The Project Gutenberg EBook of Histoire des salons de Paris (Tome 3/6), by 
Laure Junot, duchesse d' Abrantès

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Title: Histoire des salons de Paris (Tome 3/6)
       Tableaux et portraits du grand monde sous Louis XVI, Le
              Directoire, le Consulat et l'Empire, la Restauration et
              le règne de Louis-Philippe Ier

Author: Laure Junot, duchesse d' Abrantès

Release Date: May 8, 2013 [EBook #42663]

Language: French

Character set encoding: ISO-8859-1

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HISTOIRE
DES
SALONS DE PARIS

TOME TROISIÈME.

L'HISTOIRE DES SALONS DE PARIS

FORMERA 6 VOL. IN-8o,

Qui paraîtront par livraisons de deux volumes.

La 2e livraison a paru le 11 janvier;
La 3e livraison paraîtra le 25 mars;
La 4e livraison, composée des Salons de la Restauration et du règne de Louis-Philippe Ier, paraîtra le 15 mai.

Les souscripteurs chez l'éditeur recevront franco l'ouvrage
le jour même de la mise en vente.

PARIS.—IMPRIMERIE DE CASIMIR,
Rue de la Vieille-Monnaie, no 12.

HISTOIRE
DES
SALONS DE PARIS

TABLEAUX ET PORTRAITS
DU GRAND MONDE,
SOUS LOUIS XVI, LE DIRECTOIRE, LE CONSULAT ET L'EMPIRE,
LA RESTAURATION,
ET LE RÈGNE DE LOUIS-PHILIPPE Ier.

par
LA DUCHESSE D'ABRANTÈS.

TOME TROISIÈME.

Enseigne de l'éditeur.

À PARIS
CHEZ LADVOCAT, LIBRAIRE
DE S. A. R. M. LE DUC D'ORLÉANS,
PLACE DU PALAIS-ROYAL.
M DCCC XXXVIII.

(p. 1) UNE LECTURE
CHEZ ROBESPIERRE.
DE LA SOCIÉTÉ EN FRANCE SOUS LA TERREUR.

Rien n'est, je crois, plus difficile que d'écrire l'histoire contemporaine, lorsque surtout les événements ont été influents sur vous ou sur les vôtres, et que leur souvenir se vient offrir à vous et se heurter en même temps, pour ainsi dire, avec de nouvelles impressions sans cesse renouvelées; car, quelle est l'année, le mois pouvons-nous dire, où nous n'avons éprouvé une douleur inattendue, comme peut-être une joie. (p. 2) Alors les événements les plus rapprochés sont ceux qui, quelquefois, passent avant d'autres plus anciens dans la revue que l'esprit fait d'une vie si remplie et si agitée; on laisse par-devers soi bien des choses sur lesquelles ensuite on est contraint de revenir. Cela m'est arrivé plusieurs fois dans mes Mémoires et dans cet ouvrage; mais comme tout en ne disant que la vérité, je n'écris cependant pas l'histoire, et que ce désordre n'existe nullement dans mon esprit, je n'ai pas voulu m'astreindre à un ordre régulier qui peut-être aurait nui à la couleur du récit.

J'ai parlé de l'état de la société en France au moment de la Révolution. Je l'ai même conduite jusqu'à celui où elle ne fut plus dirigée que par un petit nombre de personnes dont la vie précaire n'avait pour durée que le caprice d'un des rois du Comité de Salut public. Madame de Staël fut la première de toutes les femmes en France qui se mit à la tête d'un parti qu'elle forma parmi les gens du monde, et qui prit une bannière. Ce Salon, dont j'ai parlé dans les premiers volumes de cet ouvrage, donne la mesure de la décadence de notre société. Madame de Staël, effrayée par les horribles scènes du 10 août et du 2 septembre, quitta Paris. Après son départ, le sceptre de cette nouvelle souveraineté tomba dans les mains d'une (p. 3) autre femme qui, ainsi que la première, pouvait et concevoir et exécuter: c'était madame Roland!

Quelle est l'âme française qui n'a payé son tribut d'admiration au courage de cette femme héroïque? quel est le cœur qui ne bat et s'attendrit en écoutant les douleurs de son martyre de femme, de Française et de mère?... Mais aussi, quelle est celle parmi nous qui n'est fière d'entendre raconter les merveilles de la vie de cette courageuse sœur de la Gironde, qui mourut avec la force vraiment grande que donne toujours la vertu, et sa pieuse résignation; digne amie des plus renommés parmi les victimes du 31 mai, elle sut leur élever un éternel monument qui fut consacré par sa vertueuse indignation, que la crainte des mêmes bourreaux ne l'empêcha jamais de témoigner à haute voix, et l'échafaud où elle termina sa vie, à peine âgée de trente-sept ans, fut pour elle un trône d'où elle fut proclamée une femme vraiment grande.

Les bourreaux qui régnaient alors comprirent qu'elle était à craindre!... Son ascendant sur le peuple l'avait suffisamment prouvé. Un soir, elle était seule au ministère de l'Intérieur; il était onze heures. Roland était absent pour une séance qui se tenait chez l'un des ministres, car en ce moment (p. 4) rien n'était arrêté ni statué pour la marche des affaires, et cependant le Roi était au Temple! et le tocsin commençait à tinter pour les massacres de septembre!... plusieurs centaines d'hommes, portant des torches et blasphémant, entrent dans la cour du ministère en appelant Roland à grands cris.

—Que lui voulez-vous? leur dit sa courageuse femme en défendant à ses domestiques de fermer les portes et se présentant elle-même à ces furieux; que cherchez-vous?

—Des armes! On nous a dit qu'il y en avait ici, et nous les voulons.

—S'il y en avait, je vous les donnerais, mais il n'y en a pas;... elles nous seraient inutiles; le ministère de M. Roland n'exige aucune mesure défensive. S'il avait eu besoin d'armes pour le service de la patrie, sans doute il en aurait demandé; mais, je vous le répète, il n'en est rien. Au surplus, nous allons chercher... je vais vous conduire moi-même.

Et seule, sans crainte, car elle était sans reproche, elle guide cette troupe ivre et furieuse dans le vaste hôtel, dont elle parcourt tous les détours avec elle. Étonnée, et bientôt dominée par le véritable ascendant que presque toujours la force vertueuse exercera sur la masse, cette foule (p. 5) se retira sans avoir commis le moindre dégât chez cet homme qu'elle venait massacrer[1].

Dans cette soirée, les décemvirs de 93 comprirent donc la grandeur de son pouvoir, et sa mort fut résolue. Mais elle le fut surtout après le supplice de cette Gironde dont elle était la sœur et l'amie. Quelque temps encore, cependant, elle s'abusa, et son salon contint ces mêmes hommes avec lesquels elle ne croyait que converser, tandis qu'elle répondait à un interrogatoire, lorsque, entre Danton, Robespierre et leurs amis, elle s'abandonnait à une simple discussion politique.

Parmi les crimes de la Terreur, la mort de madame Roland fut peut-être le plus infâme.

Après ce nouvel holocauste, Paris ne fut plus qu'une vaste arène où tombaient des têtes dans des lacs de sang... La terreur enchaînait tous les esprits, et ceux qui étaient assez heureux pour échapper aux cachots et à la hache ne pouvaient s'occuper du soin puéril de présider à une réunion causante,... une fête encore moins... Hélas! qui n'avait pas alors à trembler pour un père, une (p. 6) sœur, un frère?... Et cependant il y avait encore des fêtes dans Paris!... Oui, on y dansait... on avait l'apparence du bonheur... on ordonnait de rire... On devait conduire une jeune fille dans les saturnales qui se célébraient dans la rue!... Les trésors de sa figure d'enfant, la pudeur virginale de son front, étaient exposés aux regards éhontés d'un des bourreaux de la Force ou de l'Abbaye, qui quelquefois disait:

—Je la veux!...

Et les décemvirs la lui donnaient.

Dans le même moment, Robespierre marchait dans Paris élégamment habillé, coiffé avec la plus grande recherche, employant pour sa toilette les essences les plus suaves, les pommades les plus odorantes... Son linge était d'une extrême beauté; son jabot, fait d'une dentelle précieuse, était toujours à côté d'un gilet rose, bleu ou blanc, en soie glacée, et légèrement brodé en argent ou en or, et à sa main il portait un bouquet de roses, même en hiver... Cet homme, ainsi habillé, paraissait convenir parfaitement à l'un des plus élégants salons de Paris, et pourtant il logeait chez un menuisier... Son appartement n'était certes pas somptueux, et ne répondait pas au luxe de sa toilette; et pourtant, dans cet appartement presque misérable, il recevait ce que la (p. 7) France avait de plus redoutable en pouvoir après lui... Il recevait enfin, il donnait à dîner... on causait... et même l'on riait!... C'est dans un souper chez Robespierre, avec Danton, Saint-Just et Brissot, que la mort de madame de Sainte-Amaranthe et de madame de Sartines, sa fille, fut résolue... Un mot fut dit au milieu du souper. Ce mot entendu et compris pouvait faire du tort notablement à Robespierre...

—Tu as parlé! lui dit Saint-Just le lendemain du souper.

—Qu'ai-je dit?

Saint-Just répéta le mot. Robespierre fronça le sourcil... Il était grave, ce mot, et le dictateur sentit son imprudence. Il fut l'arrêt de la mère et de la fille.

Elles moururent sur l'échafaud, revêtues de la robe rouge, comme assassins de Collot d'Herbois!...

Ce n'était pas les vers qu'un jour il avait adressés à la jolie madame de Sartines, qui devaient compromettre Robespierre... ces vers sont bien curieux. Les voici:

Sur le pouvoir de tes appas
Demeure toujours alarmée;
Tu ne seras que plus aimée,
Si tu veux ne l'être pas.

(p. 8) Ces vers furent faits par Robespierre pour mademoiselle de Sainte-Amaranthe, madame de Sartines...

Elle avait alors dix-neuf ans. Elle était charmante... Mariée seulement depuis un an à M. de Sartines, fils de l'ancien lieutenant-général de police, depuis ministre de la Marine, elle avait été conduite chez Robespierre par sa mère, et toutes deux payèrent de leurs têtes cet acte de lâcheté. Ce fut elle qui montra le plus de courage; elle alla à l'échafaud avec sa mère, son mari, son frère et sa belle-sœur, pour ce prétendu projet d'assassinat de Collot-d'Herbois...

—Ne croyez pas punir, dit-elle, avec une fermeté qui était remarquable dans une femme aussi belle et aussi jeune, aux bourreaux du tribunal; car je ne suis pas coupable, et j'aime mieux mourir, même à vingt ans, que de vivre au milieu de monstres tels que vous.

Un témoin oculaire de ces temps désastreux, et qui avait particulièrement assisté à cette dernière scène, me disait que le courage de madame de Sartines avait été plus qu'admirable, car il était touchant... Elle aimait sa mère avec une extrême tendresse, et bien loin de lui reprocher sa mort, elle l'embrassait avec son frère, et la consolait ainsi que lui...

(p. 9) —Nous mourons ensemble, que pouvons-nous regretter?...

Ils moururent[2] le 18 juin 1794... quelque temps avant le 9 thermidor!...

Et voilà quelles étaient les joies de la société de France sous le beau règne de la terreur!...

Quelquefois c'était Danton qui recevait à son tour ses collègues en puissance; sa femme était jeune et belle, et jamais on n'eût dit, en la voyant, qu'elle était chaque jour témoin du massacre de tant de milliers de victimes innocentes... Quelquefois aussi on allait chez Camille Desmoulins. Sa femme a laissé un nom qui vivra dans l'avenir. On parlera longtemps de sa beauté, de son esprit et de ce courage héroïque qui lui fit chercher la mort pour rejoindre celui qu'elle aimait au point de détester une vie qu'ils ne devaient plus parcourir ensemble...

Il y avait souvent des réunions, des dîners, des (p. 10) soupers chez les hommes de la Révolution; mais une chose à remarquer, c'est qu'il y avait peu de fêtes particulières à l'époque désastreuse de 92 et 93, même dans les maisons des membres du Comité de Salut public. Ils se réunissaient parce que la nature française repoussera toujours l'isolement; mais il semblait qu'ils craignissent d'éveiller eux-mêmes des sons joyeux, et de provoquer le rire au milieu de tant de pleurs et de deuil!... Les bals, les fêtes avec de grands appareils, tout cela était public, et donné au peuple pour l'empêcher d'entendre les cris des victimes lorsque la mort leur était trop amère, comme à madame Dubarry... Ces saturnales suffisaient à ce peuple, qui, semblable à celui de Rome, voyait tomber des têtes et allait applaudir aux jeux du cirque en criant également: Vive César!...

À cette époque, bien qu'il n'y eût que quelques années d'écoulées entre ce temps et celui où la France était la plus aimable et la plus polie des nations, il s'était fait un tel changement dans les coutumes sociales, qu'un Français ramené tout à coup dans Paris ne se serait pas cru en France. On ne se voyait plus que le matin. Le soir, à peine neuf heures étaient-elles sonnées, que tout s'éteignait dans les maisons et devenait silencieux. C'était comme au temps du couvre-feu... tant on (p. 11) craignait d'être signalé pour une manifestation quelconque. Dans l'ignorance d'une nouvelle arrivée deux heures avant et annonçant une défaite, on pouvait faire de la musique et même tout simplement prendre une leçon, puisque la veille une victoire de nos armées avait été annoncée au bruit du canon, tandis que nos revers étaient toujours cachés... Eh bien! ce simple accord fait sur un piano par la main d'une jeune fille l'envoyait quelquefois à la mort[3]!...

Enfin, il ne fallait pas témoigner une douleur apparente; il ne fallait pas porter le deuil de son père! tout devenait crime... même les larmes!

Cependant les hommes qui s'isolaient ainsi de leurs semblables, et ne les réunissaient que pour les envoyer à la mort, ces mêmes hommes avaient parmi eux de grands talents, et même des esprits aimables. Robespierre, lui-même, l'était lorsqu'il voulait l'être. Il connaissait le prix de la causerie, et l'aimait; mais il craignait l'abandon, et on le conçoit.

(p. 12) SALON DE ROBESPIERRE.

Il faut bien qu'une chose ait un nom. Je n'en trouve pas d'autre que celui de Salon, pour désigner un lieu de réunion chez cet homme qui fut le maître de la France, et vivait pourtant comme un simple député de cette même Convention dans laquelle il avait choisi les véritables meneurs de l'État, ceux qui faisaient partie des Comités de Sûreté générale et de Salut public. Sa modestie n'était au reste que de l'hypocrisie, et sa conduite continuelle le prouve assez. On voyait son orgueil percer malgré ses efforts lorsqu'il présidait à une table chez lui, autour de laquelle étaient assis les principaux de la Convention, et les hommes les plus remarquables de cette époque de sang, où pourtant de hautes notabilités comme talents pouvaient compter... Un jour, Camille Desmoulins, qui alors était encore (en apparence du moins) dans les bonnes grâces de Robespierre, lut chez lui (p. 13) un drame en prose intitulé: Émilie, ou l'Innocence vengée. Les auditeurs étaient curieux à voir rassemblés et le sont encore à nommer aujourd'hui: Danton, sa femme, celle de Camille, Hébert et la sienne[4], Barrère, Tallien, Saint-Just, Cambacérès, Chénier, Talma, Dugazon, Laïs, une femme qui était alors sa maîtresse et parfaitement belle, nommée madame Lapalud[5], David, et plusieurs notabilités dans les arts, dont les noms sont également connus.

Le drame de Camille Desmoulins était une œuvre qui devait étonner même ses auditeurs dans une telle assemblée... Le sujet était la séduction d'une jeune et belle fille par le seigneur de son village, où elle revient après avoir reçu une très-bonne éducation. Ce sujet, très-usé aujourd'hui, était encore neuf à l'époque dont je parle, et très-bon à exploiter pour les persécuteurs de tout ce qui était noble, riche et au-dessus de la foule. Camille Desmoulins usa de cette facilité avec largesse: les vertus de la jeune fille, les vices de (p. 14) l'homme puissant, ne faillirent point et furent mis dans le jour le plus apparent. Mais ce qui était curieux, c'était l'idylle qui était constamment en scène; une peinture de la vie des champs! un calme! une paix! et tout cela dit dans un style répondant à la chose. Enfin, il y avait deux actes surtout que Gessner n'aurait pas désavoués pour peindre la vie heureuse et douce que menait Émilie dans son village, auprès de sa mère, filant sa quenouillée, bien qu'elle sût chanter, broder et jouer du piano. Il avait du talent, au reste, à ce que disait Tallien, qui est celui à qui j'ai entendu raconter cette scène, et ce qui la suivit et la précéda. Il y eut du mouvement parce que Robespierre dit à Camille Desmoulins qu'il aurait dû présenter le curé du village comme aidant à la séduction d'Émilie, et non pas le laisser dans une ombre qui faisait présumer qu'il était au contraire son appui, ET IL AVAIT RAISON, poursuivit Tallien[6], lorsqu'on adopte un système il faut marcher avec et comme lui.

Quoi qu'il en fût, Camille Desmoulins, qui déjà commençait à être mal avec le tyran, prit la réflexion de Robespierre pour une critique de toute (p. 15) la pièce. Il savait qu'il lui inspirait de la jalousie par son éloquence rapide du Forum, et ses paroles lui parurent amères et envieuses. Chénier voulut en vain raccommoder les choses, Camille ne put ou ne voulut comprendre que la critique, et toute louange fut inutile. Le fait est que la pièce était mauvaise comme pièce, et que la contexture ne valait rien. La femme de Camille elle-même le sentait et fut presque contente de l'insuccès de la lecture. Ce que Tallien ne me fit certes pas remarquer, car il était encore trop de cette époque au moment où je le vis à Madrid[7], mais ce dont je fus vivement frappée, ce fut cette pensée qui me représentait cette réunion d'hommes de sang, écoutant une œuvre d'art et souriant à la voix de l'un d'eux, lorsqu'il parlait du lever du jour, de la paix des champs et du calme d'une bonne conscience... C'était un spectacle bien curieux que celui-là, et que de réflexions ces mêmes hommes se devaient-ils pas faire dans leur âme en écoutant ces paroles paisibles et dignes de l'Arcadie, récitées dans l'antre du tigre, lorsque ses lèvres étaient rouges encore du sang humain dont il s'était repu dans la même journée?.......

(p. 16) Camille Desmoulins était au fait loin de ces hommes féroces. Jeté par la révolution au milieu de leurs rangs, il tâcha toujours de s'opposer par la force de son éloquence au torrent révolutionnaire. Le peu de numéros qu'il fit de son journal appelé le Vieux Cordelier en est une preuve, malgré quelques maximes sanguinaires qui devaient le faire passer. Hébert n'aimait pas Camille, jaloux de lui comme journaliste, comme Robespierre l'était à la tribune, comme Saint-Just l'était auprès des femmes, que sa jolie figure ne pouvait séduire plus que le talent de Camille Desmoulins, le malheureux ne comptait que des juges dans ces hommes qui voulaient frapper de nullité une œuvre qui pouvait avoir du succès; déjà l'orage grossissait et devenait menaçant. Madame Desmoulins le voyait arriver, et tremblante pour son mari qu'elle adorait, elle suivait des yeux l'expression des différentes physionomies à mesure que Camille parlait... Saint-Just paraissait le plus doux, car il était si beau! comment imaginer une âme atroce sous cette enveloppe d'ange?... mais madame Desmoulins savait trop bien qu'elle pouvait au moins être corrompue... Cette lecture précéda de peu de temps la fin tragique du malheureux Camille!... Le monstre avait posé son index sanglant sur son front, et sa tête devait tomber... Il devait bientôt mourir avec (p. 17) l'homme de véritable énergie de cette assemblée, avec celui qui commençait pourtant à oublier cette énergie pour une femme... c'était Danton... Ce même soir, il était là, perdu dans un monde d'heureuses chimères, regardant la femme qu'il idolâtrait et pour laquelle il oubliait en ce moment non-seulement la patrie, mais la sûreté de sa personne; déjà une vive discussion s'était engagée à la tribune, il avait été accusé d'être l'ami du général Dillon. Hébert, accusé à son tour par Camille de dilapidations dans les fonds qu'on lui donnait pour son journal[8], Hébert le conduisit à cet échafaud où lui-même devait aussi monter, et il proposa à Robespierre un plan qui devait perdre Camille et Danton à la fois!... Robespierre ne répondit pas; mais serrant fortement la main d'Hébert, il lui fit comprendre une reconnaissance qu'il lui prouva en l'envoyant à l'échafaud...

J'ai déjà dit que Camille Desmoulins n'était pas aussi coupable que ses collègues, et je puis le prouver en faisant connaître son histoire et celle de sa femme; le sort de ces deux personnes est curieux à bien étudier... il fait voir quel fut le prix que reçurent presque tous ceux qui, nés dans une classe élevée, voulurent abattre tout ce qui était (p. 18) au-dessus des autres, mutilant ainsi le corps auquel ils appartenaient.

Camille Desmoulins était un homme bien né, ainsi que cela se disait. Son père était lieutenant-général du bailliage de Guise. Mis par lui au collége Louis-le-Grand, il se trouva le condisciple de Robespierre et de Saint-Just, que l'évêque d'Arras y avait fait entrer comme boursiers. Camille Desmoulins n'avait pas une grande fortune. Il se destina au barreau, et 1790 le trouva avocat et ne respirant que pour activer le mouvement, qui déjà commençait à devenir menaçant.

Camille était un homme d'un esprit remarquable, mais sans aucun jugement. Là où il voyait un changement, il croyait en une amélioration. Cette aberration d'esprit fut malheureusement trop commune alors. Camille fut un des premiers à l'attaque de la Bastille; et un jour, au Palais-Royal, son éloquence entraînante fit fouler aux pieds la cocarde de la France pour lui substituer la couleur verte. Camille Desmoulins parlait avec une puissance d'entraînement qui était énergique et instantanée dans ses effets... mais qui n'avait aucune durée; et cela venait sans doute du foyer qui produisait, et dont le feu n'avait pas une vraie chaleur.

Ce fut à cette époque que Camille Desmoulins (p. 19) rencontra dans le monde une jeune fille ravissante de beauté, dont l'esprit et les talents reçurent un nouveau charme à ses yeux lorsqu'il apprit qu'elle partageait toutes les opinions les plus exagérées de ce moment (1791). Cette jeune personne avait vingt ans; elle était fille de M. Duplessis-Laridon[9], ancien premier commis des finances. Sa mère, l'une des plus belles et des plus spirituelles personnes de son temps, avait élevé sa fille unique avec cet amour de mère qui nous fait jouir dans cette image de nous-même, qui se reproduit chaque jour. En voyant Camille Desmoulins, en l'écoutant surtout lorsque sa voix appelait au culte de l'auguste et sainte liberté, mademoiselle Laridon l'aima de tout l'amour qu'elle avait dans l'âme. Elle était jeune, belle et riche; ce mariage était un bonheur d'autant plus grand pour Camille Desmoulins, qu'il trouvait en même temps une âme noble et grande pour comprendre la sienne: car bien qu'il n'eût pas le jugement aussi profond que plusieurs de ses confrères, il était grand et presque toujours digne d'estime dans ce qu'il appelait ses principes révolutionnaires. Camille, encouragé (p. 20) par elle, la demanda, et l'obtint. Il fut marié par l'abbé Benadier, ancien principal du collége Louis-le-Grand, et les deux témoins de Camille Desmoulins furent deux de ses anciens condisciples, Saint-Just et Robespierre... ceux-là même qui plus tard devaient être ses assassins...

En joignant la fortune de sa femme à la sienne, Camille eut une position sociale. Madame Desmoulins, jeune, jolie, spirituelle, et vivement impressionnée par ce mouvement révolutionnaire dont les meneurs étaient sans cesse autour d'elle, devint à son tour l'une des puissances du moment. C'était un moyen dont les révolutionnaires n'avaient garde de ne pas profiter, que celui de l'effet que produiraient des maximes répandues et insinuées par une jolie personne aux paroles engageantes et persuasives... Madame Desmoulins reçut chez elle tout ce qui alors marquait fortement dans son parti, et son salon fut un lieu central. Le duc d'Orléans y allait fort souvent; il y dînait et y soupait même fréquemment en revenant de l'assemblée. Le général Lafayette lui donna son buste; chacun enfin était à ses pieds pour écouter sa spirituelle et dangereuse causerie. Camille Desmoulins n'avait pas eu d'abord cette pensée de mettre ainsi sa femme en évidence; ce fut Saint-Just, qui avait des projets ultérieurs sur elle, qui la lui inspira.

(p. 21) Camille Desmoulins, tout en prêchant les principes démagogiques qui le perdirent, sentit dès le premier moment qu'ils lui seraient mortels, et pourtant il poursuivit. Un jour qu'il avait eu plusieurs personnes à dîner, entre autres une[10] qui a survécu à ces temps d'horreurs, il dit très-haut:

—La révolution prend une mauvaise tournure... j'ai grande envie de me mettre avec les royalistes... la fortune tout entière de ma femme est sur l'État.

Mais sa femme, jeune, enthousiaste, ne voyait que le lever lumineux de cette révolution, dont le midi devait être à la fois si sanglant et si sombre, et ce fut elle qui arrêta Camille dans son intention de changer de parti.

Alors il adopta franchement celui de la Révolution. Ce fut lui qui, avec Danton, fonda la société ou plutôt le club des Cordeliers... il était à cette époque le plus chaud partisan de Robespierre; il l'aimait d'une amitié sainte, et cet homme, aveuglé sur le monstre, ne voyait en (p. 22) lui qu'un homme voulant la régénération de la France... Ce fait, ainsi que celui bien prouvé de l'ignorance du frère de Robespierre des crimes de celui-ci, est une des choses les plus curieuses de la Révolution.

Ainsi que Danton, Camille Desmoulins n'était pas méchant; ils furent enfin indignés de cette continuelle boucherie qui n'avait aucun terme... Camille sentit son âme se soulever contre cette tyrannie sanguinaire qui ne régnait que par l'horreur et les massacres. Sa jeune femme, dont le cœur se brisait chaque jour en voyant passer les tombereaux remplis de victimes, le soutint, l'exalta même dans sa volonté de combattre le tigre... D'accord avec Danton, Hérault de Séchelles et quelques autres, il écrivit un journal intitulé le Vieux Cordelier. Ce journal, écrit avec la chaleur d'une âme vraiment républicaine indignée à la vue de tant de crimes, parut au grand étonnement de tous, qui ne comprenaient pas le courage de Camille... Le premier numéro fut immédiatement suivi de deux autres... En les lisant, Robespierre fronça le sourcil, puis il sourit de ce sourire qui annonçait la mort...

—Enfant, dit-il en froissant le papier dans sa main et le jetant au loin... enfant!.. te jouer à moi!...

(p. 23) Prudhomme, qui écrivait alors le journal des Révolutions de Paris, et qui, sans partager les crimes des hommes de sang de l'époque, vivait parmi eux et était particulièrement lié avec Camille Desmoulins, alla le trouver. Il lui dit que Robespierre se taisait lorsqu'on parlait de lui... Ce silence est de sinistre augure, poursuivit Prudhomme... songe à toi... cesse ton journal.

—Robespierre est mon ami, répondit Camille... s'il était fâché de ce journal, il m'en aurait parlé à moi-même... et il ne m'a rien dit... Je dois même lire ce soir un drame de moi chez lui, et nous devons nous y trouver, Louise et moi, avec tous nos amis, Danton et sa femme, Saint-Just et tous les autres... Et puis, c'est le comité de Sûreté générale qui entraîne Robespierre... il n'est pas coupable de ce qui se fait!...

Madame Desmoulins entra dans ce moment dans le cabinet de son mari; Prudhomme répéta ce qu'il croyait devoir être compris par elle; mais, bien loin de l'écouter, elle lui imposa silence.

—Si Camille pouvait suivre vos conseils, lui dit-elle, je le désavouerais. C'est une noble mission qu'il a reçue de l'humanité agonisante... il doit parler... dût-il en mourir...

(p. 24) Et s'approchant de son mari, elle l'embrassa avec amour.

—Si tu meurs pour cette cause sainte, mon Camille, lui dit-elle en le regardant avec une ineffable tendresse, je mourrai avec toi...

—Mais en mourant il cesse de remplir cette mission à laquelle il est appelé, lui répondit Prudhomme....

—N'importe quel sera son sort... il doit faire son devoir... Si Camille cessait d'écrire dans le moment où la tyrannie des comités n'a plus de bornes, lorsqu'enfin leur inamovibilité révèle leur ambition, il serait un lâche... et moi-même je le renierais et l'éloignerais de mon cœur.

—Prenez garde à vous-même, malheureuse femme; prenez garde à vos imprudentes paroles... les bourreaux de la France ne reconnaissent aucun pouvoir... celui de la vertu, de la beauté, de l'esprit, demeure sans force devant eux... tremblez de les irriter...

Madame Desmoulins demeura quelques secondes dans le silence... Au bout de ce temps, elle releva fièrement la tête, et regardant Prudhomme avec calme:—Ils ne me feront pas mourir la première, lui dit-elle; et après lui!... je demanderais la mort...

Et se jetant dans les bras de son mari, elle (p. 25) l'embrassa en pleurant... mais au milieu de ses sanglots, on entendait encore ces mots:

Fais ton devoir!...

Désespéré du peu de succès de sa démarche, Prudhomme courut chez madame Duplessis, mère de madame Desmoulins... il lui parla de ses craintes et du sujet fondé qui les lui inspirait. Madame Duplessis lui répondit qu'elle connaissait sa fille, et que son caractère étant beaucoup plus fort que celui de Camille, tout était perdu si elle le portait à résister...

On sait en effet quel fut le résultat de la conduite nouvelle de Camille Desmoulins!... Le second jour de son arrestation, sa femme, au désespoir de ne pouvoir fléchir aucun des juges-bourreaux qui devaient prononcer sur le sort de son mari, organisa un mouvement avec ses amis pour le délivrer... Elle eut l'imprudence de lui écrire. La lettre fut interceptée, et tout espoir détruit. Madame Camille Desmoulins, arrêtée à l'instant même, périt huit jours après sur le même échafaud, comme ayant voulu renverser le gouvernement de la république.

... Et elle était plus républicaine qu'aucun d'eux!...

Une ambition sans mesure, appuyée sur un orgueil sans égal, et pourtant une grande infériorité (p. 26) à côté de ceux qu'il a fait périr, tels sont les principaux traits du caractère de Robespierre; il faut y ajouter le goût du sang par nature et une profonde hypocrisie. Mais ce qui, surtout, était la passion la plus effrayante pour tout ce qui se trouvait sur son chemin, c'était cette jalousie envieuse que lui inspirait toute supériorité. C'est cette appréhension d'être primé en quoi que ce fût, qui lui fit sacrifier Danton et Camille Desmoulins. Voici, à cet égard, une anecdote assez singulière qui m'a été rapportée par un témoin de la chose.

Avant que les deux comités[11], qui étaient à eux seuls tout le pouvoir, se centralisant encore dans Robespierre, eussent fait périr, dans la même journée, la fleur des talents que renfermait la Convention; avant que cette Convention, se mutilant elle-même, envoyât à l'échafaud cette faction de la Gironde qui voulait réellement la liberté, et ne savait pas d'abord, simple qu'elle était, que Robespierre et les siens voulaient de la tyrannie et du despotisme; avant la mort des Girondins, plusieurs tentatives furent faites pour opérer un rapprochement entre les deux factions. Un jour, Danton, alors dans tout l'éclat de sa belle (p. 27) puissance tribunitienne, attendait avec d'autres collègues l'ouverture de la séance. Plusieurs membres de différents partis causaient ensemble dans une des salles qui précédaient la Convention. L'un d'eux dit à Danton:

—Vous devriez bien vous rapprocher de ceux de la Gironde. Et il mena Danton vers Valazé et quelques autres. Après avoir échangé quelques mots, Valazé dit à Danton:

—Ce n'est pas Robespierre, ce n'est pas Marat, bien que celui-ci ait une verve et une repartie mordante qui souvent emporte la pièce, que nous redoutons... Le premier est nul, et le second est faible malgré sa fureur apparente... C'est vous que nous craignons... c'est votre éloquence tonnante, c'est cette colère d'un homme persuadé, convaincu, que vous jetez à la tête de vos adversaires et que vous leur opposez comme une digue qu'ils ne peuvent quelquefois renverser. Votre éloquence entraîne, détermine la multitude... Et voilà la véritable éloquence du tribun du peuple dans des temps orageux... Voilà ce qui nous inquiète; le reste est de peu d'importance.

Le Girondin n'avait pas aperçu, à deux pas de là, Robespierre assis sur un banc et en apparence enseveli dans ses réflexions. Il écouta et entendit toute la conversation, il en recueillit chaque parole (p. 28) dans la haine de son cœur... Et la perte de Danton, qui jusque-là n'avait été qu'incertaine, fut jurée par Robespierre... De ce moment, sa haine ne se voila même plus... et il répétait à ses confidents que bientôt le colosse tomberait.

Un ami de Danton l'en avertit; Danton sourit, et son horrible figure s'illumina tout à coup de ce sourire sardonique.

—Lui se jouer à moi! s'écria-t-il de sa voix tonnante qui frappait les murs avec retentissement. Lui!... si je le croyais, poursuivait-il avec rage, je lui arracherais les entrailles de ma propre main!...

Tallien avait été envoyé en mission dans les départements; à son retour, comme il ignorait complètement les nouvelles de Paris, car les Conventionnels comme les autres étaient soumis au même régime de sévérité pour la poste, et afin de ne pas éveiller les soupçons des deux comités, ils préféraient ne pas recevoir de lettres. En arrivant à Paris, Tallien alla voir Robespierre, avec qui il était fort intimement lié; il croyait alors, disait-il, au républicanisme pur de cet homme. Il fut donc franc avec lui et lui dit que dans les provinces sa mission n'avait pas eu le succès qu'elle devait avoir, parce que toute puissance pâlissait devant celle des membres des deux comités de Salut public (p. 29) et de Sûreté générale. Un député, un représentant simple, n'avait aucune influence.—Cette suprématie liberticide, ajouta Tallien, n'a pour cause qu'une mesure, au reste attentatoire à la majesté de la représentation nationale... Pourquoi les membres des deux comités sont-ils inamovibles, Robespierre? Comment toi, le fils de la liberté, un républicain si pur et si fidèle, tu as accepté un emploi qui n'est autre chose qu'une méchante copie du despotisme couronné!... Et le peuple n'a-t-il fait tomber la tête d'un roi que pour en voir renaître vingt autres? Robespierre, cette mesure ne fut pas proposée par toi, j'en réponds; mais tu devais la combattre.

Robespierre fut d'une extrême adresse dans cette conversation; il sut maintenir son pouvoir sur Tallien, tout en accusant d'autres collègues.

—Que veux-tu qu'on fasse, après tout?

—Prouver que toi ainsi que Carnot, et tous ceux qui composent les deux comités, n'avez aucune ambition, les renouveler enfin.

Robespierre sourit avec ironie.

—Oui, c'est cela. Te voilà maintenant du même bord que ceux de la commune de Paris, et les autres machinateurs qui veulent perdre la patrie.

—Et que veulent ces hommes?

—Ce que tu demandes toi-même: changer les (p. 30) comités... les comités! qui seuls peuvent sauver et sauveront la patrie; nous sommes dans un moment de crise, Tallien, où la chose publique est perdue si le timon est abandonné à trop de mains. La Convention n'est déjà que trop nombreuse!

Tallien fit un mouvement à ce mot qui fut remarqué par Robespierre... Il se reprit et dit ensuite:

—Elle est trop nombreuse, quand je vois des hommes dans son sein qui peuvent perdre notre malheureuse patrie.

—Qui sont-ils? Et quel est leur nombre?

—Trop grand sans doute, surtout lorsqu'à leur tête on voit un homme comme Danton.

—Danton!

—Lui-même!... Crois-tu maintenant que la République doive prendre trop de mesures pour centraliser son pouvoir, lorsqu'elle voit de semblables perfidies?

—Mais où est la preuve?

—Crois-tu que je t'en impose?

—Non; mais tu peux être mal informé. Un homme aussi bon patriote que Danton ne doit être jugé dans l'opinion de ses frères qu'après avoir été entendu.

Intimement lié avec Danton, Tallien courut (p. 31) aussitôt près de lui, et lui demanda comment il était avec Robespierre.

—Mais très-bien, répondit Danton. Nous avons bien quelquefois de petites discussions, mais, ajouta-t-il en souriant, cela passe comme cela vient.

—Tu t'abuses, malheureux!

Et Tallien lui rapporta sa conversation du jour même avec Robespierre... Danton demeura stupéfait.

—À tout autre qu'un ami, je dirais que ce n'est pas vrai! mais à toi, je te laisse voir le fond de mon âme. Elle est profondément navrée de ce que tu me dis. Me crois-tu?

—Oui!... mais que comptes-tu faire?

—Voir Robespierre... Demande-lui un rendez-vous pour demain à huit heures du matin. Nous serons seuls à cette heure...

Tallien demanda et obtint le rendez-vous, qui fut accordé comme une grâce... Il vit que son malheureux ami était en péril, et voulut le détourner d'aller chez Robespierre... À la première parole Danton rugit comme un lion.

—Moi le craindre! s'écria-t-il... C'est à lui de trembler!...

Ils arrivèrent au moment où Robespierre venait de se lever. En entrant, Danton fut d'abord au fait:

(p. 32) —Me voilà, lui dit-il. Je viens vers toi. Qu'as-tu à me reprocher?

ROBESPIERRE.

Des faits graves dans l'intérêt de la patrie. Tu blâmes et tu entraves tout ce que veulent et ordonnent les comités du Gouvernement... Je le sais... ne nie pas.

DANTON.

En quoi, et comment?... dans quel lieu... et quel jour? qui m'a entendu, et qu'ai-je dit?... des faits, et j'y répondrai; la calomnie seule accuse vaguement comme tu le fais.

ROBESPIERRE.

Eh bien! lorsque les Girondins ont justement péri, tu as blâmé leur condamnation.

DANTON.

Non.

ROBESPIERRE.

Tu les as pleurés?

DANTON.

Oui.

ROBESPIERRE.

Ah! tu en conviens?

(p. 33) DANTON.

Pourquoi non?... Il y avait parmi eux des hommes d'un haut et rare talent et aimant la patrie...

(Robespierre fait un mouvement, et sourit avec dédain.)

DANTON, répétant de toute la force de sa voix.

Oui, Robespierre, aimant la patrie... et puis j'ai pleuré sur la mort de plusieurs d'entre eux qui n'étaient encore que des enfants... Pourquoi faire mourir Roger-Ducos?

ROBESPIERRE, d'un ton sombre et presque menaçant.

Pourquoi soutiens-tu mes plus ardents ennemis, toi? Camille Desmoulins n'est-il pas connu pour être le mien?

DANTON, levant les épaules.

Autre enfant!...

ROBESPIERRE.

Tu lui donnes tes avis pour son Vieux Cordelier... Tous deux vous vous liguez contre moi... Tu ne lui donnes que des louanges à lui.

DANTON.

Oui, j'en conviens, je suis de son avis, lorsque dans ce journal il demande qu'enfin le sang cesse (p. 34) de couler et qu'il appelle la clémence avec toutes les mères, les femmes et les filles... Eh quoi! du sang! toujours du sang!... Toute la France doit-elle donc périr? Robespierre, qui peut dire qu'un jour toi aussi tu n'auras pas besoin de cette clémence que tu refuses À TOUS? comment oser la demander si jamais tu arrives à ce moment extrême!...

ROBESPIERRE.

Ose dire que tu n'es pas avec Phélippeaux[12]?

DANTON, souriant en levant les épaules.

Allons! me voilà Phélippeautin à présent!

ROBESPIERRE, marchant droit à lui.

Nieras-tu que tu n'approuves Phélippeaux dans ses opinions?... Ose me dire que ce n'est pas sur (p. 35) ton avis qu'il a fait imprimer son écrit sur la Vendée?

DANTON, le regardant avec fermeté.

Robespierre, je ne mens jamais. Oui, c'est moi qui ai conseillé à Phélippeaux d'écrire cette brochure... C'est moi qui l'ai fait imprimer... c'est moi qui l'ai distribuée... Il faut enfin que tant de carnage finisse dans la Vendée... On y marche dans le sang jusqu'à la cheville... Cela doit avoir un terme... C'est encore moi, Robespierre, qui me lève et le crie de toute la force de ma voix... C'est MOI!... MOI!... toujours moi!...

ROBESPIERRE.

Oui, Danton, toujours toi!... toujours conspirateur!... et forcé de l'avouer!...

En écoutant cette parole amère, en voyant l'expression de la physionomie de Robespierre, Danton voit son sort... et une pensée intérieure lui fait verser des larmes.

En ce moment, Robespierre s'habillait; il voit cette larme qui aurait arraché d'autres larmes d'un cœur généreux, mais le misérable n'y vit que le triomphe qu'il remportait sur un superbe ennemi qui jamais peut-être, de sa vie, n'avait pleuré... Il se baissa, et jetant à Tallien un regard qu'il (p. 36) croyait dérober à Danton, il semblait lui dire: L'homme orgueilleux s'est abaissé jusqu'aux larmes; mais Danton le vit, et, se relevant aussitôt de toute la hauteur de sa taille colossale, il s'écria avec sa voix de Stentor:

—Oui, je pleure, et je ne cache pas mes larmes... elles prouvent que j'ai une âme!... Crois-tu donc que c'est sur moi que je pleure?... Si tu mourais, Robespierre, tout meurt avec toi, si ce n'est l'exécration de ta renommée qui le survivra éternellement... Mais moi, quand je mourrai... d'autres me survivent!... et ces autres, ce sont des enfants... une femme. Moi, conspirer en faveur de la royauté!... moi, l'ennemi juré des rois!... Qu'on m'envoie aux armées combattre les ennemis de la France et défier, affronter les tyrans... c'est alors, c'est qu'on verra si je suis conspirateur!...

La conversation prenait le ton d'une dispute et d'une vive querelle... Au moment où Robespierre allait répliquer, mademoiselle Duplaix sortit d'un appartement intérieur, et dit à Robespierre:

—Maximilien, il y a là plusieurs députations des départements qui veulent te voir; elles attendent depuis longtemps: les ferai-je entrer?...

—Fais les monter, dit Robespierre.

Danton fut alors entraîné presque violemment par Tallien au moment où sa colère lui donnait une (p. 37) telle fureur qu'il se serait peut-être porté à quelque extrémité envers Robespierre, qui, toujours armé, toujours entouré de vingt ou vingt-cinq misérables qu'il appelait sa garde, aurait tué ou fait massacrer Danton sur l'heure, sous le prétexte de tentative d'assassinat.

Cette garde personnelle était seulement de vingt hommes; elle était composée de tout ce qu'on avait pu trouver de plus abject. Ils suivaient Robespierre de loin, et se tenaient à portée de sa voix pour le secourir en cas d'attaque; ils dormaient pêle-mêle; comme à un bivouac, dans le vestibule de la maison qu'il habitait. Maintenant, écrivez l'histoire avec le Moniteur, qui raconte bénévolement que Robespierre allait dans Paris sans garde, et livré à l'amour des Parisiens et à leur reconnaissance.

Lorsque Danton et Tallien furent hors de cette maison, Danton marcha longtemps sans parler. Tallien respectait son silence... Tout à coup Danton s'arrête, et saisissant fortement le bras de Tallien:

—Ne suis-je pas un homme perdu?... dis-moi, ne le penses-tu pas?

—Non, si tu gagnes Robespierre de vitesse... Nous voici près de la Convention, entrons-y tous deux. Nos amis y sont en force aujourd'hui, je le sais. Monte à la tribune, parle comme tu le sais (p. 38) faire dans une occasion telle que celle-ci. Parle de cette inamovibilité funeste qui donne tant de mécontentement et d'ombrage aux départements... Parle de l'assassinat de la Gironde... Parle enfin, et tu seras secondé.

—Il n'est pas encore temps, dit Danton.

—Il n'est pas temps!...

—Non; pas encore.

—Mais, malheureux, si tu perds une minute, c'est fait de toi!... Ne connais-tu plus Robespierre?... Demain, aujourd'hui, cet homme va faire ce que tu hésites, toi, d'accomplir, et il sera vainqueur... Danton... par pitié pour toi-même!...

—Il n'est pas encore temps.

Ces funestes paroles semblaient être dictées à Danton par son mauvais ange... Danton, ordinairement si hardi, si téméraire dans la parole et l'action, demeurait là, en face de son danger, inerte et sans force. Un ami aussi dévoué à son sort que l'était Tallien, le conventionnel Lacroix, fut averti par Tallien lui-même.

—Hélas! lui dit-il, j'ai prévu tout ce qui arrive... J'en ai parlé à Danton, et toujours cette même réponse... et puis une trop grande confiance dans la terreur qu'il croit inspirer à Robespierre. Il croit que celui-ci n'osera jamais toucher à sa tête... Avant-hier, alarmé par un mot de Saint-Just et une (p. 39) autre parole d'Henriot, j'ai tout tenté auprès de Danton; je lui ai représenté que le tyran est odieux au peuple... qu'à un seul mot de son éloquente bouche, Robespierre tombait à l'instant; enfin, ajouta Lacroix, je me suis mis à genoux devant lui... oui... à genoux!... Eh bien! que m'a-t-il répondu?... que crois-tu que cet homme ainsi pressé ait dû me dire?

Il n'est pas encore temps!...

Mais quel changement en peu de mois! Qui donc a pu le causer? car son âme est tout aussi ardente!...

Plus, peut-être, et voilà le malheur de la position actuelle de Danton... Cette incurie pour ce qui concerne sa sûreté, cette apathie physique enfin qui le rend si différent de lui-même, est produite par la passion qu'il a pour sa femme... Cette passion le domine au point qu'il ne peut s'absenter un jour de Paris si elle ne peut ou ne veut le suivre... Je lui proposerais bien de fuir, j'en ai les moyens, mais il refusera. Sa femme est enceinte, il ne voudra pas la quitter. S'il agit, il peut troubler le repos de celle qu'il aime à présent plus que la patrie, plus que la liberté, plus que tout ce qui n'est pas elle... Voilà pourquoi il ne voulait jamais reconnaître que Robespierre est son ennemi et lui en veut.

(p. 40) Lacroix ne disait que trop vrai... Danton était sous la puissance d'une de ces passions qui décident de la vie... La sienne lui fut sacrifiée. Dès le même soir du jour où Danton l'avait vu, un greffier du Tribunal révolutionnaire, de ce cloaque impur où les plus illustres têtes reçurent la couronne du martyre, un homme qui voulait du bien à Danton, le vint trouver pour l'avertir que Fouquier-Tinville (accusateur public) allait être investi de l'affaire, qu'on avait parlé de son arrestation au Comité et à la Convention.

—Arrêté! dit Danton en se levant impétueusement, arrêté! Ils n'oseraient!...

—C'est le mot que dit le duc de Guise en entrant chez Henri III, et il n'en sortit pas vivant! répondit Lacroix...

Mais Danton, comme s'il eût voulu braver le tyran et lui montrer que sa force n'était pas éteinte, alla le soir même de cet avertissement à l'Opéra, dans une petite loge. Ce greffier du Tribunal révolutionnaire vint encore l'y trouver, et l'avertir que l'ordre de l'arrêter était expédié, et qu'il n'avait qu'un moment pour échapper. Il avait une maison à Romainville; il offrit à Danton de l'y conduire... Oui, dans ces horribles jours, il y avait encore de nobles âmes!...

Sa femme, qui jusque-là avait ignoré son danger, (p. 41) joignit ses mains, et le pria, le conjura de fuir. Il la vit tellement effrayée qu'il allait suivre cet ami courageux qui, pour lui, donnait peut-être sa tête, lorsqu'un autre ami de Danton, un ami des plus intimes, qui était avec eux dans la loge, soit qu'il fût convaincu du contraire, ou qu'il fût peut-être un faux ami, le détourna vivement de cette fuite, en lui disant qu'on n'arrêtait pas un homme comme lui. Le peuple s'y opposerait, ajouta-t-il.

—C'est ce que j'ai toujours dit, ajouta Danton en serrant la main de cet homme qui n'était peut-être qu'un traître... je reste...

Et, embrassant sa femme, il lui dit de se calmer, et puis ayant avec chaleur remercié le greffier, il écouta le reste du spectacle avec une extrême attention... Il sortit ensuite avec sa femme, retourna tranquillement chez lui, et le lendemain matin, à peine était-il jour, qu'un bataillon entourait sa maison, et qu'il fut arrêté sans que le peuple manifestât autre chose que de la curiosité!...

Et cependant Danton était tellement aimé, que ceux chargés de l'arrêter firent tout ce qui dépendait d'eux pour faciliter son évasion. Lorsqu'ils virent qu'il ne voulait pas fuir, ils prolongèrent leur opération de scellés et tout ce qui a rapport à une pareille mesure, espérant que l'on viendrait (p. 42) le délivrer!... Personne ne vint... et pourtant, je le répète, on l'aimait... Mais la terreur qu'inspiraient les comités était si grande, que tout disparaissait devant cette puissance. On le conduisit à la Conciergerie, où il se rencontra avec Phélippeaux, avec Lacroix, Camille Desmoulins, Hérault de Séchelles, etc.

Cette faiblesse qui avait précédé son arrestation disparut devant ses juges; au tribunal il fut sublime... On sait comment il se joua de ses juges. Il en vint à leur imposer une telle terreur, que le président demanda une compagnie de renfort pour assurer, disait-il, le salut du tribunal en face de cet homme qui appelait le peuple à la révolte.

Sa fin fut héroïque, et particulièrement belle dans ses derniers moments... Il dit adieu à sa femme en l'exhortant à ne pas l'oublier jusqu'au moment, ajouta-t-il, où, nous nous retrouverons!...

Cette parole fut dite par Danton; elle lui fut dictée par une conviction, une intuition positive... Pour lui, il n'y avait aucun orgueil à manifester un changement de croyance au dernier instant de sa vie... Hérault de Séchelles[13], homme parfaitement (p. 43) beau et dans les opinions nouvelles, avait payé de sa tête d'avoir appartenu à l'ancienne magistrature; il mourut avec Danton et Camille Desmoulins... Son courage fut à la hauteur de celui de toutes les autres victimes... Au moment de monter sur l'échafaud, il conversait paisiblement avec Danton. On vint prendre Danton pour son supplice...—Adieu, mon frère, dit-il à Hérault de Séchelles... adieu!...—et comme il voulut l'embrasser, l'exécuteur les sépara.

(p. 44) —C'est dignement faire ton métier, mon ami! dit Danton... mais, quoique tu fasses, tu n'empêcheras pas nos têtes de se donner un dernier baiser dans le sac[14]!...

Après la mort de ces nouvelles victimes, Robespierre crut avoir obtenu une tranquillité assurée; mais un tel homme devait toujours craindre... Il ne pouvait tuer aussi impudemment ses complices sans éveiller la méfiance de ses complices eux-mêmes. Aussi la mort de Danton et de Camille Desmoulins fit-elle une grande impression sur Tallien. Le raisonnement très-simple que Robespierre arriverait enfin à lui, devait le frapper comme une idée logique. Il fut sur ses gardes; et une fois la méfiance éveillée entre deux hommes comme Robespierre et Tallien, elle devait amener un combat dont la chute de l'un d'eux devait être le résultat. Cette pensée prépara le 9 thermidor, le danger de madame de Fontenay le décida.

Cependant Robespierre s'isola de tout le monde politique, même de ses collègues des comités, excepté Saint-Just et quelques autres... Jusque-là, il avait reçu assez souvent et donnait à dîner, soit chez lui, soit chez Rose, fameux restaurateur de (p. 45) ce temps, ou bien Méot ou Léda... Mais, après la mort de Danton, il devint farouche et solitaire. Une grande pensée parut sur son front: quelle était-elle? méditait-il en secret un massacre pour faire couler le sang plus rapidement?... À en juger par le feu sombre de ses regards, c'était en effet un projet bien horrible qui l'occupait.

Depuis plusieurs mois Robespierre voyait une femme qu'il faut faire connaître pour donner une idée de ce qu'était Paris à l'époque de la terreur; cette femme s'appelait Catherine Théos...

Catherine était autrefois cuisinière... Plusieurs années avant la révolution, elle prétendit (soit qu'en effet elle eût la raison attaquée), elle prétendit avoir eu des visions qui lui révélaient qu'elle était la mère de Dieu. Le résultat de ses rêveries vraies ou fausses fut de la faire mettre à la Bastille, où elle demeura six mois. Lorsque la révolution éclata, Catherine, intrigante et rusée, comprit que c'était un champ libre où devait prospérer tout ce qui était du ressort de ce qu'elle exploitait, et, renonçant à ses talents culinaires, elle prit celle de mère de Dieu. Elle rencontra alors en son chemin dom Gerle, ancien chartreux et ex-membre de l'Assemblée constituante... Mais avant lui, elle avait connu un autre homme qui résolut d'employer à son profit cette femme (p. 46) et ses discours, et cet homme était Robespierre.

Il était alors arrivé au point de changer enfin de système, car le sien, il le voyait, ne pouvait plus se soutenir. Il fallait enfin ramener un peu d'ordre dans toutes les parties de ce grand État qui croulait de toutes parts malgré les victoires de nos armées; qu'importe l'écorce d'un fruit quand un insecte le pique au cœur!... Robespierre parla donc à Catherine Théos, la dirigea, et dom Gerle, trompé, se crut le fils de Dieu, et prit pour bon ce que voulut être Robespierre, ce qui ne fut rien moins que le fils de l'Être suprême...

Ce fut alors que des réunions eurent lieu le soir, trois fois par semaine, chez Catherine Théos; il y eut aussi des conférences mystiques auxquelles assista Robespierre. Il voulut organiser le nouveau système religieux qu'il se proposait de donner à la France, après avoir purgé la Convention des hommes qu'il y redoutait, tels que Bourdon (de l'Oise), Tallien, etc... Mais ce fut assez secrètement d'abord et sans beaucoup d'éclat...

Tout fut donc convenu, et la fête de l'Être suprême eut lieu... Mais Robespierre manqua d'adresse ici complètement. Il ne devait présenter des idées religieuses à des hommes qui menacent de tout détruire qu'appuyé d'une force respectable et dans le cas de le défendre ainsi que ses (p. 47) doctrines. Aussi ses auditeurs ouvrirent-ils les yeux, et tout aussitôt des mesures furent-elles prises par une opposition qui se trouva naturellement formée dans une assemblée comme la Convention, où Robespierre était haï et redouté...

En tête de cette faction qui s'élevait lentement, mais formidable dès qu'elle prononcerait une parole accusatrice, était Vadier, membre du comité de Sûreté générale, autrefois le plus grand ami de Robespierre: mais depuis, ils s'étaient séparés et vivaient mal l'un avec l'autre... Il fut averti de ce qui se passait dans le salon de Catherine Théos, et résolut de connaître enfin la conduite de Maximilien. La place qu'occupait Vadier au comité de Sûreté générale mettait à sa discrétion tous les moyens de recherches possibles; il les employa. Un des agents du comité s'introduisit chez Catherine Théos sous le prétexte d'être reçu au nombre de ses adeptes. Il se rendit donc un soir rue de l'Estrapade, dans une assez belle et grande maison où logeait Catherine Théos... Cet agent trompa l'un des initiés, qui le présenta comme je l'ai dit plus haut. Lorsqu'il fut introduit dans l'appartement intérieur, il vit un grand et beau salon au milieu duquel étaient trois magnifiques fauteuils en velours rouge orné de franges d'or: l'un (celui du milieu) était pour la mère Théos; le second, (p. 48) pour le fils de l'Être suprême (Robespierre); et le troisième, pour le fils de Dieu (dom Gerle). À peine fut-il entré, qu'une autre femme presque aussi vieille que la mère du Père Éternel, entra dans la chambre. Cette femme était désignée sous le nom d'Éclaireuse.—À peine fut-elle entrée, qu'elle dit d'un ton nasillard ces paroles:

«Enfants de Dieu, préparez-vous à chanter la gloire de l'Être suprême!...»

Dom Gerle (le fils de Dieu) était assis à la gauche de la mère Théos, Robespierre était absent.

Lorsque l'aspirant eut rempli les formalités requises, Catherine Théos le fit approcher d'elle, et lui ayant ordonné de se mettre à genoux, et là, les mains dans les siennes, elle lui fit réciter la formule de réception des initiés que voici, ou plutôt le serment:

«Je jure de répandre jusqu'à la dernière goutte de mon sang pour soutenir et défendre, soit l'arme à la main, soit par tous les genres de mort possibles, la cause et la gloire de l'Être suprême.»

Après ce serment, l'Éclaireuse faisait la lecture de l'Apocalypse. Elle disait:

«Les sept sceaux sont mis sur l'Évangile de la vérité; cinq sont levés. Dieu a promis à notre mère de se révéler à elle à la levée du sixième. (p. 49) Quand le septième se lèvera, prenez courage, en quelque lieu que vous soyiez, quelque chose que vous voyiez; la terre sera purifiée, tous les hommes mourront. Les seuls élus de la mère de Dieu ne périront pas... et ceux qui avant ce temps seront frappés d'un accident, quel qu'il soit, renaîtront pour ne plus mourir

Alors Catherine reprit les deux mains de l'aspirant dans les siennes, et lui dit en l'embrassant:

—Mon fils, je vous reçois au nombre de mes élus; vous serez immortel, si vous êtes toujours fidèle à votre serment.

L'agent du comité retourna plusieurs fois chez Catherine Théos; chaque réunion offrait un accroissement de néophytes qui devenait alarmant. L'agent suivit cette association dans ses nombreux détours; il vit Robespierre au milieu des initiés, et chaque jour Vadier put juger que son ennemi marchait de lui-même à sa perte. Enfin le moment fut trouvé favorable par lui, et la mère Théos et dom Gerle furent dénoncés et arrêtés... Aussitôt qu'ils furent pris, Robespierre courut pour faire agir son immense pouvoir; mais dès lors il put comprendre combien il avait faibli. Il ne put s'opposer à l'arrestation de la mère Théos ni de dom Gerle!...

De ce moment, Robespierre ne parut plus au comité de Salut public; il s'isola de la société de ses (p. 50) collègues, leur annonçant par cette retraite ce qu'ils avaient à redouter de lui... Cependant son pouvoir était encore bien grand s'il eût su l'employer. Une aventure qui lui arriva à cette époque le prouve; elle trouvera d'autant mieux sa place en ce lieu de l'ouvrage qu'elle est à elle seule l'histoire et même le tableau de ce qu'était la France à cette époque, où quelques meurtres dominaient en la décimant une grande et noble nation.

Une jeune fille, dont le père était papetier, résolut de libérer la France. Elle s'appelait Cécile Renault; elle avait vingt ans, était belle, bien élevée, et n'avait contre les tyrans aucun motif personnel de haine ni de vengeance. Mais chaque jour ses yeux étaient tristement frappés de la vue des familles qui portaient le deuil, ses oreilles douloureusement atteintes par les gémissements des victimes.

—Non, dit-elle, Dieu ne veut pas qu'une faible femme ait au cœur un si ardent désir, si sa volonté ne l'y mettait elle-même... Allons, et que sa sainte mère soit avec moi!

C'était en 1794, le 23 mai au matin; elle se leva, fit sa prière, car elle avait été élevée pieusement par une mère qu'elle avait perdue, puis elle descendit auprès de son père, lui demanda sa bénédiction, (p. 51) et sortit de la maison paternelle, qu'elle ne devait plus revoir.

Arrivée chez Robespierre, elle s'adresse à mademoiselle Duplaix, qui, la regardant avec une curiosité jalouse, lui répond que Robespierre n'était pas chez lui, et que même y fût-il, il n'avait pas de temps à perdre avec la première personne venue.

—S'il est sorti, j'attendrai, répond doucement la jeune fille.

—Avez-vous donc un rendez-vous de lui?

—Un rendez-vous! non. Est-ce que cela est nécessaire? N'est-il pas fonctionnaire public et le chef du Gouvernement? ne se doit-il pas à tout venant? Notre bon roi saint Louis, sous le chêne de Vincennes, rendait justice au premier paysan qui venait la lui demander.

Cette parole imprudente la perdit. Hélas! dans ces temps malheureux, il n'en fallait pas tant pour éveiller les soupçons. Elle fut arrêtée et conduite immédiatement au comité révolutionnaire, où d'abord on l'interrogea.

—Connaissez-vous Robespierre?

—Non.

—Que lui voulez-vous?

—Cela ne vous regarde pas.

—Avez-vous dit que vous regrettiez Capet?

—J'ai dit que je pleurais notre bon roi... oui, je (p. 52) l'ai dit, et je voudrais qu'il vécût encore. N'êtes-vous pas cinq cents rois, et tous plus insolents et despotiques que ne l'était celui que vous avez tué... Vous êtes tous des tyrans... et j'allais chez Robespierre pour voir comment était fait un tyran.

—Que portez-vous dans ce paquet?

Elle avait en effet un petit paquet sous le bras.

—Je m'attendais de toute manière à être arrêtée, et j'avais emporté du linge pour mon usage.

On ouvrit le paquet: il n'y avait, en effet, qu'un peu de linge; mais on la fouilla, et l'on trouva sur elle un grand couteau d'un usage ordinaire... Ce fut suffisant!... et l'infortunée fut condamnée ce même jour, et mourut le lendemain matin[15]. Malgré la force de son âme, il y eut un moment où son courage faillit: ce fut en voyant son père, un vieillard âgé de soixante-deux ans, aller avec elle à la mort, comme son complice... Son désespoir fut violent; et lui la consolait en lui disant: Eh quoi! ma fille, tu me plains de mourir! Mais dans un temps aussi cruel, lorsque Dieu a retiré son (p. 53) bras de nous, c'est un bonheur de mourir. Toute la famille de cette jeune fille, deux de ses tantes autrefois religieuses, tous ses parents, au nombre de dix-huit, périrent avec elle!... Dans ce nombre étaient huit femmes mères et filles; toutes s'embrassaient, s'exhortaient et se donnaient mutuellement de la force...

—Nous sommes heureuses de mourir ensemble! disaient-elles...

—Voyez, disait Fouquier-Tinville, la hardiesse de ces femmes, qui prennent de l'audace pour du courage!... Il faut que j'aille les voir mourir, pour voir si cette grande force se soutiendra, dussé-je pour cela me passer de dîner!...

Tels étaient les hommes qui formaient la société de Robespierre, et Fouquier-Tinville cependant avait un esprit remarquable hors de cette mer de sang où il se baignait tous les jours... Mais tous en étaient venus à cette extrémité qu'il fallait qu'eux-mêmes fussent toujours montés à ce diapason d'une extrême terreur, pour être compris de ceux à qui ils parlaient, et le délire de cette époque produisit le Père Duchesne!... Le tutoiement acheva de corrompre le beau langage, dont la tradition se conservait néanmoins encore... Le changement total des noms de chaque chose, même des noms propres, acheva l'ouvrage commencé... Insensiblement (p. 54) la société s'effaça en France... on en perdit jusqu'au souvenir... on ne reçut plus, et lorsque madame de Fontenay, après le 9 thermidor, voulut avoir une maison à Chaillot, à ce qu'on nommait la Chaumière, elle eut une peine extrême à la former.

Une des singularités frappantes de l'époque de la Terreur était ce contraste journalier qu'on allait voir au Tribunal révolutionnaire... Ce langage pur et même presque toujours élégant des victimes, avec les paroles grossièrement meurtrières des bourreaux, frappait vivement ceux qui allaient assister à ces horribles scènes pour surprendre quelquefois un mot ou un regard d'adieu!... Mais ce que je suis fière d'écrire, c'est que l'honneur de cette époque est tout entier aux femmes: leur courage, et leur bravoure même, je puis dire ce mot, est sans aucune comparaison au-dessus de celui des femmes de l'antiquité, même dans leurs actions les plus vantées. Je vais encore en citer un exemple.

Madame Le Callier, jeune, belle et charmante, est arrêtée et jetée dans une des prisons de Paris les plus renommées pour fournir au charnier populaire... Elle y était avec M. Boyer, qu'elle aimait et devait épouser aussitôt, disait-elle avec crainte, que nous serons hors de cet horrible lieu... Mais M. Boyer est mandé au Tribunal révolutionnaire; (p. 55) c'était aller à la mort: en effet, elle ne le revit plus!

Elle ne dit rien, ne pleura même pas... Mais le même jour elle écrivit à Fouquier-Tinville.

—Vous êtes tous des monstres! vous m'avez fait arrêter parce que j'aimais nos rois, disiez-vous. Eh bien! oui, je les aime, je les pleure, les appelle, et vous maudis.

Un des amis de madame Le Callier intercepta la lettre, qu'il soupçonnait être ce qu'elle était en effet, un titre de mort. Deux jours après, ne recevant pas de réponse, madame Le Callier se douta qu'on voulait la servir comme elle ne voulait pas l'être; et elle écrivit une seconde lettre semblable à la première, en prenant toutefois des mesures pour qu'elle parvînt. Le même jour, elle rassemble toutes les lettres de M. Boyer, les relit encore, y joint tout ce qu'elle tenait de lui, se fait une ceinture de toutes ses reliques, et passe le reste de la nuit en prières. Dès que le jour est venu, elle s'habille avec le plus d'élégance qu'il lui est possible de le faire, et se met à table pour déjeuner avec ses compagnons d'infortune. Au milieu du repas, on entend la cloche sinistre... Tout le monde pâlit... madame Le Callier est seule joyeuse et rassurée; elle se lève, dit adieu à ses amis, leur distribue quelques souvenirs.

(p. 56) —C'est moi qu'on vient chercher, dit-elle avec joie; adieu! je suis heureuse de mourir... Je ne verrai plus mon pays livré à une sanglante anarchie, et je vais rejoindre l'ami qui m'attend.

