The Project Gutenberg EBook of Chronique du crime et de l'innocence, t. 4/8, by 
Jean-Baptiste Joseph Champagnac

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Title: Chronique du crime et de l'innocence, t. 4/8
       Recueil des événements les plus tragiques;..

Author: Jean-Baptiste Joseph Champagnac

Release Date: June 30, 2016 [EBook #52443]

Language: French

Character set encoding: ISO-8859-1

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Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris.

i

CHRONIQUE
DU CRIME
ET
DE L'INNOCENCE.

ii

IMPRIMERIE DE MARCHAND DU BREUIL,
rue de la Harpe, n. 90.

iii

CHRONIQUE
DU CRIME
ET
DE L'INNOCENCE;

Recueil des Événemens les plus tragiques; Empoisonnemens, Assassinats, Massacres, Parricides, et autres forfaits, commis en France, depuis le commencement de la monarchie jusqu'à nos jours, disposés dans l'ordre chronologique, et extraits des anciennes Chroniques de l'Histoire générale de France, de l'Histoire particulière de chaque province, des différentes Collections des Causes célèbres, de la Gazette des Tribunaux, et autres feuilles judiciaires.

Par J.-B. J. CHAMPAGNAC.

Tout ce qui me fait peur m'amuse au dernier point.

C. Delavigne, École des Vieillards.

Tome Quatrième.


Paris.
CHEZ MÉNARD, LIBRAIRE,
PLACE SORBONNE, No 3.


1833.

iv

1

CHRONIQUE
DU CRIME
ET
DE L'INNOCENCE.


ENFANT RÉCLAMÉ PAR DEUX PÈRES.


Enlever un enfant à ses parens, le porter dans une famille étrangère qui le reçoit comme s'il lui appartenait véritablement, et qui croit même le reconnaître; troubler tellement les idées de cette faible créature, qu'il finisse par ne pas savoir quels sont ceux à qui il doit le jour: telle est l'entreprise hardie, immorale et inhumaine, dont nous allons rendre compte.

Déjà nos lecteurs connaissent l'histoire d'un enfant réclamé par deux mères. Ici ce sont 2 deux pères qui se disputent le même enfant. Cette différence n'est pas la seule qui distingue ces deux faits bizarres et intéressans.

Michel Richer avait eu sept enfans de Marguerite Lerouge, qu'il avait épousée en 1762. De ces sept enfans, il n'en restait plus que deux au mois d'avril 1773, Pierre-François-Alexandre et Étiennette-Marguerite.

Pierre-François-Alexandre, né le 29 septembre 1768, était infirme depuis sa naissance; il semblait ne vivre que pour souffrir: un sang impur circulait dans ses veines; des humeurs scrofuleuses le minaient insensiblement, et souvent se manifestaient au dehors par des plaies dégoûtantes. Tous les traitemens imaginables, tous les secours de l'art étaient impuissans; la guérison de cet enfant avait été jugée impossible.

Comme on craignait que cette affreuse maladie ne se communiquât, le sieur Richer crut devoir séparer ses deux enfans; il mit son petit malade en pension à Vaugirard; mais, Étiennette-Marguerite étant morte quelque temps après, Pierre-François-Alexandre revint à la maison paternelle.

Cependant Richer ne désespérait pas de la 3 guérison de son enfant. On lui conseilla de le mettre à l'Hôtel-Dieu, comme étant le lieu où il serait, disait-on, à portée de recevoir des secours que l'on ne trouve pas ailleurs. Il y consentit, et conduisit son fils à cet hôpital le 5 avril 1774. Comme cet enfant était doué d'une physionomie douce et d'une figure agréable, plusieurs religieuses s'intéressèrent à lui. L'hôpital Saint-Louis servait de succursale à l'Hôtel-Dieu, pour les maladies susceptibles de se communiquer. On y transporta le petit Richer. La sœur Sainte-Luce, de l'Hôtel-Dieu, écrivit aussitôt à la sœur Sainte-Claire, qui était, à Saint-Louis, cheftaine de la salle Sainte-Marthe, où l'enfant devait être déposé, pour le lui recommander avec instance. Sur cette recommandation, l'enfant fut couché seul dans une manne.

Le dimanche suivant, le sieur Richer alla visiter l'enfant. Il le trouva toujours souffrant, toujours couvert de plaies. Il demeura près de lui jusqu'au soir, et le pressa, en le quittant, contre son sein paternel, dans lequel il avait peine à retenir ses sanglots.

Faisons connaître maintenant l'intrigante 4 dont les manœuvres odieuses jouent un grand rôle dans cette intéressante histoire.

Au mois de février 1773, le nommé Jacob Beaumann, batelier à Strasbourg, demeurait à Paris, rue des Cinq-Diamans, avec une personne qu'il disait être sa femme et un enfant dont il croyait être le père. La nommée Marguerite d'Oppinchemitz, native de Sarbourg en Alsace, femme de Guillaume-Roch Lejeune, officier de maison, tenait une tabagie, rue et porte Saint-Martin; elle y recevait principalement des Alsaciens et des Allemands, et logeait des filles de ces mêmes contrées. Le mystère profond dont était enveloppé le mariage de Beaumann avec une de ces filles déroba des détails qui auraient pu jeter un grand jour sur la conduite de la femme Lejeune.

Beaumann, après son mariage, était allé à Strasbourg avec sa femme, qui y accoucha d'un garçon, le 2 novembre 1770; seize mois après, c'est-à-dire à la fin de février 1772, il revint à Paris avec sa femme et son enfant; puis retourna à Strasbourg au mois de février 1773, laissant à Paris sa femme, qui le 5 suivit quelques jours après, après qu'elle eut confié en dépôt son enfant à la femme Lejeune.

Cette intrigante faisait publiquement à Paris profession de charlatanerie. En quittant sa tabagie, elle s'était mise à débiter un secret qu'elle disait merveilleux pour la guérison des hémorroïdes et des rhumatismes; et elle s'était fait annoncer dans les Petites Affiches comme possédant seule ce précieux spécifique.

La Lejeune se trouva donc dépositaire de l'enfant Beaumann. Cet enfant était, dit-on, attaqué d'humeurs froides: nous ignorons ce fait; toutefois, en admettant cette supposition, il est présumable que la femme Beaumann avait confié son enfant au charlatanisme de la Lejeune dans l'espoir d'obtenir sa guérison. Mais cette misérable, dès que la mère fut partie, jugea plus commode et moins dispendieux pour elle de se débarrasser de cet enfant. Elle le fit recevoir le 2 mars 1773 aux Enfans-Trouvés; le lendemain, il fut transporté à la Salpêtrière; de là, conduit malade le 22 décembre de la même année, à l'hôpital Saint-Louis, où il mourut le 25 mars 1774.

L'enfant Richer ne fut conduit à cet hôpital 6 que le 5 avril suivant, c'est-à-dire onze jours après la mort de l'enfant Beaumann, et dans une salle autre que celle où celui-ci avait été placé.

Cependant Jacob Beaumann, de retour à Paris, à la fin de mars 1774, se proposa de retirer son enfant de la Salpêtrière, où on lui dit qu'il avait été porté. Il voulait le remmener à Strasbourg. La Lejeune ne fut pas sans inquiétude lorsqu'elle vit, à son arrivée, qu'il lui réclamait son enfant, dont certainement elle n'ignorait pas la mort. Mais, pour cacher l'énorme abus qu'elle avait fait de la confiance de ce père infortuné, elle conçut un coup audacieux, dans lequel tout autre que cette femme aurait peut-être échoué; il est même probable que toute autre n'aurait osé en concevoir la pensée; en effet, il ne tombera dans l'esprit de personne d'enlever un enfant à son père pour le donner à un étranger, sans y avoir un intérêt quelconque. On ignore quel pouvait être l'intérêt de la Lejeune.

Le 19 avril, cette femme, après avoir pris toutes ses mesures, se rend à l'hôpital Saint-Louis, entre dans la salle Sainte-Marthe, voit l'enfant Richer, et demande à un domestique 7 à qui elle doit s'adresser pour avoir la permission de l'emporter. On lui indique la sœur Sainte-Claire; mais, pendant que l'on va avertir cette religieuse, la Lejeune feint d'ôter du bras de l'enfant le billet qui servait à le faire connaître, et dit, après l'avoir lu, qu'elle ne s'était pas trompée, que ce billet annonçait l'enfant qu'elle cherchait, sans dire cependant le nom écrit sur le billet, qu'elle serra dans sa poche.

On dit qu'elle feignit d'ôter ce billet, parce qu'en effet elle ne l'ôta pas: la sœur Sainte-Marie l'avait ôté à l'enfant à son arrivée, et le conservait dans un tiroir de sa chambre, le petit malade ayant des plaies au bras. Cette coupable simulation de la Lejeune avait donc pour objet d'en imposer aux personnes qui étaient auprès de la manne de l'enfant; et elle réussit en effet complètement.

L'enfant, pour qui cette femme était une étrangère, manifestait de la répugnance à s'en aller avec elle; il criait, se débattait, repoussait ses caresses. Pour l'apaiser, elle lui donna un petit pain et des œufs rouges. La sœur Sainte-Claire, qui survint, lui demanda ce qu'elle souhaitait.—Je viens, répondit la Lejeune 8 sans se déconcerter, je viens retirer cet enfant, qui appartient à un homme arrivé de cent lieues pour le chercher.—Je ne vous connais point, lui répliqua la religieuse, et je ne remettrai cet enfant qu'au père.—Je vais le chercher le père, dit la Lejeune en sortant.—Quelques instans après, elle revint avec un homme qui avait l'air d'un paysan étranger, et qu'elle dit être le père de l'enfant qu'elle réclamait. Ce paysan étranger n'était autre que Jacob Beaumann, qu'elle avait amené avec elle, et qui l'attendait dans la cour de l'hôpital.

Dès que Beaumann aperçoit l'enfant, il l'embrasse, se met à pleurer. La sœur Sainte-Claire veut lui parler, mais la Lejeune lui fait observer qu'il n'entend pas le français. Cette femme était si impatiente d'emporter l'enfant, qu'elle ne voulait pas même attendre qu'on lui remît ses habillemens. Aussi, dès qu'elle les eut reçus, elle sortit précipitamment, emportant le jeune Richer. Il était environ midi.

Le 21 du même mois d'avril, le sieur Richer se rend à l'hôpital Saint-Louis pour voir son fils; il lui portait une robe de chambre, quelques hardes et des joujoux. Il demande où est son enfant. Qu'on juge de sa consternation 9 lorsqu'on lui dit que, depuis deux jours, il a été enlevé. Pendant quelques instans, il demeure pétrifié de saisissement. La douleur profonde où il était plongé, l'agitation et la stupeur que lui avait causées cette nouvelle inattendue, frappèrent la sœur Sainte-Claire, qui reconnut qu'elle avait été trompée, qu'on avait abusé du nom de l'abbé Deschamps, prêtre de service à l'hôpital Saint-Louis, pour enlever l'enfant. Elle écrivit au même instant à cet ecclésiastique pour l'informer de cet enlèvement et de ses circonstances. Le sieur Richer porta la lettre. L'abbé Deschamps ne connaissait la Lejeune que par les annonces qu'elle avait fait insérer dans les Petites Affiches. Il se procura son adresse, se rendit chez elle et l'amena par degrés à avouer que c'était elle qui avait fait l'enlèvement. Après avoir arraché cet aveu si précieux, l'abbé Deschamps appela le sieur Richer, qui l'avait accompagné jusqu'à la porte de la maison. Richer monta; la Lejeune lui répéta tout ce qu'elle venait de dire à l'abbé Deschamps; mais, comme elle craignit que son crime n'eût des suites fâcheuses, elle fit, cette fois, tous ses efforts 10 pour se justifier d'avoir favorisé l'enlèvement de l'enfant et d'y avoir coopéré. Elle raconta ensuite tout ce qu'elle avait fait pour préserver du froid l'enfant, qui avait été conduit à Strasbourg; qu'elle lui avait donné une robe de chambre de l'un de ses enfans, en remplacement de laquelle Beaumann lui avait laissé la redingote du sien. A la vue de cette redingote: Voilà l'habillement de mon enfant, s'écria Richer; on a enlevé mon enfant; c'est un Allemand qui l'a volé!

Ce cri de la nature, poussé avec véhémence, alarma la Lejeune. Richer ne put retenir son indignation, ni s'empêcher de lui reprocher d'avoir elle-même trempé dans l'enlèvement. Ces reproches, le ton qui les accompagnait, échauffèrent tellement la bile de cette femme criminelle, qu'elle se répandit en injures. Après cet orage, on entra en négociations: la Lejeune promit de faire revenir l'enfant; elle demanda même de l'argent pour des démarches qui ne furent pas faites; et l'enfant n'arrivait pas. Richer et sa femme étaient désespérés. La sœur Sainte-Claire informa le lieutenant-général de la police du royaume du 11 fait de l'enlèvement. Ce magistrat écrivit au préteur de Strasbourg; mais l'affaire restait sans solution.

Pendant tous ces retards, la tendresse paternelle inspira Richer. Il se rappela qu'il avait connu autrefois à Strasbourg, un maître tailleur nommé Delille. Il lui écrivit aussitôt pour le prier d'aller voir son enfant, dont il lui donnait le signalement le plus complet, indiquant, avec la plus fidèle minutie, le nombre et la nature de ses plaies, et les endroits de son corps où elles étaient placées; de sorte qu'à la lecture de cette lettre, il était impossible de se méprendre sur la conformité parfaite du portrait avec l'original.

Le sieur Delille, après avoir vu l'enfant, après avoir examiné ses plaies, convaincu qu'il appartenait bien à Richer, alla trouver le préteur de Strasbourg, lui lut la lettre de Richer, et le mena voir l'enfant. Le préteur écrivit aussitôt à un de ses agens à Paris pour prendre des informations sur le sieur Richer et sur l'enlèvement de son enfant. Les renseignemens obtenus par cette voie furent entièrement favorables à la réclamation de Richer.

12 Celui-ci, bien persuadé, par suite de tous les éclaircissements qu'il s'était procurés, que la Lejeune et Beaumann avaient enlevé son fils, alla chez cette femme lui proposer de le faire revenir à Paris, avec offre de payer même la moitié des frais du voyage. Mais l'offre fut rejetée; on traita Richer d'imposteur, et il fut éconduit à coups de bâton.

Cette réception ignominieuse et cruelle irrita la douleur de Richer. Il rendit plainte en vol et en enlèvement d'enfant, nommément contre la Lejeune, le 4 juillet 1774. Sur la plainte, intervint une ordonnance portant permission d'informer. Cinq témoins furent entendus, et il résulta de leurs dépositions que l'enfant contesté était véritablement celui de Richer. Alors la Lejeune et Beaumann furent décrétés de prise de corps, et la Lejeune conduite en prison et interrogée. La femme Lejeune demanda sa liberté sous caution; mais, comme elle ne trouva personne pour la cautionner, elle se vit forcée de déposer quinze cents livres.

Rendue à elle-même, cette intrigante voulut charger Beaumann pour se disculper, et pour recouvrer, s'il était possible, les quinze 13 cents livres qu'elle avait déposées. Mais on n'eut aucun égard à sa demande, et l'on fit venir, à ses frais, Beaumann et l'enfant à Paris.

On conçoit aisément quelle joie dut causer au père et à la mère l'heureuse nouvelle de l'arrivée de leur enfant. Ils coururent aussitôt chez la Lejeune, où Beaumann était descendu. Ils étaient accompagnés de plusieurs personnes de leur maison et de leur voisinage, qui toutes connaissaient leur enfant. Lorsqu'ils entrèrent, l'enfant s'écria avec l'accent de la joie: Ah! voilà maman! voilà maman! A ces mots, la dame Richer tomba évanouie; revenue de cette crise, elle voulut prendre sur ses bras l'enfant, qui était assis; mais il se raidit pour ne pas se lever. Elle lui demanda pourquoi il refusait de venir dans ses bras; l'enfant sourit, en lui disant bas à l'oreille: On ne le veut pas.

Richer fit sur-le-champ plusieurs questions à l'enfant, qui répondit à toutes avec justesse; il dit qu'il reconnaissait toutes les personnes qui étaient venues avec son père, et les appela séparément, chacune par son nom.—C'est assez, dit alors Richer, allons-nous-en. Et ils 14 s'en allèrent. Quand ils sortirent, l'enfant leur dit adieu à tous.

Le mari de la Lejeune, qui était présent à cette scène, n'y fut point insensible; il lui fit même une vive réprimande en présence de toute l'assemblée. «C'est mal à propos, lui dit-il avec aigreur, que vous voulez faire croire que cet enfant est celui de Beaumann. Vous voyez bien le contraire; l'enfant ne parle pas allemand, mais bon français; il reconnaît très-bien son père, sa mère et leurs voisins; ne lui parlez donc pas autrement que français. Voilà comme vous faites toujours; voyez dans quel embarras vous vous mettez.»

Beaumann se rendit ensuite en prison avec l'enfant. Dès que Richer et sa femme surent que leur enfant avait été conduit au grand Châtelet, ils y coururent. L'entrevue eut lieu entre deux guichets, en présence de Beaumann.

La femme du concierge s'approcha de l'enfant pour le rassurer, car il paraît que la Lejeune et Beaumann l'avaient intimidé par des menaces: il se trouva là un autre enfant un peu plus âgé, qui savait parler allemand. On fit parler ces enfans ensemble; celui-ci 15 demanda à l'autre, en français, lequel de Beaumann ou du sieur Richer était son père: Celui-là, dit-il en montrant Richer. Quelque temps après, il lui fit la même question en allemand; alors l'enfant rougit, et regarda, en tremblant, s'il ne serait pas aperçu par Beaumann; puis il tourna les yeux vers Richer, en indiquant du doigt que c'était lui son père. La femme du concierge, frappée de ce qu'elle venait de voir et d'entendre, sépara de Beaumann cet enfant qui ne lui appartenait pas, et le fit conduire à l'infirmerie.

Quelques jours après, à la requête de Richer, l'enfant fus mis en séquestre à l'hôpital Saint-Louis. Mais le croirait-on? à peine fut-il revenu dans ce pieux asile de la souffrance, que la Lejeune conçut le dessein de l'enlever de nouveau. Cette fois néanmoins elle ne tenta pas l'entreprise en personne; mais on vit rôder, pendant plusieurs jours, dans les cours et dans les salles de l'hôpital, des gens apostés par elle pour épier le moment favorable. Heureusement toutes ses manœuvres furent découvertes, et l'on ne laissa plus approcher de l'enfant.

Enfin le parlement fut saisi de l'affaire; elle 16 fut portée à l'audience de la Tournelle criminelle, qui renvoya les parties à fins civiles; le Châtelet fut arbitre du procès. On y produisit l'extrait d'entrée de l'enfant de Beaumann à l'hôpital Saint-Louis, ainsi que son acte de décès, pièces victorieuses, qui dissipaient tous les doutes s'il pouvait en exister encore. La femme Lejeune fut convaincue d'avoir volé à l'hôpital Saint-Louis Pierre-François-Alexandre Richer à ses parens, qui l'y avaient déposé. Les preuves de ce crime étaient complètes dans l'information. La Lejeune d'ailleurs était convenue du fait dans son interrogatoire; elle avait prétendu seulement, pour toute justification, que cet enfant appartenait à Beaumann. Quant à Jacob Beaumann, il était devenu coupable sans se douter qu'il le fût; son erreur était tout son crime.

Par sentence du Châtelet du mois de février 1777, l'enfant fut jugé être celui du sieur Richer; les demandes de dommages-intérêts formées par le sieur Richer et par Beaumann furent compensées, et la femme Lejeune fut condamnée aux dépens envers toutes les parties.

On a lieu, ce semble, de s'étonner de l'indulgence 17 des juges à l'égard de cette misérable et vile créature. La justice ne devait-elle pas faire tous ses efforts pour découvrir les véritables motifs qui avaient pu la pousser à l'enlèvement de l'enfant Richer? La justice ne devait-elle pas également, pour rassurer la société, punir sévèrement une femme qui n'avait pas craint de porter le trouble et la désolation dans une famille?


18

SÉPARATION
DEMANDÉE APRÈS SEPT JOURS DE MARIAGE.

S'il ne s'agissait ici que d'une de ces séparations vulgaires dont retentissent si souvent les tribunaux, et qui n'offrent que des tableaux odieux des torts réciproques des parties, nous ferions grâce à nos lecteurs de ces détails, dont la trivialité n'a rien de piquant. L'histoire que nous allons raconter présente un spectacle tout-à-fait nouveau; celui d'une jeune personne forcée, par des malheurs sans exemples, à se séparer de son mari, presque en quittant l'autel, témoin de leur union et dépositaire de leurs mutuels sermens.

La demoiselle C..... vivait à Verneuil chez sa mère, veuve d'un médecin, lorsqu'elle fut recherchée en mariage par le sieur Guyot, alors vérificateur des domaines. Le sieur Guyot était estimé dans sa profession, et passait pour irréprochable sous le rapport des mœurs. 19 Comme son emploi était trop médiocre pour faire subsister un ménage, les amis de la famille de la demoiselle C..... employèrent leur crédit pour le faire élever à un poste plus avantageux. L'emploi sollicité ayant été obtenu, le sieur Guyot différa le mariage sous divers prétextes dont il ne rendait pas un compte satisfaisant; enfin la cérémonie nuptiale fut célébrée le 4 novembre 1773.

Mais qui aurait pu le prévoir? A peine l'irrévocable oui est-il prononcé, que tout-à-coup le nouvel époux paraît changé, et montre un caractère dur et féroce. Le soir, dès neuf heures, il arrache sa compagne aux jeux innocens de cette journée et la mène dans la chambre conjugale. Là, au lieu de ces soins, de ces attentions tendres et délicates qui font ordinairement le charme des premiers jours de la lune de miel, sa nouvelle épouse ne trouve que des outrages! Son mari lui soutient qu'il reconnaît, à des signes certains, qu'elle est enceinte de sept mois. Il ajoute à cette accusation des indignités que l'on pourrait à peine imaginer. La jeune dame passa la nuit dans les larmes, et le lendemain elle crut devoir cacher à sa mère le 20 détail de ce qui s'était passé. Une de ses tantes qui l'aimait beaucoup fut seule instruite des chagrins secrets de cette malheureuse victime.

La seconde nuit fut aussi triste que la première; le sieur Guyot continua d'éclater en reproches outrageans pour sa jeune épouse, qui n'y répondait que par des pleurs et des protestations d'innocence. Du reste, le jour, rien ne transpirait de la conduite de son mari à son égard; elle essuyait ses larmes, et s'efforçait de cacher sous un visage tranquille et riant les soucis qui dévoraient son cœur.

La troisième nuit fut encore plus pénible que les précédentes. Les mauvais traitemens s'étaient joints aux injures. La jeune femme en portait les marques; il n'était plus possible de dissimuler; l'outrage était à son comble; elle alla déposer sa douleur dans le sein de sa mère.

La dame C..... accabla son gendre de tous les reproches que sa tendresse pour sa fille put lui inspirer. Le sieur Guyot ne lui répondit que par le ton de l'insulte et du mépris.

Les nouveaux époux firent ensemble les visites 21 d'usage. Toutes les occasions étaient bonnes au mari pour faire à sa femme de nouveaux outrages. Dans le cours de ces visites de bienséance, il ne cessait de l'insulter, en lui demandant, lorsqu'ils rencontraient un homme de leur connaissance, combien de fois elle avait couché avec lui. Tantôt il lui disait qu'elle était trop aimable pour être sage; tantôt qu'il la conduirait à Paris, et qu'il la vendrait fort cher à un Anglais, parce qu'elle était jolie. Conçoit-on de pareils propos de la part d'un homme raisonnable? Ne croirait-on pas qu'ils partent d'un esprit aliéné? Ce serait le seul moyen de les excuser.

Le 9 novembre, le sixième jour depuis leur mariage, ils partirent avec la dame C...., pour rendre visite à la sœur de madame Guyot, religieuse à la Chaise-Dieu. Guyot était toujours en proie à ses idées noires. Sa femme lui ayant fait observer qu'il devait être enfin convaincu qu'il avait été trompé par les signes auxquels il avait cru reconnaître qu'elle était criminelle, cette observation le fit entrer en fureur; et il porta l'audace jusqu'à dire à sa belle-mère qu'elle avait, par un breuvage, fait violence à la nature, et qu'il allait raconter 22 toute l'histoire à la communauté de la Chaise-Dieu. En effet, lorsqu'il fut arrivé au monastère, sans respect pour la sainteté du lieu, ni pour la tendresse d'une sœur, ni pour la pudeur d'une jeune vierge consacrée à Dieu, il entretint la jeune religieuse, sa belle-sœur, de tous les propos infâmes qu'il avait imaginés.

Une fureur si marquée devait, à la fin, devenir un scandale public. Les scènes se suivaient de près. Le 10 novembre, le lendemain du voyage à la Chaise-Dieu, le sieur Guyot alla, avec toute la famille de sa femme et le sieur D...., curé de Saint-Pierre de Verneuil, dîner chez le curé de C..... Le sieur Guyot, pendant le dessert, mit en question si on pouvait faire rompre son mariage quand on avait épousé une fille grosse de sept mois. On lui répondit que non, et qu'il était plus prudent de se taire, en se réservant de faire enfermer sa femme le reste de ses jours. Alors le sieur Guyot, reprenant la parole, dit avec fureur: Il faut donc, en ce cas, que l'un des deux périsse! La dame Guyot, qui vit où ce propos tendait, laissa échapper l'expression naïve de sa douleur: C'est de moi, dit-elle, que mon mari veut parler. Le sieur Morais, 23 son aïeul, qui ignorait encore ce qui s'était passé, dit au sieur Guyot, avec cette chaleur qu'inspirent les sentimens de la nature: Est-ce d'elle, monsieur, que vous entendez parler?Oui, monsieur, répondit-il avec le ton de l'insolence. Le vieillard lui repartit, dans le transport d'une juste colère: Vous êtes un monstre, et vous méritez que je vous brûle la cervelle. Guyot lui répondit, en lui présentant l'estomac: Tuez-moi, vous me rendrez service; et il accompagna ces mots de juremens et d'imprécations.

Les deux curés, vénérables ecclésiastiques, prirent Guyot à l'écart, et s'efforcèrent de le calmer par les exhortations les plus pathétiques, par les conseils les plus sages. Mais, dans sa situation délirante, rien ne pouvait faire impression sur lui.

Lorsqu'ils étaient en route pour retourner à Verneuil, Guyot ne cessa d'adresser encore à sa femme les discours les plus indécens et les plus atroces.

Le 11 novembre, la dame C...., avec toute sa famille et le sieur Guyot, qui semblait ne l'accompagner que pour lui préparer de nouveaux outrages, alla à la terre de Boisfrancs, 24 chez le directeur des domaines de la généralité de Tours. Cet ami avait été instruit des sujets de profond chagrin que le sieur Guyot donnait à sa belle-mère et à sa femme. Le mauvais temps qui survint ne permit pas à la dame C..... de ramener sa famille à Verneuil. Le directeur des domaines les retint à coucher. Avant le souper, on dansa, mais les sombres idées de Guyot ne lui permettaient pas de prendre part à ces plaisirs; tout prenait à ses yeux la teinte de sa farouche mélancolie. Avant de se coucher, il tira la dame V..... à l'écart, et lui dit: Ne vous êtes-vous point aperçue, madame, que ma femme est grosse, et que son enfant remuait dans son ventre pendant qu'elle dansait? J'ai lu, ajouta-t-il, dans vos yeux et dans ceux de tout le monde, ma honte et mon déshonneur. Lorsque cette dame fut revenue de l'étonnement où l'avait jetée un propos aussi étrange, elle représenta au sieur Guyot l'injustice de ses soupçons et l'indignité de sa calomnie.

La dame V..... fit part à son mari de la scène dont elle venait d'être témoin. Le sieur V..... alla trouver à son tour Guyot, et lui adressa des reproches qui lui étaient dictés 25 par le zèle le plus pur et l'amitié la plus désintéressée. Mais Guyot, l'interrompant avec fureur, lui dit qu'il paraissait que tout le monde avait formé le complot de le trahir. Puis il se jeta avec violence sur sa femme, comme pour l'entraîner avec lui. Le sieur V..... s'y opposa. Guyot tenta de l'arracher des bras de son défenseur; mais le sieur V..... continua de repousser ses efforts, et la dame V....., prenant la dame Guyot par la main, la conduisit dans une chambre, où elle passa, avec une de ses sœurs, une nuit bien cruelle sans doute, mais du moins exempte des horreurs qu'elle avait éprouvées les nuits précédentes.

Cependant le sieur V..... entreprit de guérir l'esprit malade de Guyot par le langage de la modération. «Vous avez eu jusqu'ici, lui dit-il, monsieur, de la confiance en moi; je ne vous ai jamais trompé, et j'ai un conseil à vous donner; le voici: puisque vous persistez à croire votre femme enceinte, ayez la patience de vivre avec elle comme frère et sœur jusqu'au terme de sa grossesse prétendue. Si elle se trouve grosse..... je me charge de la conduire moi-même au Refuge.» Guyot répondit, dans un transport de rage: «Je ne vous en 26 donnerai pas le temps, car je la poignarderai moi-même.»

A ces mots, le sieur V..... vit que la modération et les conseils de la prudence étaient inutiles; mais il représenta à Guyot qu'il y avait des lois pour punir les crimes, et que, pour éviter d'appeler lui-même leur vengeance sur sa tête, il fallait qu'il consentît à se séparer de l'objet de son injuste haine.

Ces mots, prononcés avec fermeté, rappelèrent Guyot à des idées plus saines; il entrevit les suites effrayantes de ses excès, et consentit à signer un acte de séparation tel qu'on voulut le dicter, et à consigner l'aveu de ses torts dans un écrit authentique.

Cependant on ménagea, avec prudence, les moyens de dissiper par degrés les soupçons injustes de Guyot. Sa malheureuse femme se résigna à s'aller renfermer dans le couvent des Ursulines d'Évreux. Cette clôture, volontairement consentie, servit à mettre dans tout leur jour les vertus de la dame Guyot. Elle y mérita, tant par sa piété que par la régularité de ses mœurs, un certificat très-honorable, signé des supérieures des Ursulines d'Évreux, et légalisé par l'évêque de ce diocèse.

27 On croirait sans doute que d'aussi respectables témoignages auraient dû amener à résipiscence le sieur Guyot, surtout lorsque le terme qu'il avait assigné à la prétendue grossesse de sa femme fut passé. Point du tout; loin même de témoigner le moindre repentir, il demeura inébranlable dans sa haine, et ne prit pas la peine de la dissimuler aux parens et aux amis de sa femme.

Voici ce que le sieur V..... écrivit à cette femme infortunée, le 12 mai 1774: «Vous connaissez toute la part que je prends à votre fatale union avec un monstre ou un fou; car il faut opter entre les deux. Monsieur votre oncle a dû vous dire qu'il l'avait trouvé au même point où nous l'avions vu aux Boisfrancs.»

La dame Guyot ayant fait sommer son mari d'insinuer leur acte de séparation, le procès-verbal de son refus constata qu'il ne donnait à la dame Guyot d'autre titre que celui de fille mineure, se disant sa femme, en vertu d'une bénédiction nuptiale obreptice. Cet acte était du mois de novembre 1774, un an depuis la célébration du mariage.

Enfin la dame Guyot, appuyée de sa famille 28 et de ses amis, fit une demande de séparation en forme. Sa cause fut plaidée par M. Duvergier; et le parlement de Paris, par arrêt rendu le 13 août 1776, sur les conclusions de l'avocat-général d'Aguesseau, admit la femme à faire preuve des faits articulés par elle; et sur l'enquête de la dame Guyot, qui était concluante, la même cour prononça sa séparation par arrêt du 26 mai 1777.

Il est assez difficile de se rendre compte de la conduite atrocement bizarre du sieur Guyot. On serait tenté de croire qu'il n'y a qu'un fou qui soit capable des paroles et des actions qui lui sont reprochées. «Ne serait-ce pas, disait M. Duvergier, qu'ayant voulu contracter les liens du mariage, il n'était pas en son pouvoir d'en remplir le but, et que ses désirs impuissans s'étant tournés en rage, il s'est vengé des torts de la nature sur une victime innocente? Il ne paraît pas possible de donner une autre explication d'une conduite si étrange.»


29

LA FILLE LESCOP,
OU LE TRIOMPHE TARDIF DE L'INNOCENCE.

Victime d'une fatale et injuste prévention, la fille Lescop, après avoir vu mourir à la potence sa sœur, innocente comme elle, touchait au moment de subir le même sort, lorsque l'exécuteur, ému par ses larmes et par ses protestations réitérées, lui suggéra l'idée d'annoncer qu'elle était enceinte. Grâce à ce stratagème, la fille Lescop put produire des preuves flagrantes de sa non-culpabilité, et fit anéantir la condamnation barbare qui l'avait conduite au pied de l'échafaud.

Tel est sommairement le fond de cette histoire intéressante. Les circonstances dont elle se compose n'ont pas besoin d'être présentées avec art pour produire une vive impression.

Un vol fut commis, le 16 janvier 1773, dans le moulin de Castel-Pic en Bretagne. 30 Six hommes et une femme furent les auteurs de ce coup. Des six hommes, cinq s'étaient introduits dans le moulin; le sixième gardait la porte extérieure, et la femme était occupée à mettre en paquets les effets volés. Les dépositions du meunier et de sa femme firent connaître, d'une manière fixe, le nombre des coupables. Cependant la justice condamna dix personnes à la peine capitale, et sept furent exécutées. C'est faire bien peu de cas de la vie des hommes, que de prononcer ainsi des sentences de mort, avec la certitude de condamner des innocens. Puisque, d'après les seuls témoins dignes de foi, les voleurs n'étaient qu'au nombre de sept, pourquoi ce luxe de victimes? pourquoi en désigner dix au bourreau, qui du reste, en cette fatale circonstance, se montra plus humain, plus juste que les juges?

Sur les dépositions de Joseph Hubedas, meunier du moulin de Castel-Pic, on arrêta plusieurs individus comme coupables de ce vol, entre autres Yves le Cun, qui fut conduit dans les prisons de Lesardrieux. Cet Yves le Cun fut reconnu, par le meunier Joseph 31 Hubedas, pour être celui qui l'avait saisi au collet, qui avait brisé les armoires et emporté l'argent.

La femme du meunier et ses deux servantes déposèrent après lui; et tous ne parlèrent que de cinq hommes et d'une femme. N'étant pas sortis du moulin pendant le vol, ils n'avaient pu voir ce qui s'était passé au dehors, où était posté le sixième voleur. Les deux servantes déclarèrent en particulier que c'était la femme qui avait donné le signal ou le mot du guet, en adressant à l'un de ses complices ces mots: Dépêche-toi, Jolo. Elles déclarèrent aussi, l'une après l'autre, qu'aussitôt qu'elles s'étaient aperçues que ces gens étaient des voleurs, elles étaient sorties pour aller se cacher dans la maison du moulin, d'où elles avaient entendu donner des coups de hache et briser les armoires; qu'ayant voulu rentrer au moulin, elles en avaient été empêchées par un homme inconnu qui était auprès de la porte, armé d'un fusil ou d'un bâton.

Parmi les accusés arrêtés, se trouvait le nommé Louis Coden, qui présenta une requête dans laquelle il protestait de son innocence, 32 offrait de la prouver, et demandait qu'attendu l'extrême modicité de sa fortune, il en fût informé à la diligence du procureur-fiscal. Mais, par sentence du 28 juin 1773, Louis Coden fut débouté de sa requête. Yves le Cun et lui furent condamnés à être flétris d'un fer chaud et conduits à la chaîne, pour y être attachés et y servir comme forçats, sur les galères du roi, à perpétuité. Le 7 juillet, cette sentence fut réformée; les deux accusés se virent condamner à la potence, et le juge de Guingamp fut commis pour l'exécution.

Cette sévérité de la justice produisit tout à la fois des lumières bien consolantes pour l'humanité et des obscurités d'un effet funeste; des lumières bien consolantes, en ce qu'elles sauvèrent la vie à Louis Coden, innocent; des obscurités d'un effet funeste, en ce qu'il en résulta des délations sans nombre, qu'on n'eut plus le moyen de vérifier suffisamment, et auxquelles il fut donné beaucoup trop de croyance et d'autorité. Cependant Yves le Cun et Louis Coden étaient incertains de leur sort. Ils avaient été conduits, chargés de fers, à l'interrogatoire, sur la sellette. Pour la seconde fois, Coden subissait 33 cette humiliation. Accablés des inquiétudes inséparables de leur situation, ils languissaient dans leurs cachots. Des prisonniers avertirent le concierge que l'un des deux, nommé Coden, était innocent, et qu'ils en étaient assurés. Le concierge fut d'avis que celui des deux qui était coupable demandât son rapporteur. Mais le Cun, ignorant son jugement, ne pouvait s'y résoudre, dans la crainte d'être condamné, si, en révélant l'innocence de Coden, il révélait son propre crime. Sans le tirer tout-à-fait d'incertitude, le concierge crut pouvoir augmenter ses craintes pour l'amener à confesser la vérité; et il lui fit dire de la déclarer, comme s'il était condamné à mort.

Alors, le 12 juillet, veille du jour fixé pour se rendre au lieu de l'exécution, Yves le Cun demanda son rapporteur. Le président, auquel le concierge s'adressa, en l'absence du rapporteur, objecta que celui que l'on voulait décharger était aussi coupable que l'autre; que les condamnés ne cherchaient qu'à prolonger leurs jours; que trois témoins déposaient contre eux de visu. Cependant, après avoir insisté sur la prévention, la loi et l'humanité 34 l'emportèrent: le contre-ordre fut donné.

Le lendemain 13, le Cun fit sa réclamation, sur laquelle il ne fut point récolé. Elle portait que, lorsque le vol se fit chez Joseph Hubedas, au moulin de Castel-Pic, le nommé Louis Coden n'y était pas. Le 2 août, ayant déjà gagné au moins quinze jours par sa première déclaration, il en fit une seconde, dans laquelle il déchargeait de nouveau Louis Coden, et accusait plusieurs individus non encore désignés, entre autres les deux filles le Scan ou Lescop.

N'ayant plus d'autre perspective que celle de son supplice, Yves le Cun voulait en éloigner le moment le plus qu'il lui serait possible. Familiarisé avec l'art des déclarations, et avec celui d'y répandre de la confusion, il espérait embrouiller la procédure à son avantage. Il y eut à Guingamp des confrontations avec ceux des accusés qui purent être amenés devant le juge; savoir avec Yves le Cam, avec un Philippe Perrot, et avec Jacques Maillard. On fit une nouvelle information, à la suite de laquelle il fut prononcé un décret de prise de corps contre plusieurs 35 personnes désignées dans les prétendues révélations de le Cun, entre autres les deux filles Lescop. L'instruction étant terminée, intervint le 24 novembre une sentence de mort contre Yves le Cun, contre Jacques Maillard et Philippe le Piven contradictoirement, et par contumace contre Pierre le Cam, Philippe Perrot et les deux sœurs Lescop. Cette sentence fut confirmée le 13 décembre suivant; et sur les conclusions du ministère public, il fut ordonné que le corps d'Yves le Cun serait exposé sur le lieu où le vol avait été commis; il fut sursis jusqu'après l'exécution à faire droit sur l'appel des deux autres accusés prisonniers Jacques Maillard et Philippe le Piven.

Cette surséance ne pouvait avoir pour objet que d'attendre quelque nouvelle déclaration, quelque testament de mort d'Yves le Cun; mais il n'en fit aucun. On recourut à la torture. Jacques Maillard y fut appliqué. A peine enlevé aux flammes, il fut subitement confronté à Philippe le Piven, auquel il soutint qu'il était un de ceux qui étaient entrés dans le moulin pour voler. Maillard, au surplus, convint, à la question, que lui-même était à 36 la porte du moulin, et qu'il y était seul. Après ce dernier aveu, Maillard fut exécuté, et son corps exposé sur le lieu du crime. Le lendemain la condamnation de le Piven fut prononcée.

Une lettre du prévôt général, en date du 24 novembre 1773, portait l'ordre d'arrêter plusieurs merciers soupçonnés d'avoir volé l'église de Notre-Dame de Guingamp. Sur cet ordre, un brigadier et deux cavaliers de maréchaussée arrêtèrent, le 19 mars 1774, le jour d'une grande foire au Faouet, plusieurs individus soupçonnés d'être des associés de ces voleurs. C'étaient Philippe Perrot, Jean le Gonidec, Marie et Élisabeth Lescop.

Le 6 juin 1774, il intervint une sentence qui déclara ces quatre personnes atteintes et convaincues d'avoir été complices du vol fait au moulin de Castel-Pic, le 16 janvier 1773, et pour réparation les condamna à être pendus. Cette sentence fut confirmée le 30 du même mois. Cependant rien ne prouvait, dans toute cette affaire, que les filles Lescop fussent complices du vol du moulin de Castel-Pic.

Le supplice des criminels est, comme on 37 sait, un spectacle pour la multitude. Le plus souvent elle ignore jusqu'au titre de l'accusation, et ce n'est que sur la foi des juges qu'elle réprouve le condamné. Une nombreuse affluence de paysans des environs était accourue pour assister au supplice de Jean le Gonidec, de Philippe Perrot, de Marie et Élisabeth Lescop. Bientôt des murmures et des frémissemens circulent dans la foule à l'occasion du jugement de ces quatre individus voués à la potence; on venait d'apprendre, et il n'était guère possible qu'un fait de cette nature demeurât caché, que les deux hommes avaient expressément déchargé ou l'une des deux filles, ou même toutes les deux; mais qu'on avait impitoyablement refusé de recevoir ces testamens de mort, et que, sans y avoir égard, les juges avaient ordonné que la condamnation fût exécutée.

En effet, deux des criminels, Jean le Gonidec et Philippe Perrot, avaient formellement requis le commissaire, après s'être confessés, de recevoir et de faire rapporter leur testament de mort, à la décharge des deux sœurs, de ces deux filles non complices du vol commis à Castel-Pic. On savait aussi 38 que plusieurs personnes présentes, également touchées du ton de vérité qui régnait dans les déclarations des deux patiens, et indignées de la résistance du commissaire, avaient appuyé ces déclarations des instances les plus pressantes, sans que rien eût pu vaincre ou même ébranler son inflexibilité.

On conçoit aisément quelle impression devait produire sur les esprits cette effrayante opiniâtreté. Les assistans avaient encore présent à leur mémoire l'exemple de Louis Coden, qui, frappé d'une inique condamnation, avait traîné près de six mois les liens les plus douloureux. Une secrète indignation agitait tous les cœurs; tous les visages étaient consternés.

Cette consternation, qui s'était répandue dans la ville, avec toute la célérité du fluide électrique, se faisait remarquer jusque sur les traits de l'exécuteur. Il venait de supplicier trois des condamnés, le Gonidec, Perrot et Marie Lescop. Rebuté de tant d'horreurs, il recule, il ne se sent pas la force d'en achever le cours. Élisabeth Lescop, déjà à demi morte de terreur, attendait le moment fatal. Le bourreau, attendri à la vue de cette victime, 39 que tout lui dit être innocente, s'approche d'elle, et lui conseille tout bas de déclarer qu'elle est enceinte. La malheureuse était hors d'état de l'entendre, encore moins de faire valoir cet expédient. Alors le bourreau, par un stratagème que lui suggérait sa sensibilité, s'écrie assez haut pour être entendu de tout le monde: «Mais ce n'est pas à moi, c'est à ces messieurs qu'il faut dire que vous êtes grosse.» Et en même temps il montrait les prêtres et les huissiers. Ceux-ci s'approchent: le bourreau leur explique le fait qui doit faire surseoir à l'exécution, et Élisabeth Lescop, aux termes de la loi, est reconduite en prison.

Cependant cette ressource n'eût pu être que de courte durée, si des âmes sensibles, touchées du sort affreux d'Élisabeth Lescop, n'eussent fait parvenir ses plaintes au pied du trône. Le conseil d'état, après avoir pris connaissance du procès, en renvoya la révision au parlement de Bretagne. En conséquence, Élisabeth Lescop donna sa requête en révision, le 17 août 1776, dans laquelle elle réclamait l'exécution du testament de 40 mort de le Gonidec et de Perrot, et protestait contre la conduite du rapporteur, qui avait si cruellement refusé de le recevoir.

Sur un nouvel examen de ce fatal procès, il intervint, le 15 juillet 1777, un arrêt solennel qui déclara Élisabeth Lescop innocente, et anéantit la condamnation portée contre elle.


41

REMY BARONET,
VICTIME DE LA PRÉVENTION.

Remy Baronet, né en 1717, à Saint-Hilaire-le-Petit, diocèse de Reims, était fils d'un laboureur. En 1742, n'ayant pas d'état, et n'étant plus en âge d'en apprendre un, il prit le parti de se faire domestique, et pendant vingt-deux ans, il servit successivement plusieurs maîtres en différentes villes et différens villages.

Enfin, en 1764, s'étant rapproché de Saint-Hilaire-le-Petit, il fut instruit que Françoise Baronet, veuve de Quentin Lamort, sa sœur germaine, profitant de son absence, avait obtenu un jugement qui l'avait mise en possession des biens qui appartenaient à son frère, dans la succession de leur mère commune.

Un des beaux-frères de Baronet, nommé Remy Aubert, mari de Nicole Carnot, sa 42 sœur utérine, se transporta au village de Saint-Thibaut, où il avait appris que Baronet demeurait; ils traitèrent ensemble de la portion de biens qui devait lui revenir, et Baronet vendit à son beau-frère tous ses droits successifs, moyennant une somme de cinq cents livres.

Aubert fit signifier ce contrat à la veuve Lamort, qui, accoutumée à jouir d'un bien dont la longue absence de son frère semblait lui avoir assuré la propriété, ne put voir avec plaisir une apparition soudaine qui lui enlevait la jouissance dont elle s'était fait une douce habitude. Elle refusa d'exécuter le contrat qu'Aubert lui avait fait signifier, et soutint que ce n'était pas son frère qui avait consenti cet acte de vente, mais un imposteur qui avait usurpé son nom.

Aubert, pour éviter les soupçons que pouvait faire naître la fable débitée par sa belle-sœur, engagea Remy Baronet à se rendre sur les lieux, pour se faire reconnaître par sa famille. Celui-ci se rendit avec empressement à Saint-Hilaire, le dimanche 17 juin 1764, et se présenta dans l'église paroissiale. Il fut reconnu par un grand nombre d'habitans, et 43 six d'entre eux lui en donnèrent une déclaration qui fut reçue par le notaire du lieu.

Sur la représentation de cet acte de notoriété, le juge de Saint-Hilaire, devant lequel les parties étaient en instance, ordonna l'exécution du contrat de vente, et débouta la veuve Lamort de ses prétentions.

Ce jugement ne fait qu'irriter la cupidité de la veuve Lamort; elle veut se maintenir dans son usurpation par tous les moyens possibles, interjette appel au bailliage de Reims, et s'inscrit en faux contre le contrat de vente. Elle ne s'en tient pas là; elle médite un projet qui doit la délivrer d'un frère dont la présence l'importune; projet funeste dont le succès a sans doute surpassé son espérance, et dont les suites ont fait le malheur de Baronet.

Le fils d'un vigneron de la paroisse d'Avaux-le-Château était absent depuis un grand nombre d'années, sans qu'on eût eu de ses nouvelles. Cette circonstance parut favorable à la veuve Lamort; elle imagina de faire passer son frère pour le fils de ce vigneron, nommé François Babilot. Elle concerta les moyens d'exécuter ce projet avec un sieur Roland, curé de la paroisse d'Avaux-le-Château, allié 44 de son mari, et avec lequel elle avait toujours entretenu des relations. Ce curé n'hésite pas à se prêter à ses vues criminelles. On engage Baronet à se rendre chez le sieur Roland; il s'y rendit, sans défiance, accompagné de Remy Aubert, son beau-frère.

A peine était-il arrivé, qu'il vit entrer un particulier suivi bientôt de six ou sept autres personnes. Cet individu était François Babilot père. Il regarde Remy Baronet avec attention, et s'écrie qu'il le reconnaît pour son fils. Baronet ne connaissait pas même l'homme qui lui parlait ainsi; il nia hautement qu'il fût son père: «Ce qui prouve que vous êtes mon fils, repartit Babilot, c'est que vous devez avoir à la cuisse une tache de vinaigre qui provient d'une désirance de votre mère

Baronet montre aussitôt ses cuisses; on les examine avec soin, et l'on n'y trouve point la tache de vinaigre. On devait en conclure que ce n'était point le fils de Babilot. Mais la vérité n'était point l'objet de ces démarches. Les témoins qui avaient été appelés se répandent dans le village, et vont, de maison en maison, publier que c'était le fils de Babilot qui usurpait le nom de Baronet; ils annoncent 45 qu'il a été reconnu par son père; mais ils ont soin d'omettre la circonstance qui démentait cette assertion.

Cependant Babilot, pressé par la force de la vérité, tourmenté par les remords de sa conscience, veut se rétracter; mais sa femme l'en empêche, et la prétendue reconnaissance de Babilot passant de bouche en bouche, cette fable s'accrédite de plus en plus, à la satisfaction de la veuve Lamort. Elle persiste en conséquence à méconnaître son frère, et articule que c'est Guillaume Babilot, fils de François, qui, étant de retour après une longue absence, a pris faussement le nom de Remy Baronet dans l'acte du 6 mai 1764. La cause est portée à l'audience. Baronet, fort de son innocence, se présente devant ses juges qui néanmoins, se refusant à l'évidence, voulurent trouver un coupable, et rendirent, le 18 mars 1769, une sentence qui annulait l'acte de vente, faisait défense à Baronet de prendre ce nom à l'avenir, et le décrétait de prise de corps.

Baronet interjette appel de ce jugement; cependant il est conduit dans les prisons de Reims, le 16 mars. Dans le mois de novembre 46 suivant, il s'évade des prisons de Reims, à la faveur d'un bris commis par d'autres prisonniers. Quelque temps après, il est arrêté chez Aubert, son beau-frère, où il s'était réfugié. En 1770, il est attaqué du scorbut dans la prison; le juge de Reims le fait transporter à la conciergerie. Le 5 mai de la même année, il obtient un arrêt qui le reçoit appelant de la procédure extraordinaire du bailliage de Reims. Il passe plus d'une année dans les prisons de la conciergerie. Il est renvoyé ensuite devant les premiers juges pour l'instruction de son procès; on le conduit de nouveau dans les prisons de Reims, et il en sort encore, à la faveur d'un second bris de prison. Il se retire encore chez Aubert, dont la maison lui avait déjà servi d'asile; il y est arrêté de nouveau, et ramené dans les prisons de Reims.

On s'occupe alors d'instruire le procès; mais, au lieu de procéder à une nouvelle audition de témoins, on se contente de les récoler et de les confronter. Vainement Baronet demanda une addition d'information et l'audition d'un certain nombre de témoins qu'il désignait; on lui refusa tout; et le bailliage 47 de Reims rendit, le 29 octobre 1773, sa sentence définitive, qui condamna l'accusé, sous le nom de Guillaume Babilot, à faire amende honorable, nu en chemise, ayant la corde au cou, et une torche à la main, et à être conduit par l'exécuteur de la haute justice, ayant écriteau devant et derrière, et portant ces mots: Faussaire, spoliateur de succession sous un nom supposé. Baronet devait être ensuite flétri, marqué, et conduit aux galères pour y servir à perpétuité.

Il présenta une requête d'atténuation, demandant avec instance une addition d'informations. Mais on n'eut aucun égard à la requête de l'accusé. Un jugement du 14 janvier 1774 confirma la sentence des premiers juges. Baronet fut de nouveau chargé de fers, et conduit dans les prisons de Reims.

Le jour marqué pour l'exécution étant arrivé, il est livré entre les mains du bourreau. Nu, en chemise, la corde au cou, on le traîne au milieu du peuple, que la curiosité rassemble, devant le tribunal, où il est condamné à faire amende honorable. Là on le contraint de déclarer que, faussement et malicieusement, 48 il a quitté son nom de Babilot pour prendre celui de Baronet, et d'en demander pardon à Dieu, au roi et à la justice. Son âme indignée se révolte contre ces derniers mots; il se refuse à demander pardon à la justice. Alors l'exécuteur, soit qu'il eût reçu des ordres, soit de son propre mouvement, redouble de férocité, et lui enfonce la marque brûlante jusque sur l'os.

On reconduit ce malheureux dans les prisons, flétri par la main du bourreau, dégradé du rang de citoyen. Le jour du départ pour la chaîne arrive; le sieur Prevots, capitaine des chaînes, conduit Baronet à Paris, et le dépose à la tour Saint-Bernard, où il est écroué sous le nom de Guillaume Babilot.

Ce Guillaume Babilot, que l'on avait condamné et flétri dans la personne de Remy Baronet, avait une sœur nommée Laurence, domestique à Paris, et qui était son aînée. Cette fille apprend que son frère est à la tour Saint-Bernard: elle s'y rend. Le concierge, sa femme et plusieurs autres personnes qui dînaient chez lui, furent présens à l'entrevue de Laurence et de Baronet. Le concierge lui demanda si cette femme était de sa famille ou 49 de celle de Babilot; il répondit qu'il ne la connaissait pas. Laurence, interrogée sur le même point par le concierge, répondit d'un ton ferme et assuré: «Je ne connais point cet homme-ci, il n'a aucune ressemblance avec mon frère; mon frère n'était pas bossu, il était, au contraire, bien fait. Je ne puis que plaindre cet homme-ci: on a condamné un innocent, et la condamnation n'a pas de sens commun.»

Cependant Baronet est conduit aux galères, et il est confondu avec les scélérats qu'on y tient enchaînés. Il partage pendant plus de deux ans leurs travaux, leur misère et leur infamie. Enfin des hommes vertueux et sensibles s'attendrissent sur son sort. Pénétrés de son innocence, ils portent sa réclamation au pied du trône. Par suite de cette démarche, la révision du procès fut attribuée au parlement de Paris.

Baronet est détaché de la chaîne, et amené à la Conciergerie. Des larmes de joie coulent de ses yeux; il bénit le ciel, qui lui permet enfin de faire éclater son innocence.

