The Project Gutenberg EBook of Cours Familier de Littérature (Volume 9), by 
Alphonse de Lamartine

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Title: Cours Familier de Littérature (Volume 9)
       Un entretien par mois

Author: Alphonse de Lamartine

Release Date: August 14, 2011 [EBook #37076]

Language: French

Character set encoding: ISO-8859-1

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COURS FAMILIER
DE
LITTÉRATURE

UN ENTRETIEN PAR MOIS

PAR
M. A. DE LAMARTINE

TOME NEUVIÈME

PARIS
ON S'ABONNE CHEZ L'AUTEUR,
RUE DE LA VILLE L'ÉVÊQUE, 43.

1860

L'auteur se réserve le droit de traduction et de reproduction à l'étranger.

COURS FAMILIER
DE
LITTÉRATURE

REVUE MENSUELLE.

IX

Paris.—Typographie de Firmin Didot frères, fils et Cie, rue Jacob, 56.

(p. 5) XLIXe ENTRETIEN
Premier de la cinquième année.

LES SALONS LITTÉRAIRES.
SOUVENIRS DE MADAME RÉCAMIER.

I

Les salons littéraires, depuis Aspasie à Athènes jusqu'à madame Récamier à Paris, font certainement partie de la littérature; ces salons sont le foyer du génie, le coin du feu de la gloire; c'est pourquoi nous consacrons cet Entretien à madame Récamier.

(p. 6) II

Le temps fuit en emportant tout dans sa course, mais un petit volume l'arrête et le fait revenir sur ses pas. Un petit volume est la seule chose qui ait cette puissance: c'est la pierre d'achoppement du temps. Pourquoi? C'est que ce petit volume est le souvenir écrit, le souvenir qui fixe et qui fait revivre le passé. Voilà pourquoi aussi le public goûte tant ces petits livres intitulés les Souvenirs: c'est qu'ils sont en littérature une protestation de notre fugitivité contre la mobilité du temps, contre la brièveté de notre existence et contre la pire des morts, la mort de notre nom, la sépulture de l'oubli.

Ces réflexions nous sont suggérées par la lecture de deux intéressants volumes écrits, recueillis et publiés hier par la fille adoptive de madame Récamier (madame Lenormant), et publiés juste à l'heure où ce nom de madame Récamier, naguère célèbre, allait s'enfoncer sans trace sous l'horizon si court des célébrités évanouies.

(p. 7) III

Et pourquoi tenez-vous tant, nous dira-t-on, à ce que madame Récamier laisse une trace personnelle au milieu de ces innombrables événements et de ces innombrables personnages qui ont rempli de Mémoires plus historiques la première moitié de ce dix-neuvième siècle, le siècle de la France? Madame Récamier ne fut ni un événement, ni un personnage, ni un grand fait, ni une grande idée, ni même un grand talent, ni surtout une grande puissance, dans cette foule de choses et d'individualités qui encombrent l'histoire de ces soixante ans.

Cela est vrai; mais elle y fut plus qu'une grande chose, qu'un grand talent, qu'un grand événement, qu'une grande puissance; elle y fut un grand éblouissement des yeux, elle y fut un long enivrement des cœurs, elle y fut une grande puissance de la nature; elle y fut la beauté!!!

La beauté est la royauté de la nature, peu (p. 8) importe qu'elle soit née, comme Cléopâtre, sur un trône, ou, comme la Vénus antique, de l'écume de l'onde, ou, comme lady Hamilton, de la lie des vices; dès qu'elle paraît elle règne; dès qu'elle sourit elle enchaîne; que l'on soit Phidias, Raphaël, Dante, Pétrarque, César, Nelson, lord Byron, Bonaparte, Chateaubriand, elle consume Phidias de la passion de reproduire le beau dans le marbre; elle divinise Raphaël sous le regard de la Fornarina, et elle le fait mourir, comme le phénix, dans la flamme de deux beaux yeux; elle allume à douze ans dans le Dante un foyer inextinguible d'un seul rayon de sa Béatrice; elle sanctifie Pétrarque dans la mystique adoration de Laure; elle arrête d'une caresse, en Égypte, ce César que ni l'Italie, ni la Grèce, ni l'Afrique, ni l'Espagne n'avaient la puissance d'arrêter; elle corrompt Nelson dans les délices de Naples et contre-balance dans le cœur de son héros la gloire de Trafalgar; elle fait oublier, à Ravenne, la poésie à lord Byron dans la contemplation de cette poésie vivante qu'on appelle la Guicioli; elle fait oublier à Chateaubriand son ambition, son égoïsme et sa vieillesse dans le rayonnement déjà amorti de Juliette. (p. 9) Voilà la beauté, voilà sa puissance, voilà son mystère, voilà sa divinité! Ne cherchez pas d'autre titre à l'intérêt qui s'attache au nom de Juliette dans ce siècle et qui la suivra plus loin que son siècle; elle fut la beauté! elle fut la femme rayonnante et attrayante; elle fut la Vénus sans ciel, la Cléopâtre sans couronne, la Fornarina sans faute, la Béatrice sans rêve, la Laure sans platonisme mystique, la lady Hamilton sans vices, la Guicioli sans larmes, hélas! et peut-être aussi sans amour! L'amour est le seul enchantement qui manque à cette femme. Pas assez femme et trop déesse, elle fut Juliette Récamier. Elle posa involontairement, pendant trente ans, comme un divin modèle d'atelier voilé, devant tous les yeux et devant tous les cœurs de deux générations d'adorateurs enthousiastes, mais désintéressés de sa possession; elle fut statue et jamais amante; elle resta intacte sur son piédestal au milieu de l'encens qui fumait et des bras tendus pour la recevoir; elle n'en descendit qu'au tombeau. Que serait-ce si elle avait aimé? Mais soyons justes et compatissants; si elle ne descendit jamais de ce socle virginal dans les bras d'un Pygmalion, ce ne fut pas, dit-on, la faute (p. 10) de son cœur, ce fut la faute de la nature. Son lot fut d'enthousiasmer les désirs, jamais de les assouvir. On ne l'adora pas moins, on la plaignit davantage. Il y avait un mystère dans sa beauté; ce mystère la condamnait à l'éternelle pureté du marbre; ce mystère ajoutait à la perpétuelle adoration pour cette femme. Aucun homme en la contemplant ne pouvait être jaloux d'un autre homme; on jouissait de ne pas savoir possédé par un autre ce que nul mortel ne pouvait jamais espérer pour soi. Tous se disaient: Si elle pouvait avoir une préférence ce serait peut-être pour moi; car tous croyaient seuls l'aimer assez pour obtenir ce miracle. C'est cette pureté inaltérable qui a permis à une femme d'écrire les Souvenirs de cette femme. Dans cette statue de la Pudeur il n'y avait pas un charme à voiler; une mère de famille pouvait déshabiller cette vierge.

IV

J'avais entendu parler toute ma vie de l'incomparable beauté de madame Récamier; une (p. 11) parente de ma mère, qui vivait à Paris dans la familiarité intime de M. Récamier, m'avait fait cent fois le portrait de cette idole vivante. Mon imagination s'était idéalisé cette figure. Cette parente me disait qu'elle ressemblait beaucoup à ma mère lorsque ma mère avait seize ans. Je connaissais par ses récits tous les détails de l'intérieur de Clichy, cette Paphos de cette divinité, ce sanctuaire où toute l'Europe élégante en 1800 allait s'enivrer de la vue de Juliette; son visage, ses expressions, ses formes, son costume, ses poses, ses langueurs, ses évanouissements pittoresques à une certaine heure de la soirée, où elle défaillait entre les bras de ses femmes, où on l'emportait toute vêtue sur son lit antique, où elle revenait à elle au parfum des eaux de senteur ruisselant sur ses blonds cheveux dénoués, et où les convives de la soirée défilaient ravis devant tant de charmes, attendris par tant de défaillances, mignardises de l'adolescence, de l'amour et de la mort. Cette scène d'évanouissement, qui se renouvelait presque tous les soirs de grande réunion à Clichy, à une heure avancée de la soirée, n'était pas une coquetterie de la jeune maîtresse de ce beau lieu, c'était un prétexte (p. 12) suscité par la mère et par le mari de madame Récamier pour dérober la jeune femme à l'empressement insatiable de la foule importune de ses admirateurs; elle était trop naïve pour jouer d'elle-même ces agaceries, mais il fallait l'emporter sur les bras des familiers de la maison pour laisser le voile de ses rideaux entre elle et un monde insatiable de tant d'attraits. On aurait dévoré sa jeunesse en quelques semaines de curiosité passionnée. Elle devait rester jeune jusqu'à la mort. Sa mission était un éternel sursum corda des yeux et de l'imagination de son siècle.

V

Ce ne fut qu'en 1822 que j'eus le hasard heureux de la voir; voici comment.

En passant un jour à Paris pour aller de Rome à Londres, j'appris que la duchesse de Devonshire était elle-même à Paris, à l'hôtel Meurice, allant en sens inverse de Londres à Rome.

La duchesse de Devonshire, seconde femme (p. 13) et veuve alors du duc de ce nom, était elle-même naguère la femme la plus belle et maintenant la plus opulente, la plus lettrée et la plus mécénienne de l'Europe. Ses aventures, vraies ou imaginaires, avaient eu en Angleterre le retentissement du roman et l'étrangeté du mystère. Son nom de famille était Élisabeth Harvey; elle était sœur du duc de Bristol, homme d'une grande distinction de naissance et d'esprit. Une amitié passionnée unissait dès leur adolescence lady Élisabeth Harvey à la première duchesse de Devonshire; cette première femme du duc de Devonshire était sans scrupules, femme de bruit, de passion, de beauté, de talent, de poésie et de politique. Elle n'avait pas d'enfant de son mari; cette stérilité menaçait de laisser sans héritier direct l'immense fortune et le nom princier de la maison de Devonshire; elle résolut, dit-on, de devoir à l'intrigue ce qu'elle ne pouvait obtenir de la nature. Sa jeune amie, devenue lady Élisabeth Forster, vivait en tiers avec elle dans le palais du duc; l'épouse complaisante favorisa les amours de son mari et de son amie; elle feignit d'accoucher d'un fils; ce fils supposé passait pour être le fruit du commerce concerté d'Élisabeth (p. 14) Forster avec le duc de Devonshire. La première duchesse mourut sans révéler le secret; le vieux duc épousa la mère de son fils, en sorte que l'enfant supposé était en réalité le fils du vieux duc et de la nouvelle duchesse de Devonshire; seulement cette naissance était anticipée et illégitime.

Les bruits de cette illégitimité parvinrent aux oreilles des véritables héritiers du nom et de la fortune de Devonshire; on menaça le père, la mère et le fils d'un procès; les témoignages domestiques abondaient; des scandales si compliqués auraient fait une explosion déplorable dans l'aristocratie anglaise. Le vieux duc mourut en se taisant encore; le jeune duc, fils présumé de la belle Élisabeth, avait une délicatesse de conscience et d'honneur qui ne lui permettait pas de se substituer sciemment aux droits des héritiers légitimes.

Un arrangement intervint: le jeune duc prit l'engagement écrit de ne jamais se marier et de remettre ainsi, après une jouissance purement personnelle et viagère, ses immenses biens de famille aux véritables héritiers; il fut fidèle à cette promesse: ce fut la cause de son éternel célibat. Sa vraie mère, Élisa Forster, devenue (p. 15) duchesse douairière de Devonshire, jouissait d'un douaire immense; sa beauté, dont on voyait les vestiges, se lisait encore dans la délicatesse transparente de ses traits; son esprit était tourné aux grandes choses, politique, arts, littérature; sa fortune, toute consacrée aux artistes, lui donnait le rôle d'un Mécène européen à Londres, à Paris, à Rome. Elle habitait Rome; son palais était une cour de distinction en tout genre: hommes d'État, poëtes, écrivains, peintres, sculpteurs, savants de toutes les nations s'y réunissaient à toute heure. Le plus assidu et le plus cher de ses familiers était le cardinal Consalvi, le plus fénelonien des hommes, l'ami plus que le ministre de Pie VII; elle adorait ce cardinal; il influençait par elle la cour de Saint-James, elle gouvernait par lui Rome et les beaux-arts, cette royauté de l'étude. Leur intimité allait jusqu'à faire supposer entre eux une union plus intime par un mariage secret; le cardinal n'était point lié aux Ordres. Elle passait pour avoir abjuré entre ses mains le protestantisme et pour pratiquer en secret le catholicisme. Rien de tout cela n'est avéré; ce sont de ces bruits qui s'élèvent des apparences autour des hommes ou (p. 16) des femmes célèbres; la tombe même ne dit pas tout après leur mort: le ciel sait plus de secrets encore que la terre.

VI

Quoi qu'il en soit, la seconde duchesse de Devonshire m'avait recherché à mon premier séjour dans cette capitale du monde, comme un jeune homme dont le nom promettait plus qu'il ne devait tenir. Elle m'avait présenté au cardinal Consalvi et par lui au pape Pie VII, dont les malheurs et les bontés éclataient sur sa gracieuse physionomie plus que la tiare sur son front. Malgré mon extrême timidité, qui ne m'a jamais permis de me mettre en avant que dans les grandes circonstances publiques, je vivais dans son intimité la plus journalière. Elle me traitait en fils plus qu'en protégé; à sa mort elle porta mon nom dans son testament, pour me prouver que sa pensée survivait en elle à la vie; je lui garde de mon côté un souvenir où la reconnaissance et l'attrait se complètent; excusez-moi d'en avoir parlé un peu (p. 17) longuement à propos de madame Récamier, son amie; ces deux figures se confondent, bien qu'elles ne se ressemblent pas. L'une, génie inquiet et politique, consacra sa vie à se grandir, l'autre à plaire; belles toutes deux, l'une fut belle pour posséder les esprits, l'autre pour entraîner les cœurs.

VII

Ce jour-là, j'entrai dans le salon de la duchesse de Devonshire sans avoir été annoncé: je la croyais seule; une femme inconnue était debout à côté d'elle, le bras appuyé sur la tablette de la cheminée et chauffant ses petits pieds transis au brasier à demi éteint dans l'âtre. C'était au mois de février; elle avait mouillé ses souliers de soie puce en descendant dans la neige à la porte de l'hôtel. Mon arrivée interrompit la conversation entre ces deux femmes, conversation qui paraissait être animée, quoique à voix basse, car l'une d'elles (l'inconnue) avait sur les joues cette coloration fugitive du sang en mouvement sur un (p. 18) fond de pâleur qui prouve qu'on a poussé tête à tête un entretien jusqu'à la lassitude.

La duchesse me nomma seulement à elle et me fit asseoir; après les premières interrogations sur mon voyage, sur Rome, sur nos amis communs d'Italie, l'inconnue, qui paraissait prête à partir, se rassit sans rien dire à l'autre coin de la cheminée en face de moi; c'était sans doute une politesse de quelques minutes qu'elle s'imposait pour ne pas avoir l'air de manquer d'égards au nouveau venu; mais après cette courte halte sur le canapé elle se leva de nouveau, et vera incessu patuit dea!

VIII

D'un pas à la fois nonchalant, mais élastique sur le tapis, elle tourna autour du fauteuil de la duchesse pour se rapprocher de la porte. Cette grâce du mouvement, ce pas cadencé, tout créole ou tout oriental, contrastaient tellement avec la vivacité un peu turbulente des femmes de Paris que j'en conclus sur-le-champ que cette belle personne était étrangère.

(p. 19) La duchesse se leva pour la retenir par une douce violence de politesse; elles causèrent un instant debout, à pied levé et à demi voix, dans la pénombre du rideau, entre la fenêtre et la porte.

La voix, ce timbre de l'âme, m'émut plus encore que la beauté. Les clochettes fêlées de métal mêlé d'argent qui chantent au cou des reines du troupeau dans les pâturages sonores, sous la voûte des sapins, dans le haut Jura, ne vibrent pas plus mélodieusement aux oreilles que cette voix plus musicale que la musique. Elle ne parlait qu'amitié; je me figurais ce que ferait une telle voix si elle parlait ou si elle avait jamais parlé d'amour! Un frisson en courut sur ma peau; j'étais encore jeune, et le souvenir d'une voix pareille, depuis peu à jamais éteinte, ajoutait à mon émotion; cette voix faisait tinter les dents comme les touches d'ivoire d'un clavier mouillé par les lèvres; on l'entendait au fond de la poitrine. Peu importaient les paroles; le timbre parlait de lui-même: c'était une âme répandue dans l'air qui vous caressait de sons.

(p. 20) IX

Quant à la personne elle-même, je n'essayerai pas d'en faire le portrait. Aucun peintre n'a pu trouver des lignes et des couleurs pour le reproduire; la nature en elle a défié le pinceau de David, de Girodet, de Proudhon, de Gérard, de Camucini; le ciseau de Canova y a échoué. Dans ces visages, où la physionomie est tout, la beauté est justement ineffable, elle est un mystère comme tout ce qui est infini; elle ne résulte pas de tels ou tels délinéaments des traits, mais de lignes imperceptibles, de combinaisons insaisissables, d'harmonies latentes, quoique parlantes, qu'il est impossible de copier. La beauté, dans ces visages, est une énigme: l'amour seul peut la deviner; l'art n'y peut que confesser son impuissance. Heureuses les femmes qui n'ont point de portraits; c'est qu'elles sont au-dessus de l'art!

(p. 21) X

Telle m'apparut dans ce coup d'œil la femme qui causait en se retirant avec la duchesse de Devonshire; à peine eus-je le temps de voir, comme on voit des groupes d'étoiles dans un ciel de nuit, un front mat, des cheveux bais, un nez grec, des yeux trempés de la rosée bleuâtre de l'âme, une bouche dont les coins mobiles se retiraient légèrement pour le sourire ou se repliaient gravement pour la sensibilité; des joues ni fraîches ni pâles, mais émues comme un velours où court le perpétuel frisson d'un air d'automne; une expression qui appelait à soi non le regard, mais l'âme tout entière; enfin une bonté qui est l'achèvement de toute beauté réelle, car la beauté qui n'est pas par-dessus tout bonté est un éclat, mais elle n'est pas un attrait. L'attrait était le caractère dominant et magique de cette figure; le regard s'y collait comme le fer à l'aimant; c'était une physionomie aimantée: elle aurait enlevé une enclume au ciel.

(p. 22) La taille n'était ni élevée ni petite; on ne songeait pas à la mesurer, mais à l'admirer; elle paraissait à volonté grande ou petite; elle avait autant d'harmonie que le visage. Elle n'était plus très-jeune à cette époque, mais on ne songeait pas non plus à demander son âge. Elle avait aux yeux l'âge qu'on voulait, car les âges étaient réunis dans ses traits: grâce d'enfant, gravité noble d'âge mûr, mélancolie du soir, sérénité d'immortalité, tout y était selon le pli de lèvres ou de sourcils que donnait la conversation au visage; comme dans les instruments bien accordés le mode change le ton, le mouvement changeait l'impression. On ne pouvait pas dire non plus à quel âge on l'aurait mieux aimée, car chacune des années qu'elle avait traversées semblait avoir laissé une beauté propre à la saison de la vie qui apporte et remporte quelque chose à la femme; en sorte qu'on ne voyait pas en elle une date, mais une permanence de la beauté accomplie.

Son costume faisait aux yeux partie de sa personne; il ne la parait pas, il la vêtissait; on voyait qu'elle n'y avait pas songé, ou, si elle y avait songé, elle n'avait eu en vue que de la faire entièrement oublier ou de la confondre (p. 23) avec elle-même dans un tel accord de forme et de couleurs que sa robe et elle ne fissent qu'un dans le regard. La parfaite harmonie, c'était en tout le caractère de cette femme harmonique. Elle portait ce jour-là, et je l'ai presque toujours vue depuis, une robe à plis flottants de soie grise, nouée par une ceinture noire et montant en chaste tunique jusqu'à son cou; ses souliers de soie sombre disparaissaient sous les bords un peu traînants de sa robe; un châle oriental de couleur blanche recouvrait ses épaules et serrait sous une contraction de ses coudes sa taille élancée; un chapeau de paille de Florence aux larges ailes flottantes ombrageait sa tête, contrastant par sa nuance légèrement dorée avec le blond sombre de ses cheveux et avec les tons marbrés du front et des joues; elle roulait dans une de ses mains les bouts d'un large ruban puce qui descendait comme de la gance d'un chapeau de berger jusqu'à sa ceinture.

Ce costume semblait être tombé des doigts distraits de la Mode tout exprès pour une personne de cet âge; l'art de la femme alors est de s'effacer de peur que sa parure ne l'efface; heure du demi-jour dans les soirs d'automne (p. 24) où l'on n'allume pas encore la lampe pour jouir de ce qu'on appelle familièrement de l'entre chien et loup du jour mourant.

XI

Je restais en face de cette figure, immobile, étonné, ravi, attiré plus qu'enflammé. C'était une de ces impressions telles qu'on devait en éprouver quand les êtres surnaturels, les visions, ce qu'on appelle les anges, apparaissaient encore aux regards des habitants de la terre. On est ravi, on n'est pas troublé. Une atmosphère calme apportée du ciel enveloppe ces apparitions de la grâce d'en haut. On sent un culte, on ne sent pas un amour: l'amour est un feu, ceci n'est qu'une splendeur.

Telle était mon impression silencieuse pendant l'entretien à demi voix des deux femmes. Cet entretien aparté se prolongeait un peu plus que la bienséance ordinaire ne l'autorise, le pied sur le seuil entre les deux portes. J'entrevoyais bien que la belle visiteuse, tout en ayant l'air de se retirer modestement devant (p. 25) un nouveau venu, n'était pas fâchée d'être contemplée à loisir par un admirateur de plus, dont l'enchantement ne pouvait lui échapper tout entier, malgré la discrétion de mon attitude et la distraction affectée de mon coup d'œil. Enfin elle s'évanouit, ou plutôt elle se glissa comme une ombre hors de la chambre, sans que son pas de sylphide fît le moindre bruit sur le tapis.

La duchesse se rapprocha du feu.

—«Quelle est donc, lui dis-je avec l'accent d'un étonnement contenu, la personne qui vient de sortir de chez vous? Ce doit être une étrangère, car comment une pareille figure existerait-elle en France sans que son nom la devançât partout comme une célébrité, et sans que je l'eusse jamais aperçue dans les salons ou dans les spectacles de Paris?

—Comment! me répondit la duchesse de Devonshire, vous ne la connaissez pas?

—Non, repris-je; si je l'avais rencontrée je ne l'aurais jamais oubliée.

—Eh! me dit-elle, c'est madame Récamier!

—Madame Récamier! m'écriai-je. Ah! maintenant je comprends l'émotion que cette céleste (p. 26) figure a donnée au monde dans sa fleur, et tout ce qui m'étonne c'est que cette émotion ne se prolonge pas jusque dans sa maturité! Je n'ai jamais rien vu d'aussi angélique sur la boue de Paris. J'ai été souvent plus incendié par une beauté de femme, jamais plus ravi. Heureux les hommes qui sont assez âgés pour avoir vu fleurir ce visage de seize ans! Quelle impression ne devait pas faire cette éclosion, puisque l'épanouissement a de tels prestiges?

—Voulez-vous que je vous présente à elle? me demanda la duchesse son amie.

—Non, lui dis-je, il ne faut pas se familiariser avec les visions célestes pour ne rien perdre de leur éblouissement; les yeux de tout un monde ont passé sur cette figure, cent hommes célèbres lui ont porté leur encens. Je suis trop jeune encore pour la voir avec indifférence; elle a été trop adorée pour ne pas être blasée d'enthousiasmes. J'aime mieux garder le mien froid et spéculatif dans mon imagination que de le voir évaporé en vain devant une idole distraite et saturée d'encens. Cette femme est une relique qu'on ne voit qu'à travers le cristal du reliquaire. Mais quelle n'a pas dû être l'impression (p. 27) de cette femme idolâtrée sur les yeux de la France et de l'Europe, quand elle apparut, à seize ans, au milieu de Paris encore souillé de sang et muet de terreur, comme une Iris messagère des dieux apaisés, venant rapporter leur sourire à la terre? Que j'aurais voulu la voir alors, et qu'heureux sont les yeux qui se rafraîchirent et s'enivrèrent de son premier rayonnement!

—Je l'ai vue alors à son voyage en Angleterre, me dit la duchesse; mais il n'y a ni pinceau, ni plume, ni parole qui puissent ressusciter cette apparition. Quand je vous aurai dit des yeux bleu de mer azurés jusqu'à la nuit par l'ombre des voiles; des cheveux de fils de la Vierge brunis au feu du soleil; des joues de pêche veloutée dont le velours renaissait tous les matins comme pour tamiser le jour sur une peau d'enfant; des couleurs nuancées et fondues où le blanc et le rose ne formaient qu'une teinte; un regard qui s'ouvrait et se refermait sous des cils ruisselants d'ombre ou de lumière; des lèvres où la langueur pensive ou la joie épanouie donnait toutes les inflexions de l'âme; un sourire qui caressait l'air; une taille ni grande ni petite, mais qui, par sa flexibilité, (p. 28) se prêtait à la majesté autant qu'à la grâce; une démarche de reine ou de bergère tour à tour; un étonnement de l'impression qu'elle faisait partout, comme si les regards de la foule eussent été autant de miroirs qui lui répercutaient sa figure et qui la faisaient rougir de sa miraculeuse beauté; les pas qu'elle entraînait sur sa trace; les murmures d'admiration qui s'élevaient à sa vue; les exclamations mal contenues; les femmes charmées, mais jalouses; les hommes attirés, mais contenus par le respect de tant d'innocence sous tant d'enivrements; quand je vous aurai dit tout cela, je ne vous aurai rien peint de visible à votre imagination. La beauté comme celle de madame Récamier alors est comme un mystère: il faut y croire et ne pas le voir: il veut la foi. Voyez-la dans l'impression qu'elle a faite sur la France et sur l'Angleterre au moment où vivait madame Tallien, où resplendissait mon amie Georgina Spencer, où je brillais moi-même d'un éclat emprunté à ma famille, à mon rang, à ma fortune; où l'Europe avait bien autre chose à faire que de s'arrêter devant une femme de dix-huit ans. L'Europe s'arrêtait devant madame Récamier!»

(p. 29) XII

Nous parlâmes d'autre chose; je fus dix ans sans revoir madame Récamier.

À mon retour à Paris, en 1829, ces dix années avaient non pas détruit, mais transformé la célébrité de cette femme. Aimée d'un grand écrivain, ce grand écrivain l'avait transportée avec lui dans l'empyrée des lettres et de la gloire; elle avait ce qu'on appelle un salon; ce salon était un sanctuaire plutôt qu'une exposition d'esprit et de célébrités, un culte plutôt qu'une cour. Quelques rares privilégiés de la société, de l'aristocratie, de la politique et de la littérature, y étaient admis. Le grand homme de style qui régnait dans ce cœur et dans ce salon ne m'était pas favorable, bien que je sois le seul des poëtes et des politiques de son siècle auquel il adresse de magnifiques éloges posthumes dans ses Mémoires destinés à la postérité. Il m'avait proscrit, autant qu'il était en lui, de la faveur des cours pendant qu'il était ministre et que j'étais, moi, relégué dans les rangs subalternes (p. 30) de la diplomatie; s'il avait pu me proscrire de la scène du monde il l'aurait fait, je n'en doute pas. C'était une faiblesse et une injustice. Je l'admirais passionnément, non comme homme, mais comme génie; j'étais trop petit pour porter aucune ombre sur sa trace; mais, soit que madame Récamier se souvînt de notre rencontre muette chez la duchesse de Devonshire, soit qu'elle fût flattée de produire un nom naissant de plus aux yeux de son cénacle dans son salon, elle me fit allécher par tant de grâces indirectes que je ne pus me refuser, malgré mon éloignement pour les camarillas lettrées ou politiques, à me laisser présenter à elle dans ce couvent de l'Abbaye-aux-Bois, où je devais plus tard suivre le convoi indigent du pauvre Ballanche.

XIII

Elle me reçut en homme attendu depuis dix ans; un mot d'elle sur moi courait Paris et venait de m'être répété par Ballanche, son confident. Ce mot me prédisposait par amour-propre (p. 31) à l'adoration pour cette beauté qui illuminait encore d'une lueur refroidie la moitié de l'espace que sa vie avait laissé derrière elle.

—«Comment désirez-vous, lui demandait Ballanche, vous lier avec M. de Lamartine, vous l'idole de M. de Chateaubriand, qui n'aime pas ce jeune homme?—Cela est vrai, dit-elle à Ballanche, M. de Chateaubriand est mon ami, mais de Lamartine est mon......»

La convenance plus que la modestie m'empêche d'écrire le mot qui sortit de ses lèvres; le mot était trop adulateur pour qu'il puisse sortir de ma plume. C'était une de ces coquetteries de conversation dont on désire que l'écho aille chatouiller indirectement le cœur d'un homme.

À notre première entrevue je fus timide; elle fut naturelle, gracieuse, adroite de simplicité; mon impression fut un attrait doux, qui n'éblouit pas, mais qui attire: clair de lune qui rappelle un jour de splendide été.

C'était l'époque où madame Récamier, cherchant à amuser l'inamusable M. de Chateaubriand avec les hochets de sa propre gloire, faisait lire chez elle devant lui, et devant un auditoire trié avec soin, la tragédie de Moïse, essai (p. 32) dramatique du grand écrivain; c'était l'époque aussi où M. de Chateaubriand faisait confidence de quelques pages de ses Mémoires secrets à quelques-uns de ses contemporains d'élite dans le salon ouvert à un seul battant de son amie; on invitait à ces solennités un aussi grand nombre de privilégiés que l'exiguïté de l'appartement en pouvait contenir. Jamais première répétition d'une pièce attendue comme un événement sur la scène ne fut aussi briguée que la faveur d'assister à ces répétitions de la gloire devant les représentants présumés de la postérité; les femmes y étaient en plus grand nombre que les hommes, car les femmes étaient le véritable public de M. de Chateaubriand: il avait joui du cœur, de l'imagination, de l'oreille et de la piété des femmes pendant un demi-siècle, les femmes devaient l'en récompenser dans sa vieillesse. Elles lui cachaient, par un rideau pieux de beautés, de sourires, de caresses, de culte, l'approche de la mort et le jugement beaucoup moins féminin de la postérité. L'amour et la religion, ces deux idolâtries de leur cœur, avaient en lui leur représentant dans un même homme. La politique, dans laquelle il avait joué un rôle (p. 33) important depuis la restauration des Bourbons, lui payait aussi alors ce qu'il appelait ses disgrâces de cour en popularité; ce n'était que des semblants d'opposition libérale affichés pour décorer sa retraite, mais ces dehors de grand homme persécuté lui attiraient à la fois le respect de l'aristocratie, la reconnaissance de l'Église, l'enthousiasme confidentiel des jeunes républicains. Nul homme n'a plus soigné les couleurs de sa robe de chambre afin de se présenter à la mort comme un apôtre pour les chrétiens, comme un chevalier pour les royalistes, comme un tribun de l'avenir pour les républicains les plus avancés. Il touchait à ses années de grâce; on ne lui demandait pas d'expliquer ces trois rôles contradictoires; on était convenu de le laisser mourir en sphinx sans lui demander son mot. Ce vrai mot était personnalité du génie; il voulait être en règle avec le passé par la religion, avec le présent par l'aristocratie du faubourg Saint-Germain, avec l'avenir démocratique par ses pressentiments de république. M. de Chateaubriand était un génie, mais c'était aussi un rôle plus qu'un homme; il lui fallait plusieurs costumes devant la postérité. Ses Mémoires d'outre-tombe, (p. 34) qu'il écrivait alors, avaient une page pour un parti, un revers de page pour l'autre: livre-Janus qui louche à force de vouloir regarder trop d'horizons à la fois.

Mieux valait confesser son scepticisme que de confesser des croyances si contradictoires. Il est permis à un vieillard d'être détrompé, mais jamais d'être comédien devant la mort. Le scepticisme politique est un aveu de plus du néant de la vie; cet aveu est une douleur de l'esprit, mais il n'est pas une offense à la vérité. Mieux vaut dire: Je doute, que de dire: Je mens.

XIV

Quoi qu'il en soit, la scène sur laquelle M. de Chateaubriand répétait ses derniers rôles était alors chez madame Récamier; c'est ainsi que Périclès, vieilli et outragé, venait pleurer chez Aspasie.

Dans l'été de 1829, une lecture du Moïse de M. de Chateaubriand devant un très-petit auditoire fut annoncée chez madame Récamier.

(p. 35) Le grand acteur classique Lafond, du Théâtre-Français, homme d'excellente compagnie, idolâtre du génie de M. de Chateaubriand et un peu solennel comme sa phrase, avait consenti à prêter sa noble déclamation à ces vers encore inconnus du poëte en prose.

On s'arrachait, depuis six semaines, les billets d'invitation à cette mystérieuse soirée. Toutes les grandes dames de Paris, tous les poëtes, tous les orateurs, tous les étrangers, tous les journalistes sollicitaient; leurs noms passaient au crible d'un scrutin épuratoire des amis de la maison avant d'être admis. On voulait être sûr qu'aucun profane ou qu'aucun incrédule au génie du lieu ne se glisserait dans le cénacle pour en troubler ou pour en divulguer les mystères. La piété, l'adoration étaient obligées; la froideur même dans le culte aurait paru un blasphème contre le dieu des femmes.

Je me trouvais accidentellement à Paris avec ma mère et ma sœur; je ne songeais nullement à demander une entrée de faveur à madame Récamier pour cette séance. Je savais que M. de Chateaubriand avait je ne sais quelle prévention fort injuste, mais fort tenace, contre (p. 36) moi; mon nom serait, je n'en doutais pas, une dissonance dans les noms des invités qui seraient prononcés à ses oreilles. Je voulais prévenir l'élimination en ne prétendant pas à la faveur; de plus je n'ai jamais aimé les conciliabules d'invités; je suis un homme de plein air; l'esprit de parti m'asphyxie; je ne puis le respirer, ni en religion, ni en politique, ni en littérature. Toute coterie est petite et fausse; le monde seul est vrai, parce qu'il est grand. Je ne rendis donc pas même une visite à madame Récamier, de peur que cette visite n'eût l'air d'une requête. Je me tins à ma place dans l'isolement.

Mais madame Récamier avait appris par madame Sophie Gay, mère de l'illustre Delphine (madame de Girardin), que j'étais à Paris avec ma mère. Bien qu'elle ne sortît plus de l'Abbaye-aux-Bois, elle monta en voiture et elle vint un matin rendre visite à ma mère, qui logeait chez moi dans un hôtel garni.

Ces deux femmes se ressemblaient étonnamment par leur âge, par leur figure, par leur société commune dans leur adolescence, par les souvenirs réveillés des premières années de leur vie; à des époques un peu diverses elles avaient (p. 37) connu beaucoup des personnes du même monde. Seulement ma mère, élevée dans une cour, transportée ensuite très-jeune dans un noble chapitre de chanoinesses, mariée pendant la Révolution, retirée ensuite dans la modeste obscurité d'une vie de campagne, entourée de la nombreuse famille qu'elle avait mise au monde, était une madame Récamier d'intérieur qui n'avait brillé que pour quelques cœurs et qui n'avait eu d'autre célébrité que celle de sa bienfaisance dans des hameaux.

Il y avait des années et des années qu'elle n'avait revu Paris, les palais, les jardins, les parcs de Saint-Cloud, séjour de son premier âge. Elle était dans l'ivresse de ses souvenirs en les visitant avec moi; elle désirait beaucoup entrevoir au moins ces figures d'hommes nouveaux et de femmes célèbres qui portaient des noms chers à son imagination ou à sa piété. M. de Chateaubriand était à ses yeux le premier de ces monuments vivants du siècle. Passionnée pour le Génie du Christianisme, qui lui avait révélé la poésie de sa foi, elle aurait donné tous les spectacles pour le spectacle de ce beau front d'où était sortie cette renaissance de la religion antique. M. de Chateaubriand (p. 38) était à ses yeux l'Esdras du vieux temple, temple reconstruit non en pierres, mais en images pour sa piété.

La conversation de ces deux femmes si semblables par la figure, par le son de voix, par l'élégance des manières, par la délicatesse de tact, par le ton exquis de cour, et si différentes par la destinée, fut comme une rencontre après une longue séparation entre deux sœurs. Madame Récamier ne négligea aucune de ses séductions cordiales et caressantes pour plaire à ma mère; quant à ma mère, elle était la séduction personnifiée; elle entrait naturellement comme une lumière dans les yeux, comme une musique dans l'oreille, comme une persuasion dans le cœur. Elle enleva dès le premier entretien le goût très-vif de madame Récamier. Deux de mes sœurs, très-belles, qui avaient accompagné ma mère dans ce voyage et qui assistaient, modestes et rougissantes, à cet entretien, comme deux cariatides grecques dans un salon de Paris, ne nuisirent pas à l'impression reçue ce jour-là par la reine de beauté d'un autre âge. Ma mère céda sans peine aux instances de madame Récamier pour qu'elle assistât, avec ses filles et avec moi, à l'ovation de M. de Chateaubriand, le jour (p. 39) de la lecture du Moïse. Ces deux femmes se séparèrent avec le besoin réciproque de se revoir le lendemain. Elles se revirent en effet presque tous les jours avec des tendresses d'empressements qui ressemblaient au regret de s'être connues trop tard.

XV

La soirée mémorable arriva; ma mère, une de mes sœurs et moi, nous perçâmes difficilement la foule (confidentielle cependant) qui obstruait de bonne heure le large escalier du couvent de l'Abbaye-aux-Bois.—«Je crois, me dit tout bas ma mère, monter l'escalier de Saint-Cyr pour entendre la première lecture d'Athalie. N'allons-nous pas trouver là-haut Louis XIV, madame de Maintenon, la duchesse de Bourgogne, Bossuet, Fénelon, Pascal, groupés autour de Racine, son manuscrit à la main?»

L'atmosphère monastique de l'escalier de l'Abbaye-aux-Bois, l'écho de la vaste cour réveillé pour la première fois par le bruit des équipages qui versaient les nobles visiteurs, le (p. 40) demi-voix des entretiens sur les marches qui ressemblait au recueillement d'une entrée d'église, tout cela justifiait l'hallucination de ma mère et de ma jeune sœur; nous allions voir une Maintenon plus belle et moins solennelle que la première, la Maintenon caressante d'un roi de l'intelligence. M. de Chateaubriand représentait à la fois dans sa personne un Louis XIV des lettres et un Racine de décadence.

Nous entrâmes; un officieux ami de la maîtresse de maison fendit la foule de l'antichambre et aida ma mère et ma sœur émues à parvenir, au milieu d'un murmure flatteur, jusqu'aux siéges du second salon. Madame Récamier leur avait réservé là des places en faveur auprès d'elle. Je restai debout entre les deux portes, d'où l'on voyait à la fois les deux pièces pleines de spectateurs silencieux ou bourdonnants.

M. de Chateaubriand, assis sous le tableau de Corinne, par Gérard, se levait et se rasseyait avec un sourire de grand homme embarrassé de sa grandeur devant chaque visiteur de marque qui le saluait de loin; ce sourire fut plus accueillant, mais un peu maniéré et un peu amer à mon aspect. On voyait qu'il voulait (p. 41) être obligeant, mais qu'il ne pouvait pas tout à fait être cordial.

Quant à moi, je me hâtai de reporter mon attention sur ma mère, pour voir dans ses yeux ravis l'impression des noms et des personnes qui défilaient lentement de l'antichambre dans le grand salon sous les yeux de M. de Chateaubriand.

Ces noms et ces personnages imprimaient à ma mère une physionomie de curiosité satisfaite qui donnait une illumination à ses traits.

Madame Récamier lui nommait à demi voix cette élite du siècle.

Toute la gloire et tout le charme de la France étaient là.

Je ne sais pas s'il y avait plus de majesté à Saint-Cyr, mais il n'y avait pas plus d'esprit.

La France, fauchée à nu par la Révolution, décimée de grandeur intellectuelle et de liberté par l'Empire, semblait pressée d'éclore sous la Restauration, comme si la nature eût compris que la saison serait courte et qu'il fallait se hâter de fleurir.

Autour de ce trône ressuscité des fils de Louis XIV les salons politiques et littéraires avaient pullulé; il y en avait dans tous les (p. 42) quartiers patriciens de Paris et pour toutes les nuances de l'opinion. La séve de la nation, activée par la liberté, bouillonnait d'indépendance et d'émulation littéraire.

J'avais fréquenté plusieurs de ces salons avant de quitter la France pour les cours de l'Europe: il y avait le salon aristocratique de la duchesse de La Trémouille, salon un peu âpre et revêche d'ancienne cour de Versailles, où l'esprit et le talent n'étaient admis qu'à condition de fronder la Charte de Louis XVIII et d'invectiver ses ministres. La hauteur et le dédain étaient le caractère des physionomies; l'amertume y plissait les lèvres; il y avait trop de fiel dans les cœurs pour que ce salon fût agréable à fréquenter; l'ironie était la figure habituelle de ses discoureurs; la littérature n'y était qu'une arme de faction surannée; sa forme était l'épigramme du haut en bas, le discours de tribune ou le pamphlet de dénigrement. On en sortait triste, on y sentait le renfermé. Cette société ne convenait qu'à des grands seigneurs mécontents. J'y avais été recherché avec bonté par l'altière duchesse, à cause de mon jeune royalisme, comme un enrôlé de l'aristocratie; je n'avais eu qu'à me (p. 43) louer de son accueil; mais je désertai vite ce salon: il fallait y être ou un grand nom ou un courtisan d'opinions; je n'étais ni l'un ni l'autre: je secouai la poussière de ce tapis.

XVI

Il y avait le salon de madame de Montcalm, sœur du duc de Richelieu et centre de son parti politique; ce parti, c'était l'aristocratie intelligente, ralliée à la Révolution raisonnable, une égalité par le talent; l'aristocratie de l'honneur, c'était son drapeau; on y respirait un air doux et tempéré comme le caractère de la maîtresse de maison; la fine et gracieuse figure de madame de Montcalm, retenue, quoique jeune encore, sur son canapé, y présidait avec un accueil qui n'avait rien de banal; ses goûts étaient des amitiés vives; ses opinions devenaient des sentiments; on voyait défiler devant ce canapé tous les hommes éloquents et sages qui auraient pu réconcilier la Restauration avec la liberté. M. Lainé était à la fois son ami et son symbole politique; M. Molé la (p. 44) cultivait comme une puissance aimable dont il fallait se ménager la faveur pour quelque avenir ministériel; l'ambassadeur de Russie, M. Pozzo di Borgo, homme de diplomatie italienne et de surface française, y était assidu comme à un devoir de la journée; quelques hommes de lettres peu recherchés par elle et peu nombreux y figuraient dans une intimité très-restreinte: l'aimable abbé de Féletz, l'oracle du goût dans le Journal des Débats; M. Villemain, plus éblouissant encore de parole que de plume; moi-même, favori de son cœur, très-assidu et très-familier quand j'étais à Paris. À ces amitiés près, madame de Montcalm recherchait plus les hommes politiques que les esprits littéraires, ou plutôt elle ne recherchait, en réalité, personne; elle aimait ou elle n'aimait pas, voilà tout; languissante, dégoûtée, capricieuse comme une malade, passionnée d'attraction comme de répugnance, il fallait lui plaire ou la choquer. Elle ne mettait aucune diplomatie féminine dans le gouvernement de son salon d'élite; ce salon n'en était que plus attachant; quand on était le bienvenu de sa porte on était sûr d'être le désiré de son cœur; elle avait pour moi une amitié d'instinct (p. 45) qui ne me faillit jamais, malgré l'absence. Le matin du jour de sa mort, elle m'écrivit encore les pressentiments de son agonie. Je ne passe jamais devant le numéro 33 de la rue de l'Université sans gémir sur cette porte fermée d'où tant d'amitié sortit une fois avec son cercueil.

XVII

Il y avait le salon littéraire, parlementaire et bourbonien de madame la duchesse de Duras; quoi qu'en dise M. Villemain dans ses éloquents Souvenirs, je n'y fus jamais reçu; j'étais trop jeune et trop inconnu pour y avoir place; je doute que madame de Duras ait entendu prononcer mon nom; d'ailleurs c'était là le temple d'une véritable idolâtrie pour M. de Chateaubriand; jeune encore, madame de Duras était, dit-on, le machiniste passionné de la politique et de la gloire de son ami: âme prodigue qui se consumait comme une lampe dans la nuit pour illuminer un nom d'homme.

(p. 46) XVIII

Il y avait le salon de madame la duchesse de Broglie, fille de madame de Staël. C'était une femme magnanime comme sa mère, belle comme Corinne, pieuse comme une prière incarnée. Elle avait tant vu familièrement la célébrité et la passion, qui n'avaient pas fait le bonheur de sa mère, qu'elle avait appris dès l'enfance à n'estimer que la vertu; mais cette vertu était libre et grande, une vertu antique; sa religion ne rétrécissait rien de ses pensées, sa foi donnait à sa physionomie une expression grave comme celle des femmes qui sortent des temples où elles ont eu commerce avec Dieu; elle sortait à toute heure de l'infini. Un mari digne d'elle attirait autour de lui, par l'aristocratie de son rang et par le libéralisme un peu trop hostile de ses idées, tout ce qui tenait à la grande opposition en France et en Angleterre: c'était le salon des deux mondes. J'avais été très-fier d'y être admis malgré mon obscurité, et j'y portais un véritable culte à ces (p. 47) prestiges de la beauté, du nom, de la fortune, de la vertu, dans une même famille. On y ajoutait pour moi la bonté, le prestige du cœur.

Cependant mon attachement chevaleresque pour les Bourbons, récemment rentrés de l'exil sur le trône, me faisait souffrir de l'esprit d'amère opposition qui régnait dans ce salon et qui caressait trop, selon moi, les tendances orléanistes. Je ne savais pas même, pour plaire, feindre par complaisance une hostilité que je n'éprouvais pas contre la cour. Je trouvais cette hostilité déplacée. Les Bourbons de la branche aînée n'avaient certes pas démérité des héritiers de M. Necker, du maréchal de Broglie et de madame de Staël. Cette aigreur du ton et cette amertume ironique des lèvres corrompaient pour moi l'agrément de ce salon; en y coudoyant M. de Lafayette, M. Benjamin Constant, tous les tribuns, tous les publicistes, tous les pamphlétaires du temps, je m'y sentais presque en pays ennemi; j'avais du goût pour les maîtres, aucun goût pour leur société. L'épigramme perpétuelle contre ce que j'aimais me blessait au cœur; c'était un salon de la Ligue, où les princes jouaient à la popularité.

(p. 48) XIX

Il y avait enfin le salon de la belle madame de Sainte-Aulaire, amie de madame la duchesse de Broglie et qui ne faisait qu'un avec le salon de son amie; mais celui-ci était plus large et plus véritablement littéraire que le salon trop anglais de la fille de madame de Staël; la littérature y tenait une bien plus grande place. La maîtresse de la maison, quoique très-jeune et très-gracieuse, ne permettait pas à l'esprit de parti d'y prévaloir sur l'esprit d'agrément; on y rencontrait, sans acception d'opinion, tous les hommes de tout âge qui avaient un nom dans les lettres ou dans la politique, ou qui cherchaient une avant-scène à leur talent. C'était un lieu d'asile inviolable à la colère des opinions au milieu de Paris.

L'esprit éclectique du ministère de M. Decazes, esprit qui aurait sauvé et popularisé la Restauration si les ambitions acerbes de l'esprit (p. 49) d'émigration rentré l'avaient permis, cet esprit mixte comme la France régnait chez madame de Sainte-Aulaire. M. Decazes venait d'épouser la fille d'un premier lit de M. de Sainte-Aulaire. Les amis politiques du jeune favori de Louis XVIII prédominaient dans cette société. C'étaient presque tous les jeunes hommes de lettres, poëtes, écrivains, orateurs, publicistes, qui ont illustré depuis la tribune et la presse en France. Ils se rencontraient dans ce salon avec la jeune aristocratie libérale, mais non factieuse. M. Villemain, M. Cousin, M. de Barante; M. de Staël, enlevé dans sa fleur à la vie; M. Beugnot, la plus spirituelle des chroniques vivantes de la Révolution et de l'Empire; les amis de M. de Talleyrand; la belle duchesse de Dino, sa nièce; quelques Orléanistes du Palais-Royal, beaucoup de libéraux, un groupe de doctrinaires cherchant les recoins dans les salons comme dans la nation, et méditant de refaire en politique une secte au lieu d'une religion: voilà, avec un grand nombre de femmes jeunes, belles, lettrées, et élégantes, ce qui composait ce salon. Les étrangers qui visitaient la France la voyaient là tout entière sous la forme de l'aristocratie de naissance, (p. 50) du génie, de l'esprit, de l'art, du goût et de la beauté; j'y étais accueilli par la famille avant l'époque de ma célébrité naissante. J'étais éclos sous cette bienveillance: madame de Sainte-Aulaire savait distinguer l'espérance, même dans l'obscurité.

«Ce que je connais de plus beau dans le monde, me disait-elle un jour en contemplant un portrait de Raphaël à son premier âge, c'est le génie enfant.—Pourquoi? lui dis-je.—Parce qu'il a encore son innocence, me répondit-elle, et qu'il a déjà sa destinée sur son front! Or l'innocence du génie c'est sa modestie.»

Ce mot charmant la peignait elle-même, car elle avait de l'enfance sur ses joues et de la maturité dans l'esprit. Ce fut dans ce salon que je récitai pour la première fois devant un auditoire un peu nombreux quelques vers encore inédits des Méditations et des Harmonies. Cette aimable femme fut la préface de ma poésie. Elle me protégea vivement, ainsi que la duchesse de Broglie, son amie, auprès des ministres d'alors pour obtenir mon premier poste diplomatique; je ne l'ai jamais oublié, et j'ai eu une occasion de reconnaître tant de bonté (p. 51) dans une circonstance où il me fut donné d'être agréable à mon tour à sa famille[1].

(p. 52) XX

Il y avait plus tard, et dans un plus large horizon de société cosmopolite, le salon de (p. 53) madame Gay et de sa fille Delphine, qui fut ensuite madame Émile de Girardin. La mère, (p. 54) femme de cœur et d'esprit, jadis belle et rivale en beauté de madame Récamier, avait été aussi liée d'amitié avec M. de Chateaubriand plus jeune; c'était une intelligence très-supérieure à sa réputation, mais une intelligence passionnée qui prodiguait son esprit et son cœur sans compter comme madame Récamier. La fortune seule lui avait manqué pour tenir le premier rang parmi les salons littéraires de l'Europe; elle avait assez de flamme pour illuminer (p. 55) seule dix salons; elle donnait de l'âme à tout ce qui l'approchait. L'ornement de sa maison était sa fille Delphine, poëte comme l'inspiration, belle comme l'enthousiasme. Ce salon était tout littéraire; la noblesse de naissance n'y figurait que pour s'ennoblir par la fréquentation de la noblesse de nature: le génie! Victor Hugo, Balzac, Nodier, Sainte-Beuve, madame Malibran, Vigny, y dominaient de la tête la foule d'élite d'hommes et de femmes qui cherchaient la gloire dans l'amitié. C'était, en effet, le salon de l'amitié plus que de la célébrité ou de la puissance. On y aimait parce qu'on se sentait aimé. J'y allais moi-même toutes les fois que j'étais à Paris. Il y régnait cette liberté complète qui ne reconnaît de joug que la bienséance, que cette égalité affectueuse qui est la république du talent. La mère et la fille étaient pauvres, mais le salon d'entre-sol était agrandi par les hôtes, meublé par les décorations de la nature: la beauté et le génie.

(p. 56) XXI

Le salon compassé de madame Récamier offrait un peu au regard la symétrie et la froideur d'une académie qui tiendrait séance dans un monastère. L'arrangement et l'étiquette y classifiaient trop les rangs; si celui de madame de Broglie était une chambre des Pairs; si celui de madame de Sainte-Aulaire était une chambre des Députés; si celui de madame de Girardin était une république, celui de madame Récamier était une monarchie. On voyait un trône dans un fauteuil; ce trône, entouré de tabourets de duchesses, était celui de M. de Chateaubriand; des courtisans littéraires ou politiques se rangeaient autour de ce trône. C'était une cour, mais un peu vieille cour; les meubles étaient simples et usés; quelques livres épars sur les guéridons, quelques bustes du temps de l'Empire sur les consoles, quelques paravents du siècle de Louis XV en formaient tout l'ornement. La cheminée haute et large, autour de laquelle se groupaient les familiers ou les discoureurs, (p. 57) était l'Œil-de-bœuf de cette abbaye royale; le mur à côté de la cheminée étalait le beau tableau glacé de Corinne improvisant au cap Misène devant son amant Oswald; scène romanesque de madame de Staël, plus académique que réelle, car une femme aimante et aimée, seule avec la nature et son cœur, a autre chose à faire que des déclamations politiques sur la décadence des Romains. C'est l'heure et le lieu des confidences, des silences ou des soupirs échappés du cœur; ce n'est pas l'heure des vaniteuses improvisations de l'esprit. Mais madame Récamier rappelait ainsi à ses hôtes qu'elle avait été l'amie de madame de Staël, et qu'elle avait servi elle-même de modèle à la belle tête de Corinne dans ce tableau.

XXII

Au-dessous du tableau de Corinne figurait, comme un Oswald vieilli, M. de Chateaubriand; cette place dissimulait, derrière les paravents et les fauteuils des femmes, la disgrâce de ses épaules inégales, de sa taille courte, de ses (p. 58) jambes grêles; on n'entrevoyait que le buste viril et la tête olympienne.

Cette tête attirait et pétrifiait les yeux; des cheveux soyeux et inspirés sous leur neige, un front plein et rebombé de sa plénitude, des yeux noirs comme deux charbons mal éteints par l'âge, un nez fin et presque féminin par la délicatesse du profil; une bouche tantôt pincée par une contraction solennelle, tantôt déridée par un sourire de cour plus que de cœur; des joues ridées comme les joues du Dante par des années qui avaient roulé dans ces ornières autant de passions ambitieuses que de jours; un faux air de modestie qui ressemblait à la pudeur ou plutôt au fard de la gloire, tel était l'homme principal au fond du salon, entre la cheminée et le tableau; il recevait et il rendait les saluts de tous les arrivants avec une politesse embarrassée qui sollicitait visiblement l'indulgence. Un triple cercle de femmes, presque toutes femmes de cour, femmes de lettres ou chefs de partis politiques divers, occupait le milieu du salon. On y avait laissé un vide pour le lecteur.

(p. 59) XXIII

Madame Récamier était visiblement fébrile par l'inquiétude du succès de la lecture pour le grand homme. Il redescendait dans une nouvelle arène par une insatiabilité de gloire littéraire; son amie s'agitait d'un groupe du salon à l'autre pour donner le mot d'ordre du jour à tous les conviés; ce mot d'ordre était silence, attention, enthousiasme, pour tout le monde, et pour les journalistes en particulier, écho complaisant chargé de reporter le lendemain à toute l'Europe un tonnerre d'applaudissements convenus et pas une critique.

C'était un spectacle touchant et triste à la fois que cette beauté célèbre devenue sœur de charité d'une vanité vieillie et malade, et allant quêter de groupe en groupe une fausse monnaie de gloire auprès de toutes les plumes qui dispensent les renommées d'une soirée. Ne fût-ce que par reconnaissance d'être admis à ces lectures, par culte des soleils couchants, ou par commisération pour ce grand indigent et pour (p. 60) cette tendre quêteuse, tout le monde fut fidèle au mot d'ordre, et l'écho du lendemain ne laissa rien percer des chuchotements de la veille.

XXIV

La lecture commença; Lafond, à qui on n'avait pas communiqué à temps le manuscrit du Moïse, n'avait pu préparer ni ses yeux ni ses intonations. Il lut bien les premiers actes, mais il lut avec tâtonnement du regard et avec hésitation de la voix. Les vers étaient beaux, raciniens, bibliques, dignes d'une main qui avait façonné tant de prose en rhythmes aussi sonores que les plus beaux vers; l'originalité seule manquait: c'était un écho de Racine et de David, ce n'était ni David ni Racine: c'était leur ombre, un pastiche d'homme de génie, mais pastiche; cela ressemblait aux tragédies en monologues du Piémontais Alfieri, ce faux Sénèque d'une fausse Rome. Le talent de M. de Chateaubriand était lyrique et non scénique; son imagination le soutenait sur ses ailes dans des (p. 61) régions trop élevées de la pensée pour s'abattre en face d'un parterre et pour faire dialoguer des hommes d'os et de chair. Il n'y avait rien de Shakspeare dans Chateaubriand, il y avait du Pindare en prose. Était-ce supériorité ou infériorité? Je n'ose prononcer, mais je crois que l'inspiration du lyrique est supérieure à la combinaison du machiniste qui fait jouer sur la scène ces marionnettes humaines qu'on appelle des personnages dramatiques; seulement, quand ces personnages parlent comme les font parler les grands poëtes dramatiques, le génie est égal et l'emploi est différent.

XXV

M. de Chateaubriand, impatienté et humilié d'entendre ânonner ses vers par un lecteur qui avait peine à les lire, arracha, à la fin, le manuscrit des mains du grand acteur et voulut lire lui-même. Malgré la faiblesse et la monotonie de sa propre voix, l'effet fut plus saisissant, mais non plus heureux. Les vers, balbutiés par l'auteur lui-même, tombaient essoufflés (p. 62) dans l'oreille. On souffrait de ce que devait souffrir le poëte lui-même; on assistait à un supplice d'amour-propre, supplice presque aussi pénible à contempler qu'une torture physique; on détournait la tête, on baissait les yeux. M. de Chateaubriand, excédé de vains efforts, rejeta enfin le manuscrit à l'acteur, qui acheva la lecture au bruit des applaudissements.

XXVI

Il y avait plus de bienséance que d'émotion dans ces applaudissements; les mains battaient sans le cœur; on payait en complaisance pour madame Récamier et en respect pour un grand écrivain le privilége qu'on avait eu d'assister à cette demi-publicité d'initiés dans un salon tenu par la beauté et décoré par le génie. Ces applaudissements, au reste, étaient fortifiés par le grandiose de cette pièce sacrée, écrite dans la haute langue de Racine par l'écrivain du Génie du Christianisme. On peut la lire aujourd'hui dans les œuvres complètes; c'est une page qui (p. 63) ne déshonorerait certes pas Racine lui-même.

On se retira avec une émotion factice, mais avec un respect réel; on laissa M. de Chateaubriand, peu satisfait, se consoler avec madame Récamier et avec ses familiers les plus intimes des petits déboires de la soirée. On voulait un triomphe, on n'avait eu qu'un cérémonial d'enthousiasme. La physionomie charmante de la maîtresse de la maison était fatiguée et attristée sous un sourire forcé; toute son amitié souffrait en elle.

Ma mère et ma sœur, exclusivement occupées de regarder la grande figure de l'auteur du Génie du Christianisme, sortirent ravies de cette soirée unique. Le sujet biblique de Moïse charmait leur naïve piété; la majesté de M. de Chateaubriand éblouissait leur imagination; le gracieux accueil de madame Récamier touchait leur candeur; elles emportaient en province des souvenirs pour toute une vie de retraite.

(p. 64) XXVII

Mais quelle était donc cette femme dont le charme survivait aux charmes, qui enchaînait au coin de son humble foyer le plus illustre des hommes de littérature et de politique de son siècle, et qui rendait les cours elles-mêmes jalouses d'une pauvre cellule d'un monastère de Paris? Nous allons vous le dire, non pas seulement d'après les souvenirs un peu trop sobres et un peu trop voilés d'esprit de famille de sa nièce, madame Lenormant, mais d'après les souvenirs de tout un demi-siècle qui a vu éclore, briller, mûrir, mourir cette éclatante et étrange célébrité du charme immortel sur un visage féminin. Ce livre de madame Lenormant est cependant une des plus excellentes biographies, en excellent esprit et en excellent style, qui pût consacrer cette mémoire fugitive d'une femme de grâce et d'une femme de renom. Ce livre a aussi un grand mérite aux yeux des curieux du cœur humain: c'est d'avoir à demi ouvert le portefeuille de madame Récamier, (p. 65) et d'avoir révélé ainsi au monde une correspondance inédite et profondément intime de l'amour ou de l'amitié (comme on voudra) entre elle et M. de Chateaubriand. Cette correspondance, selon nous, est bien supérieure en intérêt aux Mémoires d'apparat du grand prosateur du dix-neuvième siècle.