Elle coupe elle-même ses beaux cheveux, et les distribue autour d'elle à ceux qui peut-être feront le jour suivant le même legs... C'était bien elle, en effet, qu'on venait chercher. Conduite au tribunal, on lui demande si elle est l'auteur de la lettre qu'on lui montre.

—Oui, répondit-elle avec fermeté, cette lettre est de moi... Je regrette peu la vie, car vous avez fait de mon pays un vaste charnier, et vous venez de donner la mort au seul être qui pouvait m'y retenir encore!... Vive le Roi! s'écria-t-elle avec une sorte d'enthousiasme... vive le Roi! et mort à vous tous!...

Elle mourut le même jour, heureuse, comme elle le disait, de quitter cette France qui n'était plus qu'un vaste cimetière...

J'ai dit en commençant cet ouvrage, et en parlant des salons de Paris, que les femmes en France étaient l'âme de la société, et que sans elles on ne pouvait avoir ce qu'on appelle une maison. Le triste événement que je viens de rapporter me fait dire aussi qu'on devrait reconnaître que pendant cette époque de malheurs elles furent la (p. 57) gloire et l'honneur de cette France que des hommes sans âme déshonoraient avec impudeur... Que d'exemples peu de lignes peuvent fournir!... À Lyon, mademoiselle Delglace voit emmener son père, des cachots de cette ville, à Paris, pour y être mis à la Conciergerie, c'est-à-dire pour aller à la mort. Mademoiselle Delglace demande à monter sur la même charrette pour soigner son père; on la refuse. Faible et délicate, elle suivit la charrette à pied, ne s'en éloignant un moment que pour aller en avant lui préparer son dîner, et le soir mendier une couverture pour envelopper le vieillard dans le cachot humide où il était enfermé pendant la nuit. Arrivée à Paris, elle espéra vaincre les bourreaux, puisqu'elle avait fléchi des geôliers; en effet, ses sollicitations eurent un succès entier. Elle obtint la grâce de son père, et le reconduisait à Lyon, fière de l'avoir ainsi disputé à la mort, lorsque les fatigues qu'elle avait éprouvées réclamèrent à leur tour leur action désastreuse, et elle mourut dans les bras de celui qu'elle venait de sauver de la mort.

Mademoiselle de Sombreuil est connue et le sera toujours; son nom est celui de la plus digne et de la plus courageuse des femmes.

Voyez mademoiselle de Bérenger, qui ne veut pas demeurer sur une terre que quittent tous les (p. 58) siens; elle veut les suivre. Elle sait qu'il est un mot capable de faire condamner même l'enfance innocente!

—Vive le Roi! s'écrie-t-elle; et la malheureuse enfant suit toute sa famille sur l'échafaud. Elle n'avait que quatorze ans!...

Charlotte Corday, cette noble héroïne qui riva peut-être nos fers en croyant nous sauver, mais dont l'intention était grande et courageuse!... Et tant d'autres dont les noms mériteraient un panthéon digne d'elles!

Sans doute, sous le régime de la Terreur il n'y avait plus ce que nous appelons société en France; mais les éléments n'en étaient pas perdus, et certainement l'esprit est toujours actif dans un être dont l'âme est aussi noblement grande que ceux que je viens de citer. Aussi est-il une chose digne de remarque; c'est qu'à cette époque, où les hôtels étaient déserts, où les maisons étaient fermées à huit heures du soir, le seul lieu où l'on causait, où l'on riait, c'était dans les prisons du Luxembourg, des Carmes, de Saint-Lazare, là, enfin, où se trouvaient ceux qui, seuls, pouvaient et savaient causer.

(p. 59) SALON DE Mme DE SAINTE-AMARANTHE.

Après avoir parlé de madame de Sainte-Amaranthe et de sa fille, il faut donner quelques détails sur ces deux femmes d'autant plus intéressantes à bien connaître qu'on peut regarder leur maison comme le dernier refuge de ce qui s'appelait encore société en France.

Au moment de la Révolution, madame de Sainte-Amaranthe n'était plus une jeune femme, et depuis longtemps Paris connaissait et son nom et ses aventures. En voici un aperçu:

Madame de Sainte-Amaranthe était d'une bonne (p. 60) famille de Franche-Comté[16]. Élevée par une mère très-sévère qui ne s'occupait cependant pas d'elle, la jeune fille écouta un capitaine de cavalerie, jeune, beau et riche, fut enlevée ou quelque chose de semblable, et Paris vit arriver bientôt M. et madame de Sainte-Amaranthe, dans tout le premier bonheur d'une lune de miel qui ne devait même pas fournir tous ses quartiers... M. de Sainte-Amaranthe était joueur, passablement mauvais sujet, et il s'ennuya bientôt d'une femme, artiste par l'âme, et qui sentait vivement tout ce qui s'offrait à elle avec une apparence de supériorité. La pauvre enfant avait cru voir de cette manière, dans l'atmosphère qui entourait le bel officier de cavalerie; mais l'illusion fut courte et le réveil prompt. Avec la même sincérité qu'elle avait révélé le secret de son amour, elle laissa voir son désenchantement. Le mari trouva mauvais de n'être plus aimé; il s'éloigna. Il était riche[17]; mais comme il le savait et n'avait aucun jugement, ce fut bientôt comme s'il ne l'était pas, et un jour il se trouva ruiné. Il avait des enfants; mais, avec un (p. 61) tel homme, les liens de famille étaient nuls. Il quitta la France et passa en Espagne, où il mourut dans la misère.

C'était une singulière personne que madame de Sainte-Amaranthe: tout en elle était étrange et difficile à expliquer. Un homme[18] que je voyais journellement, et qui fut longtemps lié avec elle, m'en a si souvent parlé, que je la connais comme si moi-même j'avais fait partie de sa société intime. Cet homme racontait à ravir et peignait, surtout en parlant des gens qu'il voulait faire connaître, et les couleurs avec lesquelles il coloriait le portrait d'une femme autrefois bien-aimée avaient une teinte encore plus vive et plus naturelle.

Il est généralement reçu que madame de Sainte-Amaranthe était fort belle; ceux qui le disent ne la connaissaient pas. Elle était aussi bizarre au physique qu'au moral. Elle se levait avec un visage, une heure après elle en avait un autre: ce visage mobile, ou plutôt cette physionomie était aux ordres d'un sentiment ou d'un effet produit au hasard, ce qui rendait la chose encore plus surprenante. Sa tête était mauvaise et sans aucun raisonnement; mais son âme était noble et grande, (p. 62) son cœur excellent; et, à côté de mille défauts, il y avait en elle une foule de qualités qui les éclipsaient, pour ne montrer après tout qu'une femme qu'on pouvait peut-être blâmer, mais qu'il fallait aimer en même temps, et aimer avec dévouement.

Son esprit n'a jamais été constaté d'une façon positive, mais cela était indifférent; elle savait en faire trouver aux autres. C'est déjà un grand esprit que celui-là. Sa physionomie était vive, animée, flexible sous chaque impression qui la venait toucher. David, qui voulut la peindre plusieurs fois, ne put jamais y parvenir.

—Si je le pouvais en une heure! disait-il... mais l'heure d'ensuite ce n'est plus la même femme.

—Cela est si vrai, disait Sainte-Foix, que je l'ai vue quelquefois n'avoir que trente ans, vingt-cinq ans le matin, et le soir en avoir quarante.—Une telle mobilité ne se conçoit pas.

Après la mort de son mari, restant sans une fortune suffisante pour habiter Paris, elle écouta les vœux du prince de Conti. Ce fut ce qui la perdit dans le monde; l'éclat de cette liaison lui fit un tort qu'elle ne put ensuite réparer; et pourtant elle était bien plus estimable peut-être que beaucoup de femmes qui ne daignaient pas lui rendre son salut... Elle avait une fille qu'elle idolâtrait et (p. 63) qui était un ange de beauté et de bonté. Je ne sais si on connaît ce trait d'elle à l'âge de neuf ans:—Un pauvre ouvrier était sans ouvrage dans ce terrible hiver de 83 à 84, et mourait de froid et de faim dans un grenier, à côté de sa femme et de ses enfants. La petite Émilie apprend le fait. Sa mère était absente, et pour quelques jours l'avait confiée à une vieille parente avare qui n'aurait pas donné une obole, et l'enfant n'avait rien... Je me trompe...; elle avait un trésor, les plus beaux cheveux blond-cendré qu'on pût voir; elle l'avait entendu dire fort souvent. Elle fut chez un coiffeur, les lui vendit pour quelques écus, et fut aussitôt porter la joie dans la mansarde où la mort allait entrer sans elle... Ce trait peint à lui seul toute l'âme d'une femme. Une telle âme ne s'altère jamais.

Émilie était adorée de sa mère, et l'adorait aussi... C'était pour elle que, tout en sachant fort bien qu'elle était sa maîtresse et s'appartenait en propre, madame de Sainte-Amaranthe ne faisait usage de sa liberté que d'une manière convenable, à cause de sa fille. À la vérité, son salon était étrangement composé. On y voyait de toutes les classes de la société: diplomates, ecclésiastiques, militaires, noblesse d'épée, noblesse de robe... enfin son salon était une galerie où chacun passait, où beaucoup revenaient, (p. 64) parce qu'on s'y trouvait bien; et si le préjugé du monde, cette loi tyrannique, n'avait retenu beaucoup de femmes, elles y auraient été également. On jouait très-gros jeu chez madame de Sainte-Amaranthe: toutefois cette partie de l'amusement de sa maison qu'on a depuis blâmée avec tant d'acharnement, était alors une chose assez commune que la fortune et le nom pouvaient faire excuser[19], mais qui était blâmée dans une femme qui n'avait ni l'une ni l'autre.

Quoi qu'il ait été dit de madame de Sainte-Amaranthe et de madame de Sartines, je crois qu'il faut revenir sur le jugement que le monde avait porté sur elles. Des femmes qui inspirent de l'amour, cela se voit chaque jour en France, et l'on voit aussi que cela ne dure pas. Mais des amitiés saintes et prolongées, qui survivent au temps et à l'absence, voilà ce qui fait l'éloge d'une âme de femme, et madame de Sainte-Amaranthe avait de ces amis-là.

Pour blâmer une femme avec rigueur, il faut bien connaître sa vie,... l'origine de ses fautes,... leur motif... Madame de Staël disait:

—Je pardonne, parce que je comprends.

Et c'était en vieillissant qu'elle disait cela; parce (p. 65) qu'en effet, en vieillissant, elle apprenait à connaître la valeur des jugements du monde, et surtout leur vérité.

Au moment où la Révolution commença, en 1789, la maison de madame de Sainte-Amaranthe avait reçu un nouvel ornement: c'était sa fille Émilie. La mère était charmante dans sa vivacité, son mouvement, et cette sorte d'inconstance même dans sa personne comme dans sa pensée; elle était attrayante et plaisait plus généralement que sa fille: mais Émilie plaisait plus fortement. Que de passions profondes cette jeune fille inspira aussitôt qu'elle parut dans le monde! Entourée d'une foule admiratrice, elle fut aimée comme on aime et adore les anges...! Simple, naturelle, pensive et mélancolique, elle ne paraissait pas aimer le monde comme sa mère l'aimait... Souvent elle restait dans la partie la plus solitaire du salon, pendant qu'à l'éclat de cent bougies, autour d'une table de jeu, sa mère perdait ou gagnait des sommes énormes, occupée à une douce conversation avec Gossec, le fameux musicien, ou David, ou quelque artiste en premier renom. Jamais un mot amer ne sortit de sa bouche, et, par son rare et doux sourire, on voyait qu'elle était loin de partager cette gaieté folle qui l'entourait et qui même souvent paraissait la fatiguer.

(p. 66) Un mot de Gossec sur la mère et la fille peut contribuer à en donner une idée assez juste: je le trouve spirituel.

—Lorsque je vois madame de Sainte-Amaranthe, disait-il à David et à Sainte-Foix, je me sens disposé à la gaîté, je composerais une gavotte...; mais quand j'aborde Émilie, quand je vois son sourire triste et doux, son regard voilé par de si longues paupières qui semble interroger un objet inconnu... alors je me sens tout saisi de respect... il me semble que j'entends un hymne religieux.

Il paraît, d'après ce que j'ai entendu dire à M. de Sainte-Foix, M. de Narbonne et surtout le comte de Tilly[20], que rien ne pouvait être comparé au regard d'Émilie de Sainte-Amaranthe: c'était le ciel ouvert que ses yeux, lorsqu'ils s'arrêtaient sur vous, en y ajoutant une grâce charmante, une angélique douceur, des traits ravissants, une tournure et une taille de nymphe; on peut facilement croire qu'elle fût, en effet, bien aimée!...

Pour en revenir à la mère, qui était l'âme de son salon, c'était surtout le soir qu'elle était adorable, à son tour... Madame de Sainte-Amaranthe était (p. 67) éminemment la femme des heures nocturnes: tant que le jour éclairait Paris, elle dormait ou bien se tenait si bien enfermée qu'elle ne l'apercevait pas; ce n'était qu'au moment où les bougies s'allumaient qu'elle redevenait elle-même: alors sa tête se relevait, son regard, son sourire, s'animaient; elle était gaie, contente de vivre; sa parole montait ses esprits à elle-même en même temps qu'elle agitait les autres; M. de Champcenetz, qui allait chez elle fort souvent, l'avait nommée une machine à salon... Et la grande variété qu'elle laissait voir dans ses manières avait peut-être inspiré ce mot. Elle parlait à une femme qui entrait, disait adieu à une autre qui partait, donnait un coup d'œil gracieux à un homme tandis qu'à un autre elle envoyait un regard de mépris ou de colère, elle faisait une révérence à un duc et pair, adressait un signe à un peintre, et tout cela en même temps... C'était merveille de voir comme elle tenait le sceptre de souveraine dans son salon!... Elle y maintenait un continuel mouvement; elle aimait qu'on y parlât, mais très-haut. Elle défendait strictement les conversations à voix basse; lorsque la conversation s'établissait ainsi à voix basse, rien n'était plaisant, me racontaient les amis qui étaient toujours chez elle, comme de la voir partir de sa bergère et courir dans tous les (p. 68) sens, parlant à tort et à travers à ceux qui causaient à voix basse, et transformant en un instant son salon en un lieu bruyant et animé: c'était comme une fusée qui mettait le feu à un bouquet d'artifice.

Sa fille et elle ne s'entendaient sur aucun point: elles avaient souvent des discussions, mais jamais sérieuses, car elles s'aimaient tendrement et avaient même l'une pour l'autre une adoration entière et profonde; leurs caractères étaient différents comme leur genre de beauté: l'une était jolie, l'autre belle, et toutes deux plaisaient.

Tous les hommes ayant un nom, une fortune, une position dans le monde, se faisaient présenter chez madame de Sainte-Amaranthe. Les étrangers de distinction, tout ce qui arrivait à Paris allait chez elle. M. de Bourgoing, notre ministre en Espagne, vint chez madame de Sainte-Amaranthe, dans un voyage qu'il fit de Madrid à Paris; il ne connaissait encore ni la mère ni la fille. La mère, ce jour-là, était dans une de ces journées radieuses dans lesquelles elle paraissait à peine vingt ans. Il crut que madame de Sainte-Amaranthe n'était pas encore sortie de son appartement, et lui parla à elle-même comme si elle eût été sa fille... Les deux femmes rirent beaucoup..., et madame de Sartines passant un bras autour de la taille de sa (p. 69) mère...: Vous avez raison, monsieur, dit-elle à M. de Bourgoing; en effet, c'est une sœur pour moi...!

Et riant toujours elle embrassait sa mère, et toutes deux avaient l'air de deux jeunes filles.

Le comte Louis de Narbonne, M. de Vaudreuil, M. de Condorcet, M. de Sainte-Foix, le marquis de La Vaupalière, le marquis de Ximénès, M. de Champcenetz, M. de Jaucourt (Clair de Lune), le comte de Tilly, le prince de Larency, le prince de Rohan, l'abbé Delille, et encore des poëtes, des peintres, des sculpteurs, des artistes, tout cela formait le fond de la société de madame de Sainte-Amaranthe avant 92. Mais lorsque la tempête gronda, le salon changea d'habitants, excepté pourtant les artistes, qui furent fidèles jusqu'au jour où le tocsin sinistre tinta aussi pour eux, et les artistes seuls demeurèrent fidèles; et cette maison, jadis si brillante, devint presque silencieuse.

Mais les revers devinrent plus répétés à mesure que la Révolution marchait dans la voie. La fortune de madame de Sainte-Amaranthe, qui n'était que fort éphémère, et reposant en grande partie sur l'état lui-même qu'elle tenait, disparut entièrement en 1792. Ce fut alors cependant qu'Émilie se maria et épousa le jeune monsieur de Sartines, fils de l'ancien ministre et maître des requêtes.

(p. 70) Pour remplacer ce qu'elles avaient perdu, et peut-être aussi pour avoir un état apparent qui détournât l'attention des yeux de tigre des hommes du pouvoir, madame de Sainte-Amaranthe et sa fille devinrent maîtresses de pension, non pas d'une maison d'éducation, mais d'une table d'hôte enfin. Cette mesure donnait à la mère une illusion de fortune et de maison, et puis la mettait, du moins elle le croyait, à l'abri des persécutions du moment. Une autre femme aurait vécu dans la solitude; elle ne le pouvait pas... l'infortunée le paya cher!...

Tout ce qui avait échappé à l'exil, à la prison, à la fuite, à la mort, venait alors chez madame de Sainte-Amaranthe. Ce fut vers cette époque que M. de Sartines, jeune maître des requêtes, et fils de l'ancien lieutenant de police et ministre de la Marine, devint épris d'Émilie; il la demanda pour femme. Il l'avait admirée chez sa mère lorsque son air doux et mélancolique contrastait avec le mouvement de cette maison si bruyante; maintenant il la retrouvait plus belle encore de la résignation d'une existence brillante et perdue. Continuellement en crainte, et presque toujours en deuil d'amis morts sur l'échafaud permanent, Émilie semblait un ange pleurant sur des tombeaux; M. de Sartines se proposa... Madame de Sainte-Amaranthe, (p. 71) redoutant continuellement un malheur, n'hésita pas un moment. Émilie, interrogée seulement pour la forme, ne répondit que par le silence; on le prit pour un consentement, et elle devint la femme de M. de Sartines.

Les hommes d'alors étaient odieux à madame de Sainte-Amaranthe: elle leur préférait toute autre société; mais celle qu'elle avait toujours le plus aimée, au reste, lui était toujours restée fidèle. Les artistes étaient reconnaissants de ce qu'elle avait été pour eux dans le temps de sa prospérité; ils ont de nobles cœurs! J'ai pu admirer moi-même à quel degré les artistes supérieurs portent la reconnaissance; madame de Sainte-Amaranthe l'éprouva comme moi.

Mais elle était triste, et leur talent n'était plus invoqué.

—Lorsque j'entends chanter, les larmes me viennent aux yeux, disait-elle...

Parmi les artistes qui allaient chez elle dans les premières années de la Révolution, un surtout s'était fait distinguer parmi tous les autres: il n'avait que vingt-deux ans, il était parfaitement beau; sa voix avait un charme qui ravissait, et son jeu annonçait qu'il surpasserait et ferait oublier Clairval et Michu[21]; quant à sa naissance et à sa position sociale, (p. 72) elles étaient toutes deux de nature à le faire accueillir partout, et surtout dans la maison de mesdames de Sainte-Amaranthe. La mère l'avait reçu avec cette grâce qu'elle mettait toujours à recevoir les hommes remarquables ou qui annonçaient du talent, et, certes, les essais de celui-là étaient de nature à faire prévoir ce qu'il serait un jour. Reconnaissant de la bienveillance qu'on lui montrait, le jeune homme vint d'abord pour le témoigner, ensuite un sentiment plus profond l'attira dans cette maison; un seul mot l'expliquera: mademoiselle de Sainte-Amaranthe n'était pas mariée alors.

C'est une figure si suave et si belle que celle de madame de Sartines, que je ne puis me résoudre à parler d'elle sous un rapport qui pourrait ternir l'auréole qui entoure son céleste visage. Je veux donc faire comprendre que le sentiment qui unissait à elle le jeune et bel artiste était aussi pur que l'âme de celle qui éprouvait pour lui un sentiment aussi profond qu'il était tendre. Mais ni l'un ni l'autre n'avait parlé; les yeux d'Émilie, même, étaient demeurés muets devant un bonheur que devait suivre un remords. Tant qu'elle fut libre, elle garda le silence, bien certaine que sa mère (p. 73) n'aurait jamais consenti à ce mariage; et lorsqu'elle fut mariée, elle était encore plus empêchée, car alors le devoir de la femme lui commandait de fuir l'adultère.

Cet amour chaste et pur comme celui des anges fut donc presque ignoré; car on ne pouvait que le présumer à une émotion plus vive ressentie en entendant prononcer un nom. Oh! de telles affections sont grandes et saintes! et peut-être donnent-elles au cœur plus de joies divines qu'un sentiment sanctionné par la voix de tous. Les mystères de l'âme ont un charme inconnu à ceux qui n'ont pas aimé pour le bonheur seul d'aimer, et dont l'égoïsme du cœur se tait devant la puissance de cet amour silencieux, heureux de dire: Je l'aime!.. et non: Je suis aimé!

L'artiste déjà célèbre dont je parle venait habituellement chez madame de Sainte-Amaranthe; il avait deviné le chagrin de la mère et de la fille au moment où leur maison avait cessé d'être ce qu'elle était, et voulait leur apporter à toutes deux une consolation que leur cœur comprit... Ce fut alors que les Girondins, reconnaissant tout le charme de la maison de madame Sainte-Amaranthe, y vinrent en foule pour y jouir de cette douce causerie et des entretiens élevés qu'on y trouvait. Cette Gironde, dans laquelle étaient les esprits les (p. 74) plus remarquables de l'assemblée, partageait son temps entre ses devoirs parlementaires, madame Roland et madame de Sainte-Amaranthe; insensiblement les hommes mal pensants s'éloignèrent d'eux-mêmes, et les artistes et les Girondins demeurèrent, avec quelques anciens et nobles amis qui avaient échappé au couteau révolutionnaire, les seuls commensaux de la maison de madame de Sainte-Amaranthe... le génie sous toutes les formes y ralluma de nouveau son flambeau.

Cependant tous les artistes n'étaient pas demeurés chez madame de Sainte-Amaranthe; quelques-uns en avaient été éloignés par elle-même: de ce nombre était David.

—Pour vous-même, lui avait-elle dit, il y a ici trop de gens qui vous blâment.

—J'ai fait mon devoir, répondit David.

—Ne me parlez pas ainsi, voyez-vous! Votre devoir!... tenez, laissez-moi! n'insistez pas sur la continuation de nos relations, elles ne nous conviendraient plus.

Madame de Sainte-Amaranthe voulait parler non-seulement de la mort du Roi et du vote de David[22], (p. 75) mais des deux tableaux qu'il avait faits depuis ce moment, l'un pour Lepelletier de Saint-Fargeau, l'autre pour Marat.

Lorsque le procès du Roi fut terminé et qu'on dut procéder aux votes, plusieurs membres de la Convention reçurent des avis pour ne pas voter, et cela avec menaces; Lepelletier reçut deux lettres, dont l'une était anonyme, et l'autre signée du nom d'un garde-du-corps du Roi appelé Paris. Dédaignant les avertissements donnés, Lepelletier vota la mort... Le lendemain, se trouvant chez Février, restaurateur au Palais-Royal, il y rencontra Paris.

(p. 76) —Je t'avais averti, lui dit ce dernier, en lui plongeant un couteau dans le cœur!...

Lepelletier tomba mort.

David fit un tableau sur cet événement; il aimait Lepelletier, et voulut consacrer ce qu'il appelait son martyre. Il fit un grand tableau représentant Lepelletier étendu sur son lit mortuaire; au-dessus de sa tête, on voyait un sabre suspendu par un cheveu et traversant un papier sur lequel est écrit:

Je vote pour la mort du tyran.

En haut du portrait est placée l'inscription suivante,

L'an 1793, 2e de la République,
À Michel Lepelletier,
Assassiné pour avoir voté la mort du tyran,
L.-J. David, son collègue.

Quelques mois après, la France gémissait sous la plus épouvantable faction que les troubles politiques aient jamais fait éclore. Quelques victimes crièrent au secours; leur cri de détresse fut entendu par une noble femme. Elle apprit en même temps que Marat avait dit:

—Le mal du système actuel, c'est qu'il est trop doux. Il faut que le sang coule... non par gouttes, mais à TORRENTS.

(p. 77) —Voilà celui que je dois frapper, se dit-elle!

Et Charlotte Corday arrive à Paris le 12 juillet 1793. Le lendemain, Marat n'existait plus, et nos fers étaient rivés encore plus fortement, car les décemvirs qui décimaient la France vengèrent sa mort sur des innocents. À l'occasion de la mort de Marat, il vint une députation conduite par Guirault, qui s'écria en entrant dans la Convention:

—Où es-tu, David? tu as transmis à la postérité l'image de Lepelletier mourant pour la patrie... Il te reste encore un tableau à faire!...

—Je le ferai! s'écrie à son tour David d'une voix tremblante d'émotion...

Et ces deux hommes s'embrassent en pleurant!.. Ils auraient pu faire croire, en vérité, si l'histoire n'avait pas été , que Marat était le premier citoyen de la France!...

Il fit donc ce tableau dont j'ai vu l'esquisse[23], et le fit effrayant de vérité. Le monstre est mourant dans sa baignoire, pâle, livide, coiffé d'un mouchoir!.. il était hideux.

Cette volonté de faire servir son talent à représenter, à perpétuer le souvenir des horreurs de l'époque, (p. 78) paraissait coupable plus que tout le reste à madame de Sainte-Amaranthe: elle le témoigna à David; quant à Émilie, cet homme lui avait toujours été odieux. Le jour où il revint chez sa mère, elle tressaillit en le voyant; David s'aperçut de ce mouvement...—Vous devriez venir voir mon dernier ouvrage, dit-il à madame de Sartines, en s'approchant d'elle... il est assez héroïque pour plaire à une femme comme vous!.. Voulez-vous le voir?...

Émilie demanda en frémissant quel était le sujet?

—Il est touchant, répondit David.

Et il lui raconta qu'un jeune enfant âgé de douze ans, Joseph Barra, natif du village de Palaiseau, appartenant à une pauvre famille, s'engagea comme tambour afin de soulager sa pauvre mère... il partit pour la sanglante guerre de la Vendée... Un jour, il fut entouré par les troupes vendéennes.

—Rends-toi, lui dit-on, et crie vive Louis XVII!—Vive la République! s'écrie l'héroïque enfant, tandis que vingt baïonnettes étaient croisées sur sa poitrine... Au même instant il tomba mort... Cependant il eut le temps de presser sur son cœur sa cocarde tricolore.

C'était ce moment que David avait représenté. Émilie le remercia, en lui promettant d'aller visiter (p. 79) son atelier lorsqu'il aurait des sujets plus gais: car, ajouta-t-elle en souriant, nous n'avons sous les yeux que de tristes images; pourquoi les multiplier encore?

David sortit de cette maison avec un sentiment pénible: on l'avait presque humilié... Il n'était pas aussi méchant qu'on le dépeint sans doute; cependant il l'était assez pour effrayer ceux qu'il pouvait vouloir perdre... Ce n'était pas son intention de nuire aux dames de Sainte-Amaranthe; mais, sans le vouloir, il parla d'elles dans un sens malveillant. Saint-Just et Robespierre le questionnèrent: il raconta l'intérieur de cette maison, l'accueil fait toujours de préférence aux nobles et aux gens d'autrefois, et tout récemment à la Gironde tout entière.

—J'y ai dîné, leur dit-il, avec Guadet, Gensonné, Boyer-Fonfrède, Valazé, et cinq ou six autres.

Robespierre fronça le sourcil... Dès ce moment, la maison de madame de Sainte-Amaranthe fut entourée d'une triple surveillance.

La Gironde mourut... En perdant ses nouveaux amis, madame de Sainte-Amaranthe fut désespérée!... l'inertie de la nation lui parut criminelle.

—Oh! que n'avons-nous encore des Charlotte Corday! s'écriait-elle.

Un jour, David revint chez elle.

(p. 80) —Je viens vous avertir, comme ami, lui dit-il. Prenez garde aux hommes que vous recevez: Robespierre m'a chargé de vous parler de cela.

—Eh! grand Dieu! demanda madame de Sainte-Amaranthe, comment des personnes aussi obscures que nous le sommes peuvent-elles marquer devant le chef du pouvoir?... Je ne vois que peu de monde, j'en verrai encore moins.

On allait peu au spectacle; les théâtres étaient devenus des lieux indignes de recevoir une femme qui se respectait encore... Émilie était un jour à l'Opéra-Comique: heureuse d'oublier un moment ses douleurs, la charmante créature était belle comme une de ces péris radieuses que nous offrent nos rêves.

—Quelle belle personne, dit Robespierre à Saint-Just...

—C'est mademoiselle de Sainte-Amaranthe.

—En vérité! je ne l'aurais pas reconnue... elle est ravissante!...

—Oui, elle est belle, répondit d'un ton sombre le farouche ami de Maximilien...; mais elle et sa mère sont traîtres à la République.

Robespierre leva les épaules.

—Tu ne veux pas le croire? eh bien! mets auprès d'elle un ou deux espions, et tu verras.

—Ce que je veux bien voir, je n'en charge que (p. 81) moi, dit Maximilien...; j'irai chez madame de Sainte-Amaranthe.

En effet, il y vint avec saint-Just, Legendre, Barrère, et plusieurs autres...; ils crurent que la maison de madame de Sainte-Amaranthe était une succursale de Coblentz, où ils allaient trouver un foyer de conspiration; mais la maison était une sorte de bazar où chacun entrait et sortait sans laisser de trace. Il fallait étudier cet intérieur...: ce fut en effet Robespierre qui s'en chargea.

C'est alors qu'il devint amoureux d'Émilie... Il était d'abord venu dans des intentions sinistres; mais, attaché par cette amabilité enchanteresse de la mère, ébloui, touché des grâces et de la beauté de madame de Sartines, il résolut, avant tout, d'exercer sur elle un autre empire que celui de la terreur.

Robespierre, lorsqu'il le voulait, savait prendre un ton parfait, des manières de gentilhomme, et ne rappelait en rien sa sanglante renommée.—Il faisait des vers pour Émilie[24]; il chantait des romances qui signifiaient ce qu'il ne voulait pas encore (p. 82) dire..., il envoyait des bouquets... C'était une idylle tout entière que la conduite de Robespierre.

—Que me veut cet homme? disait Émilie à cet artiste; que me veut-il?... Il me fait mal, lorsque son œil rouge et enflammé s'arrête sur moi!...

Et, en parlant ainsi, son regard d'ange dévoilait de douces et suaves pensées à celui dont l'amour l'adorait en silence.

Le parti de Robespierre fut alarmé de cet amour pour une femme née leur ennemie... Leur ennemie!... la douce créature ne savait pas haïr même les méchants. Mais ce n'étaient pas des hommes tels que Saint-Just et Henriot qui pouvaient comprendre une telle âme. Bientôt des paroles moqueuses furent dites à Robespierre: on lui reprocha de soupirer, de faire des madrigaux, et de n'avoir encore rien obtenu. Le tigre pouvait sommeiller, mais il vivait toujours!... En écoutant les railleries de Saint-Just, il sourit avec une expression qui annonçait le malheur de deux femmes innocentes.

Une des prétentions de Robespierre, car il en avait beaucoup, était d'être aimé, et de l'être par le seul effet de son regard; il lui croyait la puissance magnétique d'attirer à lui irrésistiblement... Une autre de ses faiblesses était que son triomphe fût connu.

Émilie, tremblante pour sa mère, son frère, (p. 83) son mari et sa belle-sœur, flattait le tigre, espérant ainsi le museler... Pauvre enfant!... Maximilien ne vit dans la douceur de son sourire, la suavité de son regard, que le sentiment qu'il crut lui inspirer... Il en fut heureux, et il le laissa voir à plus d'un de ses amis. Mais ce n'était pas tout: il fallait célébrer ce triomphe, et une fête fut ordonnée à Maisons (non pas le même que celui de M. Laffitte), près de Charenton dans un lieu charmant qu'il avait fait arranger, et qui servait en de semblables occasions...

Il paraît certain que Maximilien aimait madame de Sartines...; il était pour elle comme il ne fut pour aucune autre femme dans cette journée passée à la campagne... Quand il y a de l'amour dans le cœur, il y a de la confiance même chez le plus scélérat. Robespierre, en étant auprès d'Émilie, qui, tremblant constamment pour les siens, n'osait jamais le repousser, se laissa aller plus loin que la prudence ne le permettait. Il parla d'abord d'amour...; ensuite, voulant éblouir, il parla de la haute position à laquelle il touchait...; il dit son secret enfin, et celui de son parti.

Le lendemain, un de ses fidèles fut le trouver: Robespierre était sombre; il savait que les excès, quelque faibles qu'ils fussent, lui étaient nuisibles, et s'y livrer était donc une faute selon lui; mais il ignorait encore jusqu'où elle avait été.

(p. 84) —Maximilien, lui dit l'ami, as-tu le souvenir de ce que tu as fait cette nuit?

ROBESPIERRE.

Il est inutile de me le rappeler: ma tempérance est assez connue. Si je me suis oublié, cela m'arrive trop rarement pour que l'on m'en fasse un reproche.

SAINT-JUST.

Et si cet excès avait une suite funeste, non-seulement pour toi, mais pour tes amis?

ROBESPIERRE.

Que veux-tu dire?...

SAINT-JUST.

Qu'hier tu t'es oublié...; tu as parlé, et tu nous exposes aux plus grands périls.

ROBESPIERRE.

Mais..., nous étions seuls!

SAINT-JUST.

Seuls!... et ces femmes?

ROBESPIERRE.

Ces femmes?... mais elles m'aiment, ces femmes; que puis-je craindre d'elles?...

(p. 85) SAINT-JUST.

Maximilien, Henriot et moi, nous t'avons toujours retenu sur le bord de cet abîme, où ton entêtement vient de te faire tomber... Dans ton indiscrétion, tu as laissé entendre des noms qui compromettent d'autres têtes avec la tienne... Si tu étais seul, tu serais libre; mais d'autres marchent dans ta voie, et ceux-là agiront à la fois et pour eux et pour toi... Il faut prendre un parti.

ROBESPIERRE, fort pâle.

Que faut-il faire?

SAINT-JUST.

Envoyer ces femmes à la mort.

ROBESPIERRE.

Y penses-tu?...

SAINT-JUST.

C'est le seul moyen de nous conserver; songes-y?

ROBESPIERRE, tombant sur une chaise.

Non..., je ne le veux pas!

SAINT-JUST.

Je t'ai dit que tu n'agiras en toute cette affaire (p. 86) que sous la direction de ceux que tu as compromis... Songe à cela, Maximilien!

Robespierre n'était qu'une figure visible du grand principe que les terroristes de 93 mettaient en avant. Dans sa renommée, rien ne venait de lui; sa force était empruntée; il ne pouvait rien par lui-même.

Trois jours après cette malheureuse fête de Maisons, madame de Sainte-Amaranthe fut arrêtée dans sa maison, avec madame et M. de Sartines, son jeune fils, et la sœur de M. de Sartines.

Une heure avant l'arrivée de la force armée, elles avaient reçu une lettre[25] sans signature, dit-on, qui leur recommandait de fuir promptement.... Elles s'y disposaient lorsqu'elles furent arrêtées.

Madame de Sainte-Amaranthe fut ordinaire comme courage; tout le monde en avait alors; mais Émilie fut sublime. Calme, résignée, conservant cette liberté d'esprit qui indique le vrai courage, elle fit rougir plus d'une fois ces monstres bourreaux, qui ne rougissaient jamais.

Il était difficile de condamner deux femmes dont la vie était aussi inoffensive... Le prétexte fut bientôt trouvé. Elles furent condamnées comme (p. 87) complices d'Admiral, assassin de Collot-d'Herbois... Madame de Sartines sourit avec mépris en écoutant ses juges.

—Pourquoi mentir? leur dit-elle. Il fallait dire en nous condamnant pourquoi vous prenez nos têtes... votre iniquité en serait moins vile.

Et se tournant vers sa mère, elle lui parla avec calme et tendresse pour la fortifier.

C'est la preuve d'une haute supériorité qu'un courage de sang-froid comme celui de madame de Sartines..., surtout lorsque la vie bouillonne dans vos veines, que vous avez encore tant d'années devant vous à parcourir, et que vous vous voyez ainsi retranché brusquement des vivants. Alors, quand nous voyons une vive énergie sans ostentation, nous devons nous incliner devant elle; et lorsque c'est une femme jeune et belle qui agit ainsi, nous devons ajouter à notre respect une vive et profonde admiration.

Madame de Sartines coupa elle-même ses cheveux, et les partagea en plusieurs lots qu'elle chargea le concierge de la Conciergerie de remettre aux personnes qu'elle lui désigna. Sa mère était abattue... Émilie fut à elle, et l'embrassant avec son jeune frère: Ma mère, lui dit madame de Sartines..., comme nous sommes heureux! nous mourrons avec toi!

(p. 88) Lorsqu'on leur apporta les robes rouges qu'elles devaient revêtir pour aller à la mort, madame de Sainte-Amaranthe repoussa d'abord la sienne, et retomba pâle et sans force sur sa chaise. Madame de Sartines fut encore pour elle un ange consolateur, et fortifiant sa faiblesse, donnant elle-même l'exemple, elle vint ensuite se montrer à sa mère, comme pour lui dire:

—Aurai-je plus de courage que ma mère?

Mais lorsque les victimes furent dans le fatal tombereau, madame de Sainte-Amaranthe reprit sa présence d'esprit; elle causa avec sa fille, encouragea son fils et son gendre, et ces infortunés bravèrent ainsi jusque dans la mort ceux qui les assassinaient.

Tout à coup madame de Sartines, qui parlait avec la gravité que demandait le moment, mais avec une entière présence d'esprit, s'arrêta au milieu d'une phrase; son front pâle reçoit une teinte encore plus blanche, son œil se voile...; une larme est suspendue à sa longue paupière; sa bouche se resserre convulsivement... Ah! c'est que, parmi cette foule oiseuse qui vient voir mourir deux pauvres femmes portant la chemise rouge, parmi cette foule cruelle, son œil a rencontré celui d'un être dont le regard a fait battre son cœur plus rapidement... elle cherche encore celui du malheureux qui est (p. 89) venu demander un dernier signe d'amour à celle qui va mourir!... Une douce reconnaissance émeut le cœur d'Émilie en remarquant la physionomie bouleversée de cet ami qu'elle ne doit plus revoir, et que pourtant elle aimait tant!... À cette pensée, sa tête se penche sur sa poitrine... ses yeux se ferment..., elle croit mourir avant de toucher l'échafaud...! L'échafaud...! ce mot évoqué par elle-même la fait tressaillir...; mais ce n'est pas pour elle...! quel spectacle pour le malheureux...! Émilie relève sa tête avec force...; son beau regard se promène sur cette foule avide...; elle cherche de nouveau un visage aimé...; elle a retrouvé son œil chargé de pleurs attaché sur elle... Une dernière fois attachant, appuyant son regard sur le sien, elle lui révèle, POUR LA PREMIÈRE FOIS, tous les trésors d'affection que contenait son cœur; puis, rassemblant toutes ses forces, elle le supplie, par la puissance de ce même regard, de fuir cette scène d'horreur et de deuil... D'abord, son ami ne put lui obéir...; il suivait machinalement cette charrette où sa vie était attachée... Tout à coup un cri sourd fut entendu.... Émilie ouvrit les yeux...; elle tressaillit... car elle approchait en ce moment de l'échafaud!... Mais ce n'était pas elle qui avait crié....

(p. 91) BAL DES VICTIMES.
(JANVIER 1795.)

Tout est de l'histoire chez un peuple comme nous... Nous sommes légers dans ce qui est sérieux, sérieux dans ce qui est léger; et tout cela avec un aplomb parfait. Je ne veux pas, en avançant cette opinion, soutenir une thèse défavorable à la nation française. Je dis seulement qu'elle est légère et peu réfléchie dans les grandes choses. Les infortunes les plus terribles ne laissent pas de souvenirs dès qu'elles sont éloignées, même avec les deuils les plus profonds. Cela est heureux, dira-t-on vulgairement: peut-être. Je ne crois pas que le bonheur consiste à oublier.—Il est des peines (p. 92) dont il faut même que le souvenir demeure comme leçon, ou même comme point de ressemblance.—En quoi que ce soit en ce monde, tout est préférable à l'oubli... L'oubli est une mort morale de l'âme et du cœur... L'oubli annonce l'absence de toute affection douce... Celui qui oublie, enfin, est un être à part dans la création, car, s'il n'a pas de souvenirs, il n'a pas d'espérances, il n'a pas de craintes; et toute la vie pourtant ne se compose que de ces continuelles péripéties. C'est par elles que notre existence est animée; c'est par elles enfin que nous sortons de l'apathie et du néant, et que nous vivons.

Ce fut surtout au moment où la France échappa à ce massacre général dont quelques monstres l'avaient menacée, que cet oubli de toutes choses dont j'ai parlé fut frappant; à peine respirait-on! à peine était-on rassuré sur sa vie et celle des siens, qu'oubliant l'état dans lequel était encore Paris après 1794, les femmes et les hommes de tous les âges et de toutes les conditions, fatigués de larmes et de souffrances, ennuyés d'une aussi longue privation de tous plaisirs, firent un appel à toutes les joies, à tous les plaisirs. Mais un obstacle renaissait sans cesse pour s'opposer à ces joyeux desseins; on voulait rire, mais on n'osait pas; on oubliait le danger passé parce qu'il rappelait à beaucoup de (p. 93) gens qu'ils devraient être encore en deuil, mais on voulait bien se le rappeler pour laisser éveiller une crainte personnelle. Aucune personne de la société ayant un nom, une fortune, une position, ne voulait recevoir ni ouvrir sa maison; il y avait un reste de terreur qui parfois se soulevait encore et faisait trembler les faibles... Ah! c'est qu'on avait été si malheureux, qu'il était bien permis de craindre!... Si je me plains, c'est qu'on ne craignait pas assez.

Il en est de la patrie comme de la famille dans beaucoup de circonstances; on est solidaire pour plusieurs choses, et sur ces choses on se tait; mais il en est d'autres tellement connues qu'il vaut mieux les expliquer que de les tenir sous le silence. De ce nombre est la légèreté qu'on nous a reprochée après 1793. Sans doute elle fut coupable, toutefois sa source ne fut pas dans un sentiment cruel. Nous sommes bons, et cette qualité est une de celles dont nous pouvons être fiers. Mais nous sommes légers; nous le sommes au point de rire de notre supplice à nous-même; et lorsque M. de Champcenetz disait au Tribunal révolutionnaire, en écoutant sa condamnation: Je demande si c'est ici comme à la garde nationale... et si l'on peut se faire remplacer pour vingt-quatre heures seulement? le mot eût été atroce dit sur un autre; (p. 94) mais pour celui qui allait mourir, il est rempli de courage, car il annonce de la présence d'esprit.

Non, c'est une injustice d'attribuer à un mauvais sentiment cette extrême légèreté dont nous fîmes une si éclatante démonstration en 95. Elle n'en est pas moins blâmable; mais l'origine n'a rien de ce qui, surtout dans des femmes, est toujours révoltant et repoussant même.... la cruauté.—Nous sommes légers. Nous sommes comme le peuple du Pirée. Nous avons besoin d'un changement de situation, et, lorsque cette situation est passée, il nous faut en quoi que ce soit plaisanter sur elle.

Cela ne m'empêche pas d'être fière de ma nation. Nous n'avons rien de caché, au moins. On peut nous juger sur nos actions; et lorsqu'on aura dit que nous sommes légers, on aura dit à peu près tout le mal qu'on peut dire de nous.

Lorsqu'il fut reconnu qu'il n'y aurait pas encore de longtemps de maisons particulières où l'on recevrait, alors les jeunes gens les plus à la mode parmi les incroyables, les femmes les plus élégantes parmi les merveilleuses, décidèrent qu'on danserait dans des bals publics, où toute la bonne compagnie allant en masse, elle ne serait pas exposée à rencontrer des personnes étrangères à elle. La chose arrêtée, on choisit un local; le premier fut l'hôtel de Richelieu, au bout de la rue Louis-le-Grand: (p. 95) on l'appela par cette raison le bal Richelieu. Plus tard, on prit l'hôtel de Thélusson[26], rue de Provence, et le bal reçut également le nom de bal Thélusson.

Mais ce fut le premier qui reçut une seconde dénomination bien étrange! on l'appela le bal des Victimes!... et voici l'origine de ce nom.

Au moment où la France en deuil se voyait décimer chaque jour, la plupart des femmes en prison, voulant sauver le trésor de leur chevelure pour le léguer à ceux qu'elles aimaient, avaient pris le parti de les couper elles-mêmes... avant même que le bourreau n'y eût un droit... Lorsqu'elles sortirent de prison ensuite, ces jeunes femmes, elles se trouvèrent avec des cheveux courts, et la première d'elles toutes était madame Tallien. Comme elle était parfaitement belle, et que cette coiffure lui allait bien, elle la garda. Mais ce fut autre chose avec des femmes qui n'avaient pour elles que des cheveux coupés...

On trouva un moyen terme: ce fut d'en faire une mode générale. On appela cela galamment (p. 96) une coiffure à la victime!... mais où ce mot devint choquant, ce fut au bal de Richelieu.

Deux mères que je ne nommerai pas, car elles existent toutes deux, avaient leurs deux enfants avec elles à ce bal; l'une était une fille, l'autre un fils: la fille avait treize ans, et le garçon de quinze à seize. Ces deux dames se rencontrèrent au bal de Richelieu pour la première fois depuis la Révolution; la dernière fois qu'elles s'étaient vues, c'était aux Tuileries, en 1791. L'une de ces dames avait émigré: son mari n'avait pas voulu la suivre, et le malheureux avait payé son obstination de sa tête. C'était le père du jeune homme. Celui de la jeune fille était mort à Quiberon.

L'orchestre venait de jouer les premières mesures d'une contredanse, lorsque la jeune fille, qu'on appelait Adèle, fut engagée par un jeune homme inconnu. Avant de répondre, elle tourna les yeux vers sa mère pour lui en demander la permission; mais au lieu de répondre par une acceptation, la mère de la jeune fille dit au jeune homme:—Je suis bien fâchée, monsieur, ma fille est engagée.

Le jeune homme se retira avec regret, car la jeune fille était alors fort jolie.

—Mais, maman, dit-elle à sa mère, pourquoi avoir répondu que j'étais engagée? je ne le suis point du tout.

(p. 97) —Je le sais bien, ma fille; un peu de patience.

Et, se penchant alors vers son ancienne amie de l'Œil-de-Bœuf...

—Ernest est-il engagé? lui demanda-t-elle.

—Non...; pourquoi?... je crois qu'il n'aime pas beaucoup la danse...

—Croyez-vous qu'il voudra bien danser avec ma fille?

—Vraiment, reprit l'amie, je le crois bien... Ernest..., engagez mademoiselle de ***.

Monsieur Ernest ne se le fit pas répéter deux fois; et, saisissant la main de mademoiselle de ***, il l'entraîna dans la contredanse, où précisément il manquait un couple.

—Ne voyez-vous pas pourquoi j'ai fait danser ces deux jeunes gens ensemble? demanda madame de *** à l'amie de l'Œil-de-Bœuf.

—Non...; pourquoi cela? parce qu'ils sont tous deux très-gentils peut-être?

—Ce n'est pas cela: c'est que leurs pères sont morts tous deux pour le Roi; et je trouve que jamais une jeune fille orpheline du fait de ces cannibales ne devrait danser qu'avec le fils d'un martyr comme son père.

—Ah! que c'est merveilleusement trouvé! s'écria l'amie...; c'est une idée qu'il faut faire courir... Hélas! nous ne sommes que trop ici ayant perdu (p. 98) des parents aussi tragiquement... Venez, prenez mon bras, nous allons prêcher votre invention.

Le croira-t-on? à peine cette volonté si étrange fut-elle connue, que les malheureux enfants qui avaient des droits à cette affreuse distinction furent classés, et la contredanse qui suivit ne fut composée qu'ainsi que l'avait désiré madame de ***.

Le bal suivant, la chose avait fait des progrès: elle avait été revue et corrigée, et elle était en exercice fort activement. Je l'ai vue.—J'ai vu danser la contredanse des Victimes, et cela, sans que les mères eussent un moment la pensée qu'elles faisaient une chose extraordinaire selon les lois du cœur et celles du monde: car ces femmes étaient bonnes; et l'une d'elles est même PARFAITEMENT bonne, et, certes, elles savaient bien vivre. Quant aux enfants, il est inutile de dire qu'ils ne savaient pas ce qu'ils faisaient.

J'ai longtemps été frappée, quoique bien jeune à cette époque, de cette manière d'établir et prouver des regrets.

La chose se soutint. Il y a plus: lorsqu'elle devint publique, plusieurs personnes qui ne s'étaient pas abonnées, mais qui étaient pourtant dans les conditions voulues, firent prendre des abonnements. On annonçait que le père, le frère, l'oncle, la mère ou la tante enfin, avaient été victimes de la (p. 99) Révolution, et l'admission dans le cercle intime avait lieu aussitôt. On avait soin même de former la contredanse de cette manière: on mettait ensemble les orphelins les plus élevés en infortune, et celui qui n'était mort qu'en prison ne trouvait pas dans cette nouvelle loi assez de protection pour que son fils ou sa fille eût une première place. Ce n'était pourtant pas la faute du père ou de la mère s'ils n'étaient morts qu'en prison!

J'ai vu madame de Staël bien étrangement courroucée de ce bal des Victimes et de cette coiffure à la Victime dont la forme rappelait cette horrible mesure précédant l'exécution, et cet assemblage de la fille et d'un fils de deux martyrs dans un bal, au milieu des chants de joie, des éclats de la folie!... En vérité, celui qui aurait vu de pareilles choses, et qui aurait été témoin de plusieurs jours de notre Révolution, l'étranger qui aurait assisté à de pareilles saturnales, pourrait dire que notre nation est une méchante nation, et certes il n'en est rien.

Ce bal des Victimes était, malgré ce que je viens de dire, un fort beau bal, mais avec le grand inconvénient d'une fête donnée sans maîtresse de maison. Il y avait du froid, et pourtant on devait craindre la licence dans un lieu où (p. 100) nul frein n'était apporté pour réprimer un excès.

C'est à cette même époque du bal des Victimes que madame Tallien était dans le plus beau moment de ses triomphes; la rare perfection de sa personne avait reçu un complément tellement parfait, qu'en vérité, une femme aussi belle est une merveille de la création que Dieu doit rarement donner à la terre. C'était elle qui protégeait aussi la coiffure à la Victime, parce qu'elle lui seyait miraculeusement. Quant à la contredanse, elle ne s'en mêlait pas: je ne l'ai jamais vue danser. Et pourtant si elle était grande, elle ne l'était pas trop pour danser; et, au moment où je parle, elle était svelte comme une biche et parfaitement élégante. Une seule fois je lui vis danser une anglaise, ou plutôt la marcher... Chez elle, à la chaumière de Chaillot, elle recevait du monde, mais sans donner de bals. On y jouait très-gros jeu, on y soupait, on dînait, et voilà comment la vie se passait.

Quant au bal Thélusson, il était bien composé aussi, mais moins bien pourtant que le bal Richelieu. J'ai vu dans ce dernier une foule de noms qui seraient aujourd'hui sur la liste de la personne la plus difficile de Paris; tandis qu'au bal Thélusson ils étaient plus rares, et d'autres plus abondants. Mais un bouleversement bien sensible pour nous, (p. 101) qui aimons tant nos plaisirs, était celui qui avait eu lieu dans le Théâtre-Français; ce théâtre était tout à fait détruit: la moitié des acteurs avaient été enfermés, les hommes à Picpus et aux Madelonnettes, et les femmes aux Anglaises et à Sainte-Pélagie... Les hommes étaient: Fleury, Dazincourt, Saint-Prix, Larochelle, Champville, Dupont; les femmes: mademoiselle Raucourt, mademoiselle Contat (l'aînée), mademoiselle Contat (la cadette), mademoiselle Lange, mademoiselle Devienne, et quelques autres encore; toute la comédie enfin, car mademoiselle Mars n'était pas alors ce que nous avons depuis trouvé en elle, un diamant sans prix.

C'était une chose remarquable que plusieurs de ces comédiens que je viens de citer...: mademoiselle Raucourt, mademoiselle Contat (l'aînée), mademoiselle Lange, mademoiselle Devienne... Oh! celle-là, quelle adorable actrice! quel cœur d'or en même temps, mais quel talent!... Ah! qu'on est triste, lorsque le souvenir des bonnes soirées qu'on passait à la Comédie-Française vient vous traverser la pensée au milieu d'une représentation comme une certaine à laquelle j'ai assisté il n'y a pas longtemps; c'était une comédie... je ne veux nommer ni la pièce ni les acteurs, mais c'était bien mauvais. Il n'y a plus maintenant que Firmin, (p. 102) Ligier et Monrose. Qu'est-ce que le reste[27]?... qu'est-ce que... mais silence.

La Comédie-Française fut enfin délivrée; ce furent, quoi qu'en disent de certains livres fort bien écrits, mais très-infidèles, deux camarades en querelle avec eux qui les firent sortir de prison et s'exposèrent à la mort: ce fut Talma, aidé de Dugazon.

La biographie de quelques-unes de ces personnes intéressera peut-être, étant surtout fort exacte et fidèle pour ce qu'elle rapporte des événements de l'époque.

Mademoiselle Raucourt[28] était une personne d'une beauté achevée. Née en 1750 à Nancy, elle avait quarante-trois ans lorsqu'elle fut arrêtée, et elle était encore belle à étonner à ce moment. Sa beauté avait fait son premier succès. Naturellement très-forte, le timbre de sa voix s'en était ressenti, et il était souvent rauque et dur; sa diction était juste, mais ses intonations ne l'étaient pas toujours. Elle avait reçu une bonne éducation, et voulut suivre la carrière du théâtre: à dix-sept ans elle (p. 103) quitta Nancy, et alla débuter à Pétersbourg; à vingt-deux ans elle revint à Paris, et débuta dans les rôles de Didon, Émilie, Idamé, etc. Jamais une plus belle femme n'avait paru sur le théâtre: elle excita une admiration folle et passionnée; on payait une place de parterre UN LOUIS, somme énorme pour ce temps-là. Elle eut une vogue qu'aucune actrice n'a vu se renouveler depuis. Les présents les plus riches, les cadeaux les plus ingénieux, les dons les plus rares, lui furent prodigués. Madame Dubarry lui donna un jour, à Versailles, après une représentation où elle avait joué Mérope avec une grande perfection, un collier de diamants, estimé 10,000 francs.

—Soyez sage surtout, lui dit madame Dubarry.

Louis XV vivait toujours!...—La reine Marie-Antoinette la protégea, et mademoiselle Raucourt se dévoua à elle avec un profond sentiment de respectueuse tendresse. Proscrite en 93 avec ses camarades, libre ensuite avec eux, elle fut encore persécutée par le Directoire; mais, au 18 brumaire, elle fut protégée par Napoléon, qui lui fit une forte pension sur sa cassette et lui donna la direction du théâtre français en Italie. L'un des rôles qu'elle jouait le mieux était Médée; ensuite la Cléopâtre de Rodogune; Léontine dans Héraclius. Dans ces rôles-là, elle était parfaite.

(p. 104) En 1776, il lui arriva une singulière aventure qu'elle ne voulut jamais expliquer; elle disparut tout à coup, et reparut ensuite en 1779, sans que la cause de cette retraite ait été bien connue[29].

Chénier, qui n'aimait pas beaucoup de monde, n'aimait pas du tout mademoiselle Raucourt; il fit contre elle un quatrain fort méchant, et plus méchant que spirituel... il fut fait après une représentation de Phèdre.

Ô Phèdre, en tes amours que de vérité brille!
Oui, de Pasiphaé je reconnais la fille,
Les fureurs de ta mère et son tempérament,
Et l'organe de son amant.

Elle fut tout entière excellente dans plusieurs rôles qui lui furent donnés et qu'elle créa. C'était une femme d'un grand et beau talent. Mademoiselle Georges est son élève, et on le voit bien[30].

(p. 105) Je ne sais pas si l'on connaît l'origine de mademoiselle Contat. Elle s'appelait Louise Perrin, et sa mère était blanchisseuse établie dans le faubourg Saint-Germain. Cette femme blanchissait madame Préville et madame Molé (l'auteur de Misanthropie et Repentir). En la voyant si jolie, en examinant ses yeux, cette bouche de rose, ces dents perlées, ce nez si mignon et si spirituel, des mains aux doigts effilés, malgré son état rude et grossier; quand ces deux femmes, dont l'une habile et plus qu'habile même dans son art, démêlèrent tout l'avenir de mademoiselle Contat dans un de ses sourires, elles décidèrent que la petite Louise serait une grande actrice, et certes leur prédiction s'est grandement réalisée... Quelle destinée théâtrale! comme elle était adorée du public...! Mais aussi quelle verve! quelle finesse! Qui a jamais joué Suzanne comme mademoiselle Contat (et non pas Contat[31], comme il y a des hommes qui ont le (p. 106) mauvais goût de parler encore aujourd'hui)?... Il y a des rôles surtout où le souvenir de mademoiselle Contat suffit pour me guider encore aujourd'hui, tant l'impression qu'elle me produisit fut profonde.

En 1789, la Reine, qui l'aimait, voulut la voir jouer. On lui donna deux jours pour apprendre ce rôle, c'était celui de la Gouvernante: il a sept cents vers; elle l'apprit et le joua.

«J'ai appris depuis deux jours (écrivit-elle à la personne qui fit ses remerciements à la Reine) que le siége de la mémoire est dans le cœur.»

Ce fut cette lettre qui la fit enfermer en 1793.

Elle quitta le théâtre encore jeune et charmante[32]; elle avait épousé depuis dix ans le chevalier de Parny, neveu du poëte et poëte lui-même. (p. 107) La société et la causerie de mademoiselle Contat étaient charmantes. Je l'ai vue très-souvent à la Malmaison, où elle était toujours fort accueillie.

Sa sœur n'était pas mauvaise, mais elle n'était jamais bonne; elle jouait passablement quelquefois les servantes de Molière.

Mais une personne charmante, qui était tout à la fois bonne actrice, bonne amie, bonne fille, excellente femme, c'était mademoiselle Devienne. Ses camarades l'adoraient. Le public ne manquait jamais de venir remplir la salle le jour où son nom se voyait sur l'affiche... Bientôt ce fut un délire, et son nom valait comme pour une nouvelle pièce. Elle était jolie, et surtout jolie pour une soubrette... un nez fin, des yeux vifs, une bouche fraîche et bien garnie et familière au rire...; des mains, une taille, un pied... tout cela, le bon Dieu l'avait fait comme si elle eût été sotte, et Dieu sait qu'elle ne l'était pas... En peu de temps elle eut un nom, une position, et une élevée, dans la sphère qu'elle s'était choisie.

Mais qui était-elle? Ah! voilà le roman, ou plutôt l'histoire.

Mademoiselle Devienne était de Lyon. Son père était menuisier ou charpentier, je ne sais bien lequel des deux; mais ce que je sais, c'est qu'il était le plus renommé dans la ville pour son honneur et (p. 108) sa probité. On disait du père Thévenin que si la noblesse avait ses chartres, la bourgeoisie les avait aussi. Ainsi donc le père Thévenin était le doyen de son état, et il était honoré et respecté de tous.

Il se disposait, avec sa femme, à parler à leur fille pour lui faire épouser un honnête garçon à rabot et à scie, selon l'usage antique et solennel de la famille. Mais les enfants pensent quelquefois différemment de leurs parents; c'était précisément le cas de la petite Thévenin. Elle se consulta, et vit en elle une si grande horreur pour le rabot et la scie, qu'elle voulut épargner du malheur au brave menuisier qu'on lui donnerait pour mari; et un matin, tandis qu'aucune fenêtre n'était encore ouverte, lorsque Notre-Dame de Fourvières était à peine éclairée par la première lueur matinale..., la jeune fille fit un petit paquet, s'agenouilla devant la porte de la chambre de ses bons parents, et... s'enfuit.

Elle courut beaucoup, mais aussi profita beaucoup. Enfin, elle en vint à entrer à la Comédie-Française, et à être ce que je vous ai dit.

Elle gagnait tout ce qu'elle voulait, et son sort était heureux. Le souvenir de sa famille la troublait un peu seulement, et bien souvent elle voulait partir pour Lyon.

Les années s'écoulèrent. Un jour, il arriva de (p. 109) grandes choses... C'était la Révolution, c'est-à-dire son commencement, la fédération. Mademoiselle Devienne était au Champ-de-Mars, comme les autres, élégamment habillée, dans une voiture attelée de deux chevaux magnifiques, et elle, toute resplendissante de sa charmante figure et de son élégante richesse.

Un ami de mademoiselle Devienne, qui depuis fut le plus dévoué des miens, la rencontra au milieu du Champ-de-Mars qui courait comme une folle, seule, pour rejoindre sa voiture...

—Qu'avez-vous? où courez-vous? s'écria-t-il en lui prenant le bras.

—Ah! mon ami, mon cher Millin, si vous saviez ce qui m'arrive?...

Et elle riait et pleurait tout ensemble...

—Mon ami, j'ai retrouvé... mon père!... oui, mon père....; il m'a reconnue...; il a reconnu sa pauvre fille dans la belle dame avec des diamants! Ah! c'est beau cela, Millin, n'est-ce pas?...

Millin sourit. Il n'y avait qu'un cœur parfait comme celui de mademoiselle Devienne pour dire une telle parole...

—Oui, il m'a reconnue, disait-elle tout en courant; il est ici avec la garde nationale de Lyon..., et il veut bien loger chez moi!... Il le veut bien!... (p. 110) mon bon père!.... si vous le voyiez avec ses beaux cheveux blancs!...

Cette pauvre Devienne était insensée de joie; elle rentra chez elle, mit la maison sens dessus dessous, et lorsque son père sortit de la revue, il trouva son appartement tout prêt, et sa place à table, vis-à-vis de sa fille, comme étant le maître chez elle... Elle le présenta à tous les princes, les ducs, les marquis, les barons, qui venaient dans sa maison. Il faut que vous connaissiez mon bonheur, disait l'aimable fille.

Sa mère vint aussi de Lyon; c'était une dévote, mais une vraie sainte. La maréchale de Mouchy la fit aller au spectacle: vrai miracle pour cette bonne vieille qui de sa vie n'y avait été!... Elle alla voir Athalie: on avait choisi cette pièce. La pauvre bonne femme crut lire dans sa Bible; et tout à coup, au grand amusement de toute la salle, elle tomba à genoux dans la loge de la maréchale; et, faisant le signe de la croix à haute voix, elle entonna une prière.

Mademoiselle Devienne, adorée du public, de ses amis, dont elle faisait le charme, se retira trop tôt pour Tous de la scène. Elle épousa M. Gévaudan, dont elle a complété la félicité en consentant à prendre son nom.

Mademoiselle Lange était la cinquième prisonnière (p. 111) des Anglaises avec ces dames; elle était ravissante de beauté, mais moins bonne actrice que celles que je viens de citer. Elle jouait les amoureuses avec un talent qui était doublé par sa charmante figure et un organe enchanteur... Cette physionomie touchante, cette parole harmonieusement accentuée, eurent un grand effet sur un tribunal entier, à peu près vers le temps de la première année du Consulat.

Un Américain était lié avec mademoiselle Lange, et devait l'épouser. Le mariage n'eut pas lieu, et cet homme voulut partir pour Philadelphie et emmener une petite fille, nommée Palmyre, que mademoiselle Lange voulait garder. L'affaire, portée au tribunal, fut au moment d'être jugée contre mademoiselle Lange, et l'enfant au moment de lui être enlevé. Aussitôt que mademoiselle Lange apprend cette nouvelle, elle part de chez elle à peine vêtue, avec sa fille dans ses bras; elle arrive au Palais-de-Justice, et là, courant précipitamment à la salle où siége le tribunal, elle se jette à genoux devant les juges, en leur tendant des mains suppliantes...

—Grâce! leur crie-t-elle; grâce! c'est pour une mère! une mère au désespoir!... Laissez-moi mon enfant!... Je ne lui demande rien, à cet homme; qu'il parte!... qu'il s'éloigne! peu (p. 112) m'importe! mais, mon enfant, laissez-le-moi!

Et ce cri, partant de l'âme brisée d'une mère, alla toucher celle du juge et lui rappeler que lui aussi était père, et que sa femme mourrait de sa peine s'il lui enlevait son enfant.

La petite Palmyre[33] fut rendue à sa mère.

À quelque temps de là, un riche fabricant de voitures établi à Bruxelles vient à Paris, voit mademoiselle Lange, s'enflamme pour elle, et l'épouse en la mettant à la tête d'une fortune de deux cent mille francs de rentes.

Le père Simon, père du fiancé, apprend cette nouvelle, monte en voiture, vient jour et nuit pour empêcher le mariage ou donner sa malédiction au fils désobéissant.—Il arrive à six heures du soir, ne trouve pas son fils. Ne sachant où le chercher, il s'imagine que la Comédie-Française est le lieu le plus sûr pour l'y trouver. Rien de tout cela; on jouait la Belle Fermière: c'était mademoiselle Candeille qui jouait le rôle et qui avait fait la pièce. Le vieux Simon avait la vue basse; il ne voit pas que mademoiselle Candeille a quarante ans, il en devient amoureux comme un fou, et l'épouse avant que son fils fût revenu de la campagne, où il avait été passer sa lune de miel.

(p. 113) N'est-ce pas là une belle et morale histoire?

