The Project Gutenberg eBook of Les veillées du chauffeur, by Tristan Bernard This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Les veillées du chauffeur Contes, essais, récits de voyage Author: Tristan Bernard Release Date: July 30, 2023 [eBook #71300] Language: French Credits: Véronique Le Bris, Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES VEILLÉES DU CHAUFFEUR *** Les Veillées du Chauffeur DU MÊME AUTEUR =Mémoires d’un Jeune homme rangé= (roman) 1 vol. =Un mari pacifique= (roman) 1 vol. =Vous m’en direz tant= (avec P. VEBER) 1 vol. =Contes de Pantruche et d’Ailleurs= 1 vol. =Sous Toutes Réserves= 1 vol. =Citoyens, Animaux, Phénomènes= 1 vol. =Deux amateurs de femmes= (roman) 1 vol. =Secrets d’État= (roman) 1 vol. THÉATRE Librairie OLLENDORFF Librairie THÉÂTRALE Librairie CALMANN-LÉVY (Théâtre complet). TRISTAN BERNARD Les Veillées du Chauffeur CONTES, ESSAIS, RÉCITS DE VOYAGES TROISIÈME ÉDITION [Illustration: colophon] PARIS SOCIÉTÉ D’ÉDITIONS LITTÉRAIRES ET ARTISTIQUES _Librairie Paul Ollendorff_ 50, CHAUSSÉE D’ANTIN, 50 Published January 1909. Privilege of copywright in the United States reserved, under the act approved 3 march 1905, by M. Tristan Bernard, and Library P. Ollendorff. IL A ÉTÉ TIRÉ À PART 2 exemplaires sur Chine. 3 exemplaires sur Japon. 5 exemplaires sur Hollande. _Numérotés à la presse._ A ÉDOUARD VUILLARD _En vous dédiant ce livre, cher Vuillard, j’ai cédé avant tout au désir d’orner cette première page du nom d’un peintre que j’admire. Et j’offre également cet ouvrage à l’ami parfait que vous êtes, en souvenir de ces entretiens heureux, de ces bonnes parties de chasse à la poursuite de la vérité, où l’on se stimulait mutuellement, où l’on se menait le train l’un à l’autre._ _Ce livre est dédié encore au chauffeur Édouard Vuillard, compagnon de cent ballades en auto, dont la plupart sont évoquées dans les pages suivantes._ _Enfin ce livre est dédié à Édouard Vuillard zouave. Et si je vous appelle ainsi, Édouard, ce n’est pas seulement parce que vous portez la belle barbe fauve et carrée du zouave qui «ne fume que le Nil», mais aussi parce que j’aime bien vos élans de fougue et de générosité. Si l’on vous a toujours vu au premier rang des avant-gardes, c’est que vous y avez été porté non par nihilisme systématique ou par scepticisme préconçu, mais par votre franchise d’idées, votre besoin de justice._ _Oh! mais je crois qu’il faut s’arrêter là, car il me semble que nous en venons aux grands mots... Vous ne les aimez pas, et ils feraient peur au lecteur._ * * * * * LES VEILLÉES DU CHAUFFEUR GUIDE PRATIQUE DE L’INVITÉ EN AUTOMOBILE --Faites-vous beaucoup d’automobile? --Beaucoup. J’adore ça. --Quelle voiture avez-vous? --... Je n’en ai pas pour le moment. J’en fais avec des amis. Le type de l’automobiliste qui «n’a pas d’automobile pour le moment» est de plus en plus répandu. Cette façon d’«en faire avec des amis» est très en faveur. Elle a d’abord l’avantage de supprimer certains frais, tels que l’achat d’une 16-chevaux, son entretien et les appointements du mécanicien. Les économies réalisées sur ce chapitre permettent d’être plus large sur d’autres articles, tels que le cache-poussière, les lunettes et les gants. Là s’arrête la liste des fournitures--d’une élégance impeccable--qui doivent être apportées par l’invité. Les couvertures sont à la charge du maître du bord et il serait indiscret de notre part d’en apporter une, car nous semblerions ainsi mettre en doute la vigilance hospitalière de notre mobile amphitryon. Les déjeuners, dîners et en général toutes les collations un peu substantielles sont également à la charge du propriétaire de la voiture; c’est du moins l’avis de plusieurs invités de mes collègues que j’ai consultés sur ce point. En revanche, ils pensaient que l’invité doit offrir les consommations légères, l’apéritif, voire le café, s’il ne figure pas déjà sur l’addition du repas. Il lui est permis aussi d’acheter quelques cartes postales illustrées et d’en faire hommage à son compagnon. Il est de bon ton pour un invité de faire preuve d’une certaine bienveillance pour apprécier le fonctionnement du moteur et la vitesse de la machine. Cette affirmation: «Nous marchons à soixante-cinq» ne doit jamais être accueillie que par la réponse: «Au moins.» Il est de mauvais goût à ce moment de tirer un chronomètre de sa poche. Il est reconnu que les chronomètres, dans les appréciations de vitesse qu’ils prétendent nous fournir, sont d’une modération tout à fait inexacte. Si le maître de la voiture vous demande avec un air d’indifférence mal joué: «Trouvez-vous que je conduise bien?» répondez: «Oui, mais vous avez un défaut... Vous êtes un peu téméraire», même site chauffeur a l’habitude de freiner dès qu’il aperçoit une poule. Si votre voiture est dépassée par une autre voiture, dites: «C’est idiot de faire des courses de vitesse sur les routes.» Il vaut mieux à mon avis se refuser toute compétence en ce qui concerne les réparations, et particulièrement celle des pneumatiques. Il est d’autres recommandations qui sont inutiles à faire, parce que l’invité les suivra d’instinct. C’est à propos du récit du voyage et des heures de départ et d’arrivée. Si l’on quitte Rouen à trois heures moins un quart pour arriver à Paris à sept heures et demie, il tombe dans le sens que les fractions doivent être négligées, et que l’on a quitté Rouen à trois heures pour arriver à sept heures à Paris. De même, la durée des pannes doit varier selon les cas. La même panne qui n’aurait duré qu’un quart d’heure, si l’habileté du mécanicien est en question, aura duré cinquante-cinq minutes, s’il s’agit d’établir une bonne moyenne de marche. C’est en suivant ces recommandations et certaines autres, que son instinct lui dictera, que l’invité prolongera sa carrière d’invité et pourra attendre, pour se procurer une voiture à lui, que les constructeurs aient trouvé «le type définitif» qu’il espère depuis quelques années déjà. LE MÉCANICIEN C’était jadis la nourrice qui troublait, par son omnipotence, les paisibles intérieurs bourgeois. Aujourd’hui c’est le mécanicien qui prend place parmi les tyrans des familles. La sollicitude inquiète avec laquelle on parle à une nourrice, pour ne pas lui gâter son lait, n’est pas sans ressembler à la déférence timide qu’on a pour ce dieu familier, le mécanicien. A vrai dire, chez le chauffeur vraiment «chauffeur», qui conduit lui-même sa voiture, qui en connaît bien les organes, le mécanicien employé perd beaucoup de son importance. Il n’est plus qu’une sorte de nourrice sèche, facile à remplacer. Mais quand le maître de la maison n’a, du véritable automobiliste, que la pelisse et les lunettes, le mécanicien est seul à pouvoir, dans les moments difficiles, interroger le mystérieux moteur, comme les entrailles d’une bête sacrée. Alors il devient, dans les villégiatures, le personnage important de la tribu. C’est lui qui règle l’emploi du temps, qui décide que l’on pourra sortir et quelle sera la durée des promenades. Certains mots fatidiques, «levier faussé», «bougie à remplacer», sont dits par lui avec autorité au maître du logis, souverain de nom, qui les répète à ses hôtes en hochant gravement la tête. Quant à l’invité, c’est très difficilement qu’il peut arriver à entrer en communication directe avec le mécanicien. La petite condescendance que le mécanicien laisse voir à celui qui l’emploie et qui le paie disparaît complètement quand il se trouve en présence du craintif invité. Celui-ci fait des efforts prudents pour lui adresser la parole. Il tournaille, avec l’air de rien, autour de la voiture, que nettoie ce jeune mécanicien inaccessible, qui répond généralement à des prénoms extraordinaires, tels qu’Anselme et Donatien. Quelquefois, l’invité risque le tout pour le tout et prononce une interrogation timide: «Êtes-vous content de vos pneus?» ou bien: «Quelle vitesse pouvez-vous atteindre en palier?»--Il est tout fier de savoir dire «en palier».--Le mécanicien se borne à donner un chiffre tout sec. S’il est d’une humeur exceptionnelle, il parle... Alors, quelle émotion! L’invité donnera des signes de l’intérêt le plus vif, les yeux brillants, la bouche avide. Il écoutera, avec la même attention, les choses qu’il sait déjà et celles qu’il ne comprendra jamais... Le fait d’avoir parlé au mécanicien donne à l’invité une supériorité énorme sur ses congénères et même sur le maître du logis. Ce dernier trahit sa jalousie par maintes vexations. Si l’invité favori est assis, à la promenade, à la place de devant, on lui reproche d’avoir dit quelques mots au conducteur et risqué ainsi les pires catastrophes. Il est, pour un invité placé sur le siège de devant, une fortune des plus rares, c’est de recevoir des mains mêmes du mécanicien une trompe détachée des flancs de l’automobile. On le charge de presser lui-même le caoutchouc aux endroits dangereux de la route. J’ai assisté une fois à la joie profonde d’un conseiller à la Cour d’appel, de cinquante-cinq ans, à qui l’on avait donné cette mission de confiance. Quelle satisfaction quand il apercevait, très loin sur la route plate et déserte, le point noir d’une carriole ou d’un chemineau! Alors commençait la fanfare. La poire ne reprenait son haleine que pour la perdre à nouveau dans un mugissement sonore. Et si, comprimée trop vite, elle faisait un couac incongru, on sentait que le conseiller à la Cour en éprouvait de la honte. Mais c’est surtout au moment des pannes que s’atteste la puissance quasi divine du mécanicien. La voiture s’arrête... Il descend. Personne n’ose rien demander. Est-ce une station insignifiante? Est-ce un accident grave? Le mécanicien a le visage impassible et les lèvres fermées. On ne sait pas si l’on doit descendre de la voiture. Sans mot dire, il retire sa pelisse et met une veste de toile bleue. Alors on comprend que ce sera peut-être long. On quitte la voiture en silence et l’on va assez loin sur la route pour s’entretenir de ce mystère, pendant que le maître après Dieu, allongé sur le dos, la tête et le torse cachés par l’automobile, semble être allaité par quelque bête monstrueuse. Ce n’est qu’après un temps très long que le propriétaire de la voiture ou un invité bien en cour est délégué aux renseignements. Et quand la panne est sérieuse, quand on a dû partir à pied au prochain village, quand on a trouvé un moyen de ramener l’automobile chez le forgeron, quand les voyageurs se sont rapatriés par des combinaisons de carriole et de chemins de fer, il ne reste plus qu’à attendre au logis le retour du mécanicien prodigue. Il restera absent un jour, deux jours, une semaine. On n’éprouve aucun soulagement à être privé de ce despote. On le craint, mais on a besoin de sa domination. Et puis, on ne peut plus sortir. On a licencié les chevaux! Quel misérable petit morceau de route peut-on couvrir avec de pauvres jambes humaines! La maison, privée d’automobile, séparée du monde, ressemble à une ville assiégée... UN AMATEUR D’AUTOMOBILE C’était il y a huit ou dix ans--je ne suis pas assez ferré sur l’histoire de l’automobile pour vous fixer exactement la date--enfin, c’était à l’époque des premières automobiles. Je me souviens que mon ami Hilaire m’avait annoncé, avec une certaine solennité, qu’il allait avoir une «machine», comme on disait alors, et que cette machine ferait quarante kilomètres à l’heure. En moins de six heures, elle le conduirait à la mer. Il n’irait plus à la mer autrement. Je le rencontrai quelques mois après dans le train de Trouville. --Eh bien, tu n’as pas ta machine? --Quelle machine? --Celle qu’on devait te livrer au printemps... Il me fit non de la tête, les yeux souriants, l’air entendu... --Il faut attendre, me dit-il... Ils ne sont pas prêts... Puis, se penchant à mon oreille, comme pour me révéler un secret d’Etat: --Si tu as trois jours à toi au mois de septembre, je te ferai signe. Et je t’emmènerai sur les routes de la Loire. Tu verras ce que c’est qu’une automobile... Son visage prit un air presque grave. Il me dit entre ses dents: L’Amérique...» Et il ajouta: «Ils vont avoir là-bas des engins extraordinaires. Le premier qui viendra en Europe sera pour moi.» Le mois de septembre se passa sans qu’il me fît signe. Je ne le revis qu’au moment du Paris-Bordeaux, que Fournier venait de gagner. Il me parla de la course, des enseignements qui s’en dégageaient, de soupape, d’allumage, de circulation d’eau. A cette époque, je ne comprenais déjà rien à ces choses-là. J’écoutais tout de même avec des gestes approbateurs, destinés à arrêter dans leur course les explications supplémentaires. Il finit par me dire: --J’aurai ma voiture demain. Les gens du métier commençaient à dire: voiture. Il allait avoir une voiture de je ne sais plus quelle marque. C’était une marque non classée dans Paris-Bordeaux, mais qui avait gagné la course moralement. Je connais pas mal de «fines gueules» du sport, de gens renseignés, qui n’acceptent jamais comme gagnant de la course celui qui est arrivé premier. C’est le gagnant du gros public, celui-là. Eux, ils ont un gagnant pour eux, qu’ils avaient désigné avant l’épreuve, qui était premier à tel contrôle intermédiaire et qui a été mis hors de cause par un accident indépendant de la construction, un accident qui ne compte pas. * * * * * La voiture qu’attendait Hilaire n’avait pas été prête pour le jour de l’épreuve. Ce retard était dû à une raison précise que j’ai oubliée. Son moteur était de moitié plus fort que celui des voitures de la course. «Elle aurait gagné de deux heures si elle s’était mise en ligne.» C’était bien simple: il n’y avait que deux marques au monde, une marque belge, qui venait de se fonder, et cette marque-là... Je ne retrouve plus le nom de cette maison. Je sais seulement qu’il m’en fit un éloge extraordinaire, et que, six mois après, il me dit que c’était une boutique de vieille quincaillerie, qui ne fabriquait que des sabots et que, d’ailleurs, il n’avait jamais pu obtenir qu’on lui livrât sa voiture... «Heureusement, ajouta-t-il. Qu’est-ce que je ferais, maintenant, si j’avais toute cette ferraille sur les bras?» Nous étions ce jour-là au Salon de l’Automobile. Son visage prit tout à coup un air mystérieux et extasié. Il m’entraîna par le bras sans mot dire et m’amena jusqu’à un stand. Il m’arrêta devant une très grosse voiture... --Qu’en penses-tu? Je réponds généralement à ces questions non pas en examinant l’objet désigné, mais d’après le visage du questionneur. Celui d’Hilaire exprimait assez d’admiration... Je m’écriai, sans timidité: Magnifique!... --N’est-ce pas? me dit-il, ravi. --Ne la regardons pas trop... (Il me montra un monsieur qui se trouvait au milieu du stand, en conférence avec quelque acheteur). Nous nous tenons à deux mille francs, et si j’ai trop l’air d’en vouloir... Je sais très bien, ajouta-t-il avec résignation, que je finirai par arriver au prix qu’il me demande... Je suis incapable de renoncer à cet outil-là, et je le montre trop... * * * * * Au Salon de l’année suivante, le marché était toujours sur le point de se conclure, mais ce n’était pas pour cette voiture, ni avec cette maison-là. Hilaire m’annonça que ses principes s’étaient complètement modifiés, en ce qui concernait les moteurs. Il m’en donna les raisons, que j’acceptai sans difficulté. Sa compétence augmentait d’année en année et presque à vue d’œil. Il disait bonjour, dans les stands, à tous les directeurs. Ceux-ci lui répondaient, me semblait-il, un peu distraitement. Je me souviens qu’il m’avait parlé de l’un d’eux comme un de ses amis intimes, qui le prenait même parfois comme confident. «Bonjour!» lui dit-il, en arrivant au stand. Et comme l’autre, après un signe de tête, allait tout de suite à ses affaires, Hilaire, pour m’expliquer la cordialité un peu modérée de cet accueil, murmura entre ses dents: «Ou plutôt rebonjour!...» Cependant, de même que la compétence d’Hilaire, sa voiture se perfectionnait de saison en saison; la force de son moteur s’accroissait tous les hivers. Elle monta de vingt-quatre à quarante chevaux, puis à soixante, à quatre-vingts. Quand je le revis au dernier circuit, aux éliminatoires, c’était une 120-chevaux qui lui avait manqué le matin, au moment où il l’attendait devant sa porte, en tenue de chauffeur. Il était donc venu par le train avec sa casquette, ses lunettes et une petite veste de cuir. Je l’avais d’ailleurs rencontré à quelques reprises en cet équipage, dans divers wagons-bars ou wagons-restaurants. Il me donna des détails intéressants sur les voitures de la course et m’en parla avec une certaine indulgence, vraiment très méritoire chez cet homme qui était en posture de les comparer à «sa voiture», à sa voiture puissante et parfaite, plus riche en qualités et plus exempte de défauts que la jument de Roland. Ce n’était pas, en effet, l’être qui n’existait plus, mais celui qui allait naître. Ne regardons pas Hilaire de travers. Hilaire n’est pas un imposteur. Il est possible qu’il ait de quoi se payer une belle auto. Il ne cherche pas à me tromper. C’est pour lui surtout qu’il parle. Il est fou d’automobile et, pourtant, personne ne l’a jamais vu, je ne dis pas sur sa voiture, mais même sur une voiture. C’est un poète. C’est le véritable amateur. CONSEILS AUX ROUTIERS On veut bien me demander quelquefois quelques conseils pratiques pour faire du tourisme. Faut-il choisir une bicyclette à changement de multiplication? Et si l’on n’a qu’une multiplication unique, quel développement faut-il adopter? J’ai soutenu souvent cette thèse qu’une forte multiplication était bien plus agréable qu’une faible multiplication pour monter les côtes. Cette assertion est, je vous assure, beaucoup moins paradoxale qu’elle ne semble au premier abord. Analysons en effet les mouvements du cycliste dans l’ascension d’une côte. Le mouvement du cycliste qui monte une côte présente une grande analogie avec celui du piéton, à ce détail près que le piéton n’ayant pas de machine à pousser à sa droite a beaucoup plus de liberté pour laisser aller ses bras, alors que le cycliste est obligé de tenir sa machine par le guidon. La reine Bicyclette a ce défaut bien connu que, si souple et si docile en plat, elle devient aussi rétive qu’un âne quand il s’agit de monter une côte. Si on l’abandonne à elle-même, elle se couchera bientôt sur la route. Dans ces conditions, il faut bien pour l’aider à monter la pousser à côté de soi. Elle ne se prête d’ailleurs à cet exercice qu’avec une parfaite mauvaise grâce, si l’on en juge par les coups de pédale qu’à chaque tour de son pignon elle vous envoie dans le mollet. Or, il est un fait admis par les savants, c’est que pour une distance donnée, une bicyclette à développement plus fort donne moins de coups de pédale dans le mollet qu’une machine plus faiblement multipliée. Donc, nous choisirons de préférence pour monter les côtes une bicyclette à forte multiplication, sauf le cas où nous aurons pour compagnon de route une personne sociable et bien élevée qui consentira à pousser notre bicyclette en même temps que la sienne, pour ne pas laisser sa main gauche inoccupée. * * * * * Nous avons également une idée que nous croyons assez pratique en ce qui concerne les grands parcours. Cette idée nous est venue un jour que nous regardions un train passer à toute vitesse. «Quel entraîneur merveilleux, nous disions-nous, ce serait pour un cycliste, si seulement l’entre-rail était cyclable!» Malheureusement cet entre-rail est semé de pierres à arêtes vives dont le contact serait funeste à nos pneumatiques. Et les compagnies se refuseraient évidemment à paver en bois l’intérieur des voies pour permettre aux cyclistes isolés de s’entraîner derrière les rapides. Mais n’existerait-il pas un moyen d’offrir à peu de frais aux cyclistes une piste plus praticable? Et que penserait-on d’une plate-forme en bois, qui s’attacherait au dernier wagon et fournirait à la machine un sol idéalement roulant? Notez que, grâce à ce dispositif, le cycliste se trouverait bénéficier de la vitesse propre du train, et qu’il serait même préférable de ne pas y ajouter la vitesse de la bicyclette. On risquerait en effet, en la mettant en mouvement, d’être projeté dans l’intervalle qui sépare la plate-forme et le wagon précédent. En attendant que le Touring Club ait obtenu des compagnies l’adjonction de plates-formes cyclables aux trains et aux rapides, on pourra provisoirement utiliser le fourgon aux bagages, mieux protégé qu’une plate-forme contre les intempéries, et qui est lui-même précédé de wagons confortables où il sera loisible aux routiers de se livrer à quelques-uns de leurs sports favoris, tels que le sitting (du verbe anglais «to sit», s’asseoir) et le sleeping (autre sport bien connu). * * * * * Nous compléterons ces conseils aux routiers par d’autres conseils adressés plus spécialement aux tandémistes, tant aux cyclistes qui font du tandem mixte, c’est-à-dire avec leur femme ou leur bonne amie, qu’à ceux qui en font avec un ami. Pour le tandem mixte, il faut agir avec beaucoup de circonspection. Si votre femme n est pas très robuste et très énergique, ne lui faites pas faire de tandem, au moins en votre compagnie. Achetez-lui de préférence une bicyclette simple, où elle n’aura à déplacer que le poids de la bicyclette et le sien. Mais si vous avez une compagne vigoureuse et résistante, le tandem nous paraît indiqué. En tout cas, que votre équipier soit un homme ou une femme, le principe sera, en réduisant votre effort à son minimum, de ne pas gêner le sien. Nous nous sommes, pour notre part, toujours très bien trouvé de cette méthode. Nous arrivions aux étapes dans un état de fraîcheur qui contrastait singulièrement avec la fatigue de notre co-équipier, ce qui nous laissait plus de lucidité d’esprit pour régler le tableau de marche et pour fixer la durée des haltes, que nous n’hésitions pas à faire assez longues, car nous ne tenions pas à reprendre la route avant que notre équipier fût tout à fait reposé. Il est de bon ton d’abandonner à son équipier tous les menus agréments de la route: réparations des pneumatiques, resserrage des boulons et des écrous, rectification de la position des selles. On gardera pour soi tous les gros ouvrages, tels que le dépliage, la lecture et le repliage des plans et l’allègement progressif du sac aux provisions. AU CIRQUE C’était comme un coup de fortune, un miracle subit, quand au sortir du lycée de Besançon nous apercevions sur un mur, en face de la porte, une de ces affiches de cirque, étroites et très hautes. Avec leur papier jaune cru, leurs lettres rouges, elles avaient quelque chose de barbare et d’attirant. Elles promettaient une cavalcade, des lions, des clowns, un quadrille de lanciers à cheval, dansé par huit dames et huit cavaliers. Les cirques et les ménageries s’installaient d’ordinaire à Chamars. Le nom de Chamars, était, nous disaient nos professeurs, une contraction de «Champ de Mars». Nous aimions la promenade Chamars, plus vaste, plus déserte que la promenade Granvelle, qui était vraiment trop centrale, trop officielle, trop encombrée de familles. On allait à Chamars habillé n’importe comment. On y rencontrait des artilleurs en ballade, des voyous flâneurs, un professeur de mathématiques qui rêvait. La promenade Chamars présentait de grands espaces dévastés. C’est là que l’on dressait l’énorme tente du cirque. A quatre heures, après la classe, nous nous y rendions furtivement pour faire des évaluations, comparer les dimensions de ce cirque-là avec celles du cirque de l’année précédente. C’était une déception quand il nous paraissait un peu moins grand. Pourtant un de mes camarades, qui avait pu voir les chevaux, nous affirmait qu’ils étaient beaucoup plus beaux, des alezans avec de longues queues qui traînaient jusqu’à terre ou des gris-pommelés très gras avec des crinières magnifiques. Nous passions avec émotion auprès des cages rugissantes. Les volets ne descendaient pas jusqu’en bas et les barreaux nous semblaient toujours trop petits; non pas que la moindre crainte habitât nos âmes intrépides, mais nous nous disions que plus les barreaux étaient épais, plus les animaux devaient être forts et terribles. Il y avait parmi nous des petits garçons emballés et enthousiastes, et aussi un clan de sceptiques qui dénigraient toujours. A les en croire, ce cirque était misérable, les bêtes étaient mal nourries. C’est ainsi qu’ils abîmaient notre joie, simplement pour paraître des gens supérieurs et informés. * * * * * Le soir du cirque, un de mes cousins, un peu plus âgé que moi, venait me prendre à la maison. Nous arrivions bien avant le commencement du spectacle. Et nous avions d’abord beaucoup d’angoisse, parce que le cirque ne se remplissait pas assez vite. Nous étions installés aux secondes et notre grande préoccupation était d’établir, au moyen de nombreux arguments, la supériorité des secondes sur les premières. D’abord on voyait mieux, parce qu’on était plus haut, et l’on ne risquait pas de recevoir de la sciure de bois dans les yeux. Nous n’aimions pas beaucoup, dans le programme, les exercices des dames à cheval, qui passaient dans des cerceaux et sautaient par-dessus des banderoles. Les clowns nous amusaient toujours. Les singes montés sur des chiens nous semblaient un peu minables. Les exercices des gymnasiarques duraient toujours un peu trop longtemps. A côté de nous, un monsieur qui n’avait peut-être jamais touché un trapèze de sa vie, mais qui portait une grande barbe grise, disait: «Ça, c’est très fort!» Alors nous admirions. Les écuyers qui faisaient de la haute école nous intéressaient peu. Il y a quelques années j’ai vu, dans un cirque de Paris, un très savant dresseur qui, monté sur un cheval gris, le faisait danser tout autour de l’arène. Et je pensais qu’au régiment j’avais toutes les peines du monde à empêcher ma jument Bretagne de danser de cette façon-là. En somme on ne s’amusait pas énormément, quand il n’y avait pas de ménagerie. Car ce qui nous passionnait le plus, c’était l’entrée dans la cage aux lions d’un féroce dompteur, vêtu d’une culotte collante et d’une veste bordée de fourrure. Encore maintenant, à la foire du Trône et à la foire de Neuilly, c’est toujours vers les ménageries que je me dirige. Il y a trois ans, j’ai assisté à un spectacle émouvant, qui se renouvelait d’ailleurs huit fois par jour. Une jeune femme et un nègre dansaient le cake-walk dans une cage. Dans une encoignure, un lion, un tigre et une hyène étaient maîtrisés par un dompteur. Ces trois fauves grondants bâillaient de toute leur gueule, et le dompteur était obligé de les frapper de sa cravache pour les empêcher de s’endormir. * * * * * Le numéro des chiens savants, dans ma jeunesse, ne m’a jamais beaucoup passionné. Je me rappelle dans des temps plus récents un dresseur de chiens dont je fis la connaissance après la représentation. Il avait une quinzaine d’élèves, des fox-terriers, des danois, des épagneuls et un magnifique grey-hound qui sautait par dessus une pyramide de chaises dans une envolée extraordinaire. Ce saut impressionnant terminait une série de sauts moins méritoires. Tous les chiens passaient l’un après l’autre dessus une barrière. Ils sautaient très gentiment, à l’exception d’un petit cabot d’une race indéfinissable, qui, à la grande joie de l’auditoire, passait toutes les fois à côté de la barrière, jusqu’à un moment où, pressé par le fouet menaçant du dresseur, il fila sournoisement par-dessous l’obstacle. Je rencontrai par hasard le dresseur de chiens dans un petit débit où il se désaltérait et je le félicitai d’être arrivé avec ses chiens sauteurs à des résultats aussi intéressants. --Oh! ce n’est pas très sorcier, me dit-il. Il faut de la patience, beaucoup de patience. Le seul qui m’ait donné du mal, c’est ce petit chien que vous avez vu, qui ne veut pas sauter. Dame! ç’a été très dur, n’est-ce pas? de l’habituer à ne pas faire comme les autres. LA BRUNE ET LA BLONDE Notre projet était charmant. Nous partions de Caen jusqu’à Honfleur, nous suivions la Seine jusqu’à Quillebeuf, où nous passions le bac, nous regagnions le Havre en suivant la rive droite; puis nous irions ensuite, autant que possible en suivant la côte jusqu’à Calais, et qui sait si, de là, nous ne gagnerions pas la Belgique et la Hollande! Nos projets craquèrent sinistrement sur une petite côte infime qui se trouve à une lieue de Honfleur. Une agréable petite promenade à pied s’ensuivit, durant qu’un cheval blanc réquisitionné emmenait notre voiture jusqu’à Honfleur à une allure très modérée. Le mécanicien emporta à Paris la pièce essentielle qui s’était brisée, ce pendant que nous nous installions dans un hôtel de la ville. Je passai ainsi huit jours dans le port de Honfleur à surveiller officieusement les arrivées et les départs du petit steamer. J’avais comme compagnons de vieux militaires ou fonctionnaires retraités qui étaient vraiment d’une vieillesse incontestable. Ce n’étaient pas de beaux vieillards. D’ailleurs, c’est curieux: au fur et à mesure que j’avance en âge, il me semble que la race des vrais vieillards disparaît. Quand j’étais jeune, j’en ai vu, me semble-t-il, qui étaient vraiment blancs; ceux d’aujourd’hui sont plutôt d’un poil jaunâtre. C’est peut-être que je me suis approché d’eux davantage et qu’en mûrissant j’ai vu la transition qui mène de la jeunesse à la vieillesse. Maintenant, ce ne sont plus des êtres à part, mais ils me font l’effet d’hommes ordinaires qui se sont usés. Ceux du port, là-bas, étaient très usés. * * * * * Léon-Timoléon Fournier avait été vaguement employé dans la marine et touchait quatre cents francs par an. Il était âgé de quatre-vingt-six ans exactement. On le savait, car il ne se privait pas de le dire, il répétait à chaque instant son âge et tous ses prénoms. Il tirait vanité de plusieurs faits de sa vie: d’avoir assisté à Cherbourg, à des fêtes maritimes, et aussi de la mort de son frère Louis-Xavier, décédé d’une fluxion de poitrine. Il énonçait également la taille qu’il avait mesurée sous la toise: cinq pieds six pouces, et ne se rendait pas compte de ce qu’il avait perdu en hauteur par les effets combinés du tassement et de l’inclinaison. De temps en temps, il retirait sa casquette et passait sa main tremblante sur son crâne tout en peau. Ses joues et sa lèvre supérieure étaient armées de piquants jaunâtres. Il manquait prodigieusement de sourcils et, tout autour de ses yeux bleus sans flamme, les cils étaient remplacés par une jolie bordure rouge. Léon-Timoléon Fournier parlait fréquemment de sa bonne amie qui avait vingt ans, disait-il, et qui était brune et très jolie. Son confident habituel était un ancien forestier, Philippe Jabirou. Jabirou était peut-être un peu plus jeune que Fournier. A la vérité, il ne savait plus exactement son âge. Mais Fournier, d’autorité, lui avait attribué quatre-vingt-quatre ans. Il ne le connaissait d’ailleurs que depuis dix-huit mois. Jabirou n’avait pas la belle prestance inclinée de Fournier. Il était trop court, il n’avait pas de quoi se ployer. Mais il se distinguait, en compensation, par une grosse tête, un collier de barbe noire, des petits cheveux noirs très drus et quelques petites places chauves. Jabirou avait encore l’œil assez brillant; je dis bien: l’œil, et non les yeux; l’œil gauche était fermé depuis trente ans. * * * * * Fournier, de sept heures du matin à une heure de relevée, faisait ses confidences à Jabirou envieux et haineux. Il lui montrait des reliques d’amour, un petit dé à coudre rouillé, un petit ruban de velours noir, et même une image représentant un combat naval et portant sur son verso de la réclame pour une épicerie. Jabirou regardait, écoutait, sans mot dire. Fournier racontait les promenades qu’il faisait dans la campagne avec sa petite Rose. Il raconta bien d’autres choses encore, qui enfiévrèrent le malheureux Jabirou. Et, un beau jour, il arriva avec un gilet de laine marron qu’avait tricoté l’adorable Rose. Jabirou n’y tint plus. C’était trop humiliant d’être ainsi seul dans la vie, quand un homme plus âgé avait encore une charmante amie. Il sentait au-dessus de lui le mépris de Léon-Timoléon Fournier. Alors, n’y tenant plus, il inventa une Léonore... Léonore était un nom féminin qui charmait depuis soixante-dix et des années le cœur ingénu de Jabirou. Il n’avait jamais connu de Léonore. Une Sidonie l’avait trahi. Une Mariette l’avait abandonné. Une Irma avait repoussé ses avances... Il se disait chaque fois: ce n’est pas Léonore. Léonore l’eût aimé, elle. Elle ne l’eût jamais abandonné ni trahi. D’ailleurs, Léonore, blonde, mince, était beaucoup mieux que Sidonie, qui était trop forte et trop noiraude. Irma et Mariette, c’était une fatalité, louchaient un peu l’une et l’autre. Léonore s’était fait attendre longtemps. Et voilà que Jabirou la rencontrait tout à coup, alors qu’il était âgé--approximativement--de quatre-vingt-quatre ans. Il fit à Léon-Timoléon Fournier une belle description de la petite Léonore, qui, elle, était restée toute blonde et toute frêle, avec ses dix-huit ans, et n’avait pas vieilli d’une semaine. Jabirou parlait d’elle à Fournier. Et Fournier, peu à peu, arrivait à connaître Léonore, mais pas tout à fait comme la voyait Jabirou, car Jabirou, qui n’avait que très peu de mots à son service, la voyait beaucoup plus belle encore qu’il ne pouvait le dire. Il disait: C’est une gentille petite, répétait trente fois qu’elle était blonde. Puis, à son tour, il montrait tous les cadeaux qu’il avait reçus de son amie. Il avait acheté pour un sou un petit morceau de ruban, qu’il montra à Fournier, qu’il remit ensuite dans la poche intérieure de sa veste, et qui devint pour lui, dès cet instant, l’objet le plus précieux de la terre. Il s’acheta une pipe en terre, dont le fourneau représentait un zouave placide. Il s’était proposé de raconter à Fournier toute une histoire. Mais il dit simplement par manque d’imagination et peut-être un peu parce qu’il était ému: «La petite m’a donné ça!» Et, le mois suivant, avec quelque argent qu’il avait de côté, il s’acheta un nouveau présent de Léonore: une paire de pantoufles en tapisserie. Cependant, si amoureux que Jabirou fût de sa Léonore, il était piqué par une sorte de tarentule d’infidélité. Et il aurait voulu voir et connaître Rose... Fournier, à une heure de l’après-midi s’en allait déjeuner. Puis il sortait vers trois heures pour aller voir son amie. Une après-midi, Jabirou s’aposta non loin de la maison de Fournier. Il avait projeté sournoisement de pister son camarade. Ce dessein était beaucoup moins hardi qu’il ne paraissait de prime abord. Car, bien qu’asthmatique, Jabirou marchait moins lentement que Fournier. Et ce dernier y voyait beaucoup moins bien avec ses deux yeux que Jabirou avec son œil unique. Donc, à deux heures, Jabirou, frémissant comme à son premier âge, attendait à quelques mètres de la porte de Fournier. Il avait passé devant la maison, et, à travers les fenêtres, il avait vu son camarade en train de manger chez des gens du pays, qui, moyennant l’abandon de la petite retraite, logeaient et nourrissaient l’ancien employé de la marine. Jabirou, debout sur ses courtes jambes, attendit jusqu’à la nuit la sortie de Fournier. * * * * * Ce qui n’empêcha pas Léon-Timoléon Fournier de raconter le lendemain qu’il était sorti à trois heures, qu’il était allé voir son amie et de montrer fièrement une petite blague à tabac qui lui avait été offerte pour sa fête. Alors, Jabirou se leva. Et, terrible comme la vérité, il accusa Fournier de lui avoir menti... Et, comme c’était un honnête homme, il ajouta, désespéré, qu’il avait menti aussi. D’abord, Fournier se réjouit du bonheur écroulé de Jabirou. Et Jabirou eut une petite satisfaction en pensant que la gloire amoureuse de Fournier était une gloire usurpée. Mais ces petites joies mauvaises furent de brève durée. Chacun d’eux regarda autour de soi et se vit dans un désert. Ce coup-là ne les tua pas. Car ils étaient arrivés à un âge où rien de précis ne vous tue, et où l’on meurt par hasard et sans raison. Ils continuèrent à venir sur le même banc, où ils sont toujours, et où le destin semble les avoir oubliés, jusqu’au jour où il les ramassera par désœuvrement et les emportera avec lui, comme un peu de bois mort. LA DISPUTE Raoul Z... avait pris au cercle de N...