ingénieurs, et dit: Il faut que ce brave homme soit dédommagé de la perte qu'il va faire. L'empereur continua sa visite, et il ne remonta dans sa voiture qu'après avoir tout vu à loisir, et s'être entretenu long-temps avec les autorités civiles et militaires de Montreuil. Chemin faisant, un militaire, blessé à Ratisbonne, lui fut présenté; Sa Majesté lui fit remettre à l'instant une gratification, et ordonna qu'on lui adressât la réclamation de cet homme à Boulogne, où elle arriva le 20.

C'était la seconde fois que Boulogne recevait l'empereur dans ses murs. Dès son arrivée, il se rendit sur la flottille, et la fit manœuvrer. Une frégate anglaise ayant fait mine de s'approcher pour observer ce qui se passait dans la rade. Sa Majesté fit sortir à l'instant une frégate française, qui se dirigea à toutes voiles contre le navire ennemi: mais celui-ci prit le large, et disparut. Le 29 septembre, Sa Majesté était à Flessingue. De Flessingue, elle alla visiter les fortifications de Terveere. Comme elle parcourait les différens travaux de cette place, une jeune femme vint se jeter à ses pieds; ses yeux étaient baignés de pleurs; elle tendit d'une main tremblante une pétition à l'empereur. Napoléon la fit relever avec bonté, et lui demanda quel était l'objet de sa pétition. «Sire, dit en sanglotant la pauvre femme, je suis mère de trois enfans, dont le père est conscrit de Votre Majesté; les enfans et la mère sont dans la détresse.—Monsieur, dit Sa Majesté à quelqu'un de de sa suite, prenez le nom de cet homme; j'en ferai un officier.» La jeune femme voulut lui témoigner sa reconnaissance, mais l'émotion et les larmes qu'elle versait ne lui permirent pas de proférer une seule parole. L'empereur continua sa visite.

Un autre acte de bienfaisance avait signalé son départ d'Ostende. En quittant cette ville, il suivit l'Estrau. Ne voulant pas faire le tour par les écluses, il se jeta, pour passer le Swine, dans un bateau pêcheur avec le duc de Vicence, son grand écuyer, le comte Lobau, l'un de ses aides-de-camp, et deux chasseurs de la garde. Deux pauvres pêcheurs menaient la barque, qui, avec tout son gréement, valait cent cinquante florins. C'était tout leur bien. La traversée dura une demi-heure. Sa Majesté arriva au Fort-Orange, dans l'île de Cadsan, où l'attendaient le préfet et sa suite. L'empereur était mouillé et avait souffert du froid; on alluma un grand feu, auquel il se chauffa du meilleur cœur. On fit ensuite demander aux deux pêcheurs ce qu'ils prendraient pour la traversée; ils répondirent: Un florin par passager. Napoléon ordonna qu'on les lui amenât; il leur fit compter cent napoléons, et il leur assigna trois cents francs de pension leur vie durant. On se figure difficilement la joie de ces pauvres gens, qui étaient bien loin de se douter quel passager ils avaient reçu sur leur barque. Quand ils le surent, tout le pays le sut, et cela ne gagna pas peu de cœurs à Napoléon. Déjà l'impératrice Marie-Louise recueillait pour lui, au théâtre et dans les rues de Bruxelles, les plus vifs et les plus sincères applaudissemens.

Deux mois avant l'arrivée de Leurs Majestés, partout, en Hollande, on s'était disposé à les recevoir dignement. Il n'y eut pas de si petit village, placé sur l'itinéraire de l'empereur, qui ne se montrât jaloux de mériter ses suffrages par la magnificence proportionnée de l'accueil que Sa Majesté devait y recevoir. Presque toute la cour de France était de ce voyage. Grands dignitaires, dames d'honneur, officiers supérieurs, aides-de-camp, chambellans, écuyers, dames d'atour, maréchaux-des-logis, valets de chambre, quartiers-maîtres, fourriers, gens de bouche, rien n'y manquait. Napoléon avait voulu éblouir les bons Hollandais par la magnificence de sa cour. Et, en vérité, cela ne fut pas sans effet sur cette population que ses bonnes manières, son affabilité, le récit des bienfaits qu'il semait sur ses pas, lui avaient déjà conquise malgré quelques mines renfrognées, qui murmuraient, en fumant leur pipe, contre les entraves apportées au commerce par le système continental.

La ville d'Amsterdam, où l'empereur s'était proposé de rester quelque temps, se trouva tout à coup dans un singulier embarras. Cette ville avait un palais fort étendu, mais point de remise ni d'écurie qui en dépendent. Or pour la suite de Napoléon c'était un objet de première nécessité. Les écuries du roi Louis, outre leur insuffisance, étaient placées dans un quartier trop éloigné du palais pour qu'on pût songer à y remiser même une section du service de l'empereur. L'embarras était grand dans la ville, et on s'y donnait beaucoup de mouvement pour loger les chevaux de l'empereur. Improviser des écuries en quelques jours, presque à la minute, c'était chose impossible. Dresser des hangars au milieu des cours, c'était chose ridicule. Heureusement qu'il se trouva, pour tirer tout le monde d'embarras, un des fourriers du palais, homme très-intelligent, ancien militaire, M. Emery, qui avait appris de Napoléon et des circonstances à ne jamais reculer devant les difficultés. Il imagina, au grand étonnement des bons Hollandais, de convertir leur Marché-aux-Fleurs en remises et en écuries, pour y établir sous d'immenses tentes les équipages de l'empereur.

J'ai lu dans des Mémoires contemporains une anecdote qu'il est de mon devoir de démentir formellement; la voici:

«Le contrôleur du service, qui précéda Leurs Majestés, éprouva du maire de la ville de Bréda le refus de mettre à sa disposition tout ce qui pouvait être nécessaire à l'exécution de ses ordres. M. le maire, tout dévoué au parti anglais, et peu jaloux de la visite de son nouveau souverain, ne voulait absolument rien faire pour la réception de Napoléon, et le contrôleur allait dresser procès-verbal de sa désobligeance, lorsque les notables de la ville obtinrent de leur premier magistrat une courtoisie que la politique exigeait impérieusement. Il advint que dès le lendemain M. le maire, enlacé dans les honneurs de sa place, fut chargé de complimenter l'empereur à son arrivée. Napoléon était à cheval, et le maire, en déguisant son humeur nationale, lui débitait pompeusement sa harangue municipale en lui présentant les clefs de la ville; mais l'empereur, qui connaissait les opinions politiques du maire de Bréda, lui dit fort cavalièrement, en donnant un coup de pied sous le plat où étaient les clefs, qui tombèrent par terre: Retirez-vous! gardez vos clefs pour ouvrir les portes à vos chers amis les Anglais; quant à moi, je n'en ai que faire pour entrer dans votre ville, où je suis le maître

Cette anecdote est de toute fausseté; l'empereur, brusque quelquefois, ne manqua jamais à sa dignité d'une façon si étrange, et j'ajoute si ridicule. Cela peut paraître une plaisante invention à l'auteur de ces mémoires; mais je dois déclarer que cela me paraît avoir aussi peu de vraisemblance que de sel.

L'empereur rejoignit enfin son auguste épouse à Bruxelles. L'enthousiasme que sa présence y excita fut unanime. D'après sa recommandation, aussi délicate que politique, Marie-Louise y acheta pour cent cinquante mille francs de dentelles, afin d'y ranimer les manufactures. L'introduction en France des marchandises anglaises était alors sévèrement défendue, toutes celles qu'on parvenait à saisir étaient brûlées sans miséricorde. De tout le système de politique offensive établi par Napoléon contre la tyrannie maritime de l'Angleterre, rien ne lui tenait plus à cœur que l'observation rigoureuse des décrets de prohibition. La Belgique renfermait alors beaucoup de marchandises anglaises, qu'elle tenait cachées avec soin, et dont chacun se montrait naturellement très-avide, comme on l'est d'un fruit défendu. Toutes les dames de la suite de l'impératrice en firent d'amples provisions, et on en chargea plusieurs voitures, non sans crainte que Napoléon n'en fût informé et ne fît tout saisir en arrivant en France. Les voitures aux armes de l'empereur passèrent le Rhin, pleines de ce précieux bagage, et arrivèrent en même temps aux portes de Coblentz. Ce fut une occasion de pénible incertitude pour les commis de la douane: fallait-il arrêter les voitures et les visiter? fallait-il laisser passer sans examen un convoi qui paraissait appartenir à l'empereur? Après mûre délibération, la majorité adopta ce dernier avis, et les voitures franchirent librement cette première ligne des douanes françaises, et amenèrent à bon port, notamment à Paris, la cargaison de marchandises prohibées. Si les voitures eussent été arrêtées, il est probable que Napoléon eût fort applaudi au courage des préposés de la douane, et qu'il eût impitoyablement brûlé les objets confisqués.

Au sujet de ces marchandises confisquées, je trouve dans les Mémoires contemporains une nouvelle anecdote, qui me paraît, comme la première, un conte fait à plaisir. Il m'importe beaucoup de relever cette prétendue anecdote, où l'on me fait jouer un rôle indigne de mon caractère, et, par suite, encourir une disgrâce que je n'ai jamais encourue. Bien qu'il me coûte d'entretenir le public de ce qui ne touche que moi, je dois pourtant à la vérité de démentir complétement des assertions qui fausseraient le jugement du lecteur, non pas seulement en ce qui regarde ma conduite, mais en ce qui regarde Napoléon, dont le caractère dans ces étranges mémoires est en mille circonstances gratuitement altéré.

«Marie-Louise, y est-il dit, à l'insu de l'empereur, cherchait, pour sa toilette, à se procurer des marchandises anglaises; et, pour cela, une dame d'atours mettait en campagne tout ce qu'il y avait de plus fin, de plus madré parmi les enfans de Jacob, qui faisaient payer au centuple tout ce qu'ils vendaient, afin de se dédommager du danger qu'il y avait à se mettre en contravention ouverte sous les yeux même de Napoléon.

Constant, le premier valet de chambre de l'empereur, quoiqu'il sût bien que son maître abhorrait tout ce qui venait de l'Angleterre, eut pourtant l'indiscrétion d'acheter des objets qui y avaient été manufacturés; l'empereur en fut informé, et sur-le-champ donna l'ordre au grand chambellan et au grand maréchal de renvoyer ce fraudeur en France, en le dépossédant de son emploi. Constant, qui savait que Marie-Louise faisait aussi un peu la fraude, sollicita de sa bienveillance qu'elle obtînt sa grâce de Napoléon. En l'accordant, mais non pas sans peine, il protesta qu'à l'avenir il ferait pendre au mât de misaine du premier bâtiment de la rade celui qui aurait enfreint ses ordres.»

Tout cela est de la plus complète fausseté d'un bout à l'autre. Est-il raisonnable de penser que Marie-Louise cherchât sous main à se procurer des marchandises anglaises, quand elle savait combien ces marchandises étaient en horreur à l'empereur? Outre que la jeune impératrice n'était pas femme à causer un tel déplaisir à son mari, il était difficile que l'empereur ne s'aperçût pas qu'on le jouait, s'il fût venu dans la fantaisie de Marie-Louise de se parer de ces objets prohibés; car il distinguait à merveille d'où provenaient les différentes étoffes dont se composait la toilette de l'impératrice, et quelquefois même il présidait au choix qui s'en faisait. Ce n'était pas alors chose peu curieuse de voir cet homme si puissant, et préoccupé de si vastes idées, descendre de cette haute sphère jusqu'à des détails de femme de chambre. C'est que Bonaparte savait être à la fois grand homme et homme. La simplicité lui était aussi facile que la grandeur. Je ne l'ai jamais vu gauche en quoi que ce soit.

Quant au paragraphe qui me concerne, je ne puis le qualifier que de mensonge. Jamais je n'ai fait la fraude: cela n'était ni dans mon caractère ni dans mes goûts. Abuser de ma position auprès de l'empereur pour me livrer à de honteuses spéculations de ce genre, c'eût été, à la fois, absurde et dangereux. Honoré d'une bienveillance auguste, il me convenait moins qu'à tout autre de désobéir à mon maître; et il était tout au contraire dans mes principes de m'imposer tout le premier les restrictions auxquelles il contraignait tout le monde, encore même que les restrictions eussent été des sacrifices. Je ne puis donc que donner un démenti formel à ce passage des Mémoires contemporains, où l'auteur me paraît s'être étendu avec d'autant plus de complaisance que, cette anecdote étant de son crû, il a pu s'y livrer sans gêne à des développemens, fort jolis sans doute, mais auxquels il ne manque que la vérité.

L'auteur de ces mémoires, non content d'avoir imaginé à mon sujet une anecdote mensongère, et de m'avoir fait passer pour un fraudeur, a ajouté au bas de la page une note injurieuse, où il me reproche ma conduite à Fontainebleau en 1814. Il est dit dans cette note, qu'après avoir reçu de l'empereur une gratification de cinquante mille francs pour l'accompagner à l'île d'Elbe, je l'abandonnai indignement lorsque d'autres, sans nul motif d'intérêt, s'étaient fait un devoir de partager le sort de leur souverain déchu. À cette partie de mes Mémoires, je donnerai de grands détails sur ce qui s'est passé: le public jugera. Ce n'est pas moi qui reculerai devant la vérité. Qu'il me suffise, quant à présent, de protester hautement contre le reproche d'ingratitude; c'est tout ce que je répondrai à l'auteur de ces Mémoires. Je reviens à mon récit.

Le 6 octobre, Leurs Majestés arrivèrent a Utrecht. Toutes les maisons des quais et des rues étaient ornées de rubans et de guirlandes. La pluie tombait à flots. Cela n'empêcha pas les autorités d'être sur pied dès le matin, et la population de remplir les rues. À peine descendu de voiture, Napoléon, malgré le mauvais temps, monta à cheval, et alla passer en revue quelques régimens qui étaient aux portes d'Utrecht. Il était accompagné d'un grand état-major et d'un assez grand nombre de curieux, mouillés la plupart jusqu'aux os. Après la revue, Napoléon rentra au palais, où toute la députation l'attendait dans une salle immense, non encore meublée, qui avait été construite par le roi Louis. Sans changer de vêtemens, il donna audience à tous ceux qui s'empressaient de le complimenter, et il écouta avec une bienveillante patience les harangues qui lui furent adressées.

Ici encore, l'auteur des Mémoires contemporains a trouvé moyen de faire commettre une sotte et grossière inconvenance à Napoléon. «Napoléon, dit-il, rentré dans ses appartemens, et se sentant fatigué de sa cavalcade, se mit au lit, quoiqu'on l'attendît dans la salle à manger, où se trouvaient réunis d'importans personnages. Il fit dire à l'impératrice de se mettre à table sans lui, avec les personnes invitées. Marie-Louise vint le trouver, en lui faisant sentir quel serait son embarras au milieu de personnes inconnues. Napoléon insista, et l'impératrice fut obligée de dîner sans l'empereur. On se mit à table; et Dieu sait si le dîner fut triste. L'impératrice ne pouvait cacher sa mauvaise humeur, et les convives paraissaient scandalisés de la conduite de l'empereur. Ils le furent bien davantage, lorsque Napoléon parut, après avoir fait sa sieste, en simple redingote du matin et en pantoufles.» Suivent des réflexions très-philosophiques et une citation de deux vers, dont je fais grâce au lecteur. Tout ce récit est, comme les précédens, enjolivé de détails: il est malheureux que ce soit en pure perte, car l'anecdote est aussi invraisemblable que ridicule. En aucun temps l'empereur ne se fût permis une si grossière violation de la loi des convenances. En aucun pays, il n'eût si gratuitement aigri les classes supérieures, en montrant un dédain si inconvenant pour de hauts fonctionnaires, invités à sa table par son chambellan et en son nom. Il avait non-seulement trop de tact, mais encore trop d'esprit pour s'oublier à ce point. Mais surtout en Hollande, dans un pays qui venait de passer sous sa domination, et où il ne comptait que des sujets de la veille; en Hollande, où il avait plus besoin que partout ailleurs de cette affabilité qui attache au vainqueur les populations conquises; en Hollande, où il lui était arrivé cent fois de payer de sa personne, de se prodiguer, d'user presque de coquetterie, afin d'y neutraliser, en gagnant les cœurs, l'effet fâcheux, mais inévitable, de ses mesures commerciales; est-il croyable qu'il se fût permis une impolitesse aussi déplacée, et qu'il eût volontairement donné lieu à toutes les interprétations défavorables qui auraient infailliblement résulté de cette étrange conduite? est-il croyable qu'il eût insulté, dans la personne de ses hauts fonctionnaires, un peuple bon, mais susceptible, et d'autant plus sensible à l'injure qu'il avait pu savoir que quelques élégans de la cour de France se raillaient de sa simplicité?

À la suite de cette anecdote, on lit celle qui suit: «Partout où se trouvait Napoléon, le valet de chambre de service veillait avec soin à ce qu'il y eût un bain de prêt à toute heure, et pour cela il y avait un garçon de fourneau uniquement chargé de tenir l'eau toujours au degré de chaleur qu'on savait convenir à l'empereur.

»Napoléon, à Utrecht, occupa au rez-de-chaussée la chambre à coucher de son frère Louis, à laquelle la salle du bain était contiguë. Le soir de son arrivée, quand l'empereur fut couché, le garçon de fourneau, quoique harassé de fatigue et mouillé, comme beaucoup d'autres gens du service, prépara le bain, et se coucha dans un cabinet voisin de celui où était la baignoire. La nuit, pour un besoin qu'il ne pouvait satisfaire où il était, il veut sortir; mais il ne connaît point les localités; à moitié endormi, il entrevoit une petite porte, tourne doucement le bouton, entre, et le voilà à tâtons cherchant une autre issue; il heurte une chaise; au bruit qu'il fait, une voix forte, qui était celle de l'empereur, et qu'il reconnaît bien, demande: Qui est là? La méprise de ce garçon le confond, lui fait perdre la tête, lui paralyse la langue; dans l'obscurité, il touche, il dérange d'autres meubles en cherchant en vain à sortir par la porte où il est entré. L'empereur réitère sa demande et d'un ton encore plus élevé, s'imagine qu'on veut le surprendre au lit, s'en échappe, s'empare seulement d'une grosse montre d'argent qu'il avait toujours au chevet de son lit, et parvient à saisir au collet le malheureux garçon de fourneau plus mort que vif, et que Napoléon, éveillé dans son premier sommeil, soupçonnait au moins de vouloir attenter à ses jours. Il appelle, il crie, il jure; au bruit qu'il fait, le valet de chambre de service accourt, apporte de la lumière, et trouve l'empereur des Français faisant presque le coup de poing avec un pauvre diable qui, pressé vigoureusement à la gorge, sans pourtant oser se défendre, cherchait à se débarrasser des mains de son adversaire. Au valet de chambre succéda le chambellan de service, puis l'aide-de-camp, le grand-maréchal, un préfet du palais; et en un instant toute la cour fut sur pied. Avant qu'on sût la vérité, mille conjectures plus invraisemblables les unes que les autres avaient été faites sur cet événement. On avait, disait-on, voulu enlever Napoléon, essayé de le tuer, mais il avait étouffé l'assassin. Le fait est que, s'il avait eu des armes, il eût cherché à brûler la cervelle de celui qui l'éveilla de la sorte, et auquel il ne porta que quelques coups de cette grosse montre dont il s'était armé pour se défendre.»

J'ai conscience de démentir une anecdote où le louable désir d'être amusant se fait sentir à chaque phrase. Mais je publie ces Mémoires pour dire la vérité dans les plus petites choses; et, quoique cela doive coûter deux pages à l'auteur des Mémoires contemporains, je prends la liberté de le contredire par cette réponse fort simple: D'abord, Roustan et un valet de chambre de service couchaient en tout temps dans la pièce qui précédait l'appartement de l'empereur, et par laquelle on pouvait pénétrer jusqu'à lui; en second lieu une veilleuse était toujours allumée dans la chambre à coucher de Sa Majesté.

L'entrée de Leurs Majestés à Amsterdam fut des plus brillantes. L'impératrice, dans un char attelé de chevaux magnifiques, devançait de quelques heures l'empereur, qui devait faire son entrée à cheval. Il parut bientôt lui-même, entouré d'un brillant état-major, qui s'avançait à pas lents, étincelant de broderies, au milieu des cris d'étonnement et d'enthousiasme des bons Hollandais. À travers la simplicité de sa mise perçait une profonde satisfaction, et peut-être un juste sentiment d'orgueil, en voyant l'accueil que lui valait sa gloire, là comme ailleurs, et l'universelle sympathie que sa présence excitait dans les masses. Une draperie aux trois couleurs, d'un très-bel effet, suspendue à des poteaux plantés de distance en distance, décorait les rues par où devaient passer Leurs Majestés; et celui qui devait trois ans plus tard rentrer de nuit au palais des Tuileries comme un fugitif, après avoir eu beaucoup de peine à se faire ouvrir les portes du château, passait encore sous des arcs de triomphe avec une gloire vierge encore de défaites et une fortune encore fidèle. Ces rapprochemens me sont douleureux; mais ils me viennent à l'esprit malgré moi, aucune année de l'empire n'ayant été marquée par plus de fêtes, plus d'entrées triomphantes, plus de réjouissances populaires, que l'année qui précéda les malheurs de 1812.

Une partie des artistes du Théâtre-Français de Paris avait suivi la cour en Hollande. Talma y joua les rôles de Bayard et d'Orosmane. M. Alissan de Chazet y fit exécuter, par les comédiens français d'Amsterdam, un à-propos vaudeville en l'honneur de Leurs Majestés: j'en ai oublié le titre. Ici encore je dois relever une assertion non moins fausse de l'auteur de ces Mémoires sur la prétendue liaison qui eut lieu entre l'empereur et mademoiselle Bourgoin. Je cite le passage: «Mademoiselle Bourgoin, l'une des déléguées de la cour de Thalie, pour être du voyage en Hollande, mademoiselle Bourgoin, étourdie, avait, disait-on, succombé à la tentation de faire quelques révélations indiscrètes, se flattant même tout haut d'attirer l'empereur au théâtre où elle jouerait. Ces petites fanfaronnades, qui n'étaient point des fanfaronnades de vertu, allèrent jusqu'aux oreilles de l'empereur, qui ne voulut point paraître au théâtre. Il chargea Talma, pour lequel il avait une grande bienveillance, d'engager la jolie actrice à se taire, et de lui annoncer qu'à la plus petite indiscrétion elle serait, sous bonne escorte, reconduite en France.» Cela s'accorde peu avec ce que Sa Majesté dit un jour à l'empereur Alexandre au sujet de cette actrice, lors du séjour à Erfurt. Ces paroles, dont l'auteur des Mémoires aurait dû se souvenir, prouvent bien que l'empereur n'avait aucune vue sur elle. Il y a quelque chose qui le prouve mieux encore, c'est la grande discrétion qu'il a toujours eue sur le chapitre des amours.

Durant tout le voyage de Hollande, l'empereur se montra bon, affable, accueillant tout le monde, et parlant à chacun le langage qui devait lui convenir. Jamais on ne le vit plus aimable ni plus empressé à plaire. Il visitait les manufactures, inspectait les chantiers, passait les troupes en revue, haranguait les marins, et acceptait les bals qui lui étaient offerts dans toutes les villes où il passait. Dans cette vie de plaisirs et de distractions apparentes, il se donnait presque plus de mouvement que dans la vie sérieuse et inquiète des camps. Il se montrait à ses nouveaux sujets gracieux, poli, parlant à tout le monde. Mais dans ces promenades, au milieu même de ces fêtes, dans tout ce bruit des villes qui se portaient à sa rencontre ou lui servaient d'escorte, sous ces arcs de triomphe qui lui étaient dressés quelquefois à l'entrée d'un obscur village, sa pensée était plus sérieuse que jamais, et son âme plus soucieuse, car il songeait dès ce temps à son expédition de Russie. Peut-être même entrait-il dans cette aménité de manières, dans cette bonne grâce, dans ces actes de bienfaisance, dont la meilleure partie était d'ailleurs dans son caractère, le dessein de préparer à l'avance quelque adoucissement au mécontentement que cette expédition devait produire; peut-être, en rattachant les cœurs à sa personne, en déployant tous ses moyens de plaire, pensait-il à se faire pardonner par l'enthousiasme une guerre dont le résultat, quel qu'il fût, devait coûter tant de sang et de larmes à l'empire.

Pendant le séjour de Leurs Majestés à Amsterdam, on avait placé dans un cabinet de l'impératrice un piano, construit de manière à faire l'effet d'un secrétaire partagé au milieu. Dans ce vide était placé un petit buste de l'empereur de Russie. Quelques momens après, l'empereur voulut voir si l'impératrice était bien logée; en visitant l'appartement, il aperçut ce buste; il l'ôta, et le mit sous son bras sans dire un mot. Il dit ensuite à une dame de l'impératrice qu'il voulait qu'on ôtât ce buste. On obéit; mais cela causa de l'étonnement, car on ne croyait pas encore que la mésintelligence se fût mise entre les deux empereurs.

Quelques jours après son arrivée à Amsterdam, l'empereur s'était mis à faire quelques excursions dans le pays, accompagné d'une suite peu nombreuse. Il alla visiter à Saardam la chaumière qui abrita quelque temps Pierre-le-Grand, lorsqu'il vint en Hollande, sous le nom de Pierre Michaëloff, étudier la construction. Après s'y être arrêté un quart d'heure, l'empereur dit en sortant à son grand-maréchal du palais: «Voilà le plus beau monument de la Hollande.» La veille, sa majesté l'impératrice avait été visiter le village de Broeck, dont la Nord-Hollande s'enorgueillit comme d'une merveille. La presque totalité des maisons de ce village est bâtie en bois et à un seul étage; les planches qui garnissent le devant sont ornées de peintures diverses, selon le caprice des propriétaires. Ces peintures sont entretenues avec un très-grand soin, et se conservent dans un état de fraîcheur parfaite. Les carreaux des croisées, d'un verre très-fin, laissent apercevoir des rideaux en soieries brochées de Chine, en mousselines peintes et d'autres toiles de l'Inde. Les rues sont pavées en briques et fort propres; on les lave et frotte régulièrement. Elles sont couvertes d'un sable blanc très-fin avec lequel on imite diverses figures, et particulièrement des fleurs. Des poteaux placés aux deux bouts de chaque rue interdisent aux voitures l'entrée du village, dont les maisons ressemblent de loin à des joujoux d'enfans. Les bestiaux sont soignés par des mercenaires, à une certaine distance, et il y a même, hors du village, une auberge pour les étrangers, qui n'ont pas le droit de loger dans l'intérieur. Sur le devant de quelques maisons, j'ai remarqué, soit un parterre, soit un certain arrangement de sables colorés et de coquillages; tantôt de petites statues de bois peint, tantôt des buissons bizarrement taillés. Il n'y a pas jusqu'à la vaisselle et aux manches des balais qui ne soient peints de diverses couleurs, et entretenus comme le reste de la maison. Les habitans poussent la propreté jusqu'à forcer ceux qui entrent chez eux d'ôter leurs chaussures et de mettre des pantoufles qui sont à la porte et destinées à ce singulier usage. On se souvient, à ce sujet, de l'anecdote de l'empereur Joseph. Ce prince s'étant présenté en bottes à la porte d'une maison de Broeck, comme on voulait les lui faire quitter pour entrer: «Je suis l'empereur, dit-il.»—«Quand vous seriez le bourguemestre d'Amsterdam, lui répondit le maître du logis, vous n'y entrerez pas en bottes.» Le bon empereur mit les pantoufles.

Pendant le Voyage de Hollande, on avait appris à Leurs Majestés que la première dent du roi de Rome venait de percer. Ce premier travail de la dentition n'avait point altéré la santé de l'auguste enfant.

Dans une des petites villes de la Nord-Hollande, les notables demandèrent à l'empereur la permission de lui présenter un vieillard âgé de cent un ans. Il ordonna qu'on le fît venir. C'était un vieillard encore vert, qui avait servi jadis dans les gardes du stathouder; il présenta une pétition où il suppliait l'empereur d'exempter de la conscription un de ses petits-fils, l'appui de sa vieillesse. Sa Majesté lui fit répondre par un interprète qu'on ne le priverait pas de son petit-fils, et le maréchal Duroc fut chargé de laisser au pauvre vieillard un témoignage de la libéralité impériale. Dans une autre petite ville de la Frise, les autorités firent à l'empereur cette singulière allocution: «Sire! nous avions peur de vous voir avec toute la Cour; vous êtes presque seul, nous ne vous en verrons que mieux et plus à notre aise. Vive l'empereur!» L'empereur applaudit à cette loyale félicitation, et il en fit à l'orateur de touchans remercîmens. Après ce long voyage, passé dans des fêtes, des revues et des pompes de tout genre, où l'empereur, sous un air d'amusemens, avait fait de profondes observations sur la situation morale, commerciale et militaire de la Hollande, observations qui se résolurent, à son retour à Paris et dans le pays même, en sages et utiles décrets, Leurs Majestés quittèrent la Hollande, en passant par Harlem, La Haye, Rotterdam, où elles furent accueillies, comme dans le reste de la Hollande, par des fêtes. Elles traversèrent le Rhin, visitèrent Cologne-la-Chapelle, et arrivèrent à Saint-Cloud dans les premiers jours de novembre 1811.»


CHAPITRE II.

Marie-Louise.—Son portrait.—Ce qu'elle était dans l'intérieur et en public.—Ses relations avec les dames de la cour.—Son caractère.—Sa sensibilité.—Son éducation.—Elle détestait le désœuvrement.—Comment elle est instruite des affaires publiques.—L'empereur se plaint de sa froideur avec les dames de la cour.—Comparaison avec Joséphine.—Bienfaisance de Marie-Louise.—Somme qu'elle consacre par mois aux pauvres.—Napoléon ému de ses traits de bienfaisance.—Journée de Marie-Louise.—Son premier déjeuner.—Sa toilette du matin.—Ses visites à madame de Montebello.—Elle joue au billard.—Ses promenades à cheval.—Son goûter avec de la pâtisserie.—Ses relations avec les personnes de son service.—Le portrait de la duchesse de Montebello retiré de l'appartement de l'impératrice quand l'empereur était au château.—Portrait de l'empereur François.—Le roi de Rome.—Son caractère.—Sa bonté.—Mademoiselle Fanny Soufflot.—Le petit roi.—Albert Froment.—Querelle entre le petit roi et Albert Froment.—La femme en deuil et le petit garçon.—Anecdote.—Docilité du roi de Rome.—Ses accès de colère.—Anecdote.—L'empereur et son fils.—Les grimaces devant la glace.—Le chapeau à trois cornes.—L'empereur joue avec le petit roi sur la pelouse de Trianon.—Le petit roi dans la salle du conseil.—Le petit roi et l'huissier.—Un roi ne doit pas avoir peur.—Singulier caprice du roi de Rome.


Marie-Louise était une fort belle femme. Elle avait une taille majestueuse, de la noblesse dans le port, beaucoup de fraîcheur dans le teint, les cheveux blonds, les yeux bleus, et pleins d'expression; ses pieds et ses mains faisaient l'admiration de la cour, mais elle avait peut-être un peu trop d'embonpoint. Elle en perdit un peu pendant son séjour en France; aussi est-il vrai de dire qu'elle gagna d'autant en grâce et en beauté.

Telle elle était à l'extérieur. Dans ses rapports avec les personnes qui formaient sa société la plus habituelle, elle était affable et expansive: alors tout le bonheur qu'elle ressentait dans la liberté de ces entretiens se peignait sur sa figure, qui s'animait et prenait une grâce infinie. Mais dans les occasions où elle devait représenter, elle devenait extrêmement timide. Le beau monde semblait l'isoler d'elle-même: et comme les personnes qui ne sont point naturellement hautes ont toujours mauvaise grâce à le paraître, ainsi Marie-Louise, qui était toujours très-embarassée dans les jours de réception, donnait lieu souvent à des remarques peu justes; car, comme je l'ai dit, sa froideur au fond venait d'une excessive timidité.

Dans les premiers momens de son arrivée en France, Marie-Louise avait plus que jamais cet air d'embarras. Cela se conçoit facilement de la part d'une princesse qui se trouvait si subitement transportée dans une nouvelle société dont il fallait prendre les usages et affecter les goûts. Et puis, quoique sa haute position dût naturellement appeler le monde à elle, cependant force lui était de l'aller chercher un peu elle-même. C'est ce qui explique la gêne de ses premières relations avec les dames de la cour. Mais quand les rapprochemens de ce genre devinrent plus fréquens et que la jeune impératrice eut fait ses choix dans tout l'abandon de son cœur, alors les grands airs de froideur ne furent plus gardés que pour les grands jours. Marie-Louise était d'un caractère calme, réfléchi. Il fallait peu de chose pour donner l'éveil à sa sensibilité; et cependant, quoique facile à s'émouvoir, elle était peu démonstrative. L'impératrice avait reçu une éducation très-soignée. Son esprit était cultivé et ses goûts fort simples. Elle avait tous les talens d'agrément: elle détestait ces heures fades passées dans le désœuvrement. Aussi aimait-elle à s'occuper, parce que ses goûts l'y portaient, et puis parce qu'elle voyait dans le bon emploi des heures le seul moyen de chasser l'ennui. Je crois que c'était bien la femme qui convenait à l'empereur. Elle aimait trop son intérieur pour se mêler jamais aux intrigues politiques, et très-souvent elle n'avait connaissance des affaires publiques, elle impératrice et reine, que par la voie des journaux. L'empereur, au sortir de ses journées agitées, ne devait trouver un peu de délassement que dans un intérieur paisible, et qui le rappelât au bonheur d'être en famille. Une femme intrigante, une causeuse politique lui eût cassé la tête.

Cependant l'empereur se plaignit quelquefois du peu d'amabilité que la nouvelle impératrice témoignait aux dames de la cour. Il souffrait de son excessive réserve dans un pays où l'on pèche peut-être par l'excès contraire; c'est qu'il songeait un peu au temps passé, à l'impératrice Joséphine, dont l'inaltérable gaîté faisait le charme de la cour. Il devait être frappé du contraste, mais n'y avait-il pas un peu d'injustice dans le fond de sa pensée? L'impératrice Marie-Louise était fille d'empereur, et n'avait jamais vu et connu que des courtisans, et point de gens du peuple. Aussi ses sympathies n'allaient pas au-delà des murs du palais de Vienne. Elle était arrivée un beau jour aux Tuileries, au milieu d'un peuple qu'elle n'avait jamais vu qu'habillé en soldat: c'est pourquoi la raideur de ses manières, avec les personnes de la brillante société de Paris, me semblait jusqu'à un certain point excusable. Il paraît en outre que l'on habituait l'impératrice à un rigorisme de franchise et de naturel tout-à-fait déplacé. À force de lui répéter d'être naturelle, on avait empêché chez elle cet abandon dans les formes, si convenable de la part des grands, que l'on ne va trouver qu'autant qu'ils vous appellent à eux. L'impératrice Joséphine aimait le peuple parce qu'elle en avait fait partie. En montant sur un trône, sa bonté communicative eut tout à gagner, car elle trouva à s'étendre plus au large.

Bonne comme elle l'était, l'impératrice Marie-Louise devait chercher à faire des heureux. On parlera long-temps de sa bienfaisance, et surtout de sa manière délicate de faire le bien. Tous les mois elle prenait sur les fonds affectés à sa toilette dix mille francs pour les pauvres. Ses aumônes ne se bornaient pas là; elle accueillit toujours avec un vif intérêt ceux qui lui parlèrent de malheureux à soulager. À l'empressement qu'elle mettait à écouter les solliciteurs, il semblait qu'on l'eût rappelée tout à coup à un devoir; et pourtant on n'avait fait que toucher la corde sensible de son cœur.

Je ne sache pas que l'on ait jamais éprouvé d'elle un refus dans les demandes de ce genre. L'empereur était profondément ému toutes les fois qu'il venait à connaître un acte de bienfaisance de l'impératrice.

À huit heures du matin on ouvrait les rideaux et les persiennes à moitié dans l'appartement de l'impératrice Marie-Louise; on lui donnait les journaux qu'elle parcourait. Ensuite on lui servait du chocolat ou du café, avec une espèce de pâtisserie que l'on nomme conque; elle faisait ce premier déjeuner dans son lit. À neuf heures Marie-Louise se levait, faisait sa toilette du matin, et recevait les personnes qui avaient droit au petites entrées. Tous les jours, en l'absence de l'empereur, l'impératrice montait dans l'appartement de madame de Montebello. À onze heures, elle déjeunait presque toujours seule et s'occupait de musique ou de petits ouvrages: quelquefois elle jouait au billard. À deux heures elle montait à cheval ou en voiture avec madame de Montebello, sa dame d'honneur, et suivie de son service, qui se composait du chevalier d'honneur et de quelques dames du palais. En rentrant dans ses appartemens, après la promenade, elle prenait un léger repas de pâtisserie et de fruits. Après avoir pris ses leçons de dessin, de peinture et de musique, elle commençait sa grande toilette. De six à sept heures elle dînait avec l'empereur, ou en son absence avec madame de Montebello. Le dîner se composait d'un seul service. La soirée se passait ou en réceptions ou en concerts, spectacles, etc. L'impératrice se retirait à onze heures. Une de ses femmes couchait toujours dans l'appartement qui précédait la chambre à coucher; et c'était devant cette dame que l'empereur devait passer, quand il voulait coucher avec Marie-Louise.

Les habitudes de l'impératrice étaient quelquefois dérangées, quand l'empereur était présent; mais, seule, l'impératrice était ponctuelle dans tout et faisait exactement les mêmes choses aux mêmes heures. Son service particulier paraissait lui être fort attaché. Elle était froide et grave; mais on la trouvait bonne et juste.

En l'absence de l'empereur, le portrait de la duchesse de Montebello ornait la chambre de l'impératrice, avec tous ceux de la famille impériale d'Autriche. Au retour de l'empereur, le portrait de la duchesse était retiré. Pendant la guerre qui eut lieu entre l'empereur et les empereurs d'Autriche et de Russie, le portrait de François II fut enlevé de l'appartement de sa fille par les ordres de Sa Majesté, et fut, je pense, mis en pénitence dans quelque endroit caché.

Le roi de Rome était un très-bel enfant; mais il ressemblait moins à l'empereur que le fils d'Hortense. Ses traits offraient un mélange fort agréable de ceux de son père et de sa mère. Je ne l'ai connu que dans sa première enfance. Ce qu'on remarquait le plus en lui à cet âge, c'était une grande bonté et beaucoup d'attachement pour les personnes qui l'entouraient. Il aimait beaucoup une jeune et jolie personne, fille d'une première dame, mademoiselle Fanny Soufflot, qui ne le quittait presque pas; il voulait toujours la voir parée; il demandait à l'impératrice Marie-Louise ou à sa gouvernante, madame la comtesse de Montesquiou, quelques colifichets qui lui semblaient jolis, et qu'il voulait donner à sa jeune amie. Il lui faisait promettre de le suivre à la guerre quand il serait grand, et lui disait de ces mots charmans qui peignent un bon cœur.

On avait laissé auprès du petit roi (comme il se nommait lui-même) un jeune enfant appartenant aussi à une première dame: c'était, je crois, Albert Froment. Un matin qu'ils jouaient ensemble dans le jardin sur lequel ouvrait l'appartement du roi à Saint-Cloud, mademoiselle Fanny les veillant sans gêner leurs jeux, Albert voulait la brouette du roi; celui-ci résiste, et Albert le frappe. Le roi lui dit aussitôt: «Si on te voyait! mais je ne le dirai pas.» Je crois ce trait caractéristique.

Un jour il était aux fenêtres du château avec sa gouvernante, s'amusant beaucoup à voir passer le monde, et montrant du doigt à sa gouvernante ce qui attirait le plus son attention. En regardant au bas de ses fenêtres, il aperçut une femme en deuil qui tenait par la main un petit garçon de trois à quatre ans, aussi en deuil. Ce petit enfant tenait à la main une pétition qu'il montrait de loin au prince, et paraissait le supplier de la recevoir. Ces vêtemens noirs intriguèrent fort le jeune prince. Il demanda à sa gouvernante pourquoi ce pauvre petit était habillé tout en noir.—«Sans doute, c'est que son papa est mort,» lui répondit la gouvernante. L'enfant manifesta un vif désir de parler au petit solliciteur. Madame de Montesquiou, qui avait surtout à cœur de favoriser dans son jeune élève cette disposition à la bonté, donna ordre qu'on fît monter la mère et l'enfant. Cette femme était la veuve d'un brave homme qui avait été tué dans la dernière campagne. Cette perte l'avait mise dans la misère; elle sollicitait une pension de l'empereur. Le jeune prince prit la pétition, et promit de la remettre à son papa. Le lendemain il va présenter ses devoirs à son père comme à l'ordinaire, et lui remet toutes les pétitions de la veille dont il était chargé; une seule fut remise à part: c'était celle de son petit protégé. «Papa, dit-il à son père, voici une pétition d'un petit garçon dont le papa est mort à cause de toi; donne-lui une pension.» Napoléon ému embrassa son fils. Le brevet de la pension fut expédié dans la journée. C'est là sans contredit le trait d'une âme de bien bonne heure excellente.

Sa première éducation d'enfance fut très-facile. Madame de Montesquiou avait pris sur lui un grand empire: elle le devait à la manière tout à la fois douce et grave dont elle le reprenait, quand il faisait quelque faute. L'enfant était généralement docile; cependant il avait quelquefois de violens accès de colère. Sa gouvernante avait adopté un moyen excellent pour l'en corriger: c'était de demeurer impassible, laissant se calmer d'elles-mêmes ses petites fureurs. Quand l'enfant revenait à lui, une observation faite avec sévérité et onction en faisait un petit Caton pour tout le reste de la journée. Un jour qu'il se roulait à terre en poussant de grands cris, sans vouloir écouter les remontrances de sa gouvernante, celle-ci ferma les fenêtres et les contrevents. L'enfant, que ce changement imprévu de décoration étonne, oublie ce qui l'avait contrarié, et lui demande pourquoi elle agissait ainsi. «C'est de peur qu'on ne vous entende, répondit-elle; croyez-vous que les Français voudraient d'un prince comme vous, s'ils savaient que vous vous mettez ainsi en colère?—«Crois-tu qu'on m'ait entendu? s'écria-t-il; j'en serais bien fâché. Pardon, maman Quiou (c'est ainsi qu'il l'appelait); je ne le ferai plus.»

L'empereur aimait passionnément son fils; il le prenait dans ses bras toutes les fois qu'il le voyait, l'enlevait violemment de terre, puis l'y ramenait, puis l'enlevait encore, s'amusant beaucoup de sa joie. Il le taquinait, le portait devant une glace, et lui faisait souvent mille grimaces dont l'enfant riait jusqu'aux larmes. Lorsqu'il déjeunait, il le mettait sur ses genoux, trempait un doigt dans la sauce, le lui faisait sucer, et lui en barbouillait le visage. La gouvernante grondait, l'empereur riait plus fort, et l'enfant, qui prenait plaisir au jeu, demandait dans sa joie bruyante que son père réitérât. C'était là le bon moment pour faire arriver les pétitions au château. Elles étaient toujours bien accueillies, grâce au crédit tout puissant du petit médiateur.

L'empereur, dans ses tendresses, était quelquefois plus enfant que son fils. Le jeune prince n'avait encore que quatre mois, que son père mettait sur ce joli nourrisson son chapeau à trois cornes. L'enfant pleurait assez ordinairement; alors l'empereur l'embrassait avec une force et un plaisir qu'il n'appartient qu'à un père tendre de ressentir. Il lui disait: «Quoi, sire, vous pleurez! Un roi, un roi pleure! fi donc; comme cela est vilain!» Il avait un an, quand un jour, à Trianon, sur la pelouse, devant le château, je vis l'empereur qui avait placé la ceinture de son épée sur l'épaule du roi et son chapeau sur sa tête. Il se mettait à quelque distance, tendant les bras à l'enfant, qui marchait jusqu'à lui en chancelant. Quelquefois ses petits pieds s'embarrassaient dans l'épée de son père. Il fallait voir alors avec quel empressement Sa Majesté étendait les bras pour lui éviter une chute.

Une fois, dans son cabinet, l'empereur était couché sur le tapis; le roi, à cheval sur ses jambes, montait par saccades jusqu'au visage de son père, et alors il l'embrassait. Une autre fois l'enfant vint dans le salon du conseil, qui était fini. Les conseillers et les ministres y étaient encore. Le roi courut dans les bras de son père sans faire attention à d'autres qu'à lui. L'empereur lui dit: «Sire, vous n'avez pas salué ces messieurs.» L'enfant se retourna, salua avec grâce, et son père l'enleva dans ses bras. Quand il venait voir l'empereur, il courait dans les appartemens de manière à laisser madame de Montesquiou loin derrière lui. Il disait à l'huissier du cabinet: «Ouvrez-moi, je veux voir papa.» L'huissier lui répondait: «Sire, je ne puis ouvrir.—Mais je suis le petit roi.—Non, sire, je n'ouvrirai pas.» Pendant ce moment, sa gouvernante arrivait, et, fier alors de sa protection, il disait: «Ouvrez, le petit roi le veut.»

Madame de Montesquiou avait fait ajouter aux prières que l'enfant faisait soir et matin ces mots: «Mon Dieu, inspirez à papa de faire la paix pour le bonheur de la France.» Un jour que l'empereur assistait au coucher de son fils, il fit la même prière. L'empereur l'embrassa, ne dit rien, mais sourit d'une manière pleine de bonté en regardant madame de Montesquiou.

L'empereur disait au roi de Rome quand il était effrayé de son bruit et de ses grimaces: «Comment! comment! un roi ne doit pas avoir peur.»

Je me rappelle encore une anecdote sur le jeune fils de l'empereur qui m'a été racontée par Sa Majesté elle-même un soir que j'étais à la déshabiller comme de coutume. L'empereur en riait de tout son cœur. «Vous ne vous douteriez pas, me dit-il, de la singulière récompense que mon fils a demandée à sa gouvernante pour avoir été bien sage. Ne voulait-il pas qu'elle lui permît d'aller barbotter dans la boue!» Le fait était vrai, et prouve, ce me semble, que les grandeurs dont on environne le berceau des princes, ne suffisent point pour détruire ce qu'il y a souvent de bizarre dans les caprices de l'enfance.


CHAPITRE III.

L'abbé Geoffroy reçoit les étrivières.—Mot de l'empereur à ce sujet.—M. Corvisart.—Sa franchise.—Il tient à ce qu'on observe ses ordonnances.—L'empereur l'aimait beaucoup.—M. Corvisart à la chasse pendant que l'empereur est pris de violentes coliques.—Ce qu'il en arrive.—Crédit de M. Corvisart auprès de l'empereur.—Il parle chaudement pour M. de Bourrienne.—Réponse de Sa Majesté.—Le cardinal Fesch.—Sa volubilité.—Mot de l'empereur.—Ordre que me donne Sa Majesté avant le départ pour la Russie.—M. le comte de Lavalette.—Les diamans.—Joséphine me fait demander à la Malmaison.—Elle me recommande d'avoir soin de l'empereur.—Elle me fait promettre de lui écrire.—Elle me donne son portrait.—Réflexion sur le départ de la grande armée.—Quelle est ma mission.—Le transfuge.—On l'amène devant l'empereur.—Ce que c'était.—Discipline russe.—Fermentation de Moscou.—Barclay.—Kutuzof.—La classe marchande.—Kutuzof généralissime.—Son portrait.—Ce que devient le transfuge.—L'empereur fait son entrée dans une ville russe, escorté de deux Cosaques.—Les Cosaques descendus de cheval.—Ils boivent de l'eau-de-vie comme de l'eau.—Murat.—D'un mouvement de son sabre il fait reculer une horde de Cosaques.—Les sorciers.—Platof.—Il fait fouetter un sorcier.—Relâchement dans la police des bivouacs français.—Mécontentement de l'empereur.—Sa menace.—Promenade de Sa Majesté avant la bataille de la Moskowa.—Encouragemens donnés à l'agriculture.—L'empereur monte sur les hauteurs de Borodino.—La pluie.—Contrariété de l'empereur.—Le général Caulaincourt.—Mot de l'empereur.—Il se donne à peine le temps de se vêtir.—Ordre du jour.—Le soleil d'Austerlitz.—On apporte à l'empereur le portrait du roi de Rome.—On le montre aux officiers et aux soldats de la vieille garde.—L'empereur malade.—Mort du comte Auguste de Caulaincourt.—Il avait quitté sa jeune épouse peu d'heures après le mariage.—Ce que l'empereur disait des généraux morts à l'armée.—Ses larmes en apprenant la mort de Lannes.—Mot de Sa Majesté sur le général Ordener.—L'empereur parcourt le champ de bataille de la Moskowa.—Son emportement en entendant les cris des blessés.—Anecdote.—Exclamation de l'empereur pendant la nuit qui suivit la bataille.


Tout le monde a connu l'abbé Geoffroy de satirique mémoire, et ces feuilletons qui faisaient le désespoir des auteurs et des acteurs les plus en vogue à cette époque. Il fallait que cet impitoyable Aristarque se fût voué de bien bon cœur à cette profession épineuse, car il y alla quelquefois pour lui, non pas de sa vie, ce que bien des gens peut-être auraient désiré, mais au moins de sa santé et de son repos. Il est bon sans doute de s'attaquer à qui peut répliquer avec la plume; alors les conséquences de la lutte ne vont pas au delà du ridicule qui en résulte souvent pour les deux adversaires. Mais l'abbé Geoffroy ne remplissait qu'une des deux conditions en vertu desquelles on peut être critique méchant; il avait beaucoup de fiel dans le style, mais il n'était pas homme d'épée. Or on sait qu'il est tels gens devant qui il est bon de se présenter avec ces deux argumens.

Un de ces acteurs, que l'abbé Geoffroy ne gâtait pas précisément par ses éloges, voulut se venger d'une manière piquante, et dont il pût rire long-temps. Un soir, à la sortie du spectacle, prévoyant peut-être ce qui l'attendait dans le feuilleton du lendemain, il ne trouva rien de mieux que d'enlever le terrible Geoffroy à la sortie du spectacle, de le conduire les yeux bandés dans une maison où il lui serait infligé, à lui, maître en l'art d'écrire, une punition d'écolier. Ainsi fut fait: à l'instant où l'abbé regagnait son logis, se frottant peut-être les mains de quelque trait piquant à jeter le lendemain sur le papier, trois ou quatre vigoureux gaillards le saisissent et l'emportent sans mot dire au lieu du supplice. Le même soir l'abbé, bien flagellé, ouvrit les yeux dans le beau milieu de la rue, où il se trouva seul, et fort éloigné de son domicile. L'empereur, à qui on parla de ce tour plaisant, n'en rit pas du tout. Loin de là, il s'emporta, et dit que s'il connaissait l'auteur de cette violence inique, il le ferait punir. «Quand un homme attaque avec la plume, ajouta-t-il, il faut lui répondre de même.» La vérité est d'ailleurs que l'empereur aimait beaucoup Geoffroy, dont il ne voulait pas que les feuilletons fussent soumis à la censure comme ceux des autres journalistes. On disait dans Paris que cette prédilection d'un grand homme pour un critique acerbe venait de ce que les feuilletons du Journal de l'empire, dont on s'occupait beaucoup à cette époque, étaient une utile diversion donnée aux esprits de la capitale. Je ne sais rien de positif à cet égard, mais quand je me rappelle le caractère de l'empereur, qui ne voulait pas que l'on s'occupât de sa politique, ces bruits ne me paraissent pas dénués de fondement.

Le docteur Corvisart n'était pas courtisan. Il venait rarement hors des jours de son service: c'était le mercredi et le samedi; il était d'une grande franchise avec l'empereur, tenait fortement à ce que ses ordonnances fussent suivies à la lettre, et usait largement de ce droit qu'ont tous les médecins de gourmander les malades négligens. L'empereur l'aimait particulièrement, et le retenait toujours, paraissant jouir beaucoup de sa conversation. Après le voyage de Hollande, en 1811, un samedi, M. Corvisart vint voir l'empereur, qu'il trouva très-bien portant. Il partit après la toilette et fut de suite à sa campagne pour se livrer au plaisir de la chasse, qu'il aimait prodigieusement. Il avait pour habitude de ne jamais dire chez lui où il allait, afin de n'être pas dérangé pour peu de chose, comme cela lui était déjà arrivé; car du reste le docteur était plein d'obligeance et de dévouement.

Un jour après son déjeuner, qu'il fit comme de coutume fort vite, l'empereur se trouva pris tout à coup de violentes coliques et d'un malaise général; il demanda M. Corvisart, et un courrier fut expédié pour l'aller chercher. Ne le trouvant pas à Paris, il piqua son cheval et courut à la campagne du docteur; mais le docteur était à la chasse, et l'on ne savait de quel côté. Le courrier revint sans le docteur. L'empereur en fut vivement contrarié; il souffrait beaucoup. Enfin il se mit au lit, et Marie-Louise vint passer quelques instans près de lui. M. Ivan, ayant été appelé, donna quelques ordonnances dont l'empereur se trouva bien.

M. Corvisart, inquiet peut-être, vint le lundi au lieu du mercredi. Quand il entra dans la chambre de Napoléon, celui-ci était en robe de chambre, courut à lui, et lui prenant les deux oreilles, lui dit: «Eh bien, Monsieur, si j'étais sérieusement malade, il faudrait donc que je me passasse de vos soins?» M. Corvisart s'excusa, demanda à l'empereur ce qu'il avait ressenti, ce qu'il avait pris, et promit de dire toujours chez lui où il serait, afin qu'on pût le trouver au premier ordre de Sa Majesté, qui fut vite calmée. Le docteur y gagna ainsi, en ce qu'il se corrigea d'une mauvaise habitude. Il est probable que ses malades s'en trouvèrent bien.

M. Corvisart avait un immense crédit auprès de l'empereur. Aussi bien des gens qui le savaient chargeaient de préférence le docteur de pétitions. Il était rare qu'il n'obtînt pas les demandes qu'il faisait quelquefois à l'empereur. Pourtant je l'ai souvent entendu parler chaudement de M. de Bourrienne pour parvenir à lui faire comprendre qu'il était fort attaché à Sa Majesté; mais elle répondait toujours: «Non, Bourrienne est trop Anglais. Au reste, il est bien; je l'ai mis à Hambourg. Il aime l'argent, et il en peut avoir là.»

C'est dans le courant de l'année 1811 que le cardinal Fesch vint le plus souvent dans la chambre de l'empereur. Les discussions qu'ils avaient ensemble me parurent des plus vives. Le cardinal tenait fort à ses opinions, et parlait d'un ton fort haut et avec une grande volubilité. Il ne fallait pas plus de cinq minutes pour que la conversation prît de l'aigreur. Alors j'entendais l'empereur élever la voix en proportion. Assez souvent il y eut entre eux échange de propos amers; et toutes les fois que je voyais arriver le cardinal, je ne pouvais m'empêcher de plaindre l'empereur, qui était toujours fort agité au sortir de ces discussions. Un jour, au moment où le cardinal prenait congé de l'empereur, j'entendis ce dernier lui dire avec aigreur: «Cardinal, vous êtes bien de votre caste.»

Quelques jours avant notre départ pour la Russie, l'empereur me fit appeler dans la journée, et me dit d'aller prendre au trésor le coffre aux diamans et de le déposer dans sa chambre, puis de ne pas m'éloigner, ajoutant qu'il aurait encore besoin de moi. Sur les neuf heures du soir, je fus appelé, et trouvai M. le comte de Lavalette, directeur général des postes, dans la chambre de l'empereur. Sa Majesté ouvrit le coffre devant moi, en examina le contenu, et me dit: «Constant, portez vous-même ce coffre dans la voiture de M. le comte, et restez-y jusqu'à ce qu'il arrive.» La voiture était au grand perron, dans la cour des Tuileries. Je me la fis ouvrir et y entrai. J'attendis jusqu'à onze heures et demie, que M. de Lavalette y arrivât. Il avait passé tout ce temps à causer avec l'empereur. Je ne m'expliquai pas d'où venait cette précaution de donner les diamans à M. de Lavalette. Mais elle n'était sûrement pas sans motif.

Le coffre contenait: le glaive sur le pommeau duquel était monté le régent; la poignée était enrichie de diamans d'un grand prix. Le grand collier de la Légion-d'Honneur, les plaques, la ganse du chapeau, la contre-épaulette, les boutons de l'habit du sacre, les boucles de souliers et de jarretières, tous objets d'un prix immense.

Peu de temps avant notre départ pour la campagne de Russie, l'impératrice Joséphine me fit demander. Je fus de suite à la Malmaison, où cette excellente femme me renouvela les recommandations les plus vives sur les soins à donner à l'empereur pour sa santé et sa sûreté. Elle me fit promettre que, s'il lui arrivait le moindre accident, je lui écrirais; avant tout voulant être certaine de savoir la vérité. Elle pleura beaucoup, me parla constamment de l'empereur; et, après un entretien de plus d'une heure, où elle épancha toute sa sensibilité, elle me fit présent de son portrait peint par Saint sur une tabatière en or. J'avais le cœur serré quand je sortis de cette entrevue. Rien n'était plus touchant en effet que cette femme disgraciée, et pourtant toujours aimante, faisant des vœux pour l'homme qui l'avait abandonnée, et, mieux que cela, s'intéressant à lui comme l'aurait fait l'épouse la plus aimée.

En entrant en Russie, chose dont je parle ici plus selon l'ordre de mes souvenirs que selon l'ordre du temps, l'empereur envoyait sur trois routes différentes des services de gendarmerie d'élite pour préparer à l'avance les logemens, les lits, cantines, etc.. C'était MM. Sarrazin, adjudant lieutenant, Verges, Molène, le lieutenant Pachot. Au surplus je consacrerai plus tard un chapitre entier à notre itinéraire de Paris à Moscou.

Quelque temps avant la bataille de la Moskowa, on amena au camp un homme habillé à la russe, mais qui parlait français; du moins il y avait dans son langage un singulier mélange de russe et de français. Cet homme s'était échappé furtivement des lignes ennemies: quand il s'était aperçu que nos soldats n'étaient plus qu'à une petite distance de lui, il était sorti des rangs, avait jeté son fusil à terre en s'écriant avec l'accent russe fortement prononcé: «Je suis Français.» Nos soldats l'avaient fait prisonnier.

Jamais prisonnier ne fut plus enchanté de son changement de domicile. Ce malheureux, qui paraissait avoir pris les armes contre son gré pour servir les ennemis de son pays, arrive au camp français se disant le plus heureux des hommes d'avoir retrouvé ses compatriotes. Il serrait la main à tous nos soldats avec une liberté qui plut à tous. On l'amena à l'empereur: il parut très-intimidé de se trouver en présence du roi des Français; c'est ainsi qu'il appelait Sa Majesté. L'empereur le questionna long-temps: il dit que le bruit du canon français lui avait fait toujours battre le cœur; qu'il n'avait craint qu'une chose: c'était d'être tué par ses compatriotes. D'après ce qu'il dit à l'empereur, il paraît que c'était un de ces hommes comme il y en a tant, qui se trouvent transportés par leur famille dans une terre étrangère sans connaître bien les causes de leur émigration. Son père avait exercé à Moscou une profession industrielle assez misérable. Il était mort, et l'avait laissé sans ressources et sans avenir. Pour avoir du pain, il s'était fait soldat. Il dit que la discipline militaire russe était une des grandes raisons qui l'avaient encouragé à déserter. Il ajouta qu'il avait de bons bras, du cœur, et qu'il servirait dans l'armée française, si son général le permettait. Sa franchise plut à l'empereur, qui désirait tirer de lui quelques renseignemens positifs sur l'état des esprits à Moscou. On sut d'après ses révélations, plus ou moins intelligibles, qu'il régnait dans cette ancienne capitale une grande fermentation. On entendait, disait-il, crier dans les rues: «Plus de Barclay! à bas le traître! le lâche! Vive Kutusof!» La classe marchande, qui avait une grande influence parce qu'elle était la plus généralement riche, se plaignait d'un système de temporisation qui laissait les choses dans l'incertitude, et compromettait l'honneur des armes russes. On ne pouvait pas pardonner à l'empereur d'investir de sa confiance un étranger, quand le vieux Kutusof, qui avait le sang et l'âme d'un Russe, avait un emploi secondaire. L'empereur Alexandre n'avait pas tenu compte de ces réclamations énergiques. À la fin, effrayé des symptômes de soulèvement qui s'étaient manifestés dans son armée, il avait cédé. Kutusof était nommé généralissime. On avait illuminé à Moscou en réjouissance de cet important événement. On parlait d'une grande bataille avec les Français; l'enthousiasme était au comble dans l'armée russe: tous les soldats avaient attaché à leurs shakos une branche d'arbre verte. Le prisonnier parlait avec effroi de Kutusof. Il disait que c'était un vieux à cheveux blancs, qui avait de grandes moustaches, des yeux à faire peur; qu'il s'en fallait de beaucoup qu'il fût vêtu comme les généraux français; qu'il avait des habits fort ordinaires, lui qui pouvait en avoir de si beaux; qu'il rugissait comme un lion quand il était en colère; qu'il ne se mettait jamais en marche sans avoir récité ses prières; qu'il se signait fréquemment à différentes heures de la journée. «Les soldats l'aiment beaucoup, ajoutait-il, parce qu'ils disent qu'il ressemble à Souwarow: je crains qu'il ne fasse beaucoup de mal aux Français.» L'empereur, content de ces renseignemens, renvoya le prisonnier, et ordonna qu'on le laissât circuler librement dans le camp. Plus tard il se battit bravement avec les nôtres.

L'empereur fit son entrée à Gjatz avec l'escorte la plus singulière. Dans une échauffourée on avait pris quelques Cosaques. Sa Majesté, qui dans ce moment était très-avide de renseignemens de quelque part qu'ils vinssent, désira questionner ces sauvages. Elle en fit venir deux ou trois au quartier-général. Ces hommes semblent faits pour être éternellement accolés à un cheval. Rien de plus plaisant que leur marche quand ils descendent à terre. Leurs jambes, que l'habitude de presser les flancs d'un cheval rend très-écartées, ressemblent assez à des branches de tenaille. Quand ils mettent pied à terre ils ont l'air d'être sur un élément qui n'est pas le leur. L'empereur entra dans Gjatz, escorté par deux de ces barbares à cheval. Ils parurent très-flattés de cet honneur. Je remarquai, à diverses reprises, que l'empereur ne pouvait s'empêcher de rire en voyant la tournure gauche de ces cavaliers de l'Ukraine, surtout alors qu'ils se donnaient des grâces. Leurs rapports, que l'interprète de Sa Majesté eut quelque peine à comprendre, parurent confirmer tout ce que l'on avait ouï dire de Moscou. Ces barbares firent entendre à l'empereur, par leurs gestes animés, leurs mouvemens convulsifs et leur posture guerrière, que dans peu il y aurait grande bataille entre les Russes et les Français. L'empereur leur fit donner de l'eau-de-vie; ils l'avalaient comme de l'eau pure, et tendaient de nouveau leurs verres avec un sang-froid très-plaisant. Leurs chevaux étaient petits, écourtés, à longues queues. Ces animaux paraissaient très-dociles. Hélas! on a pu en voir sans sortir de Paris.

C'est un fait historique que le roi de Naples en imposait beaucoup à ces barbares. On vint annoncer un jour à l'empereur qu'ils voulaient le nommer leur hetman. L'empereur rit beaucoup de leur offre, et dit en plaisantant qu'il était prêt à appuyer cette élection d'une peuplade libre. Il est certain que le roi de Naples avait dans son extérieur quelque chose de théâtral qui fascinait les yeux de ces barbares. Il était toujours vêtu avec un grand luxe. Quand son cheval l'emportait en avant de ses colonnes, et que le vent mettait le désordre dans ses grands cheveux, quand il donnait ces grands coups de sabre qui fauchaient les hommes, alors je conçois qu'il plût singulièrement à ces peuplades guerrières, chez qui les qualités extérieures peuvent être les seules appréciées. On a dit que le roi de Naples avait, en agitant seulement son grand sabre, fait rebrousser toute une horde de ces barbares. Je ne sais pas jusqu'à quel point le fait est vrai, mais il est au moins très-possible.

Le peuple casaque croit aux sorciers. Il a cela de commun avec toutes les races encore dans l'enfance. On nous conta un trait assez plaisant sur le grand chef des Cosaques, le célèbre Platof. Poursuivi par le roi de Naples, il battait en retraite. Une balle atteignit un de ses officiers à côté de lui. L'hetman, courroucé contre son sorcier, le fit fustiger en présence de toutes les hordes, l'accusant amèrement de n'avoir pas détourné les balles par ses sortiléges. C'était à coup sûr avoir plus de foi en cet art que n'en avait le sorcier lui-même.

Le 3 septembre, de son quartier-général de Gjatz, l'empereur fit annoncer à son armée qu'elle eût à se préparer à une affaire générale. Il y avait depuis quelques jours un grand relâchement dans la police des bivouacs. Il fit redoubler la rigueur des consignes. Plusieurs détachemens qui étaient allés aux vivres avaient un peu trop prolongé leurs excursions. L'empereur chargea ses colonels de leur faire part de son mécontentement, ajoutant que ceux qui ne seraient pas de retour le lendemain ne combattraient pas. Ces paroles ne veulent pas de commentaire.

La campagne qui environnait Gjatz était très-fertile. Les champs étaient presque tous semés de seigles bons à couper. Cependant on voyait çà et là de vastes trouées que les chevaux cosaques y avaient laissées dans leur fuite. J'ai comparé depuis l'aspect de ces campagnes, au mois de novembre, avec ce qu'il était en septembre. Quelle chose horrible que la guerre! Quelques jours avant la bataille, Napoléon, accompagné de deux de ses maréchaux, alla visiter en se promenant les environs de la ville. À la veille de ce grand événement, il causait de tout avec calme. Il parlait de ce pays comme il aurait parlé d'une belle et bonne province de France. À l'entendre, les greniers de l'armée étaient tout trouvés. Il y aurait là d'excellens quartiers d'hiver. Le premier soin de l'administration qu'il établirait à Gjatz serait d'encourager l'agriculture; puis il montrait du doigt à ses maréchaux les riantes sinuosités de la rivière qui donne son nom à la ville. Il paraissait ravi de la perspective qu'il avait devant les yeux. Jamais je ne vis l'empereur livré à d'aussi douces émotions; jamais je ne vis tant de sérénité répandue sur sa figure, tant de calme dans sa conversation. Jamais aussi je ne n'eus plus grande idée de sa force d'âme.

Le 5 septembre, l'empereur monta sur les hauteurs de Borodino pour embrasser d'un seul coup d'œil la position respective des deux armées. Le temps était couvert. Bientôt tombe une de ces pluies fines et froides, telles qu'il en tombe assez ordinairement aux approches de l'automne. Cette pluie ressemble de loin à un brouillard assez dense. L'empereur essaya de se servir de ses lunettes, mais cette espèce de voile qui couvrait toute la campagne l'empêchait de voir; il s'impatienta. La pluie, qui, chassée par le vent, venait en biais, s'arrêtait sur les verres de ses lunettes; il les fit essuyer à diverses reprises, étant fort vexé de cette contrariété.

La température était froide et humide; il demanda son manteau, s'en enveloppa, et dit qu'il n'était plus possible d'y tenir, qu'il fallait retourner au quartier général; il rentra dans sa tente et se jeta sur son lit; il dormit un peu. En se réveillant, il me dit: «Constant, allez voir, je crois entendre du bruit dehors.» Je sortis et je revins, lui annonçant l'arrivée du général Caulaincourt. L'empereur sauta à bas du lit, et courut au devant du général, lui demandant avec inquiétude: «M'amenez-vous des prisonniers?» Le général lui répondit qu'on ne pouvait faire de prisonniers, parce que les soldats russes se faisaient tuer plutôt que de se rendre. L'empereur s'écria de suite: «Qu'on amène toute l'artillerie.» Il avait jugé que, tout se préparant pour faire de cette guerre une guerre d'extermination, le canon devait épargner le plus possible à ses troupes la fatigue de tirer des feux de mousquet.

Le 6, à minuit, on vint annoncer à l'empereur que les feux des Russes paraissaient n'être plus aussi multipliés, que l'on voyait la flamme s'éteindre sur plusieurs points. Quelques-uns dirent que l'on avait entendu un roulement sourd de tambours. L'armée était dans la plus grande inquiétude. L'empereur sortit effrayé de son lit. «Cela n'est pas possible,» dit-il à plusieurs reprises. Je voulus lui donner ses vêtemens pour qu'il s'habillât un peu chaudement, car la nuit était froide. Il était si pressé de s'assurer lui-même de l'exactitude du fait, qu'il ne fit que jeter son manteau sur lui et sortit précipitamment de la tente. En effet, les feux des bivouacs avaient un peu pâli. L'empereur eut des soupçons effrayans. Où s'arrêterait la guerre si les Russes rétrogradaient encore? Il rentra dans sa tente, fort agité, et se remit au lit en répétant plusieurs fois: «Enfin nous verrons demain matin.»

Le 7 septembre, le soleil se leva sans nuages. L'empereur s'écria: «C'est le soleil d'Austerlitz.» Ce mot de l'empereur fut redit à l'armée, et répété par elle avec enthousiasme. On battit un ban et on lut l'ordre du jour suivant:

«Soldats,

»Voilà la bataille que vous avez tant désirée! Désormais la victoire dépend de vous; elle nous est nécessaire; elle nous donnera l'abondance, de bons quartiers d'hiver et un prompt retour dans la patrie. Conduisez-vous comme à Austerlitz, à Friedland, à Witespk, à Smolensk, et que la postérité la plus reculée cite avec orgueil votre conduite dans cette journée; que l'on dise de vous: Il était à cette grande bataille sous les murs de Moscou.»

L'armée répondit par des acclamations réitérées. L'empereur, quelques heures avant la bataille, avait dicté cette proclamation. Elle fut lue le matin aux soldats. Napoléon était alors sur les hauteurs de Borodino; quand les cris d'enthousiasme de l'armée vinrent frapper son oreille, il était debout les bras croisés, le soleil lui donnait en plein dans les yeux, ainsi que le reflet des baïonnettes françaises et russes; il sourit, puis devint sérieux jusqu'à ce que l'affaire fût terminée.

Ce jour-là on apporta à Napoléon le portrait du roi de Rome; il avait besoin qu'une émotion aussi douce vînt faire diversion à ses grandes anxiétés. Il tint long-temps ce portrait sur ses genoux, le contemplant avec ravissement. Il dit que c'était la surprise la plus agréable qu'on lui eût jamais faite. Il répéta plusieurs fois à voix basse: «Ma bonne Louise! c'est une attention charmante.» Il y avait sur la figure de l'empereur une expression de bonheur qu'il est difficile de peindre. Les premières émotions furent calmes et eurent quelque chose de mélancolique. «Le cher enfant!» C'est tout ce qu'il disait.

Mais il reprit tout son orgueil de père et d'empereur, quand on eut fait venir, par son ordre, des officiers et même des soldats de la vieille garde pour qu'ils vissent le roi de Rome. Le portrait était exposé devant la tente. Rien de plus touchant et de plus grave en même temps que ces vieux soldats, qui se découvraient avec respect devant cette image où ils cherchaient à retrouver quelques-uns des grands traits de Napoléon. L'empereur eut, dans ce moment, cette joie expansive d'un père qui savait bien qu'après lui son fils n'avait pas de meilleurs amis que ses vieux compagnons de fatigue et de gloire.

À quatre heures du matin, c'est-à-dire une heure avant l'affaire, Napoléon avait éprouvé un grand épuisement dans toute sa personne; il eut un léger frisson, mais sans fièvre; il se jeta sur son lit. Toutefois, il n'était pas aussi malade que le dit M. de Ségur. Il avait depuis quelque temps un gros rhume qu'il avait un peu négligé, et qui augmenta par les fatigues continuelles de cette mémorable journée. Il s'y joignit une extinction de voix qu'il combattit par un remède tout-à-fait militaire; il but du punch fort léger, pendant la nuit qu'il passa tout entière à travailler au cabinet, mais sans pouvoir parler; cette incommodité lui dura deux jours; le 9, il était bien portant, et sa toux était presque passée.

Après la bataille, sur six cadavres il y en avait un français et cinq russes. À midi, un aide-de-camp vint dire à l'empereur que le comte Auguste de Caulaincourt, frère du duc de Vicence, avait été frappé par un boulet. L'empereur poussa un profond soupir et ne dit mot; il savait bien qu'il aurait peut-être le cœur brisé plus d'une fois dans la journée. Après la bataille il porta ses consolations au duc de Vicence de la manière la plus touchante.

Le comte Auguste de Caulaincourt était un jeune homme plein de bravoure. Il avait quitté sa jeune femme peu d'heures après son mariage, pour suivre l'armée française; il vint trouver une mort glorieuse à la bataille la Moskowa. Il avait épousé la sœur d'un des pages de l'empereur, dont il fut gouverneur pendant quelque temps. Cette charmante personne était d'une si grande jeunesse, que les parens désirèrent que la consommation du mariage n'eût lieu qu'au retour de la campagne, ainsi que cela était arrivé pour le prince Aldobrandini lors de son mariage avec mademoiselle de La Rochefoucault, avant la campagne de Wagram. Le général Auguste de Caulaincourt fut tué dans une redoute où il avait conduit les cuirassiers du général Montbrun, qui lui-même venait d'être frappé à mort d'un coup de canon, dans l'attaque de la même redoute.

L'empereur disait souvent, en parlant de quelques généraux tués à l'armée: «Un tel est heureux; il est mort au champ d'honneur, et moi je serai peut-être assez malheureux pour mourir dans mon lit.» Il avait été moins philosophe à la mort du maréchal Lannes, et je l'ai vu pleurer pendant son déjeuner; même de grosses larmes lui roulaient sur les joues et tombaient dans son assiette. Il regretta vivement Desaix, Poniatowski, Bessières, mais surtout Lannes, et après lui Duroc.

Tout le temps que dura la bataille de la Moskowa, l'empereur eut des attaques de dysurie. On l'avait plusieurs fois menacé de cette maladie s'il ne prenait pas plus de précautions. Il souffrait beaucoup; il se plaignait peu, et quand il lui échappait quelque exclamation étouffée, c'est qu'il ressentait des douleurs bien aiguës. Or, rien ne fait plus de mal que d'entendre se plaindre ceux qui n'en ont pas l'habitude; car alors on a l'idée de la douleur dans toute son intensité, puisqu'elle est plus forte que l'homme fort. À Austerlitz, l'empereur avait dit: «Ordener est usé; on n'a qu'un temps pour la guerre; j'y serai bon encore six ans, après quoi moi-même je devrai m'arrêter.»

L'empereur parcourut le champ de bataille. C'était un spectacle horrible: presque tous les morts était couverts de blessures; ce qui prouvait avec quel acharnement on s'était battu. Dans ce moment il faisait un fort mauvais temps; il pleuvait; le vent était très-violent. De pauvres blessés, que l'on n'avait pas encore transportés aux ambulances, se levaient à demi de terre afin qu'on pût les remarquer et leur donner des secours. Il y en eut qui crièrent vive l'empereur! malgré leurs souffrances et leur épuisement. Tous ceux de nos soldats qui avaient été frappés des balles russes laissaient voir sur leurs cadavres des blessures larges comme de larges trous, car les balles russes étaient beaucoup plus volumineuses que les nôtres. Nous vîmes un porte-drapeau qui s'était enveloppé de son drapeau comme d'un linceul. Il paraissait donner signe de vie; mais il expira dans la secousse qu'on lui donna en le relevant. L'empereur marchait, et ne disait rien. Plusieurs fois, quand il passa devant les plus mutilés, il mit sa main sur ses yeux pour ne point les voir. Ce calme dura peu: il y avait une place du champ de bataille où des Français et des Russes étaient tombés pêle-mêle; presque tous n'étaient que blessés plus ou moins grièvement. Quand l'empereur entendit leurs cris, je le vis s'emporter, crier après ceux qui étaient chargés d'enlever les blessés, s'irritant du peu de promptitude qu'ils mettaient à faire leur service. Il était difficile que les chevaux ne foulassent point quelques-uns des cadavres là où il y en avait tant. Un blessé fut atteint par le sabot d'un des chevaux de la suite de l'empereur: ce malheureux poussa un cri déchirant; l'empereur se retourna vivement, demandant avec colère quel était le maladroit qui avait blessé cet homme. On lui dit, croyant le calmer, que cet homme n'était qu'un Russe. «Russe ou Français, répliqua-t-il, je veux qu'on emporte tout.»

De pauvres jeunes gens; qui étaient venus faire leur première campagne en Russie, frappés à mort, perdaient courage et pleuraient comme des enfans en appelant leur mère. Cet horrible tableau me restera éternellement gravé dans la mémoire.

L'empereur réitéra avec instance ses ordres pour le transport des blessés, tourna bride en silence, et revint au quartier-général le soir. Je passai la nuit près de lui. Il eut le sommeil très-agité, ou plutôt il ne dormit pas. Il répétait plusieurs fois, en s'agitant brusquement sur son oreiller: «Ce pauvre Caulaincourt! Quelle journée! quelle journée!»


CHAPITRE IV.

Itinéraire de France en Russie.—Magnificence de la cour de Dresde.—Conversation de l'empereur avec Berthier.—La guerre faite à la seule Angleterre.—Bruit général sur le rétablissement de la Pologne.—Questions familières de l'empereur.—Passage du Niémen.—Arrivée et séjour à Wilna.—Enthousiasme des Polonais.—Singulier rapprochement de date.—Députation de la Pologne.—Réponse de l'empereur aux députés.—Engagemens pris avec l'Autriche.—Espérances déçues.—M. de Balachoff à Wilna, espoir de la paix.—Premiers pas de l'empereur sur le territoire de la vieille Russie.—Retraite continuelle des Russes.—Orage épouvantable.—Immense désir d'une bataille.—Abandon du camp de Drissa.—Départ d'Alexandre et de Constantin.—Privations de l'armée et premiers découragemens.—La paix en perspective après une bataille.—Dédain affecté de l'empereur pour ses ennemis.—Gouvernement établi à Wilna.—Nouvelles retraites des armées russes.—Paroles de l'empereur au roi de Naples.—Projet annoncé et non effectué.—La campagne de trois ans, et prompte marche en avant.—Fatigue causée à l'empereur par une chaleur excessive.—Audiences en déshabillé.—L'incertitude insupportable à l'empereur.—Oppositions inutiles du duc de Vicence, du comte de Lobau et du grand maréchal.—Départ de Witepsk et arrivée à Smolensk.—Édifices remarquables.—Les bords de la Moskowa.


Ainsi que je l'ai annoncé précédemment, je tâcherai de réunir dans ce chapitre quelques souvenirs relatifs à des choses personnelles à l'empereur, dans les différens séjours que nous fîmes entre la frontière de France et les frontières de l'empire russe. Il résulterait, hélas! un bien grand contraste de la comparaison que l'on ferait entre notre route pour aller à Moscou et notre route pour en revenir. Il faut avoir vu Napoléon à Dresde, environné d'une cour de princes et de rois, pour se faire une idée du plus haut point que peuvent atteindre les grandeurs humaines. Là, plus encore que partout ailleurs, l'empereur se montra affable envers tout le monde; tout lui souriait, et aucun de ceux qui jouissaient comme nous du spectacle de sa gloire ne pouvait seulement concevoir la pensée de voir bientôt la fortune lui être pour la première fois infidèle; et quelle infidélité!

Je me rappelle, entre autres particularités de notre séjour à Dresde, un mot que j'entendis un jour l'empereur dire au maréchal Berthier, qu'il avait fait appeler de très-bonne heure auprès de lui. Quand le maréchal arriva, l'empereur n'était pas encore levé. Je reçus l'ordre de le faire entrer sur-le-champ, de sorte que tout en habillant l'empereur j'entendis, entre Napoléon et son major-général, une conversation dont je voudrais bien me rappeler les détails; mais au moins suis-je assuré de rapporter fidèlement une pensée qui me frappa. L'empereur dit en propre termes: «Je n'en veux nullement à Alexandre; ce n'est point à la Russie que je fais la guerre, pas plus à elle qu'à l'Espagne; je n'ai qu'une ennemie, c'est l'Angleterre; c'est elle que je veux atteindre en Russie; je la poursuivrai partout.» Pendant ce temps le maréchal rongeait ses ongles, selon sa constante habitude. Ce jour-là il y eut une revue magnifique, à laquelle assistèrent tous les princes de la confédération, qui entouraient leur chef comme de grands vassaux de sa couronne.

Quand les différens corps d'armée, échelonnés de l'autre côté de l'Elbe, se furent avancés sur les confins de la Pologne, nous quittâmes Dresde, pour trouver partout le même enthousiasme éclatant où arrivait l'empereur. Nous étions par contre-coup choyés dans toutes les résidences où nous nous arrêtions, tant on s'efforçait de fêter Sa Majesté jusque dans les personnes qui avaient l'honneur de la servir.

À cette époque c'était un bruit généralement répandu dans toute l'armée et parmi toutes les personnes de la maison de l'empereur que son intention était de rétablir le royaume de Pologne. Bien qu'étranger comme je l'étais et comme je devais l'être à tout ce qui avait rapport aux affaires, je n'entendais pas moins que tout autre l'expression d'une opinion qui était celle de tout le monde et dont tout le monde parlait. Quelquefois l'empereur ne dédaignait pas de me faire rendre compte de ce que j'avais entendu dire, et alors il souriait, car il aurait fallu trahir la vérité pour lui rapporter des choses qui auraient pu lui être désagréables; il était alors, le terme n'est pas trop fort, l'objet des bénédictions des populations polonaises.

Le 23 de juin nous étions sur les bords du Niémen, de ce fleuve devenu déjà si fameux par l'entrevue des deux empereurs, dans des circonstances bien différentes de celles où ils se trouvaient l'un à l'égard de l'autre. L'opération du passage de l'armée commença le soir, et dura près de quarante-huit heures, pendant lesquelles l'empereur fut presque constamment à cheval, tant il savait que sa présence activait les travaux. Ensuite nous continuâmes notre route sur Wilna, capitale du grand duché de Lithuanie. Nous arrivâmes devant cette ville occupée par les Russes le 27, et l'on peut dire que ce fut là, là seulement, que commencèrent les opérations militaires, car jusque là l'empereur avait voyagé comme il l'aurait pu faire dans les départemens de l'intérieur de la France. Les Russes attaqués furent battus et se retirèrent, de sorte que deux jours après nous étions à Wilna, ville assez considérable et qui me parut devoir contenir près de trente mille habitans. J'y fus frappé de l'incroyable quantité de couvens et d'églises qui y sont construits. À Wilna l'empereur fut extrêmement satisfait de la démarche que firent auprès de lui cinq ou six cents étudians qui demandèrent à être enrégimentés, et je n'ai pas besoin de dire que ces sortes de sollicitations manquaient rarement d'être bien accueillies par Sa Majesté.

Nous restâmes assez long-temps à Wilna; l'empereur y suivait le mouvement de ses armées, et s'occupait aussi de l'organisation du grand-duché de Lithuanie, dont cette ville est, comme l'on sait, la capitale. Comme l'empereur était très-souvent à cheval, j'avais assez de loisirs pour bien prendre connaissance de la ville et de ses environs. Les Lithuaniens étaient dans un enthousiasme impossible à décrire, et quoique j'aie vu célébrer dans ma vie bien des fêtes, je ne saurais oublier l'élan de toute une population lorsqu'on célébra la grande fête nationale de la régénération de la Pologne, fête qui se trouva, par une bizarrerie du hasard, ou par un calcul de l'empereur, fixée précisément au 14 de juillet. Les Polonais étaient encore incertains sur le sort définitif que l'empereur réservait à leur patrie, mais un avenir tout d'espérance brillait à leurs yeux. Il n'en fut plus de même lorsque l'empereur eut reçu la députation de la confédération polonaise établie à Varsovie. Cette députation nombreuse, ayant à sa tête un comte palatin, demandait le rétablissement intégral de l'ancien royaume de Pologne. Voici quelle fut la réponse de l'empereur:

«Messieurs les députés de la confédération de Pologne, j'ai entendu avec intérêt ce que vous venez de me dire.

»Polonais, je penserais et j'agirais comme vous: j'aurais voté comme vous dans l'assemblée de Varsovie; l'amour de la patrie est la première vertu de l'homme civilisé.

»Dans ma position, j'ai bien des intérêts à concilier, et bien des devoirs à remplir. Si j'eusse régné lors du premier, du second et du troisième partage de la Pologne, j'aurais armé tout mon peuple pour vous soutenir. Aussitôt que la victoire m'a permis de restituer vos anciennes lois à votre capitale et à une partie de vos provinces, je l'ai fait avec empressement, sans toutefois prolonger une guerre qui eût fait couler le sang de mes sujets.

»J'aime votre nation. Depuis seize ans j'ai vu vos soldats à mes côtés, sur les champs d'Italie comme sur ceux d'Espagne.

»J'applaudis à tout ce que vous avez fait; j'autorise les efforts que vous voulez faire; tout ce qui dépendra de moi pour seconder vos résolutions, je le ferai.

»Si vos efforts sont unanimes, vous pouvez concevoir l'espoir de réduire vos ennemis à reconnaître vos droits. Mais dans ces contrées si éloignées et si étendues, c'est surtout sur l'unanimité des efforts de la population qui les couvre que vous devez fonder vos espérances de succès.

»Je vous ai tenu le même langage lors de ma première apparition en Pologne; je dois ajouter ici que j'ai garanti à l'empereur d'Autriche l'intégrité de ses états, et que je ne saurais autoriser aucune manœuvre ni aucun mouvement qui tendrait à le troubler dans la paisible possession de ce qui lui reste des provinces polonaises. Que la Lithuanie, la Samogitie, Witepsk, Polotsk, Mohilow, la Wolhynie, l'Ukraine, la Podolie, soient animées du même esprit que j'ai vu dans la grande Pologne, et la providence couronnera par le succès la sainteté de votre cause; elle récompensera ce dévouement à votre patrie qui vous a rendus si intéressans, et vous a acquis tant de droits à mon estime et à ma protection, sur laquelle vous devez compter dans toutes les circonstances.»

J'ai cru devoir rapporter ici la réponse entière de l'empereur aux députés de la confédération polonaise, ayant été témoin de l'effet qu'elle produisit à Wilna. Quelques Polonais avec lesquels je m'étais lié m'en parlèrent avec douleur; mais leur consternation n'était pas expansive, et l'air n'en retentissait pas moins de cris de vive l'Empereur! chaque fois que Sa Majesté se montrait en public, c'est-à-dire presque tous les jours.

Pendant notre séjour à Wilna, on conçut quelques espérances de voir la conclusion d'une nouvelle paix, un envoyé de l'empereur Alexandre étant venu auprès de l'empereur Napoléon; mais ces espérances furent de courte durée, et j'ai su depuis que l'officier russe M. Balachoff, craignant, comme presque tous ceux de sa nation, un rapprochement entre les deux empereurs, avait rempli son message de manière à irriter l'orgueil de Sa Majesté, qui le renvoya après l'avoir mal accueilli. Tout souriait à l'Empereur: il était alors à la tête de l'armée la plus nombreuse et la plus formidable qu'il eût encore commandée. M. Balachoff partit donc, et tout fut disposé pour l'exécution des projets de l'empereur. Sa Majesté, au moment de pénétrer sur le territoire russe, n'eut plus sa sérénité ordinaire, ou du moins j'eus l'occasion de remarquer qu'elle était plus silencieuse que de coutume, aux heures où j'avais l'honneur de l'approcher. Cependant dès que son parti fut pris, dès qu'il eut fait passer ses troupes de l'autre côté de la Vilia, rivière sur laquelle est située Wilna, l'empereur prit possession de la terre de Russie avec une ardeur enthousiaste et que l'on pourrait appeler de jeune homme. Un des piqueurs qui l'accompagnaient me raconta que l'empereur lança son cheval en avant, et le fit courir de toute sa vitesse à près d'une lieue devant lui dans les bois, étant sans escorte, et malgré les gros de cosaques disséminés dans ces bois qui s'élèvent le long de la rive droite de la Vilia.

J'ai vu plus d'une fois l'empereur s'impatienter de ce qu'il ne trouvait point d'ennemis à combattre; en effet, les Russes avaient abandonné Wilna, où nous étions entrés sans résistance, et encore, en quittant cette ville, les rapports des éclaireurs annonçaient l'absence des troupes ennemies, à l'exception de ces cosaques dont j'ai parlé tout à l'heure. Je me rappelle qu'un jour nous crûmes tous entendre le bruit lointain du canon, et l'empereur en frémit presque de joie; mais nous sûmes bientôt à quoi nous en tenir; ce bruit était celui du tonnerre, et tout à coup l'orage le plus épouvantable que j'aie vu de ma vie éclata sur toute l'armée. La terre, dans un espace de plus de quarante lieues, fut tellement couverte d'eau que l'on ne pouvait plus distinguer les chemins, et cet orage, aussi meurtrier que l'aurait pu être un combat, nous coûta un grand nombre d'hommes, plusieurs milliers de chevaux et une partie de l'immense matériel de l'expédition.

On savait dans toute l'armée que depuis long-temps les Russes avaient fait d'immenses travaux à Drissa, où ils avaient construit un énorme camp retranché. Le nombre des troupes qui s'y trouvaient réunies, les sommes considérables employées aux travaux, tout donnait lieu de penser qu'enfin l'armée russe attendrait sur ce point l'armée française; et l'on était d'autant plus fondé à le croire que l'empereur Alexandre dans les nombreuses proclamations répandues dans son armée, et dont plusieurs nous étaient parvenues, s'était vanté de vaincre les Français à Drissa, où (disaient les proclamations) nous devions trouver notre tombeau. Il en était autrement ordonné par la destinée: les Russes, se repliant encore vers le cœur de la Russie, abandonnèrent ce fameux camp de Drissa aux approches de l'empereur. J'entendis dire à cette époque à plusieurs officiers généraux qu'une grande bataille eût été alors un événement salutaire pour l'armée française, où le découragement commençait à se glisser, d'abord faute d'ennemis à combattre, et ensuite parce que les privations de toute nature devenaient de jour en jour plus pénibles à supporter. Des divisions entières ne vivaient pour ainsi dire que de maraude; les soldats dévastaient les rares habitations et les châteaux disséminés dans les campagnes, et malgré la sévérité des ordres de l'empereur contre les maraudeurs et les pillards, ces ordres ne pouvaient être exécutés; les officiers, pour la plupart, ne vivant eux-mêmes que du butin que les soldats recueillaient et partageaient ensuite avec eux.

L'empereur affectait devant ses généraux une sérénité qu'il n'avait pas toujours dans le fond de l'âme. D'après quelques mots entrecoupés que je lui entendis prononcer dans ces graves circonstances, je suis autorisé à croire que l'empereur ne souhaitait si ardemment une bataille que dans l'espoir de voir l'empereur Alexandre lui faire de nouvelles ouvertures pour traiter avec lui de la paix. Je pense qu'alors il l'aurait acceptée après une première victoire; mais il ne se serait jamais déterminé à revenir sur ses pas, après des préparatifs aussi immenses, sans avoir livré une de ces grandes batailles qui suffisent à la gloire d'une campagne: c'est du moins ce que j'entendais continuellement répéter. L'empereur aussi parlait très-souvent des ennemis qu'il allait combattre, avec un dédain affecté, mais qu'il ne ressentait pas réellement; son but en cela était de remonter le moral des officiers et des soldats, dont plusieurs ne dissimulaient point leur découragement.

Avant de quitter Wilna, l'empereur y avait fondé une espèce de gouvernement central à la tête duquel il avait placé M. le duc de Bassano, dans le but d'avoir un point intermédiaire entre la France et la ligne des opérations qu'il allait tenter dans l'intérieur de la Russie. Désappointés, comme je l'ai dit, par l'abandon du camp de Drissa par l'armée russe, nous marchâmes rapidement vers Witepsk, où se trouvait réunie, à la fin de juillet, la majeure partie des forces françaises. Là encore l'impatience de Sa Majesté fut trompée par une nouvelle retraite des Russes; car les combats d'Ostrovno et de Mohilow, quoique importans, ne peuvent être rangés au nombre de ces batailles que l'empereur souhaitait avec tant d'ardeur. En entrant à Witepsk, l'empereur apprit que l'empereur Alexandre, qui peu de jours auparavant y avait son quartier-général, et le grand-duc Constantin avaient quitté l'armée pour se rendre à Saint-Pétersbourg.

À cette époque, c'est-à-dire au moment de notre arrivée à Witepsk, le bruit se répandit que l'empereur se contenterait d'y prendre position, de s'y fortifier, d'y organiser les moyens de subsistance de son armée et qu'il remettrait à l'année suivante l'exécution de ses vastes desseins sur la Russie. Je ne saurais dire quel était à cet égard le fond de sa pensée; mais ce que je puis certifier, c'est que, étant dans la pièce contiguë à celle où il se tenait, je l'entendis un jour dire au roi de Naples, que la première campagne de Russie était finie, qu'il serait l'année suivante à Moscou, l'autre année à Saint-Pétersbourg, et que la guerre de Russie était une guerre de trois ans. Plût à Dieu que Sa Majesté eût exécuté le plan qu'elle traça avec une extrême vivacité au roi de Naples! tant de braves n'auraient peut-être pas succombé quelques mois après dans l'effroyable retraite dont j'aurai, plus tard, à rappeler les désastres.

Pendant notre séjour à Witepsk il faisait une chaleur excessive dont l'empereur était extrêmement fatigué; je l'entendis souvent s'en plaindre, et je ne l'ai vu dans aucune autre circonstance supporter avec autant d'impatience le poids de ses vêtemens; dans son intérieur il était presque toujours sans habit, et se jetait fréquemment sur un lit de repos. C'est un fait dont beaucoup de personnes ont pu être témoins comme moi; car il lui arriva souvent de recevoir ainsi ses officiers généraux, devant lesquels ordinairement il ne se montrait guère sans être revêtu de l'uniforme qu'il portait habituellement. Cependant l'espèce d'influence que la chaleur exerçait sur les dispositions physiques de l'empereur n'avait point énervé sa grande âme; et son génie, toujours actif, embrassait toutes les branches de l'administration. Mais il était facile de voir, pour les personnes que leur position avait mis le plus à même de connaître son caractère, qu'à Witepsk ce qui le faisait souffrir par-dessus tout était l'incertitude: resterait-il en Pologne, ou s'avancerait-il sans retard dans le cœur de la Russie? Tant qu'il flotta entre ces deux idées, je lui vis souvent l'air triste et taciturne. Dans cette perplexité entre le repos et le mouvement, le choix ne pouvait être douteux pour l'empereur; aussi, à la suite d'un conseil où j'ai ouï dire que Sa Majesté avait trouvé beaucoup d'opposans, j'appris que nous allions marcher en avant et nous avancer vers Moscou, dont on disait que nous n'étions plus qu'à vingt journées de distance. Parmi les personnes qui s'opposèrent le plus vivement à la marche immédiate de l'empereur sur Moscou, j'ai entendu citer les noms de M. le duc de Vicence et M. le comte de Lobau; mais ce que je puis assurer, c'est que j'ai su personnellement, et de manière à n'en pouvoir douter, que le grand-maréchal du palais avait tenté à plusieurs reprises de dissuader l'empereur de son projet; mais toutes ces tentatives se brisèrent contre sa volonté.

Nous nous dirigeâmes donc sur la seconde capitale de la Russie, et nous arrivâmes, après quelques jours de marche, à Smolensk, ville grande et belle. Les Russes, que l'empereur croyait enfin tenir, venaient de l'évacuer, après avoir perdu beaucoup de monde et brûlé la majeure partie des magasins. Nous y entrâmes au milieu des flammes; mais ce n'était rien en comparaison de ce qui nous attendait à Moscou. Je remarquai à Smolensk deux édifices qui me parurent de la plus grande beauté, la cathédrale et le palais épiscopal, qui semble former à lui seul une ville, tant les bâtimens, d'ailleurs séparés de la ville même, sont considérables par leur étendue.

Je n'enregistrerai point ici les noms, la plupart assez barbares, des lieux par lesquels nous passâmes après Smolensk. Tout ce que je puis ajouter sur notre itinéraire durant la première moitié de cette gigantesque campagne, c'est que le 5 septembre nous arrivâmes sur les bords de la Moskowa, où l'empereur vit avec une vive satisfaction qu'enfin les Russes étaient déterminés à lui accorder la grande bataille, objet de tous ses vœux, et qu'il poursuivait depuis plus de deux cents lieues comme une proie qui ne pouvait lui échapper.


CHAPITRE V.

Le lendemain de la bataille de la Moskowa.—Aspect du champ de bataille.—Moscou! Moscou!—Fausse alerte.—Saxons revenant de la maraude.—La sentinelle au cri d'alerte.—Qu'ils viennent; nous les voirons!—Le verre de vin de Chambertin.—Le duc de Dantzick.—Entrée dans Moscou.—Marche silencieuse de l'armée.—Les mendians moscovites.—Réflexion.—Les lumières qui s'éteignent aux fenêtres.—Logement de l'empereur à l'entrée d'un faubourg.—La vermine.—Le vinaigre et le bois d'aloës.—Deux heures du matin.—Le feu éclate dans la ville.—Colère de l'empereur.—Il menace le maréchal Mortier et la jeune garde.—Le Kremlin.—Appartement qu'occupe Sa Majesté.—La croix du grand Ivan.—Description du Kremlin.—L'empereur n'y peut dormir même quelques heures.—Le feu prend dans le voisinage du Kremlin.—L'incendie.—Les flammèches.—Le parc d'artillerie sous les fenêtres de l'empereur.—Les Russes qui propagent le feu.—Immobilité de l'empereur.—Il sort du Kremlin.—L'escalier du Nord.—Les chevaux se cabrent.—La redingote et les cheveux de l'empereur brûlés.—Poterne donnant sur la Moskowa.—On offre à l'empereur de le couvrir de manteaux et de l'emporter à bras du milieu des flammes; il refuse.—L'empereur et le prince d'Eckmühl.—Des bateaux chargés de grains sont brûlés sur la Moskowa.—Obus placés dans les poêles des maisons.—Les femmes incendiaires.—Les potences.—La populace baisant les pieds des suppliciés.—Anecdote.—La peau de mouton.—Les grenadiers.—Le palais de Pétrowski.—L'homme caché dans la chambre que devait occuper l'empereur.—Le Kremlin préservé.—La consigne donnée au maréchal Mortier.—Le bivouac aux portes de Moscou.—Les cachemires, les fourrures et les morceaux de cheval saignans.—Les habitans dans les caves et au milieu des débris.—Rentrée au Kremlin.—Mot douloureux de l'empereur.—Les corneilles de Moscou.—Les concerts au Kremlin.—Les précepteurs des gentilshommes russes.—Ils sont chargés de maintenir l'ordre.—Alexandre tance Rostopschine.


Le lendemain de la bataille de la Moskowa, j'étais avec l'empereur dans sa tente, placée sur le champ de bataille même. Le plus grand calme régnait autour de nous. C'était un beau spectacle que toute cette armée réunissant ses colonnes où le canon russe venait de faire de si grands vides, et procédant au repos du bivouac avec cette sécurité qu'ont toujours les vainqueurs. L'empereur paraissait accablé de lassitude; de temps en temps il joignait fortement ses mains sur ses genoux croisés, et je l'entendis répéter assez souvent avec une espèce de mouvement convulsif: «Moscou! Moscou!» Il me dit plusieurs fois d'aller voir ce qui se passait au dehors, puis il se levait lui-même, et venait derrière moi regarder par dessus mon épaule. Le bruit que faisait la sentinelle en lui présentant les armes ne manquait jamais de m'avertir de son approche. Après un quart d'heure environ de ces allées et venues silencieuses, les sentinelles avancées crièrent aux armes! Il est impossible de peindre avec quelle promptitude le bataillon carré fut formé autour de la tente. L'empereur sortit précipitamment; puis il rentra pour prendre son chapeau et son épée. C'était une fausse alerte. On avait pris pour l'ennemi un régiment de Saxons qui revenait de la maraude.

On rit beaucoup de la méprise, surtout quand on vit les maraudeurs revenir, les uns avec des quartiers de viande fichés au haut des baïonnettes, les autres avec des volailles à demi plumées ou des jambons à faire envie. J'étais au dehors de la tente, et je n'oublierai jamais le premier mouvement de la sentinelle au cri d'alerte: il baissa le bassinet de son fusil pour voir si l'amorce était bien en place, secoua la batterie en la frappant du poignet, puis remit son arme au bras en disant froidement: «Eh bien! qu'ils viennent; nous les voirons.» Je contai ce trait à l'empereur, qui s'en amusa beaucoup, et le conta à son tour au prince Berthier. L'empereur fit boire à ce brave soldat un verre de son vin de Chambertin.

C'est le duc de Dantzick qui le premier entra dans Moscou. L'empereur ne vint qu'après. Il fit son entrée pendant la nuit. Jamais nuit ne fut plus triste: il y avait vraiment quelque chose d'effrayant dans cette marche silencieuse de l'armée, suspendue de temps à autre par des messages venus de l'intérieur de la ville, et qui paraissaient avoir un caractère des plus sinistres. On ne distinguait de figures moscovites que celles de quelques mendians couverts de haillons qui regardaient avec un étonnement stupide défiler l'armée. Quelques-uns firent mine de demander l'aumône. Nos soldats leur jetèrent du pain et quelques pièces d'argent. Je ne pus me défendre d'une réflexion un peu triste sur ces malheureux, les seuls dont la condition ne varie pas dans les grands bouleversemens politiques, les seuls sans affections, sans sympathies nationales.

À mesure que nous avancions dans les rues des faubourgs, nous regardions des deux côtés aux fenêtres des maisons, nous étonnant de ne pas apercevoir une seule figure humaine. Une ou deux lumières parurent aux vitres des fenêtres de quelques maisons: elles s'éteignirent bientôt; et ces traces de vie, qui s'effaçaient soudain, nous laissaient une impression d'épouvante. L'empereur s'arrêta à l'entrée du faubourg de Dorogomilow, et se logea, non pas dans une auberge, comme quelques personnes l'ont dit, mais dans une maison si sale et si misérable que, le lendemain matin, nous trouvâmes dans le lit de l'empereur et dans ses habits une vermine fort commune en Russie. Nous en eûmes aussi, à notre grand dégoût. L'empereur ne put dormir pendant toute la nuit qu'il y passa. J'étais, comme de coutume, couché dans sa chambre; et malgré la précaution que j'avais prise de faire brûler du vinaigre et du bois d'aloës, l'odeur était si désagréable qu'à chaque instant Sa Majesté m'appelait. «Dormez-vous, Constant?—Non, sire.—Mon fils, brûlez du vinaigre; je ne puis tenir à cette odeur affreuse; c'est un supplice; je ne puis dormir.» Je faisais de mon mieux; et un moment après, quand la fumée du vinaigre était évaporée, il fallait recommencer à brûler du sucre ou du bois d'aloës.

Il était deux heures du matin quand on annonça à l'empereur que le feu éclatait dans la ville. Il vint même des Français établis dans le pays et un officier de la police russe qui confirmèrent ces nouvelles, et entrèrent dans des détails trop précis pour que l'empereur pût douter du fait. Cependant il persistait encore à n'y pas croire. «Cela n'est pas possible. Crois-tu cela, Constant? va donc savoir si cela est vrai.» Et là-dessus, il se rejetait sur son lit, essayant de reposer un peu; puis il me rappelait encore pour me faire les mêmes questions.

L'empereur passa la nuit dans une agitation extrême. Le jour venu, il sut tout; il fit appeler le maréchal Mortier, et le menaça, lui et la jeune garde. Mortier, pour toute réponse, lui montra des maisons couvertes de fer et dont la toiture était parfaitement intacte. Mais l'empereur lui fit remarquer la fumée noire qui en sortait, serra les poings, et frappa du pied le mauvais plancher de sa chambre à coucher.

À six heures du matin, nous fûmes au Kremlin. L'appartement qu'occupa Napoléon était celui des czars. Il donnait sur une assez vaste esplanade où l'on descendait par un grand escalier de pierre. On voyait sur la même esplanade l'église où sont les sépultures des anciens souverains, le palais du sénat, les casernes, l'arsenal, et un beau clocher dont la croix domine sur toute la ville. C'est la croix dorée du grand Ivan. L'empereur jeta un coup d'œil satisfait sur le beau spectacle qui s'offrait à sa vue; car aucun signe d'incendie ne s'était encore manifesté dans toute la partie des bâtimens qui environnaient le Kremlin. Ce palais est un composé d'architecture gothique et moderne, et ce mélange des deux genres lui donne un aspect des plus singuliers. C'est dans ce vaste édifice que vécurent et moururent les vieilles dynasties des Romanof et des Rurick. C'est le même palais qui fut si souvent ensanglanté par les intrigues d'une cour féroce, à cette époque où le poignard vidait ordinairement toutes les querelles d'intérieur. Sa Majesté ne devait pas y trouver même quelques heures d'un sommeil tranquille.

En effet, l'empereur, un peu rassuré par les rapports du maréchal Mortier, écrivait à l'empereur Alexandre des paroles de paix. Un parlementaire russe devait porter la lettre, lorsque l'empereur, qui se promenait de long en large dans son appartement, distingua de ses fenêtres une immense lueur à quelque distance du palais. C'était l'incendie qui reprenait avec plus de force que jamais, le vent du nord chassant les flammes dans la direction du Kremlin. Il était minuit. L'alarme fut donnée par deux officiers qui occupaient l'aile du bâtiment la plus rapprochée du foyer de l'incendie. Des maisons de bois, peintes de différentes couleurs, dévorées en quelques minutes, s'étaient déjà écroulées; des magasins d'huile, d'eau-de-vie et d'autres matières combustibles lançaient des flammes d'un bleu livide qui se communiquaient avec la rapidité de l'éclair à d'autres bâtimens voisins. Des flammèches, une pluie de charbons énormes tombaient sur les toits du Kremlin. On frémit de penser qu'une seule de ces flammèches, venant à tomber sur un caisson, pouvait produire une explosion générale et faire sauter le Kremlin; car, par une négligence inconcevable, on avait laissé tout un parc d'artillerie s'établir sous les fenêtres de l'empereur.

Bientôt les rapports les plus incroyables arrivent à l'empereur. On a vu des Russes attiser eux-mêmes l'incendie, et jeter des matières inflammables dans les parties des maisons encore intactes. Ceux des Russes qui ne se mêlent point aux incendiaires, les bras croisés, contemplent le désastre avec une impassibilité dont on n'a pas d'idée. Moins les cris de joie et les battemens de mains, ce sont des gens qui assistent à un brillant feu d'artifice. L'empereur n'hésite pas à croire que tout ait été comploté par l'ennemi.

L'empereur descendit de son appartement par le grand escalier du nord, fameux par le massacre des strelitz. Le feu avait déjà fait de si énormes progrès de ce côté que les portes extérieures étaient à demi consumées. Les chevaux ne voulaient point passer; ils se cabrèrent, et ce fut avec beaucoup de peine que l'on parvint à leur faire franchir les portes. L'empereur eut sa redingote grise brûlée en plusieurs endroits, de même que ses cheveux. Une minute plus tard nous marchions sur des tisons ardens.

Nous n'étions pas pour cela hors de danger. Il nous fallait sortir des décombres enflammés qui nous barraient le passage. Plusieurs sorties furent tentées, mais sans succès; le vent chaud de la flamme venait nous frapper le visage et nous rejeter en arrière dans une horrible confusion. On découvrit à la fin une poterne qui donnait sur la Moskowa; ce fut par là que l'empereur, ses officiers et sa garde parvinrent à s'échapper du Kremlin. Mais c'était pour retomber dans des rues étroites, où le feu, concentré comme dans une fournaise, y doublait d'intensité, où le rapprochement des toits réunissait au dessus de nos têtes les flammes en dômes ardens, qui nous ôtaient la vue du ciel. Il était temps de sortir de ce pas dangereux; une seule issue s'offrait à nous; c'était une petite rue tortueuse, encombrée de débris de toute sorte, de lames de fer détachées des toits et de poutres brûlantes; il y eut parmi nous un moment d'hésitation. Quelques-uns offrirent à l'empereur de le couvrir des pieds à la tête de leurs manteaux et de le transporter sur leurs bras au delà de ce terrible passage. L'empereur refusa, et trancha la question en s'élançant à pied au milieu des débris embrasés. Deux ou trois vigoureuses enjambées le mirent en lieu de sûreté.

C'est alors qu'eut lieu cette scène touchante entre l'empereur et le prince d'Eckmühl, qui, blessé à la Moskowa, se faisait rapporter dans les flammes pour sauver l'empereur ou mourir avec lui. Du plus loin que le maréchal l'aperçut sortant avec calme d'un si grand péril, le bon et tendre ami fit un effort immense, et courut se jeter dans ses bras. Sa Majesté le pressa sur son cœur, comme pour le remercier de lui avoir donné une émotion douce dans un de ces momens où le danger rend ordinairement sec et égoïste.

Mais enfin, l'air même, traversé par toutes ces flammes, s'échauffe au point de n'être plus respirable. L'atmosphère devient brûlante; les vitres du palais cassent; on ne peut plus tenir dans les appartemens. L'empereur est comme frappé d'immobilité. Son visage est rouge et inondé d'une sueur brûlante. Le roi de Naples, le prince Eugène et le prince de Neufchâtel le conjurent de quitter le palais; mais il ne répond à ces instances que par des gestes d'impatience. Au même instant des cris partis de l'aile du palais situé le plus au nord, annoncent qu'une partie des murs vient de s'écrouler et que le feu gagne du terrain avec une épouvantable vitesse. La position n'étant plus tenable, l'empereur dit qu'il est temps de sortir, et il va habiter le château impérial de Pétrowski.

Arrivé à Pétrowski, l'empereur chargea M. de Narbonne d'aller visiter un palais que je crois être celui de Catherine; c'était un bel édifice, les appartemens étaient parfaitement meublés. M. de Narbonne en vint instruire l'empereur; mais à peine sut-on qu'il voulait en faire son habitation que le feu y éclata de toutes parts: peu après il fut consumé.

Tel était l'acharnement des misérables payés pour tout brûler, que des bateaux, qui se trouvaient en grand nombre sur la Moskowa, chargés de grains, d'avoine et d'autres denrées, furent consumés, et s'abîmèrent dans les eaux avec un pétillement effroyable. On avait vu des soldats de police russe attiser le feu avec des lances goudronnées. Dans les poêles de plusieurs maisons on avait placé des obus qui, venant à éclater, blessèrent plusieurs de nos soldats. Dans les rues, des femmes sales et hideuses, des hommes ivres, couraient aux maisons incendiées, saisissaient des brandons enflammés qu'ils allaient porter ailleurs; et nos soldats furent obligés mainte fois de leur abattre les mains à coups de sabre pour leur faire lâcher prise. L'empereur fit pendre à des poteaux, sur une des places de la ville, les incendiaires pris sur le fait. La populace se prosternait au pied de ces potences, et baisait les pieds des suppliciés en priant et se signant. Il y a peu d'exemples d'un pareil fanatisme.

Voici un fait dont j'ai été témoin, et qui prouve que les exécuteurs subalternes de ce vaste complot agissaient évidemment d'après des instructions supérieures. Un homme couvert d'une peau de mouton sale et déchirée, ayant un mauvais bonnet sur la tête, montait d'un pas hardi les degrés qui conduisaient au Kremlin. Mais ces sales vêtemens cachaient une tournure distinguée; et, dans un moment où la surveillance était des plus sévères, l'audacieux mendiant parut suspect; on l'arrêta, et il fut mené au corps-de-garde, où il devait parler à l'officier du poste. Comme il faisait quelque résistance, trouvant probablement le procédé un peu arbitraire, la sentinelle lui mit la main sur la poitrine pour le forcer à entrer. Ce mouvement un peu brusque fit écarter la peau de mouton qui le couvrait, et l'on vit des décorations. On lui enleva sur-le-champ ces mauvais vêtemens, et il fut reconnu pour un officier russe. Il avait sur lui des mèches à incendie qu'il distribuait aux gens du peuple. Soumis à un interrogatoire, il avoua qu'il avait mission spéciale de faire activer l'incendie du Kremlin. On lui fit plusieurs questions, tendant à lui arracher de nouveaux aveux. Il répondit avec un calme parfait; il fut mis en prison. Je crois qu'il fut puni comme incendiaire, pourtant je n'en suis pas certain. Quand on amenait à l'empereur un de ces misérables, il haussait les épaules, et ordonnait, avec un geste de mépris et d'humeur, qu'on l'emmenât loin de ses yeux. Les grenadiers en firent quelquefois justice avec leurs baïonnettes. On conçoit une exaspération pareille dans des soldats que l'on chassait ainsi, par ce lâche et odieux moyen, d'un gîte gagné par l'épée.

Pétrowski était une jolie maison appartenant à un chambellan d'Alexandre. On trouva dans la chambre que devait habiter Sa Majesté un homme caché; mais comme il n'avait pas d'armes, on le relâcha, pensant que la frayeur seule l'avait conduit dans cette habitation. L'empereur arriva pendant la nuit à sa nouvelle résidence. Il attendit là dans une inquiétude mortelle que le feu fût éteint au Kremlin, pour s'y transporter de nouveau. La maison de plaisance d'un chambellan n'était point sa place. En effet, grâce aux mesures actives et courageuses d'un bataillon de la garde, le Kremlin fut préservé des flammes, et l'empereur donna le signal du départ.

Pour rentrer à Moscou il fallait traverser le camp, ou plutôt les divers camps de l'armée. Nous marchions sur une terre fangeuse et froide, au milieu des champs où tout avait été ruiné. L'aspect du camp était des plus singuliers, et j'éprouvai un sentiment de tristesse amère en voyant nos soldats contraints de bivouaquer aux portes d'une vaste et belle ville dont ils étaient maîtres, mais le feu encore plus qu'eux. L'empereur en nommant le maréchal Mortier gouverneur de Moscou, lui avait dit: «Surtout point de pillage; vous m'en répondez sur votre tête». La consigne fut sévèrement gardée, jusqu'à l'heure de l'incendie; mais quand il fut visible que le feu allait tout dévorer, et qu'il était fort inutile d'abandonner aux flammes ce dont les soldats pouvaient faire leur profit, alors liberté leur fut donnée de puiser largement à ce vaste dépôt de tout le luxe du nord.

Aussi rien de plus plaisant et de plus triste à la fois que de voir autour de pauvres hangars en planches, seules tentes de nos soldats, les meubles les plus précieux jetés pêle-mêle; des canapés de soie, les plus riches fourrures de la Sibérie, des châles de cachemire, des plats d'argent; et quels mets dans cette vaisselle de princes! un mauvais brouet noir et des morceaux de cheval encore saignans. Un bon pain de munition valait alors le triple de toutes ces richesses. Plus tard n'eut pas du cheval qui voulut.

En rentrant dans Moscou, le vent nous apporta l'odeur insupportable des maisons brûlées; des cendres chaudes nous volaient dans la bouche et dans les yeux, et très-souvent nous n'eûmes que le temps de nous retirer devant de grands piliers ruinés par le feu, qui s'écroulaient avec un bruit désormais sans écho sur ce sol calciné. Moscou n'était pas si désert que nous l'avions cru. Comme la première impression que produit la conquête est une impression de frayeur, tout ce qui était resté d'habitans s'était caché dans les caves, ou dans des souterrains immenses qui s'étendaient sous le Kremlin. L'incendie les chassa, comme des loups, de ces repaires; et quand nous rentrâmes dans la ville, près de vingt mille habitans erraient au milieu des débris; la stupeur était peinte sur les visages noircis par la fumée, hâlés par la faim; car ils ne croyaient pas, s'étant couchés la veille sous des toits d'hommes, se relever le lendemain dans une plaine. On en vit que le besoin poussa aux dernières extrémités; quelques légumes restaient dans des jardins, ils furent dévorés crus: on aperçut plusieurs de ces malheureux qui se précipitaient à plusieurs reprises dans la Moskowa; c'était pour retirer des grains que Rostopschine y avait fait jeter. Un grand nombre périrent dans les eaux après des efforts infructueux. Telle fut la scène de douleur que l'Empereur fut obligé de traverser pour arriver au Kremlin.

L'appartement qu'il occupait était très-vaste et bien éclairé, mais presque démeublé. Il y avait son lit de fer, comme dans tous les châteaux où il couchait en campagne. Ses fenêtres donnaient sur la Moskowa. On voyait très-bien le feu qui brûlait encore dans plusieurs quartiers de la ville, et qui n'était éteint d'un côté que pour reparaître de l'autre. Sa Majesté me dit un soir, avec une profonde affliction: «Ces misérables ne laisseront pas pierre sur pierre.» Je ne crois pas qu'il y ait dans aucun pays autant de corneilles qu'à Moscou. L'empereur était vraiment impatienté de leur présence, et me disait: «Mais, mon Dieu, nous suivront-elles partout?»

Il y eut quelques concerts chez l'empereur pendant son séjour à Moscou. Napoléon y était fort triste. La musique des salons ne faisait plus d'impression sur cette âme malade. Il n'en connaissait qu'une, qui le remuait en tout temps, celle des camps avant et après les batailles.

Le lendemain de l'arrivée de l'empereur, les sieurs Ed..... et V..... se transportèrent au Kremlin dans l'intention de voir Sa Majesté. Après l'avoir vainement attendue, et ne l'apercevant pas, ils se témoignaient mutuellement le regret d'avoir été trompés dans leur attente, lorsqu'ils entendirent subitement ouvrir une persienne au dessus de leur tête. Ils levèrent les yeux, et reconnurent l'empereur, qui leur dit: «Messieurs, qui êtes-vous?—Sire, nous sommes Français.» Il les engagea à monter dans l'appartement qu'il occupait, et continua ses questions: «Quelle est la nature des occupations qui vous ont fixés à Moscou?—Nous sommes gouverneurs chez des gentilshommes russes que l'arrivée des troupes de Votre Majesté a forcés de s'éloigner: nous n'avons pu résister aux instances qu'ils nous ont faites de ne pas abandonner leurs propriétés, et nous nous trouvons présentement seuls dans leurs palais.» L'empereur leur demanda s'il y avait encore d'autres Français à Moscou, et les pria de les lui amener. Il leur proposa alors de se charger de maintenir l'ordre, et nomma chef M. M...., qu'il décora d'une écharpe tricolore, leur recommanda d'empêcher les soldats français de piller les églises, de faire feu sur les malfaiteurs, et leur enjoignit de sévir contre les galériens, auxquels Rostopschine avait fait grâce, à condition qu'ils mettraient le feu à la ville.

Une partie de ces Français suivirent notre armée dans sa retraite, prévoyant qu'un plus long séjour à Moscou les exposerait à des vexations. Ceux qui n'imitèrent pas leur exemple furent condamnés à balayer les rues.

L'empereur Alexandre, instruit de la conduite de Rostopschine à leur égard, tança fortement le gouverneur, et lui donna l'ordre de rendre de suite à la liberté ces malheureux Français.


CHAPITRE VI.

Les Moscovites demandant l'aumône.—L'empereur leur fait donner des vivres et de l'argent.—Les journées au Kremlin.—L'empereur s'occupe d'organisation municipale.—Un théâtre élevé près du Kremlin.—Le chanteur italien.—On parle de la retraite.—Sa Majesté prolonge ses repas plus que de coutume.—Règlement sur la comédie française.—Engagement entre Murat et Kutuzow.—Les églises du Kremlin dépouillées de leurs ornemens.—Les revues.—Le Kremlin saute en l'air.—L'empereur reprend la route de Smolensk.—Les nuées de corbeaux.—Les blessés d'Oupinskoë.—Chaque voiture de suite en prend un.—Injustice du reproche qu'on avait fait à l'empereur d'être cruel.—Explosion des caissons.—Quartier-général.—Les Cosaques.—L'empereur apprend la conspiration de Mallet.—Le général Savary.—Arrivée à Smolensk.—L'empereur et le munitionnaire de la grande armée.—L'empereur dégage le prince d'Eckmühl.—Veillons au salut de l'empire.—Activité infatigable de Sa Majesté.—Les traînards.—Le corps du maréchal Davoust.—Son emportement quand il se voit prêt à mourir de faim.—Le maréchal Ney est retrouvé.—Mot de Napoléon.—Le prince Eugène pleure de joie.—Le maréchal Lefebvre.


Nous étions rentrés au Kremlin le 18 septembre au matin. Le palais et la maison des enfans-trouvés furent à peu près les seuls bâtimens qui demeurèrent intacts. Sur notre route, nos voitures étaient entourées d'une foule de malheureux Moscovites qui venaient nous demander l'aumône. Ils nous suivirent jusqu'au palais, marchant dans les cendres chaudes ou sur des pierres calcinées et encore brûlantes. Les plus misérables allaient pieds-nus. C'était un spectacle déchirant de voir plusieurs de ces infortunés, dont les pieds posaient sur des corps chauds, exprimer leur douleur par des cris ou des gestes d'un affreux désespoir. Comme toute la partie intacte des rues était occupée par le train de nos voitures, cette foule se jetait pêle-mêle dans les roues et entre les jambes des chevaux. Notre marche était ainsi très-ralentie, et nous eûmes plus long-temps sous les yeux ce tableau de la plus grande des misères, celle d'incendiés sans pain et sans ressources. L'empereur leur fit donner des vivres et des secours en argent.

Quand nous nous fûmes de nouveau établis au Kremlin, que nous eûmes repris nos habitudes de gens domiciliés, il se passa quelques jours d'une assez grande tranquillité. L'empereur paraissait moins triste, et tout son entourage s'en ressentait un peu. On eût presque dit que l'on était revenu de la campagne pour reprendre le train des habitudes de la ville. Si l'empereur eut de temps en temps cette illusion, elle était bien vite détruite par le spectacle qu'offrait Moscou vue des fenêtres des appartemens. Toutes les fois que Napoléon jetait les yeux de ce côté, il était visible que de bien tristes réflexions lui venaient à l'esprit, quoiqu'il n'eût plus ces mouvemens d'impatience qui le prenaient fréquemment, lors de son premier séjour au palais, quand il voyait la flamme venir à lui et le chasser de ses appartemens. Mais il était dans ce mauvais calme d'un homme soucieux qui ne peut dire où iront les choses. Les journées étaient longues au Kremlin. L'empereur attendait la réponse d'Alexandre, réponse qui ne vint pas. À cette époque je remarquai que l'empereur avait habituellement sur sa table de nuit, l'histoire de Charles XII, de Voltaire.

Cependant Sa Majesté était tourmentée par son génie administratif jusqu'au milieu des décombres de la grande ville. Pour donner le change aux inquiétudes que lui causaient les affaires du dehors, elle s'occupait d'organisation municipale. Déjà il était convenu que Moscou serait approvisionné pour l'hiver. Un théâtre fut élevé près du Kremlin; mais l'empereur n'y assista jamais. La troupe était composée de quelques malheureux acteurs français restés à Moscou dans le plus affreux dénûment. Sa Majesté encouragea néanmoins cette entreprise dans l'espérance que des représentations théâtrales offriraient un utile délassement aux officiers et aux soldats; aussi n'y avait-il guère que des militaires. On a dit que les premiers acteurs de Paris avaient été mandés. Je n'ai rien su de positif à cet égard. Il y avait à Moscou un célèbre chanteur italien que l'empereur entendit plusieurs fois, mais seulement dans ses appartemens. Il ne faisait pas partie de la troupe.

Jusqu'au 18 octobre le temps se passa en discussions plus ou moins vives entre l'empereur et ses généraux sur le dernier parti à prendre. Tous savaient bien qu'il fallait se résoudre à la retraite, et l'empereur ne l'ignorait pas lui-même; mais on voyait tout ce qu'il en coûtait à sa fierté de dire son dernier mot. Les derniers jours qui précédèrent le 18 furent les plus tristes que j'aie jamais vus. Dans ses rapports les plus ordinaires avec ses amis et ses conseillers, Sa Majesté laissait percer une grande froideur. Elle devint taciturne. Des heures entières se passaient sans qu'une seule des personnes présentes prît l'initiative de la conversation. L'empereur, qui était ordinairement très-expéditif dans ses repas, les prolongeait d'une manière étonnante. Quelquefois dans la journée il se jetait sur un canapé, un roman à la main, qu'il lisait ou ne lisait pas, et paraissait absorbé dans de profondes rêveries. On lui envoyait de Paris des vers qu'il lisait tout haut, exprimant son opinion d'une manière brève et tranchante. Je le vis consacrer trois soirées à faire le règlement de la Comédie française de Paris. On conçoit difficilement cette attention à de pareilles misères administratives, quand l'avenir était si chargé. On croyait généralement, et probablement non sans raison, que l'empereur agissait dans un but politique, et que ces règlemens sur la Comédie française, à une époque où aucun bulletin n'avait encore fait connaître complétement la position désastreuse de l'armée, avaient pour but de donner le change aux Parisiens qui ne manqueraient pas de dire: «Tout ne va donc pas si mal, puisque l'empereur a le temps de s'occuper des théâtres.»