Par arrêt du parlement de Paris, rendu le 26 août 1778, Remy Baronet fut déchargé 50 des plaintes et accusations intentées contre lui et des condamnations portées par la sentence du bailliage de Reims, qu'il a subies sous le nom de Guillaume Babilot. Cet arrêt lui rendit son nom et ses droits de citoyen, qu'une injuste condamnation lui avait ravis.


51

PIERRE BELLEFAYE,
FRATRICIDE.

Après le parricide, le fratricide est, sans doute, le forfait le plus odieux. Qui de nous n'a frémi en lisant, dès l'enfance, l'histoire du premier meurtre commis sur la terre, l'assassinat d'Abel par le farouche Caïn? Comment peut-il se rencontrer des monstres assez barbares pour tremper leurs mains dans le sang de ceux auxquels ils sont unis par les plus doux liens de la nature?

Un jeune laboureur des environs d'Angoulême, nommé Pierre Bellefaye, désirait augmenter son bien en épousant une jeune fille de son village, nommée Boutelaud. Cette fille avait un frère qui, peu de temps après son mariage, eut des démêlés d'intérêt avec son mari. Ce dernier fit, dit-on, des menaces à son beau-frère. Enfin ils vivaient en très-mauvaise intelligence. L'animosité venait surtout 52 de la part de Bellefaye; il avait voué une haine mortelle à Boutelaud. Celui-ci savait bien qu'il n'était pas aimé de son beau-frère; mais il était loin d'imaginer que cette haine pût aller jusqu'à vouloir lui arracher la vie.

Un jour, sur les trois heures après midi, il entre dans la maison de Bellefaye, qui s'y trouvait avec sa femme. Dès que celui-ci aperçoit Boutelaud chez lui, il va fermer la porte au verrou, et dans l'instant même se saisit d'un gros bâton, dont il porte un coup terrible à son beau-frère. Il paraît que la sœur de ce dernier voulut empêcher son mari de porter de nouveaux coups; mais on dit que cette jeune femme, effrayée par les horribles menaces de son mari, fut obligée d'être témoin de cette scène épouvantable. Bellefaye, furieux, terrasse son beau-frère, et redouble ses coups jusqu'à ce qu'il lui ait donné la mort. A chaque coup l'infortuné Boutelaud criait: Mon frère, laissez-moi la vie! mon ami, ne me tuez pas! de grâce, mon ami, mon frère, accordez-moi la vie! Ces cris, ces touchantes prières, n'avaient fait qu'augmenter la rage de cet homme altéré de sang, rage qui ne fut 53 assouvie que lorsqu'il vit sa victime, sans mouvement, à ses pieds.

Le crime consommé, Bellefaye ordonna à sa femme d'aller dans le village, et de dire aux voisins que son mari avait battu son frère, et que ce dernier était allé rendre plainte au procureur fiscal. Ce stratagème grossier servit à faire découvrir plus tôt le forfait de Bellefaye.

Pendant que sa femme s'acquittait de la commission, Bellefaye avait transporté le cadavre de son beau-frère dans une chambre voisine, dont il ferma la porte. Quand sa femme fut de retour, il lui défendit de montrer aucun chagrin, sous peine de subir le même sort que son frère, s'il lui échappait la moindre indiscrétion.

Au milieu de la nuit, Bellefaye se saisit d'une hache, et entra dans la chambre où gisait le cadavre; sa femme était couchée, il lui fit défense de sortir de son lit. Quelques minutes après, elle l'entendit frapper des coups redoublés: le monstre dépeçait son malheureux beau-frère. Quand il eut fini cette abominable opération, il revint se mettre au lit.

54 Le lendemain, il vaqua à ses travaux ordinaires; au milieu de la nuit suivante, il se releva, et, ayant allumé un grand feu, il passa plusieurs heures à brûler les morceaux du cadavre; trois nuits furent employées à anéantir ainsi les traces du forfait.

Cependant les voisins de Bellefaye se plaignirent d'avoir été incommodés, pendant ces trois nuits, par une odeur insupportable. Les cris qu'ils avaient entendus, la disparition de Boutelaud, le trouble mal dissimulé de sa sœur, donnèrent lieu à de véhémens soupçons, et appelèrent l'attention et les recherches de la justice. Des ossemens humains trouvés dans des pierres et dans du fumier ne permirent plus de douter que Bellefaye n'eût assassiné son beau-frère. Il fut arrêté, ainsi que sa femme. Plusieurs témoins déposèrent qu'ils avaient reconnu la voix de Boutelaud, qui criait à son beau-frère: Mon ami, mon frère, laissez-moi la vie!

Ces dépositions réunies avec le corps du délit, constaté par les ossemens qu'on avait trouvés, étaient suffisantes pour convaincre Bellefaye de l'assassinat de son beau-frère. Mais ce monstre osa nier sa culpabilité, et 55 soutint, avec une audacieuse scélératesse, que les témoins étaient des imposteurs.

Tandis qu'il désavouait ainsi son crime, et qu'il prétendait n'avoir jamais eu de démêlé avec son beau-frère, sa jeune femme rendait hommage à la vérité, dévoilait toutes les circonstances de l'assassinat, et détaillait toutes les précautions prises par le meurtrier pour cacher son crime.

Malgré cette déclaration, qui aurait dû le confondre, Bellefaye persista toujours à nier. Sur la demande qu'on lui fit s'il n'avait pas de complices, il répondit qu'où il n'y avait pas de crime il ne pouvait y avoir de complices.

Par sentence du 17 avril 1779, que rendirent les premiers juges, Bellefaye fut condamné à être rompu vif et à expirer sur la roue. Mais le parlement de Paris, par arrêt du 26 juin, le condamna à être rompu vif et à être jeté dans un bûcher ardent; ce qui fut exécuté.


56

QUENTIN BEAUDOUIN,
ASSASSIN DE SA FEMME.

Quentin Beaudouin s'était fixé, à l'âge de quarante ans, dans une paroisse voisine de Clermont en Beauvoisis. Cet homme avait les inclinations les plus vicieuses, et surtout un penchant marqué pour le vol.

Après avoir passé quelque temps dans sa nouvelle résidence, Beaudouin s'y maria avec une fille du même village, aussi pauvre que lui, et n'ayant d'autre ressource que le travail de ses mains. Il paraît que cette femme était née avec un de ces caractères faibles qui prennent toutes les impressions qu'on veut leur donner. Comme elle était attachée à son mari, il fut facile à celui-ci de la faire entrer dans tous ses goûts.

Cette malheureuse qui, avec un époux honnête aurait été vertueuse, devint criminelle 57 avec Beaudouin. Cet homme était connu dans tout le canton pour être un voleur de profession, et aussitôt que quelqu'un se plaignait de quelque larcin, on accusait Beaudouin d'en être l'auteur, et rarement ce jugement était hasardé.

Un jour il fut accusé d'avoir volé un mouton; on fit perquisition: la peau de cet animal fut trouvée chez lui. Sur une telle pièce de conviction, sa femme, interrogée par les cavaliers de maréchaussée, leur avoua ingénument qu'elle avait mangé la chair du mouton avec son mari. Cet aveu rendit Beaudouin furieux. Sa femme, pour l'apaiser, voulut l'embrasser; mais il la repoussa rudement, lui annonçant, par ses regards foudroyans, qu'il la ferait repentir de sa naïveté.

On se saisit des deux époux, et ils furent conduits, chargés de chaînes, dans les prisons de la ville voisine. La femme, par bonté d'âme, demanda la permission d'habiter le même cachot que son mari; elle croyait par sa présence lui rendre moins pénibles les ennuis de sa captivité. L'infortunée était loin de s'imaginer qu'elle y recevrait la mort des mains même de celui qu'elle voulait consoler.

58 Beaudouin et sa femme passèrent le reste de la journée sans que le geôlier entendît le moindre bruit dans le cachot où ils étaient enfermés. Le soir, à l'heure de la visite des prisonniers, le geôlier demanda à Beaudouin s'il avait besoin de quelque chose. Beaudouin répondit qu'il n'avait besoin de rien. Il était alors dix heures du soir. Ce scélérat, qui avait conçu le projet abominable de punir sa malheureuse femme, et de l'immoler à la haine que lui avait inspirée l'aveu qu'elle avait fait à la maréchaussée, trouva le moment favorable. Lorsqu'il eut entendu refermer les portes, il s'approcha de sa compagne et lui passa autour du cou le cordon de son tablier, qu'il serra avec un éclat de bois qui lui servait de tourniquet. Il parvint ainsi à étrangler cette malheureuse, et passa le reste de la nuit auprès de son cadavre.

A quatre heures du matin, il appela à grands cris le geôlier, et lui dit, en feignant de verser des larmes, que sa pauvre femme était morte pendant la nuit.

Le geôlier fit avertir les cavaliers de maréchaussée; et, lorsqu'ils furent arrivés, le cachot fut ouvert. On y trouva la femme de 59 Beaudouin étendue dans un coin, ayant encore au cou le fatal cordon qui avait servi à lui donner la mort. Le juge et les chirurgiens dressèrent aussitôt un procès-verbal qui constatait le genre de mort.

Le ministère public rendit plainte en assassinat contre Beaudouin. On reçut la déposition du geôlier, et l'on procéda à l'interrogatoire de l'accusé.

Quelques-unes de ses réponses doivent être relatées ici pour qu'on puisse juger de l'atrocité de cet homme sanguinaire.

Le juge lui ayant demandé s'il n'avait pas repoussé sa femme avec fureur lorsqu'elle avait voulu l'embrasser avant d'être conduits en prison, il répondit qu'il n'avait pas voulu l'embrasser, parce qu'il la connaissait trop tendre, et qu'il craignait qu'elle ne se mît à pleurer. Interrogé s'il ne l'avait pas étranglée dans le cachot: «C'est elle-même qui s'est étranglée,» répondit-il. Quand on lui eut prouvé que la chose était impossible, il déclara qu'ils avaient formé de concert le projet de s'étrangler; que sa femme y avait réussi, mais que lui, après une demi-heure de tentatives inutiles, il s'était endormi, et que ce 60 n'était qu'à la pointe du jour qu'il s'était aperçu que sa femme était morte.

On lui fit observer qu'il en imposait, puisqu'il avait dit au geôlier que sa femme était morte subitement. Il répondit qu'il n'avait pas voulu alors confesser la vérité. Dans sa défense, qui prouvait l'audace la plus révoltante, il tombait dans des contradictions plus choquantes les unes que les autres.

Tout offrait en lui un monstre digne du supplice réservé aux plus insignes scélérats. Aussi, par sentence du bailliage de Clermont, Beaudouin fut condamné à être rompu vif et à expirer sur la roue. Sur son appel, le parlement, par arrêt du 23 septembre 1779, le condamna à être rompu vif, et son corps, après avoir été exposé sur la roue, à être jeté au feu.


61

CHARLOTTE PLAIX.

Le 16 août 1779, le procureur-fiscal de la châtellenie de Brassac représenta au juge du lieu que le même jour le bruit public lui avait appris qu'Étienne Merle, vitrier, avait été assassiné, dans sa maison, pendant la nuit du 13 au 14 du même mois; que cependant sa femme, son fils et sa servante, n'avaient pas quitté sa maison. Il ajouta que le même jour, 16 août, le cadavre de Merle avait été trouvé dans une vallée située dans la même juridiction.

Aussitôt on se transporta dans la maison du défunt; toutes les portes en étaient ouvertes; on trouva des traces nombreuses de sang répandu dans la chambre à coucher, surtout autour du lit, et dans le lit même.

Les voisins, assemblés à la porte, prévinrent les officiers de justice que la veuve, le fils et la servante de Merle, avaient passé 62 la journée du 15 dans la maison; que la mère et l'enfant avaient disparu; mais qu'Élisabeth Phélut, leur servante, était dans la maison de son père. Cette dernière fut arrêtée, et conduite dans les prisons de Brassac.

Les officiers de justice se transportèrent sur-le-champ au lieu où l'on avait trouvé le cadavre. Deux chirurgiens, appelés pour l'examen du corps, déclarèrent que le défunt avait reçu quelques coups de couteau, avait été frappé d'un instrument contondant, et que finalement il était mort étranglé.

Après avoir ainsi constaté le corps du délit, la procédure fut envoyée au juge royal de Riom sur le réquisitoire du procureur du roi, et l'on continua l'instruction dans ce tribunal.

Il résulta de cette instruction et des aveux de Charlotte Plaix, veuve d'Étienne Merle, que cette femme ayant depuis long-temps des liaisons adultères avec un voiturier du canton, elle avait conçu l'idée d'ôter la vie à son mari; mais qu'elle ne s'était déterminée à cette action criminelle que par suite des mauvais traitemens de Merle, qui l'avait même menacée plusieurs fois de lui donner un coup de couteau. 63 Elle rapporta qu'aux dernières fêtes de la Pentecôte (1779), paraissant déterminé à l'assassiner, il lui avait fait faire son acte de contrition; et elle ne savait, disait-elle, ce qui lui serait arrivé, si son fils, âgé de neuf ans, n'était survenu.

Charlotte Plaix prit en conséquence le parti de prévenir les desseins de son mari; elle communiqua sa résolution à Élisabeth Phélut, sa servante, gardant néanmoins le silence sur les mauvais traitemens qu'elle éprouvait de la part de son mari. Cette fille, confidente des amours de sa maîtresse, crut sans doute que celle-ci ne voulait faire périr son mari que pour se débarrasser d'un argus incommode qui la gênait dans ses plaisirs; et il y a apparence que c'était la véritable cause de l'assassinat.

Quoi qu'il en soit, quand la femme Merle dit à cette fille que, si elle pouvait se défaire de son mari, elle le hasarderait: «Ayez quelqu'un à votre disposition, lui dit la Phélut, je me fais fort de l'amener hors d'ici, et vous pourrez le faire tuer.»

La mort de Merle ainsi résolue entre ces deux misérables, il ne s'agissait que de trouver 64 le moyen le plus sûr. Elles s'arrêtèrent à l'empoisonnement, et n'éprouvèrent, pour l'exécution du forfait, que l'embarras du choix du poison.

Le vert-de-gris fut le premier qui se présenta à leur pensée. Elles en mirent, à deux reprises différentes, dans la soupe de Merle, qui n'en éprouva d'autre effet qu'un vomissement. Voyant l'inefficacité du vert-de-gris, Charlotte Plaix y substitua de l'émétique. La maîtresse en donna deux doses ordinaires à sa servante pour les délayer ensemble et les administrer à son mari. Mais la Phélut ne délaya pas tout, et le coup fut manqué. Sur les reproches qu'elle reçut de sa maîtresse, elle offrit de recommencer; mais cette Médée s'y opposa, et crut devoir prendre d'autres mesures.

Elle envoya la Phélut à Brioude pour y faire emplette d'eau forte. Celle-ci, se trouvant à la ville, songea à l'arsenic; mais ne trouvant aucun marchand qui voulût lui en vendre, à cause de la rigueur des lois sur le débit de cette drogue dangereuse, elle fut obligée de s'en tenir à l'eau forte.

De retour à la maison, elle mit un peu 65 d'arsenic dans de l'eau tiède: la maîtresse flaira ce mélange, et craignant que l'odeur, dont elle fut frappée, ne fût un avertissement pour Merle, elle jeta le tout. On prépara un second essai dans lequel entrait moins d'eau-forte; mais on craignit encore que l'odeur ne révélât le crime. On crut que le vin pourrait la corriger; mais cette odeur dominait toujours, et la femme n'eut pas l'audace de présenter le vase à son mari. On laissa seulement la bouteille à la portée de Merle, dans l'espoir que la couleur du vin le tenterait, et qu'il s'empoisonnerait lui-même. Il paraît que cette tentative fut également sans succès.

Voyant qu'elles avaient épuisé vainement tous les moyens d'empoisonnement, ces deux monstres prirent le parti de recourir à la violence, et d'étrangler l'infortuné Merle. Elles ne purent comploter cet attentat à l'insu du jeune fils de la maison, qui était âgé de neuf ans. D'ailleurs il était impossible de l'exécuter sans qu'il en fût témoin. Il pria, il conjura sa mère de ne pas faire mourir son père; il força même la Phélut de sortir de la maison; la menaçant, si elle y restait, d'avertir son père. Mais ces deux abominables femmes ne voulaient 66 pas renoncer à leur projet. «Je m'en irai, dit la mère à son fils, si tu ne veux pas me laisser faire, et te laisserai seul avec ton père, qui ne prendra aucun soin de toi.» L'enfant, effrayé par cette menace d'abandon, se résigna à la criminelle volonté de sa mère. Alors on ne s'occupa plus que de l'exécution du complot.

La nuit du 13 au 14 août 1779 fut choisie pour consommer le forfait sans retour. Les deux coupables, avec une tarière, firent au plancher de la chambre un trou qui répondait à la chambre du rez-de-chaussée. Cette précaution prise, la femme se coucha auprès de son mari, et quand elle fut bien assurée qu'il était endormi, elle lui passa au cou une corde dont elle s'était munie, au bout de laquelle était attaché un fil d'archal, qui fut introduit par le trou préparé. La femme Merle devait tousser pour avertir la Phélut du moment favorable. Au signal convenu, celle-ci prit le fil d'archal et le bout de la corde, et les tira de toutes ses forces. Le malheureux Merle ne donna d'autre signe de vie que de lever deux fois les mains en disant: Que voulez-vous me faire?

67 Pendant cette abominable scène, la mère ordonna à son fils de descendre, et quand il fut dans la chambre du rez-de-chaussée, la Phélut, occupée à tirer la corde, eut l'atrocité d'obliger cet enfant de la tirer aussi, de crainte qu'il ne lui reprochât ce crime un jour.

Cependant la femme, restée spectatrice du meurtre de son mari, se sentit, d'après ce qu'elle répondit dans ses interrogatoires, presque vaincue par un mouvement d'humanité, et aurait désiré que sa complice n'eût pas tiré la corde avec tant de constance. Mais réfléchissant aussitôt qu'elle était perdue si son mari en revenait, elle descendit, tira aussi la corde, puis l'attacha au pilier d'un buffet.

Quand ces deux furies furent bien assurées que Merle était mort, elles passèrent le reste de la nuit dans la chambre basse avec l'enfant. Le cadavre resta deux jours et une nuit sur le lit, et sous les yeux de celles qui l'avaient étranglé. Il paraît que ces misérables étaient embarrassées sur le choix de ceux qu'elles chargeraient de transporter ce corps dans un autre lieu. Enfin dans la nuit du 14 au 15 août, les nommés Benoît Virat et François Perrin, dit Saint-Just, jardinier du château, 68 prêtèrent ou plutôt vendirent leur ministère. Ils mirent le mort sur un cheval dans l'intention de les précipiter l'un et l'autre dans un puits de mine à charbon. Les chiens, gardiens des maisons situées sur la route que suivait cet abominable cortége, excités par le bruit, se mirent à aboyer; le cheval effrayé prit le galop; l'enfant qui tenait la bride fut obligé de la lâcher, et le cadavre tomba. La Phélut prit alors la fuite. La veuve et ses deux aides firent des efforts inutiles pour remettre le cadavre sur le cheval; n'ayant pu y parvenir, ils prirent tous la fuite, laissant le défunt dans l'endroit où il fut trouvé le lendemain.

La retraite de Charlotte Plaix fut bientôt découverte, et on lui fit son procès ainsi qu'à sa servante. Par sentence rendue en la sénéchaussée de Riom, le 1er septembre 1781, Charlotte Plaix, veuve Merle, et Élisabeth Phélut, furent condamnées à faire amende honorable devant l'église paroissiale de Saint-Amable de Riom; ensuite à être conduites en une des places publiques pour y être pendues, et le corps de la veuve Merle jeté au feu, réduit en cendres, et les cendres jetées 69 au vent; le tout après avoir subi la question ordinaire et extraordinaire. Jean Baptiste Merle, ce jeune enfant de neuf ans, que sa mère avait forcé d'être son complice, fut condamné à être renfermé dans une maison de force à perpétuité. Tous les biens de ces trois coupables furent déclarés confisqués; quant à Virat et Saint-Just, ils s'étaient soustraits aux poursuites de la justice.

Le procureur-général interjeta appel a minima de cette sentence, et par arrêt du 29 janvier 1782, Charlotte Plaix fut condamnée à l'amende honorable, avec un écriteau portant: Femme qui a empoisonné son mari et l'a étranglé pendant son sommeil, à avoir le poing coupé par l'exécuteur de la haute justice, et à être ensuite brûlée vive après avoir été appliquée à la question.

La Phélut ne fut définitivement jugée que le 20 juin suivant; elle fut condamnée à l'amende honorable, à être pendue, et son corps jeté au feu.

Ainsi finit ce drame abominablement atroce, où l'on voit une femme adultère, non seulement assassiner son mari, mais encore 70 contraindre un jeune enfant, dans l'âge de la candeur et de l'innocence, à devenir un des instrumens du meurtre de son père! Nous avons abrégé le plus possible les détails dégoûtans de ce forfait, afin de ménager la sensibilité de nos lecteurs, et aussi la nôtre.


71

LE MAÇON CAHUZAC,
PENDU INJUSTEMENT.

Le magistrat appelé à prononcer sur la vie d'un citoyen ne saurait trop se tenir en garde contre la prévention et les indices trompeurs qui peuvent lui faire condamner un innocent. Que de malheurs arrivés par suite de la trop grande précipitation des juges! que de sang innocent versé! que de familles plongées indûment dans la misère, dans le deuil et dans l'opprobre!

Pierre Cahuzac exerçait le métier de maçon à Toulouse. Il avait épousé, le 6 février 1769, Jeanne-Raymonde Bigorre, qui l'avait rendu père de deux enfans. Sa bonne conduite, la douceur de ses mœurs et sa probité, lui concilièrent l'estime de tous les habitans du faubourg Saint-Cyprien, où il était domicilié depuis 1764. Une cruelle fatalité devait 72 bientôt venir l'arracher du sein du bonheur dont il jouissait, et le traîner au gibet.

Dans la nuit du 24 au 25 janvier 1776, le sieur Belloc, ancien marchand de Toulouse, sa femme et sa servante, furent assaillis, dans leur maison, située rue Malconsinat, par un inconnu qui fit d'inutiles efforts pour les assassiner.

Au premier cri de la servante, accourut le sieur Louron, commandant de la patrouille bourgeoise, qui s'empara de la porte d'entrée, où il plaça quatre fusiliers. Il monta ensuite dans l'appartement d'où étaient partis les cris, et ayant demandé quel était l'auteur des excès dont on se plaignait, la femme Belloc répondit qu'elle venait d'être maltraitée, ainsi que son mari et sa servante, par un homme à eux inconnu, qui, après avoir forcé la porte de leur appartement, y était entré, et les avait maltraités à coups de bâton. L'assassin s'était donc évadé aux premiers cris, et n'avait pu être reconnu de personne.

Mais quand la première frayeur fut dissipée, les Belloc et leur servante se livrèrent aux conjectures. Ils passèrent en revue toutes les personnes qui fréquentaient leur maison, 73 et qui pouvaient en connaître les êtres. Pierre Cahuzac avait travaillé pour M. Belloc depuis quelques mois; il y avait même eu entre eux quelques discussions au sujet du paiement. Dès que le nom de ce malheureux homme eût été prononcé, la dame Belloc et sa servante s'y attachèrent: nul doute, selon elles, que Cahuzac ne fût l'assassin; et sa perte fut résolue.

Pierre Cahuzac fut dénoncé dès le lendemain matin, et sur-le-champ, sans information, sans décret préalable, il fut enlevé de sa maison, conduit à l'Hôtel-de-ville, et jeté dans les fers. Le procureur du roi présenta aux capitouls une requête en plainte dirigée contre Cahuzac, dont il n'aurait pas certainement deviné le nom, sans la dénonciation des Belloc. Ainsi le pauvre maçon fut directement accusé par le procureur du roi, sur la déposition de ces mêmes Belloc qui, la nuit même de l'événement, dans un moment de vérité, avaient déclaré qu'ils avaient été maltraités par un homme à eux inconnu.

Les capitouls ordonnèrent une information qui fut commencée le 26 janvier 1776. 74 Ceux qui avaient fait la dénonciation furent encore les témoins entendus. Pierre Cahuzac appela plusieurs témoins pour faire prouver son alibi.

Mais la destinée de Cahuzac était de mourir sur un échafaud. Il fut condamné au dernier supplice par les capitouls, le 9 février 1776. Ce jugement fut confirmé par arrêt du 15 du même mois, et exécuté le même jour.

Ainsi périt Cahuzac, à l'âge de vingt-huit ans, en protestant de son innocence jusqu'au dernier soupir. En effet, l'exécuteur de la haute-justice ayant demandé, suivant l'usage, des prières pour le patient: Dites donc pour l'innocent, dit Cahuzac, et ce furent ses dernières paroles.

Cette mort infâme livra à la misère et à la désolation la famille infortunée de Cahuzac, qui ne subsistait que de son travail. Jean Cahuzac suivit de près son fils; la douleur le délivra bientôt de l'horreur de lui survivre. Sa mère, sa veuve et ses enfans s'abreuvaient de larmes, et se croyaient condamnés à n'oser plus prononcer le nom du père et de l'époux 75 qu'ils avaient perdu, lorsqu'un événement providentiel vint leur donner tout-à-coup l'espérance de venger sa mémoire.

Dans le mois d'août 1776, parut, dans le lieu de Bouloc, à cinq lieues de Toulouse, un scélérat, appelé Michel Robert, bâtard, domestique de Me Costes, procureur. Il s'introduisit en plein jour dans la maison de la dame d'Aubuisson, et lui cassa la tête à coups de bûche. Ce scélérat ne fut pas plus tôt arrêté qu'il avoua son crime: il avoua, en même temps, quelques vols dont il s'était rendu coupable, et déclara, de son propre mouvement, qu'il était l'auteur, et le seul auteur de l'assassinat tenté la nuit du 24 au 25 janvier précédent, dans la maison du sieur Belloc. Les consuls de Bouloc, qui faisaient la procédure, interrogèrent Robert sur quelques autres vols et assassinats commis depuis dans le pays. Il soutint constamment qu'il n'en était pas coupable; tandis que, sans être interpellé sur l'assassinat du 24 janvier, il raconta, de lui-même, qu'il était entré vers les quatre heures du soir dans l'hiver, dans la maison du sieur Belloc, ami du sieur Costes, son maître, logé à Toulouse près la maison professe, 76 dans le dessein de le voler; qu'il en fut empêché par sa servante qui se leva, de même que le sieur Belloc son maître; et pour se dégager de la servante, il lui donna un coup de bâton, au bout duquel il y avait un fer; qu'il fut saisi par le sieur Belloc et sa femme, se dégagea de leurs mains, prit la fuite sans avoir rien volé, et abandonna un sac de toile qu'il portait, appartenant au sieur Costes son maître, à la marque duquel il était, et dans lequel sac il y avait encore une paire de gants de peau; ce qui fit qu'un garçon plâtrier ou maçon fut mal à propos accusé d'avoir commis ce crime, pour réparation duquel il fut injustement pendu.

Michel Robert, condamné à être rompu vif, persista jusqu'au moment de son supplice à se dire l'auteur de cet assassinat tenté chez le sieur Belloc.

On se souvint long-temps à Toulouse de la mort étonnante de ce Robert. Il ne lui échappa pas un seul soupir pendant les deux heures qu'il passa sur la roue. Enfin le moment arrivé de terminer son supplice, le commissaire monta sur l'échafaud, et lui demanda s'il persistait 77 dans tout ce qu'il avait déclaré sur la sellette et dans le procès-verbal de mort; il répondit qu'il persistait en ses réponses, et surtout pour l'assassinat du sieur Belloc.

La veuve de Cahuzac n'avait pas besoin de ce témoignage éclatant de l'innocence de son mari pour en être pleinement convaincue. Mais ces preuves relevèrent son courage; elle osa, du fond de sa misère, élever sa voix vers le trône, et sa voix fut écoutée.

Le conseil renvoya au parlement de Toulouse lui-même la révision de ce malheureux procès. Il intervint, le 9 août 1779, un arrêt par lequel la mémoire de Cahuzac fut réhabilitée, et sa veuve admise à faire valoir son recours en dommages-intérêts contre les Belloc, auteurs de son infortune.


78

GOMBERT,
ASSASSIN DU MARI DE SA MAITRESSE.

En compulsant les recueils d'arrêts criminels, on est étonné du grand nombre de forfaits dont la débauche est la source. Ces passions brutales, que l'on décore si improprement du doux nom d'amour, portent habituellement dans le cœur de l'homme une effervescence funeste qui le pousse au crime presque malgré lui, entraîné qu'il est déjà par la jalousie ou le désir de la vengeance. De là tant de meurtres, tant d'empoisonnemens, tant de morts restées mystérieuses, qui portent pour jamais la désolation et le malheur au sein des familles. Tant il est vrai que dès qu'une fois on a franchi le premier degré du vice, on ne sait plus où l'on pourra s'arrêter; heureux encore quand le terme de la carrière n'est pas l'ignominie ou l'échafaud.

79 Jean-Jacques Gombert, tanneur à Hasbrouck, entretenait, depuis deux ans, un commerce criminel avec Catherine Roucou, femme de Pierre-Jacques Jongkerick, qui habitait la même ville, et qui y vivait de son bien. Gombert ayant trouvé l'occasion de se marier, on pouvait espérer que cet événement serait le terme de cette passion adultère; mais il n'eut d'autre effet que d'éloigner momentanément les deux amans l'un de l'autre.

En effet, peu de temps après, ils renouèrent leurs liaisons coupables. Jongkerick, avant le mariage de Gombert, n'avait pas remarqué ses assiduités auprès de sa femme. Le moindre soupçon n'était pas venu troubler son repos. Jusque là, Gombert avait eu la délicatesse de garder des ménagemens; mais lorsqu'il fut marié, il foula aux pieds toutes les bienséances, et ne permit plus à l'infortuné Jongkerick de croire à la fidélité de sa femme. Ce malheureux époux n'eut même que trop de facilité à acquérir des preuves irrécusables de la débauche de Catherine Roucou.

Jongkerick, indigné, fit des reproches à sa femme, et la menaça de prendre des mesures 80 pour arrêter ses désordres, s'ils continuaient. Mais, au lieu de rentrer en elle-même, cette femme, qui haïssait mortellement son mari, se plaignit à Gombert des reproches et des menaces qu'elle essuyait chaque jour. Alors s'excitant mutuellement, les deux amans conçurent l'horrible projet de donner la mort à Jongkerick.

Ils firent plusieurs tentatives pour l'exécution de leur infernal dessein. Gombert se chargea d'abord de gagner à prix d'argent quelqu'un qui voulût exécuter ce crime; mais n'ayant pu y réussir, il prit la résolution de commettre lui-même cet attentat.

Après avoir passé la soirée du 25 au 26 mai 1777, avec Jongkerick, dans une auberge où ils avaient soupé ensemble, Gombert sortit le premier, et vint se mettre en embuscade dans une grange, où il avait préparé un fléau, instrument du crime qu'il méditait. Jongkerick, dans une parfaite sécurité, revenait tranquillement chez lui. Comme il entrait dans sa cour, Gombert sort de sa cachette, s'élance sur lui, l'accable de coups de fléau, et le laisse pour mort sur la place. Cependant l'homme assassiné recueillit assez de force 81 pour se relever et rentrer chez lui. Il se coucha, sans rien dire à sa femme de ce qui venait de lui arriver, et se contenta de se plaindre d'un violent mal de tête.

Le lendemain, Gombert se rendit de bonne heure chez la Roucou, croyant apprendre, en entrant dans la maison, que Jongkerick était mort; mais il fut étrangement étonné quand il vit qu'il n'en était rien. Il parut constant que ce monstre résolut, dans le moment même, de concert avec son infâme complice, d'arracher la vie à la malheureuse victime échappée aux coups de la veille; et la rumeur publique accusa la femme de s'être chargée de l'exécution du forfait, de s'être approchée du lit de son mari, et de l'avoir étouffé.

Quelques heures après, sortant de sa maison avec des cris et des sanglots, elle annonça à ses voisins la mort de son mari. On crut d'abord sa douleur sincère; mais une mort aussi précipitée fit naître des soupçons qui éveillèrent l'attention de la justice locale. Le ministère public rendit plainte et fit informer; mais n'ayant acquis aucune preuve, la procédure fut suspendue.

Sur ces entrefaites, la veuve Jongkerick, 82 fatiguée d'entendre les reproches indirects qu'on lui adressait au sujet de la mort de son mari, vendit tout son bien, sous prétexte qu'elle voulait se retirer dans un couvent; elle ne conserva qu'un chariot et un chien noir, avec lequel elle partit d'Hazebrouck. Gombert disparut quelques jours après, et rejoignit sa complice à Anvers. Puis ils se fixèrent dans un bourg hollandais situé aux environs de cette ville. Mais leur fuite simultanée ouvrit les yeux aux magistrats de Cassel: le procureur d'office de ce siége fit des perquisitions, et s'informa si l'on n'avait point vu un chariot suivi d'un chien noir, conduit par une femme. Le chien noir, qui était très-grand, avait été remarqué, et les renseignemens que l'on obtint parvinrent à faire découvrir la retraite des coupables.

On obtint des juges du lieu la permission de les arrêter et de les conduire dans les prisons de Cassel, où on leur fit leur procès. Les informations ne les ayant chargés que faiblement, les juges de Cassel, par sentence du 3 octobre 1778, n'ordonnèrent qu'un plus ample informé d'un an, pendant lequel les accusés resteraient en prison.

83 Le procureur d'office du siége ayant interjeté appel a minima de cette sentence, le parlement de Douai, par arrêt du 16 novembre 1778, condamna Gombert à la question ordinaire et extraordinaire, et ordonna qu'il serait sursis au jugement de la Roucou jusqu'après l'exécution de cet arrêt. Gombert ayant avoué son crime à la torture, un second arrêt condamna la Roucou à la question ordinaire et extraordinaire; mais cette femme, résistant aux tourmens de la question, persista à nier sa complicité avec Gombert.

Par arrêt du 19 novembre 1778, Gombert fut condamné à être rompu vif, et la Roucou, faute de preuves suffisantes, à être renfermée à perpétuité dans une maison de force.


84

SEVREUSE
EMPOISONNEUSE D'ENFANS.

Ce n'est qu'en frémissant d'horreur que nous pourrons retracer les forfaits de ce monstre à visage de femme, qui mettait à mort la plupart des enfans qui lui étaient confiés, et les enterrait elle-même dans le repaire qu'elle habitait. Elle en fit périr ainsi plus de trente dans une seule année.

Renée Richard, née dans la paroisse de Chelun, en Bretagne, près de la petite ville de la Guerche, diocèse de Rennes, avait épousé Julien Suhard, tisserand à Laval. Devenue veuve, elle se chargea d'amener à Paris les enfans dont on voulait cacher la naissance, et qu'il fallait conduire aux Enfans-Trouvés. Il paraît que pendant quelque temps elle s'acquitta assez exactement des fonctions qu'on lui confiait. Lorsqu'elle pouvait réunir plusieurs enfans pour les conduire dans un seul 85 voyage, le salaire qu'elle recevait pour chacun d'eux lui rapportait un profit suffisant pour subvenir à ses besoins.

A cette ressource elle en ajouta une autre plus impure encore. Les filles des cantons voisins, à vingt lieues à la ronde, allaient chez la femme Suhard déposer le fruit de leurs faiblesses; elles y restaient pour se rétablir, et lui laissaient leurs enfans pour les conduire à Paris, à l'hospice des Enfans-Trouvés. Quelquefois on voyait chez elle plusieurs filles à la fois y passer les derniers mois de leur grossesse, et n'en sortir qu'après leur parfait rétablissement; ce qui multipliait les bénéfices de la Suhard.

Cette femme demeurait avec le nommé Ambroise Portier, tisserand, qui, ayant peu d'occupation de son état, travaillait à casser des pierres sur les grands chemins, et remplissait les fonctions de fifre à l'Hôtel-de-Ville de Laval. Il remettait à la femme Suhard tout ce qu'il gagnait; tous deux vivaient en commun, et s'enivraient souvent ensemble. Portier avait été condamné par contumace au fouet, à la marque et aux galères perpétuelles, comme complice d'un homicide; et ayant été, par ce jugement, 86 exécuté en effigie, le 9 septembre 1768, cet homme était mort civilement. Cela ne l'empêcha pas de revenir à Laval quelques années après, et personne ne songea à l'inquiéter. On croyait même généralement qu'au lieu d'avoir été complice d'un homicide, il avait fait tous ses efforts pour l'empêcher.

Le 18 juillet 1778, le procureur fiscal de Laval représenta au juge ordinaire de police de cette ville que la nommée Suhard s'était évadée, et avait laissé dans sa maison trois enfans qui lui avaient été confiés pour être amenés à Paris; que ces enfans se trouvant sans secours, il était nécessaire de prendre des éclaircissemens sur leur sort, et des mesures à l'effet de pourvoir à leurs besoins. En conséquence, il requit le transport du juge chez cette femme pour dresser un procès-verbal de l'état des choses; ce qui fut exécuté le même jour.

Le propriétaire de la maison qu'habitait la Suhard déclara qu'ayant été informé qu'elle avait vendu ses meubles, pris la fuite et abandonné trois enfans qui étaient chez elle, il avait cru devoir faire donner des soins à ces innocentes créatures. Le fermier du comté de Laval 87 se chargea de ces petites victimes, sauf son recours contre qui il appartiendrait pour le remboursement des dépenses que lui occasionerait cette charge, et le salaire des peines et soins qu'elle lui imposerait. Un de ces trois enfans mourut peu de temps après, et fut inhumé dans le cimetière.

La Suhard, en fuyant, n'avait pas fermé la porte de sa maison. Le juge y entra, et fit l'inventaire de quelques vieux meubles sans valeur.

Le lendemain, le procureur fiscal rendit plainte contre cette femme, à l'occasion du crime qu'elle avait commis en abandonnant les enfans qu'on lui avait confiés, et obtint l'autorisation de faire informer contre elle.

La Suhard, outre le lieu qu'elle habitait, avait loué un cellier, dans lequel on arrivait par une petite allée. La nuit de l'évasion de cette femme, deux voisins furent attirés dans cette allée par le mouvement qu'ils y entendirent. Ils y trouvèrent deux femmes, dont une portait un paquet assez gros. On leur demanda ce qu'elles enlevaient ainsi. «Ce ne sont point, dirent-elles, des effets qui appartiennent 88 à la Suhard.» L'odeur infecte qu'exhalait ce paquet fit soupçonner que ce pouvaient être des enfans morts depuis long-temps. «Cela ne vous regarde point, dirent ces deux femmes. M. Le Chauve, vicaire de la paroisse, nous a chargées de l'enlever, et de le lui porter.—Vous ne l'emporterez pas, leur répondit-on, que M. Le Chauve n'en soit averti.»

Dans le fait, les deux femmes en question avaient été, la veille, déclarer au sieur Le Chauve qu'il était mort deux enfans chez la Suhard, et lui demandèrent s'il voulait les enterrer. Il avait répondu qu'on pouvait les porter chez le fossoyeur, suivant l'usage, et qu'il les enterrerait, pourvu qu'on lui représentât leurs extraits de baptême. Une heure après, il entendit dire, dans la rue, qu'on avait trouvé chez la Suhard un paquet d'enfans morts dont les membres tombaient en lambeaux. Craignant qu'on ne l'induisît à inhumer des enfans morts depuis long-temps, et d'après de faux extraits baptistaires, il déclara qu'il ne les enterrerait qu'après en avoir informé la justice. Mais un particulier alla, la 89 même nuit, dans le cimetière, y fit une fosse dans laquelle il enfouit le paquet tel qu'il était.

Les noms des deux femmes dont il vient d'être parlé ayant été connus par les informations, elles furent toutes deux décrétées de prise de corps, et constituées prisonnières. On les interrogea; elles déclarèrent se nommer, l'une Renée Tellier, veuve d'Étienne Bourdet; et l'autre, qui était sa fille, Renée Bourdet, femme de Pierre Beaudouin. Elles dirent que la veille de la fuite de la Suhard, les neveux et nièces de cette misérable se rendirent chez la veuve Bourdet, et lui apprirent qu'il y avait deux enfans morts chez leur tante, et qu'ils la priaient de les porter chez le sieur Le Chauve, qui, dirent-elles, en était prévenu, et avait promis de les enterrer. Sur cette invitation, elles allèrent trouver la Suhard, qui n'était pas encore partie. Cette femme nia d'abord qu'elle eût des enfans chez elle. Enfin, après bien des instances, elle ouvrit un petit cabinet dans lequel étaient deux cadavres ensevelis qui paraissaient, à la taille, avoir environ un an, et qui furent mis dans une serpillière. «En avez-vous encore d'autres? 90 lui dirent ces deux femmes; donnez-les nous, et nous les remettrons à M. Le Chauve, qui les inhumera en même temps.—Eh bien! puisqu'il faut tout vous dire, reprit la Suhard, venez dans le cellier, je vous donnerai le reste.» Cette malheureuse prit alors, avec un bâton, un paquet couvert de différentes enveloppes, qui exhalait une odeur fétide. Ce paquet fut mis dans la même serpillière; elles emportaient le tout quand elles furent rencontrées, et ce paquet fut mis en terre, comme on l'a dit plus haut.

On leva les scellés qui avaient été apposés sur une armoire de la Suhard, et l'on y trouva neuf extraits baptistaires, tous d'enfans illégitimes, nés, l'un en 1776, un autre en 1777, et tout le reste en 1778; mais rien ne put indiquer ce qu'étaient devenus ces enfans. Enfin on entra dans le fameux cellier. Les découvertes que l'on y fit révoltent la nature et l'humanité. En y entrant, on respirait une odeur infecte et cadavéreuse. La terre, fouillée à quatre ou cinq pouces de profondeur, laissa voir des membres d'enfans épars çà et là; de sorte qu'il y a lieu de croire que ce monstre déchirait les malheureuses victimes qu'elle 91 faisait mourir, afin de pouvoir cacher plus aisément les traces de ses crimes. Il y avait des membres et des os d'enfans nouvellement nés; il y en avait d'enfans qui paraissaient avoir vécu jusqu'à l'âge de quatre ans. Le médecin et le chirurgien firent observer au juge que, pour prévenir les accidens funestes qui pourraient résulter des exhalaisons de ces cadavres, il était nécessaire de les transporter, ainsi que la terre qui les avoisinait, dans un cimetière; ce qui fut exécuté sur-le-champ. Le médecin et le chirurgien, d'après l'examen des os qu'ils avaient découverts, conclurent que les corps auxquels ces restes avaient appartenu étaient au nombre de six.

Sur ces indices épouvantables, le juge ordonna au propriétaire de la maison de faire fouiller le cellier avec plus d'exactitude et de profondeur. Ces nouvelles recherches firent encore découvrir les restes de six autres petits cadavres, qui furent pareillement transférés dans le cimetière. Tous ces crimes avaient été commis dans la maison que la Suhard avait habitée avant sa disparition, et pourtant elle y avait demeuré moins d'un an. Les perquisitions et les informations faites dans 92 les lieux habités par elle précédemment vinrent encore fournir de nouvelles preuves.

Le procureur-fiscal, persuadé que les crimes dont la Suhard était atteinte n'avaient pu être commis sans qu'elle eût été aidée par quelqu'un, rendit plainte dès le lendemain, tant contre elle que contre ses complices, de tous les faits qui venaient d'être découverts. Portier fut nommément décrété de prise de corps, comme véhémentement suspect de complicité avec l'accusée, chez laquelle il demeurait.

Ils étaient en fuite tous les deux. Mais enfin la maréchaussée, après bien des recherches, les atteignit au bourg de Chelun, lieu de la naissance de la Suhard: ils étaient réfugiés chez un particulier qui, sous prétexte qu'il était onze heures du soir, refusa d'ouvrir sa porte. On la força: la Suhard fut trouvée dans une chambre, couchée sur un peu de paille.

Portier, averti, par le bruit de ce qui se passait, et n'ayant osé se hasarder à sortir de la maison, dont la porte était gardée par deux cavaliers, s'était réfugié dans les latrines de la maison, et était descendu dans le tuyau 93 assez avant pour n'être pas aperçu. Mais les cavaliers ayant regardé par la lunette, l'aperçurent, et furent obligés, pour le tirer par force, de frayer un passage par en bas avec des outils. L'un et l'autre furent conduits dans les prisons de Laval.

Suivant le rapport de plusieurs témoins, la Suhard avait dans ses démarches un air mystérieux et caché, qui donnait à tout le voisinage beaucoup de soupçons sur son compte. Ce qui les augmentait encore, c'est que, quoi qu'elle eût toujours six à sept enfans chez elle, on s'apercevait qu'elle faisait fort peu de provisions pour les nourrir. De tous ceux qu'on y voyait entrer on n'en voyait sortir aucun, soit pour aller à Paris, soit pour être enterré. Lorsqu'on lui en apportait ou qu'il en naissait chez elle, on les entendait d'abord pleurer comme pleurent les enfans de cet âge; mais au bout de quelques jours leur voix s'éteignait, et à peine si on pouvait la distinguer. Pour faire croire cependant qu'elle allait à Paris, et qu'elle y portait les enfans qu'on lui avait confiés, elle s'enfermait pendant quinze jours dans son cellier, où on lui portait à manger; et le soir, 94 quand elle croyait tout le monde retiré, elle rentrait chez elle, et se couchait dans son lit. Ces démarches singulières donnaient sans doute copieuse matière à réflexions; mais on n'osait pas d'abord les hasarder.

Cependant la mauvaise odeur qu'exhalait le cellier aurait pu mettre sur la trace des preuves; mais on attribuait ces exhalaisons à des tanneries situées dans le voisinage. Jusque là on n'avait que des présomptions; voici des faits plus circonstanciés. Deux filles étaient chez la Suhard pour y faire leurs couches. Elles sortirent un jour ensemble pour quelques affaires, et furent absentes deux heures environ. En sortant, elles avaient laissé plusieurs enfans vivans à la maison: à leur retour elles en trouvèrent deux de moins; et quand elles demandèrent ce qu'ils étaient devenus, on leur répondit que ceux qui les avaient apportés étaient venus les retirer pendant leur absence.

Il fut prouvé par d'autres dépositions que, pour empêcher les enfans de pleurer, la Suhard leur donnait dans leur bouillie une infusion de pavot. Une autre fille déclara que pendant trois mois environ qu'elle avait passés 95 chez la Suhard pour y faire ses couches, elle y avait vu entrer plus de trente enfans qui étaient tous morts dans ses mains.

Elle ne se bornait pas à faire périr les enfans; sa férocité s'étendait sur toutes les personnes dont la perte pouvait lui procurer quelque gain. Un curé des environs de sa demeure lui avait confié une fille âgée de dix-neuf ans, sujette à l'épilepsie, pour la conduire à Paris. On lui avait donné une somme suffisante, tant pour nourrir la malade jusqu'au moment de son départ et pendant la route, que pour la dédommager de ses peines. La Suhard la maltraita tant qu'elle l'eut chez elle; elle lui fournissait à peine la nourriture qui lui était nécessaire. Enfin, lorsqu'elle se mit en route avec elle pour venir à Paris, elle l'abandonna auprès d'Alençon sans lui laisser le plus léger secours. Par suite de cet abandon, cette fille, forcée de mendier, fut arrêtée par la maréchaussée, et conduite au dépôt de Rennes.

La Suhard avoua la plupart des faits que l'on vient de lire. Appliquée à la question, qui fut portée jusqu'à huit coins, elle soutint toujours fermement, comme dans tous ses 96 interrogatoires, qu'elle n'avait eu aucun complice des crimes dont elle était coupable. Cette misérable fut condamnée, par arrêt du 29 avril 1779, à être brûlée vive et ses cendres jetées au vent; ce qui fut exécuté le 22 mai suivant.


97

JEANNE-MARIE-THÉRÈSE JUDACIER,
PARRICIDE.

La débauche porte souvent les fruits les plus funestes. Ainsi que nous avons eu lieu de le faire remarquer plus d'une fois, elle sert fréquemment de premier échelon pour descendre aux crimes les plus dénaturés, et l'entraînement de la descente n'est que trop rapide.

Jeanne-Marie-Thérèse Judacier était brodeuse de son état. Elle habitait la ville de Lyon avec son père, sa mère et sa sœur aînée. Son goût pour les plaisirs dérangea sa conduite; elle devint paresseuse, et se vit réduite aux expédiens pour satisfaire ses besoins dépravés. Cette situation lui inspira le désir de recueillir promptement et sans partage la succession de ses père et mère, et elle conçut l'horrible dessein de les empoisonner ainsi que sa sœur aînée.

98 En conséquence, elle fait choix du poison le plus actif, et se présente chez plusieurs épiciers, demandant de l'arsenic. On refuse de lui en vendre. Ces refus auraient dû la faire rentrer en elle-même, s'il fût resté au fond de son cœur quelque peu de cette sensibilité qui met l'homme au-dessus de la brute. Mais rien ne fut capable de l'arrêter. Après s'être adressée vainement à plusieurs marchands, ses recherches la conduisirent chez les sieurs Buisson et Bellet, qui, dans les premiers jours d'octobre 1779, lui vendirent pour deux sous d'arsenic, qu'elle leur avait demandé, sous prétexte de détruire les rats, qui, disait-elle, mangeaient le linge que sa mère, blanchisseuse de son métier, était obligée d'avoir chez elle.

Sa mère trouva ce paquet et lui demanda ce que c'était que cette poudre empaquetée avec tant de soin. Jeanne répondit que c'était de l'alun pour nettoyer ses boucles. La mère Judacier trouva mauvais que sa fille fût si recherchée dans ses ajustemens, et qu'elle se mît en dépense pour une pareille frivolité; et dans sa mauvaise humeur, elle jeta le poison.

99 Ce nouvel obstacle et la remontrance que Jeanne essuya à cette occasion ne firent qu'irriter cette fille atroce. Le 9 du même mois, elle retourna chez les mêmes marchands, qui, pour le même prix, lui livrèrent une seconde dose d'arsenic. Elle prit ses précautions pour qu'on ne lui enlevât pas ce nouveau paquet.

L'occasion d'en faire l'usage auquel elle le destinait se présenta peu de jours après. Sa mère lui commanda de préparer une soupe aux choux. Jeanne, épiant le moment propice à son infernal dessein, obéit avec joie. Puis, quand la soupe fut préparée, elle engagea sa sœur aînée à la servir, voulant par cette précaution éloigner d'elle les soupçons d'empoisonnement que son crime allait faire naître avec raison. Elle s'imagina que sa sœur ayant vu préparer la soupe, et ne s'étant point aperçue qu'on y eût rien mis d'étranger aux ingrédiens qui devaient la composer, pourrait affirmer que les symptômes qui ne pouvaient manquer de se manifester avaient une autre cause que le poison; ou du moins que, s'il y avait du poison, le hasard seul l'avait sans doute introduit soit dans les choux, soit dans un des assaisonnemens.

100 Jeanne prit encore une autre précaution; ce fut de se tenir éloignée de la table, sous prétexte de vaquer à divers soins du ménage. Le père n'était pas à la maison, et l'on ignorait l'heure à laquelle il devait rentrer. Il était sorti pour les affaires de la famille; il était juste qu'à son retour il trouvât sa soupe préparée. Jeanne, sa fille, eut l'attention de lui en conserver dans un pot. Trois personnes se mirent à table, la femme Judacier et sa fille aînée, avec la femme Perichon. A peine chacune d'elles eut-elle mangé sa portion, que les premiers effets du poison commencèrent à se manifester par des symptômes effrayans. La femme Judacier succomba le jour même, malgré les secours qu'on lui administra. Les soins furent moins infructueux à l'égard des deux autres, qui étaient plus jeunes et plus vigoureuses; mais elles en furent long-temps et dangereusement malades, et leur santé en fut altérée pour leur vie.

Les circonstances qui avaient précédé cet accident ne laissèrent pas lieu de douter de quelle main partait le crime. Jeanne fut arrêtée sur-le-champ. Son procès lui fut fait; et par sentence de la sénéchaussée de Lyon, 101 du 30 novembre 1779, elle fut déclarée atteinte et convaincue des faits qui viennent d'être exposés, et condamnée à faire amende honorable en chemise, nu-tête, la corde au cou, tenant en ses mains une torche de cire ardente du poids de deux livres, au-devant de la principale porte de l'église primatiale de Lyon, où elle serait conduite par l'exécuteur de la haute-justice, ayant écriteau devant et derrière portant ces mots: Empoisonneuse parricide. Elle devait avoir ensuite le poing coupé par le bourreau, et être menée sur la place des Terreaux pour y être brûlée vive et ses cendres jetées au vent.

Par arrêt du 12 février 1780, cette sentence fut confirmée, et l'exécution en fut renvoyée devant le lieutenant-criminel de Lyon.

Quant à l'infraction commise par les sieurs Buisson et Bellet aux règlemens et arrêts concernant la vente des poisons, elle fut punie par une amende, avec injonction d'être plus circonspects à l'avenir.


102

FEMME INJUSTEMENT ACCUSÉE
DE L'ASSASSINAT DE SON MARI.

Lors des justices seigneuriales, il n'arrivait que trop souvent que la prévention et l'ignorance présidaient à l'instruction des affaires criminelles. La prévention y faisait prendre aux juges pour moyens de conviction de légères apparences, des indices équivoques. Acharnés à la recherche du crime qu'ils croyaient exister, ils multipliaient leurs soins pour le réaliser en quelque sorte, s'il n'existait pas; ils cumulaient information sur information, si bien qu'à la fin le hasard, la fermentation des propos indiscrets et des rumeurs populaires, ou la haine de quelque ennemi, amenaient des témoins qui déposaient de ce qu'ils n'avaient ni vu ni entendu, et amassaient les soupçons sur la tête de l'innocence attaquée.

Maizières, aubergiste à Rosnay en Champagne, 103 vivait avec sa femme dans la plus grande intimité, dans l'union la plus parfaite. Il était très-lié avec le nommé Savetier, et la qualité d'aubergiste leur donnait de fréquentes occasions de se voir. Quand Savetier n'en profitait pas, il y était invité par Maizières. Le public, qui ne s'attache qu'aux apparences, et même à leur donner des couleurs fausses et malignes, avait imaginé que cette liaison n'était qu'un voile pour cacher un commerce illicite entre Savetier et la femme de Maizières.

