Title: Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie
Author: Arnauld d' Abbadie
Release date: July 12, 2006 [eBook #18812]
Language: French
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TOME Ier
PAR
PARIS
LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET Ce
77, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 77
1868
Droits de propriété et de traduction réservés
Il semble qu'en un temps comme le nôtre, où tout procède si rapidement, il y ait peu d'opportunité à offrir au public, comme je le fais, la relation d'un voyage en pays presque inconnu, longtemps après que ce voyage a été accompli.
Mais si un voyage fait dans un but purement géographique se trouve quelquefois comme frappé de péremption par des travaux géographiques plus récents, il n'en est point de même d'un voyage entrepris, comme celui-ci, dans le but d'étudier les mœurs, le caractère et les institutions d'un des peuples de l'Orient les plus intéressants et les moins connus jusqu'à ce jour.
Parti pour l'Orient en 1836, j'en suis revenu une dernière fois en 1862, après avoir séjourné plus de douze ans dans la Haute-Éthiopie, et après y avoir été mêlé, comme témoin ou comme acteur, aux événements qui ont attiré sur ce pays l'attention de l'Europe. Dès mon retour en France, sous l'influence des impressions reçues à l'étranger, et pour complaire à un ami, j'ai donné à cette relation une forme écrite. Mais pour avoir le droit de parler d'un pays si dissemblable du nôtre, il ne suffit pas d'y avoir séjourné un long temps et de s'être dénationalisé en quelque sorte, afin de voir de plus près les hommes et les choses que l'on se propose de faire connaître; lorsque l'on est rentré dans son milieu natal, il faut encore, pour se soustraire à tout engouement et épurer ses jugements, écarter, pour un temps, les opinions et les idées dont on s'est imbu à l'étranger, et, reprenant les points de vue ses compatriotes, s'habituer de nouveau à leur manière de penser, avant de leur offrir les fruits d'une expérience acquise dans des conditions si différentes de celles qui nous régissent. Ma relation écrite, j'ai donc laissé passer un certain temps.
Aujourd'hui, par suite du redoublement d'activité que les nations européennes mettent à étendre leurs relations avec les peuples les plus reculés de l'Orient, et par suite du retentissement qu'ont eu les derniers rapports de l'Angleterre avec Théodore, j'ai pensé que mon travail ne serait pas sans utilité. Je viens de le reprendre, et je l'offre avec la confiance que donne une tâche fidèlement remplie, et avec la réserve qui convient à celui qui, comme moi, entreprend de produire un ensemble de faits et de caractères propres à faire juger de tout un peuple.
Paris, 2 juin 1868.
DE KÉNEH À GONDAR.
Nous donnâmes le signal du départ à nos chameliers. Avant de quitter la rive du Nil, mon frère et moi, nous bûmes dans le creux de la main une dernière gorgée de son eau bienfaisante, en faisant le vœu de nous désaltérer un jour à ses sources mystérieuses, et nous nous éloignâmes de Kéneh, en Égypte, le 25 décembre 1837, pour nous engager dans le désert.
Un prêtre piémontais, un Anglais et deux domestiques, Domingo et Ali, l'un Basque, l'autre Égyptien formaient, avec mon frère et moi, notre troupe aventureuse; le plus âgé d'entre nous pouvait avoir vingt-six ans, le plus jeune dix-sept.
L'ambition de gagner le martyre avait engagé le prêtre à se mettre de notre voyage. Pendant notre court séjour au Caire, j'avais désiré, pour utiliser mon temps, prendre un maître de langue arabe, et, afin de me renseigner à ce sujet, j'étais allé un soir avec mon frère au couvent des Pères de Terre-Sainte. Le supérieur nous disait qu'il ne savait à qui nous adresser, lorsqu'on frappa discrètement à la porte du parloir.
—Voici justement, reprit-il en nous désignant celui qui entrait, le Père Giuseppe Sapeto, de la Congrégation des Lazaristes; il a étudié l'arabe en Syrie, où il vient de séjourner comme missionnaire, et il pourra peut-être nous donner un bon conseil.
Le Père Sapeto était jeune; sa figure avenante prévenait en sa faveur; il s'assit à côté de moi, et notre conversation eut bientôt dépassé le but de ma visite. Je lui appris que nous comptions aller dans la Haute-Éthiopie, dont les lois excluaient, sous peine de mort, tout missionnaire catholique; que plus de deux siècles auparavant ces lois avaient fait de nombreux martyrs parmi les missionnaires jésuites et franciscains1; et comme il regrettait de ne pouvoir marcher sur leurs traces, je lui proposai de partir prochainement avec nous. Mon frère trouva heureuse l'idée de faire notre voyage, croix et bannière en tête; le Père Sapeto demanda la nuit pour réfléchir, et nous nous séparâmes sans nous douter de combien d'événements notre conversation fortuite serait l'origine.
Note 1: (retour) Les missionnaires catholiques ont été expulsés d'Éthiopie en 1629.
Le lendemain, il nous avoua que les difficultés matérielles l'arrêtaient; nous lui offrîmes de le défrayer, de lui procurer les vêtements sacerdotaux qui lui manquaient: il accepta, et il fut convenu qu'il écrirait à ses supérieurs en Europe, afin d'obtenir leur approbation et les moyens de pourvoir ultérieurement à la Mission, si elle devait offrir des chances de succès.
L'Anglais avait fait les campagnes de Portugal en qualité de volontaire dans la cavalerie de Don Pedro; il s'était distingué par sa bravoure, et n'avait quitté son drapeau qu'après la défaite entière du parti de Don Miguel. Je l'avais trouvé au Caire, à bout de ressources et sur le point de se faire musulman: deux beys s'acharnaient à le convertir; lui ne cherchait qu'aventures. Afin de lui épargner une apostasie, nous l'engageâmes aussi à nous accompagner, et il se joignit à nous.
Mon frère revenait du Brésil, où il avait été chargé par l'Académie des sciences de faire des observations sur le magnétisme terrestre. Son domestique basque, Domingo, l'avait suivi pendant ce voyage.
Nous arrivâmes sans incident à Kouçayr, sur la côte occidentale de la mer Rouge.
C'était l'époque du passage des pèlerins qui vont à La Mecque; aussi, ne trouvant pas à nous loger en ville, dûmes-nous camper sur la grève et faire bonne garde, la nuit, à cause des maraudeurs bédouins.
Issah, agent consulaire français, le seul chrétien catholique de la ville, venait d'être père d'une fille; il demanda à mon frère d'être le parrain de son enfant, et cela établit entre nous des relations agréables. Nous fûmes bien accueillis aussi par Heussein Bey, gouverneur de Kouçayr. Il avait servi en Grèce pendant plusieurs années, s'était trouvé en face de nos soldats et avait conçu une haute estime pour les Français.
Tous les bâtiments en partance se trouvaient déjà frêtés par les pèlerins; la dunette d'un bugalet non ponté, d'environ 50 tonneaux, nous offrait seule une chance de passage. Nous y fîmes embarquer nos bagages et nos compagnons, et nous allâmes, mon frère et moi, faire nos adieux au gouverneur. Mais en retournant à bord, nous trouvâmes tout en tumulte: les pèlerins Maugrebins voulaient loger leurs femmes sous notre dunette, et notre compagnon anglais s'efforçait vainement de les en empêcher. J'en référai au raïs, ou patron de barque.
—Puisque tu as à choisir entre ces gens et nous, lui dit le chef des Maugrebins, fais donc débarquer ces chiens de chrétiens!
Ma réponse fut vive; on se rua sur moi, et je fus désarmé. Domingo reçut une égratignure à la main, en parant un coup de sabre qui m'était porté. Mon frère se jeta dans une yole avec le Lazariste et se rendit chez le gouverneur. Nous descendîmes, l'Anglais et moi, dans un autre canot, au milieu des vociférations menaçantes de nos adversaires. Bientôt, nous vîmes l'embarcation du gouverneur armée de dix rameurs qui volait vers nous: mon frère en tenait le gouvernail. Heussein Bey était debout, un pied sur la proue; en approchant de notre bugalet, le Bey saisit un hauban et d'un bond fut à bord. La troupe de Maugrebins s'ouvrit devant lui.
—Chiens, leur dit-il, où croyez-vous être, pour oser traiter ainsi ces Français?
—Qui donc interpelles-tu ainsi, fils de maudit?—répliqua le chef des pèlerins: et cette réplique hardie fut soutenue par un murmure de ses compagnons. Le gouverneur répondit par un vigoureux soufflet, et ramenant la main sur son sabre, il se tourna vers cinq ou six de ses soldats, en disant:
—Empoignez cet homme et faites débarquer tous les autres.
Les Maugrebins étaient tous armés; ils s'entreregardèrent; mais Heussein Bey s'avança résolument au milieu d'eux, et, avec cet ascendant que donnent le courage et l'habitude du commandement, il les obligea à descendre dans les embarcations.
Le gouverneur nous emmena à son divan, fit comparaître le chef des Maugrebins, instruisit l'affaire, et dit, en voyant l'égratignure de Domingo:
—C'est dommage que ce ne soit pas une bonne blessure; cela m'eût permis de faire un exemple.—Et se tournant vers son chaouche:—Qu'on donne au drôle cent coups de bâton!
À cet arrêt, le Maugrebin, qui était fils d'un kaïd de l'Algérie, exhiba pour la première fois son passeport français.
L'agent français, ayant été mandé, dit au Bey qu'il ne pouvait autoriser la bastonnade. Heussein Bey allégua que nous étions munis d'un firman du vice-roi, et que si le gouvernement français était trop bénin envers ses sujets Maugrebins, il n'entendait point agir de même. Nous intervînmes aussi, mais nous ne pûmes obtenir que la diminution d'une moitié de la peine.
Sur un signe du Bey, quatre hommes étendirent le condamné par terre; le Bey, comme pour apaiser son humeur, lui appliqua vigoureusement les premiers coups et passa le rotin à un de ses soldais qui, acheva consciencieusement la besogne.
Le Bey nous retint à dîner, nous engagea à frêter le bugalet en entier et surtout à n'admettre à notre bord aucun pèlerin.—Nous suivîmes son conseil, et un vent favorable nous conduisit en six jours à Djeddah.
Là, mon domestique égyptien, Ali, effrayé des dangers d'un voyage en Éthiopie, nous quitta pour s'en retourner au Caire. Quant à nous, après quelques jours passés en compagnie de notre consul, l'aimable et savant M. Fresnel, nous nous embarquâmes le 11 février 1838, et le 17, nous abordions à l'île de Moussawa.
Les habitants de cette île n'avaient vu qu'un très-petit nombre d'Européens. Depuis peu, la Société biblique anglaise entretenait trois missionnaires allemands à Adwa, dans le Tigraïe, où, grâce à des présents considérables, le Dedjadj Oubié, prince régnant dans le pays, leur permettait de séjourner; ses sujets, du reste, tous schismatiques eutychiens, ne voyaient aucun inconvénient à la présence de ces prédicateurs, dont les croyances religieuses étaient si éloignées des leurs. Un naturaliste allemand, envoyé par une société scientifique de son pays, habitait également Adwa. Ces quatre messieurs étaient, avec un tailleur grec, et un officier allemand venu d'après les conseils des missionnaires, les seuls Européens alors dans le pays; aussi, l'arrivée de cinq Européens fit-elle évènement; et une foule considérable se porta sur le quai pour nous voir débarquer.
L'aspect misérable des maisons de l'île, les soldats turcs déguenillés, quelques canons rongés de rouille, couchés sur des affûts en ruine, et l'aridité des grèves offraient un triste spectacle. À l'horizon, du côté de l'ouest, s'élevaient de grandes montagnes d'un bleu sombre, que nous avions à franchir pour atteindre le premier plateau éthiopien. Ce ne fut point sans un serrement de cœur que nous prîmes terre.
À Moussawa, les indigènes parlent la langue Kacy et ils nomment l'île Batzé. Les chrétiens du haut pays l'appellent Mitwa; les gens de Dahlac, Miwa; enfin, en langue arabe, on lui donne le nom de Moussawa, qui est le plus généralement employé. La plus grande longueur de l'île est dans le sens E.-N.-O. et O.-S.-O.; cette longueur est de 880 mètres, sur une largeur de 260. Le sol est composé d'un corail blanchâtre qui produit une pierre cassante aux formes sinueuses et tourmentées. La plus grande élévation de cette île plate est au nord du cimetière, où elle s'élève à 6 mètres, tandis qu'à l'ouest le terrain s'abaisse jusqu'au niveau de la mer, qui n'a que très-peu d'eau de ce côté. En approchant de l'île, on aperçoit du côté de l'est, le cap Médir, garni d'un fortin armé de quatre pièces de 24 et d'une de 12; puis vient un espace nu et stérile, où se trouvent quelques citernes, la plupart en ruines, qui se remplissent en quelques heures sous des pluies annuelles, plus abondantes que régulières. Le cimetière musulman est du côté du nord; les païens et les chrétiens sont enterrés dans le petit îlot voisin de Touwa-Ihout. Près du cimetière musulman, s'élève une mosquée à double dôme, nommée Cheik el Hammal, où l'on reconnaît le droit d'asile à tout homme, même chrétien ou païen, qui, en s'y réfugiant, y a allumé une bougie. Selon les Éthiopiens, cet édifice est l'ancienne église dédiée à la Vierge Marie et bâtie par leur premier apôtre Frumentius, dit par eux Abba Salama. Lorsque Moussawa, enlevée à leur empire, tomba sous la loi musulmane, l'église fut convertie en mosquée, et les musulmans lui conservèrent son droit d'asile institué par son fondateur chrétien. La moitié de la partie occidentale de l'île est couverte de maisons, ou pour mieux dire de grandes huttes formées de châssis revêtus de fortes nattes en feuilles de palmier, et dont la toiture est le plus souvent recouverte de chaume. Les habitants sont tous marchands; les plus riches ont de grandes cours, où les trafiquants qu'amènent les caravanes viennent déballer leurs marchandises. Ces cours contiennent souvent un ou deux petits bâtiments construits en pierre, bas, carrés et sombres, qui servent de magasins.
Comme en Grèce, dans l'antiquité, chaque trafiquant, à son arrivée dans l'île, est tenu de choisir un habitant qui lui sert de patron, préside à ses transactions et perçoit de légers droits. Durant les deux ou trois mois dits d'hiver, seule époque où quelque fraîcheur se fasse sentir, les indigènes aisés habitent des maisons en pierre, à un étage; ils vivent le reste du temps sous leurs huttes de nattes, qu'ils construisent quelquefois sur des pilotis plantés dans la mer afin de jouir des rares brises de l'été. La marée, qui ne monte pas au delà d'un pied, et les vagues, qui ne sont que de légères ondulations, n'incommodent aucunement ces humbles demeures. Comme les bêtes de somme n'entrent pas à Moussawa, la boue et la poussière y sont très-rares. Le gouverneur habite une assez grande maison en pierre, à un étage, et couverte d'une terrasse encombrée de huttes en nattes destinées à ses femmes. Cette maison contient la salle du Divan, où il siége presque toute la journée; elle longe une petite place informe qui s'étend jusqu'au débarcadère, situé au nord de l'île et défendu en apparence par une demi-douzaine de canons en mauvais état. Le port, protégé contre les vents du sud par l'île même, et de ceux du nord par le cap Abd el Kader, a vingt pieds d'eau et un bon fond d'ancrage. Vis-à-vis le débarcadère et à l'O.-N.-O. se trouve le cap Guérar, jetée artificielle, longue d'une centaine de mètres et attenant à la terre ferme à 500 mètres environ de l'île; c'est par là surtout que Moussawa communique avec le continent; c'est par là aussi que la plupart des habitants aisés passent chaque soir en se retirant à Ommokoullo, village composé de huttes éparses et situé à une heure de la jetée de Guérar. Ils s'y rendent pour respirer un air qu'ils disent plus salubre et pour y être plus à l'aise que dans leurs demeures de l'île, où, à cause de la sonorité de l'atmosphère et de l'agglomération des maisons, ils ne peuvent presque rien cacher de leurs discours ni de leurs actions les plus intimes; à la pointe du jour, ils reviennent dans l'île pour leurs affaires. Les indigènes évaluent à 1,800 ou 2,000 âmes la population de l'île; aux époques des arrivées des caravanes, cette population s'accroît souvent de plus de moitié. Le sol nu et calciné réverbère la chaleur et la rend si intense que les indigènes même suspendent les affaires vers le milieu du jour; les rues sont alors désertes. Comme l'eau des citernes est insuffisante, les gens de Dohono en apportent journellement au moins 2,000 outres, environ 700 hectolitres, mais cette eau est saumâtre et désagréable pour un Européen; les gens aisés font venir leur provision du village d'Ommokoullo. Dans le bazar, on entend parler la langue indigène ou kacy, l'arabe, l'afar, le bidja, l'amarigna, le tigré, le saho, le galligna, l'hindoustani, le skipitare et le turc, sans compter les langues plus nombreuses encore parlées par les esclaves originaires des divers pays de l'Afrique centrale. Bon nombre des natifs de Moussawa tirent vanité de leur descendance arabe; leur teint foncé décèle en tout cas une race mélangée; l'expression astucieuse et vile qu'impriment à leurs traits leurs habitudes efféminées et leurs pensées toujours tendues vers le lucre, dispose peu en leur faveur. Ils ont le corps chétif, épuisé par les chaleurs et l'inconduite. Ils portent des turbans blancs, des caftans de couleurs vives et ordinairement en étoffe de coton très-légère; leurs pieds sont chaussés d'une espèce de sandale particulière à Moussawa; la plupart jouent avec un chapelet musulman dont les grains servent à leur arithmétique commerciale beaucoup plus qu'à leurs prières; durant l'été, tous agitent un éventail fait de feuilles de palmier, en forme de guidon. Les femmes, strictement voilées, sont souvent d'une rare beauté et d'une très-grande élégance de formes. Alléchée par l'appât du gain, cette population consent à vivre sur cette île stérile et brûlante, où elle ne tarderait pas sans doute à diminuer si des étrangers, aventuriers du négoce, ne venaient s'y fixer. La garnison variait de 50 à 80 soldats; elle comptait dans son sein quelques sujets indisciplinables que les Pachas de l'Yemen et de l'Hedjaz y envoyaient dans l'espoir que le climat et les maladies les en débarrasseraient complétement.
En débarquant, nous fîmes visite au gouverneur: il nous accueillit le plus poliment du monde et nous procura un logement. Le lendemain, nous lui présentâmes notre firman et nos lettres de recommandation, qui, du reste, ne pouvaient ajouter aux attentions qu'il avait déjà pour nous.
Ce gouverneur, dépendant du pacha de l'Hedjaz, se nommait Aïdine; on lui donnait le titre d'Aga et parfois celui de Kaïmacam, ou lieutenant-colonel; son autorité était illimitée dans l'île; mais il n'en était pas de même sur la terre ferme, où un naïb (lieutenant) investi par le pacha de Djeddah, servait de transition équivoque entre l'autorité de Moussawa et les tribus des Sahos qui vivent dans les basses-terres s'étendant entre la mer et les premiers plateaux du Tigraïe. Ces naïbs devaient être choisis parmi les descendants malheureusement dégénérés d'une famille de colons turcs et belaw établie dans ce pays depuis plusieurs siècles. C'était au naïb qu'il fallait s'adresser afin de se procurer des chameaux et des guides pour gagner Adwa. Il habitait Dohono, village situé en terre ferme sur le bord de la mer, à environ une heure de marche de la jetée de Guérar. Nous préférâmes y aller par mer, et le gouverneur nous donna son canot.
Le naïb était un vieillard frappé de paralysie et de mérycisme, au point de ne pouvoir parler que difficilement; il vivait constamment étendu sur sa couche. Nous lui fîmes présent de quelques mètres de drap rouge, et après le café d'usage, nous nous retirâmes avec une impression défavorable. Aïdine Aga chercha à nous rassurer et s'employa auprès de ce lieutenant nominal pour faciliter notre départ. Grâce à cet intermédiaire, le naïb se contenta d'une somme minime, car il prétendait à un droit sur tous les Européens qui passaient sur ses terres, et jusqu'alors il s'était servi de ce prétexte pour pratiquer des extorsions exorbitantes.
Cependant, des bruits d'un sinistre augure circulaient depuis quelques jours: le Dedjadj Oubié, disait-on, était devenu hostile aux missionnaires protestants; tantôt on rapportait que ces messieurs étaient enchaînés, tantôt qu'on allait renouveler à leur égard les scènes de massacre des anciens missionnaires catholiques; on assurait que dans tous les cas, le Dedjadj Oubié ne voulait plus admettre d'Européens dans ses États. Il fut convenu que mon frère resterait à Moussawa, avec nos compagnons et les bagages, tandis que je me rendrais en Tigraïe, pour voir le Prince et demander son assentiment à notre voyage. Mais le Père Lazariste et l'Anglais insistèrent tellement pour m'accompagner, que je dus y consentir. Aïdine Aga me fit présent de sa mule: nous trouvâmes à louer deux autres montures, et munis de guides sahos, nous partîmes au coucher du soleil, pour traverser Chilliki, petit désert brûlant et sans eau, que durant presque toute l'année, les indigènes même n'osent affronter de jour. Nous étions disposés, l'Anglais et moi, à vendre chèrement notre vie; soutenu par ce sublime désintéressement fréquent parmi les missionnaires catholiques, le Père Lazariste, lui, étreignait sa croix et marchait gaîment. Plus tard, quand je connus mieux le pays, je reconnus combien nos craintes étaient exagérées; mais à cette époque, le péril nous semblait imminent.
Ayant cheminé deux jours dans les gorges formées par des contreforts, nous arrivâmes au pied du premier plateau éthiopien, et nous l'abordâmes de front par un sentier raide et abrupte, que nous dûmes gravir à pied. Nos guides, aux formes grêles, rompus à ce genre de fatigue, marchaient avec aisance, tandis que nous, gênés par notre costume européen, nous les suivions avec peine. Après plus de deux heures d'efforts, nous atteignîmes le sommet; l'air plus frais qu'on y respirait, les ondulations des crêtes recouvertes de verdure et d'arbres conifères, nous donnaient l'espoir d'avoir à suivre désormais des chemins moins pénibles. Nous descendîmes un peu le versant opposé et nous entrâmes bientôt dans Halaïe, premier village chrétien, dont le chef nous accueillit dans sa maison.
L'Anglais, excellent cavalier, mais peu fait à la marche, était accablé de fatigue et paraissait découragé.
Le chef nous invita à nous asseoir devant une gamelle d'environ deux mètres de pourtour, posée à terre et pleine d'une bouillie résistante façonnée en pyramide dont la cîme, creusée en forme de cratère, contenait du beurre fondu. Au nombre de douze ou quatorze convives, nous nous accroupîmes autour de ce mets primitif; la montagne fut attaquée par la base: les assaillants en arrachaient la pâte, en faisaient une boulette qu'ils trempaient dans le beurre fondu, et toute ruisselante la portaient à leur bouche, laissant complaisamment couler le beurre sur leurs bras nus. Nous voulûmes manger à cette mode; ce fut aux dépens de nos vêtements. Dès la première bouchée, l'Anglais se leva et, murmurant qu'il en avait assez, il sortit de la maison. Après notre repas, je le trouvai assis tristement sur une pierre à l'écart. Je lui dis que peut-être il s'était mépris sur la nature de notre voyage et qu'il s'était fait une autre idée des privations qui semblaient nous attendre. Mon frère était soutenu par l'amour de la science, le Père Lazariste par l'enthousiasme religieux, et moi par le désir d'étudier des peuples inconnus; j'ajoutai que, pendant qu'il était encore temps d'effectuer facilement son retour, c'était à lui de bien voir s'il pourrait supporter ce nouveau genre de vie. Encouragé par mes paroles, il avoua être étonné d'un aussi rude début.
—Mais, nous marchons vers le danger, me dit-il, et je ne vous quitterai que lorsque vous serez en sûreté à Adwa.
Je remerciai ce bon compagnon de ses dispositions généreuses, mais le lendemain, je le décidai à profiter du retour des guides pour rejoindre mon frère. De Moussawa il se rendit à Djeddah, puis en Égypte, où, revenu à son premier dessein, il a fini par arriver à la dignité de Pacha.
Le chef de Halaïe trouva moyen de nous extorquer quelques talari; et trois jours après, le Père Lazariste et moi nous arrivâmes à Adwa.
En entrant en ville, nous rencontrâmes un des missionnaires protestants, abrité sous un large parasol et surveillant la construction d'une vaste maison, presque terminée. Il nous invita à nous rafraîchir chez lui, et je lui présentai mon compagnon comme missionnaire catholique, qualité qui parut ne pas lui être agréable. Il s'étonna de nous voir arriver sans bagages ni présents pour le Prince, sans même nous être assurés d'un patronage quelconque. Toutefois il voulut bien nous indiquer une maison où nous trouvâmes à nous loger; nous y passâmes trois jours, seuls, sans drogman, réduits à nous exprimer par signes avec quelques vieilles femmes dont nous partagions la demeure. Nous apprîmes alors à faire nous-mêmes notre pain, ce qui, avec de l'eau, formait depuis Halaïe notre seule nourriture. Mais ce dénûment eut cela de bon qu'il me permit d'apprécier les qualités aimables du Père Lazariste.
Le missionnaire allemand nous avait avoué que le Dedjadj Oubié était en froid avec sa mission, mais que son humeur ne manquerait pas de céder à un nouveau présent qu'il comptait lui faire; il nous avait assurés que les mauvais bruits qui couraient à la côte étaient sans fondement sérieux: que le Prince, campé à une heure de marche de la ville, ne voulait, il est vrai, recevoir la visite d'aucun Européen, mais qu'il faisait des démarches pour obtenir une audience, et que, sitôt admis, il nous en instruirait.
Deux jours après, nous vîmes, en nous promenant près de la ville, un rassemblement tumultueux autour de la maison des Allemands. Pensant que si on leur faisait violence, notre devoir était de nous trouver auprès d'eux, nous nous rendîmes armés à leur demeure, au milieu des menaces des habitants. Le chef des missionnaires nous dit d'une voix altérée:
—Les Européens vont être chassés, si toutefois on ne nous massacre tous. Je viens d'envoyer au Prince un messager; il ne reparaît pas: le tumulte s'accroît, et je ne sais en vérité ce que nous allons devenir.
Ses compagnons et lui nous remercièrent avec effusion de notre démarche. L'un d'eux était accompagné de sa femme, et elle était tout en larmes. Cependant, les attroupements s'étant dissipés, il fut convenu que ces messieurs nous feraient prévenir en cas d'un nouveau danger, et nous nous retirâmes.
Le surlendemain matin, deux soldats entrèrent chez nous et nous firent comprendre que nous étions mandés sur la place au nom du Dedjadj Oubié; mais comme le Prince s'y faisait représenter par l'abbé d'une église d'Adwa, je refusai de m'y rendre. Je fis observer toutefois au Père Sapeto que sa position différait de la mienne: j'étais un simple voyageur, tandis que lui était le représentant d'une religion qu'il cherchait à propager; que ce caractère le mettait au-dessus de mes susceptibilités, et que, dût-il séparer sa cause de la mienne, le mobile élevé qui l'animait devait l'engager à le faire sans hésiter. Je lui conseillai d'éviter de dire qu'il était prêtre et surtout de ne point toucher aux points qui séparent l'Église d'Éthiopie de celle de Rome.
L'alaka ou abbé, avec tout son clergé, siégeait sur la place du marché, au milieu d'environ 600 soldats du Prince. Il était chargé de décider de l'expulsion des Européens dont les croyances religieuses lui paraîtraient porter atteinte à celles du pays. L'interrogatoire du Père Sapeto eut lieu au moyen d'un drogman arabe; et par une coïncidence heureuse, les réponses que je lui avais conseillées s'adaptèrent aux questions qu'on lui fit. En terminant, on lui demanda le nom de son compagnon.
—Il se nomme Michaël.
—Et toi?
—Youssef.
—Deux noms de bon augure, dit l'abbé: ces noms seuls prouvent que vous appartenez à une autre race que celle des Européens qui sont en ville, et dont les noms sont anti-chrétiens comme leurs croyances et leurs mœurs. Allez; le Prince décidera relativement à vous. Nous n'avons affaire qu'avec ceux qui insultent notre Foi.
Le Père Sapeto revint et se jetant à mon cou:
—Dieu vous a inspiré, me dit-il; nous sommes sauvés; toutes mes réponses ont été acclamées!
Mais ce qu'il ne me dit pas, c'est qu'il était jeune, confiant, de façons séduisantes, et que, lorsqu'on doit réussir, tout, jusqu'à l'imprudence, semble y concourir.
Les missionnaires allemands comparurent à leur tour: leurs réponses furent, à ce qu'il paraît, d'une acrimonie déplacée: l'un de ces messieurs injuria le culte des Éthiopiens pour la Sainte Vierge et les traita d'idolâtres. L'exaspération de l'assemblée fut à son comble: l'abbé dut contenir les soldats, qui voulaient châtier sur l'heure les détracteurs de leur foi, et il congédia les missionnaires allemands, leur enjoignant de quitter le pays dans les vingt-quatre heures.
Nous nous rendîmes chez ces messieurs. Ils redoutaient surtout le moment de leur sortie de la ville; nous leur promîmes de les accompagner durant la première journée de route, dussions-nous, par cette démarche, provoquer contre nous-mêmes l'expulsion qui les frappait. Ils obtinrent un sursis de quarante-huit heures pour faire leurs préparatifs de départ. Comptant sur un établissement durable, ils s'étaient munis d'approvisionnements en tous genres: une bibliothèque, des caisses d'armes, d'outils et de poudre, quantité de choses pour présents, des vins, de la bière, des liqueurs, des conserves alimentaires, une batterie de cuisine: autant d'embarras dans un pays où tout se transporte à dos d'homme ou à dos de mulet. Jamais, disait-on, il n'était sorti d'Adwa une caravane aussi nombreuse que celle qu'allait former la suite des missionnaires. La ville, ordinairement si tranquille, fut mise en émoi par les rassemblements bruyants des porteurs et des muletiers qui, profitant de l'occasion, exigèrent un salaire plus que double. Le prince envoya des soldats pour protéger le départ; néanmoins nous accompagnâmes ces messieurs assez loin d'Adwa.
Comme nous l'avons dit déjà, ils avaient été bien reçus d'abord en Tigraïe. Un de leurs compatriotes, M. Samuel Gobat, aujourd'hui évêque protestant en Orient, les avait précédés en Éthiopie, où il avait voyagé en se conformant modestement aux usages du pays et en laissant adroitement dans l'ombre son caractère de pasteur protestant. Le rapport qu'il fit à ses supérieurs motiva l'envoi de ses successeurs; mais ceux-ci, moins heureusement inspirés, ne tardèrent pas à se rendre hostiles ceux des indigènes qui ne tiraient d'eux aucun profit. Trompés par des complaisants intéressés, ils firent venir à grands frais l'attirail volumineux du bien-être d'Europe, sans s'apercevoir que la supériorité matérielle qu'ils affichaient ainsi humiliait les habitants d'un pays pauvre, mais fier. Leur conduite hautaine et irréfléchie faisait dire aux Éthiopiens: «L'esprit de ces étrangers est troublé par l'excès du bien-être.» Le clergé les vit d'abord avec indifférence; mais, blessé par leurs critiques immodérées, il se ligua bientôt contre eux. À mesure que leur disgrâce approchait, la rapacité des courtisans du prince s'accrut; les missionnaires voulant la contenir, ne surent qu'aigrir davantage les esprits; un des deux généraux d'avant-garde, qu'ils offensèrent jusqu'à lui refuser leur porte, monta immédiatement à cheval, se rendit auprès de son maître, et, se disant l'écho de la voix publique, exposa énergiquement, avec les torts réels qu'on pouvait reprocher à ces étrangers, des griefs imaginaires, et le prince décida l'expulsion des Européens. Quelque despotique que soit un pouvoir, il tient à l'approbation de ses subordonnés, et, si elle lui échappe, il fait tout pour en avoir au moins l'apparence. Le prince et les courtisans firent valoir que les principes de la religion protestante étaient subversifs de la foi nationale; l'esprit public s'émut alors, appuya les imputations les plus absurdes, et les mesures rigoureuses reçurent la sanction de tous.
Les habitants d'Adwa nous regardaient d'assez bon œil, mais j'étais inquiet de ne pouvoir être admis chez le Dedjadj Oubié. Mes démarches aboutirent enfin. Je me procurai un drogman parlant arabe et amarigna, et je me rendis au camp.
Comblé de présents par les Allemands, le prince n'avait rien à attendre de voyageurs sans bagages et pauvres en apparence; néanmoins, par l'effet d'un caprice peut-être, il me reçut poliment, et me demanda ce que je venais faire dans son pays.
—Je viens, dis-je, respirer l'air de vos montagnes, boire l'eau de vos sources et chercher à contracter des amitiés parmi vous.
—Et que viennent faire tes compagnons, celui resté à Adwa et ceux que tu as laissés à Moussawa?
—Un de nos compagnons, lui dis-je, m'a quitté à Halaïe pour s'en retourner au-delà de la mer; mon frère étudie les airs, les eaux, et les étoiles; il est à Moussawa avec un domestique français et tous nos bagages, attendant votre agrément pour entrer dans votre pays; quant à mon compagnon d'Adwa, il est venu comme moi pour fraterniser avec vos sujets. Si vous le trouvez bon, je vais retourner à Moussawa pour annoncer à mon frère votre accueil bienveillant, et l'amener devant vous.
—Vis en sécurité, me dit le prince, après m'avoir considéré quelques instants; j'accueille volontiers les étrangers, pourvu qu'ils ne tentent pas d'altérer la foi et les coutumes de nos pères.
Et il me promit, en me congédiant, de donner des ordres pour faire protéger notre caravane dès qu'elle serait sur son territoire.
Je fus d'autant plus satisfait de cette première visite au prince, qu'il avait résolu, à ce qu'il paraît, de ne plus permettre à aucun Européen de séjourner dans le Tigraïe. L'officier allemand et le naturaliste ne tardèrent pas, en effet, à recevoir l'ordre de quitter le pays; à force d'instances, ce dernier obtint un sursis; il abjura ensuite le protestantisme, pour adopter la croyance eutychienne, et il vit encore dans le pays, où il s'est marié.
Je laissai le Père Sapeto à Adwa, et en trois jours, j'arrivai à Halaïe, où je fus rejoint par mon frère.
Le transport des marchandises et bagages se fait à dos de chameau dans le pays bas et plat qui s'étend depuis Moussawa jusqu'au pied du plateau où est situé Halaïe; à partir de ce point, l'escarpement des rampes rendant les services du chameau impossibles, on emploie des porteurs ou des bœufs. Dans le Tigraïe et dans tout le haut pays les transports se font à dos d'homme, à dos de mule ou à dos d'âne, et l'usage du chameau est inconnu. Nous n'avançâmes désormais qu'en relevant la route à la boussole; mon frère se chargeait de ce soin durant la matinée, et moi pendant l'après-midi; celui qui faisait ce travail suivait la caravane à pied. Nous ne pouvions aller qu'à petites journées, car nos porteurs souffraient de la chaleur: la saison d'hiver régnait à Moussawa, mais depuis Halaïe, nous étions en plein été. Il pleut très-rarement à Moussawa et dans les environs peu élevés au-dessus du niveau de la mer, si ce n'est dans les mois correspondants à l'hiver de France; s'il ne pleut pas en janvier et en février, le temps est ordinairement couvert, ce qui tempère les ardeurs du soleil; d'ailleurs, lors même que le ciel est sans nuages, il fait bien moins chaud, car à cette époque le soleil est plus loin du zénith, et le vent frais du nord prédomine sur toute l'étendue de la mer Rouge. Dès que le terrain s'élève à environ 1,800 mètres (et la chaîne qui supporte Halaïe a une élévation bien plus grande), l'ordre des saisons est brusquement interverti; en d'autres termes, dès qu'on atteint ce premier plateau de l'Éthiopie, les mois de décembre, janvier et février sont les plus chauds de l'année, tandis que ceux de juin, juillet et août amènent des pluies, qui deviennent plus abondantes et moins incertaines à mesure qu'on s'éloigne du littoral de la mer. Entre les tropiques, où il fait toujours chaud, on donne le nom d'hiver à la saison des pluies. Il résulte de cet antagonisme des saisons, que le voyageur peut quitter Moussawa, qu'il laisse en plein hiver, pour atteindre, au besoin, en 24 heures, le plateau de Halaïe, où il se trouve en plein été; et à mesure qu'il suit les vallées qui relient les hautes plaines aux basses terres, les plantes et les arbustes décèlent, par leur variété, leur abondance et aussi, par l'intensité plus ou moins grande de leur verdure, le passage graduel d'un régime de pluies à un autre.
En outre de nos bagages, nous avions à transporter la nourriture de nos gens, au nombre d'une trentaine. Cette nourriture consiste en farine; la ration ordinaire, pour les deux repas de chaque jour, est d'environ, deux jointées par homme; chaque homme fournit le sel et fait son pain: il prépare la pâte, la façonne en forme de boule creuse, et, avant de la mettre cuire sur la braise, introduit dans l'intérieur une pierre préalablement rougie au feu.
Le 29 mars 1838, nous arrivâmes dans un district nommé Igr-Zabo, et nous fîmes halte près d'une source qui jaillit au pied de grands rochers. Depuis Halaïe, nous étions sur le territoire du Dedjadj Kassa, fils du Dedjadj Sabagadis, prince célèbre en Éthiopie, et ancien allié de l'Angleterre. Le Dedjadj Oubié avait épousé la sœur de Kassa, mais ces princes n'entretenaient que des rapports équivoques qui devaient les conduire à une rupture violente. Le lieu de séjour habituel du Dedjadj Kassa était à deux journées, au sud, de notre route, mais nous savions que le Dedjadj Oubié concevrait de la jalousie si nous faisions des présents ou même une visite à son beau-frère.
Le district d'Igr-Zabo appartenait en fief à un des principaux vassaux du Dedjadj Kassa, nommé Gabraïe. Ce chef envoya un soldat pour réclamer de nous un droit de passage sur ses terres.
En Éthiopie, les douanes sont établies dans les centres de population; le prince les afferme annuellement; mais en outre, et dans le Tigraïe surtout, certains districts, en vertu d'anciens priviléges, perçoivent des droits de passage pour leur propre compte. Les péagers guettent nuit et jour et arrêtent les passants, afin de s'assurer s'ils ne sont pas trafiquants, car l'usage veut que ces derniers seuls soient imposés. Les droits ne sont nulle part fixés par un tarif, et varient selon l'adresse des intéressés. Dans la langue du pays, ces postes se nomment portes. Malheureusement pour nous, les voyageurs européens, et surtout les Allemands, avaient consenti à payer ces droits, quoiqu'aucun d'eux n'eût voyagé pour faire le commerce; leur facilité à payer une fois connue, les péagers d'abord, et bientôt les paysans, se postaient sur leur route, et alléguant des droits imaginaires, leur extorquaient de l'argent. J'ignorais alors, mais je pressentais qu'il ne convenait pas de nous laisser assimiler à des trafiquants, et mon instinct me guidait sûrement, car dans cette partie de l'Afrique, où tout est féodal, la considération s'accorde d'après la classe à laquelle on appartient. Les nobles et les hommes de guerre sont placés au premier rang, ensuite les hommes d'église, puis les riches cultivateurs, les propriétaires de grands troupeaux, les paysans, enfin les trafiquants, et, en dernier lieu, ceux qui exercent quelque métier manuel; parmi les marchands, ceux qui font trafic d'esclaves sont méprisés. Je ne me suis jamais soumis, en Éthiopie, à payer un droit de douane ou de passage; dans cette circonstance et dans celles du même genre où je me suis trouvé depuis, jusqu'au moment où, en changeant ma manière de voyager, je me suis affranchi ces sortes d'ennuis, le seul mobile de ma résistance a été de relever la considération due à mes compatriotes. Pour arriver à ce but, j'ai dépensé bien plus de temps, d'argent et de fatigues que si j'eusse consenti à subir ces avanies, et si mes efforts et ceux de mon frère ne les ont pas fait disparaître complétement, du moins les ont-ils rendues bien plus rares. La notoriété de notre résistance a servi de précédent, et a permis à quelques voyageurs européens, venus après nous, de suivre notre exemple et d'établir ainsi nos droits.
Ayant opposé un refus motivé à l'émissaire de Gabraïe, nous voulûmes nous remettre en marche; mais notre rusé drogman, pour se rendre agréable à Gabraïe, s'y prit si bien qu'il nous décida à passer la nuit où nous étions. On chercha à débaucher nos porteurs; le lendemain, quatre ou cinq d'entre eux nous quittèrent; nous perdîmes une journée à les remplacer, et notre provision de farine tirant à sa fin, il fallut encore une demi-journée pour s'en procurer; enfin, j'ordonnai à nos gens de se mettre en route; mais un étranger que j'avais remarqué parmi les paysans qui badaudaient autour de notre campement, donna un contre-ordre. Cet étranger, de haute taille et aux larges épaules, balançait d'un air important son javelot et son long sabre passé dans une ceinture d'un volume démesuré.
Je demandai à mon drogman ce qu'était cet homme.
—C'est, me répondit-il d'un air contrit, le principal huissier du seigneur Blata-Gabraïe; il est envoyé pour nous empêcher d'aller plus loin.
J'ordonnai de nouveau de brider les mules, et à cet effet, je fis passer un muletier devant moi. L'huissier s'avança sur nous, la main levée: je le mis bientôt hors d'état de nous nuire. Aussitôt apparurent une quarantaine de soldats qu'il avait postés aux alentours de notre bivouac. Soldats et paysans s'empressèrent auprès de l'huissier qui, malgré mon peu de ménagement pour sa personne, montra, quoiqu'en force désormais, la plus grande modération. Il chargea les plus âgés d'entre les paysans de nous garder jusqu'à l'arrivée de Gabraïe; puis quelques soldats l'emmenèrent, et il ne reparut plus. Nous apprîmes dans la suite qu'il ne passait pas pour méchant homme et qu'il était renommé pour sa voracité: il pouvait consommer en un seul repas un quartier de bœuf cru, une vingtaine de pains et une cruche d'hydromel d'environ dix litres.
Paysans et soldats nous supplièrent d'attendre leur seigneur; ils devenaient, disaient-ils, responsables de notre présence. Je m'emportai et j'affirmai que, dans ce lieu, je ne goûterais plus ni à pain ni à sel. Vers le soir, ces braves gens voyant que je prenais mon engagement au sérieux, consentirent à nous laisser continuer notre route: mais après environ une demi-heure de marche, nous les retrouvâmes arrêtés de nouveau. L'un d'eux me dit:
—Maintenant tu peux prendre de la nourriture, puisque nous avons changé de campement; nous sommes obligés, tu le sais, de vous retenir jusqu'au moment où notre maître s'entendra avec vous.
Je ne pus m'empêcher de reconnaître ce qu'il y avait de bonté dans cette concession imaginée par de simples paysans et des soldats indisciplinés.
Le lendemain, vers midi, Gabraïe, suivi de quelques soldats, vint à notre bivouac. C'était un homme d'une quarantaine d'années, maigre, avare de paroles, à l'air distingué, froid et intelligent. S'asseyant au pied d'un arbuste, il nous fit dire de lui donner trente talari et deux bons fusils.
Nous répondîmes qu'en d'autres circonstances nous lui aurions peut-être fait un présent avec plaisir, mais que retenus injustement et comme des trafiquants qui se regimbent contre les péagers, nous étions d'autant plus décidés à refuser, que l'endroit était franc de tout droit; qu'au surplus, il était le plus fort et pouvait prendre tout ce qu'il voudrait.
—À votre aise, dit-il en souriant dédaigneusement, restez où vous êtes.
Il remonta à mule et partit pour son habitation située à sept heures de marche.
Persuadés que notre volumineux attirail de voyage nous valait cette avanie, puisque je venais de faire deux fois cette même route sans rencontrer d'obstacle, nous décidâmes de détruire nos bagages. Mon frère se réserva quelques instruments d'astronomie, et nous commençâmes à tout jeter dans les grands feux allumés pour cuire le pain de nos gens. Mais paysans, soldats, porteurs, tous se précipitèrent, arrachèrent nos bagages du feu et dispersèrent les tisons et la braise. Un des porteurs me dit ensuite:
—Pourquoi en user ainsi? Ces valeurs que vous cherchez à détruire ne sont-elles pas votre seule ressource dans un pays étranger? Dieu confie les richesses à l'homme pour les utiliser et non pour les anéantir sans profit pour personne. Ne craignez-vous pas qu'il ne vous punisse d'abuser ainsi de ses dons? Les contrariétés sont éphémères; quelque occurrence peut vous rouvrir le chemin d'Adwa; vous regretteriez alors d'avoir obéi à votre impatience, et nous, qui mangeons votre pain, nous regretterions de vous avoir laissés faire.
Malgré ces sages conseils, nous persistâmes dans notre dessein. Donnant aux esprits le temps de se calmer, nous fîmes entasser nos bagages dans notre tente, comme par mesure d'ordre, et j'allumai une mèche communiquant à une caisse de poudre; mais Domingo, que j'avais chargé de voir si personne n'approchait, attira l'attention par sa frayeur; on se rua sur la tente: en un tour de main elle fut déplantée, enlevée comme par un coup de vent, et les effets furent dispersés. Je compris enfin que je jouais le rôle d'un enfant gâté qui, pour se venger de parents trop indulgents, alarme leur sollicitude en tournant sa colère contre lui-même.
Au bout de quelques jours, la plupart de nos porteurs, considérant l'expédition comme infructueuse, désertèrent les uns après les autres. Ces porteurs sont ordinairement de petits cultivateurs qui, lorsque la récolte a été mauvaise, se louent aux trafiquants pour une somme très-modique. Leur départ soulagea d'autant plus notre bourse que les sauterelles ayant dévasté plusieurs provinces du Tigraïe, le blé était hors de prix. Nous avions rencontré de longues files d'hommes tristes et amaigris, réduits par la famine à émigrer vers l'intérieur, avec leurs enfants, leurs femmes et leurs vieillards. Le paysan tigraïen passe pour être très-attaché au sol, peut-être parce que ses champs exigent plus de labeur que ceux du reste de l'Éthiopie; en temps de disette, avant de se résoudre à émigrer, il épuise sa dernière ressource, il immole son dernier bœuf de labour, sa dernière chèvre, sa dernière volaille, il sustente sa famille de feuilles ou d'herbes cuites dans de l'eau, et ce n'est qu'au dernier degré de misère, qu'il se décide à abandonner son champ pour aller louer ses services dans quelque province moins éprouvée. C'était avec la plus grande difficulté que nous nous procurions la farine nécessaire, et notre infidèle drogman, surenchérissant sur la disette, nous la faisait payer vingt-et-une fois plus cher qu'en temps ordinaire. Nos provisions personnelles étant finies, nous fûmes réduits au régime de nos porteurs.
Parmi ces derniers se trouvait un nommé Habtaïe: nous ne pouvions nous comprendre que par signes, mais nous nous étions attachés l'un à l'autre, et quand porteurs et muletiers nous abandonnèrent, il resta seul auprès de nous avec le drogman et un garçon de seize ans, natif d'Adwa, nommé Samson.
Trop peu nombreux désormais pour demeurer campés la nuit, à cause des éléphants, des animaux carnassiers et des voleurs des environs, nous dûmes aller nous établir à 600 ou 800 mètres de là, dans le village de Maïe-Ouraïe. Ce village, situé sur une éminence accotée à une montagne qui s'élève perpendiculairement comme un mur, domine la longue et étroite vallée où nous avions campé et que le typhus rend inhabitable en automne et au printemps; par bonheur l'été durait encore. En face du village, se dressent isolément dans la vallée deux gigantesques aiguilles de rocher, au pied desquelles se tient un marché hebdomadaire. À Maïe-Ouraïe, notre détention nous apparut sous des formes plus réelles; nos bagages furent mis dans une maison dont on gardait la porte, car depuis nos deux tentatives de les détruire, on surveillait nos moindres actions. Gabraïe nous envoya dire que nous ferions bien d'en finir, pendant qu'il en avait encore envie. Mais nous persistâmes dans notre refus. Le Dedjadj Kassa passait pour être équitable et, comme son père, favorable aux Européens; nous lui expédiâmes successivement deux messagers, mais ils ne reparurent pas; nous gagnâmes un paysan: il partit, fut pris, maltraité et ramené chez lui. Il ne nous restait plus qu'à essayer de communiquer avec le Dedjadj Oubié, et comme nous n'avions personne à lui envoyer, il fut décidé que je tenterais moi-même l'aventure.
Les soldats de Gabraïe, fatigués sans doute de la maigre chère qu'ils faisaient chez les paysans, avaient obtenu d'être rappelés: deux ou trois d'entre eux, avec les paysans, furent jugés suffisants pour nous surveiller. En m'appliquant à attirer les enfants du village, j'avais gagné le cœur des parents, et grâce à la familiarité qui s'établit entre nous, je m'aperçus qu'ils compatissaient à notre position. Les hommes sont honnêtes au fond, et leur appui moral au moins est acquis aux victimes de l'injustice. Au moment d'une démarche hasardeuse, on est bien aise d'un pareil appui, ne fût-ce que pour se réconforter contre les possibilités d'insuccès. Le sage n'a que faire peut-être d'un tel soutien, il se suffit à lui-même; mais je n'étais pas un sage.
Après notre frugal repas du soir, nous nous étendîmes, mon frère et moi, sur nos nattes comme d'habitude, et nous conversâmes longtemps, afin de laisser à nos gardiens le temps de désirer le sommeil. Mon frère continua à parler seul, pendant que je me glissais furtivement dehors avec Samson: en rampant avec précaution, nous pûmes sortir du village sans faire aboyer les chiens.
Samson me suivait aveuglément, car, chez les Éthiopiens, le serviteur se regarde comme le compagnon inféodé à la fortune de son maître, dont il accroît en quelque sorte la famille, et dont il doit partager l'heur et le malheur.
Nous commencions à cheminer, lorsque voyant se dessiner sur le ciel la silhouette d'un homme armé, puis d'un deuxième, nous nous remîmes à plat ventre. Plus de doute, la route était gardée. Samson me fit signe de retourner sur nos pas; je lui répondis de la même façon qu'il pouvait le faire; mais rapprochant ses deux index l'un contre l'autre, et les tournant dans la direction d'Adwa, il me fit comprendre par sa pantomime qu'il ne se séparerait pas de moi. Je me relevai alors en faisant résonner les batteries de mon fusil, et nous marchâmes résolument. Soit indécision de la part des factionnaires, soit tout autre motif, ils disparurent dans l'ombre, et nous passâmes.
Nous avions à traverser la plaine déserte de Tsam-a, qui court nord et sud, et qui, dans cet endroit, a environ onze milles géographiques de large; elle est infestée de lions, de léopards et d'éléphants, et parcourue par de petites bandes de malfaiteurs cherchant à enlever des bestiaux, à tuer les bouviers attardés ou à piller quelque compagnie de hardis trafiquants qui, pour se soustraire au péage, se hasardent à voyager de nuit. Cette plaine, dont le nom signifie soif, est dépourvue d'eau et hérissée de broussailles épineuses et d'arbres peu élevés formant d'épais fourrés où les bêtes fauves se retirent le jour. De temps à autre, nous nous arrêtions pour sonder de l'oreille le silence de la nuit; et, malgré la rapidité de notre marche, la rosée abondante, particulière aux basses terres de l'Éthiopie, glaçait nos membres. Après quelques heures de marche, nous luttions contre cette somnolence qui prend à l'avant-jour, lorsque nous arrivâmes au pied du plateau où se trouvait la frontière des États d'Oubié. Pendant que nous gravissions la montée, le panorama qui se déployait derrière nous s'éclaira: à nos pieds, une couche épaisse de vapeurs d'un blanc d'argent cachait la plaine; on apercevait seulement les pointes des deux aiguilles de rocher, près desquelles mon frère songeait sans doute avec inquiétude aux chances de ma tentative. Au-delà, on voyait les plans heurtés et majestueux de la chaîne où se trouve le village de Halaïe, derrière lequel montait un soleil radieux. Nous nous assîmes pour jouir de ce spectacle et nous détendre un peu à la chaleur des premiers rayons. Le manteau de vapeurs qui couvrait la plaine se morcela bientôt, entra en mouvement et se fondit dans l'espace; nous restâmes quelque temps à goûter le plaisir d'avoir échappé aux chances contraires de la nuit, car à l'issue heureuse d'une entreprise qui présente quelque danger, la vie semble reprendre une saveur plus douce. Après une montée d'environ deux heures, nous reçûmes l'hospitalité dans le village de Kaï-Bahri, relevant du Dedjadj Oubié, et habité presque exclusivement par des musulmans, trafiquants d'esclaves.
Depuis quelques jours, je commençais à m'exprimer en arabe. Durant mon court séjour en Égypte et jusqu'à mon arrivée à Moussawa, mes oreilles s'étaient accoutumées aux sons de cette langue; dépourvu de drogman à Halaïe, je rencontrai un Musulman qui, comme quelques-uns de ceux du Tigraïe, parlait couramment l'arabe, et, à ma grande surprise, je me trouvai tout-à-coup capable de le comprendre un peu et d'exprimer quelques idées. Dans la suite, j'ai souvent constaté chez d'autres cette espèce d'instantanéité dans l'emploi d'une langue étrangère, après un travail inconscient d'incubation préparatoire; il est remarquable d'ailleurs combien peu de mots suffisent pour exprimer les pensées les plus usuelles.
Mon hôte m'offrit d'abord un grand hanap en corne plein de bouza que je vidai d'un trait; puis il me servit sur une natte étendue à terre, trois pains, un hanap de lait caillé fortement assaisonné d'ail, une écuellée de miel et une autre de moutarde délayée dans du beurre fondu. Je fis honneur à ces mets et mon fidèle Samson put se rassasier à son tour. Mon hôte, qui parlait un peu l'arabe, me pria de visiter sa femme malade. À cette époque, les habitants du Tigraïe croyaient tout Européen médecin, mais depuis qu'un docteur européen a pratiqué dans leur pays, cette croyance a disparu et ils sont revenus aux recettes empiriques de leurs pères. Je ne pus rien comprendre à la maladie de mon hôtesse; je vis seulement qu'elle était jeune et remarquablement jolie; je déclarai son mal nerveux et je me retirai en pronostiquant une prompte guérison. Peu de jours après, j'appris qu'elle était morte.
Je fis présent à mon hôte de deux talari; ce présent disproportionné réveilla en lui la cupidité du trafiquant et il me dit en m'accompagnant, que le maître de la mule qu'il venait de me procurer exigeait un prix supérieur au prix convenu. Comme je savais que la mule lui appartenait, je mis aussitôt pied à terre, et le laissant tout confus de voir sa ruse éventée, je repris mon chemin, en maudissant Kaï-Bahri et son hospitalité mercantile.
À la fraîcheur matinale avait succédé une chaleur incommode: nous ne marchions plus qu'avec peine. Près du village de Maloksito, nous trouvâmes à louer une mule; Samson n'en pouvant plus, demanda à me rejoindre le lendemain, et avant le coucher du soleil, j'entrai seul à Adwa, où je revis avec plaisir le Père Sapeto.
J'éprouvai quelque difficulté à me procurer un drogman parlant l'arabe et l'amarigna. Depuis Halaïe, en marchant vers l'intérieur, l'arabe n'est plus compris, si ce n'est par quelques trafiquants musulmans. Jusqu'à la rivière le Takkazé, le tigraïen est la langue usuelle. Le Dedjadj Oubié, originaire du Samen, situé à l'ouest du Takkazé, où l'on ne parle que l'amarigna, venait d'étendre sa domination sur une portion importante du Tigraïe, et c'était une grande cause d'irritation pour les Tigraïens d'être obligés, dans leurs rapports avec l'autorité, de se servir de l'amarigna, ou bien de parler par interprètes.
Je me rendis le lendemain au camp d'Oubié, et je fus introduit presque immédiatement. Je trouvai le prince assis sur un tapis à terre, au milieu de femmes qui lui tressaient les cheveux. Il parut prendre intérêt au récit de mon évasion de Maïe-Ouraïe et me dit qu'il me savait beaucoup de gré d'avoir mis mon espérance en lui. Il me fit apporter à déjeuner et, honneur qu'il n'accordait à personne, il me servit de ses propres mains.
Avant de me donner mon congé, il fit soulever la portière d'entrée, m'indiqua deux hommes à cheval sur la place et me dit:
—Voilà les messagers que j'envoie au Dedjadj Kassa, pour le prier de faire escorter ta caravane jusqu'à ma frontière.
Je lui demandai la permission d'aller annoncer moi-même cette bonne nouvelle à mon frère, et présumant que ce dernier trouverait difficilement des porteurs, j'en engageai une trentaine en rentrant à Adwa, et sur-le-champ je partis avec eux pour Maïe-Ouraïe.
De son côté, mon frère avait travaillé aussi à sa délivrance: il avait fait offrir dix talari à Gabraïe, qui les accepta, tout en persistant à réclamer les deux fusils et le complément de la somme dont il prétendait nous imposer. Mon frère imagina alors d'ébranler l'obéissance qu'on avait eue jusque-là pour les ordres de Gabraïe, en faisant naître chez les paysans la crainte de déplaire au Dedjadj Kassa lui-même: il leur représenta qu'en l'empêchant de se rendre auprès de leur suzerain, ils le privaient d'un de nos trois beaux fusils de rempart que nous lui destinions. Les paysans, après délibération, le laissèrent partir sous bonne escorte. Enchanté du fusil de rempart, le Dedjadj Kassa fit à mon frère une excellente réception; il manda Gabraïe, le réprimanda et lui fit restituer les dix talari; mon frère les fit donner immédiatement à l'église du lieu. On servit un repas, et tout allait pour le mieux, lorsqu'un des principaux seigneurs de la cour, mû par une curiosité indiscrète, s'avisa de toucher à la barbe naissante de mon frère; celui-ci répondit par un soufflet. Heureusement, le Dedjadj Kassa apaisa l'émotion de ses gens, fit faire des excuses à mon frère et lui dit que la privauté dont il s'était offensé était sans conséquence; puis, après l'avoir comblé de prévenances, il le renvoya, avec un soldat chargé de l'accompagner et de faire transporter ses bagages par corvées, de village en village, jusqu'à la frontière du Dedjadj Oubié. Mon frère retourna à Maïe-Ouraïe d'où il se mit en route pour Adwa, et je le rejoignis avec mes trente porteurs, d'autant plus à propos qu'il n'avançait qu'avec la plus grande peine, à cause de la difficulté, qui se renouvelait à chaque village, de réunir les paysans de corvée.
Deux jours après nous entrâmes enfin à Adwa. La route de Halaïe à Adwa se fait ordinairement en trois jours; nous y avions mis presque un mois; mais notre fermeté à résister à une demande injuste avait eu du retentissement et commençait déjà à nous valoir les égards dont nous avons joui depuis dans nos voyages.
Comme il convenait d'annoncer sans retard au prince notre heureuse arrivée, je me rendis dès le lendemain chez lui. Il était campé à quelques kilomètres d'Adwa sur une colline; l'armée campait autour, sur des terrains nus, accidentés, mais à proximité de sources et de bons pâturages; les principaux feudataires étant dispersés dans leurs seigneuries, il n'y avait guère là plus de 10,000 hommes. Le camp était composé de plusieurs enclos circulaires et contigus formés par des huttes rondes et revêtues de chaume; au milieu de chaque enclos composé de 60 à 400 huttes, s'élevaient de une à six tentes pour les chefs. Au centre d'un de ces enclos formé d'environ 200 huttes habitées par les gens de service, se trouvait l'établissement personnel du Dedjadj Oubié. Cet établissement consistait en trois tentes dressées de front; sur leur droite un vaste hangar construit en ramée, et, derrière, deux huttes spacieuses. Les tentes lui servaient de chapelle, de salle d'audience et d'antichambre; le hangar, de salle de festin ou de grande réception; il passait la nuit dans une des huttes; l'autre, un peu à l'écart, gardée par des eunuques, était réservée à ses femmes. L'enclos n'avait qu'une seule entrée, en face des tentes. On ne voyait aux abords du camp ni postes, ni sentinelles, ni aucun indice de ces précautions habituelles à la vie militaire d'Europe.
Malgré un bourdonnement continu qui s'élevait de tous les quartiers, on sentait que la vie du camp était concentrée devant les tentes du prince, où plusieurs groupes de notables s'entretenaient d'un air circonspect. Un huissier, les épaules nues et une verge à la main, se tenait debout à la porte du hangar, ce qui dénotait que le prince s'y trouvait.
Je voulus entrer, mais l'huissier me barra le passage, en m'appuyant à deux mains sa verge sur la poitrine. Je le repoussai brutalement et il alla tomber contre un des poteaux de la porte. Mon interprète s'enfuit effaré, et tous les yeux se portèrent sur moi, pendant que l'huissier entrait en gesticulant chez le prince. Je compris, à l'ébahissement dont j'étais l'objet, que ma vivacité avait une portée sérieuse, et j'allai m'asseoir à l'écart sur une pierre. Bientôt un page sortant du hangar me fit signe d'approcher: mon drogman ne se décida qu'avec peine à me suivre et nous fûmes introduits.
Le prince, à demi étendu sur une couche élevée, présidait une réunion d'environ soixante hommes, assis par terre et vêtus de la toge blanche et du turban blanc particulier aux ecclésiastiques; son sabre, sa javeline et son bouclier orné de bosselures en vermeil étaient accrochés derrière lui; une quinzaine d'hommes, à la mâle tournure et à la chevelure tressée, se tenaient debout autour de sa couche, immobiles et respectueux. À l'autre bout du hangar, deux beaux chevaux gris pommelé étaient attachés à des piquets devant un monceau d'herbe fraîche qu'ils éparpillaient d'une lèvre repue. Après m'avoir considéré un instant, le prince me donna le bonjour, me fit signe de m'asseoir, et l'assemblée parut reprendre le cours d'une délibération. Pendant une grande heure, je dus me borner à observer; mon drogman, à qui je manifestais mon impatience, me faisait des gestes suppliants pour m'engager à attendre. Au centre de l'assemblée, deux personnages d'un âge avancé consultaient par moments un manuscrit in-folio; les assistants se levaient chacun à leur tour, semblaient émettre des considérants terminés par un avis et se rasseyaient, le silence reprenait, interrompu seulement par le bruit argentin des sonnailles des chevaux ou par la voix grêle et sèche d'Oubié.
Enfin, un vieillard se leva; et l'intérêt général parut s'accroître; il adressa quelques paroles au prince; ce dernier, promenant lentement ses regards sur tous, dit un seul mot, qui sembla causer une émotion pénible; le grand livre fut emporté; l'assemblée s'écoula silencieusement et fut accueillie au dehors par une sourde rumeur. Je restai seul en face du prince, avec mon drogman et les soldats qui entouraient sa couche. Sur son invitation, je m'approchai, et le remerciai d'avoir facilité mon arrivée et celle de mon frère, dont j'excusai l'absence en alléguant sa fatigue. Le prince était très-grave; il me congédia presque aussitôt, en me disant qu'il me ferait savoir le jour où je devrais lui présenter mon frère et le Père Sapeto.
À peine sorti, mon drogman poussa de gros soupirs comme un homme longtemps oppressé, et me dit:
—Étonnant! étonnant! j'en suis encore abasourdi! Avoir des yeux, des oreilles, des sens au complet, et n'en pas faire usage! Nos pères l'ont bien dit: Évite de prendre pour compagnon l'homme colère. Vous autres, Francs, vous êtes toujours bouillants. Jolie matinée que tu m'as faite là! Je l'ai échappé belle. Tu appelles donc à plaisir les catastrophes? Frapper un huissier, là, devant tout le monde, pour nous faire hacher sur place! Mais, apprends, jeune imberbe, que celui qui voyage doit savoir dévorer un affront, s'il veut rentrer chez lui à la fin du jour. Est-il nécessaire de parler la langue des gens pour se rendre compte de ce qui se passe? Je vais t'expliquer, moi, ce que tu n'as pas su comprendre:
—Un chef important a voulu, ces jours derniers, entrer chez le prince: arrêté comme toi par l'huissier, comme toi il a osé lever sur lui la main; et aujourd'hui, à cette même place où vous avez l'un et l'autre commis le même méfait, on a tenu conseil, on a consulté le livre de la Loi, et malgré la bravoure, le rang et la nombreuse parenté de l'accusé, là, sous tes yeux, on vient de le condamner à avoir la main coupée. L'exécution a eu lieu pendant que tu parlais au prince. Tu peux bien rendre grâce à la tolérance de ces barbares, qui n'ont voulu voir en toi que jeunesse et ignorance. Ils sont, en vérité, parfois meilleurs que nous tous.
Je l'apaisai en lui avouant ma légèreté, et nous rentrâmes à Adwa les meilleurs amis du monde.
Ce brave homme, âgé d'une soixantaine d'années, était natif de Bagdad, mais Arménien de nation. Me sachant en peine d'un drogman, il s'était obligeamment offert à m'accompagner chez le prince. Il parlait l'arménien, le turc, l'arabe, le persan, le skipétare, le grec et un peu l'amarigna et le tigraïen. Il avait parcouru, comme trafiquant, la Perse, la Circassie, la Turquie, l'Inde, les pays turkomans, toute l'Asie mineure, une partie de l'Arabie, et s'était enrichi et ruiné plusieurs fois. Venu par le Soudan en Éthiopie pour y chercher du l'or et des esclaves, il aperçut dans une caravane, en entrant à Gondar, une jeune sidama, s'en éprit sur-le-champ et dépensa, pour l'acheter, une partie de ses maigres ressources; le reste subvint aux dépenses de la lune de miel: il s'endetta même. Espérant obtenir quelque secours d'un orfèvre arménien établi à Adwa, il laissa l'esclave à Gondar en nantissement chez son hôte et partit. Son co-religionnaire l'accueillit et s'habitua tellement à lui, que moitié avarice, moitié sympathie, il ne voulut plus s'en séparer. La nourriture d'un homme coûte si peu dans le pays, et cet aventurier du négoce était si bavard, si plein d'humour et si fécond en anecdotes, qu'il était naturel de le retenir quand on le pouvait. À Adwa, il oublia ses rêves de fortune, et pendant six années, il regretta son esclave, qu'il parvint enfin à dégager des mains de son hôte de Gondar. Il est mort depuis, sur une barque qui le conduisait à Djiddah, où il projetait un dernier trafic.
Nous savions que le Dedjadj Oubié avait conçu de la jalousie au sujet du fusil de rempart donné par mon frère à son rival Kassa. Ces fusils se chargeaient par la culasse: nouveauté merveilleuse pour le pays. Nous savions également qu'il avait refusé aux missionnaires allemands la permission d'aller à Gondar, ville située dans les États de son suzerain nominal, le Ras-Aly, et comme nous désirions nous y rendre au plus tôt, nous jugeâmes prudent, pour ne point provoquer de nouveau sa jalousie, de lui faire présent, avec d'autres objets, des deux fusils de rempart qui nous restaient. Je me rendis donc à son camp, avec mon frère et le Père Sapeto, que je lui présentai. Il fut enchanté des fusils. Je les tirai en sa présence, en prenant pour but un groupe d'arbres tellement éloigné, que les assistants ne purent voir la poussière soulevée par les balles; à chaque coup ils regardaient, bouche béante, le Prince, comme pour savoir s'il n'y avait pas quelque tour d'escamotage de ma part; par politesse, on eut l'air d'ajouter foi à la portée que j'annonçais; mais le lendemain, un paysan étant venu montrer au prince des balles d'un calibre inusité, lancées, croyait-il, par quelque lutin, car il n'avait entendu aucune détonation, on reconnut mes projectiles, et le bruit se répandit que nous avions donné au Dedjazmatch des armes qui portaient sûrement la mort à une demi-journée de route. Le prince en conçut pour nous une amitié particulière, et envoya nous demander à plusieurs reprises en quoi il pourrait nous être agréable. Afin de mieux tenir en haleine ses bonnes dispositions, nous nous gardâmes d'en user; mais, ayant fait en secret nos préparatifs, environ un mois après, nous nous présentâmes chez lui, suivis de nos bagages, et comme si nous n'avions pas douté de son consentement, nous lui annonçâmes que nous allions à Gondar. Pris ainsi à l'improviste et embarrassé par notre assurance, il nous permit, bien malgré lui, de continuer notre route; il nous donna même un soldat pour nous escorter jusqu'aux frontières de ses États, qui s'étendaient jusqu'à une heure de marche de la ville de Gondar. Personne, dans Adwa n'avait cru à la possibilité de notre voyage à Gondar; car Oubié passait pour le moins affable des princes éthiopiens envers les étrangers, quoiqu'il tirât vanité de leur présence dans son pays, surtout quand ils exerçaient quelque art manuel ou se trouvaient à même de lui faire des présents. En le quittant, nous lui recommandâmes le Père Sapeto et il nous promit de lui accorder une protection spéciale.
Ayant réussi à introduire et à établir dans le Tigraïe un prêtre catholique, malgré les anciennes et sanguinaires prohibitions, il avait semblé que, pour confirmer ce premier avantage, le Père Sapeto ne pouvait mieux faire que de rester dans cette province, où il serait à portée de communiquer facilement avec l'Europe par Moussawa, de recevoir des secours, et d'accueillir d'autres missionnaires, si la Propagande décidait de donner suite à une mission commencée d'une façon si inespérée. Il fut convenu qu'avant d'exercer son ministère, ou de chercher à ramener les schismatiques, il s'adonnerait à l'étude de l'amarigna et du guez ou langue sacrée, tout en s'appliquant à se concilier le bon vouloir des habitants. Nous partageâmes nos ressources avec cet agréable compagnon, et nous le quittâmes à regret; dès lors, notre route se bifurqua pour toujours. Quelques mois après, mon frère arrivait à Rome, et la Congrégation des Lazaristes, autorisée par la Propagande, adjoignait d'autres missionnaires au Père Sapeto, pour continuer la mission en Tigraïe et en pays Amhara.
La journée était avancée lorsque nous quittâmes le camp du Prince. Ayant reconnu les inconvénients de nombreux bagages, nous les avions réduits à ce que nous pensions être le strict nécessaire; nous avions fait présent de nos deux tentes, et à l'exception des instruments d'astronomie de mon frère, tout était renfermé dans des outres de peau de chèvre, plus commodes à transporter et attirant moins l'attention que les malles ou les coffres. Nous n'avions plus que vingt suivants environ, tant porteurs que serviteurs. Le soldat d'Oubié nous faisait héberger chaque soir; à cet effet, il nous précédait de quelques centaines de mètres et s'enquérait auprès des paysans occupés aux champs, du nom du chef de la localité. Parfois, ceux-ci, devinant ses intentions, tiraient du pied; il les poursuivait, atteignait les moins lestes, et l'on riait de part et d'autre; mais ces débuts nous pronostiquaient ordinairement maigre chère. Nos porteurs déposaient leur charge sur le chango ou place du village: c'est le forum éthiopien, le lieu où se discutent les intérêts publics et privés; villes, bourgs, villages, les plus petits hameaux ont le leur. Notre soldat parcourait le village, annonçant à haute voix sa mission, puis, revenait s'accroupir auprès de nous, et quelquefois nous attendions longtemps que les habitants vinssent négocier. En tout pays, le laboureur est avare et madré; de plus, celui d'Éthiopie est particulièrement loquace. Un à un, ces braves gens s'assemblaient, discutaient d'abord avec le soldat d'Oubié, et s'entre-querellaient pour la répartition de nos gens, quelquefois endormis de fatigue; on les réveillait, on réunissait les bagages dans la maison qui nous était destinée, et chacun suivait le paysan chargé de l'héberger pour la nuit. Le Dedjadj Oubié avait recommandé de nous faire donner chaque soir un mouton; on nous servait du reste, six ou huit portions, tant en pain qu'en mets préparés; car, en Éthiopie, on mange toujours avec quelques-uns de ses serviteurs. D'ailleurs, il est d'usage de fournir le voyageur assez abondamment pour que, sur son repas du soir, il puisse réserver son déjeuner du lendemain. Entre Adwa et Gondar, une seule fois, les habitants refusèrent de nous recevoir, leur chef s'étant offensé d'une expression échappée à notre soldat; il nous fallut presque recourir à la violence pour qu'on nous permît d'entrer dans un parc de moutons pour nous y abriter contre les hyènes. La coutume est en pareil cas, d'intenter une action en dommages et intérêts, qui varient selon l'importance du voyageur. Quant à nous, malgré le vif désir de notre guide, nous ne voulûmes faire aucune plainte.
Nous arrivâmes à Gondar le 28 mai, sept jours après notre départ d'Adwa. Jusqu'alors Gondar n'avait été visité que par un très-petit nombre d'Européens, et cela à de longs intervalles. Cette ville, voisine des parties encore peu explorées de la haute Éthiopie, nous offrait plusieurs avantages pour nos investigations; son marché hebdomadaire, le plus important de l'Éthiopie, y attire des caravanes de toutes les parties de l'intérieur; aussi, avions-nous désiré d'en faire le point central de nos entreprises. En entrant en ville, nous nous fîmes conduire à la maison d'un des quatre Likaontes ou grands juges impériaux, nommé Atskou, qui passait pour aimer les étrangers et surtout les Européens.
Le Lik Atskou, qui parlait un peu l'arabe, vint nous accueillir sur le seuil de sa maison. C'était un homme d'environ soixante-dix ans, grand, d'une belle prestance, ayant le teint très-foncé et une physionomie douce et intelligente; il insista pour nous défrayer, nous et notre monde; et ce fut à grande peine que nous obtînmes le troisième jour de vivre désormais du nôtre. Mais il ne voulut jamais consentir à nous laisser chercher un logement ailleurs.
—Vous venez de bien loin, mes pauvres enfants; nous dit-il, et les hommes de notre ville sont si rapaces à regard des étrangers! C'est à moi de vous garder tant que vous resterez à Gondar.
Nous chargeâmes le soldat d'Oubié d'un message de remercîment pour son maître, et nous le congédiâmes en lui donnant, selon l'usage, une mule et quelques talari.
Durant notre séjour forcé dans la plaine d'Igr-Zabo, nous avions eu tout le loisir de réfléchir; l'expérience modifiait déjà nos opinions préconçues; la première effervescence commençait à s'apaiser, et notre voyage nous apparut sous des faces nouvelles. De Moussawa à Gondar, nous avions minutieusement relevé le pays à la boussole, mais les attractions magnétiques causées par la nature ferrugineuse du sol introduisaient dans ce travail des incertitudes dont les voyageurs feraient bien de se préoccuper davantage. Mon frère, reconnaissant d'ailleurs l'insuffisance de ses instruments, conçut l'idée de jeter les fondements d'une carte exacte du pays par la méthode qu'il appelle Géodésie expéditive, et il résolut de retourner en France pour se procurer des instruments qui n'avaient été jusque-là employés d'une manière continue par aucun voyageur en pays inconnus. On sait, en effet, que la plupart des cartes de ces pays sont rédigées tant bien que mal au moyen de journées de route, malaisées à bien estimer et corrigées, le plus souvent au hasard, par des observations astronomiques trop rares et qu'il est impossible de contrôler. D'autre part, des marchands d'esclaves venus de l'Afrique centrale nous ayant assuré qu'en Innarya coulait un fleuve large comme le fleuve Bleu et dont les eaux se déversaient dans le bassin de l'Égypte, il fut convenu que durant l'absence de mon frère, j'irais au moins jusqu'à Saka, capitale de l'Innarya; et pour mieux utiliser mon voyage, je m'exerçai sous sa direction à faire les observations d'astronomie nécessaires pour déterminer la position d'un lieu, ainsi que les observations météorologiques à continuer jusqu'à son retour. Nous étions au mois de juin; on entrait dans la saison des pluies hivernales; les chemins sont alors impraticables, les lits desséchés des ruisseaux, des torrents et des rivières s'emplissent et deviennent souvent autant d'obstacles dangereux; d'ailleurs, le Takkazé, qui sépare le pays de Tigraïe de celui de l'Amhara est infranchissable pendant sa crue, qui dure depuis le milieu du mois de Sénié, correspondant aux derniers jours de notre mois de juin, jusqu'au milieu du mois de Meuskeurrum, correspondant aux derniers jours de notre mois de septembre. Pendant la crue, les communications entre le Tigraïe et l'Amhara ne sont entretenues qu'à de longs intervalles par quelques messagers, excellents nageurs, qui malgré leur expérience, sont souvent entraînés par les crocodiles ou emportés par les eaux. La dernière caravane de la saison quitte Gondar pour Moussawa, de façon à arriver au Takkazé au plus tard le 19 juin; il ne me restait donc que quelques jours à jouir de la compagnie de mon frère.
Le Lik Atskou nous présenta à l'Atsé ou empereur; il nous présenta également à l'Itchagué ou chef de tout le clergé régulier de l'ancien Empire, ainsi qu'à quelques notables de Gondar.
Depuis quelque temps, le vice-roi d'Égypte, Méhémet-Ali, s'étant épris de l'idée de conquérir des mines d'or, ses pachas gouverneurs du Sennaar et des provinces environnantes, s'évertuaient à faire des expéditions contre les peuplades voisines. Ils ne découvraient pas de mines, mais ils se procuraient de l'or en ramenant des milliers de prisonniers qu'ils vendaient comme esclaves ou qu'ils incorporaient dans leurs régiments. Une de ces expéditions, dirigée contre la riche province de Dambya, voisine de Gondar, fut repoussée par le Dedjadj Conefo, gouverneur de ce pays au nom du Ras-Ali. Les Égyptiens, dit-on, perdirent dans la bataille 700 hommes de troupe régulière et un plus grand nombre d'irréguliers. Méhémet-Ali comptait venger cet échec, et, à l'époque de notre entrée dans le pays, il se formait au Sennaar un nouveau corps expéditionnaire qui devait s'emparer de Gondar. Les princes de l'Éthiopie chrétienne auraient aisément pu repousser l'invasion; mais la désunion était parmi eux, et les populations achevaient de se décourager aux bruits avant-coureurs des ennemis et de leurs engins de guerre dont ou exagérait les effets redoutables. À Gondar et dans les provinces, on ne s'entretenait que de ces choses, ce qui contribua à donner du retentissement à notre arrivée dans la capitale. L'Atsé, l'Itchagué, les notables, apprenant que mon frère retournait en France, décidèrent, en assemblée, d'en profiter pour faire un appel aux puissances chrétiennes de l'Europe. En conséquence, ils lui donnèrent deux lettres écrites au nom de la nation, l'une pour le roi de France, l'autre pour la reine d'Angleterre, et le supplièrent de ne rien négliger pour accomplir promptement sa mission, de laquelle dépendait, disaient-ils, le salut des chrétiens d'Éthiopie.
Avant de nous séparer, nous convînmes, mon frère et moi, de nous rejoindre, à un an de là, dans l'île de Moussawa; et il partit pour le Tigraïe avec une petite caravane, la dernière de la saison.
Dans mon inexpérience, douze mois me paraissaient plus que suffisants pour aller planter un guidon aux couleurs françaises sur un des pics des montagnes de la Lune, ou du moins pour atteindre aux régions où l'on place ordinairement ces montagnes; mais je comptais sans les obstacles que le voyageur rencontre dans cette partie de l'Afrique.
Il n'a pas, il est vrai, à affronter ces vastes déserts qui, dans d'autres régions de ce continent, forment des barrières si pénibles à franchir; les pays qu'il traverse sont presque partout fertiles et peuplés, mais la diversité des races, des religions, des langues, des mœurs, la multiplicité des rois, des princes et des petits despotes, les intérêts, les jalousies, les haines qui divisent les populations, les épidémies accidentelles ou périodiques, sont autant d'empêchements éventuels. À chaque étape, il peut être contraint de faire séjour, ou devenir victime de cette tendance qu'ont les indigènes de retenir l'étranger pour toujours; enfin, les races africaines habitant loin des côtes, regardent ordinairement le temps comme presque sans valeur; elles semblent vivre de forces mortes comme d'autres races de forces mouvantes, et, dans de telles conditions, l'activité individuelle risque trop souvent de s'épuiser contre la flaccidité qui l'environne. Entre autres faits résultant d'un pareil état de choses, on rapporte qu'une caravane de trafiquants a mis deux années pour faire la route de Basso en Gojam à Saka en Innarya, route que, dans des circonstances favorables, un bon piéton fait en quatre jours, la distance en ligne droite n'étant que de 233 kilomètres.
Mon frère parti, je dus aviser à mon hivernage. Le Lik Atskou entendait me garder dans sa maison, mais elle ne désemplissait pas de visiteurs attirés par l'originalité de son esprit, son érudition célèbre dans toute l'Éthiopie et les charmes de son langage. Je ne pouvais donc y vivre assez retiré à mon gré, et je fis construire à la hâte, dans un enclos attenant à sa cour, une spacieuse cabane couverte en chaume, où je m'installai avec ma mule; mes gens réparèrent pour eux-mêmes une hutte abandonnée appartenant à mon hôte. Domingo que mon frère avait voulu laisser auprès de moi, un drogman, deux jeunes hommes et une servante pour préparer notre nourriture, composaient alors toute ma maison.
Dès la fin de juin, les pluies me retinrent chez moi: ma visite quotidienne au Lik Atskou, une série d'observations météorologiques et des hauteurs de soleil, la lecture et quelques consultations médicales faisaient passer rapidement mes journées. Ce genre de vie confirma les habitants dans la haute opinion qu'ils s'étaient faite de mes lumières: malgré ma jeunesse, ils me tenaient pour astrologue et médecin savant; aussi bien, je possédais quelques drogues et une belle trousse d'instruments de chirurgie. Un incident qui eut lieu avant le départ de mon frère aurait dû pourtant leur faire ouvrir les yeux sur mon compte.
Un notable de la ville était venu me supplier de secourir un de ses parents qu'il aimait tendrement, disait-il. Je me rendis auprès du malade; il avait une descente du rectum, et je déclarai l'excision indispensable. Les parents effrayés me demandèrent l'emploi de moyens plus doux et m'objectèrent que les rebouteurs du pays étaient incapables d'une opération si délicate. Je leur dis qu'il n'y avait pas d'autres remède, j'offris d'opérer moi-même et j'envoyai quérir mes instruments. Mon plan était bien simple: produire un étranglement, trancher d'un coup de bistouri, cautériser avec un moxa et laisser la nature faire le reste. Ayant désigné mes aides et mis le sujet en posture, je déployai ma trousse devant l'assistance; l'aspect de mes instruments et mon aisance impitoyable augmentèrent l'émotion causée par les cris du patient qui se réclamait déjà de tous les saints. Les parents me prièrent de surseoir à l'opération;—avant d'en arriver là, ils essaieraient, dirent-ils, d'une neuvaine à Saint Takla Haïmanote.—Je m'offensai de leur manque de confiance et repliant prestement bagage, je sortis, bien aise au fond d'être affranchi d'une besogne peu agréable. De retour à notre maison, mon frère, un livre de médecine à la main, m'apprit que l'opération eût été mortelle. Cette leçon, que j'aurais pu payer d'une mort d'homme, mit un terme à mon outrecuidance chirurgicale, et dès-lors, je me bornai à donner de simples collyres, quelques remèdes peu dangereux, ou bien à conseiller des règles d'hygiène; et j'ai fréquemment vu guérir mes clients. Quant au malade qui opéra en moi ce changement de système, j'appris qu'il avait guéri tout seul.
Le Lik Atskou, lui, tirait vanité des cures qu'il m'arrivait de faire. Ce brave homme avait reçu chez lui le peu d'Européens venus à Gondar depuis le commencement du siècle: quelques Grecs, des Arméniens ou des soldats turcs qui, à la suite de méfaits, fuyaient la justice de Méhémet-Ali; en dernier lieu, un Allemand, ministre protestant, et un Français, MM. Samuel Gobat et Dufey, lui avaient donné de l'Europe une opinion favorable. Lorsque j'arrivai à Gondar, M. Dufey en était parti pour le Chawa depuis trois mois seulement, en promettant de revenir au printemps; entre autres objets qu'il avait laissés en dépôt chez le Lik Atskou, se trouvait un Ovide portant le timbre du collége de Henri IV, son nom et son numéro d'ordre écrits de sa main. Le nom, le numéro et jusqu'à l'écriture me firent reconnaître dans ce voyageur un camarade de collége perdu de vue dès nos basses classes. J'inscrivis mon nom en regard du sien, comptant qu'à son retour il se réjouirait comme moi d'une reconnaissance si lointaine. Mais Dufey ne devait plus revoir Gondar; du Chawa, il se rendit par une route inexplorée à Toudjourrah, sur le golfe d'Aden; il passa ensuite dans l'Yémen, puis à Djiddah; là, il fut repris par une de ces fièvres endémiques si communes dans les basses terres de l'Éthiopie. Il errait en délire dans les rues de Djiddah, où on le releva un jour sans connaissance dans le bazar. Il profita du départ d'une petite barque non pontée pour s'embarquer pour l'Égypte. En mer, les intempéries de la saison aggravèrent son mal, et, après une longue agonie, couché sur des ballots, au milieu des quolibets des matelots musulmans, il expira pendant qu'on jetait l'ancre à Kouçayr. Issah, notre agent consulaire, réclama ses restes et les fit enterrer dans le sable brûlant de cette plage aride.
M. Dufey a ouvert pour moi cette longue liste mortuaire sur laquelle devaient prendre place, durant mes voyages, tant d'êtres chers ou intéressants.
TYPES ET COSTUMES.
En considérant les traits et les allures de la population éthiopienne, on est porté à admettre les traditions indigènes et celles qu'on trouve éparses encore parmi les Arabes de l'Yémen et de l'Hedjaz. Selon ceux-ci, l'Éthiopie aurait reçu des immigrations d'Arabes, de Grecs et de peuples venus du côté de l'Inde; les Éthiopiens, eux, avouent s'être incorporé quelques colonies grecques ou tout au moins venues des bords européens de la Méditerranée, et ils datent leur origine nationale de Ménilek, fils de Salomon et de la reine de Saba. Ils disent que, lorsque Ménilek quitta la Judée pour aller régner en Éthiopie, le roi, son père, prit les fils des lévites, de ses officiers et de ses notables pour en composer la maison ecclésiastique, civile et militaire de son fils, et qu'il lui adjoignit également un grand nombre des fils de ses sujets de toutes les classes. Ménilek, ayant navigué heureusement sur la mer Rouge, aurait abordé en Éthiopie et réparti sa petite armée dans le pays, lui donnant en sujétion les populations autochthones. Aujourd'hui encore, les vieilles familles éthiopiennes font remonter leur généalogie à ces colons issus d'Israël; elles se trouvent surtout dans les deugas ou hauts pays, en Tegraïe, en Samen, en Enderta, en Damote, en Begamdir, en Lasta et dans l'Amara.
Je n'aspire point à démontrer exactement les origines de ce peuple, non plus qu'à faire son anthropographie; mon but est de relater ses faits et ses gestes contemporains, et comme, dans le drame de la vie, il existe des corrélations étroites entre le physique de l'acteur et son rôle, je crois nécessaire de décrire l'Éthiopien tel qu'il frappe les yeux, et même de parler avec quelques détails de ses vêtements et des accessoires qu'il joint à sa personne, accessoires auxquels il communique quelque chose de sa personnalité et qui, par une réaction naturelle, ne sont peut-être pas sans influer à leur tour sur son être physique et moral.
Les Éthiopiens ont en général les traits de ce qu'on appelle communément la race caucasienne; souvent ils représentent le type des statues des Pharaons, ou bien la physionomie de l'Arabe et quelquefois du Cophte; on trouve aussi parmi eux des hommes rappelant par leurs types et leurs allures l'Indien de Coromandel et de Malabar, des physionomies juives du plus beau modèle, des sujets accusant à divers degrés l'immixtion du sang nègre, et enfin, dans les deux provinces Agaw, un type étrange, aux yeux relevés vers les tempes.
Les Éthiopiens sont d'une stature moyenne; leur ossature est plus légère que celle de l'Européen, leur carnation plutôt molle; leur angle facial est ouvert comme celui des Caucasiens et leur front développé; leurs attaches sont fines, leurs mains petites et bien faites, leurs membres inférieurs plutôt grêles. Ils ont en général le mollet placé trop haut, les genoux ou les pieds cagneux, le talon plutôt saillant, le pied charnu et plat et les jambes rarement velues; leur denture est presque toujours irréprochable et leur musculature moins saillante que chez l'Européen ou le nègre. On trouve parmi eux très-peu d'hommes contrefaits et peu d'une grande force musculaire; leurs formes se rapportent plutôt au type d'Apollon qu'à celui d'Hercule. Ils sont adroits, souples et gracieux dans leurs mouvements; ils ont la démarche libre, assurée, le geste sobre, distingué, sont peu aptes aux gros travaux, mais résistent admirablement à la faim et aux fatigues de longue durée. Leur peau, d'une douceur remarquable, fournit des spécimens de toutes les nuances de coloration, depuis le teint pâle ou légèrement cuivré du Chilien de souche espagnole, jusqu'au teint noir du Berberin ou du nègre; le teint bronze florentin est celui de la majorité. Il n'est pas rare de trouver des hommes d'une très-grande pureté de traits et des femmes d'une beauté accomplie. Ils ont plusieurs termes pour désigner les nuances de teint si diverses de leurs compatriotes et n'admirent que médiocrement le teint européen, qu'ils nomment teint rouge; ils prisent bien davantage le teint pâle légèrement doré. Du reste, dans leur pays, sous leur ciel inondé de lumière et dans leur atmosphère sèche et diaphane, le teint de l'Européen est loin d'être préférable: il se hâle et brunit, il est vrai, mais s'injecte inégalement et devient rouge par places, tandis que celui de l'indigène reflète la lumière d'une façon douce et harmonieuse.
Les Éthiopiens vont habituellement pieds et jambes nus; ce n'est que par exception qu'ils usent de chaussures. Quoique exposés à marcher sur les terrains les plus raboteux, les paysans et les soldats surtout mettent de l'amour-propre à ne point garantir leurs pieds. Ils regardent comme une preuve de santé et de virilité de pouvoir fouler impunément depuis le tapis moelleux des prairies, fréquentes dans les deugas ou hauts pays, jusqu'au sol calciné et brûlant des kouallas ou basses-terres, ordinairement parsemés d'épines et de cailloux anguleux; la plante de leurs pieds acquiert une épaisseur et une élasticité étonnantes pour ceux qui n'ont pas été à même de faire l'essai toujours pénible de marcher de la sorte. Les chefs et les hommes riches, allant habituellement à mule ou à cheval, ont les pieds moins endurcis que les hommes du commun, et, soit à la chasse, où il est presque toujours indispensable d'être pieds nus, soit au combat, lorsqu'ils sont forcés de mettre pied à terre en terrain difficile, ils éprouvent fatalement quelquefois l'effet de leurs habitudes sédentaires ou efféminées. De même que les Arabes, ils croient que la plante des pieds résiste en raison de l'état de santé des organes abdominaux et surtout de l'estomac; que l'homme chez lequel ces organes s'altèrent éprouve à la plante des pieds une impressionnabilité qui disparaît au retour de la santé. Les habitants des kouallas, exposés, à cause de la grande sécheresse du sol, à voir se fendiller la plante du pied, y remédient par des onctions grasses et mettent alors, jusqu'à guérison, des sandales ou une sandale seulement. Cette sandale consiste en deux ou trois semelles de cuir, brédies ensemble, et en lanières étroites formant un œillet pour recevoir le second doigt du pied et s'entrelaçant jusqu'à la hauteur de la cheville. Les trafiquants, les moines gyrovagues, les ecclésiastiques et les citadins se munissent ordinairement de sandales, lorsqu'ils ont à cheminer hors des villes, et souvent ils n'en chaussent qu'une à la fois, comme il est dit dans l'Énéïde. Les lépreux en portent presque toujours. Les femmes des classes inférieures semblent éprouver, moins encore que les hommes, la nécessité de la chaussure; les indigènes prétendent que cela provient de ce que la femme marche plus près de terre, d'une façon moins accentuée et que son pied s'échauffe moins. Quant aux femmes riches, leurs habitudes sédentaires et la réclusion dans laquelle elles vivent font que leurs pieds restent délicats; et dans la maison, elles font usage d'un véritable soulier en cuir, dont la forme est celle du calceus qu'on voit sur les monuments égyptiens et étrusques. Comme dans l'antiquité, elles abandonnent cette chaussure lorsqu'elles assistent au pleur funéraire d'un parent et lorsqu'elles prennent leurs repas. Les princes de la famille impériale, les juges de la cour suprême et quelques dignitaires ecclésiastiques portent aussi cette chaussure, mais plutôt comme marque de dignité, que par besoin réel; de même que les femmes riches, lorsqu'ils ont à faire une marche tant soit peu longue, ils montent toujours à mule: un domestique ou un esclave porte à la main, devant eux, leurs souliers, qu'ils ne pourraient, du reste, conserver à cheval, puisque leur étrier n'est fait que pour admettre l'orteil.
Les hommes ont une culotte en étoffe légère de coton blanc, soit demi-aisée comme nos culottes du dernier siècle et descendant comme elles jusqu'à la naissance du mollet, soit collante et s'arrêtant à quatre doigts au-dessus du genou. Dans la province du Chawa, quelques parties du Wallo et du Tegraïe et dans plusieurs kouallas, on donne de l'ampleur à ce vêtement jusqu'à en supprimer quelquefois la fourche; il a alors l'aspect d'un jupon court qui couvre des genoux à la taille où il est fixé au moyen d'une coulisse, et présente une ressemblance frappante avec le campestre, le cinctus et le semicinctium, vêtements des athlètes et des soldats représentés sur les anciens bas-reliefs grecs et romains. Ces dénominations me paraissent appliquées à des vêtements de même espèce, différant entre eux par le volume seulement. Par une corrélation singulière, dans les langues amarigna, tigrigna et galligna ou ilmorma, on désigne le cinctus par des expressions dont les racines sont analogues à celle du mot latin, et, de même que dans l'antiquité, il est surtout porté par les esclaves, les laboureurs, les chasseurs et les artisans dont le travail demande de l'activité, et, pendant leurs occupations, forme, avec une petite ceinture, leur unique vêtement. Les habitants des kouallas lui substituent un pagne ou pièce d'étoffe rectangulaire dont ils s'entourent le milieu du corps, reproduisant ainsi le vêtement qu'on voit dans les peintures étrusques et égyptiennes. Ils se servent aussi d'une pièce d'étoffe, ordinairement une petite ceinture, roulée autour de la taille, passée ensuite dans l'entre-jambe et rattachée à la ceinture. Ce vêtement paraît être le même que le subligar en usage parmi les gymnastes et athlètes de l'antiquité.
Les hommes portent une ceinture d'une étoffe semblable à celle des culottes, mais un peu plus forte; elle est large de une à deux coudées, c'est-à-dire de 46 à 92 centimètres; quant à sa longueur, elle varie, selon la mode, de 10 à 100 coudées, c'est-à-dire de 4 m. 60 à 46 mètres environ2. Les longues ceintures s'enroulant jusqu'à la hauteur du sein, forment un volume à la fois gênant et disgracieux, mais la mode éthiopienne est très-variable en ce point.
Note 2: (retour) Les mesures éthiopiennes sont la coudée, l'empan, le doigt, la semelle, la sommière et la corde.—Ces deux dernières mesures sont uniquement agraires et d'un usage peu fréquent; le nombre de coudées qui les composent varie de 8 à 24, selon les provinces. Malgré la différence de la taille des hommes, la longueur de la coudée ne varie guère qu'entre 45 et 47 centimètres.
La très-grande majorité des Éthiopiens ne porte ni tunique, ni chemise: les bras et les jambes restent nus.
La langue éthiopienne a un terme générique correspondant aux termes amictus et εφεστρις désignant, comme chez les anciens Romains et Grecs, tout vêtement de dessus, le substantif éthiopien étant au verbe qui a la même racine, absolument dans les mêmes rapports que les mots amictus et εφεστρις, aux verbes amicire et εφεννυσθαι. Ils emploient ce substantif pour désigner la pièce la plus importante de leur costume, celle qui le caractérise et justifie l'expression de gens togata qu'ils s'appliquent avec complaisance. Leur toge, en tissu de coton blanc, comme la toge antique à trois plagula décrite par Varron, est formée de trois lés cousus ensemble composant un rectangle d'environ 4 m. 80 sur 2 m. 80 de large, et orné, aux deux bouts, d'un liteau bleu ou écarlate tissé dans l'étoffe sur une largeur de 10 à 20 centimètres, correspondant au limbe qu'on voit sur les toges des anciens Grecs des deux sexes. La qualité de leurs toges est peu variée; la chaîne est toujours d'un fil plus fin et plus tors que celui de la trame qui ne l'est quelquefois que d'une manière inappréciable, et le tissu souple et élastique se prête admirablement aux draperies. La toge commune a un liteau très-étroit; elle est faite d'un coton écru, mal épluché, et dans des dimensions moindres en général que celles données plus haut; elle ne se vend qu'un talaro, et, dans quelques provinces, sert comme monnaie, et se détaille par huitièmes. Celles de qualité supérieure sont d'un coton blanc, choisi, à larges liteaux et se rapprochant ou dépassant un peu les proportions précitées; leur prix varie entre 2 et 5 talari; les plus belles rappellent au toucher le moelleux du châle de cachemire. Il y a aussi la toge de cérémonie ou toge d'honneur, ordinairement d'un tissu plus léger, plus fin; le liteau est en soie, tissé en losange ou en damier. Il y a en outre plusieurs toges différentes entre elles par leurs dimensions, depuis la toge ample de la province du Chawa et de quelques provinces occupées par les Gallas ou Ilmormas, jusqu'à la toge à deux lés faite d'une espèce de madapolam de fabrique américaine ou indigène; cette toge, toujours portée en simple, est en usage dans plusieurs districts kouallas voisins des frontières; les soldats la portent aussi quelquefois aux jours de combat ou de parade.
La toge à trois lés, de fabrique indigène, se porte toujours en double, ce qui la réduit à 2 m. 40 de haut sur 2 m. 80 de large; elle s'ajuste de beaucoup de façons, mais sans agrafe, broche ni attache, et couvre ordinairement depuis le cou jusqu'aux chevilles. Malgré l'adhérence et la souplesse de son tissu, elle exige un art ou une habitude telle, qu'il est très-rare qu'un étranger parvienne à s'en vêtir convenablement, nec fluat nec strangulet, selon l'expression de Quintilien, ce qui provoque chez les indigènes un sourire de dédain.
L'Européen, en arrivant dans le pays, est frappé de la variété des costumes; il sent que les vêtements sont à peu près les mêmes, mais il éprouve de l'embarras à discerner ce qui les différencie. Cela provient de ce qu'il arrive de pays, où la forme des vêtements plus ou moins amples est arrêtée à demeure par l'aiguille et les ciseaux, tandis qu'en Éthiopie, à l'exception de la ceinture et de la culotte, les ajustements divers sont composés de pièces d'étoffes rectangulaires, différentes de dimension seulement et offrant tous les aspects variés que permet la draperie. La confusion qui, à première vue, résulte de ces ajustements, donnerait peut-être la raison de l'embarras des antiquaires et de leur désaccord fréquent, touchant les costumes de l'antiquité grecque et romaine. Je ne sais si je m'abuse, mais mon séjour prolongé au milieu de peuples dont la manière de se vêtir offre des ressemblances frappantes avec celles des Grecs et des Romains, et l'usage que j'ai fait moi-même de leurs vêtements, me donnent à croire que beaucoup de leurs noms signifiaient, non des vêtements différents, mais différentes façons de draper le même vêtement3.
Au besoin, les Éthiopiens font de leur toge un tapis, une courte-pointe, une tenture ou une portière, comme le rapporte, pour les Grecs, Athénée; de même qu'Agamemnon, ils s'en servent comme de signal; elle leur sert à recueillir l'enfant à sa naissance; ils n'ont d'autre couverture durant leur sommeil et un pan de toge leur sert de linceul, comme il est dit dans Homère et Xénophon. Pour exprimer l'accueil le plus sincère et le plus dévoué, ils ont des expressions qui signifient étendre la toge le long du chemin sous les pas de celui qu'ils veulent honorer, rappelant ainsi les récits évangéliques de l'entrée du Sauveur dans Jérusalem. Veulent-ils courir, ils abandonnent leur toge ou l'enroulent autour du corps, comme il est rapporté dans l'Illiade. De même que chez les Romains et les Grecs, leur toge sert aux deux sexes; la femme de Phocion portait celle de ce grand homme. Les ménages éthiopiens, même aisés, en usent de même lorsque les époux sont unis, et le refus de Xanthippe de se vêtir de la toge de son immortel époux, suffirait seul aux yeux de tout Éthiopien pour donner la mesure de son caractère acariâtre et de la désunion qui affligeait le ménage de Socrate. Comme les Romains, ils ont soin, aux jours de fête, de revêtir une toge fraîchement lavée: et lorsqu'ils ont à répondre à une accusation grave, ils comparaissent avec une toge sale et les cheveux en désordre. Enfin, la célèbre statue d'Aristide de la collection Farnèse, les personnages qu'on voit sur les vases étrusques, les bas-reliefs représentant des femmes grecques ou romaines reproduisent exactement diverses façons de se draper des Éthiopiens modernes. La statue de l'Apollon jouant de la lyre, du Musée du Louvre, rappelle en tout, depuis la pose jusqu'aux plis de la toge, quelque trouvère éthiopien jouant devant ses maîtres. La statue de Polymnie reproduit également, avec une exactitude saisissante, quelque jeune Éthiopienne de bonne maison; de même les statues de Thalie, de la Vénus d'Arles et de Plotine. La statue d'Adorante, la toge ouverte sur la poitrine, ressemble en tout à une Éthiopienne qui aborde un ami. La toge éthiopienne à liteaux, celle qui est le plus universellement portée, ne serait peut-être que la toge-prétexte des anciens. D'après la tradition des Éthiopiens, cette toge n'était permise jadis qu'aux principaux magistrats, aux ecclésiastiques, aux hommes de marque et aux enfants de maison riche; on sait qu'à Rome, l'usage de la toge-prétexte était à peu près le même.
Les Éthiopiens, comme nous l'avons dit plus haut, quittent leur toge pour les travaux qui exigent un grand déploiement d'activité; ils la déposent pour combattre ou l'enroulent autour du corps, s'ils prévoient qu'ils ne reviendront pas à l'endroit où s'apprête la lutte; et ils s'encapuchonnent et s'enveloppent dans ses plis pour la nuit, après avoir ôté leurs vêtements de dessous.
Ils ont différentes façons de draper leur toge, selon qu'ils se présentent à l'église, devant un tribunal, devant un supérieur ou devant un égal, lorsqu'ils demandent justice ou parlent devant telle ou telle assemblée, lorsqu'ils se joignent à une réunion de deuil. Ils se découvrent la poitrine en partie pour répondre à un salut et manifestent, en se drapant de telle ou telle façon, le dédain, l'éveil, l'abandon de soi-même et les principaux sentiments qui agitent le cœur de l'homme. Souvent des accessoires identiques inspireront l'homme de la même façon, et sans avoir jamais entendu parler de la fin de César, plus d'un Éthiopien s'est couvert le visage d'un pan de sa toge, en mourant sous le fer d'assassins.
Je ne m'étendrai pas sur les avantages et les inconvénients d'un régime d'habillement si différent de celui qui est adopté en Europe; ils se déduisent naturellement de cette considération que l'habillement des peuples européens est composé de pièces façonnées par les ciseaux et l'aiguille pour des portions déterminées du corps, au lieu que le vêtement des Éthiopiens consiste principalement en pièces d'étoffe rectangulaires, susceptibles de s'adapter successivement à toutes les parties du corps. Ce dernier régime vestimental favorise bien plus que l'autre le langage du geste, si naturel à l'homme, langage que les anciens avaient soumis à des règles et porté à la hauteur d'un art, accroissant ainsi la puissance d'expression de la pensée, que les langues humaines sont si souvent insuffisantes à rendre. Je m'arrête au seuil d'un sujet si important et si vaste, laissant aux philosophes à y porter la lumière; et avant de reprendre mon récit, je prie de considérer que, si j'établis des rapprochements entre le vêtement éthiopien et celui des Étrusques, des Romains et des Grecs, ce n'est point pour faire montre de science et donner lieu à des scolies nouvelles, mais seulement pour contribuer à éclairer l'origine du peuple qui m'occupe, et en même temps mettre en éveil ceux qui s'adonnent à l'étude des usages antiques et qui, faute de les avoir expérimentés, comme moi, par eux-mêmes, en sont réduits à commenter les textes souvent obscurs et les représentations mortes souvent insuffisantes.
La plupart des Éthiopiens n'ont qu'une toge; à mesure que l'aisance leur arrive, ils en ajoutent d'abord une spécialement consacrée à leurs visites à l'église, puis une plus grossière pour la nuit et une plus épaisse pour l'hiver. À la dimension et aux draperies de la toge, bien plus qu'à sa qualité, on distingue de loin l'homme d'armes du paysan, l'artisan de l'homme d'étude, l'ecclésiastique du trafiquant, le musulman du chrétien, et souvent même l'on reconnaît l'habitant de telle ou telle province.
La toge donne une physionomie magistrale aux réunions, à l'orateur, à l'homme en prière; elle fait souvent ressembler les hommes endormis à des statues renversées, et rehausse singulièrement l'aspect qu'offre le cavalier chevauchant sur une belle monture. Elle semble moins inviter à l'égoïsme que nos vêtements ajustés formant une part strictement définie pour un seul individu. Il arrive journellement que l'Éthiopien étende un pan de sa toge sur un homme que son vêtement usé expose à la froidure, et il n'est pas rare qu'il en détache un lé pour couvrir la nudité de son semblable.
On fait usage en Éthiopie d'une pèlerine en peau préparée avec son poil. Ce vêtement de dimension très-variable est quelquefois fait de la peau d'un poulain mort-né, d'un chevreau, d'une once, d'un chat civet, d'une panthère, d'un lionceau, d'un veau, enfin de tous les animaux domestiques ou sauvages, dont le pelage est agréable à l'œil, à l'exception toutefois du chien et de l'hyène. La peau est taillée de façon à former cinq ou six bandelettes, qui tombent sur les reins et les côtés, et à ce que la peau des deux pattes de devant vienne se croiser sur la poitrine, comme dans la statuette de Cupidon-Hercule qu'on voit au Louvre. Les plus riches pèlerines sont faites en peau de mouton, doublées en soie écarlate et quelquefois rehaussées de bosselures en vermeil; elles viennent de la frontière N. O. du Wallo et de la petite province adjacente d'Amara, où sont soigneusement élevés des moutons à longue laine. Ces moutons fournissent une toison dont les mèches atteignent jusqu'à deux coudées et plus de longueur. La toison blanche dont les mèches dépassent une coudée est regardée comme la pèlerine la plus aristocratique; les toisons noires d'une à deux coudées de long sont plus communes et ordinairement soumises à une teinture qui embellit et égalise leur couleur. Les hommes de guerre, les cavaliers surtout, portent ce vêtement par dessus la toge pour l'assujétir ou pour se préserver du froid; les jeunes paysans et les chevriers n'ont souvent que ce seul vêtement et le portent en exomis, de façon à figurer exactement la mustruca en usage à Carthage. Comme il a été dit plus haut, les soldats déposent leur toge pour le combat, et, quand ils ont une pèlerine, ils la gardent, mais l'adaptent en exomis, c'est-à-dire qu'ils passent en dehors leur épaule droite pour assurer la liberté de leur bras droit. En entrant dans l'église ou dans la maison d'un supérieur, quand on comparaît devant un tribunal, il est d'usage d'ôter la pèlerine et de draper sa toge à la façon respectueuse. Il en est de même pour tout vêtement surajouté à la toge, que ce vêtement soit en peau ou en tissu de laine, comme ceux que les Éthiopiens mettent par-dessus la toge en hiver, et qui correspondent au lacerna ou au laena des cavaliers romains. Suétone rapporte que les chevaliers avaient l'habitude de se lever et d'enlever leur lacerne lorsque l'empereur Claudius entrait au théâtre; les Éthiopiens manifestent de la même façon leur respect à l'arrivée d'un haut personnage.
Lorsqu'ils veulent caractériser un peuple étranger, ils usent de locutions analogues aux locutions latines, gens togata ou gens non togata, et mentionnent en outre, ce qui, à leurs yeux, est une caractéristique très-importante, si le peuple en question porte ou ne porte pas la chevelure tressée.
Les cheveux des Éthiopiens sont noirs, frisent naturellement, et quand ils ne sont pas tressés, forment un crêpé qui dessine les contours du visage d'une façon fort gracieuse. Ils ont trois noms pour indiquer trois qualités principales de cheveux. Ils déprisent le cheveu fort, très crépu et se cassant avant d'atteindre une certaine longueur, et, quoique celui qui a de tels cheveux n'ait dans sa personne aucun signe qui ramène au type nègre, ils le regardent comme entaché de ce sang. Ils déprisent aussi le cheveu plat, et n'admirent que celui qui frise et atteint une longueur d'une quarantaine de centimètres. Presque tous les hommes de guerre portent les cheveux longs et tressés; leur coiffure exige un travail de plusieurs heures, aussi ne la renouvellent-ils guère plus de deux fois par mois. Elle consiste tantôt en nattes ou tresses coniques, larges comme des côtes de melon, partant du front et des tempes pour aboutir à la nuque où elles se terminent en tirebouchons tombant sur les épaules; tantôt en tresses fines et plates, suivant la même direction, ou bien en une seule tresse décrivant une spirale jusqu'au sommet de la tête; quelquefois aussi, elle consiste en boucles étagées pareilles au tortillement d'une grosse frange, ou à la vrille de la vigne. Ce dernier genre de coiffure, qui est représenté sur la colonne trajane, n'est guère adopté que par les paysans, francs-tenanciers de quelques frontières; quant aux autres modes de coiffures, elles sont représentées sur les bas-reliefs assyriens trouvés à Ninive.
Les tresses partent le plus près possible du cuir chevelu, et pour atténuer leur soulèvement résultant de la croissance, les coiffeuses tendent les cheveux au point de rendre les racines douloureuses et d'occasionner des maux de tête qui durent quelquefois un ou deux jours. Les nattes d'une coiffure fripée prennent trois ou quatre heures à défaire; afin de faire reposer les cheveux, on les attache pour un ou deux jours en touffe, soit à la corymbe, soit en tutule, ce qui rappelle, et d'une façon des plus gracieuses, certaines coiffures grecques et romaines. Pour préserver pendant leur sommeil l'intégrité de leur coiffure, ils font encore usage de l'antique oreiller de bois qui a la forme d'un croissant monté sur une tige à pied rond; cet oreiller figure souvent parmi les emblèmes et hiéroglyphes des monuments égyptiens.
Afin d'assurer à leurs enfants une belle chevelure, les mères ont grand soin de les raser fréquemment jusqu'à ce qu'ils aient atteint l'âge de sept à huit ans. Alors les enfants des notables et des hommes d'armes surtout portent une tresse, puis deux, puis trois, laissant une espèce de tonsure qui va se rétrécissant à mesure qu'ils avancent en âge. Cette coiffure, qui est peut-être celle de la jeune actrice ou mesocure antique, est portée par les adolescents des deux sexes jusqu'à l'âge de dix-huit ou vingt ans. Ils cessent alors de raser leur tonsure qu'ils ont rétrécie successivement jusqu'au diamètre d'une pièce de deux francs, et ils ne passeront plus le rasoir sur leur tête, si ce n'est à la mort d'un proche parent, d'un ami intime ou de leur maître.
Anciennement, l'homme libre et tenu au service de guerre avait seul le privilége de porter la chevelure tressée; chaque ennemi qu'il tuait ou faisait prisonnier lui donnait le droit d'ajouter une tresse, et dix faits d'armes de ce genre l'autorisaient à faire tresser sa chevelure entière. Depuis la chute de l'Empire, cet usage s'est relâché au point que quelques hommes des villes et quelques paysans, surtout ceux des districts frontières, portent les cheveux tressés. Les esclaves mâles observent seuls l'antique interdiction. Les paysans, les ecclésiastiques, les artisans, les trafiquants et les citadins portent les cheveux ras ou fort peu longs; quelques-uns d'entre eux, d'une nature belliqueuse, font tresser leurs cheveux et s'exposent ainsi à des querelles avec des hommes d'armes, comme on l'a vu en France lorsqu'à certaines époques les militaires voulaient s'arroger le droit exclusif de porter la moustache.
La sécheresse du climat rend presque nécessaire pour tous des onctions grasses; sans elles, le cuir chevelu devient douloureux, et les cheveux se cassent; aussi, les indigènes de toutes les classes, ceux mêmes qui se rasent les cheveux, s'oignent-ils la tête de beurre frais mêlé quelquefois à des parfums. Ces onctions leur sont indispensables pour prévenir ou atténuer les maux de tête, lorsqu'ils sortent des mains des coiffeuses. Ils prétendent prévenir également par ce moyen divers autres inconvénients, parmi lesquels ils comptent l'affaiblissement de l'ouïe et de la vue. Les soldats se beurrent souvent avec une abondance telle que le beurre leur coule sur les épaules, et que leurs vêtements en sont tout imprégnés.
La barbe des Éthiopiens est noire, naturellement bouclée, et n'atteint que très-rarement la longueur de celle de l'Européen. Contrairement à leur peu de goût pour la chevelure plate et longue de l'Européen, ils apprécient beaucoup la barbe noire, longue et droite, et, chose digne de remarque, aux yeux des indigènes observateurs, cette barbe est souvent l'indice d'un esprit plus apte aux spéculations de l'intelligence qu'aux préoccupations de la vie purement matérielle, et qui suit de préférence les voies synthétiques. Ce genre de barbe se rencontre plus souvent chez les ecclésiastiques que chez les hommes de guerre, ou chez les laboureurs. Les chrétiens laissent pousser leur barbe et leur moustache, et la raccourcissent fréquemment au moyen de ciseaux; les musulmans sont les seuls qui fassent usage du rasoir.
Tout Éthiopien chrétien porte au cou, comme signe de sa religion, un cordon en soie bleue. Cet usage vient de ce que le prêtre, en baptisant un enfant, lui passe au cou un cordon tricolore, comme emblème de la Trinité. Presque tous enfilent à ce cordon quelque amulette, quelque pierre d'abraxas, des margaritini ou quelque autre verroterie; d'autres y ajoutent un ou deux colliers formés de périaptes ou petites amulettes renfermées dans du maroquin rouge ou vert et consistant soit en volumens ou longues bandes de parchemin enroulées sur lesquelles sont écrites des formules de dévotion, rappelant les phylactères des anciens Grecs et Hébreux, soit en écorces, feuilles, herbes, racines ou autres substances magiques. Beaucoup d'Éthiopiens sont très-superstitieux; cependant, c'est surtout le désir d'embellir leur personne qui les engage à porter ces périaptes, qui sont relevés de distance en distance par des rassades de couleur éclatante, des grains de corail rouge, de pierre sanguine, d'ambre jaune, par des anneaux d'argent ou d'autres colifichets.
Presque tous portent un anneau au doigt: les pauvres en laiton, les riches en argent; ces derniers en mettent ordinairement de quatre à huit à la première phalange du petit doigt de la main gauche. Les princes seuls sont reçus à avoir ces anneaux en or.
L'habillement des femmes consiste en une stole ou tunique en étoffe de coton blanc, fort ample, traînante, à manches larges du haut et ajustées aux poignets, et en une toge semblable à celle des hommes, qu'elles revêtent par dessus et drapent de façon à lui donner tous les aspects de la toge ou péplum antique portée en Grèce par les deux sexes et souvent sans boucle par les femmes. Comme le dit Homère pour les femmes du haut rang dans l'antiquité, les Éthiopiennes riches portent leur toge traînante à terre. Les jeunes filles appartenant aux familles aisées ne portent en général que la tunique seule ou la toge seule, rappelant et justifiant ainsi les épithètes grecques μονοπεπλος et μονοχιτωνες appliquées aux jeunes filles Spartiates. Comme à Rome, les femmes mariées qui se respectent ne paraissent point en public sans une stole sous leur toge, rappelant ainsi l'épithète de stolata indiquant les matrones romaines par opposition aux mérétrices. Les Éthiopiennes qui accomplissent habituellement les travaux du ménage, mettent une petite ceinture au-dessous des seins, à la taille ou sur les hanches, correspondant à la position que les antiquaires donnent au cingulum, au zona et au cestus: ceintures des femmes antiques; quelquefois même, elles mettent deux ceintures, une sous les seins et l'autre sur les hanches4. Celles des classes riches portent des tuniques brodées en soie de diverses couleurs, rappelant aussi la tunica picta et la tunica palmata des anciens.
Les femmes montent à mule, à chevauchons, et mettent alors sous la stole des pantalons étroits du bas et descendant jusqu'aux talons; le bas de ces pantalons est souvent brodé en soie de diverses couleurs.
Lorsque les femmes de condition se présentent en public, elles s'encapuchonnent et se voilent d'un pan de la toge, de façon à ne laisser paraître que les yeux. Quelquefois, au lieu d'un pan de la toge, elles enroulent sur la tête une écharpe, de façon à couvrir le front et à laisser pendre les bouts par derrière; elles se tiennent alors le bas du visage caché dans un pli de la toge.
Les femmes de chefs mettent ordinairement par dessus la toge un petit burnous en soie richement brodé et souvent orné de bossettes en vermeil.
Les femmes disposent leurs cheveux de la même façon que les hommes et, à cet égard, ne sont point soumises comme eux aux restrictions qu'entraînent les diverses positions sociales. Les paysannes, les femmes d'artisans ou d'ecclésiastiques, les esclaves mêmes font tresser leurs cheveux aussi bien que les grandes dames. De même que les hommes, elles aiment à mettre dans leurs cheveux une longue épingle en corne de buffle ou en bois, à tête sculptée; les riches ont cette épingle en argent ou en vermeil, surmontée quelquefois d'une grosse tête en filigrane d'or. Elles portent aux mains une quantité de minces anneaux en argent, qu'elles disposent, comme les femmes de l'antiquité, à chaque phalange et phalangette; pour les faire ressortir davantage, elles les entremêlent d'anneaux en corne de buffle. Elles portent des anneaux, des boutons ou des pendants d'oreille à l'italienne. Elles mettent aux chevilles des périscélides formés d'une quantité de pendeloques en argent, de petits grains lenticulaires en argent également ou de menus grains de verroterie, et font usage de bracelets aux poignets et à la partie charnue du bras. Au beurre frais qu'elles prodiguent sur leur chevelure, elles mêlent de grossières essences venues d'Arabie, et elles mettent aussi des essences dans leurs amulettes. Les plus expertes en thymiatechnie se parfument le corps au moyen de fumigations savantes; d'autres remplacent quelquefois un bouton d'oreille par un clou de girofles. Beaucoup d'entre elles se peignent le bord des paupières avec de l'antimoine.
Comme on le pense bien, le costume des enfants est fort élémentaire. Un pan de la toge de la mère leur sert de langes, et lorsqu'ils peuvent se tenir debout, on leur met une tunique atteignant aux genoux. Dès quatre ou cinq ans, les enfants pauvres remplacent ce vêtement par une petite pièce d'étoffe rectangulaire, suffisant à peine quelquefois à leur couvrir le tronc, et pour la liberté de leurs jeux ils se drapent de préférence en suffibulum ou en chlamide; souvent même, comme dans les bas-reliefs antiques, ils vont tout nus, portant leur vêtement sur une épaule ou sur le bras comme un manipule. Les enfants des riches gardent la tunique plus longtemps et mettent par dessus une toge à liteaux, qui serait la toge prétexte s'ils la quittaient lorsqu'ils atteignent l'âge d'homme, d'autant plus qu'ils portent au cou la bulla en argent, comme les enfants des patriciens romains, et comme ceux-ci cessent de la porter lorsqu'ils deviennent pubères, justifiant jusqu'à ce jour l'appellation de hæres bullatus que Juvénal donnait aux enfants riches. Quelques-uns portent avec la bulle, une clochette et un collier formé de pendeloques en argent, au milieu desquelles se trouve toujours la bulla. Les enfants des classes inférieures portent un ornement du même genre fait en cuir, comme la bulla scortea de leurs pareils à Rome.
Le costume des ecclésiastiques consiste en un caleçon flottant, arrivant jusqu'à mi-jambe, fixé aux hanches par une ceinture étroite et longue seulement de quatre à cinq coudées; en une sorte de tunique étroite descendant jusqu'aux chevilles, à manches larges, sans poignets, dont le collet très-étroit tombe en deux pointes jusqu'à la ceinture, et en une toge dont la qualité varie selon leur état de fortune. Leur cordon de chrétienté est sans périaptes et sans amulettes. Ils se rasent fréquemment la chevelure et portent un turban volumineux et de forme particulière, par dessus une calotte de cotonnade. Les hauts dignitaires ecclésiastiques et les titulaires d'abbayes importantes portent par dessus la toge une espèce de burnous en drap bleu ou en soie brodée, semblable à celui des femmes de haut rang.
Tel est d'une façon générale, le costume du peuple éthiopien; la toge en est la pièce principale et fondamentale; quant aux pièces accessoires, elles varient selon les provinces et les exigences locales.
Il ne faut pas croire que ces vêtements, qui semblent calqués sur ceux de la plus haute antiquité, soient immutables et refusent satisfaction au goût de changement, grain de folie inné dans l'homme, qui fait en partie sa noblesse, son charme et peut-être aussi son danger. La mode règne en Éthiopie; ses décrets y sont souverains, ses caprices, ses extravagances même y sont accueillies. Les Éthiopiens qui ont si longtemps joui de grandes libertés politiques et civiles, ne s'astreindraient que difficilement à s'emprisonner dans des formes de costume invariables, et, dans cet ordre d'idées, de même qu'en Grèce et à Rome, leur costume, sans s'écarter complètement des grandes règles de l'esthétique, a l'avantage de se prêter aussi à cette inquiétude, à ces tâtonnements incessants de l'esprit humain, toujours à la recherche de la perfection.
Plus qu'ailleurs peut-être, en Éthiopie, les habitudes physiques et les tendances morales de l'homme se jugent d'après sa manière de porter ses vêtements: l'initiative en ce genre laissée à chacun concourt puissamment à développer le sentiment des formes et influe sur les manières et jusque sur le langage. On est frappé surtout de la dignité des assemblées; et, quand on est assez familiarisé avec la langue des Éthiopiens pour en apprécier les beautés, on est émerveillé quelquefois de l'élévation de leurs vues, de la convenance, de la mesure et des habiletés de langage qu'ils déploient naturellement.
