The Project Gutenberg EBook of L'Odyssée, by Homère

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Title: L'Odyssée

Author: Homère

Illustrator: A Calbet

Release Date: August 29, 2016 [EBook #52927]
Last Updated: September 5, 2016

Language: French

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Au lecteur

Table

Collections Edouard Guillaume

"PAPYRUS"


HOMÈRE


L'Odyssée

PARIS

LIBRAIRIE L. BOREL

21, Quai Malaquais, 21


1897


"PAPYRUS"



"Collection Papyrus"


L'Évolution des Lettres et des Arts


L'Odyssée



Collections Edouard Guillaume

"PAPYRUS"


HOMÈRE


L'Odyssée

Illustrations de A. Calbet

PARIS

LIBRAIRIE L. BOREL

21, Quai Malaquais, 21


1897


IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE

25 exemplaires sur papiers de Chine et du Japon

Tous ces exemplaires sont numérotés
et parafés par l'Éditeur


L'Odyssée



Chant Premier


ITHAQUE

Muse, dis-nous les maux nombreux, les longues souffrances du divin Ulysse au retour de Troie la ville sacrée, dis-nous ses luttes pour sa vie et celle de ses compagnons,—les insensés!—auxquels furent ravi le jour du retour, pour avoir immolé les génisses saintes du Soleil.

4

Fille de Zeus, redis-nous sa détresse, alors que tous les autres chefs grecs, ayant évité la mort glacée, retrouvaient leurs foyers riants, celui-là seul était retenu dans l'île enchanteresse de Calypso, belle entre les déesses; elle le désirait pour époux, brûlant d'amour pour lui.

Les Dieux avaient pitié de lui, Neptune seul n'apaisait pas son courroux, et pendant les festins que les Ethiopiens célébraient en son honneur, les dieux, profitant de son absence, se rassemblèrent dans le palais de Zeus qui leur dit, en pensant au bel Egisthe, tué par Oreste:

—Dieux grands! les mortels nous accusent des maux qui leur adviennent. Voyez, Égisthe, bravant le destin, s'est uni à l'épouse du fils d'Atrée; il a tué celui-ci à son retour, malgré les avis de Mercure et sans craindre, d'Oreste, la juste vengeance.

Minerve aux yeux bleus répondit:

—Égisthe a expié son crime, périsse ainsi celui qui voudrait 5 l'imiter, mais je pense au sage Ulysse et mon cœur se déchire, en le voyant retenu dans la demeure de la perfide Calypso. Les caresses de la fille d'Atlas ne peuvent lui faire oublier la douce patrie.—O Zeus, ne te souviens-tu donc plus des nombreux sacrifices qu'il t'offrait sous la vaste Troie?

Celui qui assemble les nuées dit:

—Enfant, je me souviens, mais Neptune ne peut oublier que le rusé Ulysse a ravi la vue au Cyclope Polyphème, son fils divin qu'enfanta Thoosa, fille de Phorcys. Cependant il renoncera à sa colère, ne pouvant lutter seul contre notre volonté.

Minerve répondit alors:

—Si tel est ton désir, père des dieux, envoie Mercure ordonner à la Nymphe aux belles tresses de laisser Ulysse quitter son rivage. Moi j'irai à Ithaque exciter Télémaque à chasser du palais de son père les prétendants arrogants, et à partir pour Sparte et Pylos la sablonneuse, retrouver les traces de son père chéri.

6

Elle dit et attachant ses belles sandales d'or et d'ambroisie, elle partit sur le souffle des vents et s'arrêta devant la porte du palais d'Ulysse, prenant la figure de Mentès, chef des Taphiens. Là, sont les fiers prétendants réjouissant leur cœur; les serviteurs empressés versent le vin dans les cratères et découpent des viandes en abondance.

Au milieu d'eux, Télémaque, songeur, aperçoit la déesse, et venant la prendre par la main, il lui dit:

—Salut, ô étranger aimé de nous; repose-toi, mange et bois et dis-nous tes désirs?

Et lui prenant des mains sa lance il la dépose auprès de celles de son père; puis il fait asseoir Minerve sur un siège artistement travaillé, loin du bruit, voulant la questionner sur l'absence de son père. Un serviteur apporte des viandes et met près d'eux des coupes d'or; un héraut leur verse du vin.

Alors entrèrent les prétendants superbes; les hérauts leur versèrent 7 l'eau sur les mains; des servantes servirent le pain et des serviteurs remplirent les cratères.—La faim et la soif apaisées, un héraut mit une lyre aux mains de Phémios et tandis qu'il préludait, par contrainte, devant les prétendants, Télémaque dit bas à Minerve:

—Cher hôte, vois ce qui occupe ces hommes: la lyre et le chant. Ils n'ont d'autres soucis que de dévorer impunément le bien d'un homme dont les os blanchis gisent sur terre ou roulent au sein de l'onde amère. Certes, s'il apparaissait, tous se déroberaient par une course rapide. Hélas! Ulysse a péri et le jour du retour ne luira plus pour lui. Mais dis-moi, ami, qui es-tu? Dis-moi le nom de ton peuple, de ta ville, de tes parents? Où est ton vaisseau, où sont tes matelots? Parle avec franchise, es-tu un hôte de mon père?

La déesse à l'iris bleu lui dit ces paroles:

—Je suis Mentès, fils d'Anchialos 8 roi des Taphiens habiles à la rame. Je vais à Témésé chercher du cuivre, j'y mène du bronze étincelant. Mon navire est dans le port Rheithron au pied du vert Néïon.—Depuis longtemps l'hospitalité nous unit, ton père et moi; interroge le sage Laërte. Ce vieillard, dit-on, vit retiré au milieu des vignes dans son fertile enclos. Je croyais ton père de retour; les dieux sans doute ne l'ont pas voulu, mais il n'est pas mort et je te prédis son retour prochain, car je connais son esprit fertile en expédients. Mais toi, réponds à ton tour, es-tu le fils d'Ulysse, tu lui ressembles et tu as ses beaux yeux? Nos relations étaient fréquentes avant son départ pour Troie sur ses vaisseaux creux, mais depuis lors je ne l'ai pas revu.

Télémaque prudemment lui dit:

—Ma mère dit que je suis le fils d'Ulysse. Ah! que ne suis-je plutôt le fils d'un homme heureux.

La déesse Athéné lui répondit:

—Les dieux protègeront la postérité 9 d'Ulysse et de Pénélope; mais réponds sincèrement, pourquoi ce repas? qui sont ces convives dont l'insolence passe la mesure?

Télémaque tristement dit:

—Cette maison était jadis opulente et magnifique, alors que le héros était au milieu des siens; je ne m'affligerais point autant s'il avait péri sous les murs de Troie; les Grecs lui eussent alors élevé un tombeau et j'aurais hérité de sa gloire. Mais il a disparu, ne me laissant que douleurs et gémissements à la pensée de ses malheurs et des miens. Aujourd'hui les princes qui règnent sur Dalichion, sur Samé, sur Zacynthe verdissante, et ceux qui commandent dans la pierreuse Ithaque, tous recherchent ma mère vénérée et gaspillent mon bien. Pénélope ne peut se résigner à un hymen odieux et ma vie même est menacée.

Pallas Athéné, courroucée, répondit:

—Dieux grands! combien dois-tu regretter qu'Ulysse n'apparaisse au 10 seuil de ce palais, armé comme je le vis pour la première fois, revenant d'Ephyre, d'auprès d'Illos, fils de Merméros.—Il était allé sur ses rapides vaisseaux, chercher le poison mortel pour tremper l'airain de ses flèches; mais Illos craignant les dieux refusa. Ce fut mon père qui le lui donna. Si donc, tel que je le vis alors il apparaissait, ces prétendants rapaces auraient courte existence et tristes noces! mais des dieux seuls dépendent son retour et sa vengeance! Maintenant écoute mes paroles: Demain convoque les héros grecs, invite-les à retourner chez eux; que ta mère retourne dans le palais de son père, et, si son cœur la pousse à l'hymen, que ses parents lui préparent une dot nouvelle digne d'une fille chérie. Pour toi, pars sur un vaisseau rapide, va à la recherche de ton père.—A Pylos, interroge Nestor et à Sparte le blond Ménélas. Assure-toi qu'Ulysse est toujours vivant et attends encore un an son retour. Si au contraire il est mort, retourne 11 dans ta patrie célébrer des funérailles magnifiques, puis donne un époux à ta mère. Ceci accompli, cherche par ruse et par force à te débarrasser des prétendants. Songe au divin Oreste, tuant l'artificieux Égisthe, l'époux de sa mère, l'assassin de son père.—Je te vois beau et grand, montre du cœur comme lui. Pour moi, je rejoins mon noir vaisseau, mes compagnons s'impatientent. Toi, songe à mes paroles.

Télémaque dit:

—Étranger, tes paroles bienveillantes sont celles d'un père à son fils, je suivrai tes conseils. Mais rien ne presse, prends un bain, réjouis ton cœur, et tu retourneras à ton vaisseau emportant le don magnifique que l'hôte offre à son hôte.

Minerve aux yeux étincelants dit alors:

—Ne me retiens pas, car je dois partir. Le présent que ton cœur m'offre, tu me le donneras à mon retour, et si beau qu'il soit, le mien l'égalera.

12

Elle dit et disparut, ayant mis au cœur de Télémaque le courage et l'audace, car il avait reconnu la déesse.

Télémaque, semblable à un dieu, rejoignit les prétendants; en ce moment l'aède illustre chantait le retour funeste des Achéens au sortir de Troie; tous l'écoutaient en silence. La prudente Pénélope entendait ce chant divin et son cœur se fondait de douleur; elle descendit le bel escalier de marbre, et du seuil de la salle, deux suivantes à ses côtés, la fille d'Icarios, tout en larmes sous son voile brillant, dit à l'aède divin:

—Phémios, tu connais d'autres récits enchanteurs, cesse donc ce chant lamentable qui toujours navre mon cœur et me rappelle le héros chéri, ravi à ma tendresse.

Télémaque prenant la parole dit:

—Ma mère, pourquoi ce reproche à l'aède charmeur, Zeus seul est coupable, car il fait à chacun sa part. Ulysse n'est pas le seul à qui le jour du retour ait été ravi devant 13 Troie. Reprends la toile et le fuseau et ordonne à tes suivantes d'accomplir leur tâche. Parler est le partage des hommes; c'est le mien, je suis seul maître ici.

Pénélope, l'esprit pénétré de ces paroles remonta dans son appartement, pleurer Ulysse jusqu'à l'heure où Minerve lui versa le doux sommeil qui fait oublier.

Cependant les prétendants orgueilleux remplissaient de leur tumulte le sombre palais; tous brûlaient d'amour pour la chaste épouse d'Ulysse, et souhaitaient partager sa couche divine. Le sage Télémaque, outré de leur audace, leur dit ces paroles rapides:

—Prétendants de ma mère, hommes à l'insolence superbe, réjouissez-vous et faites bonne chère, écoutez l'aède à la voix incomparable, mais cessez vos clameurs, car je vous le déclare sans détours, ma volonté est 14 que demain vous sortiez de ce palais; allez manger vos biens en festins dans vos propres demeures.

Il dit et tous s'étonnaient de ces paroles audacieuses. Antinoos, fils d'Euphithès lui répondit:

—Pourquoi ce langage menaçant, te crois-tu déjà roi d'Ithaque par ta naissance et par la volonté du fils de Saturne?

Télémaque, sagement répliqua:

—Antinoos, ne trouve pas mauvais que j'ai l'ambition de devenir roi d'Ithaque si telle est la volonté de Zeus—mon désir aujourd'hui est de gouverner ma maison et les biens d'Ulysse mon père.

Eurymaque, fils de Polybe, dit alors:

—Les dieux seuls connaissent celui qui régnera sur Ithaque, pour toi, gouverne tes biens, personne ne songe à te dépouiller. Mais dis-moi, quel est cet étranger, que voulait-il? T'apportait-il des nouvelles de ton père? Et pourquoi est-il parti sans se faire connaître?

15

Le prudent Télémaque répondit:

—Eurymaque, je n'espère plus le jour du retour de mon père; quant à cet étranger, il dit être Mentès, fils d'Anchialos, il règne sur les Taphiens habiles à la rame.

Ainsi parla Télémaque, mais dans son cœur, il avait reconnu la déesse.

Le soir noir survint, interrompant la musique et la danse; chacun se retira, et Télémaque, l'esprit agité, gagna sa haute demeure précédé par la vertueuse Euryclée, portant deux flambeaux allumés. Euryclée fille d'Ops et petite-fille de Pisénor, était une enfant quand Laërte l'échangea contre vingt bœufs, et il l'honorait dans son palais à l'égal de sa chaste épouse; mais elle ne partagea point sa couche, Laërte craignant la colère de la reine.—Ce fut elle qui éleva Télémaque; il l'aimait plus que les autres servantes. Euryclée, ayant arrangé avec soin la tunique moelleuse, la suspendit près du lit sculpté et sortit de l'appartement; 16 elle tira la porte par l'anneau d'argent et fit glisser le verrou, laissant Télémaque méditer au voyage que Minerve lui conseillait.


Chant II


TÉLÉMAQUE

Quand parut l'Aurore aux doigts de rose, Télémaque s'élança de sa couche, se vêtit et suspendit à son épaule un glaive aigu. Puis il donna l'ordre aux hérauts d'assembler les Grecs chevelus. Il se rendit alors à l'assemblée. Ses deux chiens aux pieds rapides suivaient ses pas. 20 En le voyant s'avancer, le peuple fut saisi d'admiration, car une grâce divine était sur sa personne. Il s'assit sur le siège royal et les vieillards l'entourèrent respectueusement. Un héros courbé par les hivers, Egyptios, parla le premier; il avait quatre fils: le belliqueux Antiphus qui suivit Ulysse à Troie riche en coursiers et qui trouva la mort funeste dans l'antre du Cyclope cruel; Eurynomus, prétendant de Pénélope et deux autres qui cultivaient les champs paternels. Le vieillard pleurant son fils Antiphus dit:

—Habitants d'Ithaque, depuis le jour où le divin Ulysse partit sur ses vaisseaux creux, c'est la première fois que les hérauts nous réunissent. A-t-on des nouvelles de l'armée?... Pourquoi cette assemblée?... Qui nous a convoqué?...

Télémaque se levant, prit le sceptre des mains du héraut Pisénor et dit à Egyptios:

—O vieillard! c'est moi qui ai convoqué le peuple pour lui dire 21 ceci: Un grand malheur m'accable, j'ai perdu mon père chéri qui régnait sur vous si paternellement, et profitant de ma faiblesse, des hommes puissants recherchent ma mère contre son gré; n'osant la demander à son père Icarios, ils viennent tous les jours dans notre maison, égorger nos troupeaux et boire nos vins généreux; n'est-il point d'homme semblable à Ulysse qui puisse écarter ce fléau de ma demeure? Je vous adjure au nom de Zeus, faites cesser ces choses et laissez-moi à ma douleur profonde.

Il dit et jeta son sceptre en versant des larmes amères. Tous furent saisis de compassion; seul, le prétendant Antinoos prit la parole:

—Télémaque, discoureur altier, pourquoi ce langage, veux-tu nous outrager? Tu n'ignores pas cependant que ta mère seule est coupable, par ses ruses, car voilà trois ans, bientôt quatre, qu'elle nous berce de promesses. Voici le dernier stratagème imaginé par son esprit. 22 Elle tissait sur son plus grand métier une toile sans fin. «Jeunes prétendants, nous disait-elle alors, puisque le divin Ulysse est mort, laissez-moi terminer ce voile funèbre destiné au héros Laërte dès que la Parque l'aura couché dans le tombeau. Les femmes grecques s'indigneraient si je laissais sans linceul cet homme de bien.» Nous l'écoutions et elle ourdissait pendant le jour ce voile funéraire qu'elle défaisait à la clarté des flambeaux. Durant trois années elle dissimula, mais une de ses suivantes, la quatrième année, nous avertit et nous surprîmes la rusée Pénélope défaisant le voile superbe. Renvoie donc ta mère et qu'elle désigne celui d'entre nous qu'elle agréera; mais n'espère point avant cela nous voir reprendre le chemin de nos palais.

Télémaque lui répondit:

—Antinoos, ce n'est pas à moi de chasser de sa maison celle qui m'a enfanté; quant à vous, s'il 23 vous semble juste de mettre au pillage ma demeure, j'en appellerai à Zeus dont la vengeance sera terrible.

Il dit et Zeus fit partir de la nue à son intention, deux aigles qui volèrent au-dessus de l'assemblée bruyante; à cette vue, les Grecs furent saisis d'étonnement. Halitherse, fils de Mastor, vieillard qui excellait à expliquer les présages dit:

—Ithaciens, et vous surtout, prétendants, un grand malheur vous menace. Ulysse est peut-être déjà près d'ici, préparant votre mort. Quand il partit pour Ilion, ne lui avais-je pas prédit qu'il reviendrait seul dans sa patrie après vingt années d'absence? Ces choses s'accomplissent aujourd'hui.

Eurymaque, fils de Polybe, lui dit alors:

—Vieillard stupide, reste chez toi à prédire l'avenir à tes enfants et contempler le vol des oiseaux. Ulysse est bien mort; plût aux dieux que tu eusses péri avec lui; tu n'exciterais 24 pas ainsi Télémaque dans l'espoir d'une récompense. Voici ce que je propose à Télémaque: Qu'il ordonne à sa mère de retourner chez Icarios et de choisir un époux, car aucun de nous ne renonce à sa main. Nous ne craignons personne, ni Télémaque grand parleur, ni toi, vieillard insensé, et nous consumerons sans remords les richesses d'Ulysse tant que la rusée Pénélope différera son mariage.

Télémaque lui répondit:

—Eurymaque et vous nobles prétendants, les dieux et les Grecs savent désormais ce qui en est. Donnez-moi un vaisseau rapide et vingt compagnons, j'irai à Sparte et à Pylos m'informer de mon père; s'il est vivant, j'attendrai un an encore; s'il est mort, je reviendrai pour lui élever un tombeau et faire des funérailles dignes de lui, puis je donnerai un époux à ma mère.

Alors Mentor, le fidèle intendant de la maison d'Ulysse, se leva, et prononça ces paroles:

25

—Ecoutez, Ithaciens! Puisque personne parmi vous ne se souvient du divin Ulysse et de sa douceur paternelle, ne craignez-vous pas de mériter un roi cruel et injuste, pour demeurer tous ainsi lâches et sans voix, devant les exigences de ces quelques prétendants audacieux?

Léocrite, fils d'Evénor lui répondit:

—Mentor, ton esprit insolent se trouble; tu crois exciter le peuple contre nous, mais Ulysse lui-même ne parviendrait pas à nous chasser de son palais. Pour vous, Ithaciens, séparez-vous; retournez à vos travaux, Mentor et Halitherse prépareront à loisir le départ de Télémaque.

Il dit. Les Grecs se dispersèrent et les prétendants retournèrent au palais du divin Ulysse.

Télémaque alors se dirigea vers le rivage pour invoquer Minerve aux yeux bleus. Après avoir purifié ses mains dans l'onde salée, il lui fit cette prière:

—Ecoute-moi, ô déesse. Hier, tu 26 m'ordonnas de partir à la recherche de mon père, mais vois, aujourd'hui les prétendants insolents s'opposent à mon départ.

Alors Minerve, sous la figure de Mentor, s'approcha et lui adressa ces paroles rapides:

—Télémaque, méprise les manœuvres de ces prétendants imprudents qui ne voient pas la Parque noire déjà près d'eux. Ton départ ne sera pas différé; je t'accompagnerai moi-même sur un vaisseau rapide. Va dans ton palais, prépare les provisions; mets le vin dans des amphores et la farine dans des outres épaisses. Je réunirai des compagnons fidèles et nous lancerons un vaisseau creux sur la mer profonde.

Ainsi parla Minerve, et Télémaque retourna au palais le cœur agité. Là, les fiers prétendants dépouillaient des chèvres et flambaient des porcs. Antinoos, riant, vint à Télémaque, lui prit la main et dit:

—Harangueur altier, oublie ta colère et viens avec nous manger et 27 boire en attendant ton départ pour la divine Pylos.

Mais Télémaque lui répondit:

—Antinoos, il ne m'est plus permis de me divertir avec vous; vous avez dissipé mes biens, alors que j'étais enfant; aujourd'hui, je m'instruis, ma volonté se développe, elle m'excite à partir, et puisque les Grecs m'ont refusé un vaisseau et des rameurs, je partirai comme simple passager.

Il dit et retira sa main. Dans le palais les prétendants préparaient leur festin; tous riaient et tenaient des propos injurieux, l'un d'eux parlait ainsi:

—Télémaque médite notre perte. Il ramènera des auxiliaires de Pylos ou de Sparte. Peut-être aussi ira-t-il à Ephire chercher pour nous des poisons mortels.

Un autre disait encore:

—Qui sait s'il ne périra pas lui-même comme Ulysse? Nous partagerions alors ses biens.

Ils disaient ainsi, et Télémaque 28 descendit dans le vaste cellier où se trouvaient de l'or et de l'airain, de riches vêtements, de l'huile parfumée. On y voyait aussi contre la muraille des tonneaux contenant un vin vieux, doux breuvage sans mélange, digne des dieux. L'intendante Euryclée veillait à la porte. Télémaque lui dit:

—Bonne Euryclée, puise pour moi dans les amphores le vin le plus doux après celui que tu gardes pour le noble Ulysse. Remplis douze vases et prépare aussi vingt mesures de farine d'orge dans des outres bien fermées. Je vais à Sparte et à Pylos chercher des nouvelles de mon père chéri. Toi seule connais mon projet; rassemble ces provisions, je les prendrai ce soir quand ma mère reposera.

Mais la tendre Euryclée lui adressa en pleurant ces douces paroles:

—Cher enfant, quel dessein est entré dans ton esprit? Pourquoi entreprendre ce voyage lointain, toi, si tendrement aimé? Reste au milieu des tiens, ne t'expose pas à mille maux sur la mer mouvante.

29

Télémaque lui répondit:

—Rassure-toi, ce dessein m'a été inspiré par une déesse, mais ne le découvre point à ma mère avant onze ou douze jours, à moins qu'elle ne s'afflige de mon absence, ayant appris mon départ.

Euryclée alors jura par les dieux.

Cependant Minerve sous la figure de Télémaque parcourait la ville. A Noémon, fils de Phronios, elle demandait un vaisseau rapide, et rassemblait de robustes compagnons. Elle se rendit ensuite au palais d'Ulysse et répandit le divin sommeil sur les yeux des prétendants; tandis qu'ils buvaient, leurs coupes s'alourdirent dans leurs mains; ils se hâtèrent donc de regagner leurs demeures. Puis Minerve, sous les traits de Mentor dit au fils d'Ulysse:

—Allons, Télémaque, ne différons pas notre départ; tes compagnons aux belles cnémides, n'attendent plus que ton arrivée.

Elle dit et marcha d'un pas rapide suivie de Télémaque. Ils trouvèrent 30 près du vaisseau les rameurs à la longue chevelure.

Télémaque leur adressa ces mots:

—Venez, amis, chercher les provisions toutes préparées dans le palais de ma mère; elle ignore notre dessein, une suivante seule en est instruite.

Les fidèles Achéens chargèrent dans le navire les provisions, délièrent les amarres et s'assirent sur les bancs des rameurs. Télémaque, debout à la poupe près de Minerve qui fit souffler le zéphire puissant, excitait ses compagnons; il fit hisser les voiles blanches et le navire glissa sur la vague bruyante. Puis ils dressèrent des cratères, les emplirent jusqu'au bord de vin doux et firent aux dieux immortels les libations sacrées.


Chant III


PYLOS

Le soleil s'élevait déjà sur la plaine des eaux lorsque Minerve et Télémaque arrivèrent à Pylos. Les habitants, assemblés sur le rivage, offraient à Neptune neuf taureaux noirs. La déesse descendit du vaisseau la première et, s'adressant au fils d'Ulysse, elle lui dit:

—Télémaque, ne sois point 34 timide; n'oublie pas le but de ce voyage qui est de rechercher ton père; parle à Nestor et supplie-le de te dire la vérité.

Télémaque lui répondit:

—Je n'ose m'approcher, n'ayant point l'expérience des sages discours, et je me sens bien jeune pour interroger un vieillard.

Minerve le rassura, lui disant:

—Télémaque, cherche dans ton esprit ce que tu dois dire, un dieu t'inspirera.

Ils arrivèrent auprès des Pyliens. Nestor, avec ses fils et ses compagnons, préparaient le festin: apercevant les étrangers, ils vinrent à leur rencontre, les invitant à s'asseoir. Pisistrate, fils de Nestor et son frère Thrasymède leur offrirent les viandes rôties et, dans une coupe d'or, le vin ambré. Pisistrate dit alors à la fille de Zeus ces paroles de bienvenue:

—Noble étranger, invoque le premier Neptune souverain, en l'honneur duquel nous célébrons ce banquet; 35 puis donne à ton jeune compagnon la coupe de vin parfumé pour qu'il prie à son tour les Immortels.

Il dit et lui présente le vin généreux. Minerve, charmée de la sagesse du héros, adresse les vœux suivants à Neptune.

—O Neptune, écoute ma prière: donne la gloire à Nestor et à ses fils; accorde aux Pyliens la douce récompense de cette hécatombe magnifique, et à Télémaque et à moi, de revenir dans notre patrie, ayant accompli le dessein qui nous amène ici sur notre vaisseau noir.

Ayant ainsi prié, elle donna la coupe au fils chéri d'Ulysse, qui pria à son tour. Dès qu'ils eurent mangé et bu, Nestor prit la parole:

—Etrangers, qui êtes-vous? D'où venez-vous, quel intérêt vous amène à Pylos? Vous n'êtes certes pas des pirates errant sur les routes humides et pillant l'innocente barque?

Télémaque lui dit avec assurance:

36

—O Nestor, fils de Nélée, grande gloire des Grecs, nous venons d'Ithaque à la recherche de mon père, le divin Ulysse, qui, avec toi, renversa la ville des Troyens. J'ignore s'il a péri; je t'en conjure aujourd'hui, dis-moi la vérité. As-tu été témoin de sa triste fin ou quelque mortel te l'a-t-il racontée?

Nestor, cavalier de Gérène, lui répondit:

—O ami, tu me rappelles les douleurs des indomptables Achéens, errant sur les sombres mers, ou combattant la ville de Priam. Là sont tombés les plus vaillants: Ajax, Achille, Patrocle et mon fils Antiloque, si beau, si brave, si léger à la course et si ferme au combat. Que de maux soufferts encore! Comment les raconter tous? Cinq ou six années même n'y suffiraient pas, et fatigué, tu retournerais dans ta patrie avant la fin de mon récit...—Pendant neuf ans, nous luttâmes et nul n'osa jamais se comparer à Ulysse pour la prudence et 37 la ruse. En t'écoutant, je crois entendre parler ton père, avec lequel nous n'avions qu'un cœur dans l'assemblée des Argiens...—Quand la formidable Ilion fut renversée, nous nous en retournâmes sur nos navires emportant nos richesses et nos prisonnières à la large ceinture, mais Zeus nous dispersa pour nos injustices. Ménélas voulait, sans tarder davantage, traverser les plaines humides, mais Agamemnon refusa. Il resta avec la moitié de l'armée pour immoler de saintes hécatombes et apaiser la déesse aux yeux bleus. Arrivés à Ténédos, nous offrîmes les sacrifices divins; Zeus cependant ne nous accorda pas le retour; il alluma parmi nous la funeste discorde. Les uns suivirent le sage Ulysse: pour moi, je continuai ma route avec Tydée et ses compagnons. Ménélas nous rejoignit à Lesbos; nous délibérions sur notre route et les dieux nous envoyèrent un présage, nous ordonnant de voguer vers l'Eubée pour échapper au péril, laissant à 38 gauche, Chio rocailleuse, la côte de Psyria et fuyant le ventueux Minias. Nos navires rapides traversèrent les plaines poissonneuses et abordèrent à Géreste. Le quatrième jour, Diomède atteignit Argos; moi, je me dirigeai vers Pylos et j'ignore, mon cher enfant, quel fut le sort des autres Achéens. J'ai ouï dire que depuis, les Myrmidons valeureux, conduits par le fils d'Achille, ont revu l'heureux jour du retour; de même Philoctète, fils de Péan, et Idoménée. Quant au fils d'Atrée, vous savez sa fin déplorable, mais Egisthe a expié son crime; heureux le héros qui laisse en mourant un fils vengeur. Toi aussi, mon ami, sois vaillant, afin que nos descendants parlent de toi avec honneur.

Le sage Télémaque lui dit:

—Divin Nestor, Oreste a bien vengé son père et la postérité l'honorera. Ah! si les dieux m'avaient donné la force de punir l'insolence des prétendants qui m'outragent! 39 Mais ils me l'ont refusée et je dois souffrir aujourd'hui.

Le cavalier Nestor répondit:

—O ami, je connais tes malheurs et l'arrogance des prétendants qui poursuivent ta mère, mais qui sait si le héros ne reviendra pas les punir? Si Minerve te chérit comme elle chérissait Ulysse, ces audacieux oublieront vite l'hymen.

Télémaque, tristement, lui dit:

—Ah! je n'ose espérer ce bonheur, même avec la volonté des dieux.

La déesse aux yeux bleus dit à son tour:

—Télémaque, quelle parole a franchi la barrière de tes dents? Un dieu, s'il le veut, sauve un mortel, même de loin; cependant les dieux mêmes ne peuvent écarter de lui la mort, commune à tous, quand il est désigné par le destin funeste.

Télémaque lui répondit:

—Mentor, je voudrais maintenant interroger le fils de Nélée sur un autre sujet.—Dis-moi, Nestor, 40 comment est mort Agamemnon? Ménélas n'était donc pas dans Argos, quand Egisthe tua ce héros plus vaillant que lui?

—Mon enfant, lui dit Nestor, voici la vérité: Pendant que sous les murs d'Ilion, nous accomplissions de nombreux travaux, Egisthe, paisible dans Argos, charmait par ses paroles l'épouse d'Agamemnon. La divine Clytemnestre, à la vérité, recula longtemps devant le crime honteux, car près d'elle veillait l'aède charmeur désigné par le fils d'Atrée pour protéger l'épouse. Mais quand l'heure du destin la dompta, l'infidèle suivit le séducteur après qu'il eut fait périr l'aède divin. Ménélas et moi revenions alors des rives de Troie, quand Phébus, près de Sunion sacrée, frappa de ses douces flèches le fils d'Onétor, Phrontis, pilote habile au gouvernail. Ménélas, retenu par les funérailles de son compagnon, atteignit ensuite la haute Malée, et Zeus, déchaînant les vents rapides, dispersa ses vaisseaux, jetant 41 les uns vers la Crète habitée par les Cydons, près de la roche polie par les vagues, à l'extrémité de Gortyne, où le Notos pousse le flot sombre. Là, se brisèrent les vaisseaux, d'où les hommes n'échappèrent qu'avec peine; les autres furent portés vers l'Egypte. Pendant ce temps, Egisthe tuait le fils d'Atrée, soumettait le peuple et régnait sur la riche Mycènes. La huitième année, Oreste, revenant d'Athènes, immolait le meurtrier de son père, le jour même du retour de Ménélas, brave au cri de guerre. Mais toi, ami, ne t'éloigne pas longtemps de ta demeure, pars maintenant pour Lacédémone, où te conduira l'un de mes fils, et là, supplie le blond Ménélas de te dire tout ce qu'il sait du divin Ulysse.

Il dit. Le soleil se coucha; Minerve alors prononça ces paroles ailées:

—O vieillard, tes discours sont d'un sage, mais voici le jour qui disparaît; retirons-nous après avoir offert encore à Neptune les libations sacrées.

42

Les hérauts remplirent les cratères et jetèrent dans le feu les langues des victimes; Minerve et Télémaque voulurent retourner dans le vaisseau creux, mais Nestor les retenant, leur dit:

—J'ai des tapis nombreux dans ma maison, Zeus ne permettrait pas que le fils chéri d'Ulysse couche sur les planches d'un vaisseau tandis que dans mon palais je peux recevoir dignement mes hôtes.

Minerve lui répondit:

—Cher vieillard, Télémaque t'obéira, il te suivra dans ton palais hospitalier; demain, tu lui donneras un char et des chevaux agiles conduits par un de tes fils, et il partira pour Lacédémone. Pour moi je retourne au vaisseau noir, et dès l'aurore j'irai chez les Caucons magnanimes réclamer une dette qui n'est ni nouvelle certes, ni petite.

Ayant ainsi parlé, Minerve disparut semblable à une orfraie; la stupéfaction saisit tous les assistants, et le vieillard, étonné, prenant 43 la main de Télémaque, lui dit:

—Ami, puisqu'un dieu te guide, tu ne seras ni lâche ni faible, j'ai reconnu l'auguste Tritogénie qui honorait ton père.—O déesse, sois-nous propice, à moi, à mes fils et à ma respectable épouse. Je te sacrifierai une génisse d'un an, encore indomptée, et dont les cornes seront entourées d'or.

Pallas entendit sa prière. Puis Nestor, précédant ses fils vers sa belle demeure, versa des libations à Minerve; quand ils eurent bu selon leur désir un vin doux, enfermé depuis onze années dans une urne bien close, ils se retirèrent pour se livrer au sommeil.

Quand parut l'Aurore aux doigts de rose, Nestor, abandonnant sa couche, sortit de son palais et s'assit sur les marbres polis et blancs devant les portiques élevés. Là s'asseyait jadis Nélée, aujourd'hui dompté par 44 le destin et descendu chez Pluton. Nestor, le sceptre à la main réunit ses fils, Echéphron, Stratios, Persée, Arétos et Thrasymède; Pisistrate vint également avec Télémaque; tous s'assirent auprès de Nestor qui prit la parole:

—Chers enfants, je veux me rendre Minerve propice, allez dans la plaine chercher une génisse; qu'un autre aille au vaisseau de Télémaque pour en ramener tous ses compagnons, n'en laissant que deux pour la garde, puis, ordonnez à l'orfèvre Laercès, de venir pour entourer d'or les cornes de la génisse, et, aux serviteurs de ce palais, de préparer un festin.

Il dit et tous s'empressèrent. Nestor donna l'or pour la parure qui réjouit les yeux de la déesse, Arétos apporta l'eau dans un vase orné de fleurs; il portait en outre une corbeille d'orge sacrée. Thrasymède, debout, la hache tranchante dans sa main, se tenait prêt à frapper la génisse. Persée apporta la coupe 45 profonde, et Nestor, conducteur de coursiers, offrit à Minerve les prémices, jetant dans le feu le poil de la tête de la victime.

L'orge sacré répandu, et les prières terminées, Thrasymède frappa la génisse; alors les filles, les brus et la vénérable épouse de Nestor, Eurydice, l'aînée des filles de Clyménos, prièrent à haute voix.

La génisse fut égorgée par Pisistrate, et quand le sang noir eut cessé de couler, les jeunes gens tenant les broches à cinq pointes firent rôtir les chairs qu'ils arrosèrent de vin doux.

Cependant la plus jeune des filles de Nestor, la belle Polycaste, conduisit Télémaque au bain; elle l'oignit, puis le couvrit d'une tunique magnifique, et, beau comme un immortel, il vint s'asseoir à la table du festin. Lorsque tous eurent chassé la faim et la soif, Nestor leur dit:

—Mes enfants allez préparer le char et les coursiers à la belle crinière, afin que Télémaque continue sa route.

46

Il dit et ses fils exécutèrent ses ordres, Télémaque monta sur le char magnifique, Pisistrate prit les rênes et fouetta les coursiers; ceux-ci pleins d'ardeur volèrent rapides, s'éloignant de Pylos.

Ils arrivèrent à Phèrès à la tombée du jour. Dioclès, fils d'Orsilochos, qu'Alphée avait engendré, leur offrit l'hospitalité.

Quand parut la fille du matin, l'Aurore aux doigts de rose, ils remontèrent sur le char orné et bientôt ils arrivèrent au terme de leur voyage.


Chant IV


LACÉDÉMONE

Arrivés dans la profonde vallée de Lacédémone, Télémaque et Pisistrate se dirigèrent vers le palais de Ménélas. Ils le trouvèrent célébrant les noces de son fils et de sa noble fille que jadis, à Troie, il avait promise 50 au fils du vaillant Achille. Il l'envoyait avec des chevaux et des chars dans la ville fameuse des Myrmidons où régnait son époux. A son fils Mégapenthès, il donnait la fille du Spartiate Alector; Mégapenthès était issu d'une esclave, car Hélène n'avait mis au jour qu'une fille, Hermione aux cheveux d'or.

Ménélas et ses amis se livraient à la joie des festins; un aède divin chantait. Aux accords de sa lyre deux danseurs tournaient au milieu de l'assemblée.

Télémaque et le fils de Nestor arrêtèrent leurs coursiers aux portes du palais. Le puissant Etéonée, serviteur diligent, les aperçut; il traversa la demeure pour en annoncer la nouvelle à Ménélas, auquel il adressa ces paroles ailées:

—Fils de Zeus, voici deux étrangers semblables aux dieux; dois-je dételer leurs coursiers agiles ou les laisser chercher ailleurs l'hospitalité?

Ménélas, courroucé, lui dit:

—Autrefois, fils de Boéthès, tu 51 étais moins sot; ne te souviens-tu donc plus de l'accueil généreux d'hospitaliers étrangers en nos jours d'infortune? Va, dételle les chevaux, et que ces étrangers prennent part au festin.

Etéonée, et d'autres serviteurs empressés, débarrassèrent du joug les coursiers mouillés de sueur qu'ils attachèrent aux râteliers, et introduisirent les hôtes dans la somptueuse demeure, que ceux-ci contemplaient avec admiration. Quand leurs yeux furent rassasiés de ce spectacle, ils se plongèrent dans des baignoires polies; des jeunes femmes les frottèrent d'essence, les couvrirent de tuniques et de manteaux superbes, puis ils prirent place auprès du fils d'Atrée. L'intendante apporta du pain, l'écuyer tranchant, des viandes rôties et plaça près d'eux des coupes d'or. Le blond Ménélas, les prenant par la main leur dit:

—Mangez et buvez, réjouissez-vous; nous vous demanderons plus tard le nom de vos pères, illustres rois sans doute.

52

Puis il plaça devant eux le dos rôti d'un bœuf gras. Quand ils eurent apaisé leur faim et leur soif, Télémaque se penchant vers Pisistrate, lui dit tout bas:

—Ami cher à mon cœur, admire dans ce palais magnifique la profusion d'airain, d'or, d'argent, d'ivoire!... Tel, assurément, est le palais de Zeus.

Ménélas, l'entendant, leur adressa ces paroles ailées:

—Chers enfants, nul ne peut égaler Zeus en richesses; celles que vous admirez sont le fruit de mes longues courses et de nombreuses souffrances. Je les ai ramenées sur mes vaisseaux après avoir erré huit ans à Cypre et en Phénicie, en Egypte et en Ethiopie, à Sidon et chez les Erembes, et en Libye où les agneaux naissent avec des cornes, et où ni maîtres, ni pasteurs ne manquent de fromage, de viande et du lait doux des brebis. Tandis que j'errais, amassant des richesses, un homme aidé d'une épouse perfide, tua traîtreusement mon frère; aussi, sur ces 53 biens, je règne sans joie. Vos pères connaissent déjà ces aventures. Souvent, assis dans mon palais, je pleure sur ces guerriers morts devant la vaste Troie et je repais mon âme de douleur; mais souvent aussi, je sèche mes larmes, car la tristesse glace les sens. Cependant, de tous mes regrets, le plus cruel est le souvenir d'Ulysse et de ses nombreuses souffrances, et nous ignorons encore s'il vit ou s'il est mort. Le vieux Laërte le pleure sans doute avec la prudente Pénélope et Télémaque, laissé si jeune dans son palais.

Il dit, et à ses paroles, Télémaque versant des larmes, se voila le visage de son manteau de pourpre. A ce moment, Hélène semblable à Diane sortait de son appartement; Adresté lui avança un siège magnifique; Alcippé lui apporta un tapis moelleux, et Phylo, une corbeille d'argent, don d'Alcandre, épouse de Polybe, habitant Thèbes l'Egyptienne. Polybe avait donné à Ménélas deux baignoires d'argent, deux trépieds et dix talents 54 d'or. Son épouse avait offert à Hélène une quenouille d'or et une corbeille d'argent rehaussé d'or, sur laquelle Phylo posa la quenouille entourée de laine violette. Hélène s'assit, puis elle interrogea son époux en ces termes:

—Divin fils de Zeus, quels sont ces hôtes arrivés dans notre demeure? A la vérité, je n'ai jamais vu chez un homme autant de ressemblance que celui-ci en a avec Télémaque, qu'Ulysse laissa si jeune dans son palais, lorsque les Achéens, à cause de moi vinrent à Troie porter la guerre terrible.

Le blond Ménélas répondit:

—C'est aussi ma pensée, femme, ce sont bien là les yeux, la tête et les cheveux d'Ulysse, et, à l'instant, me souvenant du héros, je racontais ses maux endurés pour moi, et celui-ci versait des larmes amères, couvrant ses yeux de son manteau.

Pisistrate, prenant la parole, dit:

—Divin fils d'Atrée, chef des peuples, celui-ci, comme tu le dis, est 55 bien le fils d'Ulysse, mais sa modestie l'empêche de te parler, à toi, dont la voix nous charme comme celle d'un dieu. Nestor de Gérène m'a choisi pour être son compagnon, il désirait te voir, obtenir de toi des conseils ou des secours, et te parler de son père absent, car il ne trouve personne parmi son peuple pour écarter de lui le malheur.

Ménélas lui répondit:

—Dieux grands, voici donc dans ma demeure le fils d'un homme qui m'est si cher et que je m'étais promis d'honorer à son retour plus que tous les autres Argiens. Je voulais lui donner dans l'Argolide une ville et lui construire un palais. Rien ne nous eût alors séparés avant la mort aux ombres noires, mais un dieu nous a privés de ce bonheur.

Il dit et tous pleuraient; Pisistrate pensant à son frère Antiloque prononça ces paroles ailées:

—Divin Ménélas, Nestor souvent nous a parlé de ta sagesse; écoute-moi, pourquoi nous affliger pendant 56 le repas; demain à la matinale Aurore, nous pleurerons les guerriers fauchés par le Destin. Mon frère aussi a péri; tu l'as connu: Antiloque, rapide à la course et supérieur au combat?

Le blond Ménélas lui répondit:

—O ami, tes paroles sont d'un sage; laissons donc là les pleurs et continuons notre repas; demain Télémaque et moi, nous parlerons ensemble.

Il dit, et Asphalion, serviteur fidèle, leur versa l'eau sur les mains, puis ils continuèrent le festin.

Hélène alors, jeta dans le cratère où les convives puisaient le vin, un breuvage qui fait oublier la tristesse, et que lui avait donné Polydamne, épouse de Thon, l'Egyptien. Et s'adressant à son époux, elle lui dit:

—Fils d'Atrée et vous, nobles héros, mangez et buvez; je vais vous raconter maintenant des choses qui vous charmeront. Je vais vous dire ce que le courageux Ulysse osa faire chez 57 les Troyens:—S'étant meurtri de coups et revêtu de vils haillons, il entra dans la ville ennemie déguisé en mendiant; seule, je le reconnus malgré sa ruse et je l'interrogeai. Il voulut m'échapper, mais lorsque j'eus lavé et oint son corps et que je lui eus donné d'autres vêtements, je lui jurai de ne point révéler son nom aux Troyens avant qu'il fût de retour à ses vaisseaux rapides. Il me découvrit alors les desseins des Grecs auxquels il rapporta de précieux renseignements. Mon cœur se réjouissait, car déjà mon désir était de revoir ma maison; je pleurais sur la faute que Vénus m'avait fait commettre, quand, me conduisant à Troie, elle m'éloigna de ma fille et de mon époux qui ne le cède à personne pour l'esprit et pour la beauté.

Ménélas dit alors:

—Femme, tu as parlé selon la convenance. J'ai vu bien des héros, mais jamais encore je n'ai connu un mortel semblable à Ulysse. Voici ce que ce guerrier courageux osa faire 58 dans le cheval de bois où nous étions cachés, apportant aux Troyens le carnage et la mort:—Tu t'approchais du piège perfide, suivie de Deiphobe; trois fois tu en fis le tour; tu en touchas les flancs et tu appelas par leur nom les premiers des Danaéens, imitant la voix de leurs épouses. Le fils de Tydée, Ulysse et moi entendîmes tes appels. Diomède et moi voulions nous élancer; Ulysse nous retint, calmant notre impatience, et Anticus ayant voulu te répondre, il lui tint la bouche fermée et sauva ainsi les Grecs.

Télémaque, ému à ces récits, s'écria:

—Ménélas, chef des peuples, tes paroles augmentent ma tristesse, car les exploits d'Ulysse n'ont pu lui éviter la triste mort, malgré son cœur de fer. A présent, fais-nous conduire à notre couche afin que nous goûtions les douceurs du sommeil.

Alors Hélène l'Argienne leur fit dresser sous le portique des lits aux 59 belles couvertures de pourpre, et le fils d'Atrée se retira dans sa demeure avec la divine Hélène au long voile.

Quand parut l'Aurore aux doigts de rose, Ménélas sortit de son appartement; il vint auprès de Télémaque et lui dit ces mots:

—Dis-moi, Télémaque, quelle affaire t'amène dans la divine Lacédémone?

Télémaque lui répondit:

—Fils d'Atrée, je suis venu te demander des nouvelles de mon père. Je te supplie de me raconter sa triste fin si tu en as été témoin; par pitié ne me cache pas la vérité.

Ménélas gémissant, lui dit:

—A tes questions, à tes prières, je ne répondrai rien qui s'écarte de la vérité; voici:

»Les dieux me retenaient encore dans Pharos près des bouches de l'Egyptos. Pendant vingt jours, le 60 vent favorable cessant de souffler, toutes nos provisions s'étaient épuisées; une déesse prit pitié de moi, Idothée, fille du puissant Protée, dont je touchai le cœur. Pendant que mes compagnons, errant sur le rivage, cherchaient à calmer leur faim dévorante, elle s'approcha de moi et me dit ces paroles:

»—Etranger, es-tu donc si dépourvu de sens et te complais-tu dans la souffrance que tu ne trouves un terme à tes peines et à celles de tes compagnons.

»Je lui répondis:

»—Déesse, je ne suis point ici par ma volonté; j'ai, sans doute, offensé les Immortels; dis-moi, car les dieux savent tout, quel est celui qui me ferme la route à travers la mer poissonneuse?

»La déesse me répliqua aussitôt:

»—Etranger, dans ces lieux vient souvent l'Immortel Protée, dieu véridique et serviteur de Neptune. C'est lui qui m'a donné le jour. Si tu pouvais le saisir par ruse, il t'enseignerait 61 ta route et t'apprendrait même les choses arrivées dans ta patrie depuis ton départ.

»Je lui répondis:

»—Comment ferai-je pour saisir ce divin vieillard, car un mortel ne peut dompter un dieu.

Idothée me dit alors:

»—Vers le milieu du jour, le vieillard marin sort des flots et vient se reposer dans un antre humide au milieu des phoques noirs et ondulants de la belle Halosydné. Je t'y conduirai au lever de l'aurore avec trois de tes compagnons choisis parmi les plus braves. Le rusé vieillard viendra entouré de ses phoques, semblable au berger conduisant ses brebis. Il les comptera, puis il se couchera et s'endormira au milieu d'eux. A ce moment-là, saisissez-le et maintenez-le avec vigueur, car pour vous échapper, il prendra la forme de divers animaux, et deviendra même eau limpide et feu dévorant. Alors, serrez-le davantage et lorsqu'enfin, il t'interrogera, cesse toute 62 violence, et demande-lui quel dieu te poursuit et quel est le moyen de rentrer dans ta patrie.»

»Elle dit, et se laissa glisser dans la mer mouvante. Je revins vers nos vaisseaux l'esprit agité et, le lendemain, j'emmenai trois compagnons au cœur ferme.