Le matin 8 février 1777, Maizières partit pour aller à Précey acheter du vin et ensuite à Chaudrey pour d'autres affaires. Son chemin était de passer par la garenne de Rosnay, qui est très-dangereuse par la difficulté des chemins, par les mauvaises rencontres que l'on peut y faire et les assassinats qui y ont été commis à plusieurs époques. Il y avait dans cette garenne un chemin pour les voitures et un simple sentier que prenaient quelquefois les gens de pied, pour abréger le chemin et arriver plus tôt à la grande route de Brienne et au pont de Rosnay. Ce sentier traversait une montagne fort escarpée, au pied de laquelle 104 passe la rivière de Rosnay; dans certains endroits la pente est aussi raide que le toit d'une maison, et d'une hauteur considérable.

Pendant les premiers jours, la femme de Maizières n'éprouva aucune inquiétude de son absence; il faisait quelquefois des voyages de huit jours; et comme c'était le temps du carnaval, elle présumait qu'il pouvait être à se divertir chez des parens ou des amis. Mais au bout de ce temps, ne le voyant pas revenir, elle fut en proie aux plus vives alarmes, et fit toutes les démarches et recherches possibles pour découvrir où il pouvait être.

Le 24 mars 1777, elle apprit que le cadavre de son mari avait été trouvé dans la rivière de Rosnay, dans cet endroit de la garenne où se trouve le sentier rapide dont on vient de parler, pratiqué dans la pente droite de la colline, et où le bord de la rivière est d'une hauteur considérable; en sorte que Maizières, marchant dans l'obscurité, avait pu être entraîné par la pente de la colline, et précipité dans la rivière sur des pierres et des troncs d'arbres, qui avaient pu lui faire les blessures et les contusions trouvées sur son cadavre.

105 C'était le genre de mort que présentaient naturellement les circonstances des lieux. Mais les officiers de justice de Rosnay, à la vue des blessures et contusions, jugèrent à propos d'informer d'assassinat. On publia des monitoires; des femmes déposèrent sur des ouï-dire. La déposition d'une fille sourde, imbécile et mendiante, fut la seule qui semblait indiquer la veuve Maizières et Savetier comme les auteurs de l'assassinat. On n'en lança pas moins contre eux des décrets de prise de corps.

Le juge de Rosnay, sur une seule déposition, renvoya les accusés, à la suite de l'instruction, devant le juge d'Aulnay. Renvoyer ainsi l'instruction du procès devant le juge d'Aulnay, c'était livrer les accusés à toute la fureur du préjugé qui les avait réputés coupables avant toute espèce d'instruction.

Les ennemis des accusés (qui pourrait se flatter de n'en pas avoir?) furent informés que le nommé Drouard, homme errant, qui se donnait pour magicien, répétait de cabaret en cabaret que l'on n'avait fait assigner encore que des témoins qui n'avaient rien vu ni entendu concernant le prétendu assassinat 106 de Maizières, et que lui avait tout vu et tout entendu, puisqu'il était couché dans un cabinet à côté de la chambre où Maizières avait été assassiné.

D'après ces dires, Drouard fut assigné. Ne pouvant soutenir qu'il avait couché chez Maizières, attendu que l'auberge avait été ce jour-là occupée par des voyageurs dont le témoignage existait, il s'avisa de dire qu'il était entré par le jardin, s'était approché de la croisée; et cependant ce jardin était entouré de haies fort épaisses, et la croisée fermée par un volet. Suivant lui, les jambes lui manquèrent lorsqu'il vit assassiner Maizières. Il déposa que Savetier avait le premier frappé son ami, et que la femme de celui-ci prenant de sang-froid l'instrument des mains de Savetier, en porta à son mari un second coup plus fort que le premier; que cette femme passa ensuite dans une autre chambre pour y prendre du linge, une terrine et un couteau, etc.

Le plan figuré du local de Maizières démontrait la fausseté de cette déposition. Les accusés le firent observer; mais ils ne furent pas écoutés.

On avait fait aussi courir le bruit que le 107 cadavre de Maizières avait d'abord été transporté de la grange sous un toit à pourceaux, et que c'était par cette raison qu'il avait la bouche pleine de fumier et de terreau. Cette version ne s'accordait pas avec celle d'un cadavre renfermé dans un sac, ou exposé, la bouche ouverte, au courant de l'eau d'une rivière.

Ce fut sur ces bruits, sur les dépositions d'une fille imbécile et d'un homme sans aveu, que le juge d'Aulnay rendit une sentence, le 16 octobre 1777, qui condamnait les accusés à un plus ample informé de trois mois.

Les accusés appelèrent au parlement de Paris de cette sentence, de toute la procédure faite contre eux, et aussi de la plainte en adultère, et se rendirent dans les prisons de la conciergerie. Drouard et Marie Virly, témoins, furent décrétés et amenés prisonniers; mais Drouard mourut avant le jugement, à la fin de 1779. Les accusés demandèrent leur décharge présente et entière, leur liberté, qui en était la conséquence, et la réparation de leur honneur. On procéda à une nouvelle information, composée de cinq témoins. Tout l'échafaudage d'accusations ramassé par la calomnie tomba bientôt faute de preuves, en 108 présence des nouveaux juges. Il fut démontré que Maizières était mort de sa chute dans la rivière, et non sous les coups de meurtriers. Il n'y avait pas crime dans la mort de Maizières; il ne pouvait donc y avoir des criminels.

Le parlement rendit un arrêt, le 8 janvier 1780, qui mettait au néant la sentence de la prevôté d'Aulnay, et déchargeait les accusés des plaintes et accusations intentées contre eux.

Ce récit est encore un exemple des malheurs que peuvent causer les présomptions en matière criminelle. Le magistrat ne saurait trop se défier des caquets et des rapports presque toujours passionnés du vulgaire ignorant, qui se plaît à multiplier les crimes et les criminels.


109

DOCTEUR EN MÉDECINE
PENDU POUR VOL.

Bors, originaire du Rouergue, devait le jour à un pauvre serrurier de village. Étant encore enfant, il inspira de l'affection au curé de la paroisse, qui se fit un plaisir de lui enseigner à lire, à écrire, et les premiers élémens de la langue latine; mais ce pasteur bienfaisant ayant trouvé le tronc de ses pauvres enfoncé et la probité de son élève en défaut, le congédia.

Le jeune Bors avait reçu de la nature une figure agréable, une intelligence peu commune. Il plut à une dame qui, en haine de ses collatéraux, accueillit cet enfant avec la plus grande bonté, se chargea de son éducation, et l'envoya au collége de Rodez pour y faire ses études. Il y passa quelques années, pendant lesquelles sa protectrice subvenait à tous ses besoins. Cependant ses camarades 110 se plaignaient souvent de la perte de leur bourse; chaque jour ils s'apercevaient qu'il leur manquait quelque chose. Plus d'une fois Bors fut convaincu d'être l'auteur de ces larcins; pourtant on ne le chassa pas du collége, parce qu'il promettait, chaque fois qu'il était découvert, de venir à résipiscence, et que d'ailleurs sa pension était très-bien payée.

Quand il eut achevé sa rhétorique, il revint auprès de sa bienfaitrice, qui le combla d'éloges pour les progrès extraordinaires qu'il avait faits dans ses études. Mais son inclination pour le vol, qu'une trop coupable indulgence n'avait fait que fortifier, ne tarda pas à le faire bannir de cette maison, qui aurait pu devenir son héritage. Il voulut s'adjuger une somme qu'un fermier venait d'apporter. Il fut chassé, et courut cacher sa honte et ses remords à Carcassonne, où il entra chez un négociant en qualité d'instituteur de ses enfans. Quelque nouvelle escroquerie le força de chercher à Bordeaux un asile contre les ministres de la justice. On ignore quelle fut la conduite de Bors dans cette ville; on assure cependant que, souvent inscrit sur les registres de la police pour des escroqueries, 111 il avait, au bout de quelque temps, trouvé à propos de se dérober aux poursuites du magistrat. Après avoir quitté Bordeaux, la ville de Toulouse fut le nouveau théâtre qu'il choisit. Ayant trouvé accès dans la maison d'un agent de change très-estimé et très-riche, il fut chargé de l'éducation de ses fils. Mais il s'occupait plus du soin de s'enrichir que de celui d'instruire ses élèves; il ne laissait échapper aucune occasion de puiser dans le coffre-fort de son patron. Ce manége dura deux ans sans que l'on pût s'en apercevoir, la multiplicité des affaires de cet agent de change empêchant de découvrir les nombreux emprunts que Bors faisait clandestinement à sa caisse.

Celui-ci, devenu, de cette manière, possesseur de sommes assez considérables, et se trouvant à l'abri du besoin, songea à quitter l'habit ecclésiastique, qu'il n'avait pris que pour mieux voiler sa conduite; et pour se donner plus de consistance dans le monde, il se décida à se faire recevoir docteur en médecine. En quittant la famille de l'agent de change qu'il avait si souvent volé, il fut assez adroit pour ne laisser que des regrets dans 112 cette maison, où il aurait dû être en horreur.

Le hasard l'avait mis en relation avec un professeur en médecine, et il avait acquis tant d'empire sur l'esprit de cet homme, que celui-ci voulait lui faire épouser une de ses parentes. Ce médecin était un des amis de l'agent de change. Ce dernier s'étant aperçu du vol qu'on lui avait fait, n'eût jamais soupçonné le jeune docteur, sans les nouveaux larcins que Bors commit à l'aide de sa nouvelle profession. A ces indices il s'en joignit encore d'autres. Bors conclut de nombreuses acquisitions, fit construire des bâtimens considérables, et afficha dans son ameublement un luxe impudent.

L'agent de change, volé si souvent, avait enfin remarqué que l'on avait profité de son absence pour puiser dans sa caisse, et que le frère du médecin, son ami, qui était dans la finance, venait d'éprouver un pareil sort, pendant un court séjour qu'il avait fait à la campagne. Il imagina que le voleur reviendrait s'il partait pour un nouveau voyage. Il fit part de son projet à celui qui avait été volé comme lui. Ce dernier ayant goûté son avis, il annonça aux personnes de sa société habituelle 113 qu'il se disposait à partir le lendemain pour ses métairies, et il partit en effet, après avoir eu le soin de faire cacher dans son appartement son fils, le frère du médecin, et quelques amis et domestiques. Le jour suivant, le 1er novembre 1779, sur les six heures du soir, pendant un incendie qui consumait plusieurs maisons dans le voisinage, Bors, revêtu d'une mauvaise redingote, fut saisi dans l'intérieur de l'appartement de l'agent de change, où il s'était introduit à la faveur de doubles clefs qu'on trouva sur lui. Accusé d'être l'auteur des vols qui avaient été faits depuis peu, il en fit l'aveu, demanda la vie, et offrit de faire à cette condition tout ce qu'on exigerait de lui.

Interrogé sur l'argent qu'il pouvait avoir en sa possession, il indiqua quelques sacs dans sa maison neuve, rue Saint-Rome, et vingt-huit mille livres qu'il avait cachées dans sa maison près les Jacobins. On trouva aux endroits désignés les sommes déclarées par Bors; et l'on fit signer à celui-ci, devant un notaire, un contrat par lequel il vendait tous ses biens meubles et immeubles à l'agent de change, moyennant un prix qu'il déclarait 114 avoir reçu. Quand l'officier public se fut retiré, le docteur fripon fut dépouillé de sa bourse et de ses bijoux; on ne lui laissa que quelques louis, un peu de linge et la liberté, avec menace de le livrer au bras vengeur de la justice, s'il ne changeait de résidence.

Docile à ces injonctions, Bors se mit en route pour Bordeaux. Mais, à deux lieues de Toulouse, il s'arrêta dans une auberge, ne voulut pas souper, et demanda une chambre où il se retira. Comme cette chambre était au-dessus de la cuisine de l'hôte, des gouttes de sang, filtrant à travers le plancher mal joint, frappèrent les regards de l'aubergiste: il se hâta de monter chez le voyageur, et le trouva étendu sans sentiment et baigné dans son sang. Un chirurgien fut appelé, et Bors, par les soins qu'il en reçut, ne tarda pas à revenir à la vie. Ce malheureux, dans un accès de désespoir, s'était ouvert les quatre veines.

Lorsqu'il fut tout-à-fait rétabli, il continua sa route jusqu'à destination. Arrivé à Bordeaux, il s'engagea, en qualité de matelot-chirurgien, sur une frégate qui devait faire 115 voile prochainement pour l'Amérique septentrionale; mais, au moment de s'embarquer, il fut arrêté, à la requête du ministère public, et conduit à Toulouse, où son procès fut instruit. Il nia constamment les vols dont on l'accusait, soutint avec une impudence incroyable qu'il était innocent, et prit des lettres de rescision contre le contrat qu'il avait consenti au profit de l'agent de change.

Bors répondit avec la même effronterie à toutes les questions qui lui furent faites dans ses divers interrogatoires. Mais les preuves qui s'élevaient contre lui étaient accablantes. Il fut condamné à être pendu, par arrêt du parlement, de Toulouse de juillet 1780. La sentence fut exécutée le jour même. Bors étant sorti à midi et demi du palais, fit appeler deux porteurs pour se faire conduire à la prison de l'Hôtel-de-ville. En parcourant les rues placées sur son passage, il considérait d'un œil serein et fier le peuple qui s'y portait en foule. A son arrivée à l'Hôtel-de-ville, il paya les porteurs, et leur dit: «Je n'ai que trente sous sur moi, les voilà; j'espère sortir tantôt, venez me prendre, je vous récompenserai mieux.» Des jeunes 116 gens détenus en prison par ordonnance de police pour une légère dispute, l'invitèrent à dîner. S'étant mis à table, il mangea peu, se leva avant la fin du repas, et envoya chez le greffier de la geôle. Un instant après, il fut appelé et conduit, sans le savoir, à la chambre de la question, où son arrêt lui fut prononcé. Il ne proféra pas une seule parole: mais, saisi tout-à-coup par un violent désespoir, il s'élança contre le coin d'une cheminée, la tête la première, et s'y fit une ouverture auprès d'une des tempes. Son sang ayant ruisselé aussitôt, un chirurgien pansa la plaie. On se hâta d'exécuter l'arrêt, dans la crainte de n'en avoir pas le temps. Lorsqu'on le conduisit au lieu du supplice, son visage était altéré, ses yeux hagards, son front défiguré, et couvert du sang qu'il perdait en abondance. La comparaison du sort affreux que ce malheureux allait éprouver, avec celui dont il aurait dû jouir, s'il eût voulu respecter les lois de la probité, inspirait une véritable compassion pour lui.

Descendu de la charrette, il marcha d'un pas tranquille vers la potence; avant d'y monter, il répondit aux commissaires qui lui 117 avaient demandé s'il n'avait aucune déclaration à faire, qu'il n'en avait point; monté, il se tourna vers l'exécuteur, et le pria de terminer la tragédie le plus promptement possible: «Faites-moi le plaisir, lui dit-il, mon ami, de faire vite; il me tarde que ceci soit achevé.» Il se précipita ensuite lui-même..... Son cadavre fut accordé au collége de chirurgie, qui l'avait demandé; mais les restes du docteur pendu n'étaient plus le lendemain à l'amphithéâtre de Saint-Côme; la serrure de la porte avait été forcée; et le tronc, sans tête, fut trouvé, quelques jours après, dans le canal royal de Languedoc. On attribua cet enlèvement aux étudians en médecine.


118

MARIE GÉLIBERT,
ACCUSÉE D'AVOIR POIGNARDÉ SON MARI.

Une femme qui ose lever le poignard de l'assassin sur son mari est un monstre que la justice doit immoler à la nature et à l'humanité outragés. Mais plus un attentat pareil inspire d'horreur, plus on doit se montrer difficile sur les preuves d'un forfait aussi atroce.

De simples présomptions, de légers indices ne doivent point suffire; il faut des preuves évidentes.

Marie Gélibert, née dans la classe ouvrière, eut quatre enfans d'un premier mariage qui avait été aussi heureux que possible, au sein du travail et de la médiocrité. Restée veuve à l'âge d'environ quarante ans, et ses enfans étant encore fort jeunes, elle chercha un nouvel appui dans un second mariage, et crut faire son bonheur et celui de sa famille en accordant sa main à Eustache Allier.

119 Cette pauvre femme fut cruellement trompée dans son espérance. Cet Allier était d'un naturel féroce et pervers. D'abord soldat, et puis déserteur, il s'était rendu bientôt redoutable dans toute la contrée. Connu pour être capable de tout entreprendre et de tout oser, on le fuyait comme un homme extrêmement dangereux. Il était sans cesse en querelle, et cette conduite lui avait attiré un grand nombre d'ennemis.

Marie Gélibert eut beaucoup à souffrir des emportemens de cet homme violent. Il la maltraitait continuellement. Mais toujours patiente et portée à la douceur, Marie Gélibert se contentait de représenter à son mari, avec autant de ménagement qu'il était possible, l'injustice de ses procédés et de sa mauvaise conduite. Mais cette douceur ne pouvait désarmer l'humeur violente d'Allier. Il brisa tout ce qui se trouva sous ses mains, il excéda sa femme et ses enfans; et, après avoir enlevé tout ce qu'il pouvait transporter, il disparut de Montbasin.

Marie Gélibert crut avoir acquis le repos, la sûreté de sa vie et celle de ses enfans qu'elle nourrissait du travail de ses mains. Mais elle 120 n'était point arrivée au terme de ses maux. Allier l'avait quittée en lui jurant, avec les sermens les plus terribles, de lui arracher la vie ainsi qu'à trois de ses enfans.

Une nuit, Marie Gélibert dormait tranquillement au milieu de ses enfans, lorsqu'elle est éveillé par le bruit de sa fenêtre, que l'on s'efforce d'enfoncer; elle crie, les voisins accourent, Allier s'enfuit.

Cette première tentative est bientôt suivie d'une seconde. Le 11 octobre 1777, il se rend à Montbasin, va droit à la maison de Marie Gélibert, entre sans être aperçu, s'élance sur sa femme avec fureur, la saisit au cou, et fait des efforts pour l'étrangler. Aux cris de Marie Gélibert, son fils aîné, âgé de quatorze ans, monte à la chambre, voit sa mère succombant sous les coups de son beau-père. Il veut la secourir; Allier renverse sa femme presque mourante, se jette sur l'enfant, le serre entre ses bras afin de l'étouffer, et tombe avec lui. Les voisins accourent au bruit, arrachent l'enfant étendu sous Allier, et emmènent ce dernier.

Le lendemain, Marie Gélibert apprend avec étonnement que son mari est mort de plusieurs 121 blessures; qu'Étienne Allier, son frère, a rendu plainte en fait d'assassinat contre des personnes qu'il ne voulait pas nommer. Sûre de son innocence, elle ne pense pas que la procédure puisse être dirigée contre elle. Dans cette trompeuse sécurité, elle est enlevée par des cavaliers de la maréchaussée, qui la conduisent dans les prisons de Montpellier.

Marie Gélibert, interrogée, répond à toutes les questions avec cette naïveté et cette fermeté qui accompagnent presque toujours l'innocence. On la confronte avec les témoins. Tous jurent ne lui avoir pas vu donner des coups de couteau à Allier. Quelques-uns disent l'avoir vue sortir ensanglantée de sa maison, après l'action qui s'y était passée, mais ils ne s'accordent pas sur quelques détails. D'autres affirment que son mari, avant de mourir, l'a désignée comme l'auteur de son meurtre; mais ces derniers se contredisent mutuellement, et sont démentis par un seul témoignage digne de foi.

Néanmoins, après la consommation des procédures, et malgré cette absence totale de preuves, la malheureuse Gélibert fut condamnée, par le premier juge, à être pendue.

122 Sur l'appel de cette sentence, l'infortunée fut transférée dans les prisons de Toulouse; et après de nouvelles angoisses, de nouveaux tourmens, son innocence triompha devant le parlement de cette ville, qui, par arrêt du 4 septembre 1780, infirma la sentence du premier juge, et mit l'accusée hors de cour.


123

BOUCHER,
OU L'ASSASSIN DE SEIZE ANS.

Un jeune homme âgé de seize ans, nommé Boucher, après avoir été domestique, voulut apprendre le métier de perruquier, et se plaça, à cet effet, comme apprenti, dans une boutique située aux environs du Palais-Royal. Il paraît que Boucher avait le malheur d'être très-enclin au libertinage. Il entretenait, par conséquent, de fréquentes relations avec les filles publiques.

Le 13 novembre 1780, étant monté dans la chambre d'une de ces créatures qu'il avait rencontrée dans la rue Saint-Denis, cette fille exigea trois livres pour prix de sa complaisance. On pense que cette convention faite au pied de l'escalier fut remplie sans humeur, et que le jeune libertin se retira sans contestation.

124 Le lendemain au soir, Boucher passant encore dans la rue Saint-Denis, aperçut sa sirène de la veille; il l'aborda et parla quelque temps avec elle. Dans ce moment, une des compagnes de cette fille passe auprès d'eux; Boucher lui propose de monter chez elle; celle-ci accepte la proposition. Arrivé dans sa chambre, il offre à la fille la somme qu'il avait offerte la veille à sa camarade, à condition qu'elle quitterait ses vêtemens. Cette condition est acceptée à l'instant même.

Mais Boucher ayant vu cette fille accrocher une montre d'or à sa cheminée, conçut, à ce qu'il paraît, le projet de la lui dérober. Dès qu'il eut assouvi sa brutale passion, il se saisit d'un rasoir qu'il portait dans une des poches de sa culotte, et en porta plusieurs coups à cette fille, faisant tous ses efforts pour l'atteindre au cou; heureusement que celle-ci avait une cravate très-épaisse. Dès qu'elle se sentit blessée, elle se débattit, et parvint à arracher le rasoir des mains de son assassin; et, quoique déjà mutilée, elle eut encore assez de force pour ouvrir sa fenêtre et jeter le rasoir ensanglanté dans la rue, en criant à l'assassin.

125 Alors Boucher, furieux, hors de lui-même, prit son couteau et en porta plusieurs coups à la victime de sa barbarie et de sa cupidité. Mais ne pouvant parvenir à lui donner la mort, et entendant du bruit, il ouvrit la porte, se disposant à fuir, lorsqu'il fut arrêté par deux hommes qui étaient montés aux cris de la fille assassinée, et à la vue du rasoir tombé dans la rue. Le scélérat, en fuyant, avait encore à la main son couteau ensanglanté. Au tumulte qu'excita un pareil événement, la garde accourut, et trouva la fille baignée dans son sang et près d'expirer. On la conduisit aussitôt à l'Hôtel-Dieu, pour lui administrer les secours qu'exigeaient ses blessures.

Le corps du délit était constant, et les preuves de l'assassinat étaient évidentes. Cependant l'assassin eut l'audace de soutenir qu'il n'était pas coupable: il nia que le couteau lui appartînt, et qu'on l'eût rencontré son couteau à la main. Il ajoutait que c'était la fille qui avait voulu se tuer elle-même, et que le rasoir trouvé dans la rue était sous le chevet de son lit. On le confronta avec la fille à l'Hôtel-Dieu, et il persista à lui soutenir qu'elle-même s'était mutilée.

126 Mais le rasoir ayant été reconnu pour appartenir à Boucher, et les deux personnes qui l'avaient arrêté dans l'escalier lui ayant été confrontées, Boucher fut convaincu de l'assassinat dont il était accusé.

Aussi, par sentence rendue le 22 novembre, c'est-à-dire huit jours après son crime, Boucher fut condamné au supplice des assassins.

Sur son appel, le parlement le condamna à être rompu vif en place de Grève, et à expirer sur la roue, par arrêt du premier décembre 1780, et le même jour Boucher fut exécuté.

Tous les pères de famille, en apprenant le supplice de ce jeune scélérat, doivent trembler en pensant aux suites effrayantes de la débauche. Être capable de commettre, à l'âge de seize ans, un crime aussi atroce que celui dont nous venons de tracer, en frémissant, l'horrible tableau; quelle preuve plus forte de la dépravation des mœurs et de la nécessité de veiller sur le dépôt précieux de la morale publique!


127

LA BERGÈRE AUVERGNATE.

En général, la frivolité des hommes leur fait passer légèrement sur des crimes qui introduisent le désordre et la désorganisation dans le corps social. Cette indulgence funeste qui porte à rire, à plaisanter sur des matières essentiellement sérieuses, puisqu'il s'agit du bonheur ou du malheur d'une foule d'individus, ne dépose nullement en faveur de la moralité de ceux qui en font parade en toute circonstance. Que prouve cette indifférence, si généralement répandue, en matière d'adultère, sinon que nous sommes parvenus à un tel état de corruption, que nous nous en apercevons à peine; ou si nous y pensons quelquefois, comme par ressouvenir, c'est pour évertuer notre malignité contre le voisin, qui souvent se trouve en fonds pour nous rendre la pareille, avec intérêts.

Parmi les nombreux délits dont le libertinage 128 est la source, le viol est aussi le point de mire des sarcasmes et des quolibets de ces messieurs. Le viol est impossible, s'écrient-ils; et ils proclament hautement cette opinion insultante pour tout le sexe, qu'une femme n'a jamais été violée que lorsqu'elle l'a bien voulu. Comme si l'on ne devait pas tenir compte des circonstances qui souvent précèdent et accompagnent ce crime!

Heureusement le moraliste et le législateur, moins frivoles que les masses des nations, ont vu cette question de haut, ont reconnu qu'elle était inhérente aux bases de la société, qu'elle intéressait singulièrement la félicité des familles, et qu'il importait par conséquent de l'entourer de toute la protection des lois. Aussi le viol, lorsqu'il est attesté par des preuves irrécusables, conduit à l'échafaud le forcené qui s'en est rendu coupable.

Une jeune fille, nommée Jeanne Delaste, habitait avec sa famille un village de la paroisse d'Auzon, dans le voisinage de la ville de Riom en Auvergne. Jeanne était douée d'une beauté remarquable, et la fraîcheur de la jeunesse ajoutait encore à l'éclat des charmes de sa figure. Quoique jeune et dans l'âge 129 des faiblesses du cœur, elle avait conservé sa vertu, et tous les villageois des environs la citaient comme un exemple de sagesse.

Depuis long-temps un jeune homme, fils d'un laboureur de la même paroisse, nommé Benoît Bard, s'attachait à ses pas, et l'obsédait de ses galantes poursuites. N'ayant pu, malgré tous ses soins, séduire l'objet de ses désirs, ce jeune homme, né avec des passions vives et brutales, résolut d'employer la violence pour triompher de Jeanne Delaste. Sachant que cette jeune fille conduisait le troupeau confié à sa garde dans un pacage éloigné de toute habitation, il saisit un moment où les champs voisins étaient absolument solitaires pour consommer son crime.

Renonçant aux manières caressantes, aux propos doucereux à l'usage des amans, ce jeune débauché aborde sa victime avec un air menaçant. Il lui dit, en proférant les juremens les plus affreux, qu'il va lui donner la mort si elle ne consent sur l'heure à couronner ses désirs. La bergère n'est point effrayée de ses menaces; elle défend sa vertu avec courage; elle se déclare prête à souffrir plutôt la mort que le déshonneur. Irrité de tant de résistance, 130 Benoît Bard saisit Jeanne Delaste, la terrasse, et l'accable de coups. L'infortunée ayant alors perdu l'usage de ses sens, le villageois brutal assouvit sa féroce passion. Aussitôt que Jeanne fut revenue à elle-même, elle fit retentir l'air de ses cris. Des laboureurs accoururent, et trouvèrent le scélérat qui insultait encore la victime de sa brutalité. Indignés d'une conduite aussi odieuse, ils accompagnèrent la malheureuse bergère chez le magistrat, vengeur naturel de l'innocence outragée. A l'instant même plainte fut rendue contre le coupable. Sur l'information, Benoît Bard fut décrété de prise de corps, et d'après les preuves qui en résultèrent, les juges de la sénéchaussée de Riom le condamnèrent à être pendu.

Par arrêt du 19 avril 1780, la sentence des premiers juges fut confirmée, et Benoît Bard fut envoyé à Riom pour y subir la peine qu'avait méritée son crime.


131

FAMILLE D'ASSASSINS.

En 1779, les environs de Saint-Calais, petite ville du Maine, furent le théâtre d'un forfait dont les circonstances font frémir.

Catherine Emonnet, née de parens qui vivaient du fruit de leur travail, fut mariée très-jeune à un laboureur de la paroisse de Conflans, aux environs de Vendôme. Cette union fut très-malheureuse. La jeune femme manifesta, dans une foule de circonstances, une aversion très-prononcée pour son mari, et la mort subite de ce dernier fit même naître des soupçons sur la cause qui l'avait produite. Le malheureux laboureur qui avait épousé Catherine Emonnet mourut dans des tortures semblables à celles d'une personne empoisonnée; mais on ne rechercha pas les causes de ce trépas inopiné, et si le crime y eut part, ce forfait resta enseveli avec la victime.

132 Avec les dispositions qui viennent d'être signalées, Catherine Emonnet fut bientôt consolée de la perte de son mari. Devenue plus riche par cet événement, elle fut recherchée par plusieurs partis. Laurent Morgue, ancien laboureur, jouissant d'une honnête aisance et d'une bonne réputation, obtint, malheureusement pour lui, la préférence sur ses compétiteurs. Cet homme était beaucoup plus âgé que la jeune veuve. Celle-ci, en consentant à l'épouser, n'était guidée que par des vues d'intérêt.

Le mariage fut à peine consommé, que Laurent Morgue, par suite des mauvais procédés qu'il éprouvait déjà de la part de Catherine Emonnet, eut lieu de se repentir du choix qu'il venait de faire. Il paraît que, dès les premiers jours de son mariage, ce monstre avait conçu le projet de se défaire de ce nouvel époux qui lui inspirait autant d'aversion que son devancier. Mais elle ne confia son projet à personne.

Ce qui est certain, c'est que Laurent Morgue, après avoir mangé une soupe que sa femme lui avait apprêtée, avant qu'il ne partît pour se rendre à quatre lieues de chez lui, fut trouvé, 133 dans un fossé, expirant des douleurs d'une colique horrible. Heureusement un chirurgien, passant à cheval, s'arrêta, et ayant reconnu tous les symptômes du poison dans la maladie de cet homme, vola aussitôt à la ville voisine et en rapporta du contre-poison qui sauva la vie à ce malheureux.

En réfléchissant sur la cause de cet accident, Morgue ne put se dissimuler que sa femme avait voulu attenter à ses jours. Il aurait pu sans doute dénoncer le crime et livrer son auteur à la justice, mais un reste d'affection pour cette misérable le retint, et le détermina à garder le silence. Il se contenta de prendre toutes les précautions possibles pour se soustraire au danger qu'il avait couru; et il exigea que sa femme mangeât la première, et en sa présence, de tous les alimens qu'elle apprêtait. Quelle position que celle d'un mari réduit à prendre de pareilles précautions!

Catherine Emonnet, se voyant privée des moyens abominables qu'elle avait employés pour donner la mort à son mari, confia à son père et à sa mère le nouveau projet qu'elle avait conçu pour parvenir à ses fins. Il fallait bien qu'elle comptât sur la scélératesse de ses 134 parens, pour leur faire une semblable ouverture. Ceux-ci, au lieu d'user de leur autorité pour détourner leur fille de ses exécrables desseins, ourdirent, de concert avec elle, le complot de faire assassiner leur malheureux gendre par une main étrangère.

Il ne s'agissait que de trouver un homme capable d'exécuter le plan qu'ils avaient conçu. Un mauvais sujet, nommé Jusseaume, qui ne travaillait que pendant la moisson, et qui, le reste de l'année, mendiait pour subsister, leur parut propre à leur criminelle entreprise. Ils attirèrent ce vagabond dans leur maison, le préparèrent à leur horrible confidence par des caresses et des cajoleries de toute espèce. La misère, surtout lorsqu'elle est le résultat de la paresse, est facile à séduire. Cependant à la première proposition qu'on lui fit de tuer Morgue, Jusseaume recula d'horreur et rejeta avec indignation les promesses de récompense des époux Emonnet.

Mais Catherine Emonnet, qui était douée d'une figure agréable, voyant que l'argent seul ne suffirait pas pour déterminer Jusseaume, lui proposa de lui donner sa main s'il voulait être l'assassin de son mari. Cette offre séduisit 135 Jusseaume, et détruisit tous ses scrupules.

Ce pacte infernal étant conclu, on n'attendait plus que le moment favorable pour commettre le crime. Emonnet et sa femme donnèrent un fusil à Jusseaume, et Catherine lui fournit de l'argent pour acheter des balles et de la poudre.

Le 10 juin 1779, Morgue étant allé à Saint-Calais pour ses affaires, sa femme avertit Jusseaume de l'attendre à son retour, et le conjura de donner la mort à un époux qu'elle avait en horreur. Le trop faible et trop criminel Jusseaume obéit à cet ordre barbare. Il s'aposta sur le chemin de Morgue, l'attendit, lui tira un coup de fusil dès qu'il l'aperçut, et prit la fuite.

Morgue fut dangereusement blessé au visage; mais sa blessure n'était pas mortelle. Il fut trouvé sans connaissance et baigné dans son sang; on le transporta dans l'auberge la plus voisine, où l'on s'empressa de lui administrer les secours que réclamait son état.

Cependant l'assassin se hâta d'aller rendre compte à Catherine Emonnet de ce qu'il venait de faire; et cette femme atroce fut entendue lui criant de loin: Est-il mort?

136 Le bruit de cet assassinat s'étant répandu, le ministère public rendit plainte et fit informer. Jusseaume, Catherine Emonnet, son père et sa mère furent arrêtés peu de temps après, et, par sentence du 2 juin 1780, furent condamnés, savoir: Jusseaume à être rompu vif, Catherine Emonnet, son père et sa mère, à assister au supplice de Jusseaume, et à être pendus.

Sur l'appel de cette sentence, le parlement, par un premier arrêt du 3 août 1780, confirma la sentence à l'égard de Jusseaume, et sursit jusqu'après son exécution à prononcer sur l'appel de ses complices. Un second arrêt, du 12 octobre 1780, condamna ces derniers à faire amende honorable, et à être ensuite conduits sur la place publique de Saint-Calais, où Catherine Emonnet fut brûlée vive, son père rompu et sa mère pendue; leurs corps furent jetés dans le même bûcher pour y être réduits en cendres. Quant à Morgue, il survécut à sa blessure; la dot et tous les droits de communauté qui appartenaient à sa femme lui furent adjugés, et il obtint une rente viagère de cinquante livres sur les biens des coupables.


137

ACCUSATION D'ASSASSINAT
MAL FONDÉE.

Quelques précautions que l'on prenne, avec quelque circonspection que l'on agisse, quelqu'innocent que l'on soit de toute espèce de crime, on n'est point assuré d'être toujours à l'abri de toute accusation. Une circonstance étrange se présente; un crime est commis; votre innocence est prouvée, avérée; il n'en faut pas moins comparaître sur le banc des accusés, et vous résigner, du moins pour un moment, à être soupçonné d'un lâche assassinat.

Le jeune chevalier de Mercier, à peine âgé de dix-huit ans, ne put prendre part aux divertissemens du carnaval de 1781, étant, à cette époque, très-souffrant d'un rhume pénible et opiniâtre. Tout ce qu'il put se permettre fut d'aller, le lundi gras, assister aux danses 138 d'une troupe de jeunes gens rassemblés chez le sieur Alibert, à Aulas. Mais il se retira à neuf heures du soir, rentra chez lui, et se coucha. Une servante qui était venue bassiner son lit, ne sortit que quand elle l'eut vu couché, emporta la lumière, et ferma la porte de sa chambre. La servante, étant sur la première marche de l'escalier, entendit tirer un coup de fusil et la voix d'une personne qui criait au secours. Elle voulait sortir par curiosité, mais elle en fut empêchée par la tante du chevalier, qui craignit que des gens masqués, qu'elle croyait les auteurs de ce coup, ne fissent peur à cette fille.

De son lit, le sieur Mercier entendit aussi le coup de fusil, mais il imagina, comme beaucoup d'autres personnes, que cette détonation isolée était la suite de la dissipation des jours gras.

Point du tout: un lâche assassinat venait d'être commis de guet-apens sur la personne du sieur Boisson; et ce qu'il y a de plus extraordinaire, c'est que le chevalier de Mercier fut accusé de ce crime. Il paraît que le sieur Boisson, dans le délire qui était résulté de sa blessure, avait dit qu'il avait reconnu 139 le coupable, que c'était le chevalier de Mercier, etc., etc. Cette déclaration du blessé circula dans le public. Le procureur-fiscal s'en empara, et rendit seul plainte le 9 mars 1781. Le chevalier de Mercier, de son côté, forma une action criminelle dirigée contre le sieur Boisson, pour cause de diffamation, et sa plainte fut portée au tribunal le 27 mars. Alors le sieur Boisson devint directement accusateur, et continua en son nom la procédure entamée.

Quel pouvait être le motif de cette accusation calomnieuse? On présuma que la conduite de Boisson était le résultat d'une rixe qui avait eu lieu entre le chevalier et lui.

Le chevalier de Mercier et le sieur Boisson étaient assis sur la banquette de la maison du sieur Huls. Ils se donnent, en badinant un défi; il s'agissait d'éprouver lequel des deux serrerait le mieux la main de l'autre; en conséquence, ils joignirent leurs mains à plusieurs reprises, et les serrèrent, toujours en badinant. «Je parie, dit Boisson, que je serai assez fort pour vous fouetter.—Le chevalier de Mercier prit ce propos en badinant.—Quand on est si fort, dit-il, on ne se laisse 140 pas menacer de coups de fouet. Le sieur Boisson était tout ému de colère, et proposait au chevalier d'entrer chez le sieur Huls, apparemment pour se laisser fouetter. «Si vous en avez une si grande envie, repartit le chevalier, faites-le à l'endroit où nous sommes, sans entrer chez le sieur Huls.»

Il y avait neuf mois que cette petite rixe s'était passée; et rien n'avait annoncé qu'elle dût avoir des suites fâcheuses. Mais pourquoi Boisson dénonçait-il le chevalier comme son assassin, tandis qu'il savait bien qu'il avait un assez grand nombre d'ennemis particuliers à Aulas, parce qu'il passait pour rendre compte au seigneur des personnes qui allaient à la chasse ou à la pêche?

Quoiqu'il en soit, le chevalier de Mercier fut arrêté, et le parlement de Toulouse fut saisi de la cause. Le procès ne fut terminé qu'au mois de février 1782; et hommage fut rendu à l'innocence du chevalier de Mercier; il fut déchargé de l'accusation, et Boisson condamné aux dépens, à titre de dommages-intérêts et par corps.


141

LE PAUVRE TAILLEUR
VICTIME DE SA BIENFAISANCE.

Un pauvre tailleur, occupant une chambre dans la rue de Cléry à Paris, eut le malheur de faire connaissance avec un individu qui cachait son véritable nom sous ceux de Nicolas Gérard. Touché de la misère de cet homme, il eut la bonté de lui donner l'hospitalité. Un tel acte d'humanité, de la part d'un ouvrier qui n'avait pour tout bien que son aiguille, devait-il être payé par le plus horrible forfait?

Le 6 janvier 1781, sur les six heures du soir, Gérard et deux autres hommes furent rencontrés dans l'escalier, emportant les meubles de Herse (c'était le nom du tailleur). Le propriétaire de la maison ayant été averti, fit arrêter Gérard et ses compagnons, et les força de remettre les meubles dans la chambre où ils les avaient pris.

142 Des traces de sang qui furent aperçues dans cette chambre donnèrent naissance à des soupçons. On fit des recherches, et l'on trouva sous l'établi du tailleur un cadavre dont la tête avait été coupée, et qui fut reconnu pour être celui de l'infortuné Herse. Gérard et ses deux affidés furent aussitôt conduits en prison.

Gérard, pour échapper au supplice que méritait son crime, imagina une fable grossière avec laquelle il croyait en imposer aux juges. Il déclara que le propriétaire de la maison ayant donné congé à Herse, pour le terme de janvier, et ce tailleur n'ayant pas d'argent pour payer son loyer, mais espérant en recevoir d'un de ses débiteurs qui demeurait à Versailles, était parti pour cette ville le 3 janvier, dès le matin, en le chargeant, lui Gérard, de vendre les meubles et effets pour payer son terme, si toutefois il n'était pas de retour avant l'échéance.

Gérard avoua que le tailleur lui avait laissé la clef de sa chambre en partant, et qu'il n'avait pas cessé de coucher dans cette chambre. Malgré ces aveux, il continua néanmoins à nier qu'il fût l'auteur de l'assassinat. Il persista 143 également à soutenir la fable du voyage de Versailles, affirmant qu'il ignorait le retour de Herse à Paris, quoique celui-ci ne pût rentrer dans la chambre qu'avec la clef qu'il lui avait remise à lui Gérard, attendu qu'il n'en avait pas d'autre. Il y en avait bien une double, mais elle était entre les mains du propriétaire. Ainsi les mensonges de Gérard étaient évidens.

L'audace de ce scélérat aurait pu répandre des doutes sur la vérité, s'il n'y eût pas eu contre lui une réunion de circonstances qui prouvaient son imposture; mais les faits certains et avoués qu'il avait été seul détenteur de la clef de la chambre, qu'il y avait toujours couché, qu'il avait voulu enlever de nuit et furtivement les meubles; la disparition de Herse du 3 au 6; enfin le cadavre et les traces de sang trouvées dans la chambre, qui n'avait été occupée que par Gérard, ne laissaient rien à désirer pour convaincre cet assassin de son crime. On découvrit aussi qu'il avait déjà figuré dans plusieurs procès criminels sous des noms différens. Il portait sur l'épaule l'empreinte des lettres G. A. L., qui ne permettait pas de douter de son infamie, et de l'habitude qu'il avait du crime. Il ne se 144 bornait pas à changer de nom; il cachait encore sa profession. On assure qu'il était coiffeur; cependant, dans son dernier procès, il déclara qu'il était manœuvre de maçon.

Le seul désir de s'emparer des effets de Herse avait porté ce monstre à assassiner son bienfaiteur. On apprit aussi que Gérard entretenait un commerce criminel avec une de ces viles prostituées, qui ne portent que trop souvent au crime ceux qui partagent leur débauche, et l'on présuma que c'était pour fournir aux besoins de cette malheureuse que Gérard avait fait périr le pauvre Herse.

Le parlement, suffisamment éclairé et convaincu, par arrêt du 3 février 1781, condamna Gérard à être rompu vif.

Ce scélérat montra une audace et une constance incroyables pendant la question, qui ne lui arracha aucun aveu. Il conserva la même contenance pendant son supplice. Mais on assure qu'il déclara extra-judiciairement qu'il était coupable du crime pour lequel on l'avait condamné; que s'il n'en faisait pas l'aveu à la justice, et que s'il persistait à cacher son nom, c'était pour ne pas faire tort à sa famille.


145

USURIER PUNI.

L'usure est une des plaies de la société. Cette espèce de crime est d'autant plus dangereuse qu'elle parvient le plus souvent à se soustraire à la vigilance des tribunaux; et il n'arrive que trop fréquemment que la cupidité, dévorée par la soif de l'or, se fasse un jeu de fouler aux pieds les droits les plus sacrés de l'humanité pour élever une fortune scandaleuse sur les ruines des malheureuses victimes de ses extorsions.

Vainement Molière, notre poète philosophe par excellence, a flagellé de ridicule ces vils prêteurs; vainement les lois civiles et canoniques les ont menacés des peines les plus infamantes; vainement l'opinion publique les montre au doigt, et leur imprime sur le front le sceau de l'ignominie; rien ne peut mettre un frein à leur rapacité; il semble que l'audace de leurs méfaits ténébreux prenne à 146 tâche d'augmenter en raison de la sévérité des lois portées contre eux, en raison de l'horreur universelle qu'ils inspirent.

Toutes les ruses sont à leur usage pour éluder les dispositions des lois qui peuvent les atteindre. Il est bon de connaître leur manière d'opérer pour ne pas se laisser prendre à leurs piéges, et pour les dévoiler au besoin. Les usuriers sont de véritables Protées qui ont l'art de se rendre presque insaisissables, à l'aide des nombreuses métamorphoses qu'ils savent prendre à volonté. Tantôt ils ont vendu à crédit des marchandises ou d'autres effets mobiliers à un prix excessif, comme on peut le voir dans la comédie de l'Avare; ils les ont ensuite fait racheter à vil prix par des proxénètes, par des courtiers ou par des agens subalternes, qui vont clandestinement à la recherche des gens qui sont dans la gêne, ou des jeunes gens de famille qui manquent d'argent, et les conduisent ensuite à ces bienfaiteurs prétendus qui renchérissent leurs services en proportion de la détresse qu'éprouvent ceux qui les sollicitent. Tantôt ils prennent, sous le nom d'un tiers, des gages d'une grande valeur, en nantissement de sommes 147 modiques qu'ils prêtent; et le plus souvent même, à l'époque convenue pour le remboursement, il arrive que le tiers a disparu; ils ont l'effronterie de faire répondre que les effets ont été vendus, comme si le délai du prêt était déjà expiré. D'autres fois, ils acquièrent des immeubles à vil prix, et font porter dans le contrat de vente le prix de la légitime valeur; ou bien ils extorquent des obligations sans numération réelle. D'autres fois encore, ils stipulent à leur profit, pour une somme légère, des rentes en espèces, dont la valeur excède le produit légitime du capital.

On pourrait citer une foule d'autres traits de leur dépravation. Ceux-ci suffiront pour donner l'éveil. D'ailleurs leur imagination est si inventive, qu'il serait difficile de faire connaître tous les hideux ressorts qu'elle peut faire mouvoir.

Les plus grandes nations de l'antiquité, les Grecs, les Romains, avaient en horreur l'usure et les usuriers. On les regardait comme des pestes publiques; et de sévères lois en faisaient justice quand ils étaient convaincus. En France, la loi ne les épargne pas davantage. 148 Plusieurs de nos rois ont rendu des ordonnances répressives de l'usure. Les tribunaux ont eu plusieurs fois occasion d'appliquer les peines sévères prescrites par ces lois et ordonnances. Mais ces exemples, on peut en juger par ce qui se passe tous les jours sous nos yeux, n'ont jamais eu l'heureux pouvoir de prévenir un seul de ces crimes si nombreux.

Le parlement de Toulouse rendit, en 1781, un arrêt infamant contre un de ces hommes abjects qui n'écoutant qu'un désir effréné d'acquérir rapidement de grandes richesses, se mettent peu en peine de l'honnêteté des moyens qu'ils emploient, et du nombre des infortunés qu'ils ruinent.

Cet homme, nommé François-Fournier Rabisson, marchand de Font-Avines, se faisait un plaisir de prêter de l'argent à toutes les personnes qui avaient recours à sa bourse. Il ne demandait pas plus de soixante pour cent d'intérêts. Seulement il exigeait en outre que l'on fît un cadeau à sa femme, à titre d'épingles, en faveur de la négociation. De plus, il demandait, et cela par pure forme de procédé de courtoisie, que l'emprunteur donnât un 149 repas, à raison de trois livres par tête, dans la meilleure auberge du lieu de sa résidence; en sorte que celui qui avait besoin d'une somme réelle de trois cents livres, était obligé, pour satisfaire aux obligations prescrites, de consentir une lettre de change ou un billet de quatre cent quatre-vingt-dix-huit livres, selon le calcul qui suit:

Argent compté 300 livres.
Bénéfice 180
Cadeau à sa femme 9
Repas de trois personnes 9
——
Total 498 livres.

Par ce calcul, fait sur une petite échelle, on peut facilement se faire une idée des bénéfices que l'honnête Rabisson retirait de prêts plus considérables. Il jouissait d'une très-grande fortune que ses procédés industrieux lui avaient rendue, comme on le pense bien, extrêmement douce à ramasser.

Ce Rabisson fut condamné, par arrêt du parlement de Toulouse, en date du 21 septembre 1781, à être attaché au carcan, avec un écriteau devant et derrière, portant ces 150 mots: Usurier public, pendant trois marchés consécutifs; à douze cents livres d'amende envers les pauvres du lieu de Saint-Agrève; à cinq livres d'amende envers le roi, et au bannissement du ressort pour dix ans; punition exemplaire, mais qui semble encore trop douce quand on songe qu'il s'agit d'un misérable qui s'était engraissé de la substance et des larmes de tant d'infortunés, et qui ne s'était enrichi qu'en exploitant la misère de ses concitoyens.


151

CONDUITE INOUIE D'UNE FEMME
A L'ÉGARD DE SON MARI.

Souvent une épouse malheureuse implore l'appui de la justice contre un mari qui l'abreuve de chagrins. Alors on s'intéresse à l'opprimée, et le public se ligue spontanément contre l'oppresseur. Trop souvent aussi l'adultère, ce crime qui est le sujet de tant de stupides risées, ce crime qui ouvre la porte à tant d'autres crimes, conduit une femme passionnée à attenter aux jours de son mari, lui met le poignard ou le poison à ma main. Mais ces forfaits, par leur nature même, demeurent rarement impunis; on peut d'ailleurs s'en rendre compte en réfléchissant sur la violence des passions qui soumettent le cœur humain à leur empire. Ces forfaits causent plus d'horreur que d'étonnement. Mais qu'une femme, comblée de bienfaits par un mari qui a cru faire son bonheur en l'épousant, 152 méprise assez les lois de l'honnêteté, les devoirs les plus sacrés, les saintes obligations de la reconnaissance, pour déverser sur son bienfaiteur l'opprobre et l'infamie, pour méditer froidement de le frapper de la mort civile, pire cent fois que la mort physique pour tout homme d'honneur; voilà ce qui étonnera, ce qui révoltera toujours. Heureusement les exemples d'une pareille dépravation sont rares, et les fastes judiciaires n'en offrent qu'un petit nombre. Les circonstances de celui que nous allons rapporter sont aussi bizarres que révoltantes.

Un aubergiste de la ville de Niort aimait une jeune fille pauvre, et qu'il croyait digne de son amour. Il l'épousa; mais il ne tarda pas à s'apercevoir qu'il s'était trompé cruellement; au lieu du bonheur qu'il s'était promis, il ne trouva dès l'abord dans cette union que de trop légitimes sujets de repentir. Sa femme ne tarda pas à le convaincre qu'elle avait pour lui la plus grande aversion. Cet homme crut qu'à force d'égards, de soins, de complaisance, il pourrait la ramener au respect de ses devoirs. Tous ses efforts furent inutiles.

153 Sa femme, pour s'affranchir d'un témoin incommode, pour se rendre indépendante, conçut et exécuta, peu de temps après, le projet de déserter la maison conjugale. Elle partit à l'insu de son mari, et vint à Paris. Quelques jours après son arrivée dans cette ville, elle lui écrivit qu'elle avait gagné une somme considérable à la loterie, et elle le pria de venir sur-le-champ la rejoindre pour faire un emploi avantageux de cet argent. Le mari part aussitôt, plus touché du plaisir de retrouver sa femme, qu'il aimait sincèrement, que de celui de toucher une somme considérable. Il était bien éloigné de soupçonner le piége infâme tendu à sa crédulité. Il arrive à Paris; mais à peine est-il descendu de la diligence que des officiers de police lui mettent la main au collet, et le constituent prisonnier. Heureusement pour lui, sa captivité ne fut pas de longue durée. Les magistrats, convaincus de son innocence par suite de son interrogatoire et de l'exhibition de ses papiers, le firent élargir quelques jours après son arrestation.

Nul autre que sa femme n'avait préparé ce guet-apens où elle l'avait si artificieusement 154 attiré. Elle était allée trouver les magistrats chargés de la police de Paris, leur avait annoncé qu'un particulier dont elle donnait le signalement, condamné à un bannissement perpétuel, devait arriver à Paris sous peu de jours. Trompée par cette fausse dénonciation, la police avait donné des ordres pour faire arrêter le malheureux aubergiste.

La femme voyant son odieux projet avorté, se hâta de quitter Paris, et de se rendre dans la ville où son mari était établi. Là, elle osa former contre lui une demande en séparation de corps et de biens. Sa demande n'était fondée que sur un seul fait; elle prétendait que son mari ayant été condamné à des peines afflictives, elle ne pouvait continuer d'habiter avec un homme flétri et déshonoré.

Quelle fut la surprise du mari en apprenant que sa femme poursuivait contre lui sa séparation! Quelle fut son indignation quand on lui fit connaître le motif qu'elle invoquait pour le succès de sa demande! Soudain il va se présenter aux juges, et leur déclare qu'il est de toute fausseté qu'il ait jamais subi aucune condamnation flétrissante, défiant sa femme d'en produire aucune preuve. Les premiers 155 juges, voulant s'instruire de la vérité, ordonnent que le mari sera vu et visité par le chirurgien. Ce malheureux se soumet sans murmurer à cette épreuve humiliante, et l'on ne trouve aucune marque de flétrissure sur son corps.

Les juges, indignés, déboutèrent la femme de sa demande en séparation, et la condamnèrent en trois mille livres de dommages-intérêts envers son mari; et faisant droit sur les conclusions du ministère public, ils ordonnèrent que la femme serait mandée à l'audience pour y être blâmée.

La femme osa interjeter appel de cette sentence; pourtant elle n'eut pas l'audace d'affronter les regards de ses nouveaux juges. Le mari demanda, par défaut, la confirmation de la première sentence.

La cause fut portée à l'audience de la grand'chambre, qui, par arrêt du 25 juillet 1781, et sur les conclusions de l'avocat général Séguier, confirma la sentence des premiers juges, excepté au chef qui avait prononcé la peine du blâme en matière civile. Comme défenseur né de l'état des citoyens et des lois qui ont prescrit les formes qui doivent être 156 observées dans la punition des délits, l'avocat général avait fait voir que les premiers juges n'avaient pu, en matière civile, prononcer une peine afflictive.

Après une sentence aussi douce pour un crime tel que celui dont la perverse femme de l'aubergiste s'était rendue coupable, on est forcé de déplorer, en cette circonstance, l'indulgence de la législation, qui se montre quelquefois si gratuitement barbare à l'égard de crimes bien moins graves.