Quant aux hommes, je ne puis vous en dire que ce que chacun sait: Fleury est connu pour l'homme le plus remarquable, comme portrait de la cour de Louis XV, que nous ayons eu depuis cette même époque. Sa bravoure, sa loyale conduite, l'ont fait autant estimer dans le monde, que son beau talent le faisait aimer et applaudir à la scène.

J'ai parlé des bals publics (il n'y en avait pas d'autres), et surtout du bal des Victimes. J'ai parlé du tour étrange que cela donnait à notre société, à peine sortie de son lourd et pénible sommeil. Les autres bals étaient, comme celui de Thélusson, composés à peu près de la meilleure société de Paris... Il y avait encore bien des lieux de réunion que j'ai cités dans mes Mémoires, mais que j'ai détaillés: Frascati, le pavillon de Hanovre, où l'on se rendait après l'Opéra ou tout autre spectacle. On y allait en grande toilette quand cela se trouvait; mais on préférait, par instinct, le négligé; toutefois il était égal qu'on fût en grande toilette. On y allait en masse, quelquefois vingt-cinq de la même société.

Ces lieux de réunion étaient agréables, en ce que presque chaque jour on y retrouvait ses connaissances. On se rendait visite à Frascati; on s'y retrouvait; on s'en allait ensemble souvent pour (p. 114) achever la soirée chez soi et prendre une tasse de thé, en causant sur les victoires de chaque jour.

C'était encore une drôle de chose que ce qu'on appelait un thé; il y avait, savez-vous, quelque peu de celui de madame Gibou; il y avait de tout, depuis du riz jusqu'à des petits pois, c'est-à-dire des daubes, des pâtés de foies gras, etc.; et quelquefois le thé lui-même était oublié et remplacé par du vin de Champagne. Il valait encore mieux le boire à la place du thé que de le mettre à la suite du bal des Victimes... Quelque distance que les années aient mise entre ma pensée et cette insouciance, je ne puis la contempler, même de loin, sans que mon cœur en soit serré.

Ce n'est pas ainsi qu'a agi, il y a quelques années seulement, un ami dont je suis fière, le marquis de Balincourt. Je veux raconter ce fait; il ira bien en regard de ces enfants qui dansaient sur les planches encore tachées du sang paternel et maternel.

Madame la marquise de Balincourt[34], mère du marquis Maurice de Balincourt, que nous connaissons tous à Paris, fut arrêtée dans sa terre de Champigny, et conduite dans les prisons de Sens (p. 115) avec sa fille, âgée de trois ou quatre ans... Elle était jeune, belle, riche et noble: que de titres alors pour mourir! Aussi les monstres la condamnèrent-ils... Mais elle avait la rougeole... Elle fut assez heureuse pour échapper par la mort à la mort même, et elle expira dans les bras de sa pauvre petite fille la veille du jour où elle devait monter à l'échafaud.

Elle fut enterrée, mais non dans la fosse commune. Le fossoyeur mit le corps à part, dans un petit champ qui depuis était devenu un jardin particulier.

Tant que dura l'enfance et la jeunesse de M. de Balincourt, les recherches relatives au corps de sa mère ne purent être faites avec le même soin qu'il y mit ensuite. Élevé par une aïeule dont la piété était vraiment sainte, il apprit d'elle tout ce qui fait un noble cœur, et surtout que c'était une chose sacrée que les restes de nos pères.... Cette croyance fut donnée à une âme que la nature avait formée la plus aimante et la meilleure, la plus fidèlement attachée à ses devoirs que j'aie rencontrée enfin dans ma longue carrière, et dans mon observation du monde. L'amitié ne m'aveugle pas; elle n'est plus partiale au bout de vingt-six ans d'une amitié constante.

Lorsque monsieur de Balincourt eut atteint l'âge (p. 116) où lui-même pouvait diriger les recherches de l'objet important qui l'intéressait, il s'y livra avec une ardeur qui n'étonna pas ses amis. Le souvenir qui lui était resté de sa mère m'avait toujours étonnée... Extrêmement jeune lors de la catastrophe qui l'avait privé d'elle, il se rappelait les moindres circonstances qui se rattachaient à cette mère adorée.

—Regardez-la, me disait-il quelquefois en me montrant un très-beau portrait d'elle qui était dans le salon de son château de Champigny, regardez comme elle est belle! Eh bien! elle était encore meilleure! Son cœur était un sanctuaire où l'amour maternel brûlait dans toute sa force... Je ne pouvais apprécier tout ce que valait une telle mère lorsqu'elle vivait; je n'ai senti le prix de ce trésor que lorsque je l'ai perdu...; mais le souvenir de ses caresses et de ses soins, de cette surveillance sévère et douce en même temps qu'une mère peut seule exercer, voilà ce qui est gravé dans mon âme pour n'en jamais être effacé!... et je veux retrouver ses restes, pour que les malheureux qu'elle secourait dans le pays, ceux qui l'aimaient pour ses grâces, sa beauté et son angélique douceur, viennent prier avec moi sur le tombeau de cette victime bien innocente d'un temps d'horreur.

C'est une vérité que madame la marquise de Balincourt (p. 117) était une belle personne[35]. Ce portrait, qui était dans le salon du château de Champigny, en donnait une ravissante idée. Elle était blonde comme son fils, ayant les traits plus délicats, ainsi qu'il appartient à une femme, mais cependant ayant beaucoup de lui dans la physionomie, surtout dans le regard: c'est le même œil bleu, bien fendu en amande...; le même regard prolongé et appuyant sur celui qu'il cherche, et ce sourire doux et bon qui éclaire toujours d'un jour favorable celui qui le donne. Elle est mise à la mode du temps: un petit chapeau vert avec des plumes vertes et roses. Ce petit chapeau vert était placé sur le côté et laissait voir les beaux cheveux blonds de la marquise, tombant en grosses boucles sur un cou blanc comme de l'ivoire, qu'on apercevait au travers d'un immense fichu de gaze de Chambéry, placé en dedans d'un habit en drap vert avec des retroussis amaranthes et des brandebourgs en or, fait enfin comme un uniforme... C'était un habit pour monter à cheval, comme on en voit à l'époque de madame de B.... ou de madame de Lignolles. Ce costume allait à merveille à madame de Balincourt.

Mais tandis que son fils usait tous les moyens (p. 118) que lui donnaient une belle fortune et une activité sans égale, parce que son intention était vraie et soutenue, tandis qu'on cherchait, qu'on tentait une fouille dans un jardin que le maître, après s'être fait prier, cédait pour une somme d'argent, le temps s'écoulait, et l'espoir de M. de Balincourt devenait presque nul à la vue de tant de recherches infructueuses. Ce résultat lui causait une vive peine, et ceux qui le connaissent comme moi le comprendraient facilement.

Tout à coup il reçoit une lettre de Sens de M. l'abbé Carlier, chanoine du chapitre de la cathédrale, et fils de l'ancien intendant du marquis de Balincourt le père. C'est un bien digne prêtre, et aussitôt qu'il apprit le sujet des recherches que faisait faire M. de Balincourt, il s'unit aux chercheurs et finit enfin par découvrir dans la ville un homme précieux pour une telle besogne. C'était le fossoyeur qui enterrait les victimes de ce règne de sang!

Ceux qui ont habité ou qui habitent la province savent combien une femme comme madame de Balincourt est connue de toutes les classes d'individus qui composent la population de la ville; madame de Balincourt était non-seulement dans ce cas, mais, de plus, elle était aimée généralement, parce qu'elle faisait beaucoup de bien dans la classe (p. 119) ouvrière lorsque l'année était malheureuse. Le pauvre fossoyeur avait été une de ses bonnes œuvres, et il ne l'avait jamais oublié.

Vous dire comment il n'avait jamais parlé de ce qu'il venait révéler à M. l'abbé Carlier, je l'ignore, et M. de Balincourt aussi; le fait est, qu'un jour cet homme vint dire à M. l'abbé Carlier qu'il se rappelait parfaitement où il avait mis le corps de la marquise de Balincourt, qui devait être dans un endroit qu'il décrivait, ainsi que je l'ai dit moi-même en commençant cet article... L'abbé Carlier sortit à l'instant, alla sur les lieux lui-même, et acquit la preuve que ce qui était en réalité un enclos funéraire était, pour l'apparence, un petit jardin appartenant à un officier en demi-solde, retiré à Sens.

Le premier soin de l'abbé Carlier fut de parler à cet homme, dont je tairai le nom par égard pour lui; il répondit que l'on pouvait faire la fouille. Mais on lui représenta qu'il avait tort probablement, et de mauvais conseils lui firent prendre une autre résolution, car il déclara huit jours après qu'il ne voulait pas qu'on mît la bêche dans son champ...

En apprenant cette nouvelle entrave à l'accomplissement d'une chose poursuivie depuis tant d'années, M. de Balincourt fut au désespoir. Il avait eu quelques nouveaux renseignements qui (p. 120) rendaient la découverte positive si elle avait lieu. Madame de Balincourt était morte presque subitement d'une rougeole rentrée; elle avait été enterrée trop précipitamment pour qu'on lui enlevât ses anneaux d'or, et une petite croix d'or émaillée qu'elle portait toujours au cou... Cette croix était demeurée dans le souvenir de son fils; il se rappelait qu'il avait joué avec elle lorsque sa mère le tenait sur ses genoux... Ce fut une nouvelle douleur, ce fut aussi un nouvel espoir; qu'on juge de ce qu'il éprouva en recevant une lettre dans laquelle on lui annonçait que cet homme refusait l'entrée de son champ; il lui écrivit aussitôt.

«Monsieur, la religion des tombeaux a partout existé avec des modifications différentes, mais partout elle fut SACRÉE; elle l'est aujourd'hui doublement dans la demande qu'un fils vous fait des OSSEMENTS de sa mère!... Le hasard d'une époque d'un sanguinaire délire vous a mis en possession de ce trésor; qu'en prétendez-vous faire? le garder? Il est nul pour vous, tandis qu'il est précieux pour moi... Le mettez-vous à prix? Parlez, monsieur... et les os de ma mère seront rachetés par son fils... Quelque soit le prix que vous en demandiez, dites la somme, on vous la comptera... Mais si vous ne voulez répondre à aucune proposition amiable, je vous préviens que j'arriverai à Sens (p. 121) d'aujourd'hui en huit, avec de l'or pour satisfaire à votre demande, si vous en formez une, avec mon épée pour vous y contraindre, si vous vous y refusez plus longtemps.»

M. de Balincourt partit en effet de Paris avec l'or et le fer qu'il avait annoncés pour la rançon des restes maternels... Il était violemment ému en allant chez cet homme, qu'il voulut voir avant de rien entreprendre contre lui... Cette pensée qu'il allait plaider une cause aussi sainte que légale, et pourtant disputée, lui causait comme un vertige...

—Quelle est donc l'époque où nous vivons? se disait le loyal et bon jeune homme... Les peuplades nomades de l'Amérique, les sauvages, emportent avec eux les os de leurs parents!... et lorsqu'ils sont fixés pour un temps, ils célèbrent la fête des funérailles!... Et nous!... nous, le peuple le plus civilisé, le plus aimable du monde, nous donnons l'exemple d'un fils traitant avec un homme que le hasard a rendu maître des ossements de sa mère[36].—Considérant néanmoins qu'il (p. 122) devait, pour lui-même, avoir des égards et des procédés envers cet homme, il l'aborda avec la courtoise politesse d'un homme comme il faut, dans lequel pourtant on devait voir la profonde indignation (p. 123) qui, quoique silencieuse, était dans son âme au moment où il parlait. Il dit d'abord à cet officier, qu'il croyait susceptible d'être touché par ce qu'il éprouvait depuis un mois qu'il avait appris (p. 124) cette nouvelle, tout ce que son cœur renfermait... Mais je ne puis poursuivre... Qu'il soit dit seulement qu'en raison du dérangement que cette fouille allait causer, le monsieur demandait une somme d'argent!!!...

M. de Balincourt la lui promit avec joie.

Dès le lendemain, le bon abbé Carlier, le brave fossoyeur et le fils pieux se rendirent sur les lieux désignés pour être le dernier asile de madame de (p. 125) Balincourt... Son fils se soutenait à peine... Enfin, on donne le premier coup de bêche... on creuse... le fossoyeur a dit vrai: il y a un cercueil... bientôt il est à découvert... il ne contient que des ossements, mais ils ont une voix pour se faire entendre, ces yeux creux regardent et répondent à Thérèse, la femme de chambre de sa mère et en même temps la bonne de M. de Balincourt, celle qui n'a pas quitté la captive et lui a fermé les yeux; elle (p. 126) a le courage de se pencher sur le squelette[37]...

—Ah! monsieur le marquis, s'écrie-t-elle, c'est bien Madame!... Et la pauvre femme pleurait à sanglots en retirant du doigt annulaire de la main gauche deux débris d'anneaux d'or, dont l'un était l'anneau de mariage de madame de Balincourt... Mais son transport redoubla lorsque, se penchant sur le squelette, elle vit briller quelque chose sur l'une des côtes; c'était le débris d'une petite croix de Malte en or et en nacre que madame de Balincourt portait habituellement au cou... Mais ce qui paraîtra bien étrange, et ce qui est de toute vérité, c'est qu'il restait encore quelques pouces de longueur d'un petit velours noir avec lequel madame de Balincourt attachait cette petite croix... Ce morceau, qui existe toujours dans les mains de M. de Balincourt, est un des phénomènes les plus curieux qu'on connaisse, je pense, car voilà déjà plusieurs années que ce velours a été retrouvé et mis à l'air, et que son action ne l'a pas altéré...

En revoyant cette croix que ses souvenirs d'enfant lui rappelaient, M. de Balincourt tressaillit, en reculant néanmoins devant le squelette de sa mère gisant à ses pieds... Il fit une prière devant ces (p. 127) restes sacrés, et courut tout ordonner pour qu'un service eût lieu le lendemain.

Ce service fut magnifique. Toute la ville de Sens s'y trouva, non-seulement sur l'invitation de M. de Balincourt, mais du propre mouvement de ceux qui avaient connu madame de Balincourt, et qui venaient lui rendre un dernier hommage. Tous les officiers en demi-solde s'y trouvèrent... Lorsque tout fut terminé, M. de Balincourt prit la somme convenue et s'achemina vers la demeure du monsieur qui lui avait cédé les ossements de sa mère:

—Je viens m'acquitter, monsieur, lui dit-il en entrant: et il posa le sac sur une table.

—Mais, monsieur, je ne crois pas!... il me semble que... enfin je ne puis.

—Quoi! dit M. de Balincourt surpris et fâché, et croyant que cet homme voulait une somme au delà de celle stipulée... n'êtes-vous pas content? la chose n'est pas bien, mais je vais ajouter ce que vous allez me dire.

—Ah! monsieur, s'écria le vendeur, bien au contraire! je trouve que je ne devais pas faire ce marché, qui est inique, en vérité, et que je vous prie de ne pas effectuer. Laissons cela, et n'en parlons plus.

M. de Balincourt eut un mouvement de joie pour cet homme lui-même.

(p. 128) —Cette sorte de marché m'avait fait mal, disait-il ensuite.... Mais je ne puis remporter cet argent, ajouta-t-il, il lui faut un emploi... permettez-moi d'en disposer dans votre arrondissement même, et de le distribuer à vos pauvres.

Ce qui fut exécuté; M. de Balincourt fit élever ensuite un petit monument à sa mère pour marquer son respect pour sa mémoire; et il quitta la Bourgogne, non pas consolé, car toujours il regrettera sa mère, et toujours il l'aimera. Mais il rentra à Paris plus calme et plus content de lui-même; il savait maintenant où aller prier lorsque, dans un grand malheur, il aurait besoin que la voix de Dieu arrivât jusqu'à lui. Les pauvres de Sens le bénirent encore pour cet argent distribué le jour des funérailles.

—C'est pour ma mère qu'il faut prier, leur disait-il, c'est pour ma mère; c'est elle qui vous envoie ce secours...

Les pauvres ouvriers de Lyon, les indigents de Paris, les personnes souffrantes de la liste civile, connaissent aussi M. de Balincourt, et savent que son cœur est aussi excellent que son esprit est ingénieusement actif pour les soulager dans leurs besoins.

Ce fait tout naturel de la mort d'une mère, et qui se complique aussi dramatiquement par cette circonstance (p. 129) de l'ignorance du lieu où ce corps est déposé, est une des choses étranges de l'époque... On croit rêver en écoutant de pareilles aventures; on croit entendre de vieilles légendes venues d'un pays lointain, ou d'antiques chroniques gardées dans de vieux chartriers et parlant d'une époque perdue; tout se tient cependant, et c'est dans un temps tellement voisin de nous que nous sommes en même temps acteurs et spectateurs du drame qui nous fait souvent reculer par l'horreur de ses scènes... Le bal des Victimes n'est pas si étrange d'ailleurs dans le pays où l'homme qui tient dans son champ le corps d'une mère traite avec son fils pour lui rendre, à prix d'or, les restes maternels.

La religion chrétienne, mais surtout la religion catholique, est bien plus grave et bien plus solennelle que la païenne dans l'accomplissement de son rite. Nos prières et nos chants de mort ont une sublimité qui entr'ouvre le ciel, but où tend d'ailleurs notre espoir... On prie avec une ferveur profonde, même auprès du lit d'un inconnu, en écoutant et disant avec les autres les prières des agonisants... Quelles sublimes paroles elle prête au talent, cette religion catholique!... Quelles phrases peuvent être dites par un Bossuet ou un Massillon pour nous montrer les récompenses éternelles (p. 130) ou nous menacer de châtiments sans fin!...

Mais après m'être arrêtée si longtemps sur l'indignation que m'avait inspirée cette recherche du corps de madame de Balincourt, je dois ici répéter cette même indignation en voyant ce qui se fait chaque jour devant nous... Eh quoi! dans la religion de l'Évangile, dans cette sublime religion qui prêche la doctrine de l'égalité des hommes, cette égalité, que les lumières du temps sont enfin parvenues à établir devant la loi, devient nulle devant la souveraine qui ne reconnaît aucun seigneur terrestre plus puissant qu'elle!... Le pauvre qui ne peut payer est à peine jeté dans une fosse commune dont il est même retiré au bout de dix ans; et alors ses ossements, dispersés autour de sa tombe, blanchissent inconnus, et sont foulés aux pieds par l'enfant de son fils qui prend quelquefois pour faire un jouet la main qui avait béni son père.

C'est surtout aux champs, dans nos campagnes, que cette coutume est révoltante!... Le terrain n'est pas rare: l'Avarice n'a pas mesuré avec son compas stérile la quantité de lignes accordées à la sépulture des créatures du Seigneur. Et pourtant on voit cette moisson de la mort joncher l'herbe des cimetières!... Les anciens, plus sages que nous en bien des choses, l'étaient encore en ceci; ils savaient combien était salutaire la leçon donnée par (p. 131) la mort. Aussi les Grecs avaient-ils placé des tombeaux sur les routes publiques pour l'enseignement de chacun. Le chemin du Pirée racontait de grandes choses; et à Rome, la foule des tombeaux qui entouraient la ville-reine, ceux qui bordaient de chaque côté la voie Appia, étaient aussi une sublime leçon pour ceux qui survivaient.

J'ai parlé de sujets bien tristes; et, en effet, la matière prêtait à cette impression... Je vais terminer cet article par un fait qui jettera quelque lueur sur cette teinte sombre, après toutefois avoir encore parlé de malheurs et de sanglantes catastrophes; mais le titre de cet article l'annonce assez et le fait présumer.

Il existe encore bien des personnes qui ont connu la belle princesse Lubormiska. Elle était Polonaise, et de son nom princesse Rczewouska...; elle était charmante; charmante comme toutes les Polonaises agréables le sont: belle, spirituelle, mais la tête vive; elle plaisait par sa vivacité, parce qu'on voyait que le foyer en était dans le cœur. Elle était en Suisse au moment de la Révolution, lorsque, par un motif qu'on ne connaît pas, elle quitta ce pays, où elle était à l'abri de tout péril, pour venir à Paris, dans cet antre de tigres, chercher la mort, ou certainement au moins du malheur. Mais elle était étrangère; ce titre la rassura; de plus, elle connaissait (p. 132) Barrère. Cette protection lui parut suffisante: elle vint sans crainte; mais, soit qu'elle fût imprudente, soit qu'elle fût coupable d'avoir ménagé quelque relation entre des émigrés et des personnes de l'intérieur, elle fut arrêtée et mise en jugement... Elle avait connu Barrère, comme je l'ai dit, elle se fia à cet homme, et monta au tribunal révolutionnaire, confiante en lui.

Elle fut condamnée à mort!... à vingt-cinq ans, et belle et bonne comme un ange!...

Elle écrivit au tribunal qu'elle était enceinte... on lui donna un sursis... Alors elle écrivit à Barrère:

«J'ai trompé le tribunal; je ne suis pas enceinte. Je vous le dis à vous, pour que vous preniez les mesures nécessaires pour me faire sauver; car, dans un ou deux mois, on verra la fraude, et je serai perdue....», etc.

La lettre, on ne sait comment, ou plutôt on le devine, fut remise au tribunal révolutionnaire, et la malheureuse princesse Lubormiska périt sur l'échafaud, peu de jours avant Robespierre.

Elle n'était pas seule en France; elle avait avec elle une petite fille de cinq ans, belle comme sa mère, et qui demeurait orpheline par cette mort prématurée. Le jour où périt l'infortunée, elle recommanda sa fille à ses compagnes de captivité; (p. 133) mais celles-là devaient bientôt subir le même sort... Les amies de la princesse moururent presque toutes, et la pauvre petite Rosalie demeura enfin confiée aux soins de madame Berthot, blanchisseuse de la prison. Cette femme avait cinq enfants:—Eh bien! dit-elle à son mari, Dieu nous en envoie un sixième... Adoptons l'orpheline.

Ces bonnes gens prirent en effet la petite avec eux. Ils ne savaient seulement pas de quel pays elle était; et la Pologne ou la terre des Patagons, c'était la même chose pour eux.

Rosalie Lubormiska était un ange de bonté et de beauté comme sa mère; elle aida sa bienfaitrice pour reconnaître ses bons soins, et grandit à côté d'elle, tandis que la France était toujours agitée par la tourmente révolutionnaire.

Le 9 thermidor arriva; mais les mois qui suivirent furent encore assez orageux pour que les nouvelles ne parvinssent pas facilement, et ce ne fut que vers 1796 que le comte Rczewousky, frère de la princesse Lubormiska, apprit sa mort.

Il adorait sa sœur... En apprenant cette nouvelle terrible, il fut accablé; mais sa seconde pensée fut pour le trésor qu'elle avait dû laisser. Qu'était devenue cette enfant? Le comte partit aussitôt pour la France, et arriva à Paris trois ans après la mort de sa sœur.

(p. 134) Pendant plus de six mois les journaux retentirent de la récompense promise à ceux qui ramèneraient Rosalie, princesse Lubormiska, à son oncle le comte Rczewousky, hôtel et rue Grange-Batelière, à Paris...

Mais madame Berthot ne lisait pas les journaux, et le comte n'aurait peut-être retrouvé sa nièce si l'un de ces hasards qu'on ne peut pourtant pas appeler ainsi, ne les eût mis en présence.

Un jour, le comte se trouve dans la chambre de son valet de chambre, au moment où la blanchisseuse de l'hôtel rapportait son linge, accompagnée d'une petite fille de neuf ans dont la physionomie frappa le comte.—Comme cette enfant est jolie! dit-il en polonais à son valet de chambre.

L'enfant pâlit et regarda le comte... En la voyant ainsi émue comme pourrait l'être une personne plus âgée, il lui trouva une ressemblance avec sa sœur, et le dit encore en polonais à son valet de chambre.

—Ah! s'écria Rosalie, c'est comme cela que parlait ma mère!...

Le comte Rczewousky se précipite vers l'enfant, la soulève dans ses bras, l'interroge ainsi que madame Berthot, et il apprend au milieu des sanglots, des caresses, des larmes, qu'il tient là, près de son cœur, la fille de sa sœur bien-aimée... Il (p. 135) écoute ce que dit cette femme, ou plutôt cet ange qui a sauvé sa nièce de la griffe des tigres qui avaient égorgé sa mère...

—Vous ne la quitterez plus, lui dit-il, vous viendrez avec nous en Pologne, vous serez heureuse et bien vue de nous tous, car vous avez sauvé mon trésor.

Le lendemain, la mère Berthot et ses cinq enfants étaient installés à l'hôtel Grange-Batelière, et trois jours après, tous étaient sur la route de Varsovie.

Ses filles furent élevées dans la maison du comte, puis bien mariées, et les garçons, placés à l'Université de Wilna, devinrent des hommes distingués: deux d'entre eux ont été aides-de-camp du prince Poniatowsky[38]...

La princesse Rosalie Lubormiska épousa son cousin le comte Gabriel Rczewousky, et fut heureuse comme cela n'arrive pas après de longues et terribles infortunes. Elle était charmante à l'époque du congrès de Vienne; plusieurs de mes amis l'ont connue, et m'en ont parlé comme d'une femme très-distinguée.

Quant à son mari, c'est un des hommes les plus remarquables que je connaisse. Son esprit, ses talents, (p. 136) sa haute capacité, lui assigneront toujours un rang distingué comme lui-même. Je l'ai vu assez longtemps pour l'apprécier, et ce jugement que j'en porte, après de si longues années, lui fera voir que mes amitiés sont aussi solides que le mérite qui les inspire[39].

(p. 137) SALON DE BARRAS
À PARIS ET À GROSBOIS.

Le salon de Barras serait encore aujourd'hui un lieu où l'on irait avec plaisir. Homme de bonne compagnie, et connaissant ce qui pouvait rendre une maison agréable, la sienne eût été vraiment charmante s'il eût eu le courage de ne pas y laisser pénétrer ce qui peut-être ajoutait à son agrément pour lui, mais ce qui en éloignait beaucoup d'autres personnes... Cependant toutes les fois qu'il voulait avoir un bal, une chasse, un concert, il était sûr que ses invitations n'étaient pas refusées...

La personne qui faisait le charme de l'intérieur (p. 138) de la maison de Barras, et l'ornement de ses fêtes, était madame Tallien. J'ai parlé de cette femme célèbre dans plusieurs de mes ouvrages; mais je ne crois pas avoir jamais pu présenter son portrait tel qu'elle était en effet. Sa beauté, dont nous n'avons qu'une imparfaite idée en voyant les belles statues antiques, avait un charme étranger aux types grecs et romains. Elle était Espagnole, et cet attrait bien connu des jeunes filles de Cadix, elle l'avait dans toute sa personne porté au degré que donne la perfection. Ses mains, ses bras, ses cheveux, ses dents, tout était admirable; et son sourire fin et spirituel, parce qu'en effet elle l'était elle-même beaucoup, éclairait cette physionomie d'un tel éclat, qu'en voyant madame Tallien, un cri d'admiration s'est souvent échappé de la bouche de ceux qui la rencontraient pour la première fois.

Son esprit était fin et doux, sa causerie d'une nature qui faisait désirer la prolonger; elle avait du tact et savait juger. Sa bonté, sans être banale, était fort étendue, et rarement elle avait repoussé un malheureux quand elle le pouvait secourir: c'est un grand charme de plus dans la beauté d'une femme que la bonté... Elle plaît davantage, sans qu'il y ait à cela une autre raison que celle de sa bonté. Que de fois j'ai fait cette remarque pour (p. 139) madame Récamier!... et toujours j'ai trouvé la raison d'une admiration plus prononcée pour cette ravissante femme que pour une autre...

Madame Tallien était d'une extrême élégance. Elle donnait, elle imposait les modes, et c'était malheureux, parce que souvent une parure qui allait à son ravissant visage n'était plus qu'une chose disgracieuse pour une autre!... Elle avait adopté un costume demi-grec qui lui allait admirablement, et qu'elle portait avec une grâce achevée; ce costume était simple, et même sévère. Il donnait le démenti à cette idée généralement reçue, qu'une jolie femme l'est encore plus étant parée.

Madame de Château-Regnault, belle et spirituelle personne, allait aussi souvent chez Barras. Plusieurs femmes, belles et agréables, faisaient partie de cette société intime, dans laquelle M. de Talleyrand, Regnault de Saint-Jean-d'Angély, M. Maret, des hommes de cette force et de cet esprit agréable et conteur, et Barras lui-même, formaient déjà, comme on le voit, un noyau fort capable de commencer et même de finir à eux seuls une soirée tout entière. Quelquefois aussi François de Neufchâteau quittait son appartement et venait apporter son tribut à la ruche. Quelques hommes marquants, comme Chénier, et quelques autres dont les opinions pouvaient aller avec l'ordre des choses, (p. 140) étaient admis chez Barras, et contribuaient à rendre sa maison la plus agréable alors sans aucune comparaison qu'il y eût dans Paris.

Barras aimait la causerie; il préférait le jeu sans doute et ce qu'on appelle une vie joyeuse; mais cependant il avait, comme je l'ai dit plus haut, le besoin d'être entouré de personnes aimables et spirituelles. Madame de Staël, qui alors était revenue à Paris, où son mari était ministre de Suède, était, avec son génie et son charmant esprit, tout à la fois nécessaire à l'homme d'état et à l'homme du monde. Obligée de fuir, comme je l'ai dit, le 2 septembre, elle demeura en Suisse, et maintenant qu'un jour plus doux luisait sur la France, elle y était revenue comme ambassadrice de Suède, et contribuait grandement à rendre la maison de Barras l'une des plus agréables de Paris par l'agrément de sa conversation toute lumineuse et brillante de traits d'esprit et même amusants pour des esprits moins élevés que le sien... Cependant Barras la craignait, tout en reconnaissant la puissance de son esprit, et quelquefois il la fuyait.

Un jour, il y avait beaucoup de monde chez Barras: c'était pour une fête comme il y en avait une foule dans l'année républicaine. Barras avait conservé son grand costume, les huissiers de la chambre directoriale annonçaient les ministres, (p. 141) les ambassadeurs et quelques privilégiés. Barras était sombre et voulait paraître gai; son trouble était visible. Les nouvelles étaient fâcheuses, de toutes parts nous étions menacés, et les Chambres, qui alors avaient le nom de Conseils, témoignaient hautement leur inquiétude. Les députés de l'opposition étaient non-seulement hardis, mais ils avaient une succursale aux Jacobins et au Manége. Barras voyait du malheur dans cette levée de boucliers. C'était encore une scission entre les partis; et qu'avaient-elles produit depuis le commencement de la Révolution?... Il était agité par ces pensées lorsqu'il vit arriver la baronne de Staël avec M. de Brachmann, ministre plénipotentiaire, en l'absence momentanée de M. de Staël, ambassadeur de Suède près de la République française[40], mais qui avait demandé un congé. Barras aimait la causerie de madame de Staël; néanmoins il redoutait quelquefois le tour politique qu'elle prenait, et alors il s'arrangeait de manière, sinon à la fuir, du moins à se placer de façon qu'elle ne pouvait le questionner autrement qu'à haute voix, ce qu'elle n'eût jamais fait. Dans (p. 142) ce moment il fit un mouvement de surprise joyeuse en voyant entrer deux femmes suivies de plusieurs hommes. Il les voyait venir à travers la longue enfilade de pièces, ne s'arrêtant pas à chaque personne comme madame de Staël, ce qui fit qu'elles arrivèrent avant elle au salon où se tenait le directeur. L'une de ces femmes n'avait pour coiffure que ses beaux cheveux noirs bouclés autour de sa tête, mais point du tout pendants, seulement bouclés à la manière antique comme les bustes qu'on voit au Vatican; cette coiffure allait admirablement au genre de beauté parfaite et régulière de cette femme: elle encadrait, comme d'une bordure d'ébène, son col rond et poli comme de l'ivoire, son beau visage d'un blanc animé sans couleurs apparentes, un vrai teint de Cadix. Elle n'avait pour parure qu'une robe de mousseline très-ample tombant à longs et larges plis autour d'elle, et faite sur le modèle d'une tunique de statue grecque. Seulement, la robe faite en France en 1798 était d'une belle mousseline des Indes, et faite plus élégamment sans doute que par la couturière d'Aspasie ou de Poppée. Elle drapait sur la poitrine, et les manches étaient rattachées sur le bras par des boutons en camées antiques; sur les épaules, à la ceinture, étaient de même des camées. Cette femme n'avait pas de gants. À (p. 143) l'un de ses bras, qui auraient pu servir de modèle pour la plus belle des statues de Canova, elle portait un serpent d'or émaillé de noir, dont la tête était faite d'une superbe émeraude taillée comme la tête du reptile; elle portait un magnifique châle de cachemire, luxe encore très-rare en France à cette époque, et faisait tourner ce châle autour d'elle avec une grâce inimitable, à laquelle elle mettait une grande coquetterie, car le rouge pourpré de l'étoffe indienne faisait ressortir l'éclatante blancheur de ses épaules et de ses bras... Quand elle souriait, ce qu'elle faisait gracieusement pour répondre aux révérences multipliées qu'elle recevait, elle montrait deux rangs de perles brillantes qui devaient faire bien des jalouses... L'autre femme était belle aussi; elle était grande... mais moins gracieuse qu'il aurait fallu l'être, peut-être, pour plaire avec cette taille et ce maintien de Minerve, compliment que les flatteurs faisaient à la seconde grande femme, et qui, en vérité, ne lui allait guère, de toutes manières. Ces deux femmes étaient madame Tallien et madame de Château-Regnault.

—Eh quoi! c'est vous, d'aussi bonne heure! s'écria tout charmé le directeur en allant au-devant des deux femmes et prenant la main de madame Tallien pour la conduire à un canapé où (p. 144) il se mit entre elle et madame de Château-Regnault.

—Que c'est aimable à vous d'être venu maintenant, et que vous êtes belle! dit Barras en regardant madame Tallien avec cette surprise joyeuse de l'homme qui aime une femme, et qui est heureux de la voir chaque fois plus charmante et plus attrayante; comme ce costume vous va bien!

—On ne peut vous en dire autant, répondit madame Tallien en riant. Comment avez-vous pu consentir à prendre un habillement si ridicule?

—Que voulez-vous? C'est Laréveillère qui décida la chose. Vous me demanderez peut-être pourquoi je l'ai laissé faire... Ma foi, je n'en sais rien.

MADAME DE CHÂTEAU-REGNAULT.

Je le sais bien, moi.

MADAME TALLIEN.

Vraiment! et pourquoi?

MADAME DE CHÂTEAU-REGNAULT.

C'est qu'il est bossu...

BARRAS.

Eh bien! après?

MADAME DE CHÂTEAU-REGNAULT.

Vous avez eu pitié de lui, et vous avez dit qu'il (p. 145) serait alors trop heureux de cacher sa pauvre taille sous ce grand manteau rouge qui ne ressemble pas mal à un manteau de pandour.

MADAME TALLIEN.

David me disait hier qu'il avait dessiné pour vous le plus beau costume romain que jamais consul, empereur ou dictateur ait porté dans Rome. Il vous a fait aussi, de concert avec ce jeune élève qu'il aime tant et dont le talent égalera, s'il ne le surpasse, un jour le sien... Gérard... Eh bien!... il vous a composé un costume grec, aussi élégant que pour Alcibiade. Savez-vous que ce serait très-conséquent avec le costume que nous portons nous-même, et avec tous nos meubles, qui sont de formes grecques ou romaines?

BARRAS.

Je suis complètement de votre avis: le costume français n'a ni grâce, ni dignité; il est embarrassant sans être chaud pour l'hiver et frais pour l'été... Mais comment faire prendre cette mode?... Je ne le puis, moi...

MADAME TALLIEN.

Pourquoi non? N'êtes-vous pas, au contraire, chef du Gouvernement? Qui mieux que vous peut (p. 146) donner un exemple et demander impérativement qu'il soit suivi?...

BARRAS, lui baisant la main.

Ma belle Athénienne, il n'y a que vous qui puissiez ordonner de telles choses!... On ne fait pas mettre un habit par des gendarmes, et pour un tel travail il me faudrait un ministre comme vous...

(On annonce le ministre de la Justice... le citoyen Cambacérès[41].)

MADAME TALLIEN, souriant et en se détournant.

À moins pourtant qu'il ne soit aussi persuasif dans son éloquence que celui-là!... En vérité, je crois que vous calomniez votre ministère, mon cher directeur.

(Madame de Staël se montrant alors à la porte du salon, où elle reste encore à causer avec le marquis de Musquitz, ambassadeur d'Espagne, qui vient d'arriver.)

(p. 147) MADAME TALLIEN, la désignant à Barras.

Mais si vous avez besoin d'une parole persuasive, que n'employez-vous cette personne-là?

BARRAS, la regardant avec une expression de reproche.

Vous savez bien que je ne le ferai pas! pourquoi me dire une chose qui est complètement inutile?...

MADAME TALLIEN sourit, et dit après un moment de silence.

J'ai eu tort; pardon! mais la nouvelle que j'ai entendu raconter aujourd'hui est-elle vraie? On dit que M. Necker revient en France.

BARRAS.

Il en serait le maître. Il n'est pas Français, et nulle loi ne le frappe; mais il en est une plus forte que toutes en ce monde, c'est celle de l'opinion, et la nôtre est entièrement contre M. Necker dans ce qui est au pouvoir aujourd'hui.

MADAME DE STAËL, s'approchant de Barras et lui tendant la main.

Voulez-vous faire la paix, mon cher directeur? J'ai pensé depuis hier à ce que je vous ai dit, et, toutes réflexions faites, j'ai tort.

(p. 148) BARRAS, se levant et lui baisant la main.

Oh certes! et de grand cœur; je veux bien faire la paix avec vous! Vous êtes une antagoniste trop forte pour ma faiblesse!... Que voulez-vous que fasse un pauvre gouvernant bien simple comme moi contre une personne aussi supérieure que vous?

MADAME DE STAËL.

Vous raillez;... mais je suis une bonne personne, si je ne suis pas supérieure...

Elle le salua gracieusement du sourire et de la tête, et s'éloigna en tenant le bras du ministre de la république Helvétique, M. de Zeltner...

—Quelle querelle aviez-vous donc ensemble? lui demanda-t-il.

MADAME DE STAËL.

Oh mon Dieu! presque rien! Hier une discussion s'est élevée entre nous, chez moi où il dînait, sur le général Bonaparte... Cet homme est vraiment grand, savez-vous! et je le vois ainsi... Barras le voit sans doute comme moi, mais il n'en veut pas convenir... Ces victoires remportées sur cette rive africaine... cette terre étrangère, ce sol brûlant devenue une patrie forcée le jour où sa flotte est détruite; (p. 149) et, malgré ces revers, tous les obstacles opposés par la ruse égyptienne et l'inclémence d'un ciel de feu, malgré les hommes et la nature unis contre lui, cet homme est triomphant. Il est vainqueur devant les Pyramides comme sur les champs de bataille où vainquit Annibal!... Oui, cet homme est grand! Quel sera son sort?... qui peut le prévoir? qui peut dire où il s'arrêtera[42]?

M. DE ZELTNER.

Mais que peut-il espérer de plus? Sa carrière est tracée... c'est celle des Turenne, des Condé, des Annibal même...

Madame de Staël sourit, mais avec l'expression grave qu'elle avait souvent et qui laissait voir une grande pensée. Elle plongeait dans l'avenir et voyait confusément peut-être, mais elle voyait un autre avenir que ce que disait M. de Zeltner.

Dans ce moment, un grand jeune homme portant des lunettes entra dans le salon avec une jeune femme qui, sans être jolie, était agréable et gracieuse: c'était Lucien Bonaparte et sa femme. En (p. 150) apercevant madame de Staël, il alla à elle dès qu'il eut salué Barras.

—Bonsoir, mon jeune tribun, lui dit-elle en lui adressant un de ses plus gracieux regards, car elle aimait son talent oratoire rempli d'âme et de feu... Eh bien! comment vont les affaires? Il faut bien que je m'adresse à vous, car Barras, qui redoute mes questions, s'est fait un rempart de madame Tallien et de madame de Château-Regnault.

LUCIEN BONAPARTE.

En vérité, ce serait plutôt un moyen d'attirer que de repousser, car madame Tallien me paraît bien belle ce soir!

MADAME DE STAËL, la regardant avec une admiration vraie.

Parfaitement belle en effet... C'est une personne heureusement douée: belle, bonne et spirituelle.

LUCIEN BONAPARTE.

Mais est-elle en effet bien spirituelle?

MADAME DE STAËL.

Vous n'avez jamais entendu dire qu'elle fût sotte!... Et certes, avec sa beauté, c'est la meilleure preuve qu'elle est effectivement spirituelle.

(p. 151) On annonça dans ce moment l'ambassadeur de la république Batave, M. de Schimmelpenninck, et sa femme.

MADAME DE STAËL.

Tenez, voilà une personne qui est bien belle aussi, mais quelle différence!... l'une est une belle statue, l'autre est une admirable œuvre du Créateur. Oui, on est heureuse d'être aussi belle que madame Tallien... plus heureuse encore d'être belle et jolie comme madame Récamier.

LUCIEN BONAPARTE, vivement.

Ah! vous la trouvez belle aussi, n'est-il pas vrai?

MADAME DE STAËL.

C'est le plus délicieux, le plus charmant visage que j'aie jamais vu... il y a toute une âme, un cœur, un esprit dans ses yeux et son sourire... c'est une révélation de tout ce que l'intellectuel a de plus fin, faite par une ravissante créature. Si l'on est heureuse d'être madame Tallien, je crois qu'on doit l'être encore plus d'être l'amie de madame Récamier.

LUCIEN BONAPARTE.

Mais il paraît que tout Paris est de votre avis, (p. 152) madame, car jamais elle ne se montre en public sans être suivie d'une foule immense. Hier, elle se promenait aux Champs-Élysées; plus de trois cents personnes l'entourèrent; et il fallut la délivrer d'une admiration qui devenait importune[43].

Plusieurs hommes qui passèrent devant madame de Staël la saluèrent avec une sorte de réserve hautaine qui allait mal avec le républicanisme dont ils faisaient profession: c'étaient Salicetti[44], Stévenotte[45], Savary, Berlier, Aréna... Madame de Staël sourit au contraire d'une manière toute gracieuse en leur rendant leur salut.

—Voilà, dit-elle à Lucien, des hommes qui croient faire un acte de patriotisme en ne me saluant qu'avec réserve, et en vérité, ajouta-t-elle en (p. 153) riant, je dois vous remercier de m'avoir fait la faveur de me parler.

LUCIEN BONAPARTE.

Eh! pourquoi donc?

MADAME DE STAËL.

Comment! vous ne savez pas que Mouquet[46] a parlé contre moi et le pauvre boiteux à la société de la rue du Bac? qu'il nous a dénoncés comme ayant des intrigues avec les royalistes et le club de Clichy... et qu'il ne propose rien moins que de déclarer la patrie en danger?... Ce sont de pareilles extravagances, ajouta-t-elle plus sérieusement et avec cet accent pénétrant qui avait tant d'action sur ceux qui l'écoutaient, ce sont de pareilles folies qui perdent la France.

Plusieurs personnes qui survinrent séparèrent en ce moment Lucien de madame de Staël, et il ne put lui répondre. Ces hommes qui arrivaient alors étaient du corps diplomatique: c'étaient M. de (p. 154) Musquitz, ambassadeur d'Espagne, M. le baron de Sandoz, ministre de Prusse, Bonardi, de la république Ligurienne, le duc Serbelloni, pour la Cisalpine, M. Abel, pour l'électeur de Wurtemberg, MM. de Mont et Sprecher, pour les ligues Grises... Tous vinrent auprès de madame de Staël, dont la conversation avait un charme d'attraction qui amenait toujours un cercle d'auditeurs autour d'elle et faisait, de la place où elle était, le centre où venait tout ce qui était bien et spirituel dans un salon; les femmes ne l'aimaient pas... Je le crois bien!

—Voyez-vous, dit-elle à M. de Zeltner, qui ne la quittait pas en sa qualité de compatriote, voyez-vous cet homme? il est sous le poids d'une enquête que les Conseils demandent à grands cris contre lui, mais le Directoire le défend, et il fait bien de défendre ses œuvres. Cet homme fut envoyé par lui en Suisse pour faire tête à l'orage, et il fut heureux d'abord, mais ensuite la fortune changea; on lui en fait un crime, et on a tort.

M. DE ZELTNER.

Qui donc est-il?

MADAME DE STAËL

Le général Schawembourg[47].

(p. 155) M. DE ZELTNER.

Eh quoi! celui qui eut chez nous une conduite si sévèrement probe!... Mais il refusa, je crois, l'offre d'une somme assez forte faite par les cantons à l'armée française?

MADAME DE STAËL.

Sans doute; et pour mon compte, je l'aurais accueilli au lieu de le rappeler... Mais le Directoire ne fait pas toujours ce qu'il veut, bien qu'il soit un roi en cinq parties. Les Conseils contiennent des têtes ardentes qui viennent souvent entraver les mesures très-sages du Gouvernement. Mais ici le Directoire a montré de la fermeté jusqu'à un certain point, en accueillant le général Schawembourg.

M. DE ZELTNER.

Oui, sans doute; cependant, en le mandant à (p. 156) Paris pour rendre compte de sa conduite, il l'a placé dans une position singulière.

MADAME DE STAËL.

Je connais plusieurs traits de lui qui lui font honneur... Mais j'aurai toujours à lui reprocher une action qui pour moi fut presque un crime: c'est la destruction du couvent de Notre-Dame des Ermites, dans le canton de Schwitz... C'est un vandalisme dont le bon goût devait préserver ce vieux monument que les voyageurs chercheront maintenant avec peine, en n'y trouvant plus que des ruines, qui encore ne sont pas l'ouvrage du temps.

Une jeune femme passa devant madame de Staël et la salua avec un sourire qui embellit encore sa physionomie jeune et de bonne humeur.

—Quelle est cette belle personne? demanda M. de Zeltner.

MADAME DE STAËL.

Une aimable et charmante femme, à laquelle je vous présenterai si vous le voulez. Elle est ici dans sa famille, car c'est la fille de la nation.

M. DE ZELTNER.

Mademoiselle de Saint-Fargeau!

(p. 157) MADAME DE STAËL.

Elle-même! N'est-ce pas qu'elle est bien belle? Eh bien! cette charmante jeune fille, étant riche autant que jolie, a choisi un étranger pour mari: elle est madame de Witt, elle a épousé le fils des grands-pensionnaires ou plutôt leur descendant; elle a une immense fortune, dont elle jouit et avec laquelle elle est disposée à s'amuser et à faire de la vie tout autre chose qu'une longue pénitence, je vous jure: elle danse, rit, court tout le jour, passe la nuit dans les fêtes et trouve à peine le temps du sommeil.

M. DE ZELTNER.

Elle est si fraîche que cela se croit à peine; elle est plus vermeille que ses roses.

La jeune femme[48] qui occupait madame de Staël et M. de Zeltner était en effet bien jolie. Fraîche comme les roses qui formaient sa couronne et la garniture de sa robe, elle avait de plus un parfum (p. 158) de jeunesse, une vie si apparente, que l'œil le plus attristé devenait moins sombre en s'arrêtant sur elle... Elle était grande, mais sa taille ne nuisait ni à sa légèreté en dansant, ni à sa démarche et à sa tenue habituelle; elle dansait en ce même instant, et le bonheur animait tous ses traits.

—Voilà un modèle digne de vous pour une Hébé, dit madame de Staël à un homme qui arrivait auprès d'elle et la saluait. C'était David.

—Je crois, répondit-il, qu'elle a déjà été peinte ainsi par Guérin. C'est même un de ses premiers tableaux. Girodet a fait également son portrait en muse, mais il a mal réussi; et Girodet, lui-même, a défait son ouvrage. C'est bien, cela! C'est d'un véritable artiste. Détruire son œuvre lorsque la voix de l'art nous avertit que c'est mal, c'est prouver du talent. La médiocrité seule se croit parfaite.

Et saluant madame de Staël, il passa.

—Cet homme, dit-elle, me fait mal à voir... Sa laideur amère peut à peine être tolérée à côté de son beau talent... Et puis...

Et elle passa sa main sur son front, qui se plissa comme devant un souvenir pénible.

—Madame la baronne paraît bien absorbée ce soir, dit un homme qui arrivait auprès d'elle.

À ce titre, qui était peu prononcé dans ce lieu, (p. 159) madame de Staël leva les yeux en tressaillant et sourit ensuite au nouveau venu: c'était le baron de Reitzenstein, ministre plénipotentiaire de Bade près de notre république.

—Vraiment non, répondit madame de Staël à sa remarque, mais je suis quelquefois dominée par un souvenir: s'il est doux, je lui souris... s'il est amer, il me rend triste.

LE BARON.

Le Directeur a ce soir une belle et charmante réunion. En vérité, continua-t-il plus bas, on croirait se retrouver dans la France de Louis XIV!

Madame de Staël ne dit rien; elle se contenta de sourire, et fit un signe de tête dont il est impossible de rendre l'expression... Elle voulut répondre, mais une foule d'hommes arrivaient près d'elle en ce moment: c'étaient Milet-Mureau[49], ministre de la (p. 160) Guerre; Robert Lindet, ministre des Finances; M. de Reinhard, ministre des Affaires étrangères; Fouché, qui déjà avait saisi le ministère de la Police...; Maret, dont l'aimable esprit était apprécié à sa valeur par une femme qui savait discerner mieux que personne la supériorité là où elle était... Berruyer, notre bon et brave Berruyer, qui, déjà à cette époque, avait le commandement de l'Hôtel des Invalides; c'était Dubois de Crancé, qui, quelques semaines plus tard, devait prendre la place de Milet-Mureau; puis encore un homme parfaitement aimable et dont madame de Staël goûtait fort la conversation: c'était M. Petiet...

—Nous venons tous autour de vous, madame, lui dit-il, pour avoir un peu notre part de cette bonne causerie qu'on ne trouve pas au milieu de cette foule joyeuse qui s'amuse en se menaçant et en faisant du bruit...

Madame de Staël fit asseoir auprès d'elle quelques-uns des hommes qui étaient autour de son fauteuil, et une conversation s'établit dans une partie du salon qui précédait la salle où l'on jouait et où madame Tallien et Barras avaient autour de leur table une foule pressée, et devant eux, des monceaux d'or. On n'aurait pas dit, en (p. 161) les voyant, que la France souffrit des maux aussi cruels... et surtout la famine!... Dans cet instant, une femme d'une taille moyenne, mise avec une extrême élégance, passa devant eux avec Gohier, dont elle tenait le bras, et madame Gohier: c'était madame Bonaparte... Joséphine, celle qui plus tard devait être reine de France!.... Elle salua cérémonieusement madame de Staël en passant devant elle... À peine fut-elle entrée dans le salon où se tenait Barras, qu'il se leva, alla au-devant d'elle, et, lui prenant la main, la conduisit à un fauteuil, et madame Tallien, quittant son jeu aussitôt que sa mise fut perdue, vint aussi se placer auprès d'elle, ainsi que madame de Château-Regnault; elles étaient fort intimement liées alors toutes trois, et rien ne faisait présumer que quelques mois à peine seraient écoulés qu'elle-même serait en souveraine dans ces mêmes salons où régnait maintenant madame Tallien.

—Avez-vous des nouvelles? demanda Joséphine à Barras.

—Non, répondit-il, et rien ne fait présumer que l'Angleterre nous en veuille donner, ajouta-t-il plus bas en se penchant vers elle; mais ne parlons pas de cela ici... Venez, prenez mon bras, nous allons chercher Bourdon et concerter avec lui ce que nous pourrons faire.

(p. 162) MADAME TALLIEN.

Comment, ma belle, vous aurez le courage de lui donner votre bras avec cet horrible costume! Comment n'exigez-vous pas qu'il aille auparavant le quitter?... Si j'étais de vous, je ne me lèverais pas de mon fauteuil qu'il ne fût comme tout le monde... Je suis sûre que c'est d'avoir eu cet habit[50] devant mes yeux pendant toute la soirée qui m'a fait perdre mon argent.

BARRAS, la regardant avec une expression marquée.

Comment ne me l'avez-vous pas dit? Vos commandements sont, ce me semble, des lois auxquelles jamais je ne refuse obéissance, et depuis longtemps je serais comme vous le voulez si vous eussiez dit un mot.

MADAME TALLIEN.

N'avais-je pas dit que c'était affreux!...

(p. 163) Barras s'éloigna rapidement, et, en peu de minutes, il revint habillé comme toujours...—Voilà, dit madame Bonaparte, une obéissance des plus gracieuses... Maintenant, chère Thérèse, permettez-moi de prendre son bras et d'aller à la recherche de Bourdon... ou plutôt venez avec nous... Mes secrets ne sont-ils pas les vôtres?

Et passant son bras sous celui de madame Tallien, elles suivirent Barras au travers d'une foule tellement serrée que, sans son aide, elles n'auraient pas pu traverser; mais lui, faisant les fonctions d'un chambellan, les précédait en disant:

—Place, place à ces dames, Messieurs...[51] Ah! citoyen Savary[52], je suis charmé de vous voir... Faites-moi le plaisir de venir déjeûner avec moi demain matin, j'ai à vous parler... Prenez garde, Mesdames... Comment cela va-t-il, mon cher Rewbell[53]? dit-il en secouant amicalement la main d'un homme dont la (p. 164) physionomie ouverte, mais un peu sévère, n'était pas française dans son expression... Pourquoi donc ne vous vois-je plus? poursuivit Barras; depuis que le sort nous a séparés, vous ne connaissez plus le chemin du Luxembourg.—Citoyen Cambacérès, je vous ai attendu ce matin pendant une heure pour causer avec vous de l'affaire de ce malheureux Schérer[54]!... Le déchaînement est au comble contre lui... On veut un exemple!... Comment faire?...

CAMBACÉRÈS.

Citoyen directeur, j'ai eu l'honneur de vous faire observer que l'affaire du général Schérer n'était pas de mon département; il y a bien assez à faire de juger tous les voleurs publics et tout ce qui m'arrive chaque jour, sans y joindre les affaires du ministère de la Guerre.

BARRAS.

Mais vos lumières en jurisprudence, mon cher ministre, comment puis-je m'en passer? Vous êtes mon flambeau dans cette nuit si obscure des affaires qui m'accablent.

(p. 165) CAMBACÉRÈS.

Eh bien! puisque vous le voulez, citoyen directeur, je serai à vos ordres demain dans la matinée...—À sept heures... par exemple.

BARRAS.

À sept heures! Y pensez-vous!

MADAME TALLIEN.

À sept heures!... Mais, citoyen ministre, vous voulez donc tuer Barras?

MADAME BONAPARTE.

Et d'une triste mort encore!

CAMBACÉRÈS, réprimant un mouvement d'humeur.

Eh bien! donc, j'attendrai que vous me fassiez appeler, citoyen directeur, et si vous le permettez, je vais me retirer, car les sept heures de rigueur me sont commandées à moi; et pour que mon devoir soit accompli, il faut que je sois au travail à ce moment si incommode.

Et, saluant le directeur et les deux femmes, il passa dans l'autre salon pour se disposer au départ, laissant Barras stupéfait.

(p. 166) MADAME TALLIEN, riant.

Je crois, Barras, que vous venez d'avoir une leçon...

BARRAS.

Je le crois comme vous! en vérité, je le crois!

MADAME BONAPARTE.

C'est qu'il vous a parlé sévèrement par le regard encore plus que par la parole...

BARRAS.

Si je le croyais!...

MADAME TALLIEN.

Eh bien! que feriez-vous? Allons! ne soyez ni méchant ni humoriste. Nous sommes joyeux ce soir, et il faut l'être jusqu'au jour.—Cherchez et trouvez votre Bourdon, et finissons tout discours ennuyeux.—Il est minuit et demi; eh bien! lorsqu'une heure aura sonné à cette pendule, il est convenu et arrêté qu'il ne sera plus dit une parole qui ait rapport à une affaire. Je fais cette motion en la soumettant au président.

—Est-ce à celui du Directoire que vous avez à faire? dit une voix grave, mais cependant douce, derrière elle; elle se retourna, et elle vit Gohier.

(p. 167) —Mais pourquoi non? répondit-elle; je vous en fais juge. Je veux que lorsque l'aiguille de cette pendule marquera une heure toute affaire soit suspendue.

GOHIER.

Vous avez non-seulement raison, mais vous auriez dû dire minuit: c'est l'heure du plaisir et du repos.—Il ne faut jamais mêler ensemble la joie et les affaires, le trouble et le calme.—Les affaires se traitent mal, et le plaisir n'est jamais entier. Vous voyez bien que si je ne suis plus jeune, je ne suis pas austère.

MADAME TALLIEN.

Vous êtes un des hommes les plus aimables que je connaisse. Je le disais encore ce soir à Barras, qui était de mon avis.

GOHIER, souriant avec malice.

Vraiment[55]!...

MADAME TALLIEN.

Et pourquoi non?

(p. 168) GOHIER, souriant toujours.

Vous avez ce soir comme toujours, citoyenne, une beauté triomphante qui vraiment est une agréable chose à contempler...

MADAME TALLIEN, en riant.

Ma beauté vous est plus utile qu'à moi dans ce moment, car je n'en fais rien, tandis qu'elle vous sert de moyen pour éviter de me répondre... Citoyen directeur, je vous forcerai de me croire ou de me donner une raison de votre incrédulité.

GOHIER, s'inclinant en souriant encore.

Je suis naturellement rempli de foi et ne demande qu'à croire.

BARRAS, revenant avec madame Bonaparte.

Qu'est-ce donc que ce tête à tête avec notre président, notre belle Athénienne? voudriez-vous le séduire? ou bien gouverner l'empire comme une autre Aspasie[56]?

(p. 169) MADAME TALLIEN.

Oh! ni l'un ni l'autre! J'avais seulement avec le directeur une explication sur une amitié à laquelle il ne veut pas croire et que je voulais lui démontrer... Mais, à propos, avez-vous trouvé Bourdon?

MADAME BONAPARTE.

Mon Dieu, oui! et il ne sait rien! rien du tout... C'est un vrai malheur de plus que de telles inquiétudes!... Lucien et Joseph sont ici; mais comment m'adresser à eux?... ils me repousseraient.

MADAME TALLIEN.

Écoutez, ma chère Joséphine: demain, vers deux heures, donnez-moi une tasse de chocolat dans votre délicieuse petite chambre de la rue Chantereine, et là nous causerons affaires tant que vous le voudrez. Mais croyez bien que je serai sévère pour ce soir: plus d'affaire, plus de pensées sérieuses. Allons! Barras, le souper sera-t-il bientôt servi?

BARRAS.

Mais voulez-vous souper avec la foule? n'est-il pas convenu que nous soupons dans mon petit salon? J'ai donné les ordres, et l'on a mis seulement douze couverts.

(p. 170) MADAME TALLIEN.

Je veux fort de cet arrangement!... Mais qui aurez-vous?

BARRAS.

N'êtes-vous pas ici la souveraine? C'est vous qui désignerez les élus.

MADAME TALLIEN.

Qui aurons-nous, Joséphine? Mais réfléchissez bien avant de parler.

MADAME BONAPARTE.

Eh bien!... madame de Staël.

BARRAS.

Ah! mon Dieu!

MADAME TALLIEN.

Mais elle a raison; je suis assez pour elle... Cependant, écoutez; faites attention... ne la blesserez-vous pas en lui proposant d'entrer dans les petits appartements?

BARRAS, riant.

Non, non! et si vous le voulez, je vais le lui proposer. Nous aurons Mirande, madame de Château-Regnault,... (p. 171) et puis en hommes je le vais dire à Talleyrand, à Fouché, à Petiet... Ah diable! j'oubliais!... cet imbécile de Mouquet[57] n'a-t-il pas été accuser madame de Staël de complot royaliste, que sais-je moi, avec Talleyrand?... cela ne me compromettra-t-il pas alors d'avoir madame de Staël à souper?...

MADAME TALLIEN.

Bah! il y a longtemps que les Conseils prétendent que vous conspirez pour les Bourbons, et que même vous êtes au moment de proclamer le roi dans Paris. On m'a raconté cette belle nouvelle hier au soir, et si je ne vous en ai pas fait fête en arrivant, c'est parce que je gardais cette histoire pour le souper.

BARRAS.

Mais elle n'est pas gaie?

MADAME TALLIEN.

Ah! mon Dieu! comme vous prenez la chose tragiquement! mais c'est absurde! Allons, soyez (p. 172) gai, et riez à l'instant comme le doit faire un vrai roi du festin. (La pendule sonne une heure.) Une heure!.. Maintenant, il vous est défendu d'avoir une triste pensée. Obéirez-vous? continua-t-elle en lui présentant sa main.

—Ah! vous êtes une enchanteresse, lui dit Barras, en se dirigeant avec elle et les personnes désignées pour le souper vers le salon intérieur dans lequel on devait veiller jusqu'au jour.

C'était en effet un bruit assez répandu dans Paris que Barras conspirait pour la royauté; quel motif avait donné lieu à ce bruit étrange, on l'ignore. Ce que Barras avait dit le 21 janvier 1797 devait cependant rassurer les républicains. Chargé, comme président du Directoire, de prononcer le discours pour la fête de l'anniversaire de la mort de Louis XVI, il le fit avec une telle recherche révolutionnaire qu'il scandalisa tout le parti modéré, qui commençait à être le plus nombreux. Ce discours, prononcé dans l'église Notre-Dame, transformée en temple de la Raison, fut d'une nature incendiaire.

«...... Ce n'est pas seulement de la chute du trône et de la juste punition d'un tyran parjure qu'il faut que le retour annuel de cette fête entretienne la postérité: elle lui retracera encore les causes si légitimes, les motifs si purs, la volonté si prononcée et (p. 173) le besoin si unanimement senti de notre glorieuse révolution. En ce jour auguste, la postérité impartiale récapitulera tous les maux que les rois ont faits au monde, et pénétrée des horreurs du despotisme, des douceurs de la liberté, elle bénira les mortels courageux qui ont osé exécuter une entreprise aussi périlleuse, mais salutaire au peuple français.»

Ce discours, digne des jours du terrorisme, appela sur Barras toutes les plaisanteries, les sarcasmes les plus amers du club de Clichy.—Un journaliste, l'abbé Poncelin, homme assez obscur, osa écrire quelque chose, n'importe où, contre Barras... Ce fut sa perte. Barras était roi à cette époque, tout en anathématisant la royauté. Que faire à un homme, cependant, pour venger une injure personnelle, dans un pays où l'égalité, la liberté de la presse et de la pensée, sont proclamées!... Des agens de police attirèrent l'abbé Poncelin au Luxembourg...; on le fit entrer dans une pièce reculée, et là, au lieu de ce qu'il s'attendait à trouver, il fut reçu par les aides-de-camp du directeur[58] et contraint de se mettre à genoux, de demander pardon; le malheureux fut ensuite fustigé de la plus cruelle manière, et jeté à la porte presque (p. 174) mourant. Fiévée, fort jeune alors, était rédacteur de la Gazette de France, dont Poncelin était propriétaire; il eut le noble courage de se porter accusateur de cet attentat vraiment indigne. Une plainte contre le Directoire fut portée chez le juge de paix de la section du Luxembourg, qui, à son tour, eut le courage de la recevoir; mais Poncelin, qui montra par-là qu'il méritait son châtiment, intimidé ou gagné, retira sa plainte et arrêta la poursuite de cette affaire. Toutefois, elle avait éveillé la haine d'abord, et détruit le peu de respect qu'on portait à ce gouvernement. Barras surtout, dont les vices et la conduite déréglée donnaient plus de prise à la critique, et même au blâme, fut attaqué par Villot, député de l'Escaut au Conseil des Cinq-Cents, qui prétendit qu'en 1791 Barras avait déclaré au Châtelet n'avoir que trente-trois ans:—il n'avait donc pas l'âge pour être directeur. Dès le lendemain, Barras prouva le contraire par un acte de naissance... Mais toutes ces discussions étaient mortelles pour le grand corps de l'État, qui, attaqué au-dehors, dévoré au-dedans par des guerres civiles et des discordes, devait nécessairement tomber, et tel eût été son sort si, en effet, Napoléon ne fût pas revenu de l'Égypte. Et cependant on célébrait chaque jour des fêtes nationales: outre cette fête épouvantable (p. 175) du 21 janvier, on en avait une autre plus indigne encore... le Directoire la fit abolir... c'était la fête de la Raison...

Ceux qui n'ont pas vécu dans ce temps vraiment étonnant, où le peuple français faisait chaque jour une nouvelle sottise qui prouvait son état de folie, seront peut-être bien aises de connaître les détails de cette fête qui eut lieu à Paris, en France, en l'an, non pas de grâce, mais de malheur, 1793, le 21 novembre (1er frimaire an II), dont je viens de parler tout à l'heure. C'est la fête de la Raison. C'est une étude, en vérité, qu'il est curieux de faire...

Une femme, nommée Sophie Momoro, dont le mari était imprimeur[59] et l'un des membres les (p. 176) plus absurdes du club des Cordeliers en 1793, fut choisie pour être la principale actrice de cette scène, qui eût été burlesque si le malheur de notre ruine n'y eût été écrit en sinistres caractères... Momoro était grand partisan de la loi agraire, parce qu'il n'avait rien, comme, au reste, tous les honnêtes personnages d'alors. Cet homme accueillit donc avec ardeur la proposition des clubs réunis des Jacobins et des Cordeliers, qui composaient la commune de Paris, lorsqu'ils firent proclamer le culte de la Raison. La femme de Momoro était jeune, fraîche, grande et forte; c'était une Raison toute faite, marchant de bonne grâce au ridicule et à l'impiété, puisqu'elle était une sœur et amie. En conséquence, elle fut proclamée à l'unanimité pour remplir et créer le rôle de la Raison, quitte à trouver une doublure pour un cas très-prévu, comme un enfant ou toute autre chose fort terrestre. Au reste, la doublure était facile à trouver six mois plus tard; mais alors, au mois de novembre, à part l'honneur de faire la Raison, il n'y avait pas beaucoup d'émulation pour se promener en tunique de crêpe par un froid de sept à huit degrés.

