The Project Gutenberg EBook of Les belles-de-nuit, Tome II, by Paul Féval This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Les belles-de-nuit, Tome II ou les anges de la famille Author: Paul Féval Release Date: January 7, 2014 [EBook #44613] Language: French Character set encoding: UTF-8 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES BELLES-DE-NUIT, TOME II *** Produced by Claudine Corbasson, Hans Pieterse and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) Au lecteur: L'orthographe d'origine a été conservée, mais quelques erreurs typographiques évidentes ont été corrigées. La liste de ces corrections se trouve à la fin du texte. Une table des matières a été ajoutée. LES BELLES-DE-NUIT. IMPRIMERIE DE G. STAPLEAUX. LES BELLES-DE-NUIT OU LES ANGES DE LA FAMILLE PAR Paul Féval. TOME II BRUXELLES. MELINE, CANS ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS. LIVOURNE. LEIPZIG. MÊME MAISON. J. P. MELINE. 1850 DEUXIÈME PARTIE. LE MANOIR. (SUITE.) III MYSTÈRES. La partie grave et discrète de l'assemblée, qui se respectait trop pour prendre part à la danse, commençait à trouver le bal monotone et long. Les commérages languissaient, parce qu'on avait déjà médit de tout le monde. L'évanouissement de Blanche fit à l'ennui naissant une diversion tout agréable et vint raviver l'entretien. Ce cercle respectable se composait de trois vicomtes, qui avaient été des hommes à succès dans leur jeunesse au temps des états de Bretagne, d'une demi-douzaine de bourgeois qu'on avait laissés se décrasser et mettre un _de_ au-devant de leurs noms, parce qu'ils avaient mille écus de rente, et d'un nombre à peu près égal de dames antiques, portant, avec une solennité impossible à décrire, le ridicule orgueilleux de leur toilette et la laideur choisie de leurs visages. On remarquait surtout trois petites personnes, toutes trois également jaunes, sèches, roides et vêtues de robes de soie violette d'une ancienneté incontestable. Bien qu'elles fussent encore célibataires, aux environs de la cinquantaine, ce qui déprécie, elles donnaient le ton à la _société_, parce que leur talent de médire était hors ligne, et que chacun de leurs coups de langue emportait net le morceau. Leurs rivales elles-mêmes, madame la chevalière de Kerbichel, épouse de l'adjoint au maire de Glénac, et madame Claire Lebinihic, jeune veuve à peine âgée de quarante-cinq ans, autour de laquelle soupiraient les trois vicomtes, étaient forcées de reconnaître la supériorité des demoiselles Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang. Il faut dire qu'elles avaient tout pour elles. L'aînée, mademoiselle Amarante, chantait, en s'accompagnant de la guitare, l'ariette légère; la seconde, mademoiselle Églantine, la tremblante romance; la troisième, mademoiselle Héloïse, attaquait, toujours avec la guitare, le grand morceau de caractère. A cause de cela, le jeune M. de Pontalès, à qui tout était permis parce qu'il était l'héritier de son père, les avait surnommées en masse les trois Grâces, et en détail _l'Ariette_, _la Romance_, et _la Cavatine_. Elles avaient un petit frère, M. Numa Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang, qui se tenait un peu à l'ombre de leur gloire, mais qui, néanmoins, passait pour un fort agréable joueur de reversi. Quand Madame, aidée de l'oncle Jean, eut emmené Blanche, l'imposante réunion se rassit. Ses membres se regardèrent durant quelques secondes en silence. —Voilà déjà deux fois que la pauvre petite demoiselle se trouve mal aujourd'hui!... dit le père Chauvette, qui seul, parmi tout ce monde aigre et roide, représentait l'élément charitable. —Je ne voudrais rien dire d'inconvenant, murmura madame Claire Lebinihic, mais c'est tout à fait comme cela que j'étais la première année de mon mariage. Les trois Grâces baissèrent les yeux. Les trois vicomtes eurent un sourire très-égrillard. —Avez-vous remarqué, reprit l'adjoint, chevalier de Kerbichel, hobereau taillé en Hercule et qui portait de jolies petites boucles d'oreilles, avez-vous remarqué comme le fils Pontalès a fait des yeux au Robert de Blois quand mademoiselle est tombée? —C'est un joli garçon!... répliqua la Romance. —Un franc mauvais sujet! appuyèrent l'Ariette et la Cavatine en donnant à ce mot une acception toute flatteuse. —Ce que je voudrais bien savoir, reprit la Romance, c'est le sentiment de M. de Penhoël sur les assiduités du fils Pontalès auprès de madame Lola... Le cercle entier sourit. —Madame Lola!... madame Lola!... répéta la chevalière de Kerbichel, ces créatures ont des noms à elles. —Quant à cela, madame, repartit la Romance qui se crut attaquée dans son doux nom d'Églantine, tout le monde n'est pas forcé de s'appeler Suzon ou Fanchette, comme les filles du commun!... Madame de Kerbichel s'appelait Fanchon. Le cercle rit encore, excepté le chevalier-adjoint, qui secoua le tabac de son jabot d'un air mortifié. —Tout cela n'empêche pas, reprit l'Ariette, qu'il se passe de drôles de choses dans cette maison!... Les maîtres font les honneurs, Dieu sait comme!... Voici madame partie; où est monsieur? —En conférence avec le marquis de Pontalès, répondit le frère Numa. —En bonne conscience, voulut dire le père Chauvette, on peut bien avoir des affaires... Mais personne n'avait la simplicité d'accorder la moindre attention au pauvre maître d'école. —Toujours avec le marquis! poursuivit l'Ariette. —Et avec l'homme de loi! ajouta la Cavatine. —Ah! dit la Romance d'un ton capable, des gens bien informés prétendent que Penhoël file un mauvais coton, pour parler comme les gens du peuple... Il emprunte sans cesse de l'argent au marquis, et l'homme de loi le Hivain sait des choses qui étonneraient bien du monde! —C'est que la Lola aime trop les dentelles! dit l'un des vicomtes. —Et les cachemires, ajouta un second vicomte. —Et les diamants, ajouta le troisième vicomte. —Et tout cela coûte de l'argent! fit observer madame Claire Lebinihic: rien que mon châle de noces, qui n'était pas de l'Inde pourtant, valait cent cinquante écus... —Et puis tant de charges! reprit la chevalière de Kerbichel; c'est la maison du bon Dieu que ce manoir!... On y mange et on y boit toute la journée... Je vous demande un peu si ce n'est pas de la folie que de nourrir à rien faire ce grand garçon de Roger de Launoy? —Et ce barbouilleur qui est venu de Paris pour mettre du rouge et du bleu sur les murailles? dit la Romance. —Permettez, chère sœur, interrompit le frère Numa qui était méchant, lui aussi, quand il pouvait; ces deux messieurs ne sont pas si complétement inutiles que vous voulez bien le dire. —A quoi servent-ils, s'il vous plaît? —A quoi?... Je n'en sais rien... mais si vous me demandiez à qui... —Ah! ah! s'écrièrent à la fois Églantine, Héloïse et Amarante, enchantées de l'esprit de leur frère; voilà qui est adorable! Et comme une partie du cercle ne comprenait point, la Romance ajouta en baissant pudiquement ses paupières jaunes et dépouillées: —Mon frère veut dire qu'ils servent aux deux petites filles de l'oncle Jean... Tonnerre d'applaudissements des vicomtes; gros rires de l'assemblée en chœur. Le mot valait bien cela. —Ah! mademoiselle!... mademoiselle!... commença le bon maître d'école avec reproche. Mais sa voix fut couverte par celle du chevalier-adjoint de Kerbichel, qui avait l'intelligence lente et qui riait toujours après coup. Numa Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang, alléché par le succès qu'il venait d'obtenir, désira un nouveau triomphe. —Pourriez-vous me dire, mesdames, demanda-t-il d'un air innocent, si c'est à madame de Penhoël ou à sa fille que M. Robert de Blois _fait attention_? —A la fille, répondit la chevalière de Kerbichel. —A la mère, ripostèrent les vicomtes. —En vérité, ceci est une question, dit gravement la Romance. Je ne sais pas si vous avez vu comme moi que M. Robert de Blois échangeait certains signes avec Madame pendant la contredanse?... —J'ai vu cela, dit Kerbichel. —Moi aussi! —Moi aussi! —Et avez-vous remarqué la manière dont Madame a repoussé M. de Blois quand celui-ci a voulu relever Blanche évanouie? Tout le monde répondit affirmativement. La Romance poursuivit en baissant la voix et en prenant cet air timide qui annonçait toujours quelque méchanceté noire: —Quand on repousse ainsi un homme, c'est qu'on le connaît beaucoup... beaucoup!... beaucoup!!... —C'est juste... dit avec goguenardise la partie masculine de l'assemblée. —Comme mademoiselle Églantine sait ces choses-là! murmura la chevalière de Kerbichel, qui avait une vengeance à exercer. —En outre, reprit la Romance, comment expliquer ce mouvement si brusque, sinon par un petit grain de jalousie?... —C'est vrai!... opina derechef l'assemblée convaincue; c'est pourtant vrai!... Le pauvre maître d'école n'essaya pas même de protester, tant il se sentait faible contre le sentiment général. —Ainsi va le monde! reprit encore la Romance; M. de Penhoël achète des cachemires à la Lola... il fait peindre son manoir du haut en bas pour la Lola... il plante des salons de verdure, il tend de soie les vieilles chambres que ses pères habitaient bien toutes nues!... Pendant ce temps-là madame s'ennuie... Elle est bien conservée au moins!... —Elle est encore très-jolie femme! —Que faire quand on est délaissée?... Elle remarque un beau cavalier... Mon Dieu, je n'affirme rien!... Ce n'est pas moi, Dieu merci, qui voudrais faire des cancans sur une famille riche et respectable... mais je dis que si cela était... Enfin, soyons de bon compte, tout est possible! Il ne faudrait pas être trop sévère à l'égard de la pauvre dame... —Ma foi non, répliquèrent les vicomtes, Penhoël ne l'aurait pas volé!... Le bal se poursuivait, mais languissant et triste désormais. Diane et Cyprienne, qui tout à l'heure égayaient si franchement la fête, ne pouvaient plus cacher leur tristesse. Elles essayaient encore pourtant, et semblaient s'exciter mutuellement à sourire. A chaque instant leurs yeux inquiets se tournaient vers l'entrée du salon de verdure. On eût dit qu'elles restaient là maintenant à contre-cœur, et qu'une mystérieuse tâche les appelait loin du bal. L'annonce de l'accident arrivé à Blanche de Penhoël avait franchi l'enceinte du jardin et produit plus d'effet encore, peut-être, sur l'aire que dans le salon de verdure. La danse rustique avait fini; tandis que le feu de joie éteignait ses dernières lueurs, jeunes gars et jeunes filles s'étaient rassemblés en cercle autour des vieillards, assis à la porte de la ferme. Il n'y avait plus, sur le milieu de l'aire, que M. Blaise, qui se promenait les mains dans ses poches et affectait de ne point vouloir mêler son importante personne à toute cette populace. On parlait bas dans le groupe des paysans, justement à cause de M. Blaise, qui passait pour avoir l'oreille fine. Le père Géraud tenait le centre du groupe et interrogeait un petit garçon qui venait de sortir du jardin, où il avait servi des rafraîchissements aux hôtes de Penhoël. —Conte-nous ce que tu as vu, petit Francin, disait le bon aubergiste du _Mouton couronné_. —Tout le monde regardait la Lola, répondit l'enfant. Quelle belle fille tout de même! Je ne sais pas ce qu'elle a autour de son cou qui brille comme des charbons allumés... mais les dames et les messieurs disaient qu'il y avait là de quoi racheter la Forêt-Neuve!... Tout d'un coup la petite demoiselle a crié... j'ai regardé comme les autres, et je l'ai vue couchée par terre... Il n'y avait auprès d'elle que M. de Blois... Quand il a voulu la relever, oh! si vous aviez vu Madame arriver sur lui!... j'ai cru qu'elle allait l'étrangler... —Elle n'a rien dit? demanda le père Géraud. —Non fait!... mais on voyait bien qu'elle avait son idée... C'est M. de Blois, bien sûr, qui a fait du chagrin à l'Ange!... Un menaçant murmure courut parmi les paysans. Le père Géraud passa le revers de sa main sur son front. —Oui... oui... pensa-t-il tout haut, cet homme-là est le malheur de Penhoël!... Et c'est moi qui lui ai enseigné le chemin du manoir!... Qu'auriez-vous fait, vous autres? ajouta-t-il avec brusquerie en s'adressant aux vieux métayers qui l'entouraient. Il arriva chez moi... il me parla de l'aîné... voyez-vous, on ne devine pas ces choses-là, bien sûr qu'il a connu notre M. Louis quelque part!... Quand il me dit qu'il était l'ami de Penhoël, moi je lui aurais donné le dernier écu de ma bourse!... Il mit sa tête grise entre ses deux mains, et poussa un gros soupir. —Allons, allons, père Géraud, dit le fermier du Port-Corbeau, les temps sont mauvais pour nos maîtres, mais ça pourra revenir... Et quant à ce qui est de vous, tout le monde sait bien que vous êtes un bon cœur!... Penhoël est riche, après tout!... —Riche?... interrompit l'aubergiste de Redon; si vous saviez!... Les métayers se rapprochèrent curieusement. Mais le vieux Géraud n'en voulait point dire davantage. —C'est moi qui lui ai montré le chemin du manoir! répéta-t-il, comme si cette idée l'eût poursuivi sans cesse; c'est moi!... Écoutez!... avant de monter jusqu'à la ferme, je suis entré tantôt chez Benoît Haligan, qui est bien près de mourir... car tous ceux qui aiment Penhoël s'en vont les uns après les autres!... le pauvre Benoît a le _grolet_[1] sur sa paillasse. Ce n'est pas d'hier qu'il a dit pour la première fois que l'Ange et les deux filles de Jean de Penhoël feraient trois pauvres _belles-de-nuit_, avant le déris de l'hiver qui vient... Il m'a dit encore, poursuivit le père Géraud en baissant la voix davantage, que notre M. Louis reviendrait quelque jour... mais qu'il reviendrait trop tard! [1] Le râle de la mort. Le père Géraud se tut, et il se fit un silence autour de lui. Chacun avait le cœur serré. Cette fête, commencée dans la joie, s'achevait morne et lugubre. La plupart des paysans rassemblés dans l'aire n'avaient pas donné grande attention jusqu'alors aux vagues menaces qui pesaient sur la maison de Penhoël; mais, ce jour-là, personne ne doutait: on sentait en quelque sorte le malheur planer au-dessus du manoir. Les jeunes gars oubliaient de parler d'amour à leurs promises, et le tonneau de cidre, encore plein aux trois quarts, ne couronnait plus de mousse petillante la grande écuelle qui, dans ces sortes d'occasions, faisait si joyeusement d'ordinaire le tour de l'assemblée. Un seul fidèle restait auprès du tonneau, un pauvre diable maigre comme un clou, qui buvait avec acharnement, couché tout de son long dans la poussière. Personne ne daignait lui parler, pas même l'Endormeur, bien que le pauvre diable fût sa vieille connaissance, l'ex-uhlan Bibandier. Bibandier fumait sa pipe en philosophe et semblait se soucier assez peu du mépris général. Il fumait et buvait comme s'il se fût engagé à vider tout seul le grand tonneau de cidre. Dans le groupe rassemblé à la porte de la ferme, ce fut le petit Francin qui rompit le silence. —M. Blaise!... dit-il tout à coup. Le domestique de Robert de Blois s'avançait en effet à pas comptés vers le groupe des paysans. —Eh bien, mes enfants!... cria-t-il de loin, ne boit-on plus à la santé du roi et de M. le maire? Personne ne répondit. Le père Géraud s'était redressé. —Petit Francin, murmura-t-il rapidement, retourne au jardin... Tu viendras nous dire s'il y a du nouveau... Puis il ajouta en se tournant vers les vieux métayers assis à ses côtés: —Vous autres, j'aurai à vous parler après la veillée... Il ne sera pas dit que personne n'a fait un pas ou donné un écu pour sauver Penhoël!... Blaise entrait dans le cercle tenant à la main la grande écuelle pleine. Le petit Francin remontait en courant vers le jardin du manoir. La partie grave de l'assemblée était en ce moment maîtresse du terrain. Les trois demoiselles Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang et les autres membres de la société avaient quitté leurs postes pour envahir le gazon, occupé naguère par les danseurs. L'orchestre chômait. Quelques gens avisés voyaient venir avec effroi le moment où Églantine, Héloïse et Amarante allaient demander leur redoutable guitare, sous prétexte de ranimer la fête. L'espoir secret que nourrissaient ces aimables personnes de faire entendre, savoir: Amarante son ariette, Églantine sa romance, et la jeune Héloïse son grand morceau d'opéra, leur donnait des airs un peu moins revêches et les empêchait surtout d'invectiver trop aigrement les Penhoël, qui abandonnaient ainsi leurs hôtes au beau milieu de la soirée. Il n'y avait plus, en effet, dans le salon de verdure, aucun représentant de la famille. Le maître du manoir était toujours dans son appartement; Madame n'avait point reparu, non plus que l'oncle Jean. Enfin Cyprienne et Diane, qui avaient présidé si longtemps à la danse, s'étaient éclipsées tout à coup et avec une sorte de mystère, puisque leurs cavaliers eux-mêmes les avaient cherchées en vain parmi la foule. Étienne et Roger avaient déserté à leur tour le salon de verdure, pour explorer sans doute les allées du jardin. C'étaient maintenant Robert de Blois et Lola qui, en qualité d'habitants ordinaires du manoir, faisaient les honneurs. Le jardin était illuminé, comme nous l'avons dit, d'un bout à l'autre, et l'on n'y eût pas trouvé un endroit pouvant servir de cachette. Étienne et Roger avaient quitté le bal sans se prévenir mutuellement. Ils se rencontrèrent face à face au détour d'une allée. Étienne était tout pensif. Les cheveux de Roger étaient baignés de sueur. Il s'arrêta, essoufflé, devant le peintre. —Tu ne les as pas rencontrées? lui demanda-t-il vivement. —Non, répliqua Étienne. —Je vais chercher encore, dit Roger qui voulut reprendre sa course. Le jeune peintre l'arrêta. —Tu ne les trouveras pas... dit-il; tandis que tu cherchais à gauche, moi je cherchais à droite... A nous deux nous avons parcouru tout le jardin... Elles n'y sont pas. —Alors où sont elles? —Je ne sais. L'agitation de Roger de Launoy semblait croître à chaque instant. Étienne, au contraire, restait calme, bien que sa voix si gaie d'ordinaire eût un vague accent de tristesse. —Où sont elles?... répéta Roger; mon Dieu, tout cela est bien étrange! —Étrange!... interrompit Étienne en souriant; pourquoi?... Nous doivent-elles compte de leurs actions? —Tu n'aimes pas, toi!... murmura Roger. Le peintre garda le silence; mais sa main serra plus fortement le bras de son ami. —Moi, j'aime, reprit Roger, comme un pauvre fou!... Quand je suis auprès d'elle, je ne sais plus qu'admirer et croire... Son sourire est si pur, et on voit si bien son cœur sur son visage... J'ai honte de mes soupçons. —Tu as donc des soupçons?... demanda tout bas Étienne. Roger baissa les yeux et ne répondit pas tout de suite. —Que sais-je?... s'écria-t-il enfin en appuyant sa main contre son front mouillé de sueur. Je ne suis pas fou, et je ne rêvais pas... j'ai vu... Il hésita. —Qu'as tu vu?... demanda Étienne. Et comme Roger se taisait encore, il ajouta d'un accent triste et lent: —Tu peux parler... j'ai vu, moi aussi, bien des choses! Roger le regarda avec une sorte d'effroi. On eût dit qu'il avait gardé un vague espoir de s'être trompé, et qu'il redoutait par-dessus tout la certitude. —Je ne parle pas de Cyprienne, répondit le peintre; mais Diane a un secret... Il y a longtemps que je le sais. —Et ce secret?... —J'ai confiance, parce que j'aime... Jamais je n'ai cherché à le surprendre. —Oh!... s'écria Roger, parce que j'aime, moi, je me défie!... C'est tout mon bonheur et tout mon espoir!... Si je pensais que Cyprienne en aimât un autre! Il s'arrêta, et reprit avec amertume: —Mon Dieu! cette idée-là me vient souvent... Et comment ne me viendrait-elle pas?... Tu dis que tu as vu bien des choses!... Mais il y a voir et voir... Ce que j'ai vu, moi, est tellement étrange, que j'hésite à le confier même à mon meilleur ami. Et pourtant, poursuivit Roger après avoir attendu une question qui n'était point venue, cela me pèse trop sur le cœur!... Te souviens-tu, Étienne, de cette soirée que nous passâmes à parler d'elles au bord du marais, de l'autre côté de Glénac?... L'heure nous surprit... Quand nous rentrâmes au manoir, le souper était fini depuis longtemps, et tout le monde dormait... Nous le croyions du moins... Nous prîmes chacun sans bruit le chemin de notre chambre. «La lampe du grand corridor était éteinte... Il me semblait entendre devant moi un bruit de pas légers et timides... Je m'avançai les bras tendus, touchant des deux côtés les murs du corridor... «Le bruit avait cessé à mon approche... Je croyais m'être trompé, lorsque je sentis sous mes doigts deux coiffes de toile qui glissèrent au premier contact, et que je ne pus retrouver dans l'ombre. Les pas se faisaient entendre de nouveau, légers et rapides, dans la partie du corridor que je venais de parcourir. On fuyait... mais au moment où ma main s'était refermée, une des coiffes de toile avait laissé son attache entre mes doigts... Et je riais, tout en ouvrant la porte de ma chambre, parce que je me disais: «J'ai là de quoi savoir laquelle des servantes de Penhoël va courir la nuit le guilledou!» «J'allumai ma chandelle, et je reconnus le petit ruban de soie bleu que j'avais vu dans la journée à la coiffe de Cyprienne...» Roger de Launoy se tut, attendant évidemment une parole d'étonnement; mais le peintre ne parla point. Il demeurait pensif et la tête inclinée. —Eh bien?... dit Roger. —Est-ce tout ce que tu as vu? demanda froidement Étienne. Roger était presque désappointé du peu d'effet produit par son histoire. —N'est-ce pas assez?... s'écria-t-il. —Ce n'est rien. —Tu as vu quelque chose de plus extraordinaire? —Tu en jugeras, répondit le peintre. —Alors il faut parler. —Tout à l'heure... continue. —Écoute donc encore, reprit Roger. Quelques jours après, je revenais de Redon à pied... C'était à la hauteur du bourg de Bains, au milieu de la lande... il faisait clair de lune... J'entendais au loin sur la bruyère le galop de deux chevaux... Je ne prenais point garde, et je poursuivais ma route... Au moment où les deux chevaux passaient près de moi lancés à pleine course, je levai la tête... Les deux chevaux étaient montés par des femmes... Je criai: «Diane! Cyprienne!» Nulle voix ne me répondit. Je voulus courir; mais les deux femmes se perdaient déjà dans l'ombre, et le pas de leurs chevaux s'étouffait au loin sur la lande. —Il était tard? demanda Étienne. —Onze heures du soir. —Et ce jour-là, les Pontalès n'étaient-ils pas à Redon?... Roger se frappa le front. —Tu m'y fais songer! s'écria-t-il, les Pontalès étaient à Redon! —Mais était-ce bien elles?... dit le peintre. —Tu vas voir!... Il n'y avait pas possibilité de les rejoindre... Après avoir fait quelques pas en courant comme un fou, je repris le chemin de Penhoël. En arrivant au bac, je demandai au vieux Benoît si quelqu'un avait passé l'eau dans la soirée. «Il me répondit: «—Personne. «Cela me fit grand bien... Je crus avoir rêvé... Pourtant, une fois arrivé au manoir, il me restait des doutes... Au lieu de gagner mon lit tout de suite, je me dirigeai, sans trop avoir la conscience de ce que je faisais, vers la chambre de Diane et de Cyprienne... «Je collai mon oreille à la serrure. On n'entendait aucun bruit. «Elles dorment peut-être, me disais-je... Ma pauvre Cyprienne!... Je suis un misérable fou!... «Et cependant, ma main s'appuyait malgré moi sur le bouton de la porte. La porte s'ouvrit. Je reculai d'abord, effrayé de mon action... «Puis mon regard se glissa dans la chambre. Les rayons de la lune tombaient d'aplomb sur les deux petits lits blancs, qui étaient vides.» —Est-ce tout?... demanda Étienne, tandis que Roger passait le revers de sa main sur son front où perlaient des gouttes de sueur. —Si c'est tout!... murmura Roger; mais que veux-tu de plus? —Je crois en elles... dit le peintre. —Moi aussi! moi aussi! s'écria Roger; je crois en elle... Je l'aime tant!... Quand je la vois sourire à mes côtés, je ne doute plus... Il me semble que j'ai fait un rêve douloureux et impossible... Mais quand je me retrouve seul, face à face avec moi-même, je me souviens, et je souffre!... Bien des fois j'ai été sur le point de parler et d'implorer une explication... mais elle paraissait me deviner... Son regard souriait, se reposait sur moi si calme et si pur!... Je sais bien que je n'oserai jamais l'interroger! Tout en causant, ils marchaient le long des allées du jardin. Ils s'éloignaient d'instinct du salon de verdure, où les hôtes de Penhoël étaient toujours rassemblés. Roger allait la tête basse et l'air consterné; Étienne portait sur son visage qui voulait sourire les traces d'une émotion contenue. Peut-être se faisait-il plus fort qu'il ne l'était réellement. —Ce que tu as vu est étrange, dit-il enfin, ce que j'ai vu est plus étrange encore... Ce mystère qui les entoure, j'aurais pu le percer peut-être... mais je ne l'ai pas voulu... Moi aussi, j'ai rencontré une fois Diane et Cyprienne dans les corridors du manoir au milieu de la nuit... J'étais caché par la saillie d'une embrasure: elles ne m'apercevaient point... Je les vis traverser sans bruit la galerie... Elles dépassèrent ta chambre, la chambre de Penhoël, et je crus qu'elles allaient entrer chez Madame... Mais elles dépassèrent aussi la porte de Madame... Il n'y a rien au delà, sinon l'appartement occupé par M. Robert de Blois. —C'était chez lui qu'elles se rendaient?... demanda Roger vivement. —Je ne sais... répliqua le peintre. La galerie fait un coude... Elles disparurent. —Et tu ne les suivis pas?... —Je ne les suivis pas. —Ce Robert, qu'elles font semblant de mépriser et de détester! murmura Roger de Launoy. —Elles méprisent aussi, elles détestent les deux Pontalès, dit Étienne dont la voix baissa involontairement, et pourtant je les ai vues s'introduire au château après minuit sonné! —Au château de Pontalès?... s'écria Roger stupéfait. —Au château de Pontalès... La nuit était sombre, cette fois, et je ne les aurais pas reconnues si je n'avais entendu la douce voix de Diane sur la lisière de la forêt. «—Aide-moi, disait-elle. «Elles s'approchèrent toutes deux de la muraille du parc. Cyprienne s'appuya des deux mains contre le mur, et, avec son secours, Diane franchit la clôture.» —Après?... fit Roger, dont le souffle haletait. —Je revenais de la Gacilly, à cheval, répliqua le peintre, mon cœur battait et mon front brûlait... Mais je ne suis pas comme toi, Roger, et je n'aurais jamais ouvert la porte de la chambre des filles de Jean de Penhoël... J'enfonçai les éperons dans le ventre de mon cheval, qui m'emporta au travers des taillis... —Oh!... fit Roger; tu n'aimes pas! tu n'aimes pas! —Si Diane de Penhoël n'est pas ma femme, répliqua le peintre, je ne me marierai jamais... Il ne m'arrivait pas souvent autrefois de songer à l'avenir... maintenant j'y pense toujours, parce que l'avenir, c'est elle... Tu es rassuré quand tu les vois sourire, Roger; moi, si un doute pouvait me venir, il me viendrait en ces moments... Mais que de fois, parmi la joie feinte, que de fois j'ai surpris des larmes dans les yeux de Diane!... C'est un cœur vaillant et fort contre la souffrance!... Sous cette frêle beauté de jeune fille, j'ai deviné le courage d'un homme... Ces larmes furtives qui me serrent le cœur, je les bénis et je les admire... Oh! que Diane garde son secret!... Au fond d'une âme comme la sienne, il ne peut y avoir que de nobles élans et de saintes pensées!... La tête de Roger ne se relevait point. Il gardait le silence. —Chacun dans le pays sait cela, reprit le peintre, les plus pauvres comme les plus riches. Il y a un grand malheur sur la maison de Penhoël... Dieu se sert parfois du faible courage d'un enfant pour combattre la force des méchants... Étienne s'interrompit brusquement, et sa voix, qui était lente et rêveuse, se fit brève tout à coup et décidée. —Et puis, que m'importe tout cela? s'écria-t-il. Je faisais un songe charmant... Le réveil est venu... Que Diane soit ceci ou cela, un ange ou une pécheresse, je la verrai demain pour la dernière fois. —Que dis-tu là?... demanda Roger en tressaillant. Ils étaient arrivés sur la terrasse qui bordait la rampe descendante au passage de Port-Corbeau. Ils s'arrêtèrent d'un commun accord, et le peintre s'accouda contre la balustrade de pierre. —Ce matin, reprit-il, M. Robert de Blois, qui paraît être maintenant le maître au manoir, m'a payé mes travaux et m'a fait entendre qu'on n'avait plus besoin de moi. —Mais Penhoël!... s'écria Roger, qui saisit la main de son ami; tu aurais dû voir Penhoël. —J'ai vu Penhoël, répliqua Étienne, dont l'accent mélancolique prit une nuance d'amertume, et je pars demain pour Paris... Au moment où le jeune peintre prononçait ces derniers mots, un faible cri se fit entendre au pied de la terrasse. Les deux amis se penchèrent en même temps sur la balustrade et virent deux formes blanches se glisser entre les châtaigniers des taillis. —Ce sont elles! s'écria Roger. Il voulut s'élancer, mais Étienne le retint de force. —Tu restes..., dit-il; tu es heureux!... Crois-moi, veille sur elles pour les protéger, et non pas pour les épier! IV MÈRE ET FILLE. C'était la chambre de l'ange de Penhoël: un petit lit entouré de rideaux blancs, dont la mousseline transparente laissait voir dans la ruelle une image de la sainte Vierge, ornée d'un laurier-fleur bénit, quelques siéges brodés par Madame et représentant des sujets enfantins et gracieux, de jolies estampes de piété le long des lambris, et dans une bibliothèque mignonne, en bois de rose, des livres du premier âge. Dans ce réduit si frais, à peine pressentait-on la jeune fille. C'était l'enfant qui se montrait encore, l'enfant candide et insouciante. Quelque chose disait que cette couche calme ignorait jusqu'à ces rêves vagues qui bercent, à quinze ans, le sommeil de la vierge. Tout était riant, mais froid. L'enfant se jouait, heureuse, au seuil de la puberté. Elle tardait à naître femme. Et encore ce qui souriait dans cette chambre gentille, ce qui était frais, gracieux, coquet, n'appartenait pas à Blanche toute seule. C'était Marthe de Penhoël qui avait orné avec amour la retraite de son enfant. Elle était redevenue jeune à penser pour sa fille; et si parfois un peu d'espoir consolait la tristesse de sa nuit solitaire, c'est qu'elle songeait qu'entre ces rideaux blancs son doux ange dormait, ignorant à la fois les angoisses du présent et les menaces de l'avenir. Chacun, si malheureux qu'il soit, possède aussi, au fond de son cœur, une sorte d'asile où abriter sa pensée. Il est toujours un coin de l'âme où Dieu clément laisse un rayon d'espoir. Marthe de Penhoël souffrait. Autour d'elle, les menaces s'accumulaient. Son pauvre cœur, blessé depuis des années, saignait. Pour elle, le passé n'avait que des regrets amers, le présent que navrant martyre, l'avenir... hélas! il y avait là de si cruelles tortures, que mieux valait fermer les yeux, et attendre comme le condamné à qui la suprême pitié de la loi met un bandeau sur la vue... C'était quelques instants après l'accident qui avait troublé le bal, au salon de verdure. Le bon oncle Jean, Madame et Blanche venaient d'arriver dans la chambre de cette dernière. Blanche était pâle encore, et semblait prête à perdre de nouveau ses sens. Madame, qui l'avait assise dans une bergère, l'entourait de ses bras. La pauvre femme essayait de sourire, mais il y avait sur son visage un découragement mortel. L'oncle Jean s'était arrêté au seuil de la porte. L'effort qu'il avait fait pour soutenir la jeune fille avait ramené sur sa joue les mèches légères et blanches de sa chevelure. La mélancolie douce, qui était d'ordinaire sur ses traits, faisait place à une profonde désolation. Il regardait les deux femmes, et ses yeux étaient humides. L'évanouissement tout seul ne pouvait avoir produit ces émotions poignantes, et derrière le hasard de cet événement, il devait y avoir bien d'autres douleurs anciennes et cachées. Blanche renversait sur le dos de la bergère sa tête charmante, dont les contours délicats et purs semblaient taillés dans de l'albâtre. —Ce ne sera rien..., murmura Madame d'une voix qui voulait être gaie, mais où se devinaient les sanglots contenus; où souffres-tu, ma pauvre enfant?... Blanche porta sa main à sa ceinture. —J'étouffe!... dit-elle. Sous le sourire forcé de Madame, il y eut un tressaillement d'angoisse. Elle répéta pourtant d'un accent morne et brisé. —Ce ne sera rien!... Puis elle se tourna vers l'oncle Jean qui s'appuyait, immobile, au montant de la porte, et lui fit signe de se retirer. Le vieillard sortit aussitôt sans mot dire. A travers la porte refermée, on entendit un instant le bruit de ses sabots dans le corridor. Il allait d'un pas lent et la tête courbée. Quand il passait devant l'une des fenêtres, et que les lumières répandues dans le jardin arrivaient jusqu'à lui, on aurait pu le voir presser son front de ses deux mains tremblantes. Blanche était seule avec sa mère. Ce n'était pas à cause de la présence de l'oncle que Madame se forçait à sourire, car son regard devint plus caressant encore. —Soulève-toi un peu, murmura-t-elle; ta robe est peut-être trop serrée. —Oh! non..., dit l'Ange; tu sais bien, mère, qu'on a élargi ma robe il y a quelques jours... —Qu'importe! si tu souffres. —Ce n'est pas cela, ce n'est pas cela, répliqua la jeune fille, qui se révoltait naïvement contre l'évidence; je grandis, bonne mère... mais en quatre jours ma taille n'a pas pu changer... N'as-tu point eu cette maladie quand tu étais jeune fille? La paupière de Madame se baissa; elle ne répondit point. —Mon Dieu! reprit Blanche en appuyant ses deux mains contre sa poitrine oppressée, je crois que tu as raison, mère... mon corset m'étouffe!... Si cela continue, il faudra me faire faire des robes à cœur comme madame l'adjointe... Je suis bien malheureuse! —Petite folle! dit Madame, il faut bien souffrir un peu pour devenir une grande et belle demoiselle. —Mes cousines Diane et Cyprienne sont grandes... elles sont bien jolies... et je ne les ai jamais vues souffrir ainsi... —C'est que tu ne te souviens pas, ma pauvre Blanche! La jeune fille poussa un soupir où son enfantine coquetterie avait plus de part que les élancements de son mal. Elle fit effort pour se soulever à demi, et Madame, passant derrière elle, détacha les agrafes de sa robe. Dans cette position où elle ne pouvait être vue, Marthe de Penhoël ne se contraignit plus. Ce sourire, retenu péniblement, qui éclairait naguère sa figure, faisait place à une tristesse morne et découragée. La robe de Blanche portait en effet les traces du travail de la couturière; mais ce n'était pas une fois seulement, comme elle le croyait, qu'on avait élargi sa robe. Trois plis manquaient derrière son corsage, trois plis, défaits un à un, et les deux premiers à son insu, par la propre main de sa mère. Les agrafes, détachées, laissaient voir maintenant