»Idothée nous apporta alors du vaste sein de la mer quatre peaux de phoques fraîchement écorchées, et creusant des lits dans le sable, elle nous fit coucher et nous couvrit chacun d'une peau. L'embuscade était pénible, car l'odeur affreuse des phoques nous mettait au supplice. Pour nous soulager, la déesse approcha de nos narines l'ambroisie au doux parfum. Toute la matinée nous attendîmes avec patience. Vers le milieu du jour, le vieillard, suivi de ses phoques, sortit de la mer et compta son troupeau. Son cœur ne soupçonna point la ruse et il se coucha. Alors, poussant de grands cris, nous nous élançâmes sur lui. Le vieillard n'oubliant pas son art trompeur, 63 se fit d'abord lion à la belle crinière, puis dragon, puis panthère et sanglier énorme. Il devint ensuite eau rapide et arbre aux branches élevées. Mais nous le tenions étroitement serré; l'artificieux vieillard se sentant vaincu et m'interrogeant enfin, m'adressa ces paroles:

»—Fils d'Atrée, que désires-tu de moi?

»Je lui dis aussitôt:

»—Tu sais que depuis longtemps, retenu dans cette île, je ne puis trouver un terme à mes peines et mon cœur se consume de douleur. Dis-moi quel est celui des Immortels qui ferme ma route et me barre la mer poissonneuse?

»Protée me dit alors:

»—Le destin ne veut pas que tu revoies ta patrie avant que, retourné dans les eaux de l'Egyptos, tu n'aies offert de saintes hécatombes aux Immortels, habitant le vaste ciel.

»Il dit et mon cœur se remplit de tristesse:

64

»—Vieillard, lui répondis-je, je ferai ainsi que les dieux l'ordonnent, mais dis-moi si tous les Achéens sont heureusement rentrés dans leurs foyers, ou si quelqu'un d'entre eux est mort prématurément au retour de la guerre de Troie?

»Il me dit aussitôt:

»—Tu n'as nul besoin de connaître ces choses, ni ma pensée; avant peu, tu verseras des larmes ayant tout appris; cependant je te dirai que plusieurs ont péri dans le retour; mais l'un d'eux vit, retenu sur un point de la vaste mer. Ajax a bu l'onde amère près des vaisseaux aux longues rames, pour ses paroles orgueilleuses. Quant à ton frère, protégé de Junon, une tempête le saisit près de Malée, mais les dieux changèrent le vent et conduisirent ses vaisseaux aux lieux où habitait Egisthe, fils de Thyeste. Se réjouissant, Agamemnon embrassait la terre de la patrie aimée, la mouillant de ses larmes. D'une retraite cachée, un espion que le perfide 65 Egisthe avait placé là signala son retour. Aussitôt Egisthe, choisissant vingt hommes braves, vint avec des chevaux et des chars, au-devant du pasteur des peuples. Il ramena le héros et le tua pendant le festin célébrant son retour, comme on tue un bœuf à l'étable. Aucun des compagnons du fils d'Atrée, ni les complices d'Egisthe ne survécurent.

»A ce récit, mon cœur se brisa. Assis sur le sable, je ne pouvais arrêter mes larmes. Alors le vieillard marin me dit:

»—Ne pleure pas, fils d'Atrée, sur ces choses sans remède; hâte plutôt ton retour pour préparer Oreste à la vengeance fatale.

»Je sentis à ces mots mon cœur se ranimer dans ma poitrine, et j'adressai au dieu ces paroles ailées:

»Puisque je sais maintenant le sort de ces deux guerriers, dis-moi le nom du troisième encore retenu sur la vaste mer?

»Il me dit aussitôt:

»—C'est le fils de Laërte, 66 Ulysse, roi d'Ithaque. Je l'ai vu dans l'île de Calypso, retenu par force, versant d'abondantes larmes, n'ayant ni vaisseau aux longues rames, ni compagnons pour parcourir, sur le dos de la vaste mer, la route du retour dans la patrie. Pour toi, Ménélas, ton destin n'est pas de périr aujourd'hui, parce que tu es l'époux d'Hélène, fille de Zeus.

»Il dit et se glissa sous l'onde agitée. Pour moi, j'allai vers les vaisseaux avec mes compagnons pour préparer le repas du soir. Quand parut l'Aurore aux doigts de rose, nous lançâmes nos vaisseaux sur la mer divine que les rameurs frappaient en cadence, nous ramenant aux bords de l'Egyptos. J'apaisai le courroux des Immortels, j'élevai un tombeau à Agamemnon. Ces devoirs accomplis, les dieux m'accordèrent le vent qui conduit à la douce patrie. Maintenant Télémaque, demeure quelques jours encore; attends les présents magnifiques que je te destine: trois chevaux, un char brillant, 67 puis aussi, une belle coupe pour les libations aux Immortels et en souvenir de moi.

Télémaque lui répondit:

—Certes, j'oublierais volontiers pendant une année ma maison et mes parents, en écoutant tes récits charmeurs; cependant, mes compagnons s'endorment dans Pylos délicieuse, je ne peux prolonger mon séjour. Quant aux présents que tu m'offres, je n'ose emmener dans Ithaque pierreuse et nourricière de chèvres, les coursiers d'Argos aux riches prairies.

Ménélas sourit, et le caressant de la main, lui dit:

—Cher enfant, à tes paroles, on reconnaît ton noble sang; je changerai donc mes présents. Je veux te donner le plus beau joyau de ma maison: c'est un cratère d'argent divinement ciselé par Vulcain; Phédime, roi des Sidoniens m'en fit présent; à mon tour, je te l'offre.

Ainsi parlaient-ils. Les convives arrivaient, amenant des brebis et 68 apportant le vin généreux. Leurs épouses aux longues tresses préparaient le repas.

Cependant dans Ithaque, sur la belle esplanade devant la demeure d'Ulysse, les prétendants insolents s'amusaient et lançaient des palets et des javelots.

Semblables aux dieux, Antinoos et Eurymaque se tenaient à l'écart; Noémon, fils de Phronios, s'approchant d'eux, dit à Antinoos:

—Savons-nous, Antinoos, quand Télémaque reviendra de Pylos sablonneuse? J'attends mon vaisseau sur lequel il est parti, car je dois ramener de la vaste Elide mes vigoureux mulets encore indomptés.

Il dit, et les prétendants étaient frappés de surprise, car ils ignoraient tous que Télémaque fut parti pour Pylos. Antinoos répondit:

—Dis-moi, en vérité, quand est-il parti? quels jeunes gens l'ont suivi? 69 Sont-ils des esclaves ou des mercenaires? T'a-t-il pris malgré toi ton vaisseau noir ou le lui as-tu donné de bon gré?

Noémon répondit:

—Je le lui ai donné, et les jeunes gens qui l'ont suivi sont choisis parmi les plus braves dans le peuple. Mentor, ou un dieu qui lui ressemble, les conduit.

Il dit et s'en alla. Les prétendants suspendirent leurs luttes. Antinoos, le cœur débordant de colère, prit la parole:

—Grands dieux! Ce voyage a donc été audacieusement accompli par Télémaque malgré nous tous! Que Zeus dompte la force de cet enfant avant que le malheur ne s'abatte sur nous! Allons, donnez-moi un vaisseau rapide et vingt compagnons, afin que je guette son retour et que je lui tende une embûche dans le détroit qui sépare la pierreuse Ithaque des bords escarpés de Samos, et que ce voyage lui soit fatal.

70

Tous l'approuvèrent, et s'étant levés, ils rentrèrent dans le palais d'Ulysse.

Le héraut Médon ayant entendu les propos perfides des prétendants, vint en instruire Pénélope qui lui adressa ces mots:

—Héraut, viens-tu prévenir les servantes d'Ulysse de préparer le repas pour les prétendants superbes? Ah! qu'ils cessent de me rechercher et qu'ils fassent aujourd'hui leur dernier, certes, leur dernier festin.

Médon, sagement lui répondit:

—Reine, un malheur menace Télémaque; les prétendants méditent sa perte à son retour de la sainte Pylos où il est allé chercher des nouvelles de son père.

Il dit, et Pénélope suffoquée de douleur, resta longtemps sans voix. Elle lui dit enfin:

—Héraut, pourquoi Télémaque est-il parti? Est-ce pour laisser 71 oublier son nom même parmi les hommes?

Médon prudemment lui répondit:

—Je ne sais si quelque dieu ou son cœur seul l'a poussé à se rendre à Pylos pour apprendre le retour ou la mort de son père.

Il dit et se retira. Pénélope, dans sa profonde douleur s'affaisse sur le seuil de son appartement, et versant des larmes abondantes, dit aux esclaves pleurant comme elle:

—Écoutez, amies, le dieu de l'Olympe m'a donné plus de maux en partage qu'à vous toutes réunies. J'ai perdu d'abord un époux magnanime, glorieux parmi les Achéens et, aujourd'hui, un fils bien aimé m'est ravi sans gloire, poussé par les tempêtes loin de sa patrie. Malheureuses! qui m'avez laissée ignorer ce départ, courez appeler mon esclave Doléos, celui qui cultive mon jardin aux arbres nombreux; qu'il aille auprès de Laërte l'informer de tout ceci pour qu'il prévienne le peuple des noirs desseins tramés contre mon fils.

72

Euryclée, nourrice chérie, lui dit alors:

—Chère fille, que tu me tues avec l'airain cruel ou que tu me laisses dans ce palais, je ne te cacherai rien. Je savais ces choses; c'est moi qui lui ai donné le pain et le vin généreux pour son voyage et par le serment redoutable tu devais ignorer son départ. Il voulait t'éviter les larmes qui flétrissent la beauté. Maintenant, invoque Minerve; elle seule pourra le sauver de la mort; n'afflige point Laërte accablé par l'âge; la race d'Arcésios survivra, elle possédera un jour ces hautes demeures.

Elle dit. Pénélope alors, séchant ses larmes, se baigna, puis couvrit son corps de vêtements purs et monta dans ses appartements; elle mit l'orge sacrée dans une corbeille et pria Minerve en ces termes:

—Ecoute-moi, fille de Zeus! Si jamais Ulysse a brûlé pour toi les cuisses grasses d'un bœuf ou d'une brebis, souviens-toi de ces choses et sauve mon fils chéri! Eloigne de 73 moi les prétendants superbes et méchants!

La déesse entendit sa prière.

Les prétendants remplissaient de tumulte le sombre palais; l'un d'eux insolemment, disait:

—La reine, sans doute, prépare son hymen, car elle ne sait point que la mort attend son fils.

Antinoos, alors, leur adressa ces paroles:

—Malheureux, cessez ces propos audacieux; quelqu'un pourrait nous trahir. Levons-nous et accomplissons en silence le dessein arrêté dans notre esprit.

Il dit et choisit vingt guerriers des plus braves qui se rendirent sur le bord de la mer.

Ils lancèrent un vaisseau sur l'onde profonde, disposèrent le mât, et préparèrent les voiles, fixèrent avec des courroies de cuir les rames à leur place et déployèrent ensuite les blanches voiles: puis ils mouillèrent 74 le navire dans un endroit écarté; là, ils prirent leur repas, attendant patiemment que la nuit sombre fut venue.

Cependant Pénélope, étendue sur sa couche, éloignait de ses lèvres toute nourriture et tout breuvage, se demandant si son fils bien aimé éviterait la mort ou s'il serait dompté par les prétendants cruels: de même qu'un lion traqué craint le cercle perfide, telle Pénélope, agitée, redoutait pour Télémaque l'embûche funeste des prétendants.

Le doux sommeil survint enfin. Alors Minerve aux yeux bleus lui envoya, en songe, sous la forme d'un fantôme, sa sœur Iphthimé, pour apaiser sa douleur. Iphthimé lui parla en ces termes:

—Pénélope, ne pleure, ni ne t'afflige davantage; les dieux immortels ne veulent pas que ton fils périsse, car il ne les a point offensés. 75 Aie confiance et ne crains rien. Télémaque est accompagné par une puissante déesse qui le protège et dont beaucoup d'autres hommes désireraient l'assistance. C'est Minerve qui a pitié de toi et qui m'a envoyé pour te dire ces choses.

La prudente Pénélope lui dit alors:

—Si tu as entendu la voix d'une déesse, dis-moi aussi ce que tu sais du malheureux Ulysse; vit-il encore ou est-il déjà descendu dans les demeures de Pluton?

Le fantôme noir lui répondit:

—Je ne te dirai rien d'Ulysse, car il est mal de prononcer de vaines paroles.

Ayant ainsi parlé, le fantôme disparut dans le souffle des vents et la fille d'Icarios s'éveilla, le cœur apaisé.

Les prétendants montés sur le vaisseau, naviguaient sur les routes humides, méditant la mort de Télémaque.

76

Entre Ithaque et Samos escarpée est une île hérissée de rochers et d'écueils; c'est là que se trouve Astéris à la rade facile; les Achéens, s'y mettant en embuscade, attendirent le fils d'Ulysse.


Chant V


CALYPSO

La rose Aurore quittait la couche chérie du brillant Tithon quand les dieux s'assemblèrent. Minerve, soucieuse leur disait:

—Zeus mon père, et vous, dieux bienheureux, aucun de vous ne se souvient donc d'Ulysse, captif dans l'île de Calypso, sans vaisseaux ni compagnons pour le conduire. Et 80 maintenant voici que les perfides prétendants guettent le retour de Télémaque parti à sa recherche, et veulent l'immoler.

Zeus lui répondit:

—Mon enfant quelle parole s'échappe de ta bouche! N'as-tu pas médité toi-même qu'Ulysse à son retour punirait ses ennemis. Quant à Télémaque, conduis-le avec prudence, afin qu'il évite le piège des prétendants.

Il dit et s'adressant à Mercure:

—Va, et dis à la Nymphe aux beaux cheveux que ceci est notre volonté: qu'Ulysse parte sur un radeau solide, et, voguant sur la vaste mer, qu'il aborde le vingtième jour dans la fertile Schérie, pays des Phéaciens. Ceux-ci l'honoreront et le reconduiront dans sa patrie sur un vaisseau abondamment chargé d'or et d'airain, présents plus nombreux que les richesses qu'il avait emportées de Troie. Il reverra alors ses amis et sa haute demeure dans son Ithaque chérie.

81

Aussitôt Mercure attache ses sandales d'ambroisie et d'or qui le portent sur le souffle des vents; il vole et s'arrête d'abord sur Piérie; puis, comme une mouette chassant les poissons, il s'élance sur la mer violette et gagne la demeure de la Nymphe aux cheveux d'or. Un grand feu brûlait dans le foyer et consumait du cèdre et du thuia, embaumant l'île au loin. Calypso chantait, tissant la toile fine avec sa navette d'or. Autour de sa grotte, verdissaient l'aulne, le tremble, les cyprès odorants dans lesquels les oiseaux se nichaient; c'étaient les chouettes, les éperviers et les corneilles marines au long bec. Une vigne aux grappes fleuries s'élançait grimpante, et quatre fontaines à l'onde cristalline, coulaient de côtés différents dans les molles prairies où fleurissaient l'ache et la violette. Un tel spectacle eût frappé d'admiration un dieu même.

Mercure entra dans la grotte profonde et Calypso le reconnut aussitôt. 82 Il n'aperçut point Ulysse, car celui-ci, assis sur le rivage, promenait sur la mer infertile ses yeux noyés de pleurs. Calypso, faisant asseoir Mercure sur un siège magnifique, lui dit:

—Dieu cher, dis-moi ce qui t'amène vers cette demeure? Mais auparavant, laisse-moi te servir les dons de l'hospitalité.

La déesse plaça près de lui une table qu'elle couvrit d'ambroisie, et mélangea le rouge nectar. Le messager des dieux but et mangea, puis il lui dit:

—Déesse, voici ce qui m'amène: Zeus dit que dans ta demeure se trouve le plus malheureux d'entre les hommes qui ont combattu neuf ans la cité de Priam, il t'ordonne de le laisser partir au plus vite afin qu'il revoie son Ithaque chérie.

Il dit et Calypso, frémissante, lui répondit par ces paroles ailées:

—Dieux méchants et jaloux, vous êtes injustes en voulant enlever 83 aux déesses le bonheur de se choisir un époux parmi les mortels! Ainsi quand la divine Aurore enleva Orion, la chaste Diane l'attaquant dans Ortygie, le fit périr sous ses douces flèches; de même quand la blonde Cérès cédant à son cœur, s'unit d'amour à Jasion dans un champ labouré, Zeus le frappa de sa foudre éclatante. Aujourd'hui encore, Immortels jaloux, vous m'enviez ce héros sauvé par moi du noir océan. Ses compagnons avaient péri, je l'accueillis et je lui promis de le rendre immortel et exempt de vieillesse. Mais, puisque Zeus l'ordonne, qu'il parte.

Elle dit et le meurtrier d'Argus s'éloigna. Calypso se rendit alors auprès du magnanime Ulysse, qu'elle trouva sur le rivage. Il se consumait à soupirer après son retour, depuis que la Nymphe ne plaisait plus à son cœur et qu'il reposait souvent malgré lui dans sa couche divine. La déesse s'approcha et lui dit:

—Infortuné, cesse de gémir et 84 de consumer ta vie, puisque je consens à te laisser partir. Donc, sans retard, construis un radeau au tillac élevé pour te porter sur la mer sombre; j'y mettrai du pain, de l'eau et du vin, doux au cœur, et je t'enverrai un vent favorable afin que tu retournes sain et sauf dans ta patrie.

Ulysse, défiant, lui répondit:

—Déesse, tu médites autre chose que mon départ quand tu m'invites à traverser, sur un radeau, le gouffre terrible que les vaisseaux rapides franchissent en frissonnant. Je n'y monterai que si tu jures par le serment redoutable que tu n'as point contre moi de perfides dessins.

La belle Calypso sourit, le caressa doucement de la main et lui dit:

—Homme rusé, tu connais la prudence puisque tu me parles ainsi. Que la terre, le vaste Ciel et les flots du Styx soient témoins de mon serment, le plus terrible pour les dieux bienheureux, que je ne médite point ton malheur. Mon âme est juste et mon cœur compatissant.

85

Alors, Calypso aux belles tresses, d'un pas rapide conduisit Ulysse dans la grotte profonde. Elle mit devant lui les aliments et les breuvages dont se nourrissent les mortels; ses nymphes apportèrent pour elle l'ambroisie et le nectar des dieux, puis la déesse lui tint ce discours:

—Noble fils de Laërte, tu veux donc regagner ton Ithaque rocailleuse? Eh bien! réjouis-toi... Ah! si du moins ton cœur pouvait savoir combien de souffrances tu endureras avant de revoir ta patrie, tu ne quitterais point cette demeure et tu accepterais l'immortalité, malgré ton désir de revoir ton épouse à laquelle je me vante cependant de n'être inférieure ni en grâce, ni en beauté.

L'ingénieux Ulysse lui répondit:

—Auguste déesse, je sais que la sage Pénélope ne t'est comparable ni en beauté, ni en grâce; mais ce que je souhaite ardemment aujourd'hui, c'est de voir le jour du retour dans ma patrie, et si les dieux me poursuivent sur la mer profonde, 86 mon cœur l'endurera avec patience.

Il dit et la nuit survenant, ils se retirèrent dans la grotte profonde, pour reposer l'un près de l'autre; et, dans les bras divins de l'incomparable Calypso, Ulysse, oubliant sa douleur, se plongea dans les douces félicités de l'amour...

Quand parut l'Aurore baignant le bout de ses seins de rose dans l'azur du ciel, Calypso quitta sa couche et se revêtit d'une robe fine et transparente, tissu divin; elle noua sous sa gorge gracieuse une ceinture d'or et couvrit ses beaux cheveux d'un voile merveilleux. Alors, songeant au départ d'Ulysse, elle lui donna une hache de bronze au beau manche d'olivier et commode à la main; puis encore une doloire bien polie, et, le conduisant à l'extrémité de l'île, elle lui désigna de grands arbres, aulnes, peupliers et sapins à la cime élevée, brûlés du soleil et propres à flotter légèrement.

Ulysse abattit vingt arbres, les 87 charpenta avec l'airain et les lissa avec art; puis, Calypso lui apporta des tarières; il perça les troncs, et les assembla avec des chevilles. Ulysse se fit ainsi un large radeau, et, dressant un tillac, il le couvrit de poutres serrées, hissa un mât et une antenne recourbée, et façonna un gouvernail, qu'il protégea contre les flots par des claies d'osier; puis enfin, il lesta son radeau.

Alors, Calypso à la chevelure d'or, apporta de la toile pour faire des voiles qu'Ulysse disposa; il attacha des cordages, des câbles, des boulines, et avec des leviers puissants, il lança son radeau sur la mer divine.

Le quatrième jour, toutes choses étant achevées, le jour suivant fut celui du départ. La Nymphe mit sur le radeau une outre de vin noir et une autre plus grande, d'eau limpide; puis des provisions abondantes au goût délicieux. Alors, elle fit souffler un vent léger et tiède. Ulysse, joyeux, déploya les voiles: il dirigeait le gouvernail avec art, et 88 le sommeil ne tombait pas sur ses paupières. Il contemplait les Pleyades, le Bouvier, lent à disparaître et l'Ourse, qu'on appelle aussi le Chariot, qui tourne sur elle-même, observant Orion, et qui seule craint l'Océan. Calypso avait recommandé au divin Ulysse de laisser toujours cette constellation à sa gauche.

Il vogua dix-sept jours, et le dix-huitième, apercevant les montagnes verdissantes des Phéaciens, elles lui semblèrent un bouclier posé sur la mer bleue.

Mais le dieu puissant qui ébranle la terre, revenant d'Ethiopie, l'aperçut du haut des montagnes des Solymes, naviguant paisiblement. Sa colère s'alluma et, secouant la tête, il dit en son cœur:

—Les dieux immortels, profitant de mon absence, ont donc changé de résolution au sujet d'Ulysse, car le voilà près d'arriver au terme de ses maux; mais cependant je saurai le faire souffrir encore!

89

Alors il rassemble les nuées, soulève la mer et déchaîne les tempêtes. La nuit descend du ciel. L'Eurus, le Notus, le Zéphire rapide et Borée, né de l'éther, s'unissent et roulent le flot puissant. Ulysse sent défaillir son cœur et s'écrie:

—Infortuné! Je crains bien que la déesse n'ait dit vrai et que je ne sois point encore arrivé au terme de mes souffrances! Trois fois heureux sont les Grecs qui ont trouvé la mort sous les murs de la vaste Troie! Que n'ai-je subi leur sort le jour où les Troyens nombreux lançaient sur moi leurs javelots d'airain, autour du cadavre du fils de Pélée! J'aurais obtenu, du moins, des funérailles magnifiques, tandis que mon destin aujourd'hui est de périr misérablement.

Comme il gémissait ainsi, une vague puissante, s'élançant terrible, fait tournoyer le radeau, brise le mât par le milieu et précipite Ulysse dans la mer avec la voile et l'antenne. Quoique appesanti par les vêtements que lui a donnés Calypso, il sort du 90 milieu des vagues et regagne le radeau que le flot déchaîné entraîne dérivant. De même que Borée d'automne emporte dans la plaine les feuilles tourbillonnantes, ainsi les vents emportent le radeau d'Ulysse; tantôt le Notus l'abandonne à Borée, tantôt l'Eurus le cède à Zéphire.

La fille de Cadmus, Ino, aux pieds gracieux, jadis mortelle à la voix d'or et maintenant Leucothée, immortelle habitant la mer d'émeraude, eut pitié d'Ulysse. Elle s'élança des eaux sous la forme de la mouette rapide, se posa sur le radeau et lui adressa ces paroles:

—O infortuné! Neptune s'est irrité contre toi, mais malgré son désir, il ne pourra te faire périr. Suis mes conseils maintenant, dépouille tes vêtements, abandonne aux vents ton radeau, et gagne à la nage la terre des Phéaciens. Pour échapper à la mort, prends cette bandelette immortelle qui te portera au rivage. Quand tu toucheras terre, 91 rejette-la dans la mer profonde, puis éloigne-toi.

Ayant ainsi parlé, la déesse lui donna la bandelette divine et plongea dans la mer mouvante. Mais Ulysse, hésitant, se dit en son cœur:

—Hélas, je crains une nouvelle embûche; je resterai donc sur mon radeau tant que les flots ne l'auront pas brisé.

Neptune alors, soulevant un flot formidable, en frappa le héros. Comme un vent violent dissipe une gerbe légère, ainsi la vague dispersa les planches du radeau. Ulysse alors dépouillant ses vêtements, se mit à nager. Neptune l'aperçut, et, secouant sa chevelure, il dit en son cœur:

—Erre ainsi maintenant, et après tant de souffrances, tu ne pourras te plaindre de n'avoir pas enduré assez de maux.

Et fouettant ses chevaux à la belle crinière, il se rendit à Aigues dans son palais superbe.

Aussitôt Minerve intervenant, enchaîne le souffle des vents. Elle leur 92 ordonne d'apaiser leur fureur; elle réveille Borée rapide pour briser la violence des flots et permettre à Ulysse de gagner le rivage des Phéaciens, amis de la rame.

Pendant deux jours et deux nuits, Ulysse erra balancé sur les vagues. Le troisième jour, quand parut l'Aurore aux cheveux d'or, le vent se calma et, plein de joie, il aperçut la terre. Il nageait et s'efforçait de gagner le rivage, mais les bords de l'île étaient hérissés de roches et d'écueils; Ulysse sentant défaillir son cœur, gémit en son âme magnanime:

—Hélas! Zeus m'a donné de voir la terre tant espérée et je ne trouve aucun endroit de la rive où je puisse atterrir sans danger pour échapper au courroux du puissant Neptune.

Tandis qu'il se lamentait ainsi, une vague énorme le portait vers l'âpre rivage. De ses deux mains, se cramponnant à la roche rugueuse, il évita le retour du flot, puis nageant de nouveau, il arriva enfin à l'embouchure d'un fleuve au cours 93 sinueux, offrant un abri contre les vents.

Il adressa alors au Fleuve cette prière en son cœur:

—Dieu puissant, qui que tu sois, entends ma prière. Les Immortels eux-mêmes respectent le malheureux; je t'en supplie, aie pitié de moi.

Il dit, et le Fleuve aussitôt retint ses flots et le laissa pénétrer dans son embouchure. Ses bras robustes faiblissaient, la mer avait dompté ses forces; épuisé, il resta étendu longtemps, terrassé par la fatigue. Quand la vie fut rentrée dans son cœur, détachant la bandelette de la déesse, il la jeta dans le fleuve qui mêlait ses eaux à la mer: Ino la reçut dans ses mains chéries. Ulysse alors s'éloignant du fleuve, se coucha dans les roseaux et, gémissant, dit en lui-même:

—Hélas, que vais-je faire? Si je demeure ici, l'abondante rosée de la nuit glacera mon sang. Si je monte à la colline ou si je pénètre dans ce bois épais, tandis que le doux sommeil 94 se répandra sur moi, je deviendrai peut-être la proie des bêtes féroces?

Ce dernier parti lui semblant cependant le meilleur, il marcha donc vers le bois, sur la hauteur. Choisissant un abri sous des oliviers, et amassant de ses mains un abondant feuillage, Ulysse s'y blottit, s'enfonçant dans ce lit sec et moelleux. De même qu'un homme enfouit un tison ardent sous la cendre légère, voulant conserver l'étincelle brillante, ainsi Ulysse se couvrit de feuilles; Minerve alors lui versa sur les paupières le sommeil qui lui fit oublier ses cruelles fatigues.


Chant VI


NAUSICAA

Pendant que le divin Ulysse dormait accablé de sommeil et de fatigue, Minerve se rendit dans la ville des Phéaciens. Ce peuple autrefois habitait la vaste Hypérie; les Cyclopes féroces, leurs voisins, les dominaient par la force. Nausithoüs conduisit alors les Phéaciens dans Schérie verdoyante, 98 entoura la ville d'un mur élevé et leur partagea les terres, puis il fut dompté par le destin. Alcinoüs, qui lui succéda, régnait en ce moment; c'est vers sa demeure que Minerve dirigea ses pas, méditant le retour d'Ulysse. Elle entra dans la chambre de la divine Nausicaa, fille d'Alcinoüs; deux suivantes, ayant la beauté des Grâces, gardaient la porte brillante. La déesse, comme un souffle léger, s'approcha du lit de la jeune fille, et, pour lui parler, prit les traits de la fille de Dymas, chère à son cœur; elle lui dit:

—Indolente Nausicaa, tes vêtements brillants restent là, négligés; cependant l'hymen approche pour lequel il faudra te parer richement pour être conduite à ton époux. Allons ensemble, dès l'aurore, laver ces ceintures, ces voiles et ces manteaux magnifiques. Hâte-toi, car tu es déjà recherchée par les plus nobles Phéaciens et tu n'as plus longtemps à rester vierge. Prie ton 99 père illustre d'apprêter un chariot et des mules, car le fleuve est éloigné de la ville.

Elle dit et remonte vers l'Olympe sans nuages; aussitôt parut l'Aurore éclatante, qui éveille Nausicaa surprise de ce songe. Elle descend le révéler à son père et à sa mère; celle-ci, assise auprès du foyer, filait la pourpre, et Alcinoüs se rendait au conseil des rois illustres; Nausicaa, s'avançant, lui adressa ces paroles:

—Père chéri, fais apprêter pour moi un chariot élevé, afin que je conduise vers le fleuve mes beaux vêtements pour les laver dans l'onde pure. Toi-même, tes cinq fils et leurs épouses, vous aimez à vous couvrir de vêtements éclatants de blancheur, et c'est à moi que ces soins ont toujours été confiés.

Elle dit ainsi, n'osant parler du doux hymen, mais son père, comprenant ses pensées, lui répondit:

—Mon enfant, je n'ai rien à te refuser et mes serviteurs vont te 100 préparer un chariot aux belles roues.

Les serviteurs amènent alors des mules qu'ils attellent à un chariot rapide, et la jeune fille apporte ses robes magnifiques; sa mère prépare une corbeille remplie de mets excellents, une outre pleine de vin doux au cœur et lui donne, dans un vase d'or, l'huile parfumée pour elle et ses suivantes.

Lorsqu'elles furent arrivées près du fleuve limpide, elles détachèrent les mules qu'elles laissèrent brouter le gazon délicieux, puis elles sortirent du chariot les vêtements qu'elles lavèrent avec activité et qu'elles étendirent ensuite sur les cailloux blancs du rivage. Tandis que les vêtements séchaient au soleil ardent, elles se baignèrent, et ayant parfumé leurs corps charmants, elles prirent leur repas sur la rive fleurie; puis quittant leurs voiles, elles jouèrent à la paume. Nausicaa aux bras blancs dirigea le jeu, semblable à Diane au milieu de ses Nymphes.

101

Bientôt la jeune vierge, pensant au retour, faisait déjà plier les vêtements et atteler les mules, quand Minerve imagina autre chose, afin qu'Ulysse, s'éveillant, vît la jeune fille aux beaux yeux et qu'elle le conduisît dans la ville des Phéaciens. A cet instant, Nausicaa jetait la paume à l'une de ses suivantes; la paume s'égara et tomba dans le fleuve. Les jeunes filles poussèrent des cris perçants qui réveillèrent le divin Ulysse. Il s'assit, ému, et dit en son cœur:

—Hélas, chez quels mortels suis-je arrivé? Sont-ils farouches et violents, ou au contraire, hospitaliers? Des cris de jeunes filles ou de Nymphes des prairies verdoyantes sont arrivés jusqu'à moi; je vais m'assurer par mes yeux si je suis chez des mortels.

Alors Ulysse brisant un rameau de feuilles afin d'en voiler sa nudité, s'avança: tel un lion confiant en sa force, bravant la pluie et le vent, fond sur les biches sauvages, tel 102 Ulysse allait apparaître aux jeunes filles à belle chevelure, nu comme il était, forcé par la nécessité. A son aspect, elles s'enfuirent épouvantées; seule la fille d'Alcinoüs resta, car Minerve chassa la timidité de son cœur. Ulysse craignant d'irriter la jeune fille en embrassant ses genoux en suppliant, lui adressa de loin ces douces paroles:

—Je t'implore, déesse ou mortelle. Si tu es une divinité, c'est à Diane que je te compare pour la majesté; si tu es mortelle, trois fois heureux ton père et ton auguste mère, trois fois heureux tes frères. Heureux surtout et par-dessus tous celui qui te méritera et t'emmènera dans sa demeure. A ta vue, je suis pénétré d'admiration; jadis, à Délos, j'ai vu un jeune palmier s'élevant dans les airs; jamais tige pareille n'était sortie de terre et je fus frappé d'étonnement. De même, je t'admire, jeune fille et je n'ose embrasser tes genoux. Cependant, le malheur m'accable; depuis vingt jours, j'ai 103 quitté l'île d'Ogygie, luttant contre la tempête; elle m'a jeté sur ces bords et les dieux certes me réservent d'autres épreuves encore. Aie pitié de moi, toi la première vers qui je suis venu; indique-moi la ville et donne-moi un lambeau d'étoffe pour me couvrir. Je demanderai aux dieux de t'accorder l'époux de ton cœur.

Nausicaa aux beaux bras, lui répondit:

—Etranger, Zeus distribue en sa sagesse le bonheur aux mortels, suivant sa volonté; tu dois donc supporter tes souffrances avec résignation. Les Phéaciens habitent cette île; je suis la fille du magnanime Alcinoüs leur chef. Tu recevras ce qui est dû au suppliant malheureux: des vêtements et la douce hospitalité.

Elle dit et appelant ses suivantes:

—Arrêtez-vous, mes compagnes, cet homme n'est pas un ennemi, c'est un malheureux errant qu'il nous faut accueillir avec bonté, car 104 les étrangers pauvres sont envoyés par Zeus. Offrez-lui la nourriture et le breuvage, mais auparavant baignez-le dans le fleuve, en un lieu abrité du vent.

Elle dit et les jeunes filles s'enhardirent; elles firent asseoir Ulysse comme l'avait ordonné Nausicaa, posèrent près de lui des vêtements, lui présentèrent l'huile parfumée et l'engagèrent à se baigner dans le courant du fleuve. Le divin Ulysse dit alors aux suivantes:

—Jeunes filles, retirez-vous à l'écart, tandis que je me baignerai et que je me parfumerai d'essence. Je ne saurais me montrer nu au milieu de jeunes vierges aux beaux cheveux.

Il dit et elles s'éloignèrent. Quand Ulysse se fut baigné et parfumé, et qu'il se fut couvert des vêtements donnés par Nausicaa aux bras blancs, Minerve le fit paraître plus grand et plus majestueux. Semblables à la fleur de l'hyacinthe, ses cheveux tombaient en boucles frisées sur ses épaules, 105 et, resplendissant de beauté et de grâce, il s'assit à l'écart sur le rivage. La jeune fille le contemplait, et elle dit à ses suivantes à la belle chevelure:

—Voyez, suivantes bien-aimées, tout à l'heure cet homme me paraissait sans beauté et voici maintenant qu'il ressemble à un Immortel. Plût aux dieux qu'un héros semblable consente à rester dans ces lieux et devienne mon époux! Allons, jeunes filles, offrez-lui la nourriture et le breuvage.

Elle dit. Les suivantes s'empressèrent d'obéir et le divin Ulysse alors but et mangea longuement. Quand il eut apaisé sa faim, Nausicaa aux beaux bras, montant sur le chariot, lui adressa ces paroles:

—Etranger, lève-toi, viens à la ville avec moi, afin que je te conduise à la demeure de mon père, le plus noble d'entre les Phéaciens; mais voici ce que ma prudence te conseille de faire: tant que nous serons dans les champs, tu peux 106 marcher à côté de mes suivantes, jusqu'à la ville au rempart élevé. Mais je crains les propos méchants et la médisance du peuple; si l'on nous rencontrait, un misérable pourrait dire: «Quel est cet étranger si beau et si grand qui suit Nausicaa? Où l'a-t-elle rencontré? Il sera sans doute son époux, car assurément, elle méprise ses nobles prétendants phéaciens». Voilà ce qu'il dirait, voilà les reproches qui me seraient adressés. Je blâmerais moi-même celle qui agirait ainsi. Donc, pour éviter ces propos, Étranger, écoute mes paroles: tu trouveras près de la route un bois magnifique consacré à Minerve; il est arrosé par une source claire; autour est une prairie; c'est là que sont les vergers fleuris de mon père. Repose-toi dans ce bois et dès que tu nous croiras de retour dans notre demeure, dirige-toi alors vers la cité des Phéaciens et demande le palais de mon père, Alcinoüs le magnanime. Il est facile à reconnaître, un enfant t'y conduirait; 107 aucune autre demeure ne l'égale en beauté. Quand tu seras dans la cour, traverse le palais, arrive auprès de ma mère, toujours assise au foyer et filant la pourpre admirable; ses suivantes sont derrière elle. Là se trouve aussi mon père, buvant le vin comme un Immortel. Sans t'arrêter près de lui, étends les mains vers les genoux de ma mère, et si, pour toi, des pensées amies remplissent son cœur, tu verras bientôt avec joie le jour du retour, même si tu étais d'une contrée lointaine.

Elle dit et de son fouet brillant, elle touche doucement ses mules qui s'élancent impatientes. Mais Nausicaa retient les rênes afin qu'Ulysse et les jeunes filles puissent suivre à pied le chariot aux belles roues arrondies.

Au coucher du soleil ils arrivèrent au bois sacré; Ulysse s'y 108 arrêta et adressa ses vœux à Minerve aux yeux bleus:

—Minerve, vierge indomptable, entends-moi en ce jour; donne-moi de trouver chez les Phéaciens, bienveillance et pitié.

Pallas-Athéné l'entendit, mais elle ne se montra pas encore à lui, redoutant Neptune.


Chant VII


ALCINOUS

Ainsi priait dans le bois divin le patient Ulysse, tandis que les mules vigoureuses emportaient vers la ville Nausicaa aux bras blancs. Arrivée à la très glorieuse demeure de son père, elle arrêta son char; ses frères, semblables aux Immortels, dételèrent les mules. Nausicaa se dirigea vers sa chambre et la servante Euryméduse 112 d'Apirée alluma du feu et prépara le repas du soir.

En ce moment, Ulysse se levait pour se rendre à la ville; Minerve répandit autour de lui un nuage épais pour qu'il pût pénétrer dans la cité hospitalière sans être vu des Phéaciens; elle se présenta à lui sous la forme d'une jeune fille et Ulysse l'interrogea.

—Mon enfant, j'arrive d'une terre lointaine et je ne connais point ce pays. Ne pourrais-tu pas me conduire à la demeure du magnanime Alcinoüs qui commande à ce peuple?

La déesse lui répondit:

—Noble étranger, je t'indiquerai cette demeure voisine de celle de mon père, mais marche en silence. N'interroge personne, car les étrangers ne sont pas toujours accueillis avec bienveillance dans ce pays.

Ulysse, précédé de la déesse, traversa la ville; il admirait les ports, les vaisseaux, les places vastes, d'aspect merveilleux. Quand ils furent 113 arrivés au palais du roi, Minerve lui dit:

—Etranger vénérable, voici la demeure que tu m'as priée de t'indiquer. Entre sans crainte. Présente-toi d'abord à la reine; Arété est son nom, et elle est parente d'Alcinoüs: Jadis Nausithoüs naquit de Neptune et de Péribée, la plus accomplie des filles du magnanime Eurymédon, qui régnait sur les géants superbes; Eurymédon les anéantit et périt lui-même. Nausithoüs engendra Rhéxénor et Alcinoüs. Rhéxénor, encore jeune époux, fut frappé par Apollon et ne laissa qu'une fille, la sage Arété. Alcinoüs la prit pour compagne et l'honora comme nulle autre femme ne fut honorée. Entourée de respect et d'amour, elle apaise par sa sagesse et sa bonté les querelles qui s'élèvent entre les hommes. Si dans son cœur, ses pensées sont bienveillantes pour toi, tu peux espérer revoir la terre de la douce patrie.

Ayant dit ces mots, Minerve quitta 114 Schérie verdoyante, et se rendit dans sa somptueuse demeure bâtie par Erechtée.

Le cœur agité, Ulysse se dirigea vers le palais superbe. La demeure d'Alcinoüs le magnanime était pareille au soleil par son éclat, et à la lune par sa splendeur. Tout autour s'étendaient des murs d'airain, couronnés d'ornements d'azur; ses portes étaient d'or et les montants d'argent dressés sur un seuil d'airain, le linteau était d'argent et l'anneau d'or. De chaque côté du portique des chiens d'or et d'argent, forgés par Vulcain, gardaient la demeure. A l'intérieur se trouvaient des sièges artistement travaillés recouverts d'étoffes merveilleusement tissées, ouvrages des femmes; là, siégeaient les nobles Phéaciens. Des torchères d'or éclairaient les convives pendant les repas sans fin. Des esclaves nombreuses travaillaient: les unes broyaient le blond froment, les autres ourdissaient la toile ou tournaient le fuseau dans 115 leurs mains agiles, telles les feuilles du tremble élancé. Autant les Phéaciens sont habiles à pousser le vaisseau rapide sur la mer, autant leurs femmes excellent à tisser la toile brillante. Près du palais est un jardin entouré d'une haie. Là, croissent les arbres fleurissants, poiriers, grenadiers, pommiers aux fruits délicieux, figuiers doux et oliviers au feuillage d'argent. Ni l'hiver, ni l'été, les fruits ne manquent; le doux zéphir fait naître les uns et s'épanouir les autres, la poire mûrit près de la poire, la pomme succède à la pomme, la grappe à la grappe, la figue à la figue. Sur le coteau brûlé par le soleil une vigne féconde se couvre de fleurs, tandis que plus loin les grappes commencent à noircir. Là, on vendange, ici l'on foule le raisin. Une fontaine arrose les jardins fleuris; devant le palais une autre jaillit où les habitants viennent puiser l'eau cristalline. Tels étaient les présents magnifiques des dieux à Alcinoüs.

Le divin Ulysse contemplait ces 116 merveilles; il franchit le seuil et entra dans le palais. Là, de nobles Phéaciens offraient leurs dernières libations au meurtrier d'Argus. Ulysse, toujours enveloppé de l'épais nuage que Minerve avait répandu autour de lui, s'avança près de la reine et embrassa ses mains et ses genoux. Alors, le nuage divin se dissipa. Tous les convives, muets de stupeur, le regardèrent avec admiration.

Ulysse suppliant dit:

—Arété, fille de Rhéxénor pareil à un dieu, après mille souffrances, je tends les mains vers tes genoux, vers ton époux et tes convives. Puissent les dieux leur accorder de vivre heureux! Pour moi je te supplie d'aider à mon retour dans ma patrie, car depuis longtemps je souffre, éloigné des miens.

Il dit, et s'assit dans les cendres du foyer; tous gardaient le silence. Enfin, Echénéus le plus âgé des Phéaciens, dit avec bienveillance:

—Alcinoüs, il n'est pas digne de toi qu'un étranger reste assis dans 117 la cendre de ton foyer; tous nous attendons, impatients, que tu parles. Invite cet étranger à prendre place sur un siège aux clous d'argent; ordonne à tes hérauts de verser le vin des libations à Zeus, compagnon des suppliants sacrés, et que l'intendante serve à l'étranger le repas de l'hospitalité!

Aussitôt, Alcinoüs, prenant par la main le divin Ulysse, le fit asseoir près de lui sur le siège brillant du vaillant Laodamas, son fils chéri. Une servante répandit l'eau d'une belle aiguière d'or dans un bassin d'argent pour faire les ablutions, et plaça devant Ulysse une table bien polie. Une intendante vénérable apporta du pain et des mets nombreux; Ulysse buvait et mangeait; alors Alcinoüs dit à l'un de ses hérauts:

—Pontonoüs, mélange le vin dans le cratère afin que tous nous fassions les libations à Zeus, compagnon des augustes suppliants.

Pontonoüs mélangea le vin, doux comme le miel, et le versa dans les 118 coupes. Quand les libations furent terminées, Alcinoüs, prenant la parole dit:

—Ecoutez, chefs et conducteurs des Phéaciens, ce que mon cœur m'inspire. Maintenant que le repas est terminé, regagnez vos demeures, et demain dès l'aurore, rassemblant les vieillards en grand nombre, nous fêterons cet étranger dans mon palais. Nous offrirons aux dieux les sacrifices divins, puis nous préparerons le départ de notre hôte, afin que, conduit par nous, sans peine et sans fatigue, il rentre avec joie dans sa patrie. Il est peut-être un Immortel descendu du ciel, formant quelque dessein inconnu de nous.

Ulysse, plein de prudence, lui répondit:

—Alcinoüs, chasse cette pensée, car je ne ressemble ni par les traits, ni par la taille aux habitants du vaste ciel, mais bien aux mortels dont les souffrances les plus cruelles ne peuvent égaler mes infortunes! Je pourrais vous raconter les maux nombreux 119 que j'ai endurés par la volonté des dieux, mais laissez-moi achever ce repas, car malgré l'affliction, il n'est rien de plus importun que l'odieux estomac obligeant l'homme, qui a le deuil dans l'âme, à s'occuper de lui.

Il dit et tous les convives approuvèrent son noble langage et se retirèrent dans leur demeure. Arété aux bras blancs, prit alors la parole, car ayant vu le manteau et la tunique d'Ulysse, elle avait reconnu les vêtements qu'elle-même avait faits.

—Etranger, permets que je t'interroge; qui es-tu et d'où viens-tu? qui t'a donné ces vêtements? Ne disais-tu pas qu'errant sur la mer, tu avais été jeté sur nos rives?

Ulysse, avec prudence, répondit:

—Reine, il me serait trop long de te raconter mes souffrances, mais je veux répondre à tes questions: Loin d'ici est l'île d'Ogygie qu'habite la fille d'Atlas, l'artificieuse Calypso à la belle chevelure. Le destin me conduisit à son foyer, après que 120 Zeus eut foudroyé mon vaisseau et fait périr mes compagnons. Calypso m'accueillit et me promit l'immortalité. Pendant sept ans je restai là, mouillant de mes larmes les vêtements divins que me donnait la déesse. La huitième année, sur l'ordre de Zeus divin, elle consentit à mon départ. Je voguai dix-sept jours sur la mer; le dix-huitième, les montagnes ombreuses de votre terre m'apparurent et mon cœur se réjouit; mais hélas! Neptune me ferma la route, souleva la mer immense, et le flot brisa mon radeau. C'est à la nage que je dus gagner le rivage. Je me couchai parmi les arbrisseaux, me couvrant de feuilles, et je dormis toute la nuit et le lendemain jusqu'au coucher du soleil. C'est alors que j'aperçus ta fille et ses suivantes. Je l'implorai, et dans sa sagesse, elle eut pitié de moi; c'est elle qui m'offrit ces vêtements; voilà la vérité.

Alcinoüs répondit:

—Étranger, assurément ma fille 121 n'a point agi selon les convenances en ne t'amenant pas avec elle dans notre demeure, toi qui l'avais implorée la première.

Le prudent Ulysse répondit:

—Héros, ne reproche rien à ta noble fille. Elle m'avait invité à suivre avec ses femmes, mais craignant ta colère, je m'y suis refusé.

Alcinoüs lui dit alors:

—Étranger, mon cœur ne s'irrite point ainsi sans motif; il aime la justice. Plût aux dieux que tu veuilles t'unir à ma fille et devenir mon gendre. Je te donnerais alors un palais et des domaines; cependant nul Phéacien ne te retiendra malgré toi. A demain donc est fixé le jour de ton départ. Tandis que tu reposeras, dompté par le sommeil, nos rameurs, frappant la mer calme, te conduiront dans ta patrie, fût-elle même au-delà de l'Eubée.

Il dit et le patient Ulysse rempli de joie, fit cette prière:

—O Zeus divin! puisse Alcinoüs accomplir ses promesses! sa gloire 122 serait impérissable et je reverrais ma patrie!

Ainsi discouraient-ils; cependant Arété ordonna à ses femmes de dresser un lit sous le portique, et lorsqu'elles eurent préparé la couche moelleuse, elles en avertirent Ulysse par ces paroles:

—Lève-toi, étranger et va dormir, un lit a été fait pour toi.