Les nouvelles du 18 vinrent mettre un terme à toutes les incertitudes. L'empereur passait en revue dans la première cour du Kremlin les divisions de Ney, distribuant des croix aux plus braves, adressant à tous des paroles encourageantes, quand un aide-de-camp, le jeune Béranger, vint annoncer qu'un engagement très vif avait eu lieu à Winkowo entre Murat et Kutuzof, et que l'avant-garde de Murat était détruite et nos positions forcées. La reprise des hostilités de la part des Russes était manifeste. Dans le premier moment de la nouvelle, l'étonnement de l'empereur fut au comble. Il y eut au contraire dans les soldats du maréchal Ney comme un mouvement électrique d'enthousiasme et de colère qui gagna Sa Majesté. Transporté de voir combien la honte d'un échec, reçu même sans déshonneur, mettait de fiel et d'amour de vengeance dans ces âmes chaudes, l'empereur serra la main du colonel qui était le plus près de lui, continua la revue, ordonna le soir même le ralliement de tous les corps; et avant la nuit toute l'armée était en mouvement vers Woronowo.

Quelques jours avant de quitter Moscou, l'empereur avait fait dépouiller les églises du Kremlin de leurs plus beaux ornemens. Les ravages de l'incendie avaient levé cette espèce d'interdit que l'empereur avait mis sur les propriétés des Russes.

Le plus beau trophée de ce genre était l'immense croix du grand Ivan. Il fallut démolir une partie de la tour sur laquelle elle s'élevait pour pouvoir l'enlever. Encore ne fut-ce qu'après de longs efforts que l'on parvint à ébranler cette vaste masse de fer. L'empereur voulait en orner le dôme des Invalides. Elle fut engloutie dans les eaux du lac de Semlewo.

La veille du jour où l'empereur devait passer une revue, les soldats mettaient un empressement très-grand à se tenir propres, à nettoyer leurs armes, afin de cacher un peu le dénuement où ils étaient réduits. Les plus imprudens avaient jeté leurs vêtemens d'hiver pour se charger de vivres. Beaucoup avaient usé leurs chaussures en marchant. Cependant tous tenaient à honneur de faire bonne mine aux revues; et quand le soleil, dans les beaux jours, venait frapper sur les canons des fusils bien nettoyés, l'empereur retrouvait dans ce spectacle quelques-unes des émotions dont il était plein au glorieux jour du départ.

L'empereur laissait douze cents blessés à Moscou: quatre cents de ces malheureux furent emportés par les derniers corps qui quittèrent la ville. Le maréchal Mortier en sortit le dernier. Ce fut à Feminskoë, à dix lieues de Moscou, que nous entendîmes le bruit d'une effrayante explosion: c'était le Kremlin qui sautait, ainsi que l'avait ordonné l'empereur. Un artifice avait été déposé dans les souterrains du palais; et tout était calculé pour que l'explosion n'eût lieu qu'après un certain laps de temps. Quelques cosaques vinrent pour piller les appartemens abandonnés, ignorant que l'incendie couvait sous leurs pas: ils furent lancés en l'air à une prodigieuse hauteur. Trente mille fusils avaient été abandonnés dans la forteresse. En une seconde une partie du Kremlin n'était plus qu'un amas de ruines. Une autre partie fut conservée; et ce qui ne contribua pas peu à rehausser auprès des Russes le crédit de leur grand saint Nicolas, c'est qu'une image en pierre de ce saint fut épargnée par l'explosion dans un endroit où elle avait fait de grands ravages. Ce fait m'a été rapporté depuis par une personne digne de foi qui l'a entendu raconter au comte Rostopschine lui-même, pendant son séjour à Paris.

Le 28 octobre, l'empereur reprit la route de Smolensk, et passa près du champ de bataille de Borodino. Environ trente mille cadavres avaient été laissés dans ces vastes plaines. À notre approche des nuées de corbeaux, qu'une aussi abondante pâture avait attirés, s'envolèrent bien loin de nous avec d'horribles croassemens. Ces corps de tant de braves gens avaient un aspect dégoûtant, étant à demi rongés, et exhalant une odeur que le froid déjà assez vif ne pouvait neutraliser. L'empereur fit hâter le pas, et alla coucher dans le château presque en ruines d'Oupinskoë. Le lendemain il visita quelques blessés qui étaient restés dans une abbaye. Ces malheureux, en voyant l'empereur, semblèrent recouvrer leurs forces et oublier leurs souffrances, qui devaient être horribles, les plaies s'envenimant toujours aux premières rigueurs du froid. Toutes ces figures pâles, tirées, reprirent quelque sérénité. Ces pauvres soldats, contens de revoir leurs camarades, les questionnaient avec une curiosité inquiète sur les événemens qui avaient suivi la bataille de Borodino. Quand ils surent que nous avions bivouaqué à Moscou, il s'en réjouirent de tout leur cœur; et il était aisé de voir que leur plus grande peine venait du regret de n'avoir pu, comme les autres, brûler au bivouac les beaux meubles des riches Moscovites. Napoléon ordonna que chaque voiture de suite prît un de ces malheureux; ce qui fut exécuté. Tout le monde s'y prêta avec un empressement qui toucha beaucoup l'empereur. Ces pauvres blessés disaient avec l'accent de la plus profonde reconnaissance qu'ils étaient beaucoup mieux sur ces bons coussins que dans les voitures de l'ambulance. Nous n'avions pas de peine à le croire. Un lieutenant des cuirassiers qui venait d'être amputé fut mis dans le landau de Sa Majesté, qui voyageait à cheval.

Cela répond à tous les reproches de cruauté dont on a si gratuitement chargé la mémoire d'un grand homme qui n'est plus. J'ai lu, mais non pas sans dégoût, que l'empereur faisait quelquefois passer sa voiture sur des blessés dont les cris de douleur ne touchaient pas son cœur. Tout cela est faux et révoltant. Aucune des personnes qui ont servi l'empereur n'ignore sa sollicitude pour les malheureuses victimes de la guerre et les soins qu'il en faisait prendre. Étrangers, ennemis ou Français, tous étaient recommandés aux chirurgiens de l'armée avec le même intérêt.

De temps en temps des explosions effrayantes nous faisaient détourner la tête pour regarder derrière nous. C'étaient des caissons que l'on faisait sauter pour n'être plus embarrassé de les conduire, la marche devenant tous les jours plus pénible. Cela faisait mal, de penser que nous étions réduits à ce point de détresse, qu'il nous fallait jeter notre poudre au vent, pour ne point la laisser à l'ennemi. Mais une réflexion plus douloureuse nous venait à l'esprit à chaque détonation de ce genre; il fallait que la grande armée tirât bien vite à sa ruine, puisque le matériel de l'expédition surchargeait les hommes, et que le nombre des bras employés n'était plus en proportion avec les travaux.

Le 30, l'empereur avait son quartier général dans une pauvre masure qui n'avait ni portes ni fenêtres. Nous eûmes beaucoup de peine à clore à peu près l'endroit qu'il choisit pour coucher. Le froid devenait plus vif et les nuits étaient glaciales; les petites palissades fortifiées, dont on avait fait des espèces de relais pour la poste, et qui, placées de distance en distance, marquaient les divisions de la route, servaient aussi tous les soirs de quartier impérial. On y dressait à la hâte le lit de l'empereur, et on préparait tant bien que mal un cabinet où il pût travailler avec ses secrétaires, écrire ses différens ordres aux chefs qu'il avait laissés sur les routes et dans les villes.

Notre retraite était souvent contrariée par des partis de cosaques. Ces barbares arrivaient sur nous, la lance en arrêt, et poussaient des hurlemens de bêtes féroces plutôt que des cris humains. Leurs petits chevaux à longue queue frisaient les flancs des différentes divisions. Mais ces attaques assez réitérées n'avaient pas, du moins au commencement de la retraite, de conséquences funestes pour l'armée. Quand un houra était poussé, l'infanterie faisait bonne contenance, serrant les rangs et présentant la baïonnette. C'était l'affaire de la cavalerie de poursuivre ces barbares, qui fuyaient plus vite qu'ils n'étaient arrivés.

Le 6 novembre, avant qu'il ne quittât l'armée, l'empereur reçut la nouvelle de la conspiration Mallet, et tout ce qui s'y rattache. Il fut d'abord étonné, puis fort mécontent, et ensuite se moqua beaucoup de la déconvenue du ministre de la police, le général Savary. Il dit plusieurs fois que, s'il eût été à Paris, personne n'eût bougé; qu'il ne pouvait s'en éloigner sans que tous perdissent la tête à la moindre algarade. Dès ce moment il parla souvent du besoin que Paris avait de sa présence.

À propos du général Savary, un petit fait assez mystifiant pour lui me revient à la mémoire. Après avoir quitté le commandant de la gendarmerie, pour succéder à Fouché dans les fonctions de ministre de la police, il eut une petite discussion avec un des aides-de-camp de l'empereur. Comme il menaçait son interlocuteur, celui-ci lui répondit: «Tu crois toujours avoir des menottes dans tes poches.»

Le 8 novembre, la neige tombait, le jour était sombre, le froid rigoureux, le vent violent, et les routes se couvraient de verglas; les chevaux ne pouvaient avancer, leurs mauvais fers usés ne pouvant avoir prise sur ce sol glissant. Ces pauvres animaux étaient exténués; il fallait à force de bras pousser les roues afin d'alléger un peu leurs fardeaux. Il y a dans ce souffle vigoureux qui sort des naseaux d'un cheval fatigué, dans cette tension des jarrets et ces prodigieux efforts des reins, quelque chose qui donne à un haut degré l'idée de la force; mais la muette résignation de ces animaux, quand on les sait surchargés, nous inspire de la pitié, et nous fait repentir d'abuser de tant de courage. L'empereur à pied, au milieu de sa maison, un bâton à la main, marche avec peine dans ces chemins glissans. Mais il encourage les uns et les autres par des paroles bienveillantes. Nous nous sentions pleins de bon vouloir. Qui se serait plaint alors eût été bien mal venu de tout le monde. Nous arrivâmes en vue de Smolensk. L'empereur était le moins abattu. Il était pâle, mais sa figure était calme; rien dans ses traits qui laissât percer ses souffrances morales, car il fallait qu'elles fussent bien violentes pour qu'on pût s'en apercevoir en public. Les chemins étaient jonchés d'hommes et de chevaux que la fatigue ou la faim avait tués. Les hommes passaient outre en détournant les yeux; quant aux chevaux, ils étaient de bonne prise pour nos soldats affamés.

Nous arrivâmes enfin à Smolensk le 9. L'empereur logea dans une belle maison de la place Neuve. Quoique cette ville importante eut beaucoup souffert depuis notre passage, elle offrait encore des ressources; on y trouva pour la maison de l'empereur et pour les officiers des provisions de toute espèce; mais l'empereur ne tint guère compte de cette abondance pour ainsi dire privilégiée, quand il apprit que l'armée manquait de viande et de fourrages. À cette nouvelle il s'emporta jusqu'à la fureur: jamais je ne le vis sortir si violemment de son caractère. Il manda le munitionnaire qui avait été chargé des approvisionnemens. L'empereur l'apostropha d'une façon si peu mesurée que ce dernier pâlit, et ne trouva pas de mot pour se justifier. L'empereur insista avec plus de violence, laissant échapper de terribles menaces. J'entendais les cris d'une chambre voisine. Je sus depuis que le munitionnaire s'était jeté aux genoux de Sa Majesté pour obtenir sa grâce. L'empereur, revenu de son emportement, lui pardonna. Jamais, il est vrai, il n'avait sympathisé plus vivement avec les souffrances de son armée; jamais il ne souffrit plus de l'impuissance où il était de lutter contre tant d'infortunes.

Le 14, nous reprîmes la route que nous avions parcourue quelques mois auparavant sous de meilleurs auspices. Le thermomètre marquait vingt degrés de froid. Un grand espace nous séparait encore de la France. Après une marche lente et pénible, l'empereur arrive à Krasnoi. Il fut obligé d'aller lui-même avec sa garde au-devant de l'ennemi pour dégager le prince d'Eckmühl. Il passa au travers du feu de l'ennemi, entouré par sa vieille garde, qui serrait autour de son chef ses pelotons dans lesquels la mitraille faisait de larges entailles. C'est un des plus grands exemples que nous donne l'histoire du dévouement et de l'amour de plusieurs milliers d'hommes pour un seul. Au fort du feu, la musique jouait l'air, Où peut-on être mieux qu'au sein de sa famille? Napoléon l'interrompit, dit-on, en s'écriant: «Dites plutôt: Veillons au salut de l'empire. Il est difficile d'imaginer quelque chose de plus grand.

L'empereur revint de ce combat très-fatigué. Il avait passé plusieurs nuits sans prendre aucun repos, écoutant les rapports qui lui étaient faits sur l'état de l'armée, expédiant les ordres nécessaires pour procurer des alimens aux soldats, mettant en mouvement les différens corps qui devaient soutenir la retraite. Jamais son inconcevable activité ne trouva plus à faire: jamais aussi il n'eut le cœur plus haut qu'au milieu de tous ces malheurs, dont il paraissait sentir la pesante responsabilité.

C'est entre Orcha et le Borysthène que les voitures qui ne pouvaient plus avoir de chevaux furent brûlées. Le tumulte et le découragement étaient tels sur les derrières de l'armée que la plupart des traîneurs jetaient là leurs armes, comme un fardeau gênant et inutile. Une espèce de police militaire fut exercée par ordre de l'empereur pour arrêter autant que possible le désordre. Les officiers de gendarmerie furent chargés de ramener de force ceux qui abandonnaient leurs corps; souvent ils étaient obligés de les pousser l'épée dans les reins pour les faire avancer. L'excès de la détresse avait gâté l'esprit du soldat, naturellement bon et sympathisant, au point que les plus misérables semaient à dessein le désordre pour arracher à leurs compagnons mieux nippés soit un manteau, soit quelques vivres. «Voilà les Cosaques,» tel était ordinairement leur cri d'alarme. Quand ces manœuvres coupables étaient connues, et que nos soldats revenaient de leur méprise, alors il en résultait des représailles, et le tumulte était à son comble.

Le corps du maréchal Davoust était un des plus maltraités de l'armée. De soixante-dix mille hommes dont il se composait en partant, il ne lui en restait plus que quatre à cinq mille qui tous mouraient de faim. Le maréchal lui-même était exténué; il n'avait ni linge ni pain; le besoin et les fatigues de toutes sortes lui avaient horriblement maigri le visage; toute sa personne faisait pitié. Ce brave maréchal, qui vingt fois avait échappé aux boulets russes, se voyait mourir de faim. Un de ses soldat lui présenta un pain; il se jeta dessus et le dévora. Aussi était-il celui de tous qui se contînt le moins; en essuyant sa moustache où le givre s'était condensé, il déblaterait avec l'accent de la colère contre le mauvais destin qui les avait jetés dans trente degrés de froid; car la modération dans les paroles était assez difficile à garder, quand on souffrait tant.

Depuis quelque temps l'empereur était dans une vive inquiétude sur le sort du maréchal Ney, qui avait été coupé et devait se frayer un passage au milieu des Russes qui nous suivaient de chaque côté. Plus le temps s'écoulait, plus les alarmes étaient vives; l'empereur demandait à chaque instant si l'on n'avait pas vu Ney, s'accusant lui-même d'avoir trop exposé ce brave général, s'enquérant de lui comme d'un bon ami que l'on a perdu; toute l'armée partageait et manifestait les mêmes inquiétudes; il semblait que ce brave seul fût en danger. Quelques-uns le regardant comme perdu, et voyant l'ennemi menacer les ponts du Borysthène, proposèrent de les rompre: il n'y eut qu'un cri dans toute l'armée pour s'y opposer. Le 20, l'empereur, que cette idée jetait dans le dernier abattement, arriva à Basanoni. Il dînait avec le prince de Neufchâtel et le duc de Dantzick, quand le général Gourgaud accourt annoncer à Sa Majesté que le maréchal Ney et les siens ne sont plus qu'à quelques lieues de nous; l'empereur s'écrie, dans une joie facile à concevoir: Est-il vrai? M. Gourgaud lui donne des détails qui sont bientôt répandus dans tout le camp. Cette nouvelle remet la joie au cœur de tous; chacun s'aborde avec empressement; il semble qu'on ait retrouvé un frère; on se redit le courage héroïque qu'il a déployé, les talens dont il fit preuve en sauvant sa troupe à travers les glaces, les ravins, et les ennemis. Il est vrai de dire, à l'immortelle gloire du maréchal Ney, que selon l'avis que j'ai entendu émettre à nos plus illustres guerriers, sa défense est un fait d'armes dont l'antiquité n'offre pas d'exemple. Le cœur de nos soldats palpita d'enthousiasme; et ce jour on retrouva les émotions des plus beaux jours de victoire! Ney et sa division ont gagné l'immortalité à ce prodigieux effort de vaillance et d'énergie. Tant mieux pour le peu de survivans de cette poignée de braves qui peuvent lire les grandes choses qu'ils ont faites, dans ces annales dictées par eux. Sa Majesté avait dit plusieurs fois: «Je donnerais tout l'argent que j'ai dans les caves des Tuileries pour que mon brave Ney fût à mes côtés.»

Ce fut le prince Eugène qui eut l'honneur d'aller à la rencontre du maréchal Ney avec un corps de quatre mille braves; le maréchal Mortier lui avait disputé cette faveur, car entre ces hommes illustres il n'y eut jamais que d'aussi nobles rivalités. Le danger était immense; le canon du prince Eugène fut un signal compris du maréchal, qui y fit répondre par des feux de peloton. Les deux corps se rencontrèrent, et ne s'étaient pas encore joints que le maréchal Ney et le prince Eugène étaient dans les bras l'un de l'autre; on dit que ce dernier pleurait de joie. De pareils traits font paraître cet horrible tableau un peu moins rembruni.

Jusqu'à la Bérésina, notre marche ne fut qu'une suite de petits combats et de grandes privations.

L'empereur passa une nuit à Caniwki, dans une cabane de bois où il n'y avait que deux chambres; celle du fond fut choisie pour lui, dans l'autre tout le service coucha pêle-mêle; j'étais plus heureux, puisque je couchais dans celle de Sa Majesté; mais plusieurs fois pendant la nuit je fus obligé, par mon service, de passer dans cette chambre, et alors il me fallut enjamber les dormeurs excédés de fatigue; quoique je prisse grande attention à ne pas les blesser, ils étaient tellement serrés qu'il m'était impossible de ne pas poser le pied sur des jambes ou sur des bras.

Dans la retraite de Moscou, l'empereur marchait à pied, enveloppé de sa pelisse, et la tête couverte d'un bonnet russe qui nouait sous le menton; je marchais souvent auprès du brave maréchal Lefebvre qui avait beaucoup d'affection pour moi; il me disait dans son français allemand, en me parlant de l'empereur: «Il est entouré d'un tas de b... qui ne lui disent pas la vérité; il ne distingue pas assez ses bons de ses mauvais serviteurs. Comment sortira-t-il de là, ce pauvre empereur que j'aime? je suis toujours en crainte de ses jours; s'il ne fallait, pour le sauver, que mon sang, je le répandrais goutte à goutte; mais cela n'y changerait rien, et peut-être aura-t-il encore besoin de moi.»


CHAPITRE VII.

Passage de la Bérésina.—La délibération.—Les aigles brûlées.—Les Russes n'en ont que la cendre.—L'empereur prête ses chevaux pour les atteler aux pièces d'artillerie.—Les officiers simples canonniers.—Les généraux Grouchy et Sébastiani.—Grands cris près de Borizof.—Le maréchal Victor.—Les deux corps d'armée.—La confusion.—Voracité des soldats de l'armée de retraite.—L'officier se dépouillant de son uniforme pour le donner à un pauvre soldat.—Inquiétude générale.—Le pont.—Crédulité de l'armée.—Conjectures sinistres.—Courage des pontonniers.—Les glaçons.—L'empereur dans une mauvaise bicoque.—Sa profonde douleur.—Il verse de grosses larmes.—On conseille à Sa Majesté de songer à sauver sa personne.—L'ennemi abandonne ses positions.—L'empereur transporté de joie.—Les radeaux.—M. Jacqueminot.—Le comte Predziecski.—Le poitrail des chevaux entamé par les glaçons.—L'empereur met la main aux attelages.—Le général Partonneaux.—Le pont se brise.—Les canons passent sur des milliers de corps écrasés.—Les chevaux tués à coups de baïonnettes.—Horrible spectacle.—Les femmes élevant leurs enfans au dessus de l'eau.—Beaux traits de dévouement.—Le petit orphelin.—Les officiers s'attellent à des traîneaux.—Le pont est brûlé.—La cabane où couche l'empereur.—Les prisonniers russes.—Ils périssent tous de fatigue et de faim.—Arrivée à Malodeczno.—Entretiens confidentiels entre l'empereur et M. de Caulaincourt.—Vingt-neuvième bulletin.—L'empereur et le maréchal Davoust.—Projet de départ de l'empereur connu de l'armée.—Son agitation au sortir du conseil.—L'empereur me parle de son projet.—Il ne veut pas que je parte sur le siége de sa voiture.—Impression que fait sur l'armée la nouvelle du départ de Sa Majesté.—Les oiseaux raidis par la gelée.—Le sommeil qui donne la mort.—La poudre des cartouches servant à saler les morceaux de cheval rôti.—Le jeune Lapouriel.—Arrivée à Wilna.—Le prince d'Aremberg demi-mort de froid.—Les voitures brûlées.—L'alerte.—La voiture du trésor est pillée.


Ce fut un jour de solennité effrayante que celui qui précéda le passage de la Bérésina. L'empereur paraissait avoir pris son parti avec la résolution froide d'un homme qui tente un acte de désespoir; cependant on tint conseil. Il fut résolu que l'armée se dépouillerait de tous les fardeaux inutiles qui pouvaient entraver sa marche; jamais il n'y eut plus d'union dans les avis; jamais délibération ne fut plus calme; c'était le calme de gens qui s'en remettent une dernière fois à la volonté de Dieu et à leur courage. L'empereur se fit apporter les aigles de tous les corps; elles furent brûlées; il pensait que des fuyards n'en avaient que faire. Ce fut un spectacle bien triste, que ces hommes sortant des rangs un à un, et jetant là ce qu'ils aimaient plus que leur vie; je n'ai jamais vu d'abattement plus profond, de honte plus durement sentie; car cela ressemblait fort à une dégradation générale de tous les braves de la Moskowa. L'empereur avait attaché à ces aigles un talisman; alors il fit trop comprendre qu'il n'y avait plus foi. Il fallait qu'il fût bien malheureux pour en venir là; du moins ce fut une consolation pour les soldats de penser que les Russes n'en auraient que la cendre. Quel tableau que celui de l'incendie des aigles, surtout pour ceux qui comme moi avaient assisté à la magnifique cérémonie de leur distribution à l'armée au camp de Boulogne, avant la campagne d'Austerlitz!

Les chevaux manquaient pour l'artillerie, et dans ce moment critique l'artillerie était la sauve-garde de l'armée. L'empereur donna ordre que l'on prît ses chevaux; il estimait que la perte d'un seul canon ou d'un caisson était incalculable; l'artillerie fut confiée à un corps composé seulement d'officiers; il montait à cinq cents hommes environ; Sa Majesté fut touchée de voir ces braves officiers redevenir soldats, mettre la main aux pièces comme de simples canonniers, et redescendre aux leçons de l'école par dévouement. L'empereur appela cet escadron son escadron sacré! Par la même raison que les officiers redevenaient soldats, les autres commandans supérieurs descendirent de leur rang sans s'inquiéter de la désignation de leur grade. Les généraux de division Grouchy et Sébastiani reprirent le rang de simples capitaines.

Près de Borizof, nous fûmes arrêtés par de grands cris; nous nous crûmes coupés par l'armée russe; je vis l'empereur pâlir: c'était un coup de tonnerre; quelques lanciers furent dépêchés au plus vite; nous les vîmes revenir agitant en l'air leurs drapeaux; Sa Majesté comprit les signaux, et bien avant que nous eussions été rassurés par les cuirassiers, elle dit, tant elle avait présente dans sa tête la position même présumée de chacun des corps de son armée: Je parie que c'est Victor; en effet, le maréchal Victor nous attendait à notre passage avec une vive impatience. Il paraît que l'armée du maréchal avait reçu d'assez vagues renseignemens sur nos malheurs; aussi était-ce avec enthousiasme et bonheur qu'elle se préparait à recevoir l'empereur. Ses soldats, encore frais et vigoureux, du moins comparativement au reste de l'armée, n'en purent croire leurs yeux quand ils nous virent dans un si misérable état; les cris de «Vive l'empereur!» n'en retentirent pas moins.

Ce fut une toute autre impression quand l'arrière-partie de l'armée vint à défiler devant eux; il se fit alors une grande confusion. Tous ceux de l'armée du maréchal qui reconnaissaient quelques-uns de leurs compagnons, sortirent de leurs rangs et coururent à eux, leur offrant du pain et des habits; ils étaient effrayés de la voracité avec laquelle ces malheureux mangeaient; plusieurs s'embrassèrent en pleurant. Un des bons et braves officiers du maréchal se dépouilla de son uniforme pour le donner à un pauvre soldat dont les vêtemens en lambeaux l'exposaient nu au froid; pour lui, il remit sur son dos une mauvaise capote en guenilles; car il avait plus de force pour tenir contre la rigueur de la température. Si l'excès de la misère dessèche l'âme, quelquefois elle l'élève bien haut, comme on le voit. Beaucoup des plus misérables se brûlèrent la cervelle de désespoir: il y avait dans cet acte, le dernier que la nature indique pour en finir avec la misère, une résignation et une froideur qui font frémir. Ceux qui attentaient ainsi à leurs jours se donnaient moins la mort qu'ils ne cherchaient à mettre un terme à des souffrances insupportables, et j'ai vu dans toute cette désastreuse campagne combien sont choses vaines la force physique et le courage humain, là où n'existe pas cette force morale qui naît d'une volonté bien déterminée.

L'empereur marchait entre l'armée du maréchal Victor et celle du maréchal Oudinot; c'était effrayant de voir ces masses mobiles s'arrêter quelquefois avec progression, les premières d'abord, puis celles qui suivaient, puis les dernières; quand le maréchal Oudinot, en avant de toutes, suspendait sa marche pour quelque cause inconnue, alors il y avait un mouvement d'inquiétude générale, alors commençaient les dictons alarmans, et, comme des gens qui ont tout vu sont disposés à croire à tout, les vraies comme les fausses nouvelles trouvaient facilement crédit; l'effroi durait jusqu'à ce que, le front de l'armée s'ébranlant, on reprît un peu de confiance.

Le 25, à cinq heures du soir, on avait établi sur le fleuve quelques chevalets construits avec le bois des poutres prises aux cabanes polonaises. Le bruit courait dans l'armée que le pont serait fini dans la nuit. L'empereur était très-fâché quand l'armée s'abusait ainsi, parce qu'il savait combien le découragement vient plus vite quand on a espéré en vain: aussi avait-il grand soin de faire instruire les derrières de l'armée des moindres incidens, afin de ne jamais laisser les soldats dans une illusion aussi cruelle. À cinq heures et quelque chose les chevalets avaient cédé. Ils étaient trop faibles. Il fallut attendre au lendemain, et l'armée retomba dans ses sinistres conjectures. Il était évident que le lendemain on devait essuyer le feu de l'ennemi; mais il n'y avait plus à opter. C'est à la fin de cette nuit d'angoisses et de souffrances de toutes sortes, que les premiers chevalets furent enfoncés dans la rivière. On ne comprend pas que des hommes se soient mis jusqu'à la bouche dans une eau chargée de glaçons, ramassant tout ce que la nature leur avait donné de force, tout ce que l'énergie du dévouement leur laissait de courage pour enfoncer des pieux à plusieurs pieds dans un lit fangeux, luttant contre les plus horribles fatigues, éloignant de leurs mains d'énormes glaçons qui les auraient assommés et submergés de leur poids, en un mot, ayant guerre, et guerre à mort, avec le plus grand ennemi de la vie, le froid. Eh bien, c'est ce que firent nos pontonniers français. Plusieurs périrent entraînés par les courans ou suffoqués par le froid. C'est une gloire, ce me semble, qui en vaut bien d'autres.

L'empereur attendait le jour dans une mauvaise bicoque. Le matin il dit au prince Berthier: «Eh bien! Berthier, comment sortir de là?» Il était assis dans sa chambre; de grosses larmes coulaient lentement le long de ses joues, plus pâles que de coutume. Le prince était près de lui.

Mais à peine échangèrent-ils quelques mots. L'empereur paraissait abîmé dans sa douleur. Je laisse à penser ce qui se passait alors dans son âme. Ce fut alors que le roi de Naples s'ouvrit avec franchise à son beau-frère, et le supplia, au nom de l'armée, de songer à son salut; tant le péril était imminent. De braves Polonais s'offrirent pour former l'escorte de l'empereur. Il pouvait remonter plus haut la Bérésina et gagner en cinq jours Wilna. L'empereur hocha la tête en signe de refus, et ne dit rien de plus. Le roi le comprit, et il n'en fut plus question.

Dans les grandes infortunes, le peu de bien-être qui nous arrive est doublement senti. J'ai pu faire mille et mille fois cette observation pour Sa Majesté et sa malheureuse armée. Sur les bords de la Bérésina, alors qu'on avait à peine jeté les premiers appuis du pont, le maréchal Ney et le roi de Naples accoururent bride abattue vers l'empereur, en lui criant que l'ennemi avait abandonné sa position menaçante. Je vis l'empereur, tout hors de lui, et n'en pouvant croire ses oreilles, aller lui-même au pas de course jeter un coup d'œil du côté où l'on disait que s'était dirigé l'amiral Tschitzakoff. Le fait était vrai. L'empereur, transporté de joie, et tout essoufflé de sa course, s'écria: «J'ai trompé l'amiral!» On eut peine à concevoir ce mouvement rétrograde de l'ennemi, quand l'occasion était si bonne de nous accabler; et je ne sais pas si l'empereur, malgré sa satisfaction apparente, était bien sûr des conséquences heureuses que pouvait entraîner pour nous cette retraite de l'ennemi.

Avant que le pont fût achevé, quatre cents hommes environ furent transportés partiellement de l'autre côté du fleuve sur deux chétifs radeaux qui avaient peine à tenir contre le courant. Nous les voyions, de la rive, fortement secoués par les gros glaçons que chariait la rivière. Ces glaçons arrivaient jusqu'au bord des radeaux: là, trouvant un obstacle, ils s'arrêtaient quelque temps, puis s'engouffraient avec force dessous ces faibles planches, et produisaient d'horribles secousses. Nos soldats arrêtaient les plus gros avec leurs baïonnettes, et les faisaient dévier insensiblement au delà des radeaux.

L'impatience de l'armée était à son plus haut point. Les premiers qui arrivèrent à l'autre bord furent le brave M. Jacqueminot, aide-de-camp du maréchal Oudinot, et le comte Predziecski. C'était un brave Lithuanien que l'empereur aimait beaucoup, alors surtout qu'il partageait nos souffrances par fidélité et dévouement. Tous deux traversèrent la rivière à cheval. L'armée poussa des cris d'admiration en voyant que ses chefs étaient les premiers à lui donner l'exemple de l'intrépidité. Il y avait là en effet de quoi troubler les plus fortes têtes. Le courant forçait les pauvres chevaux à nager en biais: ce qui doublait la longueur de la traversée. Puis venaient les glaçons qui, heurtant contre leur poitrail et leurs flancs, y faisaient des entailles à faire pitié.

À une heure, le général Legrand et sa division encombraient le pont construit pour l'infanterie. L'empereur était sur la rive opposée. Quelques canons embarrassés les uns dans les autres avaient arrêté un instant la marche. L'empereur s'élance sur le pont, met la main aux attelages, et aide à débarrasser les pièces. L'enthousiasme des soldats était au comble. Ce fut aux cris de «vive l'empereur!» que l'infanterie prit pied sur l'autre bord.

Quelque temps après l'empereur apprit que le général Partonneaux avait mis bas les armes. Il en fut vivement affecté, et se répandit en reproches un peu injustes contre le général. Plus tard, quand il fut mieux informé, il fit parfaitement la part de la nécessité et du désespoir. Il est vrai de dire que le brave général n'en vint à ce parti extrême qu'après avoir fait tout ce qu'un homme de cœur peut faire en pareille circonstance. Il est permis à un homme de réfléchir, quand il n'a plus qu'à se faire tuer inutilement.

Quand l'artillerie et les bagages passèrent, le pont était tellement encombré qu'il rompit. Alors eut lieu ce mouvement rétrograde qui refoula d'une manière horrible toute la multitude des traîneurs qui s'avançaient, comme des troupeaux chassés, sur les derrières de l'artillerie. Un autre pont avait été construit à la hâte, comme si l'on eût eu la triste prévision que le premier romprait; mais le second était étroit, sans rebord: pourtant ce fut un pis-aller qui dans le premier moment parut encore bien précieux dans une aussi effroyable calamité; mais que de malheurs y arrivèrent! Les traîneurs s'y portèrent en foule. Comme l'artillerie, les bagages, en un mot tout le matériel de l'armée avaient pris les devans sur le premier pont, quand il fut rompu, et que, par le refoulement subit qui eut lieu sur les derrières de cette multitude, on connut la catastrophe, alors les derniers se trouvèrent les premiers pour gagner l'autre pont; mais il était urgent que l'artillerie passât la première. Elle se porta donc avec impétuosité vers la seule voie de salut qui lui restât. Ici la plume se refuse à tracer les scènes d'horreurs qui alors eurent lieu. Ce fut exactement sur un chemin de corps écrasés que les chariots de toute sorte arrivèrent au pont. On vit dans cette occasion ce que l'instinct de la conservation peut mettre de dureté, et même de férocité raisonnée dans l'âme. Il y eut des traîneurs, les plus forcenés de tous, qui blessèrent et même tuèrent à coups de baïonnettes les malheureux chevaux qui n'obéissaient pas au fouet de leurs guides. Ainsi plusieurs caissons demeurèrent en route, par suite de cet odieux moyen.

J'ai dit que le pont était sans rebords. On voyait une foule de malheureux qui s'efforçaient de le traverser tomber dans le fleuve et s'abîmer au milieu des glaces. D'autres essayaient de s'accrocher aux misérables planches du pont, et restaient suspendus sur l'abîme jusqu'à ce que leurs mains, écrasées par les roues des voitures, lâchassent prise; alors ils allaient rejoindre leurs camarades, et les flots les engloutissaient. Des caissons entiers, conducteurs et chevaux, furent précipités dans les eaux.

On vit de pauvres femmes tenir leurs enfans au dessus de l'eau, comme pour retarder de quelques secondes leur mort, et la plus affreuse des morts. Scène maternelle vraiment admirable, que le génie de la peinture a cru deviner en traçant une scène du déluge et dont nous avons vu la touchante et affreuse réalité! L'empereur voulait retourner sur ses pas, espérant que sa présence ramenerait l'ordre; on l'en dissuada d'une manière tellement significative qu'il lutta contre l'impulsion de son cœur et demeura, et certes, ce n'était pas sa grandeur qui l'attachait au rivage. On voyait tout ce qu'il éprouvait de souffrances, quand à chaque instant il demandait où en était le passage, si l'on entendait encore les canons rouler sur le pont, si les cris cessaient un peu de ce côté-là. «Les imprudens! pourquoi n'ont-ils pas attendu un peu,» disait-il.

Il y eut de beaux exemples de dévouement dans cette malheureuse circonstance. Un jeune artilleur se jeta dans le fleuve pour sauver une pauvre mère chargée de ses deux enfans, qui essayait de gagner, dans un petit bateau, l'autre bord. La charge était trop forte. Un énorme glaçon vint qui fit sombrer le batelet. Le canonnier saisit un des enfans, et, nageant avec vigueur, il le porta sur la rive. La mère et son autre enfant avaient péri. Ce bon jeune homme éleva le petit orphelin comme son fils. Je ne sais s'il a eu le bonheur de regagner la France.

Des officiers s'attelèrent eux-mêmes à des traîneaux pour emmener quelques-uns de leurs compagnons que leurs blessures avaient rendus impotens. Ils enveloppaient ces malheureux le plus chaudement possible, de temps à autre les réconfortaient avec un verre d'eau-de-vie quand ils pouvaient s'en procurer, et leur prodiguaient les soins les plus touchans.

Il y en eut beaucoup qui se conduisirent ainsi; et pourtant combien dont on ignore le nom! combien peu revinrent jouir dans leur pays des plus beaux souvenirs de leur vie!

Le pont fut brûlé à huit heures du matin. Le 29, l'empereur quitta les bords de la Bérésina, et nous allâmes coucher à Kamen. Sa Majesté y occupa une mauvaise maison de bois. Un air glacial y arrivait de tous les côtés par de mauvaises fenêtres dont presque toutes les vitres avaient été brisées. Nous fermâmes les ouvertures laissées au vent avec des bottes de foin. À quelque distance de nous, sur un vaste emplacement, on avait parqué comme du bétail des malheureux prisonniers russes que l'armée chassait devant elle. J'avais peine vraiment à comprendre cette allure de victorieux que nos pauvres soldats se donnaient encore en traînant après eux un misérable luxe de prisonniers qui ne pouvaient que les gêner en appelant leur surveillance. Quand les vainqueurs meurent de faim, où en sont les vaincus? Aussi ces malheureux Russes, exténués par les marches et par le besoin, périrent presque tous dans cette nuit. On les vit le matin serrés pêle-mêle les uns contre les autres. Ils avaient espéré trouver ainsi un peu de chaleur. Les plus faibles avaient succombé, et leurs cadavres raidis furent pendant toute la nuit accolés à ceux qui survécurent, sans que ces derniers s'en aperçussent. Il y en eut qui, dans leur voracité, mangèrent leurs compagnons morts. On a souvent parlé de la dureté avec laquelle les Russes supportent la douleur; j'en puis citer un trait qui passe toute croyance. Un de ces malheureux étant éloigné du corps auquel il appartenait, avait été atteint d'un boulet qui lui avait coupé les deux jambes et tué son cheval. Un officier français allant en reconnaissance sur le bord de la rivière où le Russe était tombé, aperçut à quelque distance une masse qu'il reconnut pour un cheval mort, et pourtant il distingua que cette masse n'était pas sans mouvement. Il s'approche et voit le buste d'un homme dont les extrémités étaient cachées dans le ventre du cheval. Ce malheureux était là depuis quatre jours, s'enfermant dans son cheval pour y chercher un abri contre le froid et se repaissant des lambeaux infectes de ce gîte effroyable.

Le 3 décembre nous arrivâmes à Malodeczno. Pendant tout le jour, l'empereur parut pensif et inquiet. Il avait de fréquens entretiens confidentiels avec le grand-écuyer M. de Caulaincourt. Je me doutai de quelque mesure extraordinaire. Je ne me trompais pas dans mes conjectures. À deux lieues de Smorghoni le duc de Vicence me fit appeler, et me dit d'aller en avant pour donner des ordres, afin de faire mettre sur ma calèche, qui était la plus légère, les six meilleurs chevaux des attelages, et de les tenir constamment sur les traits. J'étais à Smorghoni avant l'empereur, qui n'arriva qu'à la nuit tombante. Le froid était excessif. L'empereur descendit dans une pauvre maison sur une place, où il établit son quartier-général. Il prit un léger repas, écrivit de sa main le vingt-neuvième bulletin de son armée, et manda tous les maréchaux auprès de lui.

Rien n'avait encore transpiré du projet de l'empereur; mais dans les grandes et dernières mesures il y a toujours quelque chose d'insolite qui n'échappe pas aux plus clairvoyans. L'empereur n'avait jamais été aussi aimable, aussi communicatif. On sentait qu'il avait besoin de préparer ses amis les plus dévoués à cette accablante nouvelle. Il causa long-temps de choses vagues; puis il parla des grandes choses qui avaient été faites pendant la campagne, revenant avec plaisir sur la retraite du maréchal Ney, qu'ils avaient enfin retrouvé.

Le maréchal Davoust paraissait soucieux; l'empereur lui disait: «Parlez donc un peu, maréchal.» Il y avait eu depuis quelque temps un peu de froideur entre lui et l'empereur; Sa Majesté lui fit des reproches du peu de fréquence de ses visites; mais elle ne pouvait dissiper le nuage qui chargeait tous les fronts, car le secret n'avait pas été si bien gardé qu'elle l'avait espéré. Après le repas, l'empereur chargea le prince Eugène de lire le vingt-neuvième bulletin; alors il s'ouvrit franchement sur son projet, ajoutant que son départ était essentiel pour envoyer des secours à l'armée. Il donna ses ordres aux maréchaux; tous étaient tristes et découragés. Il était dix heures du soir, quand l'empereur dit qu'il était temps d'aller prendre du repos; il embrassa affectueusement tous les maréchaux, et se retira. Il sentait le besoin de cette séparation, car il avait beaucoup souffert de la gêne de cette entrevue; on pouvait du moins en juger par l'extrême agitation qui régnait sur sa figure après le conseil. Environ une demi-heure après, l'empereur me fit appeler dans sa chambre, et me dit: «Constant, je pars; je croyais pouvoir vous emmener avec moi: mais j'ai réfléchi que plusieurs voitures attireraient les regards; il est essentiel que je n'éprouve aucun retard; j'ai donné des ordres pour que vous puissiez partir aussitôt après le retour de mes chevaux vous me suivrez donc à peu de distance.» J'étais fort souffrant de ma maladie: c'est pourquoi l'empereur ne voulut pas que je partisse sur le siége comme je le lui demandai, afin de pouvoir lui donner tous mes soins, auxquels il était habitué; il me dit: «Non, Constant; vous me suivrez en voiture, et j'espère que vous pourrez arriver un jour au plus tard après moi.» Il partit avec M. le duc de Vicence, et Roustan sur le siége; on fit dételer ma voiture, et je restai, à mon grand regret. L'empereur était parti dans la nuit.

Le lendemain à la pointe du jour, l'armée savait tout; l'impression que fit cette nouvelle ne peut se peindre; le découragement fut à son comble, beaucoup de soldats blasphémaient et reprochaient à l'empereur de les abandonner; c'était un cri de malédiction générale. Le prince de Neufchâtel était dans une vive inquiétude, et demandait à tout le monde si l'on savait des nouvelles, quoiqu'il dût en recevoir le premier; il redoutait que Napoléon ne fût enlevé par les Cosaques, car il avait une faible escorte, et si l'on avait pu apprendre son passage, nul doute que l'on eût fait les plus grands efforts pour s'en emparer.

Cette nuit du 6, le froid augmenta encore; il fallait qu'il fût bien vif puisque l'on trouva à terre des oiseaux tout raidis par la gelée. Des soldats qui s'étaient assis, la tête dans les mains et le corps incliné, pour sentir moins le vide de leur estomac, se laissèrent aller au sommeil, et furent trouvés morts dans cette position. Quand nous respirions, la vapeur de notre haleine allait se congeler à nos sourcils; de petits glaçons blancs s'étaient formés aux moustaches et à la barbe des soldats; pour s'en débarrasser, ils se chauffaient le menton au feu des bivouacs; on conçoit qu'un bon nombre ne le fit pas impunément; des artilleurs approchaient leurs mains des narines des chevaux pour y chercher un peu de chaleur au souffle puissant de ces animaux. Leur chair était la nourriture ordinaire des soldats; on les voyait jeter sur les charbons de larges tranches de cette viande, et comme le froid la gelait, alors elle se transportait sans se gâter, comme du porc salé, la poudre des cartouches tenait lieu de sel.

Dans cette même nuit nous avions avec nous un jeune Parisien d'une famille fort riche, qui avait voulu un emploi dans la maison de l'empereur; il était fort jeune, et avait été reçu dans les garçons d'appartement; le pauvre enfant faisait son premier voyage. Il fut pris de la fièvre en quittant Moscou, et il était si mal ce soir-là qu'on ne put l'enlever du fourgon de la garde-robe dans lequel on l'avait mis pour qu'il fût mieux; il y mourut dans la nuit, fort regretté de tous ceux qui le connaissaient. Le pauvre Lapouriel était d'un caractère charmant, d'une grande instruction, l'espoir de sa famille; c'était un fils unique. La terre était si dure qu'on ne put lui faire une fosse, et nous éprouvâmes le chagrin d'abandonner ses tristes restes sans sépulture.

Je partis le lendemain muni d'un ordre du prince de Neufchâtel pour que sur toute la route on me donnât des chevaux de préférence à tout autre. À la première poste après Smorghoni, d'où l'empereur était parti avec le duc de Vicence, cet ordre me fut de la plus grande utilité, car il n'y avait de chevaux que pour une seule voiture; je m'y trouvai en concurrence pour les avoir avec M. le comte Daru, arrivé en même temps que moi. Je n'ai pas besoin de dire que sans l'ordre de l'empereur de le rejoindre le plus tôt possible, je n'aurais pas usé de mon droit pour prendre le pas sur l'intendant-général de l'armée; mais commandé par mon devoir je montrai l'ordre du prince de Neufchâtel à M. le comte Daru, qui, après l'avoir examiné, me dit: «C'est juste, M. Constant; prenez les chevaux; mais, je vous en prie, renvoyez-les-moi le plus vite possible.»

Que cette retraite fut désastreuse! Après bien des peines et des privations, nous arrivâmes à Wilna; il fallait passer sur un pont long et étroit pour entrer dans cette ville; l'artillerie, les fourgons encombraient l'espace de manière à empêcher toute autre voiture de passer; on avait beau dire «Service de l'empereur;» on était accueilli par des malédictions. Voyant l'impossibilité d'avancer, je descendis de ma calèche, et vis alors le prince d'Aremberg, officier d'ordonnance de l'empereur, dans un état pitoyable; sa figure était décomposée, il avait le nez, les oreilles et les pieds gelés. Il était assis derrière ma voiture. J'en fus navré. Je dis au prince que, s'il m'avait prévenu de son délaissement, je lui aurais donné ma place. À peine s'il pouvait me répondre. Je le soutins quelque temps; mais, voyant combien il était urgent pour tous les deux d'avancer, je pris le parti de le porter. Il était mince, svelte, de taille moyenne. Je le pris dans mes bras, et, avec ce fardeau, coudoyant, pressant, heurtant et heurté, j'arrivai enfin, et déposai le prince au quartier-général du roi de Naples, en recommandant qu'il reçût les soins que réclamait son état; après quoi je m'occupai de ma voiture.

Nous manquions de tout. Long-temps avant d'arriver à Wilna, les chevaux étant morts, nous avions reçu ordre de brûler nos voitures avec tout ce qu'elles contenaient. Je perdis considérablement dans ce voyage. J'avais fait emplète de plusieurs choses de prix. Tout fut brûlé avec mes effets, dont j'avais toujours une grande quantité dans mes voyages. Une grande partie des effets de l'empereur furent perdus de la même manière.

Une fort belle voiture du prince Berthier, qui venait d'arriver et n'avait point encore servi, fut aussi brûlée. À chacun de ces feux se tenaient quatre grenadiers qui, la baïonnette en avant, devaient empêcher que personne ne prît ce qui devait être sacrifié. Le lendemain on fit la visite des voitures qui avaient été épargnées pour s'assurer qu'il n'y restait aucun effet. Je ne pus garder que deux chemises. Nous couchâmes à Wilna. Mais le lendemain de grand matin l'alarme se répandit. Les Russes étaient aux portes de la ville. Des gens arrivaient tout effarés en criant: Nous sommes perdus. Le roi de Naples fut réveillé brusquement, sauta de son lit, et en un instant l'ordre fut donné pour que le service de l'empereur partît sur-le-champ. Je laisse à penser avec quelle confusion tout cela se fit. On n'eut le temps de faire aucune provision. On nous obligea à partir sans retard. Le prince d'Aremberg fut mis dans une voiture du roi avec ce qu'on put se procurer pour les besoins les plus pressans. Nous étions à peine sortis de la ville, que nous entendîmes de grands cris derrière nous et des coups de canon, accompagnés de vives fusillades. Nous avions à gravir une montagne de glace. Les chevaux étaient fatigués. On n'avançait pas. La voiture du trésor fut laissée à l'abandon, et une partie de l'argent fut pillée par des gens qui, à cent pas de là, étaient obligés de jeter ce qu'ils avaient pris pour sauver leur vie.


CHAPITRE VIII.

L'empereur est mal logé durant toute la campagne.—Bicoques infestées de vermine.—Manière dont on disposait l'appartement de l'empereur.—Salle du conseil.—Proclamations de l'empereur.—Habitans des bicoques russes.—Comment l'empereur était logé, quand les maisons manquaient.—La tente.—Le maréchal Berthier.—Moment de refroidissement entre l'empereur et lui.—M. Colin contrôleur de la bouche.—Roustan.—Insomnies de l'empereur.—Soin qu'il avait de ses mains.—Il est très-affecté du froid.—Démolition d'une chapelle à Witepsk.—Mécontentement des habitans.—Spectacle singulier.—Les soldats de la garde se mêlant aux baigneuses.—Revue des grenadiers.—Installation du général Friand.—L'empereur lui donne l'accolade.—Réfutation de ceux qui pensent que la suite de l'empereur était mieux traitée que le reste de l'armée.—Les généraux mordant dans le pain de munition.—Communauté de souffrances entre les généraux et les soldats.—Les maraudeurs.—Lits de paille.—M. de Beausset.—Anecdote.—Une nuit des personnes de la suite de l'empereur.—Je ne me déshabille pas une fois de toute la campagne.—Sacs de toile pour lits.—Sollicitude de l'empereur pour les personnes de sa suite.—Vermine.—Nous faisons le sacrifice de nos matelas pour les officiers blessés.


Durant toute la campagne de Russie l'empereur fut généralement fort mal logé. Il fallait pourtant bien se plier à la nécessité. La chose était un peu dure, il est vrai, pour des gens qui avaient presque toujours logé dans des palais. L'empereur en prenait son parti courageusement, et tout le monde par conséquent. Grâce au système d'incendie adopté par la politique russe, il en résultait que les gens aisés du pays, en se retirant plus avant dans les terres, abandonnaient à l'ennemi leurs maisons en ruines. À dire vrai, sur toute la route qui conduisait à Moscou, à l'exception des villes un peu importantes, les habitations étaient assez misérables. Après des marches longues et fatigantes, nous étions bien heureux de rencontrer une bicoque sur la place que l'empereur indiquait pour le quartier-général. Les propriétaires de ces misérables réduits, en les quittant, y laissaient parfois deux ou trois mauvais siéges et des bois de lit, où logeait à foison la vermine que nulle invasion n'épouvante. On prenait la pièce la moins sale, quand elle se trouvait heureusement la plus aérée. Quand vint le froid, on sait que les courans d'air ne nous manquaient pas. Quand le local était choisi et le parti pris de s'y fixer, on mettait un tapis par terre. On dressait le lit de fer de l'empereur. On posait sur une mauvaise table le nécessaire ouvert dans lequel était renfermé tout ce qui peut être agréable ou utile dans une chambre à coucher. Le nécessaire contenait un service de déjeuner pour plusieurs personnes. On déployait tout ce luxe quand l'empereur conviait ses maréchaux. Il fallait à toute force redescendre aux habitudes des petits bourgeois de province. Si la maison avait deux pièces, l'une servait à la fois de chambre à coucher et de salle à manger; et l'autre était prise pour le cabinet de Sa Majesté. La caisse aux livres, les cartes géographiques, le porte-feuille, une table couverte d'un tapis vert formaient tout l'ameublement. C'était là la salle des conseils. C'est de ces galetas de mendians que partaient ces décisions promptes et tranchantes qui changeaient un ordre de bataille et souvent la fortune d'une journée; ces proclamations vives et énergiques qui remontaient si vite l'armée découragée. Quand notre appartement se composait de trois pièces, cas extrêmement rares, alors la troisième pièce ou cabinet était destinée au prince de Neufchâtel, qui couchait toujours le plus près possible. Nous trouvions très-souvent dans ces mauvaises habitations de vieux meubles pourris d'une forme bizarre; de petites images, en plâtre ou en bois, de saints ou de saintes que les propriétaires y avaient laissées. Mais assez ordinairement nous trouvions de pauvres gens dans ces demeures. N'ayant rien à sauver de la conquête, ils restaient. Ces bonnes gens paraissaient très-honteux de recevoir si mal l'empereur des Français. Ils donnaient ce qu'ils avaient, et n'en étaient pas plus mal vus de nous. Plus de pauvres que de riches en Russie ont reçu l'empereur dans leurs maisons. Le Kremlin fut le dernier des palais des rois étrangers où dormit Sa Majesté pendant la campagne de Russie.

Quand les maisons nous manquaient sur la route, on dressait la tente de l'empereur. Alors, pour la diviser de manière à y pratiquer plusieurs appartemens, on la séparait en trois pièces par des rideaux. Dans une couchait l'empereur, dans la seconde était le cabinet, dans la troisième se tenaient ses aides-de-camp et officiers de service. Cette pièce servait ordinairement à l'empereur pour prendre ses repas, qui étaient préparés au dehors. Je couchais seul dans la chambre. Roustan, qui suivait Sa Majesté à cheval quand elle sortait, couchait dans les couloirs de la tente pour n'être point interrompu dans un repos qui lui était bien nécessaire. Les secrétaires couchaient ou dans les cabinets ou dans les couloirs. Les grands officiers et les officiers de service mangeaient où et comme ils pouvaient. Comme les simples soldats ils ne se faisaient pas scrupule de manger tous sur le pouce.

Le prince Berthier avait sa tente près de celle de l'empereur. Le prince déjeunait et dînait toujours avec Sa Majesté. C'étaient les deux amis inséparables. Cette liaison était très-touchante. Elle se démentit rarement. Pourtant il y eut, je crois, un peu de brouille entre l'empereur et le maréchal, lorsque Sa Majesté quitta l'armée de Moscou. Le vieux maréchal voulait partir avec elle. L'empereur s'y refusa. Il s'ensuivit une discussion un peu vive qui n'eut aucune suite.

Les repas étaient servis en campagne par M. Colin, contrôleur de la bouche, et Roustan ou un valet de chambre de toilette.

Dans cette campagne plus que dans aucune autre l'empereur se relevait souvent la nuit, passait sa robe de chambre, et travaillait dans son cabinet. Très-souvent il avait des insomnies, qu'il ne pouvait combattre. Alors, comme le lit lui paraissait insupportable, il en sortait soudain, allait prendre un livre, et se mettait à lire en se promenant de long en large. Quand il se sentait la tête un peu rafraîchie, il se recouchait. Il était rare qu'il passât deux nuits de suite à dormir tout d'un somme. Souvent il restait ainsi dans le cabinet jusqu'à l'heure de la toilette. Alors il rentrait dans sa chambre, et je l'habillais. L'empereur avait un grand soin de ses mains. Pourtant il lui arriva mainte fois de se relâcher dans cette campagne de cette petite coquetterie. Dans les grandes chaleurs, il ne portait plus de gants, parce qu'il s'en trouvait fort incommodé. Aussi, à force d'être exposées au soleil, ses mains étaient devenues très-brunes. Quand vinrent les froids, ce qui était mesure de coquetterie devint aussi précaution sanitaire. L'empereur reprit ses gants. Il supportait le froid avec beaucoup de courage. Pourtant on s'apercevait qu'il en était physiquement très-affecté.

C'est à Witepsk que l'empereur, trouvant la place devant la maison qu'il habitait trop étroite pour passer ses revues, fit abattre plusieurs mauvais bâtimens pour l'élargir. Il y avait une vieille chapelle délabrée qu'il fallait aussi éliminer pour arriver complétement à ce but. Déjà on en commençait la démolition, quand les habitans se rassemblèrent en grand nombre, exprimant hautement leur mécontentement de cette mesure. Mais l'empereur leur ayant permis d'emporter tous les objets sacrés renfermés dans la chapelle, ils se calmèrent. En conséquence de cette autorisation plusieurs d'entre eux s'introduisirent dans le saint lieu; et nous les vîmes sortir portant en grande pompe des saints de bois d'une haute dimension qu'ils déposèrent dans les autres églises.

Nous fûmes témoin dans cette ville d'un spectacle singulier et fait pour choquer la décence de nos usages. Pendant plusieurs jours nous vîmes, par une grande chaleur, les habitans, hommes et femmes, courir sur les bords de la rivière, se déshabiller avec le plus grand sang-froid, et se baigner ensemble, la plupart presque nus. Les soldats de la garde trouvèrent plaisant de se mêler parmi les baigneurs et les baigneuses, puisqu'il y avait des uns et des autres. Mais, comme ils n'étaient pas à beaucoup près aussi calmes qu'eux, et comme les folies allaient déjà bon train du côté des nôtres, les braves gens cessèrent de se livrer au plaisir du bain, fort mécontens que l'on rît d'un exercice auquel ils apportaient toute la gravité et tout le sérieux possibles.

Un matin, j'assistai à une grande revue des grenadiers à pied de la garde. Tous les régimens paraissaient dans une grande joie. C'est qu'en effet il s'agissait de l'installation du général Friand comme commandant du corps. L'empereur lui donna l'accolade. C'est la seule fois que je vis Sa Majesté le faire en campagne. Comme le général était très-aimé de l'armée, ce fut aux acclamations de tous qu'il reçut cette faveur de l'empereur. En général toutes les promotions étaient accueillies par les soldats avec un grand enthousiasme, parce que l'empereur tenait à ce qu'elles se fissent avec solennité et représentation.

Beaucoup de personnes s'imaginent qu'il suffisait d'être auprès de l'empereur, pour être parfaitement bien, même en campagne. C'est une grande erreur que pourraient démentir les rois et les princes qui ont suivi Sa Majesté dans ses guerres. Si d'aussi grands personnages manquaient des commodités nécessaires, on doit penser que les employés des différens services étaient fort mal. On a vu l'empereur lui-même se passer bien souvent de ces commodités ordinaires, qui lui eussent paru bien douces après les fatigues de ses journées. On peut dire qu'à l'heure des bivouacs, c'était un loge-qui-peut général. Le pauvre soldat n'eut jamais, dans son dénuement, le déplaisir de voir chez ses supérieurs une abondance et un luxe scandaleux. Les premiers généraux de l'armée mordirent bien souvent dans leur pain de munition avec autant de plaisir qu'un simple soldat. Dans la retraite, jamais misère ne fut plus générale. Cette idée d'un malheur partagé de tous venait fort à propos rendre l'espoir et l'énergie aux plus découragés. On peut dire aussi que jamais sympathie ne fut plus réciproque entre les chefs et les soldats. Il y aurait mille exemples pour un à citer à l'appui de ce que j'avance.

Quand venait le soir, les feux s'allumaient; les plus heureux maraudeurs invitaient quelques-uns de leurs compagnons à partager leur régal. Aux jours de la misère, ce fut un bien pauvre et pourtant bien bon repas à offrir que des tranches de cheval grillées. On vit beaucoup de soldats se priver de quelque bonne prise pour l'offrir à leurs chefs. L'égoïsme ne fut pas tellement général que cette noble courtoisie française ne reparût de temps en temps pour rappeler les heureux jours de France. La paille était le lit de tous. Et tels des maréchaux qui couchaient à Paris dans d'excellens lits de plume ne trouvèrent pas cette couche trop dure en Russie.

M. de Bausset m'a raconté fort plaisamment une de ces nuits, où, couchés pêle-mêle sur un peu de paille dans un local fort étroit, les aides-de-camp appelés près de l'empereur passaient sans miséricorde sur les jambes de leurs compagnons endormis, qui tous heureusement n'avaient pas les douleurs de goutte dont M. de Bausset souffrait, et qui n'étaient pas diminuées par des pressions aussi brusques et aussi répétées. Il s'écriait d'une voix lamentable, «C'est donc une boucherie,» et retirait ses jambes sous lui, se blottissant dans son coin, jusqu'à ce que les allées et venues eussent cessé pour quelque temps.

Qu'on se représente de grandes chambres sales et démeublées, ouvertes au vent par toutes les fenêtres dont les vitres étaient pour la plupart cassées, des murs dégradés, un air fétide que nous échauffions le mieux possible de nos haleines, une vaste litière de paille préparée comme pour des chevaux, sur cette litière des hommes grelottans de froid, s'agitant, se pressant les uns contre les autres, murmurant, jurant; les uns ne pouvant fermer l'œil, d'autres, plus heureux, ronflans de plus belle; et, au milieu de cet encombrement de pieds et de jambes, des cris d'alertes dans la nuit, quand venait un ordre de l'empereur; et l'on aura une idée de l'hôtellerie et des hôtes.

Quant à moi, tout le temps que dura la campagne, je ne me suis pas une seule fois déshabillé pour entrer dans un lit, car nous n'en trouvâmes nulle part. Il fallait y suppléer par quelque moyen. Or on sait que nécessité n'est jamais à court d'inventions. Voici comme nous nous pourvûmes dans cette partie défectueuse de notre ameublement. Nous avions fait faire de grands sacs de grosse toile, dans lesquels nous entrions tout entiers, pour nous jeter ensuite sur un peu de paille, quand la fortune nous favorisait assez pour en trouver. Pendant plusieurs mois, c'est de cette manière que je pris quelque repos pendant la nuit; et encore ai-je passé plusieurs fois cinq ou six nuits sans en pouvoir jouir, mon service étant continuel.

Si l'on songe que toutes ces petites souffrances de détail se renouvelaient chaque jour; que la nuit venue, nous n'avions pas même le repos du lit pour refaire nos membres harassés, on se fera une idée des charges de notre service. Jamais il n'échappa à l'empereur le moindre murmure d'impatience, quand il était assailli de tant d'incommodités. Son exemple nous donnait un grand courage; et à la fin nous nous habituâmes tellement à cette vie nomade et fatigante, que, malgré le froid et les privations de toute sorte auxquelles nous étions soumis, nous plaisantâmes fort souvent sur la mince apparence de nos appartemens. L'empereur ne fut jamais affecté dans la campagne que des souffrances des autres. Assez fréquemment sa santé s'altéra au point d'inspirer de l'inquiétude, surtout quand il s'interdisait tout repos extraordinaire. Cependant je le vis toujours s'informer comment tout allait autour de lui, s'il y avait des gîtes pour tout le monde. Il n'était tranquille qu'après avoir été parfaitement instruit de tous ces détails.

Quoique l'empereur eût presque toujours son lit, les pauvres abris dans lesquels on le dressait étaient souvent si sales que, malgré les soins que l'on prenait pour les nettoyer, j'ai plus d'une fois trouvé dans ses vêtemens une vermine fort incommode et très-commune en Russie. Nous avons plus que l'empereur souffert de cette malpropreté, étant privés, comme nous l'étions, de linge propre et d'autres vêtemens de rechange; car la plus grande partie de nos effets avaient été brûlés avec les voitures qui les contenaient. Cette mesure extrême avait été prise, comme l'on sait, pour une bonne raison. Tous les chevaux étaient morts de froid ou de besoin.

Nous ne fûmes guère mieux couchés dans le palais des czars qu'au bivouac. Pendant quelques jours nous eûmes des matelas; mais un grand nombre d'officiers blessés en manquaient, et l'empereur leur fit donner les nôtres. Nous en fîmes le sacrifice de bien bon cœur, et la pensée que nous soulagions de plus malheureux que nous, nous aurait fait trouver bonnes les couches les plus dures. Du reste, dans toute cette guerre nous eûmes plus d'une fois l'occasion d'apprendre à mettre de côté tout sentiment d'égoïsme et d'étroite personnalité. Nous nous fussions rendus coupables de pareils oublis que l'empereur eût toujours été là pour nous rappeler à ce devoir simple et si facile.


CHAPITRE IX.

Publication à Paris du vingt-neuvième bulletin.—Deux jours d'intervalle, et arrivée de l'empereur.—Marie-Louise, et première retraite.—Joséphine et des succès.—Les deux impératrices.—Ressources de la France.—Influence de la présence de l'empereur.—Première défection et crainte des imitateurs.—Mon départ de Smorghoni.—Le roi de Naples commandant l'armée.—Route suivie par l'empereur.—Espérance des populations polonaises.—Confiance qu'inspire l'empereur.—Mon arrivée aux Tuileries.—Je suis appelé chez Sa Majesté en habit de voyage.—Accueil plein de bonté.—Mot de l'empereur à Marie-Louise et froideur de l'impératrice.—Bontés de la reine Hortense.—Questions de l'empereur, et réponses véridiques.—Je reprends mon service.—Adresses louangeuses.—L'empereur plus occupé de l'entreprise de Mallet que des désastres de Moscou.—Quantité remarquable de personnes en deuil.—L'empereur et l'impératrice à l'Opéra.—La querelle de Talma et de Geoffroy.—L'empereur donne tort à Talma.—Point d'étrennes pour les personnes attachées au service particulier.—L'empereur s'occupant de ma toilette.—Cadeaux portés et commissions gratuites.—Dix-huit cents francs de rente réduits à dix-sept.—Sorties de l'empereur dans Paris.—Monumens visités sans suite avec le maréchal Duroc.—Passion de l'empereur pour les bâtimens.—Fréquence inaccoutumée des parties de chasse.—Motifs politiques et les journaux anglais.


Le trop fameux vingt-neuvième bulletin de la grande armée ne fut publié à Paris, où l'on sait quelle consternation il répandit dans toutes les classes, que le 16 décembre; et l'empereur, suivant de près ce manifeste solennel de nos désastres, arriva dans sa capitale quarante-huit heures après, comme afin de paralyser par sa présence le mauvais effet que cette communication devait produire. Le 28, à onze heures et demie du soir, Sa Majesté descendit au palais des Tuileries. C'était la première fois, depuis son avénement au consulat, que Paris le revoyait après une campagne sans qu'il rapportât une nouvelle paix conquise par la gloire de nos armes. Dans cette circonstance, les nombreuses personnes qui, par attachement pour l'impératrice Joséphine, avaient toujours vu ou cru voir en elle une espèce de talisman protecteur des succès de l'empereur, ne manquèrent pas de remarquer que la campagne de Russie était la première qui eût été entreprise depuis le mariage de l'empereur avec Marie-Louise. Sans être superstitieux on ne saurait disconvenir que, si l'empereur fut toujours grand, même quand la fortune lui fut contraire, il y eut une différence bien marquée entre le règne des deux impératrices. L'une ne vit que des victoires suivies de la paix, et l'autre que des guerres, non sans gloire, mais sans résultats, jusqu'au grand et funeste résultat de l'abdication de Fontainebleau.

Mais ce serait trop anticiper sur les événemens que de s'occuper de malheurs qu'un petit nombre d'hommes osait encore prévoir, même après les désastres de Moscou. Personne n'ignorait que le froid et une température dévorante avaient plus contribué à nos revers que l'ennemi, que nous avions été chercher jusque dans le sein de sa capitale incendiée; la France offrait encore d'immenses ressources, et l'empereur était là pour en activer l'emploi et en multiplier la valeur. D'ailleurs aucune défection ne s'était encore manifestée, et, à l'exception de l'Espagne, de la Suède et de la Russie, l'empereur ne comptait que des alliés dans toutes les puissances du continent européen. Il est vrai que le moment approchait où le général Yorck donnerait le signal; car, autant que je puis me le rappeler, la première nouvelle en parvint à l'empereur vers le 10 de janvier suivant, et il fut facile de voir que Sa Majesté en était profondément affectée, prévoyant bien que la Prusse ne manquerait pas d'avoir des imitateurs dans les autres corps de l'armée alliée.

À Smorghoni, où l'empereur m'avait laissé, partant, comme je l'ai dit, avec M. le duc de Vicence, dans la calèche qui m'était destinée, personne ne songeait guère qu'à se retirer de l'effroyable bagarre où nous étions. Je me rappelle toutefois qu'après quelques momens de regrets de ce que l'empereur n'était plus au milieu de ses lieutenans, l'idée de le savoir hors de tout danger devint le sentiment dominant: tant on avait confiance dans son génie! d'ailleurs, en partant, il avait remis le commandement au roi de Naples, dont l'armée admirait la valeur, quoique quelques maréchaux, m'a-t-on dit, fussent en secret jaloux de sa couronne royale. J'ai su depuis que l'empereur était arrivé le 10 à Varsovie, après avoir évité de traverser la ville de Wilna, qu'il avait tournée par les faubourgs, et qu'enfin, après avoir traversé la Silésie, il était arrivé à Dresde, où le bon et fidèle roi de Saxe, tout malade qu'il était, s'était fait porter auprès de l'empereur. De là, Sa Majesté avait suivi la route de Nassau et de Mayence.

Je suivis aussi la même route; mais non pas avec la même rapidité, quoique je ne perdisse pas de temps. Partout, et surtout en Pologne, dans les lieux où je m'arrêtais, j'étais étonné de trouver autant de sécurité que j'en voyais manifester. J'entendais dire continuellement que l'empereur allait revenir à la tête d'une armée de trois cent mille hommes. On avait vu de l'empereur des choses si surprenantes que rien ne semblait impossible, et j'appris que lui-même avait fait répandre ces bruits sur son passage pour remonter le courage des populations. Dans plusieurs endroits je ne trouvai que difficilement des chevaux: aussi, malgré tout mon empressement, n'arrivai-je à Paris que six ou huit jours après l'empereur.

À peine étais-je descendu de voiture que l'empereur, étant informé de mon arrivée, me fit appeler. Comme je fis observer à la personne qu'il avait envoyée que je n'étais pas dans un état qui me permît de me présenter devant Sa Majesté, «Cela ne fait rien, me fut-il répondu; l'empereur veut que vous veniez tout de suite, tel que vous êtes.» J'obéis à la minute, et j'allai ou plutôt je courus jusqu'au cabinet de l'empereur, où il était avec l'impératrice, la reine Hortense, et une autre personne que je ne me rappelle pas assez positivement pour pouvoir la désigner. L'empereur daigna me faire l'accueil le plus bienveillant; et comme l'impératrice ne paraissait faire aucune attention à moi: «Louise, lui dit-il avec un accent de bonté que je n'oublierai jamais, est-ce que tu ne reconnais pas Constant?—Je l'ai aperçu.» Telle fut la seule réponse de Sa Majesté l'impératrice. Mais il n'en fut pas de même de la reine Hortense, qui voulut bien m'accueillir comme l'avait toujours fait son adorable mère.

L'empereur était très-gai, et semblait avoir oublié toutes ses fatigues. J'allais me retirer par respect quand Sa Majesté me dit: «Non, Constant; restez encore un moment. Dites-moi ce que vous avez vu sur la route.» Quand même j'aurais eu l'intention de déguiser à l'empereur une partie de la vérité, pris à l'improviste, le temps m'aurait manqué pour préparer un mensonge obligeant: je lui dis donc que partout, jusqu'à la Silésie, mes yeux avaient été frappés d'un spectacle effroyable; que partout j'avais vu des morts, des mourans, des malheureux luttant sans espoir contre le froid et la faim. «C'est bien, c'est bien me dit-il; allez vous reposer, mon enfant; vous devez en avoir besoin. Demain vous reprendrez votre service.»

Le lendemain, en effet, je repris mon service auprès de l'empereur, et je le retrouvai absolument comme il était avant d'entrer en campagne; la même sérénité se peignait sur sa figure; on aurait dit que le passé n'était plus rien pour lui, et que, vivant déjà dans l'avenir, il voyait la victoire rangée de nouveau sous ses drapeaux, et ses ennemis humiliés et vaincus. Il est vrai que le langage des nombreuses adresses qu'il reçut, et des discours que prononcèrent en sa présence les présidens du sénat et du conseil-d'état, n'avaient rien de moins louangeur que par le passé; mais il fut facile de démêler dans ses réponses que, s'il avait pu feindre d'oublier les désastres éprouvés en Russie, il était plus vivement préoccupé de l'échauffourée du général Malet, que de toute autre chose[71]. Quant à moi, je ne tairai point le sentiment pénible que j'éprouvai la première fois que je sortis dans Paris, et que je traversai les promenades publiques à mes heures de loisir: je fus frappé de la quantité extraordinaire de personnes en deuil que je rencontrai; c'étaient des femmes, des sœurs de nos braves moissonnés dans les champs de la Russie; mais je gardai pour moi cette pénible observation.

Quelques jours après mon retour à Paris, Leurs Majestés assistèrent à une représentation à l'Opéra, où l'on donnait la Jérusalem délivrée; je m'y rendis de mon côté dans une loge qu'avait eu la bonté de me donner pour ce soir-là M. le comte Rémusat, premier chambellan de l'empereur, et chargé des théâtres. Je fus témoin de la réception qui fut faite à l'empereur et à l'impératrice. Jamais je n'avais vu plus d'enthousiasme, et je dois avouer que la transition était brusque pour moi du passage récent de la Bérésina à une représentation vraiment magique. C'était un dimanche. Je quittai le spectacle un peu avant la fin, afin de me trouver au palais au retour de l'empereur. Je me trouvai à temps pour le déshabiller, et je me rappelle que ce soir-là Sa Majesté me parla de la querelle que Talma avait eue peu de jours avant son arrivée avec Geoffroy. L'empereur, quoiqu'il aimât beaucoup Talma, lui donnait complétement tort. Il répéta plusieurs fois: «Un vieillard!... Un vieillard!... Cela n'est pas excusable!... Parbleu! ajouta-t-il en souriant, est-ce qu'on ne dit pas du mal de moi?... N'ai-je pas aussi mes critiques qui ne m'épargnent guère? Il n'aurait pas dû être plus susceptible que moi.» Cette affaire passa cependant sans désagrément pour Talma; car, je le répète, l'empereur l'aimait beaucoup, et le comblait de pensions et de cadeaux.

Talma, sous ce rapport, était du petit nombre des privilégiés: car le chapitre des cadeaux n'était pas le fort de Sa Majesté, surtout à l'égard de son service particulier. Nous approchions alors du 1er janvier: mais nous n'avions point à bâtir sur cette époque de châteaux en Espagne: car l'empereur ne donnait jamais d'étrennes; nous savions que nous ne devions compter que sur nos émolumens, et, à moi particulièrement, il m'était bien impossible de faire aucune économie; car l'empereur voulait que ma toilette fût extrêmement recherchée. C'était vraiment une chose bien extraordinaire que de voir le maître de la moitié de l'Europe, ne pas dédaigner de s'occuper de la toilette de son valet de chambre; c'était au point que lorsqu'il me voyait un habit neuf qui lui plaisait, il ne manquait jamais de m'en faire compliment; puis il ajoutait: «Vous êtes bien beau, M. Constant.»

À l'époque même du mariage de l'empereur et de Marie-Louise, et à celle de la naissance du roi de Rome, les personnes composant le service particulier de Sa Majesté n'avaient reçu aucun présent; l'empereur avait trouvé que les dépenses de ces deux cérémonies s'étaient élevées trop haut. Une fois cependant, mais sans que cela fût déterminé par aucune circonstance particulière, l'empereur me dit un matin, comme je finissais de l'habiller: «Constant, allez trouver M. Mennevalle, je lui ai donné l'ordre de vous acheter dix-huit cents livres de rente[72].» Or il arriva que, la rente ayant monté dans l'intervalle de l'ordre à l'achat, au lieu de dix-huit cents livres de rente je n'en eus que dix-sept, que je vendis peu de temps après; et c'est avec le produit de cette vente que j'achetai une modeste propriété dans la forêt de Fontainebleau.

Quelquefois l'empereur faisait des cadeaux aux princes et aux princesses de sa famille; j'étais presque toujours chargé de les porter, et je puis assurer qu'à deux ou trois exceptions près, les fonctions du commissionnaire furent des fonctions parfaitement gratuites, circonstance que je ne rappelle ici que comme un simple souvenir. La reine Hortense et le prince Eugène ne furent jamais compris, du moins à ma connaissance, dans la distribution des largesses impériales: la princesse Pauline était la plus favorisée.

Malgré les nombreuses occupations de l'empereur qui, depuis son retour de l'armée, passait un temps considérable des jours et une partie des nuits à travailler dans son cabinet, il se montrait plus fréquemment en public que par le passé. Il sortait presque sans suite; le 2 janvier 1813, par exemple, je me souviens qu'il alla, accompagné seulement du maréchal Duroc, visiter la basilique de Notre-Dame, les travaux de l'archevêché, ceux du dépôt central des vins; puis, traversant le pont d'Austerlitz, les greniers d'abondance, la fontaine de l'Éléphant, et enfin le palais de la Bourse, dont Sa Majesté parlait souvent comme du plus beau monument qui existerait en Europe. Au surplus la passion des monumens était, après celle de la guerre, celle qui était la plus vive dans l'empereur. Le froid était assez rigoureux pendant que Sa Majesté se livrait à ces excursions presque solitaires; mais, en vérité, le froid de Paris était une température bien douce pour tous ceux qui revenaient de Russie.

Je remarquai à cette époque, c'est-à-dire à la fin de 1812 et au commencement de 1813, que jamais l'empereur n'avait été aussi fréquemment à la chasse. Deux ou trois fois par semaine je l'aidais à endosser l'habit de sa livrée, qu'il portait comme toutes les personnes de sa suite, conformément à l'usage renouvelé de l'ancienne monarchie. Plusieurs fois l'impératrice l'accompagna en calèche, quoique le froid fût très-vif; mais quand il avait dit quelque chose, il n'y avait point d'observation à faire. Sachant combien le plaisir de la chasse était ordinairement fastidieux pour Sa Majesté, je m'étonnais du nouveau goût qui lui était survenu; mais j'appris bientôt que l'empereur n'agissait ainsi que par politique. Un jour que le maréchal Duroc était dans sa chambre, pendant qu'il mettait son habit vert à galons d'or, j'entendis l'empereur dire au maréchal: «Il faut bien que je me donne du mouvement et que les journaux en parlent, puisque ces imbéciles de journaux anglais répètent tous les jours que je suis malade, que je ne puis remuer, que je ne suis plus bon à rien. Patience!... Je leur ferai bientôt voir que je suis aussi sain de corps que d'esprit.» Au surplus, je crois que l'exercice de la chasse, pris modérément, était très-favorable à la santé de l'empereur; car je ne l'avais jamais vu mieux portant qu'au moment où les journaux anglais se plaisaient à le faire malade, et peut-être par leurs annonces mensongères contribuèrent-ils à le rendre encore mieux portant.


CHAPITRE X.

Chasse et déjeuné à Grosbois.—L'impératrice et ses dames.—Voyage inattendu.—La route de Fontainebleau.—Costumes de chasse, et désappointement des dames.—Précautions prises pour l'impératrice.—Le prétexte et les motifs du voyage.—Concordat avec le pape.—Insignes calomnies sur l'empereur.—Démarches préparatoires et l'évêque de Nantes.—Erreurs mensongères relevées.—Première visite de l'empereur au Pape.—La vérité sur leurs relations.—Distribution de grâces et de faveurs.—Les cardinaux.—Repentir du pape après la signature du concordat.—Récit fait par l'empereur au maréchal Kellermann.—Ses hautes pensées sur Rome ancienne et Rome moderne.—État du pontificat selon Sa Majesté.—Retour à Paris.—Arméniens et offres de cavaliers équipés.—Plans de l'empereur, et Paris la plus belle ville du monde.—Conversation de l'empereur avec M. Fontaine sur les bâtimens de Paris.—Projet d'un hôtel pour le ministre du royaume d'Italie.—Note écrite par l'empereur sur le palais du roi de Rome.—Détails incroyables dans lesquels entre l'empereur.—L'Élysée déplaisant à l'empereur, et les Tuileries inhabitables.—Passion plus vive que jamais pour les bâtimens.—Le roi de Rome à la revue du champ de Mars.—Enthousiasme du peuple et des soldats.—Vive satisfaction de l'empereur.—Nouvelles questions sur Rome adressées à M. Fontaine.—Mes appointemens doublés le jour de la revue à dater de la fin de l'année.


Le 19 janvier, l'empereur envoya prévenir l'impératrice qu'il allait chasser dans les bois de Grosbois, qu'il déjeunerait chez la princesse de Neufchâtel, et que Sa Majesté y viendrait avec lui. L'empereur me dit aussi de me rendre à Grosbois pour l'aider à changer de linge après la chasse. Cette partie eut lieu comme l'empereur l'avait annoncé. Mais quelle fut la surprise de toutes les personnes de la suite de l'empereur, lorsqu'au moment de remonter en voiture, au lieu de reprendre la route de Paris, Sa Majesté donna l'ordre de se diriger sur Fontainebleau! L'impératrice et les dames qui l'accompagnaient n'avaient absolument que leur costume de chasse, et l'empereur se divertit un peu des tribulations de coquetterie que les dames éprouvèrent en se voyant inopinément engagées dans une campagne sans munitions de toilette. Avant de partir de Paris, l'empereur avait donné des ordres pour que l'on envoyât en toute hâte à Fontainebleau tout ce qui pouvait être nécessaire à l'impératrice; mais ses dames se trouvaient prises au dépourvu, et c'était une chose curieuse que de les voir expédier, en arrivant, exprès sur exprès pour avoir les objets de première nécessité dont elles demandaient le prompt envoi.

Cependant on sut bientôt que la partie de chasse et le déjeuner à Grosbois n'avaient été que des prétextes, et que le but de l'empereur avait été de terminer lui-même avec le pape les différends qui existaient encore entre Sa Sainteté et Sa Majesté. Toutes choses ayant été préparées et convenues, l'empereur et le pape signèrent le 25 un arrangement, sous le nom de concordat, dont voici la teneur.

«Sa Majesté l'empereur et roi et Sa Sainteté, voulant mettre un terme aux différends qui se sont élevés entre eux, et pourvoir aux difficultés survenues sur plusieurs affaires de l'église, sont convenus des articles suivans, comme devant servir de base à un arrangement définitif.

Art. Ier. Sa Sainteté exercera le pontificat en France et dans le royaume d'Italie de la même manière et dans les mêmes formes que ses prédécesseurs.

2. Les ambassadeurs, ministres, chargés d'affaires des puissances près du Saint Père, et les ambassadeurs, ministres ou chargés d'affaires que le pape pourrait avoir près des puissances étrangères, jouiront des immunités et priviléges dont jouissent les membres du corps diplomatique.

3. Les domaines que le Saint Père possédait, et qui ne sont pas aliénés, seront exempts de toute espèce d'impôt; ils seront administrés par ses agens ou chargés d'affaires. Ceux qui seront aliénés seront remplacés jusqu'à la concurrence de deux millions de francs de revenu.

4. Dans les six mois qui suivront la notification d'usage de la nomination par l'empereur aux archevêchés et évêchés de l'empire et du royaume d'Italie, le pape donnera l'institution canonique, conformément aux concordats et en vertu du présent indult. L'information préalable sera faite par le métropolitain. Les six mois expirés sans que le pape ait accordé l'institution, le métropolitain, et à son défaut, ou s'il s'agit du métropolitain, l'évêque le plus ancien de la province procédera à l'institution de l'évêque nommé, de manière qu'un siége ne soit jamais vacant plus d'une année.

5. Le pape nommera, soit en France, soit dans le royaume d'Italie, à dix évêchés qui seront ultérieurement désignés de concert.

6. Les six évêchés suburbicaires seront rétablis. Ils seront à la nomination du pape. Les biens actuellement existans seront restitués, et il sera pris des mesures pour les biens vendus. À la mort des évêques d'Anagni et de Rieti, leurs diocèses seront réunis auxdits six évêchés, conformément au concert qui aura lieu entre Sa Majesté et le Saint Père.

7. À l'égard des évêques des états romains, absens de leurs diocèses par les circonstances, le saint père pourra exercer en leur faveur son droit de donner des évêchés in partibus. Il leur sera fait une pension égale au revenu dont ils jouissaient, et ils pourront être replacés aux siéges vacans, soit de l'empire, soit du royaume d'Italie.

8. Sa Majesté et Sa Sainteté se concerteront en temps opportun sur la réduction à faire, s'il y a lieu, aux évêchés de la Toscane et du pays de Gênes, ainsi que pour les évêchés à établir en Hollande et dans les départemens anséatiques.

9. La propagande, la pénitencerie, les archives seront établis dans le lieu du séjour du Saint Père.

10. Sa Majesté rend ses bonnes grâces aux cardinaux, évêques, prêtres, laïques, qui ont encouru sa disgrâce par suite des événemens actuels.

11. Le Saint Père se porte aux dispositions ci-dessus par considération de l'état actuel de l'église, et dans la confiance que lui a inspirée Sa Majesté qu'elle accordera sa puissante protection aux besoins si nombreux qu'a la religion dans les temps où nous vivons.

Napoléon. Pie vii.

Fontainebleau le 25 janvier 1813.»

On a cherché, par tous les moyens possibles, à jeter de l'odieux sur la conduite de l'empereur dans cette circonstance. On l'a accusé d'avoir injurié le pape, de l'avoir menacé même: tout cela est de la plus insigne fausseté. Les choses se passèrent de la façon la plus convenable. M. Devoisin, évêque de Nantes, ecclésiastique très-estimé de l'empereur, et son médiateur favori dans les discussions fréquentes qui s'élevaient entre le pape et Sa Majesté, était venu aux Tuileries le 19 janvier. Après être resté deux heures enfermé avec Sa Majesté, il était parti pour Fontainebleau. Ce fut immédiatement après cette entrevue que l'empereur monta en voiture avec l'impératrice, en costume de chasse, suivi de tout le service, également en costume de chasse.

Le pape, prévenu par M. l'évêque de Nantes, attendait Sa Majesté; les points importans étaient convenus d'avance et réglés, il ne s'agissait plus que de quelques clauses accessoires au but principal du concordat; il est donc impossible que l'entrevue n'ait point été amicale. On se pénétrera de cette vérité d'autant plus que l'on voudra réfléchir aux excellentes dispositions du Saint Père à l'égard de l'empereur, à l'amitié qu'ils avaient l'un pour l'autre, à l'admiration que le grand génie de Napoléon inspirait au pape. J'affirme donc, parce que je crois pouvoir le faire, que toutes les choses se passèrent honorablement, et que le concordat fut signé librement et sans contrainte par Sa Sainteté en présence des cardinaux réunis à Fontainebleau. C'est une calomnie atroce que d'avoir osé dire que, sur les refus réitérés du pape, l'empereur lui mit une plume trempée d'encre à la main, et, lui saisissant le bras et les cheveux, le força de signer en lui disant qu'il le lui ordonnait, et que sa désobéissance serait punie d'une prison perpétuelle. Il faut avoir bien peu connu le caractère de l'empereur, pour ajouter foi à ce conte absurde.

Une personne présente à cette entrevue, dont on s'est plu si méchamment à dénaturer les circonstances, me les a toutes racontées: c'est d'après elle que je parle. Aussitôt son arrivée à Fontainebleau, l'empereur fit une visite au Saint Père, qui la lui rendit le lendemain: celle-ci dura deux heures au moins; pendant ce temps la contenance de Sa Majesté fut toujours calme et ferme à la vérité, mais pleine de bienveillance et de respect pour la personne vénérable du pape. Quelques stipulations du traité alarmaient la conscience du Saint Père, l'empereur s'en aperçut; et, sans attendre de réclamations, déclara qu'il y renonçait. Ce procédé subjugua tout ce qu'il pouvait rester de scrupules dans l'esprit de Sa Sainteté; un secrétaire fut appelé, et rédigea les articles du traité, que le pape approuva l'un après l'autre avec une bonté toute paternelle.

Le 25 janvier, le concordat étant définitivement arrêté, le Saint Père se rendit dans les appartemens de Sa Majesté l'impératrice. Les deux contractans paraissaient également satisfaits; c'est une preuve de plus qu'il n'y avait eu ni tromperie ni violence. Le concordat fut signé par les augustes personnages, au milieu d'un cercle magnifique de cardinaux, d'évêques, de militaires, etc. Le cardinal Doria remplissait les fonctions de grand maître des cérémonies: ce fut lui qui recueillit les signatures.

Je ne saurais dire combien il y eut ensuite de félicitations données et reçues, de grâces demandées et obtenues, de reliques, de décorations, de chapelets, de tabatières, distribués de part et d'autre. Le cardinal Doria reçut de la propre main de Sa Majesté l'aigle d'or de la Légion-d'Honneur. Le grand aigle fut aussi donné au cardinal Fabricio-Ruffo; le cardinal Maury, l'évêque de Nantes, l'archevêque de Tours reçurent la grande croix de l'ordre de la Réunion; les évêques d'Évreux et de Trèves, la croix d'officiers de la Légion-d'Honneur; enfin le cardinal de Bayanne et l'évêque d'Évreux furent faits sénateurs par Sa Majesté. Le docteur Porta, médecin du pape, fut gratifié d'une pension de douze mille francs, et le secrétaire ecclésiastique, qui était venu dans le cabinet transcrire les articles du concordat, reçut en cadeau une magnifique bague en brillans.

À peine Sa Sainteté eut-elle signé le concordat qu'elle s'en repentit. Ce fut ainsi que l'empereur le dit au maréchal Kellermann, en se trouvant avec lui à Mayence vers la fin du mois d'avril.

«Le lendemain de la signature du fameux concordat de Fontainebleau, le pape devait dîner en public avec moi; mais dans la nuit, il fut malade ou feignit de l'être. C'était vraiment un agneau, tout-à-fait bon homme, un véritable homme de bien, que j'estime, que j'aime beaucoup, et qui de son côté me le rend un peu, j'en suis sûr.

»Croiriez-vous, continua Sa Majesté, qu'il m'écrivit huit jours après, qu'il était bien fâché d'avoir signé, que sa conscience lui en faisait un reproche, et qu'il me priait avec instance de regarder le concordat comme non avenu? C'est qu'immédiatement après que je l'eus quitté, il retomba dans les mains de ses conseillers habituels, qui lui firent un épouvantail de ce qu'il venait d'arrêter. Si nous eussions été seuls, j'en aurais fait ce que j'aurais voulu. Je lui répondis que ce qu'il me demandait était contraire aux intérêts de la France, qu'étant d'ailleurs infaillible, il n'avait pu se tromper, et que sa conscience était trop prompte à s'alarmer.

»Dans le fait, qu'était Rome ancienne, et qu'était-elle aujourd'hui? Froissée par les conséquences impérieuses de la révolution, pourrait-elle se relever et se maintenir? Un gouvernement vicieux dans l'ordre politique a succédé à l'ancienne législation romaine qui, sans être parfaite, était cependant propre à former de grands hommes dans tous les genres. Rome moderne a appliqué à l'ordre politique des principes qui pouvaient être respectables dans l'ordre religieux, et leur a donné une extension fatale au bonheur des peuples...

»Ainsi la charité est la plus parfaite des vertus chrétiennes... Il faut donc faire la charité à ceux qui la demandent. Voilà le raisonnement qui a rendu Rome le réceptacle de la lie de toutes les nations. On y voit réunis (m'a-t-on dit, car je n'y ai jamais été) tous les fainéans de la terre qui viennent s'y réfugier, assurés qu'ils sont d'y trouver une nourriture abondante et des largesses considérables. C'est ainsi que le territoire papal, que la nature avait destiné à produire des richesses immenses, par sa position sous un ciel heureux, par la multiplicité des ruisseaux dont il est arrosé et encore plus par la bonté du sol, languit faute de culture. Berthier m'a souvent répété que l'on traverse des pays considérables sans apercevoir l'empreinte de la main des hommes. Les femmes mêmes, qui sont regardées comme les plus belles de l'Italie, y sont indolentes, et leur esprit n'est susceptible d'aucune activité pour les soins ordinaires de la vie: c'est la mollesse des mœurs de l'Asie.

»Rome moderne s'est bornée à conserver une certaine prééminence par les merveilles des arts qu'elle renfermait. Mais nous l'avons un peu affaiblie, cette prééminence; le Muséum s'est enrichi de tous ces chefs-d'œuvre dont elle tirait tant de vanité; et bientôt le beau monument de la Bourse qui s'élève à Paris, l'emportera sur tous ceux de l'Europe ancienne et moderne.

»La France avant tout.

»Pour en revenir à l'ordre politique, que pouvait être le gouvernement papal dans son état actuel en présence des grandes souverainetés de l'Europe? De vieux petits souverains parvenaient au trône pontifical dans un âge où l'on ne soupire qu'après le repos. À cette époque de la vie, tout est routine, tout est habitude; on ne songe qu'à jouir de sa grandeur et à la faire rejaillir sur sa famille. Un pape n'arrive au pouvoir souverain qu'avec un esprit rétréci par un long usage de l'intrigue, et avec la crainte de se faire des ennemis puissans qui pourraient dans la suite se venger sur sa famille; car son successeur est toujours inconnu. Enfin il ne veut que vivre et mourir tranquille. Pour un Sixte-Quint, que de papes n'y a-t-il pas eu qui ne s'occupaient que d'objets minutieux, aussi peu intéressans dans le véritable esprit de la religion que propres à inspirer du mépris pour un pareil gouvernement? Mais ceci nous mènerait? trop loin[73]

Depuis son retour de Moscou, Sa Majesté s'était occupée, avec une activité sans égale, des moyens à prendre pour arrêter l'invasion des Russes qui, réunis aux Prussiens depuis la défection du général Yorck, formaient une masse des plus formidables. Des levées nouvelles avaient été ordonnées: pendant deux mois on avait reçu et utilisé les offres innombrables de chevaux et de cavaliers faites par toutes les villes de l'empire, par les administrations, par les individus riches tenant de près à la cour, etc. La garde impériale fut réorganisée par les soins du brave duc de Frioul, qui devait, hélas! quelques mois après, être enlevé à ses nombreux amis.

Au milieu de ces graves occupations, Sa Majesté ne perdait pas de vue son plan favori, de faire de Paris la plus belle ville du monde. Une semaine ne se passait jamais sans que les architectes et les ingénieurs fussent admis à lui présenter leurs devis, à lui faire des rapports, etc.

«C'est une honte, disait un jour l'empereur en regardant la caserne de la garde, espèce de hangar noir et enfumé, c'est une honte, disait-il à M. Fontaine, de faire des bâtimens aussi affreux que ceux de Moscou. Je n'aurais jamais dû laisser exécuter un pareil ouvrage: n'êtes-vous pas mon premier architecte?» Là dessus M. Fontaine s'excusa en faisant observer à Sa Majesté que les constructions de Paris ne le regardaient pas, qu'il avait bien l'honneur d'être le premier architecte de l'empereur, mais pour les Tuileries et le Louvre seulement. «C'est vrai, reprit Sa Majesté; mais ne pourrait-on pas, dit-elle en montrant le quai, à la place de ce chantier à bois, qui fait d'ici un très-mauvais effet, construire un hôtel pour le ministre d'Italie?» M. Fontaine répondit que la chose était très-faisable, mais qu'il faudrait pour cela trois à quatre millions. Alors l'empereur sembla abandonner cette idée, et pensant au jardin des Tuileries, peut-être à cause de la conspiration du général Malet, il dit de mettre en état toutes les fermetures du palais de manière à ce que la même clef pût servir pour toutes les serrures. «Cette clef, ajouta Sa Majesté, devra être remise au grand maréchal tous les soirs après les portes fermées.»

Quelques jours après cet entretien avec M. Fontaine, l'empereur lui remit pour lui et pour M. Costaz la note suivante, dont une copie est tombée entre mes mains. Sa Majesté était allée, dans la matinée, visiter les constructions de Chaillot.

«Il serait temps de discuter la construction du palais du roi de Rome.

»Je ne veux point que l'on m'entraîne dans des dépenses folles; je voudrais un palais moins grand que celui de Saint-Cloud, mais plus grand que celui du Luxembourg.

»Je voudrais pouvoir l'habiter lorsque le seizième million sera dépensé; alors ce sera le moyen que je puisse en jouir; si, au lieu de cela, on me fait des choses à prétention, il en sera de celui-ci comme du Louvre, qui n'a jamais été terminé.

»Il faut commencer par les plantations, déterminer l'enceinte, et la fermer.

»Je veux que ce palais soit un peu plus beau que celui de l'Élysée; or l'Élysée ne coûterait pas huit millions à construire; il est cependant l'un des plus beaux palais de Paris.

»Celui du roi de Rome sera le second palais après le Louvre, qui est un grand palais. Ce ne sera, pour ainsi dire, qu'une maison de campagne pour Paris; car on préférera toujours passer l'hiver au Louvre et aux Tuileries.

»J'ai peine à croire que Saint-Cloud coûtât seize millions à construire.

»Avant de voir le projet, je veux qu'il ait été bien discuté et arrêté par le comité des bâtimens, de manière que j'aie l'assurance que cette somme de seize millions ne sera point dépassée: je ne veux point une chimère, mais une chose réelle pour moi, et non pas pour le plaisir de l'architecte. L'achèvement du Louvre suffit pour faire la part de sa gloire. Quand une fois le projet sera adopté, je le mènerai grand train.

»L'Élysée ne me plaît point, et les Tuileries sont inhabitables. Rien ne pourra me plaire, s'il n'est extrêmement simple, et bâti suivant mes goûts et ma manière de vivre. Alors ce palais me sera utile. Je veux en quelque façon que ce soit un Sans-souci renforcé. Je veux surtout que ce soit un palais agréable plutôt qu'un beau jardin, deux conditions qui sont incompatibles; qu'il soit entre cour et jardin, comme les Tuileries; que de mon appartement je puisse aller me promener dans le jardin et le parc, comme à Saint-Cloud: mais à Saint-Cloud il y a l'inconvénient de ne pas avoir de parc pour la maison.

»Il faut aussi étudier l'exposition, de manière que mon appartement soit au nord et au midi, afin que suivant la température je puisse changer de logement.

»Il faut que mon logement d'habitation soit celui d'un riche particulier, comme celui de mon petit appartement à Fontainebleau.

»Il faut que mon appartement soit très-près de celui de l'impératrice et au même étage.

»Enfin il me faut un palais de convalescent, ou d'habitation pour un homme sur le retour de l'âge. Je veux un petit théâtre, une petite chapelle, etc.; et surtout que l'on ait grand soin qu'il n'y ait point d'eau stagnante autour du palais.»

Le goût des bâtimens était alors poussé à l'excès par l'empereur; il semblait un architecte plus actif, plus pressé d'exécuter ses plans, plus jaloux de ses idées que tous les architectes du monde. Cependant, l'idée de mettre le palais du roi de Rome sur les hauteurs de Chaillot n'était pas tout entière à lui, M. Fontaine pouvait en revendiquer la meilleure part: on en avait parlé la première fois à propos du palais de Lyon qui, pour avoir une belle apparence, disait M. Fontaine, avait besoin d'être situé sur une élévation qui pût dominer la ville, comme par exemple les hauteurs de Chaillot dominent Paris. L'empereur n'eut pas l'air de prendre garde à ce que venait de dire M. Fontaine; il avait, deux ou trois jours auparavant, donné l'ordre que l'on mît le château de Meudon en état de recevoir son fils... quand, un matin, il fit appeler l'architecte, et lui dit de lui présenter un projet pour l'embellissement du bois de Boulogne, en y ajoutant une maison de plaisance bâtie sur le sommet de la montagne de Chaillot. «Qu'en dites-vous? ajouta-t-il en souriant; le lieu vous paraît-il bien choisi?»

Un matin du mois de mars, l'empereur fit apporter son fils à une revue qu'il passait au Champ-de-Mars; ce fut un enthousiasme impossible à décrire; la sincérité ne pouvait point en être suspectée, car il était facile de voir que les cris partaient du cœur: aussi l'empereur fut-il vivement ému. Il rentra aux Tuileries dans la plus charmante disposition d'esprit; il caressait le roi de Rome, le couvrait de baisers, en faisant remarquer à M. Fontaine et à moi l'intelligence précoce que ce cher enfant témoignait. «Il n'a pas eu peur du tout, disait Sa Majesté; il semblait savoir que tous ces braves étaient de ma connaissance.» Ce jour-là, il causa long-temps avec M. Fontaine, en jouant avec son fils qu'il tenait dans ses bras; la conversation étant venue à tomber sur Rome et ses monumens, M. Fontaine parla du Panthéon avec l'admiration la plus profonde. L'empereur lui demanda s'il avait habité Rome, et sur la réponse de M. Fontaine qu'il y était resté trois ans à son premier voyage, «C'est une ville que je n'ai pas vue, continua Sa Majesté; j'irai sûrement un jour. C'est la ville du peuple-roi.» Et ses yeux se fixèrent sur le roi de Rome avec tout l'orgueil de la tendresse paternelle.

Lorsque M. Fontaine fut sorti, l'empereur me fit signe d'approcher, et commença par me tirer les oreilles, selon son habitude quand il était de bonne humeur. Après quelques questions personnelles, il me demanda de combien étaient mes appointemens.—«Sire, six mille francs.—Et monsieur Colin, combien a-t-il?—Douze mille francs.—Douze mille francs! Cela n'est pas juste; vous ne devez pas avoir moins que M. Colin: je me ferai rendre compte de cela.» Sa Majesté eut en effet la bonté de se faire informer sur-le-champ, mais on lui dit que les comptes de l'année étaient faits. Alors l'empereur m'annonça que jusqu'à la fin de l'année ce serait M. le baron Fain qui me donnerait chaque mois, sur sa cassette, cinq cents francs, voulant, disait-il, que mes appointemens fussent égaux à ceux de M. Colin.


CHAPITRE XI.

Départ de Murat quittant l'armée pour retourner à Naples.—Eugène commandant au nom de l'empereur.—Quartier général à Posen.—Les débris de l'armée.—Nouvelles de plus en plus inquiétantes.—Résolution de départ.—Bruits jetés en avant.—L'impératrice régente.—Serment de l'impératrice.—Notre départ pour l'armée.—Marche rapide sur Erfurt.—Visite à la duchesse de Weymar.—Satisfaction causée à l'empereur par sa réception.—Maison de l'empereur pour la campagne de 1813.—La petite ville d'Eckartsberg transformée en quartier-général.—L'empereur au milieu d'un vacarme inouï.—Arrivée à Lutzen, et bataille gagnée le lendemain.—Mort du duc d'Istrie.—Lettre de l'empereur à la duchesse d'Istrie.—Monument érigé au duc par le roi de Saxe.—Belle conduite des jeunes conscrits.—Opinion de Ney à leur égard.—Les Prussiens commandés par leur roi en personne.—L'empereur au milieu des balles.—Entrée de Sa Majesté à Dresde le jour où l'empereur Alexandre avait quitté cette ville.—Députation, et réponse de l'empereur.—Explosion, et l'empereur légèrement blessé.—Mission du général Flahaut auprès du roi de Saxe.—Longue conférence entre le roi de Saxe et l'empereur.—Plaintes de l'empereur sur son beau-père.—Félicitations de l'empereur d'Autriche après la victoire.—M. de Bubna à Dresde.—L'empereur ne prenant point de repos.—Faculté de dormir en tous lieux et à toute heure.—Bataille de Bautzen.—Admirable mouvement de pitié de la population saxonne.—L'empereur, le baron Larrey, et vive discussion.—Les conscrits blessés par maladresse.—Injustice de l'empereur reconnue par lui-même.


Depuis que l'empereur avait quitté l'armée et laissé, comme on l'a vu, le commandement au roi de Naples, Sa Majesté sicilienne avait elle-même abandonné le commandement qui lui avait été confié, et l'avait remis, en partant pour ses états, au prince Eugène. L'empereur était très-avide des nouvelles qu'il recevait de Posen où était le grand quartier-général vers la fin de février et au commencement de mars; mais le prince vice-roi n'avait guère sous ses ordres que des débris de différens corps, dont quelques-uns n'étaient plus représentés que par un très-petit nombre d'hommes.

D'ailleurs chaque fois que les Russes se présentaient en forces, il n'y avait d'autre parti à prendre que celui de se retirer; et chaque jour, durant le mois de mars, les nouvelles devinrent de plus en plus inquiétantes. L'empereur se décida donc, à la fin de Mars, à partir très-prochainement pour l'armée.

Déjà, depuis assez long-temps, l'empereur, préoccupé de la tentative que Malet avait faite pendant sa dernière absence, s'était exprimé sur le danger de laisser son gouvernement sans chef, et les journaux avaient été remplis de recherches sur les cérémonies usitées lorsque la régence du royaume avait été autrefois déférée à des reines. Comme on connaissait dans le public le moyen fréquemment adopté par Sa Majesté de nourrir à l'avance l'opinion sur ce qu'elle avait l'intention de faire, personne ne fut surpris de la voir, avant de partir, confier la régence à l'impératrice Marie-Louise, les circonstances ne lui ayant pas encore permis de la faire couronner, ainsi que depuis long-temps il en avait le désir. L'impératrice prêta le serment solennel au palais de l'Élysée, en présence des princes grands dignitaires et des ministres. Le duc de Cadore fut nommé secrétaire de la régence, pour conseiller Sa Majesté l'impératrice de concert avec l'archi-chancelier: le commandement de la garde fut confié au général Cafarelli.

L'empereur partit de Saint-Cloud le 15 avril à quatre heures du matin. Le lendemain à minuit, il entrait à Mayence. En arrivant, Sa Majesté apprit qu'Erfurt et toute la Westphalie étaient en proie aux alarmes les plus vives: rien ne pourrait exprimer la rapidité que cette nouvelle lui fit donner à sa marche: en huit heures il fut à Erfurt. Sa Majesté s'arrêta peu dans cette dernière ville; les renseignemens qu'elle y recueillit la tranquillisèrent pleinement sur les suites de la campagne. En sortant d'Erfurt, l'empereur voulut passer par Weimar pour saluer la grande duchesse; il lui fit sa visite le même jour et à la même heure que l'empereur Alexandre se rendait de Dresde à Tœplitz pour voir l'autre duchesse de Weimar (la princesse héréditaire, sa sœur).

La grande duchesse reçut l'empereur avec une grâce dont il fut enchanté. Leur entretien dura près d'une demi-heure. En la quittant, Sa Majesté dit au prince de Neufchâtel: «Cette femme est toujours étonnante; c'est vraiment une tête de grand homme.» Le duc voulut accompagner l'empereur jusqu'au bourg d'Eckartsberg, où Sa Majesté le retint à dîner avec elle[74].

L'empereur était logé sur la place d'Eckartsberg; il n'avait que deux chambres; sa suite campait sur le palier et sur les degrés de l'escalier. Rien de plus extraordinaire que l'aspect de cette petite ville ainsi transformée pour quelques heures en quartier-général. Sur une place entourée de camps, de bivouacs et de parcs militaires, au milieu de plus de mille voitures qui se croisaient, se mêlaient, s'accrochaient en tous sens, on voyait défiler lentement des régimens, des convois, des trains d'artillerie, des fourgons, etc. À leur suite, des troupeaux de bœufs venaient, précédés ou coupés par les petites charrettes des cantinières et des vivandières, équipages si légers, si frêles, que le moindre choc les endommageait; et puis des maraudeurs qui rapportaient du fourrage; des paysans conduisant de force les équipages en jurant et maugréant, au milieu des éclats de rire de nos soldats; et des courriers, des ordonnances, des aides-de-camp se lançant au galop à travers toute cette multitude d'hommes et de bêtes, bigarrés, bariolés de la manière la plus bizarre. Et si l'on veut ajouter à cela les hennissemens des chevaux, le mugissement des bœufs, le bruit des roues sur le pavé, les cris des soldats, les trompettes, les tambours, les fanfares, les réclamations des habitans, quatre cents personnes qui demandent ensemble la même chose en parlant allemand aux Italiens, français aux Allemands, comment comprendre jamais qu'il fût possible à Sa Majesté d'être aussi tranquille, aussi à l'aise au milieu de cet infernal vacarme que dans son cabinet des Tuileries ou de Saint-Cloud? Il en était ainsi pourtant; l'empereur, assis devant une mauvaise table couverte d'une espèce de nappe, une carte sous les yeux, le compas et la plume à la main, tout entier à ses méditations, ne témoignait pas la moindre impatience, on eût dit que rien du bruit extérieur ne parvenait à ses oreilles...; mais qu'un cri de douleur s'élevât quelque part, à l'instant l'empereur levait la tête et donnait l'ordre d'aller s'informer de ce qui pouvait être arrivé. Le pouvoir de s'isoler aussi complétement de tout ce qui nous entoure est bien difficile à acquérir; personne au monde ne l'a possédé comme Sa Majesté.

Le 1er mai, l'empereur était à Lutzen. La bataille ne fut livrée que le lendemain. Ce jour-là, sur les six heures du soir, le brave maréchal Bessières, duc d'Istrie, fut emporté par un boulet de canon, au moment où monté sur une hauteur, enveloppé d'un long manteau qu'il avait mis pour ne pas être remarqué, il venait d'ordonner la sépulture du brigadier de son escorte qu'un premier boulet venait de jeter mort à quelques pas de lui.

Depuis les premières campagnes d'Italie, le duc d'Istrie n'avait presque pas quitté l'empereur; il l'avait suivi dans toutes ses campagnes; il avait assisté à toutes ses batailles, et s'y était toujours distingué par un courage à toute épreuve, par une droiture et une franchise trop rares chez les hauts personnages dont Sa Majesté était entourée. Il avait passé par presque tous les grades du commandement de la garde impériale; et sa grande expérience, ses excellentes qualités, son bon cœur et son attachement inaltérable l'avaient rendu bien cher à Sa Majesté.

L'empereur fut vivement ému en apprenant la mort du maréchal; il resta quelques instans sans parler, la tête baissée et les yeux fixés sur la terre. «Enfin, dit-il, il est mort de la mort de Turenne; son sort est digne d'envie;» puis il passa la main sur ses yeux et quitta précipitamment la place.

Le corps du maréchal fut embaumé et transporté à Paris; l'empereur écrivit la lettre suivante à madame la duchesse d'Istrie.

«Ma cousine, votre mari est mort au champ d'honneur! La perte que vous faites et celle de vos enfans est grande, sans doute; mais la mienne l'est davantage encore. Le duc d'Istrie est mort de la plus belle mort et sans souffrir. Il laisse une réputation sans tache; c'est le plus bel héritage qu'il ait pu léguer à ses enfans. Ma protection leur est acquise. Ils hériteront aussi de l'affection que je portais à leur père. Trouvez dans toutes ces considérations des motifs de consolations pour alléger vos peines, et ne doutez jamais de mes sentimens pour vous.

«Cette lettre n'étant à autre fin, je prie Dieu, ma cousine, qu'il vous ait en sa sainte et digne garde.

Napoléon.»

Le roi de Saxe fit élever un monument au duc d'Istrie, à l'endroit même où il était tombé.

La victoire, long-temps disputée dans cette bataille de Lutzen, n'en fut que plus glorieuse pour l'empereur. Ce fut principalement les jeunes conscrits qui la gagnèrent. Ils se battirent comme des lions. Le maréchal Ney s'y attendait bien, au reste: car avant la bataille il disait à Sa Majesté: «Sire, donnez-moi beaucoup de ces petits jeunes gens-là... Je les mènerai où je voudrai. Les vieilles moustaches en savent autant que nous, ils réfléchissent; ils ont trop de sang-froid: mais ces enfans intrépides ne connaissent pas les difficultés; ils regardent toujours devant eux, jamais à droite ni à gauche.»

Effectivement, au milieu de la bataille, les Prussiens, commandés par le roi en personne, attaquèrent avec tant de fureur le corps du maréchal Ney qu'ils le firent plier; mais les conscrits ne prirent point la fuite: ils attendaient les coups, se ralliaient par pelotons, et tournaient ainsi autour des ennemis en criant de toutes leurs forces: «Vive l'empereur!» L'empereur vint à paraître; alors, remis du choc terrible qu'ils avaient essuyé, électrisés par la présence du héros, ils attaquèrent à leur tour, avec une violence incomparable. Sa Majesté en fut surprise. «Il y a vingt ans, disait-elle, que je commande des armées françaises, et je n'ai pas encore vu autant de bravoure et de dévouement.»

Il fallait voir ces jeunes soldats, blessés, quelques-uns privés d'un bras, d'une cuisse, n'ayant plus qu'un souffle de vie, tâcher, à l'approche de l'empereur, de se soulever de terre, et crier de tout ce qu'il leur restait de voix: Vive l'empereur! Les larmes me viennent aux yeux quand je songe à cette jeunesse si brillante, si forte et si courageuse.

Même bravoure, même enthousiasme du côté de nos ennemis; les chasseurs de la garde prussienne étaient presque tous des jeunes gens qui voyaient le feu pour la première fois; ils se précipitaient au devant de la mort et tombaient par centaines avant d'avoir reculé d'un pas.

Dans aucune bataille, je crois, l'empereur ne parut plus visiblement protégé par sa destinée. Les balles sifflaient à ses oreilles; elles emportaient, en passant, des morceaux du harnais de son cheval; les boulets et les grenades roulaient à ses pieds: rien ne l'atteignit. On voyait toutes ces choses, et l'enthousiasme en redoublait.

L'empereur vit, au commencement de la bataille, s'avancer un bataillon dont le chef avait été suspendu de ses fonctions, deux ou trois jours avant, pour une faute assez légère de discipline. Le pauvre officier marchait au second rang de ses soldats, dont il était adoré. L'empereur l'aperçoit, fait arrêter le bataillon, prend l'officier par la main, et le remet à la tête de sa troupe. L'effet que produisit cette scène ne peut se décrire.

Le 8 mai, à sept heures du soir, l'empereur fit son entrée à Dresde, et prit possession du palais, que l'empereur de Russie et le roi de Prusse avaient quitté le matin même. À quelque distance des barrières, l'empereur fut salué par une députation de la municipalité de cette ville. «Vous mériteriez, dit-il à ces envoyés, que je vous traitasse en pays conquis. Je sais tout ce que vous avez fait pendant que les alliés occupaient votre ville; j'ai l'état des volontaires que vous avez habillés, équipés et armés contre moi, avec une générosité qui a étonné l'ennemi lui-même; je sais quelles insultes vous avez prodiguées à la France, et combien d'indignes libelles vous avez à cacher ou à brûler aujourd'hui. Je n'ignore pas les transports de joie que vous avez fait éclater, quand l'empereur de Russie et le roi de Prusse sont entrés dans vos murs. Vos maisons sont encore ornées de guirlandes, et nous voyons encore sur le pavé les fleurs que vos jeunes filles ont semées sur leurs pas. Cependant je veux tout pardonner. Bénissez votre roi, car c'est lui qui vous sauve, et je ne pardonne que pour l'amour de lui. Qu'une députation d'entre vous aille le prier de vous rendre sa présence. C'est mon aide-de-camp, le général Durosnel, qui sera votre gouverneur. Votre bon roi, lui-même, ne choisirait pas mieux.»

Au moment d'entrer dans la ville, l'empereur apprit qu'une partie de l'arrière-garde russe cherchait à se maintenir dans la ville neuve, séparée par l'Elbe de la vieille ville, tombée au pouvoir de notre armée. Aussitôt Sa Majesté ordonne que tout soit fait pour chasser ce reste de troupes, et pendant un jour tout entier il n'y eut que canonnade et fusillade dans la ville, d'une rive à l'autre. Les boulets et les grenades tombaient comme la grêle sur le terrain occupé par l'empereur. Une grenade brisa, près de lui, la cloison d'un magasin à poudre et lui lança des débris à la tête. Heureusement le feu ne prit point aux poudres. Quelques minutes après, une autre grenade tomba entre Sa Majesté et plusieurs Italiens; ils se courbèrent pour éviter les effets de l'explosion. L'empereur vit ce mouvement, et, se mettant à rire, il leur dit: «Ah! coglioni! non fa male

Le 11 mai, dans la matinée, les Russes étaient en fuite et poursuivis, et l'armée française entrait de toutes parts dans la ville. L'empereur resta toute la journée sur le pont à voir défiler les troupes. Le lendemain, à dix heures, la garde impériale prit les armes, et se mit en bataille sur le chemin de Pirna jusqu'au Grow Garten; l'empereur en passa la revue, et envoya le général Flahaut en avant; le roi de Saxe arriva vers midi. En se rencontrant, les deux souverains descendirent de cheval et s'embrassèrent; ils entrèrent ensuite dans Dresde aux acclamations générales.

Le général Flahaut, qui était allé au devant du roi de Saxe, avec une partie de la garde impériale, reçut de ce bon roi les témoignages les plus flatteurs de satisfaction et de reconnaissance. Il est impossible de montrer plus de bonhomie, plus de douceur que le roi de Saxe. L'empereur disait de lui et de sa famille que c'était une famille de patriarches, et que toutes les personnes qui la composaient joignaient à de grandes vertus une bonté expansive qui devait les faire adorer de leurs sujets. Sa Majesté eut toujours pour cette royale personne les soins les plus affectueux. Tant que la guerre dura, il envoyait chaque jour des courriers pour tenir le roi au courant des moindres circonstances; il venait lui-même le plus souvent qu'il pouvait; enfin il fut toujours avec lui plein de cette amabilité qu'il savait prendre si bien et rendre irrésistible quand il le voulait.

Quelques jours après son arrivée à Dresde, Sa Majesté eut avec le roi de Saxe une longue conversation dans laquelle il fut principalement question de l'empereur Alexandre. Les qualités et les défauts de ce prince furent amplement analysés, et le résultat de la conversation fut que l'empereur Alexandre avait été sincère à l'entrevue d'Erfuth, et qu'il avait fallu des intrigues bien compliquées pour l'amener ainsi à la rupture de toutes leurs liaisons d'amitié. «Les souverains sont si malheureux! disait Sa Majesté; toujours circonvenus, toujours entourés de flatteurs ou de conseillers perfides, dont le premier besoin est d'empêcher que la vérité puisse arriver jusqu'aux oreilles de leur maître, qui a tant d'intérêt à la connaître.»

Après, les deux souverains vinrent à parler de l'empereur d'Autriche. Sa Majesté paraissait profondément affligée de ce que son union avec l'archiduchesse Marie-Louise, qu'il faisait tout au monde pour rendre la plus heureuse des femmes, eût manqué l'effet, qu'il espérait, de lui acquérir la confiance et l'amitié de son beau-père. «Mais je ne suis pas né souverain, disait l'empereur; c'est peut-être à cause de cela... Et pourtant, j'aurais cru que cette condition serait un titre de plus à l'amitié de François. Je ne pourrai jamais, je le sens, me persuader que des liens pareils ne soient pas assez forts pour retenir l'empereur d'Autriche dans mon alliance. Car enfin je suis son gendre; mon fils est son petit-fils; il aime sa fille; elle est heureuse... Comment donc serait-il mon ennemi?»

En apprenant la victoire de Lutzen et l'entrée de l'empereur à Dresde, l'empereur d'Autriche se hâta d'envoyer M. de Bubna auprès de son gendre. Il arriva le 16 au soir, et l'entrevue, qu'il obtint aussitôt de Sa Majesté, dura jusqu'à deux heures après minuit. Cela nous donnant l'espoir que la paix allait se faire, nous arrangeâmes là-dessus mille conjectures plus rassurantes les unes que les autres; mais deux ou trois jours s'écoulèrent pendant lesquels nous ne vîmes que des préparatifs de guerre qui trompèrent bien douloureusement notre espoir. Ce fut alors que j'entendis ces mots sortis de la bouche de l'infortuné maréchal Duroc: «Ceci devient trop long! nous y passerons tous.» Il avait le pressentiment de sa mort.

Pendant toute cette campagne l'empereur n'eut pas un instant de repos. Les jours s'écoulaient en combats ou en courses, toujours à cheval; les nuits, en travaux de cabinet. Je n'ai jamais compris comment son corps pouvait résister à de telles fatigues, et pourtant il jouissait presque constamment de la meilleure santé. La veille de la bataille de Bautzen, il s'était couché fort tard, après avoir visité tous les postes militaires. Les ordres étant donnés, il s'endormit profondément. Le 20 mai, jour de la bataille, de grand matin, les évolutions commencèrent, et nous attendîmes, au quartier-général, avec une bien vive impatience, le résultat de cette journée. Mais la bataille ne devait pas finir ce jour-là. Après une suite de combats tous à notre avantage, quoique vivement disputés, l'empereur rentra le soir, à neuf heures, au quartier-général, prit un léger repas, et resta avec le prince Berthier jusqu'à minuit. Le reste de la nuit se passa en travail, et à cinq heures du matin, l'empereur était debout et prêt à retourner au combat.

Trois ou quatre heures après son arrivée sur le champ de bataille, l'empereur ne put résister au sommeil qui l'accablait. Prévoyant l'issue de la journée, il s'endormit sur la pente d'un ravin, au milieu des batteries du duc de Raguse. On le réveilla pour lui dire que la bataille était gagnée.

Ce fait, qui me fut rapporté le soir, ne m'étonna point; car j'avais déjà remarqué que, lorsqu'il lui fallait céder au sommeil, ce besoin impérieux de la nature, l'empereur prenait le repos qui lui était nécessaire où et comme il pouvait, en vrai soldat.

Quoique l'affaire fût décidée, on se battit jusqu'à cinq heures du soir; à six heures, l'empereur fit dresser sa tente près d'une auberge isolée qui avait servi de quartier-général à l'empereur Alexandre pendant les deux jours précédens. Je reçus l'ordre de m'y rendre, et j'accourus aussitôt; mais Sa Majesté passa encore toute la nuit à recevoir et féliciter les principaux chefs, ainsi qu'à travailler avec ses secrétaires.

Tous les blessés qui pouvaient encore marcher étaient déjà sur la route de Dresde, où de nombreux secours les attendaient; mais sur le champ de bataille étaient étendus plus de dix mille hommes français, russes, prussiens, etc., respirant à peine, mutilés, dans un état à faire pitié. Les efforts du bon et infatigable baron Larrey et d'une multitude de chirurgiens, encouragés par son exemple héroïque, ne suffisaient pas encore aux premiers pansemens. Et quels moyens de transport pour ces malheureux pouvait-on trouver dans cette campagne désolée, dont tous les villages avaient été saccagés et brûlés, où il ne restait plus ni chevaux ni voitures? Fallait-il donc laisser périr tous ces hommes, dans les plus atroces douleurs, faute de pouvoir les conduire à Dresde?

Ce fut alors que cette population de villageois saxons, que les désastres de la guerre devaient avoir aigris, qui voyaient leurs demeures brûlées, leurs champs ravagés, voulut donner à toute l'armée le spectacle de ce que la pitié peut inspirer de plus sublime au cœur de l'homme. Ils s'aperçurent des inquiétudes cruelles auxquelles se livraient M. Larrey et ses compagnons sur le sort de tant de malheureux blessés; en un instant, hommes, femmes, enfans, vieillards accourent avec des brouettes; les blessés sont enlevés, sont posés sur ces frêles voitures; deux ou trois personnes se mettent à chaque brouette, et la conduisent ainsi jusqu'à Dresde, s'arrêtant dès que, par un cri ou par un signe, le blessé demandait du repos, s'arrêtant pour replacer les bandages que le mouvement avait dérangés, s'arrêtant auprès d'une source pour lui donner à boire et calmer ainsi la fièvre qui le dévorait. Je n'ai jamais rien vu d'aussi touchant.

Le baron Larrey eut avec l'empereur une assez vive discussion. Parmi les blessés, on avait trouvé un grand nombre de jeunes soldats, ayant deux doigts de la main droite déchirés. Sa Majesté crut que ces pauvres jeunes gens l'avaient fait exprès pour se dispenser du service. Elle le dit à M. Larrey, qui se récria hautement, disant que c'était impossible, qu'une telle lâcheté n'était point dans le caractère de ces braves conscrits. Comme l'empereur insistait, M. Larrey se laissa emporter jusqu'à le taxer d'injustice. Les choses en étaient là, quand on eut la preuve certaine que ces blessures uniformes venaient toutes de la précipitation avec laquelle ces jeunes soldats chargeaient et déchargeaient leurs fusils, au maniement desquels ils n'étaient point habitués. Alors Sa Majesté vit que M. Larrey avait eu raison, et lui sut bon gré de sa fermeté à soutenir ce qu'il savait être vrai: «Vous êtes un parfait homme de bien, M. Larrey, dit l'empereur; je voudrais n'être entouré que d'hommes comme vous, mais les hommes comme vous sont bien rares.


CHAPITRE XII.