le corset. Entre les baleines du corset, il y avait un large espace vide. —Fais vite, mère... j'étouffe..., murmurait l'Ange dont la respiration devenait de plus en plus pénible. Les doigts de Madame tremblaient, tandis qu'elle cherchait à débrouiller le nœud du lacet. —Vite! oh! vite! je t'en prie..., disait la jeune fille haletante. Les mains de Madame, maladroites et comme engourdies, serraient le nœud au lieu de le lâcher. Plus elle s'efforçait, plus le filet de soie s'enchevêtrait en des nœuds nouveaux et inextricables. Elle saisit une paire de ciseaux sur la cheminée et trancha le lacet. Les flancs de l'Ange bondirent, débarrassés de la pression qui les étranglait. Elle poussa un cri de bien-être. Le corset, détendu, s'était retiré à droite et à gauche, et cachait maintenant ses baleines jusque sous l'étoffe de sa robe. —Oh! tu avais raison, mère, dit Blanche soulagée tout à coup; c'était ce vilain corset qui me faisait souffrir... Il me semble, à présent, que je suis dans le paradis! Elle respirait avec délices. L'œil de Madame se fixait avidement sur les reins de sa fille, où les plis de la chemise demeuraient aplatis et collés en quelque sorte à la chair, endolorie par la récente pression des baleines. Puis son regard mesura l'écartement des deux parties du corset, comme si elle eût voulu se rendre compte de la force soudaine qui les avait séparées. Tout à l'heure, lorsque sa robe était encore agrafée, Blanche gardait la taille d'une jeune fille; mais cette apparence de juvénile finesse était due tout entière au moule élastique qui modelait ses reins. Le moule était brisé; la taille de Blanche apparaissait déformée. Les yeux de Madame se levèrent au ciel; une larme roula sur sa joue. On eût dit qu'une pensée odieuse et toujours combattue entrait malgré elle dans son âme. —Que fais-tu donc là, mère?... demanda Blanche. Madame essuya vivement sa paupière humide, et sépara doucement les beaux cheveux blonds de l'Ange pour lui mettre sur le front un baiser, rempli d'ardent amour. —Je te disais bien, ma fille, murmura-t-elle, que ce ne serait rien... Les jeunes filles ont comme cela des malaises étranges... Il n'y faut plus songer. Blanche lui rendait ses caresses, et disait: —Bonne mère!... c'est toi, toujours toi qui me guéris et me consoles!... Sans toi, quand ces souffrances me prennent, j'aurais peur de mourir! —Mourir!... répéta Marthe de Penhoël, qui s'assit auprès d'elle et l'attira sur ses genoux. —Si tu savais!... reprit l'Ange; autrefois, durant ma petite enfance, j'étais souvent malade... mais cela ne ressemblait point à ce que j'éprouve aujourd'hui... Tout à coup quelque chose tressaille en moi: mon souffle s'arrête et le cœur me manque... Elle s'arrêta pour cacher sa tête charmante dans le sein de sa mère, et ajouta tout bas: —Oh! quelquefois j'ai peur... grand'peur! Le regard de Madame se perdait dans le vide. Les paroles de l'Ange glissaient sur son esprit inattentif. Elle n'écoutait pas. Pendant le court silence qui suivit, le rouge et la pâleur se succédèrent plusieurs fois sur sa joue. A deux ou trois reprises, elle ouvrit la bouche comme si une question se fût pressée sur sa lèvre. Elle n'osait pas. Au bout de quelques secondes, elle serra sa fille contre sa poitrine avec une sorte de brusquerie. Un effort soudain qu'elle fit sur elle-même donna une apparence de gaieté vive à sa physionomie. —Causons!... dit-elle. Te voilà comme autrefois sur mes genoux, Blanche!... Te souviens-tu que tu aimais à t'endormir ainsi tous les soirs? —On est si bien auprès de ton cœur!... murmura l'Ange en fermant ses paupières à demi, et en reposant sa prunelle limpide sur les yeux de sa mère. —Avant de t'endormir, poursuivit Madame, tu me disais tout ce que tu avais fait dans la journée... En ce temps-là, tu n'avais pas de secret pour moi... —En ai-je donc à présent?... demanda Blanche étonnée. L'hésitation de Madame devint plus forte. Évidemment, elle voulait interroger, et quelque scrupule arrêtait ses questions au passage. —Je ne sais..., dit-elle pourtant; les jeunes filles aiment à faire du mystère... —Moi j'aime à être auprès de toi, interrompit l'Ange qui souriait, candide comme la Vérité même; j'aime à te montrer mon âme... Je ne pourrais pas plus te cacher ma conscience qu'à Dieu. Cette fois, ce fut une vraie joie qui brilla sur le visage de Marthe de Penhoël. Elle poursuivit en tenant sa bouche contre la joue de Blanche et en coupant chaque parole par un baiser: —Je te crois... Est-ce qu'il pourrait en être autrement?... Ne sais-tu pas combien je t'aime?... Et cependant... Elle s'interrompit... un nuage avait passé déjà sur sa joie. —Et cependant?... répéta Blanche en se jouant. «Mon Dieu! mon Dieu! pensait Madame dont la sérénité d'emprunt cachait mal son angoisse revenue; faites que je me sois trompée, et doublez le fardeau de mes autres douleurs!...» —Je voulais dire, reprit-elle tout haut, qu'il n'y a pas de ta faute, ma pauvre Blanche... Les enfants ne savent pas voir clair au fond de leur propre cœur... Je me souviens du temps où j'étais à ton âge... —Que tu devais être belle et aimée!... murmura Blanche, qui regardait Madame avec l'admiration de son amour filial. —J'étais comme toi, Blanche, moins jolie que toi, et j'avais perdu ma mère... Oh! il me semble que si j'avais eu ma mère auprès de moi comme tu as la tienne, ma pauvre enfant chérie... il me semble que ma vie eût été autrement... Mais que vais-je dire là? se reprit-elle en retrouvant dans son courage la force de sourire encore; je te ferais croire que je suis malheureuse! Blanche, qui s'était redressée un instant avec inquiétude, posa de nouveau sa tête paresseuse sur le sein de sa mère. En ce moment où sa souffrance faisait trêve, elle subissait l'effet des fatigues de la journée. Ses paupières battaient appesanties, et le sommeil effleurait déjà son beau front. Madame voyait cela, et pourtant elle ne pouvait réussir à formuler enfin la question qui était toujours sur sa lèvre. Pour quiconque aurait pu observer à nu cette âme brisée par une suprême angoisse, la scène, si calme en apparence, aurait pris un caractère terrible et à la fois souverainement touchant. Sur cette douce enfant qui s'endormait, souriante, il y avait une fatalité mystérieuse. Madame avait deviné un secret funeste, une chose cruelle, inattendue, accablante, une chose extraordinaire jusqu'à paraître impossible. Mais dans le passé de Marthe de Penhoël, il y avait un mystère du même genre, qui la faisait crédule, et pouvait lui donner foi à l'impossibilité... Elle avait douté d'abord, cependant. Comment ne pas douter en face de cette pure et radieuse innocence? La candeur de l'Ange parlait en quelque sorte plus haut que l'évidence elle-même. Dès que venait le doute bienfaisant, Madame l'accueillait avec ardeur. Elle espérait; ses craintes lui paraissaient alors insensées. Puis ses propres souvenirs revenant en aide à l'évidence, elle croyait de nouveau et retombait au plus profond de son découragement... Et, depuis quelques jours, sa vie se passait en ces alternatives. Toutes ses autres souffrances faisaient trêve; toutes ses autres craintes se taisaient... En ce moment, l'évidence reprenait ses droits. Marthe de Penhoël venait de voir et de toucher, pour ainsi dire. Mais, au-devant de la vérité dure et implacable, se plaçait le tranquille visage de l'enfant; ce front calme était comme le miroir sans tache où se reflétait une âme ignorante de tout mal. La question qui se pressait depuis si longtemps sur la lèvre de Madame aurait mis fin sans doute à son incertitude, mais Madame ne trouvait point de paroles pour la formuler à son gré. La pudeur des mères est, entre toutes les pudeurs, la plus délicate et la plus timide. Et parfois, en interrogeant, on enseigne... Marthe cherchait. Les beaux yeux bleus de l'Ange disparaissaient presque sous ses paupières alourdies. —Ne vas-tu pas retourner à la danse?... demanda tout à coup Madame, qui affecta un redoublement de gaieté. En même temps, elle ouvrit ses bras comme pour inviter Blanche à se lever. La jeune fille s'appuya, plus paresseuse, contre le sein de sa mère. —Je suis si lasse!... murmura-t-elle. —Autrefois, quand il s'agissait d'un bal, tu avais beau être lasse, tu ne le disais pas!... —J'étais une enfant!... répliqua Blanche. —Cela ne t'amuse donc plus? Blanche rouvrit à demi les yeux. —Oh! si... toujours! répondit-elle. —Parmi les jeunes gens qui sont à Penhoël, reprit Madame dont la voix trembla légèrement, quoi qu'elle pût faire, lequel aimes-tu le mieux? Blanche ne répondit pas tout de suite; puis elle répéta lentement: —Parmi ceux qui sont à Penhoël?... —Oui. —Je ne sais pas... Madame prenait courage, à mesure qu'elle avançait dans cet interrogatoire, entamé avec tant de crainte. —Voyons! poursuivit-elle, est-ce Roger de Launoy? —J'aime bien Roger. —Est-ce Étienne Moreau? —Il est bon... mais... —Est-ce M. Alain de Pontalès? —Non... Il a l'air orgueilleux et méchant. —Est-ce M. Robert de Blois? demanda encore Madame en baissant la voix involontairement. Blanche rouvrit les yeux tout à fait, et la regarda d'un air étonné. —Oh!... fit-elle avec reproche; quelle idée!... M. Robert de Blois! Madame respira et la baisa. Un instant encore, elle oublia le récent témoignage de ses yeux. —Eh bien! reprit-elle entre deux caresses, tu ne veux pas me dire qui tu aimes le mieux? —Celui que j'aime le mieux n'est pas à Penhoël, répondit l'Ange dont la joue devint toute rose; depuis que mon cousin Vincent est sur la mer, je pense à lui souvent et je le regrette... J'ai bien tort de le regretter, ajouta-t-elle d'un air fâché, car il ne m'a pas même dit adieu avant de partir!... Madame était devenue tout à coup rêveuse; ses soupçons ne s'étaient jamais portés de ce côté. Ses souvenirs, éveillés brusquement, lui montrèrent la pâle figure de Vincent avec ses grands yeux toujours fixés sur Blanche. Un instant, elle demeura muette et le cœur serré. —Vincent!... murmura-t-elle sans savoir qu'elle parlait. T'es-tu trouvée quelquefois seule avec lui, ma fille? Blanche se prit à rire. —Je me trouvais seule avec lui tous les jours, répondit-elle. —Tous les jours!... répéta machinalement Marthe de Penhoël. Et te disait-il parfois qu'il t'aimait, Blanche? —Il n'osait pas... —Il ne te l'a jamais dit? —Jamais. Un instant, Madame avait entrevu l'explication du mystère, mais le mystère devenait plus impénétrable que jamais, car Blanche ne pouvait pas mentir. Et à mesure que l'interrogatoire avançait, Madame sentait mieux la difficulté de le pousser plus loin. Jusqu'alors, Blanche n'avait rien deviné des motifs qui dictaient ces questions, faites sur un ton de gaieté légère; mais un mot de plus allait peut-être la mettre en éveil. Et pourtant il fallait savoir... —Pauvre Vincent! dit Madame cherchant une transition au hasard; voilà bien longtemps que nous n'avons eu de ses nouvelles! —Oh! oui, soupira Blanche; cinq mois!... c'est bien long! Elle avait compté les mois. Madame l'examina à la dérobée. Son joli visage restait tranquille et s'imprégnait à peine d'une légère teinte de mélancolie. On ne pouvait point s'y tromper, si le cœur de Blanche battait plus doucement au nom de Vincent de Penhoël, c'était une préférence d'enfant, une tendresse naïve et insouciante. Cela pouvait changer plus tard et devenir un autre sentiment; mais ce n'était pas encore de l'amour. —Tu vois bien, dit Madame en passant ses doigts parmi les ondes soyeuses des cheveux de l'Ange, tu avais un secret que je ne savais pas!... —Si j'avais su que c'était un secret, répondit Blanche que reprenait le sommeil, je te l'aurais confié bien vite. Madame hésita encore une fois; puis un incarnat léger vint teindre sa joue, tandis qu'elle murmurait cette dernière question: —Et d'autres que Vincent ne t'ont-ils pas dit qu'ils t'aimaient? —Si d'autres que Vincent me l'avaient dit, répliqua Blanche, je me serais fâchée. —De sorte que tu n'as pas d'autre secret? —Non, mère. Les yeux de l'Ange s'étaient fermés tout à fait. Les regards de Madame tombaient sur elle, plus tendres et plus maternels, tandis qu'elle la berçait doucement contre son cœur, comme un enfant qu'on veut endormir. Pendant quelques secondes que dura le silence, la pensée de Marthe de Penhoël sommeilla au contact du sommeil de sa fille. Elle retardait le plus qu'elle pouvait, la pauvre femme, le réveil trop prochain de sa conscience. —Mère, balbutia Blanche sans ouvrir les yeux et de cette voix lente des gens qui s'endorment, je me suis trompée... J'ai un secret... je vais te le dire... je ne sais pas pourquoi je ne te l'ai pas dit plus tôt... C'était vers le printemps de cette année... Il faisait chaud comme aujourd'hui et je m'étais endormie, vers le soir, dans le berceau qui est au bout du jardin... M'écoutes-tu, mère?... Madame s'était redressée inquiète, attentive. Elle ne répondit à la demande de l'enfant que par la pression plus forte de ses bras. Blanche poursuivit: —Je fis un rêve bien effrayant, va!... Il me semblait qu'il y avait un homme là, près de moi, qui me serrait de toute sa force contre sa poitrine... J'étouffais... je sentais son souffle brûlant sur ma bouche... M'écoutes-tu, mère?... La pâleur de Marthe de Penhoël était devenue livide; ses yeux grands ouverts et fixes exprimaient une angoisse profonde. L'enfant poursuivait de sa voix paresseuse et tranquille: —C'est drôle les rêves!... Je savais bien que je dormais... et pourtant, je ne pouvais pas m'éveiller... Il se passait en moi quelque chose d'étrange, et je n'ai jamais rien éprouvé de semblable, ni auparavant, ni depuis... Mais voilà qui est plus étrange encore!... Quand je m'éveillai enfin, je ne saurais trop dire si c'était la suite de mon rêve... je crus voir véritablement un homme qui s'enfuyait sous la charmille... —Et tu le reconnus?... demanda Marthe d'une voix sourde. —Non... seulement, comme je retournais au château, je rencontrai sur mon chemin M. Robert de Blois... —Robert de Blois!... répéta Madame, dont l'œil étincela d'un feu sombre. —C'est étonnant, n'est-ce pas? dit encore Blanche, dont la paupière s'ouvrit à demi pour se fermer aussitôt. Son souffle se fit entendre régulier et plus bruyant. Elle dormait. Mais elle en avait dit assez; Marthe de Penhoël n'avait plus rien à apprendre. Un instant elle demeura comme atterrée; puis, par un mouvement instinctif et violent, sa main tremblante tâta et pressa les flancs de l'Ange qui gémit dans son sommeil. —Perdue!... dit-elle prononçant pour la première fois ce mot qui était depuis si longtemps au fond de sa pensée; perdue comme moi!... innocente comme moi!... Qu'ai-je fait, mon Dieu! pour être punie jusque dans mon enfant? Elle souleva l'Ange entre ses bras et l'étendit, toujours endormie, sur le lit. Puis elle se laissa choir dans un fauteuil et couvrit son visage de ses deux mains. Elle demeura longtemps ainsi. Ses yeux étaient secs et brûlants, des sanglots déchiraient sa poitrine. —Mon Dieu!... mon Dieu!... prononça-t-elle enfin d'une voix étouffée; il y a bien longtemps que je souffre!... Vous m'avez pris mon bonheur dès le jour de ma jeunesse, et je n'ai point murmuré!... J'ai vu votre main s'appesantir sur la maison de Penhoël; j'ai vu l'étrangère s'asseoir à ma place; j'ai senti la mortelle menace suspendue au-dessus de ma tête, et je n'ai point murmuré encore!... Mais ma fille, mon Dieu! ma fille!... Ses larmes jaillirent au travers de ses doigts... —Ma fille, répéta-t-elle avec égarement; contre ce dernier coup je suis trop faible!... Ayez pitié de moi, mon Dieu, car je suis une pauvre abandonnée... Pas une voix amie pour me consoler!... pas une main pour me défendre!... Il lui sembla, en ce moment, qu'un double soupir répondait à sa plainte. Elle ouvrit les yeux. Cyprienne et Diane, à genoux à ses côtés, couvraient ses deux mains de baisers. V DIANE ET CYPRIENNE. Au manoir de Penhoël, Cyprienne et Diane n'étaient pas traitées tout à fait comme les filles de la maison. Elles étaient bien de la famille, mais on laissait entre elles et leur cousine Blanche une distance si grande, qu'elles ne pouvaient point se croire placées sur le même degré de l'échelle sociale. Blanche était l'héritière, la véritable mademoiselle de Penhoël. Bien rarement désignait-on par ce titre les deux filles de l'oncle Jean, que les paysans nommaient les petites demoiselles, et la _société_ simplement _les petites_. L'oncle Jean lui-même avait contribué à trancher plus profondément la ligne qui séparait ses filles de leur cousine. Dès leur enfance, il les avait habituées à regarder le berceau de Blanche avec une sorte de respect. Il n'avait point voulu qu'elles s'habillassent comme Blanche, et jamais il ne leur avait permis de porter d'autre costume que celui des paysannes du Morbihan. Il y avait bien longtemps que l'oncle Jean vivait à la charge de ses parents de la branche aînée. Autrefois, dans sa jeunesse, il avait porté l'épée et il avait été, disait-on, un fier soldat; mais tandis qu'il se battait à l'autre bout de la France, les gens trop zélés qui représentaient la république dans le district de Redon vendaient à l'encan son modeste héritage. Quand il était revenu au pays, il avait trouvé un asile chez le vieux commandant de Penhoël, père de Louis et de René. Depuis lors, il n'avait plus quitté le manoir. C'était un cœur bon et tendre, possédant d'instinct toutes les délicatesses. Le souvenir reconnaissant du bienfait était en lui une religion. Il donna la première place de ses affections aux deux fils de son bienfaiteur. Et s'il leur fit une part inégale, ce fut à son insu et malgré lui. Louis avait une âme si grande et si noble! Son absence laissait un vide si profond dans le cœur de tous ceux qui l'avaient connu!... Avant d'être soldat, l'oncle Jean avait été un pauvre jeune gentilhomme, à peine plus riche que l'unique fermier de son père. Il ne savait pas grand'chose, et la seule éducation qu'il avait pu donner à ses filles se réduisait à ce double principe, règle fondamentale de sa propre vie: _Adorez Dieu; aimez Penhoël!_ Cyprienne et Diane aimaient Penhoël comme elles adoraient Dieu. C'était un dévouement passionné, inaltérable, sans bornes, qui avait ses racines aux premiers jours de leur enfance et qui, à mesure que s'écoulaient les années, grandissait, loin de faiblir. Tout ce qui portait le nom de Penhoël leur était cher et sacré. Elles respectaient le maître, tout en connaissant mieux que personne les misères de sa nature et les fautes de sa vie; elles avaient pour Blanche une tendresse protectrice et comme maternelle. Quant à Madame, elles allaient bien au delà des prescriptions de leur père; elles l'adoraient à l'égal de Dieu. Madame semblait bien loin de répondre par une tendresse égale à l'amour expansif et à la fois respectueux que lui portaient Cyprienne et Diane. Elle était bonne et douce pour elles comme pour tout le monde: voilà tout. Et même un observateur clairvoyant aurait pu distinguer chez elle, vis-à-vis des deux jeunes filles, une nuance de froideur qui n'était point dans sa nature. Cela était d'autant plus étrange que Marthe traitait l'oncle Jean comme un père, et prenait à tâche de le dédommager des brusqueries souvent brutales du maître de Penhoël. Mais Marthe avait pour sa fille un amour exclusif sans doute. En ce cœur plein il ne restait plus de place pour un sentiment secondaire. Diane et Cyprienne ne se plaignaient point. C'étaient toujours le même empressement et la même ardeur. On eût dit parfois, tant elles gardaient de courage à aimer Madame, malgré sa froideur inflexible, on eût dit qu'elles pensaient que cette froideur était feinte. Elles avaient à peine connu leur mère, qui était morte peu de temps après leur naissance. Enfants, elles avaient été libres et même un peu abandonnées; jeunes filles, elles étaient libres encore. Personne, au manoir, ne s'avisait de contrôler leurs actions. L'oncle Jean avait en elles une pleine confiance. Le maître de Penhoël n'exigeait rien d'elles sinon parfois, le soir, à des intervalles de plus en plus rares, quelques-unes de ces anciennes chansons bretonnes qu'elles disaient en s'accompagnant de leurs harpes. Madame semblait affecter de ne leur demander jamais compte de leur conduite. Elles allaient et venaient, toujours seules, ou en compagnie d'Étienne et de Roger, qui passaient leurs jours à les poursuivre et qui ne les trouvaient pas toujours, car l'existence de Diane et de Cyprienne avait son côté mystérieux. Elles n'avaient point de compagne de leur âge. Rien ne les appelait ici plutôt que là; rien ne les retenait au manoir, si ce n'est le désir de faire compagnie à Blanche, qui les aimait tendrement pour tout l'amour qu'elles lui témoignaient. Elles étaient les idoles des bonnes gens du pays, entre Redon et Carentoir. On aimait Blanche, mais il y avait trop de respect dans la tendresse qu'on lui portait. On ne la voyait pas assez souvent ni d'assez près, tandis qu'il ne se passait guère de journée sans que les gens des villages voisins eussent occasion de saluer Diane et Cyprienne. Et Dieu sait qu'ils les saluaient de bon cœur, les chères filles, malgré leur costume de paysanne. On les rencontrait le jour; et quelques-uns disaient que, la nuit aussi, quand la lumière de la lune glissait, pâle, sur la lande solitaire... Mais c'étaient là des contes de veillées, où le fantastique et l'impossible entraient à forte dose. Ce qui était bien certain, c'est qu'elles étaient bonnes comme leur père, le meilleur des hommes, et comme leur défunte mère, dont tout le monde se souvenait; c'est qu'elles étaient plus jolies que les anges qu'on voyait sourire dans les tableaux de la paroisse; c'est qu'enfin elles ressemblaient, au dire des vieillards, à ce fils aîné de Penhoël, beau et vaillant comme les héros des traditions antiques. En revanche, Cyprienne et Diane n'avaient point su trouver grâce auprès de la _société_. Le chevalier et la chevalière de Kerbichel, les trois vicomtes, madame veuve Claire Lebinihic, les demoiselles Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang, leur jeune frère Numa et autres notables les tenaient au plus bas de leurs dédains. La Romance, l'Ariette et la Cavatine déclaraient, à qui voulait les entendre, que ces petites mendiantes, n'ayant ni sou ni maille, étaient la honte du pays. Elles dansaient comme des effrontées avec leurs jupes de cinq sous et leurs bonnets ronds! Elles montaient à cheval et galopaient comme des garçons! Elles raclaient de la harpe, enfin, à la grâce de Dieu, et criaillaient de vieilles, vieilles chansons d'avant le déluge! Haine d'artistes... Les deux sœurs en avaient soulevé de plus graves qui se taisaient et qui attendaient. L'homme de loi le Hivain, surnommé Macrocéphale, les abhorrait pour cause; M. Robert de Blois et son domestique Blaise les détestaient cordialement; il n'y avait pas jusqu'au puissant marquis de Pontalès qui n'eût contre elles une aversion bien décidée. De tout cela elles ne s'inquiétaient point trop en apparence. Elles continuaient leur vie solitaire, et qu'on aurait pu croire occupée à quelque œuvre mystérieuse, si la frivolité de leur âge et leur inaltérable gaieté n'avaient repoussé bien loin ce soupçon. On les voyait, en effet, toujours joyeuses, comme si leur conscience eût souri sur la sereine beauté de leurs jeunes visages. Étienne seul et Roger avaient pu voir parfois, en des occasions bien rares, leurs fronts soucieux... Elles avaient alors à peu près dix-huit ans. Toutes deux étaient de ces natures qu'il faut expliquer, parce qu'on ne les devine point. Malgré leur extrême jeunesse, elles portaient un masque attaché solidement. Ce masque, c'était leur gaieté même. Au temps où nous les avons vues, dans le salon de Penhoël, poursuivre avec Roger de Launoy leur causette enfantine, leur gaieté vive et franche n'avait rien d'emprunté. La famille était heureuse alors. Madame avait bien quelque peine cachée; le maître montrait bien parfois des inquiétudes et des soupçons inexplicables, mais, en somme, le seul mal que connussent les hôtes du manoir était l'ennui monotone et austère. Maintenant tout avait bien changé! A ce calme plat de la vie campagnarde, où l'existence est une longue apathie et où l'on arrive à la vieillesse avant d'avoir vécu, avait succédé comme une sourde tempête. Au dehors, il n'en paraissait trop rien. C'est à peine si quelques symptômes vagues laissaient deviner aux bonnes gens d'alentour la mortelle fièvre qui minait la race de Penhoël. Au dedans même, tous ne comprenaient pas également la gravité du mal. Mais Cyprienne et Diane avaient surpris, par hasard d'abord, puis par l'effet de leur volonté, des secrets terribles. Elles voyaient, engagée auprès d'elles, une lutte ténébreuse dont le résultat devait être la ruine et le déshonneur de Penhoël... D'un côté se réunissaient, ligués par l'intérêt, Robert de Blois, maître le Hivain, le vieux marquis de Pontalès et d'autres alliés subalternes, tous gens actifs et âpres à la curée, tous habiles, audacieux et forts des avantages déjà remportés. De l'autre, le maître de Penhoël et Madame. Le maître n'avait jamais été un esprit bien robuste; mais ces trois années pesaient sur lui comme un demi-siècle. Il n'était plus que l'ombre de lui-même. Le peu d'énergie qu'il avait autrefois s'était usée par le découragement et aussi par des habitudes d'ivresse, où il s'était jeté lâchement, comme en un refuge contre l'amertume de ses pensées. Marthe de Penhoël était, au contraire, un cœur haut et vaillant. Au premier moment, elle s'était placée de front entre le maître et ses ennemis; mais, à un instant donné, un coup mystérieux avait soudainement brisé sa résistance. On eût dit que son courage était tombé devant quelque talisman irrésistible. Elle ne se défendait plus. De sorte que les coups des ennemis ligués contre Penhoël tombaient sur un adversaire sans armes. La ruine avançait, avançait... Il était même étrange que le combat pût durer encore, et la chute de la maison de Penhoël eût été consommée depuis longtemps si une main mystérieuse, inconnue également aux vainqueurs et aux vaincus, n'était venue retarder plus d'une fois le dénoûment fatal du drame. Cyprienne et Diane s'évertuaient dans l'ombre. Elles étaient jeunes, isolées; elles ignoraient la vie; mais, sous leur beauté gracieuse, il y avait un courage viril. Elles travaillaient, infatigables et alertes, à une tâche qui eût épouvanté des hommes forts. Elles devinaient la haine qui s'envenimait autour d'elles; les conseils ne leur avaient point manqué; car une voix prophétique, en qui elles avaient confiance, leur avait souvent dit que la mort était au bout de ce combat désespéré. La mort pour elles, si jeunes, si charmantes! Pour elles, qui commençaient à aimer!... Elles allaient foulant aux pieds toutes craintes. Parfois,—quelle jeune fille n'a ses heures où le rêve chéri vient caresser l'âme et l'amollir?—parfois Diane entrevoyait l'avenir bien heureux avec Étienne, Cyprienne avec Roger; la faiblesse de la femme prenait le dessus durant un instant; une larme glissait entre les cils baissés de leurs beaux yeux. Mais cela durait peu; elles s'embrassaient silencieusement, et ce baiser voulait dire: «Pauvre sœur, tu es comme moi, tu l'aimes, et tu n'auras pas le temps d'être à lui.» Vous les eussiez vues alors, muettes et pensives, les bras entrelacés, la tête inclinée... Quand elles se redressaient, il y avait sur leurs fronts d'enfants une intrépidité calme et sereine. Elles s'étaient comprises; il fallait combattre et combattre seules, car elles aimaient déjà trop pour mêler Roger ou Étienne à ces sourdes batailles où il s'agissait de mort. Et, eussent-elles aimé cent fois davantage, l'idée ne leur serait point venue d'abandonner la tâche commencée. D'ailleurs, il y avait des moments où elles espéraient la victoire. Et que de joie alors! Avoir sauvé le maître qui avait été bon pour leur enfance et qui donnait sa maison à leur vieux père sans asile! Avoir sauvé Madame qui se mourait à souffrir d'une angoisse inconnue, Madame, leur profond et tendre amour! Avoir sauvé Blanche enfin, la pauvre enfant, le doux ange de Penhoël, sur qui planait aussi la menace commune! Quand ces espoirs venaient, elles ne voyaient plus le monceau d'obstacles qu'il fallait soulever, et leur cœur, ivre, bondissait d'allégresse par avance. C'était cela qui les soutenait. Le courage, si grand qu'on pût le supposer, n'aurait point suffi; il fallait les illusions et l'espérance. Et ici leur ignorance complète de la vie, et la simplicité qui leur montrait au loin une route ouverte au travers de l'impossible, étaient puissamment aidées par la nature romanesque de leur esprit. Tout, depuis leur enfance, avait accru cette prédisposition qu'elles avaient à compter avec le merveilleux. Elles étaient de ce pays où les traditions sont de beaux contes de fées, et où les imaginations tristes et poétiques tâchent sans cesse à soulever le voile qui recouvre les choses surnaturelles. Leurs premières nuits avaient été bercées par ces étranges récits qui épouvantent et charment les chaumières bretonnes. Nul enseignement raisonné n'avait arraché ces germes qui, au contraire, avaient grandi dans la libre solitude où s'était passée leur enfance. Elles avaient appris à lire dans les vieux livres de la bibliothèque du manoir, qui se composait presque entièrement d'anciens poëmes et de romans oubliés dans la poudre. Benoît Haligan les avait tenues bien souvent sur ses genoux, toutes petites qu'elles étaient, et leur avait récité, avec sa voix profonde et son mélancolique sourire, les étranges légendes qui emplissaient sa mémoire. Enfin, il n'y avait pas jusqu'au souvenir vivace, laissé dans le pays par leur oncle, l'aîné de Penhoël, qui n'eût affecté bizarrement leurs jeunes esprits. On parlait de sa disparition mystérieuse, et l'on en parlait sans cesse. Pour Diane et Cyprienne, c'était là encore un roman, mais un roman réel qui les touchait de près, et leur servait de pont, en quelque sorte, pour arriver à croire tout ce que disaient les vieux livres de la bibliothèque. A mesure que les années étaient venues, leur foi s'était néanmoins modifiée. L'élément intelligent et juste qui était en elles avait fait peu à peu la part de l'impossible et de l'absurde, mais l'amour du merveilleux avait surnagé. Et par un singulier travail de leur pensée, cette tendance, désormais indestructible en elles, s'était détournée des vieilles fables pour arranger miraculeusement le présent inconnu. Il était un lieu au monde qui leur apparaissait de loin, environné d'un radieux prestige. Elles y rêvaient la nuit et le jour. Elles le voyaient à travers ce prisme féerique qui montrait jadis aux crédules matelots de l'Espagne les prodiges de l'Eldorado. Ce lieu, c'était Paris. On ne saurait dire précisément d'où leur étaient venues les idées qu'elles se faisaient de Paris. Elles les avaient prises çà et là, récoltant d'un côté un renseignement, de l'autre un mensonge. Elles avaient écouté d'abord les bonnes gens des environs, pour qui la grande ville était un pays plus lointain et plus invraisemblable que l'Amérique, au temps de Christophe Colomb. Elles avaient interrogé la bibliothèque, dont les bouquins, un peu plus avancés, leur fournissaient des détails tels quels. En outre, parmi les hobereaux du voisinage, il en était jusqu'à deux ou trois qui se vantaient avec orgueil d'avoir passé quinze jours, en leur vie, dans la capitale du monde civilisé. Or les hobereaux qui ont fait le grand voyage ont une manière à eux d'exagérer leurs impressions et d'enluminer la vérité. Cyprienne et Diane en auraient pu apprendre bien plus long auprès de Robert de Blois et des deux Pontalès, mais une répulsion énergique les éloignait de ces derniers, et Robert, qu'elles étaient forcées de voir tous les jours, prenait plaisir à entasser fables sur fables. Il en était un peu de même d'Étienne Moreau, le jeune peintre. Certes, ce n'était point chez lui mauvais vouloir ou amour du mensonge, mais, dès qu'il s'agissait de Paris, le regard des deux sœurs brillait et s'animait; Étienne les voyait écouter avec une attention si passionnée, qu'à son insu sa verve s'échauffait. Les couleurs du tableau changeaient sous sa parole jeune et vive. Il aimait Paris, lui aussi, et son souvenir avait des yeux de vingt ans. Malgré lui, la réalité disparaissait sous un brillant manteau de poésie. Tant de notions diverses se mêlaient et s'amoncelaient dans la mémoire de Diane et de Cyprienne. Elles n'en oubliaient aucune, et les gardaient jalousement au dedans d'elles-mêmes comme un trésor cher. Elles n'avaient nul moyen de distinguer le vrai du faux. Aussi loin que pussent se porter leurs regards, nul point de comparaison n'existait autour d'elles. La plus grande ville qu'il leur eût été donné de voir était Redon, cité de deux mille âmes. Il fallait que leur imagination bondît par-dessus toutes choses connues, pour arriver à l'idée de Paris, et c'est justement dans ces conditions particulières que l'imagination enivrée s'exalte et peut élargir à l'infini l'horizon des rêves. Paris était pour elles l'enfer et le paradis; tous les miracles y devenaient possibles. C'était le grand trésor du monde, où chacun venait puiser, à proportion de sa force, de son génie ou de sa beauté. Ce qu'on demandait en échange à la beauté, au génie ou à la force, elles n'en savaient rien, elles n'avaient jamais songé à s'en instruire. Leurs yeux s'éblouissaient à contempler ce magique royaume de la gloire et de la richesse. Bien souvent elles songeaient au bonheur de ceux qui pouvaient lutter et vaincre dans cette arène splendide. Là, on devenait riche, puissant; on pouvait approcher du roi, dont elles entendaient parler avec une religieuse emphase, et dont le pouvoir leur semblait égal à celui d'un dieu. On y arrivait pauvre; on en ressortait chargé d'or... Et leurs mains frémissaient d'envie à la pensée de cet or conquis, non pas pour elles, les pauvres enfants, mais pour Penhoël, que n'oubliaient jamais leurs âmes dévouées... Hélas! il y avait si loin de Glénac jusqu'à Paris! Et puis, il aurait fallu abandonner leur tâche, déserter le poste qu'elles s'étaient assigné, quitter leur vieux père, et Madame, et l'Ange, qu'elles devaient défendre et protéger. C'était impossible! Pourtant elles y songeaient sans cesse, car, à leur âge, l'impossible n'arrête jamais le désir; elles nourrissaient avec amour de folles idées qui leur semblaient être le comble de la sagesse; sur des bases naïvement insensées, elles bâtissaient de beaux plans raisonnables. Et, comme elles avaient entendu dire que l'art était un sûr moyen de vaincre dans ce grand tournoi, si confus et si brillant à leur pensée, elles quittaient leurs couches bien souvent dès l'aube pour se glisser dans