Dans les Mémoires d'outre-tombe l'homme pose, l'homme s'affiche, l'homme s'étale; dans cette correspondance l'homme se révèle, ou plutôt il se trahit involontairement dans l'épanchement de son âme. Madame Récamier n'y perd pas, et M. de Chateaubriand y gagne; on voit combien l'une était digne d'être aimée, indépendamment de sa beauté déjà pâlie; on voit combien l'autre sut aimer, indépendamment de sa jeunesse morte et du désintéressement de toute espérance. Remercions madame Lenormant, dépositaire de si doux secrets, de nous avoir au moins confié ces pages.

XXVIII

Le nom de famille de madame Récamier était Julie-Adélaïde Bernard; son père était membre (p. 66) de la bonne et riche bourgeoisie de Lyon. Sa beauté était remarquable, son esprit ordinaire. M. Bernard avait épousé Julie Matton, femme d'une figure qui présageait celle de sa fille. Le Lyonnais est une espèce d'Ionie française où la beauté des femmes fleurit en tout temps sous un ciel tempéré, entre les feux trop ardents du Midi et les formes trop frêles du Nord; les yeux y ont en général la teinte azurée du Rhône, qui baigne la ville, la langueur de la Saône, la douceur du ciel. De belles tailles, des pas nonchalants, des épaules statuaires, des cheveux soyeux et abondants comme les écheveaux de soie qu'on y tisse, des voix caressantes pour l'oreille, des sourires vagues qui enchantent sans provoquer, nulle prétention à séduire tant elles sont sûres de charmer, des chœurs de vierges de Raphaël descendues de leurs cadres et ignorantes de leurs pudiques attraits, voilà les salons ou les promenades de Lyon un jour de fête. Négligées des hommes affairés, ces femmes vivent généralement à l'ombre comme les odalisques d'Orient; il faut les découvrir soit dans les églises, soit aux fenêtres hautes de leurs maisons noires, semblables à des monastères espagnols. C'est (p. 67) ainsi qu'étant encore enfant je découvris, en face de la maison qu'habitait en passant ma mère, la céleste apparition de mademoiselle Virginie Leroy (depuis madame Pelaprat), compatriote de madame Récamier, plus jeune qu'elle et aussi accomplie en charmes. La puissance d'une première apparition de la parfaite beauté est telle que, sans avoir jamais revu madame Pelaprat, cette vision m'éblouit encore. Elle éblouit, dit-on, plus tard un maître du monde du même charme dont elle avait fasciné l'œil d'un enfant.

XXIX

Une liaison avec M. de Calonne, ministre de Louis XVI, appela de Lyon à Paris le père et la mère de madame Récamier en 1784; un emploi de receveur général des finances fixa M. Bernard dans la capitale. Juliette, leur fille, déjà regardée pour une fleur de visage qui promettait de s'épanouir en merveille, fut laissée chez une tante à Villefranche, en Beaujolais; de là elle fut cloîtrée dans un couvent (p. 68) de Lyon, pour y achever son éducation. Elle raconte ainsi elle-même les impressions recueillies et naïves qu'elle emporta de ce monastère:

«La veille du jour où ma tante devait venir me chercher, je fus conduite dans la chambre de madame l'abbesse pour recevoir sa bénédiction. Le lendemain, baignée de larmes, je venais de franchir la porte que je me souvenais à peine d'avoir vue s'ouvrir pour me laisser entrer; je me trouvai dans une voiture avec ma tante, et nous partîmes pour Paris.—Je quitte à regret une époque si calme et si pure pour entrer dans celle des agitations; elle me revient quelquefois comme dans un vague et doux rêve, avec ses nuages d'encens, ses cérémonies infinies, ses processions dans les jardins, ses chants et ses fleurs.

«Si j'ai parlé de ces premières années, malgré mon intention d'abréger tout ce qui m'est personnel, c'est à cause de l'influence qu'elles ont souvent à un si haut degré sur l'existence entière: elles la contiennent plus ou moins. C'est sans doute à ces vives impressions de foi reçues dans l'enfance que je dois d'avoir conservé des croyances religieuses au milieu de (p. 69) tant d'opinions que j'ai traversées. J'ai pu les écouter, les comprendre, les admettre jusqu'où elles étaient admissibles, mais je n'ai point laissé le doute entrer dans mon cœur.»

XXX

On voit par ce passage, écrit bien longtemps après son enfance, que la foi de cette jeune fille était tempérée comme son âme, et que la religion fut toute sa vie une douce habitude de ses sens plutôt qu'une passion de son intelligence. Elle semblait prédestinée par là à être un jour l'amie de M. de Chateaubriand, le poëte des sensations religieuses plus que des convictions théologiques. C'est cette température de l'âme qui conserve la beauté du corps comme la sérénité de l'esprit.

La beauté aussi harmonieuse que précoce de la jeune fille faisait déjà l'orgueil de sa mère. Pour jouir de cet orgueil maternel elle conduisit, un jour, son enfant à Versailles, à ce spectacle de la cour qu'on appelait le Grand Couvert. M. de Calonne, qui protégeait la (p. 70) mère, fit sans doute placer la fille de manière à attirer les regards de la cour.—Le roi et la reine en furent, en effet, si ravis qu'ils firent entrer, après le dîner, l'enfant dans les appartements intérieurs pour l'admirer de plus près. Marie-Antoinette s'extasia sur cette ravissante figure; elle la compara à celle de sa propre fille (depuis madame la duchesse d'Angoulême, captive du Temple), du même âge que Juliette Bernard et d'une figure trop tôt flétrie par des deuils éternels.

XXXI

La maison de madame Bernard, mère de cette belle enfant, était ouverte au luxe, aux plaisirs, aux arts, aux hommes d'affaires, aux hommes de lettres, surtout à ceux qui tenaient par leur origine à la ville de Lyon. Les charmes de madame Bernard, quoique allanguis par des souffrances précoces, attiraient et retenaient autour d'elle des amis fervents. De ce nombre était un banquier devenu depuis célèbre et déjà aventureux, nommé Récamier. M. Récamier (p. 71) était d'une famille ancienne du Bugey, province montagneuse entre le Lyonnais et la Savoie. L'esprit entreprenant de Genève et des hautes Alpes est l'instinct de ces montagnes. Les habitants cosmopolites y demandent volontiers à la spéculation l'opulence que le sol rare et aride leur refuse. M. Récamier, déjà mûr, mais encore vert, était un de ces optimistes qu'aucune disgrâce ne rebute, et qui d'une chute se relèvent pour s'élancer plus haut dans les affaires. Séduisant de figure, aimant, aimable, léger, ami du luxe et de tous les plaisirs, il s'était attaché à madame Bernard comme un commensal de la maison; la Révolution, dont il n'était ni partisan ni intimidé, n'avait été pour lui qu'un de ces mouvements accélérés de la vie politique dans lesquels les occasions de ruine ou de richesse se multiplient pour les hommes d'argent; en 1793 il était déjà au premier rang des spéculateurs du temps. On a remarqué que les hommes de cette nature recherchent hardiment pour épouses les femmes les plus renommées par leur figure, soit qu'ils redoutent moins que d'autres la célébrité des attraits pour les compagnes de leur vie, soit qu'une très-belle femme (p. 72) paraisse à leurs yeux un luxe naturel qui attire sur leur maison l'attention publique, soit que, ambitieux de jouissance autant que de fortune, ils se donnent, sans penser au lendemain, toutes les fleurs de la vie pour en embaumer leur existence.

En 1793, au plus fort de la Terreur, qui intimidait tout, excepté l'amour et le lucre, M. Récamier demanda à son amie, madame Bernard, la main de sa fille Juliette à peine éclose à la vie. Par son amitié pour la mère dont la santé altérée menaçait de laisser Juliette orpheline, il pouvait être pour la jeune fille un appui dans la vie; par son âge il pouvait être son père. C'est peut-être dans cette paternité morale qu'il faut chercher le secret du consentement que madame Bernard, pressentant sa fin prochaine, accorda à une union si disproportionnée par les années. Madame Lenormant, confidente discrète de la famille, laisse échapper à ce sujet une phrase qui n'aurait point de sens si elle n'était pas destinée à indiquer et à voiler à la fois on ne sait quel sous-entendu dans cette union; la jeune fille était elle-même, dit-on, un sous-entendu de la nature: elle pouvait être épouse, elle ne pouvait (p. 73) être mère. Ce sont ces deux mystères qu'il faut respecter, mais qu'il faut entrevoir pour avoir le secret de toute la vie de madame Récamier, triste et éternelle énigme qui ne laisse jamais deviner son mot, même à l'amour.

XXXII

Jusqu'à son mariage elle n'avait été qu'entrevue; devenue femme quoique encore enfant, maîtresse adorée de la maison alors la plus opulente de Paris, elle commença à éblouir, non pas les salons d'une capitale (la Terreur et la Mort les avaient tous fermés jusqu'au 9 thermidor), mais la foule, qui se pressait sur ses pas dans les lieux publics. Son apparition faisait événement et attroupement partout où l'on pouvait l'apercevoir. Le gouvernement du Directoire, sorte de halte entre la mort et la vie d'un peuple, laissait respirer à pleine poitrine toutes les classes de la société européenne, heureuse de revivre et pressée de jouir après avoir tant tremblé. On se précipitait (p. 74) confusément, sans acception de rang ou d'opinions, dans les salles de spectacles, de concerts, de danses, et dans les jardins publics, trop étroits pour les fêtes qui s'y renouvelaient. Tout le monde semblait avoir à communiquer à tout le monde un superflu de bonheur qui allait jusqu'au délire de vivre. Les Parisiens, oublieux de la veille et du lendemain, étaient les Abdéritains de l'Europe. C'est au sein de ces fêtes que la jeune Lyonnaise luttait involontairement de beauté avec les cinq ou six femmes célèbres survivantes de la Révolution, madame Tallien, madame de Beauharnais, madame Sophie Gay, récemment sorties des cachots et Cléopâtres républicaines ou royalistes des Antoines, des Lépides, des Octaves français du Directoire. Madame Lenormant, en nièce scrupuleuse, affirme que sa jeune tante ne fréquenta jamais les salons suspects de Barras; Barras, régicide et royaliste, gentilhomme de la république restaurant un peuple par les vices de cour; nous devons en croire les scrupules domestiques de madame Lenormant; cependant nous ne pouvons écarter les traditions de la société du temps. Elles citent souvent la présence et la parure de madame Récamier (p. 75) dans les spectacles, dans les fêtes et même à la table des directeurs (madame Lenormant mentionne deux de ces circonstances elle-même). Juliette effaçait tout, ne fût-ce que par la candeur, la fraîcheur et la pureté de son innocence; l'innocence, ce charme qu'on ne peut se rendre par le fard quand on l'a perdu par le souffle des salons. Madame Récamier, à cette époque, laissait une trace de feu ou du moins de lumière partout où elle apparaissait; on entreprenait de longs voyages uniquement pour l'avoir vue; semblables à ces naturalistes qui entreprennent de longues traversées pour assister une fois par siècle à la floraison de l'aloès, on accourait de Londres, de Naples, de Berlin, de Vienne, de Pétersbourg, pour adorer de près dans une soirée la merveille des yeux. Les annales de la Grèce ou de l'Ionie, ces pays de la beauté, nous retracent seules un pareil concours.

Tous les regards emportaient une ivresse, aucun cœur ne remportait une espérance. La divine statue n'était descendue jusque-là pour personne de son piédestal; l'audace de prétendre à une préférence ne se présentait à l'esprit de personne, comme si une telle préférence (p. 76) eût été quelque chose de trop divin pour un mortel.

XXXIII

Cependant, si nul n'aspirait à la possession d'une préférence avouée, un grand nombre, et parmi les hommes les plus éminents des deux régimes royaliste ou républicain, briguaient à l'envi la faveur d'une respectueuse intimité dans la maison de la jeune femme célèbre; même quand le cœur n'espère pas de se consumer au feu d'un regard trop pur, il aime à emporter la douce chaleur qui émane de ce foyer vivant qu'on appelle une jeune femme. Ne fût-ce que comme la belle image d'un beau rêve, on aime à rêver.

La France, à peine échappée en une nuit (celle du 9 thermidor) à son naufrage de sang, ressemblait en ce moment à une plage où tous les naufragés pêle-mêle se félicitent ensemble et confusément du salut commun. Les conventionnels complices du comité de Salut public, pardonnés par l'opinion pour avoir guillotiné (p. 77) le dictateur-émissaire, les Barrère, les Fréron, les Tallien, les Barras, les Legendre, les Sieyès, mêlés aux victimes sorties des cachots ou rentrées de l'exil, ne formaient plus dans le monde révolutionnaire ou contre-révolutionnaire qu'un seul groupe de prescripteurs repentants ou de proscrits reconnaissants. Ils se congratulaient sur la place de l'échafaud, les uns d'y avoir échappé, les autres de l'avoir abattu; ils étaient empressés de trouver dans un salon de Paris, autour de la plus belle des femmes de l'époque, un terrain neutre, un Élysée où les uns savouraient l'oubli, les autres la patrie. Presque toute cette société était jeune, car le supplice en ce temps avait raccourci la vie des pères; il manquait un degré ou deux à l'échelle ordinaire des générations: la guillotine avait rajeuni les salons de Paris.

XXXIV

Celui de madame Récamier était, par la nature neutre des affaires de son mari, accessible à toute cette jeunesse; un banquier est l'homme (p. 78) de toutes les nations et de tous les partis; tout le monde a besoin de lui et il prospère de ses relations avec tout le monde. Un luxe hospitalier et habile est un des moyens de crédit employés de tout temps et en tout pays par ces rois de l'or; l'or est cosmopolite, le banquier l'est comme sa caisse. Les Médicis fondèrent à Florence leur monarchie financière sur le crédit, le luxe et l'hospitalité universelle. M. Récamier était un esprit de cette race, habile à spéculer, prompt à servir, prodigue à dépenser. Sa maison de la rue du Mont-Blanc et sa villa de Clichy rappelaient presque seules dans Paris l'élégance et l'opulence des palais princiers démeublés par les confiscations ou les émigrations; on y respirait un air de cour; c'était la cour de la richesse, seule royauté qui restât à la France; sa jeune femme était la reine de cette cour: elle restaurait l'empire de la société détruite dans Paris.

On se précipitait à l'envi dans cette société; les principaux courtisans du château de Clichy, qu'elle habitait pendant les mois de fête de l'année, étaient des hommes de lettres sauvés du naufrage, tels que La Harpe, Lémontey, Legouvé, Dupaty; des hommes de politique, tels (p. 79) que Barrère, Regnaud de Saint-Jean d'Angély, Lucien Bonaparte, Fouché, Masséna, Bernadotte, Moreau, Camille Jordan, le jeune Beauharnais; des hommes de monarchie, tels que les deux Montmorency (Matthieu et Adrien), le duc de Guignes, le comte de Narbonne, M. de Lamoignon, fleur d'aristocratie de naissance qui ne craignait pas de se mésallier parmi les adorateurs de l'aristocratie du cœur, la jeunesse, la grâce et la pureté: cette reine de dix-huit ans régissait cette cour si diverse avec un sourire. Un étranger, remarquable par sa naissance, son opulence et sa mélancolique beauté, le prince italien Pignatelli, jouissait d'une plus intime familiarité dans la maison et passait à tort pour inspirer la passion qu'il ressentait en silence. Lucien Bonaparte, jeune homme de Plutarque, à la fois poëte, orateur et amant, flottait alors entre le rôle de héros de la république et celui de héros de roman; sa passion déclamait un peu comme son éloquence; quoique vêtu en apparence d'une page de Tacite, il écrivait à Juliette des pages de Clélie et de Roméo. Juliette n'était pas insensible à ces vives déclamations du cœur d'un frère du maître des armées; elle n'acceptait (p. 80) de ces sentiments que le seul sentiment qu'elle pouvait rendre, l'amitié; mais, dès l'âge de dix-huit ans, on voyait poindre dans ses réponses et dans sa réserve cet art naturel qui fut celui de sa vie: rester pure en paraissant émue, tout promettre et ne rien tenir.

Lamartine.

(La suite au mois prochain.)

(p. 81) Le ENTRETIEN

LES SALONS LITTÉRAIRES.
SOUVENIRS DE MADAME RÉCAMIER.

(2e PARTIE.)

I

Mathieu et Adrien de Montmorency éprouvaient en silence pour la belle Juliette un sentiment moins déclamatoire, mais plus durable, que Lucien Bonaparte.

J'ai beaucoup connu et beaucoup aimé Mathieu (p. 82) de Montmorency, je garde pour sa mémoire un souvenir qui tient du culte; mais ce souvenir ne m'empêche pas de juger l'homme avec la froide sagacité que le temps donne même à la tendresse des souvenirs. C'était une belle âme, ce n'était pas un grand esprit; mais il avait tout ce que l'âme donne à l'esprit, c'est-à-dire l'élévation des idées, la loyauté du caractère, la magnanimité des sentiments, la sincérité des opinions. Il avait de plus ce qu'une race aristocratique fait couler en général avec le sang dans le cœur d'un homme vraiment national comme son nom, un fort patriotisme uni à une élégante chevalerie. Le tout formait un estimable et gracieux mélange de ce que la vertu antique imprime de respect et de ce que la grâce contemporaine inspire d'attrait pour un homme d'autrefois; le gentilhomme était citoyen, et le citoyen était gentilhomme.

(p. 83) II

Si vous ajoutez à cela le goût passionné et intelligent des lettres qu'il avait puisé dans la société des philosophes, des orateurs, des écrivains de l'Assemblée constituante ou de madame de Staël, son amie de jeunesse, et si vous revêtez ces qualités du cœur et de l'âme de l'extérieur d'un héros de roman sous le plus beau nom de France, vous comprendrez l'homme.

Cet extérieur était un des plus séduisants qu'on pût rencontrer dans les salons de l'Europe: une taille svelte, le buste en avant, comme le cœur, attribut des races militaires, un mouvement d'encolure de cheval arabe dans le port de la tête, des cheveux blonds à belles volutes de soie sur les tempes, des yeux grands, bleus et clairs, qui n'auraient pas pu cacher une mauvaise pensée, l'ovale (p. 84) et le teint d'une éternelle jeunesse, un sourire où le cœur nageait sur les lèvres, un geste accueillant, une parole franche, l'âme à fleur de peau; seulement une certaine légèreté de physionomie, une certaine distraction d'attitude et de discours interrompus qui n'indiquaient pas une profondeur et une puissance de réflexion égale à la grâce de l'homme.

III

Tel était Mathieu de Montmorency; son éducation avait été très-soignée par le célèbre abbé Sieyès, son précepteur. L'abbé Sieyès, devenu depuis l'apôtre un peu ténébreux de la révolution française, roulait déjà dans sa pensée les vérités et les nuages d'où devaient sortir les éclairs et les foudres de l'Assemblée constituante.

À l'époque où s'ouvrit ce grand concile de (p. 85) la politique moderne, Mathieu de Montmorency, philosophe et novateur comme son maître Sieyès, s'élança sur ses pas et sur les pas de Mirabeau au-devant de toutes les théories de liberté et d'égalité qui allaient être soumises à l'épreuve de l'expérience du siècle futur. Saisi plus qu'un autre de l'enthousiasme des nouveautés, toutes les fois que les nouveautés semblaient promettre une amélioration du sort du peuple, il sentait la nécessité et la gloire du sacrifice volontaire dans les classes privilégiées; pressé de s'immoler lui-même, au nom de cette aristocratie dont il était le chef, ce fut lui qui monta à la tribune pour demander l'abolition de la noblesse; il y avait prévoyance et générosité dans cette initiative, il n'y avait qu'un crime contre la vanité. Le tiers-état et la noblesse libérale lui répondirent par des applaudissements réfléchis et par un vote populaire; l'aristocratie lui répondit par des outrages et par des ridicules; son nom devint plus odieux que s'il avait sacrifié du sang au peuple; les pamphlets contre-révolutionnaires s'acharnèrent sur ce Coriolan de sa caste; il ne se troubla pas; il (p. 86) poursuivit de vote en vote l'accomplissement des principes honnêtes de la Révolution, sur les traces des Sieyès, des Mirabeau, des Lafayette, jusqu'au point où la Révolution se sépara avec ingratitude de son vertueux promoteur, Louis XVI.

IV

Après l'Assemblée constituante il rentra, en 1791, dans les rangs de l'armée constitutionnelle qui défendait la patrie contre les Autrichiens dans le Nord; il fit la campagne en qualité d'aide de camp du vieux maréchal Lukner. Après la journée du 20 juin, où le roi avait été violenté et outragé dans son palais par les faubourgs, Lukner, accusé de connivence avec Lafayette, fut appelé à Paris pour avouer ou pour désavouer Lafayette. Ce vieux et soldatesque maréchal, aussi timide devant les Girondins qu'il était brave devant les escadrons (p. 87) ennemis, balbutia des excuses qui étaient des accusations contre son collègue Lafayette: les soldats n'ont pas toujours le courage des citoyens quand ils n'ont pas des baïonnettes derrière eux; Lukner indigna les hommes de cœur par ses lâchetés de tribune. Mathieu de Montmorency, son aide de camp, donna sa démission dans la salle; sa loyauté aristocratique et militaire se révolta contre l'imbécillité de son général: il commençait à se repentir d'avoir trop bien espéré de la Révolution pour la monarchie. Les principes avaient fait place aux factions; ces factions devenaient tyranniques et sanguinaires; les philosophes avaient cédé aux Constituants, les Constituants aux Girondins, les Girondins aux Jacobins, les Jacobins eux-mêmes aux Cordeliers, Danton à Robespierre, les illusions aux échafauds; Mathieu de Montmorency avait émigré après Lafayette, à l'heure où les patriotes eux-mêmes étaient expulsés ou dévorés par leur patrie. Madame de Staël, dont il était l'ami, lui avait ouvert l'asile de son château de Coppet, en Suisse.

(p. 88) V

Les récriminations des émigrés de la première date n'auraient pas laissé à Mathieu de Montmorency une autre hospitalité honorable à trouver alors sur la terre étrangère. Son nom, associé aux grandes destructions monarchiques de 1789 et de 1791, l'aurait poursuivi comme un reproche parmi les royalistes irrités. Le cœur de madame de Staël, coupable des mêmes tendances et redoutant les mêmes vengeances, était un asile où Mathieu de Montmorency n'avait ni à rougir, ni à excuser. Ce fut dans cette retraite qu'il apprit la mort sur l'échafaud de cette aristocratie presque tout entière dont il s'accusait d'avoir involontairement préparé le supplice; tous les siens étaient fauchés en masse par la guillotine; chaque goutte de leur sang semblait retomber sur son cœur.

(p. 89) Le supplice de son jeune frère, le plus cher de ses proches, l'épouvanta autant qu'il le consterna; il crut voir sa propre main dans ce meurtre; il s'accusa d'être le Caïn de cet Abel; son cœur se fondit; son esprit se troubla; comme tous les hommes qui oscillent d'un excès de leurs idées à l'autre, il maudit la Révolution, qu'il avait bénie; des principes qui amenaient de tels crimes lui parurent eux-mêmes des crimes. Il se retourna contre ses propres actes, et, ne pouvant supporter ses remords, il tomba aux pieds d'un prêtre et demanda au Dieu de son enfance l'absolution des erreurs de sa jeunesse: âme tendre et meurtrie, il se fit panser par cette piété charitable qui adoucit ses douleurs, corrigea ses légèretés et transforma ses repentirs en vertus.

Rentré en France après la Terreur, il y porta dans la société renouvelée un homme nouveau; l'austérité chrétienne de sa vie n'enlevait rien à l'émotion de son cœur et à la séduction de sa personne. La religion lui tenait compte de ses larmes et l'aristocratie de ses repentirs.

(p. 90) VI

Un tel homme devait être plus qu'un autre attiré par l'innocence de beauté de madame Récamier; il s'attacha à elle d'un sentiment plus tendre que l'amitié, mais plus désintéressé que l'amour, sorte d'amour sacré qui ajourne ses jouissances au ciel, qui ne demande rien ici-bas, mais qui n'aime pas qu'on accorde aux autres adorateurs ce qu'il se refuse à soi-même. C'est ce sentiment qu'on voit percer à son insu dans la naïve correspondance de Mathieu de Montmorency avec sa Juliette; il n'est pas amoureux, et il est jaloux; on sent que, pour conserver plus sûrement la pureté de celle qu'il conseille, il veut, pour ainsi dire, la confier à Dieu et l'enivrer d'un mysticisme éthéré pour l'empêcher de respirer l'encens de la terre; c'est ce qui donne aux lettres de Mathieu de Montmorency un ton mixte, moitié d'amant, (p. 91) moitié d'apôtre, que quelques personnes trouvent chrétien et que nous trouvons un peu faux à l'oreille. Trop amant pour être pieux, trop pieux pour être amant, cet apostolat d'un jeune homme auprès de la plus belle des jeunes femmes est un rôle ambigu, un pied dans la sacristie, un pied dans le boudoir, qui inquiète la piété et qui ne satisfait pas la passion.

Juliette, par sa nature, qui se colore, mais qui ne s'échauffe pas aux rayons de l'amour, ce soleil des femmes, convenait merveilleusement à ce genre de liaison. Seulement, quoiqu'on soit touché de la constance d'affection de Mathieu de Montmorency pour cette Béatrice, on est un peu lassé de cette éternelle litanie d'un prêcheur de trente ans qui termine chacune de ses lettres par un signe de croix sur un souvenir de femme.

VII

C'était son cousin Adrien de Montmorency, devenu depuis duc de Laval et ambassadeur à (p. 92) Rome, qui avait introduit Mathieu de Montmorency chez Juliette. Celui-là aussi était enivré du charme de madame Récamier, mais, plus ardent, plus léger, plus étourdi que son cousin, il ne se déguisait pas à lui-même ses sentiments sous une sainte amitié; il tournait franchement autour du flambeau de ces beaux yeux, ne demandant qu'à y brûler ses ailes. Son esprit paraissait peu parce qu'il était dénué de toute prétention, mais il était juste et modéré, réfléchi, autant que son cœur était bon et solide. La diplomatie loyale et habile, parce qu'elle était loyale, ne pouvait pas avoir un meilleur négociateur à Vienne ou à Rome. La modestie du duc de Laval était son seul défaut; très-capable des premiers rôles, il n'aspirait jamais qu'aux seconds; il plaçait son ambition dans son cousin; son amitié ne désirait point un succès pour lui-même. Homme excellent, aimable, aimant, dont le nom ne laisse pas une seule amertume sur les lèvres quand on en parle, j'ai eu le bonheur d'être en correspondance diplomatique avec lui pendant un an dans des circonstances très-difficiles, et je n'ai eu qu'à m'éclairer de (p. 93) ses lumières et à me féliciter de sa confiance. Il dit un mot sur moi dans une de ses lettres à madame Récamier, mot à la fois flatteur et injuste que je suis bien loin de lui reprocher.

VIII

C'était le lendemain de la révolution de 1830; cette révolution, provoquée, mais mal inspirée, avait proscrit un berceau plein d'innocence; elle avait donné le trône de l'infortuné Louis XVI, victime de ses vertus, au fils d'un prince qui avait démérité de son sang; cette odieuse rétribution de la Providence révoltait et révolte encore la justice innée en moi. Que la France ne rendît pas responsable le fils irréprochable du duc d'Orléans du vote de son père, je le concevais; mais que la France fît de ce malheur un titre au trône, c'était trop criant pour mon cœur. Mieux (p. 94) valait un million de fois la république, héritière légitime de tous les trônes en déshérence, que cette rémunération de l'iniquité par la couronne. Tels étaient mes sentiments et tels ils sont encore, quand j'y pense, envers le changement contre nature et contre justice de dynastie en 1830.

IX

J'étais en Savoie pendant les événements de Paris; je quittai Aix et Chambéry pour la Suisse peu de jours avant l'arrivée du duc de Laval à Aix.

«M. de Lamartine, écrit-il de là à madame Récamier, le 5 septembre 1830, M. de Lamartine est parti d'ici trois jours avant mon arrivée; c'est dommage! Nous nous connaissions par lettres; il avait désiré servir avec moi, et sous moi, celui qui n'est plus à servir, mais qui sera toujours à respecter (l'enfant (p. 95) de la dynastie déchue). Il avait parlé ici d'une certaine lettre» (lettre par laquelle le duc de Laval donnait avec autant de noblesse que de patriotisme sa démission à Louis-Philippe), «lettre que M. de Lamartine a lue ici et louée ici avec une exaltation poétique; il comptait en imiter la conduite et l'esprit; il est allé en Bourgogne, où les séductions du pouvoir nouveau viendront le chercher. Je ne connais pas la force de son bouclier, etc., etc.»

Le duc de Laval avait tort de suspecter la trempe de mon bouclier; les séductions furent plus fortes pendant quinze ans qu'il ne pouvait le prévoir, mais mon cœur resta irréprochable envers la dynastie que j'avais servie et envers l'enfant que j'avais célébré comme le dernier espoir de la monarchie et de la liberté. Si j'avais prévu alors les iniquités et les outrages dont cet enfant devenu homme et son parti devenu vieux reconnaîtraient (sauf de rares amis) cette fidélité et ce dévouement au droit et au malheur de sa race, j'aurais dû peut-être m'en venger d'avance en acceptant les faveurs et le pouvoir des mains de leurs ennemis!... Mais (p. 96) non, j'aurais dû faire encore ce que j'ai fait: repousser les faveurs de la nouvelle royauté et dédaigner l'ingratitude de l'ancienne. Ces hommes ne sont pas dignes de si généreuses fidélités; aussi n'est-ce pas à eux qu'on est fidèle: c'est à l'honneur et à son pays!

Pardon pour cette digression; mais de tels hommes ne suscitent que la froide colère de l'indifférence; qu'il leur soit fait comme ils ont fait à ceux qui les honoraient dans leur adversité; un jour viendra peut-être où ils auraient besoin, eux aussi, des cœurs de la patrie et où ils ne trouveront à la place de cœurs que des courtisans et des ennemis; ils ne méritent que cela, ils ne savent pas le prix de l'honneur.

X

Le duc de Laval parut conserver pendant toute sa vie pour la belle Juliette un sentiment (p. 97) tendre, mais désintéressé, qui ne demandait sa récompense qu'au plaisir même d'admirer et d'aimer. Son âme vive, mais tempérée, avait des goûts, mais point de jalousie; il ne demanda jamais compte à Juliette de ses préférences; il ne chercha ni à l'arracher à l'amour, ni à l'entraîner à la dévotion; son affection ne mêle pas à l'encens du monde l'odeur de l'encens des cathédrales; c'est un gentilhomme, ce n'est point un mystique; son amour ne rougissait pas d'aimer.

Quant à Mathieu de Montmorency, il trompait l'amour par la dévotion. Cette phrase d'une de ses premières lettres à la jeune femme résume toute sa correspondance de vingt-cinq ans avec son amie.

«Je voudrais réunir tous les droits d'un père, d'un frère, d'un ami, obtenir votre amitié, votre confiance entière, pour une seule chose au monde, pour vous persuader votre propre bonheur et vous voir entrer dans la seule voie qui puisse vous y conduire, la seule digne de votre cœur, de votre esprit, de la sublime mission à laquelle vous êtes appelée, en un mot pour vous faire prendre une résolution (p. 98) forte; car tout est là. Faut-il vous l'avouer? J'en cherche en vain quelques indices dans tout ce que vous faites; rien qui me rassure, rien qui me satisfasse.

«Ah! je ne saurais vous le dissimuler: j'emporte un profond sentiment de tristesse. Je frémis de tout ce que vous êtes menacée de perdre en vrai bonheur, et moi en amitié. Dieu et vous me défendez de me décourager tout à fait: j'obéirai. Je le prierai sans cesse; lui seul peut dessiller vos yeux et vous faire sentir qu'un cœur qui l'aime véritablement n'est pas si vide que vous semblez le penser. Lui seul peut aussi vous inspirer un véritable attrait, non de quelques instants, mais constant et soutenu, pour des œuvres et des occupations qui seraient, en effet, bien appropriées à la bonté de votre cœur, et qui rempliraient d'une manière douce et utile beaucoup de vos moments.

«Ce n'est point en plaisantant que je vous ai demandé de m'aider dans mon travail sur les Sœurs de Charité. Rien ne me serait plus agréable et plus précieux. Cela répandrait sur mon travail un charme particulier qui vaincrait ma paresse et m'y donnerait un nouvel intérêt.

(p. 99) «Faites tout ce qu'il y a de bon, d'aimable, ce qui ne brise pas le cœur, ce qui ne laisse jamais aucun regret; mais, au nom de Dieu, au nom de l'amitié, renoncez à ce qui est indigne de vous, à ce qui, quoi que vous fassiez, ne vous rendrait pas heureuse.»

XI

Ce langage d'un directeur spirituel touchait la jeune femme du monde, parce qu'elle était assez clairvoyante pour lire entre les lignes ce que l'ami se cachait à lui-même; mais elle jouait avec le feu de l'autel, elle ne s'en laissait pas consumer. Cette piété prématurée n'était pour elle qu'une perspective de l'âge avancé; l'ivresse du monde ne lui laissait pas le temps des réflexions; la trempe même de son âme ne l'inclina jamais à la dévotion: celle qui n'avait pas assez de passion pour les hommes n'en avait pas assez non plus pour Dieu; mais elle (p. 100) se prêtait complaisamment tantôt à ces voix qui voulaient la séduire, tantôt à ces voix qui voulaient la sanctifier. Aucune de ces voix ne prévalait dans son cœur; ni pervertie ni convertie, mais toujours adorée, c'était son rôle et c'était son plaisir; elle ne désespérait ni l'amour ni la piété, laissant l'espérance à tous les sentiments afin de conserver toutes les faveurs. Ce caractère est évidemment celui de sa vie entière; elle appelait tout, elle trompait tout, excepté l'amitié.

Bonaparte lui-même, à son retour d'Italie, peu de temps avant son Dix-huit Brumaire, fut ébloui, comme les autres, de l'éclat de cette merveille de Paris. Il l'aperçut de loin dans la foule à la fête qui lui fut donnée par le Directoire dans la cour du Luxembourg. Elle-même, en se levant de son siége au moment où le jeune triomphateur haranguait les directeurs, provoqua, involontairement sans doute, l'attention du héros; il la revit, quelques jours après, dans le salon de Barras, mais il ne lui adressa qu'une de ces banalités de politesse qui ne satisfont ni l'orgueil ni le sentiment. Devenu consul, il pouvait la rencontrer chez ses sœurs; il n'y (p. 101) parut pas. Cette indifférence de l'homme qui décernait alors d'un coup d'œil la célébrité ou la faveur laissa dans l'âme de madame Récamier une froideur qui dégénéra plus tard en aversion: le défaut d'attention est une négligence que la beauté pardonne difficilement au pouvoir. De plus, madame Récamier était royaliste par sa famille et républicaine par le temps où elle était en fleur, au milieu d'une société républicaine.

Une belle femme est toujours de la date de sa floraison. L'homme qui usurpait la royauté des Bourbons, et qui remplaçait la république régularisée du Directoire, jetait deux ressentiments à la fois dans le cœur de madame Récamier. Un acte de dureté envers son mari aggrava cette répugnance, des sévérités personnelles l'envenimèrent; elle ne sut jamais haïr, mais elle sut s'éloigner.

(p. 102) XII

Un jour terrible et inattendu précipita M. Récamier de la haute fortune dont il éblouissait Paris et dont il faisait jouir sa femme; il faut lire ce récit pathétique dans un fragment écrit des souvenirs de la pauvre Juliette.

M. Bernard, père de madame Récamier, était administrateur des postes, grand emploi de finances qui ajoutait à l'importance et au crédit de son gendre; son vieil attachement aux Bourbons et ses relations avec les émigrés rentrés lui faisaient fermer les yeux volontairement sur les correspondances et sur les brochures royalistes du moment; sa complaisance trahissait ainsi le gouvernement dont il avait la confiance. Le Premier Consul, informé de sa connivence, le fit arrêter et le destitua. Bernadotte, un des soupirants de la jeune femme, (p. 103) obtint de Bonaparte, à force d'intercessions, la liberté du père de son amie, mais la destitution fut maintenue.

Le ressentiment de cette sévérité, quoique juste, envers son père, accrut la sourde opposition qui se manifestait déjà dans le salon de madame Récamier. Fouché, ministre de la police, tenta en vain de la séduire par l'offre d'une place de dame du palais dans la maison du maître de la France et par la perspective de l'influence qu'elle y prendrait sur le cœur du guerrier; elle fut inflexible dans ses refus. Ces refus irritèrent le Consul; la liaison de madame Récamier avec madame de Staël, deux femmes qui régnaient, l'une par la beauté, l'autre par le génie, lui parut suspecte; il ne voulait point d'empire en dehors du sien; la jalousie, qui ordinairement monte, descendit cette fois jusqu'à disputer l'ascendant sur des sociétés de jeunes femmes; le premier dans l'Europe, mais aussi le premier dans un village des Gaules, c'était sa nature; le pouvoir absolu ne peut laisser rien de libre sans jalousie, pas même deux cœurs. Cette rancune de Bonaparte et aussi son étroite économie pour tout ce qui n'était pas (p. 104) du sang sur les champs de bataille le firent assister sans pitié à la catastrophe du mari de madame Récamier, que la plus faible assistance de l'État pouvait prévenir. Écoutons ce récit dans une note écrite de la main de sa nièce. On y sent la fièvre de ces vicissitudes domestiques qui sont aux fortunes privées ce que les révolutions sont aux empires.

«Un samedi de l'automne de cette même année 1806, M. Récamier vint trouver sa jeune femme; sa figure était bouleversée, et il semblait méconnaissable. Il lui apprit que, par suite d'une série de circonstances, au premier rang desquelles il plaçait l'état politique et financier de l'Europe et de ses colonies, sa puissante maison de banque éprouvait un embarras qu'il espérait encore ne devoir être que momentané. Il aurait suffi que la Banque de France fût autorisée à avancer un million à la maison Récamier, avance en garantie de laquelle on donnerait de très-bonnes valeurs, pour que les affaires suivissent leur cours heureux et régulier; mais, si ce prêt d'un million n'était pas autorisé par le gouvernement, le lundi suivant, quarante-huit heures après le moment (p. 105) où M. Récamier faisait à sa femme l'aveu de sa situation, on serait contraint de suspendre les payements.

«Dans cette terrible alternative tout l'optimisme de M. Récamier l'avait abandonné. Il avait compté sur l'énergie de sa jeune compagne et lui demanda de faire sans lui, dont l'abattement serait trop visible, le lendemain dimanche, les honneurs d'un grand dîner qu'il importait de ne pas contremander, afin de ne pas donner l'alarme sur la position où l'on se trouvait. Quant à lui, plus mort que vif, il allait partir pour la campagne, où il resterait jusqu'à ce que la réponse de l'Empereur fut connue. Si elle était favorable, il reviendrait; si elle ne l'était point, il laisserait s'écouler quelques jours et s'apaiser la première explosion de la surprise et de la malveillance.

«Ce fut un rude coup et un terrible réveil qu'une communication de ce genre pour une personne de vingt-cinq ans. Depuis sa naissance Juliette avait été entourée d'aisance, de bien-être, de luxe; mariée encore enfant à un homme dont la fortune était considérable, on ne lui avait jamais non-seulement demandé, mais (p. 106) permis de s'occuper d'un détail de ménage ou d'un calcul d'argent. Sa toilette et ses bonnes œuvres formaient sa seule comptabilité; grâce à la simplicité extrême qu'elle mettait dans l'élégance de son ajustement, si ces charités étaient considérables, elles ne dépassèrent jamais la somme mise chaque mois à sa disposition.

«Après le premier étourdissement que ne pouvait manquer de lui causer la nouvelle qu'elle recevait, Juliette, rassemblant ses forces et envisageant ses nouveaux devoirs, chercha à rendre un peu de courage à M. Récamier, mais vainement. L'anxiété de sa situation, la pensée de l'honneur de son nom compromis, la ruine possible de tant de personnes dont le sort dépendait du sien, c'étaient là des tortures que son excellente et faible nature n'était pas capable de surmonter; il était anéanti.

«M. Récamier partit pour la campagne dans le paroxysme de l'inquiétude. Le grand dîner eut lieu, et nul, au milieu du luxe qui environnait cette belle et souriante personne, ne put deviner l'angoisse que cachait son sourire et sur quel abîme était placée la maison dont elle (p. 107) faisait les honneurs avec une si complète apparence de tranquillité.

«Madame Récamier a souvent répété depuis qu'elle n'avait cessé, pendant toute cette soirée, de se croire la proie d'un horrible rêve, et que la souffrance morale qu'elle endura était telle que les objets matériels eux-mêmes prenaient, aux yeux de son imagination ébranlée, un aspect étrange et fantastique.

«Le prêt d'un million, qui semblait une chose si naturelle, fut durement refusé, et, le lundi matin, les bureaux de la maison de banque ne s'ouvrirent point aux payements.

«Madame Récamier ne se dissimula pas que la malveillance et le ressentiment personnel de l'Empereur à son égard avaient contribué au refus du secours qui aurait sauvé la maison de son mari. Elle accepta sans plaintes, sans ostentation, avec une sereine fermeté, le bouleversement de sa fortune, et montra, dans cette cruelle circonstance, une promptitude et une résolution qui ne se démentirent dans aucune des épreuves de sa vie.

«Le retentissement de cette catastrophe fut immense: un grand nombre de maisons secondaires (p. 108) furent entraînées dans la chute de la puissante maison à laquelle leurs opérations étaient liées. M. Récamier fit à ses créanciers l'abandon de tout ce qu'il possédait, et reçut d'eux un témoignage honorable de leur confiance et de leur estime: il fut mis par eux à la tête de la liquidation de ses affaires. Sa noble et courageuse femme fit vendre jusqu'à son dernier bijou. On se défit de l'argenterie, l'hôtel de la rue du Mont-Blanc fut mis en vente, et, comme il pouvait ne pas se présenter immédiatement un acquéreur pour un immeuble de cette importance, madame Récamier quitta son appartement et ne se réserva qu'un petit salon au rez-de-chaussée, dont les fenêtres ouvraient sur le jardin. Le grand appartement fut loué au prince Pignatelli; enfin l'hôtel fut vendu le 1er septembre 1808.»

La mort de sa mère, accélérée par la double ruine de son père et de son mari, ajouta son deuil de cœur à tant de deuils de fortune. Elle supporta la perte de cette splendide existence en héroïne, la perte de cette mère adorée en fille inconsolable. Son cœur se recueillit dans plus d'amitié.

(p. 109) M. de Barante, jeune homme alors très-distingué par madame de Staël, promettait à la France un homme de bien et de talent de plus; madame Récamier apprécia une des premières l'honnêteté de caractère, l'indépendance de cœur et l'étendue d'idées dans cet ami de son amie. C'est un beau symptôme pour un homme d'État à son aurore que de s'attacher aux disgraciés. M. de Barante ne craignit pas de s'aliéner la faveur du maître en cultivant deux femmes que la prévention épiait déjà avant de les frapper.

XIII

Après une année donnée à ses regrets dans la solitude, madame Récamier céda aux instances de son amie, madame de Staël; elle alla habiter avec elle son château de Coppet, au bord du lac de Genève. L'amitié de ces deux femmes l'une pour l'autre prouve le sentiment d'une affection sans jalousie dans l'auteur (p. 110) de Corinne, et le sentiment d'une affection sans envie dans madame Récamier. Brillantes dans des sphères si diverses, ni l'une ni l'autre ne craignait d'éclipser ou d'être éclipsée. Madame Récamier n'aspirait nullement à la gloire des lettres, elle se contentait de jouir du talent: c'est en partager les jouissances sans en avoir les angoisses; madame de Staël n'avait pas renoncé encore et ne renonça jamais aux affections tendres, besoin de son cœur comme l'éclat était le besoin de son esprit.

Elle n'était pas belle, elle aurait pu craindre qu'une femme si rayonnante à côté d'elle ne donnât des distractions dangereuses et sans repos aux cœurs qui lui étaient dévoués; c'était l'époque où Benjamin Constant, cet Allemand léger, la pire espèce des légèretés, habitait souvent le château de Coppet; le sentimentalisme suisse, la poésie nébuleuse de la Germanie s'unissaient dans ce caractère à l'étourderie spirituelle, mais un peu prétentieuse, de la France émigrée; il ressemblait à un Berlinois de la société perverse et réfugiée de Potsdam du temps du grand Frédéric. Tous les rôles lui étaient faciles, parce qu'il était (p. 111) très-spirituel; tous lui étaient bons, parce qu'il était sans principes. Il cherchait aventure dans les événements et dans les partis; véritable condottiere de la parole, conspirant, dit-on, peu d'années auparavant avec le duc de Brunswick contre la révolution française, conspirant maintenant avec quelques femmes la chute de Bonaparte, bientôt après fanatique à froid de la restauration de 1814, puis sonnant le tocsin de la résistance à Napoléon au 20 mars 1815 dans une diatribe de Caton contre César, huit jours après se ralliant sans mémoire et sans respect de lui-même à ce même Napoléon pour une place de conseiller d'État, prompt à une nouvelle défection après Waterloo, intriguant avec les étrangers et les Bourbons vainqueurs pour mériter une amnistie et reconquérir une importance; échappé du despotisme des Cent-Jours, reprenant avec une triple audace le rôle de publiciste libéral et d'orateur factieux dans la ligue des bonapartistes et des républicains sous la monarchie parlementaire, poussant cette opposition folle jusqu'à la haine des princes légitimes sans cesser de caresser leurs courtisans, tout en fomentant contre eux l'ambition (p. 112) d'une dynastie en réserve, prête à hériter des désastres du trône légitime; caressant et caressé après les journées de Juillet par le nouveau roi, recevant de lui le subside de ses nécessités et de ses désordres; puis, honteux de l'avoir reçu, ne pouvant plus concilier sa dépendance du trône avec sa popularité républicaine, réduit ainsi ou à mentir ou à se taire, et mourant enfin d'embarras dans une impasse à la fleur de son talent: tel était cet homme équivoque, nourri dans le sein de quelques femmes politiques du temps.

Il portait sur sa figure une certaine beauté incohérente comme son regard, mais c'était la beauté de Méphistophélès quand il aide Faust à séduire Marguerite. L'éclat de son front lui venait d'en bas et non d'en haut; le faux jour de sa physionomie était un reflet de lumière inférieure; son sourire pincé décochait éternellement l'ironie ou l'épigramme dans les salons, dans les journaux, à la tribune; on ne voyait jamais sur ses lèvres que la joie de la malignité qu'il avait lancée. La passion qu'il ressentit pour Juliette, et dont il l'obséda pendant plusieurs années, a laissé des traces dans une volumineuse (p. 113) correspondance; nous en avons lu quelques lettres très-curieuses; elles brûlent d'un feu qui ressemble à l'amour comme la sensualité ressemble au sentiment. Nous regrettons que ce sophiste de la passion comme de la politique ait jamais troublé de son haleine l'air calme qu'on devait respirer à Coppet entre deux femmes faites pour être respectées même par la passion. C'est un des hommes de ce siècle qui m'a inspiré le plus d'éloignement; sa popularité d'occasion ne fut jamais qu'un mensonge convenu de parti, car il n'y eut jamais de popularité juste et vraie sans vertu publique.

XIV

Ce fut pendant son séjour à Coppet, chez son amie madame de Staël, que madame Récamier connut le prince Auguste de Prusse, prisonnier de guerre en ce moment à Genève, frère du prince Louis de Prusse, tué peu de (p. 114) temps après par un de nos cuirassiers avant la bataille d'Iéna.

Le prince Auguste, neveu du grand Frédéric, était jeune et beau comme un héros de guerre et de roman. Sa raison était aussi légère que son imagination était inflammable; il conçut pour la belle étrangère une passion qui lui enleva toutes les angoisses de la captivité, tous les souvenirs de sa patrie.

«La passion qu'il conçut pour l'amie de madame de Staël, dit madame Lenormant, était extrême. Protestant et né dans un pays où le divorce est autorisé par la loi civile et par la loi religieuse, il se flatta que la belle Juliette consentirait à faire rompre le mariage qui faisait obstacle à ses vœux, et il lui proposa de l'épouser. Trois mois se passèrent dans les enchantements d'une passion dont madame Récamier était vivement touchée, si elle ne la partageait pas. Tout conspirait en faveur du prince Auguste; les lieux eux-mêmes, ces belles rives du lac de Genève, toutes peuplées de fantômes romanesques, étaient bien propres à égarer la raison.

«Madame Récamier était émue, ébranlée; (p. 115) elle accueillit un moment la proposition d'un mariage, preuve insigne, non-seulement de la passion, mais de l'estime d'un prince de maison royale fortement pénétré des prérogatives et de l'élévation de son rang. Une promesse fut échangée. La sorte de lien qui avait uni la belle Juliette à M. Récamier était de ceux que la religion catholique elle-même proclame nuls. Cédant à l'émotion du sentiment qu'elle inspirait au prince Auguste, Juliette écrivit à M. Récamier pour lui demander la rupture de leur union. Il lui répondit qu'il consentirait à l'annulation de leur mariage si telle était sa volonté; mais, faisant appel à tous les sentiments du noble cœur auquel il s'adressait, il rappelait l'affection qu'il lui avait portée dès son enfance, il exprimait même le regret d'avoir respecté des susceptibilités et des répugnances sans lesquelles un lien plus étroit n'eût pas permis cette pensée de séparation; enfin il demandait que cette rupture de leur lien, si madame Récamier persistait dans un tel projet, n'eût pas lieu à Paris, mais hors de France, où il se rendrait pour se concerter avec elle.

(p. 116) «Cette lettre digne, paternelle et tendre, laissa quelques instants madame Récamier immobile. Elle revit en pensée ce compagnon des premières années de sa vie, dont l'indulgence, si elle ne lui avait pas donné le bonheur, avait toujours respecté ses sentiments et sa liberté; elle le revit vieux, dépouillé de la grande fortune dont il avait pris plaisir à la faire jouir, et l'idée de l'abandon d'un homme malheureux lui parut impossible. Elle revint à Paris à la fin de l'automne, ayant pris sa résolution, mais n'exprimant pas encore ouvertement au prince Auguste l'inutilité de ses instances. Elle compta sur le temps et l'absence pour lui rendre moins cruelle la perte d'une espérance à l'accomplissement de laquelle il allait travailler avec ardeur en retournant à Berlin, car la paix lui avait rendu sa liberté et le roi de Prusse le rappelait auprès de lui. Madame de Staël alla passer l'hiver à Vienne.

«Le prince Auguste retrouvait son pays occupé par l'armée française; son père, le prince Ferdinand, vieux et malade, plus accablé encore par la douleur que lui causaient la perte de son fils Louis et la situation de la Prusse (p. 117) que par le poids des années. Le jeune prince lui-même, tout pénétré qu'il fût du sentiment des malheurs publics, n'en était point distrait de sa passion pour Juliette; une correspondance suivie, fréquente, venait rappeler à la belle Française ses serments, et lui peignait dans un langage touchant par sa parfaite sincérité un amour ardent que les obstacles ne faisaient qu'irriter. Le sentiment amer des humiliations de son pays se mêle aux expressions de sa tendresse; il sollicite l'accomplissement de promesses échangées, et demande avec instance, avec prière, une occasion de se revoir.

«Madame Récamier, peu de temps après son retour à Paris, fit parvenir son portrait au prince Auguste.

«Il lui écrit le 24 avril 1808:

«J'espère que ma lettre no 31 vous est déjà parvenue; je n'ai pu que vous exprimer bien faiblement le bonheur que votre dernière lettre m'a fait éprouver, mais elle vous donnera une idée de la sensation que j'ai ressentie en la lisant et en recevant votre portrait. Pendant des heures entières je regarde ce portrait enchanteur, et je rêve un bonheur (p. 118) qui doit surpasser tout ce que l'imagination peut offrir de plus délicieux. Quel sort pourrait être comparé à celui de l'homme que vous aimerez?»

XV

Toute âme a une tache sur sa vie; cette promesse de mariage donnée à un prince par une femme mariée qu'une ambition plus qu'une passion arrachait à un mari malheureux, cette proposition d'un divorce cruel faite sans autre excuse que l'indifférence à un époux vieilli et accablé des coups de la fortune, cette humiliation d'un délaissement volontaire annoncée froidement à l'homme dont elle portait le nom, sont un égarement d'esprit et de cœur qu'il faut oublier. N'eût-il été que son père, le tuteur de sa jeunesse, le prodigue adorateur des charmes de sa femme, M. Récamier, (p. 119) vieilli et toujours tendre, pouvait d'autant moins être ainsi répudié que son sort était maintenant tout entier dans ce titre d'époux d'une femme célèbre et européenne: c'était répudier la reconnaissance, le malheur et la vieillesse. Si cette pensée n'était pas l'égarement du cœur perdu dans les perspectives de la grandeur et de l'amour, rien ne peut justifier madame Récamier de l'avoir conçue; la délibération seule était une faute.

Quatre ans s'écoulèrent; les obstacles à ce divorce, les résistances du roi de Prusse à un mariage disproportionné pour son cousin, la guerre, l'éloignement ne parurent point affaiblir la passion du prince. Madame Récamier reprit son sang-froid un moment troublé; elle écrivit au prince pour retirer la parole écrite qu'elle lui avait donnée d'être à lui. Le désespoir du prince s'exprima en sanglots contre ce coup de foudre, c'est son expression; il voulut au moins revoir celle qu'il avait tant aimée et qu'il se flattait de ramener encore; un rendez-vous fut concerté entre lui et madame Récamier à Schaffhouse; Coppet n'était qu'à quelques pas de Schaffhouse sur le territoire libre (p. 120) et neutre de la Suisse; sous prétexte d'un ordre d'exil de l'Empereur, qui lui interdisait Paris, madame Récamier éluda le rendez-vous de Schaffhouse, qui ne lui était aucunement interdit. Le prince quitta Schaffhouse après y avoir vainement attendu son amie.

«J'espère, écrivit-il, que ce trait me guérira du fol amour que je nourris depuis quatre ans! Après quatre années d'absence j'espérais enfin vous revoir, et votre exil semblait vous fournir un prétexte pour venir en Suisse: vous avez cruellement trompé mon attente. Ce que je ne puis concevoir, c'est que, ne voulant pas me revoir, vous n'ayez pas même daigné me prévenir et m'épargner la peine de faire inutilement une course de trois cents lieues. Je pars demain pour les hautes montagnes de l'Oberland; la sauvage nature du pays sera d'accord avec la tristesse de mes pensées, dont vous êtes toujours l'objet!...»

Ainsi fut rompue cette liaison; elle paraît avoir été, au premier moment, passionnée dans madame Récamier, puis languissante et mignarde, et aboutissant enfin à de vaines et froides coquetteries épistolaires. Les deux amants (p. 121) ne se revirent qu'à Paris, en 1815 et en 1818. Le prince commanda à Gérard un portrait de celle dont il ne pouvait aimer que le souvenir et emporter que l'image en Prusse.

XVI

Mais, entre 1809 et 1814, Juliette, de plus en plus attachée à madame de Staël, partagea généreusement les exils de son amie, tantôt à Coppet, tantôt dans des châteaux à quarante lieues de Paris; exils plus ridicules que sévères, où deux femmes gémissaient de ne pouvoir respirer la fumée de Paris, et où un maître du monde s'inquiétait du commérage de deux femmes.

On conçoit l'antipathie que ces persécutions gantées de Napoléon nourrissaient dans le cœur des deux amies; la grâce et le génie se coalisaient sourdement avec la liberté contre le (p. 122) contempteur des lettres et le distributeur des trônes. 1814 approchait; madame de Staël s'enfuit en Suède auprès de Bernadotte, pour y souffler la haine contre Napoléon. L'entrée des alliés dans Paris y ramena madame Récamier. Elle avait passé à Lyon, dans sa famille, les années irréprochables de sa seconde jeunesse. Un publiciste et un orateur aussi estimable que brillant, Camille Jordan, ami de Mathieu de Montmorency, l'entretenait des espérances d'une restauration prochaine des Bourbons; cette restauration, selon ces deux hommes, devait être le réveil de la liberté monarchique.

Ce fut dans ce séjour à Lyon, avant les dernières crises de l'Empire, qu'elle connut un des hommes qui ont tenu le plus de place, sinon dans son cœur, du moins dans ses habitudes; cet homme était le philosophe Ballanche. Camille Jordan le lui présenta.

Ballanche n'avait rien reçu de la nature pour séduire ni pour attacher: d'une naissance honorable, mais modeste, d'extérieur disgracieux, d'un visage difforme, d'un langage embarrassé, d'une timidité enfantine, d'une simplicité d'esprit (p. 123) qui allait jusqu'à la naïveté, Ballanche ne se faisait aucune illusion sur cette absence de tous les dons naturels; mais il sentait en lui le don des dons: celui d'admirer et d'aimer les supériorités physiques ou morales de la création. Il savait se désintéresser complétement de lui-même, pourvu qu'on lui permît d'adorer le beau: le beau dans les idées, le beau dans les sentiments, le beau dans l'âme, dans le talent, dans le visage. L'homme qu'il adorait alors était M. de Chateaubriand; la femme qu'il cherchait pour l'aimer, il la trouva du premier coup d'œil dans madame Récamier. Il ne se fit ni son soupirant ni son ami, il se fit son esclave; il abdiqua toute personnalité dans ce dévouement absolu et sans salaire à cette Béatrice ou à cette Laure de son âme. On ne peut s'empêcher de s'incliner devant cette faculté si humble et pourtant si noble de s'absorber complétement dans ce qu'on admire et de vivre non pour soi, mais pour ce qu'on croit au-dessus de soi sur cette terre.

Tel fut Ballanche; je l'ai beaucoup connu; j'ai assisté, au pied de son lit, à ses dernières contemplations de l'une et de l'autre vie; je (p. 124) l'ai vu vivre et je l'ai presque vu mourir dans cette petite mansarde de la rue de Sèvres d'où il pouvait voir la fenêtre en face de son amie, madame Récamier. Ballanche laisse dans le cœur de ceux qui l'ont connu l'image d'un de ces rêves calmes du matin, qui ne sont ni la veille ni le sommeil, mais qui participent des deux. Ce n'était pas un homme, c'était un sublime somnambule dans la vie.

XVII

À l'époque où madame Récamier le connut et lui permit de l'aimer, il avait déjà écrit une espèce de poëme en prose, Antigone, sorte de Séthos ou de Télémaque dans le style de M. de Chateaubriand; on parlait de lui à voix basse comme d'un génie inconnu et mystérieux qui couvait quelque grand dessein dans sa pensée; il couvait, en effet, de beaux rêves, des (p. 125) rêves de Platon chrétien, rêves qui ne devaient jamais prendre assez de corps pour former des réalités ou pour organiser des doctrines. C'était l'écrivain des aspirations, aspirant toujours, n'abordant jamais. Comment, en effet, aborder l'infini? Il s'agrandit toujours; Ballanche s'agrandissait comme l'incommensurable; c'était l'homme des horizons; ces horizons politiques ou religieux fuient quand on croit les atteindre et se confondent avec le ciel. Ballanche était donc ainsi autant habitant du ciel par le regard qu'habitant de la terre par le peu d'humanité qu'il y avait en lui.