Mort du maréchal Duroc.—Douleur de l'empereur et consternation générale dans l'armée.—Détails sur cet événement funeste.—Impatience de l'empereur de ne pouvoir atteindre l'arrière-garde russe.—Deux ou trois boulets creusant la terre aux pieds de l'empereur.—Un homme de la garde tué près de Sa Majesté.—Annonce de la mort du général Bruyère.—Duroc près l'empereur.—Un arbre frappé par un boulet.—Le duc de Plaisance annonce, en pleurant, la mort du grand-maréchal.—Mort du général Kirgener.—Soins empressés, mais inutiles.—Le maréchal respirant encore.—Adieux de l'empereur à son ami.—Consternation impossible à décrire.—L'empereur immobile et sans pensée.—À demain tout.—Déroute complète des Russes.—Dernier soupir du grand-maréchal.—Inscription funéraire dictée par l'empereur.—Terrain acheté et propriété violée.—Notre entrée en Silésie.—Sang-froid de l'empereur.—Sa Majesté dirigeant elle-même les troupes.—Marche sur Breslaw.—L'empereur dans une ferme pillée.—Un incendie détruisant quatorze fourgons.—Historiette démentie.—L'empereur ne manque de rien.—Entrée à Breslaw.—Prédiction presque accomplie.—Armistice du 4 juin.—Séjour à Gorlitz.—Pertes généreusement payées.—Retour à Dresde.—Bruits dissipés par la présence de l'empereur.—Le palais Marcolini.—L'empereur vivant comme à Schœnbrunn.—La Comédie française mandée à Dresde.—Composition de la troupe.—Théâtre de l'Orangerie et la comédie.—La tragédie à Dresde.—Emploi des journées de l'empereur.—Distractions, et mademoiselle G...—Talma et mademoiselle Mars déjeunant avec l'empereur.—Heureuse repartie, et politesse de l'empereur.—L'abondance répandue dans Dresde par la présence de Sa Majesté.—Camps autour de la ville.—Fête de l'empereur avancée de cinq jours.—Les soldats au Te Deum.


Nous étions à la veille du jour où l'empereur, encore tout ému de la perte qu'il avait faite dans la personne du duc d'Istrie, devait recevoir le coup qui peut-être lui fut le plus sensible de tous ceux dont son âme fut atteinte en voyant tomber autour de lui ses vieux compagnons d'armes. Le lendemain même du jour où l'empereur avait eu, avec le baron Larrey, l'espèce de discussion que j'ai rapportée à la fin du chapitre précédent, fut marqué par la mort irréparable de l'excellent maréchal Duroc. L'empereur en eut l'âme brisée, et il n'y en eut pas un seul de nous qui ne lui donnât des larmes sincères; tant il était juste et bon quoique grave et sévère avec toutes les personnes que la nature de leur service mettait en contact avec lui. Ce fut une perte non-seulement pour l'empereur, qui possédait en lui un véritable ami, mais j'ose dire que c'en fut une aussi pour la France entière, qu'il adorait jusqu'à la passion, et pour laquelle il ne cessait de prodiguer ses conseils, quoiqu'ils ne fussent pas toujours écoutés. La mort du maréchal Duroc fut un de ces événemens tellement douloureux, tellement imprévus, que l'on reste quelque temps indécis s'il faut y croire, alors même qu'une trop évidente réalité ne permet plus de se faire aucune illusion.

Voici dans quelles circonstances ce funeste événement vint répandre la consternation dans toute l'armée. L'empereur poursuivait l'arrière-garde russe, qui lui échappait sans cesse. Elle venait de lui échapper pour la dixième fois peut-être depuis le matin, après avoir tué et fait prisonniers un bon nombre de nos braves, quand deux ou trois boulets, creusant la terre aux pieds de l'empereur, excitèrent son attention, et lui firent dire: «Comment, après une telle boucherie, point de résultat! point de prisonniers! Ces gens-là ne me laisseront pas un clou.» À peine avait-il parlé, un boulet passe et renverse un chasseur à cheval de l'escorte presque dans les jambes du cheval de Sa Majesté. «Ah! Duroc! ajouta-t-il en se tournant vers le grand maréchal, la fortune nous en veut bien aujourd'hui!—Sire, dit un aide-de-camp qui accourait au galop, le général Bruyères vient d'être tué.—Mon pauvre camarade d'Italie! Est-il possible? Ah! il faut en finir pourtant!» Et, voyant sur sa gauche une éminence du haut de laquelle il pourra mieux observer ce qui se passe, l'empereur se dirige de ce côté au milieu d'un nuage de poussière; le duc de Vicence, le duc de Trévise, le maréchal Duroc et le général du génie Kirgener suivaient Sa Majesté de très-près; mais le vent poussait la poussière et la fumée avec une telle violence qu'on se voyait à peine. Tout à coup un arbre, près duquel l'empereur passait, est frappé par un boulet qui le renverse à moitié; Sa Majesté, arrivée sur le plateau, se retourne pour demander sa lunette, et ne voit plus que le duc de Vicence. Le duc Charles de Plaisance survient; une pâleur mortelle couvre ses traits; il se penche vers M. le grand-écuyer, et lui dit quelques mots à l'oreille. «Qu'est-ce que c'est? demande vivement l'empereur, que se passe-t-il?—Sire, dit en pleurant le duc de Plaisance, le grand-maréchal est mort.—Le grand-maréchal est mort? Duroc? Mais vous vous trompez, il était tout à l'heure à côté de moi!»

Plusieurs aides-de-camp arrivent avec un page qui portait la lunette de Sa Majesté. La fatale nouvelle est confirmée, en grande partie en moins. Le duc de Frioul n'était pas encore mort; mais le coup avait frappé les entrailles, et tous les secours de l'art devenaient inutiles. Le boulet, après avoir ébranlé l'arbre, avait ricoché sur le général Kirgener, qui était tombé raide mort, puis sur le duc de Frioul. MM. Yvan et Larrey étaient auprès du blessé, qu'on avait transporté dans une maison de Makersdorf; il n'y avait aucun espoir de sauver le maréchal.

Dire la consternation de l'armée, la douleur de Sa Majesté à cet affreux événement, serait impossible. L'empereur donna machinalement quelques ordres, et revint au camp. Arrivé dans le carré de la garde, il s'assit sur un tabouret devant sa tente, la tête baissée, les mains jointes, et demeura près d'une heure ainsi, sans proférer une seule parole. Cependant on avait à prendre pour le lendemain des mesures essentielles; le général Drouot s'approche, et, d'une voix que les sanglots entrecoupaient, il demande ce qu'il faut faire: «À demain tout,» répond l'empereur; il ne dit pas un mot de plus. «Pauvre homme! murmuraient en le regardant les vieux grognards de la garde; il a perdu un de ses enfans.»

La nuit close, l'ennemi étant en pleine retraite, et l'armée ayant pris ses positions, l'empereur sortit du camp, et, accompagné du prince de Neufchâtel, de M. Yvan et du duc de Vicence, il se rendit dans la maison où l'on avait déposé le grand maréchal. La scène fut terrible. L'empereur désolé embrassa plusieurs fois ce fidèle ami, en cherchant à lui donner quelques espérances; mais le duc, qui connaissait parfaitement son état, ne lui répondit qu'en le suppliant de lui faire donner de l'opium. À ces mots l'empereur sortit: il ne pouvait plus y tenir.

Le duc de Frioul mourut le lendemain matin. L'empereur ordonna que son corps fût transporté à Paris pour être déposé sous le dôme des Invalides; il acheta la maison dans laquelle était mort le grand-maréchal, et chargea le pasteur du village de faire placer à l'endroit du lit une pierre sur laquelle seraient gravés ces mots:

«Ici le général Duroc, duc de Frioul, grand-maréchal du palais de l'empereur Napoléon, frappé d'un boulet, est mort dans les bras de l'empereur, son ami.»

La conservation de ce monument fut imposée en obligation au locataire de la maison. Ce fut la condition du don que lui en fit Sa Majesté. Le pasteur, le magistrat du village et le donataire furent appelés à cet effet en présence de l'empereur; il leur fit connaître ses intentions, qu'ils s'engagèrent solennellement à remplir. Alors Sa Majesté, tirant de sa cassette les fonds nécessaires, les remit à ces messieurs.

Il est bon maintenant que le lecteur sache comment cette convention, si religieusement contractée, a reçu son exécution. Cet ordre de l'état-major russe le lui apprendra.

«Un protocole, en date du 16 (28) mars, constate que l'empereur Napoléon a remis au ministre du culte Hermann, à Makersdorf, la somme de deux cents napoléons d'or, destinés à l'érection d'un monument à la mémoire du maréchal Duroc, mort sur le champ de bataille. Son excellence le prince Repnin, gouverneur-général de la Saxe, ayant ordonné qu'un commis de mes bureaux se rendrait à Makersdorf, afin de se faire remettre ladite somme pour m'en faire le dépôt jusqu'à disposition ultérieure, le commis Meyerheim est chargé de cette mission. En conséquence, il se rendra sur le champ à Makersdorf, à l'effet de s'y légitimer auprès du ministre Hermann en lui montrant le présent ordre, et saisira entre ses mains la somme énoncée plus haut de deux cents napoléons d'or. Le commis Meyerheim n'aura à rendre compte qu'à moi de l'exécution de cet ordre.

»À Dresde, ce 20 mars (1er avril) 1814.

»Signé Baron de Rosen

Cette pièce n'a pas besoin de commentaire.

Après les batailles de Bautzen et de Wurtchen, l'empereur entra en Silésie. Il voyait partout l'armée combinée des alliés fuir devant la sienne, et ce spectacle flattait vivement son amour-propre en entretenant dans son cœur l'idée qu'il allait bientôt se voir maître d'un pays riche et fertile, où l'abondance des subsistances favoriserait ses entreprises. Plusieurs fois par jour on lui entendait dire: «Sommes-nous loin de telle ville?—Quand arriverons-nous à Breslaw?» Son impatience ne l'empêchait point, au reste, de s'occuper de tous les objets qui le frappaient, comme l'aurait pu faire un homme libre de tous soins; il examinait les maisons les unes après les autres, quand on passait dans quelque village; il remarquait la direction des rivières et des montagnes, recueillant jusqu'aux moindres renseignemens qu'on pouvait ou qu'on voulait lui donner.

Dans la journée du 27 mai, Sa Majesté, n'étant plus qu'à trois jours de marche de Breslaw, rencontra, en avant d'une petite ville appelée Michelsdorf, plusieurs régimens de cavalerie russe qui barraient le passage; ils étaient déjà tout près de l'empereur et de l'état-major, que Sa Majesté n'avait pas encore songé à les regarder seulement. Le prince de Neufchâtel, voyant l'ennemi si près, court à l'empereur, et lui dit: «Sire, ils avancent toujours.—Eh bien! nous avancerons aussi, répond en souriant Sa Majesté; ne voyez-vous pas derrière nous?» Et elle montrait au prince l'infanterie française qui approchait en colonnes serrées. Quelques décharges eurent bientôt chassé les Russes de cette position; mais on les retrouvait à une demi-lieue, à une lieue plus loin: c'était toujours à recommencer. L'empereur le savait bien, aussi manœuvrait-il avec la plus grande précision. Dirigeant lui-même les troupes qui se portaient en avant, il allait d'une hauteur à l'autre; faisait le tour de toutes les villes et de tous les villages, pour reconnaître les positions et voir les ressources qu'il pourrait tirer du terrain. Par ses soins, par les effets de son infatigable coup d'œil, la scène changeait dix fois par jour. Une colonne avait débouché par un chemin creux, par un bois, par un village; elle pouvait à l'instant même prendre possession d'une hauteur, pour la défense de laquelle une batterie était déjà toute prête. L'empereur indiquait tous les mouvemens avec un tact admirable, de manière à ce qu'il fût impossible de le prendre au dépourvu. Il ne commandait qu'en grand, transmettant en personne, ou par ses officiers d'ordonnance, ses ordres aux commandans des corps et des divisions, lesquels, à leur tour, transmettaient ou faisaient transmettre les leurs aux chefs de bataillon. Tous les ordres donnés par Sa Majesté étaient courts, précis et tellement clairs que jamais on n'avait besoin d'en demander l'explication.

Le 29 mai, ne sachant pas jusqu'à quel point la prudence permettait d'avancer sur la route de Breslaw, Sa Majesté s'établit dans une petite ferme appelée Rosnig. Elle avait déjà été pillée et présentait l'aspect le plus misérable. On ne put trouver dans la maison qu'une petite pièce avec un cabinet pour l'usage de l'empereur; le prince de Neufchâtel et la suite s'établirent comme ils purent dans des chaumières, dans des granges, dans les jardins même; car il n'y avait pas d'abri pour tout le monde. Le lendemain le feu prit dans une métairie à côté du logement de Sa Majesté. Il y avait quatorze ou quinze fourgons dans cette métairie qui furent tous brûlés; un de ces fourgons contenait la caisse du payeur des voyages; dans un autre se trouvaient des habits et du linge pour l'empereur, ainsi que des bijoux, des bagues, des tabatières et d'autres objets précieux. On ne sauva que peu de chose de cet incendie, et si le service de réserve n'était arrivé promptement, Sa Majesté eût été obligée de déroger à ses habitudes de toilette faute de bas et de chemises. Le major saxon d'Odeleben, qui a écrit des choses fort intéressantes sur cette campagne, dit que tout ce qui appartenait à Sa Majesté fut brûlé, et qu'il fallut faire faire à la hâte quelques culottes à Breslaw: c'est une erreur. Je ne crois pas que le fourgon de la garde-robe ait été brûlé; mais quand même il l'eût été, l'empereur n'eût pas pour cela manqué de vêtemens, puisqu'il y avait toujours quatre à cinq services, soit en avant soit en arrière des quartiers-généraux. En Russie, où l'ordre fut donné de brûler toutes les voitures qui manquaient de chevaux, cet ordre eut sa rigoureuse exécution à l'égard des personnes de la maison, qui restèrent avec presque rien; mais on garda pour Sa Majesté tout ce qui pouvait être regardé comme indispensable.

Enfin, le 1er juin, à six heures du matin, l'avant-garde française entra dans Breslaw, ayant à sa tête le général Lauriston et le général Hogendorp, que Sa Majesté avait investi d'avance des fonctions de gouverneur de cette ville, capitale de la Silésie. Ainsi fut accomplie en partie la promesse qu'avait faite l'empereur en revenant de Russie et passant à Varsovie: «Je vais chercher trois cent mille hommes. Le succès rendra les Russes audacieux; je leur livrerai deux batailles entre l'Elbe et l'Oder, et dans six mois je serai encore sur le Niémen.»

Ces deux batailles, livrées et gagnées par des conscrits et sans cavalerie, avaient rétabli la réputation des armées françaises. Le roi de Saxe avait été ramené en triomphe dans sa capitale. Le quartier-général de l'empereur était à Breslaw, un des corps de la grande-armée aux portes de Berlin, et l'ennemi chassé de Hambourg; la Russie allait être rejetée dans ses limites, lorsque l'empereur d'Autriche, intervenant dans les affaires des deux souverains alliés, leur conseilla de proposer un armistice. Ils suivirent ce conseil, et l'empereur eut la faiblesse de consentir à ce qu'ils demandaient. L'armistice fut accordé et signé le 4 juin; et Sa Majesté se mit en route pour retourner à Dresde. Une heure après son départ elle dit: «Si les alliés ne veulent pas de bonne foi la paix, cet armistice peut nous devenir bien fatal.»

Le 8 juin, Sa Majesté vint coucher à Gorlitz. Cette nuit-là le feu prit dans un faubourg où la garde avait établi son quartier. À une heure du matin arrive au quartier de l'empereur un des notables de la ville, pour répandre l'alarme et dire que tout est perdu. Les troupes éteignirent le feu, et l'on vint ensuite rendre compte à Sa Majesté de ce qui s'était passé. Je l'habillais dans le moment, parce qu'elle voulait partir à la pointe du jour. «À combien s'élève la perte? demande l'empereur.—Sire, à sept ou huit mille francs, du moins pour les plus nécessiteux.—Qu'on en donne dix mille, et qu'ils soient distribués sur-le-champ.» La population apprit à l'instant même la générosité de l'empereur, et lorsqu'il quitta la ville, une heure ou deux après, il fut salué par des acclamations unanimes.

Le 10 au matin nous étions de retour à Dresde. L'arrivée de l'empereur dissipa des bruits assez étranges qui y circulaient depuis que l'on avait vu passer les restes du grand-maréchal Duroc. On assurait que le cercueil qu'on avait amené était celui de l'empereur, qu'il avait été tué dans la dernière bataille, que son corps était mystérieusement renfermé dans une chambre du château, à travers les fenêtres de laquelle on voyait toute la nuit brûler des bougies. Quand il arriva, ces personnes, entêtées dans leurs idées, allèrent jusqu'à redire ce qui avait été dit déjà dans une autre circonstance, que ce n'était pas l'empereur que l'on voyait dans sa voiture, mais un mannequin avec une figure de cire. Pourtant, lorsque le lendemain il parut aux yeux de tous à cheval, dans une prairie aux portes de la ville, il fallut bien croire qu'il vivait encore.

L'empereur alla descendre au palais Marcolini, charmante habitation d'été située dans le faubourg de Frédérichstadt. Un immense jardin, les belles prairies de l'Osterwise, sur les bords de l'Elbe, et la plus agréable exposition possible, rendaient ce séjour bien plus attrayant que celui du palais d'hiver: aussi l'empereur sut-il un gré infini au roi de Saxe de l'avoir fait préparer pour lui. Là, sa vie était comme à Schœnbrunn; des revues tous les matins, beaucoup de travail dans la journée et quelque peu de distraction le soir. Plus de simplicité que de faste, en général. Le milieu du jour était consacré au travail du cabinet; alors il régnait une telle tranquillité dans le palais que, sans les deux vedettes à cheval et les deux factionnaires, qui annonçaient le séjour d'un monarque, on aurait eu de la peine à supposer que cette belle demeure fût habitée même par le plus simple particulier.

L'empereur avait choisi pour son logement l'aile droite du palais; l'aile gauche était occupée par le prince de Neufchâtel. Au centre de l'édifice se trouvaient un grand salon et deux autres plus petits qui servaient pour les réceptions.

Deux jours après son retour, Sa Majesté fit donner à Paris les ordres nécessaires pour que les acteurs de la Comédie française vinssent passer à Dresde le temps de l'armistice. Le duc de Vicence, chargé par intérim des fonctions de grand-maréchal du palais, fut chargé de tout faire préparer pour les recevoir. Il s'en remit aux soins de MM. de Beausset et de Turenne, auxquels l'empereur donna la surintendance du théâtre. À cet effet on construisit une salle dans l'orangerie du palais Marcolini. Cette salle communiquait avec les appartemens, et pouvait contenir environ deux cents personnes; elle fut bâtie comme par enchantement, et s'ouvrit, en attendant les débuts de la troupe française, par deux ou trois représentations que donnèrent les comédiens italiens du roi de Saxe.

La direction avait été confiée aux soins de M. Després.

Tous ces acteurs arrivèrent le 19 juin, et trouvèrent tout disposé de la manière la plus convenable: des logemens meublés avec goût, des voitures, des domestiques, enfin tout ce qui pouvait les aider à supporter facilement l'ennui d'un séjour en pays étranger, et leur prouver en même temps combien Sa Majesté avait de considération pour leurs talens, considération que la plupart d'entre eux méritaient doublement à cause de leurs excellentes qualités sociales, de la noblesse et du bon ton de leurs manières.

Le début de la troupe française au théâtre de l'Orangerie se fit le 22 juin, par la Gageure imprévue et une autre pièce, fort en vogue alors à Paris et que l'on a toujours vue depuis avec plaisir, la Suite d'un bal masqué.

Comme la salle de l'Orangerie eût été trop petite pour les représentions tragiques, on réserva ce genre de spectacle pour le grand théâtre de la ville, où l'on n'était admis ces jours-là qu'avec des billets du comte de Turenne et sans aucune rétribution.

Au grand théâtre, les jours de représentation française, comme dans la salle du palais Marcolini, le service des loges était fait seulement par les valets-de-pied de Sa Majesté, qui présentaient des rafraîchissemens pendant toute la durée du spectacle.

Voici comment l'emploi des journées fut réglé après l'arrivée de MM. les acteurs du théâtre français.

Tout était tranquille jusqu'à huit heures du matin, à moins que quelque courrier ne fût arrivé, ou que quelque aide-de-camp n'eût été appelé à l'improviste. À huit heures j'habillais l'empereur. À neuf heures, il y avait lever, auquel pouvaient assister toutes les personnes qui avaient rang de colonel. On y admettait aussi les autorités civiles et militaires du pays; les ducs de Weimar et d'Anhalt, les frères et les neveux du roi de Saxe y venaient quelquefois. Après, le déjeuner; ensuite, la parade dans les prairies d'Osterwise, distantes de cent pas à peu près du palais. L'empereur s'y rendait toujours à cheval, et mettait pied à terre en arrivant; les troupes défilaient devant lui, et le saluaient trois fois avec l'enthousiasme ordinaire. Les évolutions étaient commandées tantôt par l'empereur, et tantôt par le comte de Lobau; dès que la cavalerie avait commencé à défiler, Sa Majesté rentrait au palais, et se mettait à travailler. Alors commençait cette tranquillité dont j'ai parlé. Le dîner n'avait lieu que fort tard, à sept ou huit heures. L'empereur dînait souvent seul avec le prince de Neufchâtel, à moins d'avoir quelques convives de la famille royale de Saxe. Après dîner, on allait au spectacle, quand il y avait spectacle, et après le spectacle, l'empereur rentrait dans son cabinet pour travailler encore, seul, ou avec ses secrétaires.

C'était tous les jours la même chose, à moins que, et le cas était fort rare, à moins que, fatigué outre mesure du travail de la journée, il prît fantaisie à Sa Majesté de faire venir mademoiselle G... après la tragédie. Alors elle passait deux ou trois heures dans son appartement, mais jamais davantage.

Il arrivait aussi quelquefois à l'empereur de faire inviter à déjeuner Talma ou mademoiselle Mars. Un jour, dans une conversation qu'il eut avec cette admirable actrice, l'empereur parla de son début: «Sire, dit-elle avec la grâce que tout le monde lui connaît, j'ai commencé toute petite. Je me suis glissée sans être aperçue.—Sans être aperçue! répliqua vivement Sa Majesté; vous vous trompez. Croyez au reste, Mademoiselle, que j'ai toujours applaudi, avec toute la France, à vos rares talens.»

Le séjour de l'empereur à Dresde y répandit l'abondance et la richesse. Plus de six millions d'étrangers passèrent dans cette ville depuis le 8 mai jusqu'au 16 novembre, si l'on en croit les états publiés par l'autorité saxonne et le nombre de logemens distribués. Ce passage était une pluie d'or que ramassaient soigneusement les traiteurs, les aubergistes et les marchands. Ceux qui se chargeaient des logemens militaires, pour le compte des habitans, faisaient aussi de grands profits. On voyait à Dresde des tailleurs parisiens, des bottiers parisiens qui aidaient ceux du pays à travailler à la française; on voyait jusqu'à des décroteurs criant sur les ponts de l'Elbe, comme ils avaient crié sur ceux de la Seine: «Cirer les bottes!»

Autour de la ville on avait établi plusieurs camps pour les blessés, les convalescens, etc. Rien de plus gracieux à l'œil qu'un de ces camps, appelé le camp westphalien. C'était une suite de petits jardins charmans. Là, était une forteresse de gazon avec ses bastions couronnés d'hortensias. Ici, un emplacement avait été converti en plate-forme, en allées garnies de fleurs comme le parterre le mieux soigné. Sur un tertre on voyait une statue de Pallas. Toutes les baraques, revêtues de mousse, étaient chargées de branchages et de guirlandes renouvelées tous les jours.

L'armistice finissant le 15 août, on avança de cinq jours la fête de Sa Majesté. L'armée, la ville et la cour avaient fait de magnifiques préparatifs pour que les cérémonies fussent dignes de celui qui en était l'objet. Tout ce que Dresde renfermait de riche et de puissant voulut se distinguer à l'envi par des bals, des concerts, des festins, des réjouissances de toute espèce. Le matin avant l'heure de la revue, le roi de Saxe vint chez l'empereur avec toute sa famille; et les deux souverains se firent beaucoup d'amitiés. On déjeuna; et Sa Majesté, accompagnée du roi de Saxe, de ses frères et de ses neveux, se rendit dans la prairie derrière le palais, où l'attendaient quinze mille hommes de la garde, en tenue comme aux plus belles parades du Champ-de-Mars.

Après la revue, les troupes françaises et saxonnes se répandirent dans les églises pour entendre le Te Deum. La cérémonie religieuse terminée, tous ces braves allèrent s'asseoir aux banquets préparés pour eux, et les cris de joie, la musique, les danses se prolongèrent bien avant dans la nuit.


CHAPITRE XIII.

Désir de la paix.—L'honneur de nos armes réparé.—Difficultés élevées par l'empereur Alexandre.—Médiation de l'Autriche.—Temps perdu.—Départ de Dresde.—Beauté de l'armée française.—L'Angleterre âme de la coalition.—Les conditions de Lunéville.—Guerre nationale en Prusse.—Retour vers le passé.—Circonstances du séjour à Dresde.—Le duc d'Otrante auprès de l'empereur.—Fausses interprétations.—Souvenirs de la conspiration Mallet.—Fouché gouverneur général de l'Illyrie.—Haute opinion de l'empereur sur les talens du duc d'Otrante.—Dévouement du duc de Rovigo.—Arrivée du roi de Naples.—Froideur apparente de l'empereur.—Dresde fortifié et immensité des travaux.—Les cartes et répétition des batailles.—Notre voyage à Mayence.—Mort du duc d'Abrantès.—Regrets de l'empereur.—Courte entrevue avec l'impératrice.—L'empereur trois jours dans son cabinet.—Expiration de l'armistice.—La Saint-Napoléon avancée de cinq jours.—La Comédie française et spectacle gratis à Dresde.—La journée des dîners.—Fête chez le général Durosnel.—Baptiste cadet et milord Bristol.—L'infanterie française divisée en quatorze corps.—Six grandes divisions de cavalerie.—Les gardes d'honneur.—Composition et force des armées ennemies.—Deux étrangers contre un Français.—Fausse sécurité de l'empereur à l'égard de l'Autriche.—Déclaration de guerre.—Le comte de Narbonne.


Toute la durée de l'armistice fut employée en négociations pour arriver à la conclusion de la paix. L'empereur la souhaitait alors ardemment, surtout depuis qu'il avait vu l'honneur de ses armes réparé aux journées de Lutzen et de Bautzen. Malheureusement il la voulait à des conditions auxquelles les ennemis ne pouvaient se déterminer à consentir, et bientôt on verra commencer la seconde série de nos désastres, qui rendirent la paix de plus en plus impossible. D'ailleurs, dès le commencement des négociations relatives à l'armistice dont nous touchions au terme, l'empereur Alexandre, malgré les trois batailles gagnées par l'empereur Napoléon, n'avait pas voulu écouter de propositions directes de la part de la France, mais seulement sous la condition que l'Autriche agirait comme médiatrice. Cette défiance ne pouvait être de nature à amener un rapprochement définitif: vainqueur, l'empereur devait naturellement en être irrité; cependant, dans ces graves circonstances, il était parvenu à dompter sa juste susceptibilité, à l'égard du procédé de l'empereur de Russie envers lui. Il en résulta du temps perdu à Dresde, comme il y en avait eu lors de la prolongation de notre séjour à Moscou, et, dans l'une et dans l'autre de ces circonstances, ce temps perdu pour nous profita seulement à l'ennemi.

Tout espoir d'accommodement étant donc évanoui, le 15 d'août l'empereur monta en voiture, nous quittâmes Dresde, et la guerre recommença. L'armée française était encore magnifique et imposante: elle était forte de deux cent mille hommes d'infanterie, et seulement de quarante mille hommes de cavalerie, tant il avait été impossible de réparer complétement les nombreuses pertes que nous avions faites en chevaux. Le malheur voulait alors que l'Angleterre fût l'âme de la coalition de la Russie, de la Prusse et de la Suède contre la France; ses subsides lui avaient acquis des droits; on ne voulait rien décider sans la consulter, et j'ai su depuis que, pendant que l'on faisait des simulacres de négociations, le gouvernement britannique déclara à l'empereur de Russie que, dans les circonstances où on se trouvait, les conditions de Lunéville seraient encore trop favorables pour la France. Toutes ces difficultés pouvaient se traduire par ces mots: «Nous voulons la guerre!» On eut donc la guerre, ou plutôt, ce fléau continua à désoler l'Allemagne, et bientôt menaça et envahit la France. Je dois en outre faire observer que ce qui contribuait à rendre notre position extrêmement critique en cas de revers, c'est que la Prusse ne nous faisait pas seulement une guerre de soldats, mais une guerre devenue nationale par le soulèvement de la landwer et de la landsturm, guerre plus dangereuse mille fois que la tactique des armées les mieux disciplinées. À tant d'embarras se joignait la crainte, qui ne tarda pas à être justifiée, de voir l'Autriche, de médiatrice molle et nonchalante qu'elle était, devenir ennemie déclarée.

Avant d'aller plus avant, il est à propos, ce me semble, que je revienne sur deux ou trois circonstances que j'ai involontairement omises, et qui se rapportent à notre séjour à Dresde, avant ce que l'on pourrait appeler la seconde campagne de 1813. La première de ces circonstances est l'apparition à Dresde de M. le duc d'Otrante, que Sa Majesté y avait mandé. On ne l'avait vu que rarement aux Tuileries, depuis que M. le duc de Rovigo l'avait remplacé au ministère de la police générale, et je me rappelle que sa présence au quartier-général surprit bien du monde, car on le croyait dans une disgrâce complète. Ceux qui cherchent toujours à expliquer les causes des moindres événemens pensèrent que l'intention de Sa Majesté était d'opposer les moyens astucieux de la police de M. Fouché à la police, alors toute-puissante, du baron de Stein, chef avoué des sectes occultes qui se formaient de toutes parts, et que l'on regardait, non sans raison, connue le directeur de l'opinion populaire en Prusse et en Allemagne, et surtout dans les nombreuses écoles, où les étudians n'attendaient que le moment de prendre les armes. Ces conjectures sur la présence de M. Fouché à Dresde n'étaient nullement fondées. L'empereur, en l'appelant auprès de lui, avait un motif réel qu'il avait toutefois déguisé sous la forme d'un prétexte apparent. Ayant sans cesse présente à la pensée l'entreprise de Mallet, Sa Majesté avait pensé qu'il ne serait pas prudent de laisser à Paris, en son absence, un mécontent aussi influent que M. le duc d'Otrante, et je l'ai entendu plusieurs fois s'exprimer sur ce sujet d'une manière qui ne me permet pas de doute. Toutefois, pour colorer ce motif réel, l'empereur nomma M. Fouché gouverneur des provinces illyriennes, en remplacement de M. le comte Bertrand, appelé au commandement d'un corps d'armée, et qui bientôt fut appelé à succéder à l'adorable général Duroc, dans les fonctions de grand-maréchal du Palais. Quoi qu'il en soit de M. Fouché, c'est une chose bien certaine que peu de personnes étaient aussi convaincues de la supériorité de ses talens pour la police que Sa Majesté elle-même; plusieurs fois, quand il s'était passé à Paris quelque chose d'extraordinaire, et notamment quand il eut appris la conspiration de Mallet, l'empereur, revenant le soir sur ce qui l'avait le plus affecté dans le jour, conclut en disant: «Cela ne serait pas arrivé si Fouché eût été ministre de la police.» Peut-être était-ce une prévention, car certainement l'empereur n'a jamais eu de serviteur plus fidèle et plus dévoué que M. le duc de Rovigo, quoiqu'on ait fort plaisanté dans Paris de sa captivité de quelques heures.

Le prince Eugène étant retourné en Italie au commencement de la campagne, pour y organiser une nouvelle armée, nous ne le vîmes point à Dresde; le roi de Naples, arrivé dans la nuit du 13 au 14 d'août, s'y présenta presque seul, n'ayant plus dans la grande armée que le petit nombre de troupes napolitaines qu'il y avait laissées lors de son départ pour Naples.

J'étais dans la chambre de l'empereur quand le roi de Naples y entra et le vit pour la première fois. Je ne sus à quoi l'attribuer, mais je crus remarquer que l'empereur ne faisait pas à son beau-frère un accueil aussi amical que par le passé. Le prince Murat dit qu'il n'avait pu demeurer plus long-temps tranquille à Naples, sachant que l'armée française, à laquelle il n'avait jamais cessé d'appartenir, se battait, et qu'il ne demandait qu'à combattre dans ses rangs. L'empereur l'emmena avec lui à la parade, et lui donna le commandement de la garde impériale: il eût été difficile de le confier à un chef plus intrépide. Plus tard, il eut le commandement général de la cavalerie.

Pendant toute la durée de l'armistice, occupée plutôt que remplie par les lentes et inutiles conférences du congrès de Prague, il serait impossible de se figurer tous les travaux divers auxquels l'empereur se livrait du matin au soir, et souvent pendant la nuit. On le voyait sans cesse couché sur ses cartes, faisant pour ainsi dire une répétition des batailles qu'il méditait. Cependant, souvent impatienté de la lenteur des négociations, sur l'issue desquelles il ne paraissait plus se faire d'illusion, il me dit, un peu avant la fin de juillet, de voir si l'on avait préparé ce qui lui était nécessaire pour une excursion que nous allions faire jusqu'à Mayence. Il y avait donné rendez-vous à l'impératrice, qui devait y arriver le 25, de sorte que l'empereur combina son départ de manière à y arriver peu de temps après elle. Au surplus, je ne rapporte ce voyage pour ainsi dire que comme un fait, car il ne fut signalé par aucune circonstance remarquable, si ce n'est que ce fut pendant notre excursion à Mayence que l'empereur apprit la mort du duc d'Abrantès, qui venait de succomber à Dijon aux violens accès de la maladie terrible dont il était atteint. Quoique l'empereur, sachant déjà qu'il était dans un état déplorable d'aliénation mentale, dût s'attendre à cette perte, elle ne lui fut pas moins sensible, et il donna de sincères regrets à son ancien aide-de-camp.

L'empereur ne resta que peu de jours avec l'impératrice, qu'il avait revue avec une vive satisfaction. Mais les grands intérêts de sa politique le rappelaient à Dresde; il y revint en visitant plusieurs places situées sur la route, et le 4 d'août nous étions de retour dans la capitale de la Saxe. Les voyageurs qui n'avaient vu cette belle ville que dans un temps de paix auraient eu de la peine à la reconnaître; d'immenses travaux l'avaient métamorphosée en ville de guerre; de nombreuses batteries étaient élevées aux environs pour pouvoir dominer la rive opposée de l'Elbe. Tout prit une attitude guerrière; et les occupations de l'empereur devinrent multipliées et pressées au point qu'il resta près de trois jours sans sortir de son cabinet.

Cependant, au milieu des préparatifs de guerre, tout se disposait à célébrer, le 10 d'août, la fête de l'empereur, que l'on avait avancée de cinq jours, parce que, ainsi que je crois l'avoir fait observer, l'armistice expirait précisément le jour anniversaire de la Saint-Napoléon; et l'on peut dire qu'avec son caractère belliqueux la reprise des hostilités n'était pas pour l'empereur un bouquet de fête qu'il fût tenté de dédaigner.

Comme à Paris, il y eut à Dresde spectacle gratis la veille de la fête de l'empereur. Les acteurs du Théâtre-Français jouèrent deux comédies le 9 à cinq heures du soir; et cette représentation fut la dernière, la Comédie française ayant immédiatement après reçu l'ordre de retourner à Paris. Le lendemain, le roi de Saxe, accompagné de tous les princes de sa famille, se rendit à neuf heures du matin au palais Marcolini, pour y présenter ses hommages à l'empereur; ensuite il y eut grand-lever comme aux Tuileries, une revue dans laquelle l'empereur inspecta une partie de sa garde, plusieurs régimens, et quelques troupes saxonnes qui furent invitées à dîner par les troupes françaises. Ce jour-là, on aurait pu sans trop d'exagération comparer la ville de Dresde à une vaste salle à manger. En effet, pendant que Sa Majesté dînait en grand couvert au palais du roi de Saxe, où toute la famille de ce prince se trouvait réunie, tout le corps diplomatique était assis à la table de M. le duc de Bassano; M. le baron Bignon, envoyé de France à Varsovie, traitait tous les Polonais de distinction présens à Dresde; M. le comte Daru donnait un grand dîner aux autorités françaises; le général Friant aux généraux français et saxons; et le baron de Serra, ministre de France à Dresde, aux chefs des colléges saxons. Enfin cette journée de dîners fut couronnée par un souper de près de deux cents couverts, que le général Henri Durosnel, gouverneur de Dresde, donna le soir même à la suite d'un bal magnifique dans l'hôtel de M. de Serra.

À notre retour de Mayence à Dresde, j'avais appris que la maison du général Durosnel était le lieu de rendez-vous de la haute société, tant parmi les Saxons que parmi les Français. Pendant l'absence de Sa Majesté, le général, profitant de ses loisirs, donna des fêtes, et entre autres une aux acteurs et aux actrices de la Comédie française. Je me rappelle même à ce sujet une anecdote comique que l'on me raconta alors. Sans manquer aux bienséances ni à la politesse, Baptiste cadet, me dit-on, contribua beaucoup à l'agrément de la soirée. Il s'y présenta sous le nom de milord Bristol, diplomate anglais, se rendant au congrès de Prague. Son déguisement était si vrai, son accent si naturel, et son flegme si imperturbable, que plusieurs personnes de la cour de Saxe y furent prises de la meilleure foi du monde. Cela ne m'étonna pas, et je vis par là que le talent de Baptiste cadet pour les mystifications n'avait rien perdu depuis le temps où il me divertissait si fort aux déjeuners du colonel Beauharnais. Que de choses déjà depuis cette époque!

Cependant l'empereur, voyant que rien ne pouvait plus retarder la reprise des hostilités, avait aussitôt divisé ses deux cent mille hommes d'infanterie en quatorze corps d'armée, dont le commandement fut donné aux maréchaux Victor, Ney, Marmont, Augereau, Macdonald, Oudinot, Davoust et Gouvion-Saint-Cyr[75], le prince Poniatowski, et les généraux Reynier, Rapp, Lauriston, Vandamme et Bertrand. Les quarante mille hommes de cavalerie formèrent six grandes divisions sous les ordres des généraux Nansouty, Latour-Maubourg, Sébastiani, Arrighi, Milhaud et Kellermann; et, comme je l'ai déjà dit, le roi de Naples eut le commandement de la garde impériale. En outre on vit dans cette campagne apparaître pour la première fois sur nos champs de bataille les gardes d'honneur, troupe d'élite recrutée dans les familles les plus riches et les plus considérables, et qui s'élevait à plus de dix mille hommes séparés en deux divisions sous le simple titre de régimens, dont l'un était commandé par le général comte de Pully, et l'autre, si je ne me trompe, par le général Ségur. Cette jeunesse, naguère oisive, adonnée au repos et aux plaisirs, devint en peu de temps une excellente cavalerie, qui se signala en plusieurs occasions, et notamment à la bataille de Dresde, dont j'aurai bientôt à parler.

On a vu précédemment quelle était la force de l'armée française. L'armée combinée des alliés ennemis s'élevait à quatre cent vingt mille hommes d'infanterie, et sa cavalerie n'était guère moindre de cent mille chevaux, sans compter un corps d'armée de réserve de quatre-vingt mille Russes prêt à sortir de la Pologne sous les ordres du général Beningsen. Ainsi les soldats étrangers étaient contre les nôtres dans une proportion plus grande que celle de deux contre un.

À cette époque de l'entrée en campagne, l'Autriche venait de se déclarer contre nous. Ce coup, bien qu'attendu, frappa vivement l'empereur; il s'en expliqua souvent devant toutes les personnes qui avaient l'honneur de l'approcher. M. de Metternich, ai-je entendu dire, l'en avait presque prévenu dans les dernières entrevues que ce ministre avait eues à Dresde avec Sa Majesté; mais l'empereur avait long-temps répugné à croire que l'empereur d'Autriche ferait cause commune avec les coalisés du nord contre sa fille et son petit-fils. Enfin tous les doutes furent levés par l'arrivée de M. le comte Louis de Narbonne, qui revint de Prague à Dresde, porteur de la déclaration de guerre de l'Autriche. Chacun prévit dès lors que la France compterait bientôt pour ennemis tous les pays que ses troupes n'occuperaient plus. L'événement ne justifia que trop cette prévision. Cependant tout n'était pas désespéré, et nous n'avions pas encore été obligés de prendre la défensive.


CHAPITRE XIV.

L'empereur marchant à la conquête de la paix.—Le lendemain du départ et le champ de bataille de Bautzen.—Murat à la tête de la garde impériale et refus des honneurs royaux.—L'empereur à Gorlitz.—Entrevue avec le duc de Vicence.—Le gage de paix et la guerre.—Blücher en Silésie.—Violation de l'armistice par Blücher.—Le général Jomini au quartier-général de l'empereur Alexandre.—Récit du duc de Vicence.—Première nouvelle de la présence de Moreau.—Présentation du général Jomini à Moreau.—Froideur mutuelle et jugement de l'empereur.—Prévision de Sa Majesté sur les transfuges.—Deux traîtres.—Changemens dans les plans de l'empereur.—Mouvemens du quartier-général.—Mission de Murat à Dresde.—Instructions de l'empereur au général Gourgaud.—Dresde menacée et consternation des habitans.—Rapport du général Gourgaud.—Résolution de défendre Dresde.—Le général Haxo envoyé auprès du général Vandamme.—Ordres détaillés.—L'empereur sur le pont de Dresde.—La ville rassurée par sa présence.—Belle attitude des cuirassiers de Latour-Maubourg.—Grande bataille.—L'empereur plus exposé qu'il ne l'avait jamais été.—L'empereur mouillé jusqu'aux os.—Difficulté que j'éprouve à le déshabiller.—Le seul accès de fièvre que j'aie vu à Sa Majesté.—Le lendemain de la victoire.—L'escorte de l'empereur brillante comme aux Tuileries.—Les grenadiers passant la nuit à nettoyer leurs armes.—Nouvelles de Paris.—Lettres qui me sont personnelles.—Le procès de Michel et de Reynier.—Départ de l'impératrice pour Cherbourg.—Attentions de l'empereur pour l'impératrice.—Soins pour la rendre populaire.—Les nouvelles substituées aux bulletins.—Lecture des journaux.


La guerre recommença sans que les négociations fussent précisément rompues, puisque M. le duc de Vicence était encore auprès de M. de Metternich; aussi l'empereur, en montant à cheval, dit-il aux nombreux généraux qui l'entouraient qu'il marchait à la conquête de la paix. Mais quel espoir pouvait-on encore conserver après la déclaration de l'Autriche, et surtout quand on savait que les souverains alliés avaient sans cesse augmenté leurs prétentions à mesure que l'empereur faisait les concessions qui lui étaient demandées? Ce fut à cinq heures de l'après-midi que l'empereur partit de Dresde, s'avançant par la route de Kœnigstein. Le lendemain, il passa la journée à Bautzen, où il examina le champ de bataille théâtre de sa dernière victoire. Là, le roi de Naples, qui n'avait pas voulu qu'on lui rendît les honneurs royaux, vint le rejoindre à la tête de la garde impériale, dont l'aspect était aussi imposant qu'il l'avait jamais été.

Nous arrivâmes le 18 à Gorlitz, où l'empereur trouva le duc de Vicence, qui revenait de Bohême. Il confirma l'empereur dans la nouvelle que Sa Majesté avait déjà reçue à Dresde de la détermination qu'avait prise l'empereur d'Autriche de faire cause commune avec l'empereur de Russie, le roi de Prusse et la Suède contre l'époux de sa fille, de cette princesse qu'il avait donnée à l'empereur comme un gage de paix. Ce fut aussi par M. le duc de Vicence que l'empereur apprit que le général Blücher venait d'entrer en Silésie à la tête d'une armée de cent mille hommes, et que, sans respect pour les conventions les plus sacrées, il s'était emparé de Breslau la veille du jour fixé pour la rupture de l'armistice; que ce même jour le général Jomini, Suisse de naissance, mais tout à l'heure encore au service de France, et chef d'état-major du maréchal Ney, comblé des bontés de l'empereur, venait de déserter son poste pour se rendre au quartier-général de l'empereur Alexandre, qui l'avait accueilli avec toutes les démonstrations d'une vive satisfaction.

Le duc de Vicence entra dans quelques détails sur cette désertion, qui parut affliger Sa Majesté plus que toutes les autres nouvelles. Il lui dit, entre autres choses, que lorsque le général Jomini était arrivé en présence d'Alexandre, il avait trouvé ce monarque entouré de chefs, parmi lesquels on désignait le général Moreau; et ce fut alors que l'empereur reçut la première nouvelle de la présence de Moreau au quartier-général ennemi. M. le duc de Vicence ajouta que l'empereur Alexandre avait présenté le général Jomini à Moreau, que celui-ci l'avait salué froidement, et que Jomini n'avait répondu à ce salut que par une simple inclinaison de tête, après quoi il s'était retiré sans dire un seul mot, et que tout le reste de la soirée il était resté triste et silencieux dans un coin du salon opposé à celui où se tenait Moreau. Cette froideur n'avait point échappé à l'empereur Alexandre; aussi le lendemain à son lever, interpellant l'ex-chef d'état-major du maréchal Ney: «Général Jomini, lui dit-il, d'où vient ce qui s'est passé hier? Il aurait dû, ce me semble, vous être agréable de rencontrer le général Moreau?—Partout ailleurs, Sire.—Comment?—Si j'étais né Français, comme le général, je ne serais pas aujourd'hui dans le camp de Votre Majesté.» M. le duc de Vicence ayant ainsi terminé son rapport à l'empereur, Sa Majesté dit avec un sourire amer: «Je suis sûr que ce misérable Jomini croit avoir fait une belle action! Ah! Caulaincourt, ce sont les transfuges qui me perdront!» Peut-être Moreau, en accueillant lui-même le général Jomini avec froideur, avait-il pensé que s'il eût servi encore dans l'armée française, il n'aurait pas trahi les armes à la main; et, après tout, ce n'est point une chose hors de nature que de voir deux traîtres rougir l'un de l'autre, se faire en même temps illusion sur leur propre trahison, et sans penser que le sentiment qu'ils éprouvent est en même temps celui qu'ils inspirent.

Quoi qu'il en soit, les nouvelles que M. de Caulaincourt donna à l'empereur lui firent faire quelques changemens dans la disposition de ses plans de campagne. Sa Majesté renonça effectivement à se porter de sa personne sur Berlin, ainsi qu'elle avait témoigné l'intention de le faire. L'empereur, reconnaissant la nécessité de savoir avant tout à quoi s'en tenir sur la marche de la grande armée autrichienne, commandée par le prince de Schwartzenberg, pénétra en Bohême; mais, apprenant par les coureurs de l'armée et par les espions que quatre-vingt mille Russes étaient restés du côté opposé, avec un corps considérable de l'armée autrichienne, il revint sur ses pas après quelques engagemens où sa présence décida de la victoire, et le 24 nous nous trouvâmes de nouveau à Bautzen. Sa Majesté envoya de cette résidence le roi de Naples à Dresde pour rassurer le roi de Saxe et les habitans de Dresde, qui savaient l'ennemi aux portes de leur ville. L'empereur leur faisait donner l'assurance que les forces ennemies n'y entreraient pas, puisqu'il était revenu pour en défendre les approches, les engageant toutefois à ne pas se laisser intimider par un coup de main que pourraient tenter quelques détachemens isolés. Murat arriva à propos, car nous apprîmes plus tard qu'alors la consternation était générale dans la ville; mais tel était le prestige attaché aux promesses de l'empereur, que chacun reprit courage en apprenant sa présence.

Tandis que le roi de Naples remplissait cette mission, le colonel Gourgaud fut appelé pendant la matinée dans la tente de l'empereur, où je me trouvais alors. «Je serai demain sur la route de Pirna, lui dit Sa Majesté; mais je m'arrêterai à Stolpen. Vous, courez à Dresde; allez ventre à terre; soyez-y cette nuit. Voyez, en arrivant, le roi de Naples, Durosnel, le duc de Bassano, le maréchal Gouvion: rassurez-les tous. Voyez aussi le ministre saxon de Gersdorf; dites-lui que vous ne pouvez pas voir le roi, parce que vous partez tout de suite, mais que je puis demain faire entrer quarante mille hommes dans Dresde, et que je suis en mesure d'arriver avec toute l'armée. Au jour, vous irez chez le commandant du génie; vous visiterez les redoutes et l'enceinte de la ville; et quand vous aurez bien vu, vous reviendrez au plus vite me retrouver à Stolpen. Rapportez-moi le véritable état des choses, ainsi que l'opinion du maréchal Saint-Cyr et du duc de Bassano: allez.» Le colonel partit sur-le-champ au grand galop, n'ayant encore rien pris de la journée.

Le lendemain, à onze heures du soir, le colonel Gourgaud était de retour auprès de l'empereur, après avoir rempli toutes les conditions de sa mission. Cependant l'armée des alliés était descendue dans la plaine de Dresde, et déjà quelques attaques avaient été dirigées sur les postes avancés. Il résulta des renseignement donnés par le colonel qu'à l'arrivée du roi de Naples, la ville, dans la plus grande consternation, n'avait d'espoir que dans l'empereur. Déjà, en effet, des hordes de cosaques étaient en vue des faubourgs qu'ils menaçaient, et leur apparition avait contraint les habitans de ces faubourgs à chercher un refuge dans l'intérieur de la ville. En sortant, disait le colonel Gourgaud, j'ai vu un village en flammes à une demi-lieue des grands jardins, et le maréchal Gouvion-Saint-Cyr se disposait à évacuer cette position.—Mais enfin, dit vivement l'empereur, quel est l'avis du duc de Bassano?—Sire, M. le duc de Bassano ne pense pas qu'on puisse tenir encore vingt-quatre heures.—Et vous?—Moi, Sire?... Je pense que Dresde sera pris demain, si Votre Majesté n'est pas là.—Puis-je compter sur ce que vous me dites?—Sire, j'en réponds sur ma tête.»

Alors Sa Majesté fait venir le général Haxo, et lui dit, le doigt sur la carte: «Vandamme s'avance par Pirna au delà de l'Elbe. L'empressement de l'ennemi à s'enfoncer jusqu'à Dresde a été extrême; Vandamme va se trouver sur ses derrières. J'avais le projet de soutenir son mouvement avec toute l'armée; mais le sort de Dresde m'inquiète, et je ne veux pas sacrifier cette ville. Je puis m'y rendre en quelques heures, et je vais le faire, quoiqu'il m'en coûte beaucoup d'abandonner un plan qui, bien exécuté, pouvait me fournir les moyens d'en finir tout d'un coup avec les alliés. Heureusement Vandamme est encore en forces suffisantes pour suppléer au mouvement général par des attaques partielles, et qui tourmenteront l'ennemi. Dites-lui donc qu'il se porte de Pirna sur Ghiesubel, qu'il gagne les défilés de Peterswalde, et que, retranché dans ce poste inexpugnable, il attende le résultat de ce qui va se passer sous les murs de Dresde. C'est à lui que je réserve le soin de ramasser l'épée des vaincus. Mais il faut du sang-froid, et ne pas s'occuper de la cohue que feront les fuyards. Expliquez bien au général Vandamme ce que j'attends de lui. Jamais il n'aura une occasion plus belle de gagner le bâton de maréchal.»

Le général Haxo partit à l'instant même; l'empereur fit rentrer le colonel Gourgaud et lui dit de prendre un cheval frais et de retourner à Dresde plus vite qu'il n'en était venu, afin d'annoncer son arrivée: «La vieille garde me précédera, dit Sa Majesté, j'espère qu'ils n'auront pas peur quand ils la verront.»

Le 26 au matin, l'empereur était sur le pont de Dresde, à cheval, et commençait, au milieu des cris de joie de la jeune et de la vieille garde, les dispositions de cette bataille terrible qui dura trois jours.

Il était dix heures du matin quand les habitans de Dresde, réduits au désespoir et parlant hautement de capituler, virent arriver Sa Majesté. La scène changea tout à coup; au plus complet découragement succéda la confiance la plus forte, surtout lorsque les fiers cuirassiers de Latour-Maubourg défilèrent sur le pont, la tête haute et les yeux fixés sur les collines avoisinantes, que les lignes ennemies couronnaient. L'empereur descendit aussitôt au palais du roi, qui se préparait à chercher un asile dans la ville neuve. L'arrivée du grand homme changea ses dispositions. Cette entrevue fut extrêmement touchante.

Je ne prétends pas entrer dans les détails de ces journées mémorables, où l'empereur se couvrit de gloire et fut exposé à plus de dangers que jamais il n'en avait couru. Pages, écuyers, aides de camp, tombaient morts autour de lui, les balles perçaient le ventre de ses chevaux, mais rien ne pouvait l'atteindre; les soldats le voyaient et redoublaient d'ardeur en redoublant de confiance et d'admiration. Je dirai seulement que le premier jour l'empereur ne rentra au château qu'à minuit, et passa toutes les heures jusqu'au jour à dicter des ordres en se promenant à grands pas; qu'à la pointe du jour il remonta à cheval par le temps le plus affreux, avec une pluie qui dura toute la journée. Le soir l'ennemi était en pleine déroute: alors l'empereur reprit le chemin du palais dans un état épouvantable. Depuis six heures du matin qu'il était à cheval, la pluie n'avait pas cessé un seul instant; aussi était-il si mouillé que l'on pourrait dire sans figure que ses bottes prenaient l'eau par le collet de son habit: elles en étaient entièrement remplies. Son chapeau de castor très-fin était tellement déformé qu'il lui tombait sur les épaules; son ceinturon de buffle était entièrement imprégné d'eau; enfin, un homme que l'on vient de retirer de la rivière n'est pas plus mouillé que l'était l'empereur. Le roi de Saxe, qui l'attendait, le revit dans cet état et l'embrassa comme un fils chéri qui vient d'échapper à un grand danger; cet excellent prince avait les larmes aux yeux en pressant contre son cœur le sauveur de sa capitale. Après quelques mots rassurans et pleins de tendresse de la part de l'empereur, Sa Majesté entra dans son appartement, laissant partout des traces de l'eau qui dégouttait de toutes les parties de ses vêtemens. J'eus beaucoup de peine à le déshabiller. Sachant que l'empereur aimait à se mettre dans le bain après une journée fatigante, j'en avais fait préparer un; mais éprouvant une fatigue extraordinaire, à laquelle se joignait un mouvement de frisson très-caractérisé, Sa Majesté préféra se mettre dans son lit, que je bassinai en toute hâte. À peine l'empereur fut-il couché qu'il fit appeler M. le baron Fain, l'un de ses secrétaires, pour lui faire lire sa correspondance arriérée, qui était très-volumineuse. Ce fut après seulement qu'il prit son bain; il n'y était que depuis quelques minutes, quand il se trouva saisi d'un malaise extraordinaire bientôt suivi de vomissemens, ce qui l'obligea à se remettre au lit. Alors Sa Majesté me dit: «Mon cher Constant, un peu de repos m'est indispensable, voyez à ce qu'on ne me réveille que pour des choses de la plus grande importance; dites-le à Fain.» J'obéis aux ordres de l'empereur, après quoi je me tins dans le salon qui précédait sa chambre à coucher, veillant avec la sévérité d'un factionnaire à ce que personne ne le réveillât ou approchât même de son appartement. Le lendemain matin l'empereur sonna d'assez bonne heure, et j'entrai immédiatement dans sa chambre, inquiet de savoir comment il aurait passé la nuit. Je trouvai l'empereur presque entièrement remis et fort gai; il me dit cependant qu'il avait eu un mouvement de fièvre assez fort, et je dois dire que ce fut à ma connaissance la seule fois que l'empereur ait eu la fièvre, car, pendant tout le temps que j'ai été auprès de lui, je ne l'ai jamais vu assez malade pour garder le lit seulement pendant vingt-quatre heures. Il se leva à son heure ordinaire. Quand il descendit, l'empereur éprouva une vive satisfaction, causée par la bonne tenue du bataillon de service. Ces braves grenadiers, qui la veille lui avaient servi d'escorte, étaient rentrés à Dresde avec lui dans l'état le plus pitoyable: dès le matin nous les vîmes rangés dans la cour du palais, en tenue magnifique, et portant leurs armes brillantes comme en un jour de parade sur la place du Carrousel. Ces braves avaient passé la nuit à se nettoyer et à se sécher autour de grands feux qu'ils avaient allumés à cet effet, ayant ainsi préféré au sommeil et au repos dont ils devaient pourtant avoir grand besoin, la satisfaction de se présenter en bonne tenue aux regards de leur empereur. Un mot d'approbation les payait de leurs fatigues, et l'on peut dire que jamais chef militaire n'a été autant aimé du soldat que l'était Sa Majesté.

Le dernier courrier arrivé de Paris à Dresde, et dont les dépêches furent lues, comme je l'ai dit, à l'empereur, était porteur de plusieurs lettres pour moi, tant de ma famille que de deux ou trois de mes amis; et tous ceux qui, dans quelque grade ou dans quelque emploi que ce soit, ont suivi Sa Majesté dans ses campagnes, savent combien étaient précieuses les nouvelles que l'on recevait des siens. On m'y parlait, je me rappelle, d'un procès fameux, débattu alors devant la cour d'assises entre le banquier Michel et Reynier. Cette affaire scandaleuse faisait tant de bruit dans la capitale, qu'elle partageait presque avec les nouvelles de l'armée l'intérêt et l'attention du public. On me parlait aussi du voyage que l'impératrice était sur le point de faire à Cherbourg, pour assister à la rupture des digues et à l'envahissement du port par les eaux de la mer. Ce voyage, comme on peut bien le penser, avait été conseillé par l'empereur, qui cherchait toutes les occasions de mettre l'impératrice en évidence et de lui faire faire des actes de souveraineté comme régente de l'empire. Elle convoquait et présidait le conseil des ministres, et j'ai vu plus d'une fois l'empereur se féliciter, depuis la déclaration de guerre de l'Autriche, de ce que sa Louise, comme il l'appelait, était tout entière aux intérêts de la France, et n'avait plus d'Autrichien que sa naissance; aussi lui laissait-il la satisfaction de faire publier elle-même et en son nom toutes les nouvelles officielles de l'armée; on ne rédigeait plus de bulletins; les nouvelles lui étaient transmises toutes rédigées; et nul doute que ce ne fût de la part de Sa Majesté une attention pour rendre l'impératrice régente plus populaire, en la prenant pour l'intermédiaire des communications du gouvernement au public. Au surplus, il est de toute vérité que nous, qui étions sur les lieux, si nous étions immédiatement instruits du gain d'une bataille ou d'un échec malheureux, nous ne connaissions bien souvent l'ensemble des opérations des différens corps manœuvrant sur une ligne immense que par les journaux de Paris; on peut donc se figurer combien nous étions tous avides de les lire.


CHAPITRE XV.

Prodiges de valeur du roi de Naples.—Sa beauté sur un champ de bataille.—Effet produit par sa présence.—Son portrait.—Le cheval du roi de Naples.—Éloges donnés au roi de Naples par l'empereur.—Prudence progressive de quelques généraux.—L'empereur sur le champ de bataille de Dresde.—Humanité envers les blessés et secours aux pauvres paysans.—Personnage important blessé à l'état-major ennemi.—Détails donnés à l'empereur par un paysan.—Le prince de Schwartzenberg cru mort.—Paroles de Sa Majesté.—Fatalisme et souvenir du bal de Paris.—L'empereur détrompé.—Inscription sur le collier d'un chien envoyé au prince de Neufchâtel.—J'appartiens au général Moreau.—Mort de Moreau.—Détails sur ses derniers momens donnés par son valet de chambre.—Le boulet rendu.—Résolution reprise de marcher sur Berlin.—Fatale nouvelle et catastrophe du général Vandamme.—Beau mot de l'empereur.—Résignation pénible de Sa Majesté.—Départ définitif de Dresde.—Le maréchal Saint-Cyr.—Le roi de Saxe et sa famille accompagnant l'empereur.—Exhortation aux troupes saxonnes.—Enthousiasme et trahison.—Le château de Düben.—Projets de l'empereur connus de l'armée.—Les temps bien changés.—Mécontentement des généraux hautement exprimé.—Défection des Bavarois et surcroît de découragement.—Tristesse du séjour de Düben.—Deux jours de solitude et d'indécision.—Oisiveté apathique de l'empereur.—L'empereur cédant aux généraux.—Départ pour Leipzig.—Joie générale dans l'état-major.—Le maréchal Augereau seul de l'avis de l'empereur.—Espérances de l'empereur déçues.—Résolution des alliés de ne combattre qu'où n'est pas l'empereur.—Court séjour à Leipzig.—Proclamations du prince royal de Suède aux Saxons.—M. Moldrecht et clémence de l'empereur.—M. Leborgne d'Ideville.—Leipzig centre de la guerre.—Trois ennemis contre un Français.—Deux cent mille coups de canon en cinq jours.—Munitions épuisées.—La retraite ordonnée.—L'empereur et le prince Poniatowski.—Indignation du roi de Saxe contre ses troupes et consolations données par l'empereur.—Danger imminent de Sa Majesté.—Derniers et touchans adieux des deux souverains.


Pendant la seconde journée de la bataille de Dresde, celle à la suite de laquelle l'empereur éprouva l'accès de fièvre dont j'ai parlé dans le chapitre précédent, le roi de Naples, ou plutôt le maréchal Murat avait fait des prodiges de valeur. On a beaucoup parlé de ce prince vraiment extraordinaire; mais ceux-là seulement qui l'ont vu personnellement peuvent s'en faire une idée exacte, encore ne le connaissent-ils qu'imparfaitement s'ils ne l'ont pas vu sur un champ de bataille. Il était là comme ces grands acteurs qui produisent une illusion complète au milieu des prestiges de la scène, et chez lesquels on ne retrouve pas le héros quand on les rencontre dans la vie privée. Lorsqu'à Paris j'assistais à une représentation de la Mort d'Hector de Luce de Lancival, je n'entendais jamais réciter les vers où l'auteur peint l'effet produit sur l'armée troyenne par l'apparition d'Achille sans penser au prince Murat, et l'on peut dire sans exagération que sa présence produisait le même effet, aussitôt qu'il se montrait au devant des lignes autrichiennes. Étant naturellement d'une taille presque gigantesque, qui aurait suffi pour le faire remarquer, il cherchait en outre tous les moyens possibles d'attirer sur lui les regards, comme s'il eût voulu éblouir ceux qui auraient eu l'intention de le frapper. Sa figure régulière et fortement caractérisée, ses beaux yeux bleus roulant dans leur orbite, d'énormes favoris, et ses cheveux noirs retombant en longues boucles sur le collet d'un kurtka à manches étroites, étonnaient d'abord; ajoutez à cela le costume le plus riche et le plus élégant que jamais on se soit avisé de porter même au théâtre: un habit polonais, brodé de la manière la plus brillante, et serré d'une ceinture dorée à laquelle pendait le fourreau d'un sabre léger, à lame droite et pointue seulement, sans tranchant et sans garde; un pantalon large, amaranthe, brodé en or sur les coutures, et des bottines de nankin; un grand chapeau brodé en or, à franges de plumes blanches, et surmonté de quatre grandes plumes d'autruche, au milieu desquelles s'élevait une magnifique aigrette de héron. Enfin, le cheval du roi, toujours choisi parmi les plus forts et les plus grands que l'on pût trouver, était couvert d'une housse traînante bleu de ciel, magnifiquement brodée, et maintenue par une selle de forme hongroise ou turque, d'un travail précieux, et qu'accompagnaient une bride et des étriers dont la richesse ne le cédait en rien au reste de l'équipement. Toutes ces choses réunies faisaient du roi de Naples un être à part, objet de terreur et d'admiration. Mais ce qui, pour ainsi dire, l'idéalisait, c'était une bravoure vraiment chevaleresque et souvent poussée jusqu'à la témérité, comme si le danger n'eût pas dû exister pour lui. Au surplus, cette témérité était loin de déplaire à l'empereur; sans peut-être en approuver toujours l'emploi, Sa Majesté négligeait rarement d'en faire l'éloge, lorsque surtout elle croyait nécessaire de l'opposer à la prudence progressive de quelques-uns de ses anciens compagnons d'armes.

Dans la journée du 28, l'empereur visita le champ de bataille, qui présentait le spectacle le plus affreux; il donna des ordres pour qu'on adoucît autant qu'il serait possible les souffrances des blessés, et celles des habitans, des paysans dont on avait ravagé, pillé, brûlé les champs et les maisons, puis il se porta sur des hauteurs d'où ses regards pouvaient suivre la marche de retraite de l'ennemi. Presque tout le service l'avait suivi dans cette excursion. On lui amena un paysan de Nothlitz, petit village où l'empereur Alexandre et le roi de Prusse avaient eu leur quartier-général les deux jours précédens. Ce paysan, interrogé par le duc de Vicence, dit qu'il avait vu amener à Nothlitz un grand personnage blessé la veille au milieu de l'état-major des alliés; il était à cheval à côté de l'empereur de Russie au moment où il avait reçu le coup, et l'empereur de Russie paraissait prendre à son sort le plus vif intérêt. On l'avait porté au quartier-général de Nothlitz, sur des piques de cosaques mises en travers; on n'avait trouvé pour le couvrir qu'un manteau traversé par la pluie. Arrivé à Nothlitz, le chirurgien de l'empereur Alexandre était venu lui faire l'amputation, et l'avait fait transporter sur une chaise longue à Dippodiswalde, escorté par plusieurs détachemens autrichiens, prussiens et russes.

En apprenant ces détails, l'empereur se persuada qu'il s'agissait du prince de Schwartzenberg: «C'était un brave homme, dit-il, et je le regrette...» Puis après une pause silencieuse: «C'est donc lui, reprit Sa Majesté, qui purge la fatalité! J'ai toujours eu sur le cœur l'événement du bal, comme un présage sinistre.... Il est bien évident, maintenant, que c'est à lui que le présage s'adressait.»

Cependant, tandis que l'empereur se livrait de la sorte à ses conjectures, et rappelait ses anciens pressentimens, on interrogea des prisonniers qui furent amenés devant Sa Majesté, et elle apprit par leurs rapports que le prince de Schwartzenberg n'avait point été blessé, qu'il se portait bien, et que c'était lui qui dirigeait la retraite de la grande armée autrichienne. Quel était donc le personnage important frappé par un boulet français? Les conjectures recommençaient sur ce point, quand le prince de Neufchâtel reçut de la part du roi de Saxe un collier détaché du cou d'un chien égaré, que l'on avait trouvé à Nothlitz; sur le collier étaient écrits ces mots: J'appartiens au général Moreau. Ce n'était encore qu'un indice, mais bientôt arrivèrent de nombreux renseignemens qui tous confirmèrent les soupçons qu'il avait fait naître.

Ainsi, Moreau reçut la mort la première fois qu'il porta les armes contre sa patrie, lui qui avait si souvent affronté impunément les boulets ennemis. L'histoire l'a jugé sans retour; cependant, malgré l'inimitié qui les divisait depuis long-temps, je puis assurer que l'empereur n'apprit pas sans émotion la mort du général Moreau, tout indigné qu'il était de penser qu'un général français aussi célèbre eût pu s'armer contre la France et arborer la cocarde russe.

Cette mort inopinée produisit beaucoup d'effet dans les deux camps. Nos soldats y voyaient une juste punition du ciel, et un présage favorable à l'empereur. Quoi qu'il en soit, voici quelques détails qui vinrent peu de temps après à ma connaissance, tels qu'ils ont été racontés par le valet de chambre du général Moreau.

Les trois souverains de Russie, d'Autriche et de Prusse avaient assisté le 27 à la bataille sur la hauteur de Nothlitz, d'où ils s'étaient retirés aussitôt qu'ils eurent vus que la bataille était perdue pour eux. Ce même jour, le général Moreau a été blessé par un boulet de canon, auprès des retranchemens établis devant Dresde. Vers quatre heures de l'après-midi, on le transporta à Nothlitz, dans la maison de campagne d'un négociant nommé Salir, chez lequel les empereurs de Russie et d'Autriche avaient établi leur quartier-général. On fit au général l'amputation des deux jambes au-dessous du genou. Après l'amputation, il demanda quelque chose à manger et une tasse de thé: on lui présenta trois œufs sur le plat et du thé, mais il ne prit que le thé. Vers sept heures, on le plaça sur un brancard, et on le transporta le soir même à Passendorf. Des soldats russes le portaient. Il passa la nuit dans la maison de campagne de M. Tritschier, grand-maître des forêts. Là, il ne prit qu'une nouvelle tasse de thé, et se plaignait beaucoup des souffrances qu'il éprouvait. Le lendemain, 28 août, à quatre heures du matin, il fut transporté, toujours par des soldats russes, de Passendorf à Dippodiswalde, où il prit un peu de pain blanc et un verre de limonade chez un boulanger nommé Watz. Une heure après, on le conduisit plus près des frontières de la Bohême. Des soldats russes le portaient dans une caisse de carrosse séparée du train. Dans ce trajet, il ne cessait de pousser des cris que lui arrachait la vivacité de ses douleurs.

Tels sont les détails que j'appris alors sur la catastrophe de Moreau, et l'on sait assez que ce général ne survécut pas long-temps à sa blessure. Le boulet qui lui avait brisé les deux jambes emporta un bras au prince Ipsilanti, alors aide-de-camp de l'empereur Alexandre; de sorte que, si le mal que l'on fait pouvait réparer le mal que l'on éprouve, on pourrait dire que le coup de canon qui nous enleva le général Kirschner et le maréchal Duroc fut ce jour-là renvoyé à l'ennemi; mais, hélas! ce sont de tristes consolations que celles que l'on tire des représailles.

On a vu par ce qui précède, et surtout par le gain qui paraissait décisif de la bataille de Dresde, que depuis la reprise des hostilités, partout où nos troupes avaient été soutenues par la présence toute-puissante de l'empereur, elles n'avaient remporté que des avantages; mais, malheureusement, il n'en fut pas de même sur quelques points éloignés de la ligne d'opérations. Cependant, voyant les alliés en déroute devant l'armée qu'elle commandait en personne, sûre, d'ailleurs, que le général Vandamme aurait conservé la position qu'elle lui avait fait indiquer par le général Haxo, Sa Majesté revint à sa première idée de marcher sur Berlin; déjà même elle ordonnait des dispositions en conséquence, quand la fatale nouvelle arriva que Vandamme, victime de sa témérité, avait disparu du champ de bataille, et que ses dix mille hommes, enveloppés de toutes parts et accablés par le nombre, avaient été taillés en pièces. On crut Vandamme mort, et ce ne fut que par des nouvelles postérieures que l'on sut qu'il avait été fait prisonnier avec une partie de ses troupes. On apprit aussi que Vandamme, emporté par son intrépidité naturelle, n'ayant pu résister au désir d'attaquer un ennemi qu'il voyait à sa portée, avait quitté ses défilés pour combattre. Il avait vaincu d'abord, mais quand, après la victoire, il avait voulu reprendre sa position, il la trouva occupée par les Prussiens, qui s'en étaient emparés. Alors il se livra tout entier au désespoir, mais ce fut inutilement, et le général Kleist, fier de ce beau trophée, le conduisait en triomphe à Prague. Ce fut en parlant de l'audacieuse tentative de Vandamme que l'empereur se servit de cette expression, que l'on a si justement admirée: «À un ennemi qui fuit, il faut faire un pont d'or, ou opposer un mur d'acier.»

L'empereur entendit avec son calme accoutumé le détail des pertes qu'il venait d'éprouver. Cependant ses paroles exprimèrent à plusieurs reprises l'étonnement que lui causait la déplorable témérité de Vandamme; il ne pouvait revenir de ce que ce général expérimenté s'était laissé entraîner hors de sa position. Mais le mal était fait, et, en pareil cas, l'empereur ne se perdait jamais en vaines récriminations. «Allons, dit-il en s'adressant à M. le duc de Bassano, vous venez d'entendre... Voilà la guerre! bien haut le matin et bien bas le soir.»

Après divers ordres donnés à l'armée et à ses chefs, l'empereur quitta Dresde le 3 de septembre au soir, pour essayer de regagner ce qu'avait perdu l'audacieuse imprudence du général Vandamme. Mais cet échec, le premier que nous eussions éprouvé depuis la reprise des hostilités, devint comme le signal de la longue série de revers qui nous attendait. On aurait dit que la victoire, faisant en notre faveur un dernier effort à Dresde, s'était enfin lassée; le reste de la campagne ne fut qu'une suite de désastres, aggravés par des trahisons de tous genres, et qui se terminèrent par l'horrible catastrophe de Leipzig. Déjà, avant de quitter Dresde, on avait appris la désertion à l'ennemi d'un régiment westphalien, avec armes et bagages.

L'empereur laissa dans Dresde le maréchal Saint-Cyr avec trente mille hommes, et l'ordre d'y tenir jusqu'à la dernière extrémité; l'empereur voulait conserver cette capitale à tout prix. Le mois de septembre se passa en marches et en contre-marches autour de cette ville, sans événemens d'une importance décisive: hélas! l'empereur ne devait plus revoir la garnison de Dresde. Les circonstances, devenues plus difficiles, commandaient impérieusement à Sa Majesté d'opposer un prompt obstacle aux progrès des alliés. Le roi de Saxe, rare modèle de fidélité parmi les rois, voulut accompagner l'empereur; il monta en voiture avec la reine et la princesse Augusta, sous l'escorte du grand quartier-général. Deux jours après son départ, eut lieu à Eilenbourg, sur les bords de la Mulda, la jonction des troupes saxonnes avec l'armée française. L'empereur exhorta ces alliés, qu'il devait croire fidèles, à soutenir l'indépendance de leur patrie. Il leur montra la Prusse menaçant la Saxe et convoitant ses plus belles provinces; leur rappela les proclamations de leur souverain, son digne et fidèle allié; puis, enfin, leur parlant au nom de l'honneur militaire, il les somma en terminant de le prendre toujours pour guide et de se montrer les dignes émules des soldats de la grande armée, avec lesquels ils faisaient cause commune et auprès desquels ils allaient combattre. Les paroles de l'empereur furent traduites et répétées aux Saxons par M. le duc de Vicence. Ce langage, dans la bouche de celui qu'ils regardaient comme l'ami de leur souverain, comme le sauveur de leur capitale, parut produire sur eux une profonde impression. On se mit donc en marche avec confiance, loin de prévoir la défection prochaine de ces mêmes hommes, qui tant de fois avaient salué l'empereur de leurs cris d'enthousiasme en jurant de combattre jusqu'à la mort plutôt que de l'abandonner jamais.

Le projet de Sa Majesté était alors de tomber sur Blücher et sur le prince royal de Suède, dont l'armée française n'était séparée que par une rivière. Nous quittâmes donc Eilenbourg, l'empereur laissant dans cette résidence le roi de Saxe et sa famille, M. le duc de Bassano, le grand parc d'artillerie, tous les équipages, et nous nous dirigeâmes sur Düben. Blücher et Bernadotte s'étaient retirés laissant Berlin à découvert. Alors les plans de l'empereur furent connus: on sut que c'était sur Berlin et non sur Leipzig qu'il se dirigeait, et que Düben n'était qu'un lieu de jonction, d'où les divers corps qui s'y trouvaient réunis devaient marcher ensemble sur la capitale de la Prusse, dont l'empereur s'était déjà emparé deux fois.

Le temps était malheureusement passé où la seule indication des intentions de l'empereur était regardée comme un signal de victoire; les chefs de l'armée, jusqu'alors soumis, commençaient à réfléchir et se permettaient même de désapprouver des projets dont l'exécution les effrayait. Quand on connut dans l'armée l'intention de l'empereur, de marcher sur Berlin, ce fut le signal d'un mécontentement presque général; les généraux qui avaient échappé aux désastres de Moscou et aux dangers de la double campagne d'Allemagne étaient fatigués, et peut-être pressés de jouir de leur fortune et de goûter enfin du repos dans le sein de leur famille. Quelques-uns allaient jusqu'à accuser l'empereur de vouloir traîner la guerre en longueur: «N'en a-t-on pas assez tué? disaient-ils, faut-il donc que nous y restions tous?» Et ces plaintes ne se bornaient pas à des confidences secrètes, on les proférait publiquement, souvent même assez haut pour qu'elles vinssent jusqu'aux oreilles de l'empereur; mais, en pareil cas, Sa Majesté savait ne pas entendre.

Ce fut au milieu de cette disposition douteuse d'un nombre considérable des chefs de l'armée que l'on apprit la défection de la Bavière. Cette défection ajouta une nouvelle force aux inquiétudes et aux mécontentemens nés de la résolution de l'empereur; on vit alors ce que l'on n'avait pas encore vu, son état major en corps se réunir, le supplier d'abandonner ses plans sur Berlin et de marcher sur Leipzig. Je vis combien l'âme de l'empereur souffrit de la nécessité d'écouter de pareilles remontrances.

Malgré les formes respectueuses dont elles étaient enveloppées, deux jours entiers Sa Majesté resta indécise; et que ces quarante-huit heures furent longues! Jamais bivouac ni cabane abandonnée ne fut plus triste que le triste château de Düben. Dans cette lamentable résidence, je vis pour la première fois l'empereur complétement désœuvré; l'indécision à laquelle il était en proie le tenait tellement absorbé, qu'il aurait été impossible de le reconnaître. Qui le croirait? à cette activité qui le poussait, qui, pour ainsi dire, le dévorait sans cesse, avait succédé une nonchalance apparente, dont on ne peut se faire une idée. Je le vis, pendant presque toute une journée, couché sur un canapé, ayant devant lui une table couverte de cartes et de papiers qu'il ne regardait pas, sans autre occupation pendant des heures entières que de tracer lentement de grosses lettres sur des feuilles de papier blanc. C'est qu'alors sa pensée flottait entre sa propre volonté et les supplications de ses généraux. Après deux jours de la plus douloureuse anxiété, il céda, et dès lors tout fut perdu. Plût à Dieu qu'il n'eût point écouté leurs plaintes, et que cette fois encore il eût obéi au pressentiment qui le dominait! et combien de fois répéta-t-il avec douleur, en pensant à la concession qu'il fit alors: «J'aurais évité bien des désastres en suivant toujours ma première impulsion. Je n'ai failli qu'en cédant à celles d'autrui.»

L'ordre du départ fut donné. Alors, comme si l'armée eût été plus fière d'avoir triomphé de la volonté de son empereur que de battre l'ennemi sous l'empire de ses hautes prévisions, on se livra aux accès d'une joie presque immodérée. Tous les visages étaient rayonnans: «Nous allons, répétait-on de toutes parts, nous allons revoir la France, embrasser nos enfans, nos parens, nos amis!» L'empereur, et seul avec lui le maréchal Augereau, ne partageait pas l'allégresse générale. M. le duc de Castiglione venait d'arriver au quartier-général, après avoir vengé en partie sur l'armée de Bohême la défaite de Vandamme; il était frappé comme l'empereur de noirs pressentimens sur les suites de ce mouvement rétrograde, il savait que les défections allaient échelonner sur la route des ennemis, d'autant plus dangereux que la veille encore ils étaient nos alliés et connaissaient nos positions. Quant à Sa Majesté, elle céda avec la conviction du mal qui en résulterait, et je l'entendis terminer un entretien de plus d'une heure qu'elle venait d'avoir avec le maréchal par ces mots, qu'elle prononça comme une sentence de malheur: «Ils l'ont voulu!...»

L'empereur, en se dirigeant sur Düben, était à la tête d'une force que l'on pouvait évaluer à cent vingt-cinq mille hommes; il avait pris cette direction dans l'espoir de trouver encore Blücher sur la Mulda; mais le général prussien avait repassé cette rivière, ce qui contribua beaucoup à accréditer un bruit qui s'était répandu depuis quelque temps: on disait que dans un conseil des souverains alliés, tenu précédemment à Prague, et auquel avaient assisté Moreau et le prince royal de Suède, il avait été convenu que l'on éviterait autant que possible l'engagement d'une bataille, partout où l'empereur commanderait son armée en personne, et que les opérations seraient seulement dirigées contre les corps commandés par ses lieutenans. Il était impossible, sans doute, de rendre un hommage plus éclatant à la supériorité du génie de l'empereur; mais c'était en même temps l'enchaîner dans sa gloire, et paralyser son action ordinairement toute-puissance.

Quoi qu'il en soit, le mauvais génie de la France l'ayant emporté sur le bon génie de l'empereur, nous prîmes la route de Leipzig, et nous y arrivâmes le 15 d'octobre de grand matin. En ce moment le roi de Naples était aux prises avec le prince de Schwartzenberg, et Sa Majesté ayant entendu le bruit du canon, ne fit que traverser la ville et alla visiter la plaine où l'action paraissait vivement engagée. À son retour, il reçut la famille royale de Saxe, qui était venue le rejoindre.

Pendant son court séjour à Leipzig, l'empereur fit un acte de clémence que l'on jugera sans doute bien méritoire, si l'on veut se reporter à la gravité des circonstances où nous nous trouvions. Un négociant de cette ville, nommé Moldrecht, fut accusé et convaincu d'avoir distribué parmi les habitans, et jusque dans l'armée, plusieurs milliers d'exemplaires d'une proclamation dans laquelle le prince royal de Suède invitait les Saxons à déserter la cause de l'empereur. Traduit devant un conseil de guerre, M. Moldrecht ne put se justifier; et comment l'aurait-il fait, puisqu'on avait trouvé chez lui plusieurs paquets de la fatale proclamation? Il fut condamné à mort. Sa famille tout éplorée fut se jeter aux pieds du roi de Saxe; mais les faits étaient si évidens et d'une nature telle que toute excuse était impossible, et le fidèle roi n'osa se livrer à l'indulgence pour un crime commis encore plus envers son allié qu'envers lui-même. Une seule ressource restait à cette malheureuse famille, c'était de s'adresser à l'empereur; mais il était difficile d'arriver jusqu'à lui. M. Leborgne d'Ideville, secrétaire interprète, voulut bien se charger de déposer une note sur le bureau de l'empereur. Sa Majesté l'ayant lue, ordonna un sursis, ce qui équivalait à une grâce plénière. Les événemens suivirent leur cours, et M. Moldrecht fut sauvé.

Leipzig, à cette époque, était le centre d'un cercle où l'on se battait sur plusieurs points, et presque sans interruption. Les combats continuèrent pendant les journées du 16 et du 17; et, le 18, Sa Majesté, mal récompensée de sa clémence envers M. Moldrecht, recueillit les tristes fruits de la proclamation répandue par les soins de ce négociant. Ce jour-là, l'armée saxonne déserta notre cause, et alla se rendre à Bernadotte. Il ne restait plus à l'empereur que cent dix mille hommes, en ayant contre lui trois cent trente mille, de sorte que, si, lors de la reprise des hostilités, nous étions déjà seulement un contre deux, nous n'étions plus alors qu'un contre trois. La journée du 18 fut, comme l'on sait, le jour fatal. Le soir, l'empereur assis sur un pliant de maroquin rouge au milieu des feux du bivouac, dictait au prince de Neufchâtel des ordres pour la nuit, quand deux commandans d'artillerie se présentèrent à Sa Majesté, et lui rendirent compte de l'état d'épuisement ou se trouvaient les munitions. Depuis cinq jours on avait tiré plus de deux cent mille coups de canon; les réserves étaient épuisées, et l'on pouvait à peine réunir de quoi nourrir encore le feu pendant deux heures. Les dépôts les plus voisins étaient Magdebourg et Erfurt, d'où il était impossible de tirer des secours assez prompts; ainsi, il n'y avait plus d'autre parti à tenter que la retraite.

La retraite fut donc ordonnée, et commença le lendemain, 19, après une bataille dans laquelle trois cent mille hommes se livrèrent à une lutte à mort, dans un espace tellement resserré qu'il n'avait pas plus de sept à huit lieues de circuit. Avant de quitter Dresde, l'empereur chargea le prince Poniatowski, qui venait de gagner le bâton de maréchal de France, de la défense d'un des faubourgs. «Vous défendrez le faubourg du midi, lui avait dit Sa Majesté.—Sire, répondit le prince, j'ai bien peu de monde.—Eh bien! vous vous défendrez avec ce que vous avez.—Ah! sire, nous tiendrons. Nous sommes tous prêts à périr pour Votre Majesté.» L'empereur, ému de ces paroles, tendit les bras au prince, qui s'y précipita les larmes aux yeux. C'était une scène d'adieux; car cet entretien du prince avec l'empereur fut le dernier, et bientôt le neveu du dernier roi de Pologne, comme on le verra dans peu, trouva une mort glorieuse autant que déplorable dans les flots de l'Elster.

À neuf heures du matin, l'empereur alla prendre congé de la famille royale de Saxe. L'entrevue fut courte, mais bien affectueuse et bien douloureuse de part et d'autre. Le roi manifesta l'indignation la plus profonde de la conduite de ses troupes: «Jamais je n'aurais pu le penser, disait-il; je croyais mes Saxons meilleurs; ils ne sont que des lâches.» Sa douleur était telle que l'empereur, malgré le mal immense que lui avait fait la désertion des Saxons pendant la bataille, cherchait à consoler cet excellent prince.

Comme Sa Majesté le pressait de quitter Leipzig, pour ne point demeurer exposé aux dangers d'une capitulation devenue indispensable: «Non, répondit ce prince vénérable: vous avez assez fait, et maintenant c'est pousser la générosité trop loin que de risquer votre personne pour rester quelques instans de plus à nous consoler.» Tandis que le roi de Saxe s'exprimait ainsi, on entendit la détonation d'une forte fusillade; alors la reine et la princesse Augusta joignirent leurs instances à celles du monarque. Dans l'excès de leur frayeur, elles voyaient déjà l'empereur pris et égorgé par les Prussiens. Des officiers étant survenus, ceux-ci annoncèrent que le prince royal de Suède avait forcé l'entrée d'un des faubourgs; que le général Beningsen, le général Blücher et le prince de Schwartzenberg entraient de tous côtés dans la ville, et que nos troupes étaient réduites à se défendre de maison en maison. Le péril auquel l'empereur était exposé était imminent; il n'y avait plus une seule minute à perdre, il consentit donc enfin à se retirer; et le roi de Saxe l'ayant reconduit jusqu'au bas de l'escalier du palais, là ils s'embrassèrent pour la dernière fois.


CHAPITRE XVI.

Offre d'incendie rejeté par l'empereur.—Volonté de sauver Leipzig.—Le roi de Saxe délié de sa fidélité.—Issue de Leipzig fermée à l'empereur.—Sa Majesté traversant de nouveau la ville.—Bonne contenance du duc de Raguse et du maréchal Ney.—Horrible tableau des rues de Leipzig.—Le pont du moulin de Lindenau.—Souvenirs vivans.—Ordres donnés directement par l'empereur.—Sa Majesté dormant au bruit du combat.—Le roi de Naples et le maréchal Augereau au bivouac impérial.—Le pont sauté.—Ordres de l'empereur mal exécutés, et son indignation.—Absurdité de quelques bruits mensongers.—Malheurs inouïs.—Le maréchal Macdonald traversant l'Elster à la nage.—Mort du général Dumortier et d'un grand nombre de braves.—Mort du prince Poniatowski.—Profonde affliction de l'empereur et regrets universels.—Détails sur cette catastrophe.—Le corps du prince recueilli par un pasteur.—Deux jours à Erfurt.—Adieux du roi de Naples à l'empereur.—Le roi de Saxe traité en prisonnier, et indignation de l'empereur.—Brillante affaire de Hanau.—Arrivée à Mayence.—Trophées de la campagne et lettre de l'empereur à l'impératrice.—Différence des divers retours de l'empereur en France.—Arrivée à Saint-Cloud.—Questions que m'adresse l'empereur et réponses véridiques.—Espérances de paix.—Enlèvement de M. de Saint-Aignan.—Le négociateur pris de force.—Vaines espérances.—Bonheur de la médiocrité.


Rien n'était plus difficile que de sortir de Leipzig, cette ville étant environnée de toutes parts de corps ennemis. On avait proposé à l'empereur d'incendier les faubourgs où se présentaient les têtes de colonnes des armées alliées, afin de mieux assurer sa retraite; mais il avait repoussé cette proposition avec indignation, ne voulant pas laisser pour dernier adieu au fidèle roi de Saxe une de ses villes livrée aux flammes. Après l'avoir délié de sa fidélité, exhorté à songer à ses seuls intérêts, l'empereur, en le quittant, s'était dirigé vers la porte de Ranstadt; mais il la trouva tellement encombrée qu'il lui fut de toute impossibilité de s'y frayer un passage; il fut donc contraint de revenir sur ses pas, de traverser la ville, d'en sortir par la porte du nord, et de regagner le point par lequel seul il pouvait, selon son intention, se diriger sur Erfurt, en longeant les boulevards de l'ouest. Les ennemis n'étaient pas tout-à-fait maîtres de la ville, et c'était le sentiment général, qu'on aurait pu la défendre encore long-temps si l'empereur n'eût craint de l'exposer aux horreurs d'une prise d'assaut. Le duc de Raguse continuait à faire bonne contenance au faubourg de Halle contre les attaques réitérées du général Blücher, et le maréchal Ney, de son côté, voyait encore se briser devant son intrépidité les efforts réunis du général Woronzow, du corps prussien aux ordres du général Bülow et de l'armée suédoise.

Tant de valeur dut cependant céder au nombre, et surtout à la trahison: car, pendant le plus fort du combat aux portes de Leipzig, un bataillon badois, qui jusque-là avait vaillamment combattu dans les rangs français, abandonna tout à coup la porte Saint-Pierre, qu'il était chargé de défendre, et livra ainsi l'entrée de la ville à l'ennemi. Dès lors, selon ce que j'ai entendu raconter à plusieurs officiers qui se trouvaient dans cette bagarre, les rues de Leipzig présentèrent le tableau le plus horrible. Les nôtres, contraints de se retirer, ne le firent toutefois qu'en disputant le terrain. Mais un malheur irréparable vint bientôt jeter le désespoir dans l'âme de l'empereur.

Voici les faits qui signalèrent cette déplorable journée, tels que ma mémoire me les rappelle encore aujourd'hui. Je ne sais à quoi l'attribuer, mais aucun des grands événemens dont j'ai été témoin ne se présente plus clairement à mes souvenirs qu'une scène qui eut lieu, pour ainsi dire, sous les murs de Leipzig. Après avoir triomphé d'incroyables obstacles, nous étions enfin parvenus à passer l'Elster, sur le point du moulin de Lindenau. Il me semble voir encore l'empereur, plaçant lui-même sur la route des officiers qu'il chargeait d'indiquer le point de réunion des corps aux hommes isolés qui se présenteraient. Ce jour-là, après un immense désavantage causé par le nombre, sa sollicitude s'étendait à tout comme après un triomphe décisif. Mais il était tellement accablé de fatigue que quelques momens de sommeil lui furent indispensables, et il dormait profondément au bruit du canon, qui tonnait de toutes parts, quand une explosion terrible se fit entendre. Peu de temps après, je vis entrer au bivouac de Sa Majesté le roi de Naples, accompagné du maréchal Augereau; ils lui apportaient une triste nouvelle. Le grand pont de l'Elster venait de sauter, et c'était le dernier point de communication avec l'arrière-garde, forte encore de vingt mille hommes, et laissée de l'autre côté du fleuve sous le commandement du maréchal Macdonald. «Voilà donc comme on exécute mes ordres!» s'écria l'empereur, en se serrant la tête avec violence entre ses deux mains. Puis il resta un moment pensif et comme absorbé dans ses réflexions.

Sa Majesté avait effectivement donné l'ordre de miner tous les ponts sur l'Elster et de les faire sauter, mais seulement lorsque toute l'armée française serait mise à couvert par le fleuve. J'ai entendu depuis parler de cet événement en sens divers; j'en ai lu beaucoup de relations contradictoires. Il ne m'appartient pas de chercher à répandre la lumière sur un point d'histoire aussi controversé que celui-ci; j'ai dû me borner à rapporter ce qui était parfaitement à ma connaissance, et c'est ce que j'ai fait. Toutefois, qu'il me soit permis de soumettre ici à mes lecteurs une simple observation, qui s'est présentée à mon esprit quand j'ai lu ou entendu dire que l'empereur avait donné l'ordre lui-même de faire sauter le pont, pour mettre sa personne à l'abri des poursuites de l'ennemi. Je demande pardon du terme, mais cette supposition me paraît d'une absurdité qui passe toute croyance: car il est bien évident que, si, dans ces désastreuses circonstances, l'empereur avait pensé à sa sûreté personnelle, nous ne l'aurions pas vu peu de temps auparavant prolonger volontairement son séjour au palais du roi de Saxe, étant exposé alors à un danger bien plus imminent que celui qu'il pouvait courir après sa sortie de Leipzig. Certes, d'ailleurs, l'empereur ne joua pas la consternation dont il fut frappé, quand il apprit que vingt mille de ses braves étaient séparés de lui, et peut-être séparés pour toujours.

Combien de malheurs furent les suites inévitables de la destruction du dernier pont sur la route de Leipzig à Lindenau! et quels traits d'héroïsme, dont la plupart resteront éternellement inconnus, ont signalé ce désastre! Le maréchal Macdonald, se voyant séparé de l'armée, s'élança à cheval dans l'Elster et fut assez heureux pour atteindre l'autre rive; mais le général Dumortier, voulant suivre son chef intrépide, disparut et périt dans les flots, ainsi qu'un grand nombre d'officiers et de soldats; car tous avaient juré de ne point se rendre à l'ennemi, et ce ne fut que le petit nombre qui obéit à la cruelle nécessité de se reconnaître prisonniers. La mort du prince Poniatowski causa de vifs regrets à l'empereur, et l'on peut dire que tout ce qui se trouvait au quartier général fut profondément affligé de la perte du héros polonais. On était empressé d'apprendre des détails sur ce malheur, tout irréparable qu'il était. On savait que Sa Majesté l'avait chargé de couvrir la retraite de l'armée, et personne n'ignorait que l'empereur ne pouvait mieux placer sa confiance. Les uns racontaient que, se voyant serré par l'ennemi contre une rivière sans issue, ils l'avaient entendu dire à ceux qui l'entouraient: «Messieurs, c'est ici qu'il faut succomber avec honneur.» On ajoutait que, mettant bientôt en action son héroïque résolution, il avait traversé à la nage les eaux de la Pleisse, malgré les blessures qu'il avait reçues dans un combat opiniâtre qu'il soutenait depuis le matin. Enfin nous apprîmes que, ne trouvant plus de refuge contre une captivité inévitable que dans les flots de l'Elster, le brave prince s'y était précipité, sans considérer l'escarpement impraticable du bord opposé, et qu'en peu d'instans il fut englouti avec son cheval. Nous sûmes ensuite que son corps ne fut retrouvé que cinq jours après, et retiré de l'eau par un pêcheur. Telle fut la fin déplorable ensemble et glorieuse d'un des officiers les plus brillans et les plus chevaleresques qui se soient montrés dignes de figurer parmi l'élite des généraux français.

Cependant la pénurie des munitions de guerre obligeait l'empereur à se retirer promptement, quoique dans le plus grand ordre, sur Erfurt, ville richement approvisionnée de vivres, de fourrages, d'effets d'armement et d'équipement, enfin de toute sorte de munitions. Sa Majesté y arriva le 23, ayant eu chaque jour des combats à soutenir, pour assurer sa retraite, contre des forces quatre ou cinq fois plus nombreuses que celles qui restaient à sa disposition. À Erfurt l'empereur ne resta que deux jours, et en partit le 25, après avoir reçu les adieux de son beau-frère, le roi de Naples, qu'il ne devait plus revoir. Je fus témoin d'une partie de cette dernière entrevue, et je crus remarquer je ne sais quoi de contraint dans l'attitude du roi de Naples; ce dont, au surplus, l'empereur n'eut pas l'air de s'apercevoir. Il est vrai que le roi ne lui annonça pas son départ précipité, et que Sa Majesté ignorait que ce prince avait reçu secrètement un général autrichien[76]. L'empereur n'en fut informé que par des rapports postérieurs, et en parut peu surpris. Au surplus (je dois le faire observer, parce que j'ai eu souvent l'occasion d'en faire la remarque), tant de coups, précipités, pour ainsi dire, les uns sur les autres, frappaient l'empereur depuis quelque temps, qu'il y paraissait presque insensible; on eût dit qu'il était entièrement retranché dans ses idées de fatalité. Cependant Sa Majesté, impassible pour ses propres malheurs, laissa éclater toute son indignation quand elle apprit que les souverains alliés avaient considéré le roi de Saxe comme leur prisonnier, et l'avaient déclaré traître, précisément parce qu'il était le seul qui ne l'eût pas trahi. Certes, si la fortune lui était redevenue favorable comme par le passé, le roi de Saxe se serait trouvé maître d'un des plus vastes royaumes de l'Europe; mais la fortune ne nous fut plus que contraire, nos triomphes mêmes n'étaient plus suivis que d'une gloire inutile.

Ainsi, par exemple, l'armée française eut bientôt à se couvrir de gloire à Hanau, quand il lui fallut traverser en la renversant la nombreuse armée autrichienne et bavaroise réunie sur ce point sous les ordres du général Wrede. Six mille prisonniers furent le résultat de ce triomphe, qui nous ouvrit en même temps les approches de Mayence, où l'on croyait arriver sans de nouveaux obstacles. Ce fut le 2 novembre, après une marche de quatorze jours depuis Leipzig, que nous revîmes enfin les bords du Rhin, et que l'on put respirer avec quelque sécurité.

Après avoir consacré cinq jours à la réorganisation de l'armée, donné ses ordres, assigné à chacun des maréchaux et des chefs de corps le poste qu'il devait occuper en son absence, l'empereur quitta Mayence le 7, et le 9 il coucha à Saint-Cloud, où il revint, précédé de quelques trophées; car d'Erfurt à Francfort nous avions pris vingt drapeaux aux Bavarois. Ces drapeaux, apportés au ministère de la guerre par M. Lecouteulx, aide-de-camp du prince de Neufchâtel, avaient précédé de deux jours l'arrivée de Sa Majesté à Paris; et déjà ils avaient été présentés à l'impératrice, à qui l'empereur en avait fait hommage dans les termes suivans: «Madame et très-chère épouse, je vous envoie vingt drapeaux pris par mes armées aux batailles de Wachau, de Leipzig et de Hanau; c'est un hommage que j'aime à vous rendre. Je désire que vous y voyiez une marque de ma grande satisfaction de votre conduite pendant la régence que je vous ai confiée.»

Sous le consulat et pendant les six premières années de l'empire, lorsque l'empereur revenait à Paris à la suite d'une campagne, c'est que cette campagne était terminée; la nouvelle d'une paix conclue après la victoire l'avait toujours précédé. Pour la seconde fois, il n'en fut plus de même au retour de Mayence. En cette circonstance, comme au retour de Smorghoni, l'empereur laissait la guerre toujours vivante, et revenait, non plus pour présenter à la France les fruits de ses victoires, mais pour lui demander de nouveaux secours d'hommes et d'argent, afin de parer aux échecs et aux pertes éprouvées par nos armées. Cependant, malgré cette différence dans le résultat de nos guerres, l'accueil fait par la nation à Sa Majesté était toujours le même, du moins en apparence. Les adresses des différentes villes de l'intérieur n'étaient ni moins nombreuses ni moins remplies d'expressions de dévouement; ceux-là même qui concevaient des craintes pour l'avenir se montraient encore plus dévoués que les autres, de peur que l'on ne vînt à deviner leurs fatales prévisions. Pour moi, il ne me vint pas une seule fois à l'idée que l'empereur pût succomber en définitive dans la lutte qu'il soutenait: car mes idées ne se portaient pas si loin, et ce n'est qu'en y réfléchissant depuis que j'ai pu apprécier les dangers qui déjà le menaçaient à l'époque où nous sommes parvenus. J'étais comme ces hommes qui, ayant passé de nuit sur les bords d'un précipice, ne connaissent le péril auquel ils ont été exposés que quand le jour le leur a révélé. Pourtant je dois dire que tout le monde était las de la guerre, et que ceux de mes amis que je vis en revenant de Mayence me parlèrent tous du besoin de la paix.

Dans l'intérieur même du palais, j'entendais beaucoup de personnes attachées à l'empereur tenir, loin de sa présence, un pareil langage; mais c'était une toute autre version devant Sa Majesté. Quand elle daignait m'interroger, ce qui arrivait assez souvent, sur ce que j'avais entendu dire, je lui rapportais exactement la vérité; et quand, dans ces rapports confidentiels de la toilette de l'empereur, le mot de paix sortait de ma bouche, il s'écria plusieurs fois: «La paix! la paix!... Eh! qui la désire plus que moi?... Ce sont eux qui ne la veulent pas. Plus j'accorde, plus ils exigent.»

Un événement extraordinaire, qui eut lieu précisément le jour où Sa Majesté arriva à Saint-Cloud, donna quelques motifs de croire, quand il fut connu, que les alliés avaient conçu le dessein d'entamer de nouvelles négociations. On apprit en effet que M. de Saint-Aignan, ministre de Sa Majesté près des cours ducales de Saxe, avait été enlevé de vive force et conduit à Francfort, où se trouvaient alors réunis M. de Metternich, le prince de Schwartzenberg, et les ministres de Russie et de Prusse. Là on lui fit des ouvertures toutes pacifiques au nom des souverains alliés; après quoi M. de Saint-Aignan eut la faculté de se rendre sur-le-champ auprès de l'empereur, pour lui faire connaître les détails de son enlèvement et des propositions qui en avaient été la suite. Les offres des alliés, dont je n'eus point connaissance, et dont par conséquent je ne puis rien dire, durent toutefois paraître dignes d'examen à l'empereur; car ce fut bientôt un bruit général dans le palais qu'un nouveau congrès allait s'assembler à Manheim, que M. le duc de Vicence avait été désigné par Sa Majesté comme son ministre plénipotentiaire, et que, pour donner plus d'éclat à sa mission, elle venait en même temps de lui confier le porte-feuille des affaires étrangères. Je me rappelle que cette nouvelle fit renaître l'espérance, et fut reçue très-favorablement; car, bien que ce fût sans doute l'effet d'une prévention, personne n'ignorait que l'opinion générale ne voyait pas avec plaisir M. le duc de Bassano dans le poste où M. le duc de Vicence était appelé à lui succéder. M. le duc de Bassano passait pour aller au devant de ce qu'il croyait être les désirs secrets de l'empereur, et pour être contraire à la paix. On verra plus tard, par une réponse que me fit Sa Majesté à Fontainebleau, combien ces bruits étaient gratuits et dépourvus de fondement.

Il semblait alors d'autant plus probable que les alliés avaient réellement l'intention de traiter de la paix, qu'en se procurant à force ouverte un négociateur français, ils avaient été au devant de tout ce que l'on aurait pu dire pour attribuer les premières démarches à l'empereur; et, ce qui surtout donnait un grand poids à la croyance accordée aux dispositions pacifiques de l'Europe, c'est qu'il ne s'agissait pas seulement d'une paix continentale, comme à Tilsitt et à Schœnbrunn, mais bien d'une paix générale dans laquelle l'Angleterre intervenait comme partie contractante; de sorte que l'on espérait gagner en sécurité pour la suite ce que l'on perdrait peut-être par la rigidité des conditions. Mais, malheureusement, l'espoir auquel on se livrait avec une joie anticipée fut de peu de durée. On ne tarda pas à apprendre que les propositions communiquées à M. de Saint-Aignan, après son enlèvement, n'étaient qu'un leurre, une vieille ruse diplomatique à laquelle les étrangers n'avaient eu recours que pour gagner du temps en berçant l'empereur d'une fausse espérance. En effet, un mois ne s'était pas écoulé, on n'avait pas même eu le temps de compléter l'échange des correspondances préliminaires qui ont lieu en pareil cas, lorsque l'empereur eut connaissance de la fameuse déclaration de Francfort, dans laquelle, bien loin d'entrer en négociations avec Sa Majesté, on affectait de séparer sa cause de celle de la France. Que d'intrigues! Et que l'on bénit de bon cœur sa médiocrité quand on se compare aux hommes condamnés à vivre dans ce dédale de hautes fourberies et d'hypocrisies honorifiques! La triste certitude étant acquise que les étrangers voulaient une guerre d'extermination, ramena la consternation où régnait déjà l'espérance; mais le génie de Sa Majesté n'en fut point abattu, et dès lors tous ses efforts se dirigèrent vers la nécessité de faire encore une fois face à l'ennemi, non plus pour conquérir ses provinces, mais pour garantir d'une invasion le sol sacré de la patrie.


CHAPITRE XVII.

Souvenirs récens.—Sociétés secrètes d'Allemagne.—L'empereur et les francs-maçons.—L'empereur riant de Cambacérès.—Les fanatiques assassins.—Promenade sur les bords de l'Elbe.—Un magistrat saxon.—Zèle religieux d'un protestant.—Détails sur les sociétés de l'Allemagne.—Opposition des gouvernemens au Tugendweiren.—Origine et réformation des sectes de 1813.—Les chevaliers noirs et la légion noire.—La réunion de Louise.—Les concordistes.—Le baron de Nostitz et la chaîne de la reine de Prusse.—L'Allemagne divisée entre trois chefs de secte.—Madame Brede et l'ancien électeur de Hesse-Cassel.—Intrigue du baron de Nostitz.—Les secrétaires de M. de Stein.—Véritable but des sociétés secrètes.—Leur importance.—Questions de l'empereur.—Histoire ou historiette.—Réception d'un carbonari.—Un officier français dans le Tyrol.—Ses mœurs, ses habitudes, son caractère.—Partie de chasse et réception ordinaire.—Les Italiens et les Tyroliens.—Épreuves de patience.—Trois rendez-vous.—Une nuit dans une forêt.—Apparence d'un crime.—Preuves évidentes.—Interrogatoire, jugement et condamnation.—Le colonel Boizard.—Révélations refusées.—L'exécuteur et l'échafaud.—Religion du serment.—Les carbonari.


On ne doit point omettre, en parlant de l'année 1813, le nombre incroyable des affiliations qui eurent lieu pendant cette année aux sociétés secrètes, récemment formées en Italie et en Allemagne. L'empereur, dès le temps où il n'était encore que premier consul, non-seulement ne s'était point opposé à la réouverture des loges maçonniques, mais il est permis de penser qu'il l'avait favorisée sous main. Il était bien sûr que rien ne sortirait de ces réunions qui pût être dangereux pour sa personne ou contraire à son gouvernement, puisque la franc-maçonnerie comptait parmi ses adeptes, et avait même pour chefs, les plus grands personnages de l'état. D'ailleurs, il aurait été de toute impossibilité que dans ces sociétés, où se glissaient quelques faux-frères, un secret dangereux, s'il y en avait eu de tel, pût échapper à la vigilance de la police. L'empereur en parlait quelquefois, mais comme de purs enfantillages bons pour amuser les badauds; et je puis assurer qu'il riait de bon cœur quand on lui racontait que l'archi-chancelier, en sa qualité de chef du Grand-Orient, ne présidait pas un banquet maçonnique avec moins de gravité qu'il n'en apportait à la présidence du sénat et du conseil-d'état. Toutefois l'insouciance de l'empereur ne s'étendait pas jusqu'aux sociétés si connues en Italie sous le nom de carbonari, et en Allemagne sous diverses dénominations. Il faut convenir, en effet, qu'après les entreprises de deux jeunes allemands affiliés à l'illuminisme, il était bien permis à Sa Majesté de ne pas voir sans inquiétudes la propagation de ces liens de vertu, où de jeunes fanatiques se transformaient en assassins.

Je n'ai rien su de particulier relativement aux carbonari, puisque aucune circonstance ne nous rapprocha de l'Italie. Quant aux sociétés secrètes de l'Allemagne, je me rappelle que, pendant notre séjour à Dresde, j'en entendis parler avec beaucoup d'intérêt, et non sans effroi pour l'avenir, à un magistrat saxon avec lequel j'eus l'honneur de me trouver souvent. C'était un homme de soixante ans environ, parlant bien le français, et joignant au plus haut degré le flegme allemand à la gravité de l'âge. Dans sa jeunesse, il avait habité la France, et avait même fait une partie de ses études au collége de Sorrèze. J'attribuai l'amitié qu'il voulait bien me témoigner au plaisir qu'il éprouvait à entendre parler d'un pays dont la mémoire paraissait lui être toujours chère. Je me souviens parfaitement aujourd'hui de la profonde vénération avec laquelle cet excellent homme me parlait d'un de ses anciens professeurs de Sorrèze, qu'il appelait don Ferlus; et il faudrait que j'eusse la mémoire bien ingrate pour oublier un nom que je lui ai entendu répéter si souvent.

Mon excellent saxon se nommait M. Gentz, mais n'était point parent du diplomate du même nom attaché à la chancellerie autrichienne. Il était de la religion réformée, très-exact à remplir ses devoirs religieux; et je puis assurer que je n'ai jamais connu un homme plus simple dans ses goûts et plus pénétré de ses devoirs d'homme et de magistrat. Je n'oserais hasarder de dire quel était le fond de sa pensée sur l'empereur, car il en parlait rarement; et s'il eût eu quelque chose de désobligeant à en dire, on conçoit facilement qu'il aurait pour cela choisi un autre confident que moi. Un jour que nous étions ensemble à examiner les travaux que Sa Majesté faisait élever de toutes parts sur la rive gauche de l'Elbe, je ne sais comment la conversation vint à tomber sur les sociétés secrètes de l'Allemagne, sujet qui m'était totalement étranger. Comme je lui adressais des questions pour m'instruire, M. Gentz me dit: «Il ne faut pas croire que les sociétés secrètes qui se multiplient en Allemagne d'une manière si extraordinaire aient été protégées par les souverains. Le gouvernement prussien les vit naître avec effroi, quoiqu'il cherche actuellement à en tirer parti pour donner une apparence nationale à la guerre qu'il vous fait depuis la défection du général Yorck. Des réunions aujourd'hui tolérées ont été, même en Prusse, l'objet de vives persécutions. Il n'y a pas long-temps, par exemple, que le gouvernement prussien prit des mesures sévères pour supprimer la société dite tugendverein. Il parvint à la dissoudre; mais au moment même de sa dissolution, il s'en forma trois autres qui devaient être dirigées par les membres du tugendverein, en prenant toutefois la précaution de les déguiser sous des dénominations différentes. Le docteur Jahn se mit à la tête des chevaliers noirs, qui ont depuis donné naissance à un corps de partisans connu sous le nom de la légion noire, commandé par le colonel Lutzoff. Le souvenir toujours vivant en Prusse de la feue reine exerce une grande influence sur la nouvelle direction imprimée à ses institutions; elle en est comme la divinité occulte. De son vivant, elle avait donné au baron de Nostitz une chaîne d'argent qui devint entre ses mains la décoration, ou pour mieux dire le signe de ralliement d'une nouvelle société à laquelle il donna le nom de réunion de Louise. Enfin M. Lang s'est déclaré le chef d'un ordre de concordistes qu'il institua à l'instar des associations de ce nom qui s'étaient établies depuis quelque temps dans les universités.

«Mes fonctions de magistrat, ajouta M. Gentz, m'ont plusieurs fois mis à même d'avoir des renseignemens exacts sur ces nouvelles institutions, et vous pouvez regarder ce que je vous dis à ce sujet comme parfaitement authentique. Les trois chefs, dont je viens de vous parler, dirigent bien en apparence trois sociétés; mais il est bien certain que les trois n'en font qu'une, puisque ces messieurs se sont engagés à suivre en tout point les erremens du Tugendverein. Seulement ils se sont partagés l'Allemagne pour rendre, par leur présence, leur influence plus immédiate. M. Jahn s'est réservé plus particulièrement la Prusse, M. Lang le nord, et le baron de Nostitz le midi de l'Allemagne. Ce dernier sachant quelle peut être l'influence d'une femme sur de jeunes adeptes, s'est associé une très-belle actrice de Prague, nommée madame Brede, et elle a déjà fait faire à la Réunion de Louise une conquête fort importante et qui peut le devenir beaucoup plus pour l'avenir, si les Français éprouvaient des revers. L'ancien électeur de Hesse, affilié par l'entremise de madame Brede, a accepté, presque immédiatement après sa réception, la grande maîtrise de la Réunion de Louise, et le jour même de son installation il a remis entre les mains de M. de Nostitz les fonds nécessaires pour créer et équiper un corps franc de sept cents hommes destiné à entrer au service de la Prusse. Il est vrai qu'une fois nanti de la somme, le baron ne s'est nullement occupé de la formation du corps, ce qui a causé beaucoup d'humeur au vieil électeur; mais à force d'adresse et d'intrigues, madame Brede est parvenue à les réconcilier. Il a été démontré en effet que M. de Nostitz ne s'était pas approprié les fonds dont il était dépositaire, mais qu'il leur avait donné une autre destination que l'armement d'un corps franc. M. de Nostitz est sans contredit le plus zélé, le plus ardent et le plus habile des trois chefs; je ne le connais pas personnellement, mais je sais que c'est un des hommes les plus capables d'exercer un grand empire sur ceux qui l'écoutent. C'est ainsi qu'il a captivé M. de Stein, ministre prussien, au point que celui-ci entretient deux de ses secrétaires à la disposition du baron de Nostitz, pour rédiger sous sa direction les pamphlets dont l'Allemagne est inondée; mais je ne puis trop vous répéter, poursuivit M. Gentz, que la haine vouée aux Français par ces diverses sociétés n'est qu'une chose accidentelle et née uniquement des circonstances; car leur but primitif était le renversement des gouvernemens, tels qu'ils existaient en Allemagne; et leur principe fondamental, l'établissement d'un système d'égalité absolue. Cela est si vrai, qu'il a été vivement question parmi les adeptes du Tugendverein, de proclamer la souveraineté du peuple dans toute l'Allemagne, et ceux-ci disaient tout haut que la guerre ne devait point être faite au nom des gouvernemens qui, selon eux, ne sont que des instrumens. Je ne sais quel sera en définitive le résultat de toutes ces machinations; mais ce qu'il y a de certain, c'est qu'à force de se donner de l'importance, les sociétés secrètes s'en créent une réelle. À les entendre, eux seuls ont déterminé le roi de Prusse à se déclarer ouvertement contre la France, et ils se vantent hautement de n'en pas demeurer là. Après tout, il leur arrivera probablement ce qui arrive presque toujours en pareil cas; si on les croit utiles, on leur promettra monts et merveilles pour en tirer parti, et on les laissera là quand on n'aura plus besoin d'eux, car il est de toute impossibilité que des gouvernemens raisonnables perdent de vue le but réel de leur institution.»

Tel est le résumé que je crois exact, non pas de tout ce que me dit M. Gentz sur les sociétés secrètes de l'Allemagne, mais ce dont je me suis souvenu, et je me rappelle que lorsque je me permis d'en rendre compte à l'empereur, Sa Majesté daigna m'écouter avec beaucoup d'attention, me faisait même répéter certains détails, ce qui n'a pas peu contribué à les graver dans ma mémoire. Quant aux carbonari, on a tout lieu de penser qu'ils tenaient par des ramifications secrètes aux sociétés allemandes; mais, comme je l'ai déjà dit, je n'ai point été à même de recueillir sur eux des documens certains. Cependant, j'essaierai de reproduire ici ce que j'ai entendu dire de la réception d'un carbonari.

Le récit de cette histoire qui, peut-être, n'est qu'une historiette, m'a vivement frappé; au surplus, je ne la donne ici que sous toute réserve, ne sachant même pas si quelqu'un n'en a pas déjà fait son profit, attendu que je ne fus pas le seul auditeur de cette narration. Je la tiens d'un Français qui habitait le nord de l'Italie, à l'époque même à laquelle se rapporte mon entretien avec M. Gentz.

«Un officier français, autrefois attaché au général Moreau, homme d'un esprit ardent et en même temps sombre et mélancolique, avait quitté le service après le procès instruit à Paris contre son général. Il n'avait point été compromis dans la conspiration, mais invariablement attaché aux principes républicains, cet officier, de mœurs très-simples, et possédant de quoi vivre, quoique médiocrement, avait quitté la France lors de la fondation de l'empire, et il ne prenait nullement la peine de déguiser son aversion pour le chef d'un gouvernement absolu; enfin, quoique fort paisible dans sa conduite, il était un de ceux que l'on désignait sous le nom de mécontens. Après avoir voyagé pendant plusieurs années en Grèce, en Allemagne et en Italie, il s'était fixé dans une simple bourgade du Tyrol vénitien. Là, il vivait fort retiré, n'ayant que peu de communications avec ses voisins, occupé de l'étude des sciences naturelles, se livrant à la contemplation et ne s'occupant, pour ainsi dire, plus des affaires publiques. Il était dans cette position, qui paraissait mystérieuse à quelques personnes, quand les affiliations aux ventes des carbonari firent de si incroyables progrès, dans la plupart des provinces italiennes et notamment sur les confins de l'Adriatique. Plusieurs habitans notables du pays, ardens carbonari, conçurent le projet d'enrôler dans leur société, l'officier français qui leur était connu, et dont ils n'ignoraient point les implacables ressentimens contre le chef du gouvernement impérial, qu'il regardait, à la vérité, comme un grand homme, mais en même temps comme le destructeur de sa chère république.

»Pour ne point effaroucher la susceptibilité présumée de l'officier, on résolut d'organiser une partie de chasse, dans laquelle on se dirigerait vers les lieux qu'il avait l'habitude de choisir pour ses promenades solitaires. Ce plan fut adopté et suivi, de sorte que la rencontre souhaitée eut lieu et parut toute fortuite. L'officier n'hésita point à se lier de conversation avec les chasseurs, dont quelques-uns lui étaient connus, et après plusieurs détours on amena la conversation sur les carbonari, ces nouveaux adeptes d'une sainte liberté. Ce mot magique de liberté n'avoit cessé de vivre au fond du cœur de l'officier; aussi, produisit-il sur lui tout l'effet que l'on en pouvait espérer; il réveilla les souvenirs enthousiastes de sa jeunesse et le fit frémir d'une joie depuis long-temps inaccoutumée. Lors donc qu'on en vint à lui proposer d'augmenter le nombre des frères dont il se trouvait entouré, ceux-ci n'éprouvèrent aucune difficulté. L'officier fut reçu; on lui fit connaître les signes sacramentels, les mots de reconnaissance; on reçut son serment; il s'engagea à être toujours et à toute heure à la disposition de ses frères, et à périr plutôt que de jamais trahir leur secret: Dès lors, il fut affilié et continua à vivre comme par le passé, attendant à tout moment une convocation.

»Le caractère aventureux des habitans du Tyrol vénitien offre de grandes différences avec le caractère des habitans de l'Italie, mais il lui ressemble par une méfiance naturelle qui leur est commune, et chez eux du soupçon à la vengeance la pente est rapide. À peine l'officier français fut-il admis au nombre des carbonari, qu'il s'en trouva parmi eux qui blâmèrent cette affiliation, et la regardèrent comme dangereuse; il y en eut même qui allèrent jusqu'à dire que la qualité de Français aurait dû être un motif suffisant de réprobation, et que, d'ailleurs, dans un moment où la police employait des hommes habiles à prendre tous les masques, il fallait que la fermeté et la constance du nouvel élu fussent soumises à d'autres épreuves que les simples formalités auxquelles on s'était borné. Les parrains de l'officier, ceux qui l'avaient pour ainsi dire convoité pour frère, ne firent point d'objection, étant sûrs de la bonté de leur choix.

»Les choses en étaient là, quand la nouvelle des désastres de l'armée française à Leipzig parvint dans les provinces voisines de l'Adriatique, et redoubla le zèle des carbonari. Trois mois environ s'étaient écoulés depuis la réception de l'officier français, sans que celui-ci eût reçu aucun avis de ses frères, et il pensait que les travaux du carbonarisme se bornaient à bien peu de chose. Alors, il reçoit un jour une lettre mystérieuse dans laquelle on lui enjoint de se rendre la nuit suivante, armé d'une épée, dans un bois qui lui était indiqué, de s'y trouver à minuit précis, et d'y attendre jusqu'à ce que l'on vînt le chercher. Exact au rendez-vous, l'officier s'y rendit à l'heure prescrite, et y resta jusqu'au jour sans avoir vu paraître personne; alors, il retourna chez lui pensant qu'on avait seulement voulu le soumettre à une épreuve de patience. Son opinion à cet égard fut presque changée en conviction lorsque, quelques jours après, une nouvelle lettre lui ayant prescrit de se rendre de la même manière au même endroit, il y eut passé encore la nuit à attendre vainement.

»Il n'en fut plus de même lors d'un troisième et semblable rendez-vous. L'officier français s'y rendit encore avec la même ponctualité, sans que sa patience se trouvât lassée. Il attendait depuis plusieurs heures quand tout à coup, au lieu de voir venir ses frères, il entend le cliquetis d'épées froissées les unes contre les autres. Entraîné par un premier mouvement, il s'élance du côté d'où vient le bruit, et le bruit semble reculer à mesure qu'il s'en approche. Il arrive cependant au lieu où un crime affreux venait d'être commis: il voit un homme baigné dans son sang, que deux assassins venaient de frapper. Prompt comme l'éclair, il s'élance l'épée à la main sur les deux meurtriers; mais ils ont disparu dans l'épaisseur du bois, et il se disposait à prodiguer des secours à leur victime, lorsque quatre gendarmes arrivent sur le lieu de la scène. L'officier se trouvait alors seul, l'épée nue, auprès de l'homme assassiné; celui-ci, qui respirait encore, fait un dernier effort pour parler, et expire en désignant son défenseur comme étant son meurtrier. Alors les gendarmes l'arrêtent; deux enlèvent le cadavre, et les deux autres attachent les bras de l'officier avec des cordes, et le conduisent dans un village situé à une lieue, où ils arrivent à la pointe du jour. Là il est conduit devant le magistrat, interrogé, et écroué dans la prison du lieu.

»Qu'on se figure la situation de l'officier; sans amis dans le pays, n'osant se recommander de son propre gouvernement auquel ses opinions connues l'auraient rendu suspect, accusé d'un crime horrible, voyant toutes les preuves contre lui, et surtout invinciblement accablé par les dernières paroles de la victime mourante! Comme tous les hommes d'un caractère ferme et résolu, il envisagea sa position sans se plaindre, vit qu'elle était sans remède, et se résigna à son sort.

»Cependant on avait nommé une commission spéciale, pour conserver au moins le simulacre de la justice. Amené devant la commission, il ne put que répéter ce qu'il avait dit devant le magistrat qui l'avait interrogé le premier; c'est-à-dire, raconter les faits tels qu'ils s'étaient passés, protester de son innocence, et reconnaître en même temps que toutes apparences étaient contre lui. Que pouvait-il répondre quand on lui demandait pourquoi, pour quel motif il s'était trouvé seul, pendant la nuit et armé d'une épée dans l'épaisseur d'un bois? Ici son serment de carbonari enchaînait ses paroles, et ses hésitations devenaient autant de preuves. Que répondre encore à la déposition des gendarmes qui l'avaient arrêté en flagrant d'élit. Il fut donc, d'une voix unanime, condamné à mort, et reconduit dans sa prison, où il dut rester jusqu'au moment fixé pour l'exécution du jugement.

»D'abord, on lui envoya un prêtre: l'officier le reçut avec les plus grands égards, mais s'abstint de recourir à son ministère; ensuite, il fut importuné de la visite d'une confrérie de pénitens. Enfin, les exécuteurs vinrent le chercher pour le conduire au lieu du supplice. Comme il s'y rendait, accompagné de plusieurs gendarmes, et d'une longue et double haie de pénitens, le cortége funèbre fut interrompu par l'arrivée inopinée du colonel de la gendarmerie, que le hasard amenait sur le lieu de la scène. Cet officier supérieur portait le nom du colonel Boizard, nom connu dans toute la haute Italie, et redouté de tous les malfaiteurs. Le colonel ordonna un sursis pour interroger lui-même le condamné, et se faire rendre compte des circonstances du crime et du jugement. Lorsqu'il fut seul avec l'officier: «Vous le voyez, lui dit-il, tout est contre vous, et rien ne peut vous soustraire à la mort qui vous attend; cependant je puis vous sauver, mais à une seule condition: je sais que vous êtes affilié à la secte des carbonari; faites-moi connaître vos complices dans ces ténébreuses machinations, et votre vie est à ce prix.—Jamais.—Considérez cependant.....—Jamais, vous dis-je; qu'on me mène au supplice.