157

LE MEURTRE DE SAINT-BÉAT.

Avant d'arriver à la catastrophe qui fait le sujet de cet article, il est indispensable de faire connaître les lieux, les diverses personnes, acteurs dans ce drame, et leurs principales démarches avant le moment fatal. Ces détails répandront plus de clarté sur le récit.

Le sieur Martin, habitant de Saint-Béat, petite ville du diocèse de Comminges, à trois grandes lieues de Bagnères, était père d'une famille nombreuse. Il tenait une manufacture, et faisait faire du charbon à Bagnères, par Bernard Martin, son second fils. Le sieur de Fondeville, riche négociant, habitait le château de Marignac, situé à peu de distance de Saint-Béat. De ce château l'on venait, par la grande route de Saint-Béat, à la maison de Rap, de Rap à Saint-Béat, et de Saint-Béat à Fos, tous lieux où l'on va, de l'un à l'autre, se promener à pied. Cet espace qui fut le théâtre du crime, le fut aussi des démarches et 158 des mouvemens de l'accusé avant et après le meurtre.

Le sieur de Fondeville avait un procès très-important avec la famille Martin; et, malgré quelques ouvertures d'accommodement entre les parties, l'affaire était loin d'être terminée. De part et d'autre on se donnait des marques de ressentiment, on laissait échapper des menaces plus ou moins graves. Bernard Martin fils avait surtout manifesté plusieurs fois une haine violente pour la famille Fondeville.

Le lundi 8 janvier 1781, Martin fils était à Bagnères, faisant voiturer à Saint-Béat le charbon nécessaire à la manufacture de son père. Le voiturier arrive à Saint-Béat, remet une lettre à Martin père. Celui-ci dit à son fils aîné d'écrire à son frère de ne pas quitter Bagnères que tout le charbon ne fût voituré, et réitéra verbalement le même ordre au voiturier.

Le fils aîné n'écrit qu'à midi: la lettre parvient le même jour au cadet que cet ordre impatiente, et qui dit qu'il veut partir. Le lendemain, se trouvant avec les sieurs et demoiselle Cazat de Bagnères, le frère et la sœur lui proposèrent de partir le lendemain pour 159 Saint-Béat. «Je le voudrais bien, répondit Bernard Martin, mais mon père m'a donné l'ordre d'attendre que le charbon fût voituré.—Je veux que vous partiez avec moi, reprit la demoiselle Cazat; je me charge d'apaiser votre père.» Cette raison détermina le fils Martin; il était las, disait-il, de grimper les montagnes et d'endurer la neige. Il partit donc le jeudi à midi, avec le sieur Cazat, et un sieur Laffont, qui prit en croupe la demoiselle Cazat. Pendant la route il fut très-gai, quoique un peu inquiet de la réception que lui ferait son père dont il enfreignait l'ordre formel.

Arrivé près de Gaud, paroisse sur le chemin de Saint-Béat, il se sépara de sa société pour aller donner quelques ordres dans une maison qui appartenait à son père. Passons maintenant aux actions de ce dernier, qui était accusé d'avoir concerté l'assassinat avec son fils dans cette même maison.

Le 10 janvier, le sieur Soulé, habitant de Saint-Béat, avait emprunté le fusil du sieur Martin père, connu pour un habile chasseur. L'après-midi du même jour, Martin père resta pendant plusieurs heures, et jusqu'à sept heures 160 du soir, avec plusieurs personnes notables de Saint-Béat. Le lendemain au matin, une de ses filles vint lui dire que la volaille manquait de grain depuis plusieurs jours, et l'engagea à se rendre à sa maison de Gaud pour en délivrer à sa servante. Elle l'en pressa, lui disant que cette petite promenade lui ferait du bien, attendu qu'une incommodité l'avait empêché de prendre de l'exercice depuis quelque temps. Martin père se rendit donc à l'avis de sa fille, et envoya devant sa servante avec une ânesse pour rapporter le grain.

Mais voulant tirer quelque amusement de sa promenade, et ayant d'ailleurs du monde à souper ce jour-là, il envoya son quatrième fils redemander son fusil chez le sieur de Soulé. Celui-ci étant absent, le jeune homme en emprunta un à un habitant de la ville, et le rapporta à son père. Ce fusil emprunté n'était qu'à un coup. Dans le moment survint chez Martin père le sieur Fontan l'aîné, qui lui dit qu'il allait dîner à Marignac chez le sieur de Fondeville, et lui porter trois mille cent quatre-vingt-une livres pour le montant d'un exécutoire obtenu par le sieur de Fondeville contre les sieurs Martin. Fontan demanda au sieur 161 Martin pour porter cette somme en argent blanc, une valise que celui-ci lui prêta, et il sortit ensuite.

Le sieur Martin partit entre neuf et dix heures du matin, à pied, portant le fusil et la gibecière; il aborda le sieur Boussac, l'un des consuls de Saint-Béat, qu'il trouva à la porte de la ville, occupé à diriger ses ouvriers, et lui dit qu'il allait à Gaud, mais qu'avant il irait faire un tour vers la Garonne pour voir s'il trouverait des canards. Il n'arriva, en effet, à Gaud, à trois quarts d'heure de chemin de Saint-Béat, qu'entre midi et une heure. Il fit faire un peu de feu, et se mit à lire.

Bernard Martin, son fils, fut fort surpris de le trouver là. Son père lui fit des reproches sur sa désobéissance; Bernard s'excusa de son mieux.

Après s'être reposés à Gaud, le père et le fils se disposèrent à partir. Ils traversèrent ensemble la cour qui sépare la maison de l'écurie, entrèrent dans l'écurie pour prendre le cheval, et sortirent. Le jeune homme débarrassa son père du fusil et de la gibecière. Ils n'étaient pas encore sortis du village de Gaud, 162 lorsqu'ils rencontrèrent le meunier Bernard Castevan, qui revenait de la chasse. Ils lui demandèrent s'il y avait beaucoup de canards. «Il y en a une douzaine, leur répondit le meunier, mais ils ne se laissent pas approcher.—Vas-y, dit le père au fils.—Je vais passer par la prairie,» répondit le jeune homme. Et ils continuèrent à marcher l'un à côté de l'autre, prenant le chemin qui conduisait à leur pré immédiatement après avoir descendu la côte de Gaud. Alors ils se séparèrent. Le fils se dirigea vers la Garonne; le père monta à cheval, et poursuivit sa route vers Saint-Béat, où il rentra vers les trois heures. Après avoir donné ses ordres dans sa maison, il se rendit au billard, le rendez-vous ordinaire des bourgeois de la ville. Martin le père y trouva le sieur Fontan, qui lui dit qu'il n'était point allé à Marignac, parce qu'il avait été informé que le sieur de Fondeville n'y était pas, étant parti la veille pour aller à Fos.

Quel était le motif de ce voyage de Fondeville? quelles en furent les circonstances? Ces questions ne sont point indifférentes pour connaître si l'assassin avait pu préparer son coup et attendre sa victime au passage. De 163 son château de Marignac, le sieur de Fondeville se rendit le 10 janvier, vers les deux heures de l'après-midi, après son dîner, à la maison de Rap, chez le sieur Bessan, où il trouva le sieur Soulé de Bezins, curé de Tusaguet. Comme le temps était beau, le sieur Fondeville leur proposa à tous deux d'aller en se promenant, à Fos, chez le sieur Doniez son parent, où étaient ses deux fils, le sieur de Labatut et le sieur de Marignac. Sa proposition est acceptée; ils partent tous trois du château de Rap, sur le soir, arrivent à Saint-Béat, passent dans cette ville sans parler à personne, sans rencontrer personne. De là ils arrivent à Fos, ils y soupent, y couchent, y dînent le lendemain. Ensuite ils repartent, repassent par Saint-Béat, où le fils du sieur de Fondeville, le sieur Labatut, s'arrête pour jouer une partie de billard avec le curé de Saint-Béat, son cousin. Il rejoint ensuite son père, qui était resté dans la ville pour quelques affaires, pendant que ses deux compagnons, le curé de Tusaguet et le sieur Bessan de Rap, marchaient à peu de distance devant eux pour regagner le château 164 où le sieur de Fondeville devait s'arrêter avec eux.

Cependant la demoiselle Gabrielle de Saint-Géry, demeurant au village de Géry, près Saint-Béat, s'étant mise vers les quatre heures du soir à sa fenêtre, vit un homme vêtu de gris, couvert d'un chapeau. Elle vit en même temps passer un mendiant, et aussitôt cet homme vêtu de gris, qu'elle avait déjà aperçu, se blottit dans la neige; puis cet inconnu s'avança vers elle, et demanda où était la côte de Géry.

Pendant le même temps le jeune Martin, peu heureux dans sa chasse, et voyant la nuit s'approcher, s'acheminait lentement vers Saint-Béat. Il rencontra vers quatre heures et demie la fille de Buhan-Denard près l'étang de l'Estagnan; puis, continuant toujours sa route, il rencontra presque aussitôt après le nommé Pierre-la-Gaillarde. Un peu plus loin il passa près du sieur Bessan de Rap et du curé de Tusaguet, entre des fours à chaux, à deux cent cinquante pas environ de distance de Saint-Béat. Le sieur de Rap le voyant un fusil sous le bras, et allant d'un pas ordinaire vers Saint-Béat, 165 lui dit: «Y a-t-il beaucoup de canards? avez-vous fait fortune?—Non, il n'y a rien, répondit-il.—Avez-vous fait bonne chasse? lui dit aussi le curé.—Je n'ai rien pris,» répondit-il; et comme depuis quelque temps il avait perdu son chien, le sieur de Rap ajouta:—A présent, vous êtes comme un pèlerin sans bourdon, je vous offre mes chiens.» Le jeune Martin le remercia de son offre, et continua sa marche vers Saint-Béat. Peu d'instans après, il fit rencontre des sieurs de Fondeville et de Labatut. Puis, tout près de la porte de Saint-Béat, il rencontra la demoiselle Marie Paule de Rap et la nommée Jeanneton La Molle, rentra en ville, souhaita le bonsoir à la demoiselle Cazat, et se rendit chez son père.

Après cinq heures, un coup de fusil, parti de l'angle du verger du sieur de Sacaze, à peu de distance de la maison de Rap, frappe de trois balles le sieur de Fondeville, et le renverse. Le sieur de Labatut, son fils, a le bras droit froissé du même coup. Aux cris du fils, le curé de Tusaguet, le sieur de Rap et plusieurs autres personnes accourent; le curé voyant la situation du sieur de Fondeville, lui prodigue les soins de son ministère, l'exhorte 166 à pardonner à ses ennemis, et lui donne l'absolution. Le mourant est transporté au château de Rap; mais à peine y est-il arrivé qu'il rend le dernier soupir, sans avoir nommé ni désigné personne; mais, dès ce moment même, le sieur Labatut prétendit que ce meurtre avait été commis par le jeune Martin; il le proclama tout haut. Vainement on voulait le reprendre de cette imprudence; il persista et soutint que son père, percé de part en part, s'était écrié en tombant: «Ah! Martin, qu'as-tu fait?»

Quelque hasardée que fût cette accusation, elle était sans doute excusable de la part d'un fils qui venait de voir tomber son père sous les coups d'un assassin. Quoiqu'il en soit, un meurtrier était désigné par le fils de la victime; c'était à la justice à tâcher de trouver le vrai coupable. Cependant la clameur populaire répétait avec assurance les paroles du fils de Fondeville, et répandait comme des certitudes les simples conjectures auxquelles avait pu donner lieu l'inimitié qui divisait la famille de l'accusateur et celle de l'accusé.

Le sieur Martin fils était loin de se douter des soupçons qui planaient sur lui. Ce ne fut 167 que le lendemain qu'il eut connaissance de l'affreuse rumeur qui circulait. Il voulait d'abord se remettre lui-même entre les mains de la justice. On l'en empêcha; on lui fit entendre que la vraie manière de se défendre avec succès pour lui-même et pour sa famille, était d'attendre que cette première fermentation eût fait place à la calme raison. Il céda en frémissant, et passa en Espagne.

Le fils de l'homme assassiné soutint dans un mémoire que le meurtre de son père avait été concerté entre Martin père et son fils cadet. L'instruction juridique fut faite avec activité. Les informations étaient terminées le 8 mai, et dès le 23 du même mois, ce procès obscur et compliqué fut mis sous les yeux des juges, qui condamnèrent le sieur Martin fils à être rompu vif, par sentence du 25 juin 1781.

La prévention et la calomnie étaient venues distiller leur venin sur cette malheureuse affaire. Il est si facile de parler d'une personne absente. On accueillit une foule de dépositions ou absurdes ou contradictoires. Plus de cent cinquante témoins furent entendus. Il ne s'en trouva pas deux pour déposer de 168 la même manière sur un même fait. Parmi eux se trouvaient des gens sans considération et sans aveu. On conçoit toute la confusion des faits, des discours, des ouï-dire de cette nuée de témoins de toute classe, sur un forfait aussi affreux, qui avait rempli la petite ville de Saint-Béat de consternation, de soupçons, de préventions, de récits, de conjectures, de commentaires, d'opinions partagées entre deux familles du même canton, divisées depuis long-temps par un procès opiniâtre et important.

Martin père, accusé de complicité avec son fils, fut obligé de se soustraire aussi aux poursuites de la justice. On le condamna, par contumace, en première instance.

Son fils aîné choisit le célèbre avocat Élie de Beaumont, comme étant l'homme le plus capable de sauver un père et un frère, ou du supplice ou de la honte aussi affreuse que le supplice même. Cet éloquent défenseur battit en brêche toute la première procédure, releva les nombreuses irrégularités qu'elle présentait, et fit voir que le sieur de Fondeville avait suscité assez de haine contre lui, soit dans son pays, soit en Espagne, pour que son 169 meurtrier pût être autre que Bernard Martin. Sa défense brillante et solide fut approuvée par les plus célèbres avocats de Paris.

Le parlement de Toulouse, par un arrêt rendu en 1784, mit le sieur Martin fils hors de cour.


170

ATROCE SANG-FROID D'UN ASSASSIN.

Avant de passer aux détails de ce fait épouvantable, il faut dire, à l'honneur de l'humanité, que les monstres de l'espèce de celui dont nous allons parler sont heureusement fort rares. Ce qui le prouve, c'est l'horreur générale qu'inspire leur apparition. Ils produisent dans l'ordre moral le même effet qu'une épidémie dans l'ordre physique. Grâce aux soins de la Providence, il y a dans le cœur de l'homme une conscience, qui, si elle ne l'empêche pas toujours de se livrer au crime, se charge du moins d'être son premier bourreau, et commence même à le torturer, du moment où il s'abandonne à quelque pensée coupable. Témoin les scélérats les plus consommés qui, de leur propre aveu, au moment de commettre un forfait, hésitent, sentent trembler leur main mal assurée, et sont dominés par un trouble qu'ils ne peuvent définir, 171 et qui souvent est leur accusateur le plus terrible.

Au mois de novembre 1780, un journalier des environs de la ville de Mortagne, dans le Perche, se rendit coupable d'un assassinat dont les circonstances prouvent une atrocité de cannibale. Ce journalier, appelé Pierre Tison, habitait une petite maison dans le bourg de Saint-Sulpice. Ses larcins habituels le faisaient regarder dans le canton comme un voleur de profession.

L'habitude du vol le familiarisa par degrés avec la pensée de crimes plus grands encore. Enhardi par l'impunité dont on l'avait laissé jouir jusqu'alors, il s'imagina sans doute que la justice, qui l'avait toujours ménagé, lui continuerait la même indulgence pour les autres méfaits qu'il pourrait commettre.

Le 3 novembre, ayant rencontré, sur la grande route de Mortagne à Alençon, un marchand mercier, nommé François Péan, qui ne le connaissait pas, il lia conversation avec lui, entra en pourparlers pour quelques achats, et lui proposa de venir chez lui, sous prétexte qu'il pourrait y examiner plus à son aise les marchandises dont il voulait faire l'acquisition. 172 Le malheureux marchand accepte la proposition, et suit le prétendu acheteur, qui le conduit, par des chemins détournés, à sa maison.

Le jour commençait à baisser lorsqu'ils y arrivèrent. Aussitôt que le marchand fut entré, Tison ferma soigneusement la porte et les fenêtres. Après avoir pris les précautions nécessaires à l'exécution du projet criminel qu'il méditait, il demanda à voir les marchandises. Péan était dans une parfaite sécurité; il se baisse pour déployer son ballot. Pendant ce temps, Tison lui assène un coup de serpe sur la tête. L'infortuné tombe sous la violence du coup; mais il lui reste encore assez de force; il crie en se débattant contre son meurtrier.

Dans la crainte que ces cris ne soient entendus dans le voisinage, l'assassin, gardant son sang froid, comme s'il eût fait la chose du monde la plus naturelle, a recours à un raffinement de barbarie, sans exemple peut-être dans les annales du crime. Il se met à chanter à tue-tête, et saisissant une corde, il parvient à étrangler, toujours en chantant, la malheureuse victime de sa cupidité!

173 Son crime ne tarda pas à être connu. Il fut arrêté, et son procès lui fut fait sur-le-champ. Il fut convaincu d'avoir chanté, non seulement pendant le temps qu'il arrachait la vie au malheureux Péan, mais encore long-temps après, ayant toujours sous les yeux le cadavre, témoin muet, mais pourtant solennel, de sa révoltante atrocité. Si un pareil trait n'avait pas été attesté, on le regarderait comme invraisemblable. On n'a vu que trop souvent des scélérats tuer leurs semblables; mais on n'avait pas encore vu de monstre assez pervers pour oser chanter, afin d'étouffer les cris de ceux qu'ils égorgeaient.

Le procès de Pierre Tison ne fut pas long. Les preuves l'accablaient de toutes parts. Le lieutenant-criminel de Mortagne le condamna au supplice des assassins, et par arrêt du parlement du 24 janvier 1781, il subit la question ordinaire et extraordinaire, et mourut sur la roue.


174

ACCUSATION
RÉCIPROQUE D'ASSASSINAT.

Qu'un homme naturellement violent soit accusé d'avoir commis un meurtre, nul doute que la violence de son caractère ne devienne un véhément indice contre lui. Soudain l'opinion publique, qui le plus souvent ne se forme que sur des apparences ou des présomptions, le déclare unanimement coupable; et quoique le doute le plus obscur plane sur toute l'affaire, quoique les preuves manquent absolument, les juges, entraînés eux-mêmes par les préventions du vulgaire, prononcent une sentence de condamnation.

Vers le mois de janvier 1782, Hatot, garçon perruquier, entra chez le sieur Plée, maître coiffeur à Rouen. Le plus grand désagrément de son emploi était de coiffer Nœuville, directeur de la comédie. Tous les garçons qui 175 avaient accommodé cet homme se plaignaient de son humeur brutale et despotique.

Hatot ne fut pas long-temps sans éprouver les mêmes désagrémens, et ne pouvant s'habituer aux manières de Nœuville, il refusa de retourner chez lui. Mais son maître craignant de perdre la pratique du théâtre, le détermina, au bout de quinze jours, à aller reprendre son poste auprès du directeur.

Le 15 mars, Hatot se rend à l'hôtel de la comédie, sur les dix à onze heures du matin, pour accommoder Nœuville. Il le rase d'abord, le peigne ensuite, prépare la pommade avec un couteau, qu'il tire de sa poche, et le frise. Nœuville se lève, consulte son miroir, prétend être mal frisé, et ordonne à Hatot de le friser une seconde fois. «Cela n'est pas possible, répond Hatot, mes pratiques m'attendent, il faut que je les serve.—Que m'importent tes pratiques? répond Nœuville en fureur; il te sied bien de me contredire! tu es encore un plaisant drôle, un plaisant polisson. J'entends que tu me peignes à l'instant; je te l'ordonne, cela doit suffire».

Hatot, choqué de cet ordre insolent, se dispose à sortir; Nœuville lui barre le passage, 176 et lui détache un soufflet; Hatot le lui rend aussitôt. Nœuville, tout écumant de rage, saisit le couteau du coiffeur resté sur la table, prend Hatot à la gorge, le pousse contre le mur, et lui porte à la poitrine quatre coups de l'arme qu'il tient dans la main. Hatot, qui ne sent pas d'abord qu'il est blessé, lutte contre Nœuville, saisit le couteau qui vient de le frapper et parvient à désarmer son assassin. Il paraît qu'en prenant le couteau par la lame il se coupa les mains, et atteignit, en se débattant, son adversaire au visage.

Mais, peu d'instans après, Hatot se trouve dans une situation alarmante. Des flots de sang coulent de ses blessures; il crie vainement; on ne vient point à son secours; il reste sans connaissance au pouvoir de son assassin. Nœuville, tout couvert du sang de sa victime, et pour repousser d'avance l'accusation de meurtre, sort de sa chambre en criant au feu! au meurtre! on m'assassine! se jette dans les bras de la première personne qu'il rencontre, et la prie de lui sauver la vie.

Il descend l'escalier, va sur le théâtre, feint d'être dangereusement blessé. Des chirurgiens 177 arrivent; on le porte dans son lit et on le panse, quoiqu'il n'y eût pas nécessité.

Cependant des grenadiers, accourus aux cris de Nœuville, étaient montés, le sabre à la main, pour arrêter Hatot. Ils le trouvent étendu sur le plancher, baigné dans son sang, privé de connaissance et de mouvement. Ainsi abandonné, le malheureux allait périr, sans un grenadier qui le prit et le soutint dans ses bras. Enfin on le secourt; un chirurgien arrive, visite ses blessures et le rappelle à la vie. A peine reprend-t-il sa connaissance que, regardant autour de lui, il s'écrie: Où est-il ce coquin, ce malheureux, ce scélérat de Nœuville, qui m'a assassiné?

A trois heures après-midi, il est transporté à l'hôpital, en grand danger de perdre la vie. Le même jour, sur les quatre heures, le juge fait prêter interrogatoire à Hatot; on lui demande, entre autres choses, ce qui l'a induit à frapper Nœuville, comme il l'a fait, et s'il n'a pas observé que ses clefs étaient toujours à ses armoires, et qu'il y avait des effets précieux sur sa cheminée.

Pour l'intelligence de cette mesure, il est 178 bon de dire que Nœuville avait fait des déclarations tendant à faire croire que s'étant endormi pendant qu'on le coiffait, Hatot, son perruquier, avait voulu profiter de son sommeil pour l'assassiner et le voler.

Mais déjà la clameur publique s'élevait de toutes parts contre Nœuville. Celui-ci est saisi de frayeur; il se résout à prendre la fuite; à six heures, il se travestit et il part. Cette fuite changea soudain la face de l'affaire. Hatot, qui avait été d'abord interrogé comme accusé, le fut ensuite comme témoin, et Nœuville fut décrété de prise de corps. La procédure complète, et la contumace instruite, le juge rendit le 16 juillet, sur le tout, une sentence définitive qui condamnait, par contumace, le sieur Nœuville à être banni à perpétuité du ressort de Rouen, confisquait ses biens au profit du roi, et lui imposait une amende de trois mille livres, à titre de dommages-intérêts en faveur de Hatot.

Le parlement de Rouen rendit, le 26 octobre 1782, sa sentence sur cette double accusation; et sans s'arrêter à l'appel du substitut du procureur général du roi au bailliage 179 de Rouen de la sentence du 16 juillet 1782, ordonna que ladite sentence serait exécutée, et que le sieur de Nœuville serait condamné en dix mille livres d'intérêts envers Hatot, et à tous les dépens.


180

SERVANTE
QUI ÉTRANGLE SA MAITRESSE.

Dans le ressort de la châtellenie de Pézenas, au fond d'un village nommé Alignan, vivait la dame Dabeillan, déjà avancée en âge, et n'ayant d'autre domestique qu'une femme nommée la veuve Daumas.

Le 4 avril 1782, dans la soirée, la dame Dabeillan fut trouvée morte dans la ruelle de son lit. La servante courut chercher du secours. Cette mort fut bientôt connue de tout le village, et la nouvelle se répandit dans les environs. Le procureur-fiscal de la châtellenie de Pézenas, instruit de ce tragique événement, requit le juge de se transporter dans la maison de la dame Dabeillan. Ce magistrat s'y rendit, le 5, sur les deux heures après midi, reçut d'abord la déclaration de la servante sur le genre de mort subi par sa maîtresse, fit visiter le cadavre en sa présence par un médecin 181 et un chirurgien, ordonna l'emprisonnement provisoire de la domestique, l'inhumation du cadavre, et une enquête sur les faits contenus dans le procès-verbal.

Le 6, la servante fut interrogée; le lendemain, il fut procédé à une information, dans laquelle onze témoins furent entendus; et sur cette information, un décret de prise de corps fut lancé contre la femme Daumas. Quelques jours après, le sieur Dabeillan fils se présenta, et demanda à être reçu partie civile, pour continuer la procédure en son nom. Il annonça qu'il espérait trouver des moyens de conviction dans une armoire où la veuve Daumas serrait ses hardes. Le 24, l'ouverture de cette armoire eut lieu en présence d'un commissaire; et parmi d'autres effets, on trouva un paquet de vieux galons, lié avec une corde en ficelle. On apposa le scellé sur ces divers objets.

De graves soupçons planaient sur la femme Daumas. Le caractère connu de cette servante, et quelques propos antérieurs qui lui étaient échappés dans la colère, concouraient à les fortifier. De plus, elle couchait dans la chambre 182 de sa maîtresse et près d'elle, leurs deux lits n'étant séparés que par une chaise.

Le 25 avril, le fils Dabeillan fit publier un monitoire à Alignan et dans les autres villages voisins. Il en résulta diverses révélations qui donnèrent lieu à une suite d'information. Le 28, on fit l'ouverture du paquet scellé, contenant les effets et hardes de la veuve Daumas, ainsi que la corde dont ils étaient liés. Après un nouvel interrogatoire, le juge régla le procès à l'extraordinaire. Des cordiers experts déclarèrent que le cordon trouvé parmi les hardes de la servante était de la même espèce et qualité que les deux autres paquets de cordons remis par elle au juge.

La mort de la dame Dabeillan était-elle le résultat d'un suicide ou d'un assassinat? Telle était la question délicate que la justice avait à résoudre; question d'autant plus épineuse que les témoins oculaires manquaient absolument.

La dame Dabeillan était morte de mort violente; ce fait était incontestable. Mais s'était-elle détruite elle-même, et l'avait-elle pu dans l'état où elle avait été trouvée? Elle n'aurait 183 pu s'étrangler elle-même que par suspension ou contre un point d'appui. Dans le premier cas, on aurait trouvé le cadavre suspendu, car certainement la servante, frappée de ce spectacle imprévu, saisie d'horreur et d'effroi, au lieu de le détacher, aurait pris la fuite et appelé du monde. Il paraissait également impossible que la dame Dabeillan se fût étranglée elle-même en imprimant fortement ses doigts contre son cou, et en faisant effort contre un point d'appui; car dans ce cas elle aurait été trouvée dans la même situation où elle se serait placée elle-même en trouvant ce point d'appui et en réagissant sur lui. On citait, à cette occasion, l'exemple du nommé Geniez, du village de Magalas, qui, arrêté pour avoir assassiné son beau-frère, et emprisonné dans le château de Puimillon, fut trouvé couché sur le dos, les deux genoux un peu élevés, sur lesquels il avait appuyé ses coudes, et s'était si fortement imprimé les deux pouces dans le cou, qu'il en fut étranglé, sans qu'un cavalier de maréchaussée, qui passait la nuit à la porte de son cachot, eût entendu le moindre bruit. Il n'y avait rien de semblable dans la situation où la dame Dabeillan avait 184 été trouvée après sa mort. Les premières personnes qui étaient entrées dans sa chambre avaient aperçu une corde autour de son cou, mais sans aucun bout ni extrémité excédant, et cette corde avait été coupée à l'instant par la veuve Daumas. Le rapport du médecin et du chirurgien attestait l'empreinte que cette corde avait laissée autour du cou. D'après ce fait, quand il serait possible de s'étrangler soi-même, sans suspension ni point d'appui, il est physiquement impossible que celui qui se serait étranglé de cette manière eût pu lui-même couper l'excédant de la corde qui lui aurait servi à ce funeste usage. Ni la veuve Daumas, ni personne, n'avait vu couper l'excédant de cette corde. Il était donc certain, d'après toutes ces considérations, que la dame Dabeillan ne s'était pas détruite elle-même, et que son assassin avait coupé l'excédant de la corde, croyant par là soustraire la preuve de son crime. D'ailleurs la dame Dabeillan, estropiée depuis plusieurs mois par suite d'une chute, ne pouvait que très-difficilement se servir de l'un de ses bras.

D'un autre côté, il était prouvé, par plusieurs dépositions, que la femme Daumas était 185 convenue d'avoir fermé la porte de la chambre à coucher de sa maîtresse, et d'avoir placé une chaise au-devant de cette porte et dans l'intérieur de sa chambre; et que, lorsqu'elle se leva une demi-heure après pour aller chercher du secours, elle avait trouvé la porte de sa chambre fermée, et la chaise à la même place où elle l'avait mise.

Quelle conséquence ne devait-on pas tirer de ce fait? N'était-il pas impossible qu'un assassin se fût introduit dans la chambre sans déranger la chaise? ne l'était-il pas également qu'il se fût enfui après le crime commis, qu'il eût fermé la porte et remis la chaise devant en dedans?

L'accusée sentit, mais trop tard, tout le poids de cet aveu qui allait l'accabler. Elle voulut varier depuis, et dit qu'elle ne se rappelait pas bien dans quel état elle avait trouvé la chaise, en allant chercher du secours, tant elle était troublée. Mais sa première version si importante, certifiée par plusieurs témoins, ne permettait pas d'accueillir sa rétractation tardive.

Une autre circonstance non moins grave, c'est que l'accusée, au moment où les voisins 186 accoururent à ses cris, avait deux égratignures, l'une à la joue, l'autre au-dessus du nez. Interrogée sur ce fait, elle avait répondu que sa chandelle s'étant éteinte le long de l'escalier, en allant requérir du secours, elle avait été au bûcher, s'y était laissé tomber sur un tas de bois, et s'était blessée au visage. Plusieurs témoins se rendirent au bûcher, et n'y trouvèrent pas une seule bûche.

Nul doute que ces égratignures venaient des efforts que son infortunée maîtresse avait tentés pour se débarrasser des mains de son bourreau. Les variations de l'accusée et plusieurs impossibilités physiques se réunissaient pour prouver que ce forfait n'appartenait qu'à elle seule, et présentaient des indices plus puissans, s'il est possible, que des témoignages oculaires.

De l'aveu même de cette femme, il ne s'était écoulé qu'environ un quart d'heure ou une petite demi-heure entre l'instant où elle s'était couchée avec sa maîtresse, et celui où ayant entendu la chute d'un pot de chambre, et qu'ayant appelé par trois fois sa maîtresse, sans recevoir aucune réponse, elle se leva pour la secourir, alluma la chandelle, trouva 187 la dame Dabeillan étendue dans la ruelle de son lit. Elle ajoutait qu'elle n'avait point dormi pendant ce court intervalle: comment n'aurait-elle donc pas entendu le bruit de l'assassin, celui des efforts d'une femme qui lutte contre une mort violente, et qui était d'une constitution assez robuste pour résister encore long-temps aux fureurs du crime? D'ailleurs, cet assassin imaginaire n'aurait-il pas ajouté un second crime au premier, surtout lorsque le second lui assurait davantage l'impunité du premier? il est probable qu'il aurait immolé la servante après la maîtresse.

De plus, les menaces et les propos que la femme Daumas avait laissé échapper quelque temps avant l'événement, venaient corroborer les autres charges. Quelques témoins déposaient lui avoir ouï dire que sa maîtresse la faisait souffrir, et que quelque chose lui disait de l'étrangler. D'autres rapportaient que huit jours avant la mort de la dame Dabeillan, comme on lui demandait si sa maîtresse était toujours méchante, la femme Daumas répondit: «L'ase la confonde! la nuit dernière, j'ai été tentée de l'étouffer; mais je me suis recommandée à mon bon ange gardien.»

188 La sœur et la belle-fille de l'accusée avaient dit qu'elles la croyaient capable d'avoir étranglé sa maîtresse; ainsi ses parens eux-mêmes, d'après la connaissance qu'ils avaient de son caractère, semblaient se prononcer en faveur de sa culpabilité.

Une dernière circonstance, attestée par des témoins, était que les deux lits, tant celui de la maîtresse que celui de la servante, n'étaient nullement défaits. Il paraissait donc que la dame Dabeillan avait été étranglée avant de se mettre au lit, et dans le temps qu'elle faisait sa prière au pied de son lit. Quel instant pour le crime que celui qui devait faire souvenir l'assassin qu'il est un Dieu vengeur!

Les premiers juges trouvèrent que la réunion de tous ces indices prouvait le crime et désignait l'assassin. Sur le rapport du lieutenant-criminel du lieu, le sénéchal de Beziers, par sentence du 28 juin 1782, condamna la veuve Daumas à avoir le poing coupé, à être pendue, brûlée ensuite, et ses cendres jetées au vent. Sur l'appel, le parlement de Toulouse confirma la sentence, à l'exception du poing coupé.

Cette misérable subit le dernier supplice sans faire l'aveu de son crime.


189

HONORÉ JOURDAN,
CONDAMNÉ COMME ASSASSIN, ET ENSUITE
JUSTIFIÉ.

La justice peut-elle, sur de simples indices, décider de l'honneur et de la vie des hommes? Le déplorable sort des d'Anglade, des Lebrun, des Hirtzel Lévi, des Calas, des Cahuzac, et de tant d'autres innocens condamnés sans preuves, est la plus victorieuse réponse à faire à cette question. «Qu'un juge, dit Charlemagne dans ses Capitulaires, ne condamne jamais qui que ce soit sans être sûr de la justice de son jugement; qu'il ne décide jamais de la vie des hommes par des présomptions. Ce n'est pas celui qui est accusé qu'il faut considérer comme coupable, c'est celui qui est convaincu; il n'y a rien de si dangereux et de si injuste au monde que de se hasarder à juger sur des conjectures.»

Les témoignages eux-mêmes ne doivent être 190 reçus par le magistrat qu'avec une sage circonspection. Un témoin isolé ne suffit pas pour constituer des preuves. L'illustre Montesquieu disait qu'un témoin qui affirme et un accusé qui nie font un partage, et qu'il faut un tiers pour le vider. C'est pour cela que la loi exige deux témoins.

«C'est beaucoup, dit Servan, de bien connaître les circonstances du crime et le caractère de l'accusé; d'avoir exactement comparé ces deux choses et découvert tous leurs rapports; mais ce n'est pas tout, et le plus important reste à faire: l'appréciation et le jugement des témoignages. Triste fatalité, que la vie d'un homme libre et qui ne doit dépendre que des lois, soit à la merci des passions et des erreurs de ses concitoyens, et que le glaive de la justice soit dirigé par des témoins souvent imposteurs ou aveugles.»

Les malheurs d'Honoré Jourdan, causés par une erreur juridique semblable à celle dont nous avons parlé plus haut, viendront très-bien à l'appui de ces réflexions.

Jeanne-Marie Carlon avait épousé Jean Vial, boulanger à Vence. Le sieur Honoré Jourdan, procureur-juridictionnel de cette 191 ville, était leur voisin, et se faisait un plaisir de les obliger quand l'occasion s'en présentait.

Dans les premiers jours de février 1753, Vial disparut tout-à-coup. Sa femme supposa d'abord qu'il avait été rencontré à quelques lieues de la ville de Vence, et qu'il avait dit qu'il ne reviendrait plus. Elle varia ensuite sur les motifs de son absence.

Le 9 mars suivant, des enfans que leurs jeux avaient conduits auprès d'une citerne à peu de distance de la ville, y découvrirent un cadavre. Informé de ce fait, le sieur Honoré Jourdan, en sa qualité de procureur-juridictionnel, requit sur-le-champ la visite du juge, et l'accompagna. Le cadavre était dans un état de putréfaction qui ne permit pas d'abord de le reconnaître; mais après un examen plus attentif, on demeura certain que ce corps était bien celui de Jean Vial. Le juge ne fit point la clôture du procès-verbal sur les lieux; Honoré Jourdan lui ayant demandé à le signer, il prétexta qu'il n'était point achevé, et qu'il attendait pour cela le greffier.

En retournant chez lui, le même jour, Honoré Jourdan ayant trouvé sur son chemin 192 le procureur fondé d'un des seigneurs de Vence pour la subrogation des officiers de justice, fut extrêmement étonné d'apprendre de lui qu'il allait subroger un procureur-juridictionnel. Ce fonctionnaire ne lui dissimula pas que ses assiduités dans la maison de Jean Vial avaient fait naître des soupçons sur son compte; il finit par lui dire que, quoi qu'il fût bien convaincu de son innocence, il lui conseillait de prendre prudemment la fuite, et d'attendre dans sa retraite l'issue de la procédure.

Jourdan éprouva de la répugnance à suivre cet avis; il craignait, avec raison, qu'on ne tirât de sa fuite quelque indice contre lui. Dans sa perplexité, il s'adressa à un homme éclairé, qui lui dit qu'il n'y avait pas à balancer, et qu'il l'exhortait à mettre sa personne en sûreté; qu'il était sans doute humiliant et pénible pour l'innocence de prendre ce parti, mais que les formes de notre législation criminelle le rendaient quelquefois nécessaire. Convaincu par ces raisons, Jourdan se retira, pour quelques jours, au lieu de Gatières, qui était alors sous la dépendance du roi de Sardaigne. Mais sur l'invitation pressante de plusieurs de ses 193 amis, qui vinrent l'y trouver, et qui l'assurèrent que sa fuite déposait contre lui, et que tout le monde blâmait le parti qu'il avait pris; il revint à Vence, rassuré qu'il était d'ailleurs par le témoignage de sa conscience.

Mais dès le lendemain même, ayant appris qu'un décret de prise de corps venait d'être lancé contre lui, quoiqu'il n'eût encore été procédé à aucune information, et qu'il ne se trouvât dans aucun des cas où l'on peut décerner un semblable décret sans information préalable, il retourna aussitôt à Gatières pour y attendre l'événement de la procédure qui s'instruisait alors.

De tous les témoins qui furent entendus, il ne s'en présenta pas un seul à charge contre Jourdan; on crut pourtant trouver dans leurs dépositions des indices qui pouvaient lui être défavorables. Cependant les juges de Vence n'hésitèrent point à le mettre unanimement hors de cour par leur sentence du 2 mai 1753. Par le même arrêt, Jeanne-Marie Carlon, épouse de Jean Vial, Jacques-Gervais Bazalgeste et Gaspard Mars, furent déclarés atteints et convaincus de l'assassinat de Vial, et condamnés au dernier supplice. Les deux premiers 194 étaient entre les mains de la justice, le troisième avait pris la fuite.

Les deux prisonniers furent transférés à Aix, et le parlement, par arrêt du 29 du même mois, réforma la sentence des premiers juges à l'égard de Jourdan, et le condamna à la mort, quoique les conclusions du ministère public fussent en sa faveur.

Il fallait que l'on eût aggravé les prétendus indices que l'on pouvait articuler contre Jourdan. Quoiqu'il en soit, la vérité qui devait le justifier pleinement ne tarda pas à être connue. Le jour même du jugement, sur les quatre heures après midi, les deux coupables détenus déclarèrent, en allant au supplice, que Jourdan n'avait participé, ni directement, ni indirectement, au meurtre de Jean Vial, et qu'il n'en avait rien su ni avant, ni après son exécution.

Néanmoins l'arrêt fut exécuté en effigie pour ce qui concernait Jourdan; et le parlement ordonna, le 1er juin suivant, que les déclarations de la femme Vial et de Bazalgeste seraient jointes à la procédure.

Jourdan n'apprit que son arrêt de mort. Il ignorait que les auteurs du crime eussent avoué 195 et attesté son innocence. Il erra, pendant quelques années, de contrée en contrée, gémissant sur sa fatale destinée et sur celle de ses enfans. Il avait un fils, alors âgé de quinze ans, errant et fugitif comme lui. Ce jeune homme alla se fixer en Espagne, et s'y attacha à une maison de commerce dont il devint, en quelques années, par son mérite et son travail, l'un des principaux intéressés.

Cependant ce fils vertueux ne perdait pas le souvenir de son père et de ses infortunes. Le désir de secourir sa vieillesse et celui de revoir sa patrie lui inspirèrent le projet de revenir en France. Mais y vivre sans son père, et l'en savoir banni par une condamnation flétrissante, lui semblait un bonheur si amer qu'il ne pouvait pas même en supporter l'idée.

Cependant un pressentiment secret que l'innocence de son père pourrait être reconnue laissait quelque espérance au fond de son cœur. Plein de cette pensée, il écrivit en France, et s'adressa à une personne qui était en position de lui donner des lumières sur l'affaire de son père. Il apprend bientôt que les véritables auteurs du crime ont déposé de l'innocence d'Honoré Jourdan. Dès cet instant, affaires, 196 commerce, amis, intérêts, tout est oublié. Il part pour aller apprendre cette nouvelle à son père, et vient le conjurer de se représenter à ses juges. Le vieillard se jette dans les bras de son fils et s'abandonne à lui; et c'est lui qui soutient les pas chancelans de son père, et qui l'amène aux pieds de la justice.

Tandis qu'Honoré Jourdan était renfermé dans le cachot où il venait de se constituer volontairement, son fils déploya tout le zèle dont est capable la piété filiale, pour hâter et faire proclamer sa justification. Des recherches qui furent faites en cette circonstance, et de la nouvelle instruction qui eut lieu, jaillirent de nouveaux éclaircissemens sur le meurtre de Vial.

La nommée Jeanne-Marie Carlon, d'une figure agréable et d'un caractère enjoué, était connue par ses galanteries, et paraissait avoir un goût excessif pour la parure et pour la dépense. Jean Vial, son mari, adonné à toute sorte de débauches, et peu occupé de ses affaires, ne pouvait faire face aux prodigalités de sa femme. Le nommé Gaspard Mars, boulanger comme lui, s'était introduit, de compagnie avec Bazalgeste, homme sans aveu et sans 197 profession, dans la maison de son confrère; et tous deux étaient les compagnons des désordres du mari et de la femme.

Quant aux assiduités de Jourdan dans la maison de Vial, elles n'avaient rien que de fort naturel. Jourdan prêtait souvent de l'argent au boulanger pour des achats de farine; de plus, Vial était son locataire, et lui devait plusieurs loyers. Au reste, celui-ci ne voyait en lui qu'un bienfaiteur et un ami.

Mais il ne voyait pas du même œil Mars et Bazalgeste; et plusieurs fois, dans des intervalles de sagesse et de bonne conduite, il leur avait manifesté le déplaisir et la répugnance qu'il éprouvait à les voir si souvent chez lui. Les liaisons de sa femme avec ces deux hommes étaient aussi la cause de querelles fréquentes dans le ménage.

Il était parfaitement constaté par les procédures que le complot de l'assassinat de Jean Vial avait été ourdi chez Gaspard Mars, le 6 février, à l'issue d'un souper; que le sieur Jourdan n'était point du nombre des convives, et ne devait point en être. Il résultait encore du procès, que Marie-Jeanne Carlon avait plusieurs fois sollicité Gaspard Mars et Bazalgeste 198 d'assassiner son mari; que depuis quelque temps elle paraissait avoir abandonné ce projet; qu'aucun des complices n'en avait parlé à Jourdan, dans la crainte qu'il n'en avertît Jean Vial.

Il fut prouvé que immédiatement après le souper du 6 février, la femme Vial témoigna l'envie qu'elle avait de manger des choux du sieur Rippert; qu'elle engagea son mari, Bazalgeste et Mars à en aller voler; qu'ayant pris ceux-ci à l'écart, elle les pria d'assassiner Vial; que, sur le refus de Mars, elle le traita de lâche et de poltron; que Bazalgeste prit la parole et dit: Il faut mettre cette femme tranquille; qu'ils allèrent tous les trois du côté d'une chapelle de Notre-Dame de Larrat; que là Bazalgeste donna à Vial le premier coup de couteau dans le bas-ventre qui le fit tomber raide mort; que Mars lui donna d'autres coups, et qu'ils portèrent le cadavre dans la citerne située auprès de la chapelle.

En outre, l'innocence de Jourdan, qui ressort évidemment de ce récit, avait été attestée non seulement par la femme Vial et par Bazalgeste, mais encore par Gaspard Mars, réfugié dans les états du roi de Sardaigne.

199 Les magistrats du parlement de Provence, après avoir pris une connaissance parfaite des faits, ne balancèrent pas à couronner les efforts de Jourdan fils en faveur de son père. Par arrêt du 29 mai 1782, Honoré Jourdan fut déchargé de l'accusation intentée contre lui; et un second arrêt du 31 du même mois lui permit de faire imprimer et afficher le premier.

Ainsi, après trente années de flétrissure, d'exil et de misère, il put revenir respirer encore l'air natal; et du moins, avant de quitter la vie, il eut la consolation de rentrer en possession de l'estime et de la considération de ses concitoyens, qu'une fatale erreur lui avait enlevées pour si long-temps.


200

HOMICIDE
D'UNE ESPÈCE PARTICULIÈRE.

«Les lois condamnent les violences, disait le célèbre avocat Le Maistre; mais lorsqu'elles défendent d'en faire, elles permettent de les repousser; elles veulent que les hommes écoutent et respectent cette défense dans le commerce paisible et tranquille qu'ils ont ensemble; mais elles les en dispensent lorsque l'on commet contre eux des actes d'hostilité; elles se taisent dans le bruit des armes, et elles ne leur commandent pas alors d'attendre leur protection et leur secours, et de remettre à être vengé par elles; parce que les innocens souffriraient une mort injuste avant qu'elles fussent venues pour en faire souffrir une juste à ceux qui seraient coupables.»

Ces considérations, inspirées par un véritable esprit d'équité, et par une sûre connaissance 201 des bases de l'ordre social, s'appliquent parfaitement au fait suivant.

Un cavalier de maréchaussée de Lannion, en Bretagne, nommé Jean Marjo, reçut ordre, au mois de mai 1781, d'aller à la foire de Plestin, avec un de ses camarades, sous les ordres d'un brigadier. Ils arrivèrent ensemble à Plestin, le 21 du même mois. Après avoir mis leurs chevaux à l'écurie, ils parcoururent le bourg, et y ayant trouvé des gens qui tenaient des jeux défendus, ils les arrêtèrent, en vertu de leurs instructions, et les constituèrent prisonniers.

En sortant de la prison, les cavaliers entrèrent dans la chambre de l'audience de Plestin; ils y trouvèrent plusieurs personnes qui demandèrent au brigadier la liberté de l'un des prisonniers. Le brigadier refusa, et donna l'ordre à ses cavaliers de conduire les détenus dans les prisons de Lannion. Ceux-ci obéirent sans balancer; mais à peine étaient-ils arrivés au milieu du bourg de Plestin, conduisant les six prisonniers attachés, que des hommes embusqués firent tomber sur eux une grêle de pierres. Le brigadier tomba, baigné dans son sang. Un des deux cavaliers, conduisant 202 deux hommes, gagna au large; et Marjo, resté seul pour soutenir le choc, ne vit d'autre moyen de sauver ses jours qu'en se servant de son mousqueton. Cette arme était chargée à gros plomb; le coup partit et tua un des assaillans. Aussitôt toutes les portes du bourg sont fermées; le cavalier Marjo était exposé à être exterminé. Heureusement pour lui, une femme, guidée par le sentiment de l'humanité, lui ouvrit sa porte, et favorisa sa retraite ainsi que celle du brigadier blessé. Ils passèrent par une porte de derrière, et rejoignirent l'auberge de l'hôpital où étaient leurs chevaux. Ils y trouvèrent leur camarade qui y avait été apporté par des marchands, tout couvert de blessures et de sang.

Obligé de rester à l'auberge de l'hôpital pour y soigner ses camarades, Marjo prit toutes les précautions possibles pour n'y pas laisser pénétrer la populace ameutée.

Malgré cette conduite digne d'éloges, ce brave cavalier fut traduit devant les tribunaux, comme coupable d'homicide. Des moyens nombreux militaient en sa faveur; cependant les premiers juges, qui le croirait? condamnèrent Marjo à être pendu; mais sur 203 l'appel, le parlement, par arrêt du 18 juillet 1782, ordonna que le cavalier se retirerait par devers le roi, pour obtenir des lettres de grâce. Ces lettres lui furent accordées, et le parlement les entérina le 5 septembre suivant.

On conçoit qu'il y ait eu enquête et jugement à l'occasion de l'homme tué par Marjo; mais ce qui est inconcevable, c'est la sentence des premiers juges. Il nous semble qu'un arrêt d'acquittement devait terminer l'affaire. Sans doute un soldat qui oserait abuser de ses armes, et les faire servir d'instrumens à ses vengeances ou à ses passions, mériterait la punition la plus sévère; mais si, étant troublé dans ses fonctions, si des mutins s'opposant à l'exécution des ordres qu'il a reçus, il est obligé de repousser la violence par la force, il n'est pas juste, il est déraisonnable et impolitique de le soumettre aux peines ordinaires prononcées contre ceux qui troublent la tranquillité publique. Si vous admettez une semblable jurisprudence, alors toute police deviendra impossible. Comment voulez-vous maintenir l'ordre, si vous punissez comme assassins ceux qui se défendent 204 en exposant leur vie pour le maintenir? Alors un homme chargé de crimes, un chef de brigands, sera certain de l'impunité, pour peu que des gens apostés veuillent se donner la peine de l'arracher des mains de ces gardiens qui ne pourraient le défendre; alors des factieux pourront tous les jours mettre en péril la chose publique, attendu que les soldats commandés pour les réprimer craindront, en échangeant leurs balles avec celles qui font tomber leurs camarades à côté d'eux, craindront, dis-je, d'être accusés d'homicide.


205

BLAISE FERRAGE,
OU LE BRIGAND ANTHROPOPHAGE.

On ne peut donner le nom d'homme au scélérat dont nous allons essayer de retracer les crimes. Ce monstre s'était de lui-même retranché de l'espèce humaine pour en faire sa proie. Aussi c'est l'histoire d'une bête féroce qu'on va lire.

Blaise Ferrage, surnommé Seyé, était maçon de profession. Le village de Ceseau, dans le comté de Comminges, était son pays natal. Quoique d'une très-petite stature, il avait une force prodigieuse qui le rendait redoutable dans tout le canton qu'il habitait. Malheureusement à cette vigueur physique se trouvaient jointes les inclinations les plus perverses. Libertin par tempérament, dès sa première jeunesse, il poursuivait les femmes et les filles avec tout l'acharnement luxurieux d'un satyre.

206 Il avait vingt-deux ans lorsqu'il se bannit lui-même de la société, afin, sans doute, d'en enfreindre les lois plus à son aise. Il alla établir son repaire dans le creux d'un rocher, placé sur le sommet d'une des montagnes d'Aure, voisine du lieu de sa naissance. S'élançant de sa caverne, comme un nouveau Cacus, il allait porter, de jour comme de nuit, la désolation dans les campagnes environnantes. Il enlevait brebis, moutons, veaux, volailles, en un mot tout ce qui pouvait servir à le repaître. Mais là ne se bornait pas son brigandage: il n'eût été alors qu'un larron vulgaire. Il entraînait dans son antre les femmes et les filles qu'il pouvait surprendre; lorsqu'elles croyaient lui échapper par la fuite, il les poursuivait à coups de fusil, et dès qu'il les avait renversées, il courait sur elles comme sur une proie, et assouvissait sa passion féroce sur leurs cadavres encore palpitans.

Comme chacun se tenait sur ses gardes dans le voisinage contre les invasions de cet ennemi commun, il arrivait que souvent il manquait de vivres; et l'on assurait qu'il était devenu anthropophage. Il préférait, dit-on, 207 pour ses horribles repas, les femmes et les filles aux mâles. Il pouvait commettre sur elles deux crimes à la fois, et satisfaire en même temps ses appétits brutaux. La plus tendre enfance n'était pas à l'abri des attentats de ce forcené; le fer était son auxiliaire..... Mais la plume se refuse à retracer ces détails atroces.

Accroupi sur la cime des montagnes, il attendait comme les ours et les loups, ses dignes compagnons, l'occasion et l'heure du carnage. Il menait la vie la plus dure, toujours au milieu des neiges, des forêts et des rochers. Il marchait toujours armé, sa ceinture garnie de pistolets, un fusil à deux coups sur l'épaule, et une dague au côté. Aussi l'effroi qu'il inspirait était-il universel; la maréchaussée même n'en était pas exempte. Seyé avait l'audace de descendre quelquefois aux marchés de Montrigeau, ville voisine, pour acheter de la poudre et des balles, et personne n'osait mettre la main sur lui.

Il n'avait été arrêté qu'une seule fois, et avait trouvé le secret d'échapper à ses geôliers. Les paysans prétendaient qu'il portait dans ses cheveux une herbe qui avait la propriété 208 de ronger le fer. Quoiqu'il en soit, cette opinion était si bien accréditée dans le pays, que la seconde fois qu'il fut pris, on lui sauta aux cheveux, comme à un autre Samson, afin de lui ôter la ressource de cette herbe merveilleuse.

Il venait de commettre deux crimes avérés. Soupçonnant un laboureur d'avoir voulu le faire arrêter, pour se venger de lui, il avait mis le feu à une grange qui renfermait ses bestiaux; et sa haine avait contemplé le spectacle de l'incendie d'un œil satisfait. Un malheureux Espagnol, marchand de mules, passant au pied des montagnes d'Aure, pour venir en France faire des achats, fit la rencontre de Seyé, qui s'offrit à le conduire où il voulait aller. Sous ce prétexte hospitalier, il l'attira dans sa caverne, où il l'assassina à loisir. Il portait encore dans sa prison le manteau de sa victime.