XVIII

Comment un tel homme conçut-il, dès le premier jour, une passion passive, mais absolue, pour une femme si belle, mais pour une femme cependant dont la séduction gracieuse (p. 126) et la coquetterie agaçante ne ressemblaient en rien à cette métaphysique incarnée que Dante adorait dans Béatrice? Je crois que la séduction de madame Récamier sur Ballanche, ce fut la pureté sans tache de son idole; ne pouvant adorer une idéalité divine, il adore une femme au-dessus des sens. Le chaste attrait de madame Récamier ne s'adressait, en effet, qu'aux yeux et à l'âme; Ballanche y vit un symbole de la beauté immaculée, il l'aima comme un philosophe aime une abstraction, il se sentit glorieux de s'attacher, sans aucun intérêt sensuel, à cette personnification de la beauté.

Ce fut aussi, il faut en convenir, un vrai mérite à madame Récamier de deviner l'âme de Ballanche sous cette forme disgraciée et presque grotesque, et de se laisser aimer et suivre jusqu'à la mort par ce doux Socrate lyonnais. Il y eut pour l'un et pour l'autre quelque chose de surnaturel, une sorte de révélation dans cette amitié.

«Permettez-moi à votre égard les sentiments d'un frère pour une sœur, lui écrivit Ballanche dès le lendemain du jour où il la connut; mon dévouement sera entier et sans réserve; (p. 127) je veux votre bonheur aux dépens du mien; cela est juste: vous êtes supérieure à moi.»

XIX

Madame Récamier partit de Lyon pour l'Italie, afin de ne pas assister aux catastrophes de sa patrie. Ballanche cette fois ne put la suivre; ses pénibles occupations de libraire, dans lesquelles il remplaçait son père mourant, retinrent sa personne, mais non son âme; cette âme voyageait partout où allait sa nouvelle amie. La correspondance entre Juliette et lui fut de tous les jours. Ballanche n'avait rien de ce qui distrait une pensée d'une idole; aussitôt après la mort de son père, Ballanche, comme l'homme de l'Évangile, vendit tout pour s'attacher comme une ombre aux pas et au sort de sa belle compatriote.

Madame Récamier habita à Rome la maison (p. 128) de Canova, le grand statuaire de ces deux siècles. C'était Aspasie chez Phidias. Canova chercha en vain, quoique si gracieux, à reproduire la grâce infinie de ce visage; il échoua, comme échouent tous les ciseaux devant l'expression qui vient de l'âme et non de la matière. Son hôtesse et lui passèrent une délicieuse saison à Tivoli et à Albano dans les maisons de campagne de Canova; c'est là que cette femme, mondaine jusque-là, apprit à contempler la nature et à rêver; madame de Staël l'avait troublée par sa politique, Canova et Albano la calmèrent par leur poésie. Sa beauté prit un caractère grave et pensif que les ruines de Rome donnent au regard qui les contemple longtemps. Les Françaises les plus rieuses contractent la mélancolie de ces sépulcres en les fréquentant un peu longtemps.

Un jeune et noble admirateur, le prince de Rohan (depuis archevêque de Besançon, mort de ses aspirations vers le ciel), la fréquenta assidûment à Rome. Il était alors attaché par je ne sais quel service d'honneur à la cour de la reine de Naples, sœur de l'empereur Napoléon. Je l'ai beaucoup connu et j'ai gardé de (p. 129) lui un souvenir reconnaissant. C'était alors une des plus gracieuses figures d'hommes de race qu'on pût rêver. La charmante reine de Naples, Caroline Bonaparte, était fière d'avoir près d'elle un pareil ornement de sa cour. Elle le traitait avec une prédilection qui aurait pu promettre une amitié de reine, si le futur cardinal, qui se nommait alors le prince de Léon, avait vu dans les plus belles femmes autre chose qu'une délectation du regard; mais il était aussi réservé et aussi scrupuleux de cœur que de visage: ses relations avec madame Récamier à Rome et à Naples ne furent que de tendres égards de société qui ne s'élevèrent jamais jusqu'à la passion. Il aimait à séduire les yeux et les oreilles plus qu'à posséder les cœurs; c'est l'homme doué de la plus innocente coquetterie d'esprit et de figure que j'aie jamais connu; tel il était alors à Naples sous l'habit de cour, tel je l'ai vu plus tard sous l'uniforme de mousquetaire de Louis XVIII, tel sous le costume d'archevêque, apportant le même apprêt à plaire dans le salon, dans la revue, qu'à l'autel. Son visage d'Antinoüs, ses cheveux parfumés, ses vêtements élégants, ses (p. 130) attitudes étudiées pour l'effet, sans mélange visible d'affectation, le faisaient remarquer partout; son esprit très-cultivé aimait le beau dans les lettres et dans les arts comme dans la toilette; il sentait vivement la poésie et la piété, cette poésie des âmes tendres.

Marié, à son retour d'Italie, à une jeune femme digne de lui, il la perdit un jour de bal par une catastrophe qui assombrit sa vie: elle fut brûlée en se parant pour une fête; elle ne lui avait pas encore donné d'enfant; il se réfugia dans la dévotion; cette dévotion était sincère, quoique toujours élégante. Son nom lui promettait le cardinalat, sa vertu lui promettait le ciel. Les terreurs imaginaires de la révolution de Juillet le précipitèrent dans la tombe. Il mourut en saint, laissant une mémoire sanctifiée comme sa physionomie.

XX

Le prince de Léon était envoyé à Rome, en ce moment, par la reine Caroline, pour engager (p. 131) madame Récamier à venir la consoler et la conseiller dans ses perplexités à Naples. C'était le moment où l'empereur Napoléon, son frère, s'écroulait jour à jour sous l'amas de sa fortune et de ses conquêtes. Murat ne voulait pas s'écrouler avec lui; sa femme, la reine Caroline, plus reine encore que sœur, encourageait son mari dans sa défection; la politique prévalait sur la reconnaissance et la nature. La reine et le roi caressèrent madame Récamier à Naples avec cet abandon et ces tendresses que l'on prodigue à ceux dont on désire être approuvé dans un mauvais dessein. Ils lui firent confidence de leurs négociations avec les ennemis de Napoléon; ils avaient déjà signé secrètement le traité européen de coalition contre lui. Ce secret échappe au roi Murat dans une scène de tragédie vraiment antique, rapportée par madame Lenormant d'après le récit de sa tante.

«Madame Murat avait confié à madame Récamier les incertitudes cruelles dont l'âme de Murat était déchirée. L'opinion publique, à Naples et dans le reste du royaume, se prononçait (p. 132) hautement pour que Joachim se déclarât indépendant de la France; le peuple voulait la paix à tout prix.

«Mis en demeure par les alliés de se décider promptement, Murat signa, le 11 janvier 1814, le traité qui l'associait à la coalition. Au moment de rendre cette transaction publique, Murat, extrêmement ému, vint chez la reine sa femme; il y trouva madame Récamier; il s'approcha d'elle, et, espérant sans doute qu'elle lui conseillerait le parti qu'il venait de prendre, il lui demanda ce qu'à son avis il devrait faire. «Vous êtes Français, Sire, lui répondit-elle, c'est à la France qu'il faut être fidèle.» Murat pâlit, et, ouvrant violemment la fenêtre d'un grand balcon qui donnait sur la mer: «Je suis donc un traître!» dit-il, et en même temps il montra de la main à madame Récamier la flotte anglaise entrant à toutes voiles dans le port de Naples; puis, se jetant sur un canapé et fondant en larmes, il couvrit sa figure de ses mains. La reine, plus ferme, quoique peut-être non moins émue, et craignant que le trouble de Joachim ne fût aperçu, alla elle-même lui préparer un verre d'eau et (p. 133) de fleur d'oranger, en le priant de se calmer.

«Ce moment de trouble violent ne dura pas. Joachim et la reine montèrent en voiture, parcoururent la ville et furent accueillis par d'enthousiastes acclamations; le soir, au Grand-Théâtre, ils se montrèrent dans leur loge, accompagnés de l'ambassadeur extraordinaire d'Autriche, négociateur du traité, et du commandant des forces anglaises, et ne recueillirent pas de moins ardentes marques de sympathie. Le surlendemain Murat quittait Naples pour aller se mettre à la tête de ses troupes, laissant à sa femme la régence du royaume.»

XXI

Après ces scènes de palais, madame Récamier revint dans son salon de Paris. Toute l'Europe y affluait avec les chefs des armées alliées; elle y retrouva tous ses amis et un grand (p. 134) nombre de nouveaux admirateurs. Lord Wellington fut de ce nombre; mais, blessée d'un mot de Suétone échappé au vainqueur de Waterloo, elle renonça à le voir, de peur d'avoir à se réjouir, devant un étranger, des désastres de Napoléon, son persécuteur.

Sa liaison avec madame de Staël, rentrée de l'exil par la même porte, se renoua plus intime que jamais; elle trouva de la grâce aussi à se lier avec la reine Hortense, détrônée et devenue duchesse de Saint-Leu par une faveur royale de Louis XVIII. En 1815, madame de Krudener, sibylle mystique attachée à l'esprit de l'empereur Alexandre de Russie, la rechercha; mais madame Récamier n'avait rien des sibylles que la beauté. Elle perdit son amie madame de Staël. La Providence lui renvoya Ballanche, affranchi de ses devoirs par la mort de son père. De ce jour elle eut en lui un frère inséparable de sa personne et de ses pensées.

Ce fut à cette époque (1819) que M. de Chateaubriand, alors dans toute la fièvre de ses triples ambitions de gloire, de puissance et d'amour, commença à jouer un rôle dans la (p. 135) vie de madame Récamier. Il avait désiré vendre en loterie, par des billets placés de complaisance chez ses partisans, sa petite propriété de la Vallée aux Loups; la France, qui n'est prodigue que d'engouement, n'avait pas pris trois billets; Mathieu de Montmorency, quoique peu riche, avait acheté à lui seul cette petite maison à un prix d'ami. C'était sans valeur autre que la valeur poétique: la trace qu'un homme de génie laisse au lieu qu'il habita sur ce sable est éternelle. Une cabane de bûcheron ornée, au milieu d'un bois, voilà cette demeure; j'y suis allé bien souvent, vers ce temps-là, passer des matinées d'été avec le duc Mathieu de Montmorency et son élégante fille, mariée avec le fils du duc de Doudeauville. Cela n'avait d'autre prix que le silence, un peu d'ombre et un peu d'eau, valeur de poëte!

Cette maisonnette fut louée par madame Récamier. Mathieu de Montmorency l'habita quelque temps avec elle. La duchesse de Broglie, la plus scrupuleuse des femmes, badine innocemment de cette cohabitation dans un de ses billets du matin à madame Récamier.

(p. 136) «Je me représente votre petit ménage de Val-de-Loup comme le plus gracieux du monde; mais, quand on écrira la biographie de Mathieu dans la vie des saints, convenez que ce tête-à-tête avec la plus belle et la plus admirée femme de son temps sera un drôle de chapitre. Tout est pur pour les purs, dit saint Paul, et il a raison. Le monde est toujours juste; il devine le fond des cœurs. Il ajoute au mal, mais il ne l'invente jamais; aussi je crois que l'on perd sa réputation par sa faute.»

Cette circonstance établit entre Juliette et M. de Chateaubriand des rapports de société; ces rapports devinrent promptement passion dans l'âme passionnée du poëte, goût et orgueil dans l'âme platonique de madame Récamier. À la ville elle habitait une maison qui lui appartenait, rue d'Anjou, et qui représentait sa dot.

«Dans le jardin de cette maison, dit M. de Chateaubriand, il y avait un berceau de tilleuls entre les feuilles desquels j'apercevais un rayon de lune lorsque j'y attendais Juliette; ne me semble-t-il pas que ce rayon est (p. 137) à moi, et que, si j'allais sous les mêmes abris, je le retrouverais? Je ne me souviens pas tant du soleil que j'ai vu briller sur bien des fronts!»

XXII

Une seconde catastrophe de la fortune de son mari, qui s'était un peu relevée par le crédit, enlève à madame Récamier ce reste d'opulence. Elle ne sauve que le nécessaire le plus strict à une obscure existence. Mais elle était elle-même ce luxe de la nature qui n'a pas besoin des luxes de la société. Malgré tout ce que dit de délicat madame Lenormant sur la nature purement éthérée de la passion de madame Récamier et de M. de Chateaubriand à cette époque, il est certain pour moi que cette passion avait ses accès, comme toute fièvre des âmes qui communique sa fièvre aux paroles.

(p. 138) Madame Récamier, soit par le goût naturel de piété qu'elle avait contracté au couvent dans son enfance, soit sous l'influence de son ami Mathieu de Montmorency, était très-assidue tous les jours et de très-grand matin aux offices religieux dans l'église de Saint-Thomas d'Aquin. Elle y entendait la messe avec recueillement dans un coin reculé de l'église. Un de mes amis, M. de Genoude, protégé alors par la femme célèbre, et très-assidu dès l'aurore aux devoirs de l'amitié, l'accompagnait tous les jours à l'église; il m'a raconté souvent, avant l'époque où lui-même entra dans les ordres sacrés, que M. de Chateaubriand ne manquait jamais de se rencontrer dans l'église à l'heure où madame Récamier s'y rendait, qu'il s'agenouillait pour entendre la messe derrière la chaise de son amie, et qu'il oubliait quelquefois l'ardeur de ses prières pour s'extasier à demi-voix sur tant de charmes.

«Cette scène d'église espagnole importunait vivement la pieuse Juliette, me disait le confident de ces rencontres; mais l'habitude, la dévotion ou l'amitié l'y ramenaient pour s'y exposer encore. On est indulgente pour les fautes qu'on (p. 139) inspire; que ne pardonne-t-on pas à la passion dont on est l'objet!...»

XXIII

Presque entièrement ruinée par la ruine de son mari, ruine qu'elle avait voulu partager, elle pourvut à l'existence séparée de ce compagnon vieilli de sa jeunesse, et elle se retira, dans une modique aisance, à l'Abbaye-aux-Bois, dans la rue de Sèvres.

M. de Chateaubriand, qui n'y fut pas moins assidu que dans la rue d'Anjou, décrit ainsi la cellule haute du couvent qui y fut son premier asile.

«La chambre à coucher était ornée d'une bibliothèque, d'une harpe, d'un piano, du portrait de madame de Staël et d'une vue de Coppet au clair de lune. Sur les fenêtres étaient des pots de fleurs. Quand, tout essoufflé, après avoir grimpé trois étages, j'entrais dans la cellule (p. 140) aux approches du soir, j'étais ravi: la plongée des fenêtres était sur le jardin de l'Abbaye, dans la corbeille verdoyante duquel tournoyaient des religieuses et couraient des pensionnaires. La cime d'un acacia arrivait à la hauteur de l'œil, des clochers pointus coupaient le ciel, et l'on apercevait à l'horizon les collines de Sèvres. Le soleil couchant dorait le tableau et entrait par les fenêtres ouvertes. Quelques oiseaux se venaient coucher dans les jalousies relevées. Je rejoignais au loin le silence et la solitude par-dessus le tumulte et le bruit d'une grande cité.» Mais ce qu'il y retrouvait surtout, c'était une amitié bien impossible, comme on l'a vu, à distinguer de l'amour.

XXIV

De ce jour madame Récamier et M. de Chateaubriand semblèrent confondre leur existence. La journée de M. de Chateaubriand n'avait (p. 141) plus qu'un but, ses pas qu'une route: l'Abbaye-aux-Bois. Juliette descendit de sa cellule haute dans le noble appartement d'abbesse du couvent, assez vaste pour sa société de plus en plus nombreuse. À une certaine heure du milieu du jour, réservée pour M. de Chateaubriand seul, pour les mystères de son talent, de son ambition, de son intimité, on fermait les portes au public; on les rouvrait vers quatre heures, et la foule des privilégiés entrait; et l'y retrouvait encore. C'étaient tous les noms princiers de l'aristocratie du génie ou de l'art; les opinions s'y confondaient, pourvu qu'elles ne fussent pas amères contre les Bourbons et trop favorables au bonapartisme. Le républicanisme théorique et libéral pouvait s'y produire comme une excentricité honorable ou comme une grâce sévère du discours.

Les plus assidus alors étaient: le comte de Bristol, frère de la duchesse de Devonshire; l'illustre et élégant chimiste anglais Davy; miss Edgeworth, auteur de romans de mœurs; Alexandre de Humboldt, l'homme universel et insinuant, recherchant de l'intimité et de la gloire dans toutes les opinions et dans tous les (p. 142) salons propres à répandre l'admiration dont il était affamé; M. de Kératry, écrivain et publiciste de bonne foi; M. Dubois, philosophe politique de courage et de talent qui semait, dans la revue le Globe, le germe d'une liberté propre à élargir les idées sans préparer des révolutions; David, le sculpteur, adorateur de la beauté et du génie, qui prenait ses sensations pour des opinions, mais dont toute la supériorité était dans la main et dans le caractère; M. Bertin, ami de Chateaubriand, critique expérimenté des hommes et des choses, un des navigateurs les plus consommés sur la mer des opinions; M. Auguste Périer, homme de la Fronde, jaloux de ce qui était en haut, superbe pour ce qui était en bas; M. Villemain, la lumière, la force et la grâce des entretiens; Benjamin Constant, Machiavel des salons, incapable de crime comme de vertu; M. de Tocqueville, jeune esprit mûr avant l'âge, que toutes les situations ont trouvé égal à ses devoirs, et qui vient d'emporter en mourant l'immortalité modeste de l'estime publique; M. Pasquier, instrument habile de gouvernement, qui ne s'usait pas en passant de mains (p. 143) en mains comme la fortune; M. Sainte-Beuve, poëte sensible et original alors, politique depuis, critique maintenant, supérieur toujours, qui aurait été le plus agréable des amis s'il n'avait pas eu les humeurs et les susceptibilités d'une sensitive; Ballanche, enfin, que nous avons caractérisé plus haut, et le jeune disciple de Ballanche, Ampère, qui devait prendre sa place après la mort de son maître et se dévouer à la même Béatrice. D'autres qui vinrent selon leur âge dans le siècle.

Ampère, qui voyage en ce moment dans je ne sais quel coin du monde, était un esprit et un caractère qui échappent, par leur perfection, au portrait; il y avait en lui du saint Jean par la candeur et l'attachement, du jeune homme par la chaleur d'amitié, du vieillard par la sûreté, du savant par la science héritée de son père, du poëte par l'imagination, du voyageur par la curiosité désintéressée de son esprit, du politique par la sévérité antique des opinions, de l'amant par l'enthousiasme, de l'ami par la constance, de l'enfant par le dévouement volontaire. Ils furent, Ballanche et lui, les deux bonnes fortunes de madame Récamier; (p. 144) M. de Chateaubriand n'en fut que la gloire extérieure.

On peut juger du charme d'une telle société; madame Récamier n'y cherchait que le mouvement doux de sa vie, elle y trouva bientôt l'importance de situation et la célébrité littéraire qu'elle n'y cherchait pas. M. le duc de Noailles, homme sérieux, orateur écouté, chef de parti important, écrivain studieux, politique réfléchi, futur premier ministre si les Bourbons avaient duré, y venait assidûment; il semblait y écouter avec une déférence convenable d'âge et de talent M. de Chateaubriand, flatté d'un tel disciple.

Une foule de célébrités, plus accidentelles dans ce salon, y apparaissaient chaque jour sans y laisser de trace. J'y allais moi-même sans assiduité, mais jamais sans plaisir, toutes les fois que j'habitais momentanément Paris. La conversation y était aimable, souple, à demi-voix, un peu froide, d'un goût très-pur, d'un ton de cour, rarement animée, mais d'une tiédeur toujours douce qui enseignait à bien écouter plus qu'à bien parler. M. de Chateaubriand imposait le respect par son silence; il songeait (p. 145) plus qu'il ne parlait: c'était l'esprit le moins improvisateur qui ait jamais existé; il laissait échapper de temps en temps un axiome et se taisait pour en méditer un autre; de là, sans doute, la recherche laborieuse de ses plus beaux écrits. Il était un de ces hommes qu'on ne pouvait voir que vêtus; la toilette était nécessaire à son génie; aussi la draperie est-elle le défaut de son style, jamais le nu.

XXV

L'intérêt des rapports entre madame Récamier et M. de Chateaubriand devient, à dater de 1820, le seul intérêt de ces Mémoires. Plusieurs années sont remplies de lettres et de billets de M. de Chateaubriand, qui ont la fièvre de ses ambitions, de ses succès et de ses revers politiques dans sa poursuite acharnée du rôle de premier ministre, dans ses écarts d'opposition, dans ses diatribes contre (p. 146) M. Decazes ou contre M. de Villèle. Ennemi de tout ce qui l'entravait dans son ascension vers le pouvoir, son talent, plus politique que littéraire, le portait au sommet, ses boutades l'en précipitaient toujours; la douleur de ses chutes lui causait des convulsions de mécontentement. C'est une pénible étude à faire que celle des amitiés intéressées, des ruptures, des affections et des haines de circonstance, des colères sans décence, des plaintes sans motif de cet homme d'humeur, qui caractérisent sa conduite jusqu'à la chute de ce trône sous les débris duquel il voulait s'ensevelir, tout en conspirant avec tout le monde pour le renverser. Le Journal des Débats, véritable arène de cette opposition, lui était prêté pour ces luttes par MM. Bertin. Leur amitié complaisante lui permettait dans cette feuille ce qu'ils n'approuvaient pas eux-mêmes. Ces deux frères Bertin avaient plus de politique que lui, mais il avait plus de colères. La polémique vit de colères. Il faut du bruit à un journal sous la liberté de la presse; les foudres de paroles de M. de Chateaubriand faisaient l'éclat. Le Journal des Débats portait ces retentissements (p. 147) du cœur de M. de Chateaubriand à toute l'Europe.

Les lettres confidentielles, si neuves, si intimes, si historiques, de M. de Chateaubriand à madame Récamier, sont l'envers de ces brochures et de ces discours dont il agitait la France et l'Europe. Nous éviterons de reproduire ici ce qui est exclusivement intrigue et politique dans ces lettres; nous reproduirons seulement celles dans lesquelles le cœur éclate et s'épanche. Les Mémoires d'une femme ne sont-ils pas exclusivement l'histoire du cœur?

XXVI

En 1821 M. de Chateaubriand est ambassadeur à Berlin. Il souffre impatiemment cet exil dans un pays sans terre et sans ciel, pays fait pour l'intrigue et la guerre, et non pour la poésie. C'est l'heure où le carbonarisme essaye de convertir en secte armée cette franc-maçonnerie (p. 148) italienne qui cherche une patrie dans des ruines. Le prince de Carignan, depuis Charles-Albert, y affilie étourdiment ses amis de Turin, les compromet, les laisse violenter son oncle et son bienfaiteur, l'oblige à abdiquer ce trône à la succession duquel ce prince l'avait généreusement appelé, puis se repent, abandonne ses complices, s'exile lui-même pour servir contre la cause libérale qu'il a fomentée; remonté au trône, devient le proscripteur implacable de ceux dont il a entraîné la jeunesse. (On sait ce qu'il a fait après, quand le vent, au lieu de souffler des trônes, a soufflé des peuples, en 1848.)

M. de Chateaubriand, qui voit cela de Berlin, où il sollicite un congrès, ouvre son âme à son amie dans une lettre du 14 avril 1821.

«Ce vaillant conspirateur,» écrit-il, «a été le premier à fuir et à laisser ceux qu'il avait entraînés dans l'abîme, lors même que ceux-ci n'étaient pas dispersés et se battaient encore; tout cela est abominable... L'indépendance de l'Italie peut être un rêve généreux, mais c'est un rêve, et je ne vois pas ce que les Italiens gagneraient à tomber (p. 149) sous le poignard souverain d'un carbonaro. Le fer de la liberté n'est pas un poignard, c'est une épée; les vertus militaires qui oppriment souvent la liberté sont pourtant nécessaires pour la défendre, et il n'y a qu'un béat comme Benjamin Constant et un fou comme le noble pair qui ouvre votre porte (le marquis de Catellan) qui auraient pu compter sur les exploits du polichinelle lacédémonien... etc. Voilà une terrible lettre politique; je l'ai écrite de colère!»—(Colère injuste et injurieuse.)

Il revient vite de Berlin briguer le ministère à Paris; on l'écarte par l'ambassade de Londres. Nous l'y avons retrouvé alors, posant, comme dans ses Mémoires, en Marius sur ses débris, ennuyé, triste, solitaire, cherchant à grandir par l'éloignement, caressant M. Canning le libéral à Londres et caressant par lettres les légitimistes invétérés à Paris.

«Me voici à Londres,» écrit-il à son amie; je ne fais pas un pas qui ne m'y rappelle ma jeunesse, mes souffrances, les amis que j'ai perdus, les espérances dont je me berçais, mes premiers travaux, mes rêves de gloire. (p. 150) J'ai saisi quelques-unes de mes chimères, d'autres m'ont échappé, et tout cela ne valait pas la peine que je me suis donnée. Une chose me reste, et, tant que je la conserverai, je me consolerai de mes cheveux blancs et de ce qui m'a manqué sur la longue route que j'ai parcourue depuis trente années, etc., etc.»

XXVII

Toutes ses lettres de cette date sont pleines de fièvre ou de dégoût. Il voulait aller au congrès de Vérone, qui se préparait, pour traiter les affaires d'Italie. Ce congrès, où il comptait briller et séduire, devait être pour lui le marchepied du ministère des affaires étrangères; il se sert tour à tour de l'amitié dévouée et de l'enthousiasme pur de madame la duchesse de Duras pour son talent, de l'affection habile de Juliette, de l'amitié confiante de M. de (p. 151) Montmorency, pour forcer la porte du congrès. Cette ambition altère péniblement l'atmosphère de tendresse qui respire dans ces lettres d'ami intéressé, d'amant ambitieux, d'homme d'État agité; il n'y a rien de plus pénible à lire que deux passions qui se combattent et qui se neutralisent dans un même cœur. Malheur aux amies d'hommes d'État! Le découragement et la tristesse ramènent seuls M. de Chateaubriand au ton vrai de la tendresse. La mélancolie dans ces lettres a des soupirs qui ressemblent à la passion:

«Ma raison secrète pour désirer d'aller au congrès, c'est de revenir près de vous. Dans huit jours, peut-être, je serai dans la petite cellule!»

«L'affaire est faite!» s'écrie-t-il le 3 septembre; «l'idée de vous revoir fait battre mon cœur! Je vous verrai avant tout le monde!»

Disons cependant ici une chose que madame Lenormant ne dit pas, et qu'elle ne pouvait pas dire: c'est qu'une autre personne à Londres, mal cachée sous le rideau de la discrétion officielle, partageait, si elle ne la possédait pas, (p. 152) l'attention de M. de Chateaubriand. Le bruit public qui traversait le détroit pouvait déjà donner quelque ombrage à la recluse de l'Abbaye-aux-Bois.

Nous avons connu cette belle personne, célèbre aussi par un talent européen; nous en avons également connu deux autres, honorées de cette amitié, l'une restée dans une mystérieuse obscurité jusqu'à aujourd'hui; l'autre, femme toute politique, d'un esprit, d'une insinuation et d'un éclat qui pouvaient rivaliser avec les héroïnes les plus illustres de la Fronde.

Madame Récamier ne put sans doute ignorer toutes ces inconstances de goût qui ne furent peut-être pas des inconstances de cœur; nous croyons, sans oser l'affirmer, que le chagrin qu'elle dut en ressentir explique seul son éloignement de Paris et son second voyage à Rome, à l'époque la plus triomphante du séjour de M. de Chateaubriand à Paris. Il en coûtait trop sans doute à l'amie fidèle et négligée de contempler de près les négligences de son ami. Il est difficile d'expliquer autrement certaines excuses à double sens de (p. 153) M. de Chateaubriand dans ses lettres subséquentes. Cela bien entendu, lisons encore.

XXVIII

M. de Chateaubriand est à Vérone, caressé, admiré, enivré de l'accueil des empereurs, des rois, des ministres; il a emporté l'intervention française en Espagne, il touche de l'œil au ministère, sans trop de scrupule d'en précipiter son ami Mathieu de Montmorency. Voyez cependant combien son âme sent le vide et se torture elle-même dans le néant des désirs satisfaits! Sa tristesse reprend le ton de la tendresse.

«Au milieu de tout cela je suis triste, et je sais pourquoi. Je vois que les lieux ne font plus rien sur moi. Cette belle Italie ne me dit plus rien. Je regarde ces grandes montagnes qui me séparent de ce que j'aime, et je pense, comme Caraccioli, qu'une petite (p. 154) chambre à un troisième étage à Paris vaut mieux qu'un palais à Naples. Je ne sais si je suis trop vieux ou trop jeune; mais enfin je ne suis plus ce que j'étais, et vivre dans un coin tranquille auprès de vous est maintenant le seul souhait de ma vie.»

Ce coin tranquille, c'étaient le ministère et la tribune!

«À bientôt,» écrit-il quelques jours après; «ce mot me console de tout! À bientôt; le cœur me bat de joie!»

On dirait l'amour, ce n'est que la lassitude des versatilités de son âme.

XXIX

Il revient de Vérone; par une série de manéges moitié loyaux, moitié équivoques, il monte au ministère des affaires étrangères, d'où son ami M. de Montmorency descend; il y monte sous prétexte de temporiser avec M. de Villèle, (p. 155) pour ajourner l'intervention en Espagne voulue par Mathieu de Montmorency, son patron; il n'est pas plutôt ministre qu'il précipite, pour complaire aux royalistes, cette même intervention en Espagne, et qu'il se vante de l'avoir arrachée à lui tout seul au gouvernement. Il tombe ensuite du ministère sous le juste mais excessif mécontentement de M. de Villèle, premier ministre. Sa colère passe toutes les bornes, même de l'honnête; il se fait le tribun implacable, non de ses principes, mais de son ambition. Ses lettres, pendant qu'il est ministre, ne sont que des billets: les ambitieux ont-ils le temps d'aimer? Les apparitions à l'Abbaye-aux-Bois ne sont que des éclairs: les ministres ont-ils des loisirs? La correspondance, brève et pleine de réticences, respire encore la tendresse dans les mots, mais les mots, quoique tendres, sont glacés; on sent qu'ils déguisent bien des distractions et peut-être bien des offenses à l'amitié.

(p. 156) XXX

Madame Récamier part, vraisemblablement bien triste, pour Rome. À peine est-elle en route que les lettres alors beaucoup plus affectueuses de M. de Chateaubriand la poursuivent de poste en poste. On dirait qu'il sent mieux dans l'absence le prix de l'attachement qu'il a contristé. Madame Lenormant donne à ce départ et à cette absence d'autres prétextes de famille et de santé. Elle peut y croire, nous n'y croyons pas; madame Récamier ne pouvait pas, en matière si délicate, ouvrir son cœur à sa jeune nièce. Combien n'est-il pas à regretter qu'on ne possède pas les lettres de madame Récamier à M. de Chateaubriand pendant ce refroidissement dont nous devinons trop bien les motifs! Que de plaintes trop fondées ces lettres ne devaient-elles pas contenir! D'autres amitiés, évidemment, avaient pris la place de la sienne.

(p. 157) «Vous avez pris votre parti si vite, lui écrit-il à Lyon, que sans doute vous vous êtes persuadé que vous seriez heureuse; peu importe le reste. Ma vie maintenant se déroule vite; je ne descends plus, je tombe!»

Il tombait, en effet, bientôt après du ministère.

XXXI

Madame Récamier, en arrivant à Rome, y retrouva le duc de Laval, alors ambassadeur de France. Elle y retrouva la duchesse de Devonshire, autre amie inconsolable, qui venait de perdre le cardinal Consalvi, mort de douleur de la perte de Pie VII.

Ballanche avait accompagné madame Récamier à Rome; il était allé, de là, visiter un moment Naples.

«Vous savez bien, écrivait-il de cette ville, vous savez bien que vous êtes mon étoile et (p. 158) que ma destinée dépend de la vôtre; si vous veniez à entrer dans votre tombeau de marbre blanc, il faudrait bien vite me creuser une fosse où je ne tarderais pas d'entrer à mon tour; que ferais-je sur la terre? Mais je ne crois pas que vous passiez la première; dans tous les cas, il me paraît impossible que je vous survive!»

Voilà le véritable ami de Juliette, l'ami de l'âme; l'autre n'était que l'ami de la beauté; et cependant c'est l'autre qui était aimé, c'est l'autre qui brisait le cœur. Ballanche n'était là que pour en amortir les coups et pour en panser les blessures; mais quelle touchante figure dans le tableau que ce philosophe amoureux sans récompense, et qui se nourrit de sa propre tendresse pourvu qu'on lui permette d'assister à la vie de celle qu'il aime! Heureusement pour lui il devait mourir avant elle et être pleuré par elle! Que ces larmes durent être douces à son esprit transfiguré sur son propre cercueil de la chapelle de l'Abbaye-aux-Bois!

(Nous voulions finir ici ce récit, nous ne le pouvons pas; il y a trop de belles lettres de M. de (p. 159) Chateaubriand dans sa vieillesse; poursuivons. Que nos lecteurs nous pardonnent; nous touchons aux meilleures pages du cœur et du génie de M. de Chateaubriand. Lisez donc encore. La vieillesse réhabilite la vie de ce grand homme, désenchanté de lui-même et de tout.)

Lamartine.

(p. 161) LIe ENTRETIEN

LES SALONS LITTÉRAIRES.
SOUVENIRS DE MADAME RÉCAMIER.
CORRESPONDANCE DE CHATEAUBRIAND.

(3e PARTIE.)

I

Une triste scène, scène tragique comme un drame de Shakspeare, signala ce séjour de madame Récamier à Rome. Grâce au duc de Laval-Montmorency, qui y résidait alors comme ambassadeur de France, et grâce à la duchesse de Devonshire, madame Récamier y avait retrouvé en partie son salon de Paris dans les (p. 162) ruines de la ville neutre entre ciel et terre. Le duc de Laval était, comme on l'a vu, le plus fidèle, le plus aimable et le plus désintéressé de ses amis.

J'étais alors moi-même en correspondance quotidienne avec lui sur les affaires d'Italie, qui exigeaient une entente parfaite entre nous: il en tenait le nœud à Rome; j'en tenais les fils en Toscane, à Lucques, à Modène et à Parme, où j'étais accrédité auprès des quatre cours centrales d'Italie. Cette correspondance du duc de Laval-Montmorency avec moi attestait un esprit droit et lucide, un caractère tempéré, un cœur d'honnête homme. Si la politique française de la Restauration eût été dans de telles mains à Paris, Charles X aurait évité les écueils et neutralisé les tempêtes.

La légèreté apparente du duc de Laval n'était pas de l'irréflexion, c'était de la grâce. Il avait l'instinct politique si honnête et si sûr qu'il n'avait pas besoin de penser, il lui suffisait de sentir. Le meilleur gentilhomme était en lui le meilleur diplomate. Doué de plus d'esprit naturel que son cousin le duc Mathieu de Montmorency, il avait moins d'ambition, ou plutôt il n'en avait aucune. Ce désintéressement d'ambition est un défaut selon le monde, qui le regarde (p. 163) comme une faiblesse de la volonté; en réalité c'est une force de la raison; cette abnégation personnelle laisse le sang-froid au cœur dans les affaires publiques, et par là même elle donne plus de lumière à l'esprit. Tel était l'excellent duc de Laval, tel le duc de Richelieu, tel M. Lainé, ces trois hommes d'État les plus véritables patriotes du gouvernement de la Restauration.

II

Quant à la belle duchesse de Devonshire, véritable reine de Rome en ce moment, elle avait vieilli, mais elle régnait encore tant que vivait le cardinal Consalvi. Voici le portrait vrai, d'une touche très-fine, qu'en fait madame Lenormant à cette date:

«Madame Récamier trouvait d'ailleurs dans la duchesse de Devonshire la douceur d'une société intime et les plus agréables sympathies de goût et d'humeur. La duchesse avait été remarquablement belle; en dépit d'une maigreur qui donnait à sa personne un faux air d'apparition, elle conservait des traces d'une régularité fine et noble, des yeux magnifiques et pleins de feu. Sa taille était droite, élevée; (p. 164) elle avait une démarche d'impératrice, et son teint blanc et mat achevait cet ensemble harmonieux et frappant. Ses beaux bras et ses belles mains, réduits pour ainsi dire à l'état de squelette, avaient la blancheur de l'ivoire; elle les couvrait de bracelets et de bagues. La grâce et la distinction de ses manières ne pouvaient être surpassées. Sa jeunesse n'avait pas été sans troubles, et les agitations de son âme, les circonstances romanesques de sa vie avaient laissé sur toute sa personne une empreinte de mélancolie et quelque chose de caressant.»

Le duc de Laval, dans un billet, parle ainsi d'elle à madame Récamier:

«Je m'entends avec la duchesse (de Devonshire) pour vous admirer. Elle a quelques-unes de vos qualités, qui ont fait le succès de toute sa vie. C'est la plus liante de toutes les femmes, qui commande par la douceur, et elle s'est fait constamment obéir; ce qu'elle a fait à Londres dans sa jeunesse, elle le recommence ici. Elle a tout Rome à sa disposition: ministres, cardinaux, peintres, sculpteurs, société, tout est à ses pieds.»

Et quelques jours plus tard, au moment où le pape expire et où le cardinal Consalvi meurt moralement avec le pontife son ami:

(p. 165) «Nous sommes ici dans les plus tristes agitations. Le pape est expirant, et j'attends à chaque instant la nouvelle de son dernier soupir pour expédier mon courrier.

«La duchesse est revenue d'Albano abîmée, désolée de la douleur de son cher cardinal. Vous pensez s'il est malheureux; il perd son maître, et dans son maître son ami!»

III

Le cardinal Consalvi ne pouvait survivre longtemps à ce maître adoré auquel il avait dévoué sa vie dans l'exil comme sur le trône pontifical. Sa fin devait entraîner bientôt après celle de la duchesse de Devonshire.

Madame Récamier, quelques jours après la mort du cardinal, se promenait solitaire dans les jardins de la villa Borghèse, hors des murs de Rome. Elle aperçut une femme voilée dans un carrosse; c'était l'infortunée duchesse qui respirait un moment l'air extérieur pendant que la cloche de la ville tintait par-dessus les murailles les obsèques prochaines de son ami. Selon les rites du sacré collége, le corps du cardinal-ministre, embaumé et fardé après sa mort, était exposé depuis une semaine sur (p. 166) son catafalque dans une des salles du palais Farnèse; la foule s'y pressait pour contempler et pour prier à ce spectacle de l'apothéose chrétienne de ce grand homme du monde.

La duchesse reconnut madame Récamier dans une allée de cyprès de la villa. Elle fit arrêter sa voiture, en descendit, et pleura un moment en silence sur le sein de son amie; puis, par une de ces inconséquences de la douleur qui traversent quelquefois les cœurs brisés, mais qu'il faut respecter comme des révélations du désespoir, elle témoigna à madame Récamier la passion qu'elle ressentait de revoir une dernière fois le visage encore visible de l'ami de sa vie, avant que le marbre de son monument recouvrît pour jamais sa face. Madame Récamier, complaisante aux larmes, consentit à l'accompagner.

Les deux femmes, soigneusement voilées, remontèrent en voiture, rentrèrent à Rome au jour tombant, percèrent la foule pieuse qui obstruait les portes du palais Farnèse, pénétrèrent dans la salle du catafalque, et la duchesse revit, dans l'immobilité et dans la sainteté de la mort, ce visage qu'elle avait vu tous les jours, depuis vingt ans, animé de toute la beauté et de toute la grâce qui caractérisaient l'expression (p. 167) du cardinal-ministre. Ce qui se passa dans son âme à cette vue, Dieu seul le sait; mais ses sens n'eurent pas la force de sa volonté: elle tomba inanimée dans les bras de son amie, qui la reconduisit à son palais, vide désormais de sa plus chère amitié.

Peu de temps après elle mourut elle-même, la main dans la main de madame Récamier. Cette scène d'adieu posthume au catafalque du cardinal, et cette scène d'agonie muette au chevet de la duchesse de Devonshire, ressemblent à ces sépulcres que le Poussin place sous les cyprès dans les paysages des villas romaines; ce sont des énigmes en plein soleil qui font rêver à la mort au milieu des délices d'une lumière sereine; mélancolies splendides des pays du soleil, où l'on meurt aussi bien que sous les brumes du Nord.

IV

Cependant M. de Chateaubriand était tombé du pouvoir à Paris dans des accès de colère qui ébranlaient la monarchie; il voulait que la vengeance du génie fût aussi mémorable que l'outrage. Le Journal des Débats, tribune quotidienne du matin, portait tous les jours l'injure (p. 168) à ses ennemis, l'espérance aux factieux, auxquels il promettait un Coriolan, le défi à la royauté de se tenir debout sans l'appui de sa plume. Hélas! faible appui, quelle que soit la plume! Nous avons vu les mêmes fureurs des ministres congédiés ou déçus par leur roi, les mêmes séditions de plume ou de paroles, les mêmes coalitions personnelles, et non patriotiques, entre des adversaires ambitieux désunis pour servir, réunis pour nuire, les mêmes chutes dans la rue, et les mêmes récriminations après la chute. Telle est la loi des gouvernements de parole; les gouvernements de silence ont aussi leur danger. Les institutions sont aussi imparfaites que les hommes; gouvernement parlementaire, république, monarchie tempérée, pouvoir absolu, tout a besoin de l'honnêteté des hommes d'État, ou tout s'écroule sous leurs passions. Ils s'en prennent ensuite aux institutions: c'est à leurs passions qu'il faut s'en prendre; mais les passions sont aussi dans la nature: rien n'est stable parce que rien n'est dans l'ordre. Le mouvement est la loi des choses mortelles; il faut s'y résigner.

(p. 169) V

Cependant, pour fermer la bouche de M. de Chateaubriand, d'où sortaient des tempêtes, ou du moins des bruits, qui importunaient la royauté, il fallut payer plus d'une fois ses dettes et lui donner l'ambassade de Rome, magnifique consolation de son ambition déçue à Paris. Il eut de la peine à s'y résigner, mais la majesté romaine de l'exil et la haute fortune dont on lui dorait cet exil le firent enfin partir. Des anecdotes bien curieuses sur les négociations financières qui précédèrent ce départ, et qui impatientèrent le roi, pourraient être racontées ici; madame Récamier ne dut rien ignorer de ces pressions exercées par les besoins de son ami sur Charles X; mais on n'en trouve pas trace dans ses Mémoires: on les trouvera dans M. de Vitrolles.

VI

Chose bizarre! Pendant que M. de Chateaubriand s'acheminait vers Rome, madame Récamier revenait à Paris. Elle n'approuvait pas les fureurs d'Achille du ministre tombé; elle avait peut-être à se plaindre aussi de refroidissement (p. 170) dans sa tendresse. Nous disions dans notre dernier Entretien que ce refroidissement, cause vraisemblable du long éloignement de madame Récamier, avait dû tenir à quelque jalousie secrète, motivée par des distractions de cœur de son ami. Nous recevons à l'instant même une preuve écrite de la réalité de nos conjectures. Une femme anonyme, mais évidemment aussi spirituelle que personnellement bien informée, nous écrit ceci:

«Monsieur,

«En lisant votre dernier Entretien l'idée me vient de vous envoyer un des billets que je possède de M. de Chateaubriand; il est de l'époque où il écrivait des lettres si affectueuses à madame Récamier. Cette dame, me disait-il, est un des ressorts dont je me sers pour faire jouer mes personnages à Paris; et, tandis que cette femme vertueuse l'attendait dans sa cellule de l'Abbaye-aux-Bois, il ramenait de Londres à Paris une autre négociatrice, et il voulait même la conduire au congrès de Vérone. C'était de la démence; cette femme eut le bon esprit de résister à toutes les séduisantes avances du grand homme.»

(p. 171) Suit le billet: je ne le transcrirai pas.

L'écriture et la signature, sur du vieux papier jaune et froissé de l'époque, ne laissent aucune hésitation sur l'authenticité.

La femme anonyme continue sa confidence et finit sa lettre par un mot charmant de caractère qui affirme l'irréprochabilité de sa liaison avec le grand homme. Elle avait un autre attachement: voilà le secret de sa résistance. Il est vraisemblable que madame Récamier ne crut qu'au billet.

Nous ne savons pas le nom de cette confidente épistolaire anonyme, mais nous croyons le deviner à la nature de la confidence.

Elle fut sans doute encore la cause involontaire du retour de madame Récamier à Paris au moment où son ami allait bientôt quitter la France pour Rome. On ne s'évite pas sans raison quand on n'a mutuellement rien à se reprocher; mais, quand on ne veut pas d'explications difficiles, on se croise en route sans passer par le même chemin.

VII

Ce départ de M. de Chateaubriand pour Rome semble tout à coup réchauffer sa correspondance (p. 172) avec madame Récamier de tous les souvenirs des premières tendresses. En s'éloignant peut-être pour toujours on revient sur le passé, on regrette de ne pas en avoir apprécié les douceurs; on voudrait revenir, plus jeunes de cœur et d'années à ces jours où l'on avait des années à dépenser et des cœurs à posséder sans remords de les avoir contristés; il y a des fidélités rétrospectives qu'on retrouve tout à coup dans sa mémoire dans un coin de la vie et qu'on croit n'avoir jamais violées, tant on regrette les distractions fugitives à ces amitiés éternelles.

Tels paraissent avoir été les sentiments de M. de Chateaubriand, seul, sur la route de Rome. Chacune des haltes de ce voyage fut un tendre retour vers madame Récamier; il demandait une plume à chaque auberge pour écrire un de ces retours de tendresse à Paris.

VIII

Je le rencontrai par hasard un soir à Dijon; je logeais dans la même hôtellerie que lui, à quelques pas de sa chambre; je crus de mon devoir d'aller lui présenter mes hommages; je le trouvai déjà écrivant sur une petite table (p. 173) d'auberge une dépêche à son amie, pendant que les servantes de l'hôtel de la Galère mettaient la nappe de son souper sur l'autre moitié de la table. Ma visite fut brève comme l'occasion qui me forçait de la faire, et cérémonieuse comme son accueil. Le déshabillé du grand homme n'avait pas d'abandon chez lui, même en route. Quelques groupes de curieux et d'hommes de lettres de Dijon, instruits de son passage, obstruaient la rue et les escaliers pour apercevoir son visage ou pour entendre sa voix à travers les fenêtres ou les portes. Il en paraissait à la fois avide et importuné. Telle est la gloire quand on l'approche de trop près: absente on la désire, présente elle pèse. Pour la trouver douce il faut la voir à distance, comme le feu.

IX

Ces billets de M. de Chateaubriand à madame Récamier pendant la route et pendant son ambassade à Rome semblent, par leur fréquence et par leur épanchement, vouloir regagner le temps perdu à Londres et à Paris. Ce sont peut-être les seules lettres vraiment pathétiques tombées de son cœur pendant toute sa (p. 174) vie; dans toutes les autres, comme dans ses Mémoires, il cherche l'apparat et la phrase, tout en feignant de les négliger. Ici il cherche le cœur et il y arrive bien plus sûrement.

«Songez qu'il faut que nous achevions nos jours ensemble. Je vous fais un triste présent que de vous donner le reste de ma vie; mais prenez-le, et, si j'ai perdu des jours, j'ai de quoi rendre meilleurs ceux qui seront tout pour vous. Je vous écrirai ce soir un petit mot de Fontainebleau, ensuite de Villeneuve, et puis de Dijon, et puis en passant la frontière, et puis de Lausanne, et puis du Simplon. Faites que je trouve quelques lignes de vous, poste restante, à Milan. À bientôt! Je vais préparer votre logement et prendre en votre nom possession des ruines de Rome. Mon bon ange, protégez-moi! Ballanche m'a fait grand plaisir: il vous avait vue; il m'apportait quelque chose de vous. Bonjour jusqu'à ce soir. Je me ravise; écrivez-moi un mot à Lausanne, là où je trouverai votre souvenir, et puis à Milan. Il faut affranchir les lettres. Hyacinthe vous verra; il m'apportera de vos nouvelles demain à Villeneuve.»

(p. 175) «Fontainebleau, dimanche soir, 14 septembre.

«J'ai traversé une partie de cette belle et triste forêt. Le ciel était aussi bien triste. Je vous écris maintenant d'une petite chambre d'auberge, seul et occupé de vous. Vous voilà bien vengée, si vous aviez besoin de l'être. Je vais à cette Italie le cœur aussi plein et malade que vous l'aviez quelques années plus tôt. Je n'ai qu'un désir, je ne forme qu'un vœu: c'est que vous veniez vite me faire supporter l'absence au delà des monts. Les grands chemins ne me font plus de joie. Je me vois toujours vieux voyageur, lassé et délaissé, arrivant à mon dernier gîte. Si vous ne venez pas, j'aurai perdu mon appui. Venez donc, et apprenez enfin que votre pouvoir est tout entier et sans bornes.

«Il y a bien des choses dans ce Fontainebleau, mais je ne puis penser qu'à ce que j'ai perdu. Demain un autre petit mot de Villeneuve. Ici je suis sans souvenir autre que le vôtre; à Villeneuve j'aurai celui de ce pauvre Joubert. Je m'efforce de me dire qu'en m'éloignant je me rapproche. Je voudrais le croire, et pourtant vous n'êtes pas là!»

(p. 176) «Villeneuve-sur-Yonne, mardi matin, 16 septembre.

«Je ne sais si je pourrai vous écrire jamais sur ce papier qu'on me donne à l'auberge. Je suis bien triste ici. J'ai vu en arrivant le château qu'avait habité madame de Beaumont pendant les années de la Révolution. Le pauvre ami Joubert me montrait souvent un chemin de sable qu'on aperçoit sur une colline au milieu des bois, et par où il allait voir la voisine fugitive. Quand il me racontait cela, madame de Beaumont n'était déjà plus; nous la regrettions ensemble[2]. Joubert a disparu à son tour; le château a changé de maître; toute la famille de Serilly est dispersée. Si vous ne me restiez pas, que deviendrais-je?

«Je ne veux pas vous attrister aujourd'hui, j'aime mieux finir ici ma lettre. Qu'avez-vous besoin de mes souvenirs d'un passé que vous n'avez pas connu? N'avez-vous pas aussi le vôtre? Arrangeons notre avenir; le mien est (p. 177) tout à vous. Mais ne vais-je pas dès à présent vous accabler de mes lettres? J'ai peur de réparer trop bien mes anciens torts. Quand aurai-je un mot de vous? Je voudrais bien savoir comment vous supportez l'absence. Aurai-je un mot de vous, poste restante, à Lausanne, et un autre à Milan? Dites-moi si vous êtes contente de moi? J'écrirai après-demain de Dijon.

«Ma santé va mieux, et la route fait aussi du bien à madame de Chateaubriand. N'oubliez pas de partir aussitôt que vous le pourrez. Avez-vous quitté la petite chambre? À bientôt!»

«Vendredi 19 septembre.

«Au moment de passer la frontière je vous écris, dans une méchante chaumière, pour vous dire qu'en France et hors de France, de l'autre côté comme de ce côté-ci des Alpes, je vis pour vous et je vous attends.»

«Lausanne, ce lundi 22 septembre 1828.

«Avant-hier, en arrivant ici, j'ai été bien triste de ne pas trouver un petit mot de vous; mais le mot est arrivé hier et m'a fait une joie que je ne puis vous dire. Vous reconnaissez (p. 178) enfin tout ce que vous êtes pour moi. Vous voyez que le temps et les distances n'y font rien. Mes lettres successives de Villeneuve, de Dijon, de Pontarlier et de Lausanne, vous auront prouvé que mes regrets ont augmenté en m'éloignant; il en sera ainsi jusqu'au jour où je serai revenu à Paris, ou jusqu'au moment où vous arriverez à Rome.»

«Brigg, au pied du Simplon, jeudi 25 septembre 1828.

«Je viens d'avoir deux jours bien tristes: depuis Lausanne jusqu'ici j'ai continuellement marché sur les traces de deux pauvres femmes: l'une, madame de Custine, est venue expirer à Bex; l'autre, madame de Duras, est allée mourir à Nice[3]. Comme tout fuit! Sion, où j'ai passé, était le royaume que m'avait (p. 179) destiné Bonaparte; c'est ce royaume que la mort du duc d'Enghien m'a fait abdiquer. J'ai rencontré des religieux du mont Saint-Bernard. Il n'en reste plus que deux qui aient été témoins du fameux passage de l'armée française.

«Savez-vous pourquoi tout cela pèse tant sur moi? C'est que je vais franchir les Alpes, qu'elles vont s'élever entre vous et moi. Demain je serai en Italie; il me semble que je me sépare une autre fois de vous. Venez vite faire cesser cette fatalité. Passez ces mêmes montagnes que je vois sur ma tête. Je sens qu'il faut maintenant que ma vie soit environnée: je n'ai plus retrouvé en moi l'ancien voyageur; je ne songe qu'à ce que j'ai quitté, et les changements de scène m'importunent. Venez donc vite.»

«Rome, ce 11 octobre 1828.

«Vous devez être contente, je vous ai écrit de tous les points de l'Italie où je me suis arrêté. J'ai traversé cette belle contrée, remplie de votre souvenir; il me consolait, sans pourtant m'ôter ma tristesse, de tous les autres souvenirs que je rencontrais à chaque pas. J'ai revu cette mer Adriatique que j'avais (p. 180) traversée il y a plus de vingt ans, dans quelle disposition d'âme! À Terni je m'étais arrêté avec une pauvre expirante. Enfin Rome m'a laissé froid: ses monuments, après ceux d'Athènes, comme je le craignais, m'ont paru grossiers. Ma mémoire des lieux, qui est étonnante et cruelle à la fois, ne m'avait pas laissé oublier une seule pierre. J'ai parcouru seul et à pied cette grande ville délabrée, n'aspirant qu'à en sortir, ne pensant qu'à me retrouver à l'Abbaye et dans la rue d'Enfer.»

Le lendemain il écrit encore; il raconte son dépaysement dans un vaste palais démeublé de Rome, sans y trouver même un de ces chats qu'il aimait comme symbole de l'égoïsme qui rêve; puis il lui dit:

«Vous êtes bien vengée: mes tristesses en Italie expient celles que je vous ai causées. Écrivez, et surtout venez!»

Vengée de quoi? se demande-t-on. Vengée des nombreuses distractions de cœur qu'il avait à se reprocher depuis Londres; vengée d'Émilie peut-être, l'anonyme à laquelle il avait offert sa vie tout entière, après l'avoir retirée à Juliette.

(p. 181) X

«Vous vous vengez trop en ne m'écrivant pas assez, dit-il quelques lettres plus loin. Venez vite! Il n'y a plus que vous à Paris qui vous souveniez de moi. Mes dispositions d'âme triste ne changent pas. Toutes mes lettres vous disent la même chose. Oh! que je suis triste! Venez! De l'ennui de l'isolement je passe à l'ennui de la foule. Décidément je ne puis supporter la vie du monde; c'est auprès de vous seule que je retrouverai tout ce qui me manque ici. Vos petits billets de tous les courriers sont toute ma vie. Tâchez donc de me faire revenir à Paris.»

On voit par la vicissitude de ses désirs qu'il s'est retourné toute sa vie dans son lit de gloire, d'ambition, de cours et de fêtes, sans trouver, comme on dit, une bonne place. Toujours mal où il est, toujours bien où il n'est pas, homme d'impossible, même en attachement. On voit plus loin qu'il est à la fois jaloux et heureux de l'avénement de M. de La Ferronnays au ministère.

J'ai beaucoup connu d'hommes publics, je (p. 182) n'en place aucun pour la pureté et la grandeur d'âme au-dessus de M. de La Ferronnays; quand l'aristocratie adopte la raison publique, elle réconcilie en elle les deux parties du genre humain qui tendent toujours à se combattre, faute de se comprendre.

XI

Plus loin encore nous trouvons sous la plume de M. de Chateaubriand le nom d'une jeune Romaine, seule capable d'éclipser même madame Récamier en beauté et en grâce: c'est celui de madame Dodwell; elle vit, elle brille, elle charme encore à Rome sous le nom de comtesse de Spaur.

Ce nom nous rappelle à nous-même un souvenir bien fugitif, mais bien ineffaçable des yeux. Les yeux ont leur mémoire: ce sont les images. Aucune de ces images qui se gravent d'un coup d'œil dans la vie ne surpasse celle-là. Elle avait seize ans; elle était Romaine, nièce d'un cardinal d'origine française; elle voyageait je ne sais pourquoi en France avec je ne sais quelle princesse de sa famille. Elle dansait souvent chez une de ces étrangères cosmopolites qui colportent leurs salons de (p. 183) capitale en capitale et qui invitent à tout hasard, non pas des hommes et des femmes, mais des noms pris dans les dictionnaires d'adresses de Rome ou de Paris.

Deux de mes amis et moi nous fûmes recherchés par une de ces Anglaises ambulantes pour notre uniforme élégamment porté dans ses bals. La jeune Romaine y essayait ses premiers pas et ses premiers sourires. Nous dansâmes plusieurs fois avec elle; on faisait foule pour l'entrevoir dans le groupe des danseurs. La Psyché de Gérard n'était pas si svelte, la Chloé de Longus n'était pas plus naïve et pas plus rougissante devant la glace liquide de la fontaine.

Nous sortions rêveurs de la soirée, promenant aux clartés de la lune, dans la rue de la Paix, l'image encore dansante, aux sons prolongés de l'orchestre, de cette figure de jeune Romaine sur un camée de Pompéia. Malheureusement le carnaval fini la fit disparaître de ce salon. Elle épousa un archéologue anglais célèbre par ses voyages, M. Dodwell, homme d'un âge mûr, qui n'avait rien trouvé de plus beau dans l'antiquité que cette grâce vivante de Rome.

Quelques années après, en nous promenant à cheval dans la campagne de Rome, du côté de la grotte d'Égérie, nous passâmes le long (p. 184) des murs d'une métairie isolée auprès d'un bouquet de cyprès. Une terrasse inondée de soleil couchant et recouverte d'une treille de vigne laissait entrevoir à travers les pampres une table rustique couverte de corbeilles de raisin, de figues, de crème et de fiasques ficelées de paille jaune, dont des fleurs sauvages bouchaient le long col à la manière d'Italie; c'était une collation préparée par le métayer pour la promenade ordinaire de la belle princesse.

Tout à coup le bruit des roues d'une calèche qui venait rapidement derrière moi fit faire un écart à mon cheval. Je laissai la route libre; la calèche s'arrêta à la grille en bois de la métairie, et j'en vis descendre, entre les mains tendues des trois jeunes filles du métayer, la charmante Romaine, encore présente à ma mémoire depuis les bals de la rue de la Paix. Elle n'avait fait que changer de grâce et de charmes, comme on change de vêtement avec la saison; elle s'était épanouie, voilà tout. Je n'osai pas la saluer; elle n'avait pas de raison de reconnaître dans un étranger errant sous les pins de la campagne de Rome un de ses danseurs de Paris. Je m'éloignai lentement en regardant avec regret la svelte apparition monter l'escalier (p. 185) rustique de la terrasse et s'évanouir derrière les pampres de la treille, aux rayons du soir.

XII

Depuis, devenue veuve, elle épousa un ministre plénipotentiaire d'une des cours catholiques d'Allemagne à Rome. Dévouée au pape, habile et intrépide dans son dévouement, elle contribua de sa personne à accomplir l'évasion de ce pontife de Rome après l'assassinat du ministre constitutionnel, l'infortuné Rossi.

Cette ravissante tête de femme, égale aux plus gracieuses figures antiques du musée du Vatican, frappa du même rayon le regard déjà refroidi de M. de Chateaubriand.

«Ah! quand vous verrai-je tous les jours?» écrit-il ému de ces réminiscences à son amie de l'Abbaye-aux-Bois. «Faites représenter à Paris mon Moïse; ce sera ma dernière ambition et ma dernière vue de ce monde qui se retire devant moi!—Je recommence mes promenades solitaires autour de Rome. Hier j'ai marché deux heures dans la campagne; j'ai dirigé mes pas du côté de la France, où vont mes pensées; j'ai dicté quelques mots (p. 186) à Hyacinthe (son secrétaire), qui les a écrits au crayon en marchant. J'ai l'âme trop préoccupée de regrets; je ne me retrouverai qu'auprès de vous!—Quand vous n'auriez que le temps de m'écrire: Je me porte bien et je vous aime, cela me suffirait.