APERÇU GÉOGRAPHIQUE, ETHNOLOGIQUE ET HISTORIQUE. L'ANCIEN EMPIRE.
Les pluies hivernales avaient atteint leur plus grande intensité; il pleuvait quelquefois sans interruption pendant des journées entières, et le tonnerre grondait fréquemment. Un matin, le Lik Atskou vint m'annoncer que l'Atsé ou Empereur le faisait prier de m'engager à me rendre auprès de lui, pour donner mes soins à sa femme dangereusement malade, disait-il. Pour faire plaisir au Lik Atskou, je me rendis avec lui au palais.
Ce palais, bâti par des Portugais, il y a environ deux siècles, est situé au milieu de quartiers en ruine. Il consiste en une agglomération de bâtiments sans symétrie, terminés les uns en plates-formes bordées de créneaux, les autres en dômes ou en voûtes; autour, règne une enceinte spacieuse et irrégulière formée par une muraille crénelée, à marchepied, à meurtrières et tourelée de distance en distance; le bâtiment principal a pour façade une grosse et haute tour carrée, qui domine tout cet assemblage. De la salle de banquet et d'audience solennelle, il ne reste plus qu'un pan du mur de pignon, au milieu duquel la baie cintrée de la haute porte d'entrée se découpe sur le ciel. Les salles de bains, les étuves sont défoncées; les chambres des femmes n'abritent plus que les oiseaux de nuit; la trésorerie, le garde-meuble, les cuisines, les écuries, les appartements où les Empereurs se retiraient, dit-on, avec leurs familliers pour se reposer de la rigide étiquette de la cour, tout est inhabitable, et personne dans le pays n'était capable même de fabriquer la chaux pour réparer les dégâts causés par le temps. Une ancienne prison et la grande salle où se tenait le plaid impérial sont les seules parties bien conservées. Un vieillard de Gondar disait, en me racontant des anecdotes sur les Empereurs:
Dieu veut qu'au milieu de ces débris, la prison et la salle des plaids restent debout, pour témoigner contre les violences iniques de notre Famille impériale.
Les indigènes, quoique habitués aux aspects grandioses et austères de leur pays, s'arrêtent devant cette demeure avec un sentiment de mélancolie respectueuse; quant à l'Européen, il est surpris agréablement comme par une image de la patrie, mais bientôt, il cède aussi à la tristesse, en considérant ce palais mutilé, hautain encore, au milieu des humbles maisons de Gondar, comme un vétéran déguenillé, prêt à raconter aux enfants les guerres d'autrefois.
Le Lik Atskou s'arrêta sur le palier d'un large escalier extérieur; un enfant demi-nu nous ouvrit la grande porte d'une espèce de corps-de-garde, d'où il nous introduisit dans la salle des plaids, vaste pièce rectangulaire et dénudée, à l'extrémité de laquelle était accroupi sur un lit à baldaquin l'Atsé ou Empereur: Sahala Dinguil. Le Lik Atskou salua comme s'il se fût présenté devant le plus magnifique des Rois, et l'on nous fit asseoir par terre, sur un lambeau de natte.
Sahala Dinguil, vieillard d'environ soixante-dix ans, avait le teint coloré et presque aussi clair que celui d'un Européen, la chevelure crépue et blanche comme la neige, le front haut, uni, l'œil vif, la figure pleine et imberbe; toute sa personne un peu vulgaire était empreinte d'une jovialité sensuelle. Il trônait en toute sérénité sur un bois de lit indien, portant encore les restes d'une riche marqueterie en ivoire et en nacre; un tapis turc, râpé et trop étroit, laissait à découvert une partie des fonçailles. Quatre petits pages en haillons, un eunuque difforme et deux vieillards se tenaient immobiles et les yeux baissés de chaque côté du pauvre trône.
On me demanda quelque remède panchymagogue, quelque panacée infaillible, pour la femme de Sa Majesté, la mère de son héritier, son âme, sa vie, ajouta-t-on; mais on me décrivit la maladie en termes tellement discrets et vagues, que je dis que je ne prescrirais qu'après avoir vu la malade. Là-dessus, on se consulta d'un air mystérieux, et je fus confié à l'eunuque, qui m'introduisit seul dans le harem impérial. Il est de ces mots pleins d'enchantements pour un jeune homme et pleins de désillusions aussi. Je trouvai, couchée à côté d'un brasier ébréché, en terre cuite, une femme d'un âge mur, d'une corpulence formidable et d'une figure commune; son genre de maladie était à l'avenant: l'excès de nourriture l'avait réduite où elle en était. J'assurai à l'Empereur qu'elle guérirait sous peu, à condition d'observer un régime sévère.
En regagnant notre logis, le Lik Atskou s'égaya fort à la description de la maladie et de la personne de l'auguste patiente, qu'il n'avait jamais été admis à voir. Il me pria néanmoins de ne rien épargner pour la guérir; les ancêtres de la Famille impériale avaient toujours été, disait-il, généreux et bons envers les étrangers. Je songeai qu'effectivement, ils s'étaient montrés tels envers l'écossais Jacques Bruce, et pendant plus d'une semaine, deux fois le jour, malgré les pluies, j'allai exactement au palais. Ma grosse cliente se rétablissait à vue d'œil. L'Atsé me fit sonder relativement à mes honoraires: je refusai d'en recevoir; il feignit de croire sa dignité offensée et saisit la première occasion de rompre avec moi. La convalescente ne se soumettait qu'imparfaitement au régime prescrit. Un matin, je la trouvai plus souffrante, elle m'avoua avoir bu de l'eau-de-vie; je lui déclarai que je ne la reverrais que sur une nouvelle invitation de l'Empereur; et je ne fus pas rappelé.
Ce dénoûment était fort à ma convenance. Si la malade n'était pas radicalement guérie, ma médication expectante avait du moins écarté le danger et le public m'attribuait tous les honneurs de la guérison. J'avais d'ailleurs perdu le goût de faire le médicastre. Lorsque je devais entrer chez la malade ou la quitter, me présenter devant son Empereur ou me retirer, enfin, dès que je paraissais au palais, les quelques valets enhaillonnés, qui passaient leur temps à muser aux portes, prenaient des airs compassés, solennels, et j'avais à subir toutes les simagrées de l'étiquette de l'ancienne cour des Empereurs d'Éthiopie. Les premiers jours, cette mise en scène bouffonne m'avait fait pitié; mais sa répétition quotidienne m'était devenue désagréable. Plus tard, m'étant initié à la langue, aux coutumes et aux traditions, je regrettai de ne m'être pas montré plus patient à l'égard de ces débris d'une famille de princes tombée, dit-on, d'une hauteur de 28 siècles. Mais avant de parler de cette famille impériale qui, chaque jour, comme une statue renversée de son piédestal, s'enlize davantage dans la poussière des temps, il convient de donner une idée de la base géographique sur laquelle, debout de générations en générations, elle a su, pendant que surgissaient et s'abîmaient tour à tour la plupart des dynasties souveraines du monde, diriger l'histoire de tant de peuples de l'Afrique orientale et de l'Arabie.
On s'est habitué, en Europe, à donner le nom d'Abyssinie à la portion indéfinie de l'Afrique orientale qui nous occupe, et sur laquelle, de toute antiquité, et même aujourd'hui, plane le nom primitif d'Éthiopie.
Les indigènes savent que les musulmans nomment leur pays el Habech, mais s'ils tolèrent ce nom dans la bouche des étrangers, c'est par courtoisie ou par pitié pour leur ignorance; eux-mêmes, pour la plupart, ne connaissent pas l'étymologie du mot Habech, mais ils sentent qu'elle est injurieuse pour eux. En effet, Habech, en arabe, s'emploie pour qualifier un ramassis de familles d'origines diverses ou bien de généalogie inconnue ou altérée; et parmi les races sémitiques, l'injure la plus mortifiante qu'on puisse faire à un homme ou à un peuple, est de dire qu'il ignore sa généalogie ou qu'elle est entachée de promiscuité, parce que, chez eux, les hommes de tous les rangs sont convaincus de l'existence d'une solidarité étroite non-seulement entre les vivants, mais surtout entre les vivants et leurs ancêtres. Du reste, quand on est initié à leur vie intime, on est journellement frappé des effets plus souvent bienfaisants que nuisibles de ce sentiment. L'Afrique orientale a servi de lieu d'établissement à plusieurs races, mais la grande majorité se rattache à la famille sémitique, d'après les caractères fournis par leurs idiômes, leurs langues, et, comme il a été dit, d'après leurs traditions. Cette origine suffirait seule à expliquer l'objection persistante des indigènes à la dénomination de Habechi.
L'adjectif Habechi, déformé par les Portugais, qui ont mis de côté la première lettre, et, selon leur usage, ont rendu le son ch par x, est devenu ainsi Abexim, en y joignant la finale portugaise; d'où, en usant à leur tour de la licence de transcription dont les Portugais leur avaient donné l'exemple, les copistes du seizième siècle ont fait le nom Abessinie devenu sans effort Abyssinie. Quelques auteurs allemands emploient encore la dénomination Habesch; les Anglais écrivent tantôt Abyssinia et tantôt Abessinia. Puis donc que les Arabes et les Européens, les peuples étrangers enfin, n'ont pu s'entendre sur la manière d'écrire une qualification injurieuse, convertie en désignation géographique, il paraît convenable de revenir au nom d'Éthiopie, par lequel tous les indigènes désignent leur patrie.
Quand on sait que ce peuple éthiopien rattache à la Judée ses origines historiques; qu'il justifie son nom par les textes bibliques, et qu'il pratique le Christianisme depuis le quatrième siècle; quand on songe que depuis cette époque, son pays a servi de lieu de refuge pour les mœurs et les idées chrétiennes; que les peuples d'Europe, quoique nombreux et aguerris, n'ont sauvegardées qu'avec tant de peine contre la propagande armée des musulmans, on s'apitoie de le voir, malgré ses protestations, dépouillé même de son nom, et l'on est peu disposé à conniver avec les Musulmans, pour substituer à une antique dénomination une désignation injurieuse, qui falsifie l'acte de naissance d'un peuple, l'allié le plus constant que nous ayions en Afrique pour le maintien de ces idées chrétiennes, qui sont notre gloire, la base et l'essence progressive de nos sociétés.
On peut objecter que le nom d'Éthiopie est d'origine grecque, mais les contre-objections ne manquent pas; d'ailleurs, ce qui paraît dominer toute considération, c'est que ce nom est le plus ancien et le seul usité dans le pays.
À défaut d'une définition plus précise de l'Éthiopie, on est tenté de suivre l'exemple des Romains, qui avaient divisé la Gaule en Gallia togata, Gallia braccata, Gallia comata, et de dire que l'Éthiopie comprend la partie de l'Afrique orientale dont les habitants portent la toge; cette Africa togata aurait du moins l'avantage de comprendre presque toutes les contrées africaines jadis soumises à l'autorité de l'Atsé ou Empereur, et d'être conforme à une locution employée actuellement par les Éthiopiens, sinon pour définir, du moins pour caractériser leur pays.
L'érudit géographe Ritter a défini en deux mots le caractère le plus saillant, non peut-être de toute l'Afrique, comme il le dit, mais de la portion orientale qui nous occupe; il partage le pays en terres hautes et terres plates. Il serait plus exact de dire contrées hautes et contrées basses, et, comme ces deux idées doivent entrer fréquemment dans les descriptions du pays, nous emprunterons à la langue amarigna, langue la plus généralement parlée en Éthiopie, les termes de relation deuga et koualla5; celui-ci désignant des contrées dont les plus hautes ne dépassent guère 2,000 mètres au-dessus du niveau de la mer, et dont les plus basses sont affaissées au-dessous même de ce niveau; celui-là, des contrées élevées à 2,400 mètres au moins au-dessus du niveau de l'Océan. Ces termes deuga et koualla correspondent aux termes arabes nedjd et tahama, qu'on pourrait à la rigueur exprimer en anglais par les mots high-land et low-land. Si la contrée est d'altitude mitoyenne, c'est-à-dire de 2,000 à 2,400 mètres environ, les Éthiopiens lui donnent le nom de woïna-deuga, ou deuga susceptible de produire la vigne; ils donnent le nom de beurha aux kouallas les plus bas, et en Gojam, celui de tchoké aux deugas d'une altitude de plus de 3,000 mètres; mais on peut dire que les deux désignations génériques servant à fixer l'esprit au sujet de l'altitude d'une contrée sont deuga et koualla.
Note 5: (retour) Pour ne pas élever une discussion analogue à la mémorable et malheureuse querelle de Ramus, à propos de la prononciation de la lettre u placée après q, et pour ne pas enfreindre l'usage grammatical qui veut qu'en français le q soit toujours suivi d'un u au commencement d'un mot, j'écris koualla, quoique le k français, comme le kh et le c dur, représente une articulation gutturale que nous ignorons, et qu'il me semble que si j'écrivais qoualla, la lettre q se rapprocherait davantage du k claqué que nous n'avons pas et qu'il faudrait pour mieux figurer la prononciation de ce mot.
Les Éthiopiens, dépourvus de mesures pour indiquer l'altitude d'un lieu, caractérisent habituellement les deugas et les kouallas par leurs productions les plus importantes du règne végétal; le deuga, par l'orge et la fève; le koualla, par le maïs, et surtout les nombreuses variétés de sorgho ou dourah des Arabes; les kouallas les plus bas, par le coton. Ils désignent aussi comme deuga, mais d'une façon moins absolue, la contrée où les moutons et les chevaux se reproduisent de préférence; et comme koualla, celle où les chèvres abondent. Par suite du spectacle habituel de contrées hautes et contrées basses, les indigènes sont, en général, assez au courant des productions zoologiques et botaniques dépendantes de la différence des altitudes; mais celles que je viens de nommer sont celles qu'ils emploient le plus fréquemment.
Les deugas sont balayés par des vents qui, en Afrique, bornent leurs brises rafraîchissantes aux parties élevées de l'atmosphère; l'air est frais, doux et sec; les sources sont fréquentes, et la végétation laisse des traces abondantes et vertes pendant presque toute l'année; les arbres sont d'un bois tendre, et la plupart des arbustes sont inermes, le feuillage est touffu, les feuilles sont légères, souples, de tons variés et doux à l'œil; le sol est mou, élastique, et pierreux. On voit, dans de vastes pâturages, le poulain folâtrant près des troupeaux de moutons et de bœufs-bisons aux allures majestueuses et au pelage d'une variété inconnue en Europe; la campagne abonde en grandes perdrix rouges; le bouquetin prospère aux flancs des précipices, et le sanglier à masque atteint une taille prodigieuse; les troupes de singes n'y apparaissent que de passage; les scorpions et les reptiles sont rares; leur venin est peu dangereux; l'hyène et le chacal y vivent discrètement, et le grand lion à crinière noire n'y est signalé que de loin en loin.
Dans les kouallas, au contraire, le vent n'est qu'à l'état de brise intermittente et à directions incertaines; le plus souvent, l'air s'y meut sous forme de révolin; à cause du voisinage des deugas, il y forme fréquemment des tourbillons, et, dans les lits encaissés des rivières, le vent y souffle quelquefois avec une furie impérieuse pendant un petit nombre de minutes. L'air, presque toujours chaud, est sec, comme sur les deugas, car une sécheresse permanente et bien sensible à toutes les muqueuses est le caractère le plus saillant du climat éthiopien. Aux nuits fraîches et sereines succèdent des journées durant lesquelles le sol s'échauffe quelquefois jusqu'à 75 degrés. Les sources sont plus rares que dans les hauts pays; la végétation, fougueuse et luxuriante au printemps, se dessèche rapidement aux rayons du soleil et n'offre, pendant plus de la moitié de l'année, que des tons fauves, relevés de distance en distance par quelque arbre gigantesque, aux feuilles épaisses, cassantes et d'un vert poussiéreux. Le bois des arbres est dense et noueux; lianes, arbustes, arbrisseaux, une multitude de plantes sèment de leurs épines acérées le sol durci, pierreux, et souvent profondément crevassé. Des herbes hautes à dissimuler un homme à cheval, couvrent de grands espaces; une étincelle suffit pour y allumer de vastes incendies, qui envahissent rapidement; aux crépitations, aux craquements sinistres de ces embrasements subits, les carnassiers terrifiés fuient, et les reptiles sont dévorés par les flammes. La terre est ainsi purgée de quantité d'insectes venimeux et préparée à la recrudescence printanière, mais elle attriste le regard par ses tons roux, sombres, et ses arbres défeuillés aux troncs noircis.
On trouve dans les kouallas les plantes aromatiques, les bois odorants, des scorpions, d'autres insectes venimeux, ainsi que des variétés nombreuses de reptiles, depuis le boa jusqu'à un serpent gros comme le doigt, long d'une coudée à peine, dont la morsure cause la mort la plus rapide. Le bœuf est de petite taille, grêle, vif, d'un pelage fin, court et ordinairement clair. La vache donne très-peu de lait; en revanche, les troupeaux de chèvres s'accroissent rapidement, malgré les larcins fréquents des panthères, qui pullulent dans les anfractuosités des rochers. L'âne est la seule bête de somme; il est plus petit que sur les deugas, plus sobre, plus agile, son poil fin et court est mi-partie gris souris et ventre de biche.
Le cheval ne se reproduit que très-rarement dans les kouallas d'altitude mitoyenne et se reproduit quelquefois dans les kouallas les plus bas et les plus chauds dits beurha. Les hommes riches des bas pays l'importent souvent des deugas pour leur usage à la guerre; ils le choisissent de petite taille, le plus ardent possible, souvent même emporté, car son séjour en koualla, fait tomber sa fougue et le guérit ordinairement de l'habitude de prendre le mors aux dents. Son poil devient plus fin, sa robe plus soyeuse, son embonpoint disparaît; il vit moins longtemps, et, dans plusieurs kouallas d'altitude mitoyenne, il n'échappe que rarement à une maladie mortelle, ressemblant au farcin, mal dont il guérit si on l'envoie dans les pâturages d'un deuga élevé. Les indigènes assurent qu'on peut le soustraire à cette maladie, en l'empêchant de paître dans les kouallas où poussent une petite herbe garnie de longues épines et bien connue des cavaliers; ce qui semblerait donner raison à leur observation, c'est que cette herbe n'existe pas dans les kouallas dits beurha, et que les chevaux n'y sont point frappés de la maladie en question.
Les animaux sauvages, tels que les grandes et les petites antilopes, la gazelle et tous ses congénères, abondent. Les sangliers de taille moindre que ceux des deugas se multiplient étonnamment, quoique de nombreux lions en fassent leur proie habituelle: les hyènes et les chacals sont d'une férocité plus grande. Dans les kouallas les plus bas, dits beurha, on rencontre le buffle, le rhinocéros, l'éléphant, la girafe, l'autruche, l'onagre, l'hippopotame, le crocodile et bien d'autres animaux malfaisants. Ces quartiers sont souvent égayés par des bandes de grands singes cynocéphales, mis en fuite par la fronde des gardiens des plantations; ils s'arrêtent hors portée, s'entre-pillent les fruits de leurs larcins, cachés dans leurs joues, et regardant malicieusement le champ qu'ils ont dévasté, se réjouissent en cris et en gambades, pendant que les vieux de la bande, les stratéges, ont l'air de prendre gravement leurs mesures pour un nouveau plan de maraude.
Cette distribution de l'Éthiopie en deugas et kouallas, jointe à la périodicité de ses pluies, donne au régime de ses eaux un caractère spécial. Ailleurs, les cours d'eau arrosent et fertilisent; en Éthiopie, ils semblent distribués comme d'après un vaste système d'égouttement des terres ou drainage, et n'arrosant que leur lit, ils vont porter la fécondité aux terres de la Nubie et de l'Égypte, qui, sans ces cours d'eau, ne seraient qu'un désert aride. L'hiver, les cours d'eau des kouallas, augmentés de tous côtés par le regorgement des eaux pluviales des deugas, deviennent torrentueux, mais pendant l'été et l'automne, il ne reste que des lits quelquefois complètement desséchés; les sources sont rares, peu abondantes, de longs espaces en sont dépourvus. D'autre part, les kouallas qui ont des cours d'eau continus, un peu volumineux, sont frappés d'insalubrité. Les djins, disent les indigènes, veillent sur leurs bords pour frapper de fièvres pernicieuses ou typhoïdes, trop souvent mortelles, ceux que la fatigue, la fraîcheur et l'ombre convient à s'y livrer au repos. Les kouallas, même salubres, deviennent malsains lorsque les premières pluies de l'hiver humectent les terres altérées, et lorsque le soleil du printemps les dessèche de nouveau. Le séjour en deuga passe, au contraire, pour être toujours sain.
Du reste, même en Éthiopie, les termes deuga et koualla sont relatifs; telle contrée basse est quelquefois nommée deuga par ses voisins qui habitent un koualla plus profond encore, comme tel district deuga, sis à une altitude de plus de 2,000 mètres, est traité de koualla par ses voisins qui vivent sur des terres d'une altitude plus grande.
Réduit à sa dernière expression, le deuga est un plateau borné par des précipices dont l'escarpement est souvent tel, qu'on peut s'asseoir sur le bord, les jambes pendantes dans le vide, comme si l'on occupait la margelle d'un puits. On trouve quelquefois, dressé abruptement au milieu d'un koualla, un deuga de la plus petite échelle, rendu inabordable par la main de l'homme; ce deuga en miniature devient un mont-fort, forteresse naturelle, dont les hill-forts de l'Inde ou la forteresse de Kœnigstein, en Saxe, donnera l'idée exacte. Quelques-uns de ces mont-forts, hauts de plusieurs centaines de mètres, ont comme la forteresse de Kœnigstein, un sommet assez étendu, des sources et des terres arables suffisantes pour nourrir une bonne garnison; aussi les rebelles et les ambitieux ne négligent-ils rien pour se procurer ces forteresses, dont la plupart sont inexpugnables pour les troupes éthiopiennes. Après avoir grimpé le long d'un sentier raide, étroit et tortueux, il faut quelquefois se faire hisser par une corde pour arriver à la plaine du sommet; les débouchés de ces sentiers sont ordinairement garnis de blocs de pierre, retenus par des courroies qu'il suffit de couper pour écraser les assaillants. Quelques mont-forts, dépourvus de sources ou de terres arables, ne servent que comme lieu de retraite passagère. Les principaux mont-forts de l'Éthiopie sont dans l'Enderta, le Lasta, l'Idjou, le Samen, le Tagadé, le Wolkaïte, le Dambya, le Wadla, le Wara-Himano, le Gojam. Parmi les plus petits, on peut citer celui de Wohéni, près de Gondar, espèce de colonne carrée et gigantesque, haute de trois cents mètres; son sommet étroit servait de prison pour les membres de la famille impériale que la jalousie ombrageuse du souverain y maintenait somptueusement pendant toute leur vie. Dans des proportions plus restreintes encore, ces curieux accidents de terrain ne forment plus que des obélisques naturels, comme le mont Chamo, en Begamdir, et l'on peut supposer que le souvenir de ces aiguilles naturelles ait inspiré aux Égyptiens l'idée de leurs obélisques, s'il est vrai, comme le rapportent les anciens et comme le dit encore la tradition, que l'Égypte ait été peuplée par des émigrants de la Haute-Éthiopie.
Après cet aperçu de la configuration du pays, j'essaierai, en suivant les données géographiques recueillies par mon frère, d'en indiquer les frontières. Cette tâche est d'autant plus difficile, que les cartes et les renseignements à cet égard manquent, et que les traditions sont vagues et malaisées à contrôler; aussi, en cherchant à délimiter le vieil empire d'Éthiopie, j'ai plutôt l'ambition de provoquer des études à faire, que de bien donner les noms et les directions des lignes de frontières, avec la précision que demande la science en Europe. Ce qui excusera d'ailleurs le vague de la délinéation qui va suivre, c'est l'usage des peuples africains de terminer un pays par une frontière indéfinie, mobile, élastique. Un des caractères les plus communs à ces peuples est de chercher l'isolement; ils semblent redouter de confiner de près avec une nation quelconque, et s'en séparent au moyen de larges frontières formées par des hernes ou terres abandonnées, dont le seul roi est la force, suivant l'expression des indigènes; si leur puissance s'accroît, ils étendent la culture sur la lisière de ces hernes, ravagent et dépeuplent la lisière opposée, poussant ainsi, pour s'agrandir, le désert devant eux. Les nations voisines usent de représailles, et selon les fluctuations de ces guerres, qui ne finissent quelquefois que longtemps après l'extinction des générations qui les ont commencées, la ligne frontière proprement dite se déplace continuellement; enfin, la guerre, mal sporadique en Europe, étant endémique sur le continent africain, il en résulte naturellement que les frontières des États sont toujours en état d'expansion ou de rétrécissement. En Éthiopie, les limites indiquées par la nature sont insuffisantes à comprimer ce double mouvement. Il n'y a pas encore quinze années que les hernes produites par les guerres s'étendaient sur l'un et l'autre versant de la chaîne à l'ouest de Moussawa, occupée par les Akala-Gonzaï. La rivière Béchelo, et même l'Abbaïe ou fleuve Bleu, n'empêchent point les adversaires de l'un et l'autre bord de chercher à s'étendre en faisant le désert au delà de l'un ou de l'autre bord de ces rivières. Il importe aussi de ne point perdre de vue qu'en Éthiopie, la population étant moins dense qu'en Europe, ses déplacements, par suite de famine, de guerre ou pour d'autres motifs, sont bien plus fréquents. Le sentiment patriotique de l'Européen tient plus du sol, celui de l'Éthiopien, de la race; et si, en Europe, on a pu dire qu'on emportait la patrie à la semelle de ses chaussures, cette image est bien plus vraie, appliquée aux Africains et même aux Asiatiques. En Éthiopie, un des désespoirs du voyageur, qui croit connaître le pays, est d'apprendre, quelquefois à l'improviste, que telle petite communauté, comprenant une famille, une portion de village, un village entier ou même un district, est d'une origine distincte de la population qui les entoure. Cette communauté, débris quelquefois d'une race lointaine ou disparue, du jour où elle a pris racine aux lieux où on la trouve, s'est conformée aux lois et manières d'être de ses nouveaux voisins, en tout ce qui est nécessaire pour la relier politiquement et civilement avec eux; mais comme pour ne point se dégrader en reniant complètement ses pères, elle a depuis des générations conservé précieusement quelques traits de leurs mœurs ou de leurs coutumes, qui témoignent de sa descendance. Les Éthiopiens ont une aversion instinctive pour l'uniformité civile ou administrative; ils la regardent comme un moyen et aussi un effet de la tyrannie. La configuration et la disposition de leur territoire, qui offre partout des points de résistance, et le manque de grandes routes semblent avoir servi à confirmer et à assurer leurs libertés locales, comme à empêcher la concentration permanente de la puissance impériale. C'est ainsi que ce peuple a pu durer jusqu'à ce jour, car la centralisation du pouvoir d'une nation prépare et facilite son asservissement ou sa conquête. Les montagnes, les accidents de terrain, les arbres et jusqu'aux buissons, tempèrent, disent les Éthiopiens, l'effort des vents. Ils disent encore qu'il est aussi injuste et aussi insensé de vouloir assimiler toutes les parties d'un empire, que d'exiger des serviteurs d'une même maison qu'ils se dépouillent de leur physionomie et de leur caractère personnel, pour prendre une physionomie et une manière d'être uniformes; ils prétendent que le maître est alors moins bien servi, et ils traitent de renégat la communauté ou le serviteur qui se prête à ces assimilations despotiques.
Faisant la part des restrictions résultant de cet état de choses, suivons le pourtour de l'ancien Empire d'Éthiopie, en partant de la mer Rouge et marchant du nord vers les contrées du sud, de Badour ou Hakike, petit port au S. de Saouakin, jusqu'à Zoulla, près l'antique Adoulis; la côte est peuplée par les Tigrès, qui, sous le nom de Natabs, Hababs, Kacys, etc., forment diverses tribus de Sémites, dont la très-grande majorité a adopté l'Islamisme. Ces peuplades, devenues indépendantes au fur et à mesure de la décadence de l'Empire, forment entre elles une espèce de ligue et ne payent tribut qu'éventuellement aux gouverneurs éthiopiens du deuga dont les demandes deviennent par trop pressantes. À l'ouest du Tigré, et entre le deuga et la mer, sont les diverses tribus Sahos, vivant le plus souvent à l'état nomade à l'est de la crête de montagne ou plutôt de deuga qui court parallèlement à la côte; quelques-unes d'entre elles paissent annuellement leurs troupeaux sur le rebord ouest du deuga, chez les Akala-Gouzaï; ils payent alors tribut à la fois aux autorités du Tigré et à celles du Tegraïe. Au sud de ces tribus, se trouve le peuple Afar, dont on nomme plus de cent cinquante tribus, appelées jadis Maras, ou tribus par excellence; elles sont aujourd'hui nommées Taltals par les Tegraïens, et Danakils par les Arabes, qui, comme beaucoup d'Européens, donnent à la confédération entière le nom d'une tribu aujourd'hui insignifiante. Les Afars habitent un vaste koualla borné d'un côté par la mer, depuis Makannélé jusqu'aux environs de Toudjourrah, et de l'autre par le contour du deuga qui, dans les environs de Atsbi-Dara en Tegraïe, s'élève, dit-on, dans le mont Doa, jusqu'au delà de la limite des neiges perpétuelles, ce qui, de ce côté, formerait le point culminant de l'Afrique orientale. Les Afars qui habitent la côte sont musulmans zélés; vers l'intérieur, ils sont plus tièdes, et quelques-unes de leurs tribus sont même restées païennes ou mi-chrétiennes; aucun Afar n'a adopté, comme les Sahos d'Aliténa, le Christianisme. Il ne sera pas ici question des Somals ni des habitants d'Adar ou Harar, qui sont probablement de race gouragué, quoique les uns et les autres portent la toge. Il suffit de marcher vers l'Est, dans les profondeurs du pays Afar, qui occupe ces kouallas, pour rencontrer l'Anazo et d'autres rivières qui disparaissent, dit-on, dans les sables, ainsi que le puissant cours de l'Aouache, qui s'épanouit en lac et perd ainsi son caractère de rivière, avant d'atteindre le rivage de l'Océan. C'est sur les bords de l'Aouache que les Ilmormas, dits Gallas par les étrangers, ont pris naissance; leur langue, comme celle des Sahos, se rattache évidemment à l'idiome afar. Cédant à l'impulsion mystérieuse, mais incontestée, qu'un peuple reçoit du mélange d'un sang étranger, les Ilmormas se répandirent de tous les côtés, en envahissant les peuplades voisines, plus vieilles et par conséquent moins énergiques; ils se sont ainsi infiltrés entre les nations voisines qu'ils ont détruites ou refoulées. Les Somals seuls paraissent avoir échappé à leur invasion, et dans l'absence du tout voyage à l'Est du pays Gouragué, il est difficile d'affirmer la position de l'ancienne frontière de ce côté-là. Ce dernier peuple, qui parle un idiome quelque peu voisin de l'amarigna, occupe un des deugas les plus étendus de l'Éthiopie. Le Gouragué est le plus beau, le plus courageux et peut-être le plus indépendant des Africains orientaux; les constitutions politiques si remarquables qu'on attribue à ces huit ou neuf confédérations, allient bien leur sauvage liberté à leur dignité de chrétien. Il est probable que les Gouragués ont été jadis sujets des Empereurs, et le caractère de visage des membres de la famille impériale rappelle, du reste, le type gouragué. Au delà de ces peuplades, on en trouve d'autres qui sont indépendantes, sous le nom de Tambaros, réunies en monarchies dans le pays de Cambat, et que la tradition, d'accord cette fois avec l'histoire locale, faisait obéir autrefois au souverain d'Aksoum. Les Walaytsas, Gobos et Koullos actuels faisaient partie de l'ancienne province de Dawaro, plus compacte probablement et surtout plus étendue que les principautés actuelles, où l'on parle un idiome à part, et où les petites principautés paraissent s'être divisées par les incursions incessantes des Ilmormas. On ignore si les Touftés et les Yemmas et autres tribus dites Djandjéros obéissaient, dans leurs localités actuelles, à l'ancien Empire qui nous occupe. D'après la tradition, le deuga du Kafa, si remarquable par sa végétation tropicale et par l'indolence de ses habitants, n'a jamais appartenu à l'Empire; mais il faut y comprendre comme frontière la grande forêt qui s'étend du Kafa jusqu'au deuga du Guéra, la plus haute terre du Gouma, le pays Chinacha-Dafilo, et toutes ces pentes terminées d'ailleurs abruptement du côté du koualla qui relie la haute terre du Damote à la plaine basse, où coule le grand bras oriental du fleuve Blanc. Peut-être est-il plus probable que ces pentes ont toujours été, comme aujourd'hui, à l'état de hernes frontières; peut-être faut-il, en remontant vers le nord, prendre comme limite la rivière Did-essa, dont le vrai cours embarrasse les géographes. Toutefois, ce qui milite contre cette opinion, c'est le fait bien constaté que le Sennaar appartenait aussi aux Empereurs, car pendant la saison pluvieuse ils envoyaient leurs mules de selle hiverner dans cette province. Puisque nous avons nommé ces rivières, disons aussi que l'invasion ilmorma paraît avoir refoulé dans leurs kouallas les Simitchos, qui parlent une langue très-voisine de celle d'Afillo, les Konfals, dont on ne connaît guère que le nom, les Kotelets, dont l'origine et les affinités sont inconnues, et peut-être les Tokquerouris, qui sont une vraie pierre d'achoppement pour l'ethnographie éthiopienne. Toutes les nations ci-dessus mentionnées sont de race rouge; mais sur la rive droite de l'Abbaïe, et bornés à l'Est par les hernes des Aouawas ou Agaws, vivent les Gouinzas, qui sont de véritables nègres. Sur la rive gauche de la même rivière, sont les Négayas, qui, bien que nègres aussi, sont peut-être complètement distincts de ceux qui viennent d'être nommés. Les Guinjars ou habitants de la Nubie, d'origine arabe et parlant encore un arabe corrompu, étaient autrefois, comme partiellement encore aujourd'hui, tributaires des chefs des deugas éthiopiens. En suivant vers l'Orient les hernes de l'Armatcho, en traversant la rivière Gouangué ou Atbara, les cours d'eau du Walhaÿt, qui finissent au Takkazé, on arrive chez ces tribus curieuses, qui, nègres pour les uns et rouges pour les autres, se divisent en Naras, Barias, Marias, noms qui représentent autant de peuplades indépendantes que de langues. Du reste, chacune des peuplades mentionnées dans cette énumération a une langue tout-à-fait distincte; il en est de même des Bidjas et Beni-Amer, qui ont obéi au roi d'Aksoum jusqu'au jour où le fanatisme musulman fit massacrer à Saouakin la grande caravane de chrétiens éthiopiens qui se rendait à Jérusalem. Les Bidjas sont les voisins des Tigrés, et on arrive ainsi au point d'où nous sommes partis. Dans l'intérieur de la vaste enceinte qui vient d'être tracée, vivent des restes de nations antiques, qui conservent encore des langues et même des religions distinctes, car, comme il a été dit plus haut, le travail de fusion qui plaît tant en Europe semble n'avoir jamais été du goût des Éthiopiens. Ainsi l'on trouve les Asguidés qui parlent encore le guez ou langue sacrée, qu'on ne parle plus sur le haut deuga; les Bilènes, identiques peut-être avec les Blemmyes des Romains; les Kamtas, qui perpétuent près du Lasta une des plus belles races de l'Afrique; les Gafates du Wadla, qui n'ont conservé de la langue antique d'autres vestiges que des chansons officielles, les Gafates du petit Damote, le Falacha et Quimante du Dambya, et les Sinitchos de la rive gauche de l'Abbaïe. Si l'on joint à tous ces noms de tribus ou de langues, les Tegraïens, les Amaras et les Ilmormas, l'on aura une idée sommaire de la diversité des sujets de l'ancien Empire éthiopien.
Avant de terminer cette description d'un pays encore peu connu, malgré tous nos efforts, il est bon d'insister sur un trait physique qui domine sur toute la partie occidentale et septentrionale de cette longue ligne de frontières. Là, les hernes n'ont pas été créées tout-à-fait par le génie de conquérants stupides: si ces hernes sont désertes, c'est qu'elles sont, aujourd'hui du moins, inhabitables; c'est qu'au milieu d'une végétation luxuriante, foulée seulement par la bête féroce ou par les rares caravanes de hardis trafiquants, des influences mystérieuses donnent, pendant dix mois de l'année, la mort aux voyageurs. En attendant que les hommes de l'art puissent aller savoir, sans y périr eux-mêmes, quel genre de maladie attend l'être humain qui traverse ces hernes, même en courant, on se bornera à émettre l'hypothèse que cette insalubrité a dû aider les Éthiopiens à résister aux Musulmans des kouallas et à garder les trésors sacrés de leurs libertés et de leur foi chrétienne.
Comme on doit le pressentir, la configuration de l'Éthiopie, formée de contrées d'altitudes si différentes: la température fraîche et uniforme de ses deugas ombreux, fertiles et si longtemps verdoyants; la froidure des contrées dites tchokés; la température brûlante des kouallas, dont la végétation luxuriante alterne avec la stérilité et la sécheresse la plus extrême; l'atmosphère tiède et voluptueuse qui caresse les woïna-deugas, où les villes surgissent de préférence, comme pour convier les compatriotes d'altitudes si opposées à s'entrevoir commodément; les variétés d'habitudes alimentaires et autres; enfin, l'action de climats si opposés, doivent, à la longue, influer de telle sorte sur le physique et le moral des habitants, que malgré une communauté de race, de religion, de lois et de mœurs, il s'établit entre eux des différences marquées.
L'homme des kouallas est de petite taille, souple, musculeux et bien pris; ses extrémités sont fines et sèches; il devient rarement obèse, souvent même il est comme frappé d'émaciation; il est en général plus barbu et velu que l'homme des deugas; sa tête est petite, son visage court, son teint, selon les indigènes, tend à se foncer, et ses cheveux à devenir épais et rudes; sa denture est très-belle, ses yeux grands; il a les traits accentués, le front souvent fuyant, le nez ordinairement droit, petit, aux ailes grandes et mobiles, et très-rarement aquilin.
L'homme des deugas est d'une taille plus élevée, d'une ossature relativement forte, ses extrémités sont grandes et charnues, ses muscles peu apparents et ses chairs abondantes; son teint est souvent aussi foncé, mais sur ces hauts plateaux l'on trouve plus fréquemment les femmes au teint clair, mat, légèrement doré, se rapprochant, comme il a été dit, du teint européen. Les mauvaises dentures, très-rares en Éthiopie, se trouvent plutôt chez le natif du deuga, dont les dents sont, en général, moins remarquablement belles; son visage est plus souvent oblong que rond; son front large et haut; l'angle facial ouvert; les yeux moins grands, le nez plus développé et quelquefois aquilin.
La physionomie de l'homme des kouallas est expressive; son regard mobile, ardent; ses gestes et sa démarche trahissent la vivacité de ses impressions; aussi, manque-t-il ordinairement de cette dignité de maintien résultant de la possession de soi-même. Il est abrupte dans ses façons, original dans ses habitudes, persiffleur, goguenard et tapageur; il parle haut, son élocution est rapide et figurée; son organe vibrant, souple, musical, sa prononciation claire et sa voix blanche; ses lèvres sont plutôt minces. Lorsqu'il a le don de la parole, il surprend, touche et remue plutôt peut-être que son compatriote des hauts pays; mais il est enclin à corrompre la langue par des innovations pittoresques. Il passe pour être imprévoyant, susceptible, colère, franc, charitable, ostentateur, fantasque, actif et indolent par accès, peu soucieux de la vie et impétueux au combat. Il aime les longs festins, la parure, la danse, la musique, la poésie, et lorsqu'au milieu du silence embrasé du midi ou sur le soir, on entend dans la campagne une voix qui chante, c'est celle de quelque chevrier ou de quelque laboureur du koualla qui monte jusqu'à vous.
Sur le bord de son plateau, l'homme du deuga s'arrête, écoute et sourit de plaisir, mais aussi de dédain. Il est plus sobre de paroles et de gestes; il manifeste moins bruyamment les mouvements de son âme; sa physionomie et son maintien sont graves; le regard est plutôt contemplatif, l'organe lourd, voilé, il parle souvent en fausset; sa diction est lente, il affecte la rudesse, aime les formes concises, sentencieuses, corrompt la langue à sa manière, mais parle plus purement que l'homme du koualla. On dit que lorsqu'il a le don de l'éloquence, ce qui lui arrive plus rarement, il remue moins, mais domine et entraîne bien plus que son compatriote des kouallas. Il a la réputation d'être patient, mais de ne point oublier l'injure, d'être calculateur, économe, défiant, âpre au gain. Il est moins querelleur, moins hospitalier, moins vain, plus orgueilleux, plus processif, plus fourbe; ses sentiments religieux sont moins démonstratifs et il est moins encombré peut-être de superstitions. Il aime aussi la poésie et la musique et préfère les airs lents, tristes, et les pensées mélancoliques. Il est moins bon fantassin, moins bon pour fournir à un effort subit et attaquer une position, mais, quoique supportant moins bien les fatigues et les privations, il est plus apte à faire de longues campagnes, à combattre en ligne, et surtout à couvrir une retraite. Il mange, boit et dort plus que l'homme des contrées basses, et il vieillit bien moins vite, assure-t-on. Les indigènes disent qu'il n'est pas rare que le plus jeune d'une famille, native du deuga, après avoir vécu quelques années dans un koualla, reparaisse au milieu des siens, avec la chevelure et la barbe blanchies, tandis que ses frères commencent à peine à grisonner.
Les femmes des kouallas passent pour être les plus jolies, les plus attrayantes et savoir se draper avec le plus de coquetterie dans la toge; leur éclat est précoce, mais peu durable; leur accortise, la beauté de leur regard, la gracieuse souplesse de leur démarche, la perfection de leurs formes et la mobilité de leur caractère justifient, du reste, la jalousie proverbiale de leurs maris.
Les femmes des deugas, plus grandes, plus fortes, sont moins avenantes, moins gracieuses, moins fécondes, dit-on, mais plus laborieuses, plus économes, moins fantasques et plus soumises; belles plutôt que jolies, elles passent pour exercer des séductions moins entraînantes que les femmes des kouallas, mais elles conquièrent dans la famille une prépondérance plus durable.
Comme les libertés communales ont survécu à tous les bouleversements politiques, la famille est encore assez forte; la constitution du mariage civil dissoluble semble peu faite, il est vrai, pour la conserver dans cet état; aussi les us et coutumes ont-ils renforcé la puissance du père jusqu'au point de lui permettre, comme à Rome, de disposer de la vie de ses enfants. Au dire des indigènes, les familles des contrées kouallas, quoique fréquemment les plus nombreuses, se perpétuent moins, et les liens de famille sont moins forts que sur les hauts plateaux. Le père permet à l'enfant de développer sa personnalité de bonne heure, et, sinon en droit, en fait du moins l'émancipation a lieu bien plus tôt; la mère exerce moins d'empire dans la maison; les allures et les mœurs domestiques ont un caractère indépendant et moins respectueux.
En contrée deuga, au contraire, le père et la mère jouissent d'une autorité durable; on y remarque plus fréquemment le type de la matrone, siégeant depuis longtemps à l'arrière-plan de la vie, ou de l'aïeul conseillant et dirigeant la conduite des petits-fils.
On attribue cette différence à la pétulance et au peu de gravité des natifs du koualla, dispositions peu favorables à l'obéissance filiale comme au prestige de l'autorité paternelle; on l'attribue également, et avec plus de raison peut-être, à l'instabilité du foyer domestique. En effet, les contrées kouallas sont d'une fécondité prodigieuse; souvent elles rapportent plus de 400 pour 1; mais leur production est sujette à des retours désastreux causés par les sécheresses, les sauterelles, les épizooties, les animaux sauvages, enfin, par la mortalité qui suit la recrudescence des fièvres du printemps et de l'automne, et qui arrête quelquefois, en quelques semaines, la prospérité d'une maison ou de tout un district; aussi, les habitants des kouallas sont-ils souvent réduits à l'émigration. Comme je l'ai dit ailleurs, leur attachement à leurs terres est tel, que ce n'est qu'à la dernière extrémité qu'ils les abandonnent. Souvent ils vivent dispersés durant plusieurs années: quelquefois même leur génération s'éteint à l'étranger, mais leurs enfants guettent le moment où ils pourront se rétablir dans le district paternel, et, trait digne de remarque, lorsqu'ils en reprennent possession, la tradition locale est assez vivante et assez précise, pour qu'à la première assemblée, la hiérarchie communale soit réinstituée d'après les règles qui auraient été suivies si la population n'avait jamais quitté le district. La délimitation des propriétés est rétablie avec une exactitude qui prévient habituellement les procès; les alliances et les démêlés avec les communes voisines sont renouvelés, et, si les premières récoltes, l'état de la politique et les conditions sanitaires sont favorables, la commune redevient riche, mais la famille ne répare qu'imparfaitement les atteintes que de telles péripéties ont portées à son esprit. Dans les contrées deugas, au contraire, toutes salubres, la fertilité est bien moindre, il est vrai, mais elle est continue; les sauterelles et les épizooties ne les envahissent qu'à de longs intervalles; la richesse s'accroît lentement, mais sa durée sauvegarde le calme de la famille et la transmission inaltérée de son esprit.
La portion la plus considérable, peut-être, de la nation éthiopienne habite ces contrées d'altitude intermédiaire nommées Waïna-Deugas. Est-ce parce que, ordinairement, les termes moyens l'emportent, et que les moyennes sont à la fois les causes et le résultat des civilisations? Le fait est que presque toutes les villes sont établies sur les Waïna-Deugas, et que les populations passent pour y être les plus civilisées. Leur climat, leurs productions agricoles, leur flore et leur faune tiennent en partie du koualla et en partie du deuga. Les habitants de ces dernières contrées ne s'adonnent qu'à l'agriculture, à la guerre, à la chasse ou à l'élève des troupeaux. Les natifs des Waïna-Deugas s'adonnent de préférence aux métiers, aux industries et au commerce; ils sont peu enclins à la vie militaire, et professent du dédain pour la condition du laboureur. Les musiciens, les trafiquants, les avocats, les histrions, les bouffons, les délateurs de profession, les usuriers, les professeurs de grammaire et de controverse religieuse, sont en général natifs des Waïna-Deugas; c'est là que la langue est parlée avec le plus de pureté; mais les professeurs d'histoire, de droit et de théologie, viennent des kouallas et surtout des deugas. Les habitants des Waïna-Deugas sont avenants mais peu hospitaliers, sceptiques, inconstants, paresseux, moins irascibles, moins dévoués à leurs croyances, à leurs opinions ou à un parti politique, moins respectueux envers l'autorité paternelle que les habitants du deuga ou du koualla; ils sont efféminés, enclins aux factions, très-rarement rebelles et observant plutôt les pratiques extérieures de la religion que ses préceptes fondamentaux. Les chefs et les grandes familles ne négligent rien pour flatter ces populations intermédiaires, mais comptent peu sur leur dévouement; ils regardent le Waïna-Deuga comme la proie la plus belle, le koualla ou le deuga, comme la base la plus sûre de leur puissance. Dans les contrées Waïna-Deugas, la richesse consiste principalement en argent et en biens-meubles; l'affluence des produits des kouallas et des deugas y maintient une abondance presque toujours égale, malgré les exactions des hommes de guerre attirés par les ressources et les plaisirs qu'offrent les villes. Les Éthiopiens sont remarquables par leur curiosité, leur esprit critique et leur connaissance des lois. Les habitants des Waïna-Deugas, plus curieux et plus frondeurs que les autres, sont aussi plus au courant des ressources de la loi et plus enclins à y faire appel. Leur moralité est aussi de beaucoup la plus relâchée. Tous sont très-sensibles à la prosodie, au beau langage et à la poésie; ils admirent, avant tout, l'homme brave, intrépide et l'homme vraiment religieux; mais le plus sûr moyen de les intéresser et de gagner leur cœur, est de parler avec esprit et élégance. Malgré cette disposition, ils ont compris sous un seul nom appellatif les trouvères, les musiciens, les chanteurs, les bouffons, les grotesques, les mimes, les danseurs de chica ou de vaudoux, les hilarodes, les bardes, tous ceux enfin adonnés au gai savoir, et ce nom est regardé comme injurieux et diffamatoire; ils ne l'appliquent pas au poète auteur ou chanteur de poésies religieuses, composées presque toujours en guez ou langue sacrée, à celui qui exécute des danses religieuses, au soldat coryphée, qui chante exclusivement des chants de guerre, et à ceux qui, aux funérailles, chantent ou composent des thrénodies. On remarque que les trouvères natifs du Waïna-Deuga font de préférence des couplets et distiques gnomiques ou épigrammatiques, des priapées, des facéties, des farces et des compliments; ceux des kouallas et des deugas chantent ordinairement le mieux la guerre, la vie agreste, les faits héroïques et les funérailles; les premiers passent pour savoir le mieux chanter l'amour, les seconds ont la réputation de savoir aimer le mieux et d'être moins ingénieux à le dire.
Les familles des deugas et des kouallas s'allient très-souvent entre elles; il leur paraît sage d'appuyer à la fois la prospérité d'une maison sur les chances de fortune qu'offrent les hautes et les basses contrées. Malgré ces relations intimes, par l'effet sans doute de cette tendance qu'ont les hommes à critiquer tout ce qui les différencie, l'habitant des deugas a converti en épithète injurieuse le mot désignant l'habitant des kouallas, celui-ci lui riposte par une épithète analogue, et l'un et l'autre s'y montrent on ne peut plus sensibles. Sous ce rapport, l'homme du Waïna-Deuga se regarde comme le plus heureusement né, et il raille le natif du koualla aussi bien que celui du deuga, celui-ci, de ce qu'il est né trop haut, celui-là, de ce qu'il est né trop bas. Cependant, quoique sa bouche déprécie ceux qui ne naissent pas de plain pied avec lui, il reconnaît au fond leur supériorité; il cherche à contracter avec eux des alliances de famille, à se ménager chez eux un abri et des ressources contre les mauvais jours; il tourne en ridicule leur naïveté, leur étroitesse d'esprit, traite leurs mœurs d'incivilisées, mais il craint et estime au fond les hommes du koualla et redoute ceux du deuga, comme formant la pépinière d'où sortent ses maîtres et ses conquérants.
À ces traits distinctifs des populations des contrées deugas, waïna-deugas et kouallas, on pourrait en ajouter bien d'autres, tant le moindre changement dans les conditions de son existence peut modifier l'être humain, variable à l'infini et échappant d'autant plus à la définition et au classement, que tout jugement est conjectural ou porte sur des formes changeantes, comme l'onde qui s'entr'ouvre et se referme de mille façons diverses sous la quille des vaisseaux qui la sillonnent. Aussi, ne me serais-je peut-être pas hasardé, d'après mes seules observations, à diviser une population entière en trois classes, basées non-seulement sur les différences sensibles aux yeux, mais encore sur les nuances morales, si je n'avais eu, pour me guider, l'expérience d'indigènes réputés sages et habiles dans les choses de leur pays. C'est donc surtout d'après leurs jugements, que j'ai tracé les trois portraits typiques, autour desquels gravitent les ressemblances individuelles. Du reste, ces populations s'harmonisent merveilleusement avec les contrastes qu'offre la nature physique du pays; et s'il est vrai que l'uniformité ne retient que faiblement les affections; qu'il leur faille des inégalités, des aspérités même où se prendre, on pourrait attribuer, en partie du moins, à tous ces contrastes dans les hommes et dans les choses, l'ardent amour de l'Éthiopien pour sa patrie.
En Éthiopie, le paysage est étrange, grandiose, saisissant; l'œil habitué aux transitions ménagées de nos paysages est surpris tout d'abord par les mouvements du terrain, qui procède comme par acoups et par convulsions soudaines. En Europe, les paysages ont l'air d'être au repos; là, dans leur immobilité même, on sent gronder l'action, la lutte antédiluvienne de la matière contre la matière; l'homme se sent rapetissé, mais sa pensée grandit de tout l'élan que lui donne ce spectacle, qui la reporte invinciblement aux pieds du Créateur, aux ordres duquel cette matière s'est figée dans son dernier mouvement. Le terrain facile et onduleux se dérobe subitement jusqu'à une profondeur qui donne le vertige, ou, se dressant abruptement, semble vouloir porter dans le ciel quelque haut plateau aventureux. Là, un culbutis de rochers, de blocs erratiques, d'aiguilles, de contreforts, de crêtes désordonnées, de cônes tronqués, de pics, de masses cubiques, quelques hameaux accroupis sur des ressants, et, couchée tout au fond, une grande vallée blanchissante sous un ciel en feu et dessinée par les précipices. Ici, un haut plateau, de vastes plaines faciles et verdissantes, des bouquets d'arbres et des villages blottis paresseusement sous un ciel toujours pur et limpide; à l'horizon, des montagnes aux flancs veloutés bleuissant comme la mer dans le lointain. Là, le baret des éléphants, les rauquements de la panthère, la voix tonnante du lion et les cris de l'orfraie ou un silence plus imposant encore, la fatigue, la soif, l'isolement. Ici, sur les deugas, la clochette des troupeaux, le bêlement des agneaux, des compagnies de gazelles, passant discrètes et gracieuses, ou les hennissements du cheval, rappelant l'homme de guerre; partout l'aisance et la quiétude. Tantôt on voit dans la campagne une troupe de cavaliers aux boucliers, aux harnais étincelants, aux allures pittoresques, insouciantes; ils ont l'air de gais et faciles compagnons et ne vivent que de rapines, lorsqu'ils ne vivent pas en courtisans inoffensifs; ou bien, une bande de fantassins, au pied léger, qui vont pêle-mêle comme une traînée de fourmis: les scintillements de leurs hautes javelines planent au-dessus d'eux, leurs toges terreuses sont drapées en chlamides, leurs jambes sont fines et nues, leur chevelure longue, leurs boucliers noirs; ils plaisantent, ils s'interpellent, ils rient; leur regard avide, audacieux, recèle toutes les violences. Des femmes surviennent: ils se rangent avec bienveillance, leur disent: «Ma sœur,» et leur font des compliments au passage; d'autres arrivent: ils les goguenardent et les dépouillent; ils rencontrent un religieux: leur agrée-t-il? Ils l'appellent: «Notre père,» et lui demandent de bénir leurs armes; plus loin, ils en trouvent un autre, le toisent, le gouaillent et le dépouillent; ils se conduisent un jour en redresseurs de torts; le lendemain, sans provocation, ils feront le sac d'un village; natures aventurières avant tout, un mot les excite, une bonne parole les concilie. Ailleurs, apparaît à mule, une femme tout enveloppée de sa toge: on ne voit d'elle que ses grands et beaux yeux; des suivants à pied l'entourent et pressent la marche, tant ils craignent la rencontre de quelque cavalier trop curieux. Une heure après, l'on trouve des hommes à cheveux blancs, accroupis en cercle: ce sont les Anciens qui délibèrent ou ressassent quelque affaire de la commune; ou bien, à l'ombre d'un arbre, une assemblée d'hommes assis, écoutant les plaidoyers des parties debout: ou bien des prêtres, vêtus de toges et de turbans blancs, à la physionomie calme et prospère; ou des laboureurs demi-nus, courbés sur la charrue et excitant leurs bœufs avec de longs fouets; ou une file de sarcleuses agenouillées sur le sillon; ou une caravane de trafiquants, haletants à la suite de leurs bêtes de somme; ou une troupe de paysans armés et de paysannes se rendant à un marché lointain; ou des femmes revenant de la source et pliant sous leurs amphores rebondies; ou une compagnie de mendiants lépreux qui parcourent les provinces, chantant en chœur des complaintes, des pièces de poésie satiriques; ou une nombreuse troupe clameuse de paysans bien armés, conduisant une nouvelle mariée au village de son époux; ou quelque trouvère voyageant, la guzla sur l'épaule, le sabre au côté, toujours prêt à bavarder ou à chanter ses bouts-rimés; ou quelque chef cheminant avec autorité, environné de ses fantassins et de ses cavaliers causant avec lui.
Avec tout ce monde, on échange des saluts, où se trouve toujours mêlé le nom du Créateur.
À en croire leurs annales, les Éthiopiens auraient vécu, dès la plus haute antiquité, sous le régime féodal, avec un Atsé ou Empereur pour suzerain suprême. Leurs traditions confirment cette donnée, mais elles mentionnent des séditions, des bouleversements et des interrègnes amenés par les fautes de l'aristocratie, du clergé, quelquefois du peuple, et plus souvent par les excès des prétentions impériales. Selon les traditionnistes, quelques portions de l'Empire auraient essayé d'autres formes de gouvernement, mais toujours entées sur leurs formes féodales. Ils auraient, tour à tour, érigé des royautés, des oligarchies, et, désespérant de le trouver sur la terre, ils auraient été chercher dans le ciel le gardien suprême de leurs intérêts ici-bas, en nommant tel saint ou tel archange comme chef inspirateur de tous les pouvoirs. Mais quelles qu'aient été ces tentatives, de quelque côté que ce peuple se soit retourné sur son lit de douleur social, il n'aurait jamais abandonné l'ordonnance féodale proprement dite.
Du reste, le mot de féodalité est un de ceux dont la portée a changé suivant les temps et les lieux où il a été appliqué. On a cherché à préciser le pays où cette forme de gouvernement a surgi la première fois. Serait-ce en Europe, des suites d'une conquête? Serait-ce en Perse ou dans l'Inde, d'où elle nous aurait été importée? Ou bien, la devons-nous à nos premiers ancêtres, les Ariens? En tous cas, en Orient, la féodalité a toujours existé en germe dans l'état patriarcal, où elle s'est développée diversement, selon le temps, le lieu ou les événements. Son éclosion est naturelle chez les peuples pasteurs, et surtout chez les peuples agricoles, qui n'ont pas été déformés par le despotisme, qu'ils aient à contenir un peuple conquis, ou que les intérêts de leur propre défense contre les dangers de l'intérieur ou de l'extérieur leur fassent sentir l'insuffisance de leur organisation par familles indépendantes.
Lorsque des pères ou chefs de famille, ces premiers et légitimes dépositaires de l'autorité, se groupent et se réunissent, sous la pression d'une nécessité devenue commune, il semble que quelques éléments de l'autorité qui est dans chacun d'eux s'en dégagent, s'agglomèrent et constituent comme une puissance qui n'attend plus désormais qu'une main pour la diriger au profit de tous. Alors il s'en trouve toujours un pour assumer insensiblement, et avant que ses concitoyens ne la lui confèrent, la prépondérance, puis l'autorité, et pour prendre enfin le pouvoir, soit en s'appuyant sur ses aptitudes supérieures ou sur des circonstances propices, soit en profitant simplement de cette propension qu'ont les hommes à se décharger sur autrui des soins qui incombent à la vie, surtout de ceux qui résultent de la vie commune. Ce pouvoir peut fonctionner longtemps sans être défini, et se constituer de plus en plus fortement par assises successives. Quelquefois il arrive aussi qu'une première opposition partielle le fasse mettre en question: il est discuté; d'implicite qu'il était, il devient explicite et, dès qu'il a traversé une pareille épreuve, il est avoué, acclamé ou proclamé, et armé enfin ostensiblement de son droit.
Mais en déférant ainsi le pouvoir, ces premiers constituants, qu'ils soient ou non conscients du jour précis de l'investiture qu'ils donnent, n'entendent pas s'être dépouillés, au profit de leur élu, de toute l'autorité dont ils sont naturellement dépositaires, mais bien n'en avoir fait qu'une cession, qu'une délégation partielle, utile ou nécessaire, car le père de la plus petite famille sent qu'il est roi, lui aussi, et cela, d'institution divine; et, à moins de corruption, il n'accepterait pas de se découronner de ses propres mains. On comprend, d'après ce qui précède, que les Éthiopiens disent qu'il est presque toujours aussi imprudent de vouloir préciser le premier moment de l'existence des grands pouvoirs, que de vouloir préciser le moment où l'âme entre dans le corps de l'homme.
Ce pouvoir une fois institué, par la force des choses, des familles voisines se réunissent aussi en communautés; l'exemple gagne de proche en proche, et les patrons, chefs ou petits suzerains de ces communes, ont bientôt à s'entendre et à aliéner à leur tour une partie de leur autorité en faveur de l'un d'entre eux, qu'ils arment de puissance pour la sauvegarde de quelque nouvel intérêt collectif. Cette hiérarchie, résultat souvent de l'état de guerre qu'elle tend même à entretenir, s'agrandit et se complique au gré des événements, des besoins sociaux, et de ces humbles commencements sortiront quelquefois de grandes unités politiques ou nationales. À ce point encore, la forme féodale se confond presque avec la forme républicaine, puisque celle-ci se base sur le suffrage et celle-là sur l'assentiment des sujets. Mais lorsque le régime féodal, solidarité et dépendance hiérarchique de tous les citoyens entre eux, fondées sur des besoins et des pactes légitimes, se vicie et se pervertit; lorsque les pouvoirs, se concentrant dans des foyers de plus en plus grands, s'isolent et font disparaître les relations proportionnelles, si importantes à conserver entre le citoyen et l'autorité, l'individu se sent effacé par les dimensions croissantes de l'édifice social, et il ne tarde pas à se décourager; il se résigne, abandonne sa part d'action et de concours, et la source des pouvoirs achève de passer de la base au sommet. Les chefs, se détournant alors de leur origine, vont demander leur sanction à l'autorité supérieure; la liberté et la dignité des citoyens étant frappées dans leurs racines, la vie sociale languit et s'étiole, et la société n'échappe à l'anarchie qu'en recourant à un gouvernement centralisé, refuge qui pourra lui procurer encore de longs jours de repos, à la condition que le pouvoir suprême y soit contenu par des institutions modératrices, contrepoids nécessaires sans lesquels aucun pouvoir, quel que soit son nom ou sa forme, ne saurait prolonger sa durée. Car les formes politiques les plus naturelles, les plus propres à satisfaire les besoins et à garantir la dignité de l'homme, aboutissent bientôt à l'asservissement, pour peu que les citoyens négligent de faire respecter les droits primordiaux de la famille et ceux de la commune, ou famille civile, qui entretiennent leur respect d'eux-mêmes, le sentiment de leur propre valeur, leur expérience des hommes, leur préoccupation de la chose publique, et les sauve de cette apathie civique qui développe l'égoïsme et affaiblit le corps de la nation par des paralysies locales.
Les Éthiopiens ignorent l'existence historique des Pères Conscrits de Rome comme aussi celle d'autres corps de patriciens dont les dénominations diverses relevaient plus ou moins du mot Père, et qui ont conduit les destinées de tant de nations en Europe. Ils n'ont donc pu se laisser séduire par les théories vraies ou fausses qui s'appuyent sur ces relations de noms. Néanmoins, ils considèrent le pouvoir ou son représentant, non comme un vainqueur, comme un ennemi ayant un intérêt distinct, mais comme le résumé des intérêts de la société et la consécration politique la plus haute de la paternité. Tout pouvoir qui n'a pas ces caractères est à leurs yeux entaché d'illégitimité et inconciliable, par conséquent, avec le bien-être national. Quoique dans leur société actuelle, depuis longtemps désordonnée, l'autorité n'ait que des titres suspects, que de fois ne leur ai-je pas entendu dire à leurs princes, avant ou après quelque réclamation: «Nous venons nous plaindre à toi, parce que tu es notre père?»
Les annales éthiopiennes les plus accréditées ont été écrites par les annalistes des Empereurs6. Aussi, en bons courtisans, lorsqu'ils parlent des nombreuses guerres intestines, traitent-ils indistinctement d'égarés par le démon les adversaires, quels qu'ils soient, de leurs maîtres innocents à toujours.
Note 6: (retour) Grâce à de puissantes protections, j'ai pu le premier en faire prendre copie, et si je ne fais que mentionner leur existence, c'est qu'elles rentrent plus spécialement dans le cadre d'études que s'est imposé mon frère, à qui je les ai données.
D'après les traditions, au contraire, la plupart de ces guerres auraient été provoquées par les subtilités des légistes et les abus de pouvoir des Empereurs ou des grands vassaux, par leurs attentats aux libertés communales et provinciales. Il est à croire que la nation eût péri par la conquête, si elle n'eût été protégée par l'aridité de ses frontières, la configuration de son territoire particulièrement favorable à la résistance, par son climat et par sa situation géographique à l'écart des routes suivies par les peuples conquérants. Elle eût également péri par l'anarchie ou par l'énervement qui succède à une période de despotisme et de corruption, si elle ne fût constamment revenue à ses institutions primordiales, et si son énergie n'eût été ravivée par ses guerres civiles mêmes et par les guerres étrangères d'autant plus fréquentes qu'elles semblent avoir été provoquées par un sentiment national exclusif, d'une susceptibilité d'autant plus continue que sa tradition et sa foi religieuse lui faisaient regarder comme ennemis permanents ses voisins, tous païens ou musulmans. Il est des nations qui se perdent par la guerre; il en est qui trouvent en elle un remède héroïque ou même une des conditions de leur durée; mais elles ne la font pas longtemps pour des idées politiques, toujours un peu abstraites; il leur faut des idées d'un ordre concret, accessibles à la fois aux intelligences les plus humbles comme les plus élevées. Les Éthiopiens ont eu la fortune de trouver dans leurs institutions à la fois domestiques et civiles un motif d'attachement invariable à une forme politique bien imparfaite, il est vrai, mais qui a eu du moins le mérite, de concert avec les idées religieuses, les seules d'un ordre abstrait qui puissent longtemps captiver l'affection d'un peuple, de tenir leur patriotisme en haleine depuis des siècles et de maintenir à peu près du moins leur cohésion nationale.
Dans leur ordonnance sociale, les Éthiopiens semblent avoir eu pour préoccupation de restreindre l'autorité dans son étendue et dans son intensité, et d'attacher la responsabilité à toutes les fonctions. Plus la répartition des pouvoirs est grande, plus leur équilibre est facile, et moins la tyrannie a de chance de durée. Comme tous les pays, même ceux où les pouvoirs sont les plus répartis, l'Éthiopie a vu s'élever des despotes, mais ils n'ont pu étouffer les éclats de la conscience publique et briser complètement les résistances locales; quant aux petits tyrans, la commune les étreignait dans des limites trop étroites pour qu'ils devinssent longtemps dangereux. Les tyrannies les plus funestes sont celles qui s'exercent sur les grands espaces de territoire et sur un grand nombre d'hommes. Le tyran peut alors comploter à l'écart et surprendre d'autant plus, que ses coups partent de loin, et qu'ignorant l'effort qu'ils ont souvent coûté, les sujets s'exagèrent encore la puissance qui les frappe et achèvent ainsi de se dépouiller eux-mêmes du sentiment de leurs droits et de celui de leur propre importance. À en croire les traditions, les interrègnes, les guerres civiles et les périodes d'anarchie ont été promptement suivis de retours à l'ordre. Ces phénomènes seraient surprenants, n'était la considération que l'ordre et l'autorité sont surtout vivaces dans les pays régis par les us et coutumes, lesquels puisent leur sanction et leur force dans le culte des aïeux et dans la conscience publique formée en grande partie par les traditions. Le joug des lois décrétées et écrites est d'une nature immuable ou tout au moins peu mobile; celui des traditions de la conscience publique reste en rapport avec les mouvements de la vie sociale, s'adapte aux différentes conjonctures de temps, de lieu, dirige à la fois les mœurs et les lois, tend à maintenir l'harmonie entre elles et intéresse à leur maintien les sujets, qui sentent qu'ils en sont les gardiens intéressés et responsables. Comme tout ce qui procède des hommes, l'opinion publique erre quelquefois, et déplorablement, mais aussi, lorsqu'elle part de principes vrais, elle revient et se reforme d'elle-même au gré des progrès qui s'accomplissent, les lois qu'elle dicte restant comme soumises à une délibération perpétuelle.
À leur avénement, les Atsés faisaient le serment de respecter les libertés de leur peuple et de se conformer aux usages des ancêtres. Cependant, comme nous l'avons dit, plusieurs d'entre eux, cédant aux entraînements du pouvoir, ont entrepris contre les droits de leurs sujets qu'ils ont cherché à soumettre à des règles d'obéissance uniformes, toujours commodes pour les autocrates. Ces entreprises ont donné lieu à des luttes sans nombre, à des guerres dont l'histoire est oubliée, et si, d'après ce que disent les Éthiopiens, leur famille impériale a réellement régné depuis l'époque de Salomon jusqu'au siècle dernier, il y a lieu de regretter profondément que l'histoire en soit perdue, ne fût-ce que pour les enseignements que nous aurait fournis cette lutte tant de fois séculaire entre l'autorité de la famille et de la commune et celle des Césars éthiopiens.
La tradition éthiopienne prétend que, lors de sa visite à la cour de Judée, la reine de Saba conçut du roi Salomon un fils auquel elle donna le jour à son retour en Éthiopie. Lorsque ce fils, nommé Menilek, fut en âge, elle l'envoya auprès de son père. Celui-ci voulant s'assurer de l'identité de sa progéniture, descendit de son trône, y fit asseoir un de ses officiers et se tint parmi ses propres serviteurs. Le jeune Éthiopien était chargé par sa mère de remettre à Salomon un anneau qu'elle tenait de lui, et qui devait contribuer à le faire reconnaître. Il se prosterna tout d'abord devant l'officier assis sur le trône, mais ne pouvant démêler dans ses traits l'image paternelle que sa mère avait gravée dans sa mémoire, il parcourut des yeux les courtisans, reconnut Salomon malgré son déguisement, et, s'avançant vers lui sans hésitation, il lui présenta l'anneau.
Les courtisans furent émerveillés. Salomon remonta sur son trône, bénit ce fils, le fit couvrir d'habits somptueux et se complut à le voir à sa cour, où il lui donna une fonction parmi ses serviteurs. Mais le jeune Éthiopien ressemblait tellement à Salomon, que le peuple de Judée s'y trompait. Le roi, redoutant les grandes qualités de son enfant et les effets de la popularité qu'il s'attirait chaque jour davantage, jugea bon de l'envoyer régner en Éthiopie et de lui donner pour compagnons les fils aînés d'un grand nombre de familles de marque de ses États, ainsi que des représentants de chacune des douze tribus d'Israël, afin de figurer et perpétuer en Éthiopie le royaume de Judée.
Menilek désirant emporter un signe qui lui rappelât le pays de son père, s'entendit avec ses compagnons pour enlever du tabernacle les Tables de la Loi. Un vent impétueux, disent les Éthiopiens, vint en aide à ces pieux voleurs, en jetant le désordre et l'effroi parmi les habitants de la Judée, et un nuage enveloppa même les ravisseurs jusqu'au moment de leur arrivée à un port de la mer Rouge, d'où un flot propice les porta rapidement jusqu'en Éthiopie. Les lévites, gardiens du tabernacle, réussirent, dit-on, à cacher à leur peuple la soustraction des Tables Saintes qu'ils remplacèrent comme ils purent. De même que chez les Israélites, les Tables auraient toujours suivi le camp des Empereurs éthiopiens jusqu'à l'époque, de date incertaine aujourd'hui, où, à l'exemple de Salomon, l'Empereur et les Grands de l'Éthiopie convinrent de bâtir à Aksoum un temple, pour y déposer le témoignage authentique des miracles du Sinaï.
Les empereurs auraient successivement transporté le siége de l'Empire sur plusieurs points de leur territoire. Selon les Éthiopiens, leur première capitale aurait été dans la contrée qu'occupent aujourd'hui les Ilmormas, dits Gallas-Azabos; c'était le temps de la splendeur de la ville d'Adoulis, emporium du commerce entre l'Égypte et les pays que baignent les mers des Indes et de la Chine. La capitale de l'Empire fut ensuite transférée à Aksoum. Jusqu'alors, la nation avait professé la religion judaïque; c'est à Aksoum, qu'au quatrième siècle de notre ère, l'Empereur régnant, ainsi qu'une partie de sa famille, auraient adopté le Christianisme que leur apportait Frumentius. Les princes restés fidèles au Judaïsme soulevèrent plusieurs provinces contre l'Empereur, apostat à leurs yeux. Après avoir longtemps désolé le pays, les guerres de religion se terminèrent par la réduction finale des partisants du culte primitif, qui se réfugièrent, dit-on, dans les montagnes du Samen, où ils purent pratiquer leur religion et la transmettre à leurs descendants pendant une longue suite de générations. Depuis cette époque reculée, il existe en Éthiopie une loi coutumière, qui interdit à tout juif de posséder terre ou maison, de séjourner même à l'orient du Takkazé. Aujourd'hui encore, les quelques représentants dégénérés de ces antiques vaincus, dispersés sous le nom de Fellachas, et qui n'ont plus pour religion qu'un judaïsme défiguré, subissent cette loi; et malgré l'état désordonné de la propriété dans toutes les provinces entre le Takkazé et la mer Rouge, malgré la facilité relative d'y acquérir des terres, aucun fellacha ne songerait à s'y établir, comme aucune commune n'y consentirait au mépris de cette interdiction antique.
À Aksoum, les Empereurs se trouvaient encore sur la grande route commerciale qui, partant de l'Égypte, passait à l'île de Méroé, arrivait à Aksoum, et par Adoulis aboutissait jusqu'à la Chine. Mais les nécessités politiques les portèrent à s'établir successivement au sud de leurs États, dans les provinces de Lasta et de l'Idjou, puis dans les basses contrées voisines occupées aujourd'hui par les tribus Afars, dites Taltals ou Danakils; puis dans le Chawa, puis dans l'Amara, province restreinte aujourd'hui par l'invasion des Ilmormas musulmans du Wallo, dits Gallas; plus tard, au delà de l'Abbaïe, dans le grand Damote qu'occupent maintenant les Ilmormas païens; de là, dans le Sennaar, puis dans le Metcha, d'où ils transportèrent encore une fois leur cour à Idjou, puis sur la frontière du Harnacenn, et successivement dans plusieurs autres provinces, jusqu'à l'époque de la grande invasion musulmane conduite par Ahmed-Gragne, dans le seizième siècle environ, époque à laquelle ils fixèrent leur vagabonde capitale à Gondar, où vint expirer leur pouvoir et s'accomplir le dépouillement de leur famille et la ruine de l'Empire.
À l'origine, le mot Atsé impliquait les idées de protection et de gestion suprême; mais, de même que celui d'Imperator chez les Romains, il est devenu, par corruption, synonyme de despote.
Pour devenir Atsé, il fallait être agnat de la famille de Menilek, et la primogéniture établissait le droit à la succession au trône; mais ce droit n'était pas si impérieux qu'il ne pût être suspendu, lorsque l'empereur désignait son successeur, soit de son vivant, soit par testament, ou lorsque la nation manifestait spontanément ses vœux.
L'Atsé était investi d'une sorte de délégation de pouvoirs militaires, administratifs, judiciaires et, par fiction seulement, de pouvoirs cléricaux; mais dans la limite de curateur de ces pouvoirs. D'après les feudistes indigènes, la nation éthiopienne aurait été une nation d'hommes libres, ayant pour chef un homme qui ne l'était pas. En tout cas, il semblerait que l'on pût dire des princes éthiopiens ce que Tacite disait des princes germains: de minoribus rebus principes consultant, de majoribus omnes.
Tous les citoyens étaient astreints au service de guerre, et leur réunion composait les armées nationales: les habitants des frontières gardaient les frontières; les autres suivaient l'Atsé à la guerre. L'Atsé était l'organe du commandement suprême dont il puisait la raison dans le conseil des grands Polémarques ou Dedjazmatchs dont le nom signifie: porte des gens en campagne. Ces Dedjazmatchs, dont les pouvoirs expiraient presque complètement à la fin de la campagne, étaient désignés par les citoyens à la nomination de l'Atsé, et chacun d'eux commandait aux hommes d'armes représentant une province ou quelque grande division territoriale. On rassemblait l'armée par bans impériaux émanant de l'Atsé assisté de son grand conseil. Certaines provinces, les unes privilégiées, les autres désignées par le sort ou par les circonstances, se relayaient pour veiller à la sûreté de la personne de l'Atsé et contribuer à la splendeur de sa cour. La garde de chaque jour se composait de mille hommes. L'Atsé avait aussi le droit de former, pour son service personnel, un corps de troupe qui ne devait pas excéder quelques centaines d'hommes.
En sa qualité de gardien de la Justice, l'Atsé cassait ou confirmait les arrêts soumis à sa cour, qui était composée de quatre grands juges nommés Likaontes (mesureurs, modérateurs) et de quatre assesseurs nommés Azzages (ordonnateurs, commandeurs), tous héréditaires, mais astreints néanmoins à la confirmation de l'Atsé. Le nombre de ces magistrats a été doublé quelquefois, mais il était presque toujours de huit. Ces huit magistrats formaient le noyau du grand Conseil de l'Empire auquel on adjoignait quelques grands officiers de la maison de l'Atsé, quelques grands feudataires, ainsi que quelques hauts dignitaires ecclésiastiques. La noblesse des Likaontes remontait aux Hébreux, celle des Azzages était d'origine éthiopienne. Le costume de ces magistrats était celui du clergé. De même que l'Atsé, ils ne portaient point d'armes sur leurs personnes, mais on en portait devant eux pour leur faire honneur; ils devaient résider auprès de l'Atsé et le suivre même à la guerre. Les Likaontes, qui exerçaient vis-à-vis de l'Atsé un droit de remontrances et, en quelques circonstances, celui de veto suspensif, faisaient la répartition des impôts et redevances dus à l'Empereur par les grands vassaux; les Azzages veillaient à leur perception et à la gestion du domaine impérial, composé de terres de peu d'étendue, éparses dans les provinces éloignées.
On comprend que ce tribunal suprême, composé à la rigueur de neuf juges, pût suffire, même dans un vaste empire, à ses importantes attributions. La richesse nationale était agricole, et l'agriculture s'appuyait sur la forte constitution de la famille, en dehors de laquelle la propriété ne se transmettait que très-rarement. Ce régime excluait l'intervention de l'autorité civile dans les questions si nombreuses relatives à la propriété.
Chaque citoyen était justiciable, en première instance au moins, de sa famille, qui relevait à son tour de la commune. Il pouvait passer en appel au tribunal supérieur du district ou de la province, et arriver en dernier ressort au tribunal de l'Atsé et de ses Likaontes. Mais les cas étaient rares, où il y eût intérêt à épuiser ces juridictions, car la famille jouissait d'un ascendant tel, qu'à moins d'injustice évidente, c'était affronter l'opinion publique que de faire appel d'un jugement rendu dans son sein.
La femme ne jouissait pas légalement des mêmes droits que l'homme. La terre ne passait en héritage aux femmes qu'à défaut d'héritiers mâles; dans certaines provinces, l'héritière au premier degré pouvait être déboutée par un héritier mâle du sixième et même du septième degré. De plus, les femmes se mariaient sans dot, et il leur était constitué un douaire, soit préfix, soit coutumier, ou tout au moins un mi-douaire.
Mais le trait caractéristique des constitutions éthiopiennes, ce qui contribuait surtout à prévenir l'encombrement des causes devant les juridictions intermédiaires et la haute cour de l'Empereur, c'est que pour avoir confié la puissance judiciaire à des organes remontant hiérarchiquement jusqu'à l'Empereur, la nation ne s'en était pas dessaisie. L'accusé ou le défendeur avait le droit de choisir son juge, tout Éthiopien étant considéré comme apte à juger en première instance une cause civile, quelquefois même criminelle, à condition toutefois qu'il trouvât des assesseurs pour former son tribunal; et nul ne pouvait se soustraire à l'obligation qu'imposait une désignation pareille. Aujourd'hui encore, la coutume rend doublement responsable le citoyen qui refuse d'exercer ainsi le pouvoir judiciaire: il est responsable envers l'ayant-droit d'abord des restitutions et dommages-intérêts auxquels eût été condamné le défendeur, et passible même des peines encourues par l'accusé; il a à répondre, en outre, de son fait de déni de justice. Comme on le voit, c'est l'institution du jury, mais d'un jury responsable, portée à sa dernière limite et fondée sur cette idée, que la notion de la justice n'est point le privilége exclusif des élus de la science judiciaire, mais un attribut de chaque homme, inséparable de sa conscience, et que c'est porter atteinte à cette conscience que de frapper d'interdit sa principale manifestation.
Ce régime judiciaire établit entre les citoyens une solidarité continuelle, soumet la justice à leur contrôle permanent, les porte à connaître leurs droits et leurs devoirs, leur permet de passer toujours par le jugement de leurs pairs véritables, et la loi puise incessamment une sanction et une force nouvelles dans la raison et la conscience publique dont elle suit graduellement les progrès.
Quant à cette obligation de rendre la justice, les Éthiopiens disent qu'elle est pour tout citoyen aussi impérieuse que celle de défendre le pays en danger, l'injustice étant de tous les ennemis le plus redoutable.
CAUSES DE LA CHUTE DE L'EMPIRE.—DÉMEMBREMENT DU POUVOIR IMPÉRIAL.—GONDAR.
En adoptant le Christianisme au quatrième siècle, la nation n'aurait rien changé à ses constitutions déjà anciennes. Les forces nationales et leur ordonnance se cimentaient et se confirmaient de génération en génération, sans autres modifications que celles qu'amène naturellement le fonctionnement de toute vie. «Notre pays, disent les traditionnistes, vivait paisiblement sous l'œil de Dieu; il pratiquait la justice, et nos Empereurs, qui tenaient leur cour de l'autre côté de la mer, dans la terre de Sana, échangeaient des messages avec les rois de l'Inde, de la Chine et du pays des Hébreux, et faisaient sentir leur influence sur les peuples éloignés. Mais, par suite de conseils que nous ignorons, ils s'habituèrent à résider de ce côté-ci de la mer, où un climat meilleur, un territoire fécond et facile à défendre et des populations viriles et bien ordonnées leur assuraient un asile inexpugnable. L'Islamisme naquit; nos armées durent traverser la mer pour défendre nos antiques possessions contre les enfants d'Ismaël, issu lui-même d'une mère mauvaise. Après de longues luttes, nous perdîmes la terre de Sana. Depuis lors, la mer a été notre frontière orientale, et nous avons vécu chez nous chrétiens et heureux, sans plus intervenir dans les affaires des autres nations. Les pèlerins nous apprenaient que les peuples s'entre-détruisaient autour de la ville de Constantin, où régnaient les Empereurs de Rome.»
S'il faut en croire ces traditionnistes, c'est le Bas-Empire qui aurait inoculé à l'Éthiopie le principe de sa décadence. Des lettrés revenus de Jérusalem et de Bysance étonnèrent le clergé indigène par les subtilités théologiques des Grecs. Ils éblouirent les Atsés par la description des splendeurs et de la toute-puissance des Césars byzantins, et leur inspirèrent l'ambition de les prendre pour modèles. Les Atsés envoyèrent des hommes savants à Alexandrie dont ils reconnaissaient la suprématie spirituelle, pour y étudier les lois du Bas-Empire. Ces hommes en rapportèrent un recueil composé des Pandectes, des Institutes de Justinien et d'une Pragmatique Sanction altérée, dit-on, par les Cophtes, en vue de justifier la suprématie de leur siége patriarcal. Ce recueil, traduit en langue guez, ou langue sacrée, donna naissance à une classe d'hommes nécessaires à l'interprétation des textes. Ils se recrutèrent parmi les clercs qu'effrayaient les obligations de la vie cléricale proprement dite, et qu'attiraient la faveur du prince et les bénéfices résultant de leurs fonctions d'organes de la loi.
Pour mettre en œuvre ce nouveau code, les Atsés augmentèrent d'abord le nombre restreint de troupes personnelles que les us leur permettaient d'entretenir. Ils séduisirent les Likaontes et les Azzages, ces premiers intéressés à l'accroissement de la puissance impériale, et se concilièrent le clergé d'autant plus aisément que les docteurs de la loi nouvelle sortaient de son sein.
Toujours d'après la tradition, ces conspirateurs contre les libertés nationales commencèrent à étendre la juridiction des Atsés, en empiétant adroitement sur le droit de justice, qui appartenait encore à tous. Quelques révoltes partielles éclatèrent; l'Atsé put les étouffer. Mais il fallait rompre l'accord existant entre l'aristocratie et les communes: afin de les désunir, l'Atsé chercha à gagner les Dedjazmatchs et autres grands commandants militaires. Ils relevaient, il est vrai, de son investiture confirmative, mais depuis une époque reculée, ils devaient être choisis parmi les membres de certaines familles, pour lesquelles ces charges militaires constituaient un privilége.
Il prolongea d'année en année leurs pouvoirs, qui n'étaient que temporaires, et dont tous les ans il renouvelait l'investiture, lorsqu'à la fête de l'Invention de la Croix, les troupes des provinces venaient défiler devant lui. Bientôt il leur permit de s'entourer, comme lui, de gardes, et d'entretenir des troupes permanentes; il leur conféra, comme à ses représentants judiciaires, le droit de justice criminelle dans le ressort de leurs commandements; et dès lors il eut des alliés d'un bout à l'autre de l'Empire. De paternelle qu'elle était à l'origine, la puissance souveraine était devenue ennemie de la nation.
À l'exemple de l'Empereur, les Dedjazmatchs et autres grands Polémarques eurent chacun une cour et des clercs qui les aidèrent à absorber les juridictions, en démontrant, par leurs interprétations subtiles et captieuses, que tout droit de juger découlait de l'Atsé. Comme les Atsés, ils attirèrent la noblesse à leurs cours, encouragèrent ses désordres et favorisant tantôt les plaintes des communes contre leurs seigneurs, tantôt les plaintes des seigneurs contre leurs communes, ils arrivèrent à désunir la nation et finirent par concentrer en leurs mains la juridiction civile. De gratuite qu'elle était, la justice devint salariée; les Likaontes, les Azzages et d'autres espèces de missi dominici parcouraient les provinces pour la distribuer au nom de leur maître. Des provinces se révoltèrent: elles furent vaincues et expropriées en masse de leurs droits.
La famille, cet élément essentiel d'ordre et de liberté, était encore dans sa force; les nouveaux dominateurs l'affaiblirent, en accueillant avidement les plaintes de ses membres contre son autonomie. La loi salique qui l'avait régie jusqu'alors cessa d'être sa règle absolue: les femmes furent admises, comme les héritiers mâles, au partage des terres; des fiefs même importants tombèrent en quenouille. «Nos femmes, m'ont dit quelques indigènes, ont perdu dès-lors, avec l'esprit de soumission, leur principale vertu; notre vieux mariage chrétien et irrévocable devint l'exception; le mariage dotal et accessible au divorce, la règle; les riches et les nobles, et nos Empereurs eux-mêmes, y ajoutèrent le concubinat. Le discrédit cessa de frapper les bâtards: leur légitimation et l'adoption d'étrangers achevèrent de détruire l'unité et la moralité de nos foyers. La division habita parmi nous. Dès-lors les délateurs ont paru; les procès se sont multipliés; la connaissance des lois est devenue une science abstruse, semée d'embûches7, et a donné naissance à cette classe d'hommes dangereux qui font métier de nous défendre devant nos juges. Nos familles se sont appauvries; nos communes se sont désagrégées; les soldats de profession nous ont envahis; plus de sûreté ni d'abondance dans nos campagnes, et au mot qui désignait le cultivateur on substitua la désignation injurieuse qui prévaut aujourd'hui. L'Empereur était devenu tout, et tout était devenu l'Empereur.»
Note 7: (retour) On comprend que dans un pays où la justice se rendait gratuitement, et où la connaissance de la loi était assez répandue pour permettre à chaque citoyen de remplir les fonctions de juge ou de défendre sa propre cause, la profession d'avocat, conséquence de l'introduction d'un nouveau régime légal, ait été accueillie défavorablement. Les avocats éthiopiens se recrutent parmi les hommes d'une réputation équivoque. Ils se font redouter par l'adresse avec laquelle ils aggravent les moindres accusations et égarent leurs adversaires dans les dédales de la chicane. Ils ne craignent pas de se porter comme délateurs ou comme dénonciateurs publics; ils s'enrichissent, mais leur richesse passe pour n'être pas durable, et il n'est pas rare, du reste, qu'ils succombent sous la main de quelque victime de leurs accusations. Les Waïzaros ou nobles, et les gentilshommes, mettent de l'amour-propre à plaider leurs causes eux-mêmes et à plaider, gratuitement bien entendu, celles de leurs concitoyens inhabiles à présenter eux-mêmes leur défense. J'en ai vu se préoccuper, au détriment de leurs propres affaires, de la défense d'un accusé devant un tribunal, où le hasard les avait conduits. La qualification d'avocat appliquée à un homme qui ne fait pas métier de plaider est regardée comme une injure qui rend passible de dommages-intérêts.
«Cependant Dieu envoya bientôt des avertissements à nos maîtres. La famille impériale se désunit comme les autres, et l'Empire fut déchiré par des guerres entre prétendants à la couronne. On vit alors s'établir l'usage cruel par suite duquel, à l'avénement de chaque Empereur, tous les agnats impériaux étaient chargés de fers et relégués, leur vie durant, dans quelque mont-fort. Aux plus favorisés on permettait les jouissances matérielles. Ceux qui parvenaient à recouvrer leur liberté se réfugiaient dans les parties désertes du pays, attiraient des partisans en leur promettant le rétablissement de nos anciennes institutions, et quelques-uns ont soutenu de longues guerres qui mirent le trône en péril.»
Il restait à détruire complètement la propriété, gage de la stabilité de la famille. Durant les guerres civiles, les Atsés avaient exproprié de leurs terres des provinces entières; ils les donnèrent à des colons étrangers ou les rendirent à leurs anciens propriétaires, mais à des conditions serviles, et ils affirmèrent désormais l'idée musulmane, que le territoire de l'Empire appartenait à l'Empereur, et que leurs sujets n'en pouvaient avoir que la jouissance. Bientôt ils les appelèrent leurs esclaves, et, quel que fût son rang ou sa dignité, tout citoyen qui avait à solliciter une faveur ou à réclamer un droit dut se dire l'esclave de l'Empereur.
Le Lik Atskou me racontait qu'un jour les habitants d'une commune éloignée étant venus à l'audience de l'Empereur pour se plaindre de quelque abus, l'empereur, après les avoir écoutés jusqu'au bout:
—Voyons, leur dit-il, sur la terre de qui êtes-vous debout, en ce moment?
—Sur celle de Votre Majesté.
—Eh bien! trouvez d'abord dans l'Empire une motte de terre, d'où vous puissiez réclamer sans être sur ma terre: j'examinerai après.
«Les hommes, ajouta le Lik Atskou, sont sourds et aveugles: on leur crie, ils n'entendent pas; on leur montre, ils ne voient pas, jusqu'à ce qu'un jour un rien leur fasse subitement ouvrir les yeux et les oreilles. Jusque là, dit-on, nos pères n'avaient pas cru à la réalité d'un dépouillement aussi complet. Cette réponse sacrilége répétée partout leur fit comprendre leur abaissement. Nous n'étions plus qu'une nation de mendiants.»
Comme pour accroître ces misères, le clergé qu'on avait réduit au silence en le comblant de biens, se livra avec fureur aux dissensions théologiques. Les dissidents s'appuyèrent sur des partis de mécontents: des guerres civiles éclatèrent, au nom de la religion; les répressions, envenimées par l'esprit de secte, atteignirent tous les excès de la barbarie, et, ces lugubres répressions accomplies, les Empereurs se faisaient gloire de convoquer des conciles ou des synodes et de décider en maîtres des questions du dogme. La nation était exténuée; les Empereurs ivres d'orgueil. Il y a trois siècles environ, l'un d'eux, après avoir vu défiler pendant plusieurs jours ses armées, à la revue annuelle, s'écria: «Le monde entier ne me peut pas!» et il pria Dieu publiquement de lui envoyer un ennemi qui fût à sa taille!
Pendant toutes ces discordes, quelques provinces situées aux extrémités de l'Empire s'en étaient détachées; entre autres, la province de Harar, située au S.-E.; elle avait adopté l'Islamisme et s'était donné un roi. Dans la seconde moitié du seizième siècle, un simple cavalier du nom d'Ahmed, au service de ce petit souverain, prit la campagne avec quelques compagnons, comme rebelle contre son prince qu'il accusait d'un passe-droit. Il détroussa les caravanes, arrêta les voyageurs, pilla des hameaux écartés, et sa troupe s'augmenta. Redoutant pour ses méfaits la vengeance de ses compatriotes, il s'éloigna et s'en fut rôder sur les frontières de l'Empire. Il surprit et battit en plusieurs rencontres les troupes du Méridazmatch ou Polémarque du Chawa, qui, s'étant mis lui-même en campagne, fut surpris, vaincu et tué. Les troupes d'Ahmed grossissaient à chaque succès. Pour protéger le Chawa, l'Empereur envoya une armée; Ahmed la défit en bataille rangée et tua de sa main le Ras qui la commandait. Pour donner à ses entreprises une signification religieuse et attirer du même coup ses coréligionnaires sous son drapeau, Ahmed prit alors, conformément à l'usage arabe, le titre d'Imam, qui signifie champion de la religion. Les chrétiens lui donnèrent le sobriquet de Gragne, qui veut dire gaucher. Il dérouta encore d'autres armées impériales. L'empereur marcha contre lui, fut battu dans une grande bataille, et il fuyait devant son vainqueur, qui le pourchassait de frontière en frontière, exterminant les chrétiens qui refusaient de reconnaître Mahomet, lorsqu'une bande de héros portugais, envoyés au secours de l'Empire chrétien, défit Ahmed Gragne dans une bataille livrée en Bégamdir. Ahmed y laissa la vie, et la restauration de l'Empire put s'effectuer.
Les neuf années, dit-on, durant lesquelles Ahmed Gragne ravagea l'Empire furent les plus désastreuses peut-être que la nation eut à traverser. Partout où campait l'Imam, les populations chrétiennes étaient réduites à opter entre l'Islamisme ou la mort. Son armée s'abattait sur une province, la pillait, l'incendiait et passait au fil de l'épée tous les habitants mâles. Partout les églises furent dépouillées; quelques-unes renfermaient des richesses considérables: on en cite dont la toiture était recouverte de lames d'or. D'autres possédaient des bibliothèques précieuses, monuments des siècles les plus reculés8, et les plus anciens sanctuaires furent jalousement détruits par le feu. Une portion considérable de la population se réfugia chez les peuples voisins, où elle vécut pour un temps: beaucoup de ces réfugiés s'unirent à des femmes étrangères et donnèrent naissance à des générations, qui ont modifié profondément la physionomie originelle de l'antique race chrétienne9. De tous côtés, des bandes d'hommes résolus à mourir au moins les armes à la main, prenaient refuge dans les cavernes et autres lieux-forts qu'offrent si fréquemment les kouallas; ils y vivaient d'herbes, de racines ou de la viande des animaux sauvages, s'entendaient pour harceler les troupes musulmanes qui, à leur tour, les traquaient comme des bêtes fauves, et, dès que le conquérant se portait sur d'autres points de l'Empire, ils reparaissaient sur les deugas et s'approvisionnaient en dévastant ce qu'avait laissé l'ennemi. Un grand nombre de ces refuges purent se soustraire aux armes des Musulmans. Mais, malheureusement, les monuments nationaux furent détruits à tout jamais. «Gragne ne put nous assujettir, disent les indigènes: il paraissait, rien ni personne ne restait debout devant sa face; mais tout se redressait contre lui, quand il était passé; et cet obscur rebelle, ce voleur de grands chemins n'aurait jamais pu faire impression sur nous, si nous n'eussions été divisés et affaiblis déjà par une série d'Empereurs qui nous avaient enlevé les choses de nos pères.»
Note 8: (retour) Je dois à l'obligeance d'un bibliophile, M. Gustave Grandin, la communication d'un Traité fort rare publié au dix-septième siècle, et dont voici un extrait:
«... Muleasses, Roy de Tunis, avait érigé une très-splendide bibliothèque, au rapport de Louis d'Urreta, qui assure que Mena, Empereur d'Æthiopie, ayant entendu que l'armée de l'Empereur Charles V emportait cette despouille, il donna charge à des marchands égyptiens et vénitiens pour l'achepter à quelque prix que ce fût. Lesquels accomplirent une partie de son dessein, car, ils en obtindrent plus de trois mille, qu'ils lui envoyèrent. Ce prince les reçeut avec une grande ioye et les envoya incontinent dans la Bibliothèque Royale des Abyssins. Laquelle à présent ne cède à celle d'Alexandrie pour le nombre de ses livres; selon Paul Ioue et Henry de Sponde, évesque de Pamiers, en ses Annales sacrez l'an 1535, num. 22... (Du Roy de Tunis, pages 50, 51.)
... Louis Urreta, Espagnol, asseure qu'au monastère de Sainte-Croix, au mont Amara, il y a trois bibliothèques très-amples. Lesquelles contiennent dix millions cent mille volumes escrits en beau parchemin et conseruez dans des estuis de soye. Cette grande et imcomparable multitude de livres (comme l'on croit) commença d'être ramassée par Makada ou Nicaula, Reyne de Saba, et Melilek, son fils, qu'elle eut de Salomon. Duquel on dit que les œuures y sont conseruées avec celles d'Enoch, Noé, Abraham, et Job et des autres S.S. Pères: comme il appert par le catalogue fait par Antoine Bricus et Laurent Crémones. Lesquels par le commandement du pape Grégoire XIII et la prière du cardinal Guillaume Sirlet purent visiter ce miracle du Monde, pour les livres, que l'on appelle en langue Æthiopique ASSABRARIA. C'est une chose et très-digne de remarque que la pratique qui se prit dans le couronnement des Empereurs des Abyssiens; qui est le don qu'on leur fait des clefs de cette Bibliothèque Royale du Mont Amara, pages 51, 52.»
(Traicté des plus belles bibliothèques publiqves et particvlières, qvi ont esté, et qvi sont à présent dans le monde. Divisé en deux parties. Composé par le P. Lovys Jacob. À Paris, chez Rolet Le Duc, rue Saint-Jacques, près la Poste. M. DC. XLIV. Avec privilége du Roy.)
Note 9: (retour) En Europe, où les besoins et l'attirail de la vie se sont multipliés, on conçoit malaisément que des communes entières puissent effectuer de longs voyages et vivre longtemps à l'étranger, sans se dissoudre. J'ai été à même de voir fréquemment, sur une échelle réduite, ces migrations de communautés, et la constance avec laquelle elles gardaient leur organisation dans les pays, où elles avaient à vivre, m'a souvent donné lieu d'admirer ces effets de l'autonomie communale.
Sitôt après la mort d'Ahmed Gragne, les populations rentrèrent dans leurs provinces, et ce dut être un étrange spectacle que celui de tout un peuple revenant ainsi d'un exil de plusieurs années et reprenant avec ordre possession de l'héritage de ses pères. En conséquence de leur organisation vivace, dès leur rentrée, les communes se trouvèrent reconstituées régulièrement; encouragées par le clergé des campagnes, elles se dressèrent devant l'Empereur, reprirent leurs droits, et la lutte recommença aussi vive que jamais. Les querelles religieuses l'avivèrent, et ces populations, quoique réduites, se livrèrent de nouveau aux guerres civiles. Grâce à l'unité de commandement, les partisans du Césarisme éthiopien l'emportèrent encore une fois, et les Empereurs purent opérer sans entraves la restauration de leur pouvoir d'après les formes les plus commodes pour leur omnipotence.
Mais quelque ingénieux que soit un législateur à disposer une société sur un plan préconçu, et quelque puissant qu'il soit, elle échappe toujours en quelques parties à ses prévisions et amène par là l'écroulement de son édifice. L'homme n'invente pas plus une société qu'une langue: il contribue à leur vie; il les peut modifier; trop souvent, il ne fait que les corrompre. L'invasion de Gragne était venue au moment où les Dedjazmatchs commençaient à se retourner contre l'Empereur. Celui-ci, ayant maîtrisé encore une fois les communes, disposant à son gré d'une aristocratie décimée et ruinée par la récente invasion, et débarrassé en même temps des craintes que lui avait données la puissance déjà excessive de ses Dedjazmatchs, aurait fait un retour sur lui-même: la solitude de son pouvoir l'effraya; il dit à ses conseillers:
—Le fils de l'homme ne saurait porter seul la toute-puissance.
Mais il n'eut ni la grandeur d'âme, ni la prudence de déposer ses pouvoirs usurpés et de reprendre ceux que lui conféraient les constitutions primitives. Il crut sauver l'Empire par des demi-mesures: il rendit par octroi aux communes une partie de leur autonomie; mais pour les maintenir dans sa dépendance et en imposer en même temps aux Dedjazmatchs et autres grands Polémarques dont il restreignit le nombre et les attributions judiciaires, il forma des terres qui étaient restées sans maîtres, des fiefs ingénieusement répartis, et les donna par investiture annuelle aux cognats impériaux ou à ses créatures, en les liant à la couronne par une vassalité directe. Il institua à perpétuité un nombre considérable de fiefs de franc alleu, tenus, les uns au service de guerre, les autres à payer un cens annuel; des terres dites de bouclier, de javeline ou de cavalier, semblables à celles dites Ziamet, Timor ou Kilidj, dans la constitution territoriale turque, et dont le propriétaire doit, en temps de guerre et selon leur étendue, soit un service militaire personnel, soit un certain nombre de fantassins ou de cavaliers équipés. Ces dispositions abritaient la couronne derrière une armée de vassaux directs, la plus nombreuse de l'Empire. Il mécontenta ainsi les communes, par des restitutions incomplètes; les cognats, par la dépendance où les tenait l'investiture annuelle; le clergé, par son immixtion dans la gestion des biens cléricaux; l'ancienne noblesse, par la création d'une noblesse nouvelle, et les grands vassaux par leur amoindrissement.
Malgré les efforts de ses prédécesseurs pour faire prévaloir le code de lois importé du Bas-Empire, la nation n'avait cessé de protester de diverses façons de son attachement à ses anciennes coutumes, et les nombreux essais qu'ils avaient faits d'imposer par la force l'usage exclusif de ces lois n'ayant produit que des résultats éphémères, il s'était établi insensiblement comme un compromis, par suite duquel la coexistence des deux régimes de lois fut acceptée, et les causes étaient soumises à l'un ou l'autre de ces régimes, au choix du défendeur. Seulement, les hommes de loi, conformément à leur principe que toute justice émanait de l'Empereur, prélevaient à leur profit sur les parties qui avaient recours à la justice coutumière, laquelle se rendait gratuitement, les frais et coûts qu'eut amenés le fonctionnement de la justice impériale.
Les Atsés maintinrent l'incarcération perpétuelle des agnats impériaux; ils s'habituèrent à continuer d'année en année le pouvoir aux princes cognats: pour plusieurs même, ils laissèrent s'établir une sorte d'hérédité. Pour mieux assurer leur pouvoir en augmentant l'influence de leur famille, ils établirent que les princesses de leur sang conféreraient la noblesse à leurs maris, ainsi qu'à leurs enfants. Le mariage civil et soumis au divorce prévalait de plus en plus; l'émancipation légale de la femme avait accru les désordres dans les familles; les princesses impériales surtout donnaient les plus scandaleux exemples d'immoralité, se mariaient et se démariaient, et finissaient par se contenter du concubinat. Les enfants issus de ces associations étant dépourvus d'apanages proportionnés à leur noblesse, avaient recours aux libéralités du souverain. Les décorations, les titres surtout se multiplièrent, perdirent leur prestige, et propagèrent à la fois l'insolence et le servilisme. Sur plusieurs points de l'Empire, les communes aidées de leurs fidèles alliés, le clergé et l'aristocratie des campagnes, entreprirent encore une fois la revendication de leurs droits. Elles furent réprimées cruellement et perdirent leurs dernières franchises. Tous les pouvoirs dépendirent du caprice impérial; la hiérarchie ne fut plus que fictive; une égalité servile régna pour tous.
Mais en vertu de ce principe qui veut que les pouvoirs accumulés s'altèrent et communiquent leur corruption à leurs dépositaires, les Atsés se dépravèrent, et la dissolution de l'Empire progressa rapidement. Par condescendance pour l'opinion publique, et comme pour faire illusion à leur peuple, les Empereurs affectaient de respecter quelques-unes de ses anciennes libertés. Selon la coutume, l'Empereur n'était réellement le maître que sur une grande route; dès qu'il posait le pied sur la terre d'une commune, il devait obéissance à la loi de cette commune et soumettre ses volontés aux officiers communaux. Les Atsés suivaient hypocritement cet usage et donnaient lieu quelquefois à des incidents semblables à celui du moulin de Sans-Souci, faisant croire ainsi à une liberté et à une justice qui n'existaient plus. Ils maintenaient aussi auprès de leur personne un Akab-Saat, officier chargé de rester debout auprès de l'Empereur quand il mangeait ou quand il buvait, et de lui arrêter même la main, dès qu'il jugeait que son maître dépassait les règles de la tempérance. L'Atsé ne prenait pas un repas, sans que l'Akab-Saat fût présent; on citait des cas où cet officier avait saisi la coupe. Mais les orgies impériales finissaient fréquemment par des exécutions.
Plusieurs vastes provinces de l'empire, telles que l'Innarya et le Kafa, le pays des Djindjerous, le Sennaar, une partie du grand Damote, le pays des Gallas-Azabo, avaient profité des suites de l'invasion musulmane, pour s'affranchir de leur vassalité à l'empire et se constituer en États indépendants. Les Empereurs, trop occupés des discordes civiles pour les faire rentrer dans l'obéissance, se contentèrent d'exercer vis-à-vis d'elles une suzeraineté qui de nominale devint fictive; ils se faisaient donner néanmoins le titre de Rois des Rois. D'accord avec leurs Likaontes et leurs clercs-légistes, ils promulguaient des rescrits, des ordonnances et des lois, statuaient sur les dogmes et discréditaient la religion et le clergé en faisant prononcer l'excommunication contre les infractions, même légères, à leur autorité. Bientôt ils se livrèrent sans frein aux plus iniques extravagances. On raconte que l'un d'eux, rentrant dans son camp et voyant l'enceinte où étaient ses tentes, imparfaitement palissadée, manda le chef dont les troupes avaient exécuté cette corvée, et, pour compléter la clôture, le fit lier avec quelques-uns de ses hommes, pour servir de palissade vivante. La nuit, les hyènes les dévorèrent, pénétrèrent auprès de la tente impériale et mangèrent quelques gardes et le cheval favori de l'Empereur, qui craignit pour lui-même et cria au secours. Les traditionnistes ajoutent que le lendemain le monstre déposa le sceptre et s'en alla, sous l'habit religieux, mourir dans un koualla désert, où, au jour anniversaire de son dernier crime, on entend encore, dans la nuit, les hurlements des hyènes, les cris des victimes et un tumulte semblable à celui d'un camp bouleversé.
Un autre, pour se réfugier contre les remords et expier ses crimes, s'en alla s'asseoir en un lieu écarté et fit construire autour de lui un mur circulaire, sans porte ni fenêtres, et recouvert d'une voûte; on pratiqua dans le mur épais une seule lucarne, par laquelle, sans pouvoir le voir ni en être vu, on lui passait le pain et l'eau. Parfois des visiteurs compatissants l'appelaient; il leur tenait des discours émouvants dont on rapporte encore des lambeaux. Il vécut ainsi plusieurs années. Un jour, comme il ne répondait pas, on démolit ce sépulcre, et on trouva son corps dans l'attitude d'un homme qui prie.
Les stupides tyrannies des Atsés provoquèrent rébellions sur rébellions. Ils avaient nié la liberté, nié jusqu'à la propriété et n'avaient plus devant eux qu'une nation émiettée, qui ne leur offrait plus aucun appui contre les partis. Comme pour précipiter l'agonie de l'Empire, des tribus Ilmormas s'enhardirent et entamèrent les frontières au S.-E., prirent pied et s'étendirent rapidement dans le Wollo et dans le grand Damote, pendant que de tous côtés les autres frontières se morcelaient au profit de peuplades païennes ou musulmanes.
Les Atsés devinrent le jouet de leurs Polémarques, dont la plupart tenaient à la famille impériale par le sang ou par leurs alliances. Déshabitués depuis longtemps de présider à la guerre, du fond de leur palais de Gondar, ils faisaient insidieusement ressurgir le fantôme des libertés communales et s'ingéniaient à opposer entre eux l'aristocratie, le clergé et les Dedjazmatchs, dont ils subissaient de plus en plus les insolences croissantes. Enfin un Ras ou Polémarque du Tegraïe vint à Gondar avec son armée, détrôna l'empereur Joas, le fit étrangler et intronisa son successeur. Pendant quelques années encore les Ras, Dedjazmatchs et Polémarques de tous grades s'entreheurtèrent autour du palais impérial, intronisant et détrônant leurs créatures.
Vers la fin du dernier siècle, un flot victorieux porta l'Atsé Tekla Guiorguis sur le vieux trône: il s'y cramponna et jeta la confusion parmi ses adversaires. On put croire qu'il ferait revivre le prestige de sa famille: son intelligence cultivée, les charmes de sa personne, son audace et ses libéralités lui acquirent pendant quelque temps une prépondérance incontestable. Le peuple, qui voyait avec chagrin l'humiliation de son antique famille souveraine, espérait qu'il ferait appel aux anciennes constitutions. Comme me l'ont souvent répété les indigènes, on se serait rallié autour de lui, et les princes, les Dedjazmatchs et tous les aventuriers militaires, qui s'entrebattaient pour le pouvoir, auraient été réduits au silence. Plus d'une fois les hommes d'une commune se sont rendus, la nuit, en troupe, au camp de l'Empereur, et là, faisant entendre le cri d'usage, sinistre et suppliant, qui annonce que des opprimés réclament justice, ils interrompaient le sommeil de l'Atsé et lui disaient:—Ô notre père, que Dieu prolonge tes jours, et que nos conseils ne t'attristent pas, car nous te sommes soumis. N'aie pas peur: le Roi de tes ancêtres sera avec toi. Ne t'a-t-il pas revêtu de notre pays comme d'un vêtement de force? Sois rassuré et dis seulement: «Je vous rends les constitutions de vos ancêtres;» et pour les faire revivre, tes peuples se dresseront comme une forêt sans fin, où disparaîtront tous les voleurs de pouvoirs, ces vautours!
Et ces conseillers dévoués disparaissaient avant le jour.
Mais Tekla Guiorguis n'osa pas, et une dernière coalition le précipita du trône.
Comme beaucoup de ceux qui, à quelque degré qu'ils se trouvent de la hiérarchie sociale, ont eu à porter le poids de la chute de leur famille, l'Atsé Tekla Guiorguis, que les indigènes regardent comme leur dernier Empereur, avait quelques-unes de ces vertus maîtresses nécessaires à un bon souverain.
—Dieu, ajoutent-ils, le choisit comme victime, pour qu'on ne pût douter qu'il punissait en lui ses coupables prédécesseurs.
Cependant, il répugnait à la nation de se fractionner et de se départir de son ancienne forme de gouvernement impérial. Les coalisés victorieux mettaient en avant la nécessité de restaurer le vieux droit coutumier, et, à l'instigation de leur principal chef, le Ras ou Polémarque du Tegraïe, ils choisirent pour Atsé un agnat impérial d'une nullité notoire; et le laissant dans Gondar sans revenus, sans gardes et sans autorité, ils se retirèrent dans leurs provinces, désunis et comme honteux de leur victoire. Quant aux grands vassaux qui avaient combattu avec l'Empereur détrôné, les uns étaient tombés en captivité, les autres, sous la conduite des chefs du Gojam, ayant pu regagner leurs gouvernements, s'y fortifièrent dans l'attente des événements; les Dedjazmatchs restés neutres suivirent cet exemple, et au printemps, l'Éthiopie se trouva toute hérissée d'hommes en armes. La restauration de l'ancien Empire avec les coutumes servait de mot d'ordre aux coalisés et à leurs adversaires. Mais, aux lueurs des premiers incendies, les masques, tombant, ne laissèrent apparaître que convoitises et ambitions personnelles. Malheureusement, le peuple était en haleine de guerre; les provinces se ruèrent les unes contre les autres et donnèrent le triste spectacle de partis qui s'entredéchirent au nom de l'ordre et de la justice dont les représentants sincères manquaient partout. Ces partis ne tardèrent pas à se fractionner, à se multiplier, et la guerre civile fut endémique. De localité à localité, les communications devinrent dangereuses ou cessèrent tout-à-fait: le commerce, les échanges journaliers ne se firent plus que les armes à la main; et pendant que Ras, Dedjazmatchs et chefs à tous les degrés s'alliaient, se trahissaient et se heurtaient au centre de l'Empire, les incursions étrangères en rétrécissaient encore les frontières. Les paysans ne s'occupant plus que de combat ou de pillage, la culture des terres fut abandonnée ou laissée aux femmes et aux enfants; des famines contribuèrent au dépeuplement; les hernes, ou terres abandonnées, s'étendirent de plus en plus; les bêtes féroces prenaient la place des habitants; les troupeaux disparaissaient, et des bandes de soldats sans maîtres, espèces de miquelets, prêts à passer au service du plus offrant, épouvantaient le pays par leurs sauvages excès. Ce fut alors, dit-on, qu'on substitua au terme générique désignant le militaire, l'homme de guerre, le mot Wattoadder qui le désigne aujourd'hui, et dont l'étymologie signifie un homme sans feu ni lieu. Ou s'égorgeait aux cérémonies funéraires, aux mariages, devant les tribunaux, aux portes des églises; le parjure et toutes les violences devinrent les moyens; les jouissances immédiates, l'unique but; et comme une société, si bas qu'elle soit tombée, a besoin pour vivre, de quelques vertus, au milieu de ce débordement de tous les appétits mauvais, le bien se mêlait au mal, et des éclairs d'héroïsme illuminaient fréquemment ces sinistres perspectives. La conscience publique se pervertit promptement au spectacle des accouplements de vertus et de crimes. S'il faut en croire les Éthiopiens, ils se seraient accoutumés, dès cette époque seulement, à établir avec la morale de déplorables compromis qui n'excitent plus chez eux aujourd'hui que la réprobation de quelques austères penseurs, toujours rares en tous pays.
Le clergé séculier, de son propre aveu, avait contribué puissamment, par ses erreurs et son indiscipline, à disloquer l'Empire; mais la catastrophe accomplie, il reprit le sens de sa haute mission. Frappé dans ses richesses, devenues excessives, il se réfugia dans son domaine transterrestre, combattit toutes les injustices par ses anathèmes et se rangea résolument du côté des opprimés.
L'insécurité étant devenue générale, les populations s'habituèrent à déposer leurs valeurs mobilières dans les monts-forts, dans les cavernes fortifiées et surtout dans les villes et bourgs dont les églises jouissaient du droit d'asile, et où se réfugiaient aussi, dans les moments les plus difficiles, les femmes, les enfants, les vieillards et les infirmes des campagnes. Ces asiles, sans remparts, sans garnison, et d'accès facile, n'avaient, pour gardien et défenseur, que le clergé de la paroisse, présidé par un abbé que nommait le Dedjazmatch. Ils servirent de dernier abri au droit, à l'enseignement, à l'industrie et au commerce; les foires et marchés hebdomadaires ne se tinrent plus que dans leur enceinte, sous la juridiction de l'abbé, laquelle s'étendait sur tout homme ayant posé le pied en deçà des limites de l'asile et couvrait également la personne du faible, de l'opprimé, du malfaiteur et du criminel. Cet état de choses, qui subsiste encore aujourd'hui, mettait souvent en présence les abbés et les puissants du dehors; le droit d'hébergement exercé par les soldats du Polémarque de la province, les dépôts de légalité contestable, les délinquants de toutes sortes, les meurtriers, les déserteurs ou les transfuges donnaient souvent lieu, de la part des chefs militaires, à des réclamations contre la juridiction cléricale. L'abbé et son clergé n'avaient à opposer à leurs prétentions que des armes spirituelles, et les représentations faites au nom du droit, de la légalité et de l'opinion publique. En général, ces ecclésiastiques se faisaient maltraiter, parfois même tuer, plutôt que de livrer ce qu'on leur demandait: ils s'écriaient: «Vouons nos corps au tranchant de l'épée!» En sa qualité de suzerain de l'abbé, le Dedjazmatch décidait de la légalité de ces réclamations, qu'il avait quelquefois provoquées lui-même indirectement. L'abbé, accompagné de son clergé et muni des emblèmes du culte, comparaissait devant la cour de son suzerain, défendait ses droits, et il n'était pas rare que, tournant son accusation contre son suzerain lui-même, il le sommât de descendre de son siége pour ester en justice. Celui-ci nommait alors un mandataire, remontait sur son alga et chargeait un de ses soldats de conduire les parties à Gondar, devant le tribunal des Likaontes. J'ai plus d'une fois assisté à des débats de cette nature; j'ai vu ces gens d'Église, faibles et sans armes au milieu d'hommes de guerre, plaider au nom du droit, flétrir les convoitises menaçantes de la soldatesque qui les entourait, invoquer éloquemment la réprobation contre de puissants adversaires, et les amener à désavouer eux-mêmes cette force qui faisait leur orgueil.
Dans les cas de violation manifeste d'un asile, le clergé régulier s'émouvait; les religieux les plus vénérés quittaient leurs solitudes, rassemblaient le clergé des paroisses, allaient dans les camps, et généralement ils obtenaient justice. Lorsque le vrai coupable était le Dedjazmatch, ils l'amenaient à résipiscence, sinon ils l'excommuniaient, menaçaient ses serviteurs de l'anathème, s'ils continuaient à le servir, mettaient la province en interdit, et, secourus par les religieux des provinces voisines, soulevaient contre lui la réprobation nationale. Les cas les plus dangereux, heureusement peu communs, étaient ceux où quelques-unes de ces bandes de soldats, passant du service d'un Dedjazmatch à celui d'un autre, recevaient l'hospitalité pour une nuit, et faisaient naître quelque prétexte pour piller les citadins. Les religieux sommaient alors le Polémarque de la province, sous peine d'excommunication, de poursuivre les violateurs, et enjoignaient à tout chrétien de leur refuser l'eau, le feu, la nourriture, l'abri, et de désigner le chemin qu'ils avaient pris. Pour éviter de périr par le fer, les coupables se dispersaient ordinairement devant l'animadversion générale. Justice faite, ces ermites, parmi lesquels on voyait souvent la personnification héroïque des vertus chrétiennes et de la conscience publique, s'en retournaient à leurs déserts, laissant derrière eux une trace bienfaisante.
On ne peut s'empêcher de reconnaître chez ces religieux, séparés de l'unité chrétienne par le fait plutôt que par la volonté, une piété et des vertus incontestables; leur détachement, leur dénûment de tout ce qui excite les convoitises des hommes, leur donnent un ascendant, accru souvent du souvenir de leur vie passée. On trouve parmi eux beaucoup d'hommes appartenant aux premières familles, d'anciens notables, des soldats ou des chefs célèbres, qui, à la suite de quelque grand chagrin ou d'un retour subit sur eux-mêmes, ont quitté famille, dignités, rang, fortune et jusqu'à leur nom, pour prendre l'habit religieux et aller vivre d'austérités dans les cavernes ou les hernes les plus sauvages. Quelques-uns s'entourent, pour disparaître, de précautions telles que leurs meilleurs amis perdent leur trace, jusqu'au jour où ceux-ci, frappés par quelque infortune, un chevrier, un pâtre ou quelque paysan leur apporte de la part d'un moine inconnu des encouragements et des conseils trahissant une vieille intimité. Quelquefois une catastrophe publique leur fournira l'occasion de reconnaître, parmi des religieux accourus au secours de quelque principe social, celui dont ils regrettent la perte depuis des années. Ces ermites se présentent quelquefois dans les camps, où, la veille encore, les trouvères chantaient leurs exploits militaires, leurs actes de folle générosité, et l'on comprend avec quelle émotion leurs anciens compagnons d'armes ou leurs anciens adversaires les revoient, dépouillés de tout l'appareil qui faisait leur recherche et leur orgueil, et leur entendent dire: «Ô frères, qui êtes encore dans le rêve dont nous sommes sortis, nous vous en supplions, ouvrez un instant les yeux et considérez ce qui nous amène.»
Bien avant la chute de l'Empire, le clergé séculier, par la double raison de son origine presque exclusivement plébéienne, et de cet esprit de véritable liberté qu'inspire le christianisme, se prononça énergiquement en faveur des communes, qui, grâce aussi au concours que leur demandaient les chefs de guerre, reprirent dans plusieurs provinces l'usage de leurs libertés. De plus, par son enseignement de l'histoire, du droit écrit, de la grammaire, de l'éloquence et de la théologie, le clergé maintint une morale chrétienne, les vertus civiques qui en découlent, la pureté de la langue, les traditions et l'esprit national.
On a vu qu'à l'exemple du Bas-Empire, et encouragé par quelques Empereurs, le clergé s'était adonné aux subtilités théologiques; il n'avait pas tardé à se diviser; l'ignorance s'était accrue et le peuple éthiopien, doué d'un instinct religieux vivace, s'était partagé en trois sectes principales, sur les rivalités desquelles s'étaient entées plus tard les rivalités politiques. C'est ainsi que le clergé a attisé les guerres civiles, ébranlé dans l'esprit du peuple le respect de son enseignement, et qu'en portant atteinte à son propre prestige par les irrégularités de sa conduite, suite immanquable de son indiscipline et du désordre des pouvoirs sociaux, il s'est privé de la force nécessaire pour empêcher qu'il ne s'introduisît dans les mœurs certaines tolérances contraires à la moralité de la famille, qui défigurent aujourd'hui la physionomie chrétienne de ce peuple. Mais une réunion d'hommes ne commande pas longtemps les vertus, sans les pratiquer elle-même. Le clergé aurait sans doute perdu tout prestige comme l'Empire, s'il n'eût produit une succession d'hommes d'élite, défenseurs sincères du bien, représentants des plus hautes vertus cléricales et civiles, qui lui ont maintenu jusqu'aujourd'hui une certaine autorité, la seule qui ait survécu aux désastres, et autour de laquelle se groupent encore les éléments de la vie sociale. C'est lui qui recueille dans ses maisons, et sous le porche de ses églises, les malades, les infirmes et les blessés; qui amène les réconciliations et préside aux traités de paix; qui se montre presque partout le champion de l'opprimé et fait entendre aux puissants des avertissements salutaires. Il prodigue, il est vrai, les excommunications, au point d'en atténuer l'effet, mais il ne cesse du moins d'entretenir le culte du droit, de la justice et de la morale, et de sonner le tocsin en leur nom.
