Project Gutenberg's L'Illustration, No. 0409, 27 Décembre 1850, by Various

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Title: L'Illustration, No. 0409, 27 Décembre 1850

Author: Various

Release Date: January 10, 2012 [EBook #38543]

Language: French

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L'Illustration, No. 0409, 28 Décembre 1850

Nº 409.--Vol. XVI.--Du Vendredi 27 déc. 1850 au Vendredi 3 janv. 1851.
Bureaux: rue Richelieu 60.

Ab. pour Paris, 3 mois. 9 fr.--6 mois. 18 fr.--Un an. 36 fr.
Prix de chaque Nº, 75 c.--La collection mensuelle, br., 3 fr.

Ab. pour les dép.--3 mois. 9 fr.--6 mois, 18 fr.--Un an, 36 fr.
Ab. pour l'étranger, --   10 fr.--        20 fr.--       40 fr.

SOMMAIRE

Histoire de la semaine.--Voyage à travers les journaux.--Variétés.-- Courrier de Paris.--Industrie parisienne.--De la contrefaçon des oeuvres littéraires et artistiques.--La veillée de Noël, souvenirs d'autrefois.--Un mobilier de police correctionnelle, épilogue.--Lettres sur la France (8e article), de Paris à Nantes.--Chronique musicale.-- Souvenirs d'un voyage au Tennessee.--Monsieur Abraham.--Notice sur Perlet. Gravures. L'Allier et le Borda dans la rade de Brest par le coup de veut du 15 décembre.--Décembre, fantaisie par Gavarni; Du 15 décembre au 1er janvier.--Magasins d'horlogerie et de bijouterie de C. Detouche.--Un mobilier de police correctionnelle, 21 dessins par Gavarni.--Souvenirs du Tennessee, six gravures.--Perlet, rôles du comédien d'Etampes.--Rébus.

Histoire de la semaine

L'année finit assez paisiblement. Les questions qui tiennent le monde dans l'attente subissent un moment de calme; Dieu veuille que ce soit du recueillement et de la méditation. Les conférences de Dresde ont été ouvertes le 23, et nous dirons la semaine prochaine comment se présentant les solutions qu'elles cherchent. A l'intérieur, on se prépare à entrer en campagne pour les grandes épreuves de 1851, qui doivent aboutir constitutionnellement en 1852. Les partis s'observent et se ménagent; ils semblent même assez disposés à se pardonner réciproquement; c'est une manière d'éviter les explications. Cependant, il faudra bien en venir là, et gare les récriminations. Le procès d'Allais, commencé mardi et continué après la fête de Noël, se terminera probablement trop tard aujourd'hui jeudi pour nous permettre de donner le résultat avant de mettre ce numéro sous presse; mais ce procès est un épisode de l'histoire des intrigues contemporaines dont il sera parlé plus d'un jour.


L'Allier et le Borda dans la rade de Brest par le coup de vent
du 15 décembre, d'après un croquis envoyé par M. Th. Barellier.

Tandis que la politique se reposait, le ciel, qui semble aujourd'hui radouci comme elle, a sévi la semaine précédente avec des symptômes extraordinaires. Nous avons rappelé, il y a huit jours, quelques-uns des sinistres de mer arrivés à notre connaissance; mais à cette heure-là même on nous envoyait de Brest le récit d'un accident qui a failli causer une catastrophe, et qui l'eût certainement causée si le fait se fût passé la nuit au lieu de se passer à deux heures de relevée. La corvette de charge l'Allier cassé son corps-mort et est allée tomber sous le beaupré du vaisseau le Borda, le vaisseau-école où très-heureusement aucun accident n'est à déplorer. L'Allier a été obligé de démâter du grand mât et du mât d'artimon pour se parer. Le lendemain la tempête durait encore; un ouragan furieux fondait sur la ville de Brest. Les éclairs brillaient et le tonnerre grondait comme dans les orages d'été.

--Les interpellations adressées au ministre de l'intérieur sur les loteries autorisées par le gouvernement, et notamment sur la loterie dite des Lingots d'or, ont été l'événement de la semaine parlementaire. Toutefois, ainsi qu'il arrive souvent, l'intérêt du débat est moins ressorti de la question même que des incidents de séance et des péripéties de vote: comme on dit au palais, l'accessoire a emporté le principal. Ce n'est pas que le motif essentiel de la discussion n'eût son importance; il s'agissait de savoir quelle devait être la meilleure interprétation de la loi de 1836 qui, en proscrivant les loteries d'une manière générale, a admis deux exceptions en faveur des oeuvres de bienfaisance et des encouragements aux beaux-arts; on avait à se demander si ces exceptions devaient être maintenues; si dans la sphère supérieure des principes elles étaient compatibles avec le sentiment de la morale publique, si généreuse que fût la pensée qui les a inspirées. Au point de vue des faits, il était permis d'examiner, avec quelque succès, si la loterie des lingots d'or était bien conforme dans son but et dans son organisation à l'esprit de la loi, et si l'autorisation accordée par le gouvernement avait été suffisamment réfléchie. On a bien un peu parlé de tout cela; mais ces limites ne suffisaient pas à la politique militante, et bientôt les attaques exagérées, les vivacités, les incidents personnels, ont donné à la séance tous les mérites de ces sortes d'intermèdes parlementaires. Enfin pour que rien ne manquât à la journée, une crise ministérielle, ou tout au moins une démission importante, a failli sortir du scrutin.--Un retour prudent de la majorité a cependant ravi ce triomphe à l'opposition, mais non pas sans beaucoup de démarches diplomatiques de la part des membres les plus considérables de la droite.

A la suite d'une discussion dans laquelle M. le ministre de l'intérieur avait eu à subir un acte véritable d'accusation fondé sur quelques griefs réels mais affaiblis, à notre avis, par la gravité même qu'on avait voulu donner à des faits secondaires, dont l'exactitude a d'ailleurs été fortement contestée par le ministre, un membre de la majorité a déposé un ordre du jour motivé qui déguisait à peine un blâme formel. --La gauche, qui avait également une formule de blâme toute prête, s'est empressée, avec une très-habile condescendance, de se réunir à cette rédaction.--L'instant était menaçant, et si l'on eût voté par assis et levé, l'ordre du jour motivé de M Gabriel Delessert avait certainement chance d'être adopté.--C'était la démission presque forcée de M. Baroche. Heureusement pour le ministre, quelques voix amies ont demandé l'ordre du jour pur et simple, qui, en vertu de son droit de priorité, a dû être soumis d'abord au scrutin. Il a été rejeté: c'était d'un triste présage; mais durant le vote on avait mieux pesé toute la portée des termes de l'ordre du jour motivé, et de tous les bancs de la droite il a bientôt surgi des rédactions cherchant à effacer autant que possible l'intention de blâme qui ressortait nécessairement du rejet de l'ordre du jour pur et simple, et à adoucir jusqu'à une simple recommandation la censure sévère que contenait la première rédaction proposée. Ce n'est pas sans peine qu'on a réussi: pendant une heure la confusion, le tumulte, les cris ont remplacé toute discussion; tandis que deux ou trois orateurs se disputaient la tribune pour essayer de faire prévaloir leur solution, M. Emile de Girardin parvient à s'en emparer et lit la formule suivante: «La majorité satisfaite passe à l'ordre du jour.» Bien qu'aussi inopportune que peu justifiés, l'allusion était trop directe pour être excusée, et cette fois unanime et spontanée, la majorité pousse un cri d'indignation et inflige à M. de Girardin la censure avec exclusion temporaire.--Comme en définitive à tout drame parlementaire il faut une conclusion, celui-ci, allant peut-être d'un extrême à l'autre, s'est terminé par l'adoption de la rédaction la plus conciliante.

En résumé, la séance de samedi aurait pu être plus sérieuse, plus utile dans la question même des loteries, sinon plus véhémente et plus pittoresque. Pour nous, nous lui préférons de beaucoup le débat qui s'est un peu improvisé à l'occasion de la première délibération sur le projet de loi relatif aux modérations à introduire dans le régime commercial de l'Algérie, en ce qui concerne les taxes imposées en France aux produits de notre colonie d'Afrique. Le public s'en est moins préoccupé que des interpellations qui ont suivi; la presse lui a ouvert, moins généreusement qu'à celui-ci, l'hospitalité de ses colonnes--et cependant il touchait à un intérêt bien autrement supérieur pour le pays: à l'avenir, à la prospérité de cette France africaine, conquise au prix de tant de sang et d'argent. Pour quelques esprits mal disposés, ces sacrifices sont un crime qu'on ne doit point pardonner à l'Algérie et qui concluent à sa condamnation; mais, avec une appréciation plus élevée, les hommes d'État y voient des liens énergiques qui nous attachent invinciblement à l'Afrique. L'honorable M. Dufaure a résumé en quelques paroles chaleureuses, précises, d'une pénétrante éloquence, cette opinion, la seule que puisse admettre non-seulement l'honneur, mais le haut sens national, et il a fait justice aux applaudissements de l'Assemblée, et pour toujours, nous l'espérons, de cet éternel réquisitoire que M. Desjobert fulmine chaque année, depuis bientôt vingt ans, contre l'Algérie, et qu'il avait cru devoir exhumer, une fois encore, au début de la discussion. Nous pensons, comme l'a si bien dit M. Dufaure, que la France a eu raison de persister dans sa conquête; mais, quoi qu'il en puisse être, tout retour sur le pas est désormais inutile; tout s'accorde, notre dignité comme notre intérêt, pour maintenir notre drapeau en Afrique, et certainement le» pays s'associera au vote de l'Assemblée qui, une fois de plus, a déclaré que l'Algérie était désormais une terre française.--La loi sur le régime commercial de l'Algérie, qui forme la première partie d'une série de dispositions sur l'organisation définitive de notre colonie, a pour but de donner à cette déclaration toute la force de la réalité.

Avant d'ouvrir cette discussion sur l'Algérie, l'Assemblée avait définitivement voté le projet de loi tendant à accroître la pénalité en matière d'usure, et la sévérité qu'elle a montrée à cet égard réduira peut-être l'étendue de ce mal, qui, ainsi que le disait un orateur, en certaines de nos campagnes, a causé plus de ruines que dix années de grêle.--Une séance, consacrée à de difficiles et toutes spéciales questions hypothécaires, et des interpellations d'une importance secondaire sur des fournitures de draps pour l'armée, ont fait lundi et mardi à l'Assemblée, après la séance agitée de samedi, un demi-loisir que la féte de Noël a rendu complet.

Nous ne terminerons pas sans réparer un oubli de ces derniers jours: le nouveau système de votation pour les scrutins de division, dont l'Illustration a donné une description détaillée, a été inauguré il y a une quinzaine de jours, et l'intérêt curieux que l'Assemblée a accordé au mécanisme de cette ingénieuse invention, justifie la curiosité avec laquelle nos lecteurs ont dû recevoir la communication que nous avons pu leur en faire à l'avance.
Paulin.



Voyage à travers les Journaux.

Du 20 décembre au 5 janvier, la politique fait silence et la littérature donne sa démission. Pendant cette doucereuse quinzaine, aimée des enfants et des confiseurs, le journal n'est plus qu'une page d'annonces. Il n'y a place dans ce vaste carrousel de la publicité que pour les cachemires, les bonbons, les livres illustrés et les billets de loterie. Nous avons fait bien des révolutions, mais nous n'avons pu encore détrôner les étrennes. Vivent les étrennes! Cette année, M. Capefigue, le brillant homme d'État que vous savez, offre dix volumes in-8° pour la bagatelle de quinze francs. Un franc cinquante centimes le volume, c'est cher au prix où sont les cornets de papier. Puisque la littérature nous échappe, il faut bien nous rabattre sur autre chose et parler de l'Illustrated London News.

The Illustrated London News, ou, pour parler plus intelligiblement à des lecteurs français, les Nouvelles illustrées de Londres, ne sont pas satisfaites de régner paisiblement sur les trois royaumes; ce journal hebdomadaire aspire à la conquête du monde: il veut cueillir les palmes de Charlemagne et de Napoléon! Les feuilles de toutes les nations nous annoncent que ce recueil, inquiet de la tournure que prennent les événements en Europe, est décidé à faire pénétrer en France et en Allemagne ses canards illustrés pour arrêter le torrent des opinions dangereuses, et rétablir, à l'aide de ses découpures littéraires et de sa gravure sur bois, l'ordre si profondément troublé. Depuis longtemps le besoin d'un journal anglais traduit en français et en allemand se faisait généralement sentir. L'Illustrated va se publier on allemand et on français. D'ici à peu de jours, le continent pourra déguster cette fine plaisanterie britannique qui chatouille le palais comme une bouteille de gin, et égaie l'esprit comme un verre de cidre. Il nous sera enfin donné de voir fleurir dans le parterre de la Flore londonienne ces faciles coq-à-l'âne, qui, depuis la conquête des Normands, font les délices des cockneys de la Grande-Bretagne. Innocents Parisiens! Plus innocents habitants de Berlin et de Vienne, vous aviez cru qu'il y avait chez vous assez de gens d'esprit pour vous amuser ou tout au moins vous distraire. Naïve illusion! l'esprit, le savoir, l'élégance, le bon goût, tout ce qui charme et tout ce qui séduit se trouvaient à Londres dans le Strand, paroisse de Saint-Clément Danes. Qui l'eût dit?

Puisque l'Illustrated veut être modestement le dominateur de l'univers, qu'il nous permette d'examiner si le talent de la paire de ciseaux qui préside à sa rédaction justifie ses prétentions cosmopolites. Nous venons de parcourir plusieurs numéros de ce recueil, et nous avouons tout d'abord qu'il nous a été difficile de trouver notre chemin dans ce labyrinthe de faits, de nouvelles, d'événements, de désastres, d'anecdotes, le tout jeté pêle mêle et entassé comme des chiffons dans un sac. Nous ne savons l'effet que produiront sur les lecteurs de Vienne et de Berlin ces épluchures littéraires, mais ce que nous savons bien, c'est qu'il n'est pas un seul lecteur français qui pourra perdre son temps et ses yeux sur ces têtes de clou microscopiques et sur cette littérature plus microscopique encore que les caractères imprimés; quant aux sujets traités dans l'Illustrated, le cadre, nous devons en convenir, est assez varié; il est d'abord question des nouvelles de la cour: Sa Majesté la très-gracieuse reine Victoria est allée se promener hier à Windsor (récit de la promenade), Son Altesse Royale le prince Albert (His royal Highness) est monté à cheval vers trois heures. Puis on raconte l'emploi de la journée du prince de Galles, du duc d'York, de la Royale princesse, de la princesse Alice, ce qui ne peut manquer d'intéresser très-vivement les Parisiens et les Berlinois; après que vient l'énumération des dîners aristocratiques, des réceptions et des raouts. Puis la liste des naissances et des décès des grands personnages; on a également le bonheur d'apprendre que tel jour, à telle heure, le capitaine William Bathurst est arrivé d'Égypte, que le colonel Thompson reviendra le mois prochain des Grandes-Indes avec sa femme et sa fille, et que le vicomte Fielding se dispose à partir pour Rome. A ce sujet, l'Europe ne saura pas sans une vive satisfaction le nombre de voitures qui suivront le voyageur et le personnel de ses domestiques. Détails du plus haut intérêt: les Français et les Allemands de la rive gauche du Rhin, qui sont presque tous catholiques, éprouveront aussi un véritable bonheur à connaître les progrès que fait le protestantisme dans l'Inde et dans les colonies anglaises. Nous saurons le chiffre exact des Bibles qui sont journellement expédiées de Londres pour être répandues par les missionnaires anglicans. Les catholiques qui aiment à rire de leur religion seront enchantés de voir le pape présenté avec des oreilles d'âne, et les cardinaux et les évêques brûlés en effigie. Quant aux faits divers, qui tiennent à peu près les trois quarts du recueil, ils n'auront quelque parfum de nouveauté pour le lecteur continental qu'à une condition, c'est qu'il ne lira aucun journal français, tous les faits, toutes les anecdotes, tous les événements de l'Illustrated ayant traîné dans toutes les feuilles de France avant d'être coupés par l'intelligente paire de ciseaux du Strand, paroisse de Saint-Clément-Danes. Pour ce qui est de la littérature, proprement dite, des voyages, de la critique, des articles de genre, des articles d'art, il n'en est nullement question dans ce spirituel Illustrated, qui abandonne ce genre d'exercice intellectuel à la Revue d'Edimbourg, à la Revue trimestrielle et aux Magazine. L'Illustrated s'est plus appliqué jusqu'à ce jour à parler aux yeux qu'à l'esprit. C'est sans doute ce qui légitime ses nouvelles prétentions à l'empire universel.

Les conquérants du Strand, paroisse de Saint-Clément Danes, voient l'Europe et le monde entier au point de vue de leur paroisse. Pour la paire de ciseaux de l'Illustrated, il est avéré que le Français ne voyage jamais sans avoir un violon sous le bras et qu'il se nourrit de grenouilles. Retranchez le violon et la grenouille, et vous supprimez du même coup toute la plaisanterie anglaise à l'adresse de la France, il ne restera plus à John Hall et à l'Illustrated que Waterloo. Ainsi du reste, l'Illustrated a-t-il à retracer le meurtre de madame de Praslin? il affuble le procureur général de cette époque, M. Delangle, d'une perruque à trente six marteaux. Pourquoi cela? parce que dans la paroisse de Saint-Clément Danes les magistrats portent encore la perruque, et que la paire de ciseaux de l'Illustrated est convaincue qu'un juge sans perruque ne peut exister dans aucune partie du monde. Nous pourrions citer toutes les naïvetés qui fourmillent dans chaque numéro de ce recueil, mais nous aimons mieux attendre l'édition française, qui nous est promise très-incessamment, pour apprécier dans son ensemble et dans ses détails la finesse, le bon goût, l'esprit et l'enjouement qui concourent à la rédaction de ce journal universel... pour les paroissiens de Saint-Clément Danes.

Pourquoi l'Illustrated n'a-t-il pas auprès de lui un Cynéas?--Hé! seigneur Illustrated London News, lui dirait-on que diable ferez-vous quand vous aurez conquis la France et l'Allemagne, qui, je vous le dis entre nous, ne sont pas aussi faciles à conquérir que vous le supposez?--Nous conquerrons la Russie, la Finlande et la Norvège.--Et après'' --Nous ferons une édition en arabe, en slave, en japonais et en cochinchinois.--Et quand vous aurez traduit comme Panurge votre canard illustré en quarante six langues, en serez-vous plus avancé? Tenez, seigneur Illustrated, croyez! moi, vous êtes le marguillier de votre paroisse, les cockneys de Londres ont quelque estime pour vous, comme des cockneys qu'ils sont, restez dans votre boutique du Strand, et ne courez pas à la conquête du monde sous peine de vous casser le nez en passant le détroit, ce qui ferait rire le sacristain et les fidèles paroissiens de Saint-Clément.

C'est qu'en effet de tous les lecteurs, le lecteur français est le plus exigeant; il veut dans un recueil littéraire de la méthode, de la clarté et de l'intelligence jusque dans le choix des sujets qui y sont traités; il va même jusqu'à demander à l'écrivain qui aspire à l'honneur de l'intéresser, de l'esprit, de la distinction et du talent. Ces qualités peu communes se rencontrent généralement dans les revues d'outre-Manche, lesquelles comptent de très-remarquables écrivains. Mais que l'Illustrated nous permette de le lui dire: Pour concevoir l'étrange prétention qu'il affiche depuis quelque temps, il a peut-être eu le tort de compter trop exclusivement sur ses dessins. Les journaux illustrés, il faut bien le reconnaître, ne sont pas précisément favorables à l'écrivain; la gravure attire tout d'abord le regard, et le texte avec ses lignes uniformes fait une triste mine auprès d'un portrait d'une scène ou d'un paysage. Dans cette lutte perpétuelle entre le crayon et la plume, celle-ci a presque toujours le dessous; cependant c'est peut-être aussi un stimulant pour celui qui écrit, de penser qu'il a une difficulté de plus à vaincre en dehors de toutes les autres difficultés. Cette émulation entre la plume et le crayon, vous ne la rencontrerez pas dans l'Illustrated. Là, le dessin seulement existe..... quand il existe. Aussi l'Illustrated, qu'il soit traduit en français, en allemand ou en bas-breton, ne sera-t-il jamais qu'un journal qu'on regardera volontiers, mais qu'on ne lira jamais.

Maintenant que la cause est entendue, abandonnons la paroisse de Saint-Clément Danes et revenons à Paris.

Nous avions eu la bonhomie de croire à la mort du roman-feuilleton; mais le roman-feuilleton a la vie dure; il paraît qu'il va s'épanouir plus que jamais, en dépit du centime supplémentaire de M. de Riancey. Le roman-feuilleton est le Protée moderne; hier il courait les tavernes et professait les belles manières de la Courtille; aujourd'hui il se fait professeur de morale, et pour échapper à la loi du centime il se déguise en mémoires. Voici un journal conservateur, défenseur de la propriété, propagateur de la religion et prédicateur de la famille, qui promet pour étrennes à ses abonnés les Mémoires de Lola Montès, une aimable personne d'un certain monde, qui a fait quelque peu parler d'elle et qui s'est mariée deux ou trois fois par inadvertance, de sorte qu'elle possède à peu près un mari dans toutes les parties du monde connu Le Pays ne se dissimule pas l'audace de la tentative; faire asseoir madame Lola à un tout autre foyer que le foyer d'un théâtre de boulevard, c'est scabreux au premier abord; aussi ce journal, pour expliquer la vente dans son feuilleton de l'ex-maîtresse du roi de Bavière et d'un certain nombre de particuliers, se hâte-t-il de faire remarquer que Lola Montès appartient à la grande famille des Lelia, que les Lelia ont leur poésie sauvage, etc., etc., et que rien ne sera plus moral au fond que la propagation de ces mémoires, destinés à initier les mères de famille à l'existence légère de la plus légère des danseuses: si après une explication aussi suffisante, les conservateurs ne se trouvent pas suffisamment détendus et protégés par un avocat qui comprend si bien les intérêts de ses clients, il faut avouer que le Pays n'aura plus qu'à donner sa démission de journal défenseur de la religion et de la morale, et qu'à abandonner la société à ses ennemis.

Ce n'est pas tout; comme Lélia n'est pas précisément un ouvrage d'une orthodoxie universellement admise, le Pays met en avant, pour la justification de son cadeau d'étrennes, l'autorité de saint Augustin, de saint Augustin, cet homme le plus homme qui ait jamais existé! Voilà donc madame Lola, cette femme la plus femme qui existe en ce moment, placée sur la même ligne qu'un illustre Père de l'Église, sous prétexte de scènes d'alcôve à étaler sous les yeux du lecteur; puis comme si ce n'était point encore assez de cette énormité sans exemple, l'écrivain du Pays a grand soin de rappeler que beaucoup de femmes ont cherché la célébrité sans avoir eu le bonheur de la rencontrer comme la ci-devant favorite bavaroise; cela signifie en bon français que toutes les femmes n'ont pas été assez heureuses pour distribuer des coups de cravache à des gendarmes prussiens, pour épouser un candide M. Heald quand elles avaient déjà un infortuné M. James, et pour faire passer la rue dans leur chambre à coucher! Espérons que les lectrices du Pays profiteront de l'exemple de madame Lola, et que nous aurons bientôt toute une génération de femmes célèbres! Pour moi, je demande qu'on me ramène au Chourineur.

En vérité, quelle étrange idée se font donc de leurs abonnés certains journalistes? Le Pays n'a vu, dans la publication des Mémoires de Lola Montès qu'une spéculation. Il a spéculé sur le scandale et sur la curiosité imbécile. Je sais bien que madame la comtesse de Lansfeld vient d'ouvrir tout dernièrement ses salons dans lesquels se pressent, à ce qu'on m'assure, les plus fanfarons défenseurs de la famille; on va même jusqu'à dire que des lions sur le retour se disputent la possession de ce coeur aussi vaste qu'une place publique; cependant, si les Confessions d'un personnage aussi peu intéressant que cette danseuse éreintée et effrontée pouvaient augmenter la clientèle d'un journal, il faudrait induire de ce fait que la société française est en proie à la plus effroyable des maladies, à la maladie de l'impudeur.
Edmond Texier.