Elles dirent et le héros se réjouit. Il se dirigea vers le lit magnifique pour y goûter le sommeil qui fait oublier. Alors Alcinoüs, se retirant dans sa haute demeure, se coucha près de la douce Arété, son épouse aux beaux bras.


Chant VIII


JEUX

Quand parut la divine Aurore aux seins de lys et de roses, le puissant Alcinoüs conduisit Ulysse à l'assemblée des Phéaciens; là, ils s'assirent sur des sièges de pierre polie. Pendant ce temps Minerve parcourait la ville sous les traits d'un héraut d'Alcinoüs, et elle adressait à chaque citoyen ces paroles:

—Phéaciens, allez à l'assemblée 126 pour apprendre quel est l'étranger semblable aux Immortels, qui est arrivé dans la demeure d'Alcinoüs?

Elle excitait ainsi la curiosité du peuple; promptement les citoyens se rendirent à l'assemblée où tous admiraient le prudent fils de Laërte, sur lequel Minerve avait répandu une grâce divine. Quand ils furent tous réunis, Alcinoüs prit la parole et dit:

—Ecoutez, chefs des Phéaciens, ce que mon cœur m'inspire. Cet étranger dont j'ignore l'origine, est entré dans ma demeure. Il nous supplie de le reconduire dans sa patrie; selon nos usages, aidons à son départ; l'hôte accueilli sous mon toit, ne doit pas gémir après son retour. Lancez donc sur la mer azurée un noir vaisseau conduit par cinquante-deux rameurs, puis venez dans ma demeure afin que nous traitions cet étranger comme un ami. Appelez Démodocus, notre aède illustre, auquel les dieux ont donné l'art de nous charmer tous.

127

Il dit. On exécuta ses ordres, et bientôt les salles du palais se remplirent de convives joyeux. Alcinoüs immola pour eux douze brebis, huit porcs aux blanches dents et deux bœufs aux pieds lents. Un héraut amena le chanteur aimé de la Muse; elle l'avait privé de la vue, mais elle lui avait donné la voix délicieuse. Pontonoüs apporta pour l'aède un siège élevé qu'il appuya contre une colonne, et à laquelle il suspendit la lyre harmonieuse; puis, sur une table magnifique, il plaça une coupe de vin pour qu'il pût boire quand son cœur l'y inviterait. Alors les convives tendirent leurs mains vers les mets préparés.

Quand ils eurent apaisé la soif et la faim, la Muse excita le poète à chanter les gloires des héros: c'était la querelle d'Ulysse et d'Achille, et Agamemnon se réjouissait en son esprit, car il voyait se réaliser la prédiction que lui avait faite Apollon en la divine Pytho.

Pendant ces récits enchanteurs, 128 Ulysse, de son manteau de pourpre, voilait son beau visage, voulant cacher aux Phéaciens les larmes qui mouillaient ses paupières; puis, essuyant ses pleurs, et prenant une coupe, il offrait des libations aux dieux; mais lorsque le chanteur reprenait ses récits, de nouveau Ulysse se couvrait le visage et sanglotait. De tous les convives, Alcinoüs seul s'en aperçut. Aussitôt, il dit aux Phéaciens, habiles à la rame:

—Ecoutez! chefs phéaciens, interrompons ce festin et sortons maintenant; essayons-nous aux jeux, afin que l'étranger puisse dire à ses amis combien nous sommes supérieurs aux autres peuples, à la lutte, au pugilat, au saut et à la course.

Il dit et ouvrit la marche; tous les autres le suivirent. Ils se rendirent sur la place, suivis d'une foule nombreuse. Des jeunes gens pleins d'ardeur, se présentèrent: les premiers étaient Acronée, Ocyale, Elatrée, Nautée, Prymnée, Anchiale, Eretmée, Pontée, Prorée, Thoon, Anabésinée, 129 Amphiale, fils de Polynée, issu de Tectonis, puis Euryale pareil à Mars, et Naubolide, le plus beau d'entre les Phéaciens, après l'irréprochable Laodamas; puis encore les trois fils d'Alcinoüs: Laodamas, Halius et Clytonée semblable à un dieu. Ils luttèrent d'abord à la course; tous ensemble ils s'élancèrent, soulevant la poussière sous leurs pieds rapides. Clytonée laissa bientôt derrière lui ses rivaux. Puis ils s'essayèrent à la lutte pénible dans laquelle Euryale triompha; Amphiale fut vainqueur au saut; Elatrée l'emporta au disque et Laodamas au pugilat. Après que tous se furent réjouis dans ces luttes, Laodamas leur dit:

—Mes amis, demandons au noble étranger, notre hôte, s'il excelle dans un de nos jeux. Il ne manque pas de vigueur, à considérer ses muscles puissants, si toutefois les souffrances endurées sur la terrible mer n'ont pas abattu son courage.

Euryale lui répondit:

—Laodamas, tu parles avec sagesse; 130 invite donc toi-même l'étranger et adresse-lui la parole.

Le fils d'Alcinoüs, s'avançant alors, dit à Ulysse:

—Vénérable étranger, tu parais instruit dans les jeux; veux-tu, toi aussi, t'essayer dans nos luttes? Viens, dissipe les chagrins de ton cœur, car pour ton départ déjà tout est préparé.

Ulysse prudent, lui répondit:

—Laodamas, pourquoi railler ma douleur en m'invitant à vos jeux? Je soupire après le retour et j'implore le roi et tout le peuple.

Euryale, pour l'outrager, lui dit alors:

—Étranger, tu ressembles plus en effet au nautonier conduisant son navire plein de marchandises qu'à l'athlète instruit dans les luttes.

Ulysse, le regardant avec colère, lui répondit:

—Étranger, tes paroles sont d'un insensé. Ta beauté est incontestable mais ton esprit est frivole. Tu as excité ma colère par ton langage 131 inconvenant. Je ne suis point ignorant des luttes et je crois encore pouvoir l'emporter parmi les premiers. Aussi, malgré les maux dont j'ai souffert, je m'essayerai dans vos luttes, car ton discours m'a mordu au cœur.

Il dit, et saisissant un disque plus grand et plus pesant que ceux dont s'étaient servi les Phéaciens, il le fait tourner et le lance de sa main robuste. Les Phéaciens courbent la tête d'effroi; le disque vole au-delà de toutes les marques, et Minerve, prenant les traits d'un mortel, indique la place et s'écrie:

—Un aveugle même, avec la main, reconnaîtrait ta marque, étranger, car elle est éloignée de beaucoup de celles des Phéaciens; aucun d'eux ne pourra la dépasser.

Elle dit, et Ulysse se réjouit de trouver dans l'assemblée un compagnon bienveillant. Avec plus d'assurance il dit alors:

—Jeunes gens, atteignez maintenant ce but, et alors je lancerai un 132 autre disque plus loin encore. Que le plus courageux d'entre vous s'essaye avec moi au pugilat, ou à la lutte ou à la course; de tous les Phéaciens, je n'excepte que Laodamas mon hôte, car, qui voudrait combattre l'homme qui l'accueille en ami? Je sais manier l'arc poli et, seul, Philoctète l'emportait sur moi quand, sous les murs de Troie, nous lancions nos flèches; et je jette le javelot aussi loin qu'un autre envoie sa flèche. A la course seulement un Phéacien me devancera peut-être, car domptés par la mer cruelle, mes membres sont affaiblis.

Il dit et tous gardèrent le silence; seul Alcinoüs lui dit ces paroles:

—Étranger, ton langage ne nous déplaît point; tu veux nous montrer ta valeur, irrité de ce que cet homme t'a injurié dans cette assemblée. Nul ne songe à médire de ton courage; mais écoute-moi, afin qu'un jour, rentré dans ta demeure, tu te souviennes que si nous ne sommes habiles, ni au pugilat, ni à la lutte, 133 nos pieds sont rapides à la course et que nous excellons à conduire les vaisseaux. Nous aimons les festins, la lyre, la danse, les riches vêtements, les bains et les plaisirs de l'amour. Allons, Phéaciens, que les meilleurs danseurs commencent leurs jeux, afin que l'étranger dise à ses amis combien nous l'emportons par la danse. Donnez à Démodocus sa lyre harmonieuse, restée sans doute dans ma demeure.

Alcinoüs ayant ainsi parlé, un héraut alla chercher la lyre divine, et neuf chefs phéaciens disposèrent tout pour le jeu; ils aplanirent le sol, élargirent l'arène. Alors Démodocus s'avança au milieu de l'assemblée, et s'accompagnant de sa lyre, il chanta l'amour de Mars pour Vénus. Il dit comment ils s'unirent la première fois dans la couche de Vulcain!...

«Le soleil, qui les voyait goûtant les plaisirs de l'amour, en instruisit le dieu forgeron. Vulcain, entendant ce récit, courut à sa forge, roulant dans son cœur de sombres pensées; 134 il mit une enclume sur un large billot et forgea des liens que rien ne pouvait rompre. Il se rendit alors dans la chambre où se trouvait sa couche chérie, et disposa tout autour de son lit les liens semblables à des fils d'araignée, si minces que l'œil même des Immortels ne pouvait les apercevoir. Il feignit ensuite de se rendre à Lemnos, ville magnifique. Dès que Mars eut vu l'industrieux Vulcain s'éloigner, il se dirigea vers la demeure de l'illustre dieu, brûlant d'amour pour Cythérée à la belle couronne. Elle était assise quand Mars entra; il lui prit la main et lui dit:

»—Viens, chérie, sur la couche de Vulcain, car il est parti pour Lemnos, chez les Sintiens au langage barbare.

»Il disait ainsi, et il parut agréable à la déesse de se coucher. Bientôt ils s'endormirent et les liens invisibles de l'ingénieux Vulcain se répandirent sur eux. L'illustre boiteux s'approcha d'eux car il était revenu sur ses pas. Une colère formidable 135 s'empara de lui; d'une voix terrible, il cria à tous les dieux:

»—Zeus, et vous Immortels, accourez et venez voir des choses intolérables et dignes de vos rires. Vénus me méprise parce que je suis boiteux; elle aime Mars pernicieux parce qu'il est agile et beau. Voyez-les brisés d'amour, reposant tous deux sur ma couche; ce spectacle m'emplit de douleur. Tous deux bientôt ne voudront plus dormir, mais ces liens les retiendront jusqu'à ce que Zeus m'ait rendu les présents que je lui ai faits pour obtenir sa fille impudente qui ne sait commander à ses passions.

»Alors les dieux se rassemblèrent dans le palais d'airain; Neptune arriva le premier, puis Mercure, puis Apollon qui lance au loin les traits. Les déesses, par pudeur, ne vinrent point. Alors du vestibule où se tenaient les dieux, un rire inextinguible s'éleva. Contemplant l'artifice de l'illustre boiteux, chacun disait à son voisin:

136

»—Les mauvaises actions ne réussissent jamais; le lent atteint le rapide, car le boiteux Vulcain l'a emporté par la ruse sur Mars rapide. C'est pourquoi Mars doit la punition de l'adultère.

»C'est ainsi qu'ils parlaient entre eux, et Apollon disait à Mercure:

»—Voudrais-tu, Mercure, bien qu'enfermé dans ces liens puissants, dormir dans ce lit auprès de Vénus aux cheveux d'or?

»Le meurtrier d'Argus lui répondait:

»—Certes, je le voudrais quand même trois fois plus nombreux des liens subtils m'attacheraient aux flancs nacrés et divins de la désirable Vénus, et quand même tous les dieux riraient autour de moi.

»Il disait, et de nouveau le rire s'élevait parmi les Immortels. Neptune seul ne riait pas et suppliait Vulcain de délivrer Mars. Il lui disait alors ces paroles ailées:

»—Délivre-le; et en présence des dieux, comme tu l'ordonnes, 137 il te payera ce qui est juste.

»L'illustre boiteux lui répondait:

»—Ne m'engage point à ces choses, Neptune; c'est une mauvaise caution que de répondre pour des misérables, et si Mars échappe à ses liens et à sa dette, comment te contraindrai-je, toi Immortel parmi les dieux?

»Neptune disait:

»—Vulcain, si Mars, fuyant, renie sa dette, c'est moi qui te payerai.

»Et l'illustre boiteux de répondre:

»—Il ne convient pas de refuser ta parole.

»Puis, Vulcain les délivre de leurs liens.

»Aussitôt, ils s'élancent: l'un vers la Thrace, et Vénus à Cypres, dans la ville de Paphos. Là, les Grâces baignèrent Cythérée divine, l'oignirent du parfum des fleurs, puis la revêtirent de voiles merveilleux.»

Ainsi chantait l'aède illustre: Ulysse et les Phéaciens habiles à la 138 rame, l'écoutaient avec ravissement.

Alcinoüs ordonna alors à Laodamas et à Halius de danser seuls, car ils étaient sans rivaux. Prenant en main une balle de pourpre que Polybe avait faite pour eux, l'un la jetait vers les nuées élevées, l'autre la recevait au vol avant qu'elle eût touché le sol. Ce jeu terminé, ils dansèrent en faisant mille tours variés, et les spectateurs applaudissaient. Ulysse alors dit à Alcinoüs:

—Puissant Alcinoüs, tu m'avais promis des danseurs merveilleux, tu as accompli ta promesse et mon admiration est grande en les regardant.

Alcinoüs se réjouit, et, s'adressant aux Phéaciens, il dit:

—Ecoutez, chefs des Phéaciens, offrons un présent hospitalier à ce sage étranger. Douze chefs illustres commandent ici, je suis le treizième. Que chacun de nous lui apporte un vêtement éclatant de blancheur et un talent d'or précieux. Apportons ces présents, afin que l'étranger en s'asseyant au festin, 139 se réjouisse en son cœur, et qu'Euryale lui-même apaise par un présent les paroles outrageantes qu'il a prononcées!

Il dit ainsi, tous l'approuvèrent et envoyèrent un héraut chercher les présents. Euryale à son tour dit au roi:

—Alcinoüs, j'apaiserai l'étranger ainsi que tu l'ordonnes. Je lui donnerai cette épée d'airain à la poignée d'argent et au fourreau d'ivoire bien travaillé; elle sera pour lui d'un grand prix.

En disant ces mots, il mit dans les mains d'Ulysse l'épée précieuse et lui adressa en même temps ces paroles ailées:

—Illustre étranger, réjouis-toi. Si quelques paroles offensantes ont été prononcées, eh bien! que le vent les emporte au loin. Puissent les dieux te donner de revoir ta patrie et ton épouse, car voilà longtemps que tu souffres loin d'elles.

Le sage Ulysse lui répondit:

—Ami, réjouis-toi aussi et que 140 les dieux te donnent le bonheur! Puisses-tu ne jamais regretter cette épée que tu m'as donnée pour me faire oublier tes paroles.

Il dit et suspendit à son épaule l'épée aux clous d'argent.

Au coucher du soleil, les présents étant arrivés, des hérauts les portèrent dans la demeure d'Alcinoüs. Celui-ci, précédant les convives, entra dans le palais et tous s'assirent sur des sièges élevés. Alcinoüs, s'adressant à Arété, lui dit:

—Femme, apporte-nous le coffre le plus précieux que tu possèdes et un vêtement d'une blancheur éclatante. Fais chauffer de l'eau dans un vase d'airain, afin que notre hôte, s'étant baigné, se réjouisse et prenne part à notre festin. Moi, je lui donnerai ma coupe d'or merveilleuse; ainsi chaque jour, il se souviendra de moi en faisant, dans son palais, les libations à Zeus.

Arété et ses suivantes s'empressèrent aussitôt, apportant à Ulysse 141 un coffre merveilleux, contenant les présents magnifiques, puis la reine lui adressa ces paroles ailées:

—Scelle toi même le couvercle et mets un lien de peur que quelqu'un ne dérobe tes richesses sur le noir vaisseau, pendant ton sommeil.

Alors le patient Ulysse, d'un nœud compliqué que lui avait jadis enseigné Circé, ferma le coffre. L'intendante l'invita alors à se baigner et Ulysse se réjouissait en voyant tous ces préparatifs, car de semblables soins ne lui avaient pas été donnés depuis son départ de la grotte de Calypso à la belle chevelure. Après que les jeunes suivantes l'eurent frotté d'huile, le héros se rendit parmi les convives.

Nausicaa, debout sur le portique, contemplait Ulysse avec admiration, et lui adressa ces paroles ailées:

—Bel étranger, je te salue! Quand tu seras rentré dans ta patrie, souviens-toi que c'est Nausicaa qui t'accueillit la première.

Le divin Ulysse lui répondit:

142

—Douce Nausicaa, que Zeus m'accorde de revoir mon foyer, et là, chaque jour, comme à une déesse, je t'adresserai des vœux, car c'est à toi que je dois la vie.

Il dit et s'assit près d'Alcinoüs.

Un héraut amena l'aède Démodocus. Alors Ulysse, coupant, d'un porc aux dents blanches, une large tranche succulente, dit au héraut:

—Prends, et donne cette viande à Démodocus. Malgré mon chagrin, je veux l'honorer, car c'est la Muse qui chante par sa bouche divine.

Il dit et Démodocus se réjouit. Les convives étendirent les mains vers les mets préparés, et lorsqu'ils eurent apaisé la faim et la soif, Ulysse dit à l'aède:

—Démodocus, toi que j'honore et qui chantes si bien le destin des Grecs, leurs souffrances, leurs fatigues, dis-nous maintenant le piège trompeur, ce cheval de bois que construisit Epéus aidé de Minerve et 143 que l'ingénieux Ulysse introduisit dans Ilion. Si tu nous dis ces choses avec vérité, je déclarerai à tous les hommes qu'un dieu bienveillant t'accorde le génie divin.

Il dit et Démodocus, que le dieu inspire, commença son chant: Il dit d'abord comment une partie des Grecs s'éloignèrent sur leurs vaisseaux, ayant brûlé leurs tentes, tandis que d'autres avec Ulysse, se trouvaient dans Ilion, cachés dans les flancs du cheval, amené par les Troyens eux-mêmes dans leur citadelle. Les Troyens délibéraient; trois avis les partageaient: ouvrir le cheval avec l'airain ou le précipiter des rochers, ou bien le consacrer aux dieux. Cette dernière résolution s'accomplit. Il dit encore comment les Achéens quittant les flancs du perfide cheval, ravagèrent la cité, pillant la superbe Ilion, tandis qu'Ulysse et Ménélas se dirigeaient vers la demeure de Deiphobe.

Pendant ces récits, Ulysse s'affligeait; des larmes brûlantes mouillaient 144 ses joues. Alcinoüs entendant ses profonds soupirs, dit aux Phéaciens, amis de la rame:

—Que Démodocus interrompe ses chants, car ils ne réjouissent pas tous les cœurs. Cet étranger n'a cessé de gémir et la douleur enveloppe son âme. Maintenant, qu'il ne nous cache rien. Qu'il nous fasse connaître le nom de sa mère, de son père et de sa patrie, qu'il nous raconte sincèrement dans quelles mers il a erré, qu'il nous décrive les peuples farouches, injustes, ou bien hospitaliers, chez lesquels il a abordé. Peut-être quelqu'un de ses parents a-t-il péri devant Ilion, ou bien a-t-il perdu un compagnon chéri, aimé comme un frère?


Chant IX


LE CYCLOPE

Le prudent Ulysse prit la parole et dit:

—Puissant Alcinoüs, certes il est doux d'écouter, assis à la table de ton palais, l'aède à la voix divine, tandis qu'un échanson, puisant le vin pur dans le cratère, en remplit nos coupes; oui certes, cela est doux.148 Mais le désir de m'interroger t'est venu; tu veux le récit de mes aventures? Par où commencerai-je?...

»Je suis Ulysse, fils de Laërte, dont les ruses de toutes sortes préoccupent les hommes et dont la gloire monte jusqu'au ciel. J'habite Ithaque, située au couchant; là est une verte montagne, le Nérite au feuillage agité; autour d'Ithaque, sont groupées des îles nombreuses, Dulichium, Samé et la verdissante Zacynthe. L'âpre Ithaque est nourricière de guerriers et, pour moi, rien n'est plus doux que mon pays.

»Calypso à la belle chevelure m'a retenu dans ses grottes profondes, me désirant comme époux, de même que l'artificieuse Circé d'Ea, mais elles n'ont pu persuader mon cœur. Maintenant, je vais te raconter les maux que m'envoya Zeus après mon départ de Troie.

»Le vent qui m'éloignait d'Ilion, me conduisit chez les Ciconiens, à Ismare; je saccageai la ville et massacrai les habitants; nous enlevâmes 149 leurs épouses et les jeunes vierges, ainsi que de nombreuses richesses, et nous en fîmes le partage. J'engageai alors mes compagnons à fuir d'un pas agile, mais les insensés ne m'écoutèrent pas. Ils égorgeaient les bœufs au pas lent et buvaient à longs traits le vin pur. Cependant les Ciconiens qui s'étaient enfuis appelèrent d'autres Ciconiens leurs voisins, très braves et sachant combattre. Ils arrivèrent dès l'aurore, nombreux comme les fleurs printanières. Nous soutînmes victorieusement le combat près des vaisseaux rapides, tant que monta le jour divin, mais au déclin du soleil, les Ciconiens nous domptèrent et mirent les Grecs en fuite. Chaque vaisseau perdit six guerriers aux belles cnémides.

»Le cœur affligé, nous continuâmes notre route, mais nos vaisseaux ne s'éloignèrent pas du rivage, avant que, par trois fois, nous n'eussions appelé nos malheureux compagnons tombés sous le fer des Ciconiens. Zeus alors souleva contre 150 nos navires à la proue azurée le vent Borée; une tempête violente s'élança du ciel, et nos vaisseaux furent désemparés et rejetés au rivage, où nous restâmes deux nuits et deux jours, accablés de fatigue. Mais quand se leva pour nous l'aurore du troisième jour nous reprîmes la mer, et je serais arrivé sain et sauf dans ma terre chérie si, en doublant le cap Malée, Borée rapide ne m'avait repoussé de Cythère.

»Durant neuf jours, nous fûmes emportés sur la mer poissonneuse, et nous abordâmes, le dixième, au pays des Lotophages qui mangent une nourriture fleurie. Nous descendîmes à terre pour puiser de l'eau et j'envoyai deux guerriers conduits par un héraut, pour reconnaître quels étaient les habitants de ce pays. Ceux-ci les accueillirent et leur firent goûter le lotus, et ayant mangé de ce mets doux comme le miel, ils en oublièrent le retour. Je les ramenai à mes vaisseaux malgré leurs larmes, puis j'ordonnai le départ 151 de peur que d'autres, goûtant au lotus, n'oubliassent aussi leur patrie. Mes compagnons s'embarquèrent aussitôt et, assis à leurs bancs, ils frappèrent de leurs rames la blanche mer.

»Nous arrivâmes bientôt à la terre des Cyclopes, géants cruels qui n'ont qu'un œil au milieu du front. Ils ne sèment, ni ne labourent, confiants dans les dieux, et la vigne aux larges grappes, grossies par la pluie de Zeus, leur donne le vin doux au cœur. Ils habitent des cavernes profondes au sommet des montagnes et gouvernent leurs familles sans souci de leurs voisins.

»Au long du port des Cyclopes, s'étend une petite île; dans ses forêts les chèvres sauvages sont innombrables, fertiles sont ses humides prairies; mais on ne voit ni troupeaux conduits par des bergers, ni cultures, ni habitations; cependant la vigne y serait immortelle, le labour facile, et, la saison venue, d'innombrables épis seraient la récompense 152 de l'homme des champs, car le sol est gras et fécond. Le port est commode, on n'y a nul besoin d'amarres, et, sans y jeter l'ancre, le navigateur peut attendre que son cœur l'invite à partir, ou que le souffle du zéphir s'élève. Près du port, au fond d'une grotte qu'entourent des peupliers, coule une fontaine cristalline; c'est là qu'un dieu nous conduisit, et nous nous endormîmes sur le rivage en attendant l'aurore. Quand elle parut, nous parcourûmes l'île avec admiration; puis, divisés en trois groupes, nous commençâmes la chasse, et fîmes une proie abondante. Chacun des douze vaisseaux qui me suivaient, eut pour sa part neuf chèvres et j'en choisis dix pour moi seul. Jusqu'au coucher du soleil nous savourâmes des mets abondants et bûmes un vin délicieux, car celui de nos navires n'était pas épuisé, et nous en avions rempli de nombreuses amphores, lorsque nous avions pris la ville sacrée des Ciconiens.

153 »Cependant nous regardions vers la terre des Cyclopes; nous entendions leurs cris et ceux de leurs troupeaux, et le lendemain, réunissant mes compagnons je leur dis: «Chers amis, restez ici pendant que j'irai reconnaître quels sont ces hommes, afin de voir s'ils sont injustes ou hospitaliers et si leur esprit craint les dieux.»

»J'ordonnai alors à mes rameurs de détacher les câbles de mon vaisseau et de me suivre; assis en ordre, ils frappèrent aussitôt la blanche mer que nous franchîmes rapidement. Bientôt nous aperçûmes une haute caverne ombragée de lauriers, de pins élevés et de peupliers à la haute chevelure servant d'abri à de nombreux troupeaux.

»Là, habitait un homme d'une taille formidable, monstre terrible qui, solitaire, faisait paître ses troupeaux et ne connaissait pas les lois de l'hospitalité. Je choisis parmi mes compagnons douze des plus braves et me mis en marche, emportant 154 avec moi une outre pleine d'un vin capiteux que m'avait donné Naron, fils d'Evanthée, prêtre d'Apollon et habitant Ismare: je l'avais protégé lui, son fils et sa femme, et il m'avait offert sept talents d'or, une coupe d'argent, et il avait puisé pour moi dans douze amphores, un vin pur, breuvage divin, que lui seul, son épouse et son intendante connaissaient. Quand il voulait boire de ce vin délicieux, il en remplissait une coupe et la versait dans vingt mesures d'eau; un bouquet divin s'exhalait alors du cratère, et il eût été bien pénible de n'en point goûter. J'en avais emporté une outre pleine. Arrivés à l'entrée de la caverne, nous ne trouvâmes personne. Nous contemplions avec admiration les claies chargées de fromages, et les étables remplies d'agneaux. Les vases débordaient de lait et mes compagnons me suppliaient de partir au plus vite emportant ces richesses et chassant devant nous les troupeaux du Cyclope. Je ne les écoutai pas, ce 155 qui cependant eût été plus sage.

»Ayant allumé du feu pour les sacrifices, nous mangeâmes quelques fromages, puis, assis dans la caverne, nous vîmes venir le Cyclope portant une immense charge de bois sec qu'il jeta au dehors de la caverne avec grand bruit; épouvantés, nous nous sauvâmes au fond de l'antre. Le Cyclope chassa ses troupeaux dans la vaste grotte, laissant à l'entrée les béliers et les boucs, puis il souleva du sol une pierre énorme et ferma sa caverne. Il s'assit, se mit à traire les brebis et les chèvres bêlantes, puis il plaça un agneau sous chaque mère. Alors, disposant la moitié du lait dans des vases pour son repas du soir, il réserva l'autre moitié pour ses provisions d'hiver. Ayant allumé du feu, il nous aperçut, et, nous interrogeant, il nous dit:

»—Étrangers, qui êtes-vous? Un intérêt vous amène-t-il sur ces rives? ou bien errez-vous au hasard sur les plaines humides comme des 156 pirates portant le ravage chez les peuples paisibles?

»Il dit, et sa voix terrible nous glaça d'effroi. Cependant je lui répondis en ces termes:

»—Nous sommes des Grecs, revenant de Troie; des vents contraires nous ont éloignés de notre patrie, sans doute par la volonté de Zeus. Nous étions les glorieux soldats d'Agamemnon, fils d'Atrée, dont la renommée touche au ciel. Nous sommes venus à tes genoux, espérant de toi les dons de l'hospitalité qu'il est d'usage d'offrir à l'étranger. Homme généreux, respecte les dieux et les suppliants, protégés de Zeus.

»Il répondit d'un cœur impitoyable:

»—Étranger insensé, de quel pays viens-tu donc que tu m'engages à craindre les dieux? Les Cyclopes n'ont souci ni de Zeus, ni des Immortels, car ils sont plus puissants qu'eux; cependant, dis-moi, où as-tu laissé ton vaisseau? Est-il loin d'ici?

157

»Il parlait ainsi pour m'éprouver, mais je lui fis cette réponse artificieuse:

»—Neptune a brisé mon navire contre les rochers de cette île. Seul avec les compagnons que tu vois, j'ai échappé à la mort cruelle.

»Sans me répondre, il jeta les mains sur mes compagnons, en saisit deux et les frappa contre terre comme deux chiens; leur cervelle s'écrasa sur le sol. Les dépeçant, il les dévora comme un lion nourri sur les montagnes, ne laissant ni entrailles, ni chairs, ni os remplis de moëlle. A ce spectacle horrible, nous élevâmes en pleurant nos mains vers Zeus. Le Cyclope ayant apaisé sa faim, but abondamment du lait pur et s'étendit au milieu de ses troupeaux. Le cœur ulcéré je m'apprêtais à plonger mon épée aiguë dans sa poitrine, mais une pensée prudente m'arrêta. Jamais nos mains n'auraient pu écarter la pierre pesante qui fermait l'antre du Cyclope. Alors, gémissants, nous attendîmes l'aurore 158 divine. Dès le matin, le monstre alluma du feu, et se mit à traire ses bêtes magnifiques; puis saisissant encore deux de mes compagnons, il en fit son repas. Chassant alors ses troupeaux hors de l'antre, il replaça soigneusement la pierre immense qui fermait l'entrée de la caverne, comme l'on place un couvercle sur un carquois. Le Cyclope dirigea ses troupeaux sur la montagne; quant à moi, roulant en mon cœur des désirs de vengeance, je m'arrêtai à ce parti qui me semblait le meilleur: Le Géant conservait au fond de l'étable une énorme branche d'olivier comparable par sa taille au mât d'un vaisseau à vingt rangs de rames. J'en coupai la longueur d'une brasse que je fis amincir par mes compagnons; j'en affilai l'extrémité, et pour la durcir, je la tournai dans la flamme d'un feu ardent; ensuite je la cachai dans le fumier amoncelé au fond de la grotte. J'ordonnai alors à mes compagnons de chercher par le sort ceux d'entre eux qui enfonceraient avec 159 moi ce pieu dans l'œil du Cyclope pendant son sommeil. Le sort désigna ceux mêmes que j'aurais choisis.

»Vers le soir, le monstre cruel revint et fit entrer ses gras troupeaux dans la caverne immense qu'il ferma avec soin. Il s'assit et se mit à traire les chèvres bêlantes, puis saisissant encore deux de mes compagnons, il en fit son repas du soir. Alors, je m'approchai du géant, tenant une coupe de vin noir dans les mains, et je lui dis:

»—Cyclope, bois ce vin que notre vaisseau portait. J'avais préparé cette libation, confiant en ton hospitalité, mais ta fureur sans bornes éloigne les mortels qui voudraient venir vers toi.

»Il prit la coupe et but. Trouvant ce breuvage délicieux, il m'en redemanda:

»—Que ton cœur bienveillant m'en donne encore, et dis-moi ton nom maintenant, afin que je te donne un présent d'hospitalité qui te réjouisse. 160 Notre terre généreuse produit aussi du vin dont la pluie de Zeus fait croître les grappes puissantes, mais celui-ci me semble d'Ambroisie et de Nectar.

»Je lui versai encore du vin noir. Trois fois il vida la coupe, et quand le vin eut obscurci son esprit, je lui dis ces paroles caressantes:

»—Cyclope, mon père et ma mère et tous mes compagnons m'appellent Personne. Indique-moi maintenant le présent d'hospitalité que tu m'as promis.

»Il me répondit aussitôt d'un cœur impitoyable:

»—Je mangerai Personne le dernier; ce sera là mon présent d'hospitalité!

»Il dit, et l'ivresse qui dompte les sens s'empara de lui. Alors poussant la branche d'olivier sous la cendre brûlante, quoique verte elle fût bientôt prête à s'enflammer; puis exhortant mes compagnons, et une divinité nous inspirant une grande audace, nous enfonçâmes le pieu 161 aigu dans l'œil du Cyclope; et moi le dirigeant et appuyant sur lui, je le faisais tourner.—De même qu'un homme perce avec une tarière les poutres d'un vaisseau, de même nous faisions tourner le pieu embrasé dans l'œil du monstre. Le sang ruisselait; une vapeur ardente dévorait sa paupière, l'œil se consumait avec bruit. Comme un forgeron plonge dans l'eau froide, pour la tremper, une hache rougie au feu, ainsi l'œil du monstre frémissait autour de la branche d'olivier. Il poussa alors un gémissement terrible et nous reculâmes remplis d'épouvante. Ecumant de rage, il arracha de son œil le pieu souillé de sang et le rejeta au loin. A ses cris, les Cyclopes voisins accoururent de tous côtés et lui demandèrent la cause de sa douleur:

»—Polyphème, pourquoi ces cris de détresse qui troublent notre sommeil? Un mortel t'enlève-t-il malgré toi tes troupeaux, ou crains-tu qu'on ne te tue par ruse ou par violence?»

162

»Du fond de sa caverne, le puissant Polyphème leur répondit:

»—O amis! Personne me tue par ruse et non par violence.»

»Les Cyclopes lui répondirent:

»—Si personne ne te fait violence, tu ne saurais éviter une maladie envoyée par Zeus; adresse donc tes prières au divin Neptune, ton père.»

»Disant ainsi, ils s'éloignèrent, et je riais en mon cœur de voir comment ma ruse habile les avait trompés. Le Cyclope, aveuglé et hurlant de douleur, tâtant avec les mains, enleva la pierre qui fermait la caverne, puis il s'assit à l'entrée et étendit les bras pour saisir celui d'entre nous qui chercherait à sortir. Réfléchissant au meilleur moyen de me soustraire à la mort ainsi que mes compagnons, voici le parti auquel je m'arrêtai: Des béliers beaux et grands, à la noire toison se trouvaient dans l'étable; prenant des osiers flexibles, sur lesquels dormait le Cyclope monstrueux, j'en liai les béliers trois par 163 trois; celui du milieu portait un de mes compagnons sous lui, les deux autres placés de chaque côté le protégeaient. Gardant pour moi le plus grand des béliers, je le saisis par sa laine et me glissai sous son ventre velu, attendant avec anxiété l'aurore divine. Quand elle parut, les troupeaux avec hâte sortirent de la caverne. Le Cyclope méfiant, tâta le dos de tous les béliers, mais l'insensé ne put découvrir mes compagnons liés sous leurs ventres touffus; celui qui me portait, sortit le dernier. Polyphème, le caressant de la main, lui dit:

»—Cher bélier, pourquoi sors-tu le dernier du troupeau? Jusqu'à présent tu étais toujours le premier à brouter les tendres fleurs des prairies, et le premier tu arrivais au courant des rivières; tu étais le premier le soir à rentrer à l'étable: regretterais-tu l'œil de ton maître? Un homme méchant, aidé de ses compagnons perfides, ayant dompté mes sens par le vin, 164 m'a ôté la vue. Mais Personne n'échappera pas au trépas et sa mort soulagera mon cœur altéré.»

»Il dit, et le bélier franchit la porte. Arrivé à quelque distance de la caverne, me dégageant, je m'empressai de délier mes compagnons. Alors, d'un pas rapide, nous poussâmes les gras troupeaux devant nous, regagnant notre vaisseau. Notre arrivée fut douce à nos amis, mais ils se lamentèrent sur le sort de nos compagnons. D'un signe de mes sourcils, je leur défendis de pleurer, et j'ordonnai d'embarquer aussitôt ces troupeaux à la belle toison. Prenant place à leurs bancs, mes rameurs frappèrent la blanche mer de leurs rames, et, quand nous fûmes à la distance d'où la voix peut encore se faire entendre, j'adressai au monstre hideux ces paroles rapides:

»—Cyclope, tu pensais dévorer dans ta caverne profonde les compagnons d'un homme sans vigueur. Le juste châtiment de tes forfaits 165 devait t'atteindre, toi qui ne craignais pas de manger tes hôtes dans ta demeure; c'est pourquoi les dieux t'ont puni par ma main.

»Je dis et sa colère redoublant, il arracha le sommet d'une haute montagne qu'il jeta à l'avant du vaisseau à la proue azurée. La mer bouillonna et le flot nous ramena vers l'île; avec une perche longue, j'éloignai le navire du rivage, puis, d'un signe de tête, j'ordonnai à mes compagnons de ramer avec vigueur. Quand nous fûmes éloignés de nouveau, je voulus encore parler au Cyclope, mais mes compagnons cherchèrent à me retenir par des paroles caressantes:

»—Insensé, pourquoi veux-tu irriter cet homme sauvage? S'il entendait encore des cris ou des paroles, il briserait notre navire avec une roche aiguë, car son bras sait atteindre au loin.

»Ils dirent ainsi, mais ne persuadèrent pas mon cœur magnanime et je m'écriai:

166

»—Cyclope, si quelque mortel t'interroge sur ta hideuse cécité dis-lui que c'est Ulysse, roi d'Ithaque qui t'a privé de la vue.

»Alors gémissant, il s'écria:

»—Grands dieux, voilà l'accomplissement des prédictions de Télème, fils d'Euryme. Il m'annonça qu'un jour la main d'Ulysse me priverait de la vue. Je m'attendais à voir un mortel revêtu d'une force immense et voilà qu'un homme misérable et sans vigueur m'arrache la lumière après m'avoir dompté par le vin. Allons reviens, Ulysse, afin que je t'offre les présents de l'hospitalité et que j'invite Neptune à t'accorder le retour, car je suis son fils et seul il me guérira.

»Il dit, mais je lui répondis en ces termes:

»—Si seulement je pouvais t'arracher la vie et t'envoyer chez Pluton, comme il est sûr que Neptune ne guérira pas ton œil.

»Je dis et il adressa alors cette prière au puissant Neptune:

167

«—Neptune à la chevelure azurée, écoute-moi. S'il est vrai que tu te glorifies d'être mon père, fais qu'Ulysse, le destructeur de villes, n'aborde pas dans sa patrie; mais si le destin veut qu'il revoie sa terre chérie, qu'il n'y arrive que misérable et trouve le malheur dans sa maison.»

»Telle fut sa prière: Neptune l'entendit. Le Cyclope alors, soulevant une pierre plus grande encore que la première, la lança au delà du navire à la proue azurée. Le vaisseau, poussé par le flot puissant, faillit de nouveau toucher le rivage.

»Quand nous arrivâmes à l'île où nos compagnons nous attendaient toujours, nous tirâmes notre vaisseau sur la plage et nous fîmes le partage des troupeaux du Cyclope. M'étant réservé le bélier, je l'immolai à Zeus qui assemble les nues, mais le dieu n'accueillit pas mon 168 sacrifice. Le lendemain, nous partîmes. Mes compagnons assis sur leurs bancs, frappèrent de leurs rames la blanche mer; nous continuâmes notre route contents d'avoir échappé au trépas, mais cependant le cœur affligé de la perte de nos chers compagnons.


Chant X


CIRCÉ

»Nous arrivâmes à l'île flottante d'Eolie habitée par Eole, fils d'Hippotas; six filles et six fils ont reçu le jour dans son palais; il a donné ses filles pour épouses à ses fils, et près de leur père chéri et de leur mère vénérée, ils sont sans cesse en festins.

172

»Eole m'accueillit amicalement. Pendant un mois, je restai dans son palais, lui faisant le récit de mes aventures. Quand je pris congé de lui, il prépara tout pour mon départ et me fit don d'une outre faite avec la peau d'un bœuf de neuf ans dans laquelle il avait enfermé les vents mugissants, car Neptune l'avait fait le dispensateur des vents. Avec une chaîne d'argent, il enchaîna cette outre au fond de notre navire afin qu'aucun souffle ne pût s'en échapper, ne laissant en liberté que le doux Zéphir pour conduire notre vaisseau. Hélas, sa volonté ne devait pas s'accomplir, et notre imprudence devait nous être funeste. Pendant neuf jours nous naviguâmes, et, le dixième, nous apercevions déjà notre terre chérie, quand un profond sommeil s'empara de moi. J'étais au gouvernail que je n'avais voulu confier à aucun de mes compagnons. Ceux-ci s'entretenaient des présents magnifiques que contenait le vaisseau et chacun disait ainsi, 173 causant à son voisin: «—Que cet homme est aimé des mortels dont il visite les villes. Il ramène de Troie un riche butin, et nous qui avons accompli les mêmes travaux, nous revenons dans nos foyers les mains vides. Et maintenant, voici qu'Eole bienveillant l'a comblé de présents. Voyons combien cette outre renferme d'or et d'argent!» Ils dirent et l'esprit pernicieux l'emporta. Ils délièrent l'outre, et les vents, déchaînés, fondirent sur nous.

»Me réveillant, désespéré, je m'étendis dans mon vaisseau, tandis que l'ouragan terrible poussait mes navires vers l'île d'Eolie, sur le rivage de laquelle nous vînmes bientôt échouer. Alors prenant avec moi un héraut je me dirigeai vers le palais d'Eole; celui-ci était à table au milieu de ses enfants; nous apercevant, il nous interrogea plein de surprise:

»—Comment se peut-il que tu sois revenu, Ulysse, car j'avais tout 174 préparé pour que tu puisses regagner ta patrie?

»Le cœur affligé, je lui répondis:

»—Un perfide sommeil et de méchants compagnons m'ont perdu, mais je t'en supplie, viens à mon secours, car tu en as le pouvoir.

»Je cherchais à l'attendrir par de douces paroles, mais il me répondit avec violence:

»—O le plus méprisable des mortels, quitte cette île au plus vite, car je ne puis accueillir un homme détesté des dieux!

»Malgré mes gémissements, il me chassa de sa demeure. Nous reprîmes la mer, le cœur attristé, et pendant six jours les matelots ramèrent, brisés de fatigue. Le septième, nous arrivâmes à la haute cité de Lamos, Télépyle, ville des Lestrygons, où le berger rentrant son troupeau appelle un autre berger pour faire sortir le sien. Là, un homme ne cédant point au sommeil gagnerait un double salaire en faisant 175 paître tour à tour ses bœufs ou ses blanches brebis. Les nuits sont si courtes que le jour présent est voisin du jour qui vient.

»Nous pénétrâmes dans un port magnifique où régnait un calme parfait; c'est là que mes compagnons arrêtèrent leurs vaisseaux recourbés; seul je laissai le mien en dehors du port, puis je montai sur une hauteur avec deux compagnons auxquels j'adjoignis un héraut, et je leur ordonnai d'aller reconnaître les peuples qui mangeaient les fruits de cette terre. Ils suivirent une route unie et, près des murs de la ville, ils rencontrèrent une jeune fille qui puisait de l'eau à la belle fontaine d'Artacie. C'était la noble fille du Lestrygon Antiphate; ils lui demandèrent quel était le roi de ce pays; aussitôt, elle leur indiqua la demeure de son père. Dans un palais magnifique ils trouvèrent une femme grande comme une montagne et à sa vue ils furent frappés de terreur: c'était la femme d'Antiphate. Elle 176 appela son époux qui leur prépara une mort déplorable:—ayant saisi un de mes compagnons il le réserva pour en faire un repas—les deux autres prirent la fuite. Mais Antiphate poussant un cri perçant, les robustes Lestrygons accoururent en foule, semblables non à des hommes, mais à des géants.—Détachant des rochers énormes, ils écrasèrent nos vaisseaux, et nos malheureux compagnons, bientôt exterminés, furent emportés, leur chair devant servir à de cruels festins. Voyant cela, je coupai avec mon épée le câble de mon navire, j'excitai mes matelots à se courber sur les rames pour échapper à la mort, et bientôt nous fuîmes, rapides, sur la mer divine.

»Heureux d'avoir évité la Parque funeste, mais attristés de la perte de nos compagnons, nous arrivâmes dans l'île d'Éa, habitée par la redoutable Circé à la belle chevelure. Cette déesse, sœur d'Eétès, est fille du Soleil et de Persé que l'Océan 177 enfanta. Nous descendîmes à terre et pendant deux jours nous restâmes étendus sur la plage, accablés par la fatigue et la douleur.

»Mais le troisième jour, m'éloignant du vaisseau, je gravis une hauteur, cherchant à découvrir quelque indice d'habitation. J'aperçus de la fumée s'élevant du palais de Circé, au milieu d'une épaisse forêt de chênes. Je repris aussitôt le chemin du rivage, et un dieu, prenant pitié de moi, mit sur ma route un cerf aux cornes élevées; de mon trait d'airain je le frappai à l'échine et il tomba dans la poussière; alors tressant des osiers flexibles, j'en fis une corde dont je liai les pieds de la bête monstrueuse, et, m'appuyant sur ma lance, j'emportai le cerf jusqu'au rivage, où, par de douces paroles, j'exhortai mes compagnons, toujours étendus sur le sable de la plage:

»—Amis, le jour où nous devrons descendre dans la demeure de Pluton n'est point encore arrivé. 178 Venez donc, songeons à nous nourrir et ne nous laissons pas tourmenter par la faim.

»Je dis, et mes compagnons attristés découvrirent leur visage. Ils admirèrent le cerf, car la bête était énorme. Ayant charmé leurs yeux et lavé leurs mains, ils préparèrent un repas magnifique. Ainsi tout le jour nous mangeâmes des viandes abondantes et bûmes du vin pur.

»Dès l'aurore, réunissant mes compagnons, je leur dis:

»—Ecoutez mes paroles, amis, quoique le malheur vous accable. De la hauteur escarpée où j'étais monté hier, mes yeux ont aperçu de la fumée à travers les chênes épais: il serait bon que quelques-uns d'entre nous allassent reconnaître ce pays.

»Mais au souvenir du Lestrygon cruel et du Cyclope anthropophage, ils se lamentaient et versaient des torrents de larmes.

»Alors, les partageant en deux bandes, je donnai le commandement de la première à Euryloque et je pris 179 celui de la deuxième. Nous agitâmes les sorts dans un casque d'airain; le nom d'Euryloque sortit le premier. Il se mit donc en route et vingt-deux compagnons le suivirent en pleurant. Ils arrivèrent bientôt au palais de Circé; tout autour étaient des loups et des lions. Ceux-ci ne s'élancèrent point contre les guerriers, car Circé les avait charmés par des breuvages subtils. Comme on voit le chien flatter son maître, ainsi les lions puissants caressaient mes compagnons épouvantés. Du seuil du palais ils entendirent Circé à la belle chevelure chanter d'une voix harmonieuse, en tissant une toile divine. Politès, guerrier respecté de mes compagnons, leur tint alors ce discours:

»—Amis, c'est une déesse ou une mortelle qui fait entendre ces chants délicieux. Appelons sans retard.

»Il dit, et tous appelèrent.

»Circé entendant leurs voix, les invita à entrer et les imprudents la 180 suivirent dans son palais. Euryloque seul resta en arrière, soupçonnant quelque piège. La déesse les fit asseoir et mélangea pour eux dans du vin de Pramne, du fromage, de la farine et du miel nouveau, et elle ajouta à ce mets un charme funeste. Alors, les frappant de sa baguette, elle les poussa dans l'étable des pourceaux, dont ils eurent la tête, la voix, les soies et le corps; leur intelligence seule resta complète comme auparavant. Malgré leurs larmes, Circé jeta devant eux des faînes et des glands, et les fruits du cornouiller, nourriture habituelle des pourceaux.

»Euryloque revint en hâte annoncer le triste sort de ses compagnons. Dans sa douleur, il ne pouvait prononcer une seule parole, et c'est en pleurant qu'il nous fit connaître le sort de ces infortunés. Alors, suspendant à mon épaule ma grande épée, et prenant mon arc, j'ordonnai à Euryloque de me conduire par le même chemin. M'embrassant 181 les genoux et gémissant, il me dit ces paroles ailées:

»—Fils de Zeus, je t'en supplie, laisse-moi ici, car toi-même tu ne reviendras pas, ni aucun de tes compagnons. Si tu m'en crois, fuyons au plus vite; nous pouvons encore éviter le mortel destin.

»Je lui répondis:

»—Euryloque, reste près du vaisseau noir; quant à moi, j'irai, car la nécessité puissante m'y pousse.