le salon de Penhoël, et chercher avec ardeur sur leurs petites harpes des accords nouveaux... Pauvres filles! Les provinces sont pleines d'aspirations pareilles, avec moins de candeur ignorante et quelques notions de plus sur les mystères de la vie parisienne. Et les cent routes qui débouchent dans la ville immense amènent chaque jour bien des vierges, entraînées par l'ardent et vague espoir. Elles sont belles, jeunes; l'avenir est vaste; la vie sourit au-devant d'elles. Combien vont rester mortes sur le champ de bataille! combien vont retourner sur leurs pas, brisées, avec la honte sur le front et dans le cœur! Au village, les mères ont raison quand elles disent tremblantes et pâles: «Paris est un monstre qui dévore les jeunes filles.» Mais les mères parlent en vain, depuis que le monde est monde... * * * * * Cyprienne et Diane étaient entrées sans bruit dans la chambre de l'Ange; elles venaient s'informer et savoir si l'accident du bal n'avait pas eu de suites. Elles ne virent rien d'abord en dépassant le seuil, parce que la chambre était éclairée seulement par les reflets de l'illumination du dehors; mais, tandis qu'elles s'avançaient sur la pointe des pieds, elles avaient entendu la respiration pénible et oppressée de Madame. Elles s'étaient arrêtées auprès du fauteuil où Marthe de Penhoël s'était laissée choir, après avoir déposé Blanche endormie sur son lit. Marthe se croyait seule et ne retenait point les paroles désolées qui tombaient de sa bouche parmi ses sanglots. Cyprienne et Diane avaient leurs yeux pleins de larmes. Elles écoutaient, navrées, n'osant ni se retirer, ni arracher Madame à sa rêverie douloureuse. Elles s'étaient mises à genoux, et ce fut seulement lorsque Madame se découvrit le visage qu'elles annoncèrent leur présence en mettant leurs lèvres sur ses mains pâles et froides. Le premier mouvement de Marthe de Penhoël fut tout entier à l'effroi. Elle tressaillit, et poussa un cri étouffé. —Y a-t-il longtemps que vous êtes ici?... murmura-t-elle; ai-je parlé?... Les deux filles de l'oncle Jean serraient ses mains contre leur cœur. —Dieu nous garde de surprendre vos secrets, madame! répondit Diane d'une voix douce et triste; nous avons entendu seulement que vous disiez: «Je suis seule... je n'ai personne pour me défendre et pour m'aimer!...» Mon Dieu, mon Dieu! vous ne pensez jamais que nous sommes là! nous, qui vous aimons tant!... nous, qui voudrions donner notre vie pour vous!... VI UN COIN DU VOILE. Diane et Cyprienne fixaient sur Madame leurs yeux humides. Leur âme tout entière était dans ce regard. Il y avait, au contraire, sur le visage de Marthe de Penhoël, de l'hésitation et de la contrainte. Et quiconque aurait assisté à cette scène, sans connaître le fond du cœur de Marthe, se fût demandé assurément pourquoi tant de froideur obstinée chez cette femme si généreuse et si bonne, vis-à-vis de deux pauvres enfants qui semblaient implorer chaque jour, à genoux, un peu de sa tendresse. Que Marthe préférât son enfant à elles, on ne pouvait s'en étonner, mais elle aimait l'oncle Jean; pourquoi ce front sévère et glacé chaque fois que les filles du bon vieillard s'approchaient d'elle? Ce ne pouvait être un pur caprice. Les bonnes langues de la _société_ disaient bien que Madame était jalouse et qu'elle enrageait, suivant l'expression des trois Grâces Baboin, de voir les _petites mendiantes_ surpasser en beauté l'héritière de Penhoël. Mais le moyen de soupçonner un sentiment si bas dans l'âme haute et digne de Marthe!... Il y avait de quoi, pourtant, être jalouse. L'Ange de Penhoël méritait bien son nom. Impossible de rêver une figure plus virginale et plus céleste. Mais, dans la régularité même de ce visage exquis, un peu de monotonie s'engendrait. L'ensemble de ses traits mignons révélait une langueur paresseuse qui se retrouvait dans la démarche, dans la pose, partout. Le piquant, d'ailleurs, pouvait manquer à sa physionomie trop douce, dont les lignes se fondaient, effacées, sous les masses de cette chevelure blonde, pâle et presque divine auréole qui donnait au front de l'enfant une sérénité uniforme et inaltérable. Chez les filles de l'oncle Jean, au contraire, tout était mouvement, vie, force, jeunesse. Leurs tailles sveltes et souples avaient une élasticité pleine de vigueur. C'étaient les vierges robustes et hardies, qui pouvaient s'asseoir d'un bond sur la croupe nue des chevaux du pays et courir, franchissant haies et palissades, sans autre frein que la sauvage crinière de leurs montures. C'étaient aussi les vierges timides, vives à sourire et promptes à rougir, moqueuses parfois, aimantes toujours, fougueuses à chercher le plaisir et ardentes à poursuivre le mystère inconnu de la vie. Romanesques et gaies à la fois, sensibles à l'excès et fermes pourtant à l'occasion comme des hommes courageux; de bonnes filles avec cela, simples, franches, le cœur sur la main, et dignes pourtant quand il le fallait: de vraies Penhoël, ma foi! sachant redresser leurs têtes fières et mettre je ne sais quel dédain victorieux dans leurs jolis sourires... Et si vous les eussiez vues, que d'élégance véritable et choisie sous leurs petits costumes de paysannes! Malgré leurs jupes courtes et leurs souliers à boucles, malgré les petits bonnets ronds, sans rubans ni dentelles, qui avaient peine à retenir la richesse prodigue de leurs chevelures, il était bien impossible de se méprendre. C'étaient des demoiselles! Où avaient-elles pris cette grâce noble et aisée, ce charme indicible qui se respire comme un parfum et qu'on ne peut point définir, ces _manières_, pour emprunter encore une fois le langage des trois demoiselles Baboin? On ne savait. Il fallait fermer les yeux ou avouer qu'elles étaient adorables, et que jamais jeunes filles n'avaient possédé plus de franches séductions, plus d'entraînements chastes, plus de brillant, plus de piquant, plus de naïfs pouvoirs d'ensorceler les cœurs. Et cependant, il n'y avait point foule de soupirants autour d'elles. Roger aimait Cyprienne; Étienne aimait Diane: c'était tout. Les autres jeunes gens de la contrée étaient de braves gaillards qui voulaient épouser _quelques sous_, pour vivre et vieillir, en honnêtes crustacés, dans les gros souliers de leurs aïeux. Nulle part, en ce monde, fût-ce dans la Chaussée-d'Antin ou dans le quartier de la Banque, fût-ce même dans ces ruelles du vieux Paris où moisit l'usure crochue, on ne compte si bien qu'aux champs. Le spectacle de la belle nature élève l'âme et détourne des mariages d'amour. Chloé avait des rentes; Estelle était une héritière. Sans cela, Némorin ni Daphnis ne leur eussent point fait la cour. C'est la civilisation qui a trouvé le roman. Les sauvages ne marchandent-ils pas, quand il s'agit d'épouser, comme s'il était question de se donner une jument ou douze chèvres? Or Cyprienne et Diane ne possédaient pas un pouce de terre au soleil. Elles n'étaient point le fait des jeunes messieurs de Glénac, de Bains ou de Carentoir, qui pouvaient décemment demander mieux... Dans tout ce que nous venons de dire, nous avons toujours parlé d'elles collectivement; cependant, il y avait entre elles de grandes différences. Elles se ressemblaient bien cœur pour cœur; mais leur visage et leur esprit n'étaient point pareils. Diane était plus grande que sa sœur, plus sérieuse et peut-être plus belle. Ses beaux cheveux, d'un châtain foncé, se bouclaient autour d'un front fier et pensif, qui prenait un rayonnement de grâce irrésistible au moindre sourire. Ses grands yeux bruns, que la gaieté faisait si doux, rêvaient souvent et perdaient dans le vide leur regard voilé. Il y avait dans ses traits, parmi les indices d'une simplicité presque enfantine, une intelligence vive et forte, et surtout une volonté virile. Cyprienne réfléchissait moins, et riait davantage. Elle avait de ces yeux, d'un bleu obscur, qui petillent et réjouissent la vue. Sa physionomie exprimait la gaieté jointe à une pétulance fougueuse. Quand on les voyait séparées, l'œil saisissait entre elles une ressemblance très-frappante; quand elles se trouvaient l'une près de l'autre, cette ressemblance disparaissait, et l'on s'étonnait de chercher en vain ce qu'on avait cru voir. C'est qu'elles étaient, en quelque sorte, et nous l'avons dit déjà, séparées par un type commun duquel se rapprochait, par des côtés divers, l'un et l'autre de leurs jolis visages. Et l'on ne pouvait les comparer à ce type qui n'existait plus... Agenouillées, comme elles l'étaient en ce moment, aux deux côtés du fauteuil de Madame, l'esprit aurait cherché naturellement dans les beaux traits de Marthe de Penhoël ce lien mystérieux dont nous parlons; mais Marthe ne ressemblait à aucune des deux sœurs: elle n'était Penhoël que par alliance. Diane et Cyprienne tenaient toujours ses mains pressées contre leur poitrine. Madame gardait le silence; ses yeux restaient baissés; sa froide contrainte ne l'abandonnait point. —Nous serions si heureuses de nous dévouer pour vous! reprit Diane. —Mourir!... vous dévouer!... murmura Marthe de Penhoël; ce sont des idées étranges que vous avez là, mes filles!... Elle ajouta en essayant de donner à sa voix un accent de plaisanterie: —On dirait que vous vous croyez dans quelqu'un de ces vieux châteaux où les félons chevaliers de vos romans enchaînent et torturent de pauvres victimes... —Nous vous voyons si souvent pleurer!... interrompit Diane. Madame retira sa main. —Vous êtes curieuses, mes filles, dit-elle avec sécheresse, et je trouve que vous voyez trop de choses! Cyprienne rougit, blessée. Le front de Diane devint pâle. —Il faut nous pardonner, dit-elle d'un ton soumis; quand vous êtes triste, il nous semble que votre souffrance est à nous... Ah! que n'êtes-vous heureuse, madame! nous vous laisserions tout votre bonheur!... L'émotion commença à percer sous la froideur de Marthe; son regard glissa, malgré elle, entre ses paupières demi-closes, et partagea entre les deux jeunes filles une œillade furtive. Diane et Cyprienne n'osaient point relever les yeux. Le joli front de Cyprienne se teignait encore de ce rouge vif qui monte du cœur froissé au visage. La figure de Diane n'exprimait que respect et douceur. Mais quelle que fût la différence de leurs impressions présentes, le dévouement égal et profond qui était au fond de leur âme se lisait à travers la rancune enfantine de Cyprienne comme sur la belle patience de Diane. Cyprienne n'avait point parlé encore; Diane, qui devinait sur sa lèvre mutine un mot de reproche prêt à s'élancer, l'arrêta du geste et reprit: —Si nous nous trompons, madame, et Dieu le veuille, je vous en prie, ne soyez pas fâchée contre nous!... Tandis qu'elles avaient les yeux baissés, Marthe de Penhoël se pencha au-dessus d'elles et les baisa toutes deux. Elles tressaillirent; Cyprienne ne put retenir un petit cri de joie. —Pauvres enfants!... dit Marthe, je ne suis pas fâchée contre vous... mais, croyez-moi, jouissez en paix des plaisirs de votre âge... Parfois, les années insouciantes et bonnes sont bien courtes pour nous autres femmes!... Qui sait si demain vous ne commencerez pas à penser et à souffrir?... Jusque-là, pauvres enfants, n'essayez pas de deviner une peine que vous ne pourriez point soulager... L'heure viendra pour vous comme pour toutes, mes filles, ajouta-t-elle plus tristement; pourquoi la devancer?... Avez-vous donc tant de hâte de souffrir?... —Nous vous aimons, madame..., répondit Diane. Marthe retira celle de ses mains que tenait la jeune fille pour la porter lentement à son front, comme on fait quand la migraine aiguë et lourde accable le cerveau. —Nous vous aimons, répéta Diane, et, à cause de cela, l'heure est venue déjà pour nous de penser et de souffrir. Ses paupières ne se baissaient plus, et ses grands yeux humides se relevaient sur Marthe de Penhoël. Cyprienne laissait dire Diane, parce qu'il lui semblait que c'était son propre cœur qui parlait. Elle se sentait trop étourdie pour risquer une parole devant cette pauvre femme que l'excès de son malheur rendait ombrageuse et défiante, mais elle enviait tout bas le rôle de sa sœur, et se payait de son silence, la petite jalouse, en tenant ses lèvres collées sur la main de Madame. Celle-ci n'avait pas voulu soutenir le regard de Diane, qui était une muette question. —Vous me croyez donc bien malheureuse?... murmura-t-elle en baissant les yeux à son tour. Et comme Diane tardait à répondre, cette fois Cyprienne répéta tout bas: —Oh oui! bien malheureuse!... Madame lui retira sa main. —Qui vous a dit cela? demanda-t-elle en retrouvant son accent de sécheresse. La pauvre Cyprienne rougit, et demeura muette. —Vous m'épiez!... reprit Madame; j'ai cru déjà m'en apercevoir plus d'une fois... Je vous défends de m'épier! Une larme roula sur la joue de Cyprienne. Diane regardait toujours Madame avec ses grands yeux tristes et doux. —Si vous m'aimez, poursuivit Marthe qui changea encore de ton, je vous en prie, mes filles, ne cherchez pas à savoir!... —Oh! madame! madame!... interrompit Cyprienne baignée de pleurs, vous voulez donc nous ôter jusqu'à la possibilité de vous défendre?... Marthe se redressa plus inquiète. —Et Blanche! continua Cyprienne qui ne voyait plus les signes de sa sœur; notre pauvre ange! Hélas!... a-t-on besoin d'épier, madame, quand tout ici menace et parle de malheur? Marthe jeta un coup d'œil furtif vers le lit où Blanche sommeillait paisiblement. —Savez-vous donc quelque chose? prononça-t-elle d'un ton si bas que les deux jeunes filles eurent peine à l'entendre, quelque chose sur Blanche de Penhoël?... —Oui..., répondit Cyprienne. —Non!... répliqua Diane d'un accent qui avait quelque chose d'impérieux. Cyprienne arrêta au passage les paroles qui allaient s'échapper de sa lèvre. Les deux sœurs s'aimaient trop pour qu'il n'y eût pas entre elles égalité parfaite; néanmoins, à cause de cette tendresse même, Cyprienne reconnaissait volontiers la prudence supérieure de Diane, et ne refusait jamais de se laisser guider par elle. Lorsque Cyprienne se laissait emporter par la fougue étourdie de sa nature, un mot de Diane suffisait toujours pour la retenir. L'attention de Madame était cependant excitée vivement. Elle attendait, les yeux fixés sur Cyprienne. Comme celle-ci gardait le silence, Marthe tourna vers Diane son regard où il y avait une défiance mêlée de reproche. —Votre sœur allait m'avouer la vérité..., dit-elle; vous êtes experte aux belles protestations, Diane... mais il ne faut pas toujours vous croire. Cyprienne, qui était toujours à genoux, se dressa sur ses pieds, le rouge au front. Ses jolis sourcils se froncèrent. —Oh!... dit-elle en contenant sa voix, si une autre que vous, madame, accusait ma sœur de mensonge... Marthe de Penhoël eut comme un sourire à voir l'élan de cette ardente affection. —J'ai tort..., murmura-t-elle, et vous avez raison de vous aimer, mes filles. Elle tendit ses mains aux deux sœurs. Cyprienne s'était déjà remise à genoux. La délicate intelligence de Diane lui disait qu'il fallait néanmoins une explication à ce _oui_ et à ce _non_, tombés en même temps de ses lèvres et de celles de sa sœur. —Comme le visage de notre ange est beau dans son sommeil! dit-elle en couvrant sa jeune cousine d'un regard ami et tendrement protecteur. Nous n'avons pas le droit de dire que nous l'aimons autant que vous, madame, puisque vous êtes sa mère... Mais Cyprienne qui se tait maintenant, timide, sait parler mieux que moi, quand nous sommes seules toutes deux... Combien de fois a-t-elle souhaité que Dieu fît deux parts de notre avenir!... et que, pour notre chère Blanche, il pût garder toutes les joies et tout le bonheur!... Vous demandiez tout à l'heure si nous savions quelque chose sur elle... Ma sœur vous a répondu oui... C'est que notre oreille entend de bien loin dès que l'on prononce le nom de Blanche!... Oh! croyez-nous, madame, ce n'est point curiosité vaine... quand on parle de l'Ange ou de sa mère, c'est notre cœur qui écoute... Nous ne savons rien, sinon ce qui se dit chez les pauvres métayers des alentours et dans le salon même de Penhoël... —Et que dit-on? demanda Madame. —On dit que l'Ange est une belle jeune fille, douce et bonne comme le nom qui lui fut donné... mais on parle de mystérieux malheurs suspendus au-dessus de sa tête... On répète tout bas que les mauvais jours sont venus pour la race de Penhoël... On raille au salon, dans les fermes on s'attriste, car les bonnes gens se souviennent de tous les bienfaits répandus sur le pays par la main de Penhoël, depuis nos grands aïeux qui possédaient toute la contrée, jusqu'à notre oncle Louis, que Dieu protége dans son exil! —L'avenir n'appartient à personne..., murmura Madame; mais, dans le présent, ne dit-on pas que la fille de René de Penhoël est heureuse et riche? Diane secoua la tête lentement et garda le silence. —Répondez!... reprit Madame; je vous en prie... et je le veux! —Ce sont de vagues bruits, répliqua enfin Diane. On dit que l'avenir assombrit déjà le présent; on dit que Blanche est en effet aujourd'hui heureuse et riche... du moins on est bien sûr qu'elle l'était hier... mais on se demande si elle le sera demain... Marthe était pâle. Sa voix trembla lorsqu'elle demanda encore: —Et sur quoi se fondent tous ces bruits, ma fille? —Au salon, personne ne le dit, repartit Diane; dans les fermes, on répète que le jour où les étrangers sont entrés au manoir fut un jour de malédiction et de malheur!... —Ce qui se passe ici est-il donc déjà la fable du pays? murmura Marthe, tandis que la honte mettait un fugitif incarnat à sa joue. —Nous sommes vos nièces, madame, répondit la jeune fille; chacun nous parle avec respect à cause de vous... On se borne à nous dire que cet homme et cette femme sont la cause de tout le mal... C'est elle qui entraîne le maître à sa ruine... C'est lui qui a ramené au manoir l'ennemi mortel de nos pères... Pontalès, dont le fils parle déjà comme s'il était possesseur des biens de Penhoël. Diane s'arrêta. Madame sembla hésiter et faire sur elle-même un effort pénible. —Et le nom de cet homme, dit-elle en baissant les yeux, n'est-il jamais prononcé, que vous sachiez, en même temps que mon nom?... —Au salon, peut-être... Chez les anciens vassaux de Penhoël, qui donc oserait joindre le nom d'un homme détesté comme un démon au nom de la femme que tous vénèrent à l'égal d'une sainte? Une autre question se pressait sur les lèvres de Madame. Diane la devina, et répondit à voix basse: —Je n'ai jamais rien entendu moi-même à ce sujet... mais Cyprienne... Madame se tourna vivement vers cette dernière. —Ce sont des menteurs!... s'écria la jeune fille; des menteurs et des méchants!... Je n'ai pas bien compris leurs paroles, mais voici ce qu'ils disaient: «—Le maître de Penhoël ne peut rien refuser à M. Robert, et M. Robert veut que l'Ange de Penhoël soit sa femme...» «Jusque-là, je comprenais bien, mais ils disaient encore: «—Madame est dans le même cas que le maître, elle ne peut pas dire non... Pourtant, comme elle est fière et que les femmes bravent tout quelquefois quand il s'agit de leur enfant, M. Robert s'est arrangé pour que Marthe de Penhoël ne pût faire autre chose que de mettre dans sa main la main de mademoiselle Blanche.» —C'est donc bien lui!... murmura Madame sans savoir qu'elle parlait. Ses yeux étaient fixes, et ses mains froides tremblaient dans les mains des deux jeunes filles. Elle se leva brusquement et s'approcha du lit de Blanche. Un instant elle contempla le visage tranquille et pur de l'enfant, qui semblait sourire. —Venez!... dit-elle d'une voix brève et sourde. Cyprienne et Diane s'avancèrent obéissantes. —A genoux!... reprit Marthe. Les deux sœurs s'agenouillèrent. Marthe dit encore: —Priez!... Puis elle ajouta avec exaltation: —Priez du fond du cœur et comme vous n'avez jamais prié en votre vie!... Vous dites que vous m'aimez... vous dites que vous voudriez donner pour moi votre sang et votre bonheur!... Eh bien! priez Dieu qu'il prenne votre bonheur et votre sang pourvu que ma fille soit heureuse! Diane et Cyprienne joignirent leurs mains et répétèrent du fond du cœur la prière que leur dictait Madame. Celle-ci appuyait son front baigné de sueur contre la couverture de son lit, et murmurait dans ses sanglots déchirants: —Tout pour elle, mon Dieu!... Tout pour elle!... Ayez pitié de mon enfant!... Quand elle se releva, ses yeux étaient secs, et un rouge vif colorait son visage. Diane et Cyprienne l'examinaient à la dérobée avec inquiétude. Il leur semblait voir dans ses yeux une sorte d'égarement. Elle contemplait toujours Blanche, mais froidement, comme si elle n'eût point su ce qu'elle faisait. —Votre vie, dit-elle enfin d'une voix changée, votre sang et votre bonheur!... Tout pour elle!... Pourquoi cela?... —Parce qu'elle est votre fille..., murmura Cyprienne. —Ma fille!... répéta Marthe qui semblait ne plus comprendre. —Parce qu'elle est adorée, ajouta Diane tristement, et qu'on ne nous aime pas!... Marthe jeta sur elles tour à tour un regard si étrange et si brûlant, que les deux jeunes filles tressaillirent jusqu'au fond de l'âme. —On ne vous aime pas?... prononça Marthe d'un accent plaintif et doux: c'est vrai!... pauvres enfants, on ne vous aime pas!... Un sourire indéfinissable vint se jouer autour de sa lèvre. Elle les attira vers elle d'abord tout doucement; puis, d'un geste plein de véhémente passion, elle les pressa toutes deux contre sa poitrine haletante. —Oh!... oh!... fit-elle en couvrant de baisers leurs fronts unis. Puis, sa voix éclatant malgré elle: —On ne vous aime pas!... s'écria-t-elle avec folie, on ne vous aime pas, vous!... Oh! mon Dieu! m'avez-vous faite assez malheureuse!... Diane et Cyprienne demeuraient muettes d'étonnement. Elles ouvraient de grands yeux pour regarder Madame, dont la joue se couvrait d'une rougeur ardente et dont l'œil était de feu. Dans leur surprise, il y avait de la frayeur et aussi de vagues espoirs. Elles sentaient battre avec violence le sein de Madame, dont les bras tremblaient. —Écoutez-moi!... reprit Marthe, le moment est venu... Il faut tout vous dire!... Sait-on qui est la plus aimée des trois filles de Penhoël? Écoutez!... écoutez!... Les yeux de la pauvre femme ont pleuré; son cœur a saigné! Quand vous dormez, voyez-vous parfois votre mère en songe?... Diane cherchait à comprendre. Cyprienne écoutait comme on suit un rêve. Avant qu'elles pussent répondre, Madame reprit encore d'une voix plus sourde et en perdant son regard plus troublé dans le vide: —Pauvre femme!... pauvre mère!... Écoutez!... Elle s'interrompit; sa bouche resta entr'ouverte. Les deux jeunes filles, qui attendaient, la sentirent chanceler. Son visage se couvrit tout à coup d'une pâleur livide. Les jeunes filles n'eurent que le temps de la soutenir. Elle s'affaissa, faible et privée de mouvement, entre leurs bras. Diane et Cyprienne la déposèrent sur un siége. Elle n'avait point perdu le souffle, mais on eût dit une morte, tant son corps immobile était glacé. Durant quelques minutes, les deux filles de l'oncle Jean s'empressèrent autour d'elle. Au bout de ce temps, la poitrine de Madame se souleva en un long soupir; ses yeux tombèrent sur Diane et Cyprienne qui interrogeaient avec effroi son visage. —Vous voilà!... dit-elle, pourquoi n'êtes-vous pas à danser?... Sa voix était calme et froide. Les deux jeunes filles ne savaient que répondre. —Le bal est-il donc fini déjà?... reprit Marthe. Il y avait entre sa froideur présente et la fièvre qui l'emportait naguère un contraste étrange. Évidemment, elle ne se souvenait plus... Diane fit effort pour oser. Elle prit la main de Madame et la baisa respectueusement. —Il y a longtemps que nous sommes ici..., murmura-t-elle; nous parlions de vous, madame, et du danger qui menace votre fille... Marthe sourit d'un air incrédule. —Nous parlions de cela!... répéta-t-elle; un danger pour Blanche!... Qui donc serait assez cruel pour s'attaquer à une pauvre enfant? Elle se tourna vers le lit de l'Ange, dont le sommeil paisible n'avait point été troublé. —Des dangers!... répéta-t-elle en touchant du doigt la joue de Diane avec un sourire protecteur et distrait, les jeunes filles se font comme cela des idées!... Allez rire et danser, mes enfants... Il n'y a de malheurs et de mystères que dans vos petites têtes folles!... Voici notre Blanche guérie... Allez dire là-bas aux musiciens de jouer leur air le plus joyeux... Puisque Penhoël donne bal, il faut que ses hôtes s'amusent! VII SOUS LA TOUR-DU-CADET. Cyprienne et Diane venaient de quitter la chambre de l'Ange. Elles marchaient côte à côte, sans se parler, le long des corridors du manoir. Il ne faisait pas un souffle d'air au dehors, et les illuminations du jardin restaient intactes. Des fenêtres de la galerie, on pouvait voir les longues lignes de lumière qui marquaient les allées et le cercle plus brillant du salon de verdure. On entendait, dans cette dernière direction, comme un bruit sourd de casseroles fêlées, dominé par des cris déchirants et insensés. C'était mademoiselle Héloïse Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang, la Cavatine, qui chantait son grand morceau d'opéra avec accompagnement de guitare. En écoutant ces prodigieuses clameurs, un étranger n'aurait pas manqué de concevoir des idées sinistres et de penser à quelque attentat commis dans le voisinage; mais les deux filles de l'oncle Jean ne pouvaient point s'y méprendre; elles connaissaient trop la voix de la plus jeune et de la plus timide des Grâces Baboin. Au lieu d'obéir à l'injonction de Madame, en rentrant dans le jardin pour gagner le bal, elles descendirent l'escalier menant à la cour. Les domestiques étaient tous dans l'aire; la cuisine et l'office se trouvaient déserts. Diane et Cyprienne sortirent du château, sans être aperçues, par la porte de la cour. Cette issue donnait sur le seul chemin praticable aux voitures, et pouvant conduire du Port-Corbeau à Penhoël. Il descendait la montée en zigzag, pour éluder la pente, et coupait en dix endroits différents le taillis de châtaigniers. Diane et Cyprienne suivirent le chemin qui longeait d'abord, pendant une centaine de pas, cette robuste et gothique muraille, aboutissant d'un côté à la Tour-du-Cadet, et, de l'autre, servant de terrasse aux jardins de Penhoël. Elles marchaient lentement, perdues qu'elles étaient dans leurs réflexions. Aucune d'elles n'avait rompu encore le silence. Elles songeaient à ce qui venait de se passer dans la chambre de l'Ange. Bien des fois déjà, elles avaient surpris la douleur de Marthe de Penhoël; mais qu'il y avait loin de ce qu'elles avaient vu jusqu'alors à ce qu'elles venaient d'entendre et de voir! Qu'il y avait loin des larmes de Madame, silencieuses et résignées, à ce transport subit, à ces paroles fiévreuses, à ce délire! Et ces paroles entendues, que signifiaient-elles?... Qu'y avait-il au fond de ce mystérieux désespoir, dont l'objet apparent n'était plus ni le danger de Blanche, ni la ruine prochaine de Penhoël?... Un instant, elles avaient pu croire que cette angoisse fougueuse se rapportait à elles, Diane et Cyprienne. N'était-ce pas en les pressant contre son cœur avec ivresse que Marthe avait prononcé ces bizarres paroles? Les pauvres enfants, qui mendiaient chaque jour à genoux quelque distraite caresse, avaient pu se croire un instant adorées à l'égal de Blanche elle-même! Mais ce n'avait été qu'un instant. Après cet ardent baiser qui les avait réunies sur le sein palpitant de Marthe, quel froid sourire et quels mots glacés! Bien qu'elles fussent habituées à l'indifférence, il leur semblait qu'on les avait congédiées, cette fois, avec plus de dédain encore qu'à l'ordinaire. Que croire? Cyprienne avait beau mettre son esprit à la torture, elle cherchait en vain. Diane elle-même perdait l'effort de son esprit clairvoyant et subtil à vouloir soulever le voile. Parfois, elle croyait entrevoir le mot de l'énigme; mais c'était une chose si invraisemblable, si impossible!... Diane repoussait la supposition accueillie; elle retombait au plus profond de ses doutes, et se retrouvait en face du problème insoluble. Que croire? Rien, hélas! sinon que Madame, outre les douleurs qu'elles avaient déjà devinées, avait une autre torture plus mystérieuse encore, et qu'il ne fallait point espérer de guérir!... Elles allaient la tête penchée; leurs mains s'étaient unies à leur insu, et bien qu'elles ne se parlassent point, leurs pensées se répondaient. Au moment où elles arrivaient sous la partie des anciennes fortifications qui servait maintenant de terrasse aux jardins du manoir, elles s'arrêtèrent toutes deux d'un mouvement brusque et commun. Elles prêtèrent l'oreille. Des voix se faisaient entendre sur la terrasse, et quelques mots descendaient jusqu'à elles. Elles relevèrent la tête. La saillie de la muraille leur cachait les illuminations du jardin; mais les mille feux allumés le long des allées mettaient un rayonnement dans l'atmosphère épaisse et lourde. Il y avait comme un fond lumineux derrière la ligne noire de la terrasse. Sur ce fond, Cyprienne et Diane virent se détacher deux têtes connues. C'étaient Étienne et Roger qui poursuivaient là leur conversation entamée dans le jardin. Nous savons que les noms des deux filles de l'oncle Jean revenaient bien souvent dans leur causerie. Diane et Cyprienne ne pouvaient saisir le sens des paroles, mais elles entendaient leurs noms prononcés, et toutes deux restaient. Elles étaient bien jeunes. A l'âge qu'elles avaient, il faut peu de chose pour faire diversion aux préoccupations les plus graves. A se voir ainsi, par hasard, aux écoutes, la gaieté naturelle de leur caractère revenait au galop. Quand c'était Roger qui parlait, un sourire se jouait autour des jolies lèvres de Cyprienne; quand la voix d'Étienne se faisait entendre, la charmante figure de Diane s'éclairait à son tour. Elles aimaient toutes deux; peut-être aimaient-elles bien plus qu'elles ne le croyaient elles-mêmes. Il y avait déjà plusieurs minutes qu'elles étaient là, écoutant et tâchant de relier en se jouant les lambeaux de phrases qui tombaient jusqu'à elles, lorsque Étienne et Roger s'accoudèrent sur la balustrade de la terrasse. Les deux jeunes filles se rapprochèrent davantage de la muraille et se cachèrent parmi les touffes d'épines et de houx qui en masquaient les fondements. Dans cette nouvelle position, elles pouvaient tout entendre. Aussi, lorsque Étienne annonça son départ pour Paris, un cri d'étonnement douloureux s'échappa de la poitrine de Diane. Ce cri fut entendu par Étienne et Roger, qui se penchèrent vivement en dehors de la balustrade; mais déjà les deux jeunes filles se perdaient derrière les branches du taillis. Diane courait, entraînant maintenant sa sœur à travers les pousses des châtaigniers. On aurait pu croire qu'elle avait un but qu'il lui fallait atteindre à tout prix. Et pourtant elle ne savait pas où elle allait. Cyprienne la suivait en silence. En quelques minutes, le taillis fut traversé. Les deux sœurs se trouvaient de l'autre côté de la maison, au bout de l'antique muraille et sous la Tour-du-Cadet, dont les créneaux à jour surplombaient au-dessus de leurs têtes. Diane s'arrêta, essoufflée. Elle porta la main à son front brûlant, puis à son cœur qui battait douloureusement. —As-tu entendu?... murmura-t-elle. —J'ai entendu, répondit Cyprienne; ma pauvre sœur!... Elle voulut lui prendre la main; Diane se jeta dans ses bras en pleurant. —Demain..., disait-elle parmi ses larmes, dans quelques heures, je l'aurai vu pour la dernière fois!... Oh! sait-on comme on aime?... Hier j'aurais cru pouvoir sourire en parlant de son départ!... —Si tu lui disais de rester..., murmura Cyprienne, il resterait. Diane garda le silence. Un instant, les deux sœurs se tinrent encore embrassées; puis Diane se redressa tout à coup. Elle essuya ses yeux où restaient quelques pleurs. —Non, non! dit-elle; je ne lui demanderai pas de rester!... Autour de nous il n'y a que malheur... Ce malheur est à nous, qui sommes les filles de Penhoël; pourquoi le faire partager à ceux que nous aimons?... Qu'il parte, dût-il m'oublier!... Si Dieu exauce mes prières, il sera bien heureux... Tandis qu'elle parlait, sa belle tête intelligente et pensive s'inclinait sur sa poitrine. Il y avait dans sa voix un accent de tristesse profonde. Elle sentait aujourd'hui, pour la première fois peut-être, qu'à son insu son cœur s'était donné tout entier. Cyprienne faisait un retour sur elle-même, et songeait en frémissant que Roger pourrait partir aussi à son tour. Elle cherchait en vain quelque bonne parole d'espérance et de consolation. Ce fut Diane qui rompit le silence. Sa voix était changée. Une fermeté grave remplaçait la mélancolie de tout à l'heure. —Nous ne sommes pas ici pour nous occuper de nous-mêmes, dit-elle. Étienne est jeune et fort... l'avenir s'ouvre devant lui: que Dieu l'assiste!... Auprès de nous, il y a des faibles à protéger et à défendre... Songeons à Penhoël, ma sœur, et hâtons-nous... car quelque chose me dit que l'heure mortelle approche... Cyprienne serra la main de sa sœur contre son sein. —Tu l'aimes, pourtant!... murmura-t-elle; je t'en prie, cherchons un moyen de le retenir!... —Cherchons un moyen de sauver Penhoël!... répondit Diane dont les grands yeux se levaient au ciel avec une résignation angélique; cherchons un moyen de sauver Madame et de sauver la pauvre Blanche! Le lieu où elles se trouvaient en ce moment formait l'extrême sommet de la colline. Vers l'orient, au delà de la Tour-du-Cadet, il n'y avait rien qu'une rampe rocheuse descendant à la lande. Entre cette rampe et le chemin qui longeait la muraille, une sorte de guérite demi-ruinée, protégeant une poterne, se collait aux fondements de la tour. En cet endroit, le taillis plus touffu faisait à la guérite un impénétrable abri de verdure. Comme la vue était magnifique de ce point culminant, on avait ménagé, sous les châtaigniers, une étroite esplanade, où régnait un banc de gazon. Les vieux paysans se souvenaient que le commandant de Penhoël aimait particulièrement ce site. Bien souvent, durant les beaux soirs de l'été, on le voyait jadis monter la route abrupte, appuyé sur le bras de son fils Louis, le favori de sa vieillesse. Ils disparaissaient tous les deux derrière l'épais rempart de feuillage, et ceux qui passaient alors dans le chemin pouvaient entendre la voix grave du vieux marin, enseignant à l'aîné de sa maison les nobles sentiments qui avaient guidé sa propre vie. La mémoire du commandant de Penhoël était vénérée comme celle d'un saint. D'année en année, lorsqu'on faisait des coupes dans le taillis, on respectait toujours les quelques châtaigniers groupés autour de la guérite. Les châtaigniers étaient devenus de grands arbres, dont les troncs robustes