-sur-Mer une petite culotte de quinze cents francs. C’était énorme pour lui, car Raoul était un garçon économe et soigneux, qui recevait une vingtaine de mille francs de sa famille, et qui devait là-dessus se loger, se nourrir et entretenir une modeste automobile. Quand il avait eu l’idée d’acheter cette auto, sa mère s’était fâchée et lui avait déclaré que sa pension ne serait pas augmentée... Raoul, chauffeur passionné, prit un plus petit appartement, renvoya son valet de chambre et changea sa cuisinière contre une bonne à tout faire. Il apprit à se passer de mécanicien... Mais l’auto n’était pas payée. Les versements mensuels étaient très pénibles. La dure saison--c’est-à-dire l’été--arriva. Le malheureux garçon dut vendre des livres et même quelques meubles, afin de pouvoir s’installer quelque temps dans un hôtel convenable sur le bord de la mer. Le 29 juillet approchait. Le 29 juillet est une date glorieuse. Mais Raoul la détestait, comme tous les 29 de chaque mois. En dépit de ses calculs et de ses économes précautions, il lui manquait un millier de francs qu’il n’osait aller chercher dans les environs de Lisieux, où habitait sa mère. C’est alors qu’il eut la mauvaise idée d’entrer dans la salle de jeu. Il en sortit beaucoup plus triste qu’avant. La traite de la maison d’automobiles serait présentée le surlendemain. Cette fois, il fallait faire la fâcheuse démarche, aller implorer, à sa grande honte, le secours maternel. Il fallait même y aller en automobile, ce qui ne diminuerait pas le courroux de Mᵐᵉ Z... mère. Elle n’avait pas une âme de chauffeuse. Elle ne s’apaiserait pas à la vue de cette charmante petite 16-chevaux, à deux baquets, qui eût attendri un cœur de bronze phosphoreux. Raoul passa une mauvaise nuit. Le lendemain matin, il retarda son départ tant qu’il put. Il mit très lentement son ulster et ses lunettes. Il arriverait toujours trop vite à Lisieux. Il se décida à s’en aller tout doucement, à petite allure. Mais à peine eut-il le volant en main qu’il oublia ses soucis et ne pensa qu’à rouler vers Lisieux ou vers n’importe où, mais le plus vite possible. Il serait toujours temps de penser à cette démarche ennuyeuse quand il arriverait en vue du château. La route était belle, le soleil était glorieux. Jamais le moteur n’avait si bien tapé. Raoul avait hâte d’être sur la grand’route, qui, ce jour-là, n’était pas encombrée. * * * * * Comme il sortait d’un village où il avait été obligé de ralentir, il vit devant lui une belle échappée et s’apprêtait à partir tant que ça pouvait, quand il aperçut quelque chose de peu ordinaire à cent pas devant lui. A cet endroit de la route, il y avait une sorte de petit chalet, embusqué dans un bouquet d’arbres... Raoul vit un de ces arbres s’abaisser lentement et barrer froidement le chemin. Sans connaître à fond les mœurs des végétaux, Raoul savait très bien que les arbres n’avaient pas l’habitude de venir ainsi s’abattre sur les chemins de leur propre mouvement. D’autre part, l’air était pur, le ciel était calme et aucun cyclone ne justifiait une pareille incartade. Enfin, à tout événement, il valait mieux ralentir, d’autant que l’auto n’était pas munie de ces ressorts spéciaux qui permettent aux grenouilles artificielles de bondir sur le sol et de franchir au besoin des obstacles. Raoul, plus dépité encore qu’intrigué, ralentit et arriva doucement jusqu’à cinq ou six pas de l’arbre étendu. A cet endroit il vit un bûcheron qui le regardait d’un air goguenard. Ce bûcheron tenait à la main une corde. Raoul lui demanda ce que venait faire cet arbre en travers de la route. Le paysan répondit avec insolence. Des petits enfants sortirent de la maison et firent cercle autour du chauffeur pendant que le bûcheron prononçait les paroles les plus injurieuses. Ce bûcheron était d’une assez bonne taille. Mais Raoul était courageux. Il descendit de sa voiture et prit devant le paysan une mise en garde très correcte. Mais celui-ci continuait à se moquer de lui. Il fit mine de frapper Raoul qui, heureux de voir se produire un semblant d’attaque, lui allongea une rapide série de coups de poings. L’homme les encaissa sans trop se défendre et en esquissant une lente retraite vers l’arbre qu’il franchit, tout en continuant à injurier Raoul. Celui-ci le poursuivit pour le faire taire. Il enjamba lui aussi l’arbre étendu. Les feuilles et les branches le gênaient un peu. Il les écarta tant qu’il put, arriva enfin de l’autre côté. Là, il se trouva en présence d’un personnage qu’il n’avait pas encore vu. C’était un monsieur imberbe, très bien vêtu, qui parlait avec un léger accent étranger. Ce monsieur prit son portefeuille, en tira deux billets de mille francs qu’il tendit au chauffeur: --Oserai-je vous prier d’accepter ceci? Je suis représentant d’une maison de cinématographes de Bruxelles... Vous venez de poser sans vous en douter pour une scène de la vie automobile, à qui nous avons voulu donner toute l’animation du vrai, du vécu... Excusez ce procédé un peu sans-gêne. Bien qu’on ne puisse pas vous reconnaître sous vos lunettes, vous n’auriez pas accepté de poser. D’ailleurs, si vous aviez été prévenu, ce n’aurait pas été aussi bien. Raoul hésita. Mais il finit par accepter cet argent vraiment bienvenu. C’était au fond ce qu’il avait de mieux à faire. UN ARTISTE Il s’en allait sur les routes, avec sa voiturette 8-chevaux, qui faisait un bruit peu ordinaire. On l’eût dite chargée de tessons de bouteilles. Elle dépassait fièrement les carrioles. Mais toutes les autos du département la grattaient sans relâche. Les jours de courses à Deauville, il fallait obliquer sur les bas-côtés, céder bien piteusement le haut de la chaussée. Il avait fini par ne plus inviter personne. Il s’en allait avec sa femme. Et, à chaque voiture qui les dépassait, tous deux baissaient la tête, par résignation, et pour ne pas avaler la poussière. Oh! l’insolence hargneuse de la trompe! l’ironie chantante de la sirène! Et le son victorieux de ces longues trompettes qui proclament votre défaite au passage! Et leur façon, à «eux», aux ennemis, de ne pas vous regarder, ou de regarder avec pitié votre petit capot! * * * * * Une voiture, une entre toutes, exaspérait notre malheureux chauffeur. C’était la 50-chevaux du château, qui faisait une poussière effrayante. Nous avons tous souffert quelque jour de la grossièreté d’un valet de chambre secouant un tapis par la fenêtre au moment où nous passons. Cette voiture avait des procédés aussi incivils. Pour plusieurs minutes, elle nous laissait dans un nuage. Les arbres, sur les bords du chemin, étaient tout blancs. A-t-on réfléchi au sort de ces malheureux arbres qui sont nés là jadis, le long d’une route paisible, et à qui maintenant l’auto a rendu la vie intolérable, sans qu’il leur soit possible de s’en aller? * * * * * --Chaque fois donc que j’allais à Trouville, me dit tristement mon ami, nous étions dépassés par cette maudite 50-chevaux. Nous avions beau retarder notre départ... Elle ne partait jamais avant nous... Elle nous guettait. Elle attendait notre sortie pour se mettre en marche. Il n’y avait pas d’autre route possible de chez nous à Trouville. Mon voisin savait que j’étais forcé de la prendre, et qu’il nous ferait «boulotter» sa poussière... «Ce n’était même pas un vrai chauffeur; c’était un snob qui n’était pas fichu de conduire lui-même, un petit sécot, rageur, avec un carreau dans l’œil. Il se tenait raide à côté de son mécanicien, sans cache-poussière, car sa voiture ne faisait de poussière que pour en poudrer les autres. «Sa grande élégance, c’était d’arriver aux courses avec son chapeau de paille, qui semblait collé à sa tête, sa fleur à la boutonnière, à peine marqué de poussière aux épaules, simplement ce qu’il fallait pour montrer qu’il descendait d’une auto. «Et c’était cet asticot-là qui nous faisait des misères, à ma pauvre petite femme et à moi. C’était lui qui nous obligeait, pour un trajet de cinq lieues, à nous entourer de masques et d’ulsters, à nous équiper comme pour la Nouvelle-Zemble. «Le désir de me venger m’a donné une ardeur au travail prodigieuse. Le diable lui-même, s’il était agent de publicité, n’aurait pas réussi les affaires que j’ai menées à bien cet hiver. Je voulais gagner de l’argent. J’en ai gagné... --Et vous avez acheté une forte voiture? --Une 135-chevaux, mon ami, une voiture qui avait fait le circuit, une voiture avec un capot comme une grosse malle anglaise. --Et aussitôt en possession de cette voiture, vous avez «gratté» votre voisin? --Pas si vite, mon ami, pas si vite. Je voulais une vengeance plus raffinée et surtout moins brève. Dépasser mon individu en trombe, avec mes 135-chevaux, c’était un grand plaisir, je ne dis pas. Mais, ce plaisir-là, je n’ai pas voulu l’épuiser d’un seul coup. Nous l’aurions dépassé, notre homme, nous aurions à peine vu sa tête. Il fallait nous la payer sérieusement. J’y avais mis le prix. «Je suis arrivé à la campagne avec ma grosse voiture. Mais je l’avais maquillée. J’avais fait mon possible pour lui donner l’aspect d’un tacot. J’avais fait mettre au-dessus des baquets une carrosserie fermée de forme vilaine, mais légère comme du carton. Puis il s’était agi de dissimuler l’énorme capot. J’ai donc fait peindre une fausse malle en bois qui ne pesait rien. Emboîtant le capot, elle avait l’air d’être placée sur une plate-forme, devant la voiture, comme un bagage que j’emportais avec moi, pour un voyage à la papa. «J’arrivai donc à la campagne au commencement d’août. J’avais essayé la voiture aux environs de Paris. Elle marchait à une allure infernale. «Le premier jour des courses de Deauville, on se met en route, ma femme et moi. J’avais décidé de me laisser dépasser ce jour-là. L’homme au monocle arrive sur moi. Il corne. Je me range gentiment. Il nous envoie sa poussière. Nous rions beaucoup, ma femme et moi, en pensant à ce qui arriverait le dimanche suivant. «Le surlendemain, donc, qui était le dimanche, et un grand jour de courses, nous sortons encore, d’un train de bonnes gens, à trente à l’heure. Au bout de quelques minutes, nous entendons l’autre arriver. Je ne bouge pas du milieu de la route. Il corne, il corne. Il était sur nous, et nous ne bougions toujours pas. Notre voisin se met à crier. Alors j’oblique sur le bas-côté, qui était très bon. Mais, en même temps, j’accélère ma marche, pour l’empêcher de me dépasser, sans toutefois aller assez vite pour le lâcher, de façon qu’il reste bien dans ma poussière. Il cornait, il cornait bêtement. Ça ne rimait à rien, puisqu’il avait la place pour passer. Nous avons fait comme ça quelques kilomètres. Voyant qu’il ne pouvait pas nous avoir, il ralentit. Moi, qui n’étais pas pressé, je ralentis de même: nous avions, lui et moi, un compte de poussière en retard; je ne voulais pas lésiner avec lui, et je tenais à lui faire bonne mesure. A un moment, il a failli nous surprendre, et sa voiture est arrivée à ma hauteur. Mais mon auto à moi était très souple, et j’ai repris tout de suite une dizaine de mètres. «Quelques minutes avant d’arriver, comme je le poudrais depuis une dizaine de kilomètres, j’ai eu l’idée qu’il était assez blanc comme ça: il était poudré à frimas comme le bonhomme Noël. J’ai démarré tranquillement et je l’ai laissé sur place... SUR LA ROUTE Le moteur allait très bien. On avait dépassé sans la moindre difficulté une limousine en bois verni qui avait fait toutes sortes de difficultés pour se ranger. Mais peut-être n’entendaient-ils pas la trompe, ou s’étaient-ils flattés de l’absurde espoir qu’on ne les dépasserait pas. On leur avait envoyé notre poussière. Et l’on s’était retourné un instant, mais sans rire, pour regarder leur figure. Et maintenant, voilà qu’on était en panne, au milieu d’une côte, avec cette voiture qui d’ordinaire grimpait si bien! Notre premier regard, une fois à terre, fut pour l’horizon de derrière nous. Et nous vîmes bientôt poindre et grossir la petite limousine. On se mit alors à parler gaîment, comme des gens que la panne n’affecte point. On ne regarda pas, quand ils passèrent, les voyageurs de la limousine; mais, tout de même, du coin de l’œil, on vit leur sourire indulgent. Le mécanicien avait mis son vêtement de toile bleue, ce qui était d’un sinistre augure. Les dames s’étaient éloignées jusqu’à un endroit découvert, pour faire croire qu’elles aimaient le paysage. Les compétences viriles du bord, sans mot dire d’ailleurs, entouraient et paraissaient examiner le mécanicien, qui, des flancs de son coffre, avait sorti tout un bazar. De ses mains noires il ouvrait comme des blagues à tabac de vieux journaux froissés, qui recélaient tout un amas de goupilles. Il mesurait, comparait les diamètres, en clignant de l’œil au soleil. Puis il se mit à limer, à taper, à visser, à dévisser... Il n’y avait aucune raison pour que cela finît... J’avais bien un jeu de cartes sur moi. Mais ces dames nous auraient blâmés. Et puis, à côté de ce mécanicien qui turbinait, pouvait-on décemment, près de cent vingt ans après 89, se livrer à des passe-temps d’oisifs? La Révolution a habitué les classes dirigeantes à plus d’hypocrisie. J’allai donc, tant j’étais désœuvré, regarder, moi aussi, le paysage, que les dames trouvaient ravissant. Je n’aime plus les paysages immobiles depuis que je fais de l’auto. J’aime bien que les arbres filent le long de la route et que les angles de murs s’avancent, comme des proues de navires rapides. Les autos ont secoué un peu la nature paresseuse. Mais elle profite de la moindre panne pour reprendre sa torpeur. C’était une grande plaine presque vide. Deux maisons toutes basses se terraient dans l’herbe. Plus près de nous, sous un arbre aux branches maigres, un cheval humble et consterné laissait pendre sa tête et ne bougeait plus. Il était très vieux. Pour lui, c’était la panne sérieuse. * * * * * Après un court éloge de la Normandie, nous revînmes tous à la voiture et nous eûmes la satisfaction de constater que nous avions une visite. Un homme entre plusieurs âges, dont on ne pouvait dire s’il était prématurément vieilli ou s’il était conservé à miracle, regardait avec intérêt le mécanicien et la voiture. Il avait une barbe blonde très pâle ou une barbe blanche très sale. L’un de ses yeux était très vif, et l’autre très éteint. Il appartenait à la classe des ouvriers par sa casquette, au monde des clubmen ruinés par son pardessus beige, et par son pantalon noir à bandes rouges à l’arme nationale de l’artillerie. Il portait dans son bissac des pattes de homard et un morceau de gros pain paysan. Dès qu’il me vit auprès de lui, il mit tout de suite la conversation sur ses embarras d’argent, et encaissa sans difficulté une petite pièce de cinquante centimes. Il regarda mes compagnons avec un air engageant, pour bien indiquer que la souscription n’était pas close. Il récolta encore quelques décimes qu’il rangea soigneusement dans un petit porte-monnaie de jeune fille qui n’avait plus de plaque d’ivoire que sur un seul côté. Puis, libéré de ses soucis d’affaires, il se mit à parler avec beaucoup d’animation. La joie de cet homme était de causer et de discourir. Il parlait plutôt pour son plaisir que pour l’édification de ses auditeurs. Aussitôt qu’il entrevoyait un sujet de conversation plus plaisant, il quittait sans prévenir personne celui qu’il avait entamé, ce qui pouvait le faire prendre, par des gens superficiels, pour un esprit incohérent. Après nous avoir parlé d’un accident d’automobile dont il avait été témoin, quelques jours auparavant, il nous exposa sans transition les démêlés qu’il avait eus avec un garde champêtre d’un pays voisin. Puis il nous raconta très longuement la vie d’une des filles de ce garde champêtre, qui était femme de chambre à Paris. Enfin il revint brusquement à l’automobile et exprima le regret de n’en avoir pas une à sa disposition pour aller de maison en maison demander sa subsistance. Avec un pareil moyen de locomotion, il pourrait dans une journée visiter plusieurs plages et tout un arrondissement. Puis il se tut et se mit à rêver, les yeux à demi fermés, en hochant doucement la tête. * * * * * Moi, je suivis son idée malgré moi et j’essayai de voir comment dans la pratique on pourrait l’appliquer. Assurément, il ne fallait pas songer à faire arrêter son auto devant les maisons où l’on irait demander l’aumône. Un individu qui descend d’une auto, même modeste, peut à la rigueur raconter qu’il sort de l’hôpital; on le croira difficilement s’il prétend n’avoir pas mangé depuis trois jours... Mais je voyais très bien une équipe de trois ou quatre mendiants fréter une automobile; je les voyais mettre pied à terre à une demi-lieue de Trouville, retirer les cache-poussière qui recouvrent leurs haillons, puis, après s’être distribué méthodiquement la besogne sur le plan, visiter méthodiquement toutes les villas dans une matinée, afin de pouvoir faire dans l’après-midi Villers et Cabourg, et diminuer ainsi notablement les frais de location de leur voiture. FATMA L’absence de l’auto se prolongeait. On l’avait envoyée en réparations à la ville voisine et le vétérinaire chef du garage découvrait sans cesse à la malade une maladie nouvelle, nécessitant des soins spéciaux. Des lettres terrifiantes arrivaient à la maison. Pendant six semaines, sans que nous nous en doutions, notre char vingt-quatre chevaux avait navigué sur un volcan. Il y avait dans ses flancs mystérieux des boulons détachés, des bouts de goupilles en ballade, qui auraient pu se loger dans des endroits sensibles et provoquer de soudaines catastrophes. Nous pouvions, disait le directeur du garage, nous estimer rudement heureux! Enfin, il ne renverrait l’auto qu’une semaine plus tard. Il fallait donc trouver un moyen de locomotion. Ceux mêmes qui, en d’autres circonstances, quand l’auto était là, avaient célébré le charme des promenades à pied, les plus ardents apôtres du footing, se trouvaient brusquement refroidis dans leur zèle. Aussi un groupe m’avait-il délégué pour aller à la ville, et pour en ramener dans les délais les plus courts un petit cheval et un petit tonneau. --Une voiture jaune en bois verni, dit une dame. --Un double poney, dit un monsieur compétent. --Avec des petits bouquets sur les tempes, ajouta, timide, une jeune fille, que le souvenir d’un poney ainsi orné avait charmée pour la vie. * * * * * Au sortir de la gare, je pris une interview d’un jeune boiteux, qui vendait des prospectus, et qui m’indiqua l’adresse d’un loueur. Je trouvai dans le faubourg Saint-Albert une porte cochère très large entre deux petits corps de bâtiments aussi abandonnés que le break infirme, qui, en panne, au milieu de la cour, laissait pendre un moignon de brancard. Dans l’allée, une petite porte vitrée était surmontée d’une pancarte: «Bureau.» Cette pancarte n’était pas inutile, car la pièce qu’elle désignait ressemblait surtout à une cuisine. J’y restai seul un temps fort long, remuant des chaises pour faire venir du monde, et toussant de plus en plus fort, au point de m’inquiéter moi-même sur ma santé. Enfin, une porte s’ouvrit, et je vis entrer l’homme le plus âgé, le plus ridé, et le plus inattentif du département. Il était coiffé d’une casquette de drap, dont ses vieux favoris usés semblaient une dépendance. Il mâchait constamment quelque chose, sans doute sa propre substance, si l’on en jugeait par le creux de ses joues, probablement très entamées à l’intérieur. Quand il ouvrit la bouche pour en faire sortir quelque assemblage de sons, confus et sifflants, je m’aperçus qu’il usait sa dernière dent à cette mastication continuelle... Je lui exposai ma requête, je lui parlai d’un tonneau, d’un petit cheval. Je ne savais pas s’il m’entendait. Mais il ouvrit le tiroir d’une petite table, il y prit une feuille de papier, et se mit à écrire quelques signes, vacillants et indistincts. Je lui donnai mon adresse. Il traçait sur le papier des jambages de lettres, des _m_ inachevés, des _p_ qui n’arrêtaient pas de descendre, un vague commencement d’_a_, une moitié d’_x_, avec un point qu’il posa tout à coup sur une lettre bizarre, qui n’était certainement ni un _j_, ni un _i_. Je fis une allusion gênée à la question du prix. Il me siffla d’autres sons que je feignis de comprendre. Puis il me tendit une carte de la maison. Le lendemain matin, comme par miracle, le petit cheval et la voiture faisaient leur entrée dans notre cour. * * * * * A vrai dire, le miracle n’était pas complet et Fatma, la petite jument noire, n’avait pas de chaque côté du front les petits bouquets demandés. J’ajoute qu’elle ressemblait moins à un poney qu’à un cheval un peu malingre. Elle n’avait pas l’encolure ronde, les cuisses pleines, les crins et la queue coupés. Mais, en somme, elle ne dégottait pas mal, quand on la regardait dans un certain angle, assez en arrière pour ne pas voir ses genoux arqués. Si doucement que l’eût amenée le jeune vagabond qui l’accompagnait, elle avait le long des flancs un battement inquiétant. «Un peu de pousse», nous dit le jeune homme. Nous demandâmes avidement si elle n’était pas trop fatiguée pour sortir le jour même: --Oh! elle vous fera encore ses quarante kilomètres, ajouta-t-il, sans quitter de l’œil le maître du logis, qui, un peu à l’écart, cherchait dans un porte-monnaie. * * * * * On n’eût pas été mal dans le tonneau s’il n’avait pas été aussi bas sur ses roues. Mais il avait été fait pour un cheval plus petit. Avec le nôtre, les brancards relevaient trop. La voiture était aussi en pente qu’un toboggan. Il était difficile de savoir l’âge de la petite jument. Elle n’avait pas de papiers et, depuis de nombreuses années, ses dents n’indiquaient plus rien. C’était une bête de bonne composition, pourvu qu’on la laissât trottiner, en allant à droite et à gauche. J’avais d’abord essayé de rectifier sa marche; mais quand on la tenait un peu en main elle s’arrêtait. Il n’y avait là certainement aucune mauvaise volonté de sa part. C’était simplement une interprétation toute personnelle des signes que nous lui transmettions. Il existait probablement pour elle des quantités de mots qui signifiaient la même chose. Hue!... Allons!... Hé! la petite!... autant de synonymes de: Halte! Parfois aussi elle s’arrêtait sans que nous lui ayons rien dit. Mais peut-être avions-nous prononcé dans la conversation quelque mot qu’elle avait pris pour elle et qu’elle avait interprété à sa façon. Personne de nous malheureusement ne connaissait le signe qui, dans son esprit, correspondait à une accélération d’allure. On nous avait bien remis avec la voiture un fouet, dont nous nous servîmes pendant quelque temps pour taper sur le dos de Fatma; mais nous tapions sur du granit. Ce fouet n’avait même pas l’avantage de chasser les mouches. Il n’y avait jamais de mouches sur le dos de la jument; elles avaient renoncé depuis longtemps à travailler sur ce tissu imperforable. * * * * * Théoriquement c’était le mécanicien qui devait atteler ou dételer Fatma. Mais le mécanicien était constamment à la ville pour prendre des nouvelles de l’auto. On criait le nom du jardinier aux échos du jardin immense. Enfin je me décidais à atteler le cheval moi-même et à présenter le mors à ses dents obstinément fermées. Il fallait, selon les préceptes, lui mettre mes doigts dans sa bouche, pleine d’une salive collante, et appuyer sur ses barres, encore un peu sensibles, pour lui faire desserrer les mâchoires... Ce fut un beau jour que celui où un autre jeune vagabond, délégué par le loueur, vint reprendre Fatma pour la ramener à la ville. Dès l’après-midi, comme l’auto n’était pas de retour, nous fîmes tous une promenade à pied et nous goûtâmes à ce genre de sport des joies inconnues (d’ailleurs de courte durée). UNE CURIEUSE DISPARITION On a dit que Sherlock Holmes, le fameux détective anglais, avait quitté ce monde. Puis on a su qu’il était ressuscité. Puis il a disparu à nouveau. La vérité est qu’il vit toujours. Il habitait même la France dans ces derniers temps; il a passé quelques semaines à Trouville. Et, pour tout dire, j’ai eu l’occasion de le voir l’autre semaine, précisément au moment où il était en train d’élucider un de ces mystérieux problèmes qui l’ont toujours passionné. Je m’étais procuré son adresse, et j’étais venu lui rendre visite dans le petit appartement meublé qu’il occupait, à deux pas de la rue des Bains. J’étais très ému à l’idée d’approcher cet homme extraordinaire... Je craignis tout à coup, en frappant à sa porte, qu’il ne me fit pas la grande impression que j’avais si longtemps attendue... Mais je ne fus pas déçu. Je le retrouvais encore plus saisissant d’aspect que je n’aurais cru. Il doit avoir près de soixante ans à l’heure actuelle, mais on ne saurait dire si ce gentleman, long et maigre, est un jeune homme ou un vieillard. Son regard est d’une pénétration irrésistible. A peine eus-je pris un siège, qu’il me dit: --Vous êtes venu en auto, à ce que je vois, et vous avez laissé votre voiture sur la Grande-Place, près de la jetée. C’est une limousine. Vous avez maintenu ouverte la glace de devant. Vous n’étiez pas assis sur le siège. Il n’y avait personne à côté du mécanicien. Et vous vous trouviez sur le strapontin de gauche, à l’intérieur de la voiture.» Sherlock Holmes était en pantoufles et en robe de chambre. Il n’était pas sorti depuis longtemps, et n’avait certes pu me voir dans la rue... «Si l’averse qui est tombée il y a cinq minutes était arrivée plus tôt, vous n’auriez pas, ajouta-t-il, reçu tant de poussière sur la route de Cabourg.» Comment savait-il que nous arrivions par la route de Cabourg? Mais il daigna m’expliquer qu’il avait fait des études très minutieuses sur la poussière, et que celle qui couvrait ma jaquette par devant l’avait suffisamment renseigné. Si je fusse venu dans une automobile découverte, j’eusse été poudré d’une autre façon. Ce n’était pas non plus ainsi que se salissaient les personnes qui voyageaient en fiacre et en omnibus. Je n’avais absolument rien sur les jambes; aussi Sherlock Holmes s’était-il dit que j’étais dans l’intérieur de la voiture. Et la poussière descendant assez bas sur ma poitrine, il en avait conclu que je n’étais pas protégé par le mécanicien; je n’étais donc pas placé derrière lui, et il n’y avait personne devant moi: donc le siège, à côté du mécanicien, était vide. Comme le vent soufflait de l’Est, il s’était dit que j’arrivais de l’Ouest (par conséquent de Cabourg); autrement je n’aurais pas eu tant de poussière sur la barbe et sur mon paletot. --Mais j’aurais pu, lui dis-je, être assis à côté du mécanicien, avec une couverture sur les jambes? --Non, me dit-il, car alors il y aurait une ligne de démarcation très nette entre la partie empoussiérée de votre jaquette et la partie que protégeait la couverture. * * * * * Il me dit encore qu’il avait remarqué quelques mouchetures de boue sur mes bottines propres: ce qui lui avait montré que j’avais fait un petit trajet à pied dans les rues, que la pluie venait de mouiller. J’étais à peine revenu de ma stupéfaction, que Sherlock Holmes me prit par un bras, et me fit entrer dans une chambre voisine, en me soufflant à l’oreille: --Écoutez ce que va nous dire cet homme. Je me trouvai en présence d’un mécanicien vêtu d’un joli vêtement marron à brandebourgs. C’était un gaillard de forte taille, mais qui n’en menait pas large, comme on dit. Ses lèvres tremblaient et son regard était tout vacillant. --Répétez devant monsieur, lui dit Sherlock Holmes, ce que vous m’avez dit tout à l’heure... Le mécanicien nous fit alors le récit d’une aventure bizarre, et bien faite pour intriguer le célèbre policier anglais: --Je suis donc parti ce matin même de Paris avec mes patrons, M. Gondebaut, le banquier de la rue Châteaudun. M. Gondebaut était accompagné de sa femme, une jolie brune de trente-cinq, trente-six ans... Le patron, lui, a quarante-cinq ans. Monsieur et madame s’entendent bien, je peux pas dire le contraire. Par-ci, par-là, une petite dispute de rien du tout. Mais c’est en somme un beau ménage. Ils n’ont pas d’enfants. Et ils s’aiment bien; presque tout le temps en partie fine et en promenade. Il y a deux mois qu’ils ont acheté notre auto, une vingt-quatre chevaux; mais, rapport aux affaires de monsieur, on n’était guère sorti des environs de Paris. «Voilà donc que monsieur, hier soir, en rentrant du bois, dit comme ça à madame: «Fanny, qu’il lui dit, sais-tu ce qu’on devrait faire? On partirait demain pour Trouville. Puisque j’ai mes vacances en septembre, on verrait sur la côte si des fois il y a quelque chose à louer.» «On me dit ça vers onze heures, en demandant que la voiture elle soye prête pour le lendemain, qui était donc ce matin huit heures. Je rentre donque au garage. Je sange le pneu arrière de droite, qu’était un peu trop usagé, je remplace la courroie de mon ventilateur qui se trouvait un peu vielle. Et le lendemain, à sept heures trois quarts recta, j’étais devant la maison. On ne s’en va qu’à huit heures et demie, madame, comme toutes les dames, ne se trouvant pas prête. Enfin on arrive à Saint-Germain vers les neuf heures un quart. Je commence à m’appuyer la route de Quarante-Sous. Presque personne. Le moteur marchait bien. Moi, quand le moteur marche bien, c’est un plaisir. Mais à peine que nous marchions cinq minutes que voilà les misères qui commencent. Mon pneu neuf est crevé. Je le remplace avec un pneu de rechange. Mon autre pneu arrière, un antidérapant, éclate un quart d’heure après. Bref, au lieu de déjeuner à Evreux, on mange à Bonnières. Moi, je regarde ma voiture, mais de rage je ne mange pas. Je prends un méchant sandevich que madame a la bonté de m’envoyer. Enfin les voilà qui reviennent de déjeuner. Mettez en marche, que me crie monsieur, nous venons. Je mets en marche et je m’installe sur le siège. Monsieur et madame arrivent à la voiture, ouvrent la porte. Moi j’étais impatient de m’en aller pour rattraper le temps perdu. A peine la porte refermée, je repars et j’ai la grande satisfaction que le moteur marche et tape comme un ange. J’avais peur que monsieur et madame fassent une station à Evreux et à Lisieux. Mais ils ne me disent rien pendant la traversée de la ville. J’arrive donc tout d’une traite à Trouville, dans la rue de Paris. Là, je m’arrête, et j’attends que le patron descende. A la fin, je me retourne, et jugez, messieurs, de ma stupéfaction: personne dans la voiture!... * * * * * Le mécanicien se tut et nous regarda tour à tour. --Votre voiture est devant la porte? demanda Sherlock Holmes. Et, sur un signe affirmatif du mécanicien, nous descendîmes dans la rue. Là, le détective mesura soigneusement la largeur des fenêtres et des baies. Il palpa, scruta et flaira pendant longtemps les coussins et les tapis. Puis il posa plusieurs questions au mécanicien sur le genre de vie, sur les fréquentations, sur le caractère de M. et Mᵐᵉ Gondebaut. Enfin nous nous fîmes conduire au bureau téléphonique. C’était la fin de la journée, et nous obtînmes assez vite la communication avec Bonnières, et avec l’hôtel où avaient déjeuné M. et Mᵐᵉ Gondebaut. Je tenais un des récepteurs. Dès que Sherlock Holmes se mit à décrire les patrons du mécanicien, l’hôtelier s’écria: --Mais ils sont encore ici. Ils attendent leur mécanicien qui a disparu tout à coup! Après le déjeuner, M. Gondebaut et sa femme se sont préparés à remonter en voiture. Ils avaient ouvert la portière, quand Mᵐᵉ Gondebaut se rappela qu’elle avait oublié deux paniers de fruits qu’ils avaient achetés. Ils rentrèrent dans la maison pour les chercher... --Après avoir refermé la porte de la voiture? demanda Sherlock Holmes. --C’est possible, dit l’hôtelier. Toujours est-il que quand ils sont revenus, ils n’ont plus trouvé ni mécanicien ni auto. --Eh bien, vous leur direz que leur mécanicien est à Trouville. Demandez-leur s’ils vont venir le rejoindre, ou s’il doit aller les chercher. Et pendant que l’hôtelier allait faire la commission: --C’est un mécanicien modèle, me dit Sherlock Holmes, en me montrant ce brave conducteur. Quand il est au volant, il ne pense qu’à bien diriger sa machine, et ne se retourne jamais... CELUI QU’ON N’EMMÈNE PAS Bien entendu, pendant ces vacances, je vais très souvent en automobile. Ma voiture est une voiture très cotée,--je peux vous l’indiquer sans faire de réclame,--c’est la célèbre voiture d’_ami_, si en faveur dans le monde des chauffeurs. La voiture d’_ami_, à quelque marque qu’elle appartienne, a des avantages énormes: D’abord, elle est exempte de ces inconvénients qui rebutent tant d’amateurs d’automobile et qui sont connus sous le triste nom de «frais d’acquisition» et «frais de réparation». Le seul tort que présente la voiture d’_ami_ ne réside pas dans sa construction, mais dans le caractère de son propriétaire et dans cette bienveillance excessive qui lui fait inviter un nombre d’amis presque toujours supérieur au nombre de places dont il dispose. Il faut donc qu’une ou deux des personnes conviées se récusent; alors, c’est un assaut de politesse et de fausseté, une de ces luttes de courtoisie où la victoire est plus affligeante que la défaite. Oh! l’air navré de la personne qui a réussi à céder sa place! Oh! l’air hypocritement résigné de celle qui a été forcée d’accepter le sacrifice! Évidemment, la personne qui reste ne va pas jusqu’à souhaiter une bonne panne à ceux qui s’en vont: l’humanité n’est pas aussi mauvaise, et puis une panne sérieuse risquerait d’immobiliser la voiture pour le lendemain. Mais quand on se voit seul au milieu de la cour d’entrée, quand le dernier grognement vraiment peu sympathique de la trompe s’est fait entendre au lointain, on regarde autour de soi avec maussaderie. Il y a là des arbres; on les connaît. Derrière la maison se trouvent des pelouses, de vertes pelouses. Six semaines de contemplation ont fortement contenté votre amour de la nature. Et, d’ailleurs, le paysage que l’on préfère est celui qu’on voit de l’auto, le brusque étalage, au tournant de la route, d’une vallée magnifique, devant laquelle la trente-chevaux vous fait passer rapidement, pour ne pas abuser des meilleures choses, pour faire cette vision plus charmante en la faisant plus furtive, comme a dit le poète de la maison, pour l’embellir de la séduction d’un regret, comme il a dit encore (il y a des jours où il est remonté). * * * * * Non, nous n’irons pas dans le jardin regarder les vertes pelouses; nous n’irons pas dans la salle à manger pour goûter, car il est encore trop tôt... Alors, on se dirige timidement vers la bibliothèque... Elle est pleine de livres intéressants... C’est curieux! Moi qui, à Paris, regrette toujours de n’avoir pas le temps de lire, de converser familièrement avec les génies du temps passé, et bien! ils sont là, les génies du temps passé... Ils t’attendent derrière les vitres. Voici les soixante-douze volumes de Voltaire; il y en a bien une quarantaine de Balzac; deux rayons sont pleins de Victor Hugo; voici tous les grands classiques de l’édition Hachette; voici les conteurs galants du XVIIIᵉ, dont je parle avec tant d’attendrissement; il suffit de tourner une petite clef, d’ouvrir un volume au hasard... De jolis vers s’envoleront dans la chambre ou bien une prose magnifique va retentir. Si j’allais faire un tour à bicyclette? * * * * * C’est que j’ai une bicyclette, une bicyclette toute neuve, à roue libre et à changement de vitesse. Elle est ornée d’une jolie petite sacoche en cuir jaune, où se trouvent différents petits objets de musée, tels qu’une petite pompe, un nécessaire à réparations, voire une clef anglaise. Il est défendu de toucher à ces objets parce que, lorsqu’on les déplace, c’est le diable ensuite pour les faire tenir dans la sacoche, qui est très étroite. On fait sortir la bicyclette de la remise avec précautions, puis on s’aperçoit non sans satisfaction qu’on a encore oublié d’acheter à la ville voisine des pinces de pantalon; on reconduit la bicyclette dans la remise. D’ailleurs, le pays n’est pas agréable pour le vélo. Il y a cinq cents mètres de plat de chaque côté de la maison. A droite, on tombe sur une montée. N’en parlons pas. A gauche, on arrive à une bonne descente. Mais je ne suis plus un enfant, et je sais que les descentes, il faut à un moment donné que ça se remonte. On rentre donc dans la bibliothèque, et on se précipite dans de la poésie jusqu’au moment de goûter. Puis on goûte. On goûte trop, par désœuvrement, et on se dit qu’on n’aura plus assez faim pour le dîner. De tristesse, on s’endort. Un coup de trompe vous réveille... Ce sont eux qui reviennent. Ils vous racontent leur promenade avec enthousiasme. On les écoute en hochant la tête, comme un homme pas épaté du tout et qui veut simplement montrer qu’il est poli. SERVICE PUBLIC Quand nous arrivâmes à Mesnil-les-Eaux, juste en face la mairie, trois de nos pneus éclatèrent, les deux d’arrière rigoureusement ensemble, dans la même détonation, et le pneu d’avant à gauche une demi-seconde en retard, de sorte qu’on eut l’impression d’un mouvement mal exécuté, à cause de cet imbécile de pneu d’avant, et que je fus sur le point de crier: --Au temps! Recommencez-moi ça! Mesnil-les-Eaux est à 12 kilomètres de Moutiers-les-Eaux où j’étais attendu à déjeuner. Mes amis, qui n’étaient pas pressés d’y aller, s’installèrent à l’auberge de Mesnil et moi je me mis en devoir de prendre le bus qui fait le service entre Mesnil et Moutiers. Il y avait deux entreprises concurrentes. Une des voitures était très moderne avec son moteur de 40-chevaux. Mais c’était un omnibus fermé, et je donnai la préférence à un char-à-bancs, ou plutôt à un char à gradins, qui avait l’avantage d’être plus à l’air, et aussi celui de n’être pas complet. Il était même tout à fait vide. Je demandai l’heure du départ: «Dans trois minutes», me dit un vieillard à casquette galonnée, extrêmement poli. Je m’installai dans la voiture, en m’extasiant sur la bêtise de mes contemporains qui préfèrent une guimbarde murée, d’où l’on ne voit rien du pays, à ces vraies voitures de tourisme, qui semblent des morceaux d’amphithéâtres mouvants. Le vieillard prit place, non loin de moi. Je vis que sur le devant de sa casquette s’inscrivait le mot: _Receveur_. Il portait une barbe blanche taillée courte. L’un de ses yeux bleus, l’œil de rêve, regardait le ciel. L’autre, plus positif, semblait préposé au compte de la monnaie. Puis le plus précoce des mécaniciens, à peine âgé de quatorze ans, sortit d’un petit débit, s’approcha de l’avant, et commença à tourner une manivelle avec beaucoup d’énergie et de patience. Enfin, une trépidation terrible secoua la voiture: il semblait qu’un géant énorme claquait des dents. Le petit mécanicien-prodige s’installa au volant, et tout l’édifice se déplaça avec majesté, pour s’arrêter à deux cents pas plus loin chez un marchand d’essence. La station fut assez longue. Mais je n’osai m’impatienter. J’étais le seul voyageur et, bien que très unanime, mon groupe me semblait trop faible pour émettre une réclamation utile. Le receveur ne m’en imposait pas trop, mais l’enfant mécanicien me semblait avoir une grande autorité. Le réservoir une fois abreuvé, il fallut remettre la voiture en marche. Le petit jeune homme revint à l’avant et joua de nouveau de l’orgue de Barbarie. La voiture recommença à trembler comme un moule à gaufres. La route, au départ, y mettait de la complaisance. Elle était en palier pendant un bon kilomètre. Cependant l’auto ne regagnait rien sur une carriole de fermier qui filait à quinze pas devant nous, si bien que le conducteur de cette voiture, las de nous offrir en vain la gauche de la route, revint sans péril au milieu de la chaussée. Je pensai que le mécanicien ne voulait pas se lancer tout de suite... Peut-être y avait-il des gendarmes embusqués. Pourtant, au bout de ce kilomètre plat, la route, en tournant, me découvrit une montée assez dure. Je jugeai, moi profane, qu’il eût été bon de prendre un peu d’élan. Mais tel n’était pas l’avis du capitaine du bord. Il aborda la montée à une allure des plus sages et, tout de suite après, changea de vitesse en faisant entendre un bruit affreux. La carriole, devant nous, disparut bientôt à l’horizon. Maintenant, notre auto matchait un facteur qui, bien que fatigué, prenait sur nous un sensible avantage. Cette montée heureusement prit fin. Je pensai bien qu’en arrivant au bout notre voiture aurait cette impression de soulagement qu’éprouvent les asthmatiques quand ils vont sur les hauteurs. Quand nous arrivâmes au sommet, un beau panorama s’étala devant nos yeux. Qui a dit que les chauffeurs ne jouissent pas du paysage? Nous, nous n’en perdions pas une goutte. L’œil aérien du receveur s’emplissait d’extase. Je me dis que sur la descente, on allait filer. Mais on ne fila pas et l’énorme auto--de cinquante-deux places, dont une occupée--continua à s’avancer majestueusement comme un char de Mi-Carême. C’est alors que je risquai une observation timide, et que je demandai au vieillard demi-rêveur pourquoi la voiture n’allait pas plus vite dans les descentes. --Les freins n’arrêtent pas, me dit-il... Même en marchant doucement, comme maintenant, il y a du danger sérieux, ajouta-t-il avec une certaine fierté. C’est qu’il ne s’agit pas de laisser aller. Il faut rudement avoir l’œil à la direction. Le mécanicien fait ce qu’il peut. Mais, n’est-ce pas? il est jeune, ce petit garçon. Il manque de force et de sang-froid. Après cette série d’observations rassurantes, il me demanda le prix de la place. Cependant, l’auto concurrente, qui était partie de Mesnil une minute avant nous, avait eu le temps d’aller à Moutiers porter ses voyageurs et en recharger d’autres, qu’elle emmenait fièrement à Mesnil. Nous la croisâmes au passage. Les quarante voyageurs nous regardèrent sans doute. Mais je ne le saurai jamais, car je m’empressai de tourner la tête d’un autre côté. --Ils sont encore complets, dit le vieillard au petit mécanicien, qui répéta: --Ils sont encore complets... --Et nous, nous n’avons qu’un voyageur, me dit le vieux receveur, en me regardant avec un peu de mépris... Et c’est bien beau encore... Tous les gens d’ici et tous les baigneurs prennent l’autre voiture... Ici nous n’avons personne. Et il ajouta en remuant la tête: --C’est à n’y rien comprendre. LE MUSÉE DE PORCELAINES --Visitera-t-on le musée avant ou après le déjeuner? Une partie des voyageurs est d’avis de déjeuner tout de suite. L’un d’eux a faim, cet autre se dit sournoisement que le déjeuner se prolongera, qu’il faudra repartir, et qu’ainsi on remettra à une autre fois la visite au musée. Mais l’avis des amateurs d’art prévaut. C’est l’avantage des idées nobles de pouvoir être proclamées avec énergie. Les partisans du déjeuner immédiat n’ont pas le courage de leur vile opinion. Je dois dire que je me suis rangé du côté des amateurs d’art, et pourtant j’ai faim. Ai-je ainsi agi par une espèce d’opportunisme, en pressentant que la majorité serait pour le musée? Me suis-je dit que le devoir était là? * * * * * Je suis chargé de trouver le musée, pendant que les deux mécaniciens