Pendant que le Tegraïe, le Bégamdir, l'Idjou, le Gojam et le Wora-Himano, se combattaient pour la prépotence, entraînant les autres provinces dans des alliances temporaires, dictées par les intérêts du moment, seul, le Chawa, avec ses annexes, séparé du reste de l'Éthiopie chrétienne par les Ilmormas du Wallo, vivait en paix. Le Polémarque de cette province portait le titre de Maridazmatch. Le dernier qui en avait été régulièrement investi, s'en étant déclaré roi, dès la chute de l'Empire, avait pu léguer le pouvoir à sa famille; et, pour empêcher ses héritiers d'allumer la guerre civile par leurs rivalités, à l'exemple des Empereurs, il avait fait adopter l'usage de tenir en captivité perpétuelle tous les parents mâles du prince régnant. Mais quoique le Chawa fût la seule portion de l'ancien Empire, où l'autorité eût une base un peu stable, les espérances nationales se concentraient ailleurs.
Les derniers Atsés avaient pris l'habitude de donner en apanage au Ras bitwodded ou Grand Connétable, la province du Bégamdir et ses dépendances, comprenant tout le pays borné au Nord par la chaîne de collines où est situé le col de Farka, à l'Ouest par le lac Tsana, au Sud par l'Abbaïe et son grand affluent le Bechelo, et à l'Est par le Takkazé. Sa position centrale, ses avantages au point de vue stratégique, le caractère belliqueux de sa population nombreuse, son voisinage de Gondar et le précédent établi en faveur de sa suprématie, contribuèrent à faire de cette province comme la capitale politique de la nation et le point de mire de toutes les ambitions. Aussi fut-elle conquise successivement par les Polémarques du Tegraïe, du Gojam, du Wora-Himano et de l'Idjou; le vainqueur se faisait nommer Ras bitwodded par le titulaire de l'Empire, qui croupissait dans le palais démantelé de Gondar, ou bien, plaçant quelque nouvel agnat sur ce trône dérisoire, il s'inclinait devant sa propre créature et se relevait Grand Connétable.
Vers la fin du siècle dernier, le chef d'une famille musulmane de l'Idjou, nommé Gouangoul, Ilmorma d'origine, s'empara de l'autorité dans sa province; son fils Guelmo lui succéda, puis Ali, surnommé Tallag (le Grand). Celui-ci soumit les provinces de Tohelederi, Dawont, Kallou et Delanta, voisines de l'Idjou; il marcha contre le Bégamdir et le conquit en une seule bataille, sur une armée cinq ou six fois plus nombreuse que la sienne. Dédaignant de se faire nommer Ras, il s'intitula Imam; en conséquence, il voulut imposer l'Islamisme à ses sujets du Bégamdir, mais cette tentative faillit le perdre; il y renonça; et après quelques années de règne, qu'il passa toujours à cheval, guerroyant contre ses rivaux, il mourut, recommandant à sa famille de respecter la foi de son peuple. Cette famille fut refoulée en Idjou où elle maintint son indépendance pendant quelques années, sans pouvoir ressaisir le Bégamdir d'une façon durable; un accident de la fortune le rendit à Gouksa, troisième successeur d'Ali-le-Grand. Pour se faire mieux agréer de ses sujets, Gouksa adopta le christianisme, mais resta, dit-on, musulman par ses sympathies. Prudent, cauteleux, rancunier, économe, habile à dissimuler et à contenir ses ennemis les uns par les autres, il dut, quoique peu guerrier, faire très-souvent la guerre, et, grâce à son habileté à choisir ses lieutenants, elle tourna constamment à son avantage. Son règne d'une trentaine d'années fut regardé comme un règne de paix, de sécurité et d'ordre relatif.
Dès le début des guerres civiles, la noblesse et les paysans avaient uni leurs intérêts; le clergé leur était acquis, et les communes s'étaient réveillées de leur léthargie; la noblesse combattit pour elles, et les paysans soutinrent leurs seigneurs, lorsque ceux-ci opposaient quelque résistance aux volontés des Dedjazmatchs. La féodalité reprit de la force de l'union sincère de ses deux éléments essentiels.
Afin de mieux réduire ses sujets, Gouksa s'appliqua, comme les Empereurs, à désunir les paysans et les nobles; mais il s'y prit en sens inverse. Les Empereurs avaient rendu la noblesse insolente en favorisant son luxe et ses empiétements sur les communes; à l'exemple d'Ali-le-Grand, Gouksa affecta au contraire une simplicité égalitaire et une rusticité de mœurs, qui flattaient le peuple et provoquaient les dédains de la noblesse. Au lieu d'employer les sommes provenant des impôts à augmenter le luxe de sa cour, il les entassait dans ses monts-forts. Il aviva les rivalités entre les chefs des grandes familles, afin de se ménager des prétextes de les réprimer et de réduire leurs prérogatives. Il tint le clergé à l'écart des affaires, usa envers lui de formes respectueuses, mais ne laissa échapper aucune occasion de discréditer ses principaux membres par une indulgence dédaigneuse. Lorsqu'il crut avoir gagné le peuple, il résolut de déposséder ouvertement la noblesse et inaugura cette politique par un ban resté célèbre, qui a fait donner à la dynastie de Gouangoul et d'Ali-le-Grand le nom de dynastie de Gouksa. Ce ban était ainsi conçu:
«Entends, pays, entends, entends! Que l'épée décide contre les ennemis de notre maître! La terre est à Dieu; l'homme n'en saurait être qu'usufruitier. Il la féconde par ses efforts; il passe; la terre l'engloutit et reverdit au soleil. Qu'est-ce qu'un propriétaire dont l'objet est plus fort que lui? Détenteurs de terres nobles et tenanciers de fiefs, il n'y a pas de droit de suzeraineté héréditaire. Dieu le donne à qui il lui convient; il me l'a donné, à moi, Gouksa! Je suis le seigneur du sol: toute terre relève de moi, et c'est moi seul qui la dispense à mon gré! Femmes nobles et seigneurs, tenanciers de fiefs, présentez-vous; je confère rang et investiture! Que ceux qui ne m'aiment pas s'éloignent dès cette heure! Laboureurs, labourez; trafiquants, continuez votre trafic. C'est moi qui suis votre droit et votre force! Hommes et femmes nobles, cavaliers et gens de guerre, venez vous ranger autour de moi!»
On comprend difficilement que Gouksa ait osé proclamer ainsi par ban, en Bégamdir, où sa puissance n'avait aucune racine, et où les populations étaient encore frémissantes, que le droit de propriété était révocable. Mais que ne peut-on pas faire d'un peuple divisé! Gouksa avait eu soin de faire répandre la croyance qu'une certaine classe de propriétaires faisait seule obstacle à la bonne administration de ses États et au bonheur régulier des cultivateurs, et que ses sujets seraient heureux, le jour où ils deviendraient tous égaux devant lui. Cette classe se composait des propriétaires de terres allodiales, nobles ou roturières, parmi lesquelles les unes étaient censables, les autres censéables. Ces propriétaires formaient la classe la plus indépendante de la nation et la plus nombreuse après celle des laboureurs, dont ils partageaient les préoccupations et les intérêts, et dont souvent même ils épousaient les filles. Malgré le droit d'aînesse, l'admission de plus en plus fréquente de la femme à l'héritage territorial tendait à restreindre leurs héritages, et, par la modicité croissante de leur fortune, à les faire rentrer dans la catégorie des paysans, à la circonstance près que leurs terres restaient allodiales, quelquefois même saliques. Cet état de choses leur donnait sur le paysan une influence qui leur permettait de l'entraîner à résister avec eux aux exactions des seigneurs de grands fiefs que les empiétements des Atsés avaient rendus amovibles, et qui, depuis la chute du trône, tenant leur investiture annuelle des Dedjazmatchs, étaient devenus les instruments de leurs maltôtes. D'autre part, ils étaient les meilleurs soldats des Dedjazmatchs et Polémarques; la plupart servaient quelques années, ne fût-ce que pour acquérir l'expérience des affaires et ce relief que confère aux yeux du peuple la qualité d'ancien militaire; beaucoup vivaient dans les cours des Dedjazmatchs, où ils occupaient les plus grandes charges. Depuis la chute de l'Empire, cette classe d'hommes qui formait comme le cœur de la nation, a fourni un grand nombre de chefs de guerre célèbres et de Polémarques. En assimilant leurs terres allodiales aux terres de fiefs amovibles, Gouksa augmentait ses revenus d'un chiffre considérable et brisait la dernière et la plus redoutable résistance que le Bégamdir pût opposer à la domination d'une famille impatiemment supportée, surtout à cause de son origine et de ses traditions musulmanes.
Le paysan applaudit: il ne sentait pas encore que cette mesure égalitaire empirait sa situation, puisqu'elle lui enlevait ses derniers défenseurs, qui allaient naturellement grossir le nombre de ses tyrans, les anciens titulaires de grands fiefs dont les Atsés et les Polémarques avaient déjà fait des exacteurs en rendant leur existence précaire. Ces derniers représentants de la véritable noblesse territoriale indépendante crurent prolonger leur existence en se prêtant à leur propre abaissement. Il y a manière de faire accepter aux hommes ce qui leur est le moins profitable, et ces possesseurs de fiefs inaliénables, de terres libres à divers degrés, devinrent les courtisans de Gouksa. Une première année, il maintint le statu quo, en confirmant les investitures aux titulaires; puis, tous les ans, sous quelque prétexte, il en dépouilla un certain nombre, et, à la fin de son règne, il avait ruiné ou dispersé les grandes familles de ses États, dépossédé les seigneurs et notables qui lui portaient ombrage, augmenté considérablement ses revenus, annulé l'action politique du clergé, rétréci les libertés des communes, tout en augmentant leurs impôts; et concentré presque tous les pouvoirs en ses mains.
Les Polémarques de sa mouvance suivirent son exemple, ainsi que les Polémarques du reste de l'Éthiopie, à l'exception, toutefois, de ceux de l'Agaw-Medir, du Damote et du Gojam. Ces provinces, gouvernées par des princes cognats de la famille impériale, conservèrent, en grande partie, les libertés traditionnelles. Quant à la province de l'Idjou, berceau de la dynastie de Gouksa, chaque fois que ses maîtres ont voulu attenter à ses franchises, elle a répondu par des rebellions énergiques, et c'est jusqu'à ce jour le pays de l'Éthiopie où le peuple jouit du plus de liberté. Presque partout ailleurs, le sort des populations fut livré à l'arbitraire d'un système féodal mutilé en ce qu'il pouvait avoir de bon. Les nobles dépossédés se firent tous soldats de fortune: les Polémarques mirent de l'émulation à les retenir à leur service, au moyen de dignités et d'investitures annuelles, et ces seigneurs temporaires exploitent et pressurent aujourd'hui à ruine les contribuables de leurs fiefs sans avenir pour eux. La rapacité de ces tyranneaux pousse les cultivateurs à un désespoir tel, que parfois des communes entières préfèrent abandonner leurs terres et émigrer dans les États voisins. À la mort ou à la chute du Polémarque, ils reprennent leurs héritages, si le règne de son successeur est plus équitable. Ceux qui se sentent de l'énergie s'enrôlent dans les bandes de soldats, préférant à la servitude de la vie des champs, les périls et l'indépendance de la vie militaire, et dans chaque province, le camp du Polémarque regorge de soldats turbulents et avides, vivant gaîment au jour le jour, tandis que les contribuables des villes, et surtout ceux des campagnes, vivent furtivement, en proie à toutes les craintes, et réduits à ruser pour dissimuler même leur pain quotidien. La puissance des Polémarques est elle-même précaire: sujets aux retours qu'entraîne la fréquence des guerres, aux trahisons de leurs alliés, aux désertions de leurs soldats, peu d'entre eux peuvent se vanter d'avoir reçu le pouvoir de leur père, presque aucun n'est assuré de le léguer à son fils. Quelque soldat de fortune, parti quelquefois des rangs les plus humbles, recueille son héritage.
Comme on l'a vu, d'après la constitution antique, le droit de justice n'émanait pas des Atsés; ils l'exerçaient, il est vrai, mais dans des cas définis et rares; ils en étaient surtout les gardiens, les dépositaires. La nation exerçait ce droit elle-même: le chef de famille, la commune, les tribunaux improvisés entre citoyens, la noblesse territoriale; représentaient autant de juridictions, qui dispensaient ordinairement d'avoir recours au tribunal suprême des Atsés, et, quoique vaincue, après une lutte contre eux, plusieurs fois séculaire, pour la conservation de ce droit, la nation n'a jamais perdu complètement l'habitude de l'exercer. Les Polémarques, qui avaient tout fait pour accaparer ce droit au bénéfice des Empereurs, eussent voulu le garder pour eux-mêmes, lorsque l'Empire tomba; mais, à cause de la nature précaire de leur autorité, ils n'osèrent pas affronter en ce point jusqu'au bout le sentiment intime de leurs sujets; les circonstances leur vinrent bientôt en aide.
Les communes reprirent leur juridiction primitive; mais lorsque des conflits s'élevèrent entre elles, comme il ne se trouvait plus aucun pouvoir judiciaire intermédiaire entre elles et le pouvoir central représenté désormais par les Dedjazmatchs, ou autres Polémarques, héritiers de fait, et chacun dans ses États, du pouvoir impérial, elles comprirent alors la faute qu'elles avaient commise en laissant déraciner ce qui restait de la noblesse territoriale, et elles durent subir en tout la juridiction des Polémarques. Ceux-ci empiétèrent de plus en plus, jusqu'à absorber toutes les causes entre citoyens, en répartissant toutes les communes de leurs États en fiefs qu'ils distribuaient annuellement à leurs hommes d'armes. Chaque Dedjazmatch, depuis ce temps, entretient quelques hommes de loi, pour interpréter au besoin le texte du code de Justinien; mais, si ce n'est pour les causes criminelles, il est rare qu'on y ait recours, ce recours dépendant des parties qui se réclament presque toujours des lois coutumières. Les Polémarques et leurs délégués jugent d'après elles, mais, à l'exemple des hommes de loi des Empereurs, ils prélèvent des frais de justice, qui ruinent les plaideurs et constituent leurs principaux bénéfices. Dans les causes civiles, ces frais montent souvent jusqu'à la moitié des valeurs en litige. Depuis que la justice coutumière a cessé d'être gratuite, sa vénalité est devenue notoire. Néanmoins ces tribunaux dégradés subissent encore la pression de la conscience publique, qui leur apparaît comme un fantôme et donne encore assez souvent le spectacle consolant des embarras de la force injuste aux prises avec le droit et la faiblesse qu'elle opprime. Il s'est bien trouvé, tantôt dans une province, tantôt dans une autre, quelques Polémarques qui se sont efforcés de relever l'autorité de la justice et de la morale. On cite parmi eux, le Ras Woldé Sillassé, qui gouverna le Tegraïe pendant plus de vingt ans; les Ras Haïlo et Méred, Gouverneurs du Gojam et du Damote; le Dedjadj Sabagadis, en Tegraïe; le Ras Haïlo, dans le Samen, et plusieurs Polémarques de moindre importance dont la mémoire est bénie. L'action de ces hommes de bien, quoique bornée à l'étendue de leurs domaines, a exercé néanmoins sur le reste du pays une influence salutaire. Malheureusement, dans la longue lutte que le droit indigène avait soutenue contre le code byzantin, il avait subi des altérations dans ses parties essentielles, celles qui règlent la famille, la propriété et le mariage: la famille est restée démantelée; le mariage et la propriété n'ont plus rien de stable, et n'était l'esprit chrétien planant au-dessus de cette nation désorientée, et qui, bien qu'altéré, l'illumine encore quelquefois, elle aurait atteint depuis longtemps le dernier degré de la déchéance et de l'abaissement.
Comme dans toute société anarchique, la carrière des armes offre le seul refuge à ceux qui ont souci de leur dignité; aussi les camps renferment-ils, à quelques exceptions près, l'élite de la nation. Les cognats de la famille impériale dont le nombre est grand, se font presque tous soldats. Leur origine leur assure la considération, et, pour peu qu'ils déploient des qualités personnelles, les plus brillantes perspectives s'ouvrent devant eux. De cette classe sont sortis la plupart des Ras, Dedjazmatchs ou autres Polémarques remarquables, comme aussi les femmes les plus célèbres par leur beauté, leur esprit et, il faut le dire aussi, par leurs désordres. À ces princes et princesses on donne le titre qualificatif de Waïzoro, de même qu'aux agnats impériaux des deux sexes, et leurs concitoyens traitent encore avec une déférence marquée ceux qui ont droit à ce titre, quoiqu'ils l'aient vulgarisé en le donnant à presque toutes les femmes, tout comme en Europe on l'a fait de Madame.
Les agnats impériaux ne pouvaient avoir aucune dotation territoriale. Ils ne possédaient la terre que par héritage maternel ou du chef de leur femme, et dépendaient, par conséquent, des libéralités de l'Empereur régnant. La chute de l'Empire les a mis dans un dénûment complet. Les plus dignes et les plus heureux sont ceux qui vivent de la culture d'un matrimoine d'ordinaire fort restreint. D'autres ornent de peintures les murs des églises ou les livres de piété, ou copient des livres d'heures, les relient même; d'autres encore sculptent de petits objets en bois ou peignent des diptyques. Ils vivent petitement du produit de ces industries, les seules qui, aux yeux de leurs compatriotes, ne les fassent pas déroger. D'après la croyance populaire, quand la famille impériale aura satisfait à la justice divine par son humiliation prolongée, un de ses membres relèvera, avec le trône de ses ancêtres, les anciennes lois et les constitutions, et les malheurs de la nation auront leur terme. Par suite de cette croyance, aucun chef ne voudrait accepter dans ses troupes un prince agnat. Aussi, parmi ces princes, ceux qui laissent soupçonner quelque ambition ou quelques qualités supérieures, sont-ils les plus malheureux. Les hommes au pouvoir étouffent leur fortune par tous les moyens et les réduisent à se considérer heureux de pouvoir s'assurer le pain quotidien. La principale ressource de ces agnats consiste actuellement dans les aumônes qu'ils reçoivent de quelques Dedjazmatchs. Quelques-uns se tiennent à l'affût des évènements politiques et se font comme les clients de quelque Polémarque, tel que celui du Tegraïe, du Bégamdir, du Samen ou du Gojam, dans l'espoir de leur voir acquérir un jour la prépotence, à l'abri de laquelle ils pourront remplacer le simulacre d'Empereur qui siége à Gondar.
Sahala Dinguil, dont je venais de guérir la femme, et qui portait le titre d'Atsé depuis quelques années déjà, lors de mon entrée dans le pays, avait été deux fois détrôné, sans bruit, par son patron le Ras Ali, Gouverneur de Bégamdir, dont relève la ville de Gondar; mais, chaque fois, il avait été rétabli dans sa majesté dérisoire, grâce à la croyance populaire que tant qu'il serait Atsé, il ne devait y avoir ni peste ni famine, et que la famille de Gouksa se maintiendrait au pouvoir.
Gondar, dernière capitale de l'Empire, a été fondée par l'Atsé Facilidas, peu de temps après l'expulsion de la Mission portugaise. Quelques érudits indigènes prétendent que le mot gondar n'est autre que le mot Tegraïen, qui signifie ténia; les savants gondariens repoussent avec indignation cette étymologie et font observer que dans l'idiome Félacha, encore parlé dans quelques villages aux environs de la ville, dar signifie gouvernement et gon, côte. À l'appui de cette explication, ils comparent à un os costal le prolongement montueux qui, partant du mont Atanaguer, s'avance vers le S. en dominant la plaine de Dambya, dont il est séparé par les ruisseaux Angareb et Kaha, lesquels se joignent au Magatch, un des principaux tributaires du lac Tsana. C'est sur le sommet plat de ce prolongement que Gondar est assise, avec ses dix-neuf églises; les indigènes affirment qu'elle en contient quarante-quatre, mais ils comptent celles des faubourgs presque abandonnées et toutes du côté de l'Est. De quelque côté que l'on arrive, on ne découvre Gondar que lorsqu'on en est déjà près. Les hauts murs blafards du palais impérial frappent d'abord la vue; le ton bistré des maisons basses et couvertes en chaume, les larges espaces hérissés de ruines, les églises blotties çà et là, dans leurs bosquets d'arbres élancés et verts, le ciel toujours bleu, l'atmosphère limpide, les alentours nus et accidentés, tout concourt à donner à la ville une physionomie attrayante, paisible et réjouie, malgré son délabrement. Le sol rocheux et couvert de pierres n'offre aucun vestige de ces travaux habituels en Europe, dans les centres populeux, tels que fontaines, aqueducs, égouts, enceintes, places régulières, promenades et édifices décoratifs; il est raviné par les eaux pluviales; la nature de ses rugosités dénote partout que des mains industrieuses n'ont jamais cherché à le modifier, et que les hommes y ont posé mais non fixé leurs demeures. Du reste, la féodalité semble être peu favorable à la formation de grandes villes: sous ce régime, la famille constituée fortement, offre partout un abri et un aliment au besoin de sociabilité; de plus, l'homme ne prenant de valeur que par la terre, c'est dans les campagnes que s'établissent les ambitieux, les puissants et les forts; les villes restent alors le refuge des déclassés, des artisans et de la population flottante et de peu d'importance.
Les quartiers les mieux conservés sont: au S., non loin du palais, le quartier dit de l'Itchagué et le Salamgué ou quartier musulman, situé au pied de la colline en dedans de l'Angareb et du Kaha; à côté se trouve une place où se tient un marché important de mules et de chevaux. Au S.-E., le quartier de Dinguiagué (pays de pierres), habité par les trafiquants chrétiens; à côté se trouve aussi une grande place irrégulière et pleine de roches, où se tient un marché hebdomadaire important. Au N., et au pied du mont Tegraïe-Mutchoaya, le quartier de l'Aboune ou légat du patriarche cophte d'Alexandrie, à demi séparé de la ville par un ravin profond; et près du palais, la maison du Ras bitwodded ou Grand Connétable, joli castel en ruine, surmonté d'une tour. À l'E., le quartier de Bâta. Au N.-O., au-delà du Kaha, sur la lisière d'une petite plaine, le faubourg ombreux de Kouskouam, où l'on voit les jolies ruines de l'église, de l'habitation et de la grande tour bâties à la chaux, vers 1720, par l'Itiégué Mintwab, femme et mère d'empereur, célèbre par ses vertus autant que par sa subite fortune; on découvre au S. la plaine de Dambya, et au loin, à l'E., le bord du plateau du Wogara. Les autres quartiers épars au milieu des décombres sont insignifiants.
Le faubourg de Kouskouam n'est habité que par des cultivateurs. Le quartier de Bâta tire son nom de sa grande église investie du droit d'asile et renommée par son clergé nombreux, instruit et remuant; il est surtout habité par des cultivateurs aisés; en temps de troubles, les paysans y déposent de préférence leurs réserves de grains. Le quartier de l'Aboune, habité par quelques trafiquants et de petits propriétaires, jouit également d'un droit d'asile, peu respecté lorsque le légat est absent, mais qui, lorsqu'il y réside, attire une population indécise composée de réfugiés, de clercs et d'étudiants. Les trafiquants chrétiens forment presque à eux seuls le quartier de Dinguiagué. Le Salamgué, habité exclusivement par des musulmans, tous trafiquants ou tisserands, passe pour la réunion mercantile la plus considérable de l'Éthiopie par ses relations lointaines et ses richesses en numéraire. Ce quartier, un des plus populeux de la ville, en est cependant le moins salubre, tant à cause de sa situation basse, du voisinage immédiat de l'Angareb et du Kaha, que des épidémies qu'y apportent souvent les caravanes d'esclaves. Le quartier de l'Itchagué, le plus peuplé de tous, est en quelque sorte comme le cœur de la ville. Il doit son importance à son droit d'asile qui est presque toujours respecté. Le Dedjadj Oubié, le Ras Ali, et beaucoup de leurs notables, y possédaient des maisons où ils amassaient des provisions, et où leurs partisans se réfugiaient en temps de disgrâce. Ce quartier, ceint d'un haut mur, est peuplé de gens de toutes les classes: on y trouve des princes et des seigneurs déchus ou réduits au repos par l'âge; des femmes de hauts personnages venues pour faire leurs couches ou pour s'abriter avec leurs enfants, pendant que leurs maris sont en expédition; des femmes divorcées; des matrones célèbres par leurs aventures, leur beauté passée ou leur esprit; quelques trafiquants, des moines, des religieuses, des nécessiteux, des soldats mutilés, des rebelles, des voleurs de grande route et des meurtriers; des gens fuyant la vindicte des lois ou les persécutions; quelques artisans et même quelques musulmans, car le clergé éthiopien recueille et protége sans distinction dans ses asiles les nationaux, les étrangers ou les ennemis de sa foi.
L'Atsé, dépouillé de tout pouvoir et de toute autorité, vivait abandonné dans l'isolement de son palais; néanmoins, la salle des plaids, de loin en loin, retentissait de la voix des avocats, qui, grâce à l'empire des us et coutumes, venaient plaider en dernier appel quelques procès d'une nature spéciale, devant l'antique tribunal suprême, présidé par l'Atsé, et composé comme on sait des quatre Likaontes et de leurs quatre Azzages, auxquels s'adjoignaient dans certaines occasions quelques prudhommes de la ville.
L'Itchagué, chef révocable du clergé régulier, était nommé par le Ras Ali, sur la présentation du clergé; sa juridiction attirait à Gondar des abbés et des moines des provinces éloignées, ainsi que beaucoup de membres du clergé séculier. Toutes les causes civiles qui prenaient origine dans son quartier ressortissaient également de sa juridiction; quant aux causes criminelles, instruction faite, il les renvoyait en cour du Ras.
L'Aboune partageait avec l'Itchagué la juridiction sur le clergé séculier, et exerçait également le droit de basse justice sur les habitants de son quartier.
Le Négadras (tête des trafiquants), chef de la gabelle, jugeait au civil tous les musulmans du quartier dit Salamgué; quant au criminel, il instruisait les causes et renvoyait en cour du Ras. Il connaissait également des causes commerciales entre chrétiens et musulmans, et de tous les délits contre la douane. Ce fonctionnaire, ordinairement musulman, était nommé pour trois ans par le Ras, auquel il payait une ferme en échange de la perception des droits de douane.
La ville avait aussi un Gouverneur qui prenait le titre spécial de Kantiba: il était nommé chaque année par le Ras, et était chargé de la police de toute la ville, de la direction des marchés et de la perception de certains impôts; il recrutait pour ce service une troupe dont le chiffre variait de soixante à trois cents lances.
Gondar, un des centres commerciaux les plus importants, est également un centre d'industrie. La simplicité des besoins des Éthiopiens ne rend nécessaire qu'un nombre restreint de métiers: des tisserands, tous musulmans, des corroyeurs, des maroquiniers, des lormiers, des forgerons et des fabricants de javelines, de sabres et de couteaux; des selliers, des sandaliers, des relieurs, des clercs, copistes et apprêteurs de diphthère ou parchemin grossier; des gaîniers, et tous ceux qui cousent le cuir; des orfèvres, des fondeurs et ouvriers en cuivre; ceux qui brodent les pretintailles pour les selles des mules ou les amulettes que portent les femmes, les hommes et les chevaux, comme aussi ceux qui brodent en soie de couleur les stoles ou longues chemises des femmes, leurs burnous et ceux des prêtres; des fabricants de boucliers, des charpentiers, des tourneurs, ceux qui mettent en bois les carabines, ceux qui façonnent les cornes à boire, les femmes qui confectionnent des ustensiles de vannerie faite en paille et celles qui font du bouza, de l'hydromel et de l'eau-de-vie pour la vente de détail. La poterie est faite par les femmes félachas ou juives, et leurs maris maçonnent en bousillage; ces sectaires sont établis dans les villages aux environs de la ville. L'industrie de potier est partout frappée d'infamie, ainsi que celle de tisserand, de corroyeur et d'ouvrier en fer. Tous ces ouvriers travaillent chacun pour leur compte, mais avec mesure. Lorsque le désir de voyager les prend, ils vont s'établir dans d'autres villes ou se laissent embaucher par les seigneurs ou les princes et font quelquefois le tour de l'Éthiopie à la suite des armées.
Le clergé de Gondar fournit toujours quelque célèbre professeur de grammaire, de droit ou de théologie, qui attire les étudiants de provinces éloignées. Ces étudiants se partagent en deux classes: l'une d'hommes de tout âge se destinant à la vie monastique; l'autre, plus nombreuse, composée de jeunes gens aspirant à la prêtrise ou à la cléricature. Ils manifestent envers leurs professeurs cet attachement profond, qui existait dans l'antiquité et le moyen-âge entre les maîtres et leurs élèves ou disciples. Il est touchant de voir les soins pieux dont ils entourent leurs professeurs, qu'ils choisissent librement; l'émulation qu'ils mettent à les servir en toutes choses, et l'on ne peut s'empêcher de regretter que ce culte filial, qui n'est que la reconnaissance envers ceux qui se consacrent à nous enseigner à penser, à croire, à vivre enfin, se soit refroidi parmi nous. Beaucoup de ces étudiants mendient leur subsistance, fabriquent des parasols en roseau et en cœur de jonc, ou bien se louent une partie de la journée pour divers services. Des anachorètes, désireux de s'édifier sur quelque point de dogme, viennent se réfugier pour quelques jours dans les églises les moins fréquentées; en tout temps d'ailleurs, on voit en ville beaucoup de moines mendiants et gyrovagues.
La ville de Gondar, grâce à sa situation centrale, à la présence des deux plus grands dignitaires de l'Église d'Éthiopie, grâce aux lumières et à la prépondérance de son clergé, à sa vigilance à maintenir son droit d'asile, à ses deux marchés hebdomadaires, à son commerce, à ses diverses industries et enfin à la puissance de la tradition, se maintient, depuis l'abaissement du pouvoir impérial, comme une sorte de terrain neutre où les hommes de tous les partis se rencontrent, et quoique les arbitres de l'état politique n'y résident plus, elle n'en reste pas moins moralement la véritable capitale de l'Éthiopie. La population, que Bruce évaluait à 30,000 âmes, est aujourd'hui de 11 à 13,000; en temps de trouble, cette population s'accroît de réfugiés dans la proportion d'un tiers environ. Comme la ville est assise sur un terrain d'une altitude moyenne, situé entre les basses terres et les hauts plateaux, on y jouit d'une température assez douce dont la moyenne est de 20° centigrades.
En arrivant en pays étranger, le voyageur est tout d'abord impressionné par la nouveauté des choses extérieures. Malgré leur vivacité, ces sensations s'atténuent d'ordinaire et s'effacent peu à peu, surtout s'il séjourne et pratique lui-même les mœurs nouvelles; et c'est en fixant et en coordonnant ces premières impressions avec les observations qu'il aura faites dans la suite, qu'il arrivera à déterminer le mieux la véritable physionomie du peuple qu'il étudie. Les allures de la population gondarienne saisissent de prime abord par leur caractère biblique; elle apparaît ce qu'elle est en réalité: impressionnable, hasardeuse, nonchalante, vaniteuse, légère parfois, factieuse, pleine d'humour, et presque toujours avenante et charitable.
Le matin, elle est réveillée par les chants religieux; dans chaque église, il ne se dit qu'une messe; elle est chantée et commence bien avant le jour. Dès cette heure, les affligés et les dévots courent à l'office; les autres n'y vont qu'au moment de la consécration: au soleil levant. Les jours de fête, les fidèles visitent plusieurs églises, surtout celle de Saint Tekla-Haïmanote, qui possède les reliques vénérées de ce saint.
L'horizon s'éclaire à peine, que tous, aux portes, dans les rues et aux carrefours, échangent le salut du matin. Les travaux et les affaires commencent partout; les voyageurs, les soldats de passage se mettent en route; les pâtureurs, au pied des collines, réunissent les vaches, les veaux et les bêtes de somme qu'on voit dévaler dans toutes les directions; des femmes et des jeunes filles, munies d'amphores, descendent ça et là, en babillant, puiser de l'eau au Kaha et à l'Angareb, où sont déjà établis des hommes à demi-nus, lavant leurs toges et celles de leur famille, en les piétinant dans l'eau. Sur la place du marché, les acheteurs assiégent l'étal des bouchers, les chiens se hargnent autour, au-dessus plane une volée d'éperviers guettant l'occasion de happer quelque lambeau de viande; des enfants, encore engourdis de sommeil, se rendent à l'école; les oisifs, les nouvellistes de profession, groupés aux carrefours, épluchent déjà les nouvelles, brocardent les passants ou bien confèrent d'un air de mystère, selon que les temps leur paraissent calmes ou difficiles.
Bientôt, le soleil devient incommode; chacun rentre chez soi pour la grande affaire du déjeuner, et Gondar redevient silencieuse jusqu'à deux ou trois heures de l'après-midi.
Les Éthiopiens observent plusieurs jeûnes longs et rigoureux, indépendamment de celui du mercredi et du vendredi. En temps de jeûne, les offices ne commencent pas avant deux ou trois heures de l'après-midi, et les habitants attendent, pour faire l'unique repas de la journée, que les carillons aient annoncé la communion.
Ne connaissant ni sablier, ni clepsydre, ni horloge d'aucune sorte, ils divisent la journée en six parties qui ont leurs dénominations consacrées, d'après la hauteur du soleil sur l'horizon. Le clergé et les hommes instruits usent d'une chronométrie un peu moins grossière: le dos au soleil, ils mesurent, par semelles et demi-semelles, la longueur de leur ombre. La durée quotidienne de chacun de leurs jeûnes équivaut à tel nombre de semelles et demi-semelles; quelques-uns se prolongent jusque peu avant le coucher du soleil.
Pendant les longues matinées du mercredi et du vendredi, Gondar présente sa physionomie la plus animée. Les églises restent ouvertes: on y voit, au milieu de désœuvrés et de chercheurs d'aventures, des vieillards, des femmes, des soldats et des clercs faisant leurs méditations, leurs prières ou causant paisiblement à l'ombre des arbres du pourtour. Vers huit heures, les habitants se portent aux divers plaids de l'Atsé, de l'Itchagué, de l'Aboune, du Négadras, du Kantiba ou des prudhommes: les délibérations de quelque importance et les procès étant remis de préférence à ces jours. Comme les maisons n'offrent que très-peu de salles spacieuses, la plupart du temps, ces plaids se tiennent en plein air; l'été, juges et assistants sont ordinairement munis de parasols. Ceux que les incidents judiciaires intéressent moins, vont badauder chez les ouvriers en réputation, où se réunissent quelques nouvellistes, des soldats et des étrangers. Les réunions choisies se tiennent chez l'orfèvre, le sellier et quelquefois chez le forgeron; la préoccupation de ces ouvriers est de se défendre des importuns, mais ils n'y réussissent guère. L'un a quelque chose à faire à sa bague, à l'ornement de son bouclier, à son amulette, ou bien deux points seulement, dit-il, à sa selle; l'autre, un ardillon ou une javeline à redresser ou quelque brèche à faire disparaître de son sabre ou de sa faucille; si l'on veut seulement lui confier un outil, il le fera lui-même. Les ouvriers cèdent à ces instances et perdent ainsi leur temps, sans autre bénéfice que l'espoir de s'achalander par ces complaisances, tout en égayant leur travail des conversations qui s'établissent chez eux. Les hommes les plus considérables ne dédaignent pas de se rendre à ces cercles où se répètent les bons mots, les anecdotes, les scandales, les récits des derniers évènements; où l'on fait la description des modes nouvelles, l'énumération des qualités et des défauts de tel cheval, de telle femme; où l'on discute les héros d'amour, ceux de guerre et parfois même des points de théologie, pendant que les plus affamés s'assoupissent sur place ou vont dormir chez eux en attendant l'heure de rompre le jeûne. À mesure que l'ombre s'allonge, on entend les voix plaintives des moines, des lépreux et des étudiants, mendiant de porte en porte au nom du saint du jour, du Remède du monde (Jésus-Christ), de Saint Tekla-Haïmanote ou de Notre-Dame-de-Miel (la Sainte Vierge).
Les ecclésiastiques, en toge bien nette et en turban blanc, s'empressent vers leurs églises, où les clercs chantent déjà les offices à tue-tête. Les enfants sortent des écoles en criant. Aux divers plaids, les avocats plaident leurs derniers moyens, s'efforcent de retenir encore l'assemblée; les juges s'empressent de prononcer la sentence ou la remise à huitaine. Le travail cesse partout. Sur les chemins qui conduisent à la ville, on voit arriver les voyageurs à pied, à cheval, et des femmes à la file, courbées sous des charges de ramilles ou de petit bois qu'elles ont passé la journée à ramasser. Le tintement des cloches annonce la fin des offices; les rues se dépeuplent; chacun s'est réfugié chez soi, pour y prendre sa première gorgée, son premier morceau. Il est quatre, cinq ou même six heures du soir. Les animaux reviennent des pacages et se dispersent joyeusement pour rentrer au logis, les bêtes de somme hennissant, les vaches beuglant à l'approche de leur géniture.
Tels sont les derniers bruits de la journée. Quelquefois, une bande de soldats arrive en logement: les habitants rentrent et barrent leurs portes; la rue reste aux étrangers et à ceux qui se sentent disposés à la querelle.
Les premières clameurs partent ordinairement des maisons des courtisanes ou de celles des femmes qui débitent le bouza ou l'eau-de-vie; les gens du Kantiba tentent quelquefois de rétablir l'ordre, mais lorsque les étrangers sont trop nombreux ou qu'ils relèvent de quelque favori du Ras, on les laisse s'arranger avec les habitants.
Après un peu de bruit, on finit par s'entendre et répartir les étrangers en logement.
Le soleil disparaît; la ville se repose; seuls, les détrousseurs ou les coureurs d'aventures se glissent dans l'ombre; bientôt, les hyènes leur succèdent, et, si l'on se réveille pendant la nuit, on n'entend que leurs hurlements sinistres mêlés à leur rire étrange.
LE ROI DU CHAWA.—DABRA TABOR.—LA WAÏZORO MANANN.—LE RAS ALI.
De Moussawa à Gondar, j'avais voyagé plutôt comme géographe que comme ethnologue. Les Éthiopiens me paraissaient barbares, ignorants et peu dignes d'intérêt, si ce n'est par quelques traits de mœurs bibliques qu'ils ont conservés plus qu'aucun autre peuple de l'Orient. Leur langue n'étant point absolument inconnue en Europe, je jugeai qu'il me serait inutile de l'apprendre, un drogman intelligent suffisant à mes rapports avec eux. À Gondar, ces opinions commencèrent à se modifier. Le Lik Atskou parlait l'arabe; vieilli dans la magistrature, il se plaisait à m'expliquer le train des hommes et des affaires; mes préventions se dissipaient, mes yeux se dessillaient, et ses compatriotes m'intéressaient chaque jour davantage. Sentant que je m'étais mépris sur leur compte, je dédaignai moins de me rapprocher d'eux en me conformant à leurs habitudes. Mes habits européens s'usaient à vue d'œil; je me décidai à revêtir une toge, et quoique je fusse loin de savoir me draper dans ce vêtement, de tous peut-être le plus difficile à porter, je m'aperçus qu'il me valait de la part de tout le monde, même de mes domestiques, un abord et des façons plus convenables. La curiosité souvent blessante qui se manifestait à mon aspect fit place à l'inattention ou à des démonstrations polies. Je dus reconnaître la puissance de la forme qui, même dans ses manifestations les plus futiles en apparence, influence les hommes, les captive ou les éloigne. Plus tard, les Éthiopiens m'ont dit maintes fois: «Si tu retournes dans ton pays, l'habitude que tu as contractée de nos mœurs civilisées te fera trouver tes compatriotes bien barbares.» Plus d'un peuple entretient une vanité analogue, et presque tous se sentent flattés qu'on se conforme à eux.
Quelques jours avant le départ de mon frère, trois soldats de la garde de Sahala Sillassé, Polémarque héréditaire du Chawa, étaient arrivés à Gondar, en mission confidentielle. Surpris par les pluies, ils avaient dû hiverner chez le Lik Atskou, qui entretenait des relations amicales avec leur maître.
Les ancêtres de Sahala Sillassé avaient pu, grâce à la transmission héréditaire de leur pouvoir, étendre les frontières de leur État, surtout du côté du Sud, aux dépens de populations païennes et peu aguerries. Ils avaient aussi amassé de grandes richesses; leur cour était la plus opulente de l'Éthiopie, et le Chawa passait pour être la province la plus populeuse et la plus sagement gouvernée. Afin d'augmenter son influence, Sahala Sillassé entretenait des intelligences et étendait ses libéralités jusqu'à Gondar et même jusqu'à Adwa. Cependant, les trois envoyés de ce prince ne faisaient que maigre chère à Gondar; quelques notables, qui avaient eu part aux libéralités de leur maître ou qui espéraient s'en attirer, les invitaient bien de temps en temps à dîner, mais leur ordinaire chez le Lik Atskou se ressentait de sa parcimonie habituelle. Un jour, mon drogman me conta leurs doléances; je les conviai chez moi et ne tardai pas à leur fournir régulièrement le vivre et le couvert. Quand la décrue des eaux leur permit de repartir pour leur pays, je leur fis un petit cadeau à chacun, et je leur remis quelques boîtes de capsules pour leur maître, qui en manquait, m'avaient-ils dit.
Environ un mois après, cinq nouveaux envoyés m'arrivèrent avec une belle mule et une esclave de race gouragué, dont Sahala Sillassé me faisait présent. Le plus âgé s'inclina devant moi, la poitrine découverte en signe de respect, puis, se redressant avec assurance, il me dit:
—Mon Seigneur m'a chargé de vous faire entendre ces paroles:
«Je te salue, quoique étrangers l'un à l'autre et je te salue encore. Tu dois être fils de bonne mère; je ne te louerai donc pas de ta libéralité envers mes hommes délaissés par ces Gondariens que j'ai si souvent gratifiés; mais je désire que tu me mettes à même de reconnaître tes bons procédés. On me dit que tu projettes d'aller en Innarya; je suis assez puissant pour t'y faire conduire en sûreté. En tout cas, puisque tu as quitté ton pays pour visiter les peuples de la terre, tu ne saurais traverser l'Éthiopie sans voir la cour d'un prince comme moi, de même qu'il convient que j'y attire un chrétien venu de si loin. J'ai fait prévenir de ton passage le Ras Ali et les chefs du Wallo; tous te protégeront en mon nom. Reçois cette esclave: elle te servira fidèlement; quant à la mule, qu'elle te fasse voyager sans fatigue. Ces présents n'ont de valeur que comme signe manifeste du salut que je t'envoie. Viens au plus tôt; je saurai combler tes souhaits. Tu trouveras dans mon royaume le meilleur blé de l'Éthiopie, les meilleurs chevaux et des hommes de bonne souche, braves à la guerre, sages au conseil et disposés à traiter en frère l'ami de leur maître.»
Mon drogman répondit selon l'usage:
—Que Dieu continue le bonheur à votre maître!
Et après un repas copieusement arrosé d'hydromel, ils se retirèrent.
Quelques jours après, ils m'annoncèrent que, leurs affaires étant terminées, ils attendaient que je me misse en route avec eux. Je leur dis que, pour le moment, mes projets m'entraînaient ailleurs, et que je remettais à un autre temps l'honneur de saluer en personne leur prince; qu'en ma qualité de voyageur, je devais me restreindre le plus possible; qu'une mule et une esclave me deviendraient un surcroît; que je les leur rendais, mais que je gardais précieusement ma reconnaissance pour leur maître et que je les priais de lui faire agréer ma réponse, n'ayant rien désormais à redouter plus que d'encourir le déplaisir d'un si puissant prince.
En me quittant, ils m'assurèrent que Sahala Sillassé finirait bien par m'attirer en Chawa.
Cependant, je me lassais de mon inaction forcée. Le printemps s'écoulait, et la caravane pour l'Innarya, à laquelle je comptais me joindre, remettait indéfiniment son départ, à cause de certaines rumeurs inquiétantes: le pays se préoccupait de moins en moins, il est vrai, des dangers d'une invasion de troupes égyptiennes, mais quelques princes semblaient se préparer à la guerre.
J'appris un jour que le Dedjadj Gabrou, frère et chef de l'avant-garde du Dedjadj Conefo, venait d'arriver dans sa maison du quartier de l'Itchagué. Il m'envoya un soldat pour me dire de me présenter chez lui; le message, fort laconique du reste, finissait par ces mots: «Sache, ô Turc, qu'il y a à gagner à me servir, car je suis celui qu'on nomme Gabrou.»
Cette forme me parut d'autant plus blessante qu'à Gondar, où l'on ne connaissait des Turcs que leurs vices, l'appellation de Turc passait pour injurieuse.
Je fis répondre évasivement. Bientôt, je reçus un second message moins brutal, puis un troisième; enfin, je vis arriver un homme âgé, à manières conciliantes, chargé de m'amener à la volonté de l'impatient Gabrou. Cet homme me dit que depuis la bataille contre les Turcs, son maître, qui s'y était signalé, croyait que tout étranger au teint pâle devait appartenir à la nation turque; que d'ailleurs, il était malade, jeune, impétueux, et que je devais excuser son inexpérience et l'orgueil bien naturel que lui inspiraient son rang et ses succès militaires.
J'acceptai les explications de ce médiateur et je promis ma visite pour le lendemain.
Dès le matin, Gabrou m'envoya saluer courtoisement; dans l'après-midi, je me présentai et je fus introduit sans attendre. Il était à demi couché sur un alga, au fond d'une pièce obscure, pleine de ses hommes d'armes, debout ou accroupis à terre, et conversant entre eux. Il fit lever d'un signe deux notables assis sur un escabeau, au pied de son alga (lit sans paneaux), me fit asseoir à leur place et se mit à presser mon drogman de questions sur mon compte. Celui-ci, rusé et spirituel musulman, avait le don de se concilier son monde; il intéressa le personnage et me donna l'occasion de l'observer à mon aise.
Le Dedjadj Gabrou pouvait avoir vingt-huit ans; ses traits fins et accentués dénotaient une intelligence vive et se prêtaient merveilleusement, malgré leur sévérité, à un sourire d'un grand charme; son front large et fuyant, son regard mobile et incisif, son cou long et nerveux, ses membres souples et élégants, la mâle brusquerie de ses gestes, tout semblait concorder avec le courage téméraire, la prodigalité, la susceptibilité fantasque, la générosité, les habitudes indisciplinées et les mœurs licencieuses qu'on lui attribuait. Paysans et citadins regardaient son passage comme un fléau; les hommes de marque se garaient de lui; le Ras redoutait sa présence à causes des dures vérités que Gabrou lui avait dites; la Waïzoro Manann ne l'admettait plus chez elle; il était l'épouvantail des femmes et l'idole de la soldatesque. Sa toge défaite laissait à découvert tout le haut de son corps; il était couché sur le côté, la tête appuyée sur sa main; un jeune et beau soldat, étendu en travers, lui tenait lieu de chevet.
Faire d'un homme un traversin, me parut un monstrueux abus d'autorité. Dans la suite, lorsqu'ayant adopté les mœurs des camps, j'eus occasion de me conformer quelquefois à cette coutume, je n'y vis que l'effet d'une bienveillance réciproque, qui confond dans une mâle et passagère intimité les chefs les plus puissants et leurs plus humbles soldats.
Le Dedjazmatch me fit verser un grand verre d'eau-de-vie; mon drogman dut affirmer par serment que je n'en buvais jamais.
—Étrange! étonnant! dit Gabrou; quant à moi, je ne recule devant quoi que ce soit.
Il saisit le verre, le vida d'un trait et se remettant avec peine:
—Voyons, reprit-il, parlons un peu de ma maladie; ces soudards sont mes intimes; on peut tout dire devant eux.
J'eus beau alléguer que je n'étais pas médecin, mes allégations passèrent pour pure modestie; il fallut se résigner à diagnostiquer. Gabrou me détailla ses souffrances et me demanda quelque remède héroïque, si violent qu'il pût être, disait-il. Son cas me parut mortel; je ne pus que lui donner des conseils encourageants, et je pris congé, satisfait de la réception qu'il m'avait faite, mais préoccupé de la pensée de son triste destin. Il avait fait signe à ses gens de me reconduire. Deux d'entre eux me suivirent plus loin que les autres, en me pressant tellement de leur découvrir mon opinion sur l'état de leur maître, que je leur dis:
—Vous me paraissez de fidèles serviteurs; le plus sûr est de demander à Dieu de vous conserver votre prince.
Ils baissèrent la tête.
—Nous espérions encore! Cependant, merci de ta franchise, dirent-ils, et que Dieu t'épargne la perte de ceux que tu aimes.
Le Lik Atskou m'attendait, impatient d'apprendre les détails de ma visite.
—À la bonne heure! s'écria-t-il; voilà une maladie qui consolera les honnêtes gens! Encore une mauvaise herbe de moins. Que Dieu continue de sarcler de la sorte!
Gabrou voulait absolument des remèdes: il s'adressa à un transfuge turc, ancien aide-vétérinaire dans la cavalerie égyptienne, qui s'était établi dans le quartier musulman de Gondar, où il tâchait de subsister en pratiquant la médecine. Cet homme s'engagea à guérir le Dedjazmatch et le suivit à Fandja, où il campait avec le Dedjadj Conefo; là, il le médicamenta, lui fit des saignées répétées et l'acheva en moins de quinze jours. Accusé d'homicide, tout d'une voix, il eût probablement payé de sa vie son insuccès, si la célèbre Waïzoro Walette Taklé, mère des deux Dedjazmatchs, une des femmes les plus distinguées de l'Éthiopie par ses charmes, son esprit et ses vertus, ne l'eût couvert de sa protection.
—Mon pauvre Gabrou, dit-elle, n'a que trop versé de sang durant sa courte vie; pourquoi en verser encore sur son tombeau? Moi, sa mère, je pardonne à celui qui a peut-être hâté sa mort; personne n'a le droit d'être plus inflexible que moi.
La mort du Dedjadj Gabrou ne laissa à Gondar aucun regret.
Le Lik Atskou ayant divulgué mes pronostics sur sa maladie, on ne tarda pas à assurer que j'avais prédit le lieu, le jour et jusqu'à l'heure de sa mort.
Quelques jours après, le Dedjadj Imam, frère utérin du Ras Ali, vint loger dans le quartier de l'Itchagué, avec six ou sept cents soldats indisciplinés. Il était âgé de seize ans; j'allai le visiter, et il me fit un accueil amical, conforme à son âge; mais il s'éprit de mon sabre à première vue, et, quand je fus rentré chez moi, il m'envoya dire qu'il aurait grand plaisir à ce que je lui en fisse don. Je refusai; il insista, m'envoya message sur message et finit par recourir aux menaces.
Je m'apprêtai au pire. Outrés d'un pareil procédé, le Lik Atskou et quelques notables allèrent avertir l'Itchagué, avec qui j'entretenais des relations amicales.
Ce dignitaire fit au jeune prince de sévères remontrances et le menaça, s'il ne se désistait, d'aller en personne porter sa plainte au Ras Ali et à la Waïzoro Manann.
La cupidité de mon jeune tyran fut ainsi réfrénée. Le lendemain, à la grande joie des habitants, sur lesquels ses soldats vivaient à discrétion, il partit, me laissant plein de reconnaissance envers les notables de Gondar, qui s'étaient tous émus en ma faveur.
Le Lik Atskou m'avait plusieurs fois conseillé, pour assurer ma position dans le pays, de me présenter chez le Ras Ali. Chaque fois que mon excellent hôte abordait ce sujet, il en profitait pour médire à fond de l'état de son pays.
—Ne va pas t'imaginer, disait-il, qu'il en soit ici comme chez vous, où les us et les lois sont en force; nous aussi, nous avons des us, des lois, et en quantité, mais nous soufflons dessus tantôt le chaud et tantôt le froid. Les lois, les us et coutumes, vois-tu, sont des êtres abstraits, intangibles, parfums de la sagesse de nos pères; et de même que les parfums des fleurs se dissipent, lorsque la bise prévaut, le véritable esprit de la législation d'un peuple se dissipe, lorsque la violence prend le dessus. Alors, l'autorité se dénature, son utilité devient sa justice, et les illégalités lui servent de marche-pied. Tu as vu Gabrou: son frère Conefo ne vaut pas mieux: tu viens de voir ce louveteau d'Imam, car, entre nous, sa mère Manann est une louve doublée d'hyène. On dit que le Ras est bon: où sont les effets de sa bonté? Oubié est un bâtard, un usurpateur des droits de son frère Meurso, l'enfant légitime du Dedjadj Haïlo; il en est de même de presque tous nos Princes, autant de coqueplumets, de goguelus, d'impudents bouchers; ils coupent, ils rognent, ils taillent le pays et les hommes, et ils appellent ça gouverner. De temps à autre, j'éclate, je dis à tous leurs vérités; ils s'entreregardent, rient en se reconnaissant, et l'instant d'après, retournent à leurs sottises de plus belle, en disant: «Comme cet Atskou est intéressant! L'avez-vous entendu aujourd'hui?» Que veux-tu, c'est inutile de s'échauffer la bile; il faut subir le ton du pays où l'on vit. Pour le moment, il s'agit de te prémunir contre les avanies; concilie-toi le bon vouloir du Ras, cela en imposera aux pillards. Quant à moi, je suis sans crédit, mon fils; je te serais plutôt nuisible, puisque je représente la loi et le droit. Au commencement de ton séjour, je pouvais te servir de protecteur; on te prenait pour un Turc ou pour quelque Égyptien sans conséquence; aujourd'hui, l'on parle de toi autrement; et si quelque bandit de haut parage te voulait du mal, je ne pourrais que partager ton sort.
L'espoir de quitter Gondar avec la caravane pour l'Innarya m'avait fait négliger ces sages avis; mes deux dernières aventures me décidèrent à les suivre, d'autant plus que, mon séjour se prolongeant, mon abstention devenait de plus en plus désobligeante pour le Ras. Le Lik Atskou, tout joyeux, résolut de m'accompagner à Dabra-Tabor, où le Ras et sa mère tenaient leur cour; depuis quatre ou cinq ans, il s'était abstenu de leur faire la visite annuelle que tout fonctionnaire ou client doit à son seigneur.
—Cette fois, dit-il, je leur dirai que c'est ma visite de congé, car je ne peux tarder à être recueilli auprès de mes pères.
Depuis quelques années, toute la politique de la haute Éthiopie reposait principalement sur deux personnages: la Waïzoro Manann et le Dedjadj Oubié.
La Waïzoro Manann ayant perdu son mari, le Dedjadj Aloula, pendant la première enfance de leur fils Ali, vivait dans un état voisin de la gêne, lorsqu'à la mort du Ras Marié, de la famille de Gouksa, tué dans une bataille en Tegraïe, Ali, son héritier légitime, fut proclamé Ras par les grands feudataires; et comme il n'avait que treize ans, il fut soumis à un conseil de régence, sous la direction du Dedjadj Ahmédé, Polémarque du Wora-Himano et parent de la Waïzoro; mais cette dernière sut, par ses manœuvres, désunir le conseil et s'arroger l'autorité souveraine, au nom de son fils. En quelques circonstances, les membres du conseil se concertaient encore; leur opposition prévalait rarement, mais servait du moins à tempérer le pouvoir de la vindicative usurpatrice. Peu après l'avénement de son fils, elle prit pour époux le Dedjadj Sahalou, Polémarque sans importance, mais cité pour la distinction de ses manières et son esprit conciliateur; elle en avait eu trois enfants et venait de le perdre. Cupide, avare, astucieuse, violente, ambitieuse, despote, vaniteuse et coquette, elle passait pour ne reculer devant aucun moyen; on l'accusait même d'avoir donné à son fils Ali des breuvages magiques, afin de prolonger son enfance intellectuelle.
Ali touchait à sa vingt-deuxième année et n'avait encore manifesté de goût que pour la chasse, le jeu de mail et le jeu de cannes. Exceller à la lutte, au maniement du cheval, au tir à la carabine ou à lancer la javeline, tels avaient été jusqu'alors les meilleurs moyens de s'attirer sa faveur. On le disait intelligent, réfléchi, discret, timide, d'une sobriété, d'une tempérance exceptionnelles, économe, facile à émouvoir à la pitié, et d'une simplicité qui contrastait avec l'ostentation habituelle de sa mère. On craignait qu'il n'inclinât vers l'Islamisme: il comptait plusieurs musulmans dans sa parenté, allait rarement à l'église et affectionnait les locutions et les allures des cavaliers du Wora-Himano, où prévalaient la religion et les mœurs musulmanes. Cependant on espérait encore en lui. Depuis quelques mois, il tenait en personne ses plaids, présidés jusqu'alors par ses officiers, et les opprimés, les cultivateurs surtout, le trouvaient accessible à leurs plaintes. Tous ses sujets désiraient lui voir prendre en main l'exercice du pouvoir; on le savait las de l'impérieuse tutelle de sa mère; mais ses serviteurs les plus dévoués craignaient de le seconder dans ses tentatives d'émancipation, se rappelant que, dans des circonstances analogues, sa vigilante mère l'avait décontenancé et réduit à disgracier ses confidents.
Cet état de choses favorisait l'esprit d'indépendance des grands vassaux; la régente avait souvent dû les réprimer par les armes; ils étaient encore menaçants. La responsabilité de la Waïzoro s'aggravait à chaque victoire, et son impopularité augmentait à mesure que son fils approchait de l'âge d'homme. Néanmoins, malgré les rébellions, malgré les tiraillements, qui énervaient l'autorité, la prépotence acquise par la dynastie de Gouksa était telle, que la cour de Dabra-Tabor conservait son ascendant sur l'Éthiopie, depuis Moussawa jusqu'à l'Innarya, et depuis Wohéni jusqu'à Ankobar, capitale du Chawa.
Comme il a été dit plus haut, pendant les quelques années qui précédèrent le démembrement effectif de l'Empire, les Empereurs avaient attribué au Ras Bitwodded, ou Grand Connétable, Gouverneur du Bégamdir, une sorte de suprématie sur plusieurs Dedjazmatchs, qui devinrent ainsi les vavasseurs ou arrière-vassaux de l'Empire. Les successeurs de Tallag Ali, s'appuyant sur ce précédent, ont prétendu à l'hommage de tous les Gouverneurs de l'ancien Empire, et, selon les circonstances, ils ont cherché à faire prévaloir par les armes cette prétention, point de départ de toute leur politique. Cette politique consistait à prévenir ou à dissoudre les ligues que formaient naturellement les Gouverneurs du Tegraïe, du Samen, du Lasta, du Gojam, du Damote, de l'Agaw Médir et du Dambya, dont les forces réunies eussent été plus que suffisantes pour balayer, sans combat, du Bégamdir, une famille étrangère, entachée, aux yeux des indigènes, de son origine musulmane.
Lors de mon arrivée dans le pays, la suzeraineté effective du Ras Ali s'étendait sur les plus riches contrées; ses principaux feudataires étaient:
Le Dedjadj Conefo, Gouverneur du Dambya et de l'Agaw Médir;
Le Dedjadj Guoscho, Gouverneur du Damote, du Metcha et de l'Ybaba;
Le Fit-worari Birro, fils du Dedjadj Guosche, Gouverneur de la plus grande partie du Gojam;
Le Dedjadj Ahmédé, Gouverneur du Wora-Himano, du Wadla, du Dawonte et d'une portion du Wallo;
Le Dedjadj Farès Aligaz, Gouverneur de l'Idjou et d'une partie du Lasta;
Le Wagchoum Wacen, Gouverneur du Wag, du Tcharatch-Agaw et de la meilleure partie du Lasta;
Le Dedjadj Ceddet, Gouverneur de l'Armatcho;
Le Dedjadj Deureusso, Gouverneur de Erbabe, de Basso et de quelques districts du Gojam;
Le Dedjadj Béchir, Gouverneur du Délanta, des districts voisins du Wallo et de l'Amara;
Le Dedjadj Brillé, Gouverneur de l'Amara;
Enfin, quelques Dedjazmatchs répartis dans les gouvernements du Bégamdir.
De ces leudes ou vassaux, le moindre en importance était le Dedjadj Deureusso, qui se rendait à l'appel de son suzerain à la tête d'un contingent de 5 à 6,000 hommes, et le plus important, le Dedjadj Ahmédé, qui en conduisait, dit-on, près de 40,000. On estimait qu'en convoquant le ban et l'arrière-ban, Ali devait rassembler une armée d'au moins 140,000 hommes. Mais depuis la régence de la Waïzoro Manann, la fidélité des grands vassaux n'était que précaire; les Dedjazmatchs Farès, Guoscho et Conefo donnaient le plus à craindre.
Aligaz Farès, parent éloigné du Ras, gouvernait un pays difficile, dont les habitants aimaient la guerre, et où il était très-populaire; quatre fois vaincu par l'armée d'Ali en bataille rangée, il était tombé deux fois aux mains des vainqueurs; mais il avait été réintégré, grâce à sa famille toujours unie, grâce aussi à son habileté politique et aux séductions de son esprit.
Le Dedjadj Guoscho tenait par sa mère à la famille impériale; son père, le Dedjadj Zaoudé, Gouverneur du Gojam, du Damote, de l'Agaw Médir, du Metcha et de l'Ybaba, était mort captif du Ras Gouksa, contre lequel il avait combattu plusieurs années pour son indépendance. Le Dedjadj Guoscho, quoique réduit au gouvernement du Damote, du Metcha et de l'Ybaba, était encore redoutable. Princes, gens d'église et cultivateurs, tous le tenaient en grande considération, tant à cause de sa haute naissance que de la bonté de son caractère.
Le Dedjadj Conefo, Gouverneur du Dambya et de l'Agaw Médir, séparé du Bégamdir par des frontières indécises au point de vue militaire, eût été peu à redouter, malgré ses forces importantes et son esprit indépendant, mais il passait pour être ligué secrètement avec le Dedjadj Guoscho, pour lequel il professait une amitié dévouée.
Telles étaient à cette époque les conditions générales de la puissance de la maison de Gouksa.
Environ huit ans avant l'avénement d'Ali, le Dedjad Oubié usurpa les droits de son frère Meurso au gouvernement du Samen, et s'accrut bientôt de tout le pays situé entre Gondar et le Takkazé, à l'exception toutefois de la petite province d'Armatcho. Afin de mieux assurer son indépendance, il avait conclu avec le Dedjadj Sabagadis, Gouverneur de tout le Tegraïe, une alliance offensive et défensive; mais sommé par le Ras Marié de venir lui faire à Dabra Tabor sa visite de foi et hommage, il s'y refusa, fut surpris, battu et fait prisonnier par le Ras Marié, qui le réintégra immédiatement dans son gouvernement, à condition qu'il marcherait sur-le-champ avec lui, en qualité de vassal, contre son ancien allié Sabagadis.
Le Ras Marié envahit le Tegraïe avec toutes ses forces; Oubié conduisait l'avant-garde. La bataille eut lieu à Feureusse-Maïe; le Ras y périt, léguant la victoire à son armée. Sabagadis fut mis à mort, le lendemain, et en retournant vers le Bégamdir, les grands feudataires donnèrent à Oubié l'investiture d'une portion du Tegraïe. Le Dedjadj Kassa, fils de Sabagadis, restant en possession d'une notable partie du gouvernement de son père, Oubié conclut avec ce nouveau rival une alliance qu'il transgressa presque aussitôt. Les hommes éminents du clergé intervinrent; ils amenèrent les rivaux à une réconciliation, et Oubié prit pour femme la sœur du Dedjadj Kassa. Mais il ne put contenir ses projets de conquête, et, après des alternatives de paix armée et d'hostilités sans importance, il venait, pendant mon séjour à Gondar, de vaincre dans une bataille le Dedjadj Kassa et de s'emparer de sa personne. Oubié se trouvant ainsi maître incontesté du pays, depuis Gondar jusqu'à la mer Rouge, pouvait réunir désormais une armée inférieure en nombre, disait-on, à celle du Ras, mais redoutable à cause de la quantité de ses armes à feu. Il protestait, il est vrai, de son obédience au Ras Ali, lui envoyait des présents, mais trouvait des prétextes pour se dispenser de faire à Dabra Tabor la visite annuelle de rigueur pour tout vassal; il s'attachait à capter par ses soins et ses libéralités la Waïzoro Manann et les membres du conseil de régence; il entretenait des intelligences avec Ali Farès, le Dedjadj Conefo et d'autres feudataires de son Suzerain, et il les excitait à la rébellion contre cette maison de Gouksa qui, disait-il, finirait par réduire l'Éthiopie à l'Islamisme.
Cependant, l'opinion que le Ras allait prendre en main son pouvoir s'accréditait; on présageait que son premier acte serait de sommer le Dedjadj Oubié de venir à Dabra Tabor, et, en cas de refus, qu'il marcherait contre lui. On parlait aussi de la défection du Dedjadj Guoscho, dont le fils Birro, Fit-worari ou général d'avant-garde du Ras, faisait déjà ombrage à son Suzerain. Cet état de choses causait une inquiétude générale, suspendait les relations de province à province, et empêchait les caravanes de trafiquants d'entreprendre des expéditions lointaines.
Nous partîmes pour Dabra Tabor. Comme le Lik Atskou, à cause de son âge, ne pouvait voyager qu'à petites journées, nous n'y arrivâmes que le quatrième jour.
Le village de Dabra Tabor, situé au sud de Gondar, à une distance de cette ville de 130 kilomètres environ, en raison des sinuosités de la route, prend son nom de la petite montagne du Tabor, sur le flanc de laquelle il est assis. Les prédécesseurs d'Ali avaient choisi cette localité à cause de sa position centrale et avantageuse au point de vue militaire, et à cause de l'abondance de ses pacages, de sa chasse et de l'agréable fraîcheur de sa température. En y rentrant, après leurs expéditions toujours heureuses, ils congédiaient leurs grands feudataires et y tenaient leur cour avec une garde qui variait, selon les éventualités, de deux à dix mille hommes. Le Ras Ali affectionnait Dabra-Tabor et y séjournait tout le temps qu'il n'était pas en campagne. La grande plaine située au pied de la montagne lui servait à jouer au mail et au djerid ou jeu de cannes, à essayer ses chevaux et à passer ses revues, lorsque, selon l'usage, à la Maskal ou fête de l'Invention de la Croix, tous ses vassaux se rendaient auprès de lui. Au nord du village, et sur la partie culminante de la montagne, deux grandes enceintes concentriques, formées d'un fort clayonnage renfermaient plusieurs vastes huttes rondes éparses, où il demeurait avec une partie de son service; les huttes construites en clayonnage étaient recouvertes de toits coniques en chaume. Il y avait la maison dite des chevaux, celle des cuisinières, celle de l'hydromel, celle des orfèvres, celle du confesseur et des clercs, tant écrivains que légistes, celle du trésor qu'on disait être ordinairement dégarni, et enfin la demeure de la femme du Ras et de ses suivantes favorites. En dehors des enceintes, se dressaient sans ordre seize à dix-sept cents maisons, huttes, cases de toutes dimensions, quelques tentes même, où demeuraient les officiers et soldats de service, les compagnies de fusiliers, les courtisans, tous ceux enfin qui vivaient habituellement auprès du Ras.
Nous mîmes pied à terre à l'entrée de la première enceinte, au milieu d'une foule remuante et clameuse. La façon pittoresque et hardie dont la plupart étaient enhaillonnés de leurs toges, les chevelures tressées, les poses fières, les gestes mâles, l'absence de têtes grises, tout indiquait des hommes de main, apprentis pillards au service des seigneurs. C'étaient des pages, des soldats, espèces de menins qui les accompagnent partout et toujours, veillant sur eux, partageant leurs joies et leurs chagrins, toujours prêts à recevoir leurs confidences ou leurs ordres, à l'église, à table, en marche, partout, dormant auprès d'eux, incarnés enfin à ces patrons dont ils empruntent les qualités et les vices, dont ils connaissent mieux les affaires et prennent les intérêts avec plus de vigilance qu'eux-mêmes. En échange de leur dévouement, ils reçoivent des investitures et des positions, qui les mettent souvent à même de devenir à leur tour les protecteurs ou même les patrons de leurs premiers maîtres. Il y avait là des servants d'armes ou porteurs du bouclier et de la javeline du maître; d'autres portant des estramaçons, sorte d'épée à deux tranchants, à poignée cruciale garnie d'argent, qu'on porte à l'épaule dans de longues housses écarlates, devant les Dedjazmatchs et certains chefs de haute marque; des palefreniers; des fusiliers avec leurs carabines à mèche, leurs cartouchières à pulvérin pendant; mules richement enharnachées; chevaux de combat piaffant sous leurs housses écarlates; boucliers aux brillantes lamelles d'argent, de vermeil ou de cuivre; javelines et sabres de toutes formes; dards effilés et tragules, lorillarts, esclavines et zagayes, coutelas, bancals, lattes, cimeterres et harpés à l'antique. Ici, un groupe de paysans, aux cheveux courts, guettant le moment propice pour se plaindre de quelque avanie; là, des bouffons, bouffonnant au milieu des rires; des pieds poudreux de tout acabit; des chiens en laisse se hargnant; des pages émerillonnés, la toge en loques, se glissant partout, se picotant, se bravant entre eux ou chantant pouille à quelque passant malencontreux.
À notre apparition, tout ce monde fit silence et m'entoura avec une curiosité fort peu respectueuse. Le Lik Atskou échangea quelques paroles avec les huissiers, et heureusement ils nous laissèrent pénétrer dans l'enceinte; là, le spectacle était tout différent. Environ trois cents hommes, quelques-uns debout, d'autres accroupis sur le sol poudreux, conversaient par groupes: leurs toges fines et blanches, les couvraient de la tête aux pieds; leur maintien annonçait l'aristocratie: c'étaient les maîtres de ce monde bruyant laissé au dehors. Tous portèrent les yeux sur nous, mais avec une curiosité polie. Nous nous assîmes par terre, et le Lik envoya un de ses suivants parlementer avec l'huissier de faction à la porte de la deuxième enceinte, afin qu'il fit prévenir le Ras de notre arrivée. J'eus tout le temps d'observer: quelques-uns des personnages avaient les traits d'une distinction remarquable; presque tous, l'allure assurée que donne l'habitude du commandement. On me désigna les plus notables: quelques Dedjazmatchs et quelques chefs de bandes nombreuses: les huissiers leur témoignaient une déférence particulière. Les autres chefs entraient seuls, le sabre au côté; mais eux étaient admis avec quelques suivants, un servant d'armes tenant leur bouclier et leur javeline, et un page portant à l'épaule leur sabre enveloppé d'une housse écarlate. Tous ces chefs, grands et petits, étaient occupés à faire leur cour, qui consistait à envoyer par les huissiers leurs civilités au Ras. Les plus zélés y passaient la journée: les autres s'y présentaient matin et soir, pour lui faire souhaiter bonne journée et bonne nuit. Lorsque l'armée était dispersée depuis quelque temps, les vassaux directs du Ras se rendaient pour une quinzaine de jours à Dabra-Tabor, afin de se retremper à l'air de la cour, ou pour hâter la solution de quelque procès ou de toute autre affaire pendante.
Cependant, les huissiers ne faisaient aucun cas de nous; une grande heure durant nous attendîmes en vain un mot du Ras. Le Lik Atskou prit de l'humeur et se leva en me disant tout haut:
—Allons-nous-en, mon fils. Un homme de mon caractère est mal venu dans une cour où les soudards tiennent le haut bout. Viens chez la Waïzoro Manann.
La demeure de la Waïzoro était à deux cents mètres de là. Sitôt arrivés, le Lik fut introduit, et quelques minutes après, un eunuque vint me dire d'entrer.
La maison consistait en un vaste toit conique de chaume reposant sur un mur circulaire en clayonnage revêtu de bauge, et sur douze colonnettes, ou troncs d'arbres, plantées en rond à l'intérieur, à environ deux mètres du mur de pourtour. Ce mur formant la cage de la maison était de trois mètres de haut, et le diamètre intérieur de dix à onze mètres. L'intérieur n'était éclairé que par deux portes sans vantaux, et percées à l'opposite l'une de l'autre; la principale était garnie extérieurement d'une vieille toge de soldat en guise de portière, l'autre, plus étroite et réservée au service, éclairait au fond de la maison l'entre-colonnement faisant face à l'entrée, où la Waïzoro se tenait derrière un rideau.
Quatre ou cinq jeunes hommes, la toge ajustée selon la plus stricte étiquette, étaient debout contre les colonnettes, immobiles comme des statues, les pieds enfouis dans l'épaisse jonchée d'herbes vertes qui tapissait le sol.
Je saluai; une grosse voix sombrée m'arriva de derrière le rideau: c'était la Waïzoro qui me souhaitait la bienvenue. Je pris place à côté du Lik, assis à la turque sur une natte par terre; la tête basse et l'oreille tendue, il causait avec la même animation que s'il eût été face à face avec son interlocutrice. Il était en veine, et, à en juger par les rires fréquents de la Waïzoro, elle goûtait fort son entretien. Plusieurs fois, je compris qu'il était question de moi; mon drogman n'avait pas été admis, mais le Lik n'était point en peine de faire les honneurs de ma personne. Je connaissais déjà ces réceptions faites à travers un rideau. À Gondar, il était d'usage que l'Itchagué reçût ainsi; mais lorsque je l'allais voir, il avait la gracieuseté de lever pour moi un coin du voile. La Waïzoro m'ayant offert des rafraîchissements que je refusai, me dit de passer auprès d'elle; et une jeune naine toute difforme tint le rideau afin que je pusse m'insinuer le plus discrètement possible.
Sur un haut alga, garni d'un tapis d'Anatolie, la princesse était assise à la turque, entre deux larges coussins recouverts de taies écarlates tombant jusqu'à terre. Sa chevelure, crêpée avec soin, encadrait avantageusement un front large et haut qu'éclairaient de grands et beaux yeux, intelligents et doux; les plis de sa toge lui cachaient coquettement le bas du visage, qui perdait une grande partie de son charme, lorsqu'en parlant elle découvrait sa bouche disgracieuse.
De l'autre côté du rideau, le Lik nous servit d'interprète. La Waïzoro s'étonna de ce qu'avec un extérieur si peu fait, selon elle, pour les fatigues et les intempéries, j'eusse pu venir de pays si lointains.
—Car enfin, dit-elle, des hommes comme cela doivent fondre au soleil.
Le Lik s'échauffa pour prouver la supériorité physique et morale des Européens ou hommes rouges, comme ils nous appellent: il prit ses preuves dans l'histoire d'Alexandre, et dans l'Histoire Sainte, passa au Bas-Empire et aboutit à l'éloge de la valeur française, reconnaissant, il est vrai, que la Bible ne mentionne notre nation que d'une façon fort obscure; mais, pour confirmer son dire, il offrit de faire venir à Dabra Tabor une femme très-âgée, esclave en Égypte à l'époque du débarquement du général Bonaparte, femme connue, disait-il, pour son discernement et sa véracité. La princesse, quoique peu convaincue, se tint pour satisfaite; et le Lik me dit en arabe:
—Mettez le feu à une solive, il en sortira une flamme; mais prêchez-la, il n'en résultera rien.
La Waïzoro me fit des questions sur les Françaises, mais ne s'intéressa que faiblement au récit de nos usages et de nos mœurs. Elle regretta qu'on nous eût refusé la porte du Ras, nous donna une de ses suivantes pour nous introduire chez lui, et nous dit de revenir auprès d'elle sitôt notre visite faite.
Nous retournâmes chez le Ras. Les huissiers ne voulurent rien entendre; la suivante de la Waïzoro entra seule et revint bientôt, accompagnée d'un page chargé de m'introduire avec mon drogman seulement. Le Lik, me voyant contrarié de son exclusion si formelle, me dit:
—Ne t'en préoccupe pas; entre; sois réservé, observe tout, et tu comprendras que je ne perds rien à rester dehors.
Je trouvai le Ras assis sur un tapis persan, devant quelques tisons qui fumaient au milieu de la pièce parsemée de fanes odorantes; une vingtaine de favoris étaient debout autour de lui. Il avait les beaux yeux de sa mère, le front étroit, pauvre, les traits agréables d'ailleurs, rien qui fît présumer une intelligence ou des passions actives, mais une grande bienveillance que semblaient confirmer ses manières. Il me considéra avec curiosité et me demanda tout d'abord mon âge.
—Voici le quatrième Cophte que je vois, dit-il; celui-ci du moins pourrait être mon compagnon: nous avons même âge, et il ne me fait pas peur comme cet autre avec ses yeux garnis d'un vitrage.
Il me pria si courtoisement d'ôter mon turban, que j'y consentis, et il exprima son contentement de ce que je n'avais pas les cheveux roux, comme tous mes compatriotes, disait-il. Selon l'usage, je me levai, et, prenant des mains de mon drogman une pièce de mousseline pour turban, je l'offris au Ras. Ce présent, d'une médiocre valeur pour le pays, fut reçu avec la plus grande courtoisie. Je lui dis que si j'étais resté si longtemps dans sa ville de Gondar sans venir lui présenter mes hommages, c'est que j'avais toujours compté sur le départ de la caravane pour l'Innarya, qui selon l'habitude, devait passer non loin de Dabra Tabor.
—Innarya est bien loin, dit-il, et tu auras à traverser des contrées bien barbares. Arrête-toi ici; vis avec moi; tu auras des chevaux, une femme, des pays à gouverner, des fusiliers pour te précéder et de braves cavaliers pour te faire escorte. Reste, et sois un frère pour moi.
Je me confondis en remercîments et je promis de revenir après avoir exécuté les projets d'exploration arrêtés avec mon frère. Il voulut me faire présent d'un cheval, d'une mule, d'une carabine à mèche. La proposition de ce dernier objet fit dire à son oncle le Dedjadj Béchir, musulman renommé pour ses exploits de guerre et sa grande beauté physique:
—Mon Seigneur voudrait faire revenir l'eau à la rivière; les carabines ne viennent-elles pas du pays de cet étranger?
—C'est juste, dit le Ras.
Et s'adressant à moi:
—Je suis disposé à ne te rien refuser. Penses-y, et demande-moi ce que tu voudras.
Là-dessus, il reprit sa conversation avec ses favoris.
Nous étions dans une maison plus vaste que celle de la Waïzoro, et construite sur le même modèle. Quatre chevaux, attachés dans les entre-colonnements, la tête tournée vers le centre de la maison, jouaient avec l'herbe amoncelée devant eux; je leur tournais le dos; l'un d'eux, qui me flairait amicalement depuis mon entrée, finit par happer mon turban, et s'ébroua en l'emportant dans ses dents; je ressaisis prestement ma coiffure.
—Très-bien! dit le Ras en riant; il ne craint donc pas les chevaux?
Cet incident rétablit la conversation avec moi.
Le Ras passait pour un des plus fins connaisseurs en chevaux; il s'intéressa à ce que je lui dis de l'équitation et de l'élève des chevaux en Europe et en Arabie, et il me congédia enfin, en me recommandant de revenir le voir le lendemain.
Un huissier nous fit donner une maison; le Lik s'y établit avec nous. Dans la soirée, je descendis sur le champ de manœuvre: le Ras, sans toge, et vêtu seulement de haut de chausses et d'une petite ceinture, y jouait au mail; un triquet recourbé à la main, il courait pieds nus après le tacon, en se bousculant avec les plus humbles de ses soldats. En raison même de l'élévation de leur pouvoir, les princes jeunes et bons sentent le besoin de s'en dépouiller par moments pour se rapprocher des autres hommes, l'homme étant, malgré tout, ce qu'il y a de plus intéressant et de plus attrayant sur la terre. Le Ras Ali aimait à se confondre avec ses sujets, ce qui l'amenait fréquemment à découvrir des injustices commises en son nom; aussi, les opprimés, découragés par l'avidité de ses officiers, guettaient ses sorties, et souvent parvenaient à lui faire entendre leurs plaintes, malgré les gardiens que la Waïzoro Manann postait aux abords du champ de manœuvre, pour empêcher, disait-elle, son fils de se ravaler devant des étrangers.
Le jour suivant, à pareille heure, le Ras assista au jeu de cannes. Environ six cents cavaliers, partagés en deux camps, se chargeaient à fond de train, s'évitaient, se poursuivaient, rusant et évoluant de toutes manières, tantôt individuellement, tantôt par escouades, tantôt en masse, et se lançant, en guise de javelines, de longues verges ou même de lourds bâtons. Ils esquivaient ou se dérobaient par voltes, virevoltes et caracoles; ils s'interpellaient, se provoquaient et poussaient des cris pour applaudir aux coups heureux; les boucliers résonnaient sous les projectiles; les chevaux secondaient souvent leurs maîtres par l'intelligence de leurs mouvements, et malgré la fièvre du jeu, les accidents étaient assez rares, me dit-on. J'y vis plusieurs chevaux et des cavaliers remarquables; le Ras montait bien, mais sans grâce; en revanche il lançait la canne à des distances considérables.
Il régnait à Dabra Tabor une animation inaccoutumée, causée par l'affluence de chefs et de notables, accourus sous divers prétextes, mais au fond, mus par leur impatience d'être fixés relativement aux bruits contradictoires qui circulaient dans les provinces. On pressentait une campagne prochaine, soit contre le Dedjadj Oubié ou contre le turbulent Ali Farès, du Lasta, soit en Gojam contre le Dedjadj Guoscho; et l'on attendait de jour en jour que, selon l'usage, le Ras manifestât sa volonté par la publication d'un ban. Les maisons ne suffisant plus, plusieurs chefs campaient sous la tente. Ces circonstances procurèrent au Lik Atskou le plaisir de revoir de nombreux amis qu'il n'espérait plus rencontrer. Sa verve rajeunie ne tarissait plus, et il semblait qu'après l'humiliation essuyée publiquement à la porte du Ras, il fût bien aise de m'avoir pour témoin des égards respectueux dont il était l'objet. Matin et soir, nous étions invités au repas de la Waïzoro Manann, toujours éprise de la conversation de mon spirituel introducteur; de plus, on nous portait de chez elle un ordinaire pour nous et nos gens; j'en recevais un également de chez le Ras, ce qui nous mettait dans l'abondance. Nous passâmes huit jours à cette cour; je revis plusieurs fois le Ras; il m'engagea de nouveau à rester auprès de lui, et, malgré le soin que je pris de lui en témoigner ma gratitude, il me parut devenir réservé avec moi. Toutefois, en me congédiant, il me dit que sa protection me suivrait dans toute l'étendue de ses États.
Nous reprîmes la route de Gondar. Le deuxième jour, après avoir cheminé la matinée, nous nous reposions à l'ombre d'un arbre lorsque le Lik, qui saluait et questionnait tous les passants, apprit que le Dedjadj Guoscho traversait l'Abbaïe, et que son avant-garde campait déjà près de la rivière Goumara, dans le Fouogara, à une petite journée de nous. Transporté de joie à cette nouvelle, il me pressa vivement de profiter de l'occasion pour faire la connaissance d'un prince aussi puissant, son ami, disait-il, et un des hommes les plus accomplis de l'Éthiopie. Mais j'étais désireux de regagner Gondar, car il était bruit que la caravane pour l'Innarya se mettait enfin en mouvement; d'ailleurs, le Dedjadj Guoscho devait être prévenu contre moi. Environ deux mois auparavant, sur le rapport exagéré des cures que j'opérais à Gondar, il m'avait fait prier de venir traiter son fils aîné, frappé depuis longtemps d'une espèce d'aliénation mentale, et, afin de me débarrasser plus tôt des instances de ses messagers, j'avais omis de leur offrir l'hospitalité, ce qui était un manque d'égards envers lui. J'engageai le Lik à l'aller voir et à me laisser rentrer à Gondar.
—Je suis vieux, me dit-il; j'ai fait bien des routes dans ma vie, sans jamais abandonner un compagnon, pour tenter à moi seul une aventure agréable; je ne veux pas commencer aujourd'hui. Qui a compagnon a maître; puisqu'il te faut aller à Gondar, allons-y. Tout n'arrive-t-il pas avec la permission de Dieu?
Chemin faisant, mon drogman, peu suspect de partialité pour le Lik, fut touché de sa résignation, et me fit observer que c'était presque malheureux cette fois d'avoir eu raison de lui, car tout en se faisant fête de saluer un ami dans le Dedjadj Guoscho, il avait espéré obtenir de lui quelques secours pécuniaires. Je m'empressai de dire à mon indulgent Mentor que s'il lui répugnait tant de me laisser rentrer seul, moi, je manquerais toutes les caravanes pour l'Innarya, plutôt que de lui causer à la fois un chagrin et un dommage.
Il m'écoutait bouche béante, riait, regardait nos gens, enfin il m'embrassa.
—Merci, mon enfant! que Dieu te fasse voir les fils de tes fils, et, quand tu seras vieux, qu'on s'incline devant tes désirs comme tu t'inclines devant ceux d'un vieillard déchu comme moi! C'est que, vois-tu, ce prince est un honnête chrétien, intelligent, généreux. Figure-toi bien que tu n'as vu jusqu'à présent que des bandits; tu verras en lui un véritable prince. Cette maison de Gouksa est une caverne d'usurpateurs, de renégats; celle de Guoscho-Zaoudé est bâtie sur la tradition, le droit, la justice. Je tenais à ce que tu pusses emporter une idée favorable de ce qu'a été notre malheureux pays.
Et se tournant vers mes gens:
—Vous verrez, vous autres, comme nous allons être bien reçus. Ne craignez rien; c'est ici tout près, un sentier en plaine et des sources partout.
Jusqu'à mon drogman, tous nos gens étaient gagnés par sa joie.
Quant à moi, j'avais refusé à deux reprises de connaître le Dedjadj Guoscho; je croyais inutile de me présenter devant lui, et cependant je devais partager si longtemps son orageuse destinée!...
LE DEDJADJ GUOSCHO.—ADIEUX AU LIK ATSKOU.—SOURCES DU FLEUVE BLEU.—ARRIVÉE À DAMBATCHA.
Nous quittâmes la route du col de Farka et nous marchâmes vers le centre du Fouogara, province basse, chaude, où régnent des fièvres pernicieuses, et le lendemain, vers deux heures de l'après-midi, nous aperçûmes le camp du Dedjadj Guoscho, établi dans une localité nommée Wanzagué, remarquable par des sources chaudes, où des malades viennent se baigner pendant l'été seulement, car au printemps et en automne, les fièvres rendent l'endroit inhabitable.
Nous apprîmes que le Prince s'y arrêterait quelques jours pour prendre des bains. Les proportions du camp firent supposer au Lik qu'il était là avec toute son armée, et que, tout en venant se mettre à la disposition de son suzerain, il voulait être en mesure d'intimider au besoin la Waïzoro Manann, qui lui était hostile. Sa présence en Fouogara prenait d'ailleurs une grande portée politique: en confirmant l'autorité du Ras, il contraignait le Dedjadj Oubié d'ajourner ses projets ambitieux contre le Bégamdir; car, jusqu'alors, ce dernier espérait l'avoir pour allié et détacher par conséquent du Ras le Dedjadj Conefo et quelques autres grands feudataires.
On nous indiqua le gué du Goumara, qui coule de l'Est à l'Ouest et se trouve encaissé en cet endroit entre des berges de cinq à six mètres; nous y fîmes nos ablutions, nous tirâmes de nos outres des costumes frais et nous le traversâmes. Afin de me soustraire à la curiosité des soldats, nous convînmes que j'attendrais aux abords du camp, jusqu'à ce que le Lik m'envoyât chercher de chez le Prince. Mais des pâtureurs m'ayant aperçu s'empressèrent vers le camp, et bientôt, de toutes les issues, s'échappèrent des essaims d'hommes courant de mon côté. Les premiers s'arrêtèrent pour me considérer à distance convenable; les autres les débordèrent, se répandirent autour de moi, et, en un moment, je me trouvai enveloppé d'une cohue de plus de deux mille hommes pris du vertige de la curiosité; ils hurlaient, se bousculaient, s'escaladaient, se piétinaient et se débattaient pour mieux me voir. Le cercle effrayant se rétrécit de plus en plus; la chaleur devint insupportable; je restai assis, la figure dans les mains, m'attendant à être étouffé par cette masse inexorable, lorsqu'une femme, me couvrant d'un pan de sa toge, me cacha la tête dans sa poitrine. Sa langue allait comme le claquet d'un moulin; je ne comprenais pas un mot de son vocabulaire; elle me serrait convulsivement; je suffoquais.
Soudain, le tumulte changea de note; et des bouffées d'air frais qui m'arrivèrent m'apprirent que la foule s'ouvrait; des huissiers du Prince, armés de longs bâtons, frappaient à tour de bras sur tout ce monde. Celle qui m'avait si énergiquement couvert de son corps, haletante, épuisée, concourait du regard aux efforts de nos libérateurs; puis, redevenant femme, elle rajusta vivement sa toge, et, moitié glorieuse, moitié confuse, elle s'en alla. C'était une jeune et grande fille, d'un teint couleur de sépia foncée, avec de longs cheveux tressés et oints de beurre frais, qui dégouttaient sur ses épaules.
Mon drogman reparut, ahuri et tout meurtri.
—Quels sauvages ça fait! s'écria-t-il en s'affaissant sur ses talons.
Il se mit à philosopher sur les coups imprévus de la fortune, et il m'apprit que les Gojamites surtout, croyant aux maléfices du mauvais œil, la femme, en me soustrayant aux regards, invectivait ses compatriotes, dont l'intense curiosité pouvait, d'après leur croyance, me devenir fatale.
—Par la mort de Guoscho! vos yeux maudits me transperceront avant de le voir, criait-elle, à ce qu'il paraît.
Une compagnie de rondeliers me conduisit au camp, sous une grande tente qu'on referma soigneusement. Le maître de la tente, l'Azzage Fanta, espèce de Biarque ou Premier Intendant, me dit qu'il était heureux de me céder la place d'après l'ordre du Prince; que ma porte serait gardée, et qu'il me laissait son page favori, pour veiller à tout ce que je pourrais désirer.
Des pages vinrent me saluer de la part du Dedjazmatch et m'offrir deux cornes d'une dimension extraordinaire, l'une pleine de vin, l'autre d'eau-de-vie. Un pareil début promettait, car, en Éthiopie, le vin est apprécié et fort rare. La vigne y vient très-bien, mais l'insécurité du pays détourne de sa culture; les passants la grapilleraient avant même la maturité; de plus, les propriétaires seraient l'objet d'exactions ruineuses. À Karoda, district du Bégamdir, ainsi que près d'Aksoum, on voit des champs de vignes plantées, dit-on, par les Portugais, il y a environ trois siècles; leur culture eût été abandonnée, si les princes, qui tiennent à grand honneur d'offrir parfois du vin ou de l'eau-de-vie à leurs convives, n'eussent pris ces deux localités sous leur protection spéciale. Pour subvenir aux nécessités du culte, les prêtres cultivent bien quelques pieds de vigne dans l'enceinte de quelques églises, mais presque partout le vin de l'autel provient des raisins secs importés de l'Arabie.
Malgré les préceptes du Coran, mon drogman oublia toutes ses misères rien qu'à la vue de ces cornes, tant il avait de prédilection pour leur contenu; néanmoins, après avoir bien admiré leurs proportions monstrueuses, je le chargeai de les reporter intactes chez le Prince, de lui assurer que je ne buvais ni vin ni eau-de-vie, mais que j'avais voulu retenir son cadeau quelques instants, pour conserver sous mes yeux la preuve sensible des attentions dont il m'honorait.
Mon drogman, boudant sa soif, me rapporta une réponse des plus aimables. Le Lik Atskou m'arriva de chez le Prince; il rayonnait de satisfaction; on lui assigna une tente voisine de la mienne; nous soupâmes de compagnie et nous nous endormîmes le plus gaîment du monde.
Dans la matinée du lendemain, le Prince me fit dire qu'il pouvait me recevoir. Son camp ressemblait par sa disposition à celui du Dedjadj Oubié: une agglomération de cercles de différentes grandeurs formés par les huttes des soldats, autour de leurs chefs respectifs; au centre de cet assemblage, le cercle du Dedjazmatch, beaucoup plus large que les autres et servant comme de place d'armes; au milieu de cette place s'élevait une hutte spacieuse, flanquée de deux tentes ou pavillons, l'une blanche, l'autre, moins grande, rayée de bleu et faite, me dit-on, de ceintures prises sur l'ennemi dans une récente campagne au sud du Gojam; quelques huttes et tentes, rangées derrière, abritaient les chevaux, les mules et les gens de service du Prince. La hutte lui servait la nuit ou pendant la grande chaleur du jour; il prenait ses repas et présidait le conseil et les plaids dans la tente blanche; il se retirait dans l'autre, lorsqu'il voulait être seul ou en petit comité avec ses amis. On me conduisit à cette dernière, et un huissier, soulevant discrètement le rideau, m'introduisit.
Le sol était couvert de joncs frais et d'herbes odorantes; à terre, sur une grande peau de bœuf au pelage blanc moucheté de noir, le Dedjazmatch à demi couché et accoudé sur un coussin écarlate, causait avec le Lik, assis à la turque, sur un tapis semblable. Deux gentils pages de quatorze à quinze ans, un pli de la toge sur la bouche et un chasse-mouche à la main, se tenaient debout, attentifs aux mouvements de leur maître; un pieu garni de crochets, et planté derrière lui, supportait son bouclier couvert de plaques en vermeil et décoré verticalement d'une large bande de la crinière d'un lion, ainsi que son sabre, sa javeline, son brassard d'or et sa corne à boire; à un autre pieu étaient suspendus un porte-missel en bois finement sculpté, et deux étuis contenant les Psaumes et les Évangiles, livres d'heures ordinaires des Éthiopiens. Les reflets bleus de la tente transpercée de soleil, la verdure du sol, la blancheur des tapis et de la toge du Prince, l'éclat de ses armes, son grand air, les regards discrets et curieux de part et d'autre, le Lik, avec son volumineux turban, la tête baissée, comme pour attendre l'impression que je produirais sur son hôte, tout formait un ensemble imposant, gracieux, plein de fraîcheur et de poésie épique.
Le Prince me donna le salut et me fit signe de m'asseoir à côté du Lik. On introduisit mon drogman.
—Sois le bienvenu chez moi, me dit le Dedjazmatch. On assure que les hommes de vos pays sont curieux de visiter les contrées étrangères; mais quelle que soit votre curiosité, elle ne saurait surpasser celle que nous éprouvons en voyant chez nous pour la première fois un enfant de cette Jérusalem, où Notre-Seigneur Jésus-Christ a touché terre. Aussi, tu excuseras l'impatiente curiosité de mes soldats, qui n'a rien de malveillant pour toi. Lorsque ce printemps, tu nous as refusé de venir en Gojam, ton refus nous eût été pénible, si nous t'eussions connu comme aujourd'hui; c'est donc avec plaisir que nous t'accueillons, rendant grâces à Dieu d'avoir changé le cours de tes projets.
Je crus devoir expliquer au Prince ce qui m'avait empêché de me rendre à sa première invitation.
—Notre ami, le Lik Atskou, nous a appris qu'effectivement tu es préoccupé du départ de la caravane pour l'Innarya.
Il se fit ensuite un silence de plusieurs minutes, un de ces silences durant lesquels il semble que les sympathies ou les répugnances éclosent, se mesurent et s'échangent.
Le Prince fit mander les deux principaux dignitaires de son armée, et nous passâmes dans la grande tente, où il s'installa sur un alga élevé recouvert d'un tapis turc.
Le Dedjadj Guoscho, âgé d'environ cinquante ans, était grand et de belle prestance, gros sans obésité; mais la partie inférieure de son corps paraissait grêle par rapport à son buste puissant. Il avait les attaches fines et la main d'une élégance féminine, le teint brun cuivré, la tête volumineuse, gracieusement posée sur un cou long et d'une beauté de contour rare chez un homme, le front large, haut et bombé, les tempes délicatement dessinées, le nez petit, aux ailes mobiles, et de grands yeux à fleur de tête. Un léger duvet ombrait sa lèvre supérieure; ses dents étaient petites, nacrées, et son menton court, fin, à fossette; ses joues plates, larges, dénuées de barbe.
Son port de tête et ses moindres mouvements étaient doucement dominateurs; son regard réservé laissait deviner une certaine complaisance pour lui-même. Quoique sa physionomie intelligente fût voilée de cette impassibilité qui convient à l'exercice d'un haut pouvoir, on y découvrait une grande bonté, timide plutôt qu'active, de la finesse, de l'enjouement, un manque de décision joint à l'entêtement, l'esprit d'aventures, l'intrépidité et ce doute mélancolique qui gagne souvent ceux qui ont la responsabilité des événements et des hommes.
Sa toge, drapée avec soin, laissait entrevoir trois longs colliers composés de périaptes ou talismans recouverts en maroquin rouge ou en vermeil, entremêlés de grains de corail, d'ambre ou de verroterie rare. Il portait au petit doigt une bague en or, formée de trois anneaux engagés les uns dans les autres, et ornés chacun d'une émeraude; ce bijou antique, admirablement ouvragé, provenait de l'Inde. Une longue épingle d'or, terminée par une boule en filigrane, était passée dans sa chevelure noire, touffue, ondoyante et ramenée en corymbe; en sa qualité de Waïzoro, il portait aux chevilles des périscélides composés de petits cônes d'or enfilés.
Il ne fut pas plutôt installé sur sa couche, que nous vîmes entrer les deux personnages mandés.
Le premier s'avança en se découvrant respectueusement la poitrine, s'inclina profondément et s'assit sur un tabouret placé pour lui au pied de l'alga du Prince. Sa physionomie était ouverte et intelligente; ses cheveux étaient blancs. Il paraissait avoir soixante-cinq ans, mais sa poitrine profonde et ses épaules musculeuses annonçaient une vigueur persistante; il ressemblait d'une manière frappante à Henri IV. Son regard assuré était celui de l'homme éprouvé par les évènements; sa parole digne, lente et nette, trahissait la conscience qu'il avait de bien dire.
Le second, homme d'environ quarante ans, très-grand, aux larges épaules, aux allures franches et décidées, avait le teint d'un bistre foncé, la chevelure clair-semée, les dents mal rangées, le front large, les traits d'une mobilité extrême, les yeux petits et pétillants d'esprit; il était laid, mais sa laideur avait un charme. Il s'appelait Ymer Sahalou; il était de naissance princière et tenait le rang de Fit-Worari ou chef d'avant-garde, première dignité de l'armée, toujours confiée à un homme de guerre d'élite. L'autre s'appelait Filfilo; il était Blaten-Guéta, ou premier Sénéchal du Prince, et beau-père d'Ymer Sahalou.
On s'entretint d'abord avec des formes cérémonieuses; mais bientôt l'entrain d'Ymer prenant le dessus, on pressa de questions l'homme de Jérusalem, comme ils m'appelaient, et la conversation dura longtemps, sautillante et courtoise, car elle avait lieu entre causeurs experts; le Prince d'abord, l'humouriste Blata Filfilo, Ymer Sahalou, dont les bons mots et les jovialités défrayaient les cours de l'Éthiopie, le Lik Atskou enfin, le beau diseur et le savant.
Quand je voulus me retirer, Ymer Sahalou me dit:
—Tu n'es pas le premier Européen que je vois: étant en Wallo, j'en ai hébergé deux qui passaient par mes villages pour aller en Chawa. J'en ai vu aussi en Bégamdir: des ouvriers en métaux, disait-on, ou des vendeurs d'orviétan; et il m'a semblé que je ne pouvais avoir rien de commun avec eux. Depuis que je te vois, quelque chose me dit que nous sommes gens à nous convenir. Avant de donner l'ivresse, l'hydromel n'exhale-t-il pas son bouquet? Mais on dit que tu ne bois jamais! N'importe, peut-être deviendrons-nous frères; en attendant, je t'offre mon amitié; donne-moi la tienne. Par la mort de Guoscho! ne me prends pas pour un compagnon ordinaire; je suis bon à tout, moi. Tu trouveras peut-être que je vais vite en besogne, mais demande à Monseigneur, comme au premier venu; tout le monde te dira que le cœur et le cheval d'Ymer sont toujours prêts à partir de pied ferme.
Le Dedjazmatch paraissait très-satisfait de voir son général favori me faire ces avances. J'y répondis comme je pus et je me retirai enchanté de cette première visite.
Les allures mâles et polies de mes hôtes, leur attachement réciproque et leur charme particulier, charme que confèrent aux hommes bien doués les péripéties de la vie militaire, tout en eux m'avait frappé au point, que je me disais qu'on vivrait avec plaisir dans leur compagnie.
Le lendemain et le jour suivant, le Dedjazmatch convia à sa table ses principaux chefs, afin de me présenter à eux. La foule continuait à stationner tout le jour autour de ma tente; des huissiers défendaient ma porte, et lorsque je sortais, ils me précédaient pour éloigner les curieux. Un matin, le Dedjazmatch m'entretint de la maladie de son fils aîné, le Lidj Dori, resté en Gojam.
Je répondis que je n'étais pas médecin; qu'on attribuait à tort cette qualité à tout Européen; que chez nous, comme partout, le véritable savoir procure sûrement réputation et fortune, et que ce sont, le plus souvent, les charlatans, qui s'expatrient afin d'exploiter un savoir équivoque. Mais j'avais beau dire, je n'obtenais que demi-créance; afin de prouver du moins ma reconnaissance pour l'accueil qui m'était fait, j'ajoutai qu'en passant en Gojam avec la caravane, je pourrais voir le jeune prince et conseiller ce que le simple bon sens m'inspirerait.
Le Dedjadzmatch dit alors que son fils irait à Gondar où je l'examinerais, pendant qu'il ferait des ablutions à l'église de Saint Tekla-Haïmanote, célèbre par ses cures miraculeuses.
—Tu jugeras de son état; tu trouveras peut-être quelque remède, et, en tout cas, comme je ne crois pas que ta caravane se mette en route de si tôt, tu pourras, pour utiliser ton temps, accompagner mon fils en Gojam, visiter notre pays et te joindre à elle, lorsqu'elle passera sur mes terres. Les vieillards racontent que, jadis, un homme comme toi est venu d'au delà de Jérusalem aux sources de l'Abbaïe. Après avoir scruté les feuilles des arbres, mesuré la localité et interrogé depuis l'herbe jusqu'aux astres, il s'écria, dit-on, que ces sources étaient douées de vertus merveilleuses; qu'elles devaient être bénies de Dieu, ainsi que le pays qui les produit. Ces sources sont situées dans mon gouvernement; tu dois être curieux de les visiter; je t'y ferai conduire, et il te sera loisible d'y rester, tout comme si tu étais dans ton pays natal.
Imer Sahalou, le Blata Filfilo et d'autres notables présents joignirent leurs instances à celles du Prince, me promettant de faire tout ce qui dépendrait d'eux pour me rendre le Gojam agréable. Le Lik Atskou vint à mon secours, et enfin, le Dedjazmatch nous ayant donné notre congé, nous repartîmes pour Gondar.
Nous étions restés au camp sept jours, sept jours de fête ininterrompue pour le Lik Atskou, fête d'esprit et fête de bons morceaux. Chemin faisant, il en rappelait les moindres détails avec des commentaires si intéressants, qu'à l'écouter nos gens oubliaient les fatigues de la route; et bien qu'il évitât de faire mention de la circonstance la plus sensible pour lui, il tournait autour avec complaisance de façon à nous laisser comprendre qu'il emportait l'assurance que le Prince lui donnerait, sous peu, les preuves de sa libéralité. Aussi ne cessait-il de faire l'éloge du Dedjadj Guoscho et des Gojamites, au détriment du Ras Ali et des hommes du Bégamdir, gens incivils, disait-il, processifs et sourds aux paroles d'anciens comme lui. Reprenant le sujet de l'Européen venu aux sources de l'Abbaïe, il m'apprit qu'il s'appelait Yakoub; que les contemporains de son père parlaient beaucoup de lui; que sa conduite et ses manières l'avaient fait classer dans la noblesse; qu'il était juste, brave, bon cavalier, adroit tireur, ami du peuple et homme de bien en tout. Je n'eus pas de peine à reconnaître dans ce Yacoub le voyageur écossais Jacques Bruce, et je saluai sa mémoire. De même que le titre d'homme de bonne compagnie, celui d'homme de bien ne s'acquiert pas en tous pays par les mêmes manières d'être; chaque peuple le donne d'après un type variable résultant de ses besoins sociaux, de ses passions et de son caprice, bien plus souvent que de la raison morale pure. La religion, comme son nom l'indique, a cela de bienfaisant, qu'en ramenant à un type moral unique, elle relie dans une commune aspiration les races et les sociétés qui, livrées à leurs seuls instincts, tendent à diverger, à devenir étrangères, puis ennemies. Car plus encore que les individus, les nations tendent à l'égoïsme, à l'isolement, aux défiances et aux jalousies; et philosophes et législateurs n'ayant rien trouvé dans nos horizons qui puisse atténuer la prédominence de ces principes destructeurs, c'est au delà de la terre qu'il faut aller chercher, c'est en dehors d'elle qu'il faut trouver le point d'appui pour soulever l'homme et le faire progresser dans un système moral qui le rapproche de l'éternel foyer, afin que les peuples, éclairés de plus en plus, reconnaissent le but suprême et la solidarité de leurs destins.
La nation éthiopienne, entourée de sociétés ennemies de ses principes religieux, et vivant dans un isolement séculaire, en a conçu un patriotisme exclusif, qui lui fait regarder comme barbares les mœurs autres que les siennes, et tout étranger comme un ennemi à mépriser ou à craindre. Aussi les Éthiopiens se montrent-ils défiants envers le voyageur, à moins toutefois qu'il ne soit chrétien; en ce cas, ils l'admettent comme de plain-pied dans une sorte de familiarité qu'il dépendra de lui de confirmer et de rendre complète. Mais malgré les facilités que lui procure la conformité de principes religieux, il lui reste encore bien à faire pour que les indigènes se révèlent à lui tels qu'ils se révèlent à leurs propres compatriotes. Afin d'arriver à ce résultat, nécessaire pour juger sainement, il lui faut déployer un tact de tous les instants, mais surtout aimer ceux qu'il étudie; car c'est sous l'influence de l'affection que l'homme se montre tel qu'il est, les sentiments contraires étant autant de masques qui déforment ses traits. Voyager avec la seule préoccupation de butiner et de s'en retourner au plus tôt dans sa patrie, rend le voyageur sujet à d'étranges méprises. Son ignorance ou son dédain des mœurs et des usages, ou son zèle intempestif à s'y conformer le mettent également dans un jour faux, qui l'expose à inspirer comme à concevoir des jugements erronés: il subira des situations qu'il n'eût acceptées à aucun prix dans sa patrie, et il porte à son respect de lui-même des atteintes irréparables, car de même que la calomnie, une réprobation unanime, même imméritée, laisse comme une empreinte après elle. Quelqu'injuste que cela puisse paraître, ses discours, ses actes et jusqu'à son maintien font préjuger de ses compatriotes, et la faveur ou le blâme qu'il s'attire s'étend jusqu'à eux. À mesure qu'il s'écarte des routes battues, il assume une responsabilité plus grande vis-à-vis de sa patrie; il lui incombe, sous peine de manquer à son devoir de la faire estimer et aimer en lui; et s'il est assez heureux pour avoir réussi, il a bien mérité, puisqu'il a semé la fraternité entre les hommes.
Ces réflexions, que m'inspiraient les derniers échos de la réputation en Éthiopie du voyageur écossais, devaient naturellement éveiller ma reconnaissance envers ce hardi devancier, qui, par sa nature bienveillante, son tact et son esprit de sagesse, avait su laisser sur ses traces une opinion si favorable des Européens, et rendre ainsi à ses successeurs la responsabilité plus légère et la voie plus facile.
Un autre souvenir, bien plus ancien, qu'on retrouve en Éthiopie est celui du Moallim Petros (maître Pierre), nom que les indigènes donnent au jésuite espagnol Pedro Paëz. Ce missionnaire, parti vers le commencement du dix-septième siècle, pour aller prêcher le catholicisme en Éthiopie, fut pris par des corsaires musulmans et vendu comme esclave dans l'Yemen; il y resta plusieurs années, mettant à profit son infortune, en apprenant à fond la langue arabe. Redevenu libre, il arriva enfin en Éthiopie, apprit rapidement l'Amarigna et le Guez, deux langues qui découlent de l'Arabe, et étonna par l'éloquence de son enseignement. Mandé à la cour, il convertit plusieurs dignitaires, des grands vassaux, l'Empereur lui-même, dit-on, ainsi que l'héritier présomptif. Ce dernier, parvenu au trône, en vue d'entraîner plus efficacement ses sujets à abjurer le schisme d'Eutychès, manifesta en cérémonie publique son adhésion à la suprématie du siége de Rome. Après la cérémonie, Paëz prit congé de l'Empereur, pour rentrer à son couvent de Gorgora, près du lac Tsana; le peuple en grand nombre l'accompagna pour lui faire honneur, jusqu'à la sortie de Gondar. Quand il se trouva seul avec ses compagnons de route, il leur dit que sa mission sur la terre était accomplie, et il entonna le Nunc dimittis. Arrivé à Gorgora, il fut pris d'un accès de fièvre, se coucha et mourut. Plusieurs missionnaires européens avaient rejoint Paëz, et ils continuèrent son œuvre; mais un fort parti s'étant formé contre eux, ils furent persécutés, expulsés du pays, et le catholicisme fut proscrit.
S'il est des hommes qui ont le privilége de communiquer leur personnalité à ceux qui les accompagnent, il en est aussi à qui le public attribue tous les actes de leurs compagnons. C'est ainsi que les Éthiopiens ont personnifié toute la mission portugaise dans Pierre Paëz, dont ils racontent la légende suivante:
Il arriva chez nous un homme de Jérusalem, nommé Moallim Petros. Sa barbe, d'un rouge ardent, était comme une flamme; il se disait prêtre, et par sa conduite il l'était; il parlait le Guez et connaissait tous nos livres et la théologie mieux que nos plus savants: grands seigneurs, femmes nobles, paysannes, soldats, théologiens, moines solitaires, tous accouraient à ses leçons, comme attirés par quelque sortilége; sa parole était comme un embrasement. Lorsqu'il expliquait l'Évangile, c'était debout, et la toge ajustée, selon le cérémonial usité à l'égard d'un messager de l'Empereur. Il disait que le texte du livre étant le messager de Dieu, c'était bien le moins d'user envers lui de ces marques de respect qu'il est d'usage d'accorder au messager d'un roi de la terre. Ce qu'il avançait, il l'affirmait avec autorité. Le clergé ne pouvant le confondre s'émut d'envie, provoqua des troubles et le fit expulser. Les plus fervents de ses disciples l'accompagnèrent jusqu'à Moussawa. Là, au bord de la grande mer, ils lui dirent:
—Nous voulons aller avec toi, ô notre Père; et qu'importe que ton navire ne puisse nous contenir tous! Saint Tekla-Haïmanote n'a-t-il pas étendu sa melote sur les eaux, et navigué ainsi jusqu'à Jérusalem? Nous avons foi en Dieu et en ses miracles; prie-le pour nous, et il commandera à la mer de nous porter tout autour de ton navire.
Le Moallim se prosterna la face sur le sable, versa des larmes, resta longtemps en extase, et s'étant relevé, il dit à ses disciples:
—Non, cela ne doit pas être; je vous laisse ici; sans vous, les sillons se refermeraient.
Puis, il ouvrit les mains vers le ciel en disant:
—Ô Dieu, si j'ai enseigné la vérité, rends manifeste l'injustice de mes persécuteurs; si ma bouche a propagé le mensonge ou l'erreur, que cette mer se referme sur moi, que je sois dévoré par les monstres des abîmes!
Il monta seul sur le navire, salua une dernière fois ses disciples et leur jeta cette parole:
—Mes frères, quel fut l'effet de l'onction que Notre-Seigneur reçut dans les eaux du Jourdain? Méditez-là-dessus.
Et le navire s'éloigna. C'est à Dieu de savoir, ajoutent les Éthiopiens, si nos pères furent blâmables d'expulser ce savant théologien: toujours est-il qu'il nous a jeté en s'éloignant cette redoutable question d'où sont sortis le doute, la zizanie et les controverses sans issue, qui nous divisent encore aujourd'hui10.
Note 10: (retour) Cette question est célèbre en Éthiopie, non-seulement parmi les ecclésiastiques de tous les ordres, mais encore parmi les laïques, et les diverses solutions qu'on lui a données ont dessiné autant de sectes, ou pour mieux dire, autant de partis, qui s'entrehaïssent. Dans la plus grande partie du Tegraïe, on croit que le Saint-Esprit s'unit et se confondit avec l'humanité de Notre-Seigneur, le mot Towahadeh, qui est ici sacramentel, comporte ces deux significations, et la croyance religieuse du Tegraïe est appelée: Towahadou. Le vulgaire dit aussi Karra, mot qui signifie couteau, parce que les hommes du Tegraïe font souvent une fente au côté externe du fourreau de leur sabre pour y engaîner un petit couteau, ce qui fait que ces deux instruments semblent n'en former qu'un seul. Le Hamacen, le Gojam et quelques autres provinces éparpillées établissent une distinction un peu subtile pour nos idées européennes, en disant qu'au contraire Notre-Seigneur ne fit que recevoir l'onction (tekubba) du Saint-Esprit, d'où ceux-ci sont tous appelés Kenbat. Enfin, dans le Dembéa, le Chawa, et même dans quelques couvents du Tegraïe, on enseigne qu'en recevant le Saint-Esprit sous la forme de la colombe, le Fils de Marie naquit dans le Saint-Esprit, et comme il était né deux fois, c'est-à-dire du Père dans l'Éternité et de la Sainte-Vierge dans le Temps, on arrive logiquement à la conclusion que Notre-Seigneur est né trois fois; ces derniers sectaires sont donc appelés: Sost ludet, c'est-à-dire: trois naissances; et selon un théologien d'Europe, leurs paroles, si bizarres au premier aspect, ont été d'abord inventées et sont encore aujourd'hui très-souvent employées pour voiler aux yeux de leurs compatriotes le fond de leur religion, qui serait identique avec celle de Rome. Ces trois interprétations ont enfanté des sous-sectes dont le nombre s'élève à près d'une trentaine. Ceux qui se rappellent l'histoire du Bas-Empire et les discussions subtiles qui passionnaient les Grecs de cette époque, comprendront l'acrimonie des discussions analogues en Éthiopie. Beaucoup d'Éthiopiens font par humilité leurs prières à la porte de l'église, dont ils baisent ensuite le seuil, pour témoigner de leur foi respectueuse. On raconte que dans le Tegraïe un passant s'éloignait après s'être conformé à ce pieux usage, quand le curé lui demanda par précaution à quelle foi il appartenait.—Je suis Kenbat, dit l'étranger.—Vil hérétique, reprit le curé, tu as profané mon église!—Et s'armant d'une hache, il enleva soigneusement toute la partie du bois qu'il croyait contaminée par les lèvres du passant.
À notre rentrée à Gondar, chacun nous interrogea relativement au Dedjadj Guoscho. Le bruit courait que le Ras s'était emparé traîtreusement de sa personne, au moment où il se présentait à Dabra Tabor. Deux jours plus tard on assurait au contraire que le Dedjadj Guoscho, parti nuitamment avec sa cavalerie, avait surpris Dabra Tabor et emmené la Waïzoro Manann, prisonnière. On parlait aussi de la rébellion du Dedjadj Conefo, et les Gondariens n'osaient plus sortir de la ville. Pour dissiper ces alarmes, le Kantiba ou Gouverneur publia un ban, par lequel il menaçait de sévir contre les propagateurs de fausses nouvelles, et annonçait que le Dedjadj Guoscho, après trois jours passés à Dabra Tabor, avait rejoint son armée à Wanzagué et rentrait en Gojam.
Peu après, la ville fut encore mise en émoi par l'arrivée du Lidj Dori, fils du Dedjadj Guoscho, escorté d'une bande de 1,500 hommes. Ce jeune prince m'envoya saluer. Je me rendis aussitôt à l'église de Saint Tekla-Haïmanote, dans l'enceinte de laquelle on avait dressé une belle tente pour le recevoir.
Le Lidj Dori, âgé d'environ vingt ans, avait les traits d'une grande pureté, mais son regard atone et l'expression d'imbécillité de sa bouche faisaient peine à voir. Des ecclésiastiques gojamites qui l'accompagnaient parlaient pour lui; il comprenait, dit-on, mais ne répondait que rarement. Les notables s'empressèrent d'aller le saluer et de lui offrir des cadeaux en pains, hydromel et comestibles de toutes sortes. À peine rentré chez moi, je reçus de sa part deux cents pains et quelques amphores d'hydromel, et en ma qualité d'habitant de la ville, je lui envoyai à mon tour un cadeau analogue. Les soldats de son escorte furent hébergés chez l'habitant; mais comme Gondar relevait directement du Ras, on les répartit le lendemain dans des villages aux environs, relevant du Dedjadj Conefo, lié d'amitié, comme on sait, avec le Dedjadj Guoscho.
Je visitai journellement le malade. Chaque matin, on le soumettait à une ablution d'eau froide, consacrée préalablement par des prières, et, je crois aussi, par le contact des reliques de Saint Tekla-Haïmanote, le seul parmi les nombreux saints éthiopiens qui soit admis dans les diptyques de la liturgie éthiopienne imprimée à Rome. Cependant le miracle se faisait attendre, et après quatorze jours de ce traitement, le Lidj Dori se disposa à repartir. Ceux qui l'accompagnaient me pressèrent, au nom de son père, de me joindre à eux et je m'y décidai d'autant plus volontiers que les trafiquants ne parlaient de rien moins que de remettre à l'automne leur expédition en Innarya.
En faisant mes visites d'adieu à l'Itchagué et aux notables de ma connaissance, je leur recommandai mon domestique basque, Domingo, que je laissais à Gondar, pour servir mon frère, s'il arrivait avant mon retour, et aussi pour assurer mes communications avec Moussawa.
J'étais impatient de me mettre enfin en route; mais je ressentais de la peine à quitter l'excellent Lik Atskou, qui s'était toujours montré si paternel pour moi. Il m'accompagna jusqu'au seuil de sa maison, demanda un siége, éloigna tout le monde et se mit à prier pour mot. Il me donna ensuite quelques conseils, qu'il interrompit plusieurs fois pour rabrouer mes gens qui s'impatientaient.
—Avant tout, mon fils, dit-il, garde-toi bien du mauvais œil; en Gojam, il est commun et venimeux, et il s'attaque de préférence, comme tu sais, à ceux qui ont le teint clair. Tu vas être à la cour d'un prince sans pareil en Éthiopie; il est homme de bien, mais ne t'étonne pas d'y trouver des hommes de mal: le sort des princes est d'être entourés de ce qu'il y a de meilleur et de ce qu'il y a de pire. Peut-être bien cherchera-t-il à t'attacher à sa fortune; reste avec lui, si cela te convient, mais n'oublie pas ton pays, car, soit pratiques magiques, soit amabilité naturelle, les Gojamites sont accusés de savoir faire oublier aux gens leur patrie. Tourne au bien la faveur dont tu jouiras; les flatteries et les piéges t'entoureront; sois discret, réservé, et ne te laisse jamais envahir au point de ne pouvoir rentrer parfois dans ton cœur pour t'inspirer des idées de France. Notre pays est pauvre, dans la demi-obscurité du mal, et tu viens d'un pays de richesse et de lumière. Va, mon enfant, suis ton destin, et que Dieu te garde!
Je m'éloignais, lorsqu'il ajouta:
—N'oublie pas que tu es jeune, et si tu tardes trop, tu ne me retrouveras plus.
Le Dedjadj Conefo avait indiqué nos étapes: le premier jour, nous couchâmes dans des villages à quelques kilomètres seulement de Gondar; le lendemain, nous arrivâmes à Tchilga où il campait. Il ne voulut pas voir le Lidj Dori, pour ne pas s'attrister l'esprit, dit-il, et il nous fit loger à distance du camp, ce qui m'empêcha de saluer ce Dedjazmatch, qui, d'ailleurs, faisait peu de cas des Européens, depuis sa victoire sur les Turcs. Deux jours après, nous nous mîmes en route pour le Dangal-beur ou col de Dangal, situé au Sud-Ouest de Gondar et du Dambya, sur la rive occidentale du lac Tsana. Pour nous faire honneur, le Dedjadj Conefo nous adjoignit une soixantaine de cavaliers et trois cents hommes de pied, qui marchaient en avant-garde et bouleversaient les villages par leur indiscipline.
En traversant le Dambya, je pus juger de la fertilité proverbiale de cette province. Le pays est peu accidenté, presque sans arbres; sa terre noire, profondément crevassée pendant l'été, était littéralement couverte de moissons. Les fièvres y sont endémiques dans plusieurs localités; les chevaux ne s'y propagent pas; ils y sont même très-sujets à une espèce de farcin, mais la population abonde. Comme dans les Kouallas, les hommes y sont de taille plutôt petite, souples, actifs, colères et portés à la guerre; ils vivent dans des hameaux épars çà et là, ce qui indique tout à la fois la sécurité et l'abondance.
Le deuxième jour, nous arrivâmes à Ysmala, petite ville dont l'église jouit d'un droit d'asile assez respecté. Nous fûmes reçus par le principal notable, qui mit d'autant plus d'empressement à nous héberger qu'il entretenait avec le Dedjadj Guoscho des relations amicales.
J'avais demandé à loger seul dans une petite hutte, et je soupais, lorsque j'entendis un grand tapage chez notre hôte, où le Lidj Dori et son monde festinaient. J'y trouvai tout en tumulte: des soldats, brandissant la javeline ou le sabre, débitaient avec frénésie leurs thèmes de guerre; de grandes cornes d'hydromel circulaient dans l'assemblée. Mon drogman m'apprit que le lendemain nous aurions probablement à combattre un vassal rebelle du Dedjadj Guoscho, nommé Aceni-Deureusse. Des espions envoyés par notre hôte venaient d'annoncer qu'Aceni, embusqué sur notre route, comptait enlever le Lidj Dori, afin de traiter plus avantageusement avec son suzerain.
L'idée d'avoir le spectacle d'un combat ne m'étant pas trop désagréable, je recommandai de me réveiller avant le boute-selle. Mais quand je rouvris les yeux, il faisait grand jour, et tout était calme. On me dit qu'Ymer-Goualou, chef de notre escorte, avait décidé de laisser le jeune Prince dans l'asile, pour le soustraire aux chances du combat, et que, pour ne point encourir à mon sujet les reproches du Dedjadj Guoscho, il avait enjoint à mon drogman, peu soucieux, du reste, de tenter l'aventure, de me cacher le moment du départ. Bien que flatté de l'importance qu'on attachait à ma conservation, je regrettai d'avoir dormi si consciencieusement. Nos gens étaient partis sans bruit avant le chant du coq, et l'on commençait à s'inquiéter sur leur sort.