(p. 177) Le 21 novembre 1793, le peuple de Paris put aller admirer ce que ses bons rois de la Convention faisaient pour ses plaisirs et sa morale; le tout mêlé ensemble et représenté sur un théâtre élevé exprès pour cette belle chose dans l'église de Notre-Dame! On avait construit deux estrades des deux côtés de la nef, et à la porte du chœur, une grande charpente sur laquelle on dressa un autre théâtre. Les décorations étaient apportées des Menus et de l'Opéra. Ce théâtre représentait un grand temple environné d'arbres, orné de guirlandes de fleurs... Ce temple était sur le sommet d'une montagne (symbole de la faction montagnarde); vers le milieu était un rocher sur lequel brillait un énorme flambeau allumé: cela voulait dire la Vérité... Sur le frontispice du temple, on avait écrit à la Philosophie...; sur le devant, à l'entrée, on avait placé une foule de bustes des philosophes les plus athées... Voltaire, Volney, Diderot, Fontenelle...

Des deux côtés du théâtre étaient deux troupes, l'une formée par les chanteurs de l'Opéra, en tête desquels étaient Laïs, Chéron et tous les premiers rôles d'alors en femmes; l'autre troupe avait pour chefs Vestris, Gardel, madame Gardel, et tout ce qui faisait admirer ses pirouettes sur la scène de l'Opéra. Lorsque la députation de la Convention (p. 178) et la Commune tout entière furent placées, le spectacle commença. Les chanteurs entonnèrent un hymne dont les paroles sont de Chénier[60] (Marie-Joseph), et les danseurs et les danseuses, prenant leurs guirlandes, dansèrent, à leur grand contentement, ce qui les rendit les plus heureux de la fête, car ils sautaient, et par le froid qu'il faisait, c'était le plus utile de la cérémonie... Au bout de quelques instants, on entendit un grand bruit d'acclamations: c'était la Raison, portée dans un palanquin, presque nue, parce qu'on sait que la raison et la vérité n'aiment pas à être cachées. La déesse fut déposée sur le maître-autel!... et là, debout, dans cet état que je vous ai dit, madame Momoro-Raison ou Raison-Momoro reçut les hommages de la multitude, (p. 179) qui, toujours avide ou au moins curieuse d'un spectacle inaccoutumé, court au premier appel qui lui est fait... L'encens montait en colonnes bleuâtres autour du corps presque nu de cette femme, tandis que deux cents jolies filles, vêtues de blanc et seulement d'une petite tunique de crêpe, les épaules, la poitrine et les bras découverts, la tête couronnée de chêne, descendaient la montagne un flambeau à la main... Alors la Raison, qui était entrée dans le temple de la Philosophie, en sortit, et vint s'asseoir sur un siége de gazon pour recevoir les hommages des républicains et des républicaines... Cette troupe chantait et dansait encore pour reconnaître un tel honneur, et cela devait être... Pourquoi les gens de l'Opéra seraient-ils venus là si ce n'eût été pour chanter et danser?... Lorsque les hommages furent finis, la déesse de la Raison descendit de son siége et rentra dans son temple.

Alors l'enthousiasme devint délire, folie. On dansait avec les coryphées, avec les premiers rôles... la hiérarchie de talent était bien quelque chose vraiment au moment où madame Momoro faisait la déesse tant qu'elle pouvait! On dansa avec les prêtresses de la Raison, qui ne la prêchaient guère...; on dit même qu'on s'embrassa en mémoire du baiser de paix... Enfin, ce fut une (p. 180) vraie parade... Mais, après avoir dit que c'était ridicule, on se trouve arrêté, car c'est un autre mot qu'il faut pour exprimer ce qu'on sent dans l'âme à la vue de telles turpitudes.

Les membres de la Commune conduisirent les prêtresses et la déesse à la Convention;... cette troupe de jeunes femmes, presque toutes jolies, fit perdre la raison au sénat de la France: tout en proclamant le culte de cette même Raison, il décréta, séance tenante, que le culte catholique était enfin aboli et remplacé par celui de la Raison, et la même loi disait que l'église métropolitaine de Notre-Dame prendrait désormais le nom de temple de la Raison. Quelques misérables, qui ne méritaient pas de porter le nom de prêtres, avaient été apostés exprès parmi la foule; ils s'avancèrent et prêtèrent un serment qui servit à prouver la grandeur infinie de Dieu, car ils ne furent pas foudroyés en prononçant les paroles infâmes de leur abjuration.

La Convention décréta qu'une nouvelle députation de cent membres se rendrait à quatre heures au temple de la Raison, pour être témoin d'une seconde représentation de cette cérémonie sublime!...

C'est ici le cas de rendre justice à l'abbé Grégoire: il eut horreur de ces indignités, et refusa toujours d'y participer.

(p. 181) La seconde représentation ne fut terminée qu'à huit heures du soir... et ce fut une bacchanale et une orgie plutôt qu'une fête...

Le Directoire la conserva la première année seulement de son pouvoir. Laréveillère-Lépaux, qui avait aussi son idée, la fit abolir. Mais au moment du 18 brumaire, voici quelles étaient les fêtes ordonnées:

Tandis que l'on ordonnait ainsi des fêtes, l'orage grondait sur la tête de Barras; mais, en véritable épicurien, il ne voulait même pas entendre parler d'affaires; il disait toujours le fameux mot, à demain les affaires! Mais cette insouciance, qui devait lui devenir funeste, n'était pas feinte chez (p. 182) Barras; il était vraiment paresseux, et la mort ne l'eût pas effrayé au point de lui faire quitter, pour la fuir, un bon dîner et un appartement commode où il se trouvait avec des gens qu'il aimait... Il avait enfin reconnu que son système de république était absurde, et il en voulut changer;—le voulut-il pour le roi de France? je n'en sais rien. Ce qui est certain, c'est qu'en l'an VII, Barras reçut des communications du duc de Fleury, que Louis XVIII avait chargé de négocier sa rentrée en France auprès de Barras. Pour pouvoir avec plus de facilité voir les personnes qui venaient lui parler, il allait fort souvent à Grosbois; ce fut là que se passa une scène assez curieuse pour être mise dans l'Histoire du salon de Barras, en raison des personnages qui y figuraient en première ligne.

À l'époque dont nous nous occupons maintenant, c'est-à-dire en l'an VII, il y avait à Paris un homme qui, depuis, fut connu de nous tous pour avoir un esprit charmant et même supérieur: cet homme était M. de Lamothe, dont le père était avant la Révolution médecin ordinaire du Roi. La Révolution trouva le fils prêt à prendre toutes les idées nouvelles, et il s'y livra avec ardeur... Il avait reçu déjà plusieurs blessures et était venu à Paris pour s'y remettre de ses fatigues, lorsqu'il apprit tout à coup que Barras, alors (p. 183) président du Directoire, avait les plus fortes préventions contre lui, et on lui dit quels étaient ses crimes. À peine sut-il qu'on l'accusait d'incivisme, d'intelligence à l'étranger... qu'il alla trouver Sottin et le pria de vouloir bien l'accompagner jusqu'à Grosbois. Barras y était alors pour une Saint-Hubert, avec ses habitués intimes. M. de Lamothe dit à Sottin qu'il ne voulait pas demander un rendez-vous, et ils partirent un matin après déjeuner.

Grosbois était affectionné par Barras: il y avait fait des dépenses fort grandes et l'avait rendu un peu moins désagréable à la vue; mais c'était un endroit giboyeux, et pour Barras et ses amis il n'en fallait pas plus.

Pendant le chemin, Sottin demanda à M. de Lamothe s'il ne pouvait pas obtenir, par une voie quelconque, la protection de madame Tallien. Lamothe se mit à rire.

—Si sa protection pour moi était apparente, je la cacherais, dit-il à Sottin; le directeur ne sait que trop que je la connais déjà.

—Comment cela se peut-il? elle est toute-puissante.

—Oui, pour un autre; mais non dans cette affaire. Ignorez-vous donc ce qui s'est passé entre elle et moi il y a quelques années?

(p. 184) Sottin répondit qu'il n'en avait jamais entendu parler.

—Vous connaissez Édouard de C...., dit Lamothe; eh bien! à cette époque, lui et moi nous étions amoureux comme des fous, ou plutôt comme des jeunes gens de vingt-deux ans pouvaient l'être d'une femme aussi ravissante que l'était madame de Fontenay; car alors elle n'était pas encore madame Tallien: elle était seulement madame de Fontenay, et demeurait à Bordeaux, sous la garde de son frère, M. Cabarrus, et un peu de son oncle, M. Jalabert.

Le frère était un vrai tuteur de comédie. Jaloux comme un Espagnol, grondeur comme un vieillard de tous les pays, il était si désagréable, qu'il fallait aimer sa sœur comme nous l'aimions pour supporter ce que nous supportions de lui. Quant à elle, qui était l'objet principal de l'entreprise, elle était belle, et encore plus ravissante qu'elle ne l'est aujourd'hui, où tout Paris l'admire, et, de plus, bonne et douce et prévenante. C'était un ange comme ceux qu'on prie; un ange auquel il ne manquait que des ailes!

Sottin se mit à rire.—Vous êtes bien poétique aujourd'hui, lui dit-il.

—Non, répondit froidement Lamothe; je suis vrai, car je ne suis plus amoureux: ainsi vous voyez que vous devez me croire.

(p. 185) Ce que je vous raconte se passait en 1792, poursuivit Lamothe. Bordeaux commençait à s'agiter. J'y étais alors, ainsi qu'Édouard de C...., et notre intention, à tous deux, était d'aller à l'armée, lorsque notre destinée nous fit rencontrer madame de Fontenay.

On était en été, et même encore au printemps; vous savez ce que c'est qu'un printemps du Midi: c'est, je crois, un avant-goût du paradis... Tout en parlant du charme de ce beau temps, de la liberté des champs, du bonheur qu'on trouverait à ne plus entendre gronder le lion populaire, on en vint tout naturellement à désirer la campagne. Édouard de C.... dit: Pourquoi n'irions-nous pas à Bagnères? nous sommes près des Pyrénées: partons.

—Partons, dîmes-nous aussitôt. Le lendemain les préparatifs étaient faits, et deux jours après nous étions en chemin.

Ma rencontre avec madame de Fontenay avait eu quelque chose d'étrange. Édouard de C...., avec qui j'étais en relations d'amitié, sans pourtant être fort intime, m'avait choisi pour son confident et me racontait combien il était malheureux. Souvent il voulait s'éloigner; mais la magicienne resserrait ses liens par un regard, et le malheureux jeune homme restait plus insensé que jamais. Je craignais d'être présenté à cette femme qui enflammait (p. 186) ainsi pour ne pas aimer, et puis un jour, je ne sais par quel événement simple cela se fit, je m'y trouvai présenté par Édouard lui-même.

—Puisque maintenant tu es dans la maison, me dit Édouard, je t'en conjure, fais les efforts pour découvrir ce qui peut causer sa froideur; car je l'aime, je l'aime comme un pauvre fou, cette femme, et je vois que non-seulement elle ne m'aime pas, mais qu'elle ne m'aimera jamais.

Il avait raison; je ne vis pas cet ensemble trois fois, que mon opinion fut arrêtée, et je l'aimai, sans scrupule de prendre une place occupée par un ami.

—Comment! vous étiez déjà aimé?

—Je n'ai pas dit cela...; n'allons pas si vite.... Nous partîmes tous, madame de Fontenay, Édouard de C...., Cabarrus et un oncle Jalabert, banquier de Bayonne, qui gardait sa nièce comme Cabarrus gardait sa sœur; c'était à en perdre l'esprit.

Nous allions à petites journées. Arrivés dans une bourgade par-delà Langon, nous ne trouvâmes que trois chambres pour toute la caravane, et c'était bien peu pour tant de monde; mais l'oncle et Cabarrus trouvèrent, au contraire, que la chose était admirable. Cabarrus mit des matelas par terre pour nous quatre, abandonna la troisième (p. 187) chambre aux domestiques, donna celle qui donnait sur le jardin à sa sœur; et quant à nous, nous nous établîmes dans la première de toutes.

Je remarquai une sorte d'alliance entre Édouard de C...., Cabarrus et Jalabert. Ce soir-là, on me plaça de manière que j'étais entouré des trois autres; ceci avait une raison.

Depuis que le voyage était commencé, nous avions trouvé le moyen de nous réunir, madame de Fontenay et moi, c'est-à-dire que j'en avais enfin obtenu la permission de lui dire que je l'aimais, et elle m'écoutait sans colère. Ce même soir, nous devions enfin nous entendre mutuellement; car je voyais, je sentais qu'elle m'aimait, et cependant je me désespérais, car elle ne faisait encore que m'écouter: aussi, lorsque je me vis ainsi entouré, il me prit un vertige causé par la colère, qui me fit perdre toute pensée de retenue, et je résolus de parler à Thérésa, ou de tuer tout ce qui y mettrait obstacle. J'avais de fort bons pistolets: ils étaient chargés et toujours auprès de mon lit; mais le bruit aurait pu l'effrayer. Je pris avec moi, dans mon lit, un grand couteau à découper que je trouvai sur la table où nous avions soupé, et que j'emportai avec moi sans que l'on s'en aperçût. Nous nous couchâmes. Avant de faire une tentative pour me lever et passer au milieu de tous ces (p. 188) corps qui semblaient s'entendre pour me barrer le passage, je voulus bien m'assurer que tous étaient endormis.

La volonté ferme est toujours puissante. Je ne crois pas qu'il y ait une chose, quelque forte qu'elle soit, qui résiste à la volonté qui veut... Au bout d'une heure mes gardiens étaient endormis; alors je me levai... Mais, lorsque je voulus me chausser, je ne trouvai ni souliers ni bottes; Cabarrus avait tout fait emporter, sur le conseil d'Édouard de C....

Je ressentis une telle colère, que si dans ce moment l'un d'eux s'était éveillé, je lui aurais donné un coup de couteau, ou lui aurais cassé la tête; mais ils ne bougèrent pas. Cette mesure m'expliqua leur sécurité, et pourquoi ils s'étaient endormis si paisiblement: je ne voulus pas leur donner cause gagnée, et toujours attendant que leur sommeil fût plus profond, je ne me levai que lorsqu'il fut tout à fait certain qu'ils ne s'éveilleraient pas. Je passai au milieu d'eux avec des précautions dont le détail vous amuserait, et j'allai trouver celle qui m'attendait. Nous parlâmes de cet esclavage où elle était retenue, et je lui fis voir que c'était une souffrance qu'elle s'imposait volontairement... Elle m'écoutait, et m'aurait cru dans les conseils que je lui donnais, quand même Édouard de C.... n'aurait pas agi comme il le fit. (p. 189) À mon retour dans notre chambre, il me parla sur un ton qui me déplut. Nous nous battîmes à l'heure même, et j'eus le bonheur de recevoir un coup d'épée.

—Comment! le bonheur?

—Eh! oui, sans doute: sans ce coup d'épée, je n'aurais jamais peut-être appris combien j'étais aimé! Madame de Fontenay, au désespoir de ma blessure, qu'elle croyait encore plus dangereuse, se mit à mon chevet, déclara à son frère et à son oncle qu'elle serait ma seule garde, qu'elle était sa maîtresse, et prétendait agir à sa guise. Le résultat de cette aventure fut que le frère partit pour l'armée avec Édouard de C...., et fut tué dans cette même année; que l'oncle Jalabert s'en retourna à Bayonne, et que à Thérésa et moi, heureux comme on l'est quand on s'aime et qu'on est libre, nous passâmes le temps de ma convalescence dans le plus beau pays, ressentant au cœur une joie qui n'a plus de pareille dans le reste de la vie.

M. de Lamothe soupira profondément en disant les derniers mots. Sottin sourit.

—Vous riez, lui dit le colonel, et moi je sens que je suis vrai, cependant, en vous disant que j'étais plus heureux alors que je ne le fus et que je ne le serai jamais.

—Et que fîtes-vous ensuite?

(p. 190) —Les événements nous séparèrent. Je fus à l'armée; elle resta à Bordeaux, vit Tallien, en fut remarquée, puis ensuite fut au moment de mourir, et maintenant elle est la femme de cet homme aux mains rougies, qui crut laver le sang dont elles furent couvertes par le sang de ses frères en cruautés... Quant à elle, vous savez où elle est tombée!...—Comment pouvez-vous me demander si j'ai cherché sa protection; je tremble même qu'elle ne soit à Grosbois: le croyez-vous?

—Mais la chose est probable; elle y est presque toujours, et il serait étonnant que pour une occasion comme celle d'une Saint-Hubert elle ne fût pas à sa place accoutumée.

—Je l'ai implorée il y a quelques mois, non pas pour moi, mais pour un homme qui m'intéresse et que j'aime, monsieur de Talleyrand; je crois avoir été pour beaucoup dans sa radiation.

—M. de Talleyrand! dit Sottin, avec un sourire significatif. Il n'est pas toujours très-poli; je crois que cela dépend du temps qu'il fait. Un jour je dînais à Auteuil chez M. de ***, et M. de Talleyrand s'y trouvait aussi. Je savais qu'il était là, mais lui ne me connaissait pas; car j'arrivais de Gênes, et il le prouva d'ailleurs en parlant de moi à propos des royalistes de la Vendée; il déclara que j'avais ajouté foi follement au rapport de (p. 191) Noël[61] lorsqu'il m'écrivit que Louis XVIII entretenait des relations en France. Au fait, poursuivit-il avec ce sourire dédaigneux qu'on lui connaît, qu'attendre d'un pareil nom? Savez-vous bien que de Sottin à Sot il n'y a qu'une bien petite distance.

—Cela est vrai, lui dis-je, car en ce moment d'un sot à Sottin il n'y a que la largeur d'une table.

Nous étions en face l'un de l'autre.

La voiture entrait dans le parc en ce moment, ce qui empêcha la réponse de M. de Lamothe. Cela fut heureux, car il aimait M. de Talleyrand, et aurait fait une réponse désagréable à celui qui le conduisait.

Lorsque Sottin entra dans le salon, on était occupé à jouer et à causer. Madame Tallien, en habit de cheval, était assise près de la cheminée, et causait avec Barras. Madame de Château-Regnault était à une bouillotte avec le général Schawembourg, Mirande et quelques autres, et dans l'embrasure d'une fenêtre M. de Talleyrand jouait au piquet ou à l'impériale avec une autre personne.

En apercevant le colonel Lamothe, Barras fit un mouvement de surprise presque désagréable.

(p. 192) —Citoyen directeur, lui dit M. de Lamothe, j'ai appris que vous aviez dit un mot qui peut me faire croire que vous me soupçonnez d'une conduite qui est hors de ma façon de voir; si vous ne vous contentez pas de ma parole, ordonnez une enquête, je me rends volontairement prisonnier.

Barras ne répondit pas d'abord; son sourcil se fronça, et son front devint menaçant. Dans ce même moment, M. de Talleyrand, qui vit l'orage se former, se leva de la place où il était, s'en vint tout en boitant à M. de Lamothe, et lui prenant la main, il lui dit avec cette parole comme il faut et ce ton simple que nous lui connaissons:

—Bonjour, Lamothe; je suis bien aise de vous voir!... Puis il retourna à sa place, où il reprit son jeu et le continua avec la même tranquillité que si rien ne se fût passé autour de lui.

Barras, qui peut-être était embarrassé de sa mauvaise humeur, fut content de la route que M. de Talleyrand lui ouvrait.

—M. de Lamothe, lui dit-il, j'ai peut-être cru un peu légèrement ce qu'on m'a dit de vous; vos amis, et vous en avez de bien dévoués, ajouta-t-il en souriant et jetant un coup d'œil du côté de madame Tallien, vos amis m'ont démontré que j'étais injuste envers vous. Oubliez tout ceci; et pour me (p. 193) le prouver, faites-moi l'honneur de dîner avec moi.

Lamothe s'inclina, et resta.

C'était à Grosbois qu'on jouait ces sommes effrayantes dont on parlait tant. La vie de la campagne n'était supportable que de cette manière avec des gens qui ne savaient ou plutôt qui ne voulaient pas causer. On se réunissait à onze heures pour déjeûner; on se promenait ensuite, et puis on rentrait; et alors, au lieu de se retirer dans son appartement pour lire ou écrire les lettres, on jouait au whist, au pharaon, au vingt et un, à la bouillotte, à tous les jeux de hasard et même au creps. Ce dernier avait été apporté par madame de Château-Regnault à Grosbois... Il y avait ensuite d'autres distractions que celles du jeu et de la chasse. Que d'intrigues se nouaient dans ce château! Que de mystères ses vieux murs pourraient révéler!... La politique et l'amour, l'ambition et tout ce qu'elle entraîne avec elle, toutes ces passions prenaient leur essor dans ce lieu où nul frein ne leur mettait une entrave... Celui qui aurait tenu un journal exact de ce qui s'est passé à Grosbois en l'an VII et le commencement de l'an VIII ferait de ces notes un livre curieux.

Quelquefois, cependant, on était fatigué du jeu, (p. 194) et on s'établissait autour d'une cheminée où il y avait un bon feu de soirée d'automne à la campagne, et alors chacun racontait une histoire; mais il fallait qu'elle fût vraie, intéressante et effrayante... On en raconta plusieurs de fort curieuses, celle, par exemple, de deux femmes[62] qui aimant le même homme voulurent mourir avec lui; l'une des deux, n'ayant pu y parvenir, se regarda comme la plus malheureuse, et ne put supporter la vie après avoir perdu son amant. Mais la plus intéressante de toutes fut racontée par Barras lui-même. Une personne qui était présente la raconta le lendemain elle-même, et elle devint publique. Mais Barras ayant demandé qu'elle ne fût pas imprimée, elle passa presque inaperçue.

Barras, ayant à peine vingt ans, fut appelé à l'île de France, dont son oncle était gouverneur. Désirant suivre la carrière des armes, il entra comme sous-lieutenant dans le régiment de Languedoc, et partit pour l'Inde en 1775. À peine arrivé, il dut en repartir pour aller à la côte de Coromandel; alors il quitta le régiment de Languedoc, et passa dans celui de Pondichéry. Le vaisseau sur lequel il était embarqué, avec un détachement de son régiment, était assez mauvais (p. 195) pour ne pas résister à un gros temps... Peu soucieux de sa vie à une époque où, en effet, on la joue contre un hasard, Barras ne s'inquiéta seulement pas de savoir dans quel état était le bâtiment qu'il montait, et partit à la grâce de Dieu pour sa destination. Arrivé au tiers de sa course, une tempête furieuse s'éleva. L'équipage, qui connaissait le mauvais état du bâtiment, s'abandonna au désespoir. La tête du capitaine se perdit, et le vaisseau, laissé à lui-même, donna contre un écueil où il se perdit presque entièrement... Dans cet instant, Barras voyait sa vie encore si longue, si belle d'avenir, pour lui qui était jeune, noble et riche!... Eh bien! il était le plus calme de tous ceux qui l'entouraient. Les rochers sur lesquels ils avaient échoué étaient placés de manière que les naufragés pouvaient encore s'y maintenir, quoique avec peine, malgré la furie de la mer. Pendant deux jours et deux nuits la tempête fut horrible... Les malheureux étaient obligés de se cramponner aux rochers pour n'être pas entraînés par les vagues... Un pauvre matelot, dont les mains étaient engourdies, tomba dans la mer devant ses compagnons épouvantés... C'est ainsi qu'ils passèrent près de soixante heures... Le troisième jour, le ciel était pur, la nuit était calme, et un vent tiède apporta sur le front glacé des malheureux (p. 196) naufragés un air parfumé qui avait des émanations de la terre.

—Mes amis, s'écria Barras à ses compagnons accablés, nous sommes près de la terre. Allons, levez-vous! du courage, et nous sommes sauvés... Descendez dans le vaisseau, tâchez d'en tirer quelques planches pour faire un radeau... Et tout aussitôt, donnant l'exemple en même temps que l'ordre, il descend lui-même dans le vaisseau, et, se mettant à l'œuvre, il fait en peu d'heures un radeau pouvant contenir assez d'hommes pour le gouverner et imposer aux habitants de la terre à laquelle on allait aborder, et qu'on distinguait comme une ligne à l'horizon depuis que le soleil était monté. Les matelots craignaient de se hasarder sur le radeau, car la terre était encore éloignée; mais Barras leur donna du courage en leur montrant la mort certaine s'ils demeuraient en cet endroit... Depuis trois jours ils n'avaient vécu que d'un peu de biscuit détrempé dans de l'eau, dont ils avaient fort peu, et d'un peu d'eau-de-vie.

—La mort sera moins affreuse au milieu d'une tentative pour nous sauver, leur dit-il; partons!

Ils partirent au nombre de vingt-sept, promettant à leurs camarades de venir ou d'envoyer les chercher aussitôt qu'ils seraient arrivés.

(p. 197) —Si nous périssons, dit un vieux contre-maître, priez pour nous, mes enfants: ça ne fait jamais de mal[63].

À peine furent-ils en mer que des courants faillirent les entraîner... Barras eut encore besoin de toute sa fermeté pour maintenir l'ordre sur le radeau. Ils voulaient tous retourner aux rochers, et de là faire des signaux pour être aperçus des habitants de la côte qu'on voyait. À peine un des matelots eut-il émis cette pensée, que tous s'écrièrent:

—Oui! oui! retournons aux rochers! retournons au vaisseau! Nous sommes des lâches d'abandonner nos camarades!

—Et moi, s'écria Barras en tirant son épée, je jure de passer cette épée au travers du corps du premier qui parlera de retourner en arrière. Si vous voulez mourir comme des fous ou des sots que vous êtes, je ne le veux pas, moi! En avant donc, et marchons ferme. Deux louis d'or et la terre pour ceux qui marcheront bien... Un coup d'épée et la mer pour ceux qui refuseront... Choisissez!

Ils marchèrent.

(p. 198) À mesure qu'ils approchaient de cette côte qu'ils avaient aperçue du vaisseau, un ravissant coup d'œil se présentait à eux. Bientôt l'enchantement fut complet. Ils virent un rivage, ou plutôt une grève de sable fin et brillant, des falaises surmontées d'arbres magnifiques, et pour rideau des montagnes vertes et boisées pittoresquement groupées.

Lorsqu'ils abordèrent, le rivage était couvert d'hommes et de femmes d'une couleur brune, ou plutôt d'un noir cuivré, qui, par leurs gestes, semblaient les appeler à eux. Encouragés par cette vue, ils redoublèrent d'efforts, et en peu de minutes le radeau fut à terre.

Barras, à peine sauvé de la mort, voulut y arracher ses compagnons de malheur. Il chercha des yeux le chef de la peuplade, et le reconnut à sa haute coiffure de plumes bizarrement ajustée. Il lui fit très-aisément comprendre par ses signes qu'il y avait encore d'autres naufragés à sauver. Aussitôt le chef se mit à courir avec la vivacité d'un cerf, en appelant à lui quelques jeunes noirs; ils disparurent dans l'épaisseur du bois. Barras attendit seulement un quart d'heure pendant lequel il ne s'ennuya nullement, car les jeunes insulaires, plus curieuses que leurs mères, l'avaient entouré, et parmi elles il y en avait beaucoup de jolies... (p. 199) Les noirs de l'Inde, comme on sait, n'ont ni les lèvres épatées, ni le nez plat, ni les cheveux crépus; leurs traits sont même réguliers, et leurs cheveux longs et soyeux.

Au bout d'un quart d'heure, Barras vit arriver le long de la côte plusieurs pirogues faites avec des troncs d'arbres que le feu avait creusés. Au moment de monter dans une d'elles, car il voulait aller lui-même chercher ses compagnons, le chef lui fit observer par des signes très-intelligents que la distance était peut-être bien longue pour ces pirogues qui ne pouvaient aussi contenir que deux hommes à la fois. Barras le rassura, et ils partirent avec une quantité de pirogues pour aller délivrer les malheureux qui attendaient avec anxiété qu'ils fussent secourus... Il eut le bonheur de les emmener tous, un seul excepté, qui, dans un accès de frénésie, était tombé sur les récifs et s'était tué. De retour dans l'île, il y fut accueilli, lui et ses hommes, avec cette candeur native qui est si admirable chez l'homme qui n'est pas anthropophage. Tout ce que ces bons insulaires purent lui donner comme produit de leur chasse ou de leur pêche, ils le prodiguaient à leurs hôtes. La population de l'île était encore assez nombreuse, mais il ne parut pas à Barras qu'ils connussent leurs voisins. Pendant un mois qu'il passa au milieu (p. 200) d'eux, il ne vit aucune arrivée, ni aucun départ. Un soir, à la fin du jour, tandis qu'il se promenait sur le rivage, regardant au loin sur la mer, qui en ce moment ressemblait à un miroir, il aperçut un vaisseau... Il se hâta d'élever encore le signal de détresse qu'il avait mis le jour même de son arrivée au haut d'une perche, dans l'endroit le plus apparent du rivage. Les matelots et les sauvages eux-mêmes firent des feux qui, une fois la nuit venue, avertirent enfin le vaisseau, qui cingla vers l'île, et vint délivrer Barras et son détachement d'un exil qu'ils commençaient à trouver insupportable. Le vaisseau appartenait à la flotte ou l'escadre de M. de Suffren, et allait le rejoindre dans les mers où il croisait, principalement devant Pondichéry. Un seul homme ne voulut pas quitter l'île lorsqu'on partit; et craignant qu'on ne le contraignît au départ, il s'enfuit dans les bois, où il devenait impossible de l'aller chercher. C'était un matelot du vaisseau de Barras; il avait à peine vingt-cinq ans, et paraissait fort intelligent. Qui sait quel sort il a eu? Peut-être est-il devenu le roi de cette île inconnue?... Les insulaires en paraissaient doux et bons, il ne risquait donc aucunement sa vie; Barras le recommanda au chef, qui les combla de prévenances et de présents, tels à la vérité qu'il les pouvait faire, mais qui (p. 201) avaient un grand prix pour des hommes depuis longtemps en mer: c'étaient des fruits, de l'eau fraîche, des animaux de leur chasse, et tout ce que leur île produisait... En quittant ce lieu de repos, Barras alla à Pondichéry, où son régiment l'attendait, et après la reddition de cette ville, il servit sous M. de Suffren, et alla au cap de Bonne-Espérance, où il se conduisit de manière à mériter le grade de capitaine à vingt-deux ans. De retour en France, maître d'une grande fortune, d'une grande et noble naissance, il se livra à tous les excès que la jeune noblesse tenait alors à honneur de porter au comble. Au moment de la révolution, il fut un des plus enragés démagogues. Député du Var à la Convention, non-seulement il vota la mort de Louis XVI, mais de plus il s'opposa à l'appel au peuple, qui seul pouvait sauver le Roi[64]. En 1792, juré à la Haute-Cour d'Orléans, il prononça sur le malheureux Dubry, et dans le midi de la France il commit tant d'horreurs, qu'il ne fut jamais cité que comme le meilleur patriote par les sociétés populaires de la Provence[65] et du Comtat.

(p. 202) Voilà ce qu'il ne racontait pas dans les soirées de Grosbois; mais ce même soir où il parlait des temps passés, et racontait son naufrage, madame de Château-Regnault lui dit que probablement, sans son courage et sa fermeté, il était perdu lui et les siens.

—Je le crois aussi, répondit Barras. J'ai toujours eu pour règle de conduite de poursuivre ce que je veux faire avec une persévérance et une volonté fermes; c'est ainsi que ma fermeté m'a sauvé de Robespierre.

Chacun se récria: on l'avait toujours cru à l'abri de tout péril pendant 93.

—Lorsque je revins à Paris, après les affaires de Toulon, où j'avais vu tant d'infamies, que j'avais été obligé d'arrêter moi-même le général Brunet au milieu de son armée[66], à Nice, et que j'écrivais à la Convention que je n'avais trouvé d'honnêtes gens dans Toulon que les galériens; eh bien! cette même fermeté que j'avais montrée à vingt ans sur des écueils, au milieu de la mer, je l'eus encore à trente ans, au milieu d'une armée dont (p. 203) je faisais le chef prisonnier. De retour à Paris, je me trouvai en face de l'homme qui voulait nos têtes pour que la sienne portât la couronne..... Sainte liberté! Robespierre notre roi! Robespierre notre maître!... Cette pensée troublait mon sommeil... Je ne cachai pas l'horreur qu'elle éveillait en moi... Robespierre le sut; le lâche voulut se venger de moi comme de Danton... Mais s'il avait des créatures évoquées par la peur, j'avais des amis, moi; je fus averti, et m'en allant droit à Robespierre, je lui dis en le fixant d'un œil qui devait lui confirmer mes paroles:

—Robespierre, on m'a dit que tu voulais me faire arrêter. Je ne veux pas de la prison; elle n'est que pour les criminels, et je suis bon patriote. Souviens-toi que si une seule tentative est faite sur moi, je repousse la force par la force. Tu n'ignores pas, j'espère, que j'ai des amis. Si tu ne le sais pas, informe-toi de leur nombre, tu verras qu'il est grand.

Robespierre ne pouvait pas pâlir; mais sa bouche se resserra, et son regard de chacal se dirigea sur le mien, comme pour me dire d'être tranquille... Mais que m'importait son silence!... Je ne demandais d'assurance pour ma tranquillité qu'à moi seul... et en effet, Robespierre ne s'adressa jamais à moi... et nous fûmes en paix, quoiqu'il sût que je le haïssais.

(p. 204) En écoutant cet homme qui parlait ainsi d'un accent convaincant, car sa voix était ferme et résolue et sa volonté se traduisait dans chacun de ses mouvements... Eh bien! c'était pourtant presque la même époque, et l'an VII et l'an VIII étaient bien près de l'an III et de l'an II... Mais le feu de cette âme était éteint; et, lorsque Sieyès entra au Directoire et qu'il écrasa Barras du poids de son insolent dictatoriat, Barras ne sut que plier, pour ne pas quitter une place pour lui plus ravissante cent fois que les plus belles espérances; Sieyès[67] le gagna et entra au Luxembourg. Ce fut alors que Barras, prévoyant une révolution, la voulut encore à son profit. Il traita, dit-on, avec Louis XVIII pour la rentrée des Bourbons, aimant mieux l'un d'eux pour maître que l'abbé Sieyès, et cela, je le conçois... Ce fut le duc de Fleury[68] qui porta les propositions du Roi à David Monnier... C'était un coup de parti pour les loyalistes de trouver un directeur pour eux. S'il échoue, disait le duc de Fleury, nous dirons: Cela n'a rien d'étonnant; un Paria a voulu (p. 205) toucher à l'Arche sainte, il a été foudroyé... S'il réussit, c'est parce qu'il était un des nôtres qu'il a réussi, dirons-nous également... De toutes manières, c'est convenable. La version qui alors courut, et qui depuis a pris une créance qui est actuellement une vérité, fut que David Monnier servit d'agent intermédiaire entre les princes et Barras. Il y eut plus que des paroles, et des lettres furent écrites. Barras avait peur que le Roi ne lui pardonnât pas sa conduite, et ses craintes étaient en proportion de ce que sa conscience avait à se reprocher... Mais des promesses furent faites, et Barras s'engagea selon cette version qui paraît positive à rétablir la monarchie en France; on prétend[69] que Barras ignorait que Monnier sollicitait pour lui: je ne le crois pas... Cette version dit ensuite que Barras travailla à l'amener les Bourbons en France... Ils avaient un parti assez fort à cette époque, et le club (p. 206) de Clichy travaillait avec ardeur... Déjà les partis avaient même une couleur, un signe de reconnaissance. Les jeunes gens royalistes portaient une redingote grise, et les cheveux poudrés et relevés par derrière pour rappeler la terreur et les cheveux coupés... Les jeunes gens de la république avaient des redingotes bleues et les cheveux à la Titus... Des rencontres meurtrières avaient eu lieu, et un jeune homme à la redingote grise fut jeté dans le grand bassin des Tuileries et entièrement noyé... ses misérables meurtriers ne quittèrent le bassin que lorsqu'il ne respira plus... Malgré le nombre dominant du parti républicain, Barras espérait encore à la fin de l'an VII: l'expérience avait prouvé, depuis 92, que le nombre ne fait pas la force. Barras, ennuyé de lutter contre toute l'Europe, allait enfin lui offrir un motif de paix et d'union, lorsque tout à coup l'arrivée de Bonaparte est annoncée. Il est débarqué à Cannes... il va bientôt être à Paris. Lucien, qui depuis une année lui avait préparé les voies et travaillait pour lui dans le Conseil des Cinq-Cents, Lucien, que Barras ne considérait que comme un jeune homme fougueux, le joua complètement. Le 29 vendémiaire an VIII, c'est-à-dire dix-neuf jours avant le 18 brumaire, Barras était encore à croire que son plan réussirait, et pourtant Bonaparte était ici. Mais obligé de feindre, parce qu'il (p. 207) était entouré d'hommes envieux et jaloux de sa gloire, comme Bernadotte, Bonaparte devait travailler en conséquence de son péril... Quant à ce que la version dit de la confidence que Barras fit au général Bonaparte de ses projets, c'est complètement faux, comme de la force armée qu'il aurait mise à sa disposition pour faire une révolution. Pour dire une pareille absurdité, il faut même n'avoir entendu aucune des personnes qui vivent encore et ont été témoins du 18 brumaire, n'avoir lu aucun des livres qui parlent de cette époque; on sait comment Bonaparte a fait le 18 brumaire. Il l'a fait à lui seul[70], à l'aide de la haine qu'on avait pour le Directoire, et peut-être bien aussi de cette sottise paresseuse des Directeurs, dont à la vérité deux étaient déjà gagnés, Sieyès, le plus important de tous, et Royer-Ducos. Tandis que le 18 et le 19 brumaire ils étaient prisonniers dans leur propre palais, et même au secret, une femme, un ange toujours fidèle au malheur, madame Tallien, pénétra par séduction ou par effort jusqu'au lieu où (p. 208) le faible Barras délibérait sous les verrous que Moreau avait tirés sur lui avec son épée...

—Eh bien! lui dit-elle, que fais-tu?... Bonaparte est vainqueur, et le peuple, qui t'adorait quand tu pouvais lui donner des fêtes, crie ce matin pour avoir ta tête, et Bonaparte te protége encore contre lui... Que veux-tu faire?... Après avoir perdu ton pouvoir, prends au moins soin de ta gloire.

Barras haussa les épaules:

—Et que ferais-je? sinon de demeurer en paix et de demander à Bonaparte de me laisser vivre tranquille à Paris. J'irai à l'Opéra, ne me mêlerai d'aucune affaire politique; je verrai mes amis et attendrai ainsi mon dernier jour. J'ai bien réfléchi depuis quelques heures, et ma détermination est positivement arrêtée.

Madame Tallien eut un moment la pensée de dire à cet homme qu'il n'avait au cœur aucune élévation, et puis elle se contint.—Il était doublement malheureux; il succombait sans gloire, et il éprouvait une infortune pour laquelle on n'a pas de pitié.

Barras écrivit, le jour même, une lettre au Corps législatif; elle est dans le Moniteur, et tous les journaux du temps la répétèrent. Je ne la transcris donc pas ici; je dirai seulement que cette œuvre est celle d'un homme sans aucune grandeur d'âme. (p. 209) Cette profession de foi pour la liberté, quand il conspirait quelques jours avant pour ramener en France un ordre de choses qu'à cette époque on appelait despotisme, ces basses flatteries pour Bonaparte, lorsque la veille, en parlant de lui, il prétendait qu'il les avait tous mis dedans, et se servant, en parlant de lui, d'une épithète ordurière..., toute cette conduite est misérable. Napoléon lui fit dire de se retirer à Grosbois, et dès le soir même il y fut conduit, escorté par un détachement de cavalerie. Après sa retraite, il fut accusé tout à la fois d'avoir favorisé les révolutionnaires, voulu ramener les Bourbons, et enfin d'avoir voulu régner lui-même.—Je croirais assez cette dernière version; elle repose sur la connaissance qu'on a du cœur humain: comment croire qu'un homme qui possède, comme Barras, la puissance presque entière, et qui n'a qu'un pas à faire pour l'avoir entière, en fera beaucoup, risquera sa tête pour la donner à un autre. Je crois aux négociations, parce que Barras a voulu se réserver un moyen de salut, dans ces jours d'orage où rien n'était certain. Mais voilà tout.

Après que la révolution du 18 brumaire fut consommée, Bonaparte fit offrir à Barras une ambassade aux États-Unis ou en Allemagne (Vienne excepté), ou de voyager dans le midi de l'Europe, ou de le (p. 210) suivre à l'armée d'Italie. Il refusa les propositions qui lui furent faites par M. de Talleyrand. Cette obstination de demeurer inactif, lorsque le premier Consul connaissait ses intentions personnelles ou royalistes, le fit exiler à quarante lieues de Paris. Il alla à Bruxelles, où, pendant plusieurs années, il tint une maison presque princière[71].—En 1805, il sollicita la faveur de rentrer en France, et Napoléon, alors si puissant, n'abaissa pas son regard sur un homme aussi peu redoutable; mais nul n'est petit quand il se venge: la vipère qui rampe peut tuer le plus noble animal.—Barras, de retour en France, conspira encore, et les preuves de cette conspiration furent tellement positives, qu'il fut exilé à Rome.—Revenu à Paris en 1814, il devint l'ennemi mortel de celui qu'il devait regarder comme son bienfaiteur, car Bonaparte pouvait le perdre au 18 brumaire, en publiant ses relations avec les princes.

Jamais Barras ne fut le bienfaiteur de Napoléon; ce fut au contraire Bonaparte qui, au 13 vendémiaire, sauva Barras et la Convention; ce fut Barras qui, plus tard, en reçut d'immenses services, lorsque, (p. 211) directeur de cette même république, il la couvrait de gloire en Italie et sur les bords du Nil. Personne, d'ailleurs, ne fait la fortune d'un homme providentiel comme Napoléon. Son génie sort de lui-même, de son vaste cerveau, et communique la vie à ces plans qu'il formait et qu'il exécutait avec la rapidité de la magie.—Napoléon est LUI; nul autre ne tient, même de loin, à sa grandeur: c'est un homme comme Charlemagne.

Lorsque Barras revint à Paris après la Restauration, il alla loger à Chaillot. Sa carrière politique était terminée, et il ne voulait même pas prêter à des soupçons. Son salon, toujours ouvert à des amis qu'au reste il avait su garder, ne l'était plus à la foule. Sa maison était bonne, mais il recevait peu de monde, et l'un de ceux admis chez Barras me disait qu'ils n'étaient jamais plus de douze personnes à table chez lui. Il mourut le 29 janvier 1829, et la mort de cet homme qui avait tant marqué dans notre Révolution aurait été inaperçue si les ministres de Charles X, toujours maladroits dans ce qu'ils tentaient comme coup de force, n'eussent renouvelé la scandaleuse histoire des papiers de Cambacérès: les scellés furent brisés et les papiers enlevés. Mais cette fois la chose fut moins paisible que lors de celle de Cambacérès... Un procès en fut le résultat, et le Gouvernement (p. 212) a eu la honte de voir infirmer la décision des premiers juges, qui avaient eu la bassesse, on peut dire ce mot, d'autoriser le bris des scellés pour recouvrer des registres de État. On devait s'en rapporter à Napoléon pour avoir fait rendre à Barras ce qui revenait au Gouvernement... Cette manière de faire entendre que la Restauration mettait de l'ordre dans les affaires de l'État jusque-là abandonnées à elles-mêmes, avait vraiment un côté comique dont il fallait rire.

En 1816, je crois, il a paru deux volumes intitulés: Amours et Aventures du vicomte de Barras.

C'est une compilation de mauvaises et licencieuses anecdotes, mais, du reste, où l'on ne trouve pas un mot des événements importants auxquels se rattache le nom de Barras... Il n'est pas un grand homme, mais son nom se trouvera souvent dans les pages de l'histoire de notre Révolution; et lorsque le temps, ce maître de toutes choses, aura appris à le juger, on dira qu'il ne méritait ni les gémonies ni l'apothéose.

(p. 213) SALON DE FRANÇOIS DE NEUFCHÂTEAU.

Une des choses les plus étranges de notre Révolution, c'est qu'après ce qu'on vient de lire, après les horreurs qui se commirent encore longtemps après le 9 thermidor, le régime du comité de Salut public et de la Convention aurait duré peut-être bien longtemps, si la division ne s'était pas mise entre ces mêmes gens, qui étaient, après tout, des hommes, bien qu'ils ne parussent que des bêtes, que des bêtes féroces, et les faiblesses de notre nature furent ce qui nous sauva dans eux.

Aucun de ceux qui formaient les Comités n'était supérieur; ils avaient compris seulement que (p. 214) la machine de terreur une fois montée, cela seul suffisait pour faire aller toute la France dans la route tracée par ces hommes mêmes qui ne voulaient d'ailleurs que détruire, et ne demandaient que le silence et l'obéissance. Trois moyens furent exploités par les Comités pour dominer la foule: la disette, et même la famine; l'abondance du papier-monnaie, ou plutôt la rareté de l'argent; et enfin l'enthousiasme qu'excitaient les victoires et l'admirable conduite de l'armée: avec les assignats, on payait le peuple quand il devenait trop remuant, et il ne regardait pas si ce qu'on lui donnait était ou non du papier; avec ce mandat, il allait boire et rire: avec la famine, on lui faisait peur: avec la gloire, on l'excitait, et il partait joyeux, lorsqu'après un mouvement pour résister à la réquisition, le comité de Salut public faisait publier une grande victoire; et même, arrivé à l'armée, en voyant ses camarades sans pain, sans argent, sans souliers, le nouveau soldat ne murmurait pas et marchait toujours, même après avoir entendu l'ordre du jour lu par le sergent de Raffet[72].

(p. 215) Robespierre lui-même n'avait aucune supériorité sur ses collègues; seulement il eut le talent de les dominer et de prendre l'initiative... J'ai connu particulièrement à Arras des personnes qui l'avaient connu dans son enfance, et me disaient de lui qu'il était surtout irrité de son infériorité envers les autres; sa figure était ignoble; son teint pâle, ses veines d'une couleur verdâtre, son regard de chat-pard, lui donnaient un aspect repoussant. On voulait quelquefois trouver de l'esprit dans son sourire, mais ses lèvres fines et blanches ne donnaient que l'expression méchamment sardonique d'une sensation ou envieuse ou moqueuse. Il était ensuite très-superficiel dans ce qu'il savait, et toute sa science se bornait à quelques idées attrapées dans ses lectures; du reste, profondément ambitieux et hypocrite...

Le règne de la Terreur fut surtout celui du despotisme absolu; ceux qui parlent de ce bienheureux temps et le rappellent de leurs vœux, au nom de la République et de la liberté, ne savent guère ce qu'ils veulent, les pauvres simples!... non-seulement le système du régime de la Terreur est fondé (p. 216) sur le despotisme, mais ce même despotisme l'est lui-même sur l'avilissement des hommes. Quoi de plus abject, en effet, que l'état de crainte et d'abrutissement où nous étions réduits, devant ces prisons et ces échafauds de 93? Ce silence et ce calme avec lesquels on recevait la mort n'étaient, après tout, que de l'engourdissement; seulement ils habillaient de vieilles figures avec de nouveaux vêtements, mais les personnages étaient les mêmes, rien n'était changé dans le fond, la forme seule avait une apparence différente. Voyez combien les Comités craignaient la liberté de la presse; elle leur était plus redoutable qu'au système féodal même: aussi était-elle extrêmement limitée. Pourquoi craignaient-ils, s'ils avaient eu une conscience calme, et que même leurs fautes fussent le produit de leurs croyances?

Tout fut détruit; on ne voyait plus une seule voiture dans tout Paris; plus de livrée, même la plus simple; tout ce qui possédait encore quelque chose s'absentait de Paris. C'est pour le coup qu'on pouvait trouver une application pour ces vers.

Nous quittons nos cités, nous fuyons aux montagnes,
Nous ne conversons plus qu'avec des ours affreux.

À peine le jour baissait-il, que chacun se renfermait (p. 217) dans sa maison, tremblant d'en être arraché pendant la nuit, et d'avoir son sommeil troublé par une troupe de bandits qui vous en arrachait avec violence pour vous jeter dans un cachot d'où l'on ne sortait presque toujours que pour aller à la mort, sans savoir même quel était le crime pour lequel on mourait: car souvent ce crime était d'avoir envoyé un secours à un père, à une mère mourant de faim dans l'exil!... Et ces misérables osaient encore parler le langage de la douce familiarité... Une fraternité était COMMANDÉE par eux!..... fraternité de sang! fraternité de Caïn, qui n'était scellée que par le meurtre et le pillage... Les démagogues étaient attaqués d'une sorte de folie cruelle qui devait être un sujet d'étude bien curieux pour ceux qui observaient nos malheurs d'un lieu où ils avaient sécurité. La folie la plus étrange, l'aberration stupide, avaient remplacé les lois, la morale, l'ordre et la paix dans l'intérieur des familles... La morale!... croira-t-on un jour à venir qu'une récompense de cinq cents francs était adjugée à la jeune fille qui, sans être mariée, donnait des défenseurs à la patrie?... Ainsi la bâtardise, la légitimité, avaient, non pas les mêmes droits, mais se voyaient placées en sens inverse de tout ce qui est prescrit même dans les peuplades sauvages. Ici l'immoralité, le vice, obtenaient une (p. 218) récompense... Le mot affreux mis sur les assignats: «Le tiers au dénonciateur!» peut aller de pair avec cette odieuse récompense...

Dans les rues de Paris, toujours si populeuses, si remplies de cette foule empressée, affairée, qui va, vient, circule, cause, rit ou pleure, en allant toujours, on ne voyait plus que des gens mal vêtus, marchant d'un pas craintif, redoutant tous les regards, même celui d'un ami... On n'entendait d'autre bruit que celui des crieurs publics hurlant les décrets de la Convention et la liste des morts de la journée.

À notre élégance native, à ce soin scrupuleux de la personne, qui est chez tout Français un besoin impérieux, avait succédé, pour les hommes, le vêtement du bagne; pour les femmes, celui des habitantes de la halle et des faubourgs... Le nom des rues était également travesti dans toute cette longue et terrible saturnale; celui qui arrivait d'un pays lointain, et avait à remettre une lettre rue Richelieu, devait savoir, avant de se mettre en course pour la chercher, qu'elle s'appelait rue de la Loi: car, la demander sous son ancien nom suffisait pour le faire arrêter et le mettre en suspicion.

Les hommes, les femmes, avaient changé leurs noms contre les plus absurdes, et cela avec la plus (p. 219) complète ignorance[73]. Brutus, César, étaient confondus par eux, et souvent on en a vu qui, pour avoir un nom ressemblant aux autres, s'appelaient indifféremment Tarquin ou Sylla!...

Les spectacles étaient devenus des lieux infâmes où bien souvent une mère ne pouvait y conduire sa fille... Et puis quelle distraction trouver dans des pièces révolutionnaires où quelquefois l'instrument du supplice qui décimait la France était sur la scène, au mépris de tout sentiment humain. Avant le lever du rideau, on chantait la Marseillaise en chœur, le dernier couplet à genoux..., et l'on a vu..., oui, cela s'est vu en France, dans ce pays si connu par son urbanité et sa douceur de relations, on a vu pour intermède, dans plusieurs spectacles, un acteur venir lire la liste des victimes de la journée!... Et à la suite de cette infamie, il chantait une chanson dont le refrain était à chaque couplet:

Ils ont fait une oraison,
Ma guainguerainguon,
À sainte Guillotinette,
Ma guinguerainguette.

(p. 220) Et lorsque les spectacles étaient gratis, on voyait sur une grande affiche et en énormes caractères:

De par et pour le peuple souverain!

—Pauvre peuple!...

La mort elle-même, la mort naturelle même n'était ni suivie, ni précédée d'aucune de ces cérémonies que les sauvages eux-mêmes accordent aux leurs... Les cloches étaient proscrites... les prêtres persécutés et en fuite..., et le corps de celui ou de celle que vous aimiez était porté en terre par deux malheureux qui n'étaient accompagnés d'aucuns parents ni d'aucun signe de douleur..., et pourquoi! pourquoi les larmes d'une fille ou d'une mère, celles d'un fils, offusquaient-elles ces hommes de sang?

Plus d'écoles, plus de colléges, plus de pensions!... Tout se réduisait à des écoles presque primaires, où la mère de famille redoutait souvent d'envoyer son enfant.

Plus de joie, plus de ces rires heureux qui faisaient souvent reconnaître un Français à son hilarité bruyante. M. Galley, homme fort spirituel des environs de Douay, où il avait une fort jolie terre, dans laquelle il faisait un grand bien, fut envoyé à la mort pour avoir dit en plaisantant (p. 221) que Rousseau et Voltaire y auraient passé, l'un pour avoir dit que c'était payer trop cher une révolution que de l'acheter une goutte de sang..., l'autre, que le pire des mauvais gouvernements était celui de la canaille....

La mort était devenue notre souveraine...; elle était donnée à tout ce que l'homme peut faire..., pour les vices comme pour les vertus, pour un malheur comme pour un succès. Ainsi, mort pour le général qui battait l'ennemi, mort pour celui qui était battu....; mort à celui qui pleurait...., mort à celui qui riait!...

Ceux qui veulent justifier cette époque fatale disent que jamais il n'y eut moins de crimes privés à punir, ni moins de libertinage dans Paris... Je le crois sans peine... Mais il y a à cette vertu forcée une raison naturelle et que la force des choses elle-même a du produire... Lorsque le sang coule à flots sur les places publiques, lorsque les bandits du bagne sont salariés pour venir égorger en un jour, dans des prisons, plus de victimes qu'ils n'en auraient frappé dans une année au coin d'un bois, il n'est pas nécessaire qu'ils fassent dans l'ombre leur métier d'assassin..., puisqu'ils le peuvent au grand jour avec impunité... Les choses avaient changé de noms, voilà tout.... Et puis le vol était moins fréquent, par une raison tout aussi (p. 222) simple...: le peuple était continuellement payé avec cette profusion d'assignats qu'on lui jetait à poignées pour lui faire faire ou pour arrêter une insurrection... Un jour Danton dit à Pache, alors maire de Paris:

—J'ai besoin pour demain d'une insurrection.

—Je n'ai pas d'argent.

—Tiens, voilà trois cent mille francs...

Et l'insurrection fut très-bien faite. Cette fois, ce furent les femmes qui en furent chargées, et elles s'en acquittèrent si bien, que depuis ce fut toujours à elles qu'on s'adressa!...

Les mœurs étaient plus pures, dira-t-on. C'est vrai; mais comment en eût-il été autrement? comment un cœur glacé par l'effroi pouvait-il battre pour l'amour? comment une tête qui pouvait tomber sous la hache le lendemain pouvait-elle sourire à un bonheur, quel qu'il fût? Il n'y avait plus d'avenir!... il n'y avait qu'un affreux présent[74]...

.....Nul mets n'excitait leur envie,
Ni loups, ni renards n'épiaient
(p. 223) La douce et l'innocente proie.
Les tourterelles se fuyaient:
Plus d'amour... partant, plus de joie.

Tout à coup ce rideau, ce crêpe noir et sanglant qui enveloppait notre vie, se lève!... Tout est changé!... et pourtant un seul jour s'est écoulé... C'est que ce jour est le 9 thermidor!...

Aussitôt que la tête de Robespierre eut roulé sur le même échafaud que lui et les siens avaient fait élever, la France respira comme délivrée du plus horrible martyre... Les monstres eux-mêmes qui avaient partagé ses fureurs demeurèrent quelques jours aussi bons que les autres hommes. La joie revint.—On entendit chanter les ouvriers: on revit enfin cette gaîté française, que rien n'imite et dont rien ne console.

Mais ce changement fut aussi un texte pour l'observation, et un texte curieux. Il semblait que toutes les digues étaient rompues: on courut aux plaisirs de tous genres dont Paris est toujours rempli avec une avidité folle. Les femmes, qui avaient été si héroïques dans les années de terreur qui venaient de s'écouler, furent les premières à oublier le péril passé pour se jeter dans l'excès de la dissipation. On voulut jouir en proportion de ce qu'on avait perdu; et, pendant plusieurs mois, ce fut une licence complète dans cette société informe qui (p. 224) voulait renaître, mais qui repoussait ses anciennes entraves pour ne reprendre que ses plaisirs.

L'argent n'avait pas été détruit: seulement il avait été enfoui par crainte. Bientôt il reparut pour satisfaire au luxe, à la toilette des femmes, à leurs ameublements. Ce fut alors que les modes grecques devinrent une fureur; les vêtements, les meubles, tout fut grec; tout, jusqu'au langage. Nous fûmes transportés dans l'Attique, et souvent chez Phryné ou Aspasie. Ce fut à cette époque que Berchoux fit cette charmante pièce de vers sur les Grecs et les Romains, où il se moque avec tant de grâce de cette rage vraiment comique de ne parler que la langue d'Euripide et celle de Cicéron, dit-il plaisamment en racontant comment on le fouettait pour apprendre son rudiment:

La langue des Césars faisait tout mon supplice;
Hélas! je préférais celle de ma nourrice!

Cette satire elle-même raconte notre caractère: nous rions de tout, nous faisons des vers sur tout, des chansons sur tout. Le vaudeville renaissait; nous chantions, nous dansions, et la famine montrait sa face blême... On n'avait pas de pain, mais on riait... On commençait à se réunir... C'était l'âme française qui revenait... Tout renaissait.

(p. 225) Un jour, on chanta un couplet dont l'auteur fut longtemps inconnu, et qui était assez drôle pour déplaire à la Convention, ou plutôt au Corps-Législatif: car, depuis le 13 vendémiaire et l'institution du Directoire, la Convention, divisée en deux Conseils (les Anciens et les Cinq-Cents), forma le Corps-Législatif.—Ce fut donc à lui que le vaudeville, toujours moqueur, s'adressa.

LE CORPS-LÉGISLATIF AU PEUPLE.

Air: Ça n'se peut pas, ça n'se peut pas.

Sans cesse le sénat s'applique
À te rendre content, joyeux.
Il t'a donné la république;
Que diable veux-tu donc de mieux?
Chaque année en réjouissance
Au Champ-de-Mars tu danseras;
Mais pour la paix et l'abondance,
Ça n'se peut pas, ça n'se peut pas.

Voici un autre dans un esprit différent.

Air: Des Visitandines.

Dans le jardin des Tuileries
Est un chantier très-apparent,
Où cinq cents bûches bien choisies
Sont à vendre dans ce moment (bis).
Le marchand dit à qui l'aborde:
Cinq cents bûches pour un louis;
Mais bien entendu, mes amis,
Qu'on ne les livre qu'à la corde.

(p. 226) Mais, en revenant à la vie, la France prit une autre physionomie et presque un autre caractère. L'argent, qui déjà, au moment de la Révolution, commençait à montrer son orgueil sous la forme insolente des gens de la haute finance, reprit son ascendant sous celle un peu moins agréable des fournisseurs et des agioteurs. Le Perron du Palais-Royal, rendez-vous des joueurs sur les mandats et sur tous les papiers-monnaies qu'on aurait osé émettre, le Perron fut le lieu d'où sortirent une quantité de fortunes que nous admirons et respectons presque autant aujourd'hui que si elles venaient des Montmorency ou des La Trémouille[75]. C'est là que le maître de piano de la Reine et de tout ce qui était grand dans le monde élégant fit une fortune qui étonna moins qu'un poëme vraiment de lui, dit-on, qu'il a fait en quarante-huit ou soixante chants, sur je ne sais plus quel sujet, ni lui non plus, je crois. La rapidité avec laquelle on s'enrichissait était fabuleuse. Vous aviez un valet de chambre: il vous demandait son compte; et trois mois après vous voyiez arriver chez vous le même valet de chambre, mais qui venait dans un beau cabriolet, ayant de beaux chevaux, entretenant (p. 227) une demoiselle de l'Opéra, et venant, malgré ou plutôt à cause de tout cela, vous demander votre fille en mariage, si elle était riche et jolie. Ces mœurs ne sont pas exagérées: elles sont la peinture de celles de la société à cette époque.

Mais où il fallait suivre le tragique changement burlesquement opéré de notre société française, c'était dans les hôtels déserts, abandonnés par leurs maîtres proscrits, et rachetés par ces mêmes fournisseurs, ces riches d'un jour, qui croyaient prendre les manières du beau monde en se mirant dans la même glace... Quelles scènes! quels détails précieux pour un autre Molière, s'il y en avait eu un!... C'était un assemblage unique de l'ancienne splendeur tout aristocratique de ces mêmes hôtels avec les modes nouvelles toutes grecques et romaines. Il y avait un désaccord complet qui frappait d'abord la malice de l'esprit, et puis ensuite éveillait la sensibilité du cœur... On tressaillait souvent en écoutant les paroles grossières, le ton inconvenant des nouveaux maîtres de ces féodales demeures. Leur jargon patoisé, leurs réminiscences populacières, tout chez eux inspirait d'abord la moquerie, et puis ensuite la pitié et la colère, en songeant à l'exil des vrais maîtres de ces maisons bien souvent profanées.

Les jeunes gens de cette époque étaient les plus (p. 228) désagréables du monde. Présomptueux plus que la jeunesse ne l'est ordinairement; ignorants, parce que depuis six ou sept ans l'éducation était interrompue; faisant succéder la débauche et la licence à la galanterie; querelleurs, et même plus qu'on ne le permettrait à des hommes vivant continuellement au bivouac; ayant inventé un jargon aussi ridicule que leur immense cravate, qui semblait une demi-pièce de mousseline tournée autour d'eux; fats, impertinents, voilà le portrait des jeunes gens de l'époque du Directoire. En guerre contre un autre parti qu'on appelait le club de Clichy, et qui soutenait le parti royaliste, ils prirent un costume qui devait différer de tous points avec celui des jeunes gens aristocrates: un très-petit gilet, un habit avec deux grands pans en queue de morue, un pantalon dont j'aurais pu faire une robe, de petites bottes à la Souwarow, une cravate dans laquelle ils étaient enterrés; ajoutez à cette toilette une petite canne en forme de massue, longue comme la moitié du bras, un lorgnon grand comme une soucoupe, des cheveux frisés en serpenteaux, qui leur cachaient les yeux et la moitié du visage, et vous aurez une idée d'un incroyable de cette époque.

Les femmes, les merveilleuses, étaient tout aussi ridicules, si même elles ne l'étaient plus (p. 229) encore. Coiffées à la grecque, habillées à la grecque, mais à leur manière, elles suivaient les modes (à leur façon) de l'an 400 avant Jésus-Christ, tout en minaudant à la manière de 1798, la plus mauvaise de toutes. Madame Tallien, et quelques autres femmes seulement, suivaient la mode selon la belle antiquité grecque, tout en observant le bon goût français, et adaptant ce costume gracieux à des formes pures et antiques. La coiffure elle-même subit un changement: les cheveux furent coupés; les femmes se coiffèrent ainsi d'après madame Tallien, dont la tête, parfaitement moulée et bien attachée sur les épaules, convenait merveilleusement à cette coiffure; mais, en revanche, il y en avait qui, en vérité, n'offraient, comme encore aujourd'hui, que des modèles de caricatures.

Les premières réunions qui eurent lieu furent presque toutes des sujets de moquerie.—Les personnes qui pouvaient recevoir ne l'osaient pas encore. Ce furent donc les nouveaux enrichis qui commencèrent à rouvrir cette délicieuse société française, modèle du bon goût en Europe... On ne pouvait plus souper..., on dînait trop tard. On donna des thés; ces thés, qui, par le luxe avec lequel ils étaient servis, pouvaient passer pour des soupers, étaient plus ou moins ridicules, selon le (p. 230) degré de ce même ridicule que pouvaient avoir ceux qui les donnaient. Madame Hainguerlot fut une des premières merveilleuses qui fût vraiment élégante: sa maison était belle, bien arrangée; sa personne, pas trop mal; son esprit, supérieur pour une personne comme elle, qui faisait son entrée dans le monde à coups de sacs d'argent. Malgré cela, elle n'en faisait pas moins de minauderies que si elle eût été la première pairesse du royaume; ce qui, pour le dire en passant, était passablement ridicule avec une immense taille et aucun charme dans la personne et aucun droit pour minauder d'ailleurs.

On jouait des proverbes chez elle; on y faisait des lectures; on y dansait; on y causait même!... Voilà qui est étonnant... Il est vrai que M. de Boufflers l'avait prise sous sa protection; et un jour il l'appela, lui, M. de Boufflers..., il l'appela une dixième muse!... Il dut bien rire en rentrant chez lui; et, pour se consoler, il aura rejeté, en se parlant à lui-même, le compliment sur la politesse innée de sa nature.

M. de Trénis, le beau danseur, M. Laffitte, M. Dupaty, tous ceux qui alors étaient des notabilités, allaient chez madame Hainguerlot...; ils allaient aussi chez madame Hamelin, qui avait une charmante maison rue Chauchat, meublée à la (p. 231) grecque, comme toutes les autres, mais avec un très-bon goût. Là, du moins, on causait et on était bien; mais elle vint plus tard que l'époque où nous sommes: alors elle était en Italie.