La vente au profit des Polonais malades et indigents aura lieu du 26 au 31 courant, rue Basse-du-Rempart, 26, dans les salons que M. Odiot a généreusement offerts pour cette bonne oeuvre. On y trouvera un grand assortiment de nouveautés, broderies, tableaux, cristaux, porcelaines, bijoux et objets pour étrennes.

Les dames patronnesses ont l'honneur d'en donner avis au public. Elles espèrent que les personnes bienfaisantes voudront bien contribuer à soulager tant d'infortunes et honorer la vente de leur présence.

Tout envoi d'argent ou d'objets pour la vente sera reçu avec reconnaissance par les dames patronnesses et par la princesse Czartoryska, présidente de la Société de bienfaisance des dames polonaises, rue Saint-Louis-en-l'Ile, 2, hôtel Lambert.




Correspondance.

M. L. L. à Reims. Cette omission regrettable, Monsieur, sera réparée.

M. E. d'H. Mille remercîments, Monsieur, mais il n'y a guère de semaines que nous n'ayons l'occasion de motiver nos refus au sujet de propositions semblables.

M. le vicomte d'A. à Lisbonne, réclame contre un passage d'un article du 2 novembre où il est dit que S. M. l'impératrice douairière du Brésil avait dîné à Francfort, à la table d'hôte de l'hôtel de Russie, en compagnie de plusieurs princes d'Allemagne et autres personnages considérables. S. M. impériale, dit M. le vicomte d'A., n'a pas même été à Francfort à cette époque.

L'Illustration est en mesure de pouvoir annoncer une série de publications du plus haut et du plus piquant intérêt, sur tous les sujets compris dans son cadre encyclopédique. Jamais, depuis qu'elle existe, elle ne s'est trouvée en possession de travaux plus importants et de dessins aussi variés, aussi curieux. Jamais les écrivains et les artistes aimés de ses lecteurs ne lui ont apporté un concours plus actif et plus zélé. Gavarni nous adresse de Londres des études et des fantaisies où son rare talent se révèle sous un aspect toujours nouveau et charmant. Valentin nous revient d'Afrique, après un voyage de six mois, avec des albums où il a recueilli, dans toute sa vérité originale, la vie de ces peuples dont nous ne connaissons que l'existence officielle et dont il a pénétré, jusque dans les plus petits détails de leurs habitudes sociales et privées, le caractère, l'attitude, la physionomie et le costume.

Nous publierons successivement les études de Valentin et de Gavarni, sur lesquelles nous appelons d'avance l'attention de tous ceux qui savent lire dans un dessin, la pensée profonde ou le caprice spirituel d'un artiste inspiré. C'est comme oeuvres à part et indépendamment de leur liaison avec le plan général de l'Illustration, que nous annonçons ces précieux travaux; mais nous ne laissons pas d'insister sur ce qu'ils ajoutent de valeur aux articles spéciaux dont ils forment le magnifique accompagnement.

Nous citerons sur une ligne parallèle nos autres collaborateurs qui suivent de plus près notre travail quotidien, et méritent également notre reconnaissance, justifiée par le goût et l'approbation de nos abonnés. Janet-Lange, Pharamond Blanchard, Renard, Freemann, Marc, E. Forest, toujours prêts à traduire de leur habile crayon les scènes qui s'offrent chaque semaine à la curiosité publique ou à l'enregistrement de l'histoire contemporaine; tels sont ces noms connus des lecteurs de l'Illustration. Mais combien d'autres, comme Karl Girardet, Français, Champin, apportent une page détachée de leur oeuvre au tableau que nous composons de tant de tableaux divers? Combien de talents appelés par nous, tels que Cham, Bertall, Stop, etc., ou fournissant par occasion leur contribution volontaire? Notre collection le montre, et notre présent programme le montrerait encore mieux.

La rédaction de l'Illustration peut vanter ses dessinateurs; il ne convient pas qu'elle se loue elle-même. Les lecteurs lui rendront cependant cette justice qu'elle a su vaincre une prévention née de la concurrence redoutable que le crayon fait à la plume devant le public qui voit par les yeux avant de voir par l'esprit. Il ne tiendrait qu'à nous de citer des témoignages d'une autorité irrécusable qui nous classent de la manière la plus flatteuse comme revue de l'histoire universelle; bornons notre contentement à mériter de tels suffrages, ce qui vaut mieux que de les publier.



Courrier de Paris.

Le carnaval n'a pas encore secoué ses grelots, et pourtant nous voilà dans la tempête des polkas et des scottish. L'autre soir, à l'Opéra, on a dansé par bienfaisance. Les autorités s'y trouvaient; les nôtres sont infatigables; le beau sexe leur plaît et elles plaisent au beau sexe, si bien que dès le premier tour de polka on pouvait retourner le mot de Beaumarchais en contemplant les groupes: «Il fallait un danseur, et c'est un administrateur qui l'obtint,» Des toilettes, les unes étaient jolies et les autres riches. Les observateurs chagrins auront beau établir des points d'analogie entre notre jeune république et l'ancienne au moment du Directoire, cette comparaison cloche, au point de vue surtout du costume féminin. L'échancrure des robes au-dessous du cou ne fait pas de progrès; elle est ramenée au niveau pudique réglé par la fameuse Isabeau de Bavière, qui introduisit cette mode en France. La robe de bal moderne, d'une étoffe solide et forte, n'a plus rien de mythologique; sous leur diadème de tresses d'or ou d'ébène, ces dames ressemblent plutôt à des Junon qu'à des Hébé ou des Iphigénie, et le sacrificateur, comme disait un contemporain de madame Récamier, n'inspecte plus, en les contemplant, les entrailles de la victime. La pudeur moderne donnerait plutôt dans l'excès contraire, et, sous certain rapport, la plaisanterie d'Addison pourrait être encore de circonstance: «Je compare ce bizarre ajustement (le panier) à ces palissades sacrées des temples égyptiens, où l'on finit par découvrir, au fond de l'enceinte circulaire, l'image de la divinité, qui n'est parfois qu'un petit singe.»

On danse à l'Elysée, en attendant le grand jour des réceptions, qui sera celui des déceptions, à ce que disent les boudeurs. L'Elysée a plus de monde que ses salons n'en peuvent contenir, mais ce n'est pas précisément le monde qu'il voudrait avoir. Sauf l'armée et le représentatif, dont les dignitaires les plus essentiels entourent l'élu de la France, le reste du cortège se compose d'un menu fretin de fonctionnaires. Les costumes sont brillants et les noms obscurs; il y a des ingénieurs pimpants comme des marquis et des auditeurs dorés comme la pairie de Charles X; tout cela saute au feu des lustres et des croix d'honneur. La tribu des artistes, réduite à la simplicité du frac noir, s'en dédommage par le luxe des décorations qu'elle affiche; on y trouve des peintres dont la boutonnière est une palette irisée de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel, des statuaires à la poitrine diamantée, et des écrivains inconnus blasonnés comme des ambassadeurs. Assurément, l'antique monarchie, même au plus beau temps de l'Oeil-de-boeuf, ne fit pas autant de chevaliers que notre République. Le simple ruban si envié sous l'Empire est abandonné au vulgaire des amateurs; la rosette elle-même reste sans prestige; tout le monde veut être commandeur ou grand-croix. Brantôme écrivait, il y a tantôt trois cents ans: «Le feu roi (Henri III) imagina son nouvel ordre (le Saint-Esprit) par aversion de l'ordre de Saint-Michel, dont les gens du mérite ne voulaient plus, parce qu'on l'avait donné à trop de monde, si bien qu'on a compté jusqu'à trois mille de ces chevaliers.»--Aujourd'hui la Légion d'honneur compte cinquante mille dignitaires, et tout le monde en veut encore. Le progrès est évident.

Où nous arrêter? Au Jardin-d'Hiver, qui vient de s'ouvrir à d'autres divertissements. Le bal fera aussi son entrée demain dans ces beaux lieux, sous les auspices du printemps qui s'y trouve perpétuellement en cage. Les jeunes mères y conduiront leurs jolies fillettes pomponnées à la Watteau, et leurs charmants bonshommes attifé à la Vandick; on circulera sans révérence, on dansera sans morgue, on se bourrera de friandises au bénéfice des pauvres, et il n'y aura point d'autre autorité que celle du plaisir Grande nouveauté, sans compter celle de la salle; elle est vaste, fleurie, odorante, touffue comme une forêt vierge, rayonnante comme un palais de cristal, véritable atelier des fées, sans voûte et sans ombre, sous sa cuirasse de verre.

Cette semaine a vu bien d'autres affaires. Le commerce de boucherie est affranchi de la taxe des monopoleurs. Ce que la philanthropie patentée cherchait en vain depuis nombre d'années, le conseil municipal vient de le trouver, c'est-à-dire que désormais l'ouvrier qui travaille pourra manger de la viande. Le pauvre lui-même en aura sa part, et il n'a plus besoin d'attendre les miracles de la gélatine. En vain le préjugé prêchait pour le statu quo, et la politique disait: Prenez garde et laissez faire la science qui sait nourrir son monde philanthropiquement; un beau jour est venu où le bon sens s'est trouvé plus fort que le charlatanisme, la routine et le préjugé. C'est vraiment une très-grande et très-remarquable nouveauté.

Puisqu'il s'agit toujours du conseil municipal, qui fait si honorablement parler de ses pompes et de ses oeuvres, c'est le cas de réparer l'erreur où nous sommes tombés au sujet de la statuette de Voltaire. On nous certifie qu'elle occupe sa niche dans la façade de l'hôtel de ville; à la distance du sol ou elle est placée, il vaut mieux y croire que d'y aller voir, ainsi que notre obligeant correspondant nous y invite. Puisque le conseil municipal de la ville de Paris se décidait au bout de quarante ans à suivre les indications fournies par Voltaire pour la décoration du monument, nous n'aurions pas dû penser qu'il en effacerait le nom et l'image du grand homme.

Au sujet de la buvette de l'exposition de peinture, notre mea culpâ sera moins formel. L'information était exacte, le projet arrêté et formulé, par qui? peu nous importe. L'essentiel à constater aujourd'hui, c'est que le jury l'a rejeté. Le Salon ne sera pas un réfectoire.

Un grand scandale a été remué, c'est celui des loteries; leurs partisans sont dans la consternation. On ne jouera pas l'achèvement du Louvre. Ces messieurs comptent bien prendre leur revanche en votant l'observation du dimanche. Quant à l'adjudication de l'emprunt, vous en connaissez les détails, sauf le suivant peut-être. On assure que MM. de Rothschild frères s'étaient décidés à retirer leur soumission par suite d'un deuil de famille; mais les sceptiques qui doutent de tout, ou plutôt qui ne doutent de rien, affirment que M. James était déterminé à lutter contre la concurrence du comptoir d'escompte, lorsque M. Salomon apprit par une indiscrétion le chiffre soumissionné par ses adversaires. Au bout du conflit le 3% devait échoir aux Rothschild, mais le 5% leur échappait. «S'il en est ainsi, aurait dit alors l'un des deux frères, plutôt que de voir l'emprunt mutilé, j'aime mieux le leur laisser tout entier,» et M. James lui aurait donné son assentiment par ces paroles: «Il n'y a rien à dire, c'est le jugement de Salomon.»

Le Théâtre-Français a donné le Joueur de Flûte. C'est l'aventure du Persan Pharnabaze qui, après s'être ruiné très-promptement pour Laïs, se vendit comme esclave afin de prolonger son bonheur de quelques jours. Sous la plume de M. Emile Augier, cette anecdote imperceptible est devenue une comédie élégiaque. Pharnabaze s'appelle Chalcidias, il se donne pour le riche Ariobarzane, et ce n'est qu'un pâtre de Thessalie, pauvre joueur de flûte, qui s'est vendu deux talents, un prix fou, à l'usurier Psaunis, avec cette clause en usage à Corinthe comme à la Bourse de Paris, livrable fin courant. Chalcidias, semblable au Libyen distingué par Cléopâtre, a livré sa liberté et même sa vie pour une nuit de Laïs. L'usurier qui s'occupe de la courtisane est fort surpris de trouver un rival dans son esclave, et quand Laïs est informée du fait, elle s'en émerveille encore davantage, la voilà sur la pente d'un caprice amoureux que l'auteur érige tout de suite en belle et bonne passion.

Avec quelle superbe il traite le destin,

Avec quelle admirable et tranquille insolence

Il met sa volonté dans la sombre balance!

La courtisane amoureuse--ce n'est pas autre chose--est donc prise comme ses pareilles de la Grèce, dans les serres de l'imagination, et c'est un trait d'observation parfaitement juste. Il faut que Chalcidias soit libre, puisqu'il est aimé, elle va le racheter; rien de mieux. A quel prix? deux talents, c'est une obole pour Laïs, et qu'elle se hâte, Chalcidias veut se tuer. Nouvel obstacle, un autre usurier, Bomilcar, avide et rusé comme un Carthaginois qu'il est, a éventé ce bel amour, et comme il sait sa Laïs par coeur, il achète l'esclave dix talents pour le revendre cent à la courtisane: toute sa fortune y passera, et Laïs n'hésite pas. Ce trait d'observation ne vaut pas l'autre, il n'a rien de grec; c'est un expédient de comédie moderne. Je veux croire, puisque la tradition l'atteste, que Laïs eût tout sacrifié à Diogène, mais c'était Diogène, un cynique, une rareté immortelle, une curiosité que les rois et les conquérants venaient voir du fond de l'Asie; mais un obscur joueur de flûte, les courtisanes pas plus que les matrones de l'Attique n'étaient faites pour un pareil sacrifice; c'est le fantôme de la gloire et la grimace de la philosophie qu'elles poursuivaient jusque dans l'entraînement des sens. Au point de vue de la comédie, l'erreur de M. Augier n'est qu'une peccadille; mais il a voulu faire une étude grecque et jouer un air de Laïs, comme M. Ponsard jouait naguère de l'Horace, et la circonstance est aggravante. Elle s'aggrave encore lorsque, quittant la fantaisie pour la réalité, la courtisane s'enfuit, pauvre et nue, avec son joueur de flûte. Qu'en pensera Socrate, et que dira la Grèce? Mais l'essentiel à connaître, c'est le sentiment de notre public. La pièce l'a intéressé, quoiqu'elle n'ait rien d'étrange et de neuf: c'est le conte de La Fontaine. Le public a saisi au passage des intentions romiques; un caractère original finement tracé, relui de Bomilcar, l'a mis en belle humeur, et bref il a fait fête à ce mélange un peu barbare peut-être, mais assez piquant de sentiments païens, chrétiens, anciens, modernes, ainsi qu'à ces vers grecs d'intention, gaulois de substance, où l'imitation de Molière se croise avec celle d'André Chénier, et saute de Voltaire à M. Victor Hugo. C'est un succès complet également mérité par l'auteur et par les acteurs. Après la Ciguë, et en dépit de Gabrielle, nous croyons toujours à l'avenir comique de M. Emile Augier; il connaît la scène, rare qualité dans un poète de fantaisie; il est plein de verve et d'esprit; son langage est naturel, et son vers est orné; mais il lui manque encore, sauf erreur, l'invention des caractères et l'unité de style, ces deux à peu près du génie.

Cependant l'épopée napoléonienne se continue au Cirque-Olympique. Les armées se heurtent et la poudre fait des siennes. On assure qu'il s'agit de la bataille de Leipsick livrée sous cette nouvelle rubrique; le Petit Tondu. Lorsque la victoire n'est plus douteuse et que l'ennemi a pris la fuite, le tambour bat aux champs, l'empereur descend de cheval et donne la croix à un hussard au milieu du bruit. Ce troisième acte est magnifique, à ce point que les deux premiers sont comme s'ils n'étaient pas. Le dialogue est peut-être grotesque; mais qui est-ce qui l'écoute? Ici, comme à l'Opéra, les paroles sont couvertes par la musique, celle du canon. D'ailleurs, l'habit verdâtre, la capote grise, les grandes bottes et le petit chapeau, il n'en faut pas davantage pour soixante représentations.


Fantaisie par Gavarni.

Décembre s'en va au milieu de son escorte de nuages épais et sombres, il s'enveloppa en nous quittant d'un voile de brouillards, on attendant son manteau de neige. Il finit encore et toujours dans les tristesses des catastrophes et du nécrologue; et nous allions, suivant une ancienne habitude, lui consacrer une oraison funèbre et allégorique: Gavarni nous en dispense; il faut céder la place à son pinceau. Un magnifique dessin de plus, et la page que nous n'écrivons pas, c'est tout bénéfice; mais voici notre dédommagement, le jour de l'an.

O jour trois fois heureux! l'arbre de Noël vient de secouer ses fruits savoureux; vous allez revoir la royauté de la fève, et voici venir l'anniversaire mémorable qui fait de la ville un paradis. Dix jours de fêtes, de compliments, de chansons, de dragées, d'actions de grâces, de bombance et d'indigestions, «Les étrennes! aurons-nous des étrennes? demandent les enfants.--Oui, mes petits anges, répond le bon père avec une satisfaction intime.--Et moi, mon ami, aurai-je les miennes?--Certainement, ma chère, il le faut bien.»

Il le faut bien! Voilà où vous en êtes, mesdames: on se soumet à l'usage tout en le maudissant; votre jour de l'an, ce charmant Cupidon aux ailes roses, messager d'amour et de madrigaux, on l'accueille comme un créancier et presque comme un recors. Ses compliments sont écrits sur papier timbré; il a beau minauder ses sommations et sucrer ses requêtes: réfractaires, prenez-garde à vous! vous seriez condamnés aux dépens. Hélas! s'écrie l'époux dans sa douleur, les étrennes, quel abus! et comme l'institution a dégénéré depuis son origine! En vérité, ma chère amie, vous n'êtes pas aussi raisonnable que la femme de Tatius.--Tatius, que voulez-vous dire?--C'était un roi des Sabins, l'inventeur des étrennes, qui, à chaque renouvellement de l'année, donnait à sa femme une branche d'arbre, et ce bon exemple était imité par ses sujets.

En général, les femmes goûtent peu cet apologue; la moralité qu'elles en tirent, c'est l'enlèvement des Sabines, et, à leur avis, Romulus dut offrir à Hersilie quelque chose de mieux qu'un rameau de chêne. Paris est encore peuplé de Sabins. Sans parler des avares qui ne donnent rien, ou des prodigues qui sèment leurs prodigalités ailleurs, on en voit qui distribuent d'une main ce qu'ils reprennent de l'autre. Ces faux généreux trompent leur confiante moitié au moyen d'une série d'attrapes qu'ils ont organisée autour du jour de l'an pour échapper à ses fourches caudines. Dès la mi-décembre, la pauvre femme sème à foison les sourires et les câlineries: c'est sa graine à diamants et autres parures. Que de soins et de peines pour fertiliser ce sol ingrat: la générosité d'un mari! Bref, l'heure de la récolte a sonné: Monsieur l'apporte au logis dans ses poches. Une étoffe nouvelle, quelle joie! Mais c'est pour habiller à neuf le meuble du salon. Et cette boîte d'une dimension respectable, voilà notre surprise, à n'en pas douter; pas encore: c'est un porte-liqueur. Enfin, du milieu d'une liasse de factures acquittées aux frais de la communauté, et qui profiteront au ménage, s'échappe un objet imperceptible: c'est un anneau quelconque, cadeau sentimental et d'autant plus économique, orné des chiffres conjugaux et d'une mèche authentique. «Quoi, ce sont de vos cheveux, monsieur, il ne fallait pas vous en priver (c'est un mari chauve); vous faites des folies.

--En effet, ce jour de l'an m'a ruiné.--Oui, en ustensiles.

--Voilà bien les femmes; il leur faut des colifichets; et cie je n'avais qu'à vous offrir une chaumière et son coeur, comme dit la chanson.--Il ne manquerait plus que cela, une chaumière au mois de janvier: je dirais que vous prenez mal votre moment.--Tenez, ma chère, embrassons-nous et que ça finisse.

La présente vignette vous montrera le thermomètre conjugal sous un autre aspect. La victime du jour de l'an, ce n'est plus ici la femme, c'est le mari. Heureux homme pourtant, d'abord on lui passe toutes ses fantaisies, il est assassiné de petits soins; c'est le bijou de la maison. «Ne le contrarions pas: voici venir les étrennes.» Ainsi pense la maîtresse du logis, et c'est fort bien penser. Quelques-unes poussent la complaisance jusqu'à simuler le martyre. On se lève plus tôt qu'à l'ordinaire et l'on se couche plus tard; il s'agit de parachever quelque oeuvre mystérieuse, bourse ou bretelles brodées, petit mystère d'iniquité innocente, que le héros de l'aventure accepte ordinairement pour un mystère d'amour. Règle générale ou à peu près: la Parisienne achète tout faits les cadeaux qu'elle est censée avoir confectionnée. Se piquer les doigts et user ses beaux yeux à ces travaux sans éclat, c'est une imprudence dont son bon goût la préservera toujours. Les prévenances, les sourires, les cajoleries et l'emplette, chacune de ces douceurs a produit son effet: voilà le thermomètre conjugal arrivée son maximum; il faut qu'il dégringole. Le mari s'est exécuté. La face des choses, et surtout celle de la dame, a bien changé. C'est la traduction libre du: Je l'aime un peu, beaucoup, passionnément... pas du tout! Heureusement que le trait de moeurs n'est qu'une exception.

Que vous dire encore à propos du jour de l'an? C'est un anniversaire qui s'éternise, les mêmes compliments, les mêmes sérénades et les mêmes bonbons qu'autrefois; dans les rues, la même foule et le même spectacle. Il est bien entendu que la ville est plus que jamais un magasin de curiosités. Toute la population est dehors, et l'on se souhaite le bonjour entre deux emplettes. La promenade du jour de l'an vaut celle du mardi gras: c'est une mascarade à visage découvert, où l'on peut reconnaître chacun des masques et des emplois de la comédie humaine. Le généreux, le dissipateur, le glorieux en tournée de cérémonie, le parasite en habit neuf portant sa carte aux amphitryons, le bon père chargé de polichinelles, le flâneur qui jouit de tout et l'avare qui ne jouit de rien. L'étincelant fouillis que les boutiques! Ne me parlez pas des merveilles orientales, des palais moresques, des villes peintes comme Canton ou Nankin, et des cités mascarades comme Venise et Naples; l'or, les pierreries, les brillants tissus, les métaux resplendissants, les étoffes merveilleuses tissées par des fées invisibles: voilà les perles que Paris a tirées de son écrin. Seulement n'allez pas demander quelle est l'étrenne à la mode et dans quel moule nouveau 1851 a jeté son monde et ses fantaisies. En fait d'inventions, on s'accommode assez volontiers du vieux, et il faudra que la nouvelle année s'arrange des nouveautés de ses anciennes. Il est trop vrai qu'au milieu du propres général le bonbon reste stationnaire, on s'en tient à la dragée et au fruit confit; les chinoiseries font la même grimace; ainsi de la littérature du bonbon, qui ne sort pas de la devise et du rébus. Après cinquante ans d'exercice, nous en sommes encore aux énigmes du Fidèle Beryer. Ailleurs, ce sont les mêmes bons hommes plus ou moins réjouissants, les représentants de la république... du rococo, parleurs à la mécanique, automates joueurs d'instruments sur toutes les cordes, grands hommes pâte molle ou biscuit. L'esprit français ne se lasse pas de voir toutes choses en caricature; il a l'humeur railleuse des vieillards. Certainement notre époque égayera fort nos descendants, et ils n'auront pas à lui appliquer la maxime de Montesquieu: Heureux les peuples dont l'histoire est ennuyeuse.
Philippe Besoni.



Du 15 décembre au 1er janvier, par Stop.



Industrie parisienne.

Au moment où l'Angleterre convie les industries du monde entier à l'exposition universelle que l'année 1851 verra s'ouvrir à Londres, et dont la France doit se reprocher de n'avoir point pris l'initiative, l'Illustration, après avoir depuis longtemps ouvert ses colonnes aux grands établissements industriels français, montrerait plus que de l'indifférence et pourrait même être taxée d'injustice en n'essayant pas de faire connaître successivement à ses lecteurs les produits multiples et variés de l'industrie parisienne appelée à tenir une place si élevée à cette exposition.