»A ces mots, je me dirigeai vers la demeure de l'enchanteresse Circé. Près de son palais, Mercure, sous les traits d'un jeune homme au visage ayant la grâce de l'adolescence, m'adressa ces mots:

»—Où donc vas-tu de nouveau, ô infortuné? Tes compagnons sont enfermés comme des pourceaux dans une étable obscure; vas-tu les délivrer et ne crains-tu pas plutôt d'y rester comme eux? Cependant je veux te sauver. Prends cette plante salutaire qui éloignera de toi les 182 pernicieux artifices de Circé à la longue chevelure, et quand elle t'aura frappé de sa baguette, jette-toi sur cette déesse l'épée haute. Saisie de crainte, elle t'invitera alors à partager sa couche. Songe à ne pas refuser, si tu veux délivrer tes compagnons, mais auparavant, fais-lui jurer par le grand serment des bienheureux, qu'une fois dépouillé de tes armes, elle ne te retirera ni le courage, ni la vigueur.

»Il dit, et arracha de terre une fleur blanche que les dieux appellent Moly, et, me l'ayant donnée, il regagna l'Olympe à la haute cime.

»Agité de mille pensées, j'arrivai à la porte du palais de Circé, et là, je poussai le cri d'appel; la déesse m'ouvrit sa porte. J'entrai, plein de tristesse; elle me fit asseoir sur un siège travaillé avec art et m'apporta dans une coupe d'or un breuvage auquel était mélangé le charme subtil. Je le bus; puis elle me frappa de sa baguette en prononçant ces mots:

183

»—Va maintenant te coucher dans l'étable à porcs avec tes compagnons.

«Elle dit; mais tirant mon glaive pointu, je m'élançai sur elle comme pour la tuer. Circé, poussant un grand cri, me prit les genoux, et suppliante, me dit ces paroles rapides:

»—Qui es-tu donc pour que ce breuvage ne t'ait point charmé? Es-tu peut-être le rusé Ulysse dont le meurtrier d'Argus m'annonça tant de fois le passage à son retour de Troie? Allons, remets ton épée au fourreau et viens dans ma couche. Les caresses de l'amour nous inspireront une mutuelle confiance.

»Je lui répondis:

»—Comment pourrai-je être doux pour toi, quand, dans ton palais mes compagnons sont au milieu de tes pourceaux, et si tu m'invites maintenant à entrer dans ta couche, c'est pour m'enlever le courage et la vigueur. Je ne consentirai à prendre place à tes côtés, déesse, que si tu me jures, par le serment redoutable, 184 que tu ne médites aucun nouveau malheur.

»Elle fit aussitôt le serment des Immortels et je montai sur le lit magnifique de Circé à la belle chevelure...

»Pendant ce temps, quatre nymphes, filles des sources, des bois et des fleuves sacrés, s'empressaient dans le palais. L'une étendit sur des sièges des tapis de pourpre; une autre disposa des tables d'argent sur lesquelles elle plaça des corbeilles d'or; la troisième mélangea le vin doux comme le miel et le distribua dans des coupes d'or, et la dernière prépara le bain tiède qui délivre de la fatigue. Une intendante apporta le pain et des mets nombreux. Mais rien ne plaisait à mon cœur, car mon âme était occupée d'autres pensées.

»Alors Circé, s'approchant de moi, me dit ces paroles ailées:

185

»—Ulysse, quel soupçon ronge ton cœur que tu ne touches ni à la nourriture, ni à la boisson?

»Je lui répondis:

»—O Circé, quel homme juste voudrait goûter à la nourriture et à la boisson, avant d'avoir délivré ses amis et de les voir autour de lui? Si ton invitation est sincère, délivre mes compagnons bien-aimés.

»La déesse alors, traversant son palais, ouvrit les portes de l'étable et fit sortir mes compagnons. Ils arrivèrent devant nous, semblables à des porcs de neuf ans. Circé, allant de l'un à l'autre, les frotta d'un philtre divin et ils redevinrent hommes, plus jeunes, plus beaux et plus grands qu'auparavant. En me reconnaissant, de douces larmes mouillèrent leurs yeux; le palais retentit de leurs cris joyeux, et la divine Circé, émue elle-même, me dit ces paroles:

»—Noble fils de Laërte, divin Ulysse, retourne à ton vaisseau rapide, tire-le sur la terre ferme; cache dans les grottes du rivage tes 186 richesses, et ramène sans retard tes compagnons fidèles.

»Persuadé par ces paroles, je revins au rivage où je trouvai mes compagnons qui, à ma vue, versèrent des torrents de larmes et m'adressèrent ces paroles rapides:

»—Fils de Zeus, ton retour nous cause autant de joie que si nous étions en vue d'Ithaque, notre patrie. Dis-nous maintenant ce que sont devenus nos autres compagnons?

»Par de douces paroles, je les réconfortai:

»—Hâtez-vous de tirer notre vaisseau sur terre et de cacher dans des grottes nos trésors et nos agrès, puis venez dans la sainte demeure de Circé où nous jouirons d'une inépuisable abondance.

»Ils obéirent à mes paroles; Euryloque seul, voulant les retenir, leur dit:

»—Pauvres insensés, où allez-vous? Ignorez-vous que l'artificieuse déesse vous transformera en pourceaux? 187 N'oubliez pas que c'est par l'imprudence de l'audacieux Ulysse que le Cyclope cruel a fait périr nos compagnons chéris!

»Il dit et je délibérais en mon cœur, si, de mon épée, je lui trancherais la tête quoiqu'il fût mon très proche parent, quand, par de douces paroles, mes compagnons me calmèrent:

»—Noble Ulysse, si tu l'ordonnes, qu'il reste le gardien du vaisseau, et toi, guide-nous vers la demeure de la divine Circé.

»Nous partîmes et Euryloque lui-même nous suivit de loin, car ma menace terrible l'avait épouvanté.

»Pendant ce temps-là, Circé baignait avec soin nos autres compagnons et les parfumait d'essences fines; nous les trouvâmes vêtus de tuniques superbes et assis à un festin somptueux. La déesse venant au-devant de moi, me dit:

»—Noble Ulysse, fertile en inventions, oublie tes souffrances; 188 viens, mange ces mets et bois ce vin jusqu'à ce que, dans ton âme et dans celle de tes compagnons, soient rentrés le courage, la force et l'énergie!

»Elle dit et notre cœur se réjouit.

»Nous restâmes dans son palais une année entière, savourant des mets abondants et buvant des vins délicieux. Mais quand les mois se consumèrent et que les saisons firent leur révolution, mes compagnons bien-aimés, m'appelant au milieu d'eux, me dirent:

»—Divin Ulysse, as-tu donc oublié la terre chérie de ta patrie? Ne veux-tu donc plus revoir ta haute demeure sur le sol de la rocailleuse Ithaque?

»En mon cœur généreux j'étais persuadé, et, quand le soir fut venu, étant monté sur la couche d'amour de la divine Circé, j'embrassai ses 189 genoux et lui adressai ces paroles ailées:

»O déesse, mon cœur se consume, et mes compagnons se lamentent! Ne te souviens-tu plus de la promesse que tu m'as faite de voir le jour du retour dans Ithaque chérie?

»Circé, émue, me dit alors:

»—Noble Ulysse, ne prolonge pas davantage, contre ton cœur, ton séjour dans mon palais; mais auparavant, tu dois accomplir un autre voyage: rends-toi dans la demeure de Pluton et de l'auguste Proserpine, afin de consulter l'âme du Thébain Tirésias, dont l'ombre a conservé toute sa lucidité!

»Assis sur sa couche, je pleurais et mon âme se brisait, cependant, je lui dis ces paroles:

»—O Circé, qui donc me guidera dans ce voyage? Personne encore n'a pénétré chez Pluton sur un noir vaisseau!

»La déesse me répondit:

»—Cher Ulysse, tu n'as nul 190 besoin de guide; dresse sur ton vaisseau la blanche voile et Borée te conduira. Arrivé au terme de l'Océan, près d'un rivage aux peupliers élevés et aux saules stériles, consacrés à Proserpine, aborde et gagne le séjour humide de Pluton. Là est le Pyriphlégéthon et le Cocyte, bras du Styx; ils coulent dans l'Achéron; un rocher sépare leurs eaux retentissantes. Approche-toi alors et creuse une fosse d'une coudée dans tous les sens, répands sur ses bords des libations en l'honneur des morts: de l'eau miellée d'abord, puis du vin doux et enfin par-dessus, jette de la farine baignée d'eau; puis invoque les ombres vaines des morts et promets qu'à ton retour dans Ithaque tu immoleras une vache stérile et que tu sacrifieras à Tirésias un bélier remarquable parmi tes troupeaux. Après avoir adressé tes vœux aux morts illustres, égorge un bélier et une noire brebis; alors te tournant vers l'Erèbe, et étendant les mains vers le fleuve, les ombres accourront 191 en foule. Le divin Tirésias s'approchera de toi et il t'enseignera ta route sur la mer poissonneuse.

»Elle dit et quand la rose Aurore apparut, je me revêtis d'une tunique et d'un manteau. La déesse elle-même se couvrit d'une robe légère et gracieuse et mit un voile sur sa tête. Pour moi, allant réveiller mes compagnons, je leur adressai ces paroles encourageantes:

»—O amis! secouez le doux sommeil! nous allons partir! Circé elle-même nous le conseille.

»Je dis et leur noble cœur fut rempli de joie. Cependant, je ne devais pas ramener tous mes chers compagnons. Elpénor, le plus jeune de tous, imprudent et inhabile à la guerre, appesanti par le vin qu'il avait bu la veille, s'était endormi sur le toit élevé, cherchant la fraîcheur; ayant entendu le tumulte joyeux du départ, il se leva soudain et, l'esprit troublé, oubliant l'escalier il se précipita sur le sol et son âme descendit chez Pluton.

192

«Réunissant mes compagnons, je leur tins ce discours:

»—Avant que nous reprenions le chemin de nos foyers, Circé nous indique une autre route. Elle nous envoie consulter l'âme du Thébain Tirésias dans la demeure de Pluton et de l'auguste Proserpine.

»A ces mots, ils pleuraient et s'arrachaient les cheveux, tout en se dirigeant vers le rapide navire. Pendant ce temps, Circé, invisible à nos yeux, vint attacher près du vaisseau à la poupe azurée un bélier blanc et de noires brebis.


Chant XI


ULYSSE AUX ENFERS

»Nous lançâmes notre vaisseau sur la mer mouvante après avoir embarqué le bélier et les brebis, et, poussés par un vent favorable, nous atteignîmes, au coucher du soleil, les limites de l'Océan profond. Là se trouve la ville des Cimmériens que ne contemple jamais le soleil; la sombre nuit y règne, éternelle.

196

»Nous tirâmes le navire sur le rivage et, à l'endroit que nous avait indiqué Circé, je creusai une fosse d'une coudée dans tous les sens, au-dessus de laquelle nous égorgeâmes les victimes. Après avoir accompli les prières que m'avait enseignées la déesse, je vis apparaître en foule, du fond de l'Erèbe, les âmes des morts: de jeunes garçons, des vieillards accablés de misères, de tendres vierges au cœur affligé, puis, des guerriers tués dans les combats. Tous se pressaient autour de la fosse et la pâle terreur s'emparait de moi; alors tirant du fourreau mon glaive tranchant, je ne permis pas aux ombres vaines de s'approcher du sang des victimes avant que j'eusse interrogé Tirésias. Mais l'âme de mon compagnon Elpénor s'avança la première et, plein de pitié, je lui adressai ces paroles ailées:

»—Elpénor, comment es-tu descendu dans le séjour des ombres plus vite que moi venant sur mon vaisseau rapide?

197

»Il me répondit en gémissant:

»—Noble fils de Laërte, ma funeste destinée et le vin délicieux de Circé, que je bus à l'excès, ont causé ma perte. Maintenant je t'en supplie, souviens-toi de moi à ton retour dans l'île d'Ea; brûle mon corps avec les armes que je portais, puis, élève sur le rivage de la blanche mer un tombeau sur lequel tu planteras la rame dont je me servais parmi tes compagnons, alors mon âme sera apaisée dans sa douleur éternelle.

»Je lui dis alors:

»—Infortuné, j'accomplirai tes désirs.

»Pendant que nous échangions ces tristes paroles, s'avança l'ombre de ma mère Anticlée, fille du magnanime Autolycus. Je l'avais laissée vivante à mon départ pour la sainte Ilion; à sa vue mon cœur fut saisi de douleur; cependant malgré mon impatience de lui parler, je ne lui permis pas de s'approcher du sang avant d'avoir interrogé Tirésias: 198 L'âme du Thébain Tirésias arriva, tenant un sceptre d'or. Il me reconnut et me dit:

»—Fils de Laërte, infortuné Ulysse, pourquoi donc as-tu quitté la lumière du divin soleil pour venir dans ce séjour de tristesse? Mais écarte de la fosse ton glaive acéré, afin que, buvant le sang noir, je te parle selon la vérité.

»Je m'écartai de la fosse et quand il eut goûté le sang, il me parla en ces termes:

»—Glorieux Ulysse, tu aspires aux joies du retour, mais Neptune te le rendra difficile; il ne peut oublier que c'est toi qui as ravi la vue du Cyclope Polyphème, son fils chéri. Cependant tu reverras ton Ithaque aimée, si tes compagnons et toi respectez les troupeaux sacrés du soleil quand vous aborderez dans Thrinacrie la divine. Si, au contraire, oubliant mes paroles, vous égorgez les saintes génisses, je te prédis alors la perte de ton vaisseau et celle de tes compagnons, et ce ne sera que plus 199 tard, sur un navire étranger que tu rentreras seul dans Ithaque, trouvant ta maison en proie au malheur, car des hommes audacieux dévoreront ton bien et rechercheront ta divine épouse: mais tu puniras leurs outrages. Alors, pars de nouveau, emportant avec toi une large rame; marche jusqu'à ce que tu arrives chez des peuples ignorant le sel dans les aliments et ne connaissant pas les navires aux flancs rouges et aux rames rapides qui sont les ailes des vaisseaux. Lorsque tu rencontreras un voyageur qui te dira que tu portes un van sur ton épaule glorieuse, alors, fiche en terre la large rame et offre à Neptune de beaux sacrifices qui apaiseront son courroux. Et après une vieillesse heureuse, entourée de l'affection de tes peuples, la douce mort viendra te visiter.

»Quand il eut fini de parler, je lui dis encore:

»—Tirésias, telle est certainement la volonté des dieux, mais 200 dis-moi, n'est-ce point ici l'âme de ma mère que je vois silencieuse auprès de ce sang? Elle n'ose ni me regarder, ni m'adresser la parole. Que dois-je faire pour qu'elle me reconnaisse?

»Il me dit aussitôt:

»—Celles d'entre les ombres que tu laisseras approcher du sang te reconnaîtront et te diront la vérité; celles que tu en empêcheras retourneront sur leurs pas.

»A ces mots, l'âme de Tirésias s'éloigna. J'attendis que ma mère fût venue et qu'elle eût bu le sang noir. Elle me reconnut aussitôt et, en gémissant, m'adressa ces paroles:

»—Mon enfant, comment es-tu descendu, quoique plein de vie, dans cette nuit profonde? Viens-tu d'Ilion et n'as-tu point encore revu Ithaque, ni ton épouse, ni ton palais?

»Je lui dis:

»—Mère chérie, je suis descendu chez Pluton pour consulter l'âme de 201 Tirésias, et, depuis mon départ de Troie, j'erre accablé de souffrances. Mais dis-moi, depuis quand la mort t'a-t-elle domptée? Parle-moi aussi de mon père et du fils que j'ai laissé? Que fait mon épouse? Conserve-t-elle fidèlement tous mes biens ou quelque prétendant illustre a-t-il obtenu sa main?

»Elle me répondit:

»—Elle passe à t'attendre ses jours et ses nuits dans les larmes. Personne n'occupe ton trône, et Télémaque cultive paisiblement tes domaines. Quant à ton père, il préfère les champs à la ville; son lit n'est point recouvert de tapis brillants; l'hiver, il dort avec ses serviteurs dans la cendre du foyer et quand vient la saison des fleurs, les feuilles tombées forment sa couche sur le sol fécond de ses vignes. Sans cesse il gémit sur ton sort et la pénible vieillesse fond sur lui. Pour moi, noble Ulysse, le souvenir de ta tendresse, le désespoir de t'avoir perdu, m'ont ravi la douce vie.

202

»Dans ma douleur et le cœur brûlant de l'embrasser, trois fois je m'élançai et trois fois elle s'envola de mes mains, semblable à une ombre ou à un rêve. Alors je lui dis ces paroles ailées:

»—O ma mère, pourquoi fuir ton fils? Je voudrais prendre tes mains chéries et me rassasier de larmes amères. Proserpine n'a-t-elle donc envoyé qu'une vaine image pour me faire souffrir plus encore?

»Ma mère vénérée me répondit:

»—Hélas! malheureux enfant, Proserpine ne se joue point de toi, car je ne suis plus qu'une âme légère comme un songe. Retourne au plus vite à la lumière afin qu'un jour, tu puisses redire mes paroles à ton épouse.

»Alors se présentèrent à moi des épouses et des filles de héros. Elles s'assemblèrent nombreuses autour de la fosse, et pour les interroger chacune, je ne les laissai point boire toutes ensemble le sang noir. La première fut la noble Tyro, fille de 203 l'irréprochable Salmonée; elle avait été l'épouse de Créthée, fils d'Eole. Elle me raconta qu'elle avait aimé un Fleuve, le divin Enipée; elle aimait ses eaux limpides, et Neptune prenant la figure de ce fleuve, dénoua sa ceinture de vierge et accomplit avec elle les travaux de l'amour, puis il lui dit: «—Femme, réjouis-toi; tu mettras au jour de beaux enfants; maintenant, retourne dans ta demeure et sois discrète, car je suis Neptune qui ébranle la terre.» Et il plongea dans la mer agitée. Tyro mit au monde Pélias et Nélée. Elle donna encore d'autres enfants à Créthée: Eson, Phérès et Amythaon qui combattaient à cheval. Je vis ensuite Antiope, fille d'Asopus qui se vantait d'avoir dormi dans les bras de Jupiter; ses deux fils, Amphion et Zéthus fondèrent Thèbes aux sept portes. Après celle-ci, je vis Alcmène, femme d'Amphitryon, mère de l'invincible Hercule, qu'elle eut de Jupiter; puis Mégare, fille de Créon, 204 qu'épousa le fils d'Amphitryon, infatigable en vigueur. Je vis aussi la belle Epicaste, mère d'Œdipe, qui, dans son ignorance, s'unit à son fils; celui-ci l'épousa après avoir égorgé son père. Je vis encore Chloris que jadis Nélée épousa pour sa beauté. Elle mit au monde d'illustres enfants: Nestor, Chronius et Périclymène superbe, ainsi que la noble Péro, tant admirée des mortels. Je vis Léda, épouse de Tyndare qui enfanta Castor et Pollux. Après elle, je vis l'épouse d'Aloée, Iphimédie, qui s'unit à Neptune. Elle enfanta Otus et l'illustre Ephialte, les plus grands et les plus beaux mortels nourris par la terre féconde. A l'âge de neuf ans, leur taille avait neuf brasses de hauteur; menaçant les Immortels, ils tentèrent de mettre l'Ossa sur l'Olympe et le vert Pélion sur l'Ossa afin d'escalader le ciel; mais Apollon à la belle chevelure les fit périr tous deux. Puis, je vis Phèdre et Procris, et la belle Ariade, fille de Minos, puis enfin Méra, Clymène et l'odieuse 205 Eriphyle, qui, pour de l'or précieux, trahit son époux. Mais je ne saurais vous nommer toutes les épouses et les filles de héros qui m'apparurent, car la nuit divine serait consumée tout entière avant la fin de mon récit; il est temps de dormir. Les dieux et vous, nobles Phéaciens, pourvoiront à mon départ.»

Il dit et tous les convives charmés gardaient le silence; seule, Arété aux bras blancs prit la parole et dit:

—Phéaciens, cet homme ne vous semble-t-il pas être par la beauté et la sagesse de son esprit, un hôte qui nous fait grand honneur? Avant de le congédier, ne lui ménagez pas les présents magnifiques que renferment vos palais.

Echénéus, le plus âgé des héros, dit alors:

—Amis, notre sage reine parle selon la convenance, obéissez-lui: mais qu'Alcinoüs le premier en donne l'exemple.

Alcinoüs, s'adressant à Ulysse, lui dit:

206

—Que notre hôte, malgré son impatience du retour, se résigne cependant à rester jusqu'à demain afin que je rassemble mes présents.

Le prudent Ulysse lui répondit:

—Puissant Alcinoüs, si vous m'engagiez à rester parmi vous une année entière pour préparer mon retour et me faire de plus riches présents, j'y consentirais volontiers, car il me serait plus agréable de rentrer dans Ithaque les mains plus remplies.

Alcinoüs lui dit aussitôt:

—Ingénieux Ulysse, tu as le charme de la parole et la sagesse de la pensée, et tu nous as raconté avec l'art de l'aède divin, tes souffrances et celles des Argiens; mais la nuit est longue et il n'est point temps encore de dormir; dis-nous d'autres récits merveilleux: As-tu vu, dans la demeure de Pluton quelques-uns de tes compagnons, de ceux qui ont trouvé le trépas sous Ilion? Il me semble que je resterais à t'entendre ainsi jusqu'à l'aurore, si tu voulais 207 continuer le récit de tes infortunes.

Le divin Ulysse lui répondit:

—Illustre Alcinoüs, il est un temps pour dormir et il en est un pour les longs entretiens, mais puisque c'est ton désir, je ne refuserai point de te raconter des maux plus terribles encore, et aussi comment mes compagnons périrent dans la suite, victimes des artifices d'une méchante femme....

»Quand la chaste Proserpine eut dispersé les âmes des épouses des héros, l'ombre désolée d'Agamemnon s'avança vers moi entourée des âmes de ceux qui avaient trouvé la mort dans le palais d'Egisthe. Ayant bu le sang noir, il me reconnut aussitôt, et, versant des torrents de larmes, il me tendait les mains pour m'embrasser. Emu de pitié, je pleurai en le voyant et je lui dis:

»—O glorieux fils d'Atrée, comment la mort t'a-t-elle dompté? As-tu péri sur tes vaisseaux ou tes ennemis t'ont-ils frappé à terre?

»Il me répondit en gémissant:

208

»—Noble fils de Laërte, c'est Egisthe qui a préparé mon trépas, aidé de mon épouse infâme. Ils m'ont tué pendant un festin, comme on tue un bœuf dans l'étable. Autour de moi, mes compagnons furent massacrés comme des pourceaux aux dents blanches. Tu aurais gémi en ton cœur si tu avais vu comment, autour du cratère et des tables chargées de mets, nous étions étendus sur le sol ruisselants de sang. J'entendais la voix lamentable de la fille de Priam, la douce Cassandre, que l'impudente Clytemnestre à la face de chienne, tuait à mes côtés; mourant, je saisis mon épée, mais l'infâme s'éloigna et je descendis chez Pluton.

»Il dit et je m'écriai:

»—O grands dieux! Zeus a frappé cruellement la race d'Atrée par la perfidie de ses femmes, car par milliers les Grecs sont morts pour Hélène, et pendant ce temps, Clytemnestre préparait son crime!

»Il me répondit tristement:

209

»—Ne te fie donc jamais à aucune femme. Pourtant, ce n'est pas toi, Ulysse, qui recevra la mort de la main de ton épouse: la vertueuse Pénélope ne connaît que de sages pensées. Quand nous partîmes pour Troie, elle donnait encore le sein à ton fils qui, aujourd'hui, doit s'asseoir parmi les hommes, et son père pourra l'embrasser, car cela est juste, tandis que mon épouse ne m'a pas même laissé la joie de voir mon fils. Sais-tu s'il vit encore, et s'il est à Sparte ou dans la sablonneuse Pylos?

»Je lui dis alors:

»—Fils d'Atrée, j'ignore ces choses, et il n'est pas bon de parler en vain.

»Pendant que nous échangions ces tristes paroles, nous versions des larmes abondantes.

»Ensuite s'avancèrent les âmes d'Achille, fils de Pelée, de Patrocle, de l'irréprochable Antiloque et d'Ajax. Achille aux pieds légers me reconnut, et se lamentant, il me dit ces paroles ailées:

210

»—Ingénieux Ulysse, quelle œuvre plus grande encore médite ton cœur, pour que tu aies osé descendre chez Pluton?

»Je lui répondis:

»—Achille, le plus brave des Achéens, je suis venu pour consulter Tirésias et apprendre de lui le moyen de rentrer dans Ithaque escarpée, car j'erre encore en vain et je souffre de maux nombreux. Nul homme n'a été plus heureux que toi, Achille, car durant ta vie, les héros t'honoraient et ici maintenant tu règnes sur les ombres.

»Il me dit aussitôt:

»—Glorieux Ulysse, ne cherche pas à me consoler de ma mort; j'aimerais mieux, en modeste cultivateur, servir un homme pauvre que de régner sur les morts. Mais parle-moi de mon noble fils. Vous a-t-il suivi à la guerre? Et l'irréprochable Pelée, garde-t-il encore le sceptre parmi les Myrmidons?

»Je lui répondis en ces termes:

»—Non, je ne sais rien de l'irréprochable 211 Pelée; mais quant à ton fils chéri, Néoptolème, c'est moi qui l'amenai de Scyros, vers les Achéens aux belles cnémides. Dans nos conseils, il parlait toujours le premier, et ses discours étaient sages; seuls Nestor et moi l'emportions sur lui. Mais lorsque nous combattions, devançant la foule des guerriers, il ne le cédait à personne en valeur. C'est lui qui perça de son fer le vaillant Eurypyle, fils de Télèphe. Je commandais aux guerriers enfermés dans le cheval qu'avait fabriqué Epéus; tous tremblaient et essuyaient leurs larmes, mais jamais je ne vis pâlir le front de Néoptolème. Quand nous eûmes dévasté la cité de Priam, il reçut sa part glorieuse du butin et s'en retourna sain et sauf dans sa patrie.

»Je dis et l'âme d'Achille s'éloigna à travers les prairies d'asphodèles, joyeuse d'apprendre que son fils était un illustre guerrier.

»D'autres âmes affligées se tenaient encore auprès de moi et chacune 212 m'interrogeait; seule, l'âme d'Ajax restait à l'écart. Elle ne pouvait oublier la victoire que je remportai sur elle quand la divine Thétis mit au concours les armes de son fils. Je lui adressai ces douces paroles:

»—Ajax, tu ne peux donc oublier ton courroux contre moi? Noble fils de Télamon, dompte ta colère et entends mes paroles.

»Il ne me répondit point et se retira dans l'Erèbe, parmi la foule des ombres. Puis, je vis Minos et j'aperçus l'énorme Orion; je vis aussi Tityus, fils de la Terre très glorieuse, gisant sur le sol. Son corps couvrait neuf arpents; deux vautours lui rongeaient les entrailles et ses mains ne pouvaient les repousser, car il avait fait violence à Latone, épouse de Zeus, lorsque traversant la riante Panopée, elle se rendait à Pytho. Je vis aussi Tantale, debout dans un lac dont l'eau touchait à son menton, et qui, tourmenté par la soif ardente, ne pouvait boire, car chaque fois que le vieillard 213 se baissait pour se désaltérer, l'onde fugitive disparaissait aussitôt sous la noire terre. Des arbres chargés de fruits délicieux s'inclinaient sur sa tête, mais c'est en vain qu'il voulait les saisir: le vent les emportait jusqu'aux sombres nuées. Je vis encore Sisyphe, poussant de ses mains une pierre énorme vers le haut de la montagne; mais quand elle allait atteindre le sommet, trahissant ses efforts, elle redescendait dans la plaine. Sisyphe recommençait toujours et la sueur coulait de ses membres. Je vis aussi Hercule ou plutôt son image, car ce héros, époux de la belle Hébé, goûte les joies de l'immortalité. Dès qu'il m'eût reconnu, il m'adressa ces paroles ailées:

»—Fils de Laërte, tu traînes une destinée cruelle, semblable à celle que je supportais moi-même sous les rayons du soleil, car j'étais alors soumis aux lois d'un mortel plus faible que moi et qui m'imposait de rudes travaux. Un jour, il 214 m'envoya dans ces lieux pour enlever le chien, n'imaginant pas de travail plus pénible pour moi; je saisis le monstre et l'entraînai hors du palais de Pluton, car Mercure et Minerve me protégeaient.

»Ayant dit ces mots, il s'éloigna. J'attendis encore espérant voir peut-être quelqu'un des héros morts anciennement: Thésée, Pirithoüs ou quelque glorieux rejeton des dieux. Mais, autour de moi, s'assembla la foule innombrable des morts et la crainte pâle me saisit. Je regagnai aussitôt mon vaisseau, ordonnant à mes compagnons de prendre place sur leurs bancs. Le flot nous porta, et au travail de la rame, succéda la brise divine.


Chant XII


CHARYBDE ET SCYLLA

»Quand notre vaisseau, traversant la vaste mer, eut regagné l'île d'Ea, nous le tirâmes sur le sable et nous nous endormîmes en attendant l'aurore. Dès qu'elle parut, j'envoyai mes compagnons au palais de Circé pour chercher le cadavre d'Elpénor, et, le cœur affligé, nous l'ensevelîmes 218 sur le rivage, puis nous plantâmes sur le haut du tertre sa large rame.

»Nos devoirs accomplis, Circé apprenant notre retour, accourut avec ses suivantes qui portaient du pain, des viandes rôties et du vin délicieux. Debout au milieu d'elles, la déesse divine entre toutes, nous dit:

»—Infortunés deux fois mortels, puisque vivants vous êtes entrés dans la demeure de Pluton, goûtez ces mets et buvez ce vin jusqu'à la fin du jour. Demain, vous voguerez de nouveau, et je vous enseignerai votre route.

»Elle dit, et durant tout le jour jusqu'au coucher du soleil, nous savourâmes des mets abondants et bûmes un vin digne des dieux. La nuit venue, Circé me conduisit loin de mes chers compagnons, et, se couchant près de moi, elle m'interrogea sur chaque chose, puis elle me dit encore:

»—Maintenant que tu as accompli ces choses, écoute ce que je 219 vais te dire. Tu arriveras d'abord chez les Sirènes charmeuses qui séduisent les hommes. L'imprudent qui les approche ne voit plus jamais le jour du retour, car les Sirènes, couchées dans les prairies fleuries, le charment par leurs chants harmonieux; mais autour d'elles s'amoncellent les cadavres de leurs victimes. Pousse au large ton vaisseau et, avec de la cire molle, bouche les oreilles de tes compagnons afin qu'aucun d'eux ne les entende. Mais si toi-même, tu veux les écouter, alors fais-toi lier au mât de ton vaisseau: ainsi sans danger, tu pourras les entendre. Mais si tu supplies tes compagnons de te délier, que ceux-ci te chargent de liens encore plus nombreux. Quand tu auras dépassé le séjour des Sirènes, deux routes s'offriront à toi: d'un côté se dressent des rochers contre lesquels se brise le flot impétueux d'Amphitrite aux yeux d'azur: ce sont les Roches-Errantes. Aucun oiseau ne les franchit impunément, pas même les colombes 220 timides portant à Zeus l'ambroisie divine, car toujours la roche unie en enlève une, mais aussitôt l'auguste dieu en envoie une nouvelle pour compléter le nombre. Aucun vaisseau n'a pu encore s'en approcher sans être victime du flot dévorant; seul Argo, conduit par Jason, protégé de Junon, a pu franchir ces écueils. De l'autre côté sont deux roches; l'une atteint le ciel de sa cime aiguë qu'enveloppe la nuée sombre; en aucune saison, les ténèbres ne se dissipent; aucun mortel ne saurait l'atteindre, eut-il vingt pieds et vingt mains, car sa roche en est escarpée et polie. Dans le flanc du rocher se trouve une caverne sombre tournée vers l'Érèbe. Ulysse, dirige alors sur elle ton vaisseau creux: c'est la demeure de Scylla, monstre funeste dont la voix est semblable à celle d'un jeune homme. Ses pieds sont au nombre de douze et six têtes à triple rangée de dents meurtrières surmontent six cous formidables. Son corps apparaît à 221 moitié, sortant de la caverne profonde; elle porte ses regards autour des rochers et saisit les dauphins et les énormes poissons que nourrit Amphitrite retentissante. Aucun nautonier ne peut se vanter de lui échapper sans dommage, car toujours, de chacune de ses têtes, elle enlève un homme sur le vaisseau qui s'aventure dans ces parages. Quand à l'autre roche, Ulysse, tu la verras plus bas, à une portée de trait: un figuier vert la couronne. Au-dessous, la divine Charybde engloutit l'eau noire, chaque jour, et trois fois chaque jour elle la rejette. Évite d'être près d'elle lorsqu'elle l'engloutit. Approche plutôt ton vaisseau de Scylla, car il vaut mieux regretter six compagnons que de les pleurer tous.

»Elle dit et, plein d'angoisse, je la questionnai:

»—Déesse, parle avec franchise; puis-je éviter la funeste Charybde et repousser Scylla avant qu'elle ne ravisse mes compagnons?

»Circé me dit alors:

222

»—Imprudent, tu ne céderas même pas aux Immortels! Scylla est un monstre impérissable, et le plus sûr est de fuir au loin, car si tu veux la combattre près de son écueil, elle t'enlèvera une seconde fois autant d'hommes qu'elle a de têtes. Au contraire, pousse ton vaisseau rapidement et invoque Crataïs, mère de Scylla; elle l'empêchera de s'élancer de nouveau sur vous. Tu arriveras alors dans l'île de Thrinacrie où paissent les génisses et les brebis grasses du Soleil. Des déesses sont leurs bergères: Phaéthuse et Lampétie, filles du Soleil et de Néera divine. Si tu respectes les génisses aux cornes recourbées, vous rentrerez certainement dans Ithaque, mais si au contraire, tu ne les respectes pas, je te prédis la perte de ton navire et de tes compagnons et, toi-même, tu ne reverras ta patrie que tard et misérablement.

»Elle dit et l'aurore au trône d'or parut aussitôt. Circé divine entre les déesses, prit congé de moi; 223 alors j'excitai mes compagnons à prendre place sur leurs bancs, et de leurs rames, ils frappèrent en cadence la blanche mer. La déesse à la belle chevelure fit souffler un vent favorable qui gonflait les voiles de notre navire à la proue azurée, et, tandis que le pilote dirigeait le vaisseau, je dis à mes compagnons:

»—O mes amis, il est bon que vous connaissiez les prophéties de la divine Circé. Elle nous exhorte d'abord à éviter les chants et la prairie fleurie des Sirènes charmeuses; elle m'invite à écouter seul, leurs voix, mais auparavant vous m'attacherez debout contre le mât du navire avec une chaîne solide, et si je vous ordonne et vous supplie de me détacher, vous me chargerez alors de liens plus nombreux.

»Pendant que je découvrais ainsi chaque chose à mes compagnons, notre vaisseau arriva promptement à l'île des Sirènes. Tout à coup le vent tomba, une divinité endormit les flots. Aussitôt pliant les 224 voiles, les rameurs firent blanchir l'onde sous leurs rames polies. Pour moi, prenant une boule de cire que je pétris dans mes mains robustes, j'en coupai, de mon airain tranchant, de petits morceaux avec lesquels je bouchai successivement les oreilles de tous mes compagnons; puis ceux-ci me lièrent au mât du vaisseau. Quand nous fûmes à la distance où la voix peut se faire entendre, les Sirènes nous ayant aperçu, commencèrent leurs chants harmonieux: «Ulysse tant vanté, grande gloire des Achéens, arrête ici ton navire et viens à nous. Nul encore n'a passé devant cette île sans avoir écouté nos voix charmeresses et les récits divins des travaux que les Grecs ont accomplis sous la vaste Troie! Car nous connaissons tout ce qui se passe sur la terre féconde.» Ainsi parlaient les Sirènes et mon cœur brûlait de les entendre. D'un signe de mes sourcils, j'ordonnai à mes compagnons de me détacher, 225 mais évitant mon regard, ils se courbèrent davantage sur leurs rames, et, Périmède et Euryloque se levant, me chargèrent de liens plus nombreux. Quand nous fûmes éloigné de ces lieux, mes compagnons ôtèrent la cire dont j'avais bouché leurs oreilles et me débarrassèrent de mes liens.

»A peine avions-nous dépassé l'île, que nous aperçûmes une sombre fumée couronnant des vagues immenses, et nous entendîmes un grand fracas. D'effroi, mes compagnons laissèrent échapper leurs rames; je les exhortai alors par de douces paroles:

»—O amis, vous n'êtes point sans avoir l'expérience des dangers. Souvenez-vous que par ma sagesse et ma prudence vous avez échappé au Cyclope cruel qui nous avait enfermés dans sa sombre caverne. Le danger qui nous menace est certes moins terrible, obéissez donc à mes ordres: continuez à frapper de vos rames le flot profond, Zeus aura 226 pitié de nous. Toi, pilote, dirige le vaisseau vers cet écueil afin d'éviter ces vagues menaçantes et d'échapper au malheur.

»Je dis, et tous obéirent. Je ne parlai point de Scylla, ce fléau inévitable, de peur que mes compagnons terrifiés, n'abandonnassent leurs rames. A ce moment, oubliant les recommandations de Circé, je saisis deux longs javelots et, téméraire, je m'avançai sur le tillac du vaisseau, espérant apercevoir Scylla; hélas! mes yeux se fatiguèrent vainement à parcourir le sombre écueil!

»Craintifs, nous traversions le détroit, car d'un côté était Scylla cruelle, et de l'autre, Charybde, qui engloutissait l'onde salée. Lorsqu'elle la vomissait avec un bruit terrible, la mer mugissait comme une chaudière sur un feu ardent, et l'écume jaillissait jusqu'à la cime des rochers. La pâle crainte s'empara de nous et pendant que, terrifiés et redoutant le trépas, nous regardions le gouffre, Scylla 227 saisit sur le navire six de mes compagnons. Je les vis disparaître, m'appelant à leur aide. Comme un pêcheur armé d'un long roseau saisit un poisson et le jette palpitant sur le rivage, ainsi ces infortunés, se débattant, étaient emportés vers le rocher. Tandis que le monstre les dévorait à l'entrée de sa caverne, dans leur détresse, ils tendaient les mains vers nous. Jamais spectacle plus affreux ne s'offrit à mes regards.

»Ayant enfin évité le double écueil, la terrible Charybde et la funeste Scylla, nous arrivâmes bientôt en vue de l'île du dieu magnifique. De mon navire, j'entendais les mugissements des génisses et les bêlements des brebis. Et alors, me souvenant des paroles du Thébain Tirésias et de Circé d'Ea, je dis à mes compagnons:

»—Écoutez mes paroles, chers compagnons, Tirésias et Circé m'ont recommandé par dessus tout, d'éviter l'île du Soleil qui réjouit les mortels, car un malheur plus cruel 228 que tous les autres nous y attend. Poussons donc au-delà de cette île notre noir vaisseau.

»Aussitôt Euryloque fit entendre ces paroles amères:

»—Ulysse, tes membres ne se lassent point, car ils sont de fer, et tu es cruel puisque tu refuses à tes compagnons épuisés de sommeil d'aborder à cette île. Sur la sombre mer, les nuits sont terribles; préparons notre repas sur ce rivage, nous tenant près du rapide vaisseau, et, dès l'Aurore, nous reprendrons la mer.

»Ainsi parla Euryloque, et mes compagnons l'approuvèrent. Je lui adressai alors avec colère ces paroles rapides.

»—Euryloque, je cède à la violence; mais au moins, jurez-moi par un serment redoutable qu'aucun de vous, dans un égarement funeste, n'immolera ni génisses, ni brebis sacrées?

»Ils firent aussitôt le serment exigé, puis descendant sur le rivage, 229 ils préparèrent le repas du soir. La faim et la soif apaisées, ils versèrent des larmes au souvenir de leurs chers compagnons dévorés par Scylla, mais bientôt le doux sommeil descendit sur eux. Pendant la nuit, Zeus souleva des nuées et déchaîna une tempête violente, et quand parut l'Aurore, nous fîmes entrer notre vaisseau dans une grotte profonde. Alors, réunissant mes compagnons, je leur dis:

»—Mes amis, notre vaisseau est abondamment pourvu de vivres et de boissons, respectons donc les troupeaux sacrés du Soleil qui voit toutes choses.

»Leur cœur généreux fut persuadé. Pendant un mois le Notus ne cessa de souffler, alternant avec l'Eurus. Tant qu'ils eurent des vivres, mes compagnons s'abstinrent de toucher aux génisses, mais lorsque les provisions furent épuisées, ils se mirent en quête de quelque proie: oiseaux, poissons, tout ce qui tombait dans leurs mains armées de 230 l'hameçon recourbé, car la faim les tourmentait. Alors je m'éloignai du rivage afin de supplier les dieux de m'indiquer la voie du retour, mais un doux sommeil s'empara de moi, et Euryloque, profitant de mon absence, donna à mes compagnons un conseil funeste:

»—Compagnons, écoutez mes paroles, le malheur nous accable, et, de tous les destins, le plus triste est de périr par la faim! Choisissons donc les plus belles des génisses du Soleil et sacrifions-les aux Immortels. Si nous arrivons dans Ithaque chérie, nous élèverons alors au Soleil Hypérion un temple magnifique, mais si ce dieu, irrité de la perte de ses génisses aux cornes superbes, veut anéantir notre vaisseau, j'aime mieux perdre la vie au milieu des flots que de me consumer dans une île déserte!

»Ainsi parla Euryloque, et mes compagnons l'approuvèrent. Alors chassant devant eux les belles génisses au large front qui paissaient 231 non loin du vaisseau à la proue azurée, ils les égorgèrent et firent les libations aux Immortels, puis coupant les chairs par morceaux, ils garnirent leurs broches. En ce moment, je m'éveillai et repris le chemin du rivage. Une douce odeur de viande rôtie parvint jusqu'à moi. Alors gémissant, j'élevai la voix vers les dieux immortels:

»—Puissant Zeus et vous tous, Immortels bienheureux, c'est pour ma perte que vous m'avez envoyé le perfide sommeil, car mes compagnons, pendant ce temps, ont commis un horrible forfait.

»Aussitôt Lampétie au long voile, messagère rapide, annonça au Soleil que nous avions égorgé ses génisses. Celui-ci, le cœur plein de courroux, parla ainsi parmi les Immortels:

»—Zeus puissant et vous tous, dieux immortels, si vous ne punissez pas les compagnons d'Ulysse pour leurs forfaits, je m'enfoncerai dans la demeure de Pluton et j'éclairerai les morts.

232

»L'Assembleur de nuées lui répondit:

»—Soleil, continue de briller pour les mortels; bientôt, de ma foudre, je briserai le navire de ces insensés au milieu de la noire mer.

»J'appris ces choses de Calypso à la belle chevelure qui, elle-même, les tenait de Mercure, le messager des dieux. Pendant six jours, mes compagnons mangèrent les plus belles génisses du Soleil; le septième, le vent ayant cessé de souffler, nous lançâmes notre vaisseau sur la mer profonde. Quand nous n'aperçûmes plus que le ciel et la mer, Zeus poussa une nuée sombre sur nos têtes, et Zéphir retentissant brisa nos agrès. Mes compagnons furent jetés hors du navire: semblables à des corneilles, ils étaient portés par les flots autour du noir vaisseau, et un dieu leur ravit le retour.

»Dans un tourbillon, le navire fut brisé; pour moi m'appuyant sur des débris, j'errai au gré des vents funestes.

233

»Bientôt Zéphir cessa de souffler, et le Notus lui succédant, il me ramena devant la redoutable Scylla et l'affreuse Charybde. Au moment où celle-ci engloutit l'onde salée, je saisis le vert figuier qui pousse sur l'écueil et je m'y cramponnai comme la chauve-souris, abandonnant mon radeau. Je restai là, attendant le retour des débris de mon navire qui bientôt se montrèrent à moi sortant du gouffre de Charybde. J'étendis les mains et me laissai tomber avec bruit sur les poutres longues, puis je m'assis et ramai avec les deux mains. Zeus, prenant pitié de moi, ne voulut pas que Scylla m'aperçut, autrement je n'eusse pas échappé à la Parque funeste.

»Pendant neuf jours, je fus porté sur les flots; la dixième nuit, les dieux me permirent d'aborder à l'île d'Ogygie qu'habite la divine Calypso à la belle chevelure, déesse redoutable, mais à la douce voix. Elle m'accueillit et me combla de soins... Mais pourquoi te raconter encore 234 ces choses? car hier déjà je te les ai dites et je n'aime point à revenir une seconde fois sur le même récit.»


Chant XIII


RETOUR A ITHAQUE

Il dit et tous, silencieux, restaient sous le charme de son récit; enfin Alcinoüs prit la parole:

—Ulysse, puisque le destin a voulu que tu viennes dans ma demeure, je pense que c'est un présage du retour dans ta patrie. Quant à vous, nobles Phéaciens, qui buvez 238 sans cesse dans mon palais le vin noir en écoutant l'aède illustre, voici ce que je désire de vous: Dans ce coffre sont renfermés des vêtements pour l'Etranger, de l'or artistement travaillé et tous les présents que les riches Phéaciens ont apportés. Eh! bien, que chacun de nous donne encore un trépied d'airain et un bassin d'or.

Ainsi parla Alcinoüs, et chacun reprit le chemin de sa demeure pour dormir et préparer les nouveaux présents.

Dès l'aurore, les Phéaciens s'empressèrent d'apporter au vaisseau l'airain brillant, et tout le jour durant, Alcinoüs lui-même disposa ces présents dans le navire. Le soir venu, tous le suivirent dans son palais pour préparer le repas. De même que l'homme qui conduit sous le soleil brûlant la charrue solide aspire au repos et désire le repas du soir, 239 de même Ulysse se réjouit quand le soleil disparut à l'horizon. Prenant alors la parole parmi les Phéaciens amis de la rame et s'adressant surtout à Alcinoüs, il dit:

—Puissant Alcinoüs, illustre entre les Phéaciens, achevons ces libations, puis laissez-moi partir, car tout ce que mon cœur désirait est accompli. Je ne souhaite plus maintenant que de retrouver dans ma demeure l'épouse irréprochable, et mes amis pleins de vie! Pour vous, puissiez-vous faire la joie de vos femmes et de vos enfants, et puissent les dieux vous combler de joie et écarter de vous le malheur!

Tous l'approuvèrent et admirèrent ses nobles paroles. Alcinoüs alors s'adressant à son héraut, lui dit:

—Pontonoüs, verse le vin pur à tous ceux qui se trouvent dans ce palais, afin qu'ayant adressé à Zeus nos prières, nous reconduisions notre hôte chéri dans sa patrie.

Il dit. Pontonoüs versa le vin doux comme le miel et tous firent 240 des libations aux dieux immortels. Ulysse divin se leva aussi, mit une large coupe dans les mains d'Arété, et lui dit ces paroles ailées:

—Sois heureuse, ô reine, jusqu'à la mort, que je voudrais lointaine pour toi, pour tes enfants et pour le roi ton époux.

Ayant ainsi parlé, Ulysse franchit le seuil, et Alcinoüs le fit conduire par un héraut à son vaisseau rapide. Arété lui envoya trois de ses femmes: l'une portait une robe éclatante de blancheur et une tunique, la seconde portait le coffre solide et l'autre le pain et le vin délicieux.

Les nobles Phéaciens formaient l'escorte du héros, puis les compagnons d'Ulysse préparèrent sur le tillac du vaisseau un lit moëlleux; les rameurs prirent place à leurs bancs, soulevèrent l'onde avec leurs rames, et le navire s'éloigna du rivage. Pendant ce temps, le doux sommeil, semblable à la mort, descendit sur les paupières d'Ulysse.