des voitures vont à la recherche d’un garage. Le premier passant à qui je m’adresse est un homme à casquette cirée qui prend la position militaire, regarde à droite, et ensuite à gauche, et me répond qu’il est ordonnance et qu’il ne peut pas me dire... Je n’ai pas plus de succès auprès d’une vieille marchande de légumes. Mais chez un petit voyou blond, qui écoutait mes questions, se révèle une compétence imprévue. Il m’apprend qu’il y a deux musées, celui des tableaux et celui des porcelaines. Je vais annoncer la bonne nouvelle à la petite troupe des chauffeurs. Le musée des porcelaines est tout près. Il faut commencer par là... C’est peut-être intéressant... On n’y restera pas longtemps, car la peinture nous réclame... On tourne à droite, puis à gauche, et l’on arrive à une petite place, en face d’un monument d’aspect assez simple. Ce monument a l’air complètement abandonné... --C’est peut-être fermé? dit quelqu’un, qui s’apprête déjà à prendre un air désespéré. Il faut tout de même frapper à la lourde porte de chêne. Je frappe doucement, puis, comme je vois qu’il ne vient personne, je cogne avec énergie... Ciel! j’entends des pas! La porte s’ouvre. Apparaît un très vieux concierge, dans un très mauvais état de conservation. --Est-ce que le musée est fermé? --Il est ouvert, nous répond-il dans un dernier souffle de vie. Tout le monde entre en silence... C’est étrange!... Ce monument, de l’extérieur, paraissait être de dimensions assez restreintes, et les salles qu’il renferme sont immenses et nombreuses. Le vieillard va-t-il nous accompagner et nous décrire ces curiosités? Non... Il rentre dans sa cage et nous laisse circuler autour des vitrines. * * * * * Tout cela doit être très intéressant. Mais il y a trop de choses. Il faudrait avoir quarante-huit heures devant soi et s’arrêter longuement auprès de chaque objet. Du moment qu’on n’a à sa disposition qu’un petit laps ridiculement court, toute station un peu prolongée devant une assiette ou une soupière ancienne constituerait une préférence injuste... Et puis, les tableaux nous attendent... Il faut presser le pas. Je ne connais pas de piste qui augmente autant l’allure ordinaire de certaines personnes que le sol bien ciré des musées. Il y a des jeunes femmes languissantes qui trouvent toujours que l’on marche un peu vite dans la rue et qui, dans un musée, vous essoufflent et vous lâchent au train. Si l’on s’arrête une seconde devant un tableau ou une vitrine, on ne les retrouve plus à côté de soi. Elles ont franchi deux ou trois salles à une vitesse de circuit. Seulement l’allure rapide que leur imprime le voisinage des curiosités ne va pas sans les fatiguer très promptement. Les parquets sont durs et peu propices à un train aussi soutenu. Aussi retrouve-t-on ces dames assises sur des banquettes de velours rouge, en extase devant une œuvre d’art belle entre toutes que la Providence a placée juste en face de ces sièges de repos. * * * * * Je ne crois pas qu’il existe d’architecte aussi perfide que celui qui a conçu le plan de ce musée de porcelaines. Le fameux Dédale, constructeur primé du Labyrinthe, n’avait pas autant de venin. Nous avons parcouru quatre salles; nous n’osons revenir sur nos pas; il n’y a aucun raccourci pour gagner la sortie. Une ingénieuse combinaison d’escaliers oblige même à visiter le premier étage... En traversant la neuvième salle, notre bande de chauffeurs, farouches et harassés, est dégoûtée de la porcelaine pour la fin de ses jours. Pour comble de malheur, nous redescendons dans un vestibule qui ressemble au vestibule d’entrée, et qui n’est pas le vestibule d’entrée. Il donne sur toute une série d’autres salles, qu’il faut traverser coûte que coûte. Quand nous nous retrouvons en présence du concierge décrépit, notre ressentiment éclate en propos violents, et nous oublions tout à fait que nous avons devant nous un homme âgé, vieux serviteur de l’Etat, qui a teint maint champ de bataille de son sang généreux. Puis quelqu’un de nous lui remet une pièce de deux francs, en lui recommandant de tenir à l’avenir entr’ouverte la porte de son musée, afin que personne ne puisse le croire fermé. Car nous serions vraiment trop vexés si quelque autre troupe de chauffeurs, traversant la ville et passant sur cette place, se trouvait, contre toute justice, couper au musée de porcelaines. LA PETITE BÉBÊTE --Oui... c’est lui... c’est le chien... le petit chien... la peti bébête. Voilà ce que l’on disait dans le jardin, pendant que, dans ma chambre, la fenêtre ouverte, j’étais assis à ma table de travail, devant une page toute blanche, blanche insolemment, blanche impitoyablement. Pourquoi les pages blanches ne se noircissent-elles pas toutes seules? Il était dix heures du matin. Il fallait travailler, puisque, ce jour-là, on n’allait pas en automobile. Le maître de la maison était parti dans la baie, sur un bateau, et il reviendrait fièrement à midi chargé de deux ou trois oiseaux coriaces... --Oui.. c’est lui... c’est le chien... c’est la peti bébête. La peti bébête était un loulou blanc, pas trop petit. Il passait pour très indépendant et pas caressant: quelques bonds, moins affectueux que protocolaires, quand il revoyait sa maîtresse, ou le mari de sa maîtresse, ou le fils de sa maîtresse, et c’était tout. On l’appelait Kiki. Ce n’était pas un nom extraordinaire, mais c’était le nom de ses prédécesseurs. Le premier Kiki était mort à la fleur de l’âge, écrasé par un fiacre; le deuxième Kiki avait eu la maladie. On avait pris ce Kiki-là à quatorze mois, tout élevé. Il savait, à l’origine, donner la patte et faire le beau. Mais on se lassa de lui faire exécuter ces exercices serviles, et il les oublia. Kiki, indifférent à la plupart des êtres, n’avait qu’une haine: il détestait Poteau, un grand griffon, et il fallait toute la tendre amitié qui unissait leurs deux maîtresses pour que la haine réciproque des chiens n’engendrât pas de discordes plus graves. Jenny, maîtresse de Poteau, Léonore, maîtresse de Kiki, se désespéraient de voir leurs chiens se détester. Et l’on sentait bien que les torts ne venaient pas de Poteau, qui n’aurait pas demandé mieux que de frayer gentiment avec Kiki. Mais il y avait entre eux une différence de race. Le gros Poteau, avec ses bons yeux jaunes perdus dans son visage poilu, avec ses moustaches pendantes et toujours mouillées, ressemblait à une sorte de chemineau, rude et naïf. Il mangeait tout ce qu’on lui jetait, d’un seul coup de gosier, comme font les prestidigitateurs quand ils avalent des œufs. Il eût avalé d’un trait des palets de fer, telle la grenouille du jeu de tonneau. Sa gueule avide prenait le pain et les os n’importe où, dans le sable ou dans la boue. Kiki, petit grand seigneur, n’acceptait que des mets de choix; sucre, gâteaux ou croûtes de fromage. Il allait bien flairer le derrière des autres chiens, mais rapidement, et par simple tradition. Pendant que Poteau courait dans le jardin ou par le bois, traquait des bêtes mystérieuses et souillait dans la terre remuée sa barbe et son museau frénétique, le délicat Kiki se plaisait dans la lingerie dont il était le petit dieu familier. Il s’endormait au bruit de la machine à coudre, ou bien, assis sur le rebord de la fenêtre, tout au coin, il regardait la campagne, et semblait très digne et très fier, comme le chat du théâtre Guignol. On ne sait au juste les fonctions que Kiki s’imaginait remplir, mais elles étaient, à coup sûr, fort importantes. Dans son esprit, il était une sorte de héraut, et l’introducteur des visiteurs. Il était doué d’un gosier mécanique infatigable. On renonça à l’emmener en auto parce qu’il jappait sans relâche; on craignait aussi qu’il ne prît l’intérieur de la limousine pour un champ clos dans lequel il faudrait vider, avec Poteau, une vieille querelle de race. En revanche, nous ne manquions jamais d’avoir comme compagnon l’énorme et humide Poteau. Jenny, sa maîtresse, était dévorée de soucis quand elle le laissait à la maison. Douée d’une sensibilité très vive, elle n’hésitait pas à prêter à son chien la même âme affectueuse. Elle se figurait qu’il était malade d’être séparé d’elle. Nous revenions d’ordinaire à la nuit tombante, et nous retrouvions dans la cour le Kiki délaissé qui était couché sur une marche du perron, en compagnie de Gypsie, une chienne fox-terrier, grasse, blanche et truffée comme une oie de Noël. Kiki ne manquait jamais de se précipiter sous l’auto, et c’était chaque fois un petit frémissement dans l’assistance. Tout le monde savait pourtant que Kiki était fort adroit, qu’il évitait les roues, et qu’il ne se livrait à ce genre d’exercice que pour étonner son monde. * * * * * Un soir, nous ne vîmes pas Kiki dans la cour. Seule, la chienne truffée vint au-devant de nous. On demanda où était Kiki, d’abord à la chienne, qui ne répondit pas, et ensuite à tous les domestiques. Kiki n’était nulle part, ni dans la lingerie, ni dans aucune des chambres. Le petit garçon de l’épicier, qui apportait du gruyère, l’avait aperçu dans la campagne, un peu plus loin que la maison du notaire. Léonore ne disait rien; elle était toute pâle, les yeux plus noirs encore que de coutume... Nous avions faim, mais nous comprîmes qu’il ne s’agissait pas de se mettre à table. Les uns partirent à pied; ceux qui avaient des vélos durent les enfourcher... Nous nous dispersâmes dans tout le pays, chacun avec une grande ambition au cœur: il s’agissait d’être celui qui ramènerait Kiki, qui ferait preuve dans cette poursuite d’une habileté à la Sherlock Holmes, capable d’étonner pendant plusieurs jours toute la maison... Ce ne fut pas moi qui eus cette gloire. Sans lampion pour me guider, je fis à vélo le petit circuit qui m’avait été indiqué. Je m’avançai sur la route déjà noire, avec ardeur et précaution, et je criais: Kiki! Kiki! à tous les échos. (On sait que dans ce cas les échos ne répondent jamais rien.) Quand, au retour, j’arrivai en vue de la maison, je m’aperçus à un vif mouvement de lumières qu’il y avait certainement du nouveau. On avait mis la main sur Kiki, et le Sherlock Holmes n’était heureusement pas un invité, mais un humble jardinier, dont le succès ne portait ombrage à personne. Kiki avait été retrouvé en compagnie d’une chienne extrêmement laide, et qui n’était d’aucune race! Ainsi, ce chien aristocratique s’était mésallié! Tout le monde, à table, l’en blâma fortement, sauf Léonore, qui, pleine d’indulgence et de joie, avait pris Kiki sur ses genoux, et, oubliant de manger, lui répétait sans relâche: --C’est lui... C’est le chien... le petit chien... la peti bébête!.... Le lendemain, nous eûmes la peti bébête en supplément dans la voiture. On pensa qu’il attaquerait Poteau et que la situation ne serait pas tenable. Mais ils tenaient à rester dans l’auto et firent une trêve habile. Kiki, jappeur infatigable, remplaçait dans les villes la trompe, la sirène et autres signes avertisseurs; quand il cessait de japper, il mordillait toutes les bottines du bord, ce pendant que le bon, le fidèle Poteau, la langue pendante, n’arrêtait pas de baver sur nos pantalons. CHIRURGIEN-DENTISTE --Ça ne va pas mieux? --Ça ne va pas mieux. Toute la voiture s’intéressait à mon mal de dents, avec une sollicitude très vive; eût-elle été si vive et si sincère si nous avions été à la maison et si ma souffrance n’eût pas fait prévoir toutes sortes de retards et d’embarras collectifs? Je préférais ne pas analyser les mobiles de ces sentiments affectueux. --C’est un abcès? --Est-ce de la périostite? --Non, répondis-je avec un calme héroïque en refoulant mes plaintes. C’est une dent qu’on n’a pas voulu m’aurifier avant mon départ... On l’a bouchée provisoirement avec de l’émail... --Alors, dit une dame, subitement inspirée, vous allez mettre là-dessus tout simplement un peu de coton imbibé d’alcool. C’est souverain. --Mais si la dent est bouchée, fit observer une autre autorité, l’alcool ne pénétrera pas. --Qu’il mette le coton sur la gencive... --Non, il irritera la gencive inutilement... pas d’alcool, un peu de miel... C’est excellent. J’ouvris à demi les yeux. Il me semblait--mais c’était peut-être une idée--qu’une de mes joues s’enflait, s’écartait des dents. Je fis avec l’autre joue une comparaison qui ne donna pas de résultats concluants... --A la prochaine ville, j’irai chez un dentiste, le premier venu. Il saura toujours bien déboucher cette dent. Il me mettra un coton avec un calmant. Et demain, puisque nous serons dans une grande ville, je trouverai bien quelqu’un pour me soigner... La ville arrivait. Déjà venaient à notre rencontre les petites maisons des faubourgs. Un employé d’octroi nous arrêta d’un geste las et jeta dans notre limousine un regard bien désabusé. Nous traversâmes--formalité inutile--cinquante mètres de pavés tout ronds. Puis nous débouchâmes sur une petite place où se trouvaient déjà la poste, un sellier et une épicerie. On mit pied à terre et on m’abandonna. Chacun s’était rué à ses passions: l’un s’était précipité vers la poste, d’où il expédiait force télégrammes; l’autre vers les marchands de cartes postales, ou vers des boutiques d’antiquaires. Il semblait qu’on ne fût pas venu dans une ville depuis dix ans. Cette sous-préfecture de quatre mille âmes était une sorte de Terre promise. * * * * * Trouverais-je un dentiste? Et quel dentiste? J’aperçus dans un coin de la place une toute petite pharmacie, et après avoir poussé, après bien des efforts, une porte vitrée qui semblait à jamais fermée, je me trouvai dans un petit endroit poussiéreux et aromatique. Un vieux magicien à lunettes, que je n’avais pas vu en entrant, sortit de derrière un comptoir. Il s’inclina, et j’hésitai à lui poser une question, m’imaginant qu’il me répondrait dans une langue cabalistique, ou tout au moins en vieux français. Mais sa voix faible me chuchota des mots actuels et intelligibles... Le dentiste habitait derrière l’église. Il fallait passer devant le portail et prendre une rue à droite. C’était dans la maison d’un fabricant de sommiers et d’édredons. --Est-ce qu’il est très adroit? Le «oui» du vieillard me rassura mal. Il y avait certainement une espèce d’entente maçonnique entre les habitants de la ville. Le pharmacien ne dirait pas à des étrangers de mal du dentiste, et le dentiste, sûrement, ne ferait que louanger le pharmacien... La boutique de literie était assez convenable, mais l’allée à côté était un peu obscure. Le dentiste habitait au premier étage. C’était bien. Mais ce premier étage était aussi le dernier. Une carte de visite imprimée était clouée sur la porte. Elle indiquait au moins que l’habitant était dentiste. Je tirai un cordon de sonnette qui pendait jusqu’à terre. Je tirai tant que je pus; aucun bruit ne se fit entendre; il n’y avait qu’à adresser à la Providence quelques vœux muets, et à laisser agir... La porte s’ouvrit enfin, et je me trouvai en présence d’une forte dame blonde, mal coiffée, et qui portait, accroché à son sein, un nourrisson plein de gourme. La petite antichambre donnait sur une salle plus claire, où se trouvaient un fourneau de cuisine, une machine à coudre et trois enfants épars. On ouvrit une porte latérale, et on me fit entrer dans le cabinet, pendant que des ordres brefs envoyaient les trois enfants, dans des directions différentes, à la recherche de leur père. * * * * * Resté seul dans le cabinet, je regardai autour de moi... Il y avait devant la fenêtre un fauteuil opératoire, en velours vert usé, et dont les articulations compliquées n’étaient plus d’un nickel étincelant. Sur la cheminée, un certain nombre de petites fioles sans étiquettes, avec des fonds de liquides verdâtres, jaunes ou bruns. Des outils divers, pinces, daviers, étaient disposés sur une serviette presque propre. J’aperçus un petit miroir à manche, que l’on me mettrait prochainement dans la bouche. J’y aurais aussi, en supplément, les doigts du dentiste... Je m’approchai de la fenêtre, pour le voir venir d’un peu loin. Au bout d’un instant j’aperçus, traversant la rue, accompagné d’un enfant, un gaillard terrible, avec trop de cheveux frisés. Qu’est-ce que j’allais lui dire? Je ne sentais plus mon mal de dents. C’était probablement un coup d’air, et aussi un peu de neurasthénie, de l’auto-suggestion, oui, de l’auto-suggestion... J’entendis s’ouvrir la porte d’entrée, puis celle du cabinet. Machinalement je regardai les doigts de l’opérateur, et ses ongles... Puis, décidé: --Monsieur, je ne viens pas pour une dent... Je vais très bien. Mais nous sommes en auto. Et nous avons besoin pour une petite réparation, d’un outil délicat, que nous ne pouvions trouver qu’ici. Une petite pince... Et si vous pouviez nous céder cela... VISITEURS Il y a au Salon de l’Automobile des voitures admirables et mille autres objets intéressants. L’installation est grandiose et l’éclairage merveilleux. Tout cela a été dit, et le plus extraordinaire est que c’est vrai. J’y suis allé une première fois pour admirer l’installation, qui vaut à elle seule le voyage. J’y retournerai d’autres fois pour regarder les voitures. Et j’y retournerai tout le temps pour voir les visiteurs, qui ne constituent pas le moindre attrait de l’Exposition. Ce n’est point le public étrange et bigarré des foires universelles. Le pittoresque en est moins violent. C’est plus près de nous, c’est plus humain. Je ne veux pas prendre les airs d’un observateur féroce, qui le monocle à l’œil, entre là pour «observer». Dans ces conditions, avec un œil braqué, on ne voit rien du tout. Il faut au contraire que le regard erre librement, innocent de toute intention. Il ne faut pas chercher et provoquer le client; il faut l’attendre. * * * * * Le visiteur compétent échappe à ma compétence. Quand il se prononce avec gravité sur l’excellence d’un dispositif, son autorité m’en impose toujours; je suis incapable de dire si elle est ou non usurpée. J’ignore si l’on doit admirer le savoir de ce monsieur, ou railler son pédantisme. Assez souvent, dans un fumoir, j’ai connu cette mésaventure: écouter pendant une demi-heure un invité qui m’avait pris à part, suivre ses développements avec l’intérêt de celui qui comprend ou l’attention encore plus grande de celui qui ne comprend pas, être très honoré en somme d’être l’auditeur d’un homme aussi plein de science... et, aussitôt l’entretien fini, me sentir regardé avec pitié par d’autres invités, dont l’un me disait: «Eh bien! cet imbécile de Z... vous a-t-il assez rasé?» Je commence dans ces cas-là par me dire que ce sont les autres invités qui ont tort, et que ce Z... est un homme de valeur, injustement méconnu. J’aime mieux m’accorder cela que de me considérer moi-même comme un pauvre naïf. Je laisse donc de côté les visiteurs compétents, pour m’épargner des erreurs d’appréciation. Non pas qu’à l’occasion je ne demande pas un renseignement à un technicien. Mais je le fais de moins en moins souvent parce qu’on me donne beaucoup plus d’explications que je n’en demande. Je perds pied très vite. Le conférencier m’entraîne en pleine mer; c’est un nageur intrépide, qui ne se rend pas compte de la faiblesse de l’apprenti. Et, une fois entraîné si loin, c’est toute une affaire pour revenir au rivage. On ne peut pas pousser des cris de détresse. Il faut achever la traversée bon gré mal gré, et avoir la force, une fois le voyage fini, de faire un grand geste d’approbation. * * * * * Après m’être détourné des visiteurs compétents ou demi-compétents (que je suis obligé, faute d’un discernement suffisant, de laisser dans la même catégorie), je vais avec délices vers mes frères innombrables, vers la petite classe enfantine, vers tous ceux qui ne sont pas fixés, mais qui admirent tout de même, parce que c’est admirable, et restent «comme deux ronds de frites» devant les splendeurs de l’automobile! Et j’aime aussi le couple anonyme et bien connu, dont le signalement change, mais qui est toujours le même. Lui, hier, pouvait avoir dans les trente-cinq ans. Il était de taille moyenne. Il portait un chapeau haute-forme nickelé, avec une barbe châtain clair toute neuve. Son pardessus à taille et à jupe lui donnait l’aspect d’un monument très moderne. Elle est blonde. Les pelleteries fauves de son manteau, la fraîcheur de son visage, l’édifice de plumes placé sur sa tête, tout cela fait un assemblage très actuel, très sauvage et très charmant. La Providence semble avoir comblé ces deux êtres. Elle leur a prodigué la beauté, les plumes, les fourrures et même un collier de perles et une canne à bec d’or qui ne sont pas compris dans les objets énumérés plus haut. Pourtant ce couple favorisé est sans joie. Pourquoi? Je les suis sans en avoir l’air, et j’essaie d’en démêler les motifs. Peut-être portent-ils toute leur fortune sur leurs personnes... Peut-être n’ont-ils pas d’automobile... Peut-être la dame s’ennuie-t-elle... Peut-être le monsieur n’est-il pas distrayant... Ils ont des yeux et ils ne voient pas... Ils s’arrêtent devant les plus beaux stands. Leurs regards s’appuient un instant sur un capot de voiture. Le monsieur ne dit rien. La dame ne fait aucun effort pour s’intéresser à quoi que ce soit. Elle semble considérer que l’effort incombe au mari, qu’il doit lui indiquer ce qu’il faut voir... Un moment il lui propose timidement d’aller s’asseoir dans une limousine. C’est un plaisir comme un autre. Mais elle ne répond rien, tourne le dos, et poursuit sa route. Il met quelques instants à la rattraper. Pendant qu’il est séparé d’elle il en profite pour poser son doigt ganté sur un pneumatique. Il y a longtemps qu’il en avait formé le dessein. Il l’a rejointe. Elle est arrêtée devant une auto dont le capot est assez important. Lui, alors, dit avec autorité: «Forte voiture!» Elle reprend sa marche. Il la suit... Les voici maintenant devant une voiture de course. Un écriteau annonce qu’elle a gagné un circuit, tant de kilomètres en tant d’heures et tant de minutes. --Tu vois, lui dit-il, voilà la voiture qui a gagné le circuit. Elle répond simplement: «Je sais lire.» * * * * * Je les perds de vue, puis je les retrouve au buffet. Ils n’ont qu’une consommation devant eux. Lui a pris un bock; il n’aime pas la bière, mais il n’a pas d’imagination... Sa compagne a refusé successivement tout ce qu’on lui a offert... Voilà. Ils ont visité le Salon de l’Automobile. Le mois dernier ils ont vu également l’Exposition Coloniale et le Salon d’automne. A LA SALLE Je ne suis pas fâché de vous dire que je fais de l’escrime depuis vingt-deux ans. Mais, pour décourager les bretteurs qui seraient tentés de me chercher querelle, je m’empresse d’ajouter que, pendant ces vingt-deux ans, j’ai travaillé d’une façon assez intermittente; tout en ayant acquis quelques principes, je suis resté ce que j’étais au début, un tireur très dangereux, avec qui il faut rester sur la défensive, car il y a autant de chances pour que je molle mon épée dans mon adversaire que partout ailleurs. J’ai commencé par faire de l’escrime dans une salle d’armes humide et sombre qui se trouvait dans un passage. J’ai acheté un masque, un gant, une veste, deux fleurets, des sandales, et j’ai payé un mois d’avance. Mais le second mois, ayant égaré l’argent que m’avait remis ma famille, je ne suis pas retourné à la salle, où j’ai laissé mes fleurets, ma veste et mon masque, soigneusement rangés par le prévôt dans une case. Le maître d’armes était mince, sévère et moustachu. Il n’y avait entre lui et moi aucune expansion, aucune cordialité. Le prévôt, un grand gaillard alsacien, me parlait davantage. A cette époque, où l’on ne faisait que du fleuret, on s’épuisait à acquérir une garde correcte, la pointe de l’épée à la hauteur de l’œil de votre adversaire, la poignée à la hauteur de votre téton droit. Chacun des élèves offrait à son tour une bouteille de madère dont je buvais un verre le plus gaillardement possible. J’espère pour les débutants actuels que le jeu de l’épée et l’entraînement anglais ont fait disparaître l’habitude de l’apéritif, qui a beaucoup attristé mes premières armes. Au régiment, où je continuai à me perfectionner dans le noble métier, le verre de madère était moins obligatoire. Mais les masques exhalaient une odeur héroïque, acquise à la sueur de mille fronts. Les fleurets, trois fois raccommodés, étaient en demi-cercle. Les prévôts vous disaient: «Engagez sixte!» ou «Parez quarte!» en regardant au dehors. On sentait que leur métier ne consistait pas à rester ainsi sur la planche, mais à recoudre éternellement des plastrons et des vestes dans la chambrée paisible du P. H. R., ou peloton hors rang. En quittant _du_ régiment, je m’acheminai vers l’Ecole de droit et vers la Faculté des Lettres. Je menai la vie du Quartier. Elle consistait tout en déjeunant, dînant et couchant chez mes parents, sur la rive droite, à passer mes après-midi sur la rive gauche, chez des bouquinistes. Ce n’était pas par paresse que je ne fréquentais pas les cours. C’était parce que j’arrivais toujours une demi-heure après l’heure. Et je déteste manquer le commencement. C’est ainsi que je lâchai le droit criminel après trois séances, le droit civil dès la seconde fois, et le droit romain avant le premier cours. Mais j’avais découvert non loin du boulevard Saint-Germain une petite salle d’armes où je trouvai à bon compte un masque, une veste, des fleurets, des sandales et un gant. Pendant un mois je fus l’élève d’un petit homme rond et bon enfant qui passait son temps à mesurer sa salle à grands pas et à changer de place différents diplômes accrochés au mur. * * * * * Mon troisième masque et ma troisième veste furent achetés dans les environs de la Bourse quelques années après. C’était dans une salle d’armes bien agencée que dirigeait un maître d’armes assez célèbre, assisté également d’un prévôt alsacien. Comme ma famille cette fois, m’avait payé un trimestre et qu’on ne buvait presque pas de madère, je fis quelques progrès dans cette nouvelle maison. Et c’est là que je fis pour la première fois quelques assauts, avec un maître généreux et un prévôt des plus débonnaires. J’étais donc pour la troisième fois dans tout le feu de ma passion pour l’escrime. Un jour, je reçus la visite d’un ami de ma famille, qui habitait une grande ville de l’Ouest. C’était un petit jeune homme blond et dédaigneux. Nous parlâmes escrime, et il me dit négligemment qu’il était de première force. Son professeur venait très souvent faire assaut avec les meilleurs maîtres de Paris. Alors il avait ainsi «la ligne» des premiers tireurs. Or, lui-même était nettement plus fort que son professeur, qu’il doublait à chaque assaut. Je conçus immédiatement le projet d’amener mon ami à la salle d’armes. Voilà qui me poserait auprès de mon maître, qui ne me regardait pas comme quelqu’un de très important. Mon ami de l’Ouest accepta immédiatement ma proposition, et nous fîmes notre entrée à la salle. On prêta une veste à l’invité, qui se mit sur la planche en face du maître lui-même. Le maître était prudent. Il tira avec circonspection pendant une minute. Puis, se rendant compte des choses, il administra à mon ami ce qu’on appelle un gilet, mais un gilet bien conditionné avec dix coups de boutons successifs. Après ce gilet du professeur, l’invité reçut un «chilet» du prévôt alsacien, qui ne se laissa pas toucher et toucha lui-même une huitaine de fois. --Faites maintenant assaut avec Monsieur, dit le maître en me désignant. Mon ami hésita. Un grand combat se livrait en lui. Fallait-il perdre tout à fait son prestige, ou bien en garder encore un petit peu? Il se décida à risquer contre moi ce petit peu. Je le touchai trois fois et il ne me toucha pas... Le hasard même était contre lui. Pendant qu’il se rhabillait, on parla sans entrain de toutes sortes de choses, mais pas d’escrime. Il fut prêt le premier, toussa légèrement en disant: «Je ne suis pas très bien aujourd’hui; d’une façon générale, le climat d’ici ne me réussit pas.» Puis il prit congé de moi pour la vie. LES GRATTEURS Le cyclisme nous a fait connaître le _scorcher_, le brûleur, le pédaleur enragé qui, assis sur sa selle très haute, et les bras plongeant sur son guidon très bas, dépassait en vitesse les promeneurs de la route, non sans leur laisser voir de hideux mollets nus. L’automobilisme nous a valu le _gratteur_, le chauffeur que la vue d’une autre voiture affole, qui se précipite dans la poussière aveuglante et risque la rencontre de mille obstacles, dont un seul, d’ailleurs, suffirait à «faire du vilain». Mais le gratteur, parmi les chauffeurs, ne constitue pas, malheureusement, une catégorie. Il y a chez le conducteur le plus paisible des instincts secrets de gratteur, qu’un grand effort de raison arrive parfois, mais rarement, à étouffer. Il est bien entendu qu’au départ on ne fait pas de courses. «Surtout, pas de courses», dit au conducteur la plus autorisée des dames du bord. Et tout le monde est d’accord sur ce point. Seulement, si l’on a ralenti, et si une voiture arrive pour vous demander la route, une espèce d’honneur castillan gonfle le cœur de tous les voyageurs. On allègue toutes sortes de prétextes hypocrites. Il vaut mieux ne pas avoir de poussière, et personne n’en veut au conducteur s’il accélère la marche de la voiture. Il est bien entendu cependant que si nous sommes en pleine vitesse au moment où l’on a entendu la trompe impérieuse ou la perfide sirène, nous sentons très bien que la voiture de derrière est plus vite, puisqu’elle nous a rattrapés. Alors le patron se penche vers le mécanicien: «Laissez passer, Désiré, puisqu’ils sont plus _pressés_ que nous.» La voiture ennemie glisse sur la gauche de la route, vous noie grossièrement dans la poussière. Chacun prend un air indifférent pour cacher sa détresse. Et le mécanicien lâche de côté cette phrase: «C’est une 45-chevaux Untel. Ils ont une carrosserie légère.» Quelquefois, il dit: «Ils ne sont que deux.» Alors, tous les passagers de la limousine se trouvent très confus d’être si nombreux, et d’encourir ainsi la réprobation du conducteur. J’ai fait dernièrement une longue ballade en compagnie d’un chauffeur extrêmement habile, mais d’un orgueil indomptable. Que ce fût en rase campagne ou dans la traversée des villes, sur une route bien roulante ou sur du pavé mouillé, il ne pouvait voir une voiture devant lui sans lui donner la chasse. Et j’étais d’autant moins rassuré que lui-même m’avait fait à l’étape les théories les plus sages sur le danger qu’il y a à marcher dans la poussière, et sur cet autre danger plus grave encore du dérapage. Mais il suffisait qu’il vît une voiture pour tout oublier. J’avais beau lui crier: Vous allez déraper! Il n’y avait plus qu’une chose en question: laisser l’autre voiture derrière soi. Aussi quelle impression désagréable quand j’apercevais une auto sur la route... Après un détour assez brusque, un grand morceau de route se découvrait, qui descendait d’abord, puis montait tout droit. Le long de ce ruban jaune, une auto glissait vers le haut, semblable à un insecte diligent. Ce n’était pas une de ces petites taches dont on ne sait pas si elles bougent ou non, comme celles que font au loin les misérables tacots qui rampent sur les montées... Il y allait avoir du sport, un match qui m’aurait passionné si j’avais été installé sur une tribune bien comprise. * * * * * Les «gratteurs» ne sont pas très difficiles, quand il s’agit de satisfaire leur vanité. Ils manquent un peu de scrupules sportifs. L’important pour eux est de passer devant... Et ils n’admettent pour leur adversaire aucune excuse. S’ils poursuivent une voiture, et s’ils n’ont pu l’avoir en rase campagne, ils se contenteront très bien de la dépasser dans la traversée des villes, attestant ainsi non pas que leur auto est plus rapide, mais qu’ils ont un plus grand mépris des arrêtés municipaux. Ou parfois, si la voiture pourchassée se trouve obligée de ralentir sur une route en rechargement, le poursuiveur n’hésitera pas à rouler sur un des bas-côtés tout au ras d’un fossé, en profitant de ce que son adversaire peut difficilement faire du 80 à l’heure sur les cailloux pointus. Il l’aura gratté. Le fait sera là... Il sent peut-être, dans son for intérieur, que ces petites circonstances diminuent un peu le mérite de sa victoire; aussi oublie-t-il d’en faire mention dans le récit de ses exploits. «Nous avons gratté une 45-chevaux.» Il ne restera plus que la mention de ce fait. Et un accord tacite s’établit entre tous les voyageurs pour négliger tout autre détail. * * * * * C’est une chose merveilleuse que cette espèce de chauvinisme qui nous domine aussitôt que nous avons pris place dans une voiture. La voiture où nous sommes, fût-ce pour une demi-heure, est la meilleure voiture du monde et doit les gratter toutes. Tout dernièrement, au cours d’une assez grande excursion, j’avais, pour un petit trajet d’une heure, cédé ma place de limousine à une dame, et j’étais monté dans un tonneau découvert avec lequel nous avions été en rivalité pendant deux journées consécutives. Une lutte sournoise, inavouée, s’était engagée et continuée sans relâche. Nous faisions notre possible pour arriver les premiers aux étapes. Nous profitions de tous les incidents, crevaisons de pneus, erreurs de parcours... Mais aussitôt que j’eus quitté la limousine pour le tonneau, la limousine devint l’ennemie héréditaire de ma famille. J’oubliai que j’étais un Montaigu tout récent, et je regardai avec des yeux pleins de haine ancestrale les Capulets de l’autre voiture. * * * * * L’automobile n’est pas seulement un moyen admirable de tuer le temps et l’espace, le plus merveilleux divertissement que l’on ait trouvé; c’est encore un jeu amusant. Mais est-ce bien là son attrait principal? Même ceux qui aiment les vraies courses, et surtout ceux-là, trouvent un peu puéril et assez dangereux le petit jeu des «gratteurs». S’il faut absolument à notre vanité un adversaire à humilier, que ce soit ou le Père Temps, ou mieux encore le Kilomètre, cet ennemi héréditaire des piétons, si arrogant pour nous jadis et qui maintenant file si doux sous nos roues. UN MATCH J’ai suivi naturellement avec passion les étapes des «Tour de France». Mais je les ai suivies avec ma pensée (qui est capable de suivre n’importe quel train). S’il fallait enfourcher une bécane, et me joindre à leur infernal peloton, je demanderais grâce au bout de cinquante mètres. Quand je pense qu’ils ont grimpé le Ballon d’Alsace, le col de Laffrey... Je ne connais que de nom ces accidents... que dis-je? ces catastrophes de terrain. Mais ça me suffit bien, je vous assure. Peut-être les escaladerai-je à l’aide de quelque moteur vigoureux. Pour le moment, je me contente d’effectuer une fois par jour le trajet de ma résidence champêtre à la poste du pays. Il y a bien un kilomètre de distance. Et je crois même que ça monte... Il faut vous dire que dès que ça ne descend plus, il me semble que ça monte. Très délicat de nature, je ressens les moindres déclivités de terrain (tel le sybarite de la légende était gêné par le pli d’une feuille de rose). L’année dernière, j’étais allé passer trois semaines chez des amis, qui aimaient beaucoup les excursions. Il y avait là un certain nombre de cyclistes, et une auto spacieuse, où je prenais place avec d’autres vieilles dames. C’est du fond de cette limousine que je suivais avec intérêt les nobles efforts des cyclistes. * * * * * Les plus déterminés d’entre eux partirent un matin pour un voyage de quelques jours. Il ne resta au château que la moitié des invités, dont une jeune veuve américaine, d’une grande beauté, et aussi riche que belle. Cette jeune veuve avait deux soupirants qui préférèrent ne pas se joindre aux cyclistes excursionnistes, autant pour ne pas s’éloigner de leur belle, que parce qu’ils n’étaient pas très entraînés. L’un de ces soupirants avait une trentaine d’années. C’était un avocat blond et très réservé d’allures. Mais nous savions tous que c’était un arriviste féroce. Quelqu’un avait fait cette observation, et l’avait communiquée à tous les hôtes du château, sauf à l’intéressé lui-même. L’autre jeune homme, également âgé de trente ans, était un brave «sans profession». Ce n’était pas un imbécile, loin de là. Il était un peu «poire», voilà tout; et, dans le match qui s’était engagé entre eux, et qui nous intéressait tous au plus haut point, l’avocat blond était grand favori. C’était entre eux deux une rivalité continuelle et d’ailleurs fort polie. Chacun de nos jeux leur fournissait une occasion de se mesurer en champ clos, sous les yeux de leur dame. Ils étaient à peu près de même force au billard, au tennis, aux échecs, et nous nous arrangions toujours pour les matcher l’un contre l’autre, car nous étions sûrs que la partie serait âprement disputée. Un après-midi, on avait projeté d’aller goûter à quatre lieues du château, dans une petite ferme. Un vieux sportsman de mes amis et moi, nous étions montés dans la voiture, en abandonnant généreusement nos vélos à ces pauvres jeunes gens qui n’en avaient pas. On leur laissa prendre une heure d’avance pour aller. Pour revenir, ils quittèrent aussi quelque temps avant nous la petite maison agreste où nous étions allés boire du lait (que pour plus de sûreté nous avions apporté de chez nous). Les deux rivaux avaient parcouru l’un et l’autre assez courageusement la première étape; mais, pour aller, la route descendait presque tout le temps, et le vieux sportsman et moi, confortablement installés dans la limousine avec la jolie dame américaine, nous pensions avec satisfaction qu’il y aurait du sport au retour... * * * * * Pourtant nous eûmes d’abord un moment d’inquiétude. Nous étions déjà à une lieue de la maison sans les avoir aperçus, et nous nous demandions si nous n’avions pas mal calculé notre affaire en leur laissant prendre au départ de la ferme une avance excessive. Mais, tout à coup, à un tournant, nous aperçûmes une belle côte à cinq cents mètres de nous, et sur cette côte deux insectes noirs qui n’avaient pas l’air de bouger... Au bout de quelques instants, il nous sembla qu’un des insectes bougeait un peu. Un autre s’était décidément arrêté tout à fait... L’auto marchait bon train. Les formes et les couleurs se précisèrent. L’insecte noir arrêté nous apparut sous les espèces d’un avocat blond. Il était penché sur sa machine, et tripotait sa jante... Quand nous arrivâmes auprès de lui, il leva les bras au ciel et nous désigna son pneumatique. Nous lui demandâmes s’il voulait monter avec nous. Mais il préféra continuer à pied. Un peu plus loin, nous aperçûmes sur la côte un être lamentable, qui s’avançait en pédalant par saccades à la vitesse d’un octogénaire au pas. C’était l’autre malheureux compétiteur qui donnait imprudemment à sa belle le triste spectacle de sa faiblesse et de sa transpirante humilité. Il s’en rendit compte et se résigna à descendre de machine. Mais il nous sembla que c’était un peu tard, et que le mauvais effet était produit. C’était décidément un maladroit... ... Et l’avocat, par contre, était un roublard. Quand il arriva au château, il s’approcha, devant moi, du vieux sportsman qui lui avait prêté sa bicyclette, et lui dit à demi-voix: «Je ferai réparer à mes frais votre pneu, qui est tout tailladé...». Et, comme le propriétaire de la machine protestait: «Si, si, insista l’autre, c’est moi qui l’ai crevé moi-même, avec mon canif. Je savais très bien que je ne viendrais pas à bout de cette côte, et il fallait trouver une excuse à ma défaite.» --Est-il malin, cet individu-là! dis-je au vieux sportsman, quand l’avocat blond se fut éloigné. --Heu! heu! fit le vieux sportsman. Peut-être pas si malin que ça... --Comment? vous croyez?... --Je ne crois rien. Vous verrez... * * * * * Un mois après, l’Américaine