L'industrie parisienne, célèbre par le bon goût de ses produits, l'habileté de ses artistes et l'intelligence de ses ouvriers, s'exerce en effet sur un nombre infini d'articles de natures différentes; les efforts nombreux tentés depuis la révolution pour améliorer l'industrie française ont toujours été couronnes des plus heureux succès dans la capitale; mais c'est surtout depuis les longues années de paix dont la France a joui, que Paris est devenu une ville industrielle de premier rang, sans avoir cependant l'aspect d'une ville manufacturière; ses articles portant d'ailleurs un caractère particulier de nouveauté et d'élégance, sont accueillis et recherchés avec une faveur très-marquée tant en France que dans les colonies et sur les marchés étrangers.

Parmi les branches d'industrie spéciales à cette capitale, l'horlogerie fine, les bronzes, l'orfèvrerie et la bijouterie entrent pour des sommes importantes dans la balance de son commerce.

L'horlogerie mixte, c'est-à-dire celle qui s'exerce sur des pièces provenant de fabriques étrangères ou françaises, et l'horlogerie de précision, dont toutes les pièces sont fabriquées à Paris même, y sont cultivées avec assez d'honneur pour assurer à cette ville le monopole des pendules, dont l'Angleterre seule nous achète pour plus de deux millions par an; et si l'horlogerie de Paris, en ce qui concerne la fabrication des montres, est encore en lutte avec celle de Genève, elle a conservé, pour tout ce qui est art, goût et invention, une incontestable suprématie.

La fabrication des bronzes de Paris, pour les coffres de pendules, flambeaux, candélabres, coupes et autres pièces des garnitures de cheminées, est sans concurrence dans le monde, et les artistes éminents, créateurs incessants des modèles variés qu'enfante leur inépuisable imagination, sont également sans rivaux. Les produits de cette industrie, qui occupe à Paris plus de cinq mille ouvriers, s'élèvent annuellement à une valeur de 20 millions environ.

L'orfèvrerie qui embrasse tous les objets d'or et d'argent, tels que vaisselle plate, surtouts pour la décoration de la table, ornements d'église, etc., ne peut trouver ailleurs que dans les grandes villes la réunion des conditions qu'exige une large fabrication. Aussi Paris, centre de cette fabrication, a-t-il rendu depuis longtemps l'étranger tributaire de la France par le bon goût qu'il a su imprimer à ses produits. Beauté, élégance dans les formes, richesse de dessin et travail parfait, tels sort les caractères des ouvrages qui sortent des ateliers de Paris. Hâtons-nous d'ajouter que les sculpteurs les plus distingués, les dessinateurs les plus renommés ne dédaignent pas de consacrer leurs talents à cette industrie, qui réclame des mains habiles pour tous ses détails, et qui donne lieu chaque année à des transactions commerciales considérables.


Grande fabrique et magasins d'horlogerie, orfèvrerie et
bijouterie de C. Detouche, 158 et 160, rue Saint-Martin.

Quant à la bijouterie, chacun sait que c'est une des branches les plus importantes du commerce français, et celle qui constate de la manière la plus évidente la supériorité dans les arts du modelage, de la ciselure et du dessin, les progrès toujours croissants de l'industrie parisienne, la fabrication de cette innombrable multitude de bijoux que le besoin, la mode et le caprice font sortir des ateliers de bijouterie, consomme chaque année 4,500 kilogrammes d'or, représentant 12,400,000 francs environ; la main d'oeuvre, qui occupe plus de 7,000 ouvriers, tant bijoutiers, émailleurs, sertisseurs, graveurs, ciseleurs, etc., que doreurs, tourneurs, estampeurs, fondeurs et guillocheurs, égale à peu près le prix de la matière employée, ce qui porte cette fabrication au chiffre de 24 millions qui ne s'appliquent absolument qu'à la main d'oeuvre et au prix du métal dégagé de la valeur des nombreuses pierreries que la joaillerie est appelée à monter chaque année à Paris. Indépendamment des maisons qui se livrent à la fabrication spéciale des différents articles que nous venons d'énumérer, il s'est formé dans Paris de puissants établissements commerciaux, qui, à l'aide de capitaux considérables, ont, depuis un certain nombre d'années, essayé de donner une plus forte impulsion à l'une ou à l'autre de ces branches de l'industrie parisienne. Le plus important de ces établissements n'a même pas reculé devant l'audacieux projet de les réunir toutes, c'est celui que M. C. Detouche a formé dans la maison portant sur la rue Saint-Martin les n° 158 et 160.

Dans de vastes magasins, salons et galeries, décorés avec goût, et au développement desquels trois étages suffisent à peine, s'étale sans confusion, et au contraire avec un ordre parfait, tout ce que la fabrication parisienne peut produira en horlogerie, bronzerie, orfèvrerie et bijouterie-joaillerie.

L'horlogerie offre au choix depuis la simple horloge de village jusqu'au régulateur compliqué, qui, après avoir obtenu à l'exposition des produite de l'industrie française en 1819 la médaille d'argent, doit aller en conquérir une autre à l'exposition de Londres; depuis le cartel en bois du prix le plus modique jusqu'au module de pendule en bronze doré ou florentin du travail le plus nouveau et le plus recherché; depuis la montre d'argent à savonnette jusqu'à la montre marine, au chronomètre le plus perfectionné, et jusqu'aux ingénieux appareils uranograniques de M. Guénat.

Près du flambeau destiné au travailleur solitaire, l'art du bronzier expose des candélabres et des bras de cheminée empruntant à la Grèce ses formes pures et sévères, à la renaissance ses élégantes arabesques, et aux règnes de Louis XIV et de Louis XV leurs plus capricieux enroulements.

Dans les vitrines consacrées à l'orfèvrerie ont été réunies les pièces les plus simples de la vaisselle plate ordinaire, aux modèles riches et variés des objets destinés à la décoration de la table la plus opulente; la fabrique du village ainsi que celle de la ville y trouveront chacune les vases et objets du culte en harmonie avec les ressources larges ou bornées de leurs églises respectives.

Enfin les montres de la bijouterie renferment à côté de l'alliance brisée la bague au chaton orné d'un riche camée; le bracelet en argent et la croix à la Jeannette près du collier de perles fines à fermoir émaillé; les simples boucles d'oreilles en or et l'écrin complet éblouissant de diamants et de pierreries.

Si à cette réunion inusitée se joint encore la garantie de toutes les marchandises livrées, un prix fixe toujours coté avec modération, la facilité de faire des commandes et de n'en prendre livraison qu'autant que leur confection satisfait le goût le plus difficile, on ne s étonnera plus de l'honorable clientèle que la maison Detouche a su se faire à Paris et dans la province, et des débouchés considérables qu'elle s'est créés tant dans les colonies qu'en pays étranger.
G. Falampin.



De la contrefaçon des oeuvres littéraires et artistiques.

La propriété des oeuvres littéraires ou artistiques n'est plus contestée aujourd'hui que par un petit nombre d'écrivains qui se font payer le plus cher possible, et défendent de reproduire les écrits dans lesquels ils la combattent. C'est donc une question jugée qu'il serait inutile de discuter. L'exercice du droit n'est pas encore toutefois aussi généralement reconnu que le droit lui-même. Parmi les publicistes et les jurisconsultes qui admettent la propriété littéraire, il en est qui se sentent tentés de tolérer la contrefaçon, sinon indigène du moins étrangère. Deux ou trois sophismes se sont emparés de certains esprits, à tel point qu'ils ont fini par leur sembler des vérités. Sur ce point, la discussion est encore nécessaire. Aussi, bien que nous nous proposions surtout dans cet article d'examiner les moyens proposés ou pris jusqu'à ce jour par le gouvernement français pour mettre un terme à la reproduction illicite des oeuvres littéraires et artistiques, croyons-nous devoir préalablement entrer dans quelques détails historiques et statistiques sur la contrefaçon, et réfuter le principal argument de ses partisans honteux ou avoués.

Personne ne l'ignore: la Belgique, et en Belgique, Bruxelles, sont le centre d'un immense commerce de contrefaçon qui ferme à la librairie française les marchés du monde entier. A peine un livre, destiné suit à un succès de vogue, soit à une fortune durable, a-t-il paru à Paris, qu'il est réimprimé par des libraires de Bruxelles ou des autres villes de la Belgique--quand je dis libraires, je me trompe; je devrais dire des sociétés en commandite, constituées au capital de plusieurs millions de francs, et ayant des comptoirs et des sous-comptoirs dans les principales villes du globe. Les résultats de cette double opération sont faciles à concevoir. Pour les rendre plus clairs, je prends un exemple: M. Didier, de Paris, achète 15,000 francs à M. Guizot le manuscrit de Monk, et le fait imprimer, je suppose, à 5,000 exemplaires qu'il vend 5 fr.; c'est donc 3 fr. de droits d'auteur qu'il a à payer par chaque exemplaire. M. Méline, de Bruxelles, réimprime cet ouvrage, et, comme il n'a pas de droits d'auteur à payer, il peut, en le vendant seulement 2 fr., courir les mêmes chances de bénéfices que M. Didier, qui est obligé de le vendre 5 fr. En conséquence, les libraires de l'Angleterre, de la Russie, de la Sardaigne, de la Prusse, de l'Espagne, de l'Italie, des États-Unis, du Mexique, etc., qui croient pouvoir placer des exemplaires de Monk, s'adressent à M. Méline, de préférence à M. Didier, parce que les consommateurs ou les acheteurs sont d'autant plus nombreux que le prix de la marchandise est moins élevé, et M. Didier, qui a fait une spéculation hasardeuse, repoussé ainsi du marché extérieur par une spéculation presque assurée, se voit réduit au marché intérieur peut-être insuffisant, sans compter que dans certaines provinces frontières la contrebande lui fait encore une concurrence redoutable. Ce que je viens de dire d'un libraire et d'un livre s'applique à tous les libraires et à tous les livres français.

Et qu'on le remarque bien: ce n'est pas seulement aux éditeurs, c'est aussi aux auteurs que la contrefaçon porte, préjudice. Si les éditeurs pouvaient compter avec certitude sur la vente des marchés étrangers, ils accorderaient aux auteurs ou les auteurs exigeraient d'eux une rémunération plus forte de leurs travaux. En outre, la contrefaçon ne se borne pas à tuer les ouvrages existants; elle en empêche un grand nombre de naître, soit par les craintes malheureusement trop fondées qu'elle inspire aux éditeurs, soit par la réimpression anticipée des articles de journaux ou de revues composés tout exprès par leurs auteurs pour en former des volumes.

On a dit pour justifier, pour excuser la contrefaçon, que tout en portant atteinte à des droits individuels, elle servait néanmoins, par l'abaissement de ses prix, à faciliter au dehors la diffusion des oeuvres de l'intelligence. Cet argument, produit à la tribune française par un de ses orateurs les plus éminents et de ses hommes d'étal les plus sensés, ne supporte pas l'examen. Qu'on ouvre à la librairie française tous les marchés étrangers qui lui sont aujourd'hni fermés, et elle y vendra ses produits à des prix inférieurs même à ceux de la contrefaçon. Rien de plus facile à expliquer et à comprendre. Les frais fixes ou généraux d'un livre, c'est-à-dire les droits d'auteur, la composition, les moyens de publicité, les dépenses d'administration diminuent pour chaque exemplaire à mesure que le nombre des exemplaires tirés augmente. S'élèvent-ils à 1 franc, par exemple, pour un tirage à 2,000, ils tombent à 25 cent, pour un tirage à 8,000. Si, dans l'état actuel des choses, un livre français se vend à 8,000 exemplaires dans le monde entier, 2,000 exemplaires au plus sont fournis par l'éditeur qui, par conséquent, est obligé de retirer 1 franc pour frais généraux sur chaque exemplaire. C'est la contrefaçon belge qui vend les 6,00 exemplaires restants. Mais la contrefaçon n'est pas un contrefacteur. Elle se compose d'ordinaire pour un ouvrage un peu important de trois contrefacteurs qui se font concurrence. Chacun de ces contrefacteurs vendra 2,000 exemplaires pour sa part, et aura par conséquent--bien qu'il ne paye pas de droits d'auteur--50 cent. de frais fixes et généraux à percevoir sur chaque exemplaire. Eh bien, supposez la contrefaçon détruite n'importe par quel moyen, supposez que l'éditeur français vende seul les 8,000 exemplaires, il aura, bien qu'il paye les droits d'auteur, 25 cent. de moins de frais fixes ou généraux que les contrefacteurs belges. Il pourra donc s'il le veut, et son intérêt bien entendu l'y déterminera, vendre son livre meilleur marché que ne l'aurait vendu la contrefaçon, et la destruction de la contrefaçon servira, mieux encore que son maintien, à faciliter au dehors la diffusion des oeuvres de l'intelligence. Seulement alors cette diffusion aurait lieu au bénéfice de celui qui aurait risqué une partie de sa fortune pour la faciliter. Il est difficile d'apprécier en chiffres le tort que la contrefaçon belge cause chaque année à la librairie française. Les tableaux d'exportation publiés par l'administration belge sont évidemment incomplets et inexacts. Ainsi, en 1848, la France a exporté en livres, gravures et papiers de musique, --les documents officiels ne distinguent pas entre ces trois sortes d'objets,--974,000 kilogrammes, représentant une valeur officielle de 7,900,000 francs, et si nous devions en croire les tableaux officiels de l'administration belge, dont nous ne contestons pas la bonne foi, mais dont nous ne pouvons pas accepter les chiffres, les exportations des livres belges se seraient élevées

        en 1844 à 211,000 kilog., soit  1,489,000 fr.
        en 1845 à 297,000               1,830,000
        en 1846 à 213,000               1,308,000
        en 1847 à 154,000               1,200,000

Nous ne connaissons pas les relevés de 1848 et de 1849, mais nous pouvons rappeler ceux de quatre années précédentes qui, quels que soient les chiffres véritables, témoignent du moins des progrès toujours croissants de ce commerce avant 1846:

        en 1836,  90,447  kilog. donnent   612,682 fr.
        en 1837, 121,871                   731,226
        en 1838, 138,190                   829,140
        en 1839, 170,743                 1,033,771

Admettons que ces chiffres soient exacts,--ce qui est une pure hypothèse,--et voyons comment les exportations de 1844, 1845, 1846 et 1847 se sont réparties dans les diverses contrées du globe. Le tableau suivant est emprunté également aux documents officiels:

EXPORTATION DES LIVRES BELGES.

                                 Valeurs officielles en francs.
Principaux pays de
destination             en 1844        en 1845      en 1846      en 1847

1.  Prusse              448,000  fr.  437,000 fr.  411,000 fr.  431,000 fr.
2.  Pays-Bas            437,000       688,000      281,000      222,000
3.  Angleterre          145,000       190,000      120,003      121,000
4.  France               73,000        81,000       94,000      101,000
5. Toscane               34 000        23,000       95.000       75,000
6.  Brésil               30,000        40,000       64,000       63,000
7.  Villes anséatiques  101,000        87,000       66,000       69,000
6.  Luxembourg           14,000        21,000       18,000       19,000
9.  États-Unis            9,000        21,000       10,000       18.000
10. Chili                 7,000         6,000        9,000       18,000
11. Espagne               2.000         4,000        3,000       17,000
12. Cuba                 12,000         8,000        7,000       12,000
13. Portugal             23,000        17,000       10,000       10,000
14. Turquie               9,000         6.000       11,000        9,000
15. Russie               29.000        15,000        6,000        7,000
16. Francfort            73,000         8,000        8,000        6,000
17. Rio de la Plata       5,000           "          6,000        3,000
18. Danemark,  Suède
    et  Norvège           5,000         6,000        1,000        3,000
19. Sardaigne            14,000        26.000       26,000          "
20. Autriche              6,000        12,000        7 000           "
21. Deux-Siciles          1,000         1,000        5,000           "
22. Mexique               3,000         6,000        9,000           "
23. Pérou                 1,000           "            "             "

Les envois de 1847 comprenaient: en livres brochés et en feuilles, évalués à 6 fr. le kilog., 162,000 kilog., soit 975,000 fr.; en livres cartonnés et reliés, évalués à 7 fr. le kilog., 32,000 kilog., soit 226,000 fr.

Du reste, il ne faut pas s'y tromper, la contrefaçon a des effets désastreux pour les pays où elle s'exerce, quand ces pays parlent la langue dans laquelle sont écrits les ouvrages qu'ils contrefont. Elle détruit, soit dans ses développements, soit dans ses germes, toute littérature nationale. Malgré d'honorables efforts qui ont donné quelques résultats satisfaisants, on ne peut pas dire que la Belgique et les États-Unis aient une littérature. En effet, les écrivains belges ou américains ne produisent pas ou produisent peu, parce qu'ils sont assurés d'avance de ne retirer aucun bénéfice de leurs travaux, la contrefaçon, qui n'a pas de droits d'auteur à payer, vendant à vil prix des ouvrages supérieurs ou égaux,--inférieurs, si l'on veut,--à ceux qu'ils pourraient produire; aussi la société des gens de lettres belges et celle des artistes ont-elles adressé récemment à la chambre des représentants et au sénat des pétitions dans lesquelles elles ont demandé l'interdiction de la contrefaçon. Toutefois ce serait se faire illusion que de croire que la contrefaçon, qui cause de si graves préjudices et aux littérateurs étrangers et à la littérature nationale, soit une spéculation avantageuse. Certains contrefacteurs se sont enrichis, mais ce sont des exceptions heureusement rares. Le délit, j'allais dire le crime, porte avec soi son châtiment: La concurrence a ruiné la contrefaçon belge, ou du moins a tellement diminué ses profits par l'abaissement des prix qu'elle ne produit plus que pour produire, c'est-à-dire pour entretenir des imprimeries et des papeteries. Elle en est arrivée à ce point qu'elle croit devoir diminuer le nombre et l'importance de ses opérations. M. Méline prouvait, il y a quelques jours, au directeur de la Revue, britannique, M. Amédée Pichot, qu'il avait réduit son tirage d'un tiers.

Mais quelles que soient les exportations, les veilles à l'intérieur dont le chiffre même approximatif ne nous est pas connu, les réalisations de bénéfices ou les pertes de la contrefaçon belge, toujours est-il qu'elle cause un tort énorme à la librairie française, car elle lui ferme en partie tous les marchés étrangers. Aussi depuis plus de vingt-cinq ans la librairie française proteste contre les abus de la contrefaçon et s'efforce d'y mettre un terme. Jusqu'à ce jour ses plaintes ont été à peu près inutiles. Elle a échoué dans toutes ses tentatives, car la France est un pays ou la réforme la plus insignifiante, la plus nécessaire, la moins contestée attend un ou deux siècles sa réalisation, à moins qu'elle ne s'achète au prix d'une révolution.

En 1840 un traité est conclu avec la Hollande; il reste à l'état de projet, car il n'est même pas suivi des conventions spéciale qui devaient en assurer l'exécution.

En 1843 une convention en date du 28 août est conclue avec la Sardaigne pour garantir dans les royaumes de France et de Sardaigne la propriété des oeuvres littéraires et artistiques. En 1846 une convention supplémentaire est ajoutée à ce premier traité; mais ces deux conventions ne reçoivent aucune exécution, c'est-à-dire que malgré leurs prescriptions la contrefaçon belge continue comme par le passé à inonder le marché sarde de ses produits. Aussi le 2 décembre dernier, M. le général Lahitte, ministre des affaires étrangères, a-t-il présenté à l'Assemblée législative un projet de loi sur une troisième convention conclue avec la Sardaigne, et ayant pour objet, selon l'exposé des motifs, d'assurer respectivement à la propriété des oeuvres d'esprit et d'art publiées dans les deux pays des garanties plus efficaces contre la contrefaçon étrangère. «Car, ajoutait plus loin M. le général Lahitte, malgré le soin apporté à la rédaction de» traités précédents et la loyauté extrême avec laquelle le Cabinet de Turin a invariablement cherché à en assurer l'exécution, l'expérience a montré que le but poursuivi n'était que très-imparfaitement atteint--M. le ministre eût pu dire pas du tout--et que les contrefaçons étrangères de nos principaux ouvrages de librairie continuaient à trouver un vaste débouché dans l'intérieur du royaume sarde. Une commission a été nommée par l'Assemblée législative pour examiner ce projet de loi et elle a choisi M. Victor Lefranc pour rapporteur.

Le troisième traité conclu avec la Sardaigne sera-t-il plus efficace que les deux premiers? Il est permis de l'espérer. Toutefois, avant qu'il ne soit discuté par l'Assemblée législative, le Cercle de la librairie, de l'imprimerie, de la papeterie, fondé depuis quatre ans (1), a cru devoir soumettre à la commission un certain nombre d'observations qui ne peuvent manquer d'y faire apporter quelques modifications importantes. Ainsi, par exemple, MM. les libraires, imprimeurs et papetiers unis demandent avec raison qu'on empêche non-seulement la publication et l'introduction, mais la vente des oeuvres d'esprit et d'art contrefaites. En conséquence, ils proposent que tout ouvrage contrefait de l'un ou de l'autre pays existant au moment de la convention dans les magasins des libraires ne puisse être vendu qu'après avoir été frappé sur le titre d'une estampille et que tout ouvrage neuf d'une édition contrefaite qui ne porterait pas l'estampille constatant l'antériorité de sa publication ou de son introduction soit considéré comme une contrefaçon prohibée. Plus loin ils sollicitent, avec non moins de raison, une réduction plus forte des droits actuellement établis à l'importation dans le royaume de Sardaigne, des livres, dessins, gravures ou ouvrages de musique publiés dans toute l'étendue du territoire de la République française. Ces droits sont encore trop élevés. Pour les livres brochés, ils restent fixés à 30 fr. les 100 kil., et pour la musique gravée à 60 fr. tandis que l'introduction en France des mêmes produits n'est frappée que d'un droit de 10 fr. par 100 kil.

Note 1: M. Pagnerre, éditeur, président, MM Raillière et Lecoffre, éditeurs, vice-présidents; M. Grallot, directeur de la papeterie d'Essonne, secrétaire.

Nous n'aurions pas parlé de ce mémoire qui soulève et résout beaucoup d'autres questions d'exécution ou de détail! s'il ne posait pas avant tout un grand principe dominant toute la matière. Ce principe, c'est la reconnaissance entière et formelle du droit de propriété en France pour tous les ouvrages publiés par les étrangers dans leur pays. La librairie française, nous devons le dire à sa louange, a plusieurs fois déjà formulé ce voeu. Dans un mémoire en date du 20 janvier 1810, elle disait en parlant de cela disposition:

Elle consacre un principe fécond et qui trouvera des imitateurs;

Elle appelle la reconnaissance des écrivains étrangers;

Elle donne au gouvernement français le droit et lui impose le devoir de réclamer, en toute occasion, l'adoption par les étrangers d'un principe que la France a reconnu elle-même à leur profit.

Au premier coup d'oeil, cette mesure peut paraître un sacrifice; mais elle est de notre part une initiative honorable, et elle nous paraît féconde en résultats assez prochains.

Lors de la présentation du projet d'union douanière avec la Belgique en 1811 et à diverses époques, la librairie française a renouvelé la demande qu'elle adresse encore aujourd'hui à l'Assemblée législative; elle persiste à croire «--que le seul moyen efficace de protéger la propriété littéraire est dans un ensemble de traités internationaux, et que cet ensemble de traités ne saurait être obtenu tant que la France elle-même n'aura pas pris une généreuse et loyale initiative, en proscrivant chez elle et sous conditions la contrefaçon des ouvrages étrangers;--que les éditeurs français puiseront dans cet acte une force bien plus grande pour poursuivre les débitants de contrefaçon, car on ne pourra plus leur répondre que la France commet le même délit à l'égard des autres États; en effet, ce n'est plus seulement un intérêt personnel qu'ils auront à défendre, c'est un acte immoral, condamné par la législature de leur pays, dont ils réclameront la répression.» En conséquence, elle sollicite de l'Assemblée législative et du Pouvoir exécutif le vote et la promulgation du décret suivant:

Le droit de propriété des auteurs étrangers sur leurs oeuvres publiées à l'étranger est assimilé en France au droit des auteurs français.