Ce fut en l'an III, comme chacun sait, que le Directoire fut institué, et que, sous le nom de directeurs, nous eûmes cinq rois. Ce moment, qui fut, selon beaucoup de gens d'un grand mérite, le temps de la vraie république, fut, selon d'autres aussi, et je suis de ceux-là, le temps peut-être le plus déplorable, comme devant inspirer de la pitié pour la pauvre France tombée dans un état abject, après le paroxysme violent qui l'avait mise à deux pas de sa perte. Cette époque directoriale fut celle où tous les intérêts éveillés eurent la soif de se satisfaire, n'importe à quel prix... Chacun voulait avoir, et nul ne possédait. Ruiné, privé de revenus, soit en terres, soit en maisons, tout ce qui avait survécu à l'époque terrible se trouvait manquant de tout, et voulant TOUT avoir. Et pour se procurer les jouissances qui leur manquaient, ces affamés employaient aussi tous les moyens. On voyait des gens fort connus, dont les noms sont anciens et honorables, rentrer chez eux, les uns avec un paquet d'échantillons de draps pour des marchés sous le bras, un autre, avec un soulier de soldat dans une main, comme échantillon, pour une soumission[76] (p. 232) de deux ou trois cents paires de souliers pour l'armée d'Italie; un chapeau de mauvais feutre, ou de l'indigo dans sa poche; et tout cela circulant dans ce Paris, redevenu populeux et vivant, au milieu des palais abattus, des églises fermées... Des compagnies noires démolissaient les châteaux; des maisons de jeu s'établissaient dans presque toutes les maisons; des centaines de restaurateurs enseignaient et vendaient la gourmandise à toute une ville... Et cependant, tandis que tout se recréait (p. 233) ainsi, les arts devenaient populaires, les sciences marchaient à un état de perfection; mais la littérature et la poésie sommeillaient, car je ne regarde pas Chénier et quelques autres comme devant former à eux seuls un corps littéraire, quoiqu'ils aient produit de belles choses.

Quant à la sûreté personnelle, elle était plus que douteuse: on volait à main armée, au nom du roi de France, jusque dans les rues, (p. 234) et les chauffeurs, qui torturaient dans les châteaux autour de Paris, prétendaient sortir de la Vendée. On arrêtait, mais pas encore assez, des faussaires passés maîtres dans l'art de la contrefaçon de votre nom. Quant aux nouveaux enrichis, ils ne tuaient pas, à la vérité; mais lorsque quelqu'un les gênait, ils savaient où trouver des assassins inoccupés, et ils les employaient... Vitry en sait quelque chose!... Une facilité de mœurs enfin digne de la Régence. Voilà quel était Paris sous le Directoire.

Cinq hommes choisis par la colère à la suite de cette fameuse journée du 13 vendémiaire composèrent d'abord le Directoire: Carnot, Rewbell, Letourneur[77], Barras et Laréveillère-Lépaux.

(p. 235) Il faut leur rendre toute justice: les quinze premiers mois qui suivirent leur élection firent voir une grande amélioration dans la marche administrative de l'État; mais l'argent manquait toujours dans les coffres. Des particuliers savaient bien en trouver pour satisfaire leurs désirs de luxe ou d'ambition; mais le Gouvernement ne pouvait obtenir de confiance, et par là pas d'argent. Il eut sans doute à vaincre beaucoup de difficultés; mais je crois que ses partisans, parmi lesquels on voit des personnes d'un haut mérite, comme madame de Staël, les exagèrent peut-être un peu.

Carnot rassura les amis de la Révolution sur ce qu'on pouvait craindre: il avait été du comité de Salut public; sa sévère probité républicaine était un garant pour sa conduite de directeur.

Rewbell, député d'Alsace aux États-Généraux, fut constamment dans la représentation nationale; il était ardent pour la Révolution, sans être sanguinaire, et quoique conventionnel, il n'était pas un des forcenés de la Montagne; il était avocat, et connaissait à fond toutes les questions contentieuses; c'était un homme probe en conduite politique. S'il avait été loin dans la route révolutionnaire, (p. 236) c'est qu'il croyait que c'était le bien de la France. Il fut accusé souvent dans sa carrière administrative de partager la terrible renommée de Schérer et de Rapinat, son beau-frère; mais il s'en défendit toujours, et victorieusement.

Letourneur, ancien député de la Manche à l'Assemblée législative, était aussi un des élus à la formation du Directoire; c'était un homme ardent aussi pour la cause révolutionnaire, mais non pas de ce mot traduit par Robespierre et les siens par le mot massacre; il avait, au contraire, toujours attaqué le terrorisme. Aussi Robespierre l'avait-il fait nommer pour aller remplir une mission dans les Indes orientales. Il refusa, et fit bien, parce que le 9 thermidor arriva. Il alla alors dans le Midi pour y combattre le terrorisme, qui fut si ardent dans cette partie de la France. Revenu à Paris, il fut du comité de Salut public, mais après la mort de Robespierre, ce qui n'était plus aussi réprouvé. Sa conduite fut toujours honorable et celle d'un vrai patriote; élu membre du Directoire, il en fut aussi le président, et fut le premier que le sort en éloigna: il en sortit l'année suivante (an V).

Laréveillère-Lépaux était originairement député d'Angers aux États-Généraux (1790). Dès son entrée dans la carrière politique, il fut un des plus violents meneurs; ses motions ont une couleur (p. 237) insurrectionnelle vraiment étonnante pour un homme qui, plus tard, voulut instituer une secte religieuse: elles portent toutes un cachet tellement particulier de virulence et d'emportement, qu'on croit voir un homme exerçant une vengeance contre un autre homme. Je voudrais connaître la vie entière de Laréveillère-Lépaux; je suis sûre qu'on y trouverait une histoire telle qu'il l'a fallu pour exciter sa haine contre tout ce qui était au-dessus de lui.

—Plus de princes! s'écriait-il à l'Assemblée Nationale;—pourquoi ce nom?

Et le lendemain il faisait faire le rapport d'un décret proposé par Ruhl, pour annoncer à l'Europe que la France viendrait au secours et marcherait au secours de tout peuple qui voudrait recouvrer sa liberté; jamais il ne fut un député plus parleur et, pour dire le mot, plus bavard. Tous les jours il faisait une motion. Élu membre du Directoire (an IV), et même président, il dut avoir une joie sans pareille; là il pouvait, à son aise, faire des discours. Aussi ne chômait-on pas de cette production essentiellement indigène de la terre des révolutions. Laréveillère-Lépaux, l'un de nos cinq rois, avait très-peu de dignité: c'était un homme petit, bossu, mal bossu même, et ne voulant pas l'être, ce qui doublait sa bosse... Toute sa (p. 238) vie, il avait eu des idées assez bizarres sur la religion catholique. Un ami, qui avait été élevé avec lui, lui a entendu mille fois répéter dans son enfance que l'état de pape était le plus à envier, et il appuyait son opinion de mille traits qu'il prenait dans l'histoire des Papes, lorsque plus tard il put faire cette lecture. Mais lorsque enfin revêtu d'un titre, investi d'une grande puissance, il comprit qu'il pouvait aussi, lui, exercer une puissance spirituelle et temporelle à la fois, il n'hésita plus, et les théophilanthropes se promenèrent dans Paris... Folie stupide!...

La morale en est bien admirable, s'écrièrent quelques gens toujours à genoux devant une chose, parce qu'elle est neuve, comme il est d'autres gens tout aussi sots de ne trouver beau que tout ce qui est ancien.

Mais, en fait de belle morale, celle de l'Évangile

Nous suffirait encor si vous le trouviez bon[78].

Que pouvons-nous chercher de plus que ce que nous avons en ce genre?—Quoi qu'il en soit, toutes ces pasquinades de philanthropes firent rire tout le nouveau Paris, qui commençait à se reformer assez (p. 239) pour se moquer de pareilles choses. Mais si l'on commença par rire, on finit par huer ces folies et les saltimbanques qui les faisaient. Laréveillère-Lépaux pendant ce temps-là parlait, parlait, parlait; il faisait dans la même semaine un discours au Champ-de-Mars pour le premier vendémiaire, un autre à l'ambassadeur cisalpin, un autre pour l'anniversaire de la fondation de la République... pour la cérémonie funèbre de Hoche... pour la paix de Campo-Formio par le général Bonaparte, un encore à l'Institut; un pour le 21 janvier, afin de célébrer l'anniversaire de la fête du tyran[79]; et enfin un autre pour la présentation des drapeaux napolitains que Championnet, je crois, envoyait en hommage au Directoire. Il était possible d'avoir un directeur plus beau que Laréveillère, mais plus bavard, je ne le crois pas... (p. 240) Enfin il en vint à un point de parlage tellement fort, qu'on l'attaqua à la tribune des Conseils comme ayant perdu la confiance publique pour avoir trop parlé. Bertrand (du Calvados) le lui reprocha à la tribune; Boulay (de la Meurthe), l'un des beaux talents de la Convention, le lui répéta et, de plus, blâma son fanatisme. Il vit alors clairement qu'on ne voulait pas de lui. Il écrivit une belle lettre au Directoire pour annoncer qu'il donnait sa démission: on l'accepta, et Laréveillère s'en alla jouer au pape et à la chapelle tant que cela lui convint, mais loin du lieu où siégeait[80] en effet le gouvernement de l'État.

Barras s'est trouvé le dernier au bout de ma plume. C'était un homme singulièrement placé au milieu de cette horde révolutionnaire, hurlant et agissant comme elle; Barras était d'une haute et antique noblesse; il avait donné de grandes preuves de bravoure; il avait de l'esprit, une belle figure, une tournure faite pour dignement représenter là où le sort l'avait transporté. Parmi ceux qui étaient ses collègues en apparence, mais en réalité des (p. 241) instruments à sa volonté, Barras pouvait paraître un homme supérieur, quoiqu'il ne le fût pas.

Entre eux tous, il était le seul qui pût recevoir, avoir un salon digne du retour de la bonne compagnie, quoiqu'il ne l'eût pas toujours fréquentée; mais il la connaissait et l'aimait. Laréveillère recevait bien un jour de la décade, Rewbell aussi, ainsi que Letourneur; mais ces réceptions étaient contraintes, on n'y causait pas. On entrait dans une de ces vastes salles du Luxembourg, on allait faire sa révérence, quand on savait ce que c'était qu'une révérence, à la citoyenne directrice; on s'approchait du citoyen directeur, qui vous demandait comment se conduisait la section dans laquelle on demeurait. Et la conversation continuait dans ce goût-là, à moins que le directeur n'eût des choses graves à dire à quelqu'un. Les femmes étaient toutes plus communes les unes que les autres dans cette foule; personne ne pouvait donc tenir un salon, excepté pourtant trois des hommes qui ont tour à tour siégé dans le fauteuil directorial, Barras, François de Neufchâteau et Gohier.

Le vicomte de Barras était d'une noble et antique famille de Provence[81]. Jeté dans la Révolution (p. 242) par son mécontentement contre les hommes qui, à son niveau, voulaient le repousser loin d'eux comme ils avaient fait de Mirabeau, il suivit le torrent tout en déplorant chaque jour son malheur de s'y abandonner. Jeune et beau, noble et brave, il quitta de bonne heure l'Europe pour se rendre à l'île de France auprès de son oncle, qui en était gouverneur. Officier dans le régiment de Pondichéry, il revint en France, où il trouva une grande fortune dont il jouit avec excès. En 89, lorsque les États-Généraux furent convoqués, il se présenta d'abord à l'assemblée du tiers; son frère était à celle de la noblesse. À dater de ce jour, la route qu'il suivit fut celle de la plus violente démagogie. Nommé député du Var à la Convention, il vota la mort du Roi, se mit contre la Gironde avec la Montagne, puis s'en alla à l'armée de Toulon avec Fréron, Gasparin et Salicetti. C'est là qu'il connut le général Bonaparte, et non pas, plus tard, par le moyen de madame de Beauharnais; la preuve en est, d'ailleurs, dans le choix que Barras fit de Bonaparte pour le suppléer, lorsqu'il fut nommé par la Convention, le 13 vendémiaire, pour la défendre contre (p. 243) les sections; Bonaparte ignorait ce jour-là encore l'existence de madame de Beauharnais.

Mais une fois parvenu au plus haut point du pouvoir, ayant enfin saisi le sceptre, car son autorité était évidemment la dominante dans le Luxembourg, Barras parut ne pouvoir en porter le fardeau. Ce pouvoir, qu'il avait appelé, désiré, lui parut ce qu'il était, un poids impossible à soulever pour sa main débile et devenue efféminée par les plaisirs et cette vie inactive qu'il avait continuellement menée depuis tant d'années. C'est alors qu'on prétend qu'il conspira pour les Bourbons: cette version a eu beaucoup de crédit.

Un grand nombre de personnages marquants parurent tour à tour sur ce trône éphémère, où chacun d'eux faisait une mystification dans laquelle il remplissait un rôle. Plusieurs d'entre eux, je le répète, étaient sociables dans la vie privée; mais une fois dans un grand salon doré, au milieu de cinq cents personnes, ébloui du feu de mille bougies, le directeur habile devant un grand procès, comme Merlin de Douay, devenait un étudiant timide devant le grand monde. Moulins, brave homme, consciencieux, ayant une bonne réputation militaire[82], (p. 244) était bien placé au Directoire, parce qu'il fallait un homme qui pût se mêler, avec connaissance de cause, des affaires militaires; mais, encore une fois, tout cela ne suffisait pas pour avoir et tenir une maison.

Pendant les cinq années d'existence qu'eut le Directoire, il y eut plusieurs mutations, des exils, des proscriptions. Barthélemy et Carnot furent fructidorisés. Laréveillère et Merlin de Douay donnèrent leur démission, et d'autres furent chassés par le sort; et dans toute cette nombreuse liste de noms, je n'en ai trouvé que quatre qui fussent capables de présider un salon.

Lorsque le digne neveu de l'auteur du Voyage d'Anacharsis fut proscrit le 18 fructidor[83], François de Neufchâteau fut proposé pour remplacer Barthélemy ou Carnot.... et fut en effet nommé à la place du dernier.

François de Neufchâteau était un homme qui, nécessairement, devait produire des impressions différentes. Je suis convaincue qu'il est telle personne qui, en lisant l'opinion que j'ai de lui, me trouvera blâmable, tandis que d'autres, plus sévères (p. 245) que moi, peut-être trouveront mon portrait flatté.

M. François (car, enfin, il faut nommer chacun par son nom, et cet homme s'appelait François) était donc un homme ordinaire, selon les uns, et de beaucoup d'esprit, selon les autres. Par ces autres, j'entends les habitants d'une petite ville où l'Almanach des Muses était le livre le plus parfait, et le but de l'ambition des jeunes poëtes de la province; aussi M. François, qui fut assez heureux ou malheureux pour être accueilli à l'Almanach des Muses[84], y fit insérer des poésies légères. Voltaire, qui répondait à tout le monde, lorsqu'on lui écrivait des louanges bien enflées et bien exagérées, répondit à M. François qu'il serait un jour le Tibulle, l'Anacréon de Neufchâteau; et cette alliance, que présageait le grand poëte par ces paroles, détermina M. François à joindre à son nom propre le nom de la ville où il avait été élevé[85]...

(p. 246) Il avait eu aussi le malheur d'être un enfant célèbre; à neuf ans, le petit François fit des vers qu'on envoya aux grandes autorités, qui répondirent que l'enfant serait un jour un grand homme... Il continua donc. Devint-il un grand homme? je n'en sais rien: ce qui est certain, c'est qu'il avait beaucoup d'ambition littéraire et politique, et qu'il eut surtout une existence mystérieuse, une vie privée dont les événements, s'ils étaient connus, feraient peut-être étrangement changer l'opinion sur son compte. Je connais une victime de François de Neufchâteau, dont le pardon généreux pour le mal et le tort qui lui furent faits ne diminue pas la grandeur de l'offense... En voyant François de Neufchâteau, on n'aurait pas jugé cet homme capable d'une longue suite dans une volonté perfide; il souriait toujours, avait une réponse gracieuse en vers presque pour chaque parole qui lui était dite en prose, chose fort ennuyeuse et très-plate, récitait des scènes de Racine, des vers de Boileau, de J.-B. Rousseau, avec un soin de diction qu'il prenait pour du talent, et dont il était fort prodigue, parce qu'il était convaincu de son talent de déclamation. Cette habitude de déclamer souvent et de parler en public lui avait donné une telle attitude théâtrale dans le port de la tête et de la main, dans l'accentuation de sa voix, qu'il en était souvent ridicule. (p. 247) On prétend quelquefois que cela allait bien dans les vastes salons du Luxembourg ou dans ceux de l'hôtel du ministère de l'Intérieur, qu'il occupa comme ministre deux fois dans sa carrière politique. C'est, au reste, surtout comme ministre de l'Intérieur qu'il faut lui assigner une place, bien plus que parmi nos poëtes et nos auteurs dramatiques.

Le salon de François de Neufchâteau, au Luxembourg, était fort remarquable à cette époque de notre révolution, parce qu'il offrit tout à coup un lieu de réunion pour les arts et les muses... Le maître pouvait n'avoir pas de droits à le présider comme le premier dans notre littérature légère, mais il avait au moins le droit d'être remercié et loué pour le soin qu'il prenait d'y réunir les littérateurs distingués du temps... C'était le moment où cette pauvre France, si longtemps opprimée, relevait sa tête abattue et recommençait ses chants; Lemercier, Chénier, Legouvé, Ducis, Duval, Andrieux, l'abbé Delille et plusieurs autres, donnaient à leur patrie le produit de leur intelligence. Les femmes, qui avaient tant souffert par le cœur et par elles-mêmes, recommençaient une nouvelle vie; elles se demandaient si elles aussi elles ne sauraient pas trouver la lumière de cette intellectuelle existence, qui seule peut rendre heureuse celle d'une femme. Beaucoup se mirent à écrire, et le (p. 248) salon de François de Neufchâteau vit souvent une réunion curieuse en ce genre: madame Victorine de Châtenay traduisait les Mystères d'Udolphe avec un rare talent, en leur laissant la couleur sombre et terrible qu'Anne Radcliffe a donnée à cette œuvre, que lord Byron lui-même regardait comme celle d'une femme de génie...; mademoiselle de Meulan, exemple à la fois de ce qu'une femme peut avoir dans le cœur de vertus, et de charme et de poésie dans son talent; madame Roland, dont les romans, tous d'invention, tels que le Courrier russe, et plusieurs autres, trouveront toujours des lecteurs; madame de Salm; madame de Beauharnais (Fanny), qui pouvait bien être ridicule, mais qui certes avait bien de l'esprit. Voilà les femmes qui étaient alors remarquables; François de Neufchâteau connaissait à merveille les talents et le mérite de chacune. Tour à tour appelées à prouver leur mission poétique ou littéraire, les femmes auteurs étaient accueillies, et même recherchées, dans ses salons. On y faisait des lectures, on y essayait des pièces; lui-même, qui, au fait, disait fort bien les vers, en récitait souvent, même dans les soirées intimes où il n'avait chez lui que vingt-cinq ou trente personnes. C'est ainsi qu'on connut Paméla, drame rempli, dit-on, d'intérêt, et dans lequel le talent poétique de François de Neufchâteau (p. 249) se montre plus que dans tout autre ouvrage. Mais longtemps les soirées intimes furent aussi destinées à une autre lecture tout à fait réservée aux élus: c'était une traduction de l'Arioste dont s'occupait François de Neufchâteau; cette traduction était fort exacte et belle, à ce que m'ont assuré plusieurs personnes qui l'ont entendue.

François de Neufchâteau fut marié deux fois. Sa première femme, avec laquelle il divorça ou dont il se sépara, vivait dans la province et tout à fait inconnue. La seconde était madame Bonnelier, mère de M. Hippolyte Bonnelier, connu par beaucoup de jolis ouvrages, et même des œuvres dramatiques. Beau-fils de M. François de Neufchâteau, il n'en parle jamais qu'avec une extrême mesure, et même avec convenance; mais j'ai su par d'autres que par lui que l'orphelin ne trouva pas un père dans le second mari de sa mère...; et son silence alors est vraiment une vertu.

Sa mère était une charmante personne, faisant les honneurs de la maison de François de Neufchâteau avec une grâce qui faisait oublier la prétention de son mari. Elle avait un sourire pour chacun, une parole gracieuse qui charmait davantage peut-être que ses mielleuses prévenances.

François de Neufchâteau n'était ni beau, ni distingué dans sa tournure. Son visage était celui d'un (p. 250) homme qui, après avoir beaucoup vécu, aurait des habitudes de table qui devenaient visibles par un nez très-gros, et dont la couleur était accusatrice. Sa coiffure, à l'époque du Directoire, était celle du moment, les cheveux poudrés et tombant des deux côtés du visage. Quant à sa tournure avec le costume des directeurs, elle était moins comique que celle de Laréveillère-Lépaux, mais elle était encore assez ridicule comme cela.

Ce costume était, comme toutes les pasquinades d'alors, parfaitement absurde. Aussi, excepté Barras, qui supportait cette pénitence avec moins de burlesque que les autres, c'était une véritable mascarade.

Un habit bleu, richement brodé, serré par une écharpe tricolore et fait de telle manière qu'il n'avait pas de collet...; la cravate remplacée par un col de mousseline garni de dentelle, exactement fait comme l'étaient les nôtres il y a deux ou trois ans...; des souliers à bouffettes, quelquefois des bottines à la Lowinsky, comme on les appelait; enfin, pour compléter le tout, un grand manteau écarlate brodé en arabesques sur le bord, et drapé à l'antique, et un vaste chapeau qu'on appelait, dès lors même, à la Henri IV, malgré l'horreur pour la royauté, et conséquemment garni de dix à douze plumes: voilà le costume des (p. 251) directeurs; ce costume donnait parfaitement l'air de chiens habillés aux pauvres rois-directeurs, lorsque, dans une cérémonie, ils représentaient le peuple souverain, qui venait ainsi bien servilement s'adorer lui-même sans savoir ni comprendre de quoi il était question. Les occasions de représentation étaient, au reste, fréquentes: le 21 janvier, le 1er vendémiaire, la fête de la Vieillesse, celle de la Jeunesse, celle de la Raison, qui fut continuée; toutes les victoires de nos armées, qui, grâce au général Bonaparte, étaient assez nombreuses pour donner de l'occupation au Directoire; toutes les occasions de représenter étaient saisies par eux pour montrer leur royauté d'emprunt. Alors, au retour du Champ-de-Mars, où se faisaient habituellement toutes les cérémonies, les salons des cinq directeurs étaient remplis de monde. Chez Barras, on causait, on jouait, on riait: c'était le seul salon qui méritât ce nom. Chez les autres, on mangeait, on parlait et on s'ennuyait, et on s'en allait le plus vite qu'on pouvait. Chez François de Neufchâteau, l'exception pouvait encore se rencontrer, parce que toutes les notabilités littéraires s'y trouvaient; on y faisait des lectures, on y causait aussi, mais on y dissertait plus souvent encore. Du reste, on y voyait de jolies femmes, parce qu'il les aimait, et (p. 252) on y entendait de la bonne musique et quelquefois de bonnes pièces.

Un jour, le salon de François de Neufchâteau fut plus sombre qu'il ne l'était habituellement; on parlait sourdement d'une visite qui, le même matin, lui avait été faite par une femme qui, venue de sa province, réclamait des droits que, dans son opinion, le divorce n'avait pu rompre. C'était la première femme de François de Neufchâteau.—Cette femme était pauvre, disait-elle; elle voulait connaître au moins le bonheur de l'aisance, puisque celui dont elle avait porté le nom était l'un des rois de France!... Cette femme pleurait...; elle parlait haut... on l'entendit: car, dans les palais du pouvoir, on entend tout bien plus que chez les autres hommes, car des oreilles curieuses y sont incessamment ouvertes pour tout recueillir. La scène fut donc connue pour chacun, et une heure n'était pas écoulée depuis l'arrivée de l'étrangère, que tous les collègues de François de Neufchâteau savaient ce qui se passait chez lui... Enfin les pleurs s'arrêtèrent; la douleur de cette femme fut apaisée, soit par une promesse, soit, ce qui est plus probable, par un effet positif et immédiat de la part de François de Neufchâteau: la suite le ferait croire. L'étrangère repartit le même jour... De retour chez elle, où elle n'avait pour famille et pour alentours que deux domestiques, qui devaient savoir (p. 253) ce qu'elle avait rapporté avec elle, la malheureuse fut trouvée assassinée dans son lit le lendemain même de son arrivée dans le lieu solitaire qu'elle habitait... Les gens qui répondaient d'elle, pour ainsi dire, furent arrêtés: ils devaient être convaincus, ou du moins fortement appréhendés; mais il n'en fut rien: la justice allait alors comme TOUT en France, c'est-à-dire fort mal. Les assassins s'échappèrent, et cette sanglante histoire demeura toujours couverte d'un voile mystérieux qui glace, lorsqu'on pense à l'impunité des meurtriers et au pouvoir de celui qui, par devoir plus encore que par un souvenir du cœur, devait venger celle qui avait porté son nom aux jours de sa jeunesse.

La seconde femme de François de Neufchâteau ne mourut pas assassinée par des bandits, mais elle mourut aussi malheureuse qu'une femme peut l'être: son agonie fut longue et douloureuse; car elle eut la durée de plusieurs années... Languissant sous le poids d'une douleur secrète, elle se voyait lentement mourir sans éprouver autour d'elle ces soins du cœur qui adoucissent tant les douleurs de l'âme et du corps... Enfin le moment terrible arriva... la malheureuse le vit venir sans terreur, car sa vie avait été irréprochable, ce qui rend la mort douce; confiante en Dieu, elle voulait dire son espérance et sa crainte à un homme qui reçût (p. 254) l'une et l'autre avec un caractère sacré.—Elle voulait un prêtre.—Elle le demanda avec cette voix qui est toujours entendue, même des cœurs les plus endurcis, celle d'une mourante... C'était au milieu de la nuit qu'elle se voyait expirer sans le réconfort que veut toujours une âme chrétienne!... Mais François de Neufchâteau avait à cet égard des idées plus que philosophiques[86]; il les avait manifestées même assez publiquement. Mais renouveler ces démonstrations au chevet d'une agonisante, ce n'est plus de la philosophie sévère, c'est de la dureté inflexible.—C'est criminel!

Madame François de Neufchâteau mourut. Je ne dirai rien de la conduite de son mari: le silence d'une bouche plus intéressée à parler que la mienne m'impose de le garder aussi; je me tairai donc, et laisserai au temps à faire connaître des mystères douloureux qui, une fois dévoilés, pourront faire changer l'opinion sur un homme qui pouvait être aimé du monde où il vivait comme homme de lettres et de littérature. Peut-être même, comme administrateur, a-t-il été favorable à l'intérêt public (p. 255) et général; mais je crois qu'avant de prononcer le discours qui demande l'apothéose d'un homme, il faut qu'il soit prouvé qu'il ne s'élève contre lui aucune voix accusatrice.

François de Neufchâteau, entré au Directoire pour remplacer le plus pur républicain de la Révolution, en sortit désigné par le sort au renouvellement de la fin de l'an VI. Pendant le temps qu'il passa au Directoire, le général Bonaparte, revenant d'Italie, présenta à cette caricature de gouvernement le traité de Campo-Formio, qui rendait à la République l'état qu'il lui convenait d'avoir en Europe. Ce fut dans cette journée que Napoléon fit voir qu'il serait toujours le maître de ces pygmées qui osaient lutter avec lui. François de Neufchâteau, comme directeur, était de ce dîner sans fin qui fut donné au général Bonaparte le jour de sa présentation au Directoire, au retour de Campo-Formio (le 20 frimaire an VI). Ce dîner avait un but: on voulait connaître les véritables intentions de Bonaparte; on voulait le deviner. François de Neufchâteau, plus habile que ses collègues en pareille matière, se chargea de la besogne; mais il avait affaire avec une partie trop exercée et trop bien sur ses gardes pour tomber dans un tel piége. Le directeur ne sut rien, et, plus tard, Napoléon lui rappelait, en souriant, combien il (p. 256) avait perdu de louanges dans cette journée. Chéron chanta le soir une cantate dont les paroles étaient de François de Neufchâteau lui-même...; et le directeur crut que sa dignité ne serait pas compromise en récitant un chant de sa traduction de l'Arioste; et, prenant le plus en rapport avec la circonstance, il choisit celui des plus belles victoires de Roland avant sa folie. Le général Bonaparte, qui aimait la poésie italienne et ne trouvait aucune traduction bonne, complimenta François de Neufchâteau, et lui prouva sa mémoire d'une manière flatteuse en disant une partie des vers italiens dont il venait d'entendre la traduction...

Quant aux vers faits pour le vainqueur d'Italie, j'ai entendu Napoléon lui-même dire en riant, bien des années après, un jour où il avait été harangué par François de Neufchâteau comme président du Sénat:

—Il était un peu comme les poëtes qui ont des vers pour tous les baptêmes; il faisait des vers pour moi, et, quelques années avant, il avait chanté, comme poëte, Marat, Robespierre et Châlier... Châlier! obscur égorgeur qui n'avait même pas pour lui le prestige d'une horrible et générale renommée.

Et comme l'archichancelier paraissait en douter:—Rien n'est plus certain, dit Napoléon. Il (p. 257) fut publiquement accusé de l'avoir fait par ce brave Marbot, qui était républicain, mais non pas égorgeur.

C'était vrai, Napoléon avait dit juste.

Ce dîner, donné par le Directoire, fut remarquable non-seulement par son objet, mais par les personnes qu'il rassemblait. Voici la liste des convives qui se trouvèrent réunis pour fêter non-seulement le général Bonaparte, mais la gloire de la France:

Les généraux Berthier, Murat, Championnet, Joubert, Hédouville, Desaix, Lacrosse, le chef de brigade Andréossy, et le général Lemoine, commandant la dix-septième division militaire, qui était alors celle de Paris, le vice-amiral Rosili, le général Berruyer, commandant des Invalides, les généraux commandant l'artillerie et le génie, l'infanterie et la cavalerie de la garnison de Paris, le chef de légion en tour de la garde nationale, les deux commandants de la garde du Directoire et des Conseils.

Puis venaient les présidents de toutes les cours, appelées alors tribunaux; enfin toutes les têtes d'autorités quelles qu'elles fussent, et puis tout le corps diplomatique, qui devenait nombreux: M. Meyer pour la Hollande ou plutôt la république Batave; M. Micheli pour celle de Genève; M. Visconti (p. 258) pour la république Cisalpine[87]; M. Bonardi pour la république Ligurienne; le prince Colsini, ambassadeur du grand-duc de Toscane; le marquis del Campo, ambassadeur d'Espagne; M. Desandoz, ministre de Prusse; Ruffo, ministre de Naples; M. Abel, ministre du duc de Wurtemberg; le baron de Reitzenstein, ministre de Bade; Balbi, ambassadeur de Sardaigne; Steuben, ministre de l'électeur de Hesse-Cassel; Dreyer, ministre de Danemark; Esseid-Ali Effendi, ambassadeur de la Porte Ottomane.

Ce dîner eut lieu dans la grande salle d'audience du Directoire; il semblait avoir été prévu par Bonaparte, car la décoration de cette salle était toute de lui, et certes pas un cœur français ne pouvait sans une émotion vive jeter les yeux sur ce qui flottait sur les parois et à la voûte de ce lieu presque sanctifié... C'étaient tous les drapeaux que Bonaparte avait conquis sur l'ennemi, pendant sa campagne d'Italie... Les murs en étaient couverts!... Ah! disait Junot, alors premier aide de camp de Bonaparte: comme on est heureux de penser que notre sang à tous a taché ces drapeaux-là![88]

(p. 259) Mais, parmi ces drapeaux, un surtout était bien remarquable. Ce drapeau avait été donné à l'armée d'Italie par le Corps-Législatif... Bonaparte, en quittant l'armée d'Italie, reprit son drapeau, et en fit hommage au Directoire, mais chargé de nobles inscriptions... Ah! ce souvenir seul fait battre mon cœur à me faire mal! Quel temps pour nous! quel délire de gloire! quel enthousiasme!... Oh! qui nous le rendra donc ce temps? qui donc le ramènera?... car notre jeunesse est la même, tout aussi ardente de gloire, tout aussi désireuse de voir la France belle et grande... Elle est composée des fils de ces mêmes hommes qui s'en allaient vaincre en chantant, et regardaient une bataille comme une fête... Mon Dieu! je le voudrais pour notre France si belle!... Mais elle l'est toujours, et jamais son soleil ne succombera pour ne se plus lever; peut-être même l'émulation le fera-t-elle renaître plus radieux encore. J'en ai l'espoir; il le faut pour exister quand on a vécu dans l'autre temps.

Le Conservatoire jouait un rôle fort actif dans les fêtes directoriales. Barras aimait la musique, et (p. 260) comme il avait le pouvoir, le Conservatoire était souvent requis. Le 20 frimaire, malgré la rigueur du froid, les artistes et les jeunes filles élèves du Conservatoire étaient à leur poste dans la grande cour du Luxembourg, et plus tard ils vinrent dans la salle du banquet[89]; on va voir que ce n'était pas inutilement.

Les toasts furent portés par Barras, comme président du Directoire:

Au peuple français, et à la liberté!

Aussitôt le Conservatoire chante en chœur:

Amour sacré de la patrie, etc.

Barras, continuant les toasts, se relève et dit:

À la République! à la victoire! à la paix!

Le Conservatoire aussitôt chante le Chant du Retour[90]. C'était un dialogue entre le président et lui.

Barras, prenant la parole une troisième fois, salue et dit:

À la Constitution de l'an III. Puissent tous (p. 261) les Français demeurer unis autour d'elle! périssent toutes les factions qui voudraient l'anéantir!

Le Conservatoire chante aussitôt:

Veillons au salut de la France[91], etc.

On voit que le Conservatoire avait le talent de la réplique.

Barras une quatrième fois se levant:

Au Corps-Législatif.

Au même instant, le président du conseil des Cinq-Cents, qui n'était autre que le citoyen Sieyès, se lève aussi, et avec un air tout à fait joyeux s'incline vers les cinq directeurs, et dit à haute voix:

Et au Directoire!... Que ces deux premières autorités soient réunies dans nos vœux comme elles le sont mutuellement dans leur commun et constant amour pour la République!

Ce qui fut curieux, c'est que le Conservatoire ne trouva rien à dire pour réponse à ces deux belles protestations d'affection aussi fausses l'une que l'autre, qu'une longue et majestueuse symphonie!

Il avait deviné les Judas.

Mais Barras n'en avait pas fini avec ses toasts. Il se leva encore et dit:

—À tous les magistrats républicains!

(p. 262) Cette fois le Conservatoire fut encore dans le secret de la chose; il joua une marche d'un caractère grave.

Après ce toast, Barras, qui probablement avait formé le projet de mettre tous les convives en belle humeur, porta un nouveau toast:

—Aux armées triomphantes! aux généraux qui les ont conduites à la victoire!

Oh! pour le coup, ce fut comme un éclair électrique, en même temps qu'un murmure d'applaudissements répondit au toast. Le Conservatoire joua le pas de charge. À un septième toast porté par le président du Directoire, le Conservatoire répondit encore admirablement; Barras ayant dit:

—Au serment du Jeu de Paume! au 14 juillet! au 10 août! au 9 thermidor! au 13 vendémiaire! AU 18 FRUCTIDOR!

Le Conservatoire, soit hasard, soit malice, joua à la mesure du pas redoublé l'air: Ça ira, ça ira.

Le fait est que le hasard seul a conduit la chose; elle est au moins extraordinaire.

Barras, qui aimait à représenter, et que Bonaparte éclipsait ce jour-là, s'était sauvé dans les toasts et sur la table du dîner. À chaque santé portée, trois coups de canon étaient tirés, et comme ils étaient placés DANS LE JARDIN MÊME du (p. 263) Luxembourg, le bruit n'en était pas perdu... Au dernier toast, une décharge d'artillerie compléta ce grand bruit pour peu de chose.

Ginguené fit des vers pour ce jour-là, Chénier en fit, Lebrun en fit aussi que voici:

Héros cher à la paix, aux arts, à la victoire,
Il conquit en deux ans mille siècles de gloire[92].

Ces deux ans dont parle Lebrun me rappellent ce que je voulais rapporter relativement au drapeau que le général Bonaparte avait offert au Directoire. Ce drapeau, couvert des noms de tous les combats livrés par l'armée, avait donc été donné à l'armée d'Italie par le Corps-Législatif, et il portait sur l'une des faces:

«À l'armée d'Italie la patrie reconnaissante[93]

Et Bonaparte, et cette armée d'Italie, reconnaissants à leur tour de cette preuve d'affection de la patrie, y répondirent par la victoire et des chants de gloire à rendre pour toujours la France fière d'elle... On avait écrit:

«Cent cinquante mille prisonniers, cent soixante-dix (p. 264) drapeaux, cinq cent cinquante pièces de siége, six cents pièces de campagne, cinq équipages de ponts, neuf vaisseaux de ligne de soixante-quatre canons[94], douze frégates de trente-deux, douze corvettes, dix-huit galères.»

Et puis après les conquêtes on lisait:

«Armistice avec le roi de Sardaigne, armistice avec le duc de Parme, convention avec Gênes, armistice avec le duc de Modène, armistice avec le roi de Naples, armistice avec le Pape, préliminaires de Leoben, convention de Montebello avec Gênes, traité de paix avec l'Empereur à Campo-Formio.»

Quelle belle et glorieuse liste! Que d'honorables marques d'un cœur touché et reconnaissant de la confiance de la patrie!...

Maintenant, par un peu de ce même orgueil français, qui me fait pleurer en lisant ces mêmes paroles qui me rappellent un temps si lumineux, je veux terminer ce paragraphe par une petite lettre écrite à la République Française une et indivisible par sa majesté Frédéric-Guillaume III, roi de Prusse, margrave de Brandebourg, prince électeur du saint Empire Romain, etc.

(p. 265) «Berlin, 17 novembre 1797.

«Frédéric-Guillaume III, par la grâce de Dieu, roi de Prusse, margrave de Brandebourg, etc.

«À la République Française, et en son nom aux citoyens composant son Directoire exécutif.

«Grands et chers amis,

«La Providence ayant disposé des jours du roi, mon père, décédé le 16 de ce mois, et m'ayant appelé au trône de mes ancêtres, je m'empresse de vous annoncer ce double événement, persuadé que vous prendrez part à la perte que je viens de faire, et que vous vous intéresserez à mon avénement à la régence des États Prussiens. Je mettrai tous mes soins à cultiver la bonne harmonie que je trouve si heureusement établie entre les deux nations. Et sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait, chers amis, dans sa sainte et digne garde.

«Votre bon ami,

«Frédéric-Guillaume.»

Lorsqu'on pense que le père de cet homme s'est retiré devant nos paysans, qui, avec une valeur (p. 266) héroïque, firent des armes de leurs bêches et de leurs charrues lorsque les Prussiens entrèrent en Champagne, en laissant ainsi égorger la Reine, et qu'on voit son fils venir demander l'amitié, tendre la main enfin à un gouvernement qu'il devait ne pas aimer, on ne s'étonne plus de la conduite de Napoléon à Tilsitt: pour que le malheur soit estimé, il faut qu'il ait été estimable dans le bonheur et la prospérité.

Le lendemain de cette grande fête, François de Neufchâteau donna un grand dîner au général Bonaparte, mais chez lui, et tout à fait dans le genre opposé à la fête de la veille. C'était une réunion littéraire et d'hommes de science; il y avait des gens de lettres, des savants, des artistes, et Bonaparte fut charmé de sa journée; il fut aimable pour tout le monde, parla mathématiques avec M. de Laplace et Lagrange, métaphysique avec Sieyès, poésie avec Chénier, droit public et législation avec le représentant conventionnel Daunou[95], politique avec Gallois, musique avec Laïs et Chéron, et de tout avec grâce et cette clarté remarquable, cette concision qu'il mettait dans tous ses discours. Déjà même, à cette époque, il raconta plusieurs (p. 267) anecdotes sur sa campagne d'Italie, qui, dites par lui, firent un extrême plaisir... François de Neufchâteau lui parlait de sa gloire si belle, si entière!...

—Ah! s'écria Bonaparte, ne dites pas ce mot! Le citoyen Talleyrand, me parlant dans ce sens l'autre jour, a bien voulu me croire et me lire ma pensée dans son discours.

M. DE TALLEYRAND.

C'est vrai.

FRANÇOIS DE NEUFCHÂTEAU.

Cependant, général...

BONAPARTE.

Non, non, croyez-moi; sans doute le général qui commande en chef a beaucoup à faire, mais il est seulement la tête qui conçoit; ses officiers, ses soldats sont les bras qui exécutent. Ah! ma brave armée d'Italie!... mes braves frères d'armes!...

CHÉNIER, ému.

Général, vous venez d'être poëte comme je ne le serai jamais dans toute ma vie...

BONAPARTE, souriant.

Vraiment! je m'en doutais d'autant moins que (p. 268) je n'ai certes pas le talent des vers. Je n'ai jamais pu en faire vingt de suite; les seuls que j'aie composés l'ont été par moi dans ma première jeunesse pour madame Saint-Huberti, qui passait par Marseille où j'étais alors.

FRANÇOIS DE NEUFCHÂTEAU.

Général, voilà un aveu qui va vous coûter quatre vers à dire.

BONAPARTE, d'un ton fort sérieux.

Je ne déclame jamais, citoyen directeur.

SIEYÈS, changeant de propos.

Général, avez-vous rencontré en votre vie un homme dont le renom vous fît envie... dont vous ayez enfin ambitionné le nom et la position?

BONAPARTE, souriant.

Vous me faites là une singulière question, citoyen Sieyès... j'y répondrai cependant, mais je ne sais si ma réponse vous suffira... J'ai toujours souhaité être Annibal; c'est un caractère que j'honore, c'est l'homme de l'antiquité qui me plaît le plus. Ceci vous répond pour l'époque présente, dans laquelle je ne crois pas qu'il y ait beaucoup d'hommes qui ressemblent à Annibal...

(p. 269) CHÉNIER.

Vous avez dignement marché dans sa route, général... vous avez même parcouru les mêmes lieux.

BONAPARTE.

Oui; nous livrâmes même un jour un petit combat sur un terrain sur lequel il avait campé, selon les présomptions du général Joubert et du chef de brigade Andréossy... Vous parlez de mes officiers de l'armée d'Italie, voilà un homme d'une haute distinction!...

LAPLACE.

Lequel, général?

BONAPARTE.

Joubert! et si jeune!... si peu avancé dans la vie!... Il fera de grandes choses si la mort ne l'arrête pas.

SIEYÈS.

Pourquoi ce présage?

BONAPARTE, avec tristesse.

Est-ce qu'une vie à son matin arrête jamais la mort lorsqu'elle vient à vous sa faux levée?... (p. 270) Non, non, une jeune et belle tête l'attire à elle, au contraire... Voyez Hoche[96]!...

M. DE TALLEYRAND.

C'était donc aussi un homme d'une haute supériorité?

BONAPARTE.

De la plus élevée; et puis un noble cœur, une de ces âmes qui veulent le bien parce qu'elles le pratiquent en l'aimant... C'est non-seulement une grande perte pour l'armée, car il avait de grands talents, mais pour l'humanité tout entière.

CHÉNIER, voyant son front devenir sombre.

Mon général, vous nous aviez promis quelques anecdotes sur vos amis de l'armée d'Italie; nous ne vous en tenons pas quitte.

BONAPARTE, souriant.

Vous êtes un vrai barde, citoyen Chénier... vous voulez faire récolte de grandes actions ainsi que faisaient les bardes d'Irlande et d'Écosse... Eh bien! tenez, écoutez ce fait, il pourra vous servir!

Le jour de la bataille de Lodi, lors de l'attaque (p. 271) du pont, me trouvant à l'entrée, au moment où les boulets pleuvaient comme de la grêle ainsi que les balles, j'entendis un tambour battre la charge tout près de moi avec une régularité très-rare, il faut le dire, au milieu d'un tel vacarme, et surtout de cette pluie assez désagréable qui tombait alors. La fumée m'empêchait de voir où était placé ce tambour et quel il était; tout à coup, un coup de vent enlève cette fumée qui couvrait un monceau de pierres brisées par la mitraille, et je vois sur ces mêmes pierres un enfant de douze ans qui battait la charge avec autant de sang-froid qu'à l'école du tambour-maître. N'est-ce pas un beau pendant au fifre de Frédéric II?

Citoyens, ajouta Bonaparte, c'est avec des hommes qui ont été enfants comme mon tambour que j'ai fait la campagne d'Italie. Voyez Junot et la bombe de Toulon? Mais il est là, poursuivit Bonaparte en souriant, je ne veux pas parler de lui.

La soirée fut charmante; Bonaparte, lorsqu'il se plaisait quelque part, était l'homme le plus aimable possible; il racontait, écoutait et savait en même temps parler et faire parler. Ce fut dans cette même soirée qu'il raconta aussi son intention de faire un bataillon de cent hommes les plus braves de l'armée, ayant reçu chacun un sabre d'honneur. Il voulait, disait-il, écrire leur histoire...

(p. 272) Laïs et Chéron chantèrent dans la soirée des cantates, dont les paroles étaient de François de Neufchâteau, de Chénier; c'était en l'honneur des braves de l'armée d'Italie, pour les victoires d'Arcole, de Lodi, de Tagliamento.

Bonaparte se retira enchanté de sa soirée et de son dîner.

—Voilà comment il fallait me donner des fêtes, disait-il en rentrant chez lui; tout le reste me déplaît et m'ennuie.

Sieyès dit le même jour à quelqu'un que je connais:—Voyez-vous ce petit homme-là? il y a dans sa tête du génie pour en faire CENT.

François de Neufchâteau a laissé beaucoup d'ouvrages assez inconnus pour notre génération surtout; il s'occupait spécialement d'agriculture. Ses principaux ouvrages sont: un discours sur la manière de lire les vers[97]; chose qu'il était en état d'apprécier, car il avait pour les dire un très-remarquable talent; un recueil de fables avec la Lupiade et la Vulpéide; les Vosges, poëme[98]; les Tropes, en quatre chants[99]; les Trois Nuits d'un Goutteux[100]; Épître sur l'avenir de l'agriculture en France[101]; et puis d'autres ouvrages (p. 273) tels que des éditions refaites du Gil Blas, avec des notes de François de Neufchâteau. On a aussi de lui une histoire de l'occupation de la Bavière par les Autrichiens en 1778 et 1779. On attendait ses Mémoires, et je ne sais pourquoi; il n'a été ni assez avant dans les affaires de la République, quoique député, directeur et ministre, ni assez dégagé des entraves de ces mêmes affaires, pour en parler avec impartialité. Il y a, dans le coup d'œil jeté sur les hommes en révolution, une sorte de nécessité lucide qui ne peut exister, pour peu qu'on ait participé en quoique ce soit à la marche des événements.

La première comédie d'Andrieux, qui en faisait de charmantes, comme on le sait, fut faite d'après un morceau de poésie de François de Neufchâteau, intitulé: Anaximandre, ou le Sacrifice aux Grâces... Il en est un peu de ce titre et du morceau (p. 274) comme de la comparaison d'une jolie femme à une rose. Ce fut charmant pour qui le dit le premier; aujourd'hui cela est presque ironique à force d'avoir été répété.

François de Neufchâteau mourut en 1828, à l'âge de soixante-dix-huit ans; il souffrait les plus cruelles douleurs par la goutte, et ses dernières années furent bien pénibles... Était-ce justice?... Dieu ne fait rien sans motif!...

(p. 275) SALON DE MADAME DE STAËL
SOUS LE DIRECTOIRE.

Madame de Staël est une personne qu'il faut suivre dans toute sa vie, parce que sa vie tient à des événements politiques d'un côté, quel qu'il soit. Il lui fallait influer sur ce qui l'entourait, et si ce n'est les deux années 93 et 94, où elle fut proscrite par la force des choses qui se passaient en France alors, elle fut toujours activement intéressée dans les affaires. Elle revint à Paris aussitôt que la tourmente révolutionnaire se fut apaisée. Elle ne pouvait vivre loin de la France, et surtout de Paris... tout lui était exil, tout lui était odieux loin de lui... Elle avait une activité morale (p. 276) qui ne trouvait d'aliment qu'en France. Il y avait alors une sorte d'action exercée sur tout son être qui rétablissait l'équilibre dérangé par un long séjour en Suisse ou en Angleterre... Elle était un jour sur les bords du lac de Genève; quelqu'un voulut lui faire admirer la beauté du spectacle qu'ils avaient sous les yeux...

—Ah! laissez toutes ces beautés qui ne me touchent point! s'écria-t-elle; j'aime mieux la rue du Bac, où je serais logée dans une triste maison à un quatrième étage, n'ayant pour fortune que mille écus de rentes, que d'être ici loin de Paris et de mes amis, dans ce beau château, avec toute ma fortune.

Cette femme avait un cœur et une âme créés pour aimer et être aimée.

Il est des gens qui en veulent toujours aux génies comme celui de madame de Staël... des médiocrités qui se croient bien hautes pour jeter du venin sur de grandes gloires;—qui vous disent, par exemple, que Robespierre était un honnête homme et Louis XVI un misérable,—que madame de Staël est inférieure à madame Sand[102], (p. 277) et d'autres billevesées de ce goût-là. C'est tout simplement une manie dénigrante qui tient à notre esprit de contradiction. Il nous faut une victime, et nous aimons mieux pour holocauste la plus élevée et la plus digne. J'ai entendu, par exemple, des gens qui n'avaient jamais vu madame de Staël dire d'elle qu'elle n'était pas Française, qu'elle ne l'était ni de cœur ni de naissance[103]: et voilà comment on écrit l'histoire, c'est là le cas de le dire. Si elle n'avait pas été Française, et Française dans le cœur, eût-elle répondu comme elle le fit un jour à M. Canning en 1816?

Ils étaient tous deux chez le gentilhomme de la chambre aux Tuileries.—M. Canning, sans faire attention au lieu où il se trouvait, dit à madame de Staël:

—Il ne faut plus se le dissimuler, madame, la France nous est soumise, et nous vous avons vaincus.

(p. 278) —Oui, répondit madame de Staël, parce que vous aviez avec vous l'Europe et les Cosaques. Mais accordez-nous le tête-à-tête, et nous verrons!

L'occupation de la France par les troupes étrangères lui causait une telle douleur, qu'elle écrivait à son gendre, le duc de Broglie:

—Combien il faut de bonheur dans les affections privées pour supporter la situation de la France dans l'état où elle est vis-à-vis des étrangers!

Mais elle ne voyait pas les choses si tristement lorsqu'elle revint en France sous le Directoire; elle avait même de l'estime pour ce gouvernement, ce que je ne puis concevoir avec la noblesse et la grandeur de son âme. Ainsi, par exemple, elle trouve que la République a vraiment existé sous le Directoire jusqu'au 18 fructidor. Moi, j'aurais cru au contraire que la République avait été vraiment établie depuis le 9 thermidor jusqu'au Directoire. Le Directoire abusa de sa puissance, comme l'avaient fait les comités, et nous fûmes malheureux, au nom de la liberté, sous les cinq directeurs, comme nous l'avions été sous les hommes des comités, à l'exception près que le sang coulait moins; cependant, si l'on veut consulter le Moniteur et les journaux du temps, on y verra que d'hommes fusillés à la plaine de Grenelle... (p. 279) que de victimes déportées... que de malheurs aux armées! que de morts!... que de victimes sacrifiées à l'ineptie des directeurs ou à leur vénalité!... Ah! ce temps fut misérable!...

Sous le Directoire, la société de Paris, qui s'était un peu réunie, avait une couleur assez particulière; c'était de n'avoir au milieu d'elle aucuns des gouvernants. Les directeurs n'allaient jamais dans une maison étrangère, et les députés ne sortaient guère de chez eux que pour aller au Directoire ou dans leurs familles. Il y avait des exceptions; mais là comme partout, elles ne faisaient que confirmer la règle.

Cette séparation avait des inconvénients; d'un autre côté la société en était plus libre. Comme le gouvernement n'était ni aimé ni à la mode, il y avait bien autant d'intrigues pour obtenir des places, mais moins de mécomptes de ne pas en obtenir.—Madame de Staël, alors à Paris comme femme de l'ambassadeur de Suède, écrivit peut-être sous l'influence du contentement qu'elle éprouva en revoyant ce pays qu'elle regardait comme sa patrie, et qu'elle admirait au moment du calme après la tempête, avec une prédilection qui, je crois, venait de cette même joie du retour.

Un jour, madame de Staël était seule chez elle: c'était le soir, il était neuf heures; elle avait (p. 280) dîné en ville et venait de rentrer, lorsqu'on annonça le général Milet-Mureau[104]: c'était un homme de talent comme administrateur, consciencieux, et dans ce même moment, ministre de la Guerre. Il avait été député de Toulon aux États-Généraux, mais point à la Convention. Il était officier du génie, homme de bonne compagnie, et plaisait fort à madame de Staël, qui avait un goût prononcé pour tout ce qui y tenait et en était.

—Eh bien! mon cher général, quelles nouvelles m'apportez-vous? J'entends des nouvelles que vous me puissiez dire; elles sont toutes intéressantes, au reste, en ce moment, et cependant tout à l'heure, chez Gohier, où j'ai dîné, on était aussi éloigné d'une conversation causante que si lui et sa maison étaient de l'ordre de la Trappe. Il faut sans doute de la mesure, mais à ce point c'est une réserve inquiétante pour qui observe les événements.

—Je crois, répondit le général, que les affaires de l'ouest sont dans un état assez rassurant. Le général Michaud, qu'on a fait aller de la Hollande dans le département d'Ille-et-Vilaine, m'a écrit (p. 281) aujourd'hui qu'il vient de mettre en état de siége Lapoterie, Rieux et Allaire... Eh bien! ces nouvelles étaient bonnes, et puis...

—Eh quoi! en est-il venu d'autres depuis ce matin?

—Non, mais... on m'a donné l'ordre d'envoyer Michaud commander, par intérim, l'armée d'Angleterre... Sans doute il aura l'œil sur les opérations de l'ouest, mais c'est une grande différence, et toutes ces mutations sont funestes à la marche des choses.

Madame de Staël fit un signe de tête pour approuver ce que disait Milet-Mureau, qui demeura quelque temps soucieux et la tête appuyée sur sa main. Il pensait déjà à donner sa démission, et en effet, quelques semaines après, il fut remplacé au ministère de la Guerre par Dubois de Crancé. Madame de Staël demeura également pensive, et, pendant quelques minutes, on aurait pu croire que la chambre était inhabitée; dans ce moment, la porte s'ouvrit, et on annonça Benjamin Constant:

—Comme vous étiez silencieux, dit-il à madame de Staël... Faisiez-vous donc un examen de conscience?...

—Non, répondit-elle, mais le général et moi nous réfléchissions, et, en vérité, il y a sujet de le faire. Et vous, qui avez si bien écrit sur les Réactions (p. 282) politiques[105], vous devez comprendre mieux qu'un autre que tout ce qui peut faire craindre un retour de 93 est bien suffisant pour faire réfléchir.

—Mais, dit en souriant Milet-Mureau, il me semble que nous n'avons rien dit qui pût ainsi nous faire voyager dans des régions aussi sombres.

Madame de Staël se mit à rire.

—C'est encore un des tours de ma folle imagination; elle fait faire bien du chemin à mon esprit en peu de temps lorsqu'on lui présente, comme vous l'avez fait tout à l'heure, un motif suffisant, au reste; car vous avez beau dire, mon cher général, poursuivit-elle toujours en riant, vous avez esquissé ce que, moi, j'ai ensuite formulé plus largement.

—Est-il vrai que vous ayez des nouvelles d'Égypte, général? demanda Benjamin Constant...

—Oui, nous avons reçu hier la nouvelle de la prise d'Alexandrie; c'est un rapport du général Alexandre Berthier, chef d'état-major de l'armée d'Orient, qui nous l'apprend.

—Le général Bonaparte a-t-il écrit?

—Je l'ignore; le rapport du général Berthier est arrivé seul, et nous sommes encore fort heureux qu'il soit échappé aux Anglais, qui font bonne garde. (p. 283) Je crois cependant que le citoyen Barras aura eu quelques nouvelles particulières. Je le crois d'autant plus, qu'il a envoyé, aussitôt après l'arrivée du courrier de Toulon, un exprès à la Malmaison à madame Bonaparte.

Madame de Staël sourit en ce moment et parut vouloir parler; mais elle se contint et dit à Benjamin Constant:

—Connaissez-vous Chasset? Qu'est-ce que cet homme?

—Mais c'est un homme habile; il a été député de Villefranche aux États-Généraux, et alors il se fit remarquer par une assez forte haine pour le clergé, qu'il poursuivit dans ce qu'il avait de plus cher, ses dîmes.

—Ah! je me souviens de cet homme! s'écria madame de Staël. C'est lui qui reçut une lettre anonyme, écrite par un ecclésiastique, qui le menaçait de la vengeance des prêtres!

—Précisément; mais que voulez-vous faire de Chasset?

—C'est qu'on doit me le présenter ce soir, et que Millin, qui m'a demandé cette permission, m'a promis monts et merveilles de son savoir-faire en fait de conversation.

Benjamin Constant sourit.

—Je ne sais pas ce qu'il sait faire comme causeur, (p. 284) dit-il; ce que je sais de lui, c'est que sa carrière a toujours été consacrée à la poursuite du clergé... Cependant, une des choses capitales des États-Généraux fut provoquée par Chasset, il faut le dire.

—Laquelle? demanda madame de Staël, fort étonnée qu'une chose importante de cette époque ne lui fût pas présente.

—Mais la formation des trois comités pour préparer l'exécution de l'arrêté du 4 août.

—Oui, vraiment! dit madame de Staël... mais je ne l'avais pas oublié!... Oui, sans doute, je me rappelle maintenant parfaitement cet homme!... Ce fut lui qui rappela à l'ordre ce monstre de Billaud-Varennes, lorsque celui-ci demanda dans la Convention que tous les tribunaux fussent supprimés en France!... Quel temps! quelles horreurs! et de pareilles folies, de semblables infamies chez un peuple bon et facile dans ses relations! un peuple loyal et brave!... Oh! de pareils souvenirs font bien mal.

On annonça M. de Talleyrand... C'était un des habitués de la maison, et, depuis qu'il n'était plus ministre, il causait beaucoup mieux et plus. Plusieurs autres personnes survinrent: c'étaient des députés, des hommes importants de l'époque où l'on était alors; car madame de Staël ne pouvait en aucun temps, en aucun lieu, se trouver avec des médiocrités.—Elle aimait mieux être seule, disait-elle, (p. 285) et elle avait bien raison! On vit arriver successivement Jouenne-Lonchamps[106], Jolivet[107], Jard-Panvilliers[108], Dupont de Nemours[109], Joubert (p. 286) de l'Hérault[110], Jacqueminot, Boulaypaty[111], dont le patriotisme était vrai, mais souvent l'entraînait trop loin... plusieurs autres députés, et puis des généraux, et quelques femmes. À dix heures, on annonça Millin, qui vint seul...

—Eh bien! lui dit madame de Staël, et votre député?

—Il est nommé secrétaire d'une commission, répondit Millin, et il ne peut venir ce soir... Mais c'est une partie remise, et nous aurons cet honneur dans la semaine.

—Qui donc présentez-vous à madame de Staël, demanda Dupont de Nemours, et dont vous paraissez tant regretter la perte?

—C'est Chasset, député de Villefranche, répondit Millin.

(p. 287) —Oh! oh! c'est un homme de bien, mais un peu ennuyeux.

—Ah! mon Dieu! s'écria madame de Staël, vous ne m'aviez pas dit cela, Millin...?

—Mais, répondit Millin, vous ne me l'avez pas demandé.

On se mit à rire... Dans ce moment, on prononça un nom qui produisit un effet magique dans le salon... le valet de chambre annonça:

—Le général Kosciusko!

C'était dans de pareils moments qu'il fallait voir madame de Staël, et surtout l'entendre!... Passionnée pour tout ce qui était noble et grand, bonne par essence, capable d'apprécier de hautes pensées, on doit se faire une idée juste de ce qu'elle éprouva lorsqu'elle vit Kosciusko, ce martyr d'une noble cause, venir demander asile et refuge à la France; la France, ce pays qui, quelques années avant, avait aussi jeté le grand cri de l'appel à la liberté. Aussi fut-elle pour Kosciusko ce qu'elle était pour tous ceux qui lui plaisaient, une personne irrésistible; et, dès qu'elle avait vu Kosciusko, elle l'avait conquis pour jamais. C'était un homme âgé de quarante ans à peu près, d'une taille imposante, et dont la physionomie était bien celle d'un homme tel que lui. Sa tournure, gracieuse comme celle de presque tous les Polonais, avait en (p. 288) même temps une expression militaire qui montrait que le Polonais fugitif avait longtemps vécu sous la tente. Dès qu'il fut entré, chacun l'entoura; il y avait peu de temps qu'il était à Paris, et l'intérêt que nous éprouvons toujours pour une nouvelle infortune ou une nouvelle gloire était dans toute sa nouveauté. Dupont de Nemours, qui le connaissait particulièrement, lui demanda s'il était toujours aussi fatigué par les invitations qu'il recevait.

—Je ne saurais m'en plaindre, répondit le général Kosciusko en souriant, car c'est un excès de bienveillance en ma faveur dont je vous jure que je sens tout le prix, et c'est mon cœur qui éprouve toute la reconnaissance que m'inspire une aussi noble hospitalité.

—Oui, dit madame de Staël les yeux tout humides de larmes, la France est une noble nation!...

Kosciusko est un homme supérieur dont la Pologne doit être fière, et que pourtant quelques Polonais n'aiment pas. Mais on sait que les Polonais entre eux sont assez désunis pour tirer le sabre dans les rues mêmes de Varsovie, et même, autrefois, jusque dans la diète. Défenseur de la liberté de son pays contre la Russie, il reçut dans les premiers instants des témoignages d'estime publique qui durent (p. 289) l'encourager plus que les dons matériels qui lui furent offerts, tels que celui d'une terre que lui donna la comtesse Kossakowska. Nommé commandant en chef des troupes polonaises, il marche contre l'armée commandée par Denizow et le défait... Au milieu de son triomphe, un chanoine de Cracovie attente à sa vie et veut l'assassiner. Combattant toujours malgré cette ingratitude, formulée à la vérité par un seul, mais qui dut lui être plus pénible que si le poignard eût atteint son cœur, il livre une bataille aux Russes, presque certain cette fois de les défaire pour toujours. Mais la désunion s'était mise entre plusieurs Polonais considérables; la bataille fut moins heureuse, et Kosciusko fut fait prisonnier. Cette nouvelle fut reçue avec larmes et douleur par un peuple qui savait cependant aimer la main qui combattait pour lui. Le peuple polonais implora sa cruelle persécutrice pour qu'elle lui rendit son défenseur, ou plutôt encore son frère, son ami; car Kosciusko savait aussi bien gémir avec un de ses frères malheureux qu'il savait les défendre contre leurs oppresseurs. Catherine savait punir; mais elle pardonnait peu et n'oubliait jamais. Kosciusko, dans ses mains, était à la fois un otage et une certitude de tranquillité. Il ne fut pas rendu; et, aussitôt arrivé à Pétersbourg, il fut envoyé dans la prison humide et sombre de Schlusselbourg, (p. 290) cette même prison dont les dalles grises conservaient les taches toutes fraîches encore du sang du pauvre Ivan!—Kosciusko, jeté dans cette prison, souffrit tous les maux qu'il fut possible d'inventer pour lui et ses compagnons d'infortune. Enfin Catherine devint moins cruelle, et la prison de Schlusselbourg fut moins rude aux prisonniers; ils purent espérer. Une pension que l'Amérique faisait à Kosciusko lui parvint jusque dans Schlusselbourg. Enfin Catherine mourut. À l'avénement de Paul Ier, il fit sortir Kosciusko de son humide cachot, et lui rendit la liberté. Une maison et une pension de douze mille roubles furent données généreusement à celui à qui on avait tout pris! Kosciusko partit pour l'Amérique: la patrie de Washington devait en effet l'attirer. Il alla à Philadelphie, mais y demeura peu de temps, et vint en France, où il débarqua à Bayonne. La réception que le Directoire lui fit est remarquable, en ce qu'elle honore doublement le caractère français: elle prouvait notre respect pour le malheur et le courage, et le peu de crainte que la Russie nous inspirait, puisque nous accueillions un proscrit de l'autorité czarienne. Arrivé à Paris, le Directoire le reçut avec une pompe tout honorable... Un banquet lui fut donné le jour du 18 août, pour fêter doublement cet anniversaire... Chacun voulut le voir; et, pendant plusieurs mois, toute (p. 291) autre idée fut remplacée par celle de Kosciusko.

Chaque fois que madame de Staël voyait le général polonais, elle le questionnait toujours sur la cour de Russie: il n'avait pas le prisme de l'affection pour éclairer ses tableaux; aussi quelquefois Dupont de Nemours lui-même le rappelait-il à des paroles plus douces envers ses ennemis.

—J'ai reçu ce matin même des nouvelles de l'un de vos compatriotes, général, dit à Kosciusko un grand homme pâle et marqué de petite vérole, au regard profond, et dont l'expression n'était jamais souriante: cet homme était Salicetti.

Kosciusco s'inclina; madame de Staël lui nomma le député Salicetti.

—C'est du général Kniawitz[112] que je veux parler, reprit-il; vous savez qu'il est au service de France, et, en ce moment, il est en Corse et devant la ville de Calvi.

—Oui, dit Kosciusko avec une expression mélancolique, il vous a dévoué le reste de sa vie; il est heureux de sentir encore en son âme un peu de ce feu qui fait vouloir... Pour moi, je ne sais plus rien demander au sort...; la Pologne était ma maîtresse (p. 292) et ma vie... Je porte le deuil de ma patrie, et n'en puis chercher une nouvelle...

Salicetti fronça le sourcil, et s'éloigna sans répondre.

—Oui, vous avez beaucoup souffert, dit madame de Staël au proscrit; mais enfin, pourquoi repousser l'espoir?

—Parce que je n'en puis conserver...

MADAME DE STAËL.

Vous avez connu personnellement Paul Ier, n'est-ce pas, général?

KOSCIUSKO.

Oui, madame.

MADAME DE STAËL.

Est-il vrai qu'il soit aussi laid qu'on le représente dans tous ses portraits?

KOSCIUSKO.

Peut-être plus: il ressemble beaucoup à son père, et j'avoue que je trouve que Paul a dans le regard quelque chose d'égaré qui lui donne une expression plus désagréable que son père Pierre III. Au reste, tous deux ont des signes malheureux dans les linéaments du visage.

(p. 293) DUPONT DE NEMOURS.