Parlons de votre dernière lettre; elle est bien aimable. J'ai ri de vos recommandations. Ne craignez rien: je suis cuirassé. Je vous reviendrai, et promptement, j'espère, comme je suis parti. Nous achèverons nos jours dans cette petite retraite, à l'abri des grands arbres du boulevard solitaire, où je ne cesse de me souhaiter auprès de vous. Vous convenez que vous avez eu dernièrement des torts; moi je réparerai tous les miens.

Votre dîner chez madame de Boigne ne m'a point étonné; les lettres de Fabvier au comité grec m'avaient appris à juger ce que c'était.

Reste Moïse; me voilà comme vous, mourant d'envie qu'il subisse son destin. Je vous ai tout dit à cet égard: le banquier est prévenu; c'est, comme je vous l'ai dit, Hérard, rue Saint-Honoré, no 372. M. Taylor peut s'y présenter en mon nom, et, moyennant son reçu, on lui comptera 15,000 francs. Le reste, c'est à vous de le faire et de le conduire. (p. 187) Comme le carnaval est long cette année, il est possible que le tout soit appris, monté et joué dans la saison de la foule et des plaisirs de l'hiver.»

On voit qu'après avoir employé son amie à son ambition pendant qu'il était à Londres il l'utilise maintenant pour ses dernières tentatives de gloire pendant qu'il est à Rome. On remarque aussi avec quelle délectation de plume ce nom de Rome revient constamment dans sa phrase. Il en est de même de tous les écrivains, voyageurs ou poëtes, qui datent leurs pensées de cette terre; il semble que ce nom de Rome répété sans cesse par eux donne à leurs fugitives personnalités quelque chose de grand et d'éternel comme Rome, et flatte en eux jusqu'à la vanité du tombeau.

XIII

«Laissez dire ceux qui s'opposent (par sentiment de dignité pour moi) à la représentation de Moïse; laissons faire le temps; il faut accomplir son sort; il faut que Moïse soit joué. S'il tombe, peu m'importe; s'il réussit, en dépit de l'envie et des obstacles, une couronne de plus va bien, et on se range du (p. 188) côté du succès. On m'écrit de Paris mille bruits (sur ma destinée politique). Je ne veux plus entendre parler de cela; je ne veux plus rien que mourir à Rome ou à l'Infirmerie, auprès de vous!» (L'Infirmerie était cette maisonnette, dans un vaste et silencieux jardin de la rue d'Enfer, où il s'était construit son nid, comme un naufragé sur la plage de Paris, cet océan du monde.)

XIV

Une allusion transparente à l'effet produit sur ses yeux par la beauté de madame Dodwell et par sa ressemblance avec Juliette dans sa jeunesse interrompt une de ces lettres.

«Soyez tranquille sur tous les points,» écrit-il à son amie qui avait sans doute manifesté quelque inquiétude à cet égard, «soyez tranquille; la ressemblance n'est pas du tout parfaite, et, quand elle le serait, elle ne me rappellerait que des peines et le bonheur dont vous les avez effacées. Croyez bien que toute ma vie est à vous; je n'ai d'autre idée que vous. Je suis trop malheureux ici sans vous.»

À mesure que l'ennui, sa maladie obstinée, le gagne, ses lettres deviennent plus tendres.

(p. 189) «Voyez-vous: ce qu'il y a de mieux, c'est de vous aimer tous les jours davantage.—Vous me dites que mes projets de retraite forment un grand contraste avec les vœux du public. D'abord votre amitié vous aveugle sur ces vœux, et enfin il est très-vrai, très-arrêté dans mon esprit que je veux avoir complétement à moi, et pour vous, mes dernières années. Tout m'avertit ici qu'il faut me retirer: ma santé, le caractère de mes idées, la fatigue et l'ennui de tout. Je tiendrai dans ma place un temps raisonnable, pour n'avoir pas l'air d'agir avec légèreté, mais certainement, quand je vous verrai au printemps, nous fixerons l'époque de ma retraite. Tout mesure ainsi pour moi la distance qui me sépare de vous. La santé de madame de Chateaubriand n'est pas bonne; la mienne n'est guère meilleure. Ma retraite des affaires pour toujours est devenue dans ma tête une idée fixe; je la porte dans le monde et à la promenade. Je m'amuse à parer en pensée ma petite solitude auprès de vous. Je me représente ne faisant plus rien, hors quelques pages de mes Mémoires, et appelant de toutes mes forces l'oubli, comme jadis j'ai appelé l'éclat.

(p. 190) «La France restera libre et me devra sa liberté constitutionnelle presque tout entière. Les affaires extérieures suivront leur cours. Elles sont menées en Europe par de bien pauvres gens, par des gens qui ont discipliné la barbarie. La France, bien conduite, peut sauver le monde, un jour, par ses armes et par ses lois: tout cela n'est plus de moi. Je me réjouirai dans mon tombeau, et, en attendant, c'est auprès de vous que je dois aller passer le reste de ma courte vie.

«Moquez-vous des amis qui vont vous effrayer de la chute de Moïse. Lord Byron en Italie s'est bien consolé d'avoir été sifflé à Londres, et pourtant il était poëte! Et moi, vil prosateur, qu'ai-je à perdre? Allons donc intrépidement en avant. Ne vous laissez pas ébranler.

«Vous avez l'air de vouloir me rassurer sur la nomination de M. Pasquier? Vous me jugez mal; vous ne me croyez peut-être pas sincère dans mon désir de tout quitter et de mourir dans un gîte oublié: vous auriez tort. Or, dans cette disposition d'âme, je bénirais l'entrée de M. Pasquier au ministère des affaires étrangères, parce qu'elle m'ouvrirait une porte pour sortir d'ici. J'ai déclaré mille (p. 191) fois que je ne pourrais rester ambassadeur qu'autant que mon ami La Ferronnays serait ministre. Je donnerais donc à l'instant ma démission avec une joie extrême. Faites des vœux pour M. Pasquier.»

«Midi.

«Voilà M. de Mesnard avec votre lettre du 19. On ne peut avoir fait plus de diligence. Croiriez-vous que votre lettre m'afflige? Premièrement, quant aux ministères faits ou à faire, je regarde tout cela comme des rêves et des agitations d'ambition sans fondement et sans réalité, et enfin je ne veux pour rien être ministre; qu'on me raye de toutes les listes. Je ne veux plus que mon Infirmerie pour m'y cacher et pour y mourir.»

Puis vient un billet digne de Tibulle à Délie. Il marque par une tendresse de souvenir la borne du temps entre deux années. Lisez: l'accent est vrai.

«Rome, 1er janvier 1829.

«1829! J'étais éveillé; je pensais tristement et tendrement à vous, lorsque ma montre a marqué minuit. On devrait se sentir plus léger à mesure que le temps nous enlève des (p. 192) années; c'est tout le contraire: ce qu'il nous ôte est un poids dont il nous accable. Soyez heureuse, vivez longtemps; ne m'oubliez jamais, même lorsque je ne serai plus. Un jour il faudra que je vous quitte: j'irai vous attendre. Peut-être aurai-je plus de patience dans l'autre vie que dans celle-ci, où je trouve trois mois sans vous d'une longueur démesurée.»

Quelques jours après le dégoût passager du monde le repousse encore dans les idées de retraites vraies ou simulées, retraite embellie par cette amitié repos de son cœur.

«Rome, mardi 6 janvier 1829.

«En ouvrant les journaux arrivés hier, j'ai trouvé mon nom à toutes les pages, tantôt pour une chose, tantôt pour une autre. Vous devriez imprimer les lettres que je vous écris; ce serait un contraste piquant avec les desseins que l'on me suppose. On verrait un pauvre songe-creux qui ne pense d'abord qu'à vous, qui n'a ensuite dans la tête que de se retirer dans quelque trou pour finir ses jours, et qui s'occupe si peu de politique qu'il pleure Moïse qu'on ne jouera pas. Voilà pourtant à la lettre la vérité. Le public me traite (p. 193) comme on traite ici le Tasse, ce qui me fait trop d'honneur. On veut remuer ma poussière; je commençais à dormir si bien!

«J'en suis toujours à notre tombeau du Poussin et à la fouille projetée. Visconti promet merveilles. Au fond, je ne cherche qu'à me tromper; je ne vis point où je suis; j'habite au delà des Alpes auprès de vous. Cependant les jours s'écoulent; je puis à présent être à peu près certain du moment où je vous reverrai, et cela me fait un bien que je ne puis dire.

«Mes travaux littéraires sont suspendus. Je fais seulement quelques lectures pour mon Histoire de France. Je suis un peu inquiet de Ladvocat, dont je n'entends plus parler; ferait-il banqueroute? J'espère que non, mais pourtant je suis tout consolé d'avance: j'aurais une raison légitime pour faire attendre au public les deux volumes que je lui dois encore. Vous voyez que je tire parti de tout.

«Mes travaux diplomatiques se bornent à peu de chose. Cependant je n'ai pas trop mal arrangé ici les affaires du roi, et j'ai envoyé sur la guerre d'Orient un Mémoire de quelque importance; j'ai de plus entre les mains une dépêche faite et assez curieuse, (p. 194) pour laquelle j'attends un courrier. J'ai vu le pape ces jours derniers. Je suis toujours enchanté de la grâce, de la dignité, de la modération du prince des chrétiens.

«À jeudi.»

«Rome, jeudi 8 janvier 1829.

«Je suis bien malheureux; du plus beau temps du monde nous sommes passés à la pluie, de sorte que je ne puis plus faire mes promenades solitaires. C'était pourtant là le seul bon moment de ma journée. J'allais pensant à vous dans ces campagnes désertes; elles lisaient dans mes sentiments l'avenir et le passé, car autrefois je faisais aussi les mêmes promenades.»

Tibulle reparaît sous l'ambassadeur quelques pages plus loin. Lisez encore:

«Rome, jeudi 15 janvier 1829.

«À vous encore. Cette nuit nous avons eu du vent et de la pluie comme en France; je me figurais qu'ils battaient votre petite fenêtre, je me trouvais transporté dans votre petite chambre; je voyais votre harpe, votre piano, vos oiseaux; vous me jouiez mon air favori ou celui de Shakspeare; et j'étais à (p. 195) Rome, loin de vous, dans un grand palais; quatre cents lieues et les Alpes nous séparaient! Quand cela finira-t-il? J'ai reçu une lettre de cette dame spirituelle qui venait quelquefois me voir au ministère. Jugez comme elle me fait bien la cour: elle est Turque enragée. Mahmoud est un grand homme qui a devancé sa nation, etc. Le fait est que tous les bonapartistes détestent les Russes, contre lesquels la puissance de leur maître est venue se briser..... et un capucin balaye maintenant toute cette poussière restée de la gloire et de la liberté de Rome!»

Le remords de ses éloignements momentanés de Juliette le ressaisit tout à coup. Voyez comme il les reconnaît et s'en accuse.

«Le 31.

«Votre dernière petite lettre était bien injuste, comme je vous l'ai déjà dit; mais vous me priez de ne pas vous rudoyer, et je ne l'ai pas fait. Pouvez-vous maintenant douter de moi, et n'ai-je pas réparé depuis trois mois toute la peine que j'avais eu le malheur de vous faire dans ma vie? Quand je vous entretiens de mes tristesses, c'est malgré moi: ma santé est fort altérée, et il est possible que (p. 196) cela me porte à des prévoyances d'avenir prochain qui sont trop sombres: j'aurais tant de peine à vous quitter!»

XV

Que tout cela est supérieur aux phrases apprêtées des Mémoires d'Outre-Tombe, et comme le cœur parle mieux que la vanité! À mesure qu'il vieillit et que la vanité sèche, le cœur refleurit en lui par les souvenirs. Il en est ainsi de tous les hommes à grande imagination: ils se concentrent en vieillissant dans leur cœur resserré par le temps; ils vivaient en rêvant, ils meurent en aimant. Cette maturité du cœur est très-sensible dans M. de Chateaubriand; sa poésie en mûrissant devint sentiment. C'est le fruit de la vie quand la vie est longue.

Le poëte reparaît cependant de temps à autre. Lisez ceci:

«J'ai assisté à la première cérémonie funèbre pour le pape dans l'église de Saint-Pierre. C'était un étrange mélange d'indécence et de grandeur: des coups de marteau qui clouaient le cercueil d'un pape, quelques chants interrompus, le mélange de la lumière des flambeaux et de celle de la lune, le cercueil enfin (p. 197) enlevé par une poulie et suspendu dans les ombres, pour le déposer au-dessus d'une porte dans le sarcophage de Pie VII, dont les cendres faisaient place à celle de Léon XII. Vous figurez-vous tout cela, et les idées que cette scène faisait naître?

«Je vous prie d'envoyer chercher Bertin et de lui lire toute la première partie de cette lettre...

«En vérité, je ne sais pourquoi vous êtes si triste; si c'est mon absence, elle va cesser. C'est moi, je vous assure, qui voudrais souvent mourir. Que fais-je sur la terre? Hier, mercredi des Cendres, j'étais à genoux, seul, dans cette église de Santa-Croce, appuyé sur les murailles en ruine de Rome, près de la porte de Naples; j'entendais le chant monotone et lugubre des religieux dans l'intérieur de cette solitude. En vérité, je crois que j'aurais voulu être aussi sous un froc, chantant parmi ces débris. Quel lieu pour mettre en paix l'ambition et contempler les vanités de la vie et de la terre!»

XVI

Cependant la mort et l'élection d'un pape (p. 198) le retiennent quelques mois de plus à Rome.

«Enfin, dans quinze jours mon congé et vous revoir! écrit-il; tout disparaît devant cette espérance. Je ne suis plus triste, je ne songe plus aux ministères ni à la politique! Vous retrouver, voilà tout! Je donnerais le reste pour une obole!»

Ne croirait-on pas entendre l'ambassadeur vieilli redevenu le jeune secrétaire d'ambassade à Rome en 1808, et écrivant ses impatiences de cœur à celle qui repose sous le pavé de marbre de l'église Saint-Louis à Rome (madame de Beaumont)?

«J'arrive! j'arrive! nous causerons; je vais vous voir! Qu'importe le reste? À vous et pour jamais!»

Enfin, la veille du retour:

«Rome, ce 16 mai 1829.

«Cette lettre partira de Rome quelques heures après moi et arrivera quelques heures avant moi à Paris. Elle va clore cette correspondance qui n'a pas manqué un seul courrier, et qui doit former un volume entre vos mains. La vôtre est bien petite; en la serrant hier au soir, et voyant combien elle tenait peu de place, j'avais le cœur mal assuré.

(p. 199) «J'éprouve un mélange de joie et de tristesse que je ne puis vous dire. Pendant trois ou quatre mois je me suis déplu à Rome; maintenant j'ai repris à ces nobles ruines, à cette solitude si profonde, si paisible et pourtant si pleine d'intérêt et de souvenir. Peut-être aussi le succès inespéré que j'ai obtenu ici m'a attaché; je suis arrivé au milieu de toutes les préventions suscitées contre moi, et j'ai tout vaincu: on paraît me regretter vivement.

«Que vais-je retrouver en France? Du bruit au lieu de silence, de l'agitation au lieu de repos, de la déraison, des ambitions, des combats de place et de vanité. Le système politique que j'ai adopté est tel que personne n'en voudrait peut-être, et que d'ailleurs on ne me mettrait pas à même de l'exécuter. Je me chargerais encore de donner une grande gloire à la France, comme j'ai contribué à lui faire obtenir une grande liberté; mais me ferait-on table rase? me dirait-on: Soyez le maître, disposez de tout au péril de votre tête? Non; on est si loin de vouloir me dire une pareille chose que l'on prendrait tout le monde avant moi, que l'on ne m'admettrait qu'après avoir essuyé les refus de toutes les (p. 200) médiocrités de la France, et qu'on croirait me faire une grande grâce en me reléguant dans un coin obscur d'un ministère obscur.

«Chère amie, je vais vous chercher, je vais vous ramener avec moi à Rome; ambassadeur ou non, c'est là que je veux mourir auprès de vous. J'aurai du moins un grand tombeau en échange d'une petite vie. Je vais pourtant vous voir. Quel bonheur!»

Et en route:

«Lyon, dimanche, 2 heures 1/2, 24 mai 1829.

«Lisez bien cette date. Elle est de la ville ou vous êtes née! Vous voyez bien qu'on se retrouve, et que j'ai toujours raison. C'est Hyacinthe, que j'envoie en avant, qui vous remettra ce billet. Maintenant, est-ce moi qui vous emmènerai à Rome ou vous qui me garderez à Paris? Nous verrons cela. Aujourd'hui je ne puis vous parler que du bonheur de vous revoir jeudi.»

Que cette commémoration est touchante, et qu'il y a de vraie sensibilité dans cette date!

XVII

Il arriva à Paris le 27 mai 1829. «Son arrivée (p. 201) a ranimé ma vie,» écrit à son tour madame Récamier à sa nièce absente. Ce fut alors, pour plaire à cet ami, qu'elle commença à former autour d'elle ce salon politique et lettré dont on voit la composition accidentelle dans les hommes célèbres convoqués à la lecture du Moïse dont j'ai parlé en commençant.

Ampère et Ballanche groupaient avec des soins de fils ce monde brillant autour d'elle; ce dernier les nomme dans une de ses lettres.

«Parmi les auditeurs, dit-il, je me bornerai à vous citer mesdames d'Appony, de Fontanes et Gay; MM. Cousin, Villemain, Lebrun, Lamartine, Latouche, Dubois, Saint-Marc Girardin, Valory, Mérimée, Gérard; les ducs de Doudeauville, de Broglie; MM. de Sainte-Aulaire, de Barante, David; madame de Boigne, madame de Gramont; le baron Pasquier; madame et mesdemoiselles de Barante et mademoiselle de Sainte-Aulaire; Dugas-Montbel, etc. J'aurais aussitôt fait de vous nommer tout Paris littéraire, etc.»

XVIII

Cependant M. de Chateaubriand avait quitté, (p. 202) après ce triomphe, Paris pour les Pyrénées. Le ministère du prince de Polignac, ministère énigmatique et chargé d'orages autant que de mystères, avait été nommé en son absence. C'était la déclaration de guerre de la monarchie à l'opposition du libéralisme, du bonapartisme et du républicanisme coalisés dans la presse et dans les Chambres.

Charles X voulut vider la question dans une bataille au lieu de périr à petit feu sous la mitraille de ses ennemis. Vingt ans plus tard il aurait gagné cette bataille. Quand on fait à midi ce qui ne doit être fait qu'à minuit, on échoue: l'heure est tout dans le choix des moments où les peuples refusent ou acceptent les coups d'État de la lassitude.

Chateaubriand, tremblant de ces excès d'audace inopportune, demanda une audience à Charles X pour lui représenter les périls certains, sa chute prochaine. Charles X ne daigna pas lui parler. Le roi voyait en lui un des plus coupables complices des manœuvres d'ambition qui avaient secoué son gouvernement. La plus dangereuse des oppositions en politique c'est l'opposition de nos amis. Un prince peut donner satisfaction à des principes, il ne peut jamais satisfaire à des passions. On (p. 203) comprend l'énergique rancune de Charles X contre M. de Chateaubriand.

XIX

Quoi qu'il en soit, Charles X donna sa bataille et la perdit en juillet 1830; il la perdit pour l'avoir donnée; s'il l'avait laissé donner par ses ennemis il l'aurait gagnée. Dans les questions de droit parlementaire celui qui attaque est vaincu; l'esprit public se range contre l'agresseur. Quoi qu'on en dise, il y a une force dans le droit. Charles X, au fond, était moralement attaqué par la coalition de ses ennemis; mais, en tirant l'épée avant l'heure où cette coalition morale allait éclater avec des armes dans les rues au lieu de boules dans les urnes, il paraissait être l'agresseur; cette fausse apparence fut sa perte.

XX

M. de Chateaubriand était absent de Paris avec madame Récamier; il y revint pendant la bataille. Reconnu dans la rue par la jeunesse des Écoles, qui saluait en lui le génie dans l'opposition, il fut conduit jusqu'à sa porte (p. 204) par des acclamations qui n'étaient qu'une bouffée de vent tiède dans une tempête de feu. Il crut pouvoir arrêter une révolution avec ce souffle dans sa voile; la révolution emporta les trois générations de la légitimité et le laissa seul avec quelques phrases de Jérémie et une noble attitude sur la plage.

«Donnez-moi une plume et la liberté de la presse, s'écriait-il, et en trois mois je rétablirai la légitimité.» On lui laissa sa plume et la licence de la presse, et il ne rétablit rien que sa dignité personnelle au milieu des ruines de sa monarchie. Ses pamphlets plus ou moins éloquents, mais toujours acerbes, ne furent que des cailloux plus ou moins brillants sous les roues du char révolutionnaire qui emportait la dynastie d'Orléans comme la dynastie de Louis XVI. Une mauvaise humeur chronique fut sa seule influence politique sur les destinées de son pays. Retiré dans son jardin de la rue d'Enfer, il eut plus que jamais besoin d'une amitié de femme pour panser ses blessures de cœur, et d'un théâtre intime entre deux paravents pour exhaler ses plaintes et pour accuser la fortune.

Il trouva tout cela chez madame Récamier. Ce fut véritablement alors qu'elle fut adorable (p. 205) d'indulgence, de patience, de pardon, de tendresse et d'abnégation pour son ami. C'est pour lui faire son public que madame Récamier, avec une diplomatie dont l'habileté trouvait son motif dans son cœur, fit de son accueil un art pour recruter et pour conserver un cercle littéraire et politique autour de son ami.

Madame Récamier avait été toute sa vie une grande enchanteresse des yeux et des cœurs; à cette époque elle fut un grand diplomate, le Talleyrand des femmes, dominant au fond toutes les opinions par une supériorité d'esprit qui ne donnait à chacune de ces opinions que sa valeur, les respectant toutes, n'en partageant aucune que dans la juste mesure de raison qu'elle contenait, et marchant libre, fière et souriante, entre tous les partis, comme une déesse de la Paix qui fait de son salon une terre neutre où l'on ne se rencontre que désarmé.

On déposait en effet ses colères, ses fanatismes, ses rancunes sur le seuil, pour n'apporter qu'un grave et libre entretien à ce congrès de l'agrément, présidé par une femme personnifiant en elle l'agrément suprême.

Au fond, madame Récamier n'avait pas la (p. 206) moindre passion politique; c'était l'éclectisme de toutes les dates, depuis le Directoire, sous lequel elle était éclose, jusqu'au Consulat, où elle avait vécu en intimité avec les brillantes sœurs de Bonaparte, surtout avec madame Murat, la reine de Naples; jusqu'à l'Empire, où elle avait eu la gloire de partager l'exil illustre de madame de Staël et de madame la duchesse de Luynes; jusqu'à la Restauration, où elle était rentrée à Paris, comme victime couronnée de fleurs, non pour être immolée, mais pour être encensée; jusqu'à la révolution de Juillet, qu'elle n'aimait pas, mais contre laquelle elle n'avait point de colère, et qui avait accru son importance en la faisant centre d'un salon aussi redouté qu'une tribune; jusqu'à la République même, réminiscence caressée de ses premiers triomphes, et contre laquelle elle n'avait pas de parti pris, pourvu que la république ne fût ni ignoble ni terroriste.

Les hommes jeunes, mûrs ou vieux, appartenant à toutes ces nuances, étaient donc accueillis avec le même sourire dans son intimité; la seule condition était d'être ou de paraître enthousiaste de M. de Chateaubriand; elle voulait qu'il eût chez elle la retraite douce; elle ouatait son salon de visages agréables à son ami; (p. 207) elle tapissait son escalier de roses, pour que ses pieds meurtris et chancelants ne sentissent le contact avec le temps que par le doux encens qu'on doit au génie, au malheur, à la vieillesse.

Nous nous souvenons de quelque chose de semblable à cette amitié vigilante et habile pour un vieillard jadis aimé, quand Saint-Évremond, qui avait suivi à Londres la belle duchesse de Mazarin (Hortense Mancini), trouvait à quatre-vingt-dix ans auprès d'elle un visage d'ange, une humeur d'enfant, des soins de sœur, des attentions de fille, et qu'il passait sous les beaux regards d'Hortense de la vie à la mort avec les illusions de l'amour et les réalités de l'amitié. Seulement Saint-Évremond n'avait jamais d'humeur ni contre les événements, ni contre les hommes, ni contre la fortune; il se laissait amuser, il se prêtait même en philosophe anacréontique au bonheur qu'on voulait lui faire; il était le complaisant de la belle Hortense. M. de Chateaubriand avait de l'humeur, lui, contre la vie et contre la mort; il était le tyran de l'amitié; il fallait autant de patience que de tendresse à son amie pour le distraire de ses passions littéraires et de ses passions politiques. (p. 208) Mais il avait heureusement affaire à un cœur de femme qui ne se lassait pas de supporter ses tristesses.

Madame de Chateaubriand aidait en cela madame Récamier de ses conseils. Elle n'avait aucune jalousie de l'attachement de son mari pour madame Récamier. Habituée à être négligée et même oubliée pendant vingt ans par lui dans leur jeunesse, elle trouvait très-doux pour elle ce commerce de pure amitié qui la déchargeait du soin d'amuser l'inamusable auteur de René, cette personnification de l'ennui sublime de vivre.

XXI

Il agitait sa vie par des voyages courts comme ses résolutions; il appelait ses courses à Genève et à Lausanne des exils éternels; l'ennui qui l'avait expatrié le ramenait six semaines après à Paris. C'est pendant une de ces tentatives d'émigration qu'il écrivait à Ballanche les lettres suivantes. Ballanche restait à Paris auprès de l'amie commune.

«Genève, 12 juillet 1831.

«L'ennui, mon cher et ancien ami, produit (p. 209) une fièvre intermittente; tantôt il engourdit mes doigts et mes idées, tantôt il me fait écrire comme l'abbé Trublet. C'est ainsi que j'accable madame Récamier de lettres et que je laisse la vôtre sans réponse. Voilà les élections, comme je l'avais toujours prévu et annoncé, ventrues et reventrues. La France est à présent toute en bedaine, et la fière jeunesse est entrée dans cette rotondité. Grand bien lui fasse! Notre pauvre nation, mon cher ami, est et sera toujours au pouvoir: quiconque régnera l'aura; hier Charles X, aujourd'hui Philippe, demain Pierre, et toujours bien, sempre bene, et des serments tant qu'on voudra, et des commémorations à toujours pour toutes les glorieuses journées de tous les régimes, depuis les sans-culottides jusqu'aux 27, 28 et 29 juillet. Une chose seulement m'étonne: c'est le manque d'honneur du moment. Je n'aurais jamais imaginé que la jeune France pût vouloir la paix à tout prix, et qu'elle ne jetât par la fenêtre les ministres qui lui mettent un commissaire anglais à Bruxelles et un caporal autrichien à Bologne. Mais il paraît que tous ces braves contempteurs des perruques, ces futurs grands hommes, n'avaient que de l'encre au (p. 210) lieu de sang sous les ongles. Laissons tout cela.

«L'amitié a ses cajoleries comme un sentiment plus tendre, et plus elle est vieille, plus elle est flatteuse, précisément tout l'opposé de l'autre sentiment. Vous me dites des choses charmantes sur ma gloire. Vous savez que je voudrais y croire, mais qu'au fond je n'y crois pas, et c'est là mon mal; car, si une fois il pouvait m'entrer dans l'esprit que je suis un chef-d'œuvre de nature, je passerais mes vieux jours en contemplation de moi-même. Comme les ours qui vivent de leur graisse pendant l'hiver en se léchant les pattes, je vivrais de mon admiration pour moi pendant l'hiver de ma vie; je me lécherais et j'aurais la plus belle toison du monde. Malheureusement je ne suis qu'un pauvre ours maigre, et je n'ai pas de quoi faire un petit repas dans toute ma peau.

«Je vous dirai, à mon tour de compliment, que votre livre m'est enfin parvenu, après avoir fait le voyage complet des petits Cantons dans la poche de votre courrier. J'aime prodigieusement vos siècles écoulés dans le temps qu'avait mis la sonnerie de l'horloge à sonner l'air de l'Ave Maria. Toute votre (p. 211) exposition est magnifique; jamais vous n'avez dévoilé votre système avec plus de clarté et de grandeur. À mon sens, votre Vision d'Hébal est ce que vous avez produit de plus élevé et de plus profond. Vous m'avez fait réellement comprendre que tout est contemporain pour celui qui comprend la notion de l'éternité; vous m'avez expliqué Dieu avant la création de l'homme, la création intellectuelle de celui-ci, puis son union à la matière par sa chute, quand il crut se faire un destin de sa volonté.

«Mon vieil ami, je vous envie; vous pouvez très-bien vous passer de ce monde, dont je ne sais que faire. Contemporain du passé et de l'avenir, vous vous riez du présent qui m'assomme, moi chétif, moi qui rampe sous mes idées et sous mes années! Patience! je serai bientôt délivré des dernières; les premières me suivront-elles dans la tombe? Sans mentir, je serais fâché de ne plus garder une idée de vous. Mille amitiés.»

«31 juillet 1831.

«Votre lettre, mon cher et vieil ami, est venue à la fois me tirer de mon inquiétude et m'y replonger. Je ne cessais d'écrire lettre (p. 212) sur lettre à l'Abbaye-aux-Bois pour demander compte du silence. Cette fois je n'écris pas directement à notre excellente amie; mais dites-lui, de ma part, que je compte aller la rejoindre à Paris du 15 au 20 de ce mois, pour m'entendre avec elle et vendre ma maison. Sa maladie me fera hâter mon voyage; je partirai d'ici aussitôt que me le permettra la santé de madame de Chateaubriand, qui souffre aussi beaucoup en ce moment. J'aurai soin de vous en mander le jour et l'heure. Voilà bien des épreuves! Mais si nous pouvons jamais nous rejoindre, elles seront finies, et nous ne nous quitterons plus.»

XXII

Cette opposition à la politique de sauvetage que pratiquaient alors avec une si mâle raison le nouveau roi et Casimir Périer, son rude ministre, n'était évidemment dans cette tête que de l'humeur et de l'ennui, une avance de coalition peu honnête faite aux républicains par un royaliste. Ce n'était pas là de la politique de conscience, c'était de la politique de situation. Comment le roi et son ministre auraient-ils (p. 213) éteint l'incendie de la France en allumant l'incendie de l'Europe par une guerre de propagande? Comment la monarchie de 1830 aurait-elle respecté la théocratie romaine de M. de Chateaubriand en révolutionnant Bologne et Rome? Un catholique et un légitimiste pouvait-il se mentir plus irrespectueusement à lui-même qu'en se plaignant, comme il le fait là, qu'on n'agitât pas assez les torches sur les monarchies et sur les théocraties? Tous les pamphlets de peu de foi écrits par M. de Chateaubriand pendant ces quinze années de la monarchie de Juillet sont de la même encre: des larmes, du fiel, de la fidélité ostentatoire et chevaleresque, délayés dans des phrases républicaines pour sourire amèrement à tous les partis. Ce n'est pas là qu'il faut chercher son génie, c'est là qu'il faut chercher ses petitesses. Nous ne sommes pas suspect en blâmant l'accent de ces pamphlets, car nous n'avions pas plus de goût que lui pour les institutions et pour les rois de 1830; mais toutes les armes ne sont pas bonnes pour combattre des ennemis politiques, et le pamphlet à deux tranchants ne convient pas aux mains loyales.

(p. 214) XXIII

Les tentatives de madame la duchesse de Berry, son emprisonnement, ses aventures, ses désastres, ses ruptures et ses réconciliations avec la famille royale mécontente, furent l'occasion de quelques nouvelles missions officielles de M. de Chateaubriand; il fut le premier ministre de ces domesticités délicates de la cour proscrite, l'homme de confiance de la royauté de l'exil, chargé de jeter le manteau de la dignité et du respect sur des cicatrices de famille. Cette confiance il la méritait par ses sentiments, mais il ne la justifia pas assez par sa discrétion au retour de ces ambassades d'intimité aux foyers errants de Charles X. Nous nous souvenons, en effet, et bien d'autres se souviennent avec nous, de lectures semi-confidentielles de chapitres de ses Mémoires, lectures faites avec un certain apparat aux bougies chez madame Récamier. L'ambassadeur, à peine de retour à Paris, révélait dans ces chapitres des nullités ou des ridicules de princes qui ressemblaient moins à des hommages de chevalier qu'à des stigmates de satiriste. Il appelait la pitié sur cette noble ruine de la monarchie, mais il (p. 215) la livrait en même temps au sourire du siècle; on voyait qu'il avait voulu écrire des pages de haute comédie parmi les pages tragiques de ses Mémoires. Le talent du peintre de mœurs abondait dans ces pages, mais la convenance et la piété manquaient; nous souffrions profondément à ces lectures d'entendre ridiculiser le trône, la table et le foyer, par celui qui avait été appelé pour en relever la sainteté et la considération devant l'Europe. Les passages les plus risqués de ces manuscrits un peu délateurs ont été adoucis ou retranchés dans les Mémoires d'Outre-Tombe: il ne faut pas fondre en bronze des caricatures, mêmes royales.

XXIV

Chacun de ces voyages était marqué par des recrudescences de billets et de lettres tendres et tristes comme la vieillesse de M. de Chateaubriand à son amie. On y sent le poëte qui ne vieillit pas sous les vieillesses du caractère de l'homme.

«Le hameau où je suis arrêté,» conte-t-il d'un village de Bourgogne, dans sa course à Venise, «a une belle vue au soleil couchant, sur une campagne assez morne. C'est aujourd'hui (p. 216) le 4 septembre, et non le 4 octobre, que je suis né, il y a bien des années! Je vous adresse le premier battement de mon cœur; il n'y a aucun doute qu'il fut pour vous, quoique vous ne fussiez pas encore née!

«Le pavé a ébranlé ma tête, je souffre; mais soyez en paix, vous me reverrez bientôt, et tout sera fini!»

«Je vous écrirai bientôt de Venise,» écrit-il du pied des Alpes, «de cette Venise où je m'embarquai il y a un siècle pour Jérusalem!»

Et quelques jours après: «Je suis à Venise; que n'y êtes-vous? Le soleil, que je n'avais pas vu depuis Paris, vient de paraître; je suis logé à l'entrée du Grand-Canal, ayant la mer à l'horizon sous ma fenêtre. Ma fatigue est extrême, et souvent je ne puis m'empêcher d'être sensible à ce beau et triste spectacle d'une ville si charmante et si désolée, et d'une mer presque sans vaisseaux; et puis les vingt-six ans écoulés à dater du jour où je quittai Venise pour aller m'embarquer à Trieste pour la Grèce... Si je ne vous rencontrais pas dans ce quart de siècle, je ne dirais que des choses rudes au siècle.

«Je n'ai rien trouvé pour me diriger ici (dans ma négociation): on est bien bon, mais bien (p. 217) étourdi. Vous avez toute la douceur de ce beau climat, si différent de celui des Gaules.»

Et le lendemain: «J'ai fait hier une bien bonne journée, s'il y a de bonnes journées sans vous! J'ai visité le palais ducal, revu les palais qui bordent le Grand-Canal. Quels pauvres diables nous sommes en fait d'art, auprès de tout cela! J'y finirai volontiers ma vie, si vous voulez y venir. Adieu! Je mets à vos pieds la plus belle aurore du monde, qui éclaire le papier sur lequel je vous écris.

«Madame de Chateaubriand m'a dit que les journaux avaient parlé de mes voitures et de ma suite en traversant la Suisse, dont ils concluaient mes richesses; vous les connaissez mes richesses: c'est vous, et ma suite, votre souvenir!

«Quel misérable pays cependant que celui où un honnête homme ne peut être à l'abri même de sa pauvreté; ces gens-là supposent que je me vends comme eux!»

XXV

Pendant ces absences, madame Récamier lui conservait ou lui recrutait d'anciens ou (p. 218) de nouveaux amis, pour que son salon le rappelât et le retînt par tous les agréments du cœur, de la poésie, de l'art. Indépendamment de Ballanche, d'Ampère, de Sainte-Beuve, de M. de Fresnes, son jeune et spirituel parent, de Brifaut, on y rencontrait Émile Deschamps, l'agrément et la conversation personnifiée dans la science des lettres et dans la bonté fine du cœur. On accusait alors madame Récamier d'indiquer impérieusement à l'opinion les candidats à l'Académie française. Le reproche n'était pas fondé; son esprit, qui ne songeait qu'à l'attrait, n'était propre ni à l'intrigue ni à l'empire. Mais pourquoi n'eût-elle pas couronné la vie toute studieuse et toute poétique d'Émile Deschamps, ce Saint-Évremond charmant des salons de Paris, en briguant pour lui le fauteuil de La Fare, de Quinault, de Ducis? Il n'est pas bien aux corps littéraires de laisser des injustices ou des ingratitudes à réparer à l'histoire de leur temps.

Presque tous les amis de madame Récamier entrèrent, en effet, successivement à l'Académie; ce n'était pas qu'elle en ouvrît les portes, mais c'est que l'élite des bons et grands esprits aimables était attirée tour à tour par le charme grave de son salon; ils croyaient se (p. 219) consacrer aux regards de la postérité en illuminant leurs fronts d'un rayon du front olympien de M. de Chateaubriand.

L'homme du siècle des Bourbons se reposait enfin là, en jouissant de son beau soir et en attendant la mort sur sa chaise curule comme les derniers des Romains. Quelques courses d'été, ici ou là, interrompaient seules ses assiduités à l'Abbaye-aux-Bois, et donnaient occasion à des restes de correspondance entre les deux amis. Ces billets sont les dernières gouttes d'un cœur trop plein qui se vide sans plus songer à brûler ou à retentir dans un autre cœur à l'unisson. On ne saurait trop remercier la nièce attentive de madame Récamier de les avoir recueillis; ils sont mille fois plus précieux que les correspondances rhétoriciennes des Mémoires d'Outre-Tombe. La rhétorique était le vice de M. de Chateaubriand, dans la foi, dans le royalisme, dans les actes comme dans le style. La rhétorique tombait devant l'âge: on ne déclame plus devant Dieu; il sentait l'approche de la vérité suprême, le néant de nos ambitions et de nos vanités; il devenait plus sincère et plus naturel en cessant de poser et de phraser pour le monde.

On trouve ce caractère de sincérité et de renoncement (p. 220) aux vanités du style dans ses derniers billets à son amie. La note vraie remplace la note sonore. Il doit à l'amitié de madame Récamier les accents du soir plus touchants que ceux du matin; l'imagination s'éteint, l'âme s'épanche; on sent le recueillement dans ces adieux. Il ne retrouve un peu d'emphase que dans des lettres d'apparat qu'il écrit du château de Maintenon, appartenant à la maison de Noailles, où l'ombre de Louis XIV leur communique un cérémonial de phrases et de descriptions (genius loci) qui éblouissent sans toucher. C'est un dernier sacrifice à l'attitude et au décorum, ce défaut de sa vie; partout ailleurs il est simple et vrai.

Lisez ce mot à madame Récamier, dont il a trouvé la porte fermée. Ce mot frémit d'un frisson de mortelle angoisse:

«J'apporte encore ce billet à votre porte pour me rassurer de me dire que tout est malade autour de moi. Vous m'avez glacé d'une telle terreur, en ne me recevant pas, que j'ai cru déjà que vous me quittiez. C'est moi, souvenez-vous-en bien, qui dois partir avant vous.»

Et quelques jours plus tard:

«Ne parlez jamais de ce que je deviendrais (p. 221) sans vous; je n'ai pas fait assez de mal au ciel pour qu'il ne m'appelle pas avant vous. Je vois avec plaisir que je suis malade, que je me suis trouvé mal encore hier, que je ne reprends pas de force. Je bénirai Dieu de tout cela, tant que vous vous obstinerez à ne pas vous guérir. Ainsi ma santé est entre vos mains, songez-y.»

Et plus loin, pendant une absence:

«Vous êtes partie; je ne sais plus que faire; Paris est désert moins sa beauté. Où vous manquez tout manque, résolutions et projets. Tout est fini, vie passée comme vie présente. Allons en Italie, du moins le soleil ne trompe pas; il réchauffera mes vieilles années qui se gèlent autour de moi.

Je suis allé hier dîner à Saint-Cloud avec madame de Chateaubriand et Hyacinthe (son secrétaire); je me suis un peu promené dans ces grands bois où j'ai perdu il y a longtemps bien des années: je ne les y ai pas retrouvées...; sans vous je m'en voudrais d'avoir traînassé si longtemps sous le soleil.»

Il retrouvait cependant un peu de déclamation et de faux enthousiasme en parlant dans quelques billets de ce Napoléon qu'il avait jadis écrasé vivant d'invectives dans ses brochures (p. 222) et qu'il déifiait aujourd'hui d'apothéoses: c'était le ton du jour; il fallait, pour être de mode, affecter de confondre l'idolâtrie du despotisme militaire avec le fanatisme de la liberté: mêlée menteuse d'opinions et de principes, de morts et de vivants, où Dieu reconnaîtra les siens, comme dit le proverbe.

«Après vingt-cinq ans,» lui écrivait le jeune Hugo qui s'éblouissait alors de sa propre splendeur, «après vingt-cinq ans, il ne reste que les grandes choses et les grands hommes: Napoléon et Chateaubriand. Trouvez bon que je dépose quelques vers à votre porte; depuis longtemps vous avez fait une paix généreuse avec l'ombre qui me les a inspirés.»

—«Monsieur, répondait Chateaubriand, je ne crois point à moi, je ne crois qu'en Bonaparte!»

XXVI

Cette fausse foi du vieillard qui voulait être à la mode en prenant le ton du jour, cette foi poétique du jeune homme qui s'éblouissait de la Colonne, et qui ne pensait pas assez que le peuple prend au sérieux ces métaphores d'opposition, (p. 223) créaient en France un paradoxe national de discipline militaire présenté comme un élément de liberté. Les publicistes de l'opposition, tels que M. Thiers et son école, multipliaient l'écho de la prose et des vers de ces grands écrivains. Hugo était excusé par la jeunesse; mais qui est-ce qui pouvait excuser M. de Chateaubriand de cette flatterie à une ombre? Madame Récamier ne laissa jamais fléchir sa justice de femme sous ces théories de convention; elle n'était point femme de parti; elle n'aimait ni le napoléonisme, ni l'orléanisme: la Restauration, légitime par son antiquité et moderne par ses institutions, était le régime de son esprit tempéré et juste; c'est à cause de cette conformité d'opinion qu'elle avait pour moi quelque préférence.

M. Legouvé, un de mes amis et des siens, me donnait hier de cette indulgence de madame Récamier pour moi un témoignage dont je n'avais jamais eu connaissance. M. Legouvé se rencontra chez madame Récamier peu de temps après l'apparition de mon Histoire des Girondins, ouvrage qu'il ne m'appartient pas de juger, mais de défendre; le bruit que faisait alors ce livre allait jusqu'au tumulte dans les salons politiques ou littéraires du temps. Les (p. 224) uns acclamaient, les autres invectivaient; tous discutaient sur ce commentaire impartial des vertus et des crimes de la Révolution. C'était la liquidation d'un demi-siècle d'erreurs et de vérités. Quelques hommes consulaires des anciens régimes achevaient des tirades éloquentes contre le livre et contre l'auteur quand M. Legouvé entra.

«Et vous, Madame, dit-il tout bas à la maîtresse muette, mais très-animée, du salon, que pensez-vous du livre qui ameute ainsi les meilleurs esprits pour ou contre son auteur?

—«Je pense, répondit-elle, qu'à l'exception de quelques couleurs trop chaudes dans certaines parties descriptives de ce vaste tableau d'histoire, c'est le livre le plus utile qui ait encore paru pour préparer le jugement dernier des choses et des hommes de la Révolution; car c'est le livre où il y a le plus de justice pour les oppresseurs et le plus de pitié pour les victimes.»

Et comme le groupe des hommes d'État debout auprès de la cheminée s'étonnait en affectant de s'indigner contre ce jugement de faveur sur ce livre, madame Récamier reprit la parole, seule contre ses amis, et me défendit avec une chaleur de discussion et une intrépidité d'amitié (p. 225) qui attestaient en elle autant d'impartialité que d'énergie dans le jugement.

M. Legouvé, le plus éclectique des hommes, le plus généreux des cœurs, applaudit à cette profession de foi d'une femme, et il en garda la mémoire, pour me prouver qu'il n'y avait rien de double dans madame Récamier que son cœur et son esprit: deux forces qu'elle mettait au service de ses amis présents ou absents, quand l'occasion demandait du courage.

XXVII

Revenons à son grand ami et à ses dernières correspondances; elles ressemblent à des adieux prolongés dont l'écho de la vie affaiblit le son à mesure que le partant s'éloigne du rivage.

«Je voulais vous écrire de toutes mes haltes,» lui dit-il en partant pour les bains de Néris, «car je ne sais où me sauver de vous. Priez pour moi, Dieu vous écoutera. J'ai foi dans ce repos intelligent et chrétien qui nous attend au bout de la journée.

«Je n'ai rencontré personne sur les chemins, hormis quelques cantonniers solitaires, occupés à effacer sur les ornières les traces (p. 226) des roues des voitures; ils me suivaient comme le Temps, qui marche derrière nous en effaçant nos traces.

«On me visite, on me donne des sérénades, mais je ferme ma porte. Votre heure ne sera jamais employée que pour vous» (les heures de l'Abbaye-aux-Bois dans la journée de Paris).

«J'en suis toujours à ma petite fumée du soir sur la cheminée d'une chaumière à l'horizon, et à deux ou trois hirondelles qui sont ici, comme moi, en passant. Adieu! Je vais aller voir un pinson de ma connaissance qui chante quelquefois dans les vignes qui dominent mon toit.»

Quel sentiment des tristesses de la nature à un âge qui ordinairement a bien assez de ses propres tristesses, et comme il associe tout au souvenir de son amie!

XXVIII

On sait que la jeunesse légitimiste de Paris voulut, à cette époque, être passée en revue à Londres par le comte de Chambord. Personnellement c'était un hommage respectable au principe et au malheur; collectivement c'était un mauvais conseil: les minorités en politique (p. 227) ne doivent jamais se faire compter. Le comte de Chambord, mal conseillé, écrivit à M. de Chateaubriand de venir assister, à Londres, aux regrets et aux espérances qu'on lui apportait. Il fallait du bruit autour de cette manifestation en Europe; M. de Chateaubriand traînait le bruit où il portait ses pas. Il était la fidélité bruyante; il y parut, il y parla, et revint sans avoir produit autre chose qu'un effet poétique, des cheveux blancs sur une scène du passé. Le gouvernement du roi Louis-Philippe eut le mauvais goût de flétrir cette visite de la fidélité. Qu'en pense-t-il maintenant. Les flétrisseurs n'ont-ils pas imité honorablement les flétris? C'est un des plus vilains actes des ministres de cette monarchie, qui n'avaient ni la grandeur des vertus ni la grandeur des fautes. Je combattis à la Chambre cette mauvaise pensée; il faut ennoblir les nations en leur faisant honorer contre soi-même les simulacres de l'honneur et de la fidélité. Les ministres de la royauté de Juillet ne pensèrent point ainsi, et M. de Chateaubriand fut flétri! Ce fut sa dernière gloire devant son siècle.

«On me dit,» écrit-il de Londres à madame Récamier, «que le Journal des Débats, journal des ministres de l'année, se préparait à m'attaquer; (p. 228) j'en suis fâché, mais je ne pourrais qu'écraser M. Armand Bertin avec le cercueil de son père!»

Cette éloquente image rappelait l'amitié du père et la fausse situation du fils.

XXIX

Madame Récamier et M. de Chateaubriand, après le retour de Londres et de Venise, reprirent à Paris les douces et monotones habitudes de leur salon à deux. Madame Lenormant, nièce de madame Récamier, tenait par les places de son mari au gouvernement nouveau. M. Lenormant, savant distingué, avait passé, grâce au parti doctrinaire, aux places scientifiques, récompenses de ce parti. M. de Chateaubriand n'en restait pas moins attaché à madame Récamier; il ne la rendait pas responsable des liens qui rattachaient sa nièce et son neveu au gouvernement de ses ennemis. Madame Lenormant décrit admirablement ces heures consacrées par M. de Chateaubriand à la douce monotonie de l'amitié assidue. Ce récit rappelle bien cet homme qui avait écrit avec tant de justesse cette phrase immortelle dans René: «Si j'avais encore la folie de croire au bonheur, (p. 229) je ne le chercherais que dans l'habitude.»

Il avait raison: l'amitié est une habitude du cœur, et l'habitude est l'amour des vieillards. Voici la page de madame Lenormant:

«L'emploi des journées de madame Récamier était invariablement réglé; eût-elle été par caractère moins disposée qu'elle ne l'était à des habitudes méthodiques, la ponctuelle régularité de M. de Chateaubriand eut entraîné la sienne. Il arrivait tous les jours chez elle à deux heures et demie; ils prenaient le thé ensemble et passaient une heure à causer en tête à tête. À ce moment la porte s'ouvrait aux visites: le bon Ballanche venait le premier, et d'ordinaire avait déjà vu madame Récamier; puis un flot plus ou moins nombreux, plus ou moins varié, plus ou moins animé, d'allants, de venants, au milieu desquels se retrouvait le groupe des personnes accoutumées à se voir chaque jour, quelques-unes plusieurs fois par jour, et, comme le disait M. Ballanche, à graviter vers le centre de l'Abbaye-aux-Bois.

«Avant l'heure de M. de Chateaubriand, madame Récamier faisait une promenade en voiture, quelques courses de charité, ou l'une de ces rares visites qui ne la conduisaient plus (p. 230) guère, dans les dernières années, que chez sa nièce. Réveillée de fort bonne heure, et ayant toujours donné beaucoup de temps à la lecture, sa première matinée était consacrée à se faire lire rapidement les journaux, puis les meilleurs parmi les livres nouveaux, enfin à relire; car peu de femmes ont eu, au même degré, le sentiment vif des beautés de notre littérature et une connaissance plus variée des littératures modernes.»

XXX

La mort tomba bientôt tête par tête sur ce salon qui paraissait immuable. Le premier atteint fut le pauvre Ballanche. On peut dire qu'il fut le privilégié, car il n'aurait pu supporter la mort de son amie. Il expira en regardant de son lit la fenêtre en face de madame Récamier. Il mourut sans douleur, dans une félicité vague comme son âme, moitié dans une philosophie rêveuse, moitié dans un christianisme élastique qui recueillait ses dernières comme ses premières aspirations. On pouvait lui appliquer ce vers de Machiavel dans l'épitaphe de Pierre Soderini, homme simple et bon comme Ballanche:

Va dans les limbes des petits enfants!

(p. 231) Nous suivîmes son cercueil comme celui d'une vierge au linceul blanc; c'était une âme virginale; il n'avait aimé que Béatrice, et sa Béatrice restait sur la terre pour pleurer sur lui.

Puis M. de Chateaubriand mourut lui-même sous les yeux de madame Récamier et en tournant vers elle ses derniers regards. Cet homme, plus grand politique encore qu'il n'était grand poëte, expira au bruit de l'écroulement de la monarchie qu'il détestait et de l'avénement de la république, dont il avait caressé de sa main mourante les courtes espérances.

Puis enfin madame Récamier, déjà aveugle et toujours belle. Elle mourut chez sa nièce, au milieu d'un petit groupe de famille et d'amis courageux et fidèles qui bravèrent la contagion du choléra pour passer la suprême nuit auprès d'elle. Deux de mes amis l'assistaient et lui adoucissaient les derniers soupirs: Ampère et M. de Cazalès, Ampère lui parlant d'amitié, et Cazalès de Dieu, l'ami suprême.

XXXI

Ainsi tout finit, et les toiles d'araignée tapissent maintenant ces salons vides où brillèrent (p. 232) naguère toute la grâce, toute la passion, tout le génie de la moitié d'un siècle.

Quand je repasse par hasard dans cette grande rue suburbaine et tumultuaire de Sèvres, devant la petite porte de la maison où vécut et mourut Ballanche, je m'arrête machinalement devant la grille de fer de la cour silencieuse de l'Abbaye sur laquelle ouvrait l'escalier de Juliette. Je regarde et j'écoute si personne ne monte ou ne descend encore les marches de cet escalier. Voilà pourtant, me dis-je à moi-même, ce seuil qu'ont foulé tous les jours, pendant tant d'années, les pas de tant de femmes charmantes, de tant d'hommes illustres, aimables ou lettrés, dont les noms, groupés par l'histoire, formeront bientôt la gloire intellectuelle des cinq règnes sous lesquels la France a saigné, pleuré, gémi, chanté, parlé, écrit, tantôt libre, tantôt esclave, mais toujours la France, l'écho précurseur de l'Europe, le réveille-matin du monde!—Voilà ce seuil que Chateaubriand, vieilli et infirme de corps, mais valide d'esprit et devenu tendre de cœur, foula deux fois par jour pendant trente années de sa vie; ce seuil qu'abordèrent tour à tour Victor Hugo, d'autant plus respectueux pour les gloires éteintes qu'il se sentait plus confiant dans (p. 233) sa renommée future; Béranger, qui souriait trop malignement des aristocraties sociales, mais qui s'inclinait plus bas qu'aucun autre devant les aristocraties de Dieu, la vertu, les talents, la beauté; Mathieu de Montmorency, le prince de Léon, le duc de Doudeauville, Sosthène de La Rochefoucaud, son fils; Camille Jordan, leur ami; M. de Genoude, une de leurs plumes apportant dans ces salons les piétés actives de leur foi; Lamennais, dévoré de la fièvre intermittente des idées contradictoires, mais sincères, dans lesquelles il vécut et il mourut, du oui et du non, sans cesse en lutte sur ses lèvres; M. de Frayssinous, prêtre politique, ennemi de tous les excès et prêchant la modération dans ses vérités, pour que sa foi ne scandalisât jamais la raison; madame Switchine, maîtresse d'un salon religieux tout voisin de ce salon profane, amie de madame Récamier, élève du comte de Maistre, femme virile, mais douce, dont la bonté tempérait l'orthodoxie, dont l'agrément attique amollissait les controverses, et qui pardonnait de croire autrement qu'elle, pourvu qu'on fût par l'amour au diapason de ses vertus; l'empereur Alexandre de Russie, vainqueur demandant pardon de son triomphe à Paris, comme le (p. 234) premier Alexandre demandait pardon à Athènes ou à Thèbes; la reine Hortense, jouet de fortunes contraires, favorite d'un premier Bonaparte, mère alors bien imprévue d'un second; la reine détrônée de Naples, Caroline Murat, descendue d'un trône, luttant de grâce avec madame Récamier dans son salon; la marquise de Lagrange, amie de cette reine, quoique ornement d'une autre cour, écrivant dans l'intimité, comme la duchesse de Duras, des Nouvelles, ces poëmes féminins qui ne cherchent leur publicité que dans le cœur; madame Desbordes-Valmore, femme saphique et pindarique, trempant sa plume dans ses larmes et célébrée par Béranger, le poëte du rire amer; madame Tastu, aux beaux yeux maintenant aveugles, auxquels il ne reste que la voix de mère qui fut son inspiration; madame Delphine de Girardin, ne disputant d'esprit qu'avec sa mère et de poésie avec tout le siècle, hélas! morte avant la première ride sur son beau visage et sur son esprit; la duchesse de Maillé, âme sérieuse, qui faisait penser en l'écoutant; son amie inséparable la duchesse de La Rochefoucaud, d'une trempe aussi forte, mais plus souple de conversation; la princesse de Belgiojoso, belle et tragique comme (p. 235) la Cinci du Guide, éloquente et patricienne comme une héroïne du moyen âge de Rome ou de Milan; mademoiselle Rachel, ressuscitant Corneille devant Hugo et Racine devant Chateaubriand; Liszt, ce Beethoven du clavier, jetant sa poésie à gerbes de notes dans l'oreille et dans l'imagination d'un auditoire ivre de sons; Vigny, rêveur comme son génie trop haut entre ciel et terre; Sainte-Beuve, caprice flottant et charmant que tout le monde se flattait d'avoir fixé et qui ne se fixait pour personne; Émile Deschamps, écrivain exquis, improvisateur léger quand il était debout, poëte pathétique quand il s'asseyait, véritable pendant en homme de madame de Girardin en femme, seul capable de donner la réplique aux femmes de cour, aux femmes d'esprit comme aux hommes de génie; M. de Fresnes, modeste comme le silence, mais roulant déjà à des hauteurs où l'art et la politique se confondent dans son jeune front de la politique et de l'art; Ballanche, le dieu Terme de ce salon; Aimé Martin, son compatriote de Lyon et son ami, qui y conduisait sa femme, veuve de Bernardin de Saint-Pierre et modèle de l'immortelle Virginie: il était là le plus cher de mes amis, un de ces amis qui vous comprennent (p. 236) tout entier et dont le souvenir est une providence que vous invoquez après leur disparition d'ici-bas dans le ciel; Ampère, dont nous avons essayé d'esquisser le portrait multiple à coté de Ballanche, dans le même cadre; Brifaut, esprit gâté par des succès précoces et par des femmes de cour, qui était devenu morose et grondeur contre le siècle, mais dont les épigrammes émoussées amusaient et ne blessaient pas; M. de Latouche, esprit républicain qui exhumait André Chénier, esprit grec en France, et qui jouait, dans sa retraite de la Vallée-aux-Loups, tantôt avec Anacréon, tantôt avec Harmodius, tantôt avec Béranger, tantôt avec Chateaubriand, insoucieux de tout, hormis de renommée, mais incapable de dompter le monstre, c'est-à-dire la gloire; enfin, une ou deux fois, le prince Louis-Napoléon, entre deux fortunes, esprit qui ne se révélait qu'en énigmes et qui offrait avec bon goût l'hommage d'un neveu de Napoléon à Chateaubriand, l'anti-napoléonien converti par popularité:

L'oppresseur, l'opprimé n'ont pas que même asile;

moi-même enfin, de temps en temps, quand le hasard me ramenait à Paris.

(p. 237) XXXII

À ces hommes retentissants du passé ou de l'avenir se joignaient, comme un fond de tableau de cheminée, quelques hommes assidus, quotidiens, modestes, tels que le marquis de Vérac, le comte de Bellile; ceux-là, personnages de conversation, et non de littérature, apportaient dans ce salon le plus facile des caractères, une amabilité réelle et désintéressée, ce qu'on appelle les hommes sans prétention. C'était la tapisserie des célébrités, le parterre juge intelligent de la scène, souvent plus dignes d'y figurer que les acteurs.

XXXIII

Et maintenant, célébrités politiques, célébrités littéraires, hommes de gloires, hommes d'agrément, femmes illustres et charmantes, acteurs de cette scène ou parterre de ce salon, qu'est-ce que tout cela est devenu depuis le jour où un modeste cercueil, couvert d'un linceul blanc et suivi d'un cortége d'amis, est sorti de cette grille de l'Abbaye-aux-Bois?

Chateaubriand, qui s'était préparé depuis (p. 238) longtemps son tombeau comme une scène éternelle de sa mémoire sur un écueil de la rade de Saint-Malo, dort dans son lit de granit battu par l'écume vaine et par le murmure aussi vain de l'océan breton; Ballanche repose, comme un serviteur fidèle, dans le caveau de famille des Récamier, couché aux pieds de la morte, après laquelle il n'aurait pas voulu vivre!

Ampère voyage, pareil à l'esprit errant, des déserts d'Amérique aux déserts d'Égypte, sans trouver le repos dans le silence ni l'oubli dans la foule, et rapportant de loin en loin dans sa patrie de la science, de la poésie, de l'histoire, qu'il jette, comme les fleurs de sa vie, sur le cercueil de son amie.