Cette grande mesure ferait à coup sur honneur à la France. Mais lui serait-t-elle vraiment utile; en d'autres termes, ne risquerions-nous pas de devenir dupes et victimes de notre générosité? C'est l'opinion, nous devons l'avouer, de beaucoup de bons esprits Toutefois, qu'on ne l'oublie pas, l'Angleterre (31 juillet 1838), la Prusse, le Danemark, les États du pape, les États-Unis, la Toscane, la Sardaigne ont déjà admis la réciprocité; et, d'ailleurs, qui connaît mieux le besoin de la librairie, qui est plus intéressé à sa prospérité que les libraires? Ne soyons pas plus républicains que la République. Or les libraires, les imprimeurs, les papetiers français--sauf bien entendu ceux qui s'enrichissent des produits de la contrefaçon--sont unanimes pour réclamer la reconnaissance franche et sans restrictions du droit de propriété en France pour tous les ouvrages publiés par les étrangers dans leur pays. «Pour les nations, comme pour les individus, disaient, dès 1844, les comités réunis de la Société des gens de lettres et de la librairie, la morale est une, et ce serait une triste ressource que de se défendre immoralement contre l'immoralité d'autrui. La contrefaçon est une usurpation de propriété; il faut avoir le courage de le déclarer hautement, et donner aux autres l'exemple du sacrifice. Oui, il appartient à la France de prendre encore, comme pour le droit d'aubaine, une généreuse initiative. Qu'elle déclare nettement et sans réserve que le droit des auteurs étrangers sur leurs oeuvres publiées à l'étranger est assimilé chez nous aux droits des auteurs sur leurs oeuvres publiées en France, et ce sera un grand exemple donné au monde, en même temps qu'un pas immense fait dans une carrière de justice et de loyauté où toutes les nations tiendront à honneur de nous suivre.»
Adolphe Joanne.



La veillée de la Noël.

SOUVENIRS D'AUTREFOIS..

C'était la veille de Noël! L'heure du gros souper était sonnée depuis longtemps à l'antique horloge de bois de la grande salle; tout était prêt pour recevoir les convives, la table dressée avec une magnificence inusitée étalait les mille séductions appétissantes d'un repas moderne, luxe inconnu de nos pères; l'office envoyait de ses profondeurs les parfums les plus balsamiques, et personne n'arrivait. Aussi mon aïeule allait et venait avec une impatience qu'elle s'efforçait vainement de déguiser. Tantôt elle s'approchait de la fenêtre dont elle soulevait les lourds rideaux pour voir si, à travers les brouillards du soir, elle n'apercevrait pas ses enfants qu'elle attendait; mais la nuit était sombre et le vent du nord soufflant par rafales emportait des tourbillons de neige et ne permettait pas de rien distinguer. D'autres fois elle regardait la porte avec anxiété espérant sans doute que ses convives apparaîtraient tout à coup par un effet magique de sa volonté; la solitude et le silence semblaient se jouer de sa peine, en demeurant seuls, comme des hôtes importuns, maîtres des lieux que devaient animer le bruit, le plaisir et la gaieté. Découragée, elle revenait s'asseoir près du feu, s'agitait, ne pouvait tenir en place, frappait le parquet de ses fins petits sabots pour se calmer au son de sa propre impatience, et jetait enfin des regards inquiets et furtifs vers la pendule, la priant en vain de suspendre sa marche, car le balancier inexorable n'en pressait pas moins sur le cadran le pas silencieux et continu des aiguilles accomplissant leur rotation régulière, marquant des heures impartiales dans leur durée et insensibles aux voeux sages ou insensés de ceux qui veulent en arrêter ou en accélérer le cours.

Ce fut avec un véritable désespoir qu'elle entendit frémir le timbre précurseur de l'heure. Neuf heures allaient sonner! mais au même instant un autre son y répondit; le lourd marteau de cuivre ébranlait vivement la porto cochère, des pas pressés résonnèrent dans le corridor, et ma grand'mère heureuse oubliait, dans la joie d'embrasser ses enfants, son impatience, ses inquiétudes et le long sermon qu'elle leur avait préparé. Puis réunissant autour d'elle la bande joyeuse de ses petits-enfants, et sortant avec solennité de sa poche une clef qu'elle y tenait cachée depuis nombre de jours, elle ouvrit une porte, et tous, frissonnants de bonheur, nous entrâmes en tumulte dans un grand cabinet splendidement éclairé, où sur une table s'élevait l'arbre de Noël, radieux des bougies et des jouets attachés à ses branches. Autour étaient étalées, groupées, arrangées, des fantaisies d'enfants aussi charmantes que variées. La poupée aux dents d'ivoire, aux yeux d'émail, à la robe bouffante, pomponnée et satinée comme une grande dame, brillait à côte d'un chevalier armé de pied en cap, pareil aux anciens preux. Le vaillant cavalier éperonnait un cheval toujours fougueux, mais toujours immobile; des fantassins couraient le pas de charge sur leurs tablettes de bois, des escadrons de lanciers chevauchaient à travers les ballons, les cerceaux, les raquettes, en faisant quelquefois mordre la poussière à d'innocents polichinelles, acteurs obligés de semblables fêtes: puis des tambours, des clairons, des sabres, des fusils, appareil guerrier déployé pour charmer l'humeur martiale des petits garçons, mêlés aux rubans, aux chiffons, aux bijoux, aux coffrets à l'usage de la coquetterie naissante des petites filles. Il y en avait pour tous les âges, pour tous les goûts, pour ravir et captiver des imaginations d'enfants. Quand nos transports et nos cris de joie eurent cessé, lorsqu'on nous eut arrachés à la contemplation de ces merveilles rassemblées des bazars de Paris et des foires de Nuremberg, ma grand'mère donna le signal du souper, chacun rentra dans la salle et prit place autour de la table ou trente couverts symétriquement alignés attendaient depuis longtemps les convives. Des flacons remplis de vins aux blonds reflets, ou aux teintes aussi chaudes que le rubis, semblaient vouloir lutter de séductions avec les mille riens, hors-d'oeuvre indispensables d'un repas. Les citrons du pays s'étalaient auprès des concombres à la robe verdâtre, les olives faisaient pendant aux champignons sauvages conservés dans l'huile, le beurre se baignait en pains mignons dans l'eau claire de ses gondoles, çà et là une foule de conserves renfermées dans des pots de verre aux longs cols ou à la base rebondie excitaient par leur mystérieux dehors l'appétit et la curiosité. Les légumes, sous les apprêts les plus variés, encombraient la table; de superbes poissons nageaient dans leur sauce aromatique ou disparaissaient à demi sous les herbes marines qui leur prêtaient leurs parfums, en faisant miroiter à la lumière leurs écailles aussi diaprées que les couleurs de l'arc-en-ciel; ils étaient entourés de coquillages qui les escortaient comme leurs tributaires naturels.

Pour ornement aux coins de la table s'élevaient dans leurs vases de terre brune quatre grosses gerbes de blé encore vert que le plus jeune enfant de la maison avait fait germer dans l'eau et soigné avec la plus vive sollicitude depuis un mois pour cette solennité. Coutume ancienne de nos pères qui forçaient la nature à produire, bien avant le temps, le froment saint et béni pour l'associer à sa joie dans un jour grand de miracles et le consacrer à Dieu comme un hommage de reconnaissance et d'amour. Au milieu, pour surtout principal, un candélabre d'argent massif mariait sa lumière avec celle du lustre, et d'un commun accord ils frappaient d'étincelles vives l'argenterie, s'étendaient en reflets éclatants, en losanges capricieux, en ronds étincelants sur la mate blancheur des porcelaines, et changeaient enfin en diamants, en rubis, en émeraudes, en topazes ou en saphirs merveilleux les facettes brillantes des cristaux. Le buffet pliait sous le poids des fruits, des oranges à l'écorce vermeille, des melons blancs à la pulpe douce et savoureuse, des gâteaux dorés et parfumés, du nougat nuancé, de la verte pistache, du miel transparent dans les coupes et des confitures embaumées.

Un immense feu embrasait l'âtre et envoyait des pyramides de flammes dans l'antique cheminée, et par moments, lorsque ces mêmes flammes vacillaient sous le souffle du vent en décrivant des spirales ou des langues de feu, on distinguait dans l'ardente profondeur du foyer la bûche de Noël, bloc énorme de bois coupé du tronc du plus vieil arbre de la forêt voisine, suivant une ancienne tradition. Le buis bénit était répandu à profusion autour de la salle; les lumières se jouaient à travers ses rameaux, qui s'élevaient en touffes gracieuses, en bouquets élégants; le houx courait en guirlandes le long des murs, disparaissait derrière un faisceau d'armes pour reparaître au bas d'un vieux portrait en y traçant un chiffre symbolique; il s'élançait ensuite en festons au-dessus des portes, décrivait des arcades, des colonnes sur les boiseries, et mêlait enfin ses jolis fruits rouges et ses feuilles sombres et menues aux girandoles du lustre, en se perdant sous une grosse branche d'oranger suspendue au plafond, d'après un vieil usage du pays.

Cet intérieur, ainsi éclairé et animé, avait un charme de gaieté et de bien-être en contraste avec la rigueur de la saison, et donnait un nouveau prix à cette atmosphère si chaude, à ce foyer ami, à ce toit paternel si fécond en souvenirs, à cette table hospitalière qui nous réunissait ainsi tous chaque année à pareil soir, pour retremper nos âmes aux saintes douceurs des affections de la famille. En effet, qui pourrait dire les sentiments divers qui agitaient les convives: dans cette salle étincelante de lumières, ne voyaient-ils pas comme à travers le verre transparent d'une lanterne magique, les mille incidents de leur enfance, les émotions impétueuses ou paisibles de leur jeunesse? Chaque lambris, chaque meuble resté à la même place ne leur retraçait-il pas un jour de bonheur, une heure de rêverie, des instants d'illusions à jamais perdus? Autrefois, ce jeune homme à imagination fougueuse n'avait-il pas rêvé la gloire et la célébrité au coin de ce foyer? N'avait-il pas espéré voir le monde ouvrir devant sa volonté les portes dorées de son Eden de plaisirs, et lui apporter, comme le génie de la Lampe merveilleuse, les trésors et les grandeurs? Cet autre, dont l'âme aimante rêvait une affection tendrement partagée, n'avait-il pas vu pour la première fois à cette place la compagne aimée de sa vie? Là, cette jeune femme n'avait-elle pas reçu la foi d'un époux adoré? Ici, son enfant ne lui avait-il pas souri, et son père ne l'avait il pas bénie, agenouillée près de ce fauteuil vénéré? N'avaient-ils pas tous aimé, pleuré, souffert en ces lieux? De pareils souvenirs ne s'effacent pas de la mémoire, de semblables émotions ne peuvent s'oublier, car cette trinité de bonheur et de misère s'inscrit dans le passé en caractères de feu; parce qu'elle brûle ce qu'elle touché et consume ce qu'elle a une fois animé.

Ma grand'mère, heureuse et fière de ses enfants, qu'elle voyait autour d'elle entourant sa vieillesse de respect et d'amour, regardait tour à tour ces têtes blondes et brunes, ces fronts pensifs ou joyeux, ces hommes dans la force de l'âge, ces femmes charmantes, ces petits enfants espiègles et gracieux; anneaux d'une même chaîne, liés les uns aux autres par les liens indissolubles de la famille. Alors de sa voix maternelle et enjouée elle encourageait l'appétit près de s'éteindre, ranimait la gaieté par ses sourires, était enfin l'animation et la vie de ce banquet, qu'elle présidait comme l'aïeule adorée de ses nombreux enfants. Parfois ses yeux attristés et rêveurs s'arrêtaient sur la place occupée jadis par un être aimé, place qu'il avait laissée vide; une larme brillait sous sa paupière comme un hommage qu'elle rendait à celui qui n'était plus, mais dont le souvenir cher et sacré vivait toujours dans son coeur. Puis ses regards reprenaient leur douceur, le sourire revenait sur ses lèvres pâlies par les regrets, en contemplant cette génération blonde et bouclée d'enfants aimables; génération destinée à remplacer celle qui s'éteignait, comme le fruit remplace la fleur, puis tombe et se renouvelle, et qui faisait son espérance, sa consolation et son orgueil. Et elle les revoyait tous réunis un soir à la veillée de la Noël, et les flacons circulaient, et la causerie se ranimait vive et gaie et les paroles affectueuses s'échangeaient dans toute l'effusion du coeur. Et les cloches se mirent à sonner en joyeux carillons, en brillantes volées la messe de minuit, interrompant de leurs voix vibrantes les joies mondaines de ce jour. Il semblait qu'elles eussent emprunté les sons éclatants de la trompette sonore de l'ange messager annonçant autrefois aux pasteurs la naissance du Christ, pour commander par leurs chants puissants et passionnés le recueillement et la prière. A ce signal bien connu, chacun fit ses préparatifs; les uns s'enveloppèrent de leur manteau, les jeunes filles s'entourèrent de fourrures, les servantes ajustèrent leur pelisse, en s'armant des falots qui devaient éclairer notre route; ma grand'mère m'abrita sous sa mante, et me prenant par la main, nous ouvrîmes la marche.

C'était bien une nuit de Noël, triste, froide et glacée par le vent du nord. Les étoiles scintillaient sur le sombre azur du ciel, comme autant de points d'or se détachant d'une gaze noire. La neige durcie criait sous nos pas ou s'effondrait de temps à autre. Quelques retardataires isolés venaient se joindre à nous ou passaient rapidement en se perdant dans l'obscurité. Au loin, les feux des lanternes sourdes s'entrecroisaient, on eût dit des feux-follets sortant de terre et dansant une ronde fantastique. Le silence n'était interrompu que par de pauvres petits enfants réunis en bandes et chantant des Noëls de porte en porte pour implorer la charité.

La foule était grande aux abords de l'église; chacun voulait dans un semblable anniversaire avoir sa part de prières et de bénédictions. Dans l'intérieur, l'église resplendissait sous l'ardeur de ses lustres; de hauts chandeliers d'or étincelaient près du tabernacle; les colonnes disparaissaient sous leurs tentures de brocarts et de soie; partout des fleurs, partout grandeur, majesté, lumière et harmonie. Les prêtres, revêtus de leurs chasubles splendides, s'avançaient vers l'autel; et dans une chapelle, une humble crèche, symbole de douleurs, rappelait la naissance du Fils de Dieu fait homme dans la pauvre étable de Bethléem. Le sacrifice s'accomplissait; l'encens montant en spirales embaumées, comme un mystérieux emblème de la prière, se perdait dans la profondeur des nefs. L'orgue jetait ses larges et merveilleux accords à travers les voûtes ou mêlait sa voix aux voix suaves des choeurs de jeunes filles qui chantaient des Noëls d'allégresse. Certes c'était un coup d'oeil imposant, que ces fidèles ainsi prosternés au pied des autels y apportant leurs vanités déçues, leurs croyances trompées, leurs désespoirs et leurs misères! L'heure, le lieu, la sainteté de la cérémonie, ce mélange de pompe et de splendeur religieuse, avec le néant qu'elles enseignent, ces fronts courbés vers la terre par la main puissante du malheur ou de l'espérance, les humbles prières de ces âmes souffrantes venant implorer la merci de ce Dieu qui console, rendaient cette solennité sublime, et jamais fête plus auguste ne frappa mon imagination d'enfant.

La messe venait de finir, les derniers sons des orgues vibraient encore dans leurs tuyaux d'airain; l'air imprégné des senteurs de l'encens enveloppait de ses molles et chaudes vapeurs les fidèles, sortant en foule des portiques, distraits par les mille bruits de la sortie. Je regardai autour de moi. Près d'un pilier, à genoux, priait une petite fille à la figure angélique; ses vêtements attestaient la misère la plus profonde, et ses mains jointes, serrées avec ardeur, ses yeux noyés de larmes, sa bouche contractée par le chagrin annonçaient une violente douleur. Bientôt l'enfant se mit à sangloter en jetant des regards égarés autour d'elle, murmurant des mots que je ne pouvais entendre, en tordant ses petites mains délicates avec l'angoisse du désespoir. L'impression déchirante d'une semblable détresse agit vivement sur mon coeur. Mon aïeule venait de finir sa prière et se disposait à partir; d'un geste suppliant je lui montrai la pauvre affligée, et, l'entraînant avec moi, je la conduisis près de la petite fille en pleurs Ma grand'mère, toujours bienfaisante et bonne pour le malheureux, s'émut profondément à l'aspect de ce pauvre petit être isolé et en apparence sans appui. «Mon enfant, lui dit-elle, pourquoi pleurez-vous? qui vous donne tant de chagrin? Parlez! je puis vous aider, vous secourir.» La petite affligée tressaillit en entendant cette douce voix, et levant vers mon aïeule des yeux craintifs, dans lesquels brillait une lueur d'espoir. «Hélas! madame, répondit-elle, j'ai bien faim; puis j'ai froid, je n'ai pas d'asile, et j'ai tant de peur par une nuit si noire, que je prie le bon Dieu de m'appeler à lui dans son saint paradis. --Vous n'avez donc pas de mère, ma pauvre enfant? personne ne s'intéresse donc à vous?» Les pleurs de l'enfant redoublèrent, o Ma mère est morte, madame! Ceux qui m'avaient recueillie m'ont chassée hier disant qu'ils étaient trop pauvres pour me nourrir, et qu'un soir de la veillée de la Noël on m'assisterait si j'implorais la charité. Ah! madame, ne m'abandonnez pas! vous qui paraissez si bonne, ayez pitié de moi.--Chère grand'mère, lui dis-je alors spontanément, croyant faire plus d'impression sur un coeur charitable, tu m'as toujours dit qu'on fêtait Dieu dignement en secourant son semblable; eh bien! dans un si beau jour, ne me refuse pas tu m'as promis de belles étrennes, mais la plus belle étrenne pour moi serait de recueillir cette pauvre petite fille. Mon aïeule me souriait doucement d'un air charmé et attendri; elle releva la jeune affligée, la baisa au front, et, se tournant vers moi, elle ajouta: «Mon enfant! les pauvres sont nos frères, et nous devons partager avec eux. Comment veux-tu que je ne recueille pas ta protégée? et quand même le bienfait n'aurait pas en lui sa récompense en donnant à l'âme une suprême satisfaction, Jésus-Christ n'a-t-il pas dit: Quiconque donnera un verre d'eau en mon nom sera récompensé.» L'orpheline ravie baisa la main de ma grand'mère, et jetant un dernier regard plein de reconnaissance vers la crèche, elle dit tout bas: Noël! Noël! soyez béni!... et nous sortîmes de l'église.

Arrivés au logis, l'enfant eut encore sa part du gros souper. Une chambre bien chaude, un bon petit lit la reçurent. Pour moi, heureux et satisfait de ma journée, je m'endormis profondément. De beaux rêves bercèrent mon sommeil; de gracieuses jeunes filles, transfigurées comme des vierges, des anges aux ailes d'or, entr'ouvraient mes rideaux blancs, et m'envoyaient de célestes sourires et de douces paroles; et au milieu d'eux il me semblait voir le visage radieux de ma petite protégée qui répétait encore: Noël! Noël! soyez béni!....
Aurélius Zampa.



Un mobilier de police correctionnelle,
charade en action par Gavarni.

(Voir le dernier Numéro.)

Commerçante. Artiste peintre. Vingt-six ans et demi. Artiste coiffeur. Artiste dramatique et graveur sur bois.


Profils de Témoins.


Un Témoin à charge.

Un Témoin à décharge.

L'Avocat.--Or donc...

Profils de Témoins.

Profils de Témoins.


Autre banc de Témoins.


Commentaires et rafraîchissements sur le quai aux Fleurs.

Commentaires et rafraîchissements.--Pourquoi faire en République des Procureurs du Roi?


Épilogue.

Lecteur judicieux, il n'est pas que vous ne parcouriez quelquefois le récit de ces causes macaroniques dont les détails badins varient agréablement le fond un peu sombre des journaux consacrés aux matières de procédure. Vous aurez infailliblement alors reconnu au passage, dans cette galerie d'originaux que Gavarni vient de faire passer sous vos yeux, les personnages obligés, immuables de ces scènes populaires dans lesquelles la gravité du délit disparaît devant les incidents récréatifs ou grotesques. Ces procès, nous allions presque dire ces représentations, d'une physionomie allègre, qui empruntent tour à tour dans leur exposition la verve humoristique de l'homme du peuple, le langage métaphorique et si vivement imagé des joyeuses commères ou le babil précieux de la grisette, constituent de véritables tableaux de moeurs. Nous détestons le paradoxe et la contre-vérité. Nous déclarons de propos ferme qu'à notre jugement aucune comédie ne pourra jamais prototyper avec le même relief le caractère français.

Les esprits superficiels pourront seuls se méprendre sur la portée morale de l'oeuvre de Gavarni. La sottise, la présomption, l'impudence, tous les travers de l'esprit, le vice même, y sont bafoués et stigmatisés. Chacun des portraits de cette galerie individualise un ridicule. L'ensemble de cette étude réalise une conception comique d'un tour infiniment piquant.

Ce n'est pas tout, cette peinture charmante offre encore l'intérêt et le mouvement d'une narration attachante et bien faite. Peu de récits d'audiences fourniraient une pareille abondance de détails, un concours aussi grand de personnages, une diversité aussi tranchée d'attitudes, de costumes et de moeurs. On voit se mouvoir, on entend parler chacune de ces figures. Il est facile de suivre les débats sur ces pages en blanc où l'artiste a disposé ses acteurs, comme les pièces d'un échiquier dont la marche, quoique tracée d'avance, doit se prêter à toutes les combinaisons du joueur. On ne saurait imaginer, dans les conditions du vrai, du naturel, une action dans laquelle chacune de ces figures ne vienne s'encadrer d'elle-même; leur réunion résume en effet tous les éléments de la vie commune.

On pourrait proposer aux moins pénétrants de reconstituer dans son entier le récit que Gavarni a écrit sous une forme abrégée, mais d'une manière complète cependant, et ils n'omettraient à coup sûr aucun des faits, aucune des saillies, aucune des particularités caractéristiques de cette cause dont on sait le fond par les détails. Ce qui nous paraît une tâche facile pour les moins déliés ne saurait être qu'un jeu pour le lecteur de l'Illustration, lequel, selon notre estime, doit réunir au plus haut degré la perspicacité, un jugement prompt et sûr, un goût éclairé, une imagination fertile. Nous voulons l'essayer sous la forme d'un défi courtois.

Nous proposons en conséquence à ceux de nos lecteurs qui tiendraient à justifier la bonne opinion que nous avons conçue d'eux en général, un concours littéraire dont voici le programme:

Développer dans l'exposé d'une cause judiciaire, d'après le mode adopté par la Gazette des Tribunaux pour les comptes rendus de ce genre, les principaux caractères esquissés par l'artiste.

L'action devra comprendre les divers personnages du dessin, et autant que possible dans l'ordre qui leur est assigné dans la série.

Afin de soumettre à l'uniformité les pièces du concours, nous indiquerons ici quelques traits qui devront entrer dans la composition.--L'accusé a quarante ans; la partie civile en a soixante;--c'est, dit Chicaneau, le bel âge pour plaider.

On ne pourra, même par voie d'allusion, s'écarter du respect dû à la magistrature; mais il n'est pas défendu de s'égayer aux dépens des avocats, de ceux dont l'éloquence contribue sûrement à faire condamner un client débonnaire, mais aussi trop confiant.

Les développements fournis par les témoins devront être renfermés dans le cercle des convenances, quoique pris dans la nature même du personnage et dans la vérité.

Telles sont les clauses générales du concours. Nous n'avons rien à prescrire quant au genre d'esprit qu'il conviendra de faire entrer dans cette esquisse de moeurs judiciaires. Nous dirons seulement qu'il ne saurait être ni bas, ni même grossièrement trivial, mais seulement populaire dans la bonne acception de ce mot.

L'Illustration prend l'engagement d'insérer dans ses colonnes l'esquisse qui lui paraîtra réunir la plus grande somme de mérites, après un examen impartial. Aucun de nos rédacteurs habituels ne sera admis à concourir.

Les auteurs pourront garder l'anonyme, à condition de se renfermer dans les dispositions de la loi, qui prescrit la signature pour les écrits publics, en même temps qu'elle laisse circuler dans le monde une foule de produits sophistiqués, frauduleux, nuisibles même, sans l'étiquette du marchand.

Enfin nous offrons, moins comme une prime d'encouragement que comme un témoignage de notre estime et de notre reconnaissance, un abonnement gratuit d'une année au journal l'Illustration, au compétiteur heureux dont le travail sera agréé par notre conseil de rédaction.