L'aviez-vous vu avant d'entrer à Schlusselbourg?

KOSCIUSKO.

Non; je ne vis que mes gardes et mes geôliers. Catherine, plus sévère que son fils, empêchait toute communication avec le dehors; pendant notre captivité, nous n'avons vu personne, et nous n'avions pour distraction que les souvenirs d'Ivan... Lorsque ma liberté me fut rendue, on me jeta dans une barque[113], et l'on me conduisit à Pétersbourg; là, un aide-de-camp de l'Empereur vint me trouver, et me dit que Sa Majesté voulait me voir... Je le suivis... Que pouvais-je faire? je n'étais pas leur esclave; mais j'étais leur prisonnier!... Je trouvai l'Empereur seul, dans son cabinet; il était revêtu d'un uniforme sans aucune broderie d'or ou d'argent, et la plus grande austérité régnait autour de lui. En me voyant, il fit un mouvement que j'ai compris être de pitié: ce fut sans doute de voir un homme si maigre et si pâle. S'imaginait-il donc qu'on pût vivre dans l'horrible cloaque où ils m'avaient jeté!... Et mes compagnons!... (p. 294) trois sont morts dans cet humide tombeau...

Il fut obligé de s'arrêter, car son émotion le suffoquait.

MADAME DE STAËL, se levant précipitamment et allant prendre la main de Kosciusko qu'elle serre fortement dans les siennes.

Mon Dieu! que vous avez souffert!

KOSCIUSKO.

Oui..., j'ai bien souffert en effet...; et la plus cruelle douleur ne fut pas celle que me firent éprouver la prison, le cachot, les fers! et cependant... (il montrait ses cicatrices); ce fut, voyez-vous, de me trouver devant le fils de celle qui avait ravagé ma patrie et fait passer la charrue sur de nobles et antiques demeures. Cet homme, avec sa figure ridiculement repoussante, ne me paraissait pas fait pour ramener la paix et le bonheur dans nos villes, et l'abondance dans nos campagnes. Cependant je ne voulus rien précipiter; ses vues pouvaient être bienfaisantes après tout, et je ne voulais pas attirer sur mon pays une persécution que peut-être il n'aurait pas eue, en brisant moi-même le lien qui se préparait. Je saluai donc le Czar!... je ployai presque le genou DEVANT L'EMPEREUR DE RUSSIE!...—Kosciusko, me dit-il, je suis bien (p. 295) aise de vous voir et de vous connaître: j'espère que maintenant nous ne serons plus ennemis; j'y ferai du moins tous mes efforts. J'aime la Pologne, et vous le prouverai... Pour vous indemniser de ce que vous avez perdu, je vous donne un palais et une pension de douze mille roubles.

Je remerciai l'Empereur. Cette bonté me fit croire que sa volonté était de l'étendre sur toute la Pologne... Et... je remerciai!...

—Je veux vous présenter à l'Impératrice, me dit-il, et à ma famille; venez avec moi.

Et me prenant presque sous le bras, il me fit traverser une grande quantité de pièces pour arriver à l'appartement de l'Impératrice.

Comment est-elle? M. de Ségur, qui l'a beaucoup vue, m'a dit qu'elle était belle et très-bonne.

KOSCIUSKO.

Elle est belle; mais sa physionomie est tellement triste que l'on peut difficilement juger de ce qu'elle est par elle-même... Elle m'accueillit avec bonté, et me dit sur ma longue captivité de ces mots de femme qui consolent... Autour d'elle était sa famille, qui est nombreuse. Le grand-duc Alexandre est beau, et sa belle tête pourrait servir de modèle à un peintre; (p. 296) mais son frère, le grand-duc Constantin, ressemble à leur père. Les grandes-duchesses sont charmantes. Il y a encore, m'a-t-on dit, deux autres jeunes princes; mais je ne les vis pas, ils sont trop jeunes pour paraître en public.

MADAME DE STAËL.

Demeurâtes-vous longtemps encore à Pétersbourg, général, après être sorti de Schlusselbourg?

KOSCIUSKO, souriant amèrement.

Non, madame; aussitôt que j'eus compris l'Empereur, je quittai Pétersbourg... Je ne voulus pas plus longtemps demeurer l'hôte de l'oppresseur de mon pays... Je m'échappai et allai en Amérique. Arrivé à Philadelphie, je n'y demeurai que le temps nécessaire pour remercier ces bons Américains qui m'ont appelé leur ami, et je suis venu en France pour donner la main à mes frères en liberté et leur demander un asile.

DUPONT DE NEMOURS.

Et vous l'aurez, certes, et de grand cœur!... N'est-ce pas qu'il le mérite, madame?

Madame de Staël, à mesure que Kosciusko parlait, devenait plus attentive: d'abord ce fut son esprit, sa curiosité, qui toutes deux écoutèrent; mais en entendant cet homme parler de ses malheurs (p. 297) avec cette noble simplicité qui double le mérite de son dévouement à la noble cause, elle fut subjuguée par un intérêt vif, et ce fut son cœur qui fut tout entier à ce que racontait l'exilé.—Dupont de Nemours, qui connaissait la sensibilité et la noblesse d'âme de madame de Staël, voulut ajouter à son estime pour Kosciusko, car il vit qu'elle ignorait sa dernière action.—Savez-vous ce que Kosciusko a fait il y a quelques jours? il a renvoyé à Paul Ier tous les dons qu'il avait été forcé d'accepter de lui en lui disant:

—Il ne peut y avoir rien de commun entre moi et l'oppresseur de mon pays.

Madame de Staël, cette fois, se leva précipitamment pour aller à Kosciusko; elle fut presque au moment de l'embrasser,... mais elle s'arrêta et dit avec une grâce charmante en essuyant ses yeux:

—Au fait, pourquoi m'en étonner...? vous deviez agir ainsi.

J

Et quelle réponse avez-vous eue, général, à cet acte de noble courage?

DUPONT DE NEMOURS.

Une nouvelle proscription certainement!

(p. 298) KOSCIUSKO, en souriant.

Du moins celle-ci est douce!... Je suis heureux ici... Mais il est vrai cependant, comme le dit M. Dupont de Nemours, que je suis de nouveau proscrit, et que Thugut et l'empereur de Russie ont donné l'ordre de me faire arrêter partout où l'on me trouvera. Déjà deux individus qui me ressemblent ont été arrêtés, l'un à Bruxelles, l'autre à Rotterdam... Qu'ils me pardonnent, les infortunés!—leur malheur est comme un remords pour moi.

La conversation devint ensuite générale; Kosciusko fut emmené dans une autre partie de la chambre par Savary et Boulay-Paty, tous deux vrais apôtres de la liberté et voulant en parler avec un homme qui, ainsi que les héros de l'antiquité que Plutarque nous fait admirer, ne considérait ses biens et sa vie que comme la propriété du pays pour lequel il était toujours prêt à les sacrifier. Il leur donna des détails bien curieux sur la famille des Czartorinski et sur leur neveu Poniatowsky, leur neveu par hasard[114], comme depuis (p. 299) il avait été roi de Pologne... Sa conversation attachante retint les deux députés longtemps auprès de lui, et ils ne l'auraient même rendu au reste de la société, qui s'était fort augmentée depuis que leur entretien était commencé, qu'au moment de leur départ, si madame de Staël ne les avait entendus rire et n'était accourue pour en connaître le motif.

—Vous êtes bien joyeux sans nous, leur dit-elle en arrivant près d'eux. Dites-nous le sujet de votre gaieté, et je vous promets de la partager; car pour vous faire rire, ajouta-t-elle en désignant Savary le député, il faut un sujet vraiment joyeux.

SAVARY.

C'est le général qui nous racontait une anecdote arrivée à Varsovie; je l'engage à la recommencer pour tout le monde, car je ne veux pas être égoïste.

(p. 300) KOSCIUSKO.

En vérité, je ne sais pas si cela en vaut la peine.

MADAME DE STAËL.

Oh! général, contez, contez donc. J'aime les histoires dites par les hommes comme vous, avec passion;... elles ont le charme du conte et la vérité de l'histoire; c'est charmant! Dites, dites.—Allons, messieurs, faites silence!... Et vous, mon cher Benjamin, ramassez, je vous prie, vos éternelles jambes; car vous voyez bien que vous embarrassez le passage. Maintenant, général....

KOSCIUSKO.

Mon Dieu! voilà bien de la solennité pour une chose très-peu importante... Enfin...

Vous saurez donc, madame, que le roi Stanislas Poniatowsky était un jour dans une maison de campagne à une très-petite distance de Varsovie. M. de Thugut, celui-là même qui, aujourd'hui, prend à moi un tel intérêt qu'il me fait chercher partout, était arrivé à Varsovie pour parler au roi de Pologne, je ne me souviens plus de quel objet précisément, mais enfin il était important. Le Roi, tout à fait sous la tutelle de la Russie, et n'osant pas recevoir M. de Thugut avec apparat à Varsovie, (p. 301) imagina le moyen terme de l'inviter à dîner à cette maison de plaisance où il était encore, quoiqu'il fit déjà froid. M. de Thugut était invité à venir de bonne heure, lui disait le Roi, dans le plus aimable billet, et comme, au reste, il en savait écrire, pour faire une partie de billard ou de whist avant et après dîner, pour passer enfin une journée de château. Sa Majesté avait voulu dépouiller toutes les formes ennuyeuses de la représentation.

M. de Thugut arriva vers une heure. Le valet de chambre, averti par l'huissier de la chambre, lui dit de faire entrer M. le baron dans les appartements intérieurs, et qu'il y trouverait bientôt le Roi, qui allait s'y rendre.

L'huissier de la chambre ouvre une porte, invite le baron à la passer, et, lui montrant une longue file de pièces dont toutes les portes étaient ouvertes, il referme la première sur lui et le laisse seul. Le baron, n'entendant aucun bruit, ne sait s'il doit avancer; partout des tapis, un profond silence, et pas un mouvement qui annonçât qu'il y eût quelqu'un dans l'une des pièces voisines.

Cependant, tout en regardant un tableau, un vase antique, un objet d'art, et ils étaient nombreux dans cette demeure élégante, le baron de Thugut avançait lentement, mais il avançait: arrivé (p. 302) près d'un cabinet où il voyait une magnifique bibliothèque, il entendit quelqu'un tousser comme pour avertir qu'on était là. M. de Thugut fait encore un pas, entre dans la pièce, et voit devant la cheminée un homme jeune, beau, ayant une tournure et un air de roi. Cet homme était debout, les mains derrière le dos et se chauffant. M. de Thugut, ne pouvant douter que ce ne fût le Roi, fit sa première révérence d'autant plus profonde qu'il tremblait d'avoir hésité une seule seconde. Le monsieur lui rendit son salut profond, non-seulement avec une hauteur plus que royale, mais avec une expression d'ironie moqueuse qui ne l'était pas du tout.

—Voilà un roi, se dit M. le baron de Thugut, qui n'a pas été longtemps à prendre ce qu'il croit la dignité du rang!

Et tout en faisant intérieurement cette réflexion, il faisait aussi une seconde révérence tout aussi profonde que la première; à quoi le monsieur chamarré de croix, de cordons de toutes couleurs, répondit encore par un petit coup de tête ironiquement donné encore.

Cette richesse de cordons et de croix avait aussi confondu le baron. Le Roi lui avait écrit:

«Venez sans cérémonie, mon cher baron; le plaisir que j'aurai à vous connaître (p. 303) enfin fera tous les frais de la présentation.»

Le baron recommençait sa troisième révérence, lorsqu'une porte à côté de la cheminée s'ouvrit, et un jeune homme mis simplement, et n'ayant que l'ordre de Saint-Wladimir de Pologne, entra dans la chambre, et vint à lui avec cette aisance élégante qui faisait le charme de la tournure de Poniatowsky.

—Baron de Thugut, je suis ravi de vous voir,... et j'espère que notre connaissance deviendra un jour celle de deux amis... Comte de Stac......g, comment vous portez-vous aujourd'hui?

Le comte s'inclina alors plus bas encore que de coutume, pour montrer au baron de Thugut qu'il pouvait faire plier son épine dorsale autant qu'il le voulait.

—Le baron de Thugut! le comte de Stac......g! dit le Roi, en nommant les deux ministres l'un à l'autre... Je dois faire l'emploi de maître des cérémonies, ajouta-t-il en souriant; car, ainsi que je vous l'ai écrit, nous sommes ici parfaitement à la campagne...

Le baron salua avec une politesse achevée; mais M. de Stac......g reprit alors son attitude hautaine, comme désirant humilier son antagoniste et montrer que sa souveraine était une femme qui ne devait faire aucune concession à une autre (p. 304) femme... Mais M. de Stac.....g n'était pas de force à lutter avec le baron de Thugut; il le connut bientôt.

La matinée s'écoula agréablement. Quand le baron voulait, il était un des hommes les plus spirituels qu'on pût rencontrer, et ce jour-là il le voulut avec une volonté déterminée. Poniatowsky était pour ce jeu-là l'homme qu'il lui fallait, parce que, très-spirituel lui-même, il comprenait tout, relevait la balle, la renvoyait, et la conversation ne tarissait jamais. Quant à M. de Stac.....g, il était là comme assistant à un spectacle donné pour lui... et même il y ajoutait, parce qu'il avait de l'humeur, et que rien n'est plus amusant que de voir un visage récalcitrant à la joie au milieu de gens qui ne comprennent pas l'humeur ou le chagrin d'un seul parce que les autres s'amusent. Le matin on joua au billard, on parla littérature, on dîna; et après le dîner le Roi fit une partie de whist, composée de lui, le baron de Thugut, le comte de Stac......g et l'un de ses aides de camp. La partie fut d'abord très-bien, mais la chance tourna, et le Roi, qui avait M. de Thugut pour partenaire, commença à gronder, parce qu'il perdait. M. de Thugut, lui, de son côté, qui avait toujours joué ses cartes avec un extrême soin, commença à se tromper, et conséquemment à faire tromper Poniatowsky.

(p. 305) —Le roi de trèfle, dit le baron en jetant le valet de pique sur la table.

—Mais c'est le valet de pique, baron; qu'est-ce donc que vous faites?

—Je demande humblement pardon à Votre Majesté...

La carte est relevée, le jeu continue... Quelques minutes après, le baron jette une carte de nouveau et dit:

—Le roi de carreau.

—Ah ça! décidément, dit Poniatowsky, vous avez des distractions, mon cher baron, qui me feraient croire que vous êtes amoureux, si nous avions ici de jolies femmes.

C'était encore un valet!

—Je me prosterne aux pieds de Votre Majesté, en lui demandant humblement mon pardon, car je suis plus coupable qu'elle ne le croit; c'est la troisième fois de la journée que j'ai la maladresse de prendre un valet pour un roi.

Et en disant ces derniers mots, il lança sur M. de Stac......g un regard qui remboursait tous les mouvements de tête insolents.

—Mon Dieu, la jolie histoire! et qu'elle est bien contée! n'est-il pas vrai, Lemercier? dit madame de Staël en s'adressant à un jeune homme petit, pâle et blond, dont la physionomie intéressante (p. 306) annonçait de l'esprit et une extrême finesse.

Il s'inclina devant madame de Staël en réponse à ce qu'elle venait de lui dire... Dans ce moment, on servait du thé, et le mouvement général fixa le jeune homme près de madame de Staël...

—Eh bien! lui dit-elle, que deviennent toutes les productions de cette jeune et bonne tête?... Tenez, général, regardez ce jeune homme qui paraît à peine avoir vingt-cinq ans; eh bien! il a déjà publié, depuis 92, de bien beaux vers et une quantité de pièces de théâtre, le Lévite d'Éphraïm..., Lovelace...., le Tartufe révolutionnaire...., Ophis...., et puis, aidez-moi donc, Lemercier.

DUPONT DE NEMOURS.

Et Agamemnon, madame!... son ouvrage peut-être le plus achevé. C'est une pièce digne d'Euripide, mon cher Lemercier, et votre talent nous rendra fiers si vous continuez à produire ainsi...

LEMERCIER.

Le public de Paris n'est pas toujours de l'avis des gens de goût; voyez ce qui s'est passé dernièrement à Pinto!...

MADAME DE STAËL.

Ah! ne parlons pas de cela!... Ce malheureux (p. 307) Pinto!... Je me le rappelle bien... Mais le moyen de lui parler de cette soirée?

JARD-PANVILLIERS.

S'il voulait, madame, il pourrait vous raconter une histoire aussi, lui, et qui vous ferait voir que les sifflets ne lui font pas la peine qu'on pourrait bien croire.

BENJAMIN CONSTANT.

Allons donc! ce n'est pas possible! Comment voulez-vous qu'il ait été insensible au bruit discordant des sifflets et des cris que l'on faisait mercredi dernier à Pinto?

MADAME DE STAËL.

Mais aussi quelle idée avez-vous eue de faire jouer le rôle de l'archevêque de Bragance par Dugazon? Dugazon me fait toujours l'effet de se mettre en garde avec sa longue rapière dans je ne sais plus quelle pièce de Molière.

DUPONT DE NEMOURS.

Mais comme mademoiselle Contat était belle dans le rôle de la duchesse de Bragance!... elle m'a rappelé ses beaux jours...; et je crois qu'elle-même a éprouvé cette magique influence, car elle a joué comme un ange.

(p. 308) LEMERCIER.

Ce que dit M. Dupont de Nemours me confirme dans cette pensée, que presque toujours le public prononce sur ce qu'il ne sait pas, et juge les effets sans chercher à connaître les causes.

DUPONT DE NEMOURS.

Comment cela?...

LEMERCIER.

C'est que mademoiselle Contat, bien loin d'avoir été inspirée, a failli faire tomber la pièce dès le premier acte par son découragement, et, si je ne l'eusse pas ranimée, tout était dit.

MADAME DE STAËL.

Ce que vous dites là paraît bien curieux, Monsieur Lemercier; racontez-nous comment vous avez ranimé mademoiselle Contat.

LEMERCIER.

Je ne sais, madame, si vous connaissez ma méthode invariable lorsque je fais jouer une pièce. Je ne donne pas de billets, pour que le parterre soit entièrement le maître de faire connaître son opinion; à la première représentation d'un de mes ouvrages, les voix et les mains sont libres, les opinions (p. 309) aussi; il suit de là qu'une pièce n'est soutenue que par elle-même, et que lorsqu'elle réussit elle est vraiment bonne, puisqu'elle a résisté à la rage envieuse de la médiocrité qui ne veut pas qu'on réussisse.

MADAME DE STAËL.

Vous ne donnez pas de billets!... C'est prodigieux!... Cela m'explique les sifflets.

LEMERCIER.

J'avais eu cinq billets pour Pinto; j'en avais gardé trois pour mes amis, et j'en avais donné deux à Talma... J'avais une loge dans laquelle j'étais avec deux ou trois personnes de mes amis intimes.—Le rideau baissé, après le premier acte, on vient m'avertir que mademoiselle Contat ne veut pas continuer la pièce, qu'elle pleure et se désole... Je cours aussitôt dans sa loge, et je la trouve délacée, presque déshabillée et pleurant à verse.

—Ma belle amie, m'écriai-je, qu'est-ce donc, au nom du Ciel, que tout ceci? Eh quoi! vous abandonnez ma pièce! vous laissez votre rôle!... mais que vais-je devenir?... Allons, revenez à vous, soyez bonne, mais surtout soyez grande!... Est-ce que mademoiselle Clairon aurait fait une chose semblable?

Mademoiselle Contat me répondit qu'elle m'aimait comme un frère, qu'elle voulait tout faire (p. 310) pour moi, mais qu'ici sa volonté était impuissante,... qu'elle s'était retirée du théâtre en chancelant et ayant un vertige causé par le tumulte qui envahissait jusqu'au comble de la salle...—Non, non, répétait-elle en pleurant, je ne pourrai jamais,... je mourrais!

Ma situation devenait plus terrible de moment en moment. On entendait, de la loge où j'étais avec mademoiselle Contat, la rumeur de la salle... tant étaient violentes les secousses données par le reflux et le flux de cette multitude agitée et presque furieuse surtout du retard qu'on mettait à lever le rideau...—Les entendez-vous! me disait mademoiselle Contat en se serrant contre moi... Ils me tueront!

—Allons, allons, lui disais-je en me mettant à ses pieds et lui baisant les mains, allons, un peu de courage, et vous faites réussir une œuvre dont vous serez la mère... Allons, je vous en supplie!...

Et tout en lui parlant ainsi, je la relaçais,... je replaçais ses pierreries, ses dentelles, et enfin, par un miracle que Dieu voulut bien faire pour moi, mademoiselle Contat fut enfin en état de remonter sur la scène, où elle rejoignit ses camarades. Ils n'étaient pas comme cela eux, et Dugazon aurait donné de son courage à ses camarades. Je vis mademoiselle Contat entrer en scène, je lui entendis (p. 311) dire les premières paroles, et alors plus tranquille, au moins pour cet acte, je retournai dans ma loge.

Vous savez, madame, que la salle était non-seulement remplie, mais que les avenues étaient occupées.—En traversant un corridor, je vois un gros et grand homme adossé contre un des poêles, et de là sifflant de toutes les forces de ses énormes poumons dans un cor et non pas un sifflet, grand comme un cor de chasse, je crois. Et cet homme sifflait!... mais il sifflait... à déchirer son propre tympan... Je fus à lui:

—Monsieur, lui dis-je, vous êtes bien mal placé dans ce corridor, car vous sifflez sans être entendu, et, de votre côté, vous n'entendez pas ce que vous sifflez.

L'homme me regarda d'un air étonné et suspendit un moment sa diabolique musique.

—Monsieur, me dit-il après m'avoir regardé avec attention pour juger si je ne me moquais pas de lui... monsieur, seriez-vous un ami de l'auteur?

—Bien mieux que cela, monsieur, je suis l'auteur lui-même.

—Vous, monsieur?

—Sans doute; et si vous voulez me faire l'honneur d'accepter une place dans ma loge, il m'en reste heureusement une que je puis vous offrir. (p. 312) Venez, vous serez en face, assis et bien plus commodément placé pour siffler, en bonne conscience, que dans ce corridor... Qui jamais ouït parler d'un sifflet partant d'un corridor?... Venez, monsieur, et je vous promets de vous laisser la liberté de siffler tant que vous voudrez et les endroits que vous voudrez, même mes passages de prédilection...

MADAME DE STAËL.

Oh! la bonne folie! et vous lui proposiez cela de bonne foi!...

LEMERCIER.

Sans aucun doute.

MADAME DE STAËL.

Et accepta-t-il?...

LEMERCIER.

Non, il s'en fut je ne sais où; mais ce dont je suis sûr, c'est qu'il n'a plus sifflé. Au surplus, sa retraite ne fit rien à l'affaire; les sifflets étaient, je crois, au nombre de mille au moins!... Quel vacarme! quel bruit!... Jamais on n'entendit pareille rumeur à la Comédie-Française, m'ont dit les servants les plus vieux. Madame Lachassaigne ne se rappelait un pareil tumulte qu'au Mariage de Figaro, (p. 313) et encore j'avais la supériorité de quelques centaines de sifflets[115]...

MADAME DE STAËL.

Votre histoire est charmante, Lemercier, et vous avez raison; elle prouve que vous avez dirigé mademoiselle Contat, et le public dit, lui, que c'est elle qui a fait réussir votre pièce... Oh! le monde!... le monde!...

Comme on allait se retirer, car il était une heure du matin, on entendit une voiture s'arrêter à la porte, et bientôt après on annonça: M. de Talleyrand... On se retira en partie, et il ne demeura avec madame de Staël et celui qui lui devait son retour dans sa patrie que Benjamin Constant et un ou deux autres habitués, tels que Jard-Panvilliers, Petiet et Rœderer, etc.

Au moment du 18 fructidor, madame de Staël fut presque proscrite on ne sait trop pourquoi, et ne dut la possibilité de revenir à Paris à l'époque que je viens de citer qu'aux soins de Barras. Elle en eut toujours une grande reconnaissance, et ne l'oublia jamais. Après le 18 fructidor, elle revint à Paris, et fut (p. 314) comme toujours, et comme nous venons de le dire, la femme autour de laquelle venait se grouper tout ce qui était notable en quoi que ce fût... On l'écoutait comme un oracle. Madame de Staël est non-seulement une femme d'esprit et de talent, mais c'est un homme comme nous en avons eu peu dans notre révolution; c'est un publiciste qu'on consultera dans soixante ans d'ici comme Burke et Montesquieu. L'Empereur était injuste envers elle: il ne fut même pas de cette simple équité qui fait juger sur les faits et non sur des préventions... Il y a quelques ombres dans le jour lumineux qui éclaire la vie de Napoléon: la persécution de madame de Staël en est une grande.

Quelque temps avant le 18 brumaire, elle fut en Suisse voir son père qu'elle adorait; mais elle revint bientôt à Paris, et y rentra précisément le jour même du 18 brumaire. Elle devait nécessairement attirer l'attention du gouvernement du moment; car, sous le Directoire, elle avait une grande influence sur les meneurs du cercle constitutionnel. Elle ne voulait ni la révolution de 93, ni celle qui s'opéra en 1814; elle voulait une constitution libérale, telle enfin que M. Necker en rêva une pendant soixante ans de sa vie. On a même prétendu que M. Necker, à la sollicitation de sa fille, avait contribué à la rédaction de la Constitution (p. 315) de l'an III. J'en ai parlé à quelques personnes de Genève, qui ne sont pas non plus éloignées de le croire.

Madame de Staël apprit la révolution du 18 brumaire à Charenton, en changeant de chevaux; elle crut rêver, lorsqu'on lui dit qu'une heure avant, Barras avait passé par ce même lieu, accompagné par des gendarmes, Barras, qu'elle avait laissé au pouvoir et le plus puissant de tous ses collègues.

—C'était la première fois depuis la Révolution, dit madame de Staël, qu'on entendait un seul nom prononcé parmi le peuple... Jusqu'alors on disait l'Assemblée, la Convention, le Directoire..., le peuple. Maintenant, on ne parlait plus que de cet homme qui devait se mettre à la place de tous, et rendre l'espèce humaine anonyme en accaparant la célébrité pour lui seul, et en empêchant tout être existant d'en acquérir en son nom.

Le soir même de son arrivée, madame de Staël eut son salon formé comme si elle n'avait pas quitté Paris... Elle était essentiellement faite pour réunir dans de pareils moments et centraliser près d'elle tout ce qui pensait et agissait. Et ce fut sa perte.

Elle fut dans un état violent pendant plus de vingt-quatre heures, en entendant toutes les nouvelles qu'on lui apportait. Elle était si vraie dans son amour pour la liberté! elle était si naturellement (p. 316) Française!... Elle frémissait devant cette violation de la représentation nationale dans les Conseils[116]... Comment le peuple français avait-il souffert cet outrage! Elle n'était pas encore prévenue contre Napoléon comme elle le fut depuis: ce ne fut que la constante froideur du premier Consul, et puis surtout le malheur du duc d'Enghien, qui amena la rupture complète.

On a vu, dans le salon de Barras, qu'elle parlait d'un certain Mouquet qui avait parlé d'elle, et l'avait dénoncée au Manége, ainsi que M. de Talleyrand, comme faisant eux-mêmes partie du club de Clichy; ce qui n'était pas vrai: madame de Staël avait encore alors des idées libérales, et même républicaines. La chose est facile à voir dans ses Considérations sur la Révolution française; et lorsque plus tard, en 1803, le premier Consul l'exila comme étant liée avec Benjamin Constant, ce fut d'un libéralisme outré que Napoléon l'accusa.

Un matin, madame de Staël était chez elle, et d'assez mauvaise humeur; elle voyait, comme toute la France, que la paix était encore loin d'être signée avec l'Angleterre, et son âme, vraiment attachée (p. 317) à notre patrie, en souffrait. Elle tenait un journal dans lequel on avait inséré les nouvelles qu'on n'avait pu celer, et elle venait de lire un discours de lord Grenville, qui donnait peu d'espoir pour la paix... Comme elle lisait, on lui annonça M. de Narbonne: quelques instants après entrèrent Benjamin Constant, Joubert de l'Hérault (député au 18 brumaire), Boulay-Paty, également dans le même cas, et plusieurs proscrits du Corps-Législatif, habitués du salon de madame de Staël, dans une opinion qui tenait à l'opposition.

—Eh bien! quelles nouvelles? leur demanda-t-elle.

—Mais, répondit Joubert de l'Hérault, vous connaissez le discours de lord Grenville?

—C'est-à-dire que je viens de lire dans un journal un discours qu'on prétend traduit de l'anglais; mais je ne le crois pas fidèle.

—En voici un dont je puis vous répondre, dit Joubert de l'Hérault en tirant de sa poche un journal anglais qui n'était pas traduit; quelque difficulté qu'il y ait à recevoir un journal anglais, il est pourtant possible de tromper la surveillance, et je le prouve, ajouta-t-il en riant.

—Eh bien! que dit votre journal, demanda madame de Staël avec impatience?

Joubert de l'Hérault prit le journal, et traduisit (p. 318) le discours de lord Grenville. Ce discours était fort opposé à la paix: lord Grenville disait, entre autres choses, que l'Angleterre ne pouvait faire la paix avec la France, parce que le Gouvernement ne tenant qu'à un seul homme, qui était le premier Consul, on ne pouvait rien espérer de durable. Et, développant son idée, il lui donna une grande extension, ajoutant d'ailleurs beaucoup d'autres arguments à celui-là. Ce discours semblait un refus positif, et cependant on faisait courir le bruit de la paix.

Mais, dit en souriant Boulay-Paty, avez-vous reçu le Moniteur d'aujourd'hui, madame?... il a paru beaucoup plus tard que de coutume...

Madame de Staël sonna, et demanda au valet de chambre si le Moniteur était arrivé: il ne l'était pas, et cependant deux heures venaient de sonner... Boulay-Paty continua de sourire avec malice; madame de Staël s'en aperçut, et lui en demanda le sujet... Il regarda Joubert de l'Hérault, qui sourit à son tour...

—Vous m'impatientez tous les deux, leur dit madame de Staël; qu'est-ce donc que ce beau mystère? Rien de fâcheux, je crois; car vous paraissez bien joyeux!...

Dans ce moment, le valet de chambre apporta le Moniteur.

—Ah! voici ma réponse, dit Boulay-Paty!... (p. 319) Permettez-moi de vous lire la réponse faite au discours de lord Grenville...

Et regardant autour de lui comme pour s'assurer de ses auditeurs:

—C'est que je ne suis pas assez dans les bonnes grâces consulaires, dit-il en souriant, pour laisser la patte du lion s'étendre une seconde fois sur moi; j'aurais peur qu'elle ne me ménageât pas maintenant...

Et alors il lut une réponse à lord Grenville, faite par M. *******, et insérée le jour même dans le journal sacramentel, dans le Moniteur. Cette réponse était, pour dire la vérité, un peu hors des limites du bon sens... on parlait pour dire des mots, mais on ne réfutait rien... Madame de Staël riait, trouvait cela ridicule, et elle avait raison... mais tout le monde se mit à rire comme elle, en entendant cette singulière phrase:

Quant à la vie et à la mort du général Bonaparte, mylord, ces choses-là sont au-dessus de votre portée.

—Pour ceci, dit Joubert de l'Hérault, c'est un peu plus fort que les flatteries de Sieyès qui, dit-on, en invente de nouvelles tous les jours.

—Oui, dit Bergasse[117], pour les changer en railleries lorsqu'il est chez lui!

(p. 320) —Cela n'est pas étonnant, ajouta Duplantier, n'a-t-il pas le beau domaine de Crosne?...

—Savez-vous ce que cet homme a fait au 18 brumaire, dit Boulay-Paty, avec une noble et généreuse indignation; car c'était un homme selon les temps héroïques, que Boulay-Paty.

—Non, dit madame de Staël... et j'avoue que je ne le crois pas méchant.

—Non, pas méchant, sans doute, mais au moins indigne de siéger sur la chaise curule du vrai représentant du peuple... Lorsque le Directoire, livré par lui, fut occupé par Bonaparte, il vint lui révéler, comme un secret, que dans un lieu caché il y avait une somme d'argent très-considérable, connue des directeurs seuls... dans le trouble et la précipitation du départ la chose fut oubliée, et il en avertit son collègue afin de couper le gâteau seulement en deux... Mais il faut rendre justice à Bonaparte: il fut indigné de la proposition du partage, et ordonna que la somme entière fût portée au Trésor... Il y avait, je crois, un million.

—C'est très-bien au premier Consul, dit madame de Staël, et très-mal à Sieyès... Mais tout cela (p. 321) nous a fait perdre de vue la belle réponse à lord Grenville... elle est bien amusante...

BERGASSE.

Lord Grenville savait apparemment que de toutes les paroles qui peuvent irriter le plus violemment Bonaparte, ce sont celles qui expriment un doute sur la durée de sa vie.

DUPLANTIER.

Cependant, discuter la chance de sa mort ne la fera pas arriver une heure plus tôt.

BOULAY-PATY.

Non; mais je le crois superstitieux.

MADAME DE STAËL.

Et puis, écoutez donc, il lui est plus difficile, en effet, de penser qu'il doit mourir qu'à un autre... et quand on ne rencontre plus comme lui d'obstacles dans les hommes, on s'indigne contre la nature, qui seule est inflexible dans sa marche et ses arrêts... Alors vient la colère contre ceux qui rappellent au grand homme qu'un jour il lui faudra mourir comme nous.

JOUBERT DE L'HÉRAULT.

Qu'espère-t-il donc? vivre toujours?...

(p. 322) MADAME DE STAËL.

Je ne pense pas qu'il croie à l'immortalité; mais il serait possible qu'il voulût que le peuple français, comme le peuple de Rome, l'appelât votre Éternité... (On rit.) Bizarre destinée de l'espèce humaine, condamnée à rester dans le même cercle par les passions, tandis qu'elle avance toujours dans la carrière des idées!...

Dans ce moment, on annonça M. Billy Vanberchem[118] et M. Hottinguer, tous deux banquiers alors à Paris, et habitués de la maison de madame de Staël.

—Ah! leur dit-elle, vous allez m'apprendre ce qu'on dit sur la paix avec l'Angleterre... vous devez (p. 323) savoir ce qui en est, ou personne ne le sait.

—Ne vous moquez pas de nous, répondit M. Hottinguer, nous ne savons que ce que disent les journaux.

—Pour lui, je le conçois, dit madame de Staël en montrant M. Vanberchem; car il pense un peu plus à courir au bois de Boulogne autour des jolies femmes de sa connaissance, qu'à la Bourse après la parole d'un courrier; mais vous, M. Hottinguer?

—Mon Dieu, pas plus que lui... mais vous le croyez donc bien léger?

—Léger, non; mais il est jeune et beau, il doit aimer le plaisir; et lorsque celui-ci est en concurrence avec le sérieux des affaires, tant pis pour elles.

—Madame Hulot, mademoiselle Hulot et madame Vandenyverd[119], annonça le valet de chambre; et le moment d'après, il nomma M. Ouvrard...

—En vérité, dit madame de Staël à madame Vandenyverd lorsqu'elle fut assise, je crois que (p. 324) nous pouvons établir ici deux commissions, comme cela se fait dans le Corps-Législatif, une pour les finances et l'autre pour les affaires politiques.

—Cette dernière chose est bien vague, dit M. Vanberchem; est-ce donc dans la commission de la politique que vous me voulez mettre, puisque vous me jugez incapable de parler finances?

Madame de Staël se mit à rire, et expliqua ce que voulait dire la phrase de M. Vanberchem.

—Je vous assure, dit Ouvrard, que Billy est un garçon qui fait marcher de front les plaisirs, les affaires, les dangers et son salut.

—Que lui est-il donc arrivé? s'écria madame de Staël; car tout l'impressionnait vivement, et lui donnait à l'heure même une sorte d'agitation.

M. VANBERCHEM.

Cela ne vaut pas la peine d'en parler.

MADAME DE STAËL.

Il y a donc quelque chose? alors ce doit être intéressant.

M. OUVRARD.

Je vous réponds que c'est une aventure!... et même... terrible!...

(p. 325) MADAME DE STAËL.

Ah! mon Dieu! vous me faites peur!

M. HOTTINGUER.

C'est que c'est en effet fort effrayant.

MADAME DE STAËL à MM. Benjamin Constant, Boulay-Paty, Jouenne, et les autres qui causent à l'autre extrémité de la chambre.

Messieurs, messieurs, venez écouter une superbe histoire arrivée à M. Vanberchem.

M. VANBERCHEM.

Je vous jure que vous serez fort surpris de ne trouver qu'une histoire toute naturelle, et comme il en arrive tous les jours.

MADAME DE STAËL.

Pour peu que vous répondiez cela encore une fois, vous aurez raison, mon cher Billy... Commencez donc, je vous en prie.

Le valet de chambre annonçant.

M. de Lugo.

(p. 326) M. VANBERCHEM.

Ah! voici un témoin de ce que je vais vous dire, M. de Lugo[120] demeurait dans ma maison.

DON JUAN DE LUGO secouant avec amitié la main de M. Vanberchem.

Ah! c'est sans doute de la fameuse rencontre qu'il est question?

MADAME DE STAËL.

Précisément!

DON JUAN DE LUGO.

Vous connaissez donc cette aventure, madame?

MADAME DE STAËL.

Eh! mon Dieu, non!... depuis une heure ils me disent tous que c'est la plus extraordinaire chose...

(p. 327) M. VANBERCHEM s'inclinant.

Je commence...

Vous savez, madame, que je logeais avant mon mariage au petit hôtel de Noailles, rue Saint-Honoré. J'y étais avec fort peu de monde; j'avais un valet de chambre, un groom et un homme pour mes chevaux. J'étais garçon, je n'avais pas de maison, et je n'avais pas besoin de plus de monde... Du reste, la maison n'avait que moi de locataire, et le portier était sourd et presque aveugle. Tout ceci est nécessaire à savoir.

J'allais beaucoup dans le monde; les bals reprenaient, et je n'en manquais pas un. Mais comme les affaires ne doivent pas souffrir des volontés de la folie, la mienne se soumettait à la nécessité, et tout allait donc fort bien, affaires et folies, ajouta-t-il en s'inclinant profondément devant madame de Staël.

MADAME DE STAËL, souriant.

Je n'en doute pas... poursuivez.

M. VANBERCHEM.

Un jour, j'étais allé au bal chez madame Hinguerlot, et j'étais rentré à quatre heures et demie du (p. 328) matin fort sagement, car habituellement je ne rentrais qu'au jour; mais j'avais une affaire très-importante à terminer. J'avais des valeurs immenses chez moi tant en traites au porteur qu'en or et en bijoux, et le lendemain matin à huit heures il me fallait être de ma personne et avec tout cela au fond du Marais; mon valet de chambre devait m'éveiller à sept heures.

C'était assez la coutume; car chaque matin je me levais à la lumière, quelle que fût l'heure à laquelle je m'étais couché. (Il s'incline encore.)

MADAME DE STAËL, souriant et joignant les mains.

Je vous demande pardon...

M. VANBERCHEM.

Mon valet de chambre entrait dans ma chambre, allumait mon feu, et puis allait préparer mon déjeuner, c'est-à-dire une tasse de chocolat, et donner ordre pour qu'on attelât mon cheval...; pendant ce temps-là je mettais mes papiers en ordre, et puis je sortais.

Le matin dont je vous parle, mon valet de chambre, après avoir allumé mon feu, mes bougies, et disposé ma robe de chambre, après m'avoir répété par trois fois qu'il fallait me lever, s'en alla préparer mon chocolat, me laissant dans cet état de (p. 329) demi-sommeil qui n'est pas encore et qui n'est plus le repos... cette sorte de somnolence enfin dans laquelle on entend sans voir... C'est comme un cauchemar quelquefois, surtout quand on sait qu'il faut se lever. C'était précisément là mon affaire.

Je luttais donc contre le sommeil avec une force pour le moins égale à celle dont il m'accablait... Je soulevais ma tête, et puis elle retombait; je pensais bien à cette rue Sainte-Marguerite où je devais aller... et puis mes yeux se refermaient, et je n'entendais plus que des airs de valse, je ne voyais plus que des têtes blondes et brunes couronnées de fleurs et tournant devant moi... Au milieu de l'une de ces douces visions, je fus éveillé par un bruit aigre, quoique faible, qui partait du pied de mon lit... Ma chambre était vaste et sombre... mais ce lit était en face de la cheminée, au-dessus de laquelle est une grande glace qui répétait tout l'appartement.

Ce bruit qui m'avait éveillé avait cessé... mes yeux appesantis se refermèrent... mais au bout d'un instant il recommença. Cette fois je m'éveillai tout à fait et mes yeux, se dirigeant vers la partie sombre de la chambre, plongèrent du côté de la porte... Cette porte était au pied de mon lit, elle était à deux battants... Je n'avais pas soulevé ma (p. 330) tête, et mes yeux pouvaient tout voir sans faire présumer mon réveil. Tout ce que je viens de vous dire n'avait pas duré trois secondes.

Au second mouvement qui m'avait averti, j'ai déjà dit que j'étais parfaitement éveillé, et mes yeux fixés sur la glace devaient m'avertir de ce que j'attendais.

Un troisième mouvement imprimé à la porte pour l'ouvrir entièrement et doucement, sans m'éveiller, me prouva que je ne m'étais pas trompé... La porte s'ouvrit en effet, et j'aperçus dans la glace une tête d'homme pâle, au visage long et sur un corps de haute taille... Cette tête jeta un coup d'œil rapide et hagard dans la chambre, et fit un pas pour entrer; mais avant que son pied fût dans l'appartement, je sautai de mon lit à terre, et sans vêtement, sans armes, je m'élançai sur le brigand qui tenait à la main un long couteau dont il voulait me frapper, mais que je fis tomber à l'instant même en lui donnant un coup de poing qui lui démit presque le bras.

Cet homme était moins grand que moi; mais il était encore un adversaire redoutable. Surpris d'abord par mon apparition inattendue, tandis qu'il me croyait endormi, il reprit bientôt ses esprits et se défendit comme un lion. Mais la pensée du danger auquel je venais d'échapper me rendit (p. 331) cruel... J'usai de tous mes avantages; l'assassin fut terrassé par moi, et traîné tout sanglant au corps de garde de l'hôtel de Noailles, qui était au bas de ma maison.

—Mais vos domestiques? s'écria madame de Staël, qui avait écouté cette aventure avec un intérêt profond et avec une attention qu'elle n'accordait qu'à ce qui lui plaisait.

M. VANBERCHEM.

Je n'ai pu vous dire, madame, que tout cela fut si prompt que je n'eus que le temps d'appeler mon valet de chambre aussitôt que je fus aux prises avec le brigand... Mais mon valet de chambre, qui m'était fort attaché, en me voyant, les mains sanglantes, assommer un homme inconnu qu'il pouvait croire avoir été apporté là par le démon; à la vue de tout cela, dis-je, cet homme se trouva mal et s'évanouit tout à fait... Mon groom et mon autre domestique étaient dans l'écurie, au fond de la cour... J'étais donc seul, et ce fut seul aussi que je conduisis le brigand au corps de garde.

Cet homme était un juif allemand de Francfort; il savait, j'ignore comment, car il ne le voulut jamais dire, que j'avais souvent chez moi de grandes valeurs...; il savait de plus comment chaque chose se faisait dans mon intérieur. C'est (p. 332) d'après cette connaissance qu'il s'était introduit dans la soirée du jour précédent dans la cour de l'hôtel. Il avait passé la nuit caché derrière des fagots qui étaient dans une grande remise inoccupée. Il était monté sans souliers derrière mon valet de chambre, et passait avec lui à mesure que l'autre ouvrait une porte sans la refermer, ayant les mains embarrassées de la lumière et du feu. Arrivé dans la pièce qui précédait ma chambre, l'assassin s'était mis dans l'ombre pour attendre la sortie de mon domestique.

—Car je savais qu'il ressortait pour aller au bout de la maison, disait le misérable.

C'était vrai... Quant au brigand, il devait entrer pendant mon demi-sommeil... m'égorger, emporter toutes mes valeurs... et même tuer mon pauvre Louis s'il était arrivé, disait-il, avant qu'il eût fini.

Eh bien! quoique j'eusse fait tomber l'arme qui DEVAIT M'ASSASSINER de la main de cet homme, tout cela ne l'aurait pas fait condamner... lorsque la Providence éclaira les juges... Quelques mois auparavant, un horrible assassinat avait été commis à Croissy[121], sur la route de Saint-Germain. Les meurtriers (p. 333) s'étaient d'abord échappés... deux avaient été repris... mais c'étaient les moins coupables... Le monstre qui avait ordonné l'assassinat, et l'avait presque exécuté en entier, s'était sauvé, et depuis trois mois défiait toutes les recherches de la police... C'était mon juif!...—Il fut jugé et exécuté...

—Maintenant, madame la baronne, ajouta M. Vanberchem[122], vous pouvez prononcer et dire si je suis toujours un jeune fou courant devant moi sans regarder qui se met en travers!...

Madame de Staël avait été tellement saisie par l'intérêt de cette narration, qu'elle ne répondit pas d'abord à M. Vanberchem; elle le regardait avec une sorte de stupeur et comme étonnée qu'il fût , après avoir été aux prises avec un assassin armé lorsqu'il était sans défense et sans habit; ce qui rend la lutte corps à corps bien autrement difficile pour celui qui n'est pas vêtu.

—Pauvre garçon! dit-elle enfin, pauvre garçon! et moi qui croyais qu'il ne se levait qu'à midi! qu'il était un sybarite ne soulevant que des roses... Pardon, mon héros!...

Et elle lui tendit sa main, qu'il reçut en mettant (p. 334) un genou en terre, et baisa avec autant de tendresse que si elle eût appartenu à la plus belle femme de France. Elle ne pouvait, au reste, être mieux qu'elle n'était, cette main... car madame de Staël avait les plus belles mains et les plus beaux bras que j'aie vus de ma vie.

Ce fut pour Benjamin Constant qu'elle souffrit son premier exil de Paris. Napoléon ne l'aimait pas, et même il était injuste pour elle... Il ne voulait pas qu'une seule voix s'élevât contre lui... Jugez de ce qu'une voix de femme devait lui donner de colère!

Madame de Staël était en tout noble et grande; son cœur était comme son esprit.... Tout en elle avait de vastes proportions...: aimant, adorant la liberté, elle prit parti pour les tribuns qui crièrent hautement contre le despotisme de Napoléon, qu'ils prévoyaient.... Je crois cependant qu'en donnant à sa conduite le nom de tyrannie, ils se sont trompés.

Madame de Staël voyait donc souvent Benjamin Constant; il était son ami le plus intime à cette époque, et toutes ses pensées étaient les siennes; toutes ses opinions, elle les partageait. Il fit un discours pour attaquer Napoléon, et, loin de l'en dissuader, madame de Staël l'y encouragea: plus elle avait été sincèrement dévouée à la cause (p. 335) de la République, et plus elle croyait qu'elle se devait à elle-même de ne point faiblir au moment où cette République était en danger.... Un jour Joseph Bonaparte fut la voir; il l'aimait d'une véritable et tendre amitié; c'est un homme d'esprit et de cœur, et fait pour comprendre madame de Staël. Elle vit qu'il était préoccupé, et lui en demanda la cause.

—C'est de vous, lui dit-il.

MADAME DE STAËL.

De moi!...

JOSEPH BONAPARTE.

De vous-même... Mon frère m'a parlé de vous hier. Il connaît l'amitié que je vous porte, et il m'a fait des plaintes.

MADAME DE STAËL.

Sur quoi?

JOSEPH BONAPARTE.

Sur votre société d'abord; mais ce n'est pas là le vrai grief... Est-il vrai que vous vous soyez laissée aller à dire des mots piquants et amers?

MADAME DE STAËL.

Mais... non...

(p. 336) JOSEPH BONAPARTE, sans paraître remarquer l'hésitation.

Mon frère vous porte de l'intérêt, et j'en ai eu la preuve dans ce qu'il m'a dit.

MADAME DE STAËL, vivement.

Sur moi!...

JOSEPH BONAPARTE.

Sans doute... Il m'a dit: Mais que veut-elle? demeurer à Paris? je le lui permettrai... Le paiement du dépôt de son père? je l'ordonnerai. Enfin que veut-elle? qu'elle dise ce qu'elle veut.

À mesure que Joseph Bonaparte parlait, madame de Staël devenait plus sérieuse. Cette vivacité qu'elle avait montrée disparaissait et ne se manifesta plus que par une vive impatience avec laquelle elle s'écria:

—Eh! mon Dieu, il n'est pas question de ce que je veux, mais de ce que je pense...

—L'orage gronde, dit madame de Staël à Benjamin Constant le même jour; et elle lui raconta ce que lui avait dit Joseph Bonaparte, et sa réponse.

—Vous avez eu tort, lui dit Benjamin Constant, ne le bravez pas ainsi;... il sait par où vous êtes vulnérable. Soyez prudente.

—Ah! vous avez raison, s'écria-t-elle tout en (p. 337) larmes à la seule pensée d'un exil... Oui, sans doute, il connaît ma faiblesse... Il sait que me défendre Paris, c'est me tuer... Oh! le fantôme de l'exil me poursuit.... C'est par la terreur qu'il me cause que je suis capable de plier devant la tyrannie...

En la voyant tellement impressionnée, Benjamin Constant ne voulait pas lui lire le discours qu'il devait prononcer au Tribunat quelques jours après; mais elle l'exigea. Ce discours était d'une force à causer non-seulement des craintes pour l'avenir à Napoléon, mais bien aussi pour le présent, quelque amour que la France eût pour lui.

—Dois-je le prononcer? dit Benjamin Constant à madame de Staël.

—Oui, lui répondit-elle avec fermeté.

Il le prépara.

La veille du jour où il devait parler, Lucien Bonaparte vint chez madame de Staël: Carion de Nisas, Rœderer, Sicard, M. de Narbonne, une foule de personnes dont la conversation, avec des nuances différentes, était chère à madame de Staël, s'y trouvaient. Entraînée elle-même par l'attrait qui agissait sur elle, madame de Staël fut parfaitement aimable; son éloquent esprit faisait jaillir des étincelles à chaque mot, et provoquait à son tour de nouveaux jets lumineux chez ceux avec qui elle conversait. Naturellement (p. 338) vive et facile à détourner, elle avait oublié peut-être la pensée qui envahissait son âme quelques heures auparavant... On servit le thé; dans le dérangement qu'il causa, Benjamin Constant s'approcha de madame de Staël et lui dit très-bas:

—Regardez, voilà votre salon rempli de gens qui vous plaisent; si je parle, demain il sera désert; pensez-y.

Elle tressaillit et demeura un moment silencieuse, mais ce moment fut court.

—Il faut suivre sa conviction, lui dit-elle avec une noble assurance.

Cette réponse est belle, parce qu'elle est consciencieuse; mais madame de Staël a dit elle-même que si elle avait pu prévoir tout ce qu'elle en a souffert, elle n'aurait pas refusé l'offre que Benjamin lui faisait de garder le silence pour ne pas la compromettre.

C'était une grande journée pour madame de Staël, que celle où son ami devait signaler et stigmatiser pour ainsi dire la tyrannie, ou du moins ce qu'ils appelaient ainsi. Pour la célébrer dignement, madame de Staël voulut réunir les personnes qui lui paraissaient se convenir le mieux. Toutes, à très-peu d'exceptions près, tenaient au nouveau gouvernement... À quatre heures, madame de Staël reçut un billet d'excuse; un quart d'heure (p. 339) après, il en vint trois; dans l'espace d'une heure, elle en avait reçu dix!...

Elle a dit elle-même que les deux ou trois premiers ne lui causèrent que la contrariété qu'éprouve toujours une maîtresse de maison en recevant l'annonce d'une place vide; mais ensuite, elle comprit le motif de ces refus, et son cœur fut alors profondément blessé...

Pendant quelques jours, la tempête gronda sourdement... Enfin, un jour de réception publique aux Tuileries, Napoléon s'approcha brusquement de Joseph et lui dit très-haut:

—Qu'allez-vous faire chez madame de Staël? C'est une maison dans laquelle on ne voit que mes ennemis; personne de ma famille n'y doit aller.

Dès le même soir, vingt personnes cessèrent d'aller chez madame de Staël; et comme il fallait une raison au moins apparente pour ne plus voir une femme qui gardait cent mille livres de rentes (car si elle eût été ruinée, on eût été encore plus insolent avec elle sans se gêner: c'est un si grand crime que de perdre sa fortune!), comme personne ne pouvait arguer un tort de madame de Staël depuis le 18 fructidor, on la blâma d'avoir donné son secours à M. de Talleyrand, et de l'avoir fait nommer ministre des Affaires étrangères; et les mêmes personnes allaient et dînaient chez (p. 340) M. de Talleyrand tous les jours... chez ce même M. de Talleyrand qui était aussi ministre des Relations extérieures sous le consulat, parce que le 18 brumaire l'avait trouvé sans place et remercié.

Enfin, peu à peu, le salon de madame de Staël devint désert, excepté quelques amis qui ne l'abandonnèrent jamais.

Un matin, Fouché, alors ministre de la police, la fit prier de passer à son ministère; c'était pour lui dire que le premier Consul, mal informé, sans doute (par lui-même), la soupçonnait d'avoir travaillé au discours de Benjamin Constant.

—Il est trop supérieur pour avoir recours à l'esprit d'une pauvre femme, lui répondit madame de Staël.

Et telle était en effet sa modestie, qu'elle le pensait; elle avait sans doute une juste idée de son beau talent, mais elle ne se jugeait[123] pas la première de toutes. Elle défendit ensuite Benjamin Constant avec la chaleur de l'amitié, et fit pour lui (p. 341) ce qu'elle n'aurait pas fait pour elle; elle pria!... Fouché, qui, à cette époque de sa vie, voulait, à ce qu'il paraît, avoir une apparence, peut-être même une réalité de bonté, lui promit de la servir, et lui conseilla de passer quelques jours à la campagne.

—L'orage s'éloignera, lui dit-il, pendant ce temps.

Mais au lieu de s'éloigner, il éclata plus furieux encore qu'on ne l'avait présumé; seulement ce fut quelques mois plus tard.

J'ai déjà dit que beaucoup de personnes désertèrent les salons de madame de Staël; cependant quelques amis de cœur lui demeurèrent fidèles, comme madame Récamier et quelques autres; mais pour M. de Talleyrand, par exemple, il n'y mettait pas le pied!... En vérité, si ce n'était pas de l'histoire, on aurait honte pour soi-même à l'écrire.

Mais en revanche, le corps diplomatique, tout ce qu'il y avait à Paris d'étrangers de marque, allait chez madame de Staël. Le corps diplomatique avait alors plusieurs personnes agréables: le marquis de Luchesini, ministre de Prusse, et sa femme madame de Luchesini; le marquis de Gallo, ministre de Naples, et sa femme la marquise de Gallo; l'ambassadeur de Russie, M. de Marcoff, qui succéda (p. 342) à un autre dont j'ai oublié le nom, et qui était bien insignifiant; M. de Cobentzell (Louis), qui vint pour négocier avec Joseph et signer le traité de Lunéville. C'était un homme parfaitement ridicule; je l'ai peint ainsi dans mes Mémoires, parce que jamais je ne le vis autrement: il était d'une nature carnavalesque, si l'on peut faire ce mot, que je n'ai vue qu'à lui.

L'hiver qui suivit cet été fut très-doux pour madame de Staël, quoiqu'elle se privât de voir beaucoup d'amis qu'elle chérissait; elle aimait passionnément à faire le bien, et fit rentrer en France une foule d'émigrés dont Fouché lui accorda la radiation. Celle de M. de Narbonne[124] devint définitive par ses soins; il aimait à le dire. Madame de Staël, aimant le monde et vivant au milieu d'étrangers, s'étourdissait sur la privation d'une société plus intimement française; mais ce n'étaient pas M. Demidoff, M. Diwoff, même le prince Gagarin (Grégoire), tout aimable qu'il était, qui pouvaient remplacer tout ce qu'elle perdait par cette sorte de retraite dans laquelle elle vivait.

Mais bientôt ses inquiétudes se renouvelèrent; le Tribunat était plus remuant que jamais. Nisas, (p. 343) qui venait d'être sifflé pour Pierre-le-Grand avec une énergie digne d'une meilleure cause, Nisas se vengeait du public dramatique sur le public politique; il parlait avec une vraie rancune, disait madame de Staël... et cela contre des innocents!... Cette opposition était ridicule en elle-même, puisque le pouvoir était nommé par le peuple: en Angleterre, cela va tout seul; mais à l'époque du Tribunat, Napoléon n'était pas Empereur par la grâce de Dieu et les constitutions de l'Empire; il était Consul pour dix ans, et nommé par le peuple ou ses représentants; c'était un fait... Et cependant, il y avait de nobles cœurs dans ce Tribunat et dans le Corps-Législatif!... mais ils croyaient que toutes les actions du premier Consul tendaient à faire revenir ce qu'on avait détruit.

Au milieu de ces murmures, une nouvelle répandit tout à coup l'espoir d'un heureux avenir, et le premier Consul fut béni... c'était la signature des préliminaires de paix avec l'Angleterre. Madame de Staël était à Coppet; elle ne revint à Paris qu'après les fêtes et accablée d'une tristesse qui ne pouvait qu'être remarquée au milieu de la joie publique.

—Pourquoi donc n'être pas revenue pour les réjouissances de la paix? lui dit la comtesse Diwoff.

(p. 344) —Que voulez-vous qu'on fasse dans une fête avec un cœur affligé? répondit madame de Staël.

Maintenant, il me faut parler de madame de Staël avec justice. Je suis très-vivement attirée vers elle, parce que je la connais, et que ses excellentes qualités, son génie, son âme, tout la fait aimer; mais elle avait une imagination tellement vive, que souvent elle fut entraînée plus loin que la raison, ses intérêts et ceux de ses enfants ne le lui commandaient. Madame de Staël, aussitôt que la mésintelligence fut bien reconnue entre elle et Bonaparte, prit à tâche de ne laisser entrer dans son salon que les ennemis les plus reconnus du premier Consul; elle blâmait hautement tous les actes de son gouvernement, elle s'en moquait. Bernadotte, celui de tous les généraux de l'armée que l'Empereur détestait le plus, et dont il était le moins aimé, Moreau, sa femme, enfin tout ce que Paris renfermait de mal pensant contre Napoléon était accueilli chez madame de Staël.

Cependant, Delphine venait de paraître; ce roman, qui contient tant de belles pages et des scènes entières d'une beauté achevée, fit encore parler de madame de Staël quand il aurait fallu qu'elle se fît oublier. Le premier Consul mit une aigreur à l'attaquer lui-même que je ne lui ai vue pour personne... il était évidemment irrité.

(p. 345) Ce fut alors que la paix fut rompue avec l'Angleterre. Je ne puis être ici non plus du même avis que madame de Staël. Elle prétend que Bonaparte n'a fait la paix d'Amiens que pour faire la guerre ensuite. C'est un dire comme un autre; mais aujourd'hui la politique de l'Angleterre est connue. Nous savons combien nous la pouvons apprécier! Non, Bonaparte fit la paix de bonne foi; ce fut l'Angleterre qui fut traîtreusement parjure après la paix d'Amiens. Mais avec la même vérité, je déclare que j'ai toujours été révoltée de l'arrestation arbitraire des Anglais. Le général Junot pensait tellement de même qu'il se refusa à mettre ces malheureux en prison[125], et il eut le bonheur de diminuer le blâme déversé sur l'Empereur. Mais quelle que fût la conduite de Napoléon, madame de Staël devait garder le silence. Loin de là, le salon de Coppet fut le rendez-vous de tous les Anglais mécontents qui voyageaient en Suisse. Elle les consolait, en répétant leurs plaintes, en les exagérant, en se moquant avec toute la force et l'amertume de son esprit de cette expédition d'Angleterre, répétant tous les bons mots qu'on faisait sur les péniches, les bateaux (p. 346) plats; ne manquant enfin aucune des occasions d'irriter Napoléon; épousant les haines qu'on lui portait, repoussant les affections... enfin ne pouvant faire plus que ce dont j'ai été témoin. Et c'est au milieu de cette manière d'être, en faisant pour ainsi dire la guerre à Napoléon, que madame de Staël s'imagina de rentrer en France. Elle se crut oubliée de lui, et quitta la Suisse pour revenir dans un pays qui n'était pas sûr pour elle. Mais où croit-on qu'elle s'établit? à Paris? pas du tout. Dans une petite campagne à dix lieues de Paris même... Dans la position délicate de madame de Staël, il ne fallait s'exposer à rien... Un ami vint l'avertir qu'un gendarme viendrait la chercher pour lui signifier l'ordre de quitter Paris.

Cette nouvelle terrassa la malheureuse femme. Exilée... quitter Paris!... C'était une cruauté à laquelle jamais Napoléon ne se laisserait aller... Hélas! elle oubliait tous les mots piquants, et même méchants, qu'elle avait vraiment dits sur lui, lorsqu'il n'avait encore eu d'autres torts que de ne pas faire assez d'attention à elle! Ne savait-elle plus que l'amour-propre, lorsqu'il est blessé, ne se cicatrise jamais?... Mais elle avait agi inconsidérément, et elle oubliait, parce que le mal qu'elle avait dit n'était qu'en paroles et ne partait pas de son cœur.

Regnault de Saint-Jean-d'Angély fut admirable (p. 347) pour madame de Staël; il l'adressa à madame de la Tour, sa mère adoptive, et celle de sa famille. Et là, le plus beau talent qui ait illustré notre sexe passait les nuits et les jours dans une petite campagne à dix lieues de Paris, pleurant, ne prenant aucune nourriture, et se disant avec désespoir: Si je suis exilée, c'est pour toujours!...

Et à cette pensée son cœur se brisait, elle fondait en larmes et croyait mourir.

La nuit, elle demeurait à la fenêtre, à peine vêtue, écoutant dans le calme de la campagne s'il était troublé par le pas d'un cheval de gendarme; pendant ce temps Joseph et Lucien faisaient tous leurs efforts pour la sauver de cet exil qu'elle regardait comme un arrêt de mort.

«Que je meure en France, mais près de Paris, écrivait-elle à Joseph... à dix lieues!... et je le remercierai, je le prierai comme Dieu même...»

Lorsque quelques jours furent écoulés sans une nouvelle alerte, madame de Staël, rassurée, fut à Saint-Brice chez madame Récamier, qui lui fit proposer d'aller chez elle, car elle fut toujours un ange de bon secours. Madame de Staël trouva ce séjour ce qu'il était, un paradis... tout y était d'accord avec celle qui l'habitait. C'était un beau pays, bien frais, bien ombreux, bien paisible; en se promenant sous les ombrages de Saint-Brice, (p. 348) on se sentait reposé des fatigues de la journée comme de celles d'une vie agitée.—C'était l'influence de madame Récamier qu'on rencontrait encore.

Enfin, rien ne se montrant hostile, madame de Staël retourna chez elle... Elle y était depuis deux jours sans que rien de nouveau fut venu l'alarmer, lorsqu'un jour, étant à table à quatre heures avec quelques amis, dans une salle d'où l'on voyait le grand chemin et la porte d'entrée, madame de Staël vit un homme à cheval en habit gris s'arrêter et sonner... Elle tenait en ce moment une grappe de raisin à la main.... Elle la laissa échapper et devint d'une pâleur mortelle:

—Qu'avez-vous? s'écrièrent ses amis.

—On vient m'arrêter, murmura-t-elle d'une voix faible.

C'était vrai!

Cet homme était le commandant de la gendarmerie de Versailles; il lui apportait l'ordre terrible et redouté d'aller à quarante lieues de Paris.

—J'ai mis par ordre un habit gris pour ne pas vous effrayer, madame... mais je dois vous faire observer qu'il faut que nous soyons partis dans vingt-quatre heures.

—On fait partir de cette manière des conscrits et des matelots, monsieur, lui dit madame de (p. 349) Staël avec hauteur. J'ai affaire à Paris, mes enfants n'ont rien ici. Je ne puis partir avant trois jours[126].

Le gendarme avait été choisi parmi ses confrères, et il était poli; il monta dans la voiture de madame de Staël. En passant devant Saint-Brice, madame de Staël s'arrêta chez madame Récamier; mon mari s'y trouvait; son âme généreuse fut indignée de ce que le premier Consul venait de faire... il promit à madame de Staël de parler dès le lendemain pour elle avec la plus grande chaleur. En revenant le soir, il me parla de cette rencontre; il avait le cœur brisé... Il parla comme pour sa propre sœur... Tout fut inutile.

—Quel intérêt prends-tu donc à cette femme? s'écria enfin Napoléon en frappant du pied avec violence.

—L'intérêt que je porterai toujours à un être (p. 350) faible souffrant par le cœur... Et puis cette femme serait enthousiaste de vous, mon général, si vous le vouliez... Je le prierai tous les jours comme on prie Dieu, me disait-elle encore ce matin[127]...

—Oui, oui, dit Napoléon, je la connais; mais passato il pericolo, gabbato è il santo!—Non, non, entre elle et moi plus de trève ni de paix; elle l'a voulu. Qu'elle en porte la peine.

Tout fut inutile. Junot, Joseph, Regnault, Lucien..., Fontanes..., tout ce qui approchait Napoléon parla et fut repoussé; Junot alla lui porter cette affreuse nouvelle qui la rendit presque insensée... Alors il fallut partir... Chaque matin, elle demandait un sursis d'un jour, et, quand elle l'avait obtenu, il lui paraissait qu'elle avait gagné une année!... Oh! que Napoléon avait habilement choisi la place où il fallait frapper!... La vue du désespoir de madame de Staël a longtemps poursuivi Junot jusque dans son sommeil.

Enfin il fallut partir! la veille, ce bon Joseph, sa femme, cette pieuse princesse que les grâces du Ciel devraient combler, emmenèrent l'exilée à (p. 351) Morfontaine... Ce titre ne fut qu'un motif de plus pour qu'on lui prodiguât les égards les plus empressés et les plus touchants..., et pourtant elle souffrait, la pauvre femme!... elle souffrait, elle souffrait bien!... elle avait la griffe au cœur, comme elle le disait.