Cependant la terreur allait toujours croissant; les paysans n'osaient plus sortir seuls; on ne parlait que de Seyé; on cherchait les moyens de s'affranchir de son horrible tyrannie. Les communautés des habitans du canton promirent des récompenses à celui qui aurait 209 l'adresse de l'attirer dans les fers de la justice. La tâche n'était pas facile, et ne pouvait être entreprise avec succès que par la ruse. La caverne du monstre ne pouvait être escaladée que par des sentiers très-étroits et presque à pic. Le farouche habitant de cette forteresse était toujours armé, toujours sur ses gardes.

Enfin un particulier, qui lui-même n'était pas très-honnête homme, et avait encouru la sévérité des lois, entreprit de mériter sa grâce et la récompense promise par les communautés. Il partit, se retira dans les mêmes montagnes que Seyé, et feignit d'y choisir, comme lui, une retraite contre les poursuites de la justice. Seyé donna dans le panneau, et forma liaison avec le nouveau venu, n'ayant aucun soupçon, aucune défiance: mais bientôt, par l'adresse de son nouveau compagnon, il fut découvert une nuit qu'il s'était égaré dans les montagnes, et sa force fut obligée de céder au nombre de celles qu'on avait réunies contre lui.

La nouvelle de sa capture répandit la joie dans tout le canton; on se regarda comme délivré d'un fléau destructeur. Le procès de 210 Seyé ne fut pas long. Le parlement de Languedoc le condamna, le 12 décembre 1782, à être rompu vif, et il fut exécuté le 13, à l'âge de vingt-cinq ans. On tripla la garde le jour de son supplice. Un scélérat aussi dénaturé ne pouvait ni trouver de larmes, ni manifester du repentir. Il marcha au lieu de l'exécution d'un air tranquille et le visage coloré. Les paysans dont il avait été la terreur tremblaient encore même en le voyant sur la roue, et ils ne furent parfaitement rassurés que lorsqu'ils le virent mort.

La tyrannie que ce brigand avait exercée sur la montagne ne dura que trois années environ: mais que de crimes horribles et divers pendant ce laps de temps! On comptait dans le pays plus de quatre-vingts filles et femmes qui avaient été sa proie et sa pâture!


211

FRANÇOISE TIERS,
OU L'HOMICIDE LÉGITIME.

Dans le cas de légitime défense, la mort de l'agresseur ne saurait être assimilée à l'assassinat. Il en est de même aux yeux de l'humanité et aux yeux de la justice, lorsqu'une femme, réunissant toutes ses forces pour repousser les outrages faits à sa pudeur ou les tentatives de violence exercées contre elle, donne la mort au scélérat qui la menaçait de sa brutalité effrénée. Une mère, qui avait tué un capitaine dans le moment où il faisait tous ses efforts pour déshonorer sa fille, fut déclarée innocente par le parlement de Toulouse, qui lui adjugea même une somme sur les biens du ravisseur.

Jacques Sauvan de Vachères-en-Diois, était d'une force si prodigieuse, que, dans le pays, on lui avait donné le surnom de Mille-hommes. 212 Les excès de son tempérament luxurieux, ses lubriques ardeurs de satyre, le rendaient la terreur des jeunes filles du canton. Quoique âgé de cinquante-cinq années, on le voyait, couvert des haillons de la misère, poursuivre avec acharnement toutes les personnes de l'autre sexe, employant tour à tour à leur égard la ruse et la violence. Aucun principe, aucune considération ne pouvait réfréner sa brutale passion. On l'accusait même de n'avoir pas respecté sa belle-fille.

Françoise Tiers, jeune paysanne âgée de quinze ans, brillante de fraîcheur et de beauté, avait allumé les désirs grossiers de cette espèce de monstre. Il la couvait des yeux; il ne cessait de la poursuivre partout où il la rencontrait; et les occasions étaient fréquentes, puisqu'ils habitaient le même village. Il se montra d'abord à cette jeune fille sous les dehors les plus doucereux, les plus patelins qu'il lui fut possible de prendre; il cherchait à la séduire par le langage le plus tendre qui fût à sa portée. Mais Françoise, indépendamment de sa vertu, avait pour soutien le dégoût que lui inspirait ce suborneur en cheveux blancs, et le malheureux exemple de plusieurs de ses 213 victimes. Aussi le fuyait-elle avec une sorte de terreur.

Cette résistance de précaution ne fit que rendre la passion de Sauvan plus fougueuse encore. Il épia les momens où il pourrait la trouver seule, et tenta plusieurs fois d'en abuser; mais toujours protégée par sa vertu, par le dégoûtant aspect de Sauvan, et par d'heureux hasards, elle triompha pendant quatre années des poursuites, des instances et des tentatives de ce misérable. Mais comment échapper toujours à un ennemi si acharné, si audacieux, et capable de marcher au vice par le crime?

Le 28 avril 1782, Françoise Tiers, alors âgée de dix-neuf ans, et dans la fleur et la force de la jeunesse, était allée à Boue, village éloigné d'une lieue de celui qu'elle habitait. Après avoir assisté aux offices de l'église, elle se disposait à revenir à sa maison, lorsque Sauvan courut après elle pour l'engager à recevoir sur son âne un double panier qu'il venait d'acheter. Le premier mouvement de Françoise fut de refuser; elle craignait en chemin quelque nouvelle attaque. Mais à la sollicitation du nommé Bernard, qui avait vendu les paniers, 214 elle consentit enfin à s'en charger. Sauvan alla boire avec Bernard, et pendant ce temps Françoise partit, hâtant de tout son pouvoir le pas de sa monture. Mais voyant que les paniers de Sauvan l'embarrassaient et retardaient sa marche, et que d'ailleurs la nuit approchait, elle les déposa aux Combes, hameau situé à peu près à la moitié de son chemin; elle arriva chez elle au déclin du jour, et se mit à vaquer aux soins domestiques dont elle était chargée ordinairement.

Il était huit heures du soir; elle venait de faire manger ses bestiaux. Dans l'instant où elle se disposait à fermer la porte de l'étable, paraît l'odieux Sauvan, portant ses paniers sur sa tête, et les yeux étincelans de colère, de luxure et d'ivresse. Seule et surprise dans les ténèbres, Françoise frémit. Sauvan prend ses paniers, et les pose à terre devant elle, en disant: «Les voilà pourtant, quoique tu n'aies pas voulu les apporter jusqu'ici.» Et aussitôt saisissant une hache qu'il trouve sous sa main, il en décharge un grand coup sur les paniers, en disant qu'il lui en ferait autant si elle lui résistait davantage. En même temps, il la saisit par sa jupe, et lui jetant deux écus de six 215 livres dans le sein, il l'assure qu'il lui serait inutile de vouloir lui résister, qu'il avait publié partout qu'il l'avait déjà connue, et qu'il en jouirait ou que le diable l'emporterait; et, à ce mot, il tenta d'accomplir son affreux serment.... La jeune fille, effrayée à la fois et indignée de l'outrage, recueille ses forces, résiste et lutte contre son terrible adversaire. Dans le trouble qui l'agite, dans le danger qui la presse, dans l'ardeur de sa défense, elle s'arme d'une barre de fer qui servait d'arc-boutant à la porte. L'homme féroce vient à elle, Françoise lui porte quelques coups de cette barre sur le derrière de la tête. Un de ces coups fut mortel. Sauvan blessé, chancelle, tombe et expire au même instant.

Saisie d'effroi de voir un homme mort à ses pieds, Françoise Tiers, dans le premier mouvement de la peur, cherche à cacher son délit involontaire. Avec l'aide de son jeune frère, enfant de 11 ans qui, la voyant tarder plus qu'à l'ordinaire dans l'écurie, était venu en savoir la cause, elle fait rouler le cadavre par la prairie contiguë à son étable et dont le penchant est rapide. Le cadavre s'arrête dans le trou d'un four à chaux qui se trouvait au 216 bas. Ce lieu lui inspire l'idée de déshabiller le corps, et de le couvrir de chaux et de terre pour qu'il fût plus tôt consumé. Elle exécute ce projet, et va cacher les habits de Sauvan dans un coin de l'étable.

Cependant la disparition de Sauvan est remarquée. Son absence donne des inquiétudes à sa famille. Ses parens et d'autres personnes du village vont à sa recherche. Ils s'arrêtent auprès de la maison de Tiers, parce qu'ils avaient appris que, la veille, on avait entendu du bruit et même des cris du côté de cette maison. François Tiers, père, leur procure lui-même une lumière pour les aider dans leurs recherches. Bientôt on trouve les habits. La jeune fille, entendant les conjectures que formaient son père et les autres personnes présentes, et voyant que les soupçons semblaient menacer des innocens, s'avance et leur dit: «Vous cherchez Sauvan; il n'est pas ici. Je l'ai tué lorsqu'il voulait me violer, et ensuite je l'ai enterré dans le four à chaux. Ainsi ne soupçonnez personne: j'étais toute seule, et c'est moi seule qui lui ai donné la mort, sans le vouloir, d'un coup de la barre de la porte.»

Sur cet aveu, Françoise Tiers fut arrêtée; 217 son père et ses jeunes frères furent également saisis, et tous furent enfermés dans les écuries du seigneur.

La justice, informée de cet événement, se transporta sur les lieux, le 1er mai, procéda le lendemain à la levée du cadavre que l'on trouva entier; et comme si la Providence eût voulu, pour justifier l'innocence, laisser sur le coupable, mort depuis deux jours, une preuve toujours vivante de son crime, on le trouva tel encore qu'il avait dû être dans ses efforts libidineux pour le consommer: témoignage impur, mais aussi évident qu'extraordinaire, que la mort l'avait surpris en flagrant délit.

On entendit le rapport du chirurgien et les dépositions de seize témoins qui n'avaient rien vu. François Tiers fut décrété d'ajournement personnel, et Françoise Tiers et son jeune frère de prise de corps. On procéda ensuite à leur interrogatoire. Le juge, convaincu par l'information et la connaissance qu'il avait des lieux, de l'alibi et de l'innocence du père, lui fit rendre la liberté; mais il arrêta là la procédure, et se hâta d'envoyer la jeune fille et son frère dans les prisons de Valence, pour 218 y être jugés par les officiers de la sénéchaussée.

Un témoin, un seul témoin avait arrangé, dans sa déposition, une histoire toute différente des autres témoignages et pleine de graves inconséquences. Suivant lui, sa femme, revenant du glandage, sur la fin du jour, avait entendu des cris du côté de la maison de Tiers: elle se rendit chez elle et s'évanouit. Étant revenue à elle, elle raconta ce qu'elle avait entendu, et fit part de ses réflexions et de ses idées à son mari. Celui-ci voulut sortir pour aller apprendre ce qui se passait dans cet endroit, elle s'y était opposée. Enfin il était sorti, et, arrivé sur les lieux du délit, il avait distingué et reconnu dans l'ombre les bras de l'homme qui se défendait, et le jeune Tiers, âgé de onze ans, qui portait des coups à Sauvan et le faisait périr lentement. Quelle apparence y avait-il que le robuste Sauvan, surnommé Mille-hommes, eût succombé dans une longue lutte, sous les coups répétés d'une jeune fille de dix-neuf ans et d'un enfant de onze ans! Quelle apparence aussi que le singulier personnage qui disait avoir vu ce spectacle en eût été tranquille spectateur, sans prêter aucun secours à la victime?

219 Toute cette procédure fut envoyée au garde-des-sceaux, qui se hâta de calmer l'incertitude cruelle des deux accusés et de leur famille, en écrivant que Françoise Tiers aurait sa grâce.

En effet, le chef de la magistrature consomma cette œuvre de justice et d'humanité, et après un examen réfléchi qui parvint à le convaincre de la vérité des faits, il manda à l'avocat des accusés, par une lettre du 18 septembre 1782, que le roi avait accordé à ces infortunés des lettres de rémission.


220

LE CONSEILLER DE VOCANCE,
FAUSSEMENT ACCUSÉ D'EMPOISONNEMENT.

Voici ce que disait, au sujet de cette accusation calomnieuse, le célèbre avocat-général Servan, qui contribua par son éloquence au triomphe de l'innocence calomniée: «Non, j'ai beau chercher dans les fastes du cœur humain dénaturé une atrocité comparable; je ne la trouve ni dans l'histoire, ni même dans la fable. Une Médée, dans la fable, assassine ses deux enfans aux yeux de son époux; mais l'intérêt de la jalousie furieuse la transporte. Atrée, dont le nom fait frémir, Atrée, dont nos théâtres même, dont la scène de l'illusion n'a pu soutenir la présence; Atrée était vertueux auprès de M. de Vocance; il se venge du plus cruel affront et tue l'enfant d'un autre. Fayel, auprès de Gabrielle de Vergy, ne paraît qu'un époux modéré. La Brinvilliers, ce nom qui nous présente l'image du crime 221 même sous les traits d'une jeune femme; la Brinvilliers fit un sacrifice horrible de la nature à l'amour; elle empoisonna son frère et son père, persécuteurs de son amant; mais son mari indulgent pour sa faiblesse, mais ses enfans, elle ne les empoisonna point. Desrues, qui prépara ses poisons le masque de la religion sur le visage, Desrues avait une grande avarice à contenter; le scélérat songeait à sa famille, et ne l'assassinait pas; mais je défie qu'on me cite un homme de trente-cinq ans, un gentilhomme, un magistrat qui, pour son premier crime, son coup d'essai, empoisonne à la fois, sous ses yeux et de sa main, son ami, sa femme et ses enfans, et qu'il les empoisonne pour rien.»

Tel est le tableau énergique que Servan traça de cette déplorable affaire. Passons maintenant aux faits.

M. de Vocance, conseiller au parlement de Grenoble, s'était retiré de cette compagnie, à l'époque de sa suppression en 1771. Il se livra d'abord à ses affaires domestiques et à l'éducation de ses enfans. Il avait l'habitude de passer la belle saison avec sa femme et sa famille, à sa terre de Chatonay, située dans le 222 Bas-Dauphiné, à quatre lieues de Vienne.

Dans ce séjour, il se lia de la plus intime amitié avec l'abbé de Bouvard, parent de madame de Vocance, et chanoine du chapitre de Saint-Pierre, à Vienne. Cet ecclésiastique, d'une fortune très-médiocre et d'un âge déjà avancé, fit bientôt sa maison propre de celle de M. de Vocance. Le voisinage et la parenté avaient donné lieu à leur liaison, la convenance mutuelle, l'habitude et les soins que l'abbé donnait à l'éducation des enfans de son ami, en resserrèrent bientôt les nœuds, et firent qu'elle devint ensuite un besoin pour tous. La moitié de l'année, le chanoine de Vienne allait en retraite à la maison de campagne de M. de Vocance. Pendant neuf ans, rien ne put altérer cette intimité. L'abbé de Bouvard, mécontent de quelques neveux qu'il avait, se détermina à laisser une partie de son modique héritage aux enfans de son ami, en récompense d'une hospitalité absolument gratuite et des soins persévérans que l'on avait eus pour lui. Mais M. de Vocance s'opposa formellement à cette donation, et désigna au testateur son héritier naturel dans le plus jeune de ses neveux. Ces instances produisirent 223 leur effet; M. de Vocance ne figura dans les dispositions de l'abbé qu'en qualité d'exécuteur testamentaire.

Ce procédé délicat que, dans nos mœurs, on appellerait généreux, annonce un désintéressement non équivoque. M. de Vocance pouvait, sans scrupule comme sans reproche, accepter un témoignage d'attachement qu'il n'avait pas sollicité; il le refusa. Comment pouvait-il se faire que, peu de temps après, il eût cherché à s'emparer des débris de sa dépouille par trois forfaits simultanés?

Vers la fin de décembre 1780, l'abbé de Bouvard vint reprendre sa station à Chatonay. M. et madame de Vocance, prêts à retourner à Vienne aux approches de l'hiver, prolongèrent de deux mois leur séjour à la campagne, pour répondre aux désirs de leur vénérable ami. Ce terme touchait à sa fin, lorsque, le 20 février 1781, l'abbé de Bouvard, parlant du déjeûner du lendemain, demanda à sa parente du café aux jaunes d'œufs. En se levant, madame de Vocance ordonne le café: la femme de chambre le prépare à la cuisine dans le vase ordinaire: la cuisinière casse deux œufs, elle en extrait le jaune sur 224 une assiette qu'elle remet à la femme de chambre. Celle-ci passe à l'office, en rapporte le sucrier rempli de cassonnade, en saupoudre les œufs en présence de tous les domestiques, et apporte le déjeûner dans la chambre de sa maîtresse. M. de Vocance venait d'y entrer. Il y était seul pour le moment, avec ses enfans; il bat les œufs; sa femme rentre, elle consomme le mélange, le vide en deux tasses qu'elle achève de remplir avec du café, conserve l'une pour son usage, et envoie l'autre à l'abbé de Bouvard, encore au lit, par la jeune de Vocance, âgée de dix ans.

Dans cet intervalle, les domestiques avaient aussi songé à leur déjeûner. Sur le marc de café ils avaient versé du lait; la cuisinière avait sucré le tout d'un morceau solide de cassonnade, de la grosseur d'une noix pris dans le sucrier. Cinq des domestiques en burent impunément; il n'en fut pas de même du terrible mélange dont les maîtres venaient de faire usage.

Madame de Vocance boit sa tasse; ses enfans, autour d'elle, participent à son déjeûner; elle leur en donne plusieurs cuillerées. Son mari qui ne déjeûne jamais, et qui, de 225 plus, ne prend jamais de café, ne quitte point la chambre; il assiste aux distributions de la mère, au régal des enfans, et à l'empoisonnement de tous les trois.

A peine ce funeste breuvage est-il dans leurs entrailles, que son activité se développe. Les enfans sont atteints de vomissemens violens; le malheureux père prend son fils dans ses bras, et tâche de le secourir; sa fille, faisant de cruels efforts pour vomir, est étendue sur une chaise: bientôt madame de Vocance elle-même éprouve les mêmes effets; on ne doute plus que le café ne fût empoisonné; les deux époux se précipitent, en frémissant, dans l'appartement de l'abbé. Ils le trouvent assis sur son lit, la tête sur ses mains, et vomissant avec les efforts les plus douloureux.

On court au chirurgien du village, pour constater l'existence et la nature du poison; il visite la cafetière, la fourchette, l'assiette, et n'y trouve rien. On soupçonne la cassonade; l'imprudente femme-de-chambre ne pouvant lui attribuer des effets aussi terribles, en prend une pincée dans le même sucrier, et l'avale. Sur-le-champ elle vomit; 226 plus de doute sur l'origine de l'accident. Le chirurgien dissout dans de l'eau tiède une portion de cette cassonade, et dans le sédiment précipité au fond du verre, il croit trouver une particule arsénicale.

Le poison découvert, on cherche à remédier à ses ravages. Le plus efficace des spécifiques, le lait est essayé, mais par une fatale méprise du chirurgien, il abandonne bientôt cet antidote pour recourir au tartre émétique. Il le distribue à grandes doses; les vomissemens et les efforts redoublent: l'abbé, empoisonné par une tasse entière, était le plus souffrant et le plus exposé: l'émétique répété le fit vomir jusqu'au sang; et pour consommer le danger du traitement, le chirurgien lui fit avaler de l'élixir des Chartreux et du vin d'Alicante; c'était lui porter le dernier coup; au bout de douze heures des plus vives angoisses, M. de Bouvard expira. Ses derniers momens furent partagés entre le salut de son âme et les regrets donnés à son ami.

La mort de ce respectable ecclésiastique n'était peut-être pour M. de Vocance que le prélude de pertes plus douloureuses encore; sa femme et ses enfans étaient menacés du 227 même sort. Mais à force de soins, au bout de quinze jours du péril le plus imminent, on ne craignit plus pour leur vie.

Cependant, au milieu de cette désolation, la justice vint remplir son devoir. Le châtelain du lieu informa sur ce désastre: on entendit tous les témoins capables d'en constater les circonstances; le résultat du procès-verbal fut la vérité des détails que l'on vient de raconter; en conséquence, le juge prononça qu'il n'y avait lieu à aucun décret.

Mais bientôt la rumeur populaire s'empare de cet événement, et s'abandonne avec intempérance, selon sa coutume, aux conjectures et aux insinuations les plus perfides. Ces bruits scandaleux s'enflent, se propagent.

M. de Vocance voulant cacher à sa femme la mort de l'abbé de Bouvard, avait procédé sans bruit aux funérailles de son vieil ami. On tourna cette précaution contre lui, comme un poignard. «Pourquoi, se disait-on, cet ensevelissement secret? Qui empêcherait que M. de Vocance n'eût lui-même assaisonné la cassonade? Pourquoi, les domestiques en ayant fait usage, ont-ils été préservés? Leur maître n'est-il pas joueur, dissipé, jaloux de sa femme 228 qu'il néglige? Ne s'ensuit-il pas de là qu'il a pu empoisonner sa famille et son ami?»

Bientôt ces présomptions atroces prirent crédit dans le public à tel point que le procureur-général au parlement de Grenoble crut devoir ordonner au procureur du roi du bailliage de Vienne de faire une nouvelle information. M. de Vocance, sa femme, ses domestiques furent entendus comme témoins.

On interrogea les voisins, les droguistes, les apothicaires, tous ceux de qui on pouvait espérer des éclaircissemens sur l'empoisonnement et sur le poison. Que produisit cette enquête? Une découverte importante, mais nullement celle d'un crime. On découvrit que, depuis plusieurs années, M. de Vocance avait fait un achat d'arsenic pour les rats.

Quoiqu'il en soit, le juge de Vienne décréta de prise de corps la cuisinière, la femme de chambre et l'un des domestiques de M. de Vocance, qui lui-même fut, deux mois après, l'objet d'un décret d'ajournement personnel. M. de Vocance, justement alarmé, vit clairement que la trame ourdie contre lui, ayant pu réussir à obtenir l'ordre de lui ravir la liberté, pouvait également compromettre sa 229 vie. Il se déroba aux poursuites de la justice. La procédure fut continuée pendant son absence, et le juge de Vienne, après avoir mis hors de cour les trois domestiques, condamna M. de Vocance à un plus ample informé indéfini et aux dépens.

Comment l'arsenic s'était-il trouvé mêlé avec la cassonade? C'est ce que l'on n'a pu savoir d'une manière positive. Tout ce qu'on sait, c'est qu'il y avait dans la maison de M. de Vocance de l'arsenic pour les rats; que peut-être on avait mis ce poison dans l'office, où les rats se tiennent plus qu'ailleurs; que la clef restait souvent à la porte et que des enfans peuvent avoir fait imprudemment cet horrible mélange. Ce qui a été dit de plus vraisemblable à cet égard, résulte de la déposition de deux témoins. Il était à présumer que quelques livres de cassonade, achetées quelque temps avant la catastrophe, avaient été jetées sans précaution, par l'épicier, dans un sac au fond duquel était probablement un reste d'arsenic; le sac avait été déposé à l'office, tel qu'il était sorti des mains du marchand; on y puisait selon le besoin: tant qu'on ne toucha point au fond, 230 la cassonade ne fut point nuisible; ce ne fut que lorsqu'on en vint à prendre le poison mêlé que le malheur arriva.

M. de Vocance interjeta appel du jugement du tribunal de Vienne devant le parlement de Grenoble. Cette cour ne négligea rien de ce qui pouvait éclairer sa religion dans une cause aussi délicate, où il s'agissait de l'honneur et de la vie d'un citoyen distingué. Des monitoires furent publiés et une nouvelle instruction ordonnée. Il en résulta, non des charges contre M. de Vocance, mais des preuves irrécusables de son innocence. Le célèbre Servan prit en main la défense de l'accusé, et sa chaleureuse éloquence pulvérisa les calomnies entassées contre son client.

Enfin, par arrêt du 15 juillet 1783, le premier jugement fut annihilé; M. de Vocance fut déchargé de l'accusation intentée contre lui, aussi bien que les trois domestiques qui y avaient été impliqués.

Ainsi, grâces aux soins d'un parlement éclairé, une innocente victime fut arrachée à la méchanceté publique qui s'apprêtait à la traîner à l'échafaud.


231

MOINOT,
EMPOISONNEUR DE SA FAMILLE.

On ne saurait trop le répéter, la débauche est la source d'une infinité de crimes. Dans beaucoup de cas, on pourrait la considérer comme le premier échelon de l'échafaud. Tel qui finit par souiller sa vie de forfaits a souvent commencé par céder sans réflexion à un penchant criminel. Le fait suivant fournit un exemple de plus de cette triste vérité.

François Moinot, journalier de la paroisse de Saint-Romain, sénéchaussée de Civray, vivait en très-bonne intelligence avec sa femme. Son travail et celui de sa femme suffisaient à leur subsistance et à celle de leurs enfans. En un mot, cette famille jouissait de tout le bonheur que l'on peut trouver dans une condition honnête et laborieuse. Ce bonheur pouvait se prolonger jusqu'au terme de la carrière des deux époux, si Moinot n'eût pas 232 cédé aux aveugles transports d'une passion criminelle qui devait l'entraîner bientôt au forfait le plus épouvantable.

Ce journalier ayant fait connaissance de la fille d'un laboureur d'une paroisse voisine, conçut pour elle une passion désordonnée. Cette jeune fille se nommait Catherine Segaret. Elle répondit à l'amour de Moinot; et leur liaison ne tarda pas à être criminelle. Ce commerce coupable les amena insensiblement à former le projet de s'unir; mais pour en rendre l'exécution possible, Moinot fut inspiré par un génie infernal. Il conçut le dessein de se débarrasser du même coup, et par le poison, de sa femme et de ses enfans. Ce n'était pas assez pour ce monstre d'une seule victime; il voulait pour ainsi dire ensevelir dans le même tombeau tous les fruits de son premier amour, pour qu'ils ne fussent pas continuellement devant ses yeux des reproches vivans de son crime.

François Moinot achète de l'arsenic, et épie avec impatience une occasion favorable pour consommer son forfait. Il saisit le moment où sa femme était sortie avec ses enfans; il met le fatal poison dans la soupe destinée 233 au dîner de la famille. L'heure du repas arrivée, il feint de n'avoir pas appétit, et s'abstient de toucher au plat empoisonné. Mais sa femme et ses enfans n'eurent pas plus tôt mangé de cette soupe qu'ils éprouvèrent tous les symptômes de l'empoisonnement. L'aîné des enfans de Moinot mourut au bout de quelques instans dans des convulsions horribles. Le bruit de cet événement se répandit aussitôt dans le village. La mère et les autres enfans ne furent pas long-temps sans éprouver les mêmes accidens; mais des secours administrés à propos les rappelèrent à la vie et à la santé. Cependant les soupçons se réunirent sur François Moinot. La justice ayant fait constater le délit, le coupable et sa complice furent conduits en prison. Après une instruction très ample, Moinot fut déclaré convaincu d'avoir empoisonné sa femme et ses enfans, et pour réparation condamné à être rompu vif et jeté au feu.

Sur l'appel de la sentence des premiers juges, les accusés furent transférés à la conciergerie, et la fille Segaret y mourut le 21 septembre 1783. Six jours après, Moinot fut condamné par le parlement à faire amende 234 honorable, avec écriteau portant ces mots: empoisonneur de sa femme et de ses enfans, au devant de la principale porte de l'église de Saint-Nicolas de Civray, à être ensuite rompu vif, mis sur la roue, puis jeté dans un bûcher ardent pour y être réduit en cendres, et ses cendres jetées au vent.

Jamais condamnation ne fut plus équitable que celle qui fut prononcée contre l'auteur d'un attentat aussi monstrueux. Le crime dont il avait été accusé était constaté de la manière la plus authentique, et les preuves les plus évidentes se réunissaient contre le coupable. Les juges, vengeurs de l'innocence et de la société, n'avaient pas à hésiter sur l'application de la peine; ils prononcèrent en connaissance de cause.


235

BARBE DIDIOT.

Le moindre désordre dans la société peut donner lieu aux plus graves accidens, entraîner la ruine de plusieurs familles, les vouer à la honte et au mépris public, et faire quelquefois monter des innocens à l'échafaud. C'est ainsi que le plus petit dérangement dans les ressorts d'une machine ne tarde pas à y porter la turbation, et à en paralyser toutes les fonctions. Quand le moraliste remonte à la source des plus grands crimes ou des accusations les plus capitales, il est presque toujours sûr de trouver qu'ils sont les effets de causes presque indifférentes au premier coup d'œil.

Ainsi une fille, après être devenue mère, essuie des reproches de ses parens, et disparaît tout-à-coup de son village. On ignore quelle route elle a prise, dans quelle ville elle s'est retirée. A la fontaine, au moulin, 236 à la veillée, partout, les commères du canton s'interrogent, s'interrompent, et se répondent diversement sur le sort de la fugitive. «Elle est, dit l'une, aux Loges auprès de Grand-Pré.—Non, reprennent les autres, on l'a vue à Paris; on lui a parlé près de telle église.—Point du tout, dit une troisième; elle était enceinte des œuvres du sieur un tel; il l'a empoisonnée avec un gobelet de vin, et l'a enterrée tout habillée dans un trou vers le soupirail de la cave.—Cela n'est pas vrai, réplique une commère qui survient, on l'a trouvée dans la maison de son assassin, ayant des coups de couteau à la gorge, et liée avec quatre liens dans une botte de paille.»

Ces affreux propos passent de bouche en bouche; le magistrat prend des caquets pour la clameur publique, et sans autre dénonciation, sans aucun corps de délit, sans savoir si cette fille égorgée, empoisonnée, enterrée même, est morte, ou si elle vit, il rend plainte contre l'homme désigné par tous ces bavardages, le fait décréter de prise de corps, ordonne qu'il soit jeté dans les prisons, envoie dans sa maison des ouvriers qui la fouillent et refouillent en tous sens pendant douze 237 jours; enfin, fait planer sur sa tête innocente cinq ou six accusations toutes capitales. Que de calamités causées par le premier égarement d'une jeune fille!

Nicolas Sillet, âgé de près de soixante ans, exerçant avec honneur les fonctions de notaire royal à Montfaucon en Champagne, est, dans cette histoire, le personnage innocent aux prises avec la calomnie. Il faisait valoir, par les mains de Didiot, laboureur, et de Catherine Melinet, sa femme, quelques héritages dépendans de son patrimoine. Didiot était un excellent cultivateur, mais pauvre; le sieur Sillet lui fit plusieurs avances, soit pour acheter des bestiaux, soit pour subvenir à ses besoins personnels. En 1771, Gérard Mazagot vendit à Didiot un cheval, moyennant la somme de deux cent cinquante livres. Le 1er juillet, on fit un billet payable en trois paiemens. Didiot, sa femme et leur fille majeure, s'obligèrent solidairement envers le vendeur. Ce marché fut à peine conclu, que les acheteurs recoururent au sieur Sillet, le priant de les acquitter envers Mazagot, et de se subroger à ses droits. Il y consentit, et paya Mazagot, qui lui donna quittance, 238 avec subrogation à ses droits. Ainsi le sieur Sillet devint créancier de Jean Didiot, de sa femme et de sa fille, d'une somme de deux cent cinquante livres, sans parler de plusieurs autres dettes antérieures.

Barbe Didiot, fille du débiteur du sieur Sillet, faisait paître les bestiaux de son père, et l'aidait dans les travaux du labourage. Malheureusement cette fille n'avait point cette simplicité de goûts et de mœurs nécessaire pour apprécier le bonheur de la vie des champs. Recherchée dans ses ajustemens, elle voulait aimer et plaire. Elle avait déjà porté les fruits de sa coquetterie; le 2 juillet 1766, elle avait fait sa déclaration qu'elle était enceinte d'environ sept mois, des œuvres de Jean Sillet, frère du notaire; et peu de temps après elle avait donné le jour à une fille.

Depuis cette époque, Barbe était fréquemment en querelle avec ses parens. Il lui fallait subir, en outre, les brocards de tous ceux qu'elle rencontrait, et qui ne l'épargnaient guère sur l'article de sa maternité précoce. Ces circonstances lui rendaient fort désagréable le séjour de son pays natal. D'un autre côté, vaine, légère, coquette par caractère, Barbe se déplaisait 239 dans la médiocrité de son état; tous les jours elle parlait de quitter sa famille, d'aller à Paris, et de n'en revenir que quand elle serait sur le bon ton.

Enfin, déterminée à exécuter son projet dans le mois de juillet 1774, étant alors âgée de trente-deux ans, elle pria quelques-unes de ses connaissances de vouloir bien lui garder plusieurs de ses effets qu'elle ne pouvait emporter; mais personne ne voulut se charger de ce dépôt. Le sieur Sillet possédait à Montfaucon, loin de son domicile, une masure composée d'une grange et d'une écurie. On en déposait la clef dans un trou du mur, et Barbe Didiot ne l'ignorait pas, puisqu'elle la prenait tous les jours pour aller soigner les bestiaux. Elle fit donc différens ballots de ses effets, les porta dans cette masure, la nuit du 21 au 22 juillet 1774, et les cacha dans différens endroits d'un tas de foin.

Le 22, cette fille vint chez le sieur Sillet; elle lui fit part de sa résolution, sous l'inviolabilité du secret. Elle lui déclara qu'elle avait déposé dans sa masure une partie de ses hardes, et qu'elle y avait passé la nuit. Le sieur Sillet lui fit alors toutes les observations possibles 240 pour l'engager à rester avec ses parens: ce fut en vain. «Au moins, lui dit-il en insistant, vous auriez dû laisser vos effets chez votre père.—Non, répliqua-t-elle; ils seront plus en sûreté chez vous que chez mon père: je les ai achetés de mon argent, ils m'appartiennent. D'ailleurs je vous dois ainsi que mon père et ma mère; ne leur faites point de frais; mes effets vous serviront de nantissement.»

Barbe Didiot partit donc, et ses effets restèrent où elle les avait placés, sans que le sieur Sillet s'en occupât le moins du monde. Souvent ils furent vus par les gens qui prenaient ou serraient du foin dans la grange. Lorsqu'on venait en parler au sieur Sillet, fidèle au secret qu'on lui avait demandé, il se contentait de répondre qu'il fallait les laisser et les ranger de manière qu'ils ne gênassent point.

Dans le temps de la disparition de Barbe Didiot, l'on vit passer à Lizy près Vouziers, sur la route de Paris, une fille proprement mise. Quelqu'un l'ayant abordée, lui fit diverses questions; elle répondit qu'elle était de Montfaucon, et qu'elle allait travailler en France ou chercher condition à Paris. On lui témoigna de la surprise de ce qu'une fille si 241 bien habillée cherchât condition; elle répliqua qu'elle s'éloignait de son pays parce qu'elle n'avait pas lieu d'être satisfaite de ses parens.

En 1775, la masure dont on vient de parler tomba presque entièrement en ruine: la voûte de la cave se fendit de toutes parts. Le sieur Sillet ayant acheté, près de cette masure, une partie de maison, voulut les faire réparer l'une et l'autre en même temps. Il traita donc avec deux ouvriers qui se chargèrent de l'entreprise. Lors de la réception de l'ouvrage, il les régala comme c'est assez l'usage en province; il paraît même que le vin ne leur fut pas épargné; ils retournèrent à grand'peine à leur logis.

Alors la chronique scandaleuse débita qu'il les avait fait boire avec excès pour les engager à taire qu'ils avaient trouvé, dans la cave, le cadavre de Barbe Didiot, comme si l'ivresse avait jamais été la garantie de la discrétion. Avant qu'on tînt ces propos, on avait parlé de la fille Didiot devant le sieur Sillet; et on lui avait demandé s'il savait ce qu'elle était devenue. Tantôt il avait répondu: Je n'en sais rien; tantôt: Elle est peut-être fort à son aise. 242 Quelquefois faisant allusion aux brillantes espérances que Barbe avait conçues, il avait ajouté par plaisanterie: Sans doute vous la verrez revenir tôt ou tard, et sur le bon ton.

On tira des inductions horribles de ces réponses si naturelles. Chacun émit son opinion, chacun apporta sa conjecture. Insensiblement les présomptions bien ou mal fondées devinrent des certitudes; et quoiqu'il n'existât aucun corps de délit, la populace, dans ses rumeurs indiscrètes, n'en désignait pas moins un coupable.

Barbe Didiot avait disparu le 22 juillet 1774; ce ne fut que le 28 novembre 1775 que le procureur-fiscal de la prévôté de Montfaucon rendit une première plainte entièrement fondée sur les propos que nous venons de rapporter. En conséquence, Nicolas Sillet, ses complices, fauteurs et adhérens, devinrent l'objet d'une information qui fut ordonnée par le prévôt. Cette première information fut composée de trente-six personnes. En 1776, on décerna trois décrets d'ajournement personnels, l'un contre Sillet, accusé d'avoir favorisé l'évasion de Barbe Didiot, d'être l'auteur de sa grossesse lors de son évasion; d'avoir 243 en même temps recélé chez lui les effets qu'elle avait enlevés de chez ses parens; de celer l'endroit où il l'avait placée, et d'empêcher qu'elle ne revînt chez eux, malgré les pressantes sollicitations qui lui avaient été faites. Les deux autres décrets étaient lancés contre Claudette Sillette, femme Mazagot, pour avoir porté, depuis l'évasion de Barbe Didiot, une coiffure de cette dernière; et contre Gérard Mazagot, marchand, pour avoir souffert que sa femme eût porté cette coiffure.

Le 7 février 1776, ces trois personnes décrétées furent interrogées. Au mois d'octobre 1780, le sieur Sillet fit encore travailler à sa maison. Les ouvriers y trouvèrent, sous le foin, les effets de Barbe Didiot qu'on n'avait pas déplacés; aussitôt ils accoururent avec mystère vers Sillet, et lui firent part de leur découverte. «Nous sommes, ajoutèrent-ils, obligés d'en avertir les seigneurs et leurs officiers de justice; mais dites-nous une bonne parole, il n'en sera jamais question.—La bonne parole que je puis vous donner, répliqua Sillet, c'est de faire mon ouvrage. Quant à ces ballots, mettez-les de côté s'ils vous gênent; vous avez assez de place.»

244 Aussitôt les ouvriers publièrent partout qu'ils avaient découvert les effets de Barbe Didiot; et sur-le-champ le procureur-fiscal requit le transport du juge dans la maison du sieur Sillet, pour s'assurer de l'existence des effets dont il était question et en dresser inventaire. La reconnaissance et l'inventaire ayant eu lieu, le 30 octobre, jugement fut rendu à l'effet de chercher s'il n'y aurait pas quelque cadavre dans la maison du sieur Sillet. Celui-ci consentit volontiers à l'exécution de ce jugement. Pendant douze journées, quatre experts investigateurs firent creuser et fouiller la maison dans tous les sens, et déclarèrent n'avoir rien trouvé.

Cela n'empêcha pas le procureur-fiscal de rendre une nouvelle plainte le 18 novembre. Cependant depuis près d'un mois, Sillet, décrété de prise de corps, avait été jeté dans les prisons de Montfaucon. Après diverses informations successives, et l'instruction étant achevée, l'accusé fut transféré dans les prisons du bailliage de Reims; et sur son appel, un arrêt fut rendu qui ordonnait l'apport des charges au greffe du parlement de Paris. Recélé, séduction, assassinat, empoisonnement, 245 subornation de témoins: telle était la réunion des forfaits dont on accusait Sillet.

Et pourtant, avec cet appareil effrayant d'accusations, il n'existait pas de corps de délit. Comme le disait son avocat: «Déjà l'on agite la question de savoir..... s'il faut l'étendre sur la croix ou le jeter dans le bûcher; et cependant on n'a nulle preuve qu'il y ait eu ni empoisonnement, ni assassinat. On poursuit un meurtrier, et l'on ne trouve aucun meurtre; on s'écrie: Voilà le coupable! et l'on doute s'il y a eu un coupable.» D'ailleurs Barbe Didiot n'avait été ni empoisonnée, ni assassinée par le sieur Sillet, puisque des témoins l'avaient rencontrée et vue à Paris. Jeanne le Fèvre, femme du nommé Honosse, cordonnier, appelée comme témoin, avait déclaré que dans le courant d'août 1775, étant à Paris dans un endroit appelé Saint-Denis-de-la-Châtre, elle avait rencontré Barbe Didiot, et que lui ayant demandé quelles affaires avaient pu l'amener à Paris, Barbe lui avait répondu qu'elle n'en avait aucune; qu'elle était venue à Paris pour y demeurer; que jamais son pays ne la reverrait, et que chacun avait ses peines. «Je 246 la quittai sans pouvoir en savoir davantage,» ajoutait le témoin.

Frappé des contradictions des témoins, et surtout de l'absence de preuves et de corps de délit, le parlement de Paris, par arrêt du 18 octobre 1783, ordonna la continuation de la procédure par les juges de Reims, à la charge de le faire dans le délai de trois mois. Cependant Sillet fut provisoirement élargi, avec injonction de se représenter en état d'ajournement personnel. Peu de temps après, les juges de Reims prononcèrent son acquittement.

Outre les motifs qui militaient en sa faveur et que nous avons indiqués, il y en avait un bien puissant, c'est que les père et mère de Barbe ne figurèrent au procès que comme témoins seulement et point comme parties; nulle poursuite, nulle réclamation n'eut lieu de leur part contre lui; et cependant ils étaient ses débiteurs, et auraient bien pu profiter de l'occasion pour tâcher de perdre leur créancier.

Quant à Barbe, il est à présumer qu'elle avait subi la malheureuse destinée qui attend les pauvres filles de province que les suites de 247 leur libertinage amènent à Paris. Il paraît qu'elle était venue faire ses couches à l'Hôtel-Dieu de cette capitale. Du reste il n'est pas étonnant que les informations prises dans cet hôpital n'eussent produit aucun renseignement. On sait que les filles telles que Barbe Didiot changent de nom dès qu'elles sont à Paris; et lorsqu'on ignore leur nom d'emprunt, ce n'est que par un hasard très-rare que l'on peut parvenir à les trouver dans cette ville immense. De plus, plusieurs parens de Barbe Didiot avaient été repris de justice; de sorte que l'opprobre dont son nom était flétri contribuait peut-être autant que le libertinage à l'éloigner de son pays et à lui faire prendre un autre nom que le sien.


248

LACQUEMANT,
PARRICIDE.

Qu'un homme, né avec des inclinations perverses, et familiarisé dès l'enfance avec toutes les actions criminelles, en vienne jusqu'à tremper ses mains dans le sang même de son père, nous frémirons; mais ce qui agitera notre âme sera plutôt de l'effroi que de l'étonnement; cet homme portait sur le front le sceau de la réprobation; il n'a fait qu'accomplir sa destinée. Qu'un homme d'un caractère violent et irascible, aveuglé d'ailleurs par une passion délirante, ose, dans un accès de fureur, porter une main sacrilége sur l'auteur de ses jours; on le condamnera, mais non sans le plaindre; il sera bien coupable sans doute, mais plus malheureux encore peut-être. Ce forfait qu'il aura commis, jamais il n'en avait conçu l'horrible pensée; chez lui aucune préméditation; son cœur 249 n'était pas complice de son bras meurtrier. Mais qu'un fils de mœurs douces, renommé pour ses vertus domestiques, reconnu pour un honnête citoyen, pur encore de toute espèce de délits, franchisse en un instant tous les degrés du crime, et se prépare avec réflexion à débuter par le parricide: voilà un phénomène moral qui déconcerte toutes les données de la sagesse humaine, et qui réunit, à lui seul, tous les genres d'horreur.

Jean-Baptiste Lacquemant demeurait à Beuvry, dépendance de la ville de Marchiennes. Au rapport de tous les habitans du canton, il était l'exemple de son village. Ennemi de toute espèce de dissipation, et surtout de ces plaisirs du cabaret auxquels le peuple ne se livre que trop souvent sans mesure, il ne s'occupait que de travaux rustiques, de ses devoirs de religion et du bonheur d'élever sa petite famille.

Un sordide intérêt vint détruire sa félicité et causer en lui la révolution la plus étrange et la plus odieuse. Son père était veuf; las de son isolement, il conçut le projet de se remarier, et jeta ses vues sur une veuve du canton. A cette nouvelle, Lacquemant, 250 jusques là si doux, si modéré, devint furieux. Le projet de son père venait traverser tous ses petits plans d'agrandissement. Il résolut, à quelque prix que ce fût, de mettre obstacle au mariage projeté. Travesti et armé d'un bâton, il allait, la nuit, chercher et attendre son père, à dessein de le détourner, par des terreurs, du dessein qu'il avait conçu. Soit que ce moyen eût réussi, soit par tout autre motif, le père promit de ne plus aller voir la veuve.

La veille de l'Épiphanie, les gens de la campagne se réunissent ordinairement en famille pour célébrer la fête des rois. Lacquemant, qui croyait avoir amené son père à renoncer à tout penchant pour le mariage, l'invita à souper le 5 janvier 1784. Dans la gaîté du repas, le bon vieillard laissa échapper quelques propos qui prouvaient qu'il n'avait pas oublié la veuve. Ils retentirent à l'oreille de Lacquemant comme un horrible signal. Déjà sa pensée couvait un forfait.

L'heure de la séparation arrive: le vieillard quitte ses enfans, heureux d'avoir passé sa soirée au milieu d'eux. Lacquemant, inquiet, ne peut se résoudre à se coucher; il 251 veut auparavant s'assurer si son père est rentré dans sa maison; il se rend chez lui, et ne le trouvant pas, il soupçonne qu'il est allé chez la veuve. Aussitôt toutes les furies de l'enfer s'emparent de son cœur. Il court à sa maison, se déguise, s'arme d'un gros bâton de cerisier, et va s'embusquer sur le passage de son père. Dès qu'il l'aperçoit, il s'élance sur lui, lui porte avec violence plusieurs coups de bâton sur les jambes. Le malheureux vieillard chancelle, tombe; puis réunissant toutes ses forces, il se relève sur les genoux, reconnaît son fils, et frémit d'horreur..... Il implore la pitié de ce monstre dénaturé; mais ses prières sont impuissantes: ni ses gémissemens, ni la terreur peinte sur son front, ni ses cheveux blancs hérissés, ni ses bras tremblans tendus vers le parricide ne peuvent désarmer ce fils sans entrailles. Le monstre lui assène sur la tête le coup de la mort!.....

Le lendemain, 6 janvier, le cadavre de cet infortuné vieillard fut trouvé dans l'endroit où il avait été assassiné. Jamais les soupçons n'eussent atteint Lacquemant, si lui-même n'avait été au devant par ses inquiétudes et 252 par ses remords. Bientôt il fut décrété de prise de corps et arrêté; les hommes du fief de la cour féodale de Marchiennes instruisirent la procédure; Lacquemant fit l'aveu de son crime, et, par sentence du 23 janvier, il fut condamné à faire amende honorable, à avoir le poing droit coupé, à être rompu vif, brûlé ensuite et ses cendres jetées au vent.

Les mêmes juges crurent trouver, sinon une sorte de complicité, du moins des instigations de la part de la femme Lacquemant, tendantes à exciter son mari à effrayer et même à battre son père; et pour cette cause, elle fut condamnée à être présente à l'exécution de son mari, à être battue et fustigée de verges par les carrefours et lieux accoutumés de la ville, à être flétrie d'un fer chaud sur l'épaule droite, et bannie pour vingt ans du territoire de Marchiennes.

La procédure portée au parlement de Flandre, la cour, par arrêt du 29 janvier, confirma la sentence de Lacquemant et sursit à celle de sa femme jusqu'après l'exécution de l'arrêt du mari.

Le 31 janvier, celui-ci subit son supplice dans toute sa rigueur, mais avec une résignation 253 que la religion seule peut inspirer. Ce malheureux, en montant à l'échafaud, dit aux religieux qui l'assistaient, que les transes qui le bouleversaient n'avaient point pour cause l'approche du supplice, mais la crainte que ce supplice ne suffît pas pour expier son forfait devant Dieu; qu'une autre alarme, non moins déchirante pour lui, était son incertitude sur les dispositions de l'âme de son père lorsqu'il expira.

Le procès-verbal d'exécution ne contenant aucunes charges contre la femme, elle fut seulement bannie pendant cinq ans par un second arrêt du 5 février 1784.


254

LA PROSTITUÉE D'AY.

Les accusations fondées sur de simples préventions, sur des rumeurs populaires, sont trop nombreuses, et ne sont que trop souvent accompagnées de circonstances déplorables, pour que l'on puisse craindre d'y revenir. Il faut constamment tenir éveillée l'attention de la justice sur un point aussi délicat. En voici encore un exemple; mais du moins cette fois n'avons-nous qu'à applaudir à la conduite des magistrats.

Marie-Jeanne Thillois, domiciliée dans la ville d'Ay, avait été prostituée par sa mère, avant même d'avoir atteint l'âge de puberté. Après avoir, pendant quelque temps, vécu du produit de ses charmes, elle entretint des liaisons intimes avec deux scélérats qui furent justiciés à Reims; elle se maria ensuite. Ayant, dit-on, hâté la mort de son premier mari, elle en épousa un second, qui, ne pouvant vivre avec elle, la chassa de chez lui, ainsi 255 que l'enfant qu'elle avait eu de son premier mariage.

Marie-Jeanne trouva un asyle auprès d'une femme charitable qui la prit en qualité de servante; mais ayant continué ses débauches et étant devenue enceinte, elle fut chassée. Après avoir erré pendant quelque temps, elle se retira à Épernay; les officiers de police de cette ville, instruits de la conduite scandaleuse qu'elle tenait, lui signifièrent qu'elle eût à en sortir au plus tôt.

Marie-Jeanne Thillois eut à cette époque un premier accès de désespoir; le 30 août 1780, elle se précipita dans un puits: deux personnes, témoins de cette action, accoururent et lui sauvèrent la vie. Chassée d'Épernay, elle retourna dans la ville d'Ay, où elle se lia avec un homme âgé de soixante-dix ans dont elle devint la concubine; elle ne laissait pas d'avoir d'autres amans; aussi la vit-on bientôt enceinte de nouveau, et sans scrupule, elle déféra à son septuagénaire les honneurs de la paternité.

Mais ce dernier ayant dissipé avec elle le peu de bien qu'il possédait, et se trouvant sans ressources, se retira chez un de ses 256 parens dans la ville d'Avenay. Marie-Jeanne vint l'y trouver, lui demanda de l'argent; et sur son refus, se jeta dans la petite rivière d'Avenay. Le vieillard appela au secours; ses cris attirèrent le maire, qui l'aida à tirer cette femme du ruisseau, et à la ramener à des sentimens plus raisonnables.

Elle se rendit à l'Hôtel-Dieu de Reims pour y faire ses couches, et revint peu après retrouver le vieillard qu'elle avait subjugué. Mais les orgies bruyantes et scandaleuses qui avaient lieu dans cette maison ayant attiré l'attention des magistrats, le maire menaça Marie-Jeanne Thillois de la chasser de la ville, si elle ne quittait la maison du vieillard. Pour éviter l'effet de ces menaces, elle loua un logement ailleurs; mais la conduite qu'elle y tint déplut aux propriétaires, qui crurent devoir la chasser. Elle eut alors un troisième accès de désespoir; elle allait se précipiter dans les fossés d'Ay, lorsque des femmes charitables la consolèrent, la détournèrent de son tragique dessein, et l'une d'elles se chargea par pitié de ses deux enfans.

Trop connue dans la ville d'Ay, elle retourna à Épernay; mais la police ne tarda 257 pas à l'en expulser pour la seconde fois. Elle revint à Ay, et logea chez un vigneron nommé Testulat Baudouin. Là elle fit connaissance avec un maître de danse, vagabond comme elle; et tandis que celui-ci allait donner ses leçons par la ville, Marie-Jeanne, sous prétexte de blanchissage et de raccommodage, recevait chez elle tous les hommes qui s'y présentaient. Une nouvelle grossesse fut le résultat de cette vie dissolue, et le scandale fut tellement porté à son comble, que le procureur-fiscal d'Ay fit assigner le vigneron Testulat pour le condamner à mettre Marie-Jeanne hors de chez lui.

Par esprit de vengeance, celle-ci mit l'enfant qu'elle portait sur le compte du sieur Genet, beau-frère du procureur-fiscal. Le sieur Genet, commerçant à Ay, avait d'ailleurs le tort personnel d'avoir interdit l'entrée de sa maison à cette femme, dont la conduite dépravée pouvait faire du tort à son commerce.

Cependant Marie-Jeanne, abandonnée par son maître de danse, exposée aux insultes de la populace, manquait du nécessaire pendant la saison la plus rigoureuse. Une noire 258 mélancolie s'empara d'elle; elle résolut de se détruire elle et son enfant. Le 19 décembre 1783, elle alla passer la veillée chez une femme de sa trempe. Elle en sortit vers minuit en disant qu'elle avait un rendez-vous, et ne rentra pas chez elle. Huit jours s'écoulent; Marie-Jeanne ne reparaît pas. Bientôt sa disparition subite est la grande nouvelle d'Ay. On recherche quelles en peuvent être les causes; elle avait désigné Genet comme l'auteur de sa grossesse. On en conclut que c'était chez lui et avec lui qu'elle avait eu ce rendez-vous dont elle avait parlé; qu'il serait bien possible qu'elle eût été assassinée et enterrée chez Genet. Les conjectures deviennent des soupçons, les soupçons des certitudes. On invente mille contes plus absurdes les uns que les autres. La justice intervient; on informe; on fulmine des monitoires. On ne saurait s'imaginer quel feu l'on apportait à venger la mort d'une misérable prostituée, qui de son vivant pouvait à peine trouver un gîte.

Pendant toutes ces rumeurs, que faisait la femme que l'on disait assassinée? Accoutumée à déloger sans bruit, elle était allée retrouver son mari à quelques lieues d'Ay, pour tenter 259 de se réconcilier avec lui. Le mari et la femme reviennent ensemble dans Ay, le 13 janvier suivant. Marie-Jeanne rend à Testulat Baudouin la clef de la chambre qu'elle avait occupée dans sa maison. Son mari fait un inventaire des meubles qu'elle y avait, et en laisse une copie au propriétaire. Le même jour, Marie-Jeanne disparaît de nouveau, et le 11 février, on la trouve noyée dans la Marne, à une demi-lieue d'Ay.