Enfin, vers onze heures du matin, un cavalier, hors d'haleine, vint nous annoncer la victoire. Ymer-Goualou s'était personnellement distingué; nos gens avaient peu souffert: après un combat de peu de durée, Aceni était parvenu à se dégager et à opérer sa retraite, laissant aux mains des nôtres environ quatre cents prisonniers.
Pour célébrer dignement ce succès, les habitants, qui la veille criaient famine, surent trouver comestibles, bouza et hydromel à profusion.
Des cavaliers arrivèrent successivement: leurs javelines tortuées; leurs arçons garnis de ceintures, de pèlerines et de boucliers attestaient leurs exploits; quelques-uns avaient appendu au frontal de leurs chevaux d'affreuses dépouilles humaines.
Les Éthiopiens, très-humains à la guerre, ont cependant l'habitude de pratiquer l'éviration sur l'ennemi à terre. Cette odieuse coutume leur vient de l'invasion d'Ahmed Gragne, qui, désespérant de leur faire jamais accepter l'Islamisme, entreprit d'éteindre leur race entière.
En Europe, on est trop porté à méconnaître la haine invétérée des musulmans contre tous ceux qui ne sont pas de leur religion et surtout contre les chrétiens. Aujourd'hui, que la force est à la chrétienté, ils sentent qu'ils seraient mis au ban et dépouillés de tout bénéfice du droit des gens, s'ils ne dissimulaient l'esprit qui les anime; et, lorsque leur férocité se trahit de loin en loin par quelques-uns de ces actes qui font frémir l'Europe, ils s'empressent de les désavouer, et l'opinion publique les explique trop aisément par cette tendance à la cruauté qui persiste malheureusement au fond des races les plus civilisées. Quand on a surpris le musulman dans sa vie intime, quand on l'a vu agir, lorsqu'il se croit hors portée de cette opinion publique de l'Europe qui pèse sur lui, l'obsède et en a fait cet être rusé, astucieux, dédaigneux, fastueux et arrogant qui induit en erreur tant de nos coreligionnaires, et les leurre de l'espérance de sa transformation, on est convaincu que ses moindres actes sont inspirés par un fanatisme implacable, et on ne s'étonne plus que, dans cette lutte sans témoins, au centre de l'Afrique, il ait osé entreprendre d'effacer le christianisme, en arrêtant la génération dans tout un pays peuplé de plusieurs millions d'hommes. Malheureusement, comme il arrive trop souvent, les Éthiopiens usèrent de représailles et s'habituèrent à déshonorer par cette coutume cruelle les guerres qu'ils ont faites depuis. C'est un phénomène étrange et qu'on retrouve en tous pays, que la persistance des hommes à pratiquer des coutumes qu'ils réprouvent eux-mêmes. Tous les Éthiopiens condamnaient celle qui nous occupe, et tous néanmoins s'en rendaient coupables à l'occasion; mais dès le lendemain du combat, ils faisaient disparaître soigneusement les traces de leur action, et tout homme qui se respectait évitait d'en parler. Mes représentations au Dedjadj Guoscho, ou plutôt l'influence de ces idées généreuses qui ont cours en Europe et fusent providentiellement jusqu'aux extrémités du globe, ont fait cesser en partie cet odieux abus de la victoire, et, lorsque je quittai le Gojam, il était tacitement admis qu'un homme de bonne condition se déshonorait en traitant ainsi un ennemi chrétien. Chez les simples soldats, la réforme s'opérait plus lentement, parce que ces dépouilles sanglantes prouvent le nombre d'ennemis qu'ils ont tués, et sont autant de titres à l'avancement.
Le gros des combattants arriva enfin; ils firent leur entrée, chantant en chœur une espèce d'embatérie. Le Lidj Dori fut placé sur un haut alga, et fantassins, cavaliers et fusiliers, qui avaient tué ou fait des prisonniers, vinrent l'un après l'autre débiter leur thème de guerre devant lui. Ensuite, chacun alla déposer son bouclier, ses armes, desserrer sa ceinture, reprendre sa toge et se mêler aux groupes, pour raconter ses impressions personnelles; en dernier lieu, cortége obligé, arrivèrent les blessés et quelques morts portés sur des civières.
Comme nous étions en carême, bon nombre de vainqueurs allèrent faire la sieste, pour mieux attendre l'heure tardive du repas.
Les Éthiopiens font durer le carême deux mois. Ils s'abstiennent de viande, de lait, de beurre, d'œufs, et, dans quelques provinces, même de poisson; ils ne font qu'un seul repas vers la fin du jour, et ils s'abstiennent de boire jusqu'à ce moment, excepté le samedi et le dimanche, où ils font deux repas. L'olive n'existant chez eux qu'à l'état sauvage, ils la remplacent par une graine oléagineuse nommée nouk, dont ils tirent une huile désagréable, et, selon leur propre témoignage, fort nuisible à la santé. Comme ils ne cultivent aucun fruit et presque pas de légumes, ils en sont réduits, en temps de jeûne, à quelques sauces épaisses composées de farine de pois chiches, de fèves ou d'autres grains, et fortement relevées d'épices qui les aident à manger leur pain. Ils corrigent les mauvais effets de ce régime en buvant d'une bière épaisse nommée tchifko, faite avec de l'orge et d'autres grains; les gens riches, qui ne boivent habituellement que de l'hydromel, font alors usage de cette bière, qu'on dit être fort nourrissante. Quelques-uns, au moment de se mettre à table, boivent du miel auquel on n'a ajouté que l'eau strictement nécessaire à la déglutition, et ils prennent aussitôt leur repas, car le moindre retard leur rendrait impossible toute ingestion nouvelle. Le miel pris de cette façon fait supporter plus facilement le jeûne du lendemain. Les prêtres accordent la dispense ou confirment sans difficulté les décisions individuelles prises dans les cas dits d'urgence. Néanmoins, on peut dire que la grande majorité des Éthiopiens observe le jeûne du carême, celui d'une quinzaine de jours en l'honneur de la sainte Vierge, et celui du mercredi et du vendredi de chaque semaine. Les gens rigides s'astreignent de plus au jeûne dit des Apôtres, qui dure près de deux mois, et à d'autres jeûnes dont l'ensemble forme près de la moitié de l'année. Montesquieu attribuait aux jeûnes des Éthiopiens leur infériorité dans leurs guerres contre les Turcs. Mais ces derniers ont le jeûne rigoureux du Ramadan. Pour mon compte, j'ai fait campagne avec les Éthiopiens pendant plusieurs années; je les ai vus combattre en carême et en d'autres temps, et je n'ai pas trouvé que les jours de jeûne leur valeur fût refroidie. Ils supportent la faim, la soif, les longues marches, avec une facilité telle que, sous la conduite d'un chef habile, ils épuiseraient aisément une armée turque, sans recourir au combat. Ayant encore moins de besoins que l'Arabe, ils ont, comme lui, la faculté de pouvoir passer sans transition de la famine aux excès de l'abondance; mais ces qualités, si précieuses à la guerre, ne suffisent pas à contrebalancer la grande supériorité que les Turcs avaient du temps de Montesquieu, et qu'ils ont encore aujourd'hui, par la quantité et la qualité de leurs armes de guerre. Sans doute, le courage, comme toutes les vertus, emprunte quelque chose à la nourriture; mais heureusement il puise son existence à de plus nobles sources.
Cependant le carillon de l'église annonça la fin du jeûne; les soldats, n'ayant pour se refaire qu'une nourriture peu appétissante, passèrent une partie de la nuit à boire.
Avant le jour, nous fûmes en route, et le soleil se levait à peine quand nous atteignîmes le lieu du combat. Une troupe de grands vautours nudicoles disputaient à des hyènes quelques cadavres couchés dans l'herbe. À notre approche, les hyènes s'enfuirent, les vautours s'envolèrent lourdement dans les arbres. L'un d'eux, plus grand encore que les autres, se jucha en trébuchant à plusieurs reprises sur la couronne d'un arbre élevé; là, rengorgé dans sa collerette blanche tachée de sang, les ailes mi-ouvertes et immobiles, présentant le poitrail à un premier rayon de soleil qui éclairait la cime, il semblait engourdi par l'excès de chair dont il s'était gorgé. Je l'abattis d'un coup de carabine. Il n'était pas encore mort, et nous pûmes assister à son agonie. Cette phase dernière est ordinairement fort belle chez les oiseaux de proie. Celui-ci se débattait par moments avec violence, et maintenait à coups d'aile, au milieu des spectateurs, un espace libre, son aire suprême; il contractait à vide ses puissantes serres, frappait le sol de sa tête, se levait, retombait. Un instant il put se dresser, appuyé sur ses ailes, et, en ondulant son long col, il rejeta devant nous des lambeaux de chair humaine. Les soldats révoltés lui écrasèrent la tête à coups de talon de javeline. Il mesurait plus de six pieds d'envergure. On se remit joyeusement en route, car les indigènes attribuent un effet propitiatoire au sang répandu, surtout à celui d'un animal sauvage.
Aceni-Deureusse avait la réputation d'être brave et très-habile à la guerre de partisan; aussi nos gens, étonnés de leur facile victoire, se tenaient-ils sur leurs gardes. Environ deux cents hommes allaient en éclaireurs; une bonne troupe fermait notre marche, et, toute la nuit, la moitié de notre monde resta sous les armes. Le jour suivant, aux environs d'une forêt, le terrain devint difficile; Ymer-Goualou nous forma en ordre de combat, et bientôt nos éclaireurs se replièrent, annonçant la présence de l'ennemi.
C'est un spectacle toujours intéressant que de voir l'homme à l'approche du danger. Les uns s'interpellaient gaîment; d'autres riaient de ce rire particulier qui prend aux natures nerveuses et énergiques; plusieurs débitaient avec fracas leur bardit ou thème de guerre; quelques-uns se recueillaient en frissonnant; bon nombre décélaient malgré eux leur incertitude; d'autres enfin entonnaient les mâles refrains de chants guerriers. Mais notre mise en scène fut en pure perte. Quoique peu inférieur par le nombre, Aceni-Deureusse n'osa nous attendre, et, profitant des brusques accidents du terrain, il se réfugia dans la forêt, où l'on ne jugea pas prudent de le poursuivre. Son arrière-garde, en s'enfonçant sous bois, nous envoya quelques balles qui ne blessèrent personne. Nous reprîmes notre route en forçant la marche, et, vers le milieu de la nuit, nous atteignîmes le village de Kouellèle Kuddus Mikaël, situé près des sources de l'Abbaïe.
Le village de Kouellèle est assis dans une petite et haute vallée située entre le Damote, le Metcha et le pays des Agaws; cette vallée s'ouvre et s'élargit vers cette dernière province et se trouve close, du côté de l'Est, par la réunion des collines.
Je demandai à Ymer-Goualou à être conduit aux sources; les chefs se consultèrent et me donnèrent une petite escorte. Le Lidj Dori devait m'attendre le lendemain au soir dans un district assez éloigné de là. Avant le jour, je me mis en marche.
La vallée et les pentes qui la circonscrivent étaient revêtues d'une végétation pressée, où dominait le gracieux Kerhaa (espèce de bambou), et les lianes qui entravaient notre étroit sentier annonçaient assez que peu de voyageurs en troublaient la solitude. Le sol devint tourbeux, l'atmosphère humide; les arbres plus pressés et plus grands étaient revêtus d'une mousse luxuriante. Bientôt, le terrain croulier indiqua l'abondance des eaux souterraines; nous arrivâmes à une clairière, et un soldat me dit, en désignant deux trous circulaires et bordés d'une mousse épaisse:
—Voilà l'Œil de l'Abbaïe.
Ces deux trous, larges de deux mètres environ, contenaient à pleins bords une eau limpide et sans mouvement apparent; c'est sous le sol qui les entoure que se déversent d'une façon latente les eaux qui alimentent à sa naissance ce fleuve, le plus grand de l'Éthiopie. Afin de me démontrer la profondeur de ces deux cavités, des soldats lancèrent perpendiculairement dans l'une et l'autre une verge longue de deux mètres, qui disparut comme une flèche et ne rejaillit qu'après un long intervalle.
—Ces cavités conduisent, me dirent-ils, jusqu'au cœur de la terre.
Les environs abondent en lions, en buffles et en autres bêtes sauvages. Je me disposais à faire un tour d'horizon à la boussole et à observer la latitude du lieu, mais les gens de l'escorte s'opposant absolument à tout délai dans cet endroit désert et dangereux, nous repartîmes aussitôt au pas de course, et nous regagnâmes le hameau de Kouellèle Kuddus Mikaël.
Le nom de Guiche Abbaïe, qu'on donne aux sources mêmes, s'étend aussi au district qui les renferme, ainsi qu'à la montagne la plus saillante parmi celles qui forment cette vallée.
J'étais le troisième Européen qui atteignait l'emplacement de ces sources visitées par Bruce et découvertes par Pedro Paëz. En les quittant, je voulus, malgré mes guides, suivre les premiers pas du fleuve célèbre qui en découle. Après l'avoir côtoyé et enjambé plusieurs fois, pour constater les tributs que lui apportaient ses premiers et humbles affluents, je compris le désaccord des plus savants géographes, et la facilité avec laquelle s'élève un conflit d'opinions relativement à l'élection d'un cours d'eau principal du milieu d'un réseau de tributaires contigus, afin de signaler ce cours comme la véritable origine d'un fleuve. Dans le choix qu'on fait ainsi, doit-on regarder comme raison déterminante l'étendue relativement plus grande du bassin d'un des affluents? S'en tiendra-t-on à celui dont la source est la plus éloignée de l'embouchure maritime, en mesurant toujours dans le lit du courant? Faudra-t-il au contraire ne considérer que le volume relatif des eaux, ou enfin ne se fixer que d'après la dénomination acceptée par les indigènes, et qui, dans les différentes parties du globe, semble avoir été motivée par des raisons opposées? Mais je laisse ces questions, celles qui en découlent, et les théories qui les font naître, à ceux pour qui elles constituent un intérêt de premier ordre; ce qui m'importait avant tout dans ma visite aux sources célèbres de l'Abbaïe, c'était l'étude des populations qu'il fallait traverser pour les atteindre.
En découlant de la haute vallée qui le voit naître, l'Abbaïe se dirige d'abord vers le Nord-Ouest, puis se tourne au Nord, pour entrer dans le lac Tsana, qu'il traverse, assure-t-on, sans y mêler ses eaux et en contournant la péninsule de Zagué, qui est attenante au district du Metcha. Près de Bahar-Dar, l'Abbaïe débouche du lac sous la forme d'un large déversoir; puis, coulant au Sud-Est dans un lit rocheux et rétréci, il sépare du Gojam, d'abord le Bégamdir, puis l'Amhara, l'Ahio, le Durrah, le Djarso, le Touloma, le Kouttaïe, le Liben, le Gouderou et l'Amourou. Plus bas, il sépare l'Agaw-Médir et les nègres qui l'avoisinent, des Sinitcho du Limmou et des nègres de la rive gauche, pour se joindre au Didessa, et devenir, sous le nom de Bahar-el-Azerak, le vrai Nil des indigènes. À Kartoum enfin, il reçoit le fleuve Blanc, et quelle que soit l'opinion des géographes en amont, ces derniers s'accordent avec leurs savants confrères en aval, pour donner dorénavant sans conteste le nom de Nil à la jonction du fleuve Bleu et du fleuve Blanc. Par ce que j'ai dit ci-dessus, on voit que le Gojam, le Damote, le Metcha et l'Agaw-Médir, compris souvent d'ailleurs sous le nom unique de Gojam, forment au milieu de l'Éthiopie une vaste presqu'île terrestre dessinée par une énorme fissure dont l'Abbaïe arrose le fond.
Au coucher du soleil, nous rejoignîmes le Lidj Dori et nos compagnons, qui nous firent compliment sur la rapidité avec laquelle nous avions accompli notre longue marche; ils n'avaient compté, dirent-ils, nous revoir que le lendemain. Désormais, nous cheminions en pays relevant du Dedjadj Guoscho. Quand même je n'en aurais point été prévenu, je m'en serais aperçu à l'empressement joyeux des habitants, qui accouraient sur notre passage. Nous n'avancions plus qu'à petites journées, sans précaution et en marchant à la débandade; en approchant de leurs villages, nos hommes prenaient congé du Lidj Dori, et nous fûmes bientôt réduits à trois cents lances. Quatre jours après avoir quitté Guiche Abbaïe, nous découvrîmes Dambatcha, où se trouvait le Dedjadj Guoscho, et nous fîmes halte derrière un pli de terrain qui nous masquait la ville.
Ymer-Goualou envoya prévenir le Dedjazmatch de notre arrivée et demander la permission de faire une entrée d'apparat, motivée par la victoire sur Aceni-Deureusse. Bientôt, ce ne fut plus jusqu'à la ville qu'un va-et-vient continuel: des amis envoyaient à mes compagnons des toges, des ceintures ou des culottes blanches, des pèlerines de guerre ou des sabres à fourreaux neufs en maroquin rouge, des mules, des chevaux frais, des boucliers relevés d'ornements en cuivre ou en vermeil, des selles d'apparat, enfin, tout ce qui pouvait rehausser l'éclat de notre petite entrée triomphale. Quant à moi, après m'être baigné dans un ruisseau voisin, je mis un turban blanc, des babouches rouges, un pantalon blanc à la mamelouk, une ceinture de soie rayée, et enfin une toge que j'étais loin encore de savoir porter avec aisance. Les chefs se mirent en selle; les soldats, déposant leurs toges, se rangèrent en masse derrière eux, et nous entrâmes en ville au pas gymnastique, précédés par des trompettes et des joueurs de flûte.
La nouvelle du combat avec Aceni-Deureusse, le retour du Lidj Dori et l'arrivée d'un Européen étaient des appâts plus qu'ordinaires pour la curiosité des citadins, partout avides de spectacles; aussi, se pressaient-ils en foule sur notre passage et autour de l'habitation du Dedjazmatch, en face de laquelle notre troupe, formée en demi-cercle, s'arrêta en marquant le pas et en chantant à l'unisson un air militaire. Les chefs mirent pied à terre, prirent le Lidj Dori au milieu d'eux, et, s'avançant à quelques pas du seuil, s'inclinèrent; le jeune prince entra seul chez son père. Un huissier vint aussitôt m'inviter à entrer aussi.
La maison du Dedjadj Guoscho, ronde et construite comme celle du Ras, était pleine de monde; des huissiers maintenaient avec peine un espace libre, afin de permettre au Dedjazmatch, à demi couché sur son alga, dans l'alcôve en face de la porte, de voir ce qui se passait sur la place. On me fit asseoir sur un tapis étendu à terre, à la tête de l'alga; le Lidj Dori resta debout parmi les pages de son père. Bientôt ceux de nos compagnons qui s'étaient distingués à l'affaire contre Aceni paradèrent l'un après l'autre devant l'entrée de la maison, en débitant leur thème de guerre et jetant sur le seuil, qui des boucliers, qui des ceintures, des javelines ou des baguettes, dont le nombre indiquait le nombre des ennemis tués ou faits prisonniers, ou celui des javelines qui leur avaient été lancées durant le combat. Cette bruyante parade dura longtemps. Le Prince voyant que le Lidj Dori, toujours à la même place, était à bout de forces, l'envoya chez sa mère.
Il me dit que je devais désirer me reposer et me fit conduire dans une jolie tente dressée à côté de sa maison. Elle était blanche et coquette; une épaisse couche de joncs frais en recouvrait le sol; un petit alga garni d'un tapis était au fond; afin de me soustraire aux curieux, deux eunuques gardaient ma porte. Bientôt une suivante de la Waïzoro Sahalou, femme du Prince, vint me souhaiter la bienvenue de la part de sa maîtresse, demander si je gardais le jeûne et quels étaient les mets que je préférais. Je répondis que je ne jeûnais point, et que tout ce qu'elle daignerait m'envoyer serait bien reçu; et plusieurs de ses suivantes me servirent bientôt un repas parfaitement préparé. Le Prince, à son tour, me fit inviter à venir rompre le jeûne avec lui. Comme j'achevais à peine, je m'excusai; mais il me fit dire que, dussé-je, malgré l'abstinence rigoureuse qu'ils observaient, demander des viandes à sa table, il ne voulait faire son premier repas, depuis qu'il était mon hôte, qu'en ma compagnie.
On m'attendait pour le Benedicite. Le Prince m'indiqua un tabouret à la tête de son alga; je sus plus tard que deux personnages jouissaient seuls de cette faveur. Le plus grand silence régna pendant qu'on mangeait; les causeries à demi-voix s'établirent dès qu'on servit l'hydromel, et se prolongèrent durant une couple d'heures. Les restes de la table furent distribués par jointées à de nombreux soldats qui, debout, avaient assisté au repas; quelques-uns étaient en loques; ils reçurent cette pitance en s'inclinant et la dévorèrent sur place. Assister ainsi au repas du maître, est pour ces hommes une grande marque de faveur; on les appelle compains ou commensaux; ils ont l'espoir de gagner un jour par leurs services le droit de s'asseoir à cette même table, et de devenir ainsi les compagnons ou comites du Prince, dans l'acception usitée au Moyen-Âge. Enfin, un prêtre se leva et dit les grâces; les femmes du service de l'hydromel enlevèrent leurs amphores vides; on emporta la table, et l'huissier fit évacuer la maison, à l'exception de quelques convives favoris, formant le cercle intime. Les pages prennent alors le service; un huissier reste à l'intérieur, mais chargé seulement de la porte; une femme de confiance tient l'amphore d'hydromel qu'elle ne verse plus que pour la soif du maître ou de ceux à qui il accorde nominativement un pareil honneur. La conversation devient familière, les rangs sont oubliés, et d'ordinaire règne la plus franche gaîté.
Malgré un certain désordre apparent, les repas sont conduits d'après une étiquette rigoureuse qui ne subit que des modifications légères, imprimées par les habitudes particulières du maître. Prendre sa nourriture est pour l'Éthiopien une grosse affaire, et, comme nous aurons occasion de le voir dans la suite, de la façon dont il envisage tout ce qui peut y avoir trait, résultent les coutumes, les usages, les mœurs de son pays et leur identité ou leur analogie avec ceux de la Judée, de la Grèce antique et du moyen-âge en Europe.
Mon drogman fut mandé; je devins naturellement le centre de l'attention. Mais, avec son tact parfait, le Prince maintint dans de justes bornes la curiosité des assistants. On se sépara vers dix heures. La nuit était très-belle; je fis relever le rideau de ma tente et je songeais aux incidents de la journée, lorsque je fus distrait par le bruit que faisait l'eunuque pour écarter un intrus. Je levai la consigne. C'était un clerc, qui, me voyant prolonger ma veillée, venait me tenir compagnie. Il disait avoir été à Jérusalem et parlait un peu l'arabe, circonstance à laquelle il devait sa récente entrée en faveur, le Prince ayant voulu, pour ses rapports, avec moi, avoir son drogman particulier. Il était du reste intelligent, causeur infatigable, et prétendait, vis-à-vis de ses compatriotes connaître, parfaitement les mœurs, la langue et les usages de mon pays. Je lui demandai, entre autres choses, s'il serait facile de se procurer une belle peau de lion; il me dit qu'elles étaient fort rares, réservées aux grands seigneurs, et d'un prix élevé. Ma tente était tellement près de la maison du Dedjazmatch qu'il put nous entendre; il fit appeler mon interlocuteur, et quelques instants après un page m'apporta ce message:
«Je ne suis pas riche comme les princes de ton pays, mais cette fois, du moins, je peux te satisfaire. Je viens de recevoir du roi d'Innarya trois peaux de lion en présent; je t'en envoie une, parce que je veux que ton premier sommeil chez moi soit celui d'un hôte dont le premier désir a été satisfait.»
Pendant que je me laissais aller au plaisir que me procurait cette attention, le page revint avec deux autres peaux.
—Tu sais peut-être, me faisait dire le Prince, qu'une pèlerine en peau de lion est une décoration recherchée par nos cavaliers les plus intrépides; les miens sont impatients que je leur donne celles-ci. Je te les envoie toutes les trois, afin qu'au jour tu puisses prendre pour toi la plus belle.
Je fis mettre les trois peaux l'une sur l'autre, et je m'endormis dessus. Le matin, j'allai remercier le Dedjazmatch, qui se mit à rire en apprenant quel usage j'avais fait de son présent.
—Vous devez être bien braves dans votre pays, me dit-il, puisque vous faites litière de ce qui est la décoration de nos plus vaillants; mais puisque les trois peaux de lion sont entrées chez toi, le mieux est que tu les gardes, ne fût-ce que pour t'épargner l'embarras du choix.
Et faisant allusion à l'indiscrétion de son clerc, il ajouta avec bienveillance:
—Ne trouve pas mauvais que le clerc m'ait appris ce que tu désirais avoir. Tant que tu seras avec moi, les oiseaux du ciel m'apprendront les souhaits que tu feras le jour, et la nuit les esprits me révéleront ceux que tu feras en rêve.
Je retrouvai auprès de lui le Blata-Filfilo et Ymer-Sahalou, auxquels il m'avait présenté lors de ma première visite à son camp. Le premier était toujours grave, digne et d'une humeur doucement narquoise; l'autre, joyeux et pétulant en paroles comme en gestes. Tous deux recherchèrent mon amitié. Ymer-Sahalou s'exaltant disait au Prince:
—Que Monseigneur assure à Mikaël11 qu'Ymer est ici pour lui complaire. Je lui offre à prendre dans tout ce que j'ai; qu'il choisisse, et par Notre-Dame, ce qu'il me laissera aura pour moi un nouveau prix!
Note 11: (retour) C'était de mes noms celui que j'avais pris, comme étant familier aux Éthiopiens.
—Holà! mon gendre, disait Filfilo, avant de jeter tout ce que tu possèdes à la tête des gens, tu ferais bien de me rendre ma fille.
Et, s'adressant à moi:
—Trouve-t-on dans ton pays des écervelés comme cela? Ne te fie pas à ce gazouillard dont le cheval et la langue s'emportent à tout propos. Quelque jour, il y laissera ses os. Toi, Mikaël, tu m'as l'air raisonnable, et tu n'ajouteras foi ici qu'à la bienveillance de notre Seigneur; elle est déjà telle pour toi, que pour lui faire notre cour, chacun s'évertue à te prouver du dévouement.
—Par Notre-Dame-de-la-Jambe-Cassée12! reprenait Ymer, est-ce que Monseigneur ne congédiera pas ce pronostiqueur? Fâcheux beau-père! Ah! pourquoi sa fille était-elle si jolie? Tiens, Mikaël, n'épouse qu'une orpheline; c'est un conseil d'ami que je te donne.
Note 12: (retour) Un cavalier pénétra dans l'asile de Martola Mariam, en Gojam, malgré la défense de l'abbé, et il en sortait après avoir commis quelque acte de violence, lorsque son cheval s'abattit sous lui et lui cassa la jambe. Il dit à ceux qui le relevèrent, qu'au moment de l'accident, la Sainte-Vierge (à laquelle était dédiée l'église de l'asile) lui était apparue dans les nuages avec un visage courroucé. Le peuple y vit un miracle, et l'église est connue aujourd'hui sous la vocable de Notre-Dame-de-la-Jambe-Cassée.
Le Prince encourageait ces plaisanteries, toujours courtoises; c'étaient des lazzis, des ripostes, de francs rires. Ces trois hommes s'aimaient sincèrement.
L'armée du Dedjadj Guoscho était dispersée dans les fiefs; il n'avait auprès de lui que les fusiliers de sa garde et quatre centeniers avec leurs hommes. Mais ses vassaux affluaient de toutes parts pour lui faire leur cour, solliciter ou suivre quelque affaire en justice; ce qui entretenait une grande animation à Dambatcha.
La femme du Dedjazmatch envoyait deux, ou trois fois par jour s'informer de mes besoins; elle manifesta le désir de me recevoir chez elle. Le Prince me fit sonder à ce sujet, mais je crus devoir montrer beaucoup de réserve; je me rappelais les paroles du Lik Atskou et je voulais, autant que possible, me tenir à l'écart de la vie intime de mes hôtes. Le Prince fit dire à sa femme de ne point insister; et je n'eus pas lieu de m'apercevoir que mon refus ait causé du dépit à la Waïzoro, qui se préoccupa, comme avant, de pourvoir assidûment à mon bien-être. Elle disait que, me voyant seul, loin de ma mère et de mes sœurs, elle devait, par ses soins, les remplacer auprès de moi et me tenir lieu de famille, parce qu'une femme seulement sait pourvoir avec intelligence aux détails de la vie matérielle. En effet, elle s'imposa cette tâche, dont elle s'acquitta toujours de la façon la plus convenable et la plus délicate.
Un jour, le Dedjazmatch me proposa une chasse au sanglier; je l'accompagnai, monté sur ma modeste mule. Chemin faisant, il me demanda si dans mon pays on aimait les mules qui vont l'amble; il en montait une lui-même fort belle. Je répondis qu'en France l'homme de guerre ne montait que le cheval; qu'on laissait la mule pour le bât. Sans faire attention à ce qu'il pouvait y avoir, dans ma réponse, de peu aimable pour lui, le Prince se contenta de dire:
—Ici, l'on préfère réserver l'ardeur des chevaux pour le moment du combat, et monter des mules pour voyager sûrement dans notre pays montagneux. Mais peut-être ignores-tu ce que c'est qu'une bonne mule.
Il se fit donner la mule d'un de ses suivants et m'offrit la sienne. Elle était si bien dressée que, tout en allant rapidement, on eût pu tenir, sans le répandre, un verre plein d'eau; selon l'expression éthiopienne, elle cheminait comme l'onde. Comme je louais les qualités de ma nouvelle monture:
—Garde-la, me dit le Prince; elle te permettra de m'accompagner avec moins de fatigue.
De retour de la chasse, je fis remettre à un des écuyers le harnais de ma mule; mais le Dedjazmatch me fit dire de le garder, si toutefois il ne m'était pas désagréable de faire usage d'une selle qui lui avait servi deux ou trois fois. Elle était en maroquin rouge, brodée en soie bleue et couverte de prétintailles en cuir vert, rehaussées de clinquant; une longue housse écarlate servait à la recouvrir quand le cavalier mettait pied à terre. En me donnant ce harnais, le Prince me conférait une sorte de distinction, car les chefs d'un rang élevé en avaient seuls de pareils. Depuis la chute de l'Empire, les insignes honorifiques ont perdu en partie de leur valeur, à cause du nombre de Polémarques indépendants s'attribuant le droit de les conférer; néanmoins, à mon arrivée dans le Gojam, on faisait encore grand cas d'un semblable harnais.
Je passai ainsi quelques semaines à m'oublier agréablement, partageant mon temps entre la chasse, la lecture et mes entretiens avec le Prince, Ymer-Sahalou et son beau-père, et, chaque jour, je sentais croître mon affection pour eux. Quelquefois, le Dedjazmatch réunissait des notables curieux d'assister à nos conversations. Je les entretenais des mœurs, des coutumes de mon pays, de ses rapports avec les autres nations; je leur parlais de nos armées, de nos grandes guerres; je leur apprenais que Jérusalem n'était qu'à moitié chemin de la France, et que cependant ma qualité de Français me protégeait depuis notre territoire jusqu'au Sennaar et jusqu'à Moussawa; je leur expliquais à quel point les forces des puissances chrétiennes de l'Europe étaient supérieures à celles de l'Islamisme et de l'Asie entière. Ils me répondaient:
—Les Musulmans, qui seuls chez nous traversent la mer, nous assuraient le contraire; mais il doit en être comme tu dis; les paroles du Livre n'annoncent-elles pas que les enfants de la Croix domineront le monde?
Tous faisaient des rapprochements critiques entre ce qui existe chez eux et ce que je leur racontais de mon pays; quant au Prince, il me questionnait sans fin sur l'Europe et de la façon la plus intelligente. Ces échanges d'idées tendaient à modifier le jour sous lequel on me regardait; les égards qu'on ne m'avait témoignés jusque là que par déférence pour le Prince me parurent prendre des nuances de sympathie personnelle.
Cependant, je dus me préoccuper d'atteindre l'Innarya, but de mon voyage; la saison s'avançait, l'Abbaïe allait devenir infranchissable, et je ne voyais pas venir la grande caravane de Gondar. Je fis prendre des informations auprès des trafiquants musulmans, fort nombreux à Dambatcha, où, de même qu'à Gondar, ils habitent un quartier séparé de la ville; beaucoup d'entre eux fréquentaient les marchés du Gouderou, du Liben, du Horro et de l'Innarya; les plus aventureux poussaient même leur trafic au delà. Le Prince fut informé de mes démarches, et me dit un soir, après souper:
—Je crains, Mikaël, que la vie que tu mènes ici ne te soit à charge.
Je lui répondis que je ne manquais de rien, que mon séjour m'était agréable, et qu'à mon retour de l'Innarya j'espérais, s'il le trouvait bon, m'arrêter plus longtemps auprès de lui.
Le lendemain matin, je fus surpris d'être appelé à l'heure qu'il consacrait d'ordinaire à l'expédition des affaires. Le Blata-Filfilo, Ymer-Sahalou et ceux de ses familiers avec lesquels j'avais le plus de rapports, se trouvaient auprès de lui. Mon drogman ne fut pas admis; on envoya quérir le clerc, et dès qu'il parut, le Dedjazmatch rompit enfin un silence qui me pesait.
—Mikaël, me dit-il, tu es entré chez nous sous d'heureux auspices, le sage Lik Atskou m'ayant dit du bien de toi. Les hommes du Gojam n'avaient jamais vu un homme de ta race; tu as excité leur intérêt, et mes familiers te diront que, depuis ton arrivée, si j'ai hâte de terminer l'expédition journalière des affaires, c'est pour causer avec toi. On dit chez nous que l'affection naît de l'habitude. Nous espérions d'autant plus que tu te laisserais aller à ce sentiment, que nous te sommes frères par la foi chrétienne; nous avons tâché, selon nos moyens, de rendre heureux ton séjour, et nous nous habituions à l'idée de sa durée. Mais voilà que déjà tu songes à te séparer de nous, non pour regagner ton pays, mais pour aller chez ces Gallas, gens grossiers, ignorants, sanguinaires, où tu n'as aucun protecteur. Je ne cherche pas, en t'alarmant, à te détourner de ton voyage; mais il est plus d'une façon de l'entreprendre, et celle que tu as choisie nous paraît la moins prudente. Qui peut prévoir les impressions que ta vue fera naître chez ces Gallas? Ils sont dans toute l'obscurité du paganisme; on dit même qu'ils pratiquent quelquefois le sacrifice humain. Ces trafiquants musulmans auxquels tu veux te joindre te trahiront à la première occasion; et quand cela ne serait pas, ta manière d'être est inconciliable avec celle de ces hommes frappés à nos yeux d'infamie, ne fût-ce que pour leur trafic de chair humaine. Tu es venu de si loin, dis-tu, pour apprendre les coutumes et les hommes de notre pays? Tu ne nous connais pas; c'est à peine si tu as bu à nos sources, et tu ne parles pas encore notre langue, et la tienne nous est inconnue. Moi qui serais ton père par mon âge, je suis encore trop jeune et trop absorbé par les soins de mon gouvernement, pour avoir de nos pays une connaissance complète. Mais voici Filfilo, qui a vécu plus que moi, et qui sait davantage; il te dira si nous manquons d'hommes instruits que nous consultons comme des maîtres. Je n'ai qu'à ordonner, et des théologiens, des légistes, des historiens, des hommes sages connaissant les légendes, les coutumes et tout ce qui est dans nos pays, viendront s'entretenir avec toi. Nous autres, nous te raconterons les choses de notre temps, et si tu veux affronter avec nous les privations, nous accomplirons ensemble notre histoire actuelle. Enfin, si malgré tout, le désir de visiter les Gallas continue à te préoccuper, sache que nous poursuivons leur réduction, et qu'il est possible qu'avant peu notre armée passe de nouveau sur leur territoire. Durant mon enfance, j'ai vécu parmi eux; je parle leur langue, et, j'ai conservé des relations amicales avec plusieurs de leurs notables à qui je pourrai te recommander. Mais que dirait-on de moi, si je te laissais partir dans les circonstances actuelles? Toi-même, plus tard, tu ne manquerais pas de me juger sévèrement. Consulte-toi bien, Mikaël; tu dois sentir que tu as nos sympathies. Prends garde d'abuser de cette faveur de Dieu, en t'éloignant imprudemment d'amis qu'il te donne si loin de ton pays.
Très-touché de ces paroles, je répondis au Dedjazmatch qu'en quittant famille et patrie pour voyager, j'avais plus compté sur la protection de Dieu que sur celle des hommes, et que j'étais d'autant plus sensible à l'appui que je trouvais chez lui; que je serais insensé de méconnaître ses bontés, et malhabile de préférer à ses conseils la seule impulsion d'une curiosité inexpérimentée; qu'enfin j'acceptais avec reconnaissance sa proposition de l'accompagner, s'il passait en pays Galla, ou de m'y faire introduire par les alliés qu'il y avait conservés.
À mesure que le clerc traduisait ma réponse, le Prince et ses familiers s'entreregardaient. Quand j'eus terminé, le Dedjazmatch inclina légèrement la tête; puis se redressant sur son alga, il donna l'ordre de faire entrer le monde, et il commença l'expédition des affaires avec son calme habituel.
Rentré chez moi, je reçus des félicitations de la part de la Waïzoro Sahalou.
CAMPAGNE CONTRE LES ILMORMAS13, DITS GALLAS, DU KOUTTAÏE ET DU LIBEN.
Note 13: (retour) Ce mot, dont la composition ressemble à celle du mot hidalgo, veut dire fils d'homme. Ilmorma fait Oromo au pluriel; mais pour simplifier l'introduction dans notre langue de ce terme de relation, je formerai le pluriel d'Ilmorma en ajoutant un s au singulier, ce qui du reste ne serait pas inintelligible pour les indigènes.
Cependant, le bruit que le Prince allait réunir son armée pour faire une campagne chez les Gallas prenait de la consistance, et un jour j'entendis une rumeur et de grands cris sur la place. On m'apprit qu'un timbalier venait de proclamer le ban de guerre, ordonnant à tous ceux qui devaient le service militaire de se rendre auprès du Dedjazmatch. Après le repas du soir, il me dit que les événements qui se passaient en Bégamdir l'empêcheraient peut-être de quitter le Gojam, mais qu'il voulait au moins intimider les Gallas, en réunissant ses troupes. Il ajouta qu'en tous cas je l'accompagnerais, et il ordonna à son Azzage ou Biarque en chef, de pourvoir à ce qui me serait nécessaire durant la campagne. Quatre jours après, nous quittâmes Dambatcha, suivis de huit à neuf cents lances et trois cents fusiliers seulement, et nous campâmes à quelques milles de la ville.
Je passai la nuit à observer les aspects, si nouveaux pour moi, de la vie militaire éthiopienne.
L'armement du cavalier consiste en un bouclier, un sabre et une ou deux javelines. Son bouclier ou rondache, fait en peau de buffle, est rond, comme le clypeus romain, et garni d'un umbon ou partie proéminente au centre; son diamètre est entre 60 et 70 centimètres. Les sabres sont de deux sortes: les uns ressemblent à nos demi-espadons de la cavalerie légère, en usage du temps du Directoire; les autres sont à deux tranchants, d'une longueur qui varie entre 80 et 140 centimètres, et recourbés au point de ressembler à une monstrueuse faucille à deux tranchants, rappelant beaucoup le harpé des gladiateurs thraces. La poignée de ces armes est en corne, sans garde ni branches d'aucune sorte; les fourreaux, en peau crue, sont recouverts en maroquin rouge, sans bélière; le fourreau du harpé est garni d'une bouterolle en forme de boule. Quant aux dards et javelines, leur longueur varie entre 1 mètre 60 et 2 mètres 20; le fer, depuis la douille jusqu'à la pointe, a une longueur qui varie de 30 à 80 centimètres. Ces armes présentent une grande variété de formes; on y retrouve l'espafut longue, large, à deux tranchants, la framée, la demi-pique, la guisarme, la tragule, l'esclavine, le carrel et la zagaye. L'extrémité inférieure de la hampe est garnie d'une spirale en fer qui sert de contre-poids et de frette.
Toutes ces armes sont d'une acération très-imparfaite; aussi, les demi-espadons d'Europe, fabriqués d'une certaine façon, sont-ils très-recherchés et atteignent-ils quelquefois le prix du plus beau cheval.
Le corps de la selle est formé de deux petites planchettes ou semelles, recouvertes de peau de bœuf verte et rasée. Ces planchettes, espacées parallèlement à l'épine dorsale du cheval, sont reliées entre elles par un arçon droit à courbet et un troussequin faits d'un bois très-léger recouvert d'une espèce de parchemin, et hauts de quatre à six pouces. Les étriers sont en fer très-léger aussi, et, comme l'étrier antique, ne permettent que d'y passer l'orteil. Une peau de mouton garnie de sa laine sert de coussinet et empêche les planchettes de blesser le dos du cheval. Un tapis de selle en drap rouge ou en basane, fendu au troussequin et à l'arçon, remplace les quartiers et tombe de chaque côté du cheval en deux longues pointes. Une croupière, une sangle et une poitrinière assujétissent cette selle, aussi légère que nos selles de course. La tête du cheval est garnie d'un licol en cuir dont la longe est passée à l'arçon, et d'une têtière sans sous-gorge. Une lanière étroite, partant du fronteau à la muserolle, soutient quatre ou six petites rondelles en laiton poli, qui ballottent sur le chanfrein et miroitent à tous les mouvements du cheval. Le mors, semblable à celui des chevaux arabes, a un anneau pour gourmette; les rênes sont comme celles dont se servaient nos chevaliers du moyen-âge. Chaque cavalier porte suspendue sous son tapis de selle une bougette contenant un tranchet, quelques fines lanières et une alène pour raccommoder au besoin son harnais. Les simples cavaliers suspendent aussi à l'arçon un faucillon servant à couper l'herbe. Tous montent à cheval en fauconnier, c'est-à-dire du pied droit et du côté nommé hors-montoir. Cette habitude provient de ce que, portant le bouclier au bras gauche, ils ne pourraient commodément saisir la crinière en se présentant par le côté gauche du cheval et de ce qu'aussi les Éthiopiens portent le sabre au côté droit. Le cavalier est muni d'un fouet dont le manche, d'un pied de long, est en peau d'hippopotame, et la mèche en cuir de bœuf: il excite aussi son cheval du talon, mais ne porte jamais d'éperons. La plupart des chevaux ont un collier de petites chaînettes et une sonnaille qui ne les quitte jamais. La taille des chevaux ne dépasse guère celle de nos chevaux de dragons; leur ossature est un peu plus forte que celle des chevaux du Nedj, au type desquels se rapporte évidemment l'ensemble de leurs formes et même de leurs allures. Comme eux, ils sont doux, familiers, entrent en fougue à la moindre provocation, et reprennent subitement leur calme au gré du cavalier. Les éleveurs éthiopiens, bien moins stricts que les Arabes dans le choix des producteurs, ont laissé dégénérer leur race chevaline. Le cheval éthiopien est rustique, sobre, mais il mange trop d'herbe et pas assez d'orge; il ne porte aucune ferrure, a le pied très-sûr et fait un bon cheval pour le combat, quoiqu'il n'ait plus ce fonds qui fait encore de ses ancêtres asiatiques les premiers chevaux de guerre du monde.
Le soldat à pied ou rondelier est armé du sabre ou du harpé, d'une ou deux javelines, et d'un bouclier dont le diamètre excède un peu celui du bouclier du cavalier, et rappelle quelquefois, par ses dimensions, la harasse des fantassins du moyen-âge. De même que le cavalier et le fusilier, il porte le sabre au côté droit; cette singularité est motivée par l'inconvénient qu'il y aurait à se découvrir, en dégainant du côté gauche. Les Éthiopiens portent le sabre assujetti aux flancs par un ceinturon qui maintient l'arme à un angle à peu près droit avec le corps; cette disposition fort commode pour permettre le dégaînement d'une seule main, exposerait le cavalier qui dégaînerait de son flanc gauche à blesser le col de sa monture.
Les fusiliers sont armés du sabre ou du harpé et d'une carabine à mèche. Ils bouclent à la ceinture une cartouchière d'où pendent des mèches prêtes et un petit pulvérin en corne; ils portent très-rarement un bouclier; plusieurs sont munis d'un mince bâton garni à une extrémité d'une pointe en fer, et dont trois ou quatre branches, rognées à environ un pouce de la tige, leur servent à appuyer le canon de leur carabine, lorsqu'ils visent un objet éloigné; les bons tireurs ne font usage de cet appui ou fourchette qu'à la chasse, ou lorsqu'au combat ils tirent d'une position couverte. Quelques-uns combattent à cheval, mais il en est très-peu qui soient à la fois assez bons cavaliers et tireurs pour tirailler de la selle; ils mettent pied à terre, tirent et remontent aussitôt. Chaque fusilier fabrique lui-même sa poudre, qui est assez bonne; mais comme ils n'ont pas de plomb, ils se servent de balles en fer forgé, d'une rotondité toujours imparfaite; ces projectiles rendent d'ailleurs les rayures inutiles, le tir incertain, et détériorent l'âme de leur arme. Leurs carabines longues, lourdes et mal équilibrées, sont en général de vieilles armes de fabrique indienne, persane, turque ou kurde. La mise en bois, est faite dans le pays; des attaches en cuir remplacent les capucines.
À l'exception des soldats les plus pauvres, l'homme de guerre est constamment suivi d'un servant d'armes, qui lui porte son bouclier et sa javeline, souvent un petit hanap ou corne à boire, et un enkassé ou fort bâton garni à une extrémité d'une douille en fer terminée par une forte pointe, et à l'autre d'une frette qui permet de frapper dessus pour l'enfoncer en terre sans le faire éclater. Cette espèce de pieu porte à sa partie supérieure trois ou quatre crampons; fiché en terre, il sert à suspendre les armes, à une halte ou sous la tente. Ceux qui conduisent les bêtes de somme, les bûcherons, les coupeurs d'herbe, et tous les valets d'armée sont munis de cet instrument, qui, au camp, sert à suspendre les armes ou les harnais, et qui sert d'avant-pieu pour construire les huttes, dresser les tentes, creuser les rigoles, planter les piquets d'attache des chevaux, découvrir les silos cachés dans la campagne ou creuser la fosse pour les morts. Il se trouve dans toutes les maisons et semble être identique à celui que Moïse recommandait aux Hébreux, pour creuser la terre et y déposer tout ce qui pouvait nuire à la salubrité de leur campement. Les soldats éthiopiens l'emploient au même usage; les chefs s'en servent pour y accrocher un porte-missel et une bougie, lorsqu'ils se lèvent de nuit pour accomplir leurs dévotions.
De nombreuses décorations honorifiques entretiennent la vanité des Éthiopiens; les principales sont une espèce de brassard en argent ou en vermeil, la demi-couronne, certaines parties de la peau du lion et diverses pèlerines de guerre. Le brassard, haut d'environ 20 centimètres, orné quelquefois de fort belles applications en filigrane doré, se porte au poignet droit; à l'origine, il fallait avoir tué dix hommes pour l'obtenir. La demi-couronne, garnie de trois tourelles, est faite aussi en argent ou en vermeil; elle s'attache sur le front, au moyen d'une espèce de lemnisque écarlate; elle ne se donnait qu'aux cavaliers les plus intrépides; l'homme qui la portait encourait la peine du fouet, si, même lors d'une défaite, il tournait le dos à l'ennemi. Quiconque s'était rendu remarquable pour avoir pénétré plusieurs fois le premier dans des lignes ennemies, recevait du chef d'armée une bande de la crinière d'un lion, qu'il avait le droit de fixer à l'umbon de son bouclier. Celui qui s'était distingué en couvrant une retraite, recevait une queue de lion qu'il portait également à son bouclier; et celui qui avait tué un lion avait droit d'y accrocher également la peau d'une des pattes de devant armée de ses griffes.
Les chefs d'armée donnent aux combattants qui se distinguent des pèlerines de guerre faites en peau de lion, en peau de panthère noire, en velours bleu ou écarlate ou en drap de même couleur; pour les hommes d'un rang élevé, ces pèlerines sont souvent chargées d'ornements en argent et en vermeil. Celui qui s'est distingué plusieurs fois en combattant avec le sabre, recevait un fourreau de sabre, garni de nombreuses bélières et d'une bouterolle en vermeil; celui qui, dans un combat, a reçu un certain nombre de javelines sur son bouclier, a seul le droit d'y faire appliquer des ornements en cuivre ou en vermeil, comme aussi de porter suspendu, par un cordonnet en soie, au ceinturon de son sabre, un petit étui en argent orné de breloques. Cet étui remplace celui en peau renfermant une pincette terminée en lame de couteau, dont tous les Éthiopiens se servent pour extraire les épines de leurs pieds. Celui qui a tué un éléphant a le droit d'orner la douille de sa javeline d'une spirale de fil de laiton.
Telle était la valeur primitive attachée à ces décorations; mais la plupart se trouvent démonétisées par suite de la prodigalité avec laquelle des chefs d'armée, peu certains de leur pouvoir, les ont distribuées à leurs soldats. Le brassard, le fourreau de sabre garni en argent, la demi-couronne, la queue et surtout la patte du lion sont celles auxquelles on attribuait encore, il y a quelques années, le plus de valeur.
Les huttes de nos gens, pressées côte à côte sur un seul rang, formaient une enceinte circulaire d'environ 100 mètres de diamètre, n'ayant qu'une ouverture, large d'une quinzaine de pas, en face de l'entrée de la tente du Prince, dressée au centre. Devant l'entrée des huttes, toutes tournées vers la tente, étaient les feux; les chevaux de selle, les sommiers, les mules et les ânes attachés à des piquets, formaient comme un deuxième cercle intérieur. À dix pas derrière la tente du Prince, se trouvait celle de la Waïzoro, et plus loin derrière, trois tentes en bure pour la sellerie, la cuisine et les amphores d'hydromel; les divers services du Prince étaient encore loin, me dit-on, d'être au complet. Devant la sellerie, autour d'un énorme feu, ses quatre chevaux et ses trois mules mangeaient leur herbe, sous la surveillance de palefreniers et d'un piquet de fusiliers; une autre troupe de fusiliers et des pages se chauffaient, ou dormaient autour d'un grand feu, devant sa tente; celle de la Waïzoro était enveloppée d'une obscurité discrète, qui laissait à peine distinguer les eunuques de garde. Les hennissements des chevaux et des mules, le tapage qu'ils faisaient en s'entrebattant, et les cris et la rumeur qui s'élevaient du camp, cessèrent vers le milieu de la nuit, mais le bourdonnement des conversations dura jusqu'au point du jour. Les femmes, et il y en avait beaucoup, entretinrent cette vie nocturne par leurs travaux et leur caquetage; à la lueur des feux, elles s'occupaient de l'émondage des grains, de leur mouture ou de celle des condiments qui servent de base à leur cuisine, ou bien elles préparaient ces provisions faciles à conserver et offrant une ressource durable sous un petit volume. Bon nombre de soldats oubliaient le sommeil pour suivre avidement des yeux ces préparatifs appétissants, d'autres pour se donner le plaisir d'escarmoucher et de s'escrimer de la langue avec les travailleuses. Celles-ci, comme on le devine, n'étaient point en reste, et plusieurs fois pendant la nuit, quelque vif dialogue, quelques bouts-rimés lancés à propos soulevaient des huées ou des éclats de rire qui faisaient grommeler les dormeurs. Si la présence des femmes dans un campement entraîne de nombreux inconvénients, elle a du moins l'avantage de préserver souvent des attaques de nuit, car les femmes remplissent presque toujours le rôle des oies du Capitole. Ce sont elles qui portent les ustensiles servant à faire le pain et la cuisine, et qui assurent le plus économiquement la nourriture; elles supportent admirablement les fatigues et les privations, ne cessent de travailler avec un entrain merveilleux, entretiennent la gaîté et soutiennent le moral des troupes. Les conversations se ralentirent un peu avant le jour. La nuit m'avait paru courte, tant la nouvelle vie qui s'ouvrait pour moi m'accueillait avec ce charme souriant des choses qui commencent. Bêtes et gens semblaient heureux de reprendre cette intimité que fait naître une aventure commune. À l'aurore, les hennissements des chevaux donnèrent le signal des apprêts du départ; la tente du Prince s'ouvrit, et, aux premiers rayons du soleil, nous laissions derrière nous, sur l'herbe foulée, les huttes vides et béantes de notre premier campement.
Même aux yeux d'un étranger comme moi, tout dénotait dans le pays une animation inaccoutumée. Les Gojamites aiment la guerre, et malgré la réserve du Dedjazmatch, soldats et paysans se réjouissaient à l'idée d'une campagne contre les Gallas, leurs ennemis naturels. Nous ne faisions que des étapes très-courtes, afin de permettre aux contingents de nous rejoindre. Une bande d'environ deux cents fusiliers, la crosse en l'air, marchaient en tête; puis venaient le parasol, le gonfanon et les quarante-quatre timbales; une trentaine de fusiliers d'élite; les chevaux du Prince conduits à la main; une vingtaine de porte-glaives et autant de soldats à pied, de ceux qu'on nomme compains ou commençaux du maître, et enfin le Dedjazmatch à mule, et, à deux ou trois pas derrière lui, une rangée d'une soixantaine de cavaliers montés à mule également. À leur suite se pressaient confusément leurs servants d'armes, leurs chevaux de combat, des fusiliers ou des soldats montés sur des bidets; le reste de nos gens, hommes, femmes, pages, sommiers, chiens, bagages, valets, mêlés et confondus, suivaient à la débandade. Nous avancions prestement à travers champs, les piétons au pas gymnastique, les cavaliers causant et riant entre eux, et les timbales battant la marche. De temps en temps, un trouvère, dominant de ses vocalises perçantes le son des timbales, chantait un distique en l'honneur du Dedjazmatch ou de quelque cavalier célèbre par sa bravoure. Le Dedjazmatch, impassible et droit sur sa mule à l'amble rapide, semblait entraîner tout ce monde qu'il dominait. Les toges blanches et flottantes, la variété pittoresque de leurs draperies, le teint bronze florentin et les tresses des chevelures noires des fantassins, ballantes au gré de leur course, chevaux de combat, selles éclatantes, housses écarlates, boucliers, javelines, les scintillations de l'argent, du cuivre, du vermeil et du fer, les mèches fumantes des carabines, timbales et trouvères chantant, le bruissement des poitrines haletantes, le roulement sourd que rendait la terre sous les pieds des chevaux, toute cette étrange cohorte allant, réveillait par son ensemble et ses détails le souvenir des plus antiques images historiques. Les habitants des villages se portaient en troupes sur notre route pour accueillir le Dedjazmatch de leurs cris de joie; des groupes de jeunes filles le recevaient en chantant des villanelles; les prêtres accouraient s'incliner sur son passage et bénir ses entreprises; pour ces derniers, le Prince, par déférence, suspendait un moment sa marche. Nous étions en automne: pas le moindre nuage au ciel; une chaleur douce et des brises agréables. Les moissons avaient été d'une abondance exceptionnelle; les paysans paraissaient satisfaits. D'innombrables troupeaux jonchaient paisiblement les vastes prairies qu'animaient des volées d'ibis et des escouades de grues; les bergers demi-nus, leur long bâton et leur flûte à la main, souriaient avec sécurité en nous voyant; jusqu'à des compagnies de gazelles et d'antilopes qui s'enfuyaient un peu, puis s'arrêtaient pour regarder passer; et pour que rien ne manquât à la marche triomphale du Dedjazmatch au milieu de cette explosion spontanée de l'affection de ses compatriotes, comme cet admoniteur qui marchait à côté du triomphateur à Rome, pour lui rappeler qu'il n'était qu'un homme, quelque paysan, posté de loin en loin, faisait entendre le cri perçant, à la fois suppliant et impérieux, usité par ceux qui réclament justice.
Le Prince s'arrêtait, et, s'il y avait lieu, donnait au plaignant un soldat chargé de faire redresser le grief; puis il reprenait son chemin aux cris de joie et aux bénédictions verbeuses de son vassal consolé.
Des troupes de cavaliers ou de fantassins se joignaient à nous le long de la route, et notre camp grossissait d'étape en étape. Beaucoup de petits chefs nous attendaient sur le chemin avec leurs soldats, afin que le Prince pût juger par ses yeux du nombre de vassaux qu'ils lui amenaient. Les seigneurs de marque rejoignaient, suivis seulement d'une faible escorte, et leurs troupes s'évertuaient à former un campement, le plus grand possible; on rapportait au Dedjazmatch que depuis l'arrivée de tel ou tel, l'armée s'étendait à perte de vue. Parfois, la nuit, les hyènes faisaient tout à coup silence; le sol résonnait sourdement, et l'on entendait dans le lointain un chœur militaire qui grandissait en se rapprochant: c'était encore quelque bande qui venait rejoindre. Le brillant Ymer-Sahalou nous arriva un matin à la tête d'environ huit cents cavaliers; nous venions de nous mettre en route; il devançait ses hommes de pied et ses bagages. Le lendemain, pendant la marche également, nous vîmes une troupe d'environ douze cents lances venir rapidement vers nous; elle s'ouvrit des deux côtés de notre chemin, et le Blata-Filfilo, à la tête d'une quarantaine de cavaliers aux boucliers étincelants, s'avança au galop. Il montait sans jactance un magnifique et fougueux cheval noir; une pèlerine de guerre remplaçait sa toge, et, en signe d'allégeance, il portait au bras son bouclier rutilant de vermeil. À vingt pas du Prince, il mit prestement pied à terre et s'inclina, ses hommes restant derrière et en selle. Par déférence pour le rang et l'âge de ce vassal, le Dedjazmatch arrêta sa mule et dit selon l'usage:
—Par Notre Dame! que mon frère se remette en selle.
Vingt voix firent écho, et un suivant jeta une toge sur les épaules du Blata Filfilo, qui enfourcha sa mule et chemina à côté du Prince.
Parfois, nous restions quelques jours au même endroit. Toute apparence de mystère cessa enfin: un ban invita les volontaires, tant étrangers que sujets, soldats ou paysans, à venir concourir à une expédition contre les Gallas, et des auxiliaires, la plupart paysans du Gojam, affluèrent, malgré la saison avancée qui faisait appréhender que la crue prochaine de l'Abbaïe ne rendît notre retour périlleux. De leur côté, les Gallas, instruits de nos projets, se préparaient à la résistance. Afin de leur donner le change sur le point où nous traverserions l'Abbaïe, l'armée exécuta plusieurs mouvements contraires, tantôt dans la direction du Gouderou, tantôt dans celle du Liben; ensuite, revenant sur nos pas, nous campâmes en face du Horro, puis dans le centre du Gojam. Là, le bruit se répandit que notre campagne contre les Gallas n'était que simulée; que par suite d'une mésintelligence entre le Dedjadj Guoscho et le Ras Ali, nous allions être obligés de défendre nos frontières du côté du Bégamdir. Quelques districts gallas ajoutèrent foi à cette nouvelle; d'autres demandèrent des sauf-conduits, et députèrent auprès du Dedjazmatch, pour lui offrir leur soumission, lui promettre des tributs et se le concilier par des présents consistant en chevaux, bétail, grains d'or, toges grossières, et quantité de miel et de beurre. Le Prince recevait de toutes mains et faisait même visage à tous ces envoyés, qu'il congédiait avec de vagues assurances. Un jour que nous avions reçu une cinquantaine de chevaux et beaucoup de denrées, je lui fis observer qu'à ce compte, nous n'aurions bientôt plus d'ennemis contre qui faire campagne.
—Malgré leur air rustique, me dit-il, ces Gallas sont plus fins que tu ne crois: ils n'aspirent qu'à nous déposséder même du Gojam; mais heureusement des rivalités souvent sanglantes les occupent chez eux. Afin de découvrir mes projets, plusieurs de ces envoyés me proposent de m'aider à ravager les districts voisins des leurs, et une fois chez eux, tous se ligueront contre nous.
Le Dedjadj Guoscho était le seul prince chrétien, qui, depuis la chute de l'Empire, ait su prendre quelque ascendant sur les Gallas établis au Sud de l'Abbaïe. C'est, comme on l'a vu déjà, à l'époque de la décadence de l'Empire, que le peuple Galla ou plutôt Ilmorma signale pour la première fois son existence, en pénétrant par les frontières Est et Sud de l'Éthiopie chrétienne. Sa marche est bientôt arrêtée au Nord et Nord-Est, par les obstacles que présentent le Béchelo et l'Abbaïe à l'extrémité de la presqu'île du Gojam; contournant ce dernier obstacle, il envahit tout le grand Damote, vaste province de l'Empire située au Sud et Sud-Est de l'Abbaïe et comprenant jusqu'à l'Innarya. Mais en s'établissant sur ces riches territoires, ces conquérants se sont fractionnés en petites républiques patriarcales. Leur élan général de conquête s'est ainsi perdu, et leur énergie s'est consumée depuis lors en guerres intestines, dans les intervalles desquelles, comme par un retour aux idées de conquête de leurs pères, ils n'ont cessé de traverser l'Abbaïe en petites troupes, pour tuer, incendier, piller et fuir avec leur butin. Les communes des frontières chrétiennes ont répondu à ces incursions par des incursions analogues, mais le plus souvent elles ont eu le dessous, parce qu'elles ne jouissaient pas d'autant d'initiative politique que les communes Gallas, et que d'ailleurs elles se trouvaient dans l'obligation d'envoyer leurs hommes auprès de leurs seigneurs engagés dans les guerres civiles qui désolaient l'Empire. Cet état de choses amena une dépopulation rapide en Damote et en Gojam. Les Polémarques de ces provinces marchèrent quelquefois contre les Gallas à la tête de leurs armées, mais les résultats furent d'accroître plutôt que d'amoindrir l'ascendant de leurs ennemis. Pour remédier à ces maux, les derniers Empereurs attirèrent, par des concessions territoriales et des franchises commerciales, un nombre considérable de colons gallas; des districts entiers furent ainsi repeuplés, entre autres, celui du Metcha qui était, dit-on, presque désert. Tous ces colons embrassèrent le christianisme, et s'identifièrent tellement aux intérêts de leur patrie adoptive, qu'ils reprirent avec acharnement, contre les Gallas la guerre de frontières. Quelques-uns entretinrent néanmoins, de loin en loin, des relations avec leurs anciens compatriotes, ou prirent leurs filles en mariage. Parmi les familles qui conservèrent ainsi leurs traditions originelles, on comptait celle de Zaoudé, originaire des Gallas Amourous et établie dans le Damote.
Ce Zaoudé, qui avait acquis une grande réputation de bravoure dans les guerres de frontières, se rebella contre le Dedjazmatch du Damote, à l'occasion de quelque déni de justice. Il attira autour de lui, par ses largesses, les déserteurs, les insoumis, les mécontents de toute espèce, et ayant battu les troupes envoyées contre lui par le Dedjazmatch, il finit par le vaincre lui-même en bataille rangée. Le Ras Gouksa, originaire, comme on sait, des Gallas de l'Idjou, s'efforçait alors de restaurer à son profit l'omnipotence impériale; et quoique le Dedjazmatch du Damote fût son vassal, il trouva opportun de reconnaître Zaoudé, mais avec le dessein de le déposséder à la première bonne occasion. Le Dedjadj Zaoudé épousa la Waïzoro Dinnkénech, princesse de la famille impériale, et de ce mariage était né Guoscho. Gouksa ne tarda pas à disposer du Damote en faveur d'un de ses lieutenants, et à l'envoyer, à la tête d'une armée, prendre possession de son investiture. Zaoudé battit ce nouvel adversaire, et, après quelques années durant lesquelles il vainquit plusieurs prétendants envoyés contre lui de la même façon, il s'allia avec le Ras Walde Sillacé, Polémarque du Tegraïe, et prit rendez-vous avec lui en Bégamdir, pour livrer bataille au Ras Gouksa. Zaoudé s'avança selon les conventions; mais au dernier moment, il apprit que son allié, déjà en marche, retournait sur ses pas, et il se trouva seul, en face d'une armée quatre ou cinq fois plus nombreuse que la sienne. Ses troupes furent encore réduites par la défection de quelques importants vassaux, qui, effrayés de son audace, passèrent à l'ennemi, la veille de la bataille. On le pressa de battre en retraite pendant qu'il en était encore temps.
—Je mourrai, répondit-il, plutôt que de fuir un ennemi sans l'avoir combattu.
Il combattit, en effet, et tomba aux mains de son vainqueur. Afin de soustraire à l'ennemi de sa maison son fils encore enfant, il lui fit dire de se réfugier auprès de ses parents en Amourou. Chaque année, un messager lui apportait une baguette à la mesure de la taille de l'enfant, et il marquait une hoche correspondante sur le mur de sa prison. La huitième année de sa captivité, ayant reçu une huitième baguette, il la fit mesurer sur quelques soldats qui le gardaient, et en trouvant un dont elle égalait la taille:
—Que fait ton père? lui dit-il.
—Il travaille aux champs.
—Oh! moi, père d'Ipsa14! Ce fils de paysan est déjà sous le harnais militaire, et mon fils, à moi, vit inutile dans le pays d'autrui! Va, dit-il au messager, dis à Guoscho qu'il ceigne ses reins, qu'il repasse en terre chrétienne, et qu'avec l'aide de Dieu et du sang que je lui ai donné, il est de taille à conduire des combats et à faire parler de lui. Dis-lui que ma chaîne me pèse.
Note 14: (retour) Ipsa était le nom du cheval de guerre de Zaoudé et signifie lumière en langue ilmorma ou galla.
Tout cavalier éthiopien, soit de race chrétienne, soit de race ilmorma, adopte un nom pour son premier cheval de combat, et ce nom, qui passe à tous les chevaux de combat qu'il aura par la suite, sert à le désigner lui-même. Chez les Tegraïens et chez les Gallas surtout, il est messéant d'appeler un homme par son nom patronymique; on l'appelle en le désignant comme le père de son fils aîné ou de son cheval de combat. Ainsi quelqu'un voulant parler de Zaoudé ou l'interpeller, l'aurait fait en l'appelant père de Guoscho, ou bien père d'Ipsa. Dans son bardit ou thème de guerre, chaque guerrier se désignera lui-même d'après cet usage, ou si son père a eu quelque notoriété militaire, il se désignera encore au moyen du nom qu'on pourrait appeler chevaleresque de son père, comme dans cette exclamation de Dedjadj Guoscho: «Oh! moi, fils du père d'Ipsa!»
Comme on l'a vu au sujet de l'autorité des Atsés, les Éthiopiens ne séparent pas l'idée d'autorité de l'idée de paternité. Ils traitent de père l'homme qui a une autorité sur eux, et ils se disent ses fils. De plus, le mot père exprime pour eux l'idée de propriété, et, pour s'informer à qui appartient tel champ ou telle toge, ils demanderont quel est père de ce champ ou de cette toge. Père d'Ipsa veut donc dire maître, propriétaire d'Ipsa. C'est une conception digne de remarque, que celle d'un peuple qui réunit ainsi, sous un seul vocable, les trois idées fondamentales de toute société: l'autorité, la paternité et la propriété.
À cet ordre, Guoscho repassa l'Abbaïe et se déclara rebelle en Damote. Sa jeunesse, sa beauté, son courage, la renommée de son père, redouté du paysan, mais adoré du soldat, et surtout les respects traditionnels que l'on conservait pour la race impériale, à laquelle il appartenait par sa mère, les pieux souvenirs laissés par cette princesse qui venait de mourir à Jérusalem, où elle était allée en pèlerinage peu après la dernière défaite de son mari, toutes ces causes contribuèrent à fortifier son parti. Après plusieurs rencontres partielles, il défit complètement le Dedjazmatch du Damote. Mais le brave Zaoudé ne put se réjouir longtemps de la perspective de sa délivrance: il mourut de maladie, la neuvième année de sa captivité.
Pendant que le Dedjadj Guoscho était en Amourou, les Gallas avaient voulu le tuer, afin d'empêcher, disaient-ils, que le fils d'une chrétienne ne tournât plus tard contre eux sa connaissance de leurs mœurs, de leur langue et de leur état politique. Dès qu'il fut au pouvoir, il reconnut avec libéralité les soins de ses protecteurs, qui, grâce à à son appui, devinrent les premiers de leur petite république. Mais, comme les Gallas l'avaient prévu, il ravagea leur pays à plusieurs reprises, depuis l'Amourou jusqu'en Touloma, et les contraignit à cesser leurs incursions contre les frontières chrétiennes. Néanmoins, pendant mon séjour à Gondar, lorsqu'il avait été bruit d'une rupture entre lui et le Ras Ali, les Gallas avaient attaqué sur plusieurs points les frontières du Gojam et du Damote, et c'était pour les punir que nous nous mettions en campagne. Le Dedjadj Guoscho n'était pas fâché d'ailleurs d'avoir ce prétexte de guerre. Ses victoires sur les Gallas flattaient son amour-propre plus que toutes les autres; elles enrichissaient son pays, et, dans le secret de sa pensée, il caressait l'espoir de forcer un jour ce peuple païen à adopter le christianisme.
Un matin, le Prince m'engagea à choisir un cheval parmi ceux qu'il recevait journellement en tribut, et qu'avant de distribuer à ses troupes, il faisait essayer devant sa tente.
—En Gojam, me dit-il, à l'exception des ecclésiastiques, tout homme de bonne condition a son cheval de combat, et il ne convient pas que tu en sois dépourvu.
Je vis quelques beaux chevaux, mais, par un reste de discrétion européenne, je ne laissai pas paraître qu'ils me fissent envie; j'eusse désiré bien davantage savoir les manier comme les cavaliers qui les montaient, mais la libéralité du Prince ne pouvait aller jusque-là. Un jour, pendant que le Prince faisait sa sieste et qu'Ymer Sahalou causait avec moi, à la porte de ma tente, en attendant le réveil de son maître, il s'éleva un grand tumulte, et nous vîmes arriver sur la place un beau cheval gris-pommelé. Effrayé par l'aspect du camp, il avançait par saccades, les crins au vent, la tête haute, les naseaux distendus, et entraînait avec lui deux robustes palefreniers plutôt qu'il n'était conduit par eux. J'oubliai un moment Ymer pour admirer ce fougueux animal sans selle, sans couverture, sans rien qui masquât la beauté de ses formes.
Après le repas du soir, devant le petit cercle admis à la veillée, le Prince tourna la conversation de façon à dire qu'il fallait que les chevaux de mon pays fussent bien supérieurs, puisque je n'en avais pas encore vu un seul à mon goût en Gojam; et à peine rentré dans ma tente, un huissier vint de sa part me rendre ce message:
—Pourquoi te cacher de moi Mikaël? Manqué-je de franchise avec toi? Quand tu comprendras assez l'amarigna pour recevoir mes pensées sans intermédiaire importun, tu verras jusqu'à quel point tu as ma confiance. Que t'ai-je donc fait pour que tu restes ainsi toujours sur tes gardes?
Je ne sus répondre que des banalités. L'huissier revint bientôt me dire:
—Voici la parole de Monseigneur:
—Tu es le plus entêté de nous deux; c'est donc moi qui céderai. Tu as vu ici plus d'un beau cheval, mais, par fierté sans doute, tu as feint l'indifférence. Aujourd'hui même, tu as admiré le meilleur de mon écurie et tu m'as refusé toute la soirée le plaisir de me le demander. Je te l'envoie, et rappelle-toi qu'ainsi que ce cheval, je voudrais fixer tes prédilections sur moi.
Le cheval dont il s'agissait piétinait déjà devant ma tente. Un écuyer me remit un harnais complet couvert d'ornements en vermeil; ce harnais, fait pour le Prince, était le seul de ce genre dans notre armée. Je sortis pour admirer mon nouveau compagnon. À la lueur des feux, il me sembla qu'il me regardait avec dédain et colère, et ce ne fut pas sans appréhension que je songeai au moment où il me faudrait le monter.
Mes connaissances vinrent dès le matin me féliciter. J'appréciais, il est vrai, la générosité et la courtoisie du Prince; mais je n'en comprenais pas encore la portée, non plus que celle de l'empressement de ses gens, dont les manières prirent une nuance de familiarité plus affectueuse. Dans ce pays féodal, les hommes sont unis par une infinité de liens qui seraient sans valeur en Europe; ils vivent dans une dépendance et une solidarité réciproques qu'ils avouent hautement, dont ils se font gloire, et qui influent sur toutes leurs actions. À leurs yeux, l'homme affranchi de toute sujétion est en dehors du pacte social; c'est le cas de l'étranger. En acceptant la mule du Dedjazmatch, j'avais déjà contracté, selon les mœurs du pays, comme un premier engagement moral envers lui. Mais en recevant un cheval de combat, je devenais aux yeux de ses gens l'homme de leur maître; j'étais astreint à le suivre, à participer pendant quelque temps du moins à sa mauvaise ou à sa bonne fortune. Quelque bienveillance qu'ils m'eussent témoignée jusque-là, j'avais été pour eux comme un être à part, sans rapport social avec eux; j'allais désormais participer à leurs devoirs, à leurs droits; je cessais d'être pour eux l'étranger, dans le sens antique et hostile de ce mot, et je devenais leur confrère, leur compagnon.
La Waïzoro Sahalou, qui nous avait accompagnés jusque-là, partit pour Dima, ville d'asile, où elle devait attendre notre retour; car nous allions décidément envahir le Liben.
Quittant le plateau du Gojam, nous descendîmes pendant plusieurs heures les pentes précipitées qui mènent à l'Abbaïe, où nous campâmes. En face de nous, et dès les galets du fleuve, s'élançaient brusquement, à pic en plusieurs endroits, les contreforts du plateau du Liben; derrière nous se dressaient de la même façon ceux du Gojam. Notre armée semblait comme perdue au fond de cet immense ravin capable d'avoir servi à l'écoulement des eaux d'un déluge. Les berges gigantesques sont arides, brûlées, poudreuses, dépourvues de sources, clairsemées de broussailles et d'arbres épineux dont l'avare feuillage ne donne qu'une dentelle d'ombre. Cette gorge serait étouffante de chaleur, si quelques brises ne s'y engouffraient parfois; car lorsque le soleil y plonge, il devient presque impossible de rester debout sur les galets, tant ils brûlent la plante des pieds.
Le gué reconnu, toute la journée du lendemain fut employée au passage de l'armée; plusieurs hommes furent enlevés par les crocodiles, fort nombreux dans le fleuve.
Comme on sait, l'Abbaïe, dès sa sortie du lac Tsana, enceint le Gojam et le Damote et en fait comme une presqu'île au milieu des terres. Son lit, encaissé presque partout profondément, reçoit toutes les eaux pluviales et tous les cours d'eau. Presque nulle part, le long de ses rives, il ne féconde des moissons; les riverains ne connaissent de lui que des maladies endémiques et des désastres. De même que le Takkazé, il semble recueillir ses trésors, et, comme un larron, cachant son cours dans des profondeurs, il va les déverser sur les terres de la Nubie et de l'Égypte. Du reste, à l'exception de quelques petites rivières qui coulent à pleins bords, tous les cours d'eau de l'Éthiopie sont des torrents, et leurs bords, dans les kouallas ou basses terres, sont infestés de fièvres durant plusieurs mois de l'année. Une répartition divine, sans doute, a voulu que les deux plus grands fleuves de la fertile Éthiopie ne pussent servir qu'à entraîner ses terres et le surplus de sa fécondité, pour aller les distribuer à d'autres contrées dont ils sont la providence, et auxquelles ils apportent une abondance proverbiale depuis l'origine des siècles.
Avant la pointe du jour, Ymer-Sahalou, notre chef d'avant-garde, partit avec 2,000 hommes environ pour éclairer notre marche. Au soleil levant, l'armée le suivit, et, après avoir gravi pendant plus de quatre heures des sentiers tortueux et difficiles, le Prince, entouré d'un grand nombre de chefs, atteignit un dernier ressaut spacieux et richement cultivé, qui soutenait l'assise supérieure ou deuga du Liben. Là nous attendait Ymer-Sahalou, avec plusieurs milliers d'hommes, qui, dans l'espoir du pillage, s'étaient mis en marche de nuit. Les troupes affluèrent rapidement. Le Prince les réunit par masses, et, se plaçant derrière avec les timbaliers et quelques-uns de ses principaux seigneurs, il désigna une petite arrière-garde pour la protection des bagages encore engagés dans la montée. Les timbaliers battirent la marche, et l'armée, trompettes sonnantes, s'ébranla au pas gymnastique; prairies, cultures, jeunes arbres, broussailles, clôtures, tout fut foulé, brisé, nivelé sous nos pas. Le Dedjazmatch et ses seigneurs s'accordèrent à évaluer à plus de 30,000 les fantassins rondeliers, les fusiliers à 1,900, et les cavaliers à près de 5,000. Mais les Éthiopiens sont peu exacts dans leurs évaluations, lorsque le nombre de leurs troupes dépasse une dizaine de mille hommes. Ils tiennent un compte plus rigoureux des fusiliers, parce que le nombre en est toujours restreint, et que les armes à feu constituent, outre la force, la principale richesse mobilière des Polémarques. Il m'était fort difficile de contrôler leur évaluation. Les masses irrégulières que nous avions sous les yeux se déformaient d'un moment à l'autre; on ne pouvait distinguer des files, et il n'y avait ni drapeau, ni guidon, ni fanion qui indiquât une unité numérique à prendre pour base. Cependant, vu l'étendue du terrain que nous occupions, et prenant pour mesure approximative l'espace occupé par cent hommes, j'estimai à 27,000 le nombre de nos combattants; ce qui, considérant les habitudes des armées indigènes, impliquait que l'armée entière comptait au moins 40,000 âmes.
Après une marche d'environ trois quarts d'heure, nous fîmes halte près d'un magnifique warka. Lorsque les trompettes de notre arrière-garde nous annoncèrent son approche, les timbaliers battirent au pillage, et à cette batterie impatiemment attendue, les soldats s'élancèrent en poussant de grandes clameurs. Les masses se rompirent, se disséminèrent par bandes et disparurent derrière les plis du terrain; nous entendions encore leurs cris, que nos yeux ne les voyaient déjà plus. Le silence et la solitude où nous restâmes étaient saisissants; notre armée s'était dissipée comme par enchantement, laissant derrière elle le squelette d'un camp, les femmes, les plus jeunes pages, les hommes sans armes voués aux bas services, quelques chefs et le Dedjazmatch, qui se retira sous sa tente plantée à l'ombre du warka.
Le warka, le plus bel arbre de l'Éthiopie, ne vient pas en pays deuga, et prospère surtout dans les plus bas kouallas, où il atteint des dimensions colossales. Partout où il se montre, il semble attirer les troupes de voyageurs et les caravanes, qu'il couvre d'une ombre épaisse et spacieuse.
Bientôt des colonnes de fumée s'élevant au loin, nous annoncèrent que l'œuvre de destruction commençait.
Je fis remarquer au Dedjazmatch que, dégarnis comme nous l'étions, trois cents cavaliers gallas, bien embusqués, pourraient nous enlever aisément, et que, bien que nombreux, nos soldats seraient impuissants à regagner le Gojam; j'ajoutai qu'en Europe, une imprudence pareille nous perdrait infailliblement. Le Prince sourit de mes craintes et m'expliqua la façon dont il conduisait la guerre.
Les Gallas établis au sud de l'Abbaïe ne savent faire que la guerre d'escarmouches, leur morcellement en petites communautés hostiles les ayant accoutumés à des engagements, où souvent le nombre des combattants n'excède pas deux ou trois cents, et, dans aucun cas, ne dépasse cinq à six mille. Ils ignorent l'usage des armes à feu. Leur bouclier, rond comme celui des Gojamites, est plus convexe, un peu plus étroit et de meilleure qualité. Ils portent à la ceinture un coutelas légèrement courbe, à deux tranchants, dont la longueur varie entre 50 et 60 centimètres; leur arme principale est une tragule ou javelot, à fer large, d'une longueur qui varie entre 2 mètres et 2 mètres 30. Ils excellent à lancer cette arme, que quelques-uns de leurs cavaliers envoient jusqu'à 90 mètres de distance, dans les combats de cavalerie, une distance de 40 à 50 mètres étant considérée parmi eux comme une portée ordinaire. L'armement supérieur des Gojamites, et surtout la vue de leurs bandes, relativement si nombreuses, les portent toujours à fuir. Mais lorsque les envahisseurs se dispersent pour le pillage, et surtout lorsqu'ils commencent à rentrer avec leur butin, ils font un retour offensif, et les harcellent jusqu'au camp, profitant, pour les accabler parfois, de leur ignorance du terrain. La sécurité des Gojamites dépend de la fermeté et de l'intelligence du chef chargé de diriger l'arrière-garde, dont l'importance varie selon la configuration du pays et la réputation belliqueuse des habitants. Il est très-rare que ces Gallas attaquent un camp un peu considérable de jour, quelque dégarni de soldats qu'il puisse être. Le Dedjazmatch jugeait d'ailleurs que nous étions encore trop près de l'Abbaïe pour avoir à craindre une surprise de cette nature.
L'invasion dont j'étais le témoin réveillait naturellement en moi le souvenir de ces hordes de barbares lancées jadis à la destruction des plus riches contrées de l'Europe, et me donnait une idée saisissante et sinistre de ces immenses tragédies, qui, heureusement, ne se voient plus chez nous, où chaque famille se sentait isolée en face d'une armée, dont elle surexcitait la férocité par sa faiblesse même.
Bientôt quelques cavaliers arrivèrent à toute bride, en débitant leurs thèmes de guerre; ils rapportaient d'horribles dépouilles humaines appendues à leurs boucliers ou au frontal de leurs chevaux. Fantassins et cavaliers se succédèrent, chargés de butin, et poussant devant eux des prisonniers: des femmes, des enfants et même des vieillards. Ces tristes spectacles me portèrent à faire une remarque un peu sévère, qui, quoique faite en mauvais amarigna, fut comprise et répétée. Au repas du soir, pour la première fois, le Prince ne causa pas avec moi; le lendemain, il me fit appeler avant le déjeuner et me dit:
—Revenons un peu sur tes paroles d'hier. La guerre que nous faisons te paraît peu digne de ce nom? Il faut pourtant bien réprimer les cruautés que ces païens commettent sur nos frontières, où ils éventrent même nos femmes enceintes. Je les menace, ils n'en tiennent pas compte; je viens les combattre, ils n'acceptent pas la bataille; nous détruisons alors leur pays, et comme ils sont braves, l'espoir de se venger les ramène à notre portée. Quant aux cruautés de nos soldats, surtout celles de nos paysans auxiliaires, je les déplore; mais d'une part, ce sont des représailles; de l'autre, tu dois savoir que des soldats qui agissent isolément sont ordinairement plus inhumains que lorsqu'ils combattent par troupes. Si les panthères pouvaient aller par bandes, elles deviendraient moins cruelles. Les Gallas ont quelques belles qualités sans doute, mais ils ne les mettent en exercice qu'entre eux; dans leurs relations avec nous, ils deviennent mauvais, et nous ne pouvons les atteindre qu'en agissant comme eux. Pèse un peu toutes ces circonstances, et avec le temps, ton opinion se modifiera, j'en suis sûr.
Un soir, rentrant fort tard, par une obscurité profonde, je trébuchai contre un homme couché auprès des restes du feu allumé, suivant l'usage, devant ma tente. Les hommes de garde endormis furent sur pied à l'instant; on apporta une torche, et nous vîmes un Galla, presque nu, qui s'était glissé parmi les dormeurs. Outre deux blessures, le malheureux avait subi l'éviration. Je lui fis donner une boisson composée de miel et de graine de lin, et on l'étendit sur un lit d'herbes sèches, à côté d'un bon feu. Le lendemain, il me fit par interprète le récit suivant:
—Je suis maître de maison; j'ai épousé une fille de bon lieu, et j'ai deux enfants. Ayant conduit mon bétail dans un district voisin, je revenais pour prendre ma famille, lorsque je fus surpris et mutilé par vos soldats. Ma femme avec mes enfants a été entraînée par vos hommes, mon frère blessé et emmené également, et nos maisons sont incendiées. Me trouvant seul au milieu de ruines, exposé aux oiseaux de proie qu'alléchaient mes blessures, je me suis traîné du côté où ma famille avait disparu. Les hyènes sont venues avec la nuit, et je me suis réfugié dans votre camp. C'est le Maître du ciel bleu qui m'a conduit, puisque je n'ai plus ni soif, ni froid, et que j'ai un lit entre mon corps et la terre. Tu dois être un homme puissant, car ta tente est voisine de celle de Zaoudé Guoscho; achève donc ce que tu as commencé, fais-moi rendre ma femme, mes fils et mon frère; que je les voie en mourant.
Le Prince voulut bien consentir à ma demande. Des prisonnières nous firent découvrir la femme du Galla, qui, après avoir longtemps parcouru le camp avec un huissier du Prince, revint accompagnée de son beau-frère et de deux enfants, un gentil garçon d'une dizaine d'années, et un autre de deux ou trois ans, qu'elle portait à chevauchons sur sa hanche. Toute la vie du blessé sembla remonter dans son regard. J'annonçai à ces infortunés que devant nous mettre en marche le jour suivant, j'allais, afin de les soustraire aux violences de nos traînards, les faire escorter jusqu'à une certaine distance d'où ils pourraient rejoindre leurs compatriotes. Le blessé demanda alors instamment à devenir mon fils adoptif, et mes gens m'engagèrent tant à satisfaire à ce vœu d'un moribond, que je m'y rendis.
L'adoption, usage emprunté aux Éthiopiens par la plupart des peuples qui les environnent, se pratique de la façon suivante: celui ou celle qui adopte présente le sein aux lèvres de l'adopté, qui s'engage par serment à se conduire comme un fils. Dans quelques endroits, selon les circonstances, l'adoptant présente le sein et le pouce, ou, comme chez les Gallas, le pouce seulement. Cette parenté conventionnelle, reconnue du reste par les us et coutumes, entraîne parfois, comme toutes choses, des conséquences abusives, mais elle produit souvent aussi les effets les plus salutaires.
En partant, le blessé me dit:
—Tu m'as trouvé déchu, car je ne suis plus rien; mais je vaux quelque chose par mes parents; on compte parmi eux de véritables fils d'hommes, dont le bon vouloir est recherché. Tu m'as recueilli et tu as fait rentrer en moi mon âme, en me disant: «Voilà ta femme, tes enfants, ton frère; je te les donne.» Tu es, dit-on, d'un pays bien éloigné du Gojam, et tu marches devant toi à travers le monde; peut-être viendras-tu un jour chez nous. Si je vis, je te donnerai un cheval, des bêtes grasses, du miel parfumé; mes parents et tous mes voisins t'accueilleront comme un des nôtres, car tous dans nos pays apprendront ta conduite envers moi. Si je suis revêtu de la toge qui ne s'use pas (la terre), mes fils reconnaîtront ma dette. Quoi qu'il arrive, que le bien que tu nous fais retombe sur toi comme une pluie!
La femme, qui était jolie, ajouta:
—Sois protégé de Dieu, pour m'avoir rendu mes enfants, mon mari, mon pays et mon protecteur naturel, dit-elle naïvement en désignant son beau-frère.
J'appris à cette occasion que, comme chez les Hébreux, la loi du Lévirat était en pleine vigueur parmi les Gallas, et que la femme du blessé était désormais considérée comme veuve.
Pendant trois semaines, nous parcourûmes par petites étapes les woïna-deugas du Liben. L'armée allait au pillage: tantôt c'étaient tous les soldats, tantôt ceux du camp de droite, ou du camp de gauche, ou du camp de derrière seulement; et quand nous avions épuisé les ressources dans un rayon de quelques milles, nous portions nos tentes plus loin. Peu après le départ de l'avant-garde, les batteries des timbales annonçaient que le Dedjazmatch se mettait en marche; à ce signal, l'armée s'ébranlait en tumulte et évacuait rapidement le camp; cavaliers, fantassins, fusiliers, femmes, pages, bêtes de charge, porteurs de civières, fourmillaient sans ordre le long de la route; l'arrière-garde poussait les traînards. Un passage difficile se présentait-il, on mettait des heures entières à le franchir, au milieu d'accidents et de rixes de toutes natures; ces jours là, l'arrière-garde n'arrivait au camp qu'à la tombée de la nuit. À tel ou tel de ces passages, cinq cents Gallas, bien conduits, eussent pu amener notre déroute complète. La confiance était telle que, malgré la défense du Prince, de petites bandes s'engageaient imprudemment dans le pays sur les flancs de l'armée en marche, et que des maraudeurs se détachaient vers quelque point supposé inexploré; les Gallas les enlevaient quelquefois, comme aussi quelques traînards. De pareils actes d'indiscipline nous firent éprouver trois ou quatre fois des pertes sensibles; néanmoins, la moyenne ne dépassait guère une vingtaine d'hommes par jour; l'ennemi en perdait un nombre bien plus grand.
Nous montâmes sur le deuga du Liben, et nous campâmes dans des plaines boisées où les Gallas nous inquiétèrent beaucoup. De jour, ils attaquaient de tous côtés nos soldats au pillage, et, la nuit, malgré les grands abattis d'arbres dont nous entourions notre camp, ils nous assaillaient de projectiles sur plusieurs points de notre périmètre et tuaient ainsi des hommes endormis, des femmes, des pages, des chevaux ou des mules. Un soir, ces attaques plus multiples et plus vives nous tinrent en éveil; il pouvait être onze heures, la lune était pleine et nos hommes escarmouchaient en dehors de nos défenses; mais la lune se voilant subitement, ils rentrèrent de peur d'être enlevés, car le haut Liben est réputé pour le nombre et l'adresse de ses cavaliers. Un Galla s'approcha de nos défenses, et, d'une voix sonore, demanda à être écouté:
—Ô fils de Zaoudé! ô Guoscho! tu comprends notre langue, dit-il. Pourquoi viens-tu dans le pays des paisibles Gallas? Pourquoi aiguiser sur nous tes sabres et tes javelines? pourquoi faire tonner tes carabines? Le père du ciel lui-même ne fait pas autant de bruit que toi. Si nos compatriotes des frontières t'ont offensé, pourquoi te venger sur nous? Pourquoi quitter tes demeures en pierre, bien assises, pour promener jusqu'ici tes maisons de toile, incendier, dévaster notre pays, entraîner nos femmes, affamer nos bestiaux et pousser nos hommes au désespoir? Souviens-toi du sang de Zaoudé. Si tu ne crains pas que nous détruisions ton pays, crains Dieu; n'as-tu rien à lui demander? Comme tu écouteras ma prière, il écoutera les tiennes. Rends-moi mon père fait prisonnier aujourd'hui; il ne peut payer rançon, il est vieux, il n'a que ses fils pour tout bien, et nous ne possédons que nos femmes, nos enfants, nos boucliers et quelques bestiaux à peine suffisants pour nous nourrir, tandis que tes soldats à toi égorgent tout un troupeau pour choisir une bouchée de viande à leur goût, laissant le reste aux vautours et aux hyènes. Ô fils de Zaoudé! renvoie-nous un vieillard qui n'a de valeur que pour ses enfants!
C'était beau de voir, au milieu de la nuit, nos soldats debout, en armes, éclairés par les flammes dansantes du bivac, suivant attentivement la voix vibrante de cet étrange harangueur. On lui cria d'attendre. Avant qu'il eût achevé, un vieillard d'apparence chétive se présenta en disant:
—Ô Guoscho! c'est moi qui suis le père.
Le Prince le questionnait, lorsque soudain la lune reparaissant, le harangueur poussa un hurlement de guerre qu'il termina par un ricanement, et nous entendîmes le bruissement des branches qu'il froissait dans sa fuite. À distance, il nous cria:
—Traîtres Gojamites! vos carabines attendaient la lune, n'est-ce pas? Gardez le vieillard: faites-en ce que vous voudrez; mais il ne vous servira pas d'appeau. Venez donc un peu ici, javeline à javeline.
Le Prince fit sortir une troupe avec un homme criant dans la langue des Gallas:
—Assurance! voici le prisonnier.
Celui-ci criait également, mais en vain. Ils furent assaillis par des projectiles, et, malheureusement, trois ou quatre des nôtres rentrèrent blessés. Le pauvre vieillard tremblait en reparaissant devant le Prince, qui lui dit:
—Nous valons mieux que vous autres; va-t'en, si tu veux.
Le vieillard se prosterna; puis, s'arrêtant un instant à l'issue du camp pour s'annoncer à ses compatriotes, il disparut dans les fourrés. L'ennemi nous cria:
—À la bonne heure! Maintenant reprenons la grande affaire.
Et quelques javelots vinrent de loin se ficher entre nos huttes, mais ce fut la fin des hostilités pour cette nuit-là.
La richesse du deuga du Liben, comme celle de presque tous les deugas éthiopiens, consistait en bétail, en chevaux et en objets de valeur faciles à soustraire à nos recherches. Ayant envoyé leurs femmes et leurs troupeaux dans les kouallas à l'Ouest, les habitants, cavaliers habiles et belliqueux, avaient pris tout d'abord l'ascendant sur les nôtres, dont les chevaux du reste manquaient de nourriture suffisante. Nos fantassins rondeliers, même nos fusiliers n'osaient guère escarmoucher en plaine, de peur d'être enlevés par l'ennemi; enfin, nos nuits étaient si peu tranquilles, qu'on résolut de retourner vers l'Abbaïe, en parcourant les woïna-deugas et les kouallas, où nous devions trouver en abondance des grains dont nous manquions, des troupeaux, et où notre nombreuse infanterie pourrait reprendre tous ses avantages.
L'aspect du pays que nous avions parcouru depuis l'Abbaïe était fort beau. Les Gallas, pasteurs à l'origine, se préoccupent encore avec prédilection du soin de leurs troupeaux; c'est en les poussant devant eux qu'ils ont marché à la conquête des terres qu'ils possèdent, et où ils se sont établis d'une façon conforme à leur occupation favorite. Au lieu d'être réunies en villages ou en hameaux, leurs maisons sont éparpillées au milieu de leurs champs et de leurs prairies, et ressemblent même à leurs anciennes tentes rondes qu'ils auraient recouvertes en chaume. À moins d'invasion exceptionnelle comme la nôtre, ils n'ont jamais à souffrir du passage des armées et des dévastations qui en sont la suite. Aucun ennemi ne venant ébrancher ou abattre les arbres qu'ils aiment tant à planter auprès de leurs habitations, la verdure et l'ombre réjouissent partout les yeux et donnent au paysage une richesse et une variété qui en font comme un jardin sans bornes. Le climat sain, égal et tempéré, la fertilité du sol, la beauté des habitants, la sécurité dans laquelle leurs demeures semblent assises, font rêver de s'arrêter en si beau pays. Souvent, durant nos marches, on voyait un soldat fatigué quitter son rang, s'affaisser jusqu'à terre en glissant le long de la hampe de sa javeline et dire, en contemplant le site:
—Hein, vous autres! quel dommage que cette terre ne soit pas chrétienne! comme on y attendrait bien la fin de ses jours!
Nous apprîmes par des prisonniers que les Gallas du deuga, supposant que nous prolongerions notre séjour chez eux, avaient convoqué leurs compatriotes des districts éloignés, pour nous attaquer le lendemain avec des forces considérables, consistant surtout en cavalerie. Le Dedjazmatch transporta immédiatement son camp sur un premier versant de la descente de woïna-deuga, où le terrain étroit, courant entre un immense ravin, presque à pic, d'une longueur d'environ cinq milles, et la berge du deuga, haute d'environ huit cents mètres, nous mettaient à l'abri de la cavalerie ennemie. Le soir, il prévint par ban l'armée de se tenir prête à se remettre en marche au petit jour.
Dès que notre arrière-garde évacuait nos campements, les Gallas, qui nous épiaient toujours, y entraient par petits groupes. J'éprouvai le désir d'en profiter pour les voir de plus près. Comme d'habitude, le Prince, en sortant à mule de sa tente, me donna le bonjour et m'invita du geste à le suivre. Mais je le laissai partir. L'armée s'écoula, et pour me soustraire aux perquisitions que l'arrière-garde faisait dans le camp avant de le quitter, je me retirai derrière un grand rocher avec quatre de mes hommes: l'un conduisait mon cheval, plus embarrassant qu'utile; l'autre portait ma carabine; le troisième, mon bouclier et ma javeline; mon drogman, un peu à contre-cœur, faisait le quatrième. Aux timbales, aux trompettes, aux flûtes, aux cris, à tout le vacarme de l'évacuation, succéda un lourd silence, interrompu seulement par les oiseaux encore mal rassurés, qui, d'intervalle en intervalle, s'encourageaient timidement à reprendre leurs chants du matin. Quoique nous ne pussions rien découvrir, un instinct, qui depuis m'a souvent servi dans des circonstances analogues, m'avertissait que le terrain devenait de plus en plus hostile. Soudain, nous entendîmes le cri galla: Hallelle! hallelle! signifiant: Frappe! tue! et nous vîmes trois hommes fuyant entre les huttes et serrés de près par douze ou quatorze Gallas. Au même instant sortirent d'une embuscade des cavaliers qu'à leurs housses rouges nous reconnûmes pour des nôtres. À leur vue, les Gallas se détournèrent pour gagner le grand ravin. Nous essayâmes les uns et les autres de leur couper la retraite, mais ils avaient trop d'avance. Arrivé un des premiers sur le bord, je pus les voir dévaler en bondissant, comme des chamois sur les blocs éboulés qui hérissaient la berge; ils s'arrêtèrent à une portée de fusil et nous crièrent des injures.
Nos gens de l'embuscade nous rejoignirent. C'était un chalaka ou chef de millier nommé Beutto qui, avec une vingtaine de cavaliers, avait voulu, courir aventure; il me sauta au cou en riant aux éclats et me reprocha de ne lui avoir pas communiqué mon dessein.
Des trois hommes poursuivis par les Gallas, l'un mortellement blessé au mollet, et un autre le ventre ouvert, gisaient à terre; le troisième avait eu le bonheur d'échapper à plusieurs javelines qu'on lui avait lancées, et qui, fichées dans le sol de distance en distance, jalonnaient la ligne en zig-zag qu'il avait suivie dans sa fuite. Un quatrième, que nous n'avions point vu, était sans vie et affreusement mutilé à côté d'un feu sur lequel fumaient des grillades. Les deux blessés nous suppliaient de ne point les abandonner; mais notre position s'aggravait d'instant en instant. Les Gallas surgissaient déjà en nombre sur les crêtes du deuga dominant la droite de notre route vers l'armée; ils pouvaient nous compter; notre arrière-garde devait être loin, et pour la rejoindre, nous avions à suivre un terrain buissonneux, favorable aux surprises. Le soldat blessé au mollet cessa brusquement ses supplications, roidit ses membres et expira. L'autre criait:
—Ô fils d'hommes, au nom de la Vierge, ne me laissez pas ici; en moi vous rachèterez vos âmes; saint Georges veillera sur vous jusqu'au camp!
Un d'entre nous fit observer que ce serait une belle prouesse que d'empêcher l'ennemi de mutiler le mort et d'achever le blessé; et vite, de sa ceinture, on lui fit un bandage pour contenir ses entrailles, puis on l'attacha en selle; le corps de son compagnon fut mis en travers sur un autre cheval. Mais cela nous avait fait perdre quelques minutes.
Nous partîmes, en appuyant notre gauche le long du ravin. Ma carabine et celle d'un de nos compagnons, nommé Abba-Boulla, étant les seules armes à feu de notre troupe; on nous mit en tête, comptant sur l'effet que produirait la vue de ces armes. Beutto, avec sept ou huit cavaliers, ferma la marche.
Bientôt parurent des Gallas se glissant derrière les broussailles sur notre droite, pour nous intercepter le passage; nous les gagnâmes de vitesse, et ils disparurent sous bois. Nous profitâmes d'un bas-fond pour coucher furtivement dans le lit d'un torrent, et sous des détritus d'arbres, le cadavre de notre compagnon. Nos prudents ennemis, que nous décélaient parfois les accidents du terrain ou le bruit des cailloux roulant sous leurs pas, nous suivaient toujours, mais nous leur échappions. Abba-Boulla, du haut de son grand cheval blanc, ne cessait de braquer vers les points suspects sa carabine qu'il agitait comme un télégraphe. Notre chance, si heureuse jusque-là, nous donna l'espoir de rejoindre les nôtres. Chemin faisant, le blessé nous expliqua sa mésaventure. Le désir de tuer un Galla l'avait porté à s'embusquer dans le camp avec trois de ses camarades; mais la vue d'un bœuf égorgé, dont la belle viande était presque intacte, les ayant mis en appétit, ils s'oublièrent au point d'en faire des grillades qu'ils mangeaient autour du feu, lorsqu'un javelot, en venant se ficher dans la poitrine de l'un d'eux, fit détaler les trois autres.
Ayant enfin tourné le ravin, nous arrivâmes à un endroit où l'arrière-garde venait d'avoir affaire avec des Gallas embusqués dans des grottes. Un jeune soldat gojamite, couché parmi sept ou huit morts, se souleva sur son bouclier, nous regarda silencieusement d'abord, puis nous dit:
—Ô frères, soyez les bienvenus. Relevez-moi.
Son calme, et la mâle élégance de sa pose me rappelèrent ces gladiateurs des arènes romaines, qui s'étudiaient à mourir de façon à mêler les applaudissements du cirque aux angoisses de leur agonie. À l'assaut d'une des grottes, une grosse pierre poussée par les Gallas lui avait brisé la jambe et l'avait envoyé rouler jusqu'au lieu où il était. Un des nôtres le mit sur son cheval.
Cependant une troupe d'une vingtaine de Gallas se démasqua résolument et marcha sur nous. Le terrain étant trop mauvais pour les chevaux, nous les laissâmes avec les blessés au pied d'un rocher, et nous prîmes l'offensive avec une décision qui décontenança l'ennemi. La déroute commence par les yeux, a dit Tacite. Les Gallas furent culbutés, ils eurent deux hommes tués et plusieurs blessés. Le brave Beutto nous cria de ménager le terrain, et nous empêcha de céder à l'attraction de l'ennemi, dont la tactique était de nous éloigner de nos montures. Plus loin, une charge imprévue, exécutée par Beutto et quelques cavaliers, coûta encore à l'ennemi deux hommes et un cheval. Nous approchions de notre camp. Bientôt des femmes, occupées à ramasser du bois, jetèrent l'alarme, et nos maladroits ennemis, en voyant des cavaliers et des fantassins accourir à notre secours, disparurent une dernière fois.
À peine rentré dans ma tente, le Dedjazmatch m'envoya souhaiter la bienvenue; il m'avait fait chercher partout pour le déjeuner; ma part était réservée, et il voulut que je la prisse devant lui.
—Si tu m'eusses consulté, seigneur maraudeur, me dit-il, je t'eusse donné une compagnie de fusiliers, et tu eusses pu joncher d'ennemis ta promenade.
Apprenant que le Chalaka Beutto était avec moi, il le fit mander. Celui-ci, pour excuser son acte d'indiscipline, insista sur la coïncidence fortuite qui l'avait heureusement mis à même de me ramener au camp. Le Prince se fit rendre un compte détaillé de notre matinée. Les familiers forcèrent l'entrée; on fit venir de l'hydromel, les trouvères accoururent, et l'on se mit gaîment à boire jusqu'au repas du soir.
J'avais obéi un peu étourdiment au désir de voir par moi-même ce qu'on me racontait des Gallas guerroyant en enfants perdus. Notre campagne tirait à sa fin, les occasions allaient manquer, et j'avais cru pouvoir sortir un instant de la sécurité qui m'enveloppait auprès du Prince, pour y rentrer sitôt ma curiosité satisfaite. Mais aucun passage étroit n'ayant entravé sa route, l'armée, ce jour-là, avait fait son étape bien plus promptement que d'habitude, ce qui nous avait empêchés de rejoindre l'arrière-garde, quoique pendant plus de quatre heures nous eussions accéléré le pas. Les mœurs militaires indigènes tolèrent des escapades de ce genre; mais si, d'une part, elles dénotent un esprit d'aventure qui ne déplait pas aux Éthiopiens, de l'autre, elles leur paraissent peu compatibles avec un rang de quelque importance; aussi le Chalaka Beutto, un des familiers du Prince, regardé comme destiné à un avenir brillant, crut-il devoir s'en justifier comme d'une dernière folie de jeunesse. Ce qui d'ailleurs nous excusait le mieux était notre heureuse chance d'avoir recueilli deux blessés abandonnés par l'arrière-garde.
Quelques années après, l'armée traversait une rivière dont le gué était dangereux, et j'étais en aval avec une troupe de nageurs pour venir en aide aux hommes que le courant entraînait. Parmi ceux qu'on retira de l'eau, il s'en trouva un ayant sur l'abdomen une large cicatrice, et mes gens lui ayant demandé à quelle affaire il avait reçu cette blessure:
—En Liben, dit-il; votre maître était encore parmi mes sauveurs, et je désire le remercier cette fois.
En deux mots, il raconta aux assistants à quel heureux hasard il devait d'avoir échappé aux Gallas; puis il vint me saluer et s'en alla.
L'armée marcha encore deux jours, de façon à faire croire à l'ennemi que nous allions repasser l'Abbaïe; mais, faisant volte-face, nous remontâmes sur un woïna-deuga, dans l'espoir que les habitants, nous ayant vus descendre vers l'Abbaïe, auraient ramené leurs troupeaux, qu'à notre première approche ils avaient mis en sûreté dans un quartier éloigné. Notre stratagème ne nous réussit qu'imparfaitement.
Non loin de là, se trouvait un monument monolithe, célèbre par la vénération dont il était l'objet chez les Gallas. Les traditions gojamites l'attribuaient au conquérant Ahmed Gragne. Selon les unes, Gragne poursuivant les débris de l'armée impériale jusqu'en Liben, pays alors chrétien, qui faisait partie du Grand Damote, après avoir fait incendier les églises, dressa ce menhir ou pierre fichée, pour indiquer le kibleh ou direction de la Mecque; selon d'autres, il la planta comme borne d'une de ses courses victorieuses; selon d'autres enfin, c'était une pierre tumulaire marquant le lieu où un de ses favoris était tombé en combattant. Ces traditions s'étaient converties chez les Gallas en superstitions grossières qui les portaient à vénérer cette pierre, à lui faire, à certaines époques de l'année, des onctions de beurre, de graisse et de parfums, et à y accomplir des tauroboles et même, dit-on, des sacrifices humains. Le Dedjazmatch crut de son devoir de chrétien de détruire ce monument d'idolâtrie; sa vanité se trouvait d'ailleurs flattée de l'idée d'effacer les traces du conquérant musulman. Laissant l'armée au camp sous le commandement du chef d'avant-garde, il partit à la pointe du jour, avec huit à neuf cents cavaliers d'élite, et après environ trois heures de marche, nous atteignîmes le monolithe.
Ce monolithe, haut de près de deux mètres, était dressé au sommet d'une petite butte. L'aspect des terrains environnants donnait à supposer qu'il avait dû être apporté de loin. Sa forme un peu en pointe était celle d'une pierre druidique; des amulettes, des onctions de beurre, des péritoines d'animaux et des parfums couvraient sa partie supérieure; des fils votifs de différentes couleurs entouraient sa base, où l'on voyait l'usure produite par les armes que les Gallas y aiguisaient afin de les rendre victorieuses.
—Qui m'aime fasse comme moi! dit le Prince, en jetant quelques broutilles contre l'idole. Et grâce à l'empressement de chacun, elle disparut sous un énorme bûcher. Bientôt l'intensité des flammes força notre cercle à s'élargir. Nous espérions que la pierre éclaterait; mais lorsque le combustible se fut affaissé en cendres, elle reparut dans son intégrité. On dispersa le feu. Plusieurs hommes chargèrent à bras un tronc d'arbre, et, balançant leurs efforts, donnèrent à plusieurs reprises de ce bélier improvisé; mais elle resta encore inébranlée. Les superstitions des assistants s'éveillaient, lorsqu'un homme vigoureux, en ruant une lourde pierre, fit enfin sauter un éclat du sommet. On poussa des hourras.
—Très-bien! dit le Prince, mais cela ne suffit pas; dussé-je venir camper ici, il faut que je la détruise.
Au moyen de forts enkassés, espèce d'épieux, on la déchaussa à grand'peine, sa partie enfouie étant la plus longue et la plus grosse; on la fit basculer sur un lit de bois sec, on l'entoura encore de combustible, et après qu'elle eut été maintenue longtemps encore dans un immense brasier, elle finit par se fendiller de toutes parts. On la brisa; et, jaloux de compléter l'œuvre de destruction, on combla sa large alvéole et l'on dispersa au loin les fragments de ce monument d'idolâtrie.
Mais les préoccupations du Prince et des chefs étaient déjà tournées d'un autre côté; on apercevait à l'horizon des bandes noires glissant dans la direction de notre camp. Pendant les quelques heures que nous venions de passer au même endroit, les Gallas, qui, le matin, n'avaient fait qu'apparaître à distance par petits pelotons, rassemblaient leur cavalerie pour intercepter notre retour.
Excepté sur quelques points, le terrain à parcourir était plat; nos neuf cents cavaliers ne redoutaient pour eux-mêmes aucune rencontre, mais nos gens à pied allaient entraver leurs évolutions. Lorsque le Dedjazmatch ne prenait pour escorte que de la cavalerie, il arrivait ordinairement que, malgré ses ordres, des fantassins, dans l'espoir d'avoir à se signaler sous ses yeux, suivaient à leurs risques et périls les mouvements rapides de l'escorte; de plus, pour ménager leurs chevaux de combat, beaucoup de cavaliers les faisaient conduire à la main par leurs palefreniers ou leurs servants d'armes à pied; ce qui fit qu'en cette circonstance, étant partis le matin, imparfaitement renseignés, et croyant n'avoir à faire qu'une petite course avant le déjeuner, nous nous trouvions à plusieurs lieues de notre camp, avec plus de quatre cents fantassins à protéger en plaine contre la cavalerie ennemie.
On s'était bien aperçu du danger qui grandissait autour de nous, mais en véritable soldat chacun avait dissimulé cette préoccupation: les chefs se plaisantaient sur leur gaucherie à manier l'enkassé ou à faire du bois; les soldats se livraient à mille espiègleries. On avait ri et joué comme des enfants. Notre besogne terminée, le silence se fit subitement. Le Prince excepté, chacun quitta sa toge, s'alestit, s'assura de ses armes, du harnais de son cheval, et nous partîmes: deux cents cavaliers environ en avant-garde, les piétons, nos trente fusiliers et les hommes à mule au centre; le Prince à l'arrière-garde; chaque corps étant à environ cent mètres l'un de l'autre. Nos fantassins prirent le pas gymnastique, et bientôt les cavaliers ennemis, qu'on estima à plus de deux mille, nous enveloppèrent en fer à cheval. Je fus frappé de l'entente avec laquelle nos gens, sans ordres donnés, répondirent à cette manœuvre. Nos trois corps serrèrent les distances; éclaireurs, flanqueurs, escarmoucheurs, relais, se détachèrent simultanément et prirent l'offensive sur tous les points. Les Gallas essayèrent d'arrêter l'avant-garde, et la décision qu'ils mirent à la charger nous donna lieu un instant d'appréhender que la mêlée ne s'engageât. Mais des contre-attaques habilement faites par nos flanqueurs maintinrent le combat d'escarmouches; et sans dévier de notre route, nous continuâmes à avancer rapidement, combattant toujours de façon à refuser le combat sur place. Le Prince, sachant combien les Gallas redoutent les armes à feu, mais s'enhardissent après une décharge inefficace, défendit aux fusiliers de tirer sans son ordre. Il est à croire que la présence de ces fusiliers préserva notre centre, car les ennemis l'ayant chargé en force une fois dans l'intention de nous couper, s'en détournèrent à portée de traits et ne s'attaquèrent plus qu'à l'avant ou à l'arrière-garde. Le terrain devenait-il mauvais, ils nous précédaient à droite et à gauche et nous attendaient plus loin. Nous fîmes ainsi retraite, au milieu d'attaques, de contre-attaques, de feintes, de ruses et de surprises réciproques, chaque accident de terrain donnant lieu à des manœuvres d'une physionomie nouvelle. Après des tentatives infructueuses contre l'avant-garde, l'ennemi essaya d'entamer l'arrière-garde, en la chargeant obliquement des deux côtés à la fois. Jusque là, le Dedjazmatch était resté à mule; il monta à cheval, quitta sa toge, et, le front haut, bouclier et javeline en mains avec une trentaine de cavaliers, il se porta en première ligne sur les points les plus menacés. Son calme, ses allures fières et résolues suffisaient à faire reconnaître en lui le chef princier de tous ces combats qui tourbillonnaient dans la plaine; ses grands yeux étaient fixes, sa lèvre frissonnante souriait de ce sourire particulier à l'homme énergique qui s'anime tout en méprisant le péril. Deux ou trois fois, passant à côté de nos fantassins, il leur cria:
—Bon pas et courage! nous ne vous laisserons pas ici.
Nos escarmoucheurs se multipliaient pour refuser à l'ennemi toute prise sérieuse. Parfois, une troupe compacte de trente à quarante Gallas s'élançait pour couper un peloton de six à huit cavaliers; un parti des nôtres s'élançait au secours; l'ennemi se dérobait en demi-cercle, fuyait penché sur ses chevaux et se couvrant de ses boucliers; un autre parti ennemi contre-attaquait; les nôtres voltaient, fuyaient vers nous, étaient secourus, et, lorsque des jouteurs de l'un ou de l'autre parti échappaient à grand'peine, de toutes parts on applaudissait par des hourras. Il était beau de voir, autour de cette petite troupe de fantassins, les cavaliers Gallas et Gojamites fourmillant dans la plaine, s'épier, s'interpeller, se charger, se fuir, s'entremêler et se disjoindre au galop furieux de leurs chevaux; et les courbes gracieuses que les javelines décrivaient dans l'air, et le bruit sourd des boucliers qu'elles déchiraient; les thèmes de guerre, les cris, les injures, les hourras, et la fougue intelligente des chevaux, qui, les crins au vent, les naseaux bas, passaient et repassaient, en faisant résonner le sol. Par moments, on eût dit de gais carrousels en l'honneur du Prince. Une expérience savante présidait à tous ces mouvements, si désordonnés en apparence.
Nous arrivâmes enfin près d'un bois qui devait nous mettre à couvert pendant plus d'un kilomètre. Un grand nombre d'ennemis prirent les devants pour nous en disputer l'entrée. Nos fantassins s'avancèrent résolument avec la cavalerie aux ailes; nos fusiliers firent leur première décharge, et, quoiqu'elle fût peu efficace, les Gallas se dérobèrent à droite et à gauche, et à l'orée du bois, nous fîmes une halte dont nos chevaux et surtout nos piétons avaient grand besoin. Peu après, nous traversions une novale hérissée de souches fraîchement coupées qui forçaient nos chevaux à changer de pied à tous moments. Une pesée inégale sur les étriers fit tourner ma selle; je roulai à terre; mon cheval s'échappa du côté de l'ennemi, évita d'abord la chasse que lui donnèrent Gallas et Gojamites et fut repris par un des nôtres. Un groupe de cavaliers était venu m'entourer dès l'instant de ma chute, d'autant plus intempestive, que le désir de me protéger pouvait amener le combat sur place. Peu après cet incident, nous arrivâmes en vue de notre camp établi sur des collines. Les Gallas, nous ayant harcelés encore un peu, s'arrêtèrent et nous donnèrent l'adieu, en poussant des cris, mêlés d'injures et d'éloges. La nuit tombait lorsque nous rentrâmes. Les chefs étaient tout glorieux d'avoir détruit du même coup une idole païenne et un monument de la conquête musulmane, et de ramener tous nos piétons, après avoir déjoué en plaine les efforts de plus de 2,000 cavaliers ennemis. Chacun était d'autant plus satisfait, que si les Gallas eussent réussi à engager le combat sur place, pas un de nous probablement n'eût rejoint l'armée.
Il semblera peut-être, vu notre infériorité numérique et les conditions défavorables dans lesquelles nous eûmes à opérer, que c'est grâce au manque de décision de nos adversaires que nous avons pu exécuter notre retraite. Il n'en est rien cependant. En Éthiopie, dans presque toute l'Afrique, en Arabie et dans la plupart des contrées d'Asie, prévaut le principe instinctif, que toute impulsion violente s'usant d'elle-même, il faut attendre, pour la combattre, que sa force initiale soit affaiblie. C'est ce même principe appliqué à la conduite des affaires, qui donne aux diplomates de ces pays une supériorité mise trop souvent au service de mauvaises causes. Quoique les Éthiopiens, en grande majorité, n'emploient que l'arme blanche, il est rare qu'ils répondent à une attaque de façon à s'entrechoquer du premier coup. Le combat débute, en général, par un échange plus ou moins répété d'attaques, de retraites et de retours offensifs; et ces préliminaires amènent le combat de pied ferme ou la mêlée, selon les conditions de terrain ou les causes morales qui jaillissent du conflit même. Il peut arriver que ces évolutions préliminaires ayant causé des pertes sensibles, les partis se séparent sans en venir à une mêlée; comme encore la victoire peut dès ce moment se décider si l'un des deux décèle, par un flottement ou d'autres signes, la perte de son assurance. En ce cas, il ne tardera pas à être rompu et morcelé, à moins que ses champions d'élite ne lui redonnent l'ascendant par quelque initiative énergique. Ces moments de crise sont ceux qui fournissent le plus à la verve des trouvères, et c'est à en profiter que vise l'ambition des plus intrépides. Quoiqu'il n'y ait pas de commandements, attaques et retraites se font avec ensemble, au pas de course et sur une ou plusieurs lignes de profondeur; elles sont inspirées par le désir de prendre ou de refuser tel ou tel avantage de terrain, de position, par celui de couvrir un blessé, de relever un cadavre ou par d'autres motifs analogues. Le combat singulier débute de la même façon, seulement, comme les adversaires n'ont à se préoccuper que de leur propre personne, leurs évolutions se succèdent plus rapidement et donnent lieu à une escrime, où l'agilité, l'adresse et surtout la puissance des poumons ont souvent plus de part que le courage. Deux troupes de fantassins rondeliers s'avancent l'une vers l'autre. À partir de quinze à dix-huit mètres, moyenne du jet efficace de la javeline pour les fantassins, elles commencent à darder quelques traits; les plus hardis, tenant la javeline par le talon, s'abordent, s'attaquent à coup d'estoc, et quelquefois avant même qu'un seul homme tombe, une des troupes bat en retraite devant l'ennemi, qui la poursuit de près, saisissant les occasions de frapper; puis soudain elle fait volte-face et prend l'offensive; et les rôles s'échangent ainsi successivement, jusqu'à ce que la mêlée s'engage, soit par l'effet de l'entraînement de ceux qui poursuivent, soit, ce qui est plus fréquent, parce que ceux qui cèdent le terrain, espérant désordonner leurs adversaires, font volte-face subitement et de façon à la rendre inévitable. Les fantassins Gojamites sont bien plus habiles que les Gallas à combattre en troupes de cette façon; et à cause de la vivacité plus grande de leur caractère et de leurs mouvements, les natifs des kouallas sont en général supérieurs à ceux des deugas. C'est, comme on le voit, la tactique du combat des Horaces et des Curiaces; aussi, personne en Éthiopie ne songerait-il à louer ou à blâmer la fuite de l'Horace vainqueur.
La cavalerie emploie la même tactique, mais d'une façon plus accentuée, les évolutions ayant lieu à fond de train et sur un champ plus étendu. Les mêlées sont bien moins fréquentes, quoique les corps à corps soient plus communs, deux partis pouvant s'entremêler et se disjoindre presque aussitôt. Quand les cavaliers en viennent aux mains, avant d'être à portée de javeline, c'est-à-dire à environ trente mètres, moyenne du jet pour les cavaliers, les uns tournent bride et cèdent le terrain, en accélérant l'allure, à mesure que les autres approchent. Ils fuient, le regard en arrière, comme les fantassins, et le bouclier sur la croupe du cheval, prêts à couvrir leur monture ou leur personne; les bons cavaliers protégent ainsi jusqu'aux jarrets du cheval; puis à l'instant opportun, ils reprennent l'offensive comme dans le combat à pied. Le moment difficile, principalement pour le cavalier, est celui où il faut volter, soit pour fuir, soit pour prendre l'offensive; dans ce mouvement, outre qu'il découvre sa personne, il présente la plus grande surface de son cheval. Si l'un des partis est mieux monté, ou si ses chevaux sont plus frais, il peut, en donnant la chasse, rompre et diviser la troupe ennemie. On voit de quelle importance est le cheval dans ce genre de combat, et l'on comprend pourquoi les cavaliers éthiopiens ont maintenu l'antique usage, rapporté dans la Bible, d'exécuter leurs marches à mule ou à bidet, afin de conserver au cheval de combat toute sa vivacité et sa souplesse. Aussi, tel qui n'a qu'un cheval ira à pied des journées entières en le conduisant à la main.
En conséquence de son armement et de sa manière de combattre, le fantassin rondelier a peu de chance de réussir contre un cavalier, partout où le terrain laisse au cheval la liberté de ses mouvements; et un corps de plusieurs mille fantassins, dépourvu de fusiliers, se laissera presque toujours entamer sérieusement par quelques centaines de cavaliers. Néanmoins, la cavalerie donne rarement à fond contre l'infanterie; elle sert à disperser un corps de fantassins déjà en désordre, à éclairer les marches, à engager le combat; dans les batailles rangées, on en forme la réserve, on la place aux ailes pour tourner l'ennemi ou le prendre d'écharpe, mais on évite de l'opposer à une infanterie compacte. De même que l'infanterie, lorsque deux corps de cavalerie dépassent quelques centaines d'hommes, ils engagent rarement une action générale; ils prennent position et combattent par détachements; et d'habitude, lorsque deux armées de quinze à trente mille hommes chacune se sont campées en face l'une de l'autre, leur cavalerie, appuyée par des lignes d'escarmoucheurs à pied, tant rondeliers que fusiliers, combat des heures entières et même durant plusieurs jours, pendant que le gros des deux armées reste en bataille. Les chefs ignorant l'art de manœuvrer les masses, c'est en dernier ressort ordinairement qu'ils commettent la victoire aux éventualités qui résultent du choc de multitudes; ils essaient de la remporter ou de la préparer au moins par des combats dont la direction leur échappe moins, mais qui amènent quelquefois malgré eux l'action générale.