»Il fallut donc s'acheminer de nouveau vers la place où l'instrument du supplice était dressé. L'exécuteur était à son poste. L'officier monte d'un pas ferme la fatale échelle. Le colonel Boizard s'y élance après lui, le supplie encore de sauver sa vie aux conditions dont il lui a parlé: «Non! non! jamais...» Alors la scène change, le colonel, l'exécuteur, les gendarmes, le prêtre, les pénitens, les spectateurs, tous s'empressent autour de l'officier; chacun veut le presser dans ses bras; enfin on le reconduit en triomphe à sa demeure. Tout ce qui s'était passé n'était en effet qu'une réception; les assassins de la forêt et leur victime avaient, aussi bien que les juges et le prétendu colonel Boizard, joué leur rôle, et les carbonari les plus soupçonneux surent jusqu'à quel point leur nouvel affilié poussait l'héroïsme de la constance et la religion du serment.»

Tel est à peu près le récit que j'ai entendu faire, comme je l'ai dit, avec le plus vif intérêt; et j'ai cru qu'il me serait permis d'en retracer ici le souvenir, sans me dissimuler toutefois combien il doit perdre à être écrit. Faut-il y ajouter toute confiance? C'est ce que je n'oserais décider; mais ce que je puis certifier, c'est que le narrateur le donnait comme vrai, et assurait même que l'on en trouverait les détails aux archives de Milan, attendu que cette réception extraordinaire avait été, dans le temps, l'objet d'un rapport circonstancié adressé au vice-roi, pour lequel la destinée avait déjà prononcé qu'il ne reverrait plus l'empereur.


CHAPITRE XVIII.

Confusion et tumulte à Mayence.—Décrets de Mayence.—Convocation du Corps-Législatif.—Ingratitude du général de Wrede.—Désastres de sa famille.—Emploi du temps de l'empereur, et redoublement d'activité.—Les travaux de Paris.—Troupes équipées comme par enchantement.—Anxiété des Parisiens.—Première anticipation sur la conscription.—Mauvaises nouvelles de l'armée.—Évacuation de la Hollande et retour de l'archi-trésorier.—Capitulation de Dresde.—Traité violé et indignation de l'empereur.—Mouvement de vivacité.—Confiance dont m'honorait Sa Majesté.—Mort de M. le comte de Narbonne.—Sa première destination.—Comment il fut aide-de-camp de l'empereur.—Vaine ambition de plusieurs princes.—Le prince Léopold de Saxe-Cobourg.—Jalousie causée par la faveur de M. de Narbonne.—Les noms oubliés.—Opinion de l'empereur sur M. de Narbonne.—Mot caractéristique.—Le général Bertrand, grand maréchal du palais.—Le maréchal Suchet, colonel-général de la garde.—Changement dans la haute administration de l'empire.—Droit déféré à l'empereur de nommer le président du corps législatif.—M. de Molé et le plus jeune des ministres de l'empire.—Détails sur les excursions de l'empereur dans Paris.—Sa Majesté me reconnaît dans la foule.—Gaîté de l'empereur.—L'empereur se montrant plus souvent en public.—Leurs Majestés à l'Opéra, et le ballet de Nina.—Vive satisfaction causée à l'empereur par les acclamations populaires.—L'empereur et l'impératrice aux Italiens; représentation extraordinaire et madame Grassini.—Visite de l'empereur à l'établissement de Saint-Denis.—Les pages, et gaîté de l'empereur.—Réflexion sérieuse.


Je me suis un peu éloigné dans le chapitre précédent de mes souvenirs de Paris, depuis notre retour d'Allemagne, après la bataille de Leipzig et le court séjour de l'empereur à Mayence. Je ne puis aujourd'hui encore tracer le nom de cette dernière ville, sans me rappeler le spectacle de tumulte et de confusion qu'elle offrait après la glorieuse trouée de Hanau, où furent si vigoureusement battus les Bavarois, la première fois que dans une affaire sérieuse, ils se présentèrent comme ennemis à ceux dans les rangs desquels ils avaient précédemment combattu. Ce fut, si je ne me trompe, à cette dernière affaire que le général Bavarois de Wrede et sa famille même furent immédiatement victimes de leur trahison. Le général, que l'empereur avait comblé de bontés, fut blessé mortellement; tous les parens qu'il avait dans l'armée bavaroise furent tués, et son gendre le prince d'Oettingen éprouva le même sort. C'était un de ces événemens qui ne manquaient guère de frapper l'esprit de Sa Majesté, parce qu'ils rentraient dans ses idées de fatalité. Ce fut également de Mayence que l'empereur rendit le décret de convocation du Corps-Législatif pour le 2 décembre; mais, comme on le verra, l'ouverture en fut retardée, et plut à Dieu que la réunion en eût été indéfiniment ajournée; car alors Sa Majesté n'aurait pas éprouvé les tribulations que lui causèrent plus tard les symptômes d'opposition qui se manifestèrent pour la première fois, et d'une manière au moins intempestive.

Une des choses qui m'étonnaient le plus, et qui m'étonne encore bien plus aujourd'hui quand j'y pense, c'est l'inconcevable activité de l'empereur: bien loin de diminuer, elle semblait prendre chaque jour une nouvelle extension, comme si l'exercice même de ses forces les avait doublées. À l'époque dont je parle, je ne saurais donner une idée de la manière dont le temps de Sa Majesté était rempli. Depuis, d'ailleurs, qu'il avait revu l'impératrice et son fils, l'empereur avait repris sa sérénité: alors je ne surpris même que très-rarement en lui de ces signes extérieurs d'abattement qu'il n'avait pas toujours dissimulés dans son intérieur, après notre retour de Moscou. Il s'occupa plus ostensiblement encore que de coutume des nombreux travaux qu'il faisait exécuter dans Paris. C'était une utile distraction à ses grandes pensées de guerre et aux nouvelles affligeantes qui lui arrivaient de l'armée. Presque chaque jour des troupes équipées comme par enchantement étaient passées en revue par Sa Majesté, et dirigées immédiatement sur le Rhin, dont la ligne était presque entièrement menacée; le danger, auquel nous ne songions guère, dut paraître alors imminent aux habitans de la capitale, qui n'étaient pas tous entraînés comme nous par l'espèce de charme que l'empereur répandait sur tous ceux qui avaient l'honneur d'approcher son auguste personne. En effet, on vit alors pour la première fois demander au sénat un contingent d'hommes par anticipation sur l'année suivante, et d'ailleurs chaque jour apportait des nouvelles fâcheuses. Nous vîmes ainsi revenir dans le courant de l'automne le prince archi-trésorier, forcé de quitter la Hollande après l'évacuation de ce royaume par nos troupes, tandis que M. le maréchal Gouvion Saint-Cyr était contraint de signer à Dresde une capitulation pour lui et les trente mille hommes qu'il avait conservés dans cette place.

La capitulation de M. le maréchal Saint-Cyr ne tiendra sûrement jamais une place honorable dans l'histoire du cabinet de Vienne. Il ne m'appartient pas de juger ces combinaisons de la politique; mais je ne puis oublier l'indignation que tout le monde manifesta au palais, quand on apprit que cette capitulation avait été outrageusement violée par ceux qui étaient devenus les plus forts. Il était dit dans la capitulation que le maréchal reviendrait en France avec les troupes sous ses ordres; qu'il amènerait avec lui une partie de son artillerie; que ces troupes pourraient être échangées contre un pareil nombre de troupes des puissances alliées; que les malades français restés à Dresde seraient dirigés sur la France à mesure de leur guérison, et qu'enfin le maréchal se mettrait en mouvement le 16 de novembre. Rien de tout cela n'eut lieu. Qu'on juge donc de l'indignation que dut éprouver l'empereur, déjà si profondément affligé de la capitulation de Dresde, quand il apprit qu'au mépris des conventions stipulées, ses troupes étaient faites prisonnières par le prince de Schwartzenberg. Je me rappelle qu'un jour M. le prince de Neufchâtel étant dans le cabinet de Sa Majesté, où je me trouvais en ce moment, l'empereur lui dit avec un peu d'emportement: «Vous me parlez de la paix!.. Eh f.....! comment voulez-vous que je croie à la bonne foi de ces gens-là?... Voyez ce qui arrive à Dresde!... Non! vous dis-je, ils ne veulent pas traiter; ils ne veulent que gagner du temps. C'est à nous de n'en pas perdre.» Le prince ne répondit rien, ou du moins je n'entendis pas sa réponse, car je sortis alors du cabinet où j'avais fini d'exécuter l'ordre qui m'y avait appelé. Au surplus, je puis ajouter comme nouvelle preuve de la confiance dont Sa Majesté daignait m'honorer, que jamais quand j'entrais elle ne s'interrompait de ce qu'elle disait, quelle qu'en fût l'importance, et j'ose affirmer que si ma mémoire était meilleure, ces souvenirs seraient beaucoup plus riches qu'ils ne le sont.

Puisque j'ai parlé des mauvaises nouvelles qui assaillirent l'empereur presque coup sur coup pendant les derniers mois de 1813, il en est une que je ne saurais omettre, tant Sa Majesté en fut péniblement affectée: je veux parler de la mort de M. le comte Louis de Narbonne. De toutes les personnes qui n'avaient pas commencé leur carrière sous les yeux de l'empereur, M. de Narbonne était peut-être celle qu'il affectionnait le plus; et il faut convenir qu'il était impossible de joindre à un mérite réel des manières plus séduisantes. L'empereur le regardait comme le plus propre à amener à bien une négociation; aussi disait-il un jour de lui: «Narbonne est né ambassadeur.» On savait dans le palais pourquoi l'empereur l'avait nommé son aide-de-camp à l'époque où l'on forma la maison de l'impératrice Marie-Louise. D'abord, l'intention de l'empereur avait été de le nommer chevalier d'honneur de la nouvelle impératrice; mais une intrigue savamment ourdie amena celle-ci à le refuser, et ce fut en quelque sorte comme en dédommagement qu'il reçut la qualité d'aide-de-camp de Sa Majesté. Or, il n'y en avait point alors en France à laquelle on attachât un plus haut prix. Bien des princes étrangers, des princes souverains même, sollicitèrent en vain cette haute faveur, et parmi ceux-ci je puis citer le prince Léopold de Saxe-Cobourg, marié à la princesse Charlotte d'Angleterre, et qui refuse d'être roi de la Grèce, après n'avoir pu obtenir d'être aide-de-camp de l'empereur.

Je n'oserais pas dire, en consultant bien ma mémoire, que personne à la cour ne fût jaloux de voir M. de Narbonne aide-de-camp de l'empereur; mais j'ai oublié les noms. Quoi qu'il en soit, il devint bientôt en faveur, et chaque jour l'empereur apprécia de plus en plus ses qualités et ses services. Je me rappelle à cette occasion avoir entendu dire à Sa Majesté, et je crois que ce fut à Dresde, qu'elle n'avait jamais bien connu le cabinet de Vienne avant que le nez fin de Narbonne, ce sont ses expressions, ait été flairer ses vieux diplomates. Après le simulacre de négociations dont j'ai parlé précédemment, et qui remplit la durée de l'armistice de 1813 à Dresde, M. de Narbonne était demeuré en Allemagne, où l'empereur lui avait confié le gouvernement de Torgau. Ce fut là qu'il mourut, le 17 de novembre, à la suite d'une chute de cheval, malgré les soins habiles que lui prodigua M. le baron Desgenettes. Depuis la mort du maréchal Duroc et celle du prince Poniatowski, je ne me rappelle pas avoir vu l'empereur témoigner plus de regrets que dans cette circonstance.

Cependant, à peu près au moment où il perdit M. de Narbonne, mais avant d'avoir appris sa mort, l'empereur avait pourvu au remplacement auprès de sa personne de l'homme qu'il avait le plus aimé, sans excepter le général Desaix. Il venait d'appeler M. le général Bertrand aux hautes fonctions de grand maréchal du palais, et ce choix fut généralement approuvé de toutes les personnes qui avaient l'honneur de connaître M. le comte Bertrand. Mais que pourrais-je avoir à dire ici d'un homme dont l'histoire ne séparera plus le nom du nom de l'empereur? La même époque avait vu tomber M. le duc d'Istrie, l'un des quatre colonels-généraux de la garde, et le maréchal Duroc; la même nomination réunit les noms de leurs successeurs; et M. le maréchal Suchet fut ainsi nommé en même temps que M. le général Bertrand, et remplaça M. le maréchal Bessières comme colonel-général dans la garde.

En même temps Sa Majesté fit plusieurs autres changemens dans le personnel de la haute administration de l'empire. Un sénatus-consulte ayant déféré à l'empereur le droit de nommer à son choix le président du corps législatif, Sa Majesté destina cette présidence à M. le duc de Massa, qui fut remplacé dans ses fonctions de grand-juge par M. le comte Molé, le plus jeune des ministres qu'ait eus l'empereur. M. le duc de Bassano reprit le ministère de la secrétairerie d'état, et M. le duc de Vicence reçut le porte-feuille des relations extérieures.

J'ai dit que pendant l'automne de 1813 Sa Majesté alla plusieurs fois visiter les travaux publics. Elle allait ordinairement à pied et presque seule voir ceux des Tuileries et du Louvre; ensuite elle montait à cheval, accompagnée d'un ou de deux de ses officiers tout au plus, et de M. Fontaine, pour examiner ceux qui étaient plus éloignés. Un jour, c'était presque à la fin de novembre, ayant profité de l'absence de Sa Majesté pour faire quelques courses au faubourg Saint-Germain, je me trouvai inopinément sur son passage au moment où, se rendant au Luxembourg, elle arriva à l'entrée de la rue de Tournon, et je ne saurais dire avec quelle vive satisfaction j'entendais les cris de vive l'empereur! retentir à son approche. Je me trouvai poussé par les flots de la foule tout près du cheval de l'empereur; pourtant je ne me figurais pas que l'empereur m'eût reconnu. À son retour, j'eus la preuve du contraire: Sa Majesté m'avait vu; et comme je l'aidais à changer de vêtemens: «Eh bien! M. le drôle, me dit gaîment l'empereur, ah! ah! que faisiez-vous au faubourg Saint-Germain? Je vois ce que c'est!... Voilà qui est bien!... Vous allez m'espionner quand je sors.» Et beaucoup d'autres allocutions du même genre, car ce jour-là l'empereur était très-gai; d'où j'augurai qu'il avait été satisfait de sa visite.

Quand, à cette époque, l'empereur éprouvait quelques soucis, je crus remarquer que pour les dissiper il se plaisait à se montrer en public, plus fréquemment peut-être que pendant ses autres séjours à Paris, mais toujours sans affectation. Il alla même plusieurs fois au spectacle; et grâce aux obligeantes bontés de M. le comte de Rémusat, je me trouvais très-fréquemment à ces réunions, qui alors encore avaient toujours l'appareil d'une fête. Certes, lorsque le jour de la première représentation du ballet de Nina, à l'Opéra, Leurs Majestés entrèrent dans leur loge, il aurait été difficile de supposer que l'empereur comptait déjà des ennemis parmi ses sujets. Il est vrai que les mères et les femmes en deuil n'étaient pas là; mais ce que je puis assurer, c'est que jamais je n'avais vu plus d'enthousiasme. L'empereur en jouissait alors du fond de son cœur, plus peut-être qu'après ses victoires. L'idée d'être aimé des Français faisait sur lui l'impression la plus vive. Le soir, il en parlait; il daignait m'en parler, oserai-je le dire, comme un enfant qui s'enorgueillit de la récompense qu'il vient de recevoir. Alors, dans sa simplicité d'homme privé, il répétait souvent: «Ma femme! ma bonne Louise! elle a dû être bien contente!» La vérité est que le désir de voir l'empereur au spectacle était tel à Paris, que, comme il se plaçait toujours dans la loge de côté donnant sur l'avant-scène, chaque fois que l'on y pressentait sa présence, les loges situées de l'autre côté de la salle étaient louées avec un incroyable empressement; on préférait même les loges les plus élevées aux premières loges de la partie de la salle d'où on le voyait plus difficilement. Il n'est personne qui, ayant habité alors Paris, ne puisse reconnaître l'exactitude de ces souvenirs.

Quelque temps après la première représentation du ballet de Nina, l'empereur assista à un autre spectacle où je me trouvai aussi. Comme précédemment, l'impératrice y accompagna Sa Majesté; et je ne pouvais m'empêcher, pendant la représentation, de penser que l'empereur éprouvait peut-être quelques souvenirs capables de le distraire de l'harmonie de la musique. C'était au Théâtre-Italien, placé alors à l'Odéon. On donnait la Cléopâtre de Nazzolini, et la représentation était du nombre de celles que l'on nomme extraordinaires, puisqu'elle avait lieu au bénéfice de madame Grassini. Depuis fort peu de temps seulement cette cantatrice, célèbre à plus d'un titre, s'était montrée pour la première fois en public sur un théâtre à Paris; je crois même que ce jour-là elle n'y paraissait que pour la troisième ou la quatrième fois, et je dois dire, pour être exact, qu'elle ne produisit pas sur le public parisien tout l'effet que l'on attendait de son immense réputation. Il y avait long-temps que l'empereur ne la recevait plus particulièrement. Cependant jusque-là les sons de sa voix et de celle de Crescentini avaient été réservés aux oreilles privilégiées des spectateurs de Saint-Cloud ou du théâtre des Tuileries. En cette occasion l'empereur se montra très-généreux pour la bénéficiaire; mais il n'en résulta aucune entrevue; car, comme l'aurait dit un poëte du temps, la Cléopâtre de Paris n'avait pas affaire à un nouvel Antoine.

Ainsi, comme on le voit, l'empereur dérobait aux immenses affaires qui l'occupaient quelques soirées, moins pour jouir du spectacle que pour se montrer en public. Tous les établissemens utiles étaient l'objet de ses soins; et il ne s'en rapportait pas seulement aux renseignemens des hommes le plus justement investis de sa confiance, il voyait tout par lui-même. Parmi les établissemens spécialement protégés par Sa Majesté, il en était un qu'elle affectionnait particulièrement. Je ne crois pas que dans aucun des intervalles d'une guerre à l'autre l'empereur soit venu à Paris sans faire une visite à l'établissement des demoiselles de la Légion-d'Honneur, dont madame Campan avait la direction, d'abord à Écouen, et ensuite à Saint-Denis. L'empereur y alla donc au mois de novembre, et je me rappelle à cette occasion une anecdote que j'entendis raconter à Sa Majesté, et qui la divertit beaucoup. Toutefois je ne pourrais assurer si cette anecdote se rapporte à la visite de 1813 ou à une visite antérieure.

D'abord il faut que l'on sache que, conformément aux statuts de la maison des demoiselles de la Légion-d'Honneur, aucun homme, à l'exception de l'empereur, n'était admis dans l'intérieur de l'établissement; mais comme l'empereur y allait toujours avec quelque apparat, bien que sans être attendu, sa suite faisait en quelque sorte partie de lui-même, et y entrait avec lui. Outre ses officiers, deux pages ordinairement l'accompagnaient. Or, il advint que le soir, en revenant de Saint-Denis, l'empereur me dit en riant, en entrant dans sa chambre, où je l'attendais pour le déshabiller: «Eh bien! voilà mes pages qui veulent ressembler aux anciens pages. Les petits drôles!... Savez-vous ce qu'ils font?... Quand je vais à Saint-Denis, ils se disputent à qui sera de service!... Ah! ah!...» L'empereur, en parlant, riait et se frottait les mains; puis, après avoir répété plusieurs fois sur le même ton: «Les petits drôles!» il ajouta, par suite d'une de ces réflexions bizarres qui lui venaient quelquefois: «Moi, Constant, j'aurais été un très mauvais page; je n'aurais jamais eu une pareille idée. Au surplus, ce sont de bons jeunes gens; il en est déjà sorti de bons officiers. Cela fera un jour des mariages.» Il était rare, en effet, qu'une chose frivole en apparence n'amenât de la part de l'empereur une conclusion sérieuse. Moi-même, actuellement, sauf quelques souvenirs du passé, il ne me restera plus que des choses sérieuses et souvent bien tristes à raconter; car nous voilà parvenu au point où tout prit une tournure grave et se revêtit de couleurs souvent bien sombres.


CHAPITRE XIX.

Dernière célébration de l'anniversaire du couronnement.—Amour de l'empereur pour la France.—Sa Majesté plus populaire dans le malheur.—Visite au faubourg Saint-Antoine.—Conversation avec les habitans.—Enthousiasme général.—Cortége populaire de Sa Majesté.—Fausse interprétation et clôture des grilles du Carrousel.—L'empereur plus ému que satisfait.—Crainte du désordre et souvenirs de la révolution.—Enrôlemens volontaires et nouveau régiment de la garde.—Spectacles gratis.—Mariage de douze jeunes filles.—Résidence aux Tuileries.—Émile et Montmorency.—Mouvement des troupes ennemies.—Abandon du dernier allié de l'empereur.—Armistices entre le Danemarck et la Russie.—Opinion de quelques généraux sur l'armée française en Espagne.—Adhésion de l'empereur aux bases des puissances alliées.—Négociations, M. le duc de Vicence et M. de Metternich.—Le duc de Massa président du corps législatif.—Ouverture de la session.—Le sénat et le conseil-d'état au corps législatif.—Discours de l'empereur.—Preuve du désir de Sa Majesté pour le rétablissement de la paix.—Mort du général Dupont-Derval et ses deux veuves.—Pension que j'obtiens de Sa Majesté pour l'une d'elles.—Décision de l'empereur.—Aversion de Sa Majesté pour le divorce et respect pour le mariage.


Une dernière fois encore on célébra à Paris la fête anniversaire du couronnement de Sa Majesté. Les bouquets de l'empereur, pour cette fête, étaient d'innombrables adresses qu'il recevait de toutes les villes de l'empire, et dans lesquelles les offres de sacrifices et les protestations de dévouement semblaient augmenter avec la difficulté des circonstances. Hélas! quatre mois suffirent pour faire connaître la valeur de ces protestations; et comment, cependant, dans cet accord unanime, aurait-on pu croire à une non moins complète unanimité d'abandon? Cela eût été impossible à l'empereur, qui, jusqu'à la fin de son règne, se crut aimé de la France de tout l'amour qu'il avait pour elle; la vérité, vérité bien démontrée par les événemens qui ont suivi, c'est que l'empereur devint plus populaire, dans cette partie des habitans que l'on appelle le peuple, quand il commença à être malheureux. Sa Majesté en eut la preuve dans une visite qu'elle fit au faubourg Saint-Antoine, et il est bien certain que si, dans d'autres circonstances, elle eût pu plier son caractère à caresser le peuple, moyen auquel l'empereur répugnait à cause de ses souvenirs de la révolution, on eût vu le peuple entier des faubourgs de Paris s'armer pour sa défense. Comment, en effet, pourrait-on en douter après avoir lu le fait auquel je fais ici allusion?

L'empereur s'était donc rendu vers la fin de 1813 ou au commencement de 1814, au faubourg Saint-Antoine: car je ne saurais aujourd'hui préciser la date de cette visite inattendue. Quoi qu'il en soit, il se montra dans cette circonstance familier jusqu'à la bonhomie, au point même d'enhardir ceux qui l'approchaient de plus près, à lui adresser la parole. Or, voilà la conversation qui s'établit entre Sa Majesté et plusieurs habitans, conversation qui a été fidèlement recueillie et reconnue exacte par plusieurs témoins de cette scène vraiment touchante.

un habitant.

«Est-il vrai, comme on le dit, que les affaires vont si mal?

l'empereur.

»Je ne peux pas dire qu'elles aillent trop bien.

un habitant.

»Mais, comment cela finira-t-il donc?

l'empereur.

»Ma foi, Dieu le sait.

un habitant.

»Mais comment? Est-ce que les ennemis pourraient entrer en France?

l'empereur.

»Cela pourrait bien être, et même venir jusqu'ici, si l'on ne m'aide pas: je n'ai pas un million de bras. Je ne puis pas tout faire à moi seul.

voix nombreuses.

»Nous vous soutiendrons! nous vous soutiendrons!

voix plus nombreuses.

»Oui! oui! comptez sur nous.

l'empereur.

»En ce cas, l'ennemi sera battu, et nous conserverons toute notre gloire.

plusieurs voix.

»Mais que faut-il donc que nous fassions?

l'empereur.

»Vous enrôler et vous battre.

une voix nouvelle.

»Nous le ferions bien, mais nous voudrions y mettre quelques conditions.

l'empereur.

»Eh bien, parlez franchement. Voyons; lesquelles?

plusieurs voix.

»Nous ne voudrions pas passer la frontière.

l'empereur.

»Vous ne la passerez pas.

plusieurs voix.

»Nous voudrions entrer dans la garde.

l'empereur.

»Eh bien, va pour la garde.»

À peine Sa Majesté eut-elle prononcé ces derniers mots, que la foule immense qui l'environnait fit retentir l'air des cris de Vive l'empereur! et cette foule grossissant sur toute la route que l'empereur suivit en regagnant tout doucement les Tuileries, l'environnait d'un cortége innombrable, quand il arriva au guichet du Carrousel. Nous entendions du palais ces bruyantes acclamations, mais elles furent si singulièrement interprétées par les commandans des postes du palais, que, croyant à une insurrection, ils firent fermer les grilles des Tuileries du côté de la cour.

Quand je vis l'empereur, quelques momens après son retour, il me parut plus ému que satisfait, car tout ce qui avait l'apparence du désordre lui déplaisait souverainement, et le tumulte populaire, quelle qu'en fût la cause, avait toujours quelque chose qui le gênait. Cependant cette visite que Sa Majesté aurait pu renouveler produisit une vive sensation dans le peuple, et ce mouvement eut un résultat positif à l'instant même, puisque dans la journée plus de deux mille individus s'enrôlèrent volontairement et formèrent un nouveau régiment de la garde.

À l'occasion de la fête anniversaire du couronnement et de la bataille d'Austerlitz, il y eut, comme à l'ordinaire, des spectacles gratis dans tous les théâtres de Paris; mais l'empereur ne s'y montra pas comme il l'avait fait souvent; des jeux, des distributions de comestibles, des illuminations; et douze jeunes filles, dotées par la ville de Paris, furent mariées à d'anciens militaires. Je me rappelle que de tout ce qui marquait les solennités de l'empire, l'usage de ces sortes de mariages était ce qui plaisait le plus à l'empereur, qui en parla souvent avec une vive approbation; car, s'il m'est permis de le faire observer, Sa Majesté avait un peu ce que l'on pourrait appeler la manie du mariage.

Nous étions alors à poste fixe aux Tuileries, que l'empereur n'avait pas quitté depuis le 20 de novembre, jour où il était revenu de Saint-Cloud, et qu'il ne quitta plus que lorsqu'il partit pour l'armée. Sa Majesté présidait très-souvent le conseil-d'état, dont les travaux étaient toujours très-actifs. J'appris alors, relativement à un décret, une particularité qui me parut singulière: il y avait long-temps sans doute que la commune de Montmorency avait repris par l'usage son ancien nom; mais ce ne fut qu'à la fin de novembre 1813, que l'empereur lui retira légalement le nom d'Émile, qu'elle avait reçu sous la république en l'honneur de J.-J. Rousseau. On peut croire que si elle le conserva si long-temps, c'est que l'empereur n'y avait pas pensé plus tôt.

Je ne sais si l'on me pardonnera d'avoir rapporté un fait aussi puéril en apparence, lorsque tant de grandes mesures étaient adoptées par Sa Majesté. En effet, chaque jour nécessitait de nouvelles dispositions, car les ennemis faisaient des progrès sur tous les points; les Russes occupaient la Hollande, sous le commandement du général Witzingerode, qui avait été si fort acharné contre nous pendant la campagne de Russie. Déjà même on parlait du prochain retour à Amsterdam de l'héritier de la maison d'Orange; en Italie, le prince Eugène ne luttait qu'à force de talent contre l'armée beaucoup plus nombreuse du maréchal de Bellegarde, qui venait de passer l'Adige; celle du prince de Schwartzenberg occupait les confins de la Suisse; les Prussiens et les troupes de la confédération passaient le Rhin sur plusieurs points; il ne restait plus à l'empereur un seul allié, le roi de Danemarck, le seul qui lui fût encore demeuré fidèle, ayant cédé enfin aux torrens du nord, en concluant un armistice avec la Russie; et dans le midi toute l'habileté du maréchal Soult suffisait à peine pour retarder les progrès du duc de Wellington, qui s'avançait vers nos frontières, à la tête d'une armée plus nombreuse que celle que nous avions à lui opposer, et n'étant pas surtout en proie aux mêmes privations que l'armée française. Je me souviens très-bien d'avoir entendu plusieurs fois alors des généraux blâmer l'empereur de ce qu'il n'avait pas abandonné l'Espagne pour ramener toutes ses troupes en France. Je cite ce souvenir, mais on pense bien que je ne me permettrai pas de hasarder un jugement sur une pareille matière. Quoi qu'il en soit, on voit que la guerre nous environnait de toutes parts, et dans cet état de chose il était difficile, nos anciennes frontières étant menacées, que l'on ne soupirât pas généralement après la paix.

L'empereur la voulait aussi, et personne aujourd'hui ne professe une opinion contraire. Tous les ouvrages que j'ai lus et qui ont été faits par les personnes les mieux à même de savoir la vérité sur toutes ces choses, sont d'accord sur ce point. On sait que Sa Majesté avait fait écrire par M. le duc de Bassano une lettre dans laquelle elle adhérait aux bases proposées à Francfort par les alliés, pour un nouveau congrès. On sait que la ville de Manheim fut désignée pour la réunion de ce congrès, où devait être ensuite envoyé M. le duc de Vicence. Celui-ci, dans une note du 2 décembre, fit connaître de nouveau l'adhésion de l'empereur aux bases générales et sommaires indiquées pour le congrès de Manheim. M. le comte de Metternich répondit le 10 à cette communication, que les souverains porteraient à la connaissance de leurs alliés l'adhésion de Sa Majesté. Toutes ces négociations traînèrent en longueur par la faute seule des alliés, qui finirent par déclarer à Francfort qu'ils ne voulaient plus déposer les armes. Dès le 20 décembre ils annoncent hautement l'intention d'envahir la France, en traversant la Suisse, dont la neutralité avait été solennellement reconnue. À l'époque dont je parle, ma position me tenait, je dois en convenir, dans une complète ignorance de ces choses; mais en les apprenant depuis, elles ont réveillé en moi des souvenirs qui ont puissamment contribué à m'en démontrer la vérité. Tout le monde, je l'espère, conviendra que si l'empereur avait voulu la guerre, ce n'est pas devant moi qu'il aurait pris la peine de parler de son désir de conclure la paix, ce que je lui ai entendu faire plusieurs fois, et ceci ne dément pas ce que j'ai rapporté d'une réponse de Sa Majesté à M. le prince de Neufchâtel, puisque dans cette réponse même il attribue la nécessité de la guerre à la mauvaise foi de ses ennemis. L'immense renommée de l'empereur, non plus que sa gloire, n'ont besoin de mon témoignage, et je ne me fais aucune illusion sur ce point; mais je crois pouvoir, comme un autre, déposer mon grain de vérité.

J'ai dit précédemment que dès son passage à Mayence, l'empereur avait convoqué le corps-législatif pour le 2 décembre. Par un nouveau décret, cette convocation fut prorogée au 19 décembre, et cette solennité annuelle fut marquée par l'introduction d'usages inaccoutumés. D'abord, comme je l'ai dit, à l'empereur seul appartint le droit de nommer à la présidence, sans présentation d'une triple liste, comme le sénat le faisait précédemment; de plus, le sénat et le conseil-d'état se rendirent en corps dans la salle du corps-législatif pour assister à la séance d'ouverture. Je me rappelle que cette cérémonie était attendue plus vivement encore que de coutume, tant on était curieux et pressé dans tout Paris de connaître le discours de l'empereur, et ce qu'il dirait sur la situation de la France. Hélas! nous étions loin de supposer que cette solennité annuelle serait la dernière!

Le sénat et le conseil-d'état ayant successivement occupé les places qui leur étaient indiquées dans la salle des séances, on vit arriver l'impératrice, qui se plaça dans une tribune réservée, entourée de ses dames et des officiers de son service; enfin, l'empereur parut un quart d'heure après l'impératrice, introduit selon le cérémonial accoutumé. Lorsque le nouveau président, M. le duc de Massa, eut prêté serment entre les mains de l'empereur, Sa Majesté prononça le discours suivant:

«Sénateurs;

»Conseillers-d'état;

»Députés des départemens au corps-législatif;

»D'éclatantes victoires ont illustré les armes françaises dans cette campagne. Des défections sans exemple ont rendu ces victoires inutiles. Tout a tourné contre nous. La France même serait en danger, sans l'énergie et l'union des Français.

»Dans ces grandes circonstances, ma première pensée a été de vous appeler près de moi. Mon cœur a besoin de la présence et de l'affection de mes sujets.

»Je n'ai jamais été séduit par la prospérité: l'adversité me trouverait au dessus de ses atteintes.

»J'ai plusieurs fois donné la paix aux nations, lorsqu'elles avaient tout perdu. D'une part de mes conquêtes, j'ai élevé des trônes pour des rois qui m'ont abandonné.

»J'avais conçu et exécuté de grands desseins pour le bonheur du monde!... Monarque et père, je sens ce que la paix ajoute à la sécurité des trônes et à celle des familles. Des négociations ont été entamées avec les puissances coalisées. J'ai adhéré aux bases préliminaires qu'elles ont présentées. J'avais donc l'espoir qu'avant l'ouverture de cette session, le congrès de Manheim serait réuni; mais de nouveaux retards, qui ne sont pas attribués à la France, ont différé ce moment que presse le vœu du monde.

»J'ai ordonné qu'on vous communiquât toutes les pièces originales qui se trouvent au porte-feuille de mon département des affaires étrangères. Vous en prendrez connaissance par l'intermédiaire d'une commission. Les orateurs de mon conseil vous feront connaître ma volonté sur cet objet.

»Rien ne s'oppose de ma part au rétablissement de la paix. Je connais et je partage tous les sentimens des Français. Je dis des Français, parce qu'il n'en est aucun qui voulût de la paix aux dépens de l'honneur.

»C'est à regret que je demande à ce peuple généreux de nouveaux sacrifices, mais ils sont commandés par ses plus nobles et ses plus chers intérêts. J'ai dû renforcer mes armées par de nombreuses levées: les nations ne traitent avec sécurité qu'en déployant toutes leurs forces. Un accroissement dans les recettes devient indispensable. Ce que mon ministre des finances vous proposera est conforme au système de finances que j'ai établi. Nous ferons face à tout sans emprunt qui consomme l'avenir, et sans papier-monnaie qui est le plus grand ennemi de l'ordre social.

»Je suis satisfait des sentimens que m'ont manifestés dans cette circonstance mes peuples d'Italie.

»Le Danemarck[77] et Naples sont seuls restés fidèles à mon alliance.

»La république des États-Unis d'Amérique continue avec succès sa guerre contre l'Angleterre.

»J'ai reconnu la neutralité des dix-neuf cantons Suisses.

»Sénateurs;

»Conseillers-d'état;

»Députés des départemens au corps-législatif;

»Vous êtes les organes naturels de ce trône: c'est à vous de donner l'exemple d'une énergie qui recommande notre génération aux générations futures. Qu'elles ne disent pas de nous: Ils ont sacrifié les premiers intérêts du pays, ils ont reconnu les lois que l'Angleterre a cherché en vain pendant quatre siècles à imposer à la France!

»Mes peuples ne peuvent pas craindre que la politique de leur empereur trahisse jamais la gloire nationale. De mon côté, j'ai la confiance que les Français seront constamment dignes d'eux et de moi!»

Ce discours fut salué des cris unanimes de vive l'empereur! et quand Sa Majesté revint aux Tuileries, elle avait l'air très-satisfait. Cependant, elle éprouvait un léger mal de tête qui se dissipa au bout d'une demi-heure de repos. Le soir, il n'y paraissait plus du tout, et l'empereur me questionna sur ce que j'avais entendu dire. Je lui dis, ce qui était vrai, que les personnes de ma connaissance s'accordaient pour me dire que tout le monde souhaitait la paix: «La paix! la paix! dit l'empereur, eh! qui la désire plus que moi!... Allez, mon fils, allez.» Je me retirai, et Sa Majesté alla rejoindre l'impératrice.

Ce fut vers cette époque, mais sans pouvoir en préciser le jour, que l'empereur prit une décision dans une affaire à laquelle je m'étais intéressé auprès de lui, et l'on verra par cette décision quel profond respect, je puis le dire, Sa Majesté avait pour les droits d'un mariage légitime, et combien elle avait d'antipathie pour les personnes divorcées. Mais il est nécessaire que je prenne d'un peu plus haut le récit de cette anecdote qui me revient à la mémoire en ce moment.

Dans la campagne de Russie, le général Dupont-Derval avait été tué sur le champ de bataille après avoir vaillamment combattu. Sa veuve, après le retour de Sa Majesté à Paris, avait plusieurs fois tenté, et toujours en vain, de faire parvenir une pétition à l'empereur pour lui peindre sa triste position. Quelqu'un lui ayant conseillé de s'adresser à moi, je fus touché de la voir si malheureuse, et je me permis de présenter sa demande à l'empereur. Rarement Sa Majesté rejetait mes sollicitations de ce genre, parce que je ne m'en chargeais qu'avec beaucoup de discrétion; aussi fus-je assez heureux pour obtenir en faveur de madame Dupont-Derval une pension qui était même considérable. Je ne me rappelle plus comment l'empereur vint à découvrir que le général Dupont-Derval était divorcé, et avait eu une fille d'un premier mariage, laquelle vivait encore ainsi que sa mère. Il sut, en outre, que la femme que le général Dupont-Derval avait épousé en seconde noce était veuve d'un officier-général dont elle avait deux filles. Aucune de ces circonstances, comme on peut le croire, n'avaient été énoncées dans la pétition, mais quand elles vinrent à la connaissance de l'empereur, il ne retira pas la pension dont le brevet n'était pas encore expédié, mais il en changea la destination. Il la donna à la première femme du général Dupont-Derval, et la rendit réversible sur la tête de sa fille, qui cependant était assez riche pour s'en passer, tandis que l'autre madame Dupont-Derval en avait réellement besoin. Cependant, comme on est toujours empressé de porter les bonnes nouvelles, je n'avais point perdu de temps pour faire connaître à ma solliciteuse la décision favorable de l'empereur. Je la vis revenir quand elle eut appris ce qui s'était passé, ce que moi-même j'ignorais entièrement, et d'après ce qu'elle me dit je me figurai qu'elle était victime d'un mal entendu. Dans cette croyance, je me permis d'en parler de nouveau à Sa Majesté. Qu'on juge de mon étonnement, quand l'empereur daigna me raconter lui-même toute cette affaire. Puis il ajouta: «Mon pauvre enfant, vous vous êtes laissé prendre comme un nigaud. J'ai promis la pension et je la donne à la femme du général Derval, c'est-à-dire, à sa véritable femme, à la mère de sa fille.» L'empereur ne se fâcha pas du tout contre moi. J'ai su que les réclamations n'en demeurèrent pas là, sans, comme on peut le penser, que j'aie continué de m'en mêler; mais les événemens suivant leur cours jusqu'à l'abdication de Sa Majesté, les choses restèrent comme elles avaient été réglées.


CHAPITRE XX.

Efforts des alliés pour séparer la France de l'empereur.—Vérité des paroles de Sa Majesté prouvée par les événemens.—Copies de la déclaration de Francfort circulant dans Paris.—Pièce de comparaison avec le discours de l'empereur.—La mauvaise foi des étrangers reconnue par M. de Bourrienne.—Réflexion sur un passage de ses Mémoires.—M. de Bourrienne en surveillance.—M. le duc de Rovigo son défenseur.—But des ennemis atteint en partie.—M. le comte Regnault de Saint-Jean d'Angély au corps législatif.—Commission du corps-législatif.—Mot de l'empereur et les cinq avocats.—Lettre de l'empereur au duc de Massa.—Réunion de deux commissions chez le prince archi-chancelier.—Conduite réservée du sénat.—Visites fréquentes de M. le duc de Rovigo à l'empereur.—La vérité dite par ce ministre à Sa Majesté.—Crainte d'augmenter le nombre des personnes compromises.—Anecdote authentique et inconnue.—Un employé du trésor enthousiaste de l'empereur.—Visite forcée au ministre de la police générale.—Le ministre et l'employé.—Dialogue.—L'enthousiaste menacé de la prison.—Sages explications du ministre.—Travaux des deux commissions.—Adresse du sénat bien accueillie.—Réponse remarquable de Sa Majesté.—Promesse plus difficile à faire qu'à tenir.—Élévation du cours des rentes.—Sage jugement sur la conduite du corps législatif.—Le rapport de la commission.—Vive interruption et réplique.—L'empereur soucieux et se promenant à grands pas.—Décision prise et blâmée.—Saisie du rapport et de l'adresse.—Clôture violente de la salle des séances.—Les députés aux Tuileries.—Vif témoignage du mécontentement de l'empereur.—L'adresse incendiaire.—Correspondance avec l'Angleterre et l'avocat Desèze.—L'archi-chancelier protecteur de M. Desèze.—Calme de l'empereur.—Mauvais effet.—Tristes présages et fin de l'année 1813.


Ce n'était pas seulement avec des armes que les ennemis de la France s'efforçaient, à la fin de 1813, de renverser la puissance de l'empereur. Malgré nos défaites, le nom de Sa Majesté inspirait encore une salutaire terreur; et il paraît que tout nombreux qu'ils étaient, les étrangers désespéraient de la victoire tant qu'il existerait un accord commun entre les Français et l'empereur. On a vu tout à l'heure avec quel langage il s'exprima en présence des grands corps réunis de l'état, et les événemens ont prouvé si Sa Majesté avait tu la vérité aux représentans de la nation sur l'état de la France. À ce discours que l'histoire a recueilli, qu'il me soit permis d'opposer ici une autre pièce de la même époque. C'est la fameuse déclaration de Francfort, dont les ennemis de l'empereur faisaient circuler des copies dans Paris, et je n'oserais parier qu'aucune personne de sa cour ne vint faire son service auprès de lui en ayant une dans sa poche. S'il restait encore des doutes pour savoir où était alors la bonne foi, la lecture de ce qui suit suffirait pour les dissiper, car il ne s'agit pas ici de considérations politiques, mais seulement de comparer des promesses solennelles aux actions qui les ont suivies.

«Le gouvernement français vient d'arrêter une nouvelle levée de trois cent mille conscrits; les motifs du sénatus-consulte renferment une provocation aux puissances alliées. Elles se trouvent appelées de nouveau à promulguer à la face du monde les vues qui les guident dans la présente guerre, les principes qui sont la base de leur conduite, leurs vœux et leurs déterminations. Les puissances alliées ne font point la guerre à la France, mais à cette prépondérance hautement annoncée, à cette prépondérance que, pour le malheur de l'Europe et de la France, l'empereur Napoléon a trop long-temps exercée hors des limites de son empire.

»La victoire a conduit les armées alliées sur le Rhin. Le premier usage que Leurs Majestés impériales et royales ont fait de la victoire, a été d'offrir la paix à Sa Majesté l'empereur des Français. Une attitude renforcée par l'accession de tous les souverains et princes de l'Allemagne, n'a pas eu d'influence sur les conditions de la paix. Ces conditions sont fondées sur l'indépendance des autres états de l'Europe. Les vues des puissances sont justes dans leur objet, généreuses et libérales dans leur application, rassurantes pour tous, honorables pour chacun.

»Les souverains alliés désirent que la France soit grande, forte et heureuse, parce que sa puissance grande et forte est une des bases fondamentales de l'édifice social. Ils désirent que la France soit heureuse, que le commerce français renaisse, que les arts, ces bienfaits de la paix, refleurissent, parce qu'un grand peuple ne saurait être tranquille que quand il est heureux. Les puissances confirment à l'empire français une étendue de territoire que n'a jamais connue la France sous ses rois, parce qu'une nation généreuse ne déchoit pas pour avoir éprouvé des revers dans une lutte opiniâtre et sanglante, où elle a combattu avec son audace accoutumée.

»Mais les puissances aussi veulent être heureuses et tranquilles. Elles veulent un état de paix qui, dans une sage répartition de forces, par un juste équilibre, préservent désormais leurs peuples des calamités sans nombre qui, depuis vingt ans, ont pesé sur l'Europe.

»Les puissances alliées ne poseront pas les armes sans avoir atteint ce grand et bienfaisant résultat, noble objet de leurs efforts. Elles ne poseront pas les armes avant que l'état politique de l'Europe ne soit de nouveau raffermi, avant que les principes immuables aient repris leurs droits sur des nouvelles prétentions, avant que la sainteté des traités ait enfin assuré une paix véritable à l'Europe.»

Il ne faut que du bon sens pour voir si les puissances alliées étaient de bonne foi dans cette déclaration dont le but évident était d'aliéner de l'empereur l'attachement des Français, en leur montrant Sa Majesté comme un obstacle à la paix, en séparant sa cause de celle de la France, et ici je suis heureux de pouvoir m'appuyer de l'opinion de M. de Bourrienne que l'on n'accusera pas sûrement de partialité en faveur de Sa Majesté. Plusieurs passages de ses mémoires, ceux surtout où il juge l'empereur, m'ont souvent fait de la peine, je ne saurais le dissimuler; mais en cette occasion il n'hésite point à reconnaître la mauvaise foi des alliés, ce qui est d'un grand poids selon mon faible jugement.

M. de Bourrienne était alors à Paris sous la surveillance spéciale de M. le duc de Rovigo. J'entendis plusieurs fois ce ministre en parler à l'empereur, et toujours dans un sens favorable; mais il faut que les ennemis de l'ancien secrétaire du premier-consul aient été bien puissans ou que les préventions de Sa Majesté aient été bien fortes, car M. de Bourrienne ne revint jamais en faveur. L'empereur qui, comme je l'ai dit, daignait quelquefois s'entretenir familièrement avec moi, ne me parla jamais de M. de Bourrienne, que je n'avais pas vu depuis qu'il avait cessé de voir l'empereur. Je l'aperçus pour la première fois parmi les officiers de la garde nationale, le jour où ces messieurs, comme on le verra plus tard, furent reçus au palais, et je ne l'ai pas revu depuis; mais comme nous l'aimions tous beaucoup à cause de ses excellens procédés avec nous, il était souvent l'objet de notre conversation, et je puis dire de nos regrets. Au surplus, j'ignorai long-temps qu'à l'époque dont je parle, Sa Majesté lui avait fait offrir une mission pour la Suisse, puisque je n'ai appris cette circonstance que par la lecture de ses mémoires. Je ne saurais même cacher que cette lecture m'a péniblement affecté, tant j'aurais désiré que M. de Bourrienne eût alors abjuré ses ressentimens envers Sa Majesté, qui au fond l'aimait réellement.

Quoiqu'il en soit, s'il est bien évident aujourd'hui pour tout le monde que la déclaration de Francfort avait pour but d'opérer une désunion entre l'empereur et les Français, ce que les événemens ont expliqué depuis, ce n'était pas un secret pour le génie de l'empereur, et malheureusement on ne tarda pas à voir les ennemis atteindre en partie leur but. Non-seulement dans les sociétés particulières, on s'exprima librement d'une manière inconvenante pour Sa Majesté, mais on vit éclater des dissentimens dans le sein même du corps-législatif.

À la suite de la séance d'ouverture, l'empereur ayant rendu un décret pour que l'on nommât une commission composée de cinq sénateurs et de cinq membres du corps-législatif, ces deux corps s'assemblèrent à cet effet. La commission, comme on l'a vu par le discours de Sa Majesté, avait pour objet de prendre connaissance des pièces relatives aux négociations entamées entre la France et les puissances alliées. Au Corps Législatif, ce fut M. le comte Regnault de Saint-Jean-d'Angély qui porta le décret en l'appuyant de son éloquence ordinairement persuasive; il rappela les victoires de la France, la gloire de l'empereur; mais le scrutin donna pour membres à la commission cinq députés qui passaient pour être plus attachés à des principes de liberté qu'à la gloire de l'empereur; c'étaient MM. Raynouard, Lainé, Gallois, Flaugergues et Maine de Biran. L'empereur, dès le premier moment, ne parut pas content de ce choix, ne pensant pas toutefois que cette commission se montrerait hostile comme elle le fut bientôt; ce que je me rappelle fort bien, c'est que Sa Majesté dit devant moi au prince de Neufchâtel, avec un peu d'humeur, mais toutefois sans colère, «Ils ont été nommer cinq avocats!...»

Cependant l'empereur ne laissa rien voir au dehors de son mécontentement; aussitôt même que Sa Majesté eut reçu officiellement la liste des commissaires, elle adressa au président du corps-législatif une lettre conçue en ces termes, et sous la date du 23 de décembre:

«Monsieur le duc de Massa, président du corps-législatif, nous vous adressons la présente lettre close pour vous faire connaître que notre intention est que vous vous rendiez demain, 24 du courant, heure de midi, chez notre cousin le prince archi-chancelier de l'empire, avec la commission nommée hier par le corps législatif, en exécution de notre décret du 20 de ce mois, laquelle est composée des sieurs Raynouard, Lainé, Gallois, Flaugergues et Maine de Biran, et ce, à l'effet de prendre connaissance des pièces relatives à la négociation, ainsi que de la déclaration des puissances coalisées, qui seront communiquées par le comte Regnault, ministre d'état, et le comte d'Hauterive, conseiller d'état, attaché à l'office des relations extérieures, lequel sera porteur desdites pièces et déclaration.

»Notre intention est aussi que notredit cousin préside la commission.

»Sur ce, etc., etc.»

Les membres du sénat désignés pour faire partie de la commission étaient M. de Fontanes, M. le prince de Bénévent, M. de Saint-Marsan, M. de Barbé-Marbois, et M. de Beurnonville. À l'exception d'un de ces messieurs dont la disgrâce et l'opposition étaient publiquement connues, les autres passaient pour être sincèrement attachés à l'empire; et quelle qu'ait été l'opinion de tous et leur conduite postérieure, ils n'eurent point alors à encourir de la part de l'empereur les mêmes reproches que les membres de la commission du corps-législatif. Aucun acte d'opposition, aucun signe de mécontentement n'émana du sénat conservateur.

À cette époque, M. le duc de Rovigo venait très-fréquemment, ou pour mieux dire tous les jours chez l'empereur. Sa Majesté l'aimait beaucoup, et cela seul suffirait pour prouver qu'elle ne craignait pas d'entendre la vérité; car depuis qu'il était ministre, M. le duc de Rovigo ne la lui épargnait pas, ce que je puis affirmer, en ayant été témoin plusieurs fois. Dans Paris, il n'y avait pourtant qu'un cri contre ce ministre. Cependant je puis citer un fait que M. le duc de Rovigo n'a pas rapporté dans ses mémoires, et dont je garantis l'authenticité. On verra par cette anecdote si le ministre de la police cherchait ou non à augmenter le nombre des personnes qui se compromettaient chaque jour par leurs bavardages contre l'empereur.

Parmi les employés du trésor se trouvait un ancien receveur des finances, qui depuis vingt ans vivait modeste et content d'un emploi assez modique. C'était d'ailleurs un homme très-enthousiaste et de beaucoup d'esprit. Sa passion pour l'empereur tenait du délire, et il n'en parlait jamais qu'avec une sorte d'idolâtrie. Cet employé avait l'habitude de passer ses soirées dans un cercle qui se réunissait rue Vivienne. Les habitués du lieu, où naturellement la police devait avoir plus d'un œil ouvert, ne partageaient pas tous les opinions de la personne dont je parle. On commençait à juger les actes du gouvernement assez haut; les opposans laissaient éclater leur mécontentement, et le fidèle adorateur de Sa Majesté devenait d'autant plus prodigue d'exclamations admiratives que ses antagonistes se montraient eux-mêmes prodigues de reproches. M. le duc de Rovigo fut informé de ces discussions, qui devenaient chaque jour plus vives et plus animées. Un beau jour, notre honnête employé trouve, en rentrant chez lui, une lettre timbrée du ministère de la police générale. Il n'en peut croire ses yeux. Lui, homme bon, simple, modeste, vivant en dehors de toutes les grandeurs, dévoué au gouvernement, que peut lui vouloir le ministre de la police générale? Il ouvre la lettre: le ministre le mande pour le lendemain matin dans son cabinet. Il s'y rend, comme on peut le croire, avec toute la ponctualité imaginable; et alors un dialogue à peu près semblable à ce qui suit s'engage entre ces messieurs: «Il paraît, monsieur, lui dit M. le duc de Rovigo, que vous aimez beaucoup l'empereur?—Si je l'aime?... Je donnerais mon sang, ma vie!....—Vous l'admirez beaucoup?—Si je l'admire?..... Jamais l'empereur n'a été si grand! Jamais sa gloire!...—C'est fort bien, monsieur, et voilà des sentimens qui vous font honneur, des sentimens que je partage avec vous; mais je vous engage à les garder pour vous; car, j'en aurais sans doute bien du regret, mais vous me mettriez dans la nécessité de vous faire arrêter.—Moi! monseigneur?... Me faire arrêter?...—Eh! mais.... sans doute.—Comment?...—Ne voyez-vous pas que vous irritez des opinions qui resteraient cachées sans votre enthousiasme, et qu'enfin vous forcez en quelque sorte à se compromettre beaucoup de bonnes gens qui nous reviendront quand ils verront mieux les choses? Allez, monsieur, continuons à aimer, à servir, à admirer l'empereur; mais dans un moment comme celui-ci ne proclamons pas si haut de bons sentimens, dans la crainte de rendre coupables des hommes qui ne sont qu'égarés.» L'employé du trésor sortit alors de chez le ministre, après l'avoir remercié de ses conseils et lui avoir promis de se taire. Je n'oserais toutefois garantir qu'il lui ait scrupuleusement tenu parole; mais, ce que je puis affirmer de nouveau, c'est que ce que l'on vient de lire est de toute vérité; et je suis sûr que si ce passage de mes mémoires tombe sous les yeux de M. le duc de Rovigo, il lui rappellera un fait qu'il a peut-être oublié, mais dont il reconnaîtra toute l'exactitude.

Cependant la commission, composée, ainsi que je l'ai dit, de cinq sénateurs et de cinq membres du corps-législatif, se livrait assidûment à l'examen dont elle était chargée. Chacun de ces deux grands corps de l'état présenta à Sa Majesté une adresse séparée. Le sénat avait entendu le rapport que lui fit M. de Fontanes, et son adresse ne contint rien qui pût choquer l'empereur; elle était, au contraire, conçue dans les termes les plus mesurés. On y demandait bien la paix, mais une paix que Sa Majesté obtiendrait par un effort digne d'elle et des Français. «Que votre main tant de fois victorieuse, y était-il dit, laisse échapper ses armes après avoir assuré le repos du monde.» On y remarqua encore le passage suivant: «Non, l'ennemi ne déchirera pas cette belle et noble France, qui, depuis quatorze cents ans, se soutient avec gloire au milieu de tant de fortunes diverses, et qui, pour l'intérêt même des peuples voisins, sait toujours mettre un poids considérable dans la balance de l'Europe. Nous en avons pour gages votre héroïque constance et l'honneur national.» Puis cet autre: «La fortune ne manque pas long-temps aux nations qui ne se manquent pas à elles-mêmes.»

Ce langage tout français, et que commandaient au moins les circonstances, plut à l'empereur; et on peut en juger par la réponse qu'il fit, le 29 décembre, à la députation du sénat, présidée par le prince archi-chancelier de l'empire:

«Sénateurs, dit Sa Majesté, je suis sensible aux sentimens que vous m'exprimez. Vous avez vu, par les pièces que je vous ai fait communiquer, ce que je fais pour la paix. Les sacrifices que comportent les bases préliminaires que m'ont proposées les ennemis, je les ai acceptées; je les ferai sans regrets: ma vie n'a qu'un but, le bonheur des Français.

»Cependant le Béarn, l'Alsace, la Franche-Comté, le Brabant, sont entamés. Les cris de cette partie de ma famille me déchirent l'âme. J'appelle les Français au secours des Français! J'appelle les Français de Paris, de la Bretagne, de la Normandie, de la Champagne, de la Bourgogne et des autres départemens, au secours de leurs frères! Les abandonnerons-nous dans le malheur? Paix et délivrance de notre territoire doit être notre cri de ralliement. À l'aspect de tout ce peuple en armes, l'étranger fuira ou signera la paix sur les bases qu'il a lui-même proposées. Il n'est plus question de recouvrer les conquêtes que nous avions faites.»

Il faut avoir été en position de connaître le caractère de l'empereur pour concevoir combien ces derniers mots durent lui coûter à prononcer; mais il résultera aussi de la connaissance de son caractère la certitude qu'il lui en aurait moins coûté de faire ce qu'il promettait que de le dire. Il semblerait même que cela fut compris dans Paris; car le jour où le Moniteur publia la réponse de Sa Majesté au sénat, les rentes remontèrent de plus de deux francs, ce que l'empereur ne manqua pas de remarquer avec satisfaction, car on sait que le cours des rentes était pour lui le véritable thermomètre de l'opinion publique.

Quant à la conduite du corps-législatif, je l'ai entendue juger par un homme d'un vrai mérite et toujours imbu d'idées républicaines. Il dit un jour devant moi ces paroles qui m'ont frappé: «Le corps législatif fit alors ce qu'il aurait dû faire toujours, excepté dans cette circonstance.» Au langage du rapporteur de la commission, il fut trop facile de voir que l'orateur croyait aux mensongères promesses de la déclaration de Francfort. Selon lui, ou, pour mieux dire, selon la commission dont il n'était, après tout, que l'organe, l'intention des étrangers n'était point d'humilier la France; ils voulaient seulement nous renfermer dans nos limites et réprimer l'élan d'une activité ambitieuse, si fatale depuis vingt ans à tous les peuples de l'Europe. «Les propositions des puissances coalisées, disait la commission, nous paraissent honorables pour la nation, puisqu'elles prouvent que l'étranger nous craint et nous respecte.» Enfin l'orateur, poursuivant sa lecture et étant parvenu à un passage où il faisait allusion à l'empire des lis, ajouta en propres termes que le Rhin, les Alpes, les Pyrénées et les deux mers renfermaient un vaste territoire dont plusieurs provinces n'avaient pas appartenu à l'ancienne France, et que cependant la couronne royale de France était brillante de gloire et de majesté entre tous les diadèmes.

À ces mots, M. le duc de Massa interrompit l'orateur, s'écriant: «Ce que vous dites là est inconstitutionnel.» À quoi l'orateur répliqua vivement: «Je ne vois d'inconstitutionnel ici que votre présence.» Puis il continua la lecture de son rapport. L'empereur était chaque soir informé de ce qui s'était passé dans la séance du corps-législatif, et je me rappelle que le soir du jour où le rapport fut lu, il avait quelque chose de soucieux. Avant de se coucher, il se promena quelque temps dans sa chambre avec une émotion marquée, comme quelqu'un qui cherche à prendre une résolution. Enfin il se décida à ne point laisser passer l'adresse du corps-législatif, qui lui avait été communiquée, conformément à l'usage. Le temps pressait; le lendemain il eût été trop tard; l'adresse eût circulé dans tout Paris, où les esprits étaient déjà assez vivement agités. L'ordre fut donc donné au ministre de la police générale de faire saisir l'épreuve du rapport et celle de l'adresse chez l'imprimeur, et de briser les planches déjà composées. De plus, l'ordre fut donné aussi de faire fermer les portes du corps-législatif, ce qui fut exécuté, et ainsi la législature se trouva ajournée.

J'ai entendu vivement regretter alors par un grand nombre de personnes que Sa Majesté ait adopté ces mesures, et surtout qu'après les avoir prises, elle ne s'en soit pas tenue là. On disait que puisque le corps-législatif était dissous violemment, il valait mieux, quoi qu'il dût en arriver, convoquer une autre chambre, mais que l'empereur ne reçût pas les membres de celle qu'on renvoyait. Sa Majesté pensa autrement, et donna aux députés une audience de congé; ils vinrent aux Tuileries; et là, son trop juste mécontentement s'exhala en ces termes:

«J'ai supprimé votre adresse; elle était incendiaire. Les onze douzièmes du corps-législatif sont composés de bons citoyens: je les connais; je saurai avoir des égards pour eux; mais un autre douzième renferme des factieux, des gens dévoués à l'Angleterre. Votre commission et son rapporteur, M. Lainé, sont de ce nombre; il correspond avec le prince régent par l'intermédiaire de l'avocat Desèze; je le sais, j'en ai la preuve; les quatre autres sont des factieux..... S'il y a quelques abus, est-ce le moment de me venir faire des remontrances, quand deux cent mille Cosaques franchissent nos frontières? Est-ce le moment de venir disputer sur les libertés et les sûretés individuelles, quand il s'agit de sauver la liberté politique et l'indépendance nationale? Il faut résister à l'ennemi; il faut suivre l'exemple de l'Alsace, des Vosges et de la Franche-Comté, qui veulent marcher contre lui, et s'adressent à moi pour avoir des armes....... Vous cherchez, dans votre adresse, à séparer le souverain de la nation.... C'est moi qui représente ici le peuple, car il m'a donné quatre millions de suffrages. Si je voulais vous croire, je céderais à l'ennemi plus qu'il ne vous demande... Vous aurez la paix dans trois mois, ou je périrai..... Votre adresse était indigne de moi et du corps-législatif.»

Quoiqu'il fût défendu aux journaux de reproduire les détails de cette scène, le bruit s'en répandit dans Paris avec la rapidité de l'éclair. On rapporta, on commenta les paroles de l'empereur; et bientôt les députés congédiés allèrent les faire retentir dans les départemens. Je me rappelle avoir vu dès le lendemain le prince archi-chancelier venir chez Sa Majesté et demander à lui parler: c'était en faveur de M. Desèze, dont il fut alors le protecteur. Malgré les paroles menaçantes de Sa Majesté, il la trouva disposée à ne faire prendre aucune mesure de rigueur; car déjà sa colère était tombée, ainsi que cela arrivait toujours à l'empereur quand il n'avait pu contenir un mouvement de vivacité. Quoi qu'il en soit, la funeste mésintelligence provoquée par la commission du corps-législatif entre ce corps et l'empereur produisit de toutes manières l'effet le plus fâcheux; et il est facile de concevoir combien durent s'en réjouir les ennemis, qui ne manquèrent pas d'en être promptement informés par les nombreux agens qu'ils avaient en France. Ce fut sous ces tristes auspices que finit l'année 1813. On verra dans la suite quelles en furent les conséquences, et enfin l'histoire jusqu'ici ignorée de la chambre de l'empereur à Fontainebleau, c'est-à-dire du temps le plus douloureux de ma vie.


CHAPITRE XXI.

Commissaires envoyés dans les départemens.—Les ennemis sur le sol de la France.—Français dans les rangs ennemis.—Le plus grand crime aux yeux de l'empereur.—Ancien projet de Sa Majesté, relativement à Ferdinand VII.—Souhaits et demandes du prince d'Espagne.—Projet de mariage.—Le prince d'Espagne un embarras de plus.—Mesures prises par l'empereur.—Reddition de Dantzig et convention violée.—Reddition de Torgaw.—Fâcheuses nouvelles du Midi.—Instructions au duc de Vicence.—M. le baron Capelle et commission d'enquête.—Coïncidence remarquable de deux événemens.—Mise en activité de la garde nationale de Paris.—L'empereur commandant en chef.—Composition de l'état-major général.—Le maréchal Moncey.—Désir de l'empereur d'amalgamer toutes les classes de la société.—Le plus beau titre aux yeux de l'empereur.—Zèle de M. de Chabrol et amitié de l'empereur.—Un maître des requêtes et deux auditeurs.—Détails ignorés.—M. Allent et M. de Sainte-Croix.—La jambe de bois.—Empressement des citoyens et manque d'armes.—Invalides redemandant du service.


Afin de paralyser le mauvais effet que pourraient produire dans les provinces les rapports des membres du corps législatif et les correspondances des alarmistes, Sa Majesté nomma parmi les membres du sénat conservateur un certain nombre de commissaires qu'il chargea de visiter les départemens et d'y remonter l'esprit public. C'était sûrement une mesure salutaire, et que les circonstances commandaient impérieusement, car le découragement commençait à se faire sentir dans les masses de la population, et l'on sait combien, en pareil cas, la présence des autorités supérieures rend de confiance à ceux qui ne sont que timides. Cependant les ennemis avançaient sur plusieurs points; déjà ils avaient foulé le sol de la vieille France. Quand de semblables nouvelles arrivaient à l'empereur, elles l'affligeaient profondément, mais sans l'abattre; quelquefois pourtant il faisait éclater son indignation, mais c'était surtout quand il voyait par les rapports que des émigrés français se trouvaient dans les rangs ennemis. Il les flétrissait du nom de traîtres, d'infâmes, de misérables indignes de pitié. Je me rappelle qu'à l'occasion de la prise d'Huningue il flétrit de la sorte un M. de Montjoie, qui servait dans l'armée bavaroise, après avoir pris un nom allemand que j'ai oublié. L'empereur ajoutait cependant: «Au moins celui-là a-t-il eu la pudeur de ne pas garder son nom français!» En général, facile à ramener sur presque tous les points, l'empereur était impitoyable pour tous ceux qui portaient les armes contre leur patrie; et combien de fois ne lui ai-je pas entendu dire qu'il n'y avait pas de plus grand crime à ses yeux!

Pour ne pas ajouter à la complication de tant d'intérêts qui se croisaient et se compliquaient chaque jour davantage, déjà l'empereur avait pensé à renvoyer Ferdinand VII en Espagne, j'ai même, la certitude que Sa Majesté lui fit faire quelques ouvertures à ce sujet pendant son dernier séjour à Paris, mais ce fut le prince espagnol qui ne voulut pas, ne cessant au contraire de demander à l'empereur son appui. Il souhaitait par-dessus tout devenir l'allié de Sa Majesté, aussi tout le monde sait-il que dans ses lettres à Sa Majesté il le pressait sans cesse de lui donner une femme de sa main. L'empereur avait pensé sérieusement à lui faire épouser la fille aînée du roi Joseph, ce qui semblait un moyen conciliatoire entre les droits du prince Joseph et ceux de Ferdinand VII. Le roi Joseph ne demandait pas mieux que de se prêter à cet arrangement, et à la manière dont il avait joui de sa royauté depuis le commencement de son règne, il est permis de penser que Sa Majesté ne devait pas y tenir beaucoup. Le prince Ferdinand avait acquiescé à cette alliance, qui paraissait lui convenir beaucoup; mais tout à la fin de 1813, il demanda du temps, et la suite des événemens mit cette affaire au nombre de celles qui n'existèrent qu'en projet. Le prince Ferdinand quitta enfin Valençay, mais plus tard que l'empereur ne l'avait autorisé à le faire, car depuis assez long-temps sa présence n'était qu'un embarras de plus. Au reste, l'empereur n'eut point à se plaindre de sa conduite envers lui jusqu'après les événemens de Fontainebleau.

Quoi qu'il en soit, dans la situation des affaires, ce qui concernait le prince d'Espagne n'était qu'une chose accidentelle non plus que le séjour du pape à Fontainebleau; le grand point, l'objet qui prédominait tout, était la défense du sol de la France que les premiers jours de janvier virent envahir sur plusieurs points. Là était la grande pensée de Sa Majesté que cela n'empêchait pas cependant d'entrer comme de coutume dans tous les détails de son administration, et l'on verra bientôt quelles mesures il prit pour le rétablissement de la garde nationale à Paris. J'ai eu sur cet objet des documens certains et des détails peu connus, par une personne qu'il ne m'est pas permis de nommer, mais que sa position a mis à même de voir tous les rouages de sa formation. Tous ces travaux exigèrent encore pendant près d'un mois la présence de Sa Majesté à Paris; elle y resta donc jusqu'au 25 de janvier; mais que de funestes nouvelles lui parvinrent durant ces vingt-cinq jours!

D'abord l'empereur apprit que les Russes, aussi peu scrupuleux que les Autrichiens à observer les conditions ordinairement sacrées d'une capitulation, venaient de fouler aux pieds les stipulations de celle de Dantzig. Au nom de l'empereur Alexandre le prince de Wurtemberg, qui commandait le siége, avait reconnu et garanti au général Rapp et aux troupes placées sous son commandement le droit de retourner en France; ces stipulations ne furent pas plus respectées que ne l'avaient été, quelques mois auparavant, celles convenues avec le maréchal Saint-Cyr, par le prince de Schartzemberg; ainsi la garnison de Dantzig fut faite prisonnière de guerre avec autant de mauvaise foi que l'avait été la garnison de Dresde. Cette nouvelle, arrivée presque en même temps que celle de la reddition de Torgaw, affligea d'autant plus Sa Majesté qu'elle concourait à lui prouver que les puissances ennemies ne voulaient traiter de la paix que pour la forme, avec la résolution de reculer toujours devant une conclusion définitive.

À la même époque les nouvelles de Lyon n'étaient nullement rassurantes; le commandement en avait été confié au maréchal Augereau, et on l'accusa d'avoir manqué d'énergie pour prévenir ou arrêter l'invasion du raidi de la France. Au surplus, je ne m'arrête point ici à cette circonstance, me proposant, dans le chapitre suivant, de recueillir ceux de mes souvenirs qui se rapportent le plus au commencement de la campagne de France et à quelques circonstances qui l'ont précédée. Je me borne donc en ce moment à rappeler, autant que ma mémoire peut me le permettre, ce qui se rapporte aux derniers jours que l'empereur passa à Paris.

Dès le 4 de janvier Sa Majesté, bien que sans espoir, comme je l'ai dit tout à l'heure, d'amener les étrangers à conclure enfin une paix dont tout le monde avait si grand besoin, donna au duc de Vicence ses instructions et l'envoya au quartier général des alliés; mais il dut attendre long-temps ses passe-ports. En même temps des ordres spéciaux étaient envoyés aux préfets des départemens dont le territoire était envahi, pour la conduite qu'ils devaient tenir dans des circonstances aussi difficiles. Jugeant en même temps qu'il était indispensable de faire un exemple pour rehausser le courage des timides, l'empereur ordonna la création d'une commission d'enquête chargée d'examiner la conduite de M. le baron Capelle, préfet du département du Léman, lors de l'entrée des ennemis à Genève; enfin un décret mobilisa cent vingt bataillons de gardes nationales de l'empire, et régla la levée en masse des départemens de l'est en état de porter les armes. Mesures excellentes sans doute, mais vaines précautions! la destinée était plus forte que le génie d'un grand homme.

Cependant le 8 de janvier parut le décret qui mettait en activité trente mille hommes de la garde nationale de Paris, le jour même où, par un rapprochement funeste et singulier, le roi de Naples signait un traité d'alliance avec la Grande-Bretagne. L'empereur se réserva le commandement en chef de la garde nationale parisienne, et détermina la composition de l'état major de la manière suivante: Un major-général commandant en second; quatre aides-majors-généraux, quatre adjudans-commandans et huit capitaines-adjoints. On forma une légion par arrondissement, et chaque légion fut divisée en quatre bataillons subdivisés en cinq compagnies. Ensuite l'empereur nomma ainsi qu'il suit aux grades supérieurs.

major-général commandant en second:

Le maréchal de Moncey, duc de Conegliano.

aides-majors-généraux:

Le général de division comte Hullin; le comte Bertrand, grand maréchal du palais; le comte de Montesquiou, grand chambellan; le comte de Montmorency, chambellan de l'empereur.

adjudans-commandans:

Le baron Laborde, adjudant-commandant de la place de Paris; le comte Albert de Brancas, chambellan de l'empereur; le comte Germain, chambellan de l'empereur; M. Tourton.

capitaines-adjoints:

Le comte Lariboissière; le chevalier Adolphe de Maussion; MM. Jules de Montbreton, fils de l'écuyer de la princesse Borghèse; Colin fils, jeune; Lecordier fils; Lemoine fils; Cardon fils; Mallet fils.

chefs des douze légions:

Première légion, le comte de Gontaut père; deuxième légion, le comte Regnault de Saint-Jean-d'Angély; troisième légion, le baron Hottinguer, banquier; quatrième légion, le comte Jaubert, gouverneur de la banque de France; cinquième légion, M. Dauberjon de Murinais; sixième légion, M. de Fraguier; septième légion, M. Lepileur de Brevannes; huitième légion, M. Richard Lenoir; neuvième légion, M. Devins de Gaville; dixième légion, le duc de Cadore; onzième légion, le comte de Choiseul-Praslin, chambellan de l'empereur; douzième légion, M. Salleron.

D'après les noms que l'on vient de lire, on peut juger du tact incroyable avec lequel Sa Majesté savait choisir, dans l'élite des diverses classes de la société, les personnes les plus recommandables et les plus influentes par leur position. À côté des noms grandis sous les yeux de l'empereur et en le secondant dans ses glorieux travaux, on voyait ceux dont l'illustration était plus ancienne et rappelait de nobles souvenirs, et enfin les principaux chefs de l'industrie de la capitale. Ces sortes d'amalgames plaisaient beaucoup à Sa Majesté; il faut même qu'elle y ait attaché un grand intérêt politique, car cette idée la préoccupait au point que je l'entendis dire bien souvent: «Je veux confondre toutes les classes, toutes les époques, toutes les gloires; je veux qu'aucun titre ne soit plus glorieux que le titre de Français.» Pourquoi le sort a-t-il voulu que l'empereur n'ait pas eu le temps d'accomplir ses immenses projets, dont il parlait si souvent, pour la gloire et le bonheur de la France?

L'état-major de la garde nationale et les chefs des douze légions nommés, l'empereur laissa la nomination des autres officiers, aussi bien que la formation des légions, dans les attributions de M. de Chabrol, préfet de la Seine. Ce digne magistrat, que l'empereur aimait beaucoup, déploya en cette circonstance le plus grand zèle et la plus grande activité, et en peu de temps la garde nationale présenta un aspect imposant. On s'armait, on s'équipait, on se faisait habiller à l'envi; et cet empressement, pour ainsi dire général, fut dans ces derniers temps une des consolations qui touchèrent le plus vivement le cœur de l'empereur: il y voyait une preuve de l'attachement des Parisiens à sa personne et un motif de sécurité pour la tranquillité de la capitale pendant sa prochaine absence. Quoi qu'il en soit, les bureaux de la garde nationale furent bientôt formés et établis dans l'hôtel que le maréchal Moncey habitait, rue du Faubourg-Saint-Honoré, près de la place Beauveau. Un maître des requêtes et deux auditeurs au conseil-d'état y furent attachés; et le maître des requêtes, officier supérieur du génie, M. le chevalier Allent devint bientôt l'âme de toute l'administration de la garde nationale, aucun autre n'étant plus capable que lui de donner une vive impulsion à une organisation qui exigeait une extrême promptitude. La personne de qui je tiens quelques-uns de ces renseignemens, que j'entremêle avec mes souvenirs personnels, m'a assuré que, par la suite, c'est-à-dire après notre départ pour Châlons-sur-Marne, M. Allent devint encore plus influent dans la garde nationale, dont il fut le véritable chef. Effectivement lorsque le roi Joseph eut reçu le titre de lieutenant-général de l'empereur, que lui conféra Sa Majesté pour le temps de son absence, M. Allent se trouva attaché d'une part à l'état-major du roi Joseph, comme officier du génie, et d'une autre part au major-général commandant en second, en sa qualité de maître des requêtes; d'où il advint qu'il fut l'intermédiaire et le conseiller de tous les rapports qui devaient nécessairement s'établir entre le lieutenant-général de l'empereur et le maréchal Moncey. Il en résulta le plus grand bien à cause de la rapidité des décisions. Ce bon et brave maréchal! il signait en toutes lettres: Le maréchal duc de Conegliano, et il écrivait si doucement que M. Allent avait pour ainsi dire le temps d'écrire la correspondance pendant que le maréchal la signait.

Nulles, à peu de chose près, furent les fonctions des deux auditeurs au conseil-d'état: mais ce n'étaient pas des hommes nuls comme, a-t-on prétendu, il s'en était bien glissé quelques-uns dans le conseil, depuis qu'il fallait, pour première condition, prouver un revenu de six mille francs au moins. C'étaient MM. Ducancel, le doyen des auditeurs, et M. Robert de Sainte-Croix. Un obus avait brisé une jambe à ce dernier, au retour de Moscou; et ce brave jeune homme, capitaine de cavalerie, était revenu à cheval sur un canon depuis les bords de la Bérésina jusqu'à Wilna. Ayant peu de forces physiques, mais doué d'une âme ferme, M. Robert de Sainte-Croix avait dû à son courage moral de ne pas succomber; après avoir subi l'amputation de sa jambe il avait quitté l'épée pour la plume, et c'est ainsi qu'il était devenu auditeur au conseil-d'état[78].

Huit jours après la mise en activité de la garde nationale de la ville de Paris, les chefs des douze légions et l'état-major général furent admis à prêter serment de fidélité entre les mains de l'empereur. Tout s'organisait déjà dans les légions; mais le manque d'armes se faisait sentir: beaucoup de citoyens ne pouvaient se procurer que des lances, et ceux qui ne pouvaient obtenir des fusils ou s'en procurer, se trouvaient par là refroidis dans leur empressement à se faire habiller. Cependant cette garde citoyenne ne tarda pas à réunir le nombre voulu de trente mille hommes; peu à peu elle occupa les différens postes de la capitale; et tandis que des pères de famille, des citoyens adonnés à des travaux domestiques, s'enrégimentaient sans difficulté, on vit ceux qui avaient déjà payé leur dette à la patrie sur les champs de bataille demander à la servir encore, à lui prodiguer le reste de leur sang: des invalides enfin sollicitèrent de reprendre du service; quelques centaines de ces braves oublièrent leurs souffrances, et, couverts de nobles cicatrices, allèrent de nouveau affronter l'ennemi. Hélas! bien peu de ceux qui sortirent alors de l'hôtel des Invalides furent assez heureux pour y rentrer.

Cependant le moment du départ de l'empereur approchait. Mais avant de s'éloigner il fit de touchans adieux à la garde nationale, comme on le verra dans le chapitre suivant, et confia la régence à l'impératrice, ainsi qu'il la lui avait déjà confiée pendant la campagne de Dresde. Hélas! cette fois il ne fallait pas faire une longue route pour que Sa Majesté fût à la tête de ses armées.

fin du tome cinquième.


MÉMOIRES

DE CONSTANT,

PREMIER VALET DE CHAMBRE DE L'EMPEREUR,

SUR LA VIE PRIVÉE

DE

NAPOLÉON,

SA FAMILLE ET SA COUR.

Depuis le départ du premier consul pour la campagne de Marengo, où je le suivis, jusqu'au départ de Fontainebleau, où je fus obligé de quitter l'empereur, je n'ai fait que deux absences, l'une de trois fois vingt-quatre heures, l'autre de sept ou huit jours. Hors ces congés fort courts, dont le dernier m'était nécessaire pour rétablir ma santé, je n'ai pas plus quitté l'empereur que son ombre.

Mémoires de Constant, Introduction.

TOME SIXIÈME.

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À PARIS,

CHEZ LADVOCAT, LIBRAIRE

DE S. A. R. LE DUC DE CHARTRES,

quai voltaire et palais-royal.

MDCCCXXX.

PARIS.—IMPRIMERIE DE COSSON,

rue saint germain-des-prés, nº 9.


CHAPITRE PREMIER.

La campagne des miracles.—Promesse solennelle trahie.—Violation du territoire suisse.—Les troupes alliées dans le Brisgaw.—Le pont de Bâle.—Villes de France occupées par l'ennemi.—Energie de l'empereur croissant avec le danger.—Carnot gouverneur d'Anvers et satisfaction de l'empereur.—Défection du roi de Naples.—Le roi de Naples et le prince royal de Suède.—Colère de l'empereur.—La veille du départ.—Les officiers de la garde nationale aux Tuileries.—Paroles remarquables de l'empereur.—Scène touchante.—Le roi de Rome et l'impératrice sous la sauve-garde des Parisiens.—Scène d'enthousiasme et d'attendrissement.—Larmes de l'impératrice.—Serment spontané.—M. de Bourrienne aux Tuileries.—Départ pour l'armée.—Le colonel Bouland et la croix de la Légion-d'Honneur.—Les braves infatigables.—Rencontre singulière.—Le vieux curé de campagne reconnu par l'empereur.—Le guide ecclésiastique.—Arrivée devant Brienne.—Blücher en fuite.—L'empereur croyant Blücher prisonnier.—Souvenirs de dix ans, et différence des temps.—Changemens frappans pour tout le monde.—Abominations commises par les étrangers.—Cruautés atroces.—Viols, pillages et incendies.—Mensonges officieux sur les alliés.—Détestables faiseurs de plaisanteries.—Nonchalance de l'empereur Alexandre à empêcher le désordre.—Le champ de La Rothière.—Combats d'un enfant, et bataille sanglante.—Retraite sur Troyes.—Danger imminent de l'empereur, et flamberge au vent.—La guerre de l'aigle et des corbeaux.—L'armée de Blücher.


Nous allons bientôt voir commencer la campagne des miracles. Mais avant de rapporter les choses dont je fus témoin pendant cette campagne, où je ne quittai pour ainsi dire pas l'empereur, il est nécessaire que je réunisse ici quelques souvenirs qui en sont pour ainsi dire l'introduction obligée. On sait que les cantons suisses avaient solennellement déclaré à l'empereur qu'ils ne laisseraient point violer leur territoire, et qu'ils feraient tout pour s'opposer au passage des armées alliées qui se dirigeaient sur les frontières de France par le Brisgaw. L'empereur, pour les arrêter dans leur marche, comptait sur la destruction du pont de Bâle. Mais ce pont ne fut pas détruit; et la Suisse, au lieu de garder la neutralité à laquelle elle s'était engagée, entra dans la coalition contre la France. Les armées étrangères passèrent le Rhin à Bâle, à Schaffouse et à Manheim. Des capitulations faites avec les généraux des troupes coalisées pour les garnisons françaises de Dantzick, de Dresde et autres places fortes, furent, comme on l'a vu, ouvertement violées. Ainsi, le maréchal Gouvion-Saint-Cyr et son corps d'armée avaient été, contre la foi des traités, entourés par des forces supérieures, désarmés et conduits prisonniers en Autriche; et vingt mille hommes, reste de la garnison de Dantzick, furent aussi arrêtés par l'ordre de l'empereur Alexandre, et conduits dans les déserts de la Russie. Genève ouvrit ses portes à l'ennemi. Dans le courant de janvier, Vesoul, Épinal, Nancy, Langres, Dijon, Châlons-sur-Saône et Bar-sur-Aube furent occupés par les coalisés.

L'empereur, à mesure que le danger devenait plus pressant, déployait de plus en plus son énergie et son infatigable activité. Il pressait l'organisation des nouvelles levées, et, pour subvenir aux dépenses les plus urgentes, puisait trente millions dans le trésor secret qu'il conservait dans les caves du pavillon Marsan. Mais les levées de conscrits se faisaient difficilement. Dans le cours de la seule année 1813, un million quarante mille soldats avaient été appelés sous les drapeaux. La France ne pouvait plus suffire à de si énormes sacrifices. Cependant les vétérans venaient de toutes parts s'enrôler. Le général Carnot offrit ses services à l'empereur, qui fut vivement touché de cette démarche, et lui confia la défense d'Anvers. Tout le monde sait avec quel courage le général s'acquitta de cette importante mission. Des colonnes mobiles et des corps de partisans s'armèrent dans les départemens de l'est, quelques riches propriétaires levèrent et organisèrent des compagnies de volontaires, et il se forma des corps de cavalerie d'élite dont les cavaliers s'équipaient à leurs frais.

Au milieu de ces préparatifs, l'empereur reçut une nouvelle qui l'affligea profondément: le roi de Naples venait de se joindre aux ennemis de la France. Déjà, lorsque Sa Majesté avait vu le prince royal de Suède, après avoir été maréchal et prince de l'empire, entrer dans la coalition contre son ancienne patrie, je l'avais entendu éclater en reproches et en cris d'indignation; et cependant le roi de Suède avait plus d'une raison à faire valoir pour sa justification. Il était seul dans le Nord, cerné par les puissances ennemies, et tout-à-fait hors d'état de lutter contre elles, quand même les intérêts de sa nouvelle patrie auraient été inséparables de ceux de la France. En refusant d'entrer dans la coalition, il aurait attiré sur la Suède la colère de ses redoutables voisins, et avec le trône, il aurait sacrifié et perdu sans fruit la nation qui l'avait adopté. Ce n'était point à l'empereur qu'il devait son élévation. Le roi Joachim, au contraire, n'était rien que par l'empereur. C'était bien l'empereur qui lui avait donné une de ses sœurs pour femme, qui lui avait donné un trône, l'avait traité aussi bien et mieux qu'un frère. Le devoir du roi de Naples était donc de ne point séparer sa cause de celle de la France. Et d'ailleurs c'était aussi son intérêt: si l'empereur tombait, comment les rois de sa famille et de sa façon pouvaient-ils espérer de rester debout? C'était ce qu'avaient compris les rois Joseph et Jérôme, et le brave et loyal prince Eugène. Celui-ci défendait courageusement en Italie la cause de son père adoptif. Si le roi de Naples se fût joint à lui, ils auraient ensemble marché sur Vienne; et cette manœuvre audacieuse, mais pourtant très-praticable, aurait infailliblement sauvé la France.

Telles sont quelques-unes des réflexions que j'ai entendu faire à l'empereur lorsqu'il parlait de la défection du roi de Naples. Dans le premier moment toutefois il ne raisonna point avec tant de calme; sa colère était extrême, et il s'y mêlait de la douleur et comme des mouvemens de pitié: «Murat, s'écriait-il, Murat me trahir! Murat se vendre aux Anglais! Le malheureux! Il s'imagine que, s'ils venaient à bout de me renverser, ils lui laisseraient le trône sur lequel je l'ai fait asseoir. Pauvre fou! Ce qui peut lui arriver de pire est que sa trahison réussisse; car il aurait moins de pitié à attendre de ses nouveaux alliés que de moi-même.»

La veille de son départ pour l'armée, l'empereur reçut le corps d'officiers de la garde nationale parisienne. La réception se fit dans la grande salle des Tuileries. Cette cérémonie fut imposante et triste. L'empereur se présenta à l'assemblée avec Sa Majesté l'impératrice, et tenant par la main le roi de Rome, âgé de trois ans moins deux mois. Quoique le discours qu'il prononça dans cette circonstance soit déjà connu, je le répète ici, ne voulant point que ces belles et solennelles paroles de mon ancien maître manquent dans mes mémoires:

«Messieurs les officiers de la garde nationale, j'ai du plaisir à vous voir réunis autour de moi. Je pars cette nuit pour aller me mettre à la tête de l'armée. Je laisse avec confiance sous votre garde, en quittant la capitale, ma femme et mon fils, sur lesquels sont placées tant d'espérances. Je vous devais ce témoignage de confiance pour tous ceux que vous n'avez cessé de me donner dans les principales époques de ma vie. Je partirai l'esprit dégagé d'inquiétude lorsqu'ils seront sous votre fidèle garde. Je vous laisse ce que j'ai au monde de plus cher après la France, et le remets à vos soins.

»Il pourrait arriver que, par les manœuvres que je vais faire, les ennemis trouvassent le moment de s'approcher de vos murailles. Si la chose avait lieu, souvenez-vous que ce ne peut être que l'affaire de quelques jours, et que j'arriverai bientôt à votre secours. Je vous recommande d'être unis entre vous et de résister à toutes les insinuations qui tendraient à vous diviser. On ne manquera pas de chercher à ébranler votre fidélité à vos devoirs; mais je compte que vous repousserez ces perfides instigations.»

À la fin de ce discours, l'empereur arrêta ses regards sur l'impératrice et sur le roi de Rome, que son auguste mère tenait dans ses bras; et montrant des yeux et du geste à l'assemblée cet enfant, dont la physionomie expressive semblait répondre à la solennité de la circonstance, il ajouta d'une voix émue: «Je vous le confie, messieurs; je le confie à l'amour de ma fidèle ville de Paris. «À ces mots de Sa Majesté, mille cris et mille bras se levèrent, jurant de garder et de défendre ce dépôt précieux. L'impératrice, baignée de larmes, et pâle des émotions diverses dont elle était agitée, allait se laisser tomber, si l'empereur ne l'eût soutenue dans ses bras. À cette vue, l'enthousiasme fut à son comble; des pleurs coulèrent de tous les yeux; et il n'y avait aucun des assistans qui ne parût, en se retirant, disposé à donner son sang pour la famille impériale. C'est ce jour-là que je revis pour la première fois M. de Bourrienne au palais; il portait, si je ne me trompe, l'habit de capitaine de la garde nationale.

Le 25 janvier, l'empereur partit pour l'armée, après avoir conféré la régence à Sa Majesté l'impératrice. Nous allâmes coucher à Châlons-sur-Marne. Son arrivée arrêta les progrès des armées ennemies et la retraite de nos troupes. Le surlendemain, il attaqua à son tour les alliés à Saint-Dizier. L'entrée de Sa Majesté dans cette ville fut signalée par les marques d'enthousiasme et de dévouement les plus touchantes. Au moment où l'empereur mettait pied à terre, un ancien colonel, M. Bouland, vieillard plus que septuagénaire, se jeta aux genoux de Sa Majesté, lui exprimant toute la douleur que lui avait causée la vue des baïonnettes étrangères, et la confiance qu'il avait que l'empereur en nettoierait le sol de la France. Sa Majesté releva le digne vétéran, en lui disant avec gaîté qu'elle n'épargnerait rien pour accomplir une si bonne prédiction. Les alliés s'étaient conduits inhumainement à Saint-Dizier; des femmes, des vieillards étaient morts ou malades des mauvais traitemens qu'ils en avaient éprouvés: aussi la présence de Sa Majesté fut-elle un grand sujet de joie pour le pays.

L'ennemi ayant été repoussé à Saint-Dizier, l'empereur apprit que l'armée de Silésie se concentrait sur Brienne. Aussitôt il se mit en marche à travers la forêt de Déo. Les braves qui le suivaient paraissaient être aussi infatigables que lui. On fit halte au bourg d'Éclaron, où Sa Majesté accorda des fonds aux habitans pour la réparation de leur église, que les ennemis avaient dévastée. Le chirurgien de ce bourg s'étant avancé pour remercier l'empereur, Sa Majesté l'examina attentivement et lui dit: «Vous avez servi, monsieur?—Oui, sire; j'étais à l'armée d'Égypte.—Pourquoi n'avez-vous pas la croix?—Sire, parce que je ne l'ai jamais demandée.—Monsieur, vous n'en êtes que plus digne. J'espère que vous porterez celle que je vais vous faire remettre.» Et en quelques minutes son brevet fut signé par l'empereur et remis au nouveau chevalier, à qui l'empereur recommanda d'avoir le plus grand soin des malades et des blessés de notre armée qui se trouveraient à portée de recevoir ses secours[79].

En entrant dans Mézières, Sa Majesté fut reçue par les autorités de la ville, le clergé et la garde nationale. «Messieurs, dit l'empereur aux gardes nationaux qui se pressaient autour de lui, nous combattons aujourd'hui pour nos foyers; sachons les défendre, et que les Cosaques ne viennent pas s'y chauffer: ce sont de mauvais hôtes qui ne vous y laisseraient pas de place. Montrons-leur que tout Français est né soldat et bon soldat.» Sa Majesté, en recevant les hommages du curé, s'aperçut que cet ecclésiastique la regardait avec intérêt et attendrissement. Cela fit que l'empereur, à son tour, considéra le bon prêtre avec plus d'attention; il le reconnut pour un de ses anciens régens du collége de Brienne. «Eh quoi! c'est vous, mon cher maître! s'écria Sa Majesté. Vous n'avez donc jamais quitté la contrée? Tant mieux; vous n'en pourrez que mieux servir la cause de la patrie. Je n'ai pas besoin de vous demander si vous connaissez le pays.—Sire, dit le curé, j'y trouverais mon chemin les yeux fermés.—Venez donc avec nous; vous nous servirez de guide; et nous causerons.» Aussitôt le digne prêtre fit seller sa paisible jument, et vint se placer au centre de l'état-major impérial.

Le même jour, nous arrivâmes devant Brienne. La marche de l'empereur avait été si secrète et si prompte, que les Prussiens n'en furent informés qu'au moment où il tomba sur eux. Quelques officiers-généraux furent faits prisonniers; et Blücher lui-même, qui descendait tranquillement du château, n'eut que le temps de tourner les talons et de s'enfuir le plus vite qu'il put, au milieu des balles de notre avant-garde. L'empereur crut un instant que le général prussien avait été pris, et s'écria: «Nous tenons ce vieux sabreur; la campagne ne sera pas longue.» Les Russes établis dans le bourg y mirent le feu. On se battit au milieu de l'incendie. La nuit arriva sans séparer les combattans. Dans l'espace de douze heures, le bourg fut pris et repris plusieurs fois. L'empereur était furieux que Blücher lui eût échappé.

En rentrant au quartier-général, qui avait été établi à Mézières, Sa Majesté faillit être percée de la lance d'un Cosaque; mais avant que l'empereur eût eu le temps de voir le mouvement de ce misérable, le brave colonel Gourgaud, qui marchait derrière Sa Majesté, abattit le Cosaque d'un coup de pistolet.

L'empereur n'avait avec lui que quinze mille hommes, et ils avaient lutté avec un succès égal contre quatre vingt mille soldats étrangers. À la suite de ce combat, les Prussiens battirent en retraite sur Bar-sur-Aube, et Sa Majesté s'établit au château de Brienne, où il passa deux nuits. Je me rappelai, durant ce séjour, celui que j'avais fait dix ans auparavant avec l'empereur dans ce même château de Brienne, lorsqu'il allait à Milan ajouter le titre de roi d'Italie à celui d'empereur des Français. «Aujourd'hui, me disais-je, non-seulement l'Italie est perdue pour lui; mais encore c'est au centre de l'empire français, c'est à quelques lieues de sa capitale, que l'empereur se défend contre d'innombrables ennemis!» La première fois que j'avais vu Brienne, l'empereur y avait été reçu en souverain par une noble famille qui, quinze ans auparavant, l'y accueillait en protégé. Il y avait retrouvé les plus doux souvenirs de son enfance et de sa jeunesse; et en comparant ce qu'il était en 1805 à ce qu'il avait été à l'école militaire, il avait parlé avec orgueil du chemin qu'il avait fait. En 1814, le 31 janvier, on pouvait commencer à prévoir où ce chemin aboutirait. Ce n'est pas que je veuille m'annoncer comme ayant prévu la chute de l'empereur. Non; je n'allais pas jusque là. Habitués à le voir compter sur son étoile, la plupart de ceux qui l'entouraient n'y comptaient pas moins que lui. Mais cependant nous ne pouvions nous dissimuler qu'il y avait eu du changement. Pour se faire illusion là-dessus, il aurait fallu fermer les yeux, afin de ne plus voir ni entendre ces masses d'étrangers que nous n'avions jusqu'alors vus que chez eux, et qui étaient chez nous à leur tour.

À chaque pas, en effet, nous trouvions d'horribles preuves du passage des ennemis. Après avoir pris possession des villes ou des villages, ils en arrêtaient les habitans, les maltraitaient à coups de sabre et de crosse de fusil, les dépouillaient de leurs habits, et se faisaient suivre par ceux qu'ils jugeaient propres à leur servir de guides dans leur marche. S'ils ne se trouvaient point conduits comme ils l'entendaient, ils sabraient ou fusillaient leurs malheureux guides. Ils se faisaient livrer partout les vivres, boissons, bestiaux, fourrages, en un mot, tout ce qui pouvait être utile à leur armée, frappaient d'énormes réquisitions; et quand ils avaient épuisé toutes les ressources de leurs victimes, ils achevaient le plus souvent leur œuvre de destruction par le pillage et l'incendie. Les Prussiens, et surtout les Cosaques, se signalaient par leur brutale férocité. Tantôt ces hideux saunages entraient de vive force dans les maisons, se partageaient tout ce qui leur tombait sous la main, chargeaient de butin leurs chevaux, et brisaient ce qu'ils ne pouvaient enlever; tantôt, ne trouvant pas de quoi contenter leur avidité, ils décrochaient les portes, les fenêtres, démolissaient les plafonds pour en arracher les poutres, et faisaient de ces débris, ainsi que des meubles trop lourds pour être emportés, un feu qui, se communiquant aux toitures de chaque maison, consumait en un instant l'asile des malheureux habitans, et les forçait à se réfugier dans les bois.

Ailleurs les habitans plus aisés leur donnaient ce qu'ils demandaient, et surtout de l'eau-de-vie, dont ils étaient le plus avides, croyant par cette docilité échapper à leur férocité. Mais ces barbares, échauffés par la boisson, se portaient alors aux derniers excès; ils se saisissaient des filles, des femmes, des servantes, les battaient à outrance pour les contraindre à boire de l'eau-de-vie, et quand elles étaient tombées dans un état complet d'anéantissement, ils assouvissaient sur elles leur infâme lubricité. Beaucoup de femmes et de jeunes filles avaient assez de courage et de force pour se défendre contre ces brigands; mais ils se réunissaient trois ou quatre contre une seule; et souvent, pour se venger de la résistance de ces malheureuses, après les avoir déshonorées, ils les mutilaient, les tuaient avec leurs armes, ou les jetaient au milieu de leurs feux de bivouac. Des fermes étaient incendiées, et des familles tout à l'heure opulentes ou aisées réduites en un instant au désespoir et à la mendicité. Des maris, des vieillards étaient sabrés en voulant défendre l'honneur de leurs femmes et de leurs filles; et quand de pauvres mères s'approchaient du feu pour réchauffer l'enfant suspendu à leur sein, elles étaient brûlées ou tuées par l'explosion des paquets de cartouches que les Cosaques jetaient à dessein dans le foyer, et leurs cris d'angoisse et de douleur étaient étouffés par les éclats de rire de ces monstres.

Je n'en finirais pas s'il fallait raconter toutes les atrocités commises par les hordes étrangères. Il a été de mode, à l'époque de la restauration, de dire que les plaintes et les rapports de ceux qui furent en butte à ces excès avaient été exagérés par la peur ou par la haine. J'ai même entendu des personnes bien pensantes plaisanter fort agréablement sur les gentillesses des Cosaques. Mais ces beaux-esprits s'étaient toujours tenus à distance du théâtre de la guerre, et ils avaient le bonheur d'habiter les départemens qui n'eurent à souffrir ni de la première ni de la seconde invasion. Je ne leur aurais pas conseillé d'adresser leurs plaisanteries aux malheureux habitans de la Champagne, et en général des départemens de l'est. On a prétendu aussi que les souverains alliés et les officiers-généraux russes et prussiens interdisaient sévèrement toute violence à leurs troupes régulières, et que le mal n'était fait que par les bandes indisciplinées et ingouvernables des Cosaques. J'ai été à même d'acquérir en cent occasions, mais particulièrement à Troyes, la preuve du contraire. Cette ville n'a sans doute pas oublié comment les princes de Wurtemberg et de Hohenlohe, et l'empereur Alexandre lui-même, firent justice de l'incendie, du pillage, du viol, des assassinats sans nombre qui furent commis sous leurs yeux, non pas seulement par les Cosaques, mais aussi par les soldats enrégimentés et disciplinés. Aucune mesure ne fut prise par les souverains, ni par leurs généraux, pour mettre un terme à tant d'atrocités; et pourtant, lorsqu'ils s'éloignèrent de la ville, il ne fallut qu'un ordre de leur part pour éloigner tout d'un coup les nuées de Cosaques qui dévastaient le pays.

Le champ de La Rothière avait été, comme je l'ai dit ailleurs, le rendez-vous des élèves de l'école militaire de Brienne. C'était là que l'empereur, étant enfant, avait préludé dans des combats d'écoliers à ses batailles gigantesques. Celle de La Rothière fut acharnée; et l'ennemi n'obtint qu'au prix de beaucoup de sang l'avantage dont il fut redevable à son immense supériorité numérique. Dans la nuit qui suivit cette lutte inégale, l'empereur ordonna la retraite sur Troyes.

En retournant au château, après la bataille, Sa Majesté courut encore un danger imminent: elle se trouva tout à coup entourée d'une troupe de hulans, et tira son épée pour se défendre. M. Jardin fils, écuyer, qui suivait l'empereur de très-près, reçut une balle dans le bras. Plusieurs chasseurs de l'escorte furent blessés; mais ils parvinrent enfin à dégager Sa Majesté. Je puis attester que l'empereur montrait le plus grand sang-froid dans toutes les rencontres de ce genre. Ce jour là, lorsque je débouclai la ceinture de son épée, il la tira à moitié du fourreau, en disant: «Savez-vous, Constant, que ces coquins-là m'ont fait mettre flamberge au vent? Les drôles sont effrontés. Il leur faut une bonne leçon pour leur apprendre à se tenir à distance respectueuse.»

Mon intention n'est pas de faire en détail l'histoire de cette campagne de France, dans laquelle l'empereur déploya une activité, une énergie qui excitaient au plus haut point l'admiration de tous deux qui l'entouraient. Malheureusement les avantages qu'il remportait coup sur coup épuisaient ses troupes, et ne faisaient éprouver à l'ennemi que des pertes faciles à réparer. C'était, comme l'a si bien dit M. de Bourrienne, le combat d'un aigle des Alpes contre une nuée de corbeaux: «L'aigle en tue des centaines; chaque coup de bec qu'il donne est la mort d'un ennemi; mais les corbeaux reviennent toujours plus nombreux, et pressent l'aigle jusqu'à ce qu'ils aient fini par l'étouffer.» À Champ-Aubert, à Montmirail, à Nangis, à Montereau, à Arcis, et dans vingt autres mêlées, l'empereur eut l'avantage du génie et notre armée celui du courage; mais ce fut inutilement. À peine des masses d'ennemis avaient-elles été dissipées, qu'il s'en formait d'autres toutes fraîches devant nos soldats, harassés de batailles continuelles et de marches forcées. L'armée surtout que commandait Blücher semblait renaître d'elle-même; partout battue, elle reparaissait avec des forces égales, sinon supérieures à celles qui avaient été détruites ou dispersées. Comment résister toujours à une aussi grande supériorité du nombre?


CHAPITRE II.

Renouvellement des prodiges de l'Italie.—Courage personnel de l'empereur.—Mot de l'empereur à ses soldats.—Obus éclatant près de l'empereur.—Fréquence du réveil de l'empereur.—Extrême bonté de Sa Majesté envers moi.—Point de paix déshonorante.—Oubli réparé.—Je m'endors dans le fauteuil de l'empereur.—Sa Majesté s'asseyant sur son lit pour ne pas m'éveiller.—Paroles adorables de l'empereur.—Sa Majesté décidée à faire la paix.—Succès et nouvelle indécision.—L'empereur et le duc de Bassano.—Départ pour Sézanne.—Suite de triomphes.—Généraux prisonniers à la table de l'empereur.—Combat de Nangis.—Blücher sur le point d'être prisonnier.—La veille de la bataille de Méry.—L'empereur sur une botte de roseaux.—Nuée de bécassines et mot de l'empereur.—Mouvement sur Anglure.—Incendie de Méry.—Position critique des alliés.—Position critique de M. Ansart.—Un huissier guide de l'empereur.—Peur du canon.—Pont construit en une heure sous le feu de l'ennemi.—L'empereur mourant de soif et courage d'une jeune fille.—Le quartier-général de l'empereur dans la boutique d'un charron.—Prisonniers et drapeaux envoyés à Paris.—Mission délicate de M. de Saint-Aignan.—Vive colère de l'empereur.—Disgrâce de M. de Saint-Aignan et prompt oubli.—L'ennemi abandonnant Troyes par capitulation.—Décret sévère.—Les insignes et les couleurs de l'ancienne dynastie.—Conseil de guerre et peine de mort.—Exécution du chevalier de Gonault.


Jamais l'empereur ne s'était montré aussi admirable que durant cette fatale campagne de France; en luttant contre la fortune il y renouvelait les prodiges des premières guerres d'Italie quand la fortune lui souriait; l'attaque avait signalé le commencement de sa carrière; la fin en fut marquée par la plus belle défense dont les annales de la guerre puissent conserver le souvenir. On peut dire qu'à tout moment et partout Sa Majesté se montrait tout ensemble général et soldat. En toute circonstance il donna l'exemple du courage personnel, et cela au point d'alarmer tous ceux qui l'entouraient et dont l'existence était attachée à la sienne. On sait, par exemple, qu'à Montereau, l'empereur pointa lui-même des pièces d'artillerie, s'exposa gaiement aux coups de l'ennemi, et dit aux soldats que cela inquiétait et qui voulaient l'éloigner: «Laissez-moi faire, mes amis; le boulet qui doit me tuer n'est pas encore fondu.»

À Arcis, l'empereur se battit encore comme un soldat: il tira plus d'une fois son épée pour se dégager du milieu des ennemis qui l'entouraient. Un obus étant venu tomber à quelques pas de son cheval, l'animal surpris fit un saut de côté, et faillit désarçonner l'empereur, qui, la lorgnette à la main, était alors fort occupé à examiner le champ de bataille. Sa Majesté s'étant raffermie sur la selle, mit à son cheval les éperons dans le ventre, le poussa vers l'obus, et le contraignit à le flairer; au même instant la pièce éclata, et par un hasard inouï, ni l'empereur ni son cheval ne furent blessés.

En plus d'une circonstance pareille, l'empereur sembla, durant cette campagne, avoir fait l'abandon de sa vie; et cependant ce ne fut qu'à la dernière extrémité qu'il renonça à l'espérance de conserver le trône. Mais il lui en coûtait de traiter avec l'ennemi tant que celui-ci occuperait le territoire français. Sa Majesté aurait voulu purger le sol de la France de la présence des étrangers, avant d'entrer avec eux en accommodement. De là vinrent ses hésitations, ses refus de souscrire à la paix qui lui fut offerte à différentes reprises.

Le 8 de février, l'empereur, à la suite d'une longue discussion avec deux ou trois de ses conseillers intimes, se coucha fort tard et dans une extrême préoccupation: il me réveilla souvent dans la nuit, se plaignit de ne pouvoir dormir; et me fit emporter et rapporter plusieurs fois son flambeau. Vers cinq heures du matin je fus appelé de nouveau; je tombais de fatigue; Sa Majesté s'en aperçut et me dit avec bonté: «Vous êtes sur les dents, mon pauvre Constant; nous faisons une rude campagne, n'est-ce pas? mais ayez encore un peu de courage; vous allez bientôt vous reposer?»—Encouragé par le ton de bienveillance de Sa Majesté, je pris la liberté de lui répondre que personne ne pouvait songer à se plaindre de la fatigue et des privations que l'on éprouvait, puisqu'elles étaient partagées par Sa Majesté; mais que pourtant le désir et l'espérance de tout le monde étaient pour la paix. «Hé bien, oui, reprit l'empereur, avec une sorte de violence concentrée, on aura la paix; on verra ce que c'est qu'une paix déshonorante!» Je gardai le silence; l'agitation et le chagrin de Sa Majesté m'affligeaient profondément, et j'aurais souhaité en ce moment que l'empereur eût une armée d'hommes de fer, comme lui. Il n'aurait fait la paix que sur la frontière de France.

Le ton de bonté et de familiarité avec lequel l'empereur me parla cette fois-là, me rappelle une autre circonstance que j'ai oublié de rapporter en son temps, et que je ne passerai point ici sous silence, la croyant de nature à faire juger des manières de Sa Majesté avec les personnes de son service, et particulièrement avec moi. Roustan a été témoin du fait, et c'est de sa bouche que j'en tiens le commencement.

Dans une des campagnes au-delà du Rhin (je ne saurais dire laquelle), j'avais passé plusieurs nuits de suite, et j'étais harassé. L'empereur étant sorti sur les onze heures du soir, resta trois ou quatre heures dehors. Je m'étais assis, pour l'attendre, dans son fauteuil, auprès de sa table de travail, comptant bien me lever et me retirer dès que je l'entendrais rentrer. Mais j'étais tellement épuisé de fatigue que le sommeil me surprit tout d'un coup, et je m'endormis d'un profond somme, la tête appuyée sur le bras, et le bras sur la table de Sa Majesté. L'empereur rentra enfin, accompagné du maréchal Berthier et suivi de Roustan. Je n'entendis rien. Le prince de Neufchâtel voulut s'approcher de moi et me pousser pour me réveiller, et me faire rendre, à Sa Majesté, son siége et sa table; mais l'empereur le retint, en disant: «Laissez dormir ce pauvre garçon; il a passé je ne sais combien de nuits blanches.» Alors comme il n'y avait point d'autre siége dans l'appartement, l'empereur s'assit sur le bord de son lit, y fit asseoir le maréchal et causa long-temps avec lui, pendant que je continuais de dormir. Mais ayant eu besoin d'une des cartes qui étaient sur sa table, et sur lesquelles mon coude était appuyé, Sa Majesté, quoiqu'elle cherchât à la tirer avec précaution, m'éveilla, et je me levai aussitôt tout confus et m'excusant de la liberté que j'avais prise bien involontairement. «Monsieur Constant, me dit alors l'empereur avec un sourire plein de bonté, je suis désespéré de vous déranger: veuillez bien m'excuser.» Tels étaient les égards de l'empereur pour ses gens. Je désire que cela puisse encore, avec ce que j'ai déjà rapporté du même genre, servir de réponse à ceux qui l'ont accusé de dureté dans son intérieur. Je reprends mon récit des événemens de 1814.

Dans la nuit du 8 au 9, l'empereur paraissant décidé à faire la paix, on passa la nuit à préparer les dépêches, et le 9, à neuf heures du matin, on les lui apporta pour les signer; mais il avait changé d'avis. À sept heures, il avait reçu des nouvelles des armées russe et prussienne. Lorsque M. le duc de Bassano entra, tenant à la main les dépêches à signer, Sa Majesté était couchée sur ses cartes et y plantait des épingles: «Ah! c'est vous, dit-elle à son ministre, il n'est plus question de cela. Voyez, me voilà en train de battre Blücher; il a pris la route de Montmirail. Je pars. Je le battrai demain, je le battrai après-demain. La face des affaires va changer, et nous verrons. Ne précipitons rien; il sera toujours assez temps de faire une paix comme celle qu'on nous propose.» Une heure après, nous étions sur la route de Sézanne.

Il y eut alors plusieurs jours de suite pendant lesquels les efforts héroïques de l'empereur et de ses braves soldats furent couronnés du plus éclatant succès. À peine arrivée à Champ-Aubert, l'armée se trouvant en présence du corps d'armée russe contre lequel elle avait déjà combattu à Brienne, tombe sur lui, sans s'arrêter pour prendre du repos, le sépare de l'armée prussienne, et fait prisonniers le général en chef et plusieurs officiers-généraux. Sa Majesté, dont la conduite vis-à-vis ses ennemis vaincus était toujours honorable et généreuse, les fit dîner à sa table et les traita avec les plus grands égards. Les ennemis sont encore battus à la Ferme des Frénaux par les maréchaux Ney et Mortier, et par le duc de Raguse, à Vaux-Champs, où Blücher fut encore sur le point d'être fait prisonnier. À Nangis, l'empereur disperse cent cinquante mille hommes commandés par le prince de Schwartzenberg, et lance à leur poursuite les maréchaux Oudinot, Kellermann, Macdonald, et les généraux Treilhard et Gérard.

La veille de la bataille de Méry, l'empereur parcourut tous les environs de cette petite ville, et son œil observateur s'arrêta sur une immense étendue de marais, au milieu desquels est le village de Bagneux, et à peu de distance le bourg d'Anglure, où passe l'Aube. Après la rapide excursion qu'il fit sur le terrain mouvant de ces marais dangereux, il mit pied à terre, et s'assit sur une botte de roseaux; là, le dos appuyé contre la hutte d'un chasseur de nuit, il déroula sa carte de campagne; après l'avoir examinée quelques instans, il remonta à cheval et repartit au galop.

En ce moment une nuée de sarcelles et de bécassines s'étant envolée devant Sa Majesté, elle s'écria en riant: «Allez, allez, mes belles; faites place à un autre gibier.» Sa Majesté disait à tous ceux qui l'entouraient: «Pour cette fois nous les tenons!»

L'empereur galopait vers Anglure, pour voir si la butte de Baudement, qui est près de ce bourg, était occupée par l'artillerie, lorsque le bruit du canon qui se faisait entendre du côté de Méry, l'obligea de rétrograder. Il retourna donc à Méry, et s'adressant aux officiers qui le suivaient: «Au galop, Messieurs, nos ennemis sont pressés, il ne faut pas les faire attendre.» Une demi-heure après il était sur le champ de bataille.

Les flammes de l'incendie de Méry rabattaient d'énormes tourbillons de fumée sur les colonnes russes et prussiennes, et masquaient en partie les manœuvres de l'armée française. Dans ce moment tout annonçait la réussite du plan que l'empereur avait conçu le matin dans les marais de Bagneux; tout allait bien: Sa Majesté voyait la défaite des alliés et la France sauvée, tandis qu'à Anglure tout était dans la désolation. La population de plusieurs villages frémissait en voyant les ennemis s'approcher, et pas une pièce de canon n'était là pour leur couper la retraite, pas un soldat pour les empêcher de passer la rivière.

La position des alliés était tellement critique que toute l'armée française les croyait perdus; ils s'enfonçaient avec toute leur artillerie dans les marais, et criblés par la mitraille de nos canons, ils y seraient restés. Tout à coup on les vit faire un nouvel effort, se ranger en ordre de bataille, et se disposer à passer l'Aube. L'empereur, qui ne pouvait plus les poursuivre sans exposer son armée à s'enfoncer aussi dans les marais, arrêta l'impétuosité de ses soldats, croyant que la butte de Baudement était couverte d'artillerie pour foudroyer l'ennemi. N'entendant pas un seul coup de fusil de ce côté, il se rendit en toute hâte à Sézanne, pour faire avancer des troupes; mais celles qu'il croyait y trouver avaient été dirigées sur Fère-Champenoise.

Dans cet intervalle, un nommé Ansart, propriétaire à Anglure, était monté à cheval, et avait couru à toute bride à Sézanne, pour avertir le maréchal, qui s'y trouvait, que l'ennemi, poursuivi par l'empereur, allait passer l'Aube. Arrivé près du duc, et voyant que le corps d'armée qu'il commandait ne prenait pas le chemin d'Anglure, il s'empressa de parler. Mais comme apparemment on n'avait point reçu d'ordres de l'empereur, on ne l'écouta pas, on le traita d'espion, et ce ne fut pas sans peine que ce brave homme échappa à la fusillade.

Tandis que cette scène se passait, Sa Majesté était déjà à Sézanne; entourée de plusieurs habitans de cette ville, elle demandait quelqu'un pour la guider jusqu'à Fère-Champenoise: un huissier se présenta. Aussitôt l'empereur partit escorté des officiers supérieurs qui l'avaient accompagné à Sézanne, et sortit de la ville; il dit à son guide: «Passez devant moi, monsieur, et prenez le chemin le plus court.» Arrivée à peu de distance du champ de bataille de Fère-Champenoise, Sa Majesté vit que chaque détonation de l'artillerie faisait baisser la tête au pauvre huissier. «Vous avez peur, monsieur, lui dit l'empereur.—Non, sire.—En ce cas, pourquoi baissez-vous ainsi la tête?—C'est que je n'ai pas l'habitude d'entendre, comme Votre Majesté, tout ce tintamarre.—Il faut se faire à tout, ne craignez rien, allez toujours.» Mais le guide, plus mort que vif, retenait son cheval et tremblait de tous ses membres. «Allons, allons, je vois que vous avez réellement peur, passez derrière moi.» Il obéit, tourna bride, et galopa jusqu'à Sézanne en se promettant bien de ne plus jamais servir de guide à l'empereur en pareille occasion.

À la bataille de Méry, l'empereur fit jeter, sous le feu même de l'ennemi, un petit pont sur une rivière qui coule près de la ville. Ce pont fut construit en une heure avec des échelles attachées ensemble et soutenues par des pièces de bois; mais cela ne suffisait pas; il fallait, pour qu'il pût être praticable, qu'on posât des planches dessus; et l'on n'en trouvait point, car les personnes qui auraient pu en procurer, n'osaient s'approcher du terrain mitraillé que l'empereur occupait en ce moment. Impatient, et même en colère de ne pouvoir plancheyer le pont, Sa Majesté fit décrocher les volets de plusieurs grandes maisons bâties à peu de distance de la rivière, puis les fit poser et clouer sous ses yeux. Pendant ce travail, une soif ardente le tourmentait, et il allait puiser de l'eau dans sa main pour l'étancher, lorsqu'une jeune fille, qui avait méprisé le danger pour pouvoir s'approcher de l'empereur, courut à la maison voisine, et lui apporta un verre d'eau et de vin qu'il but avec avidité.

Étonné de voir cette jeune fille dans un endroit si périlleux, l'empereur lui dit en souriant: «Vous feriez un brave militaire, mademoiselle. Voulez-vous prendre les épaulettes? vous serez un de mes aides-de-camp.» La jeune fille rougit, fit à l'empereur une révérence, et allait s'éloigner, lorsqu'il lui tendit sa main qu'elle baisa. «Plus tard, ajouta Sa Majesté, venez à Paris, et rappelez-moi le service que vous m'avez rendu aujourd'hui; vous serez contente de ma reconnaissance.» La jeune personne remercia l'empereur, et se retira toute fière des paroles qu'il lui avait adressées.

Le jour de la bataille de Nangis, un officier autrichien était venu dans la soirée au quartier-général, et avait eu une longue conférence secrète avec Sa Majesté. Quarante-huit heures après, à la suite du combat de Méry, parut un nouvel envoyé du prince de Schwartzenberg avec une réponse de l'empereur d'Autriche, à la lettre confidentielle que Sa Majesté avait écrite deux jours auparavant à son beau-père. Nous avions quitté Méry, qui était en feu, et dans le petit hameau de Châtres, où l'on avait établi le quartier-général, il ne s'était trouvé d'abri pour Sa Majesté que dans la boutique d'un charron. C'était là que l'empereur avait passé la nuit, travaillant, ou étendu tout habillé sur son lit, sans dormir. Ce fut aussi là qu'il reçut l'envoyé autrichien, qui était M. le prince de Lichtenstein. Le prince resta long-temps en tête à tête avec Sa Majesté. Il ne transpira rien de leur conversation; mais personne ne doutait qu'il n'eût été question de la paix. Après le départ du prince, l'empereur était d'une gaieté extraordinaire et qui gagna tous ceux qui entouraient Sa Majesté. Notre armée avait fait sur l'ennemi des milliers de prisonniers; Paris venait de recevoir les drapeaux russes et prussiens pris à Nangis et à Montereau: l'empereur avait vu fuir devant lui les souverains étrangers qui eurent pendant quelque temps la crainte de ne pouvoir regagner la frontière. Tant de succès avaient rendu à Sa Majesté toute sa confiance dans sa fortune. Mais cette confiance n'était malheureusement qu'une dangereuse illusion.

Le prince de Lichtenstein avait à peine quitté le grand quartier-général, lorsque je vis arriver M. de Saint-Aignan, beau-frère de M. le duc de Vicence, et écuyer de l'empereur. M. de Saint-Aignan se rendait, je crois, auprès de son beau-frère, qui était au congrès de Châtillon, ou du moins qui y avait été; car les conférences de ce congrès étaient suspendues depuis quelques jours. Il paraît qu'avant de quitter Paris, M. de Saint-Aignan avait eu une entrevue avec M. le duc de Rovigo et un autre ministre, et que ceux-ci l'avaient chargé d'un message verbal auprès de l'empereur. La mission était délicate et difficile; il aurait bien voulu que ces messieurs missent par écrit les représentations qu'ils le chargeaient de porter à Sa Majesté; mais ils s'y étaient refusés, et en serviteur fidèle, M. de Saint-Aignan s'était dévoué à son devoir, et disposé à dire toute la vérité, quelque danger qu'il y eût pour lui à le faire.

Au moment où il arriva dans la boutique du charron de Châtres, l'empereur, comme on vient de le voir, se laissait aller aux plus brillantes espérances. Cette circonstance était fâcheuse pour M. de Saint-Aignan qui n'était point porteur de nouvelles agréables. Il venait, comme on l'a su depuis, annoncer à Sa Majesté qu'elle ne pouvait pas compter sur l'esprit de la capitale; que l'on y murmurait sur la durée de la guerre, et qu'on aurait voulu que l'empereur saisît la première occasion de faire la paix. On a même dit que le mot de désaffection était sorti, durant cette conférence secrète, de la bouche sincère et véridique de M. de Saint-Aignan. Je ne sais si cela est vrai, car la porte était bien fermée, et M. de Saint-Aignan parlait à voix basse. Ce qu'il y a de certain, c'est que ses rapports et sa franchise excitèrent au plus haut point la colère de Sa Majesté, qui, en le congédiant avec une dureté que certainement il n'avait pas méritée, éleva la voix de manière à être entendu du dehors. M. de Saint-Aignan s'étant retiré, Sa Majesté m'appela pour mon service; je la trouvai encore pâle et agitée de colère. Quelques heures après cette scène, l'empereur ayant fait demander son cheval, M. de Saint-Aignan, qui avait repris son service d'écuyer, s'approcha pour tenir l'étrier de Sa Majesté; mais dès que l'empereur l'aperçut, il lui lança un regard courroucé, et lui fit signe de s'éloigner, en s'écriant d'une voix forte: «Mesgrigny!» c'était le nom de M. le baron de Mesgrigny, autre écuyer de Sa Majesté. Pour se conformer à la volonté de l'empereur, M. de Mesgrigny prit le service de M. de Saint-Aignan, qui se retira sur le derrière de l'armée, en attendant que l'orage fût passé. Au bout de quelques jours sa disgrâce cessa, et tous ceux qui le connaissaient s'en réjouirent: M. le baron de Saint-Aignan se faisait aimer de tout le monde par son affabilité et sa loyauté.

De Châtres, l'ennemi marcha sur Troyes. L'ennemi, qui occupait cette ville, sembla d'abord disposé à s'y défendre mais il la céda bientôt, et en sortit à la suite d'une capitulation. Durant le peu de temps que les alliés avaient passé à Troyes, les royalistes avaient affiché publiquement leur haine contre l'empereur, et leur dévouement aux puissances étrangères, qui ne venaient, disaient-ils, que pour rétablir les Bourbons sur le trône. Ils avaient eux-mêmes l'imprudence d'arborer le drapeau blanc et la cocarde blanche. Les troupes étrangères les avaient protégés, tout en se montrant exigeantes et dures à l'égard de ceux des habitans dont l'opinion était directement contraire.

Malheureusement pour les royalistes, ils n'étaient qu'en très-faible minorité, et la faveur dont ils étaient l'objet de la part des Prussiens et des Russes, faisait que la population écrasée par ceux-ci, haïssait les protégés à l'égal des protecteurs. Déjà, avant l'entrée de l'empereur à Troyes, il lui était tombé dans les mains des proclamations royalistes adressées à des officiers de sa maison ou de l'armée. Il n'en avait point témoigné de colère; mais il avait engagé les personnes qui avaient reçu ou qui recevaient des pièces de ce genre, à les détruire et à n'en dire mot à qui que ce fût. Arrivée à Troyes, Sa Majesté rendit un décret portant la peine de mort contre les Français au service des ennemis, et contre ceux qui porteraient les signes et les décorations de l'ancienne dynastie. Un malheureux émigré, traduit levant un conseil de guerre, fut convaincu d'avoir porté la croix de Saint-Louis et la cocarde blanche, durant le séjour des alliés à Troyes, et d'avoir fourni aux généraux étrangers tous les renseignemens qu'il avait été en son pouvoir de donner. Le conseil prononça la peine de mort; car les faits étaient positifs et la loi ne l'était pas moins. Victime de son dévouement prématuré à une cause qui était encore loin de paraître nationale, surtout dans les départemens occupés par les armées étrangères, le chevalier Gonault fut exécuté militairement.


CHAPITRE III.