Nous convions à ce concours tous les hommes d'imagination qui nous font l'honneur de nous lire. Il ne faudrait pas qu'une fausse honte ou qu'une idée dédaigneuse de l'importance même du sujet proposé arrêtassent les esprits timides ou présomptueux: bien des académies ont plus d'une fois proposé des sujets de concours qui, avec des apparences de gravité, étaient au fond moins sérieux que le nôtre. On ne devra pas perdre de vue d'ailleurs que nous avons assigné au travail que nous attendons, toute l'importance d'une oeuvre comique bien faite.

--Quoi! dirent les stoïques avec hauteur, nous ririons et nous ferions rire!--Eh! messieurs, ne riez point, s'il vous plaît, ou riez avec gravité,--comme les Espagnols,--si vous le savez. Mais, de grâce, laissez-nous rire, nous qui tenons, avec un moraliste ingénieux, que la plus perdue de toutes les journées est celle où l'on n'a pas ri.
Paulin



Lettres sur la France.

DE PARIS À NANTES.

A Monsieur le Directeur de l'Illustration.

VIII.

DE SAUMUR A ANGERS.--ANGERS.--D'ANGERS A NANTES.

Le pittoresque ici subit un temps d'arrêt: guérets entrecoupés de vignobles en haies et plantés d'arbres fruitiers, rappelant la triple culture de la splendide vallée du Graisivaudan; pays égal, fertile sans exubérance, monotone comme la médiocrité heureuse. A demi-kilomètre, la Loire, qu'on ne voit pas, coule presque tarie ou tout impétueuse entre saules et peupliers. Nul incident digne de remarque. A la seconde station seulement, l'un des conducteurs du train, ouvrant notre wagon, y pousse avec efforts une grosse dame de campagne tout effarée et haletante, qui, à peine le convoi en marche, se prend à pousser des cris de désespoir et supplie, mais assez en vain, comme on peut le croire, la locomotive d'arrêter. Voyant que la machine demeure sourde à ses interpellations déchirantes, elle fait mine, mais tout de bon, de se jeter par la portière. Heureusement la taille de la dame s'opposait à l'exécution de ce furieux projet!

--Hélas! c'est fait de moi, dit-elle en retombant anéantie sur son siège. Mes bons messieurs, je suis une femme perdue! Et mes enfants, les pauvres petits innocents, que vont-ils devenir?

Habitante de ces contrées passablement primitives, où la hennissante machine est encore un objet d'effroi, la pauvre femme faisait son premier début dans ces chars traînés par le monstre aux poumons de fer, aux naseaux de feu. Elle avait, avant de risquer cette effroyable aventure, rassemblé la dose de courage et de résignation dont elle était capable; mais la provision, probablement petite, s'en était trouvée épuisée juste au moment de l'entreprise.

Nous fîmes de notre mieux pour calmer la douleur et assourdir les cris perçants de cette Niobé trop plaintive, dont l'idée fixe était de conserver une mère à sa lignée villageoise, et crûmes y parvenir en lui faisant entendre, nous et les autres voyageurs, que si elle périssait, chose encore douteuse, nous nous cotiserions pour prendre à l'envi soin de son orpheline famille, ainsi que notre coeur touché et nos tympans endoloris nous en imposaient le devoir. Mais la bonne femme, interrompant ses cris aigus, ne laissa pas de déployer un certain sons en nous faisant observer que, si elle sautait ou si le wagon prenait feu, nous serions immanquablement broyés on grillés avec elle. La remarque était juste, et cette perspective, sans rassurer la bonne femme, parut la consoler un peu. A quelque Chose le malheur est toujours bon--celui d'autrui. Cette tendre mère villageoise savait d'intuition son Larochefoucauld. Elle nous laissa achever presque en paix notre court voyage, au terme duquel nous eûmes tous la satisfaction, et elle la surprise, de nous sentir en assez bon état de conservation, nul d'entre nous, à ce qu'il nous sembla du moins, ne formant plus d'un seul morceau.

ANGERS.

Quand on aborde de ce côté la capitale de l'Anjou, le premier monument qui frappe les regarda, c'est le château immense, énorme, menaçant, flanqué à ras de quinze ou vingt tours formidables, que si quelqu'un regrette, au point de vue de l'art, la ruine de la Bastille, qu'il se console: il la retrouvera intacte, magnifique d'horreur et démesurément agrandie aux bords de la Maine. Ce gracieux castel, joliment décoré par le haut d'un cordon losangé de tuffeau et de schiste, et damassé noir et blanc, (disposition fréquente dans les constructions du treizième au seizième siècle), fut, dit je ne sais quel mémoire archéologique sur Angers, bâti par saint Louis. Il faut lire sans doute: «Sous saint Louis.» j'en demande pardon à l'érudition angevine. Les ducs d'Anjou, les héritiers des Plantagenet, étaient de hauts et puissants sires, et ils n'étaient point gens à céder à quiconque, fût-ce au roi de France, l'honneur et le plaisir de se bâtir, de ces forteresses inexpugnables, avec casemates, oubliettes et cachots de toutes les sortes, où le despotisme local devait avant tout s'assurer d'un point d'appui inéluctable contre sujets et suzerain. Mais quel qu'en soit l'architecte, ce sombre monument n'en demeure pas moins l'un des morceaux les plus parfaits, l'un des types les plus puissants de cet art féodal et carré par la base, où tout est combiné pour la force, ou rien n'est sacrifié au stérile et illusoire plaisir des yeux. Mais la force seule, parvenue à ce luxe de perfection, d'exubérance et de brutalité, devient une beauté réelle, et les prodigieux cubes de maçonnerie féodale édifiés par nos pères, dans leur sauvagerie grandiose, méritent une place dans l'histoire, au même titre pittoresque et poétique que les monuments égyptiens et les torses de Michel-Ange. Ce caractère n'est nulle part empreint plus fortement, ni si fortement peut-être que dans ce château angevin, le mieux conservé et le plus surprenant dont la carrure et les assises, enracinées dans les entrailles de la terre, aient résisté à huit siècles de jacqueries, de luttes de suzerain à vassal, de discordes religieuses, de guerres civiles, de révolutions sociales et politiques, enfin d'invasions ennemies.

Angers est une ville noire comme Lyon, Birmingham et Saint-Étienne. Ce ne sont point pourtant les vapeurs de la houille qui en obscurcissent l'atmosphère et lui donnent cette teinte enfumée, mais bien les schistes et l'ardoise dont elle est bâtie et qu'elle puise en abondance, à ses portes mêmes, dans des carrières séculièrement exploitées, l'une de ses richesses. Elle abonde pourtant en vieilles maisons contemporaines du château, vergetées, chevronnées de solives noirâtres, à toits pointus et à auvents, comme celles du Rouen gothique ou du quartier juif à Francfort. Toute pleine des témoignages irrécusables du passé, et du passé le plus lointain, mais irrégulière, montueuse, entortillée, et renfrognée, mal gracieuse autant que possible, elle intéresse sans nul doute, mais réjouit peu le voyageur. Il semble en la voyant avec sa couche d'encre, son fouillis de ruelles, de masures, d'impasses, le tout d'un grand caractère, je l'avoue, et fort propre à faire une décoration d'opéra, que ce soit une ville triste, ascétique et d'humeur foncée comme ses toits et ses murailles. Bien loin de là, et l'on n'apprend pas sans surprise qu'Angers est au contraire une ville de plaisirs, d'émotions fiévreuses et de fort beaux esprits, aimant, outre les joies des arts et les délicatesses littéraires, la haute chère, le luxe, les folles nuits de bal et tous les genres d'élégance. Il paraît que le roi René, avec son corps qui repose sans tombeau sous les voûtes de la belle église Saint-Maurice, aux deux flèches si audacieuses et si sveltes, a légué à ses chers concitoyens d'Anjou une assez notable, parcelle de l'âme de trouvère et du joyeux esprit qui l'animaient de son vivant. Une demi-douzaine de fort grandes dames et autant d'opulents et jeunes ménestrels donnent le ton et ne soutirent pas que les gais codes du plus grand des chorégraphes et des musiciens couronnés subissent le cruel affront de tomber en désuétude dans les anciennes possessions de ce roi maître de ballets, plus philosophe à lui tout seul que Frédéric II, Joseph 11, avec la grande Catherine. On raconte même, sous le manteau, de ces exploits d'hiver que l'on ne peut redire, de ces Nouvelles nouvelles qui font songer aux temps gracieux ou Boccace était mis en action, de ces prouesses qui sentent de fort près leur vieux Louvre ou leur hôtel de Nesles, moins le côté tragique; et de celles qui faisaient dire au capitaine Buridan, de ce ton élégiaque, et de cette voix du nez que lui prêtait M. Bocage: «Que voulez-vous, ce sont de grandes dames!»

Enfin, s'il faut en croire nos auteurs, la ville noire est une Chypre, une Capoue et une Venise. Je ne l'eusse pas deviné.

Il y a à Angers un musée remarquable: toutes les écoles y sont représentées par des toiles plus ou moins authentiques, et un livret, chef-d'oeuvre de rédaction, non-seulement en dresse la longue nomenclature, mais accompagne chaque page de commentaires explicatifs et de réflexions ingénieuses à l'usage des gens de lourde intelligence et d'esthétique médiocre. Voici un joli petit spécimen que je prends au hasard, page 31, de ces arguments bénévoles et pittoresques: «Denney (François).--Betzabé au bain.--Betzabé, femme d'Urie, étant au bain, fut aperçue par David. Ce prince fut si touché de sa beauté qu'il la fit venir dans son palais et en abusa. (O David! Heureusement la phrase abuse de la langue et ne dit pas précisément de quoi vous avez abusé!)

Je poursuis:--«Tandis que Betzabé sort du bain avec l'aide d'une de ses femmes (équivalent timide mis ici à la place d'un texte par trop biblique), David du haut de son palais l'aperçoit et paraît la considérer avec plaisir.» O David, voici un paraît et un plaisir qui vous condamnent! Nous pouvions douter avant le texte, car cette vénérable physionomie de roi de pique qu'en effet j'aperçois au haut d'un balcon ne nous révèle aucunement le plaisir que vous paraissez (à ce qu'il paraît) éprouver, et dans notre ignorance profonde de la légende de Betzabé et d'Urie, nous n'eussions jamais pénétré le dessous de carte, sans le perfide commentaire qui nous découvre les noirceurs d'une figure mieux faite pour les ardeurs du whist que pour les fièvres de l'amour.

Autre David.--Le principal attrait de ce musée est la galerie David (d'Angers), tout entière formée des oeuvres et par les dons du grand et généreux artiste. Son oeuvre sculpturale est là presque complète avec les médailles où son infatigable et démocratique burin a décerné la gloire et l'immortalité à tant de fronts plébéiens. Peut-être (noble excès du reste) pourrait-on lui reprocher de n'être pas assez ménager de ses auréoles et d'en amoindrir le prix par trop d'universalité et de munificence. En effet, la numismatique de l'avenir n'apprendra pas sans admiration, par les bronzes du grand statuaire angevin, que notre époque, unique dans les siècles, compte déjà à cette heure quatre cent et tant de grands hommes. Je n'en veux point citer, de peur que l'opinion du présent nuise à certains auprès de la postérité, ce dont je serais réellement désolé pour eux et pour elle. Ne faisons donc point les dégoûtés et, prenant en bloc le panthéon de M. David, félicitons la ville d'Angers et de posséder cette riche collection d'illustres profils, et de compter parmi ses citoyens l'artiste éminent qui portera leurs traits, idéalisés comme leur gloire, aux générations futures.

La partie archéologique du musée renferme des spécimens fort curieux et tout récemment découverts de sépultures gallo-romaines des cinquième et sixième siècles. Ce sont des cercueils en plomb renfermant, avec un grand nombre d'ustensiles ou menus bijoux propres à jeter un grand jour sur les usages de nos ancêtres, des squelettes dont la plupart sont tombés en poussière au contact de l'air ou à la moindre pression, mais dont quelques-uns cependant ont subsisté, bien qu'à l'état de gypse impondérable qui semble prêt à se vaporiser au premier souffle. Rien ne fait mieux sentir que ce plâtras humain le peu qu'est l'homme et la fragile contexture de son enveloppe terrestre. Les momies ne sont que hideuses: c'est la coquetterie de la dissolution et l'hypocrisie de la tombe. La cendre et les fragments d'os à demi brûlés rappellent désagréablement la rôtissoire culinaire. Je donne de beaucoup--puisqu'il faut opter et que l'on ne peut s'en dédire,--la préférence au procédé gallo-romain, qui laisse la mort accomplir d'elle-même, à son gré, son oeuvre éternelle et lente de destruction.

Toutes ces collections diverses, dont l'ensemble ferait honneur à plus d'une grande cité, sont pittoresquement abritées sous les voûtes mi-renaissance, mi-gothiques d'un vaste et beau manoir seigneurial, désigné sons le nom de logis Barrau. Ce splendide logis, qui a appartenu à la triste mère de Louis XIII rappelle un souvenir Historique peu édifiant, celui de la bataille que la mère et le fils faillirent se livrer à quelques pas de là, à la journée du Pont-de-Cé, et qui se dénoua heureusement par une réconciliation éphémère entre les deux générations belligérantes. Louis XIII, qui plus tard en appela, eut un bon mouvement dans cette occurrence. Il fit sa soumission à sa mère, l'embrassa, et l'on vint souper en grande liesse à ce même Logis Barrau que je vous décrirais plus en détail si l'heure de deux, venant à sonner tout à coup, ne me rappelait aux bords de la Maine, où déjà fume et s'ébranle le pyroscaphe de bas-bord qui va nous conduire à Nantes.

D'ANGERS À NANTES.

La Maine, qui s'est grossie de la Mayence et de plusieurs autres affluents moindres, a pris, lorsqu'elle arrive à Angers, où elle n'est qu'à peu du kilomètres de son embouchure, un large développement, et elle ne le cède guère, avant de se confondre dans la Loire, à ce grand fleuve comme ampleur et écart entre ses deux rives. Le petit steamboat qui nous porte, effilé comme une sardine, calculé pour voguer sur toutes les basses eaux, et sans eau, s'il en est besoin, range tout d'abord en partant les sinistres débris du pont de la Basse-Chaine, dont les deux culées seules sont demeurées debout, supportant encore quelques restes d'amarres et de crampons de fer. Loin de nous la pensée de revenir sur la lugubre catastrophe du printemps dernier ni d'en faire remonter à qui que ce soit la responsabilité accablante; mais il faut du moins reconnaître que ce fut une étrange fatalité que celle qui fit choisir ce fragile tablier pour passage d'une pesante troupe armée, dans un ville où deux ponts de pierre, dont l'un tout neuf et magnifique, offraient au malheureux bataillon du 11e une voie si sûre et un transit si naturel à deux ou trois cents pas de là. Il faudrait ou se hâter de reconstruire ce pont de funeste mémoire, ou en faire disparaître jusqu'aux derniers vestiges; car c'est non seulement un deuil national, mais un ferment d'acrimonie que perpétuent ces lamentables débris.

Après une heure ou deux de navigation, près du joli village de la Poissonnière, la Maine se jette dans la Loire. A dater de ce point, le fleuve, pour ainsi dire, n'est plus qu'un archipel tout panaché d'Ilots verdoyants: leurs têtes superbes, leurs inextricables saulées déteignent sur le fleuve rétréci dont les bras, cessant de réfléchir la lumière blanche du ciel, semblent couler sur un lit d'algues, de goémon et de pourpier sombre. Parfois, élargissant ses sinus, il nous montre des rives toutes chargées des mêmes frondaisons, des mêmes teintes de sinople. L'aspect en est riant, mais monotone: il donne ce que j'appelle un étourdissement de verdure. Tant de peupliers et de saules repose l'oeil d'abord et le sature ensuite. On rend plus de justice, après cinq heures de cette interminable feuillée, au ruisseau de la rue du Bac. On finirait par le regretter tout de bon si un petit coteau, une vieille tour, les ruines de quelque donjon féodal, un pont suspendu, un village qui semble toujours à la veille ou au lendemain du déluge, ne venaient de temps en temps rompre cette végétation curviligne. Voici Chalonnes et Champtocé, où l'on voit encore les débris du château de ce fameux Gilles de Retz, de ce terrible barbe-bleue qui enlevait les petits enfants des deux sexes pour les faire servir à Dieu seul, et ses malheureuses victimes peuvent savoir quels diaboliques et alchimiques sortilèges Plus loin, Montjean et Ingrande, la dernière commune de l'Anjou; Saint-Florent, dont le nom, célèbre dans les fastes de l'insurrection vendéenne, rappelle le beau trait du marquis de Bonchamps qui, blessé à mort, donna ordre d'épargner les quatre mille bleus que les blancs allaient mitrailler après la bataille de Chollet. Aussi est-ce un républicain, M. David d'Angers, qui lui a érigé la statue, juste prix de son humanité, qu'on voit à Saint-Florent, et où l'artiste l'a représenté sur un brancard, se soulevant avec effort pour adresser aux siens sa noble et suprême parole. Après Ancenis, dont je n'ai rien à dire, Champtoceaux Castrum celsum, remarquable par les grandes ruines d'un château fort qui joua un certain rôle dans les guerres du douzième au quatorzième siècle, et obtint notamment l'honneur d'être pris successivement par Henri II (Plantagenet) et par saint Louis.

C'est à peu près en cet endroit que, si j'ai bonne souvenance, le fleuve, s'élargissant tout à coup, déchirant son immuable rideau d'arbres, développe ses deux grands bras autour d'une île colossale et nous laisse voir, du milieu de cette espèce de rond-point, une admirable plaine que termine à droite, et tout au bout de l'horizon, une roche abrupte et sauvage. Sur cette base granitique s'élève jusqu'au ciel une croix gigantesque. A ce monument singulier, sur lequel se pressaient déjà dans notre tête mille hypothèses légendaires, se rattache en effet une petite histoire assez étrange, mais toute neuve; elle est d'hier. La voici, telle que nous l'a contée sur le pont, en fumant sa pipe à l'arrière, un vieux marinier qui tient le gouvernail sur notre inexplosible boat:

«Il y a quelques mois, me dit-il, que mourut un gentilhomme de ce pays, nommé M. de L...... Il laissait de grands biens à partager entre cinq fils. Il y avait assez de terres pour les mettre tous à leur aise; mais il n'y avait qu'un château, malheureusement; il est là-bas derrière les arbres; vous ne pouvez le voir d'ici. L'un des fils s'était mis en tête de garder pour lui le château: il le voulait absolument: mais comment faire, puisqu'il fallait tirer les lots au sort. Alors, il eut l'idée de promettre au bon Dieu que, si le château lui tombait, il élèverait là, sur cette roche, la plus grande croix que l'on ait vue en mémoire de son père. Bien lui en prit, car, peu après, on en est venu au tirage et le château lui en est resté. Alors, on dit qu'il oublia quelque temps de remplir son voeu; c'était sans doute le trop d'aise qui lui brouillait la recordance. Mais sa mère, une sainte femme, lui ayant rappelé sa promesse au bon Dieu en l'honneur de son défunt père, il faut lui rendre cette justice qu'il s'est tout de suite exécuté. Dès le lendemain, il a fait venir les charpentiers, les serruriers, les manoeuvres, leur a montré l'endroit; ils ont travaillé fort, et voilà dimanche, trois semaines que la grande croix est sur ses pieds. Ça lui coûte bon! à ce qu'on dit; mais il n'a fait que ce qu'il doit. Quand on promet, il faut tenir.»

Ce singulier récit me remet en mémoire ces quatre vers de l'Étourdi:

Lélia--et l'action lui sera salutaire.

D'un bel enterrement veut régaler son père,

Afin de consoler le défunt de son sort,

Par tout ce grand honneur que l'on fait à sa mort.

Il est vrai qu'il s'agissait moins ici de consoler le défunt que le survivant. Mais il n'importe: contrairement à l'adage des casuistes, le moyen justifie la fin dans ce cas plus qu'excentrique. Le fils a son château, le défunt a gagné une croix à la loterie, et il a cela de commun avec bon nombre de vivants.

Telle est l'habileté des mariniers de Loire que, malgré les difficultés dont la navigation de cette rivière est hérissée, ils la parcourent dans tous les temps et à toute heure. De menus branchages jalonnant la route liquide indiquent les sables mouvants et les bas fonds à éviter. La nuit, une succession de phares s'allume au flanc des Iles ou sur les berges de la rive, et projette une lueur mystérieuse sur l'eau noire où glisse notre pyroscaphe. C'est après plusieurs heures de cette navigation clair-obscure que notre nef Argo au ténébreux panache nous dépose dans l'un des nombreux canaux ou bras de fleuve de la Venise armoricaine, contre le Port-Maillard, entre le château de Nantes, d'où s'évada si bien le cardinal de Retz, et la place du Bouffay, où, moins heureux que lui, son ancêtre le maréchal (le Barbe-Bleue déjà nommé) avait très justement payé de sa tête, deux siècles avant, ses folies furieuses, son amour de massacre et sa monomanie infanticide.
Félix Mornand..



Chronique musicale.

A Dieu ne plaise que nous finissions l'année en gardant le moindre poids sur notre conscience de chroniqueur. Nous nous hâtons donc de donner acte à M. Saint-Léon de la lettre qu'il nous a adressée ces jours derniers, lettre conçue d'ailleurs en termes très convenables et fort-obligeants pour nous. D'après sa réclamation, il paraît que dans la distribution d'éloges que nous avons faite à propos de la première représentation de l'Enfant prodigue, nous n'avons pas assez nettement séparé la part de l'auteur des divertissements, de celle qui revenait à l'auteur de la mise en scène. Que nos lecteurs le sachent donc bien: les deux marches du second acte, le levée du rideau et la bacchanale du troisième acte, le tableau de l'apothéose, ont été réglés par M. Saint-Léon. Cela n'enlève rien d'ailleurs aux éloges que nous avons donnés à M. Leroy pour tout le reste de l'ouvrage, qui a été mis en scène par lui. Mais, ainsi que nous l'avons dit il y a quinze jours, tout cela, si brillant qu'il soit, n'est qu'accessoire à nos yeux; le principal, c'est la partition. L'oeuvre nouvelle de M. Auber gagne beaucoup à être entendue; on s'étonne, à mesure qu'on la connaît davantage, que tous les ravissants détails qu'elle renferme ne nous aient pas frappé tout d'abord. Le titre biblique de la pièce fait sans doute que bon nombre d'auditeurs pensent, involontairement peut-être, à la musique de Joseph, de Méhul, ou à celle de Moïse, de Rossini, et semblent tout surpris que la musique de l'Enfant prodigue de M. Auber diffère complètement et de l'une et de l'autre. Le contraire serait en effet surprenant. Nous savons quelqu'un qui ne se plaindra pas, lui, que M, Auber, en écrivant la partition de l'Enfant prodigue, ait fait de la musique sui generis: c'est l'éditeur. On n'a, pour s'en convaincre, qu'à consulter le catalogue des vingt et un morceaux détaches de la partition, de plus, et particulièrement, celui des dix airs de ballet: il y a là de quoi défrayer pendant longtemps les amateurs de chant et de danse. Le nouvel ouvrage de M. Auber est édité chez Brandus et compagnie. Sous cette raison sociale se trouvent aujourd'hui réunies deux maisons de commerce de musique les plus importantes de Paris, la maison Schlesinger et la maison Troupenas; c'est-à-dire que tous les ouvrages que Rossini a écrits pour la scène française, ceux de M. Meyerbeer, de M. Auber, de M. Halévy, etc., font partie du même fonds. Ce fait, quoique plus spécialement commercial, nous a paru mériter d'être cité dans une Chronique musicale.

Avant que la dernière heure de l'année 1850 ne sonne, nous avons quelques comptes à régler. Voici d'abord un album de piano contenant six études de genre: deux rêveries, deux romances et deux chansons sans paroles; l'auteur est M. Félix Godefroid. Ces divers morceaux sont écrits pour le piano, de manière à faire supposer qu'il existe deux Félix Godefroid, l'un excellent pianiste, l'autre le premier harpiste du monde; les deux cependant ne font qu'un. Le double talent de M. F. Godefroid s'est produit dans tout son éclat, il y a peu de jours, dans une soirée chez M. Marmontel, l'habile professeur du Conservatoire; là, après que madame Massart, MM. Goria et J. Cohen eurent fait applaudir les charmantes éludes que SI. K. Godefroid a réunies dans son album de piano, M. F. Godefroid est venu lui-même recueillir de ces applaudissements enthousiastes qu'il est toujours sur d'exciter, lorsqu'il tire de sa harpe vraiment merveilleuse de ces effets dont il paraît avoir seul le secret. Cet éminent artiste nous fournira, nous l'espérons, plus d'une occasion de reparler de lui cet hiver.