Les fusiliers ne combattent guère qu'en tirailleurs, soutenus et protégés en pays de montagnes par des rondeliers, auxquels, en plaine, on adjoint de la cavalerie. Cette nécessité provient de l'imperfection de leur fourniment, de la lenteur qu'ils mettent à recharger leur arme, et de ce que n'ayant pas de bouclier, ils seraient sans protection contre les javelines. Ils se déploient en tirailleurs derrière une ligne de rondeliers et de cavaliers, dont la tactique consiste à aller attaquer l'ennemi et à le ramener de façon à le mettre à leur portée. Lorsque sur le lieu du combat, il se trouve un bouquet d'arbres ou un accident de terrain favorable, les fusiliers s'y postent, et la visée des combattants étant soit de les débusquer, soit de les soutenir, ces points forment le centre de combats souvent longs et acharnés.
Les populations chrétiennes de la Haute-Éthiopie, c'est-à-dire celles comprises entre la mer Rouge et l'Abbaïe à l'Est et à l'Ouest, le Lasta et l'Idjou au Sud, le Wohéni et le Wolkaïte au Nord, sont redoutées de tous les peuples voisins, les Turcs exceptés. Elles doivent cet ascendant avant tout peut-être à ce qui reste de leur organisation féodale: les terres allodiales dites de bouclier, de javeline ou de cheval, étant encore en assez grand nombre, les tenanciers de ces modestes investitures entretiennent encore le sentiment de dignité martiale, qu'engendre l'habitude de se garder soi-même, tant la liberté et la responsabilité donnent de la valeur à l'homme et développent les ressources d'un ordre social même bien imparfait. De plus, la configuration accidentée de leur pays, dont les deugas, woïna-deugas et kouallas offrent tant de ressources comme positions de défense, accoutume les populations à en tirer un certain parti élémentaire et entretient cet esprit militaire, qui enseigne jusqu'au dernier paysan à se suffire, à compter sur lui-même, et le rend apte à passer sans effort de la vie agricole à celle des camps. Cet état de choses permet de réunir promptement des armées et de leur faire tenir la campagne pendant plusieurs mois. C'est ainsi que ces populations ont pu arrêter jusqu'à présent l'invasion des Gallas, qui, par suite de leur organisation politique et de leurs mœurs plus républicaines et patriarcales que féodales, ne peuvent que difficilement opérer une concentration de forces de quelque durée.
Quoiqu'ayant conduit des armées de plus de 200,000 hommes, les Atsés et leurs Polémarques semblent n'avoir jamais eu une science militaire plus avancée qu'aujourd'hui. La stratégie, la fortification, la castramétation sont, comme la tactique, à l'état d'enfance. Les armées, dont la marche est ralentie par les femmes et les gens de service qu'elles traînent à leur suite, ne peuvent guère espérer surprendre par des mouvements imprévus, à cause de la connaissance que tous ont du pays, et de la diffusion rapide des nouvelles. Les travaux de fortification consistent à achever grossièrement de rendre défensibles les monts-forts, que, grâce à l'habitude géologique du pays, on trouve dans la plupart des provinces. Les chefs de corps déterminent l'assiette d'un camp d'après des considérations plutôt politiques que militaires, et ils ne songent jamais à le fortifier de retranchements. Ils ont bien entendu parler de travaux analogues, mais ils n'en font aucun cas pour eux-mêmes. Quant à la tactique, les bandes étant organisées sur des bases plutôt civiles que militaires, et ne contenant aucune de ces unités divisionnaires qui forment comme des articulations nécessaires aux manœuvres, leurs mouvements sont réduits à peu près aux évolutions que nous avons citées plus haut. Le Polémarque est ordinairement instruit par ses espions de l'ordre de bataille projeté par l'ennemi; de concert avec ses principaux officiers, il arrête le sien en conséquence, et ordinairement les soldats suppléent aux lacunes par des décisions qu'ils se communiquent au moyen de passe-paroles. La disposition la plus commune consiste à mettre en première ligne les fusiliers et les escarmoucheurs rondeliers entremêlés de pelotons de cavalerie; ces troupes engagées, on fait avancer, successivement ou à la fois, des masses d'infanterie de plusieurs rangs de profondeur et disposées en trois corps de bataille, pendant que la cavalerie essaie de tourner l'ennemi. En général, le Polémarque se tient au centre, derrière ses timbaliers qui battent la charge, et contre lesquels se dirige le principal effort de l'ennemi; derrière le centre, on place ordinairement des troupes de réserve, prêtes à renforcer les lignes qui fléchissent. Quelquefois le Polémarque laisse ses timbales au centre, pour y figurer sa présence, et il prend la conduite de cette réserve dont la direction décide souvent de la victoire. Quelques Polémarques, désireux d'accomplir des prouesses personnelles, donnent la conduite des différents corps à leurs principaux officiers, et, accompagnés seulement de leurs comités ou commensaux intimes, vont combattre à une des ailes. Mais, durant la bataille, bien qu'il leur soit impossible, quelque poste qu'ils occupent, d'opposer aux urgences accidentelles une manœuvre improvisée de quelque importance, chefs et soldats désapprouvent une ardeur, qui, tout en témoignant de l'intrépidité de leur chef, met en péril sa sûreté.
La bataille une fois bien engagée, les différents corps échappent complètement à la direction des chefs, qui ne combattent plus que pour leur compte personnel. Sans confiance dans la cohésion de leurs rangs, les bandes se désordonnent promptement, et leurs mouvements ne dépendent plus que de ces vertiges qui sillonnent les amas d'hommes. Aussi les paniques éclatent-elles fréquemment au milieu de ces collisions chaotiques, d'où la victoire surgit presque toujours d'une façon imprévue.
Deux bandes s'acharneront quelquefois l'une contre l'autre dans une mêlée persistante, mais en général les batailles sont d'autant moins longues et sanglantes que les combattants sont plus nombreux. Quant aux combats entre petites troupes, ils sont quelquefois fort opiniâtres. Pendant notre séjour à Goudara, deux bandes de rondeliers, l'une de 163 hommes et l'autre de 206, en vinrent aux mains en Metcha sur une question de préséance insignifiante. La plus nombreuse fut battue: il n'en survécut que 38 hommes dont plusieurs blessés; des vainqueurs, il n'en resta que 76, dont plus de la moitié étaient aussi blessés. Le centenier qui commandait ces derniers fut tué; l'autre centenier survécut à ses blessures. Les paysans accourus en armes avaient tenté d'arrêter le combat; d'un commun accord, les combattants, quoique inférieurs en nombre, leur avaient couru sus, les avaient dispersés, puis ils avaient recommencé à s'entre-détruire. Le lendemain, en relevant les morts, on en trouva qui étreignaient encore leur dernier adversaire. Les vainqueurs attribuèrent leur victoire et l'acharnement du combat aux prouesses et surtout à la verve d'un des leurs, trouvère en réputation. Jamais ses inspirations n'avaient été aussi entraînantes, aussi heureuses; il y mourut; mais jusqu'au dernier soupir, il ne cessa d'électriser les deux troupes. Ses camarades étaient à jeun depuis la veille, et quelques-uns se plaignaient d'avoir soif. Voici une des dernières strophes qu'il leur chanta:
«Ô frères, vous avez faim et soif! ô véritables fils de ma mère,
»N'êtes-vous pas des oiseaux de proie? Allons, voilà les viandes ennemies!
»Et moi, je serai votre écuyer tranchant! en avant!
»Et, si l'hydromel vous manque, je vous donnerai mon sang à boire!»
À la suite de combats importants, il est très-difficile d'arriver à une appréciation exacte du chiffre des pertes; les indigènes se contentent des termes peu et beaucoup.
Une armée, une fois sérieusement aux prises, a très-rarement su se dégager et opérer sa retraite; toute l'infanterie reste prisonnière; la cavalerie se retire par petits détachements et quelquefois par masses. Les troupes vaincues ne sont pas plutôt morcelées et prisonnières, que les vainqueurs se précipitent au pillage du camp; leur cavalerie ramasse les piétons en fuite et engage avec les fuyards à cheval des combats qui font parfois plus de victimes que la bataille même. Quelque bande de rondeliers, profitant de la confusion, s'éloignera du champ de bataille, mais ordinairement elle tombe aux mains des paysans, qui ont l'habitude de garder les passages sur les derrières des armées prêtes à en venir aux mains; néanmoins il échappe toujours des groupes de cavaliers, d'une défaite même complète. Lorsqu'on connaît les localités, on peut, avec de la résolution et un peu de chance, décourager les poursuivants et se dégager des paysans, qui se montrent presque toujours impitoyables. Il arrive aussi que les prisonniers mal gardés se retournent contre leurs capteurs et ressaisissent la victoire. Enfin, il est aisé de se figurer à combien de péripéties donnent lieu deux armées de 30 à 40,000 hommes chacune, se débattant dans un même hasard. Il est bon d'ajouter que sur le champ de bataille, à ces moments de crise, durant lesquels malheureusement les soldats de tout pays peuvent se livrer impunément à des actes de cruauté gratuite, ces actes sont peu communs parmi les soldats éthiopiens, et les traits de générosité fort nombreux. Il est consolant de voir que ceux-là même dont la profession est de tuer l'homme, s'exposent très-fréquemment pour lui sauver la vie. Ils le font avec simplicité, et ils ont ordinairement cette pudeur virile, qui leur fait dédaigner, de la part de ceux qu'ils ont sauvés, ces démonstrations verbeuses dont le moindre inconvénient est d'user la reconnaissance. Un mot, un serrement de main, un geste même leur suffit. D'ailleurs le sauvé d'aujourd'hui peut devenir le sauveur du lendemain.
Les Éthiopiens attaquent un camp la nuit et de préférence au point du jour; mais ces surprises pourraient être exécutées bien plus fréquemment, vu la négligence avec laquelle les camps sont gardés. Quant aux attaques contre une armée en marche, qui offriraient des chances à peu près certaines de réussite, elles n'ont lieu que très-rarement.
Le siége des monts-forts mérite à peine ce nom; on leur donne rarement l'assaut, et comme les indigènes n'ont ni canon, ni machine de guerre, ils se bornent à des blocus. Ces forteresses sont prises par trahison ou par coups de mains; elles sont défendues principalement par des fusiliers et des blocs de pierre qu'une poussée suffit à faire rouler sur les sentiers escarpés qui y conduisent.
Les fusiliers, malgré la mauvaise qualité de leurs armes et le manque de discipline, constituent la principale force des armées. Les Égyptiens et les Turcs interdisent l'introduction des armes à feu par le Sennaar et Moussawa; la contrebande y supplée par Moussawa, mais d'une façon languissante, et les chefs du Tegraïe tâchent d'en profiter, à l'exclusion des autres provinces, ce qui fait qu'à l'inverse des chevaux, les armes à feu sont plus rares à mesure qu'on avance à l'Ouest du Takkazé. À l'époque où je me trouvais dans le pays, les deux armées les plus nombreuses étaient celle du Ras Ali et celle du Dedjadj Oubié. Ce dernier tenait tout le pays situé entre Gondar et la mer Rouge; on estimait à seize mille les fusils de son armée, et l'on croyait qu'il en avait environ douze mille en dépôt, tant dans ses monts-forts du Samen, que dans quelques villes d'asile. Malgré son industrie, il n'avait pas pu réunir, assurait-on, plus de onze mille cavaliers; on évaluait ses rondeliers à plus de quarante mille. L'armée du Ras Ali, quoique plus nombreuse, comptait à peine quatre mille fusiliers; mais on estimait à trente-cinq mille le nombre de ses cavaliers15, et ses rondeliers à plus de quatre-vingt mille.
Note 15: (retour) Ces chiffres ne représentent que des appréciations; on sait déjà que les indigènes ne tiennent pas un compte exact du nombre de leurs troupes, lorsqu'elles dépassent certaines proportions. Je n'ai point vu ces deux armées réunies, mais j'ai parcouru les terrains occupés par leurs campements; j'ai pris les évaluations, admises par tous, du nombre de troupes que chacun des grands vassaux conduisait ordinairement au secours de son suzerain; enfin j'ai pris celles des chefs les plus à même de juger de la vérité, et je me suis arrêté à des chiffres bien inférieurs à tous ceux qui m'étaient ainsi fournis. J'ai tenu compte également de cette circonstance que tel grand vassal qui pourra, dans sa province, mettre en ligne 14 ou 20,000 hommes, par exemple, ne marchera quelquefois au secours de son suzerain qu'avec 8 ou 12,000 hommes, si la guerre est impopulaire, si la campagne s'annonce comme devant être longue ou funeste, ou si le vassal lui-même est incertain dans son obéissance. Depuis que le D. Oubié avait dépossédé la famille Sabagadis et que toutes les provinces de Tegraïe lui étaient soumises, il était à peu près assuré de pouvoir réunir en douze ou quatorze jours une armée au moins aussi nombreuse que celle que nous lui avons attribuée. Il n'en était pas de même du Ras Ali, que ses États moins compacts, et ses grands vassaux plus belliqueux et plus indépendants exposaient à des refus fréquents ou même à des actes de rébellion ouverte. De plus, le Gojam dont il réclamait la suzeraineté ne se trouve point compris dans l'évaluation de son armée, qui, d'après les renseignements toujours vagues, n'aurait guère dû être inférieure à 140,000 hommes, si ses vassaux et arrière-vassaux fussent accourus à son ban.
On comprend que la moins nombreuse de ces deux armées avait dépassé le chiffre au delà duquel un accroissement numérique, loin d'être un accroissement de force, devenait au contraire une cause de faiblesse, par suite de l'inhabileté des Polémarques éthiopiens à faire manœuvrer des corps de troupes considérables. Aussi, avant d'en venir à une rupture et à une grande bataille, ces deux rivaux se sont-ils combattus indirectement par de savantes combinaisons politiques, qui amenèrent plusieurs fois leurs vassaux ou leurs alliés à se mesurer avec des forces ne dépassant pas quinze mille hommes. Du reste les armées nombreuses nuisent bien plus à l'Éthiopie par les dévastations qu'occasionnent leurs marches et par les déplacements d'autorité qu'entraîne la victoire, qu'elles ne se nuisent réciproquement par des faits de guerre proprement dits.
Dans un pays où l'on se sert principalement de l'arme blanche, et où les chevaux sont nombreux, la cavalerie prend naturellement toute son importance et donne pour ainsi dire le ton aux combats, même à ceux d'infanterie. Aussi, pour les indigènes, même pour ceux du Tegraïe, où les chevaux sont rares et les armes à feu communes, l'homme qui combat à cheval représente le type de l'homme de guerre. Quoiqu'ils redoutent les fusiliers, leur esprit se refuse à leur attribuer une efficacité d'action aussi grande qu'aux cavaliers, dont les moindres faits militaires ont d'ailleurs, à leurs yeux, un caractère de bravoure et de noblesse qu'ils sont loin d'attribuer aux faits accomplis au moyen d'armes à feu. On peut s'expliquer ainsi pourquoi, malgré l'introduction de ces armes, les fantassins ont continué de conformer leur tactique à celle du cavalier, et de pratiquer ces fuites et ces retours offensifs, très-appropriés à l'emploi des armes blanches, mais qui, au premier aspect, semblent ne donner lieu qu'à des simulacres de combats.
Comme on l'a vu, la tactique du cavalier est celle des Scythes, des Parthes et des Numides; il dresse son cheval, comme ceux d'Énée loués par Homère, à suivre et à éviter l'ennemi, et s'il doit être hardi à l'attaque, il doit, comme le héros troyen, avoir aussi la science de la fuite.
Les combats, entre cavaliers surtout, sont faits pour étonner un Européen. Que deux corps de cavalerie, de 2 ou 3,000 hommes chacun, se trouvent en présence, et ne soient point contraints par quelque circonstance à une action générale immédiate, 20 à 25 cavaliers s'élanceront à toute bride contre tout un escadron qui les alléchera en leur cédant du terrain. Mais, par un retour offensif, une centaine de cavaliers peut-être se détachent, relancent ces assaillants et cherchent à les envelopper avant qu'ils soient secourus. Si le terrain s'y prête, il s'établit ainsi, comme au jeu de barre, un va-et-vient de charges sur plusieurs points à la fois. Ces combats partiels seront soudainement interrompus par une charge formidable de 12 à 1,800 chevaux, balayant tout devant elle, dans le but de sonder le terrain, de modifier l'assiette des forces de l'ennemi, ou simplement de l'impressionner, ou peut-être pour dégager un peloton de 10 à 15 cavaliers, qui, dans cet emmêlement de charges et contre-charges, allait être enlevé. Au milieu de ces échanges d'attaques, de ruses, et de retours faits au grand galop, escadrons, escouades, lignes, pelotons, se rompent, se mêlent, se disjoignent et se reforment, donnant tour à tour au combat, comme dans un kaléidoscope, des physionomies toujours nouvelles. On verra un cavalier, séparé de ses compagnons, serpenter au milieu de ses adversaires, le sabre à la main, sous une grêle de javelines, et leur échapper quelquefois, après leur avoir distribué des blessures, aux applaudissements des deux partis. Deux troupes considérables s'essaieront réciproquement par dix, quinze ou vingt charges partielles, avant d'exécuter une charge en masse; puis elles recommenceront à s'attaquer par petits détachements, et elles se sépareront après quelques heures, n'ayant peut-être que 60 ou 100 hommes hors de combat par le seul effet des javelines. Si les attaques et les contre-attaques ont été vivement menées, la journée passera pour avoir été chaude. Les Gallas, dans leurs guerres entre eux, se séparent après une perte bien moindre quelquefois, et le combat n'en a pas moins des résultats politiques importants; les chrétiens, cherchant davantage à s'aborder le sabre à la main, s'entretuent bien plus. Les Gallas musulmans du Wollo passent pour les plus habiles à cette tactique; ils reprochent aux cavaliers chrétiens de s'entretuer, sans discernement ni science, de se colleter en rustres avec la cavalerie, de s'aheurter contre l'infanterie, de l'enfoncer parfois, il est vrai, mais comme le feraient des goujats, par la seule et bestiale impulsion de leurs montures, sacrifiant ainsi leurs meilleurs chevaux et leurs plus braves cavaliers; et pour confirmer leur appréciation, ils rappellent les désastres sanglants qu'avec leur manière éclectique de combattre, ils ont fait éprouver aux armées des Ras du Bégamdir en particulier, ces succès ne leur ayant coûté que des pertes insignifiantes.
Cette prédilection pour une façon de combattre qui fait de la fuite un moyen essentiel, prévaut chez presque tous les peuples orientaux. Ils admirent sans doute l'homme énergique qui se pose résolument en obstacle contre un péril pour l'arrêter ou périr, mais ils admirent bien davantage celui qui, surmontant l'ivresse qu'occasionne le péril, sait ruser avec lui, c'est-à-dire disposer avec jugement et économie de ses moyens d'action. L'Éthiopien prend pour type du premier genre de courage le taureau ou le bélier, que leur énergie inintelligente et aveugle porte à exposer du premier coup, en se heurtant front contre front, le centre physiologique de leur vie; il symbolise le second par le lion, bien plus intelligent, dit-il, qui, lui, circonvient cauteleusement ses victimes, fuyasse, se flâtre et se tapit, avant de se dresser en hérissant sa crinière et d'user de sa force, sans rivale cependant; l'homme perd sa valeur, ajoute-t-il, s'il s'abandonne à l'ivresse, que ce soit celle du combat ou celle de l'hydromel.
Cette manière des Éthiopiens d'envisager la guerre est malheureusement loin d'en avoir épuré les lois et banni les brutalités, comme le prouve la coutume barbare de l'éviration; cependant, il ne faut point conclure de cette déplorable coutume à la férocité de ceux qui l'ont adoptée. Les Éthiopiens chrétiens font la guerre avec assez d'humanité, surtout si on les compare à leurs voisins musulmans, les Gallas du Wollo, les Adals, les Taltals et les Chaawis, et même aux Gallas païens et aux Changallas ou nègres, qui passent pour être moins cruels que ceux-ci.
Les Éthiopiens sont braves. Il serait peu prudent de dire à quel degré ils le sont; car si tant de races et de nations s'attribuent chacune en particulier la faculté de savoir le mieux affronter la mort, il en est heureusement peu qui n'aient quelques titres à cette supériorité, comme, heureusement aussi, il n'en est aucune qui puisse avec justice en revendiquer le monopole, tant de nations ayant été les plus braves, selon les temps, les lieux ou les mobiles!
Il semble qu'on doive ranger parmi les actes qui décèlent le plus la personnalité de l'homme, celui de défendre sa vie ou d'attaquer celle de son semblable. Bien des déguisements et des conventions tombent alors, et la discipline la plus prévoyante et la plus sévère est impuissante souvent à empêcher le combattant de déceler sa véritable nature. Quoiqu'en Europe l'art militaire, la discipline et les armes soient partout les mêmes, les diverses races européennes révèlent néanmoins par leur façon de combattre et de faire la guerre, leurs caractères, leurs aptitudes et jusqu'à leurs mœurs nationales.
On peut dire des Éthiopiens qu'ils combattent en hommes libres, surtout si on les compare aux soldats d'autres nations, dont la forte organisation militaire exige en premier lieu, comme dans les ordres monastiques, le dépouillement de la volonté propre. Si l'on veut juger les Éthiopiens d'après leurs allures à la guerre, on dira qu'ils sont rusés, pillards, formalistes, fanfarons, vains, insouciants et ardents à la fois, aventureux, susceptibles d'attachement et de dévouement, d'une sensibilité féminine, et stoïques souvent jusqu'à l'héroïsme, enthousiastes et tenaces malgré leur légèreté, peu vindicatifs, d'une obéissance facile, portés à la gaîté malgré leur fonds de mélancolie, accessibles à toutes les séductions de la forme et aimant à revêtir toutes choses de poésie, et surtout comme à enguirlander du sentiment religieux, qu'ils mêlent à tout, jusqu'aux scènes les plus meurtrières. Lorsque je leur expliquais notre manière de combattre, ils en comprenaient les terribles effets, mais nous renvoyant le reproche que leur adressaient leurs voisins les Gallas, au sujet de leur propre tactique, ils traitaient la nôtre de brutale, et ils trouvaient répréhensible que des peuples chrétiens si policés fissent tant de victimes dans leurs guerres.
—Vos fusils, disaient ils, sont des inventions maudites, qui doivent servir souvent parmi vous les desseins de Satan, lequel s'attache de préférence à pervertir la volonté des forts.
L'idée généreuse de bannir la guerre d'entre les hommes paraît être une utopie. En tous cas, jusqu'à ce qu'elle se réalise, il est bon de regarder la guerre comme la fonction la plus importante de l'homme, après celle de se procurer la subsistance; et à ce compte, le point de vue sous lequel les Éthiopiens la considèrent et l'organisent, les effets qu'elle exerce sur eux et ceux qu'ils lui attribuent méritent peut-être d'être rapportés.
On a dit en Europe que déclarer la guerre à une nation équivaut à la condamner à mort. Ce principe est celui des Musulmans, et l'on sait les rigueurs que leur inspire la victoire. Les Éthiopiens, moins barbares en théorie, disent que la guerre est presque toujours une expiation amenée par les péchés des hommes; qu'en tout cas, notre vue étant ordinairement trop circonscrite pour saisir l'ensemble des relations qui la produisent, il convient de borner l'effusion du sang au droit du talion. Ils n'admettent pas que le perfectionnement et la multiplicité des engins destructeurs, en rendant les guerres plus meurtrières, les rendent plus courtes, plus décisives et moins fréquentes. «La guerre, disent-ils, ne peut guère être déclarée ni conduite sans passion, et sous cette influence, l'homme s'arrête d'autant plus difficilement qu'il dispose de moyens d'action plus efficaces. Il est dangereux, disent-ils, d'accroître sa puissance, au point où il cesse de redouter celle de ses semblables; le sang enivre, et plus on en verse, plus on est entraîné à en verser.»
Leur organisation militaire, résultat de leur constitution féodale, fait que chaque combattant a une valeur à la fois civile et militaire. Ils prétendent qu'affaiblir ou effacer le caractère civil de l'homme de guerre est un acte immoral, qui tend à faire de lui un monstre tuant et détruisant pour le seul fait de tuer et de détruire; que la qualité de soldat ne peut être justifiée que par celle de citoyen convaincu de l'équité de la guerre qu'il fait; aussi, accordent-ils la préséance sur les engagés volontaires, à ceux qui font campagne pour acquitter un service militaire attaché à leur propriété foncière. Ils disent que les premiers sont des malfaiteurs; que leurs faits de guerre sont autant de crimes aussi injustifiables que ceux des autres sont dignes d'éloges. Ils disent que le dédoublement des fonctions de citoyen et de soldat est dégradant; que l'homme perd de sa valeur et de sa dignité en confiant à autrui le soin de le défendre, et que celui qui accepte ce soin devient un être anti-social et un instrument tout fait pour la tyrannie.
Tant que dura l'Empire, tout possesseur de terres, même ecclésiastiques, était tenu de suivre l'Empereur à la guerre; ceux dont les fonctions impliquaient l'interdiction de répandre le sang de leurs mains, devaient s'en abstenir, mais leur présence était regardée par leurs concitoyens comme une sorte de justification de la guerre. Aujourd'hui, on voit encore dans les armées des hommes qui de leur vie n'ont brandi le sabre ou la javeline, soit à cause de leurs fonctions, soit à cause de leur nature pacifique; la plupart repousseraient comme un déni de leurs droits l'interdiction de faire campagne. Un jour, quelques indigènes, après avoir écouté attentivement le récit des merveilles accomplies par nos armes sous Napoléon Ier, me dirent qu'on se bat partout et que partout on s'entre-détruit; et ils se félicitaient de ce que leur nation n'ayant pas fait de la guerre, comme les nations européennes, un métier et une science, cela ne donnait point lieu chez eux à cette distinction, qui existe chez nous, entre les initiés au métier des armes et les profanes. Chaque citoyen étant soldat reste investi du soin de sa propre défense, comme de celui de concourir à la défense de ses frères, et cette double investiture, unissant intimement la vie civile et la vie militaire, épargne au soldat comme au citoyen l'humiliation de son insuffisance, et renforce par l'idée d'une valeur double, l'idée morale que les Éthiopiens se font de cette double face de la vie de l'homme. Ils ajoutaient que malheureusement ils pratiquaient l'éviration sur le champ de bataille; mais que nous autres, en Europe, nous pratiquions une éviration morale plus désastreuse encore, en dégradant le citoyen dont nous faisons un soldat irresponsable, et en dégradant le soldat auquel nous enlevons sa qualité de citoyen. Ils avaient de la peine à comprendre qu'il pût exister simultanément chez nous un code de lois militaire et un code de lois civil.
—Dieu a donné même aux animaux, disaient-ils, les organes nécessaires pour se procurer leur subsistance, comme aussi pour la défendre; ces deux actes sont aussi légitimes et naturels l'un que l'autre. Pourquoi couper aux uns dents et griffes et les laisser pousser aux autres? C'est dangereux pour un pays. Votre mode de lever les armées peut avoir du bon; mais nos compatriotes ne l'accepteraient pas. Du reste, il faut croire que le monde entier marche à sa perte, car nous sommes en train de vous imiter avec nos bandes de wottoadders, gens sans feu ni lieu, qui ont abandonné leurs foyers et déserté leur passé pour vivre de hasards et de rapines.
Comme on l'a vu, en effet, le morcellement de l'Éthiopie en principautés rivales a donné naissance à une nombreuse classe d'hommes, qui, faisant métier de la guerre, abandonnent leurs terres, vont chercher fortune au service des Polémarques, et mettent une espèce d'amour-propre à guerroyer dans les diverses parties de l'Éthiopie. Quelques-uns reviennent prendre du service chez le gouverneur de leur province natale, et ils parviennent quelquefois à faire dégrever d'impôts leurs terres patrimoniales. La plupart meurent loin de chez eux; quelques-uns finissent par entrer en religion; d'autres se marient au loin et se fixent dans le pays de leur femme; mais le plus grand nombre périt par les fatigues ou dans les combats. Quelques-uns arrivent à une haute fortune. La plupart des Polémarques appartiennent à cette classe, de laquelle sort Théodore, le prétendu empereur actuel, malgré ses prétentions à une origine princière. Les cultivateurs perdent dans les camps leurs habitudes de travail et d'honnêteté, et comme les femmes sont admises à suivre les armées, celles des villes et des campagnes vont aussi dans les camps chercher fortune, aventures, et perdent leurs plus précieux attributs.
Les armées actuelles, composées d'hommes servant les uns pour acquitter le service imposé à leurs terres, les autres comme volontaires et pour une solde, ont donné lieu aux chefs éthiopiens d'apprécier l'influence que chacun de ces mobiles exerce sur le caractère du militaire. D'après eux, les volontaires sont les plus turbulents, les plus gais; ils résistent moins aux privations et se démoralisent plus facilement; ils font moins de cas de la vie des vaincus, mais sont moins implacables que les autres soldats; ils sont les meilleurs escarmoucheurs, mais ils désertent plus volontiers; on les entraîne plus facilement au combat, mais ils y persistent moins et passent sans transition de l'obéissance à la licence. Leur courage a plus d'éclat, mais moins de fond. Néanmoins, comme la plupart des guerres en Éthiopie sont injustes, les chefs préfèrent ces engagés, parce qu'ils se prêtent avec plus d'entrain à toutes leurs entreprises.
Comme on vient de le voir, les manœuvres sur le champ de bataille sont tout à fait élémentaires; elles sont produites par la coordination spontanée des volontés individuelles, et cette espèce d'opinion publique, expression électrique du jugement des combattants, s'est développée d'une façon surprenante. Les Éthiopiens prétendent que ce développement est des plus utiles; qu'il habitue les citoyens à coordonner promptement leurs volontés et à intimider ainsi toutes les tyranies; ils ajoutent que sous toutes les faces la vie est un combat, et qu'il faut habituer chacun à être constamment sur le qui-vive; aussi, disent-ils que le citoyen n'est complet, que lorsqu'il a fait quelques campagnes. À voir la facilité avec laquelle chefs et soldats obéissent aux impulsions collectives, on serait porté à croire que les hommes, si jaloux de leur liberté, le deviennent davantage en face de pouvoirs nettement définis, tant ils mettent de zèle à obéir aux pouvoirs impersonnels, tels que les mœurs ou l'opinion publique, et même les caprices de la mode.
Peu avant mon arrivée dans le pays, le Dedjadj Conefo, ayant fait, dans sa campagne contre les Égyptiens, quelques prisonniers parmi les troupes d'infanterie régulière, les interrogea relativement aux évolutions qu'ils venaient de faire sur le champ de bataille, et, frappé de l'ineptie de leurs réponses, il déclara leur intelligence bien inférieure à celle de ses propres soldats.
—C'est sans doute pour suppléer à leur manque d'esprit et de courage, ajouta-t-il, qu'on fait évoluer ces mécréants comme nous l'avons vu. Ils font la guerre comme un troupeau d'esclaves. À une force collective, réglée comme la leur, je préfère le désordre et l'individualité hardie de mes hommes; ceux-ci, battus sur le champ de bataille, peuvent se relever dans la vie civile; ceux-là, même vainqueurs, sont faits pour croupir dans la servitude.
Comme le soldat peut aspirer au plus haut grade, il existe dans les armées un grand esprit d'égalité, en même temps que le sentiment de la hiérarchie. Cette égalité se répercute dans la vie civile et se manifeste sans insolence d'une part comme sans bassesse de l'autre. Il n'est point de pays, quelque civilisé qu'il soit, où, à un moment donné, l'homme de guerre ne tienne la première place. En Éthiopie, les préséances sont toujours pour lui; cette estime est naturelle, sans doute, dans une société établie principalement sur des bases militaires, mais elle prend sa source aussi dans l'esprit d'indépendance qui préside à la guerre, et l'on se demande si ce n'est pas un des mérites de la discipline européenne d'enlever quelque chose de son charme à l'action de s'entre-détruire, de toutes la moins conseillable assurément, quoique la plus universellement admirée.
L'Éthiopien est svelte, souple, adroit, endurci aux fatigues, excellent piéton, quand il n'est pas bon cavalier, de peu de besoins, d'une sobriété merveilleuse et naturellement porté à la vie militaire par ses qualités comme par ses défauts. Il fuit d'instinct toutes les entraves, et autant il redoute la compression inexorable des grands entassements de combattants, autant il se déploie et joue allégrement sa vie dans les combats moins en disproportion avec son individualité.
Le combat qu'il préfère à tous, parce qu'il est plus libre d'y développer sa personnalité, est celui où l'insuffisance du terrain ou d'autres circonstances portent les chefs à n'engager qu'une partie de leurs forces. Il aime à voir les escarmoucheurs des deux armées s'épier et s'aborder en vociférant leurs thèmes de guerre. Il jette joyeusement sa toge pour revêtir quelque ornement de combat, quelque oripeau d'apparat, et se mêler aux lignes largement espacées qui s'entre-suivent et se relèvent à l'attaque. Il aime à comprendre la raison des évolutions des deux partis, à pouvoir juger des coups, à savoir sous quelle main les victimes tombent, à choisir parmi les ennemis pour venger leur mort, à conformer ses mouvements aux instincts qui illuminent ses compagnons, et à sentir le sol frémissant sous des charges de cavalerie qui viennent, comme par raffales, changer subitement la configuration du combat. Il aime à entendre, au milieu des pétillements de la fusillade, les hourras, les cris, les défis, les injures, les encouragements, les allocutions, la voix perçante des trouvères, et les sons cadencés des flûtes alternant avec les mâles et lugubres gémissements des trompettes, à savoir enfin que sur les collines, derrière leurs timbaliers battant la charge sur place, les deux chefs rivaux et les deux armées le suivent des yeux, et qu'il peut d'un moment à l'autre retourner vers son seigneur, et, jetant devant lui quelque trophée, lui dire en finissant son thème de guerre:
—Tiens, voilà ce que je sais faire!
Cette longue digression à propos de la retraite que nos 900 cavaliers effectuèrent malgré un ennemi plus du double en nombre, permettra de considérer sous leur vrai jour ce fait de guerre et ceux que nous aurons occasion de rapporter dans la suite. L'ennemi nous tua neuf chevaux; il en perdit environ autant; nous eûmes une vingtaine de blessés, mais on estima que les cavaliers gallas avaient moins souffert. Chacun des nôtres avait fait son devoir; quelques cavaliers s'étaient signalés d'une façon particulière. Comme on le pense, je n'eus pas les honneurs de cette journée; mon apprentissage de la guerre commençait à peine. Je m'étais appliqué, depuis Gondar, à relever exactement à la boussole toutes mes routes et les points saillants qui les bordaient, à régler fréquemment mon chronomètre au moyen de hauteurs correspondantes du soleil, à prendre des distances lunaires, et à faire journellement vingt et une observations météorologiques. Mais peu avant notre excursion au monolithe, notre armée étant en marche, l'approche de l'ennemi me contraignit à monter précipitamment à cheval, et en franchissant le lit rocheux d'un torrent, ma boussole de relèvement s'échappa de ma ceinture et roula sur les pierres. Au camp, je m'aperçus que le pivot de l'aiguille s'était faussé. Dès lors, mettant de côté boussole, chronomètre, sextant et écritures, je suivis sans remords mon inclination pour la vie militaire.
Cependant l'hiver débutait; nous étions au mois de juin. Durant les matinées, le tonnerre grondait fréquemment; le ciel était devenu morne, et les ondées, de plus en plus abondantes, rendaient pénible la vie de camp; aussi l'armée se montrait-elle impatiente de prendre ses quartiers d'hiver. Nous campâmes en Kouttaïe; les chefs de ce pays avaient reçu, dès l'ouverture de la campagne, l'aman du Prince, et les habitants vinrent nous vendre des chevaux, des ânes, du grain, des toges, du beurre, du miel et des poules.
Conformément à ce que le Prince m'avait dit à Dambatcha, je lui demandai à hiverner chez ces Gallas. Il ne voulut pas en entendre parler; tout ce que je pus obtenir fut de profiter des quelques jours que nous avions à rester dans le pays, pour m'installer chez un notable du district que nous occupions.
Le peu de temps que je passai à un foyer galla accrut mes sympathies pour ce peuple libre, simple et attrayant, ainsi que mon désir de le visiter plus à loisir. L'armée, inquiète relativement à la crue de l'Abbaïe, accueillit mon retour avec de grandes démonstrations de joie. La plupart des soldats me tenaient pour un conjurateur d'une puissance d'autant plus exceptionnelle que je venais de loin, et ma curiosité de visiter les Gallas n'ayant pas paru expliquer suffisamment mon absence du camp, ils avaient conclu que j'étais allé jeter dans le fleuve quelque charme théurgique.
Après m'avoir plaisanté toute la soirée sur le rôle qu'on m'attribuait, le Prince me dit:
—En tout cas, te voilà adopté par mes soldats; tu es devenu pour eux nécessaire à leurs succès, comme tu l'es à notre maison.
L'armée salua de hourras le ban réglant l'ordre de marche pour le lendemain. Le Dedjazmatch prit en personne le commandement de l'arrière-garde, composée de six à sept cents hommes. À moitié chemin de l'Abbaïe, voulant donner à de nombreux traînards le temps de rejoindre, il mit pied à terre sous un warka, et pendant que nous causions gaîment, un Galla, monté sur un beau cheval blanc, vint à portée de voix, de l'autre côté d'un profond ravin. Il nous donna le bonjour et dit:
—Ô Guoscho, Guoscho! tu vas hiverner chez toi, après avoir fait bien des veuves et des orphelins, foulé nos prairies, égorgé nos troupeaux, dont tu n'as profité que pour semer ta route de charognes; mais le Père du ciel bleu jugera entre toi et nous. En tout cas, nous ne nous reverrons peut-être pas de longtemps. Cet hiver pourrait bien te donner de la besogne ailleurs. Tu dois connaître nos aruspices; ils y voient clair et ils pronostiquent des bouleversements prochains pour ton pays. Maintenant, si tu as un brave de confiance, envoie-le-moi; je lui dirai deux mots pour toi.
Mais voyant deux cavaliers contourner le ravin pour le joindre:
—Ouais! dit-il, nous ne donnons pas nos secrets à quatre oreilles à la fois.
Et il partit au galop, nous laissant rire à notre aise.
Pendant qu'on nous amusait de la sorte, une troupe de Gallas pénétra notre ligne de marche, tua quelques traînards, en emmena une trentaine prisonniers, et disparut avant que nous pussions porter secours. En arrivant sur le lieu de l'action, j'appris qu'un de mes hommes, soldat musulman, avait été blessé en protégeant vaillamment quelques femmes.
Sur le bord d'une mare où elles avaient cru peut-être se réfugier, gisaient d'un air reposé trois victimes: un homme à barbe et à cheveux blancs, un soldat de 18 à 20 ans, et, à ses côtés, une toute jeune fille, dont la jolie figure n'avait encore rien perdu de son charme. L'ennemi l'avait complètement dépouillée, mais par un pudique hasard, l'eau trouble la recouvrait jusqu'à la ceinture. Malgré leur habitude de voir des morts, nos soldats s'arrêtèrent pour contempler ceux-ci et reprirent leur chemin, en courbant la tête, après les avoir recouverts de ramilles vertes. Cette piété pour les restes de l'homme, ce sentiment de respect envers la mort sont universels chez les chrétiens de l'Éthiopie. Quand des soldats trouvent un cadavre sur leur route, chacun dépose dessus des feuillages verts, et à leur défaut, une poignée d'herbe, de feuilles sèches, une pierre ou un peu de poussière. J'ai vu fréquemment le corps d'un inconnu, celui même d'un ennemi, disparaître ainsi sous ce linceul improvisé, sans que la troupe, accomplissant ce pieux devoir, eût presque interrompu sa marche. Cette coutume rappelle la coutume analogue en vigueur chez les anciens Grecs, qui vouaient à l'opprobre celui qui, trouvant sur le rivage de la mer le corps d'un naufragé, manquait à lui faire des funérailles. Sans cesse exposés aux retours du sort, à passer brusquement de la plus haute fortune au dénuement absolu, à la mutilation ou à la mort, les Éthiopiens, comme tous les hommes placés sous le coup d'une destinée toujours incertaine, paraissent plus accessibles au sentiment d'une véritable pitié que ceux qui se croient garantis contre les vicissitudes.
En arrivant au fond de l'immense gorge où coule l'Abbaïe, bien qu'au commencement de l'hiver, et malgré l'effet des premières pluies, nous trouvâmes la chaleur suffocante. Ymer-Sahalou avait ordre d'empêcher le passage des troupes jusqu'à ce qu'il eût rendu compte au Dedjazmatch de l'état du gué. Mais le Prince ne fut pas plus tôt sur le bord de l'Abbaïe, qu'une panique effroyable éclata.
Il faut avoir vu des amas de créatures ainsi prises de démence subite, pour se faire une idée du chaos qui en résulte. L'armée, entassée entre le fleuve et la berge, s'étendait au loin en aval et en amont, et se perdait dans les méandres. À une clameur gigantesque où tout sembla s'abîmer, succédèrent les cris perçants des femmes; des hommes abandonnant leurs armes ou leur charge, se jetaient tout habillés dans le fleuve; d'autres s'efforçaient de sauver ceux que le courant entraînait; aux abords du gué, on se harpait, on se pressait, on se battait à coups du bouclier; ici des amis se donnaient des conseils en se criant aux oreilles ou en se gourmandant, comme s'ils allaient s'entre-dévorer; d'autres luttaient violemment pour se débarrasser de l'étreinte de femmes accrochées à eux pour mourir ensemble, criaient-elles; quelques-uns s'imaginant prendre un animal par la bride, l'empoignaient résolument par la queue, s'obstinant à vouloir le faire avancer à reculons; d'autres s'asseyaient et parlaient à la terre; et au milieu de toutes ces agitations frénétiques, de chevaux cabrés, de mules et de bestiaux effarés, d'hommes, de femmes et d'enfants criant, s'entrechoquant, gesticulant, s'injuriant et tournoyant sans raison; on en voyait qui, le col tendu, les yeux hagards, circulaient à pas comptés, sans plus voir ni entendre, comme sous l'empire de quelque horrible cauchemar16. Les chefs s'égosillaient pour tâcher d'apaiser cette multitude, tandis que plus de 2,000 soldats de la garde essayaient à grands coups de talon de javeline de la faire rentrer dans son bon sens. Seul impassible, l'Abbaïe roulait ses flots fangeux. Après avoir régné six à huit minutes peut-être, cet enfer cessa presque aussi subitement qu'il s'était produit, et, par une réaction naturelle, une gaîté bruyante lui succéda.
Note 16: (retour) Ceux qui se sont trouvés dans ces paniques sont d'accord pour dire que les femmes, tout en faisant le plus de bruit, ramassent ordinairement leurs ustensiles, leurs enfants et se serrent contre les hommes, mais n'en suivent pas moins les détails du drame, avec une clairvoyance bien supérieure à celle dénotée par les hommes. Ceux-ci semblent perdre l'instinct de la propriété et la faculté d'observation, et sont surtout enclins à fuir ou à s'entre-battre. On remarque aussi que les ânes entrent en gaîté et sont bien moins accessibles à l'effroi que les chevaux, les mules, les bœufs, les chiens ou les moutons.
Plusieurs circonstances avaient prédisposé à cette panique. En causant, quelques jours auparavant, avec le Prince sur les moyens de réduire les pays Gallas, je lui dis qu'à sa place, des Européens construiraient un pont sur l'Abbaïe ou laisseraient en pays ennemi, durant l'hiver surtout, des troupes dans un camp retranché.
Ce dernier moyen lui ayant paru d'une efficacité certaine, pour réduire des populations qui mettaient toute leur confiance dans l'obstacle que l'Abbaïe oppose, durant plus de la moitié de l'année, aux communications de quelque importance avec le Gojam, il en parla à quelques chefs. Ceux-ci, craignant d'être chargés d'une pareille mission, objectèrent qu'on ne trouverait pas dans toute l'armée mille hommes qui voulussent accepter d'hiverner au milieu de païens, avec la perspective d'être privés, en cas de mort, d'une sépulture en terre chrétienne. Le Dedjazmatch renonça à regret à son dessein, mais il s'était déjà ébruité, et beaucoup des nôtres, redoutant le caractère entreprenant de leur chef, s'imaginèrent que le retard extraordinaire qu'il apportait à rentrer en Gojam, provenait de son désir secret de trouver l'Abbaïe infranchissable. Il en résulta que quand les timbaliers du Prince débouchèrent sur le franc-bord, l'armée qu'Ymer avait empêchée à grand'peine de commencer le passage, s'était attendue à leur voir prendre le gué; mais le Prince ayant dit qu'il traverserait le dernier, les timbaliers remontèrent un peu la berge, pour se mettre à l'ombre, et l'idée que le passage était remis s'était emparée comme un éclair de la multitude.
En atteignant la rive du Gojam, les fusiliers de l'avant-garde déchargèrent leurs armes; on en fit autant de notre côté, et la fusillade roula comme au début d'une bataille. Nous étions à l'époque où les fièvres, très-souvent mortelles, sévissent sur les bords de l'Abbaïe, comme dans beaucoup d'autres kouallas; et le commun des Éthiopiens prétend que les djinns, ministres ordinaires de cette maladie, s'enfuient au bruit des décharges et surtout à l'odeur du soufre, qui leur est antipathique. Cet axiome démonologique leur explique suffisamment le fait, admis du reste par beaucoup d'Européens, de l'assainissement par suite de la perturbation atmosphérique qui succède à des décharges d'artillerie. Beaucoup de soldats se traçaient une croix sur le front avec de la poudre délayée, afin d'éloigner sûrement les esprits malfaisants, tant par la vertu du soufre que par celle du symbole du christianisme. Un large courant d'hommes s'établit le long du gué; vers le milieu du fleuve, ils avaient de l'eau jusqu'au menton; et afin de n'être pas soulevés par le courant, plusieurs chargeaient leurs épaules d'un compagnon, d'une femme ou de bagages. Pour obvier à l'insuffisance du gué, les plus impatients se réunissaient par bandes de trois à quatre cents, et serrés les uns contre les autres, ils traversaient le fleuve un peu en amont, escortés par des files de nageurs. Le passage, commencé un peu avant midi, dura jusqu'à la nuit. À mesure que le jour baissait, les crocodiles multiplièrent leurs attaques; timides ordinairement quand les eaux sont claires, ils s'enhardissent lorsqu'elles sont limoneuses, et s'approchent alors de leurs victimes sans être vus. Cette fois, ils attaquèrent même des hommes qui puisaient de l'eau sur les bords.
Chacun de ces accidents était signalé par de grandes clameurs. Le Dedjazmatch passa l'un des derniers, monté sur son cheval de combat et entouré de nageurs battant l'eau avec des bâtons, tandis que l'armée poussait de grands cris pour éloigner les crocodiles et les ondins. L'obscurité venue, on voyait encore quelques nageurs traversant le fleuve, une torche allumée ou un tison à la main: autre moyen usuel d'effrayer les crocodiles et les esprits. Nous perdîmes une quarantaine d'hommes entraînés par le courant et seize enlevés par les crocodiles; nous recueillîmes cinq hommes qui n'étaient que mordus. Nous perdîmes aussi quelques bagages, des bêtes de somme, des mules et même quelques chevaux de combat. Bientôt, le mouvement et le vacarme cessèrent; les feux à perte de vue indiquaient seuls la présence de nos multitudes endormies, aux grondements des eaux du fleuve. Le niveau de l'Abbaïe s'éleva, vers la fin de la nuit, comme pour justifier l'inquiétude générale relativement à l'imminence de cette crue complémentaire; les sous-bermes et les cours d'eau qui se jettent dans l'Abbaïe se forment ou grossissent souvent avec une instantanéité telle, qu'ils surprennent jusqu'à des panthères, des lions ou d'autres animaux sauvages, et les roulent jusqu'au fleuve. Quelques heures plus tard, il eût fallu peut-être se résigner à hiverner en pays Galla, où, vu la saison et la difficulté de se procurer des subsistances, la plus grande partie de notre armée aurait probablement péri par les intempéries, les privations ou le fer de l'ennemi.
Le lendemain, dès l'avant-jour, l'armée se déroula en serpentant sur les longues et raides montées qui mènent au plateau du Gojam. Le premier hameau que nous atteignîmes était groupé autour d'une église dédiée à saint Michel. Pour la saluer, les cavaliers, un pied à l'étrier, de l'autre touchaient la terre en passant; d'autres stationnaient aux abords, le temps de faire une prière; hommes et femmes remerciaient Dieu à haute voix de les avoir ramenés en terre chrétienne; les femmes surtout lui parlaient avec une familiarité affectueuse, parfois touchante. Il est probable que toutes ces démonstrations n'étaient point aussi épurées qu'il l'eût fallu, qu'il s'y mêlait dans bien des poitrines des pensées d'un ordre plus mondain que céleste: le réveil d'affections égoïstes, l'espoir de s'abriter au foyer contre les pluies de l'hiver, d'intéresser la veillée par les récits de l'expédition accomplie; mais il faut croire aussi que pour plusieurs l'idée de la bonté providentielle se dégageait de toute préoccupation terrestre.
Comme il arrive à la fin d'une expédition, lorsque le stimulant de l'imprévu et du danger a disparu, l'entrain s'était affaissé; bêtes et gens, tous s'abandonnaient à la fatigue. Notre marche et notre campement eurent lieu pêle-mêle, les mille soins de la vie des camps étaient négligés; malgré une pluie pénétrante, beaucoup de soldats, plutôt que de se construire une hutte, se pelotonnaient à plusieurs sous quelque abri portatif ou se recoquillaient sous leur bouclier. Des chefs ne purent retrouver leurs tentes, d'autres leurs provisions ou leurs gens de service; on pataugeait dans la boue, on se cherchait, on s'entre-appelait de tous côtés. La tente du Prince fut assiégée de messagers, accourus de toutes parts pour l'informer des événements survenus durant notre absence. On m'apprit que le sommier portant ma tente s'était abattu et avait dévalé toute une montée.
—Sais-tu dormir quand tu n'as pas dîné? me dit le Prince. Je doute que nous trouvions à manger ce soir, car tout le service du gobelet est encore en route, et les drôles s'abriteront sans doute dans quelque village. Cette pluie va durer toute la nuit; tu resteras avec moi; nous causerons pour chasser la faim et le froid.
Il faisait nuit, lorsque les gens d'un gouverneur des environs, resté pour garder le pays, arrivèrent chargés de provisions de bouche pour le Prince. Leur maître, retenu chez lui par une ophtalmie, demandait que j'allasse lui donner quelque remède.
—Va, va, me dit le Prince, je voudrais pour ce soir n'être pas Dedjazmatch, et avoir tes recettes, afin de me reposer, moi aussi, chaudement et bien repu.
Après environ une demi-heure de marche, je mis pied à terre devant une grande et confortable maison. On s'empressa autour de moi; le gouverneur fit sortir son cheval favori de sa stalle, pour y mettre le mien, et me jeta sur les épaules une de ses toges, la mienne étant trempée de pluie; on approcha un large brasier bien ardent, puis une table bien servie. Mon hôte se crut largement payé de son hospitalité par un collyre, qui heureusement fut efficace; moi, je me considérai son débiteur, et nous mîmes à profit dans la suite, plus d'une occasion de nous obliger.
Je rejoignis le Prince le lendemain, avant le boute-selle. Il venait d'être prévenu officieusement de la mort de son allié le Dedjadj Conefo, Polémarque du Dambya et de l'Agaw-Médir. Le conseil, réuni sur-le-champ, était d'avis d'hiverner à Goudara, bourgade située sur les confins du Damote et de l'Agaw; car, de là, nous serions à même de surveiller les chefs remuants de cette dernière province, et d'influer sur les événements en Dambya.
Dès la montée de l'Abbaïe, les contingents de volontaires et d'auxiliaires étaient partis pour chez eux; un ban fut publié pour désassembler l'armée, et, chef d'avant-garde, seigneurs censiers, haubergiers, bénéficiers, hobereaux, francs tenanciers et vassaux à tous les degrés se dispersèrent rapidement. Les chefs de bandes se rendirent avec leurs soldats dans les quartiers désignés pour leur subsistance d'hiver, et le Prince, ne gardant auprès de lui que quelques familiers et trois ou quatre mille hommes, tant fusiliers que cavaliers et rondeliers, s'achemina vers Goudara. La pluie commençait vers le milieu du jour, nos étapes étaient très-courtes. Nous nous arrangions de façon à arriver de bonne heure à des villages bien pourvus, où nous logions chez l'habitant; et quoique la présence du Prince ne contînt qu'imparfaitement les exactions des soldats, les paysans les subissaient ordinairement en témoignant cette satisfaction étrange que dénotent certaines femmes lorsqu'elles sont battues par le mari qu'elles aiment. Notre cortége se grossissait de plaignants, de notables, de riches trafiquants munis de présents, d'hommes âgés ou infirmes, soldats en retraite, de vieilles femmes titrées, de clercs, de rimeurs et chanteurs ambulants, enfin de ces happe-lopins et parasites de toute sorte qui grouillent autour des Éthiopiens puissants; tous accouraient pour complimenter le Prince sur son retour. Dans le Damote, malgré les pluies, le clergé des paroisses voisines de notre route se portait sur notre passage pour bénir le Dedjazmatch et lui chanter des hymnes en guez; des troupes de paysans se présentaient la poitrine et les épaules découvertes; des chœurs de jeunes filles, coryphées en tête, chantaient des villanelles en battant des mains et en se balançant en cadence; derrière elles, les matrones poussaient le cri de joie plaintif particulier au pays; et, comme pour narguer les cantilènes de ces filles des champs, nos chanteuses et improvisatrices en titre, effrontées commères qui venaient de faire campagne avec nous, glapissaient leurs plus bruyantes vocalises. À quelques milles de Goudara, le Misil-Énié ou lieutenant Sakoum Guébré Kidane, laissé à la garde du Damote, vint au devant de nous, à la tête d'une troupe de sept à huit cents hommes, précédée par des joueurs de flûte.
Le Prince mit pied à terre au fond d'un pavillon oblong, ressemblant à une vaste grange et consacré aux grandes réunions. Les huissiers du lieutenant s'emparèrent des portes, et pendant qu'ils faisaient entrer les convives selon leur importance, les timbaliers se rangeaient sur la place; les écuyers tranchants gourmandaient et encourageaient tour à tour les bûcherons qui abattaient une dizaine de bœufs; les hâteurs de rôt attisaient de grands feux et disposaient la braise pour les grillades, et les comptables de la viande surveillaient le dépècement, écartaient à coups de verge pages, soldats et chiens faméliques. On se poussait aux portes, sur la place; partout on s'ébattait, on riait, on criait, on était content, et au-dessus, comme un dais tournoyant, planaient d'innombrables oiseaux de proie, faucons, buses, éperviers ou émouchets, qui sifflaient de joie aux apprêts saignants de cette bombance. Lorsque quelques centaines de convives furent entassés autour des tables surchargées de pains et flanquées de distance en distance de distributeurs debout, et que les divers serviteurs bachiques, dégustateurs, transvaseurs, échansons et comptables, avec leurs blanchets, vidercomes, carafons, hanaps, cratères, gamelles, calebasses et tout l'attirail hétérogène de la boisson, se trouvèrent à leur poste, auprès des jarres d'hydromel, grandes à pouvoir noyer trois ou quatre hommes, les timbaliers firent entendre la batterie d'usage; une soixantaine de cuisinières défilant, majordome en tête, vinrent déposer sur les tables des mets fumants, et alors commença un festin qui se prolongea bien avant dans la nuit, et qui formait comme la clôture de cette campagne contre les Gallas.
MAISON MILITAIRE ET CIVILE D'UN DEDJAZMATCH.
Le petit bourg de Goudara consistait en une quarantaine de grandes huttes rondes, groupées à mi-côte sur le flanc oriental d'un roidillon couvert de rochers noirs, durs, criblés de trous et hérissés de pointes aiguës. Quelques huttes, irrégulièrement échelonnées, comme si elles gravissaient la côte, aboutissaient à un terre-plain sur lequel s'élevait, au milieu d'un bouquet de grands et beaux arbres, l'église entourée de son cimetière. L'extrémité nord de la colline, défendue par un fossé rocheux, se termine par une étroite plate-forme sur laquelle se trouvaient les divers bâtiments composant la demeure du Prince et de sa femme, dont l'habitation était entourée d'un clayonnage épineux. Le reste de la plate-forme suffisait à peine aux communs, à quelques huttes de gens du service, et à une cour devant le grand pavillon de festin, en face duquel une petite rampe tortueuse, composée d'un culbutis de rochers en escaliers, conduisait au pied du roidillon, où se trouvaient les cases des officiers, des soldats et du personnel en service permanent; puis, dans toutes les directions, une quantité de huttes, cases et cassines vides, attendant leurs propriétaires, dispersés en subsistance ou dans leurs fiefs, formaient comme une petite ville.
Il est à présumer qu'un géologue expliquerait par le voisinage d'un ancien volcan la configuration du sol de Goudara, et la nature de ses rochers ressemblant à des scories. Les indigènes, eux, se contentent de la tradition locale, selon laquelle la plate-forme, les fossés et la rampe seraient l'ouvrage de Ahmet-Gragne: surpris par la nuit, lorsque fuyant avec une poignée de soldats devant une armée ennemie, il aurait roulé en un tas, et disposé comme on les voit, les rochers des environs, afin d'abriter son sommeil. En tout pays, comme par une tendance invincible vers cet avenir qui lui permettra de se jouer en maître de ce qui lui fait obstacle aujourd'hui, l'homme se complait à créer des personnalités plus grandes que nature; s'il manque de héros, il en invente; s'il s'en présente, il les grandit d'attributs merveilleux et les encadre de tout ce qui lui paraît extraordinaire. Novice au milieu de la création, sa fiction se joue d'abord de la matière et de ses empêchements; jusqu'à ce qu'un jour la connaissance des lois impérieuses qui la régissent, le porte à se réfugier dans le domaine spirituel, où il trouve des attributs dont il grandit et transfigure les natures d'élite qui excitent son admiration. C'est ainsi que les légendaires éthiopiens, rapportant au héros musulman du Harar jusqu'aux accidents de leur sol convulsionné par les volcans, l'ont grandi au point d'en faire comme le géant traditionnel de leur histoire.
Autour de Goudara, le pays est doucement accidenté, boisé et fertile; on découvre, à l'Est, les collines qui entourent la source de l'Abbaïe, et les paysages sont à la fois riches, placides et austères. Nos chevaux et nos mules allaient se ravigourer dans de plantureux pâturages, noyés d'eau pendant l'hiver et réputés, avec raison, pour refaire promptement les animaux épuisés. Les communications étaient sûres, aucun chef rebelle n'infestait les routes; la présence d'innombrables troupeaux nous promettait le beurre et le laitage à profusion; l'Agaw-Médir, tout voisin, devait nous fournir à bas prix un miel réputé pour ses parfums, ainsi que des moutons et des bœufs à la chair savoureuse; les récoltes avaient été d'une abondance exceptionnelle; toutes les conditions matérielles enfin nous garantissaient le repos et le bien-être.
Je fus logé dans une grande case située entre la maison du Dedjazmatch et celle de la Waïzoro-Sahalou, sa femme. Cette case avait été construite avec recherche, dans la pensée qu'elle leur servirait de lieu de réunion. La Waïzoro, qui nous avait devancés à Goudara, reprit, à mon égard, ses attentions bienveillantes: matin et soir, elle faisait prendre de mes nouvelles, et s'informait de ce dont je pouvais avoir besoin. La plupart des chefs étant dispersés dans leurs investitures, le Prince vivait moins entouré. Dès le chant du coq, il donnait audience aux appelants, aux plaignants et réclamants de toute sorte; puis, il expédiait quelques affaires avec ses Sénéchaux, déjeunait et employait à ses loisirs le reste de la journée; deux fois par semaine seulement il tenait son plaid. Je commençais à parler l'amarigna, et à me passer d'interprète; mes relations avec le Dedjazmatch devinrent plus fréquentes et plus intimes; j'étais régulièrement de ses repas et de ses veillées; le reste de mon temps était pris par des visiteurs, la lecture et les soins à donner à mon cheval, qui partageait ma demeure et que je souhaitais de pouvoir manier de façon à faire honneur à celui de qui je le tenais.
Nous étions à l'époque de la révision annuelle des investitures. Pour bien apprécier l'importance de cette mesure dont la portée est à la fois politique, administrative et domestique, et en faire ressortir l'esprit, il est bon de revenir brièvement à ce qui a été dit relativement à la transformation des constitutions éthiopiennes.
Lorsque les Atsés voulurent constituer leur puissance comme celle des Empereurs byzantins, ils durent d'abord substituer au droit national, qui répartissait les pouvoirs, le droit byzantin, qui les concentrait, et ils prirent pour complices les Likaontes et ceux qui formaient avec eux le haut tribunal, ainsi que ces hommes faisant en quelque sorte partie du clergé, qui avaient grandi dans ses écoles, et qui, sous la dénomination de clercs, servaient de chantres aux offices, remplissaient dans l'église tous les services qui n'exigeaient pas l'ordination, et fournissaient les professeurs de grammaire, d'histoire, de théologie, de philosophie et d'autres sciences tombées aujourd'hui en oubli. Enfin, comme il leur fallait aussi le glaive, ils intéressèrent à leur complot les Polémarques, expression de l'élément militaire.
C'était, certes, un dessein hasardeux que celui de cette poignée d'hommes entreprenant d'enlever à une nation le droit qui faisait sa vie, et dont chaque citoyen était le défenseur naturel, puisqu'il y puisait la raison de son importance. Mais la victoire devait rester au petit nombre, qui formait la partie la plus instruite de la nation, et qui avait le plus d'ensemble et d'unité de vues.
Les clercs, par leur enseignement, semèrent adroitement les équivoques, pervertirent la raison publique, le sentiment des rapports des droits et des devoirs, et, en troublant la croyance religieuse, ils relâchèrent le dernier lien capable de relier les hommes, que l'intérêt tend trop souvent à désunir.
Tantôt par la ruse, tantôt par la violence, ils désagrégèrent la société et pénétrèrent dans toutes ses parties. Les Empereurs, ne pouvant détruire la famille, la désorganisèrent. Ils se substituèrent à la commune, qu'ils laissèrent subsister de nom, mais comme mécanisme fiscal, et ils firent de même de la province. À l'exemple des Romains, dans la Gaule, ils concentrèrent l'autorité dans les cités: le camp du Polémarque, quoique mobile, prit le nom de Kattama, qui veut dire cité, et les villes furent désignées par un nom qui veut dire paroisse. Comme dans tout gouvernement despotique, de l'aristocratie éthiopienne il ne resta bientôt plus qu'un simulacre représenté par des titres, humiliants pour ceux qui les portaient légitimement, puisqu'ils ne constataient plus que leur déchéance, dégradants pour ceux qui les devaient à la seule volonté du Prince ou à d'autres sources illégitimes.
Le peuple éthiopien a perdu la connaissance des longues et sanglantes vicissitudes de la lutte qu'il a soutenue contre le droit impérial; mais il en a conservé le sentiment, et, d'accord avec les rares traditionnistes en état de relater aujourd'hui les principales phases de cette sombre histoire, il accuse les clercs d'avoir pris la part la plus importante dans le grand bouleversement social qui a amené sa décadence. Il s'est réfugié dans les mots, recours ordinaire des faibles et des vaincus, et il a converti en injure le mot de Debtera qui signifie clerc, et qui implique aujourd'hui l'idée d'un homme instruit, subtil, mais rusé et le plus souvent voué à l'esprit du mal.
Cependant, les Atsés, dans leur toute-puissance, devinrent la proie des soupçons et des inquiétudes, maux ordinaires de la tyrannie. Quoique mutilées et enchaînées, la famille, la commune et la province soubresautaient encore; elles pouvaient se redresser. La confiance entre gouvernants et gouvernés avait disparu; les Atsés ne conférèrent plus l'autorité sous la seule garantie de la foi jurée. Ils la répartirent à courte échéance et la déplacèrent incessamment, tant ils craignaient qu'elle ne prît racine ailleurs qu'au pied du trône. En conséquence, ils soumirent à une révision annuelle toutes les charges et toutes les fonctions, à quelque degré qu'elles fussent. À l'esclave de la veille ils donnaient le commandement, reléguant parfois le maître à n'importe quel bas rang, et, comme les défiances surgissaient jusqu'autour du foyer impérial, ils soumirent à la révision leur personnel domestique. Leurs valets, les plus infimes serviteurs, leurs pages, leurs parents, leurs concubines, nul ne prenait rang, qualité ou position, qu'en passant sous le joug périodique de la volonté du maître. Les Polémarques, qui se sont partagé les lambeaux de l'Empire et dont l'autorité est encore plus illégitime et plus précaire que celle des Empereurs, gouvernent comme eux, et pour les mêmes raisons; et, chaque année, ils font la révision de toutes les investitures émanant d'eux; tous leurs subordonnés font une opération analogue, chacun dans le rayon de son autorité. On comprend la crise qu'amènent ces désagrégations et réagrégations périodiques: tous les pouvoirs sont déposés, et le gouvernement reste comme suspendu pendant quelques jours.
Au point où l'ont réduit ces malheureuses transformations politiques, il n'y a aujourd'hui dans le pays que deux catégories de citoyens: celle qui comprend le clergé, les cultivateurs, les trafiquants et les industriels, et, au-dessus, celle des hommes de guerre, qui exercent le pouvoir. Ceux-ci exploitent, pressurent, ruinent la portion stable et foncière. Les citadins et les cultivateurs surtout s'épuisent à subvenir aux besoins d'une population errante de gens de guerre oisifs, turbulents et dépensiers, investis annuellement par le Polémarque du droit de pressurer des vassaux, et les traitant d'autant plus âprement que leur autorité est révocable et passagère.
L'Empire éthiopien était divisé en polémarchies, diverses par leur étendue et leur importance, et conférant à celui qui en était investi un titre de polémarque, celui de Ras, de Dedjazmatch ou autre. On a vu que ces Polémarques n'étaient à l'origine que des chefs militaires, qui, sitôt la campagne finie, ne conservaient que des pouvoirs insignifiants. Conformément à l'us féodal, qui veut que la terre confère sa valeur à l'homme, depuis la chute de l'Empire, ceux qui ont pris possession de ces polémarchies, n'importe par quels moyens, ont pris en même temps les titres et les insignes honorifiques dont étaient revêtus leurs prédécesseurs régulièrement investis.
Pour devenir Polémarque, il suffit d'être investi d'une polémarchie par un Polémarque d'un ordre supérieur dont on devient le vassal, ou bien il faut s'être emparé par la force d'une polémarchie. Les mœurs militaires veulent que, dans le cas où un homme qui n'est pas encore Polémarque s'empare d'une polémarchie, il n'en prenne le titre qu'après s'être rendu maître des timbales de son rival ou de celles d'un autre Polémarque. Les titres de Ras, Dedjazmatch et autres Polémarques sont à la fois des dignités et des grades; ils sont personnels, indélébiles, et ne peuvent se transmettre sans la terre qui les confère. Dans la confusion actuelle des pouvoirs, la dignité de Polémarque s'acquiert le plus souvent par des moyens violents, et les provinces de l'ancien Empire constituent aujourd'hui de petits États dont les uns sont indépendants, et les autres vassaux. Tel Ras ou tel Dedjazmatch a commencé par détrousser sur les grandes routes. On peut dire cependant que la plupart de ceux qui sont arrivés à ces dignités appartiennent à des familles de notables et souvent de princes. Tout Polémarque vassal d'un autre relève de l'investiture annuelle de son suzerain. Les Polémarques indépendants ne relèvent que de la force.
Lorsque la révision annuelle a lieu dans la maison d'un Dedjazmatch, les deux Blaten Guétas ou Sénéchaux, l'Azzage ou Biarque, et les divers comptables se réunissent en présence du Dedjazmatch pour contrôler le budget de l'année écoulée, établir celui de l'année qui s'ouvre, vérifier le cueilleret, inventorier les ressources extantes, faire le recensement des seigneurs et autres gens de guerre détenteurs de fiefs et de ceux qui servent moyennant paye en argent ou en nature, relever le nombre des pensions à servir et des charges ecclésiastiques dont la nomination relève du Prince; éplucher les écroues et jusqu'aux dépenses les plus minimes du service particulier. C'est l'époque décisive pour les gouvernants et les gouvernés; le réveil des ambitions et des brigues; le moment des désertions et des rébellions, des élévations et des abaissements subits. Les malversateurs, les inconstants, ceux dont l'ambition désespère, les méfiants, les mécontents et les aboyeurs déguerpissent pour se réfugier dans les villes d'asile, ou se constituer en révolte ou passer au service d'un autre maître. De leur côté, les habitants de hameaux, de villages entiers, s'apprêtent à émigrer, en apprenant que tel seigneur réputé pour ses maltôtes sollicite l'honneur de les avoir pour vassaux.
Pour bien diriger ce mouvement de désagrégation et de reconstitution générale, les Polémarques ont besoin de déployer toute l'intelligence, le tact, la connaissance des hommes et la fermeté dont ils sont doués. Demeurer impénétrable, surveiller ceux qu'ils comptent faire déchoir et ceux dont ils ne pourront satisfaire l'ambition, prévenir les mécontents, concilier les rivaux, faire accepter les nouveaux fonctionnaires, encourager et récompenser les dévoûments, sévir avec adresse contre les prévaricateurs, enlever aux Polémarques voisins des serviteurs dont le concours leur paraît désirable, satisfaire enfin tous ces affamés d'honneurs, d'avancement et de mieux-être, toujours enclins à se croire lotis au-dessous de leur mérite; faire sourdre dans tous les rangs les espérances, et imposer à tous: telle est la tâche difficile qu'ils ont à accomplir.
Après avoir présidé aux vérifications préliminaires, le Dedjadj Guoscho avait l'habitude de régler avec son confesseur les affaires de sa conscience, et de vivre ensuite dans une retraite absolue. Deux pages seulement faisaient le service de nuit et de jour; un ancien page de son père, le Chalaka Maretcho, chef des huissiers du service intime, gardait sa porte et servait d'intermédiaire entre lui et ses sujets, dont aucun n'était plus admis en sa présence. Il ne recevait même plus sa femme, que son intelligence remarquable et son esprit remuant portaient volontiers à s'immiscer dans les affaires. Il confiait alors à son Grand Sénéchal le soin de rendre en son nom les décisions judiciaires d'urgence, et son confesseur était seul admis à partager ses repas. Après avoir ainsi passé quelques jours, recueilli et inaccessible, au milieu du déchaînement des passions les plus actives de ses sujets, il nommait d'abord, conformément à l'antique coutume du Damote, le page porte-aiguière, dont la fonction, regardée comme la plus humble parmi celles des pages, consistait à lui verser l'eau pour se laver les mains avant et après les repas. Ce petit fonctionnaire avait le droit de s'asseoir au bas-bout de la table, en face du Prince et à côté des plus grands seigneurs; en campagne, il devait porter le bassin et l'aiguière de cuivre qui représentaient tout son domaine. Le Prince décidait ensuite des nominations aux grandes charges; le Chalaka Maretcho transmettait à mesure à un timbalier, en permanence sur la place, les noms des titulaires et les formules d'investiture, que celui-ci rendait immédiatement officielles par ban. Ceux que le Prince voulait priver de leur liberté étaient subitement arrêtés, soit au camp, soit dans leurs fiefs, par les centeniers les plus énergiques de la garde. Les nominations terminées, c'était avec une joie d'enfant que le Prince rouvrait sa porte à ses commensaux ordinaires et à ses familiers. Les nouveaux grands dignitaires et ceux qui avaient été confirmés dans leur poste venaient ensuite faire leurs baise-mains et recevoir en cérémonie leur cotte-d'armes d'investiture. La plupart des Polémarques avaient au contraire l'habitude, en ces occasions, de s'entourer de leurs familiers et de leurs conseillers, ce qui donnait lieu à des intrigues et à des divisions. Le Dedjadj Guoscho disait qu'un chef devait recueillir incessamment, pendant le cours de l'année et au milieu du calme des esprits, les éléments de ses décisions annuelles, et que le moment venu de les prendre, il fallait éviter jusqu'aux influences de ses amis, qui apportent toujours dans leurs conseils leurs passions et leurs faiblesses; qu'il lui était déjà malaisé d'imposer silence aux siennes, et qu'il ne voulait point commettre l'équité de ses résolutions au conflit des intérêts de ceux même qu'il aimait le plus.
La maison d'un Dedjazmatch se compose ordinairement des fonctionnaires suivants:
Le Fit-worari (envahisseur en avant), ou chef d'avant-garde. Cet officier, le plus important en temps de guerre, devance l'armée avec ses propres troupes; il établit son camp à une certaine distance en avant de celui de son suzerain, dont il a le soin de choisir et de désigner d'abord l'emplacement; il a droit de dresser pour lui-même et pour ses principaux chefs des tentes blanches. Le jour d'une bataille, il est souvent chargé d'engager l'action, sinon, réunissant ses soldats à ceux de son maître, il a de droit le commandement d'une des ailes; il commande aussi les expéditions importantes que le Prince ne conduit pas en personne. Il a place au conseil, et il propose à l'agrément du Prince les noms de ceux qui, adjoints aux conseillers ordinaires, composent le grand conseil de guerre. L'importance de sa dignité équivaut à celle du Grand Sénéchal, auquel pourtant il cède le premier siége. En pays ennemi, il jouit de certains priviléges de maraude et droits de prise; il a droit aussi à une part des tributs en pays nouvellement conquis. Lui seul, après le Polémarque, a le droit d'envoyer des espions auprès de l'ennemi; pour tout enfin, il communique directement avec le Polémarque sans l'intermédiaire même du Grand Sénéchal. Son grade entraîne l'investiture de fiefs considérables, qu'il répartit entre ses vassaux; il prélève en outre diverses perceptions qu'amoindrit ou multiplie la volonté du Prince lors de l'investiture. Le Fit-worari du Damote devait être suivi d'environ 2,000 hommes de guerre, ses recrues personnelles, et un nombre égal de vassaux directs du Dedjazmatch était mis sous ses ordres.
Lorsque l'armée commence un mouvement de retraite, le Fit-worari est chargé de le couvrir, à moins que le Dedjazmatch ne prenne ce soin en personne; et si la retraite dure plusieurs jours, l'arrière-garde est composée des vassaux les plus importants et des bandes particulières du Polémarque désignées à tour de rôle. On choisit pour ce poste de chef d'avant-garde un brillant cavalier, connu par son courage et ses libéralités envers les hommes de guerre, chef vigilant, âpre au pillage comme au combat, et rompu aux ruses de la guerre. À sa nomination, le Polémarque le revêt publiquement d'une cotte-d'armes en soie, identique par sa forme à celle que nos chevaliers portaient par dessus leur armure.
Le Blaten-Guéta (seigneur des errements), ou Grand Sénéchal, espèce de procurator regius, grand maître de la maison. La nomination à cet office entraîne pour le titulaire l'investiture d'un fief très-important et lui confère le premier siége au Conseil, ainsi que des droits de perception considérables sur les impôts, les nominations aux offices, les frais et amendes judiciaires, et enfin, comme l'indiquent les assises de Jérusalem, il a autorité sur toutes les recettes de la maison de son suzerain; ce qui lui permet d'intervenir dans toutes les ramifications du pouvoir de son seigneur. On choisit pour cet office un homme d'âge, de bon conseil, savant feudiste et habile administrateur. La plus lourde responsabilité pèse sur lui: il est chargé de l'expédition de la plupart des affaires journalières; aussi sa demeure est-elle constamment assiégée par des postulants. Il jouit de ses grandes entrées, mais ses occupations laborieuses ne lui permettent que rarement d'en profiter; en revanche, des messagers vont et viennent continuellement de sa demeure à celle du Polémarque. Sa charge, la plus lucrative de toutes, le met à même de thésauriser; il enrôle pour son compte de sept cents à douze cents combattants. Il campe sous une tente blanche à l'arrière-quartier du camp. À sa nomination, il est aussi revêtu d'une cotte-d'armes en soie.
Le Tekakin Blaten-Guéta (Blaten-Guéta des choses secondaires), ou Sénéchal ordinaire, lieutenant du précédent. Ses profits et droits de perception sont plus limités que ceux de son supérieur; il a une place au Conseil, reçoit l'investiture d'un grand fief, et, à sa nomination, il est revêtu aussi d'une cotte-d'armes en soie. Il jouit des grandes et des petites entrées, et il voit le Polémarque bien plus fréquemment que ne le fait son supérieur, auprès duquel il campe sous une tente blanche. En Damote, le fief de ce fonctionnaire lui permettait d'entretenir de deux cent cinquante à quatre cents soldats, dont environ un quart de cavaliers, et une dizaine de francs-tireurs.
Le Moulla-Bet-Azzage (ordonnateur de toute la maison), ou Biarque, intendant général des vivres. Les panetiers, les boutilliers, les écuyers tranchants, les dégustateurs, les contrôleurs et les porteuses de l'hydromel, les sommiers, les gardiens de la pourvoirie, les cuisinières, les boulangères, les mouleuses, toutes les servantes de la cuisine, les femmes qui brassent la bière, celles qui délayent le miel pour l'hydromel, celles qui travaillent aux ouvrages de vannerie, les fileuses, enfin presque toute la domesticité proprement dite reçoit directement des ordres de lui. Il s'entend avec les deux sénéchaux pour distribuer les subsistances à tous ceux dont l'ordinaire a été fixé par le Polémarque; il veille à tous les approvisionnements de bouche et à l'entretien du parc de vaches laitières et d'animaux pour la boucherie. Il est chargé des rations, de l'habillement et de la paye de tous les gens de service. Il est gouverneur des terres domaniales, et perçoit le tiers des amendes ou frais judiciaires qui proviennent des procès entre leurs habitants.
Il est aussi investi d'un fief important et revêtu d'une cotte-d'armes en soie; il prend place au Conseil et au Lit de justice, où il siége à côté des sénéchaux. En outre des perceptions diverses que lui concède le Polémarque, il cumule une quantité de petits profits sous-entendus. Aux jours de festin, une longue verge à la main, et revêtu de sa cotte-d'armes, il se présente en cérémonie, suivi de tous les officiers de bouche et de leurs valets portant sur la tête les corbeilles de pain, des cuisinières avec leurs plats fumants, et d'une file de femmes chargées d'amphores d'hydromel, pendant que les timbaliers battent à la ripaille. Debout à l'extrémité de la table, il dirige l'ordonnance jusqu'à ce que le Dedjazmatch ait fini de manger; alors il donne le signal à l'échanson en chef de faire verser l'hydromel, et il s'assied ensuite au fond de la salle, d'où il surveille tout le service. La plupart des gens de la domesticité campent autour de sa tente blanche, dont la place est fixée derrière les timbaliers, qui s'établissent toujours en face de la tente du Dedjazmatch. L'Azzage du Damote entretenait pour son propre compte de trois cents à huit cents combattants. Il s'entend avec son maître pour la nomination de plusieurs contrôleurs qui ne relèvent que de lui et qui ne jouissent, du reste, que d'une très-petite considération. Il a ses grandes et petites entrées, et la faculté de prélever une quantité de petits profits qui rendent sa charge presque aussi lucrative que celle du Grand Sénéchal. Cet officier a un lieutenant nommé par le Dedjazmatch, lequel lieutenant peut n'être pas investi d'un fief, et en ce cas son entretien et sa paye consistent en certaines dîmes sur les approvisionnements.
Le Moulla-Bet-Beudjeround, ou Trésorier général et Maître de la garde-robe. Il est chargé de la garde de toutes les valeurs-meubles, de l'argent, des bijoux, des objets de parure, de toilette et des armes personnelles du Dedjazmatch. Il a aussi le dépôt des raisins secs, du vin et de l'eau-de-vie que fournissent en impôts certains fiefs désignés, les octrois des villes, des marchés, et sur lesquels il prélève pour lui-même un dixième; il perçoit un tant par cotte-d'armes dont son maître revêt ses dignitaires, comme aussi par chaque décoration honorifique donnée à un homme de l'armée. Il perçoit encore un dixième de tous les impôts payés en or, en argent ou en sel, comme aussi un tant sur le pesage de l'or et sur tous les cadeaux qui sont offerts au Prince et dont la garde lui est confiée. Il jouit encore de plusieurs autres droits que leur multiplicité rend fort lucratifs. Si, à la suite d'un désaccord avec son maître, il prend refuge dans une ville d'asile, le clergé de l'asile est tenu de rendre sa personne à son Seigneur; la même coutume existe à l'égard du Grand Sénéchal et son lieutenant. Le Beudjeround commande le corps des Eka-Bet ou gardes du trésor, dont il nomme le Chalaka (chef de millier), espèce de Chiliarque. Les selliers, les bourreliers, les censeurs, les armuriers, les ouvriers en fer, en cuivre, les argentiers et les artisans de toute sorte sont sous sa direction, comme aussi les buandiers, les coiffeuses et les pages. Il est investi d'un grand fief; dans quelques gouvernements cet officier est revêtu de la cotte-d'armes en soie, mais en Damote ce n'est point la coutume.
Durant les festins il se tient debout au pied de l'alga du maître, et en tout temps il jouit des grandes et des petites entrées. Il a la juridiction de toutes les causes qui ont trait à ses attributions, et il perçoit pour son compte les profits de cette judicature. Ses fonctions le mettent en rapports journaliers avec son maître, et il en profite pour servir d'intermédiaire pour les réclamations ou les faveurs, ce qui lui procure encore un patronage étendu et très-lucratif. Il est rarement admis au Conseil. Il campe sur la gauche de la tente du Dedjazmatch, au milieu des gardes du trésor, en outre desquels, il enrôle pour son propre compte un petit nombre de soldats. Il a droit à une tente blanche.
Le Moulla-bet Aggafari (garde de toute la maison). Cet officier remplit les fonctions de grand prévôt de l'armée, et il parcourt souvent les domaines de son Seigneur pour y distribuer la justice, au nom de son maître, ou y réprimer les attentats à la sûreté publique. Il est chargé de l'arrestation et de la garde des prisonniers; il fournit les hommes chargés de garder les plaideurs sans caution et perçoit un tant pour leur garde, comme sur toutes les saisies qu'il opère. Il jouit aussi de la perception d'un droit, dit droit de verge, par chaque procès qui se vide en cour du Dedjazmatch; il est chargé aussi de la publication des bans. Il remet aux parents de la victime la personne du meurtrier condamné à mort, et il assiste comme témoin à l'exécution que les parents en font eux-mêmes. Il commande aux huissiers; dans les grandes réunions, une verge blanche à la main, il se tient debout à la porte de son Seigneur. Aidé de son lieutenant et entouré de nombreux huissiers, il préside à la police, expulse les intrus, fait introduire les invités, réprime la licence des festins, où les rancunes et les rivalités réveillées par l'hydromel suscitent trop souvent des orages. Il modère aussi les effervescences guerrières, qui donnent lieu aux récits des thèmes de guerre; car dans ces occasions, les seigneurs se pressent, suivis de leurs bandes en tenue de combat, et des centaines d'hommes surexcités se trouvent en présence les armes à la main. Aussi il est d'usage de choisir, pour ce poste de chef des gardes, un homme d'action, d'une énergie reconnue, et tout dévoué au Dedjazmatch. Cette charge correspond en beaucoup de points à celle de nos Rois des ribauds au moyen âge. Des fiefs importants lui sont assignés, et il siége au Conseil. Dans quelques provinces de l'Éthiopie, ce dignitaire est revêtu de la cotte d'armes en soie; mais cet honneur n'est point coutumier en Damote. Il commande, au nom de son maître, à environ six cents cavaliers et à mille hommes de pied, entretenus par des alleux en dehors de ses propres fiefs; de plus, selon sa réputation de générosité et sa popularité parmi les soldats, il peut enrôler environ six cents combattants, relevant uniquement de lui. Au lieu d'un corps spécial, on lui donne souvent à commander le régiment des gardes de l'Alga. Il campe à l'aile droite du camp, et lui aussi a droit à une tente blanche.
L'Elfigne-Askeulkaïe (huissier de l'intérieur). Il sert comme lieutenant du dignitaire précédent, mais il relève directement du Dedjazmatch. À l'heure des repas, pendant les conseils et toutes les fois que le Dedjazmatch est accessible à ses sujets, il doit être sur le seuil, une verge à la main, et secondé de quelques huissiers intimes, ses subordonnés; personne ne peut entrer sans sa permission. Si l'Aggafari est absent, il le remplace quand le Dedjazmatch tient lit de justice. Debout entre les parties, il conduit et résume les débats, prête main-forte au besoin; toujours debout, il émet son jugement le premier, puis il provoque nominativement les juges et les assesseurs à émettre le leur. Il perçoit les amendes ou les frais judiciaires, dont il s'attribue une partie. Il a droit à la surveillance du parc des moutons pour la boucherie, et il en perçoit pour lui un dixième. Dans les festins, lorsque le chef des gardes est de service, il doit se tenir debout à la tête de l'alga du maître. À moins que le Dedjazmatch ne soit sorti ou endormi, il doit toujours être à son poste, sur le seuil; aussi ses fonctions sont-elles très-fatigantes, car elles exigent une assiduité et un éveil de tous les instants. En revanche, comme c'est de lui que dépend l'accès auprès du maître, il est l'objet des prévenances de tous, ce qui rend sa position fort lucrative. Il est d'ailleurs investi d'un fief, qui, en Damote, lui permet d'enrôler pour son compte de quatre-vingts à cent quarante soldats. On choisit pour ce poste de confiance un cavalier dévoué, ferme, discret, alerte et doué d'une élocution facile. Il campe près du chef des gardes et n'a droit qu'à une tente noire.
Le Moulla-Bet-Tékouatari (comptable de toute la maison), contrôleur général des recettes. Sa surveillance s'étend sur tous les départements, y compris ceux attribués aux sénéchaux; il jouit de perceptions sur tous les objets de son contrôle, et de l'investiture d'un fief qui lui permet d'enrôler pour son compte au moins une centaine d'hommes. Il campe sous une tente noire, à côté du campement du premier sénéchal.
L'Afa-Negousse (bouche du roi). Cet officier est l'organe du Dedjazmatch pour toutes ses décisions judiciaires sur chacune desquelles il perçoit une dîme. Il doit se rendre, avant le jour, à la porte du Dedjazmatch, et dès qu'il est réveillé, il entre pour l'avertir qu'on demande justice; il prévient ensuite son subordonné, le Tchohaï-Tabbaki (gardien des crieurs), que le Dedjazmatch est disposé à ouïr les réclamations. Chaque réclamant, sur l'invitation du Tchohaï-Tabbaki, exprime alors à haute voix et à distance de la maison ou de la tente l'objet de son recours. Le Dedjazmatch émet sa décision, et l'Afa-Negousse, debout sur le seuil, la transmet au dehors de façon à être entendu de tous. On choisit, pour remplir cet office, un homme doué d'un organe sonore, expert feudiste et arrêtiste, habile à formuler un dispositif, versé dans la procédure et ayant une élocution correcte et choisie, car au milieu du silence où habituellement il fait entendre sa voix, le dernier goujat de l'armée ne manquerait pas de relever publiquement une expression impropre ou une faute de langage. Cet officier siége au nombre des assesseurs du Dedjazmatch, quand ce dernier tient son plaid: il est investi d'un fief important, et il est fréquemment appelé au Conseil. Ses entrées matinales auprès du Dedjazmatch lui procurent un patronage considérable. Tous les possesseurs de fiefs recherchent aussi son bon vouloir, car il peut dépendre de lui d'envenimer les plaintes de leurs vassaux qui viennent en appel devant le Dedjazmatch, comme aussi d'arrêter ou de concilier leurs réclamations avant qu'elles n'aboutissent. Il campe à part, derrière les gardiens du trésor, sous une tente blanche et entouré des huttes de ses hommes, dont le nombre varie entre deux cents et quatre cents, selon l'importance de son fief.
Le Tchohaï-Tabbaki (gardien des crieurs), ou gardien des appelants en justice, des réclamants ou postulants de toute sorte, qui, à défaut d'autre aboutissant, se présentent de jour ou de nuit, devant la demeure du Dedjazmatch. Dès le chant du coq, il veille avec ses subordonnés à la venue successive des postulants, et il assigne à chacun d'eux son tour pour élever la voix. Il perçoit un tant sur chaque cause et sur chaque soldat que le Dedjazmatch envoie pour transmettre sa volonté aux vassaux qui ont occasionné des plaintes. Cet officier est rarement pourvu d'un fief; on lui assigne une paye en nature ainsi qu'un certain nombre de rations pour lui et ses quelques suivants, et il trouve encore moyen de se maintenir dans l'aisance, par les exactions qu'il exerce sur les plaignants et les bonnes-mains qu'il reçoit des seigneurs. Son office est peu considéré. Il campe sous une hutte, auprès des timbaliers.
Le Feureusse-Balderasse (maître de l'école du cheval), ou écuyer et chef de l'écurie. Il dresse les chevaux et les mules, est responsable de leurs harnais, commande aux selliers et il exerce un droit de réquisition sur les ouvriers de tout corps de métier qui regarde la sellerie et les besoins de l'écurie. Lorsque le Dedjazmatch monte à cheval, le Balderasse visite les sangles et tient l'arçon, pendant qu'un palefrenier tient le cheval par la bride. Sa place, au camp, est immédiatement derrière la tente du Prince, où ses recrues particulières et tous les serviteurs de l'écurie de son maître campent autour de sa petite tente noire. C'est sur son ordre que le chef de la troupe, composée des gardes du destrier, lui envoie un piquet de soldats pour veiller de nuit à la sûreté des chevaux du Dedjazmatch. Après que les sénéchaux ont assis l'impôt de l'orge, c'est lui qui est chargé de la perception; si cette opération présente des difficultés, il requiert au besoin l'appui du corps des gardes du destrier. Il doit percevoir mensuellement des mains du chef des écuyers tranchants une peau de bœuf crue, qu'il fait découper en lanières et distribuer aux palefreniers, qui les corroient et les tiennent prêtes à tous les usages de l'écurie; il donne aussi de ces lanières à préparer aux gardes du destrier pour les besoins de la sellerie. Tout harnais réformé lui revient de droit. Il perçoit la dîme sur les cadeaux de beurre faits au Dedjazmatch, sur les étoffes servant à faire des culottes et sur les chevaux reçus comme impôt, comme cadeau ou même achetés; le cheval de combat du Dedjazmatch n'entre pas en ligne de compte. Quand ce dernier donne un cheval à un vassal important, cet écuyer perçoit sur le donataire un droit de bonne-main. Son cheval de combat et sa mule sont nourris à l'écurie de son maître. À l'époque annuelle du renouvellement des investitures, la plupart des fonctionnaires résignent leurs offices, le chef des gardes et le gardien de l'intimité déposent leurs verges, l'écuyer remplit alors leurs fonctions, et à la nomination du nouveau gardien de l'intimité, il partage ses fonctions avec lui et les profits qui en découlent, jusqu'au premier grand banquet; il dépose alors sur le bas-bout de la table sa verge, signe de son office intérimaire. Quand le Dedjazmatch prend un repas à l'écurie, l'écuyer dirige de droit le service, à l'exclusion des officiers spéciaux, le panetier excepté; il présente lui-même l'hydromel à son seigneur et il a droit à toute la desserte. Il a droit aussi à une certaine partie de viande sur chaque bœuf, chèvre ou mouton de boucherie. Les jours de festin, il se tient debout près du chevet de l'alga; il y boit l'hydromel à discrétion, et de plus, sur chaque grande jarre d'hydromel qui se consomme, l'échanson doit lui réserver une certaine mesure qui lui est remise après le festin. Il a ses entrées chez le Dedjazmatch et jouit souvent de son intimité. Il est pourvu d'un fief qui lui permet d'enrôler pour son compte une quarantaine de soldats. Il va sans dire qu'il doit être écuyer habile et avoir des recettes pour les maladies des chevaux. Il a la police et la conduite des palefreniers et des coupeurs d'herbe, et pour chacun de ces services le Prince nomme, sur sa présentation, un Alaka, ou mesureur, un Tekouatari, ou comptable, et un Aggafari, ou gardien.
Les coupeurs d'herbe, munis chacun d'une faucille et de douze cordelles, ne sont tenus en tous temps que de fournir journellement une charge d'herbe choisie ou, à défaut d'herbe, une charge de paille qu'ils remettent aux palefreniers. Ces derniers sont chargés de nourrir les chevaux et de veiller à leurs attaches; en marche, ils vont à pied et les conduisent à la main; ils perçoivent un droit par cheval donné par le Dedjazmatch, ainsi qu'un morceau de viande spécial par bête de boucherie. Les coupeurs d'herbe ont droit aussi à un morceau spécial de viande. Le nombre des chevaux d'un Dedjazmatch varie beaucoup et s'élève quelquefois à une trentaine.
Le Siga Melkégna (maître de la viande), ou écuyer tranchant. Il a la direction et la comptabilité du parc des bœufs, des moutons et des chèvres destinés à la boucherie, sur lesquels il prélève pour son compte un dixième. Conjointement avec l'Elfigne Askeulkaïe, il commande aux bûcherons, qui sont chargés, lorsque l'armée est en marche, de conduire les troupeaux, de porter les paniers à pains, la braizière du Dedjazmatch, la table à manger, les viandes, de traire les vaches, de faire le bois et d'allumer les feux, d'abattre les animaux et de les dépecer, de griller les viandes et de préparer les outres provenant des chèvres tuées. Il nomme parmi eux un Aggafari et un Alaka. En outre de leur habillement, de leurs rations et d'une paye minime, ces bûcherons perçoivent les deux tiers des peaux de bœufs et de moutons abattus, et une certaine quantité de viande. Celui d'entre eux qui a porté la table perçoit, de plus, un pain à chaque fois qu'on fait un repas. L'écuyer tranchant perçoit pour son compte, par chaque animal abattu, un morceau de viande, ainsi qu'un tiers des peaux. À chaque repas, il doit présenter au Dedjazmatch le morceau choisi de viande crue ou de carbonade; ses subordonnés remplissent le même office auprès des convives. Pendant les grands festins, il préside aux distributions de viande et il doit rester debout jusqu'à la fin du repas; le boutillier doit alors lui présenter à boire. Comme les bœufs sont abattus sur la place, devant la demeure du Dedjazmatch, cet officier de bouche est responsable des dégâts ou des blessures occasionnés par les animaux qu'il manque à maîtriser. Il ne jouit que des petites entrées; il est investi d'un petit fief et profite de maints bénéfices non avoués. Il enrôle pour son compte de quarante à soixante soldats, et campe sous une tente noire auprès du Biarque. Le Dedjazmatch nomme un comptable pour contrôler son service.
Le Tedj-Assallafi (qui passe l'hydromel), ou échanson. On choisit, généralement pour cet office un cavalier brave et avenant. Comme l'entrain et la physionomie des repas et des festins dépendent surtout de l'hydromel, objet des convoitises de tous, les fonctions de l'échanson y sont très-importantes. Il doit être doué de tact et de mémoire, apprécier le cas à faire de chacun, afin de diriger le boire sans l'intervention apparente du maître et d'après ses intentions secrètes. À chaque fois qu'il présente un burilé (carafon en verre) d'hydromel au Dedjazmatch, ce dernier lui en verse un peu dans le creux de la main, et il doit le boire en présence de tous; il est de service à tous les repas. Sur chaque bête abattue, il prélève un morceau spécial de viande; il a aussi une dîme sur les peaux, et il use librement de l'hydromel pour sa consommation personnelle; mais, en présence de son maître, il n'a droit de boire qu'un seul burilé, qu'il consomme sur place, afin d'exclure toute idée de convoitise de sa part. Il prélève une dîme sur le miel. Il a une tente blanche et un petit fief qui lui permet d'enrôler de quatre-vingts à cent vingt hommes. Il fait partie du campement du Biarque, son supérieur direct.
En marche, les hanaps en corne et les burilés sont portés par les gardes du trésor; quand on verse une amphore, un de ces derniers nommé à la fonction de Gueuddavi, tient une écuelle au-dessous du hanap ou du burilé pour y recevoir le surplus de liqueur qui se répand, car chaque coupe doit être emplie jusqu'aux bords; ces égoutilles forment ses profits. Il y a plusieurs Gueuddavis; souvent cette fonction très-recherchée est confiée à un fusilier qui s'est distingué par une action d'éclat.
C'est en présence du maître et des convives que l'échanson fait enlever avec précaution la tape soigneusement lutée qui bouche l'amphore d'hydromel. Il fait ensuite coiffer l'amphore d'un blanchet, et dans quelques maisons, lorsqu'on l'incline pour verser la liqueur, un fonctionnaire qu'on appelle Tedj-Tchari (griffeur de l'hydromel) a le privilége de frapper ou de gratter le blanchet, avec le bord d'un hanap, afin d'activer la filtration de l'hydromel. L'hydromel qui tombe dans son hanap constitue son bénéfice. Si l'échanson trouve qu'il prélève trop sur la liqueur, au lieu d'un hanap, il a le droit de lui faire prendre, pour gratter le blanchet, une serre desséchée d'oiseau de proie. Cette fonction bachique est fort enviée, et on la donne ordinairement à un fusilier d'élite.
Les Fellakis (retrancheurs) tiennent la coupe sous l'orifice de l'amphore, et, avant de la remettre à l'échanson, ils en retranchent à leur profit un doigt de la liqueur, qu'ils ramassent dans une écuelle. Cette fonction, également fort recherchée, est souvent enlevée aux gardes du trésor pour être conférée à un fusilier d'élite. Sur la présentation des chefs de corps, le Dedjazmatch nomme à ces trois offices. Les effondrilles du vase d'hydromel en vidange sont réclamées par les fusiliers présents. L'échanson a la charge difficile de veiller à ce que ces perceptions diverses ne donnent pas lieu à des abus.
Le Tedj-Melkégna (maître de l'hydromel), ou boutillier, ordonnateur de l'hydromel. Il s'entend avec les sénéchaux pour la fixation, la recette et la répartition des impôts en miel, et il jouit d'une perception sur les terres qui le fournissent. Un morceau de viande lui est désigné sur chaque bête abattue. Il préside aux différentes opérations de la fabrication de l'hydromel, il est responsable de la qualité de la liqueur, et il en use à discrétion pour sa propre consommation. Aux jours de festin, il doit être debout à côté de la jarre en vidange. Il a la surveillance des outres de miel confiées aux sommiers, ainsi que celle des porteuses d'hydromel et des femmes qui le fabriquent. Cette charge est souvent cumulée par l'échanson en chef. Il lui est alloué un certain nombre de rations pour son entretien et celui de ses hommes. Il campe sous une petite tente noire auprès du Biarque. Le Dedjazmatch nomme ainsi un contrôleur pour surveiller sa gestion.
Le Enjerra Assallafi (qui passe le pain), ou panetier. Le Dedjazmatch ne goûte à aucun mets sans la présence de cet officier, qui doit être dans sa personne d'une propreté recherchée. Debout auprès de la table, il donne à goûter de chaque plat à la cuisinière en chef, puis, la tête en arrière, il goûte à son tour, en laissant tomber de haut un morceau dans sa bouche. Il prépare les bouchées pour le Dedjazmatch, étale devant lui les morceaux pour lesquels il connaît sa prédilection et sert pareillement tous les autres convives, car lui seul met la main aux plats. Avant le repas, il a droit à un pain de première qualité pour juger, à la cuisine, de la bonne préparation des mets; de plus, par chaque repas, il a droit à quatre autres pains de première qualité. Quand le Dedjazmatch a mangé, et qu'on éloigne un peu la table pour que la deuxième tablée de commensaux prenne son repas, le panetier a le privilége de s'asseoir entre les convives et contre le milieu de l'alga. Un morceau spécial de viande lui est réservé sur chaque bête abattue. Il a un petit fief à gouverner, et il se crée un petit patronage par les distributions qu'il fait de la desserte, et aussi par des recommandations qu'il trouve quelquefois moyen d'insinuer. Durant le repas, il doit être muet. Sa petite tente noire fait partie du campement du Biarque. De même que l'échanson, il a sous ses ordres plusieurs aides, pour les jours de grand festin.
Le Moulla-Bet-Wouzifiadj, ou suppléant général. Il est muni d'un petit fief suffisant à l'entretien d'une cinquantaine de soldats; il campe sous une tente noire, dans le cercle du campement du Dedjazmatch et remplace temporairement, en cas d'absence ou de suspension, les dignitaires, officiers ou serviteurs de la maison, quels qu'ils soient. Il perçoit alors tous les bénéfices attachés à leur charge. Il est toujours aux abords de la demeure du Prince et jouit de ses entrées. Il a aussi le droit de nommer des sous-délégués lorsque plusieurs vacances se présentent simultanément.
Le Zoufan-Bet-Chalaka (chiliarque des gardes de l'alga). En marche, il est chargé de faire porter par ses hommes l'alga du Dedjazmatch, la housse et les coussins, les tapis et certains objets du mobilier. Durant les festins et les lits de justice, il est chargé de la garde de l'intérieur et partage certains services avec le chef des gardes. Il est investi d'un fief et il campe sous une tente blanche à la droite du campement du Prince; ses hommes se huttent autour de lui; leur nombre varie entre 600 et 2,000, selon qu'il est plus ou moins populaire.
Le Feureusse-Zébégna-Chalaka (chiliarque des gardes du destrier). Il est chargé des patrouilles et fournit les vedettes de nuit. Dès l'obscurité, il établit lui-même un peloton de gardes aux abords de la demeure de son Seigneur et en désigne un autre pour la garde de ses chevaux. Le poste de garde a droit à la desserte du repas du soir. Ce Chalaka a droit à la tente blanche et campe derrière le Dedjazmatch, en laissant un espace libre pour le campement de l'écuyer. À l'exception de quelques cas prévus, il reçoit ses ordres directement du Dedjazmatch, et sa troupe a le pas sur toutes les autres pour les invitations aux festins. Il est investi d'un fief. De même que pour le Chalaka précédent, l'importance numérique de sa bande dépend de son savoir-faire.
L'Eka-Bet-Chalaka (chiliarque des gardes du Trésor). Il est sous les ordres du Boudjeround; mais il est nommé par le Dedjazmatch. En marche, sa troupe est chargée de porter tous les objets du Trésor et ceux de la garde-robe. C'est ordinairement dans cette bande que le Dedjazmatch choisit les messagers qu'il expédie à ses vassaux ou aux Polémarques des provinces éloignées. Comme ce service exige de l'intelligence, de la mémoire, de la discrétion et du dévouement, ce corps de gardes du Trésor jouit ordinairement de beaucoup de prérogatives, qui varient du reste selon le degré de faveur de son Chalaka, lequel est le plus souvent chargé de préférence d'exécuter les volontés directes de son Suzerain. Au camp, cette troupe s'établit toujours et sans intermédiaire à la gauche de la tente du Dedjazmatch.
Le Dedjadj Guoscho avait une prédilection marquée pour cette troupe, dont le chiffre variait entre deux et trois mille hommes. L'émulation y était fort grande et l'esprit de corps des plus actifs. Les meilleurs soldats de la province, comme les recrues étrangères, ambitionnaient tous d'y être admis, ce qui en faisait un véritable corps d'élite où le Dedjazmatch choisissait des sujets pour les postes de confiance.
Ce Chalaka a droit à la tente blanche et il est ordinairement investi d'un fief.
Le Sef-Djagri-Chalaka (chiliarque des porte-glaives). Les grands feudataires de l'Empire avaient l'usage de faire porter devant eux des épées à deux tranchants, espèce d'estramaçons, larges de deux pouces environ, à poignée cruciale garnie en argent. Ces épées, recouvertes de housses écarlates et traînantes, sont encore portées sur l'épaule devant les Dedjazmatchs et figuraient, à ce que m'a dit un vieux feudiste, le nombre de hauts barons ou possesseurs de grands fiefs qui suivaient sa bannière. Ce Chalaka, qui a droit à une tente blanche, fait partie, avec sa bande, du campement de droite. Il est ordinairement investi d'un fief, et, dans le Damote, cet officier commandait une troupe d'environ 1,400 hommes.
Le Moulla-Bet-Bacha (bacha de toute la maison), ou commandant en chef des corps de francs-tireurs ou fusiliers. Cet officier est revêtu à sa nomination d'une cotte d'armes en soie; mais, par suite de l'idée de défaveur attachée au combattant à l'arme à feu, malgré l'importance reconnue de son concours, cette distinction n'entraîne pas pour le Bacha la considération attribuée aux autres dignitaires pareillement revêtus. Il n'est appelé au conseil qu'à la veille d'une bataille; il doit avoir grandi au milieu des francs-tireurs, être populaire parmi eux et habile à conduire ces soldats, dont les habitudes quinteuses rendent le commandement proverbialement malaisé. Il campe sous une tente blanche entre le campement des timbaliers et celui du Biarque. Comme les Chalakas dont il vient d'être parlé, il nomme ses centeniers, mais il doit soumettre à la sanction du Dedjazmatch la nomination qu'il fait des Chalakas commandant sous ses ordres aux trois bandes de francs-tireurs. Ces Chalakas, revêtus souvent de la cotte d'armes, sont:
Le Chalaka des Abate-Neftegna (chiliarque des fusiliers vétérans), qui commande à ce corps d'élite de francs-tireurs, parmi lesquels beaucoup sont investis de petits fiefs ou reçoivent une paye élevée.
Le Chalaka des Zébégna-Neftegna (chiliarque des gardes fusiliers), qui commande aux fusiliers chargés de fournir, concurremment avec les gardes du corps, les postes de la garde de nuit des abords de la tente du Dedjazmatch.
Ces deux corps campent autour de la tente du Bacha.
Et enfin le Chalaka des Achkeur-Neftegna (fusiliers adolescents), qui commande une troupe composée de jeunes fusiliers, laquelle est adjointe au corps des Eka-Bets, campe avec lui, et au combat garnit son front de bataille.
La plupart des francs-tireurs sont des hommes de pied; leur première ambition est d'obtenir soit une mule pour les porter durant les marches, soit un cheval au moyen duquel ils se mêlent avec moins de danger aux combats de cavalerie. Ils sont ordinairement indociles, grossiers, gourmands et portés à changer de maître; car, quoique peu considérés, ils sont toujours sûrs de trouver partout un enrôlement. Souvent ils désertent à la fin d'une campagne, mais ils ne manquent jamais de laisser la carabine qui leur a été confiée.
Le Meuzeuzo Chalaka (chiliarque des dégaîneurs), Chiliarque des cavaliers possesseurs de fiefs qui correspondent à nos anciens fiefs à haubert ou aux fiefs d'écuyers. Le corps qu'il commande comprend aussi les cavaliers possesseurs de terres allodiales, mais grevées du service militaire à peu près comme les anciens spahis de l'Empire ottoman, et les cavaliers étrangers entretenus provisoirement par des allocations en argent ou en nature. Tous ces cavaliers sont compris sous le nom générique de Meuzeuzos, en opposition aux seigneurs de fiefs importants qu'on nomme Mokouannens. Ces derniers correspondent à nos chevaliers à bannière; ils ont ordinairement le droit de se faire précéder de trompettes et d'un tambourin, ou bien de flûtes, et ils relèvent sans intermédiaire de la suzeraineté du Dedjazmatch. Ce Chalaka est l'intermédiaire des cavaliers meuzeuzos pour tous leurs rapports avec le Dedjazmatch, et, lorsque l'armée est réunie, il juge en premier ressort des procès civils et correctionnels qui s'élèvent entre eux. Il veille à la disposition et à l'ordonnance générale du camp, et décide de tous les différends relatifs à l'emplacement des divers corps. La veille d'un festin, il reçoit avis du chef des gardes de l'alga du nombre de places réservées aux hommes de son corps, et c'est lui qui répartit les invitations nominatives. Debout durant les festins, il se tient au bas bout de la table pour faire introduire ceux qu'il a invités, maintenir l'ordre parmi eux, et user éventuellement, vis-à-vis du Biarque, de son droit de représentation au sujet de la mauvaise distribution de l'hydromel parmi ses meuzeuzos. Il a ses grandes et petites entrées chez le Dedjazmatch, et souvent une place au Conseil. Il jouit des profits d'un patronage étendu et reçoit l'investiture d'un fief, ce qui lui permet d'enrôler pour son compte de 100 à 300 combattants. Parmi les cavaliers dont le Dedjazmatch lui confie le commandement, il se trouve ordinairement des guerriers de marque, hautains, ardents, susceptibles et ambitieux; aussi est-il nécessaire qu'il soit d'une bravoure incontestée, qu'il ait du tact et de l'entregent, qu'il soit bon feudiste, expert à décider des cas militaires, juge éclairé des prérogatives, des us et de l'étiquette des camps. Cette charge est fort considérée et conduit le plus souvent aux hautes dignités. Il campe sous une tente blanche, dans un cercle formé par ses Meuzeuzos, de façon à former le front du campement général. Il doit consulter le Dedjazmatch pour la nomination des officiers sous ses ordres. Ce corps de Meuzeuzos, chez le Dedjadj Guoscho, fournissait près de 3,000 cavaliers.
La bande commandée par le Meuzeuzo Chalaka est composée, comme on le voit, de cavaliers dont chacun est investi, soit d'un fief roturier, soit d'un fief boursier, d'un pied de fief ou d'un fief en l'air, tous liges. Ces fivatiers ont, comme les Mamelouks, un certain nombre de suivants combattant, soit à pied, soit à cheval; les bandes commandées par les autres Chiliarques sont composées presque en totalité de fantassins et de cavaliers qui servent pour une solde ou même pour une simple soutenance, et jouissent par conséquent d'une considération moindre. Pour régir la troupe sous ses ordres, le Meuzeuzo Chalaka, comme tous les Chalakas, nomme un End-ras-i (semblable à ma tête), ou premier lieutenant, un Tekouatari (comptable), un Aggafari (gardien), un Wouzifiadj, ou suppléant, et des Alakas, espèce de centurions, qui commandent les compagnies dont l'effectif varie de 60 à 200 hommes. Chaque Alaka nomme pour sa compagnie un End-ras-i, un Tekouatari, un Aggafari, des Keunates (cinquanteniers). Ceux-ci, enfin, nomment des dizainiers.
Aucune de ces subdivisions ne sert, comme chez nous la compagnie, d'unité pour les manœuvres; les mouvements de ces bandes s'exécutent au moyen de passe-paroles, si la distance ne permet pas d'entendre la voix du Chiliarque. La paye n'est faite qu'à des époques irrégulières; elle est calculée sur ce qu'il faut pour l'acquisition du vêtement. Chaque homme se charge ordinairement d'acheter le sien au marché. Son cheval ou sa mule et ses armes, à l'exception des carabines, sont sa propriété; ses profits licites et ses exactions subviennent amplement à leur renouvellement, et lui permettent même d'amasser un pécule. Il reçoit du grain, dont une partie lui sert à échanger contre les quelques autres substances alimentaires qui composent sa nourriture, quand la bande n'est pas répartie en subsistance chez l'habitant. Le Chalaka, et quelques-uns de ses officiers, sont quelquefois investis de petits fiefs. Le nombre de femmes qui suivent ces bandes est considérable; quelques Chalakas seulement cherchent à les exclure, mais ils ne réussissent qu'imparfaitement, à cause surtout de la difficulté pour le soldat de préparer sa nourriture. En campagne, il se nourrit du produit du maraudage, qui ne lui fournit que de la viande sur pied, quelquefois du beurre et du miel, et surtout des grains de diverses sortes, pour la mouture et la panification desquels les femmes sont presque indispensables.
Le Négarit-Metch Alaka (Alaka des frappeurs de timbales), ou chef des timbaliers. Les timbaliers sont au nombre de vingt-deux, mais la plupart d'entre eux enrôlent pour leur compte des serviteurs ou doublures. Ils interviennent pour un tiers dans les fonctions de bouchers qu'exercent les bûcherons; ils coopèrent à l'abattage, au dépeçage de ce tiers, et ils se réservent sur cette portion tous les droits que ces derniers prélèvent sur la viande. Si la peau d'une timbale vient à être crevée, ils fonctionnent de droit sur la première bête à abattre et ils en prennent la peau pour réparer la timbale. Chaque timbalier a deux instruments qu'il sangle sur une mule, et il chevauche sur la croupe en exécutant les batteries; si la mule vient à mourir, il doit porter lui-même ses timbales un jour durant. Un des timbaliers porte un vaste parasol en étoffe rouge fixé à une longue hampe; ce parasol ne sert presque jamais à garantir le Dedjazmatch, et pourrait bien avoir été adopté en imitation des princes souverains de l'Inde et du Japon. Un autre timbalier porte un gonfanon en étoffe rouge dont la hampe est terminée par une boule en cuivre surmontée d'une croix de même métal. Ce gonfanon n'est point, comme chez nous le drapeau, l'emblème de l'honneur militaire; en Éthiopie, on a choisi pour symboliser ce sentiment une timbale maîtresse, la plus grande de toutes, et sur le champ de bataille, le soldat qui prend cette timbale est considéré comme ayant pris le drapeau de l'armée ennemie, et le corps entier des timbaliers lui appartient, dans le cas où la victoire reste à son parti. Le chef des timbaliers désigne un de ses hommes pour faire l'office de bourreau du Dedjazmatch; il doit recevoir lui-même le condamné des mains du chef des gardes, le remettre à l'exécuteur et surveiller l'exécution. À l'exécuteur revient de droit l'habillement du supplicié. Tout bœuf, âne ou cheval provenant d'une razzia, et ayant la queue coupée, revient de droit au chef des timbaliers.
C'est ordinairement parmi les timbaliers, et sur la présentation de l'Alaka des timbaliers, que le Dedjazmatch nomme le Tchohaï-Tabbaki, ou gardien des crieurs qui réclament justice; l'Alaka prélève un léger droit sur chacun de ces plaignants, et il jouit de plusieurs autres droits secondaires. Il répartit ses différents profits parmi ses timbaliers et nomme ses officiers subalternes. Il est investi d'un petit fief et il est aussi revêtu d'une cotte d'armes en soie. Il commande, mais n'exécute point les batteries, et doit être à cheval, en tête de ses hommes. On choisit pour ce poste un soldat courageux, car souvent il laisse sa vie sur le champ de bataille pour n'avoir point voulu faire tourner bride à ses timbaliers ou suspendre la batterie de la charge, à la sommation de l'ennemi. On choisit aussi un homme énergique pour timbalier de la timbale maîtresse, car la perte de cette seule timbale prive le chef de l'armée du droit de se faire précéder de ces instruments jusqu'à son investiture du Gouvernement d'une autre province qui comporte le droit de faire battre des timbales, ou jusqu'à ce qu'il en ait conquis d'autres par les armes. Les timbaliers touchent une paye relativement importante, mais ne jouissent d'aucune considération. Leur grossièreté, leur gourmandise et leur ivrognerie sont passées en proverbe. En marche, leur chef donne également le signal de jouer aux trompettes, au tambourin et aux flûtistes. Les joueurs de flûte, pris ordinairement parmi les fusiliers, et qui reçoivent alors double paye, varient depuis quatre jusqu'à quinze. Leurs flûtes, longues de deux pieds environ, sont faites en bambou de calibres gradués, et ne rendent chacune que certaines notes particulières. Comme dans les concerts russes, chaque joueur contribue successivement, et pour une ou deux notes seulement, à l'exécution de leurs mélodies étranges. Ces artistes jouissent de droits sur les viandes de boucherie, comme aussi les trompettes et le tambourin, et sont régis, du reste, par leurs Alakas et d'autres bas officiers.
Le Gacha-Djagri (porteur de bouclier), ou servant d'armes. Cet office, qui mène quelquefois aux hautes dignités, est loin cependant de procurer à son titulaire la considération qu'on accordait en Europe aux écuyers de nos chevaliers. Il porte la rondache, le javelot et le hanap de son maître; il remplace de droit l'échanson pour le service de toute amphore de bière ou d'hydromel donnée en cadeau au Dedjazmatch, ailleurs que dans une maison ou une tente; il perçoit un droit sur les moutons et sur certains objets offerts en cadeaux à son maître, quand ce dernier est en selle. On choisit pour ce poste un soldat brave, vigoureux, adroit et bon piéton. Les seigneurs de grands fiefs allouent ordinairement à leur servant d'armes une mule de selle ou un cheval, et ils lui adjoignent deux ou trois suppléants. Mêlé aux pages, il entre librement chez le Dedjazmatch; il doit être discret, et avoir de la tenue. Il mange ordinairement avec les pages, sous les yeux de son maître, et prélève un morceau spécial de viande sur chaque bête abattue. Dans la maison d'un Dedjazmatch, il y a ordinairement plusieurs Gacha-Djagris.
Le Neft-Yadj (porte-fusil). Celui qui porte la carabine du Dedjazmatch. Il doit être toujours devant son maître, et prêt à lui remettre l'arme chargée. Un Dedjazmatch a ordinairement deux ou trois carabines de prédilection, ce qui nécessite autant de porte-arquebuse, ayant chacun un suppléant. On les choisit parmi les meilleurs piétons. À l'heure du repas, ils ont leurs entrées, et ils prélèvent des droits sur les animaux tués en chasse.
Le Woust-Achker Alaka (chef des adolescents de l'intérieur), ou chef des pages. Le nombre de ces pages, choisis ordinairement dans de bonnes familles, varie de douze à cinquante. Ils dorment dans le même appartement que le Dedjazmatch, et remplissent auprès de sa personne tous les soins de la domesticité personnelle. Excepté durant le Conseil, quelques-uns d'entre eux doivent toujours être debout auprès de son alga. Beaucoup des plus hauts dignitaires, et même des Dedjazmatchs, ont commencé par être pages. Si le Dedjazmatch aime la chasse, il établit une section de pages, chargés de mener les chiens en laisse, et de leur donner la nourriture, et il nomme, pour les surveiller, un Alaka choisi parmi eux. À l'exception des perdrix et des pintades, qui sont réservées pour la table du maître, presque toutes les viandes provenant de la chasse sont partagées entre les pages et les chiens. Le Dedjazmatch nomme parmi eux un focanier, qui est chargé d'entretenir le feu, de l'attiser, et qui perçoit une amende de quiconque y touche, fût-ce un des Sénéchaux. Il nomme aussi le page porte-couteau, qui a la responsabilité des couteaux qu'il donne et reprend aux convives, dont il perçoit en même temps un lopin de desserte. Il nomme aussi le page porte-aiguière dont nous avons parlé, et le munit d'un bassin et d'une aiguière en cuivre. Ce page doit toujours avoir de l'eau fraîche et parfumée pour la boisson de son maître; il en fournit également pour ses ablutions manuelles, ainsi que pour celles du panetier et des convives qui composent la première tablée.
Il a droit de s'asseoir au bas bout de la table, où il mange en même temps que le Dedjazmatch; ses camarades ne s'attablent qu'après que tous les convives ont mangé. Ce sont les pages qui portent les livres de piété, le pupitre, les bougies en consommation, les bijoux et les petits objets d'un usage journalier. Enfin, le Dedjazmatch confère quelquefois à un page le droit de Tchari (gratteur); muni de la serre desséchée d'un oiseau de proie, le tchari pendant les repas, gratte inopinément le dos d'un convive et accompagne cette liberté d'espiégleries, quelquefois spirituelles, qui lui valent alors le verre d'hydromel que tient en main celui qu'il a provoqué. Ce petit fonctionnaire doit être hardi, malin et prompt à la répartie, car s'il commet quelque balourdise, il est hué et mis à la porte, souvent sans souper. Les pages sont, du reste, l'objet des avances et des caresses de tout le monde et jouissent de plusieurs petits profits domestiques. La discrétion est la première qualité qu'on exige d'eux.
Sur la présentation du Biarque, le Dedjazmatch nomme:
La Wouette-Bet Alaka, maîtresse des cuisinières;
La Netch-Abbeza Alaka, maîtresse des boulangères qui font le pain blanc;
La Tokour-Abbeza Alaka, maîtresse des boulangères qui font le pain bis;
La Tedj-Abbeza Alaka, maîtresse de quelques femmes chargées de la fabrication de l'hydromel;
La Talla-Abbeza Alaka, maîtresse des brasseuses de bouza ou bière;
La Gonbegna Alaka, maîtresse des porteuses des amphores d'hydromel.
Chacune de ces maîtresses nomme parmi ses subordonnées un lieutenant et d'autres fonctionnaires telles que gardienne, contrôleuse, directrice, assaisonneuse (etc.). Le Dedjazmatch désigne parmi les cuisinières une femme qui a la fonction de lui laver les pieds lorsqu'il descend de cheval ou lorsqu'il remonte sur son alga après une sortie à pied. Il choisit aussi une femme chargée du soin de tresser sa coiffure. Les femmes qui composent ces différents services suivent l'armée à pied et portent elles-mêmes leurs ustensiles ou les font porter par des apprenties qu'elles engagent pour leur compte. On donne ordinairement une mule de selle à la maîtresse des cuisinières et à celle des fabriquantes d'hydromel. Toutes ces femmes reçoivent des rations par les soins du Biarque, auprès duquel elles campent. Selon leurs attributions, elles ont droit à certains morceaux de viande par chaque bête abattue; les porteuses d'hydromel entre autres ont droit à l'épaule. Celles-ci doivent apporter l'eau pour la boisson des chevaux et enlever le fumier de leurs loges; en campagne, elles sont chargées de la mouture des grains et elles prélèvent un droit sur la farine; elles ont droit aussi à la cire qu'on retire de la fabrication de l'hydromel. Quand l'armée n'est pas en campagne, elles sont chargées de la filature du coton qui sert à la confection des toges. Les cuisinières fournissent l'eau pour la boisson des mules de selle et enlèvent le fumier de leurs loges. Les boulangères concourent à la mouture, doivent porter leur levain, leur pâte et leurs fours, mais reçoivent la farine de la main des sommiers; de même que les cuisinières et les brasseuses, elles ont parmi elles une section de femmes chargées de ramasser les broutilles et de faire les fagots.
En temps prospère, ces femmes réunies peuvent être au nombre de deux à trois cents; une campagne laborieuse ou des marches longues et rapides les réduisent souvent de plus de moitié. Si la campagne a lieu en pays chrétien, la fatigue les pousse souvent à la désertion; mais en contrée musulmane ou païenne, stimulées par la crainte d'être vendues comme esclaves ou d'être retenues prisonnières, elles font preuve de beaucoup d'énergie. Ces femmes reçoivent de quoi acheter leur habillement, des rations, et certains morceaux sur chaque bête abattue.
Le Dawoulla-Bet Tabbaki Alaka, ou chef des gardiens de la pourvoirie. Ces gardiens sont des hommes de confiance; ils reçoivent les provisions des mains des sommiers, auprès desquels ils campent entre les timbaliers et le campement du Biarque; ils sont tenus aussi de construire de bonnes huttes imperméables pour y loger les provisions; ils reçoivent leur soutenance, une solde très-modique, et ils prélèvent des bas morceaux de viande sur chaque bœuf de boucherie.