s'élançaient bien au-dessus de la barrière de verdure qui entourait toujours leurs pieds. Depuis la mort du commandant, le maître actuel du manoir semblait, en vérité, craindre tout ce qui rappelait la mémoire du temps passé. Pas une seule fois peut-être il n'était venu visiter ce lieu, où il aurait revu les images unies de son père mort et de son frère absent. Le passage qui conduisait de la route au banc de gazon disparaissait maintenant, à demi bouché par les broussailles et les pousses du taillis. En revanche, on aurait pu remarquer un autre passage, pratiqué dans la direction opposée, et donnant sur un petit sentier à pic qui descendait au bord de l'eau. La Tour-du-Cadet se dressait immédiatement au-dessus de la cabane de Benoît Haligan, le passeur. C'était Benoît Haligan qui avait pratiqué ce sentier à travers les taillis, en venant presque chaque soir s'agenouiller à la place occupée jadis par son vieux maître. Benoît trouvait là ce qu'il aimait: une nature grande et sombre, des souvenirs tristes et des pensées de mort. Maintenant que la maladie et la vieillesse le clouaient à son grabat, ce qu'il regrettait le plus au monde, c'était l'heure qu'il passait tous les soirs, autrefois, à genoux au pied de la Tour-du-Cadet. Cyprienne et Diane venaient de percer l'enceinte de feuillage. Elles étaient assises sur le banc de gazon. —Dieu m'est témoin, disait Cyprienne, que je n'ai jamais eu la pensée de reculer!... mais nous sommes trop faibles, ma pauvre sœur, et ils sont trop puissants... Un instant j'ai cru que nous avions réussi à les effrayer en faisant courir le bruit du retour de notre oncle Louis... L'amour que tout le pays porte à l'aîné de Penhoël est si grand!... Ils se sont arrêtés; ils ont hésité durant quelques jours... Hélas! notre oncle Louis n'est pas revenu, et ils ont oublié leur épouvante... Que faire désormais?... Nous avons épuisé toutes nos ressources! Nos efforts ont pu retarder un peu le coup qui menace Penhoël... mais, à mesure que nous détruisons une arme prête à le frapper, une arme nouvelle est forgée... d'autres piéges se tendent... et deux pauvres enfants comme nous peuvent-ils défendre toujours l'homme qui ne se défend pas lui-même?... —Ce sont des gens habiles, répliqua Diane avec amertume; ils ont commencé par empoisonner son cœur et par aveugler son intelligence!... Puis on lui a pris sa force... Chaque soir, on l'assoit à une table de jeu, entre cette créature sans âme qu'il aime d'une passion insensée, et le flacon d'eau-de-vie qui va lui enlever le reste de sa raison!... Ils sont là, les lâches! rangés autour de cette proie facile... Oh! quand je vois le front de Penhoël se rougir, son œil s'éteindre et sa voix trembler en mêlant les cartes déloyales, il me semble que la justice de Dieu nous abandonne! —Quand je vois cela, moi, s'écria impétueusement Cyprienne, je pense que, si j'étais homme, il n'y aurait déjà plus autant de misérables autour de ce tapis vert!... Pourquoi notre frère Vincent a-t-il quitté le manoir?... —Si notre frère est heureux, reprit Diane, que le ciel soit béni! N'y a-t-il pas ici assez de cœurs à souffrir?... Ma sœur, il vaut mieux que nous soyons seules dans cette lutte... et s'il ne nous fallait que des bras forts et des cœurs vaillants, n'aurions-nous pas Étienne et Roger? Cyprienne baissa la tête. —Oui... oui..., murmura-t-elle; il vaut mieux que nous soyons seules... Étienne et Roger voudraient combattre à visage découvert, et nous savons trop que ces hommes ne reculeraient pas devant l'assassinat... Elle baisa Diane au front et reprit avec une sorte de gaieté: —Pardonne-moi, ma sœur... Tu sais bien que je suis brave, malgré mes instants de faiblesse!... —Je sais que tu es un cœur dévoué, ma pauvre Cyprienne, répondit Diane qui lui rendit son baiser avec une tendresse de mère; je sais que tu es prête à donner ta vie pour ceux que nous aimons... toi si jeune et si belle!... toi qui pourrais être heureuse avec le mari de ton choix!... Écoute!... il nous reste bien peu de chances de vaincre... et ce que nous faisons toutes deux, une seule pourrait le faire... Si tu m'aimais bien... si tu étais toujours ma petite sœur chérie... —Je te laisserais seule en face de ces maudits, n'est-ce pas?... s'écria Cyprienne indignée; je tâcherais de fermer les yeux pour ne point voir que tu meurs à la peine!... —N'est-ce pas assez d'une victime?... murmura Diane. Cyprienne lui ferma la bouche d'un geste où la colère et la tendresse se mêlaient à doses presque égales. —Si c'est assez d'une victime, ma sœur, dit-elle, Étienne part, Étienne vous aime... Que n'allez-vous avec lui à Paris?... Elle passa son bras autour de la taille de sa sœur. —Non, non!... se reprit-elle, oh! non! ne m'abandonne pas!... Que ferais-je sans toi?... Mais ne me parle plus de fuir, quand tu restes, je t'en prie!... Diane l'attira contre son cœur. —Je ne t'en parlerai plus, dit-elle; pardonne-moi... Je t'aime tant et j'aurais tant de joie à te voir heureuse!... Et puis, tu ne sais pas, ma pauvre sœur! on commence à nous combattre comme si nous étions des hommes!... S'ils allaient te tuer avant moi!... —Me tuer?... répéta Cyprienne. —Hier, dans notre chambre, poursuivit Diane, je t'ai fermé la bouche au moment où tu allais me rendre compte de ta soirée... moi-même je ne t'ai rien dit de ce que j'avais fait... c'est que notre chambre n'est plus à nous, ma sœur!... Nous sommes épiées à notre tour... et dans le corridor qui mène aux appartements de Penhoël, j'avais entrevu la figure de Blaise qui nous suit comme notre ombre. —En te voyant garder le silence, dit Cyprienne, j'ai pensé que tu n'avais pas réussi. —Je n'ai pas échoué... Maître le Hivain était à son bureau... Je crois savoir dans quel casier de son secrétaire sont les papiers qui peuvent perdre Penhoël. —Alors, il faut y retourner ce soir; car je sais, moi, qu'ils redoublent d'obsession auprès de Penhoël, et que c'est tout au plus s'il pourra résister un jour encore!... —J'y retournerai, dit Diane. —Pas toi!... s'écria vivement Cyprienne; c'est à mon tour! —Puisque je sais où sont les papiers... Cyprienne appuya sa joue contre l'épaule de sa sœur, et reprit à voix basse: —Crois-tu donc que je ne t'ai pas devinée?... Il y a là un danger plus grand que de coutume... et tu veux encore l'affronter toute seule!... C'est toi qui penses pour nous deux, ma sœur... Dans la guerre que nous faisons, je ne suis qu'un soldat, et tu es le capitaine... Laisse-moi au moins ma part de travail! La tête de Diane, qui s'inclinait pensive, se redressa en ce moment, et sa voix prit un accent de gaieté. —Soit!... dit-elle, mon petit soldat!... Tu pousseras ce soir une reconnaissance jusque dans le camp ennemi... Je sais que tu es brave comme la poudre, mais il faut bien pourtant te prévenir... Hier, dans une escarmouche pareille à celle que tu vas engager, ton pauvre capitaine a eu de rudes assauts à soutenir... Tu n'exagères en rien, quand tu parles de bataille, ma sœur... Cette nuit, on m'a tiré deux coups de fusil, et j'ai eu mon cheval tué sous moi! Diane sentit sa sœur tressaillir entre ses bras; ce n'était pas de la crainte. Au contraire, le cœur impétueux de la jeune fille s'exaltait à ce danger nouveau. —Et tu voulais y retourner toute seule!... s'écria-t-elle. Puis elle reprit avec pétulance: —Sais-tu?... Je prendrai ce soir les pistolets de Roger, toi, ceux d'Étienne, et les lâches qui ont tiré sur toi verront beau jeu!... Diane souriait. Mais au bout de quelques minutes, elle secoua la tête et poursuivit d'un ton plus grave: —A ce genre de combat, ma pauvre sœur, nous ne serions pas les plus fortes... ce qu'il nous faut, c'est de l'adresse et l'aide de Dieu... Cyprienne ne répliqua point, mais on pouvait voir qu'elle renonçait avec chagrin à l'idée de faire le coup de pistolet. —Et toi, reprit Diane, qu'as-tu fait hier? —Ce que nous faisons chaque soir tour à tour, répondit Cyprienne. J'ai joué mon rôle d'apparition... J'ai dit à Penhoël, d'une voix de fantôme, qu'un bon génie veillait sur sa maison, et qu'il fallait résister avec courage... Mais Penhoël n'a plus de force... Il ne sait que trembler et fermer ses oreilles!... C'est malgré lui qu'il faudra le sauver... Quant à ceux qui l'entourent, acharnés à sa perte, ils triomphent, ma sœur... Ils se voient au bout de leur peine... et je les entendis hier se dire entre eux que cette nuit même Penhoël leur abandonnerait le dernier morceau de pain de sa femme et de son enfant! —Le manoir?... —Il a vendu la semaine dernière ce qui restait des biens donnés en partage à notre oncle Louis... Il n'a plus rien que le manoir!... Et à l'heure où nous parlons, ils sont sans doute autour de lui... Robert, Pontalès et cette femme qui l'a ensorcelé!... Ils l'obsèdent, ils le menacent de ces papiers qui sont entre leurs mains une arme si terrible!... Diane se leva. —Ces papiers, il nous les faut, dit-elle, dussions-nous rester cette fois sur la place... Partons, ma sœur! Cyprienne était toujours prête quand on parlait d'agir. Les deux jeunes filles descendirent ensemble le sentier roide et difficile qui conduisait au bord de l'eau. A mesure qu'elles descendaient, une sorte de chant rauque et lugubre arrivait jusqu'à leurs oreilles. Quand elles commencèrent à découvrir, au travers du taillis, la lueur faible qui sortait de la loge de Benoît Haligan, elles reconnurent la voix et le chant. C'était le vieux passeur lui-même qui psalmodiait lentement et avec peine les versets du _De profundis_. Diane et Cyprienne continuèrent leur route. Au moment où elles passaient devant la loge, la voix du vieillard, éteinte et creuse, interrompit son chant pour prononcer leurs noms. Cyprienne hésita. —Ma sœur, dit-elle, quand je vois cet homme, et que j'entends ses sombres menaces, je n'ai plus de courage... —Il a servi fidèlement Penhoël, répliqua Diane, et tout le monde l'abandonne... La voix cassée du vieillard se reprit à chanter; mais ce n'était plus le _De profundis_. Il disait: «C'est bien vous qu'on voit sous les saules: «Blanches épaules, «Sein de vierge, front gracieux «Et blonds cheveux...» Ce chant, que nous avons entendu tomber si doux des lèvres de Cyprienne et de Diane enfants, prenait, en passant par la bouche du vieillard, des modulations funèbres. Le bras de Cyprienne frissonnait sous celui de sa sœur. —Il est seul et il souffre..., dit Diane; entrons... * * * * * Au sommet de la colline, tout près de l'endroit où les deux jeunes filles s'asseyaient naguère, deux hommes s'arrêtaient au pied des châtaigniers. Si les deux sœurs avaient tardé une minute, elles n'auraient point descendu la montée, parce qu'elles auraient entendu les nouveaux venus prononcer à voix basse, dans une conversation animée, le nom de Madame et celui de René de Penhoël. VIII MAITRE LE HIVAIN. Les deux hommes qui venaient de s'arrêter au bout de la muraille gothique sous la Tour-du-Cadet sortaient de l'appartement de René de Penhoël. C'étaient maître Protais le Hivain, surnommé Macrocéphale, homme de loi des bourgs de Bains et de Glénac, et M. le marquis de Pontalès. Tandis que l'on dansait dans le salon de verdure, une partie s'était engagée, suivant la coutume, chez le maître de Penhoël. C'était vers le tomber du jour, une heure environ avant que le feu de joie fût allumé sur l'aire. Robert de Blois était là, en ce moment, ainsi que Lola, les deux Pontalès et maître le Hivain. La partie avait lieu dans la chambre à coucher de Penhoël, comme si l'on avait voulu en faire mystère au commun des hôtes du manoir. Un grand luxe régnait maintenant dans l'appartement du maître. L'ameublement tout neuf était à la dernière mode de Paris. Trois ans auparavant, si nous avions pénétré dans cette chambre simple et modestement ornée, nous y eussions trouvé les portraits du commandant de Penhoël, de Louis enfant et de Marthe. Maintenant, il n'y avait plus qu'un seul portrait dans un cadre splendide: c'était celui de Lola. Derrière le lit, une porte s'ouvrait, signalée plutôt que masquée par d'éclatantes draperies de velours; c'était la porte de la chambre de Lola. Évidemment, on ne prenait même plus la peine de dissimuler. Le désordre avait pris droit de bourgeoisie au manoir, et Penhoël, se faisant comme un bouclier de sa lourde apathie, ne s'inquiétait point de savoir si sa conduite était un scandale ou passait inaperçue. Il était le maître. Sa dégradation avouée s'abritait derrière cette grande et belle autorité du chef de la famille, qui avait servi jadis l'austère vertu de ses ancêtres. Il tenait le jeu contre M. Robert de Blois, auprès de qui s'asseyaient les deux Pontalès. A sa droite, la charmante Lola, en costume de bal, s'étendait paresseusement dans une bergère; à sa gauche, maître Protais le Hivain, portant sur son nez coupant et long de rondes lunettes de fer, suivait le jeu d'un œil avide. Pontalès et son fils s'abstenaient de tout conseil. L'homme de loi, au contraire, prodiguait les siens avec une remarquable générosité. Quant à Lola, elle ne quittait sa pose nonchalante que pour emplir de sa jolie main, couverte de bagues, un verre placé sur la table à côté de Penhoël. Et Penhoël buvait! buvait! Ces trois années avaient pesé sur lui d'une façon véritablement extraordinaire. Bien qu'il eût à peine trente-huit ans, c'était déjà un vieillard; son épaisse chevelure blonde avait blanchi entièrement; son front s'était ridé: sa haute taille s'était courbée. Il n'y avait plus ni volonté ni intelligence dans son regard éteint et stupéfié par une ivresse de chaque jour. A peine aurait-on pu reconnaître dans cette figure bouffie et pâle, que tachaient çà et là d'ardentes piqûres, les mâles traits de René de Penhoël. L'effet produit sur sa nature morale par ce laps de temps si court était du reste plus désastreux encore. Certes, le maître de Penhoël n'avait jamais été un esprit d'élite; mais il possédait du moins autrefois une part de cette vaillance énergique qui était comme l'héritage de sa race. A présent, plus rien. De cet homme jeune et fort, que nous avons vu jadis bondir dans le chaland vermoulu de Benoît, et braver, sur ce pont frêle, la violence de l'orage, il ne restait qu'une manière de cadavre, un vieillard impotent et lourd, sans force ni pensée. L'eau-de-vie, l'amour et le jeu, ces trois choses dont une seule suffit à exalter l'homme, pouvaient à peine, réunies, galvaniser sa morne inertie. Il tenait ses cartes d'une main tremblante et comme engourdie. A mesure que la partie avançait, des gouttes de sueur plus grosses coulaient dans les rides de son front, et les taches rouges qui marbraient sa face livide s'allumaient plus brillantes. En face de lui Robert, souriant et calme, causait avec les Pontalès, intéressés sans doute dans sa partie. Le jeune comte Alain de Pontalès était un assez joli garçon, qui ne se cachait point trop pour lancer du côté de Lola des œillades suffisamment significatives. Son père, le marquis, était un petit vieillard: cheveux blancs comme neige, œil vif, sourire bon et spirituel. A juger l'homme seulement par les dehors, ce devait être le plus aimable marquis du monde. Les gens qui regardent de très-près, et prétendent voir mieux que le vulgaire, auraient peut-être découvert, sous son avenant sourire, un petit fonds de sécheresse et de moquerie. Mais c'était peu de chose, et d'ailleurs quelque légère nuance de scepticisme voltairien s'allie merveilleusement, comme on sait, à la riante bienveillance de ces vieux gentilshommes. Ce qui dominait dans la physionomie du marquis, c'étaient la finesse et la bonté. Ce devait être un homme souverainement adroit, et sa bonhomie devait empêcher son adresse d'être dangereuse. Ses ennemis, et il en avait bien peu d'avoués à cause de ses soixante mille livres de rente, prétendaient qu'il était plus fin encore qu'il n'en avait l'air, mais que sa bonhomie ne valait pas le diable. C'étaient des jaloux peut-être. En tout cas, dans ce pays patriarcal, où l'estime publique est en raison directe de la somme portée au bordereau du percepteur, la médisance n'avait pas beau jeu contre M. le marquis de Pontalès. La _société_ le reconnaissait pour roi. Il possédait l'estime éclairée du chevalier adjoint et de la chevalière adjointe de Kerbichel; il avait l'admiration des trois vicomtes, épris de madame veuve Claire Lebinihic; les trois Grâces Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang auraient volontiers employé le reste de leur jeunesse à chanter ses louanges à l'univers avec accompagnement de guitare. Ce qui, du reste, aurait milité sérieusement en sa faveur auprès de tout homme non prévenu, c'était l'empressement mis par lui à terminer cette longue haine qui avait séparé jadis le manoir et le château. Pontalès s'était prêté vraiment de bien bonne grâce à cette réconciliation; l'entremise du jeune M. Robert de Blois s'était bornée à une simple démarche après laquelle M. le marquis, quoique le plus âgé, le plus riche et le plus haut titré, avait fait immédiatement les premiers pas. Depuis le rapprochement, Penhoël, au su de tout le monde, avait profité plus d'une fois de sa bonne volonté. Cet excellent marquis montrait une obligeance inépuisable. Pour n'en donner qu'un exemple et fournir d'un seul coup la preuve de sa bienveillante délicatesse, nous dirons qu'il avait été jusqu'à renoncer au titre de maire de Glénac pour donner à la vanité de Penhoël cette satisfaction enviée. Il y avait bien une heure que la partie engagée durait. Les enjeux étaient lourds, et l'on jouait argent sur table. Penhoël perdait. Entouré comme il l'était, d'un côté par Macrocéphale qui avait tout juste la probité d'un homme de loi campagnard, de l'autre par une femme ayant droit au titre d'aventurière, son malheur constant aurait pu n'être point naturel. Lola était admirablement placée pour faire des signes, et la longue figure de maître Protais le Hivain pouvait dire bien des choses. Mais le jeune M. Robert de Blois n'en était pas à user de ces fraudes élémentaires. C'était un gentilhomme! S'il trompait, il y mettait du moins une grâce charmante et une habileté de premier ordre. Penhoël ne pouvait soupçonner ces mains loyales, toujours à découvert, et qui battaient les cartes avec une nonchalante aisance. D'ailleurs, Dieu sait que le jeune M. de Blois ne se montrait guère empressé de jouer. Ce n'était jamais lui qui entamait la partie, et il fallait chaque jour que Penhoël priât, mais priât sérieusement, pour que le jeune M. de Blois voulût bien consentir à lui gagner ses doubles louis. Ce gain constant le fatiguait au lieu de lui être agréable, tant il avait de généreux désintéressement. Chaque fois qu'il était contraint par le sort à empocher l'argent du maître, il ne pouvait retenir les marques de sa mauvaise humeur. Penhoël, lui, s'obstinait avec l'entêtement sombre du joueur dépouillé. Depuis trois ans il avait perdu des sommes énormes. Il voulait les regagner. Sur ce tapis avaient passé tour à tour les fermes, les moulins, les forêts qui composaient l'héritage de son père. Il prétendait rompre la veine funeste et reconquérir tout cela. Chaque jour son espoir se brisait contre l'arrêt inflexible du sort, mais rien ne tue l'espoir tenace du joueur. Penhoël revenait le lendemain s'asseoir à la même place que la veille. Sa main avide et tremblante interrogeait avidement l'oracle toujours contraire. Il perdait. Durant quelques heures, il restait là le feu dans la poitrine et la sueur au front, jusqu'à ce que Robert, ému de compassion, le tendre et bon jeune homme, lui refusât une dernière revanche! Robert venait de gagner une partie et Penhoël cherchait au fond de sa poche, tout à l'heure pleine, les quelques pièces d'or qui lui restaient. —Je donnerais vingt louis pour vous voir gagner cette partie, dit le jeune M. Robert, un bonheur comme le mien ne se conçoit pas et finit par être fatigant!... Penhoël tendit son verre, que Lola s'empressa de remplir. —On dit qu'on ne peut pas être heureux à la fois au jeu et en amour..., murmura le fils de Pontalès en fixant sur le maître un regard où il y avait de la moquerie. Le marquis lui fit un signe de sévère reproche. —Moi, j'ai beau parier pour M. de Blois, dit-il avec la bonhomie douce qui distinguait ses manières, tous mes vœux sont pour mon ami Penhoël... C'est une veine comme on n'en a jamais vu!... Dérangez un peu votre chaise, vicomte; on dit que ces choses-là changent le sort. Penhoël fit glisser sa chaise sur le parquet avec cette docilité superstitieuse et stupide du joueur vaincu dont la tête se perd. Ses sourcils étaient froncés violemment; sa respiration s'embarrassait dans sa poitrine. Il ne prononçait pas une parole. Le vieux marquis, non content d'avoir donné à son hôte un généreux conseil, changea les deux bougies de place, et dérangea un peu la table. Grâce à ces manœuvres classiques, il était bien difficile, on en conviendra, que la veine ne fût pas coupée comme avec un rasoir. Penhoël perdit encore. Le vieux marquis joignit les mains avec découragement. —C'est folie de lutter quand le diable s'en mêle!... murmura-t-il. Penhoël cependant fouillait dans sa poche, où il n'y avait plus rien. —Trente louis sur parole!... dit-il d'une voix creuse et sonore. C'était le premier mot qu'il eût prononcé depuis une heure. Les deux Pontalès et M. de Blois échangèrent un rapide regard. —Écoutez, Penhoël, répliqua Robert, vous savez bien que je ne voudrais pas vous refuser... je jouerais contre vous des millions sur parole... mais, dans ce moment, ce serait vous voler votre argent... Nous resterions là jusqu'à demain que vous perdriez toujours! —Trente louis! répéta Penhoël dont la main tremblante serrait machinalement son verre plein d'eau-de-vie. Robert mêla les cartes avec une répugnance visible. Au moment où Penhoël coupait, un domestique entr'ouvrit la porte de la chambre. —On attend M. le maire, dit-il, pour allumer le feu de joie. —Qu'on attende!... voulut répondre Penhoël. Mais Robert et les deux Pontalès s'étaient levés déjà. Quand le maître vit son adversaire lui échapper ainsi, son front s'empourpra, et sa lèvre blême trembla de colère. Sa langue épaissie balbutia des reproches inintelligibles. Robert et Pontalès le prirent chacun par un bras, tandis que Lola s'éclipsait avec le jeune vicomte Alain. Maître le Hivain remettait ses lunettes de fer au fourreau. —Allons, allons, Penhoël!... disait cependant le marquis de cet accent paternel qu'on prend avec les enfants révoltés, ne voulez-vous pas faire crier toute la paroisse?... Prenez une demi-heure pour remplir votre devoir... et, après cela, parbleu! nous vous donnerons votre revanche... —Puisque vous êtes un enragé!... ajouta Robert qui l'entraîna au dehors. Avant de sortir, il avait fait signe à maître le Hivain de ne pas s'éloigner. Les paysans attendaient dans l'aire. Le feu de joie fut allumé à l'aide d'une torche bleue fleurdelisée, et il y eut le nombre convenable de salves d'acclamations parmi les pétards. Pendant que la flamme montait, tortueuse et bleuâtre, le long des fagots amoncelés, Penhoël, qui avait jeté sa torche, errait dans la foule et cherchait en vain ses partenaires. De tous côtés les paysans le saluaient respectueusement, et il ne les voyait point. Quand le brave père Géraud du _Mouton couronné_ vint à son tour lui tirer sa révérence, le maître lui demanda d'un air absorbé: —N'as-tu point vu M. Robert de Blois? Puis il se détourna sans attendre la réponse du vieil aubergiste qui secoua la tête en murmurant: —Cet homme l'a ensorcelé!... Et c'est moi qui lui ai montré le chemin du manoir!... A défaut de Robert et des Pontalès, qui se faisaient maintenant invisibles, Penhoël rencontrait partout sur ses pas maître Protais le Hivain. Celui-ci se tenait à distance respectueuse, mais il ne perdait jamais de vue René de Penhoël et semblait attendre l'occasion de l'aborder. —Où sont-ils?... où sont-ils?... lui cria enfin René à bout de patience. Macrocéphale s'approcha aussitôt. —Je pense que M. le vicomte veut parler de ces messieurs..., dit-il. Sans doute qu'ils auront attendu M. le vicomte dans sa chambre... —C'est vrai!... dit René, allons-y! L'homme de loi lui présenta son bras, sur lequel René appuya sa marche lourde et pénible. En passant devant le salon de verdure, il s'arrêta, et un murmure sourd gronda dans sa gorge. L'orchestre jouait une hongroise que Lola dansait la tête sur l'épaule d'Alain de Pontalès. —Elle aimerait mieux être avec vous que là, M. le vicomte!... murmura Macrocéphale; partout où vous n'êtes pas, la pauvre jeune dame a l'air de s'ennuyer! —Parlez-vous vrai?... demanda Penhoël. —Regardez plutôt! Ceci était audacieux, car Lola semblait être aux anges. Mais René eut un vague sourire, et reprit, content, le chemin de sa chambre. Dans sa chambre, il ne trouva ni Pontalès ni Robert de Blois. —Ils vont venir..., dit Macrocéphale en installant René dans son fauteuil avec les soins empressés d'un valet de chambre. S'il m'était permis de parler ainsi, je dirais: «Ils ne viendront que trop tôt!...» Bon Jésus! ces hommes-là vous ont-ils gagné de l'argent, Penhoël! —Donnez-moi mon verre, M. le Hivain, dit Penhoël au lieu de répondre, il faudra bien que la veine change un jour ou l'autre!... —Si j'étais fée ou sorcier, s'écria Macrocéphale dont le laid visage grimaçait le dévouement, il y aurait longtemps que la veine aurait changé!... Voyez-vous, Penhoël, je ne sais pas faire de grandes phrases, moi, mais je n'aime que vous parmi les gentilshommes du pays... Et, aussi vrai que Dieu est Dieu, je me ferais hacher en mille morceaux pour votre service! —Ils ne viendront donc pas! murmura Penhoël. L'homme de loi s'assit sur le coin d'une chaise, tout auprès de lui. —Avant qu'ils viennent, reprit-il, nous pourrions bien causer un peu d'affaires. Une expression d'effroi et de répugnance invincible se peignit sur le visage de René. —Non... non! répliqua-t-il, pas aujourd'hui! —C'est que nous sommes bien bas!... —Qu'y faire?... murmura René avec fatigue. Allez-vous me rappeler encore ce qui a été fait? Je sais bien qu'un jour venant je n'aurai pas d'autre ressource qu'un coup de pistolet à travers le crâne... —Un jour venant, répéta l'homme de loi d'un ton qui voulait dire: «Ce jour-là est plus proche que vous ne pensez.» Puis il ajouta doucereusement: —Ce qui est fait est fait, Penhoël, et je ne vous parlerai point des signatures fausses... Ne craignez rien; personne ne nous écoute!... Je voulais vous demander seulement s'il vous reste beaucoup d'argent sur le prix de la forêt de Quintaine. La tête de Penhoël se pencha sur sa poitrine. —Oh! la veine!... la veine!... murmura-t-il en crispant ses doigts autour des bras de son fauteuil, je viens de perdre mon dernier louis! —Et pourtant vous voulez jouer encore? —Je veux gagner! —Mais si vous perdez? —Je veux gagner! vous dis-je, s'écria le maître en se redressant tout à coup. Blanche de Penhoël est-elle faite pour mendier son pain, monsieur?... Je veux regagner mes forêts, mes étangs, mes métairies!... et avec cela tous les biens que Pontalès a volés à mon père!... —Je donnerais mon bras droit pour que cela pût arriver, Penhoël!... Mais si vous n'avez plus d'argent... —Il faut vendre!... Aussi bien Lola veut faire venir de Rennes une nouvelle parure... —Vendre!... répéta l'homme de loi, qui se fit une mine plus allongée encore que de coutume: pour vendre, il faut avoir. René tressaillit et le regarda en face. —Qu'est-ce à dire? s'écria-t-il; n'ai-je donc plus rien? —Si fait..., répliqua Macrocéphale, M. le vicomte possède encore son manoir de Penhoël, quitte de toute hypothèque. —Et avec cela?... —Rien..., repartit tout bas Macrocéphale. Penhoël demeura un instant immobile et muet. On eût dit un homme foudroyé. Puis il se couvrit le visage de ses deux mains. —Le manoir de Penhoël, reprenait cependant l'homme de loi, est une magnifique propriété; nous en trouverions assurément un bon prix... et je suis sûr que M. le marquis de Pontalès... —Jamais! interrompit René avec angoisse. C'est ici qu'est mort mon père... Jamais! —Ce n'est pas moi qui donnerais à M. le vicomte le conseil de vendre le manoir, poursuivit Macrocéphale en prêtant à sa voix une expression plus humble et plus insinuante; mais, ayant l'honneur d'être le conseil de M. le vicomte, je me permettrai de lui faire observer que le manoir est pour lui une lourde charge... Avec une habitation si belle, il faudrait des rentes... —Et je n'en ai plus! murmura Penhoël. —Pas beaucoup, s'il faut parler franchement... D'un autre côté, comme vous le disiez tout à l'heure, la veine peut changer... et avec des fonds... Penhoël laissa retomber ses deux mains sur ses genoux. La douleur profonde qu'il ressentait réveillait son apathie. La torture avait trouvé un coin vif au fond de son cœur engourdi. Ces trois ans écoulés passaient comme une vision rapide au-devant de ses yeux. —J'étais heureux..., pensait-il tout haut, j'étais riche... le nom de mon père restait pur... Oh! Haligan disait-il vrai?... Cet homme est-il venu pour me prendre le salut de mon âme et la vie de mon corps?... —Une observation qu'il est important de faire, poursuivait l'homme de loi, c'est que toutes les ventes, consenties par vous jusqu'à ce jour, sont conditionnelles et frappées d'une clause de réméré... Dans le cas où vous feriez une nouvelle affaire avec le marquis... ou avec un autre... on pourrait obtenir des conditions pareilles. —Le terme du réméré est-il le même pour tout ce que j'ai aliéné? demanda Penhoël. —Le même... Il finit au 1er novembre de la présente année. —Et nous sommes à la fin d'août! repartit Penhoël. —En deux mois et onze jours, on peut faire bien des choses, M. le vicomte!... Dans le cas où il vous plairait de mettre en vente le manoir, je pourrais tâter Pontalès ce soir même. René de Penhoël ne répondit point tout de suite. Quand il prit enfin la parole, ce fut tête haute et d'une voix ferme. Il semblait qu'une étincelle de son ancienne énergie se fût réveillée en lui. —Je vous défends de me reparler jamais de cela!... dit-il. Je ne sais pas ce que Dieu décidera de mon sort, mais la maison où ma fille unique est née ne sera jamais vendue par mon fait. —Bien parlé!... s'écria Macrocéphale avec un brusque attendrissement; ah! vous êtes un vrai gentilhomme, Penhoël, et nous verrons, j'en suis bien sûr, la fin de tout ceci! —Laissez-moi!... dit le maître. Macrocéphale se leva aussitôt pour obéir. Mais avant de quitter la chambre, il eut le temps de dire encore: —Si vous saviez comme cela me fend le cœur, chaque fois qu'un des domaines de Penhoël passe comme cela en des mains étrangères... Je n'ai rien à dire contre Pontalès, Dieu merci, ni contre personne... mais je suis, avant tout, le serviteur et l'ami de Penhoël... Et si j'avais des trésors, je saurais bien à quoi les employer!... Il fit un salut respectueux, et prit congé du maître, qui était retombé dans son immobilité stupéfiée. Au bas du perron, donnant sur le jardin, il rencontra Robert de Blois, qui l'attendait sans doute, et qui passa vivement son bras sous le sien. —Eh bien! roi des habiles, demanda Robert, qu'avons-nous fait? Maître le Hivain hocha la tête. —Heu! heu! fit-il, on ne vend pas comme cela sa dernière chemise sans gronder quelque peu! —Il accepte, en attendant? —Il refuse. —Diable!... grommela Robert, ça nous retarde encore!... Avez-vous bien fait tout ce que vous avez pu? Macrocéphale prit un accent pénétré. —M. de Blois, dit-il, on n'est pas maître de ces choses-là... Je ne vous connais que depuis trois ans, mais je vous aime comme si vous étiez mon propre fils!... —Je suis bien reconnaissant..., répliqua Robert. L'homme de loi l'interrompit. —Je voudrais que vous me missiez à l'épreuve!... dit-il. Aussi vrai que Dieu est Dieu, je me ferais hacher en mille pièces pour votre service! Je n'ai rien à dire contre Penhoël ou contre Pontalès... mais il n'y a pas à balancer: votre intérêt avant tout... voilà ma règle. —En temps et lieu, maître le Hivain, dit Robert, vous verrez que vous n'avez pas eu affaire à un ingrat... Pour commencer, dès demain je consulterai votre expérience sur quelques petites contestations qui pourraient bien nous diviser, Penhoël et moi, dans l'avenir. —A vos ordres, mon cher M. Robert. —Mais pour revenir à l'affaire qui nous occupe, vous ne voyez pas la possibilité...? —Par moi, non, répondit Macrocéphale. —Alors il faut employer les grands moyens, n'est-ce pas? —C'est mon avis... et s'il m'était permis de vous donner un conseil... —Cela vous est permis, pardieu! M. le Hivain. Depuis quelques minutes, tout en suivant la conversation, Robert réfléchissait. En ce moment il semblait sourire à une excellente idée. —Le conseil que je me permettrais de vous donner, poursuivit l'homme de loi, serait celui-ci... La charmante madame Lola possède sur Penhoël un pouvoir sans bornes... —M. le Hivain, interrompit Robert, vous êtes un observateur extrêmement spirituel... Lola nous a déjà servis, la chère fille, presque autant que le jeu et l'eau-de-vie!... Mais aujourd'hui j'ai mieux que cela encore! —Mieux que cela?... répéta Macrocéphale d'un air galamment incrédule. Robert ôta son bras de dessous le sien. —On est bien mal ici pour parler d'affaires, reprit-il; veuillez chercher M. le marquis de Pontalès, et allez m'attendre avec lui quelque part où l'on puisse causer sans témoins. —Du côté de la Tour-du-Cadet, si vous voulez?... —Soit!... La place est excellente, et vous ne m'y attendrez pas longtemps... Avant une demi-heure, vous pourrez juger ce que vaut mon moyen. Robert avait une figure triomphante. Ils se séparèrent. L'homme de loi descendit l'allée qui menait au salon de verdure pour chercher le marquis de Pontalès, et Robert de Blois monta lestement le perron du manoir. Au lieu d'entrer dans la chambre du maître de Penhoël, dont la porte se présentait la première dans le corridor, il se dirigea vers l'appartement de Madame. IX RENDEZ-VOUS. Le marquis de Pontalès et maître Protais le Hivain arrivaient sous la Tour-du-Cadet pour attendre Robert de Blois, qui leur avait assigné ce rendez-vous. La soirée était déjà fort avancée, et le salon de verdure, déserté tour à tour par tous ceux qui pouvaient diriger la fête, restait décidément en proie aux trois Grâces Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang, qui se passaient de main en main la redoutable guitare, et faisaient boire, jusqu'à la lie, aux convives découragés, le calice de leur antique répertoire. Pontalès et l'homme de loi causaient en suivant le sentier qui menait à la tour. —Il avait l'air sûr de son affaire?... demandait le vieux marquis. Macrocéphale haussa ses épaules pointues et fit une grimace de dédain. —Ça ne doute de rien, vous savez! répliqua-t-il. Parce que ça sait faire sauter la coupe et pêcher le roi en