Elle partit de Morfontaine, et fut attendre dans une mauvaise auberge, à deux lieues de Paris, le résultat d'une dernière tentative pour savoir si elle pouvait aller en Prusse. Hélas! tout pour elle devenait une difficulté! Elle attendit; il semblait que le mot réussir ne pouvait plus être employé pour elle; tout devenait impossible...; elle ne savait plus que craindre et pleurer... Et qui de nous n'aurait aussi pleuré en voyant cette femme dont le nom était deux fois prononcé avec orgueil par nous? car nous la regardons comme à nous; et son père[128] avait assez donné de preuves qu'il avait un cœur français pour que la France le reconnût pour un de ses fils... Qui donc n'aurait pleuré en voyant cette femme avec des enfants et des domestiques, attendant dans une mauvaise salle basse d'une auberge (p. 352) de village qu'il lui parvînt une dernière réponse d'un ami... de Joseph...? Cette réponse n'arrivait pas! N'osant pas rentrer dans Paris, n'osant pas attirer l'attention par un séjour prolongé, elle partit et fut attendre dans une autre auberge à la même distance.

Cette vie errante, comme celle d'une criminelle, lui était odieuse, et cette solitude... cet isolement... cette douleur silencieuse qui redoublait en se refoulant au cœur...! Comme elle souffrait!...

Si che tornò la flebile parola
Più amara in dentro
A rimbombar sul cuore.

Plusieurs années après, madame de Staël frissonnait encore en se rappelant cette auberge, cette chambre obscure et fétide; elle revoyait dans son souvenir la fenêtre, la maison, le chemin par lequel le messager arriva enfin!... Hélas! elle avait fondé un dernier espoir sur le retour de cet homme... Il ne rapportait que des lettres de recommandation pour Berlin, et une lettre de Joseph Bonaparte pour elle, contenant un adieu d'une tendresse noble et douce; mais une consolation lui était arrivée avec cette lettre, un ami voulait l'accompagner pendant quelques lieues... Benjamin Constant; mais il aimait beaucoup Paris (p. 353) aussi lui! Devait-elle lui imposer par la tyrannie du cœur ce qu'elle reprochait si amèrement à la tyrannie despotique! Non, lui dit-elle, non, vous ne partirez pas!... mais il le voulut et il l'accompagna.

Hélas! l'infortunée avait besoin d'avoir auprès d'elle un ami qui la comprît et soulageât son âme de ce poids affreux qui l'étouffait... À chaque tour de roue il lui semblait éprouver une douleur profonde..., et lorsque les postillons se réjouissaient de l'avoir conduite rapidement, elle se sentait prête à pleurer... C'est ainsi qu'elle fit quarante lieues sans savoir presque où elle était, et ne comprenant qu'une chose, c'est qu'elle était exilée!...

Hélas! une autre peine devait bientôt faire pâlir celle-là!... Une peine devant laquelle toutes les autres devaient fléchir..., celle de la mort de son père!...

Ce fut à Weymar que le courrier chargé de cette nouvelle la rencontra; mais on la lui cacha et on ne lui remit qu'une lettre annonçant son danger. Elle partit aussitôt en demandant à Dieu un moment, une heure, pour qu'elle pût arriver à temps pour recevoir la bénédiction paternelle!... Et quand elle priait pour lui, le vieillard priait déjà pour elle dans un monde meilleur!

(p. 355) SALON DE SEGUIN.
AN VII ET AN VIII (98 ET 99).

Après les choses sérieuses que nous venons de raconter, c'est un agréable délassement que de reporter sa pensée sur Seguin et sa maison. Pour qui n'a pas connu cet homme, la chose sera toujours amusante: seulement elle sera moins croyable.

Seguin était un chimiste assez habile, qui fit une bonne application de son savoir aux choses utiles. Ayant une fortune déjà faite, quoique modeste, il travailla avec activité aux découvertes importantes que Lavoisier avait commencées et que Fourcroy continuait. En l'an III, Fourcroy fit un rapport favorable sur sa tannerie qui le mit à même (p. 356) d'obtenir des fournitures de cuirs pour les armées. Bientôt sa fortune fut centuplée; il devint riche à compter par millions... Alors il voulut une femme bien née et bien apprise, parce qu'il n'était ni l'un ni l'autre, et une victime fut livrée à cet homme, pour apprendre à l'infortunée que le bonheur n'existe pas sous des courtines de velours et des lambris dorés.

Seguin n'était pas fou, mais il en avait toute l'apparence; et, s'il y eût tenu autant que M. Émile Deschamps, il pouvait se faire passer pour un habitant de Charenton. Eh bien! tel est l'empire de la mode, que les bals de Seguin, donnés par lui dans sa jolie maison de la rue d'Anjou, devinrent en peu de temps si courus, qu'il refusait à peu près cinquante personnes tous les mardis, jours de ces mêmes bals.

Il y avait alors dans Paris une manie singulière: c'était celle de la danse; on portait cet art au-delà de tout autre; et, pour qu'une jeune fille fût bien élevée, il fallait qu'elle dansât comme mademoiselle Chevigny ou mademoiselle Chameroy. Les hommes avaient aussi le même entêtement: lorsqu'une maîtresse de maison donnait un bal, elle avait grande attention de mettre d'abord sur la liste les demoiselles qui dansaient le mieux; pourvu qu'une femme eût une fille belle danseuse, elle était sûre (p. 357) d'être invitée. Quant aux hommes, plusieurs ne devaient leur admission dans le monde qu'à leur talent pour la danse. M. de Trénis, par exemple, n'était connu que pour cela, bien qu'il valût beaucoup mieux; M. de Châtillon et beaucoup d'autres. M. Laffitte seulement et M. Dupaty avaient d'autres droits pour être admis dans la bonne compagnie...

Seguin avait deux passions fort opposées pour la manière de les satisfaire: la chasse et la danse; il les aimait toutes deux avec excès, et pourtant chassait en dépit du bon sens, ne dansait jamais, et ne savait pas faire une assemblée. Seguin était un type bien curieux à observer.

Lorsque sa maison de la rue d'Anjou fut arrangée avec toute l'élégance et le luxe que l'avarice porte à l'excès, comme on sait, lorsqu'elle veut paraître, Seguin ouvrit sa maison; sa femme en faisait alors les honneurs, et du moins on y trouvait un accueil convenable. Mais qu'on juge de l'étonnement de chacun, lorsqu'en arrivant dans un salon meublé avec une recherche tout élégante, après avoir traversé un vestibule rempli de fleurs et chauffé à une température d'été, ainsi qu'un escalier garni de tapis et de nattes indiennes, après avoir parcouru plusieurs pièces remplies d'objets d'arts et de magnifiques tableaux, on trouvait un maître de maison en redingote et EN PANTOUFLES... (p. 358) Si Seguin avait voulu faire une insolence à ceux qui venaient chez lui, il aurait alors bien fait de continuer, parce qu'on aurait mérité d'être traité ainsi, puisqu'on le souffrait; mais la chose était toute naturelle chez lui: c'était un sauvage éloigné même de toute volonté de civilisation. En recevant ainsi, il croyait vous mettre à votre aise vous-même, et n'en allait pas moins dans tous ses magnifiques salons, se promenant comme s'il eût été frisé comme Cambacérès et l'épée au côté; il veillait à ce que l'orchestre fût excellent, et que les contredanses fussent jouées par Julien, homme à la mode comme Strauss l'est aujourd'hui pour faire danser. Sa manie de bal était portée si loin, qu'il fit faire par Julien des contredanses pour son bal expressément, et qu'on ne pouvait jouer ailleurs, à moins que ce ne fût par réminiscence; mais, quant à Julien, la chose lui était défendue... Il avait aussi composé des quadrilles: car le malheureux jouait du violon; mais jamais nous ne pûmes danser ses contredanses, et il en fut pour sa dépense de temps, et nous ne les dansâmes pas.

Les femmes priées chez Seguin étaient, la plupart, choisies dans la haute banque élégante de Paris: c'était madame de Rougemont, alors jeune et charmante; madame Malet, madame Hamelin, madame Doumerc, mademoiselle Doumerc (depuis madame (p. 359) Delannoy), madame Roger, et une foule d'autres; mais, en tête de toutes, il faut mettre madame Hainguerlot... Ensuite, il y avait plusieurs femmes de la société de la famille de madame Seguin; puis venaient les belles danseuses, telles que mademoiselle Charlot[129], mademoiselle Pérotin, mademoiselle Lescot (aujourd'hui madame Haudebourt), madame Hamelin, etc., et si je puis ajouter mon nom à cette liste, je l'y mettrai... Seguin, aussitôt que le bal était commencé, faisait sa tournée; il allait auprès de toutes nos mères pour demander, à l'une une gavotte, à l'autre le menuet de la cour, à une autre encore, la gavotte de la dansomanie... Et puis, lorsqu'il apprenait que l'une de nous dansait un pas quelconque autre que la gavotte, il ne laissait aucune cesse, aucun repos, que le pas ne fût dansé. Madame Hamelin et moi nous dansions un pas avec des variations dans les règles; à chaque reprise et à chaque variation de l'air, les pieds les répétaient aussi. C'était sur l'air des Folies d'Espagne, et avec accompagnement de (p. 360) harpe; cet air avait été arrangé pour madame Hamelin et moi, pour le danser à un bal qu'elle donna chez elle. Ma mère, qui l'aimait comme son enfant, voulut bien que je dansasse ce pas chez elle, mais non pas dans une maison étrangère. Seguin eut beau supplier ma mère, elle ne voulut jamais me le permettre. Nous dansions ce pas avec M. de Trénis, et Nadermann nous accompagnait sur la harpe; il avait été arrangé par Despréaux, mari de la fameuse demoiselle Guimard, et homme rempli d'esprit.

Monsieur de Trénis était non-seulement invité chez ma mère lorsqu'elle donnait des bals, ce qui avait lieu quatre fois au moins par hiver; mais il venait chez elle dans le courant de la semaine. Ma mère avait appris à l'apprécier; elle avait trouvé en lui d'autres qualités que de savoir danser la gavotte; il était donc mon danseur très-fidèle dans les bals où nous allions: ce qui était une grande affaire dans ce temps-là.

Aujourd'hui, quand on donne une fête, il faut qu'on y étouffe; il faut qu'on y laisse une manche de sa robe, une moitié de sa guirlande, et alors on s'est bien amusé...; on danse, c'est-à-dire qu'on figure jusqu'à soixante dans ce qu'on appelle un quadrille; on y est coudoyé au point de pouvoir à peine s'y hasarder sans courir le risque de (p. 361) faire battre son danseur, tandis qu'autour de la contredanse la foule est aussi tellement pressée, qu'on ne peut ni voir, ni entendre, ni remuer.

Ce n'est pas que je blâme cette coutume: c'est peut-être amusant, et puis ensuite, j'ai pour habitude de trouver la mode en permanence toujours bien, parce qu'elle plaît; et, en effet, elle doit plaire puisqu'elle existe.

Mais, du temps de ces bals où on dansait en conscience, et trop en conscience même, c'était fort différent: on n'invitait que le nombre de personnes que pouvait contenir votre maison. Ainsi donc, dans cette maison de Seguin, il y avait peut-être deux cents personnes d'invitées; aujourd'hui, il y en aurait six cents. Voilà la proportion et la différence.

On dansait toujours dans plusieurs pièces; mais une seule, comme aujourd'hui, et comme toujours, je crois, était la belle salle et celle où dansaient les belles danseuses. Mais il fallait une grande place; et il était rare qu'il y eût deux contredanses: il fallait pour cela que le salon fût très-vaste, et presque jamais ensuite la contredanse n'était à douze ni à seize. Je ne me rappelle pas avoir vu M. de Trénis, par exemple, M. Laffitte, M. de Châtillon ou M. Dupaty danser dans une contredanse (p. 362) de douze ou de seize; et M. de Trénis faisait les mêmes façons en figurant dans un quadrille, pour exiger que la foule se retirât, que Garat pour obtenir du silence lorsqu'il chantait.

M. de Trénis avait pour Seguin le plus burlesque des mépris, qu'il ne prenait pas la peine de lui cacher. Cet amour pour faire danser, lorsqu'il ne connaissait ni le fondu du balancé, ni l'esprit de l'entrechat, ni la grâce et la noblesse tout ensemble de la révérence, lui paraissait un crime, à lui qui faisait de tout cela l'affaire apparente de sa vie. Un mardi, jour habituel des bals de Seguin, nous trouvâmes M. de Trénis dans une colère sérieuse, qui était la plus amusante chose du monde. Le sujet de cette colère était une chasse au renard et une chasse au lièvre, que Seguin avait faites le matin même.

—Mais, lui dit madame Hainguerlot, il chasse tous les jours, quelle nouveauté y a-t-il à cela?... Mon cher Trénis, je crois qu'il y a ce soir cinquante personnes de plus, et que vous êtes de mauvaise humeur de ce que Seguin ne vous a pas fait une belle place.

M. DE TRÉNIS.

Non, madame; j'ai dansé deux contredanses, et parfaitement à mon aise: l'une avec mademoiselle (p. 363) Charlot, l'autre avec mademoiselle Pérotin, et je n'ai eu qu'à me louer, ajouta-t-il d'un air modeste et pourtant triomphant, de la bonté du public...; plus tard, je vous demanderai la faveur d'une contredanse: maintenant il est encore de trop bonne heure.

MADAME HAINGUERLOT.

Mais vous ne nous dites pas pourquoi Seguin a été si ridicule de chasser ce matin après tout, et je veux le savoir? Ah! M. Charles, vous êtes raisonnable, vous!... Dites-moi ce que c'est que cette histoire de chasse?...

M. DUPATY (Charles), qui arrivait dans le même instant.

Est-ce que Trénis ne vous a pas dit la chose, madame? Eh bien! vous saurez donc que c'est ICI, dans cette maison, que la chasse a eu lieu.

MADAME HAINGUERLOT.

Allons donc! quel conte me faites-vous là?

M. DUPATY.

C'est la vérité: il a pris à M. Seguin une belle fureur de chasse; il a fait venir de l'une de ses terres de Jouy, ou de quelque autre, car il est un peu comme le marquis de Carabas, notre (p. 364) hôte, il a fait venir un renard et un lièvre; il a mis le renard derrière le lièvre, les chiens derrière le renard, et puis ensuite il s'est mis derrière tout cela, en leur criant: Tayaut!!!—lors le lièvre, poursuivi par le renard; le renard, poursuivi par les chiens, et ceux-ci ayant après eux Seguin avec son cor, qui sonnait de toute la force de ses poumons; toute cette belle troupe a fait peut-être trois ou quatre fois le tour du jardin dans un ordre parfait, et si rapproché, que le tout aurait été couvert d'une nappe. Tout à coup la porte du vestibule s'est ouverte au moment où le lièvre, qui est un peu fou de sa nature, et qui n'a déjà pas assez de place lorsqu'il se trouve dans la forêt de Saint-Germain, passait devant cette porte; aussitôt qu'il vit une issue, il s'y précipita: le renard et les chiens, au nombre de huit, l'ont suivi dans l'instant, et tout aussitôt la chasse s'est trouvée du jardin au premier étage... Le renard a été forcé dans la chambre à coucher de madame Seguin, et le lièvre a eu le cou tordu dans cette même chambre où j'ai l'honneur de vous raconter son infortune. Quant aux chiens, il a été fait mention honorable de leur dévoûment, au point de quitter la terre battue pour poursuivre leur proie sur le parquet ciré d'un salon. Cette course unique dans la noble science de la chasse manque au beau livre (p. 365) d'enseignement de Jacques du Fouilloux[130]... Mais, au reste, il a bien fait de ne la pas écrire, s'il en a vu une semblable.

MADAME HAINGUERLOT.

Pourquoi donc?

M. DUPATY.

C'est qu'on ne la croirait pas!...

MADAME HAINGUERLOT, apercevant madame Seguin, et l'appelant.

Ma belle, dites-moi donc, je vous conjure, si ce que me dit Charles Dupaty est vrai?... il me raconte qu'on a crié hallali dans votre chambre?

MADAME SEGUIN, souriant.

Oui, sans doute!... M. Seguin avait reçu hier des chiens de Normandie; et, comme il les voulait essayer, il a mis dans le jardin un renard et un lièvre, qui se sont eux-mêmes poursuivis, et le plus grand tumulte s'en est suivi[131]...

(p. 366) Madame Seguin n'était pas une femme qu'on remarquait par sa beauté; mais elle avait un charme tout à fait doux et bon qui attirait vers elle; ses yeux étaient grands et mélancoliques; elle était pâle, et on voyait que cette femme avait au cœur une douleur vive et profonde; son sourire était rare; et, même en souriant, sa bouche avait de la tristesse. Elle s'éloigna après avoir répondu à madame Hainguerlot: car elle sentait elle-même que le sujet de la conversation rendait son mari ridicule.

—Pauvre victime, dit Charles Dupaty en la voyant marcher lentement et regarder à la pendule, comme pour lui demander d'avancer l'heure de la retraite.

—Mais, comment avez-vous su tous les détails de cette curieuse histoire? demanda madame Charlot à M. Dupaty.

M. DUPATY.

Tout naturellement; et nous sommes cent personnes dans le même cas... J'étais venu déjeuner chez un de mes amis, dont la maison donne en partie sur le jardin de Seguin... Nous étions à table, lorsque nous entendîmes le chamaillis désespéré que faisaient le lièvre et le renard, les chiens et le chasseur avec son cor et ses piqueurs; nous remîmes (p. 367) notre déjeuner à une autre heure: c'était une bonne fortune trop rare qu'un pareil spectacle; toutes les maisons voisines en ont pleinement joui.

M. DE LONNOY[132].

Mais ne l'avez-vous jamais vu lorsqu'il va au bois de Boulogne dans l'un de ces cabriolets sans couverture, attelé d'un cheval qui vaut quelquefois quatre mille francs, tandis que le cabriolet, ou plutôt le diable[133], n'en vaut pas deux cents, et M. Seguin est dans ce cabriolet, quelquefois en redingote, quelquefois en robe de chambre, et sans un groom derrière lui, sans un homme à cheval qui soit auprès de lui; mais, en revanche, il emmène sa fille, âgée de trois ans, qu'il place à côté de lui, en lui commandant d'être sage et de n'avoir pas peur.

MADAME CHARLOT.

Mon Dieu! cet homme est fou!

M. DE LONNOY.

Il est fort sage... Que lui importe qu'on rie de (p. 368) ses extravagances si, lorsqu'il appelle, on vient à lui... Je vous en fais juge, madame...

Dans ce moment, on annonça le souper, et tout le monde quitta l'appartement du bal.

—Je voudrais bien savoir, dit madame de Château-Regnault en allant dans la salle à manger, si Seguin raconterait lui-même sa belle expédition?

LE COLONEL FOURNIER.

Je réponds qu'il la tient à honneur; c'est un original qui a surtout la manie de le paraître. Je crois que Seguin est pour ses ridicules ce que le duc d'Orléans était à ses vices, lorsque Louis XIV disait: Mon neveu est un fanfaron de crime.—Et tenez, voilà Seguin précisément; voulez-vous que je le lui demande?

Il l'aurait fait, si on ne l'en eût empêché. On soupa très-bien et très-gaiement. De retour dans le salon, les mères et les maris, voyant l'aiguille d'une magnifique pendule marquer trois heures, prirent les palatines et les châles, et se disposèrent à partir; mais Seguin, se plaçant au milieu du salon, s'écria: «Mesdames, la porte du vestibule est fermée, et je jure que personne n'aura sa voiture, qu'on ne m'ait donné ma belle contredanse; voyons si nous sommes au complet.»

Et faisant le tour du salon, il nous compta pour (p. 369) voir si en effet nous pouvions lui donner sa belle contredanse.

Voici ce que c'était que cette belle contredanse.

Ordinairement elle était composée de seize femmes, dont la plus vieille n'avait pas vingt ans; il n'y avait point d'hommes: elle n'était même jolie que comme cela; on choisissait les meilleures danseuses, et les plus habiles faisaient les cavaliers. Julien avait ordre de ne jouer que la Trénis, la Pâris, la Psyché, et d'autres encore dont les figures, par leur difficulté, faisaient briller le talent des belles danseuses[134].

Les premières en ligne étaient madame Hamelin, mademoiselle Pérotin, mademoiselle Charlot, mademoiselle Lescot, une jeune personne charmante encore, appelée mademoiselle Anaïs Dubourg; mais celle-ci n'était que passagèrement à Paris, quelquefois en hiver. Il y avait encore quelques autres jeunes filles, parmi lesquelles je me suis placée comme je l'ai dit plus haut. Nous étions presque toujours au complet pour la grande contredanse, que nous dansions avec une bonne humeur qui amusait beaucoup M. Seguin: cependant (p. 370) ce jour-là elle paraissait ne s'arranger qu'avec peine.

—Mesdemoiselles, s'écria-t-il en se plaçant tragiquement au milieu du salon, songez-y bien; déterminez-vous promptement, sans quoi plus de bal le mardi jusqu'à l'année prochaine.

Cette menace fit son effet: elle fut plus active sur nous que les exhortations de nos mères; les petits amours-propres se turent à l'instant, les couples s'arrangèrent; mais ce soir-là il fut impossible de faire une contredanse autrement qu'à huit... Nous convînmes de redoubler d'efforts, pour que M. Seguin fût content de nous, et dans le fait cela alla à merveille pendant les quatre premières figures; mais lorsque nous fûmes à la cinquième, Julien, qui voulait rivaliser avec nous et jouer ses plus beaux airs, nous joua une nouvelle finale qu'il venait de composer sur l'ouverture du jeune Henri. Les premières mesures nous trouvèrent assez raisonnables; ensuite, lorsque, échauffées par la danse elle-même, et vraiment excitées par la pensée folle de cette chasse qui avait eu lieu le matin sur ce même parquet, toutes ces pensées nous revinrent tellement en foule, qu'à la première tournée, c'est-à-dire la première promenade, un rire général et prolongé se fit entendre, nous fûmes obligées de nous arrêter pour rire (p. 371) avec cet abandon de la jeunesse et cette joie franche qu'on n'a d'ailleurs qu'à quinze ans.

Seguin, qui nous regardait avec cette attention qu'on peut lui supposer, en connaissant son goût pour sa belle contredanse, nous demanda ce que nous avions à rire comme de jeunes folles, tandis que nos mères nous regardaient avec une expression qui nous promettait une réprimande au retour: cela nous rendit notre sérieux. La plus hardie des huit demanda pardon, et Julien, que notre interruption avait réveillé, reprit le balancé, ou plutôt la promenade, et nous recommençâmes.

Nous aurions terminé sans malencontre, si Seguin lui-même ne s'en était mêlé. Mais comme tous ceux qu'une idée domine, il fut bientôt livré à celle qui pour lui était bien plus que la danse: c'était la chasse; ainsi donc, aussitôt que Julien en fut à cet endroit de la contredanse où la fanfare est parfaitement imitée, Seguin, se croyant encore avec son lièvre, son renard et ses chiens, entonna lui-même la fanfare et se mit à la chanter à tue-tête... Il aurait fallu être de bronze ou de marbre pour résister à une pareille attaque de sa part. Nous nous arrêtâmes spontanément toutes les huit, et nous nous abandonnâmes au rire le plus joyeux, sans craindre cette fois les réprimandes, car nos mères riaient comme nous...

(p. 372) Enfin la contredanse se termina, et on quitta la maison de Seguin, riant encore et de la chasse du matin et du maître qui, non content du ridicule de la chose, nous en donnait presque une représentation, comme si l'on devait en être convaincu par lui-même.

(p. 373) SALON DE LUCIEN BONAPARTE,
COMME DÉPUTÉ ET MINISTRE DE L'INTÉRIEUR.
1798.

Lucien Bonaparte, frère cadet de Napoléon, est de tous ses frères celui qui était le plus fait pour ramener en France le goût du monde et de la société[135]. Il (p. 374) était jeune, agréable, d'une tournure distinguée, et son esprit avait ce tour fin et gracieux qui plaît aux femmes: aussi avait-il des succès nombreux dans le monde, où il allait beaucoup... Il joignait à ces avantages un talent politique assez remarquable pour mériter une place distinguée, qu'il aurait obtenue si son frère n'avait été pour lui aussi hostile... Marié de bonne heure à une femme intéressante qu'il perdit trop tôt, il était père de famille, à peine âgé de vingt-six ans; il était alors commissaire des guerres, et, bientôt après, il entra dans la carrière de la députation. Fixé à Paris par des projets vastes et d'une profondeur que Barras était trop frivole pour deviner et Sieyès trop astucieux pour soupçonner (Qui oserait me jouer? disait le cauteleux vieillard), Lucien faisait un peu comme Alcibiade, qui coupait la queue de son chien pour occuper le peuple d'Athènes. Ce furent les soins de Lucien qui préparèrent le 18 brumaire. Il fut alors bien utile à son frère, qui plus tard, peut-être, n'aurait pas dû l'oublier.

Lucien logeait alors dans la rue Verte[136]. Il occupait une assez belle maison dans laquelle il recevait (p. 375) beaucoup, et ses réunions avaient toujours l'aspect d'une grande gaieté, et même de la frivolité. Madame Christine, comme nous appelions madame Lucien, était une bonne et charmante femme, désirant plaire surtout à son mari, et par-là lui prouver son dévouement et son affection en recevant bien également tous ceux qui allaient chez elle. Il y avait à cette époque une grande scission dans la société, bien qu'elle fût très-mélangée et confondue; il fallait un grand tact pour savoir démêler l'or pur de tout cet alliage. Lucien guidait sa femme dans son inhabile expérience, et souvent c'était ma mère qui le guidait à son tour.

En l'an VII, Lucien fut nommé député du Liamone, avec un autre Corse nommé Citadella, au Conseil des Cinq-Cents. Ce fut alors qu'il mit à exécution un plan pour faire revenir son frère et changer le gouvernement. Il reçut du monde. Sa sœur, madame Bacciochi, femme d'un esprit remarquable, mais acerbe dans ses manières, causait sans grâce, bien qu'elle eût été élevée à Saint-Cyr, et que cette éducation eût pour cachet particulier une douceur même affectée, une réserve outrée dans le maintien et la parole. Il paraît qu'Élisa Bonaparte avait failli à la règle; jamais femme ne renia comme elle la grâce de son sexe: c'était (p. 376) à croire qu'elle portait un déguisement. La chose était encore plus choquante à côté de sa sœur, ravissante créature alors de beauté et de toutes les perfections féminines dont la nature peut s'amuser à douer une femme dans un jour de bonne humeur. Quant à madame Bacciochi, elle parlait vite, très-haut et d'un accent bref et saccadé. Cette manière fut de tout temps la sienne, et je lui dois la justice de dire que ce ne fut pas un ridicule de princesse; elle l'avait avant que la pensée de la royauté ne vînt dans les projets de son frère. Elle avait aussi dès lors cette malheureuse manie d'établir pour conversation des thèses à soutenir; c'était odieux! Lucien aimait beaucoup madame Bacciochi: c'était celle de ses sœurs qu'il préférait.

Malgré ces défauts, madame Bacciochi avait de l'esprit, et beaucoup, et une instruction qui allait à son genre d'esprit, c'est-à-dire rudement administrée à cet esprit qui, à son tour, effarouché, n'en avait pris que ce qui lui avait convenu; quant au reste, néant. Cela faisait un singulier effet, lorsqu'une discussion était commencée. Madame Bacciochi, convaincue d'avoir lu tous les ouvrages savants sur une matière savante, entreprenait une longue thèse à soutenir contre le plus docte dans la matière qu'elle allait traiter, et fût-ce (p. 377) Berthollet pour la physique, Fourcroy ou Chaptal pour la chimie, Fox ou M. de Talleyrand pour la politique, madame Bacciochi ne reculait pas d'une ligne. J'ai vu des scènes bien comiques quelquefois, lorsque toute cette lecture mal faite, et conséquemment mal retenue, n'arrivait pas à l'appel que lui faisait la pauvre femme. C'était une des parties étonnamment dissemblables, au reste, qu'on avait à observer dans le salon de Lucien, lorsqu'il commença à l'ouvrir. Madame Christine était si douce et si patiente!... et puis elle ne savait rien!... Madame Murat n'était qu'une enfant, et était encore d'ailleurs en pension chez madame Campan, à Saint-Germain. Madame Leclerc, jolie, gracieuse comme les anges, ne songeait qu'à s'amuser; et Dieu sait qu'elle y songeait bien. Madame Joseph Bonaparte était retirée dans sa maison de la rue du Rocher[137], où son mari travaillait aussi, mais moins bruyamment que Lucien, pour le retour du frère absent. Madame Lætitia était à cette époque hors d'état de tenir une maison, surtout à Paris, et puis elle (p. 378) demeurait chez Joseph. Madame Bacciochi était donc la seule de sa famille que Lucien pût réclamer pour faire les honneurs de son salon parlant, car pour l'autre il s'en expliqua nettement avec sa sœur, et lui dit que sa douce et bonne Christine ne devait jamais entendre une parole amère... Il avait un noble cœur, Lucien! et une de ces âmes bien rares à trouver... ces âmes fortes et tendres en même temps... étincelantes de feu et trempées comme de l'acier... Napoléon l'a bien méconnu!

Il aimait dès lors ce que par la suite il a toujours protégé et cultivé, les arts et la littérature. Il fit à cette époque un roman que je ne lus que quelques années plus tard, et dans lequel il y a de bien belles pages. Je suis sûr que si Lucien voulait réimprimer Stellina, cet ouvrage aurait un grand succès.

Il recevait donc presque toute la littérature du temps; M. de Fontanes surtout était assidu chez lui, plus peut-être qu'aucun autre. La chose était naturelle; Lucien seul fut longtemps à s'en douter: il a la vue très-basse; madame Bacciochi parlait pourtant bien haut.

M. Félix Desportes, homme d'un charmant esprit, d'une altitude de bonne compagnie dans le monde qu'alors on recherchait beaucoup, était (p. 379) aussi un des intimes de la rue Verte. Parmi les députés, il y en avait des plus influents dans l'opposition contre le Directoire, mais dans l'opposition modérée; cependant on en voyait chez Lucien, qu'on croyait avec raison un républicain consciencieux, et il l'était en effet...: jamais il n'aurait aidé à l'écroulement de la république, j'en suis sûre.

On voyait donc chez lui Boulay-Paty, véritable apôtre de la liberté, reste de la Gironde, et vraiment patriote dans l'acception littérale du mot; Duplantier, Bergasse, Souilhé, Daubermesnil, Poulain-Grandpré. Mais ces hommes ne savaient rien de ce qui se préparait, et lorsque le 18 brumaire eut lieu et que Lucien voulut les faire marcher avec lui, il trouva en eux une résistance qui les fit au reste retrancher de la représentation nationale par une loi du 19 brumaire, rendue par le corps des représentants lui-même!... Ce fut un second 31 mai, à la mort près. C'était la seconde fois que la Convention, ce corps qui avait fait de si grandes choses au travers de ses horreurs, c'était la seconde fois que ce corps se mutilait lui-même dans son délire insensé.

Art. 1er de la loi rendue le 19 brumaire:

«Il n'y a plus de Directoire, et ne sont PLUS MEMBRES de la représentation nationale les individus (p. 380) ci-après dénommés.» Et ces noms étaient au nombre de soixante-deux!

Que devenait donc la représentation nationale? quelle était donc la forme de l'élection? quelle était enfin la constitution aux formes au moins républicaines, même sans le fond, qui permettait une pareille mesure?... Il est vrai qu'il n'y eut pas de constitution du tout ce jour-là.

Dans les soixante-deux éliminés[138], il n'y avait que cinq membres du Conseil des Anciens! Napoléon redoutait déjà la jeunesse... Cette particularité est remarquable. Lucien fut très-malheureux de cette mesure, car enfin c'était son parti.

À l'époque où nous sommes maintenant, en 1799, et puis ensuite en 1800, 1801 et 1802, c'est-à-dire lorsque Lucien était rue Verte, et puis au ministère de l'Intérieur, il était extrêmement gai de caractère et d'esprit: il aimait le plaisir, les arts, les fêtes, le spectacle, le mouvement enfin, mais le mouvement animé par une pensée intellectuelle, et (p. 381) non pas le mouvement du canard de Vaucanson[139]. Il aimait les parties en grand nombre; je me rappelle encore une course à Versailles, faite de cette manière... Lucien vint nous enlever, ma mère et moi, sans que nous fussions prévenues... Nous étions plus de vingt personnes, toutes de bonne humeur et toutes assez peu bêtes pour ne pas s'ennuyer mutuellement, et cela sans faire de l'esprit. Nous passâmes deux jours à Versailles.

Mais ce qui depuis m'est souvent revenu à la pensée, c'est le sentiment exprimé par Lucien sur Versailles à cette époque de 1799... Il voulait réparer, relever, rendre habitable enfin cette merveille des hommes; et pourtant il n'avait certes aucune prévision pour l'avenir... la République, au contraire, était sa pensée unique; et lorsque plus tard l'Empire vint à lui, on a vu comment il l'a reçu.—Mais il est de l'honneur de la France de ne pas laisser tomber en ruines cette merveille, disait-il, en parcourant comme nous ce palais avec une profonde tristesse, et voyant la désolation et l'abandon de ce beau lieu.

Lucien ne dansait pas, non plus que sa femme, et pourtant ils aimaient tous deux à voir danser et donnaient souvent des bals. Ceux de la vue Verte (p. 382) étaient plus amusants pour les jeunes filles comme moi que ceux du ministère; mais ceux-ci furent très-beaux, et vraiment le foyer d'où partit ce commencement du goût de la bonne compagnie et de société qui commençait alors à reprendre. Lucien l'aimait d'instinct par la finesse de son goût et de son esprit; mais deux personnes lui en donnaient en même temps presque l'ordre, sans pourtant le lui commander: l'une était ma mère, l'autre madame Récamier; madame de Staël lui répétait bien toutes les fois qu'elle le voyait.

—Mais, mon cher tribun, ouvrez donc votre salon! vous êtes si éloquent à la tribune, comme vous seriez admirable dans une belle discussion littéraire ou politique!

Lucien appréciait madame de Staël ce qu'elle valait, mais il la redoutait; tandis que madame Récamier, sans dire un seul mot, sans exprimer une volonté, sans donner un ordre, ne s'exprimant que par un sourire doux comme elle, ne prêchant que d'exemple, avait plus de crédit sur Lucien que madame de Staël avec son éloquence. De son côté, ma mère, dont le pouvoir était tout entier dans son amitié pour lui, lui montrait par l'exemple ce que c'était qu'une maison agréable, et la sienne se forma.

Il ne se fait pas de révolution dans un pays sans que (p. 383) de grands changements ne s'opèrent dans les habitudes du peuple de ce même pays. Cet effet avait été produit plus à Paris, je crois, que partout ailleurs; longtemps comprimés, longtemps retenus par une main de fer qui nous empêchait même de crier, nous sortîmes de cette captivité avec une soif de distractions et de plaisirs qui devint même une sorte de délire par la manière dont les plus raisonnables s'y livrèrent: ce fut comme après la mort de Louis XIV. Dazincourt dit à ce propos un mot fort heureux: il appela cette sorte de saturnale prolongée à laquelle nous nous abandonnions, la Régence de la Terreur[140]. En effet, qui aurait vu le bal des victimes aurait pu croire à quelque événement plus fâcheux pour la raison du peuple français.

Ainsi donc, tout en voulant ramener les bonnes et anciennes manières, on se laissait aller à des accès de folie qui n'avaient aucun nom. Les merveilleuses, qui souvent n'étaient pas des merveilles, des incroyables qui méritaient bien leur nom, non-seulement avaient inventé un costume, l'antipode du bon goût français; mais comme si le langage n'avait pas souffert assez de changements (p. 384) comme cela, ils entreprirent de tout réformer à leur tour pour tout recréer ensuite; mais pour détruire ce qui reste d'une base, il faut en avoir une en place avant de donner le premier coup de marteau, et certes les novateurs n'en étaient pas là.

Le bon goût de Lucien l'avait mis en garde contre ces erreurs complètes de toutes choses, et il exigea de sa femme qu'elle ne suivît pas la volonté de madame Germon pour s'habiller. En effet, une femme se mettant comme une merveilleuse était alors bien ridicule, il en faut convenir: des cheveux frisés en serpenteaux et lui couvrant les yeux; une robe étroite dont la jupe, taillée en pointe, collait sur les hanches et dessinait une taille souvent mal faite; cette jupe, presque toujours courte du lé de devant, de manière à laisser voir en entier les pieds et même le commencement de la jambe, tandis que le lé de derrière formait une demi-queue toute mesquine; ajoutez à cela des manches assez étroites pour rendre quelquefois le bras rouge, une taille tellement courte que souvent la moitié du sein se trouvait comprimée; et, pour comble de mauvais goût, cette robe ainsi faite était presque toujours de mousseline ou de percale. Ce que je ne comprends pas beaucoup, avec notre patriotisme outré qui nous faisait faire tant de dons patriotiques, nous ne portions que de la contrebande, enfin, car (p. 385) alors les filatures allaient fort mal. Il est vrai de dire que les révoltes dans le Midi avaient produit le bel effet de faire couper et brûler les mûriers, et que les vers à soie étaient morts; que le siége de Lyon avait détruit les métiers, et tué ou mis à l'aumône presque tous les ouvriers, et que nous n'avions guère de velours ni de soieries, et encore moins d'argent pour les payer... Oh! le bon temps que celui de la Terreur et celui qui le suivit!...

Mais les hommes avaient été plus extravagants que nous dans leurs différentes révolutions de modes; depuis 91 jusqu'en 1830, par exemple, les variations seraient curieuses à suivre: je me bornerai aux premières années.

À l'habit habillé, fait d'une étoffe qui souvent coûtait deux et trois louis l'aune, et sur laquelle on avait mis une broderie du prix de deux mille écus; à la coiffure frisée, poudrée; au linge garni de dentelles, aux bas de soie, aux escarpins vernis ayant la boucle de diamants, avaient succédé assez rapidement les cheveux abattus, quoique toujours poudrés, la cravate à grands nœuds, le gilet à grands revers, la redingote à petit camail, la culotte courte, le bas de soie, mais avec des bottes à revers, et, pour terminer, un petit chapeau avec une immense cocarde de rubans tricolores.

C'était ce qu'on appelait être en chenille... Les (p. 386) modifications[141] du temps qui s'écoula entre 92 et 95 ne valent pas la peine d'être rapportées... Je passe ensuite sous silence toute l'époque de la carmagnole et du bonnet rouge!...

Sous le Directoire, ce fut comme une autre folie... les jeunes gens le disputèrent aux femmes; on en vit qui se coiffaient comme elles, les cheveux partagés et lissés des deux côtés de la tête, et relevés par-derrière en tresse avec un peigne d'écaille; avec cela, un habit qui n'en était pas un, une redingote qui n'en était pas une, mais un vêtement quelconque, en drap presque toujours gris, lequel descendait un peu plus bas que les hanches, pour se terminer par deux poches qui formaient à elles seules les basques de l'étonnant vêtement, dont la couleur fade était relevée par un large collet de velours noir, ainsi qu'au bout des manches arrondies comme on en voit aujourd'hui; des culottes courtes, ou plutôt demi-courtes, et rattachées de côté par des flots de rubans. Cette élégante toilette était terminée par des bottes à retroussis, dont le cuir jaune était très-grand et fort échancré derrière; une cravate dans laquelle entraient certainement trois aunes de mousseline, et (p. 387) un chapeau à larges bords dont la forme, resserrée du bas, s'élargissait vers le haut. Cette façon de s'habiller a causé bien des malheurs; c'était une partie de Paris qui se mettait ainsi; c'étaient les hommes comme il faut, ainsi que nous disons en France. Il faut ajouter au costume une énorme canne.

Quant aux autres hommes, qui étaient bien aussi des gens comme il faut, mais non pas de la manière qu'il eût fallu l'être, ils portaient les cheveux en oreilles de chien, mais la queue, le chapeau à trois cornes quelquefois, l'habit à taille courte, le pantalon collant attaché au bas de la jambe avec beaucoup de rubans, les bas de soie et le soulier ne tenant que par l'orteil; la taille de l'habit excessivement courte, comme pour narguer les redingotes grises à taille longue.

Un an plus tard[142], les tailles longues étaient générales, la forme de l'habit n'était d'aucun temps: c'était un vêtement de drap faisant le tour du corps en le serrant beaucoup, avec de grands revers, de larges boutons de métal, et l'habit venant joindre d'en bas comme d'en haut par-devant, la culotte courte, les bas de soie rayés ou chinés, les bottes molles noires et vernies, mais ne venant qu'à mi-jambe, et fort évasées de l'entrée. Les habits, (p. 388) les culottes et les pantalons, les gilets, tout cela était fait de drap d'une couleur claire, et même tendre.

L'année suivante fut la plus féconde en ridicules inventions. Les hommes surtout étaient réellement semblables à de vrais pantins dans leurs changements presque à vue comme s'ils eussent joué la comédie.

La coiffure demeura toujours avec de la poudre pour les élégants. Derrière la tête, les cheveux étaient en queue fort courte, accompagnée de deux nattes rattachées avec elle. De chaque côté tombaient les oreilles de chien, balayant les épaules et le collet de l'habit, ce qui faisait qu'en un quart d'heure on était comme un garçon perruquier, d'autant mieux que les collets d'habits étaient alors excessivement élevés de derrière et de côté, puis s'abaissaient rapidement et venaient joindre les revers de l'habit, qui en formaient, pour ainsi dire, toute la taille. J'ai vu des incroyables, de ces jeunes gens outrant la mode, dont le devant de taille n'avait que deux boutonnières, et le gilet à peine la hauteur de deux travers de main. Le pantalon était en percale de couleur rayée, ou bien à fleurs, ou encore de basin à petites côtes: on prenait ordinairement plus d'étoffe pour faire un de ces pantalons que pour la robe (p. 389) d'une femme de grande taille; et toute cette étoffe venait trouver place dans deux petites bottines molles, évasées et échancrées. Le bout de la manche de l'habit arrondi sur la main, sur la tête un tout petit chapeau, à la main une canne en forme de massue, mais très-courte; au cou un immense lorgnon; et voilà la toilette du matin et quelquefois du soir d'un élégant de l'an VII.

À peine six mois étaient-ils écoulés que le pantalon était redevenu collant; et les bottes à la Souwarow, les cheveux coupés et sans poudre, l'habit aux basques étroites, avaient remplacé les bottines, le pantalon à la sultane, et le reste[143].

En 1800, le costume des hommes fut au moins tolérable, et puis on ne voyait pour ainsi dire plus que des uniformes... Mais lorsque les hommes mettaient un habit ordinaire, du moins était-il selon le bon sens.

Ce n'est pas sans raison que j'ai raconté toute cette suite de modes pour les hommes... Comment croire qu'en France, dans un pays où la terre fumait encore du sang fraîchement versé des martyrs de la Révolution, les hommes de cette même (p. 390) France ne pouvaient passer les jours que la Providence leur avait conservés, qu'à décider du plus ou moins de mérite de la coupe d'un tailleur!... Et l'on dira encore que les femmes sont légères!...

Lucien avait pour amis fort intimes alors Félix Desportes, M. Sappey, Rœderer, le comte de Châtillon, peintre aimable et spirituel, qui avait raillé et nargué la Révolution en employant son talent pour remplacer la fortune qu'elle lui enlevait; le lieutenant-général Frécheville, alors général de brigade; mon frère Albert de Permon, dont les talents apportaient tant de charmes dans l'intérieur d'une société amie; mon beau-frère, M. de Geouffre... puis M. de Fontanes, et tout ce qui alors faisait partie de la littérature bien pensante. On faisait des lectures, on récitait des vers: c'était là surtout le grand plaisir de Lucien. Sa diction était bonne, toujours juste même... mais sa voix était trop élevée, le diapason en était aigre et criard, et souvent désagréable lorsqu'il la forçait; mais dans la chambre, il faisait toujours plaisir lorsqu'il causait, lisait ou bien récitait quelque beau morceau de poésie...

Lorsqu'après le 18 brumaire Lucien fut nommé ministre de l'Intérieur, il annonça son intention formelle de recevoir encore plus régulièrement (p. 391) que dans la rue Verte. Des jours de réception intime furent désignés, ainsi que des réceptions générales; les artistes les plus distingués y furent admis. Tandis que Lucien disposait son hôtel du Ministère de l'Intérieur pour recevoir pendant l'hiver qui approchait, il achetait une terre dans le voisinage de Senlis, pour être en même temps auprès de Morfontaine et de Montgobert, propriété appartenant à sa sœur, madame Leclerc. Cette terre du Plessis-Chamand que Lucien avait achetée était triste et dans un lieu désert et tout stérile. C'était, répétait toujours un bon et excellent homme qui vivait dans la maison de Lucien, un pays de chasse. Merveilleuse raison pour déterminer un homme à acheter une terre quand de sa vie cet homme n'a mis une alouette en joue! et s'il l'eût fait, l'alouette ne s'en serait que mieux portée, ou du moins pas plus mal... D'après cela, on voit que les lièvres et les perdrix, vassaux de Lucien, étaient rassurés sur l'état de leur santé pour ce qui était de la mort violente... Quoi qu'il en soit, nous nous y amusâmes beaucoup pendant l'automne de 1799 à 1800. Madame Lucien était excellente personne et toujours heureuse de voir rire... Lucien n'était pas toujours avec nous pour nous autoriser dans la persécution que nous fîmes éprouver à ce pauvre Doffreville... (p. 392) qui devait plus tard avoir encore plus de reproches à me faire[144].

Nous revînmes à Paris très-contentes de notre voyage: ma mère était ravie; elle trouvait que Lucien faisait tout ce qu'il devait faire: il était maître de maison avec politesse et sans étonnement de la nouvelle fortune qui lui arrivait. Dans un temps où les enrichis et les parvenus étaient à l'envi plus insolents les uns que les autres, on savait gré à un homme que le sort favorisait ainsi de ne vouloir être aimé et remarqué que pour lui... Ah! c'est que Lucien était à deux bonnes écoles, et que, pour guider un homme, les conseils de deux femmes, lorsqu'elles sont ses amies, lui sont plus utiles que vingt années d'expérience.

La société de Lucien se formait d'une telle sorte et sur des bases si bien arrêtées, que ma mère, qui à cet égard avait le coup d'œil juste, me dit qu'il aurait, avant peu d'années, la maison du duc de Nivernais... Il en a l'aimable esprit et la politesse instinctive, disait-elle, et je suis sûre que ma prédiction se vérifiera.

(p. 393) Elle aurait eu raison si Napoléon n'eût pas tout brisé en envoyant Lucien en Espagne, et puis ensuite l'exilant en Italie.

J'étais un jour au Ministère de l'Intérieur avec ma mère: ce n'était pas un grand jour; nous préférions cela pour jouir de la conversation de Lucien et des hommes d'esprit qu'il réunissait chez lui ces jours-là. Ce même soir j'eus un plaisir que je n'osais pas espérer et que je désirais depuis longtemps: mademoiselle Contat était chez Lucien.

Je vais déclarer ici une singulière chose; c'est que cette circonstance est une de celles de ma vie, parmi celles ordinaires du monde, qui m'ont le plus vivement frappée comme impression et souvenir. J'avais vu mademoiselle Contat au théâtre, mais jamais hors de la scène. Je me la figurais toujours jolie, sans doute, mais cependant bien différente de ce qu'elle était au bout de ma lunette. Quelle fut ma surprise de voir une femme jeune encore, ravissante et fraîche comme une rose[145], (p. 394) des dents perlées, des yeux d'un noir de velours, et vifs, spirituels comme l'esprit même!

Ce soir-là on parlait spectacle; Lucien, qui aimait avec passion à jouer la comédie, invitait fort souvent les premiers artistes à venir le voir les jours ordinaires où il était plus à lui, pour causer avec eux... Ils en profitaient avec empressement, notamment Fleury, Lafon, mademoiselle Contat, mademoiselle Devienne et Dugazon: les autres y allaient aussi; mais je cite ceux qui y allaient plus assidûment. Ce même soir on annonça Fleury et Dugazon.

C'était une bonne fortune pour moi qu'on menait fort rarement au spectacle, et si rarement qu'en trois ans je n'y avais été que quatre fois: encore avais-je dû la représentation de Pinto de Lemercier à un hasard que je dirai plus tard. J'avais vu Fleury dans le Legs et Dugazon dans les Ménechmes. Je fus enchantée de le voir dans la chambre; mais Fleury me charma; je fus ravie de sa politesse du grand monde, de cet usage qui semblait inné en lui et que tout l'art du comédien ne donne jamais. Il contait et citait avec un charme tout particulier: (p. 395) ma mère l'avait connu autrefois à l'hôtel de Périgord, chez le vieux comte, oncle de M. de Talleyrand, qui l'aimait beaucoup et lui témoignait une grande estime. Il avait conquis le vieux camarade du maréchal de Saxe par la vérité avec laquelle il jouait le personnage de Frédéric... Il était le héros de M. le comte de Périgord, et chaque fois que l'on donnait les Deux Pages, le comte, qui n'allait presque plus au spectacle, allait à la Comédie-Française pour voir Fleury.

Aussitôt que Fleury vit ma mère, il vint à elle, et la salua:

—Eh quoi! lui dit-elle en riant, vous me reconnaissez?

—Vraiment, je ne suis pas assez cruel à moi-même pour faire une telle faute, répliqua Fleury en saluant profondément avec toute la grâce qu'il mettait dans un salut tout ordinaire.

—Mais songez donc qu'il y a maintenant dix ans!

—Je le sais. Mais vous, madame, qu'en savez-vous?

Je fus heureuse d'entendre cette parole. Je jouissais tant de la beauté et des succès de ma mère! elle était si belle, si bonne, si aimable, si dénuée de toute prétention, qu'en vérité ses enfants en avaient pour elle.

(p. 396) En entendant Fleury lui dire qu'elle était toujours aussi belle, elle fut charmée, et le lui dit avec ce naturel qui la rendait adorable.

—Quoi! vraiment, lui dit-elle, vous me trouvez peu changée?

—Pas du tout... et cependant vous aurez souffert, madame; car quel est l'être qui a survécu à ces temps malheureux... et peut dire: Je n'ai pas souffert?

Ma mère alors lui parla de sa détention; il nous en raconta des détails bien curieux[146]. Fleury était un homme non-seulement de bonne compagnie, mais estimé dans cette même bonne compagnie. Souvent en mesure de se montrer plus ou moins à son avantage, il sortit toujours de ces aventures avec une gloire réelle, et souvent même supérieure à celle qu'aurait pu obtenir un homme du grand monde.

—Comment pouvez-vous vous arranger avec un homme comme celui-là? lui dit ma mère en montrant Dugazon[147].

(p. 397) Fleury mit un doigt sur ses lèvres:

—Silence! je vous le demande en grâce... Si vous saviez comme il est malheureux de sa vie passée... et de quel prix il la rachèterait...!

J'avais vu Dugazon remplir le rôle de l'archevêque de Bragance dans Pinto, et il m'avait frappée, parce que Dugazon était un vrai Figaro. En le sortant de cet emploi de polichinelle-roi, on n'en obtenait pas un grand résultat. Il entendait, savait admirablement son art, l'expliquait à merveille; mais ce qu'il disait, il ne le faisait pas; et hors les comiques, comme dans les Originaux, tous les Pasquins, les valets effrontés de Molière, les Sganarelles, il ne le fallait pas chercher. Son domaine, au reste, était bien assez grand; mais l'ayant vu au théâtre dans un emploi qui n'était pas ordinairement le sien, ma curiosité redoubla lorsque je le vis aussi près de moi. Sa physionomie fine, et madrée même, avait à la ville comme au théâtre un air d'impudence qui indisposait contre lui. Sa vue me rappela comment mademoiselle Contat avait rempli le rôle de la duchesse de Bragance, et j'avais parlé d'elle à ma mère avec enthousiasme.

(p. 398) —Est-elle donc aussi belle? demanda ma mère à Fleury.

—Charmante; et quoiqu'elle ait quarante ans dans ce rôle, elle y fait encore une complète illusion[148].

—Mon Dieu! que je voudrais la voir de près, l'entendre causer! m'écriai-je plus vivement, je crois, que ma mère ne l'aurait voulu; et la voilà qui s'en va!... En effet, mademoiselle Contat sortait du salon.

—Que désirez-vous donc avec tant de chaleur? me demanda madame Lucien qui venait s'asseoir auprès de moi.

—Voir mademoiselle Contat, dit Fleury en souriant.

—Mais la chose n'est pas difficile; elle dîne après-demain ici avec son mari.

—Comment! son mari? s'écria ma mère.

—Oui, sans doute; ne le saviez-vous pas? elle a épousé M. de Parny... le neveu d'Éléonore... Ce mariage s'est fait il y a deux ans.

Lucien, qui survint au même instant, dit à ma (p. 399) mère qu'elle devrait venir dîner le surlendemain au ministère avec moi, puisque j'avais un si grand désir de voir et d'entendre causer mademoiselle Contat.

—Je suis engagée, répondit ma mère d'un air fort embarrassé, et je ne crois pas pouvoir accepter... mais le soir, si madame Lucien reste chez elle... alors...

Ma pauvre mère était au supplice; elle ne voulait pas dire devant Fleury qu'elle refusait de dîner avec une comédienne, et pourtant c'était la seule raison de son refus. Aujourd'hui, le préjugé est mort, surtout relativement aux grands talents, et c'est un pas vers d'autres améliorations qu'un préjugé aboli. Lucien, dont la position le mettait hors de ligne pour cette question, et qui, d'ailleurs, avait un esprit novateur et hardi, comprit ma mère sans l'approuver; et voyant mon extrême désir de connaître mademoiselle Contat, il engagea ma mère à venir prendre le thé avec madame Lucien le surlendemain. Albert nous fera un peu de musique, dit-il, madame de Parny nous dira une scène du Misanthrope avec Fleury, et nous aurons une petite soirée qui amusera mademoiselle Laurette; de plus, ajouta-t-il en se baissant vers ma mère et lui parlant italien, je ferai fermer ma porte, et nous n'aurons que le petit cercle habituel.

(p. 400) Ma mère accepta, et nous fûmes passer la soirée du surlendemain au Ministère de l'Intérieur, qui, alors, était à l'hôtel de Brissac, rue de Grenelle[149]. Nous y trouvâmes M. et madame de Parny, Dugazon, Dazincourt, Fleury, le général et madame de Frécheville, jeune et charmante femme, et de nos amis, M. de Fontanes et plusieurs hommes de lettres.

Cette soirée fit époque dans ma vie; je fus frappée de l'impression renouvelée que produisit sur moi mademoiselle Contat. C'était une personne dont la figure était sans doute charmante, mais pourtant ce n'était pas seulement par sa beauté qu'elle plaisait; et si jamais le vers de La Fontaine a été juste pour une femme, c'est pour mademoiselle Contat:

Et la grâce plus belle encor que la beauté.

C'était surtout gracieuse, en effet, qu'elle était; elle était cela plus que toute autre chose, car elle n'avait aucune noblesse dans la tournure ni dans la diction. C'était toujours Suzanne du Mariage de Figaro et Rosine du Barbier de Séville; et (p. 401) lorsque, plus tard, elle joua si admirablement la Mère coupable, c'est qu'il y a des réminiscences de Rosine dans la comtesse Almaviva, car elle n'avait pas non plus de sensibilité vraie. Elle en avait des éclairs, mais voilà tout; jamais d'abandon tout entier, jamais d'oubli d'elle-même. Je lui ai vu jouer l'année d'après une pièce de Demoustier avec Fleury, les Femmes; il fallait de la sensibilité, mais en même temps de la malice... aussi joua-t-elle de manière à enlever le public; elle soutint la pièce, qui ne valait rien, et que le public n'accepta qu'après l'avoir vu jouer par elle et par Fleury... Pour dire vrai sur mademoiselle Contat, les rôles pathétiques ne lui allaient pas; son organisation morale et physique s'y opposait. Elle avait du trait, du mordant, de la raillerie dans le plus charmant sourire et de la malice dans le regard; à l'appui de mon jugement, qu'on se rappelle les rôles qu'elle jouait le mieux: c'étaient la sœur du Philosophe marié, la tante de la Mère jalouse, Madame de Clainville, etc. Elle avait débuté dans la tragédie[150], mais elle y était mauvaise; elle quitta alors le cothurne et prit les jeunes amoureuses: cela ne lui allait pas encore; enfin elle rencontra juste dans les grandes coquettes (p. 402) et les mères nobles, ainsi que les demi-caractères, comme dans le Mariage de Figaro.

Elle était fille d'une blanchisseuse qui demeurait dans le faubourg Saint-Germain, et blanchissait madame Molé et madame Préville. Louise Perrin[151], alors jeune fille, jolie comme un ange, portait le linge de ces deux dames à la place de sa mère; le timbre de sa voix, le mordant de son accent, sa ravissante figure, frappèrent un jour à un tel point madame Préville, qu'elle lui proposa de lui donner des leçons; elle le demanda à sa mère, qui y consentit. La jeune fille débuta dans le rôle d'Atalide de Bajazet, mais elle n'eut aucun succès. Cependant, protégée par madame Molé et madame Préville, elle parvint à entrer à la Comédie-Française, mais pour les rôles secondaires. Sa beauté, au reste, lui avait depuis son entrée dans le monde mérité une réputation des plus brillantes; et, pendant quelques années, elle se contenta de l'approbation de M. le président Maupeou, et (p. 403) surtout de celle du comte d'Artois, qui la goûtait fort, ainsi qu'on le sait.

Les rôles dans lesquels mademoiselle Contat n'eut d'émule que mademoiselle Mars étaient ceux des pièces de Marivaux; mais outre ceux-là, il y avait le Mariage secret, de Desfaucheret, les Femmes, de Demoustier, la Mère coupable; le rôle de madame Évrard, dans le Vieux Célibataire, où elle était admirable; enfin Elmire, Célimène, et la belle Fermière, rôle froid et ennuyeux qu'elle animait à merveille.

Je ne suis pas de ceux qui prétendent qu'il n'y a rien de bon que ce qu'a produit leur temps; je conviendrais donc du fait, s'il existait. Mais, en disant qu'une fois mademoiselle Mars retirée du théâtre nous n'avons plus de comédie, je dis une triste vérité, et d'autant plus triste qu'elle est réelle; mademoiselle Mars fut, au reste, selon moi, bien supérieure à mademoiselle Contat dans quelques rôles. Je l'ai vue jouer pendant dix ans, et certes je l'ai pu juger, et j'ai reconnu que mademoiselle Mars avait une supériorité positive. Dans Célimène du Misanthrope, par exemple, rien n'a égalé mademoiselle Mars. Peut-être mademoiselle Contat était-elle plus universelle et jouait-elle plus de genres différents; encore la chose n'est-elle pas démontrée.

(p. 404) Mais ce qu'elle jouait bien aussi, il faut en convenir, comme elle le jouait!... Fleury avait raison d'en être enthousiasmé. Elle le secondait à ravir dans le Cercle, dans la Gageure... Comme elle jouait madame de Clainville! comme Fleury jouait le rôle de M. d'Étieulette! C'était avec une vérité incisive qui produisait l'illusion la plus parfaite.

Mon frère et ma mère m'avaient conté tout cela avant la soirée que nous allions passer au ministère de l'Intérieur: car je ne connaissais pas mademoiselle Contat, n'allant presque jamais au spectacle, ainsi que je l'ai dit; je ne l'avais vue que dans Pinto.

Personne n'était plus aimable que mademoiselle Contat dans un salon où elle était à son aise. L'impératrice Joséphine, qui l'aimait beaucoup, l'invitait souvent à déjeuner. Eh bien! je l'ai retrouvée aux Tuileries: ce n'était plus la même femme.

—Ici, me disait-elle aux Tuileries, il y a quelque chose qui me serre le cœur, et je ne puis parler.

Un fait que Fleury raconta le même soir à ma mère l'attira vers mademoiselle Contat. La reine Marie-Antoinette[152], désirant voir jouer la (p. 405) Gouvernante, un drame dans lequel le principal rôle a sept cents vers, fit demander la pièce, et en même temps exprima le désir que ce fût mademoiselle Contat qui jouât le rôle de la gouvernante, et seulement l'avant-veille de la représentation. Mademoiselle Contat ne connaissait pas le rôle; elle l'apprit, et le joua comme alors elle jouait tout, admirablement. La Reine lui en ayant fait témoigner son contentement:

«J'ignorais jusqu'à présent, écrivit mademoiselle Contat en répondant pour remercier la personne qui lui avait transmis les ordres de la Reine, j'ignorais où était le siége de la mémoire, je sais maintenant qu'il est dans le cœur.»

La Reine fit courir cette lettre: elle fut connue; et lorsqu'en 1793, les monstres qui ne voulaient de célébrité en quelque genre que ce fût eurent besoin d'un prétexte pour marquer d'un D[153] en encre rouge la première feuille de la condamnation de mademoiselle Contat, ils parlèrent de cette (p. 406) lettre, et elle fut un motif pour condamner à mort les deux sœurs, Louise et Émilie (Mimi) Contat.

Toute la Comédie-Française était extrêmement royaliste, c'est-à-dire l'ancienne; car la nouvelle, au contraire, était toute révolutionnaire.

Mademoiselle Contat avait un ton parfait: elle n'était ni interdite ni familière lorsqu'elle se trouvait dans un cercle qui n'était pas le sien. Ce même soir où je la vis chez Lucien, tout à fait librement, elle me parut charmante. Sa ressemblance avec ma mère était surtout dans la même finesse de regard et de sourire. C'était frappant.

Tous les acteurs de la Comédie-Française adoraient Lucien. Depuis un an, il avait fait plus de bien que ses prédécesseurs en dix ans: il avait rétabli les pensions, avait trouvé le moyen de payer l'arriéré, et l'avait fait... et puis il promettait encore du bien pour l'avenir...; ensuite il raisonnait si bien de leur art!

—On dirait qu'il a été toute sa vie à l'étude de ce qui nous occupe, disait le même soir mademoiselle Contat.

J'ai dit, je crois, que Dazincourt était aussi chez Lucien. On a dit de lui et de Dugazon qu'ils étaient tous deux d'excellents valets, dont l'un mangeait toujours à l'office et l'autre quelquefois au salon. En effet, Dazincourt avait un (p. 407) ton parfait et une tenue qui se retrouvait même sous le grand chapeau de Figaro sans lui faire rien perdre de sa verve comique. Jamais trivial, il ne plaisait pas à de certains esprits autant que Dugazon avec ses lazzis et ses mots comiques, à la vérité, mais hors du rôle et faits par lui. Ce furent eux qui mirent à la mode ce mot assez drôle contre Dazincourt: «Il est bon comique, PLAISANTERIE À PART.» Dans le monde c'était tout à fait un homme comme il faut; ce n'était plus le comédien bien élevé, c'était entièrement l'homme du monde. Sa biographie est singulière.

Dazincourt était fils d'un négociant riche de Marseille, nommé Albouis[154]. Le fils sentit que le commerce n'était pas son fait, et le dit à son père, qui eut le bon sens de le comprendre; il l'envoya à Paris pour y être placé auprès du maréchal de Richelieu, qui prenait intérêt à leur famille. Le maréchal lui confia l'emploi de mettre en ordre les papiers nécessaires à ses Mémoires; cette besogne ennuya le jeune homme comme les comptes en partie double. Un jour il sortit et ne revint pas: il avait été s'engager à Bruxelles dans la première troupe dramatique, dont le directeur s'appelait (p. 408) d'Hauvelaire et était homme d'esprit et de talent, qu'il trouva. En 76 il débuta à la Comédie-Française dans Crispin des Folies amoureuses: ce fut alors que, selon un usage général, il changea de nom et prit celui de Dazincourt[155]; aimé du public, chérissant son art, le cultivant non pour gagner de l'argent, mais pour mériter une couronne, Dazincourt devint l'idole du public lorsqu'il eut joué Figaro. Marie-Antoinette le choisit pour son maître, et le directeur de son spectacle de Trianon; mais les leçons de Dazincourt devaient demeurer sans fruit avec elle. Attaché de cœur et de reconnaissance à la famille royale, Dazincourt ne cachait pas ses sentiments: aussi fut-il décrété d'arrestation et son dossier marqué de la lettre fatale D par Fouquier-Tinville. Il pouvait s'échapper, étant prévenu à temps; mais il refusa, et alla rejoindre ses camarades, qui marchaient vers l'échafaud peut-être, et dont il voulut partager le sort: il était, lorsque nous le rencontrâmes chez Lucien, dans le plus beau moment de sa vie théâtrale et fort aimé du public. Ce fut à peu de temps de là qu'il gagna à la loterie un quaterne, de cent cinquante à deux cent mille francs.

Dugazon était un bon homme, malgré son air méchant (p. 409) et son humeur de matamore. La bonté était native en lui, et le bien qu'il faisait en était une preuve[156]: il n'avait rien à lui. Il fut entraîné dans la tourmente révolutionnaire, fut fait aide-de-camp de la commune de Paris, et ce fut tout. Seulement, peut-être, fut-il craintif pour faire le bien.

À sa rentrée au théâtre, il eut une scène plaisante avec le parterre. Lucien lui dit de nous la raconter.

—Après la terreur, la France fut plus heureuse, mais surtout plus tranquille, je n'en puis disconvenir, quoique je sois fidèle à mes vieilles amitiés, disait Dugazon avec cet air burlesque que lui connaissent ceux qui ont pu le voir... Il rentra donc à la Comédie-Française, qui, alors, jouait à Favart concurremment avec les comédiens de la Comédie italienne, (p. 410) et il rentra dans le rôle de Crispin des Folies amoureuses. Il était bretteur, et bretteur connu; mais, malgré sa réputation, vingt jeunes gens à collet noir, comptant peut-être sur leur force et leur nombre, voulurent contraindre Dugazon à chanter le Réveil du Peuple.