L'apparition momentanée de cette malheureuse femme dans la ville d'Ay n'avait ralenti en rien les poursuites commencées à la requête du procureur du roi au bailliage d'Épernay. Elles prirent une nouvelle activité lorsque son cadavre eut été trouvé dans la Marne. Un monitoire affiché à tous les carrefours menaça des foudres de l'église quiconque ne viendrait pas déposer ce qu'il savait, ou ce qu'il avait ouï dire sur le compte de Marie-Jeanne et de Genet-Dubuisson: soixante-un témoins furent entendus, et l'orage éclata. Le 10 mai, trois décrets furent lancés, deux de prise de corps, contre les sieurs Genet fils et Feutré, apprenti dans la maison, et un d'ajournement 260 personnel contre le sieur Genet père. Les trois accusés se rendirent appelans des différens décrets décernés contre eux. Genet père, décrété seulement d'ajournement personnel, resta sur les lieux, et subit son interrogatoire; les deux autres, vaincus par les conseils de leurs amis, s'absentèrent dans le premier moment, jusqu'à ce qu'on leur eût accordé des défenses, à la charge de se représenter en ajournement personnel. Ils retournèrent alors dans le sein de leur famille; et les juges d'Épernay, fâchés, sans doute, d'avoir été si loin, ne crurent pas devoir continuer l'instruction qui avait été commencée sans corps de délit, puisque quelques jours après, Marie-Jeanne avait été vue à Ay avec son mari.

Le tribunal avait à éclaircir si la mort de Marie-Jeanne Thillois devait être attribuée à un suicide, ou si elle était l'effet de la vengeance et de la barbarie des trois complices de ses débauches, ainsi que l'avait prétendu la rumeur populaire. Les antécédens de cette femme étaient un indice suffisant; ses tentatives répétées de suicide, son expulsion de 261 toutes les villes, sa misère, ne devaient laisser aucun doute au sujet de sa fin misérable. On ne devait pas chercher de coupables, puisque personne n'avait intérêt à le devenir.

Aussi, par arrêt du 11 septembre 1784, les accusés furent renvoyés absous, et il leur fut permis de faire imprimer et afficher l'arrêt.


262

ÉGALITÉ DES CITOYENS
DEVANT LA LOI.

On sait qu'avant notre révolution de 1789, la noblesse croyait avoir le droit d'écraser impunément tout individu non titré. Dans tous les temps, il y a des gens qui, même sans avoir de bien anciennes armoiries, croient pouvoir s'arroger le même privilége, uniquement parce qu'ils ont des coffres bien garnis. Cette maladie tient au cœur de l'homme. Il appartient à la justice, sinon de la guérir radicalement, mais d'en calmer les accès.

Nous rapportons le trait suivant, qui eut lieu en 1784, pour faire voir que le grand événement qui surgit plusieurs années après n'était point un fait isolé, l'œuvre de quelques factieux, mais bien plutôt le résultat progressif des lumières répandues, surtout depuis un demi-siècle, dans toutes les classes de la nation.

263 Le 9 janvier 1784, dans l'après-midi, on se disposait à placer un aérostat sur une place publique. Ce spectacle avait attiré une foule prodigieuse de citoyens. Un marchand orfévre, homme très estimé dans son commerce, parvint à pénétrer dans le grand cercle formé par les spectateurs. Un marquis arrive, fait grand bruit, fend la presse, écarte à droite et à gauche ceux qui obstruaient son passage, arrive avant dans le cercle, à l'endroit même où s'était arrêté l'orfévre, et se place immédiatement devant lui: l'orfévre était debout et armé d'une canne. Les mouvemens d'impatience et de curiosité des spectateurs les plus éloignés avaient déjà causé plusieurs flux et reflux. La foule croissant toujours, ces flux et reflux recommencent; le mouvement parvient jusqu'à l'orfévre, qui, se trouvant entraîné par l'affluence, est poussé lui-même sur le marquis. Celui-ci, se sentant poussé, se retourne et s'écrie, du ton le plus impérieux et le plus colère, en tenant sa canne levée: «Qu'est-ce que ces polissons? Si cela arrive encore, on aura affaire à moi! je donnerai des coups de canne.» Un instant après, nouveau mouvement; l'orfévre est encore 264 entraîné et poussé, malgré lui, sur le marquis; menaces nouvelles de la part du marquis. Il adresse alors la parole à l'orfévre: «Tu es un polisson, lui dit-il, un drôle; je ne te connais pas: qui es-tu?—Est-ce, monsieur le marquis, répondit l'orfévre, parce que vous êtes d'une naissance supérieure à la mienne, que vous me parlez ainsi? Vous avez tort de vous en prendre à moi, vous voyez que je suis poussé moi-même, et qu'il m'est impossible de soutenir l'effort de la multitude. Je vous prie de prendre garde sur qui vous toucherez, parce que je n'ai aucune part au flux et reflux.—Tu es un impertinent, un polisson, un insolent, un drôle; je ne te connais pas; qui es-tu?—Il n'est pas difficile de me connaître; on me connaît dans la ville. On ne donne pas de coups de canne à des citoyens.—Tu es un polisson et un drôle; je te connaîtrai; je te ferai punir; tu me le paieras; je ne t'en tiens pas quitte.—Heureusement, monsieur le marquis, que jusqu'à présent je ne vous ai rien dû; je ne vous dois rien; je n'ai rien à vous payer.—Tu es un polisson, un manant; il te convient bien de m'insulter!—Monsieur, je ne vous insulte 265 pas en vous représentant qu'il est impossible de soutenir l'effort de la multitude, et je ne mérite aucune punition. Je n'ai rien à vous payer; et si je vous avais dû, vous ne m'auriez pas attendu si long-temps.—Je dis que tu es un drôle et un polisson; je te connaîtrai, et sous quinzaine tu auras de mes nouvelles.—Monsieur le marquis, je ne vous manque pas; je ne vous insulte pas; quand vous voudrez je vous donnerai mon nom par écrit.»

Le marquis continuant ses injures, ses gestes, ses menaces, malgré l'excessive modération de l'orfévre, celui-ci quitte sa place, laisse le champ libre au marquis, et sort du cercle. «Ne t'en vas pas, lui crie le marquis, en le voyant partir; au reste, je te retrouverai bien

Le 23 du même mois, le marquis écrit au substitut de M. le procureur général, la lettre suivante: «J'ai l'honneur de vous prévenir, monsieur, que le nommé G....., orfévre, me menace de m'attaquer et de m'assommer dans les rues, lorsqu'il en trouvera l'occasion. Ce n'est pas, monsieur, une plainte que je vous porte; je vous préviens seulement afin que, lorsqu'on me trouvera assassiné, vous sachiez 266 à qui vous en prendre. J'ai obligation de l'avis que j'ai reçu à un brave et honnête citoyen que je tairai toute ma vie.» Il fait ensuite au commandant de la province un rapport au sujet de la scène du 9 janvier. Il surprend la religion du commandant, et sollicite de lui un ordre de faire emprisonner l'orfévre. L'ordre fut donné et exécuté. Le jour même, l'orfévre fut enlevé avec autant d'inhumanité que d'ignominie, aux yeux même de ses concitoyens; on le plongea dans une prison.

Le parlement reçut une plainte de l'opprimé qui appelait la vengeance des lois sur la tête du coupable. Cette cour rendit un arrêt, en date du 4 septembre 1784, qui défendit au marquis d'injurier l'orfévre à l'avenir, condamna le marquis à trois cents francs de dommages-intérêts envers l'orfévre; permit à ce dernier de faire imprimer et afficher l'arrêt, et laissa tous les frais de la procédure à la charge du marquis.


267

DE FORGES ET DESAIGNES.

Tous les vices peuvent entraîner au crime, principalement la débauche. Ce malheureux penchant, cause de tant de désordres dans la société, se fortifie souvent dans le cœur d'une foule de jeunes gens, en raison des funestes liaisons qu'ils forment dans le monde. L'attrait du vice, des conseils empoisonnés ont bientôt porté la corruption dans une âme sans défiance. Aussi les parens ne sauraient-ils trop surveiller leurs fils à l'âge de leur entrée dans le monde, et les éclairer sur les sociétés qu'ils fréquentent.

Deux jeunes gens, l'un nommé Desaignes, l'autre de Forges, nés de parens honnêtes qui n'avaient rien négligé pour leur éducation, donnèrent, en 1784, un bien triste exemple de cette affligeante vérité.

On assure que tous deux avaient manifesté dès leur plus tendre jeunesse une inclination 268 prononcée pour le vice. Au lieu de profiter des soins que l'on prenait pour leur instruction, ils ne s'occupaient que de plaisirs et d'amusemens. Avec de semblables dispositions, ils ne retirèrent aucun fruit de l'éducation que l'on voulait leur donner; et, parvenus à l'âge où l'on choisit une carrière, ils n'eurent d'autre ressource que d'entrer dans celle des armes. Mais là, comme partout ailleurs, il est des devoirs à remplir; devoirs même très-rigoureux, et dont la violation expose à de sévères châtimens. Desaignes et de Forges, avec leur goût pour la dissipation et leur antipathie pour toute espèce de travail, ne purent s'astreindre long-temps aux exigences de la discipline militaire, et bientôt leurs déréglemens leur attirèrent des punitions humiliantes.

Ils étaient depuis quelque temps prisonniers à l'Abbaye, lorsqu'ils donnèrent une première preuve de rébellion. Transférés de cette prison dans celle de la Conciergerie, ils touchaient au moment où on allait prononcer sur leur sort. Mais voulant prévenir leur jugement, ils formèrent le complot de forcer leur prison et de prendre la fuite. Pour assurer 269 l'exécution de leur projet, ils se procurèrent des pistolets, de la poudre et des balles. Mais dans la crainte de n'être pas assez forts pour mettre leurs gardiens dans l'impuissance d'empêcher leur évasion, ils gagnèrent un pauvre soldat qui était prisonnier comme eux, et l'initièrent dans leur complot. Cet homme, séduit par l'espoir d'une prochaine délivrance, entra dans les vues des deux jeunes gens, et leur promit d'exécuter aveuglément tout ce qu'ils lui prescriraient.

Le 28 septembre fut le jour fixé pour la tentative projetée. A neuf heures du soir, les trois prisonniers se présentèrent aux guichetiers, les armes à la main, et les sommèrent d'ouvrir les portes de la prison. Mais au lieu d'obéir à cette étrange injonction, ceux-ci se mirent en devoir de désarmer les rebelles, et s'avançant pour les saisir, un d'eux fut tué d'un coup de pistolet, et l'autre dangereusement blessé: dans la mêlée, le soldat essuya lui-même un coup de feu de l'un de ses complices.

Les révoltés voyant leur entreprise avortée, rentrèrent dans leur chambre, avec la ferme résolution de s'y défendre; mais par le secours 270 d'une pompe dont l'eau fut dirigée dans la chambre où ils étaient, on les eut bientôt forcés de se rendre. Alors ils furent chargés de chaînes, et on les mit dans l'impossibilité d'abuser de leurs forces ni contre les autres ni contre eux-mêmes.

Leur crime n'étant que trop certain, l'instruction de leur procès ne fut pas longue. Le bailliage du Palais, par sentence du 1er octobre 1784, les déclara atteints et convaincus d'avoir formé le complot de s'évader, à main armée, des prisons de la Conciergerie où ils étaient détenus; en conséquence, ils furent condamnés à être rompus vifs en place de Grève.

Sur l'appel, la chambre des vacations confirma cette sentence, par arrêt du 4 du même mois. Le lendemain, les trois coupables furent conduits au supplice. En sortant de la Conciergerie, on remarqua que Desaignes avait l'air consterné, abattu et effrayé; que de Forges avait l'air calme, le visage serein et la contenance la plus assurée; le soldat, qui avait été blessé, était presque mourant. Une affluence considérable de gens de toutes les classes stationnait dans les diverses rues où ils devaient passer. Les trois coupables 271 conservèrent pendant ce pénible trajet la même contenance qu'ils avaient montrée en montant dans la charrette. Tous les spectateurs furent frappés de l'indifférence et de la fermeté que de Forges manifestait. Il promenait un regard tranquille sur la foule qui l'entourait. Son teint animé faisait ressortir la beauté de ses traits, et l'on eût dit que son âme était inaccessible à la crainte. Cependant, en arrivant sur la place de Grève, il éprouva un frémissement qu'il ne put maîtriser en apercevant les instrumens de son supplice; il reprit ses sens, et descendit de la charrette avec ses complices, pour aller à l'Hôtel-de-ville. Il montra la même tranquillité et la même assurance en montant à la chambre du conseil. Après quelques interrogatoires, on envoya chercher plusieurs personnes, à la requête des condamnés. Parmi elles, on remarqua une jeune demoiselle que de Forges avait demandée. Lorsqu'il l'aperçut, il se tourna vers elle, et lui dit, en la nommant avec le son de voix le plus touchant: Je vous demande pardon de la peine que je vous ai causée; mais il m'eût été affreux de perdre la vie sans vous revoir. Ses yeux se remplirent de larmes, et l'on devinait les déchiremens 272 de son cœur aux mouvemens convulsifs de sa poitrine.

Après quelques secondes de silence, on le vit soulever ses mains chargées de chaînes pour offrir à la demoiselle éplorée une bague de diamant qu'il avait au doigt. «Acceptez, je vous prie, dit-il à cette jeune personne, cette dernière marque de mon attachement.» Pendant cette scène déchirante, la demoiselle était suffoquée par des sanglots. Comme de Forges insistait pour faire agréer sa bague, on lui représenta que ses biens ayant été confisqués, il ne pouvait disposer d'aucun de ses effets. De Forges éleva alors la voix, et fit les reproches les plus vifs à Desaignes. «C'est vous, lui dit-il, qui m'avez plongé dans l'abîme où je suis....; c'est vous qui m'avez empêché, après avoir échoué dans notre complot, de me soustraire à l'opprobre et à l'ignominie du supplice que je vais subir..... Votre lâcheté est la cause de mon malheur.....»

Il finissait à peine ces mots qu'il reprit sa première tranquillité, et demanda qu'on le conduisît à la mort. En traversant la salle du conseil, il fallait qu'il passât devant la demoiselle dont on vient de parler. Près d'elle, il s'arrêta; et jetant sur elle un long 273 regard plein de tendresse, il lui dit avec un son de voix qui allait au cœur: Mademoiselle, vous connaissez mon père, vous connaissez mes parens..... je les porte là..... (en appuyant fortement ses deux mains liées sur son cœur)...; c'est mon plus cruel supplice.

Il s'inclina ensuite, en regardant toujours cette demoiselle, jusqu'à ce qu'il fût arrivé à la porte de la salle. Alors il se retourna avec fierté, et adressant de nouveau la parole à Desaignes, il lui dit: Vous m'avez appris à mal vivre, je vais vous apprendre à mourir; tâchez d'imiter mon exemple. De Forges descendit d'un pas ferme de l'Hôtel-de-ville, et monta seul sur l'échafaud. Il ne voulut pas souffrir que l'exécuteur lui ôtât ses habits; il se déshabilla lui-même, et subit son supplice avec courage.

Desaignes, dont le caractère était aussi lâche que féroce, montra la plus grande pusillanimité. On fut obligé de le traîner à l'échafaud; il pleurait à chaudes larmes, et faisait retentir l'air de ses gémissemens. Comme il était plus coupable que ses deux complices, il fut mis vivant sur la roue où il devait mourir.


274

DANGERS DE LA VIOLENCE.

Le chevalier de N...., gentilhomme, ancien officier, quitta, en 1763, le service militaire, où il avait donné des preuves de bravoure et de loyauté, et demanda la main de mademoiselle de Camprond, qui n'avait qu'une dot très-modique. Le père de cette demoiselle promit, lors de la conclusion de cette union, de ne point se remarier si sa femme mourait avant lui.

Mais bientôt le père change de résolution; il traverse sans motifs l'alliance projetée par le chevalier de N....., et contraint sa fille de se retirer au couvent. En de pareilles circonstances, l'amour ne cède pas volontiers à l'autorité paternelle; la demoiselle adressa à son père des sommations respectueuses; et le mariage se contracta sous la protection des lois. La mauvaise humeur du père se calma; il ratifia le contrat par sa signature, 275 et pour un temps la bonne intelligence ne fut pas troublée.

La vente d'une terre de Sagrais, faite par le beau-père, devint le sujet d'une nouvelle disgrâce, et irrita les esprits dans la famille. Le beau-père perdit sa femme; mais à peine ses larmes étaient-elles essuyées, que le désir d'un nouvel hymen effaça bientôt chez lui le sentiment de la douleur, et lui fit oublier sa promesse. Alors la présence de ses enfans lui devint importune; il leur supposa des torts, et les chassa de sa maison pour exécuter plus librement son dessein. Enfin, à l'âge de soixante-quinze ans, cet homme épousa une jeune fille de vingt-sept ans. Après la publication de ce mariage, le gendre forma opposition, voulant du moins assurer les droits de sa femme. La guerre se fit de part et d'autre avec acharnement; il y eut plusieurs affaires juridiques, plusieurs dénonciations où le chevalier de N..... eut toujours l'avantage. Enfin une scène arrivée entre ce gentilhomme et le frère de son beau-frère vint préparer le plus triste dénoûment.

Au moment où le sieur de N..... sortait d'une maison pour se rendre chez un notaire, 276 il rencontra au bout de la rue le sieur de L...., second avocat du roi au bailliage, frère de son beau-frère. Cet homme l'aborda, et lui dit: «Comment te portes-tu?» Ce ton de familiarité lui parut singulier dans la bouche d'un homme qui avait semé et entretenu la mésintelligence entre lui et son beau-père. Le chevalier de N..... s'aperçoit que le vin avait échauffé les esprits du sieur L..... Il se contente de lui répondre: «A ton service, et toi?» Puis il lui observe qu'il devrait bien déterminer son beau-père à une conciliation sur toutes leurs affaires.

L'avocat du roi lui répond durement: «Je t'ai assez déclaré que les affaires de mon frère m'étaient étrangères, ne me mêlant que des miennes. Fais parler à M. de C..... par qui bon te semblera.» Ils continuaient de marcher ensemble. Le sieur de L..... tint au chevalier les propos les plus durs et les plus offensans. Armé d'un énorme bâton de néflier, avec une massue proportionnée, il accompagnait ces propos de gestes menaçans. Le chevalier lui reprocha doucement l'indécence de ses apostrophes; cette modération sembla l'encourager; il recommença en montrant son 277 bâton. Alors le chevalier, ne prenant plus conseil que de sa colère, tira son couteau de chasse, en prenant à témoin le public des affronts que lui faisait l'avocat du roi. Le sieur L..... porta un coup violent de son bâton sur la lame du couteau de chasse, et la brisa en trois morceaux, puis il se mit à crier à l'assassin. Le chevalier était indigné; le sieur L..... redoubla ses cris; la foule se ramassa de toutes parts; et le procureur du roi, arrivé sur les lieux, s'écria: «Arrêtez le sieur de N..... et mettez-le en prison.» Un cavalier de maréchaussée se présenta, tira son sabre sur lui, et lui demanda son arme; le chevalier de N..... la refusa, et se mit en défense; mais presque aussitôt il fut entouré; une horde de cavaliers et d'huissiers se précipita sur lui, le désarma, le terrassa, et le traîna ignominieusement en prison.

Le chevalier, conduit dans la prison, se plaignit hautement des insultes de l'agresseur; demanda qu'il fût constitué prisonnier comme lui, et qu'il lui fût confronté. Sa réclamation ne fut pas entendue; il fut conduit dans la cour des prisonniers.

Cependant l'agresseur s'occupait à faire constater ses plaintes, et le lendemain le procureur 278 du roi donna un réquisitoire, où le chevalier de N..... fut présenté comme un lâche assassin, et il demanda en outre une information extraordinaire, l'intérêt public étant, selon lui, compromis.

Le juge criminel se rendit chez l'adversaire du prisonnier, reçut sa déclaration, dressa procès-verbal de l'état de ses habits, et du rapport du chirurgien qui certifiait lui avoir vu une plaie longue de demi-pouce, sur trois lignes de large et d'environ trois lignes de profondeur, située à la partie moyenne et latérale du dos.

On informa; le chevalier fut décrété de prise de corps; l'information se continua; les charges s'augmentèrent sur des faits étrangers à celui dénoncé à la justice. Le juge ne voulut interroger l'accusé qu'accompagné de cavaliers de maréchaussée et d'huissiers. Le procès s'instruisit avec un appareil inouï. La prévention monta et échauffa les esprits.

Le sieur L..... se rendit partie civile, et prit des conclusions qui portaient l'empreinte de la haine la plus aveugle. Les interrogatoires de l'accusé, les dépositions des témoins eurent lieu. L'instruction se compléta; enfin les 279 juges prononcèrent contre le chevalier la sentence de mort et la confiscation de tous ses biens.

Le chevalier ne tarda pas à appeler de cette procédure imprégnée de partialité et pleine d'irrégularités. Le parlement de Rouen trouva en effet cette procédure et la sentence irrégulière, et les annula par son arrêt du 21 janvier 1785; mais il jugea le chevalier de N..... coupable envers l'avocat du roi, et il le condamna, non pas à la mort, mais à quinze années d'emprisonnement.

Telle fut la triste issue de cette malheureuse affaire: quelque partiale que parût aux seconds juges la sentence des premiers, ils ne purent croire que toute cette affaire était l'œuvre de la haine, et se laissèrent aller à la prévention. Ils arrachèrent ainsi à sa famille, à ses intérêts, à l'honneur, ce malheureux gentilhomme, qui n'avait autre chose à se reprocher qu'un moment d'une juste mais imprudente violence.


280

INCENDIAIRE.

Un honnête homme peut-il s'improviser scélérat? La vertu ne dépend-elle que de l'occasion? Telles sont les questions qui se présentent quand un homme dont la société n'a jamais eu à se plaindre se métamorphose subitement en un brigand.

Le nommé François Gaudron, domestique d'un banquier, jusqu'alors serviteur fidèle, tenté par l'argent, brisa le secrétaire de son maître un jour qu'il était sorti, enleva une somme très-considérable tant en or qu'en argent, loua une chambre sous un nom supposé le jour même du vol, et y déposa le fruit de son crime. Ce premier attentat, coupable abus de confiance, vol avec effraction, méritait déjà le châtiment sévère de la loi. Mais voyez comme tout s'enchaîne dans le mal comme dans le bien: le misérable, pour se soustraire à la vindicte des tribunaux, imagina 281 un forfait qui le porta sur-le-champ aux premiers degrés de la scélératesse.

La veille et le jour de son vol, il acheta ou se procura à plusieurs fois jusqu'à environ quinze livres de poudre à canon. Il réunit ces diverses quantités de poudre dans le même sac, qu'il plaça à loisir au pied du secrétaire de son maître; puis il établit une traînée de poudre qui communiquait au sac et s'étendait sur le parquet; il plaça ensuite au bout de cette traînée une fusée d'amadou. Son espoir était d'ensevelir sous un désastre public son crime particulier.

On assure que si le feu avait secondé son infernal projet, par la manière dont la poudre avait été disposée, l'explosion aurait détruit au moins trois maisons voisines avec un couvent qui y était contigu. Alors l'imagination effrayée peut nombrer les victimes dont ce malheureux aurait été l'assassin, en jugeant du nombre d'habitans que renfermaient trois maisons dans la capitale, surtout à l'heure du soir.

Heureusement le feu ne brûla point au gré des coupables espérances de Gaudron. Son maître, rentrant chez lui avant son heure ordinaire, 282 et se promenant dans sa chambre avant de se mettre au lit, aperçoit sur le parquet une traînée de sable noir; il reconnaît que c'est de la poudre à canon. Il suit la trace qui le conduit à son secrétaire, où il trouve le sac de quinze livres de poudre, et à l'autre bout de la traînée le morceau d'amadou. Les soupçons de cet homme sont loin de se porter sur son domestique, qui l'a toujours servi fidèlement. Il appelle le commissaire, qui, ne partageant pas la même prévention, veut qu'on arrête le domestique. Le maître hésite encore; mais quand il voit son secrétaire brisé, quand il s'aperçoit qu'une somme considérable lui a été enlevée, comme son domestique seul a eu la clef de son appartement, il ne résiste plus à des indices aussi violens. On se saisit de Gaudron, qui, dans son trouble, fait aussitôt l'aveu de son forfait.

La nouvelle de ce crime d'un nouveau genre retentit bientôt dans la capitale. Cette affaire fut portée au parlement, qui, par arrêt du 2 août 1785, condamna cet incendiaire au supplice du feu.

François Gaudron fut brûlé vif, son corps réduit en cendres, et ses cendres furent jetées au vent.


283

LE CURÉ DE CHAZELLES.

Le 7 janvier 1783, le sieur Morel de la Combe, juge châtelain de la vicomté de Ladvieu, dans le Forez, et domicilié dans la paroisse de Saint-Jean-Soleymieux, fut assassiné dans son lit, à onze heures du soir, d'un coup de pistolet chargé de deux balles, qui le tua sur-le-champ.

Le sieur Morel était alors couché dans une chambre de sa maison, au premier étage; son lit était dans une alcove; sa femme n'en était séparée que par un espace d'environ deux pieds; un rideau commun fermait l'alcove. Le sieur Morel, qui, depuis quelque temps, faisait faire des réparations dans l'intérieur de sa maison, n'était couché dans cette chambre que depuis la veille.

Le meurtrier, quel qu'il fût, avait pris une précaution singulière. Il avait barricadé les portes des différentes chambres où couchaient les domestiques, avec des cordes ou des morceaux 284 de bois, apparemment pour empêcher ces gens de venir au secours de leur maître, et se donner à lui-même le temps de s'évader. Il avait fermé de la même manière celle de la demoiselle Bouvier, nièce du sieur Morel; il n'y avait que celle du sieur Bouvier, jeune ecclésiastique, son neveu, logé également dans la même maison, pour laquelle il n'avait pas cru devoir prendre le même soin. Cette précaution suppose bien du sang-froid et de la sécurité. Elle ferait même soupçonner que le meurtrier avait des complices; car, s'il eût été seul, il lui aurait fallu bien du temps pour attacher toutes ces cordes, et il pouvait craindre d'être surpris dans cet intervalle.

Quoi qu'il en soit, au bruit de l'arme à feu, la dame Morel se réveille, se lève, aperçoit le corps ensanglanté de son mari, et appelle du secours. La chambre est bientôt remplie des gens de la maison, la maison elle-même des gens du dehors. On s'agite, on s'inquiète, on cherche partout l'auteur du crime. Mais il était déjà trop tard; le coupable avait disparu avant qu'on eût eu seulement le temps de se lever et d'accourir. Toute la nuit se passe dans l'effroi. Le lendemain, de bonne heure, on 285 emmène la dame Morel hors de chez elle; le neveu et la nièce s'en vont aussi; quelques-uns des domestiques les imitent; il ne reste dans la maison que deux servantes.

Le vice-gérant de la châtellenie est alors appelé pour dresser son procès-verbal. Il se rend dans la maison avec le procureur-fiscal et un chirurgien. Il interroge d'abord les deux servantes qui étaient restées, et qui lui racontent ce qu'elles savaient des circonstances de l'assassinat. Il monte ensuite dans la chambre du sieur Morel: il trouve son cadavre baigné dans son sang; une large blessure paraissait à la tempe gauche; une partie de la main était brûlée; le bonnet du mort et son ruban de tête étaient également brûlés; son drap même l'était de la largeur d'une assiette. On fait l'autopsie du cadavre, et l'on trouve deux balles d'étain dans la tête.

Le juge constate ensuite l'état des portes de la chambre des domestiques, de celle de la demoiselle Bouvier, de celle de la dame Morel elle-même, que l'assassin avait aussi fermée en prenant la fuite. On lui montre les cordes et les morceaux de bois avec lesquels toutes ces portes avaient été barricadées; on 286 indique, dans la cuisine, l'endroit où l'assassin avait dû prendre ces cordes; le juge en fait mention, et termine là son procès-verbal, qui n'avait donné aucune lumière.

L'après-midi du même jour, il revient encore dans la maison du sieur Morel. Son but, disait-on, était de rechercher par quel moyen l'assassin avait pu s'y introduire, ou comment il avait pu s'y cacher.

Dans l'intervalle de la matinée à l'après-midi, on avait donné des soupçons au juge sur un menuisier que le sieur Morel avait chargé de diriger les réparations intérieures de sa maison, et on lui avait persuadé qu'il était possible que ce menuisier fût l'auteur du meurtre. C'était donc tout exprès pour faire de nouvelles observations qu'il était revenu dans la maison. C'est pourquoi il vérifia avec soin l'état des portes de chacune des chambres, leur différence entre elles, la manière dont elles s'ouvraient, et la facilité plus ou moins grande que la construction particulière de la porte du sieur Morel pouvait donner d'entrer dans sa chambre et de l'assassiner. Il fallait une victime; le menuisier avait été désigné; le juge, préoccupé de l'opinion 287 qu'on lui avait suggérée, voulait à toute force trouver des preuves de sa culpabilité. Aussi ne prit-il aucune des précautions qu'une circonstance de cette nature lui prescrivait. Son premier devoir était d'interroger toutes les personnes de la famille, et personne de la famille ne fut interrogé. Il n'interrogea même, parmi les domestiques, qui étaient au nombre de cinq, que les deux servantes dont nous avons parlé. Cependant dans ces sortes d'événemens tout le monde est suspect: il fallait donc s'assurer de tout le monde; il ne fallait pas surtout leur donner le temps de se concerter: la prudence l'exigeait et l'usage aussi. Il eût été à désirer que le juge eût été un peu moins occupé du menuisier contre lequel on lui avait donné des soupçons, et qu'il l'eût été un peu plus des véritables précautions qu'il avait à prendre.

Ce menuisier se nommait Pierre Barou: c'était un excellent ouvrier et un bon père de famille. Il n'avait d'ailleurs aucun motif pour commettre le crime qu'on lui imputait. Il n'avait qu'à se louer du sieur Morel qui le faisait travailler, qui le traitait même avec bonté, et le faisait quelquefois manger à sa table.

288 Pierre Barou ne fut pas le seul innocent soupçonné et accusé du meurtre du sieur Morel; la calomnie imagina qu'il avait été poussé à cet attentat par le curé de Chazelles. Or, quel homme était-ce que ce curé de Chazelles, accusé d'être l'instigateur d'un lâche assassinat? Toute sa paroisse attestait qu'il l'avait édifiée toute sa vie par ses vertus et par ses exemples; qu'elle avait toujours reconnu en lui toutes les qualités d'un bon pasteur; qu'il avait donné mille preuves de son zèle à secourir les malheureux; que, depuis vingt ans, il nourrissait plusieurs familles malheureuses.

Voici par quel singulier hasard ce vénérable ecclésiastique se trouva impliqué dans cette odieuse accusation, qui contrastait encore plus avec son caractère qu'avec l'habit qu'il portait.

Une fille de sa paroisse, nommée Marie Solle, et connue pour être une fille méchante et de mauvaise vie, nourrissait depuis long-temps une haine violente contre lui, à l'occasion d'un mariage qu'elle croyait que le curé de Chazelles lui avait fait manquer. Cette haine avait éclaté en plusieurs circonstances.

Marie Solle avait même porté trois plaintes 289 différentes contre le curé devant les officiers du bailliage de Montbrison; mais comme elle n'avait jamais pu trouver de témoins assez complaisans pour attester les prétendus faits qu'elle croyait devoir dénoncer à la justice, ces plaintes n'avaient jamais été décrétées. L'une d'elles n'avait pas même donné lieu à une simple information. Fatiguée enfin d'offenser toujours le curé sans lui nuire, et irritée encore par cette impuissance à faire le mal, cette fille perverse se promit d'attendre la première occasion éclatante où il lui serait possible de le compromettre, et de ne pas la laisser échapper.

Alors eut lieu l'assassinat du sieur Morel. C'était pour elle cette occasion qu'elle attendait si impatiemment. Toutefois, elle ne jugea pas prudent d'accuser cet ecclésiastique d'avoir commis cet assassinat de ses propres mains; cette idée eût été trop révoltante; et d'ailleurs il eût été trop facile au curé de prouver son alibi; mais il était moins hasardeux de lui prêter seulement des propos qui pussent le faire soupçonner de complicité avec Pierre Barou. Ce fut donc le parti auquel elle s'arrêta. Elle se fit appeler dans la procédure, 290 et déposa, tout à son aise, d'une prétendue conversation tenue entre Pierre Barou et le curé de Chazelles deux jours avant l'assassinat du sieur Morel. Elle disait avoir entendu toute cette conversation dont l'objet, disait-elle, était précisément d'insinuer à Pierre Barou le projet de brûler la cervelle au sieur Morel, afin de se délivrer mutuellement d'un ennemi qui les fatiguait.

Il fallait que le vice-gérant de Saint-Jean-Soleymieux qui reçut cette déposition fût bien convaincu lui-même de sa fausseté; car, malgré toute la gravité des faits qu'elle contenait, il ne cita même pas le curé de Chazelles à comparaître devant lui. Une année presque entière s'écoula depuis cette déposition, sans qu'aucun décret fût rendu contre cet ecclésiastique.

Cette déposition de Marie Solle était du 23 janvier 1783, et ce ne fut que le 22 décembre 1784 que le curé de Chazelles fut décrété de prise de corps, c'est-à-dire environ deux ans après l'assassinat. Ce décret fut décerné par les officiers du bailliage de Montbrison, qui avaient été saisis de l'affaire.

La nouvelle de ce décret de prise de corps 291 lancé contre le curé de Chazelles fit l'effet d'un coup de foudre dans la ville de Montbrison. On connaissait depuis long-temps la prétendue déposition de Marie Solle, et l'opinion publique en avait fait justice. On ne comprenait pas pourquoi le curé de Chazelles n'avait pas été décrété plus tôt, ou comment on avait pu s'y déterminer après un si long délai.

Quand le curé de Chazelles apprit qu'il était décrété de prise de corps, son premier mouvement fut, non pas de fuir la justice, mais de recourir à son juge naturel, qui était l'official. Il partit donc sur-le-champ pour Lyon, à cet effet. Ce fut au milieu de la nuit qu'il se mit en route. On était alors dans la saison la plus rigoureuse; le froid était très-rude, la terre couverte de neige et de glace. Il marcha ainsi au milieu des ténèbres, emportant avec lui la sécurité de l'innocence, mais forcé de prendre dans sa fuite les mêmes précautions que s'il eût été coupable.

A peine eut-il fait quelques lieues qu'il fut arrêté et conduit à Montbrison. Nous n'essaierons pas de rendre tout ce qu'il eut à souffrir quand il se vit traduire ainsi, pieds et 292 poings liés, comme un malfaiteur, qu'il fut donné en spectacle à toute la ville, et enfermé dans les mêmes cachots que les scélérats. La religion seule put lui adoucir un tel excès d'amertume.

Dans la prison, le lieutenant-criminel de Montbrison voulut l'interroger; le curé de Chazelles, usant de son privilége, revendiqua l'official. Bientôt après, il interjeta appel du décret de prise de corps décerné contre lui, et obtint un arrêt qui le reçut appelant et ordonna l'apport de la procédure au greffe de la Tournelle. Cet arrêt était du 5 janvier 1785.

Le curé de Chazelles sollicita son élargissement provisoire, et l'obtint par un second arrêt du 18 mars, sur le vu des charges.

L'avocat de Sèze, qui depuis s'est à jamais illustré dans un procès où il dévoua courageusement sa tête pour sauver un innocent auguste, se chargea de la défense du curé de Chazelles. Il fit ressortir toute la calomnie de la déposition de Marie Solle; démontra que l'ecclésiastique accusé n'avait ni motif ni intérêt pour inspirer à qui que ce fût l'idée d'assassiner le sieur Morel, et que d'ailleurs toute la procédure était destituée de preuves. 293 En un mot, il prouva, jusqu'à l'évidence, l'innocence de son malheureux client, et confondit son accusatrice.

Cette éloquente et loyale défense obtint le succès qu'elle devait avoir. Par arrêt du 28 septembre 1785, le curé de Chazelles et Pierre Barou furent déchargés de l'accusation; la radiation de leurs écrous fut ordonnée, et il leur fut permis de faire imprimer et afficher la sentence de leur acquittement.


294

BRIGIDE BALLET,
OU LA FILLE DÉNATURÉE.

La piété filiale est un des plus purs sentimens dont la nature ait doté le cœur de l'homme. Ce sentiment est un mélange heureux de tendresse, de reconnaissance, de dévouement et de respect, que des enfans bien nés se plaisent à manifester en toutes occasions aux auteurs de leurs jours. Le vertueux Ducis en était bien pénétré quand il a fait dire à l'un de ses personnages tragiques:

On remplace un ami, son amante, une épouse,
Mais un vertueux père est un don précieux
Qu'on ne tient qu'une fois de la bonté des Dieux.

Par un effet de ce sentiment, presque inné, nos parens eussent-ils les plus grands torts à notre égard, eussions-nous à nous plaindre de leurs injustices, de leurs mauvais traitemens, 295 il est une limite que rien de leur part ne doit nous faire franchir, c'est le respect. Il se trouve cependant des monstres, la honte de notre espèce, qui ne craignent pas d'injurier ceux qui leur ont donné l'être, et souvent même osent lever sur eux une main impie. Mais lorsque les douces lois de la nature ne sont pas assez efficaces pour prévenir ces attentats, il est du devoir des magistrats de s'armer du glaive des lois humaines pour les punir.

Brigide Ballet, née avec un caractère violent, avait conçu pour sa vieille mère une haine implacable. Elle épiait depuis quelque temps l'occasion d'assouvir sa rage sur cette pauvre femme. Le 18 avril 1785, elle crut avoir trouvé le moment favorable pour mettre à exécution son affreuse pensée. Elle habitait avec son mari une maison séparée de celle de sa mère. Elle se rendit chez cette dernière, et, l'ayant trouvée seule, elle entra, et commença par l'accabler d'injures. La mère, voyant cette forcenée avancer sur elle pour la frapper, lui dit, les larmes aux yeux: Malheureuse! est-ce que tu oserais maltraiter celle qui t'a donné le jour?... C'est dans mes entrailles, monstre, que tu as reçu la vie..... Ta 296 main serait-elle assez téméraire pour frapper ce sein qui t'a allaitée? pour meurtrir ces bras qui t'ont portée si long-temps dans ton enfance?

Ces paroles touchantes, au lieu de faire rentrer en elle-même cette fille dénaturée, ne firent qu'irriter sa rage. Elle se jette, toute écumante, sur sa mère, et lui passe une corde autour du corps pour la terrasser. La malheureuse mère, ne pouvant opposer une force capable de résister à la fureur de sa fille, se vit renversé par terre, accablée de coups et foulée aux pieds.

Tremblante, éperdue, la mère conjurait sa fille de respecter l'auteur de ses jours; mais ses pleurs, ses prières, ne pouvaient fléchir cette misérable. Elle fut exposée à tous les mouvemens de la cruauté et de la fureur de sa fille. Celle-ci osa même la menacer de l'étrangler. L'effet aurait peut-être suivi la menace. Heureusement des voisins accoururent aux cris de la mère, et mirent fin aux excès criminels de la fille.

Le bruit de cette scène affreuse s'étant répandu, Brigide Ballet devint l'objet de l'exécration publique, et la justice s'empressa de 297 venger les droits sacrés de la nature, qu'elle avait indignement violés. Le ministère public porta plainte; une information eut lieu, et, sur les preuves nombreuses qui en résultèrent, Brigide Ballet fut décrétée de prise de corps et mise en prison. Par sentence du 12 août 1785, le bailliage d'Auxerre l'avait d'abord condamnée au carcan pendant trois jours et à dix livres d'amende; mais le ministère public, trouvant cet arrêt trop indulgent, en appela a minima, et, le 10 septembre suivant, la chambre des vacations du parlement de Paris condamna Brigide Ballet à être attachée au carcan, et à être renfermée pendant neuf ans à l'hôpital de la Salpêtrière.


298

L'ACCUSATEUR ACCUSÉ.

Le 24 août 1781, sur les six heures du soir, la maréchaussée de Palluau arrêta un nègre vagabond, et le conduisit dans les prisons seigneuriales du lieu, par emprunt et sans l'écrouer. Le lendemain au matin, ce nègre fut trouvé étendu sur la paille, baigné dans son sang, ayant une grande plaie à la gorge. Les chirurgiens, requis par la maréchaussée, déclarèrent que l'état dans lequel se trouvait ce malheureux annonçait une mort prochaine. Le curé de Palluau, qui visita le nègre plusieurs fois, attesta, par un certificat daté du 28 août 1781, que cet homme était dans une très-grande faiblesse, et n'avait pu répondre à ses demandes que par quelques signes presque inintelligibles.

Le noir disparut pendant la nuit du 25 au 26. S'était-il évadé de lui-même? avait-il été 299 enlevé? comment et par qui? Tel était le problème à résoudre.

Le sieur Voyneau, procureur-fiscal depuis deux jours à Palluau, crut devoir donner des preuves de vigilance et d'activité; il partit le 27 au matin de Saint-Étienne-du-Bois, son domicile, situé à deux lieues de Palluau, et requit d'abord le juge de ce lieu de dresser procès-verbal de l'état de la prison où le nègre avait été transféré. On trouva dans la prison les hardes du nègre; ce qui confirma dans l'idée que le noir ne s'était point échappé, mais qu'il avait été enlevé. Le carreau et les murs de la prison étaient teints de sang en plusieurs endroits. On remarqua sous un tas de paille plusieurs taches où le sang n'était pas sec. On ne trouva rien de brisé aux portes ni aux fenêtres de la prison et du parquet; seulement le juge fit observer que la fenêtre du parquet, vitrée en plomb et garnie de mauvais abats-vent, n'était élevée que de neuf pieds au-dessus du sol de la rue, et que la porte d'entrée du parquet, quoique fermée à clef, pouvait facilement être ouverte en dedans par une seule personne.

Le même jour, 27 août, le sieur Voyneau 300 rendit plainte contre les auteurs directs ou indirects de l'évasion ou enlèvement du nègre de la prison ou du parquet. L'information eut lieu le 28; on entendit onze témoins, tous demeurant autour de la prison. Il résulta de cette information que le bruit public de Palluau était que le nègre s'était coupé le cou lui-même avec un mauvais couteau. Ce point de fait était en outre constaté par le certificat du curé de Palluau et par le procès-verbal de l'officier de la maréchaussée.

Un des témoins, Pierre Seguin, garçon boucher, déposa que le samedi 25, sur les sept heures ou environ du matin, il avait entendu le fils du geôlier, qui était dans le parquet, s'écrier: Le malheureux se tue! qu'alors il était monté précipitamment, et, s'étant approché de la porte de la prison, il avait vu un nègre à lui inconnu, qui se perçait la gorge avec un couteau, malgré toutes les remontrances qu'on pouvait lui faire.

Un autre témoin, la femme Peaudeau, disait avoir entendu de son lit le fils du geôlier qui disait à son père: Montez, le nègre est à se tuer!

Quant à l'évasion ou l'enlèvement, les dépositions 301 étaient contradictoires, et ne pouvaient qu'augmenter l'incertitude de la justice.

Le sieur Voyneau, procureur-fiscal, ne voulut rien prendre sur lui dans une affaire aussi délicate. Il écrivit au substitut du procureur-général à Poitiers pour lui rendre compte de tout ce qui s'était passé, et le prier de l'instruire de ce qu'il avait à faire. Ce magistrat lui répondit que, s'il y avait preuve au procès que le nègre se fût coupé le cou, on ne pouvait pas se dispenser de le faire décréter de prise de corps comme suicide. En conséquence, le 20 septembre, le sieur Voyneau requit un décret de prise de corps contre le nègre, comme suicide, pour être le procès fait et parfait à sa mémoire. Le même jour ce décret fut lancé par le juge de Palluau.

Cependant, dans l'intervalle de temps écoulé entre la lettre au substitut du procureur-général à Poitiers et sa réponse, le cadavre du nègre avait été trouvé sur le bord d'une douve ou mare, dans le ressort de la justice de Palluau. Le juge fit des perquisitions, invoqua tous les témoignages, pour découvrir ceux qui avaient apporté le noir en ce lieu, mais il ne put rien apprendre: l'état de putréfaction dans 302 lequel se trouvait le corps annonçait qu'il était mort depuis plusieurs jours. Comme il exhalait des miasmes infects et insalubres, le sieur Voyneau le fit enlever et transporter au cimetière d'un bourg voisin, la Chapelle-Palluau.

Le nègre ayant été trouvé mort, le sieur Voyneau suspendit toutes poursuites; mais, le 26 mars 1782, le procureur-général fit rendre en la Cour un arrêt qui commit le siége de Fontenay pour continuer le procès criminel qu'il avait commencé. L'instruction se fit à grands frais; une information, composée de plus de cent cinquante témoins, eut lieu, mais sans procurer beaucoup de lumières, les témoins étant mal choisis et leurs dépositions rédigées avec trop de précipitation. Dans le cours de l'instruction faite à Fontenay, cinq personnes furent décrétées et emprisonnées. Bientôt le procureur-fiscal Voyneau fut confondu dans le nombre des criminels; un décret de prise de corps fut lancé contre lui, comme prévenu d'avoir conseillé et favorisé l'enlèvement et assassinat du nègre nommé François.

L'information de Fontenay, effrayante par la multitude des témoins entendus, se réduisait 303 à peu de chose; on y reconnaissait des gens acharnés contre le sieur Voyneau, les uns par jalousie, à raison des places qu'il occupait, les autres par la haine, par suite des procès et querelles qu'ils avaient eus avec lui. Ceux-ci lui en voulaient à cause des droits seigneuriaux qu'il était chargé d'exiger; ceux-là pour la répartition des tailles, qu'il avait mission d'asseoir, en qualité de commissaire des marches communes de Poitou et de Bretagne; quelques autres pour des alignemens de rue, en sa qualité de commis-voyer. Le sieur Voyneau ayant eu à exercer tant de fonctions diverses, il n'était point étonnant qu'il eût soulevé contre lui tant de haines et d'animosités particulières. Au reste, pas la moindre preuve qu'il eût favorisé ou conseillé l'assassinat du nègre.

Cette dernière imputation, celle d'avoir conseillé l'assassinat, n'avait d'autre fondement qu'un fait mal interprété, qu'il convient d'éclaircir.

Le nègre avait été arrêté par la maréchaussée comme vagabond; il était de la compétence du prévôt. Les cavaliers de Palluau l'avaient déposé, par emprunt et sans l'écrouer, dans la prison seigneuriale de ce lieu; ils devaient, 304 suivant l'ordonnance, le transférer, sous vingt-quatre heures, dans les prisons royales de Montaigu, siége de leur juridiction. Le sieur Voyneau était à Palluau le 25 août, vers les cinq heures du soir; c'était la nuit précédente que le nègre s'était coupé le cou. Le sieur Voyneau rencontra le sieur de Saint-Étienne, sous-lieutenant de la maréchaussée à Palluau, tout hors de lui-même; c'était devant la porte du sénéchal et en présence de plusieurs personnes; il lui témoigna sa surprise de ce qu'il n'avait pas encore fait transférer le nègre dans les prisons de Montaigu, attendu qu'il s'était déjà écoulé plus de vingt-quatre heures depuis son arrestation. Le sieur de Saint-Étienne répondit que le nègre n'aurait pu être transféré, ni à pied ni à cheval, à cause de sa blessure; le sieur Voyneau répliqua: Vous auriez pu le faire transférer dans une charrette, eût-elle dû vous coûter un louis!

C'est ce propos qu'un témoin, la femme Barreteau, présentait comme tendant à conseiller l'enlèvement du nègre; ce propos avait passé de bouche en bouche, et ce malentendu grossier avait servi de base au décret de prise de corps lancé contre le sieur Voyneau.

305 Que présentait donc, en dernière analyse, cette malheureuse affaire? Le tableau affligeant de l'innocence persécutée, opprimée par la calomnie. L'accusation ne roulait que sur des imputations chimériques et dont il n'existait aucune preuve. Point de corps de délit qu'un prétendu conseil donné par le sieur Voyneau, tandis que toutes les circonstances prouvaient qu'il n'avait été ni en sa volonté ni en son pouvoir de le faire. Quant à l'information, quelle confiance pouvait-elle inspirer, n'étant que le fruit des dépositions de témoins passionnés, ou suspects par leur indigence.

Le tribunal sentit toute l'absurdité de l'accusation intentée au sieur Voyneau, et, en conséquence, par arrêt du 21 mars 1785, infirma le décret de prise de corps lancé contre le procureur fiscal de Palluau, et le renvoya dans ses fonctions.

Ce fait devrait mettre en garde les juges contre les propos souvent irréfléchis et dépourvus de sens commun que des témoins ignorans ou prévenus viennent déposer entre leurs mains. On ne peut rien voir de plus singulier que la cause du sieur Voyneau, qui, 306 ayant le premier dénoncé le crime à la justice, se vit tout-à-coup d'accusateur devenir accusé, et fut obligé de se justifier lui-même du crime dont il poursuivait la punition.

Nous fortifierons ces faits et ces réflexions de quelques considérations de Montesquieu qui s'y rattachent très-bien: «Les discours, dit-il, sont sujets à interprétation. Il y a tant de différence entre l'indiscrétion et la malice, et il y en a si peu dans les expressions qu'elles emploient, que la loi ne peut guère les soumettre à une peine capitale, à moins qu'elle ne déclare expressément celles qu'elle y soumet. Les paroles ne forment point un corps de délit, elles ne restent que dans l'idée; la plupart du temps, elles ne signifient pas par elles-mêmes, mais par le ton dont on les dit. Souvent, en redisant les mêmes paroles, on ne rend pas le même sens: ce sens dépend de la liaison qu'elles ont avec d'autres choses. Quelquefois le silence exprime plus que tous les discours, et il n'y a rien de si équivoque que tout cela.»


307

L'ÉPOUSE
ADULTÈRE ET EMPOISONNEUSE.

L'adultère, ce crime dont tant d'hommes plaisantent avec une si stupide légèreté, est un de ceux qui portent le plus de désordres dans la société. Dès qu'une femme a fait une fois le sacrifice de la foi conjugale à un penchant criminel, le repentir et le retour à la vertu deviennent de plus en plus difficiles. Il n'est pas en son pouvoir de dire: «Je m'arrêterai là; je n'irai pas plus loin;» une sorte de nécessité fatale, que Saint-Augustin appelle une nécessité de fer, l'entraîne, comme malgré elle, aux derniers excès. Ainsi souvent la femme qui ne fut d'abord que faible et vicieuse, se change en scélérate déterminée et sanguinaire. L'histoire de la femme Rivereau confirme ces tristes réflexions.

Née et mariée dans la ville de Jargeau, située dans le ressort du bailliage d'Orléans, 308 elle vécut dans son humble fortune, honnête et innocente, jusqu'au moment où, se laissant aller aux cajoleries et aux séductions du nommé Bouin dit Lajoie, elle prostitua sa personne et sa fidélité conjugale. Mais bientôt ce commerce coupable, au lieu d'assouvir sa passion ne fit que l'irriter. Elle ne vit plus dans son mari qu'un être importun et odieux. Elle aurait voulu s'affranchir de ce joug qui lui pesait tant. Trouvant donc que son malheureux époux vivait trop long-temps au gré de son impatience, elle en vint par degrés à se familiariser avec l'idée d'abréger elle-même son existence. Le fer et le sang laissent des traces trop apparentes; la femme Rivereau et son amant devenu son complice, eurent recours au poison, et crurent assurer l'impunité de leur crime. Mais la femme ou plutôt la furie, pour être plus certaine du succès, chargea tellement la dose, qu'elle perdit elle-même le fruit odieux de ses noires précautions, et déchira de sa main féroce le voile dont elle cherchait à s'envelopper.

Le soir du 3 janvier 1785, jour fixé pour l'exécution du complot, la femme monte la première, une demi-heure avant les autres. 309 Elle apprête deux soupes, et mêle une forte dose d'arsenic dans celle qu'elle destine à son mari. Bientôt Rivereau, sans défiance, monte avec un ouvrier de son atelier dans la chambre haute, où se préparait ce repas homicide; et las du travail de la journée, il comptait goûter le repos et le plaisir d'un souper frugal.

Mais à peine a-t-il mangé quelques cuillerées de soupe, qu'il est atteint de vomissemens violens. Il abandonne le reste à son compagnon, qui en avale une ou deux cuillerées, malgré la femme Rivereau qui lui arrache le vase des mains, ne voulant pas sans doute commettre un second crime gratuitement.

Le compagnon, après des vomissemens très-pénibles, résista à la dose légère de poison qu'il avait prise, mais dès le lendemain matin le mari succomba, et sa mort remplit les vœux de sa coupable épouse.

L'enterrement eut lieu, et la malheureuse, croyant son forfait enseveli avec son mari, ne songea plus qu'à jouir des fruits de son crime avec son complice. Dès le lendemain de l'enterrement, elle rassemble la meilleure partie des effets de son ménage, s'évade de la 310 maison, dont elle laisse les portes ouvertes, et s'enfuit avec Bouin dit Lajoie.

Croyant mieux cacher son forfait, et dérober plus sûrement sa trace aux poursuites de la justice, cette femme abominable prit le nom de son complice, et le donna pour son mari dans les auberges où elle passa. Cependant sa fuite précipitée avait éveillé des soupçons sur la mort subite de Rivereau et sur les accidens qui l'avaient précédée. Bientôt les magistrats de Jargeau en furent instruits par la rumeur publique. On procéda sur-le-champ à l'exhumation du corps de Rivereau, et les hommes de l'art y reconnurent les horribles ravages d'un poison violent. Aussitôt des ordres furent donnés pour arrêter les deux fugitifs véhémentement soupçonnés de cet empoisonnement.

Bouin dit Lajoie, ayant eu connaissance des poursuites dont il était aussi l'objet, échappa à la justice, en abandonnant sa complice, qui fut arrêtée et conduite dans les prisons. Trois autres personnes furent décrétées et emprisonnées pour le même fait, mais il fut sursis au jugement de leur procès jusqu'après 311 l'exécution de la femme Rivereau.

Celle-ci fut condamnée, par sentence du bailliage d'Orléans, confirmée par arrêt du parlement de Paris, du 13 septembre 1785, à la question ordinaire et extraordinaire, et à être brûlée vive sur la place publique de Jargeau, après avoir fait amende honorable, ayant un écriteau portant: empoisonneuse de son mari.

L'arrêt fut exécuté quelques jours après, et les cendres de la coupable furent jetées au vent.