Mathieu de Montmorency et le duc de Laval dorment dans une terre jonchée des débris du trône qu'ils ont tant aimé; le sauvage Sainte-Beuve écrit, dans une retraite de faubourg qu'il a refermée jeune sur lui, des critiques quelquefois amères d'humeur, toujours étincelantes de bile, splendida bilis (Horace); il étudie l'envers des événements et des hommes, en se moquant souvent de l'endroit, et il n'a pas toujours tort, car dans la vie humaine l'endroit est le côté des hommes, l'envers est le côté de Dieu.

Hugo, exilé volontaire et enveloppé, comme (p. 239) César mourant, du manteau de sa renommée, écrit dans une île de l'Océan l'épopée des siècles auxquels il assiste du haut de son génie.

Béranger a été enseveli, comme il avait vécu, dans l'apothéose ambiguë du peuple et de l'armée, de la République et de l'Empire!

Le prince Louis-Napoléon, rapporté par le reflux d'une orageuse liberté qui a eu lâchement peur d'elle-même, règne sur le pays qui s'était confié à son nom, nom qui est devenu, depuis Marengo jusqu'à Waterloo, le dé de la fortune avec lequel les soldats des Gaules jouent sur leur tambour le sort du monde la veille des batailles!

Et moi, comme un ouvrier levé avant le jour pour gagner le salaire quotidien de ceux qu'il doit nourrir de son travail, écrasé d'angoisses et d'humiliations par la justice ou par l'injustice de ma patrie, je cherche en vain quelqu'un qui veuille mettre un prix à mes dépouilles, et j'écris ceci avec ma sueur, non pour la gloire, mais pour le pain!

XXXIV

Mais revenons aux salons littéraires; ils sont partout le signe d'une civilisation exubérante; (p. 240) ils sont aussi le signe de l'heureuse influence des femmes sur l'esprit humain. De Périclès et de Socrate chez Aspasie, de Michel-Ange et de Raphaël chez Vittoria Colona, de l'Arioste et du Tasse chez Éléonore d'Est, de Pétrarque chez Laure de Sade, de Bossuet et de Racine chez madame de Rambouillet, de Voltaire chez madame du Deffant ou chez madame du Châtelet, de J.-J. Rousseau chez madame d'Épinay ou chez madame de Luxembourg, de Vergniaud chez madame Rolland, de Chateaubriand chez madame Récamier, partout c'est du coin du feu d'une femme lettrée, politique ou enthousiaste, que rayonne un siècle ou que surgit une éloquence. Toujours une femme, comme une nourrice du génie, au berceau des littératures. Quand ces salons se ferment, craignons les orages civils ou les décadences littéraires. Ils sont fermés.

Lamartine.

(p. 241) LIIe ENTRETIEN

LITTÉRATURE POLITIQUE.
MACHIAVEL.

I

Faisons cette fois comme Plutarque, et commençons par la fin.

Rien n'est plus pathétique qu'un grand homme tel que Scipion accusé, Marius proscrit, Napoléon vaincu à Sainte-Hélène, aux (p. 242) prises avec la mauvaise fortune, et résumant sa vie soit en une résignation muette, soit en un satanique gémissement. Ces derniers actes de la tragédie humaine sont les plus fortes scènes du drame humain, celles qui se gravent le mieux dans la mémoire des peuples.

Voici une des dernières lettres confidentielles d'un homme d'État qui a été le plus grand écrivain politique de l'Italie moderne tout entière. Cet homme est encore dans la vigueur du corps et de l'esprit; il a été à la fois dans sa jeunesse le Molière et le Tacite de son temps; il a fait la Mandragore et l'Histoire de Florence; il a passé de là aux plus hautes magistratures décernées au mérite par le choix libre de ses concitoyens; il a été quinze ans secrétaire d'État de la république; il a été vingt-cinq fois ambassadeur de sa patrie auprès du pape, du roi de France, du roi de Naples, de tous les princes et principautés d'Italie; il a réussi partout à rétablir la paix, à nouer les alliances, à dissoudre les coalitions contre son pays.

Quand les Médicis, ces Périclès héréditaires de la Toscane, qui inventent un nouveau mode de gouvernement, le gouvernement commercial, (p. 243) l'achat de la souveraineté par la banque, et la paix par la corruption coïntéressée des citoyens, rentrent de leur exil, rappelés par la reconnaissance, cet homme est tombé du pouvoir; il est emprisonné par l'ingratitude de ceux qu'il a sauvés; il a subi la torture; il a été absous enfin de son génie, puis exilé, pauvre et chargé de famille, non pas hors de la patrie, mais hors de Florence; on lui a enfin permis de repasser quelquefois les portes de la ville, mais il lui est interdit d'entrer jamais dans ce palais du gouvernement où il a tenu si longtemps dans ses mains la plume souveraine des négociations, des décrets, des lois.

Cet homme, aussi capable de descendre que de monter, est maintenant réfugié à douze milles de Florence, dans la vallée reculée et pierreuse de San-Casciano, thébaïde de la Toscane; il y possède pour tout bien une métairie et quelques champs d'oliviers, dont l'huile et les fruits nourrissent d'économie lui, sa femme, ses fils et ses filles, auxquelles il faudra trouver des dots sur les rognures de cette métairie. Ses anciens amis sont éloignés, les cours qu'il a fréquentées l'ont oublié; les Médicis, quoique (p. 244) pleins d'estime pour lui, le regardent avec une certaine déplaisance; ils craignent même les services d'un citoyen dont le mérite domine de trop haut les autres citoyens. Dans une telle situation cet homme languit et se ronge de soucis domestiques; il est (on le verra) obligé de calculer combien la douzaine d'œufs ou la fiasque d'huile coûtent, pour nourrir sa journée et pour éclairer sa lampe; il porte lui-même au marché voisin les fagots coupés dans son petit bois par son bûcheron; il n'a pas de quoi payer largement son écot dans un dîner de cabaret à San-Casciano avec quelques vieux amis.

Voulez-vous savoir comment il passe ses jours d'été au village voisin, entre le travail et les heures nonchalantes de son repos? lisez la merveilleuse lettre suivante, retrouvée tout récemment dans ses papiers aux archives du vieux palais de Florence.

Cette lettre est adressée à Vettori, son ami, diplomate comme lui, et par lequel il est fréquemment consulté sur la conduite à tenir dans les affaires publiques. Cet homme, j'allais oublier de vous dire son nom, c'est Nicolas Machiavel.

(p. 245) MACHIAVEL
À FRANÇOIS VETTORI, À ROME.

«Magnifique ambassadeur!

Tardo non furon mai grazie divine;

«Les grâces du ciel ne se font jamais attendre.»

«Je parle ainsi parce qu'il me semblait avoir non pas perdu, mais égaré vos bonnes grâces, car vous avez tant tardé à m'écrire que je ne pouvais interpréter la cause de ce silence... J'ai craint qu'on ne vous eût prévenu contre moi en vous disant que j'étais un mauvais économe... J'ai été tout réconforté par votre dernière lettre du 23 du mois passé; j'y ai vu avec bien du plaisir que vous ne vous occupiez plus qu'à votre aise des affaires d'État. Continuez à prendre ce parti, car quiconque s'incommode trop pour les autres se sacrifie soi-même sans qu'on lui en sache le moindre gré; et puisque absolument la fortune veut diriger toutes nos actions, il faut la laisser faire à sa guise, ne la déranger en rien, et attendre qu'elle permette aux hommes d'agir à leur tour. Quand ce moment sera venu, vous pourrez (p. 246) reprendre un peu place aux affaires publiques, veiller un peu plus à ce qui se passe dans l'État; alors aussi vous me verrez quitter sur-le-champ ma métairie et accourir vers vous en vous disant: Me voilà!

«Puisqu'il en est ainsi, je vais essayer de vous rendre un plaisir équivalent à celui que m'a fait votre lettre, et vous dire à mon tour la façon dont je gouverne ma vie...

«J'habite dans ma métairie, et, depuis mes disgrâces, je ne crois pas avoir été vingt jours en tout à Florence. Jusqu'à ce moment je me suis amusé à tendre de ma main des piéges aux grives; je me levais pour cela avant le jour, je portais mes gluaux, et je cheminais en outre avec un paquet de cages sur le dos, semblable à Géta quand il revient du port tout courbé, chargé des livres d'Amphitryon. Le moins que j'attrapais de grives, c'était deux; le plus, c'était sept: c'est ainsi que j'ai passé tout le mois de septembre. Depuis, ce misérable passe-temps, quoique respectable et étrange, m'a même manqué à mon grand déplaisir, et quelle est ma vie depuis ce temps, je vais vous le dire.

(p. 247) «Je me lève avec le soleil, et je m'achemine vers un petit bois que je fais couper dans le voisinage. J'y passe deux ou trois heures à surveiller l'ouvrage de la veille, et j'use le temps avec ces bûcherons, qui ont toujours quelques malheurs à déplorer, soit arrivé à eux-mêmes, soit à leurs voisins. Et, au sujet de ce bois exploité, j'aurais mille belles anecdotes qui me sont arrivées, soit avec Frosino de Ponsano, soit avec d'autres qui voulaient m'acheter de cette coupe; et Frosino, entre autres, en envoya prendre un certain nombre de cordes (carlate) sans m'en prévenir, et sur le prix il voulut me retenir 10 livres florentines que je devais, disait-il, depuis quatre ans, et qu'il m'avait gagnées au jeu de criccrac chez Antoine Guiciardini.

«Je commençais sur cela à faire le diable et à m'en prendre au charretier qui s'en était allé emportant mes bûches sans les payer, comme un voleur, lorsque Machiavel, mon parent, entra et nous remit d'accord. Baptiste Guiciardini, Philippe Ginori, Thomas del Bene et quelques autres habitants du voisinage, pendant que ce vent soufflait, m'en demandèrent (p. 248) chacun une corde. Je la promis à tous, et j'en envoyai une à Thomas del Bene, qui en fit transporter la moitié à Florence parce qu'il y avait là pour l'enlever de la rue lui, sa femme, sa servante et ses enfants, tellement qu'on aurait dit le gaburro quand, le jeudi, il sort armé de bûches avec ses garçons pour assommer un bœuf. M'apercevant ainsi qu'il n'y avait pour moi aucun bénéfice, j'ai dit aux autres que je n'avais plus de bûches à vendre; ils en ont tous fait la grosse tête (la moue), surtout Baptiste Guiciardini, qui a mis cela au nombre de ses mésaventures d'État.

«En sortant de ma coupe de bois, après l'ouvrage, je m'en vais auprès d'une petite fontaine, et de là à mes piéges d'oiseaux, avec un livre sous mon bras, soit Dante, soit Pétrarque, soit un de ces poëtes familiers en second ordre, tels que Tibulle, Ovide ou quelqu'un de ce genre; je lis là leurs amoureuses souffrances ou leurs jouissances amoureuses; ils me font souvenir de mes propres amours, et je me réjouis un peu dans ces douces mémoires.

«De là je descends sur le grand chemin, dans la taverne du village; je cause avec les passants, (p. 249) je leur demande des nouvelles de leur pays; j'entends des choses neuves et diverses, je remarque les goûts différents et les fantaisies opposées des hommes. Vient en causant ainsi l'heure du dîner, où je mange avec ma petite famille ces mets frugals que nous peuvent fournir ma pauvre métairie et mon étroit domaine paternel. Après le repas je retourne à la taverne: j'y trouve ordinairement l'hôtelier, un boucher, un menuisier et deux chaufourniers; je m'encanaille avec eux tout le reste du jour au criccrac ou trictrac, jeux pendant lesquels surgissent entre nous mille disputes, mille chocs de paroles injurieuses, et où le plus souvent on conclut pour un quatrino (un sol), et où on ne nous entend pas moins crier de là à San-Casciano.

«Ainsi plongé dans cette vulgarité de vie, je tâche de préserver mon esprit de la moisissure d'une complète oisiveté, et je décharge la malignité du sort qui me poursuit, jouissant d'une satisfaction âpre et secrète de me sentir foulé ainsi aux pieds par la fortune, pour voir si à la fin elle n'en aura pas honte et n'en rougira pas!...

(p. 250) «Mais, le soir venu, je retourne à la maison et j'entre dans mon cabinet de travail; sur le seuil de la porte je dépouille ces habits de paysan souillés de poussière ou de fange, et je me revêts en idée d'habits royaux et de vêtements de cour. Ainsi vêtu d'habits conformes à la hauteur de mes pensées, j'entre avec dignité dans la société antique des grands hommes d'autrefois, où, accueilli amoureusement par eux, mes semblables, je me nourris de la seule nourriture qui est faite pour moi et pour laquelle je suis fait moi-même. Je ne rougis point de m'entretenir de niveau avec eux, de leur demander raison de leurs actes, et ces grands hommes ne dédaignent pas de me répondre avec leur indulgente bonté.

«Pendant quatre heures de temps que dure cet entretien avec les morts, je ne sens plus aucun de mes soucis, j'oublie toutes mes angoisses, je ne crains plus ma pauvreté, je ne m'épouvante plus de la mort; je me transfigure en eux tout entier, et, comme dit Dante, «qu'aucune science ne mérite ce nom si on ne retient pas ce qu'on a appris,» j'ai noté de ces entretiens avec ces hommes antiques tout (p. 251) ce que j'ai recueilli de capital et de caractéristique dans leur vie et dans leurs pensées, et j'en ai composé un opuscule intitulé des Gouvernements, ouvrage dans lequel je pénètre aussi profondément que je le peux dans les pensées qu'un tel sujet comporte, agitant en moi-même ce que c'est que la souveraineté, de combien d'espèces de souverainetés le monde se compose, comment elles s'acquièrent, comment elles se conservent, pourquoi elles se perdent; et si jamais quelques-unes de mes rêveries vous ont plu, celle-ci, je le crois, ne devra pas vous déplaire; et elle pourrait être acceptable surtout à un prince nouveau (allusion aux Médicis, rentrés maîtres de Florence, à qui il espérait plaire par cette haute leçon de gouvernement): c'est pour cela que l'ai dédiée à la magnificence (majesté) de Julien. Philippe Casa Vecchia a vu le livre; il pourra vous distraire en vous rapportant ce que l'ouvrage contient, ainsi que les raisonnements que nous en avons faits tous deux, quoique depuis ce temps-là je le lèche et le polisse sans cesse...

«J'irais bien vous voir à Florence, mais je (p. 252) craindrais qu'au lieu d'y descendre de voiture chez moi, je ne descendisse chez le geôlier de la prison, et il n'y manque pas d'amis empressés qui, après avoir invité les autres à dîner avec moi, me laisseraient l'embarras de payer...

«Je voudrais bien que ces seigneurs de Médicis commençassent à m'employer: c'est la nécessité domestique où je suis qui me force à cette démarche auprès de leurs amis; car je me consume, et je ne puis pas rester longtemps dans la même pénurie sans que la pauvreté me rende l'objet de tous les mépris. Dussent-ils ne m'employer d'abord qu'à retourner des pierres, je m'y résignerais.

«Quant à mon ouvrage du Prince, s'ils prenaient la peine de le lire, ils verraient bien que les quinze années passées par moi au service, au maniement des affaires de la république, je ne les ai employées ni au jeu ni au sommeil. Chacun devrait tenir à utiliser un homme qui a acquis déjà, aux dépens des autres et de lui-même, l'expérience consommée qu'il possède. Le meilleur garant que je puisse donner de ma (p. 253) fidélité et de ma probité, n'est-ce pas mon indigence?

«Adieu, soyez heureux et pensez à moi.

«Nicolas Machiavel.

«10 décembre 1513.»

II

Quel est le cœur qui ne soit pas ému de l'accent à la fois naïf, simple et pathétique de cette lettre, la plus belle protestation contre le sort que nous connaissions parmi toutes les lettres des grands hommes anciens et modernes retrouvées dans les archives du genre humain? On y sent l'homme qui se plie humblement comme le roseau au vent de son adversité et de sa misère. Comme on sent, quelques lignes plus loin, l'homme qui a le sentiment de sa supériorité sur ses contemporains, de son égalité de niveau avec les plus hauts caractères et les plus vastes intelligences (p. 254) de l'antiquité! Comme on y sent contre la fortune ce juste et muet mépris qui est la vengeance éternelle des hommes écrasés par l'iniquité de leurs contemporains! Enfin comme on y sent, dans les détails domestiques de sa métairie, de ses occupations, de sa pauvreté, de sa déchéance au milieu des meuniers, des chaufourniers et des cabaretiers de son village de Toscane, cette souplesse d'imagination et cette verve de goût, d'amour, de débauche même, qui rappellent le Molière dans le Tacite, l'auteur des comédies dans l'homme d'État! Comme cette lettre rit, pleure et gronde dans la même page! Quand je ne connaîtrais de Machiavel que cette lettre, il serait pour moi un homme de bronze et un homme de chair, un grand exemplaire de l'humanité, un grand ludibrium de la fortune, un homme plus italien que toute l'Italie de son temps, un de ces hommes qui ont le droit de dire, avec le sourire du dédain de Marius à l'esclave: «Va dire à Rome que tu as vu Marius assis dans la boue des marais de Minturnes, mais toujours Marius.»

(p. 255) III

Or qu'était-ce jusque-là que Nicolas Machiavel? En deux lignes le voici.

Il était né à Florence d'une haute lignée étrusque et féodale, les Machiavelli. Leurs domaines, situés entre la Romagne et la république florentine, avaient été peu à peu absorbés dans les États toscans. Cette famille, non déchue, mais appauvrie, servait maintenant dans les armées ou dans la magistrature de la république toscane. Treize de ses membres avaient été gonfaloniers, c'est-à-dire à peu près doges de Florence. Le père de Nicolas Machiavel, le héros d'esprit et de plume de cette grande race, était gouverneur dans des provinces de la république. Il soigna l'éducation de son fils comme s'il l'eût senti prédestiné aux grandes choses. C'était le temps héroïque de l'Italie ressuscitée, la virilité de ce qu'on (p. 256) appelle le moyen âge. Dante, Pétrarque, Boccace, avaient créé la langue toscane avec les débris de la latinité romaine; la Grèce avait versé ses manuscrits dans les bibliothèques de Florence; l'atticisme s'unissait à la force dans les écrits des Toscans; ils avaient un poëte et des lettrés en tous genres; il leur manquait en prose un Tacite ou un Bossuet pour illuminer la politique et fixer la grande langue des affaires.

La littérature politique, illustrée en Grèce par Aristote, n'était pas née en Italie; elle y naquit forte et souveraine avec Nicolas Machiavel.

Sa mère, Bartholomée Nelli, d'une illustre maison florentine aussi, lui donna le jour le 3 mai 1469. Ces souches toscanes, greffées de sang romain, ont toujours produit des branches prodigieuses de sève et de force dans l'espèce humaine. Souvenez-vous des Dante, des Pétrarque, des Médicis, des Capponi, des Strozzi, des Guiciardini, des Michel-Ange, des Mirabeau, des Bonaparte; poëtes, artistes, écrivains, hommes de tribune, hommes d'État, hommes de guerre et de tyrannie, (p. 257) la Toscane est une mère féconde; Florence a du sang étranger dans les veines. Ce sang est la sève sauvage ou civilisée du génie.

IV

Je glisse sur les premières années de ce rejeton des Nelli et des Machiavelli; son intelligence vive, étendue, profonde et éloquente comme la passion, le fit remarquer avant l'âge. À vingt-huit ans le gouvernement de Florence le choisit d'acclamation pour secrétaire de la république. Ce secrétaire rédigeait les actes du gouvernement, il les inspirait et les discutait en les rédigeant; il était à la république ce que le souffleur est au drame, invisible, mais âme de tout.

L'Italie était alors ce qu'elle est encore, ce qu'elle sera toujours, à moins qu'il ne renaisse à Rome un peuple-roi; elle était une perpétuelle et héroïque anarchie de cinq ou six nationalités (p. 258) qui se disputaient la puissance, la gloire, la primauté dans cette cendre du vieux monde: les membres principaux de cette anarchie étaient Venise, Rome, Milan, Naples, Florence; les Impériaux, les Français, les Espagnols, appelés comme aujourd'hui par les Piémontais en Italie, en faisaient leur champ de bataille ou le prix de leurs victoires.

Les Médicis, ces citoyens presque couronnés de Florence, venaient d'en être exilés pour avoir préféré l'appui de l'Espagne à l'alliance de la France. Une république démocratique et religieuse, agitée par la parole d'un moine à moitié fou, à moitié factieux, mais toujours fourbe, Savonarola, avait remplacé les Médicis. Un caprice des historiens démagogues et des mystiques de ce temps-ci a voulu prendre au sérieux ce moine thaumaturge; l'histoire sincère les dément à chaque mot. Savonarola n'était qu'un Marat encapuchonné; le peuple, qu'il avait trompé et fanatisé, en fit justice au premier retour de bon sens. Son supplice fut cruel, mais son exil était mérité. Il demandait le sang de tout ce qui n'applaudissait pas à ses démences. Il mourut en lâche après avoir vécu (p. 259) en bourreau. Malheur aux partis qui prennent pour patrons dans l'histoire ces hommes de délire, de hache et de bûchers, tels que le moine Savonarola!

V

C'est au milieu de ces convulsions de la république provisoire de Florence, entre l'exil et le retour des Médicis, que Machiavel exerça les difficiles fonctions de secrétaire de la république, au dedans et d'ambassadeur au dehors. Ces ambassades, qu'on appelle les légations, lui firent connaître à fond la politique des puissances auprès desquelles il alla ménager les intérêts de sa patrie. Les dépêches qu'il écrivit pendant ces vingt-cinq légations à son gouvernement sont des chefs-d'œuvre de sagacité, de clarté, de style, appropriés aux affaires.

Nous ne vous donnerons ici ni le récit de ces circonstances aussi fugitives que le temps, (p. 260) ni le texte de ces dépêches: cela ressemblerait aux dialogues des morts. Une seule de ces circonstances mérite d'être relatée, parce qu'elle donna lieu à la longue résidence de Machiavel auprès de César Borgia, fils du pape Alexandre VI.

César Borgia, sans bornes dans son ambition, sans scrupule dans ses actes, est le véritable héros du moyen âge. Fils d'un pape espagnol, hardi comme un aventurier, intrépide comme un chevalier, politique comme un diplomate, perfide comme un brigand, il aspirait à fonder en Italie, par la puissance papale de son père, une dynastie des Borgia. Il la conquérait peu à peu par ses exploits, par ses trahisons, par ses intrigues, en se mettant tour à tour à la tête des troupes des divers États d'Italie. Il désirait passionnément devenir aussi, par son alliance avec la république de Florence, général des troupes toscanes. La république le redoutait et le ménageait. Elle chargea Machiavel de résider auprès de lui, tantôt pour se concilier l'appui de ses armes, tantôt pour éluder ses prétentions, toujours pour le flatter.

(p. 261) Cette longue résidence de Machiavel auprès de César Borgia fut pour le secrétaire florentin l'école de la diplomatie la plus consommée et la plus perverse. Machiavel en sortit comme on sort d'une école de haute intrigue et de crimes habiles (s'il y eut jamais habileté dans le crime). Le malheur du nom de Machiavel fut d'avoir passé pour complice de ces perfidies et de ces crimes, dont il n'était que le spectateur et le confident diplomatique au nom de sa patrie. C'est là ce qui le fait passer pour un scélérat quand il n'était en effet qu'un courtisan officiel, obligé, par l'intérêt des Florentins, de complaire à une ambition qui faisait trembler sa patrie.

Il sortit en même temps de cette cour militaire de César Borgia tellement rompu aux affaires politiques et aux intrigues d'ambition que nul ne perça jamais si profondément dans les ressorts cachés qu'on emploie pour conquérir ou gouverner les hommes. Il en sortit enfin seul capable de donner les conseils de l'ambition pratique aux bons ou aux mauvais desseins et d'écrire ce livre du Prince, manuel du bien et du mal pour les ambitieux. Son véritable (p. 262) crime ne fut pas d'avoir préféré le mal au bien dans ce commentaire sur les entreprises des princes: son crime fut son indifférence apparente, sa neutralité extérieurement impassible entre le crime et la vertu.

Nous disons neutralité apparente à l'extérieur, parce qu'en le lisant dans ses douze volumes et en l'étudiant impartialement dans sa vie, on reconnaît avec bonheur qu'il n'était nullement neutre, encore moins pervers; qu'il aimait l'honnête, qu'il le pratiquait pour lui-même, et que son tort est d'avoir eu l'intelligence du mal, mais non le goût. Vous vous en convaincrez quand vous m'aurez suivi jusqu'au bout. Le nom de Machiavel devenu proverbe est une calomnie de l'homme qui a porté ce grand nom: il est plus commode de le nommer que de le lire. Malheur aux hommes dont le nom devient synonyme de crime: il faut des siècles pour laver ce nom!

Nous n'entreprenons pas de le laver. Il eut des torts; ces torts furent des complaisances coupables pour ce qu'on appelle des faits accomplis. Il prit en apparence le succès pour un dogme; il oublia que la moralité est la première condition (p. 263) des actes publics; il crut aux deux morales, la petite et la grande; comme Mirabeau, son élève et son égal, il matérialise la politique en la réduisant à l'habileté, au lieu de la spiritualiser en l'élevant à la dignité de vertu: mais, à cette faute près, faute punie par la mauvaise odeur de son nom, il fut honnête homme; il fut même chrétien dans sa foi et dans ses œuvres; il fut en même temps le plus parfait artiste en ambition que le monde moderne ait jamais eu à étudier pour connaître les hommes et les choses; son malheur fut d'être artiste, et de donner dans le même style et avec le même visage des leçons de tyrannie et des leçons de liberté.

Cela dit, entrons dans ses œuvres. Voyons-en d'abord l'occasion.

VI

Nous avons vu qu'au retour des Médicis à Florence, Machiavel, destitué de toutes ses (p. 264) fonctions, avait été obligé de se retirer, presque indigent, dans sa petite métairie de la Strada, près de la bourgade de San-Casciano. À peine y goûtait-il un court loisir que la conspiration de Capponi, le grand citoyen patriote, contre les Médicis éclata et échoua le même jour. Capponi ayant par mégarde laissé tomber de son habit la liste des conjurés, les Médicis avertis firent saisir tous ceux dont le nom était porté sur la liste de Capponi et tous ceux que leurs sentiments républicains pouvaient faire soupçonner complices de la conjuration. Machiavel, quoique innocent, fut du nombre. Ses interrogatoires, rendus plus âpres par la torture, ne purent lui arracher un aveu.

Le pape Léon X, Médicis lui-même et le plus doux des hommes comme le plus lettré, envoya de Rome réclamer de ses neveux la liberté de Machiavel; il lui demanda de plus, comme au premier des politiques de son temps, des conseils pour le gouvernement des affaires d'Italie. Il l'appela même à sa cour. Machiavel, mal inspiré, ne s'y rendit pas. Sa vraie place était dans le conseil de ce Périclès des papes. Il y eût été libre, heureux, puissant sur les affaires. (p. 265) Il craignit un piége où il n'y avait de la part du pape qu'estime et bonté. Toutefois il écrivit à Léon X, par l'intermédiaire de Vettori, son ami, ambassadeur de Florence à Rome, ces lettres remarquables sur la politique papale, qui dénotent une connaissance presque providentielle des divers intérêts des grandes nations.

Léon X en fit son profit; il aimait Machiavel; il regretta d'être privé de la présence de l'oracle politique de Florence, aussi propre à devenir l'oracle politique de Rome.

Machiavel, toujours par l'intermédiaire de son ami Vettori, qui résidait auprès du pape, transmettait à Léon X des chefs-d'œuvre de vues en chefs-d'œuvre de style, émanés de cette pauvre métairie où languissait le génie du siècle. Tous ces conseils parfaitement honnêtes de Machiavel à Léon X ne tendaient qu'à la paix de l'Italie; il suppliait ce grand pape de s'en faire l'arbitre au nom de son autorité pontificale, au nom des Médicis, au nom de ses propres armées.

(p. 266) VII

Mais, par une souplesse de génie sans égale peut-être dans l'histoire de l'esprit humain, pendant que cet homme d'État vieilli, fatigué, indigent, donnait de si hauts conseils aux rois et aux papes, il s'amusait à écrire, de la même plume qui allait écrire comme Tacite, des comédies dignes de Molière.

C'est de cette époque, en effet, que date sa facétie de la Mandragore. La Mandragore est une plaisanterie obscène. Un mari dupe de lui-même et une jeune femme innocente y sont joués et corrompus par l'intrigue d'un amoureux et d'un moine, dans un imbroglio et dans un dialogue dignes de Boccace. La pudeur moderne nous interdirait d'en faire seulement l'analyse; mais les mœurs italiennes du temps étaient si peu scrupuleuses en matière de décence et de religion que cette facétie comique (p. 267) eut un succès classique et prolongé à Florence, et que le pape Léon X, dans ses voyages en Toscane pour revoir sa famille, fit représenter devant lui deux fois la Mandragore pour amuser le sacré collége.

Le Mariage de Figaro par Beaumarchais est une édification en comparaison de la farce de Machiavel; mais les Contes de Boccace, imprimés avec les priviléges et les éloges de la cour de Rome, avaient accoutumé les Italiens au ridicule versé sur les maris et sur les moines. Cette pièce grotesque popularisa plus Machiavel à Florence et à Rome que ses écrits les plus substantiels de politique; les peuples préfèrent souvent ce qui les dégrade à ce qui les élève: Machiavel, baladin pour gagner le pain de sa famille à San-Casciano, devint plus célèbre que Machiavel homme d'État, orateur et ambassadeur, sauvant pendant quinze ans sa patrie par des miracles de diplomatie.

(p. 268) VIII

Il y avait alors à Florence un citoyen d'une grande opulence, ami des Médicis, nommé Cosme Ruscelaï, infirme et mûri par ses infirmités avant l'âge. Ruscelaï avait fait planter autour de son palais de délicieux jardins, semblables à ceux d'Académus, et il y rassemblait tous les jours ses amis pour y disserter platoniquement avec eux de philosophie, de religion, d'histoire, de poésie, de politique.

Toutes les fois que Machiavel revenait à Florence, il présidait du droit de sa renommée et de son agrément à ces entretiens. Là, du moins, il avait son public restreint mais compétent. On l'interrogeait avec respect sur sa longue expérience des idées et des choses. Ce fut pour plaire à Ruscelaï et à cette élite d'amis qu'il écrivit alors ses Discours sur Tite-Live.

Ce livre, le plus magistral qu'il ait peut-être (p. 269) composé, est le commentaire de l'histoire romaine par le génie des affaires. Machiavel y suit Tite-Live événement par événement, comme la lampe suit les contours d'une statue pour en faire jaillir les formes dans la nuit aux regards d'un statuaire.

Il explique avec une sagacité véritablement divine la pensée ou la passion des personnages, rois, consuls, magistrats ou peuple, qui amenèrent, dans tel ou tel but, telles ou telles vicissitudes dans les destinées du peuple romain; il montre comment de l'événement accompli devait nécessairement découler tel autre événement par la seule fatalité des grands esprits, la fatalité des conséquences; il refait l'histoire romaine tout entière avec une lucidité rétrospective qui éclaire mille fois mieux les faits que l'historien romain lui-même. L'historien ne voyait que les détails, Machiavel voit l'ensemble; Tite-Live n'est que la main, Machiavel est l'intelligence. L'un dit: Ceci fut; l'autre dit: Ceci devait être.

(p. 270) IX

Ni Montesquieu, dans ses Considérations sur la décadence, ni Bossuet lui-même, dans les éclairs de son Histoire universelle, n'ont cette évidence instinctive de sagacité qui caractérise l'infaillibilité de Machiavel dans ce coup d'œil sur la politique romaine. Montesquieu a de la prétention dans les aperçus; Bossuet a de la poésie dans les vues: c'est un épique plus qu'un historien; leur style se ressent de leur nature: l'un veut frapper, l'autre veut éblouir; Machiavel ne veut que comprendre et fait comprendre. Il ne songe seulement pas à son style: le mot, chez lui, c'est la pensée; la couleur, c'est la lumière; le seul effet qu'il recherche et qu'il obtient toujours, c'est la vérité. Aussi, s'il y a plus de plaisir à lire Montesquieu, s'il y a plus d'éblouissement à lire Bossuet, il y a plus de profit politique à lire (p. 271) Machiavel. C'est lui qui est le véritable traducteur des événements et qui les interprète en homme d'État; il en extrait le suc pour en nourrir substantiellement ses amis des jardins Ruscelaï, destinés à gouverner après lui la république ou la monarchie, l'aristocratie ou la démocratie de Florence.

Nous sommes étonné qu'on ne mette pas le commentaire de Machiavel sur Tite-Live dans les mains de la jeunesse moderne qui se destine à la vie publique: ce serait un cours de sagacité. Point de chimères, point de rêves, point de système préconçu, point d'utopie sacrée, académique ou profane; le fait et la signification du fait, voilà tout: ce sont les mathématiques de l'histoire. Machiavel y est en philosophie politique égal à Newton en philosophie naturelle. Le monde moderne n'a eu qu'une tête de cette force, Bacon; nous vous le ferons connaître un jour.

(p. 272) X

Après ce livre, il écrivit, autant par délassement que par patriotisme, les sept livres de l'Art de la guerre, ouvrage dirigé contre les condottieri, ces troupes sans patrie de l'Italie; il y invente la conscription militaire, cette institution des nationalités qui veulent rester nations ou rester libres.

Ces sublimes écrits ne le tiraient pas de la misère: les Médicis continuaient à le craindre; Léon X admirait mais ne récompensait pas ses travaux. Il est à croire que ce pape, prodigue pour tout autre, voulait le contraindre par la nécessité même à venir à Rome. On ne sait quel amour instinctif des collines de Florence empêchait Machiavel d'abandonner cette terre ingrate; cet amour lui coûta l'aisance et le repos.

«Je resterai donc dans ma misère, écrit-il à (p. 273) son ami Vettori, sans trouver une âme qui se souvienne de mon dévouement ou qui me trouve bon à quelque chose. Mais il est impossible que je demeure plus longtemps dans cet état, car je vois toutes mes ressources diminuer, et, si Dieu ne vient à mon secours, je serai forcé d'abandonner ma métairie et de me faire secrétaire de quelque podestat (maire) de village; ou bien, si je ne puis trouver un autre moyen de vivre et de faire vivre ma pauvre famille, je serai forcé de me réfugier dans quelque bourgade écartée et ruinée, pour y enseigner à lire aux enfants, et de laisser ici ma famille, qui me considère comme un homme mort. C'est le meilleur parti qu'elle puisse prendre, car elle vivra plus aisément sans moi, qui lui suis à charge, attendu que j'ai été accoutumé toute ma vie à l'aisance, et que je ne puis m'astreindre aussi rigoureusement qu'il le faudrait à la parcimonie nécessaire.»

(p. 274) XI

N'est-ce pas un jeu bien ironique du destin que de voir le premier homme d'État et le premier écrivain de l'univers aspirer, pour gagner son pain, à apprendre à lire aux enfants des paysans dans un village privé de maître d'école!

Mais il y a quelque chose de plus étrange encore, et qui montre dans cette vigoureuse imagination aux prises avec l'indigence et l'abandon de sa patrie l'énergie légère et vicieuse des nations de ce pays et de ce temps. Le lion vieilli, dompté par l'amour, en relief sur les vases étrusques, est le symbole de cette puissance de souffrir et de jouir en même temps qui caractérise cette forte race d'Étrurie. C'est ainsi que Mirabeau, Étrusque de race comme Machiavel, secouait d'une main les barreaux de son cachot de Vincennes, et de l'autre main (p. 275) écrivait des volumes d'amour à madame de Mounier.

«Malgré mon âge, qui touche à cinquante ans, écrit-il à Vettori, je vais chaque jour visiter celle qui captive mon cœur; je ne me laisse ni rebuter par les ardeurs de l'été, ni arrêter par la longueur et les difficultés du chemin, ni effrayer par l'obscurité des nuits.»

Tant que dura ce violent amour qui lui faisait tout oublier, même la dignité de son nom, même sa misère, même la décence de son âge, il n'écrivit plus rien que des lettres amoureuses ou que les confidences de son bonheur.

Guéri de cette passion, qui ne fut pas la dernière, et consulté par Léon X sur les moyens de corrompre le vieux républicanisme de Florence, Machiavel, sans désavouer tout à fait la république, conseille au pape de corrompre à force de faveurs et de prospérité les citoyens.

«Conservez, lui dit-il, l'apparence des élections, mais faussez-en les résultats s'ils vous sont contraires, en achetant ou en altérant les votes dans les scrutins.»

C'est une trahison exactement semblable à celle que le grand et vénal Mirabeau organisait (p. 276) secrètement pour Louis XVI, en recevant d'une main les subsides immenses de la cour, et en agitant de l'autre main les passions qui nourrissaient sa popularité. Cependant Machiavel était moins pervers dans sa politique, car il ne trahissait personne que lui-même, dans cette entente avec Léon X.

XII

Machiavel commençait à rentrer en grâce auprès des Médicis quand Léon X mourut.

La mort de ce pape le laissa de nouveau sans espoir. Les amis et les élèves de Machiavel, dans les jardins Ruscelaï, conspirèrent, à l'exemple des Brutus, pour le rétablissement de la république; ils furent trahis, suppliciés ou proscrits. Machiavel, qui les fréquentait, et qui les inspirait du fanatisme classique de la liberté romaine, n'avait trempé que son génie, mais non sa main, dans la conjuration. Soupçonné, mais non accusé, il fut obligé de renoncer à tout (p. 277) espoir de rentrer dans le gouvernement, et dut se retirer plus que jamais dans sa retraite indigente.

Il en occupa les loisirs en écrivant son Histoire de Florence. Avant de l'avoir poussée jusqu'à son temps, trop difficile à toucher sans offenser le maître de Florence, il porta son histoire à Rome au pape Clément VII. Ce pape, aussi parcimonieux que Léon X était libéral, lui donna cent ducats pour toute récompense d'un si magnifique travail. Machiavel, indigné, brisa sa plume; elle nourrissait la postérité de son génie, et elle ne le nourrissait lui-même que d'amertume!

Et cependant il s'amusait toujours à aimer et à chanter entre deux détresses. Ainsi on le voit, à ce retour de Rome, en correspondance avec son célèbre contemporain Guiciardini sur des représentations de la Mandragore, que Guiciardini veut faire jouer à Modène.

«J'ai fait huit ou dix chansons gaies de plus pour la pièce, écrit-il à Guiciardini. J'irai avec la Barbera, belle chanteuse de Florence: préparez-nous, à moi et à la Barbera, une chambre chez ces moines.»

(p. 278) Le pape, rougissant enfin de négliger un tel serviteur de ses intérêts, le charge de surveiller et d'achever les fortifications de Florence.

Il trouva à peine du pain dans cet emploi. Les Florentins, menacés par l'armée de la confédération des ennemis du pape et des Médicis, se gouvernent un moment par les conseils de ce grand politique. Machiavel écarte avec une habileté consommée l'armée des confédérés de Florence. Il suit cette armée pour y poursuivre ses négociations dans leur camp sous les murs de Rome; il assiste à la mort du connétable de Bourbon et à la prise de Rome. Les Médicis, pendant cette éclipse de leurs papautés à Rome, sont de nouveau expulsés de Florence. Machiavel espère y rentrer pour reprendre son ascendant sur la république restaurée par ses amis; mais les républicains lui reprochent avec indignation ses complaisances pour Laurent de Médicis et les conseils d'usurpation qu'il a donnés à ce dictateur de Florence dans le livre du Prince. Il est destitué, menacé, obligé de se cacher de nouveau dans sa chaumière de San-Casciano.

(p. 279) XIII

Le livre du Prince n'était cependant pas encore publié, mais on en connaissait l'existence et les principes par l'indiscrétion des Médicis.

Ce livre, qui fut son crime contre la république et contre l'honnêteté politique, fut ainsi son arrêt d'exil, et devint bientôt, comme on va le voir, son arrêt de mort. Le parti de ce faux prophète de la populace et de la monacaille, de ce fou imposteur, Savonarola, se déclara irréconciliable avec le grand homme qui avait méprisé ses jongleries soi-disant évangéliques, mais plus réellement démagogiques.

Examinons ici ce livre du Prince, qui a donné l'immortalité de la calomnie à son auteur, ce livre qui a été et qui est encore l'énigme de l'Italie.

Ce livre fut-il, comme le prétendent certains Italiens, une ironie vertueuse de Machiavel, (p. 280) voulant, comme le législateur de Sparte, faire horreur de la tyrannie en enivrant les tyrans?

Ce livre fut-il, comme d'autres le disent, une froide leçon de tyrannie pour donner aux princes la théorie des crimes heureux?

Des centaines de volumes sont écrits tous les ans en Italie par les pédants oisifs pour débattre l'une ou l'autre de ces appréciations systématiques sur Machiavel.

Ni les uns ni les autres ne sont dans la vérité de la nature humaine.

La nature ne fait pas de ces hommes assez dévoués à la vertu pour écrire gratuitement des contre-vérités qui les feront passer éternellement pour des scélérats; la nature ne crée pas non plus des hommes assez monstrueux (surtout quand ces hommes sont les plus hautes et les plus saines intelligences de leur siècle) pour penser, pour écrire et pour signer des théories de crimes qui les dévoueront à l'exécration de la postérité.

L'auteur des Commentaires sur Tite-Live et de l'Histoire de Florence, ouvrages où le goût de la vertu se fait sentir aussi éloquemment que le génie du style; l'homme dont la vie (p. 281) privée et la vie publique méritèrent à juste titre la renommée d'homme de bien n'eut certes jamais la pensée de personnifier en soi un Tibère, un Néron, un monstre en horreur à Dieu et à soi-même, en mépris de ses contemporains et de la postérité. On a vu des Curtius du bien public, mais ce Curtius du crime n'exista certes jamais que dans l'imagination des imbéciles ou des pédants.

La pensée qui inspira le livre du Prince à Machiavel, la voici. Nous ne l'excusons certes pas, mais nous l'expliquons.

Cette pensée ne fut ni d'un héros de vertu ni d'un monstre de vices; elle fut tout simplement la pensée d'un commentateur. Machiavel, voulant donner à Laurent de Médicis, prince nouveau, des leçons de la politique du succès (fausse mais séduisante politique), prit son texte dans la vie de César Borgia, auprès de qui il avait résidé si intimement comme ambassadeur de Florence. Il commenta la conduite de ce héros souvent fourbe, souvent sanguinaire, toujours habile; il développa ce texte non en moraliste, mais en politique, pour Laurent de Médicis. Il ne dit point à son prince: (p. 282) Faites ceci; mais il lui dit: Voilà comment César Borgia fit en telle ou telle circonstance de ses usurpations ou de ses crimes. Il ne loue pas, il raconte; son tort est de raconter avec l'impassibilité d'une page de bronze, et de ne témoigner dans l'accent du narrateur aucune préférence pour le bien, aucune pitié pour les victimes, aucune exécration contre les attentats politiques.

Artiste en succès, voilà le vrai nom de Machiavel: ne lui en cherchez pas un autre; c'est bien assez pour le flétrir dans cette œuvre trop équivoque de son génie, car le succès en politique est trop souvent la récompense du crime.

N'oublions pas cependant que, dans ce temps barbare encore du moyen âge italien, la politique n'était pas une moralité de but et une légitimité des moyens; la politique n'était qu'une science, et Machiavel voulait surtout se montrer capable: ce n'est que plus tard que la politique, sous la plume de Fénelon, devint une vertu; sous Bossuet même elle n'était qu'une sainte violence. Machiavel n'était pas plus avancé que son temps; voilà son principal crime dans le livre du Prince.

(p. 283) XIV

En quelques lignes voici l'analyse de ce livre.

Machiavel divise les princes en princes héréditaires et en princes nouveaux.

Il se déclare pour le principe des gouvernements héréditaires et légitimes, comme infiniment plus faciles à posséder et à régir innocemment que les autres pouvoirs. Son bon sens est légitimiste. Quant aux républiques, il en a traité, dit-il, dans le Commentaire sur Tite-Live; là il est républicain avec l'intelligence des diverses crises des républiques: il se prononce tantôt pour l'aristocratie conservatrice, tantôt pour la démocratie progressive, aujourd'hui pour le sénat, demain pour le peuple, selon le temps, mais toujours pour l'honnête et pour le bien public.

Les provinces annexées aux États du prince (p. 284) nouveau, dit-il, ne peuvent y rester longtemps attachées tant que la race de leurs anciens souverains n'est pas éteinte. On en a conclu que Machiavel conseillait le meurtre des anciennes familles des princes vaincus.

«Il faut de plus, ajoute-t-il, que le nouveau prince vienne résider dans ses nouvelles conquêtes, et que les conquérants parlent la même langue que les conquis. Le roi de France Louis XII fit cinq fautes en Italie: il y ruina les puissances faibles, il y accrut la puissance d'un prince puissant, il y introduisit un prince étranger très-fort, il n'y vint pas résider, et il n'y établit pas la domination française.»

Ces cinq fautes reprochées par Machiavel à Louis XII ne semblent-elles pas prophétiquement s'appliquer à la politique de la France d'hier relativement à l'Italie? La France y laisse tomber les puissances faibles et secondaires, la Toscane, Parme, Modène, les États romains, bientôt Naples; elle y introduit un prince très-puissant déjà, le roi de Sardaigne, et l'Angleterre, alliée désormais de la maison de Savoie, au détriment de la France; elle n'y fonde aucun patronage français sur aucune partie de l'Italie.

(p. 285) «Jamais, dit Machiavel, le roi de France n'aurait dû consentir à affaiblir ou à laisser absorber ces petites puissances, parce que, tant qu'elles auraient existé, elles auraient empêché les ennemis de la France devenus trop puissants de trop grandir. La France, conclut-il, a donc perdu son influence en Italie pour ne s'être conformée à aucune des règles de ceux qui veulent conserver une possession. Il n'y a là aucun miracle, c'est une chose toute logique et toute naturelle. Les Italiens, poursuit-il, n'entendent rien aux affaires de guerre, et les Français rien aux affaires d'État!»

XV

Dans un chapitre qui semble écrit par Bossuet, Machiavel démontre, par les exemples de Moïse, de Cyrus, de Romulus, de Thésée et d'autres fondateurs de dynastie, que plus ils (p. 286) sont partis d'en bas, plus ils ont dû tout à leur mérite, plus ils ont pu s'affermir dans leur élévation; mais que sans la fortune, qui n'est que la prédisposition du peuple, et sans l'occasion, qui est la condition nécessaire et divine de toute grandeur, ils n'auraient pu que rêver leur ambition, jamais l'accomplir.

Ce chapitre atteste combien Machiavel avait dévisagé la fortune à force de réfléchir sur ce que le vulgaire appelle ses jeux! L'occasion ne peut rien sans l'homme, l'homme rien sans l'occasion; c'est du mariage de la fortune avec le génie que naît la puissance; sans cela, rien. La multitude ignore trop cette vérité. C'est ce qui la prosterne aux pieds du succès.

Ses considérations sur les novateurs ou réformateurs politiques ou religieux, dans le même chapitre, sont de la même infaillibilité de vues. «Il y en a de deux sortes, dit-il: ceux qui ne peuvent que persuader et ceux qui peuvent contraindre. Les premiers, il leur arrive toujours malheur; les seconds ne succombent presque jamais: c'est pour cela qu'on a vu réussir tous les prophètes armés, les prophètes désarmés finir misérablement.»

(p. 287) On voit qu'à l'inverse du sophisme de ce temps-ci, qui attribue plus de force à la parole qu'au glaive, il donne à la force le rôle si vrai que Dieu lui a donné, grâce à la lâcheté du cœur humain.

«On fait croire par force»! s'écrie-t-il, et le monde est son témoin!

XVI

Une analyse historique profonde, lucide et pénétrante de la conduite du pape Alexandre VI et de César Borgia, son fils, pour se créer une vaste domination en Italie, est présentée ici non comme modèle, mais comme exemple, à Laurent de Médicis, dans le livre du Prince: là est le venin.

«Gagner les hommes et les détruire, dit Machiavel, c'était le moyen de son génie et la base de sa puissance. En résumant sa conduite, je n'y trouve rien à critiquer. Doué d'un grand (p. 288) courage et d'une haute ambition, il ne pouvait se conduire autrement. Quiconque, dans une souveraineté nouvelle, jugera qu'il lui est nécessaire de se garantir de ses ennemis, de se faire des amis, de réussir par force ou par ruse, de se faire aimer ou craindre des peuples, suivre et respecter par les soldats, de détruire ceux qui peuvent lui nuire, de remplacer les anciennes institutions par de nouvelles, d'être à la fois sévère et gracieux, magnanime et libéral; celui-là, dis-je, ne peut trouver des exemples plus récents que ceux de César Borgia.»

Était-ce là, aux yeux de Machiavel, de l'histoire ou des principes? Lui seul peut le savoir; mais il est bien difficile d'innocenter même l'histoire quand elle présente ainsi la ruse ou le meurtre à l'âme d'un prince, sans avertir au moins ce prince que la ruse est une bassesse et que le meurtre est un forfait.

Cependant soyons juste: dès le chapitre suivant, où il traite de ceux qui acquièrent la souveraineté par des scélératesses, Machiavel dit nettement sa vraie pensée dans les termes suivants:

(p. 289) «En vérité, on ne peut pas dire qu'il y ait de la valeur à massacrer ses concitoyens, à trahir ses amis, à être sans foi, sans pitié, sans religion. Par de tels moyens on peut sans doute acquérir le pouvoir; la gloire, jamais!»

XVII

Ainsi la véritable pensée du livre du Prince ne pouvait être d'approuver comme moraliste ces forfaits dans Borgia, puisqu'il les flétrissait ainsi dans Agathocle. Il devient de plus en plus évident, à quelques pages de là, qu'il raconte le succès du crime, mais qu'il ne le glorifie pas. Lisez cette phrase: «Les cruautés, dit-il, sont bien employées (si toutefois le mot bien peut être jamais appliqué à ce qui est mal) quand on les commet d'un seul coup et en masse, etc.»

Vous voyez, par la parenthèse, qu'il parlait du succès, et non de l'innocence des cruautés. Il ne peut le dire plus nettement lui-même. Il (p. 290) se prémunit contre la calomnie en disant: «On peut appeler habile, mais on ne peut appeler bien ce qui est mal.»

C'est ainsi pourtant qu'on lui reproche cet axiome politique qui fait, depuis l'origine du monde, le désespoir des honnêtes gens: «Le monde est si corrompu que celui qui veut en tout et partout se montrer homme de bien ne peut manquer de périr au milieu de tant de méchants.»

Est-ce là conseiller la perversité aux hommes? Non, c'est leur conseiller de ne pas espérer leur récompense en ce monde, mais c'est leur montrer d'autant plus la sublimité de la vertu qu'en restant vertueux on consent sciemment à être victime de son innocence.

C'est en partant de ce fait, et non de ce principe de la corruption générale, qu'il dit ailleurs à son prince: «Il vaut mieux dans un pareil monde être aimé, mais il est plus sûr d'être craint. Le mieux serait d'être l'un et l'autre.»

On ne peut pas excuser de même son conseil au prince de ne pas tenir sa parole lorsque les circonstances dans lesquelles on l'a engagée sont changées, ni l'éloge qu'il fait nettement (p. 291) du pape Alexandre VI d'avoir jeté tous ses serments au vent.

XVIII

Le livre finit par une éloquente invocation aux Médicis pour qu'ils délivrent l'Italie des barbares. C'était alors, comme aujourd'hui, l'exhortation habituelle de tous les orateurs, hommes d'État, poëtes, tels que Dante, Pétrarque, Machiavel, tant qu'ils étaient satisfaits des républiques, des papautés et des princes qu'ils servaient en Italie; le lendemain du jour où ils étaient méconnus ou exilés par ces États ou par ces princes, ils invoquaient l'empereur d'Allemagne pour qu'il vînt remettre la selle et le mors à la cavale indomptée de l'Italie, selon le fameux tercet du Dante; ou bien ils allaient, comme Pétrarque, jusqu'en Allemagne implorer le secours armé des barbares pour la cause de Naples, de Rome ou de Florence; litanie de la (p. 292) servitude qui demande plutôt le changement de maître que la liberté.

Quant à Machiavel, il ne fut point coupable de cette inconséquence de tant de grandes âmes italiennes; il ne conseille ni ne conspire jamais l'asservissement de sa patrie à des maîtres étrangers; en cela, seul entre tous, son patriotisme au moins lui servit de vertu. C'est ce qui fait dire à J.-J. Rousseau «que Machiavel, dont on a fait le bouc émissaire de la politique, n'avait pas été compris dans le véritable esprit de ses œuvres; que le Prince, au lieu d'être le livre des tyrans qu'il rend odieux, était en réalité le livre des républicains; que Machiavel était un honnête homme et un bon citoyen, mais obligé de masquer sous les Médicis son amour de la liberté.»

XIX

Nous n'allons pas si loin que J.-J. Rousseau, (p. 293) mais nous n'allons pas si loin non plus que le préjugé des siècles. Machiavel, dans ce livre, écrivit de la politique pour la politique; il fit ce qu'on appelle aujourd'hui de l'art pour l'art; il fut maître d'escrime, il ne fut pas un assassin.

N'oublions pas non plus qu'il fut un patriote, et que dans son admiration pour César Borgia il entre plus de patriotisme que de dépravation. Machiavel sentait pour l'Italie le besoin de la force nationalisée; cette force qui lui a toujours manqué, à cette noble race, et qui lui manque encore, semblait se personnifier, aux yeux de Machiavel, dans César Borgia, grand général et habile politique, le premier des condottieri et le plus ambitieux des princes lieutenants de la papauté. Ce n'étaient pas les artifices et les violences qu'il estimait dans César Borgia, c'était la concentration d'une Italie armée sous sa main.

Voilà le véritable caractère du livre du Prince, et voilà aussi son excuse. Pour bien juger il faut bien comprendre; le livre du Prince n'a été bien compris que par J.-J. Rousseau dans son Contrat social.

Un jeune écrivain politique de nos jours, (p. 294) M. Alfred Mézières, est un des hommes qui ont traduit avec le plus de sagacité la vraie pensée de Machiavel. Ce livre du Prince n'en restera pas moins le texte d'une éternelle et équivoque controverse entre les amis et les ennemis de la morale politique. L'avenir ne revient jamais sur une prévention du passé.

XX

Mais un livre de Machiavel sur lequel il n'y a qu'un sentiment, c'est son Histoire de Florence; toute la théorie de l'Italie classique, de l'Italie contemporaine de Machiavel et de l'Italie actuelle, est dans ce livre, quand on est capable de comprendre la logique historique des événements et la nature des nations. Son modèle fut Tacite, ses disciples furent Bossuet et Montesquieu. Avoir égalé Tacite, avoir inspiré Bossuet et Montesquieu, c'est être trois grands hommes en un seul homme. Tel est Machiavel dans ce récit.

(p. 295) Sans nous étendre sur les événements trop souvent microscopiques qui composent l'histoire de la Toscane, cette Athènes de l'Arno, aussi illustre et aussi dramatique que l'Athènes du Céphise, jetons un regard seulement sur les fondements de cette histoire où Machiavel décompose et recompose en quelques pages l'Italie tout entière; cette anatomie, aussi savante que lucide, rappelle tout à fait, par sa structure fruste mais indestructible, ces monuments cyclopéens qui portaient des temples ou des villes, et qu'on rencontre encore çà et là sur les collines de l'antique Étrurie.

XXI

Machiavel commence par jeter un coup d'œil magistral sur la décomposition du cadavre de l'Italie romaine sous les flux et les reflux des populations hétérogènes qui descendent des Alpes d'un côté, et qui descendent de l'Afrique de (p. 296) l'autre, pour dépecer, comme les vautours de la guerre, les restes de l'empire des Césars et pour en occuper les territoires. «L'Italie antique est morte, disait-il, le jour où l'empire a été transporté à Constantinople; la Rome des Césars est morte le jour où le christianisme est né. Un empire ne survit pas à une religion; une nation qui n'a plus de capitale n'a plus de tête, plus de cœur, plus de nom, plus de langue, plus de vie.»

Il trace à grands coups de plume les invasions des peuplades du Danube: Hérules, Thuringiens, Lombards, Ostrogoths, Visigoths, Allobroges; il montre du doigt les haltes de ces peuplades campées d'abord, colonisant ensuite, se distribuant, au gré de chefs plus ou moins héroïques, sur les différentes provinces dépecées de l'antique Italie.

—«Du milieu de ces ruines, dit-il, et de ces peuples renouvelés, sortent de nouvelles langues; le mélange de l'idiome maternel de ces peuples étrangers avec l'idiome de l'ancienne Rome donne une autre forme au langage.»

—De temps en temps une armée, jadis romaine, sous la conduite d'un lieutenant de (p. 297) l'empereur d'Orient, vient lutter avec plus ou moins de succès contre les Lombards ou les Hérules maîtres de l'Italie. Constantinople se souvient que Rome est sa mère; mais ces expéditions lointaines avortent; il n'y a bientôt plus rien de romain dans Rome que le pontificat, tantôt humble délégué municipal de l'empereur d'Orient, tantôt joignant une souveraineté morale à une magistrature urbaine, autour duquel se groupent les restes de nationalité romaine. Bientôt ces empereurs d'Orient, distraits de l'Italie ou déshérités de ses plus belles provinces, se bornent à posséder Ravenne, Mantoue, Padoue, Bologne, Parme, se maintiennent quelques années dans l'indépendance; mais bientôt les Toscans eux-mêmes (Étrusques) sont subordonnés aux Lombards, barbares d'origine, italianisés de mœurs; les papes, à qui Théodose cède entièrement Rome, par indifférence pour la possession de ces ruines, s'accroissant en importance par l'autorité spirituelle du pontificat sur ces barbares christianisés par leur chef, Rome devient capitale sacrée en face de Ravenne, capitale profane.

(p. 298) Les papes représentent l'ombre de Rome, les rois lombards représentent la barbarie conquérante. Ces papes implorent contre les Lombards les secours de la France, victorieuse, sous Charles-Martel, des Sarrasins. Grâce à ce secours, les papes recomposent une certaine Italie indépendante; ils reprennent même Ravenne sur les empereurs d'Orient. Attaqués de nouveau dans Rome par les Lombards, Charlemagne accourt à leur appel, délivre le pontife, en reçoit en récompense le titre d'empereur romain et d'empereur d'Occident. Cette élection de l'empereur par le pontife devient un droit d'élection universel des empereurs d'Occident par les papes. Les empereurs y trouvent une sanction sur les peuples; les papes, un titre de supériorité sur les rois. On permet aux Lombards vaincus de rester dans l'Italie septentrionale, la Lombardie; des délégués des empereurs d'Occident gouvernent légalement la Toscane, l'Étrurie et les Romagnes.

Tandis que ceci se passe au nord de l'Italie, les Sarrasins occupent en maîtres tout le midi et le littoral de l'Italie depuis Gênes jusqu'aux (p. 299) Calabres; Rome, incapable de défendre ces plus belles contrées de l'Italie méridionale, se console en parodiant l'ancienne république, maîtresse du monde entre les murs croulants de la ville de Romulus et des Césars. Elle nomme des consuls, des préfets, des prétoriens, des sénateurs, des tribuns du peuple, comme pour tromper son néant. En réalité les papes règnent avec une forte réalité sur ces ombres mouvantes. Quand les Romains les chassent, les empereurs germains héritiers de Charlemagne viennent les réintroniser. Les empereurs et les papes, ligués contre les Lombards et les autres barbares, sont donc les seuls et vrais souverains alors de l'Italie.