L'album de chant de madame Victoria Arago est cette année-ci, comme les années précédentes, édité avec un luxe de lithographies, de gravures et d'impression tout particulier. Les dessins sont tous de M. Aumont, et font beaucoup d'honneur au talent de cet artiste. Quant à la musique, elle a les qualités essentielles du genre, c'est-à-dire la grâce et la facilité mélodiques; nous ne critiquerions à la rigueur, si toutefois la critique doit se montrer rigoureuse à propos d'albums de chant, et surtout à propos de l'album de chant composé par une femme, nous ne critiquerions, disons-nous, que quelques modulations ambitieuses, à la suite desquelles madame V. Arago ne revient pas toujours dans le ton principal avec tout le bonheur que nous lui souhaitons. Puisque madame V. Arago veut bien soumettre son nouveau recueil à notre jugement, nous lui dirons que les compositeurs de romances françaises qui ont eu le plus de popularité, même dans les pays où l'on aime de préférence la musique très-travaillée, sont ceux qui ont su trouver de très-jolies et très-simples mélodies sans s'éloigner, ou que fort peu, de la tonique et de la dominante. Nous pensons qu'elle a tout ce qu'il faut pour marcher avec succès sur leurs traces.

Une matinée musicale, donnée jeudi de la semaine dernière dans la jolie salle Sax, a été consacrée à l'audition des romances, chansons, chansonnettes, ballades et fabliaux de l'album de M. A. Ropicquet, l'un des violonistes de l'orchestre de l'Opéra. Tous ces petits drames ou comédies en plusieurs couplets ont été trouvés charmants. Les morceaux qui ont été le plus applaudis sont ceux intitulés l'Ame du Ménétrier, chanté par mademoiselle Grimm, avec accompagnement obligé de violon, exécuté par l'auteur de l'album; Fleur des amours, dit par M. Cailloué, excellent baryton; les Clochettes, amusante bluette, rendue plus amusante encore par la manière dont l'interprète M. Sainte-Foy; enfin la Musette enchantée, mélodie écossaise délicieusement chantée par M. Roger, et aussi délicieusement accompagnée sur le hautbois par M. Verroust.

Mais décidément les albums de danse livrent une rude concurrence aux albums de chant. Après les schottischs, les mazurkas, les polkas et les valses de l'album de M. Pasdeloup, dont nous avons parlé la semaine dernière, voici les valses, les polkas, les mazurkas et les schottischs de l'album-Strauss, qui réclament une mention dans notre chronique de fin d'année; mention que nous leur accordons avec plaisir, car elles la méritent complètement. En outre les dédicaces de ce dernier album sont traduites de telle sorte par le crayon de M. Langlade, qu'elles en font autant un agréable armorial qu'un recueil d'airs de danse.

Que M. Chevillart nous pardonne, lui, l'artiste sérieux, de placer ici quelques lignes d'éloges sur les six mélodies qu'il a composées pour le violoncelle et que nous venons de relire en ce moment afin de faire diversion à ce qui précède; car enfin nous pourrions dire, comme le petit Antonio de Grétry: La danse n'est pas ce que j'aime. On trouve dans ces mélodies instrumentales des pensées musicales pleines de distinction et d'une expression pénétrante; elles sont écrites dans un style vraiment élevé, qui satisfait autant l'intelligence que le coeur. Pour peu que l'exécutant en comprenne le sens et sache le rendre, ces chants, tour à tour rêveurs, expansifs, religieux, mélancoliques n'ont pas besoin de paroles qui en indiquent la signification positive; ils disent bien plus par eux-mêmes et vont bien plus droit au fond de l'âme que ne saurait faire aucun langage humain. Au fait, l'époque des étrennes nous fait faire cette réflexion, que, pour un amateur de violoncelle, on n'en saurait guère trouver de plus attrayantes que les six mélodies de M. Chevillart. Nos lecteurs voudront bien sans doute prendre cette idée telle qu'elle nous vient: honni soit qui mal y pense.

Voici encore deux ravissants morceaux pour piano, Calabraise et Ballade, mélodies caractéristiques, dues à la plume d'un de nos artistes les plus estimés à la fois comme virtuose et comme compositeur, M. Rosechain, dont le nom seul vaut le meilleur éloge. Nous avons été si charmé de lire ces deux morceaux, après avoir eu tant de plaisir à les en--tendre, que nous n'avons pu résister à la tentation d'en dire quelques mots.

Il y a restauration et restauration; celle dont nous avons à parler avant de terminer aujourd'hui notre chronique est la restauration d'un Amati, faite, dit-on, avec le plus grand succès par M. Bianchi, luthier italien depuis quelque temps à Paris. Cet instrument, qui peut-être date du temps de Charles IX, et qui appartient à M. O'Brien, officier de la marine anglaise, était dans le plus mauvais état; en passant par les mains de M. Bianchi, on nous assure qu'il a retrouvé l'aspect et toutes les qualités de sa jeunesse. Certes, si une telle restauration n'est pas de nature à ébranler le concert européen, elle n'en est pas moins très-digne d'être inscrite dans les annales musicales de l'année 1850.
Georges Bousquet.



Souvenir d'un Voyage au Tennessee.

(AMERIQUE DU NORD).

Six gravures d'après les dessins de MM. Faure Beaulieu.

15 octobre 1850, sur l'Ohio.

Des intérêts de famille et d'avenir m'appelaient, au mois d'août dernier, dans le Tennessee, États-Unis d'Amérique. Cette partie de l'Union a été élevée au rang glorieux d'État en 1796; il touche à la Virginie d'un côté et à l'est: par l'ouest, le nord et le sud, il est enveloppé par les États du Missouri, de l'Arkansas, du Mississipi, de l'Alabama et du Kentuky. Dans l'ordre géographique, comme dans l'ordre moral, il tient une place intermédiaire; c'est un des anneaux de la grande chaîne qui doit relier le littoral oriental déjà vieux en civilisation à ce vaste espace qui s'étend du Mississipi à l'Océan-Pacifique et qu'occupent encore le désert et la vie sauvage. Le Tennessee est un pays de montagnes, c'est l'Auvergne ou bien encore le Limousin par ses mamelons, par ses ravins, ses torrents impétueux, ses vallées fécondes et ses pentes adoucies. Il a aussi ses profonds abîmes; seulement ici le vertige n'est pas à craindre, car ils sont cachés par la forêt vierge et sombre qui se déploie sous le regard enchanté. Nulle part le squelette géologique avec ses anfractuosités et ses déchirures n'apparaît dans le Tennessee; la végétation, l'ordre, la variété, la vie organisée sont partout et sous toutes les formes. Sa population clairsemée présente dans ses habitudes, ses coutumes, ses moeurs en général, un caractère tout particulier, une physionomie originale. Son gouvernement est simple et fort comme sa nature. Un gouverneur, une chambre des représentants, un sénat nommés par le peuple; des agents, produit aussi de l'élection et dont l'intervention ne se fait voir et sentir que par la sécurité la plus complète dont on y jouit; tel est l'état du Tennessee, entré dans la grande famille américaine avec 60,000 citoyens, et qui offre aujourd'hui une population de plus d'un million d'âmes. La douceur de son climat, la richesse de ses vallées, la facilité d'y vivre, d'assurer et d'agrandir l'avenir par le travail y ont appelé plusieurs familles françaises. J ai donc pensé qu'il pouvait y avoir quelque utilité à faire connaître un de ces États de l'Union nés d'hier, que les touristes visitent peu parce qu'il n'y a que de la poésie à y faire dans ses sites, ses oiseaux, ses fleurs et les hommes rudes et fiers de ses montagnes. Je cède bien aussi un peu, il faut le confesser, à cette manie de l'époque qui pousse tout voyageur à écrire ses impressions de voyage. Mais un travers général cesse par cela même d'être un travers, et je me le donne sans trop d'efforts pour ma modestie.

Deux grandes lignes, à travers l'espace océanique, conduisent d'Europe dans l'Amérique du Nord; deux vastes ports, à ses deux extrémités opposées, New-York et New-Orléans, reçoivent dans leurs larges bassins, tous les jours et à toute époque de l'année, choses et hommes, marchandises et idées, négociants et touristes partis de l'ancien monde. Des fleuves qui sont des bras de mer vous transportent par l'un et l'autre port au centre de ce vaste continent; et s'il était donné au voyageur un peu de cette capacité somnolente de la Belle au bois dormant, il pourrait se réveiller, quinze jours après son départ des côtes de France, dans les forêts du Tennessee ou les plaines du Missouri sans autre dérangement que le passage d'un bateau sur un autre bateau à vapeur qui vous mène directement à votre destination.

On a beaucoup écrit sur l'Amérique, ses institutions, son commerce, ses industries; on a décrit les grandes villes de l'Union. Que sait-on des moeurs du centre et de l'ouest? Qu'a-t-on dit des populations de la campagne? Les États du Tennessee, de l'Alabama, du Mississipi sont d'hier. Que savait-on, il y a un siècle, des moeurs, des coutumes de la Bretagne et de l'Auvergne? Nasheville est la capitale du Tennessee; c'est une ville de salon, de littérature, de loisir; ce serait la cité aristocratique de l'ouest, si ce mot ne jurait de se trouver accolé à celui de démocratie, le seul admis dans la langue américaine. Quand de cette ville vous étendez vos excursions vers le sud-ouest et dans les divers comtés de cette partie de l'État, vous vous trouvez bientôt dans des déserts de forêts vierges et dans les montagnes du Cumberland, derniers rameaux des Alleghanys. Dans cette direction, la contrée est boursouflée, mamelonnée et présenterait la configuration, l'aspect de l'Auvergne, si l'Auvergne avait encore ses forêts. Que dut éprouver, aux premiers jours de son arrivée, l'homme qui, d'un point élevé, put étendre son regard sur ce désert de feuilles agitées et bruissantes, sur cette solitude solennelle et majestueuse? Qu'a-t-il fait de ces géants aux racines profondes et aux cimes élancées? Quel parti a-t-il tiré de ces sombres vallées, de ces plaines ondulées, de ces torrents envahisseurs, de ces fleuves qui marchent? Il y a à peine un demi-siècle, les Indiens chassaient dans ces lieux, dormaient sous l'ombrage des grands arbres et s'entre-detruisaient dans ces solitudes qu'ils ont laissées dans toute leur beauté sauvage. Un vieux soldat américain me disait être venu, il y a cinquante ans, dans le Tennessee sous le commandement du général Jackson pour en chasser les Indiens, qui, prenant les canons pour des troncs d'arbres, se jetaient sur les pièces et reculaient mitraillés par la terrible industrie du canon européen. Que sont devenues toutes ces richesses de la nature, éparses et confuses, sous l'action énergique de la race anglo-saxonne? Les forêts ont été défrichées, les torrents disciplinés, les vallons se sont ouverts sous la hache; les vallées ont été échauffées et éclairées par les rayons du soleil, les mamelons ont vu sur leurs douces pentes se dresser des habitations, les montagnes ont servi de pâturages aux bestiaux. J'ai parcouru les vallées de Tom's creek, de Round's creek qui débouchent dans le fleuve du Tennessee: ce sont des vallées de Tempé, et là où régnait le silence des solitudes, il y a peu d'années encore, j'ai entendu tous ces bruits de civilisation campagnarde qui charment l'oreille et attirent le voyageur. C'est une nouvelle création dont la vue est bien faite pour donner à l'homme un haut sentiment de sa puissance et de sa grandeur.

Dans le Tennessee comme dans tout l'ouest tout homme est citoyen, tout citoyen est père de famille, tout père de famille est propriétaire, depuis 150 à 2,000 acres (l'acre est l'arpent de France). Lorsque vous visitez ses vallées et ses plaines, une chose frappe le regard et excite fortement l'esprit: c'est la parité, l'uniformité dans les maisons, les vêtements, les manières, le langage, les intelligences même; c'est l'égalité dans tous les rapports de la vie absolue, vivante, souveraine dans les idées et dans les faits. Quand on a vu un log-house (maison de troncs d'arbres superposés), visité l'intérieur, partagé le dîner d'un Américain, marchand un docteur, square, shérif ou constable, ou simplement farmer (propriétaire cultivateur), vous pouvez dire avoir vu le tout dans la partie, la généralité dans l'individu. L'inégalité n'est que dans la quantité d'acres de terre possédés et défrichés. Je ne parle pas des villes, des chefs-lieux de comté, des bourgs, ils sont en très-petit nombre dans le sud-ouest. Mais là encore il n'y aurait à constater qu'une très-légère différence dans les habitations: la planche y remplace le tronc d'arbre non dégrossi. Voici un spécimen du log-house tel qu'on le trouve dans tout l'ouest; c'est un carré long en deux parties séparé par un appentis ouvert; il se compose d'une grande chambre à plusieurs lits, d'une pièce où les femmes tissent au métier les vêtements de la famille.

A peu de distance se dresse le log-house destiné à la cuisine.

Plus loin, et dans un désordre qui ne manque pas de pittoresque, les écuries, les vacheries présentent leurs faces grises et leurs toits de bardeaux. En vingt-quatre heures, grâce au concours empressé des voisins, un log-house est construit: il est ordinairement placé sur les bords d'un creek ou ruisseau torrentiel: on choisit une pente un peu douce pour se mettre à l'abri des crues. Vous connaissez maintenant les lieux et l'habitation de l'homme; voyons l'habitant, le farmer et sa famille sous ce toit agreste. Je ne sais rien qui doive plus vivement frapper le regard et l'esprit du voyageur français que l'attitude de l'Américain en présence du voyageur qui reçoit l'hospitalité dans un log-house.


Souvenirs de Tennessee.--Construction d'un log-house.


Log-house avec défrichement.


Ferme américaine.

Lorsqu'un étranger entre dans une chaumière de paysan français, il porte l'embarras, la gêne, le trouble même dans la maison: la mère de famille rougit, les enfants se cachent sous le tablier maternel, et le paysan tourne entre ses doigts son chapeau dans une posture timide et servile. A cet embarras qui se manifeste au dehors par un regard hébété se joint souvent cette obséquiosité qui fait souvent, et à tort, soupçonner la cupidité. Si la fatigue de la course, du voyage demande quelque nourriture et du repos, le paysan n'aura à vous offrir que son pain noir et une mauvaise chaise pour dormir. Entrez dans un log-house américain à toute heure du jour et de la nuit: vous vous trouvez en présence du père de famille qui vous tend la main, vous dit ces bonnes paroles: How do you do, vous invite à vous asseoir, vous offre une place à sa table et n'hésiterait pas à vous abandonner son lit, si la chambre hospitalière n'était un véritable dortoir de pension. Toutes ces choses sont dites et faites avec une simplicité, une aisance, une dignité de gestes qui vous font croire, quand le regard n'est pas fait à ce tableau, que vous vous trouvez dans la maison d'un citadin retiré par goût ou par caprice sous un toit champêtre. Au reste, tout est à l'unisson dans la famille: si vous acceptez le déjeuner, le dîner ou le thé du soir, la mère de famille, entourée de huit ou dix enfants, se place au bout de la table, sert le café ou le thé, en fait les honneurs avec une aisance que vous ne trouverez en France que chez la maîtresse de maison qui a l'habitude de recevoir du monde. Je dis aisance dans le geste, la pose du corps, car mari et femme parlent peu et sont sobres de ces mouvements saccadés, de cette agitation, de ces paroles dont on est si prodigue dans nos moeurs françaises. Toutefois, prenez garde. Si vous vous êtes assis au foyer du fermier anglais dans un des riches comtés d'Angleterre, n'invoquez pas vos souvenirs en jetant les yeux autour de vous: un inventaire des meubles et ustensiles de ménage troublerait un peu vos idées d'âge d'or au dix-neuvième siècle. Tout y est rustique, grossier, limité au plus strict nécessaire: le nécessaire y est même un peu réduit aux choses de la vie sauvage. L'abondance n'est qu'en une chose, mais elle y est large: c'est l'abondance sur la table. Du porc sous diverses formes, du poulet passé au beurre, du boeuf bouilli, le pain de maïs roussi au feu et tout fumant, du petits pains de froment de forme ronde (rolls), du lait froid ou de l'eau pour boisson à dîner, du café à déjeuner et du thé à souper, voilà le menu d'une table tennesséenne. Gare à votre estomac si vous n'avez pas l'habitude de dîner en courant: l'Américain mange vite et peu. L'heure des repas voit d'ailleurs ordinairement se succéder à table plusieurs séries de convives, tels que voyageurs attardés, voisins flâneurs, magistrats en voyage, gens venus pour traiter affaires, aides de ferme, enfants de la maison. Les mêmes assiettes, les mêmes verres, les mêmes fourchettes, le même lit, les mêmes draps deviennent des objets de jouissance communiste qui, de prime abord, blessent le regard aussi bien que la perspective d'un communisme plus général froisse nos idées et nos moeurs. Les livres classiques nous parlent beaucoup de l'hospitalité aux temps héroïques de l'antiquité: elle devait présenter en réalité ces images un peu grossières. Elle n'a pu d'ailleurs s'exercer en ces temps primitifs sous des formes plus généreuses, plus simples et plus cordiales. Nous avons vu le farmer du Tennessee dans la famille. Suivons-le dans ses rapports extérieurs avec les choses et les hommes. Trois grands intérêts absorbent la pensée, le sentiment, la volonté de l'Américain de l'ouest: le commerce, la justice, la religion. Quel est l'homme d'esprit qui a dit ou écrit qu'il n'y avait pas d'Américain qui n'eût vendu son cheval? Toutes choses, depuis le grain de maïs jusqu'au log-house qu'il a construit, au champ qu'il a défriché, aux arbres qu'il a plantés, en traversant par la pensée tout ce qui est visible et tangible, sont objet de commerce pour l'Américain. S'il ne peut vendre, il échange; au besoin, il troquerait son habit contre le vôtre pour le seul plaisir de trafiquer. Prenez garde, il est fait à toutes les roueries, à toutes les ruses du commerce: élevé au sérail, il en connaît les détours. On l'accuse de mauvaise foi: c'est une erreur. Dans sa conscience, la ruse, c'est de l'habileté; à vous de vous détendre ou d'être plus prévoyant et plus habile. Le gain pour l'Américain, c'est la constatation à ses propres veux de sa supériorité. La culture est négligée au Tennessee: pourquoi? Parce que ses produits sont lourds, d'un trop gros volume et par suite de difficile transport. Mais il fait des élèves en chevaux, mules, bêtes à cornes, porcs, qu'il pousse devant lui pour les conduire sur les bords du Mississipi, où il trouve un facile et avantageux écoulement. Hors de sa maison, le Tennesséen est toujours à cheval: l'enfant arrivé à l'âge de quinze ans a son cheval, qu'il achète avec le produit de son travail dans la maison paternelle ou de ses deniers au dehors. L'Amérique du Nord est trop riche en fleuves pour avoir songé à créer un bon système de routes. D'ailleurs, le Tennessee est un pays de montagnes: le mode de locomotion, c'est le cheval. Lorsque dans la vallée ou dans la forêt vous rencontrez le Tennesséen, il est toujours en selle. Est-il seul et en négligé, dites qu'il va préparer ou terminer un achat ou une vente. Est-il en habit, gilet et pantalon noirs avec éperon au talon de la botte? S'il est seul, il se rend au chef-lieu du comté pour remplir une des diverses fonctions de juryman (juré), constable, square, juge de paix, commissioner, que les institutions du pays imposent par l'élection à tout citoyen Entendez-vous au loin te bruit de chevaux renvoyé par l'écho de la montagne, approchez: vous vous trouvez en face d'une cavalcade composée de jeunes gens et de jeunes filles aux robes les plus fraîches et les plus variées en couleur, avec de grands chapeaux de forme anglaise, une pèlerine de mousseline sur la poitrine et les épaules. Où va cette troupe de cavaliers? A une fête patronale, à une noce, à des rendez-vous de plaisirs champêtres. Au Tennessee, que dis-je, dans tout l'ouest, dans toute l'Union les danses sur le gazon, les réunions nombreuses en plein air ou sous le chaume, les repas de noce au babil bruyant, les veillées coûteuses sous le toit de la grange, sont des distractions étrangères aux moeurs américaines, inconnues et qu'un repousserait comme profanes. Cette troupe grave et silencieuse se rend au preaching qui doit avoir lieu dans la forêt, sous le toit d'un log-house ou sous la voûte du ciel.

C'est principalement dans les cours de justice et dans les meetings religieux qu'il faut étudier l'Américain de l'ouest. J'assistais en septembre dernier à une séance de Circuit-court, à Lindon, chef-lieu de Perry-county. Un nègre était accusé d'homicide. Décrivons les lieux et dessinons au trait les personnages du drame. Au centre d'une ville riche de rues, vide de maisons, qui n'avait d'existence hier encore que sur le papier, et qui sera demain une ville de dix ou douze mille âmes, s'élevait une construction de bois qu'on aurait pu transformer en grange sans crainte de dommage. Cette maison, c'était la city-hall, la maison de ville, le palais de justice, le monument public de cette ville en germe. Dans l'intérieur se tenait, debout et découverte, la foule; une barrière fragile de bois la séparait de la partie qui était occupée par les jurés, le clerk de la cour et les avocats. Au delà et sur une estrade était assis sur une modeste chaise le juge président de la cour, sans cravate et un chapeau de paille sur la tête. L'attorney général, confondu avec les avocats et les jurés, était debout devant une mauvaise table de bois et portait la parole dans l'accusation. L'accusé était assis près de ce magistrat et sur le même banc, sans menottes aux mains, libre, sans gardes au dedans ni au dehors. Pendant le réquisitoire de l'attorney, les jurés, assis ou couchés sur des bancs, fumaient, chiquaient, crachaient et prenaient les postures les plus extravagantes. Quelques-uns quittaient leurs places pour aller boire un verre d'eau que renfermait une cruche qui servait de fontaine à la cour et au public. Certes, un pareil tableau était peu fait pour conquérir à la justice américaine et à ses formes extérieures un Français qui avait assisté aux séances solennelles de la cour de cassation, aux audiences des cours d'assises de notre France et aux plaidoiries anglaises à Westminster, sous la présidence d'un lord du parlement. Mais ici aussi, je ne devais pas m'arrêter aux surfaces: il fallait traverser par le regard intérieur les faits et les formes matérielles, pour aller saisir dans les cerveaux le travail de l'esprit. Que vis-je alors dans la foule? Des citoyens qui écoutaient attentivement, non pas seulement avec l'oreille, mais dans l'attitude d'hommes instruits des lois de leur pays et exercés au mécanisme de la législation. Les physionomies au banc des jurés étaient graves, et les regards baissés indiquaient un travail de pensée que rien ne venait distraire. Les débats terminés, le président, debout sur l'estrade, fit d'un ton grave et solennel le résumé impartial de l'accusation et de la défense. Les jurés sortirent, et sous l'ombre de la forêt voisine délibérèrent sur le sort de l'accusé. Le nègre, ce paria qu'on traite en Amérique comme une créature déchue, que dis-je, comme une chose, fut acquitté. Je courus à la prison, je la trouvai vide de son prisonnier. Mais à la situation du bâtiment, à l'étendue spacieuse de la cellule, aux ouvertures qui laissaient entrer l'air par pleines bouffées et le soleil par larges rayons, je compris que le peuple américain unissait à une grande intelligence des habitudes de douceur et d'humanité.

Il me restait à voir cette race anglo-saxonne dans une de ces manifestations morales qui disent le passé et l'avenir d'un peuple: je veux parler d'un meeting religieux. On le sait, le luthérianisme a enfanté des sectes sans nombre. Gênées dans leur développement en Europe, elles ont trouvé sur la terre américaine la liberté la plus complète. Anabaptistes, presbytériens, universalistes, épiscopaux, unitairiens, calvinistes, méthodistes, se mêlent sans se heurter, se séparent dans l'expression de leurs sentiments religieux sans que la sécurité publique et les rapports de la vie civile aient à souffrir de ce fractionnement. La tolérance n'est pas le fait d'un commandement législatif: elle est dans les coeurs, dans les esprits, dans les moeurs enfin de la nation. Chaque secte a ses ministres, ses églises, ses assemblées; l'État n'intervient en quoi que ce soit dans l'exercice de chacune de ces religions. Les forces de ces sectes en nombre, en intelligence, en richesses, ne se balancent pas dans chaque État. Dans la Pennsylvanie, c'est la secte des quakers qui est en majorité; le Maryland est en grande partie catholique. Le méthodisme a pénétré dans le sud, et dans le Tennessee il semble vouloir y conquérir la majorité. Qu'est-ce que la doctrine méthodiste? C'est l'intervention directe de l'Esprit saint à l'aide de la prière et du prêche. La foi, abstraction des oeuvres, voilà la condition du salut. La GRACE se révèle par des illuminations subites, des transes, des extases, et n'existe point sans elles.