brouillant les cartes, ça se croit un homme bien habile!... Ah! M. le marquis, sans le dévouement profond que je vous porte, je ne resterais pas une minute de plus dans toutes ces affaires-là... Ce Robert, voyez-vous, est un aventurier de bas étage, et je n'aime que les gens comme il faut... Vous, par exemple, M. le marquis, et le jeune M. Alain... voilà des gentilshommes!... Ah! je vous parle franchement, je ne m'inquiète guère plus de ce Robert que de Penhoël lui-même!... Mais quant à ce qui vous regarde, je me ferais hacher en mille pièces pour votre service! Le vieux marquis l'écoutait avec son sourire bonhomme, et prenait de tout cela juste ce qu'il fallait. —Je sais que vous êtes un ami sûr, M. le Hivain, dit-il, vous êtes en outre un homme de beaucoup de sens, et je crois que vous avez des idées très-justes sur M. Robert de Blois... Mais nous avons encore besoin de lui jusqu'à la fin de cette affaire... Quand il en sera temps (il mit sa main sur l'épaule de Macrocéphale), soyez sûr que je saurai faire la part de mes vrais amis... Il y a dans le pays bien des gens qui ne vous valent pas et qu'on regarde comme des gros bonnets, maître le Hivain... Viennent les événements que nous préparons, je vous promets, moi, que vous aurez plus d'un jaloux entre Redon et Carentoir! Ces paroles étaient douces comme miel aux longues oreilles de Macrocéphale; il écoutait et faisait d'avance le gros dos en songeant à son importance prochaine. —Mais il faut d'abord que Penhoël disparaisse..., reprit le marquis en baissant la voix; je vous parle franc, comme vous voyez... Il ne s'agit pas de lui enlever la moitié de sa fortune... les deux tiers, les trois quarts... les quatre-vingt-dix-neuf centièmes!... Il faut qu'il soit forcé de fuir et qu'on n'entende plus jamais parler de lui: sans cela, rien de fait! Macrocéphale se frotta les mains. —A la bonne heure!... s'écria-t-il, j'aime à voir comprendre les affaires de cette façon-là!... ça s'appelle au moins trancher dans le vif!... Eh bien! M. le marquis, nous marchons, que diable!... Il me semble que nous sommes bien près de notre but! Ils arrivaient au bout de la route et touchaient à ces grands châtaigniers derrière lesquels Diane et Cyprienne abritaient naguère leur causerie. Pontalès s'arrêta. —Plus bas!... fit-il en jetant un regard inquiet autour de lui. C'est ici que Robert doit venir? —Ici même. —Est-on bien à l'abri des oreilles indiscrètes?... —A moins de choisir le beau milieu de la lande de Renac ou le centre des marais, je ne connais pas de meilleur endroit pour causer tranquillement d'affaires... La muraille est haute; d'un autre côté le taillis s'éloigne tout exprès pour nous enlever la chance d'être écoutés... Derrière nous, la route est découverte. —Mais devant nous?... fit Pontalès en montrant du doigt le massif de châtaigniers. Macrocéphale se prit à sourire. —C'est différent! répliqua-t-il avec l'intention évidente de faire une bonne plaisanterie; derrière ces arbres-là, il pourrait bien se trouver quelque revenant aux écoutes. —Que voulez-vous dire? —Je demande pardon à M. le marquis de parler avec cette légèreté en sa présence... Le fait est qu'il y a là un espace de quelques pieds carrés où le plus vaillant gars des bourgs voisins n'oserait pas pénétrer après la nuit tombée, parce que le vieux commandant de Penhoël _y revient_... —C'est égal... dit Pontalès: excès de prudence ne nuit jamais... et je voudrais voir... —Ça peut se faire. Macrocéphale, toujours complaisant, écarta de la main les branches de châtaigniers qui bouchaient l'entrée du massif et se fraya un passage. —Veuillez vous donner la peine d'entrer, M. le marquis, dit-il, puisque vous n'avez pas peur des revenants. Il disparut derrière l'enceinte de verdure, et Pontalès le suivit. La nuit était noire. Sous les châtaigniers, le feuillage touffu rendait l'obscurité encore plus profonde. Sans cette circonstance, l'homme de loi et Pontalès auraient pu voir qu'ils étaient très-pâles tous les deux et qu'ils avaient l'air assez peu rassurés. Malgré l'ombre épaisse, on distinguait vaguement la guérite et le banc, couvert d'herbe longue. —Comme on se cacherait ici!... murmura le marquis d'une voix légèrement émue. —Oh! oh! repartit Macrocéphale en tâchant de prendre un accent fanfaron, il me semble que votre voix tremble! Soyez tranquille!... le vieux Penhoël est bien mort... et du diable si les vivants ont l'idée de venir visiter son boudoir!... Une feuille sèche vint à bruire sous le pied du marquis. Maître Protais le Hivain s'interrompit pour pousser un petit cri de frayeur. —Avez-vous entendu?... demanda-t-il en retenant son souffle. Pontalès avait reconnu que l'esplanade et la guérite étaient également désertes. —Ma foi! reprit l'homme de loi honteux de son alerte, j'ai cru... il m'a semblé... Au fait, mon métier n'est pas d'être brave!... Maintenant que nous avons bien dûment inspecté les lieux, M. le marquis, je vote pour que nous retournions sur la voie publique. —Et n'est-il pas possible, demanda Pontalès, d'arriver ici par un autre passage que la route? —Regardez plutôt! répondit Macrocéphale, une muraille de trente pieds et des rampes à pic!... Je propose de lever la séance. Il écarta de nouveau les branches et poussa un long soupir de bien-être quand il revit le ciel au-dessus de sa tête. C'était un esprit fort. Pontalès visita une dernière fois tous les recoins de l'enceinte de verdure, et repassa sur la route à son tour. Le Hivain avait retrouvé sa vaillance. —A part les revenants, dit-il, il y a pourtant un homme qui aime à se cacher dans ce trou noir comme le fond de mon écritoire. —Qui ça? —Le vieux fou de Benoît Haligan, l'ancien passeur du bac de Port-Corbeau... Mais je pense bien qu'il n'y montera plus, car il est à l'agonie... Ah! M. le marquis! tout de même, ce que c'est que de nous!... Quand le vieux commandant venait s'asseoir là, sur son banc de gazon, il était le chef d'une famille puissante... A présent, le pauvre Protais le Hivain ne voudrait pas changer de place avec le maître de Penhoël!... —Le pauvre Protais le Hivain, dit M. de Pontalès, sera bientôt en position de ne changer son sort contre celui de personne... Mais parlons un peu du présent... Depuis que ces misérables enfants sont venues dans mon propre château de Pontalès enlever, à dix pas de moi, dans ma chambre, ces papiers que je n'aurais pas donnés pour cinquante mille écus, je ne sais plus bien au juste quelles sont nos armes contre Penhoël... Maître le Hivain cligna de l'œil. —Il nous en reste de bonnes!... répliqua-t-il; chaque fois que Penhoël a vendu une pièce de terre appartenant à l'aîné, il lui a fallu faire un faux de plus... C'est pour cela que j'ai morcelé les ventes et multiplié les contrats. —Vous êtes un homme d'or!... —Je connais assez passablement mon état!... et, sans parler d'autre chose, il m'a fallu, dans le principe, une certaine triture, que j'oserai dire assez rare, pour constituer cet aventurier de Robert qui arrivait un pied chaussé et l'autre nu, pour le constituer, dis-je, en quelques semaines, créancier de Penhoël pour une somme assez importante! Il est vrai que ce coquin de Robert avait attaqué l'affaire avec un entrain admirable... Si vous l'aviez vu lorsqu'il arriva au manoir, il y a trois ans, avec son domestique Blaise!... Pour ma part, j'aurais fait serment qu'il était millionnaire!... Et puis, il avait deux jolies cordes à son arc, cet homme-là: le roi de carreau et la dame de cœur!... Macrocéphale se mit à rire. —Vous sentez bien, reprit-il, que je veux parler de la Lola. Ce Robert est un gaillard après tout... Il a beaucoup faibli depuis qu'il a quelque chose à perdre... mais le jour où il redeviendrait un aventurier sans feu ni lieu, je ne voudrais pas me frotter à lui!... Franchement, M. le marquis, Penhoël chassé, vous ne serez pas encore maître du manoir. —En temps et lieu j'aurai recours à vos excellents conseils, mon bon ami, répliqua Pontalès. Je ne me donne pas, hélas! pour un diplomate bien habile!... Sans vous, je serais certainement resté en chemin... Mais revenons aux titres qui sont en votre possession... Vous les tenez en lieu de sûreté, j'espère? —Ma maison n'est pas si forte, ni si bien gardée peut-être que le beau château de Pontalès... répondit Macrocéphale avec suffisance; néanmoins on fait de son mieux!... Et je vous réponds des pièces corps pour corps... Eh! eh! les petites rôdent autour de chez moi comme autour de chez vous... Ce sont des diables incarnés que ces enfants-là!... Avant de soupçonner leur savoir-faire, et alors que je n'étais pas encore sur mes gardes, je les ai laissées plus d'une fois se moquer de moi... Elles m'ont volé bien des obligations souscrites par Penhoël... Et, sans leurs manœuvres, la chose n'aurait pas duré si longtemps... Mais ma maison est armée en guerre, maintenant... Et je ne pense pas qu'elles veuillent goûter une seconde fois du plat qu'on leur a servi pas plus tard que hier soir. —J'ai entendu parler d'un coup de fusil... commença Pontalès. —Deux coups de fusil!... dont l'un a porté bien près du but... car on a trouvé un cheval couché sur la lande avec une balle dans la tête. —Ce sont des moyens bien violents, maître le Hivain! Et si l'on m'avait consulté... —M. le marquis, je crois avoir droit de prétendre à la réputation d'homme prudent... Nos landes cachent assez de bandits pour qu'un honnête propriétaire ait un peu le droit d'armer ses gens... La loi est dure, mais positive... Quiconque s'avise de forcer une serrure peut s'attendre à trouver, derrière la porte, le maître de la maison prêt à défendre son bien... Si nous passons à la question d'utilité, poursuivit-il en prenant le ton d'un avocat qui plaide, je n'aurai pas de peine à établir, par des raisons impossibles à révoquer en doute, qu'entre tous les obstacles qui nous barrent le chemin, ces deux petits démons sont à la fois les plus gênants et les plus dangereux... J'aimerais mieux avoir affaire à une demi-douzaine d'hommes... Ne vous y trompez pas: elles savent tous nos secrets aussi bien que nous-mêmes, et si le hasard leur donnait quelque jour un appui, je vous promets que nous aurions, tous tant que nous sommes, bien du fil à retordre! —Je ne dis pas... cependant... —Écoutez!... Je suis l'ennemi déclaré des moyens violents dans les cas ordinaires... mais dans la circonstance présente, M. le marquis, soyez bien persuadé que c'est votre intérêt seul qui m'anime... Vous avez dépensé trois ans de votre vie et des sommes énormes pour arriver à un but parfaitement légal... Il se trouve que vos adversaires vous attaquent et m'attaquent, moi, votre conseil, par des moyens inqualifiables... Je ne sors pas de la légalité, mais je prends l'arme la plus extrême que la loi puisse donner à un citoyen, et je m'en sers! Pontalès gardait le silence. —Quand je dis: «Je m'en sers,» reprit Macrocéphale, j'emploie une figure, car je n'ai pas tiré le coup moi-même... Je ne connais point le maniement du fusil... Mais Robert de Blois, je dois vous en prévenir, veut aller beaucoup plus loin que cela!... Les petits démons le tourmentent nuit et jour... Elles entrent dans sa chambre fermée par le trou de la serrure!... Elles s'affublent en fantômes et vont prévenir Penhoël de tout ce que nous méditons contre lui... Elles s'agitent, elles défont tout ce que nous faisons... et Robert est décidé à prendre l'offensive. —S'il a un expédient convenable... dit Pontalès en cherchant ses mots, un biais... vous m'entendez?... quelque chose d'adroit et de sûr... Il s'interrompit pour prêter vivement l'oreille. On entendait un bruit de pas sur la route, dans la direction de l'entrée du manoir. Pontalès et l'homme de loi s'éloignèrent un peu de la route battue, afin de se mettre à l'écart derrière les premières branches du taillis. Les pas approchaient; on put bientôt distinguer dans l'ombre deux personnes qui s'avançaient lentement. —C'est lui, dit Pontalès. —Avec une femme... répliqua l'homme de loi. —Lola, sans doute? Macrocéphale avança la tête en dehors des branches pour mieux voir. —Non pas!... dit-il d'un accent étonné, c'est madame de Penhoël!... * * * * * Quand Robert et la femme qui l'accompagnait furent arrivés tout auprès de la Tour-du-Cadet, quelques mots de leur entretien parvinrent jusqu'aux oreilles de Pontalès et de maître le Hivain. C'était bien Marthe de Penhoël. Malgré l'obscurité, on ne pouvait plus s'y méprendre. Elle donnait le bras à Robert, qui la soutenait cavalièrement et marchait d'un pas de parade. Quand Marthe parlait, Pontalès et l'homme de loi n'entendaient qu'un murmure; quand, au contraire, le jeune M. de Blois fournissait la réplique, ils ne perdaient pas une parole. La voix de Robert était haute, gaillarde, et dénotait beaucoup de bonne humeur. —Belle dame, disait-il en ce moment, Penhoël n'a pas été plus heureux ce soir que d'habitude... C'est étonnant! le sort ne se lasse pas de persécuter ce pauvre ami!... Avant de mettre le feu à la pile de fagots qu'on a brûlée dans l'aire, Penhoël avait perdu sa dernière pièce de vingt francs... Vous devriez user de votre influence, belle dame, pour le guérir de cette détestable passion! —Il y a trois ans, répondit Marthe, on ne pouvait pas perdre plus d'un louis d'or dans sa soirée au jeu que jouait le maître de Penhoël... —Ah! ah! fit Robert, les choses ont donc bien changé!... Au jeu que joue Penhoël, rien n'est plus aisé que de perdre maintenant dans sa soirée une bonne métairie ou quelques arpents de futaie... —Quel ton!... murmura Pontalès. Il y a dans ce Robert du maraud et du grand seigneur! —Mais comment diable Madame consent-elle à se promener avec lui, en ce lieu et à cette heure?... répliqua maître le Hivain. Marthe avait répondu quelques mots d'une voix faible et brisée. Robert reprit: —Ne m'accusez pas, belle dame!... Je lui ai dit vingt fois qu'il avait là deux vices pitoyables... On peut aimer à jouer et à boire... mais il joue comme une dupe et boit comme un charretier! Tout en parlant, Robert jetait ses regards à droite et à gauche; il cherchait évidemment quelque auditeur invisible. —Je ne veux point vous cacher, belle dame, poursuivit-il, que je vous ai entraînée jusqu'ici pour parler un peu d'affaires d'intérêt... Mais, auparavant, permettez-moi de vous demander si l'indisposition de la chère demoiselle Blanche n'a pas eu de suites fâcheuses? Robert put sentir le bras de Madame tressaillir sous le sien. —Qu'avait-elle donc?... demanda-t-il encore. Marthe cessa de marcher, ses jambes chancelaient. —Ce qu'elle avait?... prononça-t-elle d'une voix pénible et sourde, ne le savez-vous pas?... Robert hésita un instant; puis il répondit d'un ton délibéré, mais peut-être au hasard: —Ma foi! belle dame, je crois bien que je m'en doute. Marthe arracha brusquement son bras qui s'appuyait naguère à celui de M. de Blois. —Ah!... fit-elle d'un ton si étrange que Robert se pencha pour examiner son visage. Mais la nuit était trop noire pour qu'il fût possible de rien distinguer sur une physionomie. Marthe ne disait plus rien, elle restait immobile, les bras tombants et la tête courbée. On entendait sa respiration courte et pénible. Robert sentait vaguement qu'il y avait là encore un mystère. Il avait envie d'interroger, mais, pour une confidence d'une certaine espèce, les oreilles qu'il supposait ouvertes sous le feuillage pouvaient bien être de trop... —Chère dame, s'écria-t-il, je suppose, d'après votre geste, que vous êtes très en colère... Il n'y a vraiment pas de quoi... Un de ces jours, je veux avoir avec vous un entretien au sujet de mademoiselle votre fille... —Tout de suite! interrompit Madame avec vivacité, au nom du ciel, monsieur!... —Belle dame, vous me voyez désolé de vous refuser... Ce n'est véritablement pas le moment... Et, si vous le permettez, je vais vous parler du motif de notre entrevue... —Ah çà!... grommelait Macrocéphale derrière les branches du taillis, est-ce qu'il faudrait ajouter foi, par hasard, à ce que disent les Baboin et les Kerbichel?... Est-ce qu'il y aurait sérieusement quelque chose entre Madame et ce Robert?... —Pour pécher, répliqua Pontalès, il n'y a rien de tel que les saintes... Mais vous, qui avez l'oreille plus jeune que moi, maître le Hivain, entendez-vous ce qu'ils disent? —J'entends Robert... Et Dieu me pardonne s'ils ne parlent pas de tout, excepté de la vente du manoir! Comme s'il avait pu entendre ce reproche, le jeune M. de Blois abordait justement à cet instant le chapitre de la vente, et la réponse de Madame étant probablement un refus, il reprenait, sans abandonner son accent de politesse aisée et légèrement railleuse: —Belle dame! je ne m'attendais pas à cela! j'avais absolument compté sur vous... Je ne sais pas si vous avez remarqué un fait assez bizarre: depuis trois ans que vous me devez toute sorte de gratitude, je ne vous ai pas demandé le moindre service! —N'est-ce pas assez, murmura Marthe, de m'avoir fermé la bouche alors que je voyais un abîme au devant des pas de mon mari?... —Ceci, c'est du silence... un bon office purement négatif!... Pour tout ce qui exigeait un effort quelconque, je me suis toujours adressé à cette pauvre Lola... Voyons! pour une fois que je mets votre obligeance à contribution, allez-vous me repousser? Pontalès et le Hivain entendirent ce murmure faible qui annonçait la réponse de Madame. C'était encore un refus, sans doute, car Robert laissa échapper une exclamation d'impatience. Néanmoins il ne se fâcha pas encore. Il reprit le bras de Madame, et continua son plaidoyer en revenant lentement sur ses pas, le long de la route déjà parcourue. Dans ce mouvement, ils s'éloignaient tous deux du marquis et de l'homme de loi, qui ne pouvaient même plus saisir le sens des paroles de Robert. —C'est un fin matois tout de même!... dit Macrocéphale. Il aura su prendre la pauvre femme dans quelque piége diabolique!... —Oui... oui, pensa tout haut Pontalès, c'est un homme habile à la façon des intrigants de comédie... Il a comme cela une douzaine de fils qu'il fait mouvoir assez artistement... C'est un fanfaron d'astuce... un bachelier ès tours de passe-passe!... Les hommes de bon sens comme vous et moi, maître le Hivain, laissent aller les choses, attendent l'occasion, et dament le pion souvent à ces brillants joueurs de gobelets!... —Belle dame, disait Robert en revenant une seconde fois sur ses pas, c'est un projet arrêté... vous aurez beau vous débattre... il faut que cela soit fait ce soir! La voix de Marthe était suppliante. —C'est la dernière ressource de ma pauvre enfant! murmurait-elle. Monsieur!... monsieur, ayez pitié de nous!... —Je le voudrais, mais c'est impossible... Une dernière fois, consentez-vous? —Vous savez bien que je ne le puis pas! Robert s'arrêta; il touchait presque à l'arbre qui servait d'abri à Pontalès et à l'homme de loi. Ceux-ci le virent mettre la main à sa poche et en retirer un objet de petite dimension, dont l'obscurité les empêcha de connaître la nature. C'était un portefeuille. Robert l'approcha des yeux de Marthe, qui se couvrit le visage de ses mains. —Il est pénible d'en venir à ces extrémités, madame, poursuivit Robert en baissant la voix, mais c'est vous seule qui m'y forcez, à tout prendre!... Pourtant, vous savez bien ce que je puis contre vous!... Il frappa sur le maroquin du portefeuille. Marthe demeurait immobile. —Voyons! reprit Robert, ne me contraignez pas à faire un coup d'éclat!... Vous savez si j'ai été discret durant ces trois années... Ne soyez pas plus cruelle que moi envers vous-même... Si vous continuez à me refuser, malgré ma répugnance qui est grande, je me déciderai à faire usage de cette arme... Si vous consentez, comme je l'espère encore, vous pouvez compter, autant que par le passé, sur ma discrétion à toute épreuve! Madame hésita encore durant un instant. La nuit cachait l'angoisse mortelle qui était sur son visage. —Je ne puis pas vous résister, monsieur... dit-elle enfin d'une voix à peine intelligible, ce que vous ordonnerez, je le ferai! —A la bonne heure! s'écria gaiement Robert qui remit le portefeuille dans sa poche; avec une femme d'esprit on a toujours de la ressource... Puis il ajouta en parlant comme un acteur à la cantonade: —Holà... n'y a-t-il personne ici? Maître le Hivain sortit de sa cachette. A sa vue, Marthe se recula effrayée. —J'ai l'honneur de vous présenter mon très-humble respect, madame, dit Macrocéphale de son ton le plus doucereux, je n'ai rien entendu; et quand même j'aurais entendu, ajouta-t-il en se penchant à l'oreille de Marthe, humiliée et tremblante, ne savez-vous pas que vous avez en moi un serviteur fidèle qui se ferait hacher en mille pièces pour votre service?... —Maître le Hivain, dit Robert, vous allez avoir la bonté de suivre madame de Penhoël au manoir... vous entrerez avec elle dans la chambre de son mari qui, sur sa demande, vous remettra un pouvoir écrit de vendre le manoir et ses dépendances. Il baisa la main de Madame d'une façon toute galante et ajouta: —Faites vite, s'il est possible, maître le Hivain... Je vous attends! X PRÉDICTIONS. Diane et Cyprienne étaient déjà depuis quelques instants dans la loge du passeur du Port-Corbeau. A leur entrée, Benoît avait cessé de chanter; il s'était soulevé sur le coude, afin de saluer avec respect les filles de Penhoël. Depuis lors, il restait immobile sur son grabat, les yeux fixes et tournés vers les solives enfumées qui composaient la charpente de sa loge. A le voir ainsi, hâve et décharné, la joue creuse, la bouche entr'ouverte, on aurait cru déjà qu'il n'était plus de ce monde, d'autant mieux qu'il avait placé lui-même sur sa poitrine le crucifix de bois noir qui garde contre les influences du malin esprit la couche froide des trépassés. Une chandelle de résine, mince et fumeuse, était fichée dans la muraille à son chevet, un peu en arrière du lit; ses traits amaigris s'éclairaient à revers, et les saillies osseuses de son visage jetaient des ombres profondes. Cyprienne était toute pâle et tremblait à le regarder. La lumière de la résine n'éclairait guère que le grabat et un billot de bois sur lequel reposait un pot d'eau bénite avec son goupillon. Le reste de la chambre se perdait dans une demi-obscurité d'où sortaient çà et là, quand la résine crépitante jetait une flamme plus vive, les misérables objets qui composaient le mobilier du passeur. Au dehors l'air était lourd; dans la loge on respirait à peine: l'atmosphère se chargeait de ces miasmes tièdes et froids qui semblent exhaler l'agonie. Diane se tenait debout auprès du lit de Benoît Haligan. Cyprienne s'était assise un peu à l'écart, et mêlait un breuvage dans une petite écuelle de faïence. —Eh bien! Benoît... disait Diane, vous ne voulez pas nous répondre, ce soir?... Nous vous avons entendu chanter tout à l'heure, pourquoi vous taisez-vous maintenant? Le vieillard ne répliqua point. Sa respiration, d'ordinaire bruyante et pénible, était si faible en ce moment, qu'on ne l'entendait plus. —Ma sœur... ma sœur, murmurait Cyprienne effrayée, allons chercher le vicaire... Nous sommes peut-être dans la chambre d'un mort!... Aucun mouvement du vieux passeur ne protesta contre cette crainte. Il restait toujours étendu, la bouche et les yeux ouverts, les bras en croix sur sa poitrine, pareil à ces statues couchées qu'on voit sur les anciennes tombes. —Benoît... mon pauvre Benoît! reprit Diane, vous savez bien que nous vous aimons... pourquoi nous effrayer ainsi? Nous sommes venues bien tard ce soir, mais il n'y a pas de notre faute... Benoît, répondez-nous, je vous en prie! Même silence. Cyprienne avait du froid dans les veines, et ses jambes chancelaient sous le poids léger de son corps. Diane s'approcha davantage du chevet de Benoît et reprit encore: —Vous aviez soif, peut-être, et vous n'avez pas pu vous lever pour boire; pauvre homme!... Vous nous avez appelées... L'heure où nous venons d'ordinaire s'est passée, et vous avez cru que nous vous avions oublié!... Toujours le même silence. Seulement, la flamme de la résine se prit à trembler, et les déplacements de l'ombre et de la lumière mirent une espèce de vie factice sur le visage morne du vieillard. Cyprienne, à bout de courage, eut la pensée de s'enfuir. Diane, au contraire, fit un pas de plus vers le chevet du passeur, et saisit son bras, afin de lui tâter le pouls. Au contact des doigts de la jeune fille, Benoît eut un tressaillement faible. Un soupir s'exhala de ses lèvres décolorées, et ses paupières battirent comme si le charme qui le tenait enchaîné se fût rompu tout à coup. —Le feu de joie a bien brûlé, dit-il en fermant ses yeux avec fatigue, j'ai vu sa lueur rouge à travers la porte de ma loge... C'est un joyeux jour, jeunes filles!... On danse sur l'aire et l'on danse dans le jardin de Penhoël!... Le pauvre Benoît reste seul... Il met trop de temps à mourir! Diane prit l'écuelle des mains de Cyprienne et la lui présenta. Benoît secoua la tête en signe de refus. —J'ai vu le temps, continua-t-il, où Penhoël venait dire adieu à ses serviteurs mourants... Alors, tout ce qui était bon et noble, Penhoël n'oubliait jamais de le faire... Mais il y a une autre agonie que celle du corps, et je n'en veux pas au fils de mon maître... —Buvez, répéta Diane, cela vous soulagera. —Il n'y a qu'une chose au monde qui puisse me soulager, répliqua le vieillard dont les traits flétris eurent presque un sourire; c'est d'entendre votre voix douce auprès de mon oreille, Diane de Penhoël... Il y avait un homme que j'aimais plus qu'un père n'aime son fils unique et adoré... A mesure que j'avance vers mon dernier jour, les yeux de mon esprit voient mieux et plus loin... Il n'est pas mort... il reviendra peut-être quand il ne sera plus temps! Mes filles, vous avez ses grands yeux de feu et vous avez son bon cœur... Quand je vais être là-haut à la porte du paradis, avant de parler pour moi-même, je prierai pour lui et pour vous... Sa voix s'animait peu à peu, et sa tête renversée parmi les longues mèches de ses cheveux gris semblait prête à quitter l'oreiller. —Non!... non!... reprit-il répondant aux paroles qu'il avait entendues naguère, alors qu'il restait immobile et comme mort; non, je ne suis pas fâché contre vous, mes filles... Je savais que vous viendriez encore aujourd'hui... mais demain... Il s'arrêta. —Nous vous promettons de venir... voulut dire Diane. Le passeur se souleva lentement et avec effort; il parvint à se mettre sur son séant. —Approchez ici toutes deux, poursuivit-il d'une voix plus lente et toute pleine d'émotion; que je vous voie encore une fois, ma belle Diane... et vous, ma jolie Cyprienne... douces fleurs du manoir!... Oh! oui, si l'aîné de Penhoël était revenu, le vieux sang aurait eu encore de beaux jours!... Mais il tarde... il tarde!... Je crois que Dieu ne veut pas!... Il rejeta en arrière ses grands cheveux gris. Ses yeux commençaient à briller au milieu de sa face pâle, sillonnée de rides profondes. Les deux sœurs l'écoutaient avec une attention émue. —Je vois bien des choses! poursuivit encore le vieillard. Pourquoi faut-il que ma volonté soit stérile? Enfants, si vous ne venez plus, demain je serai seul... car tout le monde a délaissé mon lit de souffrance... Dieu m'aura pris ma dernière joie sur la terre! —Mais nous viendrons, interrompit Diane. Et Cyprienne ajouta en essayant de sourire: —Ne faut-il pas bien que je vienne préparer votre tisane, bon père Benoît? moi, qui suis votre médecin! —Pour ce qui est de moi, répondit le passeur, je n'ai besoin de rien, mes filles... abandonné ou non, mes heures sont comptées... La faim, la soif et la maladie ne pourront pas me tuer, puisque Dieu a marqué la manière dont je dois mourir... Je sais le nombre des jours qui me restent à vivre... C'est bien long!... Cyprienne de Penhoël, vous qui vouliez aller chercher tout à l'heure le prêtre pour dire sur moi la prière des trépassés, vous vous en irez avant moi, ma fille. Cyprienne, tremblante, baissait la tête. Elle était habituée à croire les paroles du vieillard comme autant d'oracles. —Ne dites pas cela!... murmura Diane, vous savez bien que nous avons besoin de tout notre courage!... Mais Benoît Haligan semblait céder à un pouvoir irrésistible. Ce n'était plus le même homme. Sa taille s'était redressée; son visage s'inspirait; une flamme étrange brûlait au fond de ses yeux caves. —Et vous aussi, Diane de Penhoël!... continua-t-il. Toutes deux... toutes deux ensemble!... Ne m'interrompez plus, car ce moment de force que Dieu me rend sera court, et quand je vais me taire, ce sera pour longtemps!... Je suis seul... je n'ai ni fils ni fille... Je n'aime personne en ce monde, si ce n'est vous et l'absent... depuis soixante et dix ans que dure ma vie, je suis un pauvre homme... Et pourtant j'ai amassé un petit trésor qui est enfoui au pied du grand aune qui baigne ses branches dans la rivière et auquel j'attachais mon bac, au temps où je pouvais encore passer l'eau... Écoutez bien ceci, car nulle créature humaine n'est infaillible, et peut-être mes prophéties sont-elles les rêves d'un vieil homme qui se meurt... Dieu le veuille, enfants, Dieu le veuille!... «Sous l'aune, il y a cent pièces de six livres, enfermées dans un pot de grès... Je les ai mises là une à une, et il m'a fallu bien des années de fatigue!... «Alors que Penhoël était heureux et riche, je comptais donner mon argent aux prêtres, après ma mort, afin qu'il fût dit des messes pour le repos de mon âme, et aussi pour les bleus que j'ai tués sur la lande pendant la guerre. «Depuis que Penhoël est pauvre, ne m'interrompez pas, je sais ce que je dis! ses serviteurs n'ont plus le droit de penser à eux-mêmes. «Je me disais: Mon argent sera pour Madame, pour l'absent, qui reviendra peut-être et qui n'aura plus de patrimoine, ou pour les filles de Jean de Penhoël... «Mettez ceci dans votre mémoire, car je ne vous en reparlerai plus... Quoi qu'il arrive, que je sois vivant ou mort, que ce soit aujourd'hui même ou dans dix ans, vous êtes mes héritières, et les cent pièces de six livres sont votre bien...» Cyprienne et Diane avaient des larmes dans les yeux. —Pauvre bon père Benoît!... dirent-elles en même temps. Le vieillard souriait d'un sourire amer et triste. —Ne me remerciez pas, reprit-il, à moins que vous ne veuillez suivre mon conseil. —Quel conseil?... —Aujourd'hui, à l'heure même où je vous parle... dites-moi adieu pour l'éternité, et sans prendre le temps de remonter au manoir, allez chercher l'argent qui est sous l'aune... Quand vous l'aurez, vous passerez l'eau et vous vous enfuirez, mes filles, aussi loin que la terre pourra porter vos pas. Diane et Cyprienne secouèrent la tête. —Et notre père?... murmurèrent-elles en même temps. Et Madame... et l'Ange?... —Que peut faire un pauvre vieillard contre la volonté de Dieu?... pensa tout haut Benoît Haligan. Puis il garda quelques instants le silence, les bras croisés sur sa poitrine et les yeux au ciel. Diane et Cyprienne se tenaient par la main. Leurs charmants visages, qu'éclairait faiblement la lumière tremblante de la résine, exprimaient une résignation mélancolique. Toutes deux avaient une foi égale aux paroles prophétiques du passeur; toutes deux croyaient à cette annonce d'une mort violente et prochaine. Elles donnaient leurs âmes à Dieu, et ne voulaient point fuir. Le sacrifice était consommé au fond de leur cœur, sans faste et avec un calme pieux. Elles regardaient en face le martyre. Au bout de quelques secondes, Benoît reprit comme en se parlant à lui-même: —Mon Dieu! pourquoi montrez-vous l'avenir à ceux qui sont trop faibles pour prévenir le malheur ou le combattre?... Depuis que cet homme mit le pied sur mon bac, par un soir d'orage... depuis qu'un éclair me montra pour la première fois sa figure, une voix s'est élevée au fond de ma conscience... Il y a trois ans que mes rêves me le montrent, la nuit, le jour, dans la veille et dans le sommeil... et je vois toujours la même chose... Malheur!... rien que malheur!... Un peu de sang remonta à sa joue pâlie; ses yeux brillèrent davantage. —Oh! si j'avais encore les bras d'un homme!... s'écria-t-il, mais je ne suis plus qu'un cadavre!... Il est arrivé par un déris, le soir où le moulin des Houssaies fut emporté par l'inondation... Il est arrivé avec les désastres et avec la tempête... C'est un déris qui l'emportera, un déris et une tempête!... Mais avant ce jour-là, il prendra la vie de plus d'un et de plus d'une au manoir de Penhoël!... De toutes les douces filles du manoir, il fera des belles-de-nuit... et cette heure-là est bien proche, Diane!... bien proche, Cyprienne! Je regardais ce soir le beau soleil d'automne descendre derrière la colline... et je me disais: Les filles de Jean de Penhoël sont jeunes, belles, aimées... Demain, le soleil reviendra éclairer ma cabane... Où seront, à cette heure, les filles de Jean de Penhoël? Cyprienne et Diane frissonnèrent. —Quoi?... sitôt que cela!... prononça Diane à voix basse. —Le marais est profond, murmura le passeur, et bien que les eaux soient basses, il y a de quoi noyer deux pauvres enfants au tournant de la _Femme-Blanche_!... Cyprienne mit sa tête sur le sein de Diane, qui la pressa en silence contre son cœur. —Après cela, poursuivit Benoît Haligan, l'esprit du mal sera maître au manoir... Pauvre Marthe!... comme je la vois pleurer en appelant sa fille!... —Blanche aussi!... dit Diane qui n'avait point pleuré sur elle-même et qui eut une larme pour le sort de l'Ange. —Et Penhoël!... s'écria le passeur en agitant les mèches mêlées de sa chevelure, et Penhoël... Oh! qui donc va-t-il tuer?... Les yeux du vieillard devinrent sanglants, et sa voix s'embarrassa dans sa gorge. —Penhoël!... reprit-il en cherchant un fantôme dans le vide, pitié!... c'est votre frère!... Ses bras retombèrent sur la couverture. —Je l'avais dit... poursuivit-il avec épuisement, son corps et son âme!... Il s'affaissa lourdement et ne parla plus. Cyprienne et Diane restaient frappées de terreur. Durant quelques minutes un silence lugubre régna dans la loge; puis une étincelle sembla se rallumer dans l'œil éteint du vieillard. —Écoutez... dit-il d'une voix brève et basse. Écoutez!... Son geste commandait le silence, comme s'il eût cherché à saisir un son faible et lointain. —Écoutez!... répéta-t-il pour la troisième fois, n'entendez-vous pas qu'on parle de vous là-haut, sous la Tour-du-Cadet? Les deux sœurs le regardèrent étonnées. La distance qui séparait la loge de la tour était telle qu'il eût fallu crier bien fort pour se faire entendre de l'une à l'autre. —Ils sont là!... poursuivit cependant Benoît, les assassins lâches et avides!... Fuyez!... fuyez, mes filles!... Il en est temps encore! Et comme Cyprienne et Diane restaient immobiles, Benoît poursuivit lentement: —Ils sont là, vous