XXII

Cette dualité, tantôt concordante, tantôt rivale, est la clef de tous les événements de l'Italie jusqu'à nos jours. La France et l'Espagne (p. 300) seules viennent immiscer leur épée et leurs prétentions entre ces deux maîtres de l'Italie, les papes et les empereurs d'Allemagne; mais l'Italie elle-même n'existe que par tronçons sous leurs pieds, comme les serpents coupés par le soc de ces laboureurs d'hommes. Les Normands, peuplades maritimes du Nord, conquérants d'une province française, de l'Angleterre et de la Sicile, se mêlent à ces débordements de barbares septentrionaux ou sarrasins, et s'établissent solidement dans la Campanie et dans Naples. Voisins de Rome, tantôt ils la menacent, tantôt ils la protégent contre les empereurs d'Allemagne. La jalousie entre les papes et ces empereurs produit dans les deux Italies les factions des Guelfes et des Gibelins, si célèbres dans l'histoire; factions dont l'une est germanique et l'autre papale, mais dont aucune n'est réellement italienne. Les Guelfes étant les partisans de la papauté souveraine, les Gibelins étant les partisans des empereurs; les Guelfes rêvant l'indépendance de ce qui restait d'Italie, les Gibelins soutenant l'indépendance des rois et des peuples, on voit qu'il était difficile de savoir lequel était (p. 301) le parti de la liberté; aussi tous les grands hommes de l'Italie furent-ils tour à tour Guelfes et Gibelins, selon qu'ils avaient besoin de l'indépendance des papes ou de l'indépendance des peuples. Dante, Pétrarque, Machiavel lui-même, flottèrent entre ces nécessités de parti: Gibelins quand les papes pesaient trop sur l'Italie, Guelfes quand les empereurs, qui étaient à leurs yeux les libérateurs du joug des papes, pesaient trop sur Rome.

Comment de tels peuples n'auraient-ils pas contracté l'habitude d'osciller, comme leurs grands patriotes, d'une servitude à une autre servitude? L'Italie de cette époque était le balancier du pendule marquant alternativement l'heure des papes, l'heure des empereurs, jamais l'heure de l'Italie. L'aiguille de ce cadran ne rétrograde pas.

XXIII

Au milieu de ces vicissitudes d'influence entre les papes et les empereurs, des tyrannies (p. 302) féodales se fondent partout dans les petits États de la basse Italie. Le rapt et l'assassinat fondent et transmettent ces dynasties d'une maison à une autre. Des chefs de bandes, enrôleurs de troupes mercenaires, la plupart étrangères, passent, selon le poids de l'or qu'on leur paye, du service d'un prince au service d'une république. Princes ou républiques se liguent tantôt avec les papes, tantôt avec les empereurs, tantôt avec les Suisses, tantôt avec les Français. Une république étrangère d'origine représente seule l'indépendance de l'Italie sur un groupe de soixante îlots dans les lagunes de l'Adriatique: c'est Venise, phénomène maritime abrité par les flots, et grandissant pendant que tout se rapetisse autour d'elle sur le continent italien. Gênes, également protégée par ses rochers d'un côté, par la mer de l'autre, se constitue aussi une puissance carthaginoise de commerce et de liberté, patrie flottante sur les vaisseaux, à l'abri des tyrannies italiennes.

Les Génois, aussi bien que les Pisans, ne sont pas des Italiens de Rome; ce sont des Liguriens, des Vénètes, des Étrusques, des Esclavons, (p. 303) des pirates de terre ferme devenus des peuples. Pise, aussi maritime que Gênes et que Venise, confie sa liberté républicaine à ses galères, s'allie avec ses rivaux de Venise et de Gênes, et brave ainsi Rome, Naples, Milan, Florence. Le territoire italien était divisé comme le patriotisme. Les républiques grecques de la Campanie, comme Amalfi, Tarente, Salerne, Crotone, s'étaient fondues dans le royaume de Naples; les Visconti régnaient à Milan; Ferrare, Modène et Reggio étaient soumis à la maison d'Este; Faënza, aux Manfredi; Imola, aux Alidosi; Rimini et Pesaro, aux Malatesti; la Lombardie, moitié aux Vénitiens, moitié aux ducs de Milan; Mantoue, à la maison de Gonzague; les Florentins ne possédaient que les vallées de l'Arno; Pise, Lucques et Sienne florissaient en républiques. L'habile diplomatie de Florence se tenait en équilibre entre ces puissants voisins; la mer avait créé Gênes, Venise et Pise; le commerce, l'industrie, les lettres, les arts, maintenaient Florence au premier rang des capitales de l'Italie, mais Florence aussi était étrusque et non romaine.

(p. 304) Les Étrusques durent leur capitale à un grand marché fondé sur la colline escarpée de Fiesole; d'où Florence descendit dans la plaine; de là ce caractère mercantile qui resta l'âme de ce doux pays, et qui finit par lui donner pour magistrats des cardeurs de laine et pour maîtres une dynastie de marchands (les Médicis).

XIV

Jusque-là le Piémont, peuplé de petites républiques municipales, telles que Turin, Novarre, Asti, Brescia, Alexandrie, suivait de loin les vicissitudes des républiques et des tyrannies lombardes. Les marquis de Montferrat et les comtes de Savoie, princes des montagnes des Alpes, descendaient de temps en temps sur l'Italie, tantôt vainqueurs, tantôt vaincus par ces républiques, à peine aperçus des grands États de la péninsule. L'Italie ne se (p. 305) doutait pas que des gorges de la Savoie, domaine sauvage des peuplades allobroges, sortirait une puissance envahissante, militaire et politique, qui aspirerait, quelques siècles plus tard, à concentrer et à posséder l'héritage de Rome dans la main d'un roi des Alpes héritier des barbares dont Rome ne savait même pas le nom.

XXV

Voilà le préambule lumineux de l'Histoire de Florence par Machiavel; voilà le véridique tableau de la décomposition de l'Italie. Cela est pensé par l'âme du Tacite florentin, écrit à la façon de Bossuet par le vigoureux génie de San-Casciano.

Nous n'entrerons pas dans l'histoire toute spéciale et toute locale de Florence par le grand historien. Cette histoire est un monument de bon sens, de connaissance des hommes, (p. 306) de clarté, de récit, surtout de réflexions politiques découlant des événements qu'il retrace; mais le sujet est trop exclusivement toscan pour s'y arrêter; la main de Machiavel est plus grande que sa république. Florence disparaît sous cette forte main, digne de manier l'histoire de tous les empires et de tous les siècles.

Mais enfin voilà l'Italie depuis sa mort, l'Italie posthume, si on veut savoir à cette époque son vrai nom; voilà l'Italie exhumée et renaissant de ses cendres jusqu'à Machiavel. Dans cette mêlée de races barbares greffées sur l'antique sol italien, dans cet amalgame de Grecs, Byzantins ou Campaniens, de Sicules, de Lombards, d'Étrusques, de Liguriens, de Vénètes, d'Allobroges, de Germains, de vieux Romains ayant oublié jusqu'aux noms de leurs ancêtres, gouvernés par un pontife dont la capitale est une Église sur le tombeau du pêcheur de Galilée; dans cette confusion de la théocratie donnant des lois au temps au nom de l'éternité, d'aristocraties féodales comme Venise, de comptoirs souverains comme Gênes, d'ateliers républicains comme Florence, de monarchies aventurées et nomades comme (p. 307) le royaume de Naples, de tyrannies fortifiées dans des repaires de brigands plus ou moins policés et gouvernés par l'assassinat: Lucques, Pise, Bologne, Parme, Modène, Reggio, Ferrare, Ravenne, Milan, Padoue; de cités municipales régies par des citoyens et envahies par des incursions de barbares des Alpes, telles que Turin et toutes les provinces cisalpines, sous les serres des comtes de Savoie, des marquis de Montferrat ou des châtelains du Tyrol, qui peut reconnaître l'Italie des Romains, celle des Scipions, l'Italie des Césars? Excepté la place, que restait-il de l'Italie romaine?

À moins d'être un rhétoricien comme Pétrarque ou un fanatique déclamateur comme Cola Rienzi, qui pourrait songer à ressusciter le peuple romain? Les ossements mêmes n'en existaient plus, ils blanchissaient sur les collines de Constantinople, d'Aquilée ou de Ravenne. Ni Dante ni Machiavel, les deux esprits sérieusement politiques et réels de l'Italie actuelle, n'y songeaient seulement pas; l'un invoquait dans des vers immortels l'empereur germain d'Occident, le conjurant de venir, de réprimer l'Italie papale à Rome, et de remettre (p. 308) la selle et la bride à la cavale indomptée; l'autre conseillait au pape Léon X et à son successeur de concentrer l'Italie anarchique par les armes et par la politique sous ses lois, et de conquérir l'empire pour en faire le règne de Dieu. L'une ou l'autre de ces pensées pouvait être politique, aucune n'était italienne.

Or, depuis les jours de Dante et de Machiavel jusqu'à nos jours, l'Italie avait-elle changé de nature? La résurrection sous la forme d'unité nationale, théocratique, monarchique ou républicaine, de chimère était-elle devenue une réalité? Que s'était-il passé de nouveau dans la Péninsule qui pût autoriser le monde moderne à dire au fantôme de l'Italie unitaire: Lève-toi et marche! et que lui aurait dit Machiavel s'il eût vécu de notre temps?

Nous allons l'étudier avec vous dans son histoire récente; nous allons conjecturer les conseils pratiques que lui donnerait aujourd'hui, s'il pouvait revivre, le plus ferme esprit politique, le plus sain appréciateur des réalités dans les choses, le plus hardi contempteur des chimères, que l'Italie ancienne ou moderne ait jamais produit, son premier patriote enfin.

(p. 309) XXVI

Le royaume de Naples, l'État le plus compacte, le plus nationalisé, le plus monarchique et le plus peuplé de tous les tronçons de l'Italie, avait passé, de dynastie en dynastie, par la domination aragonaise dans la main des vice-rois castillans, puis dans la main des Bourbons, comme un apanage de l'Espagne devenue bourbonienne et à demi française. Les trente-trois révolutions de ce royaume attestent la convoitise de toutes les nations sur cette magnifique proie des ambitions dynastiques; elles attestent aussi sa propre légèreté et sa propre turbulence. Nation légère comme la Grèce sa mère, superstitieuse comme l'Espagne sa nourrice, héroïque par accès comme les Normands ses conquérants, intelligente et vive comme des Français de l'Italie, à la fois servile et frémissante envers les papes ses voisins, qui la revendiquaient (p. 310) comme un fief de Rome, cette nation, par la souplesse de son caractère et par la promptitude de son esprit, était admirablement apte à modifier ses institutions selon le caractère de ses dynasties passagères. Aussi commode à la liberté qu'au despotisme, elle s'était déshabituée de la guerre par l'indifférence à ses dominateurs, qui la défendaient, comme ils la conquéraient, par des troupes mercenaires, espagnoles, françaises, allemandes, suisses. Le peuple en est très-brave quand une passion personnelle bout dans ses veines, mais très-incapable de discipline et de constance au feu pour des causes purement abstraites. Le climat et les mœurs lui rendent la vie si gaie et si douce que la vie lui devient plus chère qu'aux peuples du Nord, qui ont si peu à perdre en la risquant.

Naples s'était allié à la maison d'Autriche par le mariage de son roi Ferdinand avec une archiduchesse d'Autriche (cette reine Caroline était sœur de Marie-Antoinette, dernière reine de France). Caroline de Naples avait en énergie de passion ce que Marie-Antoinette avait en grâce féminine. Elle dominait (p. 311) son mari, le roi Ferdinand; ce prince, très-spirituel (quoi qu'on en ait dit), mais indolent d'esprit, ne demandait au trône que du plaisir; les grands le méprisaient pour sa paresse, le peuple l'adorait pour sa familiarité avec la populace. Comme tous les enfants d'Espagne, il était très-asservi aux moines. Sa femme commandait aux ministres choisis par elle, aux favoris par lesquels elle régnait; elle ne régnait alors ni stupidement ni scandaleusement, comme ses ennemis l'ont écrit et l'ont fait croire au monde. Ses ministres réformateurs et philosophes, tels que Tanucci et Acton, introduisaient dans la législation, dans l'administration, dans la marine et dans l'armée de son royaume, tout ce qui, dans les principes et dans les progrès modernes, n'offensait pas jusqu'à la révolte les mœurs féodales des provinces et les superstitions du bas peuple de la capitale. L'esprit de Joseph II et de Léopold, ses frères, les deux souverains les plus hardis contre les routines de gouvernement, respirait dans ses propres actes; elle avait autant de philosophie et de hardiesse: plus puissante, elle aurait été la Catherine II (p. 312) du midi de l'Europe; mais, fille de Marie-Thérèse, elle était reine avant tout, et, femme autant que reine, elle mêlait le goût du plaisir à celui de la domination. Son peuple avait immensément grandi sous sa main.

Telle était la reine Caroline quand la révolution française éclata; elle y reconnut ses propres principes, mais elle y reconnut bientôt aussi l'ennemie des trônes et le levier des peuples; le détrônement, les infortunes, le meurtre inexcusable de Louis XVI, de sa sœur Marie-Antoinette, la jetèrent dans une terreur qui se convertit en haine dans les âmes fortes. Elle se ligua avec l'Angleterre, avec le pape, avec l'Autriche et la Russie, avec toutes les puissances et toutes les causes qui voulaient arrêter ce torrent de principes et de sang menaçant de couler de Paris sur le monde. L'Anglais Acton, son ministre, appelle l'Angleterre à son secours; la France l'expulse de son trône; elle se réfugie en Sicile, à l'abri des flots et des escadres britanniques; une réaction passionnée en sa faveur se déclare. Le cardinal Ruffo soulève et entraîne les Calabres contre les Français au nom de la religion et de la monarchie. Les (p. 313) vaisseaux de Nelson ramènent la reine à Naples; le peuple l'y reçoit avec des transports de rage et d'amour; mais son retour est le signal d'une vengeance sanguinaire contre l'aristocratie napolitaine qui a trempé dans les principes révolutionnaires français. Naples a sa terreur royale comme Paris sa terreur populaire.

Ce retour est précaire comme sa fortune. Napoléon donne le trône de Naples à son frère Joseph et à son beau-frère Murat. La dynastie bourbonienne rentre en Sicile; Murat gouverne en héros et en administrateur ce beau royaume; il y laisse des souvenirs de gloire et de bonté qui ne sont pas un parti, mais une estime. Pendant ce temps la reine Caroline, réfugiée à Palerme, y subit la protection exigeante des Anglais; ils lui arrachent une constitution dont ils ont la popularité, et elle les périls. Napoléon tombe écrasé sous la masse des ressentiments des peuples et des rois contre lesquels il a accumulé tant d'offenses; Murat l'abandonne, s'enrôle dans la ligue du monde contre Napoléon; il continue à régner à ce prix par la tolérance de la coalition.

(p. 314) XXVII

Napoléon, exilé à l'île d'Elbe, envahit de nouveau le trône de France; Murat, indécis entre ses nouveaux alliés et son beau-frère, dont il craint les ressentiments, se perd en armements équivoques qui menacent les deux partis. Il appelle vainement l'Italie à l'indépendance sous le drapeau napolitain; l'Italie ne répond que par l'inertie et le doute. Son armée se débande au premier choc contre les Autrichiens; il revient à Naples découronné et en sort le lendemain en fugitif. Errant en Corse, il tente une descente sur les côtes de Calabre; il y trouve le peuple aliéné contre lui, et la mort; il accepte sa fortune en vaincu et le supplice en héros.

La reine Caroline était morte de douleur à Vienne, où elle avait cherché un asile contre l'humiliation du patronage impérieux des Anglais. (p. 315) Le vieux roi Ferdinand, son mari, était revenu seul à Naples; il y régna avec douceur et modération jusqu'en 1820. À ce moment le carbonarisme s'emparait souterrainement de son armée; le carbonarisme était une société secrète, une conspiration permanente dont il est difficile de définir les doctrines: c'était un jacobinisme modéré, mais ténébreux, qui couvait dans l'ombre et qui affiliait dans le vague; son cri de guerre était la Constitution espagnole arrachée à Ferdinand VII par l'insurrection soldatesque de l'armée de Cadix. Cette constitution, qui n'était ni républicaine ni monarchique, mais insurrectionnelle à tous ses articles, rendait également impossibles la monarchie et la république; elle était l'anarchie organisée.

Naples, foyer du carbonarisme aristocratique et militaire, répondit sans le comprendre au cri de l'armée; cette armée marcha sur Naples et présenta à la pointe des baïonnettes la constitution espagnole au vieux roi Ferdinand. Nous assistâmes nous-même à ces événements. Le roi plia sous la volonté de l'armée. L'aristocratie et la bourgeoisie simulèrent l'enthousiasme; (p. 316) le peuple, étonné, murmura et resta en observation hostile contre le carbonarisme. La constitution espagnole fut proclamée sur parole, car il n'en existait pas même un exemplaire à Naples.

Le parlement fut convoqué; ce parlement, composé en majorité d'hommes de sens et de talent, montra dans ses délibérations combien le royaume de Naples était à la hauteur des institutions libres; des orateurs aussi éclairés qu'éloquents, tels que le comte Riciardi dei Camalduli, le baron Poerio et ses émules, égalèrent les Cazalès et les Mirabeau de notre Assemblée constituante.

Cette courte période de gouvernement représentatif laisse une glorieuse trace de lumière et de raison sur le royaume de Naples. Le parlement aurait régularisé la constitution des carbonari si le joug de l'armée n'avait pas pesé à la fois sur lui et sur le trône.

La coalition monarchique de la France, de l'Angleterre, de l'Autriche, de la Prusse et de la Russie, se prononça au congrès de Laybach contre le carbonarisme de l'Italie. Les troupes de l'Autriche furent chargées de rétablir le roi (p. 317) Ferdinand dans sa toute-puissance. L'armée napolitaine de quatre-vingt mille hommes se dispersa aux premiers coups de canon; elle marchait sans unité et sans conviction pour une cause inconnue; elle était humiliée d'obéir à une secte sous le drapeau trop étroit d'une conjuration triomphante.

Naples rentra dans la monarchie absolue pendant trois règnes.

XXVIII

La république de 1848 en France s'était abstenue sévèrement de toute propagande armée ou désarmée chez les peuples libres de leurs formes de gouvernement; mais Naples, agitée une seconde fois par l'esprit de 1820, avait conquis, avant l'explosion de la république en France, une constitution sur son jeune roi.

Cette constitution n'avait pas le caractère soldatesque et anarchique de la constitution des carbonari; elle pouvait marcher sans chute (p. 318) par la bonne volonté du roi et par la sagesse de la nation; mais les restes du carbonarisme voulurent la pousser à des désordres par des excès populaires. Le jeune roi, qui l'épiait pour la surprendre en flagrant délit d'insurrection, marcha sur elle avec résolution; ses troupes, dont il était l'idole, le suivirent; il triompha en un jour, comme le roi de Suède Gustave, du parti qui avait voulu l'entraver. La ligue du roi, du bas peuple et de l'armée, contint le parti aristocratique et libéral pendant dix ans, et le contient encore malgré les agitations de l'Italie et malgré les sommations du Piémont, de l'Angleterre et de la France.

XXIX

Un roi presque enfant, dont on ne connaît encore que le nom, se tient debout sous ces coups de vent, par le seul aplomb de la volonté de son père; il semble survivre à ce père, le plus (p. 319) volontaire des rois de ce siècle. Le jeune roi, menacé de perdre sa nationalité et son indépendance sous l'envahissement sans bornes du Piémont, tient encore le royaume de Naples en équilibre; l'esprit de nation lutte contre l'esprit de révolution: qui l'emportera?

Le Piémont, en démasquant son ambition, a compromis la vraie cause libérale en Italie. Absorber n'est pas affranchir: la conquête est le repoussoir de la liberté.

Malgré l'appui de l'Angleterre et de la France, le Piémont périra à l'œuvre, car il s'est donné une œuvre en disproportion avec ses forces: on rêve l'impossible, on ne l'accomplit pas. L'Italie elle-même, qui n'est pas piémontaise mais italienne, réprouvera un jour ce rêve de monarchie universelle des tribuns piémontais; un tribun n'est pas obligé d'être un homme d'État. Il y a bien peu d'années que le tribun de l'Irlande O'Connell prétendait aussi ressusciter l'Irlande en l'amputant de l'empire britannique. Un immense engouement, résultat d'une immense illusion, élevait cet O'Connell aux nues, sa vraie place; nous ne cédâmes pas à cet engouement pour un fanatique (p. 320) de l'impossible; nous ne vîmes dans O'Connell qu'un éloquent Rienzi ou un turbulent Savonarole de l'Irlande, et nous prophétisâmes, seul alors, le néant de ses pompeuses déclamations. Qu'est-il arrivé? O'Connell est mort d'emphase; ses compatriotes ont honoré sa vie et sa tombe de leurs subsides patriotiques; ses promesses dérisoires sont mortes avec lui, il n'en est plus responsable. L'Irlande regrette le temps qu'il lui a fait perdre en progrès raisonnables à la poursuite de chimères sonores, et le royaume-uni de la grande fédération britannique subsiste et ne se souvient plus de son agitateur.

Triste exemple pour les O'Connell du Midi!

Voyons maintenant ce qui est advenu de l'Italie, depuis Machiavel, à Rome, à Florence, à Ferrare, à Gênes, à Venise, à Turin; complétons le tableau, et par le passé préjugeons l'avenir.

Lamartine.

(La suite au mois prochain.)

(p. 321) LIIIe ENTRETIEN

Une indisposition rhumatismale, très-longue, à laquelle je suis assujetti sans gravité mais non sans supplice depuis trente ans, a mis un intervalle inusité entre le 52e et les 53e—54e Entretiens. Cette indisposition se termine seulement aujourd'hui; nos abonnés, qui veulent bien nous permettre de les considérer comme des amis, nous pardonneront ce retard involontaire. Le volume de 1860 n'en souffrira pas; nous suppléerons à l'inconvénient en publiant, comme aujourd'hui, deux Entretiens à la fois, de manière que les douze Entretiens de l'année soient toujours complétés avant le 1er janvier de l'année suivante.

Lamartine.

Paris, 20 juillet 1860.

LITTÉRATURE POLITIQUE.
MACHIAVEL.

DEUXIÈME PARTIE.

I

Après Machiavel, nous avons vu ce qu'était devenu le royaume de Naples.

Après Machiavel, voyons d'un coup d'œil le reste de l'Italie jusqu'à nos jours.

(p. 322) Rome se présente la première: les papes, tantôt inspirés par le génie de leur pontificat, tantôt égarés par une ambition mondaine et en disproportion avec leur puissance italienne, tantôt asservis à la pression armée de Naples, de l'Espagne, de l'Autriche, de Venise, de la Toscane, de la France, continuent de régner à Rome: s'ils en sont momentanément dépossédés, ils y reviennent après de courtes éclipses. Rome les proscrit quelquefois et les rappelle toujours. Cette capitale grande et vide de l'Italie antique se fait peur à elle-même de sa grandeur et de sa viduité, quand elle cesse d'être remplie par l'ombre sacrée d'une république ou d'une monarchie universelle. Il faut, pour ne pas tomber en ruine, qu'elle soit la capitale de quelque chose de grand; ce quelque chose, c'est la papauté.

II

Nous ne voulons point parler ici des papes comme pontifes, mais comme souverains temporels, comme présidents viagers et perpétuels (p. 323) d'une république purement italienne, république constituée d'un débris de l'empire romain à Rome. Nous ne parlons pas théologie, nous parlons politique.

Il y a, en effet, deux hommes parfaitement distincts dans un pape: celui qui ne distingue pas entre ces deux hommes dans un ne peut parler ni de l'un ni de l'autre avec bon sens et avec respect; car, s'il attribue au pontife inspiré de Dieu les erreurs, les vices, les crimes de l'individu appelé pape, il offense Dieu, il est absurde et sacrilége envers la souveraine Sagesse; et s'il attribue au pape, chef électif d'une république italienne, l'infaillibilité, la perpétuité et l'autorité du pape, pontife et oracle de Dieu, il offense la raison et la liberté, il sacre la tyrannie, il est sacrilége aussi envers l'espèce humaine.

III

Il y a donc une dualité nécessaire dans les papes; l'une de ces dualités, le pape, appartient (p. 324) aux catholiques; l'autre de ces dualités, le souverain, appartient à l'Italie. Ne parlons que du souverain.

Religieusement, nous comprenons très-bien comment le christianisme naissant et grandissant a voulu peu à peu confondre dans les papes ces deux caractères si différents, d'oracle et de souverain. Toute doctrine qui vient au monde, qui descend du ciel ou qui croit fermement en descendre, a une ambition sainte, absolue comme la Divinité incarnée qu'elle personnifie ou qu'elle croit personnifier dans sa foi. La foi révélée n'est pas comme la foi raisonnée; elle n'a ni plus ni moins, ni hésitation, ni tolérance, ni doute; elle est conquérante comme l'ambition du ciel, elle est absolue comme la volonté de Dieu sur les choses et sur les âmes; tous les moyens lui sont bons comme à Dieu, parce qu'elle se sent ou se croit divine, et que la Divinité, étant le bien suprême, ne peut faire le mal même en employant des moyens violents; elle veut et elle croit avoir droit de vouloir soumettre tout ce qu'elle ne peut convaincre. C'est le compelle intrare mal entendu de l'Évangile; c'est le glaive fauchant (p. 325) comme une ivraie du monde tout ce qui adore Dieu autrement qu'elle; c'est la foudre du pape-pontife lancée sur toute âme qui s'insurge contre l'autorité de sa foi.

IV

Dans cette disposition naturelle des premiers fidèles d'une religion révélée et militante pour conquérir l'Orient ou l'Occident, puis la terre entière, il est tout simple que les néophytes de cette religion, persécutés eux-mêmes, se soient dit: Le pouvoir est une force non-seulement sur les corps, mais sur les âmes; rangeons les âmes sous la loi de notre culte par la force qui vient de Dieu; donnons l'empire de la terre à ce chef de notre foi, qui dispose de l'empire du ciel. Voici l'empire du monde romain qui s'écroule, emparons-nous d'un des débris de cet empire, livré aux barbares, occupons sa capitale, abandonnée au flux et au reflux des nations sans maîtres, établissons-y un nouvel empire, dont un pauvre prêtre du Christ sera (p. 326) d'abord l'évêque, puis le patriarche, puis le consul, puis le souverain spirituel, puis le roi temporel, dès que l'héritage impérial sera tombé par déshérence du lieutenant de César au serviteur des serviteurs de Dieu.

Ce serviteur des serviteurs de Dieu imprime d'avance un respect surnaturel aux barbares; ils fléchiront d'autant plus le genou devant lui qu'ils le trouveront pauvre et désarmé; ils verront un Dieu dans ce vieillard bénissant tout le monde au nom d'un maître supérieur aux vicissitudes des empires; il nommera ces barbares ses enfants, et ces barbares verront dans ce vieillard leur père; ils se convertiront peu à peu à une foi qui leur laisse posséder le monde, qui n'a que des armées d'anges, et qui n'a d'ambition qu'au ciel; ils lui concéderont sur la capitale de l'Italie, que ce vieillard habite, un empire des ruines; ils y laisseront éclore lentement l'œuf du christianisme couvé par les barbares dans le nid abandonné de l'aigle romaine.

Et si, par la persuasion, ou par les alliances, ou par l'habileté, ou même par les armes spirituelles, d'autres provinces de l'Italie romaine (p. 327) se rattachent à cette chaire du pontife, à défaut du trône des Césars, cette chaire deviendra un trône, ce trône recréera un autre empire, cet empire humain laissera longtemps indécis le caractère de sa domination sur l'Italie, autorité spirituelle pour les uns, autorité temporelle pour les autres, ambiguïté favorable aux deux situations.

Puis viendra quelque grand conquérant de la foi et de l'empire, tels que Grégoire ou Sixte, qui prendront résolument le sceptre temporel, et qui affecteront le droit d'élection ou de déposition des rois.

Et si les peuples obtempèrent à cette injonction papale, l'empire temporel romain ne sera pas seulement rétabli sur le monde, il sera doublé d'un empire spirituel, le roi sera dieu et le dieu sera roi. L'Italie deviendra inviolable, siége d'un double empire; quiconque y touchera ne sera pas seulement barbare, il sera sacrilége.

(p. 328) V

Nul ne peut nier que ceci ne soit le résumé parfaitement historique de l'institution de la papauté, et de son action séculaire pour rassembler autour d'un centre commun les débris de l'Italie, pour la défendre des barbares, pour la disputer à l'empire germanique et pour faire de ses membres épars une unité papale, au lieu d'une unité romaine: à ce titre, les historiens philosophes les moins chrétiens, tels que Gibbon, Sismondi, Ginguené, Voltaire lui-même, constatent les services réels rendus par la papauté à l'Italie dans le courant des siècles. Par ordre de date il n'y a pas de puissance plus antique en Italie; par ordre de services il n'y en a pas de plus italienne.

VI

Plus tard, la lutte que les papes avaient soutenue contre les barbares pour l'Italie, ils la (p. 329) soutinrent contre l'empire germanique, antagoniste permanent de leur puissance temporelle: ils la poursuivirent contre la prépotence des différentes tyrannies féodales qui s'élevèrent çà et là dans le domaine italien; ils furent l'obstacle à toute domination exclusive de quelques parties de l'Italie sur la patrie italienne; ils furent le centre de la confédération, car l'Italie est essentiellement fédérale; ils furent la présidence de la république nationale d'Italie.

VII

Ainsi arriva jusqu'à nos jours la papauté politique. La réforme l'affaiblit considérablement dans son ascendant sur l'empire germanique et dans son protectorat de l'Italie. L'Italie perdit en sécurité, à cette époque, tout ce que les papes perdirent en respect sur l'Angleterre, l'Allemagne, la Prusse, le nord de l'Europe. Du moment où les papes ne furent (p. 330) plus spirituellement sacrés et inviolables pour ces souverains, pour ces peuples, pour ces armées et pour la Germanie, ils furent temporellement plus faibles pour protéger l'Italie.

La philosophie accrut encore, dans le dix-huitième siècle, cette décadence des papes. Les cours les plus catholiques s'affranchirent avec des respects extérieurs, mais avec des révoltes hardies, de leur vassalité romaine: les ministres d'Aranda, à Madrid; Pombal, en Portugal; Tannuci, à Naples; Choiseul, à Paris; l'empereur Joseph II, à Vienne; le grand-duc Léopold, en Toscane; le vice-roi Firmiani, à Milan, refoulèrent les prétentions papales de Rome dans le sanctuaire; les milices même de ce sanctuaire furent hardiment licenciées par l'autorité politique de ces cours, les jésuites expulsés, ou les ordres monastiques dissous, leurs propriétés confisquées, la séparation du temporel ou du spirituel nettement formulée.

Bossuet, ce catéchiste éloquent, mais rebelle aux papes pour complaire au roi, avait couvert sa rébellion de génuflexions et de respects; (p. 331) mais il avait en réalité affranchi les trônes de la chaire de saint Pierre. La philosophie n'avait qu'à puiser dans l'arsenal catholique les armes de l'indépendance même spirituelle contre les papes. L'Église dite gallicane les prend, ces armes, des mains de l'évêque de Meaux. S'il y a une Église gallicane, que devient l'Église romaine? et s'il n'y a plus d'Église romaine, que devient l'unité? Au point de vue sérieusement catholique, Bossuet, tout en persécutant, au nom du roi, le protestantisme, a détrôné le pontificat romain.

VIII

Depuis Bossuet, les papes n'ont pas cessé de déchoir en puissance publique en Italie d'autant de degrés que Bossuet les a fait déchoir en autorité religieuse par l'Église gallicane. L'Angleterre maudissait le papisme, et désirait le voir dépouillé de sa royauté italienne autant (p. 332) que de sa vice-royauté divine; la Prusse le haïssait, la Russie le regardait avec les yeux jaloux de son patriarche russe, aspirant à lui opposer une seconde fois un patriarcat d'Orient; les États protestants de l'Allemagne triomphaient de s'en être affranchis.

La révolution française, en poussant la réaction philosophique au delà de la liberté, favorisa, sans le savoir, la double autorité spirituelle et temporelle des papes.

Pie VI, arraché à ses États, comme prisonnier de guerre, par des armées françaises, mourut détrôné et captif en France. Aussitôt après ses victoires d'Italie, Bonaparte rétablit le pape dans Rome, non-seulement comme pontife, mais comme souverain italien.

Il appela Pie VII à Paris pour le sacrer, comme un autre Charlemagne.

Plus tard il voulut, dans un mouvement d'impatience, renverser de nouveau le trône pontifical qu'il avait rétabli; il fit de Rome une ville conquise, annexée, sous le nom de département du Tibre, à l'empire. Le pape, arraché brutalement à son palais par des gendarmes français, fut traîné de Florence à Turin, (p. 333) de Turin à Savonne, de Savonne à Fontainebleau, comme un captif embarrassant qu'on renvoyait de prison en prison.

Quand Bonaparte sentit l'empire échapper par grands lambeaux de sa main avec la victoire, il se hâta de rendre les États pontificaux au pape et de renvoyer respectueusement le pontife à Rome comme un gage de restitution et de paix à l'Europe.

Les traités de 1815, dont on parle souvent sans les connaître, ne furent pas autre chose que le reflux de toutes les puissances dans leur territoire respectif après le débordement épuisé de la France napoléonienne.

Ces congrès et ces traités, dans lesquels les puissances non catholiques étaient en majorité, reconnurent la souveraineté telle quelle du pape, non comme un droit religieux, mais comme un fait politique; ils ne remanièrent pas la carte déchirée du monde anténapoléonien, ils la recousurent.

Pie VII gouverna par la main du cardinal Consalvi avec sagesse, libéralité et modération, les États romains. Il n'y eut ni réaction ni excès sous son règne; il fut le Louis XVIII de l'Église. (p. 334) Il mourut le plus tolérant des pontifes et le plus regretté des princes. Les règnes suivants furent sans caractère et sans vicissitudes jusqu'au pape actuel.

IX

Comme pontife, le pape actuel était un second Pie VII; comme homme de prière, il vivait sans voir la terre, les yeux au ciel; comme souverain politique, c'était un Italien amoureux de l'indépendance et de la dignité de l'Italie.

Il la réveilla trop en sursaut par ses premières paroles et par ses premiers actes du haut de son trône. «Quand l'Italie fut debout, il ne sut qu'en faire.»

Son patriotisme lui disait de la lancer contre l'Autriche.

Sa conscience lui disait que la guerre n'était pas chrétienne, et qu'il valait mieux être un pontife de paix irréprochable devant Dieu (p. 335) qu'un grand tribun armé de l'Italie devant les hommes.

Il écouta sa conscience.

Il refusa des armes à l'Italie qu'il avait soulevée.

De là, sa vertu méconnue et ses malheurs.

Naples s'était levée, et s'était donné une constitution pour conquérir sous les auspices de la papauté la liberté et l'indépendance.

Le roi de Sardaigne Charles-Albert, le plus papal et le plus autrichien des souverains jusque-là, avait profité de l'heure du pape et de l'heure de Naples pour se poser en champion du gouvernement populaire et de l'émancipation de l'Italie. Il était déjà sous les armes, prompt à se désavouer comme à envahir.

X

Ces trois événements, provoqués involontairement par le pape, avaient précédé de plusieurs mois la révolution de 1848 et l'avénement de la république à Paris. L'ébranlement (p. 336) donné au monde libéral par le pape ne fut pas sans contre-coup sur la France. Cet ébranlement hâta la chute de la monarchie de 1830.

Le contre-coup de la république de 1848, à son tour, eut son retentissement naturel et non artificiel partout: Vienne, Berlin, Francfort, Milan, Venise, Naples, Florence, Rome, se soulevèrent d'elles-mêmes; les souverains et le pape se hâtèrent de jeter des constitutions plus populaires pour amortir le choc des peuples contre les trônes.

L'Italie, réveillée imprudemment un an avant par le pape, voulut entraîner le pontife et le prendre pour chef dans la guerre contre l'Autriche.

La conscience du pape s'y refusa une seconde fois à tout risque; son ministre modérateur Rossi fut assassiné.

Le pape s'évada et s'enferma à Gaëte, dans le royaume de Naples.

La république romaine, ou plutôt la république municipale de Rome, fut proclamée.

La république française, gouvernée alors par un dictateur à vue droite mais courte, au lieu de se borner à offrir un asile sûr et respectueux (p. 337) au pontife, intervint à main armée pour la souveraineté temporelle du pape à Rome.

La révolution romaine fut prise d'assaut dans Rome par l'armée française.

XI

Sous un autre président de la république française, une armée française occupant Rome à perpétuité devint par le fait une armée pontificale; elle établit l'intervention chronique dans la capitale de l'Italie.

Tout s'assoupit dans cette situation aussi fausse pour la papauté que pour la France jusqu'au congrès de Paris de 1856.

À la voix d'un ministre piémontais, ce congrès de 1856, contre tous les principes de droit public et international, s'arrogea illégalement un droit d'intervention arbitraire et permanent dans le régime intérieur des souverainetés étrangères. Naples, Rome, Parme, la Toscane, l'Autriche, furent dénoncées comme des accusés (p. 338) vulgaires devant le tribunal du Piémont, de l'Angleterre et de la France.

Une pareille faute contre le droit public ne pouvait qu'engendrer le désordre au dehors; c'était la pierre d'attente du chaos européen.

L'indépendance et la responsabilité des souverains devant leur peuple étant détruite, tout le monde avait le droit de gouverner chez tout le monde, excepté le gouvernement du pays lui-même. Le droit de conseil créait le droit d'intervention militaire réciproque; de ce droit d'intervention réciproque découlait et découle encore le droit de guerre perpétuel entre voisins: c'est le contraire du droit de civilisation, qui est l'indépendance des peuples chez eux.

XII

Le Piémont, qui avait obtenu de la complaisance ou de la surprise du congrès de 1856 un pareil principe, ne tarda pas à l'exercer.

La guerre dite de l'indépendance éclata par (p. 339) là en Italie. Cette guerre s'étendit par contiguïté du Piémont à Parme, à Modène, à la Toscane, aux États du pape, et maintenant on délibère à Paris et à Londres, dans des conseils de la Gaule ou de la Grande-Bretagne, sur ce qui sera retranché ou conservé de la souveraineté temporelle des États en Italie.

Cette délibération seule est une intervention flagrante, destructive de tout droit public et de toute indépendance italienne; quelque chose que vous prononciez, vous prononcerez mal.

Pourquoi vous, Europe, au congrès de 1856 à Paris, vous êtes-vous arrogé, à la voix d'un ministre piémontais, le droit de délibérer sur les régimes intérieurs des peuples? Cette délibération seule sur la dernière bourgade de l'Italie est une usurpation ou sur la souveraineté des gouvernements ou sur la volonté libre des sujets.

Je n'y ai pas été trompé en 1856, en lisant cette intervention irrégulière permise au Piémont dans les affaires intérieures du pape, du roi de Naples et des autres puissances italiennes. Je me dis à moi-même: C'est une (p. 340) déclaration de guerre sous la forme d'une signature de paix.

Nous nous débattons aujourd'hui sous les conséquences de cette ligne insérée au protocole du congrès de 1856.

Que deviendra le pouvoir temporel de la papauté si l'Europe est conséquente?

Que deviendra l'Italie si l'Europe se rétracte? Je le dirais bien, mais je contristerais l'Italie et l'Europe; le silence prophétise assez.

Ce droit d'intervention réciproque émané du congrès de Paris en 1856 est la fin du droit public européen: finis Poloniæ! Que dirions-nous si Naples ou le pape s'arrogeaient le droit de contrôle et d'intervention intérieure à Paris, à Londres, à Turin?

Le diplomate piémontais a tendu un piége au congrès, et le congrès de 1856 y est tombé. On n'en sortira qu'en reconnaissant le droit contraire. Nous faisons des révolutions et des lois pour la liberté individuelle du dernier des citoyens, et nous ne savons pas respecter la liberté individuelle des Italiens!

Taisons-nous, et voyons ce qui advint de Florence après Machiavel.

(p. 341) XIII

Florence sonne bien autrement que Turin dans l'histoire de l'esprit humain et de la liberté italienne.

Cette race toscane ou étrusque, la plus forte, la plus éloquente, la plus lettrée, la plus artiste, la plus politique de toutes les races, la race de Machiavel, de Michel-Ange, de Dante, de Pétrarque, de Léon X, de Mirabeau, de Napoléon, cette race aussi active mais plus réfléchie qu'Athènes, transporta la Grèce en Étrurie.

Elle fut la noblesse de l'Italie.

Ses citoyens sont restés les ancêtres de la civilisation moderne de l'Europe. Ce que la France, l'Allemagne, l'Angleterre ont d'antique, d'héroïque, d'éloquent et d'attique dans leurs monuments et dans leurs mœurs, vient de Florence. Alma mater!

Après Machiavel la Toscane s'étend comme frontière et se concentre à la fois comme gouvernement (p. 342) intérieur, tantôt par l'habileté, tantôt par la violence, entre les mains de la faction des Médicis. Lucques, Pise, Sienne, Livourne, abdiquent dans la main des Médicis leur liberté républicaine. Cette famille de marchands devient une dynastie de l'Italie centrale; elle s'allie, par des mariages, avec la maison royale de France et d'Europe; elle donne pour dot à ses filles les millions que son monopole commercial en Orient et en Occident verse incessamment dans ses caisses; ces millions, à leur tour, servent à solder les troupes étrangères que la France, son alliée, lui prête pour consolider son règne. Elle encourage les arts qui succèdent aux industries; Florence se couvre de monuments, véritable diadème de l'Italie moderne; elle semble gouvernée pour l'honneur de l'esprit humain par une dynastie de Périclès; sa langue devient la langue classique de l'Italie régénérée; ses mœurs s'adoucissent comme ses lois; son peuple, déshabitué des guerres civiles, reste actif sans être turbulent; il cultive, il fabrique, il navigue, il commerce, il bâtit, il sculpte, il peint, il discute, il chante, il jouit d'un régime tempéré (p. 343) et serein comme son climat; les collines de l'Arno, couvertes de palais, de villages, de fabriques, d'oliviers, de vignobles, de mûriers, qui lui versent l'huile, le vin, la soie, deviennent pendant trois siècles l'Arcadie industrielle du monde!...

XIV

Les guerres pour la succession d'Espagne, la liquidation de la succession allemande et espagnole de Charles-Quint, rappelèrent les armées d'Espagne, de France et d'Allemagne en Italie.

Elle redevint pendant soixante ans le grand champ de bataille de l'Europe. Les Italiens amollis, trop heureux de leur long repos et de leurs richesses, laissèrent combattre les trois puissances, Espagne, France, Autriche, sur leur territoire, sans prendre part à la lutte où il s'agissait de disposer d'eux.

On les partagea et on les repartagea dans quatre traités consécutifs auxquels ils parurent (p. 344) indifférents comme des troupeaux sous la houlette des bergers qui les troquent.

Par le dernier de ces traités, la Toscane, où le dernier des Médicis allait s'éteindre sans enfants, fut dévolue à la maison d'Autriche dans la personne de François duc de Lorraine, futur empereur et époux de l'immortelle Marie-Thérèse.

XV

Un prince philosophe, Léopold, grand-duc de Toscane, précurseur des principes de liberté de conscience, d'égalité civile et de gouvernement par l'opinion de 1789, appliqua le premier ces principes à la législation et à l'administration de ses peuples italiens. Plus heureux que Louis XVI, il trouva dans la nation qu'il voulait régénérer autant de raison que d'élan vers les améliorations philosophiques dont il était l'initiateur couronné.

Sous Léopold, la Toscane, aussi libre qu'une (p. 345) république, mais stable comme une monarchie, devint le modèle idéal de tous les États de l'Europe.

Ses successeurs, malgré les agitations que les secousses de la révolution française imprimaient à l'Italie, poursuivirent en paix le système libéral et populaire de Léopold.

Seuls, les grands-ducs de Toscane, quoique de source germanique, restèrent alliés fidèles de la France sous la république.

Détrônés plus tard par Napoléon, ils emportèrent les regrets de leurs peuples.

Donnés d'abord par Bonaparte consul à une infante d'Espagne, sous le nom de royaume d'Étrurie, puis par Bonaparte empereur à sa sœur Élisa Baciocchi, devenue grande-duchesse de Toscane, ce beau pays continua à être heureux dans toutes ces mains.

Il portait son bonheur en lui-même, dans son caractère et dans ses vertus. Les traités de Vienne le rendirent à la maison de Lorraine, qui y était justement adorée. Les Lorrains y régnèrent en suivant les traces du premier Léopold; un grand ministre libéral de cette école, le vieillard Fossombroni, y tint jusqu'à (p. 346) quatre-vingt-six ans d'une main flexible les rênes de l'administration et de la diplomatie.

Le prince don Neri Corsini, son élève et son émule, lui succéda à la tête des affaires.

Le jeune grand-duc était un autre Léopold pour la Toscane.

Aucun gouvernement représentatif ou républicain en Europe ne jouissait d'autant de liberté que les Toscans. Ce gouvernement n'était ni autrichien ni français, il était toscan, il s'était naturalisé italien. Deux princesses saxonnes, deux sœurs, l'une duchesse douairière, l'autre grande-duchesse régnante, rappelaient par leurs grâces et par leur amour des lettres ces princesses italiennes de la maison d'Este à Ferrare, parmi lesquelles le Tasse et l'Arioste trouvaient des modèles poétiques ou des protectrices adorées. J'ai eu le bonheur de résider pendant plusieurs années à cette cour, et d'assister, dans la familiarité intime du prince, à tous ses actes, à toutes ses intentions, à toutes ses pensées les plus secrètes d'amour pour son peuple et de perfectionnement pour ses institutions; il n'y eut jamais alors plus de libéralisme sur un trône. Je lui dois ce témoignage (p. 347) devant ses amis comme devant ses ennemis. Les cours l'accusaient de gâter, par excès de conscience, le métier de roi.

XVI

En 1848, le sursaut que le pape Pie IX avait donné à l'Italie, la constitution inopinée de Turin, la guerre si inattendue intentée en Lombardie par Charles-Albert, jusque-là plus autrichien que l'Autriche, soulèvent les Toscans par contre-coup. Ce peuple, si accoutumé à la liberté politique, demanda modérément à son souverain la liberté légale, une constitution.

Il lui demanda de plus de déclarer la guerre italienne à sa propre maison, et de se liguer avec ses sujets contre sa famille.

L'option, quoique nécessaire, était cruelle. Le prince eut le tort d'hésiter: il fallait ou trahir son sang ou trahir son trône; l'abdication franche et entière était nettement indiquée.

(p. 348) En abdiquant et en se retirant dans une neutralité commandée par cette double qualité de prince de la maison d'Autriche et de souverain d'une partie de l'Italie en guerre avec l'Autriche, le prince préservait sa dignité personnelle et peut-être son trône, car après la guerre il pouvait être rappelé comme un arbitre par ses sujets, et avoué comme un parent par l'Autriche.

Il n'y a pas de bonne politique contre la nature.

Celle que le grand-duc adopta était ambiguë; elle eut les inconvénients de l'ambiguïté: l'Autriche l'accusa d'être Italien, l'Italie le soupçonna d'être Autrichien. Évadé de Florence, rappelé par une réaction, réinstallé par les armes autrichiennes, il régna de nouveau, mais en délégué de l'Allemagne plus qu'en souverain indépendant. L'estime de son peuple lui restait, mais le cœur de l'Italie était aliéné de lui.

(p. 349) XVII

Telle était la situation de la Toscane en 1859, quand Victor-Emmanuel, nouveau roi de Piémont, appela l'Italie aux armes. La Toscane voulut répondre à ce cri; le prince hésita encore; un soulèvement respectueux du peuple de Florence, fomenté en apparence par le ministre même de Victor-Emmanuel auprès du grand-duc, détrôna et exila le souverain toscan. L'avenir jugera ce procédé diplomatique dont Machiavel lui-même eût été étonné: un ambassadeur s'immisçant, à l'abri du droit des gens, dans les affaires du prince auprès de qui il représente l'alliance et l'amitié de son maître; et cet ambassadeur remplaçant, le soir même de la révolution, le souverain qu'il a éconduit du trône, du palais et du pays!

Depuis ce jour la Toscane, sans souverain, est gouvernée par ceux qui la convoitent. Elle n'a pas eu le courage de rétablir sa glorieuse république; Florence, dans la peur d'être autrichienne, (p. 350) semble destinée à se faire piémontaise: un remords de dignité la refera tôt ou tard toscane pour se relever italienne. Florence, vassale de Turin, est un contre-sens à ses monuments, à son peuple, à son génie comme à son histoire. Dante, Machiavel, les Médicis, Alfieri lui-même, qu'en diront-ils dans leur sépulcre?

Passons à Venise.

XVIII

L'Italie est si féconde qu'elle a enfanté, comme la Grèce, toutes les formes de gouvernement; sa véritable unité se compose de ces diversités puissantes; celui qui lui veut l'uniformité la mutile. Venise est une Italie à elle seule.

C'est l'État le plus ancien de l'Europe. Jusqu'au jour où un général français la surprit et la vendit à l'Autriche comme une statue enlevée par les Gaulois au musée national de l'Italie, Venise était restée républicaine inviolée, (p. 351) indépendante et libre comme les flots de l'Adriatique dont elle est entourée.

Construite par les Vénètes sur une lagune de la mer d'Italie, elle avait résisté aux Gaulois, aux Ostrogoths, aux Lombards, aux Sarrasins, aux empereurs du Bas-Empire, aux Ottomans, aux Germains, aux Esclavons; la république, pour s'y conserver contre tant d'ennemis, s'était concentrée dans son aristocratie à la fois tyrannique et populaire. Commerciale comme Tyr, militaire comme Carthage, Venise devint en peu de siècles ce qu'est l'Angleterre aujourd'hui, un empire flottant, négociant et combattant sur toutes les mers.

Ses doges, conseillers temporaires de cette Rome des eaux, conquirent tout ce qui se détachait de l'empire gréco-romain sur les bords de la Méditerranée, de l'Adriatique, de la mer Noire; la Syrie, Chypre, Rhodes, les îles de l'Archipel grec et ionien, Scio, Samos, Mitylène, Andros.

Les flottes de Venise transportèrent les croisés à Jérusalem; ses colonies marchandes, établies jusque dans Constantinople comme des (p. 352) postes avancés, y construisaient des forteresses et des tours;

Des envoyés de la France venaient plaider humblement dans l'église de Saint-Marc, à Venise, devant dix mille citoyens, la cause de la croisade, et demander les secours des flottes vénitiennes;

Constantinople tombait sous les Vénitiens avant de tomber sous Mahomet II; leur vieux doge Dandolo montait à l'assaut à leur tête; l'île de Crète (Candie), qui domine la route d'Égypte et de Syrie, était cédée aux Vénitiens pour leur part dans les dépouilles de l'empire d'Orient; ils y ajoutèrent les territoires de Lacédémone, presque tout le Péloponèse, et toutes les villes maritimes de la Thrace, de Thessalonique à Constantinople; l'Istrie, la Dalmatie, les îles Ioniennes étaient dévolues à la république; ses simples citoyens possédaient des principautés en Orient, tels que les duchés de Gallipoli et de Naxos, l'Archipel tout entier, alors devenu vénitien.

Les Génois seuls leur disputaient quelques-uns de ces débris de l'Orient; les doges, magistrats souverains de cette république, y régnaient (p. 353) avec l'autorité et la majesté des rois héréditaires du reste de l'Italie.

À mesure que la dictature militaire était devenue moins habituelle et moins nécessaire, des consuls électifs avaient été cédés au peuple par la noblesse afin de limiter le despotisme des doges par des censeurs et des inquisiteurs.

Ces magistrats, chargés de l'opposition et du contrôle populaires, contre-balançaient et surveillaient le doge; les élections d'où sortaient le doge et les autres magistrats ou conseillers étaient très-compliquées; plusieurs degrés et des éliminations nombreuses rappelaient le mécanisme électoral d'où le métaphysicien français Sieyès avait voulu faire sortir l'aristocratie et la démocratie combinées.

Une résistance respectueuse mais ferme à l'ascendant temporel des papes caractérisait la politique de Venise en Italie. Puissance plus orientale qu'occidentale, les Vénitiens avaient contracté quelque chose des patriarcats de l'Église grecque.

Une conjuration avortée des partisans du peuple contre le doge et le grand conseil devenu (p. 354) héréditaire, fit concentrer le pouvoir souverain dans un conseil des Dix, et instituer l'espionnage et la délation comme des armes légales de la souveraineté aristocratique dans les États de la république.

Dès lors le despotisme inquisitorial fut consacré sous le nom de liberté. Corrompre pour régner et régner pour corrompre, fut la nature de ce gouvernement.

Ce cercle vicieux de corruption des membres pour laisser toute l'autorité à la tête fit durer cinq cents ans cette forme à la fois licencieuse et muette de tyrannie.

Venise lui dut des conquêtes éclatantes, un peuple doux, une politique immuable, des monuments, des arts et des fêtes qui font époque dans les annales de l'esprit humain. L'antiquité ne présente aucun exemple d'une telle république où le plaisir servît à perpétuer et à masquer la tyrannie. La guerre servait aux Vénitiens, comme plus tard aux Anglais, à étendre le trafic entre les peuples.

L'Amérique n'existait pas encore pour l'Europe; la route des Indes, en contournant l'Afrique, ou cette route abrégée en empruntant la (p. 355) mer Rouge, étant inconnues, le commerce des Indes se faisait par la mer Noire.

Les Génois en occupaient les ports fortifiés; les Vénitiens leur disputaient la clef de cette mer dans un quartier de Constantinople fortifié à leur usage; ces deux flottes italiennes rivales se livrèrent une bataille navale indécise et meurtrière, sous les yeux des Grecs spectateurs, dans le canal du Bosphore.

Constantinople alors était ouverte à toutes les colonies de trafiquants avec l'Inde; sur le continent lombard, Venise étendait ses conquêtes; François de Carrare, maître de Padoue, de Vicence, de Vérone, étant tombé dans leurs mains avec trois de ses fils, le conseil des Dix les fit étrangler juridiquement dans leur prison. Les Carrare ne méritaient la mort que par leur héroïsme et par la terreur que leurs armes inspiraient à Venise.

(p. 356) XIX

Padoue devint une seconde Venise continentale; le conseil des Dix fut aussi implacable et aussi cruel envers les princes lombards de la Scala. Leur héritage, comme celui des Carrare, devint possession vénitienne, ainsi que les marches de Trévise, Vérone, Vicence, Feltre et Padoue.

Par une juste vengeance du ciel, la république, devenue conquérante en terre ferme, commença à décroître en puissance sur la mer. L'aventure et le mouvement étant dans sa nature, la stabilité la corrompit. Les flots semblent inspirer plus d'héroïsme que la terre aux peuples nés au sein des mers.

Le conseil des Dix devient ombrageux, et dépose et persécute jusqu'à la mort le plus glorieux de ses doges, Foscari; cependant les Vénitiens reconquièrent le royaume de Chypre sur les Turcs devenus maîtres de la Grèce et des îles; mais les Turcs se vengent bientôt après leur victoire dans l'Épire, le doge Contavrini (p. 357) y périt en combattant. Pendant la servitude alternative de l'Italie aux Français et aux Allemands, les Vénitiens continuent à rester libres et à triompher tantôt de la France, tantôt de l'Allemagne, sans s'avilir jamais jusqu'à la neutralité, cet égoïsme honteux des nations inertes; on les voit partout où il y a un équilibre à rétablir en Italie, de la tyrannie étrangère à combattre, de la gloire navale ou militaire à conquérir au nom de Venise; leur trésor paye les Suisses, qui pèsent la justice des causes au poids de leur solde; la victoire de Marignan laisse les Vénitiens inébranlables dans leur patriotisme italien.

Charles-Quint et Léon X ne triomphent pas plus que les Français de leur indépendance; mais les Turcs triomphent graduellement de leur puissance navale et coloniale en Orient; Chypre et la Grèce leur échappent; leur époque héroïque finit avec leur ascendant sur la mer.

D'autres États européens se créent des marines et leur disputent le commerce de l'Orient; les Vénitiens cherchent à se fortifier par une alliance avec la Hollande; ils penchent vers le protestantisme.

(p. 358) Les Vénitiens, comme les Toscans, restent les alliés de cœur de la France pendant les guerres de la révolution française en Italie.

Bonaparte, après les victoires de la première campagne, veut rapporter en France la popularité d'un citoyen pacificateur avec le prestige d'un général victorieux réunis dans sa personne; pour atteindre ce but, il lui faut deux choses, la paix avec le pape et la paix avec l'Autriche: par la paix avec le pape, il réconcilie le sentiment catholique de la France et de l'Italie avec son propre nom, il apaise les consciences inquiètes, il se prépare un consécrateur futur de son diadème dans un pontife qui lui devra sa tiare. Par la paix avec l'Autriche, il fixe ses victoires en les bornant, il annexe une partie de l'Italie, le Piémont, la Savoie, la Lombardie à la France; il montre en lui à sa patrie fatiguée de guerres une ère de paix républicaine, un Washington de vingt-sept ans, maître de lui, plus fort de modération que d'élan, plus glorieux que sa gloire!

Mais, pour obtenir cette paix de l'Autriche battue et jamais vaincue, il fallait lui offrir une (p. 359) indemnité territoriale capable de compenser la perte de la Lombardie et d'honorer au moins sa défaite.

Bonaparte n'avait pas cette indemnité sous la main; il fallait la trouver; il ne pouvait la trouver que dans Venise.

Venise cependant ne donnait aucun prétexte à la conquête. Quelques insurrections des paysans de terre ferme contre les troupes françaises qui empruntaient illégalement le territoire de la république, servirent de grief au général Bonaparte. En vain le gouvernement de Venise lui envoya des satisfactions; il feignit une colère bruyante et implacable, qui ne pouvait être apaisée que par l'effacement du nom de Venise de la liste des nations.

Il l'effaça en effet, et la donna à l'Autriche comme dédaignant de la garder pour lui-même. L'Autriche eut la honte d'accepter ce qu'elle n'avait pas même conquis; le gouvernement encore républicain de la France eut l'immoralité et l'impudeur de revendre à l'Autriche la liberté d'une république avec laquelle la France n'était pas même en guerre. Venise, après avoir (p. 360) tyrannisé ses propres citoyens, subit la tyrannie de l'étranger; restée autrichienne pendant quelques années, elle redevint un proconsulat de la France sous le gouvernement militaire français, comme si Bonaparte, devenu Napoléon, eût dédaigné de la gouverner par lui-même. Elle retomba de ses mains avec le monde, en 1815, et rentra sous le joug de l'Autriche.

Les traités de Vienne, qui rétablissaient tout, oublièrent de la rétablir.

En 1848 elle s'insurgea, comme Milan, à la voix de Charles-Albert, qui s'avançait avec une armée insurrectionnelle en Lombardie.

Après la défaite de Charles-Albert, Venise essaya de résister au reflux des Autrichiens, et de revendiquer sa liberté par son héroïsme.

Un homme, digne par son caractère du nom de Washington vénitien, Manin, la gouverna pendant cette tempête par la seule autorité morale d'une âme plus grande que sa destinée. Le général napolitain Gabriel Pepe se jeta patriotiquement dans Venise avec un lambeau (p. 361) de l'armée d'Italie. Le dictateur et le général inspirèrent leur âme aux Vénitiens; ils combattaient pour l'honneur de la liberté plus que pour la victoire. Leur longue résistance et leur capitulation glorieuse honorèrent en effet le malheur de Venise; Pepe et Manin trouvèrent un asile en France.

Le dictateur Manin y vécut dans une pauvreté fière et volontaire, il y vécut de son travail quotidien de professeur de langue italienne. Il en fixait lui-même le salaire au niveau des plus modiques rétributions des maîtres de langue. Sa fille adorée mourut de l'exil, du climat et de sollicitude pour son père, entre ses bras. Il faut rendre hommage à la France: elle offrait tout à Manin, il refusa tout; il ne voulait du ciel qu'une patrie. Je l'ai connu intimement, et je n'ai rien vu d'humain en lui que la forme mortelle: c'était un de ces caractères où la vertu est si naturelle et si modeste qu'elle n'a besoin d'aucun effort et d'aucune ostentation pour se tenir debout dans toutes les fortunes. Ce nom de Manin sera à jamais un de ces bas-reliefs retrouvés dans les décombres de l'antique Italie.