312

LES BRIGANDS DE NIMES.

Au commencement de l'année 1784, les environs de Nîmes étaient infestés par une troupe de brigands sanguinaires et déterminés, qui jetaient l'épouvante dans toute la contrée, et allaient audacieusement exercer leurs ravages jusque dans les villes voisines. Les châteaux et les maisons riches étaient surtout l'objet de leurs attaques; ils en brisaient les portes et pillaient, comme des soldats dans une ville prise d'assaut; en cas de résistance, la mort ne leur coûtait rien à donner. Ces scélérats étaient blasés en fait de crimes.

Le moindre voyage dans ces cantons était accompagné des plus grands dangers. Ces brigands attaquaient même les caravanes que formaient entre eux les voyageurs, afin d'être moins exposés sur les routes. On ne parlait que de vols, que d'assassinats multipliés, 313 que de maisons forcées, que de châteaux pillés.

La plupart de ces bandits étaient formés au crime depuis long-temps; plusieurs d'entre eux portaient sur l'épaule leur infamant brevet de malfaiteur. Quatre échappés des galères avaient mérité par leurs forfaits d'être les chefs de ces misérables. Errans et dispersés, mais de manière à pouvoir se réunir au premier signal, ils marchaient par brigades de trois, de six, de huit et même de douze, et s'embusquaient sur les chemins de Sauve, d'Uzès, de Sommières, de Lassalle, etc., et laissaient presque partout des traces sanglantes de leur passage.

Tant d'attentats aussi notoires, aussi répétés, ne pouvaient manquer d'éveiller l'attention et d'exciter le zèle des magistrats. Le procureur du roi du présidial de Nîmes parvint à découvrir que des tuileries écartées, situées dans le voisinage de Saint-Gilles, servaient de repaires à ces brigands et à leurs concubines. Mais il était difficile de les forcer ou de les surprendre dans ces espèces de forteresses, où ils se gardaient avec une vigilance de tous les instans. Il aurait fallu se décider à 314 un combat à mort avec ces scélérats déterminés; c'eût été compromettre l'existence d'une foule de braves soldats pour une entreprise hérissée de périls, mais sans gloire.

On jugea plus sûr et plus humain de recourir à la ruse et d'endormir ces tigres pour les enchaîner. On fit choix de trois huissiers intelligens qu'accompagnèrent une vingtaine de jeunes gens pleins de cœur et de bonne volonté. Pour n'être pas foudroyés par ces brigands, ils feignirent de chasser, et prirent si bien leurs dimensions qu'ils s'approchèrent des tuileries sans que leur dessein fût pénétré, et les investirent tout-à-coup, avec impétuosité. A l'aide de ce stratagème, ils surprirent et arrêtèrent dix de ces bandits, tout confondus et stupéfaits de leur grossière méprise.

Les autres furent pris isolément en se rendant au gîte; et cette arrestation mit un terme aux scélératesses dont le pays avait été le théâtre.

Le procès de ces brigands ne traîna pas en longueur. Plus de deux cents témoins furent entendus et complétèrent les preuves de leurs 315 méfaits, et par jugement souverain du février 1785, ils furent condamnés à être rompus vifs.

Le lendemain, les femmes, dignes objets des amours de ces monstres, furent condamnées à être attachées au carcan, et ensuite à être renfermées pour le reste de leur vie dans une maison de force. Un jeune garçon de douze ans, élève de ces brigands, avait déjà si bien profité de son apprentissage, qu'il les aidait dans leurs vols et dans leurs assassinats. Il leur servait de furet pour la plupart de leurs entreprises; il était l'espion qui allait à la découverte sur les grands chemins; il était même quelquefois le premier à attaquer les voyageurs, et ne tardait pas à être soutenu par ses maîtres, placés en embuscade. Il fut ordonné que cet enfant serait renfermé dans un hôpital pendant six ans, pour y être élevé dans la religion catholique, dans l'espérance que l'âge, la raison et l'éducation changeraient son cœur, sitôt souillé par l'exemple et les leçons de ces scélérats.

L'exécution de ces bandits offrit une circonstance qui prouve qu'il est certaines âmes 316 sur lesquelles le spectacle des supplices les plus effrayans est tout-à-fait impuissant.

Tandis que l'exécuteur attachait aux fourches patibulaires les cadavres de ces suppliciés, un malheureux volait cent écus à un paysan de Beaucaire qui portait cette somme au propriétaire dont il était fermier. Mais il ne jouit pas long-temps de son larcin, il fut arrêté quelques instans après. Le voleur était un Italien, marchand d'orviétan, qui avait déjà été fouetté et marqué à Dijon pour d'autres tours du même genre dont sont assez coutumiers la plupart des charlatans en plein vent.


317

CATHERINE ESTINÈS.

La calomnie, arme terrible à l'usage des pervers, ne reconnaît rien de sacré pour elle; elle brave toutes les considérations, tranche toutes les difficultés, appelle à son aide toutes les inventions les plus absurdes, les plus monstrueuses, et ne voit autour d'elle que le mal qu'elle a entrepris de faire, que l'innocente victime qu'elle veut percer de ses coups assassins; peu lui importe les moyens, pourvu qu'elle parvienne à son but. Aussi ne néglige-t-elle rien pour assurer le succès de ses complots ténébreux.

Nos auteurs de romans ont tort de perdre le temps à se mettre l'esprit à la torture pour trouver des conceptions étonnantes par leur hardiesse et nouvelles à force de bizarrerie. Souvent ils feraient mieux et plus vite, en explorant avec attention les détails d'une foule d'accusations calomnieuses dont retentissent 318 trop souvent nos tribunaux. Ils y trouveraient avec surprise un trésor d'inventions diaboliques, de trames infernales, conçues et ourdies avec cet art merveilleusement satanique dont le génie du mal est seul capable. Que d'inspirations ne pourraient-ils pas puiser dans ce répertoire si vaste et si varié! Au lieu de se lancer dans un monde imaginaire et fantastique, composé de vapeurs et de nuages qui se dissipent au moindre souffle, qui prennent mille formes étranges, impalpables, insaisissables, et qui ne ressemblent à rien des choses de notre portée, nos romanciers, en s'adressant à la source que nous venons d'indiquer, trouveraient toutes faites des intrigues entièrement neuves, habilement tissues, des faits étonnans mais vrais, quoique voisins quelquefois de l'invraisemblance, des incidens que l'imagination seule ne saurait créer, enfin des peintures de caractères et de mœurs bien plus intéressantes pour nous que des tableaux peints au hasard, par boutades, et qui n'ont pas eu la nature pour modèle, la nature belle ou difforme, cultivée ou inerte, nue ou parée, pleine de charmes ou dégoûtante, bonne 319 ou perverse. Il est d'ailleurs si facile d'intéresser par le spectacle de l'innocence poursuivie sans relâche par les horribles reptiles de la calomnie qui s'efforcent d'introduire leur dard empoisonné dans les sanglantes morsures qu'ils ont faites à leur victime infortunée! Nous allons raconter une histoire qui, malgré tout ce que nous avons déjà vu en ce genre, présentera une variante toute neuve de la méchanceté humaine.

Barthelemy Estinès, habitant de Cazaux, dans le comté de Comminges, faisait un commerce assez productif; il en était même temps boucher, marchand de grains et de tabac, et cabaretier. Son industrie lui avait procuré une aisance qui rendait sa maison la plus considérable de Cazaux.

De cinq enfans qu'il avait eus d'un premier mariage, deux seulement habitaient la maison paternelle; un garçon qui était muet de naissance et la plus jeune des filles, Catherine Estinès, dont nous allons retracer les malheurs. La mère de ces enfans étant morte, Barthelemy Estinès se remaria six mois après avec Dominiquète Fontan, qui était à peine majeure. Jusqu'à cette fatale époque, Catherine 320 avait été l'enfant chéri de son père, qu'elle aimait aussi bien tendrement. Mais à peine Barthelemy Estinès eut donné une marâtre à Catherine que tout changea de face dans la maison paternelle. Dominiquète Fontan se crut faite pour dominer despotiquement et sans partage le cœur de son époux sexagénaire; elle entreprit de lui inspirer par degrés de l'éloignement, de l'aversion même pour Catherine, en la calomniant sans cesse et en la chargeant des torts les plus graves. Grondée sans cesse et souvent maltraitée, tant par son père que par sa marâtre, Catherine se vit forcée de chercher du travail au dehors pour gagner sa vie; et quoique habituée dès long-temps aux douceurs d'une honnête aisance, elle se condamna à ne manger à la table de son père que les jours où elle manquerait d'ouvrage. Mais ce n'était point encore assez au gré de la marâtre; elle voulait rester seule maîtresse dans la maison, et son projet était d'obliger Catherine à aller retrouver ses frères qui étaient établis en Espagne. Aussi ne négligeait-elle aucune circonstance pour maltraiter cette malheureuse fille et pour indisposer contre elle le crédule Estinès.

321 Le 25 juillet 1784, jour de la fête du lieu, Dominiquète Fontan, la belle-mère, eut une indigestion occasionée par une espèce de bouillie. Aussitôt elle inventa une histoire digne de sa méchanceté. Elle se plaignit à son mari que Catherine avait jeté de l'arsenic dans le chaudron où cette bouillie avait été préparée; et quoique tous les gens de la maison et même quelques convives eussent mangé de ce mets, sans en avoir éprouvé la plus légère incommodité, Barthelemy Estinès fut assez faible pour ajouter foi à cette fable atroce. Cependant cette indigestion n'ayant pas eu de suites sérieuses, on n'osa plus ouvrir la bouche au sujet de ce prétendu empoisonnement qui, d'ailleurs, n'avait peut-être été imaginé que pour préparer les esprits à des accusations plus horribles encore.

Dominiquète Fontan suivit donc son projet de dénigrement. Elle ne cessait de publier que Catherine Estinès provoquait sans cesse la colère de son père par des propos où la menace se trouvait presque toujours mêlée à l'injure. Elle répandait que cette fille allait même jusqu'à dire à son vieux père qu'elle le ferait mourir.

322 Un malheureux événement vint bientôt servir à faire éclater l'orage qui jusque là avait grondé sourdement sur l'infortunée Catherine.

Barthelemy Estinès était sujet à de violentes douleurs d'entrailles, occasionées par l'usage inconsidéré du vin et des liqueurs fortes. Ses affaires l'ayant appelé à Monrejeau, il fut surpris dans cette ville par des crises de la même nature, et dit qu'il se trouvait si incommodé, qu'il sentait un feu si dévorant dans ses entrailles, qu'il craignait de mourir avant d'arriver chez lui. En effet, il était dans un état fort alarmant lorsqu'il revint à Cazaux, et il se mit au lit pour n'en plus relever. Pendant les cinq à six jours que dura sa maladie, il fut exclusivement servi par sa femme, qui ne voulut jamais permettre que Catherine donnât ses soins au malade, malgré les vives instances de cette malheureuse fille. Réduite à passer la journée hors de la maison, pour assurer sa subsistance par son travail, ce n'était que le soir qu'elle pouvait, et presque à la dérobée, approcher du lit de son père.

Barthelemy Estinès mourut le 21 janvier 323 1785, à dix heures du soir, et ce jour-là, sa fille ne parut dans sa chambre qu'après huit heures, c'est-à-dire deux heures avant sa mort. Malgré cette circonstance, et quoique le malade fût dans une situation désespérée long-temps avant d'avoir pris son dernier bouillon, la marâtre et ses complices, que nous ferons bientôt connaître, répandirent sourdement le bruit que ce vieillard avait été empoisonné, et que sa fille était l'auteur de cet attentat; qu'on avait jeté de l'arsenic dans un bouillon qui lui avait été servi trois ou quatre heures avant sa mort, et que Catherine seule pouvait avoir fait le coup. Pour donner plus de vraisemblance à cette nouvelle accusation, on avait tenté de persuader au pauvre agonisant qu'il avait été empoisonné par ce bouillon, dans l'espoir de lui arracher quelque plainte ou quelque propos relatif à cet empoisonnement prétendu.

Au moment même où Barthelemy Estinès venait de prendre son dernier bouillon, sa femme avait envoyé chercher le barbier d'un village voisin, avec prière d'apporter du contre-poison. Ce barbier, nommé Mounic, était le plus ignorant et le plus stupide de tous les 324 gens de sa profession. A peine fut-il arrivé que la marâtre s'empara de lui, et lui fit mille contes absurdes sur le poison qu'elle disait avoir trouvé dans la marmite. Le crédule Mounic, sans autre examen, et sur la parole de la Fontan, fit prendre de la thériaque dans du lait au pauvre moribond, qui expira l'instant d'après. Ses dernières paroles furent caractéristiques: «Voulez-vous boire un uchaud de vin?» dit-il au curé qui était à son chevet. A quoi celui-ci ayant répondu: «Voulez-vous nous en donner?» le malade fit un signe de tête, et mourut sur-le-champ.

Cependant les deux sieurs Laguens père et fils, substituts du siége royal de Rivière, accompagnés du greffier Pourthé, arrivent à Cazaux le 23 janvier, deux jours après le décès de Barthelemy Estinès. On verra par qui ils avaient été informés en secret du prétendu empoisonnement de cet homme. Ils trouvent le cadavre dans le lit, car on avait de fortes raisons pour ne l'avoir pas encore inhumé. Leur premier soin est de mander le barbier Mounic, et un de ses confrères, à peu près de la même force, appelé Soudane, qu'ils qualifient de chirurgiens, et auxquels ils enjoignent 325 de procéder à l'ouverture du cadavre. Pour d'aussi habiles gens, cette opération fut l'affaire d'un instant; puis ils se rendirent au jardin de la maison du défunt, où ils trouvèrent le greffier assis sur une pierre, qui écrivit sur ses genoux leur rapport et leur déposition, ou plutôt qui, profitant de leur ignorance, mit dans son procès-verbal tout ce qu'il crut propre à former un corps de délit. En effet, plus tard, Mounic et Soudane accusèrent le greffier Pourthé d'avoir écrit ce qu'ils n'avaient pas dicté et d'avoir supprimé ou altéré ce que réellement ils lui avaient dit; ils l'accusèrent en outre de leur avoir fait signer le rapport sans leur en avoir donné lecture.

Le juge Laguens ne prit pas la peine d'assister à la rédaction de cet étrange procès-verbal; pendant ce temps, il s'occupait à faire main-basse sur tout ce qui était à sa convenance dans la maison du défunt. Le greffier fit venir en qualité de témoin le nommé Bertrand Lantrade, qui, entendu d'office, répéta les propos de la marâtre, et dit qu'il tenait de sa propre bouche que Barthelemy Estinès avait été empoisonné par sa fille. Un 326 autre témoin, nommé Michel Verdot, fut entendu, et signa sa déposition sans aucune lecture préalable. Ces deux témoins protestèrent depuis contre l'infidélité du procès-verbal, et accusèrent le greffier Pourthé de leur avoir fait dire autre chose que ce qu'ils avaient déposé.

Cependant, sur le rapport de deux barbiers ignorans, renforcé par les dépositions falsifiées de ces deux témoins ouïs d'office, Catherine Estinès fut décrétée de prise de corps, le 28 janvier 1785, par Me Barre, juge titulaire du siége royal de Rivière, sur les réquisitions de Laguens père, substitut. Il ne fut pas difficile de mettre le décret à exécution. Quand les cavaliers de maréchaussée vinrent pour l'arrêter, Catherine était tranquillement assise devant sa porte; elle ne les eut pas plus tôt aperçus qu'elle alla droit à eux, leur disant avec la fermeté de l'innocence: Si c'est moi que vous cherchez, me voici. Il n'avait tenu qu'à elle de prendre la fuite, puisqu'il s'était écoulé cinq jours entre la descente des officiers de justice et le décret. Pendant ces cinq jours, on n'avait rien épargné pour la déterminer à prendre 327 la fuite; mais elle avait été inébranlable, et était demeurée dans la maison paternelle, jusqu'au moment où on vint la saisir pour la conduire dans les prisons de Saint-Gaudens.

Depuis le 28 janvier jusqu'au 10 mars suivant, la justice de Rivière resta dans une inaction absolue; mais le substitut Laguens père sut mettre ce temps à profit pour ses intérêts. On a vu que pendant qu'on travaillait pour lui, dans le jardin, à la rédaction du procès-verbal, il s'occupait à visiter la maison du défunt, pour se saisir des effets les plus faciles à dérober. Il avait été interrompu pendant cette expédition par Amiel Paduran, beau-frère de Catherine Estinès, qui exigea l'apposition du scellé. Mais cette précaution fut inutile contre la rapacité de Laguens, qui, bientôt après l'exécution du décret, enleva, sans qualité et sans formalité quelconque, le scellé qu'il avait mis, comme juge, sur les effets du défunt. Il les fit vendre avec la même légèreté, mettant dans sa poche toutes les sommes que lui rapportait ce brigandage.

En même temps que l'on pillait ainsi la maison du père, on s'efforçait de recruter des 328 témoins contre la fille. Pour ce dernier point, on n'épargna ni l'argent, ni les promesses, ni les menaces. Les dépositions de quelques-uns d'entre eux l'attestèrent évidemment; l'information, quoique composée de vingt témoins, fut commencée et finie le même jour 10 mars 1785. Mais ce qui paraîtra encore plus incroyable, c'est que le nouveau substitut ne rougit point de comprendre dans la liste de ses témoins, la femme Fontan, la seule accusatrice de sa belle-fille, et la nommée Jeanne Minotte, qui, de concert avec la marâtre, avait juré la perte de Catherine Estinès.

Mais il est temps de faire connaître quelques-uns des principaux machinateurs de cette trame infâme. Le curé de Cazaux était l'instigateur secret des persécutions exercées sur la malheureuse Catherine. C'était un homme sans principe, sans mœurs, sans conscience.

Le village de Venerque, situé à trois lieues de Toulouse, avait été le premier théâtre de ses débordemens. Il s'en était fait chasser, ainsi que du reste du diocèse, pour un scandale accompagné de circonstances atroces. Mais assez adroit pour dérober les motifs de son expulsion à ses nouveaux supérieurs du 329 diocèse de Comminges, il était parvenu à obtenir le bénéfice de Cazaux. Sa conduite, dans cette nouvelle paroisse, n'avait été ni plus exemplaire, ni plus édifiante qu'à Venerque. On citait plusieurs filles et femmes qui avaient été victimes de sa lubricité. Catherine Estinès avait aussi fixé les regards impudiques de ce pasteur indigne, qui n'avait rien épargné pour triompher de la vertu de cette fille. Barthelemy Estinès envoyait quelquefois Catherine au presbytère, porter au curé sa provision de viande; et cet impudent satyre ne perdait aucune de ces occasions de lui exprimer ses vœux criminels. Il en vint un jour à des tentatives si alarmantes, que Catherine eut besoin de toute sa force pour lui échapper; et, dès ce moment, elle prit la résolution de ne plus remettre les pieds dans la maison de ce monstre impur.

Sur le refus de Catherine de retourner au presbytère, Dominiquète Fontan remplaça sa belle-fille dans cette périlleuse commission. Plus d'une fois son mari avait paru inquiet de la longueur de ses visites au curé; et il en était résulté des orages domestiques qui se renouvelaient assez souvent. Mais l'adroite Dominiquète 330 n'avait pas de peine à calmer la jalousie de son vieux mari. Plus clairvoyante que son père, et d'ailleurs éclairée par son expérience personnelle, Catherine Estinès ne ménageait peut-être pas assez sa marâtre sur cet article délicat; mais poussée à bout par cette femme impérieuse, elle n'était pas toujours maîtresse de garder le silence à cet égard.

C'était alors qu'avaient redoublé pour elle les persécutions et les outrages. La marâtre et le curé firent cause commune pour la perdre; et ne se trouvant pas encore assez forts, ils s'adjoignirent une autre femme de Cazaux, appelée Jeanne Minotte, à laquelle ils persuadèrent que Joseph Soudane, son mari, était l'amant de Catherine Estinès. Il n'en fallut pas davantage pour engager cette femme jalouse à se liguer avec le curé et la Fontan. Celle-ci profitait habilement des plaintes indiscrètes de la Minotte pour indisposer de plus en plus le crédule Estinès contre sa malheureuse fille.

Quelque temps avant la mort de Barthelemy Estinès, le charitable curé n'avait pas été le moins ardent à faire circuler les propos calomnieux dont on a vu le détail; il avait voulu même y mettre le sceau, par une espèce 331 d'anathème lancé publiquement contre Catherine; et, en conséquence, il lui avait fait fermer les portes de l'église de Cazaux, en présence de ses paroissiens et d'un grand nombre d'habitans des villages des environs qui étaient venus à la messe.

Ce même homme avait pourtant assisté aux derniers momens de Barthelemy; il l'avait vu pendant toute sa maladie; il était mieux instruit que personne de la cause de sa mort; et cependant dès que le moribond eut fermé les yeux, il fut assez lâche, assez barbare pour dépêcher dans la nuit, à Monrejeau, le consul de Cazaux avec une lettre pour Laguens le fils, son ami intime, afin de lui dénoncer que Barthelemy Estinès venait de mourir empoisonné. C'était donc d'après la dénonciation secrète du curé que les poursuites avaient été dirigées contre Catherine; et ce fut lui qui excita Dominiquète Fontan et Jeanne Minotte, et entretint ces deux furies dans leurs sanguinaires projets de vengeance.

On concevra facilement que Catherine ne fut pas ménagée dans les dépositions de ces deux femmes. Les autres témoins ne firent que répéter les propos calomnieux qu'ils avaient 332 entendu tenir à la marâtre et à Jeanne Minotte; de sorte que tout ce qu'il y avait de plus grave dans l'accusation sortait de la bouche de ces deux femmes.

Au reste, jamais procédure ne fut ni plus irrégulière, ni plus frauduleusement vicieuse que celle dont Catherine Estinès fut l'objet. Toutes les garanties que les lois laissent aux accusés furent indignement violées; et le 25 mai 1785, les juges rendirent, dans le plus grand mystère, leur sentence définitive, qui condamnait Catherine Estinès à avoir le poing coupé, à être brûlée vive et ses cendres jetées au vent.

Un cri général d'indignation s'éleva contre cette effroyable sentence. Les officiers de Rivière, déconcertés par l'espèce de soulèvement qu'elle excita dans le pays, n'osaient plus paraître en public. Bientôt les fauteurs de cette intrigue abominable, agités tour-à-tour par la honte et par la terreur, ne virent d'autre salut pour eux que dans l'évasion de leur victime. On entreprit d'effrayer Catherine Estinès pour l'engager à prendre la fuite. Les efforts de la cabale redoublèrent alors que l'on sentit que la justice de Rivière allait être jugée 333 par celle d'un tribunal souverain. On mit tout en œuvre pour déterminer la prisonnière à s'évader; on lui en facilita tous les moyens; les gens à qui sa garde était confiée, loin de la surveiller, l'invitaient eux-mêmes à fuir.

Laguens se plaignit même avec aigreur à l'un des huissiers de la prison, de ce qu'il ne l'avait pas fait évader. Mais Catherine, soutenue par le sentiment de son innocence, repoussa toutes ces invitations, et s'obstina à demeurer dans les fers. «Puisque ma conscience ne me reproche rien, disait-elle, pourquoi agirais-je comme si j'étais coupable? Est-ce à moi d'éprouver les terreurs du crime, puisqu'il me reste encore des juges qui peuvent venger mon innocence de l'erreur ou de la prévarication du tribunal qui m'a condamnée? La mort la plus cruelle me paraît préférable à la honte de traîner avec moi, dans ma fuite, le soupçon d'un affreux parricide. Ah! si le ciel m'eût fait une âme assez atroce pour concevoir le projet d'un empoisonnement, aurais-je pu balancer sur le choix de ma victime? Pourquoi aurais-je donné la préférence à un père qui m'avait toujours tendrement 334 aimée, sur une marâtre qui me faisait souffrir les plus cruelles persécutions?» Telle était la noble réponse que faisait Catherine Estinès à ceux qui la pressaient de prendre la fuite.

Cette inébranlable fermeté déconcerta d'abord les persécuteurs, qui déjà tremblaient pour eux-mêmes; mais le génie du mal, si fécond en inventions, ne se trouve jamais au dépourvu. Les Laguens et consorts, pour échapper à l'animadversion du parlement qu'ils n'avaient que trop méritée, usèrent sans scrupule d'un moyen qui n'était qu'un crime de plus, et qui d'ailleurs devait assurer la perte de leur victime. Ils trompèrent les juges souverains par un extrait infidèle de la procédure. Bertrand Laguens, qui avait déjà usurpé les fonctions de juge et de partie publique, ne craignit pas d'usurper celles de greffier, conjointement avec son père et son frère puîné. Ils prirent sur eux de fabriquer un extrait favorable à leurs desseins, et livrèrent, après cette opération, la prisonnière à la maréchaussée, avec ordre de la conduire à Toulouse, où elle arriva dans les premiers jours 335 de juin 1785. Pendant la route, il n'avait encore tenu qu'à elle de s'évader, car on lui en avait fourni toutes les facilités.

Le courage qu'elle avait montré dans les prisons de Saint-Gaudens ne l'abandonna pas dans celles de Toulouse. Le récit que firent à son sujet les cavaliers qui l'avaient amenée, intéressa vivement en sa faveur. Le commissaire des prisons voulut s'assurer par lui-même de la vérité de ce que l'on racontait sur cette fille extraordinaire. Il fut frappé de l'air simple et tranquille de Catherine, de la sérénité de son visage, et du ton de vérité qui régnait dans ses réponses et dans ses discours. Il s'entretint de cette infortunée avec M. de Cassan-Glattens, qui venait d'être chargé de l'examen préliminaire de cette affaire. Ce magistrat fut vivement ému de ce qu'on lui disait de la courageuse fermeté de Catherine. Le témoignage que rendaient de l'innocence de cette infortunée toutes les personnes de son pays qui se trouvaient alors à Toulouse, l'intéressa encore plus puissamment. Il sentit que cette affaire méritait le plus sérieux examen, et qu'elle ne devait pas être jugée par la cour avec la même 336 légèreté et la même précipitation qu'elle l'avait été en première instance.

Quelques jours après l'arrivée de Catherine Estinès à Toulouse, il se répandit un bruit sourd sur les manœuvres de la famille Laguens et sur certaines altérations dans l'original de la procédure. Ce bruit se fortifiant de jour en jour, Catherine Estinès présenta une requête à l'effet d'obtenir qu'il fût procédé, en présence d'un magistrat envoyé sur les lieux, à l'extrait figuratif de la procédure originale, instruite contre elle par les officiers de justice de Rivière. Après plusieurs débats peu favorables à cette requête, un jeune magistrat, M. de Rigaud, mû par un sentiment de générosité bien digne d'être loué et surtout imité, offrit de se rendre sur les lieux à ses frais, si la cour lui faisait l'honneur de le choisir. L'avocat-général de Resseguier appuya de tout son pouvoir l'offre du jeune magistrat, et requit de la cour, dans l'intérêt de la justice, que M. de Rigaud fût autorisé à se transporter sur les lieux pour vérifier les minutes de la procédure. Le parlement accueillit les conclusions de ce réquisitoire, et par arrêt du 337 20 juin, remit à M. de Rigaud la commission qu'il sollicitait avec un zèle aussi généreux.

Ce jeune magistrat, accompagné d'un greffier, partit le lendemain 21 juin, et arriva le 22 à sept heures du matin, à Monrejeau, siége de la justice de Rivière. Il manda sur-le-champ le greffier Pourthé, et lui ordonna de le conduire au greffe de la juridiction. Mais le greffier lui répondit qu'il n'y avait point de greffe, que depuis plus de vingt ans qu'il était greffier, sa maison était le dépôt de toutes les procédures. Le commissaire s'y transporta sur-le-champ, et trouva beaucoup d'autres irrégularités et négligences dans les registres relatifs aux procédures criminelles. Puis, il procéda, avec le greffier de la cour, à la vérification et comparaison de l'extrait et de l'original de la procédure de Catherine Estinès. Cette opération, qui fut assez longue, découvrit des horreurs qui révoltèrent M. de Rigaud. Il remarqua un grand nombre de différences entre l'original et l'extrait, et même beaucoup d'altérations, d'additions et de faussetés sur l'original; ce qui le détermina à faire arrêter et conduire le greffier dans les prisons de la cour.

338 M. de Rigaud fut de retour à Toulouse le 6 juillet, et le lendemain, la cour rendit un nouvel arrêt portant que le greffier Pourthé serait écroué dans sa prison; que les deux Laguens seraient décrétés de prise de corps, et Me Barre, juge titulaire de la justice royale de Rivière, décrété d'ajournement personnel. Cet arrêt fit prendre la fuite aux deux Laguens, coupables des plus horribles prévarications. La marâtre ne tarda pas à les imiter, dans la crainte d'être démasquée par la procédure qui allait être faite par autorité de la cour. Le juge Barre, qui n'était guère moins coupable, ne craignit pas de se présenter. M. le procureur-général porta une plainte de faux capital contre les auteurs, fauteurs et complices des faussetés qui se trouvaient, tant dans l'original que dans l'extrait de la procédure; et sur cette plainte, la cour ordonna que l'original de la dite procédure serait apporté à son greffe.

Une nouvelle procédure fut entamée; la contumace des deux Laguens fut soigneusement instruite, et il fut ordonné qu'il serait procédé extraordinairement contre les accusés, contumaces et autres. M. de Rigaud, 339 dont le zèle était infatigable, retourna à Monrejeau, encore à ses frais, pour une continuation d'information, pour le récolement et la confrontation des témoins. Mais le 18 octobre, le juge Barre ayant disparu, son évasion empêchait de consommer la procédure.

Le rôle de Catherine Estinès avait bien changé. Grâce à la persévérante générosité de M. de Rigaud, d'accusée qu'elle était d'abord, elle était devenue accusatrice; et demandait que ses ennemis fussent condamnés envers elle, en cinquante mille livres de dommages-intérêts. Justice complète lui fut rendue; son innocence fut solennellement proclamée. Par arrêt du parlement de Toulouse, les deux Laguens, père et fils, contumaces, furent condamnés à dix ans de galères; et le juge Barre, ainsi que le greffier Pourthé, à dix ans de bannissement, et à quatre mille livres de dommages-intérêts envers l'accusée. Si la justice eut pu mettre la main sur les condamnés contumaces, il est à présumer que, remontant alors aux premiers instigateurs de cette œuvre ténébreuse, elle eût atteint et stigmatisé le curé de Cazaux, et sa digne complice la marâtre de Catherine Estinès.


340

LA FILLE SALMON,
DÉCLARÉE INNOCENTE, APRÈS AVOIR ÉTÉ CONDAMNÉE
DEUX FOIS A ÊTRE BRULÉE VIVE.

Ce procès intéressant, et qui, par la nature des faits aussi bien que par son jugement définitif, fait époque dans nos annales judiciaires, est une nouvelle preuve des erreurs fatales dans lesquelles peuvent tomber des juges aveuglés par la prévention. Ce ne sera pas sans le plus grand étonnement que les lecteurs verront la justice sévir avec acharnement contre une fille innocente, tandis qu'il était si facile de mettre la main sur les vrais coupables; ce ne sera pas non plus sans plaisir qu'ils verront le parlement de Paris, par un arrêt équitable, arracher la victime aux flammes prêtes à la dévorer. Le simple exposé des faits suffira pour mettre dans tout son jour l'innocence de cette malheureuse fille, et pour indiquer les auteurs du crime qu'on lui imputait.

341 Marie-Françoise-Victoire Salmon, fille d'un simple journalier de la paroisse de Méautis, en Basse-Normandie, se mit en service à l'âge de quinze ans dans le voisinage du lieu de sa naissance. En 1780, étant alors âgée de vingt ans, elle entra comme servante chez les sieur et dame Dumesnil, paroisse de Formigny. Ce fut dans cette maison qu'elle eut occasion de connaître le sieur Revel de Breteville, procureur du roi au bailliage de Caen. La fille Salmon avait de la fraîcheur, une physionomie intéressante; le sieur Revel lui témoigna de la bienveillance, et la pressa vivement de quitter la campagne pour venir à Caen chercher un service plus avantageux. On ignore quels motifs de plainte la fille Salmon put donner depuis au sieur Revel. Quoi qu'il en soit, on le verra bientôt devenir le plus ardent persécuteur de son ancienne protégée.

La fille Salmon, après avoir essayé sans succès de se livrer au métier de couturière dans la ville de Bayeux, se vit forcée de redevenir servante. Elle songea alors à se rendre à Caen pour s'y placer avantageusement. Elle arriva dans cette ville le 1er août 1781. Son premier soin fut de s'enquérir des maisons où 342 elle pouvait se présenter comme domestique. Le hasard, hasard bien malheureux sans doute, l'adressa à une dame Huet Duparc, qui, sur le témoignage favorable de son extérieur, l'accepta, pour entrer chez elle, le même jour 1er août, à raison de cinquante livres de gages. Dans l'après-dînée, la fille Salmon apporta son petit paquet à la maison, et, dès le soir même, elle commença son service.

Cette maison était composée de sept maîtres: les sieur et dame Duparc; deux fils, l'un âgé de vingt-un ans et l'autre de onze; leur sœur, âgée de dix-sept ans; et enfin les sieur et dame de Beaulieu, père et mère de la dame Duparc, tous deux plus qu'octogénaires.

Dans la soirée, la dame Duparc mit sa nouvelle domestique au courant du service de sa maison. Elle devait tous les matins se pourvoir de deux liards de lait pour faire une bouillie au sieur de Beaulieu, et la tenir prête pour sept heures précises. Aussitôt après, il fallait donner le bras à la vieille femme Beaulieu, et la conduire à la messe. Puis c'étaient les achats, commissions et approvisionnemens de la maison, et tous les détails du ménage. Mais la dame Duparc lui fit observer que, 343 pour la plupart de ces objets, elle et sa fille lui prêteraient la main.

Le lendemain, 2 août, la dame Duparc apprit à la fille Salmon à préparer la bouillie de son père, dans laquelle il n'était pas nécessaire de mettre du sel.

Les jours suivans, la fille Salmon remplit son service à la satisfaction de sa maîtresse. Le dimanche 5, où il est d'usage de faire un peu de toilette, elle quitta la paire de poches qu'elle avait portée toute la semaine, fond bleu, rayé blanc et jaune, et en prit une autre plus fraîche, rayée bleu et blanc. Elle suspendit la paire qu'elle venait de quitter au dossier d'une chaise dans le petit cabinet où elle couchait, au rez-de-chaussée, près de la salle à manger, et qui était ouvert à toutes les personnes de la maison.

Le lundi 6, la fille Salmon ayant été chercher du lait, et n'ayant pas trouvé le laitier, se disposait à y retourner, lorsque la dame Duparc lui dit de ne pas se déranger, parce qu'on lui en apporterait. Effectivement, le lait lui fut apporté, et pour cette fois, contre l'usage, ce ne fut pas elle qui fit la provision de lait.

344 Après avoir nettoyé le poêlon, elle reçut de la main de sa maîtresse le pot de terre qui contenait la farine. Ensuite ayant jeté de l'eau sur la farine, elle la délaya, en présence et sous les yeux de la dame Duparc, de sa fille et de son jeune fils, qui avaient l'habitude d'assister à cette préparation. Une particularité assez étrange, c'est que la fille Salmon tenant le poêlon sur le feu, la dame Duparc lui demanda tout-à-coup si elle avait mis du sel dans la bouillie. «Non, madame, répondit-elle, vous savez bien que vous m'avez prévenue de n'en pas mettre.» Sur cette réponse, la dame Duparc lui prend le poêlon des mains, va au buffet, porte la main dans une des quatre salières qui s'y trouvaient, et remuant les doigts, éparpille sur la bouillie le sel ou toute autre substance qu'elle prenait pour du sel. Mais ce qu'il y a de certain, c'est que ce fut la dame Duparc qui saupoudra la bouillie.

La bouillie faite, la fille Salmon la versa sur une assiette que la dame Duparc tenait toute prête, et qu'elle plaça près du vieillard assis devant la table.

La fille Salmon alla ensuite conduire la 345 dame Beaulieu à la messe. Puis la dame Duparc lui donna des commissions qui devaient l'occuper une partie de la matinée, de sorte qu'elle ne rentra à la maison que vers onze heures et demie. A son retour, on lui apprit que le sieur Beaulieu avait été attaqué d'une horrible colique et de vomissemens, sur les neuf heures du matin. On lui ordonna de mettre ce vieillard au lit, ce qu'elle fit aussitôt. La dame Duparc la chargea de veiller à tous les besoins du malade.

Cependant l'état du sieur Beaulieu empirait visiblement. On fit venir un garçon apothicaire, qui lui appliqua des vésicatoires, remède bien impuissant pour le mal qui le dévorait. Le vieillard expira vers cinq heures et demie du soir, au milieu de crises affreuses.

On ne peut s'empêcher de remarquer, comme une circonstance digne d'attention, l'indifférence et la tranquillité de la dame Duparc et de ses enfans, à l'aspect d'une catastrophe aussi effrayante. On ne fit aucune recherche, aucune perquisition; on sembla même craindre d'appeler l'attention sur le cas d'empoisonnement. En présence des déchiremens, des convulsions du vieillard, on n'eut 346 pas même l'idée du contre-poison; on n'appela d'autre homme de l'art qu'un garçon apothicaire.

Aussitôt que la dame Duparc s'aperçut que son père touchait à sa fin, elle fit monter son fils aîné à cheval, et le pressa de partir sous prétexte d'aller avertir de l'événement son mari qui était absent. Ce qu'il y a de surprenant dans ce départ subit, au milieu de semblables circonstances, c'est que ce jeune homme ne reparut pas, et que, pendant toute l'instruction du procès, sa destinée demeura un mystère impénétrable.

Après le décès du sieur de Beaulieu, la dame Duparc fit venir une garde pour ensevelir et veiller le corps. La fille Salmon se joignit à cette femme pour passer la nuit. Tout fut tranquille dans la maison, comme s'il n'y était rien arrivé d'extraordinaire. Le lendemain, vers les sept heures du matin, la fille Salmon se disposait à vaquer à quelques soins du ménage. La dame Duparc lui reprocha avec aigreur d'être une bien mauvaise ménagère, de garder depuis le dimanche de bonnes poches, tandis qu'elle en avait d'autres. Il faut avouer que sa sollicitude pour les 347 poches de sa servante était bien étrange dans un pareil moment. Quoiqu'il en soit, la malheureuse fille, sur la représentation de sa maîtresse, alla dans son cabinet, quitta ses poches neuves, et reprit ses vieilles qui étaient suspendues au dossier de la chaise. Sans soupçons comme sans inquiétude, elle avait déjà commencé le service journalier; mais tourmentée par le sommeil, elle paraissait avoir besoin de repos. La dame Duparc et sa fille, qui s'en aperçurent, se chargèrent des détails relatifs au dîner, mirent le pot-au-feu, le salèrent, y jetèrent les légumes, trempèrent la soupe. Sur ces entrefaites, le maître de la maison, le sieur Duparc, arriva de la campagne. Les soins que réclamait son cheval détournèrent totalement la fille Salmon des apprêts du dîner.

Le couvert fut mis dans le salon pour sept personnes, et l'on se mit à table à une heure. Outre les personnes de la maison, il y avait la dame Beauguillot, sœur de la dame Duparc, et son fils. La dame de la maison servit la soupe à tous les convives. Au moment où la fille Salmon venait pour changer les assiettes à soupe, le jeune Duparc prétendit avoir senti 348 quelque chose de dur craquer sous ses dents; la dame Duparc en dit autant; mais ce propos n'eut pas de suite. On continua le dîner. La compagnie resta à table très-tranquillement jusqu'à deux heures et demie. La fille Salmon était dans sa cuisine; elle venait d'achever son dîner, quand tout-à-coup elle vit arriver le jeune Duparc, et successivement les six autres personnes de la compagnie, dont quelques-unes se plaignaient de maux d'estomac. La dame Duparc la première, en entrant dans la cuisine, s'écria: «Ah! nous sommes tous empoisonnés, on sent ici l'odeur d'arsenic brûlé.» Cette exclamation était assez surprenante, en ce qu'elle supposait chez la dame Duparc des connaissances étrangères à son état. C'était une première tentative pour appeler les soupçons sur la pauvre servante; c'était préparer de loin l'explication de l'arsenic qui devait être trouvé dans le corps du sieur de Beaulieu, et dans les poches de la fille Salmon. La dame Duparc voulait faire penser que la servante avait jeté au feu les restes de la soupe empoisonnée. Cette précaution était cependant peu combinée, puisque la soupe des maîtres avait été complètement 349 consommée sur leur table, et que le reste du bouillon avait été vidé sur l'assiette du jeune Duparc.

Aussitôt que la dame Duparc eut fait naître le soupçon d'empoisonnement, on courut vite chercher le sieur Thierri, apothicaire, pour porter des secours aux personnes empoisonnées, cependant toutes ces personnes avaient achevé de dîner, sans que l'action si prompte de l'arsenic leur eût fait sentir la moindre atteinte, sans que l'on eût remarqué aucun de ces accidens qui suivent immédiatement l'introduction de ce violent corrosif dans l'estomac. On interpelle la fille Salmon; elle répond qu'elle ne connaît rien à tout cela.

Cependant le bruit se répand bientôt dans toute la ville que sept personnes de la maison Duparc viennent d'être empoisonnées par la domestique qui, déjà, avait empoisonné la veille, le vieillard Beaulieu. Ainsi, comme on le voit, l'empoisonnement du 7 servait à expliquer celui du 6. La dame Duparc, fidèle au plan qu'elle s'était tracé, ameute tout le quartier, introduit dans sa maison une foule de gens de toute espèce, va partout criant à l'empoisonnement, à l'arsenic. Il se forme en 350 un instant un attroupement autour de la maison; une multitude de personnes attirées par la curiosité, ou prévenues par la dame Duparc, assiégent la fille Salmon de questions outrageantes.

La servante, ainsi que nous l'avons dit, était accablée de sommeil par suite de la fatigue de la nuit; cette scène épouvantable acheva d'épuiser ses forces. Elle alla se jeter sur un lit dont les draps n'étaient pas encore mis, et s'y enveloppa dans la couverture. Pendant qu'elle prenait un peu de repos, la dame Duparc continuait son manége, montant toutes les têtes féminines du voisinage, au sujet de l'événement dont toute sa famille, disait-elle, avait failli être la victime. Aussitôt il se fait une invasion tumultueuse de toutes ces femmes, dans l'endroit où la fille Salmon, s'était réfugiée pour reposer. On s'empare d'elle, on la surcharge de questions, de reproches et de remontrances. Arrive le sieur Hébert, chirurgien, ami de la maison, qui déclare qu'il faut que cette fille laisse visiter ses poches. Marie Salmon, bien éloignée de craindre que cette visite puisse lui causer le moindre préjudice, détache aussitôt elle-même 351 les cordons de ses poches, et les livre pour qu'on en fasse la perquisition. Ce chirurgien, dans sa déposition, déclara que dans une des deux poches, il avait ramassé avec la main différentes miettes de pain parsemées d'une matière blanche et luisante de différentes grosseur et grandeur. Le sieur Hébert emporta cette matière, et la montra à différentes personnes; cette matière passa même dans plusieurs mains, et n'arriva dans celles de la justice que sept jours après le prétendu empoisonnement.

Un sieur Friley, se disant avocat au bailliage de Caen, se présente chez la dame Duparc, qui lui fait un récit très minutieux de l'événement. Le sieur Friley ne doute pas un moment que la servante ne soit criminelle. Il sort pour la dénoncer au procureur du roi et au lieutenant criminel.

La justice, prévenue, apporta dans cette affaire la négligence la plus condamnable; il ne s'agissait que d'une pauvre servante: qu'importait un manque total de formalités? Le procureur du roi à Caen était le sieur Revel, dont nous avons dit un mot en commençant cet article. Par suite d'une série de mesures 352 irrégulières, la fille Salmon fut mise en prison sans avoir été entendue par ses dénonciateurs, ni par l'officier qui avait donné des ordres pour la précipiter dans un cachot, après l'avoir bassement trompée sur le lieu où on la conduisait.

Le 8 août, on procéda à l'autopsie du cadavre du sieur de Beaulieu, à la requête du procureur du roi. La conclusion du rapport des chirurgiens fut que le sieur de Beaulieu avait été empoisonné, et que le poison était la cause de sa mort.

On commence incontinent l'instruction; on reçoit complaisamment les dépositions de tous les membres de la famille Duparc; on fait jouer un grand rôle à la matière blanche et luisante, mêlée aux miettes de pain trouvées dans les poches de la fille Salmon.

Dès le début de l'instruction, une réclamation universelle s'était élevée au sujet de l'invraisemblance de l'accusation dirigée contre la servante. Le défaut d'intérêt à commettre un aussi grand crime frappait tout le monde. Une fille de vingt-un ans qui, dès son entrée dans une maison, conçoit l'affreux projet d'empoisonner ses huit maîtres, qui exécute 353 ce projet, le cinquième jour, sans qu'il en résulte pour elle le moindre avantage, et pour le plaisir seulement de commettre un forfait abominable, serait un phénomène hors de la portée de la raison humaine.

Si, absolument, l'on voulait trouver un coupable, pourquoi s'attacher à la servante, qui était de toutes les personnes de la maison celle que l'on devait soupçonner le moins; puisque plusieurs circonstances auraient dû appeler d'un autre côté les regards de la justice?

Le bruit courait qu'une personne de la famille Duparc avait, quelques jours auparavant, acheté de l'arsenic. Cette rumeur méritait bien, ce semble, quelque attention de la part des magistrats. Et la disparition du fils aîné ne signifiait-elle rien dans un moment où cette absence devait être l'objet de la curiosité publique?

Pour faire tomber tous ces bruits favorables à l'innocence de la fille Salmon, on résolut d'avilir cette infortunée aux yeux du public. On l'accusa donc de vol domestique. Nouvelles manœuvres, nouveaux mensonges, nouvelles calomnies pour appuyer cette accusation; 354 nouvelle complaisance de la part du ministère public pour la constater. Le procureur du roi requiert l'autorisation de faire informer par addition, et parle, dans son réquisitoire, de l'empoisonnement et du vol comme de délits bien établis contre la fille Salmon. On interrogea les premiers témoins, on en entendit de nouveaux; plusieurs parurent ne parler que sous l'influence du procureur du roi. Dans tous les interrogatoires, la fille Salmon releva vigoureusement les objections captieuses et frivoles de son juge: quelquefois elle éclaircissait d'un seul mot ce qui avait été obscurci par de misérables équivoques ou de grossiers sophismes. Dans les confrontations, elle confondit les témoins, les mit en contradiction entre eux et avec eux-mêmes; elle articula des faits positifs qui entraînaient sa justification; et les témoins, sans oser nier ces faits, se bornaient à persister dans leurs dépositions. Mais malgré ce triomphe, la fille Salmon n'en était pas moins sur le point d'être condamnée par ses juges.

Le 18 avril 1782, le tribunal rendit une sentence définitive absolument conforme aux conclusions du procureur du roi Revel. Cette 355 sentence condamnait l'accusée à être brûlée vive, comme empoisonneuse et voleuse domestique. L'infortunée interjeta appel de cet arrêt inique, et fut transférée dans les prisons de Rouen, pour y attendre son second jugement; et le 17 mai 1782, on lui annonça que la sentence de Caen venait d'être confirmée par arrêt du même jour.

Se voyant ainsi victime de la justice humaine, la malheureuse condamnée appela à grands cris la justice divine. Plusieurs ecclésiastiques, venus dans la prison pour visiter les prisonniers, furent touchés de ses sanglots et de ses gémissemens. Ceux-ci ne reconnaissaient pas, dans les accens de la fille Salmon, le langage ordinaire des coupables. Ils demeurèrent convaincus de son innocence. Mais dans l'instant que cette infortunée croyait trouver un appui salutaire dans le crédit de ces personnes charitables, elle fut arrachée de leurs mains pour être conduite au lieu de l'exécution.

La fille Salmon arriva à Caen, le 26 mai. Déjà le jour de l'exécution était fixé; le lieu destiné au supplice avait reçu les funestes apprêts; la chambre de la question allait s'ouvrir 356 pour retentir des gémissemens et des cris de la malheureuse Salmon; l'exécuteur attendait la victime..... Tout est arrêté par une déclaration de grossesse. On pense bien que ce n'était qu'une ressource extrême suggérée à l'infortunée par sa déplorable situation.

Mais ce stratagème n'avait fait que retarder le moment du supplice. Au 29 juillet devaient recommencer, sans espoir de remise, les mêmes apprêts, les mêmes angoisses, les mêmes déchiremens..... Qui pourra retarder alors l'heure de la mort, d'une mort sans consolation, de la mort des scélérats?

La Providence, par le ministère de quelques personnes amies de l'innocence, fit parvenir jusqu'au trône la nouvelle qu'une pauvre servante avait été condamnée, à cinquante lieues de la capitale, aux tourmens les plus affreux, pour un crime invraisemblable. Aussitôt le monarque fit expédier de Versailles l'ordre de surseoir à l'exécution.

Cet ordre n'arriva à Rouen que le 26 juillet. Trois jours plus tard, et la malheureuse condamnée qui était l'objet de cet ordre souverain, n'aurait plus été que de vaines cendres 357 dispersées dans les airs. Pour peu qu'il y eût eu de lenteur dans les formalités, c'en était fait de la fille Salmon. La dépêche arriva le dimanche 28 à Caen, et le procureur du roi en cette ville, le sieur Revel, ne l'ouvrit que le 29..... L'ordre de l'exécution était déjà donné; déjà l'on dressait le bûcher fatal; l'ordre du roi arracha encore une fois la victime aux flammes de la justice.

Le roi ordonna l'apport du procès au greffe de son conseil. La simple inspection des pièces en apprit plus que tout ce qu'on avait pu croire. Le 18 mai 1784, après l'examen le plus approfondi, le conseil décida, d'une voix unanime, qu'il y avait lieu à révision, et par arrêt du 24 du même mois, la révision de ce procès fut renvoyée au parlement de Rouen.

Cette cour n'eut pas plus tôt jeté de nouveau les yeux sur cette affaire, qu'elle aperçut le tissu d'infidélités, de mensonges et de prévarications qui avaient échappé à son premier examen. A la vue d'une procédure aussi monstrueuse, le procureur-général ne put contenir son indignation: il dénonça ce procès comme un ensemble de négligences, de contradictions et d'iniquités. Ce réquisitoire porta 358 l'alarme et la consternation au bailliage de Caen. Les officiers de ce siége qui avaient condamné la fille Salmon, adressèrent une réclamation au parlement de Rouen, en lui représentant que l'arrêt confirmatif de la sentence renfermait la justification de la procédure, et que le parlement ne pouvait porter un jugement différent sans se déshonorer aux yeux de la nation.

Le parlement n'eut garde d'adopter la doctrine des réclamans; mais il crut devoir prendre un parti mitoyen, et rendit, le 12 mars 1785, un arrêt qui annulait la sentence de Caen, et ordonnait contre la fille Salmon un plus ample informé pendant lequel elle garderait prison.

Cet arrêt tenait toujours le glaive de la justice levé sur la tête de l'accusée. Innocente, elle voulut une réparation complète et la jouissance de sa liberté. Elle recourut de nouveau à la justice du monarque, et ne la sollicita pas en vain. Le 20 octobre 1785, le conseil attribua au parlement de Paris la connaissance de cette malheureuse affaire. Là devait être le terme de tous les malheurs de la fille Salmon.

Fournel, l'un des avocats les plus distingués 359 du parlement de Paris, se chargea de sa défense, et le fit avec autant de zèle que de talent. Il mit en relief toutes les suppositions, les probabilités, les absurdités qui avaient servi de base au procès, discuta la question de l'empoisonnement sous toutes ses faces, en fit ressortir tout le ridicule et toute l'iniquité; en un mot, réduisit toute l'accusation au néant.

Le 23 mai 1786, le parlement de Paris rendit un arrêt par lequel la fille Salmon fut déchargée de toute accusation et réservée à poursuivre ses dénonciateurs en dommages-intérêts. Mais elle fut mise hors de cour sur la demande de prise à partie; et il y a lieu de croire qu'on ne lui refusa cette satisfaction que par égard pour la magistrature, qui, à cette époque, avait déjà éprouvé les attaques les plus funestes.

Tout Paris reçut cet arrêt avec la joie la plus vive; depuis long-temps la fille Salmon était absoute dans tous les cœurs. Chacun voulait la voir, comme pour la féliciter tacitement de l'heureuse issue de cette affaire ténébreuse. On se pressait en foule sur ses pas; lorsqu'elle devait aller dans quelque spectacle, sa présence était annoncée par les affiches. Elle reçut 360 des secours qui lui auraient procuré une honnête aisance, si son premier défenseur, nommé Lecauchois, n'avait eu l'affreuse indélicatesse de lui en extorquer une partie.

Depuis l'époque de sa réhabilitation, elle se maria à Paris: on lui accorda un bureau de distribution de papier timbré, et elle remplit tous ses devoirs de manière à justifier l'intérêt que toute la France avait pris à son sort.

Elle avait bien mérité d'être heureuse le reste de sa vie. Après avoir échappé deux fois aux flammes d'un bûcher infamant, après avoir passé cinq années entières dans les cachots, sous le coup d'une condamnation inique, en proie aux angoisses de l'incertitude, aux tortures de l'attente, il fallait qu'elle eût, dans cette vie, une sorte de compensation. C'était une dette sacrée que la juste Providence se chargea d'acquitter.


361

L'INTRIGANTE,
OU L'AFFAIRE DU COLLIER.

La célébrité de ce procès, le rang illustre des principaux personnages qui y figurèrent, l'audace et l'habileté des manœuvres qui y donnèrent lieu, les nuages que la calomnie se plut à répandre à ce sujet sur la conduite d'une reine infortunée, les injustes préjugés qui tiennent encore à cet égard la place de la vérité, nous font un devoir de narrer sommairement, mais avec le plus de sincérité possible, les détails les plus remarquables de cet événement qui, bien que comique dans quelques scènes, ne laisse pas d'avoir produit de tristes conséquences, et par le scandale qu'il causa, et par le voile mystérieux dont l'avait enveloppé le génie de l'intrigue.