Sa formule par cris est celle-ci: My soul happy (Mon coeur est heureux). C'est l'illuminisme, le mysticisme sous certaines formes et sous la condition de certaines disciplines à suivre.


Tuilerie américaine.


Camp-meeting religieux au Tennessee.


Jeune fille de la campagne au meeting.

Tel est le dogme du méthodisme. Sa morale, elle est sévère et sombre. Elle interdit les distractions du monde et ses exigences. Ainsi, nul de ces plaisirs que donnent les réunions des deux sexes, point de danse au bruit d'une musique champêtre; nulle de ces joies qu'une naissance, qu'une noce, qu'une fête de famille appellent au foyer domestique. Chaque intérieur de famille devient un couvent d'où la femme ne sort que pour se rendre aux preachings. Mais à quoi bon une exposition, qui semble viser à la science théologique? suivez moi, lecteur, à un camp-meeting.

C'était le 29 septembre 1850, par une de ces splendides matinées que le ciel, le soleil et le paysage américain prodiguent au voyageur sous le 36e degré de latitude. J'étais accompagné de mes deux fils et de M. de Lobe, jeune Français qui applique au Tennessee ce qu'il a de science à l'agriculture et à l'industrie, de bonté et de dignité à faire aimer et respecter le nom de la France. Un Américain nous servait de guide dans ce labyrinthe de forêts à traverser pour arriver au duck river. Montés sur de jeunes et bons chevaux du Tennessee, nous parlions, non sans une émotion secrète, de la patrie absente, lorsqu'après trois heures de marche nous vîmes s'ouvrir devant nous, du haut d'un mamelon, une large vallée pleine de lumière et d'ombre, de mouvement et de bruit: nous étions arrivés au camp-meeting. Le paysage, par la grandeur sévère des lignes et des formes, la majesté des arbres, répondait à la solennité du but. Au premier plan, on voyait attachés à chaque arbre de la forêt des groupes de chevaux demandant un abri à l'ombre du feuillage; le wagon américain aux larges flancs attirait le regard par sa tenture de toile blanche, qui tranchait dans ce milieu d'ombre et de verdure. Par les sentiers étroits de la montagne descendaient gravement et lentement ces familles nombreuses, représentées par des vieillards, de jeunes hommes, de blanches filles, des mères allaitant leurs nourrissons au balancement de leur monture: le jeune garçon y avait sa place, et se faisait grave pour être à l'unisson de la caravane. Au loin, et au penchant d'une colline, dans une clairière de la forêt largement ouverte, on remarquait une masse de constructions en bois, qu'une sorte de pensée architecturale avait ordonnées en des lignes droites et parallèles: c'était les log-houses, les uns fermés, les autres ouverts, que la piété et les nécessités d'une grande assemblée religieuse devaient transformer, celui-ci en temple, ceux-là en salles à manger et en dortoirs. De grands feux, alimentés par des troncs entiers d'arbres, disputaient au soleil son éclat et faisaient bouillonner de vastes marmites, objet pour les uns de convoitise, et pour les autres espoir d'appétits aiguisés par une longue course. En arriére et sur des bancs sans abri contre les ardeurs du soleil, étaient parquées les familles de la race noire. Il était deux heures: c'était l'heure du prêche. Sous un vaste hangar ouvert de tous côtés pour la circulation et fermé au levant par une estrade, vinrent s'asseoir des groupes de jeunes filles et de femmes de tout âge. A l'élégance de leurs vêtements, à leur démarche aisée, à leurs manières faciles, vous auriez pu vous croire dans un salon français en plein air. Derrière, mais sans mélange, et sur les côtés, les hommes se massaient pour entendre la voix des prêcheurs. Sur tous les bancs, au dedans, au dehors, partout régnait le plus grand silence. Trois ministres du culte méthodiste, en habits et pantalons noirs, montèrent sur l'estrade. L'un d'eux prit dans la Bible un texte qu'il expliqua et développa à la foule attentive. Sa voix était vibrante, mais sans onction. J'entendis quelques soupirs et quelques cris isolés qui vinrent interrompre le prêcheur. Bientôt après succédèrent au prêche les chants religieux au rhythme lent et monotone; à certains intervalles, la foule fléchissait le genou et un nouveau ministre disait à haute voix une prière. Cependant le soleil descendait à l'horizon: un demi-jour se faisait dans la vallée. A un signal donné, l'assemblée s'agita, la foule fut debout, et deux processions, l'une d'hommes, l'autre de femmes, se dirigèrent vers deux points apposés de la montagne, pour demander à une solitude plus profonde les inspirations et les extases. J'ai suivi la procession des hommes; je les ai vus s'agenouiller, courber leur front dans les hautes herbes, tressaillant sous la parole forte et accentuée du prêcheur; cette parole allait remuer des regrets, des désirs, des espérances, car j'entendis bientôt des soupirs, des sanglots s'échapper de ces larges poitrines. La scène se passait dans un ravin de la montagne, aux pentes riches de la plus belle végétation. Qui, en cet instant, aurait pu se défendre d'une émotion profondément religieuse? J aurais défié, toutes les sectes de la terre de ne pas entrer en communion de reconnaissance et d'amour pour Dieu sous ce beau ciel et en présence d'une nature, qui disait si haut sa puissance et sa bonté. Mais hélas! ces sentiments devaient peu durer, et à l'émotion religieuse devaient bientôt succéder la tristesse, la fatigue et la révolte de l'esprit. La nuit était descendue sur la forêt: les feux seuls éclairaient le paysage de reflets rougeâtres et fantastiques. Le vaste hangar-temple fut éclairé par de minces chandelles, qui jetaient une lumière triste et blafarde fur l'assemblée. La foule vint occuper ses premières positions; les prêches et les chants recommencèrent. Mais soit que le pèlerinage à la montagne eût exalté les coeurs et les esprits, soit que la parole du ministre s'épanchât plus abondante et plus vive, la scène de la nuit revêtit un caractère profondément lugubre. Les bancs se dégarnirent, et dans les intervalles, sur une terre humide et froide, se roulaient des jeunes filles le sein découvert et les cheveux épars. Une d'elles, à genoux, levait les yeux au ciel, et en des rires convulsifs semblait indiquer, par son regard fixe et illuminé, qu'elle avait pénétré au séjour désiré et rêvé. Les unes sanglotaient et jetaient par saccades des cris de désespoir qui eussent fait trembler d'effroi le voyageur égaré dans la forêt. La joie chez quelques autres s'exprimait par sauts, par bonds répétés, grotesques, semblables à la danse des fous. Ici des cris de plaisir et d'extase; là, des hurlements de misère et de terreur. Cette jeune fille qui lève les bras au ciel, se tord en convulsions sur les genoux de sa mère, qui semble heureuse de cet état. Et quelle pitié n'ai-je pas ressentie pour cette femme aux cheveux blancs qui, s'adressant à la foule dans l'attitude d'une sibylle, criait à ses oreilles de s'amender, de se repentir, de professer religion! Et comme si cette scène dût présenter le mélange du lugubre et du burlesque, on voyait à quelques pas du hangar la foule des noirs s'agiter, danser, crier, imiter enfin, mais avec l'exagération du sang africain, les contorsions et les frénésies de ses maîtres. La nuit ne fut plus pour nos esprits qu'un long cauchemar!

Il était deux heures après minuit: les chants et les cris, les soupirs et les hurlements avaient cessé; les feux s'éteignaient. Quelques hommes erraient autour des log-houses, et sous le hangar gisaient, mais immobiles, ces corps frêles de jeunes filles que la fatigue et le sommeil avaient saisies au milieu des convulsions. J'attendais le jour avec une sorte d'impatience fiévreuse. Enfin, les cimes des arbres s'éclairèrent, le bruit se fit autour de nous, et peu d'instants après on voyait se diriger vers les foyers pour s'y réchauffer toutes ces pauvres créatures à la marche chancelante, aux visages pâles, et aux regards éteints et fatigués. Le camp-meeting devait se prolonger avec toutes ses péripéties pendant huit jours. Je rejoignis mes compagnons de voyage et nous partîmes. Qu'avais-je donc de plus à apprendre du méthodisme pour le juger? Un culte qui donne tantôt une folle jactance et tantôt un morne désespoir, qui ébranle les imaginations par les terreurs les plus sombres, surexcite les organisations frêles et produit souvent une exaltation qui ne peut être pure ni en sa source ni en ses effets, n'est point un culte que la raison puisse admettre. Mais tout est-il faux dans cette doctrine, et ne pourrait-on en dégager un principe saint et vrai? Le méthodisme n'est point une secte nouvelle: au fond c'est le calvinisme, qui ne croit au salut qu'à l'aide de la grâce, abstraction des oeuvres. Mais la question de la grâce en théologie, comme celle du libre arbitre en philosophie, est un de ces problèmes qui furent toujours le tourment et recueil de la curiosité humaine. Quoi qu'on fasse, l'homme ne peut se passer de Dieu et de la grâce: l'appeler par la foi et la prière est un besoin. Seulement cette doctrine fait trop bon marché du principe de la liberté humaine; c'est là sa faiblesse. Etudiez, les diverses doctrines des sectes religieuses et des philosophies: chez les unes et chez les autres, l'esprit d'erreur a exagéré l'un des principes au préjudice de l'autre. La philosophie attribue à l'homme l'entière et libre faculté de choisir entre le bien et le mal: les sectes luthériennes accordent tout à la grâce et à l'inspiration; la première cède trop à l'orgueil et égare; les autres ruinent dans l'homme le ressort moral en dispensant de tout effort. La doctrine catholique est la seule qui se maintienne entre les opinions extrêmes. Elle refuse d'abolir la liberté humaine, tout en maintenant l'intervention divine, la grâce dans nos sentiments et nos déterminations. Grâce et liberté dans les actes humains, voilà sa noble et pure doctrine.

J'ai suivi l'Américain du sud-ouest dans sa vie intime et extérieure. Peut-on dégager du présent l'avenir, et lire dans ses moeurs et ses tendances la destinée de ce peuple? La philosophie de l'histoire fait à chacun des peuples anciens et modernes sa part dans le grand travail de l'humanité. De toutes les nations qui ont pris part à l'oeuvre progressive accomplie jusqu'à ce jour, il n'en est pas une, d'après sa doctrine, qui ne se distingue par un caractère bien tranché, par un mode d'activité, propre à elle, signe de sa tâche spéciale dans le travail commun. L'industrie et le commerce ont fait fleurir la Phénicie. La conservation des traditions anciennes a été la mission du peuple juif; Athènes a brillé par ses beaux arts et sa littérature; Sparte, par son activité guerrière; Rome a vécu tout entière dans une seule pensée, la conquête du monde. Chaque peuple des temps modernes serait aussi appelé par la Providence à remplir une fonction particulière et y puiserait les éléments de son activité nationale. On peut combattre cette thèse dans en ce qu'elle a de trop général. Mais pour le voyageur qui a parcouru l'Amérique du nord, la mission providentielle de la race anglo-saxonne parait écrite en lettres intelligibles à la poupe de ses vaisseaux, au front de ses villes et sur les vastes terrains de ses défrichements. Lors de la déclaration de l'indépendance en 1776, l'Amérique avait une population de 4 millions, resserrée entre les Alleghanys et l'Océan; aujourd'hui sa population est de 28 millions, et du lac Michigan au golfe du Mexique, les contrées voisines du Mississipi sont occupées par une armée de défricheurs. Quelques éléments étrangers ont pénétré, il est vrai, dans cette armée par l'émigration; mais la masse est anglo-saxonne. Quelle est sa mission providentielle? Conquérir par le travail, le commerce, l'industrie, ce vaste espace qui des montagnes Rocheuses s'étend au Mississipi. Dieu n'a pas voulu que ces immenses plaines grasses et fécondes fussent toujours le domaine du sauvage et du buffle. Le travail et le commerce, voilà les puissants instruments qu'il a mis aux mains de cette forte race. Mais ne défricherait-elle les forêts avec la cognée que pour vivre de maïs comme jadis le sauvage vivait de chasse? Ne transformerait-elle le monde extérieur que pour satisfaire ses appétits matériels? Ne parcourrait-elle le monde que pour trafiquer et s'enrichir? Ne le croyez pas; allez au delà des surfaces, sondez les âmes, et vous y verrez dominer de nobles sentiments et de fortes croyances religieuses. Sous quelle latitude, dans les temps anciens et modernes, vit-on un peuple entourer la femme de plus de protection et de plus de respect? Chez quelle nation vit-on la religion pénétrer plus profondément dans tous les actes du corps social? Un peuple qui marche dans la vie avec cette double force ne peut ni s'arrêter ni s'amoindrir: l'espace et l'avenir lui appartiennent.
G. Faure Beaulieu.



Monsieur Abraham.

Nous avons reçu, à propos de notre article sur Saumur (Lettres sur la France, t. XVI, p. 374), la réclamation qu'on va lire. Nous l'avons prise tout d'abord pour l'essai satirique de quelque bel esprit de province, qui, sous une forme et une signature apocryphes, s'était proposé le but et le petit plaisir d'enchérir sur les innocentes plaisanteries contenues dans notre article à l'adresse de quelques ridicules locaux, de quelques travers bourgeois dont la cité de Saumur n'est sans doute pas plus exempte qu'aucune ville du monde.

Nous ne désignions personne, par la raison péremptoire que nous n'avions en vue personne. Le modèle vivant eût posé sous nos yeux, l'archétype de ces millionnaires économes et infatigables, qui, après avoir toute leur vie su gagner de l'argent, et beaucoup d'argent, ne savent comment le dépenser (c'est tout simple: on ne peut tout apprendre et tout faire; à chacun son rôle en ce monde), le prototype, disons-nous, de ces estimables Crésus se fut offert à nos pinceaux plus qu'anodins--on nous rendra, nous l'espérons, cette justice--nous eût donné sa tête à peindre--que, Adèle à notre respect des convenances et à notre haine de toute personnalité, nous ne l'eussions point signalée à l'hilarité publique.

Cependant ce M. Abraham, qui parait prendre pour lui la portraiture, nous a honoré de l'épître que nous transcrivons ci-après. Avant de l'insérer, nous avons dû aller aux renseignements pour nous convaincre que ce digne fils de Jacob n'est point un mythe, et qu'en publiant sa missive nous ne serions point la victime de ce que nos voisins britanniques appellent un hoax ou un puff, et que nous nommons, nous, en langage vulgaire, une facétie ou un canard. Nous étions fondé, comme on s'en convaincra, à craindre une plaisanterie, à redouter quelque serpent mystificateur sous les fleurs de cette rhétorique mercantile et passablement furieuse.

Il n'en est rien: le télégraphe électrique, que nous avons fait manoeuvrer à cette occasion, nous apprend que la chose est tout à fait sérieuse; que monsieur Abraham existe réellement, qu'il est vivant, qu'il a de beaux écus sonnants, qu'il possède un hôtel, ainsi que lui-même prend soin de nous en informer. Cette heureuse assurance, en coupant court à toutes nos appréhensions, nous permet de publier, avec une joie que nous sommes certain de faire partager à la grande masse de nos lecteurs, la lettre de monsieur Abraham: c'eût été, en effet, dommage de la confisquer. C'est une pièce unique dont nous eussions été désespéré de frustrer les historiens de l'avenir.

Mais laissons la parole à M. Abraham; nous la demanderons après lui:

«Saumur, 15 décembre 1850. «Monsieur,

«Tous les amis de l'ordre, de la propriété et de la famille, c'est-à-dire l'immense majorité des habitants de Saumur, ont lu avec autant de surprise que d'indignation le tableau déprédateur et faux que vous faites de cette cité. Je vous invite à rectifier dans le prochain numéro de l'Illustration les graves inexactitudes que vous avez insérées dans votre récit, et qui sont attentatoires à l'honneur, et plus encore aux intérêts d'une population respectable.

«D'abord, et c'est ce qui doit nous tenir le plus au coeur, vous prétendez qu'à Saumur les ouvriers sont réactionnaires, et que le moyen et petit commerce est imbu des doctrines républicaines.

«Vous saurez; Monsieur, qu'il n'existe à Saumur, surtout dans l'honorable profession du commerce, aucun habitant honnête disposé à souffrir qu'un lui donne ce nom si compromis de républicain.

«Les commerçants de Saumur, dans tous les degrés de l'échelle, sont restés dévoués à cette noble et sage politique qui a procuré à la France, pendant dix-huit ans, tant du prospérités réelles et profitables, sérieuses et morales.

«Il y a bien quelques maisons respectables attachées à des souvenirs plus anciens; mais de républicains, il n'y en a point.

«Il n'y a personne qui oserait l'avouer, si ce n'est peut-être quelques pauvres diables en bien petit nombre, ou quelques garnements sans fortune dans la classe des derniers ouvriers ou des derniers boutiquiers.--A Saumur, comme ailleurs, si quelqu'un est connu pour républicain, soyez sûr que c'est un homme taré, sans patrimoine et sans considération.

«Ce n'est pas, du reste, que nous fassions beaucoup de cas de la politique, comme de toutes les choses d'imagination. Nous savons ce qu'en vaut l'aune au point de vue de la prospérité publique et du bien-être particulier. Nous savons parfaitement peser les hommes et les choses dans la balance du bon sens et des intérêts positifs. Nous apprécions très-bien ce que peuvent coûter au commerce et à l'industrie les terroristes de 93 et les imbéciles de 1848.--Nous mettons au-dessous de toute espèce de cours ces affreux petits montagnards rouges, et aussi les montagnards blancs, qui soulèveraient trop de résistances dans les classes du peuple, et qui d'ailleurs voudraient un jour peser sur nous-mêmes. Enfin, nous appartenons corps et âme, tête et bourse, aux hommes d'État habiles et influents qui se sont coalisés pour rendre à la France, quand il en sera temps, le bonheur intérieur et la prospérité financière que lui avait donnés le Napoléon de la paix.

«Voilà, Monsieur, la politique dont les Saumurois font hautement profession, car c'est celle qui doit réussir infailliblement.

«Quant à vos critiques sur nos richesses et sur l'emploi que nous en faisons ou que nous n'en faisons pas, nous n'avons qu'un mot à répondre aux folliculaires qui les prendraient pour textes de leurs plaisanteries prétentieuses et impertinentes: c'est que nous payons comptant; que nos moyens nous permettent de vivre comme nous le voulons; que nous n'avons pas besoin de gagner notre pain en dansant sur la corde roide du journalisme, et que nous resterons les maîtres, parce que la société est renfermée dans nos portefeuilles, moins les écrivains qui voudraient bien y tenir place.

«Recevez, Monsieur, les salutations très-humbles d'un bourgeois de Saumur, qui a eu la simplicité de quatrupler une fortune que son père avait déjà doublée, et qui serait loué et célébré par les hommes de plume s'il voulait les admettre dans son HÔTEL.

«Abraham, «ancien négociant.»


Permettez-Nous d'abord, ô monsieur Abraham, de parer le trait assassin qui termine votre missive. Nous savons fort bien que le temps est passé où les gens opulents comme vous honoraient et accueillaient les gens de lettres. Ils vous célébreraient, dites-vous, si vous les admettiez dans votre HÔTEL. Je ne le crois pas trop; mais qu'à cela ne tienne! N'ayez crainte, monsieur Abraham: nous vous célébrerons bien sans cela!

Oui, monsieur Abraham, nous espérons vous rendre célèbre en Israël et nous y tâcherons. Car enfin il n'est point séant qu'un homme de votre mérite et de vos revenus soit aussi ignoré à dix pas de chez lui qu'un garnement SANS FORTUNE, et nous ne nous pardonnons pas le doute irrévérencieux que nous avons pu concevoir un instant sur votre existence. Nous en sommes confus: là, vrai, monsieur Abraham, cela nous fait une peine et une humiliation que nous ne saurions vous dire!

Garnement sans fortune!... Savez-vous bien, monsieur Abraham, que vous avez dit là un mot sublime, et que vous êtes poète comique sans le savoir? Croyez-moi, le sans dot! de ce croquant de Molière qui n'avait pas trente mille livres à entasser bon an, mal an, ne vaut pas votre: Sans fortune!--Sans fortune! cela est beau; c'est foudroyant; comme cela vous terrasse ces garnements qui souffrent la faim et la soif! Sans fortune! Je m'y connais et je vous dis, moi, que ce mot est le fin du fin. A Sans fortune!, il n'y a rien à répliquer. Après Sans fortune!, il faut tirer l'échelle Sans fortune! est comique et tragique à la fois. Il dépasse de trente-six piles d'écus le Sans dot! et le Qu'il mourut! de Corneille.

Cette vocation dramatique vous vient sans doute du temps où vous figuriez si agréablement, auprès du marquis de Moncade et de l'oncle Mathieu, dans;'agréable ouvrage de d'Allainval, un garnement qui avait aussi son mérite, mais qui mourut à l'hôpital d'épuisement et de misère, en vrai garnement qu'il était.

Cette circonstance, non moins que le vis comica qui apparaît dans vos écrits, nous porte à regretter bien vivement pour l'art que la fortune, trop prodigue de ses largesses envers vous, vous dispense, selon l'aimable métaphore que nous vous empruntons, de gagner votre pain en dansant sur la corde roide du journalisme. Tudieu! monsieur Abraham, que nous eussions aimé vous voir, le blanc d'Espagne à la semelle et le balancier en main, danser sur cette corde roide! Et que la fortune est aveugle et inepte de refuser ses faveurs à des garnements qu'accommoderaient si bien une grande existence, un vaste portefeuille et un splendide hôtel, tandis qu'elle vous accable, vous un homme né pour l'emploi des premiers danseurs!

Ne nous en plaignons pas pourtant, folliculaires et pauvres diables que nous sommes, car m'est avis que la fortune nous a ôté en vous un rude concurrent, si elle nous privé d'un modèle, et il est hors de doute que si l'astre contraire, aidant votre génie naissant, vous eût conduit sur la corde, il ne nous fût resté à tous d'autre ressource que de l'abandonner pour le commerce des chapelets ou des fruits secs, à cette fin de quatrupler une fortune que malheureusement nos pères, pour la plupart, n'ont pas eu, comme le vôtre, précaution de doubler.

Tous les Abrahams ne sont pas, pour le dire en passant, d'entrailles ni d'humeur si paternelles, témoin celui du sacrifice. Le Seigneur, qui sait son monde et se connaît en Abrahams, se garda bien de lui demander ses écus. Il n'eut pas cette indiscrétion. Il se borna à le prier de lui offrir son fils; ce à quoi le vénérable patriarche, qui plus tard envoya son autre fils Ismaël, avec sa femme Atar, mourir dans le désert, acquiesça... facilement. Vous n'êtes pas, monsieur j'aime à le croire du moins, de ces Abrahams-là. Continuez donc à quatrupler vos richesses de père en fils. Permettez-moi seulement de vous faire remarquer qu'on dit: quadrupler, et pardonnez-moi cette misérable chicane; vous le pouvez, fort de l'avantage certain que vous avez sur nous: car, si nous savons le mot, vous savez bien mieux la chose.

C'est là le point. Au reste, foin de l'orthographe! C'est imagination toute pure, et vous savez ce qu'en vaut l'aune. L'essentiel est de ne pas prendre trois pour quatre, et réciproquement. Voltaire, un homme de plume, qui n'était rien moins qu'un garnement, et qui savait fort bien compter, nous apprend qu'on peut écrire votre , de trois manières: dû, deu ou deub, de debere; comme quatrupler, de quater. L'important est de faire centrer exactement son , deu ou deub; et c'est à quoi, monsieur Abraham,--ou Buffon a menti, et le style n'est pas l'homme--vous n'avez garde de manquer.