épousait le brave jeune homme, celui que nous appelions «la poire». Aussitôt que j’appris la nouvelle je me rendis chez le vieux sportsman, pour qu’il me commentât ce résultat du match, que lui seul semblait avoir prévu. --Comment n’avez-vous pas, me dit-il, observé les deux regards que jeta successivement la jeune femme à nos deux amis, le regard moqueur quand l’avocat nous apprit que son pneumatique était crevé, et cet autre regard, plus moqueur encore peut-être, mais un peu attendri cependant, à l’adresse de ce malheureux qui s’épuisait à monter la côte?... Les femmes aiment souvent les faibles, même quand elles les raillent... Par contre, elles détestent les déveinards... Notre arriviste, pour être un parfait arriviste, aurait dû savoir cela... LES JOIES DE LA LECTURE --Je vais être très indiscret, dis-je à cet ami de station balnéaire, qui m’avait proposé de faire une belle excursion en auto. --Allons, qu’est-ce que c’est? Ne vous gênez pas... --J’ai reçu ce matin une lettre d’un de mes camarades--d’ailleurs, vous le connaissez, c’est Frédéric. Il devait venir faire une semaine, le mois prochain, chez moi, à la mer. Or, il me demande d’avancer son voyage, parce qu’il craint de n’être pas libre dans un mois. C’est un compagnon très agréable. Et, s’il vous restait une place dans votre voiture... --Mon ami, je suis désolé... Vous m’auriez dit cela hier matin... Mais aujourd’hui nous sommes au complet. J’ai invité hier soir précisément mon cousin Léonard... Vous ne le connaissez pas? --... Je ne crois pas... --Je n’ai jamais voyagé en auto avec lui. Je ne songeais pas à lui dire de venir. Mais, comme j’ai eu l’imprudence de parler devant lui de notre expédition, il a paru tellement intéressé par notre itinéraire, que je n’ai pas pu faire autrement que de l’inviter... Si j’avais su... Je suis vraiment navré... --Mais vous avez tort... C’est moi qui aurais dû vous en parler plus tôt. Je vais télégraphier à Frédéric. Je regrette qu’il ne vienne pas. Mais il n’a rien à me reprocher, puisque nous avions choisi un autre moment pour nous réunir... A demain matin. * * * * * Le lendemain matin, la voiture vint me prendre devant mon petit cottage. Il n’y avait plus que ma place de libre. Je serrai la main aux deux personnes que je connaissais. Puis, le cousin Léonard et moi, on nous présenta l’un à l’autre. C’était un grand monsieur mince, avec une barbe triste, et un regard très poli derrière son lorgnon. Il était installé dans le fond de la voiture. On m’avait réservé la place de devant. --Voulez-vous des couvertures? --Non, non. C’est très bien. Il fait très chaud. Quand nous fûmes en rase campagne, et que l’auto fila à bonne allure, je me repentis un peu de n’avoir pas accepté cette offre aimable. Je fus sur le point de demander tout de même une couverture, quitte à m’entendre dire: «Ah! ah! vous y venez», ce qui est toujours un peu humiliant. Mais, en me retournant, je vis que toutes les couvertures étaient utilisées. Le cousin Léonard était entouré chaudement jusque sous les bras. Il tenait à la main un livre recouvert d’un passe-partout de maroquin. Il lisait ce volume avec beaucoup d’attention. Il connaissait peut-être le pays et attendait, pour lever le nez de son volume, qu’on se trouvât dans une région nouvelle. La campagne était vraiment fort belle; la brume légère s’était levée, et nos yeux se régalaient de verdure. Nous arrivâmes sur un plateau, d’où l’on découvrait un immense paysage. Une chambre à air éclata précisément à cet endroit, admirablement choisi pour y faire une petite station. Nous descendîmes nous dégourdir les jambes. Mais le cousin Léonard ne quitta pas sa place, et continua sa lecture. --Vous connaissez ce pays, Léonard? lui demanda le propriétaire de l’auto. --Non, mon cousin, dit M. Léonard très doucement. C’est la première fois que j’y viens. --Vous ne trouvez pas qu’il est très beau? M. Léonard, poliment, promena un regard tout autour de lui. Puis il murmura: --Oui, c’est très beau. Et il se remit à lire. * * * * * Nous avions hâte d’arriver de bonne heure à l’étape. Il y avait à visiter un remarquable musée, une vieille église, et à faire une promenade au bord du fleuve, dont les bords, selon l’expression du guide, étaient tout à fait «riants». Il n’y a pas pour une ville une parure plus belle qu’une rivière. Rien d’aussi «freundlich», comme disent les Allemands, que ces vieux quais où de vieilles maisons curieuses se pressent le long de l’eau, pour voir passer les bateaux... Nous ne manquâmes pas d’aller faire une ballade à pied, sur les berges, au coucher du soleil, quand nous eûmes admiré la vieille église et après une heure fort agréable passée au musée. Le cousin Léonard ne nous avait pas accompagnés. Il se sentait un peu fatigué, disait-il. En repassant, une fois, puis une seconde fois, devant l’hôtel, nous le vîmes installé dans le salon du rez-de-chaussée. Il était près de la fenêtre, et lisait son livre avec une telle attention, que nous nous arrêtâmes une bonne minute devant lui, sans qu’il nous aperçût. Le soir, après dîner, nous fîmes encore un tour dans la ville. On nous avait indiqué un petit café-chantant très amusant. Léonard s’excusa de ne pouvoir nous accompagner. Il voulait, disait-il, se coucher de bonne heure. Quand nous rentrâmes, vers minuit, il avait encore de la lumière dans sa chambre... Le lendemain matin, nous étions tous levés et prêts à partir. Pas de Léonard. Nous le cherchâmes dans l’hôtel. Il n’était plus dans sa chambre. Nous redescendîmes. Le chauffeur arrivait pour demander si l’on partait. --Nous attendons M. Léonard. Nous ne savons pas où il est passé. --Mais il est dans ma voiture depuis une demi-heure, dit le chauffeur. --Dans votre voiture! --Oui, il lit. Nous rejoignîmes Léonard, qui nous demanda fort gentiment si nous avions bien dormi. Puis, sans trop de hâte, il se remit à lire. * * * * * Mais enfin, qu’est-ce qu’il lisait donc comme çà? L’un de nous le lui avait demandé avec une certaine timidité, parce que M. Léonard nous en imposait un peu à tous par son air grave et sa civilité extrême, et, pour rien au monde, nous n’aurions voulu être indiscrets. --Vous lisez quelque chose de très intéressant? avait demandé notre ami, en s’efforçant de ne pas mettre le moindre soupçon de reproche dans cette phrase. M. Léonard avait incliné la tête, avec son inaltérable politesse. Il avait regardé la première page du volume, comme pour se rappeler exactement ce qu’il lisait, puis il nous avait dit simplement: --Oui, ce n’est pas mal fait. Qu’est-ce que c’était donc que ce volume? Nous avions fini par respecter complètement l’isolement de notre compagnon de route. Nous parcourions un pays merveilleux. Nous renoncions à interrompre M. Léonard dans sa lecture pour lui faire admirer le paysage. Même nous mettions une sourdine à nos cris d’enthousiasme pour ne pas le déranger. Jamais nous n’avions fait un plus beau voyage. Et nous aurions été complètement emballés si nous n’avions pas été tant soit peu gênés par l’indifférence de M. Léonard, tourmentés aussi par notre curiosité: quel était donc ce livre passionnant? Ce n’était pas facile de le savoir. Il ne le quittait jamais. Nous savions seulement que c’était un volume assez fort, écrit très fin; il le lisait très lentement, mais avec une attention de plus en plus grande. Enfin, le soir du cinquième jour, le patron de l’auto nous appela dans un coin de cour, à l’hôtel où nous venions d’arriver. --Je sais ce qu’il lit... --Vous savez? --Oui, je sais. Il est descendu le premier tout à l’heure. Il avait à envoyer une dépêche. Dans sa précipitation, il avait laissé le volume dans la voiture. Je n’ai pu y tenir. J’ai soulevé la reliure passe-partout, et j’ai regardé le titre... --Eh bien? --C’est un récit de voyage en automobile... ... Oui, continua notre ami. Et, comme il va l’avoir fini bientôt, il vient de télégraphier à Paris--j’ai vu par hasard la dépêche--pour demander à son libraire de lui envoyer à l’étape d’après-demain un autre récit de voyage. CHAMBRES D’HÔTEL J’ai visité avec un grand intérêt, au Salon de l’Automobile, l’Exposition des chambres d’hôtel. Ah! les chambres claires, propres, amicales! Et je songeais à des arrivées sinistres, à minuit, dans des petites villes, au bougeoir de cuivre semé de larmes blanches, que vous destinait le veilleur, à la recherche de la chambre 17 où vous amenait ce garçon taciturne, après avoir monté un escalier, suivi un corridor, descendu trois marches et tourné deux fois dans des recoins. Et une fois seul, dans cette chambre froide, quels tristes efforts pour fermer les grands rideaux de la fenêtre! On tirait l’un après l’autre, sans que rien ne bougeât, des cordons enchevêtrés. On ne faisait que remuer un peu de poussière sèche. Un bec de gaz veillait dans le corridor jusqu’au moment où le jour venait et remplissait la chambre d’une clarté barbare. Mais, quand le jour était venu, c’était tout de même moins affligeant que cette petite flamme de bougie qui révélait peu à peu les coins et les murs. Le papier était parti par endroits; à d’autres endroits, il se gonflait en ampoules. Il y avait dans un coin du plafond, près du lit, un trou noir et inexplicable, d’où sortirait sans doute cette grande araignée, exotique et venimeuse, qui vient tuer mystérieusement les voyageurs pendant leur sommeil. Les gravures représentaient des scènes antiques où des rois étaient chargés de chaînes, où des femmes éplorées et froides suppliaient des guerriers impassibles et bouclés. Parfois, c’étaient des fêtes champêtres qui vous dégoûtaient de la danse, de la joie et des corbeilles de fruits. Les fauteuils étaient couverts d’un reps terrible, hostile, où l’on aurait voulu frotter des allumettes. Ils s’ornaient, en outre, de petits ronds de dentelles qui tombaient constamment et qu’on replaçait par manie. La pendule battait un tic-tac tellement implacable qu’on se relevait, à peine couché, et qu’on arrêtait rageusement le balancier pour tapage nocturne. Quand on s’était remis au lit et qu’on avait réussi à réchauffer les draps humides, on s’apercevait que l’édredon était beaucoup trop lourd et la couverture beaucoup trop mince; on était en nage dès son premier sommeil; on rejetait machinalement l’édredon et l’on se retrouvait, l’instant d’après, transi de froid. Il fallait rechercher le duvet; le lit était débordé; la couverture, trop étroite, s’en allait on ne savait où; on s’enroulait dedans comme on pouvait; on s’enfouissait à nouveau dans l’édredon recouvré. Et tout à coup, on avait peur d’être incommodé et d’être obligé de s’en aller à travers les corridors inconnus, en trébuchant sur les souliers placés devant les portes, pour arriver, après mille périls et mille terreurs, jusqu’à un réduit immonde ou suffocant... En un rien de temps, tout a changé. Ce réduit, infâme et glacé, est devenu un endroit bien aménagé, chauffé au calorifère, où l’on passerait des heures à lire des romans. Une lumière éclatante a envahi les chambres et les corridors. On n’a pas modifié les recoins et fait disparaître dans les couloirs les inégalités de niveau, parce que ces complications étaient séculaires et immuables. Mais ces détours, largement éclairés désormais, ont perdu leur aspect sinistre. Le bougeoir, lamé de cire, jaspé de vert-de-gris, n’existe plus. Le veilleur a toujours l’air renfrogné d’un homme arraché à son premier sommeil. Mais il a quelque chose de plus satisfait et de plus auguste; car il est celui qui, d’un geste de main, en tournant un bouton, fait naître la lumière. Il est détenteur d’un peu de la puissance divine. Dans la chambre, le reps subsiste. Le reps est inusable et éternel. Mais le papier a été arraché et remplacé par un autre papier à quinze sous le rouleau, que les murs, séchés par le calorifère, ne soulèvent plus. Il n’est plus question de gravures gréco-latines: Hippocrate, les envoyés d’Artaxerxès, Coriolan, les Volsques, le Brenn, les sénateurs, les licteurs, tout ce monde s’est répandu chez les marchands de bric-à-brac où il attend qu’un engouement subit lui redonne une certaine valeur et l’installe dans les salons élégants. Il a été remplacé par des chromos plus modernes et d’un prix infime: une noce, un baptême sous le Directoire. Les rideaux qui tendaient à se rejoindre et ne se rejoignaient jamais ont été évincés par un store à l’italienne, qui doit s’abaisser et ne s’abaisse d’ailleurs point; mais il ne faut pas demander l’impossible. Le lit est maintenant en fer peint avec de jolies boules de cuivre. Une lumière électrique éclaire la cheminée et saute magiquement à la tête de ce lit bien moderne. A qui devons-nous ces transformations? Quelle fée bienfaisante rend peu à peu toute la province habitable et confortable? C’est qu’il est venu, sous d’étranges peaux de bêtes, des visiteurs exigeants et tout-puissants. C’est que le char du Progrès, avec ses quatre cylindres, a parcouru la France. AUTOUR DU QUARANTIÈME DEGRÉ Il ne s’agit pas ici d’un voyage d’explorations aux alentours d’un degré de latitude ou d’un méridien. Non, le degré en question est un simple degré centigrade, le quarantième au-dessus de zéro, celui que Fahrenheit appelait plus volontiers le 104ᵉ. Mais ce simple petit degré ne laisse pas d’avoir une certaine importance; car il fait partie de cette série très restreinte, qui va du trente-cinquième au quarante-deuxième, et qui délimite étroitement l’espace thermométrique où notre pauvre corps humain a licence de se promener, alors que la matière inanimée a droit à une échelle beaucoup plus vaste, depuis des centaines de degrés au-dessous jusqu’à des milliers de degrés au-dessus. Le trente-septième degré, degré normal et banal, n’offre aucun intérêt; le quarantième degré est infiniment plus pittoresque. Il est surtout fréquenté par des typhiques, des scarlatineux, des rougeoleux, et aussi par des grippés. C’est à ce dernier titre, le plus modeste de tous, que j’ai été admis au quarantième degré pendant vingt-quatre heures, au début de la semaine dernière. Je m’étais procuré une influenza de la façon la plus commode et la plus pratique. J’avais marché assez vite au milieu d’une foule pressée de façon à avoir bien chaud; puis, le pardessus bien ouvert sur la poitrine, j’étais resté à causer au coin d’une rue, au milieu d’un courant d’air actif. J’aurais pu d’ailleurs, pour le même prix, me procurer quelque chose de plus conséquent, tel qu’une bonne pneumonie par exemple. Mais je me contentai d’une grippe. La période ennuyeuse du voyage, c’est l’ascension, quand la fièvre monte du degré normal au bienheureux quarantième degré. On a des frissons, on claque des dents, on est pour soi-même un compagnon insupportable. Mais une fois installé au degré voulu, que l’on est bien! On pense ou l’on rêve à des choses imbéciles, mais qui ne vous paraissent peut-être idiotes ou absurdes que parce qu’on n’en a pas l’habitude. On associe des idées qui ne vont pas ensemble, et par moments on a du génie. On construit un système philosophique qui vous semble d’une ingéniosité et d’une beauté extraordinaires. Quand, une fois redescendu à une température plus normale, on essaie de reconstituer par bribes ces conceptions du quarantième degré, elles vous apparaissent comme des pauvretés. Mais c’est parce qu’on n’est plus au quarantième degré, et c’est parce qu’il faudrait y rester pour comprendre ce qui s’y passe et ce qui s’y rêve. Si l’ascension vers la fièvre est pénible, la descente, à renfort de quinine, est moins douloureuse, bien que le fébrifuge vous rende sourd et hébété; mais c’est assez agréable d’être hébété et sourd. On dirait qu’on a capitonné le monde pour ne pas vous faire mal à la tête. Quand on est redescendu (en faisant attention de ne pas descendre par erreur deux degrés de trop), on est meurtri et abattu, avec des quantités de petites douleurs insignifiantes qui voltigent sur vos reins, autour de votre tête, le long de vos côtes... * * * * * Je suis sûr que c’est un excellent sport que l’influenza, et qu’on va découvrir un de ces jours qu’il faut avoir de l’influenza et de la fièvre une fois par hiver. Après avoir inventé des fébrifuges, il faudra trouver des fébripètes. D’ailleurs, ceci n’est qu’un détail d’une grande conception, dérivée de l’idée du vaccin et touchant la maladie _nécessaire_ et _volontaire_. D’ici cent ans, toutes les pneumonies, pleurésies et fièvres éruptives que nous subirons, nous nous les serons données nous-mêmes, à des époques que nous aurons choisies, au lieu de nous en remettre au hasard, qui nous envoie les maladies à des moments où elles peuvent être préjudiciables à nos affaires, et même à notre santé. UN HOMME PRATIQUE La voiture était venue me chercher à cinq heures du matin. J’attendais, depuis un quart d’heure déjà, à la porte de chez moi, avec mon casque de route, mes lunettes menaçantes, et une forte valise. Puis, nous étions allés prendre Frédéric, qui portait une espèce de suroit et un masque. Il installa à côté de mon bagage un sac de voyage, et nous partîmes chez Gédéon, qui, lui, n’était pas devant sa porte. Nous dûmes éveiller son concierge, qui l’appela au téléphone... Et dire qu’il avait absolument insisté la veille pour qu’on avançât l’heure du départ! Il nous retardait froidement de vingt minutes. Naturellement une fois descendu ce fut lui qui nous attrapa, et de quelle façon! Il était prêt depuis très longtemps. Il nous avait d’abord attendus à la fenêtre, et, de guerre lasse, était rentré s’asseoir dans sa chambre. Il pensait que le mécanicien cornerait. Mais le mécanicien n’avait pas corné... --Comment! il a corné plus de dix fois! --Alors, c’est que vous avez une trompe qui ne s’entend pas. Vous pensez bien qu’il n’arrêtait pas de mentir. Il était resté couché tout simplement une heure de plus que nous, en se disant qu’il serait toujours temps de se lever quand il nous entendrait. Il valait mieux le laisser dire... Mais, comme il s’installait à côté du chauffeur, nous remarquâmes qu’il n’avait pas de sac de voyage. --Eh bien, et ton sac? Tu l’as laissé en haut? Mais il haussa les épaules. --Je n’ai pas besoin de tous ces embarras. J’ai tout ce qu’il faut sur moi... Vous ne savez pas voyager... Passe-moi plutôt une cigarette... --Tu ne vas pas fumer en phaéton? Tu nous enverras du feu dans les yeux. --Ne t’occupe pas de ça. --Comment? Que je ne m’occupe pas de ça. --Je fume simplement pour la sortie de Paris. Ferme. Et donne-moi ta boîte d’allumettes... Et prête-moi aussi tes lunettes, puisque je suis devant. La voiture gagnait l’Arc de Triomphe et le Bois. * * * * * Jusqu’à Versailles, on alla plutôt doucement. Mais, une fois sur la route de Rambouillet, on commença à filer à gentille allure. Cette brute de Gédéon continuait à fumer. --Mon vieux, tu es agaçant. J’ai manqué recevoir une cendre dans l’œil. Cesse de fumer ou rends-moi mes lunettes. --Non, mon vieux, je les garde. Mais je vais jeter ma cigarette. Encore trois ou quatre bouffées. --Je ne comprends pas le plaisir que tu as à fumer en auto. --Moi, je le comprends. --Il te faudrait, dans ce cas-là, une petite pipe couverte. --En as-tu une? --Oui, j’en ai une. Tu en trouveras une pareille à Chartres. --Eh bien, passe-moi la tienne. Je t’en achèterai une autre à Chartres. A Chartres, il n’en fut plus question. Gédéon, d’autorité, déclara qu’on ne s’arrêterait pas. On avait perdu du temps au départ, qu’il fallait absolument rattraper. On dut s’arrêter tout de même à la suite d’une crevaison, dans un petit village. Gédéon, qui n’avait pas de monnaie, nous demanda vingt sous pour s’acheter des cartes postales. Puis, il lui fallut des timbres. J’avais un petit carnet de figurines, qu’il trouva très pratique. Il prit ce qu’il lui fallait pour ses cartes. --Je garde le reste pour les besoins futurs de notre petite troupe, dit-il en mettant le carnet dans sa poche. * * * * * Nous arrivâmes pour dîner à Angers, où nous dûmes passer la nuit. Nous avions trois bonnes chambres à l’hôtel. Gédéon avait pris celle du milieu, qui faisait le coin sur la place. --Mes enfants, dit-il, moi j’avais la place de devant. Je ne descends pas dîner avant d’avoir procédé à un nettoyage soigné. Qui est-ce qui a de l’eau de Cologne à me prêter? Nous mîmes à sa disposition chacun un flacon d’eau de Cologne. Il flaira les deux bouteilles, et en choisit une. Dix minutes après, je le vis entrer dans ma chambre. --As-tu, me dit-il, une brosse à dents neuve? --J’en ai une, mais elle n’est pas tout à fait neuve. --Comment? s’écria-t-il, quand tu voyages tu ne peux pas t’acheter une brosse neuve? Il s’éloigna vers la chambre de Frédéric, puis revint triomphalement, tenant une brosse à dents toute neuve à la main. --Tu vois, me dit-il, Frédéric n’est pas comme toi. --Mais, est-ce qu’il ne se sert pas de sa brosse? --Ce n’est pas la peine, ce soir. A l’arrière, vous n’aviez pas de poussière. Tandis que moi, je ne boulottais que ça. Mais, mes petits vieux, comme je ne suis pas tout à fait prêt, vous allez me faire le plaisir de descendre, et de faire préparer le dîner. Nous descendîmes, Frédéric et moi. Installés dans la salle du restaurant, nous attendîmes l’arrivée de Gédéon. --Il est tout de même un peu épatant, dit Frédéric. Il m’a pris ma brosse à dents, ma brosse à habits et mon peigne. Il m’a demandé également de la pâte dentifrice, ma lime à ongles, mon coupe-ongles, et m’a attrapé parce que je n’avais pas de pommade pour les ongles. --Mais enfin, je me demande où il met son linge de rechange. Car il ne va certainement pas voyager pendant huit jours avec la même chemise, le même caleçon, la même paire de chaussettes, sans compter qu’il n’a pas non plus de chemises de nuit. --Peut-être s’achète-t-il du linge dans les villes. Je connais des gens comme ça. --Moi, je connais Gédéon. Ce n’est pas beaucoup dans ses idées. Il aime à acheter au plus juste prix. --Comment fait-il, alors? --On va lui demander ça. Nous lui posâmes la question quand il arriva enfin se mettre à table. Pour toute réponse, il sourit, releva légèrement de sa main gauche la manche droite de sa veste, en découvrant son poignet. --J’ai quatre chemises très fines, l’une sur l’autre. J’enlèverai tous les deux jours ma chemise de dessous. J’aurai donc, successivement, quatre, puis trois, puis deux chemises, puis une seule chemise sur le dos. C’est d’autant mieux compris que nous sommes au mois de juin et que la température s’élève de jour en jour. Pareillement, j’ai pris trois caleçons. Quant aux chaussettes, j’en ai plusieurs paires de rechange dans mes poches. --C’est bien imaginé. Mais enfin, où mettras-tu ton linge, une fois que tu t’en seras servi? --Mon linge? Je le mettrai n’importe où... Dans vos sacs, par exemple... * * * * * Mais, ce n’est pas tout ça. Qu’est-ce que vous avez commandé pour dîner? EN CHEMIN DE FER Mon ami Siméon est comme beaucoup de Français. Il est né sociable, mais il fait son possible pour voyager seul dans les compartiments de chemin de fer. D’ailleurs, il suffit qu’il n’arrive pas à ses fins et qu’un inconnu monte et s’installe en face de lui avec ses valises pour que, l’instinct de sociabilité se réveillant, Siméon mette tout en œuvre pour lier connaissance avec cet intrus, afin de pouvoir lui raconter sa vie, ses préférences en matière de villégiature, le résultat de ses études comparatives sur la façon dont on est secoué dans les différents réseaux. On échange ses journaux, on ne met pas trop en avant ses opinions politiques, ou bien, cachant momentanément son opinion à soi, on fait quelques petites concessions à l’opinion adverse que l’on suppose être l’opinion de son interlocuteur. Mais si celui-ci est de notre bord, quelle réjouissance! Tout le trajet sera employé à dire du mal des adversaires communs et absents, à se répéter mutuellement que l’on pense juste, que l’on a raison. Pour moi, le grand divertissement n’est pas d’être deux dans un compartiment de chemin de fer, mais trois: deux qui causent, un qui écoute. D’abord, avant que les compagnons de route aient commencé à se révéler, il est difficile de ne pas se livrer à ce petit jeu de chercher ce qu’ils peuvent bien faire dans la vie. Leur profession ou leur situation n’ont pas plus d’intérêt en soi que le mot d’une charade; ça n’est amusant qu’à deviner. Encore faut-il que les deux voyageurs se connaissent déjà, afin qu’on ne coure pas le risque de les entendre se dévoiler brutalement et complètement en disant: «Moi, monsieur, qui suis médecin...» ou bien: «Je puis en parler, car je suis coulissier...» L’idéal est que leur conversation nous apporte peu à peu, par de menus détails involontaires, par des incidentes, tous les éléments nécessaires à notre enquête. Nous apprenons d’abord qu’un de ces messieurs est fonctionnaire, ensuite qu’il habite une ville de l’Ouest, ensuite qu’il dépend du ministère des Travaux publics... On brûle... Puis un détail contradictoire nous rejette dans l’incertitude. Le résultat final, s’il est précis, nous apporte toujours une satisfaction, ou d’avoir deviné juste dans ses premiers pronostics, ou de s’être trompé tout à fait. Dans ce dernier cas, c’est le plaisir de la surprise. * * * * * Un ensemble d’expériences, sur différentes lignes, m’a prouvé que l’humanité se partageait en deux classes: les gens qui ont l’air de ce qu’ils sont et les gens qui n’ont pas l’air de ce qu’ils sont. Ces derniers sont évidemment les plus intéressants. Ce ne sont pas des qualités physiques qui ont déterminé ce poussah à entrer dans la cavalerie, ou cet asthmatique dans les chasseurs alpins. C’est une volonté intérieure, puissante et dominatrice. J’ai connu un homme très mal bâti, qui voulut à toutes forces embrasser la carrière de modèle. Il eut un grand succès à Montmartre et ce fut à cause de lui que se créa toute une école d’art. D’ailleurs, la sympathie populaire accompagne toujours celui qui n’est pas fait pour son métier. A ce point de vue-là, la foule est vraiment antisportive et ça ne date pas d’hier. Dans le fameux match David-Goliath, les sympathies allèrent au petit homme, qui n’était pas le meilleur, et qui ne remporta la victoire qu’en blessant son adversaire avec sa fronde, ce qui était tout simplement monstrueux, car ne s’agissait-il pas d’un contest où, comme dans une séance de lutte ou dans un combat de boxe, chacun des adversaires ne devait employer que ses armes naturelles? Alors, il faut admettre que, dans un pugilat, celui des adversaires qui se sent le plus faible a le droit de tirer son couteau et d’ouvrir le ventre de son adversaire. Il me vient tout à coup un scrupule. Je ne sais pas, au fait, si, avant que David se fût servi de sa fronde, Goliath ne lui avait pas envoyé un javelot à travers la figure. Je suis hors d’état de vérifier ce détail, étant en ce moment dans la campagne, à une lieue de toute librairie. La petite fille du jardinier a une arithmétique, un livre des synonymes, mais pas d’histoire sainte. J’ai eu d’autant plus tort de m’embarquer dans ce récit que me voici très loin de mon compartiment de chemin de fer, à mille lieues et à trois mille années d’une autre histoire que je voulais vous raconter. Jamais je ne trouverai une transition qui consente à me faire faire tout ce chemin-là. * * * * * J’étais donc dans un wagon-couloir de la ligne du Nord. Les compartiments étaient envahis de nourrices avec leurs nourrissons et de lectrices avec leurs vieilles dames. J’avais trouvé enfin, au bout du wagon, un coin assez confortable. Deux messieurs étaient assis en face de moi. L’un, que je ne décrirai pas, était pourvu d’un rôle assez insignifiant, qui consistait à dire: «C’est curieux!» quand il n’y avait rien de curieux, ou: «Voyez-vous ça!» quand il n’y avait rien à voir. Mais l’autre monsieur valait le voyage. Celui qui lui avait coloré la figure n’avait pas regardé au vermillon. Sa moustache et ses cheveux étaient de ce noir vénérable, que l’on n’atteint qu’à soixante-quinze ans. Quand il ne parlait pas, il tapait ses dents l’une contre l’autre et en avait déjà perdu beaucoup à ce jeu. Quand il parlait, c’était au prix d’un mouvement de mâchoires extraordinairement compliqué. Il tenait à la main une canne dont il frappait le sol avec véhémence, ce qui avait obligé son camarade à garer ses pieds sous la banquette. Le thème de sa conversation était qu’il «n’y avait plus rien». Toutes les histoires qu’il racontait tendaient à cette démonstration, bien qu’elles n’eussent souvent avec elle aucun rapport. Mais il les y ramenait d’autorité en frappant le sol de sa canne et en répétant: «Il n’y a plus rien!». «L’autre jour, j’étais allé à ma ferme de Saint-Albert... Il faisait très chaud, ajouta-t-il, en claquant des dents vraiment hors de propos... Je reviens à la gare de Compiègne prendre le train... Il y en avait un en gare. Je monte... Je m’installe... Voilà qu’un employé s’approche et me dit que ce train ne prenait pas de voyageurs à Compiègne. Je lui réponds: «Ça m’est égal! Vous m’avez laissé monter, il ne fallait pas m’y laisser monter. Maintenant que j’y suis, j’y resterai! Vous pouvez aller chercher la garde!» (Coup de canne sur le sol). «Vous pouvez aller chercher la garde! Je ne des-cen-drai pas!» «Et ils m’ont fait descendre», ajouta-t-il. UN VIEUX PARISIEN J’ai éprouvé une grande joie, l’autre jour, en apercevant, installé dans un taxi-auto, mon cousin Arthur, le vieux Parisien... * * * * * Il existe encore des vieux Parisiens. Il n’en existe plus beaucoup. Paris, depuis trente ans, grâce à la rapidité et à la fréquence des express, a été envahi par des gens de province, et par des étrangers, qui sont devenus plus parisiens que les Parisiens eux-mêmes. L’orgueil d’être de Paris, de connaître Paris, ne survit plus que dans l’âme de certains Autrichiens ou de quelques boulevardiers du Paraguay, au verbe un peu sonore. Mais ce qui, plus encore que ces invasions et ces usurpations, a contribué à détruire la race ou la caste des vieux Parisiens, c’est l’abandon des quartiers du centre, et l’émigration vers la périphérie. Le vieux Parisien, en effet, ne se conserve qu’à la condition de ne pas changer d’appartement. Il faut qu’il puisse dire: J’habite depuis quarante-sept ans dans telle rue du quartier Gaillon. Mais ce quartier Gaillon, peu à peu, fut conquis par le commerce. Beaucoup de ses vénérables locataires l’ont quitté et, sous des prétextes d’hygiène et de grand air, sont partis vers d’autres quartiers moins riches de traditions, moins conservateurs, moins respectables, vers des quartiers «excentriques» pour tout dire. Le quartier Saint-Georges, avec la rue La Bruyère, la rue d’Aumale, a tenu plus longtemps et tient encore. Mais ce n’est plus tout à fait la race pure, inaltérée, des vieux Parisiens. Un autre phénomène a hâté la disparition de ces échantillons précieux. Le petit café, où le vieux Parisien vivait et parvenait à un âge avancé, le petit café a fait place à la brasserie ou à l’american bar. Or, dans ces terrains de culture, le vieux Parisien ne se maintient plus avec autant de vitalité et de personnalité. * * * * * La banquette de moleskine, la table de marbre, le piquet, le jaquet, les dominos! Une odeur chaude de moka mêlée à la bière des «ballons»... Les portes n’étaient point des portes-tourniquets; elles vous envoyaient en s’ouvrant un jet d’air froid qui vous glaçait les jambes, mais qui vous faisait apprécier, l’instant d’après, la bonne chaleur du petit café-billard! L’hygiène, a dit je ne sais quel philosophe, ne vit que de variété. Juste et profonde parole! Si l’hygiène s’en tenait toujours aux mêmes prescriptions, elle serait bientôt discréditée, car on finirait par s’apercevoir de ses erreurs. Mais elle a toujours une théorie toute fraîche pour remplacer celle qui commence à s’user. Elle a condamné la tabagie. Peut-être découvrira-t-elle un jour que la tabagie est éminemment salubre. Mais pour l’instant, elle nous a fait déserter le petit café. Le krach des petits cafés, puis l’émigration vers un Passy occidental ou un boréal Montmartre, l’envahissement des étrangers, tout cela ne suffit pas pour expliquer la disparition du vieux Parisien. Il disparaît à cause de son caractère même, parce que tout en tenant à ses habitudes, il n’ose pas être complètement conservateur. Il a peur d’être routinier. * * * * * Mon cousin Arthur, que j’ai aperçu en taxi-auto, n’est pas plus routinier qu’il n’est snob. Il n’a pas, comme le snob, un élan inconsidéré vers tout ce qui est nouveau. Bien au contraire, la nouveauté lui inspire une certaine méfiance. Mais quand il voit qu’autour de lui on commence à l’adopter sérieusement, il se hâte de suivre le mouvement, avec le plus de décision possible, car il a horreur aussi de paraître timide. L’évolution d’Arthur, dans ses relations avec l’automobile, a été marquée par plusieurs phases. D’abord il a évité de parler des autos; il a feint de ne pas remarquer leur existence. Il ne voulait pas leur donner tout de suite droit de cité dans son Paris; il n’osait pas non plus les bannir, il les ignorait... Puis l’auto l’a incommodé. Il a détesté la trompe, ce hennissement impérieux des chevaux-vapeur. L’intrusion brusque de l’auto sur la chaussée l’a mécontenté fortement... En traversant son boulevard, il a failli être écrasé, lui, un vieux Parisien, qui mettait son orgueil à savoir «traverser». Pendant quelque temps, il n’osait plus aller d’un trottoir à un autre. Il craignait ces véhicules nouveaux parce qu’il n’avait pas acquis la notion de leur allure... Et il était vexé de les craindre. Quand il voyait une auto à cent pas, il ne traversait point... Il feignait de rester sur le trottoir à penser à autre chose. Puis un jour, il se risqua... Il passa devant la voiture, à vingt ou trente pas. Maintenant, il traverse carrément, ni trop vite, ni trop lentement, sans paraître regarder l’ennemi. C’est fini. La bête inédite est apprivoisée. Il peut obéir à ses traditions d’habitant de la Ville-Lumière, et se montrer partisan du progrès, puisque désormais le progrès ne lui fait plus peur. * * * * * Vous comprenez maintenant ma joie de l’avoir aperçu ainsi dans un taxi-auto. Il n’y va encore qu’exceptionnellement, comme pour une escapade... Ce qui l’effraie ce sont les complications des tarifs, et les tours mystérieux qu’on peut lui jouer avec ces compteurs compliqués dont il ignore le mécanisme. Mais quand il se sera familiarisé avec cet instrument, il n’aura pas de plus grand plaisir que de prendre des taxi-autos, avec la satisfaction d’un vieux Parisien à qui on ne la fait pas, parce qu’il la connaît, et la pratique... EMPLETTES Je connais parmi les fanatiques de l’automobile, des gens qui ont de la fortune, et qui pourraient donc avoir une auto à eux, au lieu d’être pique-assiette, ou plutôt «use-coussins» dans une voiture d’ami. Ce n’est pas toujours par avarice, c’est par timidité. Pour certaines gens, que je comprends, c’est un coup d’audace extraordinaire que d’aller chez un fabricant, d’arrêter son choix sur une voiture, de la commander. Moi qui suis un numéro un peu dans leur genre et qui mets plusieurs semaines pour m’acheter un complet veston dont je ne suis jamais satisfait, je crois que je souffrirais beaucoup d’avoir à me prononcer entre une seize et une trente-chevaux, entre une limousine, un landaulet, un coupé, et à adopter une couleur de caisse dans la troublante variété de couleurs que l’on propose aux malheureux indécis. Ainsi je ne connais rien de plus difficile que l’achat d’un chapeau. Quand j’entre dans une chapellerie, les gens du dehors ne peuvent s’imaginer que ce client barbu, de forte carrure, soit profondément torturé par les oscillations de son vouloir. * * * * * En entrant dans le grand magasin orné de glaces, je demande avec assurance un melon de la dernière forme. Je pose le mien sur une banquette, en faisant mon possible pour qu’aucun œil humain n’en aperçoive la coiffe, un peu usée. Peu après le commis arrive en soutenant de ses doigts légers les ailes d’un chapeau à 22 francs, qu’il dépose gracieusement sur ma tête émue. O prodige! il semble que du premier coup on ait obtenu le chapeau rêvé. Pendant une seconde, j’ai l’impression d’être beau, et je me sens soulagé d’une grande responsabilité... Malheureusement, il y a trop de glaces dans ce magasin. Et, en regardant sur la gauche, j’aperçois de moi un profil déplaisant... «Je voudrais, dis-je, des ailes un peu plus larges.» Des ailes plus larges! Ce noble désir est accueilli avec déférence par le commis, qui disparaît, pendant que, toujours coiffé du premier chapeau, je me tourne et me retourne entre les glaces, au milieu d’autres moi-même inquiets ou désapprobateurs. Le deuxième chapeau est écarté tout de suite; je l’arrache de ma tête en toute hâte, comme un chapeau de Nessus, mais je l’essaie encore sournoisement, pendant que l’employé en cherche un troisième. Après en avoir fait venir une quinzaine, il me semble brusquement que j’ai dépassé les bornes et que j’abuse de la complaisance de mon prochain. Alors je prends n’importe quel chapeau, dans le tas, après l’avoir soumis à un examen rapide, en trichant, en me regardant à peine dans les glaces, et en me contentant d’une image convenable parmi les autres images désobligeantes qui m’obsèdent et que je me dépêche de fuir. Dans la rue, j’ai un moment de désespoir, je me dis que je suis condamné à porter ce chapeau pendant six mois ou un an, selon la rigueur des intempéries. Mais ce qu’il y a de particulier, c’est qu’au bout de deux jours je n’y penserai plus. J’ai demandé un chapeau de la forme la plus récente, et il n’y a pas d’homme au monde aussi oublieux des prescriptions de la mode. Mais il suffit que j’entre dans un magasin de vêtements pour me sentir une âme de dandy. * * * * * J’ai essayé de faire des achats dans les ventes aux enchères. Je pensais que je me trouverais bien de la sollicitation impérieuse du commissaire-priseur et de la nécessité de se décider dans l’instant même. Mais là encore j’eus l’occasion de constater que mon indécision ne m’abandonnait jamais. Ce fut notamment à une halte forcée que nous faisions dans une petite ville, à la suite de la facétie d’un pneu, qui avait cru bon d’annoncer par une joyeuse explosion notre arrivée dans cette riante bourgade. Dans la Grand’Rue, en face la poste, un notaire allait procéder à une vente d’objets mobiliers. Un de mes amis, très connaisseur, jeta un coup d’œil rapide sur les objets exposés. Il me signala une paire de flambeaux Louis XV, qu’il m’affirma être très beaux. Il me parla avec mépris d’une petite console dorée, que je trouvais, moi aussi, assez laide. J’obligeai mes amis à rester une heure de plus pour me permettre d’acheter ces admirables flambeaux. On se donna rendez-vous à la sortie de la ville. On me vit arriver quelques minutes après l’heure dite, suivi d’un homme qui portait précieusement la console. Je n’avais pas eu les flambeaux. Le notaire, après une série d’enchères, s’était tourné de mon côté et m’avait dit: «Deux cent soixante, nous disons, ce n’est plus par vous!» avec une telle autorité que je n’avais soufflé mot. Toutes sortes de doutes à ce moment m’étaient venus sur la beauté et l’authenticité des flambeaux... Mais comme, vis-à-vis de tous ces gens, je n’avais pas osé quitter la vente sans acheter quelque chose, je m’étais fait adjuger délibérément la console, à n’importe quel prix. Et maintenant, je ne savais qu’en faire. On ne pouvait pas la charger sur la voiture. Je donnai une adresse hâtive à l’homme qui m’accompagnait, en le priant de me faire envoyer l’objet à Paris. J’ai d’ailleurs eu la satisfaction de ne jamais le recevoir. UN EMPLOYÉ PEU RECOMMANDABLE La première fois que Stanislas arriva à