Au mois de septembre 1781, M. le cardinal de Rohan vit pour la première fois Jeanne de 362 Valois, de Saint-Remi de Luze, épouse du sieur de Lamotte. Cette femme fut présentée au prélat par la dame de Boulainvilliers.

Madame de Lamotte sut inspirer de l'intérêt au cardinal par le tableau de la misère dans laquelle elle était plongée et par la confidence de son illustre origine. Elle en obtint des secours à diverses époques; et même il eut la générosité de la cautionner pour des sommes assez considérables. Les dépenses auxquelles elle se livrait n'était point en harmonie avec les ressources dont elle pouvait disposer. On ne lui connaissait que les bienfaits du cardinal et une pension de huit cents livres qui, vers la fin de 1783, fut portée à quinze cents livres. Mais les besoins furent si pressans au mois d'avril 1784, que madame de Lamotte sollicita et obtint, comme une grâce, la permission d'aliéner sa pension et celle de son frère. Elle reçut six mille livres pour la première qui était de quinze cents livres, et trois mille pour la seconde qui était de huit cents livres seulement.

Ces faibles ressources étant épuisées, elle conçut les plans les plus vastes pour améliorer son sort. D'abord, elle mit tout en œuvre 363 pour faire croire dans le monde qu'elle jouissait du plus grand crédit à la cour, et, par ce moyen fit une foule de dupes qui lui payaient ses services futurs, et qu'elle repaissait de chimériques espérances. Elle ne craignait pas de compromettre le nom de la reine dans toutes ses spéculations d'intrigue. Elle répandait partout, avec une sorte de mystère, que cette princesse, touchée de ses infortunes, lui avait ouvert accès auprès de sa personne; qu'elle la recevait en secret, qu'elle l'honorait des marques de sa bonté; qu'elle allait bientôt lui faire restituer des terres du chef de sa famille, et qu'elle mettait à sa disposition toutes les faveurs, toutes les grâces. La conséquence obligée de ces artificieuses vanteries était d'aller partout offrant et vendant son crédit; à l'entendre, elle ne désirait rien tant que se rendre utile aux malheureux. Pour inspirer plus de confiance en ses paroles, elle osait montrer mystérieusement des lettres à son adresse; elle en faisait remarquer, en commentait les expressions. Ainsi, pour accréditer ses impostures, elle commettait des faux.

Le cardinal de Rohan y fut trompé comme tant d'autres. Madame de Lamotte savait qu'il 364 était en disgrâce, et que cette défaveur lui pesait beaucoup; elle s'engagea à négocier sa paix avec la souveraine; et comme le prélat paraissait douter qu'elle jouît d'un crédit aussi étendu; comme il refusait d'y croire, elle lui présenta de fausses lettres, dont l'effet était d'autant plus certain qu'elle savait qu'il ne connaissait pas assez l'écriture de la reine pour en faire la comparaison. A la vue de ces lettres, le cardinal fut ébranlé; il était loin de soupçonner l'ingratitude et l'imposture de madame de Lamotte. Mais enfin les délais qu'elle mettait à l'exécution de ses promesses, ayant fait renaître des doutes dans l'esprit du cardinal, elle conçut une trame dont les fils se croisaient d'une manière si compliquée, qu'il était impossible de ne pas s'y laisser prendre.

La reine se promenait quelquefois, pendant les belles soirées d'été, dans les jardins de Versailles, suivie de plusieurs personnes de sa maison. Trouvez-vous dans les jardins, dit la dame de Lamotte au cardinal de Rohan, quelque jour peut-être? Vous aurez le bonheur d'entendre la reine elle-même confirmer de sa bouche la consolante révolution 365 que j'entrevois pour vous. Le cardinal, mû plutôt par le désir de rentrer en grâce que par l'espoir de réussir, goûta l'avis de madame de Lamotte, et commença ses promenades nocturnes dans les jardins de la cour. Un soir, vers le commencement du mois d'août 1784, à onze heures, la dame de Lamotte vient à lui, et lui dit avec mystère: La reine permet que vous approchiez d'elle. Il l'écoute avec ravissement; il s'avance vers une personne dont la tête était enveloppée d'une coiffe, et que, dans sa fausse persuasion, il croit être la reine. La dame mystérieuse se tourne vers lui, et il est enchanté d'entendre ces paroles: Vous pouvez espérer que le passé sera oublié. A peine elles sont prononcées, qu'une voix annonce Madame et madame la comtesse d'Artois. Le cardinal se retire en exprimant sa profonde et respectueuse reconnaissance, rejoint la dame de Lamotte, et sort des jardins avec elle, pénétré de satisfaction et aveuglé sans retour. Dès ce moment, il est séduit, fasciné, enivré; dorénavant il croira tout, exécutera tout, n'hésitera sur rien; il est persuadé que la reine vient de lui parler, que madame de Lamotte est 366 sa confidente; il est prêt à exécuter tous les ordres qui lui seront transmis de la part de sa souveraine.

Madame de Lamotte ne tarda pas à exploiter la situation d'esprit où le cardinal se trouvait par suite de son manége. Dans le courant du même mois, elle imagina de demander un prompt secours de soixante mille livres pour des infortunés à qui elle savait, disait-elle, que la reine s'intéressait; et le baron de Planta lui apporta cette somme de la part du cardinal. En novembre, elle fit demander cent mille livres pour une même destination; et le cardinal de Rohan, qui était alors à Saverne, envoya de suite des ordres pour qu'on les lui comptât.

Tout-à-coup la dame de Lamotte, qui jusque là avait été plongée dans la plus profonde détresse, achète de l'argenterie, des bracelets, des brillans. D'un autre côté, son mari fait l'acquisition d'une voiture, de chevaux, prend trois nouveaux domestiques, les emmène à Bar-sur-Aube, et y fait bâtir une maison de dix-huit à vingt mille livres.

Enhardie par le succès de ses deux premières demandes, madame de Lamotte entreprit 367 une manœuvre plus importante. Elle était assurée que rien n'entraverait ses projets. Mais des événemens imprévus pouvaient survenir et dessiller les yeux; il fallait donc profiter des instans. Elle pensa à un fameux collier qui était depuis quelque temps entre les mains des joailliers de la couronne, et conçut le projet de le faire passer dans les siennes.

Vers la fin du mois de décembre, le sieur Hachette se rencontre avec les sieurs Boëhmer et Bassange, joailliers de la couronne; il leur parle de leur collier. Il se trouve qu'ils ne l'ont pas encore vendu, et qu'ils ont inutilement cherché à s'en défaire; ils désirent trouver des protecteurs à la cour qui puissent leur procurer la vente de ce bijou précieux. Le sieur Hachette leur dit qu'il ne connaît personne; mais son gendre, ajoute-t-il, M. de Laporte, avocat, a des liaisons avec une dame honorée des bontés de la reine.

Cette dame n'était autre que madame de Lamotte. Les joailliers prient le sieur Hachette de les recommander à une personne d'un aussi grand crédit. Celui-ci s'y prête volontiers; il députe son gendre à la dame 368 de Lamotte. D'abord celle-ci feint d'hésiter; elle finit par demander qu'on lui apporte le collier. Les joailliers lui présentent ce merveilleux joyau, le 29 décembre 1784. «Sans la répugnance qu'elle éprouve, leur dit-elle, à se mêler de ces sortes d'affaires, elle leur rendrait volontiers service.» Pourtant, malgré cette formule de refus, elle leur laissa entrevoir quelques espérances.

Un mois ne s'était pas encore écoulé qu'elle fit mander les joailliers. C'était le 21 janvier 1785. Elle leur fit voir des espérances plus prochaines, leur annonça que la reine désirait acheter le collier, et qu'un grand seigneur serait chargé de traiter cette négociation pour sa majesté. Elle les invita à prendre avec ce grand seigneur toutes les précautions possibles. M. de Laporte, qui le sut le lendemain, soupçonna qu'il s'agissait du cardinal de Rohan, et marqua à la dame de Lamotte son étonnement. «Par mon crédit, répondit-elle, il n'est plus dans la disgrâce

Le 24 janvier, les joailliers reçurent à sept heures du matin la visite des sieur et dame de Lamotte, qui venaient encore leur recommander de prendre leurs précautions, 369 et leur annoncer que le collier serait acheté pour la reine, et que le négociateur ne tarderait pas à paraître.

Pour déterminer le cardinal à cette démarche, la dame de Lamotte lui avait dit que la reine désirait acheter ce collier et entendait régler les conditions; et elle lui avait même montré des lettres, de sorte qu'il ne vit là qu'une occasion précieuse de manifester à sa souveraine son respect et son dévouement.

Le cardinal se rendit donc chez les joailliers. Ceux-ci, après lui avoir montré plusieurs bijoux, ne manquèrent pas de lui présenter la riche parure. Il en demanda le prix; ils répondirent qu'elle avait été estimée un million six cent mille livres. Il manifesta alors l'intention de traiter non pour lui-même, mais pour une personne qu'il ne nomma pas, et il se retira. Quelques jours après, le cardinal leur montra des conditions écrites de sa main. D'après ces conditions, le collier devait être estimé; les paiemens devaient être effectués en deux ans, de six mois en six mois; on pourrait consentir à des délégations; 370 et il fallait, en cas d'acceptation de la part de l'acquéreur, que le collier fût apporté le 1er février au plus tard. Les joailliers acceptèrent et signèrent les conditions; et le cardinal sortit, sans avoir nommé personne. Il remit à la dame de Lamotte cet écrit revêtu de l'acceptation des joailliers pour le faire passer sous les yeux de la reine. Deux jours après, elle le remit au cardinal, portant en marge l'approbation de chaque article, et signé Marie-Antoinette de France.

Muni de ces approbations, il avertit les joailliers que le traité était conclu, et ceux-ci s'empressèrent de lui livrer le collier le 1er février, suivant la convention. Il leur déclara alors que cette acquisition était faite pour le compte de la reine, et leur écrivit, le même jour, que l'intention de sa majesté était que les intérêts de ce qui serait dû après le premier paiement, fin d'août, courussent et leur fussent payés successivement avec les capitaux jusqu'à parfaite libération.

Ce collier passa bientôt dans les mains de la dame de Lamotte. Le cardinal le lui porta à Versailles. «La reine attend, lui dit-elle, 371 cela lui sera remis ce soir.» Quelques instans après, parut un homme qui s'était fait annoncer de la part de la reine. Le cardinal, par discrétion, se retira; l'homme remit un billet à la dame de Lamotte. C'était un ordre de remettre la boîte au porteur. La dame de Lamotte le montra au cardinal; et l'on remit la boîte à l'homme, qui disparut. Le vol était consommé.

Le cardinal était dans le ravissement; il avait chargé un de ses gens d'aller le lendemain à Versailles pour examiner la mise de la reine; mais dans son rapport le messager n'eut point à lui parler du collier. Cependant plusieurs mois s'étant passés sans que la reine eût porté cette parure, le cardinal commençait à s'en étonner; mais la dame de Lamotte avait toujours en réserve des ruses et des prétextes pour expliquer ces délais. Enfin un jour de la fin de juin que le cardinal était plus pressant sur les motifs que la reine pouvait avoir de différer ainsi de faire usage de son collier, elle lui dit sans hésiter: «Je vais vous instruire du véritable motif; le collier doit être estimé si le prix d'un million six cent mille livres paraît trop fort: telles sont les conventions écrites. La reine 372 trouve en effet que ce prix est excessif; il faut donc ou le diminuer ou faire l'estimation. Jusque là elle ne portera pas le collier.»

Le cardinal alla sur-le-champ en parler aux joailliers. Ceux-ci consentirent à ne recevoir que un million quatre cent mille livres ou le prix de l'estimation, au choix de la reine. La dame de Lamotte, à qui ce consentement fut transmis, montra quelques jours après au cardinal une lettre portant que la reine garderait le collier, et que, contente de la réduction, elle ferait payer aux joailliers sept cent mille livres, au lieu de quatre cent mille livres, à l'époque de la première échéance. Le terme approchait. Les six mois expiraient le 31 juillet. Le cardinal se hâta d'instruire les joailliers de la dernière décision, et se plaignit, comme il l'avait déjà fait plusieurs fois, de ce qu'ils avaient négligé de présenter leurs très-humbles remercîmens à la reine. Sur ce reproche un peu pressant, les joailliers adressèrent à la reine une lettre de remercîment.

Cependant, comme on doit bien le penser, le précieux collier était demeuré entre les mains de madame de Lamotte. Elle s'en servit d'abord pour payer ses nombreux créanciers, 373 puis, elle prit un train plus en harmonie avec sa nouvelle fortune. Mais pour subvenir à toutes ces dépenses, elle se mit à vendre le collier en détail. Il fut prouvé qu'elle vendit au sieur Regnier, vers cette époque, pour vingt-sept mille cinq cent quarante livres de diamans, et qu'elle lui en donna à monter, pour elle, pour la valeur de quarante à cinquante mille livres. En juin, elle lui en porta d'autres d'une valeur de seize mille livres. En mars, le sieur Pâris, joaillier, lui en avait acheté pour trente-six mille livres. Vers le commencement d'avril, le sieur de Lamotte sortit de Paris, passa en Angleterre, arriva à Londres, s'y montra chargé de diamans, et étonna tout le monde par son opulence. Des mensonges lui servirent à expliquer cette richesse. Tantôt c'était la succession de madame sa mère qui portait tous ces diamans en pièce d'estomac; tantôt c'étaient des présens dont sa femme était honorée par la reine; tantôt c'était le prix du crédit dont elle jouissait à la cour; et il n'était venu vendre ces diamans en Angleterre que dans la crainte qu'en France la circulation du commerce n'en reportât quelques-uns dans la main de ceux qui les lui 374 avaient donnés. En tous lieux et à tous propos le nom de la reine de France était dans la bouche de cet homme. Il vendit pour plus de deux cent quarante mille livres de diamans, et en laissa pour soixante mille livres à monter chez le sieur Gray, bijoutier à Londres.

La dame de Lamotte, de son côté, préparait tout le monde, à Paris, au retour de son mari, en publiant qu'il avait fait des gains considérables dans les paris pour les courses. Lamotte revint au commencement de juin. Le banquier Perregaux lui paya une lettre de change de cent vingt-deux mille livres, tirée de Londres. Il afficha le plus grand luxe; il rapporta des perles, des bijoux; il ramena chevaux, livrée, équipage, bronzes, cristaux, statues; et l'écrin de sa femme n'était pas estimé moins de cent mille livres.

Néanmoins le dénoûment approchait. On touchait à l'époque fatale du premier paiement. La dame de Lamotte vint annoncer au cardinal que la reine avait disposé des sept cent mille livres destinées aux joailliers pour le 31 juillet; que le paiement ne s'en ferait que le 1er octobre, mais que les intérêts seraient acquittés. Ce retard étonne, contrarie 375 le cardinal, mais il ne soupçonne point encore la fraude. Cependant il a occasion de voir de l'écriture de la reine; elle ne ressemble nullement à celle que lui a montrée la dame de Lamotte. Il fait venir cette femme, lui fait part de ses craintes. Celle-ci, loin d'être émue, jure que le collier est parvenu à la reine. «Comment pourriez-vous en douter? lui dit-elle; je dois vous remettre dans deux jours, de sa part, trente mille livres pour le paiement des intérêts.»

En effet, elle apporte, au jour dit, la somme annoncée; et le cardinal, qui était persuadé que cette femme n'avait rien, se trouve complètement rassuré. La somme est remise aussitôt aux joailliers, qui en donnent quittance sur le principal, au nom de la reine.

La dame de Lamotte employa toute la souplesse, toute la duplicité de son esprit à prolonger l'erreur du cardinal. Mais quand elle vit arriver le moment où l'orage ne pouvait manquer d'éclater, entrevoyant les dangers qui la menaçaient, elle fit une dernière démarche qui devait tellement le compromettre, qu'on ne pût faire autrement que de le regarder comme le complice de ses fourberies. Elle se 376 présenta chez lui, disant qu'elle avait des ennemis, qu'elle courait risque d'être arrêtée d'un jour à l'autre, qu'elle le priait de lui donner un asile dans son hôtel. Le cardinal hésita quelque temps; il soupçonnait quelque affectation de la part de madame de Lamotte; mais à la fin ne voyant qu'une bonne action à faire, il accorda l'asile sollicité. Elle entra le 4 août, avec son mari, dans un petit appartement de l'hôtel; il ne leur en fallait pas davantage; ils en sortirent le lendemain, et partirent le 6 pour Bar-sur-Aube. Ce qu'ils croyaient avoir le plus à redouter, c'était la poursuite du cardinal; cette démarche qu'ils venaient de faire les en mettait à l'abri; il était pris dans le piége; lorsqu'il viendrait à découvrir le vol, il ne lui resterait plus que deux ressources, payer et se taire. C'est ainsi que la fourberie la plus raffinée avait combiné son plan: voilà comme ce plan fut renversé.

Les joailliers, alarmés des délais qu'on leur imposait, présentèrent un mémoire au roi le 12 août, et un autre au ministre le 23; ils y racontaient les faits, et déclaraient qu'ayant vu, le 3, la dame de Lamotte, elle leur avait annoncé que les approbations étaient fausses, 377 et leur avait dit de s'adresser au cardinal, qui était bien en état de payer. On rapporte le fait différemment pour les détails. Le 15 août 1785, jour de la fête de la reine, cette princesse vit arriver près d'elle les deux joailliers Boëhmer et Bassange, qui lui réclamèrent un million six cent mille livres pour le prix d'un collier de diamans. Elle déclara aussitôt qu'elle n'avait jamais vu cette parure, ni même songé à faire son acquisition. Les joailliers dirent qu'ils l'avaient remis au cardinal de Rohan, chargé de traiter pour sa majesté. Indignée de l'abus qu'on avait osé faire de son nom, la reine alla se plaindre au roi et demander justice. Le monarque consulta le garde des sceaux et M. de Breteuil, qui furent d'avis qu'on arrêtât le cardinal; mais la reine obtint qu'il fût entendu auparavant. Dès que le cardinal se présenta: «Avouez, lui dit la reine, si ce n'est pas la première fois, depuis quatre ans, que je vous parle.» Le cardinal en convint, et avoua qu'il avait été trompé par une intrigante nommée de Lamotte.

En sortant du cabinet du roi, le cardinal fut arrêté et conduit à la Bastille. On ne tarda pas à arrêter aussi la femme de Lamotte. Le 378 roi attribua, par des lettres-patentes, au parlement de Paris, la connaissance de toute cette affaire. A peine l'instruction était-elle commencée, qu'on arrêta à Bruxelles une femme nommée Leguay d'Oliva, et qu'on la conduisit à la Bastille. Elle comparut devant les magistrats, toute éplorée, et répétant: «C'est moi; j'ai servi d'instrument à la tromperie, sans en connaître la noirceur; c'est moi, dis-je, il m'a été commandé, il m'a été payé par la dame de Lamotte.» C'était cette malheureuse qui, à l'instigation des Lamotte, avait joué le personnage de la reine, en paraissant à minuit dans le parc de Versailles, où, comme nous l'avons vu, elle avait adressé quelques mots au cardinal.

La femme de Lamotte qui prenait le nom de Valois, et qui, en effet, descendait d'un fils naturel de Henri II, avoua dans ses interrogatoires qu'elle n'avait jamais été présentée à la reine. Il fut prouvé que, depuis la remise du collier entre ses mains, elle était passée subitement de l'indigence à un luxe extrême; que son mari avait vendu à Londres des diamans pour des sommes considérables; qu'elle-même avait fait des ventes de ce genre 379 à Paris; qu'enfin elle et son mari, aidés de quelques agens subalternes, avaient mené toute cette intrigue, et étaient les seuls auteurs des fausses lettres et écritures qui avaient servi à tromper le cardinal.

Le parlement, par arrêt du 31 mai 1786, déchargea le cardinal de Rohan de toute accusation, mit hors de cour la femme d'Oliva, condamna la femme de Lamotte à la marque, et à une détention perpétuelle à la Salpêtrière. Le sieur de Lamotte, contumax, fut condamné aux galères à perpétuité, et le nommé Reteaux de Villette, l'un des complices de cette intrigue, au bannissement perpétuel.

La femme de Lamotte subit sa condamnation; mais elle parvint à s'évader de la Salpêtrière, et se réfugia à Londres, ou elle périt quelques années après, en se précipitant d'une croisée pour échapper aux poursuites de ses créanciers qui menaçaient sa liberté; quant au cardinal de Rohan, au moment même où la cour venait de l'absoudre, il reçut une lettre de cachet qui l'exilait à Saverne; il fut aussi privé de la dignité de grand-aumônier de France.

380 Tel est le précis de ce procès fameux, qu'il eût été plus sage d'étouffer, puisqu'il a donné lieu à tant de conjectures calomnieuses et tellement accréditées, qu'aujourd'hui même où cette affaire est claire comme la lumière du jour le plus pur, on ne saurait parler du collier devant une foule de personnes prévenues, ou mal instruites des faits, sans provoquer d'injustes anathèmes contre la mémoire de la reine Marie-Antoinette. C'est pour contribuer à redresser, autant qu'il est en nous, cette erreur populaire, et uniquement dans l'intérêt de la vérité et de la justice, que nous avons donné cet article. L'innocence et le malheur doivent être sacrés pour tous les partis.


381

L'AUBERGISTE
DES QUATRE FILS AYMON,
A CHARENTON.

Le sieur Bosquillon, receveur des impositions à Auxonne, petite ville de Bourgogne, vint à Paris au mois d'octobre 1778, pour y verser dans la caisse du trésorier-général des états de Bourgogne le produit des impositions dont la régie lui était confiée. Il faisait en même temps ce voyage dans la vue d'établir à Charenton un entrepôt de vins dont il voulait livrer le commerce à son fils aîné. Il partit en conséquence d'Auxonne le 14 octobre. Au moment de son départ, il fut obligé d'emballer l'argent dont il se chargeait. Il prit avec lui un porte-manteau de cuir jaunâtre, y enferma plusieurs sacs d'argent de douze cents livres, y fit entrer aussi un sac d'or 382 presqu'à moitié plein, et fit placer ensuite le porte-manteau dans le coffre de sa voiture. La dame Bosquillon, qui aidait son mari dans cette opération, crut devoir lui représenter qu'il n'y avait pas de prudence à emporter avec lui une somme d'argent si considérable. Elle lui fit de vives instances pour qu'il emmenât au moins avec lui un nommé Foulin, homme dans lequel il mettait toute sa confiance. Bosquillon se détermina à partir seul.

Il arriva à Charenton le 18 octobre, à quatre ou cinq heures de l'après-midi; descendit à l'auberge des Quatre fils Aymon, tenue par le nommé Leblanc, fit remiser sa voiture, et donna l'ordre que l'on transportât dans la chambre qu'on lui avait donnée le porte-manteau qui contenait son argent.

Ce porte-manteau fut confié au fils du maître de l'auberge, et au postillon qui avait mené la voiture de Bosquillon. Ces jeunes gens firent la remarque qu'il était fort lourd. Bosquillon leur répondit qu'il y avait dans ce porte-manteau de quoi marier plusieurs filles: mot imprudent qui peut-être lui coûta la vie.

Le même jour, le sieur Bosquillon disparut. 383 Les gens de l'auberge prétendirent que, monté dans sa chambre, Bosquillon avait demandé à goûter; qu'on lui avait porté du pain et du vin; qu'il avait mangé une croûte et bu un coup; qu'il avait commandé ensuite pour son souper des pigeons et des côtelettes; et que lorsqu'on entra dans sa chambre pour y mettre le couvert, on ne l'y trouva plus; qu'alors on le chercha partout, mais inutilement; que l'on prit le parti de l'attendre jusqu'à minuit, avec aussi peu de succès.

Le premier devoir des Leblanc était de dénoncer à la justice, dès le lendemain, l'arrivée du sieur Bosquillon, son séjour momentané dans leur auberge, et sa disparition subite; d'en faire dresser, par le juge, un procès-verbal, et de faire apposer le scellé sur tous ses effets. Point du tout; ils laissent passer huit jours sans songer à remplir une formalité aussi importante. Ils n'en avertissent même pas une sœur de Bosquillon qui était religieuse aux Valdonnes, prieuré de filles, située près de Charenton.

Ce ne fut que le 26 octobre que ces aubergistes se présentèrent devant le juge, requérant sa présence dans leur maison, lui dénonçant 384 les faits tels qu'ils prétendaient qu'ils s'étaient passés. Sur leur demande, le scellé fut apposé sur les effets de Bosquillon qu'ils avaient chez eux, et procès-verbal fut dressé. Puis les Leblanc firent courir le bruit que l'inconnu qui était arrivé chez eux le 18 octobre, y avait laissé échapper des propos qui intéressaient la personne du roi; et donnèrent à entendre qu'il était possible que ce particulier eût quelque projet nuisible aux intérêts du gouvernement. En conséquence, ils conseillèrent au juge de Charenton d'écrire au lieutenant-général de police, l'engageant aussi à prendre des informations, de poste en poste, sur la route de Fontainebleau pour découvrir ce qu'était devenu le sieur Bosquillon.

Enfin on leva le scellé; mais on ne trouva rien qui pût justifier l'imputation des Leblanc. Le porte-manteau que Bosquillon avait fait transporter dans sa chambre, en arrivant, fut trouvé dans le coffre de la voiture, fermé de son cadenas, et ne contenant qu'une somme de deux mille deux cent soixante-cinq livres qui fut remise, par le juge, avec tous les autres effets, à la garde du nommé Masson. Le procès-verbal de la levée du scellé était du 385 7 novembre, et n'avait été suivi, de la part du juge de Charenton, d'aucune perquisition.

Le 16 du même mois, un cadavre fut apporté par le courant de la Seine jusqu'au Port-au-Blé à Paris, déposé sur ce port par les eaux, retiré ensuite par les compagnons de rivière, et porté à la basse-geôle du Châtelet. En visitant ce cadavre, on trouva dans ses poches un écu de six livres, une tabatière de carton, des lunettes, trois clefs moyennes, et autres menus effets; mais point de boucles de souliers, ni montre, ni bourse. Les médecins et chirurgiens du Châtelet furent appelés, et firent leur rapport, qui constatait qu'il n'avait été trouvé sur le cadavre aucune plaie ni contusion, et que la submersion dans la rivière avait dû être la cause de la mort.

Le rapport des hommes de l'art se trouva en contradiction dans la procédure avec les dépositions du garçon guichetier qui avait dépouillé ce cadavre, et des deux guichetiers qui en avaient eu soin. Ceux-ci déclaraient qu'ils s'étaient aperçus que le cadavre avait une blessure au côté gauche. L'information d'usage fut faite par le commissaire Foucault. 386 Deux jours après, le cadavre fut reconnu pour être celui du sieur Bosquillon. Il fut inhumé sous son nom dans l'église de Saint-Germain-l'Auxerrois. Pendant tout ce temps, sa malheureuse veuve était à Auxonne; elle croyait son mari arrivé à Paris depuis long-temps, et n'avait à se plaindre que de ce qu'il ne lui donnait pas de ses nouvelles, lorsqu'elle apprit que son cadavre avait été trouvé noyé, qu'il avait été reconnu, et qu'on l'avait enseveli.

La dame Bosquillon se transporta sur-le-champ à Paris. Elle y arriva presque mourante; elle y reçut la confirmation de l'affreuse nouvelle. Elle ne sut que penser de la mort extraordinaire de son mari; elle ne concevait pas comment il avait pu se noyer; mais il ne lui vint pas d'abord dans l'esprit qu'il avait pu être assassiné et noyé ensuite; elle était si attérée de son malheur, que toutes ses facultés étaient anéanties.

Plusieurs mois s'écoulent dans cette affreuse perplexité. Enfin la dame Bosquillon reçoit, dans la Bourgogne, des lettres qui lui présentent l'espérance que son mari pouvait n'être qu'enfermé à la Bastille. Elle embrasse 387 avidement cette illusion, revient à Paris, parcourt tous les bureaux de la police, obtient des ordres du ministre pour visiter toutes les maisons de force, donne partout le signalement de son mari, interroge tout le monde, mais ne découvre rien sur son sort. Cependant elle espérait encore; elle se livre à de nouvelles recherches, mais tout aussi infructueuses que les premières.

Enfin, forcée de croire à la mort de son mari, elle s'abandonna tout entière au désir de le venger. Elle vint même s'établir à Charenton, où le crime avait dû se commettre, y recueillit tous les indices qui pouvaient l'aider à en découvrir les auteurs. Ces informations lui apprirent que, dans la même soirée où le sieur Bosquillon était arrivé à l'auberge des Quatre fils Aymon, on lui avait entendu pousser des cris plaintifs; qu'à onze heures, on avait aperçu Leblanc fils tout échevelé, ayant sur lui des gouttes de sang; que, dans la nuit, on avait vu quelques personnes sortir de l'auberge, chargées d'un gros paquet enveloppé, présentant la forme et le volume d'un homme; que ces personnes marchaient du côté de la rivière, et qu'elles 388 jetèrent leur fardeau par dessus le pont; que le lendemain, Leblanc père et sa femme avaient été surpris comptant ensemble de l'argent sur leur lit, et avaient chassé de la chambre la nommée Tudon, leur servante, qui venait, suivant son habitude, faire le lit; qu'à cette époque, on avait vu tout-à-coup ces aubergistes jouir d'une fortune dont la source était ignorée; qu'ils avaient acquis une maison de dix mille livres, s'étaient procuré des meubles précieux, et avaient marié leur fils.

Après de semblables données, la veuve ne chercha pas plus loin les assassins de son mari; cette réunion de circonstances les lui indiquait assez positivement. Elle se hâta de faire sa dénonciation chez un commissaire. Sur cette dénonciation, datée du 4 mai 1781, le procureur du roi du Châtelet rendit plainte, et fit ordonner une information. Mais quelques jours après, l'instruction commencée en demeura là pendant deux années.

Enfin, le 27 août 1783, le ministère public en demanda la continuation, et la permission de publier un monitoire. Le 11 novembre, l'information se continua; le 2 décembre, le monitoire 389 fut publié. Les 15 et 22 mai 1784, l'information, qui avait été encore suspendue, fut reprise.

On ignore ce qui pouvait apporter tant de lenteur dans la poursuite d'un crime si atroce, et dont la punition importait si fort à la sûreté publique. Enfin, le 17 août, on décerna contre les Leblanc des décrets d'ajournement personnel; et la fille Tudon, leur servante, dont la déposition les chargeait, fut décrétée de prise de corps.

Bientôt après, la procédure est réglée à l'extraordinaire. Une partie des confrontations se fait au mois de novembre, et dans le mois suivant survient une information par addition.

Le 17 janvier 1785, la veuve présenta une requête dans laquelle elle articulait de nouveaux faits, et où elle déclarait se rendre partie civile. Elle interjeta aussi appel au parlement, de l'indulgence des décrets décernés contre les Leblanc, et de la sentence du Châtelet qui avait accordé à la fille Tudon sa liberté provisoire.

Dans le même temps, un incident d'une grande importance parut jeter un instant 390 quelque lumière sur la cause. Leblanc fils mourut tout-à-coup de la manière la plus imprévue, dans toute la force de la jeunesse. Cette mort fit naître de violens soupçons. Des bruits horribles circulèrent dans le public; on accusa le père et la mère d'avoir fait mourir leur fils pour se débarrasser d'un témoin terrible pour eux. Cependant la cause se plaida le 15 juin 1785, contradictoirement avec le ministère public, et par arrêt du même jour, Leblanc père et sa femme, ainsi que la fille Tudon, furent décrétés de prise de corps, et l'on renvoya l'instruction et le jugement de la procédure au bailliage du Palais.

Au bailliage du Palais, il y eut nouvelle plainte de la part de la veuve Bosquillon, nouvelles informations et confrontations, nouveaux monitoires; et Leblanc et sa femme présentèrent une requête pour leur défense.

Cette procédure si longue, si souvent interrompue, si hérissée de difficultés pour les juges, ne produisit aucune solution satisfaisante. Un grand nombre de faits allégués par la veuve Bosquillon furent contestés par la partie adverse, qui accusa formellement de 391 fausseté plusieurs des témoins qui avaient déposé contre les Leblanc; de sorte que ni le crime, ni l'innocence ne parurent suffisamment démontrés aux magistrats.

Le bailliage du Palais, par sentence du 26 octobre 1785, avait ordonné un plus ample informé d'un an, en gardant prison. Un arrêt du parlement, rendu le 14 mars 1786, confirma cette sentence.


392

ACCUSATION
DE VIOL, D'INCESTE ET DE PARRICIDE.

En bonne et loyale justice, ce n'est pas tout d'accuser, il faut prouver. Plus l'accusation est grave, plus on doit se montrer difficile à l'égard des preuves appelées à établir la culpabilité. Une accusation sans preuves est la pire de toutes les calomnies. Quand même l'accusé serait reconnu innocent, son existence, par suite des préjugés du vulgaire, est troublée à jamais; un soupçon injurieux et flétrissant le poursuivra toujours. Aussi n'est-ce qu'après des instructions attentives et minutieuses que les magistrats éclairés et consciencieux lancent leurs actes d'accusation.

Il s'élève aussi parfois des accusations d'une nature si monstrueuse, si en désaccord avec les passions du cœur humain, qu'il n'est personne qui ne se refuse à les croire fondées. 393 Le témoignage même des yeux suffirait à peine pour y faire ajouter foi. Ainsi, dans des temps calmes et réguliers, le public absoudrait par ses applaudissemens toute mère qui, accusée, comme l'infortunée Marie-Antoinette, d'avoir cherché à dépraver les mœurs de son fils, répondrait par ces paroles sublimes: «J'en appelle à toutes les mères qui sont ici, et je leur demande si cela est possible.» On sait que l'effet de ces quelques mots de la malheureuse reine fut tel que Robespierre en parut un moment déconcerté, et qu'il accusa Hébert, l'auteur de cette infâme inculpation, d'avoir voulu, par ce moyen, rendre l'accusée plus intéressante.

Qu'à la place d'une mère prévenue d'un attentat aussi peu croyable, on se représente un père accusé d'avoir violé sa fille âgée de huit ans, d'avoir entretenu ce commerce incestueux pendant cinq années, et d'avoir couronné ces deux crimes par le meurtre de l'un de ses autres enfans; quel est le père qui voudra croire à la possibilité d'une aussi odieuse série de forfaits? Tel est pourtant le fond de la cause que l'on va lire, laquelle fut 394 portée devant le parlement de Toulouse quelque temps avant la révolution.

Le sieur Reyneaud de Lafitte, ancien officier d'infanterie, vivait, à l'Isle-Jourdain, éloigné de sa femme par suite d'une séparation qui avait eu lieu d'un commun accord. Ayant plusieurs enfans encore en bas âge, il mit à la tête de sa maison une fille nommée Naudin, dans laquelle il avait cru reconnaître les qualités propres à l'administration d'un ménage.

Parmi les enfans du sieur Lafitte, nous signalerons la jeune Justine, qui est la triste héroïne de cette histoire. Elle était dans cet âge où les facultés physiques et morales commencent à peine à se développer, et où l'on est susceptible de toutes sortes d'impressions, sans pouvoir en distinguer l'objet ni les conséquences. Il paraît que la fille Naudin, abusant d'une manière horrible de la confiance du sieur Lafitte, insinua dans le cœur de Justine les impressions les plus fâcheuses contre son père; qu'elle s'efforça d'éveiller dans son âme les passions encore endormies; qu'elle lui peignit de la manière la plus séduisante 395 les charmes d'une vie libre, indépendante; et qu'elle lui fit voir en perspective tous les plaisirs auxquels le jeune âge peut être sensible, soit par goût, soit par curiosité.

Ayant ainsi capté l'esprit de Justine, la Naudin osa lui faire part des conditions affreuses qu'elle mettait à la réalisation de ses riantes promesses. Il s'agissait tout simplement de se présenter à la justice comme une victime de la lubricité de son père. Justine, révoltée, opposa une résistance que rien ne put d'abord surmonter. Mais la fille Naudin ne se rebuta pas; elle revint tous les jours à la charge, employant tour à tour les imprécations et les prières, les caresses et les menaces. En même temps, elle préparait l'opinion publique, par des bruits adroitement semés, relativement à l'accusation qu'elle méditait. Bientôt elle se porta à un attentat qu'elle crut propre à les accréditer. On rapporte qu'une nuit, pendant que le sieur Lafitte reposait paisiblement dans son lit, elle s'approcha du lit de Justine, s'empara d'elle, et d'une main sacrilége, travailla, par un crime réel, à préparer les traces d'un crime imaginaire. La 396 jeune fille échappa des mains de ce monstre en poussant des cris douloureux; elle courut se réfugier dans une chambre voisine, où couchait une couturière nommée Anne Verdier, et lui raconta l'affreux traitement qu'elle venait d'éprouver. La Naudin, furieuse, la poursuivit dans cet asile, et la menaça de la poignarder ainsi qu'Anne Verdier, si l'une et l'autre ne lui gardaient pas le plus profond secret. Puis s'adressant à Justine seule: Si tu ne déclares pas, lui dit-elle, que c'est ton père qui t'a mise dans cet état, je te passerai le couteau par le ventre; et tout en proférant ces mots, elle agitait en effet un couteau dans sa main, avec les gestes les plus horriblement énergiques. Je te brûlerai, lui dit-elle un autre jour, si tu ne déclares pas contre ton père tout ce que je t'ai enseigné; et pour lui prouver qu'elle était capable d'exécuter sa menace, elle prit un fer à repasser, et le lui appliqua tout brûlant sur la joue. La Naudin ne s'en tint pas là; elle voulut s'assurer de l'obéissance de Justine par un serment. Elle lui présenta un livre, et lui ordonna de jurer qu'elle soutiendrait toujours tout ce qui lui avait été 397 enseigné contre son père.—Oui, mademoiselle, je dirai tout ce que vous voudrez, répondit en tremblant la malheureuse Justine.

Tout étant ainsi combiné, la fille Naudin n'attendait plus qu'une occasion favorable pour l'exécution de son abominable projet; cette occasion se présenta. Le sieur Lafitte partit pour Toulouse, où ses affaires devaient le retenir quelque temps. Mais, pour éloigner les soupçons relatifs à ses manœuvres, la Naudin renferma Justine dans une volière, répandit le bruit qu'elle s'était enfuie de la maison paternelle, et affecta une vive inquiétude au sujet de cette prétendue évasion.

Après cette détention qui dura huit jours, la Naudin jugea qu'il était temps de frapper le dernier coup. Dans la nuit du 21 au 22 juin 1786, elle donna de nouveau ses instructions à Justine, et lui ordonna d'aller réciter son rôle devant le sieur Riscle, lieutenant de maire. Ce magistrat était un des plus implacables ennemis du sieur Lafitte.

Justine, endoctrinée, poussée par la Naudin, se présenta à six heures du matin chez le sieur Riscle. «Que me voulez-vous? lui dit-il.—Je 398 vous demande justice.—Contre qui?—Contre papa.—Que vous a-t-il fait?—Il me déshonore depuis cinq ans, répondit-elle en d'autres termes, dont assurément elle ne connaissait ni l'atrocité ni même le sens.—Je ne reçois point de dénonciations dans ma maison, lui dit le sieur Riscle; mais faites-vous conduire par un valet de ville à la chambre de l'auditoire, et je vous y rendrai justice.»

Conduite à l'Hôtel-de-ville, Justine y fit le récit que la Naudin lui avait appris à débiter; elle déclara qu'elle était âgée de quatorze ans, quoique réellement elle n'eût pas treize ans accomplis. Elle ajouta que quand elle voulait résister aux volontés incestueuses de son père, il l'attachait avec des cordes, et lui fermait la bouche; qu'elle avait quitté la maison paternelle depuis huit jours; qu'elle avait passé pendant tout ce temps le jour et la nuit dans les blés, allant, dans l'obscurité de la nuit, chercher du pain dans les métairies. Toutes ces impostures furent consignées dans un procès-verbal dressé par M. Riscle.

Pendant ce temps, la Naudin se tourmentait pour montrer de l'inquiétude sur l'absence de Justine. «Je ne sais, disait-elle, ce 399 qu'elle est devenue depuis dix jours; je sais seulement qu'elle faillit se noyer hier au Pont-Perrin.—Allez, lui dit la nommée Nouguillon, vous savez où elle est; prenez garde de ne pas vous faire une mauvaise affaire.» Ces paroles troublèrent la Naudin; elle craignit que ses manœuvres ne fussent découvertes, et aurait bien voulu dès lors détruire son ouvrage. «Courez, dit-elle à Marie Guion, allez trouver le sieur Riscle: dites-lui que cette enfant est une imbécile, qu'il ne faut pas ajouter foi à ce quelle a dit, et que je le prie de me la renvoyer

Mais le sieur Riscle, comme ennemi juré du père de Justine, était trop satisfait de l'occasion qui venait s'offrir à sa haine pour s'en dessaisir aussi facilement. Après avoir dressé et signé son procès-verbal de dénonciation, en qualité de lieutenant de maire, il laissa procéder le maire et le procureur-fiscal. Les conclusions de ce dernier portaient que Justine serait visitée par des chirurgiens, pour examiner et vérifier s'il paraissait qu'elle eût été déflorée et violée. Aux termes de cette même ordonnance, Justine devait demeurer séquestrée dans l'Hôtel-de-ville. La visite ordonnée 400 eut lieu immédiatement. Le rapport des chirurgiens fut, dit-on, empreint de prévention et d'ignorance; le procureur-fiscal ordonna une enquête sur le contenu du procès-verbal du sieur Riscle et du rapport des chirurgiens. Tout cela fut l'ouvrage d'un jour; tout cela, ainsi que le procès-verbal de dénonciation, se fit le 22 juin 1786.

Le sieur Lafitte arriva le lendemain à l'Isle-Jourdain. Quelle fut sa consternation en apprenant la scène qui venait de se passer à l'Hôtel-de-ville! La Naudin avait déserté sa maison. Le premier soin de ce père désolé fut d'arracher sa fille des mains des officiers municipaux, pour la placer dans un lieu où la subornation ne pût la poursuivre. Il la fit conduire par un de ses amis au couvent des Ursulines, à Gimont; puis il attendit avec calme les suites d'une procédure devenue nécessaire pour sa justification. Mais ce n'était pas seulement par des moyens judiciaires que ses ennemis tramaient sa perte. Bien persuadés qu'ils ne pourraient parvenir à lui prêter les couleurs du crime qu'en se jouant des règles les plus sacrées, et craignant peut-être que la vérité ne triomphât de leurs manœuvres, 401 ils tentèrent de tromper la religion du monarque et de surprendre une lettre de cachet qui condamnât le sieur Lafitte à passer dans un fort le reste de ses jours. C'était même là le principal objet de leur vengeance. Ils voulurent y associer les parens mêmes du sieur Lafitte. Quelques-uns rejetèrent avec indignation les offres qu'on leur faisait à cet égard; les autres se laissèrent effrayer, et promirent leurs signatures. Le sieur Latournelle, maire de la ville, minuta lui-même un placet au roi, dans lequel il peignit le sieur Lafitte comme un dissipateur effréné, comme un adultère public, comme un père incestueux et parricide. On fit tirer une copie de cette minute; plusieurs des parens de Lafitte la signèrent; on contrefit la signature de plusieurs autres, et le placet fut envoyé au ministère.

Quant à cette accusation de parricide, qui apparaît ici pour la première fois, et comme par forme de supplément, voici les faits sur lesquels elle était établie: le fils aîné du sieur Lafitte était mort au mois d'avril 1780. On avait alors répandu le bruit que son père, voulant se défaire de lui, l'avait enfermé dans 402 une chambre obscure et malsaine, avec les fers aux pieds, aux mains, au cou, et l'avait laissé mourir, dans cet état, de faim, de soif, dénué en un mot de toute espèce de secours.

Il était vrai que le sieur Lafitte, pour punir cet enfant de plusieurs fautes graves, l'avait tenu pendant quelque temps renfermé, les fers aux pieds; mais cette punition, quelque dure qu'elle fût, n'avait été infligée qu'à une époque antérieure de plusieurs années à celle de la mort de cet enfant. D'ailleurs un certificat du chirurgien qui l'avait soigné pendant la maladie à laquelle il avait succombé, attestait qu'il était mort de mort naturelle.

On avait allégué encore que le second fils, que le sieur Lafitte avait eu le malheur de perdre, était mort de mort violente. Mais il n'y avait aucun témoin qui parlât de cette mort, et aucun procès-verbal ne l'avait constatée.

Cependant Lafitte, ayant été secrètement informé des démarches clandestines de ses ennemis auprès du gouvernement, et sachant de plus qu'un décret de prise de corps venait d'être lancé contre lui, partit immédiatement 403 pour Paris, tant pour se soustraire aux perquisitions de sa personne, que pour réclamer contre la surprise faite au roi. Pendant son absence, et lors même qu'elle était encore ignorée, ses persécuteurs continuèrent l'œuvre d'iniquité qu'ils avaient commencée avec tant de succès; c'est-à-dire qu'ils se jouèrent des règles les plus constantes, établies pour les procédures, et allèrent même jusqu'à employer la violence pour extorquer des signatures qui leur étaient indispensables.

Toutefois ce ne fut pas vainement que les plaintes du sieur Lafitte s'élevèrent jusqu'au trône. La fille Naudin, premier auteur de toute cette infernale machination, déchirée sans doute par ses remords, se rétracta devant le Châtelet de Paris, où elle avait été appelée, et cette rétractation solennelle réduisit au néant les rapports de tous les témoins qui ne parlaient que d'après elle. Le sieur Lafitte fit voir alors l'invraisemblance de tous les crimes qu'on lui imputait, et les ordres, qui déjà avaient été donnés pour l'expédition de la lettre de cachet, furent aussitôt révoqués.

404 Le sieur Lafitte revint à l'Isle-Jourdain, et ne craignit pas de s'y montrer publiquement. Ses ennemis, attérés, n'osaient plus faire exécuter le décret de prise de corps. Un autre événement vint encore les accabler. Justine, la malheureuse Justine, dont la raison, quoique encore débile, s'était assez fortifiée pour lui faire apercevoir toute la profondeur du précipice qu'on avait creusé sous ses pas, rétracta publiquement ses erreurs, et rendit l'hommage le plus respectueux à l'innocence de son père, dans une déclaration faite devant un notaire, le 10 mai 1787.

D'un autre côté, le sieur Lafitte avait rendu sa plainte au sénéchal, dès le commencement de cette scandaleuse affaire, pour fait de subornation envers sa fille et envers les témoins. Dès qu'il fut de retour de Paris, le sénéchal, qui avait eu tout le temps d'informer, décréta de prise de corps les principaux ennemis de Lafitte, et d'ajournement personnel plusieurs des témoins dont ils s'étaient servis. La nouvelle de ces deux décrets fit sortir les accusateurs du sieur Lafitte de l'état de stupeur où les avait plongés la révocation de la lettre de cachet. Alors ils le firent 405 arrêter et conduire dans les prisons de Toulouse, afin de ralentir au moins l'activité de ses poursuites. Ils surprirent un arrêt qui suspendit l'exécution des décrets décernés contre eux, ainsi que l'instruction de la procédure en subornation. De plus, ils sollicitèrent la publication d'un monitoire, dernière ressource qui leur restât. Aussitôt les portes des différentes églises de Toulouse et de l'Isle-Jourdain furent souillées de placards d'une obscénité révoltante, à la honte de la religion et de la morale publique. Outre les détails dont nous avons entretenu nos lecteurs, on y lisait qu'un des enfans du sieur Lafitte avait péri de trois coups de couteau qu'il avait reçus de la main de son père.

Pour expliquer une animosité capable d'inventer de semblables accusations, il ne sera pas hors de propos d'en faire connaître les causes. Le sieur Pascal, principal moteur de l'accusation, contrôleur ambulant, établi depuis vingt-cinq ans à l'Isle-Jourdain, s'était acquis une grande influence et un immense crédit dans le pays, par ses relations avec le conseil de Monsieur, frère du roi, qui avait fait l'acquisition du comté de l'Isle-Jourdain. Il disposait 406 à son gré des autorités municipales, et il ne se faisait rien dans l'administration de la ville sans son assentiment. Pascal et Lafitte avaient d'abord été en relation d'amitié; mais ce dernier n'ayant pu se résoudre à la basse condescendance que Pascal exigeait de lui comme de tout le monde, la mésintelligence et la haine ne tardèrent pas à éclater entre eux. Plusieurs procès en furent les conséquences, et le tout fut couronné par la triple accusation de viol, d'inceste et de parricide. Pascal trouva d'ardens auxiliaires dans le sieur Riscle, lieutenant de maire, dans le maire Latournelle et le procureur-fiscal Cruchent, qui tous trois étaient ses créatures, et avaient tous trois des motifs personnels de haine contre le sieur Lafitte. De là, les encouragemens et la créance accordée aux calomnies de la Naudin; de là, la complaisance avec laquelle on avait accueilli la délation infâme d'un enfant contre son père; de là, le violent acharnement des premiers juges contre leur victime, la violation de toutes les règles de la justice à l'égard de l'accusé, la subornation de nombreux témoins, la publication d'un monitoire scandaleux; de là, 407 enfin, une accusation monstrueuse qui outrage la nature dans ce qu'elle a de plus sacré!

Sans doute que le sieur Lafitte avait pu, par une conduite peu régulière, par les désordres qui avaient amené sa séparation d'avec la mère de ses enfans, par d'autres désordres qui avaient pu suivre cette séparation, prêter le flanc aux attaques de la médisance et de la malignité. Il paraît que la présence des deux filles Naudin et Verdier dans sa maison n'était pas pure de tout reproche. Il paraît même que la conduite de la Naudin, dans toute cette affaire, avait pu être déterminée par la jalousie que lui causaient les préférences dont Anne Verdier était devenue l'objet de la part du sieur Lafitte. Quoi qu'il en soit, et quelque blâmables que fussent les écarts de cet homme, rien dans tout cela n'annonçait une perversité du genre de celle que déversait sur lui l'horrible accusation qui l'avait traîné devant les tribunaux. Il nous est doux de penser qu'il y a bien loin encore de la débauche à l'inceste et au parricide. On transige quelquefois à l'égard des lois de la société, parce que l'égoïsme étroit des passions ne veut y voir 408 qu'une tyrannie; mais l'homme n'est pas le maître d'en agir de même avec les lois de la nature, parce qu'elles tiennent intimement à ces mêmes passions, et qu'elles ont de profondes racines dans son propre cœur.

Cette cause intéressante, après plusieurs conflits de juridiction, avait enfin été portée devant le parlement de Toulouse. Elle fut plaidée au mois de juin 1789, et sur l'éloquente défense prononcée en faveur du sieur Lafitte par M. Mailhe, avocat distingué, la première procédure fut annulée, et il fut ordonné que l'on en entamerait une nouvelle.

Mais les grands événemens politiques survenus peu après suspendirent pour long-temps le cours ordinaire de la justice. Le peuple ayant ouvert les portes des prisons à ceux qu'elles renfermaient, le sieur Lafitte en sortit, et depuis il ne s'est pas représenté à la justice pour solliciter l'examen de l'accusation élevée contre lui; ce qui a lieu d'étonner, puisque son défenseur en avait contracté l'engagement en son nom. Peut-être recula-t-il devant ce nouveau sacrifice qu'il se devait sans doute à lui-même; peut-être craignit-il de livrer encore une fois son innocence aux 409 chances si incertaines de la justice des hommes. Au reste, cette circonstance aurait pu donner quelque poids aux manœuvres de ses accusateurs, si la voix de la nature n'était pas plus puissante que toutes les présomptions.


FIN DU QUATRIÈME VOLUME.

410

411

TABLE DES MATIÈRES
DU QUATRIÈME VOLUME.

Enfant réclamé par deux pères.Page 1
Séparation demandée après sept jours de mariage. 18
La fille Lescop, ou le triomphe tardif de l'innocence. 29
Remy Baronet, victime de la prévention. 41
Pierre Bellefaye, fratricide. 51
Quentin Beaudouin, assassin de sa femme. 56
Charlotte Plaix. 61
Le maçon Cahuzac pendu injustement. 71
Gombert, assassin du mari de sa maîtresse. 78
Sevreuse, empoisonneuse d'enfans. 84
Jeanne-Marie-Thérèse Judacier, parricide. 97
Femme injustement accusée de l'assassinat de son mari. 102
Docteur en médecine pendu pour vol. 109
Marie Gélibert, accusée d'avoir poignardé son mari. 118
Boucher, ou l'assassin de seize ans. 123
La bergère auvergnate. 127
Famille d'assassins. 131
Accusation d'assassinat mal fondée. 137
Le pauvre tailleur victime de sa bienfaisance. 141
Usurier puni. 145
Conduite inouïe d'une femme à l'égard de son mari. 151
Le meurtre de Saint-Béat. 157
Atroce sang-froid d'un assassin. 170
Accusation réciproque d'assassinat. 174
Servante qui étrangle sa maîtresse. 180
412 Honoré Jourdan, condamné comme assassin, et ensuite justifié. 189
Homicide d'une espèce particulière. 200
Blaise Ferrage, ou le brigand anthropophage. 205
Françoise Tiers, ou l'homicide légitime. 211
Le conseiller de Vocance, faussement accusé d'empoisonnement. 220
Moinot, empoisonneur de sa famille. 231
Barbe Didiot. 235
Lacquemant, parricide. 248
La prostituée d'Ay. 254
Égalité des citoyens devant la loi. 262
De Forges et Desaignes. 267
Dangers de la violence. 274
Incendiaire. 280
Le curé de Chazelles. 283
Brigide Ballet, ou la fille dénaturée. 294
L'accusateur accusé. 298
L'épouse adultère et empoisonneuse. 307
Les brigands de Nîmes. 312
Catherine Estinès. 317
La fille Salmon, déclarée innocente, après avoir été condamnée deux fois à être brûlée vive. 340
L'Intrigante, ou l'affaire du collier. 361
L'Aubergiste des Quatre fils Aymon, à Charenton. 381
Accusation de viol, d'inceste et de parricide. 392
FIN DE LA TABLE DU QUATRIÈME VOLUME.





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t. 4/8, by Jean-Baptiste Joseph Champagnac

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