dis-je!... Si vous ne voulez pas fuir, allez du moins apprendre le sort qu'ils vous réservent!... Il y avait dans l'accent du passeur une conviction si profonde que Cyprienne et Diane ne songèrent plus à la distance qui les séparait de la tour. Elles s'élancèrent au dehors comme s'il leur eût suffi de sortir pour entendre ces voix qui prononçaient leur arrêt. Au dehors, le silence régnait. L'atmosphère pesante laissait immobile le feuillage du taillis. Les deux sœurs commencèrent à gravir le sentier à pic qui conduisait à la Tour-du-Cadet. Elles ne se rendaient nul compte de leur action, et leur esprit restait tout entier aux funèbres pensées que Benoît Haligan venait d'évoquer en elles. Mais, comme elles approchaient du haut de la montée, Diane s'arrêta tout à coup et serra fortement le bras de Cyprienne. Benoît Haligan ne les avait point trompées. Elles entendaient plusieurs voix sous la Tour-du-Cadet, et il leur sembla saisir de loin leurs noms, répétés à diverses reprises. XI CONCILIABULE. Cyprienne et Diane étaient à une vingtaine de pas du banc de gazon, où elles s'étaient assises naguère, avant de descendre chez Benoît Haligan. Elles franchirent sans bruit et avec précaution la faible distance qui les séparait de la Tour-du-Cadet, car elles ne savaient encore si les voix se faisaient entendre en deçà ou au delà de l'enceinte de verdure. L'enceinte était vide comme elles l'avaient laissée, mais les interlocuteurs invisibles n'étaient maintenant séparés d'elles que par les basses branches des châtaigniers. Les deux jeunes filles écartèrent doucement les rameaux, et mirent leurs têtes entre le feuillage. Elles ne virent rien d'abord, mais le son des voix les guidait, et à force d'interroger l'obscurité, elles aperçurent trois ombres qui s'agitaient à quelques pas d'elles. Elles reconnurent M. le marquis de Pontalès, Robert de Blois, et Blaise, le domestique de ce dernier. C'était Blaise qui avait prononcé à plusieurs reprises le nom des deux sœurs. _L'Endormeur_ n'était plus tout à fait le joyeux coquin que nous avons vu à l'auberge de Redon. Il avait attendu trois ans à l'office, tandis que son camarade Robert, dit _l'Américain_, se prélassait superbement au salon. Cette longue attente lui avait fait le caractère hargneux et l'humeur acariâtre. Il avait pris en outre les vices de l'antichambre, car on n'est pas valet en vain, même pour la montre. Blaise s'était fait insolent, méchant, important, menteur, et il était resté voleur. Point n'est besoin de dire qu'il détestait son prétendu maître. Il détestait en outre Pontalès, à cause de sa fortune; il détestait l'oncle Jean, que ses gros sabots et sa pauvreté n'empêchaient point de s'asseoir à la table des gentilshommes; il détestait Penhoël, Madame, la _société_ tout entière, depuis les trois Grâces Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang, jusqu'au plus mince des trois vicomtes; il détestait les domestiques, qui avaient l'impudente prétention de ne lui devoir qu'un médiocre respect, les paysans qui ne le saluaient pas assez bas, et maître le Hivain qui l'accablait pourtant de politesse et de sourires. Malgré cette misanthropie universelle, il vivait bien, et ne se laissait point trop aller à la tristesse. C'était un gros garçon, assez rond toujours, et ses aversions envieuses ne se haussaient point jusqu'à la haine, excepté une pourtant. M. Blaise, comme il fallait l'appeler, avait cru remarquer trop souvent les jolis yeux de Diane et de Cyprienne fixés sur lui avec moquerie. Ces petites filles avaient eu le front de railler plus d'une fois sa fière importance! Il les haïssait par préférence à tous et du fond de son cœur. Malgré sa mauvaise humeur et les dispositions hostiles où il s'entretenait à l'égard de son prétendu maître, Blaise faisait sa besogne en conscience. Sa besogne, bien entendu, n'était point celle d'un valet ordinaire; il avait mission d'observer, d'écouter aux portes et d'espionner, ce dont il s'acquittait à merveille. En somme, c'était dans son intérêt qu'il travaillait, car une fois la bataille gagnée, M. Blaise comptait bien se reposer sur ses lauriers. Il y avait déjà quelques minutes qu'il avait rejoint Robert de Blois et M. le marquis de Pontalès. Le fruit de ses observations de la journée était sans doute plus important que d'habitude, car Blaise avait pris une physionomie grave et ce ton imposant qu'on emploie pour annoncer les grandes nouvelles. —Eh bien, ami Blaise... avait dit d'abord Robert en l'abordant, savons-nous quelque chose de bon? Blaise hocha la tête avec lenteur. —Nous savons quelque chose... répondit-il, nous savons même beaucoup de choses... mais nous ne savons rien de bon! —Qu'y a-t-il donc? —Il y a que vous allez un train de tortue, M. Robert, et que, pendant ce temps-là, votre partie pourrait bien se gâter. —Expliquez-vous!... —Ma foi! j'ai entendu aujourd'hui tant d'histoires que je ne sais par où commencer... Avez-vous pensé quelquefois que ce serait une furieuse danse, si les gars de Glénac et de Bains prenaient un beau jour leurs bâtons,—car ils n'auraient pas même besoin de leurs fusils,—pour venir défendre Penhoël malgré lui, et le délivrer de notre compagnie? —Quelle idée! —Comme vous dites, c'est une idée!... Je ne me vante pas de l'avoir eue tout seul... —Il vous resterait toujours le château de Pontalès, mon cher M. de Blois, dit le marquis; vous ne doutez pas, je l'espère, du plaisir que j'aurais à vous offrir l'hospitalité. Robert salua. Blaise reprit: —Pontalès est un bien beau château!... et si l'on y mettait le feu, les murs resteraient debout, car ils sont en bonne pierre de taille... —Le feu? balbutia le marquis: qui vous fait parler ainsi? —C'est encore une idée... une idée qui n'est pas de moi... —Est-ce qu'il y aurait quelque complot?... demanda Pontalès d'une voix altérée. —Oui, M. le marquis... répliqua Blaise avec ce sang-froid de comédien qui ouvre toutes grandes les oreilles du parterre, il y a un complot... et si vous ne vous dépêchez pas, je parierais contre vous pour les bons gars de Glénac et de Bains! Pontalès essaya de sourire. —Vous voulez nous effrayer, mon cher M. Blaise.... murmura-t-il. —Voyons! dit Robert. Il ne s'agit pas de parler en énigmes! —Je vais tâcher de me faire comprendre... Je vous ai dit bien souvent: «Prenez garde aux filles de l'oncle en sabots!... Elles vous joueront quelque méchant tour.» Vous répondiez: «Ce sont des enfants!...» Eh bien! ces enfants-là ont soulevé contre vous une véritable armée... Si vous aviez entendu, comme moi, ce qui se disait tout à l'heure sur l'aire, pendant le feu de joie!... Vous avez mis Penhoël bien bas, mais son nom a encore un prestige, car jeunes gens et vieillards parlent de mourir pour lui comme d'une chose toute simple!... Ils savent vaguement ce qui se passe... Ils prononcent votre nom, M. le marquis, le vôtre, M. Robert, et celui de Lola, qu'ils voudraient mettre en pièces... Pour en connaître si long, il faut qu'on les ait endoctrinés... Et qui a pu se charger de ce soin, sinon ces maudites enfants?... —C'est vrai... dit Robert. Pontalès gardait le silence. —J'ai fait de mon mieux pour vous en débarrasser, reprit Blaise, mais on ne m'aide pas... Pour en revenir aux lourdauds de Glénac et de Bains, c'est, ma foi, une affaire sérieuse!... Vous les connaissez aussi bien que moi, M. de Pontalès... Si une fois l'idée de nous faire un mauvais parti se fourre dans leurs grosses têtes chevelues, du diable si la justice et les gendarmes pourront nous protéger! —Bah!... fit Robert, il y a longtemps qu'ils grondent... —Ce soir, ils faisaient mieux que gronder... Ils ont un chef maintenant... notre ancienne connaissance, M. Robert... le vieux Géraud du Mouton couronné... Et ce chef-là m'a l'air de n'être que le lieutenant d'un personnage invisible... —Qui serait?... demanda Robert. —Peut-être ces deux petits diables, les filles de l'oncle en sabots, répliqua Blaise. C'était en ce moment que Cyprienne et Diane se glissaient à pas de loup derrière les châtaigniers. Blaise poursuivait: —Le père Géraud parle d'elles avec un respect étrange... Il a l'air d'attacher à leur aide une sorte de vertu surnaturelle... Mais peut-être y a-t-il encore un autre chef... —Qui donc?... demandèrent en même temps Robert et Pontalès. Les deux jeunes filles étaient tout oreilles; aucune parole ne leur échappait désormais. —Ils parlent à mots couverts, répondit Blaise dont la voix baissa involontairement, on voit qu'ils font allusion à une nouvelle toute récente et incertaine encore... Mais j'ai deviné leur espérance et j'ai peur que l'absent ne soit de retour. Pontalès et Robert tressaillirent comme si leur corps eût éprouvé un choc matériel. Derrière le feuillage, Cyprienne et Diane cherchaient à modérer les battements de leurs cœurs. C'étaient elles qui avaient répandu dans le pays, au hasard et comme suprême ressource, la fausse nouvelle du retour de Louis de Penhoël. Et pourtant, cette nouvelle, répétée par des bouches ennemies, faisait naître en elles une vague espérance. L'émotion qu'elles ressentaient au nom de l'aîné de Penhoël leur faisait presque oublier qu'elles-mêmes avaient inventé le mensonge de son retour. —S'il allait revenir!... Voilà déjà deux fois que j'entends parler de cela!... murmura Pontalès. —D'après ce qu'on dit de l'homme, ajouta Robert, il ne s'agirait plus de plaisanter... Ce serait une autre histoire que les petites filles ou que le vieux gargotier de Redon, ameutant contre nous cinq ou six douzaines de balourds!... Vous l'avez connu, vous, M. le marquis? —Je l'ai connu, répliqua Pontalès. C'était alors un enfant... S'il n'a pas changé, que Dieu nous garde de le rencontrer jamais face à face!... —Bah!... s'écria Blaise, est-il donc assez fort pour nous faire peur avec son ombre?... Vous voilà tout déconcertés d'avance!... C'est peut-être un faux bruit... Si l'homme en question était de retour, et qu'il fût aussi terrible que vous le dites, nous aurait-il laissés poursuivre paisiblement notre besogne?... Allons, messieurs, j'ai mes petits intérêts dans l'affaire... Ma voix compte au chapitre, bien que je sois votre humble valet... Vous avez trop tardé; il faut réparer d'un seul coup le temps perdu! —Nous avons devancé votre conseil, ami Blaise, répondit Robert. Dans quelques minutes, M. de Pontalès sera propriétaire du manoir de Penhoël. —Vous avez la signature? —Nous l'attendons. Blaise se frotta les mains. —Bien joué, cette fois! s'écria-t-il, le meilleur levier ne peut pas grand chose sans point d'appui... Une fois que Penhoël n'aura plus chez nous un pouce de terre, les paysans réfléchiront... Pour un gentilhomme à moitié ruiné, on se dévoue encore... Mais pour un mendiant... —D'ailleurs, Penhoël ne pourra rester au pays... ajouta Pontalès. —Avec les faux, dit Robert, nous l'enverrons au bout du monde! —Et une fois le maître parti, poursuivit Pontalès, tout ira sur des roulettes... Nous n'aurons plus à craindre les filles de l'oncle Jean, d'abord, et c'est un point à considérer. Ensuite, ce père Géraud, qui fait le méchant, s'est ruiné lui-même, à force de prêter de l'argent à Penhoël... En achetant quelques créances, on aura bon marché de lui... Que Penhoël signe ce soir, et je réponds du reste! Diane et Cyprienne écoutaient. Mille pensées se croisaient, confuses, dans leur esprit. En face de cette ruine prochaine et inévitable, elles avaient la volonté de lutter encore, mais elles sentaient leurs mains trop faibles et sans armes. Que faire? L'idée leur venait de courir au manoir et de se placer au-devant du maître. Mais il n'était plus temps déjà sans doute... Elles restaient là, indécises et comme anéanties par le découragement. —Il y a pourtant une personne au manoir, disait en ce moment Robert, qui ne partira pas... et à ce propos, M. de Pontalès, je désire avoir deux mots d'explication avec vous... Votre fils est fort assidu auprès de Blanche. Blaise haussa les épaules en aparté. —Cela me déplaît, continua Robert d'un ton sec et presque impérieux. Pontalès lui tendit la main. —Mon excellent ami, dit-il avec cordialité, je voudrais avoir à vous donner des preuves d'affection plus grandes... Soyez certain que mon fils sera réprimandé sévèrement... Il saura, une fois pour toutes, qu'entre lui et vous, mon cher M. de Blois, je n'hésiterais pas un seul instant... Ceci posé, m'est-il permis de vous demander ce que vous comptez faire de mademoiselle de Penhoël? —Je l'aime... répliqua Robert, je l'épouserai peut-être... Blaise éclata de rire. —Un bon parti!... s'écria-t-il, mais il me semble que j'entends venir la signature... Un bruit de pas se faisait en effet sur la route, et l'instant d'après on vit arriver maître Protais le Hivain. —Enfin!... s'écrièrent nos trois compagnons. Et Pontalès ajouta: —L'acte est-il bien en règle? Macrocéphale ôta son chapeau et tira de sa poche un mouchoir à carreaux de taille considérable, afin de tamponner la sueur qui mouillait son front pointu. Évidemment, il avait fourni la course à toutes jambes. —Parlez donc!... dit Robert impatient, s'est-il bien débattu? Un soupir s'échappa de la poitrine de l'homme de loi. Personne ne prit encore d'inquiétude, tant on se croyait sûr du résultat, d'après la promesse de Madame. Macrocéphale regarda tour à tour ses trois interlocuteurs. —Parler!... grommela-t-il en faisant aller ses yeux de Blaise à Pontalès, sais-je s'il faut parler comme cela devant tout le monde?... —Eh bien?... fit Robert. —M. le marquis... commença Macrocéphale. —Maître le Hivain, interrompit sèchement Pontalès, du moment que M. Robert de Blois vous dit de parler, cela suffit... M. de Blois et moi nous ne faisons qu'un!... voilà vingt fois que je vous le répète!... —A la bonne heure, M. le marquis... C'est juste!... voilà vingt fois que vous me le dites!... je vais parler. L'homme de loi cessa d'essuyer son front et poussa un second soupir. —Diable d'homme!... diable d'homme!... dit-il d'un ton lamentable, il a encore un poignet, savez-vous, à vous casser la tête comme une noisette!... Vous demandez s'il s'est débattu!... il m'a même battu! et très-grièvement!... —Et l'acte? demanda le trio. —Il m'a donné un coup de poing dans la poitrine... un très-fort coup de poing!... Il m'a pris par les épaules avec brutalité... il m'a lancé dans l'escalier, au risque de commettre un meurtre sur ma personne!... —Pauvre M. le Hivain!... Mais l'acte?... l'acte?... —L'acte?... répéta Macrocéphale en dépliant de nouveau son vaste mouchoir, j'aurais voulu vous y voir! Je vous dis qu'il est enragé ce soir, et qu'il n'y a rien à faire!... Les trois compagnons se regardèrent. Aucun d'eux n'avait compté sur ce résultat. Cyprienne et Diane se serraient la main en silence et remerciaient Dieu de tout leur cœur. Ce fut Pontalès qui se remit le premier. —Ainsi, dit-il, Penhoël a refusé de signer?... —Formellement! —Et Madame?... demanda Robert avec menace. M'aurait-elle trompé? —Madame a fait ce qu'elle a pu... mais il est fier comme Artaban, ce soir, et ne veut rien entendre!... Je ne l'avais jamais vu comme cela!... On dirait qu'il ne comprend plus du tout sa situation, ou que le diable lui a donné les moyens d'y faire face!... —Le retour de l'aîné... murmura Pontalès; peut-être en sait-il plus long que nous à cet égard? Robert frappa du pied. —Ah! il ne veut pas signer!... prononça-t-il d'une voix étouffée par la colère. Tant pis pour lui!... —Dès le premier mot que j'ai voulu risquer, reprit Macrocéphale, il m'a fermé la bouche... «Dieu lui-même, a-t-il dit deux ou trois fois, s'oppose à ce que Penhoël vende la terre de son nom!» —Encore ces diables incarnés! s'écria Blaise; je savais bien que j'oubliais de vous dire quelque chose!... Ce n'est pas que Dieu qui s'oppose à la vente du manoir... Ce sont tout bonnement les petites filles!... Elles profitent du moment où Penhoël, à moitié ivre, chaque soir, tombe comme une masse entre ses draps, pour venir jouer à son chevet le rôle d'apparitions... —Toujours elles!... gronda Robert qui cherchait sur qui décharger sa rage sourde. —C'est donc cela!... reprit Macrocéphale. Voilà bien des fois que Penhoël me parle de visions et d'ordres venus d'en haut... Cyprienne et Diane se tenaient serrées l'une contre l'autre; elles avaient des larmes de joie dans les yeux. Chacune des paroles qu'elles entendaient retentissait au fond de leur cœur et voulait dire: «Enfants, vous avez sauvé Penhoël!...» Tandis qu'elles triomphaient, les pauvres enfants, laissant aller leurs âmes à l'espoir, un mot vint les frapper comme un coup de massue. C'était Robert qui parlait. —A tout prix, disait-il d'une voix brève et résolue, il faut que ces petites filles meurent! —S'il s'agit d'un assassinat, murmura Pontalès, je me retire. —M. le marquis, on se passera de vous! —Si l'on dépasse les bornes de la légalité, dit à son tour Macrocéphale, je m'abstiens. —Monsieur l'homme de loi, on se privera de vos services!... Mais il ne sera pas dit que deux misérables enfants nous auront impunément barré la route! Où est Bibandier? Cette question s'adressait à Blaise. —Auprès de la tonne de cidre, répondit le domestique; il boit à la santé du roi. —Peut-on toujours compter sur lui? —Je le laisse jeûner depuis trois ans, répliqua Blaise, pour le tenir en haleine... Il est maigre et affamé comme un bon chien de chasse. Robert se retourna vers Pontalès. —M. le marquis, dit-il, chacun de nous, cette nuit, doit avoir sa part de besogne... Il faut que tout soit fait demain matin, car il y a comme un menaçant mystère autour de nous, et peut-être nous repentirions-nous toute notre vie d'avoir perdu quelques heures dans les circonstances où nous sommes... Je me charge des petites filles. —Où les trouverez-vous? demanda Pontalès. —Bibandier est un limier de premier ordre, répondit Blaise. —Quant à vous, M. le marquis, reprit Robert, vous vous chargerez de Penhoël... Maître le Hivain, les faux sont-ils toujours chez vous? —Toujours, répliqua Macrocéphale; seulement, depuis que les petits démons rôdent, la nuit, autour de chez moi, j'ai ôté le portefeuille du tiroir où je l'avais serré, pour l'enfouir sous les carreaux de mon cabinet de travail... Dérangez mon fauteuil et enlevez une toile, vous avez la chose! Cyprienne et Diane, qui retenaient leur souffle pour écouter mieux, échangèrent un signe de muette intelligence. —Rien n'est perdu, alors, reprit Robert, et je vous réponds, moi, que nous aurons cette nuit la signature de Penhoël!... Maître le Hivain va nous rapporter les pièces... Quand Penhoël verra qu'on lui met sous la gorge comme un pistolet prêt à faire feu les faux commis par lui, nous verrons bien s'il résistera! —En route, M. le Hivain! dit Pontalès, nous jouons notre dernière partie! Diane et Cyprienne avaient quitté leur poste d'observation. Elles tombèrent dans les bras l'une de l'autre. —Ma sœur, dit Diane tout bas, il faut que nous soyons avant eux à la maison de M. le Hivain... nous savons maintenant où sont les papiers qui menacent Penhoël! —Allons bien vite!... murmura Cyprienne. Elles échangèrent un dernier baiser; puis Diane dit encore d'un ton de résignation simple et douce: —Ma sœur, nous allons risquer notre vie... si l'une de nous deux meurt, l'autre continuera la tâche commencée... si nous mourons toutes deux, nous prierons Dieu là-haut pour Penhoël!... Diane s'élança la première dans le sentier conduisant au bord de l'eau et s'y laissa glisser sans bruit; mais au moment où Cyprienne allait descendre à son tour, le pan de sa robe s'accrocha aux piquants d'une touffe de ronces. L'étoffe se déchira. Les deux jeunes filles précipitèrent leur fuite. Robert, Pontalès et leurs deux compagnons se séparaient, lorsque le bruit léger produit par la robe déchirée vint jusqu'à leurs oreilles. —Avez-vous entendu?... dit Macrocéphale. Personne ne répondit. Pontalès, Robert et Blaise s'étaient élancés déjà de l'autre côté du rempart de verdure. L'enceinte fut fouillée en un clin d'œil; elle était vide. —Il y avait quelqu'un là, pourtant! dit Pontalès d'une voix altérée. Blaise battait son briquet de fumeur et Macrocéphale ouvrait la petite lanterne qui éclairait sa marche dans les bas chemins, quand il regagnait son logis après la nuit tombée. La lanterne s'alluma. Nos quatre compagnons virent d'abord leurs propres visages pâlis et bouleversés par la peur. Puis chacun d'eux fit l'examen des moindres recoins de l'enceinte. —Il n'y a rien, dit Macrocéphale, qui venait de regarder dans la guérite; et ce lieu est sans issue. —Ce sera quelque lièvre, commença Blaise. Mais la voix de Pontalès l'interrompit. —Voici une issue! dit-il; un véritable sentier qui descend à la rivière!... Il ajouta en se penchant vivement pour ramasser quelque chose: —Qu'est-ce que cela? Les trois autres se rapprochèrent. Pontalès tenait à la main un lambeau de la robe de Cyprienne, qui était resté attaché aux épines du buisson de ronces. Tout le monde reconnut l'étoffe. Il y eut un silence consterné. —J'avais tort!... dit enfin Pontalès d'une voix basse et brève, et vous avez raison, M. de Blois... Elles en savent trop long désormais... Il faut qu'elles meurent, n'importe où ni comment... qu'elles meurent cette nuit même! —Il y a dix à parier contre un, dit Robert, qu'elles sont à la maison de maître le Hivain... —En avant! s'écria Blaise; sans sortir des bornes respectables de la légalité, nous allons leur faire faire connaissance avec le Bibandier!... XII PETITS DÉMONS. Robert et Pontalès se dirigèrent ensemble vers la rivière, non point par le petit sentier à pic où venaient de s'engager les jeunes filles, mais par la route qui longeait les anciennes fortifications. Pendant ce temps-là, maître le Hivain remontait en toute hâte au manoir, pour avoir la clef du bac, et Blaise retournait à l'aire, afin de trouver Bibandier. Bibandier allait bien encore quelquefois se promener solitairement sur la lande ou dans les sentiers de la Forêt-Neuve, quand les nuits étaient sans lune, mais il n'y mettait plus le même cœur qu'autrefois. Il avait laissé dans les taillis de Bains son armée de manches à balai habillés en brigands; son chien était mort de faim depuis longtemps; et s'il continuait lui-même à mener son métier de rôdeur, c'était vocation irrésistible, car jamais le hasard ne l'avait payé de ses peines. Que faire en un pays où les poches ne contiennent que des gros sous, et où les bâtons sont des massues? Bibandier avait dû espérer un instant un sort meilleur en voyant deux de ses camarades intimes occuper une bonne position dans le pays; mais Robert et Blaise l'avaient systématiquement tenu à distance, et le pauvre diable n'avait jamais pu réclamer trop haut, parce que le bagne de Brest est un bercail incessamment ouvert, où les brebis égarées comme lui rentrent au premier mot. Il se taisait. Peut-être n'en pensait-il pas moins. Cependant, c'était un coquin assez débonnaire, et la rancune qu'il gardait à ses anciens camarades n'atteignait pas des proportions bien tragiques. D'ailleurs, on n'était pas sans lui faire entrevoir de temps à autre un meilleur avenir. Bien qu'il ne connût pas en détail ce qui se passait à Penhoël, il pouvait voir, comme tout le monde, qu'une lutte était engagée. On pouvait avoir besoin de lui, et alors il faudrait bien lui donner sa part de l'aubaine... En attendant, Blaise lui jetait çà et là une pièce blanche pour l'empêcher de s'impatienter trop fort, et M. de Blois lui avait fait obtenir, par son crédit, une petite position officielle. Bibandier était fossoyeur de la paroisse de Glénac, aux appointements fixes de douze francs par an, plus le casuel. Mais, malgré les fièvres du marais et deux médecins qui s'étaient établis depuis peu à la Gacilly, la mort ne donnait guère au bourg de Glénac. Le pauvre Bibandier était maigre à faire compassion. Blaise le trouva, comme il l'avait annoncé, sous le tonneau de cidre qu'on avait mis en perce dans un coin de l'aire. Bibandier était couché paresseusement dans la poussière; sa tête reposait sur une de ses mains, et l'autre tenait une écuelle demi-pleine. Sa figure longue, et dont les teintes ternes tiraient sur le gris, s'empourprait légèrement; son œil cave veloutait son regard; il y avait dans sa physionomie un repos content et parfait. Il restait là depuis le matin, buvant tout seul et voyant la vie couleur de rose. C'était son jour de fête. Il ne buvait ainsi, à sa soif, qu'une fois tous les ans. Au premier mot que Blaise lui glissa tout bas dans l'oreille, il quitta sa pose nonchalante et se dressa d'un bond sur ses pieds. On eût pu le voir alors dans toute la longueur de sa taille, avec ses membres étiques et osseux ballottant dans un vêtement de futaine trop large, et qui n'avait plus que la corde. —Oh! oh!... dit-il avec gaieté; il s'agit des chers petits anges!... ça me paraît très-faisable! Il y avait tant de joyeuse humeur dans son accent, et l'expression de son visage restait si débonnaire, que Blaise ne put s'empêcher de lui dire: —Me comprends-tu bien? —Parfaitement!... répliqua Bibandier sans rien perdre de sa tranquillité sereine; quand quelque chose démange, on se gratte, mon fils... c'est tout simple... L'Américain en est-il? —C'est lui qui monte le coup. —Bonne affaire! moi je n'ai pas encore travaillé dans ce genre-là... mais chacun gagne sa vie comme il peut... pas vrai? On eût dit que Blaise s'était attendu à plus de résistance, car il regardait Bibandier d'un œil surpris et même un peu inquiet. Celui-ci parut comprendre ce que Blaise avait dans l'esprit. Il emplit l'écuelle et la lui présenta d'un geste cordial. —On peut se déboutonner ici, dit-il en montrant du doigt le groupe des paysans qui se pressaient autour du père Géraud à la porte de la ferme; voilà deux heures qu'ils oublient le tonneau pour écouter les sornettes du vieux gargotier de Redon!... Bois un coup, l'Endormeur!... Je savais bien que Robert et toi, vous en viendriez là quelque jour, et je vous attendais. Son regard, qui prit une nuance de mélancolie, tomba sur la futaine usée de sa veste. —J'avais grand besoin de me refaire!... reprit-il, grand besoin!... L'Américain et toi, vous n'avez pas été gentils avec un vieux camarade... Mais on ne peut pas payer celui qui ne fait rien... pas vrai?... Je dis donc que je suis content d'avoir l'occasion de travailler pour vous... —Voilà un brave garçon!... s'écria Blaise; sois tranquille... Tu seras payé comme il faut! —Quant à ça, répliqua Bibandier, je ferai mon prix moi-même en temps et lieu... Tu dis que c'est pressé, mon fils? Eh bien, partons! Blaise ne bougea pas; son regard exprimait toujours la même défiance. Le fait est qu'il était difficile d'accorder les paroles de Bibandier avec l'expression de douceur patiente qui était sur son pauvre visage, maigre, pâle et défait. Il semblait à Blaise que son vieux camarade souriait aussi par trop débonnairement en parlant de meurtre. —Ah çà! reprit-il d'un ton d'hésitation, es-tu bien sûr de ne pas faiblir?... Elles sont si jeunes... si jolies!... —Ça ne me fait rien... répondit l'ancien uhlan; chacun pour soi!... Je ne dis pas que je me servirais volontiers du couteau avec de pauvres chérubins comme ça!... J'espère bien qu'on me laissera la liberté de m'y prendre à ma guise? —Carte blanche!... pourvu que ce soit fait. —Ça sera fait, mon bonhomme... et proprement! —Viens donc, dit Blaise, qui se mit en marche. Bibandier but une dernière écuelle de cidre, et n'eut besoin pour le rejoindre que d'allonger un peu le pas de ses grandes jambes. Chemin faisant, Blaise lui expliqua plus en détail ce qu'on attendait de lui; Bibandier, tout en écoutant, fredonnait avec sa voix de basse-taille un air à roulades. Plus d'une fois, avant d'arriver au Port-Corbeau, Blaise s'arrêta court pour lui dire: —Du diable si je te comprends, mon vieux! Moi qui n'ai pas le cœur tendre, je ne pourrais pas chanter à l'heure qu'il est! —C'est que tu manges tous les jours, toi!... répliquait Bibandier doucement et le sourire aux lèvres; si tu avais été trois ans à mon régime, tu m'en dirais des nouvelles! Et cela était dit si bonnement! C'était de la quintessence de férocité... En approchant du passage, Bibandier coupa la parole à Blaise, qui continuait ses instructions. —Voilà qui est entendu!... dit-il; l'affaire des petites est réglée, et tu seras content de moi... Quant aux dépenses de l'entreprise... c'est deux mouchoirs et quelques bouts de corde... Mais l'Américain n'est pas seul!... Qui diable avons-nous là? Devant le bac, dont l'amarre était déjà détachée, trois hommes se tenaient en effet debout. M. de Blois seul avait le visage découvert; les deux autres cachaient soigneusement leurs figures sous les larges bords de leurs chapeaux de paysans. Bibandier, qui était toujours d'excellente composition, fit semblant de ne pas les reconnaître. Il salua respectueusement Robert, et entra le premier dans le bac. —Je connais un peu les habitudes des chers petits anges, murmura-t-il; je les rencontre souvent au clair de lune, quand je me promène, la nuit, pour ma santé... Elles auront passé l'eau dans leur batelet, qui doit être amarré là-bas sous les saules. Robert s'était rapproché de Blaise. —Eh bien?... demanda-t-il tout bas. —Un cœur de pierre!... répliqua le gros garçon. Dur comme une lame de poignard!... Je ne le croyais pas si fort que cela! —Tant mieux!... dit Robert. Bibandier s'était emparé de la perche du passeur. Au lieu de se diriger vers la route de Redon, qui lui faisait face, il remonta un peu le courant, pour gagner un rideau de saules qui baignaient leurs basses branches dans la rivière. A l'aide de sa perche, il écarta le grêle feuillage et finit par rencontrer, après deux ou trois tentatives inutiles, un objet qui sonna contre le bois de sa gaffe. —Qu'est-ce que je disais? s'écria-t-il joyeusement; perchez un peu, s'il vous plaît, M. Blaise, pendant que je vais voir là-dessous. Il abandonna la gaffe en effet, et gagna le bout du chaland qui passait sous les saules. On entendit un léger bruit, puis on vit un petit bateau qui s'en allait à la dérive le long du bord, du côté du marais. Bibandier, qui reparut au même instant, regarda fuir la barque et dit avec un gros rire bonasse: —Quand les petits chérubins voudront repasser l'eau... c'est elles qui seront bien attrapées! Chacun pensa sur le chaland que Bibandier valait son pesant d'or... * * * * * Il y avait dix minutes environ que Diane et Cyprienne avaient traversé l'Oust, au moyen du batelet trouvé par Bibandier sous les saules. En quittant leur cachette, au pied de la Tour-du-Cadet, elles se doutaient bien que le bruit de la robe déchirée avait trahi leur présence et qu'on allait les poursuivre: mais elles avaient de l'avance, parce que Pontalès et ses compagnons ne pouvaient parvenir à l'autre rive qu'à l'aide du bac, dont la clef était au manoir. En outre, le sentier qu'elles suivaient les conduisait en quelque sorte d'un saut jusqu'au bord de l'eau, tandis que la route commune nécessitait un long détour. Ce n'était pas la première fois que les deux filles de l'oncle Jean couraient un danger prochain et terrible; mais en ces moments leurs forces semblaient grandir avec le péril. Cyprienne semblait lutter avec un enthousiasme fougueux qu'exaltait la pensée du martyre; Diane demeurait plus calme et se dévouait de sang-froid. Elles avaient entendu l'entretien des ennemis de Penhoël. Elles savaient que leur sexe et leur jeunesse ne les défendraient point contre la colère de ces hommes. Elles n'espéraient point de quartier. Mais loin de s'arrêter devant la menace entendue, elles y puisaient un nouveau courage. Dans leur vaillance virile, un sentiment d'orgueil enfantin s'élevait. On les craignait! On prenait, pour les combattre, les mêmes armes qu'on eût employées contre des hommes! Elles étaient fières. N'avaient-elles pas entendu tomber de ces bouches ennemies l'aveu de leur puissance? Sans elles, pauvres jeunes filles, Penhoël aurait succombé depuis longtemps!... Leur cœur battait de joie et non point de frayeur, car la lutte n'avait pas été stérile. Grâce à l'effort de leurs bras d'enfants, René, Madame et l'Ange restaient en équilibre au bord du précipice. La ruine qui menaçait toujours n'était pas encore accomplie; et, d'après ce qu'elles venaient d'entendre, il ne restait à Pontalès et à Robert qu'une seule arme contre la résistance tardive de Penhoël. Mais c'était une arme cruelle, qui suspendait sur la tête de René l'infamie en même temps que le malheur. Des faux! il y avait des faux!... C'était sans doute le résultat de quelque obsession perfide; mais les pièces existaient, et ce n'était plus seulement la misère qui menaçait Penhoël! Il y avait longtemps déjà que Cyprienne et Diane avaient surpris le secret de ces fausses signatures, arrachées à l'ivresse quotidienne de René. Elles en avaient reconquis et détruit une partie, en s'introduisant, la nuit, au château de Pontalès. L'autre portion, déposée chez l'homme de loi, avait défié jusqu'alors toutes leurs tentatives. Mais elles savaient maintenant l'endroit précis où se trouvaient les papiers. Avec l'aide de Dieu, si on leur donnait le temps d'agir, elles pouvaient encore sauver Penhoël. Diane détacha d'une main ferme l'amarre du bateau, caché parmi les glaïeuls, sous la loge de Benoît Haligan, et Cyprienne saisit la perche. L'Oust n'était pas débordée, mais elle coulait à pleines rives et laissait couvertes les parties basses du marais. Tout en perchant, les deux jeunes filles entendaient, parmi le silence de la nuit, le bruit sourd et continu, produit par le tournant de Trémeulé. Dans l'ombre, les vapeurs qui se suspendent au-dessus du gouffre rayonnaient une lueur faible et pâle. Elles voyaient au loin le gigantesque fantôme de la Femme-Blanche qui se balançait et planait sur les eaux tranquilles du marais. Derrière elles, au-dessus des taillis de châtaigniers, les jardins de Penhoël gardaient leur illumination brillante; la fête n'était pas finie; quelques accords, jetés par l'orchestre campagnard, arrivaient, par bouffées, jusqu'à leurs oreilles. Quand elles touchèrent le bord opposé, nul mouvement ne se faisait remarquer encore du côté du bac, qui allait s'ébranler bientôt pour les poursuivre. Elles sautèrent lestement sur la rive, et au lieu de prendre la route de Redon, qui les eût conduites à la maison de maître le Hivain, elles se dirigèrent, en courant, vers le marais. Dans l'immense prairie, où se déroulaient de toutes parts d'étroits filets d'eau, on apercevait un mouvement confus au milieu des ténèbres: c'étaient les troupeaux de Glénac et de Saint-Vincent qui erraient en liberté sur le pâturage commun. Tout en courant sur l'herbe courte et unie comme un tapis, Cyprienne et Diane appelaient doucement: —Mignon!... Bijou!... Leurs voix se perdaient dans