Négociations pour un armistice.—Blücher et cent mille hommes.—Le prince de Schwartzenberg reprenant l'offensive.—Ruse de guerre.—L'empereur au devant de Blücher.—Halte au village d'Herbisse.—Le bon curé.—Politesse de l'empereur.—Singulière installation d'une nuit.—Le maréchal Lefebvre théologien.—L'abbé Maury maréchal, et le maréchal Lefebvre cardinal.—Le souper de campagne.—Gaîté et privation.—Le réveil du curé et générosité de l'empereur.—Fatalité du nom de Moreau.—Bataille de Craonne.—M. de Bussy, ancien camarade et aide-de-camp de l'empereur.—Empressement général à fournir des renseignemens.—Le brave Wolff et la croix d'honneur.—Plusieurs généraux blessés.—Habileté du général Drouot.—Défense des Russes.—M. de Rumigny au quartier-général et nouvelles du congrès.—Conférence secrète peu favorable à la paix.—Scène très-vive entre l'empereur et M. le duc de Vicence.—Insistance courageuse du ministre et conseils pacifiques.—Vous êtes Russe!—Véhémence de l'empereur.—Une victoire en perspective.—Larmes de M. le duc de Vicence.—Marche sur Laon.—L'armée française surprise par les Russes.—Mécontentement de l'empereur.—Prise de Reims par M. de Saint-Priest.—Valeur du général Corbineau.—Notre entrée à Reims pendant que les Russes en sortent.—Résignation des Rémois.—Bonne discipline des Russes.—Trois jours à Reims.—Les jeunes conscrits.—Six mille hommes et le général Janssens.—Les affaires de l'empire.—Le seul homme infatigable.


Après les brillans avantages remportés par l'empereur en l'espace de si peu de jours, et avec des forces si extraordinairement inférieures aux masses de l'ennemi, Sa Majesté, sentant la nécessité de laisser à ses troupes le temps de prendre à Troyes quelques jours de repos, était entrée en négociations pour un armistice avec le prince de Schwartzenberg. Dans ces circonstances, on vint annoncer à l'empereur que le général Blücher, qui avait été blessé à Méry, descendait le long des deux rives de la Marne à la tête d'une armée de troupes fraîches que l'on n'évaluait pas à moins de cent mille hommes, et qu'il marchait sur Meaux. De son côté, le prince de Schwartzenberg, ayant été informé de ce mouvement de Blücher, coupa court aux négociations, et reprit immédiatement l'offensive à Bar-sur-Seine. L'empereur, dont le génie suivait d'un seul coup d'œil toutes les marches, toutes les opérations de l'ennemi, mais ne pouvant être à la fois partout, résolut d'aller combattre Blücher en personne, et de faire croire, à l'aide d'un stratagème, à sa présence vis-à-vis Schwartzenberg. Deux corps d'armée, commandés, l'un par le maréchal Oudinot, l'autre par le maréchal Macdonald, furent donc envoyés à la rencontre des Autrichiens. Dès que les troupes furent à portée du camp ennemi, elles firent retentir l'air de ces cris de confiance et d'allégresse qui annonçaient ordinairement la présence de Sa Majesté. Pendant tout ce temps-là, nous nous rendions en toute hâte à la rencontre du général Blücher.

Nous fîmes halte au petit village d'Herbisse, où nous passâmes la nuit dans le presbytère. Le curé, en voyant arriver chez lui l'empereur avec les maréchaux, les aides-de-camp de Sa Majesté, les officiers d'ordonnance, le service d'honneur et les autres services, fut au moment d'en perdre la tête. Sa Majesté, en mettant pied à terre, lui dit: «Monsieur le curé, nous venons vous demander l'hospitalité pour une nuit. Ne vous effrayez pas de cette visite; nous nous ferons tout petits pour ne pas vous gêner.» L'empereur, conduit par le bon curé, qui suait à la fois d'empressement et d'embarras, s'établit dans la pièce unique, qui servait en même temps à notre hôte de cuisine, de salle à manger, de chambre à coucher, de cabinet et de salon. En un instant Sa Majesté se trouva entourée de ses cartes et de ses papiers, et elle se mit au travail avec autant d'aisance que dans son cabinet des Tuileries. Mais les personnes de sa suite eurent besoin d'un peu plus de temps pour s'installer. Ce n'était pas chose facile pour tant de monde de trouver place dans un fournil, dont, avec la chambre occupée par Sa Majesté, se composait sans plus le presbytère d'Herbisse; mais ces messieurs, bien qu'il y eût parmi eux plus d'un dignitaire et prince de l'empire, étaient accommodans et tout disposés à se prêter à la circonstance. C'était une chose remarquable, et qui peignait bien le caractère français, que la bonne humeur de ces braves guerriers, en dépit des combats qu'ils avaient chaque jour à soutenir, et des événemens, qui prenaient à chaque instant une tournure plus alarmante.

Les plus jeunes officiers faisaient cercle autour de la nièce du curé, qui leur chantait des cantiques champenois. Le bon curé, au milieu de ses allées et venues continuelles, et des peines qu'il se donnait pour jouer dignement son rôle de maître de maison, se vit attaqué sur son terrain, c'est-à-dire sur son bréviaire, par le maréchal Lefebvre, qui avait fait dans sa jeunesse quelques études pour être prêtre, et n'avait conservé, disait-il, de sa première vocation, que la coiffure, parce que c'était la plus tôt peignée. Le digne maréchal entremêlait ses citations latines de ces locutions militaires dont il n'était point avare, faisant rire aux éclats les assistans, y compris le curé lui-même, qui lui dit: «Monseigneur, si vous aviez continué vos études pour la prêtrise, vous seriez devenu cardinal pour le moins.—Pourquoi non? observa un des officiers; si l'abbé Maury eût été sergent-major en 89, il serait peut-être aujourd'hui maréchal de France.—Ou bien mort, ajouta le duc de Dantzick, en se servant d'un terme beaucoup plus énergique; et tant mieux pour lui, il ne verrait pas les Cosaques à vingt lieues de Paris.—Oh! bah! monseigneur, reprit le même officier, nous les en chasserons.—Oui, murmura entre ses dents le maréchal, va-t-en voir s'ils viennent.»

En ce moment arriva le mulet de la cantine, long-temps et impatiemment attendu. Il n'y avait point de table; on en fit une avec une porte jetée sur des tonneaux: des siéges furent improvisés avec quelques planches. Les principaux officiers s'assirent, et les autres mangèrent debout. Le curé prit place à la table militaire, sur laquelle il avait placé lui-même les meilleures bouteilles de sa cave, et sa naïve bonhomie continua d'égayer les convives. La conversation vint à rouler sur la situation d'Herbisse et des environs. Le curé ne pouvait revenir de son étonnement en voyant que ses hôtes connaissaient le pays jusque dans les moindres détails. «Ah çà, s'écriait-il en les considérant l'un après l'autre, vous êtes donc Champenois?» Pour mettre fin à sa surprise, ces messieurs tirèrent de leurs poches des plans sur lesquels ils lui firent lire les noms des plus petites localités. Mais alors son étonnement ne fit que changer d'objet; il n'avait jamais imaginé que la science militaire exigeât des études si scrupuleuses. «Quels travaux! répétait le bon curé, que de peines! et tout cela pour s'envoyer des boulets de canon!» Le souper fini, on s'occupa du coucher, et l'on trouva dans les granges voisines un abri et de la paille. Il ne resta en dehors, et près de la porte de la chambre occupée par l'empereur, que les officiers de service, Roustan et moi. Chacun eut sa botte de paille pour s'en faire un lit. Notre digne hôte, ayant cédé le sien à Sa Majesté, resta avec nous, et se reposa comme nous de ses fatigues de la journée. Il dormait encore de son premier somme lorsque le quartier-général quitta le presbytère, car l'empereur se leva et partit avant le point du jour. Le curé, à son réveil, témoigna tout son chagrin de n'avoir pu faire ses adieux à Sa Majesté. On lui remit dans une bourse la somme que l'empereur, lorsqu'il s'arrêtait chez des particuliers peu fortunés, avait coutume de leur laisser pour les indemniser de leurs dépenses et de leur peine, et nous nous remîmes en marche sur les pas de l'empereur, qui courait au-devant des Prussiens.

L'empereur voulait arriver à Soissons avant les alliés; mais quoiqu'ils eussent eu à traverser des chemins difficilement praticables, ils avaient de l'avance sur nos troupes, et en entrant à la Ferté Sa Majesté les vit se retirer sur Soissons. L'empereur se réjouit à cette vue. Soissons était défendu par une bonne garnison, et pouvait arrêter l'ennemi, tandis que les maréchaux Marmont et Mortier, et Sa Majesté en personne, attaquant Blücher en queue et sur les deux flancs, l'auraient enfermé comme dans un piége. Mais cette fois encore l'ennemi échappa aux combinaisons de l'empereur au moment où il croyait le saisir. À peine Blücher se fut-il présenté devant Soissons, que les portes lui en furent ouvertes. Déjà le général Moreau, commandant de la place, avait livré la ville à Bülow, et assuré ainsi aux alliés le passage de l'Aisne. En recevant cette désolante nouvelle, l'empereur s'écria: «Ce nom de Moreau m'a toujours été fatal.»

Cependant Sa Majesté, continuant de poursuivre les Prussiens, s'occupa de suspendre le passage de l'Aisne. Le 5 mars, elle envoya en avant le général Nansouty, qui, avec sa cavalerie, enleva le pont, repoussa l'ennemi jusqu'à Corbeny, et fit prisonnier un colonel russe. Après avoir passé la nuit à Béry-au-Bac, l'empereur marchait sur Laon, lorsqu'on vint lui annoncer que l'ennemi venait au devant de nous. Ce n'étaient point les Prussiens, mais un corps d'armée russe commandé par Sacken. En avançant, nous trouvâmes les Russes établis sur les hauteurs de Craonne, et masquant la route de Laon. Leur position paraissait être inattaquable. Néanmoins l'avant-garde de notre armée, conduite par le maréchal Ney, s'élança et parvint à occuper Craonne. C'était assez pour ce jour-là, et l'on passa des deux côtés la nuit à se préparer à la bataille du lendemain. L'empereur passa cette nuit au village de Corbeny, mais sans se coucher. Il arrivait à toute heure des habitans des villages voisins pour donner des renseignemens sur la position de l'ennemi et sur la distribution du terrain. Sa Majesté les interrogeait elle-même, les louait ou même les récompensait de leur zèle, et mettait à profit leurs lumières et leurs services. Ce fut ainsi qu'ayant reconnu dans le maire d'une commune des environs de Craonne un de ses anciens camarades au régiment de La Fère, elle le mit au nombre de ses aides-de-camp, et l'engagea à servir de guide sur ce terrain, que personne ne connaissait mieux que lui. M. de Bussy (c'était le nom de cet officier) avait quitté la France pendant la terreur, et depuis sa rentrée de l'émigration il n'avait point repris de service, et vivait retiré dans ses terres.

L'empereur retrouva encore dans cette même nuit un de ses anciens compagnons d'armes au régiment de La Fère: c'était un Alsacien nommé Wolff, qui avait été sergent d'artillerie dans ce régiment, où il avait eu l'empereur et M. de Bussy pour supérieurs. Il arrivait de Strasbourg, et rendait témoignage de la bonne disposition des habitans dans toute l'étendue des départemens qu'il avait traversés. L'ébranlement causé dans les armées alliées par les premières attaques de l'empereur s'était fait ressentir jusqu'aux frontières, et sur toutes les routes les paysans, soulevés et armés, avaient coupé la retraite et tué beaucoup de monde à l'ennemi. Des corps de partisans s'étaient formés dans les Vosges, et avaient à leur tête des officiers d'un courage éprouvé et habitués à ce genre de guerre. Les garnisons des villes et places fortes de l'est étaient pleines de courage et de résolution; et il n'aurait pas tenu à la bonne volonté de la population de cette partie de l'empire que la France ne devînt, suivant le vœu exprimé par l'empereur, le tombeau des armées étrangères. Le brave Wolff, après avoir donné ces renseignemens à Sa Majesté, les répéta devant beaucoup d'autres personnes, au nombre desquelles je me trouvais. Il ne resta que quelques heures à se reposer, et repartit sur-le-champ; mais l'empereur ne le renvoya pas sans l'avoir décoré de la croix d'honneur, en récompense de son dévouement.

La bataille de Craonne commença ou plutôt recommença le 7 à la pointe du jour. L'infanterie était commandée par M. le prince de la Moskowa et par M. le duc de Bellune, qui fut blessé dans cette journée. MM. les généraux Grouchy et Nansouty, le premier commandant la cavalerie de l'armée, le second à la tête de la cavalerie de la garde, reçurent aussi de graves blessures. Le difficile n'était pas tant de gravir les hauteurs que de s'y tenir. Toutefois l'artillerie française, dirigée par le modeste et habile général Drouot, força celle de l'ennemi à céder peu à peu le terrain; mais cette lutte fut horriblement sanglante. Les deux penchans de la hauteur étaient trop escarpés pour permettre d'attaquer les Russes en flanc, de sorte que leur retraite était lente et meurtrière. Ils reculèrent pourtant, et abandonnèrent le champ de bataille à nos troupes. Poursuivis jusqu'à l'auberge de l'Ange-Gardien, située sur la grande route de Soissons à Laon, ils firent volte-face, et tinrent encore quelques heures en cet endroit.

L'empereur, qui dans cette bataille, comme dans toutes les autres de cette campagne, avait payé de sa personne et couru autant de dangers que le soldat le plus exposé, transporta son quartier-général au hameau de Bray. À peine entré dans la chambre qui lui servait de cabinet, il me fit appeler, se débotta, en s'appuyant sur mon épaule, mais sans proférer une parole, jeta son chapeau et son épée sur la table, et s'étendit sur son lit en poussant un profond soupir, ou plutôt une de ces exclamations telles qu'on ne saurait dire si c'est le découragement ou simplement la fatigue qui les arrache. Sa Majesté avait le visage attristé et soucieux; cependant elle dormit de lassitude durant quelques heures. Je la réveillai pour lui annoncer l'arrivée de M. de Rumigny, qui apportait des dépêches de Châtillon. Dans la disposition d'esprit où était en ce moment l'empereur, il paraissait prêt à accepter toutes les conditions raisonnables qui lui seraient offertes: aussi, je l'avoue, avais-je l'espérance (et beaucoup d'autres l'avaient comme moi) que nous touchions au moment d'obtenir cette paix si ardemment désirée. L'empereur reçut M. de Rumigny sans témoins, et le tête-à-tête dura long-temps. Rien ne transpira de ce qu'ils s'étaient dit, et il me parut qu'il n'y avait rien de bon à conclure de ce mystère. Le lendemain, de très-bonne heure, M. de Rumigny repartit pour Châtillon, où l'attendait M. le duc de Vicence, et à quelques paroles que prononça Sa Majesté en montant à cheval pour se rendre à ses avant-postes, il fut aisé de voir qu'elle n'avait pu encore se résigner à l'idée de faire une paix qu'elle regardait comme un déshonneur.

Pendant que M. le duc de Vicence était à Châtillon ou à Lusigny pour traiter de la paix, les ordres de l'empereur faisaient ralentir ou presser la conclusion du traité suivant ses succès ou ses désavantages. À chaque lueur d'espérance il demandait plus qu'on ne voulait lui accorder, imitant en cela l'exemple que lui avaient donné les souverains alliés, dont les exigences, depuis l'armistice de Dresde, augmentaient toujours à mesure qu'ils avançaient vers la France. Lorsqu'enfin tout fut rompu, M. le duc de Vicence rejoignit Sa Majesté à Saint-Dizier. J'étais dans un petit salon si près de sa chambre à coucher que je ne pus m'empêcher d'entendre leur entretien. M. le duc de Vicence pressait vivement l'empereur d'accéder aux conditions proposées, disant qu'elles étaient encore raisonnables, mais que plus tard elles ne le seraient peut-être plus. Comme M. le duc de Vicence revenait toujours à la charge en combattant l'éloignement de l'empereur pour une décision positive, Sa Majesté éclata en lui disant avec beaucoup de véhémence: «Vous êtes Russe, Caulaincourt!—Non, Sire, répondit vivement le duc, non, je suis Français! Je crois le prouver en pressant Votre Majesté de faire la paix.»

La discussion continua ainsi avec chaleur dans des termes que malheureusement je ne puis me rappeler. Ce que je sais bien, c'est que toutes les fois que M. le duc de Vicence insistait et s'efforçait de faire apprécier à Sa Majesté les raisons pour lesquelles la paix lui paraissait indispensable, l'empereur répliquait: «Si je gagne une bataille, comme j'en suis sûr, je serai le maître d'exiger de meilleures conditions... Le tombeau des Russes est marqué sous les murs de Paris!... Mes mesures sont toutes prises, et la victoire ne peut me manquer.»

Après cet entretien, qui dura plus d'une heure, et dans lequel M. le duc de Vicence ne put rien obtenir, je le vis sortir de la chambre de Sa Majesté. Il traversa rapidement le salon où j'étais. J'eus cependant le temps de remarquer que sa figure était extrêmement animée, et que, cédant à sa vive émotion, de grosses larmes tombaient de ses yeux. Sans doute il avait été vivement blessé de ce que l'empereur lui avait dit de son penchant pour la Russie. Quoi qu'il en soit, depuis ce jour je ne revis plus M. le duc de Vicence qu'à Fontainebleau.

Cependant l'empereur marchait avec l'avant-garde, et voulait arriver à Laon dans la soirée du 8; mais pour gagner cette ville il fallait traverser, sur une chaussée étroite, des terrains marécageux. L'ennemi était maître de cette route, et s'opposa à notre passage. Après quelques coups de canon échangés, Sa Majesté remit au lendemain l'attaque pour forcer le passage, et revint, non pas coucher (car dans ce temps de crise elle se couchait rarement), mais passer la nuit au hameau de Chavignon. Au milieu de cette nuit, le général Flahaut vint annoncer à l'empereur que les commissaires des puissances alliées avaient rompu les conférences de Lusigny. On n'en instruisit point l'armée, quoique cette nouvelle n'eût probablement excité la surprise de personne. Avant le jour, le général Gourgaud partit à la tête d'une troupe choisie parmi les plus braves soldats de l'armée, et suivant un chemin de traverse qui tournait à gauche, au milieu des marais, tomba à l'improviste sur l'ennemi, lui tua beaucoup de monde à la faveur de l'obscurité, et attira de son côté l'attention et les efforts des généraux alliés, pendant que le maréchal Ney, toujours en tête de l'avant-garde, profitait de cette manœuvre audacieuse pour forcer le passage de la chaussée. Toute l'armée se hâta de suivre ce mouvement, et le 9 au soir elle était en vue de Laon et rangée en ordre de bataille devant l'ennemi, qui occupait la ville et les hauteurs. Le corps d'armée du duc de Raguse était arrivé par une autre route, et se trouvait aussi en ligne devant l'armée russe et prussienne. Sa Majesté passa la nuit à expédier ses ordres et à tout préparer pour la grande attaque, qui devait avoir lieu le lendemain dès la pointe du jour.

L'heure marquée étant arrivée, je venais de terminer à la hâte la courte toilette de l'empereur, et il avait déjà le pied à l'étrier, lorsque l'on vit accourir à pied et hors d'haleine des cavaliers du corps d'armée de M. le duc de Raguse. Sa Majesté les fit amener devant elle, et leur demanda d'un ton de colère d'où provenait ce désordre; ils dirent que leurs bivouacs avaient été attaqués inopinément par l'ennemi, qu'eux et leurs camarades avaient résisté autant qu'ils l'avaient pu à des forces écrasantes, quoiqu'ils eussent eu à peine le temps de sauter sur leurs armes; mais qu'il avait enfin fallu céder au nombre, et que ce n'était que par miracle qu'ils avaient échappé au massacre. «Oui, leur dit l'empereur en fronçant le sourcil, par miracle d'agilité: nous verrons cela tout à l'heure. Qu'est devenu le maréchal?» L'un des soldats répondit qu'il avait vu M. le duc de Raguse tomber mort; un autre qu'il avait été fait prisonnier. Sa Majesté envoya ses aides-de-camp et officiers d'ordonnance à la découverte, et il se trouva que le rapport des cavaliers n'était que trop vrai. L'ennemi n'avait pas attendu qu'on l'attaquât; il avait fondu sur le corps d'armée de M. le duc de Raguse, l'avait enveloppé, et lui avait pris une partie de son artillerie. Du reste, le maréchal n'avait été ni blessé ni fait prisonnier; il était sur la route de Reims, s'efforçant d'arrêter et de ramener les débris de son corps d'armée.

La nouvelle de ce désastre ajouta encore au chagrin de Sa Majesté. Toutefois l'ennemi fut repoussé jusqu'aux portes de Laon; mais la reprise de la ville était devenue impossible. Après quelques tentatives infructueuses, ou plutôt après quelques fausses attaques dont le but était de cacher sa retraite à l'ennemi, l'empereur revint à Chavignon, où nous passâmes la nuit. Le lendemain, 11, nous quittâmes ce village, et l'armée se replia sur Soissons. Sa Majesté descendit à l'évêché, et manda aussitôt M. le maréchal Mortier et les principaux officiers de la place, pour s'occuper avec eux des moyens de mettre la ville en état de défense. Pendant deux jours, l'empereur s'enferma pour travailler dans son cabinet, et il n'en sortait que pour aller examiner le terrain, visiter les fortifications, donner partout ses ordres, et en surveiller l'exécution. Au milieu de ces préparatifs de défense, Sa Majesté apprit que la ville de Reims avait été prise par le général russe Saint-Priest, malgré la vigoureuse résistance du général Corbineau, dont on ignorait le sort, mais que l'on croyait mort ou tombé entre les mains des Russes. Sa Majesté confia la défense de Soissons au maréchal duc de Trévise, et se dirigea de sa personne sur Reims à marches forcées. Nous arrivâmes le soir même aux portes de cette ville. Les Russes n'attendaient pas là Sa Majesté. Nos soldats engagèrent le combat sans avoir pris aucun repos, et se battirent avec la résolution que la présence et l'exemple de l'empereur ne manquaient jamais de leur inspirer. Le combat dura toute la soirée, et se prolongea même fort avant dans la nuit; mais le général Saint-Priest ayant été grièvement blessé, la résistance de ses troupes commença à mollir, et sur les deux heures après minuit elles abandonnèrent la ville. L'empereur et son armée y entrèrent par une porte pendant que les Russes en sortaient par une autre. Les habitans se pressèrent en foule autour de Sa Majesté, qui s'informa, avant de descendre de cheval, du dégât qu'elle supposait avoir été fait par l'ennemi. On répondit à l'empereur que la ville n'avait souffert que le dommage qui avait dû inévitablement résulter d'une lutte sanglante et nocturne, et que du reste le général ennemi avait sévèrement maintenu la discipline parmi ses troupes pendant son séjour et au moment de sa retraite. Au nombre des personnes qui entouraient Sa Majesté en ce moment se trouva le brave général Corbineau; il était en habit bourgeois, et était resté déguisé et caché dans une maison particulière de la ville. Le lendemain au matin, il se présenta de nouveau devant l'empereur, qui l'accueillit fort bien, et lui fit compliment du courage qu'il avait déployé dans des circonstances si difficiles. M. le duc de Raguse avait rejoint Sa Majesté sous les murs de Reims, et il avait contribué, avec son corps d'armée, à la reprise de la ville. Lorsqu'il parut devant l'empereur, celui-ci s'emporta en vifs et durs reproches au sujet de l'affaire de Laon; mais sa colère ne fut pas de longue durée. Sa Majesté reprit bientôt avec M. le maréchal le ton d'amitié dont elle l'honorait habituellement. Ils eurent ensemble une longue conférence, et M. le duc de Raguse resta à dîner avec l'empereur.

Sa Majesté passa trois jours à Reims, pour donner à ses troupes le temps de se reposer et de se refaire avant de continuer cette rude campagne. Elles en avaient besoin; car de vieux soldats n'auraient qu'à grande peine résisté à des marches forcées continuelles, et dont le terme n'était jamais qu'une sanglante bataille; et pourtant la plupart des braves qui obéissaient avec une si infatigable ardeur aux ordres de l'empereur, et qui ne se refusaient à aucune fatigue, à aucun danger, étaient des conscrits levés en toute hâte et envoyés au combat contre des troupes aguerries et les mieux disciplinées de l'Europe. La plupart n'avaient pas eu le temps d'apprendre à faire l'exercice, et prenaient leur première leçon devant l'ennemi. Brave jeunesse, qui se sacrifiait sans murmurer, et à laquelle une seule fois l'empereur ne rendit pas justice dans une circonstance que j'ai précédemment racontée, et où M. Larrey joua un si beau rôle! Il est de toute vérité, en effet, que la terrible campagne de 1814 fut faite en majeure partie avec de nouvelles levées.

Durant la halte de trois jours que nous fîmes à Reims, l'empereur y vit arriver avec une joie très-vive, et qu'il manifesta, un corps d'armée de six mille hommes que lui amenait le fidèle général hollandais Janssens. Ce renfort de troupes exercées ne pouvait venir plus à propos. Pendant que nos soldats reprenaient haleine pour recommencer bientôt une lutte désespérée, Sa Majesté se livrait aux travaux les plus divers avec son ardeur accoutumée. Au milieu des soins et des dangers de la guerre, l'empereur ne négligeait aucune des affaires de l'empire; il travaillait tous les jours pendant plusieurs heures avec M. le duc de Bassano, recevait de Paris des courriers, dictait ses réponses, fatiguait ses secrétaires presque à l'égal de ses généraux et de ses soldats. Quant à lui-même, il demeurait toujours infatigable.


CHAPITRE IV.

Expression familière à l'empereur.—Nouveau plan d'attaque.—Départ de Reims.—Mission secrète auprès du roi Joseph.—Précautions de l'empereur pour l'impératrice et le roi de Rome.—Conversation du soir.—Arrivée à Troyes de l'empereur Alexandre et du roi de Prusse.—Belle conduite d'Épernay, M. Moët et la croix d'honneur.—Autre croix donnée à un cultivateur.—Retraite de l'armée ennemie.—Combat de Fère-Champenoise.—Le comte d'Artois à Nancy.—Le 20 mars, bataille d'Arcis-sur-Aube.—Le prince de Schwartzenberg sur la ligne de guerre.—Dissolution du congrès et présence de l'armée autrichienne.—Bataille de nuit.—L'incendie éclairant la guerre.—Retraite en bon ordre.—Présence d'esprit de l'empereur et secours aux sœurs de la charité.—Le nom des Bourbons prononcé pour la première fois par l'empereur.—Souvenir de l'impératrice Joséphine.—Les ennemis à Épernay.—Pillage et horreur qu'il inspire à Sa Majesté.—L'empereur à Saint-Dizier.—M. de Weissemberg au quartier-général.—Mission verbale pour l'empereur d'Autriche.—L'empereur d'Autriche contraint de se retirer à Dijon.—Arrivée à Doulevent et avis secret de M. de Lavalette.—Nouvelles de Paris.—La garde nationale et les écoles.—L'Oriflamme à l'Opéra.—Marche rapide du temps.—La bataille en permanence.—Reprise de Saint-Dizier.—Jonction du général Blücher et du prince de Schwartzenberg.—Nouvelles du roi Joseph.—Paris tiendra-t-il?—Mission du général Dejean.—L'empereur part pour Paris.—Je suis pour la première fois séparé de Sa Majesté.


Les choses en étaient arrivées au point où la grande question du triomphe ou de la défaite ne pouvait demeurer long-temps indécise. Selon une des expressions les plus habituellement familières à l'empereur, la poire était mûre; mais qui allait la cueillir? L'empereur à Reims paraissait ne pas douter que le résultat ne lui fût avantageux; par une de ces combinaisons hardies qui étonnent le monde et changent en une seule bataille la face des affaires, Sa Majesté n'ayant pu empêcher les ennemis d'approcher de la capitale, résolut de les attaquer sur leurs derrières, de les contraindre à faire volte face, à s'opposer à l'armée qu'elle allait commander en personne, et sauver ainsi Paris de la présence de l'ennemi. Ce fut pour l'exécution de cette audacieuse combinaison que l'empereur quitta Reims. Toutefois, songeant à sa femme et à son fils, l'empereur, avant de tenter cette grande entreprise, envoya dans le plus grand secret à son frère, le prince Joseph, lieutenant-général de l'empire, l'ordre de les faire mettre en lieu de sûreté dans le cas où le danger deviendrait imminent. Je ne sus rien de cet ordre le jour où il fut expédié, l'empereur l'ayant tenu secret pour tout le monde. Mais lorsque depuis j'appris que c'était de Reims que cette injonction avait été adressée au prince Joseph, j'ai pensé que je pourrais, sans crainte de me tromper, en fixer la date au 15 de mars. Ce soir-là, en effet, Sa Majesté m'avait beaucoup parlé, à son coucher, de l'impératrice et du roi de Rome; et comme en général, quand l'empereur avait été dominé dans la journée par une affection très-vive, cela lui revenait presque toujours le soir, j'ai pu en conclure que c'était ce jour-là même qu'il s'était occupé de mettre à l'abri des dangers de la guerre les deux objets de sa plus intime tendresse.

De Reims nous nous dirigeâmes sur Épernay, dont la garnison et les habitans venaient de repousser l'ennemi, qui la veille même s'était présenté pour s'en emparer. Ce fut là que l'empereur apprit l'arrivée à Troyes de l'empereur Alexandre et du roi de Prusse. Sa Majesté, pour témoigner aux habitans d'Épernay sa satisfaction pour leur belle conduite, les récompensa dans la personne de leur maire en lui donnant la croix de la Légion-d'Honneur. C'était M. Moët, dont la réputation est devenue presque aussi européenne que la renommée du vin de Champagne.

Pendant cette campagne, sans devenir prodigue de la croix d'honneur, Sa Majesté en distribua plusieurs à ceux des habitans qui se mettaient en avant pour repousser l'ennemi. Ainsi, par exemple, je me rappelle qu'avant de quitter Reims elle en donna une à un simple cultivateur du village de Selles, duquel j'ai oublié le nom. Ce brave homme ayant appris qu'un détachement de Prussiens s'approchait de sa commune, s'était mis à la tête des gardes nationales qu'il avait enflammées par ses paroles et par son exemple, et le résultat de son entreprise fut quarante-cinq prisonniers, dont trois officiers, qu'il ramena dans la ville.

Que de traits, semblables à celui-là, dont il est malheureusement impossible de se souvenir! Quoi qu'il en soit de tant de belles actions demeurées dans l'oubli, l'empereur, en quittant Épernay, marcha sur Fère-Champenoise, je ne dirai plus en toute hâte, car c'est un terme dont il faudrait se servir pour chacun des mouvemens de Sa Majesté, qui fondait, avec la rapidité de l'aigle, sur le point où sa présence lui semblait le plus nécessaire. Cependant l'armée ennemie qui avait passé la Seine à Pont et à Nogent, ayant appris la réoccupation de Reims par l'empereur, et comprenant le mouvement qu'il voulait faire sur ses derrières, commença sa retraite le 17 et releva successivement les ponts qu'elle avait jetés à Pont, à Nogent et à Arcis-sur-Aube. Le 18 eut lieu le combat de Fère-Champenoise que Sa Majesté livrait pour balayer la route qui la séparait d'Arcis-sur-Aube, où se trouvaient l'empereur Alexandre et le roi de Prusse, qui, ayant appris ce nouveau succès de l'empereur, rétrogradèrent précipitamment jusqu'à Troyes. L'intention connue de Sa Majesté était alors de remonter jusqu'à Bar-sur-Aube; déjà nous avions passé l'Aube à Plancy et la Seine à Méry, mais il fallut revenir sur Plancy. C'était le 19, le jour même où le comte d'Artois arrivait à Nancy, et où avait lieu la rupture du congrès de Châtillon dont j'ai été entraîné à parler dans le chapitre précédent, pour obéir à l'ordre dans lequel se présentaient mes souvenirs.

Le 20 de mars était, comme l'on sait, une date de prédestination dans la vie de l'empereur et qui devait le devenir bien plus encore un an après à pareil jour. Le 20 de mars 1814 le roi de Rome accomplissait sa troisième année, tandis que l'empereur s'exposait, s'il se peut, encore plus que de coutume. À la bataille d'Arcis-sur-Aube, qui eut lieu ce jour-là, Sa Majesté vit qu'enfin elle allait avoir de nouveaux ennemis à combattre; les Autrichiens entraient en ligne, et une armée immense sous les ordres du prince de Schwartzenberg se développa devant lui quand il croyait n'avoir sur les bras qu'une affaire d'avant-garde. Ainsi, et ce rapprochement ne paraîtra peut-être pas indifférent, l'armée autrichienne ne commença à combattre sérieusement et à attaquer l'empereur en personne que le lendemain de la rupture du congrès de Châtillon. Était-ce un résultat du hasard, ou bien l'empereur d'Autriche avait-il voulu demeurer en seconde ligne et ménager la personne de son gendre, tant que la paix lui paraîtrait possible? c'est une question qu'il ne m'appartient pas de résoudre.

La bataille d'Arcis-sur-Aube fut terrible: elle ne finit point avec le jour. L'empereur occupait toujours la ville, malgré les efforts réunis d'une armée de cent trente mille hommes de troupes fraîches qui en attaquaient trente mille harassés de fatigue. On se battit encore pendant la nuit, où l'incendie des faubourgs éclairait notre défense et les travaux des assiégeans. Tenir plus long-temps devint impossible, et cependant un seul pont restait à l'armée pour effectuer sa retraite. L'empereur en fit construire un second, et la retraite commença, mais en en bon ordre, malgré les masses nombreuses qui nous menaçaient de près. Cette malheureuse affaire fut la plus désastreuse que Sa Majesté eût encore éprouvée de toute la campagne, puisque les routes de la capitale se trouvaient découvertes; mais les prodiges du génie et de la valeur furent inutiles contre le nombre. Une chose bien capable de donner une idée de la présence d'esprit que savait conserver l'empereur dans les positions les plus critiques, c'est que, avant d'évacuer Arcis, il fit remettre une somme assez considérable aux sœurs de la charité, pour subvenir aux premiers soins dus aux blessés.

Le 21 au soir nous arrivâmes à Sommepuis, où l'empereur passa la nuit. Là, je l'entendis pour la première fois prononcer le nom des Bourbons. Sa Majesté, extrêmement agitée, en parlait d'une manière entrecoupée, qui ne me permit d'en saisir d'autres mots que ceux-ci, qu'elle répéta plusieurs fois: «Les rappeler moi-même!... Rappeler les Bourbons... Que dirait l'ennemi? Non, non, impossible!... Jamais!» Ces mots échappés à l'empereur dans une de ces préoccupations auxquelles il était sujet quand son âme était violemment contractée, me frappèrent d'un étonnement que je ne puis rendre; car il ne m'était pas venu une seule fois à l'idée qu'il pût y avoir en France un autre gouvernement que celui de Sa Majesté. D'ailleurs on concevra facilement que dans la position où j'étais, j'avais à peine entendu parler des Bourbons, si ce n'est à l'impératrice Joséphine, mais seulement dans les premiers temps du consulat, lorsque j'étais encore à son service.

Les diverses divisions de l'armée française et les masses des ennemis étaient alors tellement serrées les unes contre les autres, que celles-ci occupaient immédiatement les points que nous étions obligés d'abandonner: ainsi dès le 22 les alliés s'emparèrent d'Épernay, et pour punir cette ville fidèle de la défense qu'elle avait faite précédemment, en ordonnèrent le pillage. Le pillage! L'empereur l'appelait le crime de la guerre; plusieurs fois je lui ai entendu exprimer vivement l'horreur qu'il lui inspirait; aussi ne voulut-il jamais l'autoriser durant la longue série de ses triomphes. Le pillage! Et pourtant toutes les proclamations de nos dévastateurs déclaraient effrontément qu'ils ne faisaient la guerre qu'à l'empereur, et on eut l'audace de le répéter, et on eut la sottise de le croire! Sur ce point, j'ai trop bien vu ce que j'ai vu pour avoir jamais cru à ces magnanimités idéales dont on s'est tant vanté depuis.

Le 23, nous étions à Saint-Dizier, où l'empereur était revenu à son premier plan d'attaque sur les derrières de l'ennemi. Le lendemain, au moment où Sa Majesté montait à cheval pour se porter sur Doulevent, on lui amena un officier-général autrichien, dont la présence causa une assez vive sensation au quartier général, puisqu'elle retarda de quelques minutes le départ de l'empereur. J'appris bientôt que c'était M. le baron de Weissemberg, ambassadeur d'Autriche à Londres, qui revenait d'Angleterre. L'empereur l'engagea à le suivre à Doulevent, où Sa Majesté le chargea d'une mission verbale pour l'empereur d'Autriche, tandis que M. le colonel Galbois était chargé de porter à ce monarque une lettre que l'empereur lui avait fait écrire par M. le duc de Vicence. Mais à la suite d'un mouvement de l'armée française sur Chaumont et sur la route de Langres, l'empereur d'Autriche s'étant trouvé séparé de l'empereur Alexandre, s'était vu contraint de rétrograder jusqu'à Dijon. Je me rappelle qu'en arrivant à Doulevent, Sa Majesté reçut un avis secret de son fidèle directeur général des postes, M. de Lavalette. Cet avis, dont j'ignorais le contenu, parut produire une assez vive sensation sur l'empereur; mais bientôt il reprit aux yeux de ceux qui l'entouraient sa sévérité accoutumée; depuis quelque temps je voyais bien qu'elle n'était qu'apparente. J'ai su depuis que M. de Lavalette faisait savoir à l'empereur qu'il n'y avait pas un instant à perdre pour sauver la capitale. Un tel avis venu d'un tel homme ne pouvait être que l'expression de la plus exacte vérité, et c'est cette conviction même qui contribuait à augmenter les soucis de l'empereur. Jusque là les nouvelles de Paris avaient été favorables; on y parlait du zèle, du dévouement de la garde nationale, que rien ne démentait. On avait donné sur les divers théâtres des pièces patriotiques, et notamment à l'Opéra, l'Oriflamme[80], circonstances bien petites en apparence, mais qui agissent cependant assez vivement sur des esprits enthousiastes pour n'être point à dédaigner. Enfin le peu de nouvelles que nous avions nous représentaient Paris comme entièrement dévoué à Sa Majesté et prêt à se défendre contre une attaque. Certes, ces nouvelles n'étaient point mensongères; la belle conduite de la garde nationale sous les ordres du maréchal Moncey, l'enthousiasme des écoles, la bravoure des élèves de l'école polytechnique en fournirent bientôt la preuve; mais les événemens furent plus forts que les hommes.

Cependant le temps marchait; nous approchions du fatal dénouement; chaque jour, chaque instant voyait ces masses immenses, accourues de toutes les extrémités de l'Europe, serrer Paris, le presser de ses millions de bras, et pendant ces derniers jours, on peut dire que la bataille était en permanence. Le 26 encore, l'empereur, appelé par le bruit d'une assez forte canonnade, s'était porté sur Saint-Dizier. Attaquée par des forces très-supérieures, son arrière-garde s'était vue contrainte d'évacuer cette ville; mais le général Milhaud et le général Sébastiani repoussent l'ennemi sur la Marne, au gué de Valcourt; la présence de l'empereur produit son effet accoutumé, nous rentrons dans Saint-Dizier, et l'ennemi se disperse dans le plus grand désordre sur la route de Vitry-le-François et sur celle de Bar-sur-Ornain. L'empereur se dirige sur cette dernière ville, croyant avoir en tête le prince de Schwartzenberg; sur le point d'y arriver il apprend que ce n'est plus le généralissime autrichien qu'il a combattu, mais seulement un de ses lieutenans, le comte de Witzingerode. Schwartzenberg l'a trompé; depuis le 23 il a fait sa jonction avec le général Blücher, et ces deux généraux en chef de la coalition poussent leurs flots de soldats sur la capitale.

Quelque désastreuses que fussent ces nouvelles apportées au quartier général, l'empereur voulut en vérifier lui-même l'exactitude. De retour à Saint-Dizier, il fait une course sur Vitry, pour s'assurer de la marche des alliés sur Paris. Il a vu, ses doutes sont dissipés. Paris tiendra-t-il assez long-temps pour qu'il puisse écraser l'ennemi contre ses murs? Voilà désormais sa seule, son unique pensée. Aussitôt il est à la tête de son armée, et nous marchons sur Paris par la route de Troyes. À Doulencourt il reçoit un courrier du roi Joseph, qui lui annonce la marche des alliés sur Paris. À l'instant même il expédie le général Dejean auprès de son frère, pour lui donner avis de sa prochaine arrivée. Qu'on se défende deux jours, deux jours seulement, et les armées alliés n'auront entrevu les murs de Paris que pour y trouver leur tombeau. Dans quelle anxiété se trouvait alors l'empereur! Il part avec ses escadrons de service; je l'accompagne, et il me laisse pour la première fois à Troyes le 30 au matin, ainsi qu'on le verra dans le chapitre suivant.


CHAPITRE V.

Souvenirs déplorables.—Les étrangers à Paris.—Ordre de l'empereur.—Départ de Sa Majesté de Troyes.—Dix lieues en deux heures.—L'empereur en cariole.—J'arrive à Essone.—Ordre de me rendre à Fontainebleau.—Arrivée de Sa Majesté.—Abattement de l'empereur.—Le maréchal Moncey à Fontainebleau.—Morne silence de l'empereur.—Préoccupation continuelle.—Seule distraction de l'empereur causée par ses soldats.—Première revue de Fontainebleau.—Paris, Paris!—Nécessité de parler de moi.—Ma maison pillée par les Cosaques.—Don de 50,000 fr.—Augmentation graduelle de l'abattement de l'empereur.—Défense à Roustan de donner des pistolets à l'empereur.—Bonté extrême de l'empereur envers moi.—Don de 100,000 fr.—Sa Majesté daignant entrer dans mes intérêts de famille.—Reconnaissance impossible à décrire.—100,000 fr. enfouis dans un bois.—Le garçon de garde-robe Denis.—L'origine de tous mes chagrins.


Quel temps, grand dieu! Quelle époque et quels événemens que ceux dont j'ai maintenant à rappeler les déplorables souvenirs! Me voilà arrivé à ce jour fatal, où les armées de l'Europe coalisée allaient fouler le sol de Paris, de cette capitale vierge depuis plusieurs siècles de la présence de l'étranger. Quel coup pour l'empereur! Et que sa grande âme expiait cruellement ses entrées triomphales à Vienne et à Berlin! C'était donc en vain qu'il avait déployé une si incroyable activité pendant l'admirable campagne de France où son génie s'était trouvé rajeuni comme au temps de ses campagnes d'Italie! C'était après Marengo que je l'avais vu pour la première fois le lendemain d'une bataille; quel contraste avec son attitude abattue quand je le revis le 31 mars à Fontainebleau!

Ayant accompagné partout Sa Majesté, je me trouvais auprès d'elle, à Troyes, le 30 mars au matin.

L'empereur en partit à dix heures, suivi seulement du grand maréchal et de M. le duc de Vicence. On savait alors au quartier-général que les troupes alliées s'avançaient sur Paris; mais nous étions loin de soupçonner qu'au moment même du départ précipité de Sa Majesté, la bataille devant Paris était engagée dans sa plus grande force; du moins je n'avais rien entendu dire qui pût me le faire croire. Je reçus l'ordre de me diriger sur Essonne, et comme les moyens de transport étaient devenus très-rares et très-difficiles, je n'y pus arriver que le 31 de grand matin. J'y étais depuis peu de temps, lorsqu'un courrier m'apporta l'ordre de me diriger sur Fontainebleau, ce que je fis sur-le-champ. Ce fut alors que j'appris que l'empereur s'était rendu de Troyes à Montereau en deux heures, ayant fait ainsi un trajet de dix lieues dans ce court espace de temps. J'appris encore que l'empereur et sa suite peu nombreuse avaient été obligés d'avoir recours au moyen d'une cariole pour se rendre sur la route de Paris, entre Essonne et Villejuif. Il s'était avancé jusqu'à la Cour de France, dans l'intention de marcher sur Paris; mais là, ayant eu la nouvelle et la cruelle certitude de la capitulation de Paris, il m'avait fait expédier le courrier dont je viens de parler tout à l'heure.

Il n'y avait pas long-temps que j'étais à Fontainebleau lorsque l'empereur y arriva; il avait un air pâle et fatigué que je ne lui avais jamais vu au même degré, et lui, qui savait si bien commander aux impressions de son âme, ne paraissait point chercher à dissimuler le découragement qui se manifestait dans son attitude et sur son visage. On voyait combien il était bourrelé de tous les événemens désastreux qui, depuis quelques jours, s'accumulaient les uns sur les autres dans une affreuse progression.

L'empereur ne dit rien à personne, et s'enferma immédiatement dans son cabinet avec les ducs de Vicence et de Bassano, et le prince de Neufchâtel. Ces messieurs restèrent long-temps avec l'empereur, qui reçut ensuite quelques officiers-généraux. Sa Majesté se coucha fort tard et me parut toujours fort accablée; de temps en temps j'entendais quelques soupirs étouffés qui sortaient de sa poitrine, et auxquels se joignait le nom de Marmont, ce que je ne savais comment m'expliquer, n'ayant encore rien appris sur la manière dont avait été faite la capitulation de Paris, et sachant que M. le duc de Raguse était un des maréchaux pour lesquels l'empereur avait toujours eu le plus d'affection. Je vis venir ce soir même à Fontainebleau le maréchal Moncey, qui la veille avait si vaillamment commandé la garde nationale à la barrière de Clichy, et le maréchal duc de Dantzig.

J'aurais peine à peindre la tristesse morne et silencieuse qui régna à Fontainebleau pendant les deux jours qui suivirent. Abattu sous tant de coups qui l'avaient frappé, l'empereur ne se rendait que très-peu dans son cabinet, où il passait ordinairement tant d'heures consacrées au travail. Il était tellement absorbé dans le conflit de ses pensées, que souvent il ne s'apercevait pas que les personnes qu'il avait fait appeler étaient près de lui; il les regardait pour ainsi dire sans les voir, et restait quelquefois près d'une demi-heure sans leur adresser la parole. Alors, comme se réveillant à peine de cet état d'engourdissement, il leur adressait une question dont il n'avait pas l'air d'entendre la réponse; la présence même du duc de Bassano et du duc de Vicence, qu'il faisait le plus fréquemment demander, ne rompait pas toujours cet état de préoccupation, pour ainsi dire léthargique. Les heures des repas étaient les mêmes, et l'on servait comme à l'ordinaire, mais tout se passait dans un silence que rompait seul le bruit inévitable du service. À la toilette de l'empereur, même silence; pas un mot ne sortait de sa bouche, et si le matin je lui proposais une de ces potions qu'il prenait habituellement, non-seulement je n'en obtenais aucune réponse, mais rien sur sa figure, que j'observais attentivement, ne pouvait me faire croire qu'il m'eût entendu. Cette situation était horrible pour toutes les personnes attachées à Sa Majesté.

L'empereur était-il réellement vaincu par sa mauvaise fortune? Son génie était-il engourdi comme son corps? Je dirai avec toute franchise que, le voyant si différent de ce que je l'avais vu, après les désastres de Moscou, et même quelques jours auparavant quand je le quittai à Troyes, je le croyais fermement: mais il n'en était rien: son âme était en proie à une idée fixe, l'idée de reprendre l'offensive et de marcher sur Paris. En effet, s'il restait consterné même dans l'intimité de ses plus fidèles ministres et de ses généraux les plus habiles, il se ranimait à la vue de ses soldats, pensant sans doute que les uns lui suggéreraient des conseils de prudence, tandis que les autres ne répondraient jamais que par les cris de vive l'empereur! aux ordres les plus téméraires qu'il voudrait leur donner. Aussi, dès le 2 d'avril, avait-il, pour ainsi dire, secoué momentanément son abattement pour passer en revue, dans la cour du palais, sa garde, qui venait de le rejoindre à Fontainebleau. Il parla à ses soldats d'une voix ferme et leur dit:

«Soldats! l'ennemi nous a dérobé trois marches et s'est rendu maître de Paris, il faut l'en chasser. D'indignes Français, des émigrés auxquels nous avons pardonné, ont arboré la cocarde blanche, et se sont joints aux ennemis. Les lâches! ils recevront le prix de ce nouvel attentat. Jurons de vaincre ou de mourir, et de faire respecter cette cocarde tricolore, qui, depuis vingt ans, nous trouve sur le chemin de la gloire et de l'honneur.»

L'enthousiasme des troupes fut extrême à la voix de leur chef; tous s'écrièrent: Paris! Paris! Mais l'empereur n'en reprit pas moins son accablement en passant le seuil du Palais, ce qui venait sans doute de la crainte trop bien fondée, de voir son immense désir de marcher sur Paris, contenu par ses lieutenans. Au surplus, ce n'est que depuis, en réfléchissant sur ces événemens, que je me suis permis d'interpréter de la sorte les combats qui se livraient dans l'âme de l'empereur, car alors, tout entier à mon service, je n'aurais pas même osé concevoir l'idée de sortir du cercle de mes fonctions ordinaires.

Cependant les affaires devenaient de plus en plus contraires aux vœux et aux projets de l'empereur; M. le duc de Vicence, qu'il avait envoyé à Paris, où s'était formé un gouvernement provisoire, sous la présidence du prince de Bénévent, en revint sans avoir pu réussir dans sa mission auprès de l'empereur Alexandre, et chaque jour Sa Majesté apprenait avec une vive douleur l'adhésion des maréchaux et celle d'un grand nombre de généraux au nouveau gouvernement. Celle du prince de Neufchâtel lui fut particulièrement sensible, et je puis dire que, étrangers comme nous l'étions aux combinaisons de la politique, nous en fûmes tous frappés d'étonnement.

Ici, je me vois dans la nécessité de parler de moi, ce que j'ai fait le moins possible dans le cours de mes mémoires, et je pense que c'est une justice que me rendront tous mes lecteurs; mais ce que j'ai à dire se lie trop intimement aux derniers temps que j'ai passés auprès de l'empereur, et importe trop d'ailleurs à mon honneur personnel pour que je puisse supposer que qui que ce soit m'en fasse un reproche. J'étais, comme on peut le croire, fort inquiet du sort de ma famille, dont je n'avais depuis long-temps reçu aucune nouvelle, et en même temps la maladie cruelle dont j'étais atteint avait fait d'affreux progrès par suite des fatigues des dernières campagnes. Toutefois les souffrances morales auxquelles je voyais l'empereur en proie, absorbaient tellement toutes mes pensées, que je ne prenais aucune précaution contre les douleurs physiques qui me tourmentaient, et je n'avais pas même songé à demander une sauve-garde pour la maison de campagne que je possédais dans les environs de Fontainebleau. Des corps francs, s'en étant emparés, y avaient établi leur logement après avoir tout pillé, tout brisé, et détruit jusqu'au petit troupeau de mérinos que je devais aux bontés de l'impératrice Joséphine. L'empereur en ayant été informé par d'autres que par moi, me dit un matin à sa toilette: «Constant, je vous dois une indemnité.—Sire?—Oui, mon enfant, je sais qu'on vous a pillé; je sais que vous avez fait des pertes considérables à la campagne de Russie; j'ai donné l'ordre de vous compter cinquante mille francs pour vous couvrir de tout cela.» Je remerciai Sa Majesté, qui m'indemnisait au delà de mes pertes.

Ceci se passait dans les premiers jours de notre dernier séjour à Fontainebleau. À la même époque, comme on parlait déjà de la translation de l'empereur à l'île d'Elbe, M. le grand-maréchal du palais me demanda un jour si je suivrais Sa Majesté dans cette résidence. Dieu m'est témoin que je n'avais d'autre désir, d'autre pensée que de consacrer toute ma vie au service de l'empereur; aussi n'eus-je pas besoin d'un instant de réflexion pour répondre à M. le grand maréchal, que cela ne pouvait pas faire l'objet d'un doute, et je m'occupai presque immédiatement des préparatifs nécessaires pour un voyage qui n'était pas de long cours, mais dont aucune intelligence humaine n'aurait pu alors assigner le terme.

Cependant, dans son intérieur, l'empereur devenait de jour en jour plus triste et plus soucieux, et dès que je le voyais seul, ce qui lui arrivait souvent, je cherchais le plus possible à être auprès de lui. Je remarquai la vive agitation que lui causait la lecture des dépêches qu'il recevait de Paris; cette agitation fut plusieurs fois telle que je m'aperçus qu'il s'était déchiré la cuisse avec ses ongles, au point que le sang en sortait, sans que lui-même s'en fût aperçu. Je prenais alors la liberté de l'en prévenir le plus doucement qu'il m'était possible, dans l'espoir de mettre un terme à ces violentes préoccupations qui me navraient le cœur. Plusieurs fois aussi l'empereur demanda ses pistolets à Roustan; j'avais heureusement eu la précaution, voyant Sa Majesté si violemment tourmentée, de lui recommander de ne jamais les lui donner, quelqu'instance que fît l'empereur. Je crus devoir rendre compte de tout ceci à M. le duc de Vicence, qui m'approuva en tout point.

Un matin, je ne me rappelle plus si c'était le 10 ou le 11 d'avril, mais ce fut bien certainement un de ces deux jours-là, l'empereur, qui ne m'avait rien dit le matin, me fit appeler pendant la journée. À peine fus-je entré dans sa chambre, qu'il me dit avec le ton de la plus obligeante bonté: «Mon cher Constant, voilà un bon de cent mille francs que vous allez recevoir chez Peyrache; si votre femme arrive ici avant notre départ, vous les lui donnerez; si elle tarde, enterrez-les dans un coin de votre campagne; prenez exactement la désignation du lieu, que vous lui enverrez par une personne sûre. Quand on m'a bien servi on ne doit pas être misérable. Votre femme achètera une ferme ou placera cet argent: elle vivra avec votre mère et votre sœur, et vous n'aurez pas alors la crainte de la laisser dans le besoin.» Plus ému encore de la bonté prévoyante de l'empereur, qui daignait descendre dans les détails de mes intérêts de famille, que satisfait de la richesse du présent qu'il venait de me faire, je trouvai à peine des expressions pour lui peindre ma reconnaissance; et, telle était d'ailleurs notre insouciance de l'avenir, tant était loin de nous la seule pensée que le grand empire pût avoir une fin, que ce fut alors seulement que je pensai à l'état de détresse dans lequel j'aurais laissé ma famille, si l'empereur n'y eût aussi généreusement pourvu. Je n'avais en effet aucune fortune, et ne possédais au monde que ma maison dévastée et les cinquante mille francs destinés à la réparer.

Dans ces circonstances, ne sachant pas quand je reverrais ma femme, je me mis en mesure de suivre le conseil que Sa Majesté avait bien voulu me donner; je convertis mes cent mille francs en or, que je mis dans cinq sacs; j'emmenai avec moi le garçon de garde-robe, nommé Denis, dont la probité était à toute épreuve, et nous prîmes le chemin de la forêt, afin de n'être vus d'aucune des personnes qui habitaient ma maison. Nous entrâmes avec précaution dans un petit enclos qui m'appartenait, et dont la porte était masquée par les bois, quoique encore privés de leur feuillage; à l'aide de Denis, je parvins à enfouir mon trésor après avoir pris une exacte désignation du lieu, et je revins au palais, étant, certes, bien loin de prévoir combien ces maudits cent mille francs devaient me causer de chagrins et de tribulations, ainsi qu'on le verra dans l'un des chapitres suivans.


CHAPITRE VI.

Besoin d'indulgence.—Notre position à Fontainebleau.—Impossibilité de croire au détrônement de l'empereur.—Pétitions nombreuses.—Effet produit par les journaux sur Sa Majesté.—M. le duc de Bassano.—L'empereur plus affecté de renoncer au trône pour son fils que pour lui.—L'empereur soldat et un louis par jour.—Abdication de l'empereur.—Grande révélation.—Tristesse du jour et calme du soir.—Coucher de l'empereur.—Réveil épouvantable.—L'empereur empoisonné.—Débris du sachet de campagne.—Paroles que m'adresse l'empereur mourant.—Affreux désespoir.—Résignation de Sa Majesté.—Obstination à mourir.—Première crise.—Ordre d'appeler M. de Caulaincourt et M. Yvan.—Paroles touchantes de Sa Majesté à M. le duc de Vicence.—Longue inutilité de nos prières réunies.—Question de l'empereur à M. Yvan et effroi subit.—Seconde crise.—L'empereur prenant enfin une potion.—Assoupissement de l'empereur.—Réveil et silence complet sur les événemens de la nuit.—M. Yvan parti pour Paris.—Départ de Roustan.—Le 12 d'avril.—Adieux de M. le maréchal Macdonald à l'empereur.—Déjeuner comme à l'ordinaire.—Le sabre de Mourad-Bey.—L'empereur plus causant que du coutume.—Variations instantanées de l'humeur de l'empereur.—Tristesse morose et la Monaco.—Répugnance que causent à l'empereur les lettres de Paris.—Preuve remarquable de l'abattement de l'empereur.—Une belle dame à Fontainebleau.—Une nuit entière d'attente et d'oubli.—Autre visite à Fontainebleau et souvenir antérieur.—Aventure à Saint-Cloud.—Le protecteur des belles près de Sa Majesté.—Mon voyage à Bourg-la-Reine.—La mère et la fille.—Voyage à l'île d'Elbe et mariage.—Triste retour aux affaires de Fontainebleau.—Question que m'adresse l'empereur.—Réponse franche.—Parole de l'empereur sur M. le duc de Bassano.


Ici je dois plus que jamais demander de l'indulgence à mes lecteurs sur l'ordre dans lequel je rapporte les faits dont j'ai été témoin pendant le séjour de l'empereur à Fontainebleau, et ceux qui s'y rapportent, mais qui ne sont venus que plus tard à ma connaissance; je demande également grâce pour les inexactitudes de dates qui pourraient m'échapper, car je me souviens pour ainsi dire en masse de tout ce qui se passa pendant les malheureux vingt jours qui suivirent l'occupation de Paris, jusqu'au départ de Sa Majesté pour l'île d'Elbe; et j'étais tellement absorbé moi-même de l'état malheureux dans lequel je voyais un si bon maître, que toutes mes facultés suffisaient à peine aux sensations du moment. Nous souffrions tous des souffrances de l'empereur; nul de nous ne songeait à graver dans sa mémoire le souvenir de tant d'angoisses: nous vivions, pour ainsi dire, sous condition.

Dans les premiers temps de notre séjour à Fontainebleau, on était loin de croire parmi ceux qui nous entouraient, que l'empereur allait bientôt cesser de régner sur la France. Il tombait sous le sens de tout le monde que l'empereur d'Autriche ne voudrait pas consentir à ce que l'on détrônât son gendre, sa fille et son petit-fils; on se trompait étrangement. Je remarquai pendant ces premiers jours qu'on adressait à Sa Majesté encore plus de pétitions que de coutume; mais j'ignore s'il leur fut fait des réponses favorables, ou si même l'empereur fit répondre à aucune. Souvent l'empereur prenait les gazettes, mais après y avoir jeté les yeux il les rejetait avec humeur, puis les reprenait et les rejetait encore, et si l'on se rappelle les horribles injures que se permirent alors des écrivains, dont quelques-uns lui avaient souvent prodigué des louanges, on concevra qu'une pareille transition fut bien capable d'exciter le dégoût de Sa Majesté. L'empereur restait très-souvent seul, et la personne qu'il voyait le plus souvent était M. le duc de Bassano, le seul de ses ministres qui se trouvât alors à Fontainebleau; car M. le duc de Vicence, chargé continuellement de missions, n'y était pour ainsi dire que de passage, surtout tant que Sa Majesté conserva l'espérance de voir une régence en faveur de son fils succéder à son gouvernement. En cherchant à me rappeler les diverses impressions dont je remarquais continuellement les signes sur la figure de l'empereur, je crois pouvoir affirmer qu'il fut encore plus violemment affecté quand il lui fallut enfin renoncer au trône pour son fils, que quand il en avait fait le sacrifice pour lui-même. Quand les maréchaux ou M. le duc de Vicence parlaient à Sa Majesté d'arrangemens relatifs à sa personne, il était facile de voir qu'il ne les écoutait qu'avec une extrême répugnance. Un jour qu'on lui parlait de l'île d'Elbe avec je ne sais plus quelle somme par an, j'entendis Sa Majesté répondre avec vivacité: «C'est trop, beaucoup trop pour moi. Si je ne suis plus qu'un soldat, je n'ai pas besoin de plus d'un louis par jour.»

Cependant le moment arriva où, pressée de toutes parts, Sa Majesté se résigna à signer l'acte d'abdication pure et simple qu'on lui demandait. Cet acte mémorable était ainsi conçu:

«Les puissances alliées ayant proclamé que l'empereur Napoléon était le seul obstacle au rétablissement de la paix en Europe, l'empereur Napoléon, fidèle à son serment, déclare qu'il renonce, pour lui et ses héritiers, au trône de France et d'Italie, et qu'il n'est aucun sacrifice personnel, même celui de la vie, qu'il ne soit prêt à faire à l'intérêt de la France.

»Fait au palais de Fontainebleau, le 11 avril 1814.

»napoléon

Je n'ai pas besoin de dire que je n'eus pas alors connaissance de l'acte d'abdication qu'on vient de lire: c'était un de ces hauts secrets qui émanaient du cabinet, et n'entraient guère dans les confidences de la chambre à coucher. Seulement je me rappelle qu'il en fut question le jour même, mais assez vaguement, dans toute la maison; et d'ailleurs, j'avais bien vu qu'il s'était passé quelque chose d'extraordinaire; toute la journée l'empereur parut plus triste qu'il ne l'avait encore été; mais cependant, que j'étais loin de m'attendre aux tourmens de la nuit qui suivit ce jour fatal!

Je prie maintenant le lecteur de vouloir bien prêter toute son attention à l'événement que j'ai à lui raconter; en ce moment je deviens historien, puisque j'ai à retracer le douloureux souvenir d'un fait capital dans la grande histoire de l'empereur, d'un fait qui a été l'objet d'innombrables controverses, d'un fait sur lequel on n'a pu avoir que des doutes, et dont moi seul j'ai pu connaître tous les pénibles détails: l'empoisonnement de l'empereur à Fontainebleau. Je n'ai pas besoin, je l'espère, de protester de ma véracité; je sens trop l'importance d'une pareille révélation, pour me permettre, soit de retrancher, soit d'ajouter la moindre circonstance à la vérité; je dirai donc les choses telles qu'elles se sont passées, telles que je les ai vues, telles que le cruel souvenir en sera éternellement gravé dans ma mémoire.

Le 11 d'avril, j'avais couché l'empereur comme à l'ordinaire, je crois même un peu plus tôt que de coutume, car, si je me le rappelle bien, il n'était pas tout-à-fait dix heures et demie. À son coucher, il me parut mieux que pendant le jour, et à peu près dans l'état où je l'avais vu les soirs précédens. Je couchais dans une chambre en entresol, située au-dessus de la chambre de l'empereur, à laquelle elle communiquait par un petit escalier dérobé. Depuis quelque temps j'avais l'attention de me coucher tout habillé pour être plus promptement auprès de Sa Majesté quand elle me faisait appeler. Je dormais assez profondément lorsque, à minuit, je fus réveillé par M. Pelard, qui était de service. Il me dit que l'empereur me demandait, et en ouvrant les yeux, je vis sur sa figure un air d'effroi dont je fus consterné. Cependant je m'étais jeté en bas de mon lit, et, en descendant l'escalier, M. Pelard ajouta: «L'empereur a délayé quelque chose dans un verre, et il l'a bu.» J'entrai dans la chambre de Sa Majesté, en proie à des angoisses qu'il est impossible de se figurer. L'empereur s'était recouché, mais en m'avançant vers son lit, je vis par terre devant la cheminée les débris d'un sachet de peau et de taffetas noir, le même dont j'ai parlé précédemment. C'était en effet celui qu'il portait à son cou depuis la campagne d'Espagne, et que je lui gardais avec tant de soin dans l'intervalle d'une campagne à une autre. Ah! si j'avais pu me douter de ce qu'il contenait! En ce moment fatal, l'affreuse vérité me fut soudain révélée!

Cependant j'étais au chevet du lit de l'empereur. «Constant, me dit-il d'une voix tantôt faible et tantôt violemment saccadée, Constant, je vais mourir!... Je n'ai pu résister aux tourmens que j'éprouve, surtout à l'humiliation de me voir bientôt entouré des agens de l'étranger!... On a traîné mes aigles dans la boue!... Ils m'ont mal connu!... Mon pauvre Constant, ils me regretteront quand je ne serai plus!... Marmont m'a porté le dernier coup. Le malheureux!.. Je l'aimais!... L'abandon de Berthier m'a navré!... Mes vieux amis, mes anciens compagnons d'armes!...» L'empereur me dit encore plusieurs autres choses que je craindrais de rapporter d'une manière infidèle, et l'on concevra que, livré comme je l'étais au plus violent désespoir, je ne cherchais pas à graver dans ma mémoire les paroles qui s'échappaient par intervalles de la bouche de l'empereur; car il ne parla pas de suite, et les plaintes que j'ai rapportées furent proférées après des momens de repos ou plutôt d'abattement. Les yeux fixés sur la figure de l'empereur, j'y remarquai, autant que mes larmes me permettaient d'y voir, quelques mouvemens convulsifs; c'étaient les symptômes d'une crise qui me causaient le plus violent effroi; heureusement que cette crise amena un léger vomissement qui me rendit quelque espérance. L'empereur, dans la complication de ses souffrances physiques et morales, n'avait pas perdu son sang-froid; il me dit après cette première évacuation: «Constant, faites appeler Caulaincourt et Yvan.» J'entrouvris la porte afin de communiquer cet ordre à M. Pelard, sans sortir de la chambre de l'empereur. Revenu auprès de son lit, je le priai, je le suppliai de prendre une potion adoucissante; tous mes efforts furent vains, il repoussa toutes mes instances, tant il avait une ferme volonté de mourir, même en présence de la mort.

Malgré les refus obstinés de l'empereur, je continuais toujours mes supplications, quand M. de Caulaincourt et M. Yvan entrèrent dans sa chambre. Sa Majesté fit signe de la main à M. le duc de Vicence de s'approcher de son lit, et lui dit: «Caulaincourt, je vous recommande ma femme et mon enfant; servez-les comme vous m'avez servi. Je n'ai pas long-temps à vivre!...» En ce moment l'empereur fut interrompu par un nouveau vomissement, mais plus léger encore que le premier. Pendant ce temps-là j'essayai de dire à M. le duc de Vicence que l'empereur avait pris du poison: il me devina plus qu'il ne me comprit, car mes sanglots m'étouffaient la voix au point de ne pouvoir prononcer un mot distinctement. M. Yvan s'étant approché, l'empereur lui dit: «Croyez-vous que la dose soit assez forte?» Ces paroles étaient réellement énigmatiques pour M. Yvan, car il n'avait jamais connu l'existence du sachet, du moins à ma connaissance; aussi répondit-il: «Je ne sais ce que Votre Majesté veut dire;» réponse à laquelle l'empereur ne répliqua rien.

Ayant tous les trois, M. le duc de Vicence, M. Yvan et moi, réuni nos instances auprès de l'empereur, nous fûmes assez heureux pour le déterminer, mais non sans beaucoup de peine, à prendre une tasse de thé; encore, l'ayant fait en toute hâte, me refusa-t-il quand je le lui présentai, me disant: «Laisse-moi, Constant, laisse-moi.» Mais ayant redoublé nos efforts, il but enfin, et les vomissemens cessèrent. Peu de temps après avoir pris cette tasse de thé, l'empereur parut plus calme; il s'assoupit; ces messieurs se retirèrent doucement, et je restai seul dans sa chambre, où j'attendis son réveil.

Après un sommeil de quelques heures, l'empereur se réveilla, étant presque comme à son ordinaire, quoique sa figure portât encore des traces de ce qu'il avait souffert, et quand je l'aidai à se lever, il ne me dit pas un seul mot qui se rapportât, même de la manière la plus indirecte, à la nuit épouvantable que nous venions de passer. Il déjeuna comme à son ordinaire, seulement un peu plus tard que de coutume; son air était redevenu tout-à-fait calme, et même il paraissait plus gai qu'il ne l'avait été depuis long-temps. Était-ce par suite de la satisfaction d'avoir échappé à la mort, qu'un moment de découragement lui avait fait désirer, ou n'était-ce pas plutôt parce qu'il avait acquis la certitude de ne pas la craindre plus dans son lit que sur le champ de bataille? Quoi qu'il en soit, j'attribuai l'heureuse conservation de l'empereur à ce que le poison contenu dans le fatal sachet avait perdu de son efficacité.

Quand tout fut rentré dans l'ordre accoutumé, sans qu'aucune personne du palais, excepté celles que j'ai nommées, ait pu se douter de ce qui s'était passé, j'appris que M. Yvan avait quitté Fontainebleau. Désespéré de la question que lui avait adressée l'empereur en présence du duc de Vicence, et craignant qu'elle ne fît soupçonner qu'il avait donné à Sa Majesté les moyens d'attenter à ses jours, cet habile chirurgien, depuis si long-temps et si fidèlement attaché à la personne de l'empereur, avait pour ainsi dire perdu la tête en songeant à la responsabilité qui pouvait peser sur lui. Étant donc descendu rapidement de chez l'empereur, et ayant trouvé un cheval tout sellé et tout bridé dans une des cours du palais, il s'était élancé dessus, et avait suivi en toute hâte la route de Paris. Ce fut dans la matinée du même jour que Roustan quitta Fontainebleau.

Le 12 avril, l'empereur reçut aussi les derniers adieux du maréchal Macdonald. Quand il fut introduit, l'empereur était encore souffrant des suites de la nuit, et je pense bien que M. le duc de Tarente dut s'apercevoir, mais peut-être sans en deviner la cause, que Sa Majesté n'était pas dans son état ordinaire. Quand il vint, il était accompagné de M. le duc de Vicence, et en ce moment l'empereur était encore très-accablé, et paraissait tellement plongé dans ses réflexions, qu'il n'aperçut pas d'abord ces messieurs, quoiqu'il fût déjà levé. M. le duc de Tarente apportait à l'empereur le traité de Sa Majesté avec les alliés, et je sortis de sa chambre au moment où il se disposait à le signer. Quelques momens après, M. le duc de Vicence vint m'appeler, et l'empereur me dit: «Constant, allez me chercher le sabre que me donna Mourad-Bey en Égypte. Vous savez bien lequel?—Oui, Sire.» Je sortis et rapportai presque immédiatement ce sabre magnifique, que l'empereur avait porté à la bataille du Mont-Thabor, ainsi que je le lui ai entendu dire plusieurs fois. Je le remis au duc de Vicence, des mains duquel le prit l'empereur pour le donner au maréchal Macdonald; et comme je me retirais, j'entendis l'empereur lui parler avec une vive affection, et l'appeler son digne ami.

Ces messieurs, autant que je puis me le rappeler, assistèrent au déjeuner de l'empereur, où, comme je l'ai déjà dit, Sa Majesté se montra plus calme et plus gaie qu'elle ne l'avait été depuis long-temps; nous fûmes même tous surpris de voir l'empereur causer familièrement et de la manière la plus aimable avec des personnes auxquelles depuis long-temps il n'adressait ordinairement que des paroles brèves et souvent même très-sèches. Au surplus, cette gaîté ne fut que momentanée; et, en général, je ne saurais dire combien l'humeur de l'empereur variait de moment en moment pendant toute la durée de notre séjour à Fontainebleau. Je l'ai vu dans la même journée plongé pendant plusieurs heures dans la plus affreuse tristesse; puis, un instant après, marchant à grands pas dans sa chambre en sifflant ou en fredonnant la Monaco; puis il retombait tout à coup dans une sorte de marasme, au point de ne rien voir de ce qui était autour de lui, et d'oublier jusqu'aux ordres qu'il m'avait donnés. Il est, en outre, un point sur lequel je ne saurais trop insister; c'est l'effet inconcevable que produisait sur l'empereur la seule vue des lettres qu'on lui adressait de Paris; dès qu'il en apercevait, son agitation devenait extrême, je pourrais même dire convulsive, sans crainte d'être taxé d'exagération.

À l'appui de ce que j'ai dit des préoccupations inouïes de l'empereur; je puis citer un fait qui me revient à la mémoire. Pendant notre séjour à Fontainebleau, madame la comtesse W..., dont j'ai déjà parlé, s'y rendit, et m'ayant fait appeler, me dit combien elle avait le désir de voir l'empereur. Pensant que ce serait une distraction pour Sa Majesté, je lui en parlai le soir même, et je reçus l'ordre de la faire venir à dix heures. Madame W... fut, comme on peut le croire, exacte au rendez-vous, et j'entrai dans la chambre de l'empereur pour lui annoncer son arrivée. Il était couché sur son lit et plongé dans ses méditations, tellement que ce ne fut qu'à un second avertissement de ma part qu'il me répondit: «Priez-la d'attendre.» Elle attendit donc dans l'appartement qui précédait celui de Sa Majesté, et je restai avec elle pour lui tenir compagnie. Cependant la nuit s'avançait; les heures paraissaient longues à la belle voyageuse, et son affliction était si vive de voir que l'empereur ne la faisait pas demander, que j'en pris pitié. Je rentrai dans la chambre de l'empereur pour le prévenir de nouveau. Il ne dormait pas; mais il était si profondément absorbé dans ses pensées, qu'il ne me fit aucune réponse. Enfin, le jour commençant à paraître, la comtesse, craignant d'être vue par les gens de la maison, se retira, la mort dans le cœur de n'avoir pu faire ses adieux à l'objet de toutes ses affections. Elle était partie depuis plus d'une heure quand l'empereur, se rappelant qu'elle attendait, la fit demander. Je dis à Sa Majesté ce qu'il en était; je ne lui cachai point l'état de désespoir de la comtesse[81] au moment de son départ. L'empereur en fut vivement affecté: «La pauvre femme, me dit-il, elle se croit humiliée! Constant, j'en suis vraiment fâché; si vous la revoyez, dites-le lui bien. Mais j'ai tant de choses là!» ajouta-t-il d'un ton très-énergique, en frappant son front avec sa main.

Cette visite d'une dame à Fontainebleau m'en rappelle une autre à peu près du même genre, mais pour laquelle il est indispensable que je reprenne les choses d'un peu plus haut.

Quelque temps après son mariage avec l'archiduchesse Marie-Louise, quoique l'empereur trouvât en elle une femme jeune et belle, quoiqu'il l'aimât réellement beaucoup, il ne se piquait guère plus que du temps de l'impératrice Joséphine de pousser jusqu'au scrupule la fidélité conjugale. Pendant un de nos séjours à Saint-Cloud, il éprouva un caprice pour une demoiselle L..., dont la mère était mariée en secondes noces à un chef d'escadron. Ces dames habitaient alors le Bourg-la-Reine, où elles avaient été découvertes par M. de***, l'un des protecteurs les plus zélés des jolies femmes auprès de l'empereur. Il lui avait parlé de cette jeune personne, qui avait alors dix-sept ans. Elle était brune, d'une taille ordinaire, mais parfaitement bien prise; de jolis pieds, de jolies mains, remplie de grâces dans toute sa personne, qui présentait réellement un ensemble ravissant: de plus, elle joignait à la plus agaçante coquetterie la réunion de tous les talens d'agrément, dansant avec beaucoup de grâce, jouant de plusieurs instrumens, et remplie d'esprit; enfin, elle avait reçu cette éducation brillante qui fait les plus délicieuses maîtresses et les plus mauvaises femmes. L'empereur me dit un jour, à huit heures de l'après-midi, de l'aller chercher chez sa mère, de l'amener, et de revenir à onze heures du soir au plus tard. Ma visite ne causa aucune surprise, et je vis que ces dames avaient été prévenues, sans doute par leur obligeant patron; car elles m'attendaient avec une impatience qu'elles ne cherchèrent point à dissimuler. La jeune personne était éblouissante de parure et de beauté, et la mère rayonnait de joie à la seule idée de l'honneur destiné à sa fille. Je vis bien que l'on s'était figuré que l'empereur ne pouvait manquer d'être captivé par tant de charmes, et qu'il allait être pris d'une grande passion; mais tout cela n'était qu'un rêve, car l'empereur n'était amoureux que fort à son aise. Quoi qu'il en soit, nous arrivâmes à Saint-Cloud à onze heures, et nous entrâmes au château par l'orangerie, dans la crainte de regards indiscrets. Comme d'ailleurs j'avais les passe-partout de toutes les portes du château, je la conduisis, sans être vu de personne, jusque dans la chambre de l'empereur, où elle resta environ pendant trois heures. Au bout de ce temps, je la reconduisis chez elle, en prenant les mêmes précautions pour notre sortie du château.

Cette jeune personne, que l'empereur revit depuis trois ou quatre fois tout au plus, vint aussi à Fontainebleau, accompagnée de sa mère; mais n'ayant pu voir Sa Majesté, ces dames se déterminèrent à faire, comme la comtesse W..., le voyage de l'île d'Elbe, où, m'a-t-on dit, l'empereur maria mademoiselle L... à un colonel d'artillerie.

Ce que l'on vient de lire m'a reporté presque involontairement vers des temps plus heureux. Il faut cependant bien revenir au triste séjour de Fontainebleau; et, d'après ce que j'ai dit de l'accablement dans lequel vivait l'empereur, on ne doit pas être surpris que, frappé d'autant de coups accablans, il n'eût pas l'esprit disposé à la galanterie. Il me semble voir encore les traces de cette mélancolie sombre qui le dévorait; et, au milieu de tant de douleurs, la bonté de l'homme, qui semblait s'accroître en même temps que les tortures du souverain déchu. Avec quelle aménité il nous parlait dans ces derniers temps! Souvent, alors, il daignait m'interroger sur ce que l'on disait des derniers événemens. Avec ma franchise ordinaire et toute simple, je lui rapportais exactement tout ce que j'avais entendu dire, et je me rappelle qu'un jour lui ayant dit, comme je l'avais moi-même entendu dire à beaucoup de personnes, que l'on attribuait généralement à M. le duc de Bassano la continuation des dernières guerres, qui nous avaient été si fatales: «C'est un grand tort que l'on a, me dit-il. Ce pauvre Maret! On l'accuse bien à tort!... Il n'a jamais fait qu'exécuter mes ordres.» Puis, selon son habitude quand il m'avait parlé un moment de choses sérieuses, il ajoutait: «Quelle honte! quelle humiliation! Faut-il que j'aie là, dans mon palais, un tas de commissaires étrangers!»


CHAPITRE VII.

Le grand-maréchal et le général Drouot, seuls grands personnages auprès de l'empereur.—Destinée connue de Sa Majesté.—Les commissaires des alliés.—Demande et répugnance de l'empereur.—Préférence pour le commissaire anglais.—Vie silencieuse dans le palais.—L'empereur plus calme.—Mot de Sa Majesté.—La veille du départ et jour de désespoir.—Fatalité des cent mille francs que m'avait donnés l'empereur.—Question inattendue et inexplicable de M. le grand-maréchal.—Ce que j'aurais dû faire.—Inconcevable oubli de l'empereur.—Les cent mille francs déterrés.—Terreur d'avoir été volé.—Affreux désespoir.—Erreur de lieu et le trésor retrouvé.—Prompte restitution.—Horreur de ma situation.—Je quitte le palais.—Mission de M. Hubert auprès de moi.—Offre de trois cent mille francs pour accompagner l'empereur.—Ma tête est perdue et crainte d'agir par intérêt.—Cruelles réflexions.—Tortures inouïes.—L'empereur est parti.—Situation sans exemple.—Douleurs physiques et souffrances morales.—Complète solitude de ma vie.—Visite d'un ami.—Fausse interprétation de ma conduite dans un journal.—M. de Turenne accusé à tort.—Impossibilité de me défendre par respect pour Sa Majesté.—Consolations puisées dans le passé.—Exemples et preuves de désintéressement de ma part.—Refus de quatre cent mille francs.—M. Marchand placé par moi près de l'empereur.—Reconnaissance de M. Marchand.


L'empereur après le 12 d'avril n'eut pour ainsi dire plus auprès de lui, de tous les grands personnages qui entouraient ordinairement Sa Majesté, que M. le grand-maréchal du palais et M. le comte Drouot. Ce ne fut plus long-temps un secret dans le palais que le sort réservé à l'empereur et qu'il avait accepté. Le 16 nous vîmes arriver à Fontainebleau les commissaires des alliés, chargés d'accompagner Sa Majesté jusqu'au lieu de son embarquement pour l'île d'Elbe. C'étaient MM. le comte Schuwaloff, aide-de-camp de l'empereur Alexandre, pour la Russie; le colonel Neil-Campbell pour l'Angleterre; le général Kohler pour l'Autriche, et enfin le comte de Waldbourg-Truchefs pour la Prusse. Bien que Sa Majesté eut demandé elle-même à être accompagnée par ces quatre commissaires, leur présence à Fontainebleau me parut influer sur elle d'une manière extrêmement désagréable. Cependant ces messieurs reçurent de l'empereur un accueil fort différent, et d'après quelques mots que j'entendis dire à Sa Majesté je pus me convaincre en cette occasion, comme dans beaucoup d'autres circonstances précédentes, qu'elle avait une prédilection d'estime très-marquée pour les Anglais entre tous ses ennemis; aussi le colonel Campbell fut-il particulièrement mieux accueilli que les autres commissaires; tandis que la mauvaise humeur de l'empereur tomba surtout sur le commissaire du roi de Prusse, qui n'en pouvait mais, et faisait la meilleure contenance possible.

À l'exception du changement très-peu apparent apporté à Fontainebleau par la présence de ces messieurs, aucun incident remarquable, du moins à ma connaissance, ne vint troubler la triste et uniforme vie de l'empereur dans le palais. Tout demeura morne et silencieux parmi les habitans de cette dernière demeure impériale; mais cependant l'empereur me parut de sa personne plus calme depuis qu'il avait définitivement pris son parti que lorsque son âme flottait encore au milieu des plus douloureuses indécisions. Il parla quelquefois devant moi de l'impératrice et de son fils, mais pas aussi souvent que je m'y serais attendu. Mais une chose qui me frappa profondément, c'est que jamais un seul mot ne sortit de sa bouche qui pût rappeler la fatale résolution que Sa Majesté avait prise dans la nuit du 11 au 12, et qui, comme on l'a vu, n'eut heureusement pas les suites funestes que l'on en pouvait redouter. Quelle nuit! quelle nuit! De ma vie il ne me sera possible d'y penser sans frémir.

Après l'arrivée des commissaires des puissances alliées, l'empereur parut peu à peu s'acclimater, pour ainsi dire, à leur présence, et la principale occupation de toute la maison consista dans les soins à donner aux préparatifs du départ. Un jour, pendant que j'habillais Sa Majesté: «Hé bien, mon fils, me dit-elle en souriant, faites préparer votre charrette; nous irons planter nos choux.» Hélas! j'étais bien loin de penser, en entendant ces paroles familières, que, par un concours inouï de circonstances, j'allais me trouver forcé de céder à une inexplicable fatalité qui ne voulait pas que, malgré l'ardent désir que j'en avais, j'accompagnasse l'empereur sur la terre d'exil.

La veille du jour fixé pour le départ, M. le grand-maréchal du palais me fit appeler. Après m'avoir donné quelques ordres relatifs au voyage, il me dit que l'empereur désirait savoir à combien pouvait s'élever la somme d'argent que j'avais à lui. J'en donnai tout de suite le compte à M. le grand-maréchal, et il vit que cette somme s'élevait à 300,000 francs environ, en y comprenant l'or renfermé dans une cassette que M. le baron Fain m'avait remise, attendu qu'il ne devait pas être du voyage. M. le grand-maréchal me dit qu'il en rendrait compte à l'empereur. Une heure après il me fit appeler de nouveau et me dit que Sa Majesté croyait avoir 100,000 francs de plus: je répondis que j'avais en effet 100,000 francs que l'empereur m'avait donnés en me disant de les enterrer dans mon jardin; enfin je lui racontai tous les détails qu'on a lus précédemment, et je le priai de vouloir bien demander à l'empereur si c'était de ces 100,000 fr. là que Sa Majesté voulait parler. M. le comte Bertrand me promit de le faire, et je commis alors la faute énorme de ne pas m'adresser moi-même directement à l'empereur. Rien, dans ma position, ne m'eût été plus facile, et j'avais souvent éprouvé qu'il valait toujours mieux, quand on le pouvait, aller directement à lui que d'avoir recours à quelque intermédiaire que ce fût. J'aurais d'autant mieux fait, en agissant de la sorte, que si l'empereur m'avait redemandé les 100,000 fr. qu'il m'avait donnés, ce qui, après tout, n'était guère supposable, j'étais plus que disposé à les lui rendre sans me permettre la moindre réflexion. Qu'on juge de mon étonnement quand M. le grand-maréchal me rapporta que l'empereur ne se rappelait pas de m'avoir donné la somme en question. Dans le premier moment je devins rouge d'indignation et de colère. Quoi! l'empereur avait pu laisser croire à M. le comte Bertrand que j'avais voulu, moi, son fidèle serviteur, m'approprier une somme qu'il m'avait donnée avec toutes les circonstances que j'ai rapportées! Je n'avais plus la tête à moi à cette seule pensée. Je sortis dans un état impossible à décrire, en assurant M. le grand-maréchal que dans une heure au plus je lui restituerais le funeste présent de Sa Majesté.

En traversant rapidement la cour du palais je rencontrai M. de Turenne, à qui je racontai tout ce qui venait de m'arriver: «Cela ne m'étonne pas, me répondit-il, et nous allons en voir bien d'autres.» En proie à une sorte de fièvre morale, la tête brisée, le cœur navré, je cherchai Denis, le garçon de garde-robe dont j'ai parlé précédemment; je le trouvai bien heureusement, et je courus avec lui en toute hâte à ma campagne, et Dieu m'est témoin que la perte des 100,000 fr. n'entrait pour rien dans ma profonde affliction; je n'y pensais seulement pas. Comme la première fois, nous passâmes pour n'être point vus par le côté de la forêt. Nous nous mîmes à creuser la terre pour en retirer l'argent que nous y avions déposé; et dans l'ardeur que je mettais à reprendre ce misérable or pour le rendre à M. le grand-maréchal, je fis creuser plus loin qu'il ne fallait. Non, je ne saurais dire de quel désespoir je fus saisi quand voyant que nous ne trouvions rien, je crus que quelqu'un nous avait vus et suivis, qu'enfin j'étais volé. C'était pour moi un coup de foudre plus écrasant encore que le premier; j'en voyais les suites avec horreur; qu'allait-on dire, qu'allait-on penser de moi? me croirait-on sur ma parole? c'était bien alors que M. le grand-maréchal, déjà prévenu par l'inexplicable réponse de l'empereur, allait me prendre pour un homme sans honneur. J'étais anéanti sous ces fatales pensées quand Denis me fit observer que nous n'avions pas fouillé dans le bon endroit et que nous nous étions trompés de quelques pieds. J'embrassai avec ardeur cette lueur d'espérance; nous nous remîmes à creuser la terre avec plus d'empressement que jamais, et je puis dire sans exagération que j'éprouvai une joie qui tenait du délire, quand j'aperçus le premier des sacs. Nous les retirâmes successivement tous les cinq, et à l'aide de Denis je les rapportai au palais. Alors je les déposai sans retard entre les mains de M. le grand-maréchal, avec les clefs du nécessaire de l'empereur et la cassette que m'avait remise M. le baron Fain. Je lui dis en le quittant: «Monseigneur, je vous prie de vouloir bien faire savoir à Sa Majesté que je ne la suivrai pas.—Je le lui dirai.»

Après cette réponse froide et laconique, je sortis à l'instant du palais, et je fus tout auprès, rue du Coq-Gris, chez M. Clément, huissier, qui depuis long-temps était chargé de mes petits intérêts et des soins à donner à ma maison pendant les longues absences que nécessitaient les voyages et les campagnes de l'empereur. Là je donnai un libre cours à mon désespoir. J'étouffais de rage en songeant que l'on avait pu suspecter ma probité, moi qui, depuis quatorze ans, servais l'empereur avec un désintéressement poussé jusqu'au scrupule, à tel point que beaucoup de gens appelaient cela de la niaiserie; moi qui n'avais jamais rien demandé à l'empereur ni pour moi ni pour les miens! Ma tête se perdait quand je cherchais à m'expliquer comment il se pouvait que l'empereur, qui le savait bien, avait pu me faire passer auprès d'un tiers pour un homme sans honneur; plus j'y pensais plus mon irritation devenait extrême, et moins il m'était possible de trouver l'ombre d'un motif au coup qui me frappait. J'étais dans la plus grande violence de mon désespoir lorsque M. Hubert, valet de chambre ordinaire de l'empereur, vint me dire que Sa Majesté me donnerait tout ce que je voudrais si je voulais la suivre, que 300,000 fr. me seraient comptés sur-le-champ. Dans ce premier moment, je le demande à tous les hommes honnêtes, que pouvais-je faire, et qu'auraient-ils fait à ma place? Je répondis, que quand j'avais pris la résolution de consacrer ma vie entière au service de l'empereur malheureux, ce n'était point en vue d'un vil intérêt; mais j'avais le cœur brisé qu'il eût pu me faire passer auprès de M. le comte Bertrand pour un imposteur et un malhonnête homme. Ah! qu'alors j'aurais été heureux que l'empereur n'eût jamais songé à me donner ces maudits cent mille francs! ces idées me mettaient au supplice. Ah! si du moins, j'avais pu prendre vingt-quatre heures de réflexion, quelque juste que fût mon ressentiment, comme j'en aurais fait le sacrifice! Je n'aurais plus pensé qu'à l'empereur; je l'aurais suivi: une funeste et inexplicable fatalité ne l'a pas voulu.

Ceci se passa le 19 d'avril, jour qui fut le plus malheureux de ma vie. Quelle soirée, quelle nuit et je passai! quelle douleur fut la mienne quand le lendemain j'appris que l'empereur était parti à midi, après avoir fait ses adieux à sa garde! Dès le matin tout mon ressentiment était tombé, en songeant à l'empereur. Vingt fois je voulus rentrer au palais; vingt fois après son départ je voulus prendre la poste jusqu'à ce que j'aie pu le rejoindre; mais j'étais enchaîné par l'offre même qu'il m'avait fait faire par M. Hubert. «Peut-être, pensais-je, croira-t-il que c'est cela qui me ramène; on le dira sans doute autour de lui, et quelle opinion aura-t-on de moi?» Dans cette cruelle perplexité je n'osai prendre un parti; je souffris tout ce qu'il est possible à un homme de souffrir, et par momens ce qui n'était que trop vrai ne me semblait pas réel, tant il me paraissait impossible que je fusse où l'empereur n'était pas. Tout dans cette affreuse position contribuait à aggraver ma douleur; je connaissais assez l'empereur pour savoir qu'alors même que je serais revenu auprès de lui, il n'aurait jamais oublié que j'avais voulu le quitter; je ne me sentais pas la force d'entendre un pareil reproche sortir de sa bouche; d'un autre côté les souffrances physiques causées par la maladie dont j'étais atteint étaient devenues extrêmement aiguës, et je fus contraint de garder le lit assez long-temps. J'aurais bien encore triomphé de ces souffrances physiques, quelque cruelles qu'elles fussent, mais dans l'affreuse complication de ma position, j'étais anéanti jusqu'à l'hébètement; je ne voyais rien de ce qui m'environnait; je n'entendais rien de ce qu'on me disait, et le lecteur ne s'attend sûrement pas d'après cela que j'aie rien à lui dire sur les adieux de l'empereur à sa vieille et fidèle garde, dont au surplus on a publié un assez grand nombre de relations pour que la vérité soit connue sur un événement qui d'ailleurs se passa en plein jour. Là pourraient se terminer mes mémoires; mais le lecteur, je le pense, ne peut me refuser encore quelques momens d'attention pour des faits que j'ai le droit d'expliquer, et pour quelques autres, relatifs au retour de l'île d'Elbe. Je continue sur le premier point; le second sera le sujet d'un dernier chapitre.

L'empereur était donc parti, et moi, enfermé seul dans ma campagne, devenue désormais bien triste pour moi; je me tins hors de communication avec qui que ce soit, ne lisant point de nouvelles, ne cherchant point à en apprendre. Au bout de quelque temps, j'y reçus la visite d'un de mes amis de Paris, qui me dit que les journaux parlaient de ma conduite sans la connaître, et qu'ils la blâmaient fort: il ajouta que c'était M. de Turenne qui avait envoyé aux rédacteurs la note dans laquelle j'étais jugé avec une extrême sévérité. Je dois dire que je ne le crus pas; je connaissais trop M. de Turenne pour le croire capable d'un procédé aussi peu honorable, d'autant que je lui avais dit tout avec franchise, et que l'on a vu la réponse qu'il m'avait faite. Mais d'où que cela vînt le mal n'en était pas moins fait, et par l'incroyable complication de ma position je me trouvais réduit au silence. Certes, rien ne m'eût été plus facile que de répondre, que de repousser la calomnie par le récit exact des faits; mais devais-je me justifier de la sorte, et pour ainsi dire en accusant l'empereur, dans un moment surtout où régnait une si grande effervescence parmi les ennemis de Sa Majesté? Quand je voyais un si grand homme en butte aux traits de la calomnie, je prouvais bien, moi, chétif et jeté dans la foule obscure, souffrir que quelques-uns de ces traits envenimés vinssent tomber jusque sur moi. Aujourd'hui le temps était venu de dire la vérité, et je l'ai dite sans restriction, non point pour m'excuser, car je m'accuse au contraire de n'avoir pas fait une totale abnégation de moi et de ce que l'on en pourrait dire en suivant l'empereur à l'île d'Elbe. Toutefois, qu'il me soit permis de dire en ma faveur que dans ce mélange de souffrances physiques et morales qui m'assaillirent ensemble, il faudrait être bien sûr de n'avoir jamais failli pour condamner entièrement cette irritabilité si naturelle à un homme d'honneur que l'on accuse d'une soustraction frauduleuse. C'est donc là, me disais-je, la récompense de tant de soins, de tant de fatigues, d'un dévouement sans bornes et d'une délicatesse dont l'empereur, je puis le dire hautement, m'avait souvent loué, et à laquelle il a rendu justice plus tard, comme on le verra quand j'aurai à parler de quelques circonstances qui se rattachent à l'époque du 20 mars de l'année suivante.

C'est bien gratuitement et bien méchamment que l'on a attribué à des motifs d'intérêt le parti que dans mon désespoir je pris de quitter l'empereur. Il suffirait au contraire du plus simple bon sens pour voir que si j'eusse été capable de me laisser guider par mes intérêts, tout aurait voulu que j'accompagnasse Sa Majesté. En effet le chagrin qu'elle me causa, et la manière vive dont j'en fus accablé, ont plus nui à ma fortune que toute autre détermination ne pouvait le faire. Que pouvais-je espérer en France, où je n'avais droit à rien? N'est-il pas d'ailleurs bien évident pour quiconque voudra se rappeler ma position, toute de confiance auprès de l'empereur, que si j'avais été guidé par l'amour de l'or, ma place m'aurait mis à même d'en faire d'abondantes moissons, sans nuire en rien à ma réputation; mais mon désintéressement était si bien connu, que je puis défier qui que ce soit de dire que pendant tout le temps que dura ma faveur, j'en aie jamais usé pour rendre d'autres services que des services désintéressés. Maintes fois j'ai refusé d'appuyer une demande pour cela seulement, que la sollicitation était accompagnée d'une offre d'argent, et ces offres étaient souvent très-considérables. Qu'il me sait permis d'en citer un seul exemple entre beaucoup d'autres de la même nature: je reçus un jour l'offre d'une somme de quatre cent mille francs, qui me fut faite par une dame d'un nom très-noble, si je voulais faire accueillir favorablement par l'empereur une pétition dans laquelle elle réclamait ce qui lui était dû pour un terrain à elle appartenant, sur lequel avait été construit le port de Bayonne. J'avais réussi dans des demandes plus difficiles que celle-ci; eh bien, je refusai de me charger de l'appuyer, uniquement à cause de l'offre qui m'avait été faite: j'aurais voulu obliger cette dame, mais uniquement pour le plaisir de l'obliger, et ce ne fut jamais que dans ce seul but que je me permis de solliciter de l'empereur des grâces qu'il m'a presque toujours accordées. On ne peut pas dire non plus que j'aie jamais demandé à Sa Majesté des licences, des bureaux de loterie, ni aucune autre chose de ce genre, dont on sait qu'il s'est fait plus d'une fois un commerce scandaleux, et sans aucun doute, si j'en avais demandé l'empereur m'en aurait accordé.

La confiance que m'avait toujours témoignée l'empereur était telle qu'à Fontainebleau même, comme il avait été décidé qu'aucun des valets de chambre ordinaire de Sa Majesté ne l'accompagnerait à l'île d'Elbe, l'empereur s'en remit à moi du choix d'un jeune homme qui pût me seconder dans mon service. Je jetai les yeux sur un garçon d'appartement, dont la probité m'était parfaitement connue, et qui d'ailleurs était le fils de madame Marchand, première berceuse du roi de Rome. J'en parlai à l'empereur, qui l'agréa, et j'allai sur-le-champ en donner la nouvelle à M. Marchand, qui accepta avec reconnaissance, et me témoigna par ses remerciemens combien il se trouvait heureux de nous accompagner; je dis nous, car en ce moment j'étais bien loin de prévoir l'enchaînement de circonstances fatales que j'ai fidèlement rapportées; et l'on verra dans la suite, par la manière dont M. Marchand s'exprima sur mon compte aux Tuileries pendant les cent jours, que je n'avais point placé ma confiance dans un ingrat.


CHAPITRE VIII.

Je deviens étranger à tout.—Crainte des résultats de la malveillance.—Lecture des journaux.—Je commence à comprendre la grandeur de l'empereur.—Débarquement de Sa Majesté.—Le bon maître et le grand homme.—Délicatesse de ma position et incertitude.—Souvenir de la bonté de l'empereur.—Sa Majesté demandant de mes nouvelles.—Paroles obligeantes.—Approbation de ma conduite.—Malveillance inutile et justice rendue par M. Marchand.—Mon absence de Paris prolongée.—L'empereur aux Tuileries.—Détails circonstanciés.—Vingt-quatre heures de service d'un sergent de la garde nationale.—Déménagement des portraits de famille des Bourbons.—Le peuple à la grille du Carrousel.—Vive le roi et vive l'empereur!—Terreur panique et le feu de cheminée.—Le général Excelmans et le drapeau tricolore.—Cocardes conservées.—Arrivée de l'empereur.—Sa Majesté portée à bras.—Service intérieur.—Premières visites.—L'archi-chancelier et la reine Hortense.—Table de trois cents couverts.—Le père du maréchal Bertrand et mouvement de l'empereur.—Souper de l'empereur et le plat de lentilles.—Ordre impossible.—Deux grenadiers de l'île d'Elbe.—Puissance du sommeil.—Quatre heures de nuit pour l'empereur.—Sa Majesté et les officiers à demi-solde.—M. de Saint-Chamans.—Revue sur le Carrousel.—L'empereur demandé par le peuple.—Le maréchal Bertrand présenté au peuple par Sa Majesté.—Scène touchante et enthousiasme général.—Continuation de ma vie solitaire.—Larmes sur les malheurs de Sa Majesté.—Deux souvenirs postérieurs.—La princesse Catherine de Wurtemberg et le prince Jérôme.—Grandeur de caractère et superstition.—Treize à table et mort de la princesse Elisa.—La première croix de la légion d'honneur portée par le premier consul et le capitaine Godeau.


Devenu étranger à tout après le départ de l'empereur pour l'île d'Elbe, pénétré d'une ineffaçable reconnaissance pour les bontés dont Sa Majesté m'avait comblé pendant les quatorze années que j'avais passées à son service, je pensais sans cesse à ce grand homme, et je me plaisais à repasser dans ma mémoire jusqu'aux moindres souvenirs de ma vie. J'avais jugé qu'il était convenable à mon ancienne position de vivre dans la retraite, et je passais mon temps assez tranquillement et en famille dans la maison de campagne que j'avais acquise. Toutefois une idée funeste me préoccupait malgré moi; je craignais que des hommes jaloux de mon ancienne faveur ne fussent parvenus à tromper l'empereur sur mon inaltérable dévoûment à sa personne, et à l'entretenir dans la fausse opinion qu'on était un moment parvenu à lui donner de moi. Cette idée, contre laquelle me rassurait ma conscience, n'en était pas moins pénible; mais, comme on le verra bientôt, j'eus le bonheur d'acquérir la certitude que mes craintes à cet égard n'étaient nullement fondées.

Quoique tout-à-fait étranger à la politique, je lisais avec un vif intérêt le journal que je recevais dans ma retraite depuis le grand changement auquel on avait donné le nom de Restauration; et il ne me fallait que le plus simple bon sens pour voir la différence tranchée qui existait entre le gouvernement déchu et le gouvernement nouveau. Partout je voyais des séries d'hommes titrés remplacer les listes d'hommes distingués qui avaient donné, sous l'empire, tant de preuves de mérite et de courage; mais j'étais loin de penser, malgré le grand nombre des mécontens, que la fortune de l'empereur et les vœux de l'armée le ramèneraient sur le trône qu'il avait volontairement abdiqué pour ne point être la cause d'une guerre civile en France. Aussi me serait-il impossible de peindre mon étonnement et la multiplicité de sentimens divers qui vinrent m'agiter, quand je reçus la première nouvelle du débarquement de l'empereur sur les côtes de la Provence. Je lus avec enthousiasme l'admirable proclamation dans laquelle il annonçait que ses aigles voleraient de clochers en clochers, et que lui-même suivit de si près dans sa marche triomphale depuis le golfe Juan jusqu'à Paris.

C'est ici que je dois en faire l'aveu: ce n'est que depuis que j'avais quitté l'empereur que j'avais compris toute l'immensité de sa grandeur. Attaché à son service presque dès le commencement du consulat, à une époque où j'étais encore bien jeune, il avait grandi, pour ainsi dire, sans que je m'en aperçusse, et j'avais vu surtout en lui, à cause de la nature de mon service, un excellent maître plus encore qu'un grand homme; mais que l'éloignement avait produit sur moi un effet contraire à celui qu'il produit ordinairement! J'avais peine à croire, et je m'étonne souvent encore aujourd'hui de la franchise hardie avec laquelle j'avais osé soutenir devant l'empereur des choses que je croyais vraies: mais sa bonté semblait m'y encourager; car bien souvent, au lieu de se fâcher de mes vivacités, il me disait, avec une douceur accompagnée d'un sourire bienveillant: «Allons! allons! M. Constant; ne vous emportez pas.» Bonté adorable dans un homme d'un rang aussi élevé!... Eh bien! c'est tout au plus si je m'en apercevais dans l'intérieur de sa chambre; mais depuis j'en ai senti tout le prix.

En apprenant que l'empereur allait nous être rendu, mon premier mouvement fut de me rendre sur-le-champ au palais pour me trouver à son arrivée; mais la réflexion et les conseils de ma famille et de quelques amis me firent penser qu'il serait plus convenable d'attendre ses ordres, dans le cas où il voudrait me rappeler à son service. J'eus à m'applaudir de m'être arrêté à cette dernière idée, puisque j'eus le bonheur d'apprendre que Sa Majesté avait bien voulu approuver ma conduite; j'ai su effectivement, de la manière la plus positive, qu'à peine arrivé aux Tuileries, l'empereur daigna demander à M. Eible, alors concierge du palais: «Eh bien! que fait Constant? Comment va-t-il? Où est-il?—Sire, il est à sa campagne, qu'il n'a pas quittée.—Bien, très-bien... Il est heureux, lui; il plante ses choux.» J'ai su aussi que, dès les premiers jours du retour de l'empereur, Sa Majesté ayant fait faire un travail sur les pensions sur sa cassette, il avait eu la bonté de mettre une note à la mienne pour qu'elle fût augmentée. Enfin, j'éprouvai encore une vive satisfaction, d'un autre genre sans doute, mais non moins vive, la certitude de n'avoir point fait un ingrat. On a vu que j'avais été assez heureux pour placer M. Marchand auprès de l'empereur; or voici ce qui m'a été rapporté par un témoin. M. Marchand, au commencement des cent-jours, se trouvait dans un des salons du palais des Tuileries où étaient réunies plusieurs personnes, dont quelques-unes s'exprimaient sur mon compte d'une manière peu bienveillante. Mon successeur auprès de l'empereur les interrompit brusquement, en leur disant qu'il n'y avait rien de vrai dans les imputations dont on me rendait l'objet, et il ajouta que, tant que j'avais été en faveur, j'avais constamment obligé toutes les personnes de la maison qui s'étaient adressées à moi, et que jamais je n'avais nui à aucune. À cet égard, j'ose assurer que M. Marchand ne dit que la vérité; mais je ne fus pas moins sensible à l'honnêteté de son procédé envers moi, et surtout envers moi absent.

N'étant point à Paris au 20 mars 1815, ainsi qu'on vient de le voir, je n'aurais rien à dire sur les circonstances de cette mémorable époque, si je n'avais recueilli de quelques-uns de mes amis des détails sur la nuit qui suivit la rentrée de l'empereur dans le palais redevenu impérial; et l'on peut croire combien j'étais avide de savoir tout ce qui se rapportait au grand homme que l'on regardait en ce moment comme le sauveur de la France.

Je commencerai par rapporter exactement le récit qui me fut fait par un brave et excellent homme de mes amis, alors sergent de la garde nationale parisienne, et qui précisément se trouvait de service aux Tuileries le 20 mars. «À midi, me dit-il, trois compagnies de gardes nationaux entrèrent dans la cour des Tuileries pour occuper tous les postes intérieurs et extérieurs du palais. Je faisais partie d'une de ces compagnies, appartenant à la quatrième légion. Mes camarades et moi, nous fûmes tous frappés de l'incroyable tristesse qu'inspire la vue d'un palais abandonné. Tout, en effet, était désert; à peine apercevait-on çà et là quelques hommes à la livrée du roi, occupés à déménager et à transporter des tableaux représentant les divers membres de la famille des Bourbons. Nous étions d'ailleurs assaillis par les cris bruyans d'une multitude vraiment effrénée, grimpée sur les grilles, cherchant à les escalader, les pressant avec une force telle qu'en plusieurs endroits elles fléchirent au point de faire craindre qu'elles ne fussent renversées. Cette multitude présentait un spectacle effrayant, et semblait disposée à piller le palais.

»À peine étions-nous depuis un quart d'heure dans la cour intérieure, lorsqu'un accident, peu grave en lui-même, vint jeter la consternation parmi nous et parmi ceux qui se pressaient le long de la grille du Carrousel; nous vîmes des flammèches s'élever au dessus de la cheminée de la chambre du roi; le feu y avait été mis par la quantité énorme de papiers que l'on venait d'y brûler. Cet accident donna lieu aux plus sinistres conjectures, et bientôt le bruit se répandit que les Tuileries avaient été minées avant le départ de Louis XVIII. On forma sur-le-champ une patrouille de quinze hommes de la garde nationale, commandés par un sergent; ils parcoururent le château dans tous les sens, visitèrent tous les appartemens, descendirent dans les caves, et s'assurèrent qu'il n'existait nulle part aucun indice de danger.

»Rassurés sur ce point, nous n'étions toutefois pas sans inquiétudes. En nous rendant à notre poste, nous avions entendu des groupes nombreux crier: Vive le roi! Vivent les Bourbons; et nous eûmes bientôt une preuve de l'exaspération et de la fureur d'une partie du peuple contre Napoléon; car nous vîmes arriver à grande peine jusqu'à nous, et dans un état pitoyable, un officier supérieur qui avait imprudemment arboré trop tôt la cocarde tricolore, et que le peuple poursuivait depuis la rue Saint-Denis. Nous le prîmes sous notre protection en le faisant entrer dans l'intérieur, et certes il en avait besoin. En ce moment nous reçûmes l'ordre de faire retirer le peuple, qui s'opiniâtrait de plus en plus à escalader les grilles, et pour y parvenir nous fûmes contraints d'avoir recours à l'emploi de nos armes.

»Il y avait tout au plus une heure que nous occupions le poste des Tuileries, lorsque le général Excelmans, qui avait reçu le commandement en chef de la garde du château, donna l'ordre d'arborer le drapeau tricolore sur le pavillon du milieu. La réapparition des couleurs nationales excita parmi nous tous un vif mouvement de satisfaction; dès lors, aux cris de Vive le roi! le peuple substitua soudain le cri de Vive l'empereur! et nous n'en entendîmes plus d'autres de toute la journée. Quant à nous, lorsque l'on nous fit reprendre la cocarde tricolore, ce fut une opération bien facile; car un grand nombre de gardes nationaux avaient conservé leur ancienne, qu'ils avaient seulement recouverte d'un morceau de percale blanche plissée. On nous fit mettre nos armes en faisceau devant l'arc-de-triomphe, et il ne se passa rien d'extraordinaire jusqu'à six heures du soir. Alors on commença à allumer des lampions sur le passage présumé de l'empereur. Un nombre considérable d'officiers à demi-solde s'était réuni du côté du pavillon de Flore; et j'appris de l'un d'eux, M. Saunier, officier décoré, que c'était de ce côté que l'empereur ferait sa rentrée dans le palais des Tuileries; je m'y rendis en toute hâte, et comme je m'empressais pour me trouver sur son passage, j'eus le bonheur de rencontrer un officier—commandant qui me plaça de service à la porte même de l'appartement de Napoléon, et c'est à cette circonstance que je dois d'avoir été témoin de ce qui me reste à vous raconter.

»J'étais depuis long-temps dans l'attente et presque dans la solitude, lorsque, à huit heures trois quarts, un bruit extraordinaire que j'entendis à l'extérieur m'annonça l'arrivée de l'empereur. Peu d'instans après, je le vis en effet paraître au milieu de cris d'enthousiasme, porté par les officiers qui l'avaient accompagné à l'île d'Elbe. L'empereur les priait avec instance de le laisser marcher; mais ses prières étaient inutiles; et ils le portèrent ainsi jusqu'à la porte de son appartement, où ils le déposèrent tout près de moi. Je n'avais pas vu l'empereur depuis le jour de ses adieux à la garde nationale dans les grands appartemens du palais; et malgré la vive agitation où m'avait mis tout ce mouvement, je ne pus m'empêcher de remarquer que Sa Majesté était considérablement engraissée.

»À peine l'empereur fut-il entré dans son appartement, que mon service devint intérieur. Le maréchal Bertrand, qui venait de remplacer le général Excelmans dans le commandement des Tuileries, me donna l'ordre de ne laisser entrer personne sans l'avoir prévenu, et sans lui avoir fait connaître le nom de tous ceux qui se présenteraient pour voir l'empereur. Un des premiers qui se présentèrent fut Cambacérès, qui me parut plus pâle encore que de coutume. Peu après vint le père du général Bertrand; et comme ce vénérable vieillard voulait commencer par ses hommages à l'empereur: «Non, monsieur, lui dit Napoléon; d'abord à la nature.» Et en disant cela, par un mouvement aussi prompt que sa parole, l'empereur l'avait pour ainsi dire jeté dans les bras de son fils. Ensuite vint la reine Hortense, accompagnée de ses deux enfans; puis le comte Regnault de Saint-Jean-d'Angély, et beaucoup d'autres personnes dont les noms m'ont échappé. Je ne revoyais point ceux dont j'annonçais la présence au maréchal Bertrand, car tous sortaient par une autre porte. Je continuai ce service jusqu'à onze heures du soir, heure à laquelle je fus relevé de ma faction, et je fus invité à souper à une table immense, qui me parut être au moins de trois cents couverts. Toutes les personnes présentes au palais y assistèrent les unes après les autres. J'y vis le duc de Vicence, et je me trouvai placé vis-à-vis le général Excelmans. Quant à l'empereur, il soupa seul dans sa chambre avec le maréchal Bertrand, et leur souper n'était pas à beaucoup près aussi splendide que le nôtre; car il se composait seulement d'un poulet rôti et d'un plat de lentilles: et pourtant j'appris d'un officier qui ne l'avait pas quittée depuis Fontainebleau que Sa Majesté n'avait rien pris depuis le matin. L'empereur était extrêmement fatigué; j'eus l'occasion d'en faire la remarque chaque fois que l'on ouvrait la porte de sa chambre. Il était assis sur une chaise en face du feu, ayant les deux pieds en l'air, appuyés sur le manteau de la cheminée.

»Comme nous étions tous restés aux Tuileries, on vint, à une heure du matin, nous dire que l'empereur venait de se coucher, et que, dans le cas où il arriverait dans la nuit des militaires qui l'avaient accompagné, il avait donné l'ordre de leur faire prendre le service du palais conjointement avec la garde nationale. Les pauvres malheureux n'étaient guère en état d'obéir à un pareil ordre. À deux heures du matin, nous en vîmes arriver deux dans un état à faire pitié; ils étaient exténués, et avaient les pieds tout écorchés: tout ce qu'ils purent faire fut de se jeter sur leurs sacs, où ils tombèrent pour ainsi dire tout endormis: car ils ne se réveillèrent pas pendant qu'on se mit en devoir de leur panser les pieds dans l'appartement même où ils étaient arrivés à grande peine. Il n'est sorte de soins que l'on ne se soit empressé de leur prodiguer; et j'avoue que j'ai toujours regretté de ne pas m'être enquis du nom de ces deux braves grenadiers, qui nous inspirèrent à tous un intérêt que je ne saurais peindre.

»Couché à une heure, l'empereur était debout à cinq heures du matin; et l'ordre fut immédiatement donné aux officiers à demi-solde de se tenir prêts à être passés en revue. À la pointe du jour, ils se trouvèrent disposés sur trois rangs. En ce moment, je fus chargé de surveiller un officier que l'on avait signalé comme suspect, et qui, disait-on, arrivait de Saint-Denis: c'était M. de Saint-Chamans. Au bout d'un quart d'heure de surveillance qui n'eut rien de pénible, il fut simplement prié de se retirer. Cependant l'empereur était descendu du palais, et passait dans les rangs des officiers à demi-solde, leur adressant à tous la parole, prenant les mains à beaucoup d'entre eux, et leur disant: «Mes amis, j'ai besoin de vos services; je compte sur vous comme vous pouvez compter sur moi.» Paroles magiques dans la bouche de Napoléon, et qui arrachaient des larmes d'attendrissement à tous ces braves, dont les services étaient méconnus depuis un an.

»Dès le matin, la foule se grossit rapidement à tous les abords des Tuileries, et une masse de peuple réunie sous les fenêtres du château demandait à grands cris à voir Napoléon. Le maréchal Bertrand l'en ayant prévenu, l'empereur se montra à la croisée, où il fut salué par les cris que sa présence avait si souvent excités. Après s'être montré au peuple, l'empereur lui présenta lui-même le maréchal Bertrand, tenant son bras passé sur l'épaule du maréchal, qu'il pressa sur son cœur avec les démonstrations de l'affection la plus vive. Pendant cette scène, dont tous les témoins furent émus, et qui fut saluée des plus vives acclamations, des officiers, placés derrière l'empereur et son ami, penchèrent au dessus de leur tête des drapeaux surmontés de leurs aigles, dont ils formèrent une espèce de voûte nationale. À onze heures, l'empereur monta à cheval, et alla passer en revue les divers régimens qui arrivaient de toutes parts et les héros de l'île d'Elbe qui avaient rejoint les Tuileries pendant la nuit. On ne se lassait point de contempler la figure de ces braves, que le soleil d'Italie avait basanée, et qui venaient de faire près de deux cents lieues en vingt jours.»

Tels sont les détails curieux qui me furent donnés par un ami; et je puis garantir l'exactitude de son récit comme si j'avais été moi-même témoin de tout ce qu'il a vu pendant la nuit mémorable du 20 au 21 mars 1814.

Ayant continué à vivre dans ma retraite pendant les cent jours, et long-temps encore après, je n'ai rien à dire que tout le monde n'ait pu savoir aussi bien que moi sur cette grande époque de l'histoire de l'empereur. J'ai versé bien des larmes sur ses souffrances au moment de sa seconde abdication, et sur les tortures que lui fit subir à Sainte-Hélène le misérable Hudson-Lowe, dont l'infamie traversera les siècles incrustée à la gloire de l'empereur. Je me contenterai seulement d'ajouter à ce qui précède un document certain qui m'a été confié sur l'ancienne reine de Westphalie, et enfin un mot sur la destinée que j'ai cru devoir donner à la première croix de la Légion-d'Honneur qu'ait portée le premier consul.

La princesse Catherine de Wurtemberg, mariée, comme l'on sait, au prince Jérôme, est d'une très-grande beauté; mais elle est douée en même temps de qualités plus solides, et que le temps augmente au lieu de diminuer. Elle joint à beaucoup d'esprit naturel une grande culture d'esprit, un caractère vraiment digne d'une belle-sœur de l'empereur, et pousse jusqu'au fanatisme l'amour de ses devoirs. Les événemens n'ont pas permis qu'elle devînt une grande reine; mais ils n'ont pu l'empêcher de demeurer une femme accomplie. Ses sentimens sont nobles et élevés, mais sans qu'elle montre de fierté envers personne; aussi tous ceux qui l'entourent se plaisent-ils à vanter les charmes de sa bonté dans son intérieur, et à dire qu'elle possède le plus heureux don de la nature, celui qui consiste à se faire aimer de tout le monde. Le prince Jérôme n'est pas dépourvu d'une certaine grandeur de manières et de cette générosité fastueuse dont il fit l'apprentissage sur le trône de Cassel; mais on le trouve en général très-hautain. Quoique depuis les grands changemens survenus en Europe par la chute de l'empereur le prince Jérôme doive en partie la belle existence dont il jouit encore à l'amour de la princesse, celle-ci ne s'en montre pas moins d'une soumission vraiment exemplaire à toutes ses volontés. La princesse Catherine s'occupe surtout de ses enfans; elle en a trois, deux garçons et une fille; et tous les trois sont fort beaux. L'aîné naquit au mois d'août 1814. Sa fille, la princesse Mathilde, doit son éducation aux soins particuliers qu'en prend sa mère; elle est jolie, mais moins pourtant que ses frères, qui ont tous les traits de leur mère.

Après le portrait non flatté que l'on vient de lire de la princesse Catherine, on sera surpris sans doute que, pourvue comme elle l'est de tant de qualités solides, elle n'ait jamais pu triompher d'un penchant inexplicable à de minuscules superstitions. Ainsi, par exemple, elle redoute à l'extrême de s'asseoir à une table où se trouvent treize convives. Voici même un fait dont on peut garantir l'authenticité, et qui peut-être caressera la faiblesse des personnes atteintes de la même superstition que la princesse de Wurtemberg. Un jour, à Florence, assistant à un dîner de famille, elle s'aperçut qu'il n'y avait que treize couverts: soudain elle pâlit, et refusa obstinément de s'asseoir. La princesse Elisa Bacchiocchi se moqua de sa belle-sœur, haussa les épaules, et lui dit en souriant: «Il n'y a pas de danger; nous serons quatorze, puisque je suis grosse.» La princesse Catherine céda, mais avec une extrême répugnance. Peu de temps après, elle dut prendre le deuil de sa belle-sœur; et la mort de la princesse Elisa ne contribua pas peu, comme on peut le croire, à la rendre plus que jamais superstitieuse sur l'influence du nombre treize. Eh bien! que les esprits forts se vantent tant qu'ils voudront; mais je puis consoler les faibles, car j'ose affirmer que si l'empereur avait été témoin d'un pareil événement arrivé dans sa famille, un instinct plus fort que sa réflexion, plus fort que sa toute puissante raison, lui aurait causé quelques instans de vague inquiétude.

Maintenant il ne me reste plus qu'à rendre compte de l'emploi que j'ai fait de la première croix d'honneur du premier consul. Qu'on soit tranquille; je n'en ai point fait un mauvais usage: elle est sur la poitrine d'un brave de notre vieille armée. En 1817, je fis la connaissance de M. Godeau, ancien capitaine dans la garde impériale. Il avait été grièvement blessé à Leipzig par un boulet de canon qui lui avait traversé la cuisse. Je vis en lui une admiration si pleine, si franche pour l'empereur, il me pressa avec tant d'instances de lui donner quelque chose, quoi que ce fût, qui eût appartenu à Sa Majesté, que je lui fis présent de la croix d'honneur dont je parle, lui-même ayant été depuis long-temps décoré de cet ordre. Cette croix est, je puis le dire, un monument historique: d'abord, c'est la première, comme je l'ai dit, que l'empereur ait portée. Elle est en argent, de moyenne grandeur, et n'est point surmontée de la couronne impériale. L'empereur l'a portée un an: elle décora pour la dernière fois sa poitrine le jour de la bataille d'Austerlitz. Depuis ce jour-là, en effet, Sa Majesté prit une croix d'officier en or avec la couronne, et ne porta plus jamais la croix de simple légionnaire.

Ici se termineraient mes souvenirs, si, en relisant les premiers volumes de mes Mémoires, les choses que j'y ai consignées ne m'en avaient rappelé quelques autres qui me sont revenues depuis. Dans l'impossibilité où je serais de les présenter avec ordre et liaison, j'ai pris le parti, pour n'en point priver le public, de les lui offrir comme des anecdotes détachées, que j'ai seulement l'attention de classer, autant que possible, selon l'ordre des temps.


L'empereur, comme j'ai eu souvent l'occasion de le faire remarquer, avait les goûts extrêmement simples pour tout ce qui tenait à sa personne; de plus il manifestait volontiers une certaine aversion pour les usages à la mode; il n'aimait point que l'on fît pour ainsi dire de la nuit le jour, comme cela avait lieu dans la plupart des plus brillantes sociétés de Paris sous le consulat et au commencement de l'empire. Malheureusement l'impératrice Joséphine n'était pas du tout dans les mêmes idées; esclave soumise de la mode, elle aimait à prolonger ses soirées, lorsque l'empereur était couché.

Elle avait donc pris l'habitude de réunir autour d'elle ses dames les plus intimes, quelques amis, et de leur donner un thé. Le jeu était entièrement proscrit de ces réunions nocturnes, dont la seule conversation faisait tous les charmes. Cette causerie de bon ton était pour l'impératrice le plus agréable délassement, et ce cercle d'élus s'assembla plusieurs fois sans que l'empereur en fût informé, et au fait c'était une réunion bien innocente. Cependant quelqu'officieux indiscret fit à l'empereur, sur ces assemblées, un rapport dans lequel il lui présenta les choses de manière à ce qu'il ne fut pas satisfait. Il témoigna donc son mécontentement à l'impératrice Joséphine, qui, dès ce moment, se coucha en même temps que l'empereur.

Voilà donc la réunion licenciée. Les personnes attachées au service de l'impératrice reçurent l'ordre de ne point veiller après le coucher de l'empereur, et voici, je me le rappelle, comment j'entendis Sa Majesté s'exprimer à cette occasion. «Quand les maîtres sont couchés, les valets doivent se mettre au lit; et quand les maîtres sont éveillés, les valets doivent être debout.» Ces paroles produisirent leur effet; dès le soir même, aussitôt que l'empereur fut au lit, tout le monde se coucha au palais, et à onze heures et demie il n'y eut plus d'éveillé que les sentinelles.

Peu à peu, comme cela arrive toujours, on se relâcha bien un peu de la stricte observation des ordres de l'empereur, toutefois sans que l'impératrice osât reprendre ses réunions nocturnes. Les paroles de Sa Majesté ne furent cependant pas mises en oubli, et bien en prit à M. Colas, concierge du pavillon de Flore.

Un jour, dès quatre heures du matin, M. Colas entendit un bruit inaccoutumé et un mouvement continuel dans l'intérieur du palais; cela lui fit présumer que l'empereur était levé, et il ne se trompait pas. Il s'habilla donc en toute hâte, et il y avait déjà dix minutes qu'il était à son poste quand l'empereur, descendant l'escalier avec le maréchal Duroc, l'aperçut. Sa Majesté se plaisait en général à faire voir qu'elle remarquait l'exactitude à remplir ses devoirs; aussi s'arrêta-t-elle un moment, disant à M. Colas: «Ah, ah! déjà levé, Colas?—Oui, Sire, je n'ai pas oublié que les valets doivent être debout quand les maîtres sont éveillés.—Vous avez de la mémoire, Colas; c'est bien cela.»

Voici qui allait très bien, et la journée commença pour M. Colas sous de favorables auspices; mais le soir la médaille du matin faillit avoir son revers. L'empereur était allé ce jour-là visiter les travaux du canal de l'Ourcq. Il avait été apparemment très-mécontent, car il revint au palais avec une humeur tellement visible que M. Colas, s'en étant aperçu, laissa échapper ces mots: «Il y a de l'oignon.» Bien qu'il eût parlé à voix basse, l'empereur l'avait entendu, et se retournant brusquement de son côté: «Oui, Monsieur, répéta-t-il avec colère; vous ne vous trompez pas: il y a de l'oignon.» Puis il monta rapidement l'escalier. Cependant le concierge, craignant d'avoir trop parlé, s'approcha du grand-maréchal, le suppliant de l'excuser auprès de Sa Majesté; mais elle ne songea jamais à le punir de la liberté qu'il avait prise et du mot qui lui était échappé, mot que l'on ne se serait guère attendu à trouver dans le vocabulaire impérial.