Le Tchagne Alaka ou chef des sommiers. Ces serviteurs chargent, conduisent, paissent les chevaux, mules ou ânes de somme dont ils ont la responsabilité. À l'arrivée au campement, ils remettent leurs charges aux gardiens de la pourvoirie, dressent les tentes du Dedjazmatch, les abattent, et veillent à leur transport ainsi qu'à celui de toutes les provisions de bouche. De jour, ce sont les pages qui doivent redresser et tendre les tentes infléchies, mais durant la nuit, les sommiers sont chargés de ce soin, comme aussi de celui de transporter et de verser les grandes jarres de vin, d'hydromel ou de bière, dont on se sert les jours de festin; ils en perçoivent alors l'écume, un peu de la liqueur de dessus, ainsi que les effondrilles. Ils ont droit aussi aux curures des outres à miel, et, à chaque bête abattue, il leur est attribué un morceau spécial de viande. Ils sont chargés en temps ordinaire d'aller chercher et de transporter les impôts en grains, en miel, en beurre et autres que fournissent les terres domaniales ou des alleux imposés au profit du Dedjazmatch. Ils jouissent d'une paye relativement élevée et reçoivent des rations. Ils sont au dernier rang dans la considération de l'armée, sont très-nombreux, bien nourris, insolents, brutaux et querelleurs, et n'ont pour armes que des bâtons. Ils campent auprès des gardiens de la pourvoirie.
Les chanteuses et improvisatrices sont appointées pour l'année, ainsi que les poëtes et les improvisateurs qui chantent en s'accompagnant de la guzla ou de la lyre à cinq cordes. Les uns ont leurs entrées aux jours ordinaires, et d'autres ne sont admis qu'aux jours de festin. Enfin, on règle la soutenance des bouffons. Les poëtes reçoivent une paye, des rations, et prélèvent un droit sur chaque bête de boucherie.
On nomme et on appointe, pour l'année courante, quatre ou cinq clercs, qui servent au Dedjazmatch de secrétaires, de copistes ou de lecteurs.
On désigne aussi, parmi les soldats de la bande des gardes du Trésor, des Gueuddaffis (supporteurs), qui, les jours de grande parade, marchent en tenant, l'un la bride de la mule du Dedjazmatch, l'autre le parasol au-dessus de sa tête.
Ce poste est fort recherché, parce qu'il procure aux titulaires leurs entrées à l'heure des repas, et leur permet dans les moments de danger de se tenir auprès de leur maître.
Après avoir nommé les Sénéchaux et quelques autres dignitaires, le Dedjazmatch fait la distribution des fiefs importants, espèce de fiefs à bannières, qui confèrent aux titulaires le droit de se faire précéder par des joueurs de flûte, ou de trompettes et tambourin, et qui selon leur étendue permettent l'enrôlement de deux cents à quinze cents combattants. Parmi les fiefs de cette nature en Damote, aucun ne comportait ni titre, ni la cotte d'armes en soie, à l'exception de celui du chef de l'avant-garde et d'un autre fief qui conférait le titre de Sénéchal. La dignité attachée à ce dernier fief provient de ce que du temps des Empereurs il était attribué au grand Sénéchal de l'Empire. Ces grands fivatiers, qui peuvent être renouvelés d'année en année, constituent, sans toutefois les former explicitement, le corps dirigeant de la maison d'un Dedjazmatch. C'est parmi eux souvent que la fortune prendra son successeur ou son rival. Ils composent son conseil, et malgré le pouvoir personnel en apparence du Dedjazmatch, on peut dire que pour tout ce qui est important, il n'agit que d'après l'avis de ces possesseurs de grands fiefs. Ils campent sous des tentes blanches au milieu de cercles formés par les huttes de leurs soldats, et chacun occupe dans le campement une place déterminée en raison du fief dont il a la tenure.
Les titulaires de fiefs moins importants, dits fiefs à hydromel, parce que les revenus de ces fiefs leur permettent l'usage journalier de cette liqueur, sont reçus à dresser au camp une ou plusieurs tentes en toile blanche; les tenanciers de fiefs moindres n'ont que des tentes noires faites en laine beige grossièrement tissée, ou bien à chaque nouveau campement, ils se font construire par leurs soldats une hutte recouverte de chaume, d'herbes vertes, ou même de feuilles.
Après avoir distribué les grosses investitures, le Dedjazmatch répartit, entre ses nombreux Meuzeuzos, les fiefs secondaires, et il arrive graduellement à ceux dont l'étendue et les revenus sont le moins considérables; puis, il nomme à tous les offices énumérés plus haut.
Il nomme ensuite aux différents bénéfices ecclésiastiques de ses provinces et il nomme les Alakas ou abbés des villes d'asile. Il compose ensuite le Sihil-bet (maison à images) ou chapelle particulière, consistant en trois ou quatre prêtres et un nombre indéterminé de clercs. Ces ecclésiastiques campent à la droite de la tente du Dedjazmatch, sous des huttes et autour d'une grande tente blanche qui sert de chapelle, où, longtemps avant le jour, ils se réunissent pour chanter les offices.
À cause des éventualités de la guerre, ils emportent rarement une pierre d'autel avec eux, ce qui fait qu'en campagne, ils ne disent pas la messe. Le Dedjadj Guoscho ne se faisait point suivre de ses aumôniers quand il avait lieu de prévoir que la campagne serait périlleuse; en ce cas, il emmenait seulement son confesseur. Parmi les clercs, il se trouvait toujours un légiste, muni du texte guez du code Byzantin, et capable de le consulter dans les rares cas où les parties en référaient à ce code. Le Père confesseur est ordinairement pourvu d'un bénéfice; les autres ecclésiastiques touchent des rations et de modestes émoluments.
Vient ensuite le réglement des ordinaires et rations de ceux qu'on appelle mangeurs de la redevance. Cette catégorie est composée des commensaux du Dedjazmatch. Ce sont des réfugiés de marque, des vassaux disgraciés, ou des nobles venus d'autres provinces pour prendre du service ou obtenir des secours, ou enfin de braves cavaliers que le Dedjazmatch n'a pu pourvoir de fiefs, et qui se contentent provisoirement de rations pour les hommes de leur suite et espèrent, en partageant journellement la table de leur seigneur, gagner sa faveur. D'une année à une autre, tel commensal peut, sans transition, recevoir l'investiture d'un fief à trompettes. Il faut enfin pourvoir les parasites et les intrigants, qui, en tous pays, affluent autour de la puissance.
La Waïzoro Sahalou, qui gouvernait des fiefs étendus, soumettait à son mari la nomination annuelle d'un sénéchal de sa maison, de ses camérières intimes, ainsi que des eunuques qui la gardaient. Du reste, elle répartissait comme elle l'entendait les fiefs qui relevaient d'elle et nommait elle-même à tous les offices de sa maison nombreuse, qui, à l'exception de quelques fonctions purement militaires, était en tout semblable à celle du Dedjadj Guoscho.
Toutes ces fonctions, quoique ayant des attributions régulières, sont élastiques, au point qu'un chef de bande, un petit seigneur, même un simple cavalier qui se rend remarquable soit au Conseil, soit sur le champ de bataille, peut obtenir un crédit égal à celui du chef d'avant-garde ou du Grand Sénéchal.
Les forces directement disponibles d'un Dedjazmatch consistent dans ses diverses bandes de fusiliers, de rondeliers et de cavaliers commandés par ses Chalakas, la plus grande partie de l'armée étant formée de troupes qui n'obéissent qu'à leurs seigneurs respectifs. Tel Chalaka, par sa bravoure, ses largesses ou son habileté à entraîner les hommes, portera son contingent à 3 ou 4,000 combattants; le métalent de son successeur réduira cette même troupe à quelques centaines d'hommes sans entrain. Il est donc difficile de fixer l'effectif de ces bandes qui faisaient le fond de la maison du Dedjadj Guoscho; ainsi, je l'ai vu ranger en bataille une armée que j'estime à plus de 35,000 combattants, et, quelques mois après, les événements politiques et les désertions l'avaient réduite à environ 12,000 hommes. Les Chalakas de bandes, comme Cadoc brise-tête et Allain le pourfendeur, du temps de Philippe-Auguste, sont les fléaux des provinces et quelquefois même de leur maître. En campagne, leurs soldats, comme toute l'armée, vivent du butin; en temps de paix, ils reçoivent des rations, ou bien ils parcourent la province par sections pour y exercer le droit de logement et d'hébergement; les communes ou les seigneurs de fiefs se cotisent souvent pour acheter leur abstention et obtenir qu'ils aillent exercer un peu plus loin leur désastreux droit de gîte.
La première ambition de ces soudards est de grouper autour d'eux quelques compagnons ou quelques recrues personnelles, et de former ainsi un noyau que leur réputation de bravoure, d'audace et d'insouciante prodigalité peut augmenter jusqu'à les rendre imposants. Ils ne thésaurisent presque jamais et dépensent tout en largesses et en acquisition d'armes. En temps de paix, la rapacité de la soldatesque est contenue dans des bornes assez étroites; mais en temps de trouble ou de guerre, leurs exactions deviennent ruineuses pour tout ce qui n'est pas soldat. Telle bande de 5 à 600 hommes qui ne comptait qu'une quinzaine de cavaliers, après avoir parcouru le pays pour sa subsistance pendant quelques semaines seulement, rejoindra le camp avec une centaine de chevaux provenant des exactions qu'elle vient de commettre. Aussi, dans les temps de trève ou de paix, s'empresse-t-on de réduire leur effectif, si toutefois quelques centeniers n'ont pas prévenu cette mesure en passant au service de quelque Polémarque voisin, non sans avoir pillé, chemin faisant, les villages du maître qu'ils désertent.
Pour parer à ces inconvénients, le Dedjadj Guoscho s'était appliqué à former la bande des Eka-Bets de soldats d'élite natifs du Damote et du Gojam, et cette troupe fidèle contenait efficacement les velléités de désordre des autres bandes. Toutes ces bandes étaient la terreur des cultivateurs. Quelquefois une ou plusieurs communes prenaient les armes pour résister à leur insolence ou à leurs exactions, et le parti vaincu députait auprès du Dedjazmatch quelques-uns des siens, qui allaient déployer devant lui les toges sanglantes des blessés ou des morts et lui demander justice.
Ces bandes, qui constituent la force directement aux ordres du Dedjazmatch, ne reçoivent, comme on vient de le voir, qu'une paye minime, et sont entretenus par subventions en nature, lorsqu'elles ne sont pas réparties en subsistance dans les districts, dits yé-guébétas (terres domaniales du Polémarque). Elles exercent aussi un droit de logement et d'hébergement sur presque toutes les terres de la mouvance du Dedjazmatch.
De même que ceux qui s'enrôlent au service des titulaires de fiefs, ces soldats sont regardés comme engagés pour l'année. Si, l'année suivante, l'investiture est confirmée au même titulaire, il est loisible aux soldats de prendre leur congé. Ceux qui s'enrôlent au moment d'une campagne, au service de possesseurs d'alleux, de majorats, ou de fiefs héréditaires, ne sont regardés comme engagés que pour la durée de la campagne, et, dès qu'elle est terminée, ils peuvent se retirer avec leurs armes, bagages et montures, qui sont toujours leur propriété personnelle. Les fusiliers seuls sont tenus de remettre leurs carabines à leur maître.
Les désertions sont assez fréquentes. Lorsque la désertion a lieu au commencement d'une campagne, les coupables sont dépouillés de leurs armes et bagages, et quelquefois même punis du fouet. La désertion en face de l'ennemi est punie quelquefois par l'amputation de la main ou du pied.
Ce qu'on pourrait appeler le cadre de l'armée est formé par les possesseurs d'alleux, tant nobles que roturiers, et un certain nombre d'hommes de toute provenance, qui se sont inféodés à la fortune du Dedjazmatch. Lorsque le Dedjazmatch passe du gouvernement d'une province à celui d'une autre, il n'emmène avec lui que ces derniers, qui forment le noyau autour duquel se grouperont les seigneurs de la province dont il va prendre le gouvernement. Chaque Dedjazmatch, chaque hobereau même, entretient un certain nombre de suivants, tant soldats que notables, de cette catégorie, sur lesquels l'usage leur accorde des droits d'une durée bien plus grande que sur leurs autres soldats. Ces comites, ou compains, vivent dans une dépendance qui, pour être volontairement consentie, ne leur devient pas moins quelquefois fort à charge; heureusement, l'opinion publique tempère presque toujours la prétention du maître à exiger une fidélité perpétuelle. Ils partagent en toutes choses sa fortune, et, lorsqu'il est dans l'adversité, ils font souvent preuve d'un dévouement qu'on trouve rarement ailleurs.
Tout chef militaire exerce sur ses subordonnés un droit de basse justice, comme tout fivatier sur les habitants de son fief. Mais leurs jugements sont soumis à l'appel hiérarchique, qui, au besoin, les fait aboutir au plaid du Dedjazmatch. Quant aux affaires criminelles, après une première instance, ils sont tenus de les porter en Cour du Dedjazmatch, qui seul exerce le droit de haute justice. Tout homme est responsable, dans sa personne ou dans ses biens, des crimes et délits commis par ses subordonnés. Il ne peut être relevé de cette responsabilité que par une décision judiciaire.
Selon les usages locaux, qui sont très-variés, les titulaires de fiefs ont la jouissance intégrale ou partielle des impôts; dans certaines localités, ils sont tenus de donner au suzerain telle ou telle somme en reconnaissance de l'investiture: ici, un cheval de guerre; là, une mule; ailleurs, une carabine ou des bêtes de somme, un certain nombre de mesures de blé, ou ils sont tenus enfin, d'entretenir un nombre fixé de soldats du Prince.
La nature et la quotité des impôts, redevances et corvées varient selon les localités et sont un motif fréquent de désaccord entre le fivatier et ses vassaux; le fivatier a quelquefois recours à la violence, quelquefois aussi les vassaux se soulèvent en armes et le chassent de la commune. Ces différends aboutissent toujours en cour du Dedjazmatch. Du reste, la vivace organisation communale et la dépendance réciproque des gouvernés et des gouvernants suffisent ordinairement à réfréner les empiètements et les exactions des seigneurs.
Telle est, à quelque différence près, l'organisation de la maison des Ras, Dedjazmatchs, Maridazmatchs, Graazmatchs, Kagnazmatchs, Wag-Choums, Balagaads et autres Polémarques qui se disputent entre eux les lambeaux de l'Empire éthiopien. Cette organisation est calquée sur celle de l'ancienne maison impériale et sert de modèle à tous. Un seigneur, d'importance même médiocre, nomme son sénéchal, ses prévôts, ses gardes, un biarque, un panetier, un boutillier, un écuyer, des chalakas et des pages; il établit enfin une hiérarchie en disproportion ridicule souvent avec sa position; ses inférieurs en font autant, et il n'est pas jusqu'au cultivateur aisé qui n'institue chez lui quelques offices et grades analogues. Les Éthiopiens en rient souvent eux-mêmes. Tout cet appareil a du moins l'avantage de leur inculquer des habitudes d'obéissance et de commandement, de devoir et de respect, et de les familiariser avec le sentiment de la responsabilité. Aussi voit-on fréquemment parmi eux des hommes, élevés rapidement des derniers aux premiers rangs, apporter dans l'exercice de l'autorité une tolérance intelligente, un tact et une aisance qui leur fait revêtir le pouvoir sans les éblouissements qui trop souvent l'accompagnent.
Toutes ces fonctions et attributions, réglées et absolues en apparence, sont d'une élasticité qui permet à l'individu de conférer sa valeur au rang qu'il occupe. Dans ce pays, les rapports sociaux sont fondés sur les hommes bien plus que sur les choses et les idées abstraites, et ils se plient sans effort à l'inégalité de l'espèce humaine et aux variétés de l'individu. Lorsque je cherchais à faire comprendre aux Éthiopiens le régime immuable de nos codes: «Loin de nous, disaient-ils, un pareil régime! On y doit vivre à l'étroit comme dans vos vêtements. À vos lois et à votre costume, nous préférons nos coutumes et le vêtement ample et peu adhérent que forme notre toge.»
On peut se faire une idée, d'après l'ordonnance de la maison de ceux qui ont le pouvoir en mains, de quelle façon le pays doit être gouverné. Les abus y sont trop nombreux sans doute; ils sont moins fréquents cependant qu'on ne pourrait le supposer quand on a été habitué à vivre dans des sociétés comme les nôtres, administrées d'après une législation et des réglements dont la rédaction prévoyante semble ne rien laisser à l'arbitraire.
Il est des peuples qui ne confèrent l'autorité que par contrat et avec un appareil de précautions jalouses, destinées à définir et à délimiter l'action du mandataire, ses charges et ses prérogatives, ainsi que les droits des mandants, et à garantir ainsi la société contre les abus de pouvoirs. D'autres peuples, au contraire, confèrent l'autorité comme par un acte de foi et de confiance, sans réglementations précises et détaillées, fondant ainsi la vie civile et politique sur le crédit. Les Éthiopiens suivent cette dernière méthode avec d'autant plus de sécurité qu'ils ne se sont point départis de la puissance judiciaire, qui fait de la raison publique le véritable tuteur de leur société. Aujourd'hui que la violence prévaut dans leur malheureux pays, la garantie qu'offre la puissance judiciaire ainsi constituée n'est que trop souvent illusoire. Il y a lieu de croire cependant que c'est en grande partie à cette constitution particulière qu'il faut attribuer ce fait remarquable d'une société à laquelle il a suffi, malgré la mutabilité des choses, et après des catastrophes sans nombre, de revenir à ses institutions pour revivre chaque fois et maintenir pendant tant de siècles sa forme nationale.
Comme on l'a vu, la forme sociale des Éthiopiens est toute militaire, ce qui peut être une forme salutaire pour les nations numériquement restreintes, pour celles dont la vie est peu compliquée, comme aussi pour celles qui vivent sous la menace de dangers du dehors. Dans une telle société, chaque individu a une valeur déterminée: il se trouve lié par obligation bilatérale, et la conscience qu'il a de la solidarité générale fait qu'étant fixé sur ses devoirs envers ses concitoyens, sur ses droits à leur protection efficace et sur sa valeur relative, comme sur celle de chacun, il prend l'habitude de l'obéissance, celle du respect, et une assurance de maintien qui entretient le sentiment de sa dignité. Quel que soit le service rendu à l'homme en vertu de l'obédience hiérarchique, il ennoblit aux yeux des Éthiopiens celui qui le rend; le service rendu par l'homme à l'homme auquel il a donné sa foi étant fondamental pour eux et le premier après celui qui est dû à Dieu il en résulte que les avilissements qu'on attribue ailleurs à la domesticité sont inconnus. Dans un camp de quelque importance, il se trouve ordinairement un certain nombre d'artisans, tels que forgerons, selliers, ouvriers en métaux, engagés pour la campagne; quelques-uns sont riches, mais de ce que par état, ils sont serviteurs de tous sans l'être d'un homme en particulier, ils sont regardés comme ne faisant pas partie de l'armée, et sont déconsidérés, tandis qu'il n'en est pas ainsi même des gardiens de la pourvoirie et des bûcherons, gens proverbialement grossiers, dont les services sont tenus pour les plus humbles, mais qui sont du moins inféodés à un maître et peuvent espérer de l'avancement. Les palefreniers, les coupeurs d'herbe, les sommiers même sont regardés comme hommes d'armes, et, depuis le chef d'avant-garde jusqu'au dernier munifice, chacun donne à connaître, par l'indépendance respectueuse de ses allures, la conscience qu'il a de sa valeur. Le respect est partout: quel que soit son rang, chaque individu en a sa part; souvent on dirait que c'est l'égalité qui règne. L'avancement n'étant soumis à aucune gradation fixe, celui qui se croit dans un rang bien inférieur à son mérite peut espérer atteindre de prime-saut le grade élevé qui lui est dû, et en attendant, il rappellera à son supérieur, avec une familiarité respectueuse, les titres qu'il croit avoir à l'avancement. On voit un soldat, occupé à quelque service des plus humbles, se redresser fièrement et traiter presque d'égal à égal un homme d'un rang plus élevé que le rang de celui dont il est le serviteur. S'il sert un homme peu fortuné, il se multipliera pour remplir les fonctions de coupeur d'herbe, de palefrenier, de pâtureur, ou même de sommier; mais, dès qu'il a achevé sa corvée journalière, il se rapproche de son maître comme page, comme servant d'armes, et il croira se relever ainsi de ce qu'il peut y avoir de servile dans ses premières occupations.
Mon dessein n'a point été de préconiser ici le régime féodal. Prévenu contre ce régime, comme la plupart des hommes de mon temps, j'ai cependant été amené à me demander, en le voyant fonctionner, si la reconstruction que nous en offre l'histoire est plus faite pour nous donner l'idée de la féodalité et l'intelligence de ses allures et de leurs effets, que la reconstruction, même complète, du squelette d'un homme ne le serait pour nous donner l'idée exacte de ses mouvements habituels, de son geste et de son tempérament, et si nos jugements ne sont pas aujourd'hui encore influencés par les ressentiments trop souvent légitimes qu'éveille le souvenir récent d'une forme sociale mutilée et corrompue.
Ce qui frappe le plus quand on entre un peu avant dans l'esprit du pays, c'est l'aisance avec laquelle les indigènes portent ce harnais de lois, coutumes, règlements et usages, qui enserre toute société; et ce qui rassure et console, en voyant ces ambitieux Dedjazmatchs, ces seigneurs turbulents, ces paysans toujours la main sur leurs armes, c'est de sentir qu'au-dessus d'eux tous plane en souveraine une opinion publique, faillible sans doute comme tous les souverains de la terre, mais vigilante à contenir ou à réparer les excès. Il semble que Dieu supplée ainsi à la direction de ceux que leurs institutions dirigent le moins.
HIVERNAGE À GOUDARA.—FAMILLE DU DEDJADJ GUOSCHO.—BIRRO GUOSCHO.—COMPLICATIONS POLITIQUES.—NOUVELLE ENTRÉE EN CAMPAGNE.
Il y avait un an que j'étais en Éthiopie. J'avais employé les premiers mois aux soins matériels de notre voyage de la mer Rouge à Gondar. Là, un trafiquant musulman m'ayant assuré qu'un grand cours d'eau prenant sa source dans l'Innarya, alimentait le Nil Blanc, il avait été convenu avec mon frère que je me dirigerais de ce côté, pendant qu'il irait en Europe chercher des instruments mieux appropriés à ses travaux géodésiques; et depuis son départ, mon unique souci avait été, tout en continuant ses observations climatologiques et astronomiques, de gagner au plus tôt l'Innarya. Mais le printemps et une partie de l'été s'étaient écoulés à attendre vainement le départ d'une caravane, et, quoique retenu à Gondar pendant plusieurs mois, je n'avais regardé cette ville que comme une étape. Le pays ne me paraissait offrir qu'un médiocre intérêt au point de vue ethnographique ou plutôt éthographique. J'avais négligé en conséquence la langue amarigna, qui ne devait m'être d'aucun secours au delà du Gojam, me réservant d'apprendre celle des Gallas. J'étais d'autant plus impatient de me rendre chez les Gallas, qu'aucun Européen ne les avait visités, que l'exploration de leur pays pouvait contribuer à dévoiler les sources mystérieuses du fleuve Blanc, et qu'enfin mon hôte, le Lik Atskou, me parlait souvent de ce peuple de façon à surexciter ma curiosité. Il m'intéressait moins aux hommes de son pays; et, lorsqu'il m'en parlait, c'était moins pour me les montrer tels qu'ils étaient que pour les critiquer de ce qu'ils n'étaient pas.
Quelque respect que j'eusse pour ses opinions, j'étais cependant loin de me douter de la valeur que leur attribuaient ses compatriotes. J'ignorais alors que les censures dont il frappait tel acte ou tel personnage public passaient de bouche en bouche jusque dans les provinces éloignées, et qu'on le regardait comme le dernier magistrat représentant l'antique loi nationale. Il s'était tenu à l'écart, par mécontentement d'abord, par philosophie ensuite; il observait les événements et les jugeait impitoyablement. Mais il restreignait ses pensées et ses discours en s'entretenant avec un jeune étranger ignorant et inexpérimenté comme je l'étais, et, pour les choses contemporaines, il ne sortait guère des lieux communs. Les hommes supérieurs, et il l'était, ne se déploient dans l'intimité que lorsqu'ils se sentent compris, ou lorsqu'ils veulent bien se consacrer à l'instruction de ceux qui les écoutent. Le Lik était paternellement bon pour moi; mais j'étais moins pour lui un confident qu'une distraction à ses chagrins patriotiques. Quelquefois, au milieu d'un entretien où il avait charmé ses compatriotes, il se reprenait soudain et leur disait en souriant:
—Bah! à quoi tout cela mène-t-il, ô mes pauvres Gondariens? Lorsque, la nuit, les hyènes font silence, et qu'entre deux rêves vous entendez un hôlement lointain, vous vous dites: «Ha! oui, c'est l'oiseau nocturne qui veille dans les ruines de notre palais impérial.» Et vous ramenez sur votre tête un pan de votre toge, et vous vous rendormez. Je suis comme cette hulotte: je vous rappelle l'édifice écroulé de notre grandeur nationale. Mais à quoi bon? Fermez les yeux et dites que c'est moi qui rêve.
Cependant ma visite au camp du Dedjadj Guoscho avait été pour moi comme une révélation. L'urbanité, l'esprit chrétien et un je ne sais quoi d'antique et de chevaleresque qui régnait à sa cour, m'avaient fait désirer de la mieux connaître; je m'étais mis à apprendre l'amarigna, et la campagne que je venais de faire avec l'armée gojamite avait achevé de me déterminer à donner une direction nouvelle à mes études et à remettre à un autre temps mon voyage en Innarya. La géographie du Gojam, du Damote et de l'Agaw-Médir était encore inconnue, il est vrai; il restait aussi à vérifier le renseignement relatif à ce grand cours d'eau de l'Innarya, renseignement qui avait si fort impressionné mon frère; mais, depuis son départ, le temps s'était écoulé sans que j'eusse pu exécuter notre programme. Je savais que mon frère ne pouvait tarder à revenir, et qu'il reprendrait avec une compétence bien supérieure à la mienne les travaux géographiques que je venais d'interrompre si brusquement durant notre campagne en Liben. En tous cas, la position exceptionnelle que je devais aux bontés du Dedjadj Guoscho me faisait espérer, si je continuais à vivre à sa cour, de pouvoir faciliter et rendre moins périlleuses les explorations que pourrait tenter mon frère chez les Gallas, au cas où ses renseignements ultérieurs le confirmeraient dans la croyance que les eaux qui arrosent leur pays contribuaient à former le Nil Blanc. Le Dedjadj Guoscho était en relations d'amitié avec le roi de l'Innarya, et son influence s'étendait sur les peuples gallas intermédiaires. Ces considérations me déterminèrent à me dévouer sans réserve à la vie nouvelle que je menais en Gojam.
À ma première indifférence pour les populations chrétiennes de l'Éthiopie avait succédé cet intérêt affectueux qu'il est nécessaire de ressentir pour comprendre les hommes. Protégé, comme je l'étais, par le Prince, je n'éveillais aucune convoitise; ma qualité d'étranger excluait toute défiance à mon égard; les sujets du Prince n'avaient encore aucun intérêt à se déguiser à mes yeux, et j'entrevoyais un vaste champ d'observations dans cette société si peu connue. Mais il me manquait encore une condition nécessaire pour juger impartialement: c'était de m'affranchir de quelques préjugés d'Europe, de ces habitudes de l'esprit et de ces termes de comparaison que chacun tient du milieu où il a grandi, et qui s'interposent dans nos appréciations des hommes et des choses de l'étranger, et nous les font apparaître sous des jours trompeurs.
En Orient, les premiers indigènes qui se présentent aux observations du voyageur sont ordinairement les plus médiocres sujets des rangs serviles; des hommes déclassés, qui ont tout à gagner avec l'étranger; des mécontents, et ces gens mésestimés de leurs compatriotes, ne fût-ce que pour l'état fruste de leur caractère et de leurs habitudes; et la plupart du temps, ces hommes, soit légèreté, soit calcul, ne fournissent que des renseignements inexacts ou même dénaturés.
Après s'être débarrassé de ces intermédiaires, il faut découvrir la partie saine des indigènes, se faire accepter d'eux, dissiper leurs défiances, démêler les institutions, les habitudes qui forment comme la charpente sociale, découvrir les centres où s'élaborent en quelque sorte l'esprit national et qui régissent, souvent sans le paraître, les impulsions générales ou particulières; et quand on a pénétré cet organisme, il est nécessaire encore d'en suivre quelque temps le jeu, afin d'en éprouver par soi-même les effets, et de distinguer de l'action variable l'action permanente, qui donne les grandes lignes, les grands traits de la physionomie d'un peuple.
J'avais encore bien à faire pour arriver à ce degré; cependant si peu initié que je pusse être au pays, je n'ignorais pas que la mort inattendue du Dedjadj Conefo pouvait influer sérieusement sur la politique du Gojam. Dans l'attente des événements, le Dedjadj Guoscho crut prudent de n'apporter à l'ordonnance de sa maison, de son armée et de ses États, que des changements insignifiants: il confirma par ban l'ordre de choses existant, et, à l'exception des deux sénéchaux qui restèrent auprès du Prince, seigneurs, chiliarques avec leurs bandes, et jusqu'aux petits fivatiers, tous furent maintenus, pour l'hiver, dans leurs fiefs ou cantonnements.
Je ne connaissais que depuis peu le nombre des enfants du Dedjazmatch. Presque tous ses fils faisaient partie de l'armée; mais les rapports apparents de fils à père sont si peu différents de ceux de serviteur à maître qu'il y avait lieu de s'y méprendre. Comme en Europe, au moyen âge, la paternité d'un chef de maison s'étend en quelque sorte sur tous ceux qui participent à sa fortune, et le vieux ou le bon serviteur, en maintes circonstances, prendra le pas même sur le fils aîné de la famille.
Le Dedjadj Guoscho n'avait de sa femme, la Waïzoro Sahalou, que deux fils: le Lidj Dori et son puîné Fit-Worari Tessemma; mais, comme beaucoup de ses compatriotes de toutes conditions, il avait un nombre mal défini de bâtards. Dans cette catégorie, on lui connaissait quatre filles, deux mariées à des Polémarques, vassaux directs du Ras, et deux à des seigneurs de moindre importance. L'opinion publique admettait volontiers la réalité de leur filiation, mais il n'en était pas de même à l'égard de huit ou neuf garçons, dont les mères rapportaient la paternité au Dedjazmatch, et qui faisaient précéder leur nom de la dénomination de Lidj (enfant), impliquant la qualité de fils d'homme de marque.
Peu d'années auparavant, une femme était venue solliciter, comme tant d'autres, quelque libéralité du Dedjazmatch. Selon l'usage, elle se présenta, un cadeau à la main, et, par une allusion qui ne fut comprise que dans la suite, elle fit consister son cadeau en une de ces petites corbeilles à couvercle, dans lesquelles les hommes aisés en voyage font porter leur collation. Le Prince désigna Ymer Sahalou comme baldéraba de la solliciteuse. Ce baldéraba (maître de parole) est une espèce de patron introducteur, servant d'aide-mémoire et d'intermédiaire entre son maître et les solliciteurs, même de son entourage, lorsqu'ils ne sont pas admis dans une intimité qui les autorise à rappeler directement leurs demandes. Ymer transmit à son maître les confidences de sa nouvelle protégée, d'où résultait pour le Dedjazmatch la paternité d'un fils de plus. Le père n'avait aucun souvenir de la mère, mais le zélé baldéraba fit ressortir quelques petites concordances entre le récit de cette femme et des circonstances antérieures de la vie du Prince, et il le pressa si bien, que, grâce aussi à la facilité avec laquelle les Éthiopiens se rendent en pareille occasion, le Dedjazmatch accepta ce nouvel enfant, qui allait entrer dans l'adolescence et qu'on nomma Lidj Birro. On l'envoya à l'école; il grandit comme il put, et au bout de quelques années il fut admis à suivre son père à l'armée, mais sans que rien annonçât que sa qualité de Lidj fût prise au sérieux et dût contribuer à sa fortune.
Sur ces entrefaites, le Dedjazmatch, ayant froissé l'amour-propre de l'altière Waïzoro Manann, se vit contraint de rompre avec le Ras Ali, qui subissait encore l'ascendant de sa mère. Les hostilités commencèrent; mais bientôt, la Waïzoro s'étant remariée comprit ce qu'il y avait d'impolitique à donner cours à ses ressentiments, et feignant de les oublier, elle fit dire au Dedjazmatch qu'ils étaient faits pour s'entendre, et que pour bannir à tout jamais l'esprit malin qui s'était glissé entre eux, elle lui proposait de réunir leurs maisons par un mariage entre sa fille unique, son enfant préférée, la Waïzoro Oubdar (limite de beauté), et Tessemma Guoscho. La paix fut conclue entre le Ras et le Dedjadj Guoscho. Celui-ci, pour donner un titre au Lidj Tessemma, le nomma Fit-worari de son armée, lui transféra les droits d'aînesse du Lidj Dori, frappé, comme on sait, de faiblesse d'esprit, et quelques mois après il se rendit à Dabra Tabor dans le but ostensible de conférer avec le Ras sur les affaires générales, mais au fond pour conclure l'union projetée.
Par cette union, la Waïzoro Manann rétablissait la suzeraineté de sa maison sur un des plus puissants Dedjazmatchs; elle comptait, en outre, se faire un appui de ce prince contre ses propres fils, le Ras Ali et les Dedjadjs Imam et Haïlo, qui cherchaient en grandissant à s'affranchir de son autorité; elle renforçait son parti contre le Dedjadj Oubié, dont l'obédience nominale menaçait chaque jour de se changer en hostilité ouverte; enfin, considération importante pour sa vanité féminine, elle rehaussait à ses yeux l'humilité de son origine par une alliance avec un descendant de la famille impériale.
Le jour fixé pour la présentation, le Dedjadj Guoscho se rendit chez la Waïzoro Manann, et bientôt le Fit-worari Tessemma, entouré d'une brillante escorte, arriva sur la place. La Waïzoro Manann profitant, pour l'examiner, du temps qu'on mettait à l'annoncer, releva un coin du rideau tendu devant son alga.
—Lequel est votre fils parmi ces cavaliers? dit-elle au Dedjazmatch.
—Celui qui descend de la mule noire.
—Notre Dame de miséricorde! s'écria-t-elle; mais c'est un garçonnet!
En effet, Tessemma, quoiqu'en âge de se marier, avait l'air d'un adolescent; il était bon cavalier et représentait à cheval; mais, à pied, sa petite taille et ses allures enfantines dissipaient l'illusion. Il reçut néanmoins bon accueil: la Waïzoro fit circuler l'hydromel, mais sans plus s'occuper de lui; la collation terminée, elle congédia tout le monde et demeura seule avec le Dedjazmatch.
—Le Lidj Tessemma, dit-elle, a bien l'air d'un fils de prince; mais n'en avez-vous pas un plus âgé à marier?
—J'en aurais; mais ils ne sont pas fils de ma femme.
—Peu importe, dès qu'ils sont bien les vôtres; présentez-les moi.
—Ils sont restés à Gojam, excepté un garçon qui se trouvait ici tout-à-l'heure parmi mes gens.
—Et celui-là a-t-il une position?
—Pas encore.
—Est-il bon cavalier?
—Oui certes, et il a tué son premier homme.
—Eh bien! voyons-le, fit la Waïzoro.
Le Lidj Birro, car c'était de lui qu'il s'agissait, se trouvait avec les gens de la suite aux abords de la maison, contemplant de loin, comme il me l'a raconté, l'heureux Tessemma qui, assiégé de courtisans, attendait, lui aussi, la sortie de son père. Une suivante l'appela, et il accourut pensant que le Dedjazmatch l'envoyait quérir pour quelque service de page; mais la Waïzoro, le considérant attentivement, lui dit:
—Quel est ton nom, mon fils?
—Birro, répondit-il en s'inclinant.
—Pourquoi ne m'as-tu pas été présenté?
Et, s'adressant au Prince:
—On peut, seigneur, présenter un pareil fils.
Et, s'adressant à Birro:
—C'est bien, mon enfant, laisse-nous seuls.
Elle ne voulut plus entendre parler de Tessemma. Ce n'était point, disait-elle, un compagnon d'enfance qu'elle cherchait pour sa fille; Birro, au moins, avait l'air d'un fils d'homme, et, pour prouver au Dedjazmatch son désir d'allier leurs maisons, elle consentait à prendre Birro pour gendre, à condition que sa naissance fût solennellement légitimée, et que le droit d'aînesse lui fût conféré.
Le Prince, qui aimait beaucoup Tessemma, représenta le rang de la mère, et l'injure qu'il leur ferait à tous deux; mais ce fut en vain.
Rentré chez lui, il réunit ses conseillers, qui décidèrent qu'un refus serait d'autant plus imprudent qu'ils étaient pour le moment à la merci du Ras. Ce dernier, sur la proposition de sa mère, accepta cette substitution; il nomma Birro Balambaras, et lui donna la cotte d'armes en soie, afin qu'il relevât également de lui et du Dedjazmatch. On prit jour, et en présence du Ras et d'un grand concours de seigneurs du Bégamdir et du Gojam, d'ecclésiastiques, d'hommes de loi et de clercs, tous réunis chez la Waïzoro, le Dedjadj Guoscho reconnut par serment Birro pour fils, lui conféra le droit d'aînesse, demanda pour lui la main de la Waïzoro Oubdar, et un des grands vassaux, s'avançant au nom du Ras et de la Waïzoro Manann, prononça les formules qui constituent les accordailles. Les apports mutuels furent énumérés: le Ras donna à sa sœur la seigneurie de quelques villages dans le Bégamdir; le Dedjadj Guoscho donna à son fils un nombre égal de villages en Gojam.
Le Ras, en regagnant sa maison, s'égaya avec ses familiers sur le compte de son nouveau beau-frère; il le traita de nicodème, de dadais, et dans la suite ne le désigna même plus autrement.
La Waïzoro Manann, tout entière à son œuvre, garda le fiancé auprès d'elle. Au bout de quelques jours, elle lui confia sa jeune épouse, et, malgré ses autres préoccupations de toute nature, elle se complut pendant quelques semaines à combler de soins le jeune ménage, et s'attacha de plus en plus à son gendre, dont les déférences contrastaient avec l'insubordination de ses propres fils. Elle ne tarda pas à obtenir pour lui l'investiture de l'Enneussé et de l'Enneufsé, districts du Gojam, dont la seigneurie entraînait le grade de Fit-worari de l'armée du Ras, l'exercice du droit de haute justice et le privilége de marcher précédé de porte-glaives, d'un gonfanon et de douze timbaliers. Après être resté encore deux mois auprès de sa belle-mère, le nouveau Fit-worari partit avec sa femme pour son gouvernement.
Malgré cette transition si brusque de la position la plus dépendante à l'exercice d'une autorité si étendue, Birro administra ses vassaux avec une fermeté telle, qu'il fit de ses districts, réputés pour leur insécurité, le pays le plus sûr de l'Éthiopie. Selon le dicton indigène, une jolie fille pouvait y cheminer, seule et partout, tenant sur la main une écuelle pleine de pépites d'or. Mais, afin de soudoyer les gens de guerre, qu'il rassembla en nombre tout à fait disproportionné avec l'importance de son gouvernement, il dut aggraver les impôts, et ses sujets se rendirent plusieurs fois à Dabra Tabor, pour réclamer auprès du Ras; la vigilante Waïzoro Manann les faisait éconduire brutalement.
Bientôt, Birro Aligaz, un des grands vassaux du Ras, Dedjazmatch de l'Idjou et d'une partie du Lasta, s'étant déclaré en rébellion, le Ras convoqua par ban son armée à Dabra Tabor. Le Fit-worari Birro fit son entrée à la tête de plus de 6,000 hommes, et, avec un appareil militaire qui éveilla les jalousies des grands vassaux du Ras, mais qui flatta l'orgueil de sa belle-mère; dans ce dernier but, il avait amené la Waïzoro Oubdar en campagne. Il la faisait précéder par ses timbaliers, son parasol et son gonfanon, ses fusiliers et ses porte-glaives, contraignait ses seigneurs et cavaliers de marque à former son escorte, et ses bandes de rondeliers d'élite à la suivre, centeniers et joueurs de flûte en tête. Le Ras lui-même ne marchait pas avec tant d'apparat. Quant à lui, accompagné seulement de quelques cavaliers, il allait se confondre dans l'escorte de sa belle-mère, afin, disait-il, d'être plus à portée de ses ordres. Si épris qu'il pût être de la Waïzoro Oubdar, les sentiments qu'il affichait étaient tellement ridicules par leur exagération, que ses beaux-frères, les seigneurs et même les soldats en faisaient des gorges chaudes; seule, la Waïzoro Manann, insensible aux quolibets, trouvait naturelle la conduite de son gendre, qu'elle affectionnait d'autant plus et défendait en toute occasion. Fort de cet appui, il était d'une arrogance insoutenable envers les grands vassaux. L'un d'eux, le Dedjadj Wollé, proche parent du Ras, ayant fait une allusion railleuse à sa naissance équivoque, il en résulta une altercation des plus vives. Les soldats épousèrent naturellement la querelle de leurs maîtres, et deux bandes se rencontrant un jour de marche, passèrent bientôt des injures aux coups de sabre; le vertige se communiqua comme par une traînée de poudre, et 12 à 14,000 hommes des deux partis se trouvèrent aux prises le long de la ligne de marche. Le Ras envoya des bandes pour étouffer le combat: elles furent culbutées et en partie dépouillées; puis on se battit jusqu'aux approches de la nuit. Birro Aligaz, prévenu par ses espions, accourut avec sa cavalerie, mais un peu trop tard pour profiter de ce désordre qui eût pu occasionner la perte du Ras. Le nombre de morts et de blessés était considérable. Le Dedjadj Wollé, ainsi que plusieurs hauts seigneurs dont les gens avaient été le plus maltraités, intentèrent une action en cour du Ras. La Waïzoro Manann trouva moyen de les faire débouter, et, comme pour justifier sa partialité, quelques jours après, son gendre, détaché avec d'autres chefs, à la poursuite de Birro Aligaz, parvint, grâce à la témérité de ses soldats, à s'emparer du rebelle, et il eut l'honneur de le remettre aux mains du Ras.
L'heureux Fit-worari récompensa avec prodigalité et ostentation ceux de ses soldats qui s'étaient distingués dans ce combat, et, du même coup, ceux qui s'étaient signalés contre les gens du Dedjadj Wollé, ce qui ameuta de nouveau ses ennemis. Il ne parlait qu'avec emphase de son seigneur le Ras, le plus doux des suzerains, disait-il, mais le plus mal servi par ses grands vassaux. Sévère et hautain envers ces derniers, il se montrait caressant envers leurs soldats dont il devint l'idole. Les familiers du Ras, eux, l'avaient pris pour but de leurs médisances; seul, le Ras paraissait faire bon marché de lui et l'appelait toujours le dadais. Birro, du reste, affectait des incohérences de caractère et de maintien faites pour fourvoyer l'opinion publique et le jugement de son suzerain sur lui: un jour, plein d'attentions courtoises et de gaieté, le lendemain, distrait, irritable, taciturne; tantôt il se présentait attiffé et les vêtements parfumés comme une femme, tantôt, culotté inégalement, il se balançait en marchant, laissait traîner un pan de sa toge, pendiller un bout de sa ceinture, ou ballotter gauchement son sabre à son flanc.
La campagne terminée, on rentra à Dabra Tabor. Birro Guoscho demanda son congé, mais le Ras l'ajournant sous divers prétextes, il se vit obligé de renvoyer en Enneufsé la meilleure partie de ses troupes qu'il ne pouvait nourrir à Dabra Tabor, et il leur adjoignit un certain nombre d'hommes d'élite qu'il avait détachés secrètement du service de plusieurs seigneurs du Ras.
Ses ennemis attendaient ce moment pour le perdre avec plus de certitude: certains indices leur avaient fait croire que le Ras serait heureux que l'opinion publique vînt le contraindre à disgracier le favori de sa mère. En conséquence, ils attirèrent secrètement à Dabra Tabor plusieurs de ses vassaux qui avaient des plaintes à porter contre lui, ainsi que les chefs de plusieurs villages que ses troupes indisciplinées avaient maltraités en retournant à Enneufsé.
La Waïzoro et son gendre furent instruits de ces menées, et Birro, bien moins rassuré que sa belle-mère, attendait avec anxiété qu'elles éclatassent, lorsqu'un nouvel incident, tout en compliquant sa position, contribua, pour le moment du moins, à le tirer d'embarras.
Ses deux beaux-frères, les Dedjadjs Imam et Haïlo, l'ayant invité à les joindre sur le mail, où, avec 150 ou 200 de leurs cavaliers, ils se livraient au jeu de cannes, il saisit l'occasion de leur prouver que les cavaliers du Gojam n'étaient pas, comme ils le prétendaient, inférieurs à ceux du Bégamdir: il ordonna à ses gens de se munir de bambous longs et forts au lieu des légères cannes d'usage, et il parut bientôt à la tête d'environ 300 chevaux.
Le Ras passionné pour ces exercices, apprenant qu'un jeu animé était engagé et que les Gojamites malmenaient fort ses frères, se rendit également sur le terrain avec un escadron d'élite, et après avoir feint de se joindre au parti de Birro, il alla se mettre dans le camp de ses frères. Birro, déjà piqué de ce procédé, lança ses trois meilleurs cavaliers pour rengager le jeu; ceux-ci chargèrent leurs adversaires et tournèrent bride, entraînant après eux 80 cavaliers du Ras qui s'efforçaient de les envelopper. L'un de ces trois cavaliers était un nommé Teumro Haïlou, qui devint plus tard un de mes compagnons et un de mes plus chers amis. Il était fils de Dedjazmatch, parent éloigné du Ras Ali ainsi que du Fit-worari Birro, dont il était l'écuyer. En fuyant, son cheval s'abattit, il roula à terre, et deux des poursuivants, contrairement à toute courtoisie, lui lancèrent leurs cannes en plein corps.
—Qui m'aime me suive! s'écria Birro.
Ses cavaliers se précipitent avec lui contre ceux d'Ali; celui-ci accourt à la rescousse avec tout son monde; des charges animées s'entre-suivent, et le Ras, trouvant Birro à bonne portée, lui lance sa canne dans le dos. Birro furieux tourne bride et fond sur le Ras en criant:
—À vous, Monseigneur! parez, parez! Moi seigneur de Dempto, moi Birro, le fils de Guoscho, je ne vous lâcherai pas!
Le Ras se perdant dans ses parades se couvrit la tête de son bouclier pour la mettre au moins à l'abri, et il ne chercha plus qu'à surexciter le galop de son cheval renommé pour sa vitesse. Mais Birro, gagnant sur lui, au lieu de lui lancer sa canne, la prit par un bout et frappa le Ras plusieurs fois sur son bouclier, avec si peu de ménagement, qu'il en fit sauter les ornements. La stupéfaction fut générale.
Birro tourna bride vers les siens et les rejoignit en faisant parader son cheval et en criant:
—Ô moi, Birro! seigneur du Dempto, du coureur isabelle que rien n'arrête, voilà comment je relève mon écuyer!
Et, emmenant tous ses cavaliers, il continua sa course jusqu'à son logement, laissant là son suzerain.
L'usage voulait impérieusement qu'avant de se retirer, il reconduisit le Ras jusqu'à sa porte, le bouclier au bras en signe d'allégeance; il avait donc commis une double infraction en frappant brutalement son seigneur et en l'abandonnant sur le mail. Le Ras se contenta de dire:
—Il vaut mieux que ce dadais soit parti; il ne fait que désordonner le jeu.
La Waïzoro Manann, instruite sur le champ de l'événement, gronda vertement son gendre par message.
Le soir, ayant soupé comme d'habitude en compagnie de ses commensaux et soldats favoris, il fit évacuer sa grande hutte et resta seul avec son conseiller intime Tiksa Méred, et son cheval Dempto. La pièce n'était éclairée que par une braisière qui flambait au milieu; dans le fond, Dempto mangeait son orge, aux tintements argentins de sa sonnaille, et Birro, accroupi sur un tapis à terre, tisonnait en délibérant à voix basse avec Tiksa Méred, accroupi aussi en face de lui, sur les suites probables de son emportement du matin.
Les circonstances de cette soirée m'ont été racontées si souvent qu'elles sont restées dans ma mémoire, comme si j'en avais été le témoin.
Tiksa Méred, natif de l'Enneussé et âgé seulement d'une trentaine d'années, jouissait déjà d'une réputation de bravoure exceptionnelle acquise dans maint combat. Birro l'avait fait Fit-worari de sa petite armée, et bientôt après son conseiller le plus intime. Méred, petit de taille, avait le teint presque aussi clair que celui d'un Européen, la figure maigre, expressive, intelligente, les manières distinguées, l'élocution facile. Affable, subtil, résolu, fécond en expédients et habile à se commander, il réunissait tout ce qu'il fallait pour plaire à son maître, dont il renforçait du reste l'autorité, en lui prêtant l'appui de sa popularité et de sa nombreuse parentelle qui faisaient de lui le notable le plus important de l'Enneussé.
Quant au cheval Dempto, la fortune l'avait tiré de l'obscurité à la même époque et aussi brusquement que son maître. Sa taille était moyenne, sa robe isabelle, ses crins noirs; bien croupé, goussant, membru, court-jointé, lippu, orillard et fort en bouche, il avait le col long, le front large et de grands yeux intelligents; sous l'homme il bégayait, s'entablait et dépassait les meilleurs coureurs. Il était cheval de somme, lorsqu'un petit chef du Gojam le vit sous sa charge, devina ses qualités, l'acheta pour un prix insignifiant, l'engraissa et fut contraint de le revendre à un riche seigneur. Celui-ci en fit don, comme d'une merveille, à un ancien polémarque du Gojam qui attendait dans la ville d'asile de Mota en Enneussé que sa fortune se relevât. Birro Guoscho, en prenant possession du gouvernement de l'Enneussé entendit parler de ce cheval, et le propriétaire ayant refusé de le lui vendre, Birro fit naître un prétexte et se l'appropria. Le clergé de l'asile prit fait et cause pour le réfugié et expédia des messagers à Dabra Tabor pour réclamer auprès du Ras. Birro les fit intercepter et battre; d'autres leur succédèrent; le Ras ordonna la restitution, mais en vain. Le Dedjadj Guoscho intervint sans plus de succès, et le moment d'entrer en campagne arrivant sur ces entrefaites, Birro partit avec son cheval qu'il nomma Dempto (retentissant).
Si je me suis étendu sur des particularités au sujet de ces deux serviteurs du Fit-worari, Birro Guoscho, c'est que Dempto, si bien assorti avec son maître, devait justifier le nom ambitieux qu'il en avait reçu, et que Tiksa Méred, à cette époque, le principal ouvrier de la fortune de Birro Guoscho, devait en être une des plus éclatantes victimes.
Il se faisait tard; Birro cuvait encore ses colères, lorsque le soldat qui gardait extérieurement la porte, annonça discrètement un envoyé du Ras. Birro perdit contenance.
—Vite, vite, dit Méred, que Monseigneur se couche sur son alga et fasse le malade!
En même temps, il poussait la braisière auprès de l'alga, et quand son maître fut convenablement étendu, le visage tourné du côté de la muraille, il introduisit le page du Ras en lui recommandant de parler bas. Le message était ainsi conçu: «Comment as-tu passé la soirée? J'ai envie de revoir ton Dempto; envoie-le moi donc. Les yeux se rassasient vite de l'objet de nos fantaisies, et si dans quelques jours, tu regrettes encore ton cheval, je verrai à te le rendre.»
Birro, s'attendant à cette demande, avait résolu de s'exposer à tout plutôt que de céder Dempto.
—Va, je te prie, t'incliner de ma part devant Monseigneur, répondit-il à Méred d'une voix affaiblie, et dis-lui que j'espère pouvoir aller demain en personne lui faire hommage de mon cheval. Allez, mes frères, et dites-lui l'état où vous me voyez.
Le Ras ne voulait pas attendre au lendemain; mais l'adroit Méred lui représenta si vivement l'indisposition de son maître, la satisfaction qu'il éprouverait à lui offrir son présent en personne, et il le cajola enfin si bien, qu'il obtint le délai demandé et le laissa même de belle humeur.
Craignant l'indiscrétion des gens de sa maison, parmi lesquels il pouvait se trouver quelque espion du Ras, Birro contrefit le malade toute la nuit. Le lendemain matin, il admit ses gens à déjeuner, parla de son bon suzerain Ali, de Dempto, du successeur qu'il devait lui donner, et, dans l'après-midi, il se présenta, vêtu d'une toge de cérémonie, à la porte du Ras, avec la pensée de gagner du temps, pendant qu'il ferait agir sa belle-mère.
Quel que soit le rang qu'on occupe, à moins de jouir des petites entrées, il est d'usage d'attendre qu'un huissier vous annonce et vous introduise. Birro voulut pénétrer tout d'abord; les huissiers, agacés par son arrogance ou pressentant peut-être sa disgrâce d'après des bruits de l'intérieur, le repoussèrent de la main, et, d'une façon ou d'autre, sa toge se trouva déchirée. Birro se retira dans un état d'irritation d'autant plus grande que les nombreux seigneurs, rassemblés dans la cour, s'entreregardaient en souriant de sa déconvenue. Il envoya prévenir sa belle-mère de l'affront public qu'il venait de subir, et celle-ci, pour couvrir cet échec et montrer qu'elle improuvait la conduite de son fils, improvisa un banquet dont Birro eut tous les honneurs. De son côté, le Ras Ali affecta de réunir pour une collation des seigneurs qu'on savait hostiles au Fit-worari. La soirée se passa ainsi. Vers minuit, Birro fit discrètement rassembler ses cavaliers à une petite distance de Dabra Tabor, et il partit avec eux pour son gouvernement. Ce départ furtif constituait une rébellion. Le Ras se plaignit ouvertement de la partialité de sa mère et la rendit responsable du mépris de son autorité, quoiqu'elle eût, pour dissimuler sa complicité, refusé à Birro de lui laisser emmener sa femme. Le Ras fit garder celle-ci par ses eunuques, afin de prévenir au moins sa fuite.
Birro arriva en Gojam lorsque nous y rentrions, de retour de notre campagne contre les Gallas.
Il envoya en présent au Ras deux beaux chevaux. Il chercha à pallier la brusquerie de son départ en faisant représenter à son suzerain combien il avait été découragé par la brutalité inouïe dont il avait été publiquement victime de la part des huissiers, et il appuya sur ce que, en toute occurrence, sa vive affection pour la Waïzoro Oubdar ferait toujours de lui le plus dévoué de ses vassaux. En même temps, il suppliait sa belle-mère d'obtenir que sa femme lui fût envoyée, et il mandait à celle-ci de manifester énergiquement la douleur qu'elle ressentait de leur séparation.
La Waïzoro Oubdar obéit sincèrement; elle passa quelques jours dans les larmes; ses nombreuses suivantes se faisaient remarquer par la négligence de leur costume et le désordre de leur coiffure, et comme le Ras se montrait inflexible, elle se fit raser la chevelure et la lui envoya en signe de deuil. Il lui fit dire: «Puisque tu tiens tant à ce mari, que tu as enivré de l'honneur de notre alliance, laisse-lui du moins le temps de reprendre sa raison.»
Cependant, le Dedjadj Guoscho ne pouvait paraître ignorer la nature des rapports de Birro avec le Ras, leur suzerain commun. En annonçant à celui-ci son heureux retour en Gojam, il lui fit hommage de quatre bons chevaux pris aux Gallas. Le Ras se montra très-satisfait de ce présent et il lui envoya en retour une belle carabine, mais sans même mentionner le nom de Birro. Ce silence, son refus de laisser partir sa sœur, la façon persistante et exceptionnelle dont il boudait, disait-on, sa mère, ses conférences répétées avec ses principaux vassaux musulmans, connus pour le pousser à amoindrir la position de la Waïzoro Manann, afin de prendre eux-mêmes en mains la direction des affaires, tout faisait craindre que le parti musulman à Dabra Tabor ne reprît le dessus, ce qui ne pouvait manquer de provoquer une rupture avec le Dedjadj Guoscho, en qui se personnifiait le parti chrétien.
Le Ras était alors sous le coup de graves complications politiques. Loin de pouvoir exercer sa suzeraineté sur le Dedjadj Oubié, il en était réduit à compter avec lui de puissance à puissance. Le Dedjazmatch qu'il avait nommé en Idjou, en remplacement de Birro Aligaz, ne parvenait pas à se faire accepter par le pays, qui était attaché à son ancien gouverneur. Son fidèle et utile vassal, le Dedjadj Conefo, venait de mourir, laissant une armée nombreuse dévouée à la fortune de ses fils dont la fidélité lui paraissait d'autant plus suspecte que le Dedjadj Oubié et le Dedjadj Guoscho l'engageaient à les confirmer dans le pouvoir de leur père. L'Éthiopie était privée depuis plusieurs années de l'Aboune ou Primat, espèce de Légat envoyé par le siége de Saint-Marc d'Alexandrie, chef de tout le clergé, et qui seul a puissance pour conférer les ordres. D'après l'antique usage, à la mort de l'Aboune, qui une fois sur le sol éthiopien ne le quitte plus, les Empereurs envoyaient une ambassade auprès du Patriarche d'Alexandrie pour en ramener le successeur. À l'instigation du parti musulman, le Ras Ali, qui prétendait remplacer l'Atsé, différait d'année en année de réunir les sommes nécessaires pour défrayer l'ambassade et la venue de ce grand dignitaire ecclésiastique. Dans beaucoup de paroisses les desservants défunts n'étaient plus remplacés; le peuple s'en plaignait avec amertume, et l'on parlait ouvertement d'une coalition probable des Dedjazmatchs chrétiens pour chasser du Bégamdir le Ras, chrétien tiède, musulman d'origine, et prêt, disait-on, à adopter l'islamisme.
Le Ras trouvait bien parmi ses parents et ses favoris des aspirants à l'héritage de Conefo, mais aucun n'était assez fort pour le recueillir sans aide, et il lui répugnait, disait-il, de réunir son armée pour aller en personne dépouiller les fils d'un vassal à qui il devait de la reconnaissance pour les grands services qu'il en avait reçus. D'ailleurs, s'il marchait contre les fils de Conefo, il pouvait craindre de les voir passer avec leurs troupes au service du Dedjadj Oubié, disposé à les accueillir, ou se joindre au Dedjadj Guoscho, à qui leur père les avait recommandés en mourant. Enfin, le Ras, impatient de s'affranchir de l'ascendant de sa mère, n'osait cependant s'abandonner au parti musulman vers lequel le portaient ses sympathies. Ce parti, composé de ses parents et de notables de l'Idjou, du Wara-Himano et du Wollo, était compacte et dévoué à sa maison, mais il regardait le Bégamdir comme pays conquis, et tous les chrétiens comme d'équivoques serviteurs, ce qui le rendait odieux aux chrétiens de cette province, de la part desquels le Ras craignait quelque résolution désespérée. Ces derniers l'engageaient à faire venir un Aboune, à monter à cheval et à marcher à leur tête contre le Dedjadj Oubié, le Dedjadj Guoscho ou tout autre qui refuserait de reconnaître sa suzeraineté; mais il n'osait s'en remettre à eux, de peur de s'aliéner ses parents musulmans. Sa mère lui causait aussi de grands embarras; selon qu'il inclinait vers le parti des chrétiens ou celui des musulmans, elle se rapprochait du parti contraire, rappelant à ceux-ci que son père et sa mère étaient morts musulmans, et à ceux-là les services qu'elle n'avait cessé de leur rendre.
À la mort du Dedjadj Conefo, selon l'usage, les notables et la famille de ce Polémarque ayant fait asseoir sur son alga l'aîné de ses deux fils, le Lidj Ilma, âgé de dix-huit à dix-neuf ans, avaient envoyé immédiatement au Ras Ali le bouclier, le sabre et le cheval de bataille du défunt, demandant pour le Lidj Ilma l'investiture du gouvernement paternel, ou tout au moins l'exercice du droit de déport17 pour lui, son frère, le Lidj Moukouennen et leurs sœurs.
Note 17: (retour) Ce droit consiste pour les enfants d'un fivatier à exercer durant un an l'autorité de leur père défunt. À tous les degrés de la hiérarchie, il est d'usage d'accorder ce droit aux héritiers d'un serviteur, tant pour reconnaître ses bons services, que pour mettre à l'épreuve les capacités de ses héritiers à lui succéder dans sa charge, et leur permettre en tous cas de faire des provisions pour l'avenir; car il est rare que les seigneurs même laissent un héritage en rapport avec leur position, à cause de leur habitude de tout partager avec leurs soldats. Tel Dedjazmatch n'a même pas laissé de quoi subvenir aux frais de son festin funéraire.
Le Ras Ali avait gardé le bouclier de Conefo, sans en renvoyer un autre à ses fils. Il leur avait adressé des promesses et des encouragements; mais il ne leur accordait ni le ban d'investiture ni le droit de déport, et ces deux jeunes gens, entourés de l'armée de leur père, attendaient dans une attitude hostile. Ces événements tenaient en suspens presque toute l'Éthiopie, et plus particulièrement le Dambya, l'Agaw-Médir, le Damote et le Gojam, c'est-à-dire, après le Bégamdir les pays les plus étendus de la mouvance du Ras.
En présence de ces graves préoccupations, la mésintelligence entre le Ras Ali et son Fit-worari perdait de son importance. Néanmoins, la Waïzoro Manann, voyant le chagrin de sa fille qui dépérissait de jour en jour, fit proposer au Dedjadj Guoscho de se porter en médiateur entre le Ras et Birro. Le Ras accepta cette médiation, et, de concert avec sa mère, il invita le Dedjadj Guoscho à venir sur-le-champ à Dabra Tabor, afin de s'entendre au sujet de Birro et sur la meilleure conduite à tenir dans les circonstances importantes où le pays se trouvait. Birro supplia son père de ne point commettre sa personne chez leur suzerain qui méditait, disait-il, de les envelopper dans une commune disgrâce; et en même temps qu'il le poussait à se déclarer indépendant, il activait pour son compte ses préparatifs de rébellion. Quoiqu'il fût le moins important parmi les personnages alors en vue, le bruit se faisait surtout autour de son nom et semblait l'annoncer comme le principal acteur dans les événements qui allaient suivre. La manière imprévue dont il avait été en quelque sorte imposé à son père, au Ras et même à la Waïzoro Manann, ses succès si rapides remportés en dehors des règles ordinaires de la prudence, l'impunité avec laquelle il avait pu agir, comme on l'a vu, au milieu de l'armée du Ras et à sa cour, la façon dont il semblait peser en toute circonstance et son peu de ménagement envers les puissants, tout concourait à surprendre; et les Éthiopiens, habitués à rapporter à Dieu ce qui leur paraît incompréhensible, disaient que Birro, sans appui parmi les hommes, devait être quelque instrument de la volonté divine.
Le Dedjadj Guoscho voulut se rendre immédiatement à l'invitation de son suzerain, mais ses conseillers et notables furent unanimes à s'y opposer. L'un d'eux, l'Azzage Fanta, Biarque du Damote, fut choisi comme envoyé auprès d'Ali et de sa mère, pour leur représenter que le voyage du Dedjazmatch à Dabra Tabor, au plus fort de l'hiver, prêterait aux événements une importance exagérée, et, loin de rassurer le pays, l'inquiéterait; que le Dedjazmatch répondait de la conduite et des actes de Birro jusqu'au printemps, époque à laquelle il irait s'entendre avec eux, et que, jusque là, il convenait, selon lui, de ne pas tenir séparé Birro de sa jeune femme; qu'on pouvait la confier à l'Azzage Fanta, et que lui-même veillerait sur elle, comme sur sa propre fille.
Le but de sa mission était de démêler les intentions secrètes du Ras à l'égard du Dedjadj Guoscho, comme aussi à l'égard des fils de Conefo, et si enfin, comme on le disait, le Ras serait bien aise de rompre le mariage de sa sœur avec Birro. Il devait, à tout prix, obtenir que la jeune femme fût renvoyée à son mari. Il devait en outre s'assurer de la sincérité des encouragements que la Waïzoro Manann faisait tenir secrètement à Birro.
Le Dedjazmatch prévint le Ras Ali et sa mère, par un messager spécial, qu'il leur envoyait l'Azzage Fanta, un de ses plus intimes conseillers, pour leur expliquer toute sa pensée et pour le suppléer en tout auprès d'eux. Deux jours après, Fanta partit.
Cet envoyé commençait alors une fortune qu'il devait tourner plus tard contre son maître. D'une belle prestance et doué d'une parole facile, souple, réservé, prudent, plein de ressources dans le conseil, cauteleux, ambitieux quoique peu fait pour la guerre, à la fois grave et spirituel, administrateur excellent, cupide, mais généreux à propos, habile à enlacer ceux qu'il voulait gagner, l'Azzage Fanta était le meilleur négociateur qu'on pût choisir.
Le Ras se montra prêt à oublier les torts de Birro, mais il allégua ne pouvoir exposer sa sœur aux intempéries d'un voyage que la saison où l'on était rendait pénible même pour un homme; il la renverrait au printemps, et, jusque-là, pour prouver au Dedjadj Guoscho son désir de rester uni avec lui, il investissait Birro des districts importants de l'Ibaba et du Metcha, situés sur les frontières du Damote, où il serait davantage sous le contrôle paternel. Le Dedjadj Guoscho accueillit cette faveur avec une défiance que l'Azzage Fanta confirma pleinement à son retour. Néanmoins, Birro se rendit dans son nouveau gouvernement, après être venu passer deux jours à Goudara pour s'entendre avec son père.
Trois semaines plus tard, le Ras Ali accrut encore les défiances, en conférant inopinément à Birro l'investiture du gouvernement de Conefo.
Les motifs qu'il donnait ne déguisaient qu'imparfaitement sa perfidie. Il ne pouvait se résoudre, disait-il, à marcher contre les fils de son vassal regretté, aveuglés par les conseils de notables ambitieux et d'une armée turbulente; et comme leur père, en mourant, les avait recommandés au Dedjadj Guoscho, il ne doutait pas qu'ils ne missent bas les armes devant la volonté d'un si bon tuteur, pour céder la place à Birro, qui, de son côté, ne pouvait manquer d'agir envers eux comme un frère. Si son choix s'était détourné de tant d'illustres candidats pour confier à Birro un gouvernement si important, c'est qu'il se sentait assez généreux pour lui prouver, ainsi qu'aux enfants de Conefo, qu'il oubliait les torts des fils en considération de son affection pour les pères. Il comptait, du reste, que son beau-frère surtout s'efforcerait, par ses loyaux services, de dissiper le nuage qui s'était élevé entre eux.
La répugnance du Ras à marcher contre le Lidj Ilma provenait bien moins de sa reconnaissance pour les services de Conefo, que de l'humiliation qu'il éprouvait à montrer que, malgré ses prétentions à la suzeraineté sur toute l'Éthiopie, il en était réduit à prendre lui-même les armes pour valider l'investiture d'une province contiguë à son domaine personnel. Les chefs du parti musulman que le Fit-worari Birro avait offensés par ses dédains durant la campagne en Idjou, voulaient profiter de la rancune assez légitime que le Ras nourrissait contre lui pour le perdre, et pour perdre du même coup le Dedjadj Guoscho, le Lidj Ilma, et amoindrir enfin l'ascendant de la Waïzoro Manann et du parti chrétien en Bégamdir. Ils représentaient au Ras, qui tenait encore au Dedjadj Guoscho, que le moyen d'éprouver la fidélité de ce prince était de donner le Dambya à Birro. Ils espéraient ainsi déterminer le Dedjazmatch à se coaliser ouvertement avec les fils de Conefo, auquel cas le Ras serait dans l'obligation de marcher contre eux; ou bien, en engageant son amour-propre paternel, ils espéraient le pousser à livrer bataille à une armée nombreuse qui les gênait. Si le Dedjadj Guoscho était vaincu, ce serait un ennemi de moins pour eux; s'il était vainqueur, il se serait affaibli par sa victoire même, puisqu'il aurait dispersé l'armée du Conefo, qui ne demandait qu'à faire cause commune avec lui. De plus, Birro, que le Ras, sans l'avouer, tenait surtout à atteindre, en prenant possession du gouvernement du Dambya, province ouverte et contiguë au Bégamdir, se trouverait ainsi à la discrétion du Ras. Ils cherchaient fort justement, à leur point de vue, à précipiter ces événements, afin d'empêcher une coalition présumable entre le Dedjadj Guoscho, le Lidj Ilma et le Dedjadj Oubié, que son indécision seule empêchait de se joindre à la ligue chrétienne, dont les forces réunies pouvaient presque sans combat balayer du Bégamdir la puissance du Ras, qui ne devait sa durée qu'à la division du parti chrétien.
Sitôt que le Lidj Ilma fut informé de la publication à Dabra Tabor du ban qui investissait Birro du gouvernement du Dambya et de l'Agaw Médir, il offrit au Dedjadj Guoscho de se mettre sous ses ordres pour marcher incontinent contre le Ras qu'ils pouvaient combattre avec avantage en l'attaquant à l'improviste.
La position du Dedjadj Guoscho devenait embarrassante. Malgré le ban publié à Dabra Tabor, Birro était impuissant à prendre sans aide possession de son investiture que l'armée de Conefo ne céderait pas sans combat; et s'il refusait d'aller installer son fils en Dambya, il froissait l'ambition de ce dernier, rompait avec le Ras, se réduisait à marcher contre lui avec Ilma; et dans le cas où le sort des armes leur serait favorable, l'ambitieux Dedjadj Oubié ne manquerait pas l'occasion de l'attaquer avec son armée déjà prête, sans lui laisser le temps de réunir les ressources militaires des provinces nouvellement conquises. D'autre part, s'il battait l'armée d'Ilma, il détruisait une force imposante, prête à servir ses propres desseins, et dont la connivence éventuelle réduisait actuellement le Ras à compter avec lui. D'ailleurs Birro, en possession de son nouveau gouvernement, serait contraint de séjourner loin de lui en Dambya, où il serait en butte à l'hostilité de vassaux mécontents du dépouillement de leur bien-aimé Conefo, et à la discrétion du Ras qui, avec sa nombreuse cavalerie, pourrait l'atteindre à l'improviste en une seule nuit. Enfin, s'il échouait devant l'armée d'Ilma, un peu plus nombreuse que la sienne, et la plus aguerrie de l'Éthiopie, il se ruinait, confirmait la position du Ras en le débarrassant de lui, et il justifiait l'opinion publique contraire à la dépossession de ses pupilles, sans sauver ces jeunes princes contre lesquels le Ras marcherait le lendemain.
Parmi ses conseillers, quelques-uns, mettant en première ligne l'intérêt de sa gloire, voulaient que plutôt que d'encourir les reproches d'orphelins qui lui étaient confiés, il affrontât les péripéties d'une lutte inégale contre le Ras; mais la majorité du conseil soutenait spécieusement l'opportunité d'une conduite opposée. Les fils de Conefo pouvaient céder à la première sommation du Prince: dans ce cas, il les abriterait chez lui, en attendant des circonstances meilleures; si au contraire il était réduit à les dompter par les armes, il les recueillerait de même, car s'il refusait de les déposséder en faveur de Birro, le Ras marcherait lui-même peut-être contre eux, et il était préférable que le Dedjadj Guoscho se chargeât de ce soin, afin d'éviter au moins à ses pupilles le danger de tomber en d'autres mains. Pour ce qui était de s'en faire des alliés contre le Ras, leur inexpérience, leur ambition et l'instabilité de leur conseil les rendaient trop accessibles à l'offre, que le Ras ne manquerait pas de leur faire, de les confirmer dans l'investiture de leur père, à condition qu'ils déserteraient leur tuteur. Enfin, cette considération que l'opinion publique s'était prononcée en faveur des fils du Dedjadj Conefo, ne devait pas arrêter cette fois: quelque respectable que fût l'opinion publique, il ne fallait pas oublier qu'elle errait souvent, que les affaires étaient presque toujours dirigées par des minorités, et qu'en cette circonstance du reste, l'expérience, la raison et une conscience éclairée ne pouvaient dicter d'autre conseil que le leur.
Le Prince balança quelques jours entre les deux partis à prendre. De tous côtés lui vinrent des avis dans l'un et l'autre sens, car le Damote et le Gojam s'étaient passionnés sur cette question; de plus, les chefs de l'Agaw-Médir, qui depuis la mort de Conefo, semblaient vouloir se rallier à lui, lui transmettaient également leurs avis. De son côté, Birro lui expédiait messager sur messager pour le prémunir contre les donneurs de conseils. En dehors de toute ambition personnelle, disait-il, il ne pouvait comprendre qu'on hésitât à accepter la nouvelle investiture, ne fût-ce que pour empêcher les malveillants d'insinuer que la crainte de l'armée de Conefo influait sur leur décision; il y allait de la gloire de son père, de la réputation de leur maison; il lui demandait de lui confier seulement la moitié de son armée, et il ferait obéir Ilma de gré ou de force. Ali nous tend des piéges, ajoutait-il, à nous d'avancer et de les rompre. Quant à moi, je me garderai si bien en Dambya que toutes ses perfidies tourneront à sa confusion.
Le Dedjadj Guoscho se décida à annoncer aux fils de Conefo la nécessité où il se trouvait d'accepter pour Birro l'investiture de leurs provinces, et il leur fit en même temps les propositions les plus caressantes. Leur conseil et leur armée répondirent par un seul cri de défi, et il se décida à prendre immédiatement la campagne.
Le même soir, il me dit:
—Nous allons probablement avoir une grosse bataille à livrer près de Gondar.
—Que Dieu vous y vienne en aide! lui répondis-je.
—Pourquoi m'isoles-tu dans un vœu pareil? Compterais-tu rester en arrière?
Je lui demandai en riant si j'étais son lige, pour mettre mon corps dans toutes ses entreprises.
—Tu es pour moi mieux que vassal et lige; un lien de Dieu s'est fait entre nous, et si j'en croyais le désir que j'ai de te complaire, c'est toi qui serais mon suzerain. Mais tu ne songes pas, j'imagine, à me quitter un jour de combat?
—Non, certes, Monseigneur, lui répondis-je.
En effet, mes sympathies pour ce Prince s'étaient confirmées de plus en plus. Depuis que je m'exprimais en amarigna, par courtoisie et pour me conformer aux usages, je l'appelais Monseigneur; je m'aperçus bientôt que ce titre n'était pas un mot vain dans ma bouche et qu'il signifiait en réalité que j'étais arrivé insensiblement à l'aimer assez pour désirer me lier à sa fortune. Sans avoir renoncé à mon pays, je jugeais que la rude vie que je m'essayais à mener me donnerait quelques résultats utiles, et que ma présence auprès d'un Prince d'un esprit élevé et désireux de connaître les progrès de l'Europe, pouvait produire quelque bien. Comme je n'avais aucun intérêt matériel à cette cour et que je passais pour être en crédit, les mécontents et les victimes s'adressaient à moi déjà pour faire aboutir leurs plaintes; j'étais bien jeune, et, comme ceux de mon âge, l'idée de bannir l'injustice me séduisait. D'ailleurs, pour étudier ce pays si curieux, nulle position ne pouvait être meilleure que celle que me faisait le Prince, et tout concourait à m'engager de plus en plus envers lui. Je songeais bien à mon foyer de France, mais je laissais aux événements et à Dieu le soin de m'y ramener.
Nos préparatifs de départ se faisaient en toute hâte; mais l'état de santé de la Waïzoro Sahalou les suspendit tout à coup. Quoique demeurant à côté d'elle, j'ignorais qu'elle fût malade, ses messages journaliers n'ayant point été interrompus; aussi, fus-je très-surpris quand une matrone d'un rang élevé, accompagnée de plusieurs dames, vint m'apprendre qu'elle était à la mort et me demander si je n'avais pas quelque remède pour elle. Le Prince avait autorisé cette démarche; je me rendis auprès de lui et je lui répétai, comme au sujet du Lidj Dori, que je n'étais rien moins que médecin.
—C'est égal, tu l'es plus que nous; va la voir, et tu me diras ton avis.
J'entrai donc chez la Waïzoro. Une soixantaine de femmes et de filles de notables pleuraient, assises devant le rideau d'une alcôve. On me fit place, et je passai derrière le rideau. Sur un alga encombré de toges blanches, gisait la Waïzoro Sahalou, inanimée, les yeux fermés, la tête sur un oreiller d'ébène. À son chevet, dans la ruelle, son aumônier, vieux prêtre à barbe blanche, était debout, une petite croix à la main, et une jeune femme d'une éclatante beauté, parente préférée de la Waïzoro, agenouillée par terre et accoudée sur la couche, lui tenait la main, qu'elle baignait de larmes. Au pied de l'alga se tenaient une naine, laide, difforme, toute bouffie de chagrin, et deux petites filles de service, immobiles, interdites, qui semblaient attendre quelque ordre de leur maîtresse. La sueur froide qui perlait sur son front, la respiration faible et crépitante, la décoloration des lèvres, le pouls rare et intercadent, tout m'impressionna péniblement, car j'aimais cette princesse, parce qu'elle était la femme de Monseigneur, parce qu'elle faisait incessamment le bien autour d'elle, et parce qu'elle avait eu pour moi les attentions les plus délicates.
M'étant renseigné de mon mieux, j'allai trouver le Prince et lui proposai d'employer un remède énergique, mais qui offrait quelque danger à cause de notre incertitude sur la nature de la maladie.
Et comme il s'en remettait à mon jugement, je lui fis remarquer que si un malheur arrivait, j'en serais accusé.
—Peut-on empêcher les fous de médire? reprit-il. Une pareille inquiétude m'étonne de ta part, car s'il s'agit pour moi de ma femme, pour toi, ne s'agit-il pas d'une véritable mère? Va, hâte-toi d'agir, et que Dieu nous aide!
Je fis immédiatement fabriquer sous mes yeux des balances par l'orfèvre du Prince: un mince fil de cuivre servit de fléau; deux petites rondelles en papier, suspendues avec des fils de soie, complétèrent l'instrument, et le remède, minutieusement pesé, je le délayai dans un peu d'eau.
Le Prince ayant mis le principal eunuque sous mes ordres, je fis d'abord sortir toutes les femmes qui encombraient la maison; l'aumônier, la parente favorite, la naine, trois ou quatre petites filles de services et un ancien Fit-worari, proche parent de la Waïzoro, furent les seules personnes dont je tolérai la présence. La malade étant toujours insensible, on dut lui desserrer les dents pour lui faire prendre la potion. Son parent fit observer que je devrais, selon l'usage, goûter la boisson avant de l'administrer, mais il n'osa pas insister. Quelques symptômes heureux se manifestèrent, mais se dissipèrent bientôt; des frictions énergiques les firent reparaître, et je courus chez le Prince. Pendant que je lui faisais mon rapport, nous entendîmes des éclats de pleurs, mêlés au début d'une de ces thrénodies qu'on chante aux funérailles. Le Prince tressaillit et m'interrogea du regard.
—Non, non, Monseigneur, cela n'est pas, lui dis-je; je ne vous l'aurais pas caché.
J'envoyai des huissiers, des pages, des eunuques tous ceux que je pus trouver, pour disperser les thrénodes et affirmer que la princesse allait mieux; la cloche de l'église commençait même à sonner le glas, mais on étouffa tous ces bruits de sinistre augure. Cependant, de retour auprès de la malade, je perdais moi-même tout espoir, lorsqu'enfin elle ouvrit les yeux. Peu à peu, comme des profondeurs de sa léthargie, l'intelligence remonta dans son regard, qu'elle arrêta sur moi, en disant lentement:
—Tiens! Mikaël!... J'ai donc été bien mal?
Bientôt, elle donna d'une manière plus active et continue les preuves de son retour à la vie; elle chercha à rassurer son aumônier et ses suivantes, se fit soulever, demanda l'absolution et me dit, pendant qu'on la remettait sur sa couche:
—Hélas! Mikaël, que nous sommes peu de chose!
Le prêtre pleurait de joie, bénissait sa pénitente, et la bénissait encore, les autres se répandaient en actions de grâces. Je dus les engager à contenir leurs manifestations, par ménagement pour leur maîtresse; j'indiquai quelques soins à donner, et malgré l'opposition aimable de la malade, je la quittai pour aller confirmer au Prince l'heureuse nouvelle que je lui avais déjà envoyé porter par un eunuque.
La nuit était avancée; beaucoup de gens veillaient sur la place, accroupis autour de grands feux; la bonne nouvelle circulait déjà parmi eux, et je jouis à mon passage de l'heureuse impression qu'elle leur causait, car la Waïzoro était aimée de tous.
Je trouvai le Prince, son chapelet à la main; sa physionomie s'éclaira de joie, lorsque je lui dis que je lui apportais le bonsoir de la part de sa femme, qui avait complètement repris ses sens, et qui le priait de se rassurer sur son compte.
La Waïzoro eut encore quelques évanouissements, mais la semaine n'était pas écoulée qu'elle entrait en convalescence. Ses gens ne voulaient plus rien faire sans mes avis; le digne aumônier venait à tout propos me chercher jusque chez le Prince, pour me mener auprès d'elle, et comme je parlais assez couramment l'amarigna, je pus goûter les charmes de la conversation de cette femme, qui eût été remarquable en tout pays.
Les préparatifs de départ furent repris; les notables de la frontière chargés d'intercepter les communications avec le Dambya, nous firent dire de nous hâter, que le vide fait dans les rangs d'Ilma par la désertion d'une partie des troupes de l'Agaw-Médir se comblait rapidement, grâce aux volontaires venant de tous les points du Bégamdir. Le Prince fit ses adieux à sa femme, et sans avoir publié le ban d'usage, il alla camper à quelques milles de Goudara.
Quelque sévères que soient les princes éthiopiens, ils en sont ordinairement réduits, pour réunir leurs troupes, à publier plusieurs bans; de plus, des bandes entières s'arrangent pour ne rejoindre que la veille de la bataille, afin de vivre jusque-là, à leur aise, aux dépens de l'habitant. En partant sans publier de ban, le Dedjazmatch comptait jeter l'alarme et hâter ainsi la réunion de ses soldats, très-enclins à s'attarder et à mal faire, mais trop attachés à sa personne pour le laisser courir seul au danger.
La Waïzoro Sahalou avait demandé à son mari de me laisser auprès d'elle, et pour tout concilier, j'étais convenu de rejoindre l'armée à sa troisième ou quatrième étape; en conséquence, je restai auprès de la Waïzoro Sahalou cinq jours de plus, et je pus apprécier davantage cette femme distinguée. Son expérience des affaires eût été surprenante chez une personne vivant comme elle dans la retraite rigoureuse imposée aux personnes de son rang, si l'on ne savait que même dans cet état, les femmes ne perdent rien de ce qui se fait dans le monde, non plus que de leur influence. Les faits contemporains, leurs causes et leurs effets, s'étaient classés dans sa mémoire avec un ordre merveilleux. Son intelligence vive, une diction claire, élégante et un charme particulier dans la prononciation rendaient ses récits des plus attrayants. Elle me raconta les événements dans lesquels nous étions engagés, la biographie des principaux personnages de la cour d'Ali, de celle de Conefo, de celle de son mari, et ses appréciations témoignaient d'une sagacité et d'un jugement des plus remarquables; aussi m'initiait-elle, comme en se jouant, aux intérêts les plus sérieux du pays. Elle passait pour avoir reçu une très-bonne éducation, lisait couramment son psautier et les évangiles en langue guez, et se plaisait à discuter sur les diverses interprétations du texte; elle lisait également la Vie des Saints en guez. Sa connaissance de cette langue morte lui donnait pour l'amarigna le même avantage que la connaissance du latin et du grec donne à ceux qui parlent les langues qui en dérivent. Réduite à communiquer avec tout le monde par messages et à traiter de toute sorte d'affaires avec des gens de tous les rangs, elle avait au plus haut point l'art de saisir le cœur d'une question et de condenser sa pensée dans une forme lucide et frappante. Ses jeunes filles de service, habituées à transmettre ses messages, acquéraient une distinction de langage et de manières, qui valait à la plupart d'entre elles, quoique appartenant à des familles pauvres, des mariages avantageux. Sa religion était éclairée, et sa charité s'exerçait continuellement. Elle avait parmi les femmes la réputation de filer admirablement et d'exceller dans l'art de la cuisine, de composer des parfums, de faire l'hydromel et de restaurer, par un régime intelligent, les malades ou les gens épuisés par la misère ou les fatigues. Sans quitter son alga, elle communiquait son activité aux nombreux serviteurs, hommes et femmes, qui composaient sa maison, et dont quelques-uns seulement avaient le droit de se présenter devant elle; elle inspirait à la fois la crainte et l'affection tant dans son intérieur qu'au dehors. Vive quelquefois jusqu'à l'emportement, elle prévenait les rancunes en reconnaissant ses torts avec une rare facilité. L'injustice la révoltait, mais son mari avait eu à lutter longtemps pour l'empêcher de s'immiscer plus que de raison dans les affaires de son gouvernement. Elle avait le teint d'une Espagnole brune, le front haut, large, uni, la chevelure fort belle et de grands yeux expressifs; la pureté de ses traits, une certaine ampleur dans les formes, la distinction de son langage, de ses manières et sa politesse toujours aisée formaient un ensemble parfaitement en rapport avec le haut rang qu'elle occupait.
J'avais accueilli avec joie la perspective d'une nouvelle campagne, mais la façon dont la Waïzoro l'envisageait me communiqua quelques-unes de ses appréhensions.
—L'âme de Conefo, disait-elle, n'a pas été rappelée depuis si longtemps, que Dieu ne lui permette de veiller encore sur ses deux orphelins, qui n'ont pas eu le temps de devenir coupables. Aussi, que nous soyons vainqueurs ou vaincus, je ne cesserai de redouter les suites de cette guerre. Mais on prétend que nous autres femmes nous n'entendons rien à la conduite des affaires.
Ayant tenté vainement de dissuader son mari de faire cette campagne, elle avait provoqué l'intervention d'anachorètes vénérés: deux d'entre eux étaient venus à Goudara, mais le Prince s'était montré respectueusement sourd à leurs conseils.
Ces religieux, dont j'ai déjà parlé, ne quittent leurs solitudes qu'à l'occasion d'événements graves ou pour détourner les puissants ou ceux auxquels ils s'intéressent d'une conduite qui leur paraît contraire à la morale chrétienne; ils s'arrangent pour arriver et repartir de nuit et accomplir mystérieusement leur mission. Plusieurs sont fatuaires de bonne foi et puisent leurs conseils dans des visions ou des extases; d'autres sont d'anciens hommes de guerre, des chefs célèbres retirés depuis longtemps dans les solitudes et lorsqu'ils reparaissent dans le monde, ils ne s'autorisent que de leur âge, de leur expérience, de leur détachement et de leur charité pour leurs semblables; les uns et les autres sont fort écoutés, car leurs conseils, leurs prévisions et même leurs prophéties se vérifient souvent d'une façon surprenante.
Lorsque je quittai la Waïzoro, elle fit venir son aumônier pour qu'il me bénît; elle m'appela son fils et elle reçut mes adieux comme une bonne mère.
BATAILLE DE KONZOULA.—BIRRO DEDJAZMATCH.
Je me mis en route de grand matin, et j'atteignis le soir même le camp du Dedjazmatch.
L'hiver allait finir; le sol boueux et les ondées fréquentes, notre équipement inapproprié, le nombre insuffisant de mes gens, leur inexpérience et aussi la mienne, tout concourait à aggraver pour moi les rigueurs de cette entrée en campagne.
Jusqu'à la frontière de l'Agaw, nous marchâmes de façon à donner à nos gens le temps de nous rejoindre. Birro Guoscho nous arriva avec seulement 3,000 hommes d'infanterie, 200 fusiliers et 700 chevaux. Dès sa rentrée en Gojam, après sa fuite de Dabra-Tabor, il s'était décidé à se rebeller ouvertement plutôt que de se risquer désormais à la cour du Ras; en conséquence il avait choisi les hommes résolus à s'associer à toutes les chances de sa fortune, et licencié le reste. L'investiture inespérée du Metcha et de l'Ibaba ne lui avait permis de recruter que quelques centaines de soldats dans ces deux districts, qui lui en eussent fourni un grand nombre d'excellents, s'il eût eu le temps d'y asseoir son autorité. Les habitants du Metcha sont difficiles à gouverner à cause de leur habitude, à la moindre atteinte portée à leurs franchises communales, de se jeter dans les hernes de leur pays accidenté, couvert et très-propre à la guerre de partisans; aussi font-ils d'excellents soldats. Ce plantureux pays, un des plus attrayants du Gojam, passait pour un des plus difficiles à gouverner, et pour celui où l'on trouvait le moins de vieillards, à cause des résistances armées qu'il opposait à chacun des nouveaux gouverneurs que le Ras y envoyait. L'attachement des habitants à leurs libertés locales, ainsi que la beauté de leurs femmes, sont passés en proverbe, et, quoique descendants, comme on sait, de colons Gallas, ils ont la réputation de parler un amarigna plus pur que dans les provinces avoisinantes.
Le Dedjadj Baria, gouverneur de l'Agaw-Médir, province comprise dans le gouvernement des fils de Conefo, s'étant décidé à opter en notre faveur, se joignit à nous avec 900 cavaliers seulement, quoique son pays pût en fournir neuf ou dix mille pour une expédition lointaine, et un nombre bien plus considérable pour une campagne de peu de durée, comme celle que nous entreprenions. Il allégua qu'il avait eu trop peu de temps pour préparer ses compatriotes au brusque changement de leur politique.
Selon quelques traditions, le peuple Agaw aurait possédé jadis la majeure partie de l'Éthiopie; il se trouve circonscrit aujourd'hui dans la province de l'Agaw-Médir, contiguë au Damote, et dans une autre province au sud-est, voisine du Lasta, et connue en Éthiopie sous le nom d'Agaw tout court. Les Agaws parlent, outre l'amarigna, une langue complétement différente, dont le nom ethnique est Hamtonga; mais, comme les deux provinces ne communiquent entre elles que très-rarement, cette langue a formé deux dialectes distincts. Il est à croire que le petit peuple Bilène qui habite à l'Est, sur les bords de la mer Rouge, est encore un tronçon du peuple Agaw, car les traditions des Bilènes mentionnent leur expulsion de la haute Éthiopie, et mon frère, en étudiant le réseau de langues et dialectes si nombreux parlés en Éthiopie, a découvert que les Bilènes parlent aussi un dialecte de la langue hamtonga.
Pour mon compte, je ne connais que les Agaws de l'Agaw-Médir. On trouve parmi ceux-ci beaucoup d'hommes et de femmes dont l'expression du visage, les traits et les yeux, légèrement relevés vers les tempes, semblent dénoter une provenance étrangère aux races qui les avoisinent et vis-à-vis desquelles, du reste, ils vivent en état de défiance constante. Établis dans un pays fertile et verdoyant, un des plus boisés de l'Éthiopie, ils s'adonnent de préférence à l'élève des chevaux et des bestiaux, qui alimentent les marchés de l'Atchefer, du Dambya, du Kouara, de Gondar, du Fouogara, du Bégamdir, et jusqu'à ceux du Samen. Ils sont médiocres fantassins, mais très-bons cavaliers, et leurs habitudes sont plutôt pastorales qu'agricoles. Unis entre eux par le lien de leurs coutumes locales et celui d'une langue incomprise par leurs voisins, ils aiment passionnément leur pays, et leur insubordination à des chefs étrangers à leur race est notoire. Selon les remaniements politiques, leur province est annexée tantôt au gouvernement du Dambya, tantôt à celui du Damote, et fréquemment le titulaire est contraint de la réduire par les armes. Le Dedjadj Conefo dut faire contre eux plusieurs campagnes; à force de cruautés, il obtint leur soumission; mais, dès sa mort, ils refusèrent l'hommage à ses fils. Les Agaws, très-belliqueux dans leur pays, semblent perdre leur énergie dès qu'ils s'en éloignent. Le Dedjadj Guoscho me disait que, quel que fût leur nombre, il comptait peu sur eux; du reste, leurs antécédents sont tels que, même sur le champ de bataille, on n'est pas assuré de leur concours: le Dedjadj Zaoudé, père du Dedjadj Guoscho, s'étant laissé entraîner par eux dans une guerre qui les concernait, les vit, au commencement d'une bataille, passer à l'ennemi au nombre de plus de 5,000 cavaliers. Enfin, les Agaws, très-fidèles aux engagements pris entre eux, ne se regardent pas comme liés par ceux qu'ils prennent envers les étrangers, et ils témoignent en tout par leur conduite à l'égard de leurs voisins du Metcha, du Damote et du Dambya, d'une incompatibilité qui justifie la tradition d'après laquelle ils seraient un peuple autochthone, dépossédé par les races qui prévalent aujourd'hui en Éthiopie.
Après six étapes fort courtes, nous débouchâmes, par le col de Dinguil-Beur, dans un pays ouvert. On disait que le Lidj Ilma s'avançait contre nous. De plus, les paysans se montrant hostiles à nos traînards et à nos éclaireurs, nous dûmes mettre un peu d'ordre dans notre marche; car, bien que moins encombrés de femmes et de bagages que durant la campagne contre les Gallas, nous l'étions encore assez pour qu'un petit corps de cavalerie bien conduit pût nous mettre en déroute. Le Dedjazmatch se contenta de former une tête de colonne consistant en 2,500 à 3,000 hommes, en tenue de combat, et Birro, au lieu de nous précéder de plusieurs milles, ne marcha plus qu'à quelques centaines de mètres en avant.
Nous arrivâmes ainsi à la petite ville d'Ismala, dans l'Atchefer. La nuit, le pays environnant parut tout constellé des feux que chaque habitant allume devant sa demeure à l'occasion de la Maskal, ou fête de l'invention de la Croix. Les Éthiopiens la placent au 17 du mois de meuskeurreum, date qui correspond à un jour variable de notre mois de septembre. Les circonstances où nous nous trouvions rendaient doublement opportune la grande revue que les chefs importants ont coutume de passer à cette époque.
Il est d'usage qu'à la Maskal les vassaux fassent défiler leurs soldats sous les yeux du seigneur auquel ils doivent le service militaire. Ils mettent de l'émulation à paraître avec le plus de monde et le meilleur équipement possible, afin de lui prouver que, loin de thésauriser, ils emploient leurs revenus à entretenir des soldats. Souvent ils font figurer des passe-volants, ou soldats d'emprunt, rappelant ainsi les supercheries analogues pratiquées par les barons européens au moyen âge.
Le Dedjazmatch, en habit de gala, s'établit en dehors du camp sur un tertre, où l'attendait un alga; son servant d'armes, le palefrenier qui tenait son cheval, deux huissiers, une quinzaine de pages et moi formions seuls son entourage, tous ceux qui l'accompagnaient habituellement s'apprêtant à figurer dans la revue. Ymer Sahalou, chef de notre avant-garde, parut le premier sur le terrain, précédé de ses trompettes et joueurs de flûte et de tambourin. Ses troupes étaient sans toge, en tenue de combat; chaque soldat portait, au lieu de javeline, soit une perche écorcée ayant au haut bout une fleur ou un bouquet de verdure, soit une longue et mince fascine composée de ramilles ou de tiges inflammables. Après avoir défilé devant le Dedjazmatch, ils formèrent en faisceau, en face de lui, leurs perches et fascines; ils en firent une fois le tour au pas de course et vinrent se ranger sur la droite de notre tertre. Birro Guoscho passa ensuite à la tête de ses gens, parmi lesquels figurait son nouveau vassal, le Dedjadj Baria; ils tournèrent également autour du faisceau, chaque homme y jetant sa perche ou sa fascine, et ils allèrent se ranger à distance. Hauts dignitaires, seigneurs, chefs de bande, tous les corps de l'armée défilèrent à leur tour, et chacun ayant répété la même manœuvre se rangea de façon à former un cercle immense autour du faisceau, qui avait atteint les proportions d'une grande pyramide. Un prêtre l'ayant béni, on y mit le feu. Les soldats poussèrent de grands cris et les fusiliers firent des décharges, trompettes, timbaliers, joueurs de flûte et de tambourin s'évertuant à accroître le vacarme. Une ronde désordonnée de fantassins et de cavaliers se forma autour du vaste bûcher, tantôt disparaissant dans les nuages de fumée, tantôt se profilant sur les flammes: c'était des soldats qui, dans l'espoir de se rendre l'année propice, couraient trois fois autour du bûcher de la Maskal, rappelant ainsi les péridromes de l'antiquité.
Le Prince monta à cheval et rentra au camp pour le festin.
Plusieurs tentes dressées d'enfilade suffisaient à peine à contenir dans leur longueur son alga et plusieurs tables basses, d'environ un mètre de large, réunies bout à bout. Deux rangées de galettes de pain, artistement empilées le long des deux bords de cette table, laissaient au milieu comme une ruelle d'une coudée de profondeur, prête à recevoir de distance en distance les plats et les terrines.
Le Prince prit place sur son alga, derrière lequel son servant d'armes, appuyé sur la javeline, tenait haut le bouclier de son maître; ses commensaux, brassard d'honneur au poignet et sabre au côté, se rangèrent debout autour de lui. Le page porte-aiguière s'avança et les Enjerras Assallafis (panetiers), les épaules et les bras nus, s'étant soigneusement lavé les mains18, s'échelonnèrent des deux côtés de la table et se tinrent debout, les coudes au corps et les avants-bras ouverts. Les huissiers se postèrent aux issues, et chef d'avant-garde, sénéchaux, tous les principaux seigneurs vinrent se placer selon leur naissance et leur rang. Une deuxième file de convives s'assirent de façon à pouvoir encore atteindre la table en allongeant le bras, et derrière, les cavaliers de marque, les fantassins et fusiliers d'élite se tassèrent debout, en rangs pressés et si nombreux qu'ils soulevaient les parois des tentes. Les trompettes de l'Azzage ou biarque annoncèrent son arrivée; la portière fut relevée et l'Azzage Fanta, revêtu des insignes de sa charge, parut sur la place, conduisant les employés de la bouche. Des hommes tenant sur la tête des paniers de pains de première qualité, recouverts de housses écarlates traînantes jusqu'à terre, ouvraient la marche; puis deux files de cuisinières et de femmes de service portant des plats et des terrines de ragoûts bien lutées; ensuite le premier échanson, suivi d'une longue rangée de servantes courbées sous leurs jarres d'hydromel. Pendant ce défilé, les timbaliers au dehors battaient la berloque, et hâteurs et dépeceurs s'évertuaient à préparer la viande d'une quinzaine de bœufs qu'on venait d'abattre. Les porteuses d'hydromel s'accroupirent au bas-bout de la tente, les panetiers vidèrent les paniers devant le Prince et les principaux convives, et l'aumônier ayant dit le Benedicite, ils rompirent le pain, plongèrent leurs mains dans les ragoûts fumants et les ayant fait goûter par les cuisinières, les répandirent devant les convives. Le Prince et les principaux assistants ayant fait une collation chez eux, ne mangèrent que du bout des dents et pour la forme. L'écuyer tranchant répartit dans l'assemblée ses serviteurs chargés de grosses pièces crues, et prenant lui-même à deux mains la bosse entière d'un bœuf-bison, il la présenta au Prince et après lui, aux convives les plus réputés pour leur bravoure. Ce morceau d'honneur achevé, les assistants, qui avec un couteau, qui avec son sabre, se taillèrent des lopins dans les aloyaux, longes et surlonges, cuissiers, culottes et filets palpitants qu'on leur présentait; puis, on servit les carbonnades. Quelques retardataires s'acharnaient encore à dépouiller à belles dents des côtes de bœuf à demi noircies par le feu, lorsque le page présenta le bassin et l'aiguière au Prince, et ceux qui étaient près de lui le voilèrent respectueusement de leurs toges tandis qu'il se lavait. Pendant ce temps, l'échanson en chef, tenant haut le petit burillé (carafon) du Dedjazmatch, se frayait un passage; il présenta la boisson en s'inclinant, et son maître, avant de la porter à ses lèvres, lui en versa un peu dans le creux de la main pour qu'il la goutât en sa présence. On offrit également un burilé d'hydromel à l'Azzage Fanta; malgré sa dignité, la quatrième en importance, l'Azzage se tient debout au bas de la table, tant que dure le banquet qu'il surveille et dirige en sa qualité d'architriclin. Ce fut le signal de la distribution générale de l'hydromel; chacun selon sa naissance ou son rang, reçut des deux mains et en saluant de la tête, soit un burilé, soit un hanap en corne de bœuf ou de buffle; quelques-uns de ces hanaps étaient hauts d'une coudée. Les convives assis se reculèrent suffisamment pour laisser s'attabler ceux qui étaient restés debout derrière, et ceux-ci repus firent place à leur tour à plusieurs sections successives de soldats de la garde; ces intrépides mangeurs ne tardèrent pas à faire table nette, mais la chaleur devint gênante par suite de l'entassement de tant de monde.
Note 18: (retour) Les Engerras Assallafis ont seuls le droit de mettre la main au plat et en répartissent le contenu.
Les mimes et les bouffons commencèrent leurs facéties; les poétesses, leurs longues tresses de cheveux leur ballant sur les joues, les veines du cou gonflées, effrontément appuyées sur les épaules des soldats, entonnèrent leurs vocalises stridentes, qu'elles terminaient par des distiques sur les plus braves combattants.
On rappela à Monseigneur que deux notables, envoyés d'Ilma, étaient arrivés depuis le matin; il les fit introduire, les accueillit courtoisement et recommanda à l'échanson de veiller à ce qu'ils ne manquassent de rien. Il se fit un demi-silence, et deux trouvères, s'accompagnant de la guzla, chantèrent en langage relevé les victoires du maître et les prouesses de quelques-uns de ses familiers. Attila recevant les ambassadeurs romains à la fin d'un repas, deux Scythes s'avancèrent et célébrèrent les victoires de leur chef.
Les têtes s'échauffaient de plus en plus, le bourdonnement des conversations allait croissant, lorsque soudain le silence se fit, les huissiers dégagèrent l'entrée, et nous vîmes sur la place un cavalier en tenue de combat qui parcourait ventre à terre une vaste arène formée par des rangs compactes de soldats. Il arrêta court au bas-bout de la table, et javelot et bouclier haut, il débita son bardit ou thème de guerre, qu'il interrompit plusieurs fois pour galoper autour de l'arène. Son cheval, échauffé à l'avance, revenait la bouche sanglante et pantelant, heurtait la table ou foulait quelque convive. Cet énergumène eut bientôt monté les esprits à son diapason: d'autres se présentèrent successivement, les uns seuls, d'autres à la tête de petites troupes ou accompagnés de fusiliers qui appuyaient de décharges les discours de leurs maîtres.
Trois ou quatre heures se passèrent à suivre ces représentations militaires, auxquelles les Éthiopiens se plaisent particulièrement la veille d'une bataille. Les uns profitaient de la circonstance pour réclamer contre les oublis ou les partialités dont ils se disaient victimes; d'autres s'engageaient à une action d'éclat pour mériter quelque faveur demandée depuis longtemps; des rivaux convenaient publiquement de régler leur différend de telle ou telle manière, selon que l'un ou l'autre se distinguerait le plus durant la bataille: duel utile au moins à la communauté, puisqu'il se décide au détriment de l'ennemi, et rappelle les duels analogues entre légionnaires romains.
Le Prince fit dire à un vieux fusilier de sa garde, qui avait jadis tué un lion, d'aller figurer à son tour dans l'arène, et l'apparition de ce soldat indiqua la clôture de la fête: car lorsqu'un homme qui a tué un lion vient débiter son thème de guerre, ou ne peut se présenter après lui, à moins d'avoir accompli plus de faits d'armes et tué également un lion. Pendant que le vétéran achevait, on fit évacuer les tentes, et le Prince, fatigué de toute cette représentation, se retira dans sa hutte.
De son côté, Birro Guoscho avait présidé un repas analogue pour ses gens, et jusqu'à dix ou onze heures du soir, des décharges se firent entendre par ci par là dans le camp; c'étaient des chefs qui, après avoir assisté au festin du Dedjazmatch, faisaient banqueter aussi leurs propres soldats.
Nous nous remîmes en marche le lendemain. Le Prince envoyait message sur message au Lidj Ilma et à son frère Mokouannen, pour les engager, s'ils ne se décidaient pas à licencier leur armée et à prendre refuge auprès de lui, à la conduire du moins dans les Kouallas de leur province du Kouara. Il obéissait, disait-il, à des exigences politiques, momentanées sans doute, et il les suppliait de lui éviter, n'importe par quel moyen, la nécessité de les combattre. Mais les jeunes princes, enivrés par la confiance de leurs troupes dans la victoire, ne répondaient que par des défis. J'étais présent lorsqu'il leur expédia le message suivant:
«Qu'avez-vous donc fait des vieux conseillers de votre père, que vous m'adressiez ainsi des paroles provocantes, à moi, votre meilleur protecteur? Sachez que le temps modifie les affaires et les relations des hommes, au point que parfois quelques jours suffisent pour faire d'un ennemi un ami ou un allié utile. Sachez aussi qu'on n'oublie pas les blessures faites par la langue, et mettez de la modération à user de votre fortune.»
Les fusiliers du Prince et ceux des seigneurs se réunirent au nombre d'environ dix-sept cents, dans un lieu écarté; leur Bacha ou chef fit tourner trois fois autour d'eux trois taureaux qu'il égorgea ensuite; les fusiliers, ayant trempé la gueule de leur carabine dans le sang, mangèrent les viandes sur place et brûlèrent les issues et les os. Après ce sacrifice de propitiation, dernier reflet du judaïsme, ils revinrent au camp en tiraillant; ce qui parut réconforter nos soldats parmi lesquels, depuis quelques jours, circulaient des rumeurs propres à ébranler leur confiance dans nos forces.
Nos espions nous apprirent que le Lidj Ilma était encore à une bonne journée de marche, qu'il faisait reposer son armée et comptait nous offrir la bataille le surlendemain, samedi; c'était le même jour que nos chefs, réunis en conseil de guerre, avaient choisi. Les croyances superstitieuses déterminent ordinairement le choix d'un jour de bataille; tel Dedjazmatch a son jour de prédilection; tel autre suit les conseils d'un devin, habituellement un clerc, ou obéit à un songe ou à quelqu'autre présage. Comme nous étions à court de vivres, on décida de porter le camp à quelques milles plus loin, près d'un village nommé Konzoula: nous y serions à portée d'un fertile district qui s'étendait sur notre droite jusqu'au lac Tsana; nos soldats s'y ravitailleraient sans fatigue et seraient plus dispos pour la bataille.
Nous arrivâmes à Konzoula le vendredi 24 du mois de Meuskeurreum, qui, cette année là, correspondait au 4 octobre. Un timbalier annonça la picorée par un ban; nos gens déposèrent sur le champ leurs bagages selon la configuration habituelle de nos campements, et ils disparurent dans la direction indiquée, protégés par quatre cents fusiliers et plusieurs escadrons de cavalerie.
Réduits presque exclusivement aux notables, aux femmes et aux hommes de peine, nous ne songeâmes plus qu'à nous installer. Nous nous trouvions dans une petite plaine ondulée, herbeuse, et inégalement partagée par un ruisseau, lequel, de même que les environs, prend son nom du petit village de Konzoula. Ce ruisseau, large de quatre mètres à peu près, et profondément encaissé dans les berges fangeuses et accores, formait pour notre camp une défense naturelle dans la direction de l'ennemi; circonstance qui avait décidé Birro à choisir ce campement. Mais on s'aperçut bientôt que le sol détrempé ne pouvait retenir les piquets de nos tentes; Monseigneur fit mander Birro et Ymer Sahalou, et décida avec eux de transporter le camp au-delà du ruisseau, et à l'extrémité de la plaine, où les ondulations du terrain nous promettaient un sol plus tenace; d'ailleurs, le passage du ruisseau, pouvait être une cause de désordre sérieux pour nos multitudes, si elles avaient à l'effectuer le lendemain, ayant l'ennemi en vue. On donna des ordres en conséquence, et Monseigneur partit avec une quarantaine de cavaliers pour choisir le nouveau campement.
Le passage du ruisseau, où nos bêtes enfonçaient jusqu'à la ventrière, nous ayant retardés pendant plusieurs minutes, nous reprenions à peine notre chemin, quand nous vîmes une ligne d'environ soixante cavaliers se détacher d'un petit bois à notre gauche et avancer rapidement sur nous. C'étaient des éclaireurs ennemis.
Nous n'étions plus à temps pour repasser le ruisseau. Un monticule sur notre droite nous offrait une bonne position pour attendre du renfort de notre camp, qui n'était éloigné tout au plus que de 800 mètres: mais l'ennemi se dirigea de façon à nous en interdire l'accès. Huit des nôtres se dévouèrent pour l'arrêter au moins quelques instants; il détacha contre eux une quinzaine d'hommes et continua à toute bride dans la direction du Prince. Nos huit cavaliers étaient à peine engagés, que tous nos adversaires tournèrent bride et prirent la fuite. L'apparition subite de plus de deux cents de nos cavaliers venait de les surprendre autant que nous: c'était le vigilant Ymer Sahalou qui, ayant vu l'ennemi, arrivait à point pour nous dégager. Nos adversaires, excités par la vue du gonfanon du Dedjazmatch, étaient tellement préoccupés de la riche proie que nous leur offrions, qu'ils ne s'aperçurent de l'approche d'Ymer que juste à temps pour lui échapper à grand'peine et disparaître sous bois. Encore un peu ils eussent enlevé le Dedjazmatch; car plus de la moitié de son escorte était composée de chefs âgés, déshabitués des coups main depuis leur accession à des postes élevés. Nos huit cavaliers, dont le dévouement contribua pour une bonne part à nous éviter cette disgrâce, n'eurent que deux chevaux blessés.
En accourant à notre secours. Ymer avait expédié des cavaliers pour avertir nos picoreurs de l'approche de l'armée ennemie. Il avait également fait prendre une tente: quatre cavaliers la portaient par les quatre coins. À tout événement, elle fut dressée immédiatement comme point de ralliement. Nos gens du camp nous rejoignirent pêle-mêle, et nous ne tardâmes pas à voir un gros corps d'infanterie sur le couronnement d'un petit deuga en face de nous: c'était la tête de l'armée ennemie. La bataille allait être inévitable.
Heureusement le cri d'alarme des messagers d'Ymer, répété d'éminence en éminence, avertissait nos picoreurs; ils accouraient déjà, formant sur nos derrières de longues files ondulantes qui, d'instants en instants, augmentaient notre nombre. On commença à former les rangs à environ 200 mètres en avant de la tente du Prince; derrière régna une confusion inexprimable. Quant à moi, après avoir dit à mes cinq rondeliers, mes seuls vassaux, de prendre rang où ils voudraient, je me tins près de Monseigneur, sans autre soin que celui d'apaiser mon cheval qui bondissait, chauvissait des oreilles et aspirait le tumulte de tous ses nasaux.
On allait, on venait, on courait, on s'appelait; les cris, les adieux, les lazzis, les invectives, les chants et thèmes de guerre s'entrecroisaient de toutes parts. Les derniers venus cherchaient à qui confier leur toge; des femmes s'agitaient en tous sens. Ici, la concubine de quelque seigneur, assise sur un culbutis de bagages, oubliait de voiler son joli visage contracté d'effroi.
«Ne crains rien, lui disait un soldat en passant, tu es trop belle pour avoir choisi un imprudent.»
Une autre, se frappant la poitrine et pleurant, invoquait à haute voix saint Georges et Notre-Dame de Bon-Secours.
Une autre, le regard fixé sur quelque bande, s'écriait: «Mon bon maître, mon orgueil, que Dieu vous garde en ce jour; toi, Notre-Dame, protége mon corps en lui!»
Des groupes de servantes, les poings sur les hanches, regardaient de tous leurs yeux, défendaient contre les voleurs leurs ustensiles et paquets; quelques-unes, gourdes en mains, offraient à boire aux passants; d'autres, court vêtues, la toge enroulée en ceinture, allaient se porter résolument derrière les hommes en ligne, prêtes à désaltérer et à secourir les blessés. Des amis s'entredisaient à distance: «Bonne journée et au revoir!»
Quelques prêtres, une petite croix de bois à la main, allaient çà et là en marmottant des oraisons; des cavaliers s'arrêtaient, et, sans quitter la selle, courbaient la tête, en disant:
«Père, absolvez-moi!»
Une grosse servante demanda aussi l'absolution, et, voyant qu'on la donnait de préférence aux hommes, elle empoigna le prêtre par la toge et lui cria sous le nez:
«Mon père, gare à vous, je vous laisse tous mes péchés sur le dos; je vais au combat, moi!»
Plus loin, une bande de six ou sept cents rondeliers rejoignaient au pas de course; ils posaient à terre boucliers et javelines, resserraient leurs ceintures et ceinturons, et, alestis pour le combat, repartaient pleins d'entrain, pour grossir le front de bataille, ayant en tête un coryphée chantant un refrain guerrier.
Un gros homme à pied s'en allait, effaré, demandant où était son cheval.
«Mais tu es dessus, bonhomme, lui répondait-on en riant: va, va, tu l'as bridé par la queue.»
Les goujats entassaient en monceaux les toges des combattants. Les pages étaient partout, criaillant, observant la contenance de chacun, et tâchant de surprendre quelque cheval ou quelque mule de selle, pour l'enfourcher et se porter, pendant le combat, partout où il se présenterait quelque bon coup à faire. Quelques-uns de ces enfants, la toge enroulée autour du bras gauche en guise de bouclier, et une petite javeline à la main, nus et grelottant, allaient se poster à l'arrière-ligne, rappelant ainsi les habitudes des enfants de la Grèce ancienne.
Certains rondeliers, d'une intrépidité reconnue, se rendaient à leur poste, en se carrant et en brandissant leur javeline; d'autres s'en allaient, chacun roulant un air guerrier qu'il interrompait pour s'écrier:
«Hammarr zorroff! Ô moi, fils de gentille mère! Voici enfin l'heure des vrais lurons, ma seigneurie, à moi, porte haillons!»
Ou bien:
«Zorroff! Ne suis-je pas l'épervier des batailles? venez, venez, mes vautours, vous n'attendrez pas, je vais vous faire de la nourriture.»
Ils ne reconnaissaient personne, ils n'entendaient plus, ils savouraient déjà l'ivresse de la bataille. On frissonnait de plaisir en les voyant, comme aussi lorsque passaient les Tacho-Negoussé, les Chalaka Beutto, et Gouangoul-Abrouïé, Gouomté-Kassa, Hallé-Aleltou, Beutoul-Andawa, Haïlou-Mariam, Chalaka Guebré-Mikaël, Birro Guébia, Andawa-Libo, Tacho-Méniwabe, Gouxa Faradé et le sanguinaire Gouolemdatch, tous cavaliers célèbres, redoutés au loin; les uns muets, livides et sinistres sur leur selle; les autres ricanant et mâchonnant leur thème de guerre. Tous avaient le brassard d'honneur au poignet droit; quelques-uns portaient une pèlerine de guerre faite en crinière de lion; d'autres s'en allaient les épaules et la poitrine nues. Les chevaux dénotaient la résolution des maîtres. Les poétesses proclamaient ces rudes hommes, les interpellaient et accolaient à leur épithète de tendresse familière:
«Ô ma prunelle, disait l'une, je veux mourir d'amour pour toi; ma verve s'épuisait, mes chants finissaient; oui, gentil fils de ma mère, ravives-en les sources.»
Ou bien, s'adressant à son cheval:
«Va, va, mon aigle; que Dieu te renforce les ailes!»
Une autre criait:
«Enfants de la javeline, attention! je suis ici pour démêler les braves et compter les coups!»
Ou bien, frappant vigoureusement sur l'épaule de quelque soldat à tournure martiale, elle lui disait:
«Je suis ta sœur, moi! ton amie; ne rugis pas encore, ô mon léopard, tu me fais peur! Cache-moi ta javeline dans les côtes d'un ennemi.»
Un trouvère chantait:
«Lâches, retirez-vous; c'est l'heure des mâles! fils de la femme, arrière! restez aux bagages, lèchez écuelles et marmites, et ne troublez pas le banquet des vautours, la fête des véritables fils d'hommes! Ô mes lanceurs intrépides, mes cavaliers ailés, faites vos trouées, frayez la route à notre seigneur et roi Guoscho; il veut passer et repasser à travers cette peautraille là-bas; car saint Jacques lui a fait signe. Allez, mes pourvoyeurs de chacals et d'hyènes! Courage, mes entêtés, mes dompteurs d'hommes! Ouvrez les sources sanglantes! À vous les viandes de choix, et vous boirez à plein hanap l'hydromel des braves!»
Quelque soldat lui criait:
«Ho! là-bas! croque-lardon, mâche-laurier, écarquille ton œil, dresse ta crête et regarde-moi bien; je vais te donner matière à coqueriquer tes vers tout le reste de tes jours!»
Ou bien:
«En voilà assez; rimailleur, allumeur de combats! Vois-nous faire seulement et garde bien les servantes!»
Le Dedjazmatch était encore assis sur son alga à la porte de la tente; il parcourait d'un regard préoccupé les lignes de ses troupes, la position de l'ennemi et les terrains intermédiaires. Devant lui, une trentaine de chefs, debout, appuyés sur leurs javelines et les yeux suspendus aux siens, attendaient ses derniers ordres. Les gouttes de sueur qui, malgré la fraîcheur de l'air, perlaient sur son front, donnaient à connaître sa violente contention d'esprit; néanmoins, comme toujours, sa contenance était digne et mesurée. Ymer Sahalou vint le prévenir que l'ennemi s'établissait en force sur notre gauche, à couvert d'un bois; et au moment de repartir, il me fit signe d'approcher:
—Tu es seul, dit-il, viens te ranger avec moi; mais préviens Monseigneur.
Je passai derrière l'alga; le Prince ne m'entendit pas, et je me permis de lui toucher le coude. Il se retourna en fronçant le sourcil, mais il me dit en souriant et avec le calme d'un entretien ordinaire:
—Non, tu resteras avec moi; n'est-ce pas le moment de me garder?
Et d'un signe de tête il congédia Ymer, qui repartit au galop en disant: «Que Notre-Dame nous réunisse ce soir!»
Il pouvait être deux heures après midi; le soleil était radieux, le ciel sans nuage, l'air embaumé, et la campagne toute souriante, en fête du printemps.
Nos phalanges désormais au complet s'avancèrent en masse à une centaine de mètres plus loin, et s'alignèrent au pied d'une montée parsemée de buissons et de blocs de roches qui conduisait au plateau couronné par l'armée ennemie. À mi-chemin, un large ressaut formait une plaine moitié couverte de moissons d'orge, et bornée sur notre gauche par un petit bois qui s'étendait jusqu'au plateau.
Monseigneur monta à cheval, et suivi seulement de son servant d'armes, de deux autres cavaliers et de moi, il parcourut notre front de bataille.
Ymer Sahalou commandait notre aile gauche, Birro l'aile droite et Monseigneur le centre. Les fusiliers disposés en tirailleurs se tenaient à une dizaine de mètres en avant du front de bandière, composé de rondeliers, formés sur une profondeur qui variait de douze à vingt hommes. Les cavaliers, selon la nature du terrain devant eux, se tenaient en pelotons ou en ligne, mais sans ordre régulier; les chefs et les notables étaient presque tous au premier rang. Notre aile gauche comptait environ sept mille hommes; supposant que l'ennemi profiterait du bois pour le prendre par son flanc gauche, Ymer Sahalou avait formé son infanterie en trois corps échelonnés; les deux derniers avaient ordre d'obliquer à gauche et de façon à s'assurer du bois, pendant qu'avec le premier corps il irait droit à l'ennemi. Il avait massé sa cavalerie, forte d'environ huit cents chevaux, sur sa droite, en arrière, afin qu'elle pût au besoin appuyer notre centre, séparé de l'aile gauche par une distance d'environ cent vingt mètres.
Notre centre était composé de deux masses profondes d'infanterie, à environ quatre-vingts mètres l'une devant l'autre, flanquées sur la droite d'un millier de chevaux. Une réserve d'environ six cents fantassins et d'autant de cavaliers, sous le commandement du premier Sénéchal, avait ordre de suivre en se maintenant à une portée de fusil. L'aile droite, distante de notre centre d'environ trois cents mètres, se composait d'environ cinq mille lances. Birro avait formé ses rondeliers en un seul corps et disposé ses seize ou dix-sept cents cavaliers de façon à en dissimuler une bonne partie derrière l'infanterie et derrière des broussailles, où plus de quatre cents attendaient pied à terre qu'il vînt prendre leur commandement, et tenter avec eux de tourner la gauche ennemie. On voit que notre cavalerie de l'aile gauche, du centre et de l'aile droite était placée de façon à agir en oblique: cette disposition avait été prise dans la prévision que le bois permettrait à l'aile droite ennemie une résistance tenace. En conséquence, Ymer avait ordre de prendre l'offensive en même temps que nous, mais l'offensive prise, de chercher seulement à se maintenir sur son terrain, pendant que toute notre cavalerie, à l'exception de la réserve, chargerait en écharpe le centre ennemi et sa gauche, où l'on supposait, d'après la présence des timbaliers, que se tenait le Lidj Ilma avec l'élite de ses troupes. J'estimai notre armée à vingt-sept mille hommes; personne, du reste, ne s'inquiéta d'en connaître le chiffre exact. Au dire du Prince, nous devions avoir plus de six mille cavaliers et dix-sept cents fusiliers; quant au nombre des fantassins, il n'avait pas de données plus certaines que les miennes.
Le Dedjazmatch passa rapidement sur le front de bataille, en faisant de brèves recommandations, et saluant amicalement quelques hommes d'élite. Nous trouvâmes Ymer Sahalou gai et expansif; Birro, lui, était en colère; c'est à peine s'il fit accueil à son père. Le Dedjazmatch se plaça ensuite entre les deux corps du centre, où l'attendaient ses timbaliers et trois cents cavaliers environ, chargés de veiller sur sa personne.
Les fusiliers, entremêlés de rondeliers, s'avancèrent en tirailleurs sur toute la ligne; les fusiliers et escarmoucheurs ennemis se détachèrent à leur rencontre, ce qui indiquait qu'Ilma descendrait au devant de nous. La plaine intermédiaire allait donc nous servir de champ de bataille.