—Je ne sais pas chanter, répondit-il avec une sorte de grondement qui annonçait un orage.

Les cris cessèrent... mais un moment; bientôt ils reprirent plus furieux que jamais. Dugazon s'avança sur le bord du théâtre, et répéta d'une voix forte:

—Messieurs, je ne chante que rarement, quand cela me plaît, mais jamais quand je ne le veux pas.

—Il faut qu'il chante! s'écrièrent quelques furieux.

—Oui! oui!...

—Et moi je dis NON! cria d'une voix tonnante le comique furieux, se démenant dans ses habits de Crispin.

Alors une troupe en furie voulut escalader l'orchestre; d'autres voix crièrent alors:

—Eh bien! qu'il le récite seulement... mais il tiendra une chandelle à la main pour faire amende honorable.

—Ni chant, ni paroles, messieurs, dit Dugazon, (p. 411) dont la colère était au comble. Je ne suis pas ici pour vous servir de jouet; que tout ceci finisse, sinon...

Et alors tirant sa longue rapière de Crispin, que par précaution, dans ces temps de troubles, il remplaçait toujours par une excellente lame, il s'adossa à une coulisse solide, et là attendit les assaillants de pied ferme, prêt à tuer le premier qui se serait approché de lui. Lorsqu'ils virent sa contenance déterminée, les jeunes gens hésitèrent; cela donna le temps à l'autorité d'arriver, et Dugazon fut délivré.

—Je vous remercie, dit-il au commissaire de police, mais j'aurais fini cela sans vous.

De tous les mystificateurs de Paris, et alors il y en avait beaucoup, Dugazon était un des meilleurs; mais il n'en faisait pas métier, et on ne l'avait que lorsqu'il le voulait bien... C'était un homme bien spirituel.

Plus tard, il fut mon répétiteur et mon maître de déclamation, ainsi que ce bon Michot; j'étais fort attachée à tous les deux.

Desessarts, ce monstrueux camarade de Dugazon, et si souvent mystifié par lui, eut son oraison funèbre en vers burlesques faite par Dugazon. C'est un morceau très-plaisant; il rappelait l'histoire de l'éléphant dont Desessarts avait été si furieux[157]. (p. 412) Il le regretta pourtant beaucoup; mais son caractère avait un mélange de finesse, de plaisanterie et de bonté. Il lui fallait de la gaîté, du rire, ou bien il serait mort; il était en bonne intelligence (apparente, au moins) avec Dazincourt: ils étaient compatriotes[158] et du même âge.

Talma était l'élève et l'ami de Dugazon.

Au bout d'un quart d'heure, la conversation fut animée comme si l'on s'était trouvé cent fois dans le salon de Lucien. C'est que lui-même y mit une bonne grâce charmante et une volonté de tout réunir. Il savait tenir son salon comme une femme d'esprit qui s'y entend; une causerie s'établit, et cette causerie fut charmante. Mademoiselle Contat et Fleury racontèrent une foule d'anecdotes de la Révolution. Fleury nous parla de madame de (p. 413) Sainte-Amaranthe, de sa fille, charmante et douce créature; de mademoiselle Lange, l'actrice à la mode pour les jeunes emplois; de mademoiselle Mars, déjà connue et appréciée; et, sur tous ces objets, toujours des données justes et claires.

Au moment où la conversation avait le plus de mouvement, on annonça madame et mademoiselle de Coigny; elles étaient de la société intime du ministère, et certes, en cela, Lucien avait montré son goût.

—J'avais envie de prier madame de Staël, dit Lucien, et je ne sais pourquoi je ne l'ai pas fait...

—C'est un bon mouvement intérieur qui vous a retenu! s'écria madame de Coigny...

—Pourquoi? dit Lucien.

—Parce que vous auriez fait une école, lui dit-elle plus bas en regardant mademoiselle Contat qui souriait finement à un coup d'œil de Fleury... tenez, voyez! elle m'a devinée.

Mademoiselle Contat se mit à rire... Lucien regardait toujours pour deviner; enfin madame de Coigny lui dit très-bas:

—C'est que la baronne déteste mademoiselle Contat.

Madame de Coigny faisait allusion au mot qui fut dit, et qui mit madame de Staël en fureur lorsqu'elle l'apprit. Elle était liée avec M. de Narbonne, (p. 414) qui l'était avant avec mademoiselle Contat. Celle-ci, piquée de l'abandon du comte, dit un jour devant quelques personnes en se regardant au miroir:

—Au fait, je ne puis me plaindre de ce qu'il a quitté la rose pour le bouton[159].

—J'ai bien fait, dit alors Lucien en riant.

Dans ce moment on annonça David et Gérard; ils étaient aussi fort intimes dans la maison, et Lucien alla à eux avec empressement. Un instant après, arriva Cerrachi, ce jeune sculpteur qui plus tard devait porter sa tête sur l'échafaud; je le connaissais, l'ayant déjà vu chez une de nos amies qui demeurait à Auteuil... Ce surcroît de causeurs nuisit à notre bonne soirée; on devint silencieux. Fleury vint de notre côté, et dit à mon frère: Si le ministre veut, nous allons rompre cette glace qui commence à s'étendre sur nous; c'est la venue de David qui a fait cela... Ma pauvre camarade en est toute pâle... mais il faut conjurer cet épouvantail. Je vais dire quelques vers du Misanthrope avec mademoiselle Contat.

On pense que la proposition fut reçue avec joie. Les acteurs furent admirables. Ils dirent ensuite des scènes du Tartufe et la jolie scène de la (p. 415) Gageure imprévue. Dugazon se mit aussi de la partie; il dit à lui seul une scène des plus comiques: c'est un acteur de province qui vient pour s'engager dans un théâtre de Paris; il a une prononciation presque bégayante et un bras qu'il tient caché... Le directeur lui demande ce qu'il sait; l'autre lui dit qu'il sait tout. Le directeur demande quelques vers; le solliciteur lui offre de lui dire la première scène d'Alzire; il fera Alvarez... Il ôte son manteau et commence... Au bout d'un moment son bras arrive et se place devant lui après beaucoup de balancement; l'homme lui donne une forte tape de la main droite, et le bras retourne d'où il venait; mais, au bout d'un moment, il revient toujours, par son propre poids et par un mouvement que ne peut s'expliquer le directeur; de plus, l'acteur ne peut dire ni les R ni les T...

—Mais, monsieur, qu'a donc votre bras, demande enfin le directeur.

L'ACTEUR.

Monsieur, ce n'est pas mon bras!

LE DIRECTEUR.

Comment! ce n'est pas votre bras! en voilà bien d'une autre à présent!

(p. 416) L'ACTEUR.

Non, monsieur, ce n'est pas mon bras, je vous dis que ce n'est pas mon bras.

LE DIRECTEUR.

Monsieur!... je trouve très-singulier que vous vous moquiez de moi.

L'ACTEUR.

Mais, monsieur, c'est un bras d'osier!... Que diable vous venez me soutenir que c'est mon bras! vous venez renouveler mes douleurs... Mais laissons cela... Qu'est-ce qu'un bras de plus ou de moins dans le bel art des Lekain et des Préville?

LE DIRECTEUR.

Mais, monsieur, il me semble que c'est une chose assez importante, quoi que vous disiez! Quant à en avoir un de plus, cela ne se voit guère; mais un de moins cela manque beaucoup.

L'ACTEUR, le regardant tout étonné.

Ah! vous trouvez!...

LE DIRECTEUR.

Mais oui!... c'est comme le défaut de langue (p. 417) que vous avez, vous ne pouvez pas prononcer les lettres R et T.

L'ACTEUR.

Comment! vous avez remarqué cela aussi?... Que diable! vous remarquez tout! vous avez le caractère difficile!... C'est vrai, je dis un peu difficilement les R et les T... mais qu'est-ce que cela fait? je dis bien toutes les autres lettres!...

LE DIRECTEUR.

Cela ne me suffit pas, monsieur; et puis... je n'ai pas de place vacante.

L'ACTEUR.

Ah! par exemple, c'est un peu fort! Comment! vous n'avez pas de place?... il ne fallait donc pas me faire déclamer mon Alvarez!... Je n'ai pas de place!... Ils sont tous comme cela dès qu'ils m'ont entendu, ces directeurs; ils n'ont plus qu'une parole: Je n'ai pas de place... Je crois, en vérité, qu'ils ont peur de moi...

Mais ce qu'il est impossible de rendre, c'est le comique de Dugazon lorsqu'il jouait cette scène, soit avec un de ses camarades, soit seul, et en changeant sa voix; il était toujours excellent.

Cette soirée fut un enchantement pour moi. On (p. 418) prit du thé, des glaces, et nous nous séparâmes à une heure du matin.

Lucien avait souvent de ces soirées particulières où l'on récitait des vers; on faisait de la musique, on faisait une lecture, on écoutait la relation d'un voyage; après, si les jeunes personnes et les jeunes femmes étaient en nombre, on dansait quelques contredanses.

Dans la semaine, ou, pour parler la langue du temps, dans la décade, il donnait un grand dîner où se trouvait toute la littérature: Lemercier, Legouvé, madame de Staël, Fontanes, Châteaubriand qui arrivait et venait de faire paraître son Génie du Christianisme, Atala et René, admirables créations qui devaient tant avoir de détracteurs, pour que la justice qui leur serait rendue plus tard fût plus grande et plus lumineuse encore... J'aimais ces dîners du ministère par cette réunion si belle de toutes ces intelligences de notre époque, et puis la conversation était toujours soutenue par Lucien avec une grande adresse; il était, je le répète encore, aussi adroit qu'une femme d'esprit.

Le local de l'hôtel de Brissac était fait pour les fêtes. Le premier Consul dit à son frère de donner des bals et d'inviter tout ce que Paris contenait de bonne compagnie. Les listes que j'ai vues chez madame Lucien contenaient bien (p. 419) des noms qui ne furent pas annoncés à la porte de l'appartement. Le pouvoir de Napoléon n'était pas reconnu comme il le fut ensuite, et le faubourg Saint-Germain n'y alla que par fraction.

Les jours de bal, non-seulement tous les salons étaient ouverts, mais aussi la belle galerie. C'était là que se tenait la maîtresse de la maison, ainsi que madame Bonaparte lorsqu'elle y venait; elle y était presque toujours avec Hortense de Beauharnais, sa fille, qui ne se maria que deux ans après.

Les femmes qui étaient les plus remarquables par leur beauté à ces bals étaient: madame Marmont; madame Desbayssins, qui venait de se marier et qui était charmante; mademoiselle Logier, petite-fille de Préville le Pelet, ancien ministre de la Marine; mademoiselle Charlot, madame Visconti, mademoiselle de Beauharnais, madame de Lavalette, mademoiselle Fanny de Coigny, madame Charles de Noailles, madame de Custine, madame Regnault de Saint-Jean-d'Angély, madame de Chauvelin, et une personne des plus belles, mais qui alors relevait de maladie... c'était madame Méchin...; elle revenait d'Italie[160]...

Les bals de Lucien étaient charmants; on dansait, on s'amusait; on servait un fort beau souper, (p. 420) et puis on dansait jusqu'au matin. Lucien exigeait que le bal continuât quoiqu'il n'y fût plus... Et on se séparait en prenant des engagements pour le bal de la semaine suivante.

Les toilettes commençaient à être plus élégantes qu'elles ne l'avaient été sous le Directoire: c'était surtout pour le bal que cette différence était sensible. Jusque-là les fleurs avaient peu repris; mais à la seconde époque on les vit revenir par touffes et en guirlandes, sous toutes les formes; l'une des plus agréables était celle-ci:

Un corset bleu en velours ou en satin, la jupe en crêpe blanc sur une marceline blanche et bordée de deux rouleaux de ruban du même bleu que le velours ou le satin du corset, un tablier ayant deux poches, dont l'une était ouverte à demi, et laissait tomber en apparence des touffes de bluets qui étaient dans cette poche et qui étaient retenus comme une traînée de fleurs sur le tablier; sur la tête, des bluets en guirlande ou en touffes.

Ce même costume était ravissant avec des roses. Je ne sais pourquoi on ne le renouvèlerait pas aujourd'hui...; c'est à un de ces bals chez Lucien que je vis un jour une robe fort belle et fort étrange à madame Bonaparte.

Cette robe était de crêpe blanc, et entièrement parsemée de petites plumes de toucan; ces plumes (p. 421) étaient cousues au crêpe, et à leur queue était une petite perle. Madame Bonaparte avait avec cette robe des rubis en collier et aux oreilles. La coiffure, chef-d'œuvre de Duplan, était faite avec les mêmes plumes montées en guirlande.

Une autre fois elle avait une robe de crêpe blanc, également et entièrement parsemée de feuilles de roses du rose le plus suavement frais. Je n'ai rien vu de plus odorant, pour ainsi dire, que cette robe, qui, au reste, ne pouvait être mise qu'une fois. Quant à sa fille, elle ne portait qu'une robe courte, et par-dessus ce qu'on appelait un peplum, une petite tunique grecque, cette tunique toujours de couleur, et la robe toujours blanche.

Cet hiver de 1800 fut non-seulement gai, mais heureux. On voyait la société renaître; chacun revenait, on formait des projets, on croyait à un avenir. Le gouvernement consulaire donnait de la confiance. Lucien, cependant, n'était plus aussi bien avec son frère. Il continua cependant toujours à recevoir et à donner des fêtes. Tout à coup elles cessèrent. Lucien venait de recevoir l'ordre de partir pour l'Espagne. Ce fut Chaptal qui le remplaça.

Lucien demeura en Espagne le temps nécessaire pour faire le traité de Badajoz, puis il revint à (p. 422) Paris dans l'hiver de 1802. Alors il était veuf: Christine[161] était morte. Lucien acheta le magnifique hôtel de Brienne[162], et l'orna de tableaux, de statues et d'objets d'art. Félix Desportes, son ami très-intime, homme d'esprit, de bonne compagnie, l'aida à former cette fois son salon, et à le faire comme un salon du monde, parce que, n'étant plus ministre, il n'était plus assujetti à aucune obligation. Le comte Charles de Châtillon, homme bien né, que la Révolution avait fait artiste, le dirigea de son côté dans les achats de tableaux[163], et fit un musée de sa maison. Les premiers artistes de l'Europe trouvaient en Lucien un Mécène qui sentait et comprenait les arts. J'avais un grand plaisir à l'entendre juger par le sentiment qu'il éprouvait: ce sentiment n'était jamais faux.

Madame Bacciochi, sœur aînée de Lucien, vint loger chez lui et fit les honneurs de son salon. Un (p. 423) homme qui est le chef de la littérature actuelle allait beaucoup chez Lucien: c'était M. de Châteaubriand. Il passait souvent quinze jours au Plessis, qui était aussi devenu un lieu de réunion plus agréable que les châteaux nouveaux; à Paris, M. de Châteaubriand allait tous les jours chez Lucien. C'était le moment où le Génie du Christianisme venait de révéler un grand homme à l'Europe; Atala et René fondaient cette école romantique que Rousseau et Bernardin avaient indiquée, et que M. de Châteaubriand commanda, pour ainsi dire, de suivre.

Ce fut alors que Lucien eut vraiment un salon. M. de Fontanes était le plus assidu, par une raison que chacun savait sans la comprendre; mais il était à l'hôtel de Brienne tous les jours, et s'était fait le maître des cérémonies de la conversation. Madame Bacciochi, qu'il dominait plus qu'elle ne le dominait (quoiqu'il en dit), parlait moins en docteur soutenant une thèse, lorsqu'il était là. M. de Fontanes avait nécessairement introduit ses amis dans cette société, qui, étant maintenant particulière, était libre d'admettre ou de refuser qui elle voulait. Chénier, Legouvé, Lemercier, n'étaient pas au nombre des élus, non plus que Talma et tout ce qui était dans cette ligne d'opinion.

(p. 424) Neuilly[164] était plus convenable pour Lucien que le Plessis-Chamant, qui était à douze ou treize lieues de Paris. Ce fut à Neuilly qu'eut lieu la fameuse représentation d'Alzire, cette représentation où madame Bacciochi était si curieuse à voir dans le rôle d'Alzire; Lucien déclamait bien, mais sa voix était trop criarde et trop haute.

Ce fut dans l'une des soirées de l'hôtel de Brienne, dont on parlait déjà comme de l'hôtel de Rambouillet, au pédantisme près, qu'eut lieu la première présentation du prince Camille Borghèse, sur lequel Lucien jeta aussitôt les yeux pour sa sœur Pauline. Le prince Borghèse est le premier homme présenté en habit habillé. Le sien, en raison de la saison (on était au mois de mai), était en étoffe légère, couleur changeante, ce que nous appelons gorge de pigeon; il avait la brette en travers, et portait sous le bras un petit chapeau garni de plumes, mais non pas comme tous les chapeaux; celui-ci était EN TAFFETAS... noir à la vérité. J'ajoute ce mot, car de l'humeur dont ils étaient à la cour du Pape, le chapeau aurait bien pu être de la couleur de l'habit.

(p. 425) Ce fut dans l'été de 1803, après avoir eu pendant longtemps, comme on le voit, une maison bien agréable[165], que Lucien fit la connaissance de madame Joubertou. Ce fut à Méréville, ravissant séjour, appartenant à M. de Laborde.

M. Alexandre de Laborde, ami intime de Lucien, était aussi de sa société journalière. J'ai parlé de ses qualités personnelles, de son esprit original, mêlé à cette distraction qui lui donne peut-être du charme de plus, et à cette bonté parfaite qui lui fait conserver ses amis. J'ai parlé de tout cela avec détail. Mais je dois revenir sur ce sujet, pour dire que Lucien devait se plaire dans la société de M. de Laborde; aussi était-il du très-petit nombre de personnes privilégiées chez lesquelles Lucien allait à la campagne. Méréville est un lieu enchanté, comme chacun sait. Ce fut dans ce paradis que Lucien rencontra madame Joubertou. Alexandre de Laborde, sans penser qu'il faisait une princesse, l'avait engagée avec un ami, M. Chabot de Latour, le tribun; madame Chabot, fort jolie femme, moins liée avec madame Joubertou que le tribun, était aussi de la partie. C'était donc (p. 426) sans songer à mal, il s'en faut, que M. de Laborde fit le mariage de Lucien avec madame Joubertou; car ce fut cette première partie de Méréville qui décida malheureusement de la vie de Lucien: je dis le mot malheureusement, parce qu'il est juste.

Pendant ce temps-là, madame Bacciochi était à Neuilly, occupée à déclamer avec Lafon[166], à pérorer avec M. de Fontanes. Lucien épousa madame Joubertou, qui divorça tout exprès. L'Empereur, qui devait être couronné quelques mois plus tard, refusa son consentement et exila Lucien, qui partit pour l'Italie. Alors l'hôtel de Brienne devint désert, et la société française, qui avait été ranimée dans cette maison, redevint inactive pendant quelques mois, pour se réveiller enfin sous l'Empire et ressaisir son sceptre.

FIN DU TOME TROISIÈME.

(p. 427) TABLE
DES MATIÈRES CONTENUES DANS CE TROISIÈME VOLUME.

PARIS.—IMPRIMERIE DE CASIMIR, RUE DE LA VIEILLE-MONNAIE, No 12.

Notes

1: Voir dans les Mémoires de madame Roland elle-même, comment elle raconte cette scène!... Elle parle surtout admirablement de ses craintes pour son mari, qu'elle alla chercher à pied, à minuit, au ministère de la Marine, où tous les ministres étaient rassemblés.

2: Madame de Sainte-Amaranthe était une femme comme il faut, mais d'une réputation fort équivoque... ses relations intimes avec les hommes de sang d'alors le prouvent. Elle n'est pas excusée en disant qu'elle était contrainte. Il ne dépend pas de nous d'être heureux ou malheureux, mais toujours il est en notre puissance de n'être pas humilié et encore moins avili... Je parlerai d'elle plus longuement tout à l'heure.

3: C'est ainsi que sont mortes mesdemoiselles de Saint-Léger à Arras, toutes deux jeunes, nobles, belles, âgées, l'une de seize ans, l'autre de dix-sept, pour avoir joué du piano le jour de la prise de Valenciennes.

4: Toutes trois charmantes, surtout celle de Camille Desmoulins.

5: Il la rencontra dans un gros bourg de Flandre, où elle faisait la patrie dans une fête nationale. Elle avait une belle voix, mais elle ne put entrer à l'Opéra, ne sachant pas chanter.

6: Le mot est plus fort dit par Tallien, beaucoup d'années après, que par Robespierre en 93.

7: Lorsqu'il allait prendre possession de son consulat à Cadix. Ce fut à Madrid que je le trouvai.

8: Le fameux Père Duchesne.

9: Anne-Philippine-Louise Duplessis-Laridon, née à Paris en 1771; elle apporta 150,000 francs en dot à Camille, somme très-forte pour ce temps-là.

10: Cette personne est Prudhomme le père. Me trouvant au couvent de l'Abbaye-aux-Bois, je reçus un jour une lettre de lui, par laquelle il me demandait de me venir voir. Il vint, et m'inspira un vif intérêt, ayant vécu avec tous les hommes importants de la Révolution. C'est lui qui a publié le journal intitulé Révolutions de Paris. Il était particulièrement ami de Camille Desmoulins.

11: Le comité de Salut public et celui de Sûreté générale.

12: Pierre Phélippeaux, député de la Sarthe à la Convention. C'était un homme de talent que Robespierre n'aimait pas parce qu'il s'opposait aux mesures violentes, quoique bon républicain. Aussi fut-il dénoncé par Hébert aux Jacobins, où il fut cité pour répondre à l'accusation. Loin de se défendre, il accusa Ronsin et Rossignol, et défendit Westermann. La société des Cordeliers le renvoya, et ainsi abandonné à la haine de Robespierre, il mourut plus tard comme l'un des chefs du modérantisme, comme Camille Desmoulins.

13: Il était commissaire du roi près le tribunal d'accusation, après la constitution de 1791. Ses idées libérales étaient très-fortes, et ses relations le mirent au milieu de tout ce qui était le plus ardent dans la Révolution. Il fut président de la Convention. Là, il montra combien les idées démagogiques avaient d'empire sur lui... Il lut les droits de l'homme en pleine séance de la Convention, et relut une autre fois la Constitution. Il fit décréter une fête à Évreux, pour le retour de la liberté dans cette commune, et pour cette fête, on mariait six jeunes républicaines, disait le décret, avec six jeunes républicains. C'est encore lui qui, étant réélu président, fit les motions les plus étonnantes. Il dit un jour à la section des Lombards:—Mes frères, bientôt le tocsin sonnera pour la mort de tous les tyrans.

Il avait voté la mort du roi.

Lorsqu'il fut interrogé, après avoir été arrêté sur l'accusation de Saint-Just, qui le déclara complice de Danton, il s'écria:

—Ici, dans cette même salle, j'ai résisté aux parlements dont j'étais détesté, et cela parce que je soutenais les intérêts du peuple!

14: Allusion au grand sac de cuir où le bourreau jetait toutes les têtes!...

15: Cécile Renault mourut le 29 prairial an II, à l'âge de vingt ans. Ses deux frères furent les seuls de sa famille qui lui survécurent; ils étaient à l'armée, où ils furent arrêtés, mais leurs supérieurs leur fournirent le moyen d'échapper. J'ai connu l'un d'eux qui était parvenu au grade de chef d'escadron.

16: Madame de Sainte-Amaranthe était en son nom Saint-Simon d'Arpajon. Elle est née à Besançon; sa famille n'était pas riche, mais noble.

17: Son père était receveur-général des finances, et fort riche.

18: M. de Sainte-Foix; il avait été fort aimé de madame de Sainte-Amaranthe, et depuis son ami intime.

19: Nous l'avons vu chez la duchesse de Luynes.

20: Celui qu'on appelait le beau Tilly; il était page de la Reine... alla se marier si étrangement en Amérique, qu'il divorça le lendemain de ses noces, et finit par se tuer d'un coup de pistolet.

21: Clairval et Michu avaient été les talents les plus remarquables de l'Opéra-Comique, c'est-à-dire la comédie italienne.

22: Jean-Louis David, né à Paris en 1748. Il était fils d'un marchand de fer[22-A], qui mourut dans un duel, mort assez rare à cette époque pour un homme de sa classe. David fit de bonnes études aux Quatre-Nations, et fut élevé pour être architecte. Il n'aimait pas cette profession, et ce fut un jour qu'allant voir Boucher, il sentit une telle vocation pour la peinture, qu'il obtint enfin de sa mère de suivre les cours de la peinture d'histoire. Il suivit les cours de Vien, et obtint bientôt le prix. Grâce à la généreuse bonté de mademoiselle Guimard, il obtint le grand prix, partit pour Rome avec Vien, et là il étudia et devint ce que nous l'avons vu ici. Son dessin était beau, mais ses incorrections, son mauvais goût, son mauvais coloris, lui enlevaient la place du premier peintre de l'époque.

22-A: On appelle, comme on sait, marchands de fer, ceux qui vendent du crin, de la laine, de la plume, tout ce qui tient à ce qu'on désigne sous le nom de literie.

23: Elle était à Versailles chez M. de Bonnecarèce, qui l'avait eu de David lui-même, dont il était l'ami.

24: Voici le quatrain fait pour elle; il est déjà dans le Salon de Robespierre.

Sur le pouvoir de tes appas
Demeure toujours alarmée;
Tu seras d'autant plus aimée,
Si tu veux ne l'être pas.

25: On a dit que cette lettre était de Robespierre; je le croirais sans peine.

26: Cet hôtel n'existe plus... il était en face de la rue Cerutti, aujourd'hui la rue Laffitte... Murat l'acheta lorsqu'il se maria, c'est-à-dire deux ans après... Il avait pour portail une immense arcade de mauvais goût.

27: J'excepte mademoiselle Mars; elle est toujours parfaite.

28: Françoise-Marie-Antoinette Saucerotte, née à Nancy, d'un comédien de province et d'une femme attachée à la maison du roi de Pologne. Ce fut madame de Graffigny qui la tint sur les fonts de baptême.

29: Se trouvant un jour au Raincy, chez moi, avec M. de Sainte-Foix, il lui dit en riant qu'on savait bien la raison pour laquelle elle était partie.—Vraiment! dit-elle sérieusement; eh bien! je vous affirme que ni vous ni personne ne le savez et ne le saurez jamais.

30: Mademoiselle Raucourt n'était ni bonne camarade ni douce dans ses relations; elle ne fut ni estimable, ni recommandable dans sa vie privée. En 1815, elle mourut subitement. Elle avait une belle terre dans les environs d'Orléans, où elle avait les plus belles fleurs et les plus beaux fruits et des terres magnifiques. Elle venait souvent à la Malmaison, et Joséphine échangeait souvent avec elle des graines ou des plantes. À sa mort, le curé de Saint-Roch, qui avait bien emboursé l'argent de ses aumônes, n'a pas voulu l'enterrer. Elle fut portée au Père-Lachaise, après le service qui lui fut fait par un prêtre.

31: Cette manière que quelques hommes d'aujourd'hui ont prise de dire: Taglioni, Mars, Contat, etc., est du plus mauvais ton. C'est là où on voit l'habitude de la bonne compagnie, ou seulement son reflet imparfait. Ainsi, l'on croit imiter les roués des temps passés; mais qu'on aille écouter M. de Talleyrand, ou M. de Montrond, ou M. de Narbonne quand il vivait, ou M. de Laval (Adrien de Montmorency), enfin mille autres du même cercle.—Rien n'est, à mon gré, plus platement ridicule que l'affectation de l'aisance dans les manières.

32: Elle mourut la même année que mademoiselle Raucourt; la cause de sa mort fut un cancer. Elle était alors à Vitry, dans une propriété que madame la duchesse douairière d'Orléans acheta ensuite.

33: C'était le nom de l'enfant de mademoiselle Lange.

34: Mademoiselle de Champigny. Elle était une riche héritière, et charmante.

35: Je ne sais si c'est de mademoiselle de Champigny que parle madame de Genlis dans ses Mémoires, ou de la première femme du marquis.

36: En effet, les réflexions de M. de Balincourt pouvaient être pénibles! il avait fallu le bouleversement total de toutes choses chez nous, pour voir violer les tombeaux et se rire de la mort! En remontant aux temps les plus reculés, nous trouvons toujours le même respect, et peut-être encore plus profond, pour les morts... Apollonius, dans son 21e livre, dit: «Ils se tinrent trois jours autour du mort, pleurant et jeûnant; le peuple pleura avec le roi, et, le dernier jour, on mit sur le tombeau un signe qui devait être vu des générations futures...» Tite-Live, Homère, Virgile, tous les auteurs anciens enfin, nous révèlent par leurs ouvrages tout le respect qu'ils portaient aux morts, qu'ils considéraient comme des démons, des génies familiers... On peut voir dans Tite-Live quel respect les anciens Romains avaient pour leurs morts. Les Égyptiens portaient cette religion de la mort au delà de toute autre. Les momies[36-A] sont connues populairement, et que de soins, de frais, pour les embaumer! Le cinnamome, la myrrhe, la cassie, le nard, tout ce qu'il y avait de plus précieux en parfums... les bandelettes les plus riches, étaient prodigués pour l'inhumation des morts, et pourtant il y avait une égalité dans ce moment qu'on n'aurait pas soupçonnée à cette époque, l'égalité de la mort! le dernier sujet pouvait accuser un roi devant les quarante juges qui siégeaient au bord du lac Achérusie... ils étaient là pour prononcer sur les bonnes ou mauvaises actions du mort... C'est une belle et grande leçon que reçoit le cadavre avant d'aller dormir dans cette solitude vaste et silencieuse, ces merveilleuses pyramides construites pour un seul homme par plusieurs milliers d'autres. Les Hébreux, qui ont une analogie positive avec les Égyptiens, avaient également un luxe remarquable dans leurs funérailles... Quelquefois, comme chez les Grecs, on brûlait les corps... On le voit dans quelques prophètes... le luxe effréné qu'on apportait même dans ces cérémonies était quelquefois si excessif et hors de toute mesure, qu'on fut contraint d'y mettre un terme, et que plusieurs Hébreux de haute naissance défendirent avant leur mort qu'on les mît dans un autre linceul qu'un linceul de très-bas prix. Les Perses furent les seuls peuples de l'antiquité qui ne mirent pas de la solennité dans leurs cérémonies funèbres, comme le faisaient les Grecs. Alexandre dépensa pour les funérailles d'Éphestion 8 millions de notre monnaie... On rapporte qu'il contraignit chaque homme de son armée à se raser, et que, continuant l'accès de folie, il fit raser, c'est-à-dire abattre, les tourelles et les dômes qui s'élevaient au-dessus des autres édifices. Les Romains étaient plus somptueux que les Grecs, parce qu'ils étaient plus riches... Quant aux honneurs, ils étaient immenses. Des vestales et des sénateurs portèrent Sylla!... Sylla!... Métellus avait sept fils... trois étaient consulaires... et ils le portèrent sur leurs bras... Paul-Émile fut porté par des députés de la Macédoine, et dans les fils de Métellus, outre les trois consulaires, l'un avait eu le triomphe, et l'autre était dans le moment même préteur. Les Romains ajoutaient quelquefois les combats de gladiateurs à la pompe des funérailles de quelques grands hommes, soit de l'armée, soit du Forum...

Quant aux Bocages de la mort, ces cimetières aériens et parfumés sont touchants par leur simplicité. M. de Châteaubriand a raconté d'une manière délicieuse cette scène de la jeune mère et du voyageur!... Il y a une suavité harmonieuse dans ce balancement doux et monotone de cette jeune femme, qui, voyant enfin que son enfant est mort, lui donne le dernier lait de son sein, et, courbant la branche, l'amène jusqu'à elle pour donner encore un baiser à son premier-né. Puis, quittant la branche chargée de son triste et précieux fardeau, le mouvement fait remonter le rameau fleuri parmi les touffes ombreuses qui deviennent le véritable tombeau de l'enfant de la jeune femme sauvage... Enfin, chez aucune nation antique ou moderne, sauvage ou policée, on ne trouva jamais la violation des tombeaux, ni l'irrévérence de la mort... Chez plusieurs peuples même, c'était se rendre coupable d'une grande impiété que de ne pas rendre les devoirs à un cadavre inconnu qu'on trouvait par les chemins... Chez les Égyptiens, on était criminel, et au premier chef, en touchant seulement à un tombeau... Quelle grande et sublime pensée surgit forcément de tout ceci!... C'est qu'avec une grande diversité dans les cosmogonies et les rites, il y a concordance sur un point. Sur ce point, le sauvage du Canada comprendra l'habitant des bords du Nil et du Jourdain... C'est que partout le système de l'immortalité de l'âme est admis et reçu... En Arabie, le paradis est promis au Musulman avec des houris toujours jeunes!... Chez le Scandinave, ce sont des Walkiriyes présentant le crâne d'un ennemi toujours rempli de son sang... chez les Indiens, la vue et la société de Brahma... chez les païens, les Champs-Élysées, etc.. Ainsi, chacun a eu sa portion de vanité ou de sensualité flattée... Partout le fondateur a eu l'attention de parler à cette vanité... et il a réussi; non pas cependant contre le christianisme, celui-là a été vainqueur de tout... Aussi ne commettrai-je pas la faute de parler de notre sainte religion après les croyances inculquées par l'ambition ou le fanatisme, et le plus souvent reçues par l'ignorance et prolongées par la superstition.

36-A: Voir dans le P. Menestrier le détail des décorations funèbres, et dans Muret, pour les cérémonies.

37: Cette femme est mariée, et aujourd'hui établie à Sens.

38: Celui mort à Leipsick.

39: J'espère, pour le comte Gabriel Rczewousky, qu'il n'aura pas rencontré de femmes aux yeux fauves, après son départ de Paris.

40: Il revint en France avec ce titre en 1793, et fut reçu par la Convention, qui, toute fière d'avoir un allié, l'accueillit avec enthousiasme dans son ambassadeur, et le président lui donna l'accolade fraternelle.

41: La loi qui ordonnait de ne donner que le titre de citoyen était encore dans toute sa force; elle ne fut abolie que sous le consulat, au commencement de la première année de l'empire.

42: À l'époque dont je fais ici la relation, madame de Staël pensait ainsi. Ce n'est que pendant le consulat et après le 18 brumaire qu'elle changea d'avis.

43: À cette époque, madame Récamier allait dans le monde; mais comme elle était fort jeune, sa maison n'était pas ouverte lorsqu'elle logeait rue du Mail[43-A]. Elle ne le fut qu'en 1800, lorsque M. Récamier acheta l'hôtel qui est occupé aujourd'hui par madame Lehon.

43-A: Rue du Mail, no 530.

44: Député républicain, député d'abord aux États-Généraux par la Corse, et puis en l'an VI et l'an VII, député aux Cinq-Cents, par la Corse également; dans l'an VII, il fut remarqué par le serment qu'il prêta de haine à la royauté.

45: Député de Sambre-et-Meuse, extrêmement exagéré dans son opinion républicaine; le Directoire ne l'aimait pas.

46: Député aux Cinq-Cents, et, comme Stévenotte, républicain sévère; il était un homme ordinaire, et faisait parler de lui à l'aide de tout le bruit que faisaient ses discours contre le royalisme. Ce fut lui qui proposa de déclarer Babeuf un martyr de la liberté; il fit cette motion au Manége après la mort de Babeuf.

47: Le général Schawembourg, d'abord général en chef de l'armée de la Moselle, fut envoyé en Suisse pour soumettre les cantons de Schwitz, de Soleure, de Berne, etc., et se conduisit bien, mais peut-être trop sévèrement; il fut accusé, mandé à Paris pour y subir une enquête demandée par les Conseils, mais il fut protégé par le Directoire. C'est à cette époque que Masséna prit le commandement des troupes françaises en Suisse.

48: C'est elle qui depuis épousa M. de Morfontaine, qui mourut d'une manière si étrangement mystérieuse dans son parc de Saint-Fargeau. Il sortit seul à cheval, un après-dîner, pour aller inspecter des travaux. Il ne rentrait pas; on le chercha aux flambeaux, et on le trouva mort, frappé au front par une branche... ou autre chose.

49: Bernadotte, après son retour de sa malencontreuse ambassade à Vienne, où il fut insulté, et peut-être avec raison, ayant fait mettre un immense drapeau tricolore sur la porte de sa maison, fut nommé ministre de la Guerre dans les premiers jours de l'an VII. Mais il s'ennuya de son inactivité et demanda d'aller à l'armée. C'était, comme on sait, un déterminé Bonnet rouge... On lui donna le commandement des armées réunies par-delà les Alpes, ce qui prouve qu'on ne les aimait plus autant... Milet-Mureau fut mis à la Guerre par intérim, et fut enfin remplacé par Dubois de Crancé: ce fut celui-ci qui se trouva en place le 18 brumaire.

50: Rien n'était en effet plus disgracieux que ce costume; l'habit était d'une forme moitié moyen âge et moitié celui-ci, mais sans col, et la chemise en avait un fait comme un col de femme et garni de dentelle; le manteau était rouge, brodé en arabesque autour; le chapeau, relevé à la Henri IV, avait une foule de plumes, et coiffait extrêmement mal tous ceux qui le portaient. Barras était encore le moins ridicule.

51: Ces deux épithètes, appliquées indifféremment, causaient une confusion assez plaisante.

52: Député de Maine-et-Loire au Conseil des Cinq-Cents, et adjudant-général. Il était fort emporté dans son opinion, qui était républicaine... il parlait beaucoup et faisait des motions... En l'an VII, il fut président des Cinq-Cents, et passa ensuite aux Anciens. Barras et les directeurs le redoutaient fort.

53: L'ancien directeur.

54: Schérer fut chargé de plus d'accusations de concussion qu'aucun homme en ce monde; il ne dépensait rien, et mourut pauvre... Voilà les jugements du monde...

55: Lui et Barras n'étaient pas bien; et, à l'époque du 18 brumaire, cette désunion fit beaucoup de mal pour les ordres à donner, et nuisit au Directoire.

56: Ce nom d'Aspasie, sans qu'il y attachât une idée injurieuse, était fort souvent dit par Barras à madame Tallien. Il se mettait par-là dans les sandales de Périclès, et le partage n'était pas mauvais.

57: Mouquet était membre de la société de la rue du Bac; il y dénonça madame de Staël et M. de Talleyrand comme conspirateurs royalistes, et proposa de faire une adresse au Corps législatif sur ce fait!...

58: Comme général en chef, il avait droit à en avoir un nombre même illimité.

59: Ce Momoro est une preuve de ce que produisent des temps comme ceux tant admirés de 93 et 94!... Membre de la commission remplaçant le département de Paris, commissaire dans la Vendée, président de la section de Marseille, membre le plus ardent du club des Cordeliers, vice-président des Jacobins, complétant cette vie révolutionnaire en livrant sa femme pour faire la déesse de la Raison... Eh bien! cet homme, l'ami d'Hébert (le Père Duchesne), mourut sur l'échafaud comme son complice. C'est dans de tels faits qu'il faut étudier la Révolution, et non pas dans les ouvrages qui ne parlent que des grandes joies populaires de l'époque!...

Ou ces hommes étaient fidèles, alors qu'étaient donc leurs juges, et que devenait la justice républicaine?... S'ils étaient traîtres, s'ils conspiraient en effet... si le Père Duchesne MENTAIT, où donc alors chercher la vérité de la Révolution?...

60: Voici une strophe de cet hymne:

À tant de siècles d'imposture
Succède un jour de vérité;
De l'erreur la cohorte impure
Rampe aux pieds de la liberté.
Sur les ruines du despotisme
Nos mains ont placé ses autels;
Sur les débris du fanatisme,
Français, dressons-en de pareils.
Offrons à la Raison notre encens et nos vœux:
Un peuple qui l'implore est digne d'être heureux.

On voit que l'auteur de l'ode à la Calomnie ne se retrouve guère ici.

61: Noël, ministre plénipotentiaire de la République en Suisse; il fit prévenir Sottin qu'il y avait en France des agents de la cause royale.

62: Madame de Sarrut et madame Blanchet.

63: Barras disait que, bien qu'il y eût vingt-quatre ans d'écoulés depuis ce moment, que jamais il n'oublierait l'expression du visage mâle et noirci par le soleil du tropique de ce vieux matelot, en disant ces paroles.

64: Coupable entre les coupables, en raison de son nom et de sa naissance, Barras ne devait pas être amnistié par Louis XVIII; mais celui-ci, dans son égoïsme, ne songeait plus à son frère, et ne pensait qu'à lui seul.

65: Il écrivait de Toulon à la Convention: «Tout ce qui est étranger est fait prisonnier; tout ce qui est Français EST FUSILLÉ. La justice de la nation s'exerce journellement.»

66: Il accusait le général Brunet d'avoir livré Toulon aux Anglais. C'est alors que Bonaparte dirigea le siége pour le reprendre, et que Barras le connut et le prit en amitié, et non pas par madame de Beauharnais.

67: Révolution du 30 prairial an VII (18 juin 1799). Sieyès, qui avait un grand parti, entra au Directoire, où resta Barras, tandis que des hommes vertueux, tels que Laréveillère-Lépaux, Merlin de Douai, etc., en étaient bannis.

68: Premier mari de madame de Montrond, mademoiselle de Coigny, fille du marquis de Coigny.

69: Cette version dit que Barras aurait sûreté et indemnité: sûreté, par l'oubli du Roi en reconnaissance de ses démarches; indemnité, en recevant douze millions, somme à laquelle il évaluait son séjour de deux années au Directoire. Cet aveu est, selon moi, le plus affreux témoignage de la turpitude des directeurs: car, avouer qu'ils coûtaient six millions par an à la République, c'est dire qu'ils en coûtaient douze. C'est donc soixante millions par année que nous coûtait cette troupe de singes jouant la royauté! C'est payer bien cher un esclavage dur et humiliant.

70: Le neuvième régiment de dragons, alors en garnison à Paris, et commandé par Sébastiani, fut d'un grand secours à Napoléon. Le général Lefebvre fit le reste avec Moreau, qui servit de geôlier aux directeurs et à Barras lui-même. Nous sommes trop près du 18 brumaire pour mentir à cet égard.

71: Il avait acheté un château qui avait appartenu au prince Charles, et s'y était entouré d'un domestique nombreux et d'une petite cour.

72: Charmante lithographie par Raffet, représentant un groupe de soldats autour d'un vieux sergent. La plupart ont des sabots et des souliers percés... ils viennent de faire une représentation au vieux sergent; car Raffet lui fait répondre au bas de la gravure: «Le représentant a dit comme ça qu'avec du pain et du fer, on pouvait aller en Chine... il n'a pas parlé de chaussure...» On aperçoit dans le fond les représentants avec leurs chapeaux à plumes, qui suivaient toujours l'armée.

73: Ma mère logea en revenant à Paris, après Robespierre, dans une maison de la rue de la Loi, pour parler le langage du temps, dont le portier avait un enfant dont les noms patriotiques étaient Marat-Just-Nation... C'était Saint-Just qui était son parrain, c'est-à-dire le témoin à la mairie...

74: Et souvent encore des relations intimes se formaient dans ces lieux où gémissaient des milliers de victimes!... Des mariages, des liens, se décidèrent dans ces habitacles pareils à ceux du Dante... sauf la mort!... disaient les malheureux.

75: Je ne me trompe guère, puisque le prince de Tarente a épousé mademoiselle Saint-Didier.

76: On appelait ainsi un marché par lequel le Gouvernement vous payait dans un an trois cent, ou six cent, ou huit cent mille paires de souliers, à raison, par exemple, de six francs ou cent sous. On les achetait soi au prix de trois francs, et même cinquante sous, parce que la semelle ne valait rien. Le soldat allait nu-pieds; mais les protégés et les parents s'enrichissaient, et on criait: Vive la République!...

Robespierre avait dans sa maison de la rue Saint-Honoré un cordonnier pour portier, et dont la femme faisait le ménage du dictateur. Un jour il dit à cette femme:

—Fais monter ton mari.

Le mari monte en tremblant.

—Que me veux-tu, citoyen?

Robespierre écrivait:

—Prends ce papier, lui dit-il, va au ministère de la Guerre, et fais ta soumission pour six cent mille paires de souliers.

Le cordonnier-tire-cordon se mit à rire.

—Six cent mille paires de souliers!... Ah! ben, quand je vivrais comme Mathusalem, je ne pourrais pas; y m'faut trois jours pour...

—Imbécille, dit Robespierre, tu les feras faire! crois-tu que je veuille te les faire confectionner à toi-même!

L'homme alla où on l'envoyait. Il ne savait pas écrire; sa femme signa pour lui. Il fit une grande fortune..., laissa là le tiret et sa forme, se lava les mains et se lança dans un certain monde. Il se fit entrepreneur de bâtiments; mais soit que Robespierre eut déteint sur lui par ses bienfaits, soit que sa nature fût mauvaise, cet homme était cruel et se fit détester de ses ouvriers... Un jour (il y a de cela deux ou trois ans), il faisait bâtir une maison sur le boulevard Bonne-Nouvelle; les ouvriers lui ménagèrent une bascule[76-A]... Et il mourut ainsi laissant plus de deux millions que lui avait fait gagner le caprice d'un tigre.

76-A: On appelle ainsi un échafaudage mal arrangé et très-élevé. La planche, n'ayant pas d'appui, tomba, et l'entraîna avec elle. Les maçons, lorsqu'ils n'aiment pas un maître, se vengent ainsi quelquefois.

77: Ils étaient deux députés du même nom à la Convention: l'un, celui dont je parle, pour la Manche; l'autre, dont le nom s'écrit absolument de même, pour la Sarthe. Il y en avait un troisième du nom de Letourneux, qui fut connu à la Convention par une pétition déposée à la barre. Il fut ministre de l'Intérieur, et l'un des plus incapables qui aient jamais occupé un ministère. C'est une chose curieuse que la liste de ses bêtises et de ses méprises. C'est lui qui, allant au Jardin des Plantes, voulut tout voir, et vit tout aussi, mais Dieu sait comment... De retour au ministère, il raconta à sa manière pendant le dîner, sa visite ministérielle: Avez-vous vu Lacépède? lui demanda quelqu'un.—Non, répondit Letourneux, mais j'ai vu la girafe... Le Letourneur qui fut directeur était, comme je l'ai dit, de la Manche (E. L. F. Hen), député à la seconde assemblée, en 1792.

78: Vers de Berchoux... Satire contre les Grecs et les Romains modernes et anciens.

79: Une femme du peuple, entendant ce mot de TYRAN, demanda à quelqu'un ce qu'il signifiait... On lui dit qu'un tyran, c'était un roi...—Ah!... voyez-vous ça!... et on lui fait sa fête à ce roi... Dame! c'est ben juste... On lui dit qu'au contraire on célébrait le jour où il était mort, pour s'en réjouir...—Ah! oui, oui, j'entends... un tyran, c'est comme qui dirait notre pauvre bon roi Louis XVI!...

Cette femme rappelle l'homme d'Athènes, qui ne savait pas pourquoi il condamnait Aristide, si ce n'est qu'il s'ennuyait de l'entendre appeler le Juste.

80: Les philanthropes durèrent encore jusqu'au consulat. Alors Napoléon étant à la tête des affaires, cette comédie tomba d'elle-même, d'autant mieux qu'il ne les persécuta pas...—Ils seraient bien contents d'avoir un seul martyr, disait-il... mais je m'en garderai bien...

81: Paul-François-Jean-Nicolas, vicomte de Barras, né à Fohemboux, en Provence, le 20 juin 1755. «Noble comme les Barras, qui sont aussi anciens que les rochers de Provence,» disent les paysans de la province. M. de Barras était en outre fort riche et fort beau. On ignore s'il a laissé des enfants.

82: Il avait commandé l'armée des Alpes, et avec succès, en l'an IV.

83: Le directeur Barthélemy (comte François Barthélemy) était neveu de l'abbé Barthélemy, auteur du Voyage du jeune Anacharsis.

84: Je sais bien qu'on peut objecter que l'Almanach des Muses contient des poésies légères de Colardeau, de Dorat, de Marmontel, de La Harpe... que Voltaire même y donnait des vers. Qu'est-ce que cela prouve? ne voyons-nous pas chaque jour les noms de Lamartine, Hugo, Dumas, M. de Vigny, M. de Rességuier, paraître dans des journaux, et de mauvais journaux!

85: Il était né à Sassay, petite ville de Lorraine; mais il fut adopté par la ville de Neufchâteau. Il était né le 17 avril 1750.

86: Étant député des Vosges à l'Assemblée Législative, il fit en 1791 une motion tendant à demander la poursuite des prêtres, pour arrêter les troubles du royaume. Il demanda aussi la suppression de la messe de minuit. Il n'aimait ni la religion ni les prêtres.

87: Mari de madame Visconti de Berthier.

88: Il pouvait bien le dire, lui qui à Lonato reçut deux blessures, dont il portait les nobles cicatrices, en prenant l'un de ces drapeaux étant à la tête du régiment de hussards appelé Berchini, dont il était alors colonel.

89: Jamais aucun gouvernement, même celui de Napoléon, qui était assez despotique, n'a fait marcher ainsi les premiers talents d'un art aussi relevé que celui de la musique... Le Directoire était despote avec dureté et sans compensation.

90: Par Chénier; mais il était bien au-dessous de celui du Départ, et cela était simple: l'un était l'élan du cœur, l'autre était commandé.

91: On avait substitué le mot France au mot empire.

92: Ces vers sont dans mes Mémoires sur l'empire.

93: Si tout ce que je rapporte n'était exact, cela n'aurait aucun mérite... Ces choses-là, si elles sont altérées, ne sont plus que ternes et sans intérêt...

94: Cette marine venait de Venise, Trieste, etc...

95: Daunou vit toujours... c'est un des hommes les plus vertueux qui existent.

96: Il venait de mourir le 22 vendémiaire à Wetzlar, avec de grands soupçons de poison.

97: 1775.

98: 1796.

99: 1817.

100: 1819.

101: 1821. On peut ajouter, à ce que je viens d'énumérer, Paméla et une foule de discours qui doivent former un recueil de plus de quatre volumes in-8o.

Des amis de François de Neufchâteau lui prêtent un mot qu'il disait lorsque, après avoir fait des discours louangeurs à Napoléon, il gardait le silence... Le héros a changé, je me tais!... S'il l'a dit, il ne l'a dit que devant très-peu de témoins... François de Neufchâteau fut prié, et cela est certain, par Cambacérès, de la part de l'Empereur, de mettre moins de pompe dans les discours qu'il lui faisait.

102: Je vais expliquer ma pensée. À Dieu ne plaise que j'attaque ici le talent de madame Sand, que j'admire et regarde comme le premier de notre époque comme style, et souvent aussi comme descriptif, et de la plus haute portée! mais elle et madame de Staël ne sont nullement sur la même ligne. L'une est une femme supérieure aux autres comme écrivain; l'autre est un génie qui n'a pas été égalé dans notre sexe. Les sujets traités ne sont pas les mêmes ensuite, et ce qu'elles ont écrit sur l'amour prouve même à quel point leur nature est dissemblable.

103: Elle était Française, et née à Paris.

104: Milet-Mureau était capitaine du génie au moment de la Révolution, lorsqu'il fut nommé député aux États-Généraux. C'était un honnête homme, mais sans être plus supérieur que beaucoup d'autres.

105: Ouvrage de Benjamin Constant publié en l'an V.

106: Député du Calvados à l'Assemblée nationale. Ce fut lui qui fit décréter l'établissement des Sourds-Muets; mais une chose remarquable fut ce qu'il fit opérer: la réduction par les assemblées électorales du tiers des membres de la Convention.

107: Député de Seine-et-Marne à l'Assemblée législative. C'était un homme de beaucoup de talent et auteur de plusieurs ouvrages sur les différents impôts. Au 18 brumaire, il fut fait conseiller d'État.

108: Député des Deux-Sèvres à l'Assemblée législative... puis à la Convention; il fut surtout recommandable, non-seulement par son talent à la tribune, où il montait toujours plusieurs fois par séance, mais par sa constante fermeté à défendre la représentation nationale et l'intégrité des élections, comme il le fit pour Frédéric Hermann, député[108-A]. Jard-Panvilliers eût été douloureusement indigné à la vue de l'affaire qui vient de se passer à la Chambre de 1838!... cette affaire de M. de Sivry, où nous avons vu les droits du citoyen et du député violés. Combien il eût pleuré sur cette foule d'outrages faits et soufferts! surtout en voyant quel est l'homme auquel on s'est adressé. Quoi qu'il en soit jamais de cette affaire, les amis de M. de Sivry ont pu être affectés de la peine qu'il en a éprouvée; mais sa noble et loyale conduite a été de nature à les rendre fiers de son amitié pour eux.

108-A: Du Bas-Rhin au Conseil des Cinq-Cents.

109: Conseiller d'État, député de Nemours aux États-Généraux. Sa conduite fut toujours admirable et loyale comme homme de talent et Français. Il aimait M. Necker et en était aimé. Il avait soutenu l'opinion du contrôleur-général pour la caisse d'escompte. Il fut aussi contre les ordres religieux. Au moment où il vint chez madame de Staël, il allait partir pour l'Amérique, où il se retira après avoir donné sa démission successivement aux deux Conseils. Il était fort ami de mon père.

110: Joubert de l'Hérault, député de l'Hérault à la Convention, homme de fermeté et de talent de discussion.

111: Député de la Meurthe au conseil des Cinq-Cents.

112: Le général Kniawitz passa au service de France après la révolution de Pologne qui mit Catherine en possession de sa part de partage.

113: Schlusselbourg est bâtie sur un rocher, au milieu de la mer, à quelque distance de Pétersbourg.

114: La famille Czartorinski, l'une des plus anciennes et des plus grandes de la Pologne, n'eut une alliance que parce que la sœur des princes Auguste et Michel Czartorinski épousa, contre leur gré, le comte Poniatowski, d'une noblesse nouvelle, mais protégé par Charles XII, et ensuite par le roi de Pologne (Auguste II), quoiqu'il eût été son ennemi. Stanislas Poniatowsky, qui fut roi de Pologne par la volonté de la Czarine, était fils de ce comte Poniatowsky; mais le comte était un homme de talent et d'esprit: il força, par une constante étude, ses beaux-frères à se rapprocher de lui; et leur réunion, qui ne fut jamais rompue, eut de grands résultats pour la prospérité de tous deux. Quant au trône de Pologne, il est constant que, sans Catherine, c'eût été le prince Adam Czartorinski, cousin de Stanislas Poniatowsky, qui eût été élu.

115: Pinto est une belle pièce: c'est la première comédie shakspearienne que nous ayons eue. Mon opinion n'est pas le résultat de mon amitié pour M. Lemercier.—C'est justice.

116: La représentation nationale, disait madame de Staël, est une chose solennelle. C'est un sacrement!... C'est l'onction sainte donnée par le peuple à ses représentants.

117: Bergasse-Lasirouse, éliminé au 18 brumaire, ainsi que Duplantier; mais celui-ci fut préfet du département des Landes trois ans après.

118: À cette époque, M. Vanberchem était banquier à Paris. Sa maison portait le nom de Bazin, Vanberchem et compagnie: M. Bazin était le mari de sa sœur. Toute la famille logeait alors rue de Cléry, no 95. M. Hottinguer et compagnie était une des bonnes maisons de banque de Paris; il logeait rue de Provence, no 3, et recevait beaucoup. En général, la finance avait un grand éclat à cette époque: Récamier et compagnie, Tourton et Ravel, Perregaux et compagnie, Ouvrard, les frères Michel, Lecouteulx et compagnie, Julien et Basterrêche, Hervas, Detchegoyen, Delessert, Baguenaut, Pourtalès et compagnie, Vanrobais et Amelin, Enfantin frères, et dix autres, tels que Barillon et Doyen, etc., etc.

119: Cette madame Vandenyverd était la veuve de l'un des Vandenyverd qui moururent avec madame Dubarry, et par une imprudente parole qu'elle laissa échapper. Le père et les deux fils moururent ensemble!... Le gendre, nommé Villeminot, continua la maison avec sa belle-mère. C'est le père de madame la comtesse Estève.

120: Don Juan de Lugo était à cette époque à Paris en qualité de consul-général d'Espagne. C'était un homme agréable et d'esprit; il logeait à l'hôtel de Noailles, rue Saint-Honoré, à côté immédiatement de M. Vanberchem, qui occupait le petit hôtel de Noailles au moment où cette aventure lui arriva... C'était quelques semaines avant ce jour-là.

121: Cet assassinat de Croissy, commis sur deux vieillards, le mari et la femme, et une belle jeune fille de dix-huit ans, est un des crimes les plus horribles de ce moment.

122: M. Billy Vanberchem est toujours vivant; il habite Genève, où il est comme partout aimé de ses amis[122-A].]

122-A: Il est maintenant à Bologne.]

123: C'est une vérité qu'elle était modeste, et bien plus que des gens que j'ai connus, des gens qui écrivent des volumes, de gros volumes, en vérité, faits seulement avec de vieilles idées rebattues et les règles de la grammaire; mais pour des pensées, néant. Eh bien! ces bonnes gens-là s'étonnent d'eux-mêmes à un degré vraiment comique... C'est une telle vénération d'eux-mêmes, qu'après eux il n'y a rien à dire.

124: Il était rentré auparavant; mais sa radiation définitive ne fut donnée que plusieurs mois après.

125: La conduite de mon mari fut bien belle dans cette circonstance; j'en suis fière, les Anglais l'apprécient beaucoup.

126: Ce passage est sublime. Dans Dix ans d'exil, madame de Staël, après avoir raconté la venue du gendarme, dit qu'il était littéraire, et qu'il lui parla de ses ouvrages qu'il avait lus.

—Vous voyez, monsieur, où cela mène d'être une femme d'esprit; déconseillez-le, je vous prie, aux personnes de votre famille, si vous en avez l'occasion.

«J'essayais de me monter par la fierté, mais je sentais la griffe au cœur...» Cette dernière ligne est superbe.

127: «Que je vienne quelquefois à Paris pour aller au spectacle et au Musée, disait-elle en pleurant, et je suis satisfaite!... Oh! général, si vous saviez ce que c'est de craindre de ne revoir ni ces lieux ni les siens, vous auriez quelque pitié de moi,» disait-elle à Junot.

128: Mon père, qui a beaucoup connu M. Necker et nous a élevés dans un grand respect pour lui, m'a souvent répété qu'il était un des hommes les plus estimables qu'il eût connus, et qu'il aimait beaucoup la France. Son admirable conduite dans son second ministère le prouve bien.

129: Parmi les danseuses célèbres de cette époque, mademoiselle Charlot avait une tête admirable de beauté; mais elle était trop grosse du reste du corps, et n'avait pas de grâce. Mademoiselle Pérotin, depuis madame Boucher, mère de madame de Thorigny, était charmante de toutes manières.

130: Jacques du Fouilloux écrivit et publia sous Charles IX un savant traité sur toutes les chasses, qui est encore consulté aujourd'hui.

131: Cette chasse fut connue de tout Paris, et beaucoup de personnes se la peuvent encore rappeler.

132: M. de Lonnoy, riche fournisseur, qui était à la tête de la fameuse compagnie Rochefort. C'était un homme aimable et bon.

133: Voiture avec laquelle les marchands de chevaux essaient les chevaux.

134: La trénis avait pris son nom de M. de Trénis, le fameux danseur de contredanse dont j'ai parlé; depuis, cette figure a conservé son nom. Les autres tiraient leur nom des ballets de Pâris et de Psyché.

135: Joseph aurait été non-seulement comme Lucien, mais encore mieux parce que ses traits étaient plus réguliers. Mais Joseph n'aime pas le monde; il n'aime qu'un petit comité et une société intime. Lorsque son frère l'exila sur un trône, je suis certaine qu'il regretta son ravissant Mortefontaine.

136: Grande rue Verte, no 1225 (alors faubourg Saint-Honoré).

137: La rue du Rocher était alors dans un quartier à peu près perdu; maintenant cette maison se trouve presque centrale. Joseph n'était pas député, ce qui le mettait plus à l'aise pour tenir sa maison et y recevoir qui bon lui semblait; madame Lætitia demeurait avec son fils aîné, ainsi que Caroline lorsqu'elle sortait de chez madame Campan.

138: Citadella, collègue de Lucien dans la députation, Bordas, André (du Bas-Rhin), Prudhomme, Poulain-Grandpré, Daubermesnil, Marquezy, Stevenolle, Aréna, Duplantier, Joubert (de l'Hérault), et enfin tant d'autres. Mais cette particularité de cinq membres des Anciens seulement est fort singulière à remarquer.

139: Vaucanson avait fait un canard artificiel qui digérait.

140: On a prêté ce mot à plusieurs personnes, mais il est de Dazincourt; je le lui ai entendu répéter moi-même devant plusieurs personnes qui le lui avaient déjà entendu dire en 1795, en voyant madame de Mo... aller à un bal des victimes.

141: Robespierre fut le seul qui osa porter des manchettes et un jabot de dentelles pendant 93, et fut aussi recherché dans sa toilette.

142: An V, an IV, an VII, an VIII.

143: En 1820, les hommes eurent un moment des pantalons d'une telle largeur, et des chapeaux si petits, que je crus retrouver de mes caricatures de 98 et 99; tant il est vrai que les modes font le tour du cercle!

144: Voir dans mes Mémoires ce qui est arrivé au poëte Doffreville (tome IV des Mémoires sur l'Empire), comment il fut mystifié et toute la salle des Variétés avec lui.

145: Cette impression fut produite par la grande ressemblance qui existait entre mademoiselle Contat et ma mère, que j'idolâtrais, et dont la beauté était pour moi une continuelle source de triomphe et de joie. J'étais si heureuse d'entendre dire qu'elle était belle, moi qui savais comme elle était bonne! et j'aimai tout de suite mademoiselle Contat (ou plutôt madame de Parny, car elle était déjà mariée), à cause de cette ressemblance.

146: J'ai lu les Mémoires qu'on attribue à Fleury, et j'avoue que j'ai été bien étonnée de n'y pas trouver une foule d'anecdotes que je lui ai entendu raconter à lui-même, et même souvent.

147: Dugazon avait été fort loin dans la route révolutionnaire, et on prétend qu'il pouvait faire davantage pour sauver ses camarades.

148: Elle se retira en 1808 ou 1809, et avait quarante-huit ans à l'époque où je suis maintenant (en 1800). Si elle eût été moins grasse, elle aurait fait à la scène l'effet d'une femme de vingt ans.

149: Cet hôtel était un des plus beaux de Paris; il y avait surtout une galerie immense que M. de Brissac avait fait bâtir pour donner des fêtes.—Rue de Grenelle, faubourg Saint-Germain, no 92 (alors).

150: Dans le rôle d'Atalide, sur le théâtre des Tuileries.

151: Louise Perrin, née à Paris en 1760. Elle débuta le 3 février 1776, mais on ne sait pas bien certainement à quelle époque elle fut vraiment dans les bonnes grâces du public. Lorsque je la vis jouer, elle excitait un enthousiasme bien grand, mais au reste mérité: elle était à la fin de sa carrière dramatique.

152: En 1789.

153: Le comité de Salut public avait fait ce signe convenu avec Fouquier-Tinville. On mettait sur le dossier une lettre tracée à l'encre rouge, pour lui dire ce qu'il avait à faire: cette lettre était un D pour la déportation, un G pour la mort, et un R pour l'acquittement. Ainsi les victimes étaient jugées avant le jugement!...

154: Joseph-Jean-Baptiste Albouis, né à Marseille, le 11 décembre 1747.

155: Comme Fleury, qui s'appelait Bénard.

156: Un homme malheureux qu'il connaissait va un jour chez lui, et lui demande quelques effets pour remonter sa garde-robe qui en avait grand besoin: il lui donna à l'heure même plusieurs de ses chemises d'une très-belle toile de Hollande, et presque neuves. Après le départ de l'autre, sa femme le gronda d'avoir donné d'aussi beau linge.

—On aurait pu lui en faire faire d'autres, lui dit-elle.

—Oui, répondit Dugazon, mais il ne les aurait pas eues de suite.

Ce mot est un mot du cœur.

157: L'éléphant du Jardin des Plantes mourut. Dugazon met des pleureuses, et dans le plus grand deuil s'en va à Versailles, et se plante sur le passage du Roi, qui d'abord lui demande avec intérêt de qui il est en deuil.—De l'éléphant, Sire, répond Dugazon, en affectant de pleurer; cette pauvre bête est morte... Ce que c'est que de nous!... Mais, Sire, je viens solliciter V. M. pour avoir la survivance de l'éléphant dans sa belle place au Jardin du Roi, pour mon camarade Desessarts. Le Roi rit beaucoup de cette supplique, mais Desessarts fut furieux et voulut se battre.

158: Jean-Baptiste-Henri Gourgaud, né à Marseille en l'année 1746, un an avant Dazincourt.

159: Madame de Staël à cette époque était fort bourgeonnée.

160: Madame Méchin était certainement la plus belle.

161: Sa première femme.

162: Aujourd'hui ministère de la guerre, et que Lucien vendit à sa mère lors de son exil.

163: Il voulait faire faire un tableau capital par tous les premiers artistes, une statue par les premiers sculpteurs, et chaque chose dans le genre qui était le plus propre à l'artiste. Le grand tableau du Bélisaire de David était chez Lucien, qui le laissa à sa mère en partant. Celui qui est ici, au Musée, est trois fois plus petit.

164: La maison de Neuilly appelée la Folie Saint-James; c'est à gauche du pont. Je l'ai occupé quatre ans après, et j'ai joué la comédie sur le même théâtre.

165: Toutes les femmes étaient les mêmes que celles qui allaient aux Tuileries, excepté quelques-unes peu importantes. Tant que madame Bacciochi fit les honneurs de la maison, cela fut ainsi.

166: L'acteur qui était aux Français; il était le directeur du théâtre de Neuilly.






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Laure Junot, duchesse d' Abrantès

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