la nuit. Quelques moutons effrayés prenaient la fuite sur leur passage, et les oies, éveillées, allongeaient le cou pour jeter leurs cris plaintifs et discordants. Les deux jeunes filles appelaient toujours... Au bout de deux ou trois minutes, un piétinement sourd se fit entendre au loin sur le gazon. L'instant d'après Bijou et Mignon, deux jolis petits chevaux demi-sauvages, arrêtaient leur galop et restaient immobiles, la fumée aux naseaux et les jarrets tendus. Diane et Cyprienne s'élancèrent à cru sur leurs dos. En quelques secondes, elles eurent regagné le temps perdu à courir sur le marais. Bijou et Mignon étaient deux vrais bretons, noirs tous deux, robustes d'encolure, trapus de formes et pouvant soutenir durant des heures leur galop rude et vif. Ils allaient côte à côte, d'une ardeur égale. La voix des jeunes filles les excitait sans cesse, et leur course perçant droit devant soi, à travers champs, landes et haies, ressemblait à un tourbillon. Diane et Cyprienne, excellentes cavalières, ne s'inquiétaient point des obstacles de la route; quand il y avait un fossé large à franchir d'un bond, elles plongeaient leurs petites mains blanches dans la dure crinière des bretons; quand il fallait traverser un taillis, elles se couchaient presque sur leurs chevaux et passaient rapides, comme des flèches, au travers du fourré. Sur la lande rase elles se redressaient. —Hope! Mignon! hope! Bijou! Elles caressaient doucement le cou déjà baigné de sueur de leurs montures. Les deux chevaux, lancés à fond de train, dévoraient l'espace... Si quelque paysan les eût rencontrées, glissant comme deux traits dans la nuit, il se fût signé sans doute avec terreur, en recommandant son âme à Dieu. Et, après la terreur passée, il se serait vanté jusqu'au jour de sa mort d'avoir vu, par une nuit d'automne, les fées se rendant au sabbat! Vraiment, c'était une course étrange. Les chevaux noirs disparaissaient dans les ténèbres; on n'eût pu voir que deux jeunes filles, à la taille svelte et comme aérienne, entraînées par une force mystérieuse. Elles semblaient glisser, assises sur un nuage rapide. C'étaient bien des fées légères et gracieuses. L'œil ne pouvait les suivre. L'aile du vent les emportait et laissait flotter derrière elles les boucles molles de leurs longs cheveux. —Hope! Bijou!... hope! Mignon!... Il y a une grande lieue de pays entre Port-Corbeau et le bourg de Bains. Quelques minutes avaient suffi à ce trajet. Cyprienne et Diane descendirent de cheval, laissant Bijou et Mignon sur la lisière de la lande. Maître Protais le Hivain occupait une maison isolée qui s'élevait à cent pas en avant de l'unique rue du bourg. Pour acquérir cette propriété, il lui avait fallu susciter bien des discordes dans les campagnes voisines, ruiner bien des pauvres cultivateurs et jeter plus d'un orphelin sur la paille. Mais c'étaient là sa vocation et son plaisir. Maître le Hivain était, en fait de chicane, un véritable artiste. On peut dire que la vue seule de sa figure jaune et démesurément longue donnait aux paysans la fantaisie de plaider. Cyprienne et Diane avaient déjà rôdé bien souvent autour de sa maison, mais la vigilance rusée de l'homme de loi avait trompé jusqu'alors toutes leurs tentatives. Aujourd'hui, elles avaient deux chances nouvelles pour arriver à leur but: d'abord elles savaient où trouver les papiers, ensuite le domestique de maître le Hivain qui, d'ordinaire, faisait bonne garde, était en ce moment à fêter la Saint-Louis de l'autre côté de l'eau, dans l'aire du fermier de Penhoël. En donnant cette vacance à son domestique, maître le Hivain avait compté sur l'effet du coup de fusil tiré la veille au bord de la lande, et aussi sur le bal qui devait assurément retenir au manoir les deux filles de l'oncle Jean. Il n'y avait pour défendre sa maison, ce soir-là, qu'une servante septuagénaire, assistée par un chien de garde accablé de vieillesse. La bonne femme et le chien dormaient sans doute d'un profond sommeil, sur la foi des gros verrous qui fermaient toutes les ouvertures, car les deux sœurs purent escalader les murailles du jardin sans éveiller le moindre mouvement dans la maison. Du côté du jardin, les fenêtres n'avaient point de contrevents. En un clin d'œil, à l'aide d'une échelle que leurs jolies mains eurent bien de la peine à dresser contre le mur de la maison, Cyprienne et Diane furent dans le cabinet de travail de l'homme de loi. Elles battirent son propre briquet, et allumèrent sa propre lampe. Il eût fallu les voir en ce moment, animées par la course qu'elles venaient de fournir et par la joie vive du premier succès! Leurs joues se coloraient d'un incarnat charmant: leurs yeux petillaient d'impatience et de désir; un sourire espiègle se jouait déjà autour de leurs lèvres fraîches, tant elles se croyaient sûres du triomphe! Leur gaieté d'enfant était revenue. Le moment avait beau être solennel, puisqu'il s'agissait en définitive du sort de toute une famille aimée; il y avait dans la nature même de leur acte quelque chose d'étrange et de gaillard qui éloignait toute idée tragique. Elles riaient en descellant les carreaux du cabinet. Leur recherche ne fut pas longue. Sous le fauteuil même où Macrocéphale ruminait chaque soir ses consultations diaboliques, il y avait un trou creusé au couteau, qui renfermait un petit carnet crasseux. La vue de ce carnet fit battre bien fort le cœur de Diane et de Cyprienne. Elles ne songeaient plus à rire. C'était là le salut de Penhoël. Elles restèrent un instant à genoux, levant au ciel leurs yeux humides, afin de remercier Dieu. Elles songeaient à Madame et à la pauvre Blanche... Mais le temps pressait. Diane serra le portefeuille dans son sein, et toutes deux redescendirent l'échelle. La vieille femme et le vieux chien dormaient toujours comme des bienheureux. C'était une réussite complète. —Hope! Bijou!... hope! Mignon!... Comme elles avaient toutes deux le cœur léger en reprenant la route parcourue! Comme elles caressaient gaiement le cou de leurs petits chevaux! Comme elles étaient heureuses! —Tiens... dit Diane tandis que Mignon franchissait un large fossé, c'est là qu'on a tiré sur moi hier... Le corps du pauvre Cabry est encore au fond du trou!... La course ne se ralentit point, mais elles se penchèrent toutes deux; leurs bras s'enlacèrent et leurs joues s'unirent dans l'ombre. —C'est la dernière fois que tu seras exposée à un danger pareil, ma petite sœur, s'écria Cyprienne; ils sont vaincus!... —Et qui sait? ajouta Diane; peut-être y a-t-il dans ce portefeuille de quoi rendre à Penhoël la fortune qu'on lui a volée?... Elles étaient à moitié chemin déjà. Diane arrêta tout à coup le galop de son cheval. —J'y pense!... reprit-elle. Ils doivent nous attendre sur cette route!... —Je voudrais bien savoir lequel d'entre eux, répliqua Cyprienne que la victoire rendait fanfaronne, est capable de barrer la route à Bijou? —S'ils ont des armes? —Nous leur passerons sur le corps! —Et s'ils nous guettaient au passage du Port-Corbeau?... Cyprienne arrêta son cheval à son tour. —Ce n'est pas pour moi que j'ai peur... reprit Diane; mais maintenant nous avons à garder un trésor. —Eh bien! remontons jusqu'aux Houssaies... Nous passerons sur le pont du moulin. L'avis était bon. Les deux sœurs changèrent aussitôt de direction et se mirent à galoper vers les Houssaies. Mais il se trouva que d'autres avaient eu la même idée qu'elles, car en arrivant au bord de l'eau, elles virent que la tête du pont était occupée par deux hommes, en qui elles crurent reconnaître Robert de Blois et M. le marquis de Pontalès. —Prenons du champ, dit Cyprienne que rien n'effrayait, et passons. —Essayons plutôt de passer à Port-Corbeau, répliqua Diane; il sera toujours temps de revenir ou de mettre nos chevaux à la nage... La course recommença le long de la rivière. Quand elles arrivèrent au passage du bac, il y avait à peine trois quarts d'heure qu'elles avaient enfourché pour la première fois leurs vaillants petits chevaux. Il n'était pas tout à fait minuit, et le jardin de Penhoël montrait toujours, au haut de la colline, ses illuminations intactes. La fête en avait encore au moins pour une bonne heure. Rien de suspect n'apparaissait, cette fois, sur la rive. Les deux sœurs rendirent la liberté à Bijou et à Mignon, qui regagnèrent en caracolant leur lit de gazon. Elles pensaient que bien leur en avait pris de ne point tenter le passage au pont des Houssaies, car ici aucun obstacle ne leur barrait la route. —Allons! dit Cyprienne en descendant vers les saules, nous voici à bon port... et nous aurons encore le temps de danser une contredanse... Diane écarta les branches du saule... Comme elle ouvrait la bouche pour lancer quelque gaie repartie, trois hommes, couchés dans l'herbe haute qui croissait au bord de l'eau, se dressèrent tout à coup sur leurs pieds. Les deux jeunes filles eurent à peine le temps de pousser un cri, tant on mit de presse à leur nouer solidement des mouchoirs sur la bouche... XIII DEUX PIERRES. M. le marquis de Pontalès était un homme prudent, qui n'avait aucun goût pour les aventures. C'était uniquement par nécessité qu'il s'était joint à l'expédition de cette nuit. M. de Blois et lui traitaient en effet de puissance à puissance, et du moment que M. de Blois se mettait à l'œuvre, Pontalès ne pouvait point reculer. C'était la première fois qu'il se livrait ainsi. Jusqu'alors il s'était toujours tenu derrière Robert, contribuant volontiers aux frais de la guerre, mais ne combattant jamais en personne. Cela lui allait mieux. Et, en vérité, il aurait regardé sans doute comme un imposteur quiconque lui aurait annoncé, le matin même, les événements de cette soirée. Lui, le marquis de Pontalès, propriétaire de soixante mille livres de rente, jouant au loup-garou dans les taillis et bravant la cour d'assises comme un malheureux!... Mais les circonstances entraînent, et l'homme le plus habile, engagé dans certaines entreprises, doit jouer le tout pour le tout à un moment donné. Cela ne veut point dire que Pontalès, en passant la rivière de l'Oust avec ses quatre compagnons, ne fît des réflexions assez chagrines. Il eût vidé sa bourse, sans doute, de grand cœur, pour être transporté tout à coup entre les murailles de son château. On peut penser même que, malgré le désir ancien et passionné qu'il avait de détruire la vieille influence des Penhoël et de se mettre à leur place, il n'aurait point engagé la bataille s'il avait prévu, dès le principe, les dangers de cette nuit. Maintenant, il était trop avancé pour reculer. Le péril était en arrière comme en avant, et les chances de salut se trouvaient tout entières du côté du crime. Une fois qu'on eut pris terre de l'autre côté de l'eau, Bibandier fut choisi tout d'une voix pour diriger les opérations. Ce n'est point déroger que de servir sous les ordres d'un glorieux général. Pontalès était marquis, Robert se disait gentilhomme, et Bibandier n'était qu'un simple échappé de bagne; mais l'histoire est pleine de ces exemples, où l'on voit des princes céder le commandement à de vaillants officiers de fortune. Bibandier se montra tout de suite à la hauteur de son autorité nouvelle. Son premier soin fut de se raviser au sujet du petit bateau qui avait servi au passage des deux filles de l'oncle Jean. —Nous allons avoir besoin de ce joujou, dit-il en saisissant la perche du bac. Et il se mit à courir le long de la rive jusqu'à ce qu'il eût atteint le batelet, entraîné par le courant. Il s'accrocha au moyen de sa perche et l'amarra, au-dessous de la route de Redon, à l'un de ces mêmes saules qui avaient servi de refuge à Robert et à Blaise, la nuit de leur arrivée à Penhoël. Puis il revint vers sa troupe tranquillement et sans se presser. —La petite barque allait tout droit vers le trou de la _Femme-Blanche_, grommela-t-il; on n'aura besoin que de se laisser mener... —Ah çà! dit Robert, il faut prendre un parti... Elles doivent avoir de l'avance, et nous aurons de la peine à les rattraper!... —Les rattraper!... répéta le uhlan; il faudrait de meilleures jambes que les nôtres... Si vous les aviez vues comme moi courir la nuit sur la lande... Hope! Bijou!... hope! Mignon!... Ce sont de jolies petites filles tout de même!... —Mais qu'allons-nous faire? Bibandier tira de sa poche sa pipe et son briquet. —Voulez-vous vous allumer, M. Robert?... dit-il; nous avons joliment le temps d'en fumer une. —Il ne s'agit pas de plaisanter..., commença M. de Blois d'un ton impérieux. D'un seul coup sec et merveilleusement ajusté, l'ancien uhlan mit le feu à son amadou; puis il atteignit sa pipe toute chargée et l'alluma en faisant claquer savamment ses lèvres. Pontalès avait piteuse mine derrière les bords de son grand chapeau. La froide impertinence de ce drôle, comme il l'appelait au fond de son cœur, ne lui présageait rien de bon. Maître le Hivain songeait à sa maison dévastée. Blaise s'approcha de Robert, qui frappait du pied avec impatience. —Si vous ne le laissez pas marcher à sa guise, dit-il tout bas, nous n'en ferons rien cette nuit. —Qu'il s'explique au moins! —Quant à ça, dit Bibandier en s'appuyant sur l'herbe, on va te faire un programme, Américain! Robert tressaillit. Il y avait bien trois ans qu'on ne lui avait donné ce nom, et depuis le même espace de temps, le pauvre Bibandier affectait en toute circonstance, vis-à-vis de lui, le plus profond respect. L'ancien uhlan reprit, tandis que Blaise riait sous cape de la déconvenue de son maître: —Il n'y a donc de sage ici que l'Endormeur et moi!... Blaise cessa de rire. —Monsieur l'homme de loi, poursuivit Bibandier, qui se croit si bien caché derrière son chapeau de paille, pourrait vous dire que, dans un procès, le client ne donne pas de conseil à son avocat!... La figure de Macrocéphale s'allongea notablement. Le marquis tremblait d'avoir été reconnu à son tour. Mais Bibandier, soit qu'il ignorât véritablement le nom de son quatrième compagnon, soit qu'il eût fantaisie d'épargner Pontalès, reprit presque aussitôt: —Quant à l'autre, je ne puis pas parler, n'ayant pas l'avantage de le connaître... Ah çà! ne te fais pas de mal, Américain; voilà le programme des opérations, comme disait Bonaparte: attendre et faire le mort! —Et pendant ce temps, dit Macrocéphale, on va piller mon domicile!... —Exactement, père la Chicane! —Et les pièces seront enlevées!... ajouta Robert. —Ça me paraît vraisemblable, mon fils. —Écoute, dit Robert qui voulut essayer de l'autorité; on t'a promis de te payer grassement, mais cela ne te donne pas droit d'insolence... Fais ta besogne, ou va-t'en! —Où ça?... demanda Bibandier tout doucement; à Redon?... Dire à M. le procureur du roi ce qui se passe ici?... Américain, tu ne m'en crois pas capable!... Que diable! on est plat comme une galette aujourd'hui pour devenir insolent demain comme un bureaucrate. Tu sais bien que c'est la vie!... Voyons, ajouta-t-il en changeant de ton, sommes-nous donc des enfants, M. Robert? Mettons que j'aie eu tort, et veuillez recevoir mes très-humbles excuses... Entre gentilshommes, ma foi! on ne peut faire davantage. Il se leva et tendit, avec une grâce très-noble, sa main, que Robert n'osa pas repousser. —Ainsi, poursuivit-il, voici une affaire arrangée!... l'honneur est satisfait!... Maintenant, parlons de choses sérieuses... Si nous étions dans un pays civilisé, où l'on ne fait qu'une route pour aller d'un endroit à un autre, je vous dirais: Marchons et poursuivons nos petits anges, l'épée dans les reins... Mais d'ici au bourg de Bains, il y a une diable de lande, où plus de cent routes se mêlent et se croisent... nous aurons beau nous séparer et prendre chacun notre sentier: il y a dix à parier contre un que les petites passeront entre nos doigts comme des anguilles! —C'est vrai, dit Blaise. Et, de fait, le raisonnement était si rigoureusement juste, que personne n'y put trouver d'objection. —Vous auriez pu vous expliquer tout de suite!... grommela seulement Robert. —Je pourrais relever cette parole, répliqua Bibandier avec gravité, mais je sacrifie une susceptibilité légitime à l'intérêt de tous... Il est donc bien entendu que donner la chasse aux petites serait une ânerie... Reste à savoir comment nous les pincerons... Je crois avoir résolu le problème d'avance en vous disant: Attendons. —Mais si elles passent la rivière ailleurs?... objecta Macrocéphale. —Bonne idée!... Ailleurs, cela veut dire au moulin des Houssaies, car il n'y a pas d'autre passage... Eh bien! l'Américain et ce monsieur que je n'ai pas l'honneur de connaître peuvent prendre leurs jambes à leur cou et aller garder le pont des Houssaies. —C'est cela!... s'écria Pontalès ravi d'avoir un prétexte pour s'éloigner du lieu probable de l'action; M. de Blois, je suis à vos ordres. —Et si elles viennent là-bas... demanda Robert, nous leur barrerons le passage? —Du tout!... répliqua Bibandier; vous vous rangerez bien poliment, parce que vous aurez eu le temps d'enlever cinq ou six planches du pont... et que la rivière est large et profonde au moulin des Houssaies. Pontalès avait froid jusqu'à la moelle des os, malgré l'étouffante chaleur de la soirée. Robert le prit par le bras, et ils remontèrent le cours de l'eau à grands pas. —Cinq ou six planches au moins!... plutôt six que cinq!... leur cria de loin le bon fossoyeur, car Bijou et Mignon sautent comme des chèvres!... Pontalès et Robert se perdaient déjà dans la nuit. —Nous autres, dit Bibandier en conduisant ses deux camarades vers les saules, en faction, s'il vous plaît!... Faites comme moi, M. Blaise; préparez votre mouchoir... Vous, père la Chicane, vous êtes spécialement chargé des cordes... et maintenant, du silence! Ils étaient couchés tous les trois dans l'herbe. En combinant la partie de son plan relative au pont des Houssaies, Bibandier avait compté sans l'étonnante vitesse des deux petits chevaux. Pontalès et Robert en étaient encore à déclouer la première planche, lorsqu'ils entendirent sur la lande le galop de Bijou et de Mignon. Ils se relevèrent, irrésolus, et vinrent à la tête du pont, sans savoir ce qu'ils allaient faire. Leur vue seule arrêta les deux jeunes filles, qui dirigèrent leur course vers le bac. Pontalès et Robert quittèrent alors leur poste pour les suivre de loin. Quand ils arrivèrent à Port-Corbeau, ils trouvèrent la besogne bien avancée. Cyprienne et Diane, un bâillon sur la bouche et garrottées solidement toutes les deux, étaient au fond du petit bateau. Bibandier tenait en main la perche. —Ah! ah!... dit-il en éprouvant les cordes qui liaient les jambes et les bras des deux jeunes filles, voilà qui est proprement fait, et vous savez établir un nœud, père la Chicane! —Avaient-elles les pièces?... demanda vivement Robert. —Certainement... certainement!... répliqua Bibandier; ah! avec des petits anges comme ça, on ferait sa fortune à Paris... Ça passe par le trou d'une serrure. —Donne-moi les pièces!... dit encore Robert. Bibandier le repoussa tranquillement. —On ne compte pas les manger, tes pièces, mon bonhomme!... murmura-t-il; mais il faut que les choses se fassent avec régularité... Je rendrai mes comptes quand tout sera fini... D'ici là, patience! —Je veux que tu me donnes ces papiers, répéta Robert d'un ton impérieux. —Le roi dit: «Nous voulons...» grommela l'ancien uhlan; moi, je veux que tu me laisses tranquille!... Et si tu ne me laisses pas tranquille, ajouta-t-il en redressant sa taille longue et maigre, je te plante là, mon fils... tu achèveras la besogne à ta fantaisie!... —N'insistez pas!... murmura Pontalès à l'oreille de Robert; cet homme veut quelques louis de plus; on les lui donnera. —Maintenant, messieurs, dit Bibandier, faites-moi le plaisir de me souhaiter bon voyage... Je vais partir. —Pas seul!... s'écria Robert, qui concevait de vagues soupçons; il faut que Blaise au moins vous accompagne! Blaise fit la grimace dans son coin, mais il n'eut pas même la peine de refuser. —Le petit bateau ne porterait pas quatre personnes..., objecta Bibandier sans rien perdre du calme singulier, mêlé d'une nuance de moquerie, qu'il gardait depuis le commencement de l'aventure; je veux bien noyer mon prochain, mais le suicide répugne à mes principes. Il entra dans la barque et mit un soin scrupuleux à écarter les deux jeunes filles, de droite et de gauche, pour pouvoir manœuvrer sans leur faire de mal. —Les deux petits chérubins seront là comme dans leur lit! dit-il en donnant au fond de l'eau son premier coup de perche. Personne, parmi les quatre complices du crime, ne pouvait se défendre d'un serrement de cœur. Tous les yeux se fixaient, par une sorte de fascination, sur les deux pauvres enfants couchées dans le bateau. La gaieté du uhlan assombrissait encore le caractère atroce de cette scène. Diane et Cyprienne étaient étendues sur le dos, les bras liés en croix. La lune, qui perçait maintenant çà et là les nuages déchirés, montrait la grâce exquise de leurs tailles et leurs pâles figures, où se lisait la résignation du martyre. Bibandier seul restait parfaitement à son aise en face de ce navrant spectacle. —Messieurs, dit-il, tandis que le bateau s'ébranlait, je vais vous donner un dernier bon conseil... La fête se continue là-haut... Allez faire, croyez-moi, un petit tour de bal... Il est toujours agréable, le cas échéant, de pouvoir établir un _alibi_. Ce terme de palais et de bagne sonna comme une menace aux oreilles des trois complices, qui se dirigèrent en silence vers le bac; mais Bibandier les rappela tout à coup. —Encore un service, s'il vous plaît! dit-il; j'oubliais d'embarquer deux pierres, pour empêcher les petites de remonter sur l'eau... Une sueur froide perça sous les cheveux de Pontalès. Ce fut Macrocéphale qui apporta les deux pierres; il pensa se trouver mal en regagnant le bac. Bibandier quitta enfin la rive et se laissa dériver au fil de l'eau, en chantant une de ces chansons lentes et tristes qui mesurent le travail des forçats à la fatigue. La lune s'était levée tout à fait et mettait des nuances argentées à la colonne de vapeur suspendue au-dessus du tournant de Trémeulé. La _Femme-Blanche_ semblait grandir et osciller lentement au-dessus du gouffre. Durant quelques minutes, les quatre compagnons virent la petite barque glisser sur l'eau calme du marais. Puis elle disparut dans les longs plis de vapeur qui formaient le vêtement de la _Femme-Blanche_. XIV PAUVRES FILLES! Robert de Blois, le marquis de Pontalès et leurs deux compagnons remontaient au manoir de Penhoël. Ils marchaient en silence. De temps en temps l'un d'eux se retournait, comme malgré lui, pour jeter un furtif regard vers le marais où la _Femme-Blanche_ se dressait aux rayons de la lune. Il leur semblait ouïr de loin le clapotement sinistre et sourd du tournant de Trémeulé. Dans le taillis qui couvrait tout le versant de la colline, une route était percée pour conduire à la loge de Benoît Haligan. Les quatre complices traversèrent cette route à cinquante pas au-dessus de la pauvre cabane du vieillard. Ils entendirent Benoît Haligan qui chantait de sa voix creuse et tremblante la prière de l'agonie. Ils pressèrent leur marche en frémissant. Comme ils arrivaient à la porte du manoir, Robert s'arrêta et releva brusquement la tête. —C'était nécessaire!... dit-il à voix basse; et d'ailleurs, ce qui est fait est fait!... Prenons le dessus, messieurs, et ne rentrons pas au manoir avec des figures d'enterrement! —C'est juste, dit Blaise. Et Macrocéphale ajouta: —On ne peut rien contre les faits accomplis... Je chargerai la vieille Yvonne, ma servante, de prier pour elles tous les soirs... Et je suis bien sûr que M. le marquis de Pontalès sacrifiera volontiers une vingtaine d'écus pour faire dire des messes... Pontalès essuya la sueur de son front. —Je donnerai vingt louis à l'église de Glénac!... balbutia-t-il, cinquante louis à l'église de Redon!... cent louis à l'église de Rennes!... —Ma foi! dit l'homme de loi naïvement, si elles ne sont pas contentes avec cela!... Robert et Blaise ne purent s'empêcher de rire. L'impression lugubre était en partie secouée, et comme, en définitive, aucun des quatre complices ne se repentait véritablement, ils n'eurent pas grand'peine à rappeler sur leurs visages le calme souriant qui convenait à ce jour de fête. Ils se séparèrent, afin de rentrer dans le bal par différents côtés. La danse s'était ranimée au salon de verdure. Jeunes gens et jeunes filles prenaient leur revanche. On se dédommageait de la longue heure d'ennui qu'on avait éprouvée à entendre les gémissements des trois Grâces Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang. Au moment de finir, le bal retrouve presque toujours ainsi une gaieté plus vive. A la ville, l'orchestre redouble de verve et d'entrain; à la campagne, les danseurs cabriolent, battent des mains et crient; à la Courtille, vers cette heure consacrée, où l'allégresse atteint son plus chaud paroxysme, on brise les verres, on se poche les yeux et on marche sur la tête... Les musiciens de Glénac jouaient comme des possédés. Ils avaient entonné cette gigue interminable, connue sous le nom de _bal breton_, et qui peut dérouler jusqu'à cent cinquante figures diverses, suivant la renommée. Danseurs et danseuses, enlevés par les cahots de cette musique nationale, bondissaient avec enthousiasme. On se mêlait, on se choquait, on tombait sur le gazon avec de grands éclats de rire. C'était charmant! Et les invités de Penhoël ne pouvaient plus se plaindre d'être abandonnés par leurs hôtes. Le maître, il est vrai, ne s'était pas montré de la soirée, mais Madame avait reparu, apportant de bonnes nouvelles de l'Ange. Elle présidait à la fête maintenant, assise auprès de Jean de Penhoël. Sa figure était bien pâle, mais l'effort qu'elle faisait gardait à ses traits réguliers et nobles une apparence de sérénité. Il n'y avait de triste que la partie respectable de l'assemblée. Ces dames et ces messieurs avaient regagné leur coin, et présentaient un aspect de plus en plus maussade. Là, toutes les figures étaient refrognées, tous les yeux se chargeaient de sommeil. Le chevalier adjoint et la chevalière adjointe de Kerbichel, madame veuve Claire Lebinihic et les trois vicomtes restaient sous l'impression produite par les talents des trois Grâces Baboin. De périodiques bâillements faisaient le tour du cercle. Les trois Grâces Baboin, de leur côté, regardaient avec haine la danse victorieuse et ne pouvaient cacher leur détestable humeur. L'Ariette avait eu, en effet, peu de succès; la Romance était tombée à plat, et la Cavatine, plus malheureuse encore, en achevant la série de glapissements déplorables qu'elle appelait son _grand air_, avait pu constater que le salon de verdure s'était changé en solitude. Seul, le petit frère Numa l'avait écoutée jusqu'au bout, comme c'était son rigoureux devoir. Dans ces dispositions, la galerie était un peu moins loquace que naguère, mais aussi son venin était plus épais et plus âcre: chaque coup de langue était une morsure. On allait des grands aux petits; tout le monde avait son paquet; on assassinait ceux qu'on n'avait pas daigné piquer au commencement de la soirée. Personne n'a été sans remarquer que la province, si prude et si peu charitable, ne choisit pas toujours ses expressions parmi les plus châtiées, lorsqu'il s'agit de calomnier ou de médire. Quand la conversation arrive à un certain degré, quand les dents grincent, quand les langues s'aiguisent, la province est comme le latin qui, _dans les mots, brave l'honnêteté_, et il n'est point rare d'entendre des locutions très-téméraires tomber alors des bouches les plus vénérables. En ce moment, la société faisait de la calomnie légère. Elle allait de l'un à l'autre, donnant à Lola, par exemple, qui s'affichait avec le jeune Pontalès, des épithètes extrêmement caractéristiques, déchirant un peu sur Penhoël absent, et risquant sur Madame des hypothèses devant lesquelles une valetaille insolente eût assurément reculé. Ensuite on passait à l'Ange, pour retomber sur quelqu'un des couples occupés à danser le bal breton. Puis on se demandait quelle vie menaient ces deux petites dévergondées, Cyprienne et Diane, qui étaient absentes depuis plus de deux heures! Et c'était, ma foi, très-significatif. On avait vu disparaître presque en même temps qu'elles ces deux grands fainéants de Robert et d'Étienne. Les trois Grâces Baboin échangeaient, à ce sujet, avec la chevalière adjointe de Kerbichel, des observations d'une philosophie si avancée, que le chevalier adjoint et les trois vicomtes avaient envie de rougir. Une chose bizarre, c'est que ces deux grands garçons d'Étienne et de Roger étaient revenus sans les petites! La Romance expliquait cela en disant que ces demoiselles avaient dû friper un peu leurs toilettes, pendant deux heures de promenade... —Et déranger leurs coiffures..., ajoutait l'Ariette. L'aigre Cavatine enchérissait. Et la charitable assemblée se laissait arracher quelques hargneux applaudissements. Étienne et Roger étaient rentrés ensemble dans le bal à peu près en même temps que Robert de Blois, M. le marquis de Pontalès et Macrocéphale. Tandis que ces derniers affectaient de se saluer en passant, comme gens qui ne se sont pas vus depuis longtemps déjà, Étienne et Roger parcouraient d'un regard triste les groupes animés des danseurs. Leur recherche s'était inutilement prolongée, et en revenant au salon de verdure, ils avaient l'espoir d'y retrouver Cyprienne et Diane. —Elles ne sont pas là!... dit Roger avec un gros soupir. Deux heures d'absence au milieu d'un bal!... La physionomie d'Étienne était mélancolique et pensive. —Nous ne les reverrons pas ce soir... murmura-t-il, et il faut que je sois à Redon demain avant le jour... Je ne pourrai pas lui faire mes adieux... Veux-tu te charger auprès d'elle de mon dernier message? —Avant de partir, répliqua Roger, tu peux encore la voir... Le jeune peintre secoua la tête. —Ce serait un moment cruel... dit-il, les heures de repos sont pour elles courtes et rares... Pourquoi les troubler?... Et puis, au moment de la séparation, je serais faible peut-être... Quand tu la verras, Roger, tu lui diras que je l'aimais... que je n'aimerai jamais une autre femme en ma vie... et qu'au prix de tout mon bonheur, je la voudrais voir heureuse... Sa voix tremblait. Il y avait dans son accent une sensibilité profonde qui faisait contraste avec ses habitudes d'insouciance et la gaieté leste de sa philosophie parisienne. Roger lui serra la main. —Je lui dirai que tu es le plus loyal garçon qui soit au monde!... répondit-il. Je lui dirai que tu as la fortune peut-être au bout de tes pinceaux... et que, si Dieu bénit ton travail, tu reviendras en Bretagne afin de la prendre pour femme. Les yeux d'Étienne étaient humides. —Merci! murmura-t-il. —Nous sommes jeunes!... reprit Roger avec un sourire ému, et Dieu est bon... peut-être que nous serons heureux tous ensemble quelque jour!... Pendant qu'ils causaient ainsi, Pontalès, Robert et l'homme de loi parcouraient le bal, et soutenaient leur rôle de gaieté forcée. Blaise servait des rafraîchissements, afin de faire acte de présence. Au moment où Roger prononçait ces dernières paroles, pleines d'espoir souriant et de foi dans l'avenir, la figure de Bibandier sortit de l'ombre, à quelques pas derrière lui. Le maigre visage du uhlan était couvert de pâleur; ses yeux roulaient, hagards, et ses cheveux mêlés se hérissaient sur son crâne. Les deux jeunes gens ne le voyaient point; par contre, les complices qui guettaient son arrivée l'aperçurent tous à la fois. Le sourire contraint de Robert et de Pontalès se glaça sur leurs lèvres. Macrocéphale aurait voulu fuir, et Blaise faillit laisser tomber le plateau qu'il tenait à la main. Il leur semblait à tous que le bal entier devait voir à nu leur détresse et deviner ce que signifiait l'apparition de ce visage livide du uhlan, qui se montrait à demi derrière l'une des portes du salon de verdure. Cette apparition ne dura, d'ailleurs, qu'un instant. Lorsque les quatre complices s'enhardirent à jeter vers la porte un second regard, Bibandier avait déjà disparu. Il prit une des allées du jardin au hasard et se dirigea vers un berceau désert. Sur son passage, sans savoir ce qu'il faisait, il éteignait les lampions, comme si la lumière eût blessé sa vue. L'obscurité se fit ainsi autour du berceau où Bibandier s'arrêta. Il n'attendit pas longtemps. Une minute s'était à peine écoulée que les quatre complices arrivèrent l'un après l'autre. Personne n'osait interroger. —Eh bien!... dit Bibandier d'une voix étouffée, vous ne me demandez pas mon histoire? Il y avait quelque chose d'étrange et de solennel dans l'émotion suprême de ce bandit sans cœur, qui avait conservé si longtemps, en face du crime, sa froide et cynique gaieté. En ce moment, tout son corps tremblait, il semblait prêt à défaillir. —Que vous est-il donc arrivé?... demanda enfin Robert. Bibandier s'appuya chancelant contre le treillage du berceau. —Elles sont mortes!... dit-il. Elles étaient bien belles toutes deux!... Maintenant elles sont mortes!... —Et personne ne vous a vu?... demanda Macrocéphale. —Mortes!... répéta le uhlan qui mit sa tête entre ses mains; tandis que je chantais en les conduisant vers le trou, elles me regardaient toutes deux avec leurs yeux angéliques... Je les vois encore... se reprit-il en frissonnant... leurs pauvres jolis corps couchés sur la planche... Il s'arrêta; sa voix s'embarrassait dans sa gorge. Les quatre complices l'écoutaient immobiles; une sueur froide leur baignait le front. —Quelqu'un n'a-t-il pas demandé, reprit-il sans relever la tête, si personne ne m'avait vu?... —Moi... balbutia le Hivain. —Un homme m'a vu... répondit Bibandier, et il vous a vus aussi, tous tant que vous êtes!... —Qui est cet homme?... demandèrent les quatre complices d'une seule voix. Bibandier garda le silence. Puis il reprit, comme en se parlant à lui-même: —J'avais promis! il fallait en finir... quand j'ai soulevé la première dans mes bras, l'autre s'est agitée au fond du bateau et j'ai vu ses grands yeux se remplir de larmes... Elles ne pouvaient point parler, mais leurs regards se cherchaient... J'ai eu pitié!... j'ai rapproché leurs deux visages et leurs bouches ont pu s'unir encore une fois. Puis je leur ai mis au cou les deux pierres que M. le Hivain m'avait données... * * * * * Le surlendemain au matin, le bourg de Glénac vit une solennité. C'était une fête d'un genre bien différent. La petite église avait son portail tendu de noir, et les paysans, que nous avons vus rassemblés sur l'aire, autour du feu de joie de la Saint-Louis, s'échelonnaient, tristes et silencieux, dans le cimetière. On venait de dire la messe des morts sur deux cercueils, entourés de voiles blancs et ornés de ces fraîches