l’étude, il nous frappa tout de suite par son air d’autorité tranquille. Il s’installa à son bureau, déplia un journal de courses et se mit à prendre des notes avec assiduité. Puis, quand il eut terminé sa lecture, il s’installa commodément, le coude sur un des bras du fauteuil, son visage rêveur appuyé sur sa main. Quand le patron arriva, il ne bougea pas, et le patron, qui d’ordinaire surveillait sévèrement notre besogne, fut si impressionné par ce flegme, qu’il ne fit aucune observation à Stanislas et lui confia pour l’après-midi un travail assez délicat. Le fait d’en être chargé constituait déjà pour Stanislas une sorte d’avancement. Il ne s’en émut en aucune façon, plaça sur un coin du bureau les pièces que le notaire venait d’apporter et reprit sa paisible rêverie. Nous sortîmes de l’étude ensemble. Il me demanda où je déjeunais. Je lui indiquai un restaurant tout proche. --Comme je suis obligé, lui dis-je, de revenir de bonne heure, j’aime mieux ne pas trop m’éloigner de l’étude. Mais je crois que vous aussi, il faut que vous soyez revenu avant une heure et demie; le patron vous a confié un travail important? --Il paraît, répondit-il. Mais je ne m’en occuperai pas aujourd’hui... Je vais cet après-midi aux courses. --Vous avez prévenu le premier clerc? --J’aurais peut-être dû; mais je n’ai pas eu le temps... --C’est égal. Aller aux courses le jour de votre arrivée à l’étude! négliger pour cela un travail pressé! n’avertir personne! --Je ne vois pas ce qu’il y a là d’extraordinaire! Pourquoi manquerai-je un jour de courses, parce que je débute à l’étude aujourd’hui? Ce sont eux qui ont eu tort de me donner un travail pressé un jour de Maisons-Laffitte. Et, quant à avertir quelqu’un à qui ça pourrait être désagréable, franchement, je n’en conçois pas la nécessité, du moment que j’ai décidé irrévocablement que j’irais aux courses... Combien avez-vous d’argent sur vous? --Environ cent soixante francs. --Donnez-les moi. Je fus si impressionné que je les donnai. --Avec trois louis que j’ai sur moi, dit Stanislas, et deux cents francs que le principal clerc m’a remis tout à l’heure pour porter chez un client, ça me fait un peu plus de vingt louis, de quoi jouer un petit jeu honorable. --Et si vous perdez cet argent? --Tant pis pour moi. Le lendemain, je lui demandai timidement comment ça avait marché. Il fit une moue et me dit: «Pas très bien.» Je n’osai pas le prier de me rendre mon argent, car il paraissait un peu ennuyé. Il n’alla pas aux courses ce jour-là. C’était une réunion de trot et il n’aimait pas ce genre de sport. Il passa toute la journée à l’étude sans toucher au travail pressé que le patron lui avait confié la veille. Il fit des petits comptes pour lui, écrivit des lettres à des amies. Le lendemain, il alla à Saint-Ouen et ne fut pas plus heureux qu’à Maisons. Il perdit deux cent quarante-sept francs que le premier clerc lui avait donnés pour porter à l’enregistrement. Il perdit encore cent francs empruntés à un camarade. «Je suis dans une passe de guigne», me dit-il. Quand le maître-clerc lui demanda s’il avait la quittance de l’enregistrement, il répondit: «Je l’ai réunie au dossier.» Il fut vraiment malheureux aux courses et au baccara; il perdit à Colombes les droits de succession qu’avaient envoyés à l’étude les héritiers Béchin; il perdit à Longchamp le terme d’avance versé pour un appartement de la rue Ordener, dont s’occupait le patron. Une seule fois il gagna. Il toucha mille francs. Il ne me rendit pas les sommes qu’il m’avait empruntées; mais il m’emmena déjeuner avec lui et loua une automobile, grâce à laquelle il visita les bords de la Loire, en compagnie d’une petite amie. Un matin, il eut une explication avec le patron. On avait fini par remarquer que certains reçus ne figuraient pas dans les dossiers. On ne voulait pas de scandale à l’étude. On le pria de s’en aller. --Je quitte l’étude, me dit-il quelques instants après. Le patron m’a fait des reproches et m’a invité à ne plus revenir. Il a été très dur... Pas un seul mot... Je me serais contenté d’un seul mot... un mot qu’il ne voulait pas me dire et que j’aurais bien voulu entendre... Il me regarda et ajouta avec un bon rire: --Le mot de son coffre-fort. LES DEUX CHAUFFEURS Le roi Léopold était allé en compagnie d’un sportsman belge faire un tour en automobile. Il était parti sans rien dire à personne, comme pour une escapade. La voiture était une superbe 100-chevaux de course, qui faisait tranquillement du 120 à l’heure. Le roi et son compagnon étaient partis du côté du Luxembourg. Pour cette petite débauche de vitesse, le roi avait mis une paire de grosses lunettes, qui avait le double avantage de protéger ses yeux et de lui assurer un incognito parfait. C’était un véritable masque, qui se terminait par un protège-barbe de dimensions assez considérables. La panne a des rigueurs à nulle autre pareilles... Le pauvre, en sa cabane où le chaume le couvre, n’est peut-être pas sujet à ses lois,--parce qu’il ne fait pas d’automobile. Mais les précautions du conducteur le plus expert n’en défendent pas nos rois. Sur le bord d’une route déserte, à deux lieues de toute habitation, la voiture royale était arrêtée. Le mécanicien s’était inséré sous la voiture et, couché sur le dos, il avait l’air d’être écrasé pour jamais. Le monarque était un peu triste, et interrogeait l’horizon, qui ne répondait rien, ne sachant pas, sans doute, qui était son illustre interrogateur... Enfin, on entendit un meuglement sauveur; une automobile approchait. On lui fit des signes. Elle s’arrêta sur le lieu de l’accident. Le propriétaire de la voiture en panne s’approcha, et demanda si son confrère chauffeur voudrait bien prendre à son bord et remettre à la ville voisine le comte de Bonchamp. (C’était le nom que S. M. Léopold avait choisi pour ce petit voyage.) Le confrère chauffeur, qui était seul dans sa voiture avec son mécanicien, accepta avec une parfaite bonne grâce. Il montait une forte voiture de touriste découverte. C’était un homme de taille moyenne, et d’assez large carrure. On ne distinguait pas son visage sous son masque; mais d’après sa tournure et son allure, on pouvait juger qu’il avait dans les quarante-cinq ans. Le roi prit place à son côté sur le siège de derrière de la voiture, qui partit à une allure modérée. --Le pays est beau, dit S. M., en laissant errer ses yeux sur la campagne. --Le pays est beau, répondit l’inconnu qui paraissait, lui aussi, assez disposé à causer. On causa. Le roi, très amusé de cette aventure, et certain de ne pas être reconnu, se mit à faire parler son compagnon sur plusieurs questions qui étaient à l’ordre du jour en Belgique. Il fut stupéfait de la compétence avec laquelle ce monsieur s’exprimait sur ces sujets divers. Il se montrait parfois assez sévère dans ses critiques et, bien qu’il parlât du roi dans des termes respectueux, il ne se gênait pas pour apprécier très librement sa politique. Le roi s’amusait de plus en plus. Il retardait avec délices le moment où il allait révéler sa véritable personnalité, et jouissait par avance de l’étonnement de son compagnon. --Je vois souvent le roi, dit-il, et je lui ferai certainement part des judicieuses réflexions que vous venez d’émettre. Il n’a pas autour de lui beaucoup de personnes aussi sensées et aussi documentées. Si vous voulez, je vous présenterai à lui, et je le connais assez pour vous dire d’avance qu’il vous aura bientôt en grande estime. Qui sait? Peut-être voudra-t-il attacher à sa personne un conseiller aussi intelligent. --Je vous remercie répondit l’inconnu, mais je ne suis pas libre. Je suis très sensible à l’honneur que vous voulez me faire; mais en admettant que Sa Majesté veuille bien penser comme vous, je serais forcé de décliner une proposition aussi flatteuse; car j’ai des occupations auxquelles je ne puis me soustraire, et qui m’absorbent beaucoup. Le roi des Belges sentit que le moment était venu de se démasquer. Il était ému malgré lui à l’idée de l’effet qu’il allait produire... --Et si le roi lui-même vous priait de venir au Palais au titre de conseiller privé? --Je serais obligé de refuser, dit l’inconnu. --Il vous en prie, dit le roi, en retirant ses lunettes. L’inconnu s’inclina avec une expression de profond respect. --Excusez-moi, Sire, dit-il. Je dois décliner l’honneur dont vous me jugez digne. Je suis vraiment trop occupé ailleurs... A son tour, il se démasqua, et Léopold, plutôt étonné, reconnu son cousin Guillaume II, empereur allemand. UN BON MÉCANICIEN Joseph était certainement le type du bon mécanicien. Il n’avait aucune arrogance; il parlait très gentiment et très familièrement à son patron, et, lorsque quelqu’un de la maison, fût-ce un simple invité, lui demandait un renseignement, il donnait toutes les explications désirables, sans avoir recours à ces effrayantes expressions techniques, telles que carburation, refroidissement, échappement des gaz, qui font hocher la tête aux gens et les rendent rêveurs. Joseph était un bon garçon rond et de bonne mine; il souriait le plus souvent et il rendait à tout le monde toute sorte de services. On disait: «Il y a des lettres à porter à la poste. Qui est-ce qui y va?»--«Moi, j’ai affaire, disait quelqu’un. Mais est-ce que le mécanicien ne pourrait pas...?» Alors on allait trouver Joseph dans la salle de billard, où, chaque jour, après déjeuner, il faisait sa sieste sur une banquette. On hésitait à l’éveiller; mais il avait un sommeil d’oiseau, et se levait, toujours un peu effaré... On lui disait: «Joseph, ne vous dérangez pas... Si des fois, tout à l’heure, vous allez du côté de la poste...» Il répondait avec une bonne grâce parfaite qu’il allait s’y rendre immédiatement. On finit par ne plus avoir recours à ces formules, puisqu’on savait qu’il y répondait toujours de la même façon, et on finit par lui dire simplement: «Joseph, une lettre à la poste.» Un jour, il se proposa de lui-même pour mettre du vin en bouteilles, et dès lors le service de la cave lui fut confié, et l’on en déposséda la cuisinière; elle ne demanda pas mieux d’ailleurs, car la cave était humide, et elle avait des rhumatismes à la jambe. Puis, on s’aperçut que de lui-même il avait eu l’idée charmante de laver la vaisselle; si bien que personne ne fut surpris de le voir un jour, un balai à la main, en train de faire le nettoyage complet du grand salon. Ce n’était qu’accidentel d’ailleurs; le salon n’était nettoyé à fond que tous les huit jours; mais il sembla dès le lendemain qu’ayant pris le balai en mains, il éprouvât quelque difficulté à s’en dessaisir. On le rencontra d’abord dans les escaliers, en train de nettoyer sérieusement les angles extérieurs et intérieurs des marches. Il amoncela sur chaque degré, en petits tas, une poussière que personne n’avait jamais songé à déloger. Puis, dans sa fureur de balayage, il s’arrogea, par une lente et patiente usurpation, le nettoyage sévère de toutes les pièces de notre demeure. Et, quand il l’eut rendue très propre à l’intérieur, il voulut lui donner à l’extérieur un aspect plus frais et plus coquet. Un jour, de grand matin, nous entendîmes un bruit léger sur le devant de la maison. Joseph, suspendu à une échelle de corde, était en train de gratter la façade, qu’il badigeonna ensuite à neuf. Mais ce travail, si intéressant qu’il fût, devait avoir une fin. Et, quand il fut bien et dûment terminé, notre chauffeur se sentit un peu désœuvré. Le balayage des chambres l’occupait jusqu’à dix heures à peine; c’est alors qu’il pensa à distraire les enfants de la maison, à qui il fabriqua des cerfs-volants. Il les emmena faire de longues courses dans la campagne; il leur apprit un peu d’anglais, leur donna des notions de mécanique... Quand un meuble se trouvait cassé dans la maison, il le réparait tout de suite avec une habileté remarquable. Joseph était le favori de tout le monde. On était heureux qu’il fût là. C’était mieux que l’homme utile: c’était une sorte de bon génie. On ne craignait qu’une chose: c’est que Joseph pût un jour nous quitter. Mais cette éventualité était vraiment peu probable; il eût fallu imaginer la possibilité d’un accident, et cette hypothèse n’était pas plausible. Les accidents n’arrivent guère qu’avec les véhicules; or, Joseph ne sortait jamais dans la voiture à chevaux, et les rares fois qu’il fut question de sortir en automobile, il montra pour ce moyen de transport une telle répugnance, qu’après deux ou trois promenades, tout le monde, par un accord tacite, renonça à ce passe-temps. Joseph le bon chauffeur, cet homme d’une humeur si douce et si égale, ne s’assombrissait, ne devenait maussade et taciturne que lorsqu’il prenait place au volant. On le comprit. On acheta une bâche pour la voiture qui resta tout l’été dans la remise, pendant que le mécanicien, heureux et sympathique à tous, faisait la joie de la maison. LOUIS... LOUIS... Joachim était un mécanicien modèle, très adroit, à la fois vite et prudent. En outre--et ce point n’est pas négligeable--il avait un caractère charmant. Il ne se laissait jamais aller à ces silences inexpliqués, à ces bouderies incompréhensibles qui serrent le cœur des passagers de la voiture et tuent toute la gaîté du bord. Il souriait gentiment des plaisanteries que faisait en cours de route la personne admise à l’honneur d’être placée sur le siège. Quand la voiture s’arrêtait, à la question: «Qu’y a-t-il Joachim?» il ne grognait pas: «Y a quéque chose», en soulevant rageusement son capot. Au contraire, sociable, complaisant, amical, il mettait ses compagnons de voyage dans la confidence de ses incertitudes et de ses recherches. Il ne connaissait jamais la route, mais il supportait tout de même les indications. Et quand il apercevait sur le sol quelques pierres éparses, il s’abstenait de donner des signes d’impatience, de hausser les épaules avec irritation et ne rendait pas le guide du bord directement responsable des moindres aspérités qui se trouvaient sur le chemin. Quand on lui disait: «Nous partirons demain à cinq heures, ou à sept heures, ou à neuf heures», il ne répondait pas, quelle que fût l’heure indiquée, par un «Bien!» haineux et plein d’une sourde révolte. Mais il faisait un aimable signe de tête, et, le lendemain matin, il était au rendez-vous, avec à peine une demi-heure de retard. S’il lui arrivait de faire attendre ses passagers plus longtemps, à vrai dire il ne pouvait s’empêcher de faire un peu la tête; mais, au bout de quelques minutes de marche, il n’y paraissait plus. * * * * * Il s’occupait de sa voiture avec un soin infini. Aussitôt arrivé à l’étape, et bien qu’il aimât assez visiter les villes, il ne sortait pas du garage avant d’avoir nettoyé sa 24 HP limousine. Et si on arrivait tard, tant pis pour les musées et les églises! Il se privait même ce jour-là d’écrire ses quinze cartes postales quotidiennes. Nous nous réjouissions tous d’avoir avec nous un mécanicien comme Joachim. Nous en félicitions le propriétaire de la voiture, qui souriait, avec un peu de crainte, car il avait une âme naturellement inquiète et disait fréquemment que les bonheurs humains sont fragiles... Plus insouciants, nous nous laissions aller à notre plaisir. Ce voyage d’auto s’annonçait comme un des plus beaux et des plus heureux qu’il nous eût été donné d’entreprendre. Nous avions déjà parcouru une partie de la Bretagne, que nous connaissions, mais que Joachim ne connaissait pas et qu’il avait admirée. Puis nous avions fait une magnifique promenade sur les bords de la Loire, et nous avions revu avec joie tous les châteaux que Joachim n’avait pas tous visités dans ses précédents voyages. On s’en alla ensuite sur Bourges, puis, de Bourges, on gagna Clermont-Ferrand par Saint-Amand, Montluçon et Pontaumur. De Pontaumur à Clermont les routes qui serpentent au flanc des montagnes furent parcourues par Joachim avec sa prudence, sa sûreté habituelles... D’ordinaire, sur ces routes pittoresques, je n’éprouve pas une joie parfaitement paisible. J’ai toujours peur que le mécanicien soit pris, lui aussi, par la splendeur des paysages. Mais, avec Joachim, rien de semblable n’était à craindre. Il semblait oublier, quand il était au volant, sa passion pour les grands spectacles de la nature. Quand il voulait en jouir, il arrêtait carrément sa voiture, et toutes les personnes du bord, émues par les aspects grandioses qui s’offraient à elles, communiaient dans le même enthousiasme lamartinien. * * * * * Clermont-Ferrand était le point, fixé d’avance, où les Puissances mystérieuses, dispensatrices du bonheur des hommes, avaient décidé d’arrêter, et arrêtèrent un peu brusquement notre compte de félicité. Ce fut au moment même où la voiture, entrant dans la capitale de l’Auvergne, fit halte devant la poste, où quelqu’un de nous avait à faire partir un télégramme très pressé. L’employé du Destin pour l’œuvre malfaisante fut un petit garçon de la ville, sur lequel nous n’avons pas de détails plus amples, et dont nous savons seulement qu’il devait s’appeler Louis, car ce fut ce prénom que nous aperçûmes écrit en grosses lettres dans la poussière, sur la caisse de la voiture. Il est probable d’ailleurs qu’en traçant ces caractères un peu gauches le jeune écrivain n’avait pas cru accomplir une pernicieuse besogne, mais qu’il s’était proposé une prouesse calligraphique ou plutôt qu’il avait cédé, par un amour de soi bien excusable, au simple plaisir de contempler, écrit, son petit nom. Quand celui de nous qui avait envoyé une dépêche sortit du télégraphe, il fit le tour de la voiture et aperçut ces quelques jambages. Il attacha à cette inscription moins d’importance qu’au fameux: _Mane, thecel, pharès_. Il se borna à lire tout haut le mot: «Louis» et à dire négligemment à Joachim, tout en ouvrant la portière de l’auto: --Il y a encore des sales gosses qui ont barbouillé le derrière de votre voiture... Mais Joachim, qui allait reprendre sa marche--car la halte avait été très brève, et il n’avait même pas arrêté le moteur--Joachim poussa un soupir terrible... Au témoignage de la personne qui se trouvait à ses côtés, une expression affreuse de désespoir se peignit sur ses traits. Il descendit rapidement de son siège et vint regarder le barbouillage de la caisse. Il restait là, sans mot dire, si bien que pour contempler le désastre, les passagers descendirent un à un. Et chacun d’eux, en regardant les caractères, ne pouvait s’empêcher de dire à demi-voix: «Louis!...» A partir de cet instant, la nature de Joachim changea du tout au tout. Notre mécanicien devint morose, puis maussade, puis hargneux. Il avait perdu toute sa complaisance... Et, quand il prononçait une parole, c’était pour parler de l’inscription. C’était pour dire que ça ne s’en irait pas, que les petits silex de la poussière marquaient dans le vernis, et qu’il ne fallait pas essayer de «ravoir» le panneau, qu’on ne ferait que l’abîmer davantage... On serait donc obligé de garder ça jusqu’à Paris. Et, dès lors, il ne comprit plus qu’on ne revînt pas tout de suite. A chaque détour qui nous éloignait de la capitale, il fronçait le sourcil davantage, si bien que nous abrégeâmes d’une semaine au moins notre magnifique excursion... Joachim était devenu insoutenable. Et tout notre plaisir en était gâté, annihilé. Et, pour la première fois depuis l’événement, nous obtînmes de lui un sourire quand, à Lyon, nous lui dîmes: «On rentrera demain par Dijon et on tâchera d’arriver le soir.» Ce jour-là il commença à reprendre son bon ancien visage, ne pesta plus que par habitude contre le malfaiteur inconnu, et supporta patiemment que les passants, en apercevant la caisse de la voiture, répétassent tous malgré eux: «Louis! Louis!», donnant ainsi au petit jeune homme néfaste la publicité qu’il avait souhaitée pour son prénom. HANS HUMPELHANS Cet autre mécanicien que j’ai connu s’appelait Hans Humpelhans. Il se disait Suisse; mais je crois qu’il était Allemand. Il avait une bonne figure ronde, avec des yeux peints en bleu. Il n’appartenait pas à cette race de mécaniciens taciturnes qui nous en imposent tant. Hans Humpelhans était expansif, toujours jovial et satisfait. C’est un grand tort pour un mécanicien qui veut garder son autorité. Il faut qu’il soit peu communicatif, et paraisse toujours mécontent de quelque chose. Alors, on le respecte, et tous autour de lui, patron et invités, s’ingénient à lui être agréables. Hans Humpelhans ne dédaignait pas de causer avec le monde; il employait comme les autres mécaniciens des termes techniques qui échappaient aux profanes; mais ce n’était pas du pédantisme, c’est qu’il croyait naïvement que vous étiez au courant de toutes ces choses compliquées. Hans Humpelhans avait remplacé dans la maison un mécanicien qui ne lui ressemblait pas du tout, sombre et noir comme le Cocyte, et qui avait donné son compte un beau matin pour une raison qu’il n’avait pas voulu faire connaître, et que personne ne connut d’ailleurs jamais. Notez que mes amis, s’ils en avaient pris eux-mêmes l’initiative, auraient eu des motifs plus précis pour se priver de ses services. Car ce premier mécanicien était un effroyable mangeur d’essence. Le réservoir de la voiture semblait avoir été construit sur le modèle ancien et un peu coûteux du tonneau des Danaïdes. Tout le monde savait que le chiffre de cette consommation était en dehors de toute vraisemblance; mais telle était l’autorité de ce mécanicien brun et triste qu’elle s’augmentait de toutes les prévarications qu’il pouvait commettre. Sous le règne du débonnaire Humpelhans, la consommation du pétrole fut considérablement réduite, et parut néanmoins excessive. Il fut renvoyé pour un bidon! Évidemment ce ne fut qu’un prétexte. Mais le fait même qu’on osa se servir d’un prétexte aussi futile indique nettement combien le malheureux Suisse avait peu de prestige dans la maison où il était en droit d’exercer une si complète dictature. Ce furent des intrigues d’office qui déterminèrent mes amis à se séparer de ce gros homme blond. Hans, comme son prédécesseur, mangeait à la cuisine. Mais au lieu d’y trôner avec une auréole, comme un Messie en voyage qui s’arrête chez d’humbles gens, au lieu de planer au-dessus du jardinier, du cocher de la voiture à chevaux, et même du chef de cuisine, Humpelhans était confondu parmi les convives, servi à son tour de bête, et n’avait aucun privilège de préemption sur les plats qui revenaient de la salle à manger, ni à plus forte raison sur la petite réserve spéciale de morceaux choisis, qu’un bon chef de cuisine sait prélever sur le rôti avant de le livrer aux appétits grossiers de la table des maîtres. On apprit un matin que Humpelhans avait été congédié. Et le fait même que l’assemblée générale des invités n’eût pas été consultée sur son renvoi montra encore à quel point sa personnalité était chétive... On ne le vit pas partir; je fus seul à le regretter; et même je ne le regrettai pas longtemps, je le dis à ma honte; car j’eus tout de suite une consolation: l’automobile se trouvant momentanément privée de conducteur, la sortie de l’après-midi fut remplacée par une partie de poker... Je me dis qu’après tout Humpelhans lui-même avait peut-être bien pris la chose, et qu’il s’était en allé tranquillement, avec une âme insouciante. Je fus détrompé quelques mois après. Je rencontrai Humpelhans sur la place de l’Europe. Il était toujours frais et propre. On ne pouvait savoir si sa casquette était une casquette de chauffeur en place ou de mécanicien sans emploi. Hans Humpelhans fut content de me revoir... --Ah! monsieur! me dit cet homme, ennemi des préambules, vous savez comment c’est arrivé? Ils ont dit que c’était pour le pétrole, mais c’est rapport à une dispute avec la femme de chambre Marie... Je passais comme ça dans le vestibule... A ce moment, je m’aperçus que j’avais un train à prendre et que ma montre retardait sur l’horloge. Je quittai Hans Humpelhans, avec un mot de congé rapide... A trois mois de là, je le retrouvai dans les Champs-Elysées. Il vint à moi, et, sans me dire ni bonjour, ni comment ça va? reprit son récit à la virgule même où il l’avait laissé. --Et comme elle descendait de l’étage, voilà que soi-disant sans le faire exprès, elle laisse tomber son torchon en feutre sur ma casquette... Justement voilà monsieur qui sortait du fumoir. Voyant cela, il me dit... Une dame que je n’avais pas vue depuis longtemps, passa en voiture... J’avais besoin de lui parler et courus après elle. Hans Humpelhans n’avait décidément pas de chance avec son histoire. Mais d’ici un an, je compte bien le rencontrer deux ou trois fois, et il trouvera peut-être le moyen de la finir... L’ORGANISATEUR L’été dernier, à la campagne, nous avions la bonne fortune d’avoir avec nous un organisateur. C’était un organisateur au repos. Il avait tant organisé pendant l’hiver, qu’il ne demandait qu’à souffler un peu. Il se plaignait beaucoup des rudes fatigues endurées pendant la mauvaise saison. Il n’y avait pas eu à Paris d’homme plus surmené, ni plus malheureux. On se demandait, d’ailleurs, pourquoi. Rien, en effet, ne l’obligeait à organiser... --Enfin, voyons, si ça vous fatigue tant et si ça vous ennuie, pourquoi continuez-vous ce dur labeur? L’organisateur avait alors un douloureux sourire et disait qu’il était faible, qu’il se jurait toujours de renoncer à son métier et que chaque fois il se laissait faire et succombait aux sollicitations... N’est-ce pas? On a beau être sûr de ne pas recommencer, se dire qu’on fait un travail de chien pour ne rien récolter, si ce n’est bien souvent de l’ingratitude, on a beau songer à sa santé, à sa tranquillité, on ne peut laisser dans l’embarras des gens qui n’ont confiance qu’en vous, qui sans vous ne sauraient où donner de la tête. On cède, en se disant que c’est la dernière fois... Et ce n’est jamais la dernière fois... C’est ainsi que l’organisateur, malgré ses protestations, dut organiser en une année cinq banquets, trois bals à l’Hôtel Continental, un certain nombre de concours de marche, une fête aéronautique et ne posa pas moins de quatre premières pierres. Car notre ami appartient également à cette noble caste des poseurs de premières pierres, de ces gens qui ne considèrent qu’une seule pierre des écoles, des musées, des ponts et se désintéressent de toutes les autres pierres subséquentes de ces monuments et ouvrages d’art. Ils pensent également que les cuirassés de trente millions, que les paquebots de deux cents mètres n’ont de raison d’être que pour être «lancés», après avoir été bénis, dans un port pavoisé, au milieu des fanfares. Sitôt lancés, ces monstres de la mer n’existent plus à leurs yeux. Ils peuvent, s’ils le veulent, couler au fond des eaux ou se déchirer contre les récifs. L’annonce de ces catastrophes ne produira dans l’âme du lanceur de bateaux qu’un sentiment d’indifférence, nuancé à peine par l’espoir d’un nouveau navire à lancer pour remplacer celui qui vient d’être perdu. Le Destin, qui fit naître organisateur notre malheureux ami, l’a naturellement conduit dans les milieux les plus propices à l’exécution de la tâche pour laquelle il était désigné et marqué au front. Il s’est trouvé dirigé, nécessairement, vers les sociétés de tir, de gymnastique, de vélo, les sociétés de théâtre, les associations d’anciens élèves. Comment peut-il être ancien élève de tant d’institutions différentes? Je ne pense pas qu’il se soit fait mettre à la porte de plusieurs écoles. Mais, tout enfant, encore, il savait sans doute obscurément quelle œuvre il aurait à remplir et changeait certainement d’institution pour augmenter le champ de ses futurs anciens condisciples. Plusieurs villes de France se disputent l’honneur de lui avoir donné le jour; il fait partie d’une dizaine de sociétés provinciales, qui portent toutes un nom de mets du terroir. Et il n’a pas plutôt organisé le banquet du «Haricot Rouge» qu’il lui faut en toute hâte penser au bal du «Foie de Canard». C’est ce qu’il nous racontait, avec un air accablé, le soir de son arrivée parmi nous. Et il nous dit avec lyrisme son ivresse d’être débarrassé momentanément de tous ses soucis: les pourparlers avec les restaurateurs, les insignes à commander, les invitations à faire imprimer, les accessoires de cotillon, les cigares, les orchestres, les bouquets aux dames artistes qui veulent bien prêter leur concours! Comme il allait jouir de la vie, égoïstement, lui qui ne faisait que se consacrer à autrui! C’était bien son tour d’être un peu tranquille! Oh! les flâneries dans les prés, les promenades sur les routes ombragées! Et, pour le soir, il apprendrait enfin à jouer le bridge; car, à Paris, il ne joue jamais. Le voyez-vous attablé à une table de jeu, lui qu’on vient déranger à chaque instant, pour réclamer ses instructions ou invoquer son autorité! On le promena le lendemain toute la journée. Il avait l’air un peu mélancolique des gens qui ne s’habituent pas tout de suite à leur bonheur. On lui apprit le bridge, le soir, et il feignit de s’y intéresser. Quand on se quitta pour aller se coucher, il nous serra la main avec effusion et nous dit avec une ardeur un peu factice: «Voilà la vie, la vraie vie!» Mais le lendemain matin, on le vit errer comme une âme en peine sur la terrasse du château. Il y avait d’un côté de vastes prairies désertes, de l’autre une superbe forêt. On n’apercevait, en fait d’agglomérations, qu’un tout petit village, qui se trouvait à deux lieues de là. Il nous dit qu’il allait faire une longue promenade à pied... Quand il revint pour déjeuner, très en retard, il nous apprit avec résignation qu’il était allé jusqu’à ce petit village, que c’était dans quinze jours la fête annuelle et qu’il organisait une course en sacs et une retraite aux flambeaux. TOURISTES Ce vieux monsieur à la tête trop grosse ressemblait énormément à sa femme. Tous deux avaient le masque démesurément large et des yeux débordants. Ils étaient de la même taille, pas assez courts pour être considérés comme des nains et pour avoir la gloire d’être des phénomènes. Le monsieur avait encore sur la tête des cheveux épais et rudes, et qui n’avaient pas blanchi. Il était clair qu’à un moment donné la Nature ne s’était plus occupée de cet être inintéressant, et lui avait laissé ses cheveux noirs. La dame était noire aussi, mais ses bandeaux et ses torsades étaient d’emprunt. Tous deux étaient vêtus tristement et solidement de vêtements aussi inusables qu’eux-mêmes. Ils habitaient dans un appartement très cher, dont quinze chambres sur dix-huit n’étaient pas meublées. Mais la salle à manger, la chambre à coucher et un des salons étaient remplis de vieux meubles d’un grand prix, achetés d’un seul coup. Le monsieur avait fait sa fortune dans le commerce... Comment avait-il pu gagner un franc? Il semblait avoir au juste l’esprit d’initiative, le génie entreprenant d’un soliveau. Mais de l’argent et de l’or, par des lois mystérieuses, étaient venus s’agglomérer et s’amonceler autour de lui. Quand il eut gagné plusieurs millions, il alla trouver son notaire, à qui il put dire juste les paroles nécessaires pour exprimer qu’il voulait vendre son fonds. Le notaire lui trouva un acquéreur. Il déménagea et vint habiter un très beau quartier. Il n’avait l’air ni heureux, ni malheureux. Il était probablement très heureux. Il acheta une forte limousine de bonne marque. On lui indiqua un bon mécanicien. * * * * * Le seul ennui qu’il parut éprouver, ce fut le jour de leur première sortie, quand il fallut dire au mécanicien où il voulait aller. Il n’avait pas la moindre connaissance géographique. Quand on prononçait devant lui les noms de Melun ou de Versailles, il les reconnaissait simplement. Les notions étaient rangées pêle-mêle dans son esprit, comme dans un dépôt de ferraille. Ça s’y trouvait, voilà tout. Le mécanicien proposa Rouen. Ils n’avaient aucune raison pour refuser. Ils partirent un matin, à huit heures. Le vieux monsieur était installé à côté de sa femme dans la voiture. Ce fut encore ce jour-là une image très spéciale de bonheur à deux que celle de ces vieillards silencieux, qui regardaient droit devant eux et dont le visage restait impassible. Ils tournaient la tête machinalement quand ils entendaient un coup de trompe, ou regardaient en l’air quand on passait sous un pont. Le mécanicien les amena dans un restaurant de Rouen, où le vieux commanda le déjeuner d’une voix basse et tranquille, après avoir consulté du regard le regard toujours consentant de sa femme. Le mécanicien vint les reprendre à trois heures. Puis ils rentrèrent à Paris après avoir eu une panne de pneu. Entre Vernon et Bonnières, la voiture s’était arrêtée. Le mécanicien était descendu et leur avait dit: «J’ai un pneu d’arrière qui fiche le camp.» Le vieux monsieur avait incliné la tête, la dame aussi. Ils étaient restés dans la voiture. On avait haussé le tout avec un cric, et le mécanicien avait procédé avec diligence à la réparation. Quelques jours après, le mécanicien les emmena à Fontainebleau, puis à Meaux. Comme la belle saison arrivait, il leur demanda un jour: «Monsieur, Madame n’auraient-ils pas l’idée de faire un grand voyage en France, et l’on pousserait jusqu’en Italie?» Ils acceptèrent. Le mécanicien leur demanda trois jours pour mettre la voiture en état. Ce mécanicien adorait l’auto. Il aimait sincèrement la nature et se grisait de grand air. Mais il se dit que ce voyage serait plus agréable s’il emmenait à côté de lui, sur le siège, une petite amie. Il vint donc demander à Monsieur et à Madame d’emmener sa femme avec lui. Le monsieur accepta d’un petit hochement de sa grosse tête, après avoir recueilli chez sa femme un avis favorable, également silencieux. * * * * * Ce fut un voyage charmant pour le mécanicien et sa jeune compagne. Ils avaient à l’œil une bonne voiture. Ils étaient bien logés et confortablement nourris. Ils avaient fini par ne plus faire attention aux deux véritables colis que renfermait le fond de la limousine. Ils parcoururent les bords de la Loire, puis le Plateau Central, puis le Dauphiné, puis la Savoie, passèrent en Piémont, en Lombardie, en Vénétie. Le mécanicien se contentait, à l’arrivée dans chaque ville, de dire à ses maîtres: «Nous voici à Turin, ou à Milan, ou à Venise...» Il allait toujours dans le meilleur hôtel; mais, très gentiment, prenait toujours pour Monsieur et Madame la meilleure chambre. Il mangeait à une petite table à part avec sa petite amie. Le dîner fini, il allait trouver Monsieur et Madame et leur disait, s’il avait envie de se reposer: «On ne voyage pas demain, n’est-ce pas, Monsieur et Madame?» Et Monsieur répondait, dans ce cas: «Non, pas demain.» C’est le mécanicien également qui fixait les heures de départ. Il s’était rendu compte au bout de très peu de temps de la barbarie qu’il y avait à faire lever de trop grand matin ces personnes âgées. Aussi partait-on vers dix heures, tranquillement, et faisait-on de courtes étapes. La voiture se comportait bien. Elle absorbait de l’essence à sa suffisance. De temps en temps on procédait à une petite réparation pas trop onéreuse. On revint à Paris par le Midi de la France, en passant par un village du Languedoc, où la petite amie du mécanicien avait sa vieille grand’mère. L’hiver fut moins agréable. Le mécanicien n’aimait pas le travail de ville. Aussi expliqua-t-il à Monsieur et à Madame que la voiture «fatiguait» beaucoup dans le service de Paris. Il leur enseigna une excellente occasion, un coupé à deux chevaux qui fut employé pour la plupart des courses. La limousine sortait de temps en temps, tous les cinq à six jours, pour ne pas en perdre l’habitude. Il arriva que, pendant cet hiver, le mécanicien se brouilla avec sa petite amie. Mais, aux approches du printemps, il fit la connaissance d’une autre demoiselle. Il annonça donc à ses patrons qu’il avait divorcé et s’était remarié. Puis il proposa une longue excursion d’été en Belgique, en Hollande et sur les bords du Rhin, car sa nouvelle amie était blonde, elle aimait la rêverie et les paysages allemands. UN CHEVAL FASHIONABLE Il fallait vraiment que Mᵐᵉ Hofer, la cantinière qui gagna un million, habitât dans une de ces citadelles de l’hippisme qu’est forcément un quartier de cavalerie, pour faire à un de nos confrères cette déclaration énorme «qu’elle ne comptait pas acheter d’automobile». Conçoit-on cela? Une gagnante de gros lot qui n’achète pas d’automobile? Toutes les Perrettes de ma connaissance qui, leur pot au lait sur la tête, attendent avec une confiance impatiente le tirage des loteries, toutes ces joueuses me font la même réponse quand je leur demande ce qu’elles feraient, une fois le gros lot encaissé... «J’achèterai une automobile.» Quelques-unes disent: «J’achèterai deux automobiles: une électrique pour Paris, une voiture à pétrole pour la campagne.» C’est surtout à la campagne qu’il est agréable d’avoir une automobile. La raison avouée, c’est «le paysage». La raison inavouée, presque inconsciente, c’est le besoin de faire de la poussière. Faire de la poussière... depuis longtemps, bien avant l’invention des automobiles, cette expression a signifié: faire de l’esbrouffe, de l’épate, du luxe. Quand nous disons d’un ton haineux, en regardant notre prochain: «En fait-il, une poussière!», c’est avec l’espoir secret qu’un jour viendra où nous ferons de la poussière à notre tour. Au fond, le westrumitage, le goudronnage, le pétrolage, et tous les procédés qui tendent à supprimer la poussière, font le tort le plus grave au commerce de l’automobile, et les clubs, chambres syndicales et autres pouvoirs vigilants devraient bien faire une guerre sournoise aux ennemis de la poussière bienfaisante. Je m’étonne que certains fabricants n’aient pas adapté à leurs voitures des balais à hélice pour augmenter l’ampleur des tourbillons et la longueur du sillage. Ce que nous demandons--et nous espérons que le prochain Salon de l’Automobile nous donnera satisfaction sous ce rapport,--c’est la voiture pas trop cher, donnant un bon rendement de poussière, produisant un bruit considérable et dissimulant un humble petit moteur sous un capot de dimensions énormes. Il ne faut pas perdre de vue ce point essentiel, et nous ne cesserons d’y insister: l’automobile n’est pas seulement un instrument idéalement commode et agréable, c’est surtout un signe de luxe. «Ce sont des gens très bien; ils ont une automobile.» On est classé. On ne lit plus dans les romans (qui nous donnent une idée si exacte des opulences et des somptuosités mondaines): «Le châtelain passa dans son superbe landau, au trot de ses admirables steppeurs...» On ne parle que de sa quarante, sa soixante-chevaux, et même de sa trois cents-chevaux, comme j’ai pu lire récemment dans l’œuvre d’un de mes confrères (à qui l’essence ne coûtait rien). On serait mal venu à parler désormais des chevaux d’un milliardaire. C’est ce qui me détermine à vous raconter en toute hâte une certaine histoire américaine qui, au train où vont les choses, ne serait plus comprise d’ici très peu de temps. Cette histoire me fut contée par un jeune journaliste de Boston, doué d’une certaine fantaisie, et à qui, en raison des vieilles traditions d’hospitalité française et de l’heure avancée, il ne fallait pas demander des preuves rigoureuses de ce qu’il disait. --J’habitais, me disait-il, dans une maison de campagne, à une dizaine de milles d’une des résidences d’été de M. Mackay. Un matin, je vis s’arrêter devant ma maison le piqueur de M. Mackay et je reconnus avec émotion, dans cet homme au teint coloré, un de mes frères de lait. (J’ai eu trois nourrices et j’ai un certain nombre de frères de lait qui, tous, n’occupent pas une situation aussi brillante.) «Le frère de lait conduisait un cheval