Un long et formidable cri, monotone et triste, s'élevant à notre aile gauche, gagna de proche en proche toute notre armée: c'était l'invocation que les Gojamites adressent ordinairement à Dieu à l'instant du combat, et qui consiste en ces mots: «Dieu! pardonnez-nous, Christ!» prononcés avec un accent très-prolongé sur la dernière syllabe des mots qui signifient Dieu et Christ. Cette supplique mâle et plaintive tout ensemble, ondula une deuxième et une troisième fois sur tous les rangs, comme ces sinistres mugissements qui précèdent la tempête. Sur un signe du Prince, on battit la charge et l'armée partit au pas gymnastique.
Les masses ennemies, qui s'étaient formées derrière la cime de deuga, nous apparurent tout à coup sombres, profondes et scintillantes de fer; elles se déployèrent sur les pentes qui menaient à nous. L'aile droite formée d'une masse d'infanterie, suivie d'un corps de cavalerie, descendait le long de la lisière du bois; elle paraissait n'être pas supérieure en nombre aux troupes d'Ymer, mais son aile gauche, presque entièrement composée d'infanterie, était numériquement très-supérieure à notre aile droite, et la dépassait de beaucoup par l'étendue de son front. Son centre, formé comme le nôtre eu deux corps l'un devant l'autre, et flanqué de cavalerie des deux côtés, dévalait à notre rencontre en nombre si grand et avec un entrain et un ordre tels, que la résolution de nos gens parut un instant refroidie.
Monseigneur demanda son bouclier et débita son thème de guerre, à peu près en ces termes:
—Courage! Me voici! c'est moi qui suis Guoscho, le fils de Zaoudé, l'enfant du père d'Ipsa! Allez! Allez! Cette journée est à moi! À moi, Guoscho, fils d'une lignée de rois! Guoscho le descendant de David, Guoscho le véritable dominateur! Zorroff Guoscho, le fils de ses œuvres! Le Prince soldat! Confiance, mes enfants! Ils viennent, ils sont à nous, ils nous appartiennent, car je suis ici, et qu'est-ce pour moi qu'un ennemi pareil? Ne suis-je pas celui que je suis? La fortune est mon cheval de combat! Zorroff Guoscho, le généreux, le prodigue, le vainqueur! Les obstacles reculent devant lui! Il est haut comme les précipices, il s'avance comme une montagne, il nivelle tout! Qui arrêtera Guoscho, fils de Zaoudé? J'envoie mes ennemis aux abîmes! Hammar Zorroff! Les mêlées me nomment leur père et je les caresse comme mes enfants, car je suis le Guoscho, le vrai seigneur des batailles! Marchez donc, marchez! marchez!
Les trois cents cavaliers qui entouraient le Prince débitaient eux aussi leurs thèmes de guerre; les chevaux ne se possédaient plus, et l'infanterie poussait à intercadences régulières un long cri caverneux. Ce mugissement intermittent, sortant avec ensemble de milliers de poitrines, la batterie veloutée des timbales et les notes soutenues et vibrantes des trompettes formaient une ouverture de combat la plus imposante qu'on puisse imaginer.
Les masses ennemies dévalaient encore la descente, lorsque nous abordâmes la plaine intermédiaire, où les tirailleurs d'Ilma escarmouchaient contre les nôtres; la fusillade pétillait sur toute la ligne. Quelques instants encore, et un cri immense, irrésistible, parti de toutes les poitrines, sembla confondre le ciel et la terre: c'étaient les deux armées qui s'entrechoquaient.
Tout d'abord, un flottement se manifesta dans notre centre, à droite; le Prince s'y précipita, contint le fléchissement et poussa vigoureusement le deuxième corps dans la mêlée. Je me trouvai dans le centre ennemi que commandait le Lidj Ilma. Sa mine distinguée, sa jeunesse, son bouclier rutilant de vermeil le faisaient reconnaître; il avait l'air attéré et comme déjà frappé de défaite. Je lui criai: Aïzo! espèce d'encouragement et d'aman que les soldats donnent pendant le combat pour rassurer un vaincu, et il me regardait avec stupeur, lorsqu'un de nos cavaliers lui cria en se précipitant sur lui: «Qu'il se rende! qu'il se rende!» Et le jeune prince se découvrit en renversant son bouclier, indiquant ainsi qu'il se rendait.
Le centre ennemi se débattit encore, mais se morcela devant les nôtres. À notre aile droite, un instant enveloppée, l'infanterie compacte de Birro se maintenait solidement, et Birro lui-même, à la tête de ses cavaliers, prenait l'ennemi en flanc et le refoulait. Notre aile gauche rompue cédait à une charge impétueuse exécutée par un millier environ de cavaliers; mais ceux-ci voyant que le centre de leur propre armée ne tenait plus, tournèrent bride et s'enfuirent en culbutant les rangs de leur infanterie. On se bataillait encore par ci, par là, mais notre victoire était désormais assurée. Les fuyards tâchaient de regagner les hauteurs d'où ils étaient descendus en ordre si imposant, et nos cavaliers commençaient la poursuite. Je pense qu'au centre, la mêlée n'avait pas duré plus de dix minutes.
Je retrouvai le Dedjazmatch; son escorte n'était plus que de huit cavaliers: tout le reste s'était dispersé pour courir après le butin et les fuyards. Le Prince allait au pas; son cheval était pantelant. Quant à lui, la javeline sur l'épaule et le maintien toujours calme et haut, il arrêtait les violences désormais inutiles de ses soldats vainqueurs.
—Déjà fini? lui dis-je; Monseigneur est le bien venu à son succès!
À cette formule consacrée, il répondit selon l'usage:
—Amen; c'est par ton Dieu!
Il venait de croiser le Lidj Ilma qu'on emmenait prisonnier, et il lui avait donné l'aman, assurance qui prenait une autre valeur dans sa bouche que dans la mienne. Nous trouvâmes un détachement ennemi d'environ cent trente rondeliers qui se rendirent prisonniers au Dedjazmatch, et un de nos cavaliers fut détaché pour les escorter jusqu'au camp. Plus loin, un homme à cheveux blancs, sans armes et courant effaré, vint s'incliner devant le Prince qui, reconnaissant en lui le Chalaka Tedjaubasse, un des chefs les plus importants de la maison de Conefo, le rassura par la formule d'usage: «Heureusement, Dieu t'a sauvé, mon frère!» Quelques années auparavant, le Dedjazmatch, réfugié à la cour du Dedjadj Conefo, avait contracté des obligations envers ce Chalaka, qui, avant la bataille, avait un instant laissé espérer à Birro qu'il se joindrait à lui.
—Que Monseigneur me protége à cette heure, dit-il, car je dois avoir bien des ennemis. «Aïzo! lui dit le Prince; tiens-toi auprès de nous jusqu'au camp.»
Birro survint; il était seul et il se mit à galoper en rond devant nous, en criant:
—Birro! Birro! l'esclave de Guoscho! Birro, le père de Dempto! de l'isabelle!
Le teint assombri, les lèvres desséchées, la voix cassée, il paraissait harassé, et il avait l'air d'un criminel. Son bouclier pendait à l'arçon; sa lourde javeline était tortuée et sanglante, et sa ceinture également souillée de sang; sa cotte d'armes de mousseline blanche, toute déchirée, se collait en pandeloques sur les flancs de Dempto couvert de boue et d'écume. Comme Monseigneur ne ralentissait pas son allure, Birro lui dit précipitamment, en guise de thème de guerre:
—Monseigneur, voilà comme tes ennemis sont traités par moi, Birro, ton fils, ton soldat, ton bras, ta javeline! Rappelle-toi que tant que la poussière n'aura pas recouvert mon corps, tant que Birro sera au soleil, il en sera, comme tu vois, de tous ceux qui voudront s'élever contre mon père.
Puis, décrochant son bouclier et s'inclinant jusqu'à l'arçon:
—Monseigneur est le bien venu à la victoire, dit-il.
—Amen! Heureusement, Dieu l'a protégé.
En nous quittant, Birro reconnaissant le Chalaka Tedjaubasse qui nous suivait péniblement à distance, lui cria:
—Ah! roncin, toi aussi, tu as voulu trahir tes maîtres!
J'eus à peine le temps de prévenir Monseigneur; en deux bonds, il fut auprès de son fils, qui, le bras levé, allait fendre la tête de Tedjaubasse.
—Par ma mort! Birro, laisse donc. Tuer un vieillard!
Et Birro s'en alla grommelant:
—Voilà bien mon père! Indulger un vieux fripier d'intrigues comme ça!
Le Dedjazmatch fit monter le Chalaka sur un des chevaux d'escorte, et le pauvre homme, dont la contenance, dans cette extrémité, avait été très-digne, put se tenir à portée de son protecteur.
Cependant, les derniers tumultes qui accompagnent l'agonie d'une bataille s'apaisaient. Nos hommes, chargés de butin, descendaient du plateau, poussant devant eux les servantes et les serviteurs de l'ennemi, et l'on emportait nos blessés et nos morts dans la direction du camp qui nous attendait dans la plaine subjacente. En traversant un champ d'orge, nous vîmes sur les épis foulés un blessé couché au milieu de cadavres.
C'était un bel homme dans la force de l'âge; une blessure à la poitrine et une affreuse mutilation le retenaient à terre. Il se releva avec effort sur son coude, et s'écria:
—Monseigneur! Que Monseigneur ne passe pas sans s'attrister sur moi! Je suis un de ses hommes, un de ses bons liges. Qu'il voie plutôt: j'ai donné mon corps pour lui, et mon âme s'en va. Que Monseigneur entende ce que j'ai à dire, au nom de saint Michel et de Notre-Dame!
—Il n'a donc personne pour le relever! dit le Dedjazmatch.
Et il continua son chemin.
Le mourant voyant son seigneur passer sans l'écouter, nous enveloppa tous d'un regard effaré; ses lèvres remuèrent encore, mais on ne l'entendit plus.
Des nuages noirs s'entassaient dans le ciel. En approchant du camp, nous rencontrâmes des troupes de femmes montant au champ de bataille pour s'enquérir de ceux qui leur étaient chers. À la vue du Prince, elles poussaient des cris de joie et agitaient les pans de leurs toges, rappelant l'orarium ou mouchoir que les Romaines agitaient en signe d'applaudissements; elles nous entouraient, embrassaient nos genoux ou enlaçaient de leurs bras le cou de nos chevaux.
Notre camp n'était encore indiqué que par les bagages; la tente du Prince, la seule dressée, fut bientôt envahie par des hommes de tous les rangs, venus pour partager la joie de leur maître. Nous apprîmes qu'aucun de nos hommes de marque n'était mort et que nos pertes étaient insignifiantes. Beaucoup de chefs ennemis étaient prisonniers; le Lidj Mokouannen, qui commandait l'aile gauche ennemie, avait pu gagner le large, mais il était poursuivi de près par les cavaliers de Birro. Rien ne troublait donc l'allégresse de notre victoire.
Bientôt éclata un violent orage; les coups de tonnerre se succédaient rapidement, et la pluie transperça la tente. Un des assistants déploya sa toge, et quatre soldats la tinrent comme un tendelet au dessus du Prince. Le Lidj Ilma fut amené devant nous.
—Dieu t'a heureusement sauvé, mon fils, lui dit le Dedjazmatch. Il le baisa et le fit asseoir auprès de lui. Ce pauvre jeune homme était encore tout interdit et palpitant. Monseigneur lui dit en me désignant:
—C'est Mikaël; connais-le. C'est mon fils et mon meilleur ami: tu en feras ton ami aussi.
Mais comme le prisonnier ne cessait de me considérer avec une aversion manifeste, je sortis pour le mettre à son aise et aussi pour revoir mes amis. La boue étant intolérable, j'allai m'asseoir sur mes bagages. De mes cinq soldats, trois ayant été heureux à la bataille, il fallut écouter successivement leurs thèmes de guerre. Ils me dirent qu'ils avaient fait merveille et qu'ils accompliraient des prodiges à la première occasion. Il est d'usage qu'à tous les degrés de la hiérarchie, un lige fasse hommage à son seigneur de ses succès militaires. J'eus ainsi la gloire de confirmer mes trois hommes dans la possession de quelques loques, boucliers, sabres et javelines pris à l'ennemi. Sur leur ordre, les prisonniers qu'ils avaient faits s'inclinèrent en grelottant, et selon l'usage je dis: «Aïzo» aux uns et aux autres. Ce mot dont l'emploi est multiple, signifiait pour les prisonniers qu'ils étaient désormais en sûreté, et pour leurs loquaces capteurs que je les encourageais à continuer leurs prouesses. Il fallut ensuite écouter thème de guerre sur thème de guerre, que des clients, des amis ou ceux qui cherchaient à le devenir venaient débiter devant moi, en me faisant aussi hommage de leurs succès: démarche regardée comme un honneur rendu à celui qu'on traite ainsi à l'égal de son propre Seigneur. Un de mes hommes prétendait avoir pris à l'aile gauche trois fusiliers, mais Ymer-Sahalou les lui avait enlevés, disait-il. De pareils faits se présentent fréquemment: les armes à feu prises à l'ennemi revenant de droit au Prince, les chefs surtout mettent de l'émulation à lui en rapporter le plus possible. J'allai donc à la recherche d'Ymer. Il était, lui aussi, assis sur des paquets, en plein air, se réjouissant au milieu de son monde; il avait fait à lui seul plus de deux cents prisonniers. Je mis tous les ménagements possibles à lui dire le motif de ma visite; mon soldat, lui, enhardi par ma présence, parla haut et dur: Ymer se défendit de l'avoir jamais vu; mon homme offrit de lui déférer le serment, mais je crus bien faire de me désister en son nom. Pour effacer l'impression que pouvait m'avoir laissée ce litige, Ymer eut la bonté de m'envoyer, bientôt après, un message bienveillant et deux belles carabines ornées d'incrustations en or, pour me prouver, disait-il, qu'en tout cas, la cupidité ne l'aurait pas incité à agir comme le disait mon soldat. Je renvoyai ce présent avec une réponse faite pour dissiper tout nuage entre nous.
Cependant la pluie menaçait encore, l'eau ruisselait de tous côtés et les boues étaient telles qu'on ne pouvait allumer les feux. On se décida à se transporter à un kilomètre environ sur les terrains ondulés où Monseigneur avait eu l'intention d'établir notre camp, lorsque l'ennemi nous était subitement apparu.
Nous y arrivâmes à la nuit tombante: à peine quelques chefs purent-ils faire dresser leurs tentes; les soldats ne purent se hutter. La pluie recommença et persista jusqu'à l'avant-jour. La nécessité de surveiller les prisonniers fit que presque tout le monde resta les armes à la main; ceux qui avaient à garder des chefs importants les attachaient au moyen de leur ceinture; chacun dut tenir son cheval par sa longe; personne n'avait eu le temps de manger et beaucoup étaient à jeun depuis la veille. Néanmoins, l'entrain des soldats ne se démentit pas; la pluie, la froidure, l'obscurité, la fatigue et la faim réunies ne purent dompter leur gaieté. On se serrait les uns contre les autres, en s'abritant de son bouclier ou de quelque ustensile de campement, et les passe-temps les plus variés se succédèrent sans interruption: des cavaliers revenaient par petites troupes de la poursuite des fuyards: on les bernait au passage; le Lidj Mokouannen fut ramené vers le milieu de la nuit. Ceux qui avaient perdu leur servante, leur femme, leur cheval ou leur âne, circulaient en proclamant leur signalement et terminaient leur criée par une malédiction pour ceux qui, pouvant donner des renseignements, ne les donneraient pas. Ces appels provoquaient des facéties et brocards.
L'un entonnait un chant militaire, un autre le parodiait. Ici, deux amis simulant une querelle se galvaudaient au milieu des rires; là, quelque boute-entrain, recourant à cette source éternelle de comédie, improvisait un oariste où il donnait le beau rôle au mari. Les femmes réclamaient de tous côtés, les hommes soutenaient leur champion, des bordées de paroles s'ensuivaient, et, soit dit à l'honneur des Éthiopiennes, les servantes même les mieux languées se taisaient confuses devant la faconde de leurs adversaires. Les redoublements de la pluie formaient comme les intermèdes de ces saynètes conduites avec une verve grossière parfois et parfois aussi du meilleur comique. Tant est que cette nuit incommode, mais doublée d'une victoire, passa légèrement sur nous; seulement, de loin en loin, on entendait les sinistres ricanements des hyènes qui se repaissaient sur le champ de bataille.
Le soleil se leva sans nuage; on se réchauffa, on se détendit un peu, et chacun fit l'inventaire de ses comestibles; la plupart les partagèrent avec leurs prisonniers. Les pâtureurs, munis de leur lopin de nourriture, nous débarrassèrent de tous les animaux; les bûcherons et les coupeurs d'herbe partirent dans toutes les directions; les hommes de corvée allèrent à la recherche des matériaux pour les huttes, et bientôt elles s'élevèrent partout selon l'ordre accoutumé de nos campements.
Dès ce moment, le démon de la chicane sembla régner. De tous côtés, des plaideurs, debout et la toge drapée comme en présence du souverain, avocassaient chaleureusement devant des hommes assis en demi-cercle et formant les plaids. Un soldat faisant fonctions d'huissier, se tenait entre les parties, réglait leurs plaidoiries, introduisait les témoins, recueillait les jugements des assesseurs, faisait la police de l'audience, et, en cas d'appel, conduisait immédiatement les plaideurs en cour supérieure.
De nombreux auditeurs se pressaient avidement à ces plaids qui, à juste titre, intéressent si fort les Éthiopiens. Les questions débattues étaient palpitantes; c'était le contentieux de la bataille qu'on s'empressait de régler avant le renvoi des prisonniers, dont les témoignages sont souvent nécessaires.
Dans les batailles entre chrétiens, les Éthiopiens n'ayant pour se reconnaître ni uniforme, ni armement distinct, il leur arrive quelquefois de prendre des ennemis pour des gens de leur propre parti; mais bien plus souvent, des soldats revenant bredouille et voyant passer un des leurs avec une prise, feignent de se méprendre et lui enlèvent butin et prisonniers. Ces arracheurs, comme on les appelle, donnent lieu parfois à des collisions déplorables: de part et d'autre, les camarades accourent, on se blesse, on se tue, et les procès criminels surgissent ainsi de la victoire. De plus, comme à l'exception des armes à feu, du parasol, du gonfanon et des timbales de l'ennemi, qui reviennent de droit au chef de l'armée, tout soldat devient sauf la confirmation de son seigneur, le propriétaire légitime de tout ce dont il s'empare, le dépouillement de toute une armée ne s'effectue pas sans fournir des sujets de litige.
D'après la coutume, l'éléphant, le lion, le buffle ou tout autre animal, tué à la chasse, appartient à celui qui en a tiré le premier sang. Il en est de même au combat entre hommes. Si un ennemi est blessé par plusieurs, sa personne et son équipement reviennent à celui qui l'a blessé le premier, lui ou son cheval. Si l'on frappe le cavalier de façon à ce qu'il vide la selle, son cheval appartient au premier qui le saisit, à moins que le sang du blessé ne soit marqué sur le cheval ou le harnais, auquel cas le cheval devient la propriété de l'auteur de la blessure. Il est arrivé qu'un prisonnier sans blessure ait demandé qu'on lui fit une légère écorchure, afin de rendre sa prise indiscutable. Celui qui s'empare des timbales, ordinairement au nombre de quarante-quatre, sanglées sur vingt-deux mules qui portent autant de timbaliers en croupe, doit piquer la timbale maîtresse, et pour plus de sûreté la mule qui la porte; les équipages, les mules et les timbaliers deviennent alors sa propriété, jusqu'au moment où il aura l'honneur de les remettre au chef de l'armée. Le picoreur qui s'empare de plusieurs têtes de bétail doit piquer un des animaux, de façon à ce que le sang paraisse: ce sang protége légalement toute sa prise contre les prétentions éventuelles des survenants. De plus, l'habitude d'énumérer ses prouesses dans un thème de guerre et la grande importance qu'on attache au droit de s'appliquer les épithètes honorifiques de Nekaïe, Zorroff, Hammar Zorroff et autres, indiquant le nombre de javelines qu'on a reçues de l'ennemi, font que chacun cherche à rendre incontestables ses faits de guerre, et, à cet effet, le témoignage des prisonniers devient souvent nécessaire.
Quant à ceux-ci, leur position extra-légale n'est que momentanée. Avant même la publication du ban qui les libère, ils rentrent dans le droit commun: ils peuvent intenter contre leurs vainqueurs une action criminelle, et dans bien des cas même une action civile; seulement, l'action doit être patronée par quelqu'un faisant partie du camp vainqueur, et le respect du droit est tel que nul ne se refuse à accorder ce patronage.
Comme on l'a vu, tout combattant doit rendre compte à son seigneur direct de son butin et de ses prisonniers; c'est dans cet esprit qu'il lui en fait hommage publiquement, en lui débitant son thème de guerre. S'il a fait prisonnier un homme de marque, il le remet à son seigneur, qui à son tour en doit compte à son chef; et si les dépouilles sont trop disproportionnées à la condition du capteur, le seigneur lui donne en échange une gratification conforme à sa position. Détourner ou céler les personnes ou les valeurs quelconques prises à l'ennemi, constitue un acte de félonie. Si un prisonnier est accusé d'un crime ou d'un délit antérieur à la bataille, l'accusateur donne connaissance au capteur, devant témoin, de son accusation; et si le prisonnier parvient à s'échapper, le capteur encourt personnellement la peine qu'entraîne le crime commis, fût-ce un meurtre. Le prisonnier ainsi accusé doit passer de mains en mains jusqu'au seigneur dont la juridiction est compétente. Enfin, celui qui relâche un prisonnier avant d'y être autorisé par le ban du chef d'armée, commet une félonie et peut être rendu responsable de tous les méfaits attribués au fugitif.
La coutume tolère la mise à rançon d'un prisonnier, et à cette fin l'emploi même de la torture: mais les mœurs atténuent cette rigueur, au point qu'il est rare qu'on y ait recours, si ce n'est lorsque le prisonnier se trouve dans un cas exceptionnel et aggravant. Si parmi les prisonniers il se trouve des transfuges, les hommes de marque sont condamnés, selon les cas, à avoir le pied ou le poignet coupé, ou à payer une rançon et quelquefois à subir auparavant la peine du fouet, ou bien encore à la détention. Quant aux transfuges de peu d'importance, on les relâche, à moins toutefois que leur désertion n'ait été accompagnée de circonstances particulières. Le chef de l'armée désigne les prisonniers qu'il veut garder; les autres sont renvoyés dans les vingt-quatre heures: l'usage est de ne leur laisser que la culotte et le cordon de soie, signe de leur baptême. Il arrive quelquefois qu'un soldat est assez âpre pour échanger sa vieille culotte contre celle d'un prisonnier; mais un pareil acte l'expose aux injures de ses camarades. La fortune la plus inconstante est souvent celle qui pervertît le moins. Les soldats éthiopiens sont convaincus de la versatilité des positions, et cette croyance contribue à les moraliser jusque dans l'ivresse de la victoire, et à les rendre cléments envers les vaincus. La fréquence même de leurs guerres, presque toutes intestines, en atténue les rigueurs. Un parent, un ami ou un ami de leurs amis peut leur tomber sous la main, et un acte gratuitement sanguinaire amènerait des vengeances. On voit des vainqueurs et des vaincus se reconnaître, s'embrasser, s'informer avec sollicitude de leurs récents adversaires ou s'interposer auprès d'un compagnon afin d'améliorer le sort de quelque ami. Des seigneurs et même des soldats pauvres renvoient quelquefois de nombreux prisonniers sans toucher à leurs vêtements, à leurs montures et même à leurs armes. D'un autre côté, si ces jours mettent souvent en lumière de nobles sentiments, quelques hommes de guerre de tous les rangs usent brutalement et dans toute leur étendue des droits du plus fort.
Nos prisonniers, dont le nombre dépassait 30,000, ayant pris la permission de leurs capteurs, circulaient librement dans le camp, se cherchaient entre eux, se racontaient leurs aventures ou causaient familièrement avec les nôtres, qui, de leur côté, se montraient pleins d'égards. L'ignorance où les hommes vivent les uns des autres fait le plus souvent les premiers frais de leur hostilité. Il n'est tel que de pratiquer les gens, de s'entre-mesurer: toute science conduit à quelque forme de l'amour.
Nous nous fîmes raconter par les prisonniers ce qui s'était passé chez eux avant la bataille. Sachant que nous étions campés près de Konzoula, avec l'intention de les attaquer le samedi, ils s'étaient imaginé que le choix de ce jour dépendait de quelque incantation dont j'étais l'auteur, et, pour tâcher de nous surprendre et de contrecarrer mes maléfices, ils avaient résolu au dernier moment de nous livrer bataille le vendredi. À cet effet, ils s'étaient portés à Konzoula, comptant y laisser leurs bagages et nous assaillir avec toutes leurs forces. Enorgueillis du reste par leur supériorité numérique et le prestige militaire qu'ils exerçaient, ils n'avaient pas douté de la victoire. Leur irritation contre nous était telle, qu'ils étaient convenus de ne faire quartier qu'à un petit nombre, et, dans ce but, ils avaient mis un signe distinctif à leurs fourreaux de sabre, afin de se reconnaître plus sûrement dans la mêlée. Surpris autant que nous de nous rencontrer à Konzoula, ils furent obligés d'accepter le combat avant l'arrivée de leur arrière-garde, forte de 4,000 hommes.
Les prisonniers nous donnèrent également la raison de l'empressement extraordinaire que, depuis la veille, ils mettaient à me voir. Je passais à leurs yeux pour un magicien sans pareil: mes sortiléges avaient suspendu la crue de l'Abbaïe lors de notre retour de chez les Gallas; le pleur commencé lors de la maladie de la Waïzoro Sahalou, et dispersé par mon ordre, faisait dire aux nouvellistes que, revenant de la chasse au sanglier quand on portait la princesse en terre, j'avais arrêté le convoi et ressuscité la morte; c'était moi enfin qui avais déterminé Monseigneur à accepter l'investiture du Dambya, en consultant la clavicule de Salomon, et en garantissant la victoire au moyen de mes manœuvres cacodémonologiques. Le Lidj Ilma ayant promis une grosse récompense à qui le déferait de moi, plusieurs fusiliers et cavaliers de renom s'étaient chargés publiquement de le satisfaire: entre autres un centenier des fusiliers de sa garde, qui déjouerait, disait-il, tous mes maléfices, en faisant le signe de la croix sur la balle qu'il mettrait dans son infaillible carabine; et il s'engageait, s'il me manquait, à revêtir, un jour de festin, la tunique d'une servante de cuisine et à porter un plat sur la table de son maître. Ma bonne fortune m'avait fait rencontrer ce centenier à la fin de la mêlée, au moment où un des nôtres allait l'achever d'un second coup de sabre; j'avais jeté mon cheval entre les deux et contraint notre soldat à l'emmener prisonnier. Il devint un de mes clients les plus assidus, et je le fis placer honorablement dans la maison de Monseigneur. Il se fit bravement tuer à son service. Quelque temps après la journée de Konzoula, on racontait encore dans le Dambya qu'un instant avant la bataille j'étais passé, en compagnie de Monseigneur, sur le front de l'armée, une torche allumée dans chaque main, en annonçant que j'allais charger en tête, et que, si celle de la main droite s'éteignait, notre victoire serait péniblement acquise et l'on devrait se maintenir les uns contre les autres, jusqu'à ce que ceux qui étaient décrétés de mort parmi nous eussent accompli leur destin; que si, au contraire, celle de gauche s'éteignait, il fallait s'empresser d'avancer, afin que pas un de nos ennemis ne pût nous échapper. Ces bruits étaient loin de trouver créance auprès de tout le monde, et cependant chacun les répétait. Il ne faudrait pas conclure de là à la crédulité excessive et au peu d'intelligence des Éthiopiens; en tous pays, les propositions les plus incroyables s'accréditent aisément, pour un temps du moins. Du reste, ma participation aux événements quotidiens de la politique du pays et la position que le Dedjazmatch me faisait à sa cour allaient me faire connaître plus exactement, surtout en Gojam et dans les provinces environnantes; et comme c'est souvent sur les pas de l'erreur que la vérité fait son chemin dans le monde, il était assez naturel que la notoriété dont j'allais être l'objet commençât ainsi un peu à rebours de la vérité. Mes amis s'égayèrent beaucoup du caractère fabuleux qu'on m'attribuait et qui m'expliqua du reste le sentiment d'aversion que le Lidj Ilma avait manifesté en me voyant.
Un timbalier proclama l'ordre de relâcher les prisonniers, à l'exception d'un très-petit nombre de notables, dont le Prince et son fils jugèrent opportun de s'assurer. Ces malheureux s'assemblèrent par petites troupes aux abords du camp, selon la direction qu'ils avaient à prendre pour rentrer chez eux; ils étaient, comme ils le disent eux-mêmes, équipés en tueurs de serpents, c'est-à-dire un bâton à la main et sans autre vêtement que leur petite culotte et leur cordon de chrétienté; pour se garantir du soleil et des mouches, plusieurs se couvraient de feuillages. Comme d'ordinaire, beaucoup s'enrôlèrent chez nous; d'autres restèrent chez des parents ou des amis qu'ils avaient dans notre camp, en attendant un jour plus propice pour regagner leurs quartiers; car lorsque deux armées ennemies se rapprochent, les paysans se réunissent en armes pour garder les passages, et ils se vengent cruellement quelquefois des exactions qu'ils ont subies la veille. Les Éthiopiens sont d'ailleurs très-curieux, et les paysans les plus inoffensifs guetteront également les fuyards, souvent même les hébergeront, pour le seul plaisir d'entendre le récit de la bataille.
Dans les annales éthiopiennes, Konzoula figure parmi les batailles peu meurtrières: on évalua nos pertes à environ 200 hommes tués; on disait que l'ennemi avait dû laisser 500 hommes sur le champ de bataille, mais on pensait que nos cavaliers avaient tué un nombre égal de fuyards.
Après souper, vers neuf ou dix heures du soir, le Prince se fit amener les deux fils de Conefo. Il les laissa debout et leur dit:
—C'est vous, mes enfants, qui vous êtes fait cette triste situation, et qui de plus m'avez réduit à en être l'instrument. N'attribuez donc pas à ma rigueur le sort que vous subissez. La politique du Ras, l'attitude passive du Dedjadj Oubié, uni d'intérêt pourtant avec votre maison, m'ont forcé de recueillir l'héritage de votre père, que vous étiez insuffisants à défendre. J'ai cherché à vous faire comprendre les exigences de nos positions et le meilleur moyen de les concilier; mais vous avez préféré, à ma sollicitude paternelle pour vous, les instigations ambitieuses de vos coupables conseillers. Les mêmes raisons qui m'ont contraint à me porter contre vous m'obligent à m'assurer de vos personnes jusqu'au jour, prochain sans doute, où vous reprendrez une position digne de votre naissance. Si le Ras refuse de vous pourvoir, vous grandirez dans ma maison, avec Tessemma, car vous êtes comme des fils pour moi aux yeux de toute l'Éthiopie. Le jour où je me suis décidé à accepter pour Birro le gouvernement du Dambya, j'ai dû prévoir ce moment pénible, et si je rappelle vos fautes, c'est pour vous dire que je vous pardonne, et que nul plus que moi ne s'efforcera de rétablir votre fortune. Avant d'avoir atteint âge d'homme, vous en subissez les rigueurs, mais mon affection pour vous saura les adoucir; montrez néanmoins, par votre contenance, que vous êtes les dignes fils de Conefo, et vos fers seront légers à porter.
Sur un signe du Prince, on fit entrer un forgeron. Les chaînes qu'il tenait sous sa toge grincèrent; les deux frères s'entre-aidèrent du regard et baissèrent la tête, le Lidj Mokouannen l'œil sec, et le Lidj Ilma, tout gonflé de larmes. On les fit asseoir par terre, et on leur fixa à chacun une chaîne au poignet droit. Les assistants étaient touchés de compassion, et, l'opération terminée, ils dirent l'un après l'autre aux captifs: «Seigneurs, que Dieu délie vos chaînes!» formule habituellement usitée en abordant ou en quittant un homme enchaîné. Deux notables chargés de la garde des deux frères, les emmenèrent, et le Prince et ses familiers prolongèrent la veillée, mais sans reprendre leur gaîté habituelle.
En Éthiopie, la détention permanente n'est appliquée qu'aux crimes ou délits politiques; dans presque tous les autres cas, elle n'est que préventive. Comme l'obligation d'arrêter un criminel incombe à tout citoyen; que le droit de juger au civil peut être attribué à presque tous; que l'homme de guerre, investi de préférence de ce droit, est sujet à des déplacements fréquents; de plus, comme les bâtiments sont trop peu solides pour résister à la moindre tentative d'évasion, on a pourvu à cet état de choses par l'usage d'emmenoter le prisonnier et de le garder à vue ou de le lier à un gardien, la relégation proprement dite n'existe pas. Une chaîne longue de deux coudées environ, terminée à chaque extrémité par un fort anneau, est fixée par un bout au poignet droit du prisonnier et par l'autre au poignet gauche de son gardien. Cette espèce de prison vivante et ambulante a l'avantage de soustraire le prisonnier, s'il est coupable, à un isolement dépravant; et s'il est innocent, elle le soumet à une position fâcheuse, il est vrai, mais qui ne porte à sa dignité qu'une atteinte légère. Le captif volontaire vivant à côté d'un coupable, l'empêche de se confirmer dans sa perversité, et contribue à faire germer en lui le repentir ou le remords. Le prévenu éprouve d'ailleurs une difficulté plus grande à dissimuler sa faute, et quelle que soit son irritation contre un homme ou contre la société, elle tend à s'adoucir par le contact avec ses concitoyens. Un homme enchaîné attire l'attention de tous; chacun s'informe de la cause de son arrestation, on s'approche de lui, on le questionne en tout sens; avant de figurer devant la justice, il subit ainsi comme une instruction permanente dont il lui est bien difficile d'éluder la clairvoyance; car comme toute maladie violente, le mensonge a ses trèves et ne saurait empêcher complètement la vérité de transparaître. Ceux qui le fréquentent apprennent l'indulgence et la pitié pour celui qui a failli et comment la plus légère déviation du bien peut conduire insensiblement aux plus grands écarts. On voit souvent un coupable pleurer en écoutant ses consolateurs, et ceux-ci se retirer en disant: «Ô évolutions de la conduite humaine! Que Dieu nous épargne l'épreuve des positions difficiles!» Les détenus politiques qu'un Dedjazmatch a l'intention de recevoir à résipiscence sont gardés à tour de rôle par les chefs de confiance, à la table desquels ils sont presque toujours admis. Souvent il arrive que ces gardiens obtiennent la libération du prisonnier en se portant caution pour lui. Quant à ceux dont la captivité doit être prolongée indéfiniment, ils sont relégués dans un montfort ou autre lieu fortifié par la nature, où il est rare qu'on leur refuse de faire venir auprès d'eux leur femme, leurs enfants en bas âge et quelques serviteurs; en ce cas, ils demandent ordinairement à ce qu'on remplace leur compagnon de chaîne par des fers aux pieds. Il n'est pas rare que les prisonniers s'échappent des mains des seigneurs et même des montforts les mieux gardés. Il semble que, même du temps des empereurs, il n'ait jamais existé de prison proprement dite, autre que les montforts; de même que dans l'antiquité, quoique les grandes maisons aient encore leur ergastule ou cachot pour les esclaves et pour les enfants.
Le Prince se fit remettre les armes et le cheval du Lidj Ilma, et il promit au capteur une investiture en Damote. Les timbales de Conefo, placées à l'aile gauche ennemie, avaient été prises par le Dedjadj Birro, car depuis son investiture du Dambya, on lui donnait ce titre; son père les lui demanda pour le Dedjadj Baria, de l'Agaw-Médir, auquel il les avait promises. Birro refusa.
—Si Monseigneur les voulait pour lui-même, ce serait de grand cœur, dit-il; mais il ferait beau voir que ce Baria ou quiconque osât les faire battre devant soi; je les tiens de Dieu et de mon Dempto, et par la mort de Guoscho, par Notre-Dame! nous ne les céderons à personne.
Le Prince laissa sans réponse cet orgueilleux message; mais il ressentit vivement cette première désobéissance publique de son fils. Quant au Dedjadj Baria, il crut prudent de ne plus passer la nuit dans sa tente; il vint coucher dans une hutte de soldat près la tente de Monseigneur, qui le lendemain obtint que Birro lui permît de retourner en Agaw-Médir.
Deux ou trois jours après, dans un quartier peu fréquenté du camp, j'entendis, en passant, les gémissements d'un homme qu'on torturait; je m'arrêtai, et le patient me cria d'intervenir en sa faveur. C'était un nommé Meragdou-Haylou, trafiquant établi dans la ville d'asile de Kouarata en Fouogara, et par occasion soldat ou chasseur d'éléphant.
Quelques mois auparavant, le Prince ayant appris que Haylou avait deux belles carabines à vendre, lui avait expédié un homme pour les lui acheter. Soit crainte d'indisposer le Ras Ali, dont il était le sujet, soit toute autre raison, Haylou avait refusé de vendre au Dedjadj Guoscho, et qui pis est, il avait refusé le vivre et le couvert au messager et l'avait renvoyé avec des paroles insultantes pour son maître. Peu après, le Dedjadj Conefo mourut; Haylou fit hommage des carabines au Lidj Ilma, qui, pour s'acquitter envers lui, l'engagea à l'accompagner dans sa campagne contre nous, et lui promit que, sitôt notre défaite, comme il comptait aller réduire l'Agaw-Médir, pays riche en ivoire, il l'emmènerait avec lui et l'enrichirait. Alléché par cette perspective, Haylou s'était équipé en guerre, avait suivi son protecteur et avait été fait prisonnier. Quoiqu'il se fût débarrassé de tout ce qui pouvait déceler sa position de fortune, jusqu'à des anneaux d'argent qu'il portait au doigt, un soldat le reconnut au moment où, après le ban de libération, il sortait du camp avec les autres prisonniers, et il fit demander au Prince de récompenser ses services en l'autorisant à rançonner un trafiquant. Mais en apprenant que ce trafiquant était Haylou, le Prince se le réserva pour lui-même, et fixa sa rançon à trente carabines, dont deux fusils de rempart servant à la chasse de l'éléphant, à cent coudées de velours écarlate, à deux cents de drap et cent onces d'or. Haylou jura qu'il avait donné pour la cause d'Ilma le meilleur de son bien et offrit très-peu de chose. On le mit à la torture, au moyen de petits tessons appliqués sur ses poignets par des liens mouillés, dont le rétrécissement graduel amenait de cruelles douleurs; le malheureux appelait la mort. Monseigneur voulut bien consentir à relâcher le prisonnier moyennant caution pour cinq carabines et une somme d'argent insignifiante. Ce Haylou fut le seul prisonnier rançonné à la suite de Konzoula.
Comme nos gens étaient à court de vivres, Birro fit prévenir les habitants de deux districts des environs que les soldats de son père iraient se ravitailler chez eux. En pareil cas, les femmes se réfugient dans les villages voisins avec les enfants, les valeurs mobilières et le bétail; les hommes, en armes, se rassemblent à l'écart et voient passer devant eux les troupes de pillards sondant la campagne pour découvrir les silos, et emportant les grains en consommation. Quelquefois les soldats mettent le feu aux maisons. Si les paysans sont en force, ils les attaquent, et la connaissance du pays leur donne parfois l'avantage; mais ordinairement ils préfèrent se rendre au camp, où ils intentent contre les coupables une action judiciaire.
L'arrière-garde des picoreurs a pour fonction de prévenir ces combats en empêchant les incendies, mais on se figure aisément que sa surveillance est inefficace. En Éthiopie, comme dans l'antiquité et jusqu'à une époque récente même en Europe, il est admis que la guerre doit nourrir la guerre. Comme Birro le fit en cette occasion, des Dedjazmatchs pillent quelquefois leurs propres sujets, comme punition ou par suite de quelque nécessité de guerre; seulement, pour éviter l'effusion du sang, ils préviennent les habitants, et, dans le cas de blessure, de mort d'homme ou d'incendie, ils sévissent contre les coupables. La fécondité du sol est telle que lorsque le pillage s'effectue sans combat ou sans incendie, et que la nécessité du ravitaillement leur paraît évidente, les cultivateurs sont les premiers à excuser la mesure qui les prive de leurs réserves alimentaires. Deux ou trois mois plus tard, ils se présenteront devant le Polémarque pour lui demander une exemption temporaire d'impôts, moyennant laquelle ils font renaître promptement l'abondance.
Comme tous les cultivateurs, les paysans éthiopiens sont rapaces; mais les effets de l'éducation féodale sont tels, que lorsque leur gouverneur a su se faire aimer, il est arrivé qu'allant au devant de sa détresse, ils l'ont engagé à livrer leur localité à un pillage régulier.
Nos gens s'étant ravitaillés sans accident dans les districts désignés, le Dedjadj Birro partit pour Findja, résidence habituelle des Polémarques du Dambya, après avoir obtenu que son père séjournerait dans les environs de Konzoula, afin de lui permettre de se replier sur lui si le Ras Ali faisait irruption en Dambya. Quinze jours lui suffisaient, disait-il, pour fortifier ses avenues du côté du Begamdir, réduire quelques notables, échappés de Konzoula, qui parcouraient déjà le pays en rebelles, gagner la coopération de ses nouveaux sujets et nouer avec eux des intelligences propres à conserver sa position.
Non loin de nous, dans le district d'Atchefer, se trouvaient des sources chaudes très-efficaces, disait-on, contre les douleurs rhumatismales et quelques autres maladies. Dans un but ostensible de santé, mais au fond pour voiler ses défiances à l'égard du Ras, et donner un motif plausible à son séjour prolongé en Dambya, Monseigneur jugea à propos de prendre les eaux. Il porta notre camp sur le bord du plateau du woïna-deuga et descendit, avec ses plus intimes familiers, aux sources thermales situées dans un petit koualla, à environ deux kilomètres, laissant le commandement au Fit-worari Ymer Sahalou, et l'expédition des affaires au Blata Teumro, son premier sénéchal. Néanmoins il fut assailli de messagers des communes les plus éloignées du Dambya et du Kouara, qui lui demandaient de les protéger contre les exactions de Birro, lequel, par suite de ses rapports équivoques avec le Ras, leur paraissait devoir les gouverner sans esprit d'avenir. Le Blata Teumro, ayant opiné contre notre campagne, se donnait le malin plaisir d'inquiéter son maître sur les suites de notre victoire en lui adressant tous ces messagers.
Le Blata Teumro était un exemple remarquable de ces natures richement douées et utiles à tous, mais comme prédestinées aux déboires et aux ingratitudes. Grand, laid, lourd et maladroit aux exercices de la guerre, il était fin, spirituel et prudent jusqu'à paraître avare, toujours calme quoique d'une activité incessante, discret, très-équitable, courtois, et peu parleur quoique d'une élocution élégante et lucide. Il écoutait les plaintes avec une patience et un dévouement admirables, et il inclinait de préférence vers les opprimés. Comme administrateur, il n'avait d'égal que notre Biarque Fanta, et, dans ce pays où rien ne s'écrit, il faut des facultés exceptionnelles pour bien conduire tous les détails d'un gouvernement de quelque importance. Teumro était du petit nombre de ceux qui avaient toujours fidèlement suivi la fortune du Dedjadj Guoscho. Il était le pivot du conseil, de toutes les affaires, et, par surcroît, il servait aussi de bouc émissaire; beaucoup de nos gens ne l'appelaient pas autrement que Hazazel (nom biblique de bouc émissaire); les soldats, les notables, les paysans, manquaient rarement de lui attribuer l'initiative des actes de rigueur ou des mesures impopulaires émanant du conseil du Prince, et cependant c'est à lui qu'ils s'adressaient toujours dans leur détresse. Il était connu pour s'évertuer en faveur de ses amis et de ses clients, et pour en être régulièrement payé par la froideur ou la trahison. On l'a entendu disant en aparté, après la sortie d'un homme fort aimable, qui lui demandait un service: «Quel dommage de s'aliéner un si charmant homme en l'obligeant!» Il avait une religion sincère et bien entendue, et il faisait secrètement d'abondantes aumônes. Son fils unique le chagrinait par sa nullité et son inconduite, et, malgré sa grande dévotion pour les femmes, il n'était pas mieux traité par elles que par les hommes. Il protégeait assidûment le clergé, mais n'en recueillait qu'indifférence; à la fin, il perdit la vie dans une échauffourée, en voulant empêcher une bande de nos soldats d'exercer indûment le droit d'hébergement dans un petit domaine ecclésiastique; la guerre régnait alors, et le meurtrier put s'échapper impuni. Le Prince fit fouetter un page pour avoir répété quelques plaisanteries qu'on faisait sur cette mort; cela intimida les railleurs, et quoique au fond tous le plaignissent sincèrement, le nom même du malheureux sénéchal ne fut bientôt plus prononcé. On ne put jamais le remplacer.
Les douze jours que nous passâmes aux sources thermales forment une des périodes les plus sereines et les plus riantes de ma vie en Éthiopie. Au fond d'une gorge profonde et précipitueuse, formée par deux longues culées ou éperons du woïna-deuga, un bassin d'environ quatre mètres de large, creusé naturellement dans le roc, laissait sourdre des eaux d'une température assez élevée, qui se déversaient dans un ruisseau voisin, en traversant deux bassins plus petits. Nos gens y avaient construit un grand hangar, coupé par une cloison de nattes en deux parties inégales. La plus petite, tapissée partout d'un chaume épais, contenait le grand bassin thermal; l'autre, tapissée de verdure et de fleurs qu'on renouvelait chaque jour, formait l'appartement du Prince et notre lieu de réunion. Une quarantaine de huttes, perchées çà et là, sur les anfractuosités de la gorge, suffisaient aux familiers, à la cuisine et à ceux qui obtenaient la permission de venir se baigner un ou deux jours; les pluies ayant cessé, la compagnie de fusiliers et les rondeliers de service vivaient nuit et jour en plein air.
À l'exception des moments donnés au sommeil, nous passions tout notre temps auprès de Monseigneur: on mangeait, on buvait longuement; fusiliers, rondeliers, pages et barbes grises, tous, jusqu'aux cuisinières, vivaient comme sur un pied d'égalité fraternelle avec le Prince; on jasait, on badinait, on usait de son franc-parler, et cette familiarité ne donna pas lieu une seule fois à un acte, à un mot indiscret. La nuit, comme le jour, les deux bassins, en dehors du hangar, étaient remplis de baigneurs. Au chant du coq, le Dedjazmatch passait dans sa piscine, en compagnie d'une quinzaine de ses gens sans distinction de rang: on restait dans l'eau deux à trois heures; parfois on y mangeait et on y buvait l'hydromel; le soir on refaisait une séance semblable. Monseigneur dut suspendre ses dévotions journalières; il n'avait jamais été, disait-il, si peu disposé au recueillement.
Quatre trouvères et deux morions ou bouffons contrefaits, étaient chargés de nous divertir; on prolongeait les veillées; les trouvères nous chantaient la guerre, débitaient des hilarodies ou des saynètes, et comme un peu de tristesse rehausse parfois la joie, l'un d'eux, renommé pour ses inspirations mélancoliques, nous émouvait par ses élégies.
Pour protéger son maître contre les importuns, Ymer Sahalou faisait garder les sentiers conduisant à notre koualla. Une après-midi, le soleil dardait d'aplomb, les oiseaux étaient silencieux et se tenaient à l'ombre; nous causions en buvant. Soudain, un chant intermittent se fit entendre dans le lointain: la voix était fraîche et belle; elle venait d'en haut; le chanteur parut sur un roc en saillie, et là, après avoir chanté et chanté, il demanda, en bouts rimés, la permission de descendre plus bas encore, afin de saluer son Seigneur et de prendre, disait-il, son baptême de santé. On lui cria de venir, et il vint en chantant gaiement jusque devant le Prince. C'était un joli soldat de vingt et quelques années, natif du Metcha; il gagna de partager notre vie jusqu'à notre retour au camp.
Monseigneur fit réparer sous ses yeux le riche bouclier du Lidj Ilma et me le donna. Quoique très-touché de ce présent, je le refusai, et, pour motiver mon refus, je lui découvris pour la première fois mon projet d'aller à Moussawa, où j'avais rendez-vous avec mon frère. Je lui dis que ce bouclier, trop riche pour ma condition, m'exposerait, lorsque je ne serais plus en Gojam, à la malveillance de ceux qui se trouvaient froissés par notre récente victoire; que ma participation à la bataille suffisait déjà pour les inciter contre moi, et qu'il serait imprudent de les braver en portant une arme que tout le monde reconnaîtrait pour avoir été prise au Lidj Ilma.
—Soit, dit le Prince; le bouclier attendra ton retour.
Il fut convenu que je partirais la veille du jour où l'armée se mettrait en marche pour le Damote. Cette décision resta secrète: mon projet ne l'était pas, mais on regardait comme certain que le Prince s'y opposerait.
Plus de vingt jours après la bataille, le Dedjadj Birro fit dire à son père qu'il était établi en Dambya de telle sorte qu'il pouvait désormais se suffire à lui-même; et les soldats poussèrent des cris de joie en apprenant qu'ils allaient rentrer en Damote. L'avant-veille de la levée du camp, j'envoyai prévenir mes amis et les principaux chefs de mon départ pour le lendemain matin, et je m'excusai sur ce que l'heure avancée et la brièveté du temps m'empêchaient de leur faire mes adieux en personne. Tous manifestèrent de l'étonnement; l'un d'eux était à boire, et il s'écria en entendant mon message: «Venu de si loin pour me servir de frère et me laisser de la sorte, là subitement, comme la mort!» Et il brisa contre terre son burilé d'hydromel et se couvrit la tête de sa toge.
Le lendemain, le Dedjazmatch me reçut de très-grand matin, et sans témoin; il me donna des conseils relatifs à mon voyage et me demanda si je désirais quelque chose qui fût en son pouvoir. Au sortir de là, je trouvai un grand nombre de notables réunis devant ma tente; ils me firent asseoir au milieu d'eux et restèrent quelques minutes silencieux, la figure couverte de la toge jusqu'aux yeux.
—Ô fils de ma mère, me dit enfin le plus âgé, c'est une mauvaise nouvelle qui nous réunit ici; il eût mieux valu peut-être ne pas nous connaître. On parlait, il est vrai, de ton voyage, mais nous pensions que la force de vouloir te manquerait au dernier moment. Nous ne te dirons rien, du reste, que Monseigneur ne t'ait sans doute dit. Nous venons pour te faire la conduite, et te souhaiter de trouver où tu vas des amis comme nous. C'est bien pour ce matin, n'est-ce pas? Eh bien! nous allons nous ceindre et monter à cheval.
On vint me prévenir que les membres du conseil étaient entrés chez le Prince lorsque j'en sortais; que le Blata Teumro lui avait représenté que si mon départ lui était pénible, c'était à lui de l'empêcher; que le bien-être étant le but de tous les hommes, il n'avait pour me faire rester qu'à me donner une position qui satisfît mon ambition. Le Prince aurait répondu: «Certes, nous nous étions habitués à le considérer comme un des nôtres; mais il dit qu'il reviendra, et il donne pour motif de son départ un engagement pris avec son frère, fils de sa mère, qu'il va rencontrer à Moussawa. Les gens de son pays passent pour véridiques; pourquoi nous abuserait-il? J'ai prévenu Birro, chez qui il devra s'arrêter; Birro, qui est plus de son âge, saura peut-être l'empêcher d'aller plus loin. Si son destin est de se restituer à la terre dans le pays de ses pères, nous chercherions vainement à l'arrêter ici; si c'est dans notre pays, les sentiers qui en éloignent se fermeront d'eux-mêmes devant lui, et notre pain le ramènera. Allez! et que Dieu vous récompense pour le zèle que vous me montrez.»
En sortant, le Blata Teumro et le Blata Filfilo vinrent me faire leurs adieux; et mes apprêts terminés, j'allai prendre congé de Monseigneur. Il était seul, à demi-couché sur son alga; il ne répondait que par des signes de tête au peu que j'avais à lui dire, lorsque Ymer Sahalou, sans être annoncé, releva le rideau de la tente. Il était ceint, armé, un petit fouet à la main et portait la toge rejetée sur les épaules comme un homme prêt à l'action:
—Allons, mes seigneurs, dit-il, puisque cela doit être, que cela soit avant l'ardeur du jour. Tu as une longue traite à faire, Mikaël.
—Mon fils, me dit le Dedjazmatch, que Dieu te guide dans le bien; qu'il t'affranchisse des mauvais; qu'il épargne ceux que tu aimes, et qu'il te rapproche d'eux. Va; et ne nous oublie pas.
À chacun de ces souhaits, Ymer répondait: Amen! Et voyant que j'hésitais à sortir, il me dit vivement:
—Prends-le, embrasse-le, tu ne sais donc pas qu'il faut oser pour lui?
Le Prince sourit et me donna l'accolade.
Un grand nombre de notables m'attendaient à cheval sur la place; ils m'entourèrent et nous nous frayâmes lentement un passage à travers les gens de l'armée accourus de toutes parts. À la sortie du camp, des bandes de fantassins et de cavaliers venus pour me faire aussi la conduite se joignirent à nous, tant on mettait d'émulation à plaire au Dedjazmatch en me rendant ces honneurs extraordinaires, car j'étais loin de connaître personnellement tout le monde.
Après un quart-d'heure de marche environ, je fis halte, et selon l'usage, je dis aux principaux chefs:
—Mes seigneurs, je vous en prie, par la mort de Guoscho, retournez-vous en!
—Par la mort de Guoscho, non, non; allons! répondirent-ils.
Et on allait, sans parler, lorsqu'une poétesse qui montée en croupe derrière un soldat, semblait chercher des inspirations en chantonnant des lieux communs sur un ton plaintif, m'interpella tout à coup:
—N'as-tu pas vergogne, dit-elle, de déserter de la sorte notre maître, resté seul dans sa tente? Et ne sommes-nous pas dignes de pitié de nous affliger ainsi, un lendemain de victoire, pour le départ d'un seul homme?
Je répondis qu'eux étaient moins à plaindre que moi, puisqu'ils étaient si nombreux pour se partager les regrets d'un seul, tandis que j'étais tout seul pour porter les regrets de tant d'amis. Ymer Sahalou rendit ma pensée à haute voix et en langage choisi.
—Voilà qui est parlé! s'écria la poétesse en se frappant la poitrine; ô aveugle que j'étais! Par la mort de Guoscho, voyez donc, messeigneurs! Du pays de Jérusalem nous est venue notre lignée d'empereurs; de là aussi nous est venue notre religion; le même pays nous envoie les étoffes de soie, les essences parfumées, et voici encore qu'il nous a envoyé la véritable amitié.
Et comme les préfices aux funérailles, dans l'antiquité, la commère, continuant à broder sur ce thème, finit par émouvoir la multitude.
Par déférence pour le rang d'Ymer, chacun attendait qu'il prît congé de moi. Je lui représentai la fatigue des rondeliers qui allaient devant nous au pas gymnastique, et je le suppliai d'y mettre un terme en nous séparant.
—Halte! cria-t-il; messeigneurs, j'ai à m'entretenir avec mon frère. Faites-lui vos adieux.
Tous les notables défilèrent devant nous, en me disant, selon l'usage:
—Que Dieu fasse que nous nous retrouvions dans le bien!
Nous chevauchâmes seuls désormais, côte à côte: les cavaliers de l'escorte d'Ymer, à une centaine de pas en arrière, et le petit groupe de mes gens en tête, au loin. Nous arrivâmes à un ruisseau:
—C'est ici, me dit Ymer, que nous nous séparerons. Vois ces berges vertes, ce gué facile et cette eau limpide. C'est de bon augure. D'ailleurs, ce ruisseau m'a déjà porté bonheur une fois: je te conterai ça un jour.
Et, posant la tête sur mon épaule à la manière antique:
—Béni, béni soit ton voyage, comme le jour qui nous réunira! dit-il.
Un bond de son cheval l'éloigna, et il me cria:
—Frère, frère, comme au combat: le plus vite, c'est le meilleur!
Et il partit à fond de train, la javeline en arrêt et jetant au vent des: Ha! ha! ha! cris usuels dans la mêlée ou dans la chaleur du jeu de cannes.
Et, oppressé par l'isolement, je repris ma route avec une vingtaine de suivants, dont un bon tiers étaient des prisonniers libérés, qui profitaient de mon départ pour regagner leurs quartiers.
À ces émotions en succédèrent bientôt d'autres d'une nature bien différente. Nous avions à faire deux grandes journées de route avant d'arriver au camp du Dedjadj Birro; les cultivateurs riches s'étaient réfugiés dans les villes d'asile, avec ce qu'ils avaient de précieux; le pays semblait désert; mais nous savions que de derrière les accidents de terrain, les paysans en armes nous épiaient, et que la vue de notre petit nombre pouvait les engager à nous attaquer. Nous venions de déposséder les gouverneurs du pays, et l'administration du Dedjadj Birro, mal assise et contestée en plusieurs endroits, laissait le champ libre aux violences et aux désordres habituels durant les interrègnes: des hommes d'armes en troupe sont les seuls en cas pareils à se hasarder loin des villes d'asile. Cependant, en nous bien gardant, nous pûmes arriver sans encombre, le surlendemain matin, au camp de Birro.
En chemin, j'avais fait une rencontre imprévue: nous marchions en plaine, lorsque nous vîmes au loin une petite file de piétons. J'allai avec mes deux cavaliers les reconnaître: c'était une trentaine de messagers et de gens pressés par leurs affaires, qui afin de ne point tenter la cupidité des paysans, voyageaient sans armes et vêtus de haillons; ils se dispersèrent pour aller se cacher dans les fourrés. Voyant parmi eux un Européen, qui arpentait résolument le terrain, je lui coupai la retraite, et je ne fus pas peu surpris de reconnaître maître Domingo, le domestique basque de mon frère, que j'avais laissé à Gondar. Nous fûmes aussi contents l'un que l'autre de nous retrouver. Pour la première fois, depuis longtemps, je pus entendre parler le français, mais, dans les premiers instants, ma langue déshabituée me refusa son service si ce n'est en amarigna. Les bruits les plus extravagants couraient à Gondar sur mon compte: les uns disaient que j'étais parmi les blessés, d'autres parmi les morts; tous donnaient à mon aventure une tournure faite pour alarmer mes amis. Afin de fixer ses incertitudes, et, s'il était possible, d'atteindre notre camp, le bon Domingo avait profité de cette petite caravane, en ayant soin de s'affubler de la façon la plus misérable.
Le Dedjadj Birro s'était établi à Kobla, dans le Dambya, sur un mamelon pierreux qu'entouraient les campements de ses chefs; il n'avait guère avec lui plus de 12,000 hommes. En entrant dans le camp, je ne pus m'empêcher de regretter celui de Monseigneur, où le dernier goujat m'accueillait du geste ou du regard. Ici, j'étais presque un étranger: au lieu de pénétrer librement jusqu'à la tente du chef, je dus subir la filière des huissiers de service; mais l'empressement avec lequel l'un d'eux vint me prier d'entrer, allégea ma pénible impression. Birro se leva pour me recevoir et m'embrassa: marque d'honneur dont il était très-avare. Il me fit asseoir à ses côtés, et, après les premières questions:
—Qui t'a escorté jusqu'ici? me dit-il.
—Personne.
—Par la mort de Guoscho! Je reconnais là mon père.
Et se tournant vers quelques seigneurs:
—Voilà bien l'imprévoyance de Monseigneur, ajouta-t-il. Il a toujours besoin de quelqu'un qui pense pour lui. Mes soldats osent à peine circuler dans ce pays, et il laisse venir Mikaël jusqu'à moi sans escorte, quand il eût donné tout au monde pour le retenir auprès de lui!
Birro me recevait dans une hutte construite en roseaux, ronde, d'environ sept mètres de diamètre, conique par le haut, et entièrement revêtue d'un chaume épais. Elle n'avait pour ouverture qu'une porte basse et étroite, et quoiqu'en plein jour, l'obscurité y eût été complète sans quelques torches tenues par des pages.
Les chefs ont l'habitude, lorsqu'ils doivent passer quelques jours dans un campement, de faire construire une hutte contiguë à leur tente, qui sert alors comme d'antichambre. Cette précaution devient surtout nécessaire dans le Dambya où, pendant une partie de la belle saison, les mouches sont en si grande quantité qu'on a de la peine souvent à ne pas en avaler à chaque bouchée. Dans quelques localités, elles constituent un véritable fléau pour les hommes et pour les animaux; une espèce surtout, armée d'un fort aiguillon, désespère les chevaux et les bœufs au point de les rendre intraitables. Le meilleur moyen de s'en affranchir est de se tenir dans des lieux obscurs et enfumés.
Des joncs frais tapissaient le sol de la hutte du Prince, et au centre, un large lit de cendres, où fumaient quelques tisons, indiquait par leur odeur qu'on avait fait des carbonnades. Birro avait l'habitude de faire griller ses viandes devant lui pour les soustraire à l'influence de l'œil malin qui ne manquait pas, disait-il, de les frapper lorsqu'on les grillait devant sa tente, sous les yeux et le nez des soldats, toujours portés à convoiter les bons morceaux. Sur un alga dressé en face de l'entrée étaient jetés pêle-mêle toge, turban, amulettes, ceinture, un brassard en vermeil, une magnifique pèlerine en peau de mouton et le sabre du Prince; son riche bouclier était accroché au-dessus, à côté de son lourd javelot et de trois carabines damasquinées d'or; au chevet de l'alga, un enkassé, piqué en terre, soutenait à un de ses crampons un petit pupitre et son livre d'heures. Birro était assis par terre, près du foyer, sur une peau de bœuf préparée avec son poil; quelques seigneurs lui tenaient compagnie, et une vingtaine de soldats, debout, suivaient la conversation et les moindres gestes de leur maître; les plus hauts de taille subissaient, en larmoyant, le dais de fumée condensée à la partie supérieure de la hutte. Les rayons rouges des torches, qui déchiraient inégalement l'obscurité, les physionomies mâles de ces gens aux longues chevelures, les poitrines nues, les draperies hardies et gracieuses des toges, les scintillations des armes, tout contribuait à donner à ce tableau un charme et une énergie étranges.
En Europe, l'homme ne reconnaît pas l'homme pour maître; il lui obéit sans doute, mais indirectement et par l'intermédiaire d'institutions qui sont ses maîtres impersonnels. En Éthiopie, l'autorité est partout vivante et personnelle; tous commandent et obéissent directement à l'homme; c'est au moyen de l'homme qu'on arrive à tout, et c'est sur lui et par lui qu'il faut agir. Aussi, dans les moindres réunions, toutes les intelligences sont en éveil, chacun s'y déploie et observe, car rien n'est indifférent pour personne. Dans un état social de cette nature, qui fait vivre continuellement ensemble des hommes revêtus de pouvoirs inégaux et intermittents, le discernement s'accroît et l'on se perfectionne dans l'art difficile de traiter avec ses semblables et de maîtriser ses propres impressions; la rudesse disparaît des manières et du langage, les convenances acquièrent l'omnipotence, la vertu même leur est soumise dans ses manifestations. Ces tendances se confirment dans les centres où l'autorité à tous les degrés sert naturellement d'attraction aux hommes d'élite, et la plupart des cours des princes éthiopiens sont des écoles de savoir-vivre et de politesse, où l'énergie et le facile dévouement de la vie barbare apparaissent mêlés aux reflets des civilisations antiques.
Birro, l'épaule et le bras nus passés en dehors de sa toge, trônait familièrement au milieu de ses compagnons de guerre. Il pouvait avoir vingt-cinq ans. Grand de taille, il avait les talons saillants et les pieds longs, mal tournés et gauchement attachés à des jambes un peu grêles; le haut du corps bien nourri, sans corpulence, et les muscles de ses épaules dénotaient la force; ses bras étaient trop longs et disgracieux dans leurs gestes; ses mains quoique un peu grandes étaient belles et élégantes. Il avait la figure ovale, la barbe noire et rare, la bouche grande et les dents superbes; le nez aquilin, largement enraciné, les narines mobiles, les yeux vifs, grands et enfoncés sous des arcades couronnées d'épais sourcils, le front développé, légèrement fuyant et commençant déjà à se dégarnir; son col long et fort était d'une flexibilité telle qu'il pouvait presque regarder son dos, ce qui, joint à la petitesse de sa tête et à l'ensemble accentué de ses traits, lui donnait parfois la pose d'un oiseau de proie.
Tout en lui indiquait l'intelligence, la passion, une énergie cruelle et une sensibilité exquise; il n'avait pas ce qui complète le tyran supérieur: l'impassibilité du visage et du regard. Les muscles de son visage, toujours prêts à se contracter, indiquaient un caractère tourmenté, l'inquiétude, le soupçon et l'astuce; et quand son regard ordinairement bienveillant s'animait, il devenait pénétrant et difficile à supporter. Ses manières annonçaient l'orgueil, la fierté et un certain élan dominateur qui dénotait que sa fortune était ascendante. Doué d'une mémoire des plus heureuses, il n'oubliait plus le terrain ou l'homme qu'il avait vu une fois. Physionomiste habile, il montrait souvent une perspicacité féminine dans son discernement des caractères. Il s'emportait sur ses préventions comme sur ses préférences; ses amitiés, toujours conduites par la passion, se sont toutes éteintes dans le sang. Calculateur et cupide, ses richesses étaient ordonnées d'une manière scrupuleuse et avare; malgré cette disposition, il donnait en prince, et sa libéralité intelligente, ingénieuse souvent, lui a valu une réputation de générosité qui attirait dans son parti des chefs et des soldats de fortune des provinces les plus éloignées. Langue dorée à l'occasion, il était à son gré bourru ou gracieux et insinuant; mieux que personne, avant d'étreindre sa victime, il savait l'envelopper de sa parole pleine d'artifice. Jaloux et envieux de toute supériorité; aujourd'hui bon, sensible, tendre même, demain dur, cruel, le sarcasme à la bouche. Sa pensée, qui procédait par soubresauts, était comme un champ de bataille où le bien et le mal se disputaient l'empire; il passait sans transition d'une action vertueuse à un trait de férocité. Parfois les paroles sortaient de sa bouche, comme par orage, par explosion volcanique: il révélait alors ses intentions les plus secrètes; parfois c'est en silence qu'il accumulait ses résolutions, ses ruses, ses bassesses, et qu'il échafaudait ses projets. Un tel caractère ne pouvait être fort d'une façon continue; aussi était-il dissimulé et défiant à l'excès. Il m'arriva un jour que j'entrai de grand matin dans sa tente, de le trouver tout en larmes devant un livre de prières. Il me parla de quelques-uns de ses actes avec repentir, mépris, et de sa vie entière avec découragement; je tâchai de le relever dans l'estime de lui-même et de ranimer sa confiance; il se calma, se prêta à mes raisons, mais soudain il se redressa comme une couleuvre dégourdie, et il me dit, le regard flamboyant, que je n'étais pas sincère, que je le trahissais, que j'étais son ennemi moi aussi, et sans attendre ma réponse, il me sauta au cou en me demandant pardon.
Cependant l'ordre fut donné de servir à déjeuner. L'huissier introduisit un homme nu jusqu'à la ceinture, portant sur la tête une corbeille à pain recouverte d'une longue housse écarlate, et suivi du panetier, de l'échanson et de deux servantes qui portaient avec précaution deux plats couverts et fumants.
Ces corbeilles à pain sont rondes, plates, faites en paille fine, à dessins de couleur, montées sur un pied creux en vannerie, et munies d'un couvercle conique; leur diamètre est d'environ cinquante centimètres, et leur hauteur d'un décimètre et demi. Elles contiennent de vingt à quarante feuilles de pain et servent aux repas intimes qui n'exigent pas qu'on dresse une table. Les plats sont posés à terre à côté de la corbeille; le panetier s'agenouille auprès, déchire des feuilles de pain, les imbibe de sauce et les répartit dans la corbeille devant les convives accroupis autour; puis il retire des plats les mets plus solides et les portionne de la même façon. Le pain est fait de proherbe; on en délaie la farine jusqu'à la consistance d'une crème, et, après l'avoir laissée fermenter, on en verse une mesure dans un four de campagne, en terre cuite, très-peu profond et dont la sole est de la même dimension que celle de la corbeille à pain. Ce genre de confection donne un pain de forme circulaire, d'un centimètre à peu près d'épaisseur, très léger, spongieux, sans croûte, rempli d'œils et flexible comme une crêpe.
Excepté les jours de grand repas, le Dedjadj Birro préférait être servi à la corbeille. Croyant que ces apprêts étaient pour moi seul, j'alléguai mon peu d'envie de manger, et Birro fit signe de tout enlever. Bientôt après survint un homme dont l'entrée fit sensation: les chefs se levèrent et ne se rassirent qu'après lui; Birro l'accueillit amicalement et me dit:
—Mikaël, voici mon chef d'avant-garde; aime-le; c'est Tiksa-Méred, un de mes meilleurs amis.
Et, s'adressant à son Fit-worari:
—Toi, Méred, aime Mikaël comme un autre moi-même.
C'était la première fois que je voyais ce favori déjà célèbre; sa physionomie mobile ne me parut que franche à demi.
—Je viens savoir, dit-il, ce qu'a aujourd'hui Monseigneur, qu'il a renvoyé sans y toucher son déjeuner?
—C'est Mikaël qui l'a ainsi voulu, dit Birro. Je resterai jusqu'au dîner sur un burilé d'hydromel et un bout de grillade que j'ai pris ce matin; quand il aura faim, nous mangerons tous ensemble.
Comprenant alors la faute que j'avais faite, je m'empressai de mettre mon appétit à sa disposition.
—Vous autres, là-bas! s'écria-t-il, qu'on nous serve!
Quand il eut mangé, il distribua de sa main aux soldats ce qui restait de la panerée; et le boire se prolongea au milieu de conversations animées.
Mes gens furent logés chez des notables, et l'on dressa pour moi une tente à côté de la hutte du Prince.
—Fils de ma mère, me dit-il, je sais que tu n'aimes pas dormir comme nous côte à côte avec tes amis; tu seras seul quand tu le voudras, mais il faut que tu soies assez près pour que je puisse m'assurer que tu dors en paix. Si des rêves omineux viennent te troubler, moi, ton frère, je serai là, auprès de toi; et quand les soucis chasseront mon sommeil, j'irai me rasséréner à tes côtés.
Je passai ainsi quelques semaines dans l'intimité orageuse de ce Dedjazmatch. La nuit, il m'appelait ou venait me réveiller pour m'entretenir de ses regrets, de ses craintes ou de ses espérances: il me disait qu'il voulait tourner son père contre le Ras, dont il redoutait de devenir captif, et il me demandait mon avis sur la fidélité de tel ou de tel de ses chefs. Il parlait religion, philosophie, guerre, poésie, chasse, médecine; d'amour fort peu. À deux ou trois heures du matin, il prétendait quelquefois que nous avions faim et il ordonnait d'égorger un mouton gras; il voulait manger des grillades et il faisait fouetter un page, un soldat ou une femme de service dont les allures à demi endormies lui paraissaient trop lentes. D'autres fois, son chapelet à la main, il venait furtivement s'asseoir sur mon alga et, récitant ses prières, il me réveillait de la main tout en me faisant signe de faire silence. Son chapelet terminé, il me disait:
—Je ne puis te voir dormir quand je veille. Tout ne doit-il pas être commun entre nous? Nous devrions mourir le même jour. Puis, vois-tu, je me méfie de tous mes hommes; ma vie n'est qu'un long semblant; j'ai besoin de parler à cœur ouvert. Attristons-nous sur moi.
Quelquefois il cessait d'égrener son chapelet, son regard devenait méditatif, et, après être resté silencieux, le front dans la main, oubliant ma présence, il se levait soudain, commençait une prière, mais quittant la formule usitée, il s'adressait à Dieu en termes improvisés et poignants; puis il se tournait vers moi en riant de confusion, mais les yeux encore pleins de larmes.
Dès le lever du soleil, il commençait l'expédition des affaires, présidait le conseil, rendait la justice et envoyait de tous côtés des messagers pour nouer ses intrigues compliquées. La vigilance, l'ordre, le discernement qu'il déployait surprenaient tout le monde. Il formulait ses instructions et ses ordres avec concision et clarté, et possédait le don de commandement; il avait l'adresse de faire croire à une supériorité plus grande encore que celle dont il était doué; la moindre parole était dite à intention; il posait toujours, souvent vis-à-vis de lui-même, et il était comédien consommé. Quelquefois, nous montions à cheval pour jouer au jeu de cannes; d'autres fois, le déjeuner ou le dîner se prolongeait des heures entières: on buvait, on causait, on écoutait les trouvères. Un dimanche, nous nous rendîmes à l'église de Findja.
Depuis près d'un siècle, Findja servait de capitale aux Polémarques du Dambya, et les libéralités de plusieurs d'entre eux avaient enrichi son église et son clergé. C'était la première fois que le Dedjadj Birro s'y rendait. Il était monté sur une mule superbement caparaçonnée, et, dédaignant d'en tenir les rênes, il les avait confiées à deux piétons qui couraient de chaque côté de sa monture. Un long collier de riches amulettes était passé par dessus sa toge, d'une blancheur éclatante et traînant presque jusqu'à terre; il était coiffé d'un volumineux turban de mousseline et portait une pélerine blanche de peau de mouton, garnie en vermeil: les mèches de la toison, longues de plus d'une coudée, ondulaient gracieusement à ses moindres mouvements. À quelques pas derrière, se pressaient silencieusement tous ses notables; pour lui faire honneur, ils allaient bouclier au bras. Devant lui, son cheval Dempto, conduit à la main, se balançait sous la housse écarlate de sa selle. En tête, les timbaliers, gonfanon et parasol déployés, battaient la marche des grands jours. Une centaine de cavaliers, en tenue de combat, ouvraient la marche, fermée par six cents rondeliers d'élite.
Tout le clergé de Findja vint à sa rencontre avec croix et images. À la porte de l'église, le Dedjazmatch mit lestement pied à terre, jeta sa pélerine à un soldat, et, se découvrant la poitrine, il se prosterna jusqu'à terre, avant même d'entrer dans la première enceinte, où stationnait une foule considérable. Là, drapant sa toge à la façon respectueuse, il s'adossa à un mur et reçut des mains du prieur un long bâton, en forme de béquille, qu'on trouve dans les principales églises et dont se servent les moines pour se soutenir debout durant leurs longues oraisons.
Quand il entrait dans une église, c'était avec des marques exagérées de respect; mais si l'intérieur était désert, il se dépouillait de ses allures fastueuses, congédiait sa suite, à l'exception d'un ou deux favoris, et il semblait alors prier avec ferveur.
L'office terminé, tout le clergé lui chanta un hymne en guez composé en son honneur. Ces démonstrations courtisanesques lui déplaisaient; mais, dans l'incertitude de ses affaires, il avait intérêt à se concilier les prêtres de cette paroisse influente. Il leur dit qu'il ne voulait gouverner que pour le bonheur du pays, et qu'ils eussent à le faire comprendre à tous. Le plus âgé s'avança, le bénit, et, conformément à l'usage, termina en récitant avec tout le monde un Pater et un Ave à son intention.
Rentré ensuite au camp, au milieu des acclamations des habitants échelonnés sur notre route, et dans tout l'orgueil d'un haut pouvoir, Birro réunit ses chefs dans un long festin.
Chaque jour, quelque ancien officier de Conefo ou de ses fils venait prendre service chez Birro, qui s'appliquait à se faire accepter par les notables du Dambya et à donner de lui une opinion plus favorable que celle qu'il avait laissée à la cour du Bégamdir; car, bien que brillante, la position que lui faisait notre victoire à Konzoula était encore précaire. Le Ras Ali, satisfait de la défaite de l'armée des fils de Conefo, ne voyait plus dans Birro qu'un instrument bon à briser désormais. Dans l'espoir de s'emparer de sa personne, il l'invitait à venir le trouver à Dabra-Tabor pour reprendre la Waïzoro Oubdar et s'entendre avec lui sur un plan de campagne contre Oubié, dont la vassalité nominale le fatiguait, disait-il. Birro, averti par des familiers du Ras, demandait encore quelques jours de délai, afin d'en finir avec les rebelles du Dambya, à la réduction desquels il procédait en effet, mais avec des ménagements calculés; et, d'intelligence avec la Waïzoro Manann, il suppliait qu'en attendant on lui envoyât sa jeune femme. Le Ras lui envoyait des cadeaux, et il les lui rendait avec usure; et, afin d'entretenir le dévouement de ses soldats, il fermait les yeux sur leur licence, leur donnait festins sur festins, pendant lesquels il dictait à ses trouvères des bouts-rimés relatifs à sa prochaine entrée en campagne contre Oubié, l'ennemi cauteleux de son gracieux suzerain le Ras Ali. De son côté, le Ras faisait chanter par ses poëtes des vers à la louange de Birro, son plus fidèle vassal, son beau-frère, le mari d'Oubdar, sa sœur de prédilection.
La Waïzoro Manann, tiraillée par son attachement pour son fils, par son faible pour son gendre et par son amour pour sa fille, n'osait agir, dans la crainte de précipiter la catastrophe qu'elle cherchait à conjurer. Birro achevait de la désespérer en lui faisant dire qu'il se mourait d'amour pour sa fille, qu'il désirait ne point altérer ce sentiment, mais qu'il ne pouvait plus vivre de la sorte et qu'il ne lui restait plus qu'elle pour sauver son bonheur domestique.
Prétextant le voisinage de rebelles, il tenait ses troupes agglomérées et échelonnait des vedettes déguisées depuis Furka-Beur (col qui donnait accès à son pays du côté du Bégamdir) jusqu'à son camp. Nuit et jour, ces sentinelles étaient prêtes à donner l'alarme dans le cas d'une irruption du Ras, qui, de son côté, avait réuni à petit bruit près de Dabra-Tabor plus de quatre mille de ses meilleurs cavaliers. Mais ces deux Polémarques essayaient en vain de cacher leurs intentions, elles transparaissaient chaque jour davantage; la pacification du Dambya s'en ressentait. Les marchés étaient mal pourvus, les caravanes n'osaient s'aventurer, la défiance arrêtait toute transaction, chacun se préparait à de nouveaux troubles.
Quelques favoris du Ras, mécontents de leur position, désertèrent et vinrent chez Birro; celui-ci leur fit excellent accueil, donna des grades à quelques-uns et obtint du Ras la rentrée en grâce des autres, avec une position plus avantageuse. Aussi, beaucoup de notables d'Ali étaient-ils prêts à passer au service de son adroit vassal. Parmi eux se présenta un cavalier nommé Syoum, destiné à une célébrité précoce. D'une famille noble, mais déchue, Syoum était entré comme page chez le Ras Imam, un des prédécesseurs d'Ali; une réponse spirituelle le fit remarquer de son maître, qui, avant de mourir, le promut au grade d'échanson pour ses veillées intimes. Le jeune Syoum, devenu bon cavalier et fort lutteur, avait de plus pris cette énergie de caractère commune à tous ceux qui, comme lui, avaient fait leur éducation militaire dans la rude intimité d'Imam. Admis au nombre des compains du Ras Ali, l'ambition le rendit inquiet; trouvant son avancement trop lent, il venait chez Birro. Celui-ci lui donna l'investiture d'un fief, auquel était attaché le titre de Balambaras ou chef des écuries impériales, et il le revêtit publiquement d'une cotte-d'armes en soie, comme il est d'usage pour ce titulaire.
Syoum était âgé d'environ vingt-huit ans, grand, bien fait, gracieux, d'une force musculaire peu commune et le teint sombre et velouté que les Éthiopiens comparent à la couleur d'une grappe de raisin noir; il avait une grande distinction de manières, le visage séduisant, des façons à la fois modestes et hautes qui semblaient annoncer sa confiance dans sa fortune. Élevé dans les cours, son tact le guidait sûrement au milieu des dédales des intrigues; son élocution facile, son amabilité, son entrain et son intelligence, plus sérieuse que ne le comportait son âge, captivèrent promptement Birro, et en quelques jours, quoique faisant pressentir un concurrent redoutable à la faveur de son nouveau maître, il s'était concilié les favoris, les notables et jusqu'aux pages.
Le montfort de Tchilga, le plus considérable du Dambya, où s'étaient réfugiés avec leurs richesses, des partisans influents d'Ilma, défiait l'autorité de Birro.
Celui-ci, comptant se servir du jeune prince pour hâter la soumission du pays, avait obtenu de son père la remise de sa personne. Il somma les partisans de son prisonnier de lui rendre le montfort, les menaçant, s'ils persistaient dans leur refus, de faire couper le poignet de leur ancien maître; et pour qu'ils ne doutassent pas de sa résolution, il fit mettre le malheureux prisonnier à la torture, en faisant resserrer l'anneau de fer qui fixait la chaîne à son poignet.
—Dépecez-le et jetez ses membres aux chiens, répondirent les assiégés; vous en aurez l'odieux; nous ne nous rendrons pas!
En apprenant la conduite cruelle de son fils, le Dedjadj Guoscho lui envoya un message des plus sévères, et la torture d'Ilma cessa. Quelques jours après mon arrivée, Birro porta de nouveau son camp auprès de Tchilga pour dévaster le koualla qui l'entoure, enlever ainsi des ressources aux assiégés et ravitailler ses soldats. Nous revînmes chargés de vivres au camp de Kobla.
Peu après, des chefs de partisans qui tenaient isolément la campagne, se concertèrent pour surprendre notre camp: c'était après minuit; nous dormions tous, jusqu'aux fusiliers qui étaient de garde devant la tente du Dedjazmatch. Réveillé par les cris, j'entendis Birro qui maugréait en s'armant à la hâte; il s'élança hors de sa tente en faisant retentir sur son passage le refrain bien connu de son thème de guerre. Le camp, attaqué de deux côtés opposés, était dans une confusion inexprimable. Birro courut au camp de droite, où l'attaque était la plus vive; des soldats mirent le feu à quelques huttes et de rougeâtres lueurs éclairèrent la scène. Les assaillants, au nombre d'environ 700, avaient fait une large irruption, et s'avançaient de plus en plus au milieu de nos huttes en combattant avec fureur; mais nos gens affluaient, et, encouragés par la voix de Birro, se jetaient tête baissée dans la mêlée; Birro lui-même en fit autant. Pendant trois ou quatre minutes, les cris cessèrent; on n'entendit que le fer et les coups. Une clameur victorieuse s'éleva parmi les nôtres: le brave Guolemdatch et une poignée de rondeliers faisaient une trouée dans les rangs de l'ennemi, qui recula en désordre et disparut dans l'obscurité, laissant quelques morts et une trentaine de prisonniers. Des cavaliers, déjà en selle, poursuivirent les fuyards, mais sans oser les entamer. Nos timballiers battaient à tout hasard la charge au centre du camp. La crainte d'avoir le Dedjazmatch sur les bras décontenança l'attaque faite contre notre camp de gauche, où les assaillants étaient pourtant en plus grand nombre; ils se retirèrent précipitamment sans grande perte. Nous eûmes une vingtaine d'hommes tués et un nombre moindre de blessés; on nous tua aussi deux femmes et on nous en blessa une trentaine.
Au point du jour, Birro fit couper le poignet droit à quelques-uns des prisonniers, et ordonna aux autres d'emmener les mutilés afin qu'ils servissent d'exemple aux rebelles; et, le même jour, nous quittâmes le terrain incommode où nous campions pour aller nous établir un peu plus loin. Au moment de monter à cheval, Birro me fit cadeau de sa belle pèlerine blanche que depuis quelques jours ses principaux seigneurs lui demandaient à l'envi. Peu après, manquant encore de vivres, le Dedjazmatch fit publier un ban engageant les habitants de certains districts à mettre à couvert leurs personnes, leur bétail et leurs objets précieux, afin qu'il envoyât ses soldats se ravitailler sur leurs terres; il leur accordait en même temps l'exemption d'une année d'impôts. Les habitants se prémunirent en conséquence; mais ils s'apostèrent, laissèrent s'effectuer le pillage, et attaquèrent nos gens sur plusieurs points à la fois, lorsqu'ils revenaient en désordre chargés de vivres. Notre arrière-garde eut fort à faire pour les dégager: nous y laissâmes une soixantaine de morts; nous fîmes prisonniers une trentaine d'hommes et plus de 200 femmes.
Birro ayant perdu dans cette affaire un parent douteux, ou, pour le moins, très-éloigné, saisit ce prétexte pour sévir cruellement. On annonça aux prisonniers rassemblés sur la place la mort du parent du Dedjazmatch, qui leur fit demander ce qu'ils avaient à dire pour se justifier. Les femmes répondirent par des sanglots; un des prisonniers s'avança devant la tente et dit:
—Ô monseigneur, à toi la force! Tu es l'étoile de ton matin, et tu annonces les splendeurs de ta propre journée. Que Dieu fasse luire à tes yeux la vérité de mes paroles. Au commencement de son règne, Conefo aussi nous laissa maltraiter; nous prîmes les armes et nous fûmes vaincus. Mais, reconnaissant la justice de notre résistance, il nous gouverna avec mesure, et nous lui avons été de fidèles sujets pendant tout son règne. Nous avons refusé obéissance à ses fils, parce qu'ils ont été durs envers nous, et qu'ils ont méconnu l'héritage de leur père; aussi, n'étions-nous pas représentés à la bataille de Konzoula. Par obéissance à ton ban, nous avons laissé tes soldats se ravitailler sur nos terres; mais ils ont attenté à nos personnes; et où convient-il que le laboureur affronte la mort, si ce n'est sur son sillon? Nous espérions qu'il en serait avec toi comme avec Conefo, et que tu apprécierais notre résistance. Nous voici prêts à être asservis par ton pardon. Que ta javeline soit toujours victorieuse, et que Dieu t'inspire notre arrêt!
—Créature du jeudi! (c'est du jeudi que date la création des animaux, dans la Genèse) s'écria Birro. Puisqu'ils ont eu recours aux armes, ils en subiront la loi. Ils ont tué mon parent, tout meurtrier doit son sang; je leur laisse la vie, mais qu'on leur coupe à chacun le pied et la main!
La tente fut refermée. Celui qui avait pris la parole s'offrit le premier au rasoir du bourreau, avec ce stoïcisme si commun parmi les Éthiopiens.
Seize malheureux subirent la mutilation, pendant qu'au milieu de ses familiers consternés, Birro cherchait, par des discours animés, à donner le change à son émotion. Je pus enfin l'interrompre et l'engager à gracier le reste des condamnés. Malheureusement pour eux, les assistants, malgré Tiksa-Méred qui leur faisait signe de s'abstenir, appuyèrent mes instances, et, à cette apparence de pression, Birro éclata:
—On ne les a donc pas tous ébranchés? s'écria-t-il. Qu'on mande mes bûcherons pour abattre ceux qui restent à coup de hache! Je ne pourrai donc pas venger le sang de mon parent et celui de mes soldats?
Deux infortunés furent tués à coup de hache. On vint lui dire que tout était fini, et il sembla respirer plus à l'aise. Des soldats compatissants avaient fait évader une dizaine des condamnés. Birro l'apprit quelques jours après et dit:
«Tant mieux! mais c'était mon devoir de faire un grand exemple.»
À partir de ces exécutions, ses soldats, même isolés, purent circuler avec sécurité dans toute la province.
Cependant, un prétendant nommé Woldé Teklé augmentait le nombre de ses troupes, et Birro s'en préoccupait. Sur le rapport de nos espions, nous partîmes de nuit avec près de 2,000 hommes pour le surprendre. Après environ quatre heures de marche, nous arrivâmes près de l'endroit désigné une soixantaine de cavaliers seulement et une quinzaine de fantassins, les meilleurs coureurs. Nous eûmes à peine mis pied à terre pour attendre nos gens, que, dans une plaine boisée qui s'étendait à nos pieds, nous crûmes apercevoir environ 800 fantassins précédés par des éclaireurs et marchant droit sur nous en soulevant la poussière. Birro se remit en selle, poussa vers l'ennemi, mais la rapidité de Dempto lui donna bientôt une avance telle, qu'il crut prudent d'attendre ses cavaliers. L'un d'eux, doué d'une meilleure vue que les autres, nous cria:
—Tout doux! frères; nous avons bien le temps; laissons souffler nos chevaux; les vaches doivent être à sec à cette heure, et ne redonnent de lait que dans la soirée.
Une folle hilarité s'empara de nous: le nuage de poussière n'était soulevé que par un beau troupeau de bestiaux. Pour compléter notre désappointement, les vachers, nous apprirent que Woldé Teklé avait décampé depuis longtemps.
Malgré ses qualités militaires incontestées, ce chef ne pouvait rien mener à effet; brave, généreux, affable et instruit, il excitait partout des sympathies, mais sans profit pour sa cause. Élevé à la cour de son parent, le célèbre Dedjadj Maro, gouverneur du Dambya, de l'Agaw-Médir, du Metcha, du Kouara et de l'Armatcho, il devait naturellement hériter de sa puissance. Conefo, fils de sa propre sœur, qu'il avait dotée et mariée à un de ses vassaux, le supplanta par surprise. Woldé Teklé se maintint quelque temps en rébellion, mais après plusieurs combats malheureux, il tomba entre les mains de son neveu Conefo, qui, après l'avoir tenu captif plusieurs années, le lia à lui par serment, le remit en liberté et lui donna un fief important. À la mort de son frère, le Dedjadj Gabrou, Conefo sentit se réveiller des doutes sur la fidélité de son oncle; les devins lui prédisaient à lui-même une fin prochaine; son intrépide frère ne serait plus là pour protéger ses deux fils, Ilma et Mokouannen, contre l'ambition légitime de leur grand-oncle; enfin, sa maladie s'aggravant, sans provocation de la part de Woldé Teklé, il ordonna qu'on lui crevât les yeux. Soit maladresse, soit connivence du bourreau, cette terrible exécution fut mal faite: Conefo mourut quelques jours après, et Woldé Teklé guérit; ses paupières seules restèrent mutilées. Il se rebella contre ses petits-neveux; mais avant la bataille de Konzoula, il se joignit à eux, disant qu'après tout, ces enfants étaient siens, et que, dût-il éprouver leur ingratitude, il lui convenait de les défendre contre un prince étranger. Échappé de leur défaite, il parcourait le Dambya, ou il était très-populaire, mais sans pouvoir faire prendre sa cause au sérieux.
À quelques jours de là, nous apprîmes en soupant qu'il venait de s'arrêter à un village près de Gondar, et nous fûmes en selle immédiatement. Au point du jour, nous atteignîmes ses traînards; il avait encore déguerpi et s'était réfugié sur les terres du Wogara, province de la mouvance d'Oubié. En revenant de cette course, nos soldats harassés obliquèrent vers Gondar, où ils espéraient que Birro leur permettrait de se faire héberger une nuit; mais il envoya des cavaliers pour garder les avenues de la ville et passa outre. Il m'accorda un congé de quelques jours pour revoir le Lik Atskou.
Quoique je n'eusse avec moi que deux cavaliers et six fantassins, les habitants de Gondar, déjà alarmés par le voisinage de Birro s'émurent à mon approche: le harnais en vermeil et la housse écarlate de mon cheval me firent prendre pour quelque haut personnage qui serait bientôt suivi de soldats turbulents et affamés. Mais on se rassura en me reconnaissant, et je regagnai sans incident mon ancienne demeure, où j'avais vécu en moine et où je rentrais en soldat.
Le bon Lik Atskou me reçut avec effusion, mais, après m'avoir considéré, il hocha tristement la tête en disant:
—Mon fils, tu as bien fait parler de toi depuis que tu m'as quitté. On ne réfléchit guère à cheval. As-tu assez songé aux conséquences de ta conduite? Tes deux princes ont reçu de leurs ancêtres une lourde dette à acquitter devant Dieu et devant les hommes; n'as-tu pas craint d'en devenir solidaire, toi qui es sans racine dans notre pays et de passage seulement? Car tu ne peux avoir renoncé à ta patrie, terre de vérité, de justice et de science. Un fait futile en apparence se présente à nous autres, vieillards, avec toutes ses conséquences; aussi suis-je peiné des changements que je vois dans ton costume: ta poitrine n'est plus recouverte d'une tunique, tu te contentes de notre toge, tes jambes sont nues, tu marches sans chaussure, tu n'as plus dans le vêtement cette retenue qui te distinguait de nous, tu as quitté pour le nôtre le costume de tes pères. Ce changement m'en fait craindre bien d'autres dans tes idées. Prends garde, mon fils, en te détournant des traditions qui ont étayé ta première jeunesse, de nuire à ton âge mûr.
Je m'efforçai de rassurer mon austère et bienveillant conseiller; mais sa défiance était en éveil; mes protestations ne parurent l'apaiser qu'à demi.
Le lendemain, il me conduisit à son église de prédilection pour remercier Dieu, disait-il, de mon heureux retour.
La forme des églises en Éthiopie est presque toujours celle d'un périptère circulaire; les murs, en pierre brute et en bousillage, sont enduits d'une couche de terre blanche ou jaune; les embrasures sont en menuiserie, les colonnes en bois et le toit en chaume. Au centre, une énorme colonne tronquée et creuse renferme le sanctuaire; de sa base formée de quatre murs à hauteur d'épaule, orientés aux quatre points cardinaux, se dégage un fût carré, rond quelquefois, qui monte jusqu'à la partie centrale du toit auquel il sert d'appui; au milieu de chaque face s'ouvre dans l'intérieur de la colonne une porte dont la partie supérieure est dans le fût et dont le seuil s'appuie sur des marches de bois dans la base. À quelques mètres de ce sanctuaire court un mur qui l'enclave de façon à former une enceinte circulaire; ce mur n'a d'autre ouverture que quatre portes établies en face de celles du sanctuaire, et il est enclavé à son tour par une espèce de péridrome ou galerie extérieure formée de colonnes ordinairement en bois. La portion inférieure des entre-colonnements est souvent garnie d'un treillage en roseaux. Ces trois enceintes sont couvertes par un vaste toit en chaume, très-épais, de forme conique, dont le centre s'appuie sur le fût tronqué du sanctuaire, et le pourtour sur les linteaux de la colonnade. Ordinairement une grande croix grecque se dresse sur le sommet de ce toit, et des œufs d'autruche sont embrochés à quelques-uns de ses croisillons; sur les églises riches, cette croix est en cuivre doré et scintille au loin. Des troupes de tourterelles nichent dans les boulins du mur de l'église; pendant les offices même, elles circulent impunément dans l'intérieur, et personne n'oserait les molester, soit dans le cimetière, soit même au dehors. Les quatre faces externes du sanctuaire et le mur de l'enceinte qui court autour sont couverts du haut en bas de peintures à la colle représentant des sujets historiques ou religieux. Ces peintures, vives de couleurs, sont d'un dessin très-incorrect et primitif; les règles de la perspective y sont inconnues, et leur caractère rappelle un peu celui des peintures chinoises. Autour de l'église court un terrain enclos d'un mur et toujours planté de grands arbres dont la plupart sont des cèdres; c'est le cimetière. Un bâtiment à part, derrière l'église, sert de sacristie. On entre dans le cimetière par un porche quadrangulaire, bâti comme les murs de l'église, en pierre brute et bousillage. Au-dessus du porche se trouve ordinairement une chambre qui, lorsque l'église possède une cloche, soutient un beffroi, de façon à ce que la corde de la cloche descende sous le porche à hauteur de la main; à défaut de cet instrument on se sert de phonolithe, d'un sémantron ou de pièces de bois sonores. Lorsque les ecclésiastiques chantent les offices, ils se groupent en face de la porte principale du sanctuaire dans l'enceinte qui le contourne; le reste de cette enceinte est laissée aux fidèles. Comme on ne prononce pas de sermons, il n'y a pas de chaire. Pendant la messe, les portes du sanctuaire sont tantôt ouvertes, tantôt fermées, selon le rite éthiopien, mais un voile empêche de voir l'autel; le prêtre officiant et ceux qui le servent ont seuls le droit d'y entrer; ils se présentent sur le seuil pour la lecture de l'évangile, comme aussi pour donner la communion, et ils se retirent à chaque fois derrière le voile. Ceux qui ne sont point nets, d'après les règles mosaïques du pur et de l'impur, n'ont point le droit de pénétrer dans cette enceinte qu'on regarde comme l'enceinte d'Israël; ils doivent s'arrêter dans le péridrome, espèce d'enceinte des Gentils, ou bien dans le cimetière. Ceux qui sont nets depuis sept jours vont d'abord à la porte principale du sanctuaire, et ils en baisent le seuil, ou un des montants, avant et après leurs prières; les gens dévots font le tour du sanctuaire en stationnant à chacune de ses quatre faces et baisant successivement les quatre portes. En Amarigna et en Tegrigna, on ne dit pas visiter les églises, mais baiser les églises. On ne s'agenouille que durant la semaine sainte; les prières se font debout ou assis par terre; il n'y a aucune espèce de siége; ça et là se trouvent des béquilles isolées dont on se sert comme d'appui lorsqu'on est fatigué de rester debout. Ceux qui veulent prier sans être dérangés, ou lire leurs prières, s'adossent ordinairement aux arbres du cimetière ou s'asseyent sur l'herbe entre les tombes. Par un reste d'obéissance à la loi du Lévitique, ceux qui peuvent posséder deux toges, en réservent une spécialement pour se présenter à l'église. Des sistres et des tambours à main sont les seuls instruments dont il soit fait usage pour accompagner les chants religieux.
Dans la plupart des églises, il est défendu de se présenter avec une arme à feu, un bouclier ou une javeline: on les laisse à l'entrée du porche; dans quelques-unes, il est même défendu d'entrer le sabre au côté, et, comme le fourreau est retenu aux flancs par plusieurs tours de ceinture, il est d'usage de dégainer et de laisser l'arme sous le porche. C'est sous le porche, qui sert aussi de porterie, que se réfugient les mendiants, les lépreux, les voyageurs ou les étudiants sans asile; c'est là qu'on dépose les étrangers malades ainsi que les enfants abandonnés, qui heureusement sont très-rares dans le pays. Les voyageurs sans asile couchent aussi dans le péridrome de l'église, mais comme la saillie du toit est fort courte et que les colonnes sont assez hautes, ils n'y sont guère plus abrités que s'ils étaient dehors.
Lorsque l'église jouit du droit d'asile, celui qui veut invoquer ce droit s'empresse, en arrivant sous le porche, de sonner la cloche: il déclare à haute voix et par trois fois son intention de prendre refuge; dès ce moment sa personne est inviolable. Le porche se nomme en amarigna: porte du salut. Si les réfugiés sont nombreux, ils dressent des tentes ou des huttes dans le cimetière. C'est parfois un spectacle curieux qu'un millier d'hommes et plus campés de la sorte, les chevaux broutant l'herbe des tombes; des selles, des boucliers suspendus aux branches des arbres, des harnais, des housses, des armes de tous côtés; des femmes préparant la nourriture au milieu des agaceries des soldats; plus loin, des chefs, la figure mi-couverte de leur toge, causant avec anxiété des événements du dehors; des blessés couchés sur des herbes sèches et entourés de leurs amis; ailleurs, des compagnons absorbés dans une partie d'échecs; d'autres occupés à fourbir leurs armes, à réparer leurs vêtements; des pages déguenillés courant de tous côtés, provoquant le rire par leurs espiégleries, ou fuyant devant les imprécations de quelque cuisinière à qui ils ont voulu dérober des provisions; enfin toute une population se livrant activement aux occupations et aux gaietés de la vie, au-dessus d'une autre population endormie dans la mort.
La jolie église de Notre-Dame où nous conduisit le Lik Atskou, est attenante à l'enceinte du Palais-Impérial à Gondar; par exception elle est bâtie à la chaux. Malgré son style éthiopien, ses matériaux, la juste proportion de ses parties, indiquent qu'elle est l'œuvre d'ouvriers expérimentés. On dit qu'un empereur la fit bâtir par des ouvriers portugais et l'enrichit d'ornements en profusion telle, qu'on lui donna le nom, resté populaire, de Maison de soie. Sa splendeur a disparu depuis la chute de l'empire; on y voit encore, parfaitement conservées, les peintures de l'intérieur, représentant tous les épisodes de la guerre parricide que Rougoum (maudit) Tékla-Haïmanote fit à son père Yassous-le-Grand, qu'il fit tuer par un de ses oncles d'un coup de carabine, dans une île du lac Tsana, on y voit aussi la mort de ce parricide, assassiné à la chasse peu après être monté sur le trône. Le quartier voisin composant la paroisse est presque entièrement détruit. Son cimetière ombreux et recouvert d'une herbe vivace qui dissimulait les tertres effondrés des tombes, attirait des oiseaux en grand nombre; leur gazouillement incessant et le roucoulement des tourterelles étaient les seuls bruits qu'on y entendît. Le palais délabré, vide et silencieux, debout au milieu de ses cours désertes, semblait étendre sur cette église son ombre mélancolique; aussi la foule portait-elle ses dévotions dans des lieux plus souriants. Les offices s'y célébraient à petit bruit, et l'on n'y voyait que de rares fidèles, la figure émaciée de quelque timide anachorète de passage, ou bien à demi caché derrière un arbre quelque soldat, la tête basse et la pose affaissée, s'humiliant devant Dieu.
En sortant de cette église, je fus accosté par une femme reconnaissable à son costume pour une servante de bonne maison. Elle me dit que sa maîtresse était dans la peine, et que, sachant que j'avais mes entrées auprès du Dedjadj Birro, de qui dépendait son sort, elle me demandait quand je pourrais la recevoir et prendre connaissance de sa situation: et, comme j'hésitais, elle ajouta que sa dame était la Waïzoro Bir-Waha (eau d'argent), fille du Dedjadj Conefo et femme du Balambaras Aschebber, que Birro retenait dans les fers depuis la bataille de Konzoula, où le prisonnier avait été blessé. Elle me montra la Waïzoro, assise toute seule au pied d'un arbre et enveloppée d'une toge grossière, unique vêtement qu'elle voulût porter, dit-elle, depuis les malheurs qui l'accablaient. Je lui fis dire que c'était à moi à me rendre chez elle, et que je m'emploierais en faveur de sa cause, si elle était juste, et je m'éloignai, laissant mes gens pour se tenir à ses ordres et lui faire escorte de ma part jusqu'à sa demeure.
Le Lik Atskou m'apprit que le Dedjadj Conefo, durant sa dernière maladie, avait recommandé ses deux fils à Aschebber, ainsi qu'à quelques autres de ses fidèles. Aschebber avait énergiquement servi les intérêts d'Ilma jusqu'à la bataille de Konzoula, mais il était accusé d'avoir détourné des valeurs de la succession de Conefo, et le Dedjadj Birro menaçait de le faire mutiler s'il ne les lui livrait.
Je promis à la Waïzoro Bir-Waha de partir deux jours après pour le camp; mais le lendemain, à mon grand regret, il m'arriva un Chalaka et une compagnie de la garde de Birro, conduisant Aschebber enchaîné. Le Chalaka avait ordre de s'arrêter chez moi, d'y recevoir les objets qu'Aschebber avait promis de restituer, de les soumettre à mon inspection, et, dans le cas où la restitution serait insuffisante, de le remettre à la torture en resserrant l'anneau qui fixait la chaîne à son poignet. Le malheureux me fit observer que cet anneau le serrait encore trop pour lui permettre de dormir: j'obtiens du Chalaka qu'on le fit aaiser.
Grâce à des cadeaux en comestibles qui m'arrivaient de tous côtés, je pus faire festiner mes hôtes; le prisonnier mangea, but et fut joyeux avec nous: le Chalaka noya complétement sa raison dans l'hydromel, et plusieurs de ses soldats l'imitèrent. Le Lik Atskou, sachant qu'on faisait grande chère chez moi, me fit dire que des vassaux d'Aschebber rôdaient par la ville, et que, pour éviter toute surprise, j'eusse à faire bonne garde de nuit; il ne dormit point lui-même et m'envoya d'heure en heure son esclave pour s'assurer de la vigilance de mes gens.
Le lendemain, la famille d'Aschebber produisit une partie de la rançon demandée: c'étaient surtout des carabines, de vieux tapis et des étoffes en soie dont les dessins rappelaient le goût qui régnait jadis dans l'Inde et dans l'Yemen, des pièces d'orfévrerie, des poignards et des sabres aux montures indiennes enrichies de pierres de couleur et d'un travail exquis. La magnificence de ces objets, provenant sans doute de quelque empereur, me confirma une partie de ce que m'ont raconté les vieillards sur la richesse des costumes de leurs aïeux. Mais tout cela était loin de représenter le chiffre de la rançon imposée. L'ordre vint de remettre le prisonnier à la torture. J'obtins un délai, et je me rendis auprès du Dedjadj Birro, qui voulut bien permettre de relâcher Aschebber moyennant un appoint insignifiant en argent.
En rentrant à Gondar, je trouvai le Chalaka gardé à vue par ses propres soldats et son prisonnier. Je lui avais laissé trop grosse provision d'hydromel et d'eau-de-vie, et une insolation après boire l'avait privé de la raison depuis quatre jours. Je fis libérer Aschebber, et je repartis pour le camp avec les soldats de la garde. Quant au Chalaka, toujours en proie au délire, ses suivants personnels, trop peu nombreux pour le bien garder dans ma maison isolée, se réfugièrent avec lui sous le porche d'une église.
Après quelques jours passés au camp, j'étais revenu à Gondar, lorsqu'un matin la ville fut réveillée par les soldats de Birro, qui arrivait encore de la poursuite de l'insaisissable Woldé Téklé. Birro m'envoya prévenir, et j'allai le trouver dans une église où il se reposait. Il me dit que Gondar n'était qu'un ramassis de vils marchands, de grandes dames au rabais, d'ecclésiastiques faux savants et de clercs séditieux, et que je devais en avoir assez. «Pendant que les soldats se rafraîchissent, ajouta-t-il, allons respirer un air moins impur.» Et, suivis de quelques cavaliers seulement, nous partîmes au galop, laissant la ville sens dessus dessous. Il m'emmena à l'ancienne habitation de son aïeule, l'Itiégué Mentewab, femme et mère d'empereur.
Cette habitation, située à un kilomètre environ de Gondar, au pied des montagnes qui entourent la ville, consiste en un joli pavillon flanqué d'une tour carrée, bâti à la chaux et à l'européenne, tout auprès d'une église bâtie également par l'Itiégué et dédiée à Notre-Dame, sous la vocable de Koskouam, nom donné par les Éthiopiens au lieu de refuge choisi par la mère du Sauveur durant son exil en Égypte. Quelques misérables huttes de paysans groupés autour forment seules aujourd'hui la paroisse. Cachées au milieu d'un bouquet de grands arbres toujours verts, l'église et l'habitation, qui se décèle par sa haute tour, offrent un des points les plus pittoresques des environs de la ville.
L'Itiégué Mentewab, qui vivait encore au temps du voyageur Bruce, représente une des physionomies les plus attrayantes du déclin de l'Empire. Native de la province de Kouara, elle fut amenée à Gondar dans son enfance par sa mère, qui, ayant perdu son mari, dut suivre elle-même un procès en Cour suprême; et les pages impériaux, frappés de la beauté de l'enfant, en parlèrent devant l'Empereur comme d'une merveille. La mère obtint justice, et l'Empereur retint l'enfant, qu'il confia à ses femmes et qu'on surnomma Mentewab (Que tu es jolie!), nom que les pages lui avaient donné en la voyant. Elle grandit dans le palais, oubliée durant quatre années. Un soir à souper, un des familiers parla d'elle, et l'Empereur désira la voir; mais il s'endormit sans y plus penser, et s'étant réveillé avant le jour, il aperçut debout, au pied de sa couche, la belle et gracieuse Mentewab, qui seule veillait sur lui, un flambeau de cire à la main.
Mentewab, devenue Itiégué (Impératrice), confirma sa haute position par la sagesse et la retenue de sa conduite, ne cessant de protester par son exemple au moins contre les vices de la cour de son mari et de celle de son fils, qui succéda à son père sous le nom de Yassous. Elle savait vivre le jour en princesse et la nuit, dit-on, elle se soumettait aux plus dures austérités de la pénitence. Durant quarante années elle exerça par son mari, son fils et sa famille une puissance souveraine, suffisamment interrompue par des vicissitudes pour rendre manifestes la force et la bonté de son caractère. En tout pays, on voit de ces êtres que la fortune semble se complaire à élever, à abaisser et à retourner dans sa main, comme des joyaux dont elle veut faire briller toutes les faces.
C'était la première fois que Birro visitait l'église et l'habitation de son aïeule. Le clergé n'avait pas eu le temps de s'y réunir, mais un vieux religieux que nous trouvâmes à la porterie nous servit de cicerone. Birro devint mélancolique en voyant le domaine délabré où, il y a un siècle, sa famille florissait à l'abri du trône impérial. Il me proposa de monter au haut de la tour, afin d'y jouir du point de vue, quoique le cicerone prétendît que l'ascension était périlleuse: de l'escalier, en plusieurs endroits, il ne restait que la cale. Nous atteignîmes néanmoins la plate-forme; Birro s'épanouit. Les factionnaires laissés au pied de la tour cherchaient à éloigner une troupe d'environ deux cents marchands musulmans.
—Ces trafiquants, dit-il, viennent sans doute réclamer contre mes soldats.
Un corbeau vint se poser sur le faîte d'un arbre en face de nous. (On dit vulgairement que quand un corbeau apparaît seul, c'est un mauvais présage). Birro se saisit du pistolet que j'avais à la ceinture et laissa errer sa main armée dans la direction des Musulmans, tout en détournant la tête pour parler avec moi; les Musulmans, épouvantés, se dispersèrent sous les arbres.
—Si je tue ce corbeau, dit Birro, c'est que je devrai un jour rentrer dans les possessions de mes ancêtres: je régnerai; tu feras venir de ton pays des gens qui bâtissent à la chaux, nous nous élèverons de belles demeures, nous les léguerons à nos neveux, et notre amitié aura ainsi un signe dans l'avenir.
J'arrêtai son bras, en lui représentant que le corbeau perchait un peu loin et qu'il ne devait point risquer de manquer son coup devant tant de gens.
—C'est juste, c'est juste, dit-il.
Et le bras sur mon cou, il m'entraîna jusqu'au rebord de la tour, pour faire juger à tout le monde, disait-il, du degré d'amitié qu'il avait pour moi.
—Par la mort de Guoscho! ajouta-t-il, ne suis-je pas un homme fortuné de pouvoir réclamer de pareils palais comme ayant appartenu à mes aïeux? Les faucons hésiteraient avant de se poser ici, et tu viens de Jérusalem pour y monter avec moi! Je suis jeune, et Dieu m'a décoré de la victoire! Cependant je crois pressentir quelque revers. Mais Notre-Dame y pourvoira, en souvenir des mérites de mon aïeule, et toi, fils de ma mère, tu seras à mes côtés.
Peu à peu son étreinte cessa, son bras se retira de moi, son regard changea d'expression et il descendit en silence. En bas, il me dit à l'oreille:
—Comme c'est bon de vivre haut et loin de terre!
Il fit approcher les Musulmans; l'un d'eux prit la parole pour dire que leur quartier était mis à sac par ses soldats, et qu'ils venaient se réfugier auprès de lui. Il appuya sa supplique d'un cadeau de deux burilés pleins de poivre noir et d'une pèlerine de guerre en drap rouge, ajoutant que ce qu'il y avait d'imprévu dans leur démarche et le désordre dans lequel ils étaient devaient faire excuser la modicité de leur offrande.
—Que Dieu vous le rende! leur dit Birro.
Et il monta précipitamment à cheval et partit au galop pour le Salamgué ou quartier musulman.
J'arrivai sur la place du marché quelques instants après lui; ses soldats fuyaient de toutes parts, en lâchant leur butin. L'un d'eux fixa sa poursuite: le malheureux, pour alléger sa course, abandonna jusqu'à son bouclier et sa javeline. Encore quelques bonds et, il était à l'abri derrière des rochers, lorsque le javelot de Birro l'atteignit; il tomba percé d'outre en outre. La population musulmane poussa des cris de joie, tandis que le servant d'armes du Prince ramassait le javelot sanglant de son maître. Tous les pillards fuyaient dans la campagne et reprenaient la route du camp. Birro demanda sa mule, ordonna de balayer les traînards hors de la ville haute et donna lui-même l'exemple du départ pour le camp. Avant mon arrivée sur la place du marché, il avait déjà tué un autre de ses soldats, qui, les mains pleines, sortait d'une maison.
Birro avait défendu à ses gens de descendre dans le quartier musulman, et en sévissant comme il venait de le faire d'une façon si conforme à la fougue de son caractère, il ravivait cette terreur qu'il aimait à inspirer, et il affichait du même coup sa déférence pour les intentions de son suzerain Ali, qui protégeait les musulmans de Gondar d'une façon spéciale. Nous sortions à peine du Salamgué, qu'un musulman, traînant après lui un jeune soldat, arrêta le Prince par ses cris.
—Parle donc, lui dit Birro.
Le musulman accusa le soldat d'avoir pillé sa maison de fond en comble et d'avoir maltraité sa femme.
—Holà! qu'on lui coupe pieds et mains, dit Birro.
—Par Allah! mon Seigneur, dit le plaignant, que ferais-je de ses membres? Qu'il les garde pour s'en aller le plus loin possible, mais qu'il me rende ce qu'il m'a pris.
Le soldat terrifié protesta par serment qu'il n'avait pris qu'une vieille ceinture, et qu'encore, un de ses camarades la lui avait enlevée sur le champ; il offrait d'ailleurs de donner celle qu'il portait. Birro lui dit en se remettant en marche:
—Roncin que tu es! s'il en est ainsi, que ne lui frottes-tu les oreilles à ce mécréant?
Et il laissa le musulman composer comme il put avec le soldat.
Cependant il me tardait d'aller au-devant de mon frère, et le Dedjadj Birro remettait de jour en jour de me donner mon congé, lorsqu'il conclut avec le Dedjadj Oubié une alliance secrète, dont le but était de marcher prochainement contre le Ras Ali, leur suzerain commun. Je représentai à Birro que cette circonstance me permettrait d'aller et de revenir de Moussawa avec promptitude et commodité, puisque le Dedjadj Oubié tenait tout le pays depuis Gondar jusqu'à la mer Rouge.
Après beaucoup d'objections, il consentit à mon départ, et afin, disait-il, que je pusse figurer convenablement à la cour de son allié, il voulut me donner un bouclier richement garni en vermeil, un fort beau sabre et une belle mule caparaçonnée comme la sienne. Je refusai ces présents, et il en prit de l'humeur:
—Celui qui reçoit s'engage, me dit-il; tu veux partir sans pensée de retour.
Enfin, après beaucoup d'instances, il m'accorda deux mois pour faire mon voyage, en me recommandant toutefois de me joindre à l'armée d'Oubié, si avant cette époque cet allié opérait sa jonction avec lui pour marcher contre le Ras.
—Car, si Dieu le permet, dit-il, nous ferons parler de nous grandement. Mais avant de nous séparer, je veux que nous nous engagions, par serments réciproques, toi à revenir, moi à te traiter toujours comme un frère.
Malgré ma répugnance à me lier de cette façon, je crus devoir céder.
—Je ne sais, me dit-il, quelles sont les formules de serment usitées dans ton pays, mais que m'importe! tout serment recèle le principe vengeur de son inobservance. Pose ta main sur ma cuisse, et engage-toi, par la mort de Monseigneur Guoscho et par la mienne, à revenir auprès de moi ou de mon père, sauf la volonté contraire de Dieu.
Je promis.
—Et si tes projets venaient à changer, ajouta-t-il, dis que le pain se tourne pour toi en venin et te corrode les entrailles, et que tout ce que tes lèvres pourront boire ne serve qu'à enflammer ta soif; dis que les hommes n'éprouvent pour toi que de la haine; dis que les désirs que tu formeras s'accomplissent pour d'autres et sous tes yeux; dis que ton passage sur la terre, comme dans le cœur de ceux que tu aimes, ne laisse pas plus de trace que n'en laisse le serpent maudit qui rampe sur un rocher nu!
Je répétai ces paroles après lui.
—Quant à moi, mon frère, reprit-il, dicte-moi le serment que tu voudras.
Comme je refusais:
—Si je trahis le premier notre amitié, dit-il, que mes chairs se déchirent et flottent en lambeaux le long de mes ossements, avant que mon âme ait quitté la terre; que tous ceux en qui je me confie se tournent contre moi et m'imputent ma confiance à crime; que mon cheval, mes armes et jusqu'à l'herbe des champs, que tout se dresse contre moi; que Dieu fasse un exemple hideux de mon corps sur la terre et de mon âme dans l'éternité! Maintenant, mon frère, dit-il en fermant les yeux, clos mes paupières de ta main, avec la pensée que c'est la mort qui me les scelle, si tu trahis ton serment.
Je lui obéis. Et à son tour, il me ferma les yeux de sa main, en disant:
—Que mon frère meure, si je n'accomplis pas ce que je dis!
Il me fit quelques recommandations relativement à Oubié, m'offrit un sachet contenant de l'or natif, que je refusai, et nous nous quittâmes après une accolade.
Après une journée de route, j'arrivai à Gondar. Le Lik Atskou parut peu satisfait lorsque je lui racontai comment je venais de quitter le Dedjadj Birro. La nature droite, judicieuse et toute magistrale de mon hôte s'accommodait mal des allures impétueuses de ce jeune prince, et il ne se gênait nullement pour rappeler publiquement sa descendance équivoque du Dedjadj Guoscho et pour improuver sa conduite.
—On peut bien conduire les hommes à coups de hache, disait-il, et échafauder ainsi un semblant de puissance, mais un jour tout cela croule sous le souffle de Dieu. Si j'étais plus jeune, ajouta-t-il, c'est en France que je t'engagerais à retourner, afin d'y aller avec toi; mais je suis trop vieux, et puisque tu dois revenir à Gondar, tu pourras au moins me fermer les yeux. Triste temps que le nôtre!
Il m'engagea à resserrer ma confiance à la cour d'Oubié; et, selon son habitude, il me congédia sur le seuil de sa maison, en me donnant sa bénédiction.
VISITE AU DEDJADJ OUBIÉ—RETOUR À MOUSSAWA—QUERELLE AVEC LE DEDJADJ OUBIÉ—RAPPORTS DU GOUVERNEMENT BRITANNIQUE AVEC LA FAMILLE DE SABAGADIS—DÉPART POUR ADEN.
Comme les soldats de Woldé Teklé rôdaient sans cesse autour de Gondar, je partis de nuit, sans bagage d'aucune sorte et comptant vivre d'hospitalité. Je n'étais accompagné que d'un seul fusilier et d'une douzaine de rondeliers; mon cheval, conduit à la main, ouvrait notre marche: son riche harnais et sa belle apparence nous attiraient des marques de respect le long de la route. Nous cheminâmes à petites journées, de façon à faire étape dans les localités les mieux pourvues; mais notre régime était fort inégal. Un soir, nous nous présentâmes à un village dont l'aspect prospère nous promettait bon repas et bon gîte: on nous assigna la maison des étrangers, qui se trouve dans la plupart des villages des hauts pays et qu'on donne ordinairement aux voyageurs de peu d'importance. Selon l'usage, mes gens y brûlèrent une poignée de paille afin d'y faire entrer mon cheval, car on croit vulgairement que les farfadets, lutins et autres esprits malfaisants hantent l'habitation dont le foyer n'est pas entretenu. Mais nous attendîmes vainement notre souper, et, vers dix heures, nous nous arrangions pour dormir à jeun, lorsque nous entendîmes un de mes hommes qui, pressé par la soif, était allé demander un peu d'eau dans le voisinage et qui se querellait violemment. J'envoyai deux de ses camarades pour le ramener; le train augmenta; le reste de mes gens courut au secours; les thèmes de guerre commencèrent, et je sortis moi-même. Les femmes, aux portes, éclairaient avec des torches; une vingtaine de paysans armés tenaient mes gens en échec; mon unique fusilier, un tison à la main, cherchait à allumer sa mèche récalcitrante: «Dispersez-vous, imprudents!» criait-il, en dirigeant la gueule de son arme sur les femmes, qu'il mit ainsi en déroute. Mes gens profitaient de l'obscurité pour donner contre leurs adversaires, lorsqu'un abbé, accompagné de cinq ou six clercs tenant des flambeaux, accourut sur un petit tertre, d'où il lança contre tout le monde des excommunications répétées. Nous pûmes séparer les combattants, et l'abbé, qui était chef du village, nous reconduisit jusqu'à notre demeure. Une instruction sommaire, faite de concert avec lui et quelques anciens, nous apprit que mon soldat ayant trouvé des habitants buvant de la bière, leur avait demandé de l'eau, et qu'ayant essuyé des rebuffades appuyées d'un coup de bâton, dont il chercha du reste vainement la marque, il avait mis flamberge au vent. Si ce n'est une égratignure faite à un de mes hommes, les boucliers seuls portaient de part et d'autre la trace des coups. L'abbé et son monde partirent en s'excusant gauchement de la réception qui nous était faite, et, peu après, il reparut, suivi de gens portant de l'orge, de l'herbe, de l'hydromel, de la bière, des volailles cuites et d'autres mets, ainsi que des pains à profusion; rien n'y manquait, jusqu'à du bois pour notre loyer, même un luminaire. J'invitai les anciens et leur chef à rompre le pain avec nous, pour mieux sceller notre raccommodement; ils participèrent discrètement à notre médianoche et se retirèrent bientôt pour me laisser dormir. Sous prétexte de se tenir sur leurs gardes, mes gens mangèrent et burent presque toute la nuit. Le lendemain, de grand matin, plusieurs habitants nous firent la conduite.
De pareils incidents sont habituels dans la vie militaire en Éthiopie. Les gens de guerre ont droit à l'hospitalité, surtout dans les villages relevant de leur suzerain. Chaque village se règle en conséquence; mais l'insolence trop fréquente des soldats et la susceptibilité souvent querelleuse des habitants provoquent des collisions qui, heureusement, amènent rarement mort d'homme, ce qui s'explique par l'usage de l'arme blanche seulement, dont on peut modérer l'emploi: soldats et paysans s'entre-battent d'une façon mi-courtoise. Après s'être ainsi éprouvé, on se sépare, on compte de part et d'autre les horions et les égratignures, on fait la balance, on fixe le taux de la composition en faveur des plus maltraités, et la bonne amitié s'établit. Quelquefois une blessure dangereuse ou mortelle envenime ces combats, qui vont alors se terminer en cour de justice.