fleurs qu'on jette, dernière parure, sur la tombe des jeunes filles. Nous eussions retrouvé là tous les invités du manoir; mais la famille n'était représentée que par un seul de ses membres, le vieil oncle Jean, bien que le nom de Penhoël eût été prononcé deux fois dans l'oraison mortuaire. Les cercueils fleuris contenaient les corps de Diane et de Cyprienne. René, Madame et l'Ange avaient manqué à la messe funèbre. Ce qui avait causé plus de surprise encore, ç'avait été de ne voir ni Roger de Launoy, ni le jeune peintre Étienne aux côtés de l'oncle en sabots. Étienne et Roger, en ce moment, étaient bien loin de Glénac. Ils ignoraient tous les deux les événements de la nuit de la Saint-Louis. Voici ce qui leur était arrivé: Vers le point du jour, quelques heures après la fin du bal, ils avaient descendu l'escalier du manoir, afin de prendre la route de Redon. Roger faisait la conduite à son ami. En passant sous la fenêtre des deux jeunes filles, Étienne s'arrêta, et Roger appela Cyprienne et Diane par leurs noms à plusieurs reprises. Point de réponse. —Elles dorment... dit Étienne qui jeta sur son épaule son petit paquet de voyage et partit enfin à grands pas. La route fut silencieuse entre les deux jeunes gens. A Redon, au moment de monter en voiture, Étienne dit à Roger en lui serrant une dernière fois la main: —Écoute... ce Robert te déteste presque autant que moi... et Penhoël n'est plus le maître... Si tu étais forcé de quitter le manoir, quelque jour, souviens-toi que je suis ton frère et que ma demeure, si petite et si pauvre qu'elle soit, sera toujours assez grande pour nous abriter tous deux. La voiture partit pour Rennes, et Roger resta seul. Les dernières paroles de son ami soulevaient en lui de vagues craintes, mais il était bien loin de penser, cependant, qu'il dût être réduit jamais à profiter de l'hospitalité offerte. Comme il entrait à l'auberge du père Géraud pour déjeuner, celui-ci lui remit une lettre arrivant par exprès du manoir. La lettre était écrite par M. Robert de Blois, et René de Penhoël avait mis au bas sa signature. Cela s'était fait le matin même. Robert semblait avoir profité de la courte absence du jeune homme pour lui porter ce coup plus à son aise. C'étaient quelques phrases sèches et sentant la raillerie où l'on disait à Roger, en substance, qu'il arrivait à l'âge d'homme, que les voyages forment la jeunesse, et que c'était pitié de le voir croupir, loin du monde, dans le petit bourg de Glénac. Roger lisait cela le rouge au front. La forme de ce congé le rendait plus cruel encore. Se voir éconduit froidement et avec moqueries, lui, le fils adoptif, dont l'enfance avait été entourée de tendresse, lui, qu'on avait aimé pendant vingt ans! Hélas! les pressentiments d'Étienne se réalisaient bien vite... Roger n'hésita pas; il avait le cœur fier, et le nom de Penhoël était au bas de la lettre. Il fallait partir; mais Cyprienne... Avant de quitter le pays pour toujours, sa première idée fut de retourner au manoir, afin de dire adieu à la pauvre fille dont il emportait l'amour. Ce fut la crainte de se trouver face à face avec le maître de Penhoël qui l'arrêta. Il s'enferma dans une des chambres du _Mouton couronné_, et se mit à écrire. Le papier où courait sa plume fut mouillé plus d'une fois de ses larmes, et pourtant, parmi ses phrases désolées, il y avait de l'espoir, car il était jeune et plein de courage. Il parlait pour lui et pour Étienne, dont il ne pouvait plus faire les adieux de vive voix; il disait aux deux sœurs: /# «Nous vous aimons, nous travaillerons, nous reviendrons...» #/ Le père Géraud fut chargé de porter la lettre que les deux pauvres jeunes filles ne devaient pas lire, hélas! et Roger monta à cheval pour courir après la voiture de Rennes. Au lieu de remettre son message, le bon aubergiste s'agenouilla dans l'église de Glénac et pria pour les deux pauvres filles mortes... En l'absence du maître de Penhoël et de Madame, c'étaient M. le marquis de Pontalès et Robert de Blois qui représentaient la famille en qualité d'amis, car le pauvre oncle Jean, écrasé sous sa douleur trop lourde, était incapable de s'occuper de rien. En cette circonstance, il fallait bien le reconnaître, le marquis, Robert et même M. le Hivain avaient témoigné à la famille une affection empressée. Il n'y avait pas jusqu'au fossoyeur de la paroisse, le pauvre Bibandier, qui n'eût fait preuve d'un dévouement très-méritoire. Les deux jeunes filles s'étaient noyées dans le marais, on ne savait trop comment. Les circonstances de leur fin restaient entourées d'un vague mystère. On disait seulement qu'ayant voulu traverser l'Oust sur un frêle batelet, elles avaient été emportées par le courant jusqu'à la _Femme-Blanche_. Le fossoyeur Bibandier avait retrouvé sur le rivage, le lendemain matin, des débris de la barque, et c'était lui qui avait donné l'éveil. Après une journée entière de recherches infructueuses, Pontalès, maître le Hivain, Robert de Blois et son domestique Blaise étaient restés seuls sur le lieu présumé de la catastrophe avec le fossoyeur Bibandier. Ce dernier, disait-on, avait plongé une grande partie de la nuit aux environs du tournant et avait fini par repêcher les deux corps. Du moins avait-on trouvé, le lendemain matin, deux cercueils déjà cloués à la porte de l'église. Les actes de décès avaient dû se faire en famille, M. de Penhoël étant maire. Quant au curé, c'était un petit cousin du marquis de Pontalès. D'ailleurs, personne ne songeait à douter; le malheur n'était que trop évident! Chacun pleurait et priait autour de ces pauvres petits cercueils que la terre allait sitôt recouvrir. S'il y avait des doutes parmi la foule sombre et consternée, ce n'était pas sur la mort elle-même, mais bien sur les circonstances qui avaient accompagné la mort. Cyprienne et Diane savaient conduire un bateau sur le marais aussi bien que pas un pêcheur de macles. Elles étaient habiles nageuses: comment ne pas concevoir des soupçons? Plus d'un regard défiant se fixait à la dérobée sur Pontalès et sur Robert. Il eût suffi d'un mot peut-être pour changer la douleur commune en colère, et alors, malheur aux assassins! Mais ce mot, personne ne le prononçait. Il n'y avait point de preuves, et certes, le crime ne pouvait point se lire sur les figures tranquilles du marquis et de M. de Blois. L'impression d'horreur, produite par la scène nocturne du Port-Corbeau, avait eu déjà le temps de s'effacer. En somme, ce meurtre était nécessaire, et s'ils frissonnaient encore en songeant aux détails repoussants de leur crime, en revanche, ils s'applaudissaient. La joie compensait bien le remords. Ils étaient là, remplaçant la famille; les paysans pouvaient voir sur leurs physionomies, composées habilement, une tristesse recueillie et calme. Les soupçons tombaient; d'ailleurs, parmi les paysans, ceux qui ne récitaient point la prière funèbre étaient occupés tout entiers à parler de la catastrophe et des pauvres enfants qu'on avaient vues, l'avant-veille encore, si jeunes et si belles, ouvrir le bal de la Saint-Louis. Hommes et femmes chuchotaient à la porte de l'église et, comme c'est l'habitude des bonnes gens de Bretagne, chacun cherchait dans ses souvenirs un présage à cette mort funeste. —Le vieux Benoît l'avait bien dit!... murmurait-on, personne ne voulait le croire, quand il répétait que les filles de Penhoël seraient trois belles-de-nuit avant le jour de sa mort... En voici deux déjà!... —Et la petite demoiselle Blanche est bien malade!... —Elles _reviendront_, les chères filles!... reprenait une ménagère en égrenant son chapelet. Une voix effrayée s'éleva au milieu du groupe et dit: —Elles sont déjà revenues! Chacun tressaillit et se rapprocha. C'était le petit Francin qui avait parlé. Il était tremblant et tout pâle. —Oui... oui... poursuivit-il en baissant les yeux, c'est moi qui ai dit le premier _De profundis_ pour le salut de leurs âmes... car je les ai vues cette nuit... et j'ai bien reconnu qu'elles étaient mortes. Le père Géraud avait fendu la presse et tenait l'enfant par le bras. —Tu les as vues?... balbutia-t-il. Le petit paysan frémissait de tous ses membres. —C'était ce matin, une heure avant le jour... dit-il, j'allais au marais chercher nos chevaux... j'ai vu quelque chose de blanc qui se remuait au pied de l'aune où l'on amarre le grand bac de Port-Corbeau... J'avais peur, mais j'ai pensé tout de suite aux demoiselles... Oh! je les ai bien reconnues!... Elles portaient les mêmes robes que le soir du bal!... Elles étaient là toutes deux agenouillées au pied de l'arbre, et il me semblait qu'elles creusaient la terre... J'ai fait du bruit en me sauvant, et quand je me suis retourné pour voir encore, elles avaient disparu... On entamait la dernière hymne sous la porte de l'église. Les paysans se turent et mêlèrent leurs voix émues à celles des prêtres. La _société_, qui avait occupé durant le service la place d'honneur, au-devant de l'autel, sortait à ce moment; la _société_ causait ici comme dans le salon de verdure. —Pauvres chères filles!... gémissait l'aînée des trois Grâces Baboin; qui aurait pensé jamais cela?... Elle essuya une larme entièrement fictive. —Ce que c'est que de nous!... soupira la Romance. Madame veuve Claire Lebinihic regardait du coin de l'œil les trois vicomtes pour constater l'effet produit par sa toilette de deuil. —Mesdames, dit gravement le chevalier adjoint de Kerbichel, c'est la loi commune. Le petit frère Numa fit observer ceci: Le pauvre en sa cabane où le chaume le couvre, Est sujet à ses lois; Le chevalier adjoint interrompit: Et la garde qui veille aux barrières du Louvre N'en défend pas nos rois! —Ah! murmura la Cavatine, les hommes n'ont pas de cœur!... Au lieu de pleurer comme nous autres femmes, ils citent des passages de Bossuet ou de Voltaire... La porte de l'église s'ouvrit à deux battants, et le convoi sortit, escorté par les jeunes filles du bourg. Devant les cercueils, les danseuses du bal de la Saint-Louis marchaient vêtues encore de leurs robes blanches. L'oncle Jean, soutenu par le père Chauvette, suivait le cortége, ainsi que Pontalès, Robert, maître le Hivain et Blaise. —Prêtez-moi votre flacon, ma chère demoiselle, dit la chevalière adjointe à Églantine Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang, j'ai bien peur de me trouver mal!... —Ma chère dame, répliqua la Romance, il faut se faire une raison, voyez-vous!... Dieu sait que mes sœurs et moi nous aimions les pauvres petites plus que personne, mais à présent tout est fini et le désespoir n'y fait rien! —D'ailleurs... reprit la Cavatine passant des sanglots au commérage par une habile tangente, faut-il beaucoup regretter la vie pour elles? Toute la partie féminine de la _société_ poussa en cœur un gros soupir. —Hélas! reprit la Romance, elles n'étaient pas heureuses!... C'est au point que je ne me suis pas révoltée, comme j'aurais dû le faire peut-être, quand on m'a parlé de suicide... La Romance prononça ces derniers mots discrètement et juste assez haut pour que tout le monde pût les entendre. —Oh!... mademoiselle!... se récrièrent les vicomtes. Madame veuve Claire Lebinihic et la chevalière adjointe ouvraient les yeux et les oreilles, flairant une médisance de haut goût. La Romance baissa la voix davantage et leva ses regards au ciel. —Je ne connais pas ces choses-là!... murmura-t-elle, mais on dit que quand les jeunes filles ont été trompées... —Ça arrive tous les jours!... interrompit madame Claire Lebinihic. —Et voyez!... reprit la Romance encouragée, voyez si Roger et ce vagabond d'Étienne ont osé paraître à l'enterrement!... On chercha des yeux les deux jeunes gens. —C'est vrai!... dit un des vicomtes, je n'avais pas songé à cela. Et dans l'esprit de chacun la mémoire des deux filles de l'oncle Jean fut ternie. Le convoi atteignait la partie du cimetière où se trouvaient les sépultures des Penhoël. Les trois Grâces Baboin gardèrent le silence, contentes désormais d'avoir jeté quelques fleurs sur ces pauvres tombes... L'aspect du cimetière était triste et morne, les chants faisaient trêve. Les paysans, muets et le rosaire à la main, se rangeaient autour des deux fosses ouvertes. Bibandier était à son poste de fossoyeur. Au moment où il étendait la main pour mettre le premier cercueil en terre, un bras se posa au-devant de lui et le fit reculer. En même temps une clameur sourde, mêlée de surprise et d'épouvante, courut dans le cercle des bonnes gens. Entre le fossoyeur et les deux bières, une sorte de fantôme, que sa maigreur faisait paraître d'une taille démesurée, venait de se dresser, sortant on ne sait d'où. Il était là si hâve et si décharné, que tous, en ce premier moment, crurent que la terre s'était ouverte pour lui livrer passage. Puis un nom domina les murmures de la foule. —Benoît Haligan! disait-on, Benoît le sorcier! Le voir en ce lieu était aussi étrange assurément que de voir un vrai spectre percer la terre. Comment avait-il quitté le grabat où sa longue agonie le clouait depuis des mois entiers? Quelle force mystérieuse l'avait aidé à monter la colline?... Chacun, dans le cimetière, regardait avec stupéfaction. Benoît se tenait droit et roide auprès des fosses. Son œil cave se fixa d'abord sur Bibandier, qui tourna la tête; puis sur Pontalès, Robert de Blois, maître le Hivain et Blaise, qui ne purent s'empêcher de baisser les yeux. Après quelques secondes de silence, le vieux passeur courba lentement sa haute taille et soupesa les deux bières l'une après l'autre. Tandis qu'il se redressait, on vit autour de sa lèvre flétrie une sorte de sourire... —Que Dieu prenne en pitié ceux qui vivent et ceux qui sont morts!... dit-il en croisant ses bras sur sa poitrine. Il salua Jean de Penhoël en l'appelant par son nom, et sortit du cimetière. La foule lui fit un large passage. En redescendant la colline, ses jambes amaigries chancelaient sous le poids de son corps, mais il ne s'arrêtait point. Il ne cessa de marcher qu'en atteignant le rivage de l'Oust, au pied de l'aune où le grand bac était amarré. Une fois là, il se mit sur ses genoux et approcha sa tête du sol qui semblait avoir été remué fraîchement. Ses mains ridées se joignirent, et il se laissa choir, épuisé, sur l'herbe en murmurant: —Que Dieu et la Vierge les protégent!... * * * * * Au cimetière, la fête funèbre était finie, et Bibandier, achevant son office de fossoyeur, recouvrait de terre les tombes de Diane et de Cyprienne... XV DEUX TOMBES. On entendait jusque dans la chambre de l'Ange le son métallique et vibrant de la grande pendule du salon, qui sonnait lentement neuf heures. C'était le soir de la messe funèbre, dite à la paroisse de Glénac, pour Diane et Cyprienne de Penhoël. La veille, à ce même moment, la grande pendule du salon aurait bien pu sonner pendant un quart d'heure sans que personne y prît garde, au milieu des joyeux bruits de la fête. Mais c'était du plaisir que les hôtes de Penhoël étaient venus chercher au manoir; ils avaient fui devant ce deuil qui s'était glissé tout à coup parmi la joie promise. Que faire en une maison mortuaire? Les hôtes de Penhoël étaient tous partis jusqu'au dernier. A présent, au lieu des gaies rumeurs du bal, on avait le silence morne; au lieu de cette foule remuante et rieuse qui animait les verts bosquets du jardin, la solitude; au lieu des illuminations prodiguées, les ténèbres épaisses et muettes. On eût dit une maison abandonnée. Sur toute la façade du manoir on ne voyait que deux lueurs faibles et perçant à peine la soie des tentures; une de ces lumières brûlait chez René de Penhoël, l'autre éclairait la chambre de l'Ange. Madame était assise au chevet de sa fille, dont les yeux alourdis par les larmes venaient de se fermer depuis quelques minutes. Blanche dormait d'un sommeil inquiet et plein de tressaillements. La douleur qui l'avait navrée durant tout le jour revenait sans doute en ses rêves, car la pauvre enfant se plaignait et gémissait dans son sommeil. Blanche avait bien pleuré; Cyprienne et Diane n'étaient plus là, ses deux cousines qu'elle aimait tant! La veille encore, elle enviait leur sourire, et maintenant on les avait mises en terre. La pauvre Blanche avait subi, durant toute la journée, cette douleur pleine d'étonnement et d'effroi qui prend les enfants au premier aspect de la mort. A son âge et quand on n'a pas vu encore s'en aller pour jamais une personne chère, on ne croit pas tout de suite à l'éternelle séparation. L'esprit repousse longtemps l'idée de la mort, et de vagues espoirs s'obstinent au fond du cœur. Blanche avait pensé plus d'une fois dans la journée que tout cela était un songe funeste. Dès que ses paupières se fermaient, fatiguées de larmes, elle croyait voir les douces figures de ses cousines sourire à son chevet. Est-ce qu'on meurt ainsi toute jeune et toute belle? Est-ce que la tombe peut s'ouvrir au seuil de la salle de bal? Les yeux de l'Ange étaient rouges et humides encore. Le sommeil l'avait surprise, sans doute, au milieu d'une prière, car ses mains restaient jointes sous sa couverture. Elle était beaucoup plus changée que le soir de la Saint-Louis. La maladie ne pouvait point lui enlever son exquise beauté, mais son visage portait les traces de la souffrance physique et de l'affaiblissement. Il n'en fallait pas tant d'ordinaire pour que l'œil de Madame, attentif et inquiet, ne quittât pas un seul instant les traits de sa fille chérie. Mais aujourd'hui, Marthe de Penhoël tenait ses regards cloués au sol et semblait oublier la présence de l'Ange. Elle n'entendait pas la plainte qui s'exhalait de la bouche de sa fille; elle ne voyait point la pauvre enfant s'agiter sur son lit, et pâlir parfois tout à coup aux élancements d'une douleur plus aiguë. La figure de Marthe semblait être de pierre. Depuis la tombée du jour, elle était assise à la même place. Elle n'avait pas fait un mouvement. Ses yeux, fixés à terre, n'avaient point de pensée. Le sang avait abandonné complétement sa joue livide et comme morte. Plusieurs fois avant de s'endormir, accablée, Blanche lui avait adressé la parole. Point de réponse. Et c'était étrange! Madame accueillait si avidement d'ordinaire chaque mot tombant des lèvres de sa fille!... Elle n'entendait pas. Quand une torture trop poignante déchire l'âme, on devient insensible et sourd. Mais quelle était cette torture? Du vivant des filles de l'oncle Jean, Marthe de Penhoël était bien froide envers elles. La mort des deux pauvres enfants l'avait-elle donc changée au point de mettre à la place de sa froideur des regrets navrants et passionnés? Ou sa douleur avait-elle une autre cause? Marthe était seule, et nulle oreille amie ne s'ouvrait pour recevoir sa confidence. Sa pensée restait un secret entre elle et Dieu. Quand le son de la pendule du salon arriva jusqu'à son oreille, à travers les murailles épaisses, sa tête, qui se renversait au dossier de son fauteuil, se pencha en avant, comme pour écouter. Elle compta jusqu'à neuf: puis ses mains se croisèrent froides et blanches sur sa robe de deuil. —Neuf heures!... murmura-t-elle d'une voix brève et altérée; la dernière fois qu'elles chantèrent, l'heure sonna pendant le second couplet... Je m'en souviens, c'était neuf heures! Elle s'arrêta comme si son esprit eût écouté en songe une lointaine mélodie. Puis deux larmes brillèrent dans ses yeux, jusqu'alors secs et brûlants. Elle se prit à dire lentement, et comme si elle n'avait point eu la conscience de ses propres paroles, les derniers vers du chant des _Belles-de-Nuit_: Cette brise, c'est ton haleine, Pauvre âme en peine; Et l'eau qui perle sur les fleurs, Ce sont tes pleurs... Un long soupir souleva sa poitrine. —Toutes deux!... murmura-t-elle; s'il revient... que lui dirai-je?... En ce moment, Blanche rendit une plainte plus distincte; Madame releva les yeux sur elle. Mais son regard, au lieu de cet amour exclusif et jaloux qui l'animait naguère lorsqu'elle contemplait l'Ange, exprima une sorte de colère concentrée. —Mademoiselle de Penhoël!... prononça-t-elle avec un sourire amer; l'héritière!... Toutes les joies vous étaient dues!... Tous les respects... et tout l'amour!... Pour elles, rien!... Étaient-elles moins belles ou moins bonnes?... Mon Dieu! mon Dieu! toutes mes caresses étaient pour l'une, et les autres souffraient, dédaignées... les autres qui se dévouaient et qui mouraient pour moi!... Ses sourcils étaient froncés; son regard se fixait toujours, dur et froid, sur Blanche endormie. —Mademoiselle de Penhoël!... répéta-t-elle avec une amertume croissante; la fille de la maison!... Les autres s'asseyaient au bas bout de la table... et n'était-ce pas par charité qu'elles mangeaient le pain du manoir?... Elle se leva d'un mouvement brusque, et continua en s'adressant à l'Ange, comme si la pauvre enfant eût pu l'entendre: —Vous leur aviez tout pris, vous!... leur place dans le monde... leur héritage... jusqu'au sourire de leur mère!... Une larme vint mouiller les cils baissés de Blanche qui rêvait. La tête de Madame se pencha sur sa poitrine. —Jusqu'au dernier jour!... reprit-elle; oh!... il m'a fallu rester auprès de votre lit, tandis que des étrangers jetaient la terre bénite sur leur tombe!... Abandonnées!... abandonnées depuis le berceau jusqu'à la mort!... Elle se couvrit le visage de ses mains et garda le silence durant quelques minutes; puis, se redressant tout à coup, elle dit avec un élan de passion: —Après la mort, du moins, on peut les aimer, je pense!... Dormez heureuse, Blanche de Penhoël... Pour la première fois, je vais vous abandonner, ma fille, afin de prier pour elles!... Marthe oublia de mettre un baiser sur le front de sa fille. Elle traversa la chambre à pas lents et s'engagea dans les corridors du manoir, après avoir fermé la porte à double tour. Elle ne rencontra ni valets ni maître sur son chemin. La maison semblait déserte. Une fois dehors, elle pressa le pas pour se diriger vers la paroisse de Glénac, qui était distante d'un grand quart de lieue. Le temps était lourd et accablant comme la veille; seulement une brise tiède soufflait par rafales et déchirait çà et là le voile de nuages qui couvrait le ciel. La lune se montrait par intervalles, faisant sortir des ténèbres les marais et les montagnes. Cela durait une minute, et tout disparaissait, envahi de nouveau par la nuit victorieuse. Le long de la route solitaire, Marthe de Penhoël chancela plus d'une fois, car elle était bien faible. Plus d'une fois elle s'arrêta saisie d'une sorte d'épouvante, parce qu'un rayon de lune glissant tout à coup à travers les arbres lui montrait, couchées sur l'herbe, deux enfants immobiles et endormies dans leurs robes blanches... D'autres fois, quand son regard se tournait vers le marais qui s'étendait sur sa gauche à perte de vue, il lui semblait qu'une voix triste murmurait à son oreille les mélancoliques paroles du chant breton. C'était l'heure où les vierges mortes viennent pleurer la vie sous les saules. Marthe apercevait comme des ombres vagues qui se mouvaient au bord de l'eau. Pauvres belles-de-nuit!... Marthe était une fille de la Bretagne. Ses yeux se mouillaient de larmes, et ses bras s'étendaient vers les saules. Elle poursuivait sa route. Autour de son intelligence frappée il y avait comme une brume. Ses pensées flottaient, confuses. Elle se surprenait à sourire au milieu de ses larmes, et ne trouvait plus la fin de la prière commencée... Elle avait tant souffert! Le cimetière de Glénac fait le tour de la petite église, dont les murailles indigentes et décrépites s'élèvent à mi-coteau, dominant tout le passage que nous avons décrit plus d'une fois. L'unique rue du bourg descend tortueusement vers le marais et baigne ses dernières maisons dans les grandes eaux, lorsque vient le _déris_. Le tournant de Trémeulé est situé sur la paroisse de Glénac, et la _Femme-Blanche_ a mis bien des fois en branle les cloches de la flèche pointue et bleue, pour sonner le glas des noyés. Derrière l'église il y a deux grands ifs, si touffus qu'on ne voit point le ciel à travers leurs branches. Ils dépassent en hauteur la croix de pierre qui marque, sur la toiture, la place de l'autel. Les vieillards disent que les pères de leurs grands-pères ont vu ces arbres hauts et touffus déjà: ils ont des siècles d'âge... Entre les deux ifs, une balustrade en bois séparait du commun des tombes un espace carré: c'était la sépulture de Penhoël depuis qu'on n'enterrait plus sous les dalles de l'église. Marthe entra dans l'enceinte où la lumière de la lune lui montra les deux tombes toutes fraîches et que nulle pierre ne recouvrait encore. Marthe se mit à genoux entre les deux tombes, et demeura longtemps immobile. L'air sentait l'orage: le vent commençait à se lever, fouettant l'atmosphère pesante; le gras feuillage des ifs s'agitait par intervalles, et la girouette de l'église, tournant à ce souffle incertain qui précède la tempête, jetait dans la nuit sa plainte rauque. Marthe n'entendait rien; seulement, quand le vent portait et que le bruit sourd du tournant de Trémeulé montait jusqu'à elle, son corps semblait éprouver un choc soudain. Elle savait que les cadavres des deux jeunes filles avaient été retrouvés sous la _Femme-Blanche_. Les minutes s'écoulaient. Marthe restait toujours muette et sans mouvement. Au bout d'un quart d'heure environ, elle rejeta en arrière ses longs cheveux qui lui couvraient le visage, car elle était sortie tête nue. Sans l'ombre épaisse projetée par les deux ifs, on eût pu voir en ce moment sur ses traits un sourire tranquille et doux. Sa douleur s'endormait en un rêve... —Diane!... dit-elle tout bas. Et comme le silence répondait seul à cet appel, Marthe se tourna vers l'autre tombe. —Cyprienne!... dit-elle encore. Toujours le silence. Marthe mit ses deux mains sur son cœur; un éclair se faisait dans la nuit de son intelligence. —C'est donc bien vrai!... murmura-t-elle. Je ne verrai plus leur sourire!... Elles sont là toutes deux dans la terre!... M'entendent-elles?... Savent-elles comme je les trompais... et tout ce qu'il y avait pour elles d'amour au fond de mon cœur?... Elle joignit ses mains sur ses genoux; ses yeux ne pouvaient point pleurer, mais dans sa voix brisée il y avait des larmes. —Pauvres enfants! reprit-elle; pauvres enfants chéris!... Belles âmes qui viviez de dévouement et de tendresse! Elles se croyaient dédaignées... Autour d'elles, il n'y avait que froideur... et jamais une plainte!... Il y a deux jours encore, quand je les trouvai agenouillées à mes côtés comme deux anges consolateurs, elles me parlèrent de mourir pour moi... Et moi je n'eus que des paroles de raillerie!... Oh! pitié!... pardon!... je vous aimais! je vous aimais!... Des pleurs brûlants inondaient maintenant sa joue, et des sanglots soulevaient sa poitrine haletante. —Je vous aimais!... poursuivit-elle en faisant signe de presser contre son cœur une personne chère; Dieu le savait... Dieu voyait mes larmes et connaissait mon martyre!... Oh! vous ne souffriez pas seules, pauvres enfants!... Et maintenant que vous êtes des saintes dans le ciel, priez pour moi qui reste après vous à souffrir!... Elle n'avait plus de voix. Le silence régna dans le cimetière. Quand Marthe reprit la parole, son accent était doux et tout plein de caresses. —Dieu est bon..., dit-elle; je sens bien que je ne serai pas longtemps sans vous revoir... Que de baisers quand nous serons toutes ensemble!... Je ne me cacherai plus... Je vous montrerai mon âme... Nous aimer!... nous aimer!... ce sera notre joie dans le paradis! Elle tressaillit et releva tout à coup sa taille affaissée. —Blanche!... dit-elle, comme si une voix eût murmuré ce nom à son oreille; c'est vrai... je l'avais oubliée... Puis elle ajouta avec amertume: —Toujours elle entre vous et moi... Toujours!... Et vous l'aimiez, pauvres martyres, cette enfant heureuse qui vous prenait ma tendresse... Blanche!... oui, je suis sa mère... il faut que je veille sur elle... et je n'ai pas le temps de rester avec vous!... Avant de se relever, elle toucha de ses lèvres la terre humide qui recouvrait les deux tombes. —Au revoir!... murmura-t-elle, je reviendrai demain. Elle sortit du cimetière. Tandis qu'elle reprenait la route parcourue, le vent, qui gagnait à chaque instant en violence, la frappait au visage. Au bout de quelques minutes, l'espèce de voile qui était sur son esprit se déchira. Durant l'heure qui venait de s'écouler, elle avait agi et parlé comme en un rêve. Maintenant elle se retrouvait tout à coup en face de la réalité; la pensée de sa fille envahissait de nouveau son cœur. Elle n'avait pas tout perdu, puisque Blanche lui restait, Blanche son cher trésor!... Si on lui eût rappelé l'amertume récente de ses paroles, alors qu'elle s'agenouillait entre les deux tombes, Marthe n'y aurait point voulu croire. Reprocher à l'enfant adorée l'amour qu'on lui prodiguait, n'était-ce pas un blasphème? Marthe pressait le pas. Elle se disait que l'Ange se serait peut-être réveillée durant son absence, et qu'elle aurait appelé en vain. Elle se voyait d'avance rentrant dans la chambre un moment désertée et s'élançant vers le petit lit pour couvrir de baisers le front de l'Ange.... de l'Ange qui souriait contente et guérie.... Oh! il y avait encore du bonheur dans sa misère! Ces pauvres cœurs frappés prennent tout à l'extrême. Ils n'ont plus de règle parce que leur force est brisée. On les voit passer du désespoir à l'allégresse, et tout sentiment chez eux semble exalté par une sorte de fièvre. L'âme de Marthe s'inondait de joie. Blanche était tout pour elle en ce moment. Toutes ses facultés d'aimer se rattachaient à Blanche. Le même paysage triste était toujours autour d'elle: la colline, tantôt ensevelie dans la nuit, tantôt effleurée par la lueur pâle qui tombait de la lune; le marais immense et plat, au milieu duquel se dressait la fantastique figure de la _Femme-Blanche_, qui aurait dû lui parler encore des deux jeunes filles mortes... Mais elle ne voyait plus avec les mêmes yeux. Il lui semblait que la nuit souriait au-devant de ses pas. Elle était forte; sa marche ne chancelait plus. Elle se hâtait, consolée, parce qu'elle voyait briller au loin, sur la façade sombre du manoir, la lumière qu'elle avait laissée dans la chambre de sa fille... * * * * * Vers cette même heure, un cavalier suivait la route de la Gacilly à une demi-lieue de Redon. Ce cavalier avait la même pensée que Madame, et son cœur joyeux battait bien fort au souvenir de Blanche qu'il allait revoir. C'était Vincent de Penhoël arrivant de Brest, à l'aide des pièces d'or que Berry Montalt, le nabab de Mascate, lui avait données. Vincent avait payé le capitaine anglais et s'était dirigé vers l'Ille-et-Vilaine, sans passe-port, au risque de tomber entre les mains de la justice. Il était si pressé de revoir Penhoël! Il poussait son cheval, et ne s'inquiétait guère plus que Madame de l'orage menaçant, qui courbait déjà les branches flexibles des taillis. Comme il arrivait à la hauteur du bourg de Bains, dans ce même chemin creux où nous avons vu l'armée du uhlan Bibandier arrêter jadis Robert et Blaise, il entendit au-devant de lui le pas d'un cheval, et l'instant d'après un cavalier passa au grand galop à son côté. Vincent crut apercevoir confusément que le cheval portait un double fardeau, un homme et une femme. Cela ne le regardait point assurément, et pourtant son cœur se serra. Sans se rendre compte de ce qu'il faisait, il appela le cavalier et le somma de s'arrêter. Mais celui-ci avait déjà disparu à un coude de la route. Vincent n'eut point de réponse. Un irrésistible instinct lui fit tourner la tête de son cheval; il fit même quelques pas en arrière, et la pensée que l'inconnu était beaucoup mieux monté que lui put seule l'arrêter. Il continua sa route vers Penhoël la tête basse et frappé par un pressentiment triste qu'il ne pouvait point secouer... * * * * * Madame venait de rentrer au manoir de Penhoël. Les corridors étaient toujours déserts. Elle trouva la porte de l'Ange fermée à double tour comme elle l'avait laissée. Elle fit tourner vivement la clef dans la serrure et s'élança vers le lit les bras tendus, le sourire aux lèvres. Le lit était vide. Madame ne perdit point son sourire. —Petite méchante, murmura-t-elle, qui a voulu me punir de l'avoir laissée seule un instant!... Elle chercha en se jouant derrière les rideaux et sous les portières. —Blanche!... appela-t-elle sans élever la voix, où es-tu? Blanche ne répondait pas. Madame ouvrit les portes des cabinets et en fouilla les moindre recoins. —Blanche!... répétait-elle d'une voix altérée déjà; ne cherche pas à m'effrayer plus longtemps, ma fille... Si tu savais, je n'ai que trop de raisons de craindre!... Blanche!... Blanche!... je t'en prie!... Elle tremblait; mais elle souriait encore. Tout à coup elle poussa un grand cri et se laissa choir sur ses deux genoux. Elle venait de voir la fenêtre ouverte et la tête d'une échelle dont les derniers barreaux dépassaient le balcon... FIN DU DEUXIÈME VOLUME. * * * * * TABLE DES MATIÈRES DU DEUXIÈME VOLUME. Deuxième partie. Le manoir. (Suite.) III Mystères. 1 IV Mère et fille. 27 V Diane et Cyprienne. 47 VI Un coin du voile. 67 VII Sous la Tour-du-Cadet. 87 VIII Maître le Hivain. 107 IX Rendez-vous. 129 X Prédictions. 149 XI Conciliabule. 163 XII Petits démons. 183 XIII Deux pierres. 205 XIV Pauvres filles! 219 XV Deux tombes. 245 Corrections. Pages 3, 7, 14, 52: «Babouin» remplacé par «Baboin» (Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang). Page 6: «un» remplacé par «une» (une partie du cercle). Page 19: «désappoinié» par «désappointé» (Roger était presque désappointé). Page 51: «Carentoire» par «Carentoir» (entre Redon et Carentoir). Page 58: «Halligan» par «Haligan» (Benoît Haligan les avait tenues). Page 62: «tournois» par «tournoi» (dans ce grand tournoi). Page 123: «close» par «clause» (frappées d'une clause de réméré). Page 129: «atttendre» par «attendre» (pour attendre Robert de Blois). Page 131: «Carantoir» par «Carentoir» (entre Redon et Carentoir). Page 133: «une» par «un» (un espace de quelques pieds carrés). Page 167: «décendre» par «défendre» (défendre Penhoël malgré lui). Page 171: «queston» par «question» (l'homme en question). Page 196: «quant» par «quand» (quand il fallait traverser un taillis). Page 237: «a» par «as» (Tu les as vues). End of Project Gutenberg's Les belles-de-nuit, Tome II, by Paul Féval *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES BELLES-DE-NUIT, TOME II *** ***** This file should be named 44613-0.txt or 44613-0.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/4/4/6/1/44613/ Produced by Claudine Corbasson, Hans Pieterse and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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