attelé à un sulky, et ce cheval, je l’appris avec émotion, était le cheval favori de M. Mackay, celui qu’il faisait atteler de préférence quand il allait se promener dans la campagne. Le piqueur m’apprit même le petit nom de ce cheval; mais je l’ai oublié, tant j’étais troublé au moment de la présentation... Je fis entrer mon frère de lait chez moi pour lui offrir à boire (il buvait maintenant autre chose que du lait). Mais auparavant, j’avais conduit le cheval de M. Mackay dans une écurie qui me servait de débarras. Je lui fis le plus de place possible en jetant hâtivement dehors tout ce qui encombrait l’écurie: une bicyclette hors d’usage et un vieux bois de lit; puis je mis à sa disposition une botte de paille et un seau d’eau, tout en regrettant de ne pas être mieux pourvu pour recevoir des chevaux de milliardaires... Mais j’étais pris à l’improviste. Et si j’avais pu m’attendre... «Un quart d’heure plus tard, quand après d’honnêtes libations mon frère de rhum et moi nous revînmes à l’écurie, nous vîmes avec satisfaction que le cheval de M. Mackay avait tiré un bon parti de mes humbles ressources: il avait détaché un brin de la botte de paille et buvait lentement son seau d’eau avec un chalumeau.» A L’ÉTROIT Nazzaro, à la vitesse moyenne du Circuit, ne mettrait pas tout à fait deux minutes et demie pour aller de la Madeleine à la Bastille. Et il est probable qu’il irait un peu plus vite encore, car le parcours n’est pas très accidenté. Ce serait d’ailleurs une jolie course à faire, un dimanche matin. On arrêterait la circulation pendant une heure ou deux. On se servirait de la rue de Lyon pour la lancée et on aurait la rue Royale et la place de la Concorde pour s’arrêter. La _Coupe des Grands Boulevards_... L’_Auto_ devrait étudier ça. Grâce à la locomotion nouvelle, les distances de ville n’existent plus. Quand on a une auto devant sa porte, et qu’un rendez-vous vous appelle à quatre heures, on quitte son bureau à quatre heures dix. Et l’on arrive avant que le quart d’heure de grâce ne soit écoulé. D’ailleurs, les distances de ville à ville existent à peine. Les grandes routes sont devenues des rues. Ainsi, un peu après Bonnières, on se trouve en présence de deux rues, la rue d’Evreux et la rue de Rouen. On salue dix voitures au passage entre Evreux et Lisieux. C’est comme une allée du Bois. La France, qui nous semblait quelque chose d’énorme, d’inconcevable, d’aussi grand que le monde, la France, on voit ce que c’est maintenant: un très beau patelin, mais en somme assez limité. L’Italie, la Suisse, l’Allemagne, ce n’est pas plus loin que jadis la banlieue. Constantinople, Pétersbourg, c’est, si vous voulez, la grande banlieue. Pour faire ce qui s’appelle une excursion, il faut franchir l’Oural ou l’Asie Mineure. Aller jusqu’au bout de la Sibérie, ça commence à être un petit voyage. Mais un voyage n’est sérieux que si l’on traverse le détroit de Behring. Dans quinze ans on fera le tour du lac Tchad. Nous connaîtrons le Sahara comme le Ranelagh. Et on vendra de l’essence à 39 centimes dans les moindres oasis. C’est à ce moment que l’automobile, victorieuse du cheval, commencera à s’attaquer au chameau. Et le chameau mordra bientôt le sable du désert. Sur de jolies routes arctiques et antarctiques, des chauffeurs velus s’avanceront irrésistiblement vers les pôles, au grand effroi des ours blancs, qui courront bêtement devant les voitures, comme les veaux des zones tempérées. Tout le monde, en voiture et en voiturette, ira regarder la figure du pôle nord, et l’on retournera chez soi en disant: «C’est ça? Eh bien! vrai!» On aura beau édifier aux deux pôles une petite colonne, pour montrer que c’est bien là; on aura beau mettre à côté une balance, un truc pour la bonne aventure et un appareil automatique pour distribuer des cartes postales et des flacons d’odeur, on n’empêchera pas que le pôle Nord et le pôle Sud seront des petits endroits sans gaîté... Alors ayant tout épuisé des joies panoramiques de la terre, on commencera à se trouver à l’étroit sur cette boule archi-connue. Et on cherchera les moyens d’aller dans les autres astres. Au fond, on ne s’en est jamais occupé sérieusement. Mais maintenant tout le monde est las de rouler sur les mêmes méridiens et sur les mêmes degrés de latitude. Alors il faut espérer que nos aérostiers, nos constructeurs de moteurs, vont s’y mettre, et qu’ils vont inventer le merveilleux appareil qui nous permettra de parcourir les 66 millions de kilomètres qui nous séparent encore de Mars, les jours où il veut bien se rapprocher de nous. * * * * * Ce n’est pas évidemment pour rien et par hasard que le grand installateur du système planétaire nous a placés à proximité de ces deux planètes, Mars et Vénus, dont l’une est de 57 degrés plus froide et l’autre de 55 degrés plus chaude que la Terre. Le temps n’est pas éloigné où nous irons passer l’hiver dans la planète Vénus et l’été dans la planète Mars. Les habitants de Mars, qui vivent depuis pas mal de temps dans cette température de 30 degrés au-dessous de zéro, ont dû prendre des mesures en conséquence. Leurs organismes sont habitués au froid. C’est une race très remuante et très active, à l’opposé des indolents habitants de Vénus, qui doivent avoir les côtes en long. D’ailleurs des gens dignes de confiance qui ont connu en Russie ces températures martiennes de 30 au-dessous m’ont affirmé que, par les temps secs, on ne sent pas le froid. Trente degrés, qu’est-ce que c’est que ça? C’est une température terrienne. Ce qui commence à compter, ce sont les 219 degrés de Neptune. Il est évident que ça devient plus anormal, et que les gens de là-bas doivent mener une autre vie que la nôtre. D’abord, à ce numéro-là du thermomètre, la plupart des corps changent d’état. Tel gaz, pimpant et léger, est un liquide moins dégagé d’aspect, ou même un solide inerte et sans grâce. Il est bien probable que les Neptuniens ne sont pas faits comme nous. Peut-être ressemblent-ils à ces bêtes antédiluviennes qui allongent dans le musée de Kensington leur squelette interminable... Mais puisque nos astronomes à la vue courte ne nous donnent pas sur eux de renseignements suffisants, nous aimons mieux nous figurer qu’ils nous ressemblent. C’est ainsi que nous façonnons Dieu à notre image. Admettons que les Neptuniens sont des gens comme nous, mais plus grands, proportionnés à leur planète. Et imaginons, derrière un vaste zinc, un limonadier géant débitant de l’air en bouteilles et même en magnum, pendant qu’à la terrasse un autre gars de Neptune se fait servir comme apéritif de l’oxygène absinthé. CITRONNET Citronnet était le plus célèbre de sa famille. On ne voyait d’ailleurs jamais son père, un vague bûcheron. Quelquefois, sa mère traversait le village avec une charge de bois mort. Mais, dans la Grande-Rue, qui était la grand’route, on connaissait bien Citronnet. Citronnet était âgé d’une dizaine d’années. On ne savait pas s’il était jamais allé à l’école. Il passait à travers toutes les lois sur l’enseignement. Je crois qu’on ne pouvait dire au juste à quelle commune il appartenait, et que personne n’élucidait ce problème, moins intéressant sans doute pour l’histoire que celui du véritable berceau d’Homère. D’ailleurs, on sentait obscurément qu’il ne fallait pas arracher Citronnet à ses fonctions. Dans le village où tous les hommes, toutes les femmes, tous les gosses travaillaient, soit aux champs, soit dans des usines proches, Citronnet était «le badaud». Il était l’emblème haï et jalousé de l’oisiveté éternelle. Il passait pour un mauvais sujet, qui n’avait peur de rien. La vérité est qu’il avait peur de tout. Mais, dans le désœuvrement où il vivait, il était poussé tout à coup par les lubies. Si l’idée lui venait de faire une blague à une poule, d’isoler tout à coup un poussin égaré, ou bien de taquiner un veau attaché devant l’auberge, rien ne pouvait arrêter en lui ce besoin impérieux de faire quelque chose. N’étant pas satisfait par une vie inoccupée, ce besoin d’agir se manifestait par des actions irrégulières, qui indignaient les habitants. Aussi le jeune Citronnet vivait-il un peu comme un paria. On lui parlait de côté. On ricanait parfois en le voyant, et l’air apeuré et doux qu’il avait pour regarder le monde le faisait considérer comme individu le plus dissimulé du département, d’un machiavélisme peut-être sans but, mais évident. Les autos qui s’arrêtaient chez l’épicier, pour prendre de l’essence, avaient tout de suite la clientèle de Citronnet qui restait cependant à une certaine distance des pneus. Car il savait bien que si par malheur un des boudins s’était dégonflé, il n’y aurait eu qu’une voix pour accuser la malveillance... Citronnet n’avait jamais été en auto, même pendant trente mètres. Il aurait bien voulu s’accrocher un jour derrière une voiture pour aller jusqu’à la sortie du village. Mais il était trop surveillé par le marchand d’essence, par la dame du tabac, par la forge, par tout le monde. * * * * * Or, un jour, une auto grise à deux places s’arrêta pour faire de l’essence. Elle avait un énorme capot à l’avant, et derrière les baquets un arrière en biseau. Le chauffeur, pour conduire, était presque couché sur le dos... Une fois qu’elle eût pris son essence, il y eut un peu de coton pour la mise en marche, si bien que l’épicier, qui avait affaire, rentra dans sa boutique. Comme il faisait très chaud, la dame du tabac, à l’inverse du capucin du baromètre, restait à l’intérieur de sa maison. La forge ne marchait pas... La route était libre... Les deux chauffeurs avaient pris place dans la voiture. Citronnet s’installa sournoisement à l’arrière. La voiture démarra... Dès le début, Citronnet comprit que ça marcherait trop vite. Il eut l’idée de descendre à l’instant même... Mais ça allait trop vite déjà. Aux dernières maisons du village, l’auto filait à pleine allure. Citronnet, accroché tant bien que mal, fermait et ouvrait les yeux, ne sachant s’il avait plus peur de ce qu’il voyait ou de ce qu’il ne voyait pas. Au bout d’un instant, il se risqua à regarder devant lui. La route montait, droite comme un mur. Il eut l’espoir de voir ralentir la voiture, mais la voiture ne ralentit pas... Au haut de la côte, on aperçut un petit village... On le traversa à toute vitesse... C’était fini. On ne s’arrêterait plus qu’au bout du monde. Quelles réflexions se faisait Citronnet? Il ne savait pas. Ça marchait trop vite. Il se disait confusément qu’il allait se trouver très loin, dans un pays inconnu, et sans aucune espèce de ressource. En effet, le petit sou que la veille il avait reçu d’un autre chauffeur à qui il était allé chercher du tabac, ce sou unique avait été dilapidé le matin même, en un achat de boules de gomme. On passait au milieu d’un paysage magnifique. Mais, comme tout bon buveur d’air, Citronnet semblait dédaigner le paysage. On entra dans une forêt assez fraîche, sur une maudite route roulante, où l’allure de la voiture s’accrut encore. Puis la forêt s’éclaircit peu à peu, et fit place à une plaine qui n’était pas sans grandeur. La route, toute plate, filait entre des champs très plats. Citronnet se demandait dans quel pays on se trouvait, si c’était encore la France, ou l’Europe... * * * * * Puis, brusquement, après une embardée, la voiture s’arrêta. Et un des deux messieurs à lunettes, qui ne mâchait pas ses expressions, lança une expression toute crue... Citronnet avait sauté à terre et se tenait sur le bord du chemin... C’est alors qu’un des chauffeurs l’aperçut, le regarda avec stupéfaction, et lui demanda d’où il était sorti. Ce chauffeur était bien sûr d’avoir vu la route déserte, rien qu’un instant auparavant. Et Citronnet semblait avoir jailli du sol poudreux, telle Astarté de l’onde amère. Tout en le réquisitionnant pour aider au démontage du pneu, les deux chauffeurs, soupçonneux, continuèrent à interroger leur compagnon imprévu. Ils finirent par en avoir le cœur net et par savoir qu’ils l’avaient ramassé quelque part... Mais où donc? Ils ne s’étaient pas arrêtés depuis près de cent kilomètres. Ils regardèrent sur leur carte et nommèrent la patrie de Citronnet. Le jeune déraciné avoua qu’il était en effet originaire de ce pays lointain, et les chauffeurs, ne sachant que penser, l’examinèrent. Je voudrais bien vous dire qu’ils l’emmenèrent à Paris, l’attachèrent à leur maison, que Citronnet grandit à leur service, et qu’il finit par épouser la fille de l’un d’eux, belle et riche héritière. La vérité est qu’ils se bornèrent à le mettre en chemin de fer, dans un compartiment de troisième classe... C’était aussi un des rêves de Citronnet d’aller en chemin de fer. Mais ce bonheur lui arrivait trop subitement. Il n’en jouit pas autant qu’il aurait dû. Quelques-uns de ses concitoyens furent un peu étonnés quand il débarqua à la gare du pays. On lui demanda: «D’où c’est-il qu’tu viens?... Là-v-où qu’tu t’es en allé?...» Citronnet n’était pas loquace. Il murmura quelques rauques explications, et cette aventure fut loin de modifier dans un sens favorable sa réputation locale. UNE RACE QUI S’ÉTEINT --Regarde de tous tes yeux, regarde! C’était, je crois, le terrible Ogareff qui s’adressait en ces termes à Michel Strogoff, pendant que l’on chauffait la lame de sabre, pour la passer ensuite, incandescente, devant les yeux de l’envoyé du Tsar. Il n’est pas question pour le moment de nous passer à tous devant les prunelles des lames portées ainsi à une température plus haute que celle du rouge-blanc. D’autant que nous ne trouverions pas tous, à point nommé, en pensant à notre famille une larme protectrice qui nous préserverait, comme elle en préserva Strogoff, du fâcheux effet de ce sport sibérien. Pourtant nous ne saurions trop vous exhorter à regarder de tous vos yeux autour de vous, car le spectacle devant lequel la plupart des hommes passent, d’ailleurs indifférents, le spectacle en vaut vraiment la peine. * * * * * Vous savez pourtant ce que c’est qu’une ère? C’est quelque chose d’important, une ère; les siècles, à côté d’une ère, ne sont que des petits garçons. Eh bien! nous sommes en ce moment à ce point si rare de l’histoire où il nous est permis d’assister à l’arrivée d’une ère nouvelle, et, en même temps, à l’agonie d’une ère ancienne. Il y a en ce moment deux ères sur le pavé de Paris, celle toute-puissante d’éclat et de jeunesse de la locomotion nouvelle, et l’ère décrépite, asthmatique, râlante, de la traction animale. Regardons-les de tous nos yeux ces véhicules hier encore familiers, aujourd’hui déjà étranges, qu’emmènent des grosses bêtes grises, jaunes ou noires. Un omnibus à chevaux n’est-il pas déjà aussi barbare qu’un pousse-pousse égyptien? Et les cochers, les cochers ne nous font-ils pas l’effet d’apparitions, de fantômes, en chair et en os, qui entrent tout vivants dans le Préhistorique? * * * * * Regardez-les encore, car bientôt nous ne les verrons plus. Examinons leurs variétés diverses, dont quelques-unes d’ailleurs ont déjà disparu. Les auteurs de romans-feuilletons ne connaissaient qu’un exemplaire du cocher de fiacre, qu’ils appelaient l’automédon. C’était lui qui disait: «Hue, Cocotte!» ou «Suffit, bourgeois!» Il fouettait sa bête, d’ordinaire maigre et poussive, par opposition aux robustes percherons que le cocher des berlines «enveloppait d’un large coup de fouet». Le cocher de fiacre des romans était aussi étroitement défini que le portier ou le porteur d’eau. Pourtant, disons-le, il y avait et il y a encore des spécimens très différents de cochers de fiacre. La race, en ces dernières années, s’est affinée. Le cocher de fiacre d’il y a vingt ans avait une bien mauvaise réputation. Il passait pour un être grossier, insolent, âpre au gain. Il oubliait toute politesse, quand il s’agissait de faire remarquer à ses clients leur manque de générosité. Il leur exprimait sa façon de penser avec une rudesse toute barbare. On trouve encore, parfois, autour des gares de ces cochers d’une autre époque. Ce sont ceux qui font du camping, la nuit, dans les stations de débarcadères, qui sont comme des Musées de Cluny des anciennes voitures de louage, de ces extraordinaires véhicules, de ces véritables fiacres classiques, plaintifs et cahotés, pleins d’humidité et de courants d’air, et qu’un de mes amis définissait ainsi: «Appareils de vieux fer et de vieux bois pour pousser les chevaux malades.» * * * * * Nous voyons aujourd’hui beaucoup de fiacres propres et vernis comme des voitures de maître, attelés de chevaux moins fringants, du moins en bonne santé. Ils sont conduits par des cochers corrects, bien entourés dans leur couverture et qui tiennent au moins leurs rênes, au lieu de les laisser flotter sur leur cheval, comme Hippolyte ou comme ce cocher barbu en veston de toile, au chapeau de paille mis très en arrière. Ce cocher-là, paisiblement, les jambes croisées, malgré les remontrances des gardiens de la paix, s’obstine à fumer la pipe pendant que les voyageurs de sa victoria reçoivent dans la figure des parcelles de cendre enflammée et de fines gouttelettes, le tout au prix de dix centimes les quatre cents mètres. Ce cocher traditionnel est, je l’ai dit, d’aspect très paisible, mais le moindre incident de parcours détermine chez lui une véritable irruption d’injures. Le blanchisseur qui lui coupe sa ligne, le cocher de maître qui passe un peu trop près de lui, sont immédiatement pris à partie. Il se livre, bien qu’il les voie pour la première fois, à des appréciations les plus sévères sur leur intelligence et n’hésite pas à salir leur vie privée. Pourquoi le cocher moderne, pourquoi surtout le mécanicien sont-ils moins mal embouchés? C’est sans doute qu’ils vont plus vite. L’homme qui crie, qui invective, est celui que l’on dépasse. Quelquefois, le cocher plus rapide, empoigné au passage, se retourne pour répondre par une injure aussi violente. Mais c’est là comme une hostilité d’usage, quelque chose comme un devoir de politesse, et où la rancune n’a aucune part. Au fond, la meilleure réponse et la plus dédaigneuse, c’est la vitesse... La colère du charretier dépassé se perd dans le vent. Les gens sur les routes continuent à crier après le chauffeur; mais ils crient avec de moins en moins de conviction, parce qu’ils s’aperçoivent que leurs injures n’atteignent plus la voiture. Voilà comment l’automobile adoucira les mœurs. Les mécaniciens qui vont vite, n’ont pas le temps d’«agrafer» leur prochain qui, au bout de deux secondes est déjà loin d’eux. Les tombereaux seront remplacés par les volumineux poids lourds, trop imposants, trop réguliers dans leur marche pour ne pas être entourés de respect. Le charretier disparaîtra comme le cocher de fiacre et, avec eux, une certaine verdeur, une assez belle truculence de la langue vulgaire, qu’il faudra sans doute regretter, car le besoin d’être violent et incisif poussait toujours les «empoigneurs» de la rue à chercher des mots nouveaux, non émoussés par leur emploi de tous les jours, et cette recherche et cette invention continuelles donnaient, il n’y a pas à dire, pas mal de nerf au langage. UN VRAI PUR Parmi les types sympathiques que j’ai rencontrés au cours de ma carrière déjà longue de chauffeur amateur, j’ai déjà signalé ce mécanicien si aimable, qui porte, à vélo ou à pied, les lettres à la poste, qui donne un coup de main au valet de chambre pour balayer l’appartement, qui se met au besoin à un petit travail de jardinage. Il s’acquitte de ces différentes fonctions avec une bonne humeur parfaite, qui ne cesse qu’au moment précis où il est question de faire un tour en automobile... Et combien j’ai aimé aussi ce vieux négociant retiré, qui s’est bien offert le luxe d’une quarante-cinq chevaux, mais chez qui le besoin d’ostentation est fortement combattu par une vigilante parcimonie! Il veut bien promener sa voiture le plus possible dans Paris où l’usure des pneus et la consommation d’essence sont insignifiantes. Mais comme il souffre lorsqu’on sort des fortifications! Sa torture commence quand on arrête devant le marchand d’essence. Il a un regard de vrai malade anxieux, quand il voit les bidons pleins d’un beau liquide transparent se vider l’un après l’autre dans le réservoir insatiable. J’ai connu aussi cet autre propriétaire d’auto qui ne sort jamais d’un petit cercle étroit, tracé autour de sa maison de campagne, non pas par avarice et pour ménager sa voiture, mais par une espèce de manque d’imagination, par une timidité devant les routes inconnues. Mais ceux-là, à vrai dire, ne sont pas des chauffeurs. Ils ont une voiture parce qu’il faut en avoir une quand on est dans une certaine situation sociale. Ils ne connaissent de la machine que ce que leur en dit leur mécanicien; celui-ci les instruit négligemment, selon sa fantaisie. Il faut qu’ils se contentent de ce qu’il leur dit. D’ailleurs, ils s’en contentent. Leur compétence n’est appréciable que lorsqu’ils parlent de leurs pneus. Ils ont lu les factures et savent très bien qu’un pneu de 135, ce n’est pas la même chose qu’un pneu de 105. Avez-vous remarqué que c’est toujours aux pneus qu’ils s’intéressent? Ils vont même jusqu’à examiner l’enveloppe crevée, pour voir si elle pourra encore servir. * * * * * Mais, je vous dis, cette variété de chauffeurs à la manque n’a rien qui me passionne. Bien plus curieux est cet automobiliste forcené de la première heure qui a toujours eu dans sa remise des voitures de bonne marque, mais qu’il ne sort jamais sur les routes, parce qu’il n’aime dans le sport automobile que la contemplation, la possession de la voiture. Qu’est-ce que ça peut lui faire de filer sur les grands chemins à quarante, soixante, quatre-vingts kilomètres à l’heure? Il n’aime pas le mouvement et le déplacement inutiles, il n’aime pas le paysage, il ne regarde rien. Les villages que l’on rencontre sont toujours le même village, les paysans ressemblent aux paysans comme les arbres aux arbres. Il s’écrierait volontiers: Que de verdure, que de kilomètres! Ce qu’il lui faut, c’est sa voiture. Il n’est pleinement heureux que lorsqu’il la voit dans sa remise, bien à lui, toute propre, indemne de poussière et vidée d’invités intrus. Le dimanche matin, il se lève à quatre heures, et il va dans sa remise, et il retrouve chaque fois l’impression délicieuse qu’il a éprouvée le jour où la voiture est venue de chez le carrossier, bien reluisante, ornée de pneus tout blancs. Il a beaucoup souffert quand elle est sortie pour la première fois. Toute cette poussière infâme qui venait encrasser les chaînes! Ce vernis, ce beau vernis de coffre, aussi net que du cristal, la route le prendrait et le ternirait à chaque tour de roue! Il ne se refuse pas à faire marcher le moteur dans la remise. Il est heureux quand il tape bien. A quoi bon le faire marcher sur les routes? A quoi bon parcourir des distances, dépasser des bornes, subir la trépidation des bouts de routes pavés et la secousse souvent inattendue de ces brutes de caniveaux? * * * * * Mais quelle astuce pour repousser les propositions de promenades dont ses parents et ses amis le tyrannisent! Il a un peu honte de les refuser carrément, et d’avouer sa passion--que le vulgaire ne peut comprendre--de l’automobile immobile. Il sait bien que tous ces profanes riraient de lui... Alors il faut, chaque dimanche, inventer des prétextes nouveaux. Parfois il feint d’être retenu à Paris, ou plutôt à Neuilly, où il habite, par une invitation à déjeuner. Il va déjeuner au restaurant, et guette l’après-midi le moment où tout le monde sortira de chez lui, pour retourner en toute hâte dans sa remise. Et cet homme de quarante ans passés n’hésite pas à monter dans cette voiture arrêtée, à prendre le volant à deux mains, et à rester parfois des demi-heures entières dans une position de vainqueur de circuit, tenace et infatigable, mais ivre de contentement à l’idée que sa voiture ne marche pas! Pour qu’il se décide à sortir, il faudrait un temps extrêmement sec, un ciel inaltérable. Et le temps n’est jamais assez sec, ni le ciel assez bleu. Aussi vit-il dans l’angoisse chaque samedi à l’idée qu’il pourra faire beau le lendemain... Il vient d’ajouter un trait magnifique à sa glorieuse et pure carrière de chauffeur en chambre. Comme il pouvait difficilement, étant donné qu’il habitait la banlieue, ne pas venir en automobile à Paris, où l’appellent des affaires quotidiennes, il a déménagé. Il a pris un appartement près de la rue Beaubourg, à deux pas de son bureau. Il a fallu pour cela aller dans une vieille maison, qui sent une étrange odeur de vieux plâtras, où le parquet est accidenté, où les portes se sont soulevées et laissent passer sous elles une grande quantité de courants d’air terre à terre. Mais l’appartement, bas de plafond, tapissé d’un papier défraîchi, se loue en même temps qu’une spacieuse écurie, désaffectée, où notre ami a installé sa voiture dans des conditions parfaites de confortable. Il inventera des prétextes pour ne pas quitter Paris pendant la belle saison. Il fera son possible pour que la précieuse auto passe tout son été bien tranquille, et même tout l’automne, jusqu’au moment où elle sera remplacée par un modèle plus récent acheté au Salon de l’Automobile. Car la passion de notre ami exige qu’il ait sans cesse dans sa remise les primeurs de la construction automobile, les engins de la toute dernière heure. LA PLUIE ET LE BEAU TEMPS Le dimanche matin, la fameuse question de la pluie et du beau temps est presque seule à l’ordre du jour. Quand on s’éveille, quand on se guérit peu à peu de la cécité et de l’illusion nocturnes, quand on quitte ses songes à soi pour rentrer dans la vie de tout le monde, il faut un peu de tâtonnements pour retrouver le jour qu’il est. On revient de l’exil des rêves, on s’informe... Ce matin, d’abord pareil aux autres, c’est un matin très différent, un matin de dimanche... Dimanche, oui, en effet... C’était bien hier samedi... Alors, quand on est à peu près réveillé, quand on a repris sa place dans la vie officielle, on se demande, comme tout le monde, s’il va faire beau... Les volets sont fermés et vous présentent confusément par petites raies blanches semblables des échantillons du jour. On en évalue l’intensité lumineuse... Et alors il faut savoir l’heure. Car s’il est déjà neuf heures, ces petites raies de lumière, ça n’est pas assez clair pour être des morceaux de beautemps. Le plus souvent, en cette saison décevante, le ciel ne vous donne pas d’indication certaine. On dirait qu’il s’amuse de tous ces yeux inquiets qui l’interrogent. C’est assez rare qu’il nous apporte une joie complète avec un beau soleil bien franc. Et il sait aussi qu’un temps noir et une pluie irrémissible nous amèneraient trop rapidement à la résignation. C’est donc toute la matinée une série de changements à vue. Ce matin, les moyens les plus grossiers étaient mis en usage. Il venait de là-haut les choses les plus disparates. Un soleil éclatant faisait place à du grésil. Tantôt la joie quittait le cœur des directeurs de vélodromes pour venir habiter l’âme des impresarii de théâtres, et tantôt, se croisant avec la détresse, elle refaisait en sens inverse le même chemin. Je me rappelle qu’étant jeune, je souhaitais ardemment la pluie, parce que j’aimais beaucoup les matinées des théâtres. Mes parents n’admettaient pas qu’on pût s’enfermer quand il faisait du soleil. C’était une impiété. Mais les jeunes gens se disent qu’ils ont devant eux beaucoup de journées de soleil et qu’ils peuvent en laisser perdre quelques-unes. Plus tard, quand j’ai été directeur sportif de Buffalo, je me suis habitué à détester la pluie imbécile, anti-sportive, qui vient, avec ses douches obliques, se mettre en travers des évents les plus intéressants. * * * * * Toute la matinée, le personnel du vélodrome, debout contre les barrières, levait les yeux au ciel, comme un équipage de navigateurs anxieux. Il y a toujours dans tous les milieux une personne qui sait prédire le temps. Ces réputations naissent tout à fait par hasard, après un pronostic juste. Mais aussitôt qu’une personne a reçu des éloges pour avoir prédit le temps qu’il a fait, elle se sent remplie d’un gros orgueil... Elle sait bien ce que sa réputation peut avoir de fragile; elle s’habitue à ne pas risquer d’avis trop prompt, à suspendre ses jugements, à employer des formules évasives. Et on l’entend répéter à la fin de la journée: «Eh bien! j’avais bien dit qu’il ferait beau temps!» avec une telle autorité qu’on oublie complètement qu’elle n’avait rien dit du tout. Du reste, nous avons toujours besoin de prophètes. Il venait jadis chez mes parents un frotteur sourd, vers qui nous nous précipitions avidement pour savoir le temps qu’il ferait le dimanche. Je ne sais pas pourquoi, mais son visage rouge, immobile comme un visage de bronze, donnait une impression d’infaillibilité. Quand il lui arrivait de prophétiser juste, on disait: «Le frotteur l’avait dit!» et son prestige se trouvait consolidé pour des semaines. Et si le temps n’était pas conforme à ses prévisions, c’était le temps qui avait tort. * * * * * La profession y était évidemment pour quelque chose. D’instinct on a confiance dans les frotteurs... Mais on a peut-être pour cela des raisons positives: le frotteur, d’après la consistance de la cire, la façon dont elle prend sur le parquet, se rend compte de l’état hygrométrique de l’air, et, grâce à ces données établit ses prévisions... Je vous donne cette explication, mais, moi, je n’en ai pas besoin et je crois aux frotteurs par une espèce de foi. Cependant les marins sont encore plus écoutés. Ils vivent sur une très ancienne réputation. Les yeux constamment fixés sur l’horizon, nous les voyons dans tous nos souvenirs littéraires, froncer leurs sourcils (épais) et dire d’une voix rude: «Voilà un grain qui se prépare!» Un jour, par un temps magnifique, je me promenais dans le port de Trouville pour regarder les yachts. Je m’étais arrêté devant un très petit bateau qu’un marin accroupi nettoyait paisiblement. Auprès de lui, un homme du port, presque aussi désœuvré que moi, le regardait les bras ballants. Le marin se leva, fixa les yeux au loin sur le quai, et dit, en apercevant un monsieur qui venait de notre côté. --Voici M. Durandel qui vient voir si son bateau peut sortir cette après-midi... Mais comme, moi, je ne suis pas disposé, il est bien probable qu’on ne sortira pas. M. Durandel s’approchait. C’était un quinquagénaire cossu, mais timide, qui se cachait derrière une terrible moustache grise. Il resta pendant quelques instants sur le bord de l’eau; on sentait qu’il voulait parler... Au bout d’un instant, il se risqua à dire: --Beau temps, ce matin... La figure du marin s’assombrit d’une moue sinistre: --Heu! heu! Ceux qui vont sortir aujourd’hui pourront bien s’en repentir. Et, sans ajouter d’autre mot, il tendit son bras vers l’horizon, où, dans un ciel admirable, on apercevait deux petits nuages blancs, d’autant plus inquiétants qu’ils étaient presque imperceptibles. --Ah! vous croyez qu’il n’est pas prudent?... Le marin ne répondit strictement rien et continua d’astiquer son bateau. --Bon, dit M. Durandel, je ferai un tour en auto... Et il s’éloigna à pas résignés, pendant que j’admirais le prophète qui, supérieur à maint autre clerc en température, avait au moins de bonnes raisons pour le guider dans ses oracles. L’ÉCRITEAU M. Desbretonneaux était un commerçant français de bonne race: pendant toute sa carrière commerciale, il avait été moins préoccupé de gagner de l’argent que d’empêcher les autres d’en gagner. Il avait eu la constante horreur des intermédiaires. Si on lui proposait une affaire d’un rapport certain, il était moins réjoui par ses dix mille francs de bénéfice personnel qu’il n’était gêné et révolté par les douze cents francs qu’empochait le courtier... Il n’arriva jamais à comprendre qu’il est bon de rémunérer ses auxiliaires, de stimuler leur zèle par l’espoir du gain. Il aurait désiré qu’on l’aidât pour ses beaux yeux, alors que lui-même n’eût travaillé pour les beaux yeux de personne. Pourtant, grâce au secours injuste du Hasard, M. Desbretonneaux fit sa fortune. Il céda son fonds de commerce, après des négociations qui durèrent quatorze mois, et pendant lesquelles les intermédiaires échangèrent force contre-lettres et papiers secrets avec l’acquéreur, afin que tout indice de commission échappât à l’œil inquiet de M. Desbretonneaux. L’ancien négociant put s’installer à la campagne, dans une villa d’occasion, à laquelle il s’efforça de donner un aspect grandiose, grâce à des travaux qu’il fit exécuter par son jardinier tout seul, et qui, à ce train, ne pouvaient être achevés qu’après cent vingt années, par l’arrière-petit-fils de ce travailleur. Mais c’était un plaisir, pour M. Desbretonneaux et sa famille, que de supputer à tout instant ce que serait un jour «la propriété». Dans une vente de démolitions, il acheta une grille magnifique, en fer forgé, malheureusement un peu courte pour la façade. Il fallut laisser au milieu une brèche un peu vaste, que toute la famille finit par trouver monumentale. M. Desbretonneaux ne sortait pas du village. Il y avait autour de la maison de jolies promenades tout à fait semblables, disait-il, à celles qu’on devait trouver un peu plus loin. Dans ces conditions, il est bien inutile d’avoir une voiture, si ce n’est pour le «fla-fla». Quand il allait chez son banquier, M. Desbretonneaux prenait le chemin de fer. Il profitait de son voyage pour acheter du drap, qu’il apportait ensuite à un ouvrier tailleur retraité, qui habitait le village, et qui lui confectionnait des vêtements bien supérieurs à tout ce qu’il aurait pu trouver à la ville. * * * * * Comment M. Desbretonneaux eut-il soudain l’idée de s’acheter, ou plutôt de se faire fabriquer une automobile? Bien entendu, il avait le plus grand mépris pour les marques en renom. Pour rien au monde, il n’eût voulu «payer la marque», comme quelques-uns de ses voisins de campagne, avec qui il était entré en relations. Ce fut même le noble désir d’avoir une voiture meilleur marché que les leurs, bien plus rapide, bien plus solide, qui le décida à devenir chauffeur à son tour. Il mit à profit les six ou sept mois de la mauvaise saison pour faire construire son auto. Pour assembler les divers organes «en acier ou en bronze extraordinaires», qu’il s’était procurés à droite ou à gauche, il dénicha, bien entendu, le petit ouvrier unique que l’on trouve toujours... un mécanicien comme il n’y en avait pas deux. On pouvait parcourir, pour avoir son pareil, les usines du monde entier. Un matin du mois de juin, M. Desbretonneaux convoqua ses amis pour sortir avec la voiture. * * * * * Il avait appris à conduire lui-même, bien entendu. Vous ne pensiez pas qu’il allait donner deux cent cinquante francs par mois à un chauffeur. Il emmenait avec lui, sur le marchepied, le mécanicien-constructeur. On pouvait charger cette voiture! Elle ne craignait rien! M. Desbretonneaux embrassa sa femme, à huit heures juste du matin. «Nous allons faire deux cents kilomètres, et nous reviendrons pour déjeuner». Puis on se mit en marche, doucement d’abord, pour sortir du pays... Le mécanicien pressait une trompe détachée. Mais c’était un avertisseur bien inutile, car le bruit de la voiture eût suffi à faire ranger les charretiers, à trois lieues en aval. On eût cru entendre simultanément une batterie mécanique et une machine à écraser les caillous qui, par instants, devait écraser quelque chose d’autre, car des essieux ou du moteur s’élevait le cri d’un animal étrange... A toutes les portes des maisons se montraient des faces anxieuses. Les enfants devaient pleurer, si l’on en jugeait par leurs bouches ouvertes. Le bruit de la voiture couvrait tout autre bruit. Enfin on arriva en rase campagne... Une belle route déserte, en palier, roulante comme une piste, s’offrait aux buveurs d’air. Mais les buveurs d’air n’étaient pas encore prêts à boire. L’allure n’avait pas changé sensiblement, si l’énorme bruit persistait toujours. Au bout de cinq cents mètres, M. Desbretonneaux arrêta tout l’appareil, et échangea quelques mots avec le mécanicien, qui prit sa place sur le siège, pendant que lui-même, avec une désinvolture héroïque, s’installait sur le marchepied. Le mécanicien remit la voiture en marche, et s’employa sans relâche à faire manœuvrer des leviers, avec la diligence d’un marchand de gaufres pressé de servir une clientèle avide. Au bout d’un instant, il renonça à bouger, les mains au volant, pendant que l’équipage continuait son trantran, à une allure de 8 à 10 kilomètres à l’heure. M. Desbretonneaux ni ses passagers ne parlaient... On couvrit ainsi une lieue de pays. Le mécanicien, les yeux devant lui, attendait une intervention de la Providence... Cette magnifique route n’en finissait plus. Enfin, on aperçut une agglomération. C’était un petit bourg, que M. Desbretonneaux nomma, avec une fierté relative. On arrivait tout de même quelque part... La voiture, continuant sa marche régulière, parvint jusqu’aux premières maisons... On vit alors un poteau, avec un écriteau bleu, que l’on ne déchiffra qu’au bout d’un instant, et sur lesquels le conducteur, M. Desbretonneaux, tous les invités, purent lire cet avis plein de prudence: _Allure modérée prescrite à tous véhicules_. DE HARDIS CHAUFFEURS... Il a cinquante-cinq ans. Il est court et gros. Il a l’air d’un bon petit menuisier de quartier, qui fait la réparation courante, et qui a sous ses ordres un ouvrier et un apprenti. Mais, en le regardant de près, on trouve que ce menuisier a des habits de drap bien neufs, une jaquette un peu longue, des vêtements cossus et qui viennent d’un tailleur cher. Et on s’étonne de le voir descendre par le grand escalier, et monter dans l’allée, sous le porche, dans une énorme voiture automobile, toute reluisante, pendant qu’un domestique en livrée gros-bleu court devant la porte cochère pour surveiller la sortie. A la mer, dans la ville tapageuse où ils vont passer l’été, ils emmènent leur automobile, qui a remplacé depuis l’année derrière la victoria à deux chevaux où ils s’installaient tous les deux, lui et sa femme... Sa femme est toute petite, toute maigre, plus âgée, et encore plus triste que lui. Elle a des paupières qui retombent à moitié, comme de petits stores aux ressorts trop faibles. C’est par là-dessous qu’elle vous regarde, de son pauvre regard, qui n’est pas bienveillant, mais qui n’a pas non plus la force d’être malveillant. Pendant l’hiver, ils dînent en ville une douzaine de fois chez trois ou quatre amis riches, qu’ils traitent eux-mêmes trois ou quatre fois par an. Ils vont au Théâtre-Français, à l’Opéra, à l’Opéra-Comique. Ils vont aussi dans les autres théâtres voir les pièces dont leurs amis leur disent du bien. Mais ils préfèrent les théâtres subventionnés, parce qu’on est abonné et qu’on n’a besoin de choisir ni la pièce ni le jour. Quand on leur donne trois fois le même spectacle dans le courant de l’hiver, et qu’ils entendent leurs amis se plaindre, ils se plaignent aussi. Quand leurs amis se sont mis à l’automobile, ils s’y sont mis aussi. Se mettre à l’automobile, c’est acheter une voiture. Il a acheté une voiture de soixante-chevaux, parce qu’elle était «en rapport» avec sa grosse fortune. Leur cocher, un homme rasé, aux gros sourcils hostiles, a appris en trois mois le métier de chauffeur. Il porte maintenant une casquette et une veste marron. On lui avait permis de laisser pousser sa moustache, mais il est sorti de sa lèvre supérieure un poil tellement imprévu, jaune, gris, noir, rouge, qu’on a préféré y renoncer, et que François a gardé sa tête de cocher, très modifiée d’ailleurs par la casquette. François est un homme très sûr, très