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La présence du pape à Paris pour y sacrer l'empereur est un des événemens qui suffisent pour marquer la grandeur d'une époque; l'empereur n'en parlait jamais qu'avec une vive satisfaction, et il voulut que sa sainteté fût reçue avec toute la magnificence que l'on pouvait attendre du fondateur d'un grand empire. Pour cela Sa Majesté avait fait donner elle-même des ordres, par le maréchal Duroc, pour que l'on fournît sans examen tout ce qui serait demandé, non-seulement pour le pape, mais pour toutes les personnes de sa suite. Hélas! ce n'était pas par ses dépenses personnelles que le saint père aurait contribué à vider la caisse impériale: Pie VII ne buvait que de l'eau et il était d'une sobriété vraiment apostolique; mais il n'en était pas de même de quelques abbés spécialement attachés à son service. Chaque jour il fallait à ces messieurs cinq bouteilles de Chambertin, sans compter des vins de toutes sortes, les liqueurs les plus délicates; aussi peut-on dire que pendant leur séjour aux Tuileries, ils arrosèrent dignement la vigne du seigneur.

Ceci me rappelle une autre particularité qui, toutefois, ne se rapporte qu'indirectement au séjour du pape à Paris. On sait que David fut chargé par l'empereur d'exécuter le tableau du sacre, ouvrage qui offrait un nombre inouï de difficultés presque insurmontables, et qui ne fut pas en effet un des chefs-d'œuvre du grand peintre. Quoi qu'il en soit, la confection de ce tableau donna lieu à des négociations dans lesquelles il fallut que l'empereur intervînt. Le cas était grave, comme on va le voir, puisqu'il s'agissait de la perruque d'un cardinal. David s'obstinait à ne point peindre la tête du cardinal Caprara avec une perruque, et de son côté le cardinal ne voulait point prêter sa tête si on la séparait de sa perruque. Les uns prirent parti pour le peintre, d'autres pour le modèle; on traita l'affaire diplomatiquement, mais sans pouvoir obtenir de concessions d'aucune des deux parties contractantes, lorsqu'enfin l'empereur donna gain de cause à son premier peintre sur la perruque du cardinal. Cela rappelle un peu l'histoire de cet homme simple qui ne voulait pas qu'on le représentât tête nue, à cause, disait-il, de l'extrême facilité qu'il avait à s'enrhumer, et que son portrait devait être placé dans une chambre sans feu.

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Lorsque M. de Bourrienne eut quitté l'empereur, il fut, comme l'on sait, remplacé par M. de Mennevalle, précédemment attaché au prince Joseph. Sa Majesté s'attacha beaucoup à son nouveau secrétaire intime à mesure qu'elle le connut. Peu à peu le travail du cabinet, où se faisaient la plupart des grandes affaires, devint si considérable qu'il fut impossible à un seul homme d'y suffire, et dès l'année 1805, deux jeunes gens, protégés par M. Maret, ministre de la secrétairerie d'état, furent admis à l'honneur de travailler dans le cabinet de l'empereur. Initiés par leurs fonctions dans les plus hauts secrets de l'état, jamais rien ne permit de soupçonner leur parfaite discrétion; ils étaient d'ailleurs très-laborieux et doués de beaucoup de talent, de sorte que Sa Majesté les voyait avec bienveillance. Leur sort aurait fait envie à bien du monde; logés au palais, et par conséquent chauffés et éclairés, ils étaient en outre nourris et recevaient un traitement de huit mille francs. On aurait pu croire que cette somme aurait dû suffire à ces messieurs pour être dans une grande aisance, mais il n'en était rien: s'ils étaient assidus aux heures du travail, ils ne l'étaient pas moins aux heures du plaisir, d'où il advint que le deuxième trimestre était à peine écoulé, que les appointemens de l'année étaient dissipés. Une partie avait passé au jeu; une autre dans les mains de ces femmes adroites dont fourmille Paris, et qui sont si savantes dans l'art d'inspirer de belles passions aux jeunes gens et de mettre leur bourse à sec.

Parmi les deux secrétaires adjoints de l'empereur, il y en avait un surtout qui avait contracté tant de dettes et dont les créanciers se montraient si impitoyables, que sans une circonstance imprévue, il aurait été infailliblement renvoyé du cabinet particulier, si le bruit en était parvenu aux oreilles de Sa Majesté.

Après avoir passé toute une nuit à réfléchir sur les embarras de sa position, cherchant dans son imagination par quel moyen il pourrait se procurer les sommes nécessaires pour satisfaire les créanciers qui le poursuivaient avec le plus d'acharnement, le nouveau dissipateur chercha des distractions dans le travail et se rendit dès cinq heures du matin à son bureau, afin de chasser d'abord ses pénibles réflexions; et ne pensant pas d'ailleurs qu'à cette heure personne pût l'entendre, tout en travaillant il se mit à siffler la linotte de toutes ses forces. Or, ce jour-là, et cela lui arrivait souvent, l'empereur avait déjà travaillé une grande heure dans son cabinet; il venait seulement d'en sortir quand le jeune homme y entra, et l'entendant siffler, il revint immédiatement sur ses pas.

«Déjà ici, Monsieur, lui dit Sa Majesté, diable!... voilà qui est très-bien. Maret doit être content de vous. De combien sont vos appointemens?—Sire, j'ai huit mille francs par an; de plus, je suis nourri et logé au grand quartier-général.—C'est fort beau cela, et vous devez être heureux, Monsieur.»

Le jeune homme, voyant que Sa Majesté était de bonne humeur, jugea que le hasard lui envoyait une occasion favorable pour sortir d'embarras. Il se résolut donc à lui faire connaître la difficulté de sa position. «Hélas! Sire, lui dit-il, je devrais être heureux sans doute, et pourtant je ne le suis pas.—Pourquoi cela?—Sire, il faut que je l'avoue à Votre Majesté: j'ai tant d'Anglais sur le dos! avec cela j'ai un vieux père, deux sœurs et une mère à soutenir.—Vous ne faites que votre devoir. Mais, que voulez-vous dire avec vos Anglais? Est-ce que vous nourrissez ces gens-là?...—Non, Sire, mais ce sont ceux qui ont nourri mes plaisirs avec l'argent qu'ils m'ont prêté. Tous ceux qui ont des dettes appellent aujourd'hui leurs créanciers des Anglais.—Assez, assez, Monsieur!... Ah! vous avez des créanciers!... Comment? avec les appointemens que vous touchez vous faites des dettes!... Il suffit, Monsieur, je ne veux pas avoir plus long-temps près de moi un homme qui a recours à l'or des Anglais, quand, avec celui que je lui donne, il pourrait vivre honorablement. Dans une heure vous recevrez votre démission.»

L'empereur, après s'être exprimé comme on vient de le voir, prit quelques papiers sur le bureau, lança un regard sévère au jeune secrétaire, et sortit, le laissant dans un tel état de désespoir qu'au moment où heureusement une autre personne entra dans le cabinet, il était sur le point d'attenter à ses jours en se frappant d'un poinçon qu'il tenait à la main. C'était l'aide-de-camp de service qui lui apportait une lettre de l'empereur; elle était conçue en ces termes:

«Monsieur, vous avez mérité d'être chassé de mon cabinet; mais j'ai pensé à votre famille, et je vous pardonne à cause d'elle. Comme c'est elle surtout qui souffre de votre inconduite, je vous envoie avec mon pardon dix mille francs en billets de banque. Payez avec cette somme tous les Anglais qui vous tourmentent, et surtout ne tombez plus dans leurs griffes, car alors je vous abandonnerais.

»napoléon

Un énorme vive l'empereur! sortit spontanément de la bouche du jeune homme, qui partit comme un éclair, pour aller annoncer à sa famille cette nouvelle preuve de la tyrannie impériale. Ce ne fut pas tout: son camarade, instruit de ce qui s'était passé, et désirant aussi avoir quelques billets de banque pour calmer ses Anglais, redoubla de zèle et d'activité au travail. Pendant plusieurs jours de suite il se rendit au cabinet dès quatre heures du matin; il y siffla aussi la linotte, mais ce fut peine inutile, l'empereur ne l'entendit pas.

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Je me suis peu appesanti, dans le cours de mes mémoires, sur les liaisons galantes de l'empereur, cherchant en cela à imiter la discrétion qu'il y mettait lui-même. Cependant il me revient à la mémoire quelques souvenirs que l'on ne retrouvera peut-être pas ici sans intérêt.

Ce fut à Saint-Cloud que l'empereur reçut pour la première fois mademoiselle G..., dans l'un des appartemens donnant sur l'orangerie. Ce serait ne rien apprendre à personne que de dire qu'elle fut la plus belle de toutes les personnes auxquelles Sa Majesté adressa ses hommages, et j'ai lieu de penser que ce fut aussi celle dont la connaissance lui fut le plus agréable. Sa conversation lui plaisait et l'égayait beaucoup, et je l'ai souvent entendu rire, mais rire à gorge déployée, des anecdotes dont mademoiselle G... savait animer les entretiens qu'elle avait avec lui. Aussi est-il de toute vérité que jamais l'empereur n'a été avec aucune autre femme aussi gracieux, aussi gai, aussi aimable, et je puis ajouter aussi magnifique dans ses cadeaux. J'ai vu plus d'une fois la belle tragédienne sortir des petits appartemens en jouant avec un assez bon nombre de chiffons de papier qui n'étaient pas sans prix, mais dont il est vrai elle ne s'amusait pas à faire des papillottes, ainsi que nous l'a révélé, pour elle-même, une autre dame contemporaine. Mais en rappelant la magnificence de l'empereur, je dois faire observer qu'elle fut toujours spontanée, car mademoiselle G... ne profita jamais de sa faveur pour demander quelque chose, soit pour elle, soit pour les siens, et jamais liaison ne me parut plus désintéressée. L'impératrice Joséphine lui fit aussi quelques cadeaux; elle lui donna, entre autres choses, un costume magnifique pour le rôle de Cléopâtre, dans Rodogune.

L'empereur vit encore mademoiselle G... plusieurs fois aux Tuileries, puis à Dresde, où elle vint faire juger des progrès que son talent avait faits après l'avoir fait admirer à la cour impériale de Russie.

Saint-Cloud fut également témoin de la première entrevue de l'empereur avec la belle madame P...; elle était extrêmement jolie, et surtout d'une grâce ravissante. L'empereur se conduisit aussi avec elle en amant magnifique, et elle ne dut pas douter de l'impression qu'elle avait faite sur Sa Majesté; mais ces impressions étaient toujours fugitives. Le mari de cette dame eut aussi part aux faveurs impériales. Il obtint une place de receveur-général. Au surplus, l'empereur ne vit guère madame P... que pendant trois ou quatre mois, à Saint-Cloud d'abord, comme je l'ai dit, puis quelquefois, mais rarement, aux Tuileries dans les petits appartemens. Le bruit se répandit plus tard que l'empereur avait été remplacé par son beau-frère, le roi de Naples; mais c'est une de ces choses que je ne saurais affirmer, dans la crainte d'être indiscret.

Pour en finir sur ce chapitre délicat, je mentionnerai ici une prétendue liaison que l'on a attribuée à l'empereur, avec une mademoiselle G..., jeune et jolie Irlandaise, mais je n'en parlerai que pour la démentir, dans l'intérêt de la vérité. Voici les faits: cette jeune personne venait d'être admise en qualité de lectrice auprès de l'impératrice Joséphine, quand nous partîmes pour Bayonne; elle fut du voyage, et l'empereur la remarqua. Mais ayant découvert qu'il y avait quelque intrigue sous jeu, que l'on avait d'avance bâti des châteaux en Espagne sur la passion que tant de charmes ne pouvaient manquer de lui inspirer, Sa Majesté donna l'ordre de la renvoyer à sa famille, et de la faire partir immédiatement pour Paris; ordre qui fut exécuté sur-le-champ, et auquel, comme on peut bien le penser, l'impératrice ne chercha pas à mettre obstacle. Voilà tout ce qu'il y a de vrai sur cette prétendue liaison.

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On a beaucoup parlé, dans Paris et à la cour, des ridicules de madame la maréchale Lefebvre; et l'on ferait un recueil des mots bizarres qu'elle a dits, et que probablement on lui a pour la plupart attribués; mais il faudrait un in-folio pour enregistrer tous les traits où se peint la bonté de son cœur. En voici un qui participe des deux genres, et qui m'a paru tout ensemble grotesque et touchant. Le cocher de madame la maréchale était grièvement malade, et ne voulait pas se soumettre à ce traitement rafraîchissant qu'Arlequin préférait à la saignée, par une raison qu'il m'est impossible de dire. Les médecins assuraient que cela seulement pouvait sauver le malade dont la vie était en danger. Madame Lefebvre, en ayant été informée, monte dans la chambre de son cocher, se fait donner l'instrument nécessaire, et après l'avoir sommé très-énergiquement de se soumettre aux ordonnances: «As-tu peur de montrer ton...?» ajouta-t-elle. Le pauvre malade voulait absolument s'opposer, par respect, aux soins que sa maîtresse voulait lui rendre; mais elle insista si bien qu'il promit tout ce qu'on voulut, et il reçut, des mains d'une maréchale, un service que peu de femmes de son rang auraient consenti à rendre à un pauvre cocher. Le malade, de qui j'ai su ces détails, était père d'une nombreuse famille. Il guérit, et sa guérison fut la récompense de la digne femme qui avait tant de bonté et d'humanité.

Un jour, à la Malmaison (je crois que c'est peu de temps après la fondation de l'empire), l'impératrice Joséphine avait donné des ordres sévères pour ne recevoir personne. Madame la maréchale Lefebvre se présente. L'huissier, enchaîné par sa consigne, lui refuse l'entrée; elle insiste; et, lui, s'obstine de son côté. Pendant cette discussion, l'impératrice, passant d'un salon à un autre, fut trahie par une glace sans tain qui séparait ce salon de celui où était la maréchale. L'impératrice l'ayant aussi aperçue, s'empressa de venir au devant d'elle et de l'engager à entrer. Avant de passer dans l'autre salon, madame Lefebvre se retournant vers l'huissier, lui dit d'un ton moqueur: «Eh bien! mon garçon, ça te la coupe!...» Le pauvre huissier devint rouge jusqu'aux oreilles, et se retira tout confus.

Le maréchal Lefebvre n'était pas moins bon, moins excellent que sa femme, et c'est bien d'eux que l'on a pu dire que les honneurs n'avaient pas changé leurs mœurs. On ne saurait se figurer le bien qu'ils faisaient l'un et l'autre; on aurait dit que c'était leur seul plaisir, le seul dédommagement qu'ils pouvaient se procurer contre un grand malheur domestique. Ils n'avaient qu'un fils, et c'était bien certainement le plus mauvais sujet de tout l'empire. Chaque jour il y avait des plaintes contre lui; l'empereur l'admonesta même plusieurs fois, à cause de la haute estime qu'il avait pour son brave père. Mais rien n'y faisait, et son naturel vicieux reprenait le dessus. Il fut tué dans je ne sais plus quelle bataille; et quelque peu regrettable qu'il fût, sa mort causa un violent chagrin à son excellente mère, quoiqu'il se fût oublié quelquefois jusqu'à la maltraiter de ses propos grossiers. C'était ordinairement M. de Fontanes qu'elle prenait pour confident de ses chagrins: car le grand-maître de l'université, malgré sa politesse exquise et sa littérature de bon ton, était très-intimement lié dans la maison du maréchal Lefebvre.

À cette occasion, je me rappelle une anecdote qui prouve, mieux que tout ce que l'on pourrait dire, toute la bonté, toute la simplicité du maréchal. Un jour, on lui annonce que quelqu'un qui ne se nomme pas demande à lui parler. Le maréchal sort de son cabinet, et reconnaît son ancien capitaine aux gardes françaises, où, comme l'on sait, le maréchal avait été sergent. Le maréchal lui demande la permission de l'embrasser, lui offre ses services, sa bourse, sa maison, le traite enfin presque comme s'il eût été encore sous ses ordres. L'ancien capitaine était émigré; il rentrait sans trop savoir ce qu'il ferait. D'abord sa radiation est promptement obtenue par les soins du maréchal; mais il ne voulait plus servir, et avait toutefois besoin d'une place. Ayant fait ressource dans l'émigration de donner des leçons de français et de latin, il témoigna le désir d'obtenir un emploi dans l'université: «Comment, mon colonel, lui dit le maréchal avec son accent allemand, mais je vais tout de suite vous mener chez mon ami M. de Fontanes.» On met les chevaux à la voiture du maréchal, et voilà le protecteur respectueux et son protégé dans les salons du grand-maître de l'université. M. de Fontanes se hâte de venir au devant du maréchal, qui, m'a-t-on dit, fit de la sorte son discours de présentation: «Mon cher ami, je vous présente M. le marquis de***. C'est mon ancien capitaine, mon bon capitaine! Il veut bien demander une place dans l'université. Ah! dam! ce n'est pas un homme de rien, un homme de la révolution, comme vous et moi. C'est mon ancien capitaine, M. le marquis de***.» Enfin le maréchal finit par dire: «Ah! le bon, l'excellent homme! Je n'oublierai jamais que, quand j'allais à l'ordre chez mon bon capitaine, il ne manquait jamais de me dire: Lefebvre, mon enfant, passe à l'office; va te rafraîchir: Ah! mon bon, mon excellent capitaine.»

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Tous les membres de la famille impériale avaient un goût marqué pour la musique, et particulièrement pour la musique italienne; mais ils n'étaient point musiciens, et la plupart chantaient presque aussi faux que Sa Majesté elle-même. Il faut cependant en excepter la princesse Pauline, qui avait fini par profiter un peu des leçons assidues que lui donnait Blangini, et chantait assez agréablement. Sous le rapport de la justesse de la voix, le prince Eugène se montrait bien digne d'être le fils adoptif de l'empereur. Il était cependant musicien, et chantait avec passion, mais non pas de manière à satisfaire ses auditeurs. En revanche, le prince Eugène avait un organe magnifique pour commander les évolutions militaires, avantage qu'il partageait avec le comte de Lobeau et le général Dorsenne; aussi était-ce toujours l'un d'eux que Sa Majesté désignait pour commander sous ses ordres aux grandes revues.

Quelque sévère que fût l'étiquette à la cour de l'empereur, il y eut toujours quelques personnes privilégiées qui conservèrent le droit d'entrer dans sa chambre, même quand il était au lit; mais le nombre en était borné. Il se composait ainsi:

MM. de Talleyrand, vice-grand-électeur; de Montesquiou, grand-chambellan; de Rémusat, premier chambellan; Maret, Corvisart, Denon, Murat, Yvan; Duroc, grand-maréchal; et de Caulaincourt, grand-écuyer.

Pendant long-temps je vis toutes ces personnes-là venir chez l'empereur presque tous les matins, et leurs visites furent l'origine de ce que l'on appela par la suite le petit lever. M. de Lavalette venait aussi quelquefois, aussi bien que M. Réal et MM. Fouché et Savary, alors que chacun d'eux fut ministre de la police.

Les princes de la famille impériale jouissaient également du droit de venir le matin dans la chambre de l'empereur. J'y ai vu bien souvent Madame Mère. L'empereur lui baisait la main avec beaucoup de respect et de tendresse, mais je l'ai entendu plusieurs fois lui adresser des reproches sur son excessive économie. Madame Mère l'écoutait, puis donnait, pour ne pas changer sa manière de vivre, des raisons qui ont plus d'une fois impatienté Sa Majesté, mais que les événemens ont malheureusement pris le soin de justifier.

Madame Mère avait été d'une remarquable beauté, et elle était encore très-belle, surtout quand je la vis pour la première fois. Il était impossible de voir une meilleure mère; excellente pour ses enfans, elle leur prodiguait les plus sages conseils, et elle intervenait toujours dans les brouilleries de famille pour soutenir ceux qui à ses yeux avaient raison; long-temps elle prit le parti de Lucien, et je lui ai souvent vu prendre avec chaleur celui de Jérôme, quand le premier consul était le plus mal disposé pour son jeune frère. La seule chose que l'on ait reprochée à Madame Mère est son excessive économie, et sur ce point on peut aller bien loin sans crainte d'atteindre l'exagération; mais tout le monde l'aimait au palais, parce qu'elle était bonne et affable pour tout le monde.

Je me rappelle, à l'occasion de Madame Mère, un fait qui divertit beaucoup l'impératrice Joséphine. Madame était venue passer quelques jours à la Malmaison; une de ses daines qu'elle avait fait appeler entre dans son appartement et voit... Qu'on juge de son étonnement!... Elle voit le cardinal Fesch, remplissant les fonctions de femme de chambre, enfin laçant sa sœur, qui n'avait alors sur elle que le vêtement le plus voisin de la peau et son corset.

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Un des chapitres sur lesquels l'empereur n'entendait jamais raillerie, c'était le chapitre des douanes. Pour tout ce qui était contrebande il se montrait d'une sévérité inflexible. C'était à un tel point qu'un jour M. Soyris, directeur des douanes à Verceil, ayant fait saisir un ballot de soixante cachemires, envoyé de Constantinople à l'impératrice, l'empereur ordonna le maintien de la saisie, et les cachemires furent vendus au profit de l'état. En pareille circonstance l'empereur disait souvent: «Comment un souverain fera-t-il respecter les lois, s'il ne commence pas par les respecter lui-même?» Je me rappelle cependant une occasion, et je crois que ce fut la seule, où il passa condamnation sur une infraction aux droits de la douane; et pourtant, comme on va le voir, il ne s'agissait pas d'un acte de contrebande ordinaire.

Les grenadiers de la vieille garde, sous les ordres du général Soulès, revenaient en France après la paix de Tilsitt. Arrivés à Mayence, les douaniers voulurent faire leur devoir, et par conséquent visiter les caissons de la garde et ceux du général. Toutefois, le directeur des douanes, cherchant à y mettre des procédés, alla prévenir le général de la nécessité où il était de faire exécuter la loi et les intentions bien précises de l'empereur. La réponse du général à cette ouverture courtoise fut simple et énergique: «Si un seul douanier, répondit-il, ose porter la main sur les caissons de mes vieilles moustaches, je les fais tous f... dans le Rhin.» Le directeur insista; les douaniers étaient en grand nombre, et se disposaient à procéder à la visite, quand le général Soulès fit mettre les caissons sur le milieu de la place et en confia la garde à un régiment. Le directeur des douanes, n'osant alors passer outre, se contenta d'adresser au directeur général des douanes un rapport qui fut mis sous les yeux de l'empereur. En toute autre circonstance le cas eût été grave; mais l'empereur était de retour à Paris, mais il était plus que jamais salué par les acclamations de tout un peuple, mais on célébrait les fêtes de la paix, mais cette vieille garde revenait couverte de tant de gloire, mais elle avait été si belle à Eylau! Tout cela se réunit pour faire tomber la colère de l'empereur, et s'étant résolu à ne pas punir, il voulut récompenser et ne point prendre au sérieux l'infraction faite par menaces à ses lois de douane. Le général Soulès, que l'empereur aimait beaucoup, étant donc de retour à Paris, se présenta chez l'empereur qui le reçut très-bien, et après quelques autres propos relatifs à la garde, ajouta: «À propos, dis-moi donc, Soulès: tu en as fait de belles là-bas!... On m'a donné de tes nouvelles... Comment!... tu voulais jeter mes douaniers dans le Rhin?... Est-ce que tu l'aurais fait?—Oui, Sire, répondit le général avec son accent allemand; oui, je l'aurais fait. C'était une insulte à mes vieux grenadiers, que de vouloir visiter leurs caissons.—Allons, allons, ajouta l'empereur avec beaucoup d'affabilité, je vois ce que c'est; tu as fait la contrebande.—Moi, Sire?—Je te dis que si; tu as fait la contrebande; tu as acheté du linge en Hanovre; tu as voulu monter ta maison, parce que tu as pensé que je te nommerais sénateur. Tu ne t'es pas trompé. Va te faire faire un habit de sénateur. Mais ne recommence pas, car une autre fois je te ferai fusiller.»

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Pendant notre séjour à Bayonne en 1808, tout le monde fut frappé de la gaucherie du roi et de la reine d'Espagne, du mauvais goût de leur toilette, de la disgrâce de leurs équipages et d'un certain air contraint et empesé qui était répandu sur toutes les personnes de leur suite. L'élégance française et la richesse des équipages de la cour formaient avec tout cela un contraste qui le rendait réellement plus ridicule qu'il ne serait possible de le dire. L'empereur, qui avait en toutes choses un tact si exquis, ne fut pas un des derniers à s'en apercevoir; mais il n'aimait pas que l'on trouvât l'occasion de se moquer des têtes couronnées. Un matin, à sa toilette, il me dit en me pinçant l'oreille: «Dites donc, monsieur le drôle, vous qui vous entendez si bien à tout cela, donnez donc quelques conseils aux valets de chambre du roi et de la reine d'Espagne; ils ont un air gauche à faire pitié.» Je mis beaucoup d'empressement à faire ce que souhaitait Sa Majesté; mais elle ne s'en tint pas là. L'empereur communiqua en effet à l'impératrice ses observations sur la reine et sur ses dames. L'impératrice Joséphine, qui était le goût lui-même, donna des ordres en conséquence; et pendant deux jours ses coiffeurs et ses femmes de chambre ne furent plus occupés qu'à donner des leçons de goût et d'élégance à leurs confrères d'Espagne. Il fallait bien certainement que l'empereur trouvât du temps pour tout, pour pouvoir descendre de ses hautes occupations à de si minces détails.

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Le grand-maréchal du palais (Duroc) était à peu près de la taille de l'empereur. Il marchait mal et sans grâce. Sa tête et son visage étaient assez bien. Il était vif, emporté, jurait comme un soldat. Mais il avait un grand talent pour l'administration, et il en a donné plus d'une preuve dans l'organisation, à la fois grande et sagement réglée, de la maison impériale. Quand le canon ennemi eut privé Sa Majesté d'un serviteur dévoué et d'un ami sincère, l'impératrice Joséphine dit qu'elle ne connaissait que deux hommes capables de le remplacer; c'étaient le général Drouot, ou M. de Flahaut. Toute la maison espérait que l'un ou l'autre de ces deux messieurs serait nommé; mais il en fut autrement.

M. de Caulaincourt, duc de Vicence, était d'une extrême sévérité, et même dur dans le service; mais il était juste et d'une loyauté chevaleresque; sa parole valait un contrat. On le craignait, et pourtant on l'aimait. Il avait le regard perçant, parlait vite et avec une grande facilité. On connaît l'affection que lui portait Sa Majesté, et certes personne n'en était plus digne que lui.

M. le comte de Rémusat, premier chambellan, était d'une taille moyenne, d'une figure douce et blanche, obligeant, aimable, d'une politesse naturelle et de bon goût; mais il aimait la dépense, manquait d'ordre pour ses affaires, et par conséquent pour celles de l'empereur. Cette profusion, qui a un beau côté, aurait pu convenir à un autre souverain; mais celui-là était économe, et quoiqu'il aimât beaucoup M. de Rémusat, il lui retira le gouvernement des dépenses de sa garde-robe, et le confia à M. de Turenne, qui y apporta une sévère économie. M. de Turenne avait peut-être un peu trop de ce qui manquait à son prédécesseur. Ce fut précisément cela qui plut au maître. M. de Turenne était un assez joli homme, s'occupant un peu trop de lui; grand parleur et anglomane, ce qui lui avait fait donner par l'empereur le nom de milord Kinsester (qui ne sait se taire); mais il contait avec agrément, et quelquefois Sa Majesté se plaisait à lui faire raconter la chronique de Paris.

Quand M. le comte de Turenne remplaça M. le comte de Rémusat dans la place de grand-maître de la garde-robe, pour ne pas dépasser la somme de 20,000 francs que Sa Majesté accordait pour sa toilette, il fit toutes les économies possibles sur la quantité, le prix et la qualité des choses indispensables pour le service. On m'a dit, mais je ne puis pas l'assurer, que, pour savoir au juste à quoi s'en tenir sur les bénéfices des fournisseurs de l'empereur, il était allé chez divers fabricans de Paris, avec des échantillons de gants, de bas de soie, de bois d'aloës, etc.. Ce fait, s'il est vrai, ne peut, après tout, que faire honneur au zèle et à la probité de M. Turenne.

J'ai très-peu connu M. le comte de Ségur, grand-maître des cérémonies. On disait dans la maison qu'il était fier, un peu raide, mais d'une politesse parfaite, plein d'esprit et de reparties délicates et fines.

Il faut avoir vu l'ordre qui régnait dans la maison de l'empereur pour se le figurer. Dès le consulat, le général Duroc avait apporté à l'administration intérieure du palais cet esprit de règle et d'économie qui le caractérisait particulièrement. Cependant, quelle que fût la confiance de l'empereur dans le général Duroc, il ne dédaignait point de jeter le coup d'œil du maître sur des choses qui semblent de détail, et dont en général les souverains ne s'occupent guère par eux-mêmes. Ainsi, par exemple, il y eut au moment de la fondation de l'empire un peu de profusion dans certaines parties du palais, notamment à Saint-Cloud, où les aides-de-camp se mirent à tenir table ouverte; ce qui toutefois était loin de ressembler aux prodigalités désordonnées de l'ancien régime; le vin de Champagne et les vins fins allaient surtout très-vite, et il n'en fallut pas plus pour que l'empereur établît un règlement pour sa cave. Il fit venir le chef de la maison Soupé-Pierrugues, et lui dit: «Monsieur, je vous prête les caves de tous mes palais impériaux; vous y entretiendrez des vins de toutes les espèces; il en faut dans mes palais des Tuileries, de Saint-Cloud, de Compiègne, de Fontainebleau, de Marrac, de Lacken et de Turin. Établissez un prix moyen pour chacune de ces résidences, et vous aurez seul la fourniture de ma maison.» Ce marché fut conclu, et toute espèce de fraude était impossible, attendu que le délégué de M. Soupé-Pierrugues ne délivrait de vins que sur un bon signé du contrôleur de la bouche; toutes les bouteilles non débouchées étaient reprises, et chaque soir on établissait le compte de ce qui était dû pour la journée.

Le service se faisait de la même manière auprès de l'empereur quand nous étions en campagne. Pendant la seconde campagne de Vienne, je me rappelle que le délégué de la maison Soupé-Pierrugues fut M. Eugène Pierrugues, bon, gai, spirituel et aimé beaucoup de nous tous. Une imprudence lui coûta cher. Par suite d'une étourderie naturelle à son âge, il eut la cuisse cassée. Nous étions alors à Schœnbrunn. Ceux qui connaissent cette résidence impériale savent que des avenues magnifiques s'étendent au devant du palais et conduisent jusqu'à la route de Vienne. Comme je montais souvent à cheval pour aller me promener dans la ville, M. Eugène Pierrugues voulut un jour y venir avec moi, et emprunta un cheval d'un des fourriers du palais. On le prévint que le cheval était extrêmement fougueux, mais il n'en tint pas compte, et à peine sur son cheval il lui fit prendre le galop. Je retins le mien pour ne pas animer celui de mon compagnon; mais, malgré cette précaution, le cheval s'emporta, se jeta dans les arbres, et brisa la cuisse de son malheureux et imprudent cavalier. M. Eugène Pierrugues ne fut cependant pas désarçonné du coup; il résista encore un moment après la blessure; mais elle était extrêmement grave, et il fallut le reporter chez lui. Je fus plus que tout autre affligé de cet affreux accident. Nous établîmes auprès de lui un service régulier, de manière à ce que l'un de nous au moins pût lui tenir compagnie quand nos devoirs nous le permettaient. Je n'ai jamais vu souffrir avec plus de courage; ce fut au point même que la cuisse de M. Pierrugues ayant d'abord été mal remise, il fit au bout de quelques jours briser la fracture, opération que l'on dit horriblement douloureuse.

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Mon oncle, qui était huissier du cabinet de l'empereur, m'a raconté une anecdote qui probablement ne peut être connue de personne, car tout, comme on va le voir, se passa dans l'ombre du plus profond mystère. «Un soir, me dit-il, le maréchal Duroc vint me donner lui-même l'ordre de faire éteindre les lustres du salon qui précédait le cabinet de Sa Majesté, et de ne laisser que quelques bougies allumées. Je ne concevais rien à un pareil ordre, d'un genre tout nouveau, et d'ailleurs le grand-maréchal n'était pas dans l'usage d'en donner ainsi directement. Je fis exécuter l'ordre, et j'attendis à mon poste. À dix heures le maréchal Duroc revint accompagné d'un personnage dont il me fut impossible de distinguer les traits; il était entièrement enveloppé dans un large manteau; il avait la tête couverte et son chapeau enfoncé jusque sur les yeux. Je me retirai et les laissai tous les deux. À peine j'étais sorti du salon que l'empereur y entra, et aussitôt le maréchal Duroc se retirant aussi, laissa l'inconnu seul avec Sa Majesté. Au ton dont parla l'empereur, il était facile de juger combien il était irrité. Il s'exprimait très-haut, et je lui entendis dire: «Eh bien! Monsieur, vous ne changerez donc jamais?... C'est de l'or qu'il vous faut, toujours de l'or!... Vous agiotez sur toutes les banques étrangères, et n'avez pas de confiance dans celle de Paris!... Vous avez ruiné la banque de Hambourg!... Vous avez fait perdre deux millions à M. Drouet!» (Ou Drouaut, car le nom fut prononcé très-vite.)

»L'empereur, poursuivit mon oncle, continua long-temps sur ce ton; l'inconnu ne répondait pas, ou bien répondait si bas, qu'il me fut impossible d'entendre une de ses paroles. Cette scène, qui dut être affreuse pour le personnage mystérieux, dura de la sorte près de vingt minutes. Enfin il lui fut loisible de sortir, ce qu'il fit avec autant de précautions qu'en arrivant, et se retira enfin du palais aussi secrètement qu'il y était venu.»

Rien de cette scène ne transpira dans le palais, et d'ailleurs ni mon oncle ni moi nous n'avons jamais cherché à savoir quelle était la personne à laquelle l'empereur avait adressé tant et de si sévères paroles.

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Toutes les fois que les circonstances le permettaient, la manière de vivre de l'empereur était extrêmement régulière, et voici à peu près quelle était la division ostensible de son temps: tous les matins, à neuf heures précises, l'empereur sortait de l'intérieur de ses appartemens; son scrupule pour l'exactitude des heures était poussé à un point extrême, et je l'ai vu quelquefois, étant prêt un peu plus tôt, attendre deux ou trois minutes pour que personne ne fût pris en défaut. À neuf heures il était habillé comme il devait l'être toute la journée. Quand il était dans le salon de réception, les officiers de service étaient les premiers admis, et recevaient les ordres de Sa Majesté pour le temps de leur service. Immédiatement après, ce que l'on appelait les grandes entrées étaient introduites, c'est-à-dire les personnages d'un haut rang qui y avaient droit par leurs charges ou par une faveur spéciale de l'empereur, et je puis dire que cette faveur était bien enviée; elle était acquise généralement à tous les officiers de la maison impériale, alors même qu'ils n'étaient pas de service. Tout le monde était debout et l'empereur aussi. Il parcourait le cercle de toutes les personnes présentes, adressait presque toujours un mot ou une question à tout le monde, et il fallait voir ensuite, pendant toute la journée, l'attitude noble et fière de ceux auxquels l'empereur avait parlé un peu plus long-temps qu'aux autres. Cette cérémonie durait ordinairement une demi-heure. Dès qu'elle était terminée, l'empereur saluait, et chacun se retirait.

À neuf heures et demie, on servait le déjeuner de l'empereur: c'était ordinairement sur un petit guéridon en bois d'acajou, et ce premier repas ne durait matériellement que sept ou huit minutes; mais quelquefois il se prolongeait davantage, et je l'ai vu même durer assez long-temps: c'était lorsque l'empereur était gai, et qu'il aimait à se livrer familièrement aux charmes de la conversation avec des hommes d'un grand mérite qu'il connaissait depuis long-temps et qui assistaient à son déjeuner. Là ce n'était plus l'empereur du lever; il continuait en quelque sorte le vainqueur de l'Italie, le conquérant de l'Égypte, et surtout le membre de l'Institut. Ceux qui y venaient le plus habituellement étaient MM. Monge, Bertholet, Costaz, intendant des bâtimens de la couronne; Denon, Corvisart, David, Gérard, Isabey, Talma et Fontaine, son premier architecte. Que de grandes pensées, que de choses d'un ordre élevé sont émanées de ces conversations que l'empereur avait coutume d'annoncer en disant: «Allons, Messieurs, je ferme la porte de mon cabinet.» C'était le signal, et ce qui était vraiment miraculeux, c'était l'aptitude de Sa Majesté à mettre son génie en communication avec des intelligences si fortes et si diverses.

Je me rappelle que pendant les jours qui précédèrent le couronnement, M. Isabey était extrêmement assidu au déjeuner de l'empereur; il y venait pour ainsi dire tous les matins, et ce n'était pas une chose vulgaire que voir un grand jouet d'enfant servir à faire la répétition de la vaste cérémonie qui allait avoir une si grande influence sur les destinées du monde. Le spirituel peintre de portraits du cabinet de l'empereur avait effectivement disposé sur une grande table une quantité énorme de petits bons-hommes représentant tous les personnages qui devaient figurer dans la cérémonie du sacre; chacun y avait sa place assignée, et nul n'était omis, depuis l'empereur et le pape, jusqu'aux enfans de chœur, et tous étaient revêtus du costume qu'ils devaient porter.

Ces répétitions eurent lieu plusieurs fois, et chacun était bien aise de consulter le modèle pour ne point se méprendre sur la place qu'il devait occuper. Ces jours-là, comme on peut le croire, la porte du cabinet fut fermée, d'où il résulta que les ministres attendirent pendant quelques instans.

C'était en effet après son déjeuner que l'empereur ouvrait à ses ministres et aux directeurs généraux, et ces audiences consacrées au travail spécial de chaque ministère, de chaque direction générale, duraient jusqu'à six heures du soir, à l'exception des jours où Sa Majesté se livrait encore plus en grand aux soins de son gouvernement, en présidant le conseil-d'état ou le conseil des ministres.

Le dîner était servi à six heures. Aux Tuileries et à Saint-Cloud l'empereur dînait tous les jours seul avec l'impératrice, à l'exception du dimanche, où toute la famille était admise au dîner. L'empereur, l'impératrice et Madame Mère étaient seuls assis sur des fauteuils; tous les autres, fussent-ils rois ou reines, n'avaient que des chaises. On ne faisait jamais qu'un seul service avant le dessert. Sa Majesté buvait ordinairement du vin de Chambertin, mais rarement pur, et guère plus d'une demi-bouteille. Au surplus le dîner chez l'empereur était plutôt un honneur qu'un plaisir pour ceux qui étaient admis, car il fallait, comme on dit vulgairement, avaler en poste, Sa Majesté ne restant à table que quinze ou dix-huit minutes. Après son dîner comme après son déjeuner, l'empereur prenait habituellement une tasse de café; c'était l'impératrice qui le lui versait. Sous le consulat, madame Bonaparte avait pris cette habitude, parce que le général oubliait souvent de prendre son café: elle la conserva étant devenue impératrice, et plus tard l'impératrice Marie-Louise adopta le même usage.

Après le dîner, l'impératrice descendait dans ses appartemens, où elle trouvait réunis ses dames et les officiers de service. L'empereur y venait quelquefois, mais il n'y restait pas long-temps. Telle était la vie coutumière de l'intérieur du palais des Tuileries les jours où il n'y avait ni chasse le matin, ni concert ni spectacle le soir; la vie de Saint-Cloud offrait d'ailleurs bien peu de différence avec celle des Tuileries. On y faisait de plus quelques promenades en calèche quand le temps le permettait, et le mercredi, jour fixé pour le conseil des ministres, ces messieurs avaient régulièrement l'honneur d'être invités à dîner avec leurs majestés. Quand il y avait chasse à Fontainebleau, à Rambouillet ou à Compiègne, l'étiquette était suspendue; les dames suivaient en calèche, et tout le service dînait avec l'empereur et l'impératrice sous une tente dressée dans la forêt.

Il arriva quelquefois à l'empereur, mais rarement, d'inviter extraordinairement un membre de sa famille à rester à dîner avec lui, et ceci me rappelle une anecdote qui doit trouver sa place ici. Le roi de Naples vint un jour faire une visite à l'empereur. Celui-ci l'invita à dîner, ce que le roi accepta; mais il n'avait point fait attention qu'il était en bottes, et il ne lui restait physiquement que le temps nécessaire pour changer de costume, sans avoir celui de retournera l'Élysée, qu'il habitait alors. Le roi monta rapidement chez moi et me conta son embarras. Je l'en tirai sur-le-champ, et, je puis le dire, à sa grande satisfaction. J'avais alors une garde-robe très-bien montée, et presque toujours plusieurs objets entièrement neufs. Je lui donnai donc chemise, culotte, gilet, bas et souliers, et je l'habillai. Le bonheur voulut que tout lui allât comme si tous ces vêtemens avaient été faits pour lui. Il fut, comme il voulait bien l'être toujours avec moi, d'une extrême bonté et d'une amabilité parfaite, et me remercia d'une manière charmante. Le soir, le roi de Naples, après avoir pris congé de l'empereur, remonta chez moi pour reprendre ses vêtemens du matin, et il m'engagea à venir le voir le lendemain à l'Élysée. Je m'y rendis ponctuellement, après avoir raconté à l'empereur ce qui s'était passé, récit qui le divertit beaucoup. Arrivé à l'Élysée, je fus immédiatement introduit dans le cabinet du roi, qui me renouvela ses remerciemens de la façon la plus gracieuse, et me donna une fort jolie montre de Bréguet.

Pendant nos campagnes, j'eus encore quelquefois l'occasion de rendre au roi de Naples quelques petits services de la même nature; mais il ne s'agissait plus comme à Saint-Cloud de bas de soie; plus d'une fois il m'est arrivé au bivouac de partager avec lui une botte de paille que j'avais été assez heureux pour me procurer. En pareil cas, je dois l'avouer, le sacrifice était beaucoup plus grand de ma part qu'en offrant une partie de ma garde-robe. Le roi alors ne tarissait pas en remerciemens; et n'est-ce pas une chose digne d'observation que de voir un souverain dont le palais était comblé de tout ce que la mollesse peut inventer de plus commode, de tout ce que les arts peuvent créer de plus brillant et de plus magnifique, trop heureux de trouver la moitié d'une botte de paille pour y reposer sa tête?

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Voici quelques nouveaux souvenirs qui me reviennent sur les spectacles de la cour. À Saint-Cloud, pour se rendre des appartemens à la salle de spectacle, il fallait traverser l'Orangerie dans toute sa longueur, et rien n'était plus élégant que la manière dont elle était alors décorée. On y voyait une grande abondance de plantes précieuses disposées en étages, le tout éclairé par des lustres. Si c'était pendant l'hiver, on masquait les caisses des orangers en les recouvrant avec de la mousse et des fleurs, ce qui produisait aux lumières un effet charmant.

Le parterre était généralement composé des généraux, des sénateurs et des conseillers d'état; on réservait les premières loges aux princes et princesses de la famille impériale, aux princes étrangers, aux maréchaux, à leurs femmes et aux dames d'honneur; et aux secondes loges se plaçaient toutes les personnes attachées à la cour. Pendant les entr'actes on servait des glaces, des rafraîchissemens; mais on y avait rétabli une partie de l'ancienne étiquette qui déplaisait beaucoup aux acteurs: on n'applaudissait pas, et Talma m'a dit souvent que l'espèce de froideur dont ce silence frappait la représentation nuisait bien souvent à de certains mouvemens, pour lesquels l'acteur éprouve le besoin d'être électrisé. Cependant il arrivait quelquefois que l'empereur, pour témoigner sa satisfaction, faisait un léger signe de la main, alors, et dans les plus beaux momens, on entendait sinon des applaudissemens, du moins un murmure flatteur que les spectateurs n'étaient pas toujours maîtres de retenir.

Ces brillantes réunions tiraient leur principal lustre de la présence de l'empereur; aussi était-ce une chose extrêmement précieuse qu'un billet pour le théâtre de Saint-Cloud. Du temps de l'impératrice Joséphine, il n'y avait point de représentations au palais en l'absence de l'empereur; mais quand l'impératrice Marie-Louise se trouva seule à Saint-Cloud, pendant la campagne de Dresde, elle y fit donner deux représentations par semaine. On joua successivement devant Sa Majesté tout le répertoire de Grétry. À la fin de chaque pièce il y avait toujours un petit ballet.

Le théâtre de Saint-Cloud, si l'on peut ainsi parler, fut plus d'une fois un théâtre d'essai. Ainsi on y joua pour la première fois les États de Blois de M. Raynouard, ouvrage que l'empereur ne permit pas de représenter en public, et qui ne fut joué en effet qu'après le retour de Louis XVIII. Les Vénitiens, de M. Arnaud, avaient aussi fait leur première apparition sur le théâtre de Saint-Cloud, ou plutôt de la Malmaison. L'époque ne fait pas grand chose à ceci; mais ce qui était prodigieusement remarquable, c'est le jugement que l'empereur portait des pièces et des acteurs. C'était ordinairement à M. Corvisart qu'il donnait la préférence pour traiter ce sujet, sur lequel il s'étendait avec complaisance quand ses hautes occupations le lui permettaient. Il était en général moins sévère et plus juste que Geoffroy, et il serait bien à désirer que l'on eût pu conserver le recueil des critiques et des jugemens de l'empereur sur les auteurs et les acteurs. Cela pourrait être d'une grande utilité pour les progrès de l'art.

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En parlant de la retraite de Moscou, j'ai raconté dans mes mémoires comme quoi j'avais été assez heureux pour pouvoir offrir une place dans ma calèche au jeune prince d'Aremberg, et l'aider à continuer sa route. Je me rappelle à cette occasion une autre circonstance de la vie de ce prince, dans laquelle un de mes amis lui fut fort utile; circonstance à laquelle se rattachent d'ailleurs quelques particularités qui ne sont pas sans intérêt.

Le prince d'Aremberg, officier d'ordonnance de l'empereur, avait, comme on sait, épousé mademoiselle de Tascher, nièce de l'impératrice Joséphine. Ayant été envoyé en Espagne, il y fut pris par les Anglais, et ensuite conduit prisonnier en Angleterre. Les premiers temps de sa captivité furent extrêmement pénibles; il me dit même depuis, qu'il avait été très-malheureux jusqu'au moment où il fit la connaissance d'un de mes amis, M. Herz, commissaire des guerres, homme d'esprit, fort intelligent, parlant bien plusieurs langues, et, comme le prince, prisonnier en Angleterre. La liaison qui se forma tout d'abord entre le prince et M. Herz devint bientôt tellement intime, qu'ils ne firent plus qu'un ménage commun. Ils vécurent ainsi aussi heureux qu'on peut l'être loin de sa patrie et privé de sa liberté.

Ils vivaient de la sorte, adoucissant l'un pour l'autre les ennuis de la captivité, quand M. Herz fut échangé, ce qui fut peut-être un malheur pour lui, comme on le verra tout à l'heure. Quoi qu'il en soit, le premier fut profondément affligé de se retrouver seul. Il chargea cependant M. Herz de plusieurs lettres pour sa famille, et en même temps il envoya à sa mère sa moustache, qu'il avait fait monter dans un médaillon suspendu à une chaîne. Un jour nous vîmes arriver à Saint-Cloud madame la princesse d'Aremberg, qui avait demandé une audience particulière à l'empereur. «Mon fils, lui dit-elle, demande à Votre Majesté la permission de tâcher de se sauver d'Angleterre.—Madame, lui répondit l'empereur, vous me demandez là une chose bien délicate! Je ne fais aucune défense à votre fils, mais je ne puis donner aucune autorisation.»

Ce fut lorsque j'eus le bonheur de sauver la vie au prince d'Aremberg que j'appris de lui ces détails. Quant à mon pauvre ami Herz, sa liberté lui devint fatale par suite de ces inexplicables enchaînemens d'événemens. Ayant été envoyé par le maréchal Augereau à Stralsund pour y remplir une mission secrète, il y mourut, asphyxié par le feu d'un poêle de fonte allumé dans la chambre où il couchait. Son secrétaire et son domestique faillirent être victimes du même accident; mais plus heureux que lui, on parvint à les sauver. Le prince d'Aremberg me parla de la mort de Herz avec une vraie sensibilité, et il me fut facile de voir que tout prince qu'il était et allié à l'empereur, il avait voué une sincère amitié à son compagnon de captivité.


ANECDOTES MILITAIRES.

Je réunis ici, sous le titre d'Anecdotes militaires, quelques faits qui sont venus à ma connaissance pendant que j'accompagnais l'empereur dans ses campagnes, et dont je puis garantir l'authenticité. J'aurais pu les disséminer dans le cours de mes mémoires, en les plaçant à leur époque; si je ne l'ai pas fait, ce n'est pas cette fois un oubli de ma part; j'ai pensé au contraire que ces faits gagneraient à être rapprochés les uns des autres, parce que dans tous on voit les communications directes de l'empereur avec ses soldats, et qu'on pourra ainsi se faire plus aisément une idée exacte de la manière dont Sa Majesté les traitait, de sa bonté pour eux et de leur attachement à sa personne.

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* * Pendant l'automne de 1804, entre la fondation de l'empire et le couronnement de l'empereur, Sa Majesté fit plusieurs voyages au camp de Boulogne, d'où l'on croyait que partirait bientôt l'expédition contre l'Angleterre. Dans une de ses fréquentes tournées l'empereur s'arrêta un jour vers l'extrémité du camp de gauche près d'un canonnier garde-côte, causa avec lui, lui adressa plusieurs questions, entre autres celle-ci: «—Qu'est-ce qu'on pense ici de l'empereur.—Ce sacré tondu nous tient constamment en haleine quand il arrive; chaque fois qu'il est ici nous n'avons pas un seul instant de repos; on dirait qu'il est enragé contre ces chiens d'Anglais qui nous battent toujours, ce qui n'est guère honorant pour nous.

«Vous tenez donc beaucoup à la gloire?» lui dit l'empereur. Alors le canonnier garde-côte le regardant fixement: «Un peu que j'y tiens!... En douteriez vous?—Non, je n'en doute pas; mais... à l'argent, y tenez-vous aussi?—Ah çà, voyons, voulez-vous m'insulter, questionneux? Je ne connais d'autre intérêt que celui de l'état.—Non, non, mon brave, je ne prétends pas vous insulter, mais je parierais qu'une pièce de vingt francs ne vous ferait pas de peine pour boire un coup à ma santé.» Cela disant, l'empereur avait fait le geste de tirer de sa poche un napoléon, qu'il présentait au canonnier, quand celui-ci se mit à crier assez fort pour être entendu du poste voisin, qui n'était pas très-éloigné; il fit même le mouvement de se précipiter sur l'empereur, qu'il prenait pour un espion, et il allait le saisir à la gorge, lorsque l'empereur, ouvrant précipitamment sa redingote grise, se fit reconnaître. Qu'on juge de l'étonnement du canonnier! Il se prosterna aux pieds de l'empereur, confus de son erreur; mais celui-ci avançant sa main vers lui: «Relève-toi, mon brave, lui dit-il; tu as fait ton devoir; mais tu ne tiendras pas ta parole, j'en suis certain; tu accepteras bien cette pièce pour boire à la santé du sacré tondu, n'est-ce pas?» L'empereur se mit alors à poursuivre sa ronde comme si de rien n'eût été.

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* * Tout le monde reconnaît aujourd'hui que jamais peut-être aucun homme n'a été doué au même degré que l'empereur de l'art de parler aux soldats; il appréciait beaucoup cette qualité dans les autres, mais ce n'était pas des phrases qu'il fallait pour lui plaire; aussi disait-il qu'un chef-d'œuvre en ce genre était la très-courte harangue du général Vandamme aux soldats qu'il commandait le jour de la bataille d'Austerlitz. Dès que le jour commença à poindre, le général Vandamme dit aux troupes: «Mes braves! voilà les Russes!... On tire son coup de fusil; on met le chien au repos; on couvre le bassinet; on croise la baïonnette; on prend tout; et... en avant.» Je me rappelle que l'empereur parlait un jour de cette allocution devant le maréchal Berthier, qui en riait: «Voilà comme vous êtes, lui dit-il; eh bien, tous vos avocats de Paris n'auraient pas si bien dit: le soldat comprend cela, et voilà comment on gagne des batailles!»

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* * Lorsque après la première campagne de Vienne, si heureusement terminée par la paix de Presbourg, l'empereur fut de retour à Paris, il lui parvint beaucoup de plaintes contre les exactions de quelques généraux, et notamment contre le général Vandamme. On lui mandait, entre autres griefs, que dans la petite ville de Lantza ce général se faisait allouer cinq cents florins par jour, c'est-à-dire onze cent vingt-cinq francs seulement pour les frais journaliers de table. Ce fut à cette occasion que l'empereur dit de lui: «Pillard comme un enragé, mais brave comme César.» Cependant l'empereur, indigné de pareilles exigences, et voulant y mettre un terme, manda le général à Paris pour le réprimander. Celui-ci, quand il fut en présence de l'empereur, prit la parole sans que Sa Majesté ait eu le temps de la lui adresser, et lui dit: «Sire, je sais pourquoi je suis mandé près de vous; mais comme vous connaissez mon dévouement et ma bravoure, je pense que vous excuserez quelques petites altercations sur des préséances de table, détails trop petits, d'ailleurs, pour occuper Votre Majesté.» L'empereur sourit de la précaution oratoire du général Vandamme et se contenta de lui dire: «Allons! allons! n'en parlons plus; mais soyez plus circonspect à l'avenir.»

Le général Vandamme, heureux d'en être quitte pour une admonition aussi douce, retourna à Lantza pour y reprendre son commandement. Il fut en effet plus circonspect que par le passé, mais il trouva et saisit l'occasion de se venger sur la ville de la circonspection forcée que lui avait imposée l'empereur. En arrivant il trouva dans les environs un grand nombre de recrues venues de France en son absence. Il imagina alors de les faire tous entrer en ville, alléguant que cela lui était indispensable pour leur faire faire l'exercice sous ses yeux, ce qui coûta énormément à cette place, qui aurait bien voulu reprendre ses plaintes, et s'être tenue au régime de cinq cents florins par jour.

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* * L'empereur ne figure point dans l'anecdote qui suit; je la rapporterai toutefois comme propre à faire connaître les mœurs et l'astuce de nos soldats en campagne.

Pendant l'année 1806, une partie de nos troupes ayant leurs cantonnemens en Bavière, un soldat du quatrième régiment de ligne, nommé Varengo, se trouvait logé à Indersdorff chez un menuisier. Varengo voulait contraindre son hôte à lui payer deux florins, ou quatre livre dix sous par jour pour ses menus plaisirs. L'exiger, il n'en avait pas le droit. Pour parvenir à lui faire une douceur de cette condition, il se met à faire dans la maison un sabbat continuel. Le pauvre menuisier, n'y pouvant plus tenir, résolut de se plaindre, mais il crut prudent de ne pas porter ses plaintes aux officiers de la compagnie où servait Varengo; il savait, par sa propre expérience ou tout au moins par celle de ses voisins, que ces messieurs n'étaient guère accessibles aux plaintes de ce genre. Son parti est donc pris de s'adresser au général qui commandait, et le voilà en route pour Augsbourg, chef-lieu de l'arrondissement.

Arrivé au bureau de la place, il est accueilli par le général, et se met en devoir de lui soumettre ses griefs. Malheureusement pour lui le général ne savait pas mot de la langue allemande; il fit donc venir son interprète, dit au menuisier de s'expliquer, et demanda ensuite de quoi il se plaignait. Or, le secrétaire interprète du général était un fourrier attaché à sa personne depuis la paix de Presbourg, et qui se trouva, comme par un fait exprès, être le cousin germain de Varengo, contre lequel la plainte était portée. Sans se déferrer, à peine le fourrier eut-il vu le nom de son cousin, qu'il donna un sens tout contraire à la traduction du rapport qu'il fit pour le général, l'assurant que ce paysan, quoique fort à son aise, contrevenait à l'ordre du jour, au point de se refuser à donner de la viande fraîche au brave soldat logé chez lui, et que c'était là le motif du bruit dont il se plaignait, n'alléguant pas d'autres motifs pour demander son changement. Le général courroucé donna l'ordre à son secrétaire de prescrire, sous des peines sévères, au paysan de donner de la viande fraîche à son commensal. L'ordre fut expédié, mais au lieu d'en référer à la décision du général, le secrétaire interprète y écrivit tout au long, que le menuisier paierait deux florins par jour à Varengo. Le pauvre diable, lisant cela en allemand, ne put retenir un mouvement d'humeur, ce que voyant le général, et croyant qu'il y avait de la résistance de la part du paysan, le mit à la porte en le menaçant de sa cravache. Ainsi, grâce à son cousin l'interprète, Varengo reçut régulièrement deux florins par jour, ce qui le mit à même d'être un des plus jolis soldats de sa compagnie.

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* * L'empereur n'aimait pas les duels: souvent il fermait les yeux pour ne point voir; mais quand il ne pouvait pas faire autrement que d'avoir vu, il laissait éclater tout son mécontentement. Je me rappelle, à ce sujet, deux ou trois circonstances dont je vais essayer de retracer le souvenir.

Peu de temps après la fondation de l'empire eut lieu un duel qui fit beaucoup de bruit dans Paris, à cause de la qualité des deux adversaires. L'empereur venait d'autoriser la formation du premier régiment étranger qu'il voulut bien admettre au service de France, le régiment d'Aremberg; malgré la dénomination de ce corps, la plupart des officiers qui y furent admis étaient des Français; c'était une porte ouverte, sans bruit, à quelques jeunes gens riches et distingués qui, en achetant des compagnies, quoique avec l'autorisation du ministre de la guerre, pouvaient ainsi franchir plus rapidement les premiers grades. Parmi les officiers d'Aremberg se trouvaient M. Charles de Sainte-Croix, qui sortait du ministère des affaires étrangères, et un jeune homme charmant que j'ai vu plus d'une fois à la Malmaison, M. de Mariolles, et qui était assez proche parent de l'impératrice Joséphine. Il paraît que le même grade leur avait été promis à tous les deux, et ils résolurent de se le disputer les armes à la main. M. de Mariolles succomba; il mourut sur la place, et sa mort jeta dans la consternation les dames du salon de la Malmaison. La famille se réunit pour porter plainte à l'empereur, qui était courroucé, qui parlait d'envoyer M. de Sainte-Croix au Temple et de le faire juger. Celui-ci s'était prudemment caché pendant le premier éclat de cette aventure, et la police, que l'on mita ses trousses, aurait eu beaucoup de peine à le trouver, car il était particulièrement protégé par M. Fouché, rentré depuis peu au ministère; et qui était fort lié avec madame de Sainte-Croix la mère. Tout s'exhala donc en menaces de la part de Sa Majesté, M. Fouché lui ayant fait observer que, par une rigueur inusitée, les malveillans ne manqueraient pas de dire qu'il exerçait moins un acte de souveraineté qu'un acte de vengeance personnelle, la victime ayant eu l'honneur de lui être alliée.

L'affaire en resta là, et ici j'admire comme quoi un souvenir en amène un autre, car je me rappelle que, par la suite, l'empereur aima beaucoup M. de Sainte Croix, qui eut dans l'armée un avancement aussi brillant que rapide, puisque, entré au service à vingt-deux ans, il n'en avait que vingt-huit lorsqu'il fut tué en Espagne étant déjà général de division. J'ai vu plusieurs fois le général Sainte-Croix au quartier général de l'empereur. Il me semble le voir encore, petit, mince, d'une charmante figure, ayant à peine de la barbe; on l'aurait pris pour une jeune femme plutôt que pour un brave guerrier comme il l'était; enfin ses traits étaient si doux, ses joues si roses, ses cheveux blonds si naturellement bouclés, que quand l'empereur était de bonne humeur, il ne l'appelait jamais autrement que mademoiselle de Sainte-Croix!

Une autre circonstance que je ne saurais non plus oublier est celle qui se rapporte au duel qui eut lieu à Burgos, en 1808, entre le général Franceschi, aide-de-camp du roi Joseph, et le colonel Filangieri, colonel de sa garde, et tous deux écuyers de Sa Majesté. L'objet de la querelle était à peu près le même qu'entre MM. de Mariolles et de Sainte-Croix, puisque tous deux se disputaient la place de premier écuyer du roi Joseph, prétendant tous les deux qu'elle leur avait été promise.

Il n'y avait pas cinq minutes que nous étions entrés dans le palais de Burgos, quand l'empereur fut informé de ce duel, qui venait d'avoir lieu près des murs du palais même, et seulement quelques heures auparavant. L'empereur apprit en même temps que le général Franceschi avait été tué, et qu'à cause de leur inégalité de grade, afin de ne point compromettre la hiérarchie militaire, ils s'étaient battus en habit d'écuyer. L'empereur fut frappé de ce que la première nouvelle qu'il apprenait était une mauvaise nouvelle, et avec ses idées de fatalité, cela pouvait avoir sur lui une influence réelle. Il donna ordre de faire chercher sur-le-champ le colonel Filangieri et de le lui amener. Il vint quelques instans après. Je ne le vis pas, étant dans une pièce à côté, mais l'empereur lui parla d'une voix si ferme, d'un ton tellement incisif, que j'entendis distinctement tout ce que lui dit Sa Majesté. «Des duels! des duels! toujours des duels! s'écria l'empereur; je n'en veux point!... je dois punir!... vous savez que je les abhorre!...—Sire, faites-moi juger si vous le voulez, mais écoutez moi.—Que pouvez-vous me dire, tête de Vésuve? Je vous ai déjà pardonné votre affaire avec Saint-Simon[82]!... il n'en sera plus de même!... D'ailleurs, je ne le puis! au moment d'entrer en campagne, quand tout le monde devrait être uni!... Cela est d'un effet déplorable!» Ici l'empereur garda un moment de silence, puis il reprit, quoique d'un ton de voix un peu moins courroucé: «Oui!... vous avez une tête de Vésuve. Voyez, la belle équipée!... j'arrive, et du sang dans mon palais!» Après une nouvelle pause et avec un peu plus de calme: «Voyez ce que vous avez fait!... Joseph a besoin de bons officiers, et voilà que vous lui en arrachez deux d'un seul coup, Franceschi que vous avez tué, et vous, qui ne pouvez plus rester à son service. «Ici l'empereur se tut encore quelques secondes, ensuite il ajouta: «Allons, sortez, partez!... Rendez-vous prisonnier à la citadelle de Turin!... Vous y attendrez mes ordres!... Ou bien, faites-vous réclamer par Murat; il sait ce que c'est; il y a aussi du Vésuve dans sa tête; il vous accueillera bien... Allons, partez tout de suite.»

Le colonel Filangieri ne se fit pas prier, je pense, pour hâter l'exécution de l'ordre que lui donnait l'empereur, et je n'ai pas su la suite de cette aventure; ce que je sais c'est que cet événement causa à Sa Majesté une vive émotion, car le soir, pendant que je la déshabillais, elle répéta plusieurs fois: «Des duels! c'est une indignité! c'est du courage de cannibales.» Si, au surplus, l'empereur se radoucit en cette occasion, c'est qu'il aimait beaucoup le jeune Filangieri, d'abord à cause de son père, que l'empereur estimait particulièrement, ensuite parce que, élevé par lui et à ses frais au Prytanée français, il le regardait comme un de ses enfans d'adoption, surtout parce qu'il avait su que M. Filangieri, filleul de la reine de Naples, avait refusé un régiment que celle-ci lui avait fait offrir alors qu'il n'était encore que simple lieutenant dans la garde des consuls, et enfin parce qu'il n'avait consenti à redevenir Napolitain que lorsqu'un prince français fut appelé au trône de Naples.

Ce qui me reste à dire actuellement au sujet des duels sous l'empire, et de la part que l'empereur y prit à ma connaissance, ressemblera un peu à la petite pièce que l'on représente après une tragédie. J'ai en effet à raconter comment il advint que l'empereur joua lui-même le rôle de conciliateur entre deux sous-officiers qui s'étaient épris de la même beauté.

L'armée française occupait Vienne. C'était quelque temps après la bataille d'Austerlitz. Deux sous-officiers appartenant au quarante-sixième et au cinquantième régiment de ligne, ayant eu une dispute et déterminés à se battre en duel, avaient choisi pour le lieu de leur combat un terrain situé à l'extrémité d'une plaine qui avoisinait le palais de Schœnbrunn, lieu de la résidence de l'empereur. Nos deux champions avaient déjà dégainé et faisaient échange de coups de briquets, qu'heureusement ils avaient parés l'un et l'autre, quand l'empereur vint à passer tout près d'eux, accompagné de quelques généraux. Qu'on juge, s'il est possible, de leur stupéfaction à la vue de l'empereur! Les armes leur tombèrent pour ainsi dire des mains.

L'empereur s'informa du sujet de la querelle, et il apprit qu'une femme qui leur accordait ses faveurs à tous les deux en était le motif, chacun des deux voulant posséder sa conquête sans partage. Ces deux champions se trouvèrent par hasard être connus de l'un des généraux qui accompagnaient Sa Majesté, qui apprit ainsi que c'étaient deux braves de Marengo et d'Austerlitz, appartenant à tels et tels régimens, que même ils avaient déjà été portés pour avoir la croix; alors l'empereur les harangua de la sorte: «Mes enfans, la femme est capricieuse... la fortune l'est aussi, et puisque vous êtes des braves de Marengo et d'Austerlitz, il est inutile de faire de nouvelles preuves. Retournez à vos corps, et soyez amis dorénavant comme de bons chevaliers.» Plus n'eurent ces deux soldats l'envie de se battre, et ils virent bientôt que leur auguste conciliateur ne les avait pas oubliés, car ils ne tardèrent pas à recevoir le brevet de la légion-d'honneur.

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* * Au commencement de la campagne de Tilsitt, l'empereur étant à Berlin, il prit un jour fantaisie à Sa Majesté d'aller faire une excursion à pied du côté où nos soldats se livraient, dans les guinguettes, au plaisir de la danse. Il vit un maréchal-des-logis des chasseurs à cheval de sa garde, se promenant avec une grosse et rotonde allemande, et s'amusa à écouter les propos galans que le maréchal-des-logis adressait à sa belle. «Amusons-nous, mon chou, disait celui-ci; c'est le tondu qui paye les violons avec les kriches de votre souverain; allons notre train; vive la joie! et en avant...—Pas si vite, dit l'empereur en s'approchant de lui; certes, il faut toujours aller en avant; mais ici attendez que je sonne la charge.» Le maréchal-des-logis se retourne et reconnaît l'empereur; alors, sans se déconcerter, il porte la main à son schakos, et lui dit: «C'est peine inutile, Votre Majesté n'a pas besoin de sonner pour faire du bruit.» Cette repartie fit sourire l'empereur, et valut, peu de temps après, l'épaulette au sous-officier, qui l'aurait peut-être attendue encore long-temps, sans la fantaisie de Sa Majesté. Au surplus, si le hasard contribuait ainsi à faire donner des récompenses, ce n'était jamais qu'après s'être assuré que ceux auxquels on les accordait en étaient dignes.

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* * À Eylau, les vivres manquaient. Depuis huit jours les provisions de pain étaient épuisées, et le soldat se nourrissait comme il le pouvait. La veille de la première attaque, l'empereur, qui voulait tout voir par lui-même, alla faire une ronde de bivouac en bivouac. Arrivé à un de ces bivouacs, où tous les hommes étaient endormis, il aperçoit des pommes de terre au feu; il lui prit fantaisie d'en manger, et se mit en devoir de la tirer du feu avec la pointe de son épée. À l'instant un soldat s'éveille et dit à celui qui usurpait une part de son souper: «Dis donc! tu n'es pas gêné, toi, de manger nos pommes de terre.—Mon camarade! j'ai tellement faim, que tu dois bien me le pardonner.—Allons, passe pour une, deux, si cela t'est nécessaire; mais disparais...» Alors, comme l'empereur ne se hâtait pas de disparaître, le soldat insista plus vivement, et bientôt une discussion très-chaude s'éleva entre l'empereur et lui; la discussion dégénérait en lutte, et déjà le soldat commençait à taper quand l'empereur jugea qu'il était temps de se faire reconnaître. Rien ne saurait peindre la confusion du soldat. Il venait de frapper l'empereur!... Il s'était jeté aux pieds de Sa Majesté, où il implorait sa grâce: elle ne se fit pas long-temps attendre. «C'est moi qui ai tort, lui dit l'empereur; j'ai été entêté; je ne t'en veux pas; relève-toi, et sois tranquille pour le présent et pour l'avenir.» L'empereur, ayant fait prendre des informations sur ce soldat, apprit que c'était un bon sujet, qui ne manquait pas d'instruction. À la promotion suivante il fut fait sous-lieutenant. Or, je défie qui que ce soit de peindre l'effet que produisaient de pareils faits dans l'armée; ils devenaient le continuel entretien des soldats, les stimulaient d'une manière incroyable, et il jouissait d'une véritable considération dans sa compagnie, celui dont on pouvait dire: «L'empereur lui a parlé.»

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* * À la bataille d'Esling, le brave général Daleim, commandant une division du quatrième corps, se trouvait, pendant le plus fort de l'action, sur un point criblé par l'artillerie ennemie. L'empereur, passant près de lui, lui dit: «Il fait chaud de ton côté!—Eh bien, sire, permettez-moi d'éteindre le feu.—Va.» Ce seul mot suffit: en un clin d'œil, la terrible batterie fut enlevée. Le soir, l'empereur, apercevant le général Daleim, s'approcha de lui, et lui dit: «Il paraît que tu n'as fait que siffler dessus!» Sa Majesté faisait ainsi allusion à une habitude du général Daleim, qui en effet sifflait presque toujours.

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* * Parmi les braves officiers-généraux dont l'empereur était entouré, quelques-uns n'étaient pas extrêmement lettrés, mais ils se recommandaient par d'autres qualités; quelques-uns même étaient célèbres pour d'autres causes que leur mérite militaire: ainsi le général Junot et le général Fournier passaient pour les plus habiles tireurs au pistolet; le général Lasellette était connu par sa passion pour la musique, qu'il poussait au point d'avoir toujours un piano dans un de ses fourgons. Ce général ne buvait jamais que de l'eau, mais en revanche, il n'en était pas de même du général Bisson. Qui n'en a entendu parler comme du plus intrépide buveur de toute l'armée! Un jour l'empereur, l'ayant rencontré à Berlin, lui dit: «Eh bien, Bisson, bois-tu toujours bien?—Comme çà, sire, çà ne passe plus les vingt-cinq bouteilles.» C'était, en effet, un grand amendement chez lui, car il avait plus d'une fois atteint la quarantaine, et toujours sans se griser. Au surplus, ce n'était pas un vice chez le général Bisson, mais un besoin impérieux. L'empereur le savait, et comme il l'aimait beaucoup, il lui faisait une pension de douze mille francs sur sa cassette, et lui donnait en outre de fréquentes gratifications.

Parmi les officiers qui n'étaient pas très-lettrés, il est permis de citer le général Gros, et la manière même dont il fut élevé au grade de général le prouve que de reste; mais c'était un brave à toute épreuve, homme superbe, et d'une beauté mâle. La plume seule lui était très-peu familière; à peine s'il savait s'en servir pour signer son nom, et il ne passait pas pour être beaucoup plus fort sur la lecture que sur l'écriture. Étant colonel de la garde, il se trouvait un jour seul aux Tuileries dans un salon, où il attendait que l'empereur fût visible. Là, il se complaisait devant une glace à rajuster son col, à rehausser sa cravate, et l'admiration que lui causait sa propre figure l'entraîna à se parler tout haut à lui-même, ou plutôt à son image répétée dans la glace. Ah! se disait-il, si tu connaissais les bachébachiques (les mathématiques), un homme comme toi... Avec un cœur de soldat comme le tien... Ah!... l'empereur te ferait général!—Tu l'es,» lui dit l'empereur en lui frappant sur l'épaule. Sa Majesté était entrée dans le salon sans être entendue, et s'était plue à écouter l'allocution que le Colonel Gros s'adressait à lui-même. Telle fut sa promotion au grade de général, et qui plus est de général dans la garde.

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* * Me voici maintenant au bout de mon chapelet en fait d'anecdotes militaires. Je viens de parler de la promotion d'un général; je terminerai par l'histoire d'un tambour, mais d'un tambour renommé dans toute l'armée, d'un farceur de première force, enfin du fameux Rata, que le général Gros, comme on va le voir, aimait beaucoup.

L'armée marchait sur Lintz, pendant la campagne de 1809. Rata, tambour de grenadiers au quatrième régiment de ligne, et bouffon très-renommé, ayant appris que la garde allait passer, et qu'elle était commandée par le général Gros, voulut voir cet officier, qui avait été son chef de bataillon, et avec lequel il s'était autrefois permis toutes sortes de familiarités. Rata cire donc sa moustache, se pare de son mieux, et va saluer le général, en le haranguant ainsi: «Eh! vous voilà, sacré nom de D..., général; comment vous portez-vous, f...?—Très-bien, Rata; et toi?—Toujours bien, f...; mais, sacré nom de D..., pas si bien que vous, à ce qu'il me paraît. Depuis que vous le portez beau, vous ne pensez plus au pauvre Rata, car s'il ne venait pas vous voir, vous ne penseriez seulement pas à lui envoyer quelques sous pour acheter du tabac.» En disant: vous le portez beau, Rata s'était rapidement emparé du chapeau du général Gros, et l'avait mis sur sa tête à la place du sien. En ce moment même l'empereur vient à passer, et voit un tambour coiffé du chapeau d'un général de sa garde. À peine s'il en croit ses yeux; il pousse son cheval, et demande ce que c'est. Le général Gros lui dit alors en riant, et avec le franc-parler dont il s'était fait l'habitude, même avec l'empereur: «C'est un brave soldat de mon ancien bataillon, habitué à faire des niches pour amuser ses camarades; c'est un brave, Sire, oh! mais, là, un homme solide, et je le recommande à Votre Majesté. D'ailleurs, Sire, il peut à lui seul faire plus que tout un parc d'artillerie. Allons, Rata, en batterie, et point de quartier.» L'empereur écoutait et regardait, presque stupéfait de ce qui se passait sous ses yeux, lorsque Rata, sans être intimidé par la présence de l'empereur, se mit en devoir d'exécuter l'ordre du général: alors, enfonçant un doigt dans sa bouche, il fait un vacarme tel qu'on eût cru entendre d'abord siffler et ensuite éclater un obus. L'imitation était si parfaite, que l'empereur ne put s'empêcher d'en rire; et se tournant vers le général Gros: «Allons, lui dit-il, prends cet homme-là dès ce soir dans ta garde, et rappelle-le à mon souvenir à la prochaine occasion.» Peu de temps après, Rata eut la croix, que n'eurent peut-être pas ceux qui lancèrent le plus de véritables obus à l'ennemi: tant il entre de bizarrerie dans la destinée des hommes!


AVIS DE L'AUTEUR.

Ce qui suit m'a été remis par une personne de ma connaissance qui a long-temps habité le Piémont sous l'empire; j'ai pensé que mes lecteurs verraient avec plaisir les détails curieux que renferme ce manuscrit.

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LE PIÉMONT

SOUS L'EMPIRE,

et

LA COUR DU PRINCE BORGHÈSE.

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SOUVENIRS D'UN INCONNU.

1808 ET 1809.

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CHAPITRE PREMIER.

Différence des temps.—Le prince Borghèse à Paris.—Le prince Pignatelli et M. Demidoff.—Première société du prince Borghèse et le concierge d'un hôtel garni.—La veuve du général Leclerc.—Mariage du prince.—Le faubourg Saint-Germain et la seule vraie princesse de la famille de Bonaparte.—Le prince chef d'escadron dans la garde.—Courage et avancement.—Projets de l'empereur.—Conversation entre l'auteur et le lecteur.—Tilsitt, la femme, l'homme et le bon prince.—Le prince Borghèse destiné à annoncer la paix.—Désintéressement de Moustache.—Paris en 1808.—Retour de l'empereur.—Enthousiasme causé par Napoléon.—Le fils de madame Visconti.—Rencontre au Palais-Royal.—Gardanne et Sopransi.—Le rendez-vous donné sur le champ de bataille d'Eylau.—Les bals de madame de La Ferté et la jolie danseuse.—Dîner chez Cambacérès.—Les deux extrêmes et questions de physiologie.—Projet de Tilsitt réalisé à Paris.—Création de nouveaux titres.—Réédification de l'université.—Le général Jourdan et le général Menou.—Le gouvernement général des départemens au delà des Alpes érigé en grande dignité de l'empire.—Sénatus-consulte et message au sénat.—Contradictions et bon conseil.—Conflits inévitables.—Le prince Borghèse nommé gouverneur-général.—Brevet magnifique.—Départ du prince et le colonel Curto.—Départ de l'empereur pour Bayonne et déguerpissement général.


Bonaparte, premier consul, rechercha l'alliance d'un prince romain. Six années s'écoulèrent à peine, et Napoléon, empereur, eut à choisir entre la fille des Césars et la sœur du czar de toutes les Russies. L'aîné des arrière-neveux de Paul V, le prince Camille Borghèse, était venu dans la capitale des plaisirs étaler le faste de sa magnificence. Jeune, bien fait, adroit aux exercices du corps, d'une taille un peu au dessous de la moyenne, mais doué d'une figure charmante, et possédant une fortune immense, il partagea, dès son arrivée, avec le prince de Fuentès-Pignatelli et M. Demidoff, l'honneur souvent ruineux de faire admirer aux Parisiens la richesse de ses équipages. Le prince Borghèse n'était pas dépourvu d'un certain esprit naturel; et s'il était presque entièrement privé d'éducation, ce n'était pas sa faute: c'était celle de son père, homme d'un rare mérite, mais systématique, et qui disait que ses enfans en sauraient toujours assez pour être les sujets d'un pape. Quoi qu'il en soit, le prince aurait été, au besoin, un des plus habiles cochers de toute la chrétienté, car il comptait peu de rivaux dans l'art de conduire à grandes guides un phaéton attelé de quatre chevaux fringans. En arrivant à Paris, le prince Borghèse occupa le grand hôtel d'Oigny, rue Grange-Batelière; sa première société fut le concierge de l'hôtel et sa famille. Depuis, il disait souvent que ce qui l'avait le plus surpris à Paris était l'éducation et l'amabilité de la famille du concierge. Bientôt il se trouva lié avec tout ce qu'il y avait de plus élégant dans la capitale, et particulièrement avec MM. de l'Aigle. Dès lors il se trouva de proche en proche lancé dans le grand monde, où il rencontra la jeune et ravissante veuve du général Leclerc, tout nouvellement revenue de Saint-Domingue. L'idée d'une telle alliance flatta les calculs du premier consul. On persuada au jeune prince qu'il était amoureux; et, par l'entremise du chevalier Angiolini, envoyé de Toscane en France, la veuve du général Leclerc ne tarda pas à devenir la princesse Borghèse.

Il faut se reporter à l'époque de ce mariage, il faut avoir été à même d'apprécier tout ce qu'il y a de misérable dans la vanité de ceux qui s'appellent les grands, pour se faire une idée de l'effet que produisit une telle alliance dans les salons aristocratiques. Depuis le dix-huit brumaire, l'ancienne noblesse, caressée à la cour de Joséphine, avait repris un peu de sa morgue et de son importance; et quoique l'on convînt dans le faubourg Saint-Germain que MONSIEUR DE BONAPARTE fût un assez bon gentilhomme, on y disait avec une sorte d'ironie: «Il y aura donc une véritable princesse dans la famille de Bonaparte.» Oui, on disait cela! Aux yeux de bien des gens, une alliance avec un prince romain était un honneur très-grand pour le chef du gouvernement. Ni les lauriers de l'Italie, ni ceux de l'Égypte, ni les lauriers plus jeunes de Marengo, n'étaient, aux yeux d'un certain monde, des titres égaux au droit de porter deux clefs en croix dans des armoiries. Pitié! dira-t-on; oui, pitié, sans doute; mais qu'y puis-je faire? Ne sont-ce pas des choses d'hommes que j'ai à raconter?

Voulant attacher son nouveau beau-frère au service de France, le premier consul lui donna seulement le grade de chef d'escadron dans un régiment à cheval de la garde consulaire. Le temps n'était pas venu où il serait possible de froisser les droits de la hiérarchie militaire en considération d'une haute position sociale; mais cela ne tarda pas à venir. Ainsi, par exemple, le frère même du prince Borghèse, le prince Aldobrandini, reçut quelques années après, pour premières épaulettes, les épaulettes de colonel du quatrième régiment de cuirassiers. Mais c'était à Bayonne; mais c'était après Tilsitt! Quoi qu'il en soit, le prince Borghèse se montra tout d'abord digne des rangs dans lesquels il servait. Après la campagne d'Austerlitz, l'empereur lui confia le commandement du deuxième régiment de carabiniers. Ce fut à la tête de ce corps que le prince se fit remarquer par sa bravoure dans une charge brillante pendant la campagne de Prusse. Très-satisfait de la conduite de son beau-frère, l'empereur le fit général à Tilsitt, et jeta alors les yeux sur lui pour en faire un grand dignitaire de l'empire; car déjà c'était trop peu pour un beau-frère de l'empereur de n'être qu'un prince romain; ce qui n'empêcha pas le faubourg Saint-Germain de continuer à dire que la princesse Borghèse était la seule véritable princesse de la famille.

Je passe ici sur une foule de circonstances relatives à cette grande époque; car, Dieu merci, je n'ai ni la prétention, ni la témérité d'écrire l'histoire de ce temps, si fécond en merveilles: je cherche tout simplement à rassembler quelques souvenirs; mais malheureusement ils sont d'autant plus confus dans ma mémoire que je n'ai jamais pensé à les en faire sortir un jour. Je le fais cependant; pourquoi cela? Parce qu'il était dans ma destinée de le faire: voilà tout.

J'entends le lecteur me dire: «Mais quelle garantie donnez-vous à l'exactitude de ces souvenirs?—Aucune.—Comment alors y ajouter foi?—Il ne m'importe.—Mais enfin aviez-vous une place qui vous ait mis à même de savoir?...—C'est mon secret.—Aviez-vous une position?—Tout comme il vous plaira. D'ailleurs, qu'entendez-vous par une position? et ne faut-il pas bien que chacun en ait une, quelle qu'elle soit, jusqu'au jour où nous aurons tous la même, la position horizontale? Au surplus, comme au moment où j'écris ceci il ne tiendrait qu'à moi de poser là ma plume et de m'arrêter tout court, vous, qui tenez le livre, vous avez le droit d'en rester là; et, si vous voulez que je vous parle franchement, c'est peut-être ce que vous pourriez faire de mieux. Après un pareil avertissement, vous n'aurez point de reproche à me faire. Je poursuis donc.»

L'entrevue avait eu lieu entre les deux empereurs; Alexandre et Napoléon s'étaient embrassés sur le bateau du Niémen en présence des deux armées, rangées sur les bords du fleuve; la belle Louise de Prusse avait quitté le moulin qui lui servait de demeure, hors de l'enceinte de la ville que se partageaient les deux empereurs; elle avait pleuré beaucoup, prié, boudé, sollicité, obtenu la Silésie, mais versé d'inutiles larmes sur la perte de Magdebourg; enfin elle avait été femme; mais Napoléon était resté homme, et Alexandre bon prince: chacun son métier dans ce monde. Bref, la paix était signée. À peine les bases en furent arrêtées, que l'empereur fit venir le prince Borghèse, et lui dit: «Je suis content de toi; voilà un bon d'un million; c'est ta gratification de campagne; Estève te paiera: mais pars sur-le-champ et fais toute diligence. C'est toi que je charge de porter à Paris la première nouvelle de la paix.» Il est facile de voir ici que Napoléon, roulant déjà dans sa pensée un projet d'élévation pour son beau-frère, ne le rendait porteur d'une si grande nouvelle que pour attirer sur lui l'attention des Parisiens; mais il y eut alors, comme toujours, le chapitre des événemens. Moustache ne partit de Tilsitt que quelque temps après le prince, lorsque seulement on eut rédigé et signé les dépêches diplomatiques; mais ce diable de Moustache, dont l'ardeur semblait doubler la rapidité des chevaux, rejoignit le prince à trente lieues de Paris. Le prince, l'ayant aperçu, lui fit offrir vingt mille francs pour lui laisser seulement une heure d'avance; mais l'incorruptible Moustache fit noblement claquer son fouet; et déjà ses dépêches étaient remises à Cambacérès quand la voiture du prince arriva aux barrières.

Que tout était grand, que tout était beau alors, et que Paris était réellement une ville d'enchantemens! Il y avait je ne sais quelle vitalité dans les choses de cette époque. Ce que nous voyions s'accomplir sous nos yeux était plus grand que ce que nous avions admiré dans les histoires de l'antiquité. La Prusse conquise en courant; la monarchie du grand Frédéric livrée à la merci du vainqueur dans une seule bataille; la paix enfin, cette paix si douce, tant souhaitée des peuples, et qui jette en arrière un reflet si brillant sur les batailles qui l'ont précédée! Qui peut avoir oublié cet empressement avec lequel on recherchait les bulletins de la grande armée, quand, le matin, le canon des Invalides avait proclamé le sommaire du Moniteur du jour!

Suivant de près la nouvelle de la paix conclue, l'empereur arriva à Paris le premier de janvier 1808. C'est à cette époque, sans doute, qu'il faut placer le point culminant de la gloire de l'empereur, qui était encore celle de la France. Le chancre de l'Espagne ne dévorait pas encore nos soldats et nos trésors, et déjà le bronze de Vienne se fondait en bas-reliefs pour dresser sur la place Vendôme le plus beau monument des temps modernes. Enfin, il restait encore, quoique bien effacées, quelques traces de la république, puisque les titres nobiliaires n'existaient encore que dans le cerveau de l'empereur; mais ils ne tardèrent pas à en sortir. Au reste, l'enthousiasme était si plein, si vrai, si général, qu'on se trouvait involontairement entraîné à approuver tout ce que voulait l'empereur. Je le demande aux hommes de mon temps: y a-t-il ici la moindre exagération? et n'est-il pas vrai qu'une joie immense se manifesta alors partout où se montra Napoléon?

La fin de l'hiver ne fut qu'une longue série de fêtes. On se livrait aux plaisirs pour se réjouir, et non pour se distraire, ce qui est bien différent; presque point de figures sinistres, plus de querelles de parti, et chez presque tout le monde cette confiance de la vie qui aujourd'hui n'est plus même, hélas! l'apanage de la jeunesse. Chaque jour voyait revenir au sein de la capitale les étrangers que la guerre en avait momentanément éloignés, et nos généraux, que l'empereur, après Tilsitt, avait comblés de riches gratifications. Un de mes amis, alors chef de bataillon dans la garde, m'a dit avoir reçu pour sa part une somme de quarante mille francs. Jamais je n'avais vu à Paris les boutiques aussi brillantes, et surtout aussi fréquentées; et je m'en rapporte aux marchands pour établir la différence qui existe entre les curieux et les acheteurs. Pour ma part, je déclare que je ne professe aucune estime pour ces promeneurs qui s'arrêtent devant l'étalage d'un libraire, regardent la couverture d'un livre, en lisent le titre, puis le remettent à sa place, et s'en vont sans l'acheter.

Dans le mouvement continuel que présentait Paris pendant l'hiver que j'appellerais volontiers l'hiver de Tilsitt, le Palais-Royal était un lieu de rendez-vous presque général: car le Palais-Royal est la capitale de Paris, aussi bien que Paris est la capitale de France. À cinq heures on y voyait circuler une foule nombreuse, on se pressait autour de la Rotonde, et de là on se répandait dans les salons des plus brillans restaurateurs et ensuite dans les spectacles alors très-fréquentés. À cette occasion je puis citer un fait vraiment caractéristique et qui peint bien cette importance qu'avait le Palais-Royal, et dont je parlais tout à l'heure. J'y passais un jour par hasard, quelques minutes avant cinq heures. Je rencontre un de mes anciens camarades de collége, Sopransi, fils de la célèbre madame Visconti, qui l'avait eu de son premier mari, le comte Sopransi, général au service de Prusse. Il était alors aide-de-camp de Berthier, et revenait de la campagne de Russie. Nous voir et nous embrasser ne fut pour ainsi dire qu'un même mouvement; puis les questions d'usage: «Où vas-tu?... Que fais-tu?...—Que viens-tu faire ici? demandais-je.—Ma foi! j'y viens parce que j'y ai donné rendez-vous à Gardanne[83]; je l'attends. Parbleu, puisque te voilà, nous dînerons tous les trois, ou tous les deux s'il ne vient pas.—Comment! tu n'es donc pas sûr qu'il vienne? Quel jour l'as-tu vu?—Ma foi! il y a déjà assez long-temps; je ne l'ai aperçu qu'un instant à la tête de sa compagnie de dragons, à la bataille d'Eylau, comme j'allais porter un ordre du maréchal. Nous nous sommes donné rendez-vous ici pour le premier février, et c'est bien aujourd'hui.» Nous continuâmes à nous promener, en devisant sur tout ce qui nous passait par la tête, et au bout de dix minutes environ nous vîmes arriver Gardanne, qui n'avait pas plus que Sopransi oublié ce rendez-vous si singulièrement donné. Nous dînâmes tous les trois, bien plus occupés de nos souvenirs du collége que des affaires du temps, et je me rappelle que nous passâmes une fort joyeuse soirée.

On se fait difficilement aujourd'hui une idée des mœurs du temps dont je parle; Paris n'était pas mort à onze heures du soir, on n'avait pas peur de vivre trop long-temps, et pour tous ceux qui fréquentaient le monde, la nuit n'était qu'un heureux prolongement du jour. Ah! si je ne craignais d'abuser de la patience du lecteur, que j'aimerais à le rajeunir de vingt et quelques années, pour le conduire aux bals brillans de madame de La Ferté. «Invitez, lui dirais-je, cette jeune et jolie personne que vous voyez là auprès de sa mère; c'est mademoiselle Georgette Ducrest, une des meilleures danseuses d'ici!» Que j'aimerais encore à le faire asseoir à la table de Cambacérès, entre M. d'Aigrefeuil et M. de Villevieille! Chacun de ces deux messieurs était doué d'un appétit on ne peut plus recommandable, qui donnait à l'un et à l'autre une très-grande valeur; mais leur réunion m'a toujours paru un des phénomènes de l'empire. Dissertez maintenant sur l'influence que peut avoir la bonne chère sur l'embonpoint humain! Égaux en estomac, héros de la même table, nourris des mêmes sucs, l'un était le plus gras, l'autre le plus maigre des hommes! Messieurs les physiologistes, c'est à vous que ceci s'adresse. Au reste, voilà de ces souvenirs auxquels je n'ose me livrer que dans la solitude, car alors, quoi de plus doux que de revivre le temps que l'on a déjà vécu? mais de souvenir en souvenir on peut devenir indiscret, et l'indiscrétion est une horreur.

Cependant la saison des plaisirs s'avançait et le temps approchait où les fatales affaires de l'Espagne allaient attirer l'empereur à Bayonne, et où chacun par conséquent allait retourner à son poste, ou occuper pour la première fois celui qui venait de lui être assigné. Au nombre de ces derniers se trouvait le prince Borghèse, pour lequel l'empereur, avant de partir, avait réalisé les projets conçus à Tilsitt. À la même époque furent récréés, par un sénatus-consulte, des comtes, des barons et des chevaliers de l'empire; il n'y manqua que les marquis. Cette mesure, je dois le dire, eut la désapprobation générale de tous les républicains qui ne furent pas titrés, et ce fut un vaste champ ouvert aux épigrammes du faubourg Saint-Germain. À parler sérieusement, les hommes les plus sages ne virent pas avec plaisir cette restauration de titres que la révolution avait détruits, et, en vérité, la gloire de l'empire n'avait pas besoin d'être entourée d'un essaim de glorioles ridicules. L'empereur rétablit aussi dans le même temps l'ancienne Université, c'est-à-dire cet échafaudage monstrueux où l'instruction et l'éducation redevenaient l'objet d'un monopole, aussi bien que le sel et le tabac. Mais, je le répète, la masse presque entière de la nation était emportée par la confiance que lui inspirait Napoléon.

Les départemens du Piémont réunis à la France formaient déjà un gouvernement général, dont le commandement avait été d'abord confié au général Jourdan, puis au général Menou, qui l'occupait alors; mais je glisse sur cet objet, attendu que j'aurai à y revenir quand nous serons installés à Turin. Il ne faut pas que j'oublie que nous ne sommes pas même encore en route, puisqu'il s'agit seulement de l'érection de notre gouvernement en grande dignité de l'empire. Tout se fit de la manière la plus solennelle; l'empereur envoya un message au sénat, et le sénat y répondit le deux de février, par le sénatus-consulte suivant:

«art. I. Le gouvernement général des départemens au delà des Alpes est érigé en grande dignité de l'empire, sous le titre de gouverneur général.

»art. II. Le prince gouverneur-général jouira des titres, rangs et prérogatives attribués aux autres princes grands dignitaires.

»art. III. Dans l'étendue de son gouvernement, et lorsque Sa Majesté Impériale ne sera pas présente, il prendra rang avant les autres titulaires des grandes dignités et immédiatement après les princes français.

»art. IV. Il exercera dans les départemens au delà des Alpes les fonctions suivantes, concurremment avec les princes grands dignitaires, auxquels elles sont attribuées:

»1º. Il portera à la connaissance de l'empereur les réclamations formées par les colléges électoraux, ou par les assemblées de canton desdits départemens, pour la conservation de leurs priviléges.

»2º. Il recevra le serment des présidens des colléges électoraux, et des assemblées de canton, des présidens et des procureurs généraux des cours et des tribunaux, des administrateurs civils et des finances, des majors, chefs de bataillon et d'escadron de toutes armes.

»3º. Lorsque Sa Majesté Impériale se trouvera dans les départemens au delà des Alpes, le gouverneur général présentera au serment les généraux et fonctionnaires publics admis à prêter serment devant elle.

»Il présentera également les députations des colléges électoraux, des villes, des cours et des tribunaux.

»art. V. Il présidera l'assemblée du collége électoral du département de Gênes.»

Telle fut la Charte octroyée par le sénat au gouverneur général des départemens au delà des Alpes, qui n'était encore nommé que in petto. Quand j'en eus pris connaissance, je vis que les pouvoirs du prince gouverneur-général étaient assez vaguement définis, sous le rapport de l'autorité administrative qu'il aurait à exercer, et que, par conséquent, ce serait à lui à se faire la meilleur part possible dans l'exercice du pouvoir. Je fus frappé en outre de l'idée que, sous le prétexte de fonder un gouvernement général, l'empereur avait voulu seulement faire naître l'occasion de donner une cour à l'ancienne capitale des états du roi de Sardaigne. Je ne concevais pas non plus comment il avait pu échapper, à des rédacteurs aussi habiles que ceux qui avaient rédigé le sénatus-consulte, une contradiction qui me semblait absurde. Il est dit au troisième paragraphe de l'art. IV: «Le prince gouverneur-général recevra le serment des présidens des colléges électoraux, etc.;» et, aux termes de l'article V: «Il présidera le collége électoral du département de Gênes;» d'où il résultait que le prince recevrait son propre serment. Cela me paraissait tellement contraire à toute raison, à tout esprit de législation, que je crus devoir soumettre mes observations à un grand fonctionnaire de l'état, qui m'avait toujours témoigné beaucoup de bienveillance. Quand il m'eut écouté, au lieu de me répondre, il m'adressa cette question, à laquelle, je l'avoue, je ne m'attendais guère: «Quel âge avez-vous?—Bientôt vingt-trois ans.—Ah!... Vos observations sont justes; mais vous avez tort, et je vous engage à les garder pour vous.—Comment donc...?—Oui, vous dis-je, vous êtes trop jeune pour avoir raison.» En cette circonstance je profitai de cet excellent conseil, dont malheureusement je ne profitai pas toujours depuis.

Mais revenons à notre fameux sénatus-consulte et à ce qui en fut la suite. L'empereur l'approuva le sept février; et le quinze du même mois il adressa au sénat un nouveau message pour lui faire connaître, ce qu'aucun sénateur n'ignorait, le choix qu'il avait fait du nouveau grand dignitaire de l'empire. Napoléon s'exprima en ces termes:

«Sénateurs,

»Nous avons jugé convenable de nommer notre beau-frère, le prince Borghèse, à la dignité de gouverneur-général, érigée par le sénatus-consulte organique du deux du présent mois. Nos peuples des départemens au delà des Alpes reconnaîtront, dans cette dignité, et dans le choix que nous avons voulu faire pour la remplir, notre désir d'être plus immédiatement instruit de tout ce qui peut les intéresser, et le sentiment qui rend aujourd'hui présentes à notre pensée les parties même les plus éloignées de notre empire.»

Le message de l'empereur me réconcilia un peu avec le sénatus-consulte. Le désir d'être plus immédiatement instruit me parut un de ces mots de valeur qui, émanés directement de l'empereur, nous fortifierait contre la lettre du sénatus-consulte, s'il survenait, comme cela ne manqua pas d'arriver, des conflits d'autorité. Il devait en survenir beaucoup, car la position du gouverneur général se trouvait unique dans la vaste étendue de l'empire. Il n'était pas vice-roi, comme Eugène, qui avait des ministres spéciaux pour le royaume d'Italie; le décret ne le mettait en relation directe qu'avec les autres grands dignitaires de l'empire: mais l'administration restait une dans toutes ses branches; mais l'influence des ministres de Paris s'étendait sur les départemens au delà des Alpes, tout aussi bien que sur ceux de l'intérieur de l'ancienne France; point de nominations à faire, par conséquent point de pouvoir: et pourtant il fallait, pour se faire bien venir, jouer toutes les simagrées du pouvoir. N'ayant rien à donner à la réalité des intérêts, il fallut nous borner à exploiter le champ de l'amour-propre; mais ce champ était vaste, bien préparé et fécond; le Piémont est un pays fertile.

Le prince fut enchanté quand il reçut le magnifique diplôme de sa nomination. Le sénatus-consulte s'y trouvait relaté dans son ensemble, sur une belle feuille de peau de vélin, scellée du grand sceau de l'empire, revêtue de la signature de l'empereur, et, par ampliation, de celle de Cambacérès; enfin, rien n'y manquait.

À cette époque, la princesse Borghèse n'était point à Paris; sa santé, ou, si l'on veut, son caprice, l'avait engagée à passer la fin de l'hiver à Nice, ville dont le climat est si favorable aux médecins qui veulent envoyer mourir leurs malades ailleurs. L'empereur, cependant, avait donné à sa sœur un brevet de bonne santé au moins momentanée, en lui prescrivant d'accompagner son mari dans sa prise de possession du gouvernement général des départemens au delà des Alpes. L'empereur étant parti le trois d'avril, le prince quitta Paris le lendemain, accompagné du colonel Curto son premier aide-de-camp, pour aller rejoindre la princesse à Nice; et le reste du convoi se mit en marche le sept du même mois, comme on le verra dans le chapitre suivant. Si, au reste, je brusque un peu la fin de celui-ci, j'aurais le droit d'appeler cela du style imitatif: car on ne peut se figurer en quelle hâte chacun déguerpissait de Paris.


CHAPITRE II.

Le marronnier précoce et grande observation.—Voyage au devant du printemps.—Départ de Paris pour Nice.—La cour de l'hôtel Borghèse.—Les aides-de-camp du prince.—M. de Montbreton et M. de Clermont-Tonnerre.—Rapidité extraordinaire.—Point de changemens de température.—Arrivée à Lyon et le souper de cent écus.—Le vin de l'Ermitage.—Deux mois en une nuit.—Admirable climat du Comtat.—Tristesse des oliviers.—La bonne femme de Brignolles.—Trente-six francs et six généraux.—Les gorges de l'Estrelle.—Quatre millions de diamans et petit conseil.—Absence de voleurs et mauvais chemins.—Le golfe Juan et la rade d'Antibes.—Bonnes relations entre les voyageurs.—Le bal de madame de Luynes et déguisemens.—Don Quichotte et M. de Louvois.—Arrivée à Nice.—Maison de M. Vinaille occupée par la princesse Borghèse.—Conversation avec le prince en regardant la mer.—Coup d'œil admirable.—Histoire des statues du prince.—La vente forcée.—Emploi de dix-huit millions.—Le prince trompé par l'empereur.—Influence de la conduite de l'empereur sur le caractère de son beau-frère.—Commencement de désenchantement.—Commensaux de la princesse.—Madame de Chambaudouin, la lectrice et les dames d'annonces.—Blangini et ses premiers concerts.—Premier dîner à la cour.—Ma présentation à la princesse.—Paulette, petit nom d'amitié.—Portrait de Pauline.—Conversation et musique.—Singulier caprice de la princesse.—Exil d'une minute.—La princesse et la femme.—Le colonel Gruyer.—Le général Garnier, plan des Alpes maritimes et bon effet du hasard.—Promenade dans Nice avec M. de Clermont-Tonnerre.—Madame d'Escars en surveillance et lettre à l'empereur.—Souvenir d'une visite chez Fouché.—Ordre de l'empereur de parler toujours français.—Tous les jours une lettre à l'empereur.—Promenade sur mer et amabilité de Pauline.—La pointe de Monaco et lecture inattendue.—Préparatifs de notre départ pour Turin.


Si je ne profitais pas de cette occasion pour faire une observation que je renouvelle chaque année, quand je me trouve à Paris, aux approches du printemps, je me le reprocherais toute ma vie. Parmi les marronniers des Tuileries, qui s'élèvent en dôme au dessus des statues d'Hippomène et d'Atalante, il en est un dont la verdure se développe avant celle de tous les autres arbres de Paris; voilà vingt-cinq ans au moins que j'en fais la remarque et jamais je n'ai trouvé mon arbre en défaut. Il y a plus, comme j'en parlais un jour devant quelques personnes, une d'elles me fit voir dans les papiers de son grand-père la même remarque consignée et se rapportant parfaitement au même marronnier, par la désignation du lieu où il est situé. À présent me voilà soulagé, car depuis long-temps je brûlais de faire part au public de cette grande et utile observation; c'est aux naturalistes à déterminer la cause de ce phénomène. Mais, quel rapport, dira-t-on peut-être, entre cet arbre et...?—Pardon, si je vous interromps, mais il y en a beaucoup, comme vous l'allez voir. Le sept d'avril, jour de notre départ pour rejoindre le prince et la princesse à Nice, les gousses de mon arbre étaient à peine gonflées; enfin, dans les jardins hâtifs de Paris aucun signe encore de verdure, et nous allions voyager au devant du printemps! Ceci n'est point une exagération, comme on le verra tout à l'heure.

Le sept d'avril, à une heure après midi, la veille du jour où devaient commencer les promenades de Longchamp, la grande cour de l'hôtel Borghèse[84] retentissait du bruit des chevaux et des voitures de voyage. Six chevaux étaient attelés à une grande et commode berline, quatre à une dormeuse, et un onzième cheval était destiné au courrier à la livrée de l'empereur, chargé de commander nos relais sur toute la route. M. Louis de Montbreton, écuyer de la princesse, et roi du voyage en sa qualité d'écuyer, monta dans la dormeuse avec le colonel Gruyer, aide-de-camp du prince. La berline fut occupée par le chef de bataillon Henrion, le capitaine du génie Delmas, autres aides-de-camp du prince; M. Enard de Clermont-Tonnerre, chambellan de la princesse, et moi. Nous voilà partis.

Rien n'est plus doux que de voyager de la sorte; on va grand train, et pas une minute à attendre aux relais; aussi ne mîmes-nous que quatre heures moins un quart à franchir les quatorze lieues de Paris à Fontainebleau. Nous ne devions nous arrêter qu'une seule nuit pour coucher à Lyon. Le lendemain, quand le jour vint à poindre, point de changement sensible encore dans la température ni dans la végétation. Le second jour, entre Roanne et Tarare, quelques feuilles, mais rares, des amandiers et des cerisiers en fleurs nous annoncèrent le retour de la belle saison; et le neuf, nous arrivâmes de fort bonne heure à Lyon, où, moyennant une légère rétribution de trois cents francs, nous trouvâmes à l'hôtel de l'Europe, sur la place Bellecour, chacun un lit, un bain, à souper et à déjeuner le lendemain matin. C'était un peu cher, mais l'ordre était donné de ne point lésiner et de payer largement sur toute la route: aussi, en arrivant à Nice, ne resta-t-il pas grand'chose des dix mille francs destinés aux dépenses du voyage.

Partis de Lyon le dix, nous suivîmes la route qui longe les bords du Rhône à travers le Dauphiné; nous dînâmes à Thain, sur le terroir qui produit l'excellent vin de l'Ermitage, et nous ne manquâmes pas d'en remplir les caves de nos voitures, en nargue des droits-réunis. Nous traversâmes de nuit Montélimart, et le lendemain quel réveil pour nous! Sans exagération nous avions changé de climat; nous étions sous un autre ciel; le temps était magnifique, la campagne verte et riante comme elle l'est à Paris à la fin de mai; enfin c'était le printemps dans toute sa splendeur; nous avions vécu deux mois en une nuit: et nous arrivâmes à Avignon par une chaleur très-forte, tandis qu'à Paris, il n'était pas encore prudent de quitter le coin du feu. Ce changement de température, et la richesse de la végétation du Comtat, produisit sur moi une impression que je ne puis rendre; et mes compagnons, bien que plus expérimentés que moi en fait de voyages, en furent également frappés.

Nous dînâmes à Avignon dans l'hôtel où depuis fut horriblement massacré l'infortuné maréchal Brune; vers le soir, nous traversâmes la Durance dans un bac, et nous nous avançâmes vers Aix, où nous arrivâmes le 12 au matin. Avant d'arriver à Aix, je me rappelle qu'à la pointe du jour nous nous étions arrêtés dans un hameau dépendant du bourg de Brignolles. De là, la vue s'étendait, à notre gauche et dans un fond, sur une vaste plaine entièrement plantée d'oliviers. L'arbre de Minerve, comme nous disions dans nos amplifications de collége, me parut d'une tristesse affreuse, et c'est peut-être pour cela que l'ingénieuse antiquité en avait fait le symbole de la déesse de la sagesse. Comme nous étions à contempler cette mer d'oliviers, une grosse femme, à l'accent provençal très-caractérisé, nous pria de faire honneur à son établissement en prenant chacun une tasse de café au lait de chèvre. Nous acceptâmes la proposition, et quand il fut question de payer, notre hôtesse, en essayant de donner de la grâce à son gros sourire, nous demanda trente-six francs. Malgré la recommandation de payer généreusement, nous ne pûmes nous empêcher de nous récrier un peu; mais elle, sans se déconcerter, nous tint à peu près cette harangue: «Si vous voulez payer ce que cela vaut, Messieurs, c'est huit sous par personne: mais nous sommes bien pauvres; et, d'ailleurs, ajouta-t-elle en se rengorgeant, on n'a pas tous les jours l'honneur de recevoir six généraux!» On lui donna un louis, ce dont elle parut fort satisfaite. Six généraux!... Cela valait bien ça.

Cependant, nous n'avions plus qu'une nuit à passer en voiture, et nous devions traverser le soir, assez tard, la forêt et les gorges resserrées de l'Estrelle, lieu célèbre par la quantité des vols et des assassinats qui s'y étaient commis depuis long-temps et qui s'y commettaient encore quelquefois. Or nous aurions été de bien bonne prise; car précisément la vache placée sur l'impériale de la berline dans laquelle j'étais, contenait les diamans du prince et ceux de la princesse, et il y en avait pour une valeur de quatre millions au moins. Nous tînmes un petit conseil pour savoir si nous prendrions une escorte de gendarmerie. Après avoir pesé le pour et le contre, nous arrêtâmes qu'il valait mieux continuer notre route sans aucune précaution, pensant qu'une ostensible escorte de gendarmerie ne servirait qu'à donner l'éveil dans un pays où la plupart des brigands de nuit n'étaient que les honnêtes habitans du jour. Nous n'eûmes point à nous repentir du parti que nous avions pris; car nous ne rencontrâmes sur la route d'autre obstacle que le mauvais état des chemins, qui étaient affreux. C'est dans l'Estrelle que je vis pour la première fois cette espèce de chêne vert et élancé dont l'écorce forme le liége. La nuit passée sans encombre, nous aperçûmes la mer presque au point du jour; nous la perdîmes bientôt de vue pour nous enfoncer dans de nouvelles gorges, et nous arrivâmes enfin sur les bords de cette mer au golfe Juan, lieu destiné à devenir si célèbre, et dont aucun de nous alors n'aurait pu rêver la future célébrité. Nous déjeunâmes dans une cabane de pêcheur, que la mer baignait de ses flots, ayant en perspective l'île Sainte-Marguerite qui s'élevait au dessus des eaux, comme une vaste corbeille de verdure. À notre gauche se développait la rade d'Antibes jusqu'aux bouches du Var et jusqu'à Nice. Une friture d'anchois pêchés sous nos yeux nous parut une chose exquise, et là finit la provision que nous avions faite à l'Ermitage.

Pour peu que le lecteur ait voyagé, il sait quelle intimité s'établit entre personnes qui ont fait deux cents lieues dans la même voiture. La nôtre était d'autant plus grande que nous étions destinés à vivre ensemble; et d'après l'étude que j'avais faite de mes compagnons de voyage, je vis que ce serait une chose facile et agréable. La vérité est, que je ne connaissais ces messieurs que pour les avoir vus deux ou trois fois chez le prince, à l'exception toutefois de M. de Montbreton, homme bon et excellent s'il en fut. Je l'avais assez souvent rencontré dans le monde, dans les bals, notamment à l'hôtel de Luynes, et dans nos réunions maçonniques de la très-respectable loge écossaise de Sainte-Caroline. Il me serait impossible d'oublier la superbe mascarade de don Quichotte, qui produisit tant d'effet à un bal de madame de Luynes; mascarade dans laquelle M. de Montbreton, dans le personnage de Sancho, aurait été incontestablement le plus beau de la troupe, si M. de Louvois n'eût prêté sa figure au héros de la Manche.

Dans la journée du treize, nous arrivâmes à Nice vers deux heures, après avoir traversé le Var pour ainsi dire à pied sec. À Avignon, nous avions trouvé le printemps; nous trouvâmes presque l'été à Nice. On nous attendait, et nos logemens avaient été préparés à l'avance dans une maison particulière que le prince avait fait louer. Celle que la princesse avait occupée pendant l'hiver n'était pas assez spacieuse pour nous contenir tous; mais c'était notre grand quartier-général. C'était cependant une habitation délicieuse, appartenant à M. Vinaille, dont la fille avait un talent très-remarquable comme peintre de miniature. Cette maison, située à droite en arrivant à Nice, dominait un magnifique jardin d'orangers et de citronniers qui descendait en pente jusque sur le bord de la mer. Là règne une plage de sable dont l'inclinaison est si peu sensible, que quand la mer est calme on peut faire mouiller l'extrémité de ses souliers sans que la vague s'élève plus haut. Mon premier soin fut de me rendre dans l'appartement du prince, qui occupait l'étage supérieur, au dessus de l'appartement de la princesse. Nous nous mîmes à la fenêtre, le prince et moi, pour jouir de la plus belle vue que je pouvais alors me figurer. À droite s'étendaient les côtes de France, à gauche, la partie cintrée de la rade de Nice jusqu'à la pointe de Monaco, et devant nous la mer. Comme ce spectacle était nouveau pour moi, je ne me lassais pas de l'admirer. L'immobile uniformité de la mer n'était rompue que par quelques barques qui se hasardaient à peu de distance des côtes, mais qui revenaient chaque soir au port, dans la crainte de surprise par les bâtimens anglais, qui sillonnaient continuellement ces parages.

Ce fut là que j'appris du prince l'histoire de ses statues, que l'empereur venait tout récemment de lui acheter. Un jour, comme il sortait du lever de l'empereur, celui-ci le fit rappeler et l'emmena avec lui dans son cabinet. Après avoir été d'une amabilité extrême, l'empereur, rompant tout à coup la conversation fraternelle qu'il avait établie entre eux: «À propos, lui dit-il, j'ai oublié de te dire que j'achetais tes statues.» Le prince, pris au dépourvu, et profondément étonné de cette brusque interpellation, allégua d'abord qu'il n'avait pas le droit d'en disposer, que la galerie qu'il possédait était substituée dans sa famille; se hasardant ensuite à ajouter que, quand même elle ne le serait pas, il regarderait comme un devoir de conserver une collection que son père avait pris tant de peine à compléter. «Substituée! interrompit l'empereur avec une humeur marquée, substituée! qu'est-ce cela? Est-ce que je reconnais des substitutions? D'ailleurs, je ne te demande pas si tu veux vendre tes statues; je te dis que je les achète: mets-y un prix.»

«Voyant que l'empereur le prenait sur ce ton-là, me dit le prince, je vis bien qu'il fallait céder. N'osant d'ailleurs mettre un prix à mes statues, je lui dis, ce qui est vrai, que mon père en avait refusé vingt-cinq millions, que lui offrit une compagnie anglaise. Là-dessus l'empereur se calma tout à coup, et me dit d'un ton très-amical: «Écoute, mon ami: vingt-cinq millions, cela serait trop; cependant j'y veux mettre un bon prix; je t'en donne dix-huit millions, et je te ferai très-prochainement savoir quel sera le mode de paiement que j'aurai arrêté.»

Je ne saurais dire combien j'étais peiné en apprenant ces choses, et combien je le fus encore plus quand j'appris comment l'empereur paya au prince ses dix-huit millions. Cela commença à me désenchanter sur cette grandeur impériale, que j'aurais voulu voir toujours au milieu d'une auréole de gloire. Or, voici ce qui advint: l'empereur donna au prince trois cent mille livres de rentes sur le grand livre, comme si la rente eût été au pair pour six millions; ensuite il lui donna pour six autres millions le domaine de Lucedio, domaine national situé en Piémont, à quelques lieues de Verceil, et qui n'en valait pas plus de la moitié. Un million fut destiné par l'empereur à achever de payer l'hôtel de Paris et à le faire remeubler à neuf; ensuite l'empereur fit dire qu'il gardait entre ses mains les quatre autres millions pour en faire plus tard un emploi convenable, en achetant pour le prince une belle résidence aux environs de Paris. Maintenant, récapitulons: six et six font douze, et un treize, et quatre dix-sept. Le prince fit lui-même cette addition, d'où il lui sembla résulter qu'il y avait soustraction d'un million sur dix-huit, et il en fit l'observation à l'empereur, qui lui répondit: «Et le million que je t'ai donné d'avance à Tilsitt!» Il n'y eut rien à répliquer, et il fallut bien que la volonté de l'empereur fût faite en toutes choses.

La conduite de l'empereur en cette circonstance eut une influence fâcheuse sur le caractère du prince. Naturellement méfiant, et trompé de la sorte par son beau-frère, il ne crut plus à la probité de personne; malheur presque aussi grand chez un prince que de croire à la probité de tout le monde. En outre, tout objet d'art lui devint fastidieux, et arrêta en lui le penchant qu'il aurait eu à protéger les artistes en achetant leurs ouvrages. Quand on lui en proposait, ce qui m'arriva plusieurs fois, il me répondait: «Que voulez-vous que j'achète des tableaux et des statues! Est-ce que je pourrai jamais remplacer ma galerie?» À cette réponse, je n'avais rien à répliquer.

L'histoire des statues du prince m'a presque fait oublier que nous n'étions encore qu'à Nice; j'y reviens. Comme les logemens étaient peu nombreux dans la maison qui nous était destinée, je me trouvai colloqué dans la même chambre que le colonel Gruyer; et là commença entre ce brave militaire, cet excellent homme, et moi, une liaison que rien n'a jamais altérée. Celui-là, certes, était bien peu fait pour être le commensal d'une cour; et il en était de même du chef de bataillon Henrion: c'étaient des hommes si droits, si francs! Aussi le salon leur était-il fort antipathique, et ils aimaient bien mieux le champ de bataille.

Après nous être débarbouillés de la poussière du voyage, nous revînmes tous, vers six heures, chez la princesse. Le prince et elle dînèrent seuls; ce que l'on appelle, en style de cour, dans leur intérieur. Pour nous, nous dînâmes tous ensemble, avec les personnes qui avaient accompagné la princesse. C'était donc pour moi de nouvelles figures à examiner, et la plupart étaient fort agréables à voir. Madame de Chambaudouin, femme du préfet d'Évreux, était là la seule dame d'honneur; les autres étaient des lectrices, des demoiselles d'annonce, mademoiselle Millo et mademoiselle de Quincy, dont j'aurai à reparler. Là je retrouvai Blangini, musicien plein de goût, que j'avais déjà connu à Paris lorsqu'il donnait tous les dimanches matin, rue Basse-du-Rempart, des concerts que la mode avait pris sous sa protection. Blangini avait inspiré de l'intérêt à tout le monde par le soin qu'il avait pris de sa famille. Forcé de fuir le Piémont, sa patrie, poursuivi par les barbets, qui commirent tant de cruautés dans les Alpes maritimes, chargé d'une mère, de quatre sœurs ou frères en bas âge, il s'était réfugié à Paris, étant à peine âgé de dix-huit ans, et, par l'exercice de son talent, il était parvenu à élever et à établir sa famille; une de ses sœurs même était devenue lectrice de la princesse, ou plutôt cantatrice; car elle chantait à merveille; ce dont je pus juger plus tard à Turin.

Après le dîner, magnifiquement servi, comme on peut le croire, quoique cela ne ressemblât pas encore au luxe des tables de Turin, on vint annoncer que le prince et la princesse étaient dans le salon. Chacun s'empressa d'y monter; mais comme je n'avais pas encore été présenté à la princesse, je ne savais pas trop ce que je devais faire, n'ignorant pas combien une infraction à l'étiquette serait un cas grave. Dans le doute, je m'abstins, priant seulement M. de Montbreton de demander au prince s'il avait quelque ordre à me donner. L'ordre fut de monter; et le prince, qui était venu au devant de moi dans un premier salon, me dit fort aimablement: «Puisqu'il n'y a pas ici de maître des cérémonies pour vous présenter à la princesse, je vais vous présenter moi-même à ma femme.» La présentation eut lieu immédiatement, et je dus juger, à l'accueil charmant que je reçus, que l'on n'avait pas encore médit de moi. Je remarquai qu'en parlant à la princesse, son mari l'appelait Paulette, petit nom d'amitié qu'il lui donnait en diminutif du nom de Pauline, quand ils n'étaient point en bisbille. La conversation roula sur Paris, sur les riens du grand monde, sur les spectacles, les modes, enfin, sur ces importantes frivolités sans lesquelles la plupart des gens n'auraient pas grand'chose à se dire; mais le plus qu'il me fut possible, je réduisis mon rôle à celui d'observateur, et j'avoue que cela m'amusait beaucoup. M. de Clermont-Tonnerre était celui qui tenait le dez, et je me confirmai dans l'opinion que j'avais déjà que c'était un homme fort aimable, et surtout racontant à merveille.

Je voyais Pauline pour la première fois; elle me parut d'une beauté très-supérieure encore à tout ce que j'en avais entendu dire: c'était réellement la perfection. Il y avait en elle je ne sais quoi d'idéal, de fin, de coquet, dont il est impossible de rendre compte; enfin, c'était une femme femme, et c'est, selon moi, le plus grand éloge qu'on puisse faire d'une femme: ceux qui s'y connaissent me comprendront. On voyait de la vie dans sa langueur et de l'énergie dans sa faiblesse apparente; son regard surtout avait quelque chose de pénétrant et de spirituel qui donnait à sa physionomie, sinon à ses traits, quelque ressemblance avec la physionomie de l'empereur. Je m'efforçai de ne rien laisser paraître de l'admiration réelle que j'éprouvai; car je savais déjà qu'un visage discret, sinon menteur, était de mise indispensable à la cour. L'impassibilité que j'affectai fut probablement cause du singulier caprice dont je devins l'objet au moment où j'y pensais le moins. La musique avait succédé à la conversation; déjà Blangini et mademoiselle Millo avaient chanté d'une manière ravissante le duo d'Armide; alors on pria la princesse de chanter aussi, et, par discrétion, je n'osai joindre mes instances à celles de quelques-uns de ces messieurs, me modelant en cela sur les aides-de-camp du prince.

Le piano était au milieu du salon. Bien que la princesse nous eût tous invités à nous asseoir, j'étais resté debout, le bras gauche appuyé sur la cheminée, de telle sorte que je me trouvais presque en face des exécutans. Cependant la princesse venait de céder aux instances de ces messieurs et de ces dames; elle était debout devant le piano, s'apprêtant à chanter un duetto italien avec Blangini; déjà même la ritournelle était achevée, et la princesse commençait à filer un premier son, quand, s'arrêtant tout à coup, après avoir eu un instant les yeux dirigés de mon côté, elle me dit: «Je ne chanterai pas si vous restez; non!... On m'a dit que vous étiez très-méchant, et je suis sûre que vous vous moqueriez de moi.» J'assurai la princesse du contraire; mais, comme tout en souriant elle répétait que je me moquerais d'elle, je lui dis que je ne me pardonnerais jamais de priver la société du bonheur d'entendre Son Altesse Impériale, et je m'avançai vers la porte, que je refermai doucement sur moi.

Au bout d'une minute d'exil, je rompis mon ban; et voici pourquoi. J'avais réfléchi; ceci, m'étais-je demandé, est-il bien un ordre de princesse? assurément non. Qu'est-ce donc? un caprice de femme; donc il doit être passé, puisqu'il a une minute de date. Si j'ai l'air d'en avoir douté, je passe évidemment pour un sot; et d'ailleurs, si la princesse se fâche, ce qui n'est pas probable, la femme pardonnera. Enhardi par ce beau raisonnement, je rentrai donc tout doucement, et je me remis à la place où j'étais précédemment; ce que la princesse vit très-bien, mais ce qui ne l'empêcha nullement d'achever son duo. Quand il fut fini, je m'approchai de la princesse, à laquelle je demandai très-respectueusement si Son Altesse voulait bien me permettre de l'avoir entendue. «Pardi, me dit-elle en riant, il est bien temps!»

Vers onze heures, on se retira. Gruyer et moi nous regagnâmes notre chambre commune, où, avant de nous endormir, nous fîmes la causette, prenant pour texte la soirée qui venait de s'écouler. Mon brave colonel ne manqua pas de me dire de prendre bien garde à moi; conseil fort sage, mais dont je n'avais pas besoin, car je connaissais le terrain sur lequel j'avais à marcher.

Le lendemain, j'allai de bonne heure chez le prince; il me donna à examiner une nombreuse collection de cartes topographiques, et me dit de lui en donner mon opinion par écrit: c'était le plan des Alpes maritimes, dressé sur une échelle assez vaste, par le général Garnier. Je l'avais connu à Paris, comme un brave soldat et comme un intrépide joueur de bouillotte; mais à son ton et à ses manières un peu sanculotides, je ne me serais jamais douté qu'il fût un ingénieur aussi habile. Il avait fait ses cartes pour être offertes à l'empereur, si on les en jugeait dignes. Comme il était alors à Nice, il devait venir le jour même savoir ce que le prince en pensait, et voilà que ce jugement se trouvait remis à ma décision. Or je déclare avec toute franchise que nul plus que moi n'était incapable de juger le travail du général Garnier; ce qui, toutefois, ne m'arrêta pas une seule minute. Je consignai dans une note que ses plans étaient d'une parfaite exactitude, pensant que si je me trompais, l'auteur du moins rendrait justice à mes connaissances, et en cette occasion le hasard me servit à miracle; car j'ai su depuis que les cartes du général Garnier, qui sont encore, je le crois, au dépôt de la guerre, furent considérées comme les meilleures cartes topographiques des Alpes maritimes que l'on eût encore faites.

Cela réussit quelquefois; mais il ne serait pas bon de s'y fier toujours. Toutefois, sous le gouvernement impérial, tout marchait si vite que l'on aurait pardonné plus facilement une erreur que la moindre hésitation; aussi racontait-on qu'un jour l'empereur, s'étant brusquement approché d'un colonel, lui dit: «Combien d'hommes dans votre régiment?—Douze cent vingt-cinq.—Combien à l'hôpital?—Treize cent dix.—C'est bon.» Le colonel avait répondu si rapidement que l'empereur avait à peine eu le temps de comparer ses réponses.