(p. 362) Il eut un seul tort de jugement, à mes yeux, sur la fin de sa vie, ce fut d'abdiquer la république vénitienne dans une lettre aux Italiens pour leur conseiller de se monarchiser sous le sceptre du roi de Piémont. Il n'y a de coalition digne et sûre que celle qui laisse leur nom, leur nationalité et leur nature aux coalisés: la république vénitienne, s'enrôlant sous la monarchie ambitieuse de Turin, se perd en s'abdiquant; les abnégations, qui font la vertu des individus, font la dégradation des peuples. Ce tort de Manin, que nous lui avons reproché alors et qui rompit nos relations, ne fut pas le tort de son esprit, ce fut le tort de son patriotisme; impatience d'exilé qui redemande une patrie, même à l'épée qui va lui ravir son indépendance, son gouvernement républicain et son nom.

On sait comment la paix inexpliquée mais, selon moi, inévitable de Villafranca, en 1859, abattit pour un temps les espérances de Venise. La fondation de Trieste, l'incorporation de cette ville maritime à l'Allemagne, les développements rapides de cette ville hanséatique, l'accroissement des industries, des navigations, (p. 363) du commerce de l'Allemagne avec l'Orient, industrie, navigation, commerce qui ont besoin de s'écouler tous les jours en plus grande masse par l'Adriatique, rendent extrêmement problématique la renaissance d'une Venise maritime en face de l'Allemagne; l'accroissement du Piémont comme royaume unique de l'Italie septentrionale rend la renaissance de la Venise de terre ferme plus difficile encore. On n'y voit en perspective qu'une cinquième capitale piémontaise, humble succursale de Turin, de Milan, de Gênes, de Florence, ou bien une grande ville libre, une Tyr de l'Adriatique, renfermant hermétiquement dans ses remparts battus des flots l'ombre d'une république qui ne peut revivre sous sa première forme et qui ne doit pas mourir.

XX

Passons à l'État de Gênes, de Gênes, jadis la seule et belliqueuse rivale de Venise.

La république maritime de Gênes fut fondée municipalement par les Liguriens, habitants (p. 364) de ses montagnes et de ses anses, après le reflux d'Attila hors de l'Italie. Elle imita Rome dans ses premières lois: elle eut son peuple, son aristocratie, ses deux consuls, ses censeurs; ses comices, composés de tout le peuple convoqué, se tenant sur la place publique. La noblesse donnait les consuls au peuple, le peuple reconnaissait ces consuls pour les tuteurs de ses droits contre la noblesse. Ainsi se balançaient, comme à Rome, l'autorité et la popularité, ces deux nécessités des républiques.

C'est cette popularité des consuls tribuns du peuple qui créa, dès ces temps-là, la renommée des grandes familles de Gênes, les Doria, les Spinola, les Fornaro, les Negri, les Serra, familles héroïques dont la guerre et le commerce perpétuèrent l'ascendant jusqu'à nos jours.

Devenus puissance navale, incapables par leur petit nombre de s'étendre sur terre, les Génois portèrent, comme Venise, toute leur ambition vers la mer. Leurs galères, empruntées par les différentes croisades pour les expéditions en Orient, y conquirent pour Gênes elle-même les places fortes de la côte de Syrie, telles que Laodicée et Césarée; un (p. 365) de leurs consuls monta le premier à l'assaut de cette place réputée inexpugnable; après la prise de Constantinople par les Latins, les Génois disputèrent aux Vénitiens les dépouilles de l'empire; ils colonisèrent militairement les côtes du Péloponèse, Coron et Modon.

La rivalité des grandes familles et l'insubordination des matelots sur les flottes firent sentir à Gênes l'insuffisance du gouvernement populaire et aristocratique tour à tour. Le peuple insurgé contre la noblesse se nomma, à l'exemple de Venise, un doge dictateur, arbitre entre les plébéiens et les nobles; cette institution ne suffit pas à prévenir les guerres civiles entre les Doria et les Spinola, chefs des partis contraires. Les Visconti, tyrans de la Lombardie et du Piémont, en profitèrent pour assiéger Gênes. Le roi de Naples, Robert, vint la défendre. Les Génois abdiquèrent un moment leur souveraineté entre les mains de leur libérateur. Les plébéiens, encouragés par lui, incendièrent les palais des nobles; le roi Robert s'éloigna aux lueurs de ce bûcher de Gênes.

(p. 366) XXI

Pendant ces troubles sur le continent et dans la ville, Gênes poursuivait ses conquêtes sur la mer. La colonie génoise de Constantinople s'immisçait dans les affaires de l'empire grec, délivrait des princes de captivité, en inaugurait d'autres, fortifiait un quartier et un port de Byzance, y élevait la tour génoise, de Galata, qui subsiste encore comme une colonne rostrale de cette puissance maritime; on lui cédait l'île de Ténédos, qui leur livrait les Dardanelles, leur ouvrait la mer Noire; ils disputaient en même temps le royaume opulent de Chypre aux Vénitiens: des Vêpres siciliennes de Chypre les y exterminèrent tous, excepté un seul, pour en porter la nouvelle à Constantinople. Revenus plus irrités et plus forts pour y venger leurs compatriotes massacrés, ils s'emparèrent de Nicosie, capitale de Chypre, et ils épargnèrent généreusement les femmes et les (p. 367) filles des Cypriotes tombées dans leurs mains. Bravant Venise jusque sous ses murs dans des établissements génois à l'Adriatique, ils étaient devenus, à force de courage et d'audace sur les deux mers, arbitres de l'Italie; leurs discordes civiles les empêchèrent de jouir longtemps de cette prospérité. Les Adorni et les Fregosi, deux factions qui empruntaient leurs noms à leurs chefs, déchiraient les villes et les campagnes; le peuple, insurgé par des tribuns plébéiens des métiers les plus pauvres, chassait du pouvoir les patriciens; dix révolutions en dix ans faisaient passer le gouvernement d'une faction à une autre. Les nobles, proscrits, mais puissants par leurs vassaux des campagnes, s'étaient retirés dans leurs châteaux fortifiés, d'où ils insultaient leur patrie; les Visconti, de Milan, menaçant de plus en plus l'indépendance de Gênes par leurs intrigues dans la ville, par leurs troupes dehors, les Génois résolurent de se livrer au protectorat de la France: c'était sous Charles VI, leur allié, prince dont la faiblesse d'esprit ne ferait jamais un tyran. Le doge Adorno proposa au peuple de remettre au roi de France le gouvernement (p. 368) de sa patrie à des conditions viagères qui ne menaçaient pas son indépendance et qui assuraient sa sécurité. Le traité fut signé de confiance. Le peuple se calma; mais sa turbulence ne tarda pas à éclater en séditions nouvelles; elles furent apaisées par la présence à Gênes d'un vice-roi français.

Le duc de Milan devint plus tard protecteur et tyran de Gênes. Le plus grand exploit de leurs flottes signala cette époque pour Gênes: leur amiral Spinola anéantit dans le golfe de Gaëte la flotte des Espagnols, et fit prisonnier le roi Alfonse le Magnanime d'Aragon, ses deux frères, l'aîné roi de Navarre, l'autre grand maître de l'ordre militaire de Saint-Jacques, cinq mille marins et toute la noblesse d'Aragon. Cette victoire ranima dans Gênes l'orgueil de la liberté; le protectorat des Visconti lui pesait; elle se souleva avec la mobilité de ses flots et redevint entièrement indépendante; l'énergie de cette race ne pouvait supporter longtemps aucun joug, même le sien propre.

(p. 369) XXII

Cependant les noms des héros de l'aristocratie génoise grandissaient par les orages mêmes de la république. Les rivages et les flots de la Sardaigne, de la Sicile, de Naples, de la Grèce, de la mer Noire, portent leurs noms. Il ne leur manquait qu'une place aussi haute que leur renommée dans la constitution de la république, pour être aussi utiles à leur patrie au dedans qu'illustres au dehors.

Fiesque, un de ces nobles mécontents, s'allia avec le duc de Milan contre sa patrie, la surprit par une descente nocturne; il proclama l'abolition du gouvernement des doges, il remit le pouvoir à un conseil de hauts justiciers élus par le peuple. Ce gouvernement ne fut qu'une phase de l'anarchie intérieure; Pierre Frégose, fils du neveu du doge, fut réinstallé comme chef unique. La république envoya un de ses plus héroïques amiraux, Giustiniani, pour défendre Constantinople contre les assauts de Mahomet (p. 370) II: une blessure reçue à côté de l'empereur chrétien, sur les murs de la ville, lui fit quitter le champ de bataille avant la catastrophe de la ville. Il acheta l'île de Corse, et en donna les revenus par hypothèque à la banque de Gênes. Il reconquit Scio, Mitylène, Rhodes; il s'allia avec la France, protectrice désintéressée de Gênes, contre le roi d'Aragon et de Naples. Chassé de Gênes par des rivaux, il est tué sur les murailles en tentant d'y rentrer. La France intervient de nouveau pour Gênes par un protectorat actif dans les guerres de cette république contre la maison d'Aragon à Naples, elle combat pour la maison d'Anjou, qui prétend à cette couronne. L'archevêque Paul Frégose entre à Gênes avec des bandes de la campagne pour y venger la mort de son frère. Attaqué par les Français, qui soutenaient le parti opposé au sien, Paul Frégose remporte sur eux une des victoires les plus meurtrières pour la chevalerie française. Deux mille cinq cents morts jonchent les collines et les vallées de Gênes; un grand nombre d'autres se noyèrent dans les flots sous le poids de leur armure, en essayant de regagner leurs (p. 371) vaisseaux. L'archevêque Paul Frégose devient par sa victoire doge de la république et cardinal. Après lui, la France resserre son alliance avec Gênes, à titre de maîtresse du Milanais. Sous cette demi-servitude, l'ordre s'y rétablit; mais la décadence militaire et commerciale y commence. Pise lui propose de s'annexer à la république; le peuple veut l'accepter, les nobles s'y opposent pour complaire à la France, qui redoutait cette annexion. Le peuple, excité par l'insolence des nobles, se soulève: un Doria est tué sur la place du Marché; il saccage et brûle les palais des nobles; il nomme un doge, un ouvrier en soie, Paul de Novi, homme supérieur, par son esprit cultivé, à sa condition, et opposé aux Français. Louis XII, irrité de ce que Gênes revendique la protection de l'empereur Maximilien contre lui, Louis XII marche d'Asti sur Gênes. Après des combats acharnés sous les murs, il rentre dans Gênes l'épée à la main; sa magnanimité se refuse à toute vengeance, il rend la liberté aux Génois. Ils la perdent de nouveau sous les successeurs de ce prince.

André Doria, leur concitoyen, le plus illustre (p. 372) des hommes de guerre de son temps, condottiere de mer, qui passait tour à tour du parti de l'empire au parti de la France, la leur rend. Le seul titre de libérateur de sa patrie le suit dans la postérité. C'est le Thémistocle de Gênes.

On lui reprochait d'avoir terni ce service à sa patrie par une ombre de défection à sa parole donnée à la France. «Hélas!» répondit-il en soupirant et après un long silence, «un homme peut s'estimer heureux quand il réussit à faire une belle action, bien que les apparences n'en soient pas toutes également belles. Si le monde savait combien est grand l'amour que j'ai pour ma patrie, il m'excuserait d'avoir bravé quelques inculpations personnelles pour la servir.»

Charles-Quint lui offrit la souveraineté sur sa patrie, avec le titre de prince de Gênes. Il préféra la gloire à la possession, et rétablit, sur de sages réformes, la république. Il effaça les noms des factions; il institua un sénat de quatre cents sénateurs pris dans toutes familles nobles ou plébéiennes, mais considérées et propriétaires. Ce conseil nommait (p. 373) le doge. Cette dignité, qui lui fut offerte, fut encore refusée par lui dans l'intérêt de la liberté et de son titre d'amiral des flottes de Charles-Quint, titre incompatible avec celui de duc de Gênes. Rome antique n'a pas de plus magnanimes abnégations; André Doria est le Scipion des républiques italiennes. Les Capponi à Florence, les Doria à Gênes, sont des Romains expatriés, mais encore Romains.

XXIII

André Doria vieillissait dans sa gloire, et ne sortait plus de son palais, où il était retenu par ses infirmités; il avait remis le commandement actif de ses galères à son neveu Gianettino Doria. Fieschi, ennemi des Doria, qui avaient écarté du pouvoir la turbulence populaire et la tyrannie oligarchique, conspirait dans Gênes contre les Doria. Il sort de son palais au milieu de la nuit avec les conjurés, pour attaquer à la fois le palais des Doria hors la ville, (p. 374) et pour s'emparer des galères dans le port: Gianettino Doria, accourant au port pour défendre les galères, est tué à la porte de la ville. André Doria s'enfuit dans la campagne pour y rassembler ses partisans; la flotte était déjà surprise, et Fieschi posait le pied sur une planche pour passer sur la galère de l'amiral, quand il glissa dans la mer et s'y noya sous le poids de son armure.

Ses complices, déconcertés par la disparition du chef, qui portait seul le plan de la conjuration dans sa tête, abandonnent l'entreprise, et offrent de remettre les galères et les ports au seul prix d'une amnistie.

André Doria rentra, précédé de la terreur de son nom; sa vengeance implacable, qui ne se ralentit qu'à l'âge de quatre-vingt-quatorze ans, consterna Gênes et assombrit son nom. L'Espagne, après lui, continua à prévaloir dans les conseils de la république.

(p. 375) XXIV

À l'instigation du duc de Savoie, un tribun plébéien, nommé Vachero, insurgea Gênes, ourdit une conjuration nouvelle pour attaquer le palais du gouvernement et massacrer tous les citoyens inscrits parmi les patriciens au livre d'Or. Trahi par un Piémontais son complice, il subit le supplice, malgré les injonctions du duc de Savoie, qui avoua sa propre complicité dans l'action, et qui menaça la république de sa vengeance.

XXV

Louis XIV, à son tour, fait bombarder Gênes, avec autant de cruauté que d'injustice, pour avoir interdit la contrebande du sel par les Français dans les ports. Quatorze mille bombes écrasent ou brûlent la moitié des palais (p. 376) et des églises de la plus belle ville maritime de l'Occident.

Sous le règne suivant, les Génois poursuivent la conquête pied à pied de la Corse, et rendent enfin l'île à la France.

La révolution française, en débordant en Italie, attaque ou défend tour à tour Gênes dans des siéges mémorables.

Les traités de Vienne, infidèles à leur plan général, qui était le rétablissement des trônes et des États violés par Napoléon, excluent la république de Gênes du droit public, et la donnent violemment au roi de Sardaigne.

Gênes s'agite longtemps sous ce sceptre étranger et ne rentre dans son repos que sous le canon des Piémontais. C'est, avec Venise, la seule république italienne qui ait le droit de s'indigner contre ces traités de 1815, traités qui rendent le trône aux princes de la maison de Savoie, et qui, au nom de la légitimité des rois et des peuples, confisquent au profit de cette maison de Savoie une république illustre qu'ils n'ont pas même la peine de conquérir! L'Italie s'affligera et la France se repentira d'avoir laissé enlever ce peuple héroïque, ce (p. 377) port indépendant et cette marine presque française à l'indépendance et à la politique. L'extinction de la nationalité génoise sera un deuil pour l'Italie et un reproche éternel à l'équité du congrès de Vienne.

Descendons au Piémont, jusque-là bien moins illustre, et surtout bien moins italien que la république des Médicis, des Adorno, des Frégose et des Doria.

XXVI

La maison de Savoie est une des plus anciennes et des plus militaires dynasties de l'Europe, si l'on compte au rang de dynastie ces hérédités féodales de familles possédant des fiefs humains dans les montagnes qui servent de limites aux empires des grands peuples[4].

(p. 378) Ces princes régnaient sur une peuplade de braves et pauvres Allobroges, laissés comme une alluvion des grandes invasions des peuples du Nord. Pressée entre la Suisse, la France et les vallées du Piémont, sur un groupe de montagnes et dans de sombres vallées des Alpes, cette peuplade peu nombreuse s'était refoulée ou répandue tour à tour sur les plaines voisines qui lui offraient le moins de résistance, tantôt sur le bassin de Genève, en Suisse, tantôt sur le bassin de la Bresse, en France, jusqu'à la Saône, tantôt dans le bassin du Pô, en Italie; elle allait chercher, non de la gloire, mais de l'espace et du pain, chez ses voisins. Son caractère, très-spécial à cette race de montagnards (p. 379) savoisiens, était une fidélité et une bravoure chevaleresques. Les meilleurs soldats des ducs de Savoie sont toujours descendus de ces montagnes; leur douceur les rendait disciplinaires; leur subordination féodale les conservait dévoués à la bonne ou à la mauvaise fortune de leurs princes; leur intrépidité froide les rendait solides comme le devoir au poste où on les avait placés pour vaincre ou mourir. Ils avaient deux religions dans leur cœur, leurs princes et leurs prêtres; superstitieux chez eux, héroïques dehors, bons et honnêtes partout, aussi propres à subir le joug de la conquête sans le secouer qu'à imposer ce joug à leurs voisins, quand l'inquiétude de la maison de Savoie les mettait à la solde des grands alliés auxquels on inféodait leur sang pour des causes toutes personnelles à ces princes.

(p. 380) XXVII

On a vu ces princes se glisser presque furtivement en Italie, quoique n'ayant rien d'italien ni dans le sang, ni dans les mœurs, ni dans la langue, à l'époque où la confusion des guerres intestines de la Lombardie laissait leurs incursions libres et impunies. Plusieurs fois chassés de Turin par les Français, ils avaient embrassé et vaillamment servi la cause de l'empereur d'Allemagne contre nous.

Les croisades leur avaient donné un renom, une importance et des possessions royales en Orient; la royauté de Chypre et de Jérusalem était le seul titre imposant qu'ils eussent encore attaché à leur maison.

Le traité d'Utrecht, en déshéritant l'Espagne de ses possessions italiennes, agrandit les possessions de l'empire d'Allemagne en Lombardie.

La maison de Savoie s'allia, comme de (p. 381) coutume, au plus fort: ce n'est pas la moralité, mais c'est l'habitude des petites puissances.

En 1696 elle déserta momentanément l'Allemagne. Le duc de Savoie, Amédée II, obtient l'alliance de Louis XIV en donnant sa fille au duc de Bourgogne. Cette princesse savoyarde en France fut un négociateur habile et intime dans la familiarité du roi.

Louis XIV, en retour, donna Pignerol à la maison de Savoie. Quelques années plus tard, le duc vend l'alliance française à l'empereur Léopold Ier, au prix du Montferrat, de la province de Valence, d'Alexandrie, du val de Sésia, et de toute la plaine située entre Tanoro et le Pô. L'empereur lui accorde de plus, sur les dépouilles de l'Espagne, la royauté de la Sicile; on la lui retire en 1720, et on l'indemnise avec la royauté de la Sardaigne, royauté semi-barbare qui lui donne sur le continent le titre de roi.

Les intrigues et les versatilités constantes d'alliance de la maison de Savoie lui profitent par une nouvelle défection. Dix-neuf ans après, la France, en retour d'une de ces défections intéressées en sa faveur, lui obtient Tortone, Novare, (p. 382) et un agrandissement de territoire considérable en Lombardie. Trois ans passés, et la reconnaissance passée plus vite que les années, la maison de Savoie fait une nouvelle défection à la France, et combat avec l'Autriche contre nous.

XVIII

L'impératrice paye cette défection des provinces lombardes, du Vigevano, du duché de Pavie et du territoire de Plaisance; chaque annexion à ce royaume rapiécé du Piémont porte la date d'une alliance troquée contre une autre.

La révolution française la compte au premier rang de ses ennemis armés. Vaincue d'un revers de nos armes, la maison de Savoie perd pièce à pièce ses États, comme elle les a reçus. Elle fléchit sous la nécessité, et la république française la laisse végéter humble et soumise à Turin, sous le contrôle d'un proconsul plus que d'un ambassadeur (Ginguené).

Effacée enfin du rang des souverainetés italiennes (p. 383) par Bonaparte, comme éternelle complice de l'Autriche, elle se relègue elle-même sur son rocher royal de Sardaigne, où nos ressentiments ne peuvent la suivre.

La correspondance diplomatique récemment publiée du comte de Maistre nous montre ses efforts obstinés et naturels alors pour ameuter la Russie, l'Angleterre et l'Autriche contre la France.

Comme elle n'a plus de force, elle n'a plus de crédit dans les conseils du monde, elle écoute aux portes des cabinets, elle attend de la destinée l'heure d'une restauration dans ses possessions italiennes par la main de la coalition dont elle est le satellite; son royaume, gouverné par un proconsul français, le prince Borghèse, et par cinq préfets de la France, s'est complétement et facilement incorporé à nous. Ses excellents soldats, indifférents à la cause pourvu que l'honneur, la gloire et la victoire la consacrent, sont les meilleurs auxiliaires de Napoléon. Ses grands seigneurs, distingués mais flexibles, accoutumés à changer de maîtres, décorent les conseils et les palais de Napoléon: les Saint-Marsan, les Alfieri, les Barollo, (p. 384) les Ghilini, les Salmatoris, les Carignan, chambellans, juges, sénateurs, généraux, colonels, préfets du palais, administrateurs, rivalisent de services, de talents et de fidélité à l'empereur ou à ses lieutenants. Nice, la Savoie, le Piémont, adhèrent de tout leur patriotisme civil et militaire à la France; ils sont accoutumés à changer de patrie; ils honorent toutes celles qu'ils adoptent, pourvu que ces patries les grandissent; la maison de Savoie leur a inoculé ces mœurs politiques. Grandir est la loi des petites puissances.

XXIX

Napoléon tombé, la maison de Savoie sort de son île et se précipite aux pieds des congrès de Paris et de Vienne pour obtenir non pas seulement sa propre restauration, mais ses annexions habituelles aux dépens des nationalités et des libertés des États voisins, convoités par sa soif insatiable de territoires. La seule usurpation récente et criante de territoire (p. 385) et de liberté commise par le congrès de Vienne est un crime de la force contre l'indépendance d'une illustre république italienne (Gênes). On donne Gênes à la maison de Savoie, qu'on lui épargne la peine de conquérir, et avec Gênes un port, des citadelles, une marine, une population d'aventureux marins qui vont sous ses lois rivaliser avec Toulon et avec Marseille.

Cette usurpation violente de la république de Gênes par la main de l'Europe au profit de la maison de Savoie, au moment où l'Europe en armes restituait tout au droit des trônes et des peuples, est un des actes les plus iniques commis en pleine paix pour exproprier une nation illustre et innocente de tout crime envers l'Europe. La convoitise de Turin, voilà le seul crime de Gênes! Là, comme ailleurs, il n'y a pas un pouce de sol qui ne se soulève sous les pas du Piémont.

Gênes proteste deux fois par l'insurrection désespérée de ses citoyens contre ses nouveaux maîtres. La protestation, éteinte par le canon des forts occupés par les Piémontais, fut étouffée dans le sang des Génois. Vous qui faites, quand cela convient à votre ambition, appel (p. 386) au droit des nationalités exprimé au fond d'une urne et compté par des questeurs armés, interrogez donc Gênes sur son annexion au Piémont, et osez donc lui poser la question d'abdiquer son nom, sa gloire et sa liberté sous un roi des Alpes! Éloignez vos bataillons, enclouez vos canons, et attendez la réponse!

XXX

L'Europe, en annexant ainsi Gênes au Piémont, en haine de la France, préparait à l'Angleterre des postes maritimes sur les deux mers d'Italie. L'Angleterre ourdissait d'avance avec la maison de Savoie des alliances anti-françaises.

La France, vaincue et refoulée en 1815 par le reflux du monde sur son territoire, était contrainte de fermer les yeux pour ne pas voir les forteresses territoriales, maritimes et politiques, que l'on construisait contre elle en Piémont et à Gênes.

(p. 387) Lyon, Toulon et Marseille étaient sous le canon de Turin.

Cependant l'Europe, même en 1814, sentit qu'agrandir ainsi le Piémont et démanteler la France d'une partie de la Savoie, ce mur mitoyen de la nature, pour couvrir la France, c'était un scandale diplomatique trop criant. On nous laissa alors de la Savoie la partie militaire nécessaire à notre sécurité.

Mais en 1815, après le fatal retour de Napoléon de l'île d'Elbe, retour qui coûta tant de sang, tant d'or et tant de liberté à la France, la maison de Savoie envoya promptement des députés à Paris pour solliciter aussi sa part de dépouilles. Les alliés lui devaient quelque chose, puisqu'elle avait envahi la première notre territoire. Soixante mille Sardes et Autrichiens coalisés avaient marché, sous le général autrichien Frimont, sur Grenoble et sur Lyon, tandis qu'une autre armée de dix mille Piémontais, sous le commandement du général Osasco, marchait sur Toulon et Marseille, forçant le maréchal Brune, presque sans soldats, à se replier devant eux.

(p. 388) XXXI

C'était l'occasion pour la maison de Savoie de demander sa part des dépouilles, puisqu'elle avait concouru à la déchéance de la France. J'eus alors connaissance personnelle des efforts faits par les envoyés piémontais et savoyards à Paris pour obtenir de l'Europe la partie de la Savoie que 1814 nous avait laissée.

Un diplomate de premier ordre, le marquis de Gabriac, longtemps ambassadeur à Turin, et aujourd'hui sénateur, atteste, dans un écrit récent et très-informé, les insistances de la maison de Savoie auprès des puissances coalisées, pour obtenir d'elles le démembrement du Dauphiné à son profit. «Heureusement,» dit l'écrivain diplomatique, «l'empereur de Russie, aussi généreux dans la victoire que courageux dans les revers, s'opposa énergiquement à ce démembrement de la France, et son veto fit renoncer à ce projet; mais il (p. 389) consentit à la restitution à la maison de Savoie de ce qui avait été alloué l'année précédente à la sécurité des frontières françaises en Savoie.»

Mais le gouvernement piémontais, en revendiquant contre nous les influences protectrices de la Russie, n'en reçut pas des influences libérales. L'esprit de ce gouvernement, tout rétrograde alors, fut l'esprit théocratique du fameux comte Joseph de Maistre, paradoxe éloquent, mais paradoxe vivant du monde ramené par la force, et au besoin par l'inquisition, au moyen âge.

Un vernis de chevalerie antique et d'allégeance féodale décorait ce gouvernement, plus semblable à une cour de l'Escurial qu'à une cour italienne de Turin. La noblesse, presque toute militaire, lui donnait quelque chose de martial qui plaît aux habitudes de ce peuple brave et guerrier; la bourgeoisie, émancipée par le gouvernement de la France pendant vingt ans, était rentrée dans sa subalternité antique; elle se pliait avec une résignation doucereuse, mais amère, à la supériorité de l'aristocratie. Les ordres monastiques, (p. 390) qui renaissent en Italie comme en Espagne de l'esprit contemplatif et de l'oisiveté endémique de ces beaux climats, reprenaient leur ascendant sur le peuple; le gouvernement n'admettait dans les sujets aucune liberté des cultes. Les sacrements étaient redevenus loi obligatoire de l'État; les billets de confession étaient requis des sujets avec autant de rigueur que des acquits de contribution. La douceur paternelle des deux premiers rois, vieillis dans l'exil de la Sardaigne, princes d'un naturel patriarcal, adoucissait ce régime et le faisait presque aimer. Ces rois se bornaient à faire rentrer tout doucement le troupeau dans le bercail des anciennes routines. L'extrême modicité des impôts, la fécondité du sol, le bonheur de la paix recouvrée et de la petite patrie agrandie, faisaient le reste; on était un peu humilié, mais on était heureux. Voilà ce que j'ai vu moi-même à Turin, à Chambéry, à Alexandrie, jusqu'en 1820.

(p. 391) XXXII

À cette époque, un coup de vent, qui venait du Midi, souffla tout à coup sur l'Italie; ce vent avait traversé l'Espagne.

On a vu plus haut qu'une révolution militaire avait tout à coup éclaté à Naples au mois de juillet 1820; une secte masquée, les carbonari, avait jeté hardiment son masque en Calabre, soulevé les régiments, marché sur Naples et proclamé la constitution d'Espagne.

Or qu'était-ce que la constitution d'Espagne, proclamée à Cadix par une insurrection soldatesque aussi? C'était une véritable république de tribuns des soldats, sans aucun contre-poids monarchique, et ne conservant un roi nominal à son sommet que pour cacher sa véritable nature militaire. Une telle constitution masquée était mille fois plus pleine d'anarchie que si elle avait dit franchement et courageusement son nom. Il n'y a rien de si révolutionnaire qu'un mensonge!

(p. 392) L'Europe, à la nouvelle des événements révolutionnaires de Naples, se rassembla en congrès à Laybach, pour délibérer la guerre ou la paix en Italie.

L'Autriche, devançant le congrès, fit marcher ses troupes en Lombardie, prêtes à intervenir, et intimidant déjà les carbonari dans la péninsule.

L'Autriche est toujours la première à intervenir à main armée pour le statu quo, car c'est sa nature, et c'est son intérêt de représenter partout le passé. Elle est par essence le temps d'arrêt des choses dans l'Europe moderne; c'est sa force, et c'est aussi sa faiblesse.

À l'instant où les carbonari l'aperçurent en armes en Lombardie, elle devint l'objet des craintes et des imprécations des carbonari; leur cri unanime fut: Guerre à l'Autriche! Jusque-là elle n'avait pas été trop impopulaire, depuis 1814, en Italie, et, par une versatilité habituelle aux peuples qui changent de joug, son retour à Milan, en 1814, avait été l'objet d'un fanatisme de joie poussé jusqu'à la férocité contre le gouvernement français que l'Autriche venait remplacer. L'assassinat du (p. 393) ministre franco-italien Prina, traîné dans les rues de Milan, et martyrisé par le peuple, aux cris de: Vive l'Autriche! en fut un triste témoignage; mais l'heure de ces intermittences avait sonné un autre tocsin.

XXXIII

Le carbonarisme napolitain comptait peu de sectaires à Rome, point en Toscane, un petit nombre à Turin, et presque exclusivement parmi la jeunesse noble et militaire. Le prince de cette jeunesse était le prince de Carignan, depuis Charles-Albert.

Ce jeune prince, issu d'une branche indirecte de la maison de Savoie, avait été appelé à l'hérédité du trône par le vieux roi Victor-Emmanuel, sans enfants.

Le frère du vieux roi, le duc de Génevois, sans enfants aussi, avait acquiescé à cette adoption. Ces deux vieux princes devaient attendre (p. 394) de leur jeune parent, associé au trône, une reconnaissance plus que filiale.

Il n'est pas permis à l'histoire sommaire et rapide d'entrer dans le secret des cœurs et dans la controverse des faits, plus ou moins authentiques, qui accusent ou disculpent le prince de Carignan d'initiative et de complicité avec le carbonarisme de Turin. Ce qui est certain, c'est que le plus grand nombre de ses jeunes favoris militaires, fils des plus hautes familles du Piémont, furent les premiers à débaucher une partie de l'armée du roi et à proclamer la constitution espagnole, qui le détrônait moralement.

La garnison d'Alexandrie, au nombre de dix mille hommes, et celle de Tortone, s'ameutèrent à la voix de quelques-uns de ces jeunes officiers, et proclamèrent à la fois la constitution espagnole et la guerre à l'Autriche.

Ces révoltes soldatesques furent couvertes, comme à Cadix et à Naples, d'expressions respectueuses pour le roi. On lui donnait le sceptre de roseau en le violentant.

Les troupes de Turin, embauchées par la (p. 395) jeunesse dorée du prince de Carignan, imitèrent celles d'Alexandrie.

Le roi, au lieu de feindre un consentement que sa loyauté envers l'Autriche et que sa conscience monarchique lui interdisaient, abdiqua la couronne; il se retira provisoirement avec la reine à Nice.

Le prince de Carignan, libre et seul, proclama la constitution insurrectionnelle dans la capitale abandonnée; il accepta la régence des mains de l'armée. En changeant de rôle, il n'eut point à changer d'entourage et d'amis: il donnait ainsi un chef à la révolution consommée.

XXXIV

Cependant le duc de Génevois, son oncle, absent de Turin pendant ces événements, et devenu roi légitime par l'abdication de son frère, n'hésita pas plus que ce frère détrôné entre la couronne insurrectionnelle et le droit (p. 396) monarchique dont il se croyait responsable à sa maison, à son honneur et à l'Europe.

Il écrivit de Modène pour déclarer qu'il n'accepterait le titre de roi que dans le cas où son frère, devenu libre, ratifierait son abdication; mais que, dans tous les cas, il considérait comme rebelles tous ceux de ses sujets qui avaient participé aux actes de Turin; c'était déclarer la rébellion de son propre neveu le prince de Carignan, fauteur de la constitution espagnole, de l'abdication du roi, et régent révolutionnaire du royaume.

Un de mes amis de cette époque, Sylvain de Costa, homme de fidélité inébranlable, écuyer du prince de Carignan, fut porteur de cette déclaration menaçante adressée au prince.

Le prince de Carignan, troublé par une si nette réprobation de sa conduite, et sans doute ébranlé par les conseils loyaux de Sylvain de Costa, publia une contre-déclaration aussi ambiguë que son rôle. Il prêta devant la junte révolutionnaire, comme régent, le serment de soutenir la constitution espagnole; puis, pressé d'échapper à la responsabilité de son double rôle, il se mit à la tête de deux régiments de (p. 397) cavalerie et d'artillerie, et se rendit à Novare dans une intention équivoque et non expliquée.

Novare était occupé par une partie de l'armée restée inébranlablement fidèle au roi sous le général de Latour. Le prince allait-il à Novare pour y désavouer ses actes et ses complices de Turin? Allait-il à Novare pour enlever, par l'exemple de ses régiments personnels, l'armée de Latour? Nul ne peut le dire. Quel que fût son dessein, ce dessein était une défection: défection au roi, s'il embauchait l'armée de Latour; défection aux révolutionnaires de Turin, ses amis, s'il venait les désavouer et retourner contre eux ses propres troupes. Ce rôle du prince de Carignan avait assez d'ambiguïté pour perdre deux hommes en un!

XXXV

Après quelques instants d'indécision, et en présence de l'incorruptibilité de l'armée de M. de Latour à Novare, le prince de Carignan (p. 398) faillit à tous ses engagements révolutionnaires de Turin.

Il publia une proclamation de repentir par laquelle il se démettait du commandement général en faveur de M. de Latour, et faisait acte de soumission au roi légitime, son oncle, le duc de Génevois.

Le général Latour se déclara en conséquence généralissime de l'armée sarde au nom du nouveau roi.

Le prince de Carignan se rendit à Modène pour y implorer l'indulgence de son oncle.

La révolution, déconcertée par ce revirement du jeune prince, s'agita à Gênes, qui voulut en profiter pour recouvrer son indépendance.

Gênes s'affaissa bientôt sous le canon des Piémontais.

À Turin, les troupes divisées d'opinion tirèrent les unes sur les autres; les soldats d'Alexandrie furent écrasés par ceux de la capitale.

Une armée dite constitutionnelle sortit de Turin pour aller combattre ou rallier à la révolution l'armée du roi à Novare.

Les Autrichiens, auxiliaires du roi, passèrent (p. 399) le Tessin pour secourir Latour; M. de Bubna, politique aussi fin qu'habile général, la commandait.

L'armée constitutionnelle, repoussée à Novare par l'armée fidèle, et attaquée par les Autrichiens de Bubna sous les murs, se replia ébranlée sur Verceil; un régiment de hussards autrichiens y entra pêle-mêle avec elle, et la poursuivit jusqu'à la Sésia; Latour rentra à Turin, les Autrichiens à Alexandrie, la Savoie resta inébranlablement fidèle; les soldats révolutionnaires se débandèrent; les jeunes chefs de l'armée, séducteurs du prince de Carignan ou séduits par lui, s'exilèrent dans toutes les directions de l'Europe.

Une commission militaire jugea rigoureusement les officiers coupables; le roi Victor-Emmanuel confirma son abdication; son frère, le duc de Génevois, devenu roi sous le nom de Charles-Félix, régna appuyé sur l'Autriche, plein de défiance contre le prince de Carignan son neveu, dont l'ingratitude ou la légèreté avait profondément aigri son âme; il voyait en lui le premier conspirateur du royaume.

Le prince, ne pouvant répondre de ce qu'il (p. 400) avait fait de contradictoire ni aux royalistes, ni aux révolutionnaires, s'exila lui-même et alla s'ensevelir avec sa femme, archiduchesse d'Autriche, fille du duc de Toscane, dans l'ombre du palais Pitti à Florence.

Cet asile, demandé à une cour autrichienne par un promoteur apparent de la guerre contre l'Autriche, était un témoignage suffisant de la résipiscence du prince.

Nous le vîmes alors profondément humilié et du rôle qu'il avait joué et de la disgrâce où il se cachait à tous les partis. Cette confusion était si cruelle qu'ayant appris que j'étais, en passant, dans une hôtellerie de Florence, il m'envoya son écuyer de confiance et son mentor politique, Sylvain de Costa, qui était mon ami, pour me demander si une visite que lui, roi futur du Piémont, voulait me faire, à moi jeune et obscur diplomate d'un rang subalterne alors, ne me compromettrait pas, et si je consentais à le recevoir? Je n'ai pas besoin de dire que je refusai la visite, et que je me rendis le soir même au palais Pitti pour présenter mes respects au royal exilé.

Cette anecdote, qui paraît incroyable, est (p. 401) vraie pourtant; elle prouve à quel degré de suspicion et de crainte de son ombre le prince royal de Piémont, le futur Charles-Albert, était alors descendu dans ces ombres du palais Pitti qui lui prêtaient leur hospitalité et leur solitude.

Qui lui eût dit alors que ces souverains généreux et affectueux de la Toscane seraient expulsés une première fois par lui-même, puis détrônés par son fils, et que ce palais Pitti, le palais de Léopold, le premier et le plus libéral des princes législateurs avant que le mot de libéralisme fût inventé, serait occupé bientôt après par un proconsul piémontais?

XXXVI

Après cet exil ignoré de dix-huit mois à Florence, M. de Metternich demanda au congrès de Vérone que le prince de Carignan fût exhérédé du trône de Sardaigne, pour crime de révolte envers son roi, ses oncles, ses bienfaiteurs. La Russie hésitait; l'Angleterre temporisait; (p. 402) la Prusse appuyait la sévérité prévoyante de M. de Metternich.

La France, qui voulait à tout prix, même au risque d'un mauvais règne, soutenir le dogme de la légitimité, s'opposa à la déposition du prince de Carignan.

On proposa au prince une expiation plus douce: ce fut d'aller servir, les armes à la main, contre ses propres amis en combattant en Espagne cette constitution espagnole des carbonari qu'il avait proclamée à Turin.

Il s'engagea comme volontaire de la Sainte-Alliance dans l'armée française qui allait délivrer Ferdinand VII à Cadix; il s'y comporta en grenadier héroïque.

Devenu roi en 1831, son règne, jusqu'en 1848, fut le plus illibéral, le plus acerbe et le plus implacable de tous les règnes contre la liberté moderne, enfin le règne des ombrages autrichiens à Turin; en religion, ce fut le règne monastique des jésuites, dont il paraissait moins le roi que le lieutenant temporel dans ses États; ses rigueurs ne s'adoucirent pas un instant envers ses complices de 1820, proscrits à cause de lui par toute l'Europe. Ces (p. 403) jeunes officiers des plus illustres maisons de Turin traînèrent, lui régnant, de Paris à Londres, leur condamnation et leur misère; toute l'Europe leur compatissait, excepté celui qui avait partagé leur faute. Sincère ou apparente, sa dévotion, stricte comme une discipline, faisait de sa cour un couvent armé: des prêtres et des soldats, des revues et des cérémonies religieuses, c'était tout le règne; un soldat monacal, c'était tout le roi.

XXXVII

Mais c'était le roi de l'imprévu. Tout à coup, en 1846, la voix du pape actuel, Italien jusqu'à la moelle, réveilla on ne sait quel carbonarisme sacré en Italie par ses manifestes.

Charles-Albert pressent que l'ébranlement de l'Italie contre l'Autriche va susciter un mouvement intérieur de liberté, un mouvement extérieur d'indépendance. L'Italie, sans esprit militaire au Midi, aura besoin d'une armée toute faite dans l'Italie subalpine. Il est soldat, il peut être libérateur; le libérateur (p. 404) de l'Italie peut en devenir le conquérant. L'éclair voilé de sa longue ambition l'illumine; il proclame une constitution, arme de guerre légitime et infaillible contre l'Autriche. La constitution à Turin, c'est l'insurrection prochaine à Milan: cette constitution piémontaise n'est que la Marseillaise de l'Italie.

XXXVIII

La révolution imprévue de 1848 à Paris donne une secousse à Milan. Les Autrichiens en sont chassés par des Vêpres milanaises.

Venise imite patriotiquement Milan.

Le Piémont reste immobile, le pape recule, la conscience du pontife universel retient le souverain.

Charles-Albert n'a aucun prétexte pour déclarer la guerre à son alliée l'Autriche; il voudrait au moins une impulsion, une autorisation, une connivence secrète de la république française.

Tous les jours, et plusieurs fois par jour, (p. 405) ses ambassadeurs ou ses affidés viennent solliciter de moi un mot, une insinuation, un consentement, un signe, un geste qui soit un engagement officiel ou confidentiel de le soutenir dans son impatience d'invasion piémontaise en Lombardie.

La république française, qui n'est que la loyauté nationale d'un peuple fort, mais modéré dans sa force, n'a pas deux paroles, une parole publique, une parole à demi-voix. Elle a écrit le manifeste de la paix, elle s'est interdit à elle-même la propagande sourde ou la propagande armée.

Je réponds imperturbablement à Charles-Albert: «Non, vous n'aurez de moi ni un mot ni un geste qui vous encourage à une guerre offensive contre l'Autriche en Lombardie; la guerre en Lombardie avec complicité de la France, c'est le tocsin de la guerre universelle en Europe. Nous sommes en paix avec l'Allemagne, nous avons déclaré inviolabilité et respect aux Allemands au delà du Rhin; nous voulons d'abord, par une éclatante répudiation de l'esprit de conquête, effacer du cœur des peuples germaniques ces ressentiments (p. 406) funestes laissés en Allemagne par les conquêtes, les ravages, les humiliations du premier empire. Ce que nous voulons tout haut, nous le voulons tout bas; ce ne serait pas une diplomatie sincère de la France vis-à-vis de l'Allemagne, qu'une diplomatie qui se proclamerait pacifique sur le Rhin, et qui vous pousserait à déclarer sous notre garantie une guerre d'agression sur le Pô. Votre cause est italienne, que vos inspirations soient italiennes aussi. Rien ne viendra de nous, ni conseils, ni garantie, ni intervention prématurée dans vos affaires; à vous seuls votre responsabilité. Si vous attaquez et que vous soyez vainqueur, si l'Italie assujettie par vous change la condition secondaire et non menaçante pour nous de votre monarchie de second ordre en un vaste empire italien pesant trop fort contre nous sur les Alpes, nous prendrons nos sûretés, nous vous en prévenons, en nous fortifiant nous-mêmes de la Savoie, du comté de Nice et au delà peut-être. Le poids du monde ne doit pas être déplacé du bassin du Midi par la main des ducs de Savoie; (p. 407) votre agrandissement nous diminuerait de tout ce que vous ajouteriez à votre poids. Nous connaissons l'infidélité de votre alliance, l'histoire nous l'atteste; en un siècle, quatre-vingt-quinze ans d'alliance austro-sarde contre cinq ans d'alliance austro-française: voilà votre histoire. Elle est instructive pour nous. Que serait-ce si vous possédiez seul l'Italie? Que serait-ce si vous vous placiez seul sous le patronage politique, maritime de l'Angleterre? Que serait-ce si vous lui livriez les deux mers qui baignent votre péninsule, Méditerranée et Adriatique? Que serait-ce si vous l'aidiez à faire de vos ports, Gênes, Villefranche, la Spezia, Livourne, Ancône, Naples, Venise, des Gibraltars italiens pour pendants à son Gibraltar espagnol? Que serait-ce si, dans une guerre européenne contre nous, vous vous réunissiez, ce qui ne manquerait pas d'arriver, à une coalition du Nord et de l'Angleterre contre nous? Votre agrandissement sans mesure ne serait-il pas une véritable trahison de la France d'aujourd'hui envers la France de demain? Encore une fois: Non. Si vous vous (p. 408) agrandissez, nous nous fortifierons de vous et contre vous!

«Cependant si, comme nous le craignons, vous êtes vaincu dans votre guerre d'agression contre l'Autriche; si vous êtes refoulé en Piémont et menacé jusque dans Turin en expiation de votre témérité et de votre impatience, alors nous descendrons en Italie pour vous couvrir contre la conséquence extrême de votre agression, nous nous placerons non comme ennemis, mais comme médiateurs armés entre l'Autriche et vous; nous ne permettrons pas aux armées de l'Allemagne de vous effacer du sol italien; nous vous laisserons petite puissance gardienne des Alpes; ce ne sera qu'une question de frontière pour nous. Un pays a le droit de veiller sur ses voisins, car de son voisinage dépend sa sécurité.

«Quant au reste de l'Italie, si nous intervenons une fois légitimement dans ses affaires, nous n'interviendrons que pour la couvrir contre toute intervention étrangère; nous ne la laisserons absorber ni par l'Autriche ni par vous-même; nous n'exproprierons pas (p. 409) une ou plusieurs des glorieuses nationalités plus italiennes que vous qui composent la péninsule. Nous n'annexerons ni par ruse ni par violence les Vénitiens aux Génois, les Napolitains aux Lombards, les Romains aux Piémontais, les Toscans aux Allobroges; nous dirons à tous: Soyez vous-mêmes! soyez délivrés et non annexés, mettez l'indépendance sous la garde de la liberté républicaine, ou monarchique, ou représentative, et groupez-vous en fédération italique, confédération mille fois plus conforme à vos natures que l'unité piémontaise qui se disloquera au premier choc après vous avoir dénationalisés.»

Voilà ma réponse à Charles-Albert et ma pensée sur l'Italie annexée au Piémont. Quand le Piémont succomba et qu'il lui fallait un secours et non des conseils, nous n'étions plus au gouvernement.

XXXIX

On sait comment Charles-Albert, sans tenir aucun compte de ces conseils, lança les Piémontais (p. 410) en Lombardie, fut mal reçu et plus mal secondé par les Lombards, combattit en intrépide soldat, fut vaincu, n'osa reparaître à Turin sous le coup de sa témérité et de sa déroute, abdiqua le trône, s'éloigna sous un nom d'emprunt de l'Italie, et alla mourir de sa déception et de sa douleur en Portugal. Infidèle à tous les partis et à lui-même, ce prince ne fut un héros que sur le champ de bataille. Son malheur patriotique lui fut imputé à vertu par le parti de l'ambition piémontaise et de l'unité monarchique en Italie. Son nom repose défendu par sa mort, mort trouvée à la poursuite de ce rêve obstiné de la maison de Savoie; coupable ou non, il est beau de mourir, même de douleur, pour sa patrie!

XL

Son fils, héritier de sa bravoure, a repris sur sa tombe les projets interrompus et l'épée brisée de son père; ses défis incessants, ses provocations habiles à une guerre italienne, (p. 411) ont réussi à amener l'Autriche dans le piége d'une guerre ourdie avec un art que Machiavel n'aurait pas surpassé.

L'Autriche, comme le taureau qu'on excite avec un lambeau d'écarlate, a donné brutalement dans l'embûche.

Le Piémont a crié au secours, la France est accourue.

La terre de Marengo ne pouvait être marâtre à la France: elle a vaincu, elle a donné généreusement le prix de la victoire au Piémont.

Le Piémont insatiable a tenu peu de compte de cette Lombardie achetée au prix de ce sang français; il a convoité à l'instant, malgré les vues contraires de la France, les États neutres de l'Italie. Le traité sommaire de Villafranca promettait sur le champ de bataille de laisser l'Italie, étrangère à cette querelle, se reconstituer librement sur un plan fédératif. Cela était sage. Le Piémont a forcé la main au traité, en s'emparant de douze millions d'Italiens. Il a arraché la Romagne aux États pontificaux, la Toscane à sa propre indépendance; Parme à une princesse libérale et inoffensive, exilée de l'exil; il laisse rêver tout haut, sans (p. 412) la désavouer, l'annexion de sept millions d'hommes dans le royaume de Naples; un soldat cosmopolite pour qui le feu est une patrie, plus semblable par ses exploits personnels à un héros de la Fable que de l'histoire, Garibaldi lui offre la Sicile, et le Piémont ne lui dit encore ni oui ni non. Où s'arrêtera-t-il? Le hasard seul le sait.

Dans cet élan vers la conquête et vers l'absorption universelle de toutes les Italies, malgré la France qui les déconseille, un prince sans peur, un roi d'avant-garde, comme disait Murat, servi par un ministre équilibriste, paraît changer de point d'appui, et, Français avant la lutte, devenir Anglais après la victoire; l'Angleterre, qui cherchait depuis tant de siècles une position politique navale et territoriale contre nous au Midi, a souri aux envahissements prétendus italiens du Piémont.

L'Angleterre espère dans la maison de Savoie un allié que nous avons fait redoutable, une puissance de trois cent mille hommes sous les armes pour y appuyer son levier anglais et antifrançais au pied des Alpes; la France pourrait regretter son sang versé en faveur d'un (p. 413) allié pour qui un service est le prélude d'une exigence.... Jamais, en six mois, une puissance n'a autant grandi par l'imprudente connivence de l'Angleterre; sa grandeur démesurée n'est plus un service rendu à l'Italie, elle est un danger. Nous prenons nos précautions contre ce danger enfin aperçu, et nous faisons bien; la Savoie et le comté de Nice sont deux sûretés légitimes, mais deux sûretés bien insuffisantes contre la création d'une sixième grande puissance dans le monde, création qui enceindra la France d'une ceinture de périls partout, et même du seul côté où elle avait de l'air pour ses mouvements et rien à craindre.

Une Prusse du Midi! C'était assez d'une!

Voilà l'histoire exacte de l'Italie depuis Machiavel.

Voyons maintenant ce que ce souverain génie politique, ce Dante de la diplomatie, ce Montesquieu précurseur de son siècle, aurait, dans son patriotisme italien, conseillé à l'Italie s'il eût vécu de nos jours. Ici nous n'en sommes pas réduits à conjecturer; nous pouvons affirmer avec certitude l'opinion de Machiavel sur les vrais intérêts de sa patrie, car ses opinions (p. 414) sur la nature de la constitution fédérale qui convient à l'Italie sont toutes écrites d'avance dans les considérations lumineuses et anticipées sur la nature des choses de son temps et des temps futurs; la politique tout expérimentale de Machiavel n'était que de la logique à longue vue; la logique est le prophète infaillible des événements à distance: le génie est presbyte.

Ses conclusions étaient comme les nôtres, une confédération italique.

Une confédération n'inspire d'ombrage à personne et inspire respect et intérêt à tout le monde; une monarchie unitaire et militaire piémontaise peut inspirer des ombrages à ses voisins.

Il n'est pas bon d'inspirer des ombrages à la France.

Lamartine.

(p. 415) LIVe ENTRETIEN.

LITTÉRATURE POLITIQUE.
MACHIAVEL.

TROISIÈME PARTIE

I

Nous supposons donc que Machiavel, mort, hélas! trois siècles trop tôt, assistât vivant à la scène diplomatique que nous avons sous les yeux, et qu'interrogé par les Italiens ses compatriotes sur le meilleur parti à prendre pour régénérer l'Italie, il prît la parole à Naples, à (p. 416) Rome, à Bologne, à Venise, à Milan, à Turin, soit dans un conseil de diplomates italiens délibérant en famille sur les affaires de la grande nation qui veut revivre, soit dans une de ces tribunes que l'esprit moderne relève au milieu des peuples longtemps muets.

Que verrait-il et que dirait-il? Il faudrait ici avoir le génie de ces discours dont il illumine l'histoire ancienne pour le faire parler dans sa langue; mais, sans prétendre à son nerveux et sublime langage, laissons parler seulement son rude et clair bon sens.

II

«Qui êtes-vous? dirait-il d'abord à ces Italiens de races, d'origines, de régions, de mœurs, de dominations diverses réunis autour de leur grand oracle politique.

Vous êtes Italiens, sans doute, mais vous êtes Italiens comme les Hellènes étaient Grecs, Grecs dans la communauté de famille générique (p. 417) et dans la vaste autonomie du Péloponèse, des îles et de l'Ionie, mais, en réalité, Lacédémoniens, Athéniens, Thébains, Corinthiens, Samiens, branches distinctes, toujours séparées, quelquefois hostiles de cette grande et héroïque famille grecque contenue à peine entre les montagnes du Péloponèse, les archipels et les rivages de l'Asie Mineure; branches ayant chacune son territoire, ses flottes, ses formes de gouvernement diverses, aristocratique ici, populaire là, militaire dans les montagnes, navale dans les ports, monarchique en Asie, théocratique à Éphèse, républicaine en Europe, rivale en temps de paix, confédérée en temps de guerre, indépendante pour le gouvernement intérieur, amphictyonique pour la défense commune, forme élastique qui s'étend ou se resserre selon les besoins de la race hellénique, et qui, en faisant l'émulation au dedans, la sûreté au dehors, le mouvement et le bruit partout, fit de la Grèce en son temps l'âme, la force, la lumière et la gloire de l'humanité! Voilà ce que vous êtes si vous vous comprenez bien vous-mêmes!

(p. 418) III

Maintenant, que voulez-vous et que veut l'Europe par admiration et par reconnaissance pour vous?

Vous voulez ressusciter, et l'Europe veut vous aider à revivre;

Ressusciter? bien; c'est un miracle qui n'est pas commun dans l'histoire: toutefois ce miracle est possible quand les peuples ne sont pas morts et qu'ils sont seulement assoupis. Or vous n'êtes pas morts, vous n'êtes pas même assoupis comme hommes: deux mille ans, la barbarie, les invasions, les conquêtes, l'anarchie, les dominations diverses étrangères, les Grecs de Byzance, qui avaient transporté à Byzance le sceptre italien, les Sarrasins, les Normands, les Lombards, les Hongrois, les Souabes, les Impériaux, les Savoyards, les Espagnols, les Suisses, les bandes de condottieri soldées par vos propres souverains pour ravager ou assujettir vos provinces, ont démembré, (p. 419) morcelé sous les pas de millions d'hommes votre propre nationalité; l'Italie n'a plus été que le champ de bataille du monde moderne, la scène vide du drame politique où tout le monde a joué un rôle excepté vous.

La nation politique a donc été deux mille ans comme morte: plus d'Italie; mais les Italiens sont restés.

Or ces Italiens ont été et sont restés toujours par leur nature la première race de la famille moderne sur le sol le plus vivace et le plus fécond de l'Europe. Héroïques comme individus, quoique asservis comme nations, supérieurs à leurs conquérants et maîtres de leurs maîtres dans tous les exercices de l'esprit humain: donnant leur religion, leurs lois, leurs arts, leur esprit, à ceux qui leur donnaient des fers, théologiens, législateurs, poëtes, historiens, orateurs politiques, architectes, sculpteurs, musiciens, poëtes, souverains en tout par droit de nature, et par droit d'aînesse, et par droit de génie; grands généraux même quelquefois, quand les Allemands leur donnaient des armées de barbares à conduire, (p. 420) ou quand Borgia, ce héros des aventuriers, ce Garibaldi de l'Église, cherchait, à la pointe de son épée, un empire italien dans cette mêlée à la tête des braves façonnés par lui à la politique et à la discipline.

Aucune vertu ne vous a manqué, même dans vos anarchies et dans vos corruptions, excepté la vertu qui fait les peuples, l'unité dans la volonté d'action; grandes personnalités, nation anarchique, mille fois moins anarchique cependant que la Grèce.

IV

Vous êtes arrivés dans cet état à une époque qu'on peut appeler l'époque française de l'humanité.

La France a répandu son esprit de rénovation dans toute l'Europe; la France, nation moins douée des dons intellectuels, mais plus militaire et plus unifiée que vous, vous a conquis à son tour; elle a fait d'abord chez vous des républiques à son image: républiques (p. 421) parthénopéenne, romaine, ligurienne, cisalpine, où Naples, Rome, Gênes, Milan, croyaient quelques jours renaître à la liberté en revêtant les noms et les costumes antiques; puis, quand la France a repris pour sceptre le sabre du général Bonaparte, elle vous a transformés ou travestis à son image.

Elle a fait de Naples un royaume français de famille, tantôt pour un frère, tantôt pour un beau-frère du maître de l'empire.

Elle a fait de Rome, vide de son pontife souverain, une seconde ville de France, un fief impérial pour un roi de Rome, un département français: dénomination humiliante et barbare qui rappelait ces temps où un marchand vénitien s'appelait duc d'Athènes!

Elle a fait de Florence l'apanage d'une sœur du conquérant de Milan, une vice-royauté pour Beauharnais; elle a fait des départements subalpins de ce Piémont inaperçu alors, et qui prétend régner seul aujourd'hui sur vous au nom des secours que la France lui a prêtés. Sans la France cette maison de Savoie allait succomber une troisième fois sous le poids (p. 422) d'une armée de Germains, provoquée par l'inquiétude patriotique de ces princes!

Pendant ce demi-siècle, où la France a occupé la scène, et où vous avez participé, tantôt à sa fortune, tantôt à ses conquêtes, tantôt à ses revers dans le Nord, tantôt aux orages féconds de ses révolutions intestines, un nouvel esprit, de nouveaux besoins, constitutionnels, politiques, sont nés en Italie.

Les Italiens, longtemps engourdis, ont senti leur âme s'agiter et s'élever au-dessus de leur destinée au contact des grandes choses militaires qu'ils ont accomplies avec une valeur égale à celle des Français dans des expéditions communes. En se sentant valeureux soldats auxiliaires dans les armées de la France, ils se sont sentis dignes patriotes, nobles citoyens, capables d'indépendance et de toutes les libertés qui constituent l'homme moderne sur leur propre terre; la France leur a inoculé la gloire; la France a conçu tout à coup la noble idée de ressusciter l'Italie, l'Italie a conçu la juste volonté de revivre.

Ressusciter! revivre! deux grands mots, deux mots vrais, si la France et l'Italie en comprennent (p. 423) le seul sens réalisable; deux mots décevants et funestes, si c'est le Piémont seul qu'on charge de les interpréter.

V

Rendez-vous bien compte de la valeur des paroles avant de les jeter au vent, ô Italiens! ô Français! peuples tant de fois déçus par la vanité des paroles!

Est-ce l'Italie romaine, la république du monde romain, l'empire romain, souveraineté universelle militaire et tyrannique de l'Italie, de la Gaule, de la Germanie, de l'Espagne, de l'Afrique, de l'Asie, que vous voulez ressusciter? Quel rêve! et quel rêve absurde contre le genre humain!

Ressuscitez donc alors ce peuple féroce, nourri par la louve dans les cavernes du Latium, suçant plus tard, au lieu de lait, le sang du genre humain, ne pouvant grandir qu'en dévorant tour à tour tous les peuples libres pour aliments de sa faim insatiable de (p. 424) domination; souveraineté du brigandage, de l'iniquité, de la force, de la guerre, sur l'espèce humaine, et qui avait posé ainsi la question de sa grandeur exclusive en face des dieux et des hommes: «Que Rome périsse, ou que l'homme soit esclave partout! l'univers à la merci de toute armée romaine!»

Ressuscitez donc le paganisme lui-même alors! Ressuscitez le fatum pour arbitre immoral de toute justice entre les peuples! Ressuscitez pour tout droit le droit du plus fort, la justice du glaive, la moralité du centurion! et supprimez du même coup toute propriété de la terre pour d'autres familles humaines que la famille de Romulus armée contre tous! car voilà exactement Rome antique.