241

Rapide comme l'épervier, le vaisseau glissait sur l'onde tranquille, et quand parut l'étoile brillante qui précède l'Aurore, le navire touchait aux rives d'Ithaque. Les Phéaciens entrèrent dans le port qu'ils connaissaient, et le vaisseau s'échoua sur le sable jusqu'à moitié de sa carène, car grande était l'impulsion donnée par les rameurs. Alors les Phéaciens déposèrent Ulysse tout endormi sur la grève, puis débarquèrent ses trésors qu'ils placèrent près de lui, et reprirent ensuite le chemin de Schérie.

Cependant Neptune n'oubliait point son courroux, il interrogea Jupiter et lui dit:

—Zeus, père tout puissant, je ne serai donc plus jamais honoré parmi les dieux immortels, puisque les Phéaciens eux-mêmes ne me respectent plus. Il n'était cependant pas dans mon cœur d'empêcher complètement 242 Ulysse de voir le jour du retour et voici que les Phéaciens l'ont déposé dans Ithaque après lui avoir fait des présents plus nombreux que ceux qu'il aurait rapportés d'Ilion s'il n'eût pas éprouvé de revers.

Zeus, assembleur de nuages, répondit:

—Neptune, quelle parole as-tu prononcée? Les dieux ne te méprisent point et si quelque mortel, confiant dans sa force, ne t'honore pas, il t'est facile d'en tirer la vengeance qui satisfait le cœur.

Neptune répliqua:

—Je ferai ainsi que tu le dis, Dieu des sombres nuées, et pour que les Phéaciens se souviennent de ma colère, je veux détruire aujourd'hui le superbe vaisseau qui portait Ulysse et je recouvrirai leur ville d'une grande montagne.

Zeus lui répondit:

—Ami, ce qui me semble préférable pour ta vengeance, c'est lorsque les Phéaciens apercevront depuis la ville leur navire près du port, 243 de le transformer en un rocher semblable à un vaisseau à la proue recourbée, afin que tous soient frappés de surprise; puis de couvrir leur ville d'une grande montagne.

A ces mots, Neptune se dirigea vers Schérie.

Pendant ce temps le noir vaisseau, poussé par un vent favorable, approchait du rivage. Neptune alors, le frappant du creux de la main, le changea en un rocher qu'il enracina dans le sol, puis il s'éloigna.

Mais les Phéaciens habiles à la rame échangeaient entre eux des paroles ailées. Chacun parlait ainsi à son voisin:

—Hélas! qui donc a enchaîné dans la mer ce vaisseau rapide qui déjà touchait au rivage?

Ils disaient ainsi et Alcinoüs prit la parole au milieu d'eux:

—O grands dieux, voilà donc l'accomplissement des prophéties de 244 mon père! Il disait que Neptune, irrité contre nous parce que nous servons de guides aux voyageurs, ferait périr un de nos solides vaisseaux, et qu'il couvrirait notre ville d'une immense montagne. Mais allons, obéissez à mon conseil: cessez de reconduire les voyageurs et sacrifions à Neptune douze taureaux choisis parmi les plus beaux, afin qu'il ait pitié de notre cité.

Il dit, et les Phéaciens effrayés, préparèrent les sacrifices, et les chefs, debout devant l'autel, adressèrent des prières à Neptune.

Cependant Ulysse s'éveillant sur le rivage d'Ithaque, ne reconnut point la terre de sa patrie. Minerve avait répandu un nuage autour de lui, car elle désirait l'instruire elle-même, afin qu'il punît toutes les insolences des prétendants. Ulysse donc, gémissant, frappa ses cuisses et, désespéré, dit en soupirant:

245

—Hélas! sur quelle terre les Phéaciens m'ont-ils déposé? Ils m'avaient promis cependant de me conduire dans la haute Ithaque! Que Zeus les punisse pour m'avoir abandonné sur ce rivage! Et maintenant que ferai-je des richesses qui sont auprès de moi? Mais allons, je veux examiner ces présents, afin de voir s'ils n'ont rien oublié dans leur vaisseau creux.

Il dit, et se mit à compter les trépieds magnifiques, les bassins d'or et les riches vêtements. Rien ne manquait, mais il n'en gémissait pas moins sur son triste sort. Minerve alors s'approcha de lui, prenant la figure d'un jeune et beau pasteur de brebis. A la vue de ce berger, Ulysse se réjouit, et venant à sa rencontre, il lui adressa ces paroles ailées:

—Puisque c'est toi, ami, que je rencontre le premier dans cette contrée, réjouis-toi et puisses-tu ne pas m'aborder avec une intention mauvaise! Je te supplie comme un dieu 246 et j'embrasse tes genoux, sauve-moi et sauve ces richesses et dis-moi quelle est cette terre. Est-ce une île ou bien le rivage d'un continent fertile qui s'incline vers la mer!

Minerve aux yeux bleus lui répondit:

—O étranger, il faut que tu viennes de bien loin ou que tu sois insensé pour me demander le nom de cette terre; elle n'est cependant point complètement ignorée; de nombreux mortels la connaissent, aussi bien ceux qui habitent du côté de l'aurore, que ceux qui habitent au couchant ténébreux; elle est rude assurément et difficile aux coursiers, mais point misérable, car le blé et le vin y viennent en abondance sous la rosée féconde; elle est nourricière de chèvres et de bœufs et ses sources, jamais taries, arrosent des forêts magnifiques. Aussi, noble Etranger, le nom d'Ithaque est connu jusqu'à Troie, si éloignée cependant de la terre achéenne.

A ces mots, le divin Ulysse, ému 247 dans son cœur, se réjouit, heureux de revoir la terre de la patrie; alors dissimulant sa joie, il adressa à son tour à Minerve ces paroles menteuses, mais pleines de prudence:

—J'ai entendu parler d'Ithaque dans la vaste Crète d'où j'arrive aujourd'hui avec les trésors que tu vois; j'en ai laissé autant à mes enfants, et je fuis parce que j'ai tué le fils d'Idoménée, Orsiloque aux pieds agiles. Il voulut me ravir le butin qui m'échut à Troie et pour lequel j'avais enduré tant de maux. Par une nuit sombre, Orsiloque revenant des champs avec un compagnon, je l'immolai de mon airain aigu, et fuyant sur un vaisseau des Phéaciens, je les suppliai de me déposer à Pylos ou dans la divine Elide, en échange d'une part de mon butin. Un vent impétueux nous égarant de notre route, nous abordâmes à ce rivage inconnu, sur lequel ils me déposèrent avec mes richesses.

La déesse aux yeux bleus sourit et 248 le caressa de sa main. Elle avait repris les traits d'une femme belle et divine, et elle lui dit ces paroles ailées:

—Bien fin serait celui qui te surpasserait en stratagèmes de toutes sortes, homme opiniâtre, insatiable en ruses! Dans ta patrie même, tu ne devais pas renoncer à ces discours astucieux qui toujours te sont chers, mais laissons là ces propos inutiles, car si tu es supérieur aux hommes par ta sagesse, je suis renommée parmi les dieux pour mes inventions. Toi-même, tu n'as pas reconnu Pallas-Athéné, qui cependant te protège et t'a rendu cher aux Phéaciens. Je suis venu ici pour t'aider de mes conseils.

Ulysse lui répondit:

—Je sais que tu as toujours été bienveillante pour moi et si tu ne te railles pas de moi aujourd'hui, apprends-moi si vraiment je suis de retour dans ma patrie?

Minerve répliqua aussitôt:

—Une pensée de défiance est 249 toujours dans ton cœur. Viens donc, car je veux te persuader que tu es bien sur le sol de ton Ithaque chérie: Vois là-bas le port de Phorcys et ici, à son extrémité, l'olivier aux longues feuilles; tout auprès se trouve la grotte délicieuse où souvent tu sacrifias aux Nymphes; vois encore là-bas le Nérite revêtu de sa chevelure de forêts.

Et Minerve dissipant le nuage, la patrie aimée apparut aux yeux du héros divin. Il embrassa la terre féconde, puis éleva les mains et adressa aux Nymphes cette prière:

—Filles de Jupiter! Naïades chéries que je croyais ne revoir jamais, je vous salue aujourd'hui, et je vous offrirai encore, comme jadis, des présents, si Zeus me donne de vivre et fait croître en force mon fils bien-aimé!

La déesse lui dit alors:

—Aie courage et ne garde nul souci dans ton âme. Hâtons-nous de déposer tes richesses dans cette grotte 250 divine, puis délibérons sur ce que nous allons faire.

Elle dit et Ulysse se hâta de transporter ses trésors dans la grotte profonde devant laquelle Minerve plaça une pierre pour en fermer l'entrée. Puis tous deux, assis sous l'olivier sacré, méditaient la perte des prétendants superbes. La déesse aux yeux bleus parla la première:

—Noble fils de Laërte, cherche en ton cœur comment tu appesantiras tes mains sur les prétendants impudents qui, depuis trois ans, règnent dans ton palais et recherchent ton épouse divine, dont l'âme soupire après ton retour.

L'ingénieux Ulysse lui répondit:

—Grands dieux! comme Agamemnon, devrais-je donc trouver dans mon palais une mort affreuse? Mais ô Déesse! puisque tu m'as instruit de tout, reste auprès de moi; inspire-moi et donne-moi la force et l'audace, comme jadis sous les remparts de Troie. Avec toi, vierge aux yeux bleus, je combattrais sans 251 crainte contre trois cents guerriers.

Minerve lui dit alors:

—Je serai avec toi quand le moment sera venu. Pour l'instant je vais te rendre méconnaissable aux mortels. Je vieillirai ton corps vigoureux et ta tête altière; je te vêtirai de haillons sordides et je rougirai tes yeux si beaux jusqu'à ce jour. Ainsi tu paraîtras hideux aux prétendants, à ton épouse et à ton fils. Mais tout d'abord, songe à te rendre auprès du pasteur, gardien de tes porcs, qui t'a conservé son cœur. Tu le trouveras faisant paître son troupeau près du rocher du Corbeau et de la fontaine Arétuse; là tes porcs mangent le gland doux et boivent l'eau noire. Interroge-le sur toutes choses, pendant qu'à Lacédémone j'irai chercher ton fils chéri.

Ulysse lui répondit:

—Fallait-il donc que Télémaque, souffrant pour moi des douleurs innombrables, errât sur la mer profonde pendant que d'autres dévoraient mes biens?

252

Minerve, le rassurant, lui dit:

—Que son sort n'afflige point ta pensée! Je l'ai moi-même conduit à Sparte, où, dans la demeure du fils d'Atrée, il vit dans l'abondance. Sans doute, les prétendants brûlent de la faire périr à son retour, mais ces choses ne s'accompliront point.

A ces mots, Minerve toucha Ulysse de sa baguette; elle rida sa peau, fit tomber ses cheveux blonds et lui donna l'aspect d'un vieillard cassé par l'âge; elle rougit ses beaux yeux et le couvrit d'un haillon misérable, puis elle jeta sur ses épaules la dépouille usée d'une biche rapide; elle lui donna un bâton et une besace hideuse. Alors ils se séparèrent, et la déesse se rendit dans la riche Lacédémone pour en ramener Télémaque.


Chant XIV


EUMÉE

Ulysse s'éloignant du rivage, prit à travers les bois un sentier abrupt pour gagner la demeure du pasteur de porcs qui veillait avec zèle sur les biens qui lui étaient confiés.

Il le trouva assis près de la haute étable que le pasteur avait bâtie lui-même, ainsi que douze autres étables 256 pour coucher les porcs; dans chacune, cinquante truies fécondes reposaient; les mâles moins nombreux étaient parqués dehors. Malgré les rapaces prétendants qui diminuaient le troupeau pour leurs festins, il en restait encore trois cent soixante; quatre chiens semblables à des lions les gardaient: l'un d'eux conduisait chaque jour à la ville les porcs qui devaient servir aux repas des prétendants.

En ce moment, Eumée ajustait à ses pieds une chaussure taillée dans un cuir de bœuf de belle couleur. Soudain, les chiens apercevant Ulysse, se précipitèrent sur lui en aboyant, mais le pasteur, laissant tomber le cuir de ses mains, s'élança et les chassa à coups de pierre, puis il dit à son maître:

—Vieillard, peu s'en est fallu que mes chiens, te déchirant, me couvrissent de honte. Les dieux cependant ne m'ont point épargné les chagrins et les larmes; je pleure un maître divin, dont je soigne les 257 troupeaux que d'autres dévorent, tandis que peut-être, lui-même manquant de nourriture, erre dans les champs, si toutefois la lumière du soleil brille encore pour lui. Viens dans ma chaumière et quand tu auras réconforté ton cœur tu me diras, ô vieillard, quelles infortunes tu as endurées.

Le divin pasteur fit entrer Ulysse dans sa demeure, et il lui fit un siège sur un monceau de branches épaisses qu'il recouvrit de la peau velue d'une chèvre sauvage. Ulysse se réjouit de cet accueil et adressa ces paroles à Eumée:

—Que Zeus t'accorde ce que tu désires, cher hôte, pour ta réception hospitalière.

Le pasteur Eumée lui répondit:

—Étranger, les pauvres sont des envoyés de Zeus et il n'est pas permis de mépriser son hôte. Un serviteur cependant ne peut offrir qu'un don léger, surtout quand un jeune maître commande. Si le maître dont j'attends toujours le retour eût vieilli 258 en ces lieux, il m'aurait enrichi en me donnant un champ, une maison et une épouse chérie, en juste récompense de mes peines, puisque j'ai fait prospérer ses biens. Mais hélas! il est mort comme aurait dû périr la race d'Hélène qui a causé le trépas de tant de héros! Il était allé sous Ilion riche en coursiers, combattre les Troyens pour l'honneur du fils d'Atrée.

Il dit, et relevant sa tunique, il se dirigea vers l'étable et prit deux jeunes porcs pour les mettre à la broche. Quand ils furent rôtis, il les mit devant Ulysse. Puis il remplit une coupe d'un vin doux comme le miel, et s'asseyant en face du héros, pour l'encourager il lui adressa ces paroles:

—Cher hôte, mange maintenant ces jeunes chairs laissées aux serviteurs, car c'est aux prétendants que sont réservés les porcs les plus gras et les plus succulents. Mon maître a d'immenses richesses: douze troupeaux de gros bétail, autant de 259 brebis, autant d'étables à porcs, autant d'étables de chèvres que font paître les pasteurs. Chaque jour, chacun d'eux porte aux prétendants la fleur de son troupeau; pour moi, je surveille les porcs et je choisis le plus beau pour le leur envoyer.

Il dit, et Ulysse, silencieux, mangeait les viandes et buvait à longs traits le vin noir, tout en méditant la perte des prétendants. Quand il eut achevé son repas, Eumée remplit de nouveau la coupe d'un vin pur, et la passa à Ulysse qui lui adressa ces paroles ailées:

—Ami, quel est donc ce maître si riche et si puissant qui a péri, dis-tu, pour l'honneur d'Agamemnon? Parle, afin que je voie si je connais cet homme que j'ai peut-être vu, car j'ai erré dans bien des pays.

Le porcher lui répondit:

—Un vagabond qui a besoin de secours ne songe guère à dire la vérité, et aucun voyageur annonçant qu'il a vu Ulysse, ne persuaderait 260 son épouse et son fils chéri. Toi-même, vieillard, tu inventerais aussitôt quelque conte pour un manteau et une tunique qu'on te donnerait. Mais hélas, les rapaces vautours ont déjà déchiré sa peau ou les poissons l'ont dévoré dans les flots, et ses os gisent peut-être sur le sable des rivages lointains. Je le pleure plus que ma mère et mon père, et le regret d'Ulysse absent remplit mon âme. Étranger, j'ose à peine le nommer, car il m'aimait grandement et il est encore pour moi le maître chéri.

Ulysse divin lui dit alors:

—O ami, puisque ton cœur incrédule nie le retour de ton maître, je te dirai, et non point au hasard, mais avec serment, qu'Ulysse reviendra; et pour cette bonne nouvelle, puissé-je, le jour de son retour, recevoir un manteau et une tunique. Jusque-là, je n'accepterai rien; celui qui, cédant à la pauvreté, prononce des paroles menteuses, est haïssable comme les portes de l'enfer. Par 261 Zeus, par cette table hospitalière, par le foyer du noble Ulysse je te le dis, il reviendra cette année même et punira ceux qui ont outragé son épouse et son fils chéri!

Eumée lui répondit:

—Hélas! vieillard, je n'aurai pas le plaisir de te payer cette bonne nouvelle, car Ulysse ne reviendra jamais dans son palais. Bois donc en paix et parlons d'autre chose. Raconte-moi plutôt tes chagrins, cher hôte, et dis-moi qui tu es. Sur quel navire es-tu venu, car tu n'as pu venir ici à pied?

L'ingénieux Ulysse lui dit:

—Je vais répondre avec sincérité à tes questions, et même, si nous avions dans cette chaumière des provisions de nourriture et du vin délicieux, je ne pourrais achever, dans une année entière le récit des peines que mon cœur a endurées:

»Je me vante d'être un habitant de la vaste Crète; ma mère était une esclave, et mon père, homme opulent, se nommait Castor; il était 262 fils d'Hylax, et m'honorait autant que ses enfants légitimes. Il était respecté à l'égal des dieux par les Crétois, et quand la mort fatale l'emporta, ses fils se partagèrent son héritage sans moi; je n'eus rien, mais grâce à ma valeur, j'épousai la fille d'un homme fort riche. Maintenant j'ai tout perdu; cependant j'espère qu'en regardant le chaume, tu reconnaîtras la moisson. Mais le malheur me poursuit sans relâche; Mars et Minerve m'avaient donné la force et l'audace, et, dans les embuscades, m'élançant toujours le premier, je ne songeai jamais à la mort. Avant de partir pour Troie, neuf fois je conduisis des expéditions guerrières; je m'enrichis et devins puissant parmi les Crétois. Mais Zeus résolut la funeste expédition qui causa le trépas de tant de vaillants guerriers; je partis avec l'illustre Idoménée pour conduire nos vaisseaux sous Ilion. Là, pendant neuf ans nous combattîmes; la dixième année, après avoir saccagé 263 la vaste Troie, nous nous en retournâmes sur nos navires, mais un dieu les dispersa; pour moi, je revins en Crète, heureux de revoir mon épouse. J'équipai alors de nouveaux vaisseaux, car mon cœur me poussait à naviguer vers l'Égypte. Nous abordâmes sur les rives du fleuve aux belles ondes, l'Égyptos sacré; mes compagnons obéissant à leurs instincts violents, dévastèrent les riantes campagnes, massacrant les hommes et emmenant les femmes; alors s'éleva un puissant cri de désespoir, et la plaine se remplit de guerriers. Mes compagnons se dérobèrent par une fuite honteuse, plusieurs tombèrent sous le fer aigu. Pour moi me dépouillant de mes armes, j'allai au-devant du roi, je pris ses genoux et je les embrassai. Il eut pitié de moi et me fit monter sur son char; la foule avide voulait me tuer; le roi l'écartait, craignant Zeus hospitalier. Pendant sept ans, je restai au milieu des Égyptiens, accumulant d'immenses richesses, 264 lorsqu'arriva un Phénicien habile à tromper qui me persuada de partir avec lui. Nous devions aller en Libye conduire une cargaison, mais son but secret était de me vendre et de tirer de moi un prix considérable. A peine notre navire se fût-il éloigné des bords de la Crète, que Zeus, faisant gronder son tonnerre, foudroya notre navire; nos matelots, dispersés sur l'onde en furie, semblables à des corneilles étaient portés sur les flots autour du noir vaisseau; une divinité leur ravit le jour du retour. Quant à moi, saisissant entre mes mains le mât du navire qui flottait, je le tins embrassé, et pendant neuf jours les vents m'emportèrent; le dixième jour, j'abordai à la terre des Thesprotes. Le héros Phédon, roi de ce peuple m'accueillit sans rançon; son fils chéri m'avait rencontré accablé de lassitude et me soutenant de sa main, me conduisit à la demeure de son père.

»C'est là que j'entendis parler 265 d'Ulysse. Phédon disait l'avoir traité à son retour dans sa patrie. Il me montra les richesses innombrables qu'avait amassées le fils de Laërte: elles auraient pu nourrir une famille jusqu'à la dixième génération. Ces trésors étaient déposés dans le palais du roi; il disait qu'Ulysse, parti pour Dodone, était allé consulter un oracle divin pour savoir comment il rentrerait dans Ithaque, et un vaisseau à la proue azurée attendait ce héros pour le reconduire dans sa patrie. A ce moment je quittai le roi des Thesprotes, car il se trouva qu'un navire allait faire voile pour Dulichium, riche en froment. Hélas! je n'étais pas au bout de mes peines; quand le vaisseau rapide eut gagné la haute mer, les matelots me dépouillèrent et, ne me laissant comme vêtement que ce méchant haillon, ils me lièrent les jambes avec un câble solide. Le soir, abordant au rivage de la haute Ithaque, ils descendirent sur la plage pour prendre leur repas. Alors dénouant mes liens, 266 je glissai le long du gouvernail poli et, nageant, je gagnai bientôt la terre, près d'un épais bois de chênes où je restai caché. C'est de là que les dieux me conduisirent à la demeure d'un homme plein de sagesse, car mon destin était de vivre encore.

Le pasteur de porcs lui dit alors:

—Hôte infortuné, le récit de tes souffrances m'a remué le cœur. Cependant, pourquoi faut-il qu'à ton âge tu mentes si légèrement, car ce que tu m'as dit au sujet d'Ulysse ne peut être la vérité. Déjà, j'ai été trompé par les récits d'un Etolien que j'accueillis dans ma demeure; il errait dans ces contrées après avoir tué un homme, et affirmait qu'Ulysse était en Crète chez le roi Idoménée; il l'avait vu, disait-il, réparant ses vaisseaux qui ramenaient d'immenses richesses et il annonçait son retour pour l'été ou pour l'automne. Ne cherche donc pas, toi aussi, infortuné vieillard, à me consoler par tes mensonges.

267

L'ingénieux Ulysse répliqua:

—Puisque ton cœur est incrédule et que tu ne veux pas croire à mes récits, eh bien, faisons une convention. Si ton maître revient dans sa demeure, tu me donneras un manteau et une tunique pour me vêtir, et tu me feras conduire à Dulichium. Mais si au contraire, ton maître ne revient pas, ainsi que je l'annonce, ordonne alors à tes esclaves de me précipiter d'une roche élevée afin qu'un autre mendiant craigne de mentir.

Le pasteur de porcs lui répondit:

—Étranger, je me ferais à toujours une belle renommée de vertu parmi les hommes, si après t'avoir offert les présents de l'hospitalité, je te ravissais la douce vie! Mais voici venir le soir, mes bergers bientôt seront ici; préparons-leur donc un repas succulent.

C'est ainsi qu'ils s'entretenaient. Cependant, les troupeaux conduits par leurs pasteurs, rentraient à l'étable et Eumée dit à ses compagnons:

268

—Amenez-moi le plus beau d'entre vos porcs que je l'immole en l'honneur de notre hôte qui vient des pays lointains; nous en profiterons aussi, nous qui gardons depuis si longtemps ces porcs aux dents blanches, tandis que d'autres dévorent impunément le fruit de nos peines.

Il dit et les pâtres amenèrent un porc magnifique âgé de cinq ans. Le pasteur n'oublia point les dieux et fit des vœux pour le retour du divin Ulysse dans sa demeure. Il offrit au fils de Laërte le dos entier de la victime et réjouit ainsi le cœur de son maître.

Ulysse, prenant la parole, lui dit alors:

—Puisses-tu, cher pasteur, être aimé du puissant Jupiter comme de moi-même, toi qui honores ainsi un mendiant de tes bienfaits?

Eumée lui répondit:

—Mange et réjouis-toi, cher hôte! Les dieux donnent ou refusent leurs faveurs selon leur bon 269 plaisir, car ils sont tout puissants.

Il dit, et après avoir préparé une libation de vin noir, il mit une coupe dans les mains d'Ulysse le destructeur de villes, et le héros s'assit devant les viandes rôties; Mésaulios, serviteur d'Eumée, leur distribua du pain. Quand ils eurent apaisé la faim et la soif, ils se disposèrent à gagner leur couche, car la nuit était survenue, froide et pluvieuse; l'humide Zéphire soufflait sans relâche. Ulysse prit la parole, voulant éprouver le pasteur et voir s'il lui donnerait son manteau ou inviterait un de ses compagnons à lui donner le sien:

—Écoute maintenant, Eumée, et vous tous, compagnons, écoutez, car le vin qui fait naître la folie me pousse à rompre le silence. Ah! que ne suis-je encore aussi jeune et aussi fort que jadis, quand nous dressâmes une embuscade sous les murs de Troie, Ulysse, Ménélas et moi! Nous étions arrivés près de la haute muraille de la citadelle, et 270 nous nous dissimulions sous nos armes au milieu des roseaux. Borée poussait sur nous une neige épaisse qui s'amassait autour de nos boucliers. Mes compagnons avaient des manteaux et dormaient paisiblement; leurs boucliers couvraient leurs épaules. Pour moi, qui avais oublié sottement mon manteau, pensant que je n'aurais pas froid, je n'avais que mon bouclier et un baudrier étincelant. Vers le matin, les astres déclinant déjà, je poussai du coude Ulysse et je lui dis:

«—Industrieux Ulysse, le froid me dompte car j'ai laissé mon manteau dans le camp, et je crains de ne pas rester longtemps au nombre des vivants.»

»Ulysse habile autant pour le conseil que pour le combat, me dit à voix basse:

«—Tais-toi maintenant, de peur que quelqu'autre des Achéens ne t'entende.»

»Alors appuyant sa tête sur son coude il s'écria:

271

«—Écoutez, amis, un songe divin m'est venu pendant mon sommeil. Que l'un de vous aille dire au fils d'Atrée d'envoyer, du camp, un plus grand nombre de guerriers.»

»Il dit et Thoas, fils d'Andrémon, se leva aussitôt, quitta son manteau de pourpre et se mit à courir vers les vaisseaux; pour moi, je m'entourai avec plaisir de son vêtement, attendant que l'Aurore au trône d'or parut.

»Ah! que ne suis-je encore jeune et fort, car sans doute quelqu'un des pasteurs me donnerait un manteau par amitié et par respect pour un homme brave, mais maintenant ils me méprisent parce que mon corps est couvert de haillons.

Eumée lui répondit:

—Vieillard, ton récit est ingénieux. Tu recevras donc ce qui est dû au malheureux qui s'est présenté en suppliant, et dès que le fils chéri d'Ulysse sera revenu, il te donnera un manteau et une tunique et te 272 fera conduire où ton cœur t'invite à te rendre.

Il prépara alors, près du feu, un lit sur lequel le héros se reposa, et Eumée le couvrit d'un manteau grand et épais dont il se servait pendant la saison rigoureuse; puis, il prit ses armes et sortit. Ulysse se réjouit, en voyant combien le divin porcher avait soin de ses biens en son absence.


Chant XV


RETOUR DE TÉLÉMAQUE

Cependant Pallas-Athéné se rendait dans la vaste Lacédémone, afin de presser le retour du noble fils du magnanime Ulysse. Elle arriva pendant la nuit divine et trouva Télémaque dormant avec Pisistrate dans le vaste vestibule du palais de Ménélas; mais il ne goûtait point le repos, car il ne pouvait s'empêcher 276 de songer à la triste destinée de son père illustre et, chaque nuit, son cœur restait éveillé à ces pensées douloureuses. Minerve s'approchant de sa couche, lui dit:

—Télémaque, il n'est pas prudent de rester aussi longtemps loin de ta demeure. Prie le vaillant Ménélas de te laisser partir, car les prétendants de ta mère irréprochable deviennent de plus en plus audacieux. A ton retour, évite le détroit qui sépare Samos d'Ithaque rocailleuse: une embuscade perfide t'y attend; éloigne donc ton navire de ces îles et vogue pendant la nuit. Dès que tu toucheras Ithaque, dirige tes compagnons vers la ville, et toi-même, va trouver Eumée, le pasteur de ta maison; c'est lui qui annoncera à la sage Pénélope ton retour de Pylos.

A ces mots, Minerve regagna l'Olympe élevé, et Télémaque réveilla le fils de Nestor:

—Pisistrate, éveille-toi; attelons nos coursiers et mettons-nous en route.

277

Le fils de Nestor lui répondit:

—Télémaque, il ne nous est point possible de songer à voyager par cette nuit sombre; attendons l'aurore et que le belliqueux Ménélas apporte ses présents et nous congédie avec de douces paroles.

Il dit; bientôt l'aurore parut et Ménélas quittait la couche d'Hélène aux cheveux d'or et se dirigeait vers le portique occupé par ses hôtes, lorsque Télémaque, l'apercevant, vint au-devant de lui, et lui adressa ces paroles:

—Fils d'Atrée, chef des peuples, laisse-moi retourner dans ma patrie, car je sens dans mon cœur le désir de revoir mon foyer chéri.

Ménélas lui répondit avec douceur:

—Cher enfant, puisque tel est ton désir, je ne te retiendrai pas, car je trouve aussi blâmable de retenir un hôte malgré lui, que de le presser de s'éloigner. Attends cependant que j'apporte les présents que je veux déposer dans ton char, 278 et qu'auparavant, dans le palais nous fassions un repas convenable.

Le sage Télémaque lui répliqua:

—Ménélas, fils de Zeus, je désire retourner aujourd'hui même dans mes domaines, car en partant, je n'ai laissé à personne la garde de mes biens.

Alors Ménélas donna l'ordre à son épouse de préparer un festin magnifique, puis il choisit une grande coupe et un cratère d'argent pour les offrir à Télémaque. Hélène à son tour, prit dans ses coffres un voile très riche, dont les broderies étincelaient comme des étoiles.

Ménélas, s'adressant alors à Télémaque, lui dit:

—Puisse Zeus protéger ton retour! Voici un cratère d'argent artistement travaillé: c'est l'ouvrage de Vulcain. Phédime, roi des Sidoniens me le donna jadis; à mon tour, je t'en fais présent.

A ces mots, Ménélas mit la coupe magnifique dans les mains de Télémaque, et Mégapenthès déposa devant 279 lui le cratère d'argent du héros Phédime. Puis Hélène aux belles joues, apportant le voile superbe, dit au fils d'Ulysse:

—Moi aussi, cher enfant, je veux te donner un présent comme un souvenir des mains d'Hélène afin que tu l'offres un jour à l'épouse que choisira ton cœur; jusque-là, confie-le à ta mère chérie. Puisses-tu maintenant rentrer plein de joie dans ta patrie bien-aimée!

Elle dit et lui remit le voile qu'il reçut avec bonheur. Pisistrate déposa sur le char les présents magnifiques qu'il contemplait avec admiration.

Ménélas les conduisit ensuite dans le palais où un festin leur fut servi. Puis le noble Télémaque et le fils de Nestor attelèrent les coursiers et montèrent sur le char sculpté. Ménélas, tenant une coupe d'or remplie d'un vin généreux, s'adressa aux deux héros, but en leur honneur et leur dit:

—Jeunes héros, portez mes souhaits à l'illustre Nestor, pasteur 280 des peuples; car il fut pour moi un père plein de bienveillance, pendant que nous combattions devant Troie.

Le sage Télémaque lui répondit:

—Fils de Zeus, nous lui porterons tes souhaits, selon ton désir. Ah! que ne puis-je, de retour à Ithaque, dire à Ulysse que je reviens d'auprès de toi, comblé d'amitiés et de riches présents!

En ce moment, passait au-dessus de leurs têtes un aigle portant dans ses serres une oie blanche qu'il avait enlevée dans la basse-cour; hommes et femmes le suivaient en poussant des cris, mais il s'élança à la droite des chevaux et tous se réjouirent à la vue de ce présage.

Pisistrate le premier, prit la parole:

—Ménélas, fils de Zeus, vois si c'est à nous ou bien à toi que la volonté d'un dieu se manifeste!

Ménélas médita un instant, mais Hélène au long voile, le prévenant, parla en ces termes:

—Ecoutez-moi, je vais vous dire 281 ce que les Immortels m'inspirent: Comme cet aigle enlève sa proie dans une maison, ainsi Ulysse revenant dans sa demeure se vengera; peut-être même est-il déjà dans son palais, méditant la perte des prétendants.

Le sage Télémaque lui répondit:

—Puisse Zeus accomplir ces choses! Je t'adresserai alors des vœux chaque jour comme à une divinité!

Il dit et fouetta ses chevaux qui s'élancèrent rapides, et, dévorant l'espace, ils gagnèrent bientôt la plaine immense.

Vers le soir, quand les routes se couvrent de ténèbres, ils arrivèrent à Phérès, où Dioclès leur offrit les présents de l'hospitalité.

A l'Aurore divine, ils remontèrent sur le char sculpté et bientôt ils aperçurent la haute cité de Pylos. Alors Télémaque dit à Pisistrate:

—Fils de Nestor, ne me conduis 282 pas plus loin, mais laisse-moi regagner mon vaisseau, car je crains que ton noble père dans son désir de me fêter, ne me retienne malgré moi dans son palais.

Il dit, et Pisistrate accédant à son désir, tourna les coursiers vers le rivage, auprès du navire rapide; il exhorta alors Télémaque et lui adressa ces paroles ailées:

—Hâte-toi de partir avant que j'arrive au palais, car je connais l'âme généreuse de mon noble père. Il viendrait lui-même t'inviter à rester et ne s'en retournerait certainement pas sans toi.

Il dit et lançant vers Pylos ses chevaux à la belle crinière, il gagna rapidement la ville.

Cependant Télémaque pressait ses compagnons. Il implorait Minerve et lui offrait un sacrifice, lorsqu'un homme, venant d'une terre lointaine, s'approcha de lui. C'était un devin 283 fuyant Argos, parce qu'il avait commis un meurtre. S'adressant à Télémaque, et le suppliant, il lui dit:

—Ami, je te conjure par ta tête et celles de tes compagnons de me dire qui tu es, et quel est le nom de ta patrie?

Le sage Télémaque lui répliqua:

—Je suis le fils d'Ulysse, roi d'Ithaque qui peut-être a péri d'une triste mort; c'est pour m'informer de mon père absent que je suis monté avec mes compagnons sur ce noir vaisseau.

L'homme lui répondit:

—Je suis le devin Théoclymène, fuyant ma patrie, pour avoir tué un de mes concitoyens. Accueille-moi sur ton navire, car je crains la vengeance des parents de ma victime.

Télémaque dit alors:

—Je ne te repousserai pas; suis-moi donc et une fois dans mon pays, nous te traiterons selon nos moyens.

A ces mots, ils montèrent tous 284 deux sur le vaisseau au tillac élevé. Les matelots déployèrent aussitôt les voiles blanches et Minerve leur envoya un vent favorable.

Cependant Ulysse et le pasteur Eumée prenaient le repas du soir dans la cabane du porcher; avec eux mangeaient les gardiens des troupeaux. Quand ils eurent apaisé la faim et la soif, Ulysse, voulant éprouver l'hospitalité de son hôte, lui dit:

—Eumée, et vous ses compagnons, écoutez-moi. Dès l'aurore, je veux aller mendier à la ville, afin de ne point vous être à charge; mais donnez-moi un guide qui me conduira là-bas. J'irai seul ensuite par la ville, afin de voir si quelqu'un me tendra une coupe et un morceau de pain. Je me rendrai à la demeure d'Ulysse pour offrir mes services, car, je te le dirai, nul mortel ne peut rivaliser avec moi pour allumer 285 du feu, fendre du bois, découper des viandes et verser le vin; toutes choses que l'humble peut faire pour le service des nobles.

Eumée, poussant un profond soupir, lui dit:

—Hélas, Étranger, quelle pensée est entrée dans ton esprit? Les serviteurs ne sont point de ta sorte: ils sont jeunes et couverts de vêtements brillants. Reste plutôt; ta présence ici n'importune personne, et quand le fils chéri d'Ulysse sera de retour, il te donnera une tunique pour te vêtir et te fera conduire où ton cœur t'invite à te rendre.

Le patient Ulysse répliqua:

—Eumée, puisse Zeus te chérir comme je te chéris, car tu as apaisé ma terrible misère. Rien n'est plus affreux pour l'homme que d'errer, vagabond et rongé de funestes soucis pour son ventre misérable. Puisque tu m'exhortes à rester, parle-moi alors de la mère du divin Ulysse et de ce père, qu'en partant il laissa sur le seuil de la vieillesse. Dis-moi 286 s'ils vivent encore sous les rayons du doux soleil.

Le divin porcher lui répondit:

—Étranger, voici la vérité: Laërte tous les jours adresse à Zeus ses prières, lui demandant que la vie abandonne son corps de vieillard, car il pleure un fils chéri et une prudente épouse que la noire mort lui a enlevés. Tant qu'elle vécut, il m'était doux de m'entretenir avec elle de Climène au long voile, sa noble fille, la plus jeune de ses enfants. Elle nous avait élevés ensemble et me chérissait presque autant qu'elle. Quand tous deux, nous atteignîmes la jeunesse aimable, Climène épousa un habitant de Samos, et moi je fus envoyé à la campagne. Maintenant, je ne puis plus entendre les douces paroles ni recevoir les bienfaits de ma maîtresse, qui réjouissaient toujours l'âme de son serviteur.

L'ingénieux Ulysse lui répondit:

—Comment, toi aussi, pasteur Eumée, tu as erré, jeune enfant loin 287 de ta patrie? Raconte-moi en toute sincérité si ta ville aux larges rues a été saccagée, ou si des hommes cruels t'ont pris sur leur navire, t'arrachant à tes brebis et à tes bœufs, pour te vendre au maître de cette maison?

Le chef des pasteurs lui dit alors:

—Etranger, puisque tu veux bien m'interroger, écoute-moi donc en silence et en buvant gaîment le vin pur. Les nuits sont longues maintenant, et d'ailleurs un trop long sommeil est nuisible à ton âge. Quant à vous autres, gardiens des troupeaux, si votre cœur vous y invite, allez dormir, et dès que paraîtra l'Aurore, vous accompagnerez les troupeaux de vos maîtres. Pour nous, buvant et mangeant, passons les longues heures de la nuit à nous charmer par des récits, et, puisque tu le désires, je vais te raconter mes infortunes:

»Tu as sans doute entendu parler d'une île nommée Syrie, voisine d'Ortygie? Elle est peu populeuse, 288 mais fertile et riche en pâturages, et surtout féconde en vin et en froment. Deux villes se partagent ses richesses, et mon père Ctésius, fils d'Ormène, régnait sur toutes les deux.

»Un jour des Phéniciens, navigateurs illustres, mais fourbes, amenèrent une riche cargaison sur un vaisseau à la poupe azurée. Dans la maison de mon père, était une belle Phénicienne, habile aux ouvrages brillants. Un de ces rusés Phéniciens la séduisit, tandis que près de leur profond navire elle allait laver du linge. Il s'unit à elle, partageant sa couche, et la dompta par l'amour qui égare l'esprit des femmes, même de la plus vertueuse. Il lui demanda ensuite qui elle était et d'où elle venait.

»—Je suis de Sidon, riche en airain, répondit-elle; mon père est l'opulent Arybas. Des pirates de Taphos m'ont enlevée, tandis que je revenais de la campagne, et me vendirent au maître de cette maison.

289

»Le Phénicien séducteur lui dit aussitôt:

»—Veux-tu revenir avec nous dans ta patrie, car ton père et ta mère sont encore vivants, et leurs richesses sont renommées.

»La jeune femme lui répondit:

»—Je le veux bien si toutefois vous vous engagez par serment à me ramener dans ma maison.

»Elle dit, et tous les matelots firent le serment qu'elle exigeait. Alors la femme reprit:

»—Et maintenant, que nul de vos compagnons, s'il me rencontre dans la rue, ne m'adresse la parole. Pressez l'achat de vos provisions et, quand votre vaisseau sera prêt à partir, qu'un messager m'avertisse aussitôt; j'apporterai l'or qui se trouvera sous ma main, comme prix de mon passage, auquel j'ajouterai de bon cœur un autre prix encore, car je soigne dans le palais le fils de mon maître. De cet enfant, que je vous amènerai sur votre vaisseau, vous pouvez tirer bon parti en le 290 vendant chez des peuples étrangers.

»Elle dit et retourna dans le palais superbe. Les Phéniciens restèrent une année entière auprès de nous, et quand leur navire fut prêt à partir, ils envoyèrent un messager à la femme. C'était un homme subtil; il vint dans la demeure de mon père pour offrir un collier d'or entremêlé de corail et d'ambre. Ma mère vénérable et les femmes du palais admiraient ce collier et en débattaient le prix; lui, sans rien dire, fit un signe à la Phénicienne et retourna aussitôt vers le vaisseau creux. La jeune femme alors me prit par la main, cachant dans son sein trois coupes d'or, et me conduisit hors de la maison. Je la suivis sans comprendre. Le soleil se coucha, les rues devinrent sombres, et nous arrivâmes bientôt près du navire des Phéniciens. Après nous avoir embarqué tous les deux, ils s'élancèrent sur les routes humides, et nous naviguâmes jour et nuit; à la septième aurore, Diane, de ses flèches, frappa 291 la femme; les matelots jetèrent à la mer son corps, qui devint la pâture des poissons, et je restai le cœur accablé de tristesse. Les vents nous conduisirent à Ithaque, où Laërte m'acheta de ses biens, et depuis ce jour, je suis à son service.

Le noble Ulysse prenant la parole à son tour dit au pasteur:

—Cher Eumée, tu as ému mon cœur; cependant console-toi, car Zeus a mis pour toi le bien auprès du mal, puisque tu habites la demeure d'un homme rempli de bonté. Quant à moi, ce n'est qu'après avoir erré dans de nombreuses cités, et parmi bien des peuples, que je suis arrivé ici.

C'est ainsi qu'ils s'entretenaient, et ils ne dormirent guère, car bientôt parut l'Aurore au trône d'or.

Cependant les compagnons de Télémaque abordant au rivage, détachèrent les voiles et abaissèrent 292 promptement le mât; puis, à l'aide des rames, ils firent entrer le vaisseau dans le port, jetèrent les ancres et attachèrent les amarres; alors ils descendirent à terre et préparèrent leur repas, mélangeant le vin noir. Quand ils eurent apaisé la faim et la soif, le sage Télémaque leur dit:

—Rentrez à la ville; pour moi, j'irai visiter mes domaines et voir mes pasteurs; demain, je vous offrirai le repas du retour.

Théoclymène prit alors la parole et lui dit:

—Et moi, cher enfant, dans quelle demeure me rendrai-je?

Télémaque lui répondit:

—En tout autre temps, tu serais mon hôte, mais en ce moment, va trouver Eurymaque, fils illustre du prudent Polybe, le plus noble des habitants d'Ithaque. C'est un prétendant de ma mère, mais seul Zeus peut savoir si, avant cet hymen, un jour funeste ne naîtra pas pour lui.

293

Comme il disait ces mots, un épervier s'envola à sa droite, tenant dans ses serres une colombe.

Théoclymène emmenant Télémaque à l'écart, lui dit:

—C'est par la volonté des dieux que cet oiseau s'est envolé à ta droite. J'ai reconnu en lui un augure qui annonce que ta race sera toujours la plus puissante dans Ithaque.

Le sage Télémaque lui répondit:

—Puissent ces choses s'accomplir et tu éprouveras bientôt mon amitié.

Il dit et s'adressant à Pirée, le plus fidèle de ses compagnons:

—Pirée, fils de Clytius, conduis cet étranger dans ta maison et honore-le comme un ami jusqu'à mon retour.

Pirée, illustre par la lance, lui répondit:

—Télémaque, je prendrai soin de lui et il n'aura pas à regretter d'être mon hôte.

A ces mots, ils se séparèrent. Clytius conduisit le vaisseau dans 294 le port bien abrité, et Télémaque se dirigea rapidement vers l'étable où dormait le fidèle porcher.


Chant XVI


ULYSSE ET TÉLÉMAQUE

Cependant Ulysse et le divin porcher préparaient le repas du matin; ils avaient allumé le feu dès l'aurore et envoyé au loin les pasteurs avec leurs troupeaux. Tout à coup, les chiens s'élancèrent au-devant de Télémaque, mais n'aboyèrent pas à son approche. Ulysse vit leur empressement, et le 298 bruit des pas parvenant jusqu'à lui, il adressa à Eumée ces paroles ailées:

—Eumée, c'est sans doute quelqu'un de tes compagnons, car les chiens n'aboient pas.

Il n'avait pas achevé ces mots que déjà son fils chéri était dans le vestibule. Le pasteur se leva et, dans son saisissement, les vases qu'il tenait s'échappèrent de ses mains. Il courut au-devant de son maître, le couvrit de baisers, et des larmes de joie coulèrent sur ses joues.

—Te voilà donc de retour, Télémaque, ma douce lumière! Ah! je n'espérais plus te revoir! Allons, cher enfant, mon cœur se réjouit à te contempler, toi qui, à peine arrivé, es venu dans ma demeure.

Le sage Télémaque lui répondit:

—Je suis venu d'abord chez toi, brave Eumée, pour apprendre si ma mère est encore dans le palais, ou si au contraire, la couche d'Ulysse est aujourd'hui vide et abandonnée à l'araignée fileuse.

299

Le pasteur de porcs lui dit en soupirant:

—Elle est toujours dans ton palais et ses jours et ses nuits se passent dans les larmes.

Il dit et prit la lance d'airain des mains de Télémaque qui franchit le seuil de la demeure. Ulysse, son père, voulut lui céder son siège: Télémaque le retint et lui dit:

—Reste assis, ô Etranger, nous trouverons bien un autre siège dans l'étable.

Ulysse reprit sa place et le pasteur recouvrit d'une peau de chèvre un fagot de bois vert sur lequel s'assit Télémaque. Puis il apporta des viandes rôties, une corbeille de pain, et mélangea dans une coupe un vin pur. Quand ils eurent apaisé leur faim et leur soif, Télémaque dit au divin pasteur:

—Cher pasteur, d'où vient cet Etranger?

Eumée lui répondit:

—Mon enfant, il se vante d'être originaire de la vaste Crète. Il dit 300 avoir erré longtemps et s'être échappé d'un vaisseau thesprote. C'est ainsi qu'il est venu dans mon étable; pour moi, je le remets entre tes mains, car il est ton suppliant.

Télémaque lui dit alors:

—Eumée, tes paroles m'attristent. Comment recevrai-je cet Etranger sous mon toit? Quant à ma mère, j'ignore si elle restera près de moi pour prendre soin de notre demeure ou si au contraire, elle suivra le plus noble des Achéens parmi ceux qui recherchent sa main. Cependant puisque cet Etranger est venu dans ta maison, je lui donnerai des vêtements pour se vêtir; j'y ajouterai une épée à double tranchant et des sandales pour ses pieds, puis je le ferai conduire où son cœur l'invite à se rendre. Mais pour l'instant, prends soin de lui, et garde-le dans ton étable, car je ne veux pas l'exposer aux insultes des prétendants insolents.

Le patient Ulysse prit alors la parole:

301

—Ami, qu'il me soit permis de parler à mon tour. Mon cœur se déchire lorsque j'entends parler des actions injustes que les prétendants commettent dans ton palais. Ah! si seulement j'avais ton âge et que je fusse le fils de l'irréprochable Ulysse ou Ulysse lui-même, car on a le droit d'espérer encore son retour, je veux y perdre ma tête si, à peine entré dans le palais du fils de Laërte, je ne les exterminerais tous!

Télémaque lui répondit:

—Tous ceux qui règnent sur les îles à Duléchium, à Samé, à Zacynthe boisée et tous ceux qui commandent dans la rude Ithaque, tous ensemble recherchent ma mère, dévastent ma maison et cherchent à me faire périr. Mais mon destin est entre les mains des dieux... Toi, cher Eumée, va au plus vite dire à la prudente Pénélope que je suis de retour de Pylos. Mais n'annonce la nouvelle qu'à elle seule, car ils sont nombreux, ceux qui trament ma perte.

302

Eumée lui dit aussitôt:

—J'exécuterai tes ordres en homme intelligent, mais dis-moi, ne dois-je pas porter aussi la nouvelle à l'infortuné Laërte, car depuis ton départ pour Pylos, il s'abandonne aux gémissements et aux larmes, et, tristement assis, il ne visite plus ses champs comme autrefois?