Les journées que nous passâmes à Nice se ressemblèrent beaucoup. J'allai voir la ville, qui me parut fort peu remarquable par ses édifices. Je la parcourus un jour avec M. de Clermont-Tonnerre; et il n'y a point d'exagération à dire que si, dans les jardins, l'odeur de la fleur d'oranger se fait toujours sentir, l'odeur du fromage nous poursuivit dans presque toutes les rues, mitigée seulement paf l'odeur de l'ail. Il y avait alors à Nice quelques Français exilés de Paris; j'y rencontrai M. Alexandre de la Tour-du-Pin, et M. de Clermont-Tonnerre y alla voir madame d'Escars et sa fille, mademoiselle de Nadaillac, qui avaient obtenu la permission de s'y fixer, après avoir été long-temps détenues à l'île Sainte-Marguerite. Il me donna sur la captivité de ces dames des détails qui me firent vraiment pitié, et dès le jour même je proposai au prince d'écrire à l'empereur en leur faveur. Je vis avec une vive satisfaction, par la manière dont ma proposition fut accueillie, que je n'éprouverais jamais de difficultés pour des demandes de cette nature. Madame d'Escars obtint quelque temps après l'autorisation de revenir dans l'intérieur de la France. Nous écrivîmes aussi à Fouché, qui était encore ministre de la police, pour l'engager à être favorable à la demande qui lui serait probablement renvoyée. J'avais vu ce personnage célèbre la veille de notre départ pour Paris, car j'avais oublié d'aller prendre des passe-ports pour notre voyage, et comme les bureaux étaient fermés le soir, Fouché seul pouvait me les faire expédier sur-le-champ, ce qu'il fit avec la meilleure grâce du monde. Pendant que l'on exécutait l'ordre qu'il avait donné pour nos passe-ports, je remarquai qu'il me regardait fort attentivement, après quoi il me donna, quoique sans me connaître, quelques instructions, me recommandant surtout de lui donner souvent des renseignemens sur l'état des prisonniers en Piémont; et, chose assez singulière, la même recommandation se trouvait au nombre des instructions particulières que l'empereur avait remises au prince. Je me rappelle que l'empereur y insistait principalement sur ce que chacun de nous parlât français, et évitât de se jamais servir de la langue italienne. Je fis à Nice une étude de ces instructions, et j'en eus tout le loisir, car nous n'avions encore à faire que des projets de gouvernement. Il était dit encore dans les instructions de l'empereur que le prince, à dater de son arrivée à Turin, lui écrirait tous les jours.

Le seize au matin, comme nous finissions de déjeuner, on vint dire au colonel Gruyer et à moi que la princesse nous demandait. Nous nous hâtâmes de nous rendre à ses ordres, et nous trouvâmes chez elle le prince et madame de Chambaudouin. La princesse me dit d'une manière fort affable: «Je vous ai entendu dire hier que vous n'aviez jamais été sur la mer; je veux voir si cela vous fera mal au cœur.» Je fus enchanté de cette proposition; car, à part son rang et même sa beauté, Pauline était en vérité une femme extrêmement aimable quand le vent de ses caprices était au beau. Nous descendîmes tous les cinq par le jardin, la princesse ayant pris mon bras, et nous trouvâmes sur le bord de la mer une élégante chaloupe garnie d'une seule voile, et dirigée par quatre rameurs. Nous mîmes une heure environ à gagner en ligne droite la pointe de Monaco, trajet d'une lieue et demie, et voilà, je l'avoue, la plus longue navigation qui puisse me donner des droits à être un jour ministre de la marine. Quant à l'essai que voulait faire la princesse, il me réussit au mieux, car je n'éprouvai pas le plus léger symptôme de ce qu'on appelle le mal de mer. Nous descendîmes à terre, et nous allâmes nous promener dans une magnifique campagne qui appartient aussi à M. Vinaille. Nous nous assîmes sur le gazon, où la princesse, qui avait fait apporter un livre, voulut que je fisse la lecture. À quatre heures, nous reprîmes la route de Nice par la même voie, ne me lassant point d'admirer le magnifique coup d'œil qu'offrent les côtes, vues à une certaine distance, et qui semblent se rapprocher sans que l'on sente le mouvement qui en rapproche, au contraire. Je sus dans cette promenade, vraiment délicieuse, que le jour de notre départ pour Turin était fixé au surlendemain, et que nous nous y rendrions par le col de Tende. Ainsi donc, adieu, Nice.


CHAPITRE III.

Voyage de Nice à Turin par le col de Tende.—Heureuse disposition des voyageurs.—Les arcs de triomphe et les malédictions.—L'hiver dans les montagnes.—La berline de la princesse et la chaise à porteur.—Caprices sur caprices.—Dispute de Pauline avec son mari sur la préséance.—M. de Clermont-Tonnerre et les oreillers de la princesse.—Le froid aux pieds et madame de Chambaudouin.—Mon premier voyage dans les montagnes.—Les Alpes maritimes.—Sospello et les billets de logement.—Mes deux bonnes religieuses.—Siete pur Francese!—Seconde journée.—Sites pittoresques et hardiesse des chemins.—Arrivée à Tende et appétit général.—Scène comique et inattendue.—Histoire d'une fraise de veau et souper retardé.—Causeries nocturnes avec M. de Clermont-Tonnerre.—Anecdotes piquantes.—Souvenirs d'une nuit.—Conversation remarquable de l'empereur avec M. de Clermont-Tonnerre.—Conseils de Napoléon.—Manière de faire un colonel.—La montagne de Tende.—Le porteur de la princesse, une bouteille de vin de Bordeaux et des ricochets.—Approches de notre gouvernement.—La princesse voulant répondre aux autorités.—Nouvelle dispute.—Observation faite à Pauline et influence du nom de l'empereur.—Arrivée à Coni—La ville illuminée.—Discours de l'évêque et réponse du prince.—Influence du clergé en Piémont.—Mot heureux de Voltaire sur les papes.—M. Arborio, préfet de Coni.—Promenade de Coni à Racconiggi.—Maison de plaisance des princes de Carignan.—Parc dessiné par Le Nôtre.—Le lit de Louis XV et l'écho factice.—Commencement de l'étiquette.—Le service d'honneur.—Mademoiselle Millo et mademoiselle de Quincy.—Notre entrée à Turin et le canon de la citadelle.


Il faudrait avoir la plume de Sterne pour raconter dignement toutes les bizarreries, tous les incidens comiques qui signalèrent notre voyage de Nice à Turin par le col de Tende. Nous étions tous jeunes, tous disposés à nous amuser, et pour chacun de nous l'avenir ne se présentait qu'en beau. Qui de nous, en effet, aurait pu supposer alors que cet empire, si grand, si fort, si puissant, ne tarderait pas à s'écrouler? En concevoir la possibilité eût été chose absurde. Cependant je ne tardai pas à m'apercevoir, comme j'aurai l'occasion de le faire remarquer plus tard, qu'il y avait plus d'apparence que de réalité dans l'attachement à la France des peuples annexés à l'empire. Quoi qu'il en soit, nous voilà sur la route du chef-lieu de notre gouvernement général, où nous attendent de brillantes réceptions, des arcs triomphaux, des fêtes à l'extérieur, et au dedans bon nombre de malédictions. Nous mîmes quatre grands jours pour parcourir un espace d'environ cinquante lieues, dont trente dans les montagnes: c'est dire assez que nous voyagions à petites journées, ainsi que l'exigeait la santé de la princesse. Elle me paraissait se bien porter alors; mais elle possédait au suprême degré l'art d'être malade à volonté. Il nous fallut en outre dire momentanément adieu au printemps anticipé dont nous avions joui si délicieusement. À peine, en effet, eûmes-nous fait quelques lieues en nous enfonçant dans les gorges des montagnes, que nous retrouvâmes l'hiver, et un hiver très-rigoureux.

Notre convoi se composait de sept ou huit voitures au moins, sans compter la chaise à porteur de la princesse, où elle montait chaque fois que la raideur des escarpemens nous obligeait à descendre de voiture. Elle était, le reste du temps, dans la berline que nous avions amenée de Paris, et que le sellier Braidy avait faite aussi douce que possible exprès pour ce voyage. Dans la même voiture se trouvait le prince, madame de Chambaudouin, et M. de Clermont-Tonnerre. Dieu sait ce qu'ils eurent à souffrir sur toute la route des caprices de la princesse, car le vent y était à la tempête. Il faut lui rendre cette justice: elle était comme un vrai démon; mais quel joli petit démon! À peine elle était dans sa voiture qu'elle voulait qu'on la portât, et quelques minutes après, il fallait remonter en voiture. L'ennui et l'impatience, à grande peine contenus, que l'on voyait sur la figure du prince, étaient à faire pitié; aussi, tant qu'il le put, fit-il la route à pied. Sa femme le tourmentait sur tous les points possibles: tantôt elle lui disait qu'elle voulait prendre le pas sur lui, arguant du fameux sénatus-consulte que j'ai rapporté précédemment; elle y avait vu que le prince avait le pas immédiatement après les princes français, d'où elle concluait que les princesses françaises se trouvaient dans le même cas, et que, par conséquent, ce serait à elle à répondre aux harangues des autorités. Vainement le prince objectait que c'était lui qui était le gouverneur-général, et qu'elle n'était point, elle, gouvernante générale; elle n'en voulait point démordre, et lui disait alors d'une façon peu aimable qu'il n'était gouverneur-général que parce qu'il était son mari, et qu'il ne serait rien s'il n'eût pas épousé la sœur de l'empereur, ce qui, au fond, ne manquait pas de quelque vérité. Alors le prince l'appelait Paulette, Paulette!... du ton le plus doux possible; mais je t'en souhaite! Paulette avait de la tête, et son état capricieux demeurait en permanence. Quant à M. de Clermont-Tonnerre, lui, il était simplement victime du jeu des oreillers. Or, voici ce que c'était: de bon compte fait, il y avait bien au moins quatre ou cinq oreillers dans la voiture de la princesse. Par momens, ce nombre était à peine suffisant pour envelopper Pauline d'un rempart de plumes; mais parfois aussi la princesse s'en trouvait trop échauffée; alors on les entassait sur les genoux de monsieur le chambellan de service, qui, n'étant pas très-grand, était obligé de se tenir extrêmement droit pour pouvoir respirer au dessus de cette masse de plume. Pour madame de Chambaudouin, c'était autre chose: quand la princesse avait trop grand froid aux pieds, il fallait qu'elle eût de temps à autres des complaisances peu décentes, pour que Pauline trouvât à mettre ses pieds dans un endroit assez chaud.

À cette époque, je n'avais point encore voyagé dans les montagnes; depuis, j'ai parcouru les Alpes proprement dites et les Apennins; mais je puis assurer que, dans aucune des chaînes qui séparent l'Italie du reste de l'Europe ou la dominent dans sa longueur, je n'ai trouvé une nature aussi bizarrement saccadée que dans les Alpes maritimes, depuis Nice jusqu'à Coni. Là j'ai pu admirer ce que peuvent le temps et la main des hommes pour forcer des montagnes ardues à livrer un passage aux voyageurs. J'avais peine à concevoir comment les princes de la maison de Savoie avaient pu parvenir à exécuter des travaux qui sont réellement prodigieux.

Notre itinéraire était tracé d'avance, et nous devions coucher le premier soir à Sospello, bourg enclavé dans une profonde vallée que de hautes montagnes dominent de tous côtés. Quelle que soit mon horreur pour le genre descriptif, je ne puis me dispenser de dire quelques mots de la disposition vraiment unique de ce point des Alpes maritimes. Vers deux heures de l'après-midi, nous nous trouvâmes en vue de Sospello, et nous avions encore près de quatre heures de marche pour y arriver. Figurez-vous un immense cône renversé, ou, si vous aimez mieux un terme plus simple, un vaste entonnoir; supposez un bourg bâti dans sa partie la plus profonde, et vous aurez une idée de Sospello. Arrivés sur un des points dominans du cercle de l'entonnoir, nous en découvrions très-facilement la profondeur; il semblait qu'avec la main on aurait lancé une pierre sur le clocher de l'église; eh bien! c'est de ce point que nous avions encore quatre heures de marche, en suivant les sinuosités des voies pratiquées le long des flancs intérieurs de la montagne; il fallait aller, revenir, aller de nouveau, revenir encore, et quand nous avions fait une lieue de chemin, à peine nous étions-nous approchés de deux cents toises de notre but. Nous y parvînmes enfin un peu avant la chute du jour, et la princesse s'étant enfermée avec ses femmes, nous n'en entendîmes plus parler de la soirée. Nous eûmes seulement à essuyer la visite de toutes les petites autorités du lieu, sans en excepter le séminaire. Rien n'est plus pittoresque que Sospello; le bas-fond sur lequel ce bourg est construit a plus d'étendue que nous n'aurions pu le supposer en le voyant d'en haut. Le torrent qui le traverse n'était à cette époque qu'une jolie petite rivière encaissée par des quais. Sospello était autrefois le quartier-général des Barbets, auxquels il avait fallu faire une guerre d'extermination, et véritablement on dirait que la providence, qui pense à tout, a pensé, en taillant ces montagnes sur un patron si bizarre, à doter les brigands d'une retraite inexpugnable.

Le prince et la princesse furent logés dans la maison du maire, et nous distribués dans le bourg par billets de logement. M. de Montbreton, à sa qualité d'écuyer commandant le voyage, joignait les fonctions de maréchal-des-logis. Pour s'assurer du profond respect que m'inspirerait, l'hospitalité, il m'avait fait la plaisanterie de me colloquer chez deux bonnes vieilles religieuses, ce qui, le lendemain, divertit beaucoup le prince et la princesse. Les bonnes et excellentes femmes! Elles avaient mis tout sens dessus dessous pour m'arranger, dans le modeste asile qu'elles habitaient en commun, une chambre aussi confortable que possible; elles avaient enfin réuni les matelas de leurs lits pour que je fusse mieux couché. M'en étant aperçu, je leur déclarai positivement que je m'en irais à l'instant de chez elles si elles me laissaient plus qu'un matelas, et ne refaisaient pas leurs lits, les assurant que pour tout au monde je ne voudrais pas les incommoder un seul instant. Non, je n'oublierai de ma vie l'expression de surprise qui se manifestait sur leurs figures vénérables pendant que je parlais de la sorte. Quand j'eus fini, la plus jeune des deux, qui avait au moins cinquante ans, me dit en croisant ses deux mains et avec un accent impossible à rendre: Ma, Signor, siete pur Francese!... «Comment, Monsieur, mais vous êtes pourtant un Français!...» Quelle avait donc été la conduite d'indignes Français dans la profondeur de ces montagnes, pour que deux pauvres religieuses fussent si surprises de voir un Français faire ce que tout homme bien élevé ferait à l'égard de toutes les femmes! Elles reprirent leur chambre, m'arrangèrent un lit de sangle dans une autre petite pièce, et le lendemain matin elles épiaient mon réveil pour m'offrir une tasse de café, di café nero, comme disent les Italiens. Au surplus j'avais reçu là une excellente leçon qui me dédommagea par avance des plaisanteries du lendemain.

Le cortége se remit en route d'assez bonne heure sans que la princesse eût pensé à en contrarier le départ par une fantaisie instantanée, et nous nous dirigeâmes vers Tende, où nous devions coucher. Lorsque nous eûmes gravi le versant opposé à celui que nous avions descendu la veille, et redescendu une autre montagne, l'aspect et la nature des lieux changèrent tout-à-fait; nous n'eûmes plus à monter ni à descendre; nous suivîmes une route unie, mais extrêmement sinueuse, frayée sur les bords d'un torrent. Rien de plus pittoresque que cette partie des Alpes maritimes dans lesquelles nous nous trouvions pour ainsi dire encaissés; je me rappelle surtout deux lieues que nous fîmes sur une route taillée dans le roc un peu au dessus du torrent, dont les eaux grondaient au milieu des roches détachées. Les deux côtés de la montagne, extrêmement rapprochés, se resserraient encore à leur ouverture, c'est-à-dire à quatre cents pieds au dessus de nos têtes, de telle sorte que ces immenses murailles naturelles s'avançaient sur la route, à peu près comme la tour penchée de Pise du côté où elle est saillante. Ce chemin avait été creusé sous le duc de Savoie Victor-Amédée.

Enfin nous arrivâmes à Tende, village affreux, composé moins de maisons que de tannières, qui s'élèvent en amphithéâtre sur le plan incliné de la montagne qui fait face à la route. Ces maisons sont tellement les unes au dessus des autres, que pour se faire une idée exacte de Tende, il suffit de regarder une de ces vieilles gravures sur bois où il y a absence totale de perspective, celle, par exemple, où le fameux cheval de Troie se trouve perché sur un fort joli échantillon de rempart; on la trouve, je crois, dans le Virgile in-folio ex codice vaticano.

Quiconque a éprouvé l'influence de l'air des montagnes sur l'estomac humain, concevra quel devait être notre appétit à cinq heures du soir, n'ayant pris de tout le jour qu'un très-léger déjeuner à huit heures du matin; aussi n'y avait-il qu'un cri après le repas tant souhaité. Les ordres étaient donnés, le couvert mis, et déjà nous croyions le moment venu de nous mettre à table, quand un événement imprévu vint répandre parmi nous la consternation. Un mouvement extraordinaire venait de se manifester dans l'espèce d'hôtellerie où était descendue la princesse; on allait, on venait, on se heurtait dans les escaliers; la grosse femme de chambre Émilie courait comme un page; tous les valets étaient sur pieds, les courriers prêts à monter à cheval, la dame d'honneur tout en émoi; les lectrices ne savaient où donner de la tête, enfin les apprêts du souper étaient généralement suspendus. Que se passait-il donc? Nous ne le sûmes pas d'abord, mais enfin nous fûmes officiellement informés que la princesse avait la colique, et son altesse venait de signifier qu'il lui fallait absolument un lavement à la fraise de veau. C'était admirable dans un pays où il n'y a pas de veau! mais les entrailles de la princesse n'admirent aucune espèce de conciliation; la farine de graine de lin fut rejetée avec horreur, et l'huile d'amande douce elle-même ne put obtenir la moindre faveur; c'était une fraise de veau qu'il fallait. Tous les valets se mirent donc en campagne avec des guides du pays; enfin, par une espèce de miracle, au bout de deux heures, un des courriers revint triomphant, portant en selle un jeune veau qui fut immédiatement immolé. La fraise en fut extraite, lavée, bouillie; nous eûmes à notre souper la seule fraise de veau qui probablement ait paru sur une table de Tende depuis la création, et les entrailles de la princesse se trouvèrent émolliées à la satisfaction générale.

Cet incident, comme on peut le croire, jeta beaucoup de gaieté sur notre souper, bien qu'il en ait été retardé jusqu'à huit heures, et je me rappelle que M. de Clermont-Tonnerre et moi ayant été désignés pour occuper la même chambre, nous nous en donnâmes au cœur-joie fort avant dans la nuit. Il était impossible d'être plus aimable que mon camarade de chambre; il savait surtout raconter avec une grâce infinie une foule d'anecdotes dont sa mémoire était remplie. Je pense qu'il n'y aura pas d'indiscrétion à en rapporter ici une qui me vient en souvenance: elle est d'ailleurs caractéristique, et montre parfaitement quelles furent les dispositions de l'empereur en faveur de l'ancienne noblesse.

Il y avait peu de temps que M. de Clermont-Tonnerre avait accepté les fonctions de chambellan de la princesse Borghèse, fonctions qui donnaient le droit d'assister au lever de l'empereur, lorsqu'un jour, après le lever, Napoléon lui adressa la parole, et poursuivit même assez loin la conversation. «Vous avez bien fait, lui dit l'empereur, de vous rattacher à moi. Je vous en sais gré, et j'aurai soin de vous. Mais, voyez-vous, M. de Clermont-Tonnerre, être chambellan de ma sœur, cela ne vous suffit pas; il faut servir... Dam!... Écoutez... je ne puis pas vous rendre les priviléges que vous aviez autrefois... Non, cela ne se peut pas... Mais, enfin, allez voir Clarke, il est ministre de la guerre... Demandez-lui de vous faire capitaine et de vous prendre pour aide-de-camp... Vous lui direz que c'est moi qui vous l'ai conseillé.» Certes, M. de Clermont-Tonnerre n'eut garde de manquer à suivre un aussi bon conseil, et Clarke, comme on peut le croire, s'empressa fort d'y faire droit, d'où il advint que M. Clermont-Tonnerre fit la campagne d'Iéna en qualité de capitaine aide-de-camp du ministre de la guerre. Mais il advint, ma foi, bien autre chose! Après le retour de Tilsitt, l'empereur ayant encore remarqué M. de Clermont-Tonnerre à son lever, l'interpella de la sorte: «Pourquoi n'êtes-vous pas colonel?... Vous avez tort...—Sire.—Oui, je sais bien, les difficultés... C'est difficile, en effet. Pourtant... faites ce que je vais vous dire: On organise dans ce moment-ci des régimens de gardes-côtes. Votre belle-mère a des propriétés en Normandie; allez-y. Montrez du zèle, de l'activité; mettez-vous à la tête d'un de ces régimens; prenez des épaulettes de colonel; à votre retour, vous viendrez me voir avec; je ne dirai rien, et vous verrez que personne n'osera rien dire. Cela passera comme ça, et je suis sûr que Clarke sera très-flatté d'avoir un aide-de-camp colonel[85].» Il serait superflu d'ajouter que ce nouveau conseil donné par l'empereur ne fut pas moins ponctuellement suivi que le premier; l'issue, d'ailleurs, n'en fut pas moins heureuse.

Cependant il ne faut pas que je m'arrête trop long-temps à nos causeries nocturnes, car ce serait à n'en pas finir. Il vaut mieux nous replacer au point où nous en étions, M. de Clermont-Tonnerre et moi, quand nous nous imposâmes un mutuel silence pour profiter du peu d'heures qui nous restaient à dormir. En effet, il fallait être sur pied le lendemain à six heures du matin, notre troisième journée étant de douze heures de marche, dont sept pour monter seulement les soixante-douze grandes marches, liées par des tournans, qui conduisent au sommet de l'immense escalier que présente la montagne de Tende. Jusque là nous n'avions vu de neige que sur quelques roches culminantes; mais, à demi-montée, nous en trouvâmes beaucoup même sur la route, et il faisait un froid des plus rigoureux. La plupart des hommes étaient à pied, et, pour ma part, je ne montai en voiture que quand nous fûmes parvenus sur le plateau qui s'étend au sommet de la montagne de Tende, mais qui a cependant beaucoup moins d'étendue que la plaine élevée du Mont-Cénis. Là, je me le rappelle, le froid et la marche nous donnaient une soif excessive, et nous n'avions aucun moyen de l'étancher, quand j'aperçus un des porteurs de la princesse qui buvait à même une bouteille de vin de Bordeaux. Le gaillard avait été de précaution, et je l'en félicitai en enviant son sort. Il m'assura que s'il n'avait pas bu à même, il m'en offrirait volontiers; à quoi je lui répondis qu'il ne m'inspirait aucun dégoût, et la bouteille passa de ses mains dans les miennes. À peine eus-je humé quelques gorgées, que le prince m'apercevant: «Ne buvez pas tout,» me cria-t-il. Moi, alors, lui rendant le scrupule que m'avait témoigné le porteur de la princesse: «Monseigneur, lui dis-je, si je n'avais pas bu à même, je...—Ah! bah! donnez, donnez donc! je meurs de soif. «Quand le prince eut bu, la bouteille me revint, et je la rendis à son premier propriétaire, fort satisfait de ne pas la revoir tout-à-fait vide.

Quand nous commençâmes à dévaler du côté du Piémont, il fit un temps épouvantable; une espèce de tourmente venait de s'élever: le vent et la neige, qui tombait à flocons serrés, nous coupaient la figure; et les roues de nos voitures s'enfonçaient dans de profondes ornières de neige; enfin nous arrivâmes au premier village de notre gouvernement, où la princesse commença à réaliser ses menaces en voulant répondre au maire du lieu, tandis que le prince lui répondait de son côté; d'où il résulta que le maire n'eut réellement, pour réponse aux magnifiques complimens qu'il avait débités, qu'une dispute de préséance entre le mari et la femme. Je ris de ceci, aujourd'hui que je ris de tout: mais je n'en riais point alors; j'étais au contraire profondément affligé de l'espèce de déconsidération que de pareilles discussions pouvaient faire retomber sur le prince, et je me permis, quand nous arrivâmes à Coni, tout aussitôt que nous fûmes descendus de voiture, de m'approcher de la princesse et de lui en faire respectueusement l'observation, ajoutant que si l'empereur en était informé, Sa Majesté serait fort mécontente. C'était le grand moyen, car le nom de l'empereur seul y pouvait quelque chose; encore ce moyen n'était-il pas toujours efficace. Il réussit pourtant cette fois, et il fut arrêté que ce serait le prince qui répondrait au discours de félicitations que devait prononcer l'évêque de Coni au nom de toutes les autorités du département de la Stura.

Cependant nous étions tous descendus à la préfecture, après avoir traversé une partie de la ville de Coni, toute resplendissante d'illuminations. La princesse passa avec ses femmes dans l'appartement qui lui était destiné. Je me rendis dans la chambre du prince, où nous prîmes préalablement connaissance du discours de l'évêque. Il nous parut fort convenable, et nous arrangeâmes en toute hâte une réponse dans laquelle le prince se félicitait d'entendre la voix d'un vénérable ecclésiastique lui donner la première assurance du dévouement des Piémontais à l'empereur; qu'un pareil choix le flattait personnellement, puisqu'il devait toute son illustration à sa parenté avec un des princes de l'église. Ce rapprochement fit un bon effet dans un pays où l'influence du clergé était très-grande, et où un grand nombre de personnes étaient adonnées à la dévotion. En somme, sous l'Empire même, la partie la plus délicate dans l'action du gouvernement, était celle où elle se trouvait en contact avec le clergé, surtout dans les départemens au delà des Alpes; d'ailleurs, c'est un principe généralement reconnu, que les politesses, même exagérées, n'ont jamais d'inconvéniens, et ne compromettent jamais quand elles s'adressent aux femmes et aux évêques. Voltaire, dont les plaisanteries sont quelquefois si pleines de raison, a touché du doigt la chose quand il a dit, en parlant des papes, qu'il fallait continuer à leur baiser les pieds, mais leur lier les mains. Si j'étais roi, je ne donnerais pas d'autres instructions à mon ambassadeur à Rome; mais voilà sur ce point assez de bavardage.

La préfecture de Coni, depuis que nous y étions descendus en si grand nombre, présentait un état de désordre qui ressemblait presque à de l'anarchie. On ne savait auquel entendre, soit pour le service des tables, soit pour les logemens. Nous fûmes encore presque tous disséminés dans la ville, et j'échus en partage à un bon Piémontais, dont j'ai oublié le nom, mais dont la maison était plus noire et plus enfumée qu'une vieille prison. Au surplus, je ne vins me coucher que fort tard, étant resté plusieurs heures avec le préfet, pour m'informer de l'état et des besoins de son département. C'était un fort brave homme, menant bien sa barque sans bruit, et comptant peu de réfractaires parmi les conscrits de son département, ce qui était un des points essentiels il se nommait M. Arborio. Il mourut malheureusement quelques mois après, et ce fut une perte réelle pour son département qu'il menait aussi doucement que les ordres d'en haut pouvaient le permettre.

Le lendemain, conformément à notre itinéraire, nous n'avions que douze lieues à faire, et ce fut plutôt une promenade qu'une fraction de voyage. En peu d'heures, nous eûmes franchi la distance de Coni à Racconiggi, où nous devions passer la journée, afin d'y concerter notre entrée solennelle qui devait avoir lieu à Turin le lendemain. Les routes étaient magnifiques, comme elles le sont toutes en Piémont, où elles ressemblent réellement à des allées de jardin; aussi ne sont-elles point larges comme nos routes délabrées de l'intérieur de la France, dont on devrait vendre la moitié pour faire réparer l'autre. Les campagnes que nous traversâmes étaient riches de culture et de végétation, et je remarquai, dès lors, le système d'irrigation que j'ai tant admiré depuis, et qui répandait dans toutes les terres la vie et la fécondité.

Racconiggi, palais de campagne des princes de Carignan, est une des belles habitations de prince qui existent. Le Nôtre en a dessiné le parc réservé, qui n'a pas moins de deux cents arpens d'étendue. La végétation y est admirable, les eaux superbes et convenablement éloignées du palais. Les bâtimens sont vastes et parfaitement en harmonie avec les jardins. Là, se trouvait, dans une chambre, le lit qui avait servi au mariage de Louis XV; dans une autre, l'architecte avait ménagé un écho factice que nos lectrices, ou demoiselles d'annonce, firent bavarder à qui mieux mieux. Les autorités de Turin accoururent présenter leurs hommages au prince et à la princesse. Les officiers de leurs maisons, les dames piémontaises de la princesse s'y rendirent également: mais ce serait trop nous hâter que de faire, dès à présent, connaissance avec tout ce monde-là. Ce fut à Racconiggi que la sainte étiquette réclama pour la première fois ses droits imprescriptibles, et le service d'honneur, dont je n'avais pas l'honneur de faire partie, fut seul admis à la table du prince et de la princesse, où il y eut grand gala; et comme ma table n'était point encore officiellement organisée, je dînai avec deux jeunes personnes dont l'une était fort jolie, et l'autre fort agréable, mademoiselle Millo et mademoiselle de Quincy, dont j'ai déjà parlé, mais que je ne commençai réellement à connaître que ce jour-là. J'aimais mieux ce petit comité, qui n'était pas sans charmes, mais qui aurait pu aussi ne pas être sans inconvénient. Enfin, tout se passa pour le mieux; et le lendemain, vingt-deux d'avril, jour de ma naissance, ce qui est pour moi une circonstance assez singulière, nous fîmes, en grande pompe, notre entrée à Turin, escortés par une garde d'honneur, et salués par le bruit du canon de la citadelle.


CHAPITRE IV.

Conseil bon à suivre.—Les faiseurs de plans.—Souvenir du ministère des relations extérieures.—Simplicité d'organisation.—Le colonel Clément, M. d'Auzer, M. Dauchy et le général Porson.—Les deux secrétaires.—M. Charles de La Ville et sa famille.—Les chefs d'état-major de Rapp et de Davoust.—Difficultés de notre position.—Circulaire aux préfets dans l'intérêt des administrés.—Le baron Giulio.—Lutte engagée et allégations de droits.—Correspondance singulière.—Le préfet sur les grands chemins.—Décision indispensable.—Conciliation amiable.—Visite au général Menou.—Horreur du général pour payer ses créanciers.—Le danseur de soixante-dix ans.—Madame de Menou victime de l'expédition d'Égypte.—Seule distraction de madame de Menou.—Le général Menou et le tyran domestique.—Le théâtre Carignan et la troupe de mademoiselle Raucourt.—Ma première soirée au spectacle et mœurs nouvelles.—Incertitudes à l'occasion d'une clef.—M. et madame d'Angennes.—Les théâtres éclairés.—La cour décente et mot du prince Borghèse.—Mon lit et le frère assassiné par son frère.—Promenades avec M. de Clermont-Tonnerre.—La consola et les ex-voto.—Rencontres d'anciennes connaissances.—M. de Salmatoris et M. de Seyssel.—Bon usage piémontais.—Le comte Peiretti et M. de Luzerne.—Le théâtre de l'Opéra orgueil des habitans de Turin.—M. Négro, maire de Turin.—Grand bal donné par la ville au prince et à la princesse.—Bonne idée et heureux effet d'un petit moyen.—Fête magnifique, et Pauline la reine du bal.—Honneurs rendus au fauteuil de l'empereur.—Conseil suivi par Pauline, et enthousiasme à propos d'une Montferrine.


Quand on arrive dans un pays où l'on aura à exercer une part quelconque d'autorité dans le gouvernement ou dans l'administration, la première chose à faire est de chercher parmi les habitans un homme intègre, sans fonctions, sans ambition et appartenant à la classe aisée. Quand vous l'avez un peu tâté, donnez-lui votre confiance; mais, sur toutes choses, ne la donnez qu'à lui: ne l'éparpillez pas sur ces innombrables donneurs d'avis, sur ces faiseurs de projets, qui se jettent à votre tête. À peine étions-nous à Turin, que les plans nous pleuvaient de tout côté, comme des projectiles sur une citadelle assiégée. Si l'on en avait cru la plupart de ces messieurs, l'administration du gouvernement des départemens au delà des Alpes, aurait ressemblé à un ministère de Paris, ayant ses divisions, ses bureaux, ses chefs, ses sous-chefs et son armée d'employés. J'avais remarqué, dans ma première jeunesse, que le personnel du ministère des relations extérieures, qui n'était pas autrement mal régi par M. de Talleyrand, se bornait à quarante-cinq employés, y compris le ministre et ses secrétaires. Je jugeai, d'après cela, que notre machine gubernative serait d'autant meilleure qu'elle serait plus simple; par cette raison toute naturelle, que, moins il y a de roues à une voiture, et plus elle roule facilement. Dès lors, point de divisions, point de bureaux. Les affaires de la maison du prince, ou, si l'on veut ennoblir les choses, l'administration de notre liste civile, ressortissait d'un intendant général, le colonel Clément; M. d'Auzers, ancien chevalier de Malte et émigré, était intendant général de la police; le général Porson, chef d'état major du prince; et le conseiller d'état Dauchy, intendant général des finances. Ces messieurs, comme on dit vulgairement, étaient chargés du gros de la besogne, de la partie matérielle qui se rattachait à leurs attributions respectives. Quant aux matières plus délicates, elles furent réservées, soit pour le secrétaire des commandements, soit pour le cabinet particulier. Mais les attributions de ces deux secrétariats ne furent point tellement définies, que les deux titulaires n'aient souvent confondu leurs fonctions; ce qui était sans inconvénient, car ils ne tardèrent pas à se lier de la plus étroite intimité. Charles de La Ville, secrétaire des commandemens, était un homme excellent, plein d'esprit et de connaissances variées. Il était Piémontais, mais n'avait rien de cette sournoiserie que l'on peut reprocher à un certain nombre de ses compatriotes. Son père, ancien préfet de Turin, s'était dès l'origine prononcé en faveur de la cause française, pour la réunion du Piémont à la France; aussi avait-il été nommé sénateur et chambellan de Madame Mère. Le seul reproche que peut-être on aurait pu adresser au comte de La Ville aurait été la trop longue prolongation d'habitudes qui devraient être plus spécialement l'apanage de la jeunesse. Il avait deux autres fils, César et Alexandre, alors colonels tous les deux dans l'armée française, dont l'un fut chef d'état-major de Rapp à Dantzig, et l'autre chef d'état-major de Davoust à Hambourg. C'est dire assez que c'étaient des officiers distingués. Au surplus, les trois frères de La Ville étaient presque Français; ils l'étaient du moins par leur éducation, ayant été tous les trois élevés au collége de Sorrèze.

On a pu voir facilement, par ce qui précède, comment se trouva organisé le gouvernement général des départemens au delà des Alpes. Mais qu'est-ce qu'un gouvernement dont le chef n'a point de places à donner? Le prince se trouvait soumis par le fait à l'action de chacun des ministres dans la sphère de leurs attributions. Quand le ministre de l'intérieur, par exemple, avait obtenu de l'empereur la nomination de tel ou tel préfet, de tel ou tel sous-préfet; si, nous qui étions sur les lieux, nous le jugions, soit incapable, soit digne d'avancement, il fallait que le prince s'adressât au ministre de l'intérieur, et si celui-ci ne faisait pas droit aux observations du prince, que devenait la considération dont devait être entourée la personne du prince gouverneur-général, qui ne pouvait pas, d'ailleurs, descendre jusqu'à invoquer l'influence souvent toute-puissante des bureaux? À la vérité, il partait chaque jour du cabinet du prince une lettre à l'empereur; mais ce n'était pas avec un homme comme Napoléon que l'on eût été bien venu de faire servir cette note quotidienne à des intérêts privés, qui cependant n'en étaient pas moins sacrés. Toutefois, nous eûmes quelquefois recours à ce moyen, et presque toujours avec succès; ce qui tenait peut-être à ce que nous n'en usions qu'avec réserve, et avec une parfaite connaissance de cause.

Dès les premiers temps de notre arrivée, nous pensâmes que, dans l'intérêt des services publics, il fallait tâcher de donner une direction commune à l'action des préfets et à la nôtre; nous envoyâmes à cet effet une circulaire aux préfets des neuf départemens dont se composait le gouvernement. Nous les engagions à nous communiquer l'objet de leur correspondance, pour que, la nôtre coïncidant avec la leur, les affaires pussent obtenir une décision plus prompte. Certes, une pareille invitation était bien évidemment dans l'intérêt général: aussi fut-elle comprise de la sorte par huit de nos neuf préfets, qui s'empressèrent de l'accueillir et nous en adressèrent même des remerciemens. Quant au neuvième, le baron Giulio, préfet de Verceil, il prit la chose tout de travers. C'était un ancien médecin, patriote plus que chaud dans les troubles du Piémont, bon administrateur, mais jaloux de toute autorité qui portait ombrage à la sienne. Il ne vit, lui, dans notre invitation qu'un besoin indiscret de nous immiscer dans les affaires de sa préfecture, que sais-je? un simple acte de curiosité. Il voulut donc se renfermer dans son droit, et l'alla puiser dans ce même sénatus-consulte en vertu duquel Pauline voulait avoir le pas sur son mari. Il faut dire, d'abord, que la circulaire contre laquelle il se gendarmait avait été écrite, par ordre du prince, mais non signée par lui. Ce fut donc au signataire de la lettre que le baron Giulio répondit qu'après avoir bien examiné le sénatus-consulte en question, il n'y voyait aucune disposition qui le contraignît à communiquer sa correspondance au prince gouverneur-général; que, par conséquent, il croyait devoir s'abstenir de le faire, jusqu'à ce qu'il eût consulté le ministre de l'intérieur. Le cas était délicat parce que, au fait, le préfet avait rigoureusement raison. Comment faire pour ne froisser aucun droit et pourtant ne pas céder? Nous fûmes servis au mieux par la découverte que nous fîmes, dans les instructions particulières de l'empereur au prince, d'un article ainsi conçu: «Le prince gouverneur-général a le droit, quand il le jugera convenable, de mander à son lever les chefs d'administration de son gouvernement.» Nous voilà donc sauvés. Le préfet, en réponse à sa lettre en reçut une conçue à peu près en ces termes:

«Monsieur le préfet, j'ai reçu avec surprise la lettre que vous avez jugé à propos de répondre à celle que je vous ai adressée par ordre du prince gouverneur-général. Cependant vous êtes dans votre droit. Non, Son Altesse impériale n'a pas le droit d'exiger la communication de votre correspondance avec les ministres; aussi n'exigeait-elle pas; elle vous engageait seulement à la lui communiquer dans l'intérêt de vos administrés. Vous ne l'avez pas voulu; chacun se trouve donc, par votre faute, replacé dans son droit. Aux termes de tel article des instructions de l'empereur, Son Altesse impériale a le droit de vous mander à son lever quand elle le jugera convenable, et elle en use. J'ai donc l'honneur de vous faire savoir, Monsieur le préfet, que le prince juge convenable de vous mander à son lever tous les matins jusqu'à nouvel ordre. Le chef-lieu de votre préfecture n'est qu'à quinze lieues de Turin, ainsi, en partant à cinq heures du matin, vous pourrez arriver ici de manière à vous trouver au lever de Son Altesse impériale, qui a lieu à dix heures précises.»

Qui fut penaud, au reçu de cette lettre? Ce fut notre récalcitrant préfet. Dès le lendemain, le voilà sur la route avant le jour, et à neuf heures et demie il était auprès du signataire de la lettre, se récriant, comme on peut le croire, sur un ordre qui lui faisait passer la moitié de son temps sur les chemins. «Les appointemens de ma préfecture, disait-il, n'y suffiront pas pendant deux mois.» À cela on lui répondait: «Que pouvons-nous y faire? vous arguez d'un droit, nous arguons d'un autre droit. C'est votre faute.—Ma faute! ma faute! Cela ne peut-il pas s'arranger? Parbleu, je ne demande pas mieux que de vous communiquer mes correspondances.—Nous ne demandons pas autre chose, et, s'il faut vous l'avouer, notre surprise a été grande de voir un administrateur aussi éclairé que vous l'êtes ne pas comprendre tout de suite que nous n'avons agi comme nous l'avons fait que pour le plus grand bien de votre département. Nous pourrons, par ce moyen, appuyer les justes réclamations que vous aurez à faire dans l'intérêt de vos administrés.»

M. Giulio se rendit tout d'abord à ces raisons; puis il ajouta avec un peu de frayeur: «Mais, dites-moi, monsieur, le prince est peut-être furieux contre moi; je crains qu'il ne me fasse des reproches.—Le prince!... Il ne sait pas un mot de tout ceci, et il est inutile qu'il en sache rien. Croyez-vous que nous aurions été si légèrement vous nuire dans son esprit? Non, monsieur; nous étions trop sûr de la manière dont finirait ce léger malentendu tout aussitôt que nous aurions eu la moindre explication avec vous. Voyez le prince, si vous voulez; il vous recevra bien, comme il reçoit tous les fidèles et dévoués serviteurs de l'empereur.» Alors qui fut content? ce fut le préfet.

Mais voilà assez long-temps que je tiens le lecteur enfermé dans le cabinet de Turin; il est, je pense, à propos d'en sortir. La ville, d'ailleurs, est fort agréable à voir, et nous pouvons faire des rencontres qui ne le seront pas moins. Cependant je crois que la convenance exige que nous commencions par faire une visite au général Menou, puisque nous sommes venus le supplanter dans son gouvernement, en réduisant ses fonctions à celles de commandant de la vingt-septième division militaire. Le général Menou était, comme l'on dit, un vrai panier-percé, mais en même temps un homme parfaitement aimable. Plus l'empereur lui donnait d'argent, plus il faisait de dettes, et jamais homme n'a poussé plus loin l'horreur de payer ses créanciers.

C'était pour lui une espèce de religion à laquelle il était bien plus dévot qu'il ne l'avait été à la religion catholique et même au culte de Mahomet. Comme j'avais connu à Paris beaucoup de personnes de sa connaissance, je me trouvai tout d'abord en point de contact avec lui. C'était un vrai philosophe, se moquant des grandeurs, des dignités, des rangs, et sachant parfaitement jouir des avantages réels qui y étaient attachés. Il était fort gros, d'une taille médiocre, mais d'une force prodigieuse; car, étant alors âgé de soixante-dix ans, il ne quittait guère la place dans les bals du prince qui avaient lieu tous les lundis. On sait qu'il avait épousé une Égyptienne; d'abord il l'avait tenue long-temps presque renfermée, ou, si elle sortait, ce n'était que la tête couverte d'un voile épais qui ne permettait pas de distinguer ses traits. La pauvre femme! c'est bien elle sans doute qui a été la plus malheureuse victime de notre expédition d'Égypte, car le général Menou était un des premiers entre ces maris qui dépensent au dehors toute leur amabilité, et rapportent chez eux, à cet égard, une économie qui ressemble beaucoup à de l'avarice. Cependant depuis notre arrivée, madame de Menou avait un peu de liberté, et celle de se découvrir la figure n'était pas la plus agréable pour les autres, car elle était d'une extrême laideur; mais, en vérité, elle était si malheureuse qu'elle faisait pitié, et chaque fois que nous lui faisions une visite, nous pouvions regarder cela comme une bonne action. Elle n'avait reçu aucune espèce d'instruction, ne savait ni lire, ni écrire, ni travailler à aucun ouvrage de femme; long-temps sa seule distraction fut de jouer sur un piano, l'air: Ah! vous dirai-je maman, le seul qu'elle eût pu parvenir à apprendre. De notre temps, elle allait au spectacle, et je puis citer, comme étant de la plus scrupuleuse vérité, un fait qui donnera idée des douceurs de son ménage. Un jour, j'allai la voir dans sa loge, au théâtre Carignan, où les comédiens français, sous la direction de mademoiselle Raucourt, donnaient une représentation du Tyran domestique. Madame de Menou, dans je ne sais plus quelle situation de la pièce, se met à fondre en larmes; je lui demande avec empressement ce quelle a. «Monsieur, me répondit-elle, c'est comme le général, quand il est de bonne humeur.» Quand il est de bonne humeur!... Jugez, si vous connaissez l'œuvre de M. Alexandre Duval, de ce que cela devait être quand le général était de mauvaise humeur. Madame de Menou ne devait, au reste, le plus de liberté dont elle jouissait, qu'à l'ntervention du prince; mais elle ne paraissait jamais chez le général quand il donnait des fêtes et de grands dînés.

Puisque j'ai cité le théâtre Carignan, je veux parler du singulier usage dont je fus frappé le jour où j'y allai pour la première fois. Ce fut, je crois, le lendemain de notre arrivée. J'arrive à la porte du théâtre, et je demande un billet de première. On me prend vingt sous, et l'on me met en place dans la main, une espèce de contremarque. Un individu qui se trouvait là soulève un rideau de vieille tapisserie, et me voilà dans une salle de médiocre grandeur, éclairée seulement par deux lumignons placés de l'un et de l'autre côté de l'avant-scène. Je ressors bien vite pour expliquer au bureau que je veux un billet de premières loges, et non un billet de parterre, me faisant comprendre d'autant plus difficilement que je n'entendais encore rien au baragouin piémontais. Cependant, moyennant une nouvelle rétribution d'une pièce piémontaise, de trois livres douze sous, on me donne une clef. J'avoue qu'à la vue de cette clef je crus m'être mal expliqué, trouvant cependant que c'était un peu cher pour la jouissance momentanée du lieu que je la supposais destinée à ouvrir. Mon embarras était extrême quand quelqu'un m'indiqua l'escalier par lequel je devais monter. Je monte; point d'ouvreuses, et par conséquent nouvel embarras. À force d'aller et de venir dans les corridors obscurs, je vis arriver un monsieur et une dame, auxquels je demandai, en ma qualité d'étranger, la permission de leur expliquer l'objet de ma perplexité. C'était précisément le marquis et la marquise d'Angennes, fort aimables tous les deux, et que je revis beaucoup dans la suite. L'un et l'autre parlaient très-bien le français, et ils m'expliquèrent que la clef que j'avais était celle d'une loge dont j'avais la jouissance pour la soirée, que j'en connaîtrais la situation par un numéro gravé à droite de la clef si la loge était à droite, et à gauche si la loge était du côté gauche, et que la contremarque, prise séparément, attestait un simple droit d'entrer dans la salle. Ainsi informé, j'entrai dans ma loge, où j'écoutai nonchalamment une partie du spectacle; après quoi je retournai au palais, fort peu satisfait de ma déconvenance: car, s'il faut parler vrai, j'avais été au spectacle dans l'espoir d'y avoir des voisins et surtout des voisines. Rien n'était triste comme cette salle, éclairée seulement par la rampe, mais en peu de temps nous changeâmes tout cela, et les théâtres de Turin eurent des lustres, à l'instar des salles de Paris. Puisque je suis sur ce chapitre, j'ajouterai que cette innovation ne fut pas du goût de tout le monde et surtout des maris, parce que les femmes se trouvèrent obligées à de plus grands frais de toilette; ce à quoi elles se résignèrent avec beaucoup de complaisance.

Avant nous, en effet, le théâtre à Turin n'était, pour ainsi dire, pas l'objet d'une dépense; l'obscurité des salles permettait aux femmes d'y venir à peu près comme elles seraient restées chez elles; elles y recevaient des visites; et d'ailleurs, le prix d'une loge pour une saison était très-peu élevé. Plusieurs personnes en faisaient même l'objet d'une innocente spéculation, en louant leur clef les jours où elles n'allaient point au théâtre. Sans cela, même, des étrangers, passant par Turin, n'auraient pas pu très-souvent se procurer une loge. Les jeunes gens, eux, étaient fort ennemis de l'introduction des lumières, pour des motifs que je laisse deviner; mais nous avions en notre faveur les lois de la décence, et il est bon que l'on sache, à n'en pas douter, que notre cour était très-décente. «Comment pourrait-il en être autrement, remarquait très-judicieusement le prince, quand le chef donne l'exemple?» Or ceci, je vous prie de le croire, est dit très-sérieusement.

Les deux ou trois premiers jours que nous passâmes à Turin, furent consacrés à notre organisation intérieure; nous nous installâmes dans nos appartemens, qui étaient fort convenables. Pour moi, je couchai dans un lit qui avait été précédemment le théâtre d'un événement tragique; un frère y était mort assassiné par son frère. Il se nommait, je crois, Capello. Cela ne me fit faire aucun mauvais rêve; toutefois je ne pus dormir à cause du bruit que faisaient, au moindre mouvement de ma part, les feuilles de blé de Turquie, dont on avait rempli une paillasse, conformément à l'usage du Piémont. Dès le lendemain, feus soin de m'en faire débarrasser. Les heures de loisir, qui étaient assez nombreuses, surtout au commencement, ne me parurent nullement longues. Un de nos grands plaisirs, à M. de Clermont-Tonnerre et à moi, était d'aller visiter les églises, et nous rendîmes notre première visite à l'église dédiée à Notre-Dame de Consolation. Elle est en grande vénération à Turin, aussi l'appelle-t-on tout simplement la Consola, parce qu'il faut un nom court à tout ce qui est populaire. Nous fûmes frappés de la quantité énorme d'ex-voto dont tous les murs intérieurs étaient tapissés, tant dans l'église supérieure que dans l'église souterraine; il y en avait jusque sur les murs des galeries qui conduisent à l'ancien cloître. On y voyait, sans aucun doute, plus de bras et de jambes qu'il n'en manque à notre hôtel des Invalides; ici ce sont des bateaux prêts à chavirer sur une rivière, là des cavaliers emportés par des chevaux fougueux, mais ce qui surtout y domine, ce sont les femmes en couches. Telle partie de l'église passerait facilement pour avoir été peinte d'après nature, à l'hospice de la Maternité. C'est, à parler franchement, un musée éminemment grotesque, tant ces petites peintures sont bizarrement faites; mais, par bonheur, les yeux de la foi n'ont pas besoin de se connaître en peinture. Je me rappelle que ce premier examen nous divertit beaucoup, et je renouvelai plusieurs fois mes visites à la Consola, dont la collection est infiniment plus riche et plus variée que celle de Martinet.

Au bout de quelques jours, je commençai à voir du monde, n'étant pas d'ailleurs très-pressé de me mettre en avant, tant je pensais qu'il y avait à gagner à étudier le terrain; mais je rencontrai plusieurs personnes que j'avais connues à Paris, et notamment à notre fameuse loge écossaise de Sainte-Caroline, que j'ai déjà citée une fois. Tels furent le bon homme Salmatoris, ancien préfet du palais sous le Consulat, et alors intendant des domaines de la couronne en Piémont, et M. de Seyssel, introducteur des ambassadeurs, qui venait passer le temps de ses congés à Turin. Ces messieurs parlèrent obligeamment de moi à quelques personnes, et, en peu de temps, je reçus un assez bon nombre de visites que, bien entendu, il fallut rendre, ce qui m'amène tout naturellement à parler d'un usage piémontais que je trouve excellent.

Quand vous arrivez à Turin, il est fort inutile que vous alliez faire des visites; on ne vous recevrait pas; si l'on veut vous voir, vous êtes prévenu. Par ce moyen on est sûr d'un bon accueil, et on ne peut s'exposer à en recevoir un mauvais. Je me trouvai donc introduit dans la maison du vénérable M. de Balbe, directeur de l'Université de Turin, homme d'un grand savoir, d'un rare mérite et d'une extrême modestie qui avait épousé une française, veuve de M. de Séguin: si je ne me trompe, madame de Séguin avait joué un certain rôle à Paris, lors du dernier ministère de M. de Maurepas; dans tous les cas, c'était une femme extrêmement aimable; le temps, quoiqu'elle fût déjà assez âgée, avait laissé sur son visage des souvenirs de beauté, et ses manières étaient on ne peut plus distinguées. Je vis aussi le comte Peiretti, notre premier président de la cour impériale, et sa jolie femme; le marquis et la marquise Dubourg, dont la maison passait avec raison pour être la première de Turin, mais où il était extrêmement difficile aux Français d'être admis; enfin M. de Luzerne, gouverneur du palais de Stupinis, me présenta chez la comtesse de Salmours, où se réunissait la société la plus distinguée de Turin, et dont, très-certainement, j'aurai à reparler encore.

Cependant la ville de Turin, fière avec raison de la beauté de sa grande salle de spectacle, voulant nous la faire voir dans toute sa splendeur, se disposait à y donner un grand bal paré au prince et à la princesse. Le jour en étant fixé, ce fut un mouvement général pour se procurer des billets et pour se livrer aux importans travaux de la toilette. Nous, nous n'avions pas besoin de solliciter pour nous, mais chacun était assailli de demandes, et le baron Négro, maire de Turin, et en cette qualité grand distributeur des invitations, ne savait à qui entendre. Le matin du jour où devait avoir lieu le bal, j'étais allé faire tout seul une promenade à cheval dans les environs de Turin; tout en chevauchant il me vint pour le soir une idée que je trouvai bonne, et je résolus d'en faire part à la princesse, dont l'esprit bonaparte me parut surtout susceptible de l'apprécier. En rentrant au palais, je me rendis donc à l'appartement de la princesse, où je me présentai du côté des petites entrées. Elle occupait dans le palais Chablais, que nous habitions, l'appartement le plus rapproché de la place Impériale, tandis que l'appartement du prince se trouvait à l'opposite. Mademoiselle Millo, sa lectrice, alla lui dire que je demandais à lui parler, et je fus reçu immédiatement dans la galerie même où plus tard se trouva placée mystérieusement la statue de Canova. L'accueil de la princesse fut extrêmement gracieux, et je lui parlai à peu près en ces termes: «Madame, l'influence des riens est souvent très-grande, et Votre Altesse ne peut l'ignorer. Quoique nous soyons ici depuis huit jours seulement, j'ai déjà pu observer combien les Piémontais sont engoués de tout ce qui leur reste de national. Ce soir, c'est naturellement Votre Altesse qui ouvrira le bal. Faites-le commencer par une Montferrine. C'est un enfantillage peut-être, mais j'ai la certitude que tout le monde vous en saura gré. Pour que cela produise plus d'effet, ajoutai-je, il faudrait faire donner l'ordre à Canavassi[86] de faire entendre la ritournelle d'une contredanse française, et alors vous lui ferez imposer silence en disant que vous voulez une Montferrine.» Ainsi parlé-je, et j'eus la satisfaction de voir que Pauline goûta fort mon avis. Tout cela, dira-t-on, est bien frivole: eh! bon dieu! pas plus qu'autre chose; remontez donc aux causes premières des plus grands événemens, et vous m'en direz des nouvelles.

Quoi qu'il en soit, tout se passa le soir comme je l'avais prévu. À neuf heures précises, nous nous rendîmes tous à pied à la salle de l'Opéra, par les galeries intérieures du Palais-Impérial et la longue galerie qui communique au théâtre. Nous entrâmes par une grande porte pratiquée au milieu de la salle, sur l'emplacement qu'occupait ordinairement la grande loge d'apparat, et je dois dire que nous fûmes tous saisis d'un mouvement d'admiration involontaire en voyant cette salle magnifique éclairée par des milliers de bougies, et remplie de femmes brillantes de jeunesse et de parure, parmi lesquelles il y en avait d'extrêmement jolies. Mais le prix de la beauté appartenait sans conteste à la princesse, qui était, si on peut ainsi s'exprimer, ruisselante de diamans. Les banquettes pour les dames formaient un immense carré long, autour duquel les hommes circulaient. Au fond de la salle était le fauteuil de l'empereur, et comme s'il eût été présent, toutes les personnes attachées à son service se tenaient debout derrière son fauteuil. De chaque côté on avait placé seulement une chaise, l'une à droite pour le prince, l'autre à gauche pour la princesse, qui toléra, sans murmurer, cette infraction à ses prétentions. Derrière leur chaise les personnes de ce que l'on appelait leur maison d'honneur étaient debout, comme les officiers civils de l'empereur derrière son fauteuil, et ce genre de service parut bien nouveau à mes bons aides-de-camp. Gruyer et Henrion auraient mieux aimé être chargés d'une mission à travers la mitraille; mais enfin ils se considérèrent comme des soldats en faction, et ne bougèrent pas du poste.

Quand le prince et la princesse eurent fait le tour de l'assemblée en singeant le mieux possible les habitudes de l'empereur en pareille circonstance, ils allèrent prendre place, et je me tins coi pour observer l'effet que produirait notre comédie concertée le matin. Canavassi et ses acolytes commencèrent une ritournelle de contredanse française, et la princesse joua son rôle à ravir. À peine elle eut fait entendre ces mots: Une Montferrine! ce fut un cri général. Les vive l'empereur! vive le prince! vive la princesse! formèrent un tintamarre à ne pas s'entendre, et c'est ce que l'on appelle de l'enthousiasme. Pauvre peuple, que tu es bête!


CHAPITRE V.

M. Alfieri de Sostegno.—Beauté et gravité d'un maître des cérémonies.—La femme morte d'ennui.—Trève de plaisanteries et caractère honorable de M. Alfieri.—Correspondances entre Turin et Cagliari.—Belle conduite de M. de Saint-Marsan envers Napoléon.—Singulier exemple de la mémoire de l'empereur.—Mes souvenirs et les proverbes de Sancho.—Mademoiselle Raucourt à Turin.—Usage de la langue française, remontant dans quelques localités au temps de Louis XIV.—Notre statistique dramatique à Turin.—Soirée à la cour.—Mademoiselle Raucourt, Jocaste et un Œdipe improvisé.—Représentations de mademoiselle Raucourt au théâtre Carignan.—Monrose et Perrier.—Le bâton de maréchal des comédiens.—Théorie morale de mademoiselle Raucourt, sur le principal et l'accessoire.—Récompenses données par l'empereur au général Menou.—M. de Menou remplacé par César Berthier, et les deux dissipateurs.—Folies de César Berthier et mécontentement de son frère.—Huissiers battus et intervention indispensable.—Charmante famille de César Berthier.—Esprit de mademoiselle Raucourt et leçon de convenance donnée à César Berthier.—Lettre du prince de Neufchâtel au prince Borghèse.—Mort de M. Visconti et désespoir du maréchal.—Plaintes confidentielles contre l'empereur.—Vive tendresse du prince pour sa mère.—Incroyable influence de la température sur son humeur.—Soixante mille francs d'aumônes par an.—Le prince malade d'ennui.—Arrivée à Turin du prince Aldobrandini.—Singulière ambition du dentiste de la cour et les dents des deux frères.—Le Pô et l'Eridan.—Un mot sur Turin.—Mugissemens d'un taureau d'airain et croyance des bonnes femmes.—La manie des alignemens.—La part de Turin dans les projets d'embellissemens de l'empereur.—Le nouveau pont de Turin.—Murmures contre la destruction d'une église.—Entêtement d'une madone, suivi de complaisance.—Cause sérieuse de la chute de l'empire et défi porté aux savans.—Apparition de Lucien à Turin sans qu'il voie sa sœur.—Palais de plaisance des rois de Sardaigne.—La Vennerie, Montcallier et Stupinis.—La cour à Stupinis.—Courte description.—Histoire de ma chambre.—L'empereur, la belle dame et l'aide-de-camp.—Bon voisinage du colonel Gruyer.—La chasse aux yeux d'un pape.—Tour d'écolier et utilité du blanc d'Espagne.—Bonne qualité du prince Aldobrandini, lettre de l'empereur et départ.—Présentation en habit de soldat et les épaulettes de colonel.—Le roi Joseph, à Stupinis.—Le Piémont pris en grippe par Pauline.—Caprices plus violens que jamais.—Départ de Pauline pour les eaux d'Aix et la cour sans femmes.


Ce que l'esprit humain a inventé de plus grand, ce que le génie des siècles a engendré de plus sublime, ce qui atteste le plus la dignité de l'homme, l'étiquette, puisqu'il faut l'appeler par son nom, n'était pas moins scrupuleusement observée à la petite cour de Turin qu'à la cour des Tuileries. La direction de cette sauve-garde des empires était confiée à M. Alfieri de Sostegno. Qu'il était beau dans l'exercice de ses fonctions de maître des cérémonies! Il me semble le voir encore! Le voilà, revêtu d'un habit bleu de ciel tout chamarré de broderies d'argent. Le voyez-vous, le corps légèrement appuyé sur la hanche gauche, le pied droit en avant, et de sa main droite se faisant une espèce de garde-vue? Savez-vous ce que fait notre maître des cérémonies dans cette attitude? Il lorgne, car il faut que vous sachiez qu'il lorgne toujours, même à table, et surtout au dessert, pour arrêter dans sa pensée quels sont les bonbons qu'il mettra dans sa poche. Son fidèle lorgnon, attaché en sens contraire à une bague, ne le quitte jamais, et c'est à l'aide de cet instrument que M. Alfieri surveille les grandes évolutions de l'étiquette. M. Alfieri a des cheveux noirs et un peu crépus. Or ceci, sachez-le bien, est une des conquêtes du prince Borghèse, car M. Alfieri a été poudré à blanc. Qu'il me soit même permis de dire ici par anticipation que ce fut pendant que Napoléon prenait Vienne pour la seconde fois, que son beau-frère, à la suite d'habiles négociations, amena M. Alfieri à quitter la poudre, et, qui plus est, à danser le grand-père.

Or, maintenant, voici bien autre chose. C'était un bruit généralement répandu dans la haute société médisante de Turin, que la femme de M. Alfieri était morte d'ennui; on allait même jusqu'à dire que son mari n'avait pas été étranger à ce crime involontaire. Madame Alfieri, m'a-t-on dit, était une femme fort agréable, douée des plus aimables qualités et d'une vertu que la calomnie elle-même n'aurait osé attaquer. Elle avait succombé, assurait-on, à la suite de nombreuses conversations, dont la dernière l'avait emportée, mais cela sans qu'il s'y fût joint aucun accident étranger: pas le plus léger symptôme de maladie, pas le plus petit accès de fièvre. D'abord, ennemi, comme doit l'être tout bon chrétien, de tout ce qui peut ressembler à de la médisance, je pris un pareil bruit pour un jeu de langues féminines; cependant, ayant eu souvent l'honneur de causer avec M. Alfieri, j'ai dû demeurer convaincu que cela était, sinon vrai, au moins très-possible.

Eh! mon Dieu! n'est pas amusant qui veut; et j'ai connu tels personnages qui, pour se donner la réputation d'hommes d'esprit, n'avaient trouvé d'autre moyen que de se renfermer dans un silence absolu. Tel était à Paris, dans ma jeunesse, M. Raymond Delaistre. Au surplus, M. Alfieri était un homme essentiellement honnête et d'une rigide vertu. Opposé d'abord à la cause française par attachement, par fidélité aux anciens rois de Sardaigne, il avait même subi un assez long exil en France, et, je crois, quelque temps de détention à Dijon; mais le trésor des grâces impériales était alors inépuisable pour ceux qui n'avaient été que les ennemis de la république française. Nous savions bien que la plupart des nobles piémontais n'avaient accepté de fonctions dans le gouvernement et de places à la cour qu'après avoir pris l'assentiment du roi de Sardaigne; nous savions bien qu'il existait encore quelques correspondances entre Turin et Cagliari; il y a plus, nous savions bien ce que contenaient ces correspondances, mais le gouvernement impérial était si fort qu'il n'y avait pas lieu à autre chose qu'à fermer les yeux quand il ne s'agissait que de vains regrets et de vœux qui nous semblaient insensés. À cette occasion je regarde comme un devoir de rendre justice à M. d'Auzers, car il n'était nullement du parti de la persécution.

Parmi les Piémontais il y en eut un dont la conduite envers l'empereur fut remarquablement noble et exemplaire. Je parle ici de M. de Saint-Marsan, frère de la marquise Dubourg. M. de Saint-Marsan et M. de Balbe étaient réellement les deux hommes les plus distingués du Piémont. Lors de la réunion des états du roi de Sardaigne à la France, Bonaparte, l'homme peut-être qui se soit jamais le mieux connu en hommes, ayant su apprécier les rares qualités de M. de Saint-Marsan, le fit venir et lui proposa de s'attacher à lui. À cela, M. de Saint-Marsan ne dissimula pas au premier consul l'attachement sincère qu'il conservait à ses anciens princes, qu'il nourrissait encore des espérances pour eux; et sa conclusion fut qu'il verrait plus tard, mais qu'il n'était pas encore temps. Loin de se plaindre de cette loyale franchise de la part d'un homme de conscience et de mérite, le premier consul n'en conçut que plus d'estime pour M. de Saint-Marsan. Ses dernières paroles même, et je puis certifier ce fait, restèrent si bien gravées dans la tête de Napoléon, que lorsqu'en mil huit cent cinq l'empereur s'arrêta à Turin, avant de se faire couronner roi d'Italie, ayant distingué M. de Saint-Marsan parmi les nombreuses personnes qui s'étaient rendues au Palais, il alla droit à lui, et lui dit: «Eh bien! monsieur de Saint-Marsan, est-il temps?—Oui, Sire.» Dès lors l'empereur compta dans ses conseils un homme capable et fidèle de plus: M. de Saint-Marsan fut fait conseiller d'état et quelques années plus tard nommé à l'ambassade de Berlin, où il servit la France avec toute la loyauté que l'on peut attendre d'un homme qui ne s'est pas montré trop empressé de servir.

J'enfile ces souvenirs, comme ils se présentent à ma mémoire, à la bonne franquette, absolument comme Sancho enfilait ses proverbes. Sans cela, s'il m'était donné de m'astreindre à quelque régularité, j'aurais déjà dû parler de mademoiselle Raucourt à Turin, des premières réceptions chez la princesse, de l'arrivée du prince Aldobrandini, de la position de Turin, de sa délicieuse colline et surtout de notre premier séjour à Stupinis. C'est ce que je vais essayer de faire, sans répondre toutefois qu'il ne me viendra pas quelque autre idée à la traverse.

Mademoiselle Raucourt avait obtenu un privilége pour l'exploitation d'un théâtre français dans le royaume d'Italie et dans les départemens au delà des Alpes. Ses comédiens étaient divisés en deux troupes, dont l'une demeurait à poste fixe à Milan. L'autre passait environ six mois à Turin, depuis la fin du carême jusqu'à la saison d'automne. Le reste de l'année elle devenait presque nomade, et allait donner des représentations tantôt à Gênes, tantôt à Alexandrie, et quelquefois à Casal, l'une des villes du Piémont où la langue française était le plus usitée, et c'était un reste traditionnel de la possession de Casal par la France, sous le règne de Louis XIV. J'ajouterai, en passant, que je remarquai la même chose à Pignerol et dans les vallées de la Tour et de Luzerne. Au mois de septembre, la troupe de mademoiselle Raucourt qui se tenait au théâtre Carignan, où l'on a vu mon début, cédait cette salle à une troupe d'Opéra Buffa, dont la clôture avait lieu le premier jour de l'Avent; pendant l'Avent point de spectacle, et le commencement du carnaval était signalé par l'ouverture du grand Opéra, dont la dernière représentation avait lieu le mardi gras. Clôture générale des théâtres pendant le carême, et jamais de représentation le vendredi. Joignez à cela deux autres petits théâtres, où venaient des comédiens italiens et des Buffi Caricali: le théâtre d'Angennes, faisant partie de la maison du marquis d'Angennes; et le théâtre Sutera, dans la rue du Pô: vous aurez alors une idée complète de notre statistique dramatique.

Ayant donc appris l'arrivée à Turin du prince et de la princesse, mademoiselle Raucourt, qui se trouvait alors à Milan, s'empressa de venir présenter ses hommages à Leurs Altesses; et elle donna plusieurs représentions au théâtre Carignan. Je la vis d'abord à la cour, à une soirée chez la princesse, où elle déclama plusieurs passages de nos poëtes tragiques, entre autres le songe d'Athalie, avec une réelle supériorité. La princesse, dans cette même soirée, voulut entendre Jocaste dans la grande scène de la double confidence; mais il manquait un Œdipe, et Pauline me métamorphosa en roi de Thèbes. Je dirai à cette occasion que je ne m'en tirai pas mal et même bien; car il faut absolument que l'outre qui renferme notre amour-propre crève par quelque endroit; et j'ai beau faire pour être modeste, je ne puis me dissimuler que j'ai de la prétention à bien dire des vers, et surtout des vers de tragédie. Au théâtre, nous eûmes Médée, Clytemnestre, Mérope, où un gros monsieur Chaperon vociféra le rôle de Polyphonte. En général, notre troupe tragique était médiocre, surtout en l'absence de mademoiselle Raucourt; mais notre troupe comique comptait de jeunes sujets qui annonçaient un vrai talent. Je puis citer parmi ceux-ci Monrose et Perrier, qui ont actuellement obtenu le bâton de maréchal des comédiens, c'est-à-dire la dignité de sociétaire à la Comédie française.

Mademoiselle Raucourt n'était point seulement une grande actrice; elle joignait à beaucoup d'esprit des manières très-distinguées, et se tenait parfaitement dans le monde. Sa morale était fort douce pour ses compagnes, cependant elle trouvait qu'il y avait un peu trop de luxe dans leur commerce de galanterie. «Je ne demande point, lui ai-je entendu dire, je ne demande point que ces dames soient des vestales; cela est trop difficile; mais je voudrais que l'on ne fît pas le principal de ce qui ne devrait être qu'un agrément, et tout au plus un accessoire.» Au surplus, mademoiselle Raucourt avait un tact exquis, et je pus en juger un jour où elle donna à César Berthier une leçon de convenance, et cela de la manière la plus délicate.

Le général Menou avait été nommé comte de l'empire, ce dont il ne se souciait guère, et grand-aigle de la Légion-d'Honneur, pour le dédommager de la perte de son gouvernement. L'empereur avait décidé en outre que, quelles que fussent ses fonctions, M. de Menou jouirait, sa vie durant, d'un traitement de trois cent mille francs; mais il ne voulut jamais lui permettre de revenir en France. Ayant résolu de former un gouvernement général des pays Toscans, l'empereur le nomma président de la junte d'organisation. Cette petite explication était nécessaire pour que César Berthier ne nous tombât pas des nues. Après le départ de M. de Menou, il fut appelé à Turin pour le remplacer dans le commandement de la vingt-septième division militaire; et je puis dire que, sous le rapport de la dissipation, il était impossible de trouver dans toute l'armée un homme plus digne de succéder au général Menou. César Berthier venait de Corfou, où il s'était signalé, comme précédemment à Naples, par les plus incroyables extravagances. Comme son frère le maréchal n'avait pas d'enfans, et que lui il avait un petit garçon de cinq à six ans, qui au reste était très-gentil, il lui avait donné une maison telle que devait être celle de l'héritier présomptif de la principauté de Neufchâtel. Par malheur, les carrossiers et les maquignons du futur monseigneur n'ayant pas été payés, César Berthier avait eu la douleur de voir ces impertinens créanciers saisir chevaux et voitures au moment où il sortait de Naples. Son frère avait souvent payé ses dettes, mais il ne voulait plus les payer à l'avenir, et il l'avait fait appeler à Turin, dans l'espoir que, se voyant écrasé par le luxe de la maison vraiment royale du prince Borghèse, il mettrait un frein à sa folle manie de briller. Mais le pli était pris, et il était bien difficile de le redresser: aussi César Berthier passa-t-il quelquefois son temps entre des huissiers le matin et des fêtes le soir. Or les huissiers n'étaient nullement de son goût, et je me rappelle que nous fûmes obligés d'intervenir dans une petite affaire où il avait traité ces noirs plumitifs comme il n'est permis de le faire que dans les comédies. Le prince avait payé douze mille francs, par égard pour le prince de Neufchâtel qu'il aimait beaucoup, et ainsi tout s'était arrangé. Au surplus, si César Berthier ne jouissait d'aucune considération personnelle, sa charmante famille était digne du plus grand intérêt. Madame Berthier était une femme presque aussi bonne que malheureuse, et outre leur fils ils avaient trois filles dont deux étaient déjà de grandes personnes. L'une des deux était extrêmement jolie, et toutes deux charmantes de manières. Un jour donc, me trouvant à dîner chez César Berthier, celui-ci tenait des propos tellement lestes, malgré la présence de ses filles, que nous en étions réellement à la gêne; mademoiselle Raucourt surtout, qui se trouvait placée entre lui et moi, et à laquelle il s'adressait. Elle affectait de ne pas répondre, et le général insistait d'autant plus: enfin de guerre lasse, mademoiselle Raucourt se retourne de son côté, et lui dit d'un ton demi-solennel, en lui montrant ses filles: «Général, quel âge ont ces demoiselles?...» César Berthier comprit, et immédiatement nous nous hâtâmes de donner un autre tour à la conversation, pour que cela eût l'air de passer inaperçu. Il faut convenir que c'était une chose assez curieuse que de voir une actrice rappeler à un père de famille le respect qu'il doit à l'innocence de ses enfans.

Cependant, vers cette époque, César Berthier venait de recevoir un assez rude échec dans ses rêves de future principauté pour son fils. Le prince de Neufchâtel venait d'épouser une princesse de Bavière, et gare aux héritiers directs. Le pauvre maréchal! Je me rappellerai toujours quelle lettre douloureuse il écrivit au prince Borghèse à la mort de M. Visconti, qui eut lieu six semaines environ après son mariage. «Mon cher prince, lui disait-il, vous savez combien de fois l'empereur m'a pressé d'engager madame Visconti à faire divorce avec son mari et de l'épouser. Mais le divorce a toujours répugné à mes principes d'éducation. J'attendais tout du temps. Aujourd'hui madame Visconti est libre, et je pourrais être le plus heureux des hommes. Mais l'empereur m'a forcé à un mariage qui m'empêche d'épouser la seule femme que je puisse jamais aimer. Ah! mon cher prince! tout ce que l'empereur a fait pour moi, tout ce qu'il pourra faire encore, ne sera jamais capable de compenser le malheur éternel auquel il m'a condamné.» Toute la lettre de Berthier était sur ce ton, et bien que je cite de mémoire, je puis répondre de la parfaite exactitude du fragment que l'on vient de lire. Il est bien sûr que Berthier rappelait au prince que l'empereur lui avait souvent conseillé le divorce de madame Visconti, et le prince me dit qu'effectivement Berthier le lui avait dit plusieurs fois. Berthier parlait aussi de son frère, de tous les désagrémens que lui causait sa conduite et de la ferme résolution où il était de ne plus rien faire pour lui.

Dès le jour de notre arrivée à Turin, le prince avait écrit à Rome, à sa mère et à son frère. Je ferai remarquer ici, comme une chose parfaitement honorable pour le prince, que la vénération qu'il avait pour sa mère était un véritable culte. Elle était née princesse Salviati. Son fils avait pour elle une tendresse que rien ne peut égaler, et quand il la perdit, il fut dans une profonde affliction qui dura beaucoup plus long-temps que ne semblait le comporter la frivolité de son caractère; elle lui écrivait des lettres adorables, et chaque fois qu'il en arrivait une au prince, le moment aurait été bien choisi pour les solliciteurs qui auraient eu quelque chose à lui demander, car cela le mettait toujours dans des dispositions bienveillantes. Au surplus, je n'ai jamais connu un homme dont le caractère fût soumis, à l'égal de celui du prince Borghèse, à l'influence de la température: le ciel était-il pur, l'air rare, le soleil brillant? il était gai, allègre, bien dispos, très-obligeant; mais le temps était-il couvert, brumeux? le vent soufflait-il de l'ouest? il devenait morose, et il n'y avait rien de bon à en espérer. Quelquefois il convenait lui-même de cette fâcheuse influence, et me disait qu'elle était tellement puissante, tellement active sur lui, qu'il lui était impossible d'en triompher. Il importait donc beaucoup avec lui de consulter le baromètre. Le prince était essentiellement bon, mais égoïste et avare, si ce n'est envers les pauvres, pour lesquels il avait fixé dans son budget de dépenses une somme annuelle de soixante mille francs, sans que la gazette de Turin s'extasiât tous les matins sur l'inépuisable bonté du meilleur des princes. Cette propension à la charité était en même temps un hommage à sa mère, dont la bienfaisance était proverbiale à Rome. Mais, par une de ces contradictions si communes chez les hommes et surtout chez les princes, tout en faisant donner aux pauvres, il avait la plus invincible répugnance à donner quoi que ce fût lui-même.

Le prince était atteint de la plus fatale de toutes les maladies, de l'ennui. Il s'ennuyait, parce qu'il avait un insurmontable dégoût pour toute occupation sérieuse; quand il n'était pas à cheval, en voiture, à table, au bal ou au spectacle, il fallait qu'il fût couché; jamais je ne lui ai vu prendre un livre, et de tous les journaux que nous recevions, le seul qu'il lût habituellement était le journal des modes. Il aurait aimé à avoir une société particulière, à vivre bourgeoisement, mais sa position ne le lui permettrait pas. Combien de fois ne regretta-t-il pas cette première société qu'il avait eue à Paris chez le concierge de l'hôtel d'Oigny! Et combien de fois aussi, lorsque je lui disais ce que je comptais faire le soir, ne me dit-il pas: «Ah! vous êtes heureux, vous; vous allez chez madame Dubourg; vous allez rire, vous amuser... Et moi!... Allons, il faut que je fasse mon métier de prince: je vais m'ennuyer.»

Son frère, ayant su son arrivée à Turin, quitta Rome et s'empressa de venir le rejoindre. Ce fut pour le prince un moment de vive satisfaction, car les deux frères étaient parfaitement unis et s'aimaient beaucoup tous les deux. Le prince Aldobrandini n'était pas très-riche, et le prince Borghèse l'était immensément; mais celui-ci avait soin que son frère tînt un état convenable à sa position. Le prince Aldobrandini était fort bon, très-gai, sans aucune espèce de morgue, très-simple dans ses manières, enfin ce que l'on appelle dans le monde un excellent garçon. Quant à son éducation, elle avait été malheureusement pareille à celle de son frère aîné. Sa présence donna du mouvement à la cour, et fut cause d'une anecdote qui me parut trop plaisante pour que je ne la rapporte pas ici. Le dentiste de la cour, dont j'ai oublié le nom, vint un matin chez moi pour voir si j'avais besoin de ses services, et je lui dis que je n'en avais nul besoin, ce qui était heureusement vrai. Comme il ne s'en allait pas, je vis qu'il avait quelque démangeaison de causer avec moi, et comme j'étais de loisir, je lui adressai sur Turin quelques-unes de ces questions oiseuses qui équivalent à un interrogatoire en règle sur la pluie et le beau temps. Après quelques propos échangés: «Monsieur, me dit-il, le prince Aldobrandini est un prince bien aimable.—Sans aucun doute. Est-ce que vous l'avez-vu?—J'ai eu cet honneur; je sors de chez lui... Ah! quel dommage que ce ne soit pas lui qui soit le gouverneur général!...—Comment?... que dites-vous là?... Est-ce que le prince Camille...?—Ah! Monsieur, je ne dis pas... Le prince Camille est aussi, sans doute, un prince bien aimable... Mais...—Comment, mais?—Tenez, je vais vous dire. Son altesse impériale a des dents magnifiques; elle ne me fait jamais appeler; mes fonctions sont nulles; bref, je ne suis rien. Au lieu que si c'était le prince Aldobrandini!... D'après l'état de ses dents, que je viens d'examiner, j'ai lieu de penser qu'on me manderait souvent; je serais quelque chose. Il est bien permis de songer un peu à soi.» Je fus, je l'avoue, fort égayé de la noble ambition de notre arracheur de dents.

Turin passe avec raison pour une des plus jolies villes de l'Europe, et en est probablement la plus régulière. Mais, la main sur la conscience, il faut convenir que cette régularité même a quelque chose de monotone et par conséquent de triste. C'est une ville d'une forme à peu près ovale, située à l'extrémité de la plaine qui descend de Rivoli, par une pente douce, jusqu'aux bords du Pô. Du Pô!... Au seul nom de ce fleuve, je ne saurais contenir ma mauvaise humeur contre les modernes qui ont baptisé d'une manière si ignoble ce superbe Eridan que Virgile avait couronné roi des fleuves. Tous les dictionnaires de géographie vous diront d'ailleurs, avec cette douce fierté que donne l'érudition, que Turin se nommait Augusta Taurinorum, du nom d'Auguste, et à cause des magnifiques taureaux qui, dès l'antiquité, creusaient les sillons de ses campagnes. La ville de Turin en avait conservé un taureau pour armoiries, et quand les Français y arrivèrent, un taureau d'airain s'élevait sur le sommet d'une haute tour située dans la grande rue de Suze. Malheureusement la tour s'avançait un peu sur la rue; elle devint donc victime de la rage des alignemens, et le taureau antique fut confiné dans quelque cave souterraine de la mairie. Or ne plaisantez point sur ce taureau; tout d'airain qu'il était, il mugissait presque aussi bien qu'un de ses pareils en chair et en os. Comme le prince Borghèse, il avait une profonde antipathie pour le vent; quand le vent soufflait avec violence, il mugissait de toutes ses forces. Alors les bonnes femmes de Turin se signaient, et disaient que le taureau était en colère contre la tempête. Bien est-il vrai que des philosophes ont prétendu que ce mugissement, s'il a existé, provenait du son produit par le vent lui-même qui s'engouffrait avec violence dans le taureau qui était creux, et le faisait ainsi retentir. J'en demande bien pardon aux philosophes, mais ici je suis tout-à-fait du parti des bonnes femmes: le taureau était en colère.

Nous ne fûmes point coupables de la suppression du taureau; ce crime se rapporte, je crois, au gouvernement du général Jourdan; mais nous en commîmes un qui fit bien autrement crier les bonnes femmes. Turin avait sa part dans les immenses projets de l'empereur pour l'embellissement des principales villes de l'empire. Déjà les anciennes fortifications de la ville n'existaient plus; aux remparts avaient succédé des boulevards plantés en promenades et qui commençaient dans l'été à dessiner autour de Turin un cercle de verdure; mais il restait encore à former une esplanade unie et régulière sur le terrain qui sépare la ville de la rive gauche du Pô; un abord plus vaste était en effet indispensable au devant du pont magnifique que l'on allait substituer au vieux pont tout démantelé qui conduisait à la colline, à la Vigne-de-la-Reine et à l'embouquement de la route de Montcallier et d'Alexandrie. Quelques vieilles maisons étaient encore debout sur cet emplacement; mais de là ne venaient pas les difficultés: il y avait une église, et dans cette église une madone en grande vénération, une madone qui passait pour avoir plus de caractère que madone de pierre ou de marbre en ait jamais eu. On commençait à murmurer dans le peuple sur l'impiété des Français, qui ne respectaient point le temple de la sainte femme; et les églises ne désemplissaient pas, sans doute pour attirer sur nous les bénédictions d'en haut. Enfin le peuple se rassura quand la croyance se fut répandue que la madone était parfaitement décidée à ne point descendre de sa niche, et qu'elle écraserait le premier téméraire qui oserait porter sur elle une main sacrilége. Cependant la madone changea d'avis; par une belle nuit elle se laissa enlever sans former la moindre opposition, et les bonnes femmes demeurèrent dûment convaincues que cela nous porterait malheur. Eh bien! que diriez-vous si, à moi, aujourd'hui, il me plaisait d'assurer que l'enlèvement de la madone de la porte du Pô a été la cause évidente de la chute de l'empire, bien qu'elle n'ait eu lieu que six ans après? Messieurs les membres de l'Académie des Sciences, comment feriez-vous pour me prouver le contraire? Diriez-vous que je n'ai pas le sens commun?... C'est possible, mais ce n'est pas une preuve.

Il y avait au plus une quinzaine de jours que nous étions à Turin quand le prince fut informé que Lucien avait quitté Rome et se dirigeait sur le Piémont pour voir sa sœur. La princesse comprit facilement qu'une pareille entrevue serait de nature à déplaire beaucoup à l'empereur, et comme le courrier porteur de cette nouvelle ne précédait Lucien que de peu de temps, on se détermina à aller s'établir à Stupinis, où il était déjà arrêté que la cour irait passer quelque temps, mais seulement un peu plus tard. Lucien vint en effet; mais sur les observations qui lui furent faites par la personne chargée de le recevoir, il rebroussa chemin après avoir dîné au palais, et sa courte apparition fut tenue si secrète que très-peu de personnes en eurent connaissance.

J'avais déjà dirigé quelques-unes de mes promenades du côté de Stupinis, qui est à Turin ce que Saint-Cloud est à Paris. C'est un élégant pavillon qui s'élève en dôme surmonté d'un cerf de bronze doré. Cet attribut annonçait que Stupinis n'était qu'un rendez-vous de chasse; en effet les rois de Sardaigne étaient dans l'habitude d'y ouvrir ponctuellement les chasses chaque année et d'y célébrer la saint Hubert; mais ils ne l'habitaient pas. Leurs palais de plaisance étaient la Vennerie et Montcallier. La Vennerie, à une lieue et demie à peu près de Turin, était un palais immense, à en juger par ses débris. Effectivement la Vennerie avait été abattue et son parc dévasté en partie, lors de la révolution du Piémont. Il restait cependant quelques fragmens de bâtimens, par exemple un petit appartement au rez-de-chaussée, boisé en vieux laque de Chine; les écuries étaient intactes, et elles devraient servir de modèle aux architectes chargés de faire de pareilles constructions de luxe. Il y en a une entre autres destinée à contenir cent chevaux. C'est un bâtiment long et voûté, sans étage supérieur; les chevaux sont rangés des deux côtés, et la voie du milieu est assez spacieuse pour qu'une voiture y passe commodément; en outre, on y a ménagé un courant d'eau qui coule sans cesse. Quant au palais de Montcallier, il est situé à l'extrémité de la colline, à une grande lieue de Turin, sur la route d'Alexandrie. On en avait fait un hôpital militaire. De ce point, la vue est admirable et s'étend sur l'immense plaine du Piémont sillonnée par le Pô, les deux Doires et quelques torrens. Parmi ces torrens, il en est un, le Sangon, qu'il faut traverser pour aller à Stupinis. Pendant l'été ce n'est rien; il n'y a alors qu'un suintement d'eau, tout juste ce qu'il en faut pour tenir des grenouilles en joie; mais à la fonte des neiges, ou après un violent orage, c'est tout autre chose; les communications entre Turin et Stupinis deviennent impossibles.

Le palais de Stupinis est assez régulièrement bâti. Le dôme dont j'ai parlé est d'une grande élégance. Au rez-de-chaussée de ce dôme sont douze grandes cheminées, où les chasseurs se séchaient quand ils avaient été surpris par la pluie; et dans l'intervalle des cheminées douze grandes portes, dont six sont vitrées, et donnent, trois sur le perron de la cour, trois sur le perron du jardin; les autres conduisent à autant d'appartemens et à un escalier par lequel on monte au milieu du dôme, à une galerie pratiquée à l'endroit où la coupole commence à s'arrondir: et de cette galerie on communique avec les appartemens du premier étage. Il y a en outre, à gauche en arrivant, un assez long bâtiment dont l'extrémité forme angle droit avec la façade du palais. Le premier étage de ce bâtiment est traversé par un corridor, aux deux côtés duquel règne une suite de fort jolis appartemens; c'est là que nous fûmes logés, et j'eus en partage l'appartement même qui avait été témoin d'une scène nocturne fort singulière, mais que je rapporterai très-succinctement parce que je suppose qu'on la connaît déjà.

Dans la chambre donc que j'occupais avait été logée une des dames de Joséphine quand l'empereur habita le palais de Stupinis à l'époque du couronnement d'Italie. L'empereur avait une clef qui ouvrait toutes les portes. Il entre une nuit dans la chambre de la dame en question, muni d'une lanterne sourde, s'asseoit devant la cheminée, et se met en devoir d'allumer les bougies. Hélas! la belle dame n'était pas seule. Pourquoi? Je n'en sais rien; c'est peut-être parce qu'elle avait peur des souris, dont il y avait beaucoup à Stupinis. Quoiqu'il en soit, un aide-de-camp de l'empereur se trouvait par hasard dans le lit de la dame quand Napoléon entra. L'aide-de-camp, au premier bruit de la clef dans la serrure, pensant bien que l'empereur seul pouvait venir à cette heure, s'était laissé glisser dans la ruelle, entraînant avec lui tout ce qui pouvait témoigner de sa présence. Cependant l'empereur s'était approché de la belle, qui feignait de dormir; que voit-il?... Horreseo referens!... Il voit... précisément ce vêtement que Louvet a si heureusement surnommé, à l'usage des oreilles de bonne compagnie, le vêtement nécessaire; car qui est-ce qui oserait dire une culotte? Ce n'est pas moi, assurément. Je me figure l'empereur les yeux fixés sur la fatale pièce de conviction. À cette vue, il dit d'un ton sévère, mais calme: «Il y a un homme ici! Qui que vous soyez, je vous ordonne de vous montrer.» Il n'y avait pas à tortiller; il fallut obéir, et l'empereur, reconnaissant son aide-de-camp, lui dit seulement: «Habillez-vous! L'aide-de-camp s'habilla et sortit. Je ne sais malheureusement pas ce qui se passa ensuite entre l'empereur et la belle dame; mais, selon toute probabilité, elle dut commencer par essayer de faire croire à l'empereur qu'il se trompait: je sais seulement que le lendemain, à l'heure du lever, l'aide-de-camp était dans ses petits souliers; que, cependant, il y parut, parce qu'il ne pouvait faire autrement. Il en fut quitte pour la peur, car jamais l'empereur ne lui dit un mot qui pût lui faire croire qu'il se souvenait de la scène nocturne de ma chambre de Stupinis.

L'appartement qu'occupait mon bon colonel Gruyer était contigu au mien, et nous nous entendions si facilement à travers la cloison qui nous séparait, que cela explique comment l'aventure que je viens de raconter n'a pas été perdue pour la postérité. Une voisine fut indiscrète, et il est peu probable que l'empereur, l'aide-de-camp ou même la dame en aient jamais parlé à personne. Nos appartemens étaient composés de deux chambres et ornés d'un grand nombre de portraits de papes. Gruyer un jour eut la singulière fantaisie de leur tirer aux yeux avec un pistolet, et, comme il y était très-adroit, à l'aide de deux balles il aveugla effectivement l'effigie d'une sainteté; j'essayai d'en faire autant, mais, comme j'étais moins habile, je n'atteignis pas l'œil auquel je visais; de sorte que, grâce à ma maladresse, je n'ai réellement à me reprocher que le nez d'un page. Nous fîmes cette belle équipée un jour qu'il n'y avait personne au palais. Un autre jour nous voulûmes nous éclaircir d'un doute, et pour cela nous eûmes recours à un tour pardonnable au plus à des écoliers. Nous soupçonnions depuis quelques jours que, lorsque tout le monde était endormi, un de nos voisins sortait de sa chambre pour aller... je ne vous dirai pas où, et avait grand soin de rentrer avant le jour. Pour nous en assurer, nous imaginâmes de broyer un pain de blanc d'Espagne, et de répandre cette poussière devant la porte de notre voisin après que nous le sûmes rentré chez lui. Le lendemain, à la pointe du jour, nous vîmes dans le corridor des empreintes de pieds marquées en blanc, précisément dans la direction que nous soupçonnions, et nous fîmes tout disparaître avant que personne fût levé dans le palais.

Le prince Aldobrandini, qui ne faisait pas le prince du tout, allait ordinairement passer la soirée à Turin; et comme le prince et la princesse se retiraient de bonne heure, chacun dans leur appartement, nous nous réunissions le soir chez madame de Cavour, dame d'honneur de la princesse. Là se trouvaient réunies toutes les personnes du service, les lectrices, les aides-de-camp et moi. Le temps se passait en conversation et à raconter des histoires jusqu'au retour du prince Aldobrandini; alors on prenait du thé, des glaces, et l'on jasait encore jusqu'à minuit ou une heure du matin.

Cependant, nous venions de recevoir des dépêches de Bayonne, dans lesquelles se trouvait une lettre de l'empereur qui disait au prince de lui envoyer son frère. Son départ fut immédiatement fixé au lendemain, et alors fut entamée la question de savoir dans quel costume le prince Aldobrandini se présenterait à l'empereur. Cela paraissait regarder spécialement le chambellan directeur de la garde-robe; cependant le prince m'en parla, je ne sais par quel hasard. Je lui dis que selon moi ce qu'il y avait de mieux à faire pour son frère, c'était de se présenter en habit de simple soldat; que c'était un moyen de témoigner à l'empereur l'intention de le servir, sans faire aucune demande de grade, et que c'était une chose que Sa Majesté ne pouvait manquer d'apprécier. Ce conseil transmis au prince Aldobrandini par son frère fut adopté, et ce fut alors, ainsi que je crois l'avoir dit tout au commencement de ces souvenirs, que le prince Aldobrandini fut nommé colonel du quatrième régiment de cuirassiers.

Après le départ du prince Aldobrandini, le prince eut la visite de son beau-frère Joseph, qui venait d'être promu au trône de Naples. Son arrivée mit tout en mouvement; car un prince qui reçoit un roi, c'est presque comme un chef de bureau qui a l'honneur de donner à dîner à son chef de division. J'eus l'occasion de causer quelques momens avec Joseph, qui me parut fort simple, et ne faisant pas du tout le roi. Il ne resta qu'un jour à Stupinis, où l'on compta sur sa présence pour tempérer les caprices de la princesse qui étaient alors dans leur lune rousse. Depuis quelque temps elle avait pris le Piémont en grippe, et ne voulait plus absolument y rester. Mais les ordres de l'empereur ne lui permettaient pas de revenir en France, et sur cela même elle n'entendait plus raison. Dans ses charmantes fureurs, elle disait qu'elle était citoyenne française, qu'elle ne voulait plus être princesse, que son plus beau titre était celui de veuve du général Leclerc, qu'elle avait vingt mille livres de rentes qui ne lui venaient pas de l'empereur, qu'elle aimait mieux vivre comme une simple bourgeoise que d'être tyrannisée, que le climat de Turin lui était mortel, qu'on voulait la tuer, enfin tout ce qui peut traverser un cerveau féminin. Alors elle se disait malade, et pour prouver qu'elle l'était en effet, elle prenait médecine sur médecine. Elle en fit tant qu'il fallut bien consentir à ses désirs, et elle partit pour les eaux d'Aix en Savoie; de sorte que nous voilà maintenant avec une cour sans femmes, ce qui est bien plus tranquille, mais beaucoup moins amusant.


CHAPITRE VI.

Manie des Français de se prendre pour termes de comparaison.—Usages piémontais.—Les dames romaines et la valeur du temps.—Singulière signification d'un mot français en Piémont.—Mœurs piémontaises.—Bizarrerie d'un jaloux.—L'empereur content de nous.—Quelques souvenirs sur la suite de Pauline.—Organisation de ma table et les capitaines de garde au palais.—Madame Hamelin, mérite et résignation.—La lettre de recommandation.—Histoire véridique du capitaine Poulet.—Son portrait, sa jeunesse et sa femme.—Bonnes manières des officiers sortis des pages et des gendarmes d'ordonnance.—Motifs de l'empereur en créant les gendarmes d'ordonnance.—Craintes et plaintes de quelques chefs de l'armée.—Licenciement des gendarmes d'ordonnance.—Le capitaine Aubriot.—Détails curieux sur le corps licencié.—Le général Montmorency, d'Albignac, et leçon de hiérarchie militaire.—Notre gouvernement un joli petit royaume.—M. Vincent de Margnolas, préfet de Turin, conseiller d'état à vingt-sept ans.—Jeu inouï de la fatalité.—Le naissance et la mort ensemble sous le même toit.—Position de nos neuf départemens.—Notre statistique préfectorale.—M. de Chabrol notre préfet modèle.—M. Bourdon de Vatry à Gênes.—Nos trois départemens maritimes.—Somnolence du préfet de Chiavari.—M. Nardau à Parme; bal le vendredi-saint et destitution immédiate.—M. Robert, préfet de Marengo.—Mot remarquable de l'empereur sur Alexandrie.—M. de la Vieuville, chambellan de l'empereur.—Convoitise d'un département et envoi dans un autre.—M. de la Vieuville, préfet de Coni.—M. Soyris et le beau idéal d'un directeur des douanes.—Auto-da-fé de marchandises anglaises.—Saisie de soixante cachemires adressés à Joséphine.—Sévérité de l'empereur.—Le quintal de tableaux de Raphaël!—Le département de la Doire, Ivrée et madame Jubé.—Promenade à Racconiggi.—Le souper impromptu et la cave de Garda.


J'aime beaucoup que l'on soit fier de son pays, que l'on tienne à ses mœurs, à ses usages; mais ce que je ne puis souffrir, c'est l'exclusion, l'esprit de dénigrement envers les usages ou les mœurs d'une autre contrée. Mes chers compatriotes, je vous le dis en vérité: ce besoin ou plutôt cette manie de trouver les choses bien ou mal, selon qu'elles se rapportent aux manières françaises ou en diffèrent, est notre défaut capital. Nous nous prenons très-volontiers pour le mètre général d'après lequel on doit tout mesurer; et, comme cela m'est arrivé à moi-même plus d'une fois, j'ai bien le droit de dire que c'est extrêmement ridicule. J'ai vu de fort bons Français trouver que la bourgeoisie de Turin était en retard de plus d'un siècle, parce qu'il lui plaît de commencer son dîner par une friture et de ne manger son potage qu'en second ou en troisième. Faites comme vous voulez, mais laissez faire aux autres comme ils veulent; voilà mon grand principe. Certes, une petite maîtresse de Paris rougirait de honte, si on la surprenait buvant un verre de liqueur sur le comptoir d'un distillateur; je l'approuve fort; mais je ne veux pas qu'elle empêche les belles dames de Turin d'entrer quelquefois chez Michel Armandi, à côté de la mairie, pour y prendre du rosoglio, parce que l'usage le leur permet. Je ne dis point que les beautés sentimentales du doux pays de France soient blâmables pour faire soupirer leurs amans pendant un temps plus ou moins long; mais je me récrie aussitôt qu'elles médisent des Romaines, parce que les dames romaines connaissent mieux la valeur du temps. Je le répète: faites comme vous voulez, mais laissez faire aux autres comme ils veulent.

Je conviens que, quand on arrive dans un pays nouveau, il y a des choses qui surprennent par l'inaccoutumance où l'on en est; mais est-ce une raison pour les blâmer? Là, souvent, un mot a une signification tout autre que celle que nous avons l'habitude de lui donner. Ainsi, par exemple, ayant un jour demandé à une fort jolie et tout innocente demoiselle de Turin des nouvelles de sa santé, jugez quelle fut ma surprise quand elle me répondit, en français, avec une naïveté égale à celle d'Agnès mettant une tarte à la crème au jeu du corbillon: «Je me porte assez bien, Monsieur; mais je suis un peu constipée.» Or besoin n'est de vous dire ce que cela signifie en bon français, et vous comprenez, par conséquent, combien mon oreille fut effarouchée en entendant une expression qui me sembla la plus incroyable confidence de garde-robe. Eh bien! j'avais tort, et vous serez obligé d'en convenir, puisque, à Turin, une constipation n'est autre chose que cette indisposition gênante que nous appelons un rhume de cerveau.

À Turin, la bourgeoisie se voit peu entre elle; chacun vit beaucoup chez soi et en famille, l'hiver en ville et l'été dans de charmantes habitations que l'on nomme des Vignes, disséminées sur toute la colline au milieu des bois et des jardins. Les banquiers de Turin n'étalent aucun luxe; ils font leurs affaires dans des bureaux beaucoup moins élégans que l'antichambre d'un courtier de Paris, n'ont ni morgue ni brillans équipages, et reçoivent fort poliment les étrangers que leurs correspondans leur adressent; c'est bien bourgeois, mais aussi, pendant plusieurs années, n'ai-je pas vu une seule banqueroute un peu importante à Turin. La plupart des hommes se font donner le titre d'avocat, du moins il en était ainsi à l'époque dont je parle, et la société, proprement dite, se composait presque exclusivement, de l'ancienne noblesse piémontaise et des Français, encore s'en trouvait-il très-peu parmi nous qui fussent admis dans l'intimité des maisons, hormis les jours de bal et de réception d'apparat. Ici je raconterai un fait assez bizarre, et qui est cependant d'une parfaite exactitude; il prouve, ce me semble, quelle singulière influence peut avoir la vanité du rang même sur la jalousie. Un des plus nobles et des plus riches seigneurs du Piémont avait une femme fort agréable et très-aimable, mais coquette au par-dessus. La coquetterie n'est bien souvent que l'antichambre de la galanterie, et il en advint ainsi pour la noble dame. Tant que ses amans ne furent que des jeunes gens sans trop de conséquence, le mari ferma les yeux, et se contenta de se divertir de son côté, ce dont, peut-être, il avait le premier donné l'exemple. Mais un homme, qui lui était au moins égal en nom et en qualité, s'étant mis sur les rangs, la chose prit une toute autre couleur à ses yeux. Il alla trouver le nouveau venu, et lui proposa de se battre s'il remettait les pieds chez sa femme; des amis intervinrent et le duel n'eut pas lieu. Quant à la susceptibilité du seigneur piémontais, l'explique qui voudra ou qui pourra; pour moi je ne m'en charge pas. Je prends soin, comme l'on voit, de taire les noms; car mon intention n'est pas de faire une chronique scandaleuse. Ah! si je le voulais!... Rassurez-vous; il n'en sera rien. Cependant il faudra bien que je vous dise quelques mots de Mariette; mais pas encore: attendez. Quant à la jolie madame Jubé, femme du préfet d'Ivrée, je ne sais pas encore si je vous en parlerai; cela dépendra d'un caprice.

Depuis le départ de la princesse, nous avions pris une assiette plus posée; tout marchait bien, et nous avions le bonheur de voir que l'empereur était satisfait. C'était alors le but commun des efforts de tous ceux qui se trouvaient entraînés dans la sphère d'activité de son gouvernement. Le prince passait en revue les troupes de la garnison, ou celles qui traversaient Turin pour se rendre à leur destination. Ces jours-là étaient les jours de fête de Gruyer, qui était si heureux quand il commandait la parade. J'avais perdu, par le départ de la princesse, la société de M. de Clermont-Tonnerre et de M. de Montbreton, que je regrettais beaucoup; mais je m'étais casé; j'avais distribué l'emploi de mon temps; enfin j'avais, comme on dit, pris des habitudes. Au lieu d'avoir à ma table la jolie mademoiselle Millo, mademoiselle de Quincy, Blangini et sa sœur, qui était venue rejoindre la princesse à Turin, et une excellente femme, madame Hamelin, qui n'était pas traitée avec tous les égards qu'elle méritait, j'avais les capitaines et les officiers de garde au palais; et si cela était moins amusant, au moins en trouvai-je parmi ces messieurs qui étaient fort bons à connaître. Mais avant d'aller plus avant, il faut que je dise quelques mots sur madame Hamelin. Veuve d'un officier de marine, sans fortune, n'étant plus jeune, mais encore assez pour que l'on vît qu'elle avait dû être très-belle, madame Hamelin, par amour pour ses enfans, jeunes encore et qui venaient d'entrer dans la carrière de leur père, avait eu la résignation, d'accepter les fonctions de femme de charge chez la princesse. Vertueuse comme elle l'était, obligée de voir des choses dont je ne veux pas me souvenir, madame Hamelin avait à souffrir horriblement, et je l'ai vue bien souvent pleurer sur son sort; mais elle pensait à ses fils, et son courage revenait. J'imaginai, pour lui donner quelque consolation, de les faire recommander par le prince au ministre de la marine; et certes, si jamais lettre a été pressante, ce fut la lettre du prince à M. Decrès. Je n'en avais rien dit à madame Hamelin, et je ne saurais peindre la joie que j'eus le bonheur de lui causer en lui remettant la lettre. Il y a vingt-deux ans de cela; j'ai à peine revu madame Hamelin pendant nos séjours à Paris. Je ne sais ce qu'elle est devenue depuis seize ans: mais, si l'on oublie facilement des maîtresses, on n'oublie pas de même une femme que tout honnête homme aurait souhaité d'avoir pour amie.

Je reviens maintenant à mes officiers, et pour vous mettre en joie je commencerai par vous parler de M. Poulet.

M. Poulet était un capitaine d'infanterie de je ne sais plus quel régiment. M. Poulet était très-maigre, très-grand, très-rouge de figure, très-blanc de cheveux, comptant cinquante ans d'âge, trente de service et vingt ans de grade de capitaine. Il était, comme Napoléon, le fils de ses œuvres; mais n'ayant été élevé ni à Brienne, ni à l'École Militaire, ni probablement ailleurs, il avait un langage tout particulier; si bien qu'un jour, voulant préciser l'époque d'un de ses plus beaux faits d'armes qu'il venait de me raconter, il me dit: «C'est quand les austérités recommença avec les Quinze-reliques.» Vous ne comprenez peut-être pas très-bien?... Eh bien! moi, qui m'étais déjà familiarisé avec l'idiome de M. Poulet, je compris tout de suite qu'il voulait me dire: «C'est quand les hostilités recommencèrent avec les Autrichiens.»

Il faut vous dire que dans ce temps-là je ne buvais presque que de l'eau; mais je versais très-volontiers rasade à M. Poulet, et quand son verre était plein, il aurait fallu qu'une mouche fût bien adroite pour trouver le temps de s'y noyer. Si, à jeun, M. Poulet était un héros, il devenait après boire extrêmement sentimental, et ne me laissait rien ignorer des égaremens de sa jeunesse. À peine eut-il endossé l'uniforme qu'il regarda comme un devoir de ne point laisser s'éteindre en lui la dynastie des Poulet, qu'un boulet de canon pouvait écraser dans l'œuf. Il y travailla de concert avec une jeune vivandière qui, me disait-il, lui repassait toujours quelque chose à boire. M. Poulet devint père, et comme c'était un honnête homme, il fit légitimer devant l'autel une union commencée à la buvette et consommée sur le lit de camp. Après son mariage, madame Poulet continua son commerce ambulant, suivant toujours M. Poulet à l'armée, où, M. Poulet me l'a avoué, il donna plus d'un atout à la boutique de sa femme. Mais voilà que M. Poulet devint sous-lieutenant. Dès lors il comprit que l'honneur de l'épaulette exigeait le sacrifice du sacré-chien-tout-pur et du riquiqui. Malheureusement madame Poulet, en changeant d'état, ne put changer de manières, et son mari les trouvait trop communes pour oser la produire. Il ne m'a pas caché que son mariage de soldat l'avait plus d'une fois gêné depuis qu'il était capitaine. Il aurait souhaité que sa femme eût un meilleur ton; que, par exemple, elle jurât moins souvent: mais je dois à la vérité de dire que M. Poulet n'en aimait pas moins sa femme; je suis du moins, autorisé à le croire d'après l'éloge qu'il m'en fit un jour dans un accès de sensibilité conjugale: «Le croiriez-vous? me disait-il, le croiriez-vous? Voilà vingt-huit ans qu'elle est ma femme: eh bien! il n'y a rien de si rare que j'aie été obligé de lever la main.» À cet éloge M. Poulet ajoutait que sa femme était de la première force dans l'art de faire de la soupe aux choux et au lard fumé. Du reste, je n'ai jamais eu l'honneur de voir madame Poulet.

Tous mes officiers ne ressemblaient pas à M. Poulet: parmi eux se trouvaient des hommes très-bien élevés, notamment ceux qui sortaient des pages de l'empereur, des écoles de Fontainebleau et de Saint-Cyr, et particulièrement des gendarmes d'ordonnance. Dans le cas où vous auriez oublié ce que c'était que les gendarmes d'ordonnance, je vous demanderai la permission de vous le rappeler. Dès avant la campagne de Tilsitt, l'empereur avait déjà résolu dans sa pensée de rapprocher de son trône les débris de l'ancienne aristocratie, et les gendarmes d'ordonnance étaient, selon toute probabilité, destinés à devenir une partie privilégiée de la garde; on le croyait du moins, et beaucoup de jeunes gens riches et appartenant à de bonnes familles s'enrôlèrent volontairement et s'équipèrent à leurs frais, ayant chacun un domestique à eux pour panser leurs chevaux. Ceci, comme on peut le croire, donna de la jalousie à quelques chefs sortis des rangs plébéiens, qui crurent même lire les intentions futures de l'empereur dans le choix du vieux général Montmorency-Laval pour colonel des gendarmes d'ordonnance. Le premier échec qui leur fut porté dès que l'armée commença ses opérations en Prusse, fut le retrait de leurs domestiques, d'où il résulta que ce corps, composé d'hommes braves, mais habitués aux douceurs de la vie, fut assez mal tenu; autre chose est de marcher droit à l'ennemi ou d'être le palefrenier de son cheval quand on n'en a pas l'habitude. Ceux que la création des gendarmes d'ordonnance avait le plus offusqués revinrent plusieurs fois à la charge auprès de Napoléon; ils finirent par l'emporter, et ce corps fut licencié après la campagne. Tous ceux qui en avaient fait partie furent nommés officiers dans des régimens de cavalerie, et plusieurs même méritèrent un avancement rapide. C'est par suite de cette dissémination des gendarmes d'ordonnance que quelques-uns furent envoyés à Turin dans le 7e régiment de cuirassiers, dont le dépôt faisait partie de notre garnison. Le major Berlioz, qui en avait le commandement, était, je me le rappelle, un bon et excellent homme. Parmi les officiers sortis des gendarmes d'ordonnance, il en était un avec lequel je me liai très-étroitement. Il se nommait Aubriot. Il approchait de la quarantaine, ayant servi dans sa jeunesse et ensuite à l'armée de Condé; mais il était revenu de toutes les rêveries de l'émigration. Nous nous trouvâmes, comme l'on dit, en pays de connaissance, parce que j'avais connu à Paris plusieurs de ses anciens camarades dont il me parlait, et notamment d'Albignac, qui devint en très-peu de temps général au service de Jérôme, et ensuite ministre de la guerre du royaume de Westphalie. C'était un homme extrêmement capable et doué d'un caractère très-gai. Aubriot m'en raconta un trait où je le reconnus tout entier.

Quand les gendarmes d'ordonnance furent arrivés en Prusse, d'Albignac, qui était pour ainsi dire à tu et à toi avec leur colonel le général Montmorency, s'approcha un jour de lui, et lui demanda directement quelque chose dont il avait besoin pour son équipement. Là-dessus, M. de Montmorency le prenant au grand sérieux: «Mon cher d'Albignac, lui dit-il, à Paris, chez madame de Luynes, quand nous jouons au creps, nous causons familièrement, comme de bons amis, comme des camarades; mais ici n'est pas la même chose; il faut que je vous dise ce que c'est que la hiérarchie militaire. Vous avez besoin d'une bride, d'une souventrière; c'est très-bien: mais vous me demandez cela à moi, et cela n'est pas dans l'ordre. Il faut vous adresser à votre maréchal-des-logis; il fera son rapport au lieutenant, qui le transmettra au capitaine; le capitaine en réferrera au chef d'escadron, qui viendra ensuite prendre mes ordres, puisque je suis votre général en chef. Entendez-vous bien cela?—Oui, général.» Quelque temps après, d'Albignac ayant été blessé à Iéna, M. de Montmorency alla le voir et lui demanda comment il se trouvait. Quoiqu'il souffrît beaucoup, d'Albignac trouva plaisant de faire voir à M. de Montmorency combien il était pénétré de ses hauts enseignemens sur la hiérarchie militaire; aussi, au lieu de répondre à sa question, il lui dit: «Général, donnez vos ordres au chef d'escadron; il les transmettra au capitaine, qui en fera part au lieutenant, qui m'enverra mon maréchal-des-logis.» M. de Montmorency ne put s'empêcher de rire de la gaieté que d'Albignac conservait au milieu de ses souffrances, et cette anecdote divertit beaucoup les gendarmes d'ordonnance.

Savez-vous que notre gouvernement des départemens au delà des Alpes aurait fait un fort joli petit royaume? D'abord nous avions notre grand quartier-général à Turin, dans le département du Pô, où à notre arrivée nous trouvâmes pour préfet M. Vincent de Margnolas, fort jeune encore, puisqu'il n'avait que vingt-sept ans. C'était un homme fort remarquable par la variété de ses connaissances et la solidité de son caractère. Il était de Lyon et possédait une fortune considérable. Son mariage avec une demoiselle d'une des premières familles de Turin, mademoiselle de Perron, mariage qui eut lieu six semaines environ après notre arrivée à Turin, fut tout-à-fait du goût de l'empereur, qui aurait voulu voir se multiplier les alliances entre Français et Piémontais. Peu de temps après, l'empereur lui en témoigna sa satisfaction en le nommant conseiller-d'état. Je puis, par exemple, certifier une chose; c'est que cette faveur, dont M. Vincent était parfaitement digne, n'avait été nullement sollicitée par lui. Je dînais chez lui précisément le jour où, pendant que nous étions à table, au palais Carignan devenu l'hôtel de la préfecture, on lui apporta le Moniteur, qui contenait sa nomination en même temps que celle de M. de Molé aux mêmes fonctions. J'ai vu la surprise de M. Vincent, qui ne pouvait en croire ses yeux. Cette élévation à un rang qui était alors si ambitionné et que l'on n'obtenait que quand on en était vraiment digne, rendit vacante la préfecture de Turin, et nous apprîmes avec satisfaction le choix que fit ensuite l'empereur de M. Alexandre de Lameth pour remplacer M. Vincent.

Il est pour de certains hommes une fatalité qui démonte la raison humaine et qui donnerait envie de prendre au sérieux les ingénieuses rêveries de M. Azaïs sur les compensations. Une belle fortune, une belle femme, une belle position, vingt-sept ans, tels étaient les avantages accumulés sur la tête de M. Vincent. Sa femme devient grosse; dix mois se passent, et M. Vincent est atteint d'une cruelle maladie; rien ne peut arrêter les progrès du mal: il meurt au moment même où à tant de bienfaits la providence en ajoutait un autre si doux. Dans le même temps la mort et la vie apparaissent sous le même toit, et madame Vincent devint veuve au moment même où elle donnait naissance à un fils. Mais laissons ces tristes souvenirs, et continuons à faire une espèce d'inventaire succinct du personnel et du matériel de notre gouvernement, dans lequel nous ferons prochainement une courte excursion.

Le département du Pô s'étendait au nord jusqu'au Mont-Cénis, et touchait par ce point au département du Mont-Blanc, dont la Maurienne et la Savoie faisaient partie. Nos autres chefs-lieux étaient Gênes, dont le nom était commun à la ville et au département et dont M. Bourdon de Vatry était alors le préfet; Gênes était en même temps le chef-lieu de la 27e division militaire. Au nord de Gênes le département de Montenotte, contigu à la France par le département des Alpes maritimes, ayant pour chef-lieu Savone, où résidait M. de Chabrol, notre préfet-modèle; au midi de Gênes, le département des Apennins, dont la capitale était Chiavari, où somnolait sur son siége préfectoral M. Rolland de Villarceaux, très-éveillé pour les affaires, mais qui s'endormait toujours quand il était assis. Ces trois départemens composaient notre littoral, et vous pouvez juger par là que nous aurions été une fort jolie petite puissance maritime si Dieu et la flotte anglaise l'eussent voulu. Les états réunis de Parme et de Plaisance marquaient les limites de notre gouvernement du côté de la Toscane, et formaient le département du Taro, dont il n'est pas besoin de vous dire que Parme était le chef-lieu. Quant au nom du préfet, il m'échappe en ce moment; mais je me rappelle un fait qui me fera peut-être pardonner cette inadvertance de mémoire. Vous verrez comment l'empereur voulait que l'on respectât les croyances religieuses. M. Nardau, spécialement protégé par Joseph Bonaparte, avait été le premier préfet envoyé à Parme lors de la réunion de cette ville à la France. Il était arrivé dans sa résidence vers la fin du carême. Là, encore très-imbu des principes républicains qu'il avait professés, et parfaitement exempt de préjugés, M. Nardau se présenta à ses administrés avec un costume de fantaisie, mais qui sentait son républicain d'une lieue; enfin c'était à peu de choses près, m'a-t-on dit, l'habit semi-romain des membres de l'ancien conseil des cinq-cents. Ce ne fut pas tout: notre préfet, sachant que l'appât du plaisir est souvent un excellent moyen de gouvernement, résolut de donner un bal à l'élite des beautés parmesanes; mais pas une n'y vint, et en voici la raison: dans un pays dévot comme l'est Parme, M. Nardau avait adroitement choisi le vendredi saint pour mettre son monde en danse, et il en fut pour ses préparatifs, ses violons, ses glaces et ses rafraîchissemens. Si, d'ailleurs, personne ne vint au bal, il y eut des gens qui écrivirent à l'empereur. Lettre décachetée et lue, rapide départ d'un courrier, destitution immédiate du préfet, tout cela fut l'affaire d'un instant; car, je ne sais pas si vous vous en seriez douté, quand l'empereur s'y mettait, il ne badinait pas.

Arrivons maintenant au département de Marengo, qui formait en quelque sorte le cœur de notre gouvernement. Je vous y ferai faire plus tard connaissance avec le général Despinois; maintenant il me suffira de vous dire que dans Alexandrie nous avions pour préfet un excellent homme, un très-bon administrateur, M. Robert, ancien général de brigade, et qui servait bien de sa plume après avoir bien servi de son épée. Ici vous admirerez peut-être une étincelle de ce tact impérial qui fit choix d'un ancien guerrier pour présider à l'administration d'un département qui devait son nom à la victoire, et dont le chef-lieu, disait l'empereur, devait un jour n'être habité que par des vivandières et des soldats. Nous perdîmes bientôt M. Robert, qu'une maladie enleva à ses administrés, et qui fut remplacé par M. de Cossé-Brissac. Vous connaissez déjà M. Arborio, notre préfet de la Stura, et la ville noire de Coni, puisque c'est par là que nous avons fait notre entrée; vous savez aussi que la mort nous l'enleva promptement: mais je ne serai pas fâché de vous dire l'espèce de désappointement qu'éprouva son successeur en venant s'ensevelir dans une vallée des Alpes.

L'empereur venait d'appeler au sénat M. Garnier, préfet de Versailles. Or la préfecture de Seine-et-Oise a toujours été un morceau très-friand pour quiconque aspire à être préfet. L'ancien duc de la Vieuville, comte de l'empire, chambellan de l'empereur, homme du monde, homme de cour, jadis un des beaux danseurs des bals de la reine, jugea que cela lui irait comme un gant. Profitant donc du droit que lui donnait sa charge d'approcher de l'empereur, il lui témoigna le désir de s'attacher à l'administration. Cette ouverture fut parfaitement accueillie, et l'empereur lui demanda s'il voulait être préfet; à quoi il répondit que c'était l'objet de tous ses vœux, de toute son ambition; et l'empereur répliqua: «Vous serez préfet.» Quelle douce nuit dut passer M. de la Vieuville! Il ne connaissait point d'autre préfecture vacante que celle de Versailles: donc la préfecture de Versailles allait être son lot; il était impossible de raisonner autrement. Mais voilà que sur ces entrefaites la nouvelle de la mort de M. Arborio arrive à l'empereur, et au lever suivant Napoléon annonce à M. de la Vieuville qu'il l'a nommé préfet de la Stura, l'engageant à se rendre le plus promptement possible dans sa résidence. Il n'y eut pas à reculer, et voilà comment l'ancien duc de la Vieuville vint faire son essai administratif dans nos montagnes. Il se résigna facilement, s'occupa beaucoup de son département, et peu de temps après l'empereur, auquel nous ne le laissâmes pas ignorer, l'appela à la préfecture de Colmar.

En voilà, si je ne me trompe, pour sept de nos départemens; donc il nous en reste encore deux, quoique vous ayez déjà reçu un à-compte sur le département de la Sésia, et son chef-lieu Verceil, à l'occasion des difficultés que nous fit M. Giulio, lequel, soit dit en passant, avait une fort jolie femme, mademoiselle Millet, fille d'un riche négociant de Turin. À Verceil, nous avions pour directeur des douanes un homme de fer qui réclame impérieusement un souvenir. C'était M. Soyris. Il y a des gens qui deviennent douaniers; M. Soyris, lui, était né douanier, ou plutôt, c'était la douane vivante. Sa ligne d'observation s'étendait sur les limites de notre gouvernement du côté du royaume d'Italie, et il fallait que des contrebandiers fussent bien fins pour l'attraper. Pour lui, saisir était vivre, et il eut de bien beaux momens quand il présida aux auto-da-fé des marchandises anglaises que nous avions l'ordre de faire impitoyablement brûler. Je veux bien croire que c'était un acte de haute et grande politique; mais ce que je puis assurer, c'est que cette politique n'était nullement comprise par des groupes de malheureux qui regardaient pieds nus la flamme dévorer des milliers de bas de fabrique anglaise. Ce que c'est que d'avoir des idées étroites! ils croyaient, dans leur simplicité, qu'on aurait mieux fait de les leur distribuer. Pour M. Soyris, il regardait cela comme je suppose que Néron regarda l'incendie de Rome. Au surplus sa rigidité n'admettait aucune préférence. Un jour il nous écrivit pour notifier au prince la saisie qu'il venait de faire d'un ballot de soixante cachemires arrivés directement de Constantinople, et adressés à l'impératrice Joséphine. Nous tînmes un petit conseil, pensant au plaisir qu'éprouverait la bonne impératrice, si le ballot pouvait lui être rendu; mais les ordres de l'empereur étaient tellement précis, que nous n'osâmes conseiller au prince de lever l'ordre de M. Soyris, et bien nous en prit. Ayant en effet jugé qu'il y avait lieu à consulter l'empereur, sa réponse fut qu'il n'y avait d'exception pour personne, pas plus pour l'impératrice que pour un autre; que M. Soyris avait bien fait, et que les cachemires devaient être vendus au profit de la douane.

Une autre fois, M. Soyris écrivit encore en prince pour une chose qui était personnelle à Son Altesse, et qui le mettait dans le plus grand embarras. Comme on faisait remettre à neuf l'intérieur de l'hôtel de Paris, le prince avait fait venir de Rome des tableaux de Raphaël, de l'Albane, du Corrége et des plus grands maîtres de sa galerie de Rome, pour en orner une gaierie de l'hôtel. Ces objets étant arrivés à la douane de Verceil, ferme sur ses principes, M. Soyris avait commencé par mettre la main dessus pour leur infliger un droit d'entrée. Ce qui l'embarrassait était de savoir quel article du tarif il leur appliquerait; il lui fut répondu qu'il pouvait faire payer au prince tel droit qu'il jugerait convenable. Alors sa sagacité naturelle lui inspira l'idée de les frapper d'un droit de quinze pour cent le quintal. L'entendez-vous? le quintal!... Un quintal de tableaux de Raphaël! Oh! barbare!

Les petites stations que nous faisons sur la route nous font arriver un peu tard à notre dernier département, le département de la Doire enclavé entre le département du Pô, celui de la Sésia, les Alpes et le royaume d'Italie. Il a pour chef-lieu Ivrée, et pour préfet, le général Jubé, ancien commandant de la garde de notre feu directoire jusqu'au dix-huit brumaire. M. Jubé était un homme d'infiniment d'esprit, qui avait été un des hommes à la mode quand les fournisseurs brillaient dans Paris. Sa femme était extrêmement jolie, et venait très-souvent nous voir à Turin, où elle était un des ornemens de nos bals; nous avons souvent bien ri notamment au retour d'une partie que nous avions faite, dix ou douze personnes ensemble, à Racconiggi. Elle est trop bonne pour ne me l'avoir pas pardonné, mais je me rappelle que je lui jouai le tour d'inviter impertinemment toute la compagnie à souper chez elle, comme si c'eût été de sa part, faisant tout haut les invitations devant elle pour qu'elle ne pût pas reculer, de sorte que nos trois calèches descendirent à sa porte, ou plutôt à la porte du riche Garda, dont l'hôtel était à sa disposition quand elle venait à Turin. La cave de Garda était excellente, sa maison bien approvisionnée, de sorte qu'en peu d'instans nous eûmes un souper qui ne sentit pas du tout l'improvisation, et que nous prolongeâmes gaiement fort avant dans la nuit. La seule chose que je ne me rappelle pas bien, c'est si madame Jubé invita Garda à souper chez lui.


CHAPITRE VII.