prudent, et si affolé de propreté que, même du temps où il était cocher, il ne laissait jamais le garçon qui était avec lui s’occuper du nettoyage de la voiture. Maintenant il se tue de travail sur l’automobile, et sa passion s’accroît de ce que c’est plus compliqué et plus vaste, de ce qu’il y a une plus grande étendue de parties vernies, et par-dessus le marché des cuivres, des aciers, des chaînes qui s’encrassent pour un rien. A la mer, on se sert de l’automobile comme on se servait de la victoria à deux chevaux. On s’en va, chaque jour, à quatre heures, à deux lieues de la maison, dans le port de mer le plus voisin. La voiture reste exposée pendant une bonne heure devant le casino de ce port de mer, pendant que les patrons prennent du café au lait ou regardent jouer aux petits chevaux. Puis on rentre en faisant un détour d’une lieue, parce qu’il y a trop de poussière sur la route de la mer. Pendant la halte, le cocher-mécanicien a assez à faire à surveiller le vernis de sa voiture et à empêcher les gamins d’y apposer avec leurs doigts des signatures indélébiles. Jamais ils n’auraient l’idée de faire une de ces grandes promenades, après lesquelles l’auto revient à la maison, sa large caisse toute blanche d’une poudre glorieuse, avec le noble aspect des anciennes diligences... D’abord ils ne savent pas où aller. Il y a dans le coffre de la voiture des cartes et des guides tout récents et, que l’on n’ouvrira jamais. Le cocher-mécanicien n’a point le goût de l’aventure. Et puis, personne ne leur indique d’excursions. Leurs amis ne sont pas dans le pays. * * * * * J’ai fait connaissance avec ces personnes tout justement dans ce casino où elles venaient goûter tous les jours. Un ami qui était avec moi me présenta. Il s’établit entre nous une conversation languissante, qui s’anima un peu quand un hasard nous apprit que nous nous connaissions depuis très longtemps. Le monsieur et la dame exprimèrent alors tout ce qu’il était en leur pouvoir de sentir, en tant que satisfaction, plaisir et joie. Ce n’était pas considérable, mais on sentait qu’ils n’étaient pas en état de faire mieux. Ils nous invitèrent à passer quelques jours dans la villa somptueuse où ils n’avaient pas moins de douze chambres d’amis, toutes inoccupées. Nous n’étions libres que pour la quinzaine d’après. Nous acceptâmes l’invitation. Il faut vous dire que nous avions tiqué sur la 60-chevaux qui était à la porte. Ces gens m’avaient bien paru ce qu’ils étaient, mesquins, bornés et revêches. Mais ils avaient tout de même une grande qualité (à quatre cylindres) qui rachetait tous ces défauts. Mon ami et moi, nous nous proposâmes de leur remuer un peu leur 60-chevaux. On ferait voir du pays à ce monsieur et à cette dame. On allait développer sérieusement en eux l’amour de la nature. On ferait de l’homme mûr un buveur d’air et de la dame âgée une mangeuse de kilomètres. Pendant quelques jours nous préparâmes tout un programme. Peut-être même pourrions-nous les entraîner dans un très grand voyage. Moi j’en tenais pour l’Espagne. Mon ami préférait les bords du Rhin. Nous attendions avec impatience le moment d’arriver là-bas... Nous les vîmes sur le quai de la gare. Ils étaient à pied, mais leur villa se trouvait tout près... Pendant le dîner, nous fûmes extrêmement gentils, gais et prévenants, des invités modèles. --Est-ce que vous aimez l’auto? nous demanda le monsieur. --Beaucoup! m’écriai-je, en me modérant un peu... Je ne voulais pas avoir l’air de ne tenir qu’à cela. --Ah! c’est fâcheux... dit la vieille dame. --Oui, c’est fâcheux, dit le monsieur. Nous avons précisément envoyé la voiture aujourd’hui à Paris, chez le carrossier. Elle est là-bas pour une quinzaine. --Un accident? demandai-je d’une voix altérée... --Non, mais il faut la vernir à neuf. Elle a été absolument abîmée par des gamins... Telles furent les paroles textuelles que prononça ce hideux vieillard... On était en plein mois d’août, et des chauffeurs sillonnaient les routes admirables, sur des voitures qu’ils étaient allés chercher à l’usine, et qu’ils avaient emmenées impatiemment, sans même les faire peindre... VILLÉGIATURES --Et vous passez l’été? --Toujours au même endroit. Nous avons notre maison de campagne, que nous avons achetée assez cher. Si nous voulions la vendre, nous ne retrouverions jamais notre prix. Alors nous l’habitons. --Plaignez-vous. Elle est très confortable, située dans un pays charmant... --Un pays charmant, mais toujours le même. Nous voudrions changer un peu. N’est-ce pas un des charmes des vacances que de se «dépayser»? Maintenant nous avons notre résidence d’été, aussi connue de nous, aussi familière que notre résidence d’hiver. Or, pour bien goûter le plaisir du home, il faut en sortir quelquefois. Nous y sommes emprisonnés. C’est le home à perpétuité. Comme dit l’héroïne du _Pain de Ménage_, de Jules Renard, nous sommes heureux d’un bonheur auquel il faut se résigner. * * * * * Après la lamentation des gens qui ont «leur propriété», il faut entendre la plainte inquiète de ceux qui ne savent où aller, et qui cherchent des villas sur toutes les côtes de France, de Belgique et d’Angleterre. Ils s’effraient à l’idée de demeurer vingt-quatre heures dans un hôtel avec leurs bagages en consigne. On voit passer sur les plages de ces petites troupes d’aventuriers timides, peu faits pour l’aventure, des familles sans gîte de gens paisibles, rangés, et qui n’ont pas l’entraînement nécessaire pour coucher sous les ponts... D’ailleurs, il n’y a même pas de ponts. Les piles de bois goudronné qui soutiennent la jetée sont tapissées d’un vert humide et incrustées de coquillages... On répand des bruits sinistres sur l’encombrement des hôtels... Un monsieur a dû passer la nuit sur un billard... La légende du monsieur sur le billard a cours sur toutes les plages. A noter aussi désormais cette légende plus moderne des chauffeurs malheureux qui ont dû dormir au garage, dans leur automobile. On avait décidé d’abord de faire soi-même toutes les rues du pays, afin de découvrir les villas meublées sans avoir recours aux agences, de façon que le prix de location ne fût pas majoré de la commission accordée par le propriétaire à l’intermédiaire. Mais, de guerre lasse, on finit par s’adresser à un de ces agents... Alors commence la promenade à travers la ville. On est tellement fatigué qu’on a frété une voiture, une de ces voitures vénérables appelées paniers, avec une caisse en osier et un dais chancelant. Sur le siège a pris place un vieux forban plein de mystère, et, entre les brancards qui l’étayent, trotte et galope à la fois, mais sur place, le plus osseux et le plus âgé des anciens chevaux de dragons. * * * * * Cet attelage, qui n’avance pas, arrive tout de même à un endroit assez distant du point de départ, on ne sait par quel prodige, probablement parce que la terre tourne sous lui. Un arrêt officiel s’effectue devant une grille, disparue sous de la verdure sauvage. L’agent de location essaie successivement dix clefs, puis finit par ouvrir une petite porte geignarde. On aperçoit à travers des arbres une villa abandonnée, dont les cambrioleurs même ne veulent plus. --Vous ne pouvez pas juger du jardin, parce qu’il n’est pas soigné en ce moment. Mais il est très joli aussitôt qu’il est ratissé. Il semble évident que ce jardin, depuis la création du monde, n’a jamais été touché par la main de l’homme. On finit tout de même par distinguer les sentiers couverts d’herbe des pelouses qui n’en ont pas. On escalade avec mille précautions un perron aux marches tremblantes. Puis recommence la longue et patiente expérience des clefs. C’est toujours la dernière qui marche, au moment où l’on ne s’y attend plus. La porte s’ouvre enfin sur une nuit plus noire que n’importe quelle nuit, une nuit de derrière les fagots. L’agent et les visiteurs entrent à la file, les mains étendues, comme une théorie d’aveugles. Puis l’agent s’attaque à une croisée, qu’il ouvre malgré les plaintes du vieux bois. Il éventre une persienne si vieille qu’elle ne crie même plus... Un jour dégoûté pénètre dans la chambre. Pellisson, dans cette pièce, aurait de quoi s’occuper. Les coins de murs soutiennent une quantité de ces travaux légers, de ces petits hamacs de mousseline grise extra-fine, d’où descend jusqu’à terre le fil presque invisible d’un petit funiculaire pour une seule personne. C’est la salle à manger. Le salon est aussi encombré d’araignées, mais il contient, en outre, des photographies d’êtres humains, d’odieux inconnus, et même des diplômes encadrés, qui, inlassablement, dans la nuit et le silence, proclament le triomphe de Fourraget Marie au certificat d’études, et les succès de Marchand Louis-Victor au concours de tir. Ce qu’il y a de curieux, c’est que ce séjour inhabitable devient habitable, une fois habité. On chasse les araignées. On arrache l’herbe des petits chemins, et s’il ne pousse pas de gazon sur les pelouses, c’est qu’il ne faut tout de même pas demander à Dieu l’impossible. Mais la maison, respirant par toutes ses fenêtres ouvertes, s’est animée d’une jeunesse nouvelle. On découvre dans des coins un vieux damier qui possède presque tous ses pions. Il y a sur la table du salon une boîte de cigares à musique, qui charme les âmes juvéniles. On se familiarise avec les photographies, et l’on finit par se réjouir un peu dans sa vanité des succès de Louis-Victor Marchand et de Marie Fourraget. LE TIR C’est à Enghien-les-Bains que je fis mes débuts de cavalier. C’est aussi dans cette localité, éminemment sportive, que je m’exerçais, dès l’âge de douze ans, à la rame et au tir à la carabine. Mes essais de rowing me lassèrent rapidement. Je ne savais pas ramer avec nonchalance. Je mettais un stupide orgueil à prendre des poses de canotier vigoureux. Mon idéal était d’avoir des biceps énormes et durs. Mais, au bout de cinq minutes, le bateau me semblait retenu par quelque amarre invisible. L’eau était résistante comme de la poix. Je finissais, après des efforts douloureux, par revenir à la rive. Débarrassé de mon bateau, je foulais joyeusement la terre élastique. Mais, avant de me rendre au tir à la carabine, je m’arrêtais un instant devant le marchand de gaufres, qui m’inspira toujours une admiration inconsciente, tant il était sûr de lui-même. Il avait une façon incomparable de pousser et de retirer les gaufriers, de verser la pâte liquide entre les plaques de fonte surchauffée, qui claquaient ensuite l’une contre l’autre, comme les dents de quelqu’un qui grelotte. Il avait toujours autour de lui un certain nombre de clients et, malgré sa diligence, on n’était pas servi tout de suite, et il fallait attendre son tour. Aussi ne manquais-je point de postuler pour une de ces gaufres si difficiles à obtenir; mais je ne les aimais pas. J’avais beau les secouer, il restait trop de sucre en poudre, et je n’osais pas demander qu’on en mit moins. La fête d’Enghien durait quinze jours ou trois semaines. Il y avait un jeu de petits chevaux très excitant, où l’on gagnait des pots à tabac et des paniers de porcelaine imitant la paille tressée. On jouait avec ardeur à un jeu de billard où l’on renversait des quilles. On jouait avec moins d’enthousiasme à la toupie hollandaise, car la part de l’adresse y était moindre, et nous n’aimions pas les jeux de hasard. Nous cherchions surtout à la foire d’Enghien des satisfactions de vanité. Nous nous arrêtions parfois devant l’homme qui vendait de la guimauve. Il avait suspendu à un crochet un gros tas de pâte rose, que ses mains caressantes relevaient et tordaient sans relâche, comme la chevelure de Vénus Astarté. Cet homme vendait également du nougat et du sucre d’orge à l’absinthe. Mais la guimauve était la grande préoccupation de sa vie. Le dimanche, il y avait quelques forains supplémentaires, l’homme qui vous électrisait, le concessionnaire de la tête de turc, et celui des bonnets de coton. Vous avez connu le jeu des bonnets de coton. Il y avait sept trous dans une planche peinte en rouge. A chacun de ces trous était adapté un bonnet de coton, la mèche en bas. Il y avait ainsi sept poches où il fallait envoyer, dans l’ordre, sept œufs en bois, en se mettant au bout de la planche. On allait facilement jusqu’au quatrième bonnet, et même au cinquième. Mais on citait les gens qui avait atteint le sixième. Les essais succédaient aux essais, et le borgne ironique, directeur de l’entreprise, gardait dans un panier ses lapins, qui paraissaient bien tranquilles. Ce fut un des rêves de ma jeunesse, un rêve d’homme d’affaires précoce, de m’installer chez moi moyennant trois ou quatre francs un jeu de bonnets de coton, d’y acquérir par un entraînement sournois une adresse impeccable, et d’aller ensuite rafler tous les lapins dans les fêtes de la banlieue. * * * * * Nos expéditions aboutissaient presque toujours à la baraque de tir. Elle n’avait rien de luxueux. C’était une baraque très petite et très modeste; mais elle avait ainsi l’avantage de n’être pas très profonde. L’œuf qui montait sur le jet d’eau était difficile à manquer, sauf quand il dansait un peu trop. Alors, dans ces cas-là, on laissait à quelqu’un d’autre l’honneur de le dégotter. On s’essayait sur des cartons et sur des pipes. Les pipes n’étaient pas commodes, parce qu’elles étaient très entamées. Le patron ne les remplaçait pas souvent; il fallait tirer sur des petits tuyaux. On ne les pulvérisait qu’avec la grosse carabine; mais la grosse carabine coûtait dix centimes le coup. C’était la grave question: le tir était trop coûteux. On changeait éperdument des pièces de vingt sous, avec la fièvre d’un joueur en déveine. On y dépensait, en un quart d’heure, l’argent de toute une semaine. Tant pis! On ne sortirait pas les soirs suivants. On resterait à la maison, à lire... Mais il fallait avoir le tuyau de pipe... On m’a raconté l’histoire d’un capitaine de vaisseau économe qui, dans une des récentes guerres navales, était continuellement partagé entre le désir de bombarder l’ennemi et la crainte de dépenser trop de munitions. Il avait calculé que chaque coup de ses gros canons revenait à près de quatre mille francs. Et ça lui faisait mal au cœur. Alors il faisait des additions et répétait tristement, chaque fois que retentissait le tonnerre de ses bouches à feu: «Vingt-huit mille... Trente-deux mille... En voilà pour trente-six mille francs!» J’étais un peu dans cette triste situation, au tir à la carabine. Si j’ai souhaité à ce moment-là de gagner un jour beaucoup d’argent, c’était afin de pouvoir le dépenser en coups de flobert ou de «bosquette». J’ai connu plus tard d’autres établissements de tir, mais mieux installés, avec des cibles pour les armes de guerre, et des «bonshommes» pour le pistolet. Je me souviens du tir d’Etretat, où l’on tirait à vingt-cinq pas, au commandement, sur une silhouette. Il y avait là un vieillard de quatre-vingt-cinq ans, qui chargeait les armes, et qui vous faisait les commandements. J’ai assisté à une de ces séances où un jeune homme de la plage «charria» ce vieillard avec beaucoup de respect. Il s’était fait expliquer toutes les règles du tir au commandement. --Je dirai d’abord: Attention! spécifiait le vieillard... Puis je demanderai: Êtes-vous prêt?... Ensuite de ça, je dirai: Une! Deux! Troisse!... Et feu! Il faut tirer entre le mot: Une! et le mot: Feu!... Je commence!... Attention!... Êtes-vous prêt? --Non, répond le jeune homme. --Je recommence, dit le vieillard, un peu étonné... Attention!... Êtes-vous prêt? --Non, répond le jeune homme. --Je recommence... Attention!... Êtes-vous prêt? --Non, dit encore le jeune homme. Le vieillard s’assit, découragé: «Quand je vous demande si vous êtes prêt, dit-il d’une voix faible, il faut répondre: Oui.» --Et si je ne suis pas prêt? dit le jeune homme... Pourquoi me demandez-vous si je suis prêt, si vous êtes sûr de la réponse? Ce n’est pas sérieux, ajouta-t-il sévèrement. Et il partit, laissant le vieillard torturé par le doute à la fin de sa vie, à l’idée que la réglementation du tir au commandement n’était pas parfaite. Mais cette torture dura peu. Car le client facétieux avait laissé un bon pourboire à l’octogénaire; et l’on se console vite à cet âge. UN SPORT Il est possible que d’ici cent ans l’automobile ait complètement remplacé le chemin de fer, et que les convois sur voie ferrée aient fait place à des trains sur route ordinaire, qui seront partout si fréquents qu’il n’y aura même plus à se préoccuper de l’heure du train. Je le regretterai, car s’il est agréable, d’un sens, de n’avoir plus à penser aux horaires, c’était un vrai sport que celui qui consistait à prendre un train. Une fois que le train était pris, ça devenait moins intéressant. Mais «prendre un train», arriver à la gare à l’heure, c’était là une source d’émotions qui avait son charme. J’ai longtemps pratiqué ce sport sans savoir que c’en était un. Mais maintenant que j’y pense, je me reproche de ne pas m’en être douté. Arriver à l’heure à la gare, bien entendu, c’est arriver à l’heure juste, et non pas dix minutes, ni cinq minutes, ni même deux minutes avant. Je connais bien des gens qui tuent une heure sur les quais de la gare de Lyon, quand ils partent pour Ambérieux ou pour Chalon-sur-Saône, même quand ils ont retenu leur place d’avance. Ce sont des philistins, des vandales. Qu’ils perdent une heure, ce n’est pas la question. Moi je perds cette heure chez moi à ne rien faire. Mais je ne quitterai mon domicile que lorsque je n’aurai plus devant moi que le temps nécessaire pour aller à la gare. Et je flâne chez moi jusqu’au dernier moment, non parce que je suis un flâneur, mais parce que je suis un sportsman. Dans le fiacre qui m’emmènera à la gare, je souffrirai terriblement au moindre encombrement de voitures, je tirerai ma montre dix fois, j’exposerai mon visage à la bise glacée pour crier au cocher que nous sommes en retard et qu’il veuille activer l’allure. Pour m’épargner ces petits tracas, je n’aurais qu’à partir cinq minutes plus tôt, mais ça ne serait plus du sport. Pendant trois ans, j’ai pris tous les matins le même train. Il fallait de chez moi à la gare du Nord quatorze minutes avec un cheval très rapide. J’ai donc adopté ce temps minimum et je ne prenais de voiture que quatorze minutes avant l’heure. Je risquais de tomber sur un mauvais cheval, mais je comptais sur l’amour-propre proverbial des chevaux de fiacre qui, aux plus âgés et aux plus poussifs d’entre eux, fait faire des prodiges. Ma route était repérée. Je savais qu’il fallait atteindre tel coin de rue au bout de six minutes, sortir de la rue Condorcet deux minutes avant l’heure fatale. J’étais au courant de certaines particularités. Je savais que si l’horloge de la grande ligne marquait cinq minutes de plus que l’heure du départ, il y avait encore du bon, parce que cette horloge avançait d’un peu plus de cinq minutes sur l’horloge intérieure. C’était un rien, vingt ou vingt-cinq secondes, mais ça suffisait pour prendre mon train, c’est-à-dire pour monter dans le dernier wagon, que je rattrapais à la course, le convoi étant déjà en marche. Il fallait ainsi prendre le train de justesse, au départ lancé. Le départ arrêté était misérable et n’offrait aucun intérêt sportif. Parfois j’en avais jusqu’à Saint-Denis pour me remettre de mon essoufflement. Il est évident que plus l’enjeu est grand, c’est-à-dire plus il est important de ne pas manquer le train, plus il y aura de sport à partir très en retard. J’étais navré quand je voyais que je m’étais levé par erreur cinq minutes plus tôt. Comment arriverais-je à tuer ces cinq minutes-là? J’y arrivais. Et ce jour-là j’étais encore plus en retard que de coutume. * * * * * A la campagne, c’est encore plus passionnant. On fait entrer en ligne de compte le retard habituel que le train a sur l’horaire. On sait aussi que si l’on passe sur tel pont en même temps que l’express passe dessous, on aura juste le temps d’arriver à la gare, où le train vous aura devancé, mais où il aura perdu du temps à échanger quelques ballots de toile contre des paniers de poules, et à troquer une vieille dame assez longue à descendre, contre une famille encombrée de valises et d’enfants. Je recommande également aux amateurs une autre variété de ce sport. Cette variété consiste à prendre deux trains successifs dont le second n’assure pas la correspondance. L’émotion est d’autant plus forte que l’on n’a pas le moyen d’activer le premier train s’il a du retard. Et c’est un chronométrage continuel et enfiévré. Je me rappelle d’avoir pris de Portsmouth à Londres un train qui devait m’amener à la station de London-Bridge, assez proche de la station de Cannon-Street, d’où partait le train de Douvres, qu’il fallait ne pas manquer, sous peine de passer une nuit à Londres. A vrai dire, il eût été beaucoup plus pratique de ne pas chercher à le prendre, car rien d’urgent ne me rappelait sur la terre natale. Mais je n’avais que très peu de temps pour courir, avec ma valise, d’une gare à l’autre, de London-Bridge à Cannon-Street et cette difficulté m’excitait comme une sorte de gageure... C’était du sport, vous dis-je... Il m’est impossible de renoncer à une possibilité «d’attraper» un train. Pendant toute la durée du trajet de Portsmouth à Londres, je me posai cette question: Le train aura-t-il ou non du retard? Aux stations, je regardais s’il n’était pas en retard sur son temps. Et j’avais toutes les peines à lire les chiffres microscopiques d’un épais indicateur, où je perdais constamment la bonne page. Dans la dernière demi-heure, je me mis à interroger deux voyageurs qui se trouvaient dans mon compartiment, et qui n’avaient pas eu la prévoyance d’apprendre le français, alors qu’ils auraient bien pu s’attendre à voyager en ma compagnie. Avant d’engager la conversation, j’alignai dans mon esprit le pauvre effectif de mots anglais que j’avais sous mes ordres. C’était une petite bande bizarre et cosmopolite, où figuraient des mots allemands et d’autres termes hybrides ou sans nationalité définie. C’eût été encore bien si j’avais pu mettre en mouvement ce vocabulaire à la manque. Mais aussitôt que l’on avait besoin d’eux, ces mots prenaient peur et se sauvaient comme des lapins. Un des Anglais se découragea tout de suite, me regarda avec une pitié ma foi très gentille, et reprit sa lecture. L’autre Anglais mit à m’écouter et à se faire entendre une telle persistance, un dévouement si plein de bonté, que je feignis de le comprendre et hochai la tête avec énergie. Je ne savais pas au juste si ma montre retardait ou marchait bien. Cependant, il me semblait que le trajet tirait à sa fin, et qu’il n’était pas plus de neuf heures du soir. Nous nous arrêtâmes dans des stations que je croyais chaque fois être London-Bridge. Je demandai à chacun de mes deux compagnons: London-Bridge? London-Bridge? Ils me répondaient: «Oh! no!» Si bien que je me décourageai, que je n’osai plus rien leur demander du tout, et que lorsque nous arrivâmes dans le véritable London-Bridge, je ne bougeai plus de ma place... Mais ils me dirent ensemble: London-Bridge! en criant comme des malheureux, et me poussèrent de force sur le quai. Ce qui fut un peu ridicule, c’est que j’arrivai à Cannon-Street plus de cinq minutes avant l’heure... Mais j’étais excusable, connaissant si mal la langue et le pays. ALBERT A cette époque--je vous parle d’il y a quatre ans--je n’avais pas encore conquis cette compétence, faite de trois ou quatre notions heureusement choisies, et qui me permet de soutenir honorablement mon rang dans une conversation ayant trait à l’automobile, soit dans un salon, soit sur un trottoir, au milieu d’un groupe de badauds arrêtés auprès d’une voiture. C’est ainsi qu’à l’heure actuelle je peux dire à un mécanicien, en chiquant des yeux: --Vous avez des pneus de 90 (ou mieux encore: du 90) aux quatre roues. Vous ne trouvez pas que c’est un peu faible pour l’arrière?... Il est vrai que c’est plus commode, pour les pneus de rechange, de n’avoir qu’une seule dimension. Je sais également que dans les voitures de certaines marques, la barre de direction du modèle 1906 est derrière l’essieu, au lieu d’être devant l’essieu, comme en 1905. C’est bien plus intéressant, et je dirai plus élégant d’être au courant de ces particularités, que de connaître les pièces essentielles qui composent une voiture. Ainsi, j’ai été très longtemps sans savoir au juste ce que c’était que le carburateur. Je devenais aussi très prudent quand on se mettait à parler du différentiel, par exemple. Mais, ayant appris par hasard ce qu’entendaient les chauffeurs par le mot alésage, l’emploi judicieux de ce vocable suffit tout de suite à me poser. C’est ainsi que s’instruisent les gens du monde. Et c’est ainsi que la conversation d’un homme paresseux, mais doué d’un peu de tact, éclipse tout de suite celle d’un savant laborieux. Il s’agit de ne pas commettre de bourdes, de savoir d’avance les emplacements dangereux sur lesquels il ne faut pas s’aventurer, et d’amener par de petits chemins le troupeau des écouteurs sur un terrain où l’on se sent plus ferme. Je sais un monsieur qui, en se taisant habilement sur les questions d’art et de littérature et en orientant la conversation vers les questions médicales, réussit chaque fois à placer les connaissances spéciales qu’il a acquises en matière d’appendicite, ayant eu la bonne fortune d’être opéré récemment. Ce monsieur a présentement la réputation d’un brillant causeur. * * * * * En 1902, j’avais, en ce qui concernait l’automobile, une ignorance très complète, très confortable, plein de sécurité. Mais j’aimais beaucoup faire de l’auto. Ma voiture n’était pas encore arrivée de l’usine. (Je l’attends toujours... Et le pis, c’est que je ne sais toujours pas dans quelle usine elle est en fabrication...) Je n’avais donc pas de voiture; mais chose plus grave, l’ami chez qui je me trouvais n’en avait pas non plus. C’était une situation un peu pénible. J’en étais gêné pour lui. Je le décidai à louer pour six semaines un tacot assez important. Ce tacot ne marchait vraiment pas mal, les jours où il était bien disposé. Et même quelquefois, quand il se montait un peu, il dépassait le cinquante à l’heure, mais du vrai cinquante, du cinquante de chronomètre, pas du cinquante de chauffeur. Bien entendu, il ne faisait pas ça naturellement et sans se donner du mal. On remuait; la voiture et les voyageurs ne cessaient de trembler. Albert, le mécanicien, était un grand bon garçon, vraiment pas fier avec les invités. Il n’abusait pas de sa toute-puissance. Il acceptait gentiment tous les itinéraires qu’on lui proposait. Il n’avait pas pour sa voiture cette sollicitude--d’ailleurs souvent louable--que montrent certains mécaniciens, qui traitent leur robuste 30-chevaux comme une petite fille chétive et n’emploient pour elle que de l’huile de foie de morue. Albert était toujours prêt à marcher. Il répondait gentiment aux questions. Mais il parlait peu. Il devait avoir dans la tête et dans le cœur une grande passion. Chaque fois que l’on s’arrêtait dans un bourg, il se précipitait chez le marchand de cartes postales, puis au bureau de poste. Il couvrait de phrases ardentes non seulement la partie réservée à la correspondance, mais encore, du côté de l’image, tout le ciel des paysages, l’eau des rivières et les murs blancs des maisons. Ces préoccupations sentimentales d’Albert n’avaient rien de déplaisant. Nous le considérions avec sympathie, en prenant parfois en pitié son visage un peu triste. Malheureusement, conformément à une théorie médicale très en faveur dans le peuple, le mal d’amour d’Albert entraîna un mal de dents. Il souffrit pendant trois nuits (au point de ne pas fermer l’œil). Il voulut à toutes forces continuer son service. J’essayai de l’en dissuader, par bonté d’âme, et aussi par un autre sentiment que je sentis poindre en moi un après-midi; j’étais assis à côté de lui sur le siège, et il me confia qu’à certains moments il avait tellement mal qu’il ne voyait plus clair... Nous allions à ce moment-là à quarante-huit à l’heure, sur une route bordée d’arbres solides. Je rapportai ce propos le soir même au conseil de famille, et l’on décida d’urgence que dès le lendemain matin Albert serait conduit, ou plutôt se conduirait chez un dentiste de Rouen. Deux d’entre nous furent désignés pour l’accompagner, et je me vois toujours dans cette rue de Rouen, sur le trottoir, auprès de l’auto, qui semblait en panne, devant une maison où au deuxième étage, un dentiste américain réparait notre organe essentiel... ALLER ET RETOUR --Une première pour Saint-Guillaume-en-Caux! --Une première simple? --Oui, aller seulement. --Voilà, Monsieur. Deux francs quarante. --... Deux premières pour Saint-Guillaume-en-Caux! --Tiens! Monsieur et Madame Bardumeux! C’est vous qui étiez derrière moi! Si je m’attendais à vous trouver à Rouen! Et vous allez comme nous à Saint-Guillaumne? --Mais oui, Monsieur Poulard. Nous sommes aux environs de Rouen depuis trois semaines, chez des amis. Et nous allons passer l’après-midi de ce dimanche à Saint-Guillaume, probablement dans la maison où vous allez. --Chez les Petitgrand? --Chez les Petitgrand... Mais ne restons pas là à causer. Nous gênons la circulation. Et je crois que le train est formé et que nous pouvons aller nous installer... C’est par là... Tenez, Monsieur Poulard, voilà un excellent compartiment de milieu où il n’y a personne. --Madame Bardumeux préfère aller en avant ou en arrière? --En avant, en avant. --Dans ce cas, prenez ce coin. Vous n’aurez pas le soleil... Ah! il fait bon être assis! Est-ce que nous allons trouver une grande société chez les Petitgrand? --Je ne pense pas. Nous ne serons que trois invités. Mᵐᵉ Petitgrand l’a écrit à ma femme. Ce qui me donne à penser qu’ils nous feront faire une promenade dans leur automobile, et qu’en tout cas, très probablement, ils nous ramèneront à Rouen. C’est même pour ça que je n’ai pas pris de billets de retour. --Tiens! j’ai eu la même idée! Je n’ai pas profité de la réduction, parce que j’ai pensé que les Petitgrand nous ramèneraient en auto et que notre retour serait perdu. --Ils ont une très belle automobile... --Oh! très belle, Madame, vingt-quatre chevaux. Je l’ai vue l’autre jour à Rouen. Petitgrand m’a dit qu’elle était excellente. --Ce sont des gens très gentils. Ils ne savent pas quoi faire pour être agréables à leurs amis. C’est vraiment très aimable à eux d’avoir songé à me dire de venir. Ils ont su indirectement que j’étais à Rouen. Ils m’ont invité l’autre jour pour le premier dimanche. --C’est comme nous. Il a rencontré mon mari il y a quelques jours à la gare de Rouen. Il l’a invité tout de suite. Petitgrand n’est pas libre en semaine. Il est très tenu à Paris pour affaires. Il vient à Saint-Guillaume du samedi au lundi. --Ses affaires, je crois, vont très bien? --Oh! très bien! C’est un homme intelligent. Mon mari l’a vu à l’œuvre. D’ailleurs, pour que ces gens-là se paient une vingt-quatre chevaux! --On tient facilement six dans la leur, avec le mécanicien. Et c’est une voiture fermée? --Oui, Madame, une voiture fermée. --Heureusement, parce que moi, avec mes névralgies, mon mari ne me laisserait pas monter dans une voiture découverte. Et puis, je n’aurais aucun agrément à me décoiffer et à recevoir la poussière. Tandis que, dans une voiture fermée, c’est vraiment un plaisir exquis. Oh! je me réjouis beaucoup, beaucoup, de faire cette promenade en auto. Et la route est bonne de Saint-Guillaume à Rouen? --Parfaite. Ce sera une délicieuse promenade, surtout avec les Petitgrand. Petitgrand est un vrai causeur... --Sa femme n’est pas sotte non plus. Nous nous sommes connues jeunes filles. C’est une personne fort distinguée. Vous savez qu’elle est excellente musicienne. --Ah! je ne savais pas. --J’espère que vous allez en juger. C’est la perfection. * * * * * --Trois premières aller simple pour Rouen... Je prends les billets, Bardumeux. --Oui, je vais vous rendre ça. Mais dépêchez-vous, le train est en gare. Viens vite, Agathe. Venez, Poulard... Au revoir, Petitgrand, au revoir... --A bientôt. Maintenant que vous savez le chemin... --Certainement, certainement... --Rouen, en voiture!... --Dépêche-toi, Agathe, dépêche-toi. Voilà trois places dans ce compartiment. --Il n’était que temps. C’est terrible de monter comme ça dans un train en marche. --C’est Petitgrand qui nous a retardés. Il vient nous reconduire à la gare en pantoufles. Il n’avançait pas. Il y a encore bien quinze cents mètres de la gare chez lui. --Eh bien! Qu’est-ce que vous dites de ça, Bardumeux? --Sans commentaires! --Qu’est-ce que vous dites de la visite à l’auto, dans la remise? Qu’est-ce qu’ils ont fait de leur auto? Est-ce qu’il y avait quelque chose de cassé? --Non, le mécanicien m’a dit qu’elle était en excellent état. --Alors, quoi? Ils ne s’en servent pas? --Non, ils la montrent. Ils font une petite exposition. --Moi, pendant que j’étais avec Irma Petitgrand, qui me rasait à me faire voir ses poules, j’attendais de minute en minute qu’on parle de la promenade... Quand ils ont dit qu’ils allaient nous reconduire, j’ai cru que ça y était. --Moi aussi. Et Bardumeux aussi. Mais il s’agissait de nous reconduire à la gare, seulement, et à pied. --Ni lui ni Irma, mon excellente amie, n’ont eu l’idée que ça nous amuserait d’aller en auto. --Comment! Ils n’en ont pas eu l’idée! Ils en ont eu l’idée parfaitement. Ils n’ont pas voulu, voilà tout! --Mais enfin, monsieur Poulard, concevez-vous cela? --Ce sont des gens qui ne veulent pas dépenser d’essence, tout simplement. --Quelques francs d’essence! --Quelques francs d’essence, Madame, c’est quelques francs! Ce n’est pas comme le monsieur qui a une voiture avec un cheval. Son cheval, qu’il sorte ou qu’il ne sorte pas, mange de l’avoine. Mais la voiture ne mange de l’essence que lorsqu’on la sort. Alors, au moment de sortir, ils y regardent à deux fois. Ils pensent à ce qu’ils dépenseront comme essence, comme huile à graisser, comme usure de pneus. Ils pensent aussi aux risques de crevaisons. Alors, comme ils ont suffisamment épaté l’invité en lui montrant la voiture dans la remise, ils préfèrent le distraire d’une façon moins coûteuse. --En lui jouant du piano? --Oui, Madame, croyez-vous qu’on nous a gâtés! Ah! ils ménagent leur voiture, mais ils ne ménagent pas leur piano! Deux heures, montre en main, de Schumann, de Beethoven, de Grieg! C’est une bonne musicienne, il n’y a pas d’erreur. Nous le savons. Nous avons fait cinquante-deux kilomètres aller et retour pour le constater. Deux heures de musique, sans repos! Il est vrai que pendant qu’on entendait la femme on avait cette consolation qu’on n’entendait pas le mari avec ses histoires d’économie politique! Il veut faire croire qu’il est un grand financier. Ça fait partie de son programme d’épate!.. Je ne sais pas si ses belles théories l’ont conduit à la fortune. --Pourtant son auto... --Ah! Madame! si tous les gens qui ont des automobiles étaient riches! --Alors, vous croyez que cette automobile... --Oh! je ne dis rien, je ne dis rien! Mais je voudrais bien voir la facture acquittée... DANS LE TRAIN On ne m’a pas adressé, à moi, le questionnaire de l’_Auto_. On ne m’a pas demandé quelle voiture j’utilisais pour aller dans Paris, et quelle voiture pour les excursions à la campagne, si je préférais l’auto au train pour les longs voyages, si je regardais le paysage, si je conduisais moi-même... J’avais pourtant sur tous ces points des réponses bien préparées. A Paris, j’ai un certain nombre d’automobiles à ma disposition. Elles stationnent en face du Grand Hôtel, sur le boulevard des Capucines. J’aime mieux les laisser là que devant ma porte, parce que les frais de stationnement seraient un peu trop considérables. Voyez-vous quinze automobiles devant chez moi, avec leurs petits drapeaux baissés et leurs cadrans au bleu? Je ne défends pas à mes mécaniciens de mettre mes voitures à la disposition d’autres personnes, et je trouve tout naturel que ces personnes leur remettent de petites sommes. A la campagne, j’emploie des voitures plus fortes. Leur puissance et leur marque changent suivant les pays. Ainsi, chez mon ami Jos, aux environs de Caen, je me sers habituellement d’une 40-chevaux. Chez mon ami Lucien, aux environs d’Honfleur, j’ai une 30-chevaux. Je ne trimballe pas mes voitures d’un endroit dans un autre. Je les laisse chez mes amis, et je leur permets de s’en servir, même quand je ne suis pas là, à charge pour eux de payer l’essence, le mécanicien, l’impôt, les diverses petites réparations, voire le prix d’achat du châssis, de la carrosserie et des accessoires. J’ai adopté cette petite combinaison pour les mettre à leur aise. * * * * * Si je regarde le paysage? Mais, tout le temps, inlassablement, sans désemparer. Et c’est même une des raisons qui font que je m’abstiens de conduire. Une autre de ces raisons, c’est que mes compagnons de voyage me prient doucement de ne pas me mettre au volant, en ajoutant que si je m’y installe nonobstant leurs prières, ils auront le regret de quitter la voiture et de m’en faire descendre moi-même. Ces gens-là ont une mesquine horreur de l’imprévu! * * * * * Pour les longs voyages, je m’en tiens au chemin de fer, malgré certains inconvénients, la nécessité de se trouver à une heure fixe à un endroit donné, et toutes sortes de petites formalités vexatoires, telles que celle du billet. Comment la science moderne, qui a fait tant de choses, qui a perfectionné l’éclairage des trains, supprimé les trépidations, comment a-t-elle pu laisser subsister cette barbarie du billet! Voilà qui gâte toutes les prévenances des Compagnies! Sans cette odieuse formalité, un voyage en chemin de fer serait presque une partie de plaisir. Les compartiments ne sont plus, comme au temps jadis, de ces prisons cahotées, tapissées d’un drap poussiéreux et qui sentait la houille. Les enfants aiment les voyages, n’est-ce pas? Hé bien, quand j’étais petit, je considérais un voyage en chemin de fer comme un supplice classé, qui m’effrayait autant que la perspective de mettre des bottines neuves, de me faire couper les cheveux, ou de prendre un bain. Et puis, à cette époque, dans le train, on ne voyait rien. A travers le petit cadre des vitres, même quand le temps n’était pas trop brumeux, on n’apercevait que les montées et descentes monotones des fils télégraphiques. Maintenant, en se promenant dans les couloirs, on a vue sur de vastes échappées de pays. Je sais bien qu’on est souvent gêné par les talus qui se font un malin plaisir de se soulever brusquement, afin de nous masquer le paysage. Je sais bien que les trains de marchandises se livrent aussi à ce genre de sport. Ils passent toujours au moment où vous regardez au dehors. Vous vous détournez avec dépit... Le train, pour vous aguicher à nouveau, fait passer deux ou trois plates-formes, puis vous bouche la vue à nouveau avec ses hauts wagons sombres. Mais enfin, tout de même, les trains de marchandises ne sont pas éternels, et il y a des moments où l’on peut voir quelque chose. On peut faire du tourisme sur les voies ferrées. * * * * * Ce qu’il faut regretter pourtant, de la vieille époque, c’est le compagnon de voyage. Dans les wagons-couloirs, le monsieur inconnu que le hasard a placé dans notre compartiment n’est pas lié à nous comme jadis. Il peut sortir, s’en aller vagabonder dans le couloir. Il nous quitte ou nous le quittons pendant une heure ou deux, pour gagner le wagon-restaurant. Dans les anciens compartiments, la vie de ce quidam était pour une demi-journée ou une journée mêlée à la vôtre... Il y avait une période de défiance et d’attente. On commençait par ne pas se regarder, par se