Télémaque lui répondit:

—Si les mortels pouvaient choisir à leur gré entre toutes choses, je demanderais d'abord le retour de mon père, mais va, accomplis ton message promptement, et ne te détourne point à travers les champs pour visiter Laërte. Recommande simplement à ma mère de lui envoyer secrètement son intendante; elle portera la nouvelle au vieillard.

Il dit et pressa le départ du porcher.

Cependant Minerve, prenant les 303 traits d'une femme grande et belle, s'arrêta devant la porte de la bergerie. Télémaque ne l'aperçut pas, car les dieux ne se manifestent pas à tous les hommes, mais Ulysse et les chiens la virent. Ceux-ci n'aboyèrent point mais se sauvèrent, craintifs, dans le fond de l'étable. Pallas, faisant un signe de ses sourcils, Ulysse l'aperçut; il sortit de la cabane et se plaça devant elle. La déesse lui dit alors:

—Noble fils de Laërte, révèle tout à ton fils et ne lui cache rien, afin qu'ayant tramé tous deux la mort des prétendants, vous alliez sans retard vers l'illustre ville. Quant à moi, je resterai près de vous, car je brûle de combattre.

A ces mots, Minerve le toucha de sa baguette d'or; elle le revêtit d'une tunique et d'un manteau éclatant de blancheur et répandit sur lui la jeunesse et la force, puis elle s'éloigna. Ulysse revint à la cabane, et son fils, saisi de stupeur à sa vue, lui adressa ces paroles ailées:

304

—Etranger, pour paraître aussi différent de ce que tu étais tout à l'heure, tu es sans doute un dieu qui habites le vaste ciel. Sois-moi propice afin que je t'offre des sacrifices agréables; épargne-moi!

Ulysse lui répondit:

—Non, je ne suis point un dieu! mais je suis ton père pour qui tu as souffert tant de maux et pour lequel tu as enduré les outrages des hommes!

En disant ces mots, il embrassa son fils et des larmes abondantes coulèrent sur ses joues, car jusque-là, il avait pu les retenir. Mais Télémaque ne pouvant se persuader que c'était là son père, lui adressa de nouveau la parole:

—Tu n'es pas Ulysse mon père, mais une divinité qui m'abuse afin d'augmenter ma douleur.

Ulysse répliqua:

—Télémaque, ne sois ni surpris, ni étonné de voir ton père présent dans ces lieux. Il ne viendra point ici d'autre Ulysse et c'est bien moi qui longtemps 305 errant, rentre au bout de vingt années sur le sol de ma patrie. Ce que tu vois est l'œuvre de Minerve la belliqueuse qui me fait paraître à son gré tantôt semblable à un mendiant, tantôt à un homme jeune.

Ayant ainsi parlé, il s'assit. Télémaque versant d'abondantes larmes, entourait de ses bras son noble père et le désir de pleurer s'élevant intense dans leurs cœurs,—ils s'y abandonnaient pleins d'attendrissement. Comme l'aigle et le vautour auxquels des laboureurs ont ravi leurs petits, poussent, dans leur douleur, des cris plaintifs, ainsi gémissaient Ulysse et Télémaque.

Le soleil qui se couchait les eût trouvés pleurant encore si Télémaque n'avait adressé ces paroles à son père:

—Père chéri, sur quel vaisseau es-tu venu à Ithaque?

Le patient Ulysse lui répondit:

—Mon enfant, ce sont les Phéaciens, ces illustres navigateurs, qui m'ont transporté ici sur un de leurs 306 vaisseaux rapides. Après m'avoir comblé de riches présents, ils m'ont déposé endormi dans mon Ithaque chérie. C'est sur le conseil de Minerve que je suis ici afin que nous concertions ensemble la mort de nos ennemis. Maintenant, dis-moi quel est le nombre des prétendants afin que je sache si à nous deux, nous pouvons sans auxiliaire lutter contre eux.

Le sage Télémaque lui dit aussitôt:

—O mon père, j'ai toujours entendu parler de ta glorieuse vaillance et de ta grande prudence dans les conseils. Mais aujourd'hui ta hardiesse me frappe d'étonnement; deux hommes ne peuvent lutter contre des adversaires nombreux et braves. Les prétendants ne sont pas seulement dix, ni même vingt; du reste voici exactement leur dénombrement: de Dulichium sont venus cinquante-deux jeunes gens suivis de six serviteurs; de Samé, ils sont vingt-quatre héros; de Zacynthe, 307 vingt fils des Achéens, et d'Ithaque même, douze d'entre les plus nobles; parmi eux se trouve le héraut Médon, ainsi qu'un aède illustre et deux serviteurs habiles à découper les viandes. Si donc tu veux châtier leur insolence et ne pas rencontrer l'amertume et le malheur, il serait bon de chercher un auxiliaire nous aidant avec vaillance.

Le prudent Ulysse lui répondit:

—Je pense que si nous avons Minerve et Zeus pour nous, il n'est pas nécessaire de chercher d'autre appui.

Télémaque lui dit:

—Ce sont deux puissants auxiliaires certainement, quoiqu'ils soient assis bien haut dans les nuages.

Le divin Ulysse reprit:

—Ils ne se tiendront pas longtemps à l'écart du combat terrible, quand dans mon palais, Mars décidera la victoire entre les prétendants et nous. Pour toi, dès l'aurore, va dans notre demeure et mêle-toi à ces hommes superbes. Plus tard, le 308 porcher me conduira à la ville sous les traits d'un vieux mendiant. S'ils m'outragent dans mon palais, que ton cœur se résigne à me voir souffrir, si même ils me frappent et me traînent par les pieds hors de ma demeure, regarde et contiens-toi; invite-les seulement par de douces paroles à cesser leurs injures, mais ils ne t'écouteront pas, car le jour fatal est venu pour eux. Grave encore dans ton esprit une autre recommandation: dès que Minerve m'inspirera, je te préviendrai par un signe de tête; alors enlève aussitôt toutes les armes qui se trouvent dans le palais et cache-les soigneusement, et si les prétendants t'interrogent, amuse-les par de douces paroles: «Je les ai déposées loin de la fumée, diras-tu, car elles ne ressemblent plus à ce qu'elles étaient quand Ulysse partit pour Troie. Puis j'ai craint que le vin, vous exaltant, et qu'une querelle éclatant parmi vous, vous ne vous serviez de ces armes, car l'airain attire l'homme.» 309 Laisse pour nous deux épées, deux javelots et deux boucliers qui resteront à portée de nos mains. Voici encore une autre recommandation: Que tout le monde ignore qu'Ulysse est dans Ithaque; ni Laërte, ni Eumée, ni même Pénélope ne doivent l'apprendre.

Le noble Télémaque lui répondit:

—O mon père, je me flatte que plus tard tu connaîtras mon cœur et que nulle faiblesse ne peut s'emparer de moi.

C'est ainsi qu'ils s'entretenaient, en attendant le retour d'Eumée.

Pendant ce temps, le navire qui avait ramené Télémaque de Pylos, abordait à Ithaque. Clytius emmena dans sa demeure les magnifiques présents, puis il envoya un héraut afin d'annoncer à la prudente Pénélope que Télémaque était de retour. Le héraut et le divin porcher se 310 rencontrèrent apportant à l'épouse d'Ulysse le même message.

Cependant les prétendants étaient consternés. Ils sortirent du palais et s'assirent devant les portes; Eurymaque prit le premier la parole:

—O amis, nous avions pensé que ce voyage audacieux ne s'accomplirait point et voici Télémaque de retour! Sans tarder, lançons à la mer le meilleur de nos vaisseaux pour prévenir nos compagnons de rentrer sans retard.

A peine avait-il fini de parler qu'Amphinome, apercevant un vaisseau qui abordait au rivage, leur dit en riant:

—Un messager n'est plus nécessaire, car les voilà de retour.

Il dit et tous descendirent vers le port. Puis ensuite ils se rendirent ensemble à l'assemblée, où Antinoos prit la parole:

—O grands dieux, les Immortels 311 ont sauvé Télémaque de sa perte en lui permettant d'échapper à notre incessante vigilance, car pendant le jour, des sentinelles se succédant sur les sommets battus des vents, surveillaient la mer au loin; la nuit nous parcourions le détroit sur notre vaisseau rapide, mais quelque divinité sans doute a ramené cet homme dans sa patrie. Eh bien maintenant, n'attendons pas que la colère se lève au milieu de tous quand il leur dira le piège funeste que nous avions préparé. Cherchons plutôt à le faire périr loin de la ville, dans les champs ou sur la route; nous partagerons alors ses biens entre nous et nous laisserons le palais à sa mère et à celui qui deviendra son époux. Mais si au contraire, vous aimez mieux le laisser vivre et conserver les richesses de son père, alors que chacun de nous rentre dans sa demeure et que Pénélope épouse celui que son cœur aura désigné et qui lui offrira la dot la plus magnifique.

312

Il dit et tous se taisaient. Cependant Amphinome, fils du roi Nisus, qui lui-même était fils d'Arétius, prit alors la parole. Venu de Dulichium, il était le chef des prétendants. Son âme était noble et ses discours plaisaient à Pénélope:

—O amis, c'est une chose grave que de mettre à mort un rejeton royal. Consultons d'abord la volonté des dieux, et si Zeus nous approuve, j'immolerai moi-même Télémaque; mais si les dieux nous condamnent, abstenons-nous.

Ainsi parla Amphinome et ses paroles furent écoutées. Ils regagnèrent la demeure d'Ulysse où ils s'assirent sur des sièges polis.

Cependant la prudente Pénélope résolut de parler aux prétendants insolents, car le héraut Médon lui avait révélé leur funeste dessein. Traversant son palais, accompagnée de ses suivantes, Pénélope s'arrêta 313 sur le seuil de la porte, et couvrant son visage d'un voile brillant, elle s'adressa à Antinoos auquel elle fit entendre ces paroles:

—Cruel Antinoos! Tes pensées sont criminelles! pourquoi trames-tu la perte de Télémaque? Tu as oublié des suppliants qui ont eu Zeus pour témoin. Ne sais-tu pas que ton père est venu ici fuyant la vengeance du peuple? Tous voulaient lui ravir la douce vie et dévorer ses richesses immenses, car il s'était joint à des pirates de Taphos pour ravager les Thesprotes, nos amis. Ulysse le protégea et aujourd'hui pourtant, tu ruines sa maison, tu recherches sa femme et tu veux immoler son fils. Je t'ordonne de renoncer à tes infâmes projets.

Eurymaque intervenant, lui répondit:

—Fille d'Icarios, très prudente Pénélope, rassure-toi et chasse ces pensées de ton esprit. Tant que je vivrai, personne ne portera la main sur ton fils Télémaque. Je n'oublie 314 point qu'Ulysse me fit asseoir sur ses genoux, qu'il mit dans mes mains des viandes rôties et m'offrit le vin noir; c'est pourquoi Télémaque est pour moi de beaucoup le plus cher des hommes. Qu'il ne redoute donc point la mort, du moins de la part des prétendants, car de celle des dieux, il ne peut l'éviter.

Il parlait ainsi pour la rassurer, mais au fond de son cœur, il méditait la mort de Télémaque. Pénélope retourna dans son appartement magnifique, pleurer son époux chéri. Mais bientôt Minerve aux yeux bleus lui versa le doux sommeil sur les paupières.

Un peu avant le soir, le divin pasteur revint auprès d'Ulysse et de son fils; avec art, ils préparaient le repas et avaient égorgé un porc d'un an. Minerve, s'approchant d'Ulysse, le frappa de sa baguette et le transforma 315 de nouveau en vieillard couvert de haillons. Elle craignait que le pasteur, le reconnaissant, ne puisse garder le secret; Télémaque adressa le premier la parole au porcher:

—Te voilà de retour, cher Eumée? Que dit-on dans la ville? Les prétendants sont-ils de retour de leur embuscade, ou m'attendent-ils encore sur la mer lointaine?

Le porcher lui répondit:

—Je n'ai interrogé personne en traversant la ville, pressé que j'étais d'accomplir mon message pour revenir ici. J'ai rencontré le messager rapide envoyé par tes compagnons, un héraut qui le premier a dit la nouvelle à ta mère. Mais je sais encore une autre chose, car je l'ai vue de mes yeux. J'étais déjà à quelque distance de la ville, à l'endroit où s'élève la colline de Mercure, quand je vis un navire à la proue recourbée, entrer dans le port; de nombreux rameurs s'y trouvaient; j'ai supposé que c'étaient les prétendants, 316 mais je ne m'en suis pas assuré.

Il dit et Télémaque sourit en regardant son père, mais il évita le regard du porcher.

Ayant disposé le repas, ils se mirent à table, et dès qu'ils eurent apaisé la faim et la soif, ils gagnèrent leur couche et goûtèrent les douceurs du sommeil.


Chant XVII


LES PRÉTENDANTS

Quant parut la brillante fille du matin, l'Aurore divine aux doigts de rose, Télémaque, fils chéri du prudent Ulysse attacha ses sandales, prit sa lance solide et, au moment de se rendre à la ville, dit au pasteur de porcs:

—Cher Eumée, je vais dans ma 320 demeure afin que ma mère me voie; pour toi, conduis cet étranger à la ville, il y trouvera plus facilement son pain et la coupe de vin que dans ta maison.

Ulysse dit aussi:

—Ami, je ne désire pas non plus rester ici; un mendiant trouve plus facilement sa nourriture à la ville que dans les champs. Ce pasteur me conduira donc comme tu le lui commandes, dès que la chaleur du jour sera venue, car je crains la rosée.

Il dit, et Télémaque sortant de l'étable, s'éloigna d'un pas rapide, méditant la perte des prétendants. Arrivé dans son palais magnifique, il déposa sa lance contre une colonne et franchit le seuil de pierre.

Euryclée l'aperçut la première; elle vint à lui en pleurant, et bientôt toutes les servantes du palais se rassemblèrent autour de lui, le serrant dans leurs bras et lui baisant la tête et les épaules. La prudente Pénélope sortit de son appartement, semblable 321 à Diane ou à Vénus aux cheveux d'or; elle se jeta dans les bras de son fils chéri, baisa sa tête, ses beaux yeux, et, en pleurant, disait ces paroles ailées:

—O Télémaque, ma douce lumière, je n'espérais plus te revoir, mais allons, raconte-moi maintenant ce que tu as vu.

Le sage Télémaque lui répondit:

—Mère chérie, n'excite point mes pleurs, mais retourne plutôt dans tes appartements. Quant à moi, je me rends à l'assemblée pour chercher l'étranger qui m'a accompagné dans mon retour.

Il dit et sortit du palais, suivi de ses chiens. Pallas-Athéné avait répandu sur lui une grâce divine et tout le peuple, avec admiration, le regardait s'avancer. Les altiers prétendants se pressaient sur son chemin, lui disant de douces paroles, mais roulant dans leur cœur de perfides pensées. Il alla s'asseoir près d'Antiphus, de Mentor et d'Haliterse, vieux amis de son père qui 322 l'interrogèrent sur son voyage. Pirée, illustre par la lance, s'approcha d'eux; il amenait l'étranger à l'assemblée, et, le premier, prit la parole:

—Télémaque, envoie tes servantes dans ma demeure afin qu'elles emportent chez toi les présents de Ménélas.

Le sage Télémaque lui répondit:

—Pirée, en attendant de savoir comment tout ceci finira, garde ces richesses, car si les fiers prétendants m'égorgent dans mon palais et se partagent mes biens, ceux-là du moins, tu les garderas en souvenir de moi. Si au contraire j'apporte la vengeance et la mort, alors tu amèneras, joyeux, ces présents dans ma demeure.

Il dit, et conduisit dans sa maison l'étranger malheureux. Après les ablutions d'usage ils se mirent à table. Pénélope s'assit en face de son fils, à l'extrémité de la salle, et là, inclinée sur son siège, ses doigts filaient une laine délicate. Quand 323 les convives eurent apaisé la faim et la soif, la prudente Pénélope prit la parole:

—Télémaque, avant que je remonte dans mon appartement et que je me repose sur mon lit solitaire, toujours arrosé de mes larmes, dis-moi si tu as appris quelque nouvelle du retour de ton père?

Le noble Télémaque lui répondit:

—Mère chérie, voici la vérité: Nous sommes allés à Pylos chez Nestor qui m'a traité comme un père traite un fils après une longue absence. Il me fit conduire chez le fils d'Atrée, Ménélas célèbre par la lance, qui, mieux que lui, pouvait me donner des nouvelles de mon père. Là, je vis Hélène, la divine Argienne, pour laquelle tant de héros ont péri par la volonté des dieux. Ménélas me dit tout ce que le véridique vieillard des mers lui avait appris sur le sort de mon père. Protée affirmait l'avoir vu dans une île, souffrant de cruelles douleurs; l'artificieuse Calypso le retenait par 324 force et il ne pouvait rentrer dans sa patrie, car il n'avait ni vaisseau, ni compagnons pour le conduire sur le vaste dos de la mer. Ainsi parla Ménélas et je m'en revins promptement dans ma chère patrie.

Il dit, et Pénélope fut émue en son cœur; alors le divin Théoclymène dit à son tour:

—Noble épouse d'Ulysse, écoute mes paroles, car je vais te dire l'avenir avec certitude. Par Zeus, par cette table hospitalière et par le foyer du noble fils de Laërte où je suis assis en ce moment, oui, j'affirme qu'Ulysse reviendra, qu'il est même déjà sur la terre de sa patrie, méditant la mort des prétendants.

La prudente Pénélope lui répondit:

—Étranger, puissent tes paroles s'accomplir! Et avec mon amitié, je te donnerais mille présents.

C'est ainsi qu'ils s'entretenaient. Pendant ce temps, les prétendants s'amusaient sur la belle esplanade; ils lançaient des palets et des épieux. 325 Mais l'heure du repas du soir approchait; les troupeaux revenaient des champs; Médon, le héraut préféré des prétendants, leur dit alors:

—Jeunes gens, il est temps que nous apprêtions le repas du soir; rentrons donc dans le palais.

Cependant Ulysse et le divin pasteur se dirigeaient vers la ville. Après avoir marché longtemps par un sentier pierreux, ils arrivèrent à une fontaine à l'onde limpide, construite par Ithacus, Néritus et Polyctor. Tout autour un bouquet de peupliers y baignait ses racines profondes. Là, ils furent rejoints par Mélanthée, fils de Dolius, qui conduisait ses chèvres à la ville; deux bergers l'accompagnaient. Apercevant Ulysse et son compagnon, il leur adressa ces paroles outrageantes:

—C'est bien le moment ou jamais de s'écrier qu'un gueux mène un autre gueux, car toujours s'assemble 326 qui se ressemble. Où donc, porcher imbécile, conduis-tu ce vagabond importun, fléau des festins? Aux portes des palais, il usera ses épaules à mendier des croûtes plutôt que des trépieds et des bassins. Si tu me le donnais pour garder les étables en mon absence et balayer la cour ou porter le feuillage aux chevreaux, il boirait du petit lait et se ferait belle jambe. Mais il aime mieux rester mendiant et remplir son ventre insatiable. Je te le dis, s'il se présente au palais du divin Ulysse, ses côtes useront les escabeaux que les mains des prétendants lui lanceront!

Il dit, et en passant près d'Ulysse, il lui envoya brutalement un coup de pied cherchant à le jeter hors du sentier; mais le héros resta ferme. Ulysse alors délibéra si, s'élançant sur lui, il lui briserait la tête contre terre ou si, de son bâton, il l'assommerait comme un chien; cependant, il se contint et supporta l'affront. Mais le porcher regardant Mélanthée, 327 éleva les mains au ciel et s'écria:

—Nymphes des fontaines, nobles filles de Zeus, si jamais Ulysse vous a offert des sacrifices agréables, exaucez mon vœu: Qu'un dieu ramène ce héros bien vite, pour mettre ordre à toutes les vilenies qui se font aujourd'hui. Quant à toi, berger, qui sans cesse rôdes par la ville tandis que tes maudits pâtres laissent dépérir les troupeaux de ton maître, tes jactances rentreraient promptement dans ton gosier.

Le chevrier Mélanthée répliqua:

—Grands dieux! que dit ce chien hargneux? Un jour je l'emmènerai loin d'Ithaque sur un navire aux bonnes planches, afin que, le vendant, il me rapporte de quoi faire bonne chère pendant longtemps. Ah! si seulement Apollon frappait Télémaque dans son palais, ou s'il était dompté par les prétendants, comme il est vrai qu'Ulysse a péri loin d'ici et ne verra plus jamais le jour du retour!

328

Après ces paroles, il continua sa route, les laissant là, car ils marchaient doucement.

Bientôt Ulysse et le divin Eumée arrivèrent près du palais; le son de la lyre harmonieuse parvenait jusqu'à eux, car l'aède Phémios commençait à chanter pour les prétendants. Ulysse saisissant la main du pasteur de porcs lui dit:

—Eumée, voilà sans doute les belles demeures d'Ulysse. J'aperçois dans l'intérieur une foule de convives qui prennent leur repas; l'odeur des viandes rôties arrive jusqu'à nous et j'entends vibrer la lyre, compagne des banquets.

Eumée lui répondit:

—C'est en effet le palais d'Ulysse. Mais délibérons maintenant si tu entreras le premier en te glissant parmi les prétendants ou si, au contraire, je te précéderai; mais alors ne tarde 329 pas, de peur que quelque brutal ne te frappe ou ne te chasse.

Ulysse répliqua:

—Va devant, je resterai ici, car je ne crains ni les coups, ni les rebuffades. Mon cœur est patient et j'ai enduré bien des maux sur les flots et dans les combats: cela s'ajoutera donc au reste. Il est difficile d'apaiser le ventre insatiable qui cause aux hommes tant de souffrances; c'est pour lui que des vaisseaux sont armés et traversent la mer inféconde, portant la désolation chez l'ennemi.

Pendant qu'ils s'entretenaient, un chien couché près d'eux, leva la tête et dressa les oreilles. C'était Argus, le chien préféré d'Ulysse et qu'il avait nourri lui-même. Il avait vieilli sans que son maître ait pu jouir de son amitié, et aujourd'hui, il gisait là, dévoré de vermine, et abandonné sur un amas de fumier entassé devant la porte. Dès qu'il aperçut Ulysse, il agita sa queue, baissa ses oreilles, mais ne put s'avancer vers 330 son maître. Le héros le vit et se détourna pour dissimuler une larme, puis il interrogea Eumée en ces termes:

—Eumée, comment peut-on laisser mourir ce chien sur ce fumier? Il a dû être magnifique, mais sa vitesse répondait-elle à l'élégance de ses formes et n'était-ce pas plutôt un de ces chiens qui servent d'ornement à la table de leur maître?

Eumée lui répondit:

—Ce chien est celui d'un héros mort loin d'ici, et s'il était encore tel qu'Ulysse le laissa à son départ pour Troie, tu admirerais son agilité. Dans les forêts nulle bête levée par lui n'échappait à son flair subtil. Maintenant il est accablé par la vieillesse, et en l'absence de son maître, tous le négligent, car Zeus ôte à l'homme la moitié de sa vertu, le jour où la servitude le saisit.

En achevant ces mots il se dirigea vers le palais. Pour Argus, il semblait qu'il eut attendu le retour de son maître pour mourir, car, à 331 l'instant même la noire mort s'empara de lui.

Le divin Télémaque aperçut le premier le pasteur de porcs traversant le palais. Il fit un signe pour l'appeler auprès de lui. Eumée, prenant le siège du héraut qui distribuait les viandes aux convives, l'apporta près de Télémaque et s'assit à sa table. Bientôt Ulysse entra à son tour, mais il s'arrêta sur le seuil de la porte. Télémaque prenant alors dans une corbeille un pain tout entier et des viandes dans ses mains autant qu'elles en pouvaient contenir, dit au porcher:

—Porte ces dons de l'hospitalité à l'Étranger, et invite-le à faire le tour de la salle pour demander à tous les prétendants leur obole, car la honte n'est pas dans le cœur du malheureux.

Il dit, et le pasteur s'approchant 332 d'Ulysse, lui adressa ces paroles ailées:

—Étranger, Télémaque te donne ces choses et t'invite à demander à tous les convives leur obole, car la honte ne doit pas habiter le cœur d'un mendiant.

Le patient Ulysse répondit:

—O Zeus, fais que Télémaque soit heureux parmi les hommes et que ses vœux soient exaucés.

Il dit, et recevant le pain et la viande dans ses deux mains, il les déposa sur sa hideuse besace, puis il mangea tandis que dans le palais l'aède se faisait entendre. Cependant Minerve s'approchant d'Ulysse l'excita à s'adresser aux prétendants. Le héros s'avança donc au milieu des convives qui s'agitaient en tumulte, et tendit la main comme un malheureux qui depuis longtemps mendie. Les prétendants étonnés lui donnaient, tout en le regardant avec surprise, se demandant qui il était et d'où il venait. Mélanthée, le pasteur de chèvres, qui avait pris place 333 à la table des prétendants, se leva et dit ces paroles:

—Écoutez-moi, prétendants d'une reine très illustre, j'ai déjà vu cet Étranger; c'est le porcher qui l'a amené ici, mais j'ignore d'où il se vante d'être par sa race.

Antinoos s'adressant au porcher, lui dit avec colère:

—Porcher malencontreux, pourquoi as-tu amené ce vagabond parmi nous? Trouves-tu donc que la foule rassemblée dans cette demeure ne dévore pas assez vite les biens de ton maître, que tu as amené encore ce ventre affamé?

Eumée, de sa place, lui répondit:

—Antinoos, malgré ta sagesse, tu parles comme un insensé: Qui donc, en effet, va-t-on chercher bénévolement, à moins qu'il ne s'agisse d'un ouvrier adroit, ou d'un devin, d'un médecin, d'un charpentier ou peut-être d'un aède illustre? Voilà les mortels qu'on invite chez soi; à qui viendrait donc l'idée d'inviter un mendiant?

334

Télémaque, l'apaisant, lui dit:

—Eumée, tais-toi. Ne réponds pas à Antinoos, car il a l'habitude de nous provoquer par un langage injurieux.

Et Télémaque alors s'adressant à Antinoos, lui dit ces paroles ailées:

—Antinoos, je reconnais que tu t'intéresses à moi comme un père à son fils, toi qui voudrais que je chasse durement cet étranger du palais, mais un dieu ne peut permettre cette iniquité. Prends plutôt et donne-lui: loin de te blâmer, je t'y invite. Mais telle n'est pas ta pensée dans le fond de ton cœur. Tu aimes mieux manger toi-même que de donner à un autre.

Antinoos lui répondit:

—Télémaque au langage altier, tu ne sais dissimuler ta colère; si tous les prétendants suivaient mon exemple, nous serions bientôt débarrassés de ce mendiant.

A ces mots, il saisit sous la table l'escabeau sur lequel il appuyait ses pieds et le brandit au-dessus de sa 335 tête. Cependant, tous les autres convives donnèrent à Ulysse qui remplit sa besace de pain et de viande. En revenant vers le seuil, le mendiant s'arrêta devant Antinoos et lui dit:

—Donne, ami, car tu me sembles être le premier des Achéens, aussi faut-il que ta part soit plus forte que celle des autres. J'étais riche autrefois, moi aussi, et souvent je donnais aux mendiants. Zeus a détruit tout cela: je suis ici maintenant et souffrant bien des maux.

Antinoos lui répondit:

—Quel dieu nous a envoyé ce fléau, désolation des repas? Retire-toi loin de ma table, mendiant impudent. Chacun te donne ici follement, sans réserve ni pitié, parce qu'il s'agit du bien d'autrui et cependant ils possèdent tous de grandes richesses.

L'ingénieux Ulysse, en se retirant, répliqua:

—Dieux grands! ta générosité n'égale pas ta beauté, car tu ne donnerais 336 pas même un grain de sel à un suppliant, toi qui vis dans l'abondance à la table d'autrui.

A ces mots, la colère grandit dans le cœur d'Antinoos. Le regardant en dessous, il lui dit ces paroles ailées:

—Certes, il t'arrivera malheur dans ce palais, car ta bouche profère l'injure.

Il dit, et saisissant un escabeau, il le lança avec violence au vagabond.

Ulysse, ferme comme un roc, reçut le coup sans broncher; mais tout à sa vengeance, il regagna sa place sur le seuil et, s'adressant aux prétendants, il leur dit:

—Écoutez, prétendants de l'illustre reine, ce que mon cœur m'invite à vous dire. L'homme qui défend ses biens n'éprouve pas de ressentiment quand il combat le ravisseur, mais Antinoos m'a frappé à cause de ce ventre odieux et funeste qui avilit l'homme affamé. Par les dieux et les furies qui protègent le 337 mendiant, puisse la mort anéantir Antinoos avant son hymen.

Antinoos répliqua:

—Étranger, mange et tais-toi, si tu ne veux pas que nos jeunes serviteurs, entendant ton langage, ne te traînent par les pieds hors du palais.

Il dit et tous les convives furent remplis d'indignation et chacun s'écriait:

—Antinoos, pourquoi frapper ce pauvre mendiant? Peut-être est-ce un immortel parcourant les villes, pour être témoin de l'insolence et de l'injustice des hommes?

Télémaque sentit une grande douleur en voyant frapper son noble père, mais il dissimula ses larmes: dans son cœur il pensait à la vengeance prochaine.

Lorsque la prudente Pénélope apprit qu'on avait frappé un mendiant dans son palais, elle s'écria:

338

—Puisse Apollon te frapper toi-même ainsi, Antinoos!

L'intendante Eurynomé ajouta:

—Si nos vœux étaient exaucés, aucun de ces orgueilleux ne reverrait l'Aurore au trône d'or.

Pénélope répliqua:

—Nourrice, tous me sont odieux, mais Antinoos par dessus tout, car il a frappé un malheureux étranger demandant l'aumône dans mon palais.

C'est ainsi qu'elle parlait au milieu de ses suivantes assises auprès d'elle. Alors faisant venir le divin pasteur, elle lui dit:

—Cher Eumée, invite cet étranger à venir près de moi. Je veux lui demander si peut-être il sait quelque chose du divin Ulysse, puisqu'il a parcouru tant de pays.

Eumée lui répondit:

—Si tu voulais l'interroger, chère Reine, ton cœur serait charmé de l'entendre parler. Pendant trois nuits dans ma cabane, il n'a pu terminer de me raconter ses infortunes. 339 Comme un aède instruit par les dieux, il me charmait par ses récits. Il dit que son père, roi de la Crète, fut l'hôte d'Ulysse; c'est de là qu'il vient, et il affirme qu'Ulysse est près d'ici chez les Thesprotes, rapportant des trésors immenses.

La prudente Pénélope reprit:

—Va et dis-lui qu'il vienne me raconter tout à moi-même. Que pendant ce temps, les autres se réjouissent dans le palais, puisqu'ils ont le cœur joyeux. Ah! si Ulysse était de retour, bientôt, aidé de son fils, il punirait ces insolents!

Elle dit et Télémaque éternuant avec grand bruit, fit retentir tout le palais. Pénélope sourit et dit encore à Eumée:

—Va vite chercher cet étranger, n'entends-tu pas que mon fils a éternué à toutes mes paroles? Si je reconnais que ce mendiant a dit la vérité, je lui ferai don d'un manteau et d'une tunique.

Elle dit et le pasteur s'approchant d'Ulysse, lui dit ces paroles ailées:

340

—Vénérable étranger, la très prudente Pénélope, mère de Télémaque, désire t'interroger sur son époux. Si elle reconnaît que tu lui dis la vérité, elle te donnera un manteau et une tunique dont tu as si grand besoin, et tous te donnant du pain, tu pourras rassasier ton ventre à ton gré.

Le patient Ulysse lui répondit:

—Eumée, je suis prêt à dire la vérité à la fille d'Icarios, car je sais quel est le sort d'Ulysse. Nous avons supporté tous deux la même infortune. Mais je crains la foule brutale de ces prétendants dont l'insolence est sans borne. Tout à l'heure, l'un d'eux m'a frappé. Ni Télémaque, ni personne ne l'a retenu. Invite donc Pénélope à attendre que le soleil se couche pour m'interroger sur le jour du retour de son époux.

Il dit, et le pasteur revenant seul vers Pénélope, elle s'écria:

—Tu ne l'amènes pas, Eumée, à quoi donc songe ce vagabond? 341 Est-ce la crainte ou la honte qui l'empêche de traverser le palais?

Eumée répondit:

—Il t'engage avec sagesse à attendre que le soleil se couche. Il est en effet préférable pour toi, ô Reine, que tu interroges sans témoin cet étranger.

La prudente Pénélope répliqua:

—Cet homme, quel qu'il soit, n'est pas dépourvu de sens. J'attendrai donc le départ des prétendants insolents.

Eumée, regagnant la foule des convives, s'approcha de Télémaque et lui dit à voix basse:

—Cher enfant, je m'en retourne veiller sur tes troupeaux qui sont ta fortune et la mienne. Sois prudent, car bien des Achéens méditent des choses funestes. Puisse Zeus te protéger!

Le sage Télémaque lui répondit:

—Pars donc, mais reviens dès l'aurore et amène de belles victimes. Les Immortels et moi aurons soin du reste.

342

Il dit et Eumée quitta le palais rempli de convives. En ce moment ceux-ci se livraient joyeusement aux plaisirs de la danse et du chant, car déjà le soir était arrivé.


Chant XVIII


PÉNÉLOPE

Il y avait dans Ithaque un mendiant de profession, remarquable par sa gloutonnerie: il mangeait et buvait sans pouvoir rassasier son ventre insatiable. Bien que de haute stature, il n'avait ni vigueur, ni courage. Arnée était le nom que sa mère lui avait donné au moment de sa naissance, mais tout le monde 346 dans le pays l'appelait Iros, parce qu'il portait les messages dont on le chargeait. Entrant en ce moment dans le palais, il aperçut Ulysse et, lui cherchant querelle, il lui adressa ces paroles outrageantes:

—Retire-toi d'ici, vieillard, si tu ne veux être traîné dehors par les pieds. Ne vois-tu pas que tous me font signe afin que je te chasse?... Allons, lève-toi, si tu ne veux pas que nous en venions aux coups.

Ulysse le regardant en dessous lui dit:

—Insensé, je ne te fais aucun tort et n'envie point les présents que l'on te donne. Ce seuil est assez large pour nous deux; ne sois point jaloux d'autrui, car tu es vagabond comme moi. Cependant retiens tes menaces et crains de m'irriter. Tout vieux que je suis, tu pourrais t'en repentir, et je n'en serais que plus tranquille demain, car tu ne reverrais plus le palais d'Ulysse.

Le mendiant Iros lui répondit avec colère:

347

—Grands dieux! comme ce glouton parle avec volubilité, il semble une vieille sorcière tisonnant sa cendre. Il paraît oublier que si je le frappe de mes deux mains, je ferai tomber à terre toutes les dents de ses mâchoires comme celles d'une truie qui dévaste les champs. Allons, retrousse tes guenilles et prépare-toi à combattre. Ceux-ci jugeront les coups!

C'est ainsi que devant les portes élevées, sur le seuil poli, ils se querellaient avec rage; Antinoos s'en aperçut et éclatant de rire, dit aux prétendants:

—O amis! un dieu favorable nous envoie un divertissement comme il ne nous est pas donné souvent d'en contempler un. Iros et l'étranger veulent en venir aux mains. Voyons et apprécions les coups.

Il dit et tous se levèrent en riant, formant le cercle autour des vagabonds. Antinoos leur dit alors:

—Illustres prétendants, écoutez ce que j'ai à vous dire: Nous avons 348 préparé pour notre repas du soir des ventres de chèvres qui sont là sur le feu. Le vainqueur, quel qu'il soit, choisira le morceau qu'il préfère; de plus, il participera toujours à nos festins, à l'exclusion de tout autre mendiant.

Il dit et la proposition fut agréée. Cependant le sage Ulysse songeant à une ruse dit aussitôt:

—Amis! il n'est pas juste qu'un vieillard accablé par l'infortune, lutte contre un jeune homme, mais mon maudit ventre m'excite à combattre et certes je périrai sous les coups. Je demande seulement que tous par un serment s'engagent à ne pas favoriser Iros, ni ne me soumettent par force à cet homme?

Il dit et tous firent le serment qu'il exigeait. A ce moment, le divin Télémaque prit la parole:

—Etranger, si ton cœur magnanime t'excite à combattre ce vagabond, tu n'as rien à craindre des Achéens. Celui qui te frapperait, aurait plus d'un adversaire devant 349 lui. Les rois Antinoos et Eurymaque, tous deux pleins de sagesse m'approuvent en ce moment.

Tous les prétendants applaudirent. Ulysse retroussa ses haillons autour de sa ceinture et montra ses belles et fortes cuisses. Il mit à nu ses larges épaules, sa poitrine et ses bras robustes. Minerve se tenait auprès de lui, mettant la force dans ses membres nerveux. Les prétendants étaient frappés de surprise; chacun disait en regardant son voisin.

—Certes, l'infortuné Iros trouvera le mal qu'il a cherché. Voyez quels muscles montre le vieillard sous ses haillons!

Cependant le cœur d'Iros était cruellement agité. Les serviteurs durent le retrousser de force et l'amenèrent tremblant de frayeur. Antinoos, le gourmanda en ces termes:

—Il vaudrait mieux pour toi, vil glouton, n'être jamais né si tu trembles devant ce vieillard épuisé par les maux. Mais je te le déclare, s'il l'emporte sur toi, je te jetterai 350 sur un vaisseau et te ferai conduire chez le roi Echétus, afin qu'il te coupe le nez et les oreilles et que, t'arrachant les parties sexuelles, il les donne en pâture à ses chiens.

Il dit et Iros trembla plus fort. On l'amena au milieu du cercle et les combattants levèrent les mains. Alors Ulysse délibéra si d'un seul coup il lui ôterait la vie, ou si le frappant doucement, il l'étendrait à terre afin que les Achéens ne le reconnussent point. Ce dernier parti lui sembla le meilleur, et tandis qu'Iros le frappait à l'épaule droite, le héros lui porta un coup au-dessous de l'oreille et lui brisa les os. Iros s'écroula dans la poussière et un sang noir sortit de sa bouche, tandis que les prétendants, levant les mains, se mouraient de rire. Cependant Ulysse, saisissant par le pied le malheureux Iros, le traîna près de la porte et l'appuya contre le mur, puis lui mettant un bâton dans la main, il lui adressa ces paroles ailées:

—Reste assis là maintenant pour 351 écarter les porcs et les chiens et ne te figure plus que tu es le maître ici, de peur que tu n'éprouves un plus terrible malheur encore.

Il dit et remettant sur ses épaules sa besace toute déchirée, il revint s'asseoir sur le seuil. Les prétendants rentrèrent dans le palais en riant et le félicitèrent en ces termes.

—Etranger, que Zeus t'accorde ce que tu désires pour avoir dompté ce mendiant fanfaron. Bientôt nous l'emmènerons en Epire chez le roi Echétus, fléau des mortels.

Ils disaient ainsi et le divin Ulysse se réjouissait en lui-même. Antinoos mit alors devant lui le plus beau morceau des viandes du sacrifice. Amphinome choisit dans la corbeille deux pains, puis il prit une coupe d'or à la main et lui dit:

—Réjouis-toi, Étranger vénérable et puisses-tu être aussi heureux un jour que tu es infortuné aujourd'hui!

Ulysse lui répondit:

—Amphinome, tu me parais fort 352 sensé: tel était d'ailleurs ton père, le brave et opulent Nisus. Ecoute et retiens mes paroles: parmi les êtres qui rampent à la surface de la terre, l'homme en est certes le plus inconscient, puisque jamais il ne croit aux malheurs que lui réserve l'avenir. Je vois ici des hommes pratiquer l'iniquité, dévorer les biens et outrager l'épouse d'un héros qui certes, je l'affirme, est déjà près de ces lieux. Puisse une divinité te ramener dans ta demeure avant le retour de ce héros, car je te le dis, le sang coulera dans ce palais!

Ulysse alors faisant une libation, but le vin pur et remit la coupe aux mains du héraut. Amphinome rentra dans la salle le cœur rempli de tristesse... Il ne devait point échapper à la mort, et Minerve devait le faire tomber sous la lance du vaillant Télémaque. Il alla se rasseoir sur le siège qu'il avait quitté.

Cependant Minerve aux yeux 353 bleus inspira à la fille d'Icarios, la prudente Pénélope, la pensée de se montrer aux prétendants afin d'égayer leur cœur, voulant honorer son époux et son fils.

Elle sourit à cette pensée et dit à son intendante:

—Eurynomé, mon cœur souhaite une chose que jusqu'à présent il n'a jamais souhaité. Je veux me montrer aux prétendants quoiqu'ils me soient profondément odieux. Je voudrais aussi adresser à mon fils de sages paroles et l'engager à ne point se mêler à ces hommes superbes dont l'âme dissimule de méchantes pensées.

Eurynomé lui répondit:

—Chère Pénélope, j'approuve tes paroles pleines de sagesse, mais ne te présente point ainsi le visage flétri par les larmes, baigne auparavant ton corps et parfume tes cheveux.

La très prudente Pénélope répliqua:

—Eurynomé, je ne suivrai pas tes conseils, car les dieux ont 354 détruit ma beauté depuis le départ de mon époux. Ordonne à Autonoé et à Ippodamie de m'accompagner dans le palais, car je ne puis me rendre seule au milieu de ces hommes.

Elle dit, et la vieille servante traversa le palais pour exécuter les ordres de sa maîtresse.

Minerve alors conçut une autre pensée. Elle répandit un doux sommeil sur la fille d'Icarios, puis elle lui fit de divins présents afin que les Grecs fussent frappés d'admiration. Répandant sur sa tête et sur son corps l'essence de beauté divine dont Cythérée seule a le secret, elle la fit paraître plus belle et plus blanche que l'ivoire: puis elle s'éloigna.

Les servantes aux bras blancs entrant avec bruit l'éveillèrent, Pénélope ouvrit alors les yeux et dit:

—Un doux assoupissement s'était emparé de moi. Ah! si seulement la chaste Diane m'envoyait ainsi la 355 noire mort, à moi qui me consume à gémir, regrettant l'époux bien aimé.

Elle dit, et suivie de ses femmes, elle se dirigea vers la salle du festin. Elle s'arrêta sur le seuil, tenant devant son visage un voile brillant. A sa vue les prétendants sentirent fléchir leurs genoux; le désir d'amour remplissait leur cœur, tous souhaitaient partager sa couche. S'adressant à son fils chéri, elle lui dit ces paroles ailées:

—Télémaque, ton esprit a perdu sa fermeté. Quand tu étais enfant, ton âme connaissait mieux la sagesse; comment se peut-il que tu aies laissé outrager ton hôte dans ton palais. Quelle honte parmi les hommes si l'étranger que Zeus envoie dans nos foyers n'y trouve pas la divine hospitalité.

Télémaque lui répondit:

—Ma mère, ce n'est point par la volonté des prétendants ni par la mienne qu'a eu lieu cette lutte entre Iros et l'Étranger. Du reste ce dernier a été le plus fort et plût aux 356 dieux que d'autres hommes fussent domptés aussi vrai que cet Iros est assis, brisé et sans force à la porte de ce palais.

Eurymaque, prenant alors la parole dit à Pénélope:

—Fille d'Icarios, si tous les Argiens pouvaient te contempler, des prétendants sans nombre assiégeraient dès l'aurore les portes de ta demeure, car tu l'emportes sur toutes les femmes par ta beauté et par ton esprit!

La sage Pénélope lui répondit:

—Eurymaque, les dieux m'ont ravi ma beauté depuis le jour où les Achéens partirent pour Ilion avec le noble Ulysse mon époux. Ce jour-là, mettant sa main dans la mienne il me parla ainsi: «Femme, je pense que beaucoup d'Achéens aux belles cnémides ne verront pas le jour du retour, car les Troyens sont belliqueux et montent des coursiers aux pieds rapides qui décident des batailles. J'ignore le destin que me réservent les dieux. Mais toi, 357 aie soin de mon père et de ma mère en ce palais, et quand ton fils verra son menton se couvrir de barbe, alors marie-toi avec celui qui trouvera le chemin de ton cœur et quitte cette maison.» Aujourd'hui ces choses s'accomplissent et la nuit approche où cet hymen odieux sera mon partage. Cependant, je ne puis m'empêcher de dire que telle n'était pas autrefois la manière d'agir des prétendants qui recherchaient une femme vertueuse; ils venaient, les mains chargées de présents, mais ne dévoraient pas le bien d'autrui.

Elle dit, et Ulysse admirait son esprit et sa sagesse.

Antinoos, prenant la parole dit à Pénélope:

—Fille d'Icarios, reçois donc les présents que chacun de nous t'offrira, car il n'est pas bien de refuser des dons. Quant à nous, nous ne retournerons dans nos demeures que le jour où tu auras choisi un époux parmi nous.

358

Ainsi parla Antinoos, et ce langage plut aux Achéens; chacun envoya son héraut pour chercher des présents. Celui d'Antinoos apporta un voile magnifique, brodé avec art; douze agrafes étaient adaptées à leurs anneaux d'or. Eurymaque offrit à Pénélope un collier d'or d'un admirable travail, et Eurydamas des boucles d'oreilles dont chacune soutenait trois perles limpides et pures comme l'étoile du matin. Gisandre, fils du roi Polyctor, et tous les autres Grecs apportèrent également de superbes présents; puis la divine Pénélope, accompagnée de ses suivantes remonta dans ses appartements chargée de ces dons magnifiques.

Cependant les prétendants, joyeux, se livraient à la danse et au chant. Bientôt la nuit survint; on disposa alors trois foyers de lumière pour éclairer la salle du festin. Des servantes 359 entretenaient tour à tour la lumière. Ulysse leur adressa la parole en ces termes:

—Servantes d'Ulysse, allez dans les appartements de votre auguste reine tourner le fuseau, ou de vos mains agiles, peigner la laine. Moi, je me chargerai de surveiller les lumières, et quand même les convives voudraient attendre l'Aurore au trône d'or, ils ne me lasseront pas, car je suis accoutumé à la patience.

Il dit, et les servantes se regardant entre elles, se mirent à rire; Mélantho aux belles joues l'injuria grossièrement. Elle était fille de Dolius; Pénélope l'avait élevée et la choyait comme son enfant, mais insensible à la douleur de sa maîtresse, elle aimait Eurymaque et partageait quelquefois sa couche. S'adressant à Ulysse, elle lui dit:

—Étranger misérable, il faut que ton esprit soit troublé pour discourir avec tant d'audace en présence de ces héros. Tu es ivre ou insensé 360 ou peut-être es-tu fier d'avoir vaincu le mendiant Iros. Prends garde qu'un plus fort que lui ne te jette hors de ce palais!

Ulysse la regardant en dessous, lui dit:

—Chienne impudente, je vais répéter tes paroles à Télémaque afin qu'il te coupe en morceaux.

Les femmes, pensant que ces propos étaient sérieux, s'enfuirent pleines d'épouvante. Pour lui, riant en lui-même, il resta près des brasiers, mais ses yeux se fixaient sur les prétendants; dans son esprit s'agitaient des pensées de vengeance, et Minerve voulant que la douleur descendit encore plus profondément dans son cœur, excitait ces hommes superbes à se railler de lui. Eurymaque prit la parole le premier et pour bafouer Ulysse et provoquer le rire chez ses compagnons, il leur dit:

—Prétendants de l'illustre reine, c'est sans doute par l'intervention d'un dieu que cet homme est venu 361 dans la demeure d'Ulysse. Voyez, cette tête sans un seul cheveu, ne nous éclaire-t-elle pas mieux qu'un de ces flambeaux?

Puis s'adressant au destructeur de villes, il lui dit:

—Étranger, voudrais-tu entrer à mon service pour travailler dans mon domaine? Je te fournirais le pain et les vêtements, mais je pense que tu préfères mendier parmi le peuple pour remplir ton ventre insatiable?