Pour ce qui est de la politique, monsieur Abraham, nous approuvons les choses fort sensées que vous dites; et, pour ne pas savoir si bien que vous ce qu'en vaut l'aune, croyez-le, nous n'aimons-pas plus que vous à nous en occuper. Vous nous apprenez qu'il n'y a à Saumur que de pauvres diables, de malheureux boutiquiers, de misérables ouvriers, attachés à la république, c'est-à-dire au gouvernement établi. Le Dieu de la Bible nous garde, monsieur Abraham, de vouloir vous contredire ou vous contrister pour si peu. Permettez-nous pourtant de vous faire observer que le propos nous semble un peu séditieux, dans la bouche surtout ou sous la plume d'un homme aussi intéressé que vous paraissez l'être à la stabilité et au maintien de l'ordre. Il y a à Saumur un magistrat qui se nomme procureur de la République. Ce fonctionnaire se trouve, s'il faut vous en croire, dans une fort laide position: il vit au milieu d'une population toute d'ennemis et de rebelles. Son sort est digne de pitié et son poste peu enviable. Le pauvre homme! Mais c'est son affaire et non la nôtre. Laissons-le, et, avec lui, la politique. J'y acquiesce de grand coeur et répare volontiers, trop heureux si je puis désarmer à ce prix votre ire, monsieur Abraham, l'outrage que j'ai fait involontairement à la ville de Saumur en avançant qu'il s'y rencontre des citoyens amis de l'ordre, de la paix et désireux de conserver les institutions existantes.

Vous nous annoncez plus loin, monsieur Abraham, que vous logez la société française dans votre portefeuille. Je n'irai point cette fois encore à rencontre; mais convenez que, si vous êtes à l'aise, voilà une société qui n'en peut dire autant, et que, si elle étouffe, il ne faudrait pas pour cela la trop malmener, la pauvrette, ni l'accuser de terrorisme. Est-ce bien sa faute, l'innocente, si, strangulée dans l'étau de cuir où vous la tenez comprimée, elle laisse de temps en temps échapper un cri de détresse?--Pour ce qui est des écrivains que vous excluez, comme Platon, de votre république--pardon!--de votre royaume de basane, et qui voudraient bien s'y fourrer, dites-vous (pourquoi faire?) ma foi, monsieur Abraham, voilà de la jovialité ou je cesse de m'y connaître. Vous êtes un malin et un facétieux, et vous entendez mieux la fine plaisanterie qu'on ne jugerait tout d'abord. Ces pauvres écrivains qui raillent les anciens négociants en pommes sèches et en pruneaux, comme les voilà châtiés de leur impertinence! Ils voudraient bien entrer chez M. Abraham, les malheureux, les funambules! Qui sait? on leur offrirait peut être un verre d'eau sucrée ou quelque autre douceur, avec la jouissance de la conversation de monsieur Abraham ou de l'oncle Mathieu. Mais que nenni, mes beaux discours de fariboles!--Apprenez, s'il vous plaît que M. Abraham n'est point des gens dont on se gausse; que ce n'est point pour vous que lève la brioche et que les chandelles s'allument.--Ah! ah! mes garnements, vous voilà tout penauds!--Vous en vouliez tâter, mes meurt-de-faim, mes drôles, à d'autres!--Sachez aussi que M. Abraham vous met non-seulement hors son hôtel, mais hors la société et la loi, c'est-à-dire hors son portefeuille, où il paraît que l'une a élu domicile. Beau logement garni, et grand bien lui fasse! Puisse-t-elle y goûter du moins le sort du rat dans son fromage de Hollande!

Et à propos de rats, monsieur Abraham, comme je vous veux infiniment de bien, permettez moi de vous redire une petite historiette que l'on m'a contée l'autre jour.--Il y avait un homme très-riche comme vous, qui avait comme vous un très-gros portefeuille et beaucoup de billets de banque. S'il y logeait la société, je l'ignore; c'est un détail dont on a omis de m'instruire. Comme il avait grand'peur d'être volé et que son imagination frappée ne lui représentait qu'écrivains et larrons, il pratiqua un trou sous une boiserie et y inséra son trésor. Il ne fut pas volé en effet. Seulement, lorsque peu après il y voulut, par aventure, ajouter quelques banknotes, quelques jolis bons du trésor, il n'en trouva que les débris. Les rats le lui avaient mangé. C'étaient probablement des rats de bibliothèque, des rats savants --et journalistes.

Défiez-vous des rats monsieur Abraham; ce sont des animaux fort subversifs. Je les soupçonne beaucoup d'être républicains, en leur qualité d'affamés. Et puis n'est-ce pas d'eux qu'accouchent les montagnes en travail d'enfant, ces montagnes qui vous inspirent tant d'effroi?

Défiez-vous-en!--Là-dessus nous vous prions, monsieur Abraham, d'agréer nos remercîments bien sincères pour le ton exquis et la parfaite aménité de votre style épistolaire. Présentez nos respects à madame Abraham, ainsi qu'à M. le marquis de Moncade--sans oublier l'oncle Mathieu.

Votre très-humble servante,

L'Illustration.

Pour copie conforme:

Felix Mornand.


P S. Ce n'est pas tout: voici une terrible affaire. Saisissons les mouchettes. Un lampion du cru, nommé M. Godet,--un jeune lumignon de la plus brillante espérance,--nous a lancé une flammèche. Que pouvons-nous bien dire à un quinquet qui fume? Si nous l'avons bien compris, il insinue délicatement, avec toutes sortes d'ambages--crainte de Dieu et des sergents--que le signataire des articles: Paris à Nantes, pourrait bien être un échappé de Fontevrault. Il n'y a, en effet, qu'un réclusionnaire qui puisse médire de Saumur.

Cela va de suif. Mais nous avions beaucoup mieux à faire qu'à donner au public une réédition de la grande querelle de Piron et des Beaunois. L'auteur de la Métromanie est mort, mais certains Beaunois lui ont survécu à Saumur. Renvoyons donc M. Godet à ses huiles et à ses méches. C'est tout ce que l'Illustration peut faire pour lui en raison de son éloquence grésillante et de son article--des six. Elle aime les rieurs, et non pas les bobèches. Nous mettons l'abat-jour sur M. Godet: que l'éteignoir lui soit léger!

--Faute d'oser souffler, dira M. Godet; et il aura bien raison.



Adrien Perlet.

Hier les amis de Perlet l'ont conduit à sa dernière demeure, et j'ai prononcé quelques paroles sur sa cendre. Aujourd'hui je vais encore parler du vieil ami que je pleure; si je l'eusse devancé dans la tombe, il aurait, je n'en doute pas, consacré quelques lignes à ma mémoire. C'est à moi de remplir ce triste devoir du survivant.

Adrien Perlet est né à Marseille le 28 janvier 1793 Son père avait été cornélien et directeur de spectacle dans la province; il avait joué aussi à Paris, où il s'était fixé plus tard comme correspondant de théâtre. Les enfants sont imitateurs, surtout ceux qu'une irrésistible vocation entraîne plus tard vers la scène, et dès son plus jeune âge Perlet manifesta ce penchant à copier, à reproduire tout ce qui le frappait. Il aimait les cérémonies religieuses, et toutes les fois qu'il avait entendu un sermon, il ne manquait pas, à son retour, de contrefaire, devant un muet auditoire de chaises, l'organe et les gestes du prédicateur qu'il avait attentivement écouté. Il se plaisait aussi à faire mouvoir des pantins; les paroles qu'il leur prêtait lui arrachaient d'abondantes larmes, qu'il essuyait en portant à ses yeux les acteurs mêmes dont il venait d'improviser les rôles. Au sortir du collège, il voulut être médecin; mais le démon du théâtre l'emporta. Il fut entendu au Conservatoire impérial de musique et de déclamation le 15 novembre 1810: j'assistais à cet examen, et le souvenir m'en est bien présent. Le comité, présidé par M. Sarrette, notre bon et paternel directeur, était composé de Talma, de Fleury, de Baptiste aîné et de Lafont. C'était là un auditoire plus imposant que celui devant lequel le jeune Perlet avait jadis récité ses essais de prédication. Perlet répéta la première scène du Légataire avec la folle gaieté qu'il avait à quinze ans, et qu'il communiqua bientôt à toute l'assemblée. Élèves, professeurs, directeur, secrétaire, tout le monde riait à gorge déployée. Il n'est pas besoin de dire que Perlet fut admis à l'unanimité et par acclamation. Autrefois l'emploi des Crispins s'appelait aussi l'emploi des Poissons, du nom de celui qui l'avait créé, et des deux célèbres héritiers de son nom et de son talent. En sortant du Conservatoire, Fleury, enchanté, écrivit quelques mots au père de Perlet. Ou sait que Fleury avait tout à la fois les manières et l'orthographe d'un marquis: je veux parler des marquis de l'ancien régime; plus tard l'égalité des droits a dû amener celle de l'orthographe. Le billet de Fleury était ainsi conçu: «Ton fils a beaucoup de dispositions; je crois qu'il jouera très-bien les Poisons.» Une lettre de moins n'ôtait rien à l'autorité d'un tel suffrage, et le père du jeune Adrien put pressentir déjà l'avenir de son fils.

A cette époque, je l'ai dit, Perlet avait quinze ans: son front bombé, ses yeux vifs et renfoncés, sa maigreur, son flegme, ses vêlements sous lesquels il avait grandi et qui n'avaient point grandi comme lui, tout cela formait un ensemble bizarre et plaisant qu'on ne pouvait regarder sans éclater de rire. Son humeur était très-gaie, un peu moqueuse, et le sang-froid avec lequel il lançait ses plaisanteries les rendait plus piquantes encore. J'étais au Conservatoire depuis quelques mois lorsqu'il y fut admis, et nous nous liâmes d'une très-vive amitié. Lafont était mon professeur, Baptiste aîné le sien. Talma avait un élève, nommé Raimond, dont il faisait un cas extrême et qui eût sans doute acquis une grande réputation dans les premiers rôles de la tragédie ou de la comédie: car il étudiait ces deux genres avec un succès à peu près égal. Il devint notre ami; nous ne nous quittions presque pas, et l'on nous appelait les trois inséparables, Raimond mourut en 1815; mais, quand je me trouvais avec. Perlet, il revivait dans nos entretiens et se mêlait à tous nos souvenirs.

Les brillantes dispositions de Perlet se développèrent avec rapidité: il obtint, en 1811, le second prix de comédie; c'était un élève tout à fait hors ligne et qui promettait un comédien du premier ordre. Sa voix avait acquis beaucoup d'étendue; il avait certaines notes dont la gravité surprenait Talma: «Avec cette voix, lui disait-il, vous joueriez bien la tragédie, si vous n'aviez pas une figure si comique.» Il y eut cette année-là au Conservatoire des exercices publics, qui se composaient de scènes de tragédie, de comédie, de grand opéra et d'opéra comique. Ces représentations, données dans le jour, attiraient la haute société de cette époque. Le talent de Perlet en était un des attraits les plus piquants: là brillaient Ponchard, Levasseur, mademoiselle Callaut, qui fui depuis madame Ponchard, et mademoiselle Palar, qui devint madame Rigault. Notre ami Raimond était aussi l'un des héros de ces fêtes, dramatiques, qui étaient pour Perlet de véritables triomphes, le public le traitait en enfant gâté, et dès qu'on l'apercevait ou qu'on entendait le son de sa voix, l'hilarité et les applaudissements éclataient dans toute la salle.

J'avais un an de plus que lui, et la conscription, qui alors n'épargnait presque personne, allait m'enlever à mes études théâtrales. On espérait qu'un premier prix me ferait exempter du servie militaire, mais la supériorité de Perlet était si bien reconnue, qu'à côté de lui je ne pouvais aspirer qu'au second. C'était en 1812. Perlet se retira du concours pour n'y reparaître que l'année suivante. Malheureusement sa générosité n'eut pas le résultat qu'il en attendait: j'obtins le premier prix; mais je ne fus pas exempté, et j'allais partir pour l'armée, lorsque l'empereur lança de Moscou le fameux décret qui est devenu la loi suprême du Théâtre-Français. Ce décret instituait un pensionnat de déclamation semblable au pensionnat de chant déjà établi. C'est ce qui me préserva de la gloire militaire, alors si redoutable. Il est probable que j'ai dû la vie au décret de Moscou; plus tard il a protégé mes intérêts et ma position. J'ai donc eu raison de le défendre comme je l'ai fait en plusieurs occasions; je le devais, ne fût-ce que par reconnaissance. J'entrai au pensionnat avec Perlet et Raimond, et là nous vécûmes de la vie la plus insouciante et la plus gaie.

Il y avait cependant chez Perlet des moments, rares il est vrai, où cette gaieté se voilait sous des commencements de souffrance. C'étaient les premières atteintes de la maladie opiniâtre qui ne le quitta jamais. Nous avions le tort de nous moquer de ses plaintes et de le traiter de malade imaginaire. Nous sommes trop punis aujourd'hui de cette incrédulité railleuse.

Il y a dans la jeunesse de Perlet quelques traits plaisants dont on pourrait égayer sa biographie. Si je n'écrivais pas cette notice presque sur sa tombe, je les raconterais; mais le lendemain de la mort d'un ami on n'a pas goût aux joyeuses anecdotes: j'en citerai donc une seule. Comme pensionnaires du gouvernement, nous avions un uniforme, et les jours où nous paraissions en public nous portions un habit bleu et une culotte blanche. Or, peu d'entre nous étaient doués de mollets présentables. Une culotte courte et pas de mollets! c'était chose pénible pour notre amour-propre. Cependant, nous nous résignions assez gaiement à ce malheur. Mais Perlet voulait à toute force être mieux fait que nous, et, n'ayant pas assez de fonds pour recourir à l'art du bonnetier, il se mit à découdre son matelas, et un peu de laine qu'il en ôta fut consacré à l'ornement de ses jambes trop exiguës (il ne faut pas oublier que Perlet logeait au pensionnat). Malheureusement la laine ne resta pas à l'endroit où il l'avait placée: elle retomba, et les jambes du jeune comique offraient un aspect tout à fait bizarre, un spectacle extraordinaire. Cependant, le surveillant du Conservatoire fit un rapport où il accusait l'élève Perlet d'avoir volé la laine du gouvernement. M. Sarrette rit du rapport, pardonna le larcin, et recommanda à Perlet d'avoir à l'avenir des mollets plus stables.

Son premier prix lui fut décerné à l'unanimité, en 1813. L'horizon politique devenait sombre, et 1814 renversa notre pensionnat. Il y eut pour nous des moments de détresse. Le père d'Adrien était bon; mais il s'armait quelquefois d'une sévérité trop grande qui effrayait Perlet et l'éloignait de la maison paternelle. Un jour, nous nous rencontrons dans une des plus sombres allées des Tuileries, vers quatre ou cinq heures, et voici notre entretien: «Que fais tu là?--Je me promène.--Moi aussi.--As-tu dîné?--Non; et toi? --Ni moi non plus.--Eh bien, causons théâtre.» Et la conversation de s'engager avec notre chaleur habituelle sur cet intarissable sujet. Nous avions à peine vingt ans. Aujourd'hui peut-être, des jeunes gens, dans une position semblable à la nôtre, au lieu de parler théâtre et beaux arts, traiteraient quelque grande question politique et sociale, et ne verraient de salut pour leur génie incompris que dans le suicide ou dans une révolution nouvelle; mais sous l'empire on s'occupait peu de politique, et les génies incompris n'étaient pas encore à la mode.

C'est en 1814 que Perlet a débuté au Théâtre-Français; ses débuts furent heureux; mais à cette époque il était triste, soit qu'il eût de secrets chagrins dont il ne m'a point fait part, soit que ce mal dont il se plaignait plus fréquemment, causât l'humeur mélancolique que je lui reprochais. Cette tristesse nuisit un peu à son jeu et à ses succès, et il ne retrouva toute sa verve que dans le Crispin du Légataire, qui déjà lui avait porté bonheur au Conservatoire. Après ses débuts, il partit pour Londres; il voulut tenter la fortune, et réussit complètement dans les rôles de vaudeville où il s'essaya. Il reçut avec un dédain superbe une lettre de la Comédie-Française qui lui offrait un engagement de douze cents francs. A partir de ce moment sa carrière fut heureuse et brillante; il acquit en même temps renommée et richesse. De Londres il alla à Bruxelles remplacer un comique fort aimé qui s'appelait Paulin, un ancien camarade de Fleury, qui attendit quarante ans le moment de leur retraite commune pour se réunir à son vieil ami, et qui se brouilla avec lui aussitôt qu'ils vécurent ensemble. Perlet fit promptement oublier Paulin. Le Gymnase s'ouvrit; Perlet y fut appelé; il y débuta dans Rigaudin de la Maison en loterie, vaudeville de Picard et Barré, précédemment joué à l'Odéon, et qui, grâce à Perlet, obtint une vogue nouvelle et plus grande. Il attira constamment la foule au Gymnase, où il déploya un talent vrai, fin, spirituel, original. Il avait eu au Conservatoire un penchant à la charge dont il s'était entièrement corrigé. Il fut toujours un comédien de bon goût, et n'alla jamais chercher ses succès hors de la vérité et de la raison. Il changeait de physionomie et presque de figure aux yeux mêmes du spectateur: ainsi dans le Comédien d'Etampes, il arrivait avec la figure et les manières d'un jeune homme, et devenait vieux à l'instant même et sans quitter la scène, en posant sur sa tête une perruque de vieillard. Il excellait à imiter les patois, les accents provinciaux ou étrangers, et dans les rôles d'Anglais, qui jusque là avaient été joués avec une exagération convenue, il montra une perfection de vérité à laquelle nos voisins d'outremer applaudissaient eux-mêmes. Parmi les pièces dont il créa les rôles principaux avec tant de bonheur, on se rappellera longtemps le Parrain, le Gastronome sans urgent, le Secrétaire et le Cuisinier, Michel et Christine le Comédien d'Etampes, le Landau. Il montra dans Michel et Christine une sensibilité touchante et vraie que les auteurs n'avaient point songé à donner au personnage qu'il représentait, et j'ai entendu M. Scribe dire que Perlet avait heureusement corrigé son rôle par cette nuance si finement exprimée. La Comédie-Française voulut reprendre l'habile comédien dont le Gymnase était fier: les termes du privilège accordé à ce dernier théâtre lui en donnaient le droit: Perlet opposa un refus constant aux prétentions des sociétaires; il aima mieux ne pas rejouer à Paris, et il s'en exila pour recommencer ses brillantes tournées dans les départements. Il revint plus tard et reparut au Gymnase; mais son mal augmentait toujours, et il fut contraint de quitter le théâtre à l'âge où le talent est dans toute sa force. Perlet s'était marié en 1819 avec une des filles de Tiercelin, si parfait dans les personnages populaires, et qui contribuait avec Brunet et Potier à la fortune des Variétés. Malheureusement, madame Perlet était faible et souffrante comme celui dont elle était si heureuse de porter le nom. Elle avait pour lui un dévouement de tous les instants, et paraissait oublier ses maux en s'occupant de ceux de son mari. Perlet lui rendait toute l'affection, et, quand elle en avait besoin, tous les soins qu'il en recevait. Il fut excellent époux et excellent père; il aimait sa fille d'un amour jaloux dont elle était bien digne; sa tristesse habituelle augmenta quand il s'agit de la marier. Le père du brave et excellent jeune homme à qui elle s'est unie se désolait aussi à l'idée de se séparer de son fils: Il vint en pleurant faire une demande à laquelle Perlet souscrivit en pleurant.


Perlet.--Rôles de comédien d'Etampes.

Perlet connaissait profondément son art, et adorait le théâtre. Il a publié sur l'art dramatique et sur l'art du comédien des réflexions qui décèlent l'artiste supérieur et l'homme de goût. Il m'écrivait souvent en vers pleins d'esprit et de traits heureux. Il causait avec finesse et chaleur, et aimait beaucoup la conversation, mais seulement avec ses intimes; il recherchait peu le monde et les liaisons nouvelles; il était plein d'honneur, bon et fidèle ami, avait des moeurs régulières et des manières polies. Les susceptibilités de son caractère ne doivent être imputées qu'à cette santé débile qui le mettait quelquefois au désespoir. Depuis longtemps il était réduit à ne plus savoir de quels aliments se nourrir, tant ses digestions étaient douloureuses, tant le mal faisait de progrès et le poussait vers la tombe Sa femme l'y a précédé; elle est morte à Enghien-les-Bains le 6 septembre dernier. Perlet, qui ne l'avait pas quittée pendant toute sa maladie, fut témoin de ses derniers moments; ce fut un coup dont il ne se releva point. Trois mois après il n'était plus: sa femme était morte un vendredi à huit heures du soir; il mourut à la même heure un vendredi.

Quoique Perlet ne jouât plus, il était utile au théâtre par la manière dont il savait en parler, par les avis précieux qu'il ne refusait point aux jeunes comédiens qui sollicitaient le secours de ses lumières et de son expérience; il était par ses nobles et excellentes qualités nécessaire à ses amis, qui le regretteront toujours.

21 décembre 1850.
Samson (de la Comédie-Française).




Le Véritable Gribouille, par George Sand; les Fées de Ia Mer, par Alphonse Karr; le Royaume des Roses, par Arsène Houssaye; Tom Pouce, par P. J. Stahl; les Contes des Fées (2). Ce qui a manqué presque dans tous les temps à la littérature enfantine, ce sont les écrivains de talent. Si l'on devait juger de cette littérature par les Contes à ma Fille, les Contes à mon Neveu et les innombrables contes à dormir debout dont nous sommes inondés chaque année à l'approche du mois de janvier, il faudrait croire que la composition des livres à l'usage des enfants est devenue le patrimoine des académiciens sur le retour et des sous-maîtresses de pensionnat. Voici un éditeur qui a voulu que les enfants fussent aussi bien traités que les grandes personnes; il a fait appel aux écrivains les plus en vogue, il leur a demandé de nouvelles histoires merveilleuses. C'est d'abord l'auteur de la Mare au Diable et de la Petite Fadette, deux chefs-d'oeuvre. George Sand, en gribouillant Gribouille, s'est rappelé les riants tableaux qu'il avait semés çà et là dans ses précédents ouvrages, et il a écrit un petit conte dont il sera longtemps parlé dans les veillées enfantines; après George Sand, Alphonse Karr, qui serait un grand marin s'il n'était un de nos plus spirituels littérateurs, nous raconte toutes les merveilles qu'il a découvertes dans ses plongeons au milieu des vagues. L'Océan s'est illuminé de splendeurs inouïes, et il a montré à l'historien de Sainte-Adresse ses palais en coquillages, ses Louvres en turquoises, et ses Tuileries en diamants. De l'empire de la mer nous passons au Royaume des Roses; au beau royaume, celui-là, qui renaît chaque année et qui n'a rien à redouter des révolutions tant qu'il y aura des printemps. Puis il y a encore Tom Pouce, qui a obtenu les honneurs d'une troisième édition; Tom Pouce, un héros microscopique, auquel il arrive les plus surprenantes aventures. Cette charmante collection, cette bibliothèque choisie de l'enfance, se composa en outre de Trésor des Fèves, par Charles Nodier; des Aventures du Prince Chènevis, par Léon Gozlan; de la Bouillie de la Princesse Berthe, par Alexandre Dumas; de l'Histoire de la Mère Michel et de son chat, par de Labédollière, et enfin du Prince Coqueluche, par Edouard Ourliac. L'éditeur a eu soin que les gravures fussent à la hauteur du texte, les dessinateurs habiles, tels que Granville, Gérard-Séguin, Bertall, Tony Johannot, Maurice Sand, ont illustré ces petits livres de vignettes charmantes. Nous avons surtout remarqué les illustrations de Gribouille, dues au crayon de M. Maurice Sand. Nous sommes assuré que l'auteur de Gribouille ne se plaindra pas du dessinateur. Le crayon de l'un semble fait exprès pour la plume de l'autre.

Note 2: Chez Blanchard, rue Richelieu, 78.

En résumé, la collection dont nous parlons est un très-joli cadeau d'étrennes; et si nous avions le bonheur d'être encore un petit garçon, nous préférerions de beaucoup Gribouille, Tom Pouce et les Fées de la Mer à tous les marrons glacés et à toutes les pralines des confiseurs.
E. T.



Rébus.

EXPLICATION DU DERNIER RÉBUS.

Le salon de cette année sera beau, s'il faut en croire les on dit.








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1850, by Various

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Foundation as set forth in Section 3 below.

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work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
business@pglaf.org.  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     gbnewby@pglaf.org


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations.
To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


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     http://www.gutenberg.org

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