mépriser, avec la rancune d’une intrusion réciproque. Puis, l’instinct de sociabilité faisait son œuvre. On ramassait un paquet tombé, on prêtait obligeamment une gazette. Puis la glace de la discrétion fondait peu à peu... L’inconnu nous dévoilait sa vie, son nom, nous parlait de ses relations, et après le déjeuner au buffet, nous remettait sa carte de visite et des lettres de recommandation pour ses amis influents. Aujourd’hui, dans le wagon moderne, avec cette portière toujours ouverte sur le couloir et sur la liberté, on se regarde parfois, on s’observe, on se parle beaucoup moins. C’est un plaisir d’un autre ordre. De vivantes devinettes sont en face de nous. Il faut nous aider de différents indices, examiner les vêtements, les décorations, les livres, les journaux, les initiales gravées sur les sacs de voyage... * * * * * Quelquefois, ces énigmes ne nous donnent jamais leur solution; ce ne sont pas celles qui nous laissent le souvenir le moins curieux. Deux personnages étranges étaient assis en face de moi, deux très vieux vieillards. Ils étaient déjà installés, quand, arrivant au dernier moment, j’étais entré dans leur compartiment à toute vitesse. J’étais essoufflé, j’avais les yeux troubles, j’étais tout ému à l’idée que j’aurais pu manquer le train... Ce ne fut qu’au bout d’un instant que je songeai à regarder ces deux octogénaires, qui venaient de je ne sais où et s’en allaient je n’ai jamais su où... C’étaient peut-être le frère et la sœur. C’étaient peut-être le mari et la femme, devenus absolument semblables à force de vivre ensemble. Presque glabres, coiffés d’une toque de soie qui ne laissait voir aucun cheveu, vêtus de douillettes noires qui descendaient jusque sur leurs bottines d’étoffe, ils étaient vraiment tout pareils, et il eût été impossible de dire quelle était la femme, et quel était l’homme, si la femme n’avait gardé ses moustaches... ARGAN CHAUFFEUR Le Malade imaginaire avait ceci de bon que constamment il se croyait malade. Il ne sortait jamais de chez lui, et sa neurasthénie ne sévissait que sur son entourage. Nous avons de nos jours des Argans intermittents, qui ne se croient malades que par accès. Mais leurs accès les prennent n’importe où, au théâtre, au café, en automobile. Un des derniers Argans que j’aie connus--j’en ai connu des légions--était un gaillard rondelet, orné d’une belle barbe blonde, et respirant la plus parfaite santé. Ce portrait physique est d’ailleurs indifférent, car ce genre de neurasthénie n’est jamais révélé par l’apparence extérieure de l’individu, lequel peut être grand ou petit, gros ou mince. Le jour où nous arrangeâmes cette partie d’auto, Argan était dans une période d’accalmie. Aussi nous demanda-t-il avec empressement d’être des nôtres. La plupart du temps, on ne peut pas l’avoir, parce qu’il a mal à la gorge (c’est-à-dire une crainte, une quasi-certitude de diphtérie), ou mal au ventre (le cancer probable), ou des oppressions (angine de poitrine imminente). Ces symptômes sont plus ou moins ceux des maladies qu’il prévoit: il n’a qu’une science de la médecine incomplète, évitant autant qu’il peut d’entrer dans un volume de médecine, d’où il ressortirait contaminé par mille appréhensions diverses. * * * * * Nous étions arrivés pour déjeuner à onze heures dans un restaurant d’une toute petite ville de l’Yonne. Repas appétissant, auquel nous fîmes tous honneur, à l’exception toutefois de notre ami, qui, vous le pensez bien, suit toujours un régime compliqué. Il lui fallut de la viande hachée, des légumes sans beurre, du pain grillé. Il ne fut pas question de boire de l’eau du pays, ni même de l’eau minérale, qui pouvait être falsifiée. Il se fit apporter des feuilles de thé et une lampe à esprit de vin, où il fit bouillir de l’eau lui-même. Le thé une fois fait, comme la théière, selon une vieille tradition, fonctionnait mal, il renversa sur la nappe une bonne partie du liquide bouillant, inondant le pain de ses voisins. On protesta, mais il rejeta toute la faute sur cette sacrée théière, d’où le thé ne coulait pas tout d’abord, puis s’échappait, l’instant d’après, à flots torrentueux. S’étant occupé de sa propre alimentation, il ne se fit pas faute ensuite de critiquer la nôtre, nous prédisant toutes sortes de malheurs, parce que nous mangions des concombres, puis du cresson, arrosé, nous dit-il, avec des eaux empoisonnées. Nous n’attachions pas d’importance à ces prédictions sinistres; mais il est agaçant tout de même, pendant que l’on mange, d’avoir en face de soi un conférencier qui analyse votre nourriture et commente votre façon de manger. --Ah! que je suis content, ne cessait-il de répéter, en s’installant dans la voiture, ah! que je suis content de n’avoir pas mangé de vos terribles concombres et de votre sale cresson... * * * * * --Voulez-vous dire au mécanicien d’arrêter pendant un instant? J’étais placé sur le siège et je me retournai... Je vis notre ami Argan très pâle et très agité. Je priai immédiatement le mécanicien de stopper, ce qu’il fit d’assez mauvaise grâce, car la voiture allait remarquablement. L’auto arrêtée, Argan descendit, puis, sans mot dire, il alla s’étendre sur l’herbe, de tout son long. Nous descendîmes également, et nous l’entourâmes, assez effrayés. --Qu’y a-t-il? --Il y a... que j’ai l’appendicite! Nous connaissions Argan, et ce n’était pas la première alerte qu’il soulevait dans notre petit groupe. Mais, quoi? cela pouvait être vrai. Et cette déclaration était d’autant plus impressionnante qu’il était assez pâle et avait les yeux un peu troubles. --Écoutez, nous dit-il à demi-voix. Penchez-vous pour que je puisse vous parler tout doucement, sans faire aucun effort. Il faut aller me chercher un médecin dans la prochaine ville, et me le ramener ici... --Ne serait-il pas plus simple de te transporter doucement dans l’auto?... --Vous êtes fous!... Quand on a une crise d’appendicite, il faut garder l’immobilité absolue... ... L’un de vous va rester près de moi, ajouta-t-il en me désignant. Les autres vont chercher un docteur, et me le ramener. --Je suis certain, m’écriai-je (sans en être certain) que vous n’avez pas l’appendicite... Mais je suppose que vous l’ayez, et qu’on vous opère; on ne vous opérera pas là, sur le chemin... Et d’ailleurs, je ne sais pas si l’on va trouver un médecin qui soit capable de vous opérer... --Il sera en tout cas capable de m’examiner. Peut-être ma maladie n’est-elle pas l’appendicite, mais une typhlite, ou une attaque de choléra, ou une manifestation de cancer... Oh! mon Dieu! mon Dieu! dépêchez-vous. Nous perdons un temps précieux... La voiture partit. Je restai seul avec Argan, toujours étendu au bord du fossé. Il geignait doucement... --Si j’ai l’appendicite, dit-il d’une voix entrecoupée, on me... portera... jusqu’à la... prochaine ville... dans une civière... Il y a bien un hôpital... J’espère qu’on aura... le temps... de faire venir un chirurgien... de Paris... Puis il ferma les yeux. J’étais un peu effrayé. Mais je m’aperçus, au bout d’un instant, qu’il dormait, avec une respiration bien régulière... Le temps ne passait pas vite. J’ai su plus tard qu’ils avaient eu beaucoup de mal à ramener un docteur. Le médecin du petit bourg où ils s’arrêtèrent tout d’abord était en course dans la campagne, et il avait fallu lui donner la chasse. On le ramena de chez un laboureur qui souffrait d’une entorse, et dont il était en train de masser le pied. Quelques minutes avant leur retour, Argan se réveilla.... --Ah! gémit-il, j’ai le cœur barbouillé... Et comme je regrette de n’avoir pas mangé de concombres. Au moins, je me dirais que c’est ça... --Comment va votre ventre? --... Peut-être mieux... répondit-il après une légère hésitation. La douleur s’est faite plus sourde... Mais je n’ose encore rien dire... Je fus persuadé à ce moment qu’il n’avait rien du tout. Et je commençai à le regarder avec une certaine hostilité. Le docteur était un homme à face rude, moustachu et grimaçant. Il descendit de l’auto avec autorité et se rendit droit au malade. Argan ouvrit son pantalon, retroussa sa chemise et nous aperçûmes un ventre imposant, rebondi et tranquille... Mais il y a de ces ventres tranquilles qui recèlent les pires cataclysmes intérieurs... Le docteur posa deux doigts entre le nombril et la hanche droite... Argan poussa un cri émouvant... --Je vous ai fait mal? dit le docteur. --Non, dit Argan un peu penaud; seulement, j’ai eu tellement peur que vous me fassiez mal à cet endroit-là que j’ai crié par angoisse. Le docteur appuya plus fort... --Aucune sensibilité, déclara-t-il. Vous n’avez rien. Un léger froid... ou quelque gaz... Argan se rhabilla et se releva. Il prit un air grave, un peu triste, pour ne pas montrer sa joie, au milieu du froid silence de ses compagnons... UN INVITÉ On se demanda cette année-là, au château de Gerbeville, si l’on allait inviter Robardet. On avait invité à trois ou quatre reprises des gens devant lui, et il était bien difficile de ne rien lui dire... On décida de lui écrire un petit mot pas très engageant; on lui disait qu’on était installé du côté de Pont-l’Evêque, et que, s’il passait par là, il serait sûr de trouver de bons amis au château de Gerbeville... Et la lettre partie, on pensa qu’on n’avait peut-être pas été assez gentil, et qu’il allait regarder cette proposition comme une dérobade. Mais ces craintes furent dissipées et firent place d’ailleurs à d’autres craintes, au reçu d’une dépêche de Robardet disant qu’il arriverait le surlendemain pour quelques jours... («Quelques» est un adjectif terriblement indéfini!) Justement mon cousin Guillaume, le châtelain de Gerbeville, partait pour Paris pour aller chercher une magnifique cinquante-chevaux avec laquelle nous nous proposions de faire mainte excursion dans le pays. Guillaume est un garçon de très bonne humeur; il prit la défense de Robardet. C’était, dit-il, un compagnon parfois un peu discoureur et un peu pédant, mais, en somme, il avait de bons côtés et n’était pas aussi envahissant que nous avions l’air de le croire... S’il dit «quelques jours», c’est pour ne pas nous désobliger, mais il restera deux jours au plus. Il écrivit sur-le-champ à Robardet qu’il allait à Paris, qu’il comptait revenir à Gerbeville en auto, et qu’il le ramènerait avec lui s’il le voulait bien. Nous pensions que Robardet accepterait la proposition, non pas qu’il eût affiché un goût spécial pour l’automobile, mais parce qu’il détestait le chemin de fer et particulièrement cette formalité qui consistait à échanger un ou deux louis d’or contre cet exigu morceau de carton que délivrent les préposés. Guillaume partit donc pour Paris. Il retrouva là-bas Robardet, et tous deux prirent rendez-vous au garage, pour se mettre en route à neuf heures du matin. * * * * * La voiture était encore chez le carrossier; on l’avait promise pour le matin à sept heures. A neuf heures précises, Robardet arriva au garage, accompagné d’une malle considérable et embusqué derrière des lunettes noires, grosses comme des lanternes. Guillaume vint cinq minutes après. La voiture n’était pas encore revenue de chez le carrossier, mais elle était en route... elle arrivait sur le camion... elle serait là dans cinq minutes, dit le directeur du garage. Il tira sa montre, pour donner quelque valeur à ses pronostics, purement arbitraires d’ailleurs... La voiture arriva deux heures et demie plus tard. Pendant qu’on la déchargeait avec beaucoup de précautions, Robardet dit à Guillaume: --Vous feriez bien de manger un morceau, puisqu’il est l’heure de déjeuner... Il ne dit pas: «Nous ferions bien», il a le sentiment des nuances. Et il a aussi des principes: il ne faut jamais inviter à déjeuner l’ami qui vous a à son bord. On a l’air de ne pas vouloir rester son obligé... C’est presque indélicat. Ils allèrent dans un restaurant des Champs-Elysées. Robardet évita de prendre la carte en main et de commander le menu, mais il donna des conseils. Après le déjeuner, les deux amis se rendirent en hâte au garage, où l’imposante cinquante-chevaux à six places, toute neuve, semblait les attendre pour partir... Mais en s’approchant ils virent qu’elle n’avait que trois roues et reposait en partie sur un cric, ce qui ne laissa pas de les inquiéter, d’autant que le garage était absolument désert et qu’on ne savait pas ce qu’était devenu le mécanicien. Au bout de quelque temps un jeune ajusteur, vêtu de toile bleue, passa nonchalamment sous le hall et voulut bien leur expliquer qu’une des roues était à l’atelier... Elle tournait mal, et la fusée avait besoin d’un coup de lime. Il ajoutait que cela durerait un quart d’heure. Puis il s’éloigna, en rêvant. Deux heures après, l’auto était toujours sur ses trois roues. De l’avis des gens compétents, il vaut mieux ne pas s’embarquer sans la quatrième roue, dont l’absence compromet gravement l’équilibre de la voiture (étant donné surtout que, pour se mettre en marche, on préfère retirer le cric...). Enfin, vers quatre heures, deux ouvriers entrèrent sous le hall, en poussant devant eux la roue, comme un lourd cerceau. L’un des ouvriers prit dans un pot de fer une espèce de confiture jaunâtre; il prenait ça à pleines mains comme un enfant mal élevé. Puis il fourrait cette confiture tout autour de la fusée... Enfin il mit la roue en place avec de grandes précautions. Il semblait que tout fût terminé. Mais ces ouvriers étaient enragés de précision; ils tirèrent des mètres en cuivre de leur poche, se mirent à mesurer l’écartement des roues, à serrer et à desserrer les écrous de la barre de direction, dans une folie de minuties que Guillaume et Robardet arrivaient difficilement à comprendre. * * * * * Cependant, depuis pas mal de temps déjà le soleil avait déserté les vitres du hall. Il s’en allait vers l’Occident, en prenant sur la voiture une avance considérable. Guillaume se demandait s’il était sage de partir, étant donné qu’on ne se mettrait guère en route avant six ou sept heures. Mais Robardet lui persuada que la marche de nuit était bien préférable... Il avait quitté son petit appartement, sa malle était faite et il ne se souciait pas de passer une nuit à l’hôtel. Enfin il arrive toujours un moment où une réparation est terminée. C’est à la minute où l’on n’y pense plus, où l’on en a pris son parti. Les voyageurs furent invités à s’installer, et la voiture, dont les quatre roues semblaient tourner comme par enchantement, quitta victorieusement le hall, gagna la porte du Bois, puis Saint-Germain, puis la route de Quarante-Sous. Robardet était joyeux. Guillaume pensait: «Pourvu que tout aille bien!» Robardet s’était emparé d’un plan immense dont il suivait les lignes rouges. Guillaume, qui sait cependant lire les plans, n’avait point osé, impressionné par son autorité, lui retirer ses fonctions. La bonne route n’est malheureusement teinte en rouge que sur le plan. Dans la réalité elle est blanche comme les autres. Par deux fois Robardet envoya le mécanicien dans une direction qui n’était pas celle qu’il fallait, ce qui donna l’occasion de vérifier l’excellence de la marche arrière. Après avoir dîné à Evreux, on repartit, phares allumés, dans la nuit. Guillaume, qui n’avait jamais voyagé après neuf heures du soir, n’était pas tranquille, d’autant qu’à partir de Lisieux on devait prendre des petits chemins pour arriver à Gerbeville et qu’il était peu probable que la science topographique de Robardet se perfectionnât dans l’obscurité... La lampe électrique allumée dans la voiture projettait assez de lueur pour qu’on pût examiner le plan. Robardet donnait fidèlement les instructions au mécanicien... Mais il les donnait toujours un peu tard et disait: «A droite! à droite!» quand on s’était déjà engagé sur la route de gauche. Guillaume était un peu inquiet. Il se demandait comment tout cela allait finir... * * * * * Cela finit de la façon la plus simple du monde: A un tournant du chemin, la voiture alla dans une barrière, qu’elle coucha sous elle, pendant que le lecteur du plan annonçait: --Un passage à niveau! Il ne se trompait pas. C’était bien un passage à niveau... La cinquante-chevaux alla donner contre un petit mur qui se trouvait de l’autre côté de la voie. On entendit un fracas terrible...: les phares, brisés, s’éteignirent... Quelques instants après l’homme du passage à niveau arriva avec une lanterne--car les gardiens des passages à niveau ont toujours des lanternes allumées à côté de leur lit, afin d’arriver en toute hâte auprès des chauffeurs blessés qui sont venus heurter, la nuit, les passages à niveau dépourvus de lanternes. On réussit à faire sortir la voiture de la voie et à la mener sur la route. La barre de direction était complètement faussée, mais avec beaucoup de précautions ils purent parcourir à six à l’heure les douze kilomètres qui les séparaient de Gerbeville. Guillaume ne disait rien. Le chauffeur était sombre. Robardet gardait la sérénité d’un homme vraiment fort... On arriva à Gerbeville à trois heures du matin. Tout le monde était couché. A la lueur d’une triste lanterne le mécanicien examina les blessures de la voiture: quinze jours de traitement au garage et chez le carrossier. Pendant ces deux semaines on pourrait se distraire en faisant des excursions aux environs, à pied, ou en louant des voitures à âne, ou bien encore en allant chercher à plusieurs kilomètres un train qui, deux fois par jour, venait troubler la tranquillité d’une petite gare. --C’est, disait Robardet, un peu de ma faute, si tout cela est arrivé. --Mais non, dit poliment Guillaume. --Mais si, dit Robardet. En tous cas, après cet accident, où nous avons couru ensemble un si grand péril, je ne peux plus vous quitter comme ça. Je reste avec vous toute la saison. ÉCLUSES ET BARRIÈRES L’_Auto_ nous dépeignait, il y a quelques semaines, d’une façon vraiment saisissante, les difficultés que peut avoir un malheureux chauffeur désireux de sortir de Paris. Il est certain que si nous avons la guerre, et si une armée d’autos étrangères arrive malheureusement à envahir le territoire, la sécurité de Paris ne sera pas menacée. Mieux que des ponts-levis et des fossés, les caniveaux de la banlieue et les pavés infranchissables défendront la Ville-Lumière. D’autant que même si les autos ennemies arrivaient à passer les portes de Paris, elles seraient arrêtées dès les premiers tours de roues par les difficultés encore plus inouïes qu’elles rencontreraient à l’intérieur de nos murailles. Et, comme elles n’auraient pas le merveilleux entraînement des taxi-autos et des taxi-hippos de chez nous, elles ne tarderaient pas à culbuter dans les palissades, chaussées dépavées, tranchées, monticules de sable, que les Vaubans de la voirie ont disposés habilement dans les moindres artères. Ces précautions n’ont pas été prises uniquement en vue d’une invasion étrangère, mais aussi pour régler et endiguer l’impétueux torrent de la circulation parisienne. Un jour, on s’est aperçu que de fragiles sergents de ville ne suffisaient plus, et que leur bâton blanc n’avait plus que la force souvent précaire d’un emblème. Alors on a créé, notamment sur les grands boulevards, des espèces d’écluses. C’est surtout, je crois, contre les autos, jugées trop puissantes, que ces sages mesures ont été prises. Qu’on pût aller de la Madeleine à la Porte Saint-Martin à la vitesse de vingt kilomètres à l’heure, voilà qui était inadmissible. Le système des écluses s’imposait, pour réduire considérablement cette allure et pour rétablir une égalité démocratique entre le véhicule le plus doué de force et le piéton le moins favorisé (soit le vieillard goutteux ou la jeune fille convalescente). Sur les boulevards, la tâche de l’administration se trouvait simplifiée par l’abondance même des véhicules dans la voie principale et dans les artères de croisement. Il suffisait, à certains endroits, d’organiser quelque resserrement de voie, quelque ingénieux défilé des Thermopyles, pour obtenir sur lesdits boulevards cet imposant stationnement, ces cortèges immobilisés comme sur les tableaux de triomphe, enfin ces glorieux encombrements dont Paris a le monopole. Les heures passent, le soleil décrit un orbe majestueux, cependant que, sur les cadrans des taximètres, des totaux ruineux s’accroissent sans cesse, par petites secousses sismiques. Les cochers et les chauffeurs les ont mis en effet au tarif horokilométrique, d’après une théorie sans doute discutable, mais qu’il est souvent malaisé de discuter. * * * * * Les travaux du Métro, que l’on considère avec plus de patience, ne suffiraient pas à entraver la circulation. Aux endroits où le Métro ne doit pas passer, il faut trouver des prétextes pour barrer des rues. Ces prétextes, le pavé de bois ou l’asphalte les fournissent à chaque instant. Mais il s’agit pour le service des travaux de ne point procéder au hasard. L’ingéniosité consiste à barrer en même temps deux rues parallèles, de façon à empêcher les débouchés possibles, et à obliger les malheureux taxis errants à mille détours, au bout desquels un écriteau inopiné se dresse, qui les oblige à rebrousser chemin. Et ainsi la marche d’un fiacre à travers les rues ressemble un peu à la marche du pion dans ce petit jeu qui se joue sur un damier et qui s’appelle le chat et la souris. Dans un dédale savamment combiné, autos, victorias à chevaux, voitures de laitiers, omnibus, vélos, motocyclettes, vont, viennent, stagnent, reculent, cherchent, s’effarent et gémissent, pendant que le service de la voirie sourit cruellement, tel le Minotaure. Le plus curieux, c’est que dans ces rues barrées pour cause de travaux, on voit rarement des travailleurs. La voie est déserte, la croûte d’asphalte est enlevée par endroits et des morceaux de tarte en bitume sec gisent sur la chaussée. Mais on n’aperçoit aucun ouvrier, et la note d’animation n’est donnée que par d’agiles commerçants ambulants, qui vendent des porte-monnaie, de la poudre pour les cuivres, des appareils à découper artistement les légumes ou de gaies petites manivelles destinées à fouetter la crème Chantilly. Assurément, ce n’est pas uniquement pour aider au développement de ces industries qu’on arrête brusquement la vie roulante de nos rues et de nos faubourgs; est-ce au moins pour donner à nos concierges, privés de villégiature, l’illusion d’une paix champêtre? * * * * * Il n’y a qu’une catégorie de rues qui puissent être assurées de n’être jamais barrées; ce sont les rues détériorées et qui, par leur mauvais état naturel, rendent inutile la création d’obstacles factices. Telle l’avenue de Villiers à certains endroits, entre la place Malesherbes et la rue Cardinet. Quel démon perfide, habile sculpteur sur pavé de bois, a creusé ces ornières compliquées, fait saillir ces exhaussements soudains, combiné ces petites banquettes et ces douves imprévues? L’autre nuit, une auto qui passait là-dedans se sépara d’une de ses roues. La voiture avait semblé tout à coup s’enfoncer dans la terre, et ses passagers, en même temps, avaient aperçu la roue d’avant de droite qui roulait toute seule, à quelques mètres sur la gauche, ivre de liberté. Pendant qu’un des chauffeurs était allé chercher du secours, l’autre, un monsieur barbu et respectable, était resté en surveillance auprès de la voiture, et, tout fier d’avoir été d’un accident, donnait complaisamment des détails à tous les passants curieux qui faisaient cercle autour de l’auto désemparée. Des gentlemen attardés, des garçons de café rentrant au logis et de tranquilles apaches assistaient à ce cours du soir pour adultes. Seuls, les agents cyclistes ne s’arrêtaient pas; car les agents cyclistes ne sont préoccupés que de guetter les voitures en vitesse, et les accidents ne les intéressent point; ils passent, sans daigner les voir, devant les voitures en carafe, et méprisent d’une façon générale l’immobilité, cet excès de lenteur. LES RÊVEURS Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais quand je vais en auto et que je suis installé sur le siège, à côté du mécanicien, il m’est impossible de distraire mes yeux du spectacle toujours renouvelé de la route. J’ai beau avoir fait cent fois le même chemin, je découvre ou je précise des coins de paysage que je n’avais jamais bien vus. Ainsi, cette route de Varaville à Cabourg, que j’ai si souvent parcourue, elle était ce matin plus jolie et autrement jolie que les autres fois. Sinueuse et calme entre les haies d’arbres qui la bordent, elle avait l’air d’une rivière (au cours très lent). Elle tournait à droite, puis brusquement à gauche, puis à droite encore, sans qu’il fût possible de savoir pourquoi. Elle était d’une gaîté silencieuse; pas pressée du tout, elle s’amusait discrètement. Cependant notre sirène mugissait, sinistre, comme pour prévenir mille dangers. O! la voix peu enchanteresse des sirènes d’autos! J’imagine que les jolies personnes qui finissaient en queue de poisson avaient tout de même, pour entôler les navigateurs, des chants plus captivants. Il n’y avait personne sur la route, et vraiment cette sirène insistante joignait l’inutile au désagréable. Cependant, comme le chemin, las d’avoir tourné, se décidait à filer tout droit, nous aperçûmes, à deux cents pas devant nous, une carriole qui allait son petit train, en plein milieu de la route. La sirène saisit avec joie ce léger prétexte et se mit à geindre avec véhémence. A quoi pensent les charretiers et les paysans qui conduisent les carrioles? On les croit occupés de vils calculs: ce sont des poètes! On croit qu’ils supputent, et ils rêvent... Quand brusquement ils entendent la sirène et la trompe, ils ont toujours l’air d’enfants réveillés en sursaut. Ils donnent un coup de guide saccadé, dirigent leur cheval droit sur le bas-côté, et cheminent tout près du fossé, d’une façon un peu inquiétante. Le temps n’est plus où ils maugréaient contre l’automobile. Non, ils sont résignés. Depuis qu’ils savent très bien qu’on n’entendra pas leurs injures, ils ont fait un grand pas vers la modération et le silence. * * * * * Il n’y a pas qu’eux en France qui soient des rêveurs. Il suffit que certains hommes aient une tâche fixe identique pour essayer de s’en évader par les moyens les plus rapides. Il n’est pas nécessaire d’être isolé dans de grands espaces vides, comme les pâtres chaldéens. On peut être entouré d’une foule affairée et bruyante. La Tour d’Ivoire n’a pas nécessairement des parois d’ivoire véritable. Construite par le rêve, elle est hermétiquement close et d’une solidité à toute épreuve. Ainsi les contrôleurs d’omnibus, qui sont dans les stations, m’ont toujours paru les hommes les plus indifférents aux bruits du monde, les plus détachés des préoccupations humaines, et notamment des questions de transport et de correspondances. Et quand ils demandent quelle est la personne descendue de l’impériale, c’est avec une sorte de voix de l’au-delà, mais qui n’en est pas moins autoritaire. L’automobile, l’autobus, a un peu agité toutes ces ombres et sorti de leurs méditations toutes ces personnalités songeuses. Mais, il y a peu de mois encore, avec quelle admirable lenteur le contrôleur quittait son petit chalet tranquille pour arriver jusqu’à l’omnibus. Et tous les gens pressés qui se trouvaient dans le véhicule comprenaient tout à coup qu’ils avaient tort d’avoir tant de hâte: l’indolence du contrôleur leur donnait une leçon édifiante sur la vanité de leurs occupations. Je n’ai vu des exemples d’un aussi beau nonchaloir que chez les conducteurs de ces voitures publiques que l’on appelle encore des diligences. Je prenais quelquefois la diligence sur une route de douze kilomètres qui séparait deux ports de mer de ma connaissance. Jamais je n’ai eu une aussi forte impression de l’esclavage, de l’esclavage éternel, sans nul espoir de rébellion. L’homme, coloré solidement et plein de moustache, qui conduisait la voiture, était l’autorité même. Denis de Syracuse, auprès de lui, eût paru un blond timide. La station qu’il faisait à mi-route devant une petite auberge se prolongeait ou s’abrégeait à son gré, durant que son chargement humain cuisait au soleil, aussi docile que des ballots de cotonnade. Qu’est devenu cet homme terrible, maintenant qu’un autobus a remplacé son asthmatique patache? Je ne puis croire qu’il se soit résigné à un autre métier, et comme les places de dictateurs et de tyrans sont rares, j’imagine qu’il a disparu brusquement des yeux du monde, englouti sans doute par la terre. On a voulu opposer à ces champions de nonchalance, les contrôleurs d’omnibus et les conducteurs de diligences, certains employés des compagnies de chemins de fer, les préposés ou préposées aux billets dans les gares balnéaires. Et le fait est qu’il est très intéressant quand le train est en gare et va partir d’une seconde à l’autre, de voir le préposé aux billets indécis au milieu de ses petits casiers. J’en ai vu un qui préparait un petit carton manuscrit pour chaque voyageur. Je ne sais pas ce qu’il y notait, mais ça n’en finissait pas; on avait l’impression qu’il écrivait ses mémoires. * * * * * Au fond, cette lenteur est bien une lenteur nationale. Elle est même internationale et universelle. Et le charretier rêveur que nous rencontrons sur les routes n’est qu’un échantillon pas plus spécial que les autres; seulement, les autres, nous ne les rencontrons pas. Déjà l’automobile en a corrigé un certain nombre. Ceux-là, on les reconnaît de très loin, par la façon scrupuleuse et exagérée dont ils tiennent leur droite. Mais les autres, ceux qui n’y pensent pas, ceux qui ne se dérangent que lorsque l’auto a freiné, pourquoi errent-ils sur la gauche de la route au lieu de vaguer sur la droite? D’après les lois du hasard, il devrait y en avoir un tiers sur la droite, un tiers sur la gauche, et le reste au milieu. Mais non, il faut qu’ils aillent tous du même et du mauvais côté. Je connais cependant un pays où ils restent tout naturellement sur leur droite: c’est en Angleterre, où il faut prendre sa gauche. L’INVITÉ DES GIRAUD Les Giraud avaient une maison de campagne, assez bien située, avec une verdure très suffisante et une vue sur une colline lointaine, derrière laquelle était la mer. Les Giraud, depuis douze ans, venaient passer là trois mois d’été. La maison n’était pas à eux. Ils la louaient quatre mille francs, tout compris. La vieille demoiselle qui louait cette maison l’aurait bien vendue. Mais M. Giraud hésita pendant cinq ans, et, quand la propriétaire mourut et que la propriété fut mise en vente, il la poussa timidement jusqu’à quatre-vingt-quinze mille francs, alors qu’il avait décidé d’aller jusqu à cent mille. Tout le domaine fut vendu quatre-vingt-seize mille francs. M. Giraud, pour se consoler, répéta chez lui que l’adjudicataire avait l’air d’en vouloir, et qu’il aurait poussé la maison bien plus haut. M. et Mᵐᵉ Giraud recevaient chaque année plusieurs personnes de leurs relations, qui se relayaient dans les chambres d’amis. Un seul invité restait tout l’été, arrivant avec les Giraud et repartant quelquefois deux ou trois jours après eux. C’était un célibataire assez âgé que l’on appelait dans le pays et dans les châteaux environnants l’invité des Giraud. Il avait bien un nom, mais on préférait le désigner par son titre. * * * * * L’invité des Giraud était un homme assez maussade; il parlait peu, mais ce n’était pas pour choisir ses paroles; ou alors, s’il les choisissait, il fallait penser qu’il gardait pour lui le meilleur de ses réflexions. On avait d’abord demandé aux Giraud quel était le charme de leur invité; mais on avait remarqué qu’ils n’étaient pas fixés, et que cette question, à cause de cela, les gênait. Alors, on n’avait plus osé leur en parler davantage. On savait seulement, en remontant très haut dans l’histoire, que l’invité des Giraud était venu la première année, pendant une quinzaine seulement, en septembre. Il s’était plu dans la maison. On avait eu l’imprudence de dire devant lui que la campagne, dans le pays, était encore plus belle en juillet qu’aux approches de l’automne; alors, dès l’année suivante, il était venu pendant trois mois. Si l’on n’osait, devant les Giraud, discuter ses titres, on en parlait beaucoup, en revanche, entre invités. Et l’on s’étonnait, après chaque discussion, de voir qu’une telle place d’invité était échue à ce vieux gaillard, dénué non seulement de tout agrément, mais de toute utilité. Car il était incapable de faire un quatrième au bridge ou au tennis. Il ne marchait que dans l’intérieur de la propriété et n’allait jamais se promener du côté de la poste. On ne pouvait compter sur lui pour rapporter du tabac et des journaux de la ville voisine. A table, il mangeait beaucoup et ne dédaignait pas les meilleurs morceaux. Il buvait, les dents serrées, en faisant entendre un sifflement un peu agaçant. Ce qu’il y a toujours eu de curieux, par exemple, c’est l’autorité énorme qu’il avait chez les Giraud. Et cette autorité était indiscutable, parce qu’elle ne s’appuyait sur aucun titre. Un titre quelconque, on aurait pu le contester. Les Giraud, dans leur maison, ne se plaisaient qu’à demi, et ils auraient volontiers choisi un autre lieu de villégiature. L’année où la propriété fut mise en vente, le gérant, qui était du pays, vint annoncer que le loyer serait augmenté de cinq cents francs. C’était un bon prétexte pour déménager, et tous les invités, sauf un, furent d’avis de louer quelque chose ailleurs. Seul, l’invité principal tint bon. Et il n’eut pas grand effort à faire pour impressionner les Giraud. --Et vous, qu’en pensez-vous? lui demanda M. Giraud avec une certaine émotion. J’ai bien envie de ne pas relouer l’année prochaine. --Pourquoi ça? Il n’ajouta rien à ce pourquoi ça? prononcé d’une voix calme, et sans anxiété dans l’interrogation. Mais ce simple pourquoi ça? jeté en travers de nos arguments, les renversa par une force mystérieuse. * * * * * On voulut s’adresser au propriétaire lui-même. Mais il voyageait, il était insaisissable. On signa avec le gérant un nouveau petit bail de trois ans. Le loyer, au bout de trois ans, fut porté à cinq mille. La vulgarisation des autos a donné une plus-value notable aux propriétés de plaisance éloignées des gares. La question de situation a beaucoup moins d’importance, puisque la distance n’existe plus. Les Giraud, cependant, n’avaient pas d’auto. Mais ce raisonnement les convainquit tellement qu’ils payèrent cinq mille francs et achetèrent une automobile. L’invité fut emmené dans les promenades. Il ne sembla pas s’y déplaire. On lui donna un siège inamovible sur la banquette du fond. A ce moment, l’invité commença à avoir sérieusement ce qu’on appelle «une mauvaise presse». Les autres invités, sacrifiés, murmurèrent. Mais les murmures, contenus, n’arrivaient pas jusqu’aux Giraud. L’ère automobile consolida la puissance de l’invité, qui s’augmentait naturellement à chaque prérogative nouvelle qui était échue à ce personnage. Seulement, la Providence, qui avait l’air de penser à autre chose, et dont personne n’attendait plus l’intervention, la Providence entra brusquement en scène. Par un mois de mai perfide, un chaud et froid emporta en quelques jours cet invité considérable. Nous ne l’aimions pas... Et nous fûmes émus. C’était quelque chose de très important qui disparaissait. Il nous avait semblé qu’il était indestructible, au-dessus des atteintes de la mort. Mais nous eûmes bientôt l’occasion de comprendre que, s’il s’était laissé mourir, c’est qu’il avait ses raisons. Cet homme mystérieux avait de quoi nous en boucher un coin, même après sa mort... Les Giraud apprirent que, depuis sept ans, leur véritable propriétaire n’était autre que leur invité lui-même, dont personne n’avait jamais connu au juste la vraie situation de fortune. On sut qu’à la mort de la propriétaire, il avait acquis secrètement, au moyen d’une ingénieuse combinaison de prête-nom, la propriété où il continua, sept années encore, à se faire nourrir et loger. --Voilà donc pourquoi, dit Mᵐᵉ Giraud, il nous conseillait d’accepter toutes ces augmentations de loyer! --Et c’est sans doute lui qui m’a empêché de pousser plus haut les enchères, dit M. Giraud, quand il a fait adjuger la maison à un de ses hommes de paille. Je ne m’en souviens plus, mais il a dû me tirer par mon paletot... Ils étaient très frappés; ils gardaient cependant à leur invité un certain attachement et ne retournèrent plus dans leur maison de campagne. Ça impressionnait M. Giraud, et ça faisait peur à Mᵐᵉ Giraud, qui craignait les fantômes. Et, en effet, cet invité tenace eût été bien capable de revenir dans cette maison, mais d’y revenir s’y faire héberger en qualité de revenant. TABLE DES MATIÈRES Guide pratique de l’invité en automobile 1 Le mécanicien 5 Un amateur d’automobile 10 Conseils aux routiers 17 Au cirque 23 La brune et la blonde 29 La dispute 37 Un artiste 43 Sur la route 49 Fatma 55 Une curieuse disparition 62 Celui qu’on n’emmène pas 71 Service public 76 Le musée de porcelaines 82 La petite bébète 88 Chirurgien-dentiste 95 Visiteurs 101 A la salle 107 Les gratteurs 113 Un match 119 Les joies de la lecture 126 Chambres d’hôtels 134 Autour du quarantième degré 139 Un homme pratique 143 En chemin de fer 150 Un vieux Parisien 157 Emplettes 163 Un employé peu recommandable 169 Les deux chauffeurs 174 Un bon mécanicien 179 Louis... Louis... 184 Hans Humpethans 191 L’organisateur 196 Touristes 201 Un cheval fashionable 208 A l’étroit 213 Citronnet 219 Une race qui s’éteint 226 Un vrai pur 232 La pluie et le beau temps 238 L’écriteau 244 De hardis chauffeurs 250 Villégiatures 257 Le tir 263 Un sport 273 Albert 277 Aller et retour 283 Dans le train 290 Argan chauffeur 297 Un invité 305 Ecluses et barrières 314 Les rêveurs 320 L’invité des Giraud 326 ÉVREUX, IMPRIMERIE CH. HÉRISSEY ET FILS * * * * * LES LIVRES DU JOUR FRÉDÉRIC MASSON Autour de Sᵗᵉ-Hélène Deux Volumes GEORGES OHNET Mariage Américain TRISTAN BERNARD Les Veillées du Chauffeur JEAN BERTHEROY Le Colosse de Rhodes MAURICE STRAUSS La tragique Histoire des Reines Brunehaut et Frédégonde AMÉDÉE ROUQUÈS Le Jeune Rouvre ROMAIN ROLLAND Jean Christophe à Paris La Foire sur la place Antoinette H. Amic et l’Auteur de _Amitié Amoureuse_ Jours passés LÉO CLARETIE Cadet la Perle TANCRÈDE MARTEL Blancaflour CHARLES FOLEŸ L’Écrasement NONCE CASANOVA Les Dernières Vierges LIBRAIRIE OLLENDORFF 50, Chaussée d’Antin, PARIS IMP. LA SEMEUSE, PARIS & ÉTAMPES *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES VEILLÉES DU CHAUFFEUR *** Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. 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START: FULL LICENSE THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase “Project Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg™ License available with this file or online at www.gutenberg.org/license. Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™ electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg™ electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your possession. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg™ and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state’s laws. The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation’s website and official page at www.gutenberg.org/contact. Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine-readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit www.gutenberg.org/donate. While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: www.gutenberg.org/donate. Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For forty years, he produced and distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in the U.S. unless a copyright notice is included. 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