L'ingénieux Ulysse lui répondit:

—Eurymaque, si nous luttions tous deux à qui sera le plus dur au travail dans une prairie, étant tous deux à jeun jusqu'à la nuit sombre, et que nous eussions une faux bien recourbée, avec de l'herbe devant nous, nous verrions ce que nous pourrions faire; ou bien si nous avions à conduire une paire de bœufs vigoureux et quatre arpents à labourer, tu verrais si je sais creuser mon sillon bien droit. Enfin si le fils de Saturne soulevait aujourd'hui la guerre et que j'eusse un bouclier, 362 deux javelots et un casque d'airain bien adapté à mes tempes, tu me verrais combattre aux premiers rangs, et tu n'oserais parler de ma voracité. Mais tu m'outrages et ton cœur est sans pitié, tu te crois fort parce que tu vis au milieu de lâches. Si Ulysse revenait, les larges portes de son palais seraient trop étroites pour toi, fuyant devant sa lance.

Il dit et Eurymaque courroucé, le regardant en dessous lui adressa ces paroles ailées:

—Misérable, il faut que le vin se soit emparé de ton esprit pour que tu oses prononcer ces audacieuses paroles. Es-tu donc si fier d'avoir vaincu Iros le vagabond?

En disant ces mots, il saisit un escabeau pour le lancer à Ulysse; celui-ci, pour l'éviter, se plaça derrière Amphinome. L'escabeau atteignit un échanson qui fut renversé dans la poussière, laissant échapper l'aiguière de ses mains. Un grand tumulte remplit le palais, et chacun disait en regardant son voisin:

363

—Pourquoi les dieux ont-ils permis à ce vagabond de venir jusques ici troubler nos festins? Voilà que maintenant nous nous querellons pour des mendiants!

Alors Télémaque prenant la parole, leur dit:

—Hommes étonnants, vous ne pouvez même plus cacher en votre cœur les effets du vin pur sur votre esprit! Allez plutôt dormir chez vous; cependant je ne renvoie personne.

Il dit et tous se mordaient les lèvres, admirant l'assurance de Télémaque.

Cependant Amphinome, glorieux fils du roi Nisus, et petit-fils d'Arétès, leur adressa ces paroles:

—Amis, apaisez votre colère; ne maltraitez ni l'Étranger, ni les serviteurs qui sont sous le toit du divin Ulysse. Allons, que l'échanson nous offre des coupes pour les dernières libations et regagnons ensuite nos demeures.

Il dit et le héraut Mulios, serviteur 364 d'Amphinome, remplit les coupes; puis tous se retirèrent pour se livrer au sommeil.


Chant XIX


EURYCLÉE

Ulysse était resté dans la salle, méditant avec Minerve la mort des prétendants; bientôt il adressa à Télémaque ces paroles ailées:

—Télémaque, enlevons maintenant toutes ces armes de guerre et si les prétendants t'interrogent, amuse-les par de douces paroles: 368 «Je les ai placées à l'abri de la fumée, leur diras-tu, car elles ne sont plus ce qu'elles étaient jadis quand Ulysse les laissa à son départ pour Troie; et une divinité m'a mis au cœur une crainte: il se pourrait qu'une querelle s'élevât entre vous et que sous l'influence d'un vin généreux, vous ne troubliez le festin, car le fer attire l'homme.»

Il dit, et Télémaque pour exécuter les ordres de son père bien-aimé appela d'abord la nourrice Euryclée:

—Nourrice, va fermer les portes du palais et veille à ce que les femmes ne sortent pas de leur appartement pendant que je vais porter dans ma chambre les belles armes de mon père qui se ternissent dans la salle du festin.

La bonne Euryclée lui répondit:

—Plût au ciel, cher enfant, que la sagesse te pousse enfin à soigner tes biens! Mais voyons, qui portera le flambeau si tu ne veux pas de servante pour t'éclairer?

369

Le sage Télémaque lui répondit:

—Ne t'inquiète pas, bonne Euryclée, ce sera l'étranger que voici.

Il dit, et Euryclée s'empressa de fermer les portes du palais magnifique.

Pendant ce temps, Ulysse et son noble fils transportèrent les casques brillants, les boucliers arrondis et les lances acérées. Minerve marchait devant eux, tenant un flambeau d'or répandant une lumière éclatante. Alors Télémaque dit à son père:

—O mon père, quel est le prodige qui frappe mes yeux? Une lumière étincelante illumine ces salles; ce ne peut être qu'un dieu qui nous éclaire.

L'ingénieux Ulysse lui répondit:

—Ne m'interroge point, garde ces choses dans ton esprit. Maintenant va te reposer; pour moi, je resterai ici, afin d'éprouver encore les servantes et ta mère; dans son affliction, Pénélope m'interrogera sur chaque chose.

370

Il dit, et Télémaque se rendit dans sa chambre pour se livrer au doux sommeil.

Cependant le prudent Ulysse restait dans le palais, méditant avec Minerve le trépas des prétendants.

La prudente Pénélope sortit bientôt de son appartement, semblable à Diane ou à Vénus aux cheveux d'or. Ses femmes avancèrent pour elle auprès du feu le siège où elle avait coutume de s'asseoir; il était orné d'ivoire et d'argent et c'était l'œuvre de l'habile Iconalius; il y avait ajouté, pour les pieds, un escabeau qui tenait au siège lui-même, et sur lequel on étendait une grande peau de brebis. Ce fut là que s'assit la prudente Pénélope; les suivantes aux bras blancs débarrassèrent les tables des restes nombreux qui les souillaient et enlevèrent les coupes dans lesquelles avaient bu les princes orgueilleux; puis elles ranimèrent les brasiers. Cependant Mélantho 371 aux belles joues, apostrophant Ulysse une seconde fois, lui dit:

—Vagabond importun, es-tu donc ici pour épier les femmes? Sors au plus vite ou sinon, te frappant d'un tison ardent, nous te chasserons.

Ulysse, la regardant avec colère lui dit:

—C'est parce que je suis couvert de haillons que tu t'acharnes sur moi. Cependant je fus riche autrefois; crains aussi, femme, de perdre un jour ta beauté, ta jeunesse ou que ta maîtresse, s'apercevant de tes méfaits, ne te jette à la porte.

Il dit, et Pénélope, l'entendant, gourmanda sa servante en ces termes:

—Chienne impudente, je te ferai payer de ta tête ton audace, car tu avais entendu de ma bouche même, mon désir d'interroger cet étranger sur mon époux.

Puis s'adressant à Eurynomé:

—Apporte un siège recouvert d'une peau de brebis pour cet 372 étranger que je veux questionner.

Elle dit, et Ulysse, s'étant assis, elle lui adressa ces paroles:

—Étranger, dis-moi d'abord où se trouve ta patrie et quels sont tes parents?

L'ingénieux Ulysse répondit:

—O femme! ta gloire s'élève jusqu'au ciel comme celle d'un roi respectant les dieux, mais ne m'interroge ni sur mon origine, ni sur ma patrie. Ces souvenirs remplissent mon âme de nouvelles douleurs; que me sert de m'asseoir sous un toit étranger pour pleurer et pour gémir? On ne gagne rien à soupirer sans cesse, et en voyant mes larmes, tes femmes ou toi-même croiront que c'est le vin qui provoque cet attendrissement.

La prudente Pénélope lui dit alors:

—Étranger, les Immortels m'ont ravi ma beauté le jour où les Argiens partirent avec Ulysse, mon époux. Maintenant la tristesse m'accable, car tous ceux qui commandent dans la haute Ithaque me 373 recherchent en mariage malgré moi et ruinent ma maison. Dans ma douleur, je ne puis m'occuper ni des étrangers, ni des suppliants. Je pleure Ulysse et mon cœur chéri se consume dans les regrets. Les prétendants pressent mon hymen et j'en suis réduite à tramer des ruses pour déjouer leurs projets. Une divinité m'inspira d'abord de tisser un voile sans fin, et je leur tenais ce discours: «Jeunes gens qui prétendez à ma main, puisque le divin Ulysse est mort, ne pressez point mon hymen; attendez que j'aie terminé ce voile funèbre que je destine au héros Laërte. Les femmes achéennes ne me pardonneraient point de laisser sans linceul cet homme de bien.» Je disais ainsi et leur cœur était persuadé; j'ourdissais le jour cette toile sans fin que, la nuit venue, je défaisais à la lueur des flambeaux. C'est ainsi que pendant trois ans, j'échappai aux poursuites, mais la quatrième année, les prétendants 374 avertis par mes servantes, chiennes impudentes qui me trahissaient, vinrent me surprendre et m'adressèrent des paroles de reproche. Voilà comment je fus obligée de terminer cette toile et aujourd'hui je ne puis éviter cet hymen. Mes parents me pressent de prendre un époux et mon fils s'indigne de voir consumer ses biens. Maintenant, étranger, dis-moi ton origine, car tu n'es pas né d'un chêne antique, ni d'un rocher?

Ulysse lui répondit:

—Vénérable épouse d'Ulysse, ma douleur redouble à tes questions, mais je vais y répondre cependant. Il est au milieu de la mer infertile une île que l'on nomme la Crète. Quatre-vingt-dix villes se partagent sa population nombreuse. Là sont les Achéens, les Crétois magnanimes, les Cydoniens, les Doriens et les divins Pélasges. Parmi les cités se trouve Gnosse, où Minos régna neuf ans. Il était le père de mon père, le magnamine Deucalion. 375 Deucalion m'engendra ainsi que le puissant Idoménée. J'étais le plus jeune; je reçus le nom d'Ethon. Idoménée partit pour Ilion avec les Atrides sur des vaisseaux recourbés, et ce fut en Crète que je vis Ulysse auquel j'offris les présents de l'hospitalité. Les nobles Achéens restèrent douze jours dans notre île, retenus par le souffle puissant de Borée qui ne permettait même pas de rester debout sur le sol; le treizième jour le vent tomba et ils mirent à la voile.

C'est ainsi que dans ses discours Ulysse donnait à ses mensonges l'apparence de la vérité et Pénélope en l'écoutant, versait des larmes abondantes. Comme la neige poussée par Zéphire et qui s'est amoncelée sur les cimes des montagnes, fond au souffle tiède de l'Eurus, ainsi les belles joues de Pénélope fondaient sous les pleurs qu'elle répandait au souvenir de l'époux bien-aimé. Ulysse, ému dans son cœur cachait ses larmes; ses yeux restaient immobiles 376 comme s'ils eussent été d'airain. Bientôt Pénélope lui dit:

—Étranger, je veux maintenant te mettre à l'épreuve pour savoir si vraiment tu as reçu dans ton palais mon époux et ses divins compagnons. Dis-moi quels vêtements il portait et quels compagnons le suivaient?

L'ingénieux Ulysse lui répondit:

—O femme, la réponse est difficile, car voilà vingt ans qu'il s'est éloigné de ma patrie. Voici cependant ce dont mon esprit se souvient: Le divin Ulysse portait un double manteau de pourpre, l'agrafe était d'or avec deux anneaux; une broderie sur le devant représentait un chien tenant entre ses pattes un faon tacheté; chacun admirait cette broderie. Je remarquai aussi la tunique d'Ulysse, au tissu mince comme une pelure d'oignon sec, et qui brillait comme le soleil; toutes les femmes la contemplaient avec admiration. Cependant je ne sais pas si Ulysse portait ces vêtements dans 377 sa patrie ou s'il les avait reçus de quelque ami depuis son départ. Il était accompagné d'un héraut à la peau noire, aux cheveux crépus, aux épaules voûtées; son nom était Eurybate. Ulysse semblait l'honorer particulièrement.

Il dit, et la douleur de Pénélope en fut plus grande encore, car elle avait reconnu les signes qu'Ulysse venait de décrire exactement. Refoulant ses larmes, elle dit à son époux:

—Étranger, tu as dis vrai, et tu seras désormais honoré et chéri dans cette demeure: c'est moi en effet qui avais donné ces vêtements que tu as dépeints; je les apportai pliés de ma chambre, et j'y mis cette agrafe brillante dont tu parles. Hélas, Ulysse ne reviendra plus dans son Ithaque aimée, car c'est sous des auspices funestes qu'il est parti pour cette Ilion abhorrée.

Ulysse lui répondit alors:

—Vénérable épouse du fils de Laërte, retiens tes larmes qui flétrissent 378 ton beau corps. Cesse de gémir et écoute mes paroles, je vais te dire ce que j'ai appris du retour d'Ulysse: Il est vivant, non loin d'ici dans le fertile pays des Thesprotes, il ramène d'immenses et magnifiques trésors recueillis dans cette cité, mais il a perdu près de Thrinacrie la sacrée ses compagnons et son navire à la proue azurée. Bientôt il sera de retour, j'en fais le serment. Ulysse reviendra ici cette année même, à la fin de ce mois ou au commencement de l'autre.

Pénélope répliqua:

—Étranger, puisse cette parole s'accomplir; tu éprouverais bientôt mon amitié, en recevant de moi de nombreux présents; mais hélas! je ne crois plus au retour d'Ulysse. Maintenant, femmes, baignez le vieillard et dressez-lui un lit avec de chaudes couvertures afin qu'à l'abri du froid, il attende l'Aurore au trône d'or. Demain vous le parfumerez après l'avoir baigné de nouveau, et, assis dans le palais auprès 379 de Télémaque, il s'occupera du festin: malheur à qui oserait le maltraiter!

Le divin Ulysse lui répondit:

—Épouse vénérable du fils de Laërte, les lits aux tapis brillants me sont devenus odieux depuis que je me suis éloigné des montagnes neigeuses de la Crète. La couche de l'indigent m'est échue en partage et je ne laisserai laver mes pieds par aucune de tes suivantes, à moins qu'il n'y en ait parmi elles quelqu'une d'âgée et de fidèle? De celle-là, je ne refuserai point les soins.

La prudente Pénélope lui dit aussitôt:

—Cher étranger, j'ai une vieille servante dont le cœur est rempli de sagesse; c'est elle qui a nourri et élevé l'infortuné Ulysse. Allons, lève-toi, sage Euryclée, et lave les pieds de cet étranger qui est du même âge que ton maître; tels sont sans doute aujourd'hui les pieds d'Ulysse et telles ses mains, car l'homme vieillit vite au sein du malheur.

380

Alors la vieille Euryclée s'approcha d'Ulysse et lui dit en versant des larmes brûlantes:

—Un grand nombre d'étrangers malheureux sont venus dans ce palais, mais je ne crois pas avoir vu personne qui ressemblât à Ulysse autant que toi, infortuné! Aussi, j'obéis de grand cœur à l'ordre de la fille d'Icarios.

Ulysse lui dit alors:

—Bonne vieille, tous ceux qui nous ont vus l'un et l'autre disent que nous nous ressemblons fort, comme tu l'as si justement remarqué.

Euryclée prit un bassin d'airain brillant et s'approcha d'Ulysse qui s'était assis près du foyer, mais il tournait le dos à la lumière, car il craignait que la vieille nourrice ne vît la cicatrice qu'il avait à la jambe. Pendant qu'elle baignait son maître, soudain elle reconnut cette blessure que lui avait faite jadis la dent blanche d'un sanglier, lorsqu'il était allé sur le Parnèse visiter Autolycus, 381 le noble père de sa mère. Autolycus venant un jour à Ithaque dans le temps que sa fille, épouse de Laërte, venait d'accoucher d'un fils, Euryclée déposa l'enfant sur ses genoux et lui dit: «Autolycus, donne toi-même un nom à l'enfant chéri de ta fille.» Il répondit: «Que son nom soit Ulysse, et quand il aura grandi, qu'il vienne sur le Parnèse, je le renverrai comblé de présents.» Ulysse ayant grandi vint chez son aïeul, et pendant une chasse au sanglier, il fut blessé au-dessus du genou. Or Euryclée, ayant senti la cicatrice sous la paume de sa main, la reconnut au toucher; elle laissa échapper le pied du héros, la jambe retomba dans le bassin; l'airain retentit et l'eau se répandit sur le sol. Alors la joie et la douleur étreignirent son cœur, ses yeux se remplirent de larmes et sa voix s'arrêta dans sa gorge. Enfin, lui prenant le menton dans ses mains, elle s'écria:

—Oui, tu es bien Ulysse, mon 382 cher enfant, et mes yeux ne t'avaient pas reconnu!

Elle dit et voulut faire signe à Pénélope, mais la reine ne la vit pas, car Minerve détourna son attention; alors Ulysse la saisissant et l'attirant vers lui, prononça ces paroles rapides:

—Nourrice, pourquoi veux-tu me perdre, toi qui m'as nourri sur ton sein? Puisque tu m'as reconnu, ne me trahis pas, et que personne dans ce palais n'apprenne mon retour. Car je te le déclare, toi-même ne serais pas épargnée, bien que tu sois ma nourrice, quand je mettrai à mort les autres femmes de service.

La prudente Euryclée lui répondit:

—Cher enfant, quelle parole s'est échappée de tes lèvres? Tu sais combien mon âme est forte. Mais si jamais un dieu fait tomber sous tes coups les prétendants insolents, je te désignerai les femmes qui déshonorent ta maison.

383

L'ingénieux Ulysse lui dit alors:

—Nourrice, pourquoi me les nommer, je saurai les reconnaître, mais garde-moi le secret, et laisse faire les dieux.

La vieille nourrice sortit pour chercher un autre bain, et lorsqu'elle l'eut baigné et arrosé de parfum, Ulysse avança de nouveau son siège auprès du feu, et couvrit sa jambe de ses haillons. Pénélope lui dit alors:

—Étranger, je veux t'interroger encore avant que le doux sommeil s'empare de nos esprits et nous fasse oublier nos chagrins. Pour moi, les dieux m'ont donné en partage des douleurs sans trève: le jour je soupire et me désole, et la nuit je m'étends sur ma couche, et mon cœur est assiégé par des pensées amères et de cruels regrets. De même que la fille de Pandarée, la jeune Aédon, assise parmi les feuilles, chante doucement le retour du printemps et pleure en même temps le fils bien-aimé du roi 384 Zéthus, Ityle, qu'elle tua par erreur avec l'airain cruel: de même mon cœur est partagé par deux sentiments, incertaine si je resterai avec mon fils, reine dans ce palais et respectant la couche divine de mon époux, ou si je suivrai l'un des Princes qui recherchent ma main? Mon fils est grand, aujourd'hui, et souhaite peut-être que je m'éloigne, car il voit avec peine les prétendants dévorer son héritage. Mais allons, explique-moi ce songe que je viens de faire, écoute: J'ai dans ma maison vingt oies qui mangent le froment trempé d'eau, et je me plais à les contempler. J'ai rêvé qu'un grand aigle au bec recourbé, venu de la montagne, les immolait et que leurs corps gisaient dans le palais. Puis l'aigle reprit son vol rapide. Je pleurais et je gémissais, bien que ce fût un songe, et les Achéennes à la belle chevelure s'éveillaient autour de moi, tandis que je poussais des cris lamentables parce que l'aigle avait fait périr 385 mes oies, il revint alors, et se perchant sur le bord du toit, il prit une voix humaine pour me calmer et me dire:

«Aie confiance, fille de l'illustre Icarios, ceci n'est point un songe, mais une heureuse réalité. Les oies sont les prétendants, moi, l'aigle; je suis ton époux revenu pour frapper d'un cruel trépas ces hommes insolents.» Il dit, et le doux sommeil m'abandonna. Alors regardant de tous côtés, je vis les oies qui mangeaient le froment auprès de l'auge comme auparavant.

L'ingénieux Ulysse lui répondit aussitôt:

—O femme, il n'est pas possible d'expliquer ce songe autrement qu'Ulysse lui-même te l'a expliqué: c'est-à-dire que le trépas des prétendants est assuré, et que nul d'entre eux n'échappera à la mort.

La prudente Pénélope lui répliqua:

—Étranger, les songes sont 386 obscurs, et tous ne s'accomplissent pas pour les hommes. Il y a deux portes pour les songes légers: l'une est de corne, l'autre d'ivoire. Ceux qui franchissent l'ivoire brillant sont trompeurs, mais ceux qui sortent par la corne polie prédisent la vérité au mortel qu'ils ont visité. Pour moi, je n'ose croire que celui-ci soit venu de là, ce serait une trop grande joie pour mon fils et pour moi. Mais hélas, au contraire, voici venir l'aurore de malheur qui m'éloignera de la maison d'Ulysse; car je vais proposer le combat des haches, celui qu'Ulysse aimait à offrir à ses hôtes dans son palais; il dressait douze haches perforées, l'une à la suite de l'autre, comme les étais d'une carène, puis, d'une grande distance, il lançait une flèche à travers tous les trous. J'imposerai donc aux prétendants cette lutte, et celui qui bandera le plus facilement l'arc entre ses mains, et dont la flèche traversera les douze haches, je le suivrai, j'abandonnerai pour 387 lui cette demeure de ma jeunesse, ce palais si beau dont je me souviendrai, je pense, même dans mes songes!

Ulysse lui répondit:

—Vénérable épouse d'Ulysse, ne tarde pas à exécuter ce projet, car l'ingénieux fils de Laërte sera de retour en ces lieux avant que la main d'un de ces hommes ait bandé l'arc poli et que leur flèche ait traversé l'airain.

Pénélope, se levant de son siège lui dit:

—A t'écouter, noble Étranger, on oublierait le sommeil, mais il est temps de me retirer—je vais reposer sur ma couche solitaire, qui est devenue pour moi un lit de douleurs depuis le départ d'Ulysse pour la funeste Ilion. De ton côté, dors ici même, et fais-toi une couche par terre, ou bien mes suivantes te dresseront un lit.

Elle dit, et remonta dans son appartement superbe, accompagnée de ses femmes, et bientôt Minerve 388 aux yeux bleus versa sur ses paupières le doux sommeil qui fait oublier.


Chant XX


FUNESTES PRÉSAGES

Cependant le divin Ulysse se couchait dans le vestibule—il étendait sur le sol une peau de bœuf, et jetait par dessus plusieurs peaux de brebis; Eurynomé, quand il fut couché, le couvrit d'un manteau. Il reposait, éveillé, méditant en son cœur la perte des prétendants.

392

Bientôt les jeunes suivantes qui faisaient commerce d'amour avec les prétendants sortirent de leurs chambres, et traversèrent le palais en riant et se réjouissant.

A cette vue, le héros sentit son cœur bondir dans sa poitrine; dans sa colère il se demandait s'il s'élancerait pour donner la mort à chacune d'elle, ou s'il les laisserait s'unir d'amour une dernière fois à ces hommes insolents. Comme une chienne tourne autour de ses petits et aboie contre un homme qu'elle ne connaît pas, tel s'agitait le cœur d'Ulysse, indigné de ces forfaits, et, se frappant le sein, il gourmanda son cœur en ces termes: «Patiente, ô mon cœur! souviens-toi que tu as supporté pis encore, le jour où le Cyclope cruel dévorait mes braves compagnons.» Ainsi qu'un homme tourne et retourne sur le brasier ardent un ventre de chèvre gras et sanglant qu'il veut griller rapidement, tel Ulysse se retournait sans cesse sur sa couche. Minerve, 393 descendant du ciel, s'approcha de lui, et se penchant au-dessus de sa tête, lui adressa ces mots:

—Pourquoi veiller encore et te tourmenter, ô le plus infortuné des hommes? Te voici dans ta demeure, où se trouvent ta femme et un fils tel que le peut désirer un père!

Ulysse lui répondit:

—Déesse, ce que tu dis est vrai; mais je cherche en mon esprit comment, seul, j'exterminerai cette foule d'hommes audacieux.

Minerve lui dit encore:

—Aie confiance en ma prudence, et chasse de ton esprit ces pensées qui troublent ton sommeil. Bientôt tu verras la fin de tes maux.

Elle lui versa alors le sommeil sur les paupières, puis remonta dans l'Olympe.

Avant l'Aurore, la vertueuse Pénélope s'éveilla, et, assise sur sa couche moelleuse, elle se mit à pleurer. Lorsque son cœur fut rassasié de larmes, cette femme divine 394 adressa d'abord des vœux à Diane:

—Diane, auguste fille de Zeus, plût au ciel que, me perçant le sein d'une flèche, tu me ravisses la vie, afin que voyant encore Ulysse, même sous la terre détestée, je ne réjouisse pas l'âme d'un homme moins noble que lui.

Elle dit et bientôt l'Aurore au trône d'or parut. Ulysse qui avait entendu les lamentations de Pénélope se leva; il déposa dans le palais, sur un siège, le manteau sous lequel il avait dormi, et traîna les peaux dans la cour; alors, les mains levées, il pria Zeus.

—Zeus, père des mortels, si c'est par votre volonté que je revois le sol de ma patrie, faites-le-moi connaître; que quelqu'un des hommes qui s'éveilleront dans ce palais me dise une parole inspirée des dieux, et qu'au dehors un prodige de Zeus me soit montré.

Zeus reçut sa prière; aussitôt il fit gronder son tonnerre au-dessus de l'Olympe brillant, et dans le palais, 395 une femme qui broyait le grain fit entendre des paroles prophétiques. Dans une salle voisine étaient les meules que douze femmes faisaient tourner avec effort, préparant la farine d'orge et de froment, cette moelle des hommes. Toutes dormaient après avoir broyé le grain, une seule, plus faible que ses compagnes ne reposait pas encore. Elle arrêta sa meule et prononça ces paroles:

—O Zeus qui règnes sur les hommes, tu viens de faire gronder ton tonnerre dans un ciel sans nuage; c'est un signe à quelque mortel. Accomplis aussi le vœu que va former une malheureuse: Puisse le festin de ce jour être le dernier repas que prendront dans ce palais les prétendants, eux pour qui mes genoux se brisent à la dure fatigue.

Elle dit, et le divin Ulysse se réjouit de ces deux présages que lui envoyait Zeus, père des dieux.

Cependant les servantes s'éveillaient dans le palais d'Ulysse, elles 396 allumaient sur le foyer l'infatigable feu et bientôt Télémaque parut sur le seuil. Il dit à Euryclée:

—Nourrice chérie, avez-vous honoré l'étranger dans ma maison ou l'avez-vous laissé sans soins, car ma mère, malgré sa sagesse, de deux mortels honore souvent étourdiment le pire et renvoie le meilleur.

La prudente Euryclée lui répondit:

—Ne l'accuse point aujourd'hui, cher enfant, car elle est sans reproche. Assis au foyer, l'étranger a bu du vin tant qu'il en a voulu et lui-même a dit à Pénélope qui l'interrogeait, qu'il n'avait plus besoin de pain. Elle a ordonné ensuite aux servantes de lui dresser un lit, mais il a refusé et c'est sur une peau de bœuf et des peaux de brebis qu'il s'est étendu. Nous l'avons alors recouvert d'un manteau.

Elle dit et Télémaque traversant le palais, se dirigea vers l'assemblée des Achéens, tandis qu'Euryclée donnait ses ordres aux servantes:

397

—Allons, pressez-vous, balayez et arrosez le palais; vous, disposez les tapis de pourpre sur les sièges de la salle des festins; que d'autres essuient les tables avec des éponges et lavent les cratères et les coupes magnifiques; vous autres enfin, allez chercher de l'eau à la fontaine et ne tardez pas à revenir; car c'est pour tous jour de fête et les prétendants arriveront de grand matin.

Les femmes s'empressèrent; vingt d'entr'elles descendirent à la fontaine aux eaux limpides; les autres disposèrent tout dans le palais.

Les serviteurs des Achéens arrivèrent à leur tour: ils fendirent le bois et préparèrent le festin. Comme les femmes revenaient de la fontaine, le pasteur Eumée amenait trois porcs gras, les plus beaux de ses troupeaux; il les laissa paître dans l'enceinte de la demeure et apercevant Ulysse, il le salua de ces douces paroles:

—Étranger, les Achéens te considèrent-ils aujourd'hui ou bien te 398 traitent-ils toujours avec mépris dans ce palais?

L'ingénieux Ulysse lui répondit:

—Eumée, puissent les dieux faire expier à ces insolents leurs outrages!

Pendant qu'ils s'entretenaient, le pasteur Mélanthée entrait dans la cour, amenant les plus belles chèvres de ses étables; deux bergers l'accompagnaient.

Voyant Ulysse, il lui adressa ces paroles outrageantes:

—Étranger importun, ne t'en iras-tu donc point? Tu mendies sans pudeur; je crois que nous ne nous séparerons pas sans essayer nos bras.

Ulysse, sans lui répondre secoua la tète, sentant au fond de son cœur la colère gronder.

Puis arriva Philétius, chef des pasteurs, qui amenait aux prétendants une vache stérile et des grasses brebis. Philétius attacha les victimes sous le vestibule, et s'approchant d'Eumée, il lui dit:

399

—Porcher, quel est cet étranger? D'où cet infortuné se vante-t-il d'être issu? Il a grand air et ressemble vraiment au roi notre maître plongé dans l'infortune.

Et s'approchant d'Ulysse, il lui prit la main et lui adressa ces paroles ailées:

—Vénérable étranger, puisses-tu être heureux dans l'avenir, car maintenant des maux t'accablent. Mon cœur s'est ému en te voyant et mes yeux se sont remplis de larmes au souvenir d'Ulysse; car je crois que lui aussi, couvert de haillons comme les tiens, est errant, si toutefois la lumière du soleil brille encore pour lui. C'est lui qui me mit tout enfant à la tête de ses bœufs, et maintenant ses troupeaux sont innombrables. Je ne désespère pas encore revoir un jour mon maître infortuné venir chasser les étrangers de son palais.

L'ingénieux Ulysse lui répondit:

—Bouvier, ta sagesse me paraît grande, et je te fais ici par Jupiter 400 le serment solennel que tu seras encore ici quand Ulysse reviendra dans sa demeure et tes yeux le verront, si tu veux, massacrer les prétendants qui dominent ici.

Le chef des bouviers répliqua:

—Étranger, si cette parole s'accomplissait, tu connaîtrais alors ce qu'est ma force et ce que vaut mon bras.

C'est ainsi qu'ils s'entretenaient.

Réunis sur la belle esplanade les prétendants préparaient secrètement la mort de Télémaque; mais en ce moment, à leur gauche, un aigle s'éleva tenant dans ses serres une colombe timide et Anphinome leur dit aussitôt:

—Amis, notre projet ne peut réussir, aussi, songeons au repas.

Tous alors entrèrent dans le palais d'Ulysse et apprêtèrent le festin.

Ils immolèrent des brebis superbes et de grasses chèvres, puis égorgèrent les porcs et la grande génisse. Ils mélangèrent le vin dans les cratères; le 401 porcher distribua les coupes; Philétius, chef des pasteurs, apporta le pain dans de belles corbeilles et Mélanthée versa le vin. Alors les convives étendirent les mains vers les plats servis devant eux.

Télémaque fit asseoir Ulysse près du seuil de pierre; il lui servit une part d'entrailles et, lui versant du vin dans une coupe d'or, il lui adressa ces paroles:

—Assieds-toi, ici, Étranger; bois et mange en paix; j'éloignerai de toi les insultes, car tu es mon hôte. Vous, prétendants, contenez vos menaces en vos cœurs.

Antinoos dit alors:

—Achéens, acceptons le discours de Télémaque, si dur qu'il soit pour nous.

Ainsi parla Antinoos. Mais Minerve ne voulait pas que les prétendants superbes cessassent complètement leurs railleries. Elle voulait que le ressentiment pénétrât plus profondément encore dans le cœur d'Ulysse. Parmi les convives 402 se trouvait un homme fourbe qui se nommait Ctésippe, il habitait Samé. Confiant dans ses richesses, il recherchait Pénélope. S'adressant aux prétendants, il leur dit:

—Écoutez, illustres prétendants, cet étranger a reçu comme il convient, une part égale à la nôtre; il ne serait ni beau, ni juste, de frustrer les hôtes de Télémaque, mais je veux lui offrir, moi aussi, un présent d'hospitalité afin qu'il puisse à son tour récompenser le baigneur ou tout autre serviteur d'Ulysse.

Il dit et prenant dans une corbeille un pied de bœuf, il le lança à Ulysse d'une main robuste. Celui-ci, inclinant un peu la tête, l'évita et rit d'un rire amer tandis que le pied frappait le mur solide.

Télémaque alors apostropha Ctésippe en ces termes:

—Ctésippe, il est heureux pour ta vie que tu n'aies pas atteint l'étranger, autrement, je t'aurais traversé le corps de ma lance aiguë et, au lieu d'un hymen, ton père 403 aurait dû célébrer tes funérailles. Que nul d'entre vous ne se montre insolent dans ma demeure; je ne saurais le permettre plus longtemps.

Il dit et tous gardèrent un profond silence. Enfin, Agélaüs, fils de Damastor, prit la parole:

—Amis, permettez-moi de faire entendre une parole bienveillante à Télémaque et à sa mère, et puisse-t-elle plaire à leur cœur! Tant que vous espériez revoir un jour le sage Ulysse rentrer dans sa demeure, nul ne pouvait vous reprocher de laisser attendre les prétendants dans votre palais; mais aujourd'hui il est certain qu'il ne reviendra pas. Va donc, Télémaque, t'asseoir auprès de ta mère, et dis-lui d'épouser le plus noble d'entre nous, afin que tu jouisses des biens de ton père, et qu'elle devienne, dans la demeure d'un autre époux la compagne de celui qu'elle aura choisi.

Le sage Télémaque lui répondit:

—Agélaüs, j'en jure par Zeus, je ne retarde pas l'hymen de ma mère, 404 mais la honte envahirait mon cœur si, par un langage irrespectueux, je l'obligeais à quitter ce palais. Puissent les dieux ne jamais permettre pareille iniquité.

Ainsi parla Télémaque; Minerve alors excita parmi les prétendants un rire inextinguible et égara leur raison. Ils riaient d'un rire étrange, en dévorant des chairs toutes sanglantes, et leurs yeux se remplissaient de larmes; dans leur cœur une angoisse montait. Alors le divin Théoclymène s'écria:

—Malheureux, de quel mal mystérieux souffrez-vous? la sombre nuit enveloppe vos têtes, elle étreint vos genoux, et vos joues sont baignées de larmes; ces murs ruissellent de sang, l'ombre envahit cette salle, et le soleil a disparu du ciel; une obscurité affreuse nous environne.

A ces mots, tous essayaient de rire, et Eurymaque, prenant la parole dit:

—Cet étranger est fou; jeunes gens, hâtez-vous de le conduire sur la place publique puisqu'il se croit ici au sein de la nuit.

405

Théoclymène répliqua:

—Eurymaque, je n'ai besoin de personne pour m'aider à sortir de cette salle où je vois fondre sur vous tous une calamité à laquelle nul d'entre vous ne pourra se soustraire, vous qui pratiquez l'iniquité dans la demeure du divin Ulysse.

A ces mots il sortit du palais et se rendit chez Pirée.

Alors tous les prétendants, cherchant à irriter Télémaque, se regardaient et s'excitaient en riant; chacun de ces jeunes insolents disait:

—Télémaque, il est difficile d'être plus malheureux en hôtes que tu l'es: voici un misérable vagabond mendiant, inutile fardeau; et voilà cet autre, dont la raison s'égare, qui se lève pour faire le prophète. Si tu m'en crois, nous les jetterons tous deux sur un navire aux bonnes planches et nous les ferons conduire chez les Siciliens afin d'en tirer un bon prix.

Ainsi parlaient les prétendants. Télémaque n'entendait point leurs 406 discours, mais regardant son père en silence, il attendait le moment où Ulysse jetterait ses mains sur ces hommes impudents.

Assise en face d'eux sur son siège magnifique, Pénélope écoutait les propos de ces insensés. Ceux-ci avaient immolé de nouvelles victimes et préparaient en riant un splendide festin: repas funeste, que la déesse et le héros devaient interrompre et noyer dans le sang; car les premiers ils avaient tramé l'iniquité.


Chant XXI


L'ARC D'ULYSSE

Cependant Minerve inspira à la fille d'Icarios la pensée de préparer l'arc et les haches pour ouvrir, entre les prétendants, la lutte, prélude du massacre. Gravissant avec quelques suivantes l'escalier élevé, Pénélope se rendit à l'appartement où étaient enfermés les trésors du 410 roi; là se trouvait l'arc flexible du héros et le carquois rempli de flèches, source de larmes. C'était un présent d'Iphitus, fils d'Eurytus, qu'Ulysse avait rencontré un jour en pays de Laconie. Ulysse encore tout jeune, y avait été envoyé par son père pour réclamer trois cents moutons et leurs pasteurs, que des hommes de Messène avaient enlevés d'Ithaque sur leurs vaisseaux; de son côté, Iphitus, cherchait douze cavales avec leurs jeunes mules qu'elles nourrissaient. Ulysse lui fit présent d'une épée acérée et d'une forte lance en échange de l'arc poli. Lorsque Pénélope fut arrivée devant la porte bien travaillée, elle détacha l'anneau de la courroie, introduisit la clef recourbée et entra. Elle détacha alors d'un clou l'arc avec l'étui et s'assit, posant l'étui sur ses genoux. Des larmes abondantes coulaient sur ses joues au souvenir du vaillant époux, mais, calmant sa douleur elle se dirigea vers la salle du festin. Ses femmes la suivaient 411 portant les haches percées servant aux jeux d'Ulysse. Elle s'arrêta sur le seuil, tenant devant son visage un voile brillant; deux suivantes étaient à ses côtés. Alors s'adressant aux prétendants elle leur dit:

—Écoutez-moi, nobles prétendants, qui avez envahi cette maison pour manger et boire sans fin ni cesse, les biens d'un maître absent, vous n'avez d'autre prétexte à donner pour excuser votre conduite, que votre désir de m'épouser. Eh bien, prétendants, voici la lutte que je vous propose. Je dépose ici le grand arc du divin Ulysse; celui qui bandera le plus facilement l'arc entre ses mains et dont la flèche traversera les douze anneaux des haches, je le suivrai, j'abandonnerai pour lui ce séjour de ma jeunesse, ce palais si beau, et dont je me souviendrai, je pense, même dans mes songes.

Elle dit, et remettant à Eumée l'arc et les haches étincelantes elle l'invita à préparer le jeu pour les prétendants. Eumée prit l'arc en 412 pleurant; de son coté le bouvier pleura aussi lorsqu'il aperçut l'arc de son maître. Alors Antinoos les gourmanda en ces termes:

—Bergers stupides, cessez de pleurer devant cette femme dont le cœur est affligé, ou bien allez pleurer dehors et laissez ici cet arc avec lequel nous allons lutter, non sans peine, car je ne crois pas qu'il soit facile de le bander, et il n'est personne ici, parmi tous ces héros qui soit ce qu'était Ulysse.

Il disait ainsi, mais dans son cœur il espérait tendre l'arc et traverser les pertuis d'airain avec sa flèche. Cependant c'était lui qui devait recevoir le premier le trait mortel parti des mains de l'irréprochable Ulysse.

Le divin Télémaque prenant la parole, dit:

—Grands dieux, Zeus a-t-il troublé ma raison? Voilà ma mère chérie, si sensée, qui déclare qu'elle va quitter cette maison pour suivre un autre époux; et moi je ris et je 413 me réjouis en mon cœur! Eh bien! prétendants, puisque le prix de la lutte est une femme qui n'a sa pareille ni en Achaïe, ni dans la sainte Pylos, ni dans Argos, ni dans Mycènes, ni même dans Ithaque ou dans le continent noir... vous le savez, ai-je besoin de faire l'éloge de ma mère?.. je veux tenter, moi aussi, l'épreuve de l'arc, et si ma flèche traverse l'airain, je n'aurai pas la douleur de voir ma mère bien-aimée, quitter ce palais et suivre un autre époux!

A ces mots, il jeta son manteau de pourpre, détacha son glaive aigu et commença par placer les haches, creusant pour chacune d'elles une fosse profonde; puis il les aligna avec un cordeau, et tassa la terre tout autour. Tous furent saisis d'étonnement en voyant comment il les disposait avec ordre, lui qui n'avait jamais vu ce jeu; alors revenant vers le seuil, il prit l'arc. Trois fois il essaya de le bander, et trois fois il n'y put parvenir; à la 414 quatrième fois il y aurait certes réussi, mais Ulysse lui faisant signe d'y renoncer, il s'écria:

—Je serai donc toujours faible et sans vigueur, ou trop jeune encore pour compter sur mon bras et repousser l'homme qui m'aura attaqué? Vous, prétendants qui m'êtes supérieurs en force, essayez de bander cet arc, et achevons cette lutte.

Et déposant l'arc contre le montant de la porte il regagna le siège qu'il avait quitté.

Antinoos prit alors la parole:

—Compagnons, que tous se lèvent pour lutter et viennent à la suite l'un de l'autre en commençant par la droite, observant l'ordre dans lequel l'échanson part pour verser le vin.

Il dit et tous approuvèrent son langage. Le premier qui se leva fut l'aruspice Liodès, fils d'Enops; il se tenait toujours au fond de la salle près du beau cratère, et seul s'indignait de la conduite des prétendants. 415 Il essaya donc de bander l'arc, mais n'y put réussir et dit:

—Amis ce n'est pas moi qui le banderai, qu'un autre le prenne. Cet arc sera la cause du trépas de bien des hommes vaillants, et ne vaut-il pas mieux mourir que de vivre sans atteindre le but que nous poursuivons tous ici? Que chacun après avoir essayé l'arc recherche la main d'une autre Achéenne au beau voile, car Pénélope épousera celui que le destin désignera.

Il dit et reposa l'arc; alors Antinoos l'apostropha en ces termes:

—Liodès, quelle parole s'échappe de ta bouche? Est-il sensé de dire que cet arc sera la cause du trépas d'hommes vaillants, parce que tu ne peux le bander? d'autres parmi nous le tendront bientôt.

Et, s'adressant alors au pasteur Mélanthée:

—Mélanthée, hâte-toi d'allumer du feu, puis apporte un pain de suif, afin qu'après avoir chauffé l'arc et l'avoir frotté de suif, les prétendants 416 continuent cette lutte.

Les jeunes princes firent chauffer l'arc et l'essayèrent, mais ils ne purent le tendre—Antinoos et Eurymaque s'abstenaient encore, eux qui étaient de beaucoup les plus robustes.

En ce moment le bouvier et le porcher sortirent du palais. Ulysse sortit aussitôt et les rejoignit hors des portes de la cour; là il leur adressa ces douces paroles:

—Bouvier, et toi, porcher, dois-je vous parler comme mon cœur m'y invite?... Que feriez-vous pour aider Ulysse, s'il revenait tout à coup? Seriez-vous pour lui ou pour les prétendants? Dites ce que vous conseille votre cœur.

Le pasteur de bœufs répondit:

—Si le puissant Zeus permettait qu'Ulysse revint, tu connaîtrais alors quelle est ma force et ce que vaut mon bras!

417

Eumée à son tour pria de même tous les dieux pour que ce héros rentrât dans son palais. Quand Ulysse connut leur esprit sincère, il leur dit aussitôt:

—Je suis Ulysse! c'est moi qui après avoir souffert bien des maux rentre dans ma patrie au bout de vingt années d'absence. Vous seuls, de mes serviteurs avez désiré mon retour; si donc un dieu fait tomber sous mes coups les prétendants superbes, je vous donnerai une épouse, des biens et une maison près de mon palais, et vous serez pour moi les compagnons et les frères de Télémaque. Et maintenant afin que votre cœur soit persuadé, je veux vous montrer un signe manifeste; voici la blessure que me fit jadis la blanche défense d'un sanglier, quand j'allai sur le Parnèse avec les fils d'Autolycus.

Il dit et écarta ses haillons, leur montrant la large cicatrice: Ils se jetèrent alors dans ses bras, baisant sa tête et ses épaules et versant des 418 larmes de joie. Ils auraient pleuré jusqu'au coucher du soleil si le héros ne les eût contenus par ces mots:

—Cessez vos pleurs, de peur que quelqu'un ne vous voie et rentrons l'un après l'autre; maintenant voici ce que vous allez faire: Les prétendants ne voudront certes pas qu'on me laisse toucher à l'arc, donc toi, Eumée, prends-le et remets-le dans mes mains; puis dis aux femmes de fermer les portes solidement, et si des clameurs s'entendent dans la salle des hommes, que toutes restent en silence à leur travail. Toi Philétius, tu fermeras avec un lien puissant les portes de la cour.

Après ces paroles, il rentra dans la salle et retourna s'asseoir sur le siège qu'il venait de quitter; bientôt après les deux serviteurs rentrèrent à leur tour.

Cependant Eurymaque retournait 419 l'arc entre ses mains, le chauffant à l'éclat du feu, mais il ne put le tendre; alors, soupirant, il dit:

—O grands dieux! quelle douleur! non que je regrette cet hymen, car il est d'autres Achéennes dans Ithaque, mais je gémis de nous voir si inférieurs en force au divin Ulysse. C'est une honte pour nos descendants.

Antinoos lui répondit:

—Eurymaque, aujourd'hui le peuple célèbre la fête sainte du dieu, qui donc pourrait tendre l'arc? Allons, dépose-le, et laissons debout toutes ces haches car personne n'y touchera dans le palais. Que l'échanson nous remplisse nos coupes et que Mélanthée amène de belles chèvres demain, et dès l'aurore nous en offrirons les cuisses à Apollon, puis nous essayerons l'arc et terminerons cette lutte.

Ce discours plut aux prétendants qui firent de nouvelles libations; alors le rusé Ulysse prit la parole:

—Écoutez-moi, prétendants de 420 l'illustre reine, vous surtout Eurymaque et Antinoos divin, donnez-moi l'arc poli afin que j'essaie aussi la force de mon bras et que je voie si j'ai encore ma vigueur d'autrefois.

Il dit et tous s'indignèrent. Antinoos l'apostropha en ces termes:

—Étranger misérable, de quoi te mêles-tu? Ne te suffit-il pas de t'asseoir en paix à la table de princes illustres, de manger et boire abondamment, d'écouter nos discours, nos entretiens; ce que nul autre étranger, nul pauvre, ne peut se vanter de faire. Le vin doux te fait perdre la tête, car le vin trouble l'homme qui le prend avec excès au lieu de le boire avec mesure. Le vin a causé la perte de l'illustre centaure Eurytion, venu chez les Lapithes; quand il eut troublé sa raison en buvant, dans son délire il commit des crimes sous le toit de Pirithoüs. La colère s'empara des héros qui lui coupèrent, avec l'airain cruel, le nez et les oreilles. Il s'en 421 alla, emportant sa douleur en son cœur courroucé. De là naquit la querelle des Centaures et des Lapithes, et lui-même le premier, dans son ivresse, trouva son châtiment. Je te prédis aussi quelque malheur, Étranger, si tu touches à cet arc, nous te jetterons sur un vaisseau qui t'emmènera chez le roi Échétus, ce fléau des mortels auquel on n'échappe jamais. Allons bois plutôt, et ne lutte point avec des hommes plus jeunes.

La prudente Pénélope dit à son tour:

—Antinoos, il n'est ni beau ni juste d'insulter l'hôte de Télémaque. Crois-tu que cet étranger, s'il vient à bander l'arc d'Ulysse, m'emmènera dans sa demeure et fera de moi sa femme? Non, cette espérance n'est point dans son cœur. Que rien donc ne trouble la joie de ce festin.

Eurymaque répliqua alors:

—Fille d'Icarios, ce que nous craignons, ce sont les propos des hommes qui diront, si ce mendiant 422 tend l'arc poli et de sa flèche traverse les haches d'airain, que nous sommes bien inférieurs au héros dont nous recherchons l'épouse, et ce sera pour nous un opprobre.

Pénélope répondit:

—Eurymaque, ils ne sauraient jouir d'une bonne renommée, ceux qui dévorent sans honte les biens d'un héros absent. Mais allons, donnez l'arc à cet étranger, et si Apollon lui donne la victoire, je le revêtirai d'un beau manteau et d'une superbe tunique, et je lui donnerai une lance et une épée; j'y ajouterai des sandales pour ses pieds et je le ferai conduire où son cœur l'invite à se rendre.

Le sage Télémaque prenant la parole, dit à sa mère:

—Nul autre Achéen que moi n'a le droit de commander ici. Rentre dans ton appartement, mère chérie, et occupe-toi de ton fuseau et de la toile; l'arc est l'affaire des hommes et surtout la mienne, car je suis le maître dans ce palais.

423

Surprise, Pénélope retourna dans son appartement, l'esprit pénétré des sages paroles de son fils, et bientôt Minerve aux yeux étincelants, lui versa sur les paupières le doux sommeil qui fait oublier.