Neuf jours après mon départ de Gondar, j'arrivai à Adwa. Le Dedjadj Oubié campait provisoirement à quelques kilomètres de la ville; je pris deux jours de repos et j'allai lui faire ma visite d'usage. Le Prince déjeunait en petit comité; je fus placé à côté d'un abbé, un de ses commensaux et conseillers favoris, avec qui je m'étais lié à mon premier passage en Tegraïe. Le Prince ne fit aucune allusion au Dedjadj Guoscho ni à la bataille de Konzoula, mais il me questionna à plusieurs reprises sur les forces militaires du Ras et sur celles de Birro, en affectant sa partialité pour ce dernier. J'eus la maladresse de faire l'éloge, irréfutable d'ailleurs, de la cavalerie du Gojam; les convives eussent préféré entendre l'éloge des troupes de leur maître; mon voisin l'abbé me coudoya même deux ou trois fois pour me rappeler que c'était l'occasion de faire ma cour, mais je m'en tins à la vérité, et j'indisposai tout le monde contre moi: circonstance qui me donna à croire que le Dedjadj Oubié n'était, pas sincère dans son alliance avec le Dedjadj Birro. L'abbé demanda à me loger chez lui; le Prince y consentit et donna des ordres pour le vivre de mes hommes. On lui dit que j'avais un fort beau cheval.
—Depuis quand, remarqua-t-il, les Européens se connaissent-ils en chevaux?
Je fis observer qu'il y avait en Europe d'excellents chevaux et des cavaliers dignes de les monter.
—Ouais! reprit-il, le Gojam lui a appris à parler.
Il ordonna cependant que mon cheval fût nourri des provisions de son écurie; mais il me parut qu'il me congédiait avec une nuance d'humeur. Bientôt ses palefreniers apportèrent à mon logement deux trousses de fourrage vert de rebut; je les refusai. Le palefrenier en chef, voyant revenir ses gens, me cria de loin.
—Hé! là-bas, mon cophte, le roi de ton pays stérile n'a pas une poignée d'herbe comme celle-là. Rengorge-toi à ton aise, et ta haridelle jeûnera.
Je ne répondis pas à cette insolence, provoquée surtout par le dépit de voir un étranger possesseur d'un cheval comme le mien. La cavalerie du Tegraïe et du Samen dépend pour ses remontes des provinces à l'ouest de Gondar, et le Dedjadj Oubié ne recevait que des chevaux inférieurs et à des prix très-élevés.
Lorsqu'à la chute du jour, mon hôte rentra chez lui, je lui racontai l'incident et le priai de le rapporter fidèlement au Prince.
—Ce palefrenier doit-être ivre, selon son habitude, me dit-il, mais je vais y mettre ordre.
Il fit venir le palefrenier, le réprimanda, et comme il avait cuvé son vin, il lui ordonna de me demander pardon. Le drôle, selon la coutume du pays, se prosterna le front contre terre, en tenant à deux mains sur son cou une grosse pierre. Je refusai d'abord, parce que je préférais porter ma plainte au Prince, mais sur les instances de l'abbé je cédai et je prononçai la formule ordinaire du pardon. Mon cheval fut amplement dédommagé. J'appris dans la suite qu'avant l'intervention de l'abbé, le palefrenier, prévoyant ma plainte, avait immédiatement fait raconter l'incident au Dedjazmatch d'une façon qui était loin de m'être favorable. Le lendemain, je fis une visite de congé et je rentrai à Adwa.
À la fin de la semaine, l'abbé m'envoya dire que le Dedjazmatch passerait près d'Adwa, en se rendant dans le Samen, et que je ferais bien d'aller au devant de lui aux abords de la ville, à cheval et le bouclier au bras; que le Prince serait flatté qu'un Européen eût pour lui une pareille attention, qui, je ne l'ignorais pas, était conforme aux usages; et le lendemain, la batterie lointaine des timbales annonçant l'approche du Dedjazmatch, j'allai à sa rencontre.
Le Dedjadj Oubié passait pour être façonnier et très vaniteux. Coiffé d'un turban de forme allongée et drapé jusqu'aux yeux dans sa toge, il cheminait seul, silencieux et raide sur sa mule. Il était précédé de ses timbaliers et d'une soixantaine de porte-glaives, et suivi de trois ou quatre cents notables portant tous le bouclier au bras; des huissiers à cheval maintenaient un espace vide autour de lui. En me voyant, il daigna hocher légèrement la tête en murmurant un bonjour qu'un huissier répéta à haute voix; il se retourna même par deux fois et me fit dire de remettre mon bouclier à mon servant-d'armes. Je le laissai passer et je me joignis à ses notables. Quelques minutes après, un fusilier me dit:—Tu as là un beau cheval. Que ne le fais-tu parader en tête de la colonne? Cela ferait plaisir au Dedjazmatch.
Peu soucieux de me donner en spectacle, je répondis que mon cheval était encore fatigué de son voyage de Gondar.
—Et quand tu lui donnerais la fourbure, reprit-il, tu crois que Monseigneur n'a pas de quoi te dédommager?
Cet homme ne me dit pas qu'il était envoyé par Oubié, et je venais sans le savoir d'indisposer le Dedjazmatch.
En arrivant à l'étape, le Dedjazmatch me fit inviter à son repas, ainsi qu'un botaniste européen, venu comme moi d'Adwa pour lui faire escorte. La réunion était nombreuse, et tout se passa dans le plus profond silence. L'usage est qu'après le repas, les convives qui restent debout et, parmi les convives assis, ceux qui sont de condition inférieure se retirent d'abord; les plus considérés pour leur rang ou pour leur âge se retirent les derniers; et on laisse au tact de chacun le soin de régler sa sortie. Les grâces étaient à peine achevées, qu'un huissier s'avançant, la verge haute, dit à mon compagnon:
—Lève-toi et va t'en.
Cet affront ne fut pas remarqué par le Prince; et comme le moment eût été mal choisi pour s'en plaindre, je crus devoir sortir avec mon compatriote, et nous regagnâmes Adwa, en nous promettant de revenir sur ce fait à la première occasion.
Les gens de la maison d'Oubié affectaient de faire très peu de cas des Européens et les traitaient même souvent avec insolence. À quelques exceptions près, le très petit nombre d'Européens, qui jusqu'alors avaient pénétré dans le pays, s'étaient contentés de voyager dans les États gouvernés par Oubié; ignorant la langue et les mœurs, ils avaient dédaigné d'observer les usages de politesse indigène, tout en se laissant aller trop facilement à des manières d'être qu'ils n'auraient pas osé avoir dans leur propre pays. En Amarigna et en Tegrigna, on tutoie ses inférieurs ou ses subordonnés s'ils sont plus jeunes, souvent aussi ses égaux; mais quand on veut être convenable, on emploie le vous avec son égal et même avec son inférieur, s'il est plus âgé; et l'emploi de la troisième personne est de rigueur lorsqu'on s'adresse aux vieillards, aux hommes d'un rang élevé ou aux prêtres. Les Européens tutoyaient tout le monde; aussi, étaient-ils traités de la même façon, quelquefois même par leurs domestiques. Enfin, nos manières d'être nous faisaient regarder comme des gens naïfs, étrangers à toute civilité, colères, incapables des grands sentiments du cœur, parlant et agissant comme l'homme du Danube, industrieux du reste, ingénieux pour les travaux manuels et versés dans la connaissance des philtres et des remèdes: ce qui nous faisait classer tout d'abord dans les rangs inférieurs d'une société ou l'homme bien élevé doit être au fait des convenances, avoir quelques connaissances en histoire sacrée et nationale, en musique, en poésie, en législation coutumière, savoir monter à cheval, réparer un harnais, nager, tirer la carabine, jouer aux échecs, raisonner les qualités d'une arme, d'un cheval ou d'un chien de chasse, enfin et surtout être affable et poli avec les femmes, les prêtres, les pauvres et les vieillards.
Les officiers de la maison d'Oubié, profitant de l'ignorance ou de la faiblesse des Européens, avaient aussi pris l'habitude de les rançonner de diverses manières, sous le prétexte de les faire bien venir de leur maître. Ce n'étaient plus des cadeaux qu'on attendait de nous, c'étaient de véritables impôts. Ils nous disaient à brûle-pourpoint que nous étions des grands seigneurs et nous tapaient familièrement sur l'épaule en nous demandant de l'argent. Enhardis par ces exemples, tous les habitants usaient envers nous de façons analogues, et, depuis la Takkazé jusqu'à la mer Rouge, l'Européen, victime de toutes les exactions, était le plus souvent un objet de risée. Quant à moi, je venais du Bégamdir et du Gojam, dont les habitants ont bien plus d'urbanité que dans le Tegraïe; je m'étais associé à la vie des indigènes; je savais ce que je leur devais et ce que tout étranger était en droit d'attendre d'eux, conformément à leurs mœurs. Le compatriote pour lequel je venais de prendre fait et cause méritait d'ailleurs d'être accueilli convenablement; il était docteur en médecine et il collectionnait pour le Jardin-des-Plantes de Paris. Après un long séjour, lorsqu'il comptait retourner en Europe, il fut mangé par un crocodile.
Le Dedjadj Oubié leva son camp le lendemain et continua sa route vers le Samen.
De mon côté, je ne tardai pas à m'acheminer vers Moussawa. J'eus à subir en route quelques tentatives de la part des péagers, qui voulurent m'assimiler aux trafiquants et exiger des droits de passage; mais en me reconnaissant, ils se rappelèrent la longue résistance que, mon frère et moi, nous avions opposée dans le Koualla de Maïe-Ouraïe aux exactions de Blata-Guebraïe, et ils se désistèrent de leurs prétentions. J'eus ainsi la satisfaction de recueillir les fruits de notre conduite et de rentrer dans le droit commun.
Au lieu de suivre la route des caravanes et de passer, comme à mon entrée dans le pays, par Halaïe, je passai par Digsa, village situé à quelques kilomètres plus au Nord. Ces deux villages appartiennent à la puissante tribu qui forme de ce côté la frontière des États d'Oubié, et qui se dit issue de deux frères nommés Akéli et Ogouzaïe. La population de Halaïe descend d'Ogouzaïe, et celle de Digsa d'Akéli; mais nonobstant ce lien de parenté, une grande inimitié séparait ces deux villages: l'un et l'autre soutenaient la prétention de faire passer par leur territoire les caravanes et les voyageurs, et de prélever sur eux les droite d'usage. Parfois ils se disputaient ce monopole les armes à la main, et ils épuisaient leurs ressources pécuniaires pour se le faire concéder par le Dedjazmatch; depuis quelques années, Halaïe l'exploitait, mais avec une rapacité dont les trafiquants se plaignaient avec raison. Je préférai donc passer par Digsa, malgré la fâcheuse réputation de son chef, Za-Guiorguis, qui portait le titre de Baliar-Negach (roi de la mer.)
Ce chef me reçut bien; il fit abattre un bœuf pour notre repas et m'offrit de passer quelques jours avec lui; mais j'étais pressé de gagner Moussawa. Les tribus des Sahos qui occupent les bas pays entre le premier plateau éthiopien et la mer Rouge, remplissent de droit les fonctions de guides entre la frontière chrétienne et Moussawa; ce droit donne lieu à des tracasseries et à des contestations dont les trafiquants et surtout les étrangers paient les frais. Pour m'être agréable, le Bahar-Negach exigea que, par exception aux règles établies par les Sahos, je pusse choisir parmi eux le guide qui me conviendrait, avec la faculté de le payer au taux des indigènes; de plus, il me donna son fils aîné, nommé Ezzeraïe, pour m'accompagner durant le voyage.
Parmi les croyances superstitieuses de l'antiquité qui ont cours dans le Tegraïe, on trouve celle de l'auspicine ou divination par le chant et le vol des oiseaux. Chemin faisant, mon guide Abdallah, me signala à plusieurs reprises des augures de ce genre qui, selon lui, m'annonçaient que notre voyage serait des plus heureux et qu'à la côte je trouverais un ami intime ou un parent. En deux jours, j'arrivai à Moussawa. Mon attirail et celui de mes gens excitèrent la curiosité des habitants de l'île: je ne possédais d'autre vêtement que le costume éthiopien que je portais, et je sentais combien il devait contraster fâcheusement avec le costume bien plus civilisé des autorités turques que j'allais avoir à visiter. Néanmoins, en arrivant, je me présentai chez le gouverneur Aïdine Aga. Il vint au devant de moi jusqu'à la porte de son divan et m'accueillit avec cette politesse exquise qui caractérise les Osmanlis de la vieille école, et qui semble devoir disparaître avec eux. Je ne fus pas plus tôt installé dans mon logement, que des esclaves d'Aïdine vinrent m'apporter, avec ses compliments, des rafraîchissement et deux costumes turcs complets. J'égayais encore mes gens en faisant l'inventaire de ma garde-robe, si nouvelle pour eux, lorsque des pas précipités me firent lever la tête, et je me trouvai dans les bras de mon frère Antoine.
J'arrivais des pays des Gallas; mon frère venait de Paris, de Londres et de Rome, et malgré les incertitudes que comportent deux voyages aussi longs, nous étions à trois heures près, exacts au rendez-vous pris en nous séparant à Gondar vingt mois auparavant; nous nous étions quittés au commencement de juillet 1838, et nous nous retrouvions à Moussawa en février 1840. Aïdine Aga et les notables de Moussawa virent dans cette exactitude l'œuvre de quelque génie protecteur, et ils parlèrent longtemps de notre rencontre comme d'un fait surnaturel: mon guide Abdallah n'y vit qu'une preuve de plus de l'infaillibilité des augures.
Après quelques jours passés à nous raconter mutuellement nos aventures, nous arrêtâmes notre plan de voyage. Il fut convenu que nous irions à Gondar; que mon frère passerait quelques mois, tant dans cette capitale que dans les provinces voisines de l'Ouest, en deça de l'Abbaïe, tandis que je retournerais en Gojam, où ma liaison avec le Dedjadj Guoscho, qui tenait alors la cour la plus policée de l'Éthiopie, m'offrait une occasion exceptionnelle pour me perfectionner dans la langue Amarigna et m'initier aux mœurs, aux affaires, aux us et coutumes du pays. Mon frère, qui s'était chargé de la partie scientifique du voyage, devait selon l'opportunité de ses travaux me rejoindre en Gojam, d'où, appuyés de la protection du Dedjadj Guoscho, nous comptions passer en pays Galla, gagner l'Innarya et revenir sur nos pas ou nous ouvrir une route nouvelle vers un point plus central de l'Afrique, pour rentrer ensuite en Europe.
Nous fîmes nos adieux au bienveillant Aïdine Aga, à qui j'avais rendu ses costumes trop étroits pour moi, et nous quittâmes Moussawa, pleins de confiance dans l'avenir.
Nous arrivâmes sans encombre à Adwa.
J'envoyai à Maïe-Tahalo, en Samèn, un messager pour saluer le Dedjadj Oubié, lui annoncer le retour de mon frère, et le prévenir de notre intention d'aller lui présenter nos hommages. Il fit une réponse polie et nous envoya un soldat pour nous faire héberger en route.
Désirant arriver sans délai à Gondar, et éviter à mon cheval et à nos porteurs de bagages les difficultés du chemin des montagnes, je les expédiai sous la conduite d'un homme sûr par le chemin plus direct des caravanes, à travers les bas pays, avec ordre de m'attendre à quelques heures de Gondar, sur la limite des États d'Oubié.
En quittant Adwa, j'eus le chagrin de me séparer de Jean, domestique basque que mon frère venait de m'amener de France. Je l'avais connu en Algérie, où il achevait son temps de service militaire, et il m'avait manifesté son regret de ne pouvoir me suivre lorsque je quittai l'Algérie pour la Grèce. Lors de son retour en France, mon frère ayant trouvé Jean libéré, lui avait proposé de me rejoindre, et, en véritable Basque, Jean n'avait pas hésité à entreprendre un long voyage pour entrer à mon service. Mais sa santé ne pouvait supporter la rude vie qu'il avait à mener avec moi. Il ne se remettait que difficilement d'une fièvre prise en passant au Caire; le manque de bon pain et de vin l'affaiblissait; il était loin de s'en plaindre, mais il dépérissait. Je lui dis d'aller attendre mon retour dans une propriété de ma famille au pays basque, où l'air natal le remettrait; et à cet effet je le laissai à Adwa, pour qu'à la première occasion il pût partir pour Moussawa et s'embarquer pour Djeddah, d'où notre consul le repatrierait.
Je regrettai d'avoir à me séparer de ce fidèle compatriote, quoique ses services en Éthiopie m'eussent été plus embarrassants qu'utiles. J'avais acquis suffisamment l'expérience des voyages en Afrique, pour savoir qu'il vaut mieux, sous tous les rapports, n'avoir pour serviteurs que des indigènes. Parmi mes suivants, il s'en trouvait quelques-uns dont le dévouement et la fidélité n'eussent pu être dépassés par des compagnons d'enfance, et je m'étais déjà aperçu que mes égards pour Jean leur causaient de la jalousie; il leur semblait que j'avais moins confiance en eux. D'ailleurs, dans les parties de l'Orient où les Européens n'ont point pénétré, la domesticité existe avec des caractères qui diffèrent essentiellement de ceux qu'elle a dans nos sociétés civilisées. Quelles que soient les garanties qui entourent la condition de domestique en Europe, elle est plus servile qu'en Orient, où elle est regardée comme un prolongement de la famille. En Éthiopie surtout, le contrat entre maître et dépendant est un contrat implicite de foi et de confiance mutuelles: les droits et les devoirs réciproques n'y sont point définis. La sujétion de l'homme à l'homme y étant regardée comme d'ordre naturel et nécessaire, elle s'opère presque toujours sans stipulations, soit de services à rendre, soit de rémunération, et l'absence même de contrat fait naître des obligations qui semblent lier d'autant plus qu'elles relèvent surtout de la conscience libre. Il semblerait que les stipulations rigoureuses, en énumérant les intérêts contradictoires, en les mettant en présence et, en les armant les uns contre les autres, invitent trop souvent à la défiance, aux rivalités et aux luttes. De la façon si différente de la nôtre dont les Éthiopiens envisagent la sujétion de l'homme à l'homme dans l'ordre tant politique que civil ou domestique, il résulte que chez eux la position du domestique européen est moralement fausse. S'il se conforme aux mœurs du pays, en devenant comme le compagnon de son maître, il dénature son état, tel qu'il lui est fait en Europe; et s'il conserve la manière d'être du domestique européen, il donne aux indigènes le spectacle d'une servitude qui leur paraît dégradante. C'est ainsi que j'eus lieu de moins regretter le départ de Jean. D'ailleurs, à cette époque, j'avais l'espoir de retourner un jour dans mon pays et d'y retrouver, par conséquent, en lui un serviteur éprouvé.
Après avoir traversé le Takkazé, nous nous engageâmes dans la région montagneuse du Samen. Les bois, la riche verdure, les sources limpides et abondantes et la douce fraîcheur du climat réveillèrent en moi les souvenirs de mon enfance dans les Pyrénées.
Dans la matinée, du cinquième jour, après notre départ d'Adwa, nous arrivâmes à Maïe-Tahalo. J'envoyai tout d'abord saluer l'abbé chez lequel j'avais logé lors de ma dernière visite au Dedjadj Oubié. Mais il était absent depuis quelques jours, ce que je regrettai d'autant plus que je ne connaissais pas d'autre personne à cette cour.
Nous fûmes bientôt introduits dans une grande hutte oblongue, basse et obscure, où le Dedjazmatch buvait l'hydromel en petit comité après son déjeuner. Il nous fit asseoir en face de lui, à côté d'un compatriote, M. Combes, chargé par le gouvernement français de nouer avec le Dedjadj Oubié des relations commerciales, qui n'aboutirent pas. Le Dedjazmatch, assis à la turque sur un haut alga, tenait son burilé à la main, et chaque fois qu'il le portait à ses lèvres, deux pages debout voilaient leur maître des pans de leurs toges. Quatre ou cinq femmes Waïzoros, dont une seule jeune et belle encore, buvaient l'hydromel en silence, accroupies à terre au chevet et au pied de l'alga. Deux hommes à cheveux blancs, un échanson que je reconnus pour le fusilier qui m'avait engagé à manéger mon cheval devant le Dedjazmatch, un jeune soldat armé, debout près de la porte, et une porteuse d'hydromel tenant son amphore penchée sur ses genoux formaient, avec un de mes hommes qui s'était glissé à ma suite toute l'assistance. À terre se trouvait un grand portrait en buste du roi Louis-Philippe, apporté par l'envoyé français.
Le Prince parut contrarié qu'il n'y eût plus de viande fraîche à nous offrir, et il nous fit servir des langues séchées au soleil et réservées pour lui; l'échanson nous présenta à chacun un burilé d'hydromel; j'acceptai par déférence, quoique je n'en busse jamais. Le Dedjazmatch me demanda où était mon cheval, et je lui dis les motifs qui m'avaient engagé à l'envoyer par la route du bas pays.
—Il craint sans doute de le laisser voir, dit-il.
Puis il me questionna sur le but de mes voyages et il redevint silencieux; mais il me regardait par instants à la dérobée et avec une expression peu bienveillante. On continua à boire dans ce silence qu'Oubié imposait durant ses repas.
Beaucoup d'Éthiopiens et d'Éthiopiennes ont l'habitude de priser; ils font rarement usage de tabatières comme les nôtres, tout leur en tient lieu: le tuyau d'un roseau ou l'extrémité d'une corne de bœuf, une fiole ou le péricarpe ligneux d'un fruit. Ils répandent du tabac sur la paume de la main, remettent leur tabatière dans leur ceinture et prisent ensuite à petits coups, en partageant avec leurs amis. Les Européens passaient pour avoir toujours du tabac sur eux, soit pour leur propre usage, soit pour distribuer en petits cadeaux. Une des Waïzoros demanda par signe à l'envoyé français de lui en mettre sur la main; celui-ci fit signe qu'il n'en avait pas, et la belle demandeuse tenait encore sa main tendue, lorsque le Prince lui dit:
—Que veux-tu de cet homme?
—Une prise, répondit-elle; mais il dit qu'il n'a pas de tabac.
—Il ment, dit Oubié; sa race est menteuse. Ils prétendent que nous déguisons la vérité; ce sont eux qui vivent de tromperies.
Je traduisis à demi-voix à mon compatriote les termes de l'injure qui, à son sujet, était faite à notre nation, et comme il ne voulut pas la ressentir, je fis observer avec ménagement au Dedjazmatch que mon compatriote ne prisait pas, qu'il n'avait point de tabac sur lui, et qu'en présence d'un Prince tel que lui il n'en aurait que faire pour s'acquérir des protecteurs. Mais, répétition éternelle de la fable du Loup et de l'Agneau, le Prince, en colère, reprit:
—Si ton voisin n'en a pas, tu en as toi-même, vous en avez tous, puisque le tabac à priser vient de votre pays; et quand même cela ne serait pas, vous êtes des menteurs et des intrigants que nous sommes trop bons d'admettre chez nous; je devrais vous renvoyer tous à votre roi et lui faire dire que je ne veux plus de ses sujets.
À ces paroles insensées, je répliquai comme je le devais.
—Tu comptes aller à Gondar, n'est-ce pas? dit Oubié.
—Monseigneur, remarqua l'échanson, on assure qu'à Gondar, il ne sort jamais sans une grosse suite et des fusiliers devant lui; il s'est fait petit pour venir chez nous.
—Je le sais, répondit le Prince; et interpellant mon suivant, debout derrière moi:
—À qui appartiens-tu, soldat?
—À lui, répondit en me désignant le pauvre garçon, dont la voix tremblait.
—Joli maître, par Notre-Dame! reprit Oubié.
—Et s'adressant aux femmes:
—Ces Cophtes, qui se croient des hommes! Il leur faut comme à nos seigneurs, des gaillards comme ça, à cheveux tressés, au lieu de se contenter de quelques manants chauves pour faire porter leurs marchandises d'aspect trompeur, avec lesquelles ils viennent abuser de notre ignorance et capter notre bon vouloir.
J'étais désormais en pleine querelle. J'ignorais qu'Oubié s'était grisé dès le matin; mais mon silence n'eût rien amendé. Je répliquai donc selon mes inspirations. La Waïzoro, auteur involontaire de cet éclat, faisait à mon frère des signes furtifs, l'engageant par un geste expressif à me faire taire. Le Prince, furieux se penchant presqu'à tomber de son alga, me dit:
—J'ai envie de te raccourcir cette langue dont tu crois te bien servir!
Et comme je répondais, il ajouta:
—Par la mort de Haylo, mon père! je vais te faire couper un pied et une main!
Un des deux pages fit observer, avec ce manque de pitié fréquent à son âge, qu'il serait curieux et neuf de voir comment un Cophte supporterait ce supplice; et le silence suivit cette remarque venimeuse. Je songeai avec désespoir que mes armes étaient loin de moi: j'oubliais le pistolet qui ne me quittait jamais, et, dans mon trouble, portant machinalement la main à ma ceinture, j'en sentis la crosse. Mais ce mouvement fit tomber un pan de ma toge, et laissa à découvert ma main sur mon arme.
—Ramène ta toge, me dit mon frère; on t'a vu.
Il ne se trouvait dans la hutte qu'un soldat armé, et il n'aurait pu empêcher une action vive et résolue. Mais la pensée que j'entraînais mon frère à une mort certaine m'arrêta. Je me résignai à mon destin. Je savais qu'ordinairement, lorsque le supplice doit suivre de pareilles menaces, un assistant, sur un signe ou un clignement d'œil du maître, sort discrètement pour prévenir qui de droit de l'exécution à faire. Je m'attendais à être assailli à ma sortie de la hutte.
Un lourd silence succéda à cette scène. Oubié évitait de me regarder; les assistants semblaient compâtir à ma position, la Waïzoro surtout: comme elle me le fit dire plus tard, elle était native du Gojam, et savait que ses compatriotes me traitaient comme leur enfant d'adoption, et que quelques mois auparavant j'avais rendu service à son père. Enfin, Oubié dit quelques mots à l'oreille d'un page qui sortit. Les assistants s'interrogeaient du regard. Sentant que ma position ne pouvait plus durer, je dis à mon frère de rester, et j'allais me lever pour sortir, lorsque le Prince disparut derrière les toges qu'étendirent les pages, et les vieillards nous firent signe de nous en aller. L'envoyé français demeura.
Les abords presque déserts de la hutte me rassurèrent; à la porte de l'enceinte stationnaient des soldats dont les allures n'annonçaient rien d'inquiétant. En arrivant au milieu d'eux, je me sentis soulagé, et chaque pas qui m'éloignait du lieu de la scène brutale que je venais d'essuyer sembla me ramener dans une atmosphère plus légère.
Nous nous réfugiâmes dans la hutte d'un Européen absent momentanément du camp; là, je pus mesurer à loisir toute la distance qui séparait mes rêves de la triste réalité qui pesait sur nous. Entre autres choses, le Prince m'avait dit: «Avise à ne jamais plus fouler la terre de mes États. Les Anglais et vous, vous êtes parqués sur des terres maudites et vous convoitez notre climat salubre: l'un ramasse nos plantes, un autre nos cailloux; je ne sais ce que tu cherches, mais je ne veux pas que ce soit chez moi que tu le trouves!»
Bientôt l'envoyé français vint s'installer dans la même hutte que nous, mais il ne put rien nous apprendre de ce qui s'était dit chez le Dedjazmatch après ma sortie, car il ne comprenait pas l'amarigna, et il n'avait pour interprète qu'une créature du Dedjazmatch.
Comme on se le rappelle sans doute, en quittant Adwa j'avais envoyé mon cheval et les bagages de mon frère par la route directe et relativement facile des caravanes allant à Gondar; j'avais dit au serviteur à qui je les avais confiés de nous attendre à une étape de cette ville, et nous n'avions emmené avec nous que quelques hommes, porteurs des instruments astronomiques dont mon frère n'avait pas voulu se séparer. Ces gens s'esquivèrent, abandonnant leur paie plutôt que de suivre désormais des gens tombés dans une disgrâce comme la nôtre. Mes suivants, qui étaient des soldats, furent les seuls à ne pas déserter. Quelques-uns d'entre eux sont restés longtemps depuis à mon service, et en rappelant notre position chez Oubié, il n'est arrivé à aucun d'eux de faire allusion à leur fidélité dans ce moment difficile où j'étais à leur merci.
Le lendemain, vers dix heures du matin, notre compatriote fut appelé au déjeuner du Dedjazmatch. Quelques instants après, un soldat vint nous porter de la part du Dedjazmatch le message suivant:
«Ne passe pas la journée, ne passe pas la nuit. Va-t-en, sinon il en ira mal pour toi; et si, dorénavant, j'apprends que tu es dans mes États, tu auras à pleurer la perte de tes membres.»
Le messager, voyant que je ne me levais point, me dit:
—Tu ne pars donc pas? Je ne dois retourner auprès de Monseigneur qu'après t'avoir vu t'éloigner.
Pendant que mes hommes s'apprêtaient et sellaient nos mules, mon frère n'eut que le temps d'écrire quelques mots au crayon pour recommander ses instruments à l'Européen dont la maison nous avait servi de refuge, et nous sortîmes de Maïe-Tahalo, ne prenant avec nous que ce que mes gens pouvaient commodément porter.
Ezzeraïe, le fils du Bahar Negach de Digsa, s'était attaché à moi. Nous avions même âge. Comme il était bruit dans le Tegraïe qu'une haute position m'attendait à la cour du Gojam, son père m'avait dit: «Ezzeraïe t'aime; qu'il te suive en Gojam; tu le pousseras, tu le formeras aux façons de cette soldatesque éphémère et turbulente qui nous régit aujourd'hui. Cela pourra lui servir lorsqu'il sera appelé à me remplacer. Moi je ne peux lui donner de pareils enseignements; je mourrai comme j'ai vécu, en combattant ceux qui les pratiquent» En conséquence Ezzeraïe m'avait accompagné à Adwa, et comme on accusait le Bahar Negach auprès du Dedjadj Oubié d'incliner à la rébellion, en bon fils, il avait voulu profiter de notre visite à Maïe-Tahalo pour s'assurer par lui-même jusqu'à quel point son père pourrait compter sur le bon vouloir de leur suzerain. En quittant Maïe-Tahalo j'engageai Ezzeraïe à répudier toute solidarité avec moi en restant pour faire sa cour et tâcher de regagner pour son père la faveur du Dedjazmatch.
—Suis-je donc un autre qu'Ezzeraïe, dit-il, pour vous abandonner dans une passe étroite? Je ne vous quitte pas. Si la maison de mon père n'a d'autre soutien que le caprice d'un maître comme Oubié, elle est bien mal assise. Allons!
Et prenant son bouclier, il me suivit, assumant ainsi une complicité qu'il aggravait en quittant le camp du Dadjazmatch, sans lui faire hommage et sans prendre congé.
Après quelques minutes de marche nous nous arrêtâmes derrière un pli de terrain qui nous cachait Maïe-Tahalo, pour respirer un peu et permettre à nos gens de se rajuster et de répartir convenablement entre eux les quelques objets qu'ils avaient emportés précipitamment et un peu au hasard. Le sentier que nous suivions courait sur le versant nord de la chaîne élevée du Samèn. Devant nous se déployait un paysage d'une grandeur incomparable. Nous nous trouvions dans une atmosphère fraîche, humide; nous étions entourés d'une verdure luxuriante, et les dernières gouttes de rosée tombaient des arbres. Bien loin à nos pieds, le Tillamté, le Waldoubba, le Wolkaïte, une partie du Tagadé, tous pays kouallas, se présentaient à nous avec leur aspect tourmenté, leurs plaines desséchées et les flancs précipitueux de leurs étroits deugas blanchissant sous un soleil qui n'avait pour nous que des rayons tempérés. À l'Est les vastes plaines de la province tegraïenne du Chiré, et en deçà l'immense fissure béante au fond de laquelle court le Takkazé. À l'Ouest le plateau élevé du Wogara, où mes hommes m'attendaient sans doute avec mon cheval et les bagages de mon frère, à une petite journée seulement de Gondar; au-delà mon imagination entrevoyait le Dambya, le Gojam, le Dedjadj Guoscho, dont j'étais si assuré de recevoir bon accueil. Nous tînmes conseil, mon frère et moi, sur la direction à prendre: je voulais aller à Gondar; dans sa sollicitude pour moi, il s'y opposa, et nous rebroussâmes chemin vers Adwa. Je désignai un homme de confiance pour aller dire à mes gens en Wogara de s'en retourner avec mon cheval et les bagages; et ce fidèle messager, qui pouvait s'enrichir en me trahissant, rajusta ses armes, nous dit adieu, s'engagea dans la descente précipitueuse et sans route, et disparut bientôt dans la direction de Wogara. À ce moment je me sentis comme frappé d'exil, et je pris tristement le sentier qui devait nous conduire au Takkazé.
Après avoir essuyé pendant la soirée une de ces averses torrentielles qui précèdent, dans les pays élevés du Samen, la saison des pluies, nous arrivâmes à la nuit à un village où déjà, en venant, on nous avait refusé le vivre, malgré les ordres du soldat que le Dedjadj Oubié avait envoyé pour nous faire héberger durant le voyage. Comme si nous jouissions encore de la faveur du Prince, nous nous présentâmes, et l'hospitalité nous fut offerte avec un empressement dû sans doute en grande partie à l'aspect de notre équipage ruisselant de pluie. Nous repartîmes à la pointe du jour, et, trouvant ça et là à souper, nous arrivâmes à Adwa, après avoir été rejoints par mon fidèle messager avec les bagages et mon cheval, que je craignais de ne plus revoir, car si ma disgrâce se fût ébruitée, le premier venu aurait pu s'en emparer impunément.
Nous avions appris en route que la guerre commençait entre le Ras, d'une part, et le Dedjadj Guoscho et son fils Birro, de l'autre. Ce dernier avait abandonné son gouvernement du Dambya et était rentré en Gojam, d'où, aidé par son père, il avait chassé les vassaux du Ras, lequel, s'étant assuré la neutralité d'Oubié, marchait contre le Gojam. Ces nouvelles me confirmèrent dans ma résolution de tout tenter pour accomplir ma promesse de retourner auprès du Dedjadj Birro et de son père. De son côté, mon frère désirant continuer son voyage d'exploration, nous arrêtâmes de gagner Gondar en tournant les États d'Oubié, soit par le pays de Harar et le Chawa, où j'étais assuré d'être bien reçu par suite de mes relations avec Sahala Sillassé, gouverneur héréditaire du pays, soit encore par le Sennaar.
Mon frère, sous la conduite d'Ezzeraïe, partit immédiatement pour Moussawa avec ses bagages. Quant à moi, quelque raison que j'eusse de sortir au plus tôt des États d'Oubié, je dus rester à Adwa pour ne point me séparer de mon cheval, que ses soles échauffées par sa longue marche dans le bas pays rendaient incapable de se remettre en route. Les chevaux ne sont pas ferrés, ce qui leur est très-avantageux sous quelques rapports, mais les expose, dans les Kouallas surtout, à la sole battue qu'un repos absolu peut seul guérir. Des amis m'ayant dit qu'on parlait de m'enlever mon cheval, nous nous gardâmes de nuit et de jour de façon à décourager les malveillants.
À Adwa, je retrouvai Jean, qui n'était pas encore parti, et je pus jouir de la société des missionnaires catholiques récemment arrivés.
On se rappelle que lorsque, au Caire, je proposai au P. Sapeto de nous accompagner en Éthiopie, je lui appris en même temps qu'il existait dans ce pays une loi qui excluait tout prêtre catholique, et que cette loi avait fait plusieurs martyrs parmi les missionnaires de la Propagande. Lorsque, arrivé à Moussawa, je m'étais détaché pour aller chez le Dedjadj Oubié lui demander l'autorisation de pénétrer dans le pays, le P. Sapeto, que l'idée du danger stimulait, avait généreusement insisté pour m'accompagner. En entrant à Adwa, je l'avais présenté aux missionnaires protestants comme un prêtre catholique, et, après une pareille démarche, son caractère sacerdotal ne pouvait rester un mystère pour personne. Aussi, quelques jours plus tard, lorsque, immédiatement après l'expulsion des Européens, le Dedjadj Oubié m'autorisait à aller chercher mon frère et à laisser séjourner le P. Sapeto dans ses États, comme il contrevenait ainsi le premier à la loi qui eût frappé ce Père lazariste, il ne parla de lui que comme d'un de mes compagnons, sans faire aucune allusion à sa qualité de prêtre. Le P. Sapeto, venu pour affronter le martyre, reprenait ainsi l'œuvre des missions catholiques, interrompue dans la haute Éthiopie depuis plus de deux siècles. En trois mois environ, il avait su se faire agréer par les indigènes et il avait célébré une première messe. En conséquence, lorsque mon frère était retourné en Europe, il lui avait donné pour la Propagande des lettres annonçant ces heureux résultats et demandant qu'on lui adjoignît d'autres missionnaires. Mon frère s'était rendu à Rome, où l'avait précédé la nouvelle des succès du P. Sapeto, auquel la Propagande avait adjoint deux autres missionnaires lazaristes, sous la conduite de M. de Jacobis, sacré depuis comme évêque d'Abyssinie. Le Dedjadj Oubié les avait accueillis favorablement, et, quoique arrêtés dans notre voyage, nous avions déjà la consolation de ne l'avoir pas tenté en vain, puisque nous étions l'humble cause de l'introduction en Éthiopie de prêtres catholiques destinés à relever la réputation des Européens dans le pays.
Nous étions convenus avec Ezzeraïe qu'après avoir conduit mon frère jusqu'à la frontière des États d'Oubié, il m'attendrait à Digsa chez son père, où je le rejoindrais. Mais, au lieu de m'y attendre, il revint à Adwa, en me disant que son père et lui étaient trop inquiets sur mon compte pour me laisser seul plus longtemps dans une ville occupée par les gens d'Oubié.
Après un repos d'environ trois semaines à Adwa, mon cheval s'étant remis, je me disposais à partir, lorsque j'appris que le Dedjadj Oubié arrivait.
Afin d'éviter l'apparence d'une fuite, que ma conscience n'autorisait en rien, j'attendis qu'il vînt camper près de la ville. Les principaux habitants se portèrent à sa rencontre pour lui souhaiter la bienvenue et lui faire leur cour; je ne fus pas inquiété, et le surlendemain, au lever de la lune, je partis avec Ezzeraïe pour Digsa, où nous arrivâmes sans encombre le deuxième jour.
Quand nous entrâmes chez le Bahar Négach, Ezzeraïe lui dit en me désignant:
—Je vous le ramène; c'est à vous désormais de veiller sur un fils de plus que mon attachement vous a acquis.
Je trouvai chez le Bahar Négach une lettre de mon frère qui m'apprenait qu'Aïdine Aga tenait au pied du plateau de Digsa un piquet de soldats arnautes prêts à m'escorter jusqu'à Moussawa. Mais la protection du Banar Négach me suffisait.
Quoique âgé de plus de soixante ans, ce chef était actif, audacieux et fougueux comme un jeune homme. Arrivé, à force d'adresse et d'énergie, à dominer Digsa, il dirigeait presque à son gré les alliances et les hostilités de la sous-tribu d'Akala à laquelle il appartenait. Les Akala-Gouzaïe, réputés pour la rudesse de leurs mœurs et leur courage à la guerre, vivent clairsemés sur la frontière chrétienne, entre la province du Hamacèn et celle de l'Agamé. Ils entretiennent constamment quelque motif de rivalité avec leurs voisins et profitent des interrègnes dans le gouvernement du Tegraïe pour vider leurs querelles par les armes. Ils n'ont gardé de la religion chrétienne que quelques pratiques, suffisantes cependant à les différencier des Musulmans de la côte, auxquels, pour des raisons d'intérêt public ou privé, ils consentent quelquefois à donner leurs filles en mariage, quoique ceux-ci refusent d'en agir de même à leur égard. Séparés par deux journées de route seulement, Moussawa et Digsa offrent le contraste de saisons complétement opposées: quand l'hiver règne à Moussawa, on est en plein été à Digsa et à Halaïe. Digsa, moins considérable que Halaïe, est sis au milieu d'un pays pierreux et tourmenté qui se termine bientôt en chute abrupte pour arriver au pays koualla, chaud et énervant, qui borde la mer Rouge. Du côté du S.-O., vers le Tegraïe, les pentes sont moins brusques et s'arrêtent bientôt au koualla désert de Tsam-a, domaine non contesté des éléphants, des lions et d'autres animaux dangereux. Des bandes isolées de Sahos rôdent nuit et jour sur la frontière chrétienne pour y voler des femmes et des enfants qu'ils vendent ensuite à Moussawa, ou bien encore pour enlever quelques têtes de bétail, ou surprendre et tuer quelque habitant dont ils croient avoir à se plaindre. Cet état de demi-sécurité tient les Akala-Gouzaïe en alerte continuelle; ils ne cultivent la terre que dans la mesure approximative de leurs besoins, et, malgré leur peu d'efforts, ils ont souvent d'abondantes récoltes; mais des années de sécheresse ou le passage des sauterelles les réduisent quelquefois à émigrer en grand nombre. Ils élèvent des chèvres, des moutons et des bœufs, qu'ils confient annuellement aux pasteurs Sahos pour faire profiter leurs troupeaux de l'alternation fréquente des saisons; et, malgré ce besoin qu'ils ont des services des tribus Sahos, ils font souvent contre elles des expéditions dans lesquelles leur courage tenace se manifeste avec cette supériorité que les populations des pays deugas ont souvent sur celles des pays kouallas. Toutes ces circonstances faisaient du Bahar Negach un des hommes les plus importants de cette frontière, quoique son titre de roi de la mer n'ait plus qu'une signification dérisoire depuis que l'Éthiopie n'exerce plus d'action au dehors. Jadis, lorsque des églises chrétiennes s'élevaient jusqu'aux bords éthiopiens de la mer Rouge, et que les flottes de l'Éthiopie transportaient ses armées dans l'Arabie où sa domination était établie, la fonction de Bahar Negach était une des principales de l'Empire: il était chargé du transport et de l'entretien des troupes qui allaient annuellement relever les garnisons que les empereurs tenaient dans l'Yémen; 40,000 hommes, dit-on, étaient affectés à ce service. Le Bahar Negach était, en outre, tenu d'héberger pendant quatorze jours l'armée de retour, afin de la remettre des fatigues de la mer.
Mais si l'on se détourne de ces lointains embrumés de l'histoire pour considérer l'état présent du pays, on est péniblement impressionné par le spectacle de ce qui est.
La pensée s'attriste à contempler cette frontière, passage de tant de puissance, de tant de grandeur, et où tout est rude, inculte, inhospitalier et vide; où les pierres qui jonchent le sol, usées par les siècles, ne laissent plus même deviner si elles ont servi de matériaux aux travaux des hommes, et roulent informes comme des galets sous le cours du temps.
Des milliers de pélerins, des caravanes, des armées, des populations entières qui ont passé là, il ne reste aucun vestige, et n'étaient quelques bandes de cynocéphales que l'on rencontre quelquefois, les erres de l'antilope et du condoma, l'empreinte du pied de l'éléphant ou du lion et la trace sinueuse du serpent, sont les seuls indices de vie qu'on y découvre aujourd'hui. Lorsqu'on arrive à Moussawa par mer, le cœur se resserre à la vue du sol calciné qu'on aborde et à l'aspect austère des flancs du premier plateau éthiopien, qui bleuit dans le lointain. En descendant de l'Éthiopie vers la mer, si l'on s'arrête un instant sur un de ces contreforts qui étayent le pays chrétien, on n'aperçoit à ses pieds que des arêtes pelées; plus loin, des terres vides, plates, désolées, puis, la mer Rouge; et si c'est le matin, un immense disque sanglant, désarmé de ses rayons, qui semble émerger des eaux et monte à vue d'œil: c'est le soleil qui se lève, que l'on ne pourra bientôt plus regarder, et qui, durant toute la journée, va mordre ces gorges désolées où souvent des hommes et des animaux meurent d'épuisement et de soif. Il semble du reste que ce pays soit admirablement approprié pour servir comme de vestibule à l'entrée en Éthiopie. Il convient au voyageur de s'y recueillir, de s'y dépouiller d'habitudes, de préjugés, d'allures de corps et d'esprit qui l'empêcheraient de participer à la vie de ce peuple éthiopien, espèce de palimpseste vivant, où il trouvera entassées et confondues, ici en caractères inaltérés, là frustes ou indéchiffrables, les traces de mœurs, de lois, d'habitudes, de coutumes, de formes de la matière ou de l'esprit qui ont prévalu les unes dans les temps homériques, les autres à Athènes, à Rome, à Memphis, dans l'Inde, en Judée, ou durant le moyen âge en Europe, et enfin dans les premiers temps islamiques. Et lorsqu'après des recherches pénibles le voyageur, vieilli, s'en retourne par ce chemin, s'il a su s'identifier avec le peuple qu'il quitte, ce n'est point sans étonnement qu'il se considère et qu'il retrouve les premières impressions de l'être qu'il était au début de son voyage. Heureux s'il a acquis un peu de sagesse!
Dans la soirée, le Bahar Negach, après m'avoir regardé quelque temps en dessous, avec ses yeux gris ronds et brillants, me dit de sa voix rauque:
—Mikaël, depuis que tu es dans ma maison je te suis des yeux et t'écoute, parce que, avant de déclarer ma pensée à un homme, j'aime à m'assurer de ce qu'il est. J'ai tâché de concilier avec ta personne ce que mon fils et d'autres m'ont rapporté de toi; tu me conviens, je te donne la bienvenue. Mon hydromel est ardent comme l'éclair, mais tu n'en bois pas. Si tu voulais des repas délicats, je te dirais: retourne ou va-t-en plus loin. Contrairement à ceux de ta race, tu te nourris de lait; nos vaches agiles en donnent peu, mais il est savoureux. Cette nourriture, qu'on nous reproche comme trop primitive, fait la force et le courage de nos jeunes hommes; tu en boiras avec eux. Mauvaise race que ces gens du Samèn! Si le Tegraïe avait quelques hommes comme moi, nous aurions fait dire depuis longtemps: «Où donc était la demeure d'Oubié?» Tu es un désaccord avec lui? il n'y a pas de mal à cela. Quand il viendrait te chercher ici, mes fourrés sont assez épais pour te cacher, toi et toute ma famille; l'oiseau de proie même ne vous découvrirait pas. Mes jarrets sont encore ceux de la panthère, et, de nuit comme de jour, je saurais protéger votre retraite. Quant à ton cheval, personne n'y touchera ici. Et ne descends pas à Moussawa, où les chaleurs de l'été te fatigueraient. Reste dans l'hiver avec moi.
Je remerciai mon nouveau patron, et j'envoyai des hommes sûrs à Gondar, pour avertir le Lik Atskou et me ramener Domingo et quelques effets laissés dans ma maison. Je prévins mon frère de mon heureuse arrivée à Digsa et de la sécurité dont j'y jouissais; et, comme les chaleurs étaient excessives à Moussawa, je l'engageai à venir attendre auprès de moi, dans un climat tempéré, l'arrivée de Domingo. Mais mon frère préféra rester à Moussawa, afin de pouvoir explorer les vestiges de la ville d'Adoulis et d'autres points intéressants du bas pays environnant.
On me parla du petit hameau de Maharessate situé à quatre kilomètres environ à l'Est de Digsa, dans la zone où régnait l'hiver, et dont les environs déserts abondaient en animaux sauvages. Le désir de chasser et de m'affranchir de la gêne qu'entraînait pour moi la vie commune avec le Bahar Negach, m'engagea à m'installer à Maharessate. Il n'était pas probable que le Dedjadj Oubié m'y fît inquiéter; mais en ma qualité de protégé du Bahar Negach, je pouvais craindre ses ennemis personnels; et il n'en manquait pas. Aussi, quand j'y fus établi, m'envoya-t-il un messager pour me dire: «Mikaël, ne t'endors pas!»
Domingo avait quitté Gondar avec une grande caravane, et, comme elle n'avançait qu'à petites journées, il laissa mes gens et quelques effets sous la protection d'un trafiquant, prit les devants et m'arriva à Maharessate. Après lui avoir laissé le temps de se reposer et de jouir du plaisir de converser en basque avec Jean, je l'envoyai rejoindre mon frère à Moussawa.
Peu de jours après, je reçus l'avis que mon frère était malade. Je laissai mes gens à Maharessate et je me rendis auprès de lui. Un éclat de capsule l'avait blessé à l'œil, et les suites de cet accident avaient pris une gravité telle, que, sitôt mon arrivée à Moussawa, il s'embarqua avec Domingo pour Aden, le lieu le plus proche où l'on peut trouver un médecin. Il fut convenu que j'irais le rejoindre.
Lorsque je retournai à Maharessate, une femme d'un village voisin vint pour m'intéresser au sort de sa fille enlevée, disait-elle, par des maraudeurs Sahos. Ses supplications faisaient peine à entendre.
Je mis en campagne mes amis Sahos: ils découvrirent bientôt que la jeune fille venait d'être vendue à un trafiquant de Moussawa; et comme aucun de ces trafiquants n'eût voulu revendre un esclave à un chrétien, parce que c'eût été exposer l'esclave à abjurer l'islamisme, je me rendis encore une fois à Moussawa, et je me confiai au Gouverneur. Le bon Aga me promit de m'aider; mais afin de ne pas blesser les sentiments religieux de ses administrés, il évita d'agir ostensiblement et me donna des moyens détournés d'atteindre mon but. Le trafiquant comptait envoyer la jeune fille au marché de la Mecque, avec une barcade d'autres esclaves sur le point de partir. Aïdine Aga, prétextant quelque fraude contre la douane, fit suspendre leur départ; le trafiquant, comprenant à demi, consentit à me céder sa proie moyennant son prix d'achat, et je repartis aussitôt.
Au lieu de suivre le chemin des caravanes, nous parcourûmes le bas pays en zigzag, chassant tout le jour et nous arrêtant la nuit chez les pâtres Sahos qui pourvoyaient à notre subsistance. Ces quartiers abondent en antilopes de toute grandeur, en condomas, en panthères, en énormes sangliers à masque, en lions et en éléphants.
Une fois, après une quête prolongée et infructueuse, la nuit nous surprit dans un quartier désert, et nous dûmes bivaquer sur des rochers, en endurant la faim. Le lendemain vers midi, la soif, le jeûne, et la fatigue nous faisaient traîner la marche, lorsqu'un de mes hommes signala une caravane de trafiquants. Je proposai à Soliman, mon guide Saho, de prélever notre déjeuner sur eux, comme en pareille occurence, cela se pratique quelquefois dans le haut pays. Le vieux Soliman, dont la voracité était proverbiale, me dit allègrement:
—Par Allah! déjeunons, déjeunons, mon fils. Des honnêtes gens ne doivent pas se laisser mourir de faim, si près de ceux qui ont des vivres. Seulement, je ne me montrerai pas; je suis trop connu, et on dirait que c'est moi qui ai conseillé le coup. De derrière ce rocher, je verrai ce qui se passera, et qu'Allah intimide ces revendeurs de chair humaine!
Bientôt, nous leur faisions nos ouvertures à la façon imprévue et brutale usitée en pareil cas, et sans trop de résistance, ils nous laissaient ce que nous voulions, tant en beurre qu'en farine. En refermant leurs outres, ils nous dirent qu'après tout nos procédés étaient fort honnêtes; ils nous souhaitèrent toutes sortes de prospérités, et nous nous séparâmes en très-bons termes. L'un d'eux revint même sur ses pas, nous rappela que nous n'avions aucun ustensile pour faire fondre notre beurre, et nous donna un pot de terre.
Nous étions dans le lit sinueux d'un torrent desséché; un grand feu fut allumé, et chacun se mit à pétrir sa pitance. Les quatre ou cinq hommes qui mangeaient avec moi choisirent pour table une grande pierre plate et proprette, sur laquelle ils morcelèrent notre pain brûlant et versèrent du beurre dessus. En nous attablant, je vis un petit filet d'eau courant entre les galets; presque aussitôt, un grondement sourd d'abord, puis formidable, fit bondir mes compagnons qui s'enfuirent en ramassant nos armes. Je fis comme eux, et une tête de torrent d'environ deux mètres d'élévation parut en mugissant avec une telle force que côte à côte il fallait crier pour s'entendre. Des flots mutinés passèrent en dressant leurs panaches d'écume, comme les chefs fougueux de cette invasion irrésistible; de la berge, nous vîmes trois corps humains culbutant au milieu des eaux qui les emportaient. Un coude du torrent nous permit de sauver ces victimes, dont une était la jeune esclave rachetée. Nous nous comptâmes des yeux, et nous eûmes la joie de n'avoir plus personne à réclamer à cette catastrophe si nouvelle pour moi.
Quant à notre déjeuner, il s'était perdu dans les flancs du monstre; notre faim était bien légitime, il est vrai, mais notre mode de ravitaillement ne l'était guère, et une fois de plus, nous pouvions répéter que ce qui vient de la flûte s'en retourne au tambour.
J'avais bien entendu parler de ces formations soudaines de torrents, mais je n'y croyais qu'à-demi. Le sentier que nous suivions courait dans le lit d'un cours d'eau desséché, bordé par deux contre-forts du premier plateau éthiopien. À l'endroit où nous nous trouvions régnait l'été; à quelques kilomètres plus haut on était dans l'hiver. Après une averse torrentielle tombée sur le plateau du deuga, il arrive parfois que les eaux, suivant de toutes parts les pentes de terrain, se rencontrent dans quelque carrefour, d'où elles se précipitent dans le bas pays avec une soudaineté telle que les serpents et même le lion, la panthère ou le singe sont surpris et entraînés jusqu'à la mer. Lors de mon arrivée dans le pays, on parlait encore d'une caravane qui, surprise ainsi durant la nuit, perdit plus de deux cents hommes et un nombre considérable de chameaux et de charges d'ivoire.
Cependant, les eaux baissèrent; deux heures après, nous pûmes reprendre notre marche et nous gagnâmes enfin Maharessate.
Les parents de la jeune fille volée, qui avaient tout promis pour sa rançon et pour les dépenses que j'aurais à faire pour la découvrir, vinrent me la demander en alléguant leur misère: je refusai; et quelques jours après, ils revinrent accompagnés d'amis de Bahar Négache, m'offrir une faible partie de ce que j'avais déboursé pour eux. Indigné de leur procédé, mais dédaignant d'invoquer le bénéfice de leurs propres lois, je leur rendis leur fille.
Peu de jours après, une grande caravane vint camper près de Maharessate; elle arrivait du Gojam, et elle était forte, disait-on, de six cents hommes armés de boucliers, ce qui avec les esclaves, les porteurs et les sommiers supposait au moins treize cents ou quatorze cents personnes. Une quarantaine de pèlerins pour Jérusalem s'étaient joints à elle. Les principaux trafiquants se réunirent et vinrent me faire visite; ils me surprirent dans une prairie où je courais une quintaine avec mes hommes. Nous nous assîmes en cercle sur l'herbe, et un des trafiquants, que je connaissais, me présenta cérémonieusement un moine lépreux, couvert de haillons, pour lequel tous témoignaient de grandes déférences: il ne marchait qu'avec peine; sa figure était peu éprouvée, mais il avait perdu plusieurs doigts des mains et des pieds.
Après quelques moments de conversation générale, il demanda qu'on fît silence et il m'annonça que je pouvais retourner dans les États du Dedjadj Oubié, lequel venait de s'engager vis-à-vis de lui par serment, à oublier notre scène à Maïe-Tahalo et à me traiter désormais en ami. Le moine parut tout décontenancé, lorsqu'après l'avoir bien remercié de sa bienveillante intervention je lui dis que l'éloignement de mon frère m'empêchait, pour le moment, de retourner sur mes pas.
—À ta volonté, reprit-il, il suffit que la paix soit faite, et que tu puisses aller quand tu voudras vers les pays dont les sources t'appellent.
Bientôt il demanda à m'entretenir en particulier; et les assistants étant allés s'asseoir à l'écart, ses manières devinrent plus familières. Oubié lui avait avoué, me dit-il, que lors de ma visite à Maïe-Tahalo, il buvait depuis le matin d'un hydromel très-capiteux, et que la vivacité de mes réponses avait achevé de le surexciter; que, du reste, ma franchise ne lui déplaisait pas, et que si je voulais prendre du service chez lui, il saurait satisfaire mon ambition plus amplement que le Dedjadj Guoscho. Le moine me conseilla d'accepter de servir temporairement Oubié, les événements politiques ne tarderaient pas à me permettre, ajouta-t-il, de rejoindre honorablement le Dedjadj Guoscho. Il m'apprit que plusieurs religieux des solitudes s'étaient émus de ma mésaventure et seraient toujours prêts à s'employer en ma faveur.
—Ils sont au courant de ce que tu fais, mon fils, me dit-il, et ils te veulent du bien; ils s'imaginent que ta présence en Gojam contribuera à rappeler le Dedjadj Guoscho aux idées de renoncement qui ont conduit sa mère à Jérusalem.
Il finit par me confier mystérieusement qu'il était lui même natif du Gojam, et que j'étais lié avec quelques-uns des siens. Je lui demandai à quelle famille il appartenait.
—Laisse-là! répondit-il; je suis mort pour elle, quoique je veille sur elle et que je prie; je m'efforce de me détacher de tout, et Dieu confirme ce détachement en reprenant mon corps pièce à pièce, comme tu vois.
Et il me montrait ses membres mutilés par son affreuse maladie.
—Mais toi, tu es jeune; ton midi est devant toi, et quand tu rentreras dans mon Gojam, aime-le bien, car c'est la fleur de notre Éthiopie.
Comme les trafiquants attendaient la fin de notre entretien, il les congédia, et je pus jouir de sa conversation pendant une partie de la soirée.
Je lui dis de disposer de moi en quoi que ce fût. Il m'apprit que le Naïb d'Arkiko érigeait en droit l'habitude de prélever sur chaque pèlerin de passage pour Jérusalem une petite somme en argent, et que de plus, si l'un d'eux avait une monture ou une bête de somme, il la lui prenait aussi, sous prétexte qu'il n'en aurait que faire dans un voyage sur mer. Et comme je passais pour être en crédit auprès du Naïb, il me pria d'intercéder pour lui et ses compagnons. À cet effet, j'envoyai un messager au Naïb, et quelques jours après on me rapporta que ce chef avait eu l'obligeance d'exempter les pèlerins de toute avanie.
La nuit était déjà avancée, lorsque j'accompagnai ce digne religieux jusqu'à l'endroit où campaient les trafiquants. Il me donna sa bénédiction avec une émotion visible, et il partit le lendemain pour Moussawa avec la caravane.
Ce moine vivait depuis plusieurs années dans une solitude de la province de Waldoubba, où il s'était acquis une grande réputation de sainteté, lorsqu'il crut, dans une extase, recevoir du ciel l'ordre d'aller attendre sa dernière heure à Jérusalem; et il s'était rendu à Aksoum pour y prendre au passage quelque caravane descendant à la mer. Le Dedjadj Oubié, instruit de sa présence en Tegraïe, l'avait amené à lui faire visite et lui avait offert une somme d'argent pour le défrayer de son voyage en Terre-Sainte.
—Que Dieu vous en tienne compte, seigneur, lui avait répondu le religieux, mais avant d'accepter cet argent, il me faudrait le passer au van de la justice, pour ne point devenir le complice des rapines et des violences qui l'ont amassé en vos mains; et Dieu seul peut ainsi vanner les trésors des grands de la terre.
De pareils refus faits en termes analogues, ne sont pas rares en Éthiopie, et les princes ne s'en offensent nullement, tant ils sentent que leur puissance est peu légitime. À la fin de l'entretien, le Dedjazmatch, selon la coutume, lui ayant demandé sa bénédiction, le digne religieux lui avait représenté que pour la rendre efficace, il devait accomplir quelque acte de clémence ou de pardon; et c'est ainsi que le moine avait obtenu du Dedjadj Oubié qu'il élargît deux seigneurs de l'Agamé, retenus dans les fers depuis sa victoire sur le Dedjadj Kassa, et qu'il cessât de me tenir rigueur.
J'eus de ce bienveillant intercesseur l'explication de ma disgrâce chez le Dedjadj Oubié, et je compris que l'étrange conduite de ce prince à mon égard avait pu être motivée en partie par mon imprudence, et surtout par mon inexpérience du pays. Toute société a des règles explicites ou implicites qui régissent les rapports de ses membres entre eux, ainsi que des principes d'action, mobiles, permanents ou passagers, qui donnent l'intelligence des mouvements et des évolutions de sa vie. L'étranger qui les ignore est exposé à concevoir de cette société, comme à donner de lui-même, les opinions les plus erronées. Dès le commencement de ce siècle, le gouvernement anglais, dans le but de sauvegarder en Orient ses intérêts qu'il croyait menacés par la présence du général Bonaparte en Égypte et par les projets de ce grand homme sur l'Orient, avait songé à s'assurer d'une position dans le Tegraïe; et depuis l'évacuation de l'Égypte par l'armée française, il avait envoyé ostensiblement auprès du Dedjadj Sabagadis, qui gouvernait alors le Tegraïe, une mission conduite par un agent intelligent, M. Salt, qui avait visité le pays, peu de temps auparavant, en compagnie de lord Valentia. M. Salt réussit dans sa mission et retourna en Angleterre; mais les relations qu'il avait nouées avec le Dedjadj Sabagadis restèrent sans effet, à cause de la mort de ce Polémarque tué peu après, à la suite d'une bataille perdue contre le Ras Marié, Polémarque du Bégamdir. Le Dedjadj Kassa, fils et successeur de Sabagadis, ne put conserver de l'héritage paternel qu'une petite portion du Tegraïe. Le reste fut donné en investiture par le Ras du Bégamdir au Dedjadj Oubié.
Entre autres présents, le gouvernement anglais avait envoyé au Dedjadj Sabagadis trois mille fusils, qui n'arrivèrent à Moussawa qu'après la mort du destinataire; et, lors de mon entrée dans le pays, malgré les réclamations du gouvernement anglais et les efforts d'un de ses agents subalternes, nommé Coffin, l'introduction de ces armes était arrêtée tantôt pour un motif, tantôt pour un autre, mais surtout par l'opposition du gouverneur de Moussawa. Coffin, ancien matelot attaché à la mission de M. Salt, vivait depuis près de trente ans en Tegraïe comme serviteur du Dedjadj Sabagadis d'abord, et puis du Dedjadj Kassa. Adopté par les indigènes dont il avait pris les mœurs et même la religion, il n'était guère plus considéré comme agent de l'Angleterre; mais les rapports entre la famille de Sabagadis et le Gouvernement anglais, quoique tombés en apparence, avaient laissé dans le pays l'idée confuse que l'Angleterre méditait de s'emparer du Tegraïe.
Sabagadis mort, dès que la prépondérance croissante du Dedjadj Oubié fut reconnue, des missionnaires allemands s'étaient présentés à lui comme nationaux anglais, et bientôt ils obtinrent de s'établir à Adwa. Mais, au bout de quelque temps, le clergé vit en eux des ennemis de sa foi, dangereux par l'argent qu'ils répandaient, et les notables, jaloux des dépenses hors de proportion avec le pays que faisaient ces étrangers et de l'importance de plus en plus grande qu'ils donnaient à leur établissement matériel, les soupçonnèrent de n'être venus dans le pays que pour servir les desseins de l'Angleterre; aussi l'opinion publique parut-elle satisfaite de leur expulsion.
Les choses en étaient à ce point lorsque nous arrivâmes à Moussawa. Le Dedjadj Oubié renvoyait de ses États les missionnaires et les trois ou quatre autres Européens qui s'y trouvaient. Laissant mon frère à Moussawa, je m'étais rendu à Adwa avec le père Sapeto, et, en me présentant devant le Dedjadj Oubié, malgré ces circonstances si contraires et malgré tous les avis, j'avais été assez heureux pour trouver grâce et obtenir que le père Sapeto pût s'établir à Adwa et mon frère entrer dans le pays.
Jusque-là mon ignorance même des intérêts qui s'agitaient autour de moi m'avait procuré une réussite inexplicable aux yeux de ceux qui étaient le mieux informés, et avait fait supposer aux missionnaires protestants que le père Sapeto, mon frère et moi, nous devions être des agents du gouvernement français, et que nous n'étions point étrangers à leur expulsion.
Après cette première chance si heureuse, je redescendis vers la côte pour y prendre mon frère, et au retour, à deux journées de route d'Adwa, nous fûmes arrêtés, comme on l'a vu, par le Blata Guébraïe. Mais cet incident qui remit en question notre voyage, puisque le Blata n'allait à rien moins qu'à nous dépouiller entièrement, servit au contraire à en assurer l'exécution. En effet, la façon inespérée dont je pus m'échapper de nuit des mains de ce chef, pour aller me mettre sous la protection du Dedjadj Oubié, acheva de me gagner la faveur du Dedjazmatch.
D'après les mœurs féodales du pays, je devenais ainsi le client du Dedjadj Oubié, presque son homme, et je lui donnais le droit de réclamer, comme sien, tout ce qui était à moi. Les paysans de Maïe-Ouraïe, qui retenaient encore mon frère le comprirent, et, sitôt ma fuite, ils l'encouragèrent à se rendre avec un de nos trois fusils de rempart chez le Dedjadj Kassa, Polémarque du pays, suzerain du Blata Guébraïe leur seigneur. Ils sentaient que ce dernier perdait désormais son importance et que c'était entre le Dedjadj Oubié et le Dedjadj Kassa que notre sort allait se régler; que celui-ci ne manquerait pas d'ordonner qu'on relâchât mon frère et nos bagages; et ils étaient bien aises d'assurer au moins à leur Polémarque un présent précieux pour le pays.
Dans cet ordre d'idées, mon frère et moi nous ne comprîmes pas alors que le Dedjadj Oubié, nous regardant comme ses clients, pouvait considérer comme une espèce de soustraction faite à son appartenance le don offert à son voisin et rival le Dedjadj Kassa. Heureusement nous fûmes assez bien inspirés pour offrir au Dedjadj Oubié les deux fusils de rempart qui nous restaient, ce qui atténua la première impression fâcheuse qu'à notre insu nous lui avions faite; et, lorsque après un court séjour à Adwa, nous nous présentâmes avec nos bagages à son camp, en lui annonçant que nous partions sur-le-champ pour Gondar, l'assurance naïve de cette démarche l'avait pris à l'improviste, et il avait consenti à notre voyage. Malgré les présents considérables qu'ils lui avaient faits et la faveur dont ils avaient joui d'abord, les missionnaires protestants n'avaient pu obtenir de se rendre dans le haut pays.
Après environ trois semaines de séjour, mon frère avait quitté Gondar pour retourner en Europe, et il s'était chargé de deux lettres: l'une pour le roi des Français, l'autre pour la reine d'Angleterre, que les notables de Gondar avaient écrites à ces deux souverains pour les prier d'arrêter, par leur intervention, l'invasion d'une armée égyptienne qui se rassemblait au Sennaar dans le but avoué de pénétrer en Dambya et de mettre Gondar à sac. Cet acte de complaisance, qui a contribué à sauvegarder, pour un temps du moins, l'intégrité de ce pays chrétien, déplut néanmoins au Dedjadj Oubié, qui aurait voulu être le seul prince éthiopien à entrer en relations avec une puissance européenne.
Lorsque, après mon séjour auprès des Dedjazmatchs Guoscho et Birro, séjour qui m'avait donné une certaine notoriété dans le pays, je m'arrêtai en Tegraïe, en allant à Moussawa au devant de mon frère, je ne me montrai pas assez bon courtisan à la cour du Dedjadj Oubié, et ce qui, dans d'autres circonstances m'eût été propice, le tourna encore contre moi. Ma connaissance des mœurs du pays était suffisante pour apprécier la légèreté avec laquelle les gens de la maison de ce prince traitaient tout Européen, et ma réserve même lui fut présentée dans un sens hostile, lorsque ses gens eurent découvert que leur maître était moins bien porté pour moi. De plus, la réception que j'avais trouvée auprès du Dedjadj Guoscho et du Ras Ali lui faisait désirer, à ce que me dit le religieux et comme cela me fut confirmé depuis, que je m'attachasse à son service. Il n'est pas surprenant que des dispositions de cette nature dussent s'envenimer au moindre prétexte, à la moindre maladresse de ma part.
Pendant mon séjour auprès du Dedjadj Guoscho, le Dedjadj Kassa avait été vaincu et pris par le Dedjadj Oubié. Le vainqueur n'avait voulu voir dans Coffin qu'un agent de l'Angleterre, et l'avait fait mettre aux fers jusqu'à ce qu'il lui eût livré ce qui restait à Moussawa des fusils envoyés à la famille de Sabagadis. Depuis cette défaite de Kassa, le Dedjadj Oubié devait s'intéresser d'autant plus aux rapports de son pays avec des puissances étrangères, que son pouvoir s'étendait désormais depuis Gondar jusqu'à la mer Rouge.
Lorsque peu après nous nous présentâmes devant lui à Maïe-Tahalo, c'était encore pour aller à Gondar. Mon frère revenait d'Europe, et le Dedjazmatch supposait qu'il rapportait la réponse aux messages dont il s'était chargé. Si nous avions été au courant des dispositions du Dedjazmatch contre nous, nous aurions pu peut-être prévenir sa mauvaise humeur, en allant au-devant de sa pensée, et en lui disant que mon frère avait remis les lettres des notables gondariens aux chefs des gouvernements de France et d'Angleterre, lesquels avaient immédiatement arrêté l'agression imminente du vice-roi d'Égypte, mais qu'il n'était porteur d'aucun message en réponse. Nous n'en fîmes même pas mention. Pour toutes ces causes, il est probable que le Dedjazmatch aurait empêché notre second voyage à Gondar; seulement il l'aurait fait avec des formes moins indignes de son rang, si, par dernière mésaventure, nous ne fussions arrivés à Maïe-Tahalo un matin qu'il avait pris d'un hydromel trop capiteux. Car, quelque peu de sympathie que j'aie pu sentir pour le Dedjadj Oubié, je dois reconnaître qu'il usait presque toujours de formes courtoises.
En me mettant au courant des raisons de ma disgrâce, le bon religieux, qui désirait me voir retourner en Gojam, m'avait conseillé fortement d'accepter la réconciliation qui m'était offerte, en ajoutant que les événements politiques ne manqueraient pas de m'ouvrir une issue vers Gondar. Mais je dus renoncer, jusqu'au jour où je saurais ce qu'était devenu mon frère, à profiter des nouvelles dispositions du Dedjadj Oubié.
Tout ce que je pus apprendre dans la suite sur le compte de ce solitaire, qui s'était si vivement intéressé à moi, fut qu'on le nommait en religion Abba (père) Waldé Mariam, et qu'il mourut, comme il le désirait, en arrivant à Jérusalem.
La semaine suivante, un des pèlerins revint de la côte me demander, de la part d'Abba Waldé Mariam et de ses compagnons, d'entrer dans une affaire qui les préoccupait vivement. Parmi les nombreux esclaves que la caravane conduisait à Moussawa, ils avaient découvert une jeune chrétienne volée en Gojam et vendue à un trafiquant musulman qui, pour la soustraire aux recherches, l'avait fait voyager de nuit jusqu'en Tegraïe. À Moussawa, les pèlerins, pensant que le meilleur fruit de leur pèlerinage à Jérusalem serait de sauver une âme en voie de perdition, s'étaient cotisés avec les trafiquants chrétiens pour racheter l'esclave, et ils offraient tout ce qu'ils possédaient. Mais le musulman, encouragé par ses coreligionnaires, demeurait inflexible. Je descendis à Moussawa, où, grâce à l'intervention secrète du gouverneur, je contraignis le musulman à lâcher sa proie, et Kassa, le plus riche trafiquant chrétien de Kouarata, sur la frontière du Gojam, fut chargé de reconduire la jeune fille à sa famille. Elle était fort jolie: il s'en éprit et il en fit sa femme.
De retour à Maharessate, je reçus mes messagers venant de Gondar avec mes effets. L'excellent Lik Atskou déplorait vivement ma disgrâce chez Oubié: «Résigne-toi, Dieu est le plus fort, me faisait-il dire, et il ne se sert peut-être de cet Oubié que pour te détourner de ce malheureux pays, où les caprices de nos soudards se sont substitués à la loi et aux convenances, et où tu aurais fini peut-être par succomber. Tout arrive par la permission de Dieu; si nous ne devons plus nous revoir sur terre, je t'attendrai là-haut.»
Bientôt une lettre de mon frère, datée d'Aden, m'apprit qu'il était encore souffrant et qu'il m'attendait avec impatience. Rien ne me retenait plus désormais; je quittai Maharessate pour Moussawa, où l'on se trouvait au plus fort de l'été. Les chaleurs étant accablantes, je dus aviser immédiatement à y soustraire mon cheval, sujet d'envie de la part des principaux officiers d'Oubié et cause d'inquiétude continuelle pour mes gens, depuis que j'étais séparé des Dedjazmatchs Guoscho et Birro; car en quittant les États de ces Polémarques, nous étions entrés dans la catégorie de soldats sans maître, sans protecteur régulier par conséquent, et nous ne dépendions plus que de notre adresse à nous faire bien venir ou à nous faire respecter. Mais il restait à ce cheval bien d'autres aventures à courir. Je le confiai à Jean, auquel l'air et le régime natals devenaient de plus en plus nécessaires, et, comme mon frère m'en exprimait le désir, je le chargeai d'offrir le cheval en son nom à Mgr le prince de Joinville, comme témoignage de sa reconnaissance pour l'attention que ce prince avait bien voulu prêter à ses projets de voyages scientifiques. Ce cheval arriva heureusement, avec son conducteur, à Djeddah, où le consul de France l'embarqua pour Kouçayr. Il fit naufrage sur la côte d'Égypte, se sauva à la nage avec son Basque, et, après plusieurs incidents peu ordinaires, il arriva à Toulon, où, d'après la volonté de son illustre destinataire, il fut remis à Mgr le duc d'Aumale, qui partait pour l'Algérie.
Il me fallut attendre un bâtiment à destination d'Aden et je passai quelque temps à jouir de l'intimité d'Aïdine Aga et d'un Arabe originaire de Bassora, qui venait de remplir auprès du Ras Ali et du Dedjadj Oubié une mission dont l'avait chargé le pacha de la Mecque. Cet Arabe, d'une érudition exceptionnelle pour son pays, avait étudié les mathématiques, l'astronomie et se servait même de l'astrolabe; il parlait avec enthousiasme de quelques maîtres célèbres qui avaient professé diverses sciences dans les caves de Salamanque, lors de l'apogée de la domination des Maures en Espagne; il déplorait l'ignorance des Arabes actuels, et lorsque je lui disais à quelle hauteur les nations européennes portaient aujourd'hui la science, il se laissait aller à souhaiter de les visiter un jour. Il savait par cœur tout le Coran et ses trois commentaires les plus orthodoxes; il était bon poëte, connaissait l'histoire et les traditions de son pays et les racontait avec une verve et une élégance qui charmaient ses compatriotes. Un service important que je lui rendis détermina entre nous une confiance bien rare de musulman à chrétien. Il avait environ trente-cinq ans, se nommait Mahommed-el-Bassorawi, et on lui donnait le titre de Saïd.
Quant à Aïdine Aga, il faisait encore bonne contenance, malgré une maladie de poitrine qui l'emportait lentement. Il fumait son narghileh tout le long du jour, et lorsqu'on lui faisait observer qu'il aggravait ainsi son mal, il retroussait, en souriant, sa longue moustache et indiquant du doigt le ciel: «Allah est le plus fort,» disait-il. Il aimait beaucoup le saïd Mohammed et connaissait suffisamment la langue arabe pour goûter ses conversations; aussi l'attirait-il chez lui assidûment, et souvent il nous entretenait lui-même d'une façon fort intéressante. Ayant quitté fort jeune l'Albanie, sa patrie, pour s'attacher à Méhémet-Ali, lorsque ce grand homme n'était encore que chef d'une bande d'Arnautes, il l'avait fidèlement suivi à travers toutes les péripéties de son orageuse carrière; aussi, connaissait-il parfaitement les événements de cette époque tourmentée. Méhémet-Ali, devenu vice-roi d'Égypte, l'avait enrichit d'un seul coup et mis à même de recruter à son tour une bande de plus de deux mille Arnautes. Mais l'Aga, s'étant ruiné en prodigalités, passa avec le grade de lieutenant-colonel dans l'armée régulière, et le vice-roi, d'une bonté inépuisable pour ses anciens serviteurs, l'avait fait depuis quelques années gouverneur de Moussawa, poste modeste en apparence, dont les bénéfices étaient tels cependant que même en restant assez honnête homme, Aïdine en tirait environ 80,000 francs par an.
Des nombreux musulmans avec lesquels je me suis lié, Aïdine a été, avec le saïd Mohammed, celui qui s'est le plus dépouillé de ces préjugés invétérés que ses coreligionnaires dissimulent quelquefois avec adresse, mais ne cessent d'entretenir contre tout chrétien. Une circonstance particulière m'avait valu son intimité:
À mon passage à Adwa, lorsque j'allai à la rencontre de mon frère, un botaniste allemand arrivant de Moussawa me conseilla de ne goûter à quoi que ce fût chez Aïdine Aga, qui venait d'essayer, croyait-il, de l'empoisonner, afin de n'avoir point à lui rembourser un mandat de 200 talari. Il ne devait la vie, ajoutait-il, qu'à des contre-poisons actifs pris sur le champ; et après trois semaines de souffrances, il venait d'adresser au consul général d'Autriche au Caire une plainte en forme.
Je n'attachai que peu d'importance à cet avis. Comme on se le rappelle, quelques heures après mon arrivée à Moussawa, mon frère y débarqua. En nous rendant dans la soirée au divan du gouverneur, il m'apprit qu'on disait au Caire qu'Aïdine avait tenté d'empoisonner un Européen; que le vice-roi faisait instruire l'affaire, et qu'il avait promis au consul d'Autriche de faire décapiter l'Aga, si seulement deux témoins dignes de foi déposaient contre lui. Je communiquais à mon frère l'avis concordant donné par le botaniste, lorsque nous entrâmes dans le divan. L'Aga, nous accueillant avec son affabilité ordinaire, nous fit présenter à chacun un sorbet, et en attendant, selon l'usage, qu'on lui remît le sien, nous échangeâmes, mon frère et moi, un coup d'œil interrogateur, car nous avions oublié de concerter notre conduite, et Aïdine avait bien plus de deux cents talari à gagner à notre mort. D'un seul trait, nous vidâmes nos coupes, quoique d'après l'étiquette, nous eussions pu n'en goûter que du bout des lèvres; le regard d'Aïdine nous avait semblé trop honnête pour abriter une trahison.
En effet, peu après, le hasard nous donna l'explication probable de l'alarme du naturaliste. Les habitants de la terre ferme apportent chaque matin à Moussawa des denrées de consommation journalière, entre autres, beaucoup de lait de chamelle ou de chèvre, qui, à l'époque de certaines herbes, leur emprunte des principes tels, que la plupart des indigènes cessent pour un temps de le prendre pour nourriture et ne l'emploient plus que comme purgatif. Le botaniste allemand ignorait ce détail d'hygiène locale; il avait reçu l'hospitalité chez le gouverneur et s'était fait servir un matin du café au lait, dont les conséquences l'avaient épouvanté au point de lui faire croire à un empoisonnement. Aïdine fut tellement troublé par l'accusation, que, sans penser même à ces circonstances, il se contenta de faire agir ses amis au Caire. Heureusement pour lui, l'accusation tomba faute de preuves.
Depuis notre mésaventure chez le Dedjadj Oubié, Aïdine Aga témoignait de sa sollicitude pour nous, et nos rapports étaient devenus de plus en plus intimes. Il nous dit un jour dans un moment d'épanchement:—Je vous parle là de choses dont je ne parle à personne; mais par le prophète, je vous tiens en grande affection, et les confidences que je vous fais nous serviront de gages pour le jour où nous nous retrouverons dans un monde meilleur. Je me figure que le paradis est au sommet d'une montagne de lumière; bien des sentiers en sillonnent les abords; Allah sans doute permettra que tous aboutissent à la cîme. Nos ulémas ne disent point ainsi, non plus que les docteurs de votre loi, mais j'aime à garder cette croyance. Je ne suis qu'un soldat de fortune; un bon maître (qu'Allah et le prophète le glorifient!) m'a fait ce que je suis. Presque enfant, j'ai quitté mon pays et ma religion; car j'étais né chrétien, et voici que lorsque ma moustache grisonne, c'est de la main de deux frères chrétiens que je reçois le plus grand bienfait qu'on puisse recevoir des hommes.
Puis, il nous raconta l'histoire suivante:
Il y avait dans une ville d'Asie un riche marchand, exact observateur des lois du Livre, Allah et le prophète le protégeaient en tout. Sa prospérité était sans pareille; chaque caravane lui ramenait des serviteurs rapportant des marchandises de toutes les parties de la terre, où ils allaient commercer pour son compte; ses troupeaux ne se comptaient que par mille; son harem était égayé par de nombreux enfants, grandissant sous les yeux de mères toujours belles et fécondes. Le Pacha de sa province se tenait pour honoré par ses visites et se levait pour le recevoir. La ville respectait ses moindres volontés; les pauvres l'appelaient le généreux, les ulémas de toutes les mosquées l'appelaient le magnifique; Kadis et Muftis écoutaient ses conseils; et dans toutes les villes, les poëtes chantaient sa louange. Il ne se promenait que dans ses vastes jardins. Il avait des fleurs en toute saison, des sources abondantes, beaucoup d'ombre, et il était toujours en santé. On le nommait Hadji Marzawane. Assis un jour dans son divan, il songeait, lorsqu'un serpent parut en criant:
—Protection, protection, au nom d'Allah!
—Au nom d'Allah et du prophète, je te donne ma protection, dit Marzawane. Mais d'où viens-tu? qui es-tu?
—Je suis poursuivi par les soldats de Sa Hautesse; ils vont arriver. Cache-moi.
Marzawane lui dit de se blottir derrière les coussins de son divan.
—Non, dit le serpent, on m'a vu entrer ici, et fussé-je enroulé dans les cheveux de ta favorite, mes ennemis m'y découvriraient. Écoute; les voilà qui approchent. Si tu ne veux offenser Allah et son prophète, tu n'as qu'un moyen: Ouvre ta bouche, que je me cache dans ta poitrine.
Marzawane recula d'horreur; mais la voix des soldats montait de plus en plus.
—Soit, dit-il, puisque tu es venu au nom du Miséricordieux!
Le serpent disparaissait dans la gorge de son hôte, lorsque ses poursuivants entrèrent en criant:
—Où est le traître? Malheur à ceux qui couvrent l'ennemi du Sultan!
Marzawane leur dit que l'ennemi du Padichah était le sien; que sa maison était vaste, qu'on pouvait s'y introduire inaperçu, et qu'ils n'avaient qu'à la visiter en tous sens.
Les soldats fouillèrent partout; ils exigèrent même de pénétrer dans le harem interdit, et c'est à peine s'ils respectèrent les voiles des femmes. Attérés d'avoir humilié ainsi sans profit cet homme puissant, ils se jetèrent à ses pieds, baisèrent le pan de son caftan en lui demandant grâce, et ils se retirèrent pénétrés de sa générosité.
Marzawane dit alors au serpent:
—Sois sans crainte désormais. Sors; tu gênes les battements de mon cœur.
Mais du fond de cette poitrine de juste, le serpent répondit:
—Il me faut une bouchée de ton cœur ou de ton poumon; choisis. Je ne sortirai qu'à ce prix.
Et comme Marzawane lui reprochait son ingratitude:
—Homme naïf! dit le maudit, puis-je contrevenir à ma nature? serpent je suis, en serpent je dois agir. C'est encore beaucoup que je te donne le choix.
—Amen! dit Marzawane; tu auras le meilleur de ma chair. Accorde-moi seulement comme grâce dernière de me laisser disposer les choses de façon à donner à ma mort l'apparence d'un accident, afin qu'on ne dise point qu'après avoir accordé sa protection au nom d'Allah et du prophète, Marzawane mourut sous la dent de son protégé. Les hommes s'autoriseraient peut-être d'une telle fin pour refuser à l'avenir l'hospitalité.
Et Marzawane ordonna à un esclave d'étendre au pied d'un arbre son tapis de prières, d'approcher l'eau pour les ablutions préparatoires; puis il alla regarder son dernier né, et, frissonnant à la pensée de le quitter pour toujours, il se rendit au jardin, renvoya ses serviteurs, fit ses ablutions, prit congé de son corps par une prière, et s'étant assis à l'ombre, son chapelet à la main, il dit à l'ingrat:
—Fais ce qui doit être.
Aussitôt, un jeune homme resplendissant de beauté lui apparut et lui dit:
—Confirme ta foi. Prononce par trois fois le nom d'Allah, détache une feuille de cet arbre, pose la sur ta bouche, et tu seras sauvé.
—Qui es-tu donc? dit Marzawane.
—Le Prophète m'envoie pour dissiper ta peine; je suis l'ange de l'hospitalité.
Et le céleste messager disparut.
Marzawane ne douta pas; et à peine la feuille consacrée touchait-elle ses lèvres, que sa poitrine se soulevant rejeta le serpent noirci et calciné par la justice divine. Le génie du mal succombait devant la foi d'un véritable croyant.
Comprenez bien cette histoire, nous dit Aïdine. Votre conduite envers moi me l'a souvent rappelée. J'ai abrité sous mon toit un Européen; en récompense, il voulut mordre à mon honneur, et cette pensée oppressait ma poitrine, lorsque toi, Mikaël, tu es venu du Tegraïe où l'insensé calomniateur a dû te mettre en garde contre moi; et toi, dit-il en s'adressant à mon frère, tu es venu du Caire, où j'étais accusé de la même infamie. Vous êtes arrivés ici le même jour des deux extrémités du monde, et Allah vous avait à peine réunis, que vous étiez dans ce divan pour partager votre bonheur avec moi. En recevant le sorbet, vos yeux ont trahi la simultanéité de vos pensées; mon cœur se brisait; mais vous avez vidé jusqu'à la dernière goutte ma coupe un instant soupçonnée. J'avais lu dans vos yeux comme je l'eusse fait dans mon Coran, et soudain mon chagrin était sorti de moi. Allah n'envoie plus ses anges sur la terre, il les remplace par des hommes de bien.
Aïdine Aga exigeait que le Saïd Mohammed et moi, nous prissions notre repas du soir avec lui. Ses occupations le retenaient jusqu'à la prière de l'Asr (quatre heures environ); à cette heure les affaires cessaient, et à moins d'être appelé, personne ne se présentait plus à son divan. Il venait alors me faire visite, ou bien il exerçait les soldats de la garnison à la cible et terminait la séance en tirant avec moi. Il mettait beaucoup d'amour propre à me gagner, en présence de ses hommes, des tasses de café, qui nous servaient ordinairement d'enjeux. De là nous allions nous mettre à table avec le Saïd Mohammed, et nous passions ensemble tout le reste de la soirée. Quelquefois il invitait le Kadi à se joindre à nous.
J'eus tout le loisir alors d'assister à ces longs récits, où l'art de bien dire déploie toutes ses ressources, où souvent les traits de la nature humaine sont reproduits avec des nuances d'une justesse merveilleuse, où l'imaginaire et le réel se mêlent si étrangement parfois, et dans lesquels les Arabes se complaisent par dessus tout et reposent doucement leur esprit. C'est un trait caractéristique de ce peuple, que malgré la longue durée de son existence il ait conservé une habitude d'esprit synthétique, et qu'ayant à un haut degré le sens de la vie pratique, il ait aussi celui de l'idéal très développé.
Dans les villes du littoral ou dans l'intérieur de leur presqu'île, ils peuvent paraître absorbés exclusivement par les préoccupations matérielles de la vie agricole ou pastorale, de la politique, de l'intrigue, du négoce et de l'industrie; mais en les étudiant de près, en les suivant dans leur intimité, on voit que tous, à quelque degré de l'échelle sociale qu'ils soient placés, n'y consacrent qu'une partie de leur être, comme un impôt qu'aggrave aujourd'hui pour eux l'invasion de l'activité européenne, et qu'ils réservent l'autre pour le culte de l'idéal, ce qui les empêche peut-être de tomber dans une déchéance complète. Même dans les villes du littoral de la mer Rouge et du golfe Persique, où selon les vrais Arabes, ceux de l'intérieur, leurs compatriotes, ont dégénéré, tant par suite du mélange des races que par les genres d'occupations auxquelles ils se livrent, aux heures où les travaux cessent, on voit dans les bazars, sur les places publiques, dans les cafés, au bord de la mer ou dans les divans particuliers, des réunions d'hommes occupés à écouter des récits historiques, des contes légendaires ou fantastiques, des épopées, des anecdotes, des poésies de toutes sortes, quelquefois érotiques, mais bien plus fréquemment celles du genre héroïque, surtout dans les cercles composés d'hommes des basses classes. Les conteurs ne s'astreignent pas à une version identique: ils développent leur sujet de mille manières, le quittent, le reprennent au gré de leur inspiration ou des émotions de leur auditoire. La plupart des Arabes sont exercés à faire ces récits, mais comme chez nous au moyen-âge, il y a des conteurs de profession qui voyagent de villes en villages et de tribus en tribus. Malgré les apparences contraires, l'égalité est fort grande parmi les Arabes, et ces réunions contribuent à la confirmer. Un conteur en réputation attirera les hommes de tous les rangs; un ouvrier interrompra son labeur silencieux par un apophthegme ou quelque sentence nouvelle annonçant que son esprit suivait les méandres d'une pensée lointaine; un homme riche, en marchandant avec un étalagiste, se laissera entraîner par celui-ci dans les régions supérieures, et quelquefois sans plus songer à son marché, il continuera son chemin, après avoir fraternisé quelques moments avec un de ses semblables dans le monde consolant où les conventions et les gênes de la vie réelle n'existent plus.
Je me rappellerai toujours nos longues veillées sur la terrasse d'Aïdine Aga, durant ces nuits sereines, à demi éclairées par les étoiles dont les vives scintillations sont inconnues dans nos climats. À l'immobilité atmosphérique et aux ardeurs du jour succédait la fraîcheur d'une brise de mer discrète et caressante; la ville dormait; on n'entendait que le bruissement régulier du flot sur la grève; les Arnautes de garde vêtus de leur pittoresque costume étaient couchés par terre ça et là, et nous nous laissions bercer par la parole lente et harmonieuse du Saïd Mohammed, qui nous faisait voyager par la pensée de Bénarès à Damas, de Sanâh à Samarkande. L'Aga parlait quelquefois de sa fin prochaine avec le calme et la dignité d'un soldat. Il me semble le voir encore, avec son tarbouch incliné sur l'oreille, ses grands yeux bleus, son nez aquilin, lorsque d'une voix discrète il me donnait des conseils:
—Ne te fie jamais complétement à un musulman, me disait-il; tu es chrétien et comme tel il te cachera toujours quelque chose de son cœur.
Quelquefois il posait la main sur mon épaule, et me regardant de ce regard mélancolique de l'homme qui se sent mourir:
—Il est dur, disait-il, de sentir la vie s'affaissant sous soi petit à petit. Qu'Allah te donne ce que j'avais espéré pour moi-même, la mort d'un soldat!
Chaque soir, à la même heure, la voix sonore du muezzin nous interrompait; du haut du minaret voisin, il sommait les musulmans, dans sa formule majestueuse, d'accomplir la dernière prière. L'Aga et le Saïd faisaient leurs ablutions, s'agenouillaient, et, leur prière finie, on apportait des narghilehs frais; on reprenait la conversation, et, bien après minuit, le Saïd et moi, précédés de falots, nous regagnions nos demeures par des rues désertes.
Un bâtiment marchand français était depuis quelque temps à Moussawa. Le capitaine, chargé des intérêts commerciaux d'une maison de Bordeaux, se disait en outre investi d'une mission politique, de concert avec l'envoyé français que j'avais trouvé chez Oubié. Je le mis en rapport avec les principaux trafiquants éthiopiens, mais j'eus le regret de ne pouvoir détourner par mes avis l'issue fâcheuse de la première expédition commerciale française qui fut tentée dans ce pays. Cédant aux instances de mes compatriotes, je me dégageai d'une convention que je venais de faire avec un patron de barque arabe, et je m'apprêtai à partir avec eux pour Aden.
L'Aga me dit que je ne le reverrais plus peut-être; je cherchai, mais sans confiance, à combattre ses tristes pressentiments et je lui fis mes adieux; puis, je quittai mes suivants éthiopiens qui m'avaient donné tant de preuves de dévouement, et je m'embarquai, le cœur serré, quoique heureux de me retrouver sous mon pavillon national.
Je fus frappé dans cette circonstance des caractères différents qu'impriment la religion chrétienne et la religion musulmane. Aïdine Aga n'avait que peu de sympathie pour les principaux habitants de l'île, et pour son lieutenant commandant de la garnison; le Saïd et moi, nous formions sa société de prédilection; il m'entretenait de toutes ses affaires, et, chose plus extraordinaire, il me parlait même de son harem. Le Saïd attendait mon départ pour fixer le sien; Aïdine allait donc rester seul à lutter contre les découragements de sa maladie. Il nous parla de l'isolement où nous le laissions, mais il nous en parla comme d'un inconvénient plutôt que comme d'un regret, et il reçut mes adieux avec une dureté stoïque; il était connu cependant pour être d'une sensibilité rare chez les hommes de son âge et de sa profession. Depuis le Gojam jusqu'à la mer Rouge, je me suis séparé de plus d'un chrétien que j'aimais, et si j'ai senti qu'en les quittant, je leur laissais une partie de mon être, j'ai cru parfois que j'emportais une partie du leur. C'est que la religion chrétienne en préconisant l'amour pour ses semblables, porte à vivre hors de soi-même et convie aux épanchements et aux enthousiasmes du cœur; tandis que la religion musulmane, plus personnelle et plus dure, concentre l'homme en lui-même, lui commande la commisération sans doute, mais l'isole dans ses œuvres comme dans ses espérances.
L'INFLUENCE ANGLAISE.
Notre brick mit à la voile avec des vents échars, mais la mousson du S.-O. s'éleva bientôt avec violence et nous ne pûmes arriver que le lendemain à Ede, petit hameau situé sur une grève aride de la mer Rouge, au S.-E. de Moussawa, et appartenant à une peuplade Afar. Le capitaine et l'agent du gouvernement français en achetèrent le territoire au nom des armateurs de notre navire.
Le surlendemain nous reprîmes la mer; et après une traversée de plusieurs jours que la violence de la mousson rendit pénible, nous prîmes refuge dans la rade de Moka.
Moka, situé un peu au nord du 13e degré de latitude, doit son importance à sa rade formée au N. par un petit cap sablonneux et au S. par un ban de sable consolidé par quelques roches. Quand on en approche par mer, la ville, éloignée du rivage d'environ un kilomètre et protégée par le mur d'enceinte, se dessine comme toutes les villes des côtes de la mer Rouge par ses minarets flanqués de maisons à terrasses blanchies à la chaux. C'est assez loin de Moka que les caféiers croissent, sur les pentes qui relient le koualla (tahama en arabe) au deuga (en arabe nedjd). Depuis l'évacuation des troupes du vice-roi d'Égypte en 1840, l'Yémen était gouverné d'une façon désastreuse par une famille de Schérifs venus de l'intérieur de l'Arabie et dont le chef se nommait Hussein. L'indiscipline de ses soldats rendait le commerce presque impossible, et quelques semaines auparavant, Hussein ayant fait à Moka une réception insultante à l'état-major d'un bâtiment de guerre de la Compagnie des Indes, les Européens n'osaient plus y débarquer. En conséquence, bien que notre équipage manquât de vivres frais, le capitaine jugea prudent de ne point communiquer avec la terre, et notre brick resta en rade, à trois milles environ du débarcadère.
La perspective d'avoir à passer plusieurs jours dans cet isolement me décida, malgré les avis contraires, à me rendre à terre, et pour ne pas exposer nos canotiers à une mésaventure, je me fis transborder sur une pirogue indigène qui passait avec défiance à distance de notre navire. Une douzaine de soldats du schérif accoururent au devant de moi au débarcadère. Leurs allures équivoques ne me rassuraient guère, mais ils me rendirent le salut et se rangèrent pour me laisser passer, me prenant sans doute pour quelque déserteur turc en quête de fortune; car afin d'être plus à la légère; j'avais pris le costume Arnaute, dont l'usage m'était familier. En entrant en ville, je me fis indiquer la demeure du gouverneur, le redouté schérif Hussein, qui s'était réservé l'administration de la ville. Je fus admis sans difficulté.
Le Schérif était un homme d'environ quarante-cinq ans. Il avait les façons hautes, aisées, mais le gonflement fréquent de ses narines et un petit frémissement passager de sa lèvre supérieure semblaient justifier ce que l'on rapportait de ses implacables colères. Il me fit asseoir: je lui dis qui j'étais et ce qui m'amenait; il me sut gré de la confiance de ma démarche, fit servir le café, et lorsque je voulus me retirer il insista gracieusement pour me faire rester. Il me questionna sur l'Éthiopie, me montra ses armes, quelques étoffes de prix et ses chevaux, dont quelques-uns étaient de la race la plus pure. J'admirai entre autres choses la ceinture qu'il portait.
—Elle est peu commune, en effet, me dit-il. Un trafiquant venu de l'Inde m'en a fait cadeau.
Et tout en causant il la défit et me la présenta en disant:
—Qu'elle soit bénie à tes flancs!
Après un entretien prolongé je me retirai rassuré désormais.
J'allai loger chez un riche indigène qui était à la fois agent consulaire de la France, de l'Angleterre, des États-Unis, de l'Égypte et je crois de l'Espagne aussi. Cet homme trafiquait de tous ces pavillons avec une intelligence effrontée, et quoique encore jeune, il avait amassé une très-belle fortune qu'il essayait de préserver contre les exactions du Schérif et de transférer sournoisement à Aden. Il parut peu enchanté de ma visite et ne reprit son assurance que lorsque je lui eus fait part du bon accueil du Schérif.
Le lendemain, je fis savoir à mes compatriotes que j'étais en sûreté, que je pouvais même leur procurer des provisions fraîches, et ils m'envoyèrent un canot que je fis remplir de fruits et de légumes. Le Schérif Hussein m'ayant engagé à le voir souvent, soir et matin je me présentais à son divan, et il m'accueillait avec une bienveillance croissante. Pour répondre au présent qu'il m'avait fait, je lui donnai une espingole qui parut lui faire grand plaisir. En apprenant que notre bâtiment faisait le commerce, il manifesta le désir de voir des échantillons, et j'en informai le capitaine, qui vint traiter avec lui une affaire assez importante; et dès ce moment, les gens de notre bord purent circuler librement dans la ville.
Au bout de quelques jours, le vent du sud s'étant ralenti, le capitaine fixa le départ. Je fis mes adieux au Schérif dont les façons me parurent jusqu'au dernier moment dignes en tout d'un chef de son rang. Mais en remontant à bord, j'appris qu'il avait fait faire des menaces au capitaine, pour le cas où il lui représenterait sa facture. Les marchandises étaient livrées; le capitaine crut prudent de laisser ce cadeau au Schérif, et nous remîmes à la voile.
Nous passâmes difficilement le détroit de Bab-el-Mandeb et, après quelques jours de vent contraire, nous mouillâmes à Aden.
La ville d'Aden est située sur une petite presqu'île, à l'extrémité S.-O. de la péninsule arabique, qui est baignée par cette partie de l'Océan qu'on appelle quelquefois mer du détroit. La presqu'île, au sud, se compose de rochers incultes, stériles et accores qui s'abaissent brusquement au nord et offrent un terrain bas, où est situé un ramassis de huttes qu'on appellerait à peine un bourg en France; un peu à l'écart, plusieurs grandes et élégantes maisons construites à l'européenne formaient le commencement de la ville anglaise qui s'est élevée depuis. Les Anglais construisaient alors les fortifications imposantes qui font d'Aden une station maritime de premier ordre. On l'aborde facilement, du côté de l'est, par un port affecté aux bâtiments de commerce, et, du côté de l'ouest, par un mouillage sûr appelé Back-bey, réservé aux bâtiments de guerre. Les vents du nord et du sud, qui dominent dans ces parages, sont interceptés par les hauteurs, ce qui fait d'Aden un des endroits les plus chauds du globe.
Ce fut plein de joie et d'espoir que je pris terre: j'allais revoir mon frère, reprendre les usages européens, me reposer un peu, me retremper au contact des officiers anglais, qui savent si bien accueillir et comprendre les voyageurs et qui en fournissent eux-mêmes en si grand nombre. Ne rencontrant personne dans la ville qui pût me renseigner, je me présentai chez M. Heines, capitaine dans la marine indienne et gouverneur d'Aden sous le titre d'agent politique. Il parut d'abord surpris de ma visite; il m'apprit que mon frère dont il ignorait l'état de santé s'était embarqué pour Berberah; il me dit ensuite qu'ils étaient en relations, et il finit par me montrer deux lettres de mon frère et la copie des réponses qu'il lui avait adressées. Le ton hostile de cette correspondance me donna la mesure de leurs relations. Je pris congé de M. Heines et mes perspectives s'assombrirent au sentiment de mon isolement et des difficultés où devait se trouver mon frère.
Suivi d'un enfant galla que j'avais amené du Gojam, je parcourus la ville sans trouver où me loger: ni hôtel, ni auberge, ni cabaret, ni caravansérail d'aucune sorte; des casernes, des magasins, des maisons bâties en madrépore, où les Banians et les Juifs tenaient leurs boutiques; des huttes basses, sales et groupées à part servant de retraite aux nègres ou aux Somaulis venus de la côte d'Afrique pour travailler aux fortifications de la place, ou bien d'élégants pavillons habités par les officiers anglais; aucun abri enfin pour un Européen n'appartenant pas à l'administration civile ou militaire. Il n'y avait pas à songer à retourner à notre brick qui devait remettre à la voile le plus tôt possible. La journée s'avançait, et, mon petit suivant et moi, nous n'avions pris aucune nourriture. Dans une ville arabe, nous eussions, sans que personne y prît garde, pris notre repas à l'étal de quelque revendeur de comestibles; mais à Aden, les usages arabes n'étaient plus de mise; la présence d'Européens me rappelait d'ailleurs au sentiment de nos convenances, et il me répugnait de manger sur la voie publique. Nous passâmes l'après-midi à circuler dans les bazars étroits et sales, coudoyant des Juifs indigènes, des Banians, des pélerins persans, indiens et chinois de passage pour la Mecque, des Somaulis, des Sowahalis, des Cipayes, des soldats anglais et quelques Arabes déguenillés, seuls échantillons de leur race qui consentaient à paraître dans Aden.
Vers le soir, des officiers anglais, quelques-uns avec leurs femmes au bras, arpentèrent gravement le lieu de leur promenade habituelle; il me sembla que quelques-uns me regardaient comme s'ils savaient déjà qui j'étais. Je me remis en quête d'un gîte, mais inutilement. La nuit approchait. J'envoyai enfin mon suivant aux provisions, mais les échoppes étaient fermées, et il ne put trouver que des oignons et du mauvais pain. Un soldat irlandais, à moitié ivre, se sentit pris en ma faveur d'un violent accès d'hospitalité; il voulait me loger chez sa cantinière et pour s'assurer de mon caractère, il entendait d'abord me faire boire avec lui.
—Car on prétend que tu es notre ennemi, disait-il; et si cela était!...
—Je ne pus qu'à grand'peine me débarrasser de cet ivrogne, qui voulait à toute force boxer, et vers dix heures du soir, lorsque j'étais sur le point de me coucher sur la voie publique, je parvins à décider une vieille négresse à me louer pour la nuit une hutte à côté de la sienne; j'obtins même qu'elle nous confiât un pot égueulé contenant une eau équivoque. Je m'accroupis sur mon manteau étendu à terre; mon petit suivant étala devant moi nos oignons et nos galettes de pain, et, debout, le pot à la main, il assista respectueusement à mon repas. Je lui en abandonnai les restes, et je m'endormis en songeant à l'isolement où je me trouvais au milieu d'Européens comme moi. Le lendemain, en sortant de mon gîte, à la pointe du jour, je me rendis compte de l'atmosphère désagréable dans laquelle j'avais passé la nuit; ma vieille hôtesse avait élu domicile dans le cimetière juif.
Pour comble d'embarras, je n'avais plus que quelques pièces de menue monnaie. Je songeai à m'embarquer pour Berberah, en donnant pour mon passage, soit mon manteau, soit les garnitures en vermeil de mon sabre; et dans cette intention j'allais au port, lorsque près d'un petit camp établi en dehors de la ville, un officier m'accosta poliment, en me nommant, et me donna l'adresse d'un capitaine chez lequel mon frère avait dû laisser des instructions pour moi. Il m'exprima en me quittant le regret de ne pouvoir m'être plus utile. Je me rendis aussitôt chez ce capitaine qui me remit de la part de mon frère, une somme d'argent et une lettre, et s'excusa pareillement de ce qu'il ne m'offrait pas l'hospitalité: je devais sentir, disait-il, que malgré le plaisir qu'il aurait à se lier avec moi, il était obligé de céder aux exigences de sa position, comme subordonné du gouverneur, qui, vu l'état actuel de la colonie, désirait que les officiers de la garnison s'abstinssent de relations avec tout étranger. Il m'indiqua cependant le logement d'un lieutenant d'artillerie chez qui je trouverais, croyait-il, des nouvelles récentes de mon frère. En le remerciant, je ne pus m'empêcher de lui dire combien son accueil aimable me faisait regretter la défiance injustifiable du gouverneur; et je me dirigeai vers la demeure du lieutenant d'artillerie, avec la pensée d'éprouver jusqu'où irait l'espèce d'interdit qui me frappait. Mais cet officier me réconforta par sa cordiale réception: il me faisait chercher depuis la veille, et il insista pour me retenir chez lui. J'eus beau refuser, dire que ma présence pourrait le compromettre, il ne voulut rien entendre, et il m'installa dans un charmant appartement de son habitation.
J'appris alors que mon frère, après avoir passé quelque temps à Aden, s'était embarqué pour l'Égypte, où il espérait trouver des soins médicaux plus intelligents; qu'il était revenu à Aden, où, sous le prétexte qu'il pourrait bien être un agent secret du gouvernement français, le capitaine Heines lui avait suscité des difficultés de toute nature, jusqu'à défendre aux officiers d'entretenir des rapports avec lui; qu'enfin mon frère avait cru opportun de s'éloigner et d'aller m'attendre à Berberah, malgré le gouverneur, qui voulait empêcher son embarquement, alléguant qu'il attendait à son sujet des ordres de son gouvernement.
Mon hôte me dit que mon arrivée faisait sensation; le bruit courait que, comme frère d'un agent secret je devais être pour le moins un homme dangereux; les officiers n'en croyaient rien, mais le gouverneur profitait de l'occasion pour exercer sur eux une pression qui, selon lui, dépassait ses pouvoirs et contre laquelle il était très-heureux de protester ostensiblement, ne fût-ce que pour la dignité de l'épaulette.
J'envoyai une lettre à mon frère; le manque d'une occasion pour Aden retarda sa réponse. J'eus à échanger une correspondance avec le gouverneur pour faire lever l'interdiction faite aux patrons de barques indigènes de me recevoir à leur bord; et je m'embarquai pour Berberah, après avoir séjourné un mois à Aden.
Je me séparai à regret de mon aimable hôte, le lieutenant Ayrton, qui, de même que les autres officiers de la garnison, ne douta pas un instant du caractère de mon frère, mais qui n'hésita pas à manifester l'indépendance de ses sympathies pour un voyageur qui se dévouait au culte de la science.
Après quatre jours de mer, nous mouillâmes dans la partie rade-foraine de Berberah.
Berberah est situé dans le pays des Somaulis, sur la côte d'Afrique, faisant face à celle d'Aden. Pendant cinq mois de l'année, il s'y tient une foire alimentée par les caravanes venant de l'intérieur, du royaume de Harar surtout, et par les petits bâtiments arrivant de la Perse, de l'Inde, de Mascate, de Zanzibar et de l'Arabie. Il s'y fait beaucoup d'affaires, vu le commerce relativement assez restreint de ces parages; la première caravane y arrive au commencement de décembre, et la dernière en repart vers la fin d'avril. À un jour fixé, les Somaulis, qui forment sa population annuelle, abandonnant leurs campements et leurs maisons en nattes, chargent leurs femmes, leurs enfants et leurs ustensiles sur des chameaux, et partent dans toutes les directions pour l'intérieur; tous les navires reprennent la mer; et pendant sept mois de l'année, Berberah reste complètement désert. Les principales provenances qui alimentent cette foire sont: des esclaves, des bœufs, des moutons, de la myrrhe, du café, de l'or (en petite quantité), du civet, de l'ivoire, de la gomme, quelques peaux, de l'encens, du cardamôme et du beurre fondu. Les importations sont: des étoffes de coton de l'Inde et de la Perse, du cuivre, de l'antimoine et surtout de l'argent. Les Somaulis, peuple pastoral, ont peu de besoins, mais ils sont attirés à Berberah par l'espoir d'exploiter les trafiquants. Tout étranger, dût-il ne rester qu'un jour à Berberah, est obligé de choisir parmi les Somaulis un abbane ou protecteur, à qui il doit faire un cadeau en argent ou en nature. Cet abbane le protége contre les avanies, répond de sa personne, de ses biens et de sa conduite, préside à ses ventes et achats, sur lesquels il perçoit de petits profits; il lui sert d'arbitre dans ses contestations, et il est arrivé souvent qu'il se soit fait tuer plutôt que de le laisser molester.
Je trouvai mon frère encore souffrant; l'état de sa vue lui ayant fait craindre au Caire de ne plus pouvoir écrire, il s'était adjoint comme secrétaire un jeune Anglais. Il me désigna un abbane qui, selon la coutume, m'envoya un mouton et divers mets préparés, en échange desquels je lui fis le cadeau habituel, qui rappelle les xénies en usage dans la Grèce ancienne. En débarquant, j'avais cru sentir que les indigènes me regardaient de mauvais œil, et tous les détails que mon frère me donna sur son séjour me confirmèrent dans cette opinion. Il m'apprit que peu avant mon arrivée, sur le bruit répandu à Berberah que le capitaine Heines serait bien aise qu'on attentât à sa sûreté, son abbane l'avait engagé à écrire au capitaine pour qu'il démentît au moins un pareil bruit, et celui-ci lui avait répondu que comme gouverneur d'Aden, il n'avait pas à s'occuper de ces détails d'un intérêt tout personnel.
Nous cherchions à gagner le Chawa en passant par Harar, petit royaume à quatre ou cinq jours de marche de Berberah. Mais ici encore, il nous fallut compter avec le gouverneur d'Aden, qui employa contre nous son agent de confiance, un Somauli nommé Scher Marka, établi à Aden. Cet homme, fort influent parmi ses compatriotes, à cause du trafic étendu qu'il faisait, se tenait durant la foire à Berberah, d'où il approvisionnait de bétail et de diverses denrées la garnison d'Aden; il nous fit dire qu'à moins de nous concilier le capitaine Heines, nous chercherions vainement à gagner Harar. Un marchand maugrebin, natif de l'Algérie française, nous confia qu'à la suite d'instructions venues d'Aden, Scher Marka avait fait décider dans une réunion de Somaulis qu'aucun chef de caravane ne nous admettrait. Bientôt, des bruits de plus en plus fâcheux circulèrent sur notre compte; nos abbanes nous prévinrent de ne plus sortir le soir, de ne pas nous éloigner, même le jour, des habitations; que sinon, ils ne pourraient plus répondre de nous.
Des vieillards Somaulis vinrent nous demander quels motifs incitaient le gouverneur d'Aden contre nous; mais pour leur faire comprendre notre position, il eût fallu leur expliquer l'état des choses en Europe, et tout un ordre d'idées peu intelligibles pour eux. Ils nous demandèrent aussi quel grand intérêt nous engageait à braver, comme nous le faisions, un péril évident; et il nous fut aussi difficile de leur répondre clairement sur ce point. Ils eurent cependant l'air de comprendre, Dieu sait quoi. En partant, ils nous dirent:
Gardez-vous néanmoins; quelques mauvais Somaulis songent peut-être à lever contre vous leurs javelines; mais il y a encore de braves gens parmi nous; espérons que leur influence pourra contenir ces méchants, dont le premier tort, à nos yeux, est d'obéir à des suscitations étrangères à nos tribus indépendantes.
Aucun Européen n'avait encore visité le royaume de Harar dont les habitants, musulmans fanatiques, mettraient à mort, disait-on, tout chrétien qui pénétrerait chez eux. Néanmoins, avec un peu de savoir-faire, nous espérions réussir; mais bientôt nous sûmes que les mesures prises contre nous par le gouverneur d'Aden étaient connues à Harar même, où notre succès dépendait en grande partie de l'imprévu de notre arrivée. Cette nouvelle nous décida à changer nos plans et à essayer d'arriver en Chawa par la voie de Toudjourrah.
Cette voie avait été ouverte, environ deux ans auparavant, par notre compatriote M. Dufey, grâce au Polémarque du Chawa, Sahala Sillassé, qui l'avait recommandé à une caravane composée d'habitants de Toudjourrah. On disait bien à Berberah et à Zeylah que le capitaine Heines répandait à Toudjourrah des sommes d'argent importantes, et que son influence, quoique non avouée, y était toute puissante. Mais nous ne pouvions sur des on dit renoncer à notre voyage; d'ailleurs si la route par Toudjourrah nous était fermée, il nous restait encore deux autres routes principales: l'une par les États du Dedjadj Oubié dont les dispositions s'étaient modifiées en ma faveur, l'autre par le Sennaar. Nous étions fort disposés à croire que nous aurions encore à lutter à Toudjourrah contre l'influence anglaise, mais j'espérais néanmoins que mes relations avec le Polémarque du Chawa nous permettraient d'arriver jusqu'à lui.
Quelques notables des Somaulis sachant que nous allions nous embarquer, vinrent nous féliciter d'abandonner une lutte sans espoir, disaient-ils; et le 15 janvier 1841, nous mîmes à la voile, laissant derrière nous cette côte aride de Berberah, rendue si inhospitalière par la malveillance d'Européens qui auraient dû être nos protecteurs naturels.
Arrivés à Zeylah, mon frère étant souffrant, j'allai seul chez le chef de cette petite ville; il me reçut bien, se mit à mes ordres avec cette urbanité trompeuse souvent, mais agréable du moins, qu'on est presque toujours sûr de rencontrer sur les côtes orientales de l'Afrique; et j'étais à peine rembarqué, qu'il nous envoya en cadeau trois moutons et des mets préparés.
Le lendemain, nous reprîmes la mer; et le troisième jour, nous glissions doucement à l'entrée de la baie magnifique au fond de laquelle se trouve Toudjourrah.
Je descendis à terre avec le patron de notre barque, et affectant une confiance que nous n'avions pas, nous nous dirigeâmes vers l'habitation du chef de la ville, auquel, par suite de je ne sais quelle tradition, on donne le titre de Sultan.
Toudjourrah est situé tout au bord de la mer, sur une plage sablonneuse et plate; le terrain, à environ cinq cents mètres du rivage, commence à s'élever en ondulations graduées qui atteignent dans le lointain les proportions de montagnes. La ville est composée d'environ deux cent cinquante maisons éparses, faites de fortes nattes en feuilles de palmier soutenues par des chassis de bois et recouvertes d'un toit de chaume; par ci par là, quelques bâtiments à toits plats, construits en madrépore et torchis, servent de magasins. Des arbres bas, épineux et d'un feuillage rare couvrent les alentours de la ville, et de loin donnent au paysage un aspect de fraîcheur et de richesse, qui se dément à mesure qu'on approche. Des troupeaux de chèvres maigres et quelques chameaux errent en cherchant une herbe desséchée, qui fait même défaut plus de la moitié de l'année, et à laquelle ils suppléent alors en dépouillant les arbres de leurs feuilles et de leur écorce. Les habitants ont le teint noirâtre, les traits caucasiens et ne portent qu'un pagne et une toge légère; ils sont tous musulmans et marchands d'esclaves; la plupart parlent l'arabe, mais ils emploient entre eux la langue afar, leur idiome national.
Mon patron s'arrêta devant une maisonnette en bois faite de débris de navires et enduite d'un badigeon rouge qui s'écaillait au soleil; haute de près de quatre mètres, large de trois, elle ressemblait à un de ces jouets que l'on fabrique à Nuremberg. Au rez-de-chaussée une pièce sablée, entièrement dépourvue de meubles servait de lieu de réception, et au fond une petite échelle donnait accès à un fenil sous le toit. Nous nous assîmes à l'entrée, sur le sol recouvert d'un gravier très-propre.
Le Sultan parut bientôt. C'était un homme d'environ soixante-cinq ans, d'une maigreur qui faisait peine à voir et haut-monté sur des jambes grêles. Coiffé d'un petit turban blanc, il portait à la ceinture un poignard recourbé garni en argent, et l'expression de son visage, d'un noir luisant, annonçait l'astuce et la faiblesse, comme sa démarche vive et saccadée dénotait l'instabilité de son esprit. Il se composa un air digne, nous fit servir le café et nous introduisit ensuite dans la maisonnette, où nous mangeâmes tous les trois une grande écuellée de riz fortement assaisonnée de carry; puis, ayant fait servir le café une seconde fois, il s'enquit de ce qui nous amenait à Toudjourrah. Je lui dis que je venais attendre sous sa protection qu'il se formât une caravane pour le Chawa, et à cet effet, je lui demandai de me faire louer une maison pour moi et mes deux compagnons restés à bord.
Il me promit des maisons, tant que j'en voudrais, et me fit entrer dans maints détails que j'eus soin d'exposer de façon à l'affriander par les profits à tirer de nous. Je me levais pour disposer notre débarquement, lorsqu'il me dit:
—Tu as sans doute le papier?
—Quel papier? répondis-je.
—Le permis d'Aden, pour ton débarquement.
J'alléguai ma qualité de Français et mon indépendance sur une terre relevant de Constantinople.
—C'est possible, reprit-il avec suffisance, mais le gouverneur d'Aden, notre ami, désire qu'on ne s'arrête pas ici sans sa permission.
Je lui dis que j'étais prévenu et que je m'attendais à cette réponse, mais qu'étant venu pour m'assurer si, comme on le disait, Toudjourrah interdisait son territoire à mes compatriotes, je ne pouvais me contenter d'une déclaration verbale; qu'il voulût bien me la donner par écrit, et qu'immédiatement je remettrais à la voile.
Ayant vainement essayé de me dissuader, il m'engagea d'un air paterne à remonter à bord pour me concerter, disait-il, avec mes compagnons, et revenir ensuite m'expliquer avec son conseil, qu'il allait convoquer. Mais sentant sous mes semelles cette terre de Toudjourrah, qui commençait dans mon esprit le chemin du Chawa et du Gojam, j'étais peu disposé à la quitter à la légère: si pour prévenir mon frère de ce qui se passait, je me fusse remis sur l'eau, j'aurais perdu tous mes avantages; je refusai donc, et j'allai me promener sur le bord de la mer.
Je savais qu'un indigène nommé Saber avait eu des relations avec mon compatriote, M. Dufey, et je désirais d'autant plus le voir, que le Sultan avait feint d'ignorer jusqu'à son nom. Des enfants qui jouaient sur la plage m'indiquèrent sa demeure. J'y courus et je trouvai mon homme, à demi-nu, accroupi sur un alga, un chapelet à la main et son coran ouvert devant lui. Il avait la tête rasée et portait, comme par mégarde sur l'occiput, une calotte de l'Hedjaz ridiculement petite; il était du même âge que le Sultan, mais sa physionomie spirituelle et narquoise me fit bien augurer de lui. Une élégante jeune fille, assise au pied de son alga, préparait des gâteaux de blé; les tresses de ses cheveux noirs pendaient presque jusqu'à terre. À mon entrée, elle ramena son voile sur sa figure et disparut.
—Que le salut d'Allah soit sur toi! me dit Saber, en me faisant prendre place à côté de lui.
Je lui dis qu'ayant entendu parler de ses bons rapports avec mon compatriote M. Dufey et n'ignorant pas non plus que ses ancêtres étaient originaires de l'Yémen, la terre bénie, je venais pour le saluer et m'éclairer de ses conseils précieux pour moi dans la position où je me trouvais; je fis enfin de mon mieux pour gagner sa bonne volonté.
Sur plusieurs points de ces côtes d'Afrique, il y a quelques familles originaires d'Arabie, et ces familles sont d'autant plus fières de leur origine que, dans ces parages, lorsqu'on veut compléter l'éloge d'un homme, on dit: «C'est un véritable Arabe.» Il se trouvait précisément que Saber était infatué de son extraction arabe, qu'il prétendait être la seule qui fût avérée à Toudjourrah. Au pétillement de ses yeux, à la façon dont il se rengorgea en s'agitant sur son alga, je vis que j'avais touché juste.
—Ô mon maître, me dit-il, tu as donc entendu parler de moi? Je ne suis qu'un obscur trafiquant perdu ici, au milieu de gens grossiers, et voici que mon nom a frappé ton oreille au delà de la mer! C'est naturel après tout: bonne race est le plus précieux des biens qu'Allah nous donne. Que le Prophète bénisse ceux qui m'ont transmis le sang d'Ismaël! Mais toi, comment t'appelles-tu?
—Mikaël.
—Eh bien, Mikaël, puisque c'est ton nom, tu es venu ici pour aller dans le Chawa sans doute? Mais ces gens sans religion ont aliéné le droit d'accueillir les étrangers. Mes pères, à moi, donnaient le pain et le sel aux meurtriers mêmes de leurs proches, quand au nom d'Allah, ils se présentaient devant leurs tentes; et ces fils de chiens se disent Arabes, après avoir mis leur hospitalité en tutelle des Anglais! Je sais ce qui se passe: on veut t'empêcher de te reposer ici, toi, l'étranger d'Allah, l'homme en voyage, qui ne demandes qu'à laisser sur notre terre l'empreinte de tes sandales. Aurais-tu envie de leur résister? Il sera curieux de voir ce qu'ils pourront faire. J'ai entendu parler des Français; ils ne sont pas riches comme les Anglais, dit-on, mais ils sont braves. Notre chef et ses acolytes ont follement accepté l'argent d'Aden, croyant qu'il n'y avait qu'à le prendre; ils vont avoir à le gagner. Les Français n'ont-ils pas aussi des vaisseaux sur la mer?
—Sans doute, répondis-je.
—Eh bien, fortifie-toi; dis à ces gens: Allah m'a conduit ici et j'y reste. Ils seront embarrassés.
Il appela sa fille et nous fit servir le café et de l'eau miellée. Il m'expliqua comme quoi mon arrivée mettait la population en émoi: un fort parti faisait opposition au Sultan, et ce parti s'intéressait vivement à l'issue de ma démarche, la première de ce genre depuis que le Sultan et ses partisans étaient à la solde du gouverneur d'Aden.
Encouragé par ces révélations, je retournai à la demeure du Sultan, devant laquelle une soixantaine d'