La femme sans tête et impertinence des Piémontais.—L'hôtel de Londres et la place Saint-Charles.—Le palais d'Aoste devenu le palais de Justice.—Situation et intérieur du palais impérial.—La cathédrale de Turin et le vrai saint suaire.—Le prince et la cour à la messe.—Levers du prince dans le palais impérial.—La galerie de Van-Dick, le boudoir des miniatures et le prie-dieu des reines de Sardaigne.—Prodigalité d'incrustations.—Le jardin du palais, promenade à la mode.—Le Nôtre, jardinier des rois.—Les arcades de la rue de Pô.—Sérénades nocturnes et le guitariste Anelli.—Promenades hors de la ville.—Les allées du Valentin.—La route de Montcallier.—Les jolis chevaux du prince.—La manufacture de tabacs.—M. de V... et application d'un mot de Rivarol.—Grand projet de chasse.—Les lapins de la république et le gibier de l'empire.—Le daim de Racconiggi.—César Berthier notre grand-veneur.—Partie manquée et journée charmante.—La comtesse de Solar.—Saint Hubert plus content de nous.—Le palais du prince auberge des princes et des rois.—La marquise de Gallo et la princesse d'Avelino à Turin.—Exemple incroyable d'exagération italienne.—Passage de Murat.—Le petit prince Achille, et singulière disposition au commandement.—Convoitise insurmontable.—Le marquis de Prié et son valet de chambre vidant ses poches.—Autre manie du marquis de Prié.—Madame de Prié en surveillance et rentrée en grâce.—Petit conseil tenu à la suite d'une lettre de l'empereur.—Rareté des hommes de mérite, et abondance de matière sénatoriale.—Luxe d'écuyers et de chambellans.—M. de Barolo sénateur.—Disposition des Piémontais envers le gouvernement.—Haine contre les Génois.—Gentillesse de Mérinos.—Conversation d'un écuyer avec un chien.—La société de Turin.—M. Alexandre de Saluces et M. de Grimaldi.—Salon de la comtesse de Salmours.—La marquise Dubourg.—M. de Villette.—La saint Napoléon à Turin.—Elégance d'un souper et quatre-vingt-quinze femmes à table.—Conseils du maréchal de Richelieu aux courtisans.—Promenade à la sortie du bal.—Visite à la Superga.—La madone du Pilon et la vigne Chablais.—Église de la Superga et le bon abbé Avogadro.—Le déjeuner d'anachorète et le chien battu.—Tombeaux des rois de Sardaigne.—Le caveau de la branche de Carignan et la dernière princesse de Carignan.—Effet prodigieux d'un rayon de soleil.—Pension obtenue de l'empereur pour l'abbé Avogadro.—Retour à cheval et station chez Laurent Dufour.—Histoire du comte de Scarampi et rare exemple de fermeté.—Le silence volontaire.


J'ai vu à Turin, mais vu, comme je vois en ce moment mon papier et ma plume, j'ai vu, dis-je, une femme sans tête, non pas moralement parlant, où serait la merveille? mais physiquement; du reste; cette femme paraissait parfaitement conformée du cou aux pieds. Il y a des charlatans qui oseraient ajouter selon la formule: Elle est vivante et elle a des dents; mais je ne suis pas de cette force-là. Je veux seulement que vous sachiez jusqu'où peut aller l'impertinence des Piémontais envers ces êtres timides et délicats que l'on voit toujours se presser par milliers autour d'un échafaud les jours d'exécution. La femme sans tête dont je vous parle n'était point vivante, et cependant elle n'était pas morte, puisqu'elle était peinte au dessus de la porte d'une auberge très-achalandée, qui avait pour enseigne: À la bonne femme; or voilà une impertinence s'il en fut, et pour laquelle seulement le Piémont mériterait de n'avoir jamais un gouvernement représentatif. Ce n'est pas que l'hôtel de la bonne femme soit le premier hôtel de Turin; non, les étrangers de haute distinction descendent ordinairement sur la place Saint-Charles à l'hôtel de Londres. Cette place, qui forme un carré long, est régulièrement construite sur les deux principaux côtés où règnent des arcades, mais moins belles que celles qui prennent naissance à l'entrée de la place impériale, se prolongent sur ses deux côtés, et se joignent en retour aux arcades de la magnifique rue de Pô. Au milieu de la place impériale s'élève l'ancien palais d'Aoste, remarquable surtout par son double escalier, de la proportion la plus élégante. Autrefois le palais d'Aoste attenait par une galerie au grand palais, mais on avait déjà fait disparaître cette construction, qui rompait la régularité de l'une des plus belles places qui existent dans le monde. Quand nous arrivâmes à Turin, le palais d'Aoste était devenu le palais de justice.

Quant au grand palais, il se trouve situé à gauche de la grande place quand on arrive de Paris par le Mont-Cénis, Suze et Rivoli. On entre dans une première cour carrée, que dominent à gauche les appartemens du palais Chablais, que le prince occupait; encore à gauche, existe une voûte par laquelle nous arrivions à l'entrée assez mesquine de notre habitation, donnant sur la place où s'élève l'église cathédrale, sous l'invocation de Saint-Laurent. Cette église, où officiait aux grands jours notre respectable et tolérant archevêque, M. de la Torre, n'est pas d'une beauté ni surtout d'une étendue remarquable, mais en revanche elle possède le véritable saint suaire, que l'on tient soigneusement enfermé, et qui depuis un temps immémorial n'a pris l'air que deux fois, l'une en l'honneur du pape Pie VII, l'autre en l'honneur de l'empereur. C'est à Saint-Laurent que le prince et sa cour entendaient régulièrement la messe le dimanche, dans une tribune élevée, à laquelle on communiquait par les appartemens. Les jours de grande cérémonie, comme par exemple à la Saint-Napoléon, le prince tenait son lever au palais impérial, et ces jours-là toute la maison était sur pied. Les appartemens de ce palais étaient d'une rare beauté, et remarquables surtout par la richesse des parquets et la variété des incrustations. J'allais fréquemment y examiner dans la galerie une collection de portraits peints par Van-Dick, et qui tenaient à la décoration, étant sertis par des cadres unis à la boiserie. Il y avait aussi le boudoir des miniatures; mais ce qui me frappa surtout, ce fut l'oratoire et le prie-dieu des anciennes reines de Sardaigne. Ce prie-dieu était en bois d'ébène et couvert d'incrustations en ivoire. L'artiste avait eu l'idée ingénieuse de placer sur la tablette qui se trouvait immédiatement sous les yeux de la reine, quand elle faisait ses prières, une scène vraiment touchante. Il avait représenté une reine de Sardaigne descendant de voiture à la porte du Pô, et distribuant elle-même des aumônes aux pauvres. J'en avais pris une esquisse, mais je ne sais pas ce que cela est devenu.

Le jardin du palais était public, on y entrait par une voûte donnant sur la place impériale, Le Nôtre, ce grand jardinier des rois de son temps, en avait dirigé l'économie, et avait tiré le meilleur parti possible d'un terrain qui ne lui offrait que des difficultés, à cause de la multiplicité des angles saillans et rentrans que formaient de ce côté les sinuosités des fortifications. Le dimanche, de midi à deux heures, la mode y appelait tout ce que Turin renfermait de plus élégant en hommes et en femmes, et sous ce rapport nous n'aurions point reculé devant un défi de votre allée du printemps. Dans le temps des trop grandes chaleurs, la promenade du matin était suspendue, et pendant l'hiver les promeneurs se transportaient sous les arcades de la rue de Pô, où circulait en tous temps une population assez nombreuse. Pendant l'été les promenades se prolongeaient le soir assez tard, souvent même jusqu'à l'heure où les spectacles étaient fermés, et vers minuit bon nombre de musiciens s'emparaient de la ville, qu'ils parcouraient en donnant des sérénades. C'était alors le triomphe du guitariste Anelli, qui avait un très grand talent, Je me rappelle même que je voulus prendre de ses leçons, mais j'avais tant de plaisir à l'entendre jouer et chanter, que la leçon se passait toute en exercices du maître, de sorte que l'écolier ne devint pas plus fort sur la guitare que madame de Menou sur le piano.

Telles étaient les promenades des piétons; voici maintenant celles des heureux du temps qui sortaient de la ville à cheval, en calèche ou en voiture: nous avions adopté la promenade du Valentin et ses belles allées, situées à peu de distance de Turin, et la route de Montcallier, assise au bas de la colline et dominant le Pô qu'elle côtoie. Le prince n'y manquait presque jamais, et il fallait que le temps fût impraticable pour qu'on ne le vît pas conduisant un carricle à pompe, attelé de ses deux jolis chevaux gris truités et suivi de deux jokeis montés sur des chevaux pareils. Ceux qui donnaient la préférence aux lieux solitaires se dirigeaient dans la belle allée qui conduit de Turin à la manufacture alors impériale des tabacs, dont le gouvernement général appartenait à M. de V... en sa qualité de directeur-général des sels et tabacs au delà des Alpes. Je ne sais plus de quel homme très-gros Rivarol a dit qu'il avait été créé et mis au monde pour faire voir jusqu'où pouvait aller la peau humaine; en créant M. de V... Dieu avait voulu sans doute résoudre le même problème à l'égard de la vanité. Sa maison cependant était fort agréable, mais non pas à cause de lui. Madame de V... était remplie d'esprit et de talens; et sa belle-mère une des femmes les plus aimables de la société, pleine d'indulgence et de vraie bonté, bien qu'elle m'ait paru quelquefois un peu encline à ces médisances de bon ton, qui n'effleurent que l'épiderme des amours-propres trop chatouilleux, font le charme de ceux qui les entendent et ne font aucun mal à ceux qui en sont l'objet.

Long-temps nos exercices se bornèrent à des promenades, mais un beau jour César Berthier mit en tête au prince qu'il devrait organiser des parties de chasse à courre. Dès lors voilà nos piqueurs s'évertuant à donner du cor, et quelques anciens chasseurs du roi de Sardaigne faisant de nombreuses répétitions de tayaut et d'halali. Le jour d'une première chasse en règle fut donc arrêté; mais le pouvoir, même impérial, a des bornes; il ne peut pas faire qu'il y ait du gibier là où il n'y en a pas, et nous n'avions pas à notre disposition les ressources qu'avait précédemment trouvées M. de Talleyrand au quai de la Vallée, pour offrir au premier consul le divertissement d'une chasse aux lapins. D'ailleurs, nous dédaignions fort les lapins. Des lapins!... C'était bon sous la république; mais alors! Il nous fallait un bel et bon cerf, ou tout au moins un daim.

On se souvint heureusement qu'il existait encore dans le parc de Racconiggi quelques échantillons de ces animaux devenus presque domestiques; l'ordre fut donc donné d'enlever un daim de choix à ses paisibles habitudes, et de le transférer dans un autre grand parc situé à deux lieues de Turin sur la route de Rivoli. Ce parc, dont j'ai oublié le nom, appartenait à un ancien couvent et faisait partie du domaine impérial. On y fit conduire la meute oisive, dont les pénates étaient au chenil de Stupinis, et le grand jour arrivé, nous montâmes tous à cheval dès le matin, et les dames se rendirent en calèche au lieu du rendez-vous. Le pauvre daim fut lancé selon toutes les règles sous la direction de César Berthier, qui étant frère du grand veneur, se croyait un illustre chasseur par communication de dignités. La bête (je parle du daim) ne nous permit pas de jouir long-temps du plaisir barbare que nous trouvions à la poursuivre à travers les allées et les fourrés du parc; au bout d'une heure elle se rendit: au prince appartenait l'honneur de lui donner le coup de couteau de chasse, et je vis avec plaisir que cet égorgement lui déplut au point qu'il en laissa le soin aux piqueurs, et le cor sonna la curée. Si, d'ailleurs, notre chasse fut de courte durée, le reste de la journée fut fort agréable, car l'étiquette n'était pas de la partie. Les dames s'étaient arrangé à la hâte des amazones de fantaisie, qui leur allaient fort bien, et notamment à madame de Solar, l'une des dames de l'impératrice Joséphine et la plus intrépide de nos danseuses. L'espèce de déjeuner dînatoire que nous fîmes tous ensemble vers une heure, fut extrêmement gai et se prolongea jusqu'au soir, où nous reprîmes le chemin du palais. Par la suite nous devînmes plus expérimentés; les bois de Stupinis furent garnis de cerfs, de daims et de chevreuils, et saint Hubert n'eût plus autant à rougir de nous.

La maison du prince Borghèse à Turin pouvait réellement être considérée comme une auberge impériale, à l'usage des princes et des rois qui allaient de France en Italie ou d'Italie en France. Nous avons déjà vu le prince Aldobrandini, Lucien et le roi Joseph; voici venir maintenant les dames napolitaines de la nouvelle reine d'Espagne, qui se rendaient à Madrid pour l'y recevoir. Le chef de ce convoi était le colonel Filangieri, en sa qualité d'écuyer de Joseph. Parmi les dames qu'il devait faire arriver à bon port se trouvait la belle marquise de Gallo, que j'avais beaucoup vue à Paris, et une toute jolie petite princesse blonde, quoique napolitaine, la princesse d'Avelino. Je n'ai jamais rien vu de plus fin ni de plus mignon. Elle avait la peau d'une blancheur éblouissante, et je ne saurais l'oublier, car cette blancheur donna lieu à une des plus belles exagérations que j'aie jamais entendu sortir même de la bouche d'un Italien. Un de nos messieurs se montrait fort empressé auprès de la princesse d'Avelino, et je me plaisais à irriter l'admiration qu'elle lui inspirait en lui détaillant les beautés et surtout les gentillesses qui me frappaient le plus en elle. Quand j'en fus venu à la blancheur de sa peau: «Ah! s'écria-t-il, si une goutte de lait tombait sur son bras, on croirait que c'est une mouche!» Or, ceci, je ne l'invente pas, je l'ai entendu.

À ce convoi en succéda bientôt un autre venant de France. Murat ayant été appelé par l'empereur à succéder à Joseph sur le trône de Naples, que l'on appelait par courtoisie le trône des deux Siciles, bien qu'il n'y en eût qu'une en sa possession, envoya en avant son fils aîné, le prince Achille, âgé de six à sept ans, accompagné de son grave et estimable gouverneur M. Bandus, mort il y a quelques années chef du bureau politique aux affaires étrangères, d'où il était sorti. Je m'étais assez bien acclimaté aux dénominations honorifiques que l'on ajoutait au nom des souverains et des princes, parce qu'après tout c'étaient des hommes. Mais, un enfant!... Non, je ne saurais dire combien cela me parut ridicule la première fois que j'entendis donner du monseigneur et de l'altesse royale par le nez d'un bambin, Le petit bonhomme, du reste, montrait beaucoup de dispositions au commandement, et de tous les temps des verbes qu'il commençait à étudier, celui qui lui était le plus familier était sans contredit l'impératif. Tudieu! comme il y allait: «Faites ceci, faites cela. Je ne veux personne dans mon intérieur; faites fermer cette porte; mon valet de chambre seul couchera dans ma chambre; vous logerez ailleurs, mon gouverneur...» Que sais-je? Et à cela il fallait répondre: «Oui, monseigneur.» Le tout, sans doute, afin de lui inculquer de bonne heure le principe éternel de l'égalité des hommes devant Dieu et devant la loi.

Après le fils nous eûmes le père; mais Murat ne resta que peu de momens à Turin, pressé qu'il était de se montrer à ses nouveaux sujets. Il arriva au palais pour dîner, alla le soir au spectacle avec le prince, ne dormit que peu d'heures dans les appartemens d'été que son fils avait occupés, et poursuivit sa route le lendemain de bonne heure. J'ai oublié de dire que le petit prince Achille, puisque prince il y avait, était tellement séduit par les objets qu'il trouvait à sa convenance enfantine, qu'aussitôt que nous sûmes son arrivée à Turin, le prince se mit en devoir de serrer dans un secrétaire une foule de petits bijoux, de boîtes, d'épingles et d'autres objets qui erraient ordinairement sur sa cheminée, et comme je lui témoignais ma surprise de cette précaution inaccoutumée, il m'assura qu'elle était indispensable, parce que quand son neveu venait le voir à Paris il lui demandait tout ce qu'il voyait, et qu'il n'osait pas le refuser.

Cette disposition à la convoitise est assez naturelle dans un enfant gâté, et n'a rien qui doive surprendre, puisque beaucoup de grandes personnes ne s'en guérissent jamais radicalement. Qui, par exemple, n'a entendu parler à Turin du marquis décrié, qui jouissait d'une fortune immense, et chez lequel le vol était une manie? Il ne vivait plus quand nous arrivâmes en Piémont, mais j'en ai entendu raconter aux personnes les plus dignes de foi des choses qui passent toute croyance. Ainsi, par exemple, le marquis de Prié n'allait nulle part sans mettre quelque chose dans ses poches; le soir, quand il était couché, son valet de chambre en faisait l'inventaire, rangeait en ordre les montres, bijoux, couverts d'argent, tabatières que le marquis s'était appropriés, et comme on savait les différentes maisons où il avait été, tous ces objets étaient remis à leurs propriétaires par les soins du fidèle valet de chambre, et M. de Prié, tout en recommençant le lendemain, ne s'enquerrait jamais de son butin de la veille. Le même personnage, m'a-t-on dit, avait bien encore une autre manie, mais qui, pour lui, était entièrement un objet de luxe; il se plaisait à pourvoir à la dépense et aux fantaisies de deux ou trois beautés, et c'était les seules personnes de sa connaissance auxquelles il ne dérobât rien; il en jouissait absolument comme ces gens qui ont une loge à l'Opéra pour la prêter à leurs amis, mais qui ne vont jamais au spectacle. Madame de Prié s'était montrée, parmi les dames piémontaises, une des plus opposées à l'empereur, opposition qu'elle avait expiée par plusieurs années de détention, et qu'elle expiait encore en mil huit cent-huit, par un état de surveillance assez rigoureux; l'allégement de cette peine, et plus tard la rentrée en grâce de madame de Prié, furent encore de ces choses que l'empereur accorda aux sollicitations de son beau-frère, aussi bien que la permission de revenir à Paris pour la famille de Tourzel, qui était exilée à Turin. Le fils de madame de Prié, Démétrius fut nommé auditeur au conseil-d'état et ensuite l'un des maîtres des cérémonies de la maison de l'empereur, charge dont les fonctions lui allaient beaucoup mieux que celles de son premier emploi.

En général il y avait bien à Turin quelques hommes de mérite, mais très-peu qui s'élevassent au dessus d'un certain niveau, surtout pour l'exercice d'un emploi public d'un ordre élevé. Je me rappelle très-bien qu'un jour le prince reçut une lettre de l'empereur dans laquelle il lui demandait une liste, accompagnée de notes, des hommes les plus notables du Piémont, avec indication de ceux qui paraîtraient dignes d'entrer au sénat, d'être appelés au conseil-d'état, ou de remplir des fonctions de préfet. Nous passâmes en revue à cette occasion le haut personnel de nos sujets délégués, et s'il faut le dire, nous ne trouvâmes pour le conseil-d'état que M. de Balbe, puisque M. de Saint-Marsan y était déjà. L'illustre La Grange, comme l'on sait, était de Turin, mais je ne cite jamais un génie hors de ligne quand je parle d'hommes d'un mérite élevé. La Grange n'était que sénateur, mais c'était un honneur pour le sénat bien plus que pour lui, comme c'est une gloire pour l'Académie française de compter dans son sein M. de Chateaubriand, dont la renommée européenne aurait pu se passer d'être en même temps académicienne. Au surplus, si nous nous trouvâmes pauvres en personnages dignes de siéger dans le conseil-d'état, la matière sénatoriale nous parut plus riche; nous ne le fûmes guère en hommes de haute administration; mais quel luxe quand nous en vînmes aux hommes de cour! Le Piémont aurait pu à lui seul défrayer la moitié des cours de l'Europe en chambellans, en écuyers et en majordomes.

Parmi les sénateurs piémontais il y en eut qui ne durent leur entrée au sénat qu'à leur nom et à leur fortune: tel était M. de Barolo, le plus riche seigneur du Piémont, et dont l'influence était grande sur une classe assez nombreuse de Piémontais qui voulaient bien être sujets de l'empereur, mais auraient voulu en même temps n'être pas Français. Ceux-ci auraient souhaité que l'empereur fît du Piémont un royaume à l'instar du royaume d'Italie, et qu'il eût ajouté à ses titres celui de roi du Piémont dont il aurait délégué la vice-royauté. Il est probable que l'empereur ne goûta jamais cette idée; car nous ne pûmes faire autrement que de lui en donner connaissance à titre de renseignement sur les opinions, et jamais ce ne fut de sa part l'objet d'une observation. Jusqu'à un certain point les Piémontais se seraient cependant résignés assez volontiers à être Français, si cela ne les eût pas rendus les compatriotes des Génois. Au moment où j'écris ceci, je ne sais comment les choses se passent au delà des Alpes, mais il me paraît inévitable qu'au premier mouvement qui éclatera en Italie il y ait séparation forcée entre Gênes et le Piémont. À l'occasion de cette inimitié je me rappelle un fait qui, pour être puéril, n'en est pas moins caractéristique. Il eut peut-être mieux trouvé sa place quand je parlerai de notre voyage à Gênes; mais puisqu'il vient se glisser dans mon propos, le voici.

Il faut d'abord que vous sachiez que le prince Borghèse avait un chien superbe nommé Mérinos; et ce nom lui allait supérieurement, car il était doux comme un agneau; bien fait de sa personne, et d'une courtoisie digne des plus beaux temps de la chevalerie. Mérinos ne recevait jamais une politesse sans la rendre, et pourtant il avait sa part dans nos grandeurs d'emprunt. Il n'habitait pas un chenil vulgaire, comme ses pareils; il était servi par un domestique qui en prenait soin, et dînait à ses heures. La nature avait sans doute beaucoup fait pour Mérinos, mais il devait son principal mérite à une brillante éducation. Son gouverneur lui avait enseigné à tenir en arrêt une perdrix au point qu'avec lui il n'était pas nécessaire d'avoir un fusil pour aller à la chasse; sa réputation et son mérite étaient connus même des rois, car le roi Jérôme avait demandé au prince d'en faire l'échange contre un cheval à choisir dans ses écuries. Mérinos était de tous nos voyages, et voilà comment il se trouva à Gênes.

Un jour donc que je descendais du palais Durazzo où logeait le prince, j'aperçois, au bas du grand-escalier, M. de Montealto, gendre de M. de Saint-Marsan et l'un des écuyers du prince, en grande conversation avec Mérinos. J'écoute sans être vu, et j'entends M. de Montealto qui le caressait, en lui disant: «Viens, mon bon chien; viens, mon bon Mérinos. La... la... Tu n'es pas un Génois, toi!» Je vous le demande: cela est-il caractéristique? Est-ce chose facile d'amalgamer deux peuples dont l'un félicite un chien de ne pas appartenir à l'autre?

La société de Turin offrait des hommes de mérite, sans doute, mais c'étaient plutôt des hommes d'étude que des hommes d'action. Tels étaient M. Alexandre de Saluces, homme prodigieusement instruit, et M. de Grimaldi. Je fis la connaissance de ces messieurs chez la comtesse de Salmours, où je crois vous avoir dit que je fus présenté par M. de Luzerne, notre gouverneur de Stupinis, qui lui-même était fort aimable. Madame de Salmours recevait peu de femmes; la marquise Dubourg presque seule y venait assez assidûment: mais son salon était le rendez-vous des hommes les plus distingués de la société. Madame de Salmours était Saxonne; son mari était Piémontais, mais ne vivait point à Turin. Je passai chez elle des soirées dont le souvenir me charme encore, car on y jouissait de cette liberté qui fait la douceur de la vie sociale quand elle ne va pas trop loin, ce qui ne peut être à redouter entre personnes bien élevées. Madame de Salmours avait long-temps habité Paris qu'elle aimait beaucoup, et se plaisait fort à en parler. Sans être belle, elle était très-agréable; ses cheveux blonds attestaient assez son lieu natal, que décelait en même temps un reste presque imperceptible d'accent allemand, ce qui mettait son parler en harmonie parfaite avec un peu d'abandon qui semblait naturel en elle.

Ce fut chez Madame de Salmours que je fis connaissance avec M. de Villette, de la même famille que celui qui était devenu fameux par son alliance avec Voltaire. C'était un homme tout rond, tout simple, fort gai, et ne manquant pas d'esprit. Je me liai avec lui de relations habituelles; nous fîmes même ensemble, je me le rappelle, le voyage de la Superga; voyage que je vous demande la permission de vous raconter, après, toutefois, vous avoir dit un mot du bal qui précéda notre excursion ascendante.

Il serait difficile de supposer une fête plus élégante et plus brillante que celle que donna le prince Borghèse le quinze d'août, à l'occasion de la fête de l'empereur. Le matin, il y avait eu grand lever, grande réception, et ensuite grand dîner au palais impérial, force illuminations dans toute la ville et le feu d'artifice d'usage; distribution de comestibles, mais à domicile, car nous ne voulions pas nous modeler sur les curées populacières des Champs-Élysées, et enfin des mariages de jeunes filles dotées par la ville. Le soir, à neuf heures, toutes les personnes invitées étaient arrivées; car il était d'usage que le prince entrât dans la salle du bal à neuf heures, après quoi personne n'était plus admis; ce qui, soit dit en passant, donnait aux dames une leçon d'exactitude dont la plupart ont si grand besoin. Le fauteuil de l'empereur joua son rôle accoutumé, et au bout de quelques instans nous voilà tous en danse. Le souper, servi à deux heures, fut réellement une chose magique, tant par l'élégance du service que par l'ordre parfait qui y présida. Figurez-vous deux salons carrés d'égale grandeur, et assez vastes pour que quatre tables, placées dans les angles de chacun de ces salons, laissassent une libre circulation. Figurez-vous un nombre innombrable de bougies, des cristaux, des porcelaines du plus grand prix, les mets les plus délicats, les vins les plus fins, une nuée de valets de pied en grande livrée, nos écuyers tranchans sous les armes, et M. Eusse, le maître-d'hôtel du prince, commandant les évolutions debout et avec un aplomb et un sang-froid dignes d'un général d'armée. Voyez chacune des tables entourée de douze couverts, où viennent s'asseoir quatre-vingt-quinze femmes, nombre précis auquel s'étaient bornées les invitations, pour que toutes fussent placées, et le quatre-vingt-seizième couvert réservé pour le prince. Ses deux grands nègres se tenaient immobiles derrière sa chaise comme deux immenses candélabres tout couverts d'or et d'argent, portant soleil sur la poitrine et soleil sur le dos, et la tête couverte d'un bonnet cacique d'où s'élevaient des flots de plumes d'autruche. C'était réellement un coup d'œil ravissant. Pour nous, nous mangeâmes debout, l'épée au côté, le chapeau sous le bras, ce qui n'est pas très-commode; mais enfin on se fait à tout. Cela prouve d'ailleurs combien était sage l'un des trois conseils que le maréchal de Richelieu donnait aux courtisans: «Asseyez-vous toutes les fois que vous en trouverez l'occasion.» Ses deux autres conseils étaient, je crois, de demander toutes les places vacantes, et de ne jamais dire de mal de personne. Quoi qu'il en soit, le souper fini, le bal recommença de plus belle, et dura jusqu'à cinq heures du matin.

Depuis long-temps il faisait grand jour, ce que voyant, M. de Villette et moi, nous résolûmes, au lieu de nous coucher, de tenter les hauteurs de la colline, devers le point que domine l'église de la Superga. Ayant, chacun de notre côté, substitué le frac bourgeois aux oripeaux de cour, nous nous rejoignîmes au pont du Pô, et nous voilà en route, ou, pour mieux dire, assis dans un batelet qui va nous conduire à la Madone du Pilon, à trois quarts de lieue de Turin. C'était une chose ravissante que de voir, à notre droite, se déployer la riche variété des mouvemens de terrain de la colline jusqu'à la vigne Chablais, où nous arrivâmes après avoir salué la Madone. Là nous commençâmes à monter par une voie assez escarpée, et, après deux heures de marche, nous touchâmes enfin au plateau sur lequel sont construits l'église et le cloître de la Superga. Cette église doit son existence à l'accomplissement du vœu d'un roi de Sardaigne, qui promit à la Vierge de lui en faire hommage si les troupes françaises, sous le règne de Louis XIV, levaient le siége de Turin. La sainte Vierge consentit à faire lever le siége, et se servit pour cela de l'entremise du prince Eugène. La Superga a été construite en petit sur le modèle de Saint-Pierre de Rome; je crois qu'elle en offre la répétition à demi-grandeur. Nous montâmes sur le dôme, couronné par une galerie d'où l'on jouit d'une des vues les plus étendues qu'il y ait sur aucun point du continent de l'Europe, puisque, lorsque le ciel est parfaitement pur et l'air dégagé de vapeurs, on peut distinguer le dôme de la cathédrale de Milan, qui en est distant de trente lieues.

En arrivant nous avions commencé par présenter nos hommages à l'excellent abbé Avogadro, qui était venu me voir à Turin, et qui depuis long-temps me pressait de faire un pèlerinage sur sa montagne. Du temps des rois de Sardaigne, le cloître de la Superga nourrissait d'études théologiques un séminaire privilégié qui servait de pépinière aux évêques du Piémont. C'était, comme on voit, un chapitre, d'évêques en herbe, tout à l'opposé de celui que l'empereur avait fondé à Saint-Denis pour les vieux princes de l'église. Seul avec un chien, l'abbé Avogadro était demeuré gardien de ces voûtes solitaires. Il nous fit l'accueil le plus aimable et le plus empressé, nous ouvrit les portes de l'église, et nous laissa ensuite pour nous préparer à déjeuner, nous témoignant beaucoup de regrets de n'avoir pas été prévenu de notre visite. Cette offre venait fort à propos; car, malgré le souper de la nuit, la danse, l'exercice du matin, et surtout l'air rare de la montagne, nous avaient donné un très-grand appétit. Quand nous eûmes parcouru l'église, et joui à loisir de la vue que l'on découvre au sommet du dôme, d'où les Alpes formaient, devant nous et à notre gauche, un vaste rideau circulaire coupé d'immenses ravines, et où s'élève, comme la cathédrale des Alpes, la pointe du mont Viso, nous redescendîmes, et nos oreilles furent vivement frappées des cris que faisait le chien de l'abbé Avogadro. Qu'avait-il donc? Son maître le battait. Et pourquoi? parce qu'il venait, nous dit l'abbé, de manger l'omelette qu'il nous avait préparée avec les seuls œufs qui fussent en sa possession. Notre ordinaire se trouva donc réduit à des noisettes, quelques raisins secs et des gressini[87], le tout arrosé avec de belle eau bien claire et une larme de rosoglio; de sorte que nous fîmes, dans toute la rigueur du terme, un vrai repas d'anachorètes.

L'abbé Avogadro nous conduisit ensuite lui-même dans l'église souterraine, divisée en deux caveaux. Dans l'un sont déposés les restes des princes de la branche régnante de la maison de Savoie, et dans l'autre ceux des princes de Savoie-Carignan. Ces tombes sont très-simples; ce sont des sarcophages en marbre qui n'ont pour ornemens que des têtes de mort sculptées en marbre et des os en croix. «Voilà, nous dit l'abbé, la tombe où repose la dernière venue, madame la princesse de Carignan. Jeune, belle, bienfaisante, mais atteinte d'une maladie de langueur, elle vint visiter ces tombeaux trois mois avant l'époque où je devais lui en ouvrir les portes pour n'en jamais sortir. Je l'accompagnais; elle était placée précisément à l'endroit où vous êtes, quand un rayon de soleil, pénétrant à travers les soupiraux, vint frapper sur l'endroit où elle repose. Quand je mourrai, me dit-elle, je veux que mon corps soit placé là; j'aime tant le soleil!...» L'abbé disait de la sorte, quand, par un de ces inexplicables effets du hasard, un rayon de soleil vint reluire sur la tombe de la princesse de Carignan. Peindre l'espèce de saisissement qui, à cette vue, nous frappa tous les trois comme une étincelle électrique, cela est hors de ma portée; nous nous regardâmes un moment sans rien dire, et il n'y a point d'esprit si ferme qu'on le suppose qui n'eût éprouvé comme nous une profonde émotion. Or, ceci n'est point un jeu d'imagination, une invention romanesque: c'est la vérité. Les tombeaux de la Superga, lors de la révolte du Piémont, faillirent d'être traités comme les tombes royales de Saint-Denis. C'est au général Grouchy que l'on en dut la conservation.

Cependant nous prîmes congé de l'abbé Avogadro, mais non sans que je lui eusse demandé quelles étaient ses ressources; elles étaient presque nulles; j'en parlai au prince; l'empereur en fut informé, et peu de temps après l'abbé Avogadro eut une pension qui le mit à même de pouvoir, en cas de besoin, réparer les fâcheux résultats de la gourmandise de son chien. Comme nous nous étions fait amener des chevaux au bas de la montée, en un temps de galop nous fûmes à Turin, où nous allâmes déjeuner sur la place impériale chez Laurent-Dufour, très-bon restaurateur français qui s'y était établi et qui faisait fort bien ses affaires.

Chez Dufour vivait habituellement un riche Piémontais dont il n'est pas hors de propos que je vous entretienne quelques instans. Vous verrez jusqu'où peut aller la volonté d'un homme.

Le comte de Scarampi, jouissant de vingt-cinq ou trente mille livres de rente, ce qui est une belle fortune en Piémont et partout ailleurs pour quiconque sait être heureux, était un homme d'environ trente ans, d'un extérieur agréable, montant très-bien à cheval, et jouant à la paume, dont il fit même quelques parties avec le prince, mais sans que jamais aucune tentative, aucune avance ait pu le déterminer à proférer un seul mot. Dans sa jeunesse il avait commis une indiscrétion qui avait amené un duel dans lequel un de ses amis avait succombé. Dans le désespoir que lui causa ce malheur irréparable et dont il était la cause, M. de Scarampi se condamna à un silence absolu, et depuis dix ans que cette résolution était prise, aucune considération n'avait pu l'entraîner à y faire la moindre infraction. Son domestique assurait que, dans sa chambre même, et quand il était seul, il ne lui avait jamais entendu dire un seul mot. Chaque matin il écrivait ses ordres pour la journée, et se montrait sur toutes choses d'une impassibilité à toute épreuve. Chez Dufour, où, comme je l'ai dit, il prenait ses repas, le garçon qui le servait... Tiens! voilà que je me rappelle son nom! il se nommait Battistino... Battistino, donc, présentait la carte à M. de Scarampi qui, avec la pointe de son couteau, indiquait ce qu'il fallait lui servir. Personne à Turin ne songeait à rire de la fermeté de M. de Scarampi à remplir si religieusement l'engagement qu'il avait pris vis-à-vis lui-même; il était au contraire l'objet d'une sorte de vénération, et les dames surtout ne se lassaient point de l'admirer.


CHAPITRE VIII.

La pie de Thouaré.—Le Panthéon des animaux célèbres.—Le receveur-général de Turin.—Les deux financiers et les deux extrêmes.—M. Destor et ses distractions.—La partie d'échecs de M. Victor de Caraman.—Jeux à la cour.—Petits bals chez madame Destor.—Une Parisienne et aventure ébauchée.—Informations exactes, et voyage sentimental.—Stupéfaction d'une jolie femme.—Rendez-vous et discrétion.—Arrivée d'un jaloux.—Désappointement et persistance.—Intrigue dans une loge.—Le mouchoir et la boîte aux lettres.—Conseils de morale à la jeunesse.—Le contenu d'une lettre.—Deux chevaux blancs et Machiavel.—Mauvaise issue et oubli.—M. Belmondi.—M. de Navarre et l'épée de Louis XVIII.—Pétitions singulières.—Le prince Borghèse Jésus-Christ.—Leçon de politesse donnée avec un poignard.—Passion des Piémontais pour le jeu.—Le comte Pastoris et le père avare.—Histoire d'un original.—M. de La Payne et la croix de la Légion-d'Honneur.—Correspondance de M. de Lacépède.—Inconcevables motifs donnés à une demande, et le débordement du Pô.—Madame de La Payne et le deuil par anticipation.—Rencontre d'originaux.—Le contrôleur de Pignerol.—L'employé cuisinier.—M. de Marcolle et la confusion des langues.—Ce que c'est que M. Simon.—L'employé, son chef, et bizarre motif d'une prolongation de congé.—Éducation des pigeons.—Le gastronome, et solution du problème des vanneaux.


Je ne sais pourquoi j'ai envie de commencer ce chapitre par l'histoire d'une pie, d'une couvée de canards, d'une servante et d'un juge-de-paix. Cette histoire m'a été attestée véridique par des personnes telles qu'il ne m'est pas permis de la révoquer en doute. Elle n'a, j'en conviens, aucun rapport avec mes souvenirs du Piémont; mais j'y rattacherai mon thème comme je le pourrai: ce sera mon affaire. À trois lieues de Nantes, avant d'y arriver, à une demi-lieue de la Loire, s'élève, à mi-côte, un village qui a nom Thouaré. Là florissait, il y a quelques années, une pie de la plus haute distinction, une pie dont la mémoire mérite d'être consacrée dans le Panthéon des animaux célèbres. Elle était commensale du juge-de-paix du lieu, et vivait dans la meilleure intelligence avec sa servante, M. le juge-de-paix, très-friand de canards, en possédait une couvée que l'on menait paître dans les champs, pour qu'un exercice salutaire et une nourriture abondante et économique les entretinssent en état de santé. Ce fut d'abord la servante qui, à ses loisirs, surveillait les canards, et dame Margot accompagnait fidèlement son amie. La servante fit une remarque. La pie était toujours à la porte du poulailler à l'heure fixée pour la promenade. Un jour que la servante fut obligée de revenir sur ses pas, quelle fut sa surprise quand elle vit que sa paisible cavalcade s'acheminait comme de coutume sous la seule conduite de Margot, qui de son bec piquait les canards retardataires pour hâter leur marche! Le lendemain elle essaya de la laisser sortir sans elle. La pie prit le commandement du troupeau, et dès lors elle fut seule chargée de conduire les canards aux champs, d'où elle les ramenait le soir. Mais les canards n'étaient point pour monsieur le juge-de-paix de vains objets de luxe; c'était l'espoir de sa broche, et comme ils avaient acquis un degré d'embonpoint fort raisonnable, la reine Margot vit successivement diminuer le nombre de ses sujets. Son cœur monarchique subit toutes ces épreuves avec une rare fermeté, et quand il ne lui resta plus qu'un canard à conduire aux champs, celui-ci devint son ami. Elle le conduisait et le ramenait avec la même ponctualité. Cependant, M. le juge-de-paix, sans pitié pour son prochain, ayant ordonné que le dernier de la couvée suivît ses frères sur sa table, la servante se mit en devoir d'exécuter cet ordre barbare. Alors Margot, se livrant à son juste courroux, s'élança sur la servante, de son bec et de ses griffes lui mit le visage tout en sang, prit son vol, et disparut sans qu'on l'ait jamais revue. Que pensez-vous de cela? Pour moi, si la métempsycose existe, que je sois changé en canard et que je me souvienne de la pie de Thouaré, il est bien certain que je convoquerai les plus notables de ma nouvelle espèce, et je leur proposerai, à l'aide d'une souscription, de faire ériger à Margot un beau monument, sur le fronton duquel on lira: aux grandes pies les canards reconnaissans.

Actuellement il faut que je fusse comme l'Arioste, ou que je trouve une transition pour revenir un peu décemment du fait de mes canards à la capitale du Piémont. Une transition!... J'étais bien sûr qu'elle ne me manquerait pas. Nous avions à Turin un receveur-général dont je ne vous ai encore rien dit, et qui me revient tout naturellement en mémoire. C'était bien l'esprit le plus financier que j'aie jamais connu; cependant, malgré son intelligence un peu compacte, ses grâces légèrement épaisses, M. M... aurait pu passer pour un fort brave homme, si sa personne n'eût été la satire vivante de ses prétentions. Plus qu'aucun autre, mais sans être le seul, il aimait à jouer à la cour dans son salon, et n'était nullement satisfait quand nous nous permettions d'aller à ses soirées en bottes; il lui fallait le bas de soie, chose à laquelle M. de Lameth, tout préfet qu'il était, tenait si peu, et dont ne se souciait nullement notre bon Destor, directeur des contributions directes. Il y avait entre nos deux chefs de la finance toute la distance qui sépare la morgue de la bonhomie, d'où il résultait que l'on se moquait de l'un à belles baise-mains, et que tout le monde aimait l'autre.

J'allais beaucoup chez M. Destor, dont la maison était d'autant plus agréable que son cercle était plus borné. Sa femme était une créole fort aimable et d'une société douce et très-agréable; quant à lui, il était doué d'un esprit moins cultivé qu'abondant en saillies; mais il lui en échappait souvent de très-originales; il avait d'ailleurs des distractions fort comiques, et se livrait à de petites vivacités bien tranquilles qui contrastaient singulièrement avec la mansuétude de son excellent caractère. Nous jouions quelquefois au trictrac, et ses emportemens contre les mauvais des étaient vraiment on ne peut plus divertissans. On contait encore à Turin, quand nous y arrivâmes, une de ses vivacités les plus singulières. M. Victor de Caraman, qui fut, depuis la Restauration, ambassadeur à Vienne, avait été long-temps en surveillance à Turin. Un jour, faisant une partie d'échecs avec Destor, il avait posé une fort jolie montre sur le guéridon où était placé l'échiquier, pour ne point outrepasser le temps qu'il pouvait consacrer au jeu. M. de Caraman ayant joué je ne sais quelle pièce qui portait le désarroi dans toutes les combinaisons de Destor, celui-ci frappe un grand coup de poing sur le guéridon, le renverse, fait rouler dans l'appartement rois et reines, fantassins et cavaliers; et la montre de M. de Caraman est en bringues. Dans ce conflit Destor n'était nullement ému; il n'était occupé que d'une chose, c'était de soutenir qu'il n'avait pas perdu, qu'il avait la partie dans sa tête, et qu'il allait replacer toutes les pièces dans l'état où elles étaient auparavant.

À la cour, les jours de bal, on jouait aussi; c'était au whist, au piquet et à un jeu piémontais nommé barsiga. Là, Destor n'était nullement à son aise, parce qu'il était obligé de se contenir. Nous avions grand soin de le placer de manière à ce qu'il fit face à la muraille, parce que, tournant le dos aux personnes qui circulaient dans le salon, au moindre signe d'impatience de sa part, ces seuls mots: «Voilà le prince,» le rétablissaient dans un calme parfait.

On dansait quelquefois chez madame Destor; mais c'était en toute gaîté, sans prétention et sans apparat. Je me rappelle qu'à un de ces petits bals j'entamai une aventure que je ne me permettrais pas de raconter si je l'eusse conduite à bien. Ayant mal tourné pour moi, il n'y a point de fatuité à en parler, et d'ailleurs elle contient quelques détails qui servirent à faire voir de quelle manière j'étais informé de ce que je voulais savoir. J'avais rencontré plusieurs fois à Paris, et particulièrement dans les bals de madame de La Ferté, une jeune femme on ne peut plus jolie, fort coquette, et dont vous me permettrez de taire le nom. Ma surprise fut grande de la rencontrer chez madame Destor dans la matinée d'un jour où l'on devait y danser le soir. Par galanterie je l'invitai dès lors pour la première contredanse, et je m'arrangeai pour arriver de bonne heure; mais j'allai puiser à la grande source des informations, et j'en sus, comme on le verra tout-à-l'heure, plus que je n'en espérais savoir. J'arrive donc chez madame Destor, et nous voilà en place. Aussitôt que nous eûmes dansé cette figure préparatoire que l'on nomme, je ne sais pourquoi, un pantalon, j'entamai à voix basse la conversation avec ma danseuse, et je lui dis: «Vous avez été obligée de prendre bien des précautions pour quitter Paris. Une personne qui vous est fort attachée faisait épier votre départ. Vous êtes cependant parvenue à tromper sa vigilance. Vous êtes montée tel jour dans une diligence de la rue Notre-Dame-des-Victoires avec votre femme de chambre et vos deux petites filles. Entre Nevers et Moulins, un peu avant la poste de Saint-Imbert, vous avez été rejointe par une chaise de poste. Vous êtes descendue de la diligence et montée dans la chaise de poste. Vous avez couché, et non pas seule, à Moulins, rue de Paris, à l'auberge de l'Image. Quand on vous a réveillée pour monter en diligence vous l'avez laissé partir. Vous êtes remontée plus tard dans la chaise de poste, et vous avez rattrapé la diligence un peu avant Roanne. Vous alliez à Roanne chercher votre mari, qui y avait une place, pour le conduire à sa nouvelle destination. Vous venez de l'y conduire, et c'est en revenant que vous vous êtes arrêtée à Turin, où vous êtes depuis cinq jours.»

Je n'eus pas, comme on doit le penser, le loisir de défiler de suite tout mon chapelet; tout cela fut lardé entre les momens où nous devions figurer à la contredanse; et comme j'avais le soin de donner à ma figure une expression toute opposée au sens de mes paroles, les personnes qui nous voyaient durent croire que je débitais à ma danseuse de ces riens, de ces niaiseries galantes que les femmes écoutent en se regardant dans une glace presque sans les entendre. Elle, cependant, était frappée de surprise, ou plutôt de stupeur, à chaque circonstance que j'ajoutais au récit de son voyage sentimental, et je ne pouvais me lasser d'admirer, au milieu des tribulations que je lui causais, comme elle se laissait emporter au plaisir de la danse et se livrait gaîment au mouvement de la mesure. Les femmes! les femmes! Je n'ai pas besoin de dire que ma danseuse, dans son incroyable étonnement, me pressait de lui dire comment je pouvais savoir tout cela. Je lui promis de satisfaire sa curiosité le lendemain, si elle voulait bien m'accorder une audience. Je tirai bon augure de l'heure qu'elle m'indiqua, quand elle me dit de venir à huit heures du matin à l'hôtel de Londres. Dès lors j'affectai de ne pas montrer auprès de ma danseuse plus d'empressement que pour les autres dames; je ne lui offris pas surtout de la reconduire chez elle comme le font quelques nigauds inexpérimentés, et je rentrai au palais me croyant destiné aux grandes aventures.

Ah bien oui! Elle fut jolie, mon aventure! Le diable s'en mêla. Mais procédons par ordre. Le lendemain, comme on peut le croire, je fus exact au rendez-vous, et huit heures n'étaient pas sonnées quand j'arrivai à l'hôtel de Londres. Je vis qu'on me guettait avec une sorte d'anxiété, car lorsque j'entrai un index mystérieux posé sur la plus jolie bouche du monde m'indiqua qu'il fallait être discret, et la dame n'eut que le temps de me dire: «Le vilain est arrivé.» Il y avait effectivement une demi-heure que l'homme à la chaise de poste, poussé par le démon de la jalousie, était descendu à l'hôtel de Londres. Dès qu'il eut entendu le moindre bruit, il entra dans la chambre où j'étais. C'était un homme fort bien, et que je connaissais de nom. Je pensai qu'il fallait faire bonne contenance, quoique l'heure fût bien traitresse. Nous causâmes tous les trois fort poliment pendant huit ou dix minutes, après quoi je jugeai qu'il était temps de mettre fin à une conversation qui n'était agréable pour aucun de nous, et je me retirai, sans toutefois me tenir encore pour battu.

C'était pendant l'hiver de dix-huit-cent-huit à dix-huit-cent-neuf, en plein carnaval, de sorte que le grand théâtre de l'Opéra était ouvert. Je m'y rendis dans ma loge, jugeant bien que le nouveau venu ne manquerait pas de conduire sa beauté au spectacle. Mes yeux erraient dans cette vaste salle, et je découvris bientôt dans la même loge, au rez-de-chaussée, madame Destor et ma jolie danseuse de la veille sur le devant, M. Destor et mon jaloux occupant la seconde banquette. Ayant bien examiné la disposition des lieux, mon plan d'attaque fut dressé. Je priai un de mes amis d'entrer dans la loge, et de dire à Destor que quelqu'un le demandait. Dès qu'il fut sorti, je profitai de ce qu'une place sur la seconde banquette se trouvait momentanément vacante pour faire une courte visite à madame Destor, ayant soin de ne m'occuper que d'elle. Je trouvai cependant le moyen de dire à ma dame de mettre son mouchoir sous son bras, qui était appuyé sur le rebord de sa loge, et je remontai dans la mienne, qui était à l'opposite, pour voir si on se prêterait à cette évolution. Je vis le mouchoir à poste fixe, et dès lors je résolus de le métamorphoser en bureau de petite poste. Je retournai un moment au palais pour y écrire une lettre selon l'exigence du cas, après quoi je revins à l'Opéra. Quand j'entrai, le mouchoir n'y était plus; mais je le vis reparaître, et je descendis dans le parterre, où sont ménagés des espaces sans banquettes pour que l'on puisse circuler le long des loges. Arrivé devant la loge qui m'intéressait, je glissai, le plus adroitement qu'il me fut possible, mon billet sous le mouchoir, et j'eus la satisfaction de le voir saisir par de jolis petits doigts qui ne me parurent pas en être à leur apprentissage.

Maintenant, si je ne me trompe, vous êtes curieux de savoir ce qu'il y avait dans la lettre. Je vous le dirai dans un instant; mais comme j'aime beaucoup à glisser dans ce que j'écris d'utiles conseils, j'en prendrai texte pour faire quelques recommandations à la jeunesse. D'abord, écrivez le moins que vous pourrez; c'est un moyen auquel il ne faut recourir que quand on n'en a plus d'autres à sa disposition. Ensuite, quand vous êtes dans la nécessité absolue d'écrire, ayez grand soin de mettre dans votre lettre quelques mots qui puissent compromettre celle à qui vous l'adressez; car, parmi les dames, il y en a beaucoup qui se permettent de se moquer de nous, et qui sacrifient volontiers une correspondance indiscrète quand cela leur est nécessaire pour cacher une autre intrigue. À l'aide du moyen que je vous indique, vous n'avez rien de tel à redouter puisqu'elles ont intérêt à bien cacher vos lettres; et si vous leur dites des choses qui ne sont pas vraies, où est l'inconvénient? Elles seules et vous étant dans la confidence, vous savez à quoi vous en tenir, et cela n'apprend rien à personne.

Je mis en usage cet excellent précepte de morale. J'écrivis à la dame que, d'après le rendez-vous qu'elle m'avait donné et le peu de mots qu'elle avait pu m'adresser le matin, je pouvais espérer qu'elle profiterait du seul moyen que nous avions de nous voir; qu'une voiture, attelée de deux chevaux blancs, pour être plus reconnaissable, serait près de la citadelle, sur le boulevard Borghèse, depuis dix heures jusqu'à cinq heures de l'après-midi, et qu'elle n'aurait autre chose à dire au cocher que ce seul mot: Ouvrez. À près de six heures mon cocher revint à vide, et je me rappelle que je passai cette longue matinée à lire Machiavel, que j'étudiais alors avec une sorte de fureur, et qui me paraît à moi l'homme le plus violemment ennemi de la tyrannie de tous ceux qui ont écrit sur la politique, quoique l'opinion contraire soit généralement accréditée. Quoi qu'il en soit de Machiavel, je ne revis plus ma jolie dame; j'appris par madame Destor que son vilain, comme elle l'appelait, était reparti avec elle pour Paris, et au bout de huit jours je n'y pensai plus. Cependant, comme vous venez de le voir, cette aventure m'est revenue à la mémoire. Je vis bien que madame Destor avait été mise dans la confidence; car, à quelque temps de là, lui ayant offert de la ramener avec son mari d'un bal où nous étions chez César Berthier, elle me demanda des nouvelles de mes chevaux blancs, ce que j'eus l'air de ne pas comprendre.

Destor recevait souvent chez lui les employés de son administration, et parmi eux il y en avait de fort bons à rencontrer. L'inspecteur des contributions dans le département du Pô, Belmondi, était un homme extrêmement instruit, et l'un des plus grands travailleurs que j'aie connus de ma vie; je me liai avec lui d'une véritable amitié, et cette liaison ne cessa qu'à sa mort, arrivée il y a huit ou neuf ans. Mon pauvre Belmondi était d'une laideur extraordinaire, et il avait la faiblesse, la seule que je lui ai connue, d'en être profondément affligé. Je n'ai point connu d'homme plus positif que lui, plus religieux à sa parole, plus entier dans ses déterminations, et, en même temps, plus sensible à une injustice. Le commis des finances, Legrand, lui en fit une criante; Belmondi en eut la tête frappée, et mourut après avoir survécu à sa raison. Il ne resta pas très-long-temps à Turin, mais ne sortit pas pour cela de notre gouvernement, ayant été nommé directeur à Alexandrie. Là il remplaçait un M. de Navarre, l'homme le plus maigre et le plus mince qui ait peut-être jamais existé; Louis XVIII l'aurait porté en épée. Je me le rappelle à cause de la singularité d'une pétition qu'il adressa au prince pour obtenir la croix de la Légion-d'Honneur. On sait combien peu l'empereur en était prodigue à cette époque; cependant M. de Navarre fondait ses droits sur une fraîcheur qu'il avait attrapée dans la Valteline, à la suite de laquelle il avait perdu cinq dents. Réellement, il faut avoir vu passer entre ses mains un grand nombre de pétitions pour se faire une idée de toutes les folies qui peuvent entrer dans la tête des solliciteurs; des courtisans même y puiseraient des hyperboles de flatterie qui leur paraîtraient nouvelles; ainsi, par exemple, un honnête habitant de Tortone adressa au prince une pétition pour lui demander, je crois, une place de percepteur des contributions, et jugez comme cela nous regardait; mais j'ai vu peu de rédactions aussi curieuse que celle de cette pétition. L'objet de la demande y occupait fort peu de place; mais je ne conçois pas où le pétitionnaire avait été chercher tous les titres qu'il donnait au prince, finissant par l'appeler: JÉSUS-CHRIST! Je crus que c'était l'œuvre d'un fou, et je fis même prendre des informations à ce sujet; j'appris que notre pétitionnaire passait pour un homme fort raisonnable, qui seulement avait encore exagéré l'exagération si naturelle aux Italiens. Au surplus ils ne sont pas moins exigeans que respectueux; car tout au commencement de la réunion du Piémont à la France, un pauvre jeune homme français avait été victime de n'avoir pas parlé à la troisième personne. À une question que lui adressait un Piémontais il avait répondu vi dirò... au lieu de dirò lei... comme l'exigeait la politesse; le Piémontais furieux, s'écriant: Tinsegnerò a darmi del lei, lui plongea son stylet dans le cœur.

De notre temps les stylets n'étaient plus de mode en Piémont; la sévérité des ordres de l'empereur y avait mis bon ordre, ou du moins on les tenait si bien cachés que c'était comme s'ils n'eussent pas existé. Sous ce rapport les mœurs des Piémontais étaient devenues moins farouches: mais quelle incroyable passion pour le jeu! Les Piémontais formaient sans contredit le peuple le plus joueur de l'Europe. C'était pitié de voir dans les cafés avec quel acharnement les jeunes gens de bonne famille jouaient entre eux, ou, quand ils n'avaient pas d'argent, comment ils restaient oisifs des journées entières assis sur les bancs placés dans la rue à l'extérieur des cafés. Les enfans de bonne maison usaient ainsi leur vie jusqu'à la mort de leur père, car la plupart ne connaissaient le toit paternel que pour y coucher; ils recevaient une pension, et vivaient ensuite où et comme ils le voulaient. Ces pensions étaient en général modiques; de là des dettes usuraires acquittables dans l'avenir. Il y avait à Turin un exemple bien frappant de l'avarice d'un père envers son fils. Le comte Pastoris, homme tout-à-fait comme il faut et vraiment aimable, était parvenu à l'âge de cinquante-cinq ans, étant toujours à la pension de deux mille livres, quoiqu'il fût fils unique et que son père eût plus de soixante mille livres de rente.

Ceci est une petite digression imprévue sur les mœurs piémontaises; mais je n'en ai pas encore tout-à-fait fini avec nos solliciteurs, et je vais vous en présenter un avec lequel j'imagine que vous ne serez pas fâché de faire connaissance. Ce grand homme sec et portant perruque que vous voyez est M. de la Payne, ancien capitaine de vaisseau de la marine royale de France, ancien chevalier de Saint-Louis, et pour le moment directeur de la navigation du Pô. La croix de la Légion-d'Honneur était aussi l'objet de son ambition. Il lui était pénible de voir sa boutonnière veuve d'un ruban qui l'avait décorée autrefois. Il venait me voir de temps en temps, et me reproduisait toujours avec des variantes l'évidence de ses droits, qu'il fondait sur son ancienne croix de Saint-Louis. Enfin, un jour, touché de ses doléances, je l'engageai à adresser une pétition au prince, l'assurant qu'elle serait transmise par lui à M. de Lacépède avec une lettre de recommandation. C'était une satisfaction que nous pouvions très-bien lui donner sans que cela tirât à conséquence. La réponse de M. de Lacépède fut, comme toutes celles qui sortaient de la grande chancellerie de la Légion d'Honneur, pleine de ces choses obligeantes qui enflamment l'espoir des pétitionnaires toujours enclins à se flatter. Avec M. de Lacépède surtout, jamais personne n'avait eu plus de droits que celui auquel il répondait, et à cela il joignait habituellement la promesse de mettre la demande sous les yeux de l'empereur à la première occasion favorable. Or ce n'était pas sa faute si l'occasion favorable ne venait jamais. M. de La Payne l'attendit en brave pendant deux mois; mais commençant à s'impatienter, il tâta alors une autre corde qui était beaucoup plus délicate; il me pria d'engager le prince à demander pour lui la croix de la Légion-d'Honneur directement à l'empereur. Je lui fis comprendre que cela était extrêmement difficile, et qu'il faudrait pouvoir citer un fait du moment, une circonstance extraordinaire à l'appui. Voilà donc M. de La Payne à l'affût des circonstances, et il me laissa long-temps tranquille, quand un beau jour je le vois entrer chez moi tout rayonnant de joie et d'espérance.

«Eh bien! me dit-il tout d'abord, voilà une occasion, s'il en fut jamais, de demander pour moi la croix de la Légion-d'Honneur à l'empereur.—Comment? Quelle occasion?—Eh quoi! ne savez-vous pas que le Pô est débordé?—Si vraiment, et c'est une affreuse calamité.—Sans doute, mais enfin c'est moi qui suis directeur de la navigation du Pô; le débordement est immense; l'eau s'étend à plus d'une lieue dans les campagnes; l'île de Staffarde en est entièrement couverte; on calcule que les dégâts seront au moins de trois ou quatre millions; un pareil événement ne peut manquer de fixer l'attention de l'empereur, et alors si le prince voulait...» J'avoue qu'il me fallut tout mon sang-froid pour ne pas éclater de rire au nez de M. de La Payne; j'y parvins cependant, mais je n'y pus pas tenir dans une autre circonstance que voici.

Quoique M. de La Payne fût d'un âge plus que mûr, il avait épousé une fort jolie demoiselle, toute jeune, bien douce, bien innocente, et ne levant jamais les yeux à l'église de dessus son livre de messe. Il en eut toutes les joies du paradis; mais son bonheur ne dura guère. Bientôt il vit qu'il était dans sa destinée de subir les grandes chances du mariage, et trouva même une sorte de consolation dans le nombre des complices qui avaient conspiré contre sa félicité conjugale. De là advint une séparation à l'amiable, par suite de laquelle madame de La Payne alla s'établir à Milan et M. de La Payne resta à Turin; mais des gens méchans s'amusaient à lui demander sans cesse des nouvelles de sa femme, ce qui lui déplaisait fort, et ce qui le détermina à prendre le grand parti que vous allez voir.

Un jour, passant sous les arcades de la place impériale, je me trouvai nez à nez avec M. de La Payne; il était en grand deuil, portant crêpe au bras et crêpe à son chapeau. Je lui en demandai la cause: «Eh, mon Dieu! il y a huit jours que je l'ai perdue, et je voulais aller vous en faire part.—Perdue! et qui donc?—Ma femme.—Votre femme!...» Ah! ma foi, je dois l'avouer, cette exclamation fut accompagnée de ma part d'un éclat de rire dont je ne fus pas maître, et la raison en était bien simple; car la veille même j'avais reçu une lettre de Milan, dans laquelle on me parlait de madame de La Payne comme d'une personne très-vivante. Je lui dis qu'il se méprenait fort, qu'on l'avait faussement alarmé, et que je pouvais lui en donner la preuve. Alors, lui: «Ma foi, Monsieur, me dit-il, je vois bien qu'il faut vous dire la vérité là dessus; eh bien,... non,... elle n'est pas morte. Mais c'était à n'y plus tenir; ils étaient toujours à me corner aux oreilles: Comment se porte madame de La Payne? Avez-vous des nouvelles de madame de La Payne? Madame de La Payne par ci, madame de La Payne par là; enfin, j'ai pris mon parti: je leur ai dit qu'elle était morte, et j'en ai pris le deuil pour qu'ils me laissent tranquille.» Voilà, je crois, un original qui n'avait rien à envier à ceux que Fagan a réunis dans une comédie où Dugazon était si divertissant.

Au surplus, j'ai été toute ma vie assez heureux dans la rencontre d'originaux, et j'aurais en vérité de quoi en faire une galerie. À Turin, par exemple, nous en avions un qu'il serait dommage de laisser passer inédit. C'était un des employés de l'administration de Destor, M. de Marcolle, dont le père était conseiller, je crois même président au parlement de Nancy. Il était délégué au contrôle de Pignerol; mais il venait très-fréquemment à Turin, tant il était habile dans l'art d'extorquer des congés à notre bon Destor. Il s'était trouvé seul et abandonné en émigration à l'âge de onze ou douze ans, et n'avait trouvé d'autres ressources pour vivre que d'entrer dans les cuisines de l'électeur de Bavière, où il puisa, avec les meilleurs principes de rôti, cette passion pour l'art culinaire, à laquelle il n'a jamais été infidèle un seul instant de sa vie. Il était résulté de ce système d'éducation que Marcolle était beaucoup plus fort sur les entrées et les entremets que sur le beau langage. Il avait beaucoup d'originalité, beaucoup d'esprit naturel, et savait un peu de latin, un peu d'allemand, un peu d'italien et un peu plus de français. Cependant le concours simultané de ces quatre idiomes lui était quelquefois indispensable quand il voulait tenir un discours suivi; mais ce qui était vraiment comique, c'était son enthousiasme pour la cuisine, qu'il faisait mieux que le plus habile cuisinier. Simon lui-même, le cuisinier du prince, dont le traitement était de douze mille francs, aurait trouvé dans Marcolle un rival dangereux. Marcolle cependant n'avait pas ce sang-froid que donne l'habitude du commandement, et que possédait notre illustre chef quand il distribuait ses escouades de la rôtisserie et de la pâtisserie à leur poste, ou quand lui-même mettait en faction à ses fourneaux son armée de marmitons. Simon, dans l'exercice de ses fonctions, quand il avait reçu son menu des mains de M. Eussé, notre maître d'hôtel, avait une dignité à laquelle Marcolle ne pouvait aspirer; mais celui-ci lui était supérieur dans l'art de faire rôtir un filet de bœuf piqué avec des lanières d'anchois, et pour lequel il avait composé une sauce dont le secret doit malheureusement mourir avec lui.

Un matin j'étais dans le cabinet de Destor, qui, ce jour-là, donnait à dîner. Marcolle, dont le congé était expiré de la veille, y entre tout à coup, la figure toute renversée. Son directeur le salue d'abord de quelques reproches sur ce qu'il n'était pas parti. «Il s'agit vraiment bien de cela! s'écrie Marcolle au lieu de s'excuser. Que viens-je de voir? c'est abominable! Je viens de traverser votre cuisine; c'est à faire pitié! J'ai vu des poulets tout abîmés! Votre cuisinière n'entend rien à cela! Vous avez le préfet et des personnes de la maison du prince à dîner; votre dîner va vous déshonorer!...» Enfin Marcolle faisait à son directeur une scène d'autant plus plaisante qu'il la faisait très-sérieusement. Destor alors lui dit: «Eh bien, voulez-vous faire le dîner d'aujourd'hui?» Oh! alors ce fut un épanouissement de satisfaction sur la figure de Marcolle; mais, ne perdant pas la carte, il fit observer que cela valait au moins une prolongation de huit jours de congé. Destor ne voulut pas; il y eut négociation. Le traité fut conclu moyennant une prolongation de quatre jours; et le bienheureux Marcolle alla s'emparer des fourneaux avec autant d'empressement qu'un homme bien épris s'empare du lit conjugal après le coucher de la mariée.

Je n'en finirais pas si je voulais enregistrer ici la moitié des traits pareils dont la vie culinaire de Marcolle n'offre qu'une longue série. Le malheureux! il engraissait des pigeons, passe encore pour les canards du juge-de-paix de Thouaré; mais des pigeons! Ces petits animaux qui sont si gentils quand ils se béquètent au retour du printemps; eh bien! lui, il les engraissait dans une marmite! dans une marmite recouverte pour que, n'ayant jamais pris aucun exercice ni d'aile ni de patte, ils eussent les chairs plus tendres et plus délicates. Un jour il présenta à sa sœur un de ses amis en lui disant, non point qui il était ni ce qu'il faisait, mais avec cette seule recommandation «Ma bonne amie, voilà Monsieur que j'ai surpris un jour à son dîner; il y avait sur sa table des perdreaux rôtis piqués d'un côté et non piqués de l'autre, de sorte que chacun peut être servi à son goût.»

Maintenant je terminerai ce chapitre par un dernier trait que je choisis entre mille. Il prouve d'ailleurs la persévérance de Marcolle dans son goût pour ses premières études chez l'électeur de Bavière. Quelque temps après la chute de l'empire je le rencontrai à Paris; nous fîmes échange d'adresses; il vint me voir, et je l'allai voir aussi. Il demeurait rue Neuve-des-Capucines, dans une espèce de donjon, divisé en plusieurs compartimens dont le plus important, bien entendu, était consacré à sa cuisine, ou plutôt à son laboratoire. Ma visite était bien inattendue. En entrant ma vue fut frappée d'un grand vase placé sur une table et à moitié rempli d'une liqueur jaunâtre, où nageaient des tronçons de carottes et des oignons; au dessus descendait du plancher un cerceau suspendu par une ficelle; autour du cerceau étaient attachés par le bec trois ou quatre oiseaux qui trempaient à moitié dans la liqueur. «Qu'est-ce cela?» lui demandai-je. Alors lui, du plus grand sérieux: «C'est, me dit-il, le problème du vanneau que je crois avoir résolu, et c'est une question extrêmement délicate. Le vanneau, voyez-vous, est un oiseau très-fin; mais il a offert jusqu'ici de bien grandes difficultés. Ou le train de derrière est trop avancé, ou le train de devant ne l'est pas assez. J'ai réfléchi là dessus, et j'ai pensé qu'en faisant prendre aux vanneaux un demi-bain dans une saumure conservatrice, cela donnerait le temps à l'air d'agir sur les ailes en proportion convenable, et qu'ainsi il serait également bon dans son entier. Si vous voulez venir demain dîner avec moi, nous verrons si je suis sur la voie.» Je n'eus garde de refuser une pareille invitation, et voilà pourquoi je puis aujourd'hui le proclamer en toute justice: «Oui Marcolle a résolu le problème du vanneau.»


CHAPITRE IX.

Nos moyens de correspondance.—L'estafette de Naples à Paris.—Miracles du télégraphe.—Détails sur l'estafette.—Défenses sévères de l'empereur.—Légères infractions.—Napoléon crevant le porte-manteau des dépêches.—Le directeur-général pris en fraude.—Emploi des courriers, et missions extraordinaires.—Souvenir d'enfance de l'empereur.—Projets sur la Spezzia.—M'en reparler souvent.—Phénomène remarquable.—Eau douce dans la mer.—Grand projet, et les habitans sans contributions.—Correspondance du docteur Vastapani, et maladie de la princesse.—Le courrier Camille.—La vie d'un homme sauvée par hasard.—Bonté du prince Borghèse.—La bande de brigands de Narzoli.—Meino et sa femme.—Scarcello, Vivalda et le colonel Boizard.—Le modèle de Jean Sbogar.—Mœurs et usages des brigands.—Enlèvemens et contributions.—La croix de Salicetti.—Meino à Alexandrie, et sagacité du général Despinois.—Un jour à Stupinis, et exécution à Turin.—Le ménage de garçons.—Le colonel Jameron.—M. de Valori et M. d'Adhémar.—Pourquoi l'on jouait à la cour.—Conseils de M. de Lameth.—Mort du neveu de M. de Lameth, lettre de sa mère et singulière réponse.—Nobles manières d'Alexandre de Lameth.—Subvention extraordinaire.—Madame et mademoiselle Robert à Turin.—Incroyable changement d'état.—Conversation avec M. de Lameth.—Les veuves des préfets, et projet sans exécution.—M. de Garaudé.—Je mets le feu au palais.—L'aide-de-camp en mission.—Sottise d'un architecte, et la poutre brûlée.—Saint-Laurent et moi.—Mot de Jean-Jacques.


De Turin, nous avions avec Paris, Naples et le quartier-général de l'empereur, deux moyens de correspondance: la poste et l'estafette. La poste est connue de tout le monde; mais l'estafette l'est moins, et je pense qu'il n'est pas hors de propos d'en dire ici quelques mots. Ce moyen de correspondance accélérée avait été établi par l'empereur, dont l'impatience aurait souvent voulu dévorer le temps. Nous avions encore un moyen plus rapide, le télégraphe; et vraiment je fus un jour émerveillé de cette rapidité. Un jour donc, étant allé moi-même au télégraphe situé sur le palais d'Aoste, pour transmettre à Cambacérès, en l'absence de l'empereur, je ne sais quelle nouvelle (c'était, je crois, la prise de Capri), il me serait difficile de peindre ma surprise quand, un peu moins de quatre heures après, je vis entrer chez moi le directeur du télégraphe, m'apportant la réponse à notre dépêche. Quand il s'agissait d'un renseignement à demander à Milan, cela ne valait pas la peine de descendre du télégraphe; ce n'était quelquefois que l'affaire d'un quart d'heure; et il est à la lettre que, s'ils l'eussent voulu, Eugène et le prince Borghèse auraient pu faire la conversation quand le temps était beau. L'estafette mettait sept jours à venir de Naples à Paris, où le porte-manteau qui contenait les dépêches ne devait pas peser plus de vingt-cinq livres à son arrivée. Comme ce moyen appartenait exclusivement au gouvernement, les dépenses qu'il occasionait n'étaient point à la charge de l'état; elles étaient remboursées à l'administration des postes par l'empereur, et s'élevaient environ à mille écus par jour. Le porte-manteau des dépêches était fermé à clef, et il y avait une clef pour l'ouvrir seulement chez les directeurs des postes de Rome, de Florence, de Turin et de Lyon. La ligne de Naples à Paris n'était jamais interrompue, et la ligne variable, dont le point de départ était au lieu où se trouvait l'empereur, venait rejoindre la ligne invariable à celui des grands bureaux qui était le plus rapproché du quartier-général impérial. C'est par cette voie que nous correspondions dans tous les cas urgens et que nous recevions le Moniteur deux jours avant tout le monde. Par la suite le prince fit à M. de Lameth la galanterie de lui faire venir le sien par la même voie.

L'empereur avait expressément défendu que l'on fît jamais servir l'estafette à aucune correspondance particulière; mais j'avoue que j'ai à me reprocher plus d'une infraction à cette défense; il est si doux d'obliger quand on en a la possibilité. Au surplus, je n'étais pas le seul, ce qui, j'en conviens, ne serait pas une excuse; mais dans tous les cas, ces infractions furent très-rares.

À l'occasion de l'estafette, je puis citer un fait qui prouve combien peu l'empereur entendait la plaisanterie sur ce point. Un jour, se rendant à Milan, il rencontra dans le Maurienne le postillon porteur des dépêches se dirigeant sur Paris. Il donne l'ordre de faire arrêter le postillon, et voilà le sac aux dépêches dans la voiture de l'empereur. Mais point de clef pour l'ouvrir! Il s'y prit alors à peu près comme son ancien confrère de Macédoine en usa avec le nœud gordien. De la pointe de son épée Napoléon éventra le porte-manteau, et le voilà parcourant les dépêches qui pouvaient l'intéresser. Au nombre des paquets s'en trouvait un adressé à M. de Lavalette, directeur-général des postes. Ce paquet contenait plusieurs lettres pour des particuliers. L'empereur les remit dans le paquet, qu'il fit refermer après avoir écrit au crayon dans l'intérieur de l'enveloppe: «Je ne m'étonne pas si les postes n'ont rapporté que tant l'année dernière, puisque le directeur-général fait lui-même la contrebande.» Puis il signa, replaça toutes les dépêches dans le porte-manteau, et le fit recoudre comme on put; après quoi il continua sa route.

Dans l'intérieur du gouvernement nous nous servions de courriers pour les cas urgens; et quand un événement extraordinaire ou la nécessité de renseignemens précis se manifestait sur un point quelconque, c'était l'objet d'une mission pour un des aides-de-camp du prince. Ainsi, par exemple, Delmas fut plusieurs fois envoyé à la Spezzia; car c'était une des idées mignonnes de l'empereur que d'y faire construire un jour un grand port militaire; aussi nos lettres à l'empereur roulaient-elles souvent sur cet objet favori, et cela ne lui déplaisait point, puisqu'un jour je lus dans une de ses lettres au prince: «J'ai vu la Spezzia quand je suis, pour la première fois, venu de Corse sur le continent. Tout enfant que j'étais, cet emplacement m'avait frappé. Je l'ai revu depuis. C'est, après Constantinople, la plus belle position de l'Europe pour un grand établissement maritime; mais, pour commencer les travaux en grand, il me faudrait vingt millions, et je ne les ai pas.» M'en reparler souvent.» La disposition naturelle de l'anse de la Spezzia est en effet admirable. Deux petites îles s'élèvent à une certaine distance au devant de son ouverture, et semblent posées exprès pour recevoir la construction de deux forts qui auraient défendu l'entrée du port. On devait en outre construire sur le littoral, qui, sur ce point de la côte, est un peu élevé, une ville considérable que l'on aurait peuplée en dispensant pendant un demi-siècle ses habitans de toute contribution; et pour donner de l'eau à cette ville élevée, il ne s'agissait de rien moins que d'un de ces miracles enfantés souvent par nos ingénieurs. Il y a dans le port de la Spezzia un phénomène des plus extraordinaires. À quelque distance dans la mer s'élève et bouillonne quelquefois, à cinq ou six pouces au dessus de son niveau, une colonne d'eau douce parfaitement bonne à boire. Toutes les recherches que l'on a pu faire pour savoir d'où cette eau provenait ont été infructueuses; on se bornait à des conjectures, dont la plus admissible était qu'une masse d'eau concentrée dans un vaste entonnoir des Apennins, et renouvelée sans cesse par les pluies et la fonte des neiges, était parvenue à se faire une issue, d'abord souterraine et ensuite sous-marine, d'où, par sa propre force, elle surgissait visible à tous les yeux. Le projet de l'empereur était d'encaisser cette eau dans une vaste construction, de l'élever à la hauteur du point le plus dominant de la ville, et de la conduire dans des réservoirs d'où elle aurait été distribuée dans toutes les maisons et sur les places publiques de la Spezzia. On n'est vraiment pas surpris que l'empereur nous ait dit: «M'en reparler souvent.» Aussi, combien de plans, combien de projets ont été faits pour la Spezzia!

Nous eûmes une fois à Turin une preuve bien remarquable de l'utilité dont peuvent être les courriers. Nous en avions deux, dont un surtout faisait ses courses avec une incroyable rapidité. C'était un Romain nommé Camille, comme le prince, et qui lui ressemblait bien un peu. Le prince l'envoya un jour aux eaux d'Aix, en Savoie, pour savoir des nouvelles de la princesse, que l'on avait dit très-malade; et ici il n'y avait point à le nier, car le docteur Vastapani, premier médecin de la cour, nous transmettait des détails sur le siége des souffrances de la princesse dont il aurait pu se dispenser: le prince en était même dégoûté; il parlait, que sais-je? d'un gran dolore a l'ano, et de toutes sortes de choses semblables, qui auraient bien mieux figuré dans sa correspondance avec M. Baricalla, notre apothicaire, que dans ses lettres au prince. Quoi qu'il en soit, Camille était de retour au bout trente-trois heures, et il avait fait cent quarante lieues.

Ce n'est point à ce que l'on vient de lire que se rapporte l'utilité dont peut être un courrier. Il s'agit d'une circonstance où la vie d'un homme dépendait d'un moment de retard. Charles de La Ville, le secrétaire des commandemens du prince, entre un jour, par hasard, dans son cabinet à une heure où il n'y allait jamais. Il voit sur le bureau une lettre timbrée de Gênes; il la décachète et parcourt, sans y mettre plus d'importance qu'à une chose qui doit être examinée à son heure, les différentes pièces qu'elle contenait. Il voit qu'un homme doit être fusillé le lendemain à midi sur la place de l'Aqua-Verde. Alors il donne toute son attention à l'examen de cette affaire, et découvre que l'homme condamné a été mal à propos jugé et condamné comme militaire, son délit appartenant aux tribunaux civils, devant lesquels il aurait encouru tout au plus une peine de deux années d'emprisonnement. Il était alors près de cinq heures de l'après-midi, et par conséquent le prince dormait. De La Ville n'hésita pas un moment à le faire réveiller par son fidèle valet de chambre Menicuccio; et quand ensuite il me raconta quelques instans après ce qui venait de se passer, nous fûmes tous les deux extrêmement satisfaits de l'extrême bonté de cœur que le prince montra en cette circonstance. Il se jeta en bas de son lit; peu s'en fallut même qu'il n'embrassât de La Ville, qu'il remerciait de lui avoir donné l'occasion de sauver la vie d'un homme. L'ordre de surseoir fut expédié en un clin d'œil, et tout aussitôt Camille à cheval sur la route de Gênes. Il y avait cinquante-six lieues à faire et la Boquette à passer: Camille était à Gênes à neuf heures et demie du matin. L'homme fut sauvé, et l'on ne put pas nous accuser de laisser mal appliquer les lois. Mais, je le répète, tout ne fut que l'effet du hasard; car, ni de La Ville ni moi ne devions entrer à cette heure-là dans le cabinet du prince. Au surplus, je recommande ce fait à tous ceux qui prennent un peu trop facilement pour devise: «À demain les affaires.»

Il n'y avait pas six mois que nous étions dans notre gouvernement, et la dernière bande de brigands qui infestaient l'Italie disparut entièrement par la prise de ses chefs et de ses complices, et c'est une chose assez remarquable que ce fut pour la première fois depuis l'empire romain que l'Italie se trouva sans brigands organisés, ceux de la Calabre n'existant pas encore. J'insisterai peu sur cette affaire, attendu qu'on en a parlé dans beaucoup d'ouvrages et que je ne hais rien tant que les répétitions. Tout le monde à peu près sait que la bande des brigands de Narzoli avait pour chef Meino, dont Scarcello et le comte de Vivalda étaient les deux premiers lieutenans. Ces hommes, d'une intrépidité qui passe toute imagination, finirent cependant par être pris dans une ferme du département de Marengo, où l'on ne parvint à s'emparer d'eux qu'en y mettant le feu. Ils se défendirent vigoureusement et tuèrent un grand nombre de gendarmes. On les conduisit à Turin, où ils furent jugés, condamnés et exécutés. J'eus la curiosité de les voir, et j'assistai un jour aux débats. Meino ne paraissait pas âgé de plus de vingt-trois ou vingt-quatre ans; il serait difficile de se figurer un homme dont l'extérieur fût plus héroïque que celui de Meino, et je dirai que son souvenir a encore ajouté au charme que j'ai trouvé à la lecture du Jean Sbogar de Nodier, parce qu'il m'était impossible de le voir autrement que sous les traits de Meino, ou plutôt il me semblait que j'avais connu Jean Sbogar. Dans les débats les accusés réclamaient hautement le titre de brigands, et répudiaient comme indigne celui de voleur, titre, disait souvent Meino, qui convenait bien mieux à M. Boizard, colonel de la gendarmerie, qu'à aucun homme de sa troupe. Ils demandaient aussi à être fusillés, et envisageaient la mort, qu'ils ne pouvaient éviter, avec la plus rare audace.

Je ne sais pas ce que devinrent leurs richesses; mais la vérité est qu'au moment où ils furent pris ils possédaient des sommes considérables; ils étaient même, déclarèrent-ils, sur le point de se retirer pour aller vivre en honnêtes gens en Angleterre. Ils ne tuaient point de prime-abord, ils se contentaient de faire des enlèvemens. Ils prenaient ainsi un homme qu'ils savaient appartenir à une famille riche, lui bandaient les yeux, le conduisaient dans leurs retraites, et là le traitaient avec les plus grands égards. «Prenez votre temps, disaient-ils à leurs prisonniers. Vous faut-il quinze jours, trois semaines, un mois? prenez-le; écrivez à votre famille; faites déposer à l'époque convenue dix, quinze, vingt, cinquante, cent mille francs, en tel lieu; il ne vous sera rien fait; vous serez reconduit chez vous et à l'abri de tout enlèvement, de toute attaque pour l'avenir; mais si la somme n'est pas déposée au jour dit, vous serez immédiatement fusillé.» Comme ils ne s'adressaient qu'à des personnes riches, et qu'ils basaient leurs exigences sur leur fortune, ils durent recueillir des fonds considérables. Quant aux vols ordinaires, ils en commettaient peu, encore était-ce principalement dans le but de se procurer des papiers et des costumes, dont ils possédaient une grande variété. Meino en avait un d'aide-de-camp de l'empereur, et portait la croix d'officier de la Légion-d'Honneur qu'il avait enlevée à Salicetti. Cette croix passa ensuite, par ordre de l'empereur, sur la poitrine du chef d'escadron de gendarmerie d'Alexandrie qui avait dirigé la dernière attaque, dans laquelle ils avaient été pris, et qui n'était alors que simple légionnaire.

Meino avait une femme jeune et belle comme lui. Elle ne fut point condamnée. Le comte de Vivalda était Milanais, et paraissait avoir environ cinquante ans. Ils étaient tous d'une audace telle, que cela semblait leur servir de sauve-garde, et il est probable qu'ils avaient des intelligences dans quelques villes et dans beaucoup de villages du Piémont. Comme ils avaient précieusement conservé les uniformes du grand nombre de gendarmes qu'ils avaient tués, ils s'en revêtaient fort souvent, et alors servaient d'escorte à leur chef, qui voyageait en chaise de poste avec un de ces faux passe-ports enlevés aux voyageurs. Une fois, et ceci vous donnera une occasion d'admirer la sagacité du général Despinois, une fois Meino vint en plein jour dans la ville d'Alexandrie; quelques personnes le reconnurent, et bientôt le bruit en va aux oreilles du général Despinois, commandant de la place. Immédiatement il fait mettre sous les armes une partie de la garnison; mais, arrivé à la place d'Armes, il ne résiste point au désir de s'assurer si, malgré la précipitation de ses ordres, tout est bien en règle dans les sacs des soldats, si enfin il n'aura à punir aucune infraction à l'ordonnance; mais tandis qu'il savoure ses délices d'une revue de détail, Meino, averti à temps, roulait déjà dans la plaine de Marengo.

Il faut que la puissance qu'exerce un bel extérieur, réuni à un courage surnaturel, soit bien grande; car la vérité est que l'on ne pouvait s'empêcher de prendre quelque intérêt à Meino. Aussi, le jour où sa tête tomba, avec celles de ses hommes, sur la place Carline, y eut-il quelque chose de sinistre dans Turin, du moins à ce que l'on me dit; car nous allâmes tous passer cette journée-là à Stupinis, le prince, par sentiment de délicatesse, ne voulant pas se trouver là où l'échafaud était dressé; et je puis dire que c'était une chose dont on lui savait beaucoup de gré.

Je ne pense pas que les allocutions de Meino, en parlant de notre colonel de gendarmerie, y aient été pour quelque chose; mais ce qu'il y a de certain, c'est que le colonel Boizard, qui était un homme extrêmement dur, ne resta pas long-temps à Turin après l'exécution des brigands de Narzoli. Il fut remplacé par le colonel Jameron, qui du moins était un homme sociable. Il fit bientôt partie d'une réunion, ou plutôt d'un ménage de garçons, composé des Français sans femme qui occupaient à Turin des places d'un ordre distingué; et j'y fus plusieurs fois invité par quelques-uns de ces messieurs. À Turin, je ne me faisais aucun scrupule d'aller demander à dîner aux personnes avec lesquelles j'étais en relations d'intimité; car elles étaient bien sûres que c'était uniquement pour le plaisir de les voir, puisque je quittais une table bien préférable à toutes celles que je courais la chance de rencontrer. Je me plaisais tant dans la réunion dont je viens de parler, qu'il y aurait une sorte d'ingratitude de ma part à ne vous pas dire un mot de quelques-uns de ses membres, qui étaient fort bons à connaître.

Parmi eux se trouvait M. de Valori, receveur particulier de la ville de Turin, et qui depuis a été receveur général. Son frère, qui était au service, épousa mademoiselle Kesnaer, dont le frère était receveur-général du département de la Doire, où il résidait peu, étant, à Alexandrie, le bras droit de M. Dauchy, intendant-général des finances. Nul homme, je crois, n'a eu à l'égal de M. Kesnaer une réputation d'obligeance et de bonté, et nul plus que lui ne l'a méritée. Puis venait M. Adhémar, payeur de la guerre, homme fin, très-aimable et remarquable par l'excellence de son ton et la distinction de ses manières. Il était parent, quoique éloigné, de mademoiselle Millo, lectrice de la princesse, dont le père avait été gouverneur de la principauté bonbonnière de Monaco. M. Berger, sous-inspecteur aux revues, grand amateur du jeu de whist, et l'un de mes partners habituels à la cour. Nous jouions pour nous reposer; car sans cela il fallait rester debout, les femmes seules étant assises, ce qui devenait assez fatigant quand les séances se prolongeaient. À cette occasion je regarde comme un devoir de transmettre à ceux de mes lecteurs qui ont le malheur d'être dans l'obligation d'aller à une cour, l'excellent conseil que me donna Alexandre de Lameth, notre aimable préfet. Me voyant un jour également appuyé sur mes deux jambes: «Que faites-vous donc là? me dit-il; vous fatiguez vos deux jambes à la fois!... cela est contraire à tous les principes. Jamais on ne doit, à la cour, faire porter son corps que sur un seul pied; l'autre jambe se repose pendant ce temps-là.»

À propos d'Alexandre de Lameth, je me rappelle la singulière lettre qu'il me montra, en réponse à une lettre de sa mère. MM. de Lameth étaient, comme l'on sait, quatre frères: l'aîné, que l'on désignait sous le nom du marquis de Lameth, Alexandre, Charles et Théodore. Le marquis seul avait des enfans, Alfred et une fille, qui fut mariée à M. Christian de Nicolaï. Alfred de Lameth fut tué tout au commencement de la guerre d'Espagne, et madame Lameth la mère, outre la douleur que lui causa la mort de son petit-fils, vit avec beaucoup de peine l'extinction d'un nom auquel elle avait donné, elle, quatre soutiens. Un jour donc, étant allé voir M. de Lameth un matin d'assez bonne heure, je le trouvai, par parenthèse, lisant Tacite dans une fort jolie édition Elzevir. Après que je lui eus dit ce qui m'amenait et que j'eus reçu sa réponse: «Parbleu, me dit-il en souriant, il faut que je vous montre la lettre que je viens de répondre à ma mère. Je crois bien que celle qu'elle m'a écrite est une circulaire-adressée en même temps à Charles, à Théodore et à moi. Ma mère nous presse de nous marier parce que, me dit-elle, elle ne mourra heureuse qu'avec la certitude de laisser un héritier du nom de mon père.» M. de Lameth me montra alors sa réponse, dans laquelle il lui disait: «Eh, mon Dieu! ma bonne mère, vos demandes seront toujours pour moi des ordres, et, malgré la répugnance qu'à mon âge on doit naturellement avoir pour le mariage, je n'hésiterais pas à prendre femme sans la triste certitude où je suis que cela ne saurait contribuer à atteindre le but que vous vous proposez.»

M. de Lameth n'était point de ces préfets ignobles et parcimonieux qui restreignent les traitemens des bureaux pour en grossir leurs émolumens. Quand à la fin de l'année on n'avait pas dépensé les soixante-six mille francs auxquels s'élevait l'abonnement de sa préfecture, il en distribuait le surplus à ses employés, à la fin de l'année, à titre de gratification. Outre son traitement, qui était, je crois, de trente-six mille francs, M. de Lameth recevait de l'empereur une subvention annuelle de vingt-quatre mille francs pour couvrir les frais, que nécessitait l'existence d'une cour dans le chef-lieu de sa préfecture. Il dépensait le tout de la manière la plus noble, et faisait beaucoup de bien. Je me rappelle un projet dont M. de Lameth me donna connaissance, et qui, de sa part, était bien désintéressé, puisque, comme on l'a vu, il n'était pas marié. Après la mort de M. Robert, préfet d'Alexandrie, sa veuve et sa fille, qui était une jeune personne charmante, vinrent s'établir à Turin. Elles étaient sans fortune, et tout ce que l'on put obtenir, à force de recommandations, fut une pension de neuf cents francs pour la mère et une de trois cents francs pour la fille. Or, j'avoue que je ne connais rien de plus pénible que de voir, des femmes surtout, passer subitement d'un état brillant à un état plus que modeste, et descendre du salon d'une préfecture dans un simple réduit. Un jour que j'en causais avec Alexandre de Lameth: «Il y a long-temps, me dit-il, que je suis frappé comme vous de ce qu'il y a de pénible dans ces changemens de fortune aussi subits. Il y a telle femme de préfet qui, ayant une voiture, des gens et des femmes pour la servir, peut tout à coup, par la mort de son mari, être réduite à nettoyer ses souliers. Non-seulement c'est un malheur, mais c'est en même temps un grave inconvénient; et ce n'est pas ma faute si on n'y a pas encore remédié. Il y a plusieurs années que j'ai proposé à tous mes confrères, dans toute l'étendue de l'empire, d'établir, sur nos traitemens, une retenue proportionnelle, jusqu'à la concurrence de cent vingt ou cent cinquante mille francs, pour former un fonds de secours pour les veuves des préfets laissant à leur mort moins de six mille livres de rente. Trois ou quatre, tout au plus, dans une seule année, pourraient se trouver dans ce cas-là, et, du moins, elles auraient de quoi vivre. Moi, garçon, je pouvais faire cette proposition mieux qu'un autre; mais elle a été accueillie par un si petit nombre de mes collègues, que cela en est resté là. Chose singulière, ajouta M. de Lameth, aucun des dix ou douze préfets qui y ont adhéré n'était marié, à l'exception d'un seul, qui est personnellement très-riche.»

Mais voilà que M. de Lameth m'a singulièrement éloigné de la réunion que j'étais en train de vous faire connaître; au surplus il n'y manque plus qu'un convive, lequel encore n'était pas à poste fixe à Turin, mais qui y avait établi son grand quartier-général. C'était M. de Garaudé, inspecteur-général de la régie des sels et tabacs, et dont les courses, bon an mal an, n'étaient pas moindres que dix-huit cents à deux mille lieues. Ces messieurs, comme je vous l'ai dit, avaient formé une espèce de communauté séculière, ayant en commun un salon, une salle à manger, une cuisine, une cuisinière et un domestique pour les servir, chacun d'ailleurs demeurant chez soi, et la communauté n'existant que pour l'heure des repas.

À présent, et sans aucune préparation, il faut que je vous raconte comme quoi il m'arriva fort innocemment de mettre le feu au palais de Turin. Le premier appartement que j'occupais était au second, et ma chambre à coucher formait l'angle de la place de la Cathédrale et de la rue du Séminaire, de sorte que je n'avais qu'à me mettre à ma fenêtre pour voir défiler l'espoir de notre clergé. Là aussi passaient souvent les morts que l'on présentait à l'église Saint-Laurent, et rien, dans les premiers temps surtout, ne me saisissait plus péniblement le cœur que la vue des jeunes filles que l'on ensevelissait à visage découvert, le corps recouvert d'un voile et la tête ceinte d'une couronne de fleurs blanches, dernière parure de la mort. Quoi qu'il en soit, peu s'en fallut que je ne fusse moi-même conduit à l'église Saint-Laurent, où le patron du lieu n'aurait pu me refuser sa bénédiction particulière, puisque je faillis d'être grillé comme lui, ainsi que vous l'allez voir tout à l'heure.

Le chef de bataillon Henrion, aide-de-camp du prince, occupait l'appartement situé immédiatement au dessous du mien. Il était depuis quelques jours en mission, et sa chambre, par conséquent, était inhabitée. Nous approchions de l'hiver; il faisait très-grand froid. J'avais eu un surcroît de travail, et plusieurs de ces messieurs se réunissaient le soir chez moi, de sorte qu'un grand feu avait été, pour ainsi dire, en permanence dans ma cheminée. L'architecte du palais Chablais, que Dieu confonde! avait appuyé l'âtre de ma cheminée sur une poutre; peu à peu la poutre s'était incandescée, et le feu enfin s'était, au bout de huit jours, communiqué en dessous aux rideaux du lit d'Henrion et de là dans sa chambre. Déjà, depuis quelques jours, j'avais cru sentir une odeur de pierre calcinée qui émanait du plancher; mais je n'y avais pas fait autrement attention. Cependant un soir l'odeur devint plus forte, et lorsque, vers minuit, je me fus couché, elle me parut tellement insupportable que je me relevai pour ouvrir une de mes fenêtres, après quoi je me recouchai et m'endormis. Le lendemain, à la pointe du jour, je fus réveillé par des voix confuses qui s'élevaient de la place, et dont plusieurs prononçaient mon nom, disant qu'il fallait m'avertir au plus vite. Je me tins pour suffisamment averti; j'appelai mon domestique, et nous déménageâmes en toute hâte, d'abord quelques cartons de papiers et ensuite quelques autres objets, après quoi je descendis sur la place, sentant déjà le plancher brûlant faiblir sous mes pas. Il était temps de me sauver; car quelques minutes plus tard je n'aurais pas eu l'honneur de vous débiter toutes ces fariboles. Enfin j'en fus quitte pour la peur, étant protégé par un bon hasard, je dirais volontiers par mon étoile; mais je me rappelle fort à propos qu'un jour quelqu'un s'étant servi de cette vaniteuse expression devant Jean-Jacques, celui-ci lui rabattit le caquet en lui disant brusquement: «Eh! bon Dieu! Monsieur, est-ce que vous croyez avoir une étoile?»

fin du sixième volume.


NOTES:

[1] Je suis heureux de pouvoir citer, à l'appui de ce que j'avance ici, l'opinion exprimée par M. de Bourrienne, à propos d'un triste événement dont je rendrai compte en son lieu.

«C'est dans la nuit qui précéda le retour du maréchal Macdonald à Fontainebleau que l'on assure que Napoléon tenta de s'empoisonner; mais comme je n'ai aucun détail certain sur cette tentative d'empoisonnement, et que je ne veux parler que de ce dont je suis bien sûr, je m'abstiendrai de donner, comme quelques personnes l'ont fait, des conjectures toujours hasardées sur un fait de cette gravité que Napoléon a rejeté bien loin dans les conversations de Sainte-Hélène. Le seule personne qui puisse lever les doutes qui existent à cet égard, est Constant, qui, m'assura-t-on, n'avait pas quitté Napoléon de la nuit.»

(Mémoires de M. de Bourrienne, page 161, tome X.)

[2] Depuis j'ai été assez heureux pour lui faire obtenir de l'empereur, une place qu'il désirait pour retraite, ayant perdu l'usage de son bras droit.

[3] Madame de Crigny fut depuis madame Denon.

[4] Michau, de la comédie française, était le professeur de la troupe; quand il arrivait qu'un des acteurs manquait de chaleur, Michau criait: «Chaud! chaud! chaud!»

[5] Deux monumens ont été élevés dans Paris au brave Desaix; une statue sur la place des Victoires, et un buste sur la place Dauphine. La statue affectait une pose théâtrale qui ne s'accordait guère avec les manières sérieuses et le naturel parfait de celui dont elle était censée reproduire l'image. D'ailleurs une nudité complète, mal voilée dans ce qu'elle aurait eu de plus antique par le ceinturon d'une épée, choquait tous les regards, et excitait la verve des mauvais plaisans. Le grand vainqueur de Waterloo s'est fait représenter, de son vivant, dans Hyde-Park, en Achille colossal, et sa grâce (du moins la statue de sa grâce) est exécutée de manière à ce que les curieux ne perdent pas une seule ligne, un seul muscle de son héroïque personne. Pour que rien ne manque à cette parodie, ce sont les ladies anglaises, si susceptibles sur l'article de la décence et de la dignité, qui ont élevé ce monument à la gloire de Mylord-Duc.

Pour en revenir à Desaix (c'est revenir de loin), la statue qui lui avait été élevée sur la place des Victoires, a été enlevée sous l'empire, par ordre du gouvernement. Quant au buste que l'on voit encore aujourd'hui sur la place Dauphine, il serait difficile d'imaginer quelque chose de plus mesquin, de plus enfumé et de plus négligé; c'est ainsi qu'est traitée l'image de Desaix; en revanche, Pichegru a des statues de bronze.

[6] Le préfet de police adressa aux consuls un rapport dans lequel, après avoir raconté les détails de cet événement affreux, il donnait la liste des morts et celle des blessés. La première était de huit individus; la seconde de vingt-huit.

«Quarante-six maisons, ajoute le rapport, sont extrêmement endommagées.

Le dégât des immeubles est estimé à la somme de 40,845 francs.

Celui des meubles à celle de 123,645 francs.

Les maisons nationales ne sont point comprises dans cette estimation.

Le cheval, les débris de la voiture et quelques parties des tonneaux ont été apportés à la préfecture.

Ces débris ont été scrupuleusement recueillis. L'on a pris avec le plus grand soin le signalement du cheval.»

M. Dubois avait cru devoir terminer son rapport par un compliment au premier consul, dans lequel il y a pourtant quelque chose de vrai: c'est que l'attentat du 3 nivôse avait redoublé l'attachement des Français pour le chef de l'état. Voici l'avant-dernière phrase du rapport:

«Dès les premiers momens de l'explosion, on a fait une enquête sur les lieux mêmes. Des déclarations furent reçues; et au milieu des cris que la douleur arrachait aux malheureuses victimes du plus atroce des attentats, le cœur put encore éprouver une sensation agréable: ces infortunés s'oubliaient pour ne penser qu'au premier consul: c'était pour lui qu'ils demandaient vengeance.»

[7] Mademoiselle Adèle Auguié, sœur de madame la maréchale Ney, avait épousé le général de Brocq, grand maréchal de la cour de Hollande. Sa majesté la reine Hortense étant aux eaux d'Aix en Savoie, en 1812, se plaisait à faire, avec son amie, des excursions sur les montagnes les plus escarpées. Dans une de ces courses un torrent se trouva sur leur passage, et il n'y avait pour le franchir qu'une planche fragile. La reine, conduite par son écuyer, passa la première, et elle se retournait pour encourager madame de Brocq, lorsqu'elle la vit glisser et tomber à pic dans le précipice. À cette horrible vue, la reine poussa des cris perçans. Son désespoir ne la priva point pourtant de sa présence d'esprit. Elle donna des ordres, multiplia les prières et les promesses. Mais tout secours était inutile. Le corps de la jeune femme avait été fracassé dans sa chute, et un certain temps s'écoula avant qu'on ne pût retirer de l'eau le cadavre froid et mutilé. Ces tristes restes furent rapportés à Saint-Leu, dont tous les habitans furent plongés dans la plus profonde douleur. Madame de Brocq était chargée de distribuer les nombreux bienfaits de la reine. Elle méritait les larmes que sa mort fit répandre.

[8] L'auteur du Mémorial cite de l'Empereur à Sainte-Hélène un trait pareil à celui que je rapporte ici. Sa Majesté professait la plus haute estime pour les cultivateurs et se plaisait à les consulter même sur des matières étrangères à leurs occupations, mais sur lesquelles leur bon sens et leur expérience pouvaient ouvrir un avis salutaire. Il avait coutume de dire qu'il exposait aux paysans les difficultés de son Conseil d'État, et rapportait au Conseil d'État les observations des paysans.

[9] M. Bousquet, célèbre dentiste, fut appelé à Neuilly (résidence de la princesse Pauline), afin de visiter la bouche et de nettoyer les dents de Son Altesse Impériale. Introduit près d'elle, il se prépare à commencer son opération. «Monsieur, dit un charmant jeune homme en robe de chambre, négligemment couché sur un canapé, prenez bien garde, je vous prie, à ce que vous allez faire. Je tiens extrêmement aux dents de ma Paulette, et je vous rends responsable de tout accident.—Soyez tranquille, mon prince; je puis assurer votre altesse impériale qu'il n'y aura aucun danger.» Pendant tout le temps que M. Bousquet fut occupé à arranger cette jolie bouche, les recommandations continuèrent; enfin, ayant terminé ce qu'il avait à faire, il passa par le salon de service, où se trouvaient réunies les dames du palais, les chambellans, etc., qui attendaient le moment d'entrer chez la princesse. On s'empressa de demander des nouvelles à M. Bousquet. «Son Altesse impériale est très-bien, et doit être heureuse du tendre attachement que lui porte son auguste époux, et qu'il vient de lui témoigner devant moi, d'une manière si touchante. Son inquiétude était extrême, je ne réussissais que difficilement à le rassurrer sur les suites de la chose du monde la plus simple. Je dirai partout ce dont je viens d'être témoin. Il est doux d'avoir de tels exemples de tendresse conjugale à citer dans un rang si élevé. J'en suis vraiment pénétré.» On ne cherchait point à arrêter l'honnête M. Bousquet dans les expressions de son enthousiasme; l'envie de rire empêchait de prononcer une parole; et il partit convaincu que nulle part il n'existait un meilleur ménage que celui de la princesse et du prince Borghèse.... Ce dernier était en Italie, et le beau jeune homme était M. de Canouville.

J'emprunte cette curieuse anecdote aux Mémoires de Joséphine, dont l'auteur, qui a vu et observé la cour de Navarre et de Malmaison, avec tant de vérité et un si bon jugement, est, m'a-t-on dit, une femme, et ne peut être, en effet, qu'une femme fort spirituelle, et qui s'est trouvée mieux placée que personne pour connaître l'intérieur de S. M. l'impératrice.

[10] Il fut tué par le boulet d'une pièce française, que l'on déchargeait après une action, dans laquelle il avait montré le plus brillant courage.

[11] Père de M. Victor Hugo, qui est lui-même filleul de madame Delélée.

[12] L'illustre général Foy.

[13] Nous arrivâmes à Tentoura le 20 mai: il faisait ce jour-là une chaleur étouffante, qui produisait un découragement général. Nous n'avions pour nous reposer que des sables arides et brûlans; à notre droite une mer ennemie et déserte. Nos pertes en blessés et en malades étaient déjà considérables, depuis que nous avions quitté Acre. L'avenir n'avait rien de riant. Cet état véritablement affligeant, dans lequel se trouvaient les débris du corps d'armée que l'on a appelé triomphant, fit sur le général en chef une impression qu'il était impossible qu'il ne produisît pas. À peine arrivé à Tentoura, il fit dresser sa tente; il m'appela, et me dicta avec préoccupation un ordre pour que tout le monde allât à pied, et que l'on donnât tous les chevaux, mulets et chameaux aux blessés, aux malades et aux pestiférés qui avaient été emmenés, et qui manifestaient encore quelques signes de vie. Portez cela à Berthier. L'ordre fut expédié sur-le-champ. À peine fus-je de retour dans la tente, que Vigogne père, écuyer du général en chef, y entra, et, portant la main à son chapeau: Général, quel cheval vous réservez-vous? Dans le premier mouvement de colère qu'excita cette question, le général en chef appliqua un violent coup de cravache sur la figure de l'écuyer, et puis, il ajouta d'une voix terrible: Que tout le monde aille à pied f...! et moi le premier: ne connaissez-vous pas l'ordre? Sortez.

(Mémoires de M. de Bourrienne, tom. 2, chap. 16, pag. 252.)

[14] On sut depuis qu'il y avait vingt brûlots destinés à détruire la flotille.

[15] La croisière anglaise était commandée par lord Melvil et lord Keith.

[16] Ce coup de pied ressemble beaucoup aux prétendus mauvais traitemens que l'on a reproché à l'empereur d'exercer contre ses gens. M. Constant a répondu ailleurs à cette ridicule accusation.

(Note de l'éditeur.)

[17] La décision de l'empereur fut qu'il fallait réprimander le journaliste; et, de ce moment, on leur défendit de jamais imprimer aucune réponse de l'empereur ou de l'impératrice, avant de l'avoir vue dans le Moniteur. (Note de l'éditeur.)

[18] À cette époque, l'empereur était encore amoureux de Joséphine.

(Note de madame——.)

[19] La suite a prouvé qu'elle s'abusait.

(Note de madame—-.)

[20] Si Napoléon recherche dans le passé les causes de sa chute, il est difficile, s'il a conservé cette faiblesse superstitieuse, qu'il ne remarque pas que, depuis son divorce, les événemens qu'il avait maîtrisés si long-temps ont tous tourné contre lui.

(Note de madame—-.)

[21] C'est un crime d'une nouvelle espèce, que de n'avoir pas toutes les grâces de l'état d'arlequin. Les manières de l'empereur étaient simples et naturelles, mais sans gaucherie. Sans doute elles contrastaient avec les formes obséquieuses et courtisanesques des grands seigneurs qui l'entouraient; car il se tenait seul droit et debout, tandis que ces messieurs se courbaient jusqu'à terre.

(Note de l'Éditeur.)

[22] Quelque temps après cette époque, le comte de Narbonne fut nommé à l'ambassade de Vienne, et devint l'un des hommes les mieux traités par Bonaparte. Que lui importait l'attachement, le dévouement des personnes qu'il employait? Il savait qu'il ne les obtiendrait jamais; mais il aimait la flatterie des anciens courtisans, parce qu'elle était plus adroite que celle des nouveaux.

(Note de madame—-.)

[23] Il y a là, pour le moins, une grande erreur. L'empereur savait se faire aimer, et il était aimé en effet de toutes les personnes de son service. Je crois en avoir fourni plus d'une preuve dans mes Mémoires. De tous ses anciens serviteurs j'ose affirmer qu'il n'en est pas un seul qui voulût me donner un démenti sur ce point. Que l'empereur n'ait pas été aimé de ses courtisans, cela est possible. Avec une puissance comme la sienne, on fait encore plus d'ingrats que d'heureux; et la reconnaissance des gens de cour est proverbiale. Mais fallait-il en faire un sujet de reproche contre Sa Majesté?

(Note de Constant.)

[24] Comment ne pas s'étonner qu'il paraisse étonnant à Madame*** que l'empereur aimât assez son honneur et sa femme pour être jaloux de l'un et de l'autre? la république et l'amour du pouvoir n'avaient rien à faire là-dedans.

(Note de Constant.)

[25] Qu'importe que l'empereur se mît au courant de ce qui regardait les pays qu'il avait à parcourir une heure ou un an avant son audience? Toujours est-il qu'il s'y mettait. Et s'il apprenait cela par cœur, comment pouvait-il l'avoir oublié au bout d'une heure? Il l'oubliait si peu qu'il marquait généreusement son passage par des bienfaits et des améliorations qui attestaient sa parfaite connaissance des localités.

(Note de Constant)

[26] Il n'était pas plus d'usage dans l'ancienne cour que dans la nouvelle qu'on osât adresser la parole au souverain, sans en être interrogé.

(Note de l'éditeur.)

[27] Les lettres écrites d'Italie, par le général Bonaparte à sa femme, et publiées pour la première fois dans les Mémoires d'une Contemporaine, l'admirable nouvelle intitulée Giulio, dans les Mémoires de M. de Bourrienne montrent assez si l'empereur savait, ou non, parler d'amour.

(Note de l'éditeur.)

[28] Quiconque a approché de l'empereur, et a pu entendre ses entretiens étincelans d'esprit et d'originalité avec les hommes les plus distingués de sa cour, particulièrement avec M. de Fontanes, s'étonnera justement de voir dans le journal de madame*** que Napoléon n'avait pas du tout d'esprit.

(Note de l'éditeur.)

[29] Ces mots furent entendus par le duc de Bassano, qui était appuyé sur la cheminée, près de laquelle causaient MM. de Talleyrand et Sémonville; il n'y a nul doute qu'ils furent répétés par lui à Napoléon. (Note de madame—-.)

[30] M. de Talleyrand était trop fin courtisan pour tenir un pareil propos, devant de tels témoins; mais s'il l'eût tenu en effet, M. le duc de Bassano n'eût point été capable de le redire à l'empereur.

(Note de l'éditeur.)

[31] M. de Sémonville perdit son ambassade, et fut honorablement annulé au sénat. En se rappelant ces faits, d'une vérité exacte, on doit s'étonner que M. de Montholon, l'un des deux beaux-fils de M. de Sémonville, se soit attaché dans la suite au sort de Napoléon. Quand on cherche l'explication de cette étrange conduite, on peut la trouver dans le mariage de M. de Montholon, qui ne fut point approuvé par sa famille, ce qui le brouilla avec elle.

[32] Depuis, duchesse de Montebello.

[33] Encore les manières de L'empereur! Mais ce jour-là il s'était déchaîné contre les femmes, ce qui explique l'humeur de Madame*** contre lui. Nous n'avons pas besoin de dire qu'il y a plus que de l'exagération à appeler de l'insolence la brusquerie que l'on, a pu quelquefois reprocher à l'empereur comme à Frédéric II et à d'autres grands hommes, et à ne voir dans ses momens d'affabilité que la gaîté la plus vulgaire. (Note de l'éditeur.)

[34] Depuis, princesse de Neufchâtel et de Wagram.

[35] Je ne vois pas que l'empereur doive perdre sa brillante auréole, pour s'être couché quelquefois de bonne heure, et avoir fait un usage modéré de café.

(Note de Constant.)

[36] L'empereur était économe et prêchait sans cesse l'économie. (Note de Constant.)

[37] Jamais l'empereur n'a été sujet à des attaques d'épilepsie. C'est encore là une de ces histoires dont on a tant débité sur son compte. On verra, dans le portrait que j'ai tracé de l'empereur, ce qui a pu donner lieu à celle-ci.

(Note de Constant.)

[38] Il est de notoriété publique aujourd'hui que M. le duc de Vicence, si indignement calomnié pendant tant d'années par des ennemis habiles à profiter du silence que lui imposait sa position auprès de l'empereur, n'a pris, ni même pu prendre, aucune part à la catastrophe du duc d'Enghien. Il est prouvé qu'au moment même où le général Ordener, chargé seul de l'arrestation du malheureux prince, s'acquittait de cette fatale mission, M. de Caulaincourt était à trente lieues d'Ettenheim, chargé, de son côté, d'arrêter la baronne de Reich et quelques émigrés qui entretenaient une correspondance contre le chef du gouvernement français, et que M. de Caulaincourt relâcha, avant d'avoir repassé la frontière avec eux. Il est prouvé que M. de Caulaincourt n'eut connaissance de la mission confiée au général Ordener, qu'en même temps que tout le monde, et après cette mission remplie; enfin il est prouvé que M. de Caulaincourt était à Lunéville le jour et à l'heure de la sanglante exécution du duc d'Enghien. M. de Bourrienne a déjà relevé dans ses mémoires l'erreur dont M. le duc de Vicence a été trop long-temps victime. Nous nous faisons également un devoir de protester ici contre tout passage du journal de Madame*** qui pourrait être trouvé injurieux à la mémoire d'un des hommes les plus honorables de l'empire.

(Note de l'éditeur.)

[39] J'ai été quinze ans valet de chambre de l'empereur, et je nesuis point de l'avis de l'auteur du journal.

(Note de Constant.)

[40] Depuis, grand duc de Francfort.

[41] Faisant allusion aux sœurs de Bonaparte auxquelles on n'avait pas pensé dans le premier moment qu'on créa l'empire, et qui vinrent tourmenter leur frère le lendemain pour les titres qu'elles voulaient avoir, ce qui donna lieu à beaucoup de plaisanteries dans le public.

[42] On voit par cette scène ridicule, combien Bonaparte était esclave de l'étiquette et de minuties misérables, puisque, dans cette circonstance, il se laissa emporter par la colère, jusqu'à dire des choses très-dures à Joséphine, pour elle et pour son fils.

Cependant il aimait le prince Eugène autant qu'il était susceptible d'aimer, et peu de temps après il leur en donna la preuve, comme chacun sait.

[43] Voir ci-dessus la note de l'éditeur sur M. le duc de Vicence.

[44] Aujourd'hui grand duc de Bade.

[45] Nous avons démontré plus haut que les princes de Bade n'avaient rien à témoigner extérieurement à M. de Caulaincourt, et que l'aisance de celui-ci ne pouvait étonner qu'une personne prévenue d'avance contre lui, par trop de confiance dans une imputation matériellement fausse.

(Note de l'éditeur.)

[46] Chacun son métier; c'était dans les camps que M. de Caulaincourt avait fait son apprentissage de courtisan; il pouvait donc bien ne pas y être tout-à-fait aussi rompu que l'avaient été ses parens qui étaient à l'ancienne cour. Au reste, nous avons souvent ouï parler, dans un tout autre sens, et nous avons pu juger nous-même des manières de M. le duc de Vicence.

(Note de l'éditeur.)

[47] À cette époque où s'est formée la confédération du Rhin, Francfort n'en faisait pas encore partie, et Bonaparte était très-indisposé contre cette ville, qui était l'entrepôt général des marchandises anglaises.

[48] On sait que la peine du général de Lajolais fut commuée en quatre années de détention, dans une prison d'état; que ses biens furent confisqués et vendus, et qu'il mourut au château d'If, bien au delà du terme marqué pour l'expiration de sa captivité.

(Note de l'éditeur.)

[49] Outre le prince Louis, les Prussiens perdirent en peu de jours deux de leurs meilleurs officiers généraux. Le général Schmettau, mort à Weimar de ses blessures, et au convoi duquel l'empereur assista; et le vieux duc de Brunswick, déjà plus que septuagénaire et couvert d'infirmités, lorsqu'il reçut à Auerstaedt une mort glorieuse.

«Le duc de Brunswick, grièvement blessé à la bataille d'Auerstaedt, arriva le 29 octobre à Altona. Son entrée dans cette ville fut un nouvel et frappant exemple des vicissitudes de la fortune. On vit un prince souverain, jouissant, à tort ou à raison, d'une grande réputation militaire, naguère puissant et tranquille dans sa capitale, maintenant battu et blessé à mort, faisant son entrée dans Altona, sur un misérable brancard porté par dix hommes, sans officiers, sans domestiques, escorté par une foule d'enfans et de vagabonds qui le pressaient par curiosité, déposé dans une mauvaise auberge, et tellement abattu par la fatigue et la douleur de ses yeux, que le lendemain de son arrivée le bruit de sa mort était général. Le malheureux duc fit appeler sur-le-champ le docteur Unzer pour apaiser les violentes douleurs que lui causait sa blessure. Dans le peu de jours que le duc de Brunswick y survécut, il ne vit que sa femme qui arriva auprès de lui le 1er novembre. Il refusa constamment toutes visites et mourut le 10 novembre.»

(Mémoires de M. de Bourrienne, tome vii, page 150.)

[50] Depuis madame Sébastiani, morte à Constantinople dans la brillante ambassade de son mari

[51] M. Sigismond de Berckeim fut dans la suite aide-de-camp du général Caulaincourt. Ce fut lui qui remit à l'électeur de Bade la lettre du premier consul, relative à l'arrestation du duc d'Enghien. Il n'apprit l'issue de cette déplorable mission qu'à son retour à Paris, où il arriva le même jour que le malheureux prince. Ce jeune et brave officier en apprenant le lendemain l'exécution de Vincennes, perdit entièrement la tête et resta long-temps dans ce cruel état.

[52] Ce jeune homme fut tué à Stockholm, dans un duel, à l'âge de vingt ans.

[53] On trouve dans les œuvres complètes de madame de Staël une pièce lyrique intitulée Agar, qui pourrait être celle que jouent ici les hôtes de Clichy-la-Garenne.

[54] Aujourd'hui comtesse de Montholon.

[55] Qui fut si long-temps le favori de Catherine.

[56] Le marquis de Luchésini s'était élevé d'un poste obscur dans un ministère, jusqu'aux fonctions d'ambassadeur. On avait beaucoup vanté ses talens avant son arrivée en France. Quelques personnes prétendent qu'il fallut un peu en rabattre.

[57] On sait que ce fut à cette bataille livrée le 22 mai 1809, que Lannes fut blessé à mort.

[58] Je fus quatorze ans sans entendre parler de lui, sans en recevoir aucune nouvelle. Enfin après mille recherches je découvris, en 1818, qu'il était alors en Angleterre. J'y allai; j'eus beaucoup de peine à l'y trouver. Il y végétait par les résultats d'un commerce très-peu considérable sur les marchandises prohibées. J'en tirai quelques billets pour une faible somme de 10,000; mais ces billets dans la suite ne furent pas payés. Je fus obligée de retourner à Londres. Enfin après plusieurs voyages, beaucoup de peines et de fatigues, je fus obligée, pour ne pas perdre le tout, de recevoir des marchandises pour six mille francs environ.

Depuis j'ai appris qu'il était mort à peu près insolvable.

[59] Ces paroles bienveillantes ne prouvaient que la bonté de Joséphine, et nullement mon mérite.

[60] On sent bien (sans qu'il soit besoin de l'expliquer) que cette indifférence, ce laissez-aller ne s'étend qu'aux détails de la vie intérieure qui ne lui paraissaient pas valoir la peine qu'il s'en occupât.

[61] Il lui était défendu pour sa santé.

[62] Ce tableau flamand, qui représentait la boutique d'un savetier dont la femme raccommodait une chemise à côté de son mari, était dans la chambre à coucher occupée par Joséphine.

[63] Ce mot est attribué à Bernadotte.

[64] Ce manuscrit est entre les mains de M. Ladvocat.

[65] Les fraises produisaient le même effet sur le roi de Rome; mais, plus surveillé ou plus docile, il cessa d'en manger, quand madame de Montesquiou, sa gouvernante, le lui eut défendu.

[66] Voici la liste des personnes qui composaient la suite des deux empereurs:

Personnages composant la suite de sa majesté l'empereur des Français.

Personnes composant la suite de sa majesté l'empereur de Russie.

Le comte de Tolstoï, grand-maréchal du palais,
Le prince de Galitzin, secrétaire de Sa Majesté,
Le comte Romanzoff, ministre des affaires étrangères,
Le général comte Tolstoï, ambassadeur de Russie en France, venu de Paris.
Le comte Speranki, 
Le prince Wolkonski, 
Le comte Oggeroski, 
Le prince Trubetskoï,——aides-de-camp de Sa Majesté
Le prince Gargarin, 
Le comte Oraklscheff, 
Le comte Schouvaloff, 
Le général Kitroff, aide-de-camp du grand-duc Constantin,
M. Apraxin, aide-du-camp du ministre de la guerre,
M. Balabin, colonel des chevaliers-gardes,
M. Alkoukieff,
Le prince Olgorouki, officier aux gardes,
Le comte Ozanski, chambellan attaché aux relations extérieures,
M. Gervais, 
M. Creidmann,——Conseillers d'état attachés aux relations extérieures
M. Sculpoff, 
 
Le comte de Nesselrode,——secrétaires d'ambassade, venus de Paris,
M. Bouhagin, 
M. de Lebanski, consul de Russie en France, idem,
Le général Kanikoff, ministre de Russie en Saxe, venu de Dresde,
M. Schoodes, secrétaire de légation, idem,
M. Bethmann, consul de Russie à Francfort, venu de Francfort.

[67] Voici la liste des principaux:

Le prince Guillaume de Prusse,

[68] M. de Fermon, conseiller d'état, directeur de la liquidation générale: on l'appelait communément Fermons-la-Caisse.

[69] Voir le récit de la disgrâce de madame de La Rochefoucault.

[70] C'était l'épée de Charles XII, que Gustave avait tirée de l'arsenal de Stockholm, et qu'il avait fait raccourcir et alléger pour l'ajuster à sa taille. Gustave s'était proposé Charles XII pour modèle, et portait, comme lui, un costume très-simple et les cheveux courts et relevés.

[71] Dans la réponse de l'empereur au conseil-d'état, on remarquait le passage suivant qu'il n'est peut-être pas hors de propos de rappeler comme une chose fort curieuse aujourd'hui.

«C'est à l'idéologie, à cette ténébreuse métaphysique, qui, en cherchant avec subtilité les causes premières, veut sur ses bases fonder la législation des peuples, au lieu d'approprier les lois à la connaissance du cœur humain et aux leçons de l'histoire, qu'il faut attribuer tous les malheurs qu'a éprouvés notre belle France. Ces erreurs devaient et ont effectivement amené le régime des hommes de sang. En effet, qui a proclamé le principe d'insurrection comme un devoir? Qui a adulé le peuple en le proclamant à une souveraineté qu'il était incapable d'exercer? Qui a détruit la sainteté et le respect des lois, en les faisant dépendre non des principes sacrés de la justice, de la nature des choses et de la justice civile, mais seulement de la volonté d'une assemblée d'hommes étrangers à la connaissance des lois civiles, criminelles, administratives, politiques et militaires? Lorsqu'on est appelé à régénérer un état, ce sont des principes constamment opposés qu'il faut suivre.»

(Note de l'Éditeur.)

[72] Roustan obtint la même faveur le même jour.

[73] Cette allocution remarquable de Sa Majesté au maréchal Kellermann a déjà été rapportée dans un autre ouvrage, mais j'ai cru pouvoir me permettre de la reproduire ici, parce qu'elle vient tout-à-fait à l'appui des renseignemens que j'ai pu recueillir particulièrement sur l'entrevue du pape à Fontainebleau et que l'on vient de lire.

[74] La maison de l'empereur, refaite en partie pour cette campagne de 1813, se composait ainsi qu'il suit:

[75] Le maréchal Gouvion-Saint-Cyr était alors le plus jeune en date des maréchaux de l'empire, ayant reçu le bâton de maréchal sur le champ de bataille pendant la campagne de Moscou, après le combat du 18 août.

[76] C'était le comte de Mier, chargé de garantir à Murat la possession de ses états s'il abandonnait la cause de l'empereur. Il l'abandonna; que conserva-t-il?

(Note de l'éditeur.)

[77] Le Danemarck, comme je l'ai dit, avait déjà conclu son armistice avec la Russie, mais la nouvelle n'en arriva à Paris que quelques jours après.

[78] M. Robert de Sainte-Croix, dont le père, ancien ambassadeur de France à Constantinople, était alors préfet de Valence, avait eu deux frères tués tous deux, l'un capitaine de vaisseau et l'autre, le général Charles de Sainte-Croix, frappé à mort en Espagne. Leur mère, mademoiselle Talon, par conséquent tante de madame du Cayla, ancienne dame d'honneur de la femme de Louis XVIII, présenta son fils à ce monarque en 1814. Le roi lui ayant demandé des nouvelles de sa famille, «Sire, répondit M. Robert de Sainte-Croix, de trois frères que nous étions, voilà la seule jambe qui reste.»

(Note de l'Éditeur.)

[79] On sait que l'empereur ne prodiguait pas la croix-d'honneur. En voici une nouvelle preuve: il était très-content de services de M. Veyrat, inspecteur général de la police, et celui-ci désirait la croix. Je présentai quelques pétitions pour lui à Sa Majesté, qui me dit un jour: Je suis content de Veyrat; il me sert bien; je lui donnerai de l'argent tant qu'il en voudra: mais la croix, jamais!

[80] C'est une chose assez singulière que l'opéra de l'Oriflamme ait fourni à Geoffroy le sujet de son dernier feuilleton. Ce célèbre critique mourut peu de jours après, sinon pour le repos de son âme, au moins pour celui des acteurs.

(Note de l'éditeur.)

[81] J'ai su depuis que la comtesse de W... était allée avec son fils voir l'empereur à l'île d'Elbe. Cet enfant ressemblait beaucoup à Sa Majesté; aussi ce voyage fit-il alors répandre le bruit que le roi de Rome avait été amené à son père. Madame W... resta peu de temps à l'île d'Elbe.

[82] M. Filangieri avait effectivement eu précédemment à Paris un duel avec M. de Saint-Simon, que l'on avait d'abord cru tué, mais qui finit par revenir de la blessure très-dangereuse qu'il avait reçue.

[83] Gardanne était un autre de nos camarades, fils du général Gardanne qui fut ambassadeur en Perse.

[84] L'ancien hôtel de Choiseul Charost, aujourd'hui l'hôtel de l'ambassadeur d'Angleterre, que le gouvernement britannique acheta du prince un million après la première restauration, et qui en vaut plus de deux aujourd'hui.

[85] Clarke n'était que général de division, et les maréchaux seuls, sous l'empire, avaient le droit, après l'empereur et les princes, d'avoir des aides-de-camp colonels.

[86] C'était le chef d'orchestre.

[87] On appelle gressini, à Turin, des pains de pâte sèche, gros comme le double d'un tuyau de macaroni et longs d'un ou deux pieds. On en faisait fréquemment des envois à l'empereur.