Cependant Eumée avait pris l'arc et se dirigeait vers Ulysse, mais les prétendants orgueilleux l'apostrophèrent en ces termes:

—Où donc portes-tu l'arc recourbé, porcher imbécile? fassent les dieux que tes chiens te dévorent auprès de tes porcs, vil insensé!

Eumée, effrayé, reposa l'arc. Mais Télémaque lui cria d'une voix terrible:

—Brave Eumée, porte l'arc plus loin, et crains d'obéir à tous, et qu'alors je ne te chasse à coups de pierres dans les champs!

Tous les prétendants rirent en dessous et dissimulèrent leur colère contre Télémaque. Eumée reprit l'arc et vint le remettre aux mains d'Ulysse, puis sortant de la salle, il appela la nourrice Euryclée et lui dit:

424

—Prudente Euryclée, Télémaque t'ordonne de fermer les portes, et si l'une de vous entend du tumulte dans la salle des hommes, qu'elle reste en silence à son ouvrage.

Il dit et Euryclée sans lui répondre s'empressa de fermer les portes du palais magnifique.

Philétius de son côté s'élança, sans rien dire, hors de la maison et ferma les portes de la cour à la solide enceinte. Sous le portique se trouvait un câble avec lequel il assujettit la clôture, puis il rentra, s'assit sur son siège et fixa ses yeux sur Ulysse. Déjà le héros maniait l'arc, l'examinant et l'essayant pour voir s'il était intact. L'un des prétendants dit alors à son voisin:

—Assurément cet homme est un habile connaisseur d'arcs, ou peut-être en a-t-il de semblables dans sa maison, ou bien veut-il en faire de pareils; voyez comment ce vagabond le retourne dans ses mains.

Un autre de ces jeunes orgueilleux disait de son côté:

425

—Ah! Plût aux dieux qu'il obtienne un heureux destin, comme il est certain qu'il pourra bander cet arc!

Ils disaient ainsi, pendant que l'ingénieux Ulysse, après avoir examiné l'arc le bandait de ses mains puissantes. Comme un homme habile dans l'art de la Lyre tend avec adresse la corde autour de la cheville, ainsi Ulysse tendit le grand arc sans effort. De sa main droite il essaya la corde qui rendit un beau son pareil au cri de l'hirondelle. Grand fut l'émoi des prétendants; tous changèrent de couleur. Zeus tonna avec puissance, faisant connaître ainsi sa volonté, et le divin Ulysse, ravi du signe que lui envoyait le fils de Saturne, saisit une flèche rapide qui se trouvait près de lui et, sans quitter son siège il lança le trait, visant droit devant lui. La flèche traversa sans en manquer une toutes les haches, entrant dans le premier trou pour sortir par le dernier, et se planta dans le panneau 426 de la porte qu'elle perfora de part en part. Il dit alors à Télémaque:

—Télémaque, ton hôte ne te fait pas honte, et les prétendants ont tort de l'insulter! Mais voici l'heure de préparer aux Achéens le repas du soir et de nous réjouir par le chant de la Lyre, qui est l'ornement des festins.

Il dit et fit un signe de ses sourcils; Télémaque ceignit son épée, saisit une lance, et, armé de l'airain étincelant, il se plaça debout auprès de son père.


Chant XXII


LE MASSACRE

Cependant Ulysse, se dépouillant de ses haillons, s'élança sur le large seuil, tenant l'arc et le carquois rempli de flèches; il versa les traits rapides à ses pieds, et dit aux prétendants:

—Cette lutte sans péril est terminée; maintenant je choisirai un 430 autre but, voyons si je l'atteindrai: qu'Apollon me donne cette gloire!

Il dit, et contre Antinoos il dirigea la flèche amère. Celui-ci soulevait une belle coupe d'or à deux anses et la portait à ses lèvres: la pensée de la mort était loin de son cœur. La flèche d'Ulysse lui traversa la gorge, la coupe s'échappa de ses mains; un flot de sang jaillit de ses narines et il tomba à la renverse. Une clameur formidable s'éleva dans la salle; les prétendants s'élancèrent de leurs sièges cherchant des yeux sur les murailles épaisses des armes dont ils pussent se servir, tout en apostrophant Ulysse avec colère.

—Étranger! cette lutte est la dernière pour toi qui prends des hommes pour but de tes flèches; tu viens de tuer le plus noble des princes d'Ithaque, aussi les vautours dévoreront tes chairs!

Les prétendants ne pouvaient s'imaginer qu'Ulysse eut tué volontairement Antinoos, les insensés ne voyaient pas que l'heure de la noire 431 mort était arrivée pour eux. Le divin Ulysse, les regardant en dessous, leur répondit:

—Chiens! qui dévorez mes biens, qui faites violence à mes servantes et recherchez mon épouse, vous ne pensiez pas que l'heure de mon retour serait pour vous celle du trépas?

Il dit et la pâle crainte s'empara d'eux, chacun cherchait de l'œil une issue pour échapper à la mort terrible. Seul Eurymaque répondit:

—Si tu es vraiment Ulysse, roi d'Ithaque, tu as raison de te plaindre des forfaits commis dans ta demeure; mais le vrai coupable n'est plus; Antinoos est là gisant. Épargne donc maintenant tes peuples, et pour apaiser ton cœur nous te compterons chacun la valeur de vingt bœufs en airain et en or, car nous ne pouvons blâmer ton courroux.

Ulysse, le regardant avec colère, lui dit:

—Eurymaque, lors même que 432 vous m'abandonneriez tous vos biens, et si vous y ajoutiez encore d'autres richesses, mes mains ne cesseraient pas le massacre de ces hommes insolents. Maintenant fuyez ou combattez, mais je crois que pas un de vous n'évitera la Parque funeste.

Il dit et les prétendants sentirent fléchir leurs genoux et défaillir leur cœur; alors Eurymaque reprenant la parole s'écria:

—Amis, cet homme ne retiendra pas ses mains indomptables avant d'avoir épuisé ses flèches meurtrières. Tirez vos glaives, opposez les tables aux traits rapides et fondons tous sur lui; cherchons à l'écarter du seuil, et que l'un de nous sorte dans la ville et pousse un cri d'alarme; cet homme aurait alors tiré sa dernière flèche.

En disant ces mots, il tira son épée acérée, et, poussant un cri formidable, il s'élança sur le héros. Mais au même moment, le divin Ulysse le frappa d'une flèche qui traversa sa poitrine et s'enfonça 433 dans le foie. Eurymaque lâcha son épée et tomba sur la table derrière lui; son front frappa le sol et les ténèbres se répandirent sur ses yeux.

En même temps Amphinome s'élançait contre Ulysse, mais plus prompt que lui, Télémaque, de sa lance d'airain, le frappa par derrière, entre les épaules, et il lui traversa la poitrine. Amphinome tomba avec bruit. Télémaque laissant la lance dans le corps du prétendant, bondit en arrière, et rejoignit son père, auquel il adressa ces paroles ailées:

—Mon père, je vais t'apporter un bouclier, deux javelots et un casque d'airain s'adaptant à tes tempes; je m'armerai aussi et je donnerai au porcher et au bouvier des armes pour t'aider à combattre.

Ulysse lui répondit:

—Cours et apporte ces armes, pendant que j'ai des flèches pour me défendre; mais hâte-toi, car si je suis seul contre eux, ils pourraient m'écarter de la porte.

434

Il dit, et Télémaque obéit à son père chéri; il revint bientôt avec quatre boucliers, huit javelots et quatre casques d'airain à épaisse crinière. Les deux serviteurs et Télémaque s'étant armés, ils se tinrent aux côtés du sage et rusé Ulysse. Pour lui, tant qu'il eut des flèches, il frappa successivement les prétendants qui tombaient nombreux et serrés. Mais quand les traits manquèrent, il appuya l'arc contre le montant de la porte, mit sur ses épaules un bouclier formé de quatre peaux de bœuf, couvrit sa tête vaillante d'un beau casque à longue crinière, dont l'aigrette se balançait d'une façon terrible, et prit deux forts javelots garnis d'airain.

Dans le mur solide était une porte donnant passage dans la rue. Ulysse ordonna à Eumée de se tenir tout auprès pour surveiller ce passage. Pendant ce temps, Agélaüs, s'adressant à ses compagnons s'écriait:

—Amis, quelqu'un n'enfoncera-t-il 435 pas cette porte pour annoncer au peuple ce qui se passe et pousser un cri d'alarme? Cet homme alors aura touché l'arc pour la dernière fois!

Mélanthée lui répondit:

—Ce n'est pas possible, noble Agélaüs, car un seul homme, pour peu qu'il fût vaillant, nous écarterait tous de ce passage. Mais voici plutôt, je veux vous apporter des armes de la chambre d'Ulysse, c'est là je crois que Télémaque a déposé les armures de son père.

Disant ces mots, Mélanthée monta par l'escalier du palais dans la chambre d'Ulysse. Il y prit douze boucliers, douze javelots et autant de casques d'airain à épaisse crinière, revint en hâte et les distribua aux prétendants. A cette vue, Ulysse sentit défaillir son cœur, car la lutte se préparait formidable. Il dit à Télémaque ces paroles ailées:

—C'est sans doute quelqu'une des femmes du palais ou bien Mélanthée qui nous suscite ce funeste combat.

436

Télémaque lui répondit:

—O mon père, c'est moi seul qui suis coupable car j'ai laissé ouverte la porte de la chambre. Mais va, divin Eumée, fermer cette porte et vois si c'est une servante ou Mélanthée qui nous trahit.

Pendant qu'ils parlaient ainsi, Mélanthée retournait de nouveau vers la chambre pour en rapporter de belles armes. Eumée le vit et dit aussitôt à Ulysse:

—Noble fils de Laërte, l'homme exécrable que nous soupçonnions retourne à la chambre. Dois-je le tuer ou te l'amener ici?

Ulysse répondit:

—Pendant que Télémaque et moi contiendrons les prétendants, vous deux jetez-vous sur cet homme; fermez la porte derrière vous; enlacez-le d'une corde tressée et hissez-le aux solives afin que longtemps encore il souffre de terribles douleurs.

Il dit et les serviteurs se dirigèrent vers la chambre où Mélanthée 437 cherchait des armes. Ils l'attendirent, immobiles de chaque côté de la porte, et quand celui-ci franchit le seuil, tenant d'une main un casque et de l'autre un vieux bouclier rouillé que Laërte portait dans sa jeunesse, ils s'élancèrent sur lui, le terrassèrent et l'entraînèrent par les cheveux dans la chambre. Ils lui replièrent les pieds et les mains qu'ils attachèrent comme l'avait ordonné Ulysse, et, l'enlaçant d'une corde solide, ils le hissèrent aux solives. Le pasteur de porcs lui dit alors, raillant:

—Maintenant, Mélanthée, tu vas passer la nuit couché sur un lit moelleux, et la fille du matin, l'Aurore au trône d'or, n'échappera pas à tes regards à l'heure où tu amènes tes chèvres au palais pour servir au festin des prétendants.

Puis ils le quittèrent et après avoir revêtu des armes, ils revinrent auprès du prudent Ulysse, et là, tous quatre, respirant la force, se tinrent sur le seuil. Minerve 438 s'approcha d'eux sous les traits de Mentor. Ulysse se réjouit en la voyant et lui dit:

—Mentor, écarte de nous le trépas; souviens-toi de ton cher compagnon qui ne t'a fait que du bien.

Il parla ainsi pensant bien cependant que c'était Minerve. De leur côté, les prétendants l'apostrophaient en ces termes:

—Mentor, ne te laisse pas séduire par les paroles d'Ulysse, car dès que nous aurons tué le père et le fils, tu serais immolé avec eux.

A ces paroles, le cœur de Minerve se gonfla de colère et elle adressa à Ulysse ces paroles irritées:

—Ulysse, qu'est donc devenue ta vigueur d'autrefois, quand, sous les murs de Troie, tu combattis neuf ans pour Hélène aux bras blancs? Pourquoi maintenant hésites-tu en face des prétendants? Allons, viens et regarde afin que tu saches comment Mentor, fils d'Alcime, sait reconnaître tes bienfaits.

439

Elle dit, mais cependant ne fit pas encore pencher définitivement vers lui la victoire, voulant éprouver la valeur d'Ulysse et de son glorieux fils. Elle s'élança et, semblable à une hirondelle, se posa sur une poutre du plafond tout noirci de fumée.

Cependant Agélaüs, Eurynome, Amphimédon, Démoptolème, Pisandre, fils de Polyctor, et le sage Polybe animaient leurs compagnons, car ils étaient parmi les plus braves qui vivaient encore et qui défendaient leurs jours: les flèches d'Ulysse avaient dompté les autres. Agélaüs, s'adressant aux prétendants, s'écria:

—Amis, déjà cet homme retient ses mains indomptables, et déjà Mentor l'a abandonné après de vaines bravades. Ne lancez donc pas tous ensemble vos longs javelots, mais que six seulement envoient leurs traits, et que Zeus nous accorde de frapper Ulysse, car des autres je n'ai nulle inquiétude.

440

Il dit, et tous lancèrent leurs javelots que Minerve détourna du but. Ulysse alors prit la parole:

—Amis, lancez maintenant vos traits sur la foule des prétendants.

A ces mots tous lancèrent avec vigueur les javelots acérés; Ulysse atteignit Démoptolème, Télémaque Euryale, et le porcher Elate; quant au bouvier, il frappa Pisandre, et tous les autres prétendants se retirèrent au fond de la salle. Ulysse, suivi des siens s'élança, et ils retirèrent leurs javelots des cadavres.

Les prétendants de nouveau lancèrent leurs javelots, dont l'un effleura la main de Télémaque. Le javelot de Stésippe blessa Eumée à l'épaule. Alors Ulysse et ses compagnons lancèrent encore sur la foule des prétendants leurs traits meurtriers; Ulysse atteignit Eurydamas, Télémaque Amphimédon et le porcher Polybe; quant au bouvier, il frappa Stésippe à la poitrine et, se glorifiant il lui dit:

—Fils de Polytherse, ami de 441 l'injure, tu ne parleras plus avec vanité. Reçois mon présent d'hospitalité pour le pied de bœuf que tu envoyas au divin Ulysse, alors qu'il mendiait dans sa maison!

Cependant Ulysse blessait le fils de Damastor, et Télémaque perçait de sa lance les flancs de Léocrite, fils d'Evénor, qui tomba, et son front frappa le sol. Alors Minerve éleva au-dessus des prétendants son égide meurtrière et la pâle terreur glaça leurs cœurs. Ils fuyaient épouvantés dans la salle, comme le troupeau de génisses attaqué par le taon rapide. Ulysse et ses compagnons frappaient de tous côtés, le sol ruisselait de sang.

A ce moment, Liodès se précipitant aux genoux d'Ulysse et suppliant, lui adressa ces paroles ailées:

—J'embrasse tes genoux, Ulysse, épargne-moi par pitié, moi qui n'étais qu'un aruspice dont ils n'écoutaient point les avertissements.

Ulysse le regardant en dessous lui répondit:

442

—Toi qui te vantes d'être aruspice parmi eux, tu as sans doute fait souvent des vœux pour que le jour du doux retour ne se lève jamais pour moi, et que mon épouse bien-aimée te suive et te donne des enfants; aussi tu n'échapperas point à la mort inexorable.

A ces mots, il saisit l'épée qu'Agélaüs avait laissée tomber en mourant et l'en frappa au milieu du cou; Liodès parlait encore que déjà sa tête roulait dans la poussière.

L'aède Phémios, qui chantait par nécessité au milieu des prétendants, cherchait aussi à éviter la noire mort. Sa lyre à la main, il se tenait debout près de la porte, hésitant et se demandant s'il se réfugierait auprès de l'autel de Zeus, ou bien s'il embrasserait les genoux d'Ulysse en suppliant. Se décidant à ce dernier parti, il posa sa lyre à terre et s'élançant vers Ulysse, il lui prit les genoux et lui dit ces paroles rapides:

—J'embrasse tes genoux, Ulysse; épargne un chanteur qui chante 443 pour les dieux et pour les hommes. Télémaque, ton fils chéri, pourra te dire que c'est contre ma volonté que je venais chanter dans ta demeure pendant ton absence.

Il dit, et Télémaque l'entendit; s'adressant à son père, il s'écria:

—Arrête, ne frappe point cet innocent; épargnons aussi le héraut Médon, qui toujours prit soin de moi pendant mon enfance.

Le sage Médon entendit ses paroles. Pour échapper au massacre il s'était blotti sous un siège et se dissimulait sous la peau d'un bœuf. Aussitôt il s'élança vers Télémaque, lui prit les genoux, et suppliant lui adressa ces paroles ailées:

—Me voici, ô ami! dis à ton père de ne pas me frapper dans sa colère contre les prétendants audacieux!

Ulysse, souriant, lui répondit:

—Rassure-toi, puisque mon fils te protège; ton cœur saura que le bien est préférable au mal. Mais sortez de cette salle, toi et le chanteur, 444 tandis que je terminerai ce que j'ai encore à faire ici.

En parlant ainsi, Ulysse portait ses regards dans tous les coins de la salle, mais il n'aperçut plus que des cadavres étendus dans leur sang; comme des poissons que les pêcheurs ont tirés sur le rivage, ainsi les prétendants étaient couchés les uns sur les autres. S'adressant alors à Télémaque, il lui dit:

—Télémaque, appelle la nourrice Euryclée, afin que je lui parle.

A la voix de Télémaque, Euryclée ouvrit la porte, et apercevant Ulysse souillé de sang et de poussière, au milieu de ce carnage, semblable à un lion qui vient de dévorer un bœuf sauvage et dont la gueule sanglante rempli d'effroi, elle se mit à pousser des cris de joie devant ce spectacle terrible. Cependant Ulysse lui adressa ces paroles rapides:

—Retiens tes cris, bonne Euryclée, il est impie de se réjouir en présence des cadavres de ses ennemis; 445 fais-moi maintenant connaître quelles sont les femmes qui ont outragé ma demeure et celles qui sont innocentes.

Euryclée lui répondit:

—Mon enfant, tu as dans ce palais cinquante servantes à qui nous avons appris à travailler; de ce nombre, douze ont perdu toute retenue, et, dans leur impudence, ne respectaient ni moi, ni Pénélope elle-même. Je vais maintenant réveiller ton épouse, car un dieu lui a envoyé le sommeil.

Ulysse lui répondit:

—Ne l'éveille pas encore, mais dis aux femmes qui ont pratiqué l'iniquité de se rendre ici.

Puis Ulysse s'adressant à Télémaque et aux deux pasteurs leur dit:

—Commencez maintenant à emporter les cadavres et faites-vous aider par les femmes; qu'elles nettoyent les sièges superbes et les tables avec de l'eau et des éponges. Quand tout sera remis en ordre dans 446 ce palais, faites sortir les femmes coupables dans la cour et vous les frapperez de vos épées.

Il dit et les femmes arrivèrent, poussant des cris déchirants et versant des larmes abondantes. D'abord elles emportèrent les cadavres et les déposèrent sous le portique de la cour à la belle enceinte, puis remirent tout en ordre dans le palais.

Alors Télémaque prenant la parole dit:

—Je ne veux point faire périr par l'épée celles qui ont versé l'opprobre sur ma tête et sur celle de ma mère.

Et ayant attaché à la grande colonne du pavillon un câble solide, et assez élevé pour que les pieds des victimes ne puissent toucher le sol, il fit passer les têtes des femmes dans un nœud qui serrait leurs cous, afin de les faire périr d'une mort déplorable; et leurs pieds cessèrent bientôt de s'agiter.

Amenant ensuite Mélanthée, ils lui coupèrent le nez et les oreilles 447 et l'abandonnèrent en pâture aux chiens.

Après s'être lavés, ils revinrent auprès d'Ulysse; l'œuvre était accomplie. Le héros dit alors à sa chère nourrice Euryclée:

—Bonne Euryclée, apporte du soufre et du feu, que je purifie ce palais; puis tu inviteras Pénélope à venir ici avec toutes ses servantes.

La vieille nourrice lui répondit:

—Oui, mon enfant, mais je veux auparavant t'apporter un manteau et une tunique pour te vêtir; il serait indigne que tu restes dans ton palais avec ces haillons sur tes larges épaules.

Ulysse répliqua:

—Que j'aie d'abord du feu dans cette salle.

Euryclée lui apporta du feu et du soufre, et il purifia avec soin la salle, le vestibule et la cour. Et bientôt, sur l'ordre de la nourrice, toutes les femmes sortirent de leur appartement, portant des flambeaux; elles entourèrent Ulysse, le tenant 448 embrassé, baisant sa tête, ses épaules et ses mains: un doux désir de pleurer s'empara du héros, car son cœur les reconnaissait toutes.


Chant XXIII


ULYSSE ET PÉNÉLOPE

Cependant Euryclée, joyeuse, monta aux étages supérieurs pour annoncer à sa maîtresse le retour de son époux chéri.

—Eveille-toi chère enfant, afin que tes yeux voient celui que tu espères chaque jour. Ulysse est revenu et il a tué les prétendants 452 orgueilleux qui dévoraient tes biens et ceux de ton fils.

Pénélope s'éveillant lui répondit:

—Nourrice chérie, les dieux t'ont rendue folle; pourquoi te jouer de moi et affliger mon cœur en m'apportant ces fausses nouvelles? Pourquoi m'arracher au doux sommeil qui enchaînait mes pensées?

Euryclée reprit:

—Je ne me joue pas de toi, chère enfant, et véritablement, Ulysse est de retour: c'est l'étranger que tous outrageaient dans le palais. Télémaque était dans le secret, mais par prudence, il cachait les pensées de son père qui voulait punir la violence de ces hommes insolents.

Pénélope émue, s'élança de son lit, embrassa la vieille nourrice, et lui dit:

—Chère nourrice, si Ulysse est vraiment de retour dans sa demeure comme tu l'affirmes, dis-moi comment seul il a pu appesantir son 453 bras sur la foule des prétendants?

Euryclée lui répondit:

—J'ai entendu les gémissements de ces hommes tandis qu'Ulysse les immolait. Ton fils Télémaque m'appela dans la salle et je vis Ulysse au milieu des cadavres; sur le sol les prétendants gisaient les uns sur les autres. Ton cœur aurait bondi de joie si tu l'avais vu souillé de sang et de poussière, et semblable à un lion. Suis-moi donc et que vos cœurs goûtent enfin la joie.

La prudente Pénélope répliqua:

—Chère nourrice, crains de te réjouir trop tôt. Sans doute un dieu indigné a puni l'insolence de ces hommes coupables; quant à Ulysse, il a perdu loin de l'Achaïe l'espoir du retour et lui-même a péri certainement.

La nourrice Euryclée reprit:

—Quoi, chère enfant, ton cœur est toujours incrédule! Eh bien! je vais te donner un autre signe certain; la cicatrice de la blessure que fit jadis à Ulysse la dent blanche 454 d'un sanglier, je l'ai vue tandis que je lui lavais les pieds. Je voulus te le dire, mais lui, dans sa sagesse, m'empêcha de parler.

Pénélope lui répondit:

—Il est difficile de pénétrer les desseins des dieux; allons près de mon fils afin que je voie les prétendants immolés et celui qui les a tués.

A ces mots elle descendit, et franchissant le seuil de la salle, elle alla s'asseoir en face d'Ulysse. Le héros, les yeux baissés, attendait que sa noble épouse lui adressât la parole, mais elle gardait le silence et l'angoisse envahissait son cœur; le regardant fixement, elle hésitait à le reconnaître sous ses misérables vêtements. Enfin Télémaque lui dit ces paroles de reproche:

—Ma mère, méchante mère au cœur cruel, pourquoi t'écartes-tu ainsi de mon père; ton cœur est donc plus dur que la pierre pour que tu te tiennes éloignée d'un époux qui revoit sa demeure après vingt années de souffrance?

455

La prudente Pénélope répondit:

—Mon enfant, mon cœur est frappé de saisissement: je n'ose ni lui parler, ni le regarder en face. Si vraiment cet étranger est Ulysse, nous nous reconnaîtrons mieux entre nous, car nous avons des signes que seuls nous connaissons.

Elle dit, et le patient et divin Ulysse sourit, et aussitôt il adressa à Télémaque ces paroles ailées:

—Télémaque, laisse ta mère me mettre à l'épreuve; bientôt elle me reconnaîtra; elle pense sans doute que je ne suis pas son époux, parce qu'elle me voit sous ces haillons. Maintenant songeons à ce que nous devons faire, car lorsqu'un homme a tué un autre homme qui ne laisse pas derrière lui de nombreux vengeurs, il fuit cependant; et nous, nous avons immolé les plus nobles héros d'Ithaque; je t'invite à y réfléchir.

Télémaque lui répondit:

—Vois toi-même, père chéri, 456 car on dit que nul mortel ne peut te le disputer en sagesse.

Ulysse répliqua:

—Eh bien! voici quel parti me semble le meilleur: baignez-vous et revêtez ensuite vos tuniques, puis ordonnez aux femmes de se parer; que l'aède divin conduise la danse joyeuse, afin que ceux qui passent dans la rue, entendant la lyre harmonieuse, croient que nous célébrons un hymen. Ainsi la nouvelle du massacre des prétendants ne se répandra pas dans la ville avant que nous n'ayons gagné nos campagnes aux riches vergers. Là, Zeus nous inspirera.

Il dit et tous obéirent. Bientôt le vaste palais retentit du bruit cadencé de la danse joyeuse, et ceux qui du dehors l'entendait, disaient ainsi:

—Certes, l'un des princes a épousé cette reine si recherchée. L'infortunée s'est lassée d'attendre le retour de l'époux de sa jeunesse.

Cependant Eurynomé baigna 457 Ulysse; elle le parfuma d'essence et le revêtit d'un manteau magnifique et d'une tunique éclatante de blancheur; puis Minerve répandit sur la tête du héros une majestueuse beauté, déroulant sur ses puissantes épaules les boucles de ses cheveux pareils à la fleur de l'hyacinthe. Alors, semblable aux Immortels, il revint s'asseoir en face de son épouse à laquelle il adressa ces paroles ailées:

—Femme divine, ton cœur est plus insensible que celui d'aucune autre mortelle; quelle autre femme pourrait se tenir éloignée d'un époux rentrant dans sa patrie après vingt années d'absence? Mais allons, nourrice, apprête un lit afin que je me couche seul, car sa poitrine renferme un cœur de pierre.

La prudente Pénélope lui répondit:

—Divin héros, je ne méprise ni n'admire avec excès, et je sais bien quel tu étais lorsque tu t'éloignas d'Ithaque sur un vaisseau aux 458 longues rames. Mais allons Euryclée, apprête le lit robuste qu'il a construit lui-même et porte-le dans l'appartement après l'avoir garni de peaux et de tapis brillants.

Elle parlait ainsi pour éprouver son époux; mais Ulysse irrité lui dit aussitôt:

—Femme, ce que tu viens de dire afflige mon cœur. Qui donc a déplacé mon lit? Un dieu seul aurait pu le faire, car ce lit façonné par moi porte un signe remarquable. Le rejeton puissant d'un olivier aux larges feuilles avait poussé dans la cour, je traçai et bâtis une chambre tout autour, puis coupant le tronc près de la racine et le travaillant habilement, j'en fis le pied d'un lit que je sculptai avec patience, l'incrustant d'or, d'argent et d'ivoire. J'ignore, femme, si ce lit est encore en place ou si quelque mortel a coupé l'olivier.

Il dit, et Pénélope sentit défaillir son cœur, car elle reconnaissait les signes décrits par Ulysse. Elle 459 courut droit à lui en pleurant et jetant ses bras autour du cou du héros, elle baisa sa tête et lui dit:

—O Ulysse, ne t'irrite point contre moi, toi qui es en toutes choses le plus sage des hommes, et ne me blâme pas si je ne t'ai point embrassé dès que je t'ai vu. Mon cœur craignait d'être trompé par les discours d'un fourbe. Jamais Hélène l'Argienne ne se serait unie d'amour à un héros étranger si elle avait su qu'elle rentrerait un jour dans sa chère patrie. Mais, maintenant que tu as décrit exactement des choses qu'Ulysse seul pouvait connaître, tu persuades mon cœur, malgré toute sa défiance.

Elle dit, et ses paroles augmentèrent l'attendrissement d'Ulysse qui pleurait en embrassant sa chère et vertueuse épouse. Pénélope contemplait avec ravissement son époux et ses beaux bras blancs ne pouvaient se détacher de son cou. L'Aurore aux doigts de rose les aurait trouvés pleurant encore si Minerve n'avait 460 eu la pensée de prolonger la nuit qui touchait à son terme.

Cependant l'ingénieux Ulysse dit à son épouse:

—Femme, l'avenir nous réserve encore un labeur immense que je dois accomplir tout entier. L'âme de Tirésias me l'a prédit le jour où je descendis aux enfers pour l'interroger sur mon retour. Mais viens, femme, allons dans notre couche goûter les douceurs du sommeil.

La prudente Pénélope lui répondit:

—Ta couche est prête à te recevoir, mais dis-moi quelle est cette épreuve, puisque je dois la connaître un jour, autant vaut que j'en sois instruite dès à présent.

Ulysse lui dit alors:

—Femme divine, je ne te cacherai rien; ton cœur cependant ne se réjouira point et je ne me réjouis pas moi-même, car Tirésias m'a ordonné de parcourir de nombreuses cités, portant avec moi une large rame jusqu'à ce que j'arrive chez des peuples 461 ne connaissant pas la mer, ni le sel dans les aliments, ni les navires aux flancs rouges, ni les larges rames qui sont les ailes des vaisseaux. Alors, un voyageur venant à ma rencontre, me dira que je porte un van sur mon épaule glorieuse; je planterai en terre la large rame et j'offrirai à Neptune un bélier, un taureau et un sanglier, puis je retournerai dans ma demeure. Là, j'immolerai de saintes hécatombes aux dieux immortels, et loin de la mer, la douce mort viendra me visiter.

Pénélope lui répondit:

—Espérons qu'après tes souffrances, les dieux te donneront une vieillesse heureuse!

C'est ainsi qu'ils s'entretenaient et bientôt ils gagnèrent l'appartement élevé où ils retrouvèrent avec joie leur lit magnifique.

Bientôt après, Télémaque, le bouvier et le porcher firent cesser les danses, ils ordonnèrent aux femmes de regagner les appartements et 462 allèrent eux-mêmes se coucher.

Cependant les deux époux se charmaient mutuellement par leurs récits. Pénélope divine entre les femmes racontait ses longues souffrances, les tristesses de sa solitude, et le noble Ulysse redisait ses luttes héroïques et ses maux nombreux.

Pénélope l'écoutait ravie et le sommeil fuyait ses paupières. Il dit d'abord comment les Ciconiens furent domptés et l'arrivée de ses vaisseaux sur les rives fleuries des Lotophages; puis la cruauté du Cyclope et de quelle façon il vengea ses compagnons. Il dit aussi comment il avait été reçu chez Eole; son entrée dans Télépyle, la cité des Lestrygons géants. Il raconta également les ruses de l'artificieuse Circé, puis sa descente aux enfers pour consulter l'âme du Thébain Tirésias; comment il avait entendu le chant des Sirènes et comment il 463 avait évité la terrible Charybde et la funeste Scylla; comment ses compagnons avaient immolé les génisses du soleil; comment Zeus avait frappé son rapide vaisseau et comment, échappant seul au noir destin, il était arrivé dans l'île d'Ogygie chez Calypso aux belles tresses qui lui promettait l'immortalité, voulant faire de lui son époux; comment enfin les Phéaciens, l'honorant comme un dieu, l'avaient reconduit dans sa chère patrie après l'avoir comblé de présents.

A ce moment de son récit, le doux sommeil qui fait oublier descendit sur leurs paupières.

Quand l'Aurore au trône d'or sortit du sein de l'Océan, Ulysse se leva et adressa ces paroles à son épouse:

—Femme, dès que le Soleil montera à l'horizon, la Renommée parlera des prétendants que j'ai 464 immolés dans ce palais. Je vais donc me rendre dans mes campagnes aux riches vergers pour revoir aussi mon vieux père, le noble Laërte qui pleure toujours mon absence. Pour toi, renferme-toi avec tes femmes dans tes appartements et ne te laisse interroger par personne.

Il dit, et revêtit ses armes magnifiques; puis il fit lever Télémaque, le bouvier et le porcher. Bientôt, tous armés, ils franchirent les portes, et Minerve, les enveloppant d'un nuage, les conduisit rapidement hors de la ville.


Chant XXIV


LAERTE

Ulysse et les siens gagnèrent rapidement les belles campagnes cultivées par Laërte. Au milieu d'un riche verger s'élevait sa riante demeure; elle était entourée d'une galerie ouverte où se tenait, dans la belle saison, le maître et les esclaves qu'il employait. Une vieille Sicilienne vivait également près de lui et soignait le vieillard avec zèle.

468

Alors Ulysse, s'adressant à son fils et à ses serviteurs leur dit:

—Vous, entrez maintenant dans cette demeure et préparez notre repas. Pour moi, je vais au devant de mon père.

Il dit et se débarrassa de ses armes; puis il se dirigea vers le vaste jardin sans rencontrer aucun des serviteurs de Laërte, Dolios, ou l'un de ses fils, car ceux-ci s'occupaient à rassembler des épines pour former la haie du verger. Il trouva son père occupé à creuser la terre autour d'une plante; il était vêtu d'une tunique sale, misérable et rapiécée; à ses jambes étaient des cnémides de peau de bœuf qui le garantissaient des broussailles; de vieux gants protégeaient ses mains contre les épines des buissons et une cape de peau de chèvre couvrait sa tête vénérable. Une profonde tristesse accablait le vieillard. Dès qu'Ulysse l'aperçut, il s'appuya contre un haut poirier et ne put retenir ses larmes. Il délibéra dans 469 son cœur, s'il embrasserait son père et le serrerait entre ses bras ou s'il l'éprouverait d'abord. S'arrêtant à ce dernier parti, il alla droit à Laërte et lui dit:

—O vieillard, tu possèdes l'art de cultiver un jardin, car ici tout est bien soigné. Mais je te dirai,—et que ton cœur ne s'irrite point de mes paroles—que de toi-même, tu ne prends pas les soins que tu prodigues à tes vergers. Tes vêtements sont misérables et cependant tu n'es point un serviteur que son maître néglige à cause de sa paresse, car rien dans ton air n'annonce un esclave; tu ressembles plutôt à un roi. Mais allons, parle-moi franchement, de qui es-tu le serviteur, pour qui cultives-tu ce jardin? et dis-moi également si réellement nous sommes arrivés à Ithaque, comme me l'affirmait tout à l'heure un homme qui n'avait pas l'air d'être fort sensé, car il n'a pu me dire si mon hôte vivait encore ou s'il était déjà descendu dans les demeures de Pluton. Jadis 470 en effet, j'accueillis dans ma patrie bien-aimée un homme qui me fut plus cher qu'aucun autre; il disait avoir pour père le fils d'Arcésius, le noble Laërte, roi d'Ithaque. Je lui fis de nombreux présents d'hospitalité: sept talents d'or, un cratère d'argent ciselé de fleurs, douze manteaux, autant de tapis, de voiles et de tuniques. Je lui donnai, en outre, quatre femmes belles et habiles en travaux irréprochables.

Le vénérable Laërte lui répondit, en versant des larmes:

—Etranger, tu es dans le pays que tu demandes, mais il est aux mains d'hommes injustes et insolents; tu n'aurais pas prodigué en vain tant de présents si tu avais trouvé vivant parmi le peuple d'Ithaque, celui auquel tu avais offert une hospitalité généreuse. Mais allons, dis-moi bien exactement combien il y a d'années que tu reçus mon fils, et dis-moi qui tu es, quels sont tes parents et quel est le vaisseau rapide qui t'a amené 471 ici avec tes divins compagnons?

L'ingénieux Ulysse lui répondit:

—Je suis d'Alybas; mon père est Aphidas, fils du roi Polypémon et mon nom est Epérite. Une divinité éloigna mon vaisseau de la Sicanie et le conduisit à l'extrémité de cette île. Cinq années se sont écoulées depuis qu'Ulysse a quitté ma patrie; les présages lui furent favorables, je l'accompagnai joyeux tandis que lui-même joyeusement se mettait en route, et nos cœurs espéraient que l'hospitalité nous réunirait encore.

Il dit, et la sombre douleur envahissait plus encore le cœur de Laërte. Prenant dans ses mains de la terre, il la répandit sur sa tête blanche. A ce spectacle, Ulysse profondément ému, s'élança vers son père bien-aimé, le serra dans ses bras et lui dit:

—Mon père me voici; je suis celui dont tu déplores l'absence depuis vingt années; donc cesse de pleurer, car je dois te le dire, nous devons nous hâter. J'ai tué les prétendants 472 dans mon palais pour me venger de leurs outrages.

Laërte lui répondit:

—Si tu es Ulysse, mon fils, dis-moi quelques signes certains pour me convaincre.

L'ingénieux Ulysse lui dit alors:

—Vois d'abord la cicatrice que m'a faite la blanche défense d'un sanglier lorsque j'allai sur le Parnèse voir Autolycus, le père de ma mère chérie. De plus, je vais te nommer les arbres que tu me donnas jadis quand tout enfant, je te suivais au jardin. Tu me donnas d'abord treize poiriers, dix pommiers et quarante figuiers; puis tu me promis en outre, cinquante rangées de vignes entre lesquelles le blé mûrissait.

Il dit et Laërte sentit fléchir ses genoux. Il prit dans ses bras son fils bien-aimé et le héros soutint contre son cœur son père près de défaillir. Quand Laërte reprit ses sens, il s'écria:

—Zeus puissant, il y a donc 473 encore des dieux dans le haut Olympe, s'il est vrai que les prétendants ont payé de leur vie leur odieuse insolence. Mais maintenant, je crains que bientôt tous les habitants d'Ithaque n'arrivent ici et n'envoient des messagers dans les cités des Céphalléniens.

Ulysse lui répondit:

—Aie confiance, bannis ces craintes de ton esprit; et maintenant allons dans ta maison retrouver Télémaque qui nous prépare un repas réconfortant.

Quand ils furent près de la demeure superbe, ils trouvèrent Télémaque avec le bouvier et le porcher, préparant les viandes et mélangeant le vin noir.

La servante sicilienne baigna le magnanime Laërte, le parfuma d'essences, le revêtit d'un manteau magnifique, et Minerve fit paraître aussitôt le pasteur des peuples plus grand et plus majestueux qu'il n'était auparavant. En le voyant semblable à un Immortel, son fils 474 chéri, frappé d'admiration, lui adressa ces paroles ailées:

—O mon père, certes quelqu'un des dieux immortels t'a donné cette taille majestueuse!

Le sage Laërte répondit:

—O Zeus, et vous Minerve et Apollon, si seulement, redevenu tel que j'étais jadis lorsque je pris Néricum, je m'étais trouvé hier avec toi pour combattre les prétendants, j'aurais fait fléchir les genoux de plus d'un d'entre eux et ton cœur se serait réjoui!

C'est ainsi qu'ils s'entretenaient et les préparatifs du repas étant terminés, ils prirent place sur des sièges polis. Le vieux Dolios et ses fils, que l'esclave sicilienne était allée appeler dans les champs s'avancèrent vers eux. Reconnaissant Ulysse, ils s'arrêtèrent frappés de surprise. Le héros leur adressa ces douces paroles:

—Vieillard, viens t'asseoir à cette table et cessez tous de vous étonner, car nous sommes impatients de commencer le repas.

475

Il dit, et Dolios lui prit les mains et les baisa, puis il prononça ces paroles ailées:

—O ami, puisque te voilà revenu, comme nous le désirions grandement sans oser toutefois l'espérer, je te souhaite bonheur et prospérité.

Puis il s'assit; les enfants du vieillard firent de même et prirent place à la table du noble Laërte.

Cependant la Renommée, rapide messagère, parcourait la cité, racontant le trépas funeste des prétendants. A cette nouvelle, le peuple accourut devant la demeure d'Ulysse et bientôt les parents et les amis emportèrent les cadavres, les uns pour les ensevelir, les autres, qu'ils placèrent sur de rapides navires, pour les reconduire dans leur patrie, puis ils se rendirent en foule à l'assemblée. Là, Eupithès, père d'Antinoos, 476 prit la parole le premier:

—O amis, cet homme est le fléau des Achéens. Jadis il emmena nos plus braves guerriers sur ses vaisseaux. Les vaisseaux sont perdus et nos concitoyens sont morts. Et voici qu'à son retour, il a massacré les plus nobles d'entre les Céphalléniens. Ce serait un opprobre pour nous de ne pas punir le meurtrier de nos fils et de nos frères; pour moi, du moins, la vie serait sans charme. Marchons donc et ne lui laissons pas le temps de traverser la mer.

Il dit ainsi en pleurant et la pitié saisit tous les Achéens. Cependant Médon, ainsi que Phémios le chanteur divin, sortirent du palais d'Ulysse; ils s'avancèrent au milieu de l'assemblée, et tous furent frappés de stupeur. Le sage Médon leur tint alors ce discours:

—Ecoutez-moi, habitants d'Ithaque, c'est avec la volonté des dieux immortels qu'Ulysse a pu accomplir ces actions; moi-même j'ai vu 477 aux côtés du héros la divinité qui guidait son bras et jetait la terreur parmi les prétendants.

Il dit, et la pâle crainte s'empara d'eux tous. Alors le vieillard Halitherse, fils de Mastor, prit la parole à son tour, car lui seul voyait dans l'avenir.

—Habitants d'Ithaque, écoutez ce que j'ai à vous dire: si ces choses sont arrivées, c'est par votre méchanceté, car c'est un grand crime de dévorer les biens et d'outrager l'épouse d'un noble héros. Ecoutez ma voix et suivez mon conseil: ne marchons pas si nous ne voulons pas aggraver le malheur qui est déjà sur nous.

Il dit et plus de la moitié des citoyens demeura sur la place; les autres se levèrent avec tumulte et coururent aux armes. Eupithès marchait à leur tête, mais il ne devait plus revenir en ces lieux.

Cependant Minerve adressa ces paroles à Zeus:

478

—Mon père, réponds à ma prière: laisseras-tu aller plus loin cette guerre funeste ou rétabliras-tu l'amitié entre les deux partis?

L'assembleur de nuées lui répondit:

—Mon enfant, n'as-tu pas décidé toi-même qu'Ulysse punirait ses ennemis? Puisqu'aujourd'hui sa vengeance est accomplie, qu'on immole des victimes, gages du serment fidèle et qu'il règne en paix parmi ses sujets.

A ces paroles, Minerve s'élança rapide et descendit des sommets de l'Olympe.

Quand Ulysse et les siens eurent apaisé le désir de la nourriture douce au cœur, le héros prit la parole:

—Que l'un d'entre vous s'assure si nos ennemis sont déjà près d'ici.

Il dit et l'un des fils de Dolios se 479 leva et dès le seuil, il vit une troupe qui s'approchait. S'adressant à Ulysse, il dit ces paroles ailées:

—Les voilà près d'ici, armons-nous au plus vite!

Les compagnons d'Ulysse et les six fils de Dolios revêtirent leurs armes; Laërte et Dolios malgré leurs cheveux blancs prirent également une armure, et la petite troupe s'avança ayant Ulysse à sa tête. Minerve s'approcha d'eux sous les traits de Mentor; Ulysse l'apercevant se réjouit et adressa ces mots à Télémaque, son fils chéri:

—Télémaque, songe à ne pas déshonorer la race de tes pères qui jusqu'à ce jour a brillé par son courage.

Le sage Télémaque répondit:

—Père chéri, tu verras que mon cœur ne déshonorera point ta race.

Laërte se réjouit et dit à son tour:

—Dieux amis! que cette journée est belle pour moi! mon fils et mon petit-fils disputent ensemble de valeur.

480

Minerve alors s'approcha du vieillard et lui dit:

—Fils d'Arcésius, adresse tes vœux à la déesse aux yeux bleus, fille de Jupiter et lance ton javelot avec force.

En parlant ainsi, elle lui inspira une grande énergie et Laërte lança son javelot qui atteignit Eupithès. L'airain le traversa d'outre en outre; il tomba avec bruit et ses armes retentirent sur lui. Ulysse et les siens fondirent avec impétuosité sur les premiers combattants. Ils allaient les immoler tous, quand Minerve fit entendre sa puissante voix:

—Habitants d'Ithaque, cessez ce funeste combat et ne versez plus de sang.

La pâle crainte s'empara aussitôt de tous les cœurs; ils laissèrent tomber à terre leurs armes et s'enfuirent vers la ville. Minerve alors adressa ces paroles à Ulysse:

—Noble fils de Laërte, industrieux Ulysse, cesse de combattre, de 481 peur que Zeus à la voix terrible ne s'irrite contre toi.

Elle dit et le héros se réjouissant en son cœur, lui obéit. Alors Pallas Athéné, semblable à Mentor dont elle avait pris les traits et la voix, immola les victimes, gages sacrés du serment de paix, entre les deux partis.


Table

  Pages.
Chant premier. Ithaque 1
II. Télémaque 17
III. Pylos 31
IV. Lacédémone 47
V. Calypso 77
VI. Nausicaa 95
VII. Alcinoüs 109
VIII. Jeux 123
484 IX. Le Cyclope 145
X. Circé 169
XI. Ulysse aux Enfers 193
XII. Charybde et Scylla 215
XIII. Retour à Ithaque 235
XIV. Eumée 253
XV. Retour de Télémaque 273
XVI. Ulysse et Télémaque 295
XVII. Les Prétendants 317
XVIII. Pénélope 343
XIX. Euryclée 365
XX. Funestes Présages 389
XXI. L'Arc d'Ulysse 407
XXII. Le Massacre 427
XXIII. Ulysse et Pénélope 449
XXIV. Laërte 465
Table 483

Imprimerie des Nouvelles Collections Guillaume

E. GUILLAUME, DIRECTEUR

Borel.—110, avenue d'Orléans, Paris.

"PAPYRUS"


Au lecteur

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Page 144: «Phéacéens» remplacé par «Phéaciens» (Alcinoüs entendant ses profonds soupirs, dit aux Phéaciens, amis de la ... )

Page 155: «nons» remplacé par «nous» (nous nous sauvâmes au fond de l'antre)

Page 172: «navigâmes» remplacé par «naviguâmes» (et nous naviguâmes jour et nuit;)

Page 176: «matetelots» remplacé par «matelots» (j'excitai mes matelots à se courber)

Page 182: «donné» remplacé par «donnée» (et, me l'ayant donnée, ...)

Page 183: «supliante» remplacé par «suppliante» (et suppliante, me dit ...)

Page 190: «Erète» remplacé par «Erèbe» (alors te tournant vers l'Erèbe, et étendant ...)

Page 202: «rassassier» remplacé par «rassasier» (me rassasier de larmes amères ...)

Page 205: «pourvoieront» remplacé par «pourvoiront» (Les dieux et vous, nobles Phéaciens, pourvoiront à mon départ.)

Page 209(a): «parle» remplacé par «parler» (et il n'est pas bon de parler en vain.); et (b): «de» remplacé par «des» (nous versions des larmes abondantes.)

Page 229: «il» remplacé par «ils» (ils préparèrent le repas du soir)

Page 284: «pocher» remplacé par «porcher» (la cabane du porcher;)

Page 290: «navigâmes» remplacé par «naviguâmes» (et nous naviguâmes jour et nuit;)

Page 345: «rassassier» remplacé par «rassasier» (et buvait sans pouvoir rassasier son ventre insatiable.)

Page 410: «arrivé» remplacé par «arrivée» (Lorsque Pénélope fut arrivée ...)

Page 443: «mon» remplacé par «ton» (je venais chanter dans ta demeure pendant ton absence.)

Page 464: «ausssi» remplacé par «aussi» (pour revoir aussi mon vieux père)

Page 471: «sceptacle» remplacé par «spectacle» (A ce spectacle, Ulysse profondément ému)

Page 477: «Halithersès» changé par «Halitherse» (Alors le vieillard Halitherse, fils de Mastor ...)







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both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

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effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
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that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
business@pglaf.org.  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     gbnewby@pglaf.org


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations.
To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.org

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including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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