Est-ce là ce que vous prétendez ressusciter? Alors restituez les Gaules à ces légionnaires de César qui asservissaient vos pères, qui incendiaient tout ce qu'ils ne pouvaient pas soumettre dans vos provinces, et qui massacraient en une seule nuit, après la victoire, soixante-dix mille vaincus sous les murailles en feu de votre capitale!

Mais, pour ressusciter cette Italie romaine, (p. 425) turbulente sous les Gracques, servile sous l'aristocratie, avilie sous Tibère et ses successeurs, il vous faut supprimer toute indépendance, toute nationalité, toute liberté, toute dignité dans le reste du monde; il vous faut déifier le fer, et un fer qui ne sera plus dans vos mains, Français! mais dans la main de l'Italie romaine! L'Italie romaine! la plus atroce tyrannie en masse qui ait jamais avili, possédé ou égorgé l'espèce humaine! Êtes-vous prêts à lui céder la place? Êtes-vous prêts à vous reconnaître esclaves, vous, prétendus hommes libres, qui n'avez jamais, depuis quelque temps, sur vos lèvres que le nom glorifié de vos tyrans? et, quand vous le voudriez, où est le genre humain qui le veuille une seconde fois? où sont les peuples qui tendent la main à l'oppression universelle de l'Italie romaine? où est le monde romain?

Cela n'a donc aucun sens, ou cela n'a qu'un sens odieux et absurde; c'est de la ruine de l'Italie romaine que la liberté des peuples a surgi dans l'Europe et dans l'Asie. L'Europe moderne n'est que la réaction de tous les droits opprimés contre le despotisme militaire (p. 426) des consuls, des tribuns du peuple ou des Césars!

VI

Voilà donc une Italie, la grande, l'illustre, la classique Italie, qui ne peut être ressuscitée sans tuer ou sans avilir le reste du monde. Passons à la petite Italie, à l'Italie du moyen âge, à l'Italie d'hier: qui prétendez-vous ressusciter dans ces huit ou dix Italies incohérentes, formées des lambeaux de l'Italie historique?

Sont-ce les cent et une petites républiques grecques, normandes, sarrasines, colonisées et municipalisées sur les rives méridionales de la Grande Grèce, depuis Tarente, Amalfi, Salerne, etc., jusqu'à Naples? Mais ce sont de petites municipalités enfermées entre leurs murailles et leurs ports, dont le nom n'était pas connu au delà de leur banlieue, et qui ne pesaient que du poids de leur néant dans la balance de l'Italie.

Est-ce Naples? Mais laquelle? celle des Campaniens? celle des Normands? celle des (p. 427) Sarrasins? celle des Hongrois? celle des Souabes? celle des Espagnols? celle des Français? des Anjou? des Guise? des Mazaniello? celle enfin des Bourbons de Louis XIV ou des Murat de Napoléon? Que gagnerait l'Italie à cette résurrection de toutes ces vice-royautés étrangères, dans une terre dont le charme attire tous les aventuriers armés de l'Asie et de l'Europe, et dont le sable se prête aussi bien à recevoir qu'à effacer vite le pas de tous ses conquérants?

Naples est le joyau de l'Italie, qui allèche à cette proie éblouissante toutes les convoitises; mais Naples n'en est pas le patriotisme et la force; d'ailleurs son peuple a immensément mûri et grandi en civisme et en nationalisme; il n'accepterait plus les premiers venus pour arbitres de sa destinée; peuple calomnié qui vaut mieux que sa renommée, Naples est peut-être aujourd'hui le royaume de l'Italie qui est le plus capable d'institutions modernes par ses lumières; mais sa déshabitude des armes et son petit nombre ne lui donneraient pas la force de les défendre, encore moins de les imposer seul à toute l'Italie; vous ne ressusciteriez qu'un (p. 428) fantôme; par sa situation excentrique, comme celle du Piémont, Naples peut être un brillant rayon de l'Italie: il ne peut en être le centre.

VII

Est-ce la Rome papale que vous voudriez ressusciter pour lui rendre à elle seule la domination, le protectorat, la direction souveraine de l'Italie, comme au temps où Jules II, soldat autant que pontife, la conduisait de Naples à Milan contre les Allemands, les Piémontais, les Français, au cri de Fuori i barbari! (Hors de l'Italie les barbares!) Mais alors rendez donc à la papauté tout ce que le tempus edax rerum a usé du prestige temporel, de l'ascendant politique, de la force des armes de la papauté, depuis les jours de Hildebrand, de Léon X, de Jules II, de ces pontifes armés de la foudre divine et de l'épée de saint Pierre à la fois.

Sans parler de cette confusion du droit (p. 429) spirituel et du droit temporel dans leurs mains, oubliez-vous ce que la papauté souveraine à Rome a perdu d'alliés ou de sujets catholiques depuis Jules II dans le monde actuel? Oubliez-vous qu'une puissance de soixante millions d'hommes en Europe et en Asie, la Russie, est née depuis cette époque, prêtant au schisme grec sous les czars de Russie, sous les Constantins héréditaires, un appui qui enlève au catholicisme romain une moitié de son poids dans tout l'Orient?

Oubliez-vous que Henri VIII a déchiré les trois royaumes de la Grande-Bretagne de la carte pontificale, et que, sur la terre comme sur la mer, la Rome papale a ses plus acharnés ennemis là où elle avait ses plus fanatiques défenseurs?

Oubliez-vous que Genève est à Calvin avec les trois quarts de cette Suisse où Rome avait son recrutement intarissable dans ces montagnes de l'Helvétie qui étaient pour elle ce que la Dalmatie était pour les Romains, un grenier d'hommes?

Oubliez-vous que le Nord tout entier, Danemark, Suède, Norvége, Hanovre, Hollande, (p. 430) sont des branches détachées aujourd'hui du tronc pontifical?

Oubliez-vous qu'une grande puissance germanique elle-même, la Prusse, qui forme à elle seule un quart des forces militaires de l'Europe, a répudié le joug spirituel et à plus forte raison temporel des pontifes-rois?

Oubliez-vous enfin que, de toutes ces puissances allemandes, quelquefois auxiliaires, quelquefois ennemies des papes, trois seules puissances n'ont pas déserté l'obéissance spirituelle aux papes, et composent, avec la Pologne asservie, le seul domaine spirituel de la papauté?

Oubliez-vous que l'Espagne catholique de Charles-Quint et de Philippe II, dont l'infanterie disposait de l'Europe au service de la Rome papale, n'est plus qu'une puissance de huit millions d'hommes, qui ne compte plus en Europe que par son grand nom et par le caractère resté entier de sa chevalerie militaire; puissance historique plus que politique aujourd'hui dans les combinaisons des nations? Ressuscitez donc tous ces millions d'hommes déserteurs successifs de la monarchie temporelle des papes, et rendez-les, si vous pouvez, au système (p. 431) politique de Jules II! Quand vous aurez fait ce miracle, alors et seulement alors vous pourrez rendre à Rome le sceptre monarchique ou la direction républicaine de l'Italie!

VIII

Est-ce la Toscane des Médicis que vous prétendez ressusciter? Mais la Toscane, ce merveilleux phénomène de la richesse, cette royauté de l'intelligence, cette monarchie du travail à l'époque où l'industrie européenne n'était pas née, devait décroître et tomber d'elle-même aussitôt que l'industrie de la laine, de la soie, de la banque, cesserait d'être le monopole, le brevet d'invention de Florence, et que les mêmes industries, mères du même commerce et sources des mêmes richesses, s'établiraient à Lyon, à Venise, à Londres, à Birmingham, à Calcutta, et que le travail européen et asiatique ne laisserait au peuple des Médicis, de Dante, de Michel-Ange, que cette primauté du génie des arts qui fait la gloire, (p. 432) mais qui ne fait pas la puissance militaire et politique des nations.

IX

Est-ce Venise que vous prétendez ressusciter telle qu'elle éblouit l'Europe, assujettit les mers, concentra le commerce, conquit l'Orient presque tout entier à une poignée d'aventuriers héroïques sortis des lagunes de l'Adriatique? Je le veux bien. L'Europe entière sourirait comme moi à cette résurrection de la patrie de Manin; mais alors ressuscitez donc les temps où l'islamisme de Mahomet II, qui n'avait encore envahi ni l'Asie, ni Byzance, ni la Grèce, ni l'Archipel, ni ses îles et les montagnes de l'Adriatique, laissait Venise s'emparer, jour par jour, des débris immenses de l'empire byzantin qui s'écroulait à son profit.

Ressuscitez les royaumes de Chypre, de Crète, sous ses lois, la mer Noire couverte de ses flottes, Constantinople crénelée de ses (p. 433) forts, le Péloponèse tout entier courbé sous ses vice-doges, la monarchie universelle des mers d'Orient donnée en dot au Bucentaure qui allait épouser en souverain les flots; ressuscitez le commerce entier de l'Orient et le transport des armées de toute l'Europe au profit des vaisseaux de Venise! Vous voyez bien que c'est un rêve plus aisé à déclamer qu'à reconstruire; vous voyez bien que, pour reconstruire ce rêve de l'empire maritime, territorial et aristocratique de Venise,

Il faudrait d'abord que l'Angleterre ne fût pas née, et n'eût pas succédé à Venise dans la monarchie navale et commerciale du monde;

Il faudrait que la route des Indes par le cap de Bonne-Espérance n'eût pas été découverte;

Il faudrait que l'Amérique elle-même ne fût pas sortie des flots à la voix de Colomb, et que ce continent n'eût pas créé un échange nouveau et immense entre les deux mondes, un déplacement de la Méditerranée à l'Océan;

Il faudrait que l'Angleterre ne possédât ni Corfou, ni Malte, ni Gibraltar; que la France ne possédât ni Toulon ni Marseille; que Constantinople ne possédât ni les Dardanelles ni le (p. 434) Bosphore; il faudrait enfin que l'Allemagne, devenue puissance navale et commerciale à son tour, n'eût pas créé Trieste, ou qu'elle y renonçât pour complaire à l'ombre de Venise; il faudrait que l'Allemagne ne possédât pas dans Trieste le débouché nécessaire à l'écoulement des produits de soixante millions d'hommes germains, en rapports de plus en plus étroits avec tout l'Orient;

Il faudrait que l'Allemagne consentît à se laisser murer dans ses terres au fond du golfe Adriatique, par une nouvelle Venise qui lui en fermerait les flots. Où est la force humaine qui fera cela? Où est la main italienne, et même piémontaise, et même française ou anglaise, assez puissante et assez tenace pour arracher à l'Allemagne la clef désormais conquise de cette porte de l'Orient par Trieste?

Ne parlez donc pas de ressusciter une Venise dominatrice des mers, à moins d'anéantir l'Angleterre et l'Allemagne au profit du Piémont! Tout ce que vous pouvez faire de Venise, c'est une île libre, c'est une belle ruine hanséatique, retrouvant la richesse dans la liberté, un Hambourg italien avec une auréole (p. 435) de majesté et de souvenir sur ses lagunes. Le possible n'est que là, le reste est de la poésie; mais ce ne sera jamais plus de la politique sérieuse pour l'Italie. Un Platon italien pourrait imaginer cela, un Machiavel ne pourrait le croire.

X

Est-ce le Milanais que vous voudriez ressusciter? Mais quel Milanais? Celui des Sforza, des Visconti, de tous ces petits tyrans de Vérone, de Modène, de Parme? Est-ce le Milanais suisse? le Milanais espagnol? le Milanais français ou le Milanais allemand? Proie successive de tous les ambitieux indigènes ou étrangers qui ont dépecé cette magnifique plaine de l'Italie. Mais ce Milanais ne fut jamais que le champ de bataille de l'Italie ou de l'Europe: est-ce ce carnage en permanence que vous songeriez à reconstituer?

(p. 436) XI

Est-ce la république de Gênes? Mais vous l'avez odieusement confisquée vous-mêmes en 1815 pour la jeter dans les mains ouvertes de la maison de Savoie, son éternelle rivale. Cette maison de Savoie, qui n'avait pas la force de conquérir la république de Gênes, a eu le courage de la recevoir du congrès de Vienne, au nom de quoi? Au nom de la légitimité, appelant ainsi légitime toute confiscation nationale à son profit!

Mais, si vous voulez ressusciter Gênes (et ce serait une des plus justes de vos résurrections), rendez-lui donc d'abord son indépendance, rendez-lui donc ses établissements maritimes tout autour de la mer Noire, depuis Caffa jusqu'à Trébizonde! Rendez-lui donc son territoire byzantin et sa Tour des Génois jusque sur la colline de Constantinople! Rendez-lui Candie, Lépante, ses flottes, ses ports, son commerce, ses Doria faisant (p. 437) pencher la victoire et l'empire tantôt du côté de Charles-Quint, tantôt du côté de la France, selon qu'ils passaient d'un vaisseau à l'autre sur les escadres de ces deux rivaux couronnés qui se disputaient l'Italie! Rendez-lui donc la Corse, qu'elle vous vendait naguère comme un gage d'éternelle protection de la France sur sa république presque française!

XII

Vous voyez donc que ressusciter l'Italie antique, à quelque date que vous la preniez de son histoire, est un mot qui n'a aucun sens:

Ni sens historique, puisque l'histoire ne vous montre, depuis l'ancienne Rome, tyrannie sanguinaire du monde, aucune Italie une et agglomérée; ni sens politique, puisqu'il y a eu depuis la chute de l'empire romain autant de politiques diverses et contraires qu'il y a eu de fragments de nationalités distinctes et opposées l'une à l'autre; ni sens national, puisqu'il y a eu, depuis l'extinction (p. 438) de Rome, trente on quarante nationalités vivant comme des polypes d'une vie propre et individuelle dans l'élément général italien.

Mais, en réduisant ces trente petites nationalités en unités plus importantes, il y a eu sept nationalités principales en Italie, savoir: les États de Naples, les États du pape, les États toscans, les États de Modène, les États de Parme, les États de Lombardie, les États de Venise, les États de Gênes, enfin les États mixtes, moitié subalpins, moitié cisalpins, de la maison de Savoie.

La preuve que chacun de ces États a eu sa nationalité et sa vie propre, c'est que chacun a son histoire parfaitement distincte de l'histoire générale de l'Italie; il n'y a point et ne peut pas y avoir une histoire générale de l'Italie.

L'histoire du royaume de Sicile n'est pas l'histoire du royaume de Naples; l'histoire de Naples n'est pas l'histoire de Rome; l'histoire de Rome n'est pas l'histoire de Florence; l'histoire de Florence n'est pas l'histoire de Venise; l'histoire de Venise n'est pas l'histoire de la république de Gênes; l'histoire de la république (p. 439) de Gênes n'est pas l'histoire de la Lombardie; l'histoire de la Lombardie n'est pas l'histoire de la maison de Savoie. Vouloir démêler et recomposer une histoire générale de l'Italie avec ces éléments distincts, opposés, antipathiques, c'est vouloir renouer les tronçons du serpent coupé par le Bas-Empire d'abord, par l'Europe ensuite, par l'Italie elle-même, enfin. Il y a sept ou huit Italies, voilà la vérité historique. Or, mentir à la vérité historique, est-ce faire de la politique italienne? Non, c'est faire de l'illusion piémontaise. Ombre, cela s'évanouira comme une ombre. L'Italie ne sera ressuscitée que par elle-même et sous la forme vraie que deux mille ans, la nature, les mœurs lui donnent, c'est-à-dire sous la forme de CONFÉDÉRATION ITALIQUE.

Un roi du sabre ne réussira pas plus qu'un Mazaniello sans couronne à faire de la diversité de deux mille ans une unité d'un jour.

Tout est obstacle à l'unité monarchique de l'Italie; tout est moyen et prédisposition pour une Italie confédérée.

(p. 440) XIII

Le premier de ces obstacles à une monarchie unique de l'Italie, c'est que l'Italie, quoique monarchique dans quelques-uns de ses États, est républicaine dans son histoire et dans sa renaissance, après les invasions et les reflux des barbares.

Rome, la grande Italie antique, était une république représentative; la liberté et le pouvoir s'y maintenaient en équilibre par la pondération d'un sénat et des comices, d'une aristocratie héréditaire et d'une plèbe.

L'habitude du régime républicain y avait tellement passé dans les mœurs, qu'après les empereurs auteurs de la servitude et de la décadence, l'Italie renaquit partout de ses cendres sous la forme républicaine: république en Sicile, en Calabre, en Campanie, à Naples, république à Rome sous la domination des papes, république à Sienne, république à Lucques, république à Pise, république (p. 441) à Florence, république à Gênes, république à Venise, républiques presque partout.

Ce n'est qu'après l'introduction des troupes mercenaires sous les condottieri étrangers ou indigènes que ces républiques, opprimées par les soldats aux gages de leurs plus ambitieux citoyens, se transforment en petites tyrannies militaires et monastiques, sous les titres de royaume de Naples, de duchés, de comtats, de marquisats.

Ailleurs la féodalité militaire, monarchique, descendit des Alpes en Italie avec les ducs de Savoie, les marquis de Montferrat, les Suisses, les Allemands: la tyrannie vient du Nord, où les hommes sont plus braves que libres et éclairés.

Mais encore les grandes républiques, telles que Gênes, Venise, Rome, continuent-elles à subsister sous les doges comme sous les papes, car la papauté au fond n'est qu'une république, puisque le pouvoir temporel y est électif comme le pouvoir spirituel, et que le gouvernement y est représentatif par le sénat des cardinaux.

Une fois l'Italie libre, une constitution fédérale (p. 442) de tous les États divers existants en Italie, théocraties, royautés, républiques, duchés, municipalités politiques, une constitution nationale est donc infiniment plus conforme à la nature et aux habitudes historiques de cette grande race des fils de Brutus, comme dit Dante.

XIV

Ferez-vous jamais des Piémontais avec des Siciliens, des Calabrais, des Napolitains, qui ont un esprit national aussi différent de Turin que les sommets neigeux des Alpes de Savoie sont différents des mers africaines, des plaines de la Campanie, des volcans de l'Etna et du Vésuve?

Ferez-vous de rudes Piémontais avec de voluptueux Vénitiens, d'âpres habitants de l'Ombrie ou des Abruzzes?

Ferez-vous des sujets piémontais avec ces Florentins, les Athéniens de l'Italie? Iront-ils perdre leur nom monumental et les noms de (p. 443) leurs grands citoyens nés de la gloire et de la liberté, poëtes, historiens, artistes, hommes d'État, par lesquels l'Italie vit tout entière dans la bouche de l'étranger, les noms de Dante, de Machiavel, de Boccace, de Michel-Ange, des Capponi, des Pazzi, des Médicis, de Léopold le novateur couronné, le précurseur de Turgot et de 89? Iront-ils perdre volontairement ces noms ou ce nom collectif de leur patrie dans le nom féodal des chefs militaires d'une chaîne des Alpes?

Ferez-vous jamais des sujets piémontais avec ces Romains qui de toutes leurs grandeurs n'en ont conservé qu'une, leur nom?

Et, en mettant à part l'indépendance romaine des enfants de Rome, les restes ombrageux du monde catholique souffriront-ils longtemps sans murmures que le successeur de saint Pierre au pontificat, et le successeur de Jules II, de Léon X en politique, que le chef spirituel de leur conscience soit le sujet obséquieux ou l'évêque obéissant d'un délégué piémontais représentant au Capitole et au Vatican un duc de Savoie, descendu de Turin ou de Chambéry à Rome?

(p. 444) Est-ce là de la politique sérieuse et durable sur laquelle l'indépendance majestueuse de notre Italie et la paix durable de l'Europe puissent s'asseoir avec l'ombre de dignité pour l'Italie, avec l'ombre de sécurité pour le monde?

Évidemment non! c'est le songe d'une nuit de bivouac dans la tente d'un soldat enivré de courage, après quelque victoire remportée à côté des Français dans une heureuse campagne au pic des Alpes Rhétiennes. Cela aurait la durée d'un songe.

XV

Je sais que Rome est la grande difficulté d'une constitution indépendante de l'Italie moderne; je ne crains pas de l'aborder face à face avec vous, cette difficulté.

Les papes, humainement considérés, sont une dualité dans un même homme: comme pontifes, ils représentent un principe religieux aussi durable que la foi qui s'attache à leur mission surnaturelle; comme souverains, ils représentent un prince électif possédant de (p. 445) droit immémorial la ville et l'État romain au centre de l'Italie. Ces deux caractères de pontife et de prince dans un même homme ne se confondent pas, quoi qu'on en dise avec plus de politique que de foi. Le prince pourrait subsister sans être pontife; le pontife pourrait subsister sans être prince. Le prince est prince de droit public, le pontife est pontife de droit divin. De tout temps on a essayé de confondre ces deux natures dans les papes, de tout temps le bon sens a protesté; à chacune de ces deux natures son attribut, voilà le vrai.

Nous concevons parfaitement pourquoi les politiques et les fidèles ont en tout temps essayé de confondre ces deux natures: nous sommes étonnés seulement que ni les uns ni les autres n'aient trouvé jusqu'ici la principale explication politique d'une souveraineté temporelle assez sérieuse et assez vaste affectée au pontife romain dans la hiérarchie des souverainetés européennes. Cette justification, selon nous, la voici:

(p. 446) XVI

Toute souveraineté suppose une responsabilité.

Or, les papes ayant eu jusqu'ici une espèce de cosouveraineté spirituelle avec les souverains temporels des États catholiques, et les limites de cette cosouveraineté ayant été fixées par les concordats, ces traités mixtes qui règlent l'immixtion du pontife dans les affaires ecclésiastiquement temporelles des princes ou des républiques de l'Europe, ces princes et ces républiques ont dû chercher dans les pontifes romains une responsabilité réelle pour contenir cette cosouveraineté des papes dans leurs États.

Qui ne sent, en effet, quel trouble, quelle anarchie, quelles factions, quelles révoltes pourrait jeter dans un État un pontife turbulent et cosouverain qui y lancerait sans cesse et impunément, au nom de sa cosouveraineté spirituelle, des manifestes appelés bulles, (p. 447) ferments de désaffection, de résistance, de soulèvements des populations contre ces républiques ou contre ce prince temporel?

Le véritable souverain serait évidemment celui qui pourrait à son gré, et sans répression, incendier l'empire temporel au nom de l'omnipotence spirituelle.

Le danger d'un tel état de choses a dû frapper de bonne heure les princes et les peuples: quel remède? se sont-ils dit. Un seul: c'est de donner à ce pontife irresponsable, s'il n'est que pontife, à ce tribun inviolable, universel et impalpable des consciences dans nos États, c'est de lui donner une responsabilité temporelle, un gage humain dans une possession territoriale quelconque, responsabilité et gage par lesquels nous puissions le modérer, le saisir et le punir temporellement comme prince, s'il viole envers nous les limites de son droit comme pontife.

Or, cette responsabilité réelle, ce gage saisissable, ce corps palpable, qui répondent aux rois de la mesure et de l'inoffensivité du tribun sacré appelé pape, qu'est-ce autre chose que sa souveraineté temporelle?

(p. 448) Par son droit divin sur les consciences, il nous domine, il nous intimide, il nous tient sous ses bulles et sous ses foudres.

Par sa souveraineté temporelle, nous le modérons, nous l'intimidons, nous le tenons en respect devant nos armes et devant nos diplomaties. C'est son cautionnement.

Tournez et retournez tant que vous voudrez la question de la souveraineté temporelle des papes, vous n'y trouverez à faire valoir politiquement que cela; c'est la meilleure raison, parce que c'est la vraie raison, et c'est la dernière que les partisans de cette souveraineté mystérieuse avaient pensé à faire valoir en faveur de cette possession d'un coin de terre par les maîtres du ciel.

Nous la donnons ici, cette raison, pour la première fois en explication du passé: elle est irréfutable pour ceux qui admettent les concordats; elle est sans valeur pour ceux plus religieux qui n'admettent comme nous d'autres concordats entre les gouvernements et les pontifes que le respect mutuel et la liberté absolue des consciences. Cette liberté absolue des consciences est la dignité vraie de la religion; elle (p. 449) est plus que la liberté humaine, car c'est Dieu qu'elle émancipe des lois de l'homme. Qu'est-ce que l'uniformité de foi par la force? qu'est-ce que la tranquillité des empires auprès de la liberté de Dieu dans les consciences?

XVII

Mais cette souveraineté temporelle des pontifes romains est-elle assujettie à d'autres lois que les souverainetés profanes ordinaires? Évidemment non; dans votre droit moderne, cette souveraineté est purement temporelle, elle subit ou peut subir les vicissitudes des temps: son nom le dit, temporelle!

Or qu'est-ce que la souveraineté dans le droit public moderne de l'Europe, depuis la décadence de ce que nous appelions le droit divin? C'est le droit des peuples de se donner à eux-mêmes le régime qui leur convient; les Romains ne sont point hors la loi de ce droit des peuples en ce qui concerne leur forme de gouvernement intérieur. Si donc il convenait aux (p. 450) États romains de modifier ou d'abolir chez eux la souveraineté des papes, pour adopter une autre forme de gouvernement civil, aucune autre puissance ne pourrait leur ravir ce droit et leur imposer l'allégeance à perpétuité pour cause de convenance des cultes en Europe; ce sacrifice d'un peuple à la convenance politique des autres peuples serait une condamnation sans crime qui révolterait la conscience du genre humain. S'il en était autrement, il y aurait donc deux droits publics ou deux vérités contradictoires en Europe: un droit public du monde entier, qui est le droit des peuples de modifier leur gouvernement; un droit public des États romains, qui serait la pétrification de la souveraineté civile dans Rome: c'est absurde!

XVIII

Que s'ensuit-il? Que les États romains, comme tous les États du monde moderne, peuvent, s'ils le jugent à propos, se constituer dans (p. 451) l'intérieur de leur limite, sous telle forme de gouvernement qui réunira l'assentiment de la majorité des citoyens.

Que s'ensuit-il encore? C'est qu'aucune nation étrangère, autrichienne, française ou piémontaise, n'a le droit de s'ingérer, les armes à la main, dans les volontés libres du peuple romain, soit pour imposer le gouvernement temporel des papes à ce peuple, soit pour l'abolir.

Que s'ensuit-il enfin? Qu'en 1859 le Piémont a eu tort d'intervenir à main armée dans les États italiens, et de s'annexer arbitrairement des souverainetés neutres sur lesquelles il n'a aucun droit, telles que la Toscane ou les Romagnes.

Le droit public moderne reconnaît parfaitement le droit à tout peuple de faire des révolutions chez lui et d'y changer, selon ses volontés libres, la forme de son gouvernement intérieur: c'est ce qu'on appelle liberté, souveraineté du peuple, gouvernement de soi-même; mais aucun droit public, ni antique ni moderne, ne reconnaît à un peuple constitué dans ses limites par les traités, par les congrès, (p. 452) par les conventions avec les autres États de l'Europe, le droit d'envahir, sans être en guerre, d'autres États voisins, de les ravir à leur souveraineté propre, théocratique, monarchique ou républicaine, et de se les annexer sans le consentement du souverain, du peuple, de l'Europe entière, rassemblée en congrès pour veiller à la constitution générale des sociétés.

Le droit public européen, qui reconnaît toute souveraineté du peuple dans l'intérieur de ses limites nationales, ne reconnaît pas de même au peuple le droit de changer sa condition nationale à l'extérieur, c'est-à-dire le droit de se détacher du groupe national dont il fait partie pour aller accroître par une annexion, fût-elle volontaire ou capricieuse, le poids et la force d'une autre souveraineté voisine dont elle change ainsi la constitution européenne au détriment de l'Europe entière et au grand danger des nations limitrophes.

La géographie des peuples n'est point arbitraire, elle est et elle fut toujours réglée par les diètes européennes, qui sont les grands congrès constituants de l'Europe, tels que les congrès (p. 453) d'Utrecht, d'Aix-la-Chapelle, et le but de ces diètes constituantes de l'Europe après les grandes perturbations du monde politique fut toujours de constituer, autant que possible, deux choses pour que l'Europe rentrât dans l'ordre et dans la paix des nations civilisées:

Premièrement, la sécurité relative de chaque puissance, en ne plaçant à côté d'elle qu'une puissance secondaire et inoffensive qui ne puisse jamais menacer sa sûreté, ou des puissances intermédiaires plastiques qui, par leur interposition entre les grandes nations telles que la France et l'Autriche, fussent de nature à prévenir ou à amortir le choc de ces grandes puissances entre elles...

Tel était, par exemple, le Piémont avant qu'il fût ce qu'il devient aujourd'hui, une menace à la fois pour l'Autriche, pour la France et pour l'indépendance de l'Italie méridionale elle-même.

Secondement, le but de ces diètes européennes fut toujours d'assurer l'équilibre approximatif de l'Europe, car ce mot d'équilibre, dont les hommes à courte vue se sont tant joué, est une vérité politique des plus incontestables. (p. 454) Là où cesse l'équilibre européen cesse l'indépendance des nations et commence la tyrannie.

La tyrannie en Europe n'est que l'équilibre rompu entre les nationalités qui constituent l'Europe.

Que dirait le monde, par exemple, si la Suisse prenait tout à coup le caprice de s'annexer à la France ou de s'annexer à l'Autriche? Cette liberté prise par la Suisse renverserait un des plateaux de la balance; l'Europe pencherait.

XIX

Si donc une des nationalités qui composent l'Italie, justement jalouse de constituer son indépendance fédérale, si la maison de Savoie, par exemple, jusqu'ici restreinte au rôle de gardienne des Alpes et de puissance neutre interposée entre l'Autriche et la France; si cette puissance venait à s'annexer par les armes vingt ou trente millions de sujets en Italie, et à former ainsi une puissance militaire de trois (p. 455) ou quatre cent mille hommes, l'équilibre du midi de l'Europe serait rompu, la sécurité de la France serait éventuellement compromise, l'indépendance même de l'Italie serait perdue. L'Allemagne et la France, sans cesse provoquées à des luttes incessantes par une puissance si forte et si active que le Piémont, n'auraient plus une heure de paix; la guerre entre la France et l'Allemagne aurait deux champs de bataille au lieu d'un, et le Rhin ne roulerait pas moins de sang que le Pô et l'Adige.

Comment la France, puissance déjà entourée d'une ceinture de grandes puissances souvent hostiles, telles que l'Autriche, la Prusse, l'Angleterre, la Russie; comment la France, qui n'a de sécurité que du côté de l'Italie et de la Suisse, qui ne peut respirer tranquillement que par ce vaste espace ouvert du côté des Alpes, comment la France laisserait-elle river impunément autour d'elle cette ceinture de grandes puissances dont elle est déjà trop resserrée? Comment créerait-elle de ses propres mains une cinquième grande puissance militaire qui, en cas de coalition, la forcerait de faire face aux quatre vents au lieu de trois?

(p. 456) Elle prendrait, direz-vous, la Savoie et le comté de Nice, et elle ferait bien; mais l'annexion de ces deux parcelles de peuple suffirait-elle réellement à la sécurité de la France contre une maison de Savoie possédant demain trente millions d'hommes en Italie? contre une maison de Savoie, puissance très-virile et très-héroïque sur les champs de bataille, mais qui n'a jamais eu de fidélité qu'à sa propre grandeur?

XX

Non, cela ne serait pas durable, parce que la France ne supporterait pas longtemps ce poids d'une puissance de trente millions d'hommes ajouté au poids qu'elle supporte déjà du côté de l'Allemagne; et ne vous y trompez pas, Italiens des autres États de la péninsule! l'annexion continue de vos autres États indépendants au Piémont vous constitue inévitablement en jalousie, en suspicion et bientôt en guerre sourde avec la France; or une guerre sourde (p. 457) ou déclarée à la France est la perte, à un jour donné, de l'indépendance de l'Italie. Vous souvenez-vous d'un vice-roi français à Milan? d'un gouverneur militaire français à Venise? de quatre préfets français en Piémont? d'une grande-duchesse française à Florence? d'une princesse française à Lucques et à Piombino? d'un préfet français à Rome devenue seconde ville de France? de deux rois français à Naples? C'était bien là la France glorieuse d'annexions aussi et conquérante, mais était-ce là une Italie?

XXI

Quant à l'Allemagne, qui a, depuis Charlemagne et Charles-Quint, ses pentes et ses avalanches régulières sur l'Italie septentrionale du haut des versants de Alpes et du Tyrol, croyez-vous que l'annexion de l'Italie à une monarchie piémontaise soit un rempart durable, solide, infranchissable désormais aux retours offensifs de l'Autriche?

Croyez plutôt que ce sera une éternelle tentation, (p. 458) une éternelle excitation, un éternel prétexte à des hostilités contre l'Italie représentée par le Piémont offensif au lieu d'être représentée par une confédération inoffensive, multiple et majestueuse de l'Italie tout entière, liguée seulement pour sa propre indépendance!

À la première distraction de la France qui vous défend contre l'Allemagne, les armées de l'Autriche, débouchant du Tyrol, ne trouveront devant elles qu'une armée piémontaise, très-patriotique, mais formée de recrutements de quelques États italiens mal annexés et peut-être déjà aigris par ces annexions contre nature. L'armée piémontaise est martiale, et ce pays est fécond en soldats; mais cette armée et ce pays pourront-ils se mesurer longtemps à force égale avec une puissance toute militaire comme l'Autriche, qui met sur pied huit cent mille hommes, même après ses défaites? La victoire sera héroïquement disputée, je le sais, mais la victoire définitive ne revient-elle pas toujours aux gros bataillons?

D'ailleurs la monarchie universelle du Piémont, monarchie récente et faible comme tout (p. 459) ce qui est récent dans le droit public, cette monarchie d'annexions, cette mosaïque de nationalités discordantes, cette monarchie improvisée d'élan par la France, mais monarchie précaire quand la France aura retiré sa main, cette monarchie contestée par les partis et par les souverains dépossédés, par les héritiers naguère si aimés des Léopold, par les papes, par les rois de Naples, par les puissances ou par les populations catholiques en Espagne, en Portugal, en Bavière, en Saxe, en Belgique, en France, en Irlande, en Angleterre même, une telle monarchie sera-t-elle assez compacte, assez militaire, assez riche, assez populaire pour couvrir de son épée l'Italie contre les Germains modernes? On doit le désirer; mais le croire? Qui le croira, excepté dans le cabinet de Turin et dans l'état-major d'un roi ébloui par son courage? Le courage d'un roi militaire improvise des royaumes, mais la politique seule les fonde et les rend durables. Le Piémont a montré depuis six ans toutes les bravoures de la conquête, mais aucune prévoyance et aucune mesure dans ses entreprises.

(p. 460) XXII

Il s'appuie et il s'appuiera nécessairement sur l'Angleterre, nous le savons; mais, pour tout esprit sérieusement politique, c'est précisément ce patronage suspect de l'Angleterre qui le perdra et qui perdra momentanément avec lui l'Italie annexée à une seule couronne.

XXIII

Voyez ce qui se passe à Londres:

L'Angleterre cherchait en vain depuis trois siècles une position militaire, politique et navale au Midi contre nous; elle l'avait trouvée en Espagne et en Portugal pendant la guerre de l'indépendance contre Napoléon; lui aussi avait voulu s'annexer l'Espagne; on a vu, à la bataille de Toulouse et à l'invasion des Anglais à Bordeaux en 1814, ce qu'a valu à la France le patronage anglais fatalement introduit en Espagne et en Portugal! Maintenant l'Angleterre, (p. 461) par la protection habile et personnelle qu'elle prête à la maison de Savoie pour la flatter d'une monarchie piémontaise universelle en Italie, l'Angleterre va prendre en Italie, pour la première fois depuis que le monde existe, la position qu'elle avait prise en Espagne contre les Français. La maison de Savoie, cette protégée séculaire de l'Autriche, de la Russie, de la France, devient par nécessité de situation la protégée de l'Angleterre. Contre-sens inouï, mais contre-sens accompli à la nature des choses; c'est par la main du Piémont que l'Angleterre violentera les princes, les peuples, les rois, les républiques, les papes en Italie; c'est par la main de l'Angleterre que le Piémont pèsera sur la France dans la Méditerranée, à Gênes, à la Spezzia, à Livourne, à Cività-Vecchia, à Naples, à Palerme; c'est par la main de l'Angleterre que le Piémont pèsera sur l'Allemagne dans l'Adriatique, à Malte, à Corfou, à Venise, à Trieste; c'est avec l'or et les débarquements de l'Angleterre que le Piémont soldera le contingent de troupes auxiliaires contre nous en cas de guerre, et guidera, comme elle l'a fait en 1815, la coalition (p. 462) britannique jusqu'à Grenoble, Toulon, Lyon; du jour où le Piémont sera une puissance de trente millions d'hommes, du jour où le Piémont se coalisera avec l'Angleterre, et, qui sait? avec l'Autriche elle-même (ne l'a-t-on pas vu pendant les trois derniers règnes, et pendant le règne de Charles-Albert surtout), de ce jour il n'y aura plus une heure de sécurité pour la France; la France, toujours sur le qui vive du côté des Alpes, finira par se lasser d'être toujours en sursaut la main sur ses armes, et par détruire ce qu'elle aura fait de Turin à Naples.

L'Italie n'aura donc préparé que des coalitions avec la France et de nouveaux déchirements à son sol par ses imprudentes annexions. La maison de Savoie, devenue conquérante de toute l'Italie pour un jour, n'aura donc de solidité ni contre l'Autriche, qu'une monarchie piémontaise provoquera sans cesse à l'hostilité, ni contre la France, qu'une monarchie piémontaise alarmera sans cesse sur sa sûreté, ni contre l'Europe catholique, qu'une monarchie piémontaise désaffectionnera à jamais d'une maison de Savoie, maîtresse des États romains.

(p. 463) Une monarchie piémontaise ne peut donc être la condition et la forme d'une Italie libre, indépendante et inviolable aux réactions militaires et politiques de l'Europe; l'Angleterre seule y gagnera une péninsule menaçante, des ports et des forteresses contre les armées et la marine de la France; mais est-ce à la France de se trahir elle-même, en livrant au prix du sang français une péninsule de plus, et une péninsule limitrophe à la merci de l'Angleterre?

XXIV

Non, ni les vrais patriotes italiens ni les généreux patriotes français ne peuvent trouver longtemps le salut de l'Italie dans un pareil contre-sens à la renaissance de l'Italie et aux intérêts permanents de la France.

Le salut de l'Italie n'est ni dans les convoitises de la maison de Savoie, ni dans l'abdication humiliante de toutes les nationalités italiennes au profit de la moins italienne de ces (p. 464) nationalités, ni dans les arrière-pensées de l'Angleterre, pressée de constituer en Italie une monarchie faible et dépendante de son pavillon, pour avoir pied sur cette monarchie contre la France au Midi! Toutes ces conditions sont des conditions de dépendance, d'hostilité et d'instabilité prochaine pour l'Italie. L'Italie redevient ainsi le champ de bataille inévitable et perpétuel de la France, de l'Autriche et de l'Angleterre; l'annexion universelle n'est qu'un drapeau de guerre avec l'Angleterre, élevé par la main de la maison de Savoie tantôt pour, tantôt contre ces trois grandes puissances et contre l'Europe, drapeau que chacune de ces puissances viendra abattre à son tour dans une main monarchique très-militaire, mais trop récente, trop faible, trop étroite pour en couvrir l'Italie.

XXV

Le salut de l'Italie n'est que dans l'universalité des droits des nationalités, des souverainetés (p. 465) rajeunies et liguées qui la constituent.

Là est sa nature, là est son droit, là est sa forme, là seulement sera son durable avenir.

Une confédération libre de tous les États italiens annexés librement à l'Italie seule, et non annexés étourdiment à une monarchie subalpine, voilà l'Italie antique, voilà l'Italie du moyen âge, voilà l'Italie de l'avenir. On ne prescrit pas contre la nature.

Nous l'avons dit en commençant, l'Italie ne fut jamais et ne sera jamais une monarchie d'une seule pièce. Sa géographie même proteste contre l'unité monarchique que veut lui imposer le Piémont. Telle ou telle partie de l'Italie peut être monarchique comme la Savoie et Turin; telle, aristocratique comme Venise; telle, démocratique comme Gênes; telle, helvétique comme Milan; telle, ecclésiastique comme Rome; telle, constitutionnelle et féodale comme la Sicile; telle, muratiste ou bourbonnienne comme Naples; telle, ducale ou républicaine comme Florence. Ces différences de régime intérieur détruisent-elles la nationalité générale et collective de l'Italie confédérée? La Suisse est-elle moins la Suisse, une, inviolable, (p. 466) parce qu'il y a des cantons aristocratiques à Berne, des cantons démocratiques à Genève ou à Lausanne, des cantons théocratiques à Glariz, des cantons protestants à Bâle? Non, le corps national, comme le corps humain, est pétri de ces diversités qui n'ôtent rien à l'unité de l'être physique ou de l'être politique. La Grèce antique fut-elle moins la Grèce, parce que les Grecs, unis dans le nom et dans la gloire hellénique, avaient dix patries distinctes dans la patrie commune? Non encore, ce fut sa force, car ce fut sa liberté, cette liberté qui rend la patrie plus sacrée et les nationalités plus chères!

L'Italie, fût-elle toute construite de monarchies et de papautés dans ses parties, est républicaine dans son ensemble; une république de rois, de pontifes, de nations, voilà la nature, voilà l'histoire, voilà la forme de la Péninsule. La comprimer sous un seul sceptre ou sous un seul glaive, c'est la mutiler. Elle éclatera entre les doigts de la maison de Savoie. L'Italie a besoin de protecteurs étrangers et intéressés à son indépendance, et non d'un maître intérieur. Un maître devient facilement un tyran. Un (p. 467) allié intéressé à son indépendance comme la France lui prête, à l'Italie, ce qui lui manque, des armes, et ne menace aucune de ses nationalités. La France a reçu du ciel ce rôle. Son protectorat temporaire ne vaut-il pas celui du Piémont? Le Piémont lui demande d'être savoisienne, la France ne lui demande que d'être l'Italie.

XXVI

Telle fut, sans doute, la pensée du traité sur le champ de bataille de Villafranca! Cette pensée était tronquée, mais française et italienne; démentie le lendemain par le Piémont, torturée et violentée par l'immixtion funeste de l'Angleterre, cette pensée a sombré dans les négociations. Le Piémont a forcé la main à la nature; Turin et Londres retournent aujourd'hui, contre la pensée de la France, le sang de la France versé en Italie. Mais la pensée du Piémont est courte; la pensée de l'Angleterre (p. 468) mériterait de porter un nom plus pervers; les souvenirs immortels de chaque glorieuse nationalité de l'Italie se soulèveront contre ces annexions qui les confisquent; ces nationalités ne consentiront pas longtemps à perdre leurs noms, leur histoire, leurs monuments dans le nom et dans les camps de Turin. Le Piémont aura sa grande et honorable place qu'il a achetée de son sang dans l'Italie subalpine, mais il ne prendra pas la place de l'Italie tout entière. Le coup de tête d'un cabinet sauvé par la France et égaré par l'Angleterre ne prévaudra pas contre le coup d'État des peuples revendiquant leurs noms, leurs personnalités, leurs capitales, leur gloire dans la famille italique. L'Italie reviendra à sa forme italienne, LA CONFÉDÉRATION. Elle n'aura pour maître que le génie italien, elle n'aura pour gouvernement général qu'une diète d'États libres, où le droit de chacun, confondu dans le droit de tous, défiera l'Europe, mieux par le respect que par les armes, d'attenter à tant d'inviolabilités à la fois.

(p. 469) XXVII

Et qui empêchera désormais une confédération italienne de devenir la forme d'une renaissance de la terre qui fut Rome? Les Italiens, si magnifiquement doués par la nature, sont les mêmes génies et les mêmes caractères dans un autre milieu européen. La lumière qu'ils ont autrefois répandue dans le Nord leur revient du Nord comme un reflet répercuté de leur propre et primitive splendeur; de longues servitudes n'ont fait que les affamer de plus d'indépendance de sol et de liberté d'esprit: c'est une grande race dans de petits peuples, mais ces petits peuples forment de nouveau une grande race.

Encore une fois, réfléchissez, peuples de l'Italie! N'adoptez pas la forme d'une monarchie unitaire chimérique, qui vous compromet, contre la forme d'une confédération d'États libres, qui vous sauve! Absorbés, vous tomberez avec la faible monarchie qui vous enserre; ligués, (p. 470) vous resterez debout dans toutes les secousses de l'Europe. On vous respectera d'autant plus que vous aurez plus de noms, plus de corps, plus de droits nationaux, plus d'alliances traditionnelles et défensives en Europe. Monarchisés, vous êtes menaçants comme les armes du cabinet qui vous annexe; confédérés, vous êtes inoffensifs pour tout le monde, inviolables seulement chez vous! La liberté constitutionnelle à laquelle vous aspirez sera justement plus assurée chez vous qu'à Turin; ce n'est plus l'arbitraire d'un roi soldat qui vous mesurera selon ses intérêts cette liberté constitutionnelle, et qui vous la changera en dictature militaire au premier tocsin; c'est vous-mêmes qui vous la donnerez selon vos mœurs et vos lumières, et qui ne la mesurerez qu'à vos vertus publiques! Cette confédération, sous le protectorat de la France et de l'Europe, n'a besoin que de se proclamer pour être reconnue. Si vous avez besoin d'une épée en attendant que la vôtre ait repris la trempe de vos temps héroïques, l'épée de la France est plus longue que celle de la maison de Savoie.

Proclamez donc la constitution fédérative (p. 471) de toutes les Italies au-dessus et en dehors de toutes vos constitutions intérieures.

Constituez la diète, la diète de la résurrection!

Vous ressuscitez sous tous vos noms, sous toutes vos formes, sous toutes vos souverainetés nationales; vous ressuscitez dans la liberté, et non dans l'annexion, forme de la discipline militaire.

De Turin à Reggio ou à Palerme, il n'y a pas un peuple, il y a dix peuples! Les liguer entre eux, c'est donner à chacun d'eux la force de tous; les annexer, c'est donner à tous la faiblesse d'un seul! Supposez le Piémont vaincu dans une seule bataille, que devient l'Italie annexée à une seule épée?...

XXVIII

Cette confédération, qui a déjà existé chez vous deux fois, sous la forme de ligue lombarde ou italique, n'est qu'une tradition de (p. 472) votre nature et de votre histoire. Quoi de plus facile que de la renouveler? Trois mois d'un congrès italien y suffisent, et, à l'exception de l'Angleterre, l'Europe s'y prête, ou par prédilection pour vous, ou par nécessité. Les vents sont pour l'Italie; ne faites pas fausse route, et vous surgirez à pleines voiles à votre horizon, l'indépendance!

Les nationalités diverses de l'Italie respectées comme les vérités du sol;

Les constitutions intérieures de chacune de ces nationalités laissées au libre arbitre des divers États, et reliées seulement par une diète italique à une constitution générale de toute l'Italie;

La Sicile et Naples, unies ou séparées, fournissant à la confédération leur contingent de députés et au besoin de subsides et de troupes remis au POUVOIR EXÉCUTIF EXTÉRIEUR de la patrie italienne;

Rome, livrée à son propre arbitre, réglant sa constitution elle-même selon les besoins de son administration temporelle et les convenances de son pontificat spirituel; aucune main armée, profane et étrangère, interposée entre les souverains (p. 473) et les peuples, théocratiques, monarchiques ou républicains, à leur gré;

Rome capitale des capitales d'Italie, siége de la diète italique, ou bien une capitale fédérale alternative;

Florence, souveraine d'elle-même, monarchie, duché ou république, se gouvernant selon son génie, ou dans l'activité de ses Médicis, ou par le patriotisme de ses grands citoyens, ou par la douceur de son réformateur Léopold;

Turin, rentré dans ses limites, monarchie militaire, sentinelle de l'Italie septentrionale, bouclier de la Péninsule au nord, se désarmant au midi pour ne pas opprimer ce qu'elle protége, s'interdisant ses alliances séparées et suspectes avec l'Angleterre, offrant ses généraux et ses soldats à la défense de la patrie fédérale;

La Lombardie, principauté ou république, indépendante du Piémont, se modelant pour son organisation en cantons lombards, semblable à ces cantons helvétiques dont ce pays a le sol et les mœurs;

Venise, ville hanséatique sous la double garantie de l'Allemagne et de l'Italie, reprenant (p. 474) sous sa république et sous ses doges non plus sa place militante et conquérante que la marine de l'Europe ne lui laisse plus, mais sa place commerciale et artistique que son génie, plus oriental qu'italien, lui assure; ses provinces de terre ferme neutralisées comme Venise elle-même, et constituées ainsi pour la paix, laissant une zone de sécurité et d'inoffensivité inviolables entre le Tyrol et l'Italie:

Sous le drapeau d'une neutralité européenne, de nouvelles guerres ne sont nullement nécessaires pour une constitution semblable de l'Italie. Un congrès constituant de l'Europe y suffit. Ce fut la première pensée qui jaillit du sang encore chaud de la France après la victoire de Solferino et la paix de Villafranca. Les premières pensées sont l'éclair des situations difficiles. La révélation tardive sortie d'une guerre fatale à tant de braves aurait été aussi la révélation de la paix; pourquoi la maison de Savoie et l'Angleterre ont-elles réussi à fausser cette pensée en l'exagérant? La confédération italique aurait jeté du moins ses racines dans ce sang. La monarchie piémontaise absorbant l'Italie annexée est la (p. 475) pensée de l'envie britannique contre la France, de l'ambition sarde contre l'Italie, pensée folle comme l'ambition, hostile comme la haine, pensée punique qui trompera bientôt les deux puissances qui l'ont conçue et qui trompera l'Italie elle-même, qu'elle constitue sur un perpétuel champ de bataille, au lieu de la constituer en un faisceau de droits et de libertés.

C'est la conquête, ce n'est plus la liberté!...»

XXIX

C'est ainsi, selon nous, qu'aurait parlé le sage et profond patriote italien Machiavel, si son esprit avait pu être évoqué dans un comice italien, la veille des annexions de Gênes, de Milan, de la Lombardie, des Romagnes, de Florence, de la Toscane, de la Sicile, et bientôt de Rome et de Naples! Si l'on en doute, qu'on relise Machiavel, comme je viens de le relire: on retrouvera partout en lui cette pensée (p. 476) de l'inviolabilité des groupes nationaux qui composent l'Italie, et de l'équilibre entre ces nationalités reliées par le lien fédératif; c'est l'homme de la ligue italique.

Machiavel, comme Montesquieu, voyait de loin et voyait juste. Si l'Italie l'avait écouté, elle serait libre; si elle ne l'est pas, que la responsabilité de ses réactions futures ne retombe pas sur la France, qui a versé son sang pour les Italiens; mais que cette responsabilité retombe sur le radicalisme d'annexion du cabinet de Turin, et sur l'impulsion intéressée du cabinet de Londres, qui pousse le Piémont aux abîmes, au lieu de guider, comme nous, l'Italie à la régénération et à la liberté.

L'intervention de la France ne peut pas aboutir ainsi à une agitation sanglante et stérile; la volonté de la France n'est pas un de ces boulets à demi-portée qui font des victimes sur leur trajet et qui n'arrivent pas au but. Le but, c'est la régénération de l'Italie. La régénération de l'Italie est dans une confédération italique sous l'alliance naturelle et éternelle de la France.

Italiens! que d'autres vous flattent et vous (p. 477) perdent. Le premier hommage qu'on doit à un grand peuple, c'est la vérité. Vous êtes dignes de l'entendre, vous êtes capables de l'accomplir!

Affranchissez-vous, ne vous aliénez pas; soyez libres, mais soyez vous-mêmes! Votre nom est trop beau, n'en changez pas!

Lamartine.

Notes

1: Après la coalition parlementaire qui était près de renverser le gouvernement orléaniste, le roi Louis-Philippe, que je ne voulais pas servir, mais que je ne voulais pas précipiter dans une anarchie par une intrigue, me fit exprimer sa reconnaissance par son ministre. Ce ministre, qui avait fait partie de la coalition, et qui maintenant, revenu de Londres, cherchait à pallier les funestes conséquences de cette ligue, m'offrit, de la part du roi, l'ambassade de Vienne ou l'ambassade de Londres, à mon choix, avec un traitement que je fixerais moi-même, pour ajouter aux honneurs la fortune illimitée que je pouvais désirer. Je refusai; j'étais résolu à ne jamais m'engager ni d'ambition ni de reconnaissance avec le gouvernement de 1830. Mon cœur était à la légitimité, mon esprit à la liberté; je ne voulais manquer ni à mes souvenirs ni à la liberté complète de député indépendant. Je me réservais pour les crises éventuelles vers lesquelles le régime parlementaire, par ses fautes et ses excès, entraînait évidemment le pays. Le ministre, de même que le roi, ne comprenait rien à mes refus; il les attribuait sans doute à mon ambition plus exigeante, mobile ordinaire de ces abstentions; il me demanda une entrevue pour vaincre mes répugnances à force de faveurs politiques. Je persistai.

—«Mais enfin, me dit-il avec une impatience visible de geste et d'accent, le roi ne peut pas vous offrir plus qu'un ministère et le choix des plus grandes ambassades. Quel est donc, entre nous, le motif vrai qui vous porte à décliner de si hautes avances, et qu'attendez-vous donc de mieux?—Monsieur le Ministre, lui répondis-je en resserrant les lèvres et en contenant mes tristes prévisions dans mon cœur, puisque vous me faites, au nom du roi et du ministère, de telles offres, c'est qu'apparemment le ministère, le roi et vous-même, vous reconnaissez en moi un esprit politique, malgré les dénigrements de vos journaux et de vos amis, qui me relèguent au rang des rêveurs et des chimériques?—Oui, certainement, me répondit l'homme d'État.—Eh bien! Monsieur, je ne serais pas homme politique si je vous disais le motif pour lequel je ne veux pas m'engager par une reconnaissance quelconque avec le gouvernement de la dynastie d'Orléans.» L'homme d'État pâlit à ces mots, inclina la tête et n'insista plus; on eût dit que le fantôme d'une révolution possible lui avait apparu dans mes paroles. Nous parlâmes d'autre chose.

Le lendemain de cet entretien avec le premier ministre, j'en eus un autre avec le roi lui-même; il m'avait fait appeler; il fît les derniers efforts pour me rattacher à son gouvernement; j'eus de la peine à résister pendant trois heures à son éloquence, à ses caresses, même à ses larmes. Il m'avait fait asseoir en face de lui; il serrait mes genoux entre les siens. J'étais touché de son insistance, mais l'honneur me défendait d'y céder. Je me levai enfin pour me retirer; il me suivit, en me retenant par le pan de mon habit, jusque vers la porte.

—«Vous ne voulez pas? me dit-il enfin d'un ton de colère et de désespoir; vous ne voulez pas?—Non, Sire, et je regrette profondément que l'honneur me défende de vous obéir.—Eh bien! ce sera votre faute si je reste entre les mains de cette...» Et comme il vit que la force du mot m'étonnait:—«Oui, de cette...., entendez-vous bien, monsieur de Lamartine! C'est votre refus qui ne me laisse pas d'autre choix. Allez, et ne vous en prenez qu'à vous-même si mon gouvernement reste entre les mains d'hommes très-forts, mais qui ne sont ni ceux de mes vœux, ni ceux de mon cœur, ni ceux de ma situation!»

Ces derniers mots furent prononcés avec un accent de chagrin et avec un pli d'irritation sur les lèvres qui me prouva que son prétendu rôle de prince démocratique lui restait lourd sur le cœur. On a beau faire, quand on a du sang de Louis XIV dans les veines, l'orgueil de race prévaut malgré soi sur les nécessités de la royauté: les rôles sont dans la politique, mais les sentiments sont dans la nature. Je vis clairement que le roi aspirait à échapper aux ministres de 1830 pour s'entourer de serviteurs nés de la royauté de ses pères. La révolution de 1830 était évidemment pour lui un remords; il voulait mettre au plus vite entre cette révolution et lui des hommes anciens qui lui masqueraient l'usurpation et qui lui représenteraient la légitimité du trône.

M. de Sainte-Aulaire, alors ambassadeur à Vienne, était à cette époque à Paris; il désirait vivement être ambassadeur à Londres. Il fut informé par une rumeur de cour des démarches que le roi et le ministre faisaient pour me décider à accepter, à mon choix, une de ces deux ambassades; il craignait que mon choix tombât sur Londres, et qu'il ne fût ainsi réduit à retourner à Vienne. Il vint chez moi.

—«Je viens, me dit-il, savoir de vous mon sort; il est dans vos mains. Je désire vivement aller à Londres; mais, si vous préférez vous-même Londres à Vienne, je suis forcé de renoncer à l'ambassade d'Angleterre et de reprendre l'ambassade de Vienne. Dites-moi nettement vos intentions, j'y conformerai les miennes.—Tranquillisez-vous, lui dis-je en lui serrant les mains avec cette affection pleine de déférence que je devais à toutes les bienveillances et même à toutes les protections dont j'avais été comblé jadis par cette puissante et aimable famille; je ne veux ni de Londres, ni de Vienne, ni de Paris; je suis décidé à ne jamais m'engager avec cette dynastie; mais, lors même que j'aurais l'ambition de l'ambassade de Londres, je la sacrifierais à l'instant et sans hésiter au bonheur de reconnaître par ce sacrifice toutes les bontés dont vous m'avez comblé à mon entrée dans le monde. Le sentiment d'avoir pu un jour être serviable à ceux qui furent si bons pour moi lors de mon début dans la vie surpasserait mille fois, à mes yeux, l'ambition d'un poste diplomatique quelconque. Ainsi allez en toute confiance à Londres, mais n'ayez pour moi à cet égard aucune reconnaissance; je ne vous sacrifie rien, vous ne me devez qu'une bonne intention.» Il me serra les mains à son tour et partit pour l'Angleterre.

2: Madame de Beaumont était cette personne qu'il avait aimée d'une si poétique affection dans ses années de séve, et dont il avait déposé le cercueil et illustré le nom dans un monument de marbre, à Rome, sous les voûtes de l'église Saint-Louis.

3: Ce mot sur la mort de madame de Duras est bien appliqué à une des femmes les plus capables de comprendre le génie parce qu'elle avait de beaux talents, et la plus digne d'être regrettée parce qu'elle avait un cœur plus grand encore que le talent. Elle avait la passion du nom de M. de Chateaubriand; elle le voulait aussi grand dans le siècle qu'il était grand dans son cœur. Je ne l'ai connue que par ses amis et je ne l'ai admirée que par sa fille, madame la duchesse de Rauzan, très-jeune femme alors, en qui sa mère semblait, dit-on, revivre.

4: Les Milanais, en 1449, les appelaient encore des étrangers.

À la paix de Lodi, on leur donne pour limite la Sésia entre le Piémont et la Lombardie.

Charles III de Savoie s'attache exclusivement à l'empereur: il était son beau-frère. Il alla à Bologne lui faire la cour.

Pour le punir, François Ier réclame la Savoie comme héritage de sa mère, Louise de Savoie. L'empereur, de son côté, occupe les villes. Dépouillé de presque tout, il meurt à Verceil. Emmanuel-Philibert, son fils, hérite de l'empereur. Charles IX lui rend Turin.

À leur tour, pendant nos guerres de religion, Emmanuel-Philibert et son fils s'emparent de la Provence, du Dauphiné et de la Bresse.

Dans la guerre de coalition successive de l'Espagne contre la France, la maison de Savoie trahit Louis XIV en 1703 et lui fait perdre l'Italie; le duc de Savoie reçoit en récompense la Sardaigne.

Tout fut cédé à l'Autriche par le traité d'Utrecht.






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9), by Alphonse de Lamartine

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defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from.  If you
received the work on a physical medium, you must return the medium with
your written explanation.  The person or entity that provided you with
the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
refund.  If you received the work electronically, the person or entity
providing it to you may choose to give you a second opportunity to
receive the work electronically in lieu of a refund.  If the second copy
is also defective, you may demand a refund in writing without further
opportunities to fix the problem.

1.F.4.  Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
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provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

1.F.6.  INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
business@pglaf.org.  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     gbnewby